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+*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 11199 ***
+
+CLAIR DE LUNE
+
+PAR
+
+GUY DE MAUPASSANT
+
+
+ * * * * *
+
+PARIS
+
+1884
+
+ * * * * *
+
+
+ILLUSTRATIONS DE
+
+ARCOS--GAMBARD--GRASSET--JEANNIOT--LE NATUR--ADRIEN MARIE
+MERWART--MYRBACH--RENOUARD--ROCHEGROSSE--ROY--TIRADO
+
+
+
+
+
+CLAIR DE LUNE
+
+[Illustration de GAMBARD]
+
+
+Il portait bien son nom de bataille, l'abbé Marignan. C'était un grand
+prêtre maigre, fanatique, d'âme toujours exaltée, mais droite. Toutes
+ses croyances étaient fixes, sans jamais d'oscillations. Il s'imaginait
+sincèrement connaître son Dieu, pénétrer ses desseins, ses volontés, ses
+intentions.
+
+Quand il se promenait à grands pas dans l'allée de son petit presbytère
+de campagne, quelquefois une interrogation se dressait dans son esprit:
+«Pourquoi Dieu a-t-il fait cela?» Et il cherchait obstinément, prenant
+en sa pensée la place de Dieu, et il trouvait presque toujours. Ce
+n'est pas lui qui eût murmuré dans un élan de pieuse humilité:
+«Seigneur, vos desseins sont impénétrables!» ICI se disait: «Je suis le
+serviteur de Dieu, je dois connaître ses raisons d'agir, et les deviner
+si je ne les connais pas.»
+
+Tout lui paraissait créé dans la nature avec une logique absolue et
+admirable. Les «Pourquoi» et les «Parce que» se balançaient toujours.
+Les aurores étaient faites pour rendre joyeux les réveils, les jours
+pour mûrir les moissons, les pluies pour les arroser, les soirs pour
+préparer au sommeil et les nuits sombres pour dormir.
+
+Les quatre saisons correspondaient parfaitement à tous les besoins de
+l'agriculture; et jamais le soupçon n'aurait pu venir au prêtre que la
+nature n'a point d'intentions et que tout ce qui vit s'est plié, au
+contraire, aux dures nécessités des époques, des climats et de la
+matière.
+
+Mais il haïssait la femme, il la haïssait inconsciemment, et la
+méprisait par instinct. Il répétait souvent la parole du Christ: «Femme,
+qu'y a-t-il de commun entre vous et moi?» et il ajoutait: «On disait que
+Dieu lui-même se sentait mécontent de cette oeuvre-là.» La femme était
+bien pour lui l'enfant douze fois impure dont parle le poète. Elle était
+le tentateur qui avait entraîné le premier homme et qui continuait
+toujours son oeuvre de damnation, l'être faible, dangereux,
+mystérieusement troublant. Et plus encore que leur corps de perdition,
+il haïssait leur âme aimante.
+
+Souvent il avait senti leur tendresse attachée à lui et, bien qu'il se
+sût inattaquable, il s'exaspérait de ce besoin d'aimer qui frémissait
+toujours en elles.
+
+Dieu, à son avis, n'avait créé la femme que pour tenter l'homme et
+l'éprouver. Il ne fallait approcher d'elle qu'avec des précautions
+défensives, et les craintes qu'on a des pièges. Elle était, en effet,
+toute pareille à un piège avec ses bras tendus et ses lèvres ouvertes
+vers l'homme.
+
+Il n'avait d'indulgence que pour les religieuses que leur voeu rendait
+inoffensives; mais il les traitait durement quand même, parce qu'il la
+sentait toujours vivante au fond de leur coeur enchaîné, de leur coeur
+humilié, cette éternelle tendresse qui venait encore à lui, bien qu'il
+fût un prêtre.
+
+Il la sentait dans leurs regards plus mouillés de piété que les regards
+des moines, dans leurs extases où leur sexe se mêlait, dans leurs élans
+d'amour vers le Christ, qui l'indignaient parce que c'était de l'amour
+de femme, de l'amour charnel; il la sentait, cette tendresse maudite,
+dans leur docilité même, dans la douceur de leur voix en lui parlant,
+dans leurs yeux baissés, et dans leurs larmes résignées quand il les
+reprenait avec rudesse.
+
+Et il secouait sa soutane en sortant des portes du couvent, et il s'en
+allait en allongeant les jambes comme s'il avait fui devant un danger.
+
+Il avait une nièce qui vivait avec sa mère dans une petite maison
+voisine. Il s'acharnait à en faire une soeur de charité.
+
+Elle était jolie, écervelée et moqueuse. Quand l'abbé sermonnait, elle
+riait; et quand il se fâchait contre elle, elle l'embrassait avec
+véhémence, le serrant contre son coeur, tandis qu'il cherchait
+involontairement à se dégager de cette étreinte qui lui faisait goûter
+cependant une joie douce, éveillant au fond de lui cette sensation de
+paternité qui sommeille en tout homme.
+
+Souvent il lui parlait de Dieu, de son Dieu, en marchant à côté d'elle
+par les chemins des champs. Elle ne l'écoutait guère et regardait le
+ciel, les herbes, les fleurs, avec un bonheur de vivre qui se voyait
+dans ses yeux. Quelquefois elle s'élançait pour attraper une bête
+volante, et s'écriait en la rapportant: «Regarde, mon oncle, comme elle
+est jolie; j'ai envie de l'embrasser.» Et ce besoin «d'embrasser des
+mouches» ou des grains de lilas inquiétait, irritait, soulevait le
+prêtre, qui retrouvait encore là cette indéracinable tendresse qui germe
+toujours au coeur des femmes.
+
+Puis, voilà qu'un jour l'épouse du sacristain, qui faisait le ménage de
+l'abbé Marignan, lui apprit avec précaution que sa nièce avait un
+amoureux.
+
+Il en ressentit une émotion effroyable, et il demeura suffoqué, avec du
+savon plein la figure, car il était en train de se raser.
+
+Quand il se retrouva en état de réfléchir et de parler, il s'écria: «Ce
+n'est pas vrai, vous mentez, Mélanie!»
+
+Mais la paysanne posa la main sur son coeur: «Que notre Seigneur me juge
+si je mens, monsieur le curé. J'vous dis qu'elle y va tous les soirs
+sitôt qu' votre soeur est couchée. Ils se r'trouvent le long de la
+rivière. Vous n'avez qu'à y aller voir entre dix heures et minuit.»
+
+Il cessa de se gratter le menton, et il se mit à marcher violemment,
+comme il faisait toujours en ses heures de grave méditation. Quand il
+voulut recommencer à se barbifier, il se coupa trois fois depuis le nez
+jusqu'à l'oreille.
+
+Tout le jour, il demeura muet, gonflé d'indignation et de colère. A sa
+fureur de prêtre, devant l'invincible amour, s'ajoutait une exaspération
+de père moral, de tuteur, de chargé d'âme, trompé, volé, joué par une
+enfant; cette suffocation égoïste des parents à qui leur fille annonce
+qu'elle a fait, sans eux et malgré eux, choix d'un époux.
+
+Après son dîner, il essaya de lire un peu, mais il ne put y parvenir; et
+il s'exaspérait de plus en plus. Quand dix heures sonnèrent, il prit sa
+canne, un formidable bâton de chêne dont il se servait toujours en ses
+courses nocturnes, quand il allait voir quelque malade. Et il regarda en
+souriant l'énorme gourdin qu'il faisait tourner, dans sa poigne solide
+de campagnard, en des moulinets menaçants. Puis, soudain, il le leva et,
+grinçant des dents, l'abattit sur une chaise dont le dossier fendu tomba
+sur le plancher.
+
+Et il ouvrit sa porte pour sortir; mais il s'arrêta sur le seuil,
+surpris par une splendeur de clair de lune telle qu'on n'en voyait
+presque jamais.
+
+Et comme il était doué d'un esprit exalté, un de ces esprits que
+devaient avoir les Pères de l'Église, ces poètes rêveurs, il se sentit
+soudain distrait, ému par la grandiose et sereine beauté de la nuit
+pâle.
+
+Dans son petit, jardin, tout baigné de douce lumière, ses arbres
+fruitiers, rangés en ligne, dessinaient en ombre sur l'allée leurs
+grêles membres de bois à peine vêtus de verdure; tandis que le
+chèvrefeuille géant, grimpé sur le mur de sa maison, exhalait des
+souffles délicieux et comme sucrés, faisait flotter dans le soir tiède
+et clair une espèce d'âme parfumée.
+
+Il se mit à respirer longuement, buvant de l'air comme les ivrognes
+boivent du vin, et il allait à pas lents, ravi, émerveille, oubliant
+presque sa nièce.
+
+Dès qu'il fut dans la campagne, il s'arrêta pour contempler toute la
+plaine inondée de cette lueur caressante, noyée dans ce charme tendre et
+languissant des nuits sereines. Les crapauds à tout instant jetaient par
+l'espace leur note courte et métallique, et des rossignols lointains
+mêlaient leur musique égrenée qui fait rêver sans faire penser, leur
+musique légère et vibrante, faite pour les baisers, à la séduction du
+clair de lune.
+
+L'abbé se remit à marcher, le coeur défaillant, sans qu'il sût pourquoi.
+Il se sentait comme affaibli, épuisé tout à coup; il avait une envie de
+s'asseoir, de rester là, de contempler, d'admirer Dieu dans son oeuvre.
+
+Là-bas, suivant les ondulations de la petite rivière, une grande ligne
+de peupliers serpentait. Une buée fine, une vapeur blanche que les
+rayons de lune traversaient, argentaient, rendaient luisante, restait
+suspendue autour et au-dessus des berges, enveloppait tout le cours
+tortueux de l'eau d'une sorte de ouate légère et transparente.
+
+Le prêtre encore une fois s'arrêta, pénétré jusqu'au fond de l'âme par
+un attendrissement grandissant, irrésistible.
+
+Et un doute, une inquiétude vague l'envahissait; il sentait naître en
+lui une de ces interrogations qu'il se posait parfois. Pourquoi Dieu
+avait-il fait cela? Puisque la nuit est destinée au sommeil, à
+l'inconscience, au repos, à l'oubli de tout, pourquoi la rendre plus
+charmante que le jour, plus douce que les aurores et que les soirs, et
+pourquoi cet astre lent et séduisant, plus poétique que le soleil et qui
+semble destiné, tant il est discret, à éclairer des choses trop
+délicates et mystérieuses pour la grande lumière, s'en venait-il faire
+si transparentes les ténèbres?
+
+Pourquoi le plus habile des oiseaux chanteurs ne se reposait-il pas
+comme les autres et se mettait-il à vocaliser dans l'ombre troublante?
+
+Pourquoi ce demi-voile jeté sur le monde? Pourquoi ces frissons de
+coeur, cette émotion de l'âme, cet alanguissement de la chair?
+
+Pourquoi ce déploiement de séductions que les hommes ne voyaient point,
+puisqu'ils étaient couchés en leurs lits? A qui étaient destinés ce
+spectacle sublime, cette abondance de poésie jetée du ciel sur la terre?
+
+Et l'abbé ne comprenait point.
+
+Mais voilà que là-bas, sur le bord de la prairie, sous la voûte des
+arbres trempés de brume luisante, deux ombres apparurent qui marchaient
+côte à côte.
+
+L'homme était plus grand et tenait par le cou son amie, et, de temps en
+temps, l'embrassait sur le front. Ils animèrent tout à coup ce paysage
+immobile qui les enveloppait comme un cadre divin fait pour eux. Ils
+semblaient, tous deux, un seul être, l'être à qui était destinée cette
+nuit calme et silencieuse; et ils s'en venaient vers le prêtre comme une
+réponse vivante, la réponse que son Maître jetait à son interrogation.
+
+Il restait debout, le coeur battant, bouleversé, et il croyait voir
+quelque chose de biblique, comme les amours de Ruth et de Booz,
+l'accomplissement d'une volonté du Seigneur dans un de ces grands décors
+dont parlent les livres saints. En sa tête se mirent à bourdonner les
+versets du Cantique des Cantiques, les cris d'ardeur, les appels des
+corps, toute la chaude poésie de ce poème brûlant de tendresse.
+
+Et il se dit: «Dieu peut-être a fait ces nuits-là pour voiler d'idéal
+les amours des hommes.»
+
+Et il reculait devant le couple embrassé qui marchait toujours. C'était
+sa nièce pourtant; mais il se demandait maintenant s'il n'allait pas
+désobéir à Dieu. Et Dieu ne permet-il point l'amour, puisqu'il l'entoure
+visiblement d'une splendeur pareille?
+
+Et il s'enfuit, éperdu, presque honteux, comme s'il eût pénétré dans un
+temple où il n'avait pas le droit d'entrer.
+
+
+ * * * * *
+
+
+
+
+UN COUP D'ÉTAT
+
+[Illustration de JEANNIOT]
+
+
+Paris venait d'apprendre le désastre de Sedan. La République était
+proclamée. La France entière haletait au début de cette démence qui dura
+jusqu'après la Commune. On jouait au soldat d'un bout à l'autre du
+pays.
+
+Des bonnetiers étaient colonels faisant fonctions de généraux; des
+revolvers et des poignards s'étalaient autour de gros ventres pacifiques
+enveloppés de ceintures rouges; des petits bourgeois devenus guerriers
+d'occasion commandaient des bataillons de volontaires braillards et
+juraient comme des charretiers pour se donner de la prestance.
+
+Le seul fait de tenir des armes, de manier des fusils à systèmes
+affolait ces gens qui n'avaient jusqu'ici manié que des balances, et les
+rendait, sans aucune raison, redoutables au premier venu. On exécutait
+des innocents pour prouver qu'on savait tuer; on fusillait, en rôdant
+par les campagnes vierges encore de Prussiens, les chiens errants, les
+vaches ruminant en paix, les chevaux malades pâturant dans les
+herbages.
+
+Chacun se croyait appelé à jouer un grand rôle militaire. Les cafés des
+moindres villages, pleins de commerçants en uniforme, ressemblaient à
+des casernes ou à des ambulances.
+
+Le bourg de Canneville ignorait encore les affolantes nouvelles de
+l'armée et de la capitale; mais une extrême agitation le remuait depuis
+un mois, les partis adverses se trouvant face à face.
+
+Le maire, M. le vicomte de Varnetot, petit homme maigre, vieux déjà,
+légitimiste rallié à l'Empire depuis peu, par ambition, avait vu surgir
+un adversaire déterminé dans le docteur Massarel, gros homme sanguin,
+chef du parti républicain dans l'arrondissement, vénérable de la loge
+maçonnique du chef-lieu, président de la Société d'agriculture et du
+banquet des pompiers, et organisateur de la milice rurale qui devait
+sauver la contrée.
+
+En quinze jours, il avait trouvé le moyen de décider à la défense du
+pays soixante-trois volontaires mariés et pères de famille, paysans
+prudents et marchands du bourg, et il les exerçait, chaque matin, sur la
+place de la mairie.
+
+Quand le maire, par hasard, venait au bâtiment communal, le commandant
+Massarel, bardé de pistolets, passant fièrement, le sabre en main,
+devant le front de sa troupe, faisait hurler à son monde: «Vive la
+patrie!» Et ce cri, on l'avait remarqué, agitait le petit vicomte, qui
+voyait là sans doute une menace, un défi, en même temps qu'un souvenir
+odieux de la grande Révolution.
+
+Le 5 septembre au matin, le docteur en uniforme, son revolver sur sa
+table, donnait une consultation à un couple de vieux campagnards, dont
+l'un, le mari, atteint de varices depuis sept ans, avait attendu que sa
+femme en eût aussi pour venir trouver le médecin, quand le facteur
+apporta le journal.
+
+M. Massarel l'ouvrit, pâlit, se dressa brusquement, et, levant les deux
+bras au ciel dans un geste d'exaltation, il se mit à vociférer de toute
+sa voix, devant les deux ruraux affolés:
+
+--Vive la République! vive la République! vive la République!
+
+Puis il retomba sur son fauteuil, défaillant d'émotion.
+
+Et comme le paysan reprenait: «Ça a commencé par des fourmis qui me
+couraient censément le long des jambes,» le docteur Massarel s'écria:
+
+--Fichez-moi la paix; j'ai bien le temps de m'occuper de vos bêtises. La
+République est proclamée, l'Empereur est prisonnier, la France est
+sauvée. Vive la République!»
+
+Et, courant à la porte, il beugla: Céleste, vite, Céleste!
+
+La bonne épouvantée accourut; il bredouillait tant il parlait
+rapidement.
+
+--Mes bottes, mon sabre, ma cartouchière et le poignard espagnol qui est
+sur ma table de nuit, dépêche-toi!
+
+Comme le paysan obstiné, profitant d'un instant de silence, continuait:
+
+--Ça a devenu comme des poches qui me faisaient mal en marchant.
+
+Le médecin exaspéré hurla:
+
+--Fichez-moi donc la paix, nom d'un chien, si vous vous étiez lavé les
+pieds, ça ne serait pas arrivé.
+
+Puis, le saisissant au collet, il lui jeta dans la figure:
+
+--Tu ne sens donc pas que nous sommes en république, triple brute?
+
+Mais le sentiment professionnel le calma tout aussitôt, et il poussa
+dehors le ménage abasourdi, en répétant:
+
+--Revenez demain, revenez demain, mes amis. Je n'ai pas le temps
+aujourd'hui.
+
+Tout en s'équipant des pieds à la tête, il donna de nouveau une série
+d'ordres urgents à sa bonne:
+
+--Cours chez le lieutenant Picart et chez le sous-lieutenant Pommel, et
+dis-leur que je les attends ici immédiatement. Envoie-moi aussi
+Torchebeuf avec son tambour, vite, vite.
+
+Et quand Céleste fut sortie, il se recueillit, se préparant à surmonter
+les difficultés de la situation.
+
+Les trois hommes arrivèrent ensemble, en vêtements de travail. Le
+commandant, qui s'attendait à les voir en tenue, eut un sursaut.
+
+--Vous ne savez donc rien, sacre bleu? L'empereur est prisonnier, la
+République est proclamée. Il faut agir. Ma position est délicate, je
+dirai plus, périlleuse.
+
+Il réfléchit quelques secondes devant les visages ahuris de ses
+subordonnés, puis reprit:
+
+--Il faut agir et ne pas hésiter; les minutes valent des heures dans des
+instants pareils. Tout dépend de la promptitude des décisions. Vous,
+Picart, allez trouver le curé et sommez-le de sonner le tocsin pour
+réunir la population que je vais prévenir. Vous, Torchebeuf, battez le
+rappel dans toute la commune jusqu'aux hameaux de la Gerisaie et de
+Salmare pour rassembler la milice en armes sur la place. Vous, Pommel,
+revêtez promptement votre uniforme, rien que la tunique et le képi. Nous
+allons occuper ensemble la mairie et sommer M. de Varnetot de me
+remettre ses pouvoirs. C'est compris?
+
+--Oui.
+
+--Exécutez, et promptement. Je vous accompagne jusque chez vous, Pommel,
+puisque nous opérons ensemble.
+
+Cinq minutes plus tard, le commandant et son subalterne, armés jusqu'aux
+dents, apparaissaient sur la place juste au moment où le petit vicomte
+de Varnetot, les jambes guêtrées comme pour une partie de chasse, son
+Lefaucheux sur l'épaule, débouchait à pas rapides par l'autre rue, suivi
+de ses trois gardes en tunique verte, le couteau sur la cuisse et le
+fusil en bandoulière.
+
+Pendant que le docteur s'arrêtait, stupéfait, les quatre hommes
+pénétrèrent dans la mairie dont la porte se referma derrière eux.
+
+--Nous sommes devancés, murmura le médecin, il faut maintenant attendre
+du renfort. Bien à faire pour le quart d'heure.
+
+Le lieutenant Picart reparut:
+
+--Le curé a refusé d'obéir, dit-il; il s'est même enfermé dans l'église
+avec le bedeau et le suisse.
+
+Et, de l'autre côté de la place, en face de la mairie blanche et close,
+l'église, muette et noire, montrait sa grande porte de chêne garnie de
+ferrures de fer.
+
+Alors, comme les habitants intrigués mettaient le nez aux fenêtres ou
+sortaient sur le seuil des maisons, le tambour soudain roula, et
+Torchebeuf apparut, battant avec fureur les trois coups précipités du
+rappel. Il traversa la place au pas gymnastique, puis disparut dans le
+chemin des champs.
+
+Le commandant tira son sabre, s'avança seul, à moitié distance environ
+entre les deux bâtiments où s'était barricadé l'ennemi et, agitant son
+arme au-dessus de sa tête, il mugit de toute la force de ses poumons:
+
+«Vive la République! Mort aux traîtres!»
+
+Puis, il se replia vers ses officiers.
+
+Le boucher, le boulanger et le pharmacien, inquiets, accrochèrent leurs
+volets et fermèrent leurs boutiques. Seul l'épicier demeura ouvert.
+
+Cependant les hommes de la milice arrivaient peu à peu, vêtus
+diversement et tous coiffés d'un képi noir à galon rouge, le képi
+constituant tout l'uniforme du corps. Ils étaient armés de leurs vieux
+fusils rouilles, ces vieux fusils pendus depuis trente ans sur les
+cheminées des cuisines, et ils ressemblaient assez à un détachement de
+gardes champêtres.
+
+Lorsqu'il en eut une trentaine autour de lui, le commandant, en quelques
+mots, les mit au fait des événements; puis, se tournant vers son
+état-major: «Maintenant, agissons,» dit-il.
+
+Les habitants se rassemblaient, examinaient et devisaient.
+
+Le docteur eut vite arrêté son plan de campagne:
+
+--Lieutenant Picart, vous allez vous avancer sous les fenêtres de cette
+mairie et sommer M. de Varnetot, au nom de la République, de me remettre
+la maison de ville.
+
+Mais le lieutenant, un maître-maçon, refusa:
+
+--Vous êtes encore un malin, vous. Pour me faire flanquer un coup de
+fusil, merci. Ils tirent bien ceux qui sont là-dedans, vous savez.
+Faites vos commissions vous-même.
+
+Le commandant devint rouge.
+
+--Je vous ordonne d'y aller au nom de la discipline.
+
+Le lieutenant se révolta:
+
+--Plus souvent que je me ferai casser la figure sans savoir pourquoi.
+
+Les notables, rassemblés en un groupe voisin, se mirent à rire. Un d'eux
+cria:
+
+--T'as raison, Picart, c'est pas l'moment!
+
+Le docteur, alors, murmura:
+
+--Lâches!
+
+Et, déposant son sabre et son revolver aux mains d'un soldat, il
+s'avança d'un pas lent, l'oeil fixé sur les fenêtres, s'attendant à en
+voir sortir un canon de fusil braqué sur lui.
+
+Comme il n'était qu'à quelques pas du bâtiment, les portes des deux
+extrémités donnant entrée dans les deux écoles s'ouvrirent, et un flot
+de petits êtres, garçons par ci, filles par là, s'en échappèrent et se
+mirent à jouer sur la grande place vide, piaillant, comme un troupeau
+d'oies, autour du docteur, qui ne pouvait se faire entendre.
+
+Aussitôt les derniers élèves sortis, les deux portes s'étaient
+refermées.
+
+Le gros des marmots enfin se dispersa, et le commandant appela d'une
+voix forte:
+
+--Monsieur de Varnetot?
+
+Une fenêtre du premier étage s'ouvrit. M. de Varnetot parut. Le
+commandant reprit:
+
+--Monsieur, vous savez les grands événements qui viennent de changer la
+face du gouvernement. Celui que vous représentiez n'est plus. Celui que
+je représente monte au pouvoir. En ces circonstances douloureuses, mais
+décisives, je viens vous demander, au nom de la nouvelle République, de
+remettre en mes mains les fonctions dont vous avez été investi par le
+précédent pouvoir.
+
+M. de Varnetot répondit:
+
+--Monsieur le docteur, je suis maire de Canneville, nommé par l'autorité
+compétente, et je resterai maire de Canneville tant que je n'aurai pas
+été révoqué et remplacé par un arrêté de mes supérieurs. Maire, je suis
+chez moi dans la mairie, et j'y reste. Au surplus, essayez de m'en faire
+sortir.
+
+Et il referma la fenêtre.
+
+Le commandant retourna vers sa troupe. Mais, avant de s'expliquer,
+toisant du haut en bas le lieutenant Picart.
+
+--Vous êtes un crâne, vous, un fameux lapin, la honte de l'armée. Je
+vous casse de votre grade.
+
+Le lieutenant répondit:
+
+--Je m'en fiche un peu.
+
+Et il alla se mêler au groupe murmurant des habitants.
+
+Alors le docteur hésita. Que faire? Donner l'assaut? Mais ses hommes
+marcheraient-ils? Et puis, en avait-il le droit?
+
+Une idée l'illumina. Il courut au télégraphe dont le bureau faisait face
+à la mairie, de l'autre côté de la place. Et il expédia trois dépêches:
+
+A MM. les membres du gouvernement républicain, à Paris;
+
+A M. le nouveau préfet républicain de la Seine-Inférieure, à Rouen;
+
+A M. le nouveau sous-préfet républicain de Dieppe.
+
+Il exposait la situation, disait le danger couru par la commune demeurée
+aux mains de l'ancien maire monarchiste, offrait ses services dévoués,
+demandait des ordres et signait en faisant suivre son nom de tous ses
+titres.
+
+Puis il revint vers son corps d'armée et, tirant dix francs de sa poche:
+«Tenez, mes amis, allez manger et boire un coup; laissez seulement ici
+un détachement de dix hommes pour que personne ne sorte de la mairie.»
+
+Mais l'ex-lieutenant Picart, qui causait avec l'horloger, entendit; il
+se mit à ricaner et prononça: «Pardi, s'ils sortent, ce sera une
+occasion d'entrer. Sans ça, je ne vous vois pas encore là-dedans, moi!»
+
+Le docteur ne répondit pas, et il alla déjeuner.
+
+Dans l'après-midi, il disposa des postes tout autour de la commune,
+comme si elle était menacée d'une surprise.
+
+Il passa plusieurs fois devant les portes de la maison de ville et de
+l'église sans rien remarquer de suspect; on aurait cru vides ces deux
+bâtiments.
+
+Le boucher, le boulanger et le pharmacien rouvrirent leurs boutiques.
+
+On jasait beaucoup dans les logis. Si l'Empereur était prisonnier, il y
+avait quelque traîtrise là-dessous. On ne savait pas au juste laquelle
+des républiques était revenue.
+
+La nuit tomba.
+
+Vers neuf heures, le docteur s'approcha seul, sans bruit, de l'entrée du
+bâtiment communal, persuadé que son adversaire était parti se coucher;
+et, comme il se disposait à enfoncer la porte à coups de pioche, une
+voix forte, celle d'un garde, demanda tout à coup:
+
+--Qui va là?
+
+Et M. Massarel battit en retraite à toutes jambes.
+
+Le jour se leva sans que rien fût changé dans la situation.
+
+La milice en armes occupait la place. Tous les habitants s'étaient
+réunis autour de cette troupe, attendant une solution. Ceux des villages
+voisins arrivaient pour voir.
+
+Alors le docteur, comprenant qu'il jouait sa réputation, résolut d'en
+finir d'une manière ou d'une autre; et il allait prendre une résolution
+quelconque, énergique assurément, quand la porte du télégraphe s'ouvrit
+et la petite servante de la directrice parut, tenant à la main deux
+papiers.
+
+Elle se dirigea d'abord vers le commandant et lui remit une des
+dépêches; puis, traversant le milieu désert de la place, intimidée par
+tous les yeux fixés sur elle, baissant la tête et trottant menu, elle
+alla frapper doucement à la maison barricadée, comme si elle eût ignoré
+qu'un parti armé s'y cachait.
+
+L'huis s'entrebâilla; une main d'homme reçut le message, et la fillette
+revint, toute rouge, prête à pleurer, d'être dévisagée ainsi par le pays
+entier.
+
+Le docteur commanda d'une voix vibrante:
+
+--Un peu de silence, s'il vous plaît.
+
+Et comme le populaire s'était tu, il reprit fièrement:
+
+--Voici la communication que je reçois du gouvernement. Et, élevant sa
+dépêche, il lut:
+
+«Ancien maire révoqué. Veuillez aviser au plus pressé. Recevrez
+instructions ultérieures.
+
+Pour le sous-préfet,
+
+SAPIN, conseiller.»
+
+Il triomphait; son coeur battait de joie; ses mains tremblaient, mais
+Picart, son ancien subalterne, lui cria d'un groupe voisin:
+
+--C'est bon, tout ça, mais si les autres ne sortent pas, ça vous fait
+une belle jambe, votre papier.
+
+Et M. Massarel pâlit. Si les autres ne sortaient pas, en effet, il
+fallait aller de l'avant maintenant. C'était non seulement son droit,
+mais aussi son devoir.
+
+Et il regardait anxieusement la mairie espérant qu'il allait voir la
+porte s'ouvrir et son adversaire se replier.
+
+La porte restait fermée. Que faire? la foule augmentait, se serrait
+autour de la milice. On riait.
+
+Une réflexion surtout torturait le médecin. S'il donnait l'assaut, il
+faudrait marcher à la tête de ses hommes; et comme, lui mort, toute
+contestation cesserait, c'était sur lui, sur lui seul que tireraient M.
+de Varnetot et ses trois gardes. Et ils tiraient bien, très bien; Picart
+venait encore de le lui répéter. Mais une idée l'illumina et, se
+tournant vers Pommel:
+
+--Allez vite prier le pharmacien de me prêter une serviette et un bâton.
+
+Le lieutenant se précipita.
+
+Il allait faire un drapeau parlementaire, un drapeau blanc dont la vue
+réjouirait peut-être le coeur légitimiste de l'ancien maire.
+
+Pommel revint avec le linge demandé et un manche à balai. Au moyen de
+ficelles, on organisa cet étendard que M. Massarel saisit à deux mains;
+et il s'avança de nouveau vers la mairie en le tenant devant lui.
+Lorsqu'il fut en face de la porte, il appela encore «Monsieur de
+Varnetot». La porte s'ouvrit soudain, et M. de Varnetot apparut sur le
+seuil avec ses trois gardes.
+
+Le docteur recula par un mouvement instinctif; puis, il salua
+courtoisement son ennemi et prononça, étranglé par l'émotion: «Je viens,
+Monsieur, vous communiquer les instructions que j'ai reçues.»
+
+Le gentilhomme, sans lui rendre son salut, répondit: «Je me retire,
+Monsieur, mais sachez bien que ce n'est ni par crainte, ni par
+obéissance à l'odieux gouvernement qui usurpe le pouvoir.» Et, appuyant
+sur chaque mot, il déclara: «Je ne veux pas avoir l'air de servir un
+seul jour la République. Voilà tout.»
+
+Massarel, interdit, ne répondit rien; et M. de Varnetot, se mettant en
+marche d'un pas rapide, disparut au coin de la place, suivi toujours de
+son escorte.
+
+Alors le docteur, éperdu d'orgueil, revint vers la foule. Dès qu'il fut
+assez près pour se l'aire entendre, il cria: «Hurrah! hurrah! La
+République triomphe sur toute la ligne.»
+
+Aucune émotion ne se manifesta.
+
+Le médecin reprit: «Le peuple est libre, vous êtes libres, indépendants.
+Soyez fiers!»
+
+Les villageois inertes le regardaient sans qu'aucune gloire illuminât
+leurs yeux.
+
+A son tour, il les contempla, indigné de leur indifférence, cherchant ce
+qu'il pourrait dire, ce qu'il pourrait faire pour frapper un grand coup,
+électriser ce pays placide, remplir sa mission d'initiateur.
+
+Mais une inspiration l'envahit et, se tournant vers Pommel:
+«Lieutenant, allez chercher le buste de l'ex-empereur qui est dans la
+salle des délibérations du conseil municipal, et apportez-le avec une
+chaise.»
+
+Et bientôt l'homme reparut portant sur l'épaule droite le Bonaparte de
+plâtre, et tenant de la main gauche une chaise de paille.
+
+M. Massarel vint au-devant de lui, prit la chaise, la posa par terre,
+plaça dessus le buste blanc, puis se reculant de quelques pas,
+l'interpella d'une voix sonore:
+
+«Tyran, tyran, te voici tombé, tombé dans la boue, tombé dans la fange.
+La patrie expirante râlait sous ta botte. Le Destin vengeur t'a frappe.
+La défaite et la honte se sont attachées à toi; tu tombes vaincu,
+prisonnier du Prussien; et, sur les ruines de ton empire croulant, la
+jeune et radieuse République se dresse, ramassant ton épée brisée...»
+
+Il attendait des applaudissements. Aucun cri, aucun battement de main
+n'éclata. Les paysans effarés se taisaient; et le buste aux moustaches
+pointues qui dépassaient les joues de chaque côté, le buste immobile et
+bien peigné comme une enseigne de coiffeur, semblait regarder M.
+Massarel avec son sourire de plâtre, un sourire ineffaçable et moqueur.
+
+Ils demeuraient ainsi face à face, Napoléon sur sa chaise, le médecin
+debout, à trois pas de lui. Une colère saisit le commandant. Mais que
+faire? que faire pour émouvoir ce peuple et gagner définitivement cette
+victoire de l'opinion?
+
+Sa main, par hasard, se posa sur son ventre, et il rencontra, sous sa
+ceinture rouge, la crosse de son revolver.
+
+Aucune inspiration, aucune parole ne lui venaient plus. Alors il tira
+son arme, fit deux pas et, à bout portant, foudroya l'ancien monarque.
+
+La balle creusa dans le front un petit, trou noir, pareil à une tache,
+presque rien. L'effet était manqué. M. Massarel tira un second coup, qui
+fit un second trou, puis un troisième, puis, sans s'arrêter, il lâcha
+les trois derniers. Le front de Napoléon volait en poussière blanche,
+mais les yeux, le nez et les fines pointes des moustaches restaient
+intacts.
+
+Alors exaspéré, le docteur renversa la chaise d'un coup de poing et,
+appuyant un pied sur le reste du buste, dans une posture de
+triomphateur, il se tourna vers le public abasourdi en vociférant:
+«Périssent ainsi tous les traîtres.»
+
+Mais comme aucun enthousiasme ne se manifestait encore, comme les
+spectateurs semblaient stupides d'étonnement, le commandant cria aux
+hommes de la milice: «Vous pouvez maintenant regagner vos foyers.» Et il
+se dirigea lui-même à grands pas vers sa maison, comme s'il eût fui.
+
+Sa bonne, dès qu'il parut, lui dit que des malades l'attendaient depuis
+plus de trois heures dans son cabinet. Il y courut. C'étaient les deux
+paysans aux varices, revenus dès l'aube, obstinés et patients.
+
+Et le vieux aussitôt reprit son explication: «Ça a commencé par des
+fourmis qui me couraient censément le long des jambes...»
+
+
+ * * * * *
+
+
+
+
+LE LOUP
+
+[Illustration de MERWART]
+
+
+Voici ce que nous raconta le vieux marquis d'Arville à la fin du dîner
+de Saint-Hubert, chez le baron des Ravels.
+
+On avait forcé un cerf dans le jour. Le marquis était le seul des
+convives qui n'eût point pris part à cette poursuite, car il ne chassait
+jamais.
+
+Pendant toute la durée du grand repas, on n'avait guère parlé que de
+massacres d'animaux. Les femmes elles-mêmes s'intéressaient aux récits
+sanguinaires et souvent invraisemblables, et les orateurs mimaient les
+attaques et les combats d'hommes contre les bêtes, levaient les bras,
+contaient d'une voix tonnante.
+
+M. d'Arville parlait bien, avec une certaine poésie un peu ronflante,
+mais pleine d'effet. Il avait dû répéter souvent cette histoire, car il
+la disait couramment, n'hésitant pas sur les mots choisis avec habileté
+pour faire image.
+
+--Messieurs, je n'ai jamais chassé, mon père non plus, mon grand-père non
+plus et, non plus, mon arrière-grand-père. Ce dernier était fils d'un
+homme qui chassa plus que vous tous. Il mourut en 1764. Je vous dirai
+comment.
+
+Il se nommait Jean, était marié, père de cet enfant qui fut mon
+trisaïeul, et il habitait avec son frère cadet, François d'Arville,
+notre château de Lorraine, en pleine forêt.
+
+François d'Arville était resté garçon par amour de la chasse.
+
+Ils chassaient tous deux d'un bout à l'autre de l'année, sans repos,
+sans arrêt, sans lassitude. Ils n'aimaient que cela, ne comprenaient pas
+autre chose, ne parlaient que de cela, ne vivaient que pour cela.
+
+Ils avaient au coeur cette passion terrible, inexorable. Elle les
+brûlait, les ayant envahis tout entiers, ne laissant de place pour rien
+autre.
+
+Ils avaient défendu qu'on les dérangeât jamais en chasse, pour aucune
+raison. Mon trisaïeul naquit pendant que son père suivait un renard, et
+Jean d'Arville n'interrompit point sa course, mais il jura: «Nom d'un
+nom, ce gredin-là aurait bien pu attendre après l'hallali!»
+
+Son frère François se montrait encore plus emporté que lui. Dès son
+lever, il allait voir les chiens, puis les chevaux, puis il tirait des
+oiseaux autour du château jusqu'au moment de partir pour forcer quelque
+grosse bête.
+
+On les appelait dans le pays M. le Marquis et M. le Cadet, les nobles
+d'alors ne faisant point, comme la noblesse d'occasion de notre temps,
+qui veut établir dans les titres une hiérarchie descendante; car le fils
+d'un marquis n'est pas plus comte, ni le fils d'un vicomte baron, que le
+fils d'un général n'est colonel de naissance. Mais la vanité mesquine du
+jour trouve profit à cet arrangement.
+
+Je reviens à mes ancêtres.
+
+Ils étaient, paraît-il, démesurément grands, osseux, poilus, violents et
+vigoureux. Le jeune, plus haut encore que l'aîné, avait une voix
+tellement forte que, suivant une légende dont il était fier, toutes les
+feuilles de la forêt s'agitaient quand il criait.
+
+Et lorsqu'ils se mettaient en selle tous deux pour partir en chasse, ce
+devait être un spectacle superbe de voir ces deux géants enfourcher
+leurs grands chevaux.
+
+Or, vers le milieu de l'hiver de cette année 1764, les froids furent
+excessifs et les loups devinrent féroces.
+
+Ils attaquaient même les paysans attardés, rôdaient la nuit autour des
+maisons, hurlaient du coucher du soleil à son lever et dépeuplaient les
+étables.
+
+Et bientôt une rumeur circula. On parlait d'un loup colossal, au pelage
+gris, presque blanc, qui avait mangé deux enfants, dévoré le bras d'une
+femme, étranglé tous les chiens de garde du pays et qui pénétrait sans
+peur dans les enclos pour venir flairer sous les portes. Tous les
+habitants affirmaient avoir senti son souffle qui faisait vaciller la
+flamme des lumières. Et bientôt une panique courut par toute la
+province. Personne n'osait plus sortir dès que tombait le soir. Les
+ténèbres semblaient hantées par l'image de cette bête.
+
+Les frères d'Arville résolurent de la trouver et de la tuer, et ils
+convièrent à de grandes chasses tous les gentilshommes du pays.
+
+Ce fut en vain. On avait beau battre les forêts, fouiller les buissons,
+on ne la rencontrait jamais. On tuait des loups, mais pas celui-là. Et,
+chaque nuit qui suivait la battue, l'animal, comme pour se venger,
+attaquait quelque voyageur ou dévorait quelque bétail, toujours loin du
+lieu où on l'avait cherché.
+
+Une nuit enfin, il pénétra dans l'étable aux porcs du château d'Arville
+et mangea les deux plus beaux élèves.
+
+Les deux frères furent enflammés de colère, considérant cette attaque
+comme une bravade du monstre, une injure directe, un défi. Ils prirent
+tous leurs forts limiers habitués à poursuivre les bêtes redoutables, et
+ils se mirent en chasse, le coeur soulevé de fureur.
+
+Depuis l'aurore jusqu'à l'heure où le soleil empourpré descendit
+derrière les grands arbres nus, ils battirent les fourrés sans rien
+trouver.
+
+Tous deux enfin, furieux et désolés, revenaient au pas de leurs chevaux
+par une allée bordée de broussailles, et s'étonnaient de leur science
+déjouée par ce loup, saisis soudain d'une sorte de crainte mystérieuse.
+
+L'aîné disait:
+
+--Cette bête-là n'est point ordinaire. On dirait qu'elle pense comme un
+homme.
+
+Le cadet répondit:
+
+--On devrait peut-être faire bénir une balle par notre cousin l'évêque,
+ou prier quelque prêtre de prononcer les paroles qu'il faut.
+
+Puis ils se turent.
+
+Jean reprit:
+
+--Regarde le soleil s'il est rouge. Le grand loup va faire quelque
+malheur cette nuit.
+
+Il n'avait point fini de parler que son cheval se cabra; celui de
+François se mit à ruer. Un large buisson couvert de feuilles mortes
+s'ouvrit devant eux, et une bête colossale, toute grise, surgit, qui
+détala à travers le bois.
+
+Tous deux poussèrent une sorte de grognement de joie, et, se courbant
+sur l'encolure de leurs pesants chevaux, ils les jetèrent en avant d'une
+poussée de tout leur corps, les lançant d'une telle allure, les
+excitant, les entraînant, les affolant de la voix, du geste et de
+l'éperon, que les forts cavaliers semblaient porter les lourdes bêtes
+entre leurs cuisses et les enlever comme s'ils s'envolaient.
+
+Ils allaient ainsi, ventre à terre, crevant les fourrés, coupant les
+ravins, grimpant les côtes, dévalant dans les gorges, et sonnant du cor
+à pleins poumons pour attirer leurs gens et leurs chiens.
+
+Et voilà que soudain, dans cette course éperdue, mon aïeul heurta du
+front une branche énorme qui lui fendit le crâne; et il tomba raide mort
+sur le sol, tandis que son cheval affolé s'emportait, disparaissait dans
+l'ombre enveloppant les bois.
+
+Le cadet d'Arville s'arrêta net, sauta par terre, saisit dans ses bras
+son frère, et il vit que la cervelle coulait de la plaie avec le sang.
+
+Alors il s'assit auprès du corps, posa sur ses genoux la tête défigurée
+et rouge et il attendit en contemplant cette face immobile de l'aîné.
+Peu à peu une peur l'envahissait, une peur singulière qu'il n'avait
+jamais sentie encore, la peur de l'ombre, la peur de la solitude, la
+peur du bois désert et la peur aussi du loup fantastique qui venait de
+tuer son frère pour se venger d'eux.
+
+Les ténèbres s'épaississaient, le froid aigu faisait craquer les
+arbres. François se leva, frissonnant, incapable de rester là plus
+longtemps, se sentant presque défaillir. On n'entendait plus rien, ni la
+voix des chiens ni le son des cors, tout était muet par l'invisible
+horizon; et ce silence morne du soir glacé avait quelque chose
+d'effrayant et d'étrange.
+
+Il saisit dans ses mains de colosse le grand corps de Jean, le dressa et
+le coucha en travers sur sa selle pour le reporter au château; puis il
+se remit en marche doucement, l'esprit troublé comme s'il était gris,
+poursuivi par des images horribles et surprenantes.
+
+Et, brusquement, dans le sentier qu'envahissait la nuit, une grande
+forme passa. C'était la bête. Une secousse d'épouvante agita le
+chasseur; quelque chose de froid, comme une goutte d'eau, lui glissa le
+long des reins, et il fît, ainsi qu'un moine hanté du diable, un grand
+signe de croix, éperdu à ce retour brusque de l'effrayant rôdeur. Mais
+ses yeux retombèrent sur le corps inerte couché devant lui, et soudain,
+passant brusquement de la crainte à la colère, il frémit d'une rage
+désordonnée.
+
+Alors il piqua son cheval et s'élança derrière le loup.
+
+Il le suivait par les taillis, les ravines et les futaies, traversant
+des bois qu'il ne reconnaissait plus, l'oeil fixé sur la tache blanche
+qui fuyait dans la nuit descendue sur la terre.
+
+Son cheval aussi semblait animé d'une force et d'une ardeur inconnues.
+Il galopait le cou tendu, droit devant lui, heurtant aux arbres, aux
+rochers, la tête et les pieds du mort jetés en travers sur la selle. Les
+ronces arrachaient les cheveux; le front, battant les troncs énormes,
+les éclaboussait de sang; les éperons déchiraient des lambeaux d'écorce.
+
+Et, soudain, l'animal et le cavalier sortirent de la forêt et se ruèrent
+dans un vallon, comme la lune rouge apparaissait au-dessus des monts. Ce
+vallon était pierreux, fermé par des roches énormes, sans issue
+possible; et le loup acculé se retourna.
+
+François alors poussa un hurlement de joie que les échos répétèrent
+comme un roulement de tonnerre, et il sauta de cheval, son coutelas à la
+main.
+
+La bête hérissée, le dos rond, l'attendait; ses yeux luisaient comme
+deux étoiles. Mais, avant de livrer bataille, le fort chasseur,
+empoignant son frère, l'assit sur une roche, et, soutenant avec des
+pierres sa tête qui n'était plus qu'une tache de sang, il lui cria dans
+les oreilles, comme s'il eût parlé à un sourd: «Regarde, Jean, regarde
+ça!»
+
+Puis il se jeta sur le monstre. Il se sentait fort à culbuter une
+montagne, à broyer des pierres dans ses mains. La bête le voulut mordre,
+cherchant à lui fouiller le ventre; mais il l'avait saisie par le cou,
+sans même se servir de son arme, et il l'étranglait doucement, écoutant
+s'arrêter les souffles de sa gorge et les battements de son coeur. Et il
+riait, jouissant éperdument, serrant de plus en plus sa formidable
+étreinte, criant, dans un délire de joie: «Regarde, Jean, regarde!»
+Toute résistance cessa; le corps du loup devint flasque. Il était mort.
+
+Alors François, le prenant à pleins bras, l'emporta, et le vint jeter
+aux pieds de l'aîné en répétant d'une voix attendrie: «Tiens, tiens,
+tiens, mon petit Jean, le voilà!»
+
+Puis il replaça sur sa selle les deux cadavres l'un sur l'autre; et il
+se remit en route.
+
+Il rentra au château, riant et pleurant, comme Gargantua à la naissance
+de Pantagruel, poussant des cris de triomphe et trépignant d'allégresse
+en racontant la mort de l'animal, et gémissant et s'arrachant la barbe
+en disant celle de son frère.
+
+Et souvent, plus tard, quand il reparlait de ce jour, il prononçait, les
+larmes aux yeux: «Si seulement ce pauvre Jean avait pu me voir étrangler
+l'autre, il serait mort content, j'en suis sûr!»
+
+La veuve de mon aïeul inspira à son fils orphelin l'horreur de la
+chasse, qui s'est transmise de père en fils jusqu'à moi.
+
+Le marquis d'Arville se tut. Quelqu'un demanda:
+
+--Cette histoire est une légende, n'est-ce pas?
+
+Et le conteur répondit:
+
+--Je vous jure qu'elle est vraie d'un bout à l'autre.
+
+Alors une femme déclara d'une petite voix douce:
+
+--C'est égal, c'est beau d'avoir des passions pareilles.
+
+
+ * * * * *
+
+
+
+
+L'ENFANT
+
+[Illustration de LE NATUR]
+
+
+Après avoir longtemps juré qu'il ne se marierait jamais, Jacques
+Bourdillère avait soudain changé d'avis.
+
+Cela était arrivé brusquement, un été, aux bains de mer.
+
+Un matin, comme il était étendu sur le sable, tout occupé à regarder les
+femmes sortir de l'eau, un petit pied l'avait frappé par sa gentillesse
+et sa mignardise. Ayant levé les yeux plus haut, toute la personne le
+séduisit. De toute cette personne, il ne voyait d'ailleurs que les
+chevilles et la tête émergeant d'un peignoir de flanelle blanche, clos
+avec soin. On le disait sensuel et viveur. C'est donc par la seule grâce
+de la forme qu'il fut capté d'abord: puis il fut retenu par le charme
+d'un doux esprit de jeune fille, simple et bon, frais comme les joues et
+les lèvres.
+
+Présenté à la famille, il plut et il devint bientôt fou d'amour. Quand
+il apercevait Berthe Lannis de loin, sur la longue plage de sable jaune,
+il frémissait jusqu'aux cheveux. Près d'elle, il devenait muet,
+incapable de rien dire et même de penser, avec une espèce de
+bouillonnement dans le coeur, de bourdonnement dans l'oreille,
+d'effarement dans l'esprit. Était-ce donc de l'amour, cela?
+
+Il ne le savait pas, n'y comprenait rien, mais demeurait, en tout cas,
+bien décidé à faire sa femme de cette enfant.
+
+Les parents hésitèrent longtemps, retenus par la mauvaise réputation du
+jeune homme. Il avait une maîtresse, disait-on, une _vieille maîtresse,_
+une ancienne et forte liaison, une de ces chaînes qu'on croit rompues et
+qui tiennent toujours.
+
+Outre cela, il aimait, pendant des périodes plus ou moins longues,
+toutes les femmes qui passaient à portée de ses lèvres. Alors il se
+rangea, sans consentir même à revoir une seule fois celle avec qui il
+avait vécu longtemps. Un ami régla la pension de cette femme, assura son
+existence. Jacques paya, mais ne voulut pas entendre parler d'elle,
+prétendant désormais ignorer jusqu'à son nom. Elle écrivit des lettres
+sans qu'il les ouvrît. Chaque semaine, il reconnaissait l'écriture
+maladroite de l'abandonnée; et, chaque semaine, une colère plus grande
+lui venait contre elle, et il déchirait brusquement l'enveloppe et le
+papier, sans ouvrir, sans lire une ligne, une seule ligne, sachant
+d'avance les reproches et les plaintes contenues là-dedans.
+
+Comme on ne croyait guère à sa persévérance, on fit durer l'épreuve
+tout l'hiver, et c'est seulement au printemps que sa demande fut agréée.
+
+Le mariage eut lieu à Paris dans les premiers jours de mai.
+
+Il était décidé qu'ils ne feraient point le classique voyage de noces.
+Après un petit bal, une sauterie de jeunes cousines qui ne se
+prolongerait point au delà de onze heures, pour ne pas éterniser les
+fatigues de cette journée de cérémonies, les jeunes époux devaient
+passer leur première nuit commune dans la maison familiale, puis partir
+seuls, le lendemain matin, pour la plage chère à leurs coeurs, où ils
+s'étaient connus et aimés.
+
+La nuit était venue, on dansait dans le grand salon. Ils s'étaient
+retirés tous les deux dans un petit boudoir japonais, tendu de soies
+éclatantes, à peine éclairé, ce soir-là, par les rayons alanguis d'une
+grosse lanterne de couleur, pendue au plafond comme un oeuf énorme. La
+fenêtre entr'ouverte laissait entrer parfois des souffles frais du
+dehors, des caresses d'air qui passaient sur les visages, car la soirée
+était tiède et calme, pleine d'odeurs de printemps.
+
+Ils ne disaient rien; ils se tenaient les mains en se les pressant
+parfois de toute leur force. Elle demeurait, les yeux vagues, un peu
+éperdue par ce grand changement dans sa vie, mais souriante, remuée,
+prête à pleurer, souvent prête aussi à défaillir de joie, croyant le
+monde entier changé par ce qui lui arrivait, inquiète sans savoir de
+quoi, et sentant tout son corps, toute son âme envahis d'une
+indéfinissable et délicieuse lassitude.
+
+Lui la regardait obstinément, souriant d'un sourire fixe. Il voulait
+parler, ne trouvait rien et restait là, mettant toute son ardeur en des
+pressions de mains. De temps en temps, il murmurait: «Berthe!» et chaque
+fois elle levait les yeux sur lui d'un mouvement doux et tendre; ils se
+contemplaient une seconde, puis son regard à elle, pénétré et fasciné
+par son regard à lui, retombait.
+
+Ils ne découvraient aucune pensée à échanger. On les laissait seuls;
+mais parfois, un couple de danseurs jetait sur eux, en passant, un coup
+d'oeil furtif, comme s'il eût été témoin discret et confident d'un
+mystère.
+
+Une porte de côté s'ouvrit, un domestique entra, tenant sur un plateau
+une lettre pressée qu'un commissionnaire venait l'apporter. Jacques prit
+en tremblant ce papier, saisi d'une peur vague et soudaine, la peur
+mystérieuse des brusques malheurs.
+
+Il regarda longtemps l'enveloppe dont il ne connaissait point
+l'écriture, n'osant pas l'ouvrir, désirant follement ne pas lire, ne pas
+savoir, mettre en sa poche cela, et se dire: «A demain. Demain, je serai
+loin, peu m'importe!» Mais, sur un coin, deux grands mots soulignés:
+TRÈS URGENT, le retenaient et l'épouvantaient. Il demanda: «Vous
+permettez, mon amie?» déchira la feuille collée et lut. Il lut le
+papier, pâlissant affreusement, le parcourut d'un coup et, lentement,
+sembla l'épeler.
+
+Quand il releva la tête, toute sa face était bouleversée. Il balbutia:
+«Ma chère petite, c'est... c'est mon meilleur ami à qui il arrive un
+grand, un très grand malheur. Il a besoin de moi tout de suite... tout
+de suite... pour une affaire de vie ou de mort. Me permettez-vous de
+m'absenter vingt minutes? je reviens aussitôt.»
+
+Elle bégaya, tremblante, effarée: «Allez, mon ami!» n'étant pas encore
+assez sa femme pour oser l'interroger, pour exiger savoir. Et il
+disparut. Elle resta seule, écoutant danser dans le salon voisin.
+
+Il avait pris un chapeau, le premier trouvé, un pardessus quelconque, et
+il descendit en courant l'escalier. Au moment de sauter dans la rue, il
+s'arrêta encore sous le bec de gaz du vestibule et relut la lettre.
+
+Voici ce qu'elle disait:
+
+«Monsieur,
+
+«Une fille Ravet, votre ancienne maîtresse, paraît-il, vient d'accoucher
+d'un enfant qu'elle prétend être à vous. La mère va mourir et implore
+votre visite. Je prends la liberté de vous écrire et de vous demander si
+vous pouvez accorder ce dernier entretien à cette femme, qui semble être
+très malheureuse et digne de pitié.
+
+«Votre serviteur,
+
+«Dr BONNARD.»
+
+Quand il pénétra dans la chambre de la mourante, elle agonisait déjà.
+Il ne la reconnut pas d'abord. Le médecin et deux gardes la soignaient,
+et partout à terre traînaient des seaux pleins de glace et des linges
+pleins de sang.
+
+L'eau répandue inondait le parquet; deux bougies brûlaient sur un
+meuble; derrière le lit, dans un petit berceau d'osier, l'enfant criait,
+et, à chacun de ses vagissements, la mère, torturée, essayait un
+mouvement, grelottante sous les compresses gelées.
+
+Elle saignait; elle saignait, blessée à mort, tuée par cette naissance.
+Toute sa vie coulait; et, malgré la glace, malgré les soins,
+l'invincible hémorragie continuait, précipitait son heure dernière.
+
+Elle reconnut Jacques et voulut lever les bras: elle ne put pas, tant
+ils étaient faibles, mais sur ses joues livides des larmes commencèrent
+à glisser.
+
+Il s'abattit à genoux près du lit, saisit une main pendante et la baisa
+frénétiquement: puis, peu à peu, il s'approcha tout près, tout près du
+maigre visage qui tressaillait à son contact. Une des gardes, debout,
+une bougie à la main, les éclairait, et le médecin, s'étant reculé,
+regardait du fond de la chambre.
+
+Alors d'une voix déjà lointaine, en haletant, elle dit: «Je vais mourir,
+mon chéri; promets-moi de rester jusqu'à la fin. Oh! ne me quitte pas
+maintenant, ne me quitte pas au dernier moment!»
+
+Il la baisait au front, dans ses cheveux, en sanglotant. Il murmura:
+«Sois tranquille, je vais rester.»
+
+Elle fut quelques minutes avant de pouvoir parler encore, tant elle
+était oppressée et défaillante. Elle reprit: «C'est à toi, le petit. Je
+te le jure devant Dieu, je te le jure sur mon âme, je te le jure au
+moment de mourir. Je n'ai pas aimé d'autre homme que toi... Promets-moi
+de ne pas l'abandonner.» Il essayait de prendre encore dans ses bras ce
+misérable corps déchiré, vidé de sang. Il balbutia, affolé de remords et
+de chagrin: «Je te le jure, je l'élèverai et je l'aimerai. Il ne me
+quittera pas.» Alors elle tenta d'embrasser Jacques. Impuissante à lever
+sa tête épuisée, elle tendait ses lèvres blanches dans un appel de
+baiser. Il approcha sa bouche pour cueillir cette lamentable et
+suppliante caresse.
+
+Un peu calmée, elle murmura tout bas: «Apporte-le, que je voie si tu
+l'aimes.»
+
+Et il alla chercher l'enfant.
+
+Il le posa doucement sur le lit, entre eux, et le petit être cessa de
+pleurer. Elle murmura: «Ne bouge plus !» Et il ne remua plus. Il resta
+là, tenant en sa main brûlante cette main que secouaient des frissons
+d'agonie, comme il avait tenu, tout à l'heure, une autre main que
+crispaient des frissons d'amour. De temps en temps, il regardait
+l'heure, d'un coup d'oeil furtif, guettant l'aiguille qui passait minuit,
+puis une heure, puis deux heures.
+
+Le médecin s'était retiré: les deux gardes, après avoir rôdé quelque
+temps, d'un pas léger, par la chambre, sommeillaient maintenant sur des
+chaises. L'enfant dormait, et la mère, les yeux fermés, semblait se
+reposer aussi.
+
+Tout à coup, comme le jour blafard filtrait entre les rideaux croisés,
+elle tendit ses bras d'un mouvement si brusque et si violent qu'elle
+faillit jeter à terre son enfant. Une espèce de râle se glissa dans sa
+gorge; puis elle demeura sur le dos, immobile, morte.
+
+Les gardes accourues déclarèrent: «C'est fini.»
+
+Il regarda une dernière fois cette femme qu'il avait aimée, puis la
+pendule qui marquait quatre heures, et s'enfuit oubliant son pardessus,
+en habit noir, avec l'enfant dans ses bras.
+
+Après qu'il l'eut laissée seule, sa jeune femme avait attendu, assez
+calme d'abord, dans le petit boudoir japonais. Puis, ne le voyant point
+reparaître, elle était rentrée dans le salon, d'un air indifférent et
+tranquille, mais inquiète horriblement. Sa mère, l'apercevant seule,
+avait demandé: «Où donc est ton mari?» Et elle avait répondu: «Dans sa
+chambre; il va revenir.»
+
+Au bout d'une heure, comme tout le monde l'interrogeait, elle avoua la
+lettre et la figure bouleversée de Jacques, et ses craintes d'un
+malheur.
+
+On attendit encore. Les invités partirent; seuls, les parents les plus
+proches demeuraient. A minuit, on coucha la mariée toute secouée de
+sanglots. Sa mère et deux tantes, assises autour du lit, l'écoutaient
+pleurer, muettes et désolées... Le père était parti chez le commissaire
+de police pour chercher des renseignements.
+
+A cinq heures, un bruit léger glissa dans le corridor; une porte
+s'ouvrit et se ferma doucement; puis soudain un petit cri pareil à un
+miaulement de chat courut dans la maison silencieuse.
+
+Toutes les femmes furent debout d'un bond, et Berthe, la première,
+s'élança, malgré sa mère et ses tantes, enveloppée de son peignoir de
+nuit.
+
+Jacques, debout au milieu de sa chambre, livide, haletant, tenait un
+enfant dans ses bras.
+
+Les quatre femmes le regardèrent, effarées; mais Berthe, devenue soudain
+téméraire, le coeur crispé d'angoisse, courut à lui: «Qu'y a-t-il?
+dites, qu'y a-t-il?»
+
+Il avait l'air fou; il répondit d'une voix saccadée: «Il y a... il y a
+... que j'ai un enfant, et que la mère vient de mourir...» Et il
+présentait dans ses mains inhabiles le marmot hurlant.
+
+Berthe, sans dire un mot, saisit l'enfant, l'embrassa, l'étreignant
+contre elle; puis, relevant sur son mari ses yeux pleins de larmes: «La
+mère est morte, dites-vous?» Il répondit: «Oui, tout de suite... dans
+mes bras... J'avais rompu depuis l'été... Je ne savais rien, moi...
+c'est le médecin qui m'a fait venir...»
+
+Alors Berthe murmura: «Eh bien, nous l'élèverons, ce petit.
+
+
+ * * * * *
+
+
+
+
+CONTE DE NOËL
+
+[Illustration de ADRIEN MARIE]
+
+
+Le docteur Bonenfant cherchait dans sa mémoire, répétant à mi-voix: «Un
+souvenir de Noël?... Un souvenir de Noël?...»
+
+Et tout à coup, il s'écria:
+
+--Mais si, j'en ai un, et un bien étrange encore; c'est une histoire
+fantastique. J'ai vu un miracle! Oui, Mesdames, un miracle, la nuit de
+Noël.
+
+Cela vous étonne de m'entendre parler ainsi, moi qui ne crois guère à
+rien. Et pourtant, j'ai vu un miracle! Je l'ai vu, dis-je, vu, de mes
+propres yeux vu, ce qui s'appelle vu.
+
+En ai-je été fort surpris? non pas; car si je ne crois point à vos
+croyances, je crois à la foi, et je sais qu'elle transporte les
+montagnes. Je pourrais citer bien des exemples; mais je vous indignerais
+et je m'exposerais aussi à amoindrir l'effet de mon histoire.
+
+Je vous avouerai d'abord que si je n'ai pas été convaincu et converti
+par ce que j'ai vu, j'ai été du moins fort ému, et je vais tâcher de
+vous dire la chose naïvement, comme si j'avais une crédulité
+d'Auvergnat.
+
+J'étais alors médecin de campagne, habitant le bourg de Rolleville, en
+pleine Normandie.
+
+L'hiver, cette année-là, fut terrible. Dès la fin de novembre, les
+neiges arrivèrent après une semaine de gelées. On voyait de loin les
+gros nuages venir du nord; et la blanche descente des flocons commença.
+
+En une nuit, toute la pleine fut ensevelie.
+
+Les fermes, isolées dans leurs cours carrées, derrière leurs rideaux de
+grands arbres poudrés de frimas, semblaient s'endormir sous
+l'accumulation de cette mousse épaisse et légère.
+
+Aucun bruit ne traversait plus la campagne immobile. Seuls les corbeaux,
+par bandes, décrivaient de longs festons dans le ciel, cherchant leur
+vie inutilement, s'abattant tous ensemble sur les champs livides et
+piquant la neige de leurs grands becs.
+
+On n'entendait rien que le glissement vague et continu de cette
+poussière gelée tombant toujours.
+
+Cela dura huit jours pleins, puis l'avalanche s'arrêta. La terre avait
+sur le dos un manteau épais de cinq pieds.
+
+Et, pendant trois semaines ensuite, un ciel, clair comme un cristal bleu
+le jour, et, la nuit, tout semé d'étoiles qu'on aurait crues de givre,
+tant le vaste espace était rigoureux, s'étendit sur la nappe unie, dure
+et luisante des neiges.
+
+La plaine, les haies, les ormes des clôtures, tout semblait mort, tué
+par le froid. Ni hommes ni bêtes ne sortaient plus; seules les cheminées
+des chaumières en chemise blanche révélaient la vie cachée, par les
+minces filets de fumée qui montaient droit dans l'air glacial.
+
+De temps en temps on entendait craquer les arbres, comme si leurs
+membres de bois se fussent brisés sous l'écorce; et, parfois, une grosse
+branche se détachait et tombait, l'invincible gelée pétrifiant la sève
+et cassant les fibres.
+
+Les habitations semées ça et là par les champs semblaient éloignées de
+cent lieues les unes des autres. On vivait comme on pouvait. Seul,
+j'essayais d'aller voir mes clients les plus proches, m'exposant sans
+cesse à rester enseveli dans quelque creux.
+
+Je m'aperçus bientôt qu'une terreur mystérieuse planait sur le pays. Un
+tel fléau, pensait-on, n'était point naturel. On prétendit qu'on
+entendait des voix la nuit, des sifflements aigus, des cris qui
+passaient.
+
+Ces cris et ces sifflements venaient sans aucun doute des oiseaux
+émigrants qui voyagent au crépuscule, et qui fuyaient en masse vers le
+sud. Mais allez donc faire entendre raison à des gens affolés. Une
+épouvante envahissait les esprits et on s'attendait à un événement
+extraordinaire.
+
+La forge du père Vatinel était située au bout du hameau d'Épivent, sur
+la grande route, maintenant invisible et déserte. Or, comme les gens
+manquaient de pain, le forgeron résolut d'aller jusqu'au village. Il
+resta quelques heures à causer dans les six maisons qui forment le
+centre du pays, prit son pain et des nouvelles, et un peu de cette peur
+épandue sur la campagne.
+
+Et il se remit en route avant la nuit.
+
+Tout à coup, en longeant une haie, il crut voir un oeuf sur la neige;
+oui, un oeuf, déposé là, tout blanc comme le reste du monde. Il se
+pencha, c'était un oeuf en effet. D'où venait-il? Quelle poule avait pu
+sortir du poulailler et venir pondre en cet endroit? Le forgeron
+s'étonna, ne comprit pas; mais il ramassa l'oeuf et le porta à sa femme.
+
+--Tiens, la maîtresse, v'là un oeuf que j'ai trouvé sur la route!
+
+La femme hocha la tête:--Un oeuf sur la route? Par ce temps-ci, t'es
+soûl, bien sûr?
+
+--Mais non, la maîtresse, même qu'il était au pied d'une haie, et encore
+chaud, pas gelé. Le v'là, j'me l'ai mis sur l'estomac pour qui
+n'refroidisse pas. Tu le mangeras pour ton dîner.
+
+L'oeuf fut glissé dans la marmite où mijotait la soupe, et le forgeron se
+mit à raconter ce qu'on disait par la contrée. La femme écoutait, toute
+pâle.
+
+--Pour sûr, que j'en ai entendu, des sifflets, l'autre nuit, même qu'ils
+semblaient v'nir de la cheminée.
+
+On se mit à table, on mangea la soupe d'abord, puis, pendant que le mari
+étendait du beurre sur son pain, la femme prit l'oeuf et l'examina d'un
+oeil méfiant.
+
+--Si y avait qué que chose dans c't'oeuf?
+
+--Que que tu veux qu'y ait?
+
+--J'sais ti, mé?
+
+--Allons, mange-le, et fais pas la bête.
+
+Elle ouvrit l'oeuf. Il était comme tous les oeufs, et bien frais. Elle se
+mit à le manger en hésitant, le goûtant, le laissant, le reprenant. Le
+mari disait:
+
+--Eh bien! qué goût qu'il a, c't'oeuf?
+
+Elle ne répondait pas, et elle acheva de l'avaler; puis, soudain elle
+planta sur son homme des yeux fixes, hagards, affolés; leva les bras,
+les tordit et, convulsée de la tête aux pieds, roula par terre en
+poussant des cris horribles.
+
+Toute la nuit elle se débattit en des spasmes épouvantables, secouée de
+tremblements effrayants, déformée par de hideuses convulsions. Le
+forgeron, impuissant à la tenir, fut obligé de la lier.
+
+Et elle hurlait sans repos, d'une voix infatigable:
+
+--J'l'ai dans l'corps! J'l'ai dans l'corps!
+
+Je fus appelé le lendemain. J'ordonnai tous les calmants connus sans
+obtenir le moindre résultat. Elle était folle.
+
+Alors, avec une incroyable rapidité, malgré l'obstacle des hautes
+neiges, la nouvelle, une nouvelle étrange, courut de ferme en ferme: «La
+femme au forgeron qu'est possédée!» Et on venait de partout, sans oser
+pénétrer dans la maison; on écoutait de loin ses cris affreux poussés
+d'une voix si forte qu'on ne les aurait pas crus d'une créature humaine.
+
+Le curé du village fut prévenu. C'était un vieux prêtre naïf. Il
+accourut en surplis comme pour administrer un mourant et il prononça, en
+étendant les mains, les formules d'exorcisme, pendant que quatre hommes
+maintenaient sur un lit la femme écumante et tordue.
+
+Mais l'esprit ne fut point chassé.
+
+Et la Noël arriva sans que le temps eût changé.
+
+La veille au matin, le prêtre vint me trouver:
+
+--J'ai envie, dit-il, de faire assister à l'office de cette nuit cette
+malheureuse. Peut-être Dieu fera-t-il un miracle en sa faveur, à l'heure
+même où il naquit d'une femme.
+
+Je répondis au curé:
+
+--Je vous approuve absolument, Monsieur l'abbé. Si elle a l'esprit
+frappé par la cérémonie sacrée (et rien n'est plus propice à
+l'émouvoir), elle peut être sauvée sans autre remède.
+
+Le vieux prêtre murmura:
+
+--Vous n'êtes pas croyant, docteur, mais aidez-moi, n'est-ce pas? Vous
+vous chargez de l'amener?
+
+Et je lui promis mon aide.
+
+Le soir vint, puis la nuit; et la cloche de l'église se mit à sonner,
+jetant sa voix plaintive à travers l'espace morne, sur l'étendue blanche
+et glacée des neiges.
+
+Des êtres noirs s'en venaient lentement, par groupes, dociles au cri
+d'airain du clocher. La pleine lune éclairait d'une lueur vive et
+blafarde tout l'horizon, rendait plus visible la pâle désolation des
+champs.
+
+J'avais pris quatre hommes robustes et je me rendis à la forge.
+
+La Possédée hurlait toujours, attachée à sa couche. On la vêtit
+proprement malgré sa résistance éperdue, et on l'emporta.
+
+L'église était maintenant pleine de monde, illuminée et froide; les
+chantres poussaient leurs notes monotones; le serpent ronflait; la
+petite sonnette de l'enfant de choeur tintait, réglant les mouvements des
+fidèles.
+
+J'enfermai la femme et ses gardiens dans la cuisine du presbytère, et
+j'attendis le moment que je croyais favorable. Je choisis l'instant qui
+suit la communion. Tous les paysans, hommes et femmes, avaient reçu leur
+Dieu pour fléchir sa rigueur. Un grand silence planait pendant que le
+prêtre achevait le mystère divin.
+
+Sur mon ordre, la porte fut ouverte et mes quatre aides apportèrent la
+folle.
+
+Dès qu'elle aperçut les lumières, la foule à genoux, le choeur en feu et
+le tabernacle doré, elle se débattit d'une telle vigueur qu'elle faillit
+nous échapper, et elle poussa des clameurs si aiguës qu'un frisson
+d'épouvante passa dans l'église; toutes les têtes se relevèrent; des
+gens s'enfuirent.
+
+Elle n'avait plus la forme d'une femme, crispée et tordue en nos mains,
+le visage contourné, les yeux fous.
+
+On la traîna jusqu'aux marches du choeur et puis on la tint fortement
+accroupie à terre.
+
+Le prêtre s'était levé; il attendait. Dès qu'il la vit arrêtée, il prit
+en ses mains l'ostensoir ceint de rayons d'or, avec l'hostie blanche au
+milieu, et, s'avançant de quelques pas, il l'éleva de ses deux bras
+tendus au-dessus de sa tête, le présentant aux regards égarés de la
+Démoniaque.
+
+Elle hurlait toujours, l'oeil fixé, tendu sur cet objet rayonnant. Et le
+prêtre demeurait tellement immobile qu'on l'aurait pris pour une statue.
+
+Et cela dura longtemps, longtemps.
+
+La femme semblait saisie de peur, fascinée; elle contemplait fixement
+l'ostensoir, secouée encore de tremblements terribles, mais passagers,
+et criant toujours, mais d'une voix moins déchirante.
+
+Et cela dura encore longtemps.
+
+On eût dit qu'elle ne pouvait plus baisser les yeux, qu'ils étaient
+rivés sur l'hostie; et elle ne faisait plus que gémir; et son corps
+roidi s'amollissait, s'affaissait. Toute la foule était prosternée le
+front par terre. La Possédée maintenant baissait rapidement les
+paupières, puis les relevait aussitôt, comme impuissante à supporter la
+vue de son Dieu. Elle s'était tue. Et puis soudain, je m'aperçus que ses
+yeux demeuraient clos. Elle dormait du sommeil des somnambules,
+hypnotisée, pardon, vaincue par la contemplation persistante de
+l'ostensoir aux rayons d'or, terrassée par le Christ victorieux.
+
+On l'emporta, inerte, pendant que le prêtre remontait vers l'autel.
+
+L'assistance bouleversée entonna un _Te Deum_ d'actions de grâces.
+
+Et la femme du forgeron dormit quarante heures de suite, puis se
+réveilla sans aucun souvenir de la possession ni de la délivrance.
+
+Voilà, Mesdames, le miracle que j'ai vu. Le docteur Bonenfant se tut,
+puis ajouta d'une voix contrariée:--Je n'ai pu refuser de l'attester
+par écrit.
+
+
+ * * * * *
+
+
+
+
+LA REINE HORTENSE
+
+[Illustration de MYRBACH]
+
+
+On l'appelait, dans Argenteuil, la reine Hortense. Personne ne sut
+jamais pourquoi. Peut-être parce qu'elle parlait ferme comme un officier
+qui commande? Peut-être parce qu'elle était grande, osseuse, impérieuse?
+Peut-être parce qu'elle gouvernait un peuple de bêtes domestiques,
+poules, chiens, chats, serins et perruches, de ces bêtes chères aux
+vieilles filles? Mais elle n'avait pour ces animaux familiers ni
+gâteries, ni mots mignards, ni ces puériles tendresses qui semblent
+couler des lèvres des femmes sur le poil velouté du chat qui ronronne.
+Elle gouvernait ses bêtes avec autorité; elle régnait.
+
+C'était une vieille fille, en effet, une de ces vieilles filles à la
+voix cassante, au geste sec, dont l'âme semble dure. Elle avait toujours
+eu de jeunes bonnes, parce que la jeunesse se plie mieux aux brusques
+volontés. Elle n'admettait jamais ni contradiction, ni réplique, ni
+hésitation, ni nonchalance, ni paresse, ni fatigue. Jamais on ne l'avait
+entendue se plaindre, regretter quoi que ce fût, envier n'importe qui.
+Elle disait «Chacun sa part» avec une conviction de fataliste. Elle
+n'allait pas à l'église, n'aimait pas les prêtres, ne croyait guère à
+Dieu, appelant toutes les choses religieuses de la «marchandise à
+pleureurs».
+
+Depuis trente ans qu'elle habitait sa petite maison, précédée d'un petit
+jardin longeant la rue, elle n'avait jamais modifié ses habitudes, ne
+changeant que ses bonnes impitoyablement, lorsqu'elles prenaient vingt
+et un ans.
+
+Elle remplaçait sans larmes et sans regrets ses chiens, ses chats et ses
+oiseaux quand ils mouraient de vieillesse ou d'accident, et elle
+enterrait les animaux trépassés dans une plate-bande, au moyen d'une
+petite boche, puis tassait la terre dessus de quelques coups de pied
+indifférents.
+
+Elle avait dans la ville quelques connaissances, des familles d'employés
+dont les hommes allaient à Paris tous les jours. De temps en temps, on
+l'invitait à venir prendre une tasse de thé le soir. Elle s'endormait
+inévitablement dans ces réunions, et il fallait la réveiller pour
+qu'elle retournât chez elle. Jamais elle ne permit à personne de
+l'accompagner, n'ayant peur ni le jour ni la nuit. Elle ne semblait pas
+aimer les enfants.
+
+Elle occupait son temps à mille besognes de mâle, menuisant, jardinant,
+coupant le bois avec la scie ou la hache, réparant sa maison vieillie,
+maçonnant même quand il le fallait.
+
+Elle avait des parents qui la venaient voir deux fois l'an; les Cimme et
+les Colombel, ses deux soeurs ayant épousé l'une un herboriste, l'autre
+un petit rentier. Les Cimme n'avaient pas de descendants; les Colombel
+en possédaient trois: Henri, Pauline et Joseph. Henri avait vingt ans,
+Pauline dix-sept et Joseph trois ans seulement, étant venu alors qu'il
+semblait impossible que sa mère fût encore fécondée.
+
+Aucune tendresse n'unissait la vieille fille à ses parents.
+
+Au printemps de l'année 1882, la reine Hortense tomba malade tout à
+coup. Les voisins allèrent chercher un médecin qu'elle chassa. Un prêtre
+s'étant alors présenté, elle sortit de son lit à moitié nue pour le
+jeter dehors.
+
+La petite bonne, éplorée, lui faisait de la tisane.
+
+Après trois jours de lit, la situation parut devenir si grave, que le
+tonnelier d'à côté, d'après le conseil du médecin, rentré d'autorité
+dans la maison, prit sur lui d'appeler les deux familles.
+
+Elles arrivèrent par le même train vers dix heures du matin, les
+Colombel ayant amené le petit Joseph.
+
+Quand elles se présentèrent à l'entrée du jardin, elles aperçurent
+d'abord la bonne qui pleurait, sur une chaise, contre le mur.
+
+Le chien dormait couché sur le paillasson de la porte d'entrée, sous une
+brûlante tombée de soleil; deux chats, qu'on eût crus morts, étaient
+allongés sur le rebord des deux fenêtres, les yeux fermés, les pattes et
+la queue tout au long étendues.
+
+Une grosse poule gloussante promenait un bataillon de poussins, vêtus de
+duvet jaune, léger comme de la ouate, à travers le petit jardin; et une
+grande cage accrochée au mur, couverte de mouron, contenait un peuple
+d'oiseaux qui s'égosillaient dans la lumière de cette chaude matinée de
+printemps.
+
+Deux inséparables dans une autre cagette en forme de chalet restaient
+bien tranquilles, côte à côte sur leur bâton.
+
+M. Cimme, un très gros personnage soufflant, qui entrait toujours le
+premier partout, écartant les autres, hommes ou femmes, quand il le
+fallait, demanda:
+
+--Eh bien, Céleste, ça ne va donc pas?
+
+La petite bonne gémit à travers ses larmes:--Elle ne me reconnaît
+seulement plus. Le médecin dit que c'est la fin.
+
+Tout le monde se regarda.
+
+Mme Cimme et Mme Colombel s'embrassèrent instantanément, sans dire un
+mot. Elles se ressemblaient beaucoup, ayant toujours porté des bandeaux
+plats et des châles rouges, des cachemires français éclatants comme des
+brasiers.
+
+Cimme se tourna vers son beau-frère, homme pâle, jaune et maigre, ravagé
+par une maladie d'estomac, et qui boitait affreusement, et il prononça
+d'un ton sérieux:
+
+--Bigre! il était temps.
+
+Mais personne n'osait pénétrer dans la chambre de la mourante située au
+rez-de-chaussée. Cimme lui-même cédait le pas. Ce fut Colombel qui se
+décida le premier, et il entra en se balançant comme un mât de navire,
+faisant sonner sur les pavés le fer de sa canne.
+
+Les deux femmes se hasardèrent ensuite, et M. Cimme ferma la marche.
+
+Le petit Joseph était resté dehors, séduit par la vue du chien.
+
+Un rayon de soleil coupait en deux le lit, éclairant tout juste les
+mains qui s'agitaient nerveusement, s'ouvrant et se fermant sans cesse.
+Les doigts remuaient comme si une pensée les eût animés, comme s'ils
+eussent signifié des choses, indiqué des idées, obéi à une intelligence.
+Tout le reste du corps restait immobile sous le drap. La figure
+anguleuse n'avait pas un tressaillement. Les yeux demeuraient fermés.
+
+Les parents se déployèrent en demi-cercle et se mirent à regarder, sans
+dire un mot, la poitrine serrée, la respiration courte. La petite bonne
+les avait suivis et larmoyait toujours.
+
+A la fin, Cimme demanda:--Qu'est-ce que dit au juste le médecin?
+
+La servante balbutia:--Il dit qu'on la laisse tranquille, qu'il n'y a
+plus rien à faire.
+
+Mais, soudain, les lèvres de la vieille fille se mirent à s'agiter.
+Elles semblaient prononcer des mots silencieux, des mots cachés dans
+cette tête de mourante, et ses mains précitaient leur mouvement
+singulier.
+
+Tout à coup elle parla d'une petite voix maigre qu'on ne lui connaissait
+pas, d'une voix qui semblait venir de loin, du fond de ce coeur toujours
+fermé peut-être?
+
+Cimme s'en alla sur la pointe du pied, trouvant pénible ce spectacle.
+Colombel, dont la jambe estropiée se fatiguait, s'assit.
+
+Les deux femmes restaient debout.
+
+La reine Hortense babillait maintenant très vite sans qu'on comprit rien
+à ses paroles. Elle prononçait des noms, beaucoup de noms, appelait
+tendrement des personnes imaginaires.
+
+«Viens ici, mon petit Philippe, embrasse ta mère. Tu l'aimes bien ta
+maman, dis, mon enfant? Toi, Rose, tu vas veiller sur ta petite soeur
+pendant que je serai sortie. Surtout, ne la laisse pas seule, tu
+m'entends? Et je te défends de toucher aux allumettes.»
+
+Elle se taisait quelques secondes, puis, d'un ton plus haut, comme si
+elle eût appelé: «Henriette!» Elle attendait un peu, et reprenait: «Dis
+à ton père de venir me parler avant d'aller à son bureau.» Et soudain:
+«Je suis un peu souffrante aujourd'hui, mon chéri; promets-moi de ne pas
+revenir tard. Tu diras à ton chef que je suis malade. Tu comprends qu'il
+est dangereux de laisser les enfants seuls quand je suis au lit. Je vais
+te faire pour le dîner un plat de riz au sucre. Les petits aiment
+beaucoup cela. C'est Claire qui sera contente!»
+
+Elle se mettait à rire, d'un rire jeune et bruyant, comme elle n'avait
+jamais ri: «Regarde Jean, quelle drôle de tête il a. Il s'est barbouillé
+avec les confitures, le petit sale. Regarde donc, mon chéri, comme il
+est drôle!»
+
+Colombel, qui changeait de place à tout moment sa jambe fatiguée par le
+voyage, murmura:
+
+--Elle rêve qu'elle a des enfants et un mari, c'est l'agonie qui
+commence.
+
+Les deux soeurs ne bougeaient toujours point, surprises et stupides.
+
+La petite bonne prononça:
+
+--Faut retirer vos châles et vos chapeaux; voulez-vous passer dans la
+salle?
+
+Elles sortirent sans avoir prononcé une parole et Colombel les suivit en
+boitant, laissant de nouveau toute seule la mourante.
+
+Quand elles se furent débarrassées de leurs vêtements de route, les
+femmes s'assirent enfin. Alors un des chats quitta sa fenêtre, s'étira,
+sauta dans la salle, puis sur les genoux de Mme Cimme, qui se mit à le
+caresser.
+
+On entendait à côté la voix de l'agonisante, vivant, à cette heure
+dernière, la vie qu'elle avait attendue sans doute, vidant ses rêves
+eux-mêmes au moment où tout allait finir pour elle.
+
+Cimme, dans le jardin, jouait avec le petit Joseph et le chien,
+s'amusant beaucoup, d'une gaieté de gros homme aux champs, sans aucun
+souvenir de la mourante.
+
+Mais tout à coup il rentra, et, s'adressant à la bonne:
+
+--Dis donc, ma fille, tu vas nous faire à déjeuner. Qu'est-ce que vous
+allez manger, mesdames?
+
+On convint d'une omelette aux fines herbes, d'un morceau de faux-filet
+avec des pommes nouvelles, d'un fromage et d'une tasse de café.
+
+Et comme Mme Colombel fouillait dans sa poche pour chercher son
+porte-monnaie, Cimme l'arrêta; puis, se tournant vers la bonne:--Tu dois
+avoir de l'argent? Elle répondit:
+
+--Oui, Monsieur.
+
+--Combien?
+
+--Quinze francs.
+
+--Ça suffit. Dépêche-toi, ma fille, car je commence à avoir faim.
+
+Mme Cimme, regardant au dehors les fleurs grimpantes baignées de soleil,
+et deux pigeons amoureux sur le toit en face, prononça d'un air
+navré:--C'est malheureux d'être venus pour une aussi triste
+circonstance. Il ferait bien bon dans la campagne aujourd'hui.
+
+Sa soeur soupira sans répondre, et Colombel murmura, ému peut-être par la
+pensée d'une marche:--Ma jambe me tracasse bougrement.
+
+Le petit Joseph et le chien faisaient un bruit terrible: l'un poussant
+des cris de joie, l'autre aboyant éperdument. Ils jouaient à cache-cache
+autour des trois plates-bandes, courant l'un après l'autre comme deux
+fous.
+
+La mourante continuait à appeler ses enfants, causant avec chacun,
+s'imaginant qu'elle les habillait, qu'elle les caressait, qu'elle leur
+apprenait à lire: «Allons! Simon, répète: ABCD. Tu ne dis pas bien,
+voyons, D D D, m'entends-tu? Répète alors...»
+
+Cimme prononça:--C'est curieux ce que l'on dit à ces moments-là.
+
+Mme Colombel alors demanda:--Il vaudrait peut-être mieux retourner
+auprès d'elle. Mais Cimme aussitôt l'en dissuada:--Pourquoi faire,
+puisque vous ne pouvez rien changer à son état? Nous sommes aussi bien
+ici.
+
+Personne n'insista. Mme Cimme considéra les deux oiseaux verts, dits
+inséparables. Elle loua en quelques phrases cette fidélité singulière et
+blâma les hommes de ne pas imiter ces bêtes. Cimme se mit à rire,
+regarda sa femme, chantonna d'un air goguenard: «Tra-la-la.
+Tra-la-la-la», comme pour laisser entendre bien des choses sur sa
+fidélité, à lui, Cimme.
+
+Colombel, pris maintenant de crampes d'estomac, frappait le pavé de sa
+canne.
+
+L'autre chat entra la queue en l'air.
+
+On ne se mit à table qu'à une heure.
+
+Dès qu'il eut goûté au vin, Colombel, à qui on avait recommandé de ne
+boire que du bordeaux de choix, rappela la servante:
+
+--Dis donc, ma fille, est-ce qu'il n'y a rien de meilleur que cela dans
+la cave?
+
+--Oui monsieur, il y a du vin fin qu'on vous servait quand vous veniez.
+
+--Eh bien, va nous en chercher trois bouteilles.
+
+On goûta ce vin qui parut excellent; non pas qu'il provint d'un cru
+remarquable, mais il avait quinze ans de cave. Cimme déclara:--C'est du
+vrai vin de malade.
+
+Colombel, saisi d'une envie ardente de posséder ce bordeaux, interrogea
+de nouveau la bonne:--Combien en reste-t-il, ma fille?
+
+--Oh! presque tout, Monsieur, mamz'elle n'en buvait jamais. C'est le tas
+du fond.
+
+Alors il se tourna vers son beau-frère:--Si vous vouliez, Cimme, je vous
+reprendrais ce vin-là pour autre chose, il convient merveilleusement à
+mon estomac.
+
+La poule était entrée à son tour avec son troupeau de poussins; les deux
+femmes s'amusaient à lui jeter des miettes.
+
+On renvoya au jardin Joseph et le chien qui avaient assez mangé.
+
+La reine Hortense parlait toujours, mais à voix basse maintenant, de
+sorte qu'on ne distinguait plus les paroles.
+
+Quand on eut achevé le café, tout le monde alla constater l'état de la
+malade. Elle semblait calme.
+
+On ressortit et on s'assit en cercle dans le jardin pour digérer.
+
+Tout à coup le chien se mit à tourner autour des chaises de toute la
+vitesse de ses pattes, portant quelque chose en sa gueule. L'enfant
+courait derrière éperdument. Tous deux disparurent dans la maison.
+
+Cimme s'endormit le ventre au soleil.
+
+La mourante se remit à parler haut. Puis, tout à coup, elle cria.
+
+Les deux femmes et Colombel s'empressèrent de rentrer pour voir ce
+qu'elle avait. Cimme, réveillé, ne se dérangea pas, n'aimant point ces
+choses-là.
+
+Elle s'était assise, les yeux hagards. Son chien, pour échapper à la
+poursuite du petit Joseph, avait sauté sur le lit, franchi l'agonisante;
+et, retranché derrière l'oreiller, il regardait son camarade de ses yeux
+luisants, prêt à sauter de nouveau pour recommencer la partie. Il tenait
+à la gueule une des pantoufles de sa maîtresse, déchirée à coups de
+crocs, depuis une heure qu'il jouait avec.
+
+L'enfant, intimidé par cette femme dressée soudain devant lui, restait
+immobile en face de la couche.
+
+La poule, entrée aussi, effarouchée par le bruit, avait sauté sur une
+chaise; et elle appelait désespérément ses poussins qui pépiaient,
+effarés, entre les quatre jambes du siège.
+
+La reine Hortense criait d'une voix déchirante: «Non, non, je ne veux
+pas mourir, je ne veux pas! je ne veux pas! Qui est-ce qui élèvera mes
+enfants? Qui les soignera? Qui les aimera? Non, je ne veux pas!... je
+ne...»
+
+Elle se renversa sur le dos. C'était fini.
+
+Le chien, très excité, sauta dans la chambre en gambadant.
+
+Colombel courut à la fenêtre, appela son beau-frère:--Arrivez vite,
+arrivez vite. Je crois qu'elle vient de passer.
+
+Alors Cimme se leva et, prenant son parti, il pénétra dans la chambre en
+balbutiant:
+
+--Ç'a été moins long que je n'aurais cru.
+
+
+ * * * * *
+
+
+
+
+LE PARDON
+
+[Illustration de J. ROY]
+
+
+Elle avait été élevée dans une de ces familles qui vivent enfermées en
+elles-mêmes, et qui semblent toujours loin de tout. Elles ignorent les
+événements politiques, bien qu'on en cause à table; mais les changements
+de gouvernement se passent si loin, si loin, qu'on parle de cela comme
+d'un fait historique, comme de la mort de Louis XVI ou du débarquement
+de Napoléon.
+
+Les moeurs se modifient, les modes se succèdent. On ne s'en aperçoit
+guère dans la famille calme où l'on suit toujours les coutumes
+traditionnelles. Et si quelque histoire scabreuse se passe dans les
+environs, le scandale vient mourir au seuil de la maison. Seuls, le père
+et la mère, un soir, échangent quelques mots là-dessus, mais à mi-voix,
+à cause des murs qui ont partout des oreilles. Et, discrètement, le
+père dit:
+
+--Tu as su cette terrible affaire dans la famille des Rivoil?
+
+Et la mère répond:
+
+--Qui aurait jamais cru cela? C'est affreux.
+
+Les enfants ne se doutent de rien, et ils arrivent à l'âge de vivre à
+leur tour, avec un bandeau sur les yeux et sur l'esprit, sans soupçonner
+les dessous de l'existence, sans savoir qu'on ne pense pas comme on
+parle, et qu'on ne parle point comme on agit; sans savoir qu'il faut
+vivre en guerre avec tout le monde, ou du moins en paix armée, sans
+deviner qu'on est sans cesse trompé quand on est naïf, joué quand on est
+sincère, maltraité quand on est bon.
+
+Les uns vont jusqu'à la mort dans cet aveuglement de probité, de
+loyauté, d'honneur; tellement intègres que rien ne leur ouvre les yeux.
+
+Les autres, désabusés sans bien comprendre, trébuchent éperdus,
+désespérés, et meurent en se croyant les jouets d'une fatalité
+exceptionnelle, les victimes misérables d'événements funestes et
+d'hommes particulièrement criminels.
+
+Les Savignol marièrent leur fille Berthe à dix-huit ans. Elle épousa un
+jeune homme de Paris, Georges Baron, qui faisait des affaires à la
+Bourse. Il était beau garçon, parlait bien, avec tous les dehors probes
+qu'il fallait; mais au fond du coeur, il se moquait un peu de ses
+beaux-parents attardés, qu'il appelait entre amis: «Mes chers fossiles».
+
+Il appartenait à une bonne famille; et la jeune fille était riche. Il
+l'emmena vivre à Paris.
+
+Elle devint une de ces provinciales de Paris dont la race est nombreuse.
+Elle demeura ignorante de la grande ville, de son monde élégant, de ses
+plaisirs, de ses costumes, comme elle était demeurée ignorante de la
+vie, de ses perfidies et de ses mystères.
+
+Enfermée en son ménage, elle ne connaissait guère que sa rue, et quand
+elle s'aventurait dans un autre quartier, il lui semblait accomplir un
+voyage lointain en une ville inconnue et étrangère. Elle disait le soir:
+
+--J'ai traversé les boulevards, aujourd'hui.
+
+Deux ou trois fois par an, son mari l'emmenait au théâtre. C'étaient des
+fêtes dont le souvenir ne s'éteignait plus et dont on reparlait sans
+cesse.
+
+Quelquefois, à table, trois mois après, elle se mettait brusquement à
+rire, et s'écriait:
+
+--Te rappelles-tu cet acteur habillé en général et qui imitait le chant
+du coq?
+
+Toutes ses relations se bornaient à deux familles alliées qui, pour
+elle, représentaient l'humanité. Elle les désignait en faisant précéder
+leur nom de l'article «les»--les Martinet et les Michelint.
+
+Son mari vivait à sa guise, rentrant quand il voulait, parfois au jour
+levant, prétextant des affaires, ne se gênant point, sûr que jamais un
+soupçon n'effleurerait cette âme candide.
+
+Mais un matin elle reçut une lettre anonyme.
+
+Elle demeura éperdue, ayant le coeur trop droit pour comprendre l'infamie
+des dénonciations, pour mépriser cette lettre dont l'auteur se disait
+inspiré par l'intérêt de son bonheur, et la haine du mal, et l'amour de
+la vérité.
+
+On lui révélait que son mari avait, depuis deux ans, une maîtresse, une
+jeune veuve, Mme Rosset, chez qui il passait toutes ses soirées.
+
+Elle ne sut ni feindre, ni dissimuler, ni épier, ni ruser. Quand il
+revint pour déjeuner elle lui jeta cette lettre, en sanglotant, et
+s'enfuit dans sa chambre.
+
+Il eut le temps de comprendre, de préparer sa réponse et il alla frapper
+à la porte de sa femme. Elle ouvrit aussitôt, n'osant pas le regarder.
+Il souriait; il s'assit, l'attira sur ses genoux; et d'une voix douce,
+un peu moqueuse:
+
+«Ma chère petite, j'ai en effet pour amie Mme Rosset, que je connais
+depuis dix ans et que j'aime beaucoup, j'ajouterai que je connais vingt
+autres familles dont je ne t'ai jamais parlé, sachant que tu ne
+recherches pas le monde, les fêtes et les relations nouvelles. Mais,
+pour en finir une fois pour toutes avec ces dénonciations infâmes, je te
+prierai de t'habiller après le déjeuner et nous irons faire une visite
+à cette jeune femme qui deviendra ton amie, je n'en doute pas.»
+
+Elle embrassa à pleins bras son mari; et, par une de ces curiosités
+féminines qui ne s'endorment plus une fois éveillées, elle ne refusa
+point d'aller voir cette inconnue qui lui demeurait, malgré tout, un peu
+suspecte. Elle sentait, par instinct, qu'un danger connu est presque
+évité.
+
+Elle entra dans un petit appartement coquet, plein de bibelots, orné
+avec art, au quatrième étage d'une belle maison. Au bout de cinq minutes
+d'attente dans un salon assombri par des tentures, des portières, des
+rideaux drapés gracieusement, une porte s'ouvrit et une jeune femme
+apparut, très brune, petite, un peu grasse, étonnée et souriante.
+
+Georges fit les présentations.
+
+--Ma femme, Madame Julie Rosset.
+
+La jeune veuve poussa un léger cri d'étonnement et de joie, et s'élança,
+les deux mains ouvertes. Elle n'espérait point, disait-elle, avoir ce
+bonheur, sachant que Mme Baron ne voyait personne; mais elle était si
+heureuse, si heureuse! Elle aimait tant Georges! (elle disait Georges
+tout court avec une fraternelle familiarité), qu'elle avait une envie
+folle de connaître sa jeune femme et de l'aimer aussi.
+
+Au bout d'un mois, les deux nouvelles amies ne se quittaient plus. Elles
+se voyaient chaque jour, souvent deux fois, et dînaient tous les soirs
+ensemble, tantôt chez l'une, tantôt chez l'autre. Georges maintenant ne
+sortait plus guère, ne prétextait plus d'affaires, adorant, disait-il,
+son coin du feu.
+
+Enfin, un appartement s'étant trouvé libre dans la maison habitée par
+Mme Rosset, Mme Baron s'empressa de le prendre pour se rapprocher et se
+réunir encore davantage.
+
+Et, pendant deux années entières, ce fut une amitié sans un nuage, une
+amitié de coeur et d'âme, absolue, tendre, dévouée, délicieuse. Berthe ne
+pouvait plus parler sans prononcer le nom de Julie qui représentait pour
+elle la perfection.
+
+Elle était heureuse, d'un bonheur parfait, calme et doux.
+
+Mais voici que Mme Rosset tomba malade. Berthe ne la quitta plus. Elle
+passait les nuits, se désolait; son mari lui-même était désespéré.
+
+Or, un matin, le médecin, en sortant de sa visite, prit à part Georges
+et sa femme, et leur annonça qu'il trouvait fort grave l'état de leur
+amie.
+
+Dès qu'il fut parti, les jeunes gens atterrés, s'assirent l'un en face
+de l'autre; puis, brusquement, se mirent à pleurer. Ils veillèrent, la
+nuit, tous les deux ensemble auprès du lit; et Berthe, à tout instant,
+embrassait tendrement la malade, tandis que Georges, debout devant les
+pieds de sa couche, la contemplait silencieusement avec une persistance
+acharnée.
+
+Le lendemain, elle allait plus mal encore.
+
+Enfin, vers le soir, elle déclara qu'elle se trouvait mieux, et,
+contraignit ses amis à redescendre chez eux pour dîner.
+
+Ils étaient tristement assis dans leur salle, sans guère manger, quand
+la bonne remit à Georges une enveloppe. Il l'ouvrit, lut, devint livide
+et, se levant, il dit à sa femme, d'un air étrange: «Attends-moi, il
+faut que je m'absente un instant, je serai de retour dans dix minutes.
+Surtout ne sors pas.»
+
+Et il courut dans sa chambre prendre son chapeau.
+
+Berthe l'attendit, torturée par une inquiétude nouvelle. Mais, docile en
+tout, elle ne voulait point remonter chez son amie avant qu'il fût
+revenu.
+
+Comme il ne reparaissait pas, la pensée lui vint d'aller voir en sa
+chambre s'il avait pris ses gants, ce qui eût indiqué qu'il devait
+entrer quelque part.
+
+Elle les aperçut du premier coup d'oeil. Près d'eux un papier froissé,
+gisait, jeté là. Elle le reconnut aussitôt, c'était celui qu'on venait
+de remettre à Georges.
+
+Et une tentation brûlante, la première de sa vie, lui vint de lire, de
+savoir. Sa conscience révoltée luttait, mais la démangeaison d'une
+curiosité fouettée et douloureuse poussait sa main. Elle saisit le
+papier, l'ouvrit, reconnut aussitôt l'écriture, celle de Julie, une
+écriture tremblée, au crayon. Elle lut: «Viens seul m'embrasser, mon
+pauvre ami, je vais mourir.»
+
+Elle ne comprit pas d'abord, et restait là stupide, frappée surtout par
+l'idée de mort. Puis, soudain, le tutoiement saisit sa pensée; et ce
+fut comme un grand éclair illuminant son existence, lui montrant toute
+l'infâme vérité, toute leur trahison, toute leur perfidie. Elle comprit
+leur longue astuce, leurs regards, sa bonne foi jouée, sa confiance
+trompée. Elle les revit l'un en face de l'autre, le soir sous
+l'abat-jour de sa lampe, lisant le même livre, se consultant de l'oeil à
+la fin des pages.
+
+Et, son coeur soulevé d'indignation, meurtri de souffrance, s'abîma dans
+un désespoir sans bornes.
+
+Des pas retentirent; elle s'enfuit et s'enferma chez elle.
+
+Son mari, bientôt, l'appela.
+
+--Viens vite. Mme Rosset va mourir.
+
+Berthe parut sur sa porte et, la lèvre tremblante:
+
+--Retournez seul auprès d'elle, elle n'a pas besoin de moi.
+
+Il la regarda follement, abruti de chagrin, et il reprit:
+
+--Vite, vite, elle meurt.
+
+Berthe répondit:
+
+--Vous aimeriez mieux que ce fût moi.
+
+Alors il comprit peut-être, et s'en alla, remontant près de
+l'agonisante.
+
+Il la pleura sans dissimulation, sans pudeur, indifférent à la douleur
+de sa femme qui ne lui parlait plus, ne le regardait plus, vivait seule
+murée dans le dégoût, dans une colère révoltée, et priait Dieu matin et
+soir.
+
+Ils habitaient ensemble pourtant, mangeaient face à face, muets et
+désespérés.
+
+Puis il s'apaisa peu à peu; mais elle ne lui pardonnait point.
+
+Et la vie continua, dure pour tous les deux.
+
+Pendant un an, ils demeurèrent aussi étrangers l'un à l'autre que s'ils
+ne se fussent pas connus. Berthe faillit devenir folle.
+
+Puis un matin étant partie dès l'aurore, elle rentra vers huit heures
+portant en ses deux mains un énorme bouquet de roses, de roses blanches,
+toutes blanches.
+
+Et elle fit dire à son mari qu'elle désirait lui parler.
+
+Il vint inquiet, troublé.
+
+--Nous allons sortir ensemble, lui dit-elle; prenez ces fleurs, elles
+sont trop lourdes pour moi.
+
+Il prit le bouquet et suivit sa femme. Une voiture les attendait qui
+partit dès qu'ils furent montés.
+
+Elle s'arrêta devant la grille du cimetière. Alors Berthe, dont les yeux
+s'emplissaient de larmes, dit à Georges:--Conduisez-moi à sa tombe. Il
+tremblait sans comprendre, et il se mit à marcher devant, tenant
+toujours les fleurs en ses bras. Il s'arrêta enfin devant un marbre
+blanc et le désigna sans rien dire.
+
+Alors elle lui reprit le grand bouquet et, s'agenouillant, le déposa sur
+les pieds du tombeau. Puis elle s'isola en une prière inconnue et
+suppliante!
+
+Debout derrière elle, son mari, hanté de souvenirs, pleurait.
+
+Elle se releva et lui tendit les mains.
+
+--Si vous voulez, nous serons amis, dit-elle.
+
+
+ * * * * *
+
+
+
+
+LA LÉGENDE DU MONT SAINT-MICHEL
+
+[Illustration de GRASSET]
+
+
+Je l'avais vu d'abord de Cancale ce château de fées planté dans la mer.
+Je l'avais vu confusément, ombre grise dressée sur le ciel brumeux.
+
+Je le revis d'Avranches, au soleil couchant. L'immensité des sables
+était rouge, l'horizon était rouge, toute la baie démesurée était rouge;
+seule, l'abbaye escarpée, poussée là-bas, loin de la terre, comme un
+manoir fantastique, stupéfiante comme un palais de rêve,
+invraisemblablement étrange et belle, restait presque noire dans les
+pourpres du jour mourant.
+
+J'allai vers elle le lendemain dès l'aube, à travers les sables, l'oeil
+tendu sur ce bijoux monstrueux, grand comme une montagne, ciselé comme
+un camée et vaporeux comme une mousseline. Plus j'approchais, plus je
+me sentais soulevé d'admiration, car rien au monde peut-être n'est plus
+étonnant et plus parfait.
+
+Et j'errai, surpris comme si j'avais découvert l'habitation d'un dieu à
+travers ces salles portées par des colonnes légères ou pesantes, à
+travers ces couloirs percés à jour, levant mes yeux émerveillés sur ces
+clochetons qui semblent des fusées parties vers le ciel et sur tout cet
+emmêlement incroyable de tourelles, de gargouilles, d'ornements sveltes
+et charmants, feu d'artifice de pierre, dentelle de granit,
+chef-d'oeuvre d'architecture colossale et délicate.
+
+Comme je restais en extase, un paysan bas-normand m'aborda et me raconta
+l'histoire de la grande querelle de saint Michel avec le diable.
+
+Un sceptique de génie a dit: «Dieu a fait l'homme à son image, mais
+l'homme le lui a bien rendu.»
+
+Ce mot est d'une éternelle vérité et il serait fort curieux de faire
+dans chaque continent l'histoire de la divinité locale, ainsi que
+l'histoire des saints patrons dans chacune de nos provinces. Le nègre a
+des idoles féroces, mangeuses d'hommes; le mahométan polygame peuple son
+paradis de femmes; les Grecs, en gens pratiques, avaient divinisé toutes
+les passions.
+
+Chaque village de France est placé sous l'invocation d'un saint
+protecteur, modifié à l'image des habitants.
+
+Or, saint Michel veille sur la Basse-Normandie, saint Michel, l'ange
+radieux et victorieux, le porte-glaive, le héros du ciel, le triomphant,
+le dominateur de Satan.
+
+Mais voici comment le Bas-Normand, rusé, cauteleux, sournois et
+chicanier, comprend et raconte la lutte du grand saint avec le diable.
+
+Pour se mettre à l'abri des méchancetés du démon, son voisin, saint
+Michel construisit lui-même, en plein océan, cette habitation digne d'un
+archange; et, seul, en effet, un pareil saint pouvait se créer une
+semblable résidence.
+
+Mais, comme il redoutait encore les approches du Malin, il entoura son
+domaine de sables mouvants plus perfides que la mer.
+
+Le diable habitait une humble chaumière sur la côte; mais il possédait
+les prairies baignées d'eau salée, les belles terres grasses où poussent
+les récoltes lourdes, les riches vallées et les coteaux féconds de tout
+le pays; tandis que le saint ne régnait que sur les sables. De sorte que
+Satan était riche, et saint Michel était pauvre comme un gueux.
+
+Après quelques années de jeûne, le saint s'ennuya de cet état de choses
+et pensa à passer un compromis avec le diable; mais la chose n'était
+guère facile, Satan tenant à ses moissons.
+
+Il réfléchit pendant six mois; puis, un matin, il s'achemina vers la
+terre. Le démon mangeait la soupe devant sa porte quand il aperçut le
+saint; aussitôt il se précipita à sa rencontre, baisa le bas de sa
+manche, le fit entrer et lui offrit de se rafraîchir.
+
+Après avoir bu une jatte de lait, saint Michel prit la parole:
+
+--Je suis venu pour te proposer une bonne affaire.
+
+Le diable, candide et sans défiance, répondit:
+
+--Ça me va.
+
+--Voici. Tu me céderas toutes tes terres.
+
+Satan, inquiet, voulut parler:
+
+--Mais...
+
+Le saint reprit:
+
+--Écoute d'abord. Tu me céderas toutes tes terres. Je me chargerai de
+l'entretien, du travail, des labourages, des semences, du fumage, de
+tout enfin, et nous partagerons la récolte par moitié. Est-ce dit?
+
+Le diable, naturellement paresseux, accepta.
+
+Il demanda seulement en plus quelques-uns de ces délicieux surmulets
+qu'on pêche autour du mont solitaire. Saint Michel promit les poissons.
+
+Ils se tapèrent dans la main, crachèrent de côté pour indiquer que
+l'affaire était faite, et le saint reprit:
+
+--Tiens, je ne veux pas que tu aies à te plaindre de moi. Choisis ce que
+tu préfères: la partie des récoltes qui sera sur terre ou celle qui
+restera dans la terre.
+
+Satan s'écria:
+
+--Je prends celle qui sera sur terre.
+
+--C'est entendu, dit le saint.
+
+Et il s'en alla.
+
+Or, six mois après, dans l'immense domaine du diable, on ne voyait que
+des carottes, des navets, des oignons, des salsifis, toutes les plantes
+dont les racines grasses sont bonnes et savoureuses, et dont la feuille
+inutile sert tout au plus à nourrir les bêtes.
+
+Satan n'eut rien et voulut rompre le contrat, traitant saint Michel de
+«malicieux».
+
+Mais le saint avait pris goût à la culture; il retourna retrouver le
+diable:
+
+--Je t'assure que je n'y ai point pensé du tout; ça s'est trouvé comme
+ça; il n'y a point de ma faute. Et, pour te dédommager, je t'offre de
+prendre, cette année, tout ce qui se trouvera sous terre.
+
+--Ça me va, dit Satan.
+
+Au printemps suivant, toute l'étendue des terres de l'Esprit du Mal
+était couverte de blés épais, d'avoines grosses comme des clochetons, de
+lins, de colzas magnifiques, de trèfles rouges, de pois, de choux,
+d'artichauts, de tout ce qui s'épanouit au soleil en graines ou en
+fruits.
+
+Satan n'eut encore rien et se fâcha tout à fait.
+
+Il reprit ses prés et ses labours et resta sourd à toutes les ouvertures
+nouvelles de son voisin.
+
+Une année entière s'écoula. Du haut de son manoir isolé, saint Michel
+regardait la terre lointaine et féconde, et voyait le diable dirigeant
+les travaux, rentrant les récoltes, battant ses grains. Et il rageait,
+s'exaspérant de son impuissance. Ne pouvant plus duper Satan, il résolut
+de s'en venger, et il alla le prier à dîner pour le lundi suivant.
+
+--Tu n'as pas été heureux dans tes affaires avec moi, disait-il, je le
+sais; mais je ne veux pas qu'il reste de rancune entre nous, et je
+compte que tu viendras dîner avec moi. Je te ferai manger de bonnes
+choses.
+
+Satan, aussi gourmand que paresseux, accepta bien vite. Au jour dit, il
+revêtit ses plus beaux habits et prit le chemin du Mont.
+
+Saint Michel le fit asseoir à une table magnifique. On servit d'abord
+un vol-au-vent plein de crêtes et de rognons de coq, avec des boulettes
+de chair à saucisse, puis deux gros surmulets à la crème, puis une dinde
+blanche pleine de marrons confits dans du vin, puis un gigot de
+pré-salé, tendre comme du gâteau; puis des légumes qui fondaient dans la
+bouche et de la bonne galette chaude, qui fumait en répandant un parfum
+de beurre.
+
+On but du cidre pur, mousseux et sucré, et du vin rouge et capiteux, et,
+après chaque plat, on faisait un trou avec de vieille eau-de-vie de
+pommes.
+
+Le diable but et mangea comme un coffre, tant et si bien qu'il se trouva
+gêné.
+
+Alors saint Michel, se levant formidable, s'écria d'une voix de
+tonnerre:
+
+--Devant moi! devant moi, canaille! Tu oses... devant moi...
+
+Satan éperdu s'enfuit, et le saint, saisissant un bâton, le poursuivit.
+
+Ils couraient par les salles basses, tournant autour des piliers,
+montaient les escaliers aériens, galopaient le long des corniches,
+sautaient de gargouille en gargouille. Le pauvre démon, malade à fendre
+l'âme, fuyait, souillant la demeure du saint. Il se trouva enfin sur la
+dernière terrasse, tout en haut, d'où l'on découvre la baie immense avec
+ses villes lointaines, ses sables et ses pâturages. Il ne pouvait
+échapper plus longtemps; et le saint, lui jetant dans le dos un coup de
+pied furieux, le lança comme une balle à travers l'espace.
+
+Il fila dans le ciel ainsi qu'un javelot, et s'en vint tomber lourdement
+devant la ville de Mortain. Les cornes de son front et les griffes de
+ses membres entrèrent profondément dans le rocher, qui garde pour
+l'éternité les traces de cette chute de Satan.
+
+Il se releva boiteux, estropié jusqu'à la fin des siècles; et, regardant
+au loin le Mont fatal, dressé comme un pic dans le soleil couchant, il
+comprit bien qu'il serait toujours vaincu dans cette lutte inégale, et
+il partit en traînant la jambe, se dirigeant vers des pays éloignés,
+abandonnant à son ennemi, ses champs, ses plaines, ses coteaux, ses
+vallées et ses prés.
+
+Et voilà comment saint Michel, patron des Normands, vainquit le diable.
+
+Un autre peuple avait rêvé autrement cette bataille.
+
+
+ * * * * *
+
+
+
+
+UNE VEUVE
+
+[Illustration d'ARCOS]
+
+
+C'était pendant la saison des chasses, dans le château de Banneville.
+L'automne était pluvieux et triste. Les feuilles rouges, au lieu de
+craquer sous les pieds, pourrissaient dans les ornières, sous les
+lourdes averses.
+
+La forêt, presque dépouillée, était humide comme une salle de bains.
+Quand on entrait dedans, sous les grands arbres fouettés par les grains,
+une odeur moisie, une buée d'eau tombée, d'herbes trempées, de terre
+mouillée, vous enveloppait et les tireurs, courbés sous cette inondation
+continue, et les chiens mornes, la queue basse et le poil collé sur les
+côtes, et les jeunes chasseresses en leur taille de drap collante et
+traversée de pluie, rentraient chaque soir las de corps et d'esprit.
+
+Dans le grand salon, après dîner, on jouait au loto, sans plaisir,
+tandis que le vent faisait sur les volets des poussées bruyantes et
+lançait les vieilles girouettes en des tournoiements de toupie. On
+voulut alors conter des histoires, comme il est dit en des livres; mais
+personne n'inventait rien d'amusant. Les chasseurs narraient des
+aventures à coups de fusil, des boucheries de lapins; et les femmes se
+creusaient la tête sans y découvrir jamais l'imagination de
+Scheherazade.
+
+On allait encore renoncer à ce divertissement, quand une jeune femme, en
+jouant, sans y penser, avec la main d'une vieille tante restée fille,
+remarqua une petite bague faite avec des cheveux blonds, qu'elle avait
+vue souvent sans jamais y réfléchir.
+
+Alors, en la faisant rouler doucement autour du doigt, elle demanda:
+«Dis donc, tante, qu'est-ce que c'est que cette bague? On dirait des
+cheveux d'enfant...» La vieille demoiselle rougit, pâlit; puis, d'une
+voix tremblante: «C'est si triste, si triste, que je n'en veux jamais
+parler. Tout le malheur de ma vie vient de là. J'étais toute jeune
+alors, et le souvenir m'est resté si douloureux que je pleure chaque
+fois en y pensant.»
+
+On voulut aussitôt connaître l'histoire, mais la tante refusait de la
+dire; on finit enfin par la prier tant qu'elle se décida.
+
+«Vous m'avez souvent entendu parler de la famille de Santèze, éteinte
+aujourd'hui. J'ai connu les trois derniers hommes de cette maison. Ils
+sont morts tous les trois de la même façon; voici les cheveux du
+dernier. Il avait treize ans quand il s'est tué pour moi. Cela vous
+parait étrange, n'est-ce pas?
+
+«Oh! c'était une race singulière, des fous, si l'on veut, mais des fous
+charmants, des fous par amour. Tous, de père en fils, avaient des
+passions violentes, de grands élans de tout leur être qui les poussaient
+aux choses les plus exaltées, aux dévouements fanatiques, même aux
+crimes. C'était en eux, cela, ainsi que la dévotion ardente est dans
+certaine âmes. Ceux qui se font trappistes n'ont pas la même nature que
+les coureurs de salon. On disait dans la parenté: «Amoureux comme un
+Santèze.» Rien qu'à les voir, on le devinait. Ils avaient tous les
+cheveux bouclés, bas sur le front, la barbe frisée, et des yeux larges,
+larges, dont le rayon entrait dans vous, et vous troublait sans qu'on
+sût pourquoi.
+
+«Le grand-père de celui dont voici le seul souvenir, après beaucoup
+d'aventures, et des duels et des enlèvements de femmes, devint
+passionnément épris, vers soixante-cinq ans, de la fille de son fermier.
+Je les ai connus tous les deux. Elle était blonde, pâle, distinguée,
+avec un parler lent, une voix molle et un regard si doux, si doux, qu'on
+l'aurait dit d'une madone. Le vieux seigneur la prit chez lui, et il fut
+bientôt si captivé qu'il ne pouvait se passer d'elle une minute. Sa
+fille et sa belle-fille, qui habitaient le château, trouvaient cela
+naturel, tant l'amour était de tradition dans la maison. Quand il
+s'agissait de passion, rien ne les étonnait, et, si l'on parlait devant
+elles de penchants contrariés, d'amants désunis, même de vengeance après
+des trahisons, elles disaient toutes les deux, du même ton désolé: «Oh!
+comme il (ou elle) a dû souffrir pour en arriver là». Rien de plus.
+Elles s'apitoyaient sur les drames du coeur et ne s'en indignaient
+jamais, même quand ils étaient criminels.
+
+«Or, un automne, un jeune homme, M. de Gradelle, invité pour la chasse,
+enleva la jeune fille.
+
+«M. de Santèze resta calme, comme s'il ne s'était rien passé; mais, un
+matin, on le trouva pendu dans le chenil, au milieu des chiens.
+
+«Son fils mourut de la même façon, dans un hôtel, à Paris, pendant un
+voyage qu'il y fit en 1841, après avoir été trompé par une chanteuse de
+l'Opéra.
+
+«Il laissait un enfant âgé de douze ans, et une veuve, la soeur de ma
+mère. Elle vint avec le petit habiter chez mon père, dans notre terre de
+Bertillon. J'avais alors dix-sept ans.
+
+«Vous ne pouvez vous figurer quel étonnant et précoce enfant était ce
+petit Santèze. On eût dit que toutes les facultés de tendresse, que
+toutes les exaltations de sa race étaient retombées sur celui-là, le
+dernier. Il rêvait toujours et se promenait seul, pendant des heures,
+dans une grande allée d'ormes allant du château jusqu'au bois. Je
+regardais de ma fenêtre ce gamin sentimental, qui marchait à pas graves,
+les mains derrière le dos, le front penché, et, parfois, s'arrêtait
+pour lever les yeux comme s'il voyait et comprenait, et ressentait des
+choses qui n'étaient point de son âge.
+
+«Souvent, après le dîner, par les nuits claires, il me disait: «Allons
+rêver, cousine...» Et nous partions ensemble dans le parc. Il s'arrêtait
+brusquement devant les clairières où flottait cette vapeur blanche,
+cette ouate dont la lune garnit les éclaircies des bois; et il me
+disait, en me serrant la main: «Regarde ça, regarde ça. Mais tu ne me
+comprends pas, je le sens. Si tu comprenais, nous serions heureux. Il
+faut aimer pour savoir.» Je riais et je l'embrassais, ce gamin, qui
+m'adorait à en mourir.
+
+«Souvent aussi, après le dîner, il allait s'asseoir sur les genoux de ma
+mère: «Allons, tante, lui disait-il, raconte-nous des histoires
+d'amour.» Et ma mère, par plaisanterie, lui disait toutes les légendes
+de sa famille, toutes les aventures passionnées de ses pères; car on en
+citait des mille et des mille, de vraies et de fausses. C'est leur
+réputation qui les a tous perdus, ces hommes; ils se montaient la tête
+et se faisaient gloire ensuite de ne point laisser mentir la renommée de
+leur maison.
+
+«Il s'exaltait, le petit, à ces récits tendres ou terribles, et parfois
+il battait des mains en répétant: «Moi aussi, moi aussi, je sais aimer
+mieux qu'eux tous!»
+
+«Alors il me fit la cour, une cour timide et profondément tendre dont on
+riait, tant c'était drôle. Chaque matin, j'avais des fleurs cueillies
+par lui, et, chaque soir, avant de remonter dans sa chambre, il me
+baisait la main en murmurant: «Je t'aime!»
+
+«Je fus coupable, bien coupable, et j'en pleure encore sans cesse, et
+j'en ai fait pénitence toute ma vie; et je suis restée vieille fille, ou
+plutôt non, je suis restée comme fiancée-veuve, veuve de lui. Je
+m'amusai de cette tendresse puérile, je l'excitais même; je fus
+coquette, séduisante, comme auprès d'un homme, caressante et perfide.
+J'affolai cet enfant. C'était un jeu pour moi, et un divertissement
+joyeux pour sa mère et pour la mienne. Il avait douze ans! Songez! qui
+donc aurait pris au sérieux cette passion d'atome? Je l'embrassais tant
+qu'il voulait; je lui écrivis même des billets doux que lisaient nos
+mères; et il me répondait des lettres, des lettres de feu, que j'ai
+gardées. Il croyait secrète notre intimité d'amour, se jugeant un homme.
+Nous avions oublié qu'il était un Santèze!
+
+«Cela dura prés d'un an. Un soir, dans le parc, il s'abattit à mes
+genoux et, baisant le bas de ma robe avec un élan furieux, il répétait:
+«Je t'aime, je t'aime, je t'aime à en mourir. Si tu me trompes jamais,
+entends-tu, si tu m'abandonnes pour un autre, je ferai comme mon
+père...» Et il ajouta d'une voix profonde à donner un frisson: «Tu sais
+ce qu'il a fait!»
+
+«Puis, comme je restais interdite, il se releva, et se dressant sur la
+pointe des pieds pour arriver à mon oreille, car j'étais bien plus
+grande que lui, il modula mon nom, mon petit nom: «Geneviève!» d'un ton
+si doux, si joli, si tendre, que j'en frissonnai jusqu'aux pieds.
+
+«Je balbutiais: «Rentrons, rentrons!» Il ne dit plus rien et me suivit;
+mais, comme nous allions gravir les marches du perron, il m'arrêta: «Tu
+sais, si tu m'abandonnes, je me tue.»
+
+«Je compris, cette fois, que j'avais été trop loin, et je devins
+réservée. Comme il m'en faisait, un jour, des reproches, je répondis:
+«Tu es maintenant trop grand pour plaisanter, et trop jeune pour un
+amour sérieux. J'attends.»
+
+«Je m'en croyais quitte ainsi.
+
+«On le mit en pension à l'automne. Quand il revint, l'été suivant,
+j'avais un fiancé. Il comprit tout de suite et garda pendant huit jours
+un air si réfléchi que je demeurais très inquiète.
+
+«Le neuvième jour, au matin, j'aperçus, en me levant, un petit papier
+glissé sous ma porte. Je le saisis, je l'ouvris, je lus. «Tu m'as
+abandonné; et tu sais ce que je t'ai dit. C'est ma mort que tu as
+ordonnée. Comme je ne veux pas être trouvé par un autre que par toi,
+viens dans le parc, juste à la place où je t'ai dit, l'an dernier, que
+je t'aimais, et regarde en l'air.»
+
+«Je me sentais devenir folle. Je m'habillai vite et vite, et je courus,
+je courus à tomber épuisée, jusqu'à l'endroit désigné.
+
+Sa petite casquette de pension était par terre, dans la boue. Il avait
+plu toute la nuit. Je levai les yeux et j'aperçus quelque chose qui se
+berçait dans les feuilles, car il faisait du vent, beaucoup de vent.
+
+«Je ne sais plus, après ça, ce que j'ai fait. J'ai dû hurler d'abord,
+m'évanouir peut-être, et tomber, puis courir au château. Je repris ma
+raison dans mon lit, avec ma mère à mon chevet.
+
+«Je crus que j'avais rêvé tout cela dans un affreux délire. Je
+balbutiai: «Et lui, lui, Gontran?...» On ne me répondit pas. C'était
+vrai.
+
+«Je n'osai pas le revoir; mais je demandai une longue mèche de ses
+cheveux blonds. La... la... voici...»
+
+Et la vieille demoiselle tendait sa main tremblante dans un geste
+désespéré.
+
+Puis elle se moucha plusieurs fois, s'essuya les yeux et reprit: «J'ai
+rompu mon mariage... sans dire pourquoi... Et je... je suis restée
+toujours... la... la veuve de cet enfant de treize ans.» Puis sa tête
+tomba sur sa poitrine et elle pleura longtemps des larmes pensives.
+
+Et, comme on gagnait les chambres pour dormir, un gros chasseur dont
+elle avait troublé la quiétude souffla dans l'oreille de son voisin:
+
+--N'est-ce pas malheureux d'être sentimental à ce point-là!
+
+
+ * * * * *
+
+
+
+
+MADEMOISELLE COCOTTE
+
+[Illustration de RENOUARD]
+
+
+Nous allions sortir de l'Asile quand j'aperçus dans un coin de la cour
+un grand homme maigre qui faisait obstinément le simulacre d'appeler un
+chien imaginaire. Il criait, d'une voix douce, d'une voix tendre:
+«Cocotte, ma petite Cocotte, viens ici, Cocotte, viens ici, ma belle»,
+en tapant sur sa cuisse comme on fait pour attirer les bêtes. Je
+demandai au médecin:--Qu'est-ce que celui-là? Il me répondit:--Oh!
+celui-là n'est pas intéressant. C'est un cocher, nommé François, devenu
+fou après avoir noyé son chien.
+
+J'insistai:--Dites-moi donc son histoire. Les choses les plus simples,
+les plus humbles, sont parfois celles qui nous mordent le plus au coeur.
+
+Et voici l'aventure de cet homme qu'on avait sue tout entière par un
+palefrenier, son camarade.
+
+Dans la banlieue de Paris vivait une famille de bourgeois riches. Ils
+habitaient une élégante villa au milieu d'un parc, au bord de la Seine.
+Le cocher était ce François, gars de campagne, un peu lourdaud, bon
+coeur, niais, facile à duper.
+
+Comme il rentrait un soir chez ses maîtres, un chien se mit à le suivre.
+Il n'y prit point garde d'abord; mais l'obstination de la bête à marcher
+sur ses talons le fit bientôt se retourner. Il regarda s'il connaissait
+ce chien.--Non, il ne l'avait jamais vu.
+
+C'était une chienne d'une maigreur affreuse, avec de grandes mamelles
+pendantes. Elle trottinait derrière l'homme d'un air lamentable et
+affamé, la queue entre les pattes, les oreilles collées contre la tête,
+et s'arrêtait quand il s'arrêtait, repartant quand il repartait.
+
+Il voulait chasser ce squelette de bête et cria: «Va-t'en. Veux-tu bien
+te sauver.--Hou! hou!» Elle s'éloigna de quelques pas et se planta sur
+son derrière, attendant; puis, dès que le cocher se remit en marche,
+elle repartit derrière lui.
+
+Il fit semblant de ramasser des pierres. L'animal s'enfuit un peu plus
+loin avec un grand ballottement de ses mamelles flasques; mais il revint
+aussitôt que l'homme eut tourné le dos.
+
+Alors le cocher François, pris de pitié, l'appela. La chienne s'approcha
+timidement, l'échine pliée en cercle, et toutes les côtes soulevant la
+peau. L'homme caressa ces os saillants, et, tout ému par cette misère de
+bête: «Allons, viens», dit-il. Aussitôt elle remua la queue, se sentant
+accueillie, adoptée, et, au lieu de rester dans les mollets de son
+nouveau maître, elle se mit à courir devant lui.
+
+Il l'installa sur la paille dans son écurie; puis il courut à la cuisine
+chercher du pain. Quand elle eut mangé tout son soûl, elle s'endormit,
+couchée en rond.
+
+Le lendemain, les maîtres, avertis par leur cocher, permirent qu'il
+gardât l'animal. C'était une bonne bête, caressante et fidèle,
+intelligente et douce.
+
+Mais, bientôt, on lui reconnut un défaut terrible. Elle était enflammée
+d'amour d'un bout à l'autre de l'année. Elle eut fait, en quelque temps,
+la connaissance de tous les chiens de la contrée qui se mirent à rôder
+autour d'elle jour et nuit. Elle leur partageait ses faveurs avec une
+indifférence de fille, semblait au mieux avec tous, traînait derrière
+elle une vraie meute composée des modèles les plus différents de la race
+aboyante, les uns gros comme le poing, les autres grands comme des ânes.
+Elle les promenait par les routes en des courses interminables, et quand
+elle s'arrêtait pour se reposer sur l'herbe ils faisaient cercle autour
+d'elle, et la contemplaient la langue tirée.
+
+Les gens du pays la considéraient comme un phénomène; jamais on n'avait
+vu pareille chose. Le vétérinaire n'y comprenait rien.
+
+Quand elle était rentrée, le soir, en son écurie, la foule des chiens
+faisait le siège de la propriété. Ils se faufilaient par toutes les
+issues de la haie vive qui clôturait le parc, dévastaient les
+plates-bandes, arrachaient les fleurs, creusaient des trous dans les
+corbeilles, exaspérant le jardinier. Et ils hurlaient des nuits entières
+autour du bâtiment où logeait leur amie, sans que rien les décidât à
+s'en aller.
+
+Dans le jour, ils pénétraient jusque dans la maison. C'était une
+invasion, une plaie, un désastre. Les maîtres rencontraient à tout
+moment dans l'escalier et jusque dans les chambres des petits roquets
+jaunes à queue empanachée, des chiens de chasse, des bouledogues, des
+loups-loups rôdeurs à poil sale, vagabonds sans feu ni lieu, des
+terre-neuve énormes qui faisaient fuir les enfants.
+
+On vit alors dans le pays des chiens inconnus à dix lieues à la ronde,
+venus on ne sait d'où, vivant on ne sait comment, et qui disparaissaient
+ensuite.
+
+Cependant François adorait Cocotte. Il l'avait nommée Cocotte, sans
+malice, bien qu'elle méritât son nom; et il répétait sans cesse: «Cette
+bête-là, c'est une personne. Il ne lui manque que la parole.»
+
+Il lui avait fait confectionner un collier magnifique en cuir rouge qui
+portait ces mots gravés sur une plaque de cuivre: «Mademoiselle Cocotte,
+au cocher François.»
+
+Elle était devenue énorme. Autant elle avait été maigre, autant elle
+était obèse, avec un ventre gonflé sous lequel pendillaient toujours ses
+longues mamelles ballottantes. Elle avait engraissé tout d'un coup et
+elle marchait maintenant avec peine, les pattes écartées à la façon des
+gens trop gros, la gueule ouverte pour souffler, exténuée aussitôt
+qu'elle avait essayé de courir.
+
+Elle se montrait d'ailleurs d'une fécondité phénoménale, toujours pleine
+presque aussitôt que délivrée, donnant le jour quatre fois l'an à un
+chapelet de petits animaux appartenant à toutes les variétés de la race
+canine. François, après avoir choisi celui qu'il lui laissait pour
+«passer son lait,» ramassait les autres dans son tablier d'écurie et
+allait, sans apitoiement, les jeter à la rivière.
+
+Mais bientôt la cuisinière joignit ses plaintes à celles du jardinier.
+Elle trouvait des chiens jusque sous son fourneau, dans le buffet, dans
+la soupente au charbon, et ils volaient tout ce qu'ils rencontraient.
+
+Le maître, impatienté, ordonna à François de se débarrasser de Cocotte.
+L'homme désolé chercha à la placer. Personne n'en voulut. Alors il se
+résolut à la perdre, et il la confia à un voiturier qui devait
+l'abandonner dans la campagne de l'autre côté de Paris, auprès de
+Joinville-le-Pont.
+
+Le soir même, Cocotte était revenue.
+
+Il fallait prendre un grand parti. On la livra, moyennant cinq francs, à
+un chef de train allant au Havre. Il devait la lâcher à l'arrivée.
+
+Au bout de trois jours, elle rentrait dans son écurie, harassée,
+efflanquée, écorchée, n'en pouvant plus.
+
+Le maître, apitoyé, n'insista pas.
+
+Mais les chiens revinrent bientôt plus nombreux et plus acharnés que
+jamais. Et comme on donnait, un soir, un grand dîner, une poularde
+truffée fut emportée par un dogue, au nez de la cuisinière qui n'osa pas
+la lui disputer.
+
+Le maître, cette fois, se fâcha tout à fait, et, ayant appelé François,
+il lui dit avec colère: «Si vous ne me flanquez pas cette bête à l'eau
+avant demain matin, je vous fiche à la porte, entendez-vous?»
+
+L'homme fut atterré, et il remonta dans sa chambre pour faire sa malle,
+préférant quitter sa place. Puis il réfléchit qu'il ne pourrait entrer
+nulle part tant qu'il traînerait derrière lui cette bête incommode; il
+songea qu'il était dans une bonne maison, bien payé, bien nourri; il se
+dit que vraiment un chien ne valait pas ça; il s'excita au nom de ses
+propres intérêts; et il finit par prendre résolument le parti de se
+débarrasser de Cocotte au point du jour.
+
+Il dormit mal, cependant. Dès l'aube, il fut debout et, s'emparant d'une
+forte corde, il alla chercher la chienne. Elle se leva lentement, se
+secoua, étira ses membres et vint fêter son maître.
+
+Alors le courage lui manqua, et il se mit à l'embrasser avec tendresse,
+flattant ses longues oreilles, la baisant sur le museau, lui prodiguant
+tous les noms tendres qu'il savait.
+
+Mais une horloge voisine sonna six heures. Il ne fallait plus hésiter.
+Il ouvrit la porte: «Viens,» dit-il. La bête remua la queue, comprenant
+qu'on allait sortir.
+
+Ils gagnèrent la berge, et il choisit une place où l'eau semblait
+profonde. Alors il noua un bout de la corde au beau collier de cuir, et
+ramassant une grosse pierre, il l'attacha à l'autre bout. Puis il saisit
+Cocotte dans ses bras et la baisa furieusement comme une personne qu'on
+va quitter. Il la tenait serrée sur sa poitrine, la berçait, l'appelait
+«ma belle Cocotte, ma petite Cocotte,» et elle se laissait faire en
+grognant de plaisir.
+
+Dix fois il la voulut jeter, et toujours le coeur lui manquait.
+
+Mais brusquement il se décida, et de toute sa force il la lança le plus
+loin possible. Elle essaya d'abord de nager, comme elle faisait
+lorsqu'on la baignait, mais sa tête, entraînée par la pierre, plongeait
+coup sur coup; et elle jetait à son maître des regards éperdus, des
+regards humains, en se débattant comme une personne qui se noie. Puis
+tout l'avant du corps s'enfonça, tandis que les pattes de derrière
+s'agitaient follement hors de l'eau; puis elles disparurent aussi.
+
+Alors, pendant cinq minutes, des bulles d'air vinrent crever à la
+surface comme si le fleuve se fût mis à bouillonner; et François,
+hagard, affolé, le coeur palpitant, croyait voir Cocotte se tordant dans
+la vase; et il se disait, dans sa simplicité de paysan: «Qu'est-ce
+qu'elle pense de moi, à c't'heure, c'te bête?»
+
+Il faillit devenir idiot; il fut malade pendant un mois; et, chaque
+nuit, il rêvait de sa chienne; il la sentait qui léchait ses mains; il
+l'entendait aboyer. Il fallut appeler un médecin. Enfin il alla mieux;
+et ses maîtres, vers la fin de juin, l'emmenèrent dans leur propriété de
+Biessard, près de Rouen.
+
+Là encore il était au bord de la Seine. Il se mit à prendre des bains.
+Il descendait chaque matin avec le palefrenier, et ils traversaient le
+fleuve à la nage.
+
+Or, un jour, comme ils s'amusaient à batifoler dans l'eau, François cria
+soudain à son camarade:
+
+--Regarde celle-là qui s'amène. Je vas t'en faire goûter une côtelette.
+
+C'était une charogne énorme, gonflée, pelée, qui s'en venait, les pattes
+en l'air en suivant le courant.
+
+François s'en approcha en faisant des brasses; et, continuant ses
+plaisanteries:
+
+--Cristi! elle n'est pas fraîche. Quelle prise! mon vieux. Elle n'est
+pas maigre non plus.
+
+Et il tournait autour, se maintenant à distance de l'énorme bête en
+putréfaction.
+
+Puis, soudain, il se tut et il la regarda avec une attention singulière;
+puis il s'approcha encore comme pour la toucher, cette fois. Il
+examinait fixement le collier; puis il avança le bras, saisit le cou,
+fit pivoter la charogne, l'attira tout près de lui, et lut sur le cuivre
+verdi qui restait adhérent au cuir décoloré: «Mademoiselle Cocotte, au
+cocher François.»
+
+La chienne morte avait retrouvé son maître à soixante lieues de leur
+maison!
+
+Il poussa un cri épouvantable et il se mit à nager de toute sa force
+vers la berge, en continuant à hurler; et, dès qu'il eut atteint la
+terre, il se sauva éperdument, tout nu, par la campagne. Il était fou!
+
+
+ * * * * *
+
+
+
+
+LES BIJOUX
+
+[Illustration de TIRADO]
+
+
+M. Lantin ayant rencontré cette jeune fille, dans une soirée, chez son
+sous-chef de bureau, l'amour l'enveloppa comme un filet.
+
+C'était la fille d'un percepteur de province, mort depuis plusieurs
+années. Elle était venue ensuite à Paris avec sa mère, qui fréquentait
+quelques familles bourgeoises de son quartier dans l'espoir de marier la
+jeune personne. Elles étaient pauvres et honorables, tranquilles et
+douces. La jeune fille semblait le type absolu de l'honnête femme à
+laquelle le jeune homme sage rêve de confier sa vie. Sa beauté modeste
+avait un charme de pudeur angélique, et l'imperceptible sourire qui ne
+quittait point ses lèvres semblait un reflet de son coeur.
+
+Tout le monde chantait ses louanges; tous ceux qui la connaissaient
+répétaient sans fin: «Heureux celui qui la prendra. On ne pourrait
+trouver mieux.»
+
+M. Lantin, alors commis municipal au ministère de l'intérieur, aux
+appointements annuels de trois mille cinq cents francs, la demanda en
+mariage et l'épousa.
+
+Il fut avec elle invraisemblablement heureux. Elle gouverna sa maison
+avec une économie si adroite qu'ils semblaient vivre dans le luxe. Il
+n'était point d'attentions, de délicatesses, de chatteries qu'elle n'eût
+pour son mari; et la séduction de sa personne était si grande que, six
+ans après leur rencontre, il l'aimait plus encore qu'aux premiers jours.
+
+Il ne blâmait en elle que deux goûts, celui du théâtre et celui des
+bijouteries fausses.
+
+Ses amies (elle connaissait quelques femmes de modestes fonctionnaires)
+lui procuraient à tous moments des loges pour les pièces en vogue, même
+pour les premières représentations; et elle traînait bon gré, mal gré,
+son mari à ces divertissements qui le fatiguaient affreusement après sa
+journée de travail. Alors il la supplia de consentir à aller au
+spectacle avec quelque dame de sa connaissance qui la ramènerait
+ensuite. Elle fut longtemps à céder, trouvant peu convenable cette
+manière d'agir. Elle s'y décida enfin par complaisance, et il lui en sut
+un gré infini.
+
+Or, ce goût pour le théâtre fit bientôt naître en elle le besoin de se
+parer. Ses toilettes demeuraient toutes simples, il est vrai, de bon
+goût toujours, mais modestes; et sa grâce douce, sa grâce irrésistible,
+humble et souriante, semblait acquérir une saveur nouvelle de la
+simplicité de ses robes, mais elle prit l'habitude de pendre à ses
+oreilles deux gros cailloux du Rhin qui simulaient des diamants, et elle
+portait des colliers en perles fausses, des bracelets en similor, des
+peignes agrémentés de verroteries variées jouant les pierres fines.
+
+Son mari, que choquait un peu cet amour du clinquant, répétait souvent:
+«Ma chère, quand on n'a pas le moyen de se payer des bijoux véritables,
+on ne se montre parée que de sa beauté et de sa grâce, voilà encore les
+plus rares joyaux.»
+
+Mais elle souriait doucement et répétait: «Que veux-tu? J'aime ça.
+C'est mon vice. Je sais bien que tu as raison; mais on ne se refait pas.
+J'aurais adoré les bijoux, moi!»
+
+Et elle faisait rouler dans ses doigts les colliers de perles, miroiter
+les facettes des cristaux taillés en répétant: «Mais regarde donc comme
+c'est bien fait. On jurerait du vrai.»
+
+Il souriait à son tour en déclarant: «Tu as des goûts de Bohémienne.»
+
+Quelquefois, le soir, quand ils demeuraient en tête-à-tête au coin du
+feu, elle apportait sur la table où ils prenaient le thé la boîte de
+maroquin où elle enfermait la «pacotille», selon le mot de M. Lantin; et
+elle se mettait à examiner ces bijoux imités avec une attention
+passionnée, comme si elle eût savouré quelque jouissance secrète et
+profonde; et elle s'obstinait à passer un collier au cou de son mari
+pour rire ensuite de tout son coeur en s'écriant: «Comme tu es drôle!»
+Puis elle se jetait dans ses bras et l'embrassait éperdument.
+
+Comme elle avait été à l'Opéra, une nuit d'hiver, elle rentra toute
+frissonnante de froid. Le lendemain elle toussait. Huit jours plus tard
+elle mourait d'une fluxion de poitrine.
+
+Lantin faillit la suivre dans la tombe. Son désespoir fut si terrible
+que ses cheveux devinrent blancs en un mois. Il pleurait du matin au
+soir, l'âme déchirée d'une souffrance intolérable, hanté par le
+souvenir, par le sourire, par la voix, par tout le charme de la morte.
+
+Le temps n'apaisa point sa douleur. Souvent pendant les heures du
+bureau, alors que les collègues s'en venaient causer un peu des choses
+du jour, on voyait soudain ses joues se gonfler, son nez se plisser, ses
+yeux s'emplir d'eau; il faisait une grimace affreuse et se mettait à
+sangloter.
+
+Il avait gardé intacte la chambre de sa compagne où il s'enfermait tous
+les jours pour penser à elle; et tous les meubles, ses vêtements mêmes
+demeuraient à leur place, comme ils se trouvaient au dernier jour.
+
+Mais la vie se faisait dure pour lui. Ses appointements qui, entre les
+mains de sa femme, suffisaient à tous les besoins du ménage devenaient,
+à présent, insuffisants pour lui tout seul. Et il se demandait avec
+stupeur comment elle avait su s'y prendre pour lui faire boire toujours
+des vins excellents et manger des nourritures délicates qu'il ne
+pouvait plus se procurer avec ses modestes ressources.
+
+Il fit quelques dettes et courut après l'argent à la façon des gens
+réduits aux expédients. Un matin enfin, comme il se trouvait sans un
+sou, une semaine entière avant la fin du mois, il songea à vendre
+quelque chose; et tout de suite la pensée lui vint de se défaire de la
+«pacotille» de sa femme, car il avait gardé au fond du coeur une sorte de
+rancune contre ces «trompe-l'oeil» qui l'irritaient autrefois. Leur vue
+même, chaque jour, lui gâtait un peu le souvenir de sa bien-aimée.
+
+Il chercha longtemps dans le tas de clinquant qu'elle avait laissé, car
+jusqu'aux derniers jours de sa vie elle en avait acheté obstinément,
+rapportant presque chaque soir un objet nouveau, et il se décida pour le
+grand collier qu'elle semblait préférer, et qui pouvait bien valoir,
+pensait-il, six ou huit francs, car il était vraiment d'un travail très
+soigné pour du faux.
+
+Il le mit en sa poche et s'en alla vers son ministère en suivant les
+boulevards, cherchant une boutique de bijoutier qui lui inspirât
+confiance.
+
+Il en vit une enfin et entra, un peu honteux d'étaler ainsi sa misère et
+de chercher à vendre une chose de si peu de prix.
+
+--Monsieur, dit-il au marchand, je voudrais bien savoir ce que vous
+estimez ce morceau.
+
+L'homme reçut l'objet, l'examina, le retourna, le soupesa, prit une
+loupe, appela son commis, lui fit tout bas des remarques, reposa le
+collier sur son comptoir et le regarda de loin pour mieux juger de
+l'effet.
+
+M. Lantin, gêné par toutes ces cérémonies, ouvrait la bouche pour
+déclarer: «Oh! je sais bien que cela n'a aucune valeur.»--quand le
+bijoutier prononça:--Monsieur, cela vaut de douze à quinze mille francs;
+mais je ne pourrais l'acheter que si vous m'en faisiez connaître
+exactement la provenance.
+
+Le veuf ouvrit des yeux énormes et demeura béant, ne comprenant pas. Il
+balbutia enfin:--Vous dites?... Vous êtes sûr. L'autre se méprit sur son
+étonnement, et, d'un ton sec:
+
+--Vous pouvez chercher ailleurs si on vous en donne davantage. Pour moi
+cela vaut, au plus, quinze mille. Vous reviendrez me trouver si vous ne
+trouvez pas mieux.
+
+M. Lantin, tout à fait idiot, reprit son collier et s'en alla, obéissant
+à un confus besoin de se trouver seul et de réfléchir.
+
+Mais, dès qu'il fut dans la rue, un besoin de rire le saisit, et il
+pensa: «L'imbécile! oh! l'imbécile! Si je l'avais pris au mot tout de
+même! En voilà un bijoutier qui ne sait pas distinguer le faux du vrai!»
+
+Et il pénétra chez un autre marchand, à l'entrée de la rue de la Paix.
+Dès qu'il eut aperçu le bijou, l'orfèvre s'écria:--Ah! parbleu; je le
+connais bien, ce collier; il vient de chez moi.
+
+M. Lantin, fort troublé, demanda:--Combien vaut-il?
+
+--Monsieur, je l'ai vendu vingt-cinq mille. Je suis prêt à le reprendre
+pour dix-huit mille, quand vous m'aurez indiqué, pour obéir aux
+prescriptions légales, comment vous en êtes détenteur. Cette fois M.
+Lantin s'assit perclus d'étonnement. Il reprit:--Mais..., mais,
+examinez-le bien attentivement, Monsieur, j'avais cru jusqu'ici qu'il
+était en... en faux.
+
+Le joaillier reprit:--Voulez-vous me dire votre nom, Monsieur?
+
+--Parfaitement. Je m'appelle Lantin, je suis employé au Ministère de
+l'Intérieur, je demeure 16, rue des Martyrs.
+
+Le marchand ouvrit ses registres, rechercha, et prononça:--Ce collier a
+été envoyé en effet à l'adresse de madame Lantin, 16, rue des Martyrs,
+le 20 juillet 1876.
+
+Et les deux hommes se regardèrent dans les yeux, l'employé éperdu de
+surprise, l'orfèvre flairant un voleur.
+
+Celui-ci reprit:--Voulez-vous me laisser cet objet pendant vingt-quatre
+heures seulement, je vais vous en donner un reçu.
+
+M. Lantin balbutia:--Mais oui, certainement. Et il sortit en pliant le
+papier qu'il mit dans sa poche.
+
+Puis il traversa la rue, la remonta, s'aperçut qu'il se trompait de
+route, redescendit aux Tuileries, passa la Seine, reconnut encore son
+erreur, revint aux Champs-Élysées sans une idée nette dans la tête. Il
+s'efforçait de raisonner, de comprendre. Sa femme n'avait pu acheter un
+objet d'une pareille valeur.--Non, certes.--Mais alors, c'était un
+cadeau! Un cadeau de qui? Pourquoi?
+
+Il s'était arrêté, et il demeurait debout au milieu de l'avenue. Le
+doute horrible l'effleura.--Elle?--Mais alors tous les autres bijoux
+étaient aussi des cadeaux! Il lui sembla que la terre remuait; qu'un
+arbre, devant lui, s'abattait; il étendit les bras et s'écroula, privé
+de sentiment.
+
+Il reprit connaissance dans la boutique d'un pharmacien où les passants
+l'avaient porté. Il se fit reconduire chez lui, et s'enferma.
+
+Jusqu'à la nuit il pleura éperdument, mordant un mouchoir pour ne pas
+crier. Puis il se mit au lit accablé de fatigue et de chagrin, et il
+dormit d'un pesant sommeil.
+
+Un rayon de soleil le réveilla, et il se leva lentement pour aller à son
+ministère. C'était dur de travailler après de pareilles secousses. Il
+réfléchit alors qu'il pouvait s'excuser auprès de son chef; et il lui
+écrivit. Puis il songea qu'il fallait retourner chez le bijoutier; et
+une honte l'empourpra. Il demeura longtemps à réfléchir. Il ne pouvait
+pourtant pas laisser le collier chez cet homme, il s'habilla et sortit.
+
+Il faisait beau, le ciel bleu s'étendait sur la ville qui semblait
+sourire. Des flâneurs allaient devant eux, les mains dans leurs poches.
+
+Lantin se dit, en les regardant passer: «Comme on est heureux quand on a
+de la fortune. Avec de l'argent on peut secouer jusqu'aux chagrins, on
+va où l'on veut, on voyage, on se distrait! Oh! si j'étais riche!»
+
+Il s'aperçut qu'il avait faim, n'ayant pas mangé depuis l'avant-veille.
+Mais sa poche était vide, et il se ressouvint du collier. Dix-huit mille
+francs! Dix-huit-mille francs! c'était une somme, cela!
+
+Il gagna la rue de la Paix et commença à se promener de long en large
+sur le trottoir, en face de la boutique. Dix-huit mille francs! Vingt
+fois il faillit entrer; mais la honte l'arrêtait toujours.
+
+Il avait faim pourtant, grand faim, et pas un sou. Il se décida
+brusquement, traversa la rue en courant pour ne pas se laisser le temps
+de réfléchir, et il se précipita chez l'orfèvre.
+
+Dès qu'il l'aperçut, le marchand s'empressa, offrit un siège avec une
+politesse souriante. Les commis eux-mêmes arrivèrent, qui regardaient de
+côté Lantin, avec des gaietés dans les yeux et sur les lèvres.
+
+Le bijoutier déclara:--Je me suis renseigné, Monsieur, et si vous êtes
+toujours dans les mêmes dispositions, je suis prêt à vous payer la somme
+que je vous ai proposée.
+
+L'employé balbutia:--Mais certainement.
+
+L'orfèvre tira d'un tiroir dix-huit grands billets, les compta, les
+tendit à Lantin, qui signa un petit reçu et mit d'une main frémissante
+l'argent dans sa poche.
+
+Puis, comme il allait sortir, il se tourna vers le marchand qui souriait
+toujours, et, baissant les yeux:--J'ai... j'ai d'autres bijoux... qui me
+viennent... qui me viennent... de la même succession. Vous
+conviendrait-il de me les acheter aussi?
+
+Le marchand s'inclina:--Mais certainement, monsieur. Un des commis
+sortit pour rire à son aise; un autre se mouchait avec force.
+
+Lantin impassible, rouge et grave, annonça:--Je vais vous les apporter.
+
+Et il prit un fiacre pour aller chercher les joyaux.
+
+Quand il revint chez le marchand, une heure plus tard, il n'avait pas
+encore déjeuné. Ils se mirent à examiner les objets, pièce à pièce,
+évaluant chacun. Presque tous venaient de la maison.
+
+Lantin, maintenant, discutait les estimations, se fâchait, exigeait
+qu'on lui montrât les livres de vente, et parlait de plus en plus haut à
+mesure que s'élevait la somme.
+
+Les gros brillants d'oreilles valent vingt mille francs, les bracelets
+trente-cinq mille, les broches, bagues et médaillons seize mille, une
+parure d'émeraudes et de saphirs quatorze mille; un solitaire suspendu à
+une chaîne d'or formant collier quarante mille; le tout atteignant le
+chiffre de cent quatre-vingt-seize mille francs.
+
+Le marchand déclara avec une bonhomie railleuse:--Cela vient d'une
+personne qui mettait toutes ses économies en bijoux.
+
+Lantin prononça gravement.--C'est une manière comme une autre de placer
+son argent. Et il s'en alla après avoir décidé avec l'acquéreur qu'une
+contre-expertise aurait lieu le lendemain.
+
+Quand il se trouva dans la rue, il regarda la colonne Vendôme avec
+l'envie d'y grimper, comme si c'eût été un mât de cocagne. Il se sentait
+léger à jouer à saute-mouton par dessus la statue de l'Empereur perché
+là haut dans le ciel.
+
+Il alla déjeuner chez Voisin et but du vin à vingt francs la bouteille.
+
+Puis il prit un fiacre et fit un tour au bois. Il regardait les
+équipages avec un certain mépris, oppressé du désir de crier aux
+passants: «Je suis riche aussi, moi. J'ai deux cent mille francs!»
+
+Le souvenir de son ministère lui revint. Il s'y fit conduire, entra
+délibérément chez son chef et annonça:--Je viens, Monsieur, vous donner
+ma démission. J'ai fait un héritage de trois cent mille francs. Il alla
+serrer la main de ses anciens collègues et leur confia ses projets
+d'existence nouvelle; puis il dîna au Café anglais.
+
+Se trouvant à côté d'un monsieur qui lui parut distingué, il ne put
+résister à la démangeaison de lui confier, avec une certaine
+coquetterie, qu'il venait d'hériter de quatre cent mille francs.
+
+Pour la première fois de sa vie il ne s'ennuya pas au théâtre, et il
+passa sa nuit avec des filles.
+
+Six mois plus tard il se remariait. Sa seconde femme était très honnête,
+mais d'un caractère difficile. Elle le fit beaucoup souffrir.
+
+
+ * * * * *
+
+
+
+
+APPARITION
+
+[Illustration de ROCHEGROSSE]
+
+
+On parlait de séquestration à propos d'un procès récent. C'était à la
+fin d'une soirée intime, rue de Grenelle, dans un ancien hôtel, et
+chacun avait son histoire, une histoire qu'il affirmait vraie.
+
+Alors le vieux marquis de la Tour-Samuel, âgé de quatre-vingt-deux ans,
+se leva et vint s'appuyer à la cheminée. Il dit de sa voix un peu
+tremblante:
+
+«--Moi aussi, je sais une chose étrange, tellement étrange, qu'elle a
+été l'obsession de ma vie. Voici maintenant cinquante-six ans que cette
+aventure m'est arrivée, et il ne se passe pas un mois sans que je la
+revoie en rêve. Il m'est demeuré de ce jour-là une marque, une empreinte
+de peur, me comprenez-vous? Oui, j'ai subi l'horrible épouvante, pendant
+dix minutes, d'une telle façon que depuis cette heure une sorte de
+terreur constante m'est restée dans l'âme. Les bruits inattendus me
+font tressaillir jusqu'au coeur; les objets que je distingue mal dans
+l'ombre du soir me donnent une envie folle de me sauver. J'ai peur la
+nuit, enfin.
+
+«Oh! je n'aurais pas avoué cela avant d'être arrivé à l'âge où je suis.
+Maintenant je peux tout dire. Il est permis de n'être pas brave devant
+les dangers imaginaires, quand on a quatre-vingt-deux ans. Devant les
+dangers véritables, je n'ai jamais reculé, mesdames.
+
+«Cette histoire m'a tellement bouleversé l'esprit, a jeté en moi un
+trouble si profond, si mystérieux, si épouvantable, que je ne l'ai même
+jamais racontée. Je l'ai gardée dans le fond intime de moi, dans ce fond
+où l'on cache les secrets pénibles, les secrets honteux, toutes les
+inavouables faiblesses que nous avons dans notre existence.
+
+«Je vais vous dire l'aventure telle quelle, sans chercher à l'expliquer.
+Il est bien certain qu'elle est explicable, à moins que je n'aie eu mon
+heure de folie. Mais non, je n'ai pas été fou, et je vous en donnerai la
+preuve. Imaginez ce que vous voudrez. Voici les faits tout simples.
+
+«C'était en 1827, au mois de juillet. Je me trouvais à Rouen en
+garnison.
+
+«Un jour, comme je me promenais sur le quai, je rencontrai un homme que
+je crus reconnaître sans me rappeler au juste qui c'était. Je fis, par
+instinct, un mouvement pour m'arrêter. L'étranger aperçut ce geste, me
+regarda et tomba dans mes bras.
+
+«C'était un ami de jeunesse que j'avais beaucoup aimé. Depuis cinq ans
+que je ne l'avais vu, il semblait vieilli d'un demi-siècle. Ses cheveux
+étaient tout blancs; et il marchait courbé, comme épuisé. Il comprit ma
+surprise et me conta sa vie. Un malheur terrible l'avait brisé.
+
+«Devenu follement amoureux d'une jeune fille, il l'avait épousée dans
+une sorte d'extase de bonheur. Après un an d'une félicité surhumaine et
+d'une passion inapaisée, elle était morte subitement d'une maladie de
+coeur, tuée par l'amour lui-même, sans doute.
+
+«Il avait quitté son château le jour même de l'enterrement, et il était
+venu habiter son hôtel de Rouen. Il vivait là, solitaire et désespéré,
+rongé par la douleur, si misérable qu'il ne pensait qu'au suicide.
+
+«--Puisque je te retrouve ainsi, me dit-il, je te demanderai de me
+rendre un grand service, c'est d'aller chercher chez moi dans le
+secrétaire de ma chambre, de notre chambre, quelques papiers dont j'ai
+un urgent besoin. Je ne puis charger de ce soin un subalterne ou un
+homme d'affaires, car il me faut une impénétrable discrétion et un
+silence absolu. Quant à moi, pour rien au monde je ne rentrerai dans
+cette maison.
+
+«Je te donnerai la clef de cette chambre que j'ai fermée moi-même en
+partant, et la clef de mon secrétaire. Tu remettras en outre un mot de
+moi à mon jardinier qui t'ouvrira le château.
+
+«Mais viens déjeuner avec moi demain, et nous causerons de cela.
+
+«Je lui promis de lui rendre ce léger service. Ce n'était d'ailleurs
+qu'une promenade pour moi, son domaine se trouvant situé à cinq lieues
+de Rouen environ. J'en avais pour une heure à cheval.
+
+«À dix heures, le lendemain, j'étais chez lui. Nous déjeunâmes en
+tête-à-tête; mais il ne prononça pas vingt paroles. Il me pria de
+l'excuser; la pensée de la visite que j'allais faire dans cette chambre,
+où gisait son bonheur, le bouleversait, me disait-il. Il me parut en
+effet singulièrement agité, préoccupé, comme si un mystérieux combat se
+fût livré dans son âme.
+
+«Enfin il m'expliqua exactement ce que je devais faire. C'était bien
+simple. Il me fallait prendre deux paquets de lettres et une liasse de
+papiers enfermés dans le premier tiroir de droite du meuble dont j'avais
+la clef. Il ajouta:
+
+«--Je n'ai pas besoin de te prier de n'y point jeter les yeux.
+
+«Je fus presque blessé de cette parole, et je le lui dis un peu
+vivement. Il balbutia:
+
+«--Pardonne-moi, je souffre trop.
+
+«Et il se mit à pleurer.
+
+«Je le quittai vers une heure pour accomplir ma mission.
+
+«Il faisait un temps radieux, et j'allais au grand trot à travers les
+prairies, écoutant des chants d'alouettes et le bruit rythmé de mon
+sabre sur ma botte.
+
+«Puis j'entrai dans la forêt et je mis au pas mon cheval. Des branches
+d'arbres me caressaient le visage; et parfois j'attrapais une feuille
+avec mes dents et je la mâchais avidement, dans une de ces joies de
+vivre qui vous emplissent, on ne sait pourquoi, d'un bonheur tumultueux
+et comme insaisissable, d'une sorte d'ivresse de force.
+
+«En approchant du château, je cherchai dans ma poche la lettre que
+j'avais pour le jardinier, et je m'aperçus avec étonnement qu'elle était
+cachetée. Je fus tellement surpris et irrité que je faillis revenir sans
+m'acquitter de ma commission. Puis je songeai que j'allais montrer là
+une susceptibilité de mauvais goût. Mon ami avait pu d'ailleurs fermer
+ce mot sans y prendre garde, dans le trouble où il était.
+
+«Le manoir semblait abandonné depuis vingt ans. La barrière, ouverte et
+pourrie, tenait debout on ne sait comment. L'herbe emplissait les
+allées; on ne distinguait plus les plates-bandes du gazon.
+
+«Au bruit que je fis en tapant à coups de pied dans un volet, un vieil
+homme sortit d'une porte de côté et parut stupéfait de me voir. Je
+sautai à terre et je lui remis ma lettre. Il la lut, la relut, la
+retourna, me considéra en dessous, mit le papier dans sa poche et
+prononça:
+
+«--Eh bien! qu'est-ce que vous désirez?
+
+«Je répondis brusquement.
+
+«--Vous devez le savoir, puisque vous avez reçu là-dedans les ordres de
+votre maître; je veux entrer dans ce château.
+
+«Il semblait atterré. Il déclara:
+
+«--Alors, vous allez dans... dans sa chambre?
+
+«Je commençais à m'impatienter.
+
+«--Parbleu! Mais est-ce que vous auriez l'intention de m'interroger, par
+hasard?
+
+«Il balbutia:
+
+«--Non... monsieur... mais c'est que... c'est qu'elle n'a pas été
+ouverte depuis... depuis la... la mort. Si vous voulez m'attendre cinq
+minutes, je vais aller... aller voir si...
+
+«Je l'interrompis avec colère:
+
+«--Ah! çà, voyons, vous fichez-vous de moi? Vous n'y pouvez pas entrer,
+puisque voici la clef.
+
+«Il ne savait plus que dire.
+
+«--Alors, monsieur, je vais vous montrer la route.
+
+«--Montrez-moi l'escalier et laissez-moi seul. Je la trouverai bien sans
+vous.
+
+«--Mais..., monsieur..., cependant...
+
+«Cette fois, je m'emportai tout à fait.
+
+«--Maintenant, taisez-vous, n'est-ce pas? ou vous aurez affaire à moi.
+
+«Je l'écartai violemment et je pénétrai dans la maison.
+
+«Je traversai d'abord la cuisine, puis deux petites pièces que cet homme
+habitait avec sa femme. Je franchis ensuite un grand vestibule, je
+montai l'escalier et je reconnus la porte indiquée par mon ami.
+
+«Je l'ouvris sans peine et j'entrai.
+
+«L'appartement était tellement sombre que je n'y distinguai rien
+d'abord. Je m'arrêtai, saisi par cette odeur moisie et fade des pièces
+inhabitées et condamnées, des chambres mortes. Puis, peu à peu, mes yeux
+s'habituèrent à l'obscurité, et je vis assez nettement une grande pièce
+en désordre, avec un lit sans draps, mais gardant ses matelas et ses
+oreillers, dont l'un portait l'empreinte profonde d'un coude ou d'une
+tête comme si on venait de se poser dessus.
+
+«Les sièges semblaient en déroute. Je remarquai qu'une porte, celle
+d'une armoire sans doute, était demeurée entr'ouverte.
+
+«J'allai d'abord à la fenêtre pour donner du jour et je l'ouvris; mais
+les ferrures du contrevent étaient tellement rouillées que je ne pus les
+faire céder.
+
+«J'essayai même de les casser avec mon sabre, sans y parvenir. Comme je
+m'irritais de ces efforts inutiles, et comme mes yeux s'étaient enfin
+parfaitement accoutumés à l'ombre, je renonçai à l'espoir d'y voir plus
+clair et j'allai au secrétaire.
+
+«Je m'assis dans un fauteuil, j'abattis la tablette, j'ouvris le tiroir
+indiqué. Il était plein jusqu'aux bords. Il ne me fallait que trois
+paquets, que je savais comment reconnaître, et je me mis à les chercher.
+
+«Je m'écarquillais les yeux à déchiffrer les suscriptions, quand je crus
+entendre ou plutôt sentir un frôlement derrière moi. Je n'y pris point
+garde, pensant qu'un courant d'air avait fait remuer quelque étoffe.
+Mais, au bout d'une minute, un autre mouvement, presque indistinct, me
+fit passer sur la peau un singulier petit frisson désagréable. C'était
+tellement bête d'être ému, même à peine, que je ne voulus pas me
+retourner, par pudeur pour moi-même. Je venais alors de découvrir la
+seconde des liasses qu'il me fallait; et je trouvais justement la
+troisième, quand un grand et pénible soupir, poussé contre mon épaule,
+me fit faire un bon de fou à deux mètres de là. Dans mon élan je m'étais
+retourné, la main sur la poignée de mon sabre, et certes, si je ne
+l'avais pas senti à mon côté, mon sabre, je me serais enfui comme un
+lâche.
+
+«Une grande femme vêtue de blanc me regardait, debout derrière le
+fauteuil où j'étais assis une seconde plus tôt.
+
+«Une telle secousse me courut dans les membres que je faillis m'abattre
+à la renverse! Oh! personne ne peut comprendre, à moins de les avoir
+ressenties, ces épouvantables et stupides terreurs. L'âme se fond; on ne
+sent plus son coeur; le corps entier devient mou comme une éponge; on
+dirait que tout l'intérieur de nous s'écroule.
+
+«Je ne crois pas aux fantômes; eh bien! j'ai défailli sous la hideuse
+peur des morts; et j'ai souffert, oh! souffert en quelques instants plus
+qu'en tout le reste de ma vie, dans l'angoisse irrésistible des
+épouvantes surnaturelles.
+
+«Si elle n'avait pas parlé, je serais mort peut-être! Mais elle parla;
+elle parla d'une voix douce et douloureuse qui faisait vibrer les nerfs.
+Je n'oserais pas dire que je redevins maître de moi et que je retrouvai
+ma raison. Non. J'étais éperdu à ne plus savoir ce que je faisais; mais
+cette espèce de fierté intime que j'ai en moi, un peu d'orgueil de
+métier aussi, me faisaient garder, presque malgré moi, une contenance
+honorable. Je posais pour moi, et pour elle sans doute, pour elle,
+quelle qu'elle fût, femme ou spectre. Je me suis rendu compte de tout
+cela plus tard, car je vous assure que, dans l'instant de l'apparition,
+je ne songeais à rien. J'avais peur.
+
+«Elle dit:
+
+«--Oh! monsieur, vous pouvez me rendre un grand service!
+
+«Je voulus répondre, mais il me fut impossible de prononcer un mot. Un
+bruit vague sortit de ma gorge.
+
+«Elle reprit:
+
+«--Voulez-vous? Vous pouvez me sauver, me guérir. Je souffre
+affreusement. Je souffre toujours. Je souffre, oh! je souffre!
+
+«Et elle s'assit doucement dans mon fauteuil. Elle me regardait:
+
+«--Voulez-vous?
+
+«Je fis: «Oui!» de la tête, ayant encore la voix paralysée.
+
+«Alors elle me tendit un peigne de femme en écaille et elle murmura:
+
+«--Peignez-moi, oh! peignez-moi; cela me guérira; il faut qu'on me
+peigne. Regardez ma tête... Comme je souffre; et mes cheveux, comme ils
+me font mal!
+
+«Ses cheveux dénoués, très longs, très noirs, me semblait-il, pendaient
+par dessus le dossier du fauteuil et touchaient la terre.
+
+«Pourquoi ai-je fait ceci? Pourquoi ai-je reçu en frissonnant ce peigne,
+et pourquoi ai-je pris dans mes mains ses longs cheveux qui me donnèrent
+à la peau une sensation de froid atroce comme si j'eusse manié des
+serpents? Je n'en sais rien.
+
+«Cette sensation m'est restée dans les doigts et je tressaille en y
+songeant.
+
+«Je la peignai. Je maniai je ne sais comment cette chevelure de glace.
+Je la tordis, je la renouai et la dénouai; je la tressai comme on tresse
+la crinière d'un cheval. Elle soupirait, penchait la tête, semblait
+heureuse.
+
+«Soudain elle me dit: «Merci!» m'arracha le peigne des mains et s'enfuit
+par la porte que j'avais remarquée entr'ouverte.
+
+«Resté seul, j'eus, pendant quelques secondes, ce trouble effaré des
+réveils après les cauchemars. Puis je repris enfin mes sens; je courus à
+la fenêtre et je brisai les contrevents d'une poussée furieuse.
+
+«Un flot de jour entra. Je m'élançai sur la porte par où cet être était
+parti. Je la trouvai fermée et inébranlable.
+
+«Alors une fièvre de fuite m'envahit, une panique, la vraie panique des
+batailles. Je saisis brusquement les trois paquets de lettres sur le
+secrétaire ouvert; je traversai l'appartement en courant, je sautai les
+marches de l'escalier quatre par quatre, je me trouvai dehors je ne sais
+par où, et, apercevant mon cheval à dix pas de moi, je l'enfourchai d'un
+bond et partis au galop.
+
+«Je ne m'arrêtai qu'à Rouen, et devant mon logis. Ayant jeté la bride à
+mon ordonnance, je me sauvai dans ma chambre où je m'enfermai pour
+réfléchir.
+
+Alors, pendant une heure, je me demandai anxieusement si je n'avais pas
+été le jouet d'une hallucination. Certes, j'avais eu un de ces
+incompréhensibles ébranlements nerveux, un de ces affolements du cerveau
+qui enfantent les miracles, à qui le Surnaturel doit sa puissance.
+
+«Et j'allais croire à une vision, à une erreur de mes sens, quand je
+m'approchai de ma fenêtre. Mes yeux, par hasard, descendirent sur ma
+poitrine. Mon dolman était plein de cheveux, de longs cheveux de femme
+qui s'étaient enroulés aux boutons!
+
+«Je les saisis un à un, et je les jetai dehors avec des tremblements
+dans les doigts.
+
+«Puis j'appelai mon ordonnance. Je me sentais trop ému, trop troublé,
+pour aller le jour même chez mon ami. Et puis je voulais mûrement
+réfléchir à ce que je devais lui dire.
+
+«Je lui fis porter ses lettres, dont il remit un reçu au soldat. Il
+s'informa beaucoup de moi. On lui dit que j'étais souffrant, que j'avais
+reçu un coup de soleil, je ne sais quoi. Il parut inquiet.
+
+«Je me rendis chez lui le lendemain, dès l'aube, résolu à lui dire la
+vérité. Il était sorti de la veille au soir et pas rentré.
+
+«Je revins dans la journée, on ne l'avait pas revu. J'attendis une
+semaine. Il ne reparut pas. Alors je prévins la justice. On le fit
+rechercher partout, sans découvrir une trace de son passage ou de sa
+retraite.
+
+«Une visite minutieuse fut faite du château abandonné. On n'y découvrit
+rien de suspect.
+
+«Aucun indice ne révéla qu'une femme y eût été cachée.
+
+«L'enquête n'aboutissant à rien, les recherches furent interrompues.
+
+«Et, depuis cinquante-six ans, je n'ai rien appris. Je ne sais rien de
+plus.»
+
+
+ * * * * *
+
+ * * * * *
+
+
+TABLE
+
+
+Clair de Lune
+
+Un Coup d'État
+
+Le Loup
+
+L'Enfant
+
+Conte de Noël
+
+La Reine Hortense
+
+Le Pardon
+
+La Légende du Mont Saint-Michel
+
+Une Veuve
+
+Mademoiselle Cocotte
+
+Les Bijoux
+
+Apparition
+
+
+ * * * * *
+
+
+BIBLIOTHÈQUE
+
+NATIONALE
+
+[Illustration]
+
+CHÂTEAU de SABLÉ
+
+1984
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Claire de Lune, by Guy de Maupassant
+
+*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 11199 ***
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+Project Gutenberg (https://www.gutenberg.org) public repository for
+eBook #11199 (https://www.gutenberg.org/ebooks/11199)
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+The Project Gutenberg EBook of Claire de Lune, by Guy de Maupassant
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
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+
+Title: Claire de Lune
+
+Author: Guy de Maupassant
+
+Release Date: February 20, 2004 [EBook #11199]
+[Last modified on August 31, 2009]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CLAIRE DE LUNE ***
+
+
+
+
+Produced by Miranda van de Heijning, Brett Koonce and PG Distributed
+Proofreaders. This file was produced from images generously made
+available by gallica (Bibliotheque nationale de France) at
+http://gallica.bnf.fr.
+
+
+
+
+
+
+
+CLAIR DE LUNE
+
+PAR
+
+GUY DE MAUPASSANT
+
+
+ * * * * *
+
+PARIS
+
+1884
+
+ * * * * *
+
+
+ILLUSTRATIONS DE
+
+ARCOS--GAMBARD--GRASSET--JEANNIOT--LE NATUR--ADRIEN MARIE
+MERWART--MYRBACH--RENOUARD--ROCHEGROSSE--ROY--TIRADO
+
+
+
+
+
+CLAIR DE LUNE
+
+[Illustration de GAMBARD]
+
+
+Il portait bien son nom de bataille, l'abbé Marignan. C'était un grand
+prêtre maigre, fanatique, d'âme toujours exaltée, mais droite. Toutes
+ses croyances étaient fixes, sans jamais d'oscillations. Il s'imaginait
+sincèrement connaître son Dieu, pénétrer ses desseins, ses volontés, ses
+intentions.
+
+Quand il se promenait à grands pas dans l'allée de son petit presbytère
+de campagne, quelquefois une interrogation se dressait dans son esprit:
+«Pourquoi Dieu a-t-il fait cela?» Et il cherchait obstinément, prenant
+en sa pensée la place de Dieu, et il trouvait presque toujours. Ce
+n'est pas lui qui eût murmuré dans un élan de pieuse humilité:
+«Seigneur, vos desseins sont impénétrables!» ICI se disait: «Je suis le
+serviteur de Dieu, je dois connaître ses raisons d'agir, et les deviner
+si je ne les connais pas.»
+
+Tout lui paraissait créé dans la nature avec une logique absolue et
+admirable. Les «Pourquoi» et les «Parce que» se balançaient toujours.
+Les aurores étaient faites pour rendre joyeux les réveils, les jours
+pour mûrir les moissons, les pluies pour les arroser, les soirs pour
+préparer au sommeil et les nuits sombres pour dormir.
+
+Les quatre saisons correspondaient parfaitement à tous les besoins de
+l'agriculture; et jamais le soupçon n'aurait pu venir au prêtre que la
+nature n'a point d'intentions et que tout ce qui vit s'est plié, au
+contraire, aux dures nécessités des époques, des climats et de la
+matière.
+
+Mais il haïssait la femme, il la haïssait inconsciemment, et la
+méprisait par instinct. Il répétait souvent la parole du Christ: «Femme,
+qu'y a-t-il de commun entre vous et moi?» et il ajoutait: «On disait que
+Dieu lui-même se sentait mécontent de cette oeuvre-là.» La femme était
+bien pour lui l'enfant douze fois impure dont parle le poète. Elle était
+le tentateur qui avait entraîné le premier homme et qui continuait
+toujours son oeuvre de damnation, l'être faible, dangereux,
+mystérieusement troublant. Et plus encore que leur corps de perdition,
+il haïssait leur âme aimante.
+
+Souvent il avait senti leur tendresse attachée à lui et, bien qu'il se
+sût inattaquable, il s'exaspérait de ce besoin d'aimer qui frémissait
+toujours en elles.
+
+Dieu, à son avis, n'avait créé la femme que pour tenter l'homme et
+l'éprouver. Il ne fallait approcher d'elle qu'avec des précautions
+défensives, et les craintes qu'on a des pièges. Elle était, en effet,
+toute pareille à un piège avec ses bras tendus et ses lèvres ouvertes
+vers l'homme.
+
+Il n'avait d'indulgence que pour les religieuses que leur voeu rendait
+inoffensives; mais il les traitait durement quand même, parce qu'il la
+sentait toujours vivante au fond de leur coeur enchaîné, de leur coeur
+humilié, cette éternelle tendresse qui venait encore à lui, bien qu'il
+fût un prêtre.
+
+Il la sentait dans leurs regards plus mouillés de piété que les regards
+des moines, dans leurs extases où leur sexe se mêlait, dans leurs élans
+d'amour vers le Christ, qui l'indignaient parce que c'était de l'amour
+de femme, de l'amour charnel; il la sentait, cette tendresse maudite,
+dans leur docilité même, dans la douceur de leur voix en lui parlant,
+dans leurs yeux baissés, et dans leurs larmes résignées quand il les
+reprenait avec rudesse.
+
+Et il secouait sa soutane en sortant des portes du couvent, et il s'en
+allait en allongeant les jambes comme s'il avait fui devant un danger.
+
+Il avait une nièce qui vivait avec sa mère dans une petite maison
+voisine. Il s'acharnait à en faire une soeur de charité.
+
+Elle était jolie, écervelée et moqueuse. Quand l'abbé sermonnait, elle
+riait; et quand il se fâchait contre elle, elle l'embrassait avec
+véhémence, le serrant contre son coeur, tandis qu'il cherchait
+involontairement à se dégager de cette étreinte qui lui faisait goûter
+cependant une joie douce, éveillant au fond de lui cette sensation de
+paternité qui sommeille en tout homme.
+
+Souvent il lui parlait de Dieu, de son Dieu, en marchant à côté d'elle
+par les chemins des champs. Elle ne l'écoutait guère et regardait le
+ciel, les herbes, les fleurs, avec un bonheur de vivre qui se voyait
+dans ses yeux. Quelquefois elle s'élançait pour attraper une bête
+volante, et s'écriait en la rapportant: «Regarde, mon oncle, comme elle
+est jolie; j'ai envie de l'embrasser.» Et ce besoin «d'embrasser des
+mouches» ou des grains de lilas inquiétait, irritait, soulevait le
+prêtre, qui retrouvait encore là cette indéracinable tendresse qui germe
+toujours au coeur des femmes.
+
+Puis, voilà qu'un jour l'épouse du sacristain, qui faisait le ménage de
+l'abbé Marignan, lui apprit avec précaution que sa nièce avait un
+amoureux.
+
+Il en ressentit une émotion effroyable, et il demeura suffoqué, avec du
+savon plein la figure, car il était en train de se raser.
+
+Quand il se retrouva en état de réfléchir et de parler, il s'écria: «Ce
+n'est pas vrai, vous mentez, Mélanie!»
+
+Mais la paysanne posa la main sur son coeur: «Que notre Seigneur me juge
+si je mens, monsieur le curé. J'vous dis qu'elle y va tous les soirs
+sitôt qu' votre soeur est couchée. Ils se r'trouvent le long de la
+rivière. Vous n'avez qu'à y aller voir entre dix heures et minuit.»
+
+Il cessa de se gratter le menton, et il se mit à marcher violemment,
+comme il faisait toujours en ses heures de grave méditation. Quand il
+voulut recommencer à se barbifier, il se coupa trois fois depuis le nez
+jusqu'à l'oreille.
+
+Tout le jour, il demeura muet, gonflé d'indignation et de colère. A sa
+fureur de prêtre, devant l'invincible amour, s'ajoutait une exaspération
+de père moral, de tuteur, de chargé d'âme, trompé, volé, joué par une
+enfant; cette suffocation égoïste des parents à qui leur fille annonce
+qu'elle a fait, sans eux et malgré eux, choix d'un époux.
+
+Après son dîner, il essaya de lire un peu, mais il ne put y parvenir; et
+il s'exaspérait de plus en plus. Quand dix heures sonnèrent, il prit sa
+canne, un formidable bâton de chêne dont il se servait toujours en ses
+courses nocturnes, quand il allait voir quelque malade. Et il regarda en
+souriant l'énorme gourdin qu'il faisait tourner, dans sa poigne solide
+de campagnard, en des moulinets menaçants. Puis, soudain, il le leva et,
+grinçant des dents, l'abattit sur une chaise dont le dossier fendu tomba
+sur le plancher.
+
+Et il ouvrit sa porte pour sortir; mais il s'arrêta sur le seuil,
+surpris par une splendeur de clair de lune telle qu'on n'en voyait
+presque jamais.
+
+Et comme il était doué d'un esprit exalté, un de ces esprits que
+devaient avoir les Pères de l'Église, ces poètes rêveurs, il se sentit
+soudain distrait, ému par la grandiose et sereine beauté de la nuit
+pâle.
+
+Dans son petit, jardin, tout baigné de douce lumière, ses arbres
+fruitiers, rangés en ligne, dessinaient en ombre sur l'allée leurs
+grêles membres de bois à peine vêtus de verdure; tandis que le
+chèvrefeuille géant, grimpé sur le mur de sa maison, exhalait des
+souffles délicieux et comme sucrés, faisait flotter dans le soir tiède
+et clair une espèce d'âme parfumée.
+
+Il se mit à respirer longuement, buvant de l'air comme les ivrognes
+boivent du vin, et il allait à pas lents, ravi, émerveille, oubliant
+presque sa nièce.
+
+Dès qu'il fut dans la campagne, il s'arrêta pour contempler toute la
+plaine inondée de cette lueur caressante, noyée dans ce charme tendre et
+languissant des nuits sereines. Les crapauds à tout instant jetaient par
+l'espace leur note courte et métallique, et des rossignols lointains
+mêlaient leur musique égrenée qui fait rêver sans faire penser, leur
+musique légère et vibrante, faite pour les baisers, à la séduction du
+clair de lune.
+
+L'abbé se remit à marcher, le coeur défaillant, sans qu'il sût pourquoi.
+Il se sentait comme affaibli, épuisé tout à coup; il avait une envie de
+s'asseoir, de rester là, de contempler, d'admirer Dieu dans son oeuvre.
+
+Là-bas, suivant les ondulations de la petite rivière, une grande ligne
+de peupliers serpentait. Une buée fine, une vapeur blanche que les
+rayons de lune traversaient, argentaient, rendaient luisante, restait
+suspendue autour et au-dessus des berges, enveloppait tout le cours
+tortueux de l'eau d'une sorte de ouate légère et transparente.
+
+Le prêtre encore une fois s'arrêta, pénétré jusqu'au fond de l'âme par
+un attendrissement grandissant, irrésistible.
+
+Et un doute, une inquiétude vague l'envahissait; il sentait naître en
+lui une de ces interrogations qu'il se posait parfois. Pourquoi Dieu
+avait-il fait cela? Puisque la nuit est destinée au sommeil, à
+l'inconscience, au repos, à l'oubli de tout, pourquoi la rendre plus
+charmante que le jour, plus douce que les aurores et que les soirs, et
+pourquoi cet astre lent et séduisant, plus poétique que le soleil et qui
+semble destiné, tant il est discret, à éclairer des choses trop
+délicates et mystérieuses pour la grande lumière, s'en venait-il faire
+si transparentes les ténèbres?
+
+Pourquoi le plus habile des oiseaux chanteurs ne se reposait-il pas
+comme les autres et se mettait-il à vocaliser dans l'ombre troublante?
+
+Pourquoi ce demi-voile jeté sur le monde? Pourquoi ces frissons de
+coeur, cette émotion de l'âme, cet alanguissement de la chair?
+
+Pourquoi ce déploiement de séductions que les hommes ne voyaient point,
+puisqu'ils étaient couchés en leurs lits? A qui étaient destinés ce
+spectacle sublime, cette abondance de poésie jetée du ciel sur la terre?
+
+Et l'abbé ne comprenait point.
+
+Mais voilà que là-bas, sur le bord de la prairie, sous la voûte des
+arbres trempés de brume luisante, deux ombres apparurent qui marchaient
+côte à côte.
+
+L'homme était plus grand et tenait par le cou son amie, et, de temps en
+temps, l'embrassait sur le front. Ils animèrent tout à coup ce paysage
+immobile qui les enveloppait comme un cadre divin fait pour eux. Ils
+semblaient, tous deux, un seul être, l'être à qui était destinée cette
+nuit calme et silencieuse; et ils s'en venaient vers le prêtre comme une
+réponse vivante, la réponse que son Maître jetait à son interrogation.
+
+Il restait debout, le coeur battant, bouleversé, et il croyait voir
+quelque chose de biblique, comme les amours de Ruth et de Booz,
+l'accomplissement d'une volonté du Seigneur dans un de ces grands décors
+dont parlent les livres saints. En sa tête se mirent à bourdonner les
+versets du Cantique des Cantiques, les cris d'ardeur, les appels des
+corps, toute la chaude poésie de ce poème brûlant de tendresse.
+
+Et il se dit: «Dieu peut-être a fait ces nuits-là pour voiler d'idéal
+les amours des hommes.»
+
+Et il reculait devant le couple embrassé qui marchait toujours. C'était
+sa nièce pourtant; mais il se demandait maintenant s'il n'allait pas
+désobéir à Dieu. Et Dieu ne permet-il point l'amour, puisqu'il l'entoure
+visiblement d'une splendeur pareille?
+
+Et il s'enfuit, éperdu, presque honteux, comme s'il eût pénétré dans un
+temple où il n'avait pas le droit d'entrer.
+
+
+ * * * * *
+
+
+
+
+UN COUP D'ÉTAT
+
+[Illustration de JEANNIOT]
+
+
+Paris venait d'apprendre le désastre de Sedan. La République était
+proclamée. La France entière haletait au début de cette démence qui dura
+jusqu'après la Commune. On jouait au soldat d'un bout à l'autre du
+pays.
+
+Des bonnetiers étaient colonels faisant fonctions de généraux; des
+revolvers et des poignards s'étalaient autour de gros ventres pacifiques
+enveloppés de ceintures rouges; des petits bourgeois devenus guerriers
+d'occasion commandaient des bataillons de volontaires braillards et
+juraient comme des charretiers pour se donner de la prestance.
+
+Le seul fait de tenir des armes, de manier des fusils à systèmes
+affolait ces gens qui n'avaient jusqu'ici manié que des balances, et les
+rendait, sans aucune raison, redoutables au premier venu. On exécutait
+des innocents pour prouver qu'on savait tuer; on fusillait, en rôdant
+par les campagnes vierges encore de Prussiens, les chiens errants, les
+vaches ruminant en paix, les chevaux malades pâturant dans les
+herbages.
+
+Chacun se croyait appelé à jouer un grand rôle militaire. Les cafés des
+moindres villages, pleins de commerçants en uniforme, ressemblaient à
+des casernes ou à des ambulances.
+
+Le bourg de Canneville ignorait encore les affolantes nouvelles de
+l'armée et de la capitale; mais une extrême agitation le remuait depuis
+un mois, les partis adverses se trouvant face à face.
+
+Le maire, M. le vicomte de Varnetot, petit homme maigre, vieux déjà,
+légitimiste rallié à l'Empire depuis peu, par ambition, avait vu surgir
+un adversaire déterminé dans le docteur Massarel, gros homme sanguin,
+chef du parti républicain dans l'arrondissement, vénérable de la loge
+maçonnique du chef-lieu, président de la Société d'agriculture et du
+banquet des pompiers, et organisateur de la milice rurale qui devait
+sauver la contrée.
+
+En quinze jours, il avait trouvé le moyen de décider à la défense du
+pays soixante-trois volontaires mariés et pères de famille, paysans
+prudents et marchands du bourg, et il les exerçait, chaque matin, sur la
+place de la mairie.
+
+Quand le maire, par hasard, venait au bâtiment communal, le commandant
+Massarel, bardé de pistolets, passant fièrement, le sabre en main,
+devant le front de sa troupe, faisait hurler à son monde: «Vive la
+patrie!» Et ce cri, on l'avait remarqué, agitait le petit vicomte, qui
+voyait là sans doute une menace, un défi, en même temps qu'un souvenir
+odieux de la grande Révolution.
+
+Le 5 septembre au matin, le docteur en uniforme, son revolver sur sa
+table, donnait une consultation à un couple de vieux campagnards, dont
+l'un, le mari, atteint de varices depuis sept ans, avait attendu que sa
+femme en eût aussi pour venir trouver le médecin, quand le facteur
+apporta le journal.
+
+M. Massarel l'ouvrit, pâlit, se dressa brusquement, et, levant les deux
+bras au ciel dans un geste d'exaltation, il se mit à vociférer de toute
+sa voix, devant les deux ruraux affolés:
+
+--Vive la République! vive la République! vive la République!
+
+Puis il retomba sur son fauteuil, défaillant d'émotion.
+
+Et comme le paysan reprenait: «Ça a commencé par des fourmis qui me
+couraient censément le long des jambes,» le docteur Massarel s'écria:
+
+--Fichez-moi la paix; j'ai bien le temps de m'occuper de vos bêtises. La
+République est proclamée, l'Empereur est prisonnier, la France est
+sauvée. Vive la République!»
+
+Et, courant à la porte, il beugla: Céleste, vite, Céleste!
+
+La bonne épouvantée accourut; il bredouillait tant il parlait
+rapidement.
+
+--Mes bottes, mon sabre, ma cartouchière et le poignard espagnol qui est
+sur ma table de nuit, dépêche-toi!
+
+Comme le paysan obstiné, profitant d'un instant de silence, continuait:
+
+--Ça a devenu comme des poches qui me faisaient mal en marchant.
+
+Le médecin exaspéré hurla:
+
+--Fichez-moi donc la paix, nom d'un chien, si vous vous étiez lavé les
+pieds, ça ne serait pas arrivé.
+
+Puis, le saisissant au collet, il lui jeta dans la figure:
+
+--Tu ne sens donc pas que nous sommes en république, triple brute?
+
+Mais le sentiment professionnel le calma tout aussitôt, et il poussa
+dehors le ménage abasourdi, en répétant:
+
+--Revenez demain, revenez demain, mes amis. Je n'ai pas le temps
+aujourd'hui.
+
+Tout en s'équipant des pieds à la tête, il donna de nouveau une série
+d'ordres urgents à sa bonne:
+
+--Cours chez le lieutenant Picart et chez le sous-lieutenant Pommel, et
+dis-leur que je les attends ici immédiatement. Envoie-moi aussi
+Torchebeuf avec son tambour, vite, vite.
+
+Et quand Céleste fut sortie, il se recueillit, se préparant à surmonter
+les difficultés de la situation.
+
+Les trois hommes arrivèrent ensemble, en vêtements de travail. Le
+commandant, qui s'attendait à les voir en tenue, eut un sursaut.
+
+--Vous ne savez donc rien, sacre bleu? L'empereur est prisonnier, la
+République est proclamée. Il faut agir. Ma position est délicate, je
+dirai plus, périlleuse.
+
+Il réfléchit quelques secondes devant les visages ahuris de ses
+subordonnés, puis reprit:
+
+--Il faut agir et ne pas hésiter; les minutes valent des heures dans des
+instants pareils. Tout dépend de la promptitude des décisions. Vous,
+Picart, allez trouver le curé et sommez-le de sonner le tocsin pour
+réunir la population que je vais prévenir. Vous, Torchebeuf, battez le
+rappel dans toute la commune jusqu'aux hameaux de la Gerisaie et de
+Salmare pour rassembler la milice en armes sur la place. Vous, Pommel,
+revêtez promptement votre uniforme, rien que la tunique et le képi. Nous
+allons occuper ensemble la mairie et sommer M. de Varnetot de me
+remettre ses pouvoirs. C'est compris?
+
+--Oui.
+
+--Exécutez, et promptement. Je vous accompagne jusque chez vous, Pommel,
+puisque nous opérons ensemble.
+
+Cinq minutes plus tard, le commandant et son subalterne, armés jusqu'aux
+dents, apparaissaient sur la place juste au moment où le petit vicomte
+de Varnetot, les jambes guêtrées comme pour une partie de chasse, son
+Lefaucheux sur l'épaule, débouchait à pas rapides par l'autre rue, suivi
+de ses trois gardes en tunique verte, le couteau sur la cuisse et le
+fusil en bandoulière.
+
+Pendant que le docteur s'arrêtait, stupéfait, les quatre hommes
+pénétrèrent dans la mairie dont la porte se referma derrière eux.
+
+--Nous sommes devancés, murmura le médecin, il faut maintenant attendre
+du renfort. Bien à faire pour le quart d'heure.
+
+Le lieutenant Picart reparut:
+
+--Le curé a refusé d'obéir, dit-il; il s'est même enfermé dans l'église
+avec le bedeau et le suisse.
+
+Et, de l'autre côté de la place, en face de la mairie blanche et close,
+l'église, muette et noire, montrait sa grande porte de chêne garnie de
+ferrures de fer.
+
+Alors, comme les habitants intrigués mettaient le nez aux fenêtres ou
+sortaient sur le seuil des maisons, le tambour soudain roula, et
+Torchebeuf apparut, battant avec fureur les trois coups précipités du
+rappel. Il traversa la place au pas gymnastique, puis disparut dans le
+chemin des champs.
+
+Le commandant tira son sabre, s'avança seul, à moitié distance environ
+entre les deux bâtiments où s'était barricadé l'ennemi et, agitant son
+arme au-dessus de sa tête, il mugit de toute la force de ses poumons:
+
+«Vive la République! Mort aux traîtres!»
+
+Puis, il se replia vers ses officiers.
+
+Le boucher, le boulanger et le pharmacien, inquiets, accrochèrent leurs
+volets et fermèrent leurs boutiques. Seul l'épicier demeura ouvert.
+
+Cependant les hommes de la milice arrivaient peu à peu, vêtus
+diversement et tous coiffés d'un képi noir à galon rouge, le képi
+constituant tout l'uniforme du corps. Ils étaient armés de leurs vieux
+fusils rouilles, ces vieux fusils pendus depuis trente ans sur les
+cheminées des cuisines, et ils ressemblaient assez à un détachement de
+gardes champêtres.
+
+Lorsqu'il en eut une trentaine autour de lui, le commandant, en quelques
+mots, les mit au fait des événements; puis, se tournant vers son
+état-major: «Maintenant, agissons,» dit-il.
+
+Les habitants se rassemblaient, examinaient et devisaient.
+
+Le docteur eut vite arrêté son plan de campagne:
+
+--Lieutenant Picart, vous allez vous avancer sous les fenêtres de cette
+mairie et sommer M. de Varnetot, au nom de la République, de me remettre
+la maison de ville.
+
+Mais le lieutenant, un maître-maçon, refusa:
+
+--Vous êtes encore un malin, vous. Pour me faire flanquer un coup de
+fusil, merci. Ils tirent bien ceux qui sont là-dedans, vous savez.
+Faites vos commissions vous-même.
+
+Le commandant devint rouge.
+
+--Je vous ordonne d'y aller au nom de la discipline.
+
+Le lieutenant se révolta:
+
+--Plus souvent que je me ferai casser la figure sans savoir pourquoi.
+
+Les notables, rassemblés en un groupe voisin, se mirent à rire. Un d'eux
+cria:
+
+--T'as raison, Picart, c'est pas l'moment!
+
+Le docteur, alors, murmura:
+
+--Lâches!
+
+Et, déposant son sabre et son revolver aux mains d'un soldat, il
+s'avança d'un pas lent, l'oeil fixé sur les fenêtres, s'attendant à en
+voir sortir un canon de fusil braqué sur lui.
+
+Comme il n'était qu'à quelques pas du bâtiment, les portes des deux
+extrémités donnant entrée dans les deux écoles s'ouvrirent, et un flot
+de petits êtres, garçons par ci, filles par là, s'en échappèrent et se
+mirent à jouer sur la grande place vide, piaillant, comme un troupeau
+d'oies, autour du docteur, qui ne pouvait se faire entendre.
+
+Aussitôt les derniers élèves sortis, les deux portes s'étaient
+refermées.
+
+Le gros des marmots enfin se dispersa, et le commandant appela d'une
+voix forte:
+
+--Monsieur de Varnetot?
+
+Une fenêtre du premier étage s'ouvrit. M. de Varnetot parut. Le
+commandant reprit:
+
+--Monsieur, vous savez les grands événements qui viennent de changer la
+face du gouvernement. Celui que vous représentiez n'est plus. Celui que
+je représente monte au pouvoir. En ces circonstances douloureuses, mais
+décisives, je viens vous demander, au nom de la nouvelle République, de
+remettre en mes mains les fonctions dont vous avez été investi par le
+précédent pouvoir.
+
+M. de Varnetot répondit:
+
+--Monsieur le docteur, je suis maire de Canneville, nommé par l'autorité
+compétente, et je resterai maire de Canneville tant que je n'aurai pas
+été révoqué et remplacé par un arrêté de mes supérieurs. Maire, je suis
+chez moi dans la mairie, et j'y reste. Au surplus, essayez de m'en faire
+sortir.
+
+Et il referma la fenêtre.
+
+Le commandant retourna vers sa troupe. Mais, avant de s'expliquer,
+toisant du haut en bas le lieutenant Picart.
+
+--Vous êtes un crâne, vous, un fameux lapin, la honte de l'armée. Je
+vous casse de votre grade.
+
+Le lieutenant répondit:
+
+--Je m'en fiche un peu.
+
+Et il alla se mêler au groupe murmurant des habitants.
+
+Alors le docteur hésita. Que faire? Donner l'assaut? Mais ses hommes
+marcheraient-ils? Et puis, en avait-il le droit?
+
+Une idée l'illumina. Il courut au télégraphe dont le bureau faisait face
+à la mairie, de l'autre côté de la place. Et il expédia trois dépêches:
+
+A MM. les membres du gouvernement républicain, à Paris;
+
+A M. le nouveau préfet républicain de la Seine-Inférieure, à Rouen;
+
+A M. le nouveau sous-préfet républicain de Dieppe.
+
+Il exposait la situation, disait le danger couru par la commune demeurée
+aux mains de l'ancien maire monarchiste, offrait ses services dévoués,
+demandait des ordres et signait en faisant suivre son nom de tous ses
+titres.
+
+Puis il revint vers son corps d'armée et, tirant dix francs de sa poche:
+«Tenez, mes amis, allez manger et boire un coup; laissez seulement ici
+un détachement de dix hommes pour que personne ne sorte de la mairie.»
+
+Mais l'ex-lieutenant Picart, qui causait avec l'horloger, entendit; il
+se mit à ricaner et prononça: «Pardi, s'ils sortent, ce sera une
+occasion d'entrer. Sans ça, je ne vous vois pas encore là-dedans, moi!»
+
+Le docteur ne répondit pas, et il alla déjeuner.
+
+Dans l'après-midi, il disposa des postes tout autour de la commune,
+comme si elle était menacée d'une surprise.
+
+Il passa plusieurs fois devant les portes de la maison de ville et de
+l'église sans rien remarquer de suspect; on aurait cru vides ces deux
+bâtiments.
+
+Le boucher, le boulanger et le pharmacien rouvrirent leurs boutiques.
+
+On jasait beaucoup dans les logis. Si l'Empereur était prisonnier, il y
+avait quelque traîtrise là-dessous. On ne savait pas au juste laquelle
+des républiques était revenue.
+
+La nuit tomba.
+
+Vers neuf heures, le docteur s'approcha seul, sans bruit, de l'entrée du
+bâtiment communal, persuadé que son adversaire était parti se coucher;
+et, comme il se disposait à enfoncer la porte à coups de pioche, une
+voix forte, celle d'un garde, demanda tout à coup:
+
+--Qui va là?
+
+Et M. Massarel battit en retraite à toutes jambes.
+
+Le jour se leva sans que rien fût changé dans la situation.
+
+La milice en armes occupait la place. Tous les habitants s'étaient
+réunis autour de cette troupe, attendant une solution. Ceux des villages
+voisins arrivaient pour voir.
+
+Alors le docteur, comprenant qu'il jouait sa réputation, résolut d'en
+finir d'une manière ou d'une autre; et il allait prendre une résolution
+quelconque, énergique assurément, quand la porte du télégraphe s'ouvrit
+et la petite servante de la directrice parut, tenant à la main deux
+papiers.
+
+Elle se dirigea d'abord vers le commandant et lui remit une des
+dépêches; puis, traversant le milieu désert de la place, intimidée par
+tous les yeux fixés sur elle, baissant la tête et trottant menu, elle
+alla frapper doucement à la maison barricadée, comme si elle eût ignoré
+qu'un parti armé s'y cachait.
+
+L'huis s'entrebâilla; une main d'homme reçut le message, et la fillette
+revint, toute rouge, prête à pleurer, d'être dévisagée ainsi par le pays
+entier.
+
+Le docteur commanda d'une voix vibrante:
+
+--Un peu de silence, s'il vous plaît.
+
+Et comme le populaire s'était tu, il reprit fièrement:
+
+--Voici la communication que je reçois du gouvernement. Et, élevant sa
+dépêche, il lut:
+
+«Ancien maire révoqué. Veuillez aviser au plus pressé. Recevrez
+instructions ultérieures.
+
+Pour le sous-préfet,
+
+SAPIN, conseiller.»
+
+Il triomphait; son coeur battait de joie; ses mains tremblaient, mais
+Picart, son ancien subalterne, lui cria d'un groupe voisin:
+
+--C'est bon, tout ça, mais si les autres ne sortent pas, ça vous fait
+une belle jambe, votre papier.
+
+Et M. Massarel pâlit. Si les autres ne sortaient pas, en effet, il
+fallait aller de l'avant maintenant. C'était non seulement son droit,
+mais aussi son devoir.
+
+Et il regardait anxieusement la mairie espérant qu'il allait voir la
+porte s'ouvrir et son adversaire se replier.
+
+La porte restait fermée. Que faire? la foule augmentait, se serrait
+autour de la milice. On riait.
+
+Une réflexion surtout torturait le médecin. S'il donnait l'assaut, il
+faudrait marcher à la tête de ses hommes; et comme, lui mort, toute
+contestation cesserait, c'était sur lui, sur lui seul que tireraient M.
+de Varnetot et ses trois gardes. Et ils tiraient bien, très bien; Picart
+venait encore de le lui répéter. Mais une idée l'illumina et, se
+tournant vers Pommel:
+
+--Allez vite prier le pharmacien de me prêter une serviette et un bâton.
+
+Le lieutenant se précipita.
+
+Il allait faire un drapeau parlementaire, un drapeau blanc dont la vue
+réjouirait peut-être le coeur légitimiste de l'ancien maire.
+
+Pommel revint avec le linge demandé et un manche à balai. Au moyen de
+ficelles, on organisa cet étendard que M. Massarel saisit à deux mains;
+et il s'avança de nouveau vers la mairie en le tenant devant lui.
+Lorsqu'il fut en face de la porte, il appela encore «Monsieur de
+Varnetot». La porte s'ouvrit soudain, et M. de Varnetot apparut sur le
+seuil avec ses trois gardes.
+
+Le docteur recula par un mouvement instinctif; puis, il salua
+courtoisement son ennemi et prononça, étranglé par l'émotion: «Je viens,
+Monsieur, vous communiquer les instructions que j'ai reçues.»
+
+Le gentilhomme, sans lui rendre son salut, répondit: «Je me retire,
+Monsieur, mais sachez bien que ce n'est ni par crainte, ni par
+obéissance à l'odieux gouvernement qui usurpe le pouvoir.» Et, appuyant
+sur chaque mot, il déclara: «Je ne veux pas avoir l'air de servir un
+seul jour la République. Voilà tout.»
+
+Massarel, interdit, ne répondit rien; et M. de Varnetot, se mettant en
+marche d'un pas rapide, disparut au coin de la place, suivi toujours de
+son escorte.
+
+Alors le docteur, éperdu d'orgueil, revint vers la foule. Dès qu'il fut
+assez près pour se l'aire entendre, il cria: «Hurrah! hurrah! La
+République triomphe sur toute la ligne.»
+
+Aucune émotion ne se manifesta.
+
+Le médecin reprit: «Le peuple est libre, vous êtes libres, indépendants.
+Soyez fiers!»
+
+Les villageois inertes le regardaient sans qu'aucune gloire illuminât
+leurs yeux.
+
+A son tour, il les contempla, indigné de leur indifférence, cherchant ce
+qu'il pourrait dire, ce qu'il pourrait faire pour frapper un grand coup,
+électriser ce pays placide, remplir sa mission d'initiateur.
+
+Mais une inspiration l'envahit et, se tournant vers Pommel:
+«Lieutenant, allez chercher le buste de l'ex-empereur qui est dans la
+salle des délibérations du conseil municipal, et apportez-le avec une
+chaise.»
+
+Et bientôt l'homme reparut portant sur l'épaule droite le Bonaparte de
+plâtre, et tenant de la main gauche une chaise de paille.
+
+M. Massarel vint au-devant de lui, prit la chaise, la posa par terre,
+plaça dessus le buste blanc, puis se reculant de quelques pas,
+l'interpella d'une voix sonore:
+
+«Tyran, tyran, te voici tombé, tombé dans la boue, tombé dans la fange.
+La patrie expirante râlait sous ta botte. Le Destin vengeur t'a frappe.
+La défaite et la honte se sont attachées à toi; tu tombes vaincu,
+prisonnier du Prussien; et, sur les ruines de ton empire croulant, la
+jeune et radieuse République se dresse, ramassant ton épée brisée...»
+
+Il attendait des applaudissements. Aucun cri, aucun battement de main
+n'éclata. Les paysans effarés se taisaient; et le buste aux moustaches
+pointues qui dépassaient les joues de chaque côté, le buste immobile et
+bien peigné comme une enseigne de coiffeur, semblait regarder M.
+Massarel avec son sourire de plâtre, un sourire ineffaçable et moqueur.
+
+Ils demeuraient ainsi face à face, Napoléon sur sa chaise, le médecin
+debout, à trois pas de lui. Une colère saisit le commandant. Mais que
+faire? que faire pour émouvoir ce peuple et gagner définitivement cette
+victoire de l'opinion?
+
+Sa main, par hasard, se posa sur son ventre, et il rencontra, sous sa
+ceinture rouge, la crosse de son revolver.
+
+Aucune inspiration, aucune parole ne lui venaient plus. Alors il tira
+son arme, fit deux pas et, à bout portant, foudroya l'ancien monarque.
+
+La balle creusa dans le front un petit, trou noir, pareil à une tache,
+presque rien. L'effet était manqué. M. Massarel tira un second coup, qui
+fit un second trou, puis un troisième, puis, sans s'arrêter, il lâcha
+les trois derniers. Le front de Napoléon volait en poussière blanche,
+mais les yeux, le nez et les fines pointes des moustaches restaient
+intacts.
+
+Alors exaspéré, le docteur renversa la chaise d'un coup de poing et,
+appuyant un pied sur le reste du buste, dans une posture de
+triomphateur, il se tourna vers le public abasourdi en vociférant:
+«Périssent ainsi tous les traîtres.»
+
+Mais comme aucun enthousiasme ne se manifestait encore, comme les
+spectateurs semblaient stupides d'étonnement, le commandant cria aux
+hommes de la milice: «Vous pouvez maintenant regagner vos foyers.» Et il
+se dirigea lui-même à grands pas vers sa maison, comme s'il eût fui.
+
+Sa bonne, dès qu'il parut, lui dit que des malades l'attendaient depuis
+plus de trois heures dans son cabinet. Il y courut. C'étaient les deux
+paysans aux varices, revenus dès l'aube, obstinés et patients.
+
+Et le vieux aussitôt reprit son explication: «Ça a commencé par des
+fourmis qui me couraient censément le long des jambes...»
+
+
+ * * * * *
+
+
+
+
+LE LOUP
+
+[Illustration de MERWART]
+
+
+Voici ce que nous raconta le vieux marquis d'Arville à la fin du dîner
+de Saint-Hubert, chez le baron des Ravels.
+
+On avait forcé un cerf dans le jour. Le marquis était le seul des
+convives qui n'eût point pris part à cette poursuite, car il ne chassait
+jamais.
+
+Pendant toute la durée du grand repas, on n'avait guère parlé que de
+massacres d'animaux. Les femmes elles-mêmes s'intéressaient aux récits
+sanguinaires et souvent invraisemblables, et les orateurs mimaient les
+attaques et les combats d'hommes contre les bêtes, levaient les bras,
+contaient d'une voix tonnante.
+
+M. d'Arville parlait bien, avec une certaine poésie un peu ronflante,
+mais pleine d'effet. Il avait dû répéter souvent cette histoire, car il
+la disait couramment, n'hésitant pas sur les mots choisis avec habileté
+pour faire image.
+
+--Messieurs, je n'ai jamais chassé, mon père non plus, mon grand-père non
+plus et, non plus, mon arrière-grand-père. Ce dernier était fils d'un
+homme qui chassa plus que vous tous. Il mourut en 1764. Je vous dirai
+comment.
+
+Il se nommait Jean, était marié, père de cet enfant qui fut mon
+trisaïeul, et il habitait avec son frère cadet, François d'Arville,
+notre château de Lorraine, en pleine forêt.
+
+François d'Arville était resté garçon par amour de la chasse.
+
+Ils chassaient tous deux d'un bout à l'autre de l'année, sans repos,
+sans arrêt, sans lassitude. Ils n'aimaient que cela, ne comprenaient pas
+autre chose, ne parlaient que de cela, ne vivaient que pour cela.
+
+Ils avaient au coeur cette passion terrible, inexorable. Elle les
+brûlait, les ayant envahis tout entiers, ne laissant de place pour rien
+autre.
+
+Ils avaient défendu qu'on les dérangeât jamais en chasse, pour aucune
+raison. Mon trisaïeul naquit pendant que son père suivait un renard, et
+Jean d'Arville n'interrompit point sa course, mais il jura: «Nom d'un
+nom, ce gredin-là aurait bien pu attendre après l'hallali!»
+
+Son frère François se montrait encore plus emporté que lui. Dès son
+lever, il allait voir les chiens, puis les chevaux, puis il tirait des
+oiseaux autour du château jusqu'au moment de partir pour forcer quelque
+grosse bête.
+
+On les appelait dans le pays M. le Marquis et M. le Cadet, les nobles
+d'alors ne faisant point, comme la noblesse d'occasion de notre temps,
+qui veut établir dans les titres une hiérarchie descendante; car le fils
+d'un marquis n'est pas plus comte, ni le fils d'un vicomte baron, que le
+fils d'un général n'est colonel de naissance. Mais la vanité mesquine du
+jour trouve profit à cet arrangement.
+
+Je reviens à mes ancêtres.
+
+Ils étaient, paraît-il, démesurément grands, osseux, poilus, violents et
+vigoureux. Le jeune, plus haut encore que l'aîné, avait une voix
+tellement forte que, suivant une légende dont il était fier, toutes les
+feuilles de la forêt s'agitaient quand il criait.
+
+Et lorsqu'ils se mettaient en selle tous deux pour partir en chasse, ce
+devait être un spectacle superbe de voir ces deux géants enfourcher
+leurs grands chevaux.
+
+Or, vers le milieu de l'hiver de cette année 1764, les froids furent
+excessifs et les loups devinrent féroces.
+
+Ils attaquaient même les paysans attardés, rôdaient la nuit autour des
+maisons, hurlaient du coucher du soleil à son lever et dépeuplaient les
+étables.
+
+Et bientôt une rumeur circula. On parlait d'un loup colossal, au pelage
+gris, presque blanc, qui avait mangé deux enfants, dévoré le bras d'une
+femme, étranglé tous les chiens de garde du pays et qui pénétrait sans
+peur dans les enclos pour venir flairer sous les portes. Tous les
+habitants affirmaient avoir senti son souffle qui faisait vaciller la
+flamme des lumières. Et bientôt une panique courut par toute la
+province. Personne n'osait plus sortir dès que tombait le soir. Les
+ténèbres semblaient hantées par l'image de cette bête.
+
+Les frères d'Arville résolurent de la trouver et de la tuer, et ils
+convièrent à de grandes chasses tous les gentilshommes du pays.
+
+Ce fut en vain. On avait beau battre les forêts, fouiller les buissons,
+on ne la rencontrait jamais. On tuait des loups, mais pas celui-là. Et,
+chaque nuit qui suivait la battue, l'animal, comme pour se venger,
+attaquait quelque voyageur ou dévorait quelque bétail, toujours loin du
+lieu où on l'avait cherché.
+
+Une nuit enfin, il pénétra dans l'étable aux porcs du château d'Arville
+et mangea les deux plus beaux élèves.
+
+Les deux frères furent enflammés de colère, considérant cette attaque
+comme une bravade du monstre, une injure directe, un défi. Ils prirent
+tous leurs forts limiers habitués à poursuivre les bêtes redoutables, et
+ils se mirent en chasse, le coeur soulevé de fureur.
+
+Depuis l'aurore jusqu'à l'heure où le soleil empourpré descendit
+derrière les grands arbres nus, ils battirent les fourrés sans rien
+trouver.
+
+Tous deux enfin, furieux et désolés, revenaient au pas de leurs chevaux
+par une allée bordée de broussailles, et s'étonnaient de leur science
+déjouée par ce loup, saisis soudain d'une sorte de crainte mystérieuse.
+
+L'aîné disait:
+
+--Cette bête-là n'est point ordinaire. On dirait qu'elle pense comme un
+homme.
+
+Le cadet répondit:
+
+--On devrait peut-être faire bénir une balle par notre cousin l'évêque,
+ou prier quelque prêtre de prononcer les paroles qu'il faut.
+
+Puis ils se turent.
+
+Jean reprit:
+
+--Regarde le soleil s'il est rouge. Le grand loup va faire quelque
+malheur cette nuit.
+
+Il n'avait point fini de parler que son cheval se cabra; celui de
+François se mit à ruer. Un large buisson couvert de feuilles mortes
+s'ouvrit devant eux, et une bête colossale, toute grise, surgit, qui
+détala à travers le bois.
+
+Tous deux poussèrent une sorte de grognement de joie, et, se courbant
+sur l'encolure de leurs pesants chevaux, ils les jetèrent en avant d'une
+poussée de tout leur corps, les lançant d'une telle allure, les
+excitant, les entraînant, les affolant de la voix, du geste et de
+l'éperon, que les forts cavaliers semblaient porter les lourdes bêtes
+entre leurs cuisses et les enlever comme s'ils s'envolaient.
+
+Ils allaient ainsi, ventre à terre, crevant les fourrés, coupant les
+ravins, grimpant les côtes, dévalant dans les gorges, et sonnant du cor
+à pleins poumons pour attirer leurs gens et leurs chiens.
+
+Et voilà que soudain, dans cette course éperdue, mon aïeul heurta du
+front une branche énorme qui lui fendit le crâne; et il tomba raide mort
+sur le sol, tandis que son cheval affolé s'emportait, disparaissait dans
+l'ombre enveloppant les bois.
+
+Le cadet d'Arville s'arrêta net, sauta par terre, saisit dans ses bras
+son frère, et il vit que la cervelle coulait de la plaie avec le sang.
+
+Alors il s'assit auprès du corps, posa sur ses genoux la tête défigurée
+et rouge et il attendit en contemplant cette face immobile de l'aîné.
+Peu à peu une peur l'envahissait, une peur singulière qu'il n'avait
+jamais sentie encore, la peur de l'ombre, la peur de la solitude, la
+peur du bois désert et la peur aussi du loup fantastique qui venait de
+tuer son frère pour se venger d'eux.
+
+Les ténèbres s'épaississaient, le froid aigu faisait craquer les
+arbres. François se leva, frissonnant, incapable de rester là plus
+longtemps, se sentant presque défaillir. On n'entendait plus rien, ni la
+voix des chiens ni le son des cors, tout était muet par l'invisible
+horizon; et ce silence morne du soir glacé avait quelque chose
+d'effrayant et d'étrange.
+
+Il saisit dans ses mains de colosse le grand corps de Jean, le dressa et
+le coucha en travers sur sa selle pour le reporter au château; puis il
+se remit en marche doucement, l'esprit troublé comme s'il était gris,
+poursuivi par des images horribles et surprenantes.
+
+Et, brusquement, dans le sentier qu'envahissait la nuit, une grande
+forme passa. C'était la bête. Une secousse d'épouvante agita le
+chasseur; quelque chose de froid, comme une goutte d'eau, lui glissa le
+long des reins, et il fît, ainsi qu'un moine hanté du diable, un grand
+signe de croix, éperdu à ce retour brusque de l'effrayant rôdeur. Mais
+ses yeux retombèrent sur le corps inerte couché devant lui, et soudain,
+passant brusquement de la crainte à la colère, il frémit d'une rage
+désordonnée.
+
+Alors il piqua son cheval et s'élança derrière le loup.
+
+Il le suivait par les taillis, les ravines et les futaies, traversant
+des bois qu'il ne reconnaissait plus, l'oeil fixé sur la tache blanche
+qui fuyait dans la nuit descendue sur la terre.
+
+Son cheval aussi semblait animé d'une force et d'une ardeur inconnues.
+Il galopait le cou tendu, droit devant lui, heurtant aux arbres, aux
+rochers, la tête et les pieds du mort jetés en travers sur la selle. Les
+ronces arrachaient les cheveux; le front, battant les troncs énormes,
+les éclaboussait de sang; les éperons déchiraient des lambeaux d'écorce.
+
+Et, soudain, l'animal et le cavalier sortirent de la forêt et se ruèrent
+dans un vallon, comme la lune rouge apparaissait au-dessus des monts. Ce
+vallon était pierreux, fermé par des roches énormes, sans issue
+possible; et le loup acculé se retourna.
+
+François alors poussa un hurlement de joie que les échos répétèrent
+comme un roulement de tonnerre, et il sauta de cheval, son coutelas à la
+main.
+
+La bête hérissée, le dos rond, l'attendait; ses yeux luisaient comme
+deux étoiles. Mais, avant de livrer bataille, le fort chasseur,
+empoignant son frère, l'assit sur une roche, et, soutenant avec des
+pierres sa tête qui n'était plus qu'une tache de sang, il lui cria dans
+les oreilles, comme s'il eût parlé à un sourd: «Regarde, Jean, regarde
+ça!»
+
+Puis il se jeta sur le monstre. Il se sentait fort à culbuter une
+montagne, à broyer des pierres dans ses mains. La bête le voulut mordre,
+cherchant à lui fouiller le ventre; mais il l'avait saisie par le cou,
+sans même se servir de son arme, et il l'étranglait doucement, écoutant
+s'arrêter les souffles de sa gorge et les battements de son coeur. Et il
+riait, jouissant éperdument, serrant de plus en plus sa formidable
+étreinte, criant, dans un délire de joie: «Regarde, Jean, regarde!»
+Toute résistance cessa; le corps du loup devint flasque. Il était mort.
+
+Alors François, le prenant à pleins bras, l'emporta, et le vint jeter
+aux pieds de l'aîné en répétant d'une voix attendrie: «Tiens, tiens,
+tiens, mon petit Jean, le voilà!»
+
+Puis il replaça sur sa selle les deux cadavres l'un sur l'autre; et il
+se remit en route.
+
+Il rentra au château, riant et pleurant, comme Gargantua à la naissance
+de Pantagruel, poussant des cris de triomphe et trépignant d'allégresse
+en racontant la mort de l'animal, et gémissant et s'arrachant la barbe
+en disant celle de son frère.
+
+Et souvent, plus tard, quand il reparlait de ce jour, il prononçait, les
+larmes aux yeux: «Si seulement ce pauvre Jean avait pu me voir étrangler
+l'autre, il serait mort content, j'en suis sûr!»
+
+La veuve de mon aïeul inspira à son fils orphelin l'horreur de la
+chasse, qui s'est transmise de père en fils jusqu'à moi.
+
+Le marquis d'Arville se tut. Quelqu'un demanda:
+
+--Cette histoire est une légende, n'est-ce pas?
+
+Et le conteur répondit:
+
+--Je vous jure qu'elle est vraie d'un bout à l'autre.
+
+Alors une femme déclara d'une petite voix douce:
+
+--C'est égal, c'est beau d'avoir des passions pareilles.
+
+
+ * * * * *
+
+
+
+
+L'ENFANT
+
+[Illustration de LE NATUR]
+
+
+Après avoir longtemps juré qu'il ne se marierait jamais, Jacques
+Bourdillère avait soudain changé d'avis.
+
+Cela était arrivé brusquement, un été, aux bains de mer.
+
+Un matin, comme il était étendu sur le sable, tout occupé à regarder les
+femmes sortir de l'eau, un petit pied l'avait frappé par sa gentillesse
+et sa mignardise. Ayant levé les yeux plus haut, toute la personne le
+séduisit. De toute cette personne, il ne voyait d'ailleurs que les
+chevilles et la tête émergeant d'un peignoir de flanelle blanche, clos
+avec soin. On le disait sensuel et viveur. C'est donc par la seule grâce
+de la forme qu'il fut capté d'abord: puis il fut retenu par le charme
+d'un doux esprit de jeune fille, simple et bon, frais comme les joues et
+les lèvres.
+
+Présenté à la famille, il plut et il devint bientôt fou d'amour. Quand
+il apercevait Berthe Lannis de loin, sur la longue plage de sable jaune,
+il frémissait jusqu'aux cheveux. Près d'elle, il devenait muet,
+incapable de rien dire et même de penser, avec une espèce de
+bouillonnement dans le coeur, de bourdonnement dans l'oreille,
+d'effarement dans l'esprit. Était-ce donc de l'amour, cela?
+
+Il ne le savait pas, n'y comprenait rien, mais demeurait, en tout cas,
+bien décidé à faire sa femme de cette enfant.
+
+Les parents hésitèrent longtemps, retenus par la mauvaise réputation du
+jeune homme. Il avait une maîtresse, disait-on, une _vieille maîtresse,_
+une ancienne et forte liaison, une de ces chaînes qu'on croit rompues et
+qui tiennent toujours.
+
+Outre cela, il aimait, pendant des périodes plus ou moins longues,
+toutes les femmes qui passaient à portée de ses lèvres. Alors il se
+rangea, sans consentir même à revoir une seule fois celle avec qui il
+avait vécu longtemps. Un ami régla la pension de cette femme, assura son
+existence. Jacques paya, mais ne voulut pas entendre parler d'elle,
+prétendant désormais ignorer jusqu'à son nom. Elle écrivit des lettres
+sans qu'il les ouvrît. Chaque semaine, il reconnaissait l'écriture
+maladroite de l'abandonnée; et, chaque semaine, une colère plus grande
+lui venait contre elle, et il déchirait brusquement l'enveloppe et le
+papier, sans ouvrir, sans lire une ligne, une seule ligne, sachant
+d'avance les reproches et les plaintes contenues là-dedans.
+
+Comme on ne croyait guère à sa persévérance, on fit durer l'épreuve
+tout l'hiver, et c'est seulement au printemps que sa demande fut agréée.
+
+Le mariage eut lieu à Paris dans les premiers jours de mai.
+
+Il était décidé qu'ils ne feraient point le classique voyage de noces.
+Après un petit bal, une sauterie de jeunes cousines qui ne se
+prolongerait point au delà de onze heures, pour ne pas éterniser les
+fatigues de cette journée de cérémonies, les jeunes époux devaient
+passer leur première nuit commune dans la maison familiale, puis partir
+seuls, le lendemain matin, pour la plage chère à leurs coeurs, où ils
+s'étaient connus et aimés.
+
+La nuit était venue, on dansait dans le grand salon. Ils s'étaient
+retirés tous les deux dans un petit boudoir japonais, tendu de soies
+éclatantes, à peine éclairé, ce soir-là, par les rayons alanguis d'une
+grosse lanterne de couleur, pendue au plafond comme un oeuf énorme. La
+fenêtre entr'ouverte laissait entrer parfois des souffles frais du
+dehors, des caresses d'air qui passaient sur les visages, car la soirée
+était tiède et calme, pleine d'odeurs de printemps.
+
+Ils ne disaient rien; ils se tenaient les mains en se les pressant
+parfois de toute leur force. Elle demeurait, les yeux vagues, un peu
+éperdue par ce grand changement dans sa vie, mais souriante, remuée,
+prête à pleurer, souvent prête aussi à défaillir de joie, croyant le
+monde entier changé par ce qui lui arrivait, inquiète sans savoir de
+quoi, et sentant tout son corps, toute son âme envahis d'une
+indéfinissable et délicieuse lassitude.
+
+Lui la regardait obstinément, souriant d'un sourire fixe. Il voulait
+parler, ne trouvait rien et restait là, mettant toute son ardeur en des
+pressions de mains. De temps en temps, il murmurait: «Berthe!» et chaque
+fois elle levait les yeux sur lui d'un mouvement doux et tendre; ils se
+contemplaient une seconde, puis son regard à elle, pénétré et fasciné
+par son regard à lui, retombait.
+
+Ils ne découvraient aucune pensée à échanger. On les laissait seuls;
+mais parfois, un couple de danseurs jetait sur eux, en passant, un coup
+d'oeil furtif, comme s'il eût été témoin discret et confident d'un
+mystère.
+
+Une porte de côté s'ouvrit, un domestique entra, tenant sur un plateau
+une lettre pressée qu'un commissionnaire venait l'apporter. Jacques prit
+en tremblant ce papier, saisi d'une peur vague et soudaine, la peur
+mystérieuse des brusques malheurs.
+
+Il regarda longtemps l'enveloppe dont il ne connaissait point
+l'écriture, n'osant pas l'ouvrir, désirant follement ne pas lire, ne pas
+savoir, mettre en sa poche cela, et se dire: «A demain. Demain, je serai
+loin, peu m'importe!» Mais, sur un coin, deux grands mots soulignés:
+TRÈS URGENT, le retenaient et l'épouvantaient. Il demanda: «Vous
+permettez, mon amie?» déchira la feuille collée et lut. Il lut le
+papier, pâlissant affreusement, le parcourut d'un coup et, lentement,
+sembla l'épeler.
+
+Quand il releva la tête, toute sa face était bouleversée. Il balbutia:
+«Ma chère petite, c'est... c'est mon meilleur ami à qui il arrive un
+grand, un très grand malheur. Il a besoin de moi tout de suite... tout
+de suite... pour une affaire de vie ou de mort. Me permettez-vous de
+m'absenter vingt minutes? je reviens aussitôt.»
+
+Elle bégaya, tremblante, effarée: «Allez, mon ami!» n'étant pas encore
+assez sa femme pour oser l'interroger, pour exiger savoir. Et il
+disparut. Elle resta seule, écoutant danser dans le salon voisin.
+
+Il avait pris un chapeau, le premier trouvé, un pardessus quelconque, et
+il descendit en courant l'escalier. Au moment de sauter dans la rue, il
+s'arrêta encore sous le bec de gaz du vestibule et relut la lettre.
+
+Voici ce qu'elle disait:
+
+«Monsieur,
+
+«Une fille Ravet, votre ancienne maîtresse, paraît-il, vient d'accoucher
+d'un enfant qu'elle prétend être à vous. La mère va mourir et implore
+votre visite. Je prends la liberté de vous écrire et de vous demander si
+vous pouvez accorder ce dernier entretien à cette femme, qui semble être
+très malheureuse et digne de pitié.
+
+«Votre serviteur,
+
+«Dr BONNARD.»
+
+Quand il pénétra dans la chambre de la mourante, elle agonisait déjà.
+Il ne la reconnut pas d'abord. Le médecin et deux gardes la soignaient,
+et partout à terre traînaient des seaux pleins de glace et des linges
+pleins de sang.
+
+L'eau répandue inondait le parquet; deux bougies brûlaient sur un
+meuble; derrière le lit, dans un petit berceau d'osier, l'enfant criait,
+et, à chacun de ses vagissements, la mère, torturée, essayait un
+mouvement, grelottante sous les compresses gelées.
+
+Elle saignait; elle saignait, blessée à mort, tuée par cette naissance.
+Toute sa vie coulait; et, malgré la glace, malgré les soins,
+l'invincible hémorragie continuait, précipitait son heure dernière.
+
+Elle reconnut Jacques et voulut lever les bras: elle ne put pas, tant
+ils étaient faibles, mais sur ses joues livides des larmes commencèrent
+à glisser.
+
+Il s'abattit à genoux près du lit, saisit une main pendante et la baisa
+frénétiquement: puis, peu à peu, il s'approcha tout près, tout près du
+maigre visage qui tressaillait à son contact. Une des gardes, debout,
+une bougie à la main, les éclairait, et le médecin, s'étant reculé,
+regardait du fond de la chambre.
+
+Alors d'une voix déjà lointaine, en haletant, elle dit: «Je vais mourir,
+mon chéri; promets-moi de rester jusqu'à la fin. Oh! ne me quitte pas
+maintenant, ne me quitte pas au dernier moment!»
+
+Il la baisait au front, dans ses cheveux, en sanglotant. Il murmura:
+«Sois tranquille, je vais rester.»
+
+Elle fut quelques minutes avant de pouvoir parler encore, tant elle
+était oppressée et défaillante. Elle reprit: «C'est à toi, le petit. Je
+te le jure devant Dieu, je te le jure sur mon âme, je te le jure au
+moment de mourir. Je n'ai pas aimé d'autre homme que toi... Promets-moi
+de ne pas l'abandonner.» Il essayait de prendre encore dans ses bras ce
+misérable corps déchiré, vidé de sang. Il balbutia, affolé de remords et
+de chagrin: «Je te le jure, je l'élèverai et je l'aimerai. Il ne me
+quittera pas.» Alors elle tenta d'embrasser Jacques. Impuissante à lever
+sa tête épuisée, elle tendait ses lèvres blanches dans un appel de
+baiser. Il approcha sa bouche pour cueillir cette lamentable et
+suppliante caresse.
+
+Un peu calmée, elle murmura tout bas: «Apporte-le, que je voie si tu
+l'aimes.»
+
+Et il alla chercher l'enfant.
+
+Il le posa doucement sur le lit, entre eux, et le petit être cessa de
+pleurer. Elle murmura: «Ne bouge plus !» Et il ne remua plus. Il resta
+là, tenant en sa main brûlante cette main que secouaient des frissons
+d'agonie, comme il avait tenu, tout à l'heure, une autre main que
+crispaient des frissons d'amour. De temps en temps, il regardait
+l'heure, d'un coup d'oeil furtif, guettant l'aiguille qui passait minuit,
+puis une heure, puis deux heures.
+
+Le médecin s'était retiré: les deux gardes, après avoir rôdé quelque
+temps, d'un pas léger, par la chambre, sommeillaient maintenant sur des
+chaises. L'enfant dormait, et la mère, les yeux fermés, semblait se
+reposer aussi.
+
+Tout à coup, comme le jour blafard filtrait entre les rideaux croisés,
+elle tendit ses bras d'un mouvement si brusque et si violent qu'elle
+faillit jeter à terre son enfant. Une espèce de râle se glissa dans sa
+gorge; puis elle demeura sur le dos, immobile, morte.
+
+Les gardes accourues déclarèrent: «C'est fini.»
+
+Il regarda une dernière fois cette femme qu'il avait aimée, puis la
+pendule qui marquait quatre heures, et s'enfuit oubliant son pardessus,
+en habit noir, avec l'enfant dans ses bras.
+
+Après qu'il l'eut laissée seule, sa jeune femme avait attendu, assez
+calme d'abord, dans le petit boudoir japonais. Puis, ne le voyant point
+reparaître, elle était rentrée dans le salon, d'un air indifférent et
+tranquille, mais inquiète horriblement. Sa mère, l'apercevant seule,
+avait demandé: «Où donc est ton mari?» Et elle avait répondu: «Dans sa
+chambre; il va revenir.»
+
+Au bout d'une heure, comme tout le monde l'interrogeait, elle avoua la
+lettre et la figure bouleversée de Jacques, et ses craintes d'un
+malheur.
+
+On attendit encore. Les invités partirent; seuls, les parents les plus
+proches demeuraient. A minuit, on coucha la mariée toute secouée de
+sanglots. Sa mère et deux tantes, assises autour du lit, l'écoutaient
+pleurer, muettes et désolées... Le père était parti chez le commissaire
+de police pour chercher des renseignements.
+
+A cinq heures, un bruit léger glissa dans le corridor; une porte
+s'ouvrit et se ferma doucement; puis soudain un petit cri pareil à un
+miaulement de chat courut dans la maison silencieuse.
+
+Toutes les femmes furent debout d'un bond, et Berthe, la première,
+s'élança, malgré sa mère et ses tantes, enveloppée de son peignoir de
+nuit.
+
+Jacques, debout au milieu de sa chambre, livide, haletant, tenait un
+enfant dans ses bras.
+
+Les quatre femmes le regardèrent, effarées; mais Berthe, devenue soudain
+téméraire, le coeur crispé d'angoisse, courut à lui: «Qu'y a-t-il?
+dites, qu'y a-t-il?»
+
+Il avait l'air fou; il répondit d'une voix saccadée: «Il y a... il y a
+... que j'ai un enfant, et que la mère vient de mourir...» Et il
+présentait dans ses mains inhabiles le marmot hurlant.
+
+Berthe, sans dire un mot, saisit l'enfant, l'embrassa, l'étreignant
+contre elle; puis, relevant sur son mari ses yeux pleins de larmes: «La
+mère est morte, dites-vous?» Il répondit: «Oui, tout de suite... dans
+mes bras... J'avais rompu depuis l'été... Je ne savais rien, moi...
+c'est le médecin qui m'a fait venir...»
+
+Alors Berthe murmura: «Eh bien, nous l'élèverons, ce petit.
+
+
+ * * * * *
+
+
+
+
+CONTE DE NOËL
+
+[Illustration de ADRIEN MARIE]
+
+
+Le docteur Bonenfant cherchait dans sa mémoire, répétant à mi-voix: «Un
+souvenir de Noël?... Un souvenir de Noël?...»
+
+Et tout à coup, il s'écria:
+
+--Mais si, j'en ai un, et un bien étrange encore; c'est une histoire
+fantastique. J'ai vu un miracle! Oui, Mesdames, un miracle, la nuit de
+Noël.
+
+Cela vous étonne de m'entendre parler ainsi, moi qui ne crois guère à
+rien. Et pourtant, j'ai vu un miracle! Je l'ai vu, dis-je, vu, de mes
+propres yeux vu, ce qui s'appelle vu.
+
+En ai-je été fort surpris? non pas; car si je ne crois point à vos
+croyances, je crois à la foi, et je sais qu'elle transporte les
+montagnes. Je pourrais citer bien des exemples; mais je vous indignerais
+et je m'exposerais aussi à amoindrir l'effet de mon histoire.
+
+Je vous avouerai d'abord que si je n'ai pas été convaincu et converti
+par ce que j'ai vu, j'ai été du moins fort ému, et je vais tâcher de
+vous dire la chose naïvement, comme si j'avais une crédulité
+d'Auvergnat.
+
+J'étais alors médecin de campagne, habitant le bourg de Rolleville, en
+pleine Normandie.
+
+L'hiver, cette année-là, fut terrible. Dès la fin de novembre, les
+neiges arrivèrent après une semaine de gelées. On voyait de loin les
+gros nuages venir du nord; et la blanche descente des flocons commença.
+
+En une nuit, toute la pleine fut ensevelie.
+
+Les fermes, isolées dans leurs cours carrées, derrière leurs rideaux de
+grands arbres poudrés de frimas, semblaient s'endormir sous
+l'accumulation de cette mousse épaisse et légère.
+
+Aucun bruit ne traversait plus la campagne immobile. Seuls les corbeaux,
+par bandes, décrivaient de longs festons dans le ciel, cherchant leur
+vie inutilement, s'abattant tous ensemble sur les champs livides et
+piquant la neige de leurs grands becs.
+
+On n'entendait rien que le glissement vague et continu de cette
+poussière gelée tombant toujours.
+
+Cela dura huit jours pleins, puis l'avalanche s'arrêta. La terre avait
+sur le dos un manteau épais de cinq pieds.
+
+Et, pendant trois semaines ensuite, un ciel, clair comme un cristal bleu
+le jour, et, la nuit, tout semé d'étoiles qu'on aurait crues de givre,
+tant le vaste espace était rigoureux, s'étendit sur la nappe unie, dure
+et luisante des neiges.
+
+La plaine, les haies, les ormes des clôtures, tout semblait mort, tué
+par le froid. Ni hommes ni bêtes ne sortaient plus; seules les cheminées
+des chaumières en chemise blanche révélaient la vie cachée, par les
+minces filets de fumée qui montaient droit dans l'air glacial.
+
+De temps en temps on entendait craquer les arbres, comme si leurs
+membres de bois se fussent brisés sous l'écorce; et, parfois, une grosse
+branche se détachait et tombait, l'invincible gelée pétrifiant la sève
+et cassant les fibres.
+
+Les habitations semées ça et là par les champs semblaient éloignées de
+cent lieues les unes des autres. On vivait comme on pouvait. Seul,
+j'essayais d'aller voir mes clients les plus proches, m'exposant sans
+cesse à rester enseveli dans quelque creux.
+
+Je m'aperçus bientôt qu'une terreur mystérieuse planait sur le pays. Un
+tel fléau, pensait-on, n'était point naturel. On prétendit qu'on
+entendait des voix la nuit, des sifflements aigus, des cris qui
+passaient.
+
+Ces cris et ces sifflements venaient sans aucun doute des oiseaux
+émigrants qui voyagent au crépuscule, et qui fuyaient en masse vers le
+sud. Mais allez donc faire entendre raison à des gens affolés. Une
+épouvante envahissait les esprits et on s'attendait à un événement
+extraordinaire.
+
+La forge du père Vatinel était située au bout du hameau d'Épivent, sur
+la grande route, maintenant invisible et déserte. Or, comme les gens
+manquaient de pain, le forgeron résolut d'aller jusqu'au village. Il
+resta quelques heures à causer dans les six maisons qui forment le
+centre du pays, prit son pain et des nouvelles, et un peu de cette peur
+épandue sur la campagne.
+
+Et il se remit en route avant la nuit.
+
+Tout à coup, en longeant une haie, il crut voir un oeuf sur la neige;
+oui, un oeuf, déposé là, tout blanc comme le reste du monde. Il se
+pencha, c'était un oeuf en effet. D'où venait-il? Quelle poule avait pu
+sortir du poulailler et venir pondre en cet endroit? Le forgeron
+s'étonna, ne comprit pas; mais il ramassa l'oeuf et le porta à sa femme.
+
+--Tiens, la maîtresse, v'là un oeuf que j'ai trouvé sur la route!
+
+La femme hocha la tête:--Un oeuf sur la route? Par ce temps-ci, t'es
+soûl, bien sûr?
+
+--Mais non, la maîtresse, même qu'il était au pied d'une haie, et encore
+chaud, pas gelé. Le v'là, j'me l'ai mis sur l'estomac pour qui
+n'refroidisse pas. Tu le mangeras pour ton dîner.
+
+L'oeuf fut glissé dans la marmite où mijotait la soupe, et le forgeron se
+mit à raconter ce qu'on disait par la contrée. La femme écoutait, toute
+pâle.
+
+--Pour sûr, que j'en ai entendu, des sifflets, l'autre nuit, même qu'ils
+semblaient v'nir de la cheminée.
+
+On se mit à table, on mangea la soupe d'abord, puis, pendant que le mari
+étendait du beurre sur son pain, la femme prit l'oeuf et l'examina d'un
+oeil méfiant.
+
+--Si y avait qué que chose dans c't'oeuf?
+
+--Que que tu veux qu'y ait?
+
+--J'sais ti, mé?
+
+--Allons, mange-le, et fais pas la bête.
+
+Elle ouvrit l'oeuf. Il était comme tous les oeufs, et bien frais. Elle se
+mit à le manger en hésitant, le goûtant, le laissant, le reprenant. Le
+mari disait:
+
+--Eh bien! qué goût qu'il a, c't'oeuf?
+
+Elle ne répondait pas, et elle acheva de l'avaler; puis, soudain elle
+planta sur son homme des yeux fixes, hagards, affolés; leva les bras,
+les tordit et, convulsée de la tête aux pieds, roula par terre en
+poussant des cris horribles.
+
+Toute la nuit elle se débattit en des spasmes épouvantables, secouée de
+tremblements effrayants, déformée par de hideuses convulsions. Le
+forgeron, impuissant à la tenir, fut obligé de la lier.
+
+Et elle hurlait sans repos, d'une voix infatigable:
+
+--J'l'ai dans l'corps! J'l'ai dans l'corps!
+
+Je fus appelé le lendemain. J'ordonnai tous les calmants connus sans
+obtenir le moindre résultat. Elle était folle.
+
+Alors, avec une incroyable rapidité, malgré l'obstacle des hautes
+neiges, la nouvelle, une nouvelle étrange, courut de ferme en ferme: «La
+femme au forgeron qu'est possédée!» Et on venait de partout, sans oser
+pénétrer dans la maison; on écoutait de loin ses cris affreux poussés
+d'une voix si forte qu'on ne les aurait pas crus d'une créature humaine.
+
+Le curé du village fut prévenu. C'était un vieux prêtre naïf. Il
+accourut en surplis comme pour administrer un mourant et il prononça, en
+étendant les mains, les formules d'exorcisme, pendant que quatre hommes
+maintenaient sur un lit la femme écumante et tordue.
+
+Mais l'esprit ne fut point chassé.
+
+Et la Noël arriva sans que le temps eût changé.
+
+La veille au matin, le prêtre vint me trouver:
+
+--J'ai envie, dit-il, de faire assister à l'office de cette nuit cette
+malheureuse. Peut-être Dieu fera-t-il un miracle en sa faveur, à l'heure
+même où il naquit d'une femme.
+
+Je répondis au curé:
+
+--Je vous approuve absolument, Monsieur l'abbé. Si elle a l'esprit
+frappé par la cérémonie sacrée (et rien n'est plus propice à
+l'émouvoir), elle peut être sauvée sans autre remède.
+
+Le vieux prêtre murmura:
+
+--Vous n'êtes pas croyant, docteur, mais aidez-moi, n'est-ce pas? Vous
+vous chargez de l'amener?
+
+Et je lui promis mon aide.
+
+Le soir vint, puis la nuit; et la cloche de l'église se mit à sonner,
+jetant sa voix plaintive à travers l'espace morne, sur l'étendue blanche
+et glacée des neiges.
+
+Des êtres noirs s'en venaient lentement, par groupes, dociles au cri
+d'airain du clocher. La pleine lune éclairait d'une lueur vive et
+blafarde tout l'horizon, rendait plus visible la pâle désolation des
+champs.
+
+J'avais pris quatre hommes robustes et je me rendis à la forge.
+
+La Possédée hurlait toujours, attachée à sa couche. On la vêtit
+proprement malgré sa résistance éperdue, et on l'emporta.
+
+L'église était maintenant pleine de monde, illuminée et froide; les
+chantres poussaient leurs notes monotones; le serpent ronflait; la
+petite sonnette de l'enfant de choeur tintait, réglant les mouvements des
+fidèles.
+
+J'enfermai la femme et ses gardiens dans la cuisine du presbytère, et
+j'attendis le moment que je croyais favorable. Je choisis l'instant qui
+suit la communion. Tous les paysans, hommes et femmes, avaient reçu leur
+Dieu pour fléchir sa rigueur. Un grand silence planait pendant que le
+prêtre achevait le mystère divin.
+
+Sur mon ordre, la porte fut ouverte et mes quatre aides apportèrent la
+folle.
+
+Dès qu'elle aperçut les lumières, la foule à genoux, le choeur en feu et
+le tabernacle doré, elle se débattit d'une telle vigueur qu'elle faillit
+nous échapper, et elle poussa des clameurs si aiguës qu'un frisson
+d'épouvante passa dans l'église; toutes les têtes se relevèrent; des
+gens s'enfuirent.
+
+Elle n'avait plus la forme d'une femme, crispée et tordue en nos mains,
+le visage contourné, les yeux fous.
+
+On la traîna jusqu'aux marches du choeur et puis on la tint fortement
+accroupie à terre.
+
+Le prêtre s'était levé; il attendait. Dès qu'il la vit arrêtée, il prit
+en ses mains l'ostensoir ceint de rayons d'or, avec l'hostie blanche au
+milieu, et, s'avançant de quelques pas, il l'éleva de ses deux bras
+tendus au-dessus de sa tête, le présentant aux regards égarés de la
+Démoniaque.
+
+Elle hurlait toujours, l'oeil fixé, tendu sur cet objet rayonnant. Et le
+prêtre demeurait tellement immobile qu'on l'aurait pris pour une statue.
+
+Et cela dura longtemps, longtemps.
+
+La femme semblait saisie de peur, fascinée; elle contemplait fixement
+l'ostensoir, secouée encore de tremblements terribles, mais passagers,
+et criant toujours, mais d'une voix moins déchirante.
+
+Et cela dura encore longtemps.
+
+On eût dit qu'elle ne pouvait plus baisser les yeux, qu'ils étaient
+rivés sur l'hostie; et elle ne faisait plus que gémir; et son corps
+roidi s'amollissait, s'affaissait. Toute la foule était prosternée le
+front par terre. La Possédée maintenant baissait rapidement les
+paupières, puis les relevait aussitôt, comme impuissante à supporter la
+vue de son Dieu. Elle s'était tue. Et puis soudain, je m'aperçus que ses
+yeux demeuraient clos. Elle dormait du sommeil des somnambules,
+hypnotisée, pardon, vaincue par la contemplation persistante de
+l'ostensoir aux rayons d'or, terrassée par le Christ victorieux.
+
+On l'emporta, inerte, pendant que le prêtre remontait vers l'autel.
+
+L'assistance bouleversée entonna un _Te Deum_ d'actions de grâces.
+
+Et la femme du forgeron dormit quarante heures de suite, puis se
+réveilla sans aucun souvenir de la possession ni de la délivrance.
+
+Voilà, Mesdames, le miracle que j'ai vu. Le docteur Bonenfant se tut,
+puis ajouta d'une voix contrariée:--Je n'ai pu refuser de l'attester
+par écrit.
+
+
+ * * * * *
+
+
+
+
+LA REINE HORTENSE
+
+[Illustration de MYRBACH]
+
+
+On l'appelait, dans Argenteuil, la reine Hortense. Personne ne sut
+jamais pourquoi. Peut-être parce qu'elle parlait ferme comme un officier
+qui commande? Peut-être parce qu'elle était grande, osseuse, impérieuse?
+Peut-être parce qu'elle gouvernait un peuple de bêtes domestiques,
+poules, chiens, chats, serins et perruches, de ces bêtes chères aux
+vieilles filles? Mais elle n'avait pour ces animaux familiers ni
+gâteries, ni mots mignards, ni ces puériles tendresses qui semblent
+couler des lèvres des femmes sur le poil velouté du chat qui ronronne.
+Elle gouvernait ses bêtes avec autorité; elle régnait.
+
+C'était une vieille fille, en effet, une de ces vieilles filles à la
+voix cassante, au geste sec, dont l'âme semble dure. Elle avait toujours
+eu de jeunes bonnes, parce que la jeunesse se plie mieux aux brusques
+volontés. Elle n'admettait jamais ni contradiction, ni réplique, ni
+hésitation, ni nonchalance, ni paresse, ni fatigue. Jamais on ne l'avait
+entendue se plaindre, regretter quoi que ce fût, envier n'importe qui.
+Elle disait «Chacun sa part» avec une conviction de fataliste. Elle
+n'allait pas à l'église, n'aimait pas les prêtres, ne croyait guère à
+Dieu, appelant toutes les choses religieuses de la «marchandise à
+pleureurs».
+
+Depuis trente ans qu'elle habitait sa petite maison, précédée d'un petit
+jardin longeant la rue, elle n'avait jamais modifié ses habitudes, ne
+changeant que ses bonnes impitoyablement, lorsqu'elles prenaient vingt
+et un ans.
+
+Elle remplaçait sans larmes et sans regrets ses chiens, ses chats et ses
+oiseaux quand ils mouraient de vieillesse ou d'accident, et elle
+enterrait les animaux trépassés dans une plate-bande, au moyen d'une
+petite boche, puis tassait la terre dessus de quelques coups de pied
+indifférents.
+
+Elle avait dans la ville quelques connaissances, des familles d'employés
+dont les hommes allaient à Paris tous les jours. De temps en temps, on
+l'invitait à venir prendre une tasse de thé le soir. Elle s'endormait
+inévitablement dans ces réunions, et il fallait la réveiller pour
+qu'elle retournât chez elle. Jamais elle ne permit à personne de
+l'accompagner, n'ayant peur ni le jour ni la nuit. Elle ne semblait pas
+aimer les enfants.
+
+Elle occupait son temps à mille besognes de mâle, menuisant, jardinant,
+coupant le bois avec la scie ou la hache, réparant sa maison vieillie,
+maçonnant même quand il le fallait.
+
+Elle avait des parents qui la venaient voir deux fois l'an; les Cimme et
+les Colombel, ses deux soeurs ayant épousé l'une un herboriste, l'autre
+un petit rentier. Les Cimme n'avaient pas de descendants; les Colombel
+en possédaient trois: Henri, Pauline et Joseph. Henri avait vingt ans,
+Pauline dix-sept et Joseph trois ans seulement, étant venu alors qu'il
+semblait impossible que sa mère fût encore fécondée.
+
+Aucune tendresse n'unissait la vieille fille à ses parents.
+
+Au printemps de l'année 1882, la reine Hortense tomba malade tout à
+coup. Les voisins allèrent chercher un médecin qu'elle chassa. Un prêtre
+s'étant alors présenté, elle sortit de son lit à moitié nue pour le
+jeter dehors.
+
+La petite bonne, éplorée, lui faisait de la tisane.
+
+Après trois jours de lit, la situation parut devenir si grave, que le
+tonnelier d'à côté, d'après le conseil du médecin, rentré d'autorité
+dans la maison, prit sur lui d'appeler les deux familles.
+
+Elles arrivèrent par le même train vers dix heures du matin, les
+Colombel ayant amené le petit Joseph.
+
+Quand elles se présentèrent à l'entrée du jardin, elles aperçurent
+d'abord la bonne qui pleurait, sur une chaise, contre le mur.
+
+Le chien dormait couché sur le paillasson de la porte d'entrée, sous une
+brûlante tombée de soleil; deux chats, qu'on eût crus morts, étaient
+allongés sur le rebord des deux fenêtres, les yeux fermés, les pattes et
+la queue tout au long étendues.
+
+Une grosse poule gloussante promenait un bataillon de poussins, vêtus de
+duvet jaune, léger comme de la ouate, à travers le petit jardin; et une
+grande cage accrochée au mur, couverte de mouron, contenait un peuple
+d'oiseaux qui s'égosillaient dans la lumière de cette chaude matinée de
+printemps.
+
+Deux inséparables dans une autre cagette en forme de chalet restaient
+bien tranquilles, côte à côte sur leur bâton.
+
+M. Cimme, un très gros personnage soufflant, qui entrait toujours le
+premier partout, écartant les autres, hommes ou femmes, quand il le
+fallait, demanda:
+
+--Eh bien, Céleste, ça ne va donc pas?
+
+La petite bonne gémit à travers ses larmes:--Elle ne me reconnaît
+seulement plus. Le médecin dit que c'est la fin.
+
+Tout le monde se regarda.
+
+Mme Cimme et Mme Colombel s'embrassèrent instantanément, sans dire un
+mot. Elles se ressemblaient beaucoup, ayant toujours porté des bandeaux
+plats et des châles rouges, des cachemires français éclatants comme des
+brasiers.
+
+Cimme se tourna vers son beau-frère, homme pâle, jaune et maigre, ravagé
+par une maladie d'estomac, et qui boitait affreusement, et il prononça
+d'un ton sérieux:
+
+--Bigre! il était temps.
+
+Mais personne n'osait pénétrer dans la chambre de la mourante située au
+rez-de-chaussée. Cimme lui-même cédait le pas. Ce fut Colombel qui se
+décida le premier, et il entra en se balançant comme un mât de navire,
+faisant sonner sur les pavés le fer de sa canne.
+
+Les deux femmes se hasardèrent ensuite, et M. Cimme ferma la marche.
+
+Le petit Joseph était resté dehors, séduit par la vue du chien.
+
+Un rayon de soleil coupait en deux le lit, éclairant tout juste les
+mains qui s'agitaient nerveusement, s'ouvrant et se fermant sans cesse.
+Les doigts remuaient comme si une pensée les eût animés, comme s'ils
+eussent signifié des choses, indiqué des idées, obéi à une intelligence.
+Tout le reste du corps restait immobile sous le drap. La figure
+anguleuse n'avait pas un tressaillement. Les yeux demeuraient fermés.
+
+Les parents se déployèrent en demi-cercle et se mirent à regarder, sans
+dire un mot, la poitrine serrée, la respiration courte. La petite bonne
+les avait suivis et larmoyait toujours.
+
+A la fin, Cimme demanda:--Qu'est-ce que dit au juste le médecin?
+
+La servante balbutia:--Il dit qu'on la laisse tranquille, qu'il n'y a
+plus rien à faire.
+
+Mais, soudain, les lèvres de la vieille fille se mirent à s'agiter.
+Elles semblaient prononcer des mots silencieux, des mots cachés dans
+cette tête de mourante, et ses mains précitaient leur mouvement
+singulier.
+
+Tout à coup elle parla d'une petite voix maigre qu'on ne lui connaissait
+pas, d'une voix qui semblait venir de loin, du fond de ce coeur toujours
+fermé peut-être?
+
+Cimme s'en alla sur la pointe du pied, trouvant pénible ce spectacle.
+Colombel, dont la jambe estropiée se fatiguait, s'assit.
+
+Les deux femmes restaient debout.
+
+La reine Hortense babillait maintenant très vite sans qu'on comprit rien
+à ses paroles. Elle prononçait des noms, beaucoup de noms, appelait
+tendrement des personnes imaginaires.
+
+«Viens ici, mon petit Philippe, embrasse ta mère. Tu l'aimes bien ta
+maman, dis, mon enfant? Toi, Rose, tu vas veiller sur ta petite soeur
+pendant que je serai sortie. Surtout, ne la laisse pas seule, tu
+m'entends? Et je te défends de toucher aux allumettes.»
+
+Elle se taisait quelques secondes, puis, d'un ton plus haut, comme si
+elle eût appelé: «Henriette!» Elle attendait un peu, et reprenait: «Dis
+à ton père de venir me parler avant d'aller à son bureau.» Et soudain:
+«Je suis un peu souffrante aujourd'hui, mon chéri; promets-moi de ne pas
+revenir tard. Tu diras à ton chef que je suis malade. Tu comprends qu'il
+est dangereux de laisser les enfants seuls quand je suis au lit. Je vais
+te faire pour le dîner un plat de riz au sucre. Les petits aiment
+beaucoup cela. C'est Claire qui sera contente!»
+
+Elle se mettait à rire, d'un rire jeune et bruyant, comme elle n'avait
+jamais ri: «Regarde Jean, quelle drôle de tête il a. Il s'est barbouillé
+avec les confitures, le petit sale. Regarde donc, mon chéri, comme il
+est drôle!»
+
+Colombel, qui changeait de place à tout moment sa jambe fatiguée par le
+voyage, murmura:
+
+--Elle rêve qu'elle a des enfants et un mari, c'est l'agonie qui
+commence.
+
+Les deux soeurs ne bougeaient toujours point, surprises et stupides.
+
+La petite bonne prononça:
+
+--Faut retirer vos châles et vos chapeaux; voulez-vous passer dans la
+salle?
+
+Elles sortirent sans avoir prononcé une parole et Colombel les suivit en
+boitant, laissant de nouveau toute seule la mourante.
+
+Quand elles se furent débarrassées de leurs vêtements de route, les
+femmes s'assirent enfin. Alors un des chats quitta sa fenêtre, s'étira,
+sauta dans la salle, puis sur les genoux de Mme Cimme, qui se mit à le
+caresser.
+
+On entendait à côté la voix de l'agonisante, vivant, à cette heure
+dernière, la vie qu'elle avait attendue sans doute, vidant ses rêves
+eux-mêmes au moment où tout allait finir pour elle.
+
+Cimme, dans le jardin, jouait avec le petit Joseph et le chien,
+s'amusant beaucoup, d'une gaieté de gros homme aux champs, sans aucun
+souvenir de la mourante.
+
+Mais tout à coup il rentra, et, s'adressant à la bonne:
+
+--Dis donc, ma fille, tu vas nous faire à déjeuner. Qu'est-ce que vous
+allez manger, mesdames?
+
+On convint d'une omelette aux fines herbes, d'un morceau de faux-filet
+avec des pommes nouvelles, d'un fromage et d'une tasse de café.
+
+Et comme Mme Colombel fouillait dans sa poche pour chercher son
+porte-monnaie, Cimme l'arrêta; puis, se tournant vers la bonne:--Tu dois
+avoir de l'argent? Elle répondit:
+
+--Oui, Monsieur.
+
+--Combien?
+
+--Quinze francs.
+
+--Ça suffit. Dépêche-toi, ma fille, car je commence à avoir faim.
+
+Mme Cimme, regardant au dehors les fleurs grimpantes baignées de soleil,
+et deux pigeons amoureux sur le toit en face, prononça d'un air
+navré:--C'est malheureux d'être venus pour une aussi triste
+circonstance. Il ferait bien bon dans la campagne aujourd'hui.
+
+Sa soeur soupira sans répondre, et Colombel murmura, ému peut-être par la
+pensée d'une marche:--Ma jambe me tracasse bougrement.
+
+Le petit Joseph et le chien faisaient un bruit terrible: l'un poussant
+des cris de joie, l'autre aboyant éperdument. Ils jouaient à cache-cache
+autour des trois plates-bandes, courant l'un après l'autre comme deux
+fous.
+
+La mourante continuait à appeler ses enfants, causant avec chacun,
+s'imaginant qu'elle les habillait, qu'elle les caressait, qu'elle leur
+apprenait à lire: «Allons! Simon, répète: ABCD. Tu ne dis pas bien,
+voyons, D D D, m'entends-tu? Répète alors...»
+
+Cimme prononça:--C'est curieux ce que l'on dit à ces moments-là.
+
+Mme Colombel alors demanda:--Il vaudrait peut-être mieux retourner
+auprès d'elle. Mais Cimme aussitôt l'en dissuada:--Pourquoi faire,
+puisque vous ne pouvez rien changer à son état? Nous sommes aussi bien
+ici.
+
+Personne n'insista. Mme Cimme considéra les deux oiseaux verts, dits
+inséparables. Elle loua en quelques phrases cette fidélité singulière et
+blâma les hommes de ne pas imiter ces bêtes. Cimme se mit à rire,
+regarda sa femme, chantonna d'un air goguenard: «Tra-la-la.
+Tra-la-la-la», comme pour laisser entendre bien des choses sur sa
+fidélité, à lui, Cimme.
+
+Colombel, pris maintenant de crampes d'estomac, frappait le pavé de sa
+canne.
+
+L'autre chat entra la queue en l'air.
+
+On ne se mit à table qu'à une heure.
+
+Dès qu'il eut goûté au vin, Colombel, à qui on avait recommandé de ne
+boire que du bordeaux de choix, rappela la servante:
+
+--Dis donc, ma fille, est-ce qu'il n'y a rien de meilleur que cela dans
+la cave?
+
+--Oui monsieur, il y a du vin fin qu'on vous servait quand vous veniez.
+
+--Eh bien, va nous en chercher trois bouteilles.
+
+On goûta ce vin qui parut excellent; non pas qu'il provint d'un cru
+remarquable, mais il avait quinze ans de cave. Cimme déclara:--C'est du
+vrai vin de malade.
+
+Colombel, saisi d'une envie ardente de posséder ce bordeaux, interrogea
+de nouveau la bonne:--Combien en reste-t-il, ma fille?
+
+--Oh! presque tout, Monsieur, mamz'elle n'en buvait jamais. C'est le tas
+du fond.
+
+Alors il se tourna vers son beau-frère:--Si vous vouliez, Cimme, je vous
+reprendrais ce vin-là pour autre chose, il convient merveilleusement à
+mon estomac.
+
+La poule était entrée à son tour avec son troupeau de poussins; les deux
+femmes s'amusaient à lui jeter des miettes.
+
+On renvoya au jardin Joseph et le chien qui avaient assez mangé.
+
+La reine Hortense parlait toujours, mais à voix basse maintenant, de
+sorte qu'on ne distinguait plus les paroles.
+
+Quand on eut achevé le café, tout le monde alla constater l'état de la
+malade. Elle semblait calme.
+
+On ressortit et on s'assit en cercle dans le jardin pour digérer.
+
+Tout à coup le chien se mit à tourner autour des chaises de toute la
+vitesse de ses pattes, portant quelque chose en sa gueule. L'enfant
+courait derrière éperdument. Tous deux disparurent dans la maison.
+
+Cimme s'endormit le ventre au soleil.
+
+La mourante se remit à parler haut. Puis, tout à coup, elle cria.
+
+Les deux femmes et Colombel s'empressèrent de rentrer pour voir ce
+qu'elle avait. Cimme, réveillé, ne se dérangea pas, n'aimant point ces
+choses-là.
+
+Elle s'était assise, les yeux hagards. Son chien, pour échapper à la
+poursuite du petit Joseph, avait sauté sur le lit, franchi l'agonisante;
+et, retranché derrière l'oreiller, il regardait son camarade de ses yeux
+luisants, prêt à sauter de nouveau pour recommencer la partie. Il tenait
+à la gueule une des pantoufles de sa maîtresse, déchirée à coups de
+crocs, depuis une heure qu'il jouait avec.
+
+L'enfant, intimidé par cette femme dressée soudain devant lui, restait
+immobile en face de la couche.
+
+La poule, entrée aussi, effarouchée par le bruit, avait sauté sur une
+chaise; et elle appelait désespérément ses poussins qui pépiaient,
+effarés, entre les quatre jambes du siège.
+
+La reine Hortense criait d'une voix déchirante: «Non, non, je ne veux
+pas mourir, je ne veux pas! je ne veux pas! Qui est-ce qui élèvera mes
+enfants? Qui les soignera? Qui les aimera? Non, je ne veux pas!... je
+ne...»
+
+Elle se renversa sur le dos. C'était fini.
+
+Le chien, très excité, sauta dans la chambre en gambadant.
+
+Colombel courut à la fenêtre, appela son beau-frère:--Arrivez vite,
+arrivez vite. Je crois qu'elle vient de passer.
+
+Alors Cimme se leva et, prenant son parti, il pénétra dans la chambre en
+balbutiant:
+
+--Ç'a été moins long que je n'aurais cru.
+
+
+ * * * * *
+
+
+
+
+LE PARDON
+
+[Illustration de J. ROY]
+
+
+Elle avait été élevée dans une de ces familles qui vivent enfermées en
+elles-mêmes, et qui semblent toujours loin de tout. Elles ignorent les
+événements politiques, bien qu'on en cause à table; mais les changements
+de gouvernement se passent si loin, si loin, qu'on parle de cela comme
+d'un fait historique, comme de la mort de Louis XVI ou du débarquement
+de Napoléon.
+
+Les moeurs se modifient, les modes se succèdent. On ne s'en aperçoit
+guère dans la famille calme où l'on suit toujours les coutumes
+traditionnelles. Et si quelque histoire scabreuse se passe dans les
+environs, le scandale vient mourir au seuil de la maison. Seuls, le père
+et la mère, un soir, échangent quelques mots là-dessus, mais à mi-voix,
+à cause des murs qui ont partout des oreilles. Et, discrètement, le
+père dit:
+
+--Tu as su cette terrible affaire dans la famille des Rivoil?
+
+Et la mère répond:
+
+--Qui aurait jamais cru cela? C'est affreux.
+
+Les enfants ne se doutent de rien, et ils arrivent à l'âge de vivre à
+leur tour, avec un bandeau sur les yeux et sur l'esprit, sans soupçonner
+les dessous de l'existence, sans savoir qu'on ne pense pas comme on
+parle, et qu'on ne parle point comme on agit; sans savoir qu'il faut
+vivre en guerre avec tout le monde, ou du moins en paix armée, sans
+deviner qu'on est sans cesse trompé quand on est naïf, joué quand on est
+sincère, maltraité quand on est bon.
+
+Les uns vont jusqu'à la mort dans cet aveuglement de probité, de
+loyauté, d'honneur; tellement intègres que rien ne leur ouvre les yeux.
+
+Les autres, désabusés sans bien comprendre, trébuchent éperdus,
+désespérés, et meurent en se croyant les jouets d'une fatalité
+exceptionnelle, les victimes misérables d'événements funestes et
+d'hommes particulièrement criminels.
+
+Les Savignol marièrent leur fille Berthe à dix-huit ans. Elle épousa un
+jeune homme de Paris, Georges Baron, qui faisait des affaires à la
+Bourse. Il était beau garçon, parlait bien, avec tous les dehors probes
+qu'il fallait; mais au fond du coeur, il se moquait un peu de ses
+beaux-parents attardés, qu'il appelait entre amis: «Mes chers fossiles».
+
+Il appartenait à une bonne famille; et la jeune fille était riche. Il
+l'emmena vivre à Paris.
+
+Elle devint une de ces provinciales de Paris dont la race est nombreuse.
+Elle demeura ignorante de la grande ville, de son monde élégant, de ses
+plaisirs, de ses costumes, comme elle était demeurée ignorante de la
+vie, de ses perfidies et de ses mystères.
+
+Enfermée en son ménage, elle ne connaissait guère que sa rue, et quand
+elle s'aventurait dans un autre quartier, il lui semblait accomplir un
+voyage lointain en une ville inconnue et étrangère. Elle disait le soir:
+
+--J'ai traversé les boulevards, aujourd'hui.
+
+Deux ou trois fois par an, son mari l'emmenait au théâtre. C'étaient des
+fêtes dont le souvenir ne s'éteignait plus et dont on reparlait sans
+cesse.
+
+Quelquefois, à table, trois mois après, elle se mettait brusquement à
+rire, et s'écriait:
+
+--Te rappelles-tu cet acteur habillé en général et qui imitait le chant
+du coq?
+
+Toutes ses relations se bornaient à deux familles alliées qui, pour
+elle, représentaient l'humanité. Elle les désignait en faisant précéder
+leur nom de l'article «les»--les Martinet et les Michelint.
+
+Son mari vivait à sa guise, rentrant quand il voulait, parfois au jour
+levant, prétextant des affaires, ne se gênant point, sûr que jamais un
+soupçon n'effleurerait cette âme candide.
+
+Mais un matin elle reçut une lettre anonyme.
+
+Elle demeura éperdue, ayant le coeur trop droit pour comprendre l'infamie
+des dénonciations, pour mépriser cette lettre dont l'auteur se disait
+inspiré par l'intérêt de son bonheur, et la haine du mal, et l'amour de
+la vérité.
+
+On lui révélait que son mari avait, depuis deux ans, une maîtresse, une
+jeune veuve, Mme Rosset, chez qui il passait toutes ses soirées.
+
+Elle ne sut ni feindre, ni dissimuler, ni épier, ni ruser. Quand il
+revint pour déjeuner elle lui jeta cette lettre, en sanglotant, et
+s'enfuit dans sa chambre.
+
+Il eut le temps de comprendre, de préparer sa réponse et il alla frapper
+à la porte de sa femme. Elle ouvrit aussitôt, n'osant pas le regarder.
+Il souriait; il s'assit, l'attira sur ses genoux; et d'une voix douce,
+un peu moqueuse:
+
+«Ma chère petite, j'ai en effet pour amie Mme Rosset, que je connais
+depuis dix ans et que j'aime beaucoup, j'ajouterai que je connais vingt
+autres familles dont je ne t'ai jamais parlé, sachant que tu ne
+recherches pas le monde, les fêtes et les relations nouvelles. Mais,
+pour en finir une fois pour toutes avec ces dénonciations infâmes, je te
+prierai de t'habiller après le déjeuner et nous irons faire une visite
+à cette jeune femme qui deviendra ton amie, je n'en doute pas.»
+
+Elle embrassa à pleins bras son mari; et, par une de ces curiosités
+féminines qui ne s'endorment plus une fois éveillées, elle ne refusa
+point d'aller voir cette inconnue qui lui demeurait, malgré tout, un peu
+suspecte. Elle sentait, par instinct, qu'un danger connu est presque
+évité.
+
+Elle entra dans un petit appartement coquet, plein de bibelots, orné
+avec art, au quatrième étage d'une belle maison. Au bout de cinq minutes
+d'attente dans un salon assombri par des tentures, des portières, des
+rideaux drapés gracieusement, une porte s'ouvrit et une jeune femme
+apparut, très brune, petite, un peu grasse, étonnée et souriante.
+
+Georges fit les présentations.
+
+--Ma femme, Madame Julie Rosset.
+
+La jeune veuve poussa un léger cri d'étonnement et de joie, et s'élança,
+les deux mains ouvertes. Elle n'espérait point, disait-elle, avoir ce
+bonheur, sachant que Mme Baron ne voyait personne; mais elle était si
+heureuse, si heureuse! Elle aimait tant Georges! (elle disait Georges
+tout court avec une fraternelle familiarité), qu'elle avait une envie
+folle de connaître sa jeune femme et de l'aimer aussi.
+
+Au bout d'un mois, les deux nouvelles amies ne se quittaient plus. Elles
+se voyaient chaque jour, souvent deux fois, et dînaient tous les soirs
+ensemble, tantôt chez l'une, tantôt chez l'autre. Georges maintenant ne
+sortait plus guère, ne prétextait plus d'affaires, adorant, disait-il,
+son coin du feu.
+
+Enfin, un appartement s'étant trouvé libre dans la maison habitée par
+Mme Rosset, Mme Baron s'empressa de le prendre pour se rapprocher et se
+réunir encore davantage.
+
+Et, pendant deux années entières, ce fut une amitié sans un nuage, une
+amitié de coeur et d'âme, absolue, tendre, dévouée, délicieuse. Berthe ne
+pouvait plus parler sans prononcer le nom de Julie qui représentait pour
+elle la perfection.
+
+Elle était heureuse, d'un bonheur parfait, calme et doux.
+
+Mais voici que Mme Rosset tomba malade. Berthe ne la quitta plus. Elle
+passait les nuits, se désolait; son mari lui-même était désespéré.
+
+Or, un matin, le médecin, en sortant de sa visite, prit à part Georges
+et sa femme, et leur annonça qu'il trouvait fort grave l'état de leur
+amie.
+
+Dès qu'il fut parti, les jeunes gens atterrés, s'assirent l'un en face
+de l'autre; puis, brusquement, se mirent à pleurer. Ils veillèrent, la
+nuit, tous les deux ensemble auprès du lit; et Berthe, à tout instant,
+embrassait tendrement la malade, tandis que Georges, debout devant les
+pieds de sa couche, la contemplait silencieusement avec une persistance
+acharnée.
+
+Le lendemain, elle allait plus mal encore.
+
+Enfin, vers le soir, elle déclara qu'elle se trouvait mieux, et,
+contraignit ses amis à redescendre chez eux pour dîner.
+
+Ils étaient tristement assis dans leur salle, sans guère manger, quand
+la bonne remit à Georges une enveloppe. Il l'ouvrit, lut, devint livide
+et, se levant, il dit à sa femme, d'un air étrange: «Attends-moi, il
+faut que je m'absente un instant, je serai de retour dans dix minutes.
+Surtout ne sors pas.»
+
+Et il courut dans sa chambre prendre son chapeau.
+
+Berthe l'attendit, torturée par une inquiétude nouvelle. Mais, docile en
+tout, elle ne voulait point remonter chez son amie avant qu'il fût
+revenu.
+
+Comme il ne reparaissait pas, la pensée lui vint d'aller voir en sa
+chambre s'il avait pris ses gants, ce qui eût indiqué qu'il devait
+entrer quelque part.
+
+Elle les aperçut du premier coup d'oeil. Près d'eux un papier froissé,
+gisait, jeté là. Elle le reconnut aussitôt, c'était celui qu'on venait
+de remettre à Georges.
+
+Et une tentation brûlante, la première de sa vie, lui vint de lire, de
+savoir. Sa conscience révoltée luttait, mais la démangeaison d'une
+curiosité fouettée et douloureuse poussait sa main. Elle saisit le
+papier, l'ouvrit, reconnut aussitôt l'écriture, celle de Julie, une
+écriture tremblée, au crayon. Elle lut: «Viens seul m'embrasser, mon
+pauvre ami, je vais mourir.»
+
+Elle ne comprit pas d'abord, et restait là stupide, frappée surtout par
+l'idée de mort. Puis, soudain, le tutoiement saisit sa pensée; et ce
+fut comme un grand éclair illuminant son existence, lui montrant toute
+l'infâme vérité, toute leur trahison, toute leur perfidie. Elle comprit
+leur longue astuce, leurs regards, sa bonne foi jouée, sa confiance
+trompée. Elle les revit l'un en face de l'autre, le soir sous
+l'abat-jour de sa lampe, lisant le même livre, se consultant de l'oeil à
+la fin des pages.
+
+Et, son coeur soulevé d'indignation, meurtri de souffrance, s'abîma dans
+un désespoir sans bornes.
+
+Des pas retentirent; elle s'enfuit et s'enferma chez elle.
+
+Son mari, bientôt, l'appela.
+
+--Viens vite. Mme Rosset va mourir.
+
+Berthe parut sur sa porte et, la lèvre tremblante:
+
+--Retournez seul auprès d'elle, elle n'a pas besoin de moi.
+
+Il la regarda follement, abruti de chagrin, et il reprit:
+
+--Vite, vite, elle meurt.
+
+Berthe répondit:
+
+--Vous aimeriez mieux que ce fût moi.
+
+Alors il comprit peut-être, et s'en alla, remontant près de
+l'agonisante.
+
+Il la pleura sans dissimulation, sans pudeur, indifférent à la douleur
+de sa femme qui ne lui parlait plus, ne le regardait plus, vivait seule
+murée dans le dégoût, dans une colère révoltée, et priait Dieu matin et
+soir.
+
+Ils habitaient ensemble pourtant, mangeaient face à face, muets et
+désespérés.
+
+Puis il s'apaisa peu à peu; mais elle ne lui pardonnait point.
+
+Et la vie continua, dure pour tous les deux.
+
+Pendant un an, ils demeurèrent aussi étrangers l'un à l'autre que s'ils
+ne se fussent pas connus. Berthe faillit devenir folle.
+
+Puis un matin étant partie dès l'aurore, elle rentra vers huit heures
+portant en ses deux mains un énorme bouquet de roses, de roses blanches,
+toutes blanches.
+
+Et elle fit dire à son mari qu'elle désirait lui parler.
+
+Il vint inquiet, troublé.
+
+--Nous allons sortir ensemble, lui dit-elle; prenez ces fleurs, elles
+sont trop lourdes pour moi.
+
+Il prit le bouquet et suivit sa femme. Une voiture les attendait qui
+partit dès qu'ils furent montés.
+
+Elle s'arrêta devant la grille du cimetière. Alors Berthe, dont les yeux
+s'emplissaient de larmes, dit à Georges:--Conduisez-moi à sa tombe. Il
+tremblait sans comprendre, et il se mit à marcher devant, tenant
+toujours les fleurs en ses bras. Il s'arrêta enfin devant un marbre
+blanc et le désigna sans rien dire.
+
+Alors elle lui reprit le grand bouquet et, s'agenouillant, le déposa sur
+les pieds du tombeau. Puis elle s'isola en une prière inconnue et
+suppliante!
+
+Debout derrière elle, son mari, hanté de souvenirs, pleurait.
+
+Elle se releva et lui tendit les mains.
+
+--Si vous voulez, nous serons amis, dit-elle.
+
+
+ * * * * *
+
+
+
+
+LA LÉGENDE DU MONT SAINT-MICHEL
+
+[Illustration de GRASSET]
+
+
+Je l'avais vu d'abord de Cancale ce château de fées planté dans la mer.
+Je l'avais vu confusément, ombre grise dressée sur le ciel brumeux.
+
+Je le revis d'Avranches, au soleil couchant. L'immensité des sables
+était rouge, l'horizon était rouge, toute la baie démesurée était rouge;
+seule, l'abbaye escarpée, poussée là-bas, loin de la terre, comme un
+manoir fantastique, stupéfiante comme un palais de rêve,
+invraisemblablement étrange et belle, restait presque noire dans les
+pourpres du jour mourant.
+
+J'allai vers elle le lendemain dès l'aube, à travers les sables, l'oeil
+tendu sur ce bijoux monstrueux, grand comme une montagne, ciselé comme
+un camée et vaporeux comme une mousseline. Plus j'approchais, plus je
+me sentais soulevé d'admiration, car rien au monde peut-être n'est plus
+étonnant et plus parfait.
+
+Et j'errai, surpris comme si j'avais découvert l'habitation d'un dieu à
+travers ces salles portées par des colonnes légères ou pesantes, à
+travers ces couloirs percés à jour, levant mes yeux émerveillés sur ces
+clochetons qui semblent des fusées parties vers le ciel et sur tout cet
+emmêlement incroyable de tourelles, de gargouilles, d'ornements sveltes
+et charmants, feu d'artifice de pierre, dentelle de granit,
+chef-d'oeuvre d'architecture colossale et délicate.
+
+Comme je restais en extase, un paysan bas-normand m'aborda et me raconta
+l'histoire de la grande querelle de saint Michel avec le diable.
+
+Un sceptique de génie a dit: «Dieu a fait l'homme à son image, mais
+l'homme le lui a bien rendu.»
+
+Ce mot est d'une éternelle vérité et il serait fort curieux de faire
+dans chaque continent l'histoire de la divinité locale, ainsi que
+l'histoire des saints patrons dans chacune de nos provinces. Le nègre a
+des idoles féroces, mangeuses d'hommes; le mahométan polygame peuple son
+paradis de femmes; les Grecs, en gens pratiques, avaient divinisé toutes
+les passions.
+
+Chaque village de France est placé sous l'invocation d'un saint
+protecteur, modifié à l'image des habitants.
+
+Or, saint Michel veille sur la Basse-Normandie, saint Michel, l'ange
+radieux et victorieux, le porte-glaive, le héros du ciel, le triomphant,
+le dominateur de Satan.
+
+Mais voici comment le Bas-Normand, rusé, cauteleux, sournois et
+chicanier, comprend et raconte la lutte du grand saint avec le diable.
+
+Pour se mettre à l'abri des méchancetés du démon, son voisin, saint
+Michel construisit lui-même, en plein océan, cette habitation digne d'un
+archange; et, seul, en effet, un pareil saint pouvait se créer une
+semblable résidence.
+
+Mais, comme il redoutait encore les approches du Malin, il entoura son
+domaine de sables mouvants plus perfides que la mer.
+
+Le diable habitait une humble chaumière sur la côte; mais il possédait
+les prairies baignées d'eau salée, les belles terres grasses où poussent
+les récoltes lourdes, les riches vallées et les coteaux féconds de tout
+le pays; tandis que le saint ne régnait que sur les sables. De sorte que
+Satan était riche, et saint Michel était pauvre comme un gueux.
+
+Après quelques années de jeûne, le saint s'ennuya de cet état de choses
+et pensa à passer un compromis avec le diable; mais la chose n'était
+guère facile, Satan tenant à ses moissons.
+
+Il réfléchit pendant six mois; puis, un matin, il s'achemina vers la
+terre. Le démon mangeait la soupe devant sa porte quand il aperçut le
+saint; aussitôt il se précipita à sa rencontre, baisa le bas de sa
+manche, le fit entrer et lui offrit de se rafraîchir.
+
+Après avoir bu une jatte de lait, saint Michel prit la parole:
+
+--Je suis venu pour te proposer une bonne affaire.
+
+Le diable, candide et sans défiance, répondit:
+
+--Ça me va.
+
+--Voici. Tu me céderas toutes tes terres.
+
+Satan, inquiet, voulut parler:
+
+--Mais...
+
+Le saint reprit:
+
+--Écoute d'abord. Tu me céderas toutes tes terres. Je me chargerai de
+l'entretien, du travail, des labourages, des semences, du fumage, de
+tout enfin, et nous partagerons la récolte par moitié. Est-ce dit?
+
+Le diable, naturellement paresseux, accepta.
+
+Il demanda seulement en plus quelques-uns de ces délicieux surmulets
+qu'on pêche autour du mont solitaire. Saint Michel promit les poissons.
+
+Ils se tapèrent dans la main, crachèrent de côté pour indiquer que
+l'affaire était faite, et le saint reprit:
+
+--Tiens, je ne veux pas que tu aies à te plaindre de moi. Choisis ce que
+tu préfères: la partie des récoltes qui sera sur terre ou celle qui
+restera dans la terre.
+
+Satan s'écria:
+
+--Je prends celle qui sera sur terre.
+
+--C'est entendu, dit le saint.
+
+Et il s'en alla.
+
+Or, six mois après, dans l'immense domaine du diable, on ne voyait que
+des carottes, des navets, des oignons, des salsifis, toutes les plantes
+dont les racines grasses sont bonnes et savoureuses, et dont la feuille
+inutile sert tout au plus à nourrir les bêtes.
+
+Satan n'eut rien et voulut rompre le contrat, traitant saint Michel de
+«malicieux».
+
+Mais le saint avait pris goût à la culture; il retourna retrouver le
+diable:
+
+--Je t'assure que je n'y ai point pensé du tout; ça s'est trouvé comme
+ça; il n'y a point de ma faute. Et, pour te dédommager, je t'offre de
+prendre, cette année, tout ce qui se trouvera sous terre.
+
+--Ça me va, dit Satan.
+
+Au printemps suivant, toute l'étendue des terres de l'Esprit du Mal
+était couverte de blés épais, d'avoines grosses comme des clochetons, de
+lins, de colzas magnifiques, de trèfles rouges, de pois, de choux,
+d'artichauts, de tout ce qui s'épanouit au soleil en graines ou en
+fruits.
+
+Satan n'eut encore rien et se fâcha tout à fait.
+
+Il reprit ses prés et ses labours et resta sourd à toutes les ouvertures
+nouvelles de son voisin.
+
+Une année entière s'écoula. Du haut de son manoir isolé, saint Michel
+regardait la terre lointaine et féconde, et voyait le diable dirigeant
+les travaux, rentrant les récoltes, battant ses grains. Et il rageait,
+s'exaspérant de son impuissance. Ne pouvant plus duper Satan, il résolut
+de s'en venger, et il alla le prier à dîner pour le lundi suivant.
+
+--Tu n'as pas été heureux dans tes affaires avec moi, disait-il, je le
+sais; mais je ne veux pas qu'il reste de rancune entre nous, et je
+compte que tu viendras dîner avec moi. Je te ferai manger de bonnes
+choses.
+
+Satan, aussi gourmand que paresseux, accepta bien vite. Au jour dit, il
+revêtit ses plus beaux habits et prit le chemin du Mont.
+
+Saint Michel le fit asseoir à une table magnifique. On servit d'abord
+un vol-au-vent plein de crêtes et de rognons de coq, avec des boulettes
+de chair à saucisse, puis deux gros surmulets à la crème, puis une dinde
+blanche pleine de marrons confits dans du vin, puis un gigot de
+pré-salé, tendre comme du gâteau; puis des légumes qui fondaient dans la
+bouche et de la bonne galette chaude, qui fumait en répandant un parfum
+de beurre.
+
+On but du cidre pur, mousseux et sucré, et du vin rouge et capiteux, et,
+après chaque plat, on faisait un trou avec de vieille eau-de-vie de
+pommes.
+
+Le diable but et mangea comme un coffre, tant et si bien qu'il se trouva
+gêné.
+
+Alors saint Michel, se levant formidable, s'écria d'une voix de
+tonnerre:
+
+--Devant moi! devant moi, canaille! Tu oses... devant moi...
+
+Satan éperdu s'enfuit, et le saint, saisissant un bâton, le poursuivit.
+
+Ils couraient par les salles basses, tournant autour des piliers,
+montaient les escaliers aériens, galopaient le long des corniches,
+sautaient de gargouille en gargouille. Le pauvre démon, malade à fendre
+l'âme, fuyait, souillant la demeure du saint. Il se trouva enfin sur la
+dernière terrasse, tout en haut, d'où l'on découvre la baie immense avec
+ses villes lointaines, ses sables et ses pâturages. Il ne pouvait
+échapper plus longtemps; et le saint, lui jetant dans le dos un coup de
+pied furieux, le lança comme une balle à travers l'espace.
+
+Il fila dans le ciel ainsi qu'un javelot, et s'en vint tomber lourdement
+devant la ville de Mortain. Les cornes de son front et les griffes de
+ses membres entrèrent profondément dans le rocher, qui garde pour
+l'éternité les traces de cette chute de Satan.
+
+Il se releva boiteux, estropié jusqu'à la fin des siècles; et, regardant
+au loin le Mont fatal, dressé comme un pic dans le soleil couchant, il
+comprit bien qu'il serait toujours vaincu dans cette lutte inégale, et
+il partit en traînant la jambe, se dirigeant vers des pays éloignés,
+abandonnant à son ennemi, ses champs, ses plaines, ses coteaux, ses
+vallées et ses prés.
+
+Et voilà comment saint Michel, patron des Normands, vainquit le diable.
+
+Un autre peuple avait rêvé autrement cette bataille.
+
+
+ * * * * *
+
+
+
+
+UNE VEUVE
+
+[Illustration d'ARCOS]
+
+
+C'était pendant la saison des chasses, dans le château de Banneville.
+L'automne était pluvieux et triste. Les feuilles rouges, au lieu de
+craquer sous les pieds, pourrissaient dans les ornières, sous les
+lourdes averses.
+
+La forêt, presque dépouillée, était humide comme une salle de bains.
+Quand on entrait dedans, sous les grands arbres fouettés par les grains,
+une odeur moisie, une buée d'eau tombée, d'herbes trempées, de terre
+mouillée, vous enveloppait et les tireurs, courbés sous cette inondation
+continue, et les chiens mornes, la queue basse et le poil collé sur les
+côtes, et les jeunes chasseresses en leur taille de drap collante et
+traversée de pluie, rentraient chaque soir las de corps et d'esprit.
+
+Dans le grand salon, après dîner, on jouait au loto, sans plaisir,
+tandis que le vent faisait sur les volets des poussées bruyantes et
+lançait les vieilles girouettes en des tournoiements de toupie. On
+voulut alors conter des histoires, comme il est dit en des livres; mais
+personne n'inventait rien d'amusant. Les chasseurs narraient des
+aventures à coups de fusil, des boucheries de lapins; et les femmes se
+creusaient la tête sans y découvrir jamais l'imagination de
+Scheherazade.
+
+On allait encore renoncer à ce divertissement, quand une jeune femme, en
+jouant, sans y penser, avec la main d'une vieille tante restée fille,
+remarqua une petite bague faite avec des cheveux blonds, qu'elle avait
+vue souvent sans jamais y réfléchir.
+
+Alors, en la faisant rouler doucement autour du doigt, elle demanda:
+«Dis donc, tante, qu'est-ce que c'est que cette bague? On dirait des
+cheveux d'enfant...» La vieille demoiselle rougit, pâlit; puis, d'une
+voix tremblante: «C'est si triste, si triste, que je n'en veux jamais
+parler. Tout le malheur de ma vie vient de là. J'étais toute jeune
+alors, et le souvenir m'est resté si douloureux que je pleure chaque
+fois en y pensant.»
+
+On voulut aussitôt connaître l'histoire, mais la tante refusait de la
+dire; on finit enfin par la prier tant qu'elle se décida.
+
+«Vous m'avez souvent entendu parler de la famille de Santèze, éteinte
+aujourd'hui. J'ai connu les trois derniers hommes de cette maison. Ils
+sont morts tous les trois de la même façon; voici les cheveux du
+dernier. Il avait treize ans quand il s'est tué pour moi. Cela vous
+parait étrange, n'est-ce pas?
+
+«Oh! c'était une race singulière, des fous, si l'on veut, mais des fous
+charmants, des fous par amour. Tous, de père en fils, avaient des
+passions violentes, de grands élans de tout leur être qui les poussaient
+aux choses les plus exaltées, aux dévouements fanatiques, même aux
+crimes. C'était en eux, cela, ainsi que la dévotion ardente est dans
+certaine âmes. Ceux qui se font trappistes n'ont pas la même nature que
+les coureurs de salon. On disait dans la parenté: «Amoureux comme un
+Santèze.» Rien qu'à les voir, on le devinait. Ils avaient tous les
+cheveux bouclés, bas sur le front, la barbe frisée, et des yeux larges,
+larges, dont le rayon entrait dans vous, et vous troublait sans qu'on
+sût pourquoi.
+
+«Le grand-père de celui dont voici le seul souvenir, après beaucoup
+d'aventures, et des duels et des enlèvements de femmes, devint
+passionnément épris, vers soixante-cinq ans, de la fille de son fermier.
+Je les ai connus tous les deux. Elle était blonde, pâle, distinguée,
+avec un parler lent, une voix molle et un regard si doux, si doux, qu'on
+l'aurait dit d'une madone. Le vieux seigneur la prit chez lui, et il fut
+bientôt si captivé qu'il ne pouvait se passer d'elle une minute. Sa
+fille et sa belle-fille, qui habitaient le château, trouvaient cela
+naturel, tant l'amour était de tradition dans la maison. Quand il
+s'agissait de passion, rien ne les étonnait, et, si l'on parlait devant
+elles de penchants contrariés, d'amants désunis, même de vengeance après
+des trahisons, elles disaient toutes les deux, du même ton désolé: «Oh!
+comme il (ou elle) a dû souffrir pour en arriver là». Rien de plus.
+Elles s'apitoyaient sur les drames du coeur et ne s'en indignaient
+jamais, même quand ils étaient criminels.
+
+«Or, un automne, un jeune homme, M. de Gradelle, invité pour la chasse,
+enleva la jeune fille.
+
+«M. de Santèze resta calme, comme s'il ne s'était rien passé; mais, un
+matin, on le trouva pendu dans le chenil, au milieu des chiens.
+
+«Son fils mourut de la même façon, dans un hôtel, à Paris, pendant un
+voyage qu'il y fit en 1841, après avoir été trompé par une chanteuse de
+l'Opéra.
+
+«Il laissait un enfant âgé de douze ans, et une veuve, la soeur de ma
+mère. Elle vint avec le petit habiter chez mon père, dans notre terre de
+Bertillon. J'avais alors dix-sept ans.
+
+«Vous ne pouvez vous figurer quel étonnant et précoce enfant était ce
+petit Santèze. On eût dit que toutes les facultés de tendresse, que
+toutes les exaltations de sa race étaient retombées sur celui-là, le
+dernier. Il rêvait toujours et se promenait seul, pendant des heures,
+dans une grande allée d'ormes allant du château jusqu'au bois. Je
+regardais de ma fenêtre ce gamin sentimental, qui marchait à pas graves,
+les mains derrière le dos, le front penché, et, parfois, s'arrêtait
+pour lever les yeux comme s'il voyait et comprenait, et ressentait des
+choses qui n'étaient point de son âge.
+
+«Souvent, après le dîner, par les nuits claires, il me disait: «Allons
+rêver, cousine...» Et nous partions ensemble dans le parc. Il s'arrêtait
+brusquement devant les clairières où flottait cette vapeur blanche,
+cette ouate dont la lune garnit les éclaircies des bois; et il me
+disait, en me serrant la main: «Regarde ça, regarde ça. Mais tu ne me
+comprends pas, je le sens. Si tu comprenais, nous serions heureux. Il
+faut aimer pour savoir.» Je riais et je l'embrassais, ce gamin, qui
+m'adorait à en mourir.
+
+«Souvent aussi, après le dîner, il allait s'asseoir sur les genoux de ma
+mère: «Allons, tante, lui disait-il, raconte-nous des histoires
+d'amour.» Et ma mère, par plaisanterie, lui disait toutes les légendes
+de sa famille, toutes les aventures passionnées de ses pères; car on en
+citait des mille et des mille, de vraies et de fausses. C'est leur
+réputation qui les a tous perdus, ces hommes; ils se montaient la tête
+et se faisaient gloire ensuite de ne point laisser mentir la renommée de
+leur maison.
+
+«Il s'exaltait, le petit, à ces récits tendres ou terribles, et parfois
+il battait des mains en répétant: «Moi aussi, moi aussi, je sais aimer
+mieux qu'eux tous!»
+
+«Alors il me fit la cour, une cour timide et profondément tendre dont on
+riait, tant c'était drôle. Chaque matin, j'avais des fleurs cueillies
+par lui, et, chaque soir, avant de remonter dans sa chambre, il me
+baisait la main en murmurant: «Je t'aime!»
+
+«Je fus coupable, bien coupable, et j'en pleure encore sans cesse, et
+j'en ai fait pénitence toute ma vie; et je suis restée vieille fille, ou
+plutôt non, je suis restée comme fiancée-veuve, veuve de lui. Je
+m'amusai de cette tendresse puérile, je l'excitais même; je fus
+coquette, séduisante, comme auprès d'un homme, caressante et perfide.
+J'affolai cet enfant. C'était un jeu pour moi, et un divertissement
+joyeux pour sa mère et pour la mienne. Il avait douze ans! Songez! qui
+donc aurait pris au sérieux cette passion d'atome? Je l'embrassais tant
+qu'il voulait; je lui écrivis même des billets doux que lisaient nos
+mères; et il me répondait des lettres, des lettres de feu, que j'ai
+gardées. Il croyait secrète notre intimité d'amour, se jugeant un homme.
+Nous avions oublié qu'il était un Santèze!
+
+«Cela dura prés d'un an. Un soir, dans le parc, il s'abattit à mes
+genoux et, baisant le bas de ma robe avec un élan furieux, il répétait:
+«Je t'aime, je t'aime, je t'aime à en mourir. Si tu me trompes jamais,
+entends-tu, si tu m'abandonnes pour un autre, je ferai comme mon
+père...» Et il ajouta d'une voix profonde à donner un frisson: «Tu sais
+ce qu'il a fait!»
+
+«Puis, comme je restais interdite, il se releva, et se dressant sur la
+pointe des pieds pour arriver à mon oreille, car j'étais bien plus
+grande que lui, il modula mon nom, mon petit nom: «Geneviève!» d'un ton
+si doux, si joli, si tendre, que j'en frissonnai jusqu'aux pieds.
+
+«Je balbutiais: «Rentrons, rentrons!» Il ne dit plus rien et me suivit;
+mais, comme nous allions gravir les marches du perron, il m'arrêta: «Tu
+sais, si tu m'abandonnes, je me tue.»
+
+«Je compris, cette fois, que j'avais été trop loin, et je devins
+réservée. Comme il m'en faisait, un jour, des reproches, je répondis:
+«Tu es maintenant trop grand pour plaisanter, et trop jeune pour un
+amour sérieux. J'attends.»
+
+«Je m'en croyais quitte ainsi.
+
+«On le mit en pension à l'automne. Quand il revint, l'été suivant,
+j'avais un fiancé. Il comprit tout de suite et garda pendant huit jours
+un air si réfléchi que je demeurais très inquiète.
+
+«Le neuvième jour, au matin, j'aperçus, en me levant, un petit papier
+glissé sous ma porte. Je le saisis, je l'ouvris, je lus. «Tu m'as
+abandonné; et tu sais ce que je t'ai dit. C'est ma mort que tu as
+ordonnée. Comme je ne veux pas être trouvé par un autre que par toi,
+viens dans le parc, juste à la place où je t'ai dit, l'an dernier, que
+je t'aimais, et regarde en l'air.»
+
+«Je me sentais devenir folle. Je m'habillai vite et vite, et je courus,
+je courus à tomber épuisée, jusqu'à l'endroit désigné.
+
+Sa petite casquette de pension était par terre, dans la boue. Il avait
+plu toute la nuit. Je levai les yeux et j'aperçus quelque chose qui se
+berçait dans les feuilles, car il faisait du vent, beaucoup de vent.
+
+«Je ne sais plus, après ça, ce que j'ai fait. J'ai dû hurler d'abord,
+m'évanouir peut-être, et tomber, puis courir au château. Je repris ma
+raison dans mon lit, avec ma mère à mon chevet.
+
+«Je crus que j'avais rêvé tout cela dans un affreux délire. Je
+balbutiai: «Et lui, lui, Gontran?...» On ne me répondit pas. C'était
+vrai.
+
+«Je n'osai pas le revoir; mais je demandai une longue mèche de ses
+cheveux blonds. La... la... voici...»
+
+Et la vieille demoiselle tendait sa main tremblante dans un geste
+désespéré.
+
+Puis elle se moucha plusieurs fois, s'essuya les yeux et reprit: «J'ai
+rompu mon mariage... sans dire pourquoi... Et je... je suis restée
+toujours... la... la veuve de cet enfant de treize ans.» Puis sa tête
+tomba sur sa poitrine et elle pleura longtemps des larmes pensives.
+
+Et, comme on gagnait les chambres pour dormir, un gros chasseur dont
+elle avait troublé la quiétude souffla dans l'oreille de son voisin:
+
+--N'est-ce pas malheureux d'être sentimental à ce point-là!
+
+
+ * * * * *
+
+
+
+
+MADEMOISELLE COCOTTE
+
+[Illustration de RENOUARD]
+
+
+Nous allions sortir de l'Asile quand j'aperçus dans un coin de la cour
+un grand homme maigre qui faisait obstinément le simulacre d'appeler un
+chien imaginaire. Il criait, d'une voix douce, d'une voix tendre:
+«Cocotte, ma petite Cocotte, viens ici, Cocotte, viens ici, ma belle»,
+en tapant sur sa cuisse comme on fait pour attirer les bêtes. Je
+demandai au médecin:--Qu'est-ce que celui-là? Il me répondit:--Oh!
+celui-là n'est pas intéressant. C'est un cocher, nommé François, devenu
+fou après avoir noyé son chien.
+
+J'insistai:--Dites-moi donc son histoire. Les choses les plus simples,
+les plus humbles, sont parfois celles qui nous mordent le plus au coeur.
+
+Et voici l'aventure de cet homme qu'on avait sue tout entière par un
+palefrenier, son camarade.
+
+Dans la banlieue de Paris vivait une famille de bourgeois riches. Ils
+habitaient une élégante villa au milieu d'un parc, au bord de la Seine.
+Le cocher était ce François, gars de campagne, un peu lourdaud, bon
+coeur, niais, facile à duper.
+
+Comme il rentrait un soir chez ses maîtres, un chien se mit à le suivre.
+Il n'y prit point garde d'abord; mais l'obstination de la bête à marcher
+sur ses talons le fit bientôt se retourner. Il regarda s'il connaissait
+ce chien.--Non, il ne l'avait jamais vu.
+
+C'était une chienne d'une maigreur affreuse, avec de grandes mamelles
+pendantes. Elle trottinait derrière l'homme d'un air lamentable et
+affamé, la queue entre les pattes, les oreilles collées contre la tête,
+et s'arrêtait quand il s'arrêtait, repartant quand il repartait.
+
+Il voulait chasser ce squelette de bête et cria: «Va-t'en. Veux-tu bien
+te sauver.--Hou! hou!» Elle s'éloigna de quelques pas et se planta sur
+son derrière, attendant; puis, dès que le cocher se remit en marche,
+elle repartit derrière lui.
+
+Il fit semblant de ramasser des pierres. L'animal s'enfuit un peu plus
+loin avec un grand ballottement de ses mamelles flasques; mais il revint
+aussitôt que l'homme eut tourné le dos.
+
+Alors le cocher François, pris de pitié, l'appela. La chienne s'approcha
+timidement, l'échine pliée en cercle, et toutes les côtes soulevant la
+peau. L'homme caressa ces os saillants, et, tout ému par cette misère de
+bête: «Allons, viens», dit-il. Aussitôt elle remua la queue, se sentant
+accueillie, adoptée, et, au lieu de rester dans les mollets de son
+nouveau maître, elle se mit à courir devant lui.
+
+Il l'installa sur la paille dans son écurie; puis il courut à la cuisine
+chercher du pain. Quand elle eut mangé tout son soûl, elle s'endormit,
+couchée en rond.
+
+Le lendemain, les maîtres, avertis par leur cocher, permirent qu'il
+gardât l'animal. C'était une bonne bête, caressante et fidèle,
+intelligente et douce.
+
+Mais, bientôt, on lui reconnut un défaut terrible. Elle était enflammée
+d'amour d'un bout à l'autre de l'année. Elle eut fait, en quelque temps,
+la connaissance de tous les chiens de la contrée qui se mirent à rôder
+autour d'elle jour et nuit. Elle leur partageait ses faveurs avec une
+indifférence de fille, semblait au mieux avec tous, traînait derrière
+elle une vraie meute composée des modèles les plus différents de la race
+aboyante, les uns gros comme le poing, les autres grands comme des ânes.
+Elle les promenait par les routes en des courses interminables, et quand
+elle s'arrêtait pour se reposer sur l'herbe ils faisaient cercle autour
+d'elle, et la contemplaient la langue tirée.
+
+Les gens du pays la considéraient comme un phénomène; jamais on n'avait
+vu pareille chose. Le vétérinaire n'y comprenait rien.
+
+Quand elle était rentrée, le soir, en son écurie, la foule des chiens
+faisait le siège de la propriété. Ils se faufilaient par toutes les
+issues de la haie vive qui clôturait le parc, dévastaient les
+plates-bandes, arrachaient les fleurs, creusaient des trous dans les
+corbeilles, exaspérant le jardinier. Et ils hurlaient des nuits entières
+autour du bâtiment où logeait leur amie, sans que rien les décidât à
+s'en aller.
+
+Dans le jour, ils pénétraient jusque dans la maison. C'était une
+invasion, une plaie, un désastre. Les maîtres rencontraient à tout
+moment dans l'escalier et jusque dans les chambres des petits roquets
+jaunes à queue empanachée, des chiens de chasse, des bouledogues, des
+loups-loups rôdeurs à poil sale, vagabonds sans feu ni lieu, des
+terre-neuve énormes qui faisaient fuir les enfants.
+
+On vit alors dans le pays des chiens inconnus à dix lieues à la ronde,
+venus on ne sait d'où, vivant on ne sait comment, et qui disparaissaient
+ensuite.
+
+Cependant François adorait Cocotte. Il l'avait nommée Cocotte, sans
+malice, bien qu'elle méritât son nom; et il répétait sans cesse: «Cette
+bête-là, c'est une personne. Il ne lui manque que la parole.»
+
+Il lui avait fait confectionner un collier magnifique en cuir rouge qui
+portait ces mots gravés sur une plaque de cuivre: «Mademoiselle Cocotte,
+au cocher François.»
+
+Elle était devenue énorme. Autant elle avait été maigre, autant elle
+était obèse, avec un ventre gonflé sous lequel pendillaient toujours ses
+longues mamelles ballottantes. Elle avait engraissé tout d'un coup et
+elle marchait maintenant avec peine, les pattes écartées à la façon des
+gens trop gros, la gueule ouverte pour souffler, exténuée aussitôt
+qu'elle avait essayé de courir.
+
+Elle se montrait d'ailleurs d'une fécondité phénoménale, toujours pleine
+presque aussitôt que délivrée, donnant le jour quatre fois l'an à un
+chapelet de petits animaux appartenant à toutes les variétés de la race
+canine. François, après avoir choisi celui qu'il lui laissait pour
+«passer son lait,» ramassait les autres dans son tablier d'écurie et
+allait, sans apitoiement, les jeter à la rivière.
+
+Mais bientôt la cuisinière joignit ses plaintes à celles du jardinier.
+Elle trouvait des chiens jusque sous son fourneau, dans le buffet, dans
+la soupente au charbon, et ils volaient tout ce qu'ils rencontraient.
+
+Le maître, impatienté, ordonna à François de se débarrasser de Cocotte.
+L'homme désolé chercha à la placer. Personne n'en voulut. Alors il se
+résolut à la perdre, et il la confia à un voiturier qui devait
+l'abandonner dans la campagne de l'autre côté de Paris, auprès de
+Joinville-le-Pont.
+
+Le soir même, Cocotte était revenue.
+
+Il fallait prendre un grand parti. On la livra, moyennant cinq francs, à
+un chef de train allant au Havre. Il devait la lâcher à l'arrivée.
+
+Au bout de trois jours, elle rentrait dans son écurie, harassée,
+efflanquée, écorchée, n'en pouvant plus.
+
+Le maître, apitoyé, n'insista pas.
+
+Mais les chiens revinrent bientôt plus nombreux et plus acharnés que
+jamais. Et comme on donnait, un soir, un grand dîner, une poularde
+truffée fut emportée par un dogue, au nez de la cuisinière qui n'osa pas
+la lui disputer.
+
+Le maître, cette fois, se fâcha tout à fait, et, ayant appelé François,
+il lui dit avec colère: «Si vous ne me flanquez pas cette bête à l'eau
+avant demain matin, je vous fiche à la porte, entendez-vous?»
+
+L'homme fut atterré, et il remonta dans sa chambre pour faire sa malle,
+préférant quitter sa place. Puis il réfléchit qu'il ne pourrait entrer
+nulle part tant qu'il traînerait derrière lui cette bête incommode; il
+songea qu'il était dans une bonne maison, bien payé, bien nourri; il se
+dit que vraiment un chien ne valait pas ça; il s'excita au nom de ses
+propres intérêts; et il finit par prendre résolument le parti de se
+débarrasser de Cocotte au point du jour.
+
+Il dormit mal, cependant. Dès l'aube, il fut debout et, s'emparant d'une
+forte corde, il alla chercher la chienne. Elle se leva lentement, se
+secoua, étira ses membres et vint fêter son maître.
+
+Alors le courage lui manqua, et il se mit à l'embrasser avec tendresse,
+flattant ses longues oreilles, la baisant sur le museau, lui prodiguant
+tous les noms tendres qu'il savait.
+
+Mais une horloge voisine sonna six heures. Il ne fallait plus hésiter.
+Il ouvrit la porte: «Viens,» dit-il. La bête remua la queue, comprenant
+qu'on allait sortir.
+
+Ils gagnèrent la berge, et il choisit une place où l'eau semblait
+profonde. Alors il noua un bout de la corde au beau collier de cuir, et
+ramassant une grosse pierre, il l'attacha à l'autre bout. Puis il saisit
+Cocotte dans ses bras et la baisa furieusement comme une personne qu'on
+va quitter. Il la tenait serrée sur sa poitrine, la berçait, l'appelait
+«ma belle Cocotte, ma petite Cocotte,» et elle se laissait faire en
+grognant de plaisir.
+
+Dix fois il la voulut jeter, et toujours le coeur lui manquait.
+
+Mais brusquement il se décida, et de toute sa force il la lança le plus
+loin possible. Elle essaya d'abord de nager, comme elle faisait
+lorsqu'on la baignait, mais sa tête, entraînée par la pierre, plongeait
+coup sur coup; et elle jetait à son maître des regards éperdus, des
+regards humains, en se débattant comme une personne qui se noie. Puis
+tout l'avant du corps s'enfonça, tandis que les pattes de derrière
+s'agitaient follement hors de l'eau; puis elles disparurent aussi.
+
+Alors, pendant cinq minutes, des bulles d'air vinrent crever à la
+surface comme si le fleuve se fût mis à bouillonner; et François,
+hagard, affolé, le coeur palpitant, croyait voir Cocotte se tordant dans
+la vase; et il se disait, dans sa simplicité de paysan: «Qu'est-ce
+qu'elle pense de moi, à c't'heure, c'te bête?»
+
+Il faillit devenir idiot; il fut malade pendant un mois; et, chaque
+nuit, il rêvait de sa chienne; il la sentait qui léchait ses mains; il
+l'entendait aboyer. Il fallut appeler un médecin. Enfin il alla mieux;
+et ses maîtres, vers la fin de juin, l'emmenèrent dans leur propriété de
+Biessard, près de Rouen.
+
+Là encore il était au bord de la Seine. Il se mit à prendre des bains.
+Il descendait chaque matin avec le palefrenier, et ils traversaient le
+fleuve à la nage.
+
+Or, un jour, comme ils s'amusaient à batifoler dans l'eau, François cria
+soudain à son camarade:
+
+--Regarde celle-là qui s'amène. Je vas t'en faire goûter une côtelette.
+
+C'était une charogne énorme, gonflée, pelée, qui s'en venait, les pattes
+en l'air en suivant le courant.
+
+François s'en approcha en faisant des brasses; et, continuant ses
+plaisanteries:
+
+--Cristi! elle n'est pas fraîche. Quelle prise! mon vieux. Elle n'est
+pas maigre non plus.
+
+Et il tournait autour, se maintenant à distance de l'énorme bête en
+putréfaction.
+
+Puis, soudain, il se tut et il la regarda avec une attention singulière;
+puis il s'approcha encore comme pour la toucher, cette fois. Il
+examinait fixement le collier; puis il avança le bras, saisit le cou,
+fit pivoter la charogne, l'attira tout près de lui, et lut sur le cuivre
+verdi qui restait adhérent au cuir décoloré: «Mademoiselle Cocotte, au
+cocher François.»
+
+La chienne morte avait retrouvé son maître à soixante lieues de leur
+maison!
+
+Il poussa un cri épouvantable et il se mit à nager de toute sa force
+vers la berge, en continuant à hurler; et, dès qu'il eut atteint la
+terre, il se sauva éperdument, tout nu, par la campagne. Il était fou!
+
+
+ * * * * *
+
+
+
+
+LES BIJOUX
+
+[Illustration de TIRADO]
+
+
+M. Lantin ayant rencontré cette jeune fille, dans une soirée, chez son
+sous-chef de bureau, l'amour l'enveloppa comme un filet.
+
+C'était la fille d'un percepteur de province, mort depuis plusieurs
+années. Elle était venue ensuite à Paris avec sa mère, qui fréquentait
+quelques familles bourgeoises de son quartier dans l'espoir de marier la
+jeune personne. Elles étaient pauvres et honorables, tranquilles et
+douces. La jeune fille semblait le type absolu de l'honnête femme à
+laquelle le jeune homme sage rêve de confier sa vie. Sa beauté modeste
+avait un charme de pudeur angélique, et l'imperceptible sourire qui ne
+quittait point ses lèvres semblait un reflet de son coeur.
+
+Tout le monde chantait ses louanges; tous ceux qui la connaissaient
+répétaient sans fin: «Heureux celui qui la prendra. On ne pourrait
+trouver mieux.»
+
+M. Lantin, alors commis municipal au ministère de l'intérieur, aux
+appointements annuels de trois mille cinq cents francs, la demanda en
+mariage et l'épousa.
+
+Il fut avec elle invraisemblablement heureux. Elle gouverna sa maison
+avec une économie si adroite qu'ils semblaient vivre dans le luxe. Il
+n'était point d'attentions, de délicatesses, de chatteries qu'elle n'eût
+pour son mari; et la séduction de sa personne était si grande que, six
+ans après leur rencontre, il l'aimait plus encore qu'aux premiers jours.
+
+Il ne blâmait en elle que deux goûts, celui du théâtre et celui des
+bijouteries fausses.
+
+Ses amies (elle connaissait quelques femmes de modestes fonctionnaires)
+lui procuraient à tous moments des loges pour les pièces en vogue, même
+pour les premières représentations; et elle traînait bon gré, mal gré,
+son mari à ces divertissements qui le fatiguaient affreusement après sa
+journée de travail. Alors il la supplia de consentir à aller au
+spectacle avec quelque dame de sa connaissance qui la ramènerait
+ensuite. Elle fut longtemps à céder, trouvant peu convenable cette
+manière d'agir. Elle s'y décida enfin par complaisance, et il lui en sut
+un gré infini.
+
+Or, ce goût pour le théâtre fit bientôt naître en elle le besoin de se
+parer. Ses toilettes demeuraient toutes simples, il est vrai, de bon
+goût toujours, mais modestes; et sa grâce douce, sa grâce irrésistible,
+humble et souriante, semblait acquérir une saveur nouvelle de la
+simplicité de ses robes, mais elle prit l'habitude de pendre à ses
+oreilles deux gros cailloux du Rhin qui simulaient des diamants, et elle
+portait des colliers en perles fausses, des bracelets en similor, des
+peignes agrémentés de verroteries variées jouant les pierres fines.
+
+Son mari, que choquait un peu cet amour du clinquant, répétait souvent:
+«Ma chère, quand on n'a pas le moyen de se payer des bijoux véritables,
+on ne se montre parée que de sa beauté et de sa grâce, voilà encore les
+plus rares joyaux.»
+
+Mais elle souriait doucement et répétait: «Que veux-tu? J'aime ça.
+C'est mon vice. Je sais bien que tu as raison; mais on ne se refait pas.
+J'aurais adoré les bijoux, moi!»
+
+Et elle faisait rouler dans ses doigts les colliers de perles, miroiter
+les facettes des cristaux taillés en répétant: «Mais regarde donc comme
+c'est bien fait. On jurerait du vrai.»
+
+Il souriait à son tour en déclarant: «Tu as des goûts de Bohémienne.»
+
+Quelquefois, le soir, quand ils demeuraient en tête-à-tête au coin du
+feu, elle apportait sur la table où ils prenaient le thé la boîte de
+maroquin où elle enfermait la «pacotille», selon le mot de M. Lantin; et
+elle se mettait à examiner ces bijoux imités avec une attention
+passionnée, comme si elle eût savouré quelque jouissance secrète et
+profonde; et elle s'obstinait à passer un collier au cou de son mari
+pour rire ensuite de tout son coeur en s'écriant: «Comme tu es drôle!»
+Puis elle se jetait dans ses bras et l'embrassait éperdument.
+
+Comme elle avait été à l'Opéra, une nuit d'hiver, elle rentra toute
+frissonnante de froid. Le lendemain elle toussait. Huit jours plus tard
+elle mourait d'une fluxion de poitrine.
+
+Lantin faillit la suivre dans la tombe. Son désespoir fut si terrible
+que ses cheveux devinrent blancs en un mois. Il pleurait du matin au
+soir, l'âme déchirée d'une souffrance intolérable, hanté par le
+souvenir, par le sourire, par la voix, par tout le charme de la morte.
+
+Le temps n'apaisa point sa douleur. Souvent pendant les heures du
+bureau, alors que les collègues s'en venaient causer un peu des choses
+du jour, on voyait soudain ses joues se gonfler, son nez se plisser, ses
+yeux s'emplir d'eau; il faisait une grimace affreuse et se mettait à
+sangloter.
+
+Il avait gardé intacte la chambre de sa compagne où il s'enfermait tous
+les jours pour penser à elle; et tous les meubles, ses vêtements mêmes
+demeuraient à leur place, comme ils se trouvaient au dernier jour.
+
+Mais la vie se faisait dure pour lui. Ses appointements qui, entre les
+mains de sa femme, suffisaient à tous les besoins du ménage devenaient,
+à présent, insuffisants pour lui tout seul. Et il se demandait avec
+stupeur comment elle avait su s'y prendre pour lui faire boire toujours
+des vins excellents et manger des nourritures délicates qu'il ne
+pouvait plus se procurer avec ses modestes ressources.
+
+Il fit quelques dettes et courut après l'argent à la façon des gens
+réduits aux expédients. Un matin enfin, comme il se trouvait sans un
+sou, une semaine entière avant la fin du mois, il songea à vendre
+quelque chose; et tout de suite la pensée lui vint de se défaire de la
+«pacotille» de sa femme, car il avait gardé au fond du coeur une sorte de
+rancune contre ces «trompe-l'oeil» qui l'irritaient autrefois. Leur vue
+même, chaque jour, lui gâtait un peu le souvenir de sa bien-aimée.
+
+Il chercha longtemps dans le tas de clinquant qu'elle avait laissé, car
+jusqu'aux derniers jours de sa vie elle en avait acheté obstinément,
+rapportant presque chaque soir un objet nouveau, et il se décida pour le
+grand collier qu'elle semblait préférer, et qui pouvait bien valoir,
+pensait-il, six ou huit francs, car il était vraiment d'un travail très
+soigné pour du faux.
+
+Il le mit en sa poche et s'en alla vers son ministère en suivant les
+boulevards, cherchant une boutique de bijoutier qui lui inspirât
+confiance.
+
+Il en vit une enfin et entra, un peu honteux d'étaler ainsi sa misère et
+de chercher à vendre une chose de si peu de prix.
+
+--Monsieur, dit-il au marchand, je voudrais bien savoir ce que vous
+estimez ce morceau.
+
+L'homme reçut l'objet, l'examina, le retourna, le soupesa, prit une
+loupe, appela son commis, lui fit tout bas des remarques, reposa le
+collier sur son comptoir et le regarda de loin pour mieux juger de
+l'effet.
+
+M. Lantin, gêné par toutes ces cérémonies, ouvrait la bouche pour
+déclarer: «Oh! je sais bien que cela n'a aucune valeur.»--quand le
+bijoutier prononça:--Monsieur, cela vaut de douze à quinze mille francs;
+mais je ne pourrais l'acheter que si vous m'en faisiez connaître
+exactement la provenance.
+
+Le veuf ouvrit des yeux énormes et demeura béant, ne comprenant pas. Il
+balbutia enfin:--Vous dites?... Vous êtes sûr. L'autre se méprit sur son
+étonnement, et, d'un ton sec:
+
+--Vous pouvez chercher ailleurs si on vous en donne davantage. Pour moi
+cela vaut, au plus, quinze mille. Vous reviendrez me trouver si vous ne
+trouvez pas mieux.
+
+M. Lantin, tout à fait idiot, reprit son collier et s'en alla, obéissant
+à un confus besoin de se trouver seul et de réfléchir.
+
+Mais, dès qu'il fut dans la rue, un besoin de rire le saisit, et il
+pensa: «L'imbécile! oh! l'imbécile! Si je l'avais pris au mot tout de
+même! En voilà un bijoutier qui ne sait pas distinguer le faux du vrai!»
+
+Et il pénétra chez un autre marchand, à l'entrée de la rue de la Paix.
+Dès qu'il eut aperçu le bijou, l'orfèvre s'écria:--Ah! parbleu; je le
+connais bien, ce collier; il vient de chez moi.
+
+M. Lantin, fort troublé, demanda:--Combien vaut-il?
+
+--Monsieur, je l'ai vendu vingt-cinq mille. Je suis prêt à le reprendre
+pour dix-huit mille, quand vous m'aurez indiqué, pour obéir aux
+prescriptions légales, comment vous en êtes détenteur. Cette fois M.
+Lantin s'assit perclus d'étonnement. Il reprit:--Mais..., mais,
+examinez-le bien attentivement, Monsieur, j'avais cru jusqu'ici qu'il
+était en... en faux.
+
+Le joaillier reprit:--Voulez-vous me dire votre nom, Monsieur?
+
+--Parfaitement. Je m'appelle Lantin, je suis employé au Ministère de
+l'Intérieur, je demeure 16, rue des Martyrs.
+
+Le marchand ouvrit ses registres, rechercha, et prononça:--Ce collier a
+été envoyé en effet à l'adresse de madame Lantin, 16, rue des Martyrs,
+le 20 juillet 1876.
+
+Et les deux hommes se regardèrent dans les yeux, l'employé éperdu de
+surprise, l'orfèvre flairant un voleur.
+
+Celui-ci reprit:--Voulez-vous me laisser cet objet pendant vingt-quatre
+heures seulement, je vais vous en donner un reçu.
+
+M. Lantin balbutia:--Mais oui, certainement. Et il sortit en pliant le
+papier qu'il mit dans sa poche.
+
+Puis il traversa la rue, la remonta, s'aperçut qu'il se trompait de
+route, redescendit aux Tuileries, passa la Seine, reconnut encore son
+erreur, revint aux Champs-Élysées sans une idée nette dans la tête. Il
+s'efforçait de raisonner, de comprendre. Sa femme n'avait pu acheter un
+objet d'une pareille valeur.--Non, certes.--Mais alors, c'était un
+cadeau! Un cadeau de qui? Pourquoi?
+
+Il s'était arrêté, et il demeurait debout au milieu de l'avenue. Le
+doute horrible l'effleura.--Elle?--Mais alors tous les autres bijoux
+étaient aussi des cadeaux! Il lui sembla que la terre remuait; qu'un
+arbre, devant lui, s'abattait; il étendit les bras et s'écroula, privé
+de sentiment.
+
+Il reprit connaissance dans la boutique d'un pharmacien où les passants
+l'avaient porté. Il se fit reconduire chez lui, et s'enferma.
+
+Jusqu'à la nuit il pleura éperdument, mordant un mouchoir pour ne pas
+crier. Puis il se mit au lit accablé de fatigue et de chagrin, et il
+dormit d'un pesant sommeil.
+
+Un rayon de soleil le réveilla, et il se leva lentement pour aller à son
+ministère. C'était dur de travailler après de pareilles secousses. Il
+réfléchit alors qu'il pouvait s'excuser auprès de son chef; et il lui
+écrivit. Puis il songea qu'il fallait retourner chez le bijoutier; et
+une honte l'empourpra. Il demeura longtemps à réfléchir. Il ne pouvait
+pourtant pas laisser le collier chez cet homme, il s'habilla et sortit.
+
+Il faisait beau, le ciel bleu s'étendait sur la ville qui semblait
+sourire. Des flâneurs allaient devant eux, les mains dans leurs poches.
+
+Lantin se dit, en les regardant passer: «Comme on est heureux quand on a
+de la fortune. Avec de l'argent on peut secouer jusqu'aux chagrins, on
+va où l'on veut, on voyage, on se distrait! Oh! si j'étais riche!»
+
+Il s'aperçut qu'il avait faim, n'ayant pas mangé depuis l'avant-veille.
+Mais sa poche était vide, et il se ressouvint du collier. Dix-huit mille
+francs! Dix-huit-mille francs! c'était une somme, cela!
+
+Il gagna la rue de la Paix et commença à se promener de long en large
+sur le trottoir, en face de la boutique. Dix-huit mille francs! Vingt
+fois il faillit entrer; mais la honte l'arrêtait toujours.
+
+Il avait faim pourtant, grand faim, et pas un sou. Il se décida
+brusquement, traversa la rue en courant pour ne pas se laisser le temps
+de réfléchir, et il se précipita chez l'orfèvre.
+
+Dès qu'il l'aperçut, le marchand s'empressa, offrit un siège avec une
+politesse souriante. Les commis eux-mêmes arrivèrent, qui regardaient de
+côté Lantin, avec des gaietés dans les yeux et sur les lèvres.
+
+Le bijoutier déclara:--Je me suis renseigné, Monsieur, et si vous êtes
+toujours dans les mêmes dispositions, je suis prêt à vous payer la somme
+que je vous ai proposée.
+
+L'employé balbutia:--Mais certainement.
+
+L'orfèvre tira d'un tiroir dix-huit grands billets, les compta, les
+tendit à Lantin, qui signa un petit reçu et mit d'une main frémissante
+l'argent dans sa poche.
+
+Puis, comme il allait sortir, il se tourna vers le marchand qui souriait
+toujours, et, baissant les yeux:--J'ai... j'ai d'autres bijoux... qui me
+viennent... qui me viennent... de la même succession. Vous
+conviendrait-il de me les acheter aussi?
+
+Le marchand s'inclina:--Mais certainement, monsieur. Un des commis
+sortit pour rire à son aise; un autre se mouchait avec force.
+
+Lantin impassible, rouge et grave, annonça:--Je vais vous les apporter.
+
+Et il prit un fiacre pour aller chercher les joyaux.
+
+Quand il revint chez le marchand, une heure plus tard, il n'avait pas
+encore déjeuné. Ils se mirent à examiner les objets, pièce à pièce,
+évaluant chacun. Presque tous venaient de la maison.
+
+Lantin, maintenant, discutait les estimations, se fâchait, exigeait
+qu'on lui montrât les livres de vente, et parlait de plus en plus haut à
+mesure que s'élevait la somme.
+
+Les gros brillants d'oreilles valent vingt mille francs, les bracelets
+trente-cinq mille, les broches, bagues et médaillons seize mille, une
+parure d'émeraudes et de saphirs quatorze mille; un solitaire suspendu à
+une chaîne d'or formant collier quarante mille; le tout atteignant le
+chiffre de cent quatre-vingt-seize mille francs.
+
+Le marchand déclara avec une bonhomie railleuse:--Cela vient d'une
+personne qui mettait toutes ses économies en bijoux.
+
+Lantin prononça gravement.--C'est une manière comme une autre de placer
+son argent. Et il s'en alla après avoir décidé avec l'acquéreur qu'une
+contre-expertise aurait lieu le lendemain.
+
+Quand il se trouva dans la rue, il regarda la colonne Vendôme avec
+l'envie d'y grimper, comme si c'eût été un mât de cocagne. Il se sentait
+léger à jouer à saute-mouton par dessus la statue de l'Empereur perché
+là haut dans le ciel.
+
+Il alla déjeuner chez Voisin et but du vin à vingt francs la bouteille.
+
+Puis il prit un fiacre et fit un tour au bois. Il regardait les
+équipages avec un certain mépris, oppressé du désir de crier aux
+passants: «Je suis riche aussi, moi. J'ai deux cent mille francs!»
+
+Le souvenir de son ministère lui revint. Il s'y fit conduire, entra
+délibérément chez son chef et annonça:--Je viens, Monsieur, vous donner
+ma démission. J'ai fait un héritage de trois cent mille francs. Il alla
+serrer la main de ses anciens collègues et leur confia ses projets
+d'existence nouvelle; puis il dîna au Café anglais.
+
+Se trouvant à côté d'un monsieur qui lui parut distingué, il ne put
+résister à la démangeaison de lui confier, avec une certaine
+coquetterie, qu'il venait d'hériter de quatre cent mille francs.
+
+Pour la première fois de sa vie il ne s'ennuya pas au théâtre, et il
+passa sa nuit avec des filles.
+
+Six mois plus tard il se remariait. Sa seconde femme était très honnête,
+mais d'un caractère difficile. Elle le fit beaucoup souffrir.
+
+
+ * * * * *
+
+
+
+
+APPARITION
+
+[Illustration de ROCHEGROSSE]
+
+
+On parlait de séquestration à propos d'un procès récent. C'était à la
+fin d'une soirée intime, rue de Grenelle, dans un ancien hôtel, et
+chacun avait son histoire, une histoire qu'il affirmait vraie.
+
+Alors le vieux marquis de la Tour-Samuel, âgé de quatre-vingt-deux ans,
+se leva et vint s'appuyer à la cheminée. Il dit de sa voix un peu
+tremblante:
+
+«--Moi aussi, je sais une chose étrange, tellement étrange, qu'elle a
+été l'obsession de ma vie. Voici maintenant cinquante-six ans que cette
+aventure m'est arrivée, et il ne se passe pas un mois sans que je la
+revoie en rêve. Il m'est demeuré de ce jour-là une marque, une empreinte
+de peur, me comprenez-vous? Oui, j'ai subi l'horrible épouvante, pendant
+dix minutes, d'une telle façon que depuis cette heure une sorte de
+terreur constante m'est restée dans l'âme. Les bruits inattendus me
+font tressaillir jusqu'au coeur; les objets que je distingue mal dans
+l'ombre du soir me donnent une envie folle de me sauver. J'ai peur la
+nuit, enfin.
+
+«Oh! je n'aurais pas avoué cela avant d'être arrivé à l'âge où je suis.
+Maintenant je peux tout dire. Il est permis de n'être pas brave devant
+les dangers imaginaires, quand on a quatre-vingt-deux ans. Devant les
+dangers véritables, je n'ai jamais reculé, mesdames.
+
+«Cette histoire m'a tellement bouleversé l'esprit, a jeté en moi un
+trouble si profond, si mystérieux, si épouvantable, que je ne l'ai même
+jamais racontée. Je l'ai gardée dans le fond intime de moi, dans ce fond
+où l'on cache les secrets pénibles, les secrets honteux, toutes les
+inavouables faiblesses que nous avons dans notre existence.
+
+«Je vais vous dire l'aventure telle quelle, sans chercher à l'expliquer.
+Il est bien certain qu'elle est explicable, à moins que je n'aie eu mon
+heure de folie. Mais non, je n'ai pas été fou, et je vous en donnerai la
+preuve. Imaginez ce que vous voudrez. Voici les faits tout simples.
+
+«C'était en 1827, au mois de juillet. Je me trouvais à Rouen en
+garnison.
+
+«Un jour, comme je me promenais sur le quai, je rencontrai un homme que
+je crus reconnaître sans me rappeler au juste qui c'était. Je fis, par
+instinct, un mouvement pour m'arrêter. L'étranger aperçut ce geste, me
+regarda et tomba dans mes bras.
+
+«C'était un ami de jeunesse que j'avais beaucoup aimé. Depuis cinq ans
+que je ne l'avais vu, il semblait vieilli d'un demi-siècle. Ses cheveux
+étaient tout blancs; et il marchait courbé, comme épuisé. Il comprit ma
+surprise et me conta sa vie. Un malheur terrible l'avait brisé.
+
+«Devenu follement amoureux d'une jeune fille, il l'avait épousée dans
+une sorte d'extase de bonheur. Après un an d'une félicité surhumaine et
+d'une passion inapaisée, elle était morte subitement d'une maladie de
+coeur, tuée par l'amour lui-même, sans doute.
+
+«Il avait quitté son château le jour même de l'enterrement, et il était
+venu habiter son hôtel de Rouen. Il vivait là, solitaire et désespéré,
+rongé par la douleur, si misérable qu'il ne pensait qu'au suicide.
+
+«--Puisque je te retrouve ainsi, me dit-il, je te demanderai de me
+rendre un grand service, c'est d'aller chercher chez moi dans le
+secrétaire de ma chambre, de notre chambre, quelques papiers dont j'ai
+un urgent besoin. Je ne puis charger de ce soin un subalterne ou un
+homme d'affaires, car il me faut une impénétrable discrétion et un
+silence absolu. Quant à moi, pour rien au monde je ne rentrerai dans
+cette maison.
+
+«Je te donnerai la clef de cette chambre que j'ai fermée moi-même en
+partant, et la clef de mon secrétaire. Tu remettras en outre un mot de
+moi à mon jardinier qui t'ouvrira le château.
+
+«Mais viens déjeuner avec moi demain, et nous causerons de cela.
+
+«Je lui promis de lui rendre ce léger service. Ce n'était d'ailleurs
+qu'une promenade pour moi, son domaine se trouvant situé à cinq lieues
+de Rouen environ. J'en avais pour une heure à cheval.
+
+«À dix heures, le lendemain, j'étais chez lui. Nous déjeunâmes en
+tête-à-tête; mais il ne prononça pas vingt paroles. Il me pria de
+l'excuser; la pensée de la visite que j'allais faire dans cette chambre,
+où gisait son bonheur, le bouleversait, me disait-il. Il me parut en
+effet singulièrement agité, préoccupé, comme si un mystérieux combat se
+fût livré dans son âme.
+
+«Enfin il m'expliqua exactement ce que je devais faire. C'était bien
+simple. Il me fallait prendre deux paquets de lettres et une liasse de
+papiers enfermés dans le premier tiroir de droite du meuble dont j'avais
+la clef. Il ajouta:
+
+«--Je n'ai pas besoin de te prier de n'y point jeter les yeux.
+
+«Je fus presque blessé de cette parole, et je le lui dis un peu
+vivement. Il balbutia:
+
+«--Pardonne-moi, je souffre trop.
+
+«Et il se mit à pleurer.
+
+«Je le quittai vers une heure pour accomplir ma mission.
+
+«Il faisait un temps radieux, et j'allais au grand trot à travers les
+prairies, écoutant des chants d'alouettes et le bruit rythmé de mon
+sabre sur ma botte.
+
+«Puis j'entrai dans la forêt et je mis au pas mon cheval. Des branches
+d'arbres me caressaient le visage; et parfois j'attrapais une feuille
+avec mes dents et je la mâchais avidement, dans une de ces joies de
+vivre qui vous emplissent, on ne sait pourquoi, d'un bonheur tumultueux
+et comme insaisissable, d'une sorte d'ivresse de force.
+
+«En approchant du château, je cherchai dans ma poche la lettre que
+j'avais pour le jardinier, et je m'aperçus avec étonnement qu'elle était
+cachetée. Je fus tellement surpris et irrité que je faillis revenir sans
+m'acquitter de ma commission. Puis je songeai que j'allais montrer là
+une susceptibilité de mauvais goût. Mon ami avait pu d'ailleurs fermer
+ce mot sans y prendre garde, dans le trouble où il était.
+
+«Le manoir semblait abandonné depuis vingt ans. La barrière, ouverte et
+pourrie, tenait debout on ne sait comment. L'herbe emplissait les
+allées; on ne distinguait plus les plates-bandes du gazon.
+
+«Au bruit que je fis en tapant à coups de pied dans un volet, un vieil
+homme sortit d'une porte de côté et parut stupéfait de me voir. Je
+sautai à terre et je lui remis ma lettre. Il la lut, la relut, la
+retourna, me considéra en dessous, mit le papier dans sa poche et
+prononça:
+
+«--Eh bien! qu'est-ce que vous désirez?
+
+«Je répondis brusquement.
+
+«--Vous devez le savoir, puisque vous avez reçu là-dedans les ordres de
+votre maître; je veux entrer dans ce château.
+
+«Il semblait atterré. Il déclara:
+
+«--Alors, vous allez dans... dans sa chambre?
+
+«Je commençais à m'impatienter.
+
+«--Parbleu! Mais est-ce que vous auriez l'intention de m'interroger, par
+hasard?
+
+«Il balbutia:
+
+«--Non... monsieur... mais c'est que... c'est qu'elle n'a pas été
+ouverte depuis... depuis la... la mort. Si vous voulez m'attendre cinq
+minutes, je vais aller... aller voir si...
+
+«Je l'interrompis avec colère:
+
+«--Ah! çà, voyons, vous fichez-vous de moi? Vous n'y pouvez pas entrer,
+puisque voici la clef.
+
+«Il ne savait plus que dire.
+
+«--Alors, monsieur, je vais vous montrer la route.
+
+«--Montrez-moi l'escalier et laissez-moi seul. Je la trouverai bien sans
+vous.
+
+«--Mais..., monsieur..., cependant...
+
+«Cette fois, je m'emportai tout à fait.
+
+«--Maintenant, taisez-vous, n'est-ce pas? ou vous aurez affaire à moi.
+
+«Je l'écartai violemment et je pénétrai dans la maison.
+
+«Je traversai d'abord la cuisine, puis deux petites pièces que cet homme
+habitait avec sa femme. Je franchis ensuite un grand vestibule, je
+montai l'escalier et je reconnus la porte indiquée par mon ami.
+
+«Je l'ouvris sans peine et j'entrai.
+
+«L'appartement était tellement sombre que je n'y distinguai rien
+d'abord. Je m'arrêtai, saisi par cette odeur moisie et fade des pièces
+inhabitées et condamnées, des chambres mortes. Puis, peu à peu, mes yeux
+s'habituèrent à l'obscurité, et je vis assez nettement une grande pièce
+en désordre, avec un lit sans draps, mais gardant ses matelas et ses
+oreillers, dont l'un portait l'empreinte profonde d'un coude ou d'une
+tête comme si on venait de se poser dessus.
+
+«Les sièges semblaient en déroute. Je remarquai qu'une porte, celle
+d'une armoire sans doute, était demeurée entr'ouverte.
+
+«J'allai d'abord à la fenêtre pour donner du jour et je l'ouvris; mais
+les ferrures du contrevent étaient tellement rouillées que je ne pus les
+faire céder.
+
+«J'essayai même de les casser avec mon sabre, sans y parvenir. Comme je
+m'irritais de ces efforts inutiles, et comme mes yeux s'étaient enfin
+parfaitement accoutumés à l'ombre, je renonçai à l'espoir d'y voir plus
+clair et j'allai au secrétaire.
+
+«Je m'assis dans un fauteuil, j'abattis la tablette, j'ouvris le tiroir
+indiqué. Il était plein jusqu'aux bords. Il ne me fallait que trois
+paquets, que je savais comment reconnaître, et je me mis à les chercher.
+
+«Je m'écarquillais les yeux à déchiffrer les suscriptions, quand je crus
+entendre ou plutôt sentir un frôlement derrière moi. Je n'y pris point
+garde, pensant qu'un courant d'air avait fait remuer quelque étoffe.
+Mais, au bout d'une minute, un autre mouvement, presque indistinct, me
+fit passer sur la peau un singulier petit frisson désagréable. C'était
+tellement bête d'être ému, même à peine, que je ne voulus pas me
+retourner, par pudeur pour moi-même. Je venais alors de découvrir la
+seconde des liasses qu'il me fallait; et je trouvais justement la
+troisième, quand un grand et pénible soupir, poussé contre mon épaule,
+me fit faire un bon de fou à deux mètres de là. Dans mon élan je m'étais
+retourné, la main sur la poignée de mon sabre, et certes, si je ne
+l'avais pas senti à mon côté, mon sabre, je me serais enfui comme un
+lâche.
+
+«Une grande femme vêtue de blanc me regardait, debout derrière le
+fauteuil où j'étais assis une seconde plus tôt.
+
+«Une telle secousse me courut dans les membres que je faillis m'abattre
+à la renverse! Oh! personne ne peut comprendre, à moins de les avoir
+ressenties, ces épouvantables et stupides terreurs. L'âme se fond; on ne
+sent plus son coeur; le corps entier devient mou comme une éponge; on
+dirait que tout l'intérieur de nous s'écroule.
+
+«Je ne crois pas aux fantômes; eh bien! j'ai défailli sous la hideuse
+peur des morts; et j'ai souffert, oh! souffert en quelques instants plus
+qu'en tout le reste de ma vie, dans l'angoisse irrésistible des
+épouvantes surnaturelles.
+
+«Si elle n'avait pas parlé, je serais mort peut-être! Mais elle parla;
+elle parla d'une voix douce et douloureuse qui faisait vibrer les nerfs.
+Je n'oserais pas dire que je redevins maître de moi et que je retrouvai
+ma raison. Non. J'étais éperdu à ne plus savoir ce que je faisais; mais
+cette espèce de fierté intime que j'ai en moi, un peu d'orgueil de
+métier aussi, me faisaient garder, presque malgré moi, une contenance
+honorable. Je posais pour moi, et pour elle sans doute, pour elle,
+quelle qu'elle fût, femme ou spectre. Je me suis rendu compte de tout
+cela plus tard, car je vous assure que, dans l'instant de l'apparition,
+je ne songeais à rien. J'avais peur.
+
+«Elle dit:
+
+«--Oh! monsieur, vous pouvez me rendre un grand service!
+
+«Je voulus répondre, mais il me fut impossible de prononcer un mot. Un
+bruit vague sortit de ma gorge.
+
+«Elle reprit:
+
+«--Voulez-vous? Vous pouvez me sauver, me guérir. Je souffre
+affreusement. Je souffre toujours. Je souffre, oh! je souffre!
+
+«Et elle s'assit doucement dans mon fauteuil. Elle me regardait:
+
+«--Voulez-vous?
+
+«Je fis: «Oui!» de la tête, ayant encore la voix paralysée.
+
+«Alors elle me tendit un peigne de femme en écaille et elle murmura:
+
+«--Peignez-moi, oh! peignez-moi; cela me guérira; il faut qu'on me
+peigne. Regardez ma tête... Comme je souffre; et mes cheveux, comme ils
+me font mal!
+
+«Ses cheveux dénoués, très longs, très noirs, me semblait-il, pendaient
+par dessus le dossier du fauteuil et touchaient la terre.
+
+«Pourquoi ai-je fait ceci? Pourquoi ai-je reçu en frissonnant ce peigne,
+et pourquoi ai-je pris dans mes mains ses longs cheveux qui me donnèrent
+à la peau une sensation de froid atroce comme si j'eusse manié des
+serpents? Je n'en sais rien.
+
+«Cette sensation m'est restée dans les doigts et je tressaille en y
+songeant.
+
+«Je la peignai. Je maniai je ne sais comment cette chevelure de glace.
+Je la tordis, je la renouai et la dénouai; je la tressai comme on tresse
+la crinière d'un cheval. Elle soupirait, penchait la tête, semblait
+heureuse.
+
+«Soudain elle me dit: «Merci!» m'arracha le peigne des mains et s'enfuit
+par la porte que j'avais remarquée entr'ouverte.
+
+«Resté seul, j'eus, pendant quelques secondes, ce trouble effaré des
+réveils après les cauchemars. Puis je repris enfin mes sens; je courus à
+la fenêtre et je brisai les contrevents d'une poussée furieuse.
+
+«Un flot de jour entra. Je m'élançai sur la porte par où cet être était
+parti. Je la trouvai fermée et inébranlable.
+
+«Alors une fièvre de fuite m'envahit, une panique, la vraie panique des
+batailles. Je saisis brusquement les trois paquets de lettres sur le
+secrétaire ouvert; je traversai l'appartement en courant, je sautai les
+marches de l'escalier quatre par quatre, je me trouvai dehors je ne sais
+par où, et, apercevant mon cheval à dix pas de moi, je l'enfourchai d'un
+bond et partis au galop.
+
+«Je ne m'arrêtai qu'à Rouen, et devant mon logis. Ayant jeté la bride à
+mon ordonnance, je me sauvai dans ma chambre où je m'enfermai pour
+réfléchir.
+
+Alors, pendant une heure, je me demandai anxieusement si je n'avais pas
+été le jouet d'une hallucination. Certes, j'avais eu un de ces
+incompréhensibles ébranlements nerveux, un de ces affolements du cerveau
+qui enfantent les miracles, à qui le Surnaturel doit sa puissance.
+
+«Et j'allais croire à une vision, à une erreur de mes sens, quand je
+m'approchai de ma fenêtre. Mes yeux, par hasard, descendirent sur ma
+poitrine. Mon dolman était plein de cheveux, de longs cheveux de femme
+qui s'étaient enroulés aux boutons!
+
+«Je les saisis un à un, et je les jetai dehors avec des tremblements
+dans les doigts.
+
+«Puis j'appelai mon ordonnance. Je me sentais trop ému, trop troublé,
+pour aller le jour même chez mon ami. Et puis je voulais mûrement
+réfléchir à ce que je devais lui dire.
+
+«Je lui fis porter ses lettres, dont il remit un reçu au soldat. Il
+s'informa beaucoup de moi. On lui dit que j'étais souffrant, que j'avais
+reçu un coup de soleil, je ne sais quoi. Il parut inquiet.
+
+«Je me rendis chez lui le lendemain, dès l'aube, résolu à lui dire la
+vérité. Il était sorti de la veille au soir et pas rentré.
+
+«Je revins dans la journée, on ne l'avait pas revu. J'attendis une
+semaine. Il ne reparut pas. Alors je prévins la justice. On le fit
+rechercher partout, sans découvrir une trace de son passage ou de sa
+retraite.
+
+«Une visite minutieuse fut faite du château abandonné. On n'y découvrit
+rien de suspect.
+
+«Aucun indice ne révéla qu'une femme y eût été cachée.
+
+«L'enquête n'aboutissant à rien, les recherches furent interrompues.
+
+«Et, depuis cinquante-six ans, je n'ai rien appris. Je ne sais rien de
+plus.»
+
+
+ * * * * *
+
+ * * * * *
+
+
+TABLE
+
+
+Clair de Lune
+
+Un Coup d'État
+
+Le Loup
+
+L'Enfant
+
+Conte de Noël
+
+La Reine Hortense
+
+Le Pardon
+
+La Légende du Mont Saint-Michel
+
+Une Veuve
+
+Mademoiselle Cocotte
+
+Les Bijoux
+
+Apparition
+
+
+ * * * * *
+
+
+BIBLIOTHÈQUE
+
+NATIONALE
+
+[Illustration]
+
+CHÂTEAU de SABLÉ
+
+1984
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Claire de Lune, by Guy de Maupassant
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CLAIRE DE LUNE ***
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--- /dev/null
+++ b/old/11199-8.zip
Binary files differ
diff --git a/old/11199.txt b/old/11199.txt
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--- /dev/null
+++ b/old/11199.txt
@@ -0,0 +1,3923 @@
+The Project Gutenberg EBook of Claire de Lune, by Guy de Maupassant
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Claire de Lune
+
+Author: Guy de Maupassant
+
+Release Date: February 20, 2004 [EBook #11199]
+[Last modified on August 31, 2009]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ASCII
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CLAIRE DE LUNE ***
+
+
+
+
+Produced by Miranda van de Heijning, Brett Koonce and PG Distributed
+Proofreaders. This file was produced from images generously made
+available by gallica (Bibliotheque nationale de France) at
+http://gallica.bnf.fr.
+
+
+
+
+
+
+
+CLAIR DE LUNE
+
+PAR
+
+GUY DE MAUPASSANT
+
+
+ * * * * *
+
+PARIS
+
+1884
+
+ * * * * *
+
+
+ILLUSTRATIONS DE
+
+ARCOS--GAMBARD--GRASSET--JEANNIOT--LE NATUR--ADRIEN MARIE
+MERWART--MYRBACH--RENOUARD--ROCHEGROSSE--ROY--TIRADO
+
+
+
+
+
+CLAIR DE LUNE
+
+[Illustration de GAMBARD]
+
+
+Il portait bien son nom de bataille, l'abbe Marignan. C'etait un grand
+pretre maigre, fanatique, d'ame toujours exaltee, mais droite. Toutes
+ses croyances etaient fixes, sans jamais d'oscillations. Il s'imaginait
+sincerement connaitre son Dieu, penetrer ses desseins, ses volontes, ses
+intentions.
+
+Quand il se promenait a grands pas dans l'allee de son petit presbytere
+de campagne, quelquefois une interrogation se dressait dans son esprit:
+"Pourquoi Dieu a-t-il fait cela?" Et il cherchait obstinement, prenant
+en sa pensee la place de Dieu, et il trouvait presque toujours. Ce
+n'est pas lui qui eut murmure dans un elan de pieuse humilite:
+"Seigneur, vos desseins sont impenetrables!" ICI se disait: "Je suis le
+serviteur de Dieu, je dois connaitre ses raisons d'agir, et les deviner
+si je ne les connais pas."
+
+Tout lui paraissait cree dans la nature avec une logique absolue et
+admirable. Les "Pourquoi" et les "Parce que" se balancaient toujours.
+Les aurores etaient faites pour rendre joyeux les reveils, les jours
+pour murir les moissons, les pluies pour les arroser, les soirs pour
+preparer au sommeil et les nuits sombres pour dormir.
+
+Les quatre saisons correspondaient parfaitement a tous les besoins de
+l'agriculture; et jamais le soupcon n'aurait pu venir au pretre que la
+nature n'a point d'intentions et que tout ce qui vit s'est plie, au
+contraire, aux dures necessites des epoques, des climats et de la
+matiere.
+
+Mais il haissait la femme, il la haissait inconsciemment, et la
+meprisait par instinct. Il repetait souvent la parole du Christ: "Femme,
+qu'y a-t-il de commun entre vous et moi?" et il ajoutait: "On disait que
+Dieu lui-meme se sentait mecontent de cette oeuvre-la." La femme etait
+bien pour lui l'enfant douze fois impure dont parle le poete. Elle etait
+le tentateur qui avait entraine le premier homme et qui continuait
+toujours son oeuvre de damnation, l'etre faible, dangereux,
+mysterieusement troublant. Et plus encore que leur corps de perdition,
+il haissait leur ame aimante.
+
+Souvent il avait senti leur tendresse attachee a lui et, bien qu'il se
+sut inattaquable, il s'exasperait de ce besoin d'aimer qui fremissait
+toujours en elles.
+
+Dieu, a son avis, n'avait cree la femme que pour tenter l'homme et
+l'eprouver. Il ne fallait approcher d'elle qu'avec des precautions
+defensives, et les craintes qu'on a des pieges. Elle etait, en effet,
+toute pareille a un piege avec ses bras tendus et ses levres ouvertes
+vers l'homme.
+
+Il n'avait d'indulgence que pour les religieuses que leur voeu rendait
+inoffensives; mais il les traitait durement quand meme, parce qu'il la
+sentait toujours vivante au fond de leur coeur enchaine, de leur coeur
+humilie, cette eternelle tendresse qui venait encore a lui, bien qu'il
+fut un pretre.
+
+Il la sentait dans leurs regards plus mouilles de piete que les regards
+des moines, dans leurs extases ou leur sexe se melait, dans leurs elans
+d'amour vers le Christ, qui l'indignaient parce que c'etait de l'amour
+de femme, de l'amour charnel; il la sentait, cette tendresse maudite,
+dans leur docilite meme, dans la douceur de leur voix en lui parlant,
+dans leurs yeux baisses, et dans leurs larmes resignees quand il les
+reprenait avec rudesse.
+
+Et il secouait sa soutane en sortant des portes du couvent, et il s'en
+allait en allongeant les jambes comme s'il avait fui devant un danger.
+
+Il avait une niece qui vivait avec sa mere dans une petite maison
+voisine. Il s'acharnait a en faire une soeur de charite.
+
+Elle etait jolie, ecervelee et moqueuse. Quand l'abbe sermonnait, elle
+riait; et quand il se fachait contre elle, elle l'embrassait avec
+vehemence, le serrant contre son coeur, tandis qu'il cherchait
+involontairement a se degager de cette etreinte qui lui faisait gouter
+cependant une joie douce, eveillant au fond de lui cette sensation de
+paternite qui sommeille en tout homme.
+
+Souvent il lui parlait de Dieu, de son Dieu, en marchant a cote d'elle
+par les chemins des champs. Elle ne l'ecoutait guere et regardait le
+ciel, les herbes, les fleurs, avec un bonheur de vivre qui se voyait
+dans ses yeux. Quelquefois elle s'elancait pour attraper une bete
+volante, et s'ecriait en la rapportant: "Regarde, mon oncle, comme elle
+est jolie; j'ai envie de l'embrasser." Et ce besoin "d'embrasser des
+mouches" ou des grains de lilas inquietait, irritait, soulevait le
+pretre, qui retrouvait encore la cette inderacinable tendresse qui germe
+toujours au coeur des femmes.
+
+Puis, voila qu'un jour l'epouse du sacristain, qui faisait le menage de
+l'abbe Marignan, lui apprit avec precaution que sa niece avait un
+amoureux.
+
+Il en ressentit une emotion effroyable, et il demeura suffoque, avec du
+savon plein la figure, car il etait en train de se raser.
+
+Quand il se retrouva en etat de reflechir et de parler, il s'ecria: "Ce
+n'est pas vrai, vous mentez, Melanie!"
+
+Mais la paysanne posa la main sur son coeur: "Que notre Seigneur me juge
+si je mens, monsieur le cure. J'vous dis qu'elle y va tous les soirs
+sitot qu' votre soeur est couchee. Ils se r'trouvent le long de la
+riviere. Vous n'avez qu'a y aller voir entre dix heures et minuit."
+
+Il cessa de se gratter le menton, et il se mit a marcher violemment,
+comme il faisait toujours en ses heures de grave meditation. Quand il
+voulut recommencer a se barbifier, il se coupa trois fois depuis le nez
+jusqu'a l'oreille.
+
+Tout le jour, il demeura muet, gonfle d'indignation et de colere. A sa
+fureur de pretre, devant l'invincible amour, s'ajoutait une exasperation
+de pere moral, de tuteur, de charge d'ame, trompe, vole, joue par une
+enfant; cette suffocation egoiste des parents a qui leur fille annonce
+qu'elle a fait, sans eux et malgre eux, choix d'un epoux.
+
+Apres son diner, il essaya de lire un peu, mais il ne put y parvenir; et
+il s'exasperait de plus en plus. Quand dix heures sonnerent, il prit sa
+canne, un formidable baton de chene dont il se servait toujours en ses
+courses nocturnes, quand il allait voir quelque malade. Et il regarda en
+souriant l'enorme gourdin qu'il faisait tourner, dans sa poigne solide
+de campagnard, en des moulinets menacants. Puis, soudain, il le leva et,
+grincant des dents, l'abattit sur une chaise dont le dossier fendu tomba
+sur le plancher.
+
+Et il ouvrit sa porte pour sortir; mais il s'arreta sur le seuil,
+surpris par une splendeur de clair de lune telle qu'on n'en voyait
+presque jamais.
+
+Et comme il etait doue d'un esprit exalte, un de ces esprits que
+devaient avoir les Peres de l'Eglise, ces poetes reveurs, il se sentit
+soudain distrait, emu par la grandiose et sereine beaute de la nuit
+pale.
+
+Dans son petit, jardin, tout baigne de douce lumiere, ses arbres
+fruitiers, ranges en ligne, dessinaient en ombre sur l'allee leurs
+greles membres de bois a peine vetus de verdure; tandis que le
+chevrefeuille geant, grimpe sur le mur de sa maison, exhalait des
+souffles delicieux et comme sucres, faisait flotter dans le soir tiede
+et clair une espece d'ame parfumee.
+
+Il se mit a respirer longuement, buvant de l'air comme les ivrognes
+boivent du vin, et il allait a pas lents, ravi, emerveille, oubliant
+presque sa niece.
+
+Des qu'il fut dans la campagne, il s'arreta pour contempler toute la
+plaine inondee de cette lueur caressante, noyee dans ce charme tendre et
+languissant des nuits sereines. Les crapauds a tout instant jetaient par
+l'espace leur note courte et metallique, et des rossignols lointains
+melaient leur musique egrenee qui fait rever sans faire penser, leur
+musique legere et vibrante, faite pour les baisers, a la seduction du
+clair de lune.
+
+L'abbe se remit a marcher, le coeur defaillant, sans qu'il sut pourquoi.
+Il se sentait comme affaibli, epuise tout a coup; il avait une envie de
+s'asseoir, de rester la, de contempler, d'admirer Dieu dans son oeuvre.
+
+La-bas, suivant les ondulations de la petite riviere, une grande ligne
+de peupliers serpentait. Une buee fine, une vapeur blanche que les
+rayons de lune traversaient, argentaient, rendaient luisante, restait
+suspendue autour et au-dessus des berges, enveloppait tout le cours
+tortueux de l'eau d'une sorte de ouate legere et transparente.
+
+Le pretre encore une fois s'arreta, penetre jusqu'au fond de l'ame par
+un attendrissement grandissant, irresistible.
+
+Et un doute, une inquietude vague l'envahissait; il sentait naitre en
+lui une de ces interrogations qu'il se posait parfois. Pourquoi Dieu
+avait-il fait cela? Puisque la nuit est destinee au sommeil, a
+l'inconscience, au repos, a l'oubli de tout, pourquoi la rendre plus
+charmante que le jour, plus douce que les aurores et que les soirs, et
+pourquoi cet astre lent et seduisant, plus poetique que le soleil et qui
+semble destine, tant il est discret, a eclairer des choses trop
+delicates et mysterieuses pour la grande lumiere, s'en venait-il faire
+si transparentes les tenebres?
+
+Pourquoi le plus habile des oiseaux chanteurs ne se reposait-il pas
+comme les autres et se mettait-il a vocaliser dans l'ombre troublante?
+
+Pourquoi ce demi-voile jete sur le monde? Pourquoi ces frissons de
+coeur, cette emotion de l'ame, cet alanguissement de la chair?
+
+Pourquoi ce deploiement de seductions que les hommes ne voyaient point,
+puisqu'ils etaient couches en leurs lits? A qui etaient destines ce
+spectacle sublime, cette abondance de poesie jetee du ciel sur la terre?
+
+Et l'abbe ne comprenait point.
+
+Mais voila que la-bas, sur le bord de la prairie, sous la voute des
+arbres trempes de brume luisante, deux ombres apparurent qui marchaient
+cote a cote.
+
+L'homme etait plus grand et tenait par le cou son amie, et, de temps en
+temps, l'embrassait sur le front. Ils animerent tout a coup ce paysage
+immobile qui les enveloppait comme un cadre divin fait pour eux. Ils
+semblaient, tous deux, un seul etre, l'etre a qui etait destinee cette
+nuit calme et silencieuse; et ils s'en venaient vers le pretre comme une
+reponse vivante, la reponse que son Maitre jetait a son interrogation.
+
+Il restait debout, le coeur battant, bouleverse, et il croyait voir
+quelque chose de biblique, comme les amours de Ruth et de Booz,
+l'accomplissement d'une volonte du Seigneur dans un de ces grands decors
+dont parlent les livres saints. En sa tete se mirent a bourdonner les
+versets du Cantique des Cantiques, les cris d'ardeur, les appels des
+corps, toute la chaude poesie de ce poeme brulant de tendresse.
+
+Et il se dit: "Dieu peut-etre a fait ces nuits-la pour voiler d'ideal
+les amours des hommes."
+
+Et il reculait devant le couple embrasse qui marchait toujours. C'etait
+sa niece pourtant; mais il se demandait maintenant s'il n'allait pas
+desobeir a Dieu. Et Dieu ne permet-il point l'amour, puisqu'il l'entoure
+visiblement d'une splendeur pareille?
+
+Et il s'enfuit, eperdu, presque honteux, comme s'il eut penetre dans un
+temple ou il n'avait pas le droit d'entrer.
+
+
+ * * * * *
+
+
+
+
+UN COUP D'ETAT
+
+[Illustration de JEANNIOT]
+
+
+Paris venait d'apprendre le desastre de Sedan. La Republique etait
+proclamee. La France entiere haletait au debut de cette demence qui dura
+jusqu'apres la Commune. On jouait au soldat d'un bout a l'autre du
+pays.
+
+Des bonnetiers etaient colonels faisant fonctions de generaux; des
+revolvers et des poignards s'etalaient autour de gros ventres pacifiques
+enveloppes de ceintures rouges; des petits bourgeois devenus guerriers
+d'occasion commandaient des bataillons de volontaires braillards et
+juraient comme des charretiers pour se donner de la prestance.
+
+Le seul fait de tenir des armes, de manier des fusils a systemes
+affolait ces gens qui n'avaient jusqu'ici manie que des balances, et les
+rendait, sans aucune raison, redoutables au premier venu. On executait
+des innocents pour prouver qu'on savait tuer; on fusillait, en rodant
+par les campagnes vierges encore de Prussiens, les chiens errants, les
+vaches ruminant en paix, les chevaux malades paturant dans les
+herbages.
+
+Chacun se croyait appele a jouer un grand role militaire. Les cafes des
+moindres villages, pleins de commercants en uniforme, ressemblaient a
+des casernes ou a des ambulances.
+
+Le bourg de Canneville ignorait encore les affolantes nouvelles de
+l'armee et de la capitale; mais une extreme agitation le remuait depuis
+un mois, les partis adverses se trouvant face a face.
+
+Le maire, M. le vicomte de Varnetot, petit homme maigre, vieux deja,
+legitimiste rallie a l'Empire depuis peu, par ambition, avait vu surgir
+un adversaire determine dans le docteur Massarel, gros homme sanguin,
+chef du parti republicain dans l'arrondissement, venerable de la loge
+maconnique du chef-lieu, president de la Societe d'agriculture et du
+banquet des pompiers, et organisateur de la milice rurale qui devait
+sauver la contree.
+
+En quinze jours, il avait trouve le moyen de decider a la defense du
+pays soixante-trois volontaires maries et peres de famille, paysans
+prudents et marchands du bourg, et il les exercait, chaque matin, sur la
+place de la mairie.
+
+Quand le maire, par hasard, venait au batiment communal, le commandant
+Massarel, barde de pistolets, passant fierement, le sabre en main,
+devant le front de sa troupe, faisait hurler a son monde: "Vive la
+patrie!" Et ce cri, on l'avait remarque, agitait le petit vicomte, qui
+voyait la sans doute une menace, un defi, en meme temps qu'un souvenir
+odieux de la grande Revolution.
+
+Le 5 septembre au matin, le docteur en uniforme, son revolver sur sa
+table, donnait une consultation a un couple de vieux campagnards, dont
+l'un, le mari, atteint de varices depuis sept ans, avait attendu que sa
+femme en eut aussi pour venir trouver le medecin, quand le facteur
+apporta le journal.
+
+M. Massarel l'ouvrit, palit, se dressa brusquement, et, levant les deux
+bras au ciel dans un geste d'exaltation, il se mit a vociferer de toute
+sa voix, devant les deux ruraux affoles:
+
+--Vive la Republique! vive la Republique! vive la Republique!
+
+Puis il retomba sur son fauteuil, defaillant d'emotion.
+
+Et comme le paysan reprenait: "Ca a commence par des fourmis qui me
+couraient censement le long des jambes," le docteur Massarel s'ecria:
+
+--Fichez-moi la paix; j'ai bien le temps de m'occuper de vos betises. La
+Republique est proclamee, l'Empereur est prisonnier, la France est
+sauvee. Vive la Republique!"
+
+Et, courant a la porte, il beugla: Celeste, vite, Celeste!
+
+La bonne epouvantee accourut; il bredouillait tant il parlait
+rapidement.
+
+--Mes bottes, mon sabre, ma cartouchiere et le poignard espagnol qui est
+sur ma table de nuit, depeche-toi!
+
+Comme le paysan obstine, profitant d'un instant de silence, continuait:
+
+--Ca a devenu comme des poches qui me faisaient mal en marchant.
+
+Le medecin exaspere hurla:
+
+--Fichez-moi donc la paix, nom d'un chien, si vous vous etiez lave les
+pieds, ca ne serait pas arrive.
+
+Puis, le saisissant au collet, il lui jeta dans la figure:
+
+--Tu ne sens donc pas que nous sommes en republique, triple brute?
+
+Mais le sentiment professionnel le calma tout aussitot, et il poussa
+dehors le menage abasourdi, en repetant:
+
+--Revenez demain, revenez demain, mes amis. Je n'ai pas le temps
+aujourd'hui.
+
+Tout en s'equipant des pieds a la tete, il donna de nouveau une serie
+d'ordres urgents a sa bonne:
+
+--Cours chez le lieutenant Picart et chez le sous-lieutenant Pommel, et
+dis-leur que je les attends ici immediatement. Envoie-moi aussi
+Torchebeuf avec son tambour, vite, vite.
+
+Et quand Celeste fut sortie, il se recueillit, se preparant a surmonter
+les difficultes de la situation.
+
+Les trois hommes arriverent ensemble, en vetements de travail. Le
+commandant, qui s'attendait a les voir en tenue, eut un sursaut.
+
+--Vous ne savez donc rien, sacre bleu? L'empereur est prisonnier, la
+Republique est proclamee. Il faut agir. Ma position est delicate, je
+dirai plus, perilleuse.
+
+Il reflechit quelques secondes devant les visages ahuris de ses
+subordonnes, puis reprit:
+
+--Il faut agir et ne pas hesiter; les minutes valent des heures dans des
+instants pareils. Tout depend de la promptitude des decisions. Vous,
+Picart, allez trouver le cure et sommez-le de sonner le tocsin pour
+reunir la population que je vais prevenir. Vous, Torchebeuf, battez le
+rappel dans toute la commune jusqu'aux hameaux de la Gerisaie et de
+Salmare pour rassembler la milice en armes sur la place. Vous, Pommel,
+revetez promptement votre uniforme, rien que la tunique et le kepi. Nous
+allons occuper ensemble la mairie et sommer M. de Varnetot de me
+remettre ses pouvoirs. C'est compris?
+
+--Oui.
+
+--Executez, et promptement. Je vous accompagne jusque chez vous, Pommel,
+puisque nous operons ensemble.
+
+Cinq minutes plus tard, le commandant et son subalterne, armes jusqu'aux
+dents, apparaissaient sur la place juste au moment ou le petit vicomte
+de Varnetot, les jambes guetrees comme pour une partie de chasse, son
+Lefaucheux sur l'epaule, debouchait a pas rapides par l'autre rue, suivi
+de ses trois gardes en tunique verte, le couteau sur la cuisse et le
+fusil en bandouliere.
+
+Pendant que le docteur s'arretait, stupefait, les quatre hommes
+penetrerent dans la mairie dont la porte se referma derriere eux.
+
+--Nous sommes devances, murmura le medecin, il faut maintenant attendre
+du renfort. Bien a faire pour le quart d'heure.
+
+Le lieutenant Picart reparut:
+
+--Le cure a refuse d'obeir, dit-il; il s'est meme enferme dans l'eglise
+avec le bedeau et le suisse.
+
+Et, de l'autre cote de la place, en face de la mairie blanche et close,
+l'eglise, muette et noire, montrait sa grande porte de chene garnie de
+ferrures de fer.
+
+Alors, comme les habitants intrigues mettaient le nez aux fenetres ou
+sortaient sur le seuil des maisons, le tambour soudain roula, et
+Torchebeuf apparut, battant avec fureur les trois coups precipites du
+rappel. Il traversa la place au pas gymnastique, puis disparut dans le
+chemin des champs.
+
+Le commandant tira son sabre, s'avanca seul, a moitie distance environ
+entre les deux batiments ou s'etait barricade l'ennemi et, agitant son
+arme au-dessus de sa tete, il mugit de toute la force de ses poumons:
+
+"Vive la Republique! Mort aux traitres!"
+
+Puis, il se replia vers ses officiers.
+
+Le boucher, le boulanger et le pharmacien, inquiets, accrocherent leurs
+volets et fermerent leurs boutiques. Seul l'epicier demeura ouvert.
+
+Cependant les hommes de la milice arrivaient peu a peu, vetus
+diversement et tous coiffes d'un kepi noir a galon rouge, le kepi
+constituant tout l'uniforme du corps. Ils etaient armes de leurs vieux
+fusils rouilles, ces vieux fusils pendus depuis trente ans sur les
+cheminees des cuisines, et ils ressemblaient assez a un detachement de
+gardes champetres.
+
+Lorsqu'il en eut une trentaine autour de lui, le commandant, en quelques
+mots, les mit au fait des evenements; puis, se tournant vers son
+etat-major: "Maintenant, agissons," dit-il.
+
+Les habitants se rassemblaient, examinaient et devisaient.
+
+Le docteur eut vite arrete son plan de campagne:
+
+--Lieutenant Picart, vous allez vous avancer sous les fenetres de cette
+mairie et sommer M. de Varnetot, au nom de la Republique, de me remettre
+la maison de ville.
+
+Mais le lieutenant, un maitre-macon, refusa:
+
+--Vous etes encore un malin, vous. Pour me faire flanquer un coup de
+fusil, merci. Ils tirent bien ceux qui sont la-dedans, vous savez.
+Faites vos commissions vous-meme.
+
+Le commandant devint rouge.
+
+--Je vous ordonne d'y aller au nom de la discipline.
+
+Le lieutenant se revolta:
+
+--Plus souvent que je me ferai casser la figure sans savoir pourquoi.
+
+Les notables, rassembles en un groupe voisin, se mirent a rire. Un d'eux
+cria:
+
+--T'as raison, Picart, c'est pas l'moment!
+
+Le docteur, alors, murmura:
+
+--Laches!
+
+Et, deposant son sabre et son revolver aux mains d'un soldat, il
+s'avanca d'un pas lent, l'oeil fixe sur les fenetres, s'attendant a en
+voir sortir un canon de fusil braque sur lui.
+
+Comme il n'etait qu'a quelques pas du batiment, les portes des deux
+extremites donnant entree dans les deux ecoles s'ouvrirent, et un flot
+de petits etres, garcons par ci, filles par la, s'en echapperent et se
+mirent a jouer sur la grande place vide, piaillant, comme un troupeau
+d'oies, autour du docteur, qui ne pouvait se faire entendre.
+
+Aussitot les derniers eleves sortis, les deux portes s'etaient
+refermees.
+
+Le gros des marmots enfin se dispersa, et le commandant appela d'une
+voix forte:
+
+--Monsieur de Varnetot?
+
+Une fenetre du premier etage s'ouvrit. M. de Varnetot parut. Le
+commandant reprit:
+
+--Monsieur, vous savez les grands evenements qui viennent de changer la
+face du gouvernement. Celui que vous representiez n'est plus. Celui que
+je represente monte au pouvoir. En ces circonstances douloureuses, mais
+decisives, je viens vous demander, au nom de la nouvelle Republique, de
+remettre en mes mains les fonctions dont vous avez ete investi par le
+precedent pouvoir.
+
+M. de Varnetot repondit:
+
+--Monsieur le docteur, je suis maire de Canneville, nomme par l'autorite
+competente, et je resterai maire de Canneville tant que je n'aurai pas
+ete revoque et remplace par un arrete de mes superieurs. Maire, je suis
+chez moi dans la mairie, et j'y reste. Au surplus, essayez de m'en faire
+sortir.
+
+Et il referma la fenetre.
+
+Le commandant retourna vers sa troupe. Mais, avant de s'expliquer,
+toisant du haut en bas le lieutenant Picart.
+
+--Vous etes un crane, vous, un fameux lapin, la honte de l'armee. Je
+vous casse de votre grade.
+
+Le lieutenant repondit:
+
+--Je m'en fiche un peu.
+
+Et il alla se meler au groupe murmurant des habitants.
+
+Alors le docteur hesita. Que faire? Donner l'assaut? Mais ses hommes
+marcheraient-ils? Et puis, en avait-il le droit?
+
+Une idee l'illumina. Il courut au telegraphe dont le bureau faisait face
+a la mairie, de l'autre cote de la place. Et il expedia trois depeches:
+
+A MM. les membres du gouvernement republicain, a Paris;
+
+A M. le nouveau prefet republicain de la Seine-Inferieure, a Rouen;
+
+A M. le nouveau sous-prefet republicain de Dieppe.
+
+Il exposait la situation, disait le danger couru par la commune demeuree
+aux mains de l'ancien maire monarchiste, offrait ses services devoues,
+demandait des ordres et signait en faisant suivre son nom de tous ses
+titres.
+
+Puis il revint vers son corps d'armee et, tirant dix francs de sa poche:
+"Tenez, mes amis, allez manger et boire un coup; laissez seulement ici
+un detachement de dix hommes pour que personne ne sorte de la mairie."
+
+Mais l'ex-lieutenant Picart, qui causait avec l'horloger, entendit; il
+se mit a ricaner et prononca: "Pardi, s'ils sortent, ce sera une
+occasion d'entrer. Sans ca, je ne vous vois pas encore la-dedans, moi!"
+
+Le docteur ne repondit pas, et il alla dejeuner.
+
+Dans l'apres-midi, il disposa des postes tout autour de la commune,
+comme si elle etait menacee d'une surprise.
+
+Il passa plusieurs fois devant les portes de la maison de ville et de
+l'eglise sans rien remarquer de suspect; on aurait cru vides ces deux
+batiments.
+
+Le boucher, le boulanger et le pharmacien rouvrirent leurs boutiques.
+
+On jasait beaucoup dans les logis. Si l'Empereur etait prisonnier, il y
+avait quelque traitrise la-dessous. On ne savait pas au juste laquelle
+des republiques etait revenue.
+
+La nuit tomba.
+
+Vers neuf heures, le docteur s'approcha seul, sans bruit, de l'entree du
+batiment communal, persuade que son adversaire etait parti se coucher;
+et, comme il se disposait a enfoncer la porte a coups de pioche, une
+voix forte, celle d'un garde, demanda tout a coup:
+
+--Qui va la?
+
+Et M. Massarel battit en retraite a toutes jambes.
+
+Le jour se leva sans que rien fut change dans la situation.
+
+La milice en armes occupait la place. Tous les habitants s'etaient
+reunis autour de cette troupe, attendant une solution. Ceux des villages
+voisins arrivaient pour voir.
+
+Alors le docteur, comprenant qu'il jouait sa reputation, resolut d'en
+finir d'une maniere ou d'une autre; et il allait prendre une resolution
+quelconque, energique assurement, quand la porte du telegraphe s'ouvrit
+et la petite servante de la directrice parut, tenant a la main deux
+papiers.
+
+Elle se dirigea d'abord vers le commandant et lui remit une des
+depeches; puis, traversant le milieu desert de la place, intimidee par
+tous les yeux fixes sur elle, baissant la tete et trottant menu, elle
+alla frapper doucement a la maison barricadee, comme si elle eut ignore
+qu'un parti arme s'y cachait.
+
+L'huis s'entrebailla; une main d'homme recut le message, et la fillette
+revint, toute rouge, prete a pleurer, d'etre devisagee ainsi par le pays
+entier.
+
+Le docteur commanda d'une voix vibrante:
+
+--Un peu de silence, s'il vous plait.
+
+Et comme le populaire s'etait tu, il reprit fierement:
+
+--Voici la communication que je recois du gouvernement. Et, elevant sa
+depeche, il lut:
+
+"Ancien maire revoque. Veuillez aviser au plus presse. Recevrez
+instructions ulterieures.
+
+Pour le sous-prefet,
+
+SAPIN, conseiller."
+
+Il triomphait; son coeur battait de joie; ses mains tremblaient, mais
+Picart, son ancien subalterne, lui cria d'un groupe voisin:
+
+--C'est bon, tout ca, mais si les autres ne sortent pas, ca vous fait
+une belle jambe, votre papier.
+
+Et M. Massarel palit. Si les autres ne sortaient pas, en effet, il
+fallait aller de l'avant maintenant. C'etait non seulement son droit,
+mais aussi son devoir.
+
+Et il regardait anxieusement la mairie esperant qu'il allait voir la
+porte s'ouvrir et son adversaire se replier.
+
+La porte restait fermee. Que faire? la foule augmentait, se serrait
+autour de la milice. On riait.
+
+Une reflexion surtout torturait le medecin. S'il donnait l'assaut, il
+faudrait marcher a la tete de ses hommes; et comme, lui mort, toute
+contestation cesserait, c'etait sur lui, sur lui seul que tireraient M.
+de Varnetot et ses trois gardes. Et ils tiraient bien, tres bien; Picart
+venait encore de le lui repeter. Mais une idee l'illumina et, se
+tournant vers Pommel:
+
+--Allez vite prier le pharmacien de me preter une serviette et un baton.
+
+Le lieutenant se precipita.
+
+Il allait faire un drapeau parlementaire, un drapeau blanc dont la vue
+rejouirait peut-etre le coeur legitimiste de l'ancien maire.
+
+Pommel revint avec le linge demande et un manche a balai. Au moyen de
+ficelles, on organisa cet etendard que M. Massarel saisit a deux mains;
+et il s'avanca de nouveau vers la mairie en le tenant devant lui.
+Lorsqu'il fut en face de la porte, il appela encore "Monsieur de
+Varnetot". La porte s'ouvrit soudain, et M. de Varnetot apparut sur le
+seuil avec ses trois gardes.
+
+Le docteur recula par un mouvement instinctif; puis, il salua
+courtoisement son ennemi et prononca, etrangle par l'emotion: "Je viens,
+Monsieur, vous communiquer les instructions que j'ai recues."
+
+Le gentilhomme, sans lui rendre son salut, repondit: "Je me retire,
+Monsieur, mais sachez bien que ce n'est ni par crainte, ni par
+obeissance a l'odieux gouvernement qui usurpe le pouvoir." Et, appuyant
+sur chaque mot, il declara: "Je ne veux pas avoir l'air de servir un
+seul jour la Republique. Voila tout."
+
+Massarel, interdit, ne repondit rien; et M. de Varnetot, se mettant en
+marche d'un pas rapide, disparut au coin de la place, suivi toujours de
+son escorte.
+
+Alors le docteur, eperdu d'orgueil, revint vers la foule. Des qu'il fut
+assez pres pour se l'aire entendre, il cria: "Hurrah! hurrah! La
+Republique triomphe sur toute la ligne."
+
+Aucune emotion ne se manifesta.
+
+Le medecin reprit: "Le peuple est libre, vous etes libres, independants.
+Soyez fiers!"
+
+Les villageois inertes le regardaient sans qu'aucune gloire illuminat
+leurs yeux.
+
+A son tour, il les contempla, indigne de leur indifference, cherchant ce
+qu'il pourrait dire, ce qu'il pourrait faire pour frapper un grand coup,
+electriser ce pays placide, remplir sa mission d'initiateur.
+
+Mais une inspiration l'envahit et, se tournant vers Pommel:
+"Lieutenant, allez chercher le buste de l'ex-empereur qui est dans la
+salle des deliberations du conseil municipal, et apportez-le avec une
+chaise."
+
+Et bientot l'homme reparut portant sur l'epaule droite le Bonaparte de
+platre, et tenant de la main gauche une chaise de paille.
+
+M. Massarel vint au-devant de lui, prit la chaise, la posa par terre,
+placa dessus le buste blanc, puis se reculant de quelques pas,
+l'interpella d'une voix sonore:
+
+"Tyran, tyran, te voici tombe, tombe dans la boue, tombe dans la fange.
+La patrie expirante ralait sous ta botte. Le Destin vengeur t'a frappe.
+La defaite et la honte se sont attachees a toi; tu tombes vaincu,
+prisonnier du Prussien; et, sur les ruines de ton empire croulant, la
+jeune et radieuse Republique se dresse, ramassant ton epee brisee..."
+
+Il attendait des applaudissements. Aucun cri, aucun battement de main
+n'eclata. Les paysans effares se taisaient; et le buste aux moustaches
+pointues qui depassaient les joues de chaque cote, le buste immobile et
+bien peigne comme une enseigne de coiffeur, semblait regarder M.
+Massarel avec son sourire de platre, un sourire ineffacable et moqueur.
+
+Ils demeuraient ainsi face a face, Napoleon sur sa chaise, le medecin
+debout, a trois pas de lui. Une colere saisit le commandant. Mais que
+faire? que faire pour emouvoir ce peuple et gagner definitivement cette
+victoire de l'opinion?
+
+Sa main, par hasard, se posa sur son ventre, et il rencontra, sous sa
+ceinture rouge, la crosse de son revolver.
+
+Aucune inspiration, aucune parole ne lui venaient plus. Alors il tira
+son arme, fit deux pas et, a bout portant, foudroya l'ancien monarque.
+
+La balle creusa dans le front un petit, trou noir, pareil a une tache,
+presque rien. L'effet etait manque. M. Massarel tira un second coup, qui
+fit un second trou, puis un troisieme, puis, sans s'arreter, il lacha
+les trois derniers. Le front de Napoleon volait en poussiere blanche,
+mais les yeux, le nez et les fines pointes des moustaches restaient
+intacts.
+
+Alors exaspere, le docteur renversa la chaise d'un coup de poing et,
+appuyant un pied sur le reste du buste, dans une posture de
+triomphateur, il se tourna vers le public abasourdi en vociferant:
+"Perissent ainsi tous les traitres."
+
+Mais comme aucun enthousiasme ne se manifestait encore, comme les
+spectateurs semblaient stupides d'etonnement, le commandant cria aux
+hommes de la milice: "Vous pouvez maintenant regagner vos foyers." Et il
+se dirigea lui-meme a grands pas vers sa maison, comme s'il eut fui.
+
+Sa bonne, des qu'il parut, lui dit que des malades l'attendaient depuis
+plus de trois heures dans son cabinet. Il y courut. C'etaient les deux
+paysans aux varices, revenus des l'aube, obstines et patients.
+
+Et le vieux aussitot reprit son explication: "Ca a commence par des
+fourmis qui me couraient censement le long des jambes..."
+
+
+ * * * * *
+
+
+
+
+LE LOUP
+
+[Illustration de MERWART]
+
+
+Voici ce que nous raconta le vieux marquis d'Arville a la fin du diner
+de Saint-Hubert, chez le baron des Ravels.
+
+On avait force un cerf dans le jour. Le marquis etait le seul des
+convives qui n'eut point pris part a cette poursuite, car il ne chassait
+jamais.
+
+Pendant toute la duree du grand repas, on n'avait guere parle que de
+massacres d'animaux. Les femmes elles-memes s'interessaient aux recits
+sanguinaires et souvent invraisemblables, et les orateurs mimaient les
+attaques et les combats d'hommes contre les betes, levaient les bras,
+contaient d'une voix tonnante.
+
+M. d'Arville parlait bien, avec une certaine poesie un peu ronflante,
+mais pleine d'effet. Il avait du repeter souvent cette histoire, car il
+la disait couramment, n'hesitant pas sur les mots choisis avec habilete
+pour faire image.
+
+--Messieurs, je n'ai jamais chasse, mon pere non plus, mon grand-pere non
+plus et, non plus, mon arriere-grand-pere. Ce dernier etait fils d'un
+homme qui chassa plus que vous tous. Il mourut en 1764. Je vous dirai
+comment.
+
+Il se nommait Jean, etait marie, pere de cet enfant qui fut mon
+trisaieul, et il habitait avec son frere cadet, Francois d'Arville,
+notre chateau de Lorraine, en pleine foret.
+
+Francois d'Arville etait reste garcon par amour de la chasse.
+
+Ils chassaient tous deux d'un bout a l'autre de l'annee, sans repos,
+sans arret, sans lassitude. Ils n'aimaient que cela, ne comprenaient pas
+autre chose, ne parlaient que de cela, ne vivaient que pour cela.
+
+Ils avaient au coeur cette passion terrible, inexorable. Elle les
+brulait, les ayant envahis tout entiers, ne laissant de place pour rien
+autre.
+
+Ils avaient defendu qu'on les derangeat jamais en chasse, pour aucune
+raison. Mon trisaieul naquit pendant que son pere suivait un renard, et
+Jean d'Arville n'interrompit point sa course, mais il jura: "Nom d'un
+nom, ce gredin-la aurait bien pu attendre apres l'hallali!"
+
+Son frere Francois se montrait encore plus emporte que lui. Des son
+lever, il allait voir les chiens, puis les chevaux, puis il tirait des
+oiseaux autour du chateau jusqu'au moment de partir pour forcer quelque
+grosse bete.
+
+On les appelait dans le pays M. le Marquis et M. le Cadet, les nobles
+d'alors ne faisant point, comme la noblesse d'occasion de notre temps,
+qui veut etablir dans les titres une hierarchie descendante; car le fils
+d'un marquis n'est pas plus comte, ni le fils d'un vicomte baron, que le
+fils d'un general n'est colonel de naissance. Mais la vanite mesquine du
+jour trouve profit a cet arrangement.
+
+Je reviens a mes ancetres.
+
+Ils etaient, parait-il, demesurement grands, osseux, poilus, violents et
+vigoureux. Le jeune, plus haut encore que l'aine, avait une voix
+tellement forte que, suivant une legende dont il etait fier, toutes les
+feuilles de la foret s'agitaient quand il criait.
+
+Et lorsqu'ils se mettaient en selle tous deux pour partir en chasse, ce
+devait etre un spectacle superbe de voir ces deux geants enfourcher
+leurs grands chevaux.
+
+Or, vers le milieu de l'hiver de cette annee 1764, les froids furent
+excessifs et les loups devinrent feroces.
+
+Ils attaquaient meme les paysans attardes, rodaient la nuit autour des
+maisons, hurlaient du coucher du soleil a son lever et depeuplaient les
+etables.
+
+Et bientot une rumeur circula. On parlait d'un loup colossal, au pelage
+gris, presque blanc, qui avait mange deux enfants, devore le bras d'une
+femme, etrangle tous les chiens de garde du pays et qui penetrait sans
+peur dans les enclos pour venir flairer sous les portes. Tous les
+habitants affirmaient avoir senti son souffle qui faisait vaciller la
+flamme des lumieres. Et bientot une panique courut par toute la
+province. Personne n'osait plus sortir des que tombait le soir. Les
+tenebres semblaient hantees par l'image de cette bete.
+
+Les freres d'Arville resolurent de la trouver et de la tuer, et ils
+convierent a de grandes chasses tous les gentilshommes du pays.
+
+Ce fut en vain. On avait beau battre les forets, fouiller les buissons,
+on ne la rencontrait jamais. On tuait des loups, mais pas celui-la. Et,
+chaque nuit qui suivait la battue, l'animal, comme pour se venger,
+attaquait quelque voyageur ou devorait quelque betail, toujours loin du
+lieu ou on l'avait cherche.
+
+Une nuit enfin, il penetra dans l'etable aux porcs du chateau d'Arville
+et mangea les deux plus beaux eleves.
+
+Les deux freres furent enflammes de colere, considerant cette attaque
+comme une bravade du monstre, une injure directe, un defi. Ils prirent
+tous leurs forts limiers habitues a poursuivre les betes redoutables, et
+ils se mirent en chasse, le coeur souleve de fureur.
+
+Depuis l'aurore jusqu'a l'heure ou le soleil empourpre descendit
+derriere les grands arbres nus, ils battirent les fourres sans rien
+trouver.
+
+Tous deux enfin, furieux et desoles, revenaient au pas de leurs chevaux
+par une allee bordee de broussailles, et s'etonnaient de leur science
+dejouee par ce loup, saisis soudain d'une sorte de crainte mysterieuse.
+
+L'aine disait:
+
+--Cette bete-la n'est point ordinaire. On dirait qu'elle pense comme un
+homme.
+
+Le cadet repondit:
+
+--On devrait peut-etre faire benir une balle par notre cousin l'eveque,
+ou prier quelque pretre de prononcer les paroles qu'il faut.
+
+Puis ils se turent.
+
+Jean reprit:
+
+--Regarde le soleil s'il est rouge. Le grand loup va faire quelque
+malheur cette nuit.
+
+Il n'avait point fini de parler que son cheval se cabra; celui de
+Francois se mit a ruer. Un large buisson couvert de feuilles mortes
+s'ouvrit devant eux, et une bete colossale, toute grise, surgit, qui
+detala a travers le bois.
+
+Tous deux pousserent une sorte de grognement de joie, et, se courbant
+sur l'encolure de leurs pesants chevaux, ils les jeterent en avant d'une
+poussee de tout leur corps, les lancant d'une telle allure, les
+excitant, les entrainant, les affolant de la voix, du geste et de
+l'eperon, que les forts cavaliers semblaient porter les lourdes betes
+entre leurs cuisses et les enlever comme s'ils s'envolaient.
+
+Ils allaient ainsi, ventre a terre, crevant les fourres, coupant les
+ravins, grimpant les cotes, devalant dans les gorges, et sonnant du cor
+a pleins poumons pour attirer leurs gens et leurs chiens.
+
+Et voila que soudain, dans cette course eperdue, mon aieul heurta du
+front une branche enorme qui lui fendit le crane; et il tomba raide mort
+sur le sol, tandis que son cheval affole s'emportait, disparaissait dans
+l'ombre enveloppant les bois.
+
+Le cadet d'Arville s'arreta net, sauta par terre, saisit dans ses bras
+son frere, et il vit que la cervelle coulait de la plaie avec le sang.
+
+Alors il s'assit aupres du corps, posa sur ses genoux la tete defiguree
+et rouge et il attendit en contemplant cette face immobile de l'aine.
+Peu a peu une peur l'envahissait, une peur singuliere qu'il n'avait
+jamais sentie encore, la peur de l'ombre, la peur de la solitude, la
+peur du bois desert et la peur aussi du loup fantastique qui venait de
+tuer son frere pour se venger d'eux.
+
+Les tenebres s'epaississaient, le froid aigu faisait craquer les
+arbres. Francois se leva, frissonnant, incapable de rester la plus
+longtemps, se sentant presque defaillir. On n'entendait plus rien, ni la
+voix des chiens ni le son des cors, tout etait muet par l'invisible
+horizon; et ce silence morne du soir glace avait quelque chose
+d'effrayant et d'etrange.
+
+Il saisit dans ses mains de colosse le grand corps de Jean, le dressa et
+le coucha en travers sur sa selle pour le reporter au chateau; puis il
+se remit en marche doucement, l'esprit trouble comme s'il etait gris,
+poursuivi par des images horribles et surprenantes.
+
+Et, brusquement, dans le sentier qu'envahissait la nuit, une grande
+forme passa. C'etait la bete. Une secousse d'epouvante agita le
+chasseur; quelque chose de froid, comme une goutte d'eau, lui glissa le
+long des reins, et il fit, ainsi qu'un moine hante du diable, un grand
+signe de croix, eperdu a ce retour brusque de l'effrayant rodeur. Mais
+ses yeux retomberent sur le corps inerte couche devant lui, et soudain,
+passant brusquement de la crainte a la colere, il fremit d'une rage
+desordonnee.
+
+Alors il piqua son cheval et s'elanca derriere le loup.
+
+Il le suivait par les taillis, les ravines et les futaies, traversant
+des bois qu'il ne reconnaissait plus, l'oeil fixe sur la tache blanche
+qui fuyait dans la nuit descendue sur la terre.
+
+Son cheval aussi semblait anime d'une force et d'une ardeur inconnues.
+Il galopait le cou tendu, droit devant lui, heurtant aux arbres, aux
+rochers, la tete et les pieds du mort jetes en travers sur la selle. Les
+ronces arrachaient les cheveux; le front, battant les troncs enormes,
+les eclaboussait de sang; les eperons dechiraient des lambeaux d'ecorce.
+
+Et, soudain, l'animal et le cavalier sortirent de la foret et se ruerent
+dans un vallon, comme la lune rouge apparaissait au-dessus des monts. Ce
+vallon etait pierreux, ferme par des roches enormes, sans issue
+possible; et le loup accule se retourna.
+
+Francois alors poussa un hurlement de joie que les echos repeterent
+comme un roulement de tonnerre, et il sauta de cheval, son coutelas a la
+main.
+
+La bete herissee, le dos rond, l'attendait; ses yeux luisaient comme
+deux etoiles. Mais, avant de livrer bataille, le fort chasseur,
+empoignant son frere, l'assit sur une roche, et, soutenant avec des
+pierres sa tete qui n'etait plus qu'une tache de sang, il lui cria dans
+les oreilles, comme s'il eut parle a un sourd: "Regarde, Jean, regarde
+ca!"
+
+Puis il se jeta sur le monstre. Il se sentait fort a culbuter une
+montagne, a broyer des pierres dans ses mains. La bete le voulut mordre,
+cherchant a lui fouiller le ventre; mais il l'avait saisie par le cou,
+sans meme se servir de son arme, et il l'etranglait doucement, ecoutant
+s'arreter les souffles de sa gorge et les battements de son coeur. Et il
+riait, jouissant eperdument, serrant de plus en plus sa formidable
+etreinte, criant, dans un delire de joie: "Regarde, Jean, regarde!"
+Toute resistance cessa; le corps du loup devint flasque. Il etait mort.
+
+Alors Francois, le prenant a pleins bras, l'emporta, et le vint jeter
+aux pieds de l'aine en repetant d'une voix attendrie: "Tiens, tiens,
+tiens, mon petit Jean, le voila!"
+
+Puis il replaca sur sa selle les deux cadavres l'un sur l'autre; et il
+se remit en route.
+
+Il rentra au chateau, riant et pleurant, comme Gargantua a la naissance
+de Pantagruel, poussant des cris de triomphe et trepignant d'allegresse
+en racontant la mort de l'animal, et gemissant et s'arrachant la barbe
+en disant celle de son frere.
+
+Et souvent, plus tard, quand il reparlait de ce jour, il prononcait, les
+larmes aux yeux: "Si seulement ce pauvre Jean avait pu me voir etrangler
+l'autre, il serait mort content, j'en suis sur!"
+
+La veuve de mon aieul inspira a son fils orphelin l'horreur de la
+chasse, qui s'est transmise de pere en fils jusqu'a moi.
+
+Le marquis d'Arville se tut. Quelqu'un demanda:
+
+--Cette histoire est une legende, n'est-ce pas?
+
+Et le conteur repondit:
+
+--Je vous jure qu'elle est vraie d'un bout a l'autre.
+
+Alors une femme declara d'une petite voix douce:
+
+--C'est egal, c'est beau d'avoir des passions pareilles.
+
+
+ * * * * *
+
+
+
+
+L'ENFANT
+
+[Illustration de LE NATUR]
+
+
+Apres avoir longtemps jure qu'il ne se marierait jamais, Jacques
+Bourdillere avait soudain change d'avis.
+
+Cela etait arrive brusquement, un ete, aux bains de mer.
+
+Un matin, comme il etait etendu sur le sable, tout occupe a regarder les
+femmes sortir de l'eau, un petit pied l'avait frappe par sa gentillesse
+et sa mignardise. Ayant leve les yeux plus haut, toute la personne le
+seduisit. De toute cette personne, il ne voyait d'ailleurs que les
+chevilles et la tete emergeant d'un peignoir de flanelle blanche, clos
+avec soin. On le disait sensuel et viveur. C'est donc par la seule grace
+de la forme qu'il fut capte d'abord: puis il fut retenu par le charme
+d'un doux esprit de jeune fille, simple et bon, frais comme les joues et
+les levres.
+
+Presente a la famille, il plut et il devint bientot fou d'amour. Quand
+il apercevait Berthe Lannis de loin, sur la longue plage de sable jaune,
+il fremissait jusqu'aux cheveux. Pres d'elle, il devenait muet,
+incapable de rien dire et meme de penser, avec une espece de
+bouillonnement dans le coeur, de bourdonnement dans l'oreille,
+d'effarement dans l'esprit. Etait-ce donc de l'amour, cela?
+
+Il ne le savait pas, n'y comprenait rien, mais demeurait, en tout cas,
+bien decide a faire sa femme de cette enfant.
+
+Les parents hesiterent longtemps, retenus par la mauvaise reputation du
+jeune homme. Il avait une maitresse, disait-on, une _vieille maitresse,_
+une ancienne et forte liaison, une de ces chaines qu'on croit rompues et
+qui tiennent toujours.
+
+Outre cela, il aimait, pendant des periodes plus ou moins longues,
+toutes les femmes qui passaient a portee de ses levres. Alors il se
+rangea, sans consentir meme a revoir une seule fois celle avec qui il
+avait vecu longtemps. Un ami regla la pension de cette femme, assura son
+existence. Jacques paya, mais ne voulut pas entendre parler d'elle,
+pretendant desormais ignorer jusqu'a son nom. Elle ecrivit des lettres
+sans qu'il les ouvrit. Chaque semaine, il reconnaissait l'ecriture
+maladroite de l'abandonnee; et, chaque semaine, une colere plus grande
+lui venait contre elle, et il dechirait brusquement l'enveloppe et le
+papier, sans ouvrir, sans lire une ligne, une seule ligne, sachant
+d'avance les reproches et les plaintes contenues la-dedans.
+
+Comme on ne croyait guere a sa perseverance, on fit durer l'epreuve
+tout l'hiver, et c'est seulement au printemps que sa demande fut agreee.
+
+Le mariage eut lieu a Paris dans les premiers jours de mai.
+
+Il etait decide qu'ils ne feraient point le classique voyage de noces.
+Apres un petit bal, une sauterie de jeunes cousines qui ne se
+prolongerait point au dela de onze heures, pour ne pas eterniser les
+fatigues de cette journee de ceremonies, les jeunes epoux devaient
+passer leur premiere nuit commune dans la maison familiale, puis partir
+seuls, le lendemain matin, pour la plage chere a leurs coeurs, ou ils
+s'etaient connus et aimes.
+
+La nuit etait venue, on dansait dans le grand salon. Ils s'etaient
+retires tous les deux dans un petit boudoir japonais, tendu de soies
+eclatantes, a peine eclaire, ce soir-la, par les rayons alanguis d'une
+grosse lanterne de couleur, pendue au plafond comme un oeuf enorme. La
+fenetre entr'ouverte laissait entrer parfois des souffles frais du
+dehors, des caresses d'air qui passaient sur les visages, car la soiree
+etait tiede et calme, pleine d'odeurs de printemps.
+
+Ils ne disaient rien; ils se tenaient les mains en se les pressant
+parfois de toute leur force. Elle demeurait, les yeux vagues, un peu
+eperdue par ce grand changement dans sa vie, mais souriante, remuee,
+prete a pleurer, souvent prete aussi a defaillir de joie, croyant le
+monde entier change par ce qui lui arrivait, inquiete sans savoir de
+quoi, et sentant tout son corps, toute son ame envahis d'une
+indefinissable et delicieuse lassitude.
+
+Lui la regardait obstinement, souriant d'un sourire fixe. Il voulait
+parler, ne trouvait rien et restait la, mettant toute son ardeur en des
+pressions de mains. De temps en temps, il murmurait: "Berthe!" et chaque
+fois elle levait les yeux sur lui d'un mouvement doux et tendre; ils se
+contemplaient une seconde, puis son regard a elle, penetre et fascine
+par son regard a lui, retombait.
+
+Ils ne decouvraient aucune pensee a echanger. On les laissait seuls;
+mais parfois, un couple de danseurs jetait sur eux, en passant, un coup
+d'oeil furtif, comme s'il eut ete temoin discret et confident d'un
+mystere.
+
+Une porte de cote s'ouvrit, un domestique entra, tenant sur un plateau
+une lettre pressee qu'un commissionnaire venait l'apporter. Jacques prit
+en tremblant ce papier, saisi d'une peur vague et soudaine, la peur
+mysterieuse des brusques malheurs.
+
+Il regarda longtemps l'enveloppe dont il ne connaissait point
+l'ecriture, n'osant pas l'ouvrir, desirant follement ne pas lire, ne pas
+savoir, mettre en sa poche cela, et se dire: "A demain. Demain, je serai
+loin, peu m'importe!" Mais, sur un coin, deux grands mots soulignes:
+TRES URGENT, le retenaient et l'epouvantaient. Il demanda: "Vous
+permettez, mon amie?" dechira la feuille collee et lut. Il lut le
+papier, palissant affreusement, le parcourut d'un coup et, lentement,
+sembla l'epeler.
+
+Quand il releva la tete, toute sa face etait bouleversee. Il balbutia:
+"Ma chere petite, c'est... c'est mon meilleur ami a qui il arrive un
+grand, un tres grand malheur. Il a besoin de moi tout de suite... tout
+de suite... pour une affaire de vie ou de mort. Me permettez-vous de
+m'absenter vingt minutes? je reviens aussitot."
+
+Elle begaya, tremblante, effaree: "Allez, mon ami!" n'etant pas encore
+assez sa femme pour oser l'interroger, pour exiger savoir. Et il
+disparut. Elle resta seule, ecoutant danser dans le salon voisin.
+
+Il avait pris un chapeau, le premier trouve, un pardessus quelconque, et
+il descendit en courant l'escalier. Au moment de sauter dans la rue, il
+s'arreta encore sous le bec de gaz du vestibule et relut la lettre.
+
+Voici ce qu'elle disait:
+
+"Monsieur,
+
+"Une fille Ravet, votre ancienne maitresse, parait-il, vient d'accoucher
+d'un enfant qu'elle pretend etre a vous. La mere va mourir et implore
+votre visite. Je prends la liberte de vous ecrire et de vous demander si
+vous pouvez accorder ce dernier entretien a cette femme, qui semble etre
+tres malheureuse et digne de pitie.
+
+"Votre serviteur,
+
+"Dr BONNARD."
+
+Quand il penetra dans la chambre de la mourante, elle agonisait deja.
+Il ne la reconnut pas d'abord. Le medecin et deux gardes la soignaient,
+et partout a terre trainaient des seaux pleins de glace et des linges
+pleins de sang.
+
+L'eau repandue inondait le parquet; deux bougies brulaient sur un
+meuble; derriere le lit, dans un petit berceau d'osier, l'enfant criait,
+et, a chacun de ses vagissements, la mere, torturee, essayait un
+mouvement, grelottante sous les compresses gelees.
+
+Elle saignait; elle saignait, blessee a mort, tuee par cette naissance.
+Toute sa vie coulait; et, malgre la glace, malgre les soins,
+l'invincible hemorragie continuait, precipitait son heure derniere.
+
+Elle reconnut Jacques et voulut lever les bras: elle ne put pas, tant
+ils etaient faibles, mais sur ses joues livides des larmes commencerent
+a glisser.
+
+Il s'abattit a genoux pres du lit, saisit une main pendante et la baisa
+frenetiquement: puis, peu a peu, il s'approcha tout pres, tout pres du
+maigre visage qui tressaillait a son contact. Une des gardes, debout,
+une bougie a la main, les eclairait, et le medecin, s'etant recule,
+regardait du fond de la chambre.
+
+Alors d'une voix deja lointaine, en haletant, elle dit: "Je vais mourir,
+mon cheri; promets-moi de rester jusqu'a la fin. Oh! ne me quitte pas
+maintenant, ne me quitte pas au dernier moment!"
+
+Il la baisait au front, dans ses cheveux, en sanglotant. Il murmura:
+"Sois tranquille, je vais rester."
+
+Elle fut quelques minutes avant de pouvoir parler encore, tant elle
+etait oppressee et defaillante. Elle reprit: "C'est a toi, le petit. Je
+te le jure devant Dieu, je te le jure sur mon ame, je te le jure au
+moment de mourir. Je n'ai pas aime d'autre homme que toi... Promets-moi
+de ne pas l'abandonner." Il essayait de prendre encore dans ses bras ce
+miserable corps dechire, vide de sang. Il balbutia, affole de remords et
+de chagrin: "Je te le jure, je l'eleverai et je l'aimerai. Il ne me
+quittera pas." Alors elle tenta d'embrasser Jacques. Impuissante a lever
+sa tete epuisee, elle tendait ses levres blanches dans un appel de
+baiser. Il approcha sa bouche pour cueillir cette lamentable et
+suppliante caresse.
+
+Un peu calmee, elle murmura tout bas: "Apporte-le, que je voie si tu
+l'aimes."
+
+Et il alla chercher l'enfant.
+
+Il le posa doucement sur le lit, entre eux, et le petit etre cessa de
+pleurer. Elle murmura: "Ne bouge plus !" Et il ne remua plus. Il resta
+la, tenant en sa main brulante cette main que secouaient des frissons
+d'agonie, comme il avait tenu, tout a l'heure, une autre main que
+crispaient des frissons d'amour. De temps en temps, il regardait
+l'heure, d'un coup d'oeil furtif, guettant l'aiguille qui passait minuit,
+puis une heure, puis deux heures.
+
+Le medecin s'etait retire: les deux gardes, apres avoir rode quelque
+temps, d'un pas leger, par la chambre, sommeillaient maintenant sur des
+chaises. L'enfant dormait, et la mere, les yeux fermes, semblait se
+reposer aussi.
+
+Tout a coup, comme le jour blafard filtrait entre les rideaux croises,
+elle tendit ses bras d'un mouvement si brusque et si violent qu'elle
+faillit jeter a terre son enfant. Une espece de rale se glissa dans sa
+gorge; puis elle demeura sur le dos, immobile, morte.
+
+Les gardes accourues declarerent: "C'est fini."
+
+Il regarda une derniere fois cette femme qu'il avait aimee, puis la
+pendule qui marquait quatre heures, et s'enfuit oubliant son pardessus,
+en habit noir, avec l'enfant dans ses bras.
+
+Apres qu'il l'eut laissee seule, sa jeune femme avait attendu, assez
+calme d'abord, dans le petit boudoir japonais. Puis, ne le voyant point
+reparaitre, elle etait rentree dans le salon, d'un air indifferent et
+tranquille, mais inquiete horriblement. Sa mere, l'apercevant seule,
+avait demande: "Ou donc est ton mari?" Et elle avait repondu: "Dans sa
+chambre; il va revenir."
+
+Au bout d'une heure, comme tout le monde l'interrogeait, elle avoua la
+lettre et la figure bouleversee de Jacques, et ses craintes d'un
+malheur.
+
+On attendit encore. Les invites partirent; seuls, les parents les plus
+proches demeuraient. A minuit, on coucha la mariee toute secouee de
+sanglots. Sa mere et deux tantes, assises autour du lit, l'ecoutaient
+pleurer, muettes et desolees... Le pere etait parti chez le commissaire
+de police pour chercher des renseignements.
+
+A cinq heures, un bruit leger glissa dans le corridor; une porte
+s'ouvrit et se ferma doucement; puis soudain un petit cri pareil a un
+miaulement de chat courut dans la maison silencieuse.
+
+Toutes les femmes furent debout d'un bond, et Berthe, la premiere,
+s'elanca, malgre sa mere et ses tantes, enveloppee de son peignoir de
+nuit.
+
+Jacques, debout au milieu de sa chambre, livide, haletant, tenait un
+enfant dans ses bras.
+
+Les quatre femmes le regarderent, effarees; mais Berthe, devenue soudain
+temeraire, le coeur crispe d'angoisse, courut a lui: "Qu'y a-t-il?
+dites, qu'y a-t-il?"
+
+Il avait l'air fou; il repondit d'une voix saccadee: "Il y a... il y a
+... que j'ai un enfant, et que la mere vient de mourir..." Et il
+presentait dans ses mains inhabiles le marmot hurlant.
+
+Berthe, sans dire un mot, saisit l'enfant, l'embrassa, l'etreignant
+contre elle; puis, relevant sur son mari ses yeux pleins de larmes: "La
+mere est morte, dites-vous?" Il repondit: "Oui, tout de suite... dans
+mes bras... J'avais rompu depuis l'ete... Je ne savais rien, moi...
+c'est le medecin qui m'a fait venir..."
+
+Alors Berthe murmura: "Eh bien, nous l'eleverons, ce petit.
+
+
+ * * * * *
+
+
+
+
+CONTE DE NOEL
+
+[Illustration de ADRIEN MARIE]
+
+
+Le docteur Bonenfant cherchait dans sa memoire, repetant a mi-voix: "Un
+souvenir de Noel?... Un souvenir de Noel?..."
+
+Et tout a coup, il s'ecria:
+
+--Mais si, j'en ai un, et un bien etrange encore; c'est une histoire
+fantastique. J'ai vu un miracle! Oui, Mesdames, un miracle, la nuit de
+Noel.
+
+Cela vous etonne de m'entendre parler ainsi, moi qui ne crois guere a
+rien. Et pourtant, j'ai vu un miracle! Je l'ai vu, dis-je, vu, de mes
+propres yeux vu, ce qui s'appelle vu.
+
+En ai-je ete fort surpris? non pas; car si je ne crois point a vos
+croyances, je crois a la foi, et je sais qu'elle transporte les
+montagnes. Je pourrais citer bien des exemples; mais je vous indignerais
+et je m'exposerais aussi a amoindrir l'effet de mon histoire.
+
+Je vous avouerai d'abord que si je n'ai pas ete convaincu et converti
+par ce que j'ai vu, j'ai ete du moins fort emu, et je vais tacher de
+vous dire la chose naivement, comme si j'avais une credulite
+d'Auvergnat.
+
+J'etais alors medecin de campagne, habitant le bourg de Rolleville, en
+pleine Normandie.
+
+L'hiver, cette annee-la, fut terrible. Des la fin de novembre, les
+neiges arriverent apres une semaine de gelees. On voyait de loin les
+gros nuages venir du nord; et la blanche descente des flocons commenca.
+
+En une nuit, toute la pleine fut ensevelie.
+
+Les fermes, isolees dans leurs cours carrees, derriere leurs rideaux de
+grands arbres poudres de frimas, semblaient s'endormir sous
+l'accumulation de cette mousse epaisse et legere.
+
+Aucun bruit ne traversait plus la campagne immobile. Seuls les corbeaux,
+par bandes, decrivaient de longs festons dans le ciel, cherchant leur
+vie inutilement, s'abattant tous ensemble sur les champs livides et
+piquant la neige de leurs grands becs.
+
+On n'entendait rien que le glissement vague et continu de cette
+poussiere gelee tombant toujours.
+
+Cela dura huit jours pleins, puis l'avalanche s'arreta. La terre avait
+sur le dos un manteau epais de cinq pieds.
+
+Et, pendant trois semaines ensuite, un ciel, clair comme un cristal bleu
+le jour, et, la nuit, tout seme d'etoiles qu'on aurait crues de givre,
+tant le vaste espace etait rigoureux, s'etendit sur la nappe unie, dure
+et luisante des neiges.
+
+La plaine, les haies, les ormes des clotures, tout semblait mort, tue
+par le froid. Ni hommes ni betes ne sortaient plus; seules les cheminees
+des chaumieres en chemise blanche revelaient la vie cachee, par les
+minces filets de fumee qui montaient droit dans l'air glacial.
+
+De temps en temps on entendait craquer les arbres, comme si leurs
+membres de bois se fussent brises sous l'ecorce; et, parfois, une grosse
+branche se detachait et tombait, l'invincible gelee petrifiant la seve
+et cassant les fibres.
+
+Les habitations semees ca et la par les champs semblaient eloignees de
+cent lieues les unes des autres. On vivait comme on pouvait. Seul,
+j'essayais d'aller voir mes clients les plus proches, m'exposant sans
+cesse a rester enseveli dans quelque creux.
+
+Je m'apercus bientot qu'une terreur mysterieuse planait sur le pays. Un
+tel fleau, pensait-on, n'etait point naturel. On pretendit qu'on
+entendait des voix la nuit, des sifflements aigus, des cris qui
+passaient.
+
+Ces cris et ces sifflements venaient sans aucun doute des oiseaux
+emigrants qui voyagent au crepuscule, et qui fuyaient en masse vers le
+sud. Mais allez donc faire entendre raison a des gens affoles. Une
+epouvante envahissait les esprits et on s'attendait a un evenement
+extraordinaire.
+
+La forge du pere Vatinel etait situee au bout du hameau d'Epivent, sur
+la grande route, maintenant invisible et deserte. Or, comme les gens
+manquaient de pain, le forgeron resolut d'aller jusqu'au village. Il
+resta quelques heures a causer dans les six maisons qui forment le
+centre du pays, prit son pain et des nouvelles, et un peu de cette peur
+epandue sur la campagne.
+
+Et il se remit en route avant la nuit.
+
+Tout a coup, en longeant une haie, il crut voir un oeuf sur la neige;
+oui, un oeuf, depose la, tout blanc comme le reste du monde. Il se
+pencha, c'etait un oeuf en effet. D'ou venait-il? Quelle poule avait pu
+sortir du poulailler et venir pondre en cet endroit? Le forgeron
+s'etonna, ne comprit pas; mais il ramassa l'oeuf et le porta a sa femme.
+
+--Tiens, la maitresse, v'la un oeuf que j'ai trouve sur la route!
+
+La femme hocha la tete:--Un oeuf sur la route? Par ce temps-ci, t'es
+soul, bien sur?
+
+--Mais non, la maitresse, meme qu'il etait au pied d'une haie, et encore
+chaud, pas gele. Le v'la, j'me l'ai mis sur l'estomac pour qui
+n'refroidisse pas. Tu le mangeras pour ton diner.
+
+L'oeuf fut glisse dans la marmite ou mijotait la soupe, et le forgeron se
+mit a raconter ce qu'on disait par la contree. La femme ecoutait, toute
+pale.
+
+--Pour sur, que j'en ai entendu, des sifflets, l'autre nuit, meme qu'ils
+semblaient v'nir de la cheminee.
+
+On se mit a table, on mangea la soupe d'abord, puis, pendant que le mari
+etendait du beurre sur son pain, la femme prit l'oeuf et l'examina d'un
+oeil mefiant.
+
+--Si y avait que que chose dans c't'oeuf?
+
+--Que que tu veux qu'y ait?
+
+--J'sais ti, me?
+
+--Allons, mange-le, et fais pas la bete.
+
+Elle ouvrit l'oeuf. Il etait comme tous les oeufs, et bien frais. Elle se
+mit a le manger en hesitant, le goutant, le laissant, le reprenant. Le
+mari disait:
+
+--Eh bien! que gout qu'il a, c't'oeuf?
+
+Elle ne repondait pas, et elle acheva de l'avaler; puis, soudain elle
+planta sur son homme des yeux fixes, hagards, affoles; leva les bras,
+les tordit et, convulsee de la tete aux pieds, roula par terre en
+poussant des cris horribles.
+
+Toute la nuit elle se debattit en des spasmes epouvantables, secouee de
+tremblements effrayants, deformee par de hideuses convulsions. Le
+forgeron, impuissant a la tenir, fut oblige de la lier.
+
+Et elle hurlait sans repos, d'une voix infatigable:
+
+--J'l'ai dans l'corps! J'l'ai dans l'corps!
+
+Je fus appele le lendemain. J'ordonnai tous les calmants connus sans
+obtenir le moindre resultat. Elle etait folle.
+
+Alors, avec une incroyable rapidite, malgre l'obstacle des hautes
+neiges, la nouvelle, une nouvelle etrange, courut de ferme en ferme: "La
+femme au forgeron qu'est possedee!" Et on venait de partout, sans oser
+penetrer dans la maison; on ecoutait de loin ses cris affreux pousses
+d'une voix si forte qu'on ne les aurait pas crus d'une creature humaine.
+
+Le cure du village fut prevenu. C'etait un vieux pretre naif. Il
+accourut en surplis comme pour administrer un mourant et il prononca, en
+etendant les mains, les formules d'exorcisme, pendant que quatre hommes
+maintenaient sur un lit la femme ecumante et tordue.
+
+Mais l'esprit ne fut point chasse.
+
+Et la Noel arriva sans que le temps eut change.
+
+La veille au matin, le pretre vint me trouver:
+
+--J'ai envie, dit-il, de faire assister a l'office de cette nuit cette
+malheureuse. Peut-etre Dieu fera-t-il un miracle en sa faveur, a l'heure
+meme ou il naquit d'une femme.
+
+Je repondis au cure:
+
+--Je vous approuve absolument, Monsieur l'abbe. Si elle a l'esprit
+frappe par la ceremonie sacree (et rien n'est plus propice a
+l'emouvoir), elle peut etre sauvee sans autre remede.
+
+Le vieux pretre murmura:
+
+--Vous n'etes pas croyant, docteur, mais aidez-moi, n'est-ce pas? Vous
+vous chargez de l'amener?
+
+Et je lui promis mon aide.
+
+Le soir vint, puis la nuit; et la cloche de l'eglise se mit a sonner,
+jetant sa voix plaintive a travers l'espace morne, sur l'etendue blanche
+et glacee des neiges.
+
+Des etres noirs s'en venaient lentement, par groupes, dociles au cri
+d'airain du clocher. La pleine lune eclairait d'une lueur vive et
+blafarde tout l'horizon, rendait plus visible la pale desolation des
+champs.
+
+J'avais pris quatre hommes robustes et je me rendis a la forge.
+
+La Possedee hurlait toujours, attachee a sa couche. On la vetit
+proprement malgre sa resistance eperdue, et on l'emporta.
+
+L'eglise etait maintenant pleine de monde, illuminee et froide; les
+chantres poussaient leurs notes monotones; le serpent ronflait; la
+petite sonnette de l'enfant de choeur tintait, reglant les mouvements des
+fideles.
+
+J'enfermai la femme et ses gardiens dans la cuisine du presbytere, et
+j'attendis le moment que je croyais favorable. Je choisis l'instant qui
+suit la communion. Tous les paysans, hommes et femmes, avaient recu leur
+Dieu pour flechir sa rigueur. Un grand silence planait pendant que le
+pretre achevait le mystere divin.
+
+Sur mon ordre, la porte fut ouverte et mes quatre aides apporterent la
+folle.
+
+Des qu'elle apercut les lumieres, la foule a genoux, le choeur en feu et
+le tabernacle dore, elle se debattit d'une telle vigueur qu'elle faillit
+nous echapper, et elle poussa des clameurs si aigues qu'un frisson
+d'epouvante passa dans l'eglise; toutes les tetes se releverent; des
+gens s'enfuirent.
+
+Elle n'avait plus la forme d'une femme, crispee et tordue en nos mains,
+le visage contourne, les yeux fous.
+
+On la traina jusqu'aux marches du choeur et puis on la tint fortement
+accroupie a terre.
+
+Le pretre s'etait leve; il attendait. Des qu'il la vit arretee, il prit
+en ses mains l'ostensoir ceint de rayons d'or, avec l'hostie blanche au
+milieu, et, s'avancant de quelques pas, il l'eleva de ses deux bras
+tendus au-dessus de sa tete, le presentant aux regards egares de la
+Demoniaque.
+
+Elle hurlait toujours, l'oeil fixe, tendu sur cet objet rayonnant. Et le
+pretre demeurait tellement immobile qu'on l'aurait pris pour une statue.
+
+Et cela dura longtemps, longtemps.
+
+La femme semblait saisie de peur, fascinee; elle contemplait fixement
+l'ostensoir, secouee encore de tremblements terribles, mais passagers,
+et criant toujours, mais d'une voix moins dechirante.
+
+Et cela dura encore longtemps.
+
+On eut dit qu'elle ne pouvait plus baisser les yeux, qu'ils etaient
+rives sur l'hostie; et elle ne faisait plus que gemir; et son corps
+roidi s'amollissait, s'affaissait. Toute la foule etait prosternee le
+front par terre. La Possedee maintenant baissait rapidement les
+paupieres, puis les relevait aussitot, comme impuissante a supporter la
+vue de son Dieu. Elle s'etait tue. Et puis soudain, je m'apercus que ses
+yeux demeuraient clos. Elle dormait du sommeil des somnambules,
+hypnotisee, pardon, vaincue par la contemplation persistante de
+l'ostensoir aux rayons d'or, terrassee par le Christ victorieux.
+
+On l'emporta, inerte, pendant que le pretre remontait vers l'autel.
+
+L'assistance bouleversee entonna un _Te Deum_ d'actions de graces.
+
+Et la femme du forgeron dormit quarante heures de suite, puis se
+reveilla sans aucun souvenir de la possession ni de la delivrance.
+
+Voila, Mesdames, le miracle que j'ai vu. Le docteur Bonenfant se tut,
+puis ajouta d'une voix contrariee:--Je n'ai pu refuser de l'attester
+par ecrit.
+
+
+ * * * * *
+
+
+
+
+LA REINE HORTENSE
+
+[Illustration de MYRBACH]
+
+
+On l'appelait, dans Argenteuil, la reine Hortense. Personne ne sut
+jamais pourquoi. Peut-etre parce qu'elle parlait ferme comme un officier
+qui commande? Peut-etre parce qu'elle etait grande, osseuse, imperieuse?
+Peut-etre parce qu'elle gouvernait un peuple de betes domestiques,
+poules, chiens, chats, serins et perruches, de ces betes cheres aux
+vieilles filles? Mais elle n'avait pour ces animaux familiers ni
+gateries, ni mots mignards, ni ces pueriles tendresses qui semblent
+couler des levres des femmes sur le poil veloute du chat qui ronronne.
+Elle gouvernait ses betes avec autorite; elle regnait.
+
+C'etait une vieille fille, en effet, une de ces vieilles filles a la
+voix cassante, au geste sec, dont l'ame semble dure. Elle avait toujours
+eu de jeunes bonnes, parce que la jeunesse se plie mieux aux brusques
+volontes. Elle n'admettait jamais ni contradiction, ni replique, ni
+hesitation, ni nonchalance, ni paresse, ni fatigue. Jamais on ne l'avait
+entendue se plaindre, regretter quoi que ce fut, envier n'importe qui.
+Elle disait "Chacun sa part" avec une conviction de fataliste. Elle
+n'allait pas a l'eglise, n'aimait pas les pretres, ne croyait guere a
+Dieu, appelant toutes les choses religieuses de la "marchandise a
+pleureurs".
+
+Depuis trente ans qu'elle habitait sa petite maison, precedee d'un petit
+jardin longeant la rue, elle n'avait jamais modifie ses habitudes, ne
+changeant que ses bonnes impitoyablement, lorsqu'elles prenaient vingt
+et un ans.
+
+Elle remplacait sans larmes et sans regrets ses chiens, ses chats et ses
+oiseaux quand ils mouraient de vieillesse ou d'accident, et elle
+enterrait les animaux trepasses dans une plate-bande, au moyen d'une
+petite boche, puis tassait la terre dessus de quelques coups de pied
+indifferents.
+
+Elle avait dans la ville quelques connaissances, des familles d'employes
+dont les hommes allaient a Paris tous les jours. De temps en temps, on
+l'invitait a venir prendre une tasse de the le soir. Elle s'endormait
+inevitablement dans ces reunions, et il fallait la reveiller pour
+qu'elle retournat chez elle. Jamais elle ne permit a personne de
+l'accompagner, n'ayant peur ni le jour ni la nuit. Elle ne semblait pas
+aimer les enfants.
+
+Elle occupait son temps a mille besognes de male, menuisant, jardinant,
+coupant le bois avec la scie ou la hache, reparant sa maison vieillie,
+maconnant meme quand il le fallait.
+
+Elle avait des parents qui la venaient voir deux fois l'an; les Cimme et
+les Colombel, ses deux soeurs ayant epouse l'une un herboriste, l'autre
+un petit rentier. Les Cimme n'avaient pas de descendants; les Colombel
+en possedaient trois: Henri, Pauline et Joseph. Henri avait vingt ans,
+Pauline dix-sept et Joseph trois ans seulement, etant venu alors qu'il
+semblait impossible que sa mere fut encore fecondee.
+
+Aucune tendresse n'unissait la vieille fille a ses parents.
+
+Au printemps de l'annee 1882, la reine Hortense tomba malade tout a
+coup. Les voisins allerent chercher un medecin qu'elle chassa. Un pretre
+s'etant alors presente, elle sortit de son lit a moitie nue pour le
+jeter dehors.
+
+La petite bonne, eploree, lui faisait de la tisane.
+
+Apres trois jours de lit, la situation parut devenir si grave, que le
+tonnelier d'a cote, d'apres le conseil du medecin, rentre d'autorite
+dans la maison, prit sur lui d'appeler les deux familles.
+
+Elles arriverent par le meme train vers dix heures du matin, les
+Colombel ayant amene le petit Joseph.
+
+Quand elles se presenterent a l'entree du jardin, elles apercurent
+d'abord la bonne qui pleurait, sur une chaise, contre le mur.
+
+Le chien dormait couche sur le paillasson de la porte d'entree, sous une
+brulante tombee de soleil; deux chats, qu'on eut crus morts, etaient
+allonges sur le rebord des deux fenetres, les yeux fermes, les pattes et
+la queue tout au long etendues.
+
+Une grosse poule gloussante promenait un bataillon de poussins, vetus de
+duvet jaune, leger comme de la ouate, a travers le petit jardin; et une
+grande cage accrochee au mur, couverte de mouron, contenait un peuple
+d'oiseaux qui s'egosillaient dans la lumiere de cette chaude matinee de
+printemps.
+
+Deux inseparables dans une autre cagette en forme de chalet restaient
+bien tranquilles, cote a cote sur leur baton.
+
+M. Cimme, un tres gros personnage soufflant, qui entrait toujours le
+premier partout, ecartant les autres, hommes ou femmes, quand il le
+fallait, demanda:
+
+--Eh bien, Celeste, ca ne va donc pas?
+
+La petite bonne gemit a travers ses larmes:--Elle ne me reconnait
+seulement plus. Le medecin dit que c'est la fin.
+
+Tout le monde se regarda.
+
+Mme Cimme et Mme Colombel s'embrasserent instantanement, sans dire un
+mot. Elles se ressemblaient beaucoup, ayant toujours porte des bandeaux
+plats et des chales rouges, des cachemires francais eclatants comme des
+brasiers.
+
+Cimme se tourna vers son beau-frere, homme pale, jaune et maigre, ravage
+par une maladie d'estomac, et qui boitait affreusement, et il prononca
+d'un ton serieux:
+
+--Bigre! il etait temps.
+
+Mais personne n'osait penetrer dans la chambre de la mourante situee au
+rez-de-chaussee. Cimme lui-meme cedait le pas. Ce fut Colombel qui se
+decida le premier, et il entra en se balancant comme un mat de navire,
+faisant sonner sur les paves le fer de sa canne.
+
+Les deux femmes se hasarderent ensuite, et M. Cimme ferma la marche.
+
+Le petit Joseph etait reste dehors, seduit par la vue du chien.
+
+Un rayon de soleil coupait en deux le lit, eclairant tout juste les
+mains qui s'agitaient nerveusement, s'ouvrant et se fermant sans cesse.
+Les doigts remuaient comme si une pensee les eut animes, comme s'ils
+eussent signifie des choses, indique des idees, obei a une intelligence.
+Tout le reste du corps restait immobile sous le drap. La figure
+anguleuse n'avait pas un tressaillement. Les yeux demeuraient fermes.
+
+Les parents se deployerent en demi-cercle et se mirent a regarder, sans
+dire un mot, la poitrine serree, la respiration courte. La petite bonne
+les avait suivis et larmoyait toujours.
+
+A la fin, Cimme demanda:--Qu'est-ce que dit au juste le medecin?
+
+La servante balbutia:--Il dit qu'on la laisse tranquille, qu'il n'y a
+plus rien a faire.
+
+Mais, soudain, les levres de la vieille fille se mirent a s'agiter.
+Elles semblaient prononcer des mots silencieux, des mots caches dans
+cette tete de mourante, et ses mains precitaient leur mouvement
+singulier.
+
+Tout a coup elle parla d'une petite voix maigre qu'on ne lui connaissait
+pas, d'une voix qui semblait venir de loin, du fond de ce coeur toujours
+ferme peut-etre?
+
+Cimme s'en alla sur la pointe du pied, trouvant penible ce spectacle.
+Colombel, dont la jambe estropiee se fatiguait, s'assit.
+
+Les deux femmes restaient debout.
+
+La reine Hortense babillait maintenant tres vite sans qu'on comprit rien
+a ses paroles. Elle prononcait des noms, beaucoup de noms, appelait
+tendrement des personnes imaginaires.
+
+"Viens ici, mon petit Philippe, embrasse ta mere. Tu l'aimes bien ta
+maman, dis, mon enfant? Toi, Rose, tu vas veiller sur ta petite soeur
+pendant que je serai sortie. Surtout, ne la laisse pas seule, tu
+m'entends? Et je te defends de toucher aux allumettes."
+
+Elle se taisait quelques secondes, puis, d'un ton plus haut, comme si
+elle eut appele: "Henriette!" Elle attendait un peu, et reprenait: "Dis
+a ton pere de venir me parler avant d'aller a son bureau." Et soudain:
+"Je suis un peu souffrante aujourd'hui, mon cheri; promets-moi de ne pas
+revenir tard. Tu diras a ton chef que je suis malade. Tu comprends qu'il
+est dangereux de laisser les enfants seuls quand je suis au lit. Je vais
+te faire pour le diner un plat de riz au sucre. Les petits aiment
+beaucoup cela. C'est Claire qui sera contente!"
+
+Elle se mettait a rire, d'un rire jeune et bruyant, comme elle n'avait
+jamais ri: "Regarde Jean, quelle drole de tete il a. Il s'est barbouille
+avec les confitures, le petit sale. Regarde donc, mon cheri, comme il
+est drole!"
+
+Colombel, qui changeait de place a tout moment sa jambe fatiguee par le
+voyage, murmura:
+
+--Elle reve qu'elle a des enfants et un mari, c'est l'agonie qui
+commence.
+
+Les deux soeurs ne bougeaient toujours point, surprises et stupides.
+
+La petite bonne prononca:
+
+--Faut retirer vos chales et vos chapeaux; voulez-vous passer dans la
+salle?
+
+Elles sortirent sans avoir prononce une parole et Colombel les suivit en
+boitant, laissant de nouveau toute seule la mourante.
+
+Quand elles se furent debarrassees de leurs vetements de route, les
+femmes s'assirent enfin. Alors un des chats quitta sa fenetre, s'etira,
+sauta dans la salle, puis sur les genoux de Mme Cimme, qui se mit a le
+caresser.
+
+On entendait a cote la voix de l'agonisante, vivant, a cette heure
+derniere, la vie qu'elle avait attendue sans doute, vidant ses reves
+eux-memes au moment ou tout allait finir pour elle.
+
+Cimme, dans le jardin, jouait avec le petit Joseph et le chien,
+s'amusant beaucoup, d'une gaiete de gros homme aux champs, sans aucun
+souvenir de la mourante.
+
+Mais tout a coup il rentra, et, s'adressant a la bonne:
+
+--Dis donc, ma fille, tu vas nous faire a dejeuner. Qu'est-ce que vous
+allez manger, mesdames?
+
+On convint d'une omelette aux fines herbes, d'un morceau de faux-filet
+avec des pommes nouvelles, d'un fromage et d'une tasse de cafe.
+
+Et comme Mme Colombel fouillait dans sa poche pour chercher son
+porte-monnaie, Cimme l'arreta; puis, se tournant vers la bonne:--Tu dois
+avoir de l'argent? Elle repondit:
+
+--Oui, Monsieur.
+
+--Combien?
+
+--Quinze francs.
+
+--Ca suffit. Depeche-toi, ma fille, car je commence a avoir faim.
+
+Mme Cimme, regardant au dehors les fleurs grimpantes baignees de soleil,
+et deux pigeons amoureux sur le toit en face, prononca d'un air
+navre:--C'est malheureux d'etre venus pour une aussi triste
+circonstance. Il ferait bien bon dans la campagne aujourd'hui.
+
+Sa soeur soupira sans repondre, et Colombel murmura, emu peut-etre par la
+pensee d'une marche:--Ma jambe me tracasse bougrement.
+
+Le petit Joseph et le chien faisaient un bruit terrible: l'un poussant
+des cris de joie, l'autre aboyant eperdument. Ils jouaient a cache-cache
+autour des trois plates-bandes, courant l'un apres l'autre comme deux
+fous.
+
+La mourante continuait a appeler ses enfants, causant avec chacun,
+s'imaginant qu'elle les habillait, qu'elle les caressait, qu'elle leur
+apprenait a lire: "Allons! Simon, repete: ABCD. Tu ne dis pas bien,
+voyons, D D D, m'entends-tu? Repete alors..."
+
+Cimme prononca:--C'est curieux ce que l'on dit a ces moments-la.
+
+Mme Colombel alors demanda:--Il vaudrait peut-etre mieux retourner
+aupres d'elle. Mais Cimme aussitot l'en dissuada:--Pourquoi faire,
+puisque vous ne pouvez rien changer a son etat? Nous sommes aussi bien
+ici.
+
+Personne n'insista. Mme Cimme considera les deux oiseaux verts, dits
+inseparables. Elle loua en quelques phrases cette fidelite singuliere et
+blama les hommes de ne pas imiter ces betes. Cimme se mit a rire,
+regarda sa femme, chantonna d'un air goguenard: "Tra-la-la.
+Tra-la-la-la", comme pour laisser entendre bien des choses sur sa
+fidelite, a lui, Cimme.
+
+Colombel, pris maintenant de crampes d'estomac, frappait le pave de sa
+canne.
+
+L'autre chat entra la queue en l'air.
+
+On ne se mit a table qu'a une heure.
+
+Des qu'il eut goute au vin, Colombel, a qui on avait recommande de ne
+boire que du bordeaux de choix, rappela la servante:
+
+--Dis donc, ma fille, est-ce qu'il n'y a rien de meilleur que cela dans
+la cave?
+
+--Oui monsieur, il y a du vin fin qu'on vous servait quand vous veniez.
+
+--Eh bien, va nous en chercher trois bouteilles.
+
+On gouta ce vin qui parut excellent; non pas qu'il provint d'un cru
+remarquable, mais il avait quinze ans de cave. Cimme declara:--C'est du
+vrai vin de malade.
+
+Colombel, saisi d'une envie ardente de posseder ce bordeaux, interrogea
+de nouveau la bonne:--Combien en reste-t-il, ma fille?
+
+--Oh! presque tout, Monsieur, mamz'elle n'en buvait jamais. C'est le tas
+du fond.
+
+Alors il se tourna vers son beau-frere:--Si vous vouliez, Cimme, je vous
+reprendrais ce vin-la pour autre chose, il convient merveilleusement a
+mon estomac.
+
+La poule etait entree a son tour avec son troupeau de poussins; les deux
+femmes s'amusaient a lui jeter des miettes.
+
+On renvoya au jardin Joseph et le chien qui avaient assez mange.
+
+La reine Hortense parlait toujours, mais a voix basse maintenant, de
+sorte qu'on ne distinguait plus les paroles.
+
+Quand on eut acheve le cafe, tout le monde alla constater l'etat de la
+malade. Elle semblait calme.
+
+On ressortit et on s'assit en cercle dans le jardin pour digerer.
+
+Tout a coup le chien se mit a tourner autour des chaises de toute la
+vitesse de ses pattes, portant quelque chose en sa gueule. L'enfant
+courait derriere eperdument. Tous deux disparurent dans la maison.
+
+Cimme s'endormit le ventre au soleil.
+
+La mourante se remit a parler haut. Puis, tout a coup, elle cria.
+
+Les deux femmes et Colombel s'empresserent de rentrer pour voir ce
+qu'elle avait. Cimme, reveille, ne se derangea pas, n'aimant point ces
+choses-la.
+
+Elle s'etait assise, les yeux hagards. Son chien, pour echapper a la
+poursuite du petit Joseph, avait saute sur le lit, franchi l'agonisante;
+et, retranche derriere l'oreiller, il regardait son camarade de ses yeux
+luisants, pret a sauter de nouveau pour recommencer la partie. Il tenait
+a la gueule une des pantoufles de sa maitresse, dechiree a coups de
+crocs, depuis une heure qu'il jouait avec.
+
+L'enfant, intimide par cette femme dressee soudain devant lui, restait
+immobile en face de la couche.
+
+La poule, entree aussi, effarouchee par le bruit, avait saute sur une
+chaise; et elle appelait desesperement ses poussins qui pepiaient,
+effares, entre les quatre jambes du siege.
+
+La reine Hortense criait d'une voix dechirante: "Non, non, je ne veux
+pas mourir, je ne veux pas! je ne veux pas! Qui est-ce qui elevera mes
+enfants? Qui les soignera? Qui les aimera? Non, je ne veux pas!... je
+ne..."
+
+Elle se renversa sur le dos. C'etait fini.
+
+Le chien, tres excite, sauta dans la chambre en gambadant.
+
+Colombel courut a la fenetre, appela son beau-frere:--Arrivez vite,
+arrivez vite. Je crois qu'elle vient de passer.
+
+Alors Cimme se leva et, prenant son parti, il penetra dans la chambre en
+balbutiant:
+
+--C'a ete moins long que je n'aurais cru.
+
+
+ * * * * *
+
+
+
+
+LE PARDON
+
+[Illustration de J. ROY]
+
+
+Elle avait ete elevee dans une de ces familles qui vivent enfermees en
+elles-memes, et qui semblent toujours loin de tout. Elles ignorent les
+evenements politiques, bien qu'on en cause a table; mais les changements
+de gouvernement se passent si loin, si loin, qu'on parle de cela comme
+d'un fait historique, comme de la mort de Louis XVI ou du debarquement
+de Napoleon.
+
+Les moeurs se modifient, les modes se succedent. On ne s'en apercoit
+guere dans la famille calme ou l'on suit toujours les coutumes
+traditionnelles. Et si quelque histoire scabreuse se passe dans les
+environs, le scandale vient mourir au seuil de la maison. Seuls, le pere
+et la mere, un soir, echangent quelques mots la-dessus, mais a mi-voix,
+a cause des murs qui ont partout des oreilles. Et, discretement, le
+pere dit:
+
+--Tu as su cette terrible affaire dans la famille des Rivoil?
+
+Et la mere repond:
+
+--Qui aurait jamais cru cela? C'est affreux.
+
+Les enfants ne se doutent de rien, et ils arrivent a l'age de vivre a
+leur tour, avec un bandeau sur les yeux et sur l'esprit, sans soupconner
+les dessous de l'existence, sans savoir qu'on ne pense pas comme on
+parle, et qu'on ne parle point comme on agit; sans savoir qu'il faut
+vivre en guerre avec tout le monde, ou du moins en paix armee, sans
+deviner qu'on est sans cesse trompe quand on est naif, joue quand on est
+sincere, maltraite quand on est bon.
+
+Les uns vont jusqu'a la mort dans cet aveuglement de probite, de
+loyaute, d'honneur; tellement integres que rien ne leur ouvre les yeux.
+
+Les autres, desabuses sans bien comprendre, trebuchent eperdus,
+desesperes, et meurent en se croyant les jouets d'une fatalite
+exceptionnelle, les victimes miserables d'evenements funestes et
+d'hommes particulierement criminels.
+
+Les Savignol marierent leur fille Berthe a dix-huit ans. Elle epousa un
+jeune homme de Paris, Georges Baron, qui faisait des affaires a la
+Bourse. Il etait beau garcon, parlait bien, avec tous les dehors probes
+qu'il fallait; mais au fond du coeur, il se moquait un peu de ses
+beaux-parents attardes, qu'il appelait entre amis: "Mes chers fossiles".
+
+Il appartenait a une bonne famille; et la jeune fille etait riche. Il
+l'emmena vivre a Paris.
+
+Elle devint une de ces provinciales de Paris dont la race est nombreuse.
+Elle demeura ignorante de la grande ville, de son monde elegant, de ses
+plaisirs, de ses costumes, comme elle etait demeuree ignorante de la
+vie, de ses perfidies et de ses mysteres.
+
+Enfermee en son menage, elle ne connaissait guere que sa rue, et quand
+elle s'aventurait dans un autre quartier, il lui semblait accomplir un
+voyage lointain en une ville inconnue et etrangere. Elle disait le soir:
+
+--J'ai traverse les boulevards, aujourd'hui.
+
+Deux ou trois fois par an, son mari l'emmenait au theatre. C'etaient des
+fetes dont le souvenir ne s'eteignait plus et dont on reparlait sans
+cesse.
+
+Quelquefois, a table, trois mois apres, elle se mettait brusquement a
+rire, et s'ecriait:
+
+--Te rappelles-tu cet acteur habille en general et qui imitait le chant
+du coq?
+
+Toutes ses relations se bornaient a deux familles alliees qui, pour
+elle, representaient l'humanite. Elle les designait en faisant preceder
+leur nom de l'article "les"--les Martinet et les Michelint.
+
+Son mari vivait a sa guise, rentrant quand il voulait, parfois au jour
+levant, pretextant des affaires, ne se genant point, sur que jamais un
+soupcon n'effleurerait cette ame candide.
+
+Mais un matin elle recut une lettre anonyme.
+
+Elle demeura eperdue, ayant le coeur trop droit pour comprendre l'infamie
+des denonciations, pour mepriser cette lettre dont l'auteur se disait
+inspire par l'interet de son bonheur, et la haine du mal, et l'amour de
+la verite.
+
+On lui revelait que son mari avait, depuis deux ans, une maitresse, une
+jeune veuve, Mme Rosset, chez qui il passait toutes ses soirees.
+
+Elle ne sut ni feindre, ni dissimuler, ni epier, ni ruser. Quand il
+revint pour dejeuner elle lui jeta cette lettre, en sanglotant, et
+s'enfuit dans sa chambre.
+
+Il eut le temps de comprendre, de preparer sa reponse et il alla frapper
+a la porte de sa femme. Elle ouvrit aussitot, n'osant pas le regarder.
+Il souriait; il s'assit, l'attira sur ses genoux; et d'une voix douce,
+un peu moqueuse:
+
+"Ma chere petite, j'ai en effet pour amie Mme Rosset, que je connais
+depuis dix ans et que j'aime beaucoup, j'ajouterai que je connais vingt
+autres familles dont je ne t'ai jamais parle, sachant que tu ne
+recherches pas le monde, les fetes et les relations nouvelles. Mais,
+pour en finir une fois pour toutes avec ces denonciations infames, je te
+prierai de t'habiller apres le dejeuner et nous irons faire une visite
+a cette jeune femme qui deviendra ton amie, je n'en doute pas."
+
+Elle embrassa a pleins bras son mari; et, par une de ces curiosites
+feminines qui ne s'endorment plus une fois eveillees, elle ne refusa
+point d'aller voir cette inconnue qui lui demeurait, malgre tout, un peu
+suspecte. Elle sentait, par instinct, qu'un danger connu est presque
+evite.
+
+Elle entra dans un petit appartement coquet, plein de bibelots, orne
+avec art, au quatrieme etage d'une belle maison. Au bout de cinq minutes
+d'attente dans un salon assombri par des tentures, des portieres, des
+rideaux drapes gracieusement, une porte s'ouvrit et une jeune femme
+apparut, tres brune, petite, un peu grasse, etonnee et souriante.
+
+Georges fit les presentations.
+
+--Ma femme, Madame Julie Rosset.
+
+La jeune veuve poussa un leger cri d'etonnement et de joie, et s'elanca,
+les deux mains ouvertes. Elle n'esperait point, disait-elle, avoir ce
+bonheur, sachant que Mme Baron ne voyait personne; mais elle etait si
+heureuse, si heureuse! Elle aimait tant Georges! (elle disait Georges
+tout court avec une fraternelle familiarite), qu'elle avait une envie
+folle de connaitre sa jeune femme et de l'aimer aussi.
+
+Au bout d'un mois, les deux nouvelles amies ne se quittaient plus. Elles
+se voyaient chaque jour, souvent deux fois, et dinaient tous les soirs
+ensemble, tantot chez l'une, tantot chez l'autre. Georges maintenant ne
+sortait plus guere, ne pretextait plus d'affaires, adorant, disait-il,
+son coin du feu.
+
+Enfin, un appartement s'etant trouve libre dans la maison habitee par
+Mme Rosset, Mme Baron s'empressa de le prendre pour se rapprocher et se
+reunir encore davantage.
+
+Et, pendant deux annees entieres, ce fut une amitie sans un nuage, une
+amitie de coeur et d'ame, absolue, tendre, devouee, delicieuse. Berthe ne
+pouvait plus parler sans prononcer le nom de Julie qui representait pour
+elle la perfection.
+
+Elle etait heureuse, d'un bonheur parfait, calme et doux.
+
+Mais voici que Mme Rosset tomba malade. Berthe ne la quitta plus. Elle
+passait les nuits, se desolait; son mari lui-meme etait desespere.
+
+Or, un matin, le medecin, en sortant de sa visite, prit a part Georges
+et sa femme, et leur annonca qu'il trouvait fort grave l'etat de leur
+amie.
+
+Des qu'il fut parti, les jeunes gens atterres, s'assirent l'un en face
+de l'autre; puis, brusquement, se mirent a pleurer. Ils veillerent, la
+nuit, tous les deux ensemble aupres du lit; et Berthe, a tout instant,
+embrassait tendrement la malade, tandis que Georges, debout devant les
+pieds de sa couche, la contemplait silencieusement avec une persistance
+acharnee.
+
+Le lendemain, elle allait plus mal encore.
+
+Enfin, vers le soir, elle declara qu'elle se trouvait mieux, et,
+contraignit ses amis a redescendre chez eux pour diner.
+
+Ils etaient tristement assis dans leur salle, sans guere manger, quand
+la bonne remit a Georges une enveloppe. Il l'ouvrit, lut, devint livide
+et, se levant, il dit a sa femme, d'un air etrange: "Attends-moi, il
+faut que je m'absente un instant, je serai de retour dans dix minutes.
+Surtout ne sors pas."
+
+Et il courut dans sa chambre prendre son chapeau.
+
+Berthe l'attendit, torturee par une inquietude nouvelle. Mais, docile en
+tout, elle ne voulait point remonter chez son amie avant qu'il fut
+revenu.
+
+Comme il ne reparaissait pas, la pensee lui vint d'aller voir en sa
+chambre s'il avait pris ses gants, ce qui eut indique qu'il devait
+entrer quelque part.
+
+Elle les apercut du premier coup d'oeil. Pres d'eux un papier froisse,
+gisait, jete la. Elle le reconnut aussitot, c'etait celui qu'on venait
+de remettre a Georges.
+
+Et une tentation brulante, la premiere de sa vie, lui vint de lire, de
+savoir. Sa conscience revoltee luttait, mais la demangeaison d'une
+curiosite fouettee et douloureuse poussait sa main. Elle saisit le
+papier, l'ouvrit, reconnut aussitot l'ecriture, celle de Julie, une
+ecriture tremblee, au crayon. Elle lut: "Viens seul m'embrasser, mon
+pauvre ami, je vais mourir."
+
+Elle ne comprit pas d'abord, et restait la stupide, frappee surtout par
+l'idee de mort. Puis, soudain, le tutoiement saisit sa pensee; et ce
+fut comme un grand eclair illuminant son existence, lui montrant toute
+l'infame verite, toute leur trahison, toute leur perfidie. Elle comprit
+leur longue astuce, leurs regards, sa bonne foi jouee, sa confiance
+trompee. Elle les revit l'un en face de l'autre, le soir sous
+l'abat-jour de sa lampe, lisant le meme livre, se consultant de l'oeil a
+la fin des pages.
+
+Et, son coeur souleve d'indignation, meurtri de souffrance, s'abima dans
+un desespoir sans bornes.
+
+Des pas retentirent; elle s'enfuit et s'enferma chez elle.
+
+Son mari, bientot, l'appela.
+
+--Viens vite. Mme Rosset va mourir.
+
+Berthe parut sur sa porte et, la levre tremblante:
+
+--Retournez seul aupres d'elle, elle n'a pas besoin de moi.
+
+Il la regarda follement, abruti de chagrin, et il reprit:
+
+--Vite, vite, elle meurt.
+
+Berthe repondit:
+
+--Vous aimeriez mieux que ce fut moi.
+
+Alors il comprit peut-etre, et s'en alla, remontant pres de
+l'agonisante.
+
+Il la pleura sans dissimulation, sans pudeur, indifferent a la douleur
+de sa femme qui ne lui parlait plus, ne le regardait plus, vivait seule
+muree dans le degout, dans une colere revoltee, et priait Dieu matin et
+soir.
+
+Ils habitaient ensemble pourtant, mangeaient face a face, muets et
+desesperes.
+
+Puis il s'apaisa peu a peu; mais elle ne lui pardonnait point.
+
+Et la vie continua, dure pour tous les deux.
+
+Pendant un an, ils demeurerent aussi etrangers l'un a l'autre que s'ils
+ne se fussent pas connus. Berthe faillit devenir folle.
+
+Puis un matin etant partie des l'aurore, elle rentra vers huit heures
+portant en ses deux mains un enorme bouquet de roses, de roses blanches,
+toutes blanches.
+
+Et elle fit dire a son mari qu'elle desirait lui parler.
+
+Il vint inquiet, trouble.
+
+--Nous allons sortir ensemble, lui dit-elle; prenez ces fleurs, elles
+sont trop lourdes pour moi.
+
+Il prit le bouquet et suivit sa femme. Une voiture les attendait qui
+partit des qu'ils furent montes.
+
+Elle s'arreta devant la grille du cimetiere. Alors Berthe, dont les yeux
+s'emplissaient de larmes, dit a Georges:--Conduisez-moi a sa tombe. Il
+tremblait sans comprendre, et il se mit a marcher devant, tenant
+toujours les fleurs en ses bras. Il s'arreta enfin devant un marbre
+blanc et le designa sans rien dire.
+
+Alors elle lui reprit le grand bouquet et, s'agenouillant, le deposa sur
+les pieds du tombeau. Puis elle s'isola en une priere inconnue et
+suppliante!
+
+Debout derriere elle, son mari, hante de souvenirs, pleurait.
+
+Elle se releva et lui tendit les mains.
+
+--Si vous voulez, nous serons amis, dit-elle.
+
+
+ * * * * *
+
+
+
+
+LA LEGENDE DU MONT SAINT-MICHEL
+
+[Illustration de GRASSET]
+
+
+Je l'avais vu d'abord de Cancale ce chateau de fees plante dans la mer.
+Je l'avais vu confusement, ombre grise dressee sur le ciel brumeux.
+
+Je le revis d'Avranches, au soleil couchant. L'immensite des sables
+etait rouge, l'horizon etait rouge, toute la baie demesuree etait rouge;
+seule, l'abbaye escarpee, poussee la-bas, loin de la terre, comme un
+manoir fantastique, stupefiante comme un palais de reve,
+invraisemblablement etrange et belle, restait presque noire dans les
+pourpres du jour mourant.
+
+J'allai vers elle le lendemain des l'aube, a travers les sables, l'oeil
+tendu sur ce bijoux monstrueux, grand comme une montagne, cisele comme
+un camee et vaporeux comme une mousseline. Plus j'approchais, plus je
+me sentais souleve d'admiration, car rien au monde peut-etre n'est plus
+etonnant et plus parfait.
+
+Et j'errai, surpris comme si j'avais decouvert l'habitation d'un dieu a
+travers ces salles portees par des colonnes legeres ou pesantes, a
+travers ces couloirs perces a jour, levant mes yeux emerveilles sur ces
+clochetons qui semblent des fusees parties vers le ciel et sur tout cet
+emmelement incroyable de tourelles, de gargouilles, d'ornements sveltes
+et charmants, feu d'artifice de pierre, dentelle de granit,
+chef-d'oeuvre d'architecture colossale et delicate.
+
+Comme je restais en extase, un paysan bas-normand m'aborda et me raconta
+l'histoire de la grande querelle de saint Michel avec le diable.
+
+Un sceptique de genie a dit: "Dieu a fait l'homme a son image, mais
+l'homme le lui a bien rendu."
+
+Ce mot est d'une eternelle verite et il serait fort curieux de faire
+dans chaque continent l'histoire de la divinite locale, ainsi que
+l'histoire des saints patrons dans chacune de nos provinces. Le negre a
+des idoles feroces, mangeuses d'hommes; le mahometan polygame peuple son
+paradis de femmes; les Grecs, en gens pratiques, avaient divinise toutes
+les passions.
+
+Chaque village de France est place sous l'invocation d'un saint
+protecteur, modifie a l'image des habitants.
+
+Or, saint Michel veille sur la Basse-Normandie, saint Michel, l'ange
+radieux et victorieux, le porte-glaive, le heros du ciel, le triomphant,
+le dominateur de Satan.
+
+Mais voici comment le Bas-Normand, ruse, cauteleux, sournois et
+chicanier, comprend et raconte la lutte du grand saint avec le diable.
+
+Pour se mettre a l'abri des mechancetes du demon, son voisin, saint
+Michel construisit lui-meme, en plein ocean, cette habitation digne d'un
+archange; et, seul, en effet, un pareil saint pouvait se creer une
+semblable residence.
+
+Mais, comme il redoutait encore les approches du Malin, il entoura son
+domaine de sables mouvants plus perfides que la mer.
+
+Le diable habitait une humble chaumiere sur la cote; mais il possedait
+les prairies baignees d'eau salee, les belles terres grasses ou poussent
+les recoltes lourdes, les riches vallees et les coteaux feconds de tout
+le pays; tandis que le saint ne regnait que sur les sables. De sorte que
+Satan etait riche, et saint Michel etait pauvre comme un gueux.
+
+Apres quelques annees de jeune, le saint s'ennuya de cet etat de choses
+et pensa a passer un compromis avec le diable; mais la chose n'etait
+guere facile, Satan tenant a ses moissons.
+
+Il reflechit pendant six mois; puis, un matin, il s'achemina vers la
+terre. Le demon mangeait la soupe devant sa porte quand il apercut le
+saint; aussitot il se precipita a sa rencontre, baisa le bas de sa
+manche, le fit entrer et lui offrit de se rafraichir.
+
+Apres avoir bu une jatte de lait, saint Michel prit la parole:
+
+--Je suis venu pour te proposer une bonne affaire.
+
+Le diable, candide et sans defiance, repondit:
+
+--Ca me va.
+
+--Voici. Tu me cederas toutes tes terres.
+
+Satan, inquiet, voulut parler:
+
+--Mais...
+
+Le saint reprit:
+
+--Ecoute d'abord. Tu me cederas toutes tes terres. Je me chargerai de
+l'entretien, du travail, des labourages, des semences, du fumage, de
+tout enfin, et nous partagerons la recolte par moitie. Est-ce dit?
+
+Le diable, naturellement paresseux, accepta.
+
+Il demanda seulement en plus quelques-uns de ces delicieux surmulets
+qu'on peche autour du mont solitaire. Saint Michel promit les poissons.
+
+Ils se taperent dans la main, cracherent de cote pour indiquer que
+l'affaire etait faite, et le saint reprit:
+
+--Tiens, je ne veux pas que tu aies a te plaindre de moi. Choisis ce que
+tu preferes: la partie des recoltes qui sera sur terre ou celle qui
+restera dans la terre.
+
+Satan s'ecria:
+
+--Je prends celle qui sera sur terre.
+
+--C'est entendu, dit le saint.
+
+Et il s'en alla.
+
+Or, six mois apres, dans l'immense domaine du diable, on ne voyait que
+des carottes, des navets, des oignons, des salsifis, toutes les plantes
+dont les racines grasses sont bonnes et savoureuses, et dont la feuille
+inutile sert tout au plus a nourrir les betes.
+
+Satan n'eut rien et voulut rompre le contrat, traitant saint Michel de
+"malicieux".
+
+Mais le saint avait pris gout a la culture; il retourna retrouver le
+diable:
+
+--Je t'assure que je n'y ai point pense du tout; ca s'est trouve comme
+ca; il n'y a point de ma faute. Et, pour te dedommager, je t'offre de
+prendre, cette annee, tout ce qui se trouvera sous terre.
+
+--Ca me va, dit Satan.
+
+Au printemps suivant, toute l'etendue des terres de l'Esprit du Mal
+etait couverte de bles epais, d'avoines grosses comme des clochetons, de
+lins, de colzas magnifiques, de trefles rouges, de pois, de choux,
+d'artichauts, de tout ce qui s'epanouit au soleil en graines ou en
+fruits.
+
+Satan n'eut encore rien et se facha tout a fait.
+
+Il reprit ses pres et ses labours et resta sourd a toutes les ouvertures
+nouvelles de son voisin.
+
+Une annee entiere s'ecoula. Du haut de son manoir isole, saint Michel
+regardait la terre lointaine et feconde, et voyait le diable dirigeant
+les travaux, rentrant les recoltes, battant ses grains. Et il rageait,
+s'exasperant de son impuissance. Ne pouvant plus duper Satan, il resolut
+de s'en venger, et il alla le prier a diner pour le lundi suivant.
+
+--Tu n'as pas ete heureux dans tes affaires avec moi, disait-il, je le
+sais; mais je ne veux pas qu'il reste de rancune entre nous, et je
+compte que tu viendras diner avec moi. Je te ferai manger de bonnes
+choses.
+
+Satan, aussi gourmand que paresseux, accepta bien vite. Au jour dit, il
+revetit ses plus beaux habits et prit le chemin du Mont.
+
+Saint Michel le fit asseoir a une table magnifique. On servit d'abord
+un vol-au-vent plein de cretes et de rognons de coq, avec des boulettes
+de chair a saucisse, puis deux gros surmulets a la creme, puis une dinde
+blanche pleine de marrons confits dans du vin, puis un gigot de
+pre-sale, tendre comme du gateau; puis des legumes qui fondaient dans la
+bouche et de la bonne galette chaude, qui fumait en repandant un parfum
+de beurre.
+
+On but du cidre pur, mousseux et sucre, et du vin rouge et capiteux, et,
+apres chaque plat, on faisait un trou avec de vieille eau-de-vie de
+pommes.
+
+Le diable but et mangea comme un coffre, tant et si bien qu'il se trouva
+gene.
+
+Alors saint Michel, se levant formidable, s'ecria d'une voix de
+tonnerre:
+
+--Devant moi! devant moi, canaille! Tu oses... devant moi...
+
+Satan eperdu s'enfuit, et le saint, saisissant un baton, le poursuivit.
+
+Ils couraient par les salles basses, tournant autour des piliers,
+montaient les escaliers aeriens, galopaient le long des corniches,
+sautaient de gargouille en gargouille. Le pauvre demon, malade a fendre
+l'ame, fuyait, souillant la demeure du saint. Il se trouva enfin sur la
+derniere terrasse, tout en haut, d'ou l'on decouvre la baie immense avec
+ses villes lointaines, ses sables et ses paturages. Il ne pouvait
+echapper plus longtemps; et le saint, lui jetant dans le dos un coup de
+pied furieux, le lanca comme une balle a travers l'espace.
+
+Il fila dans le ciel ainsi qu'un javelot, et s'en vint tomber lourdement
+devant la ville de Mortain. Les cornes de son front et les griffes de
+ses membres entrerent profondement dans le rocher, qui garde pour
+l'eternite les traces de cette chute de Satan.
+
+Il se releva boiteux, estropie jusqu'a la fin des siecles; et, regardant
+au loin le Mont fatal, dresse comme un pic dans le soleil couchant, il
+comprit bien qu'il serait toujours vaincu dans cette lutte inegale, et
+il partit en trainant la jambe, se dirigeant vers des pays eloignes,
+abandonnant a son ennemi, ses champs, ses plaines, ses coteaux, ses
+vallees et ses pres.
+
+Et voila comment saint Michel, patron des Normands, vainquit le diable.
+
+Un autre peuple avait reve autrement cette bataille.
+
+
+ * * * * *
+
+
+
+
+UNE VEUVE
+
+[Illustration d'ARCOS]
+
+
+C'etait pendant la saison des chasses, dans le chateau de Banneville.
+L'automne etait pluvieux et triste. Les feuilles rouges, au lieu de
+craquer sous les pieds, pourrissaient dans les ornieres, sous les
+lourdes averses.
+
+La foret, presque depouillee, etait humide comme une salle de bains.
+Quand on entrait dedans, sous les grands arbres fouettes par les grains,
+une odeur moisie, une buee d'eau tombee, d'herbes trempees, de terre
+mouillee, vous enveloppait et les tireurs, courbes sous cette inondation
+continue, et les chiens mornes, la queue basse et le poil colle sur les
+cotes, et les jeunes chasseresses en leur taille de drap collante et
+traversee de pluie, rentraient chaque soir las de corps et d'esprit.
+
+Dans le grand salon, apres diner, on jouait au loto, sans plaisir,
+tandis que le vent faisait sur les volets des poussees bruyantes et
+lancait les vieilles girouettes en des tournoiements de toupie. On
+voulut alors conter des histoires, comme il est dit en des livres; mais
+personne n'inventait rien d'amusant. Les chasseurs narraient des
+aventures a coups de fusil, des boucheries de lapins; et les femmes se
+creusaient la tete sans y decouvrir jamais l'imagination de
+Scheherazade.
+
+On allait encore renoncer a ce divertissement, quand une jeune femme, en
+jouant, sans y penser, avec la main d'une vieille tante restee fille,
+remarqua une petite bague faite avec des cheveux blonds, qu'elle avait
+vue souvent sans jamais y reflechir.
+
+Alors, en la faisant rouler doucement autour du doigt, elle demanda:
+"Dis donc, tante, qu'est-ce que c'est que cette bague? On dirait des
+cheveux d'enfant..." La vieille demoiselle rougit, palit; puis, d'une
+voix tremblante: "C'est si triste, si triste, que je n'en veux jamais
+parler. Tout le malheur de ma vie vient de la. J'etais toute jeune
+alors, et le souvenir m'est reste si douloureux que je pleure chaque
+fois en y pensant."
+
+On voulut aussitot connaitre l'histoire, mais la tante refusait de la
+dire; on finit enfin par la prier tant qu'elle se decida.
+
+"Vous m'avez souvent entendu parler de la famille de Santeze, eteinte
+aujourd'hui. J'ai connu les trois derniers hommes de cette maison. Ils
+sont morts tous les trois de la meme facon; voici les cheveux du
+dernier. Il avait treize ans quand il s'est tue pour moi. Cela vous
+parait etrange, n'est-ce pas?
+
+"Oh! c'etait une race singuliere, des fous, si l'on veut, mais des fous
+charmants, des fous par amour. Tous, de pere en fils, avaient des
+passions violentes, de grands elans de tout leur etre qui les poussaient
+aux choses les plus exaltees, aux devouements fanatiques, meme aux
+crimes. C'etait en eux, cela, ainsi que la devotion ardente est dans
+certaine ames. Ceux qui se font trappistes n'ont pas la meme nature que
+les coureurs de salon. On disait dans la parente: "Amoureux comme un
+Santeze." Rien qu'a les voir, on le devinait. Ils avaient tous les
+cheveux boucles, bas sur le front, la barbe frisee, et des yeux larges,
+larges, dont le rayon entrait dans vous, et vous troublait sans qu'on
+sut pourquoi.
+
+"Le grand-pere de celui dont voici le seul souvenir, apres beaucoup
+d'aventures, et des duels et des enlevements de femmes, devint
+passionnement epris, vers soixante-cinq ans, de la fille de son fermier.
+Je les ai connus tous les deux. Elle etait blonde, pale, distinguee,
+avec un parler lent, une voix molle et un regard si doux, si doux, qu'on
+l'aurait dit d'une madone. Le vieux seigneur la prit chez lui, et il fut
+bientot si captive qu'il ne pouvait se passer d'elle une minute. Sa
+fille et sa belle-fille, qui habitaient le chateau, trouvaient cela
+naturel, tant l'amour etait de tradition dans la maison. Quand il
+s'agissait de passion, rien ne les etonnait, et, si l'on parlait devant
+elles de penchants contraries, d'amants desunis, meme de vengeance apres
+des trahisons, elles disaient toutes les deux, du meme ton desole: "Oh!
+comme il (ou elle) a du souffrir pour en arriver la". Rien de plus.
+Elles s'apitoyaient sur les drames du coeur et ne s'en indignaient
+jamais, meme quand ils etaient criminels.
+
+"Or, un automne, un jeune homme, M. de Gradelle, invite pour la chasse,
+enleva la jeune fille.
+
+"M. de Santeze resta calme, comme s'il ne s'etait rien passe; mais, un
+matin, on le trouva pendu dans le chenil, au milieu des chiens.
+
+"Son fils mourut de la meme facon, dans un hotel, a Paris, pendant un
+voyage qu'il y fit en 1841, apres avoir ete trompe par une chanteuse de
+l'Opera.
+
+"Il laissait un enfant age de douze ans, et une veuve, la soeur de ma
+mere. Elle vint avec le petit habiter chez mon pere, dans notre terre de
+Bertillon. J'avais alors dix-sept ans.
+
+"Vous ne pouvez vous figurer quel etonnant et precoce enfant etait ce
+petit Santeze. On eut dit que toutes les facultes de tendresse, que
+toutes les exaltations de sa race etaient retombees sur celui-la, le
+dernier. Il revait toujours et se promenait seul, pendant des heures,
+dans une grande allee d'ormes allant du chateau jusqu'au bois. Je
+regardais de ma fenetre ce gamin sentimental, qui marchait a pas graves,
+les mains derriere le dos, le front penche, et, parfois, s'arretait
+pour lever les yeux comme s'il voyait et comprenait, et ressentait des
+choses qui n'etaient point de son age.
+
+"Souvent, apres le diner, par les nuits claires, il me disait: "Allons
+rever, cousine..." Et nous partions ensemble dans le parc. Il s'arretait
+brusquement devant les clairieres ou flottait cette vapeur blanche,
+cette ouate dont la lune garnit les eclaircies des bois; et il me
+disait, en me serrant la main: "Regarde ca, regarde ca. Mais tu ne me
+comprends pas, je le sens. Si tu comprenais, nous serions heureux. Il
+faut aimer pour savoir." Je riais et je l'embrassais, ce gamin, qui
+m'adorait a en mourir.
+
+"Souvent aussi, apres le diner, il allait s'asseoir sur les genoux de ma
+mere: "Allons, tante, lui disait-il, raconte-nous des histoires
+d'amour." Et ma mere, par plaisanterie, lui disait toutes les legendes
+de sa famille, toutes les aventures passionnees de ses peres; car on en
+citait des mille et des mille, de vraies et de fausses. C'est leur
+reputation qui les a tous perdus, ces hommes; ils se montaient la tete
+et se faisaient gloire ensuite de ne point laisser mentir la renommee de
+leur maison.
+
+"Il s'exaltait, le petit, a ces recits tendres ou terribles, et parfois
+il battait des mains en repetant: "Moi aussi, moi aussi, je sais aimer
+mieux qu'eux tous!"
+
+"Alors il me fit la cour, une cour timide et profondement tendre dont on
+riait, tant c'etait drole. Chaque matin, j'avais des fleurs cueillies
+par lui, et, chaque soir, avant de remonter dans sa chambre, il me
+baisait la main en murmurant: "Je t'aime!"
+
+"Je fus coupable, bien coupable, et j'en pleure encore sans cesse, et
+j'en ai fait penitence toute ma vie; et je suis restee vieille fille, ou
+plutot non, je suis restee comme fiancee-veuve, veuve de lui. Je
+m'amusai de cette tendresse puerile, je l'excitais meme; je fus
+coquette, seduisante, comme aupres d'un homme, caressante et perfide.
+J'affolai cet enfant. C'etait un jeu pour moi, et un divertissement
+joyeux pour sa mere et pour la mienne. Il avait douze ans! Songez! qui
+donc aurait pris au serieux cette passion d'atome? Je l'embrassais tant
+qu'il voulait; je lui ecrivis meme des billets doux que lisaient nos
+meres; et il me repondait des lettres, des lettres de feu, que j'ai
+gardees. Il croyait secrete notre intimite d'amour, se jugeant un homme.
+Nous avions oublie qu'il etait un Santeze!
+
+"Cela dura pres d'un an. Un soir, dans le parc, il s'abattit a mes
+genoux et, baisant le bas de ma robe avec un elan furieux, il repetait:
+"Je t'aime, je t'aime, je t'aime a en mourir. Si tu me trompes jamais,
+entends-tu, si tu m'abandonnes pour un autre, je ferai comme mon
+pere..." Et il ajouta d'une voix profonde a donner un frisson: "Tu sais
+ce qu'il a fait!"
+
+"Puis, comme je restais interdite, il se releva, et se dressant sur la
+pointe des pieds pour arriver a mon oreille, car j'etais bien plus
+grande que lui, il modula mon nom, mon petit nom: "Genevieve!" d'un ton
+si doux, si joli, si tendre, que j'en frissonnai jusqu'aux pieds.
+
+"Je balbutiais: "Rentrons, rentrons!" Il ne dit plus rien et me suivit;
+mais, comme nous allions gravir les marches du perron, il m'arreta: "Tu
+sais, si tu m'abandonnes, je me tue."
+
+"Je compris, cette fois, que j'avais ete trop loin, et je devins
+reservee. Comme il m'en faisait, un jour, des reproches, je repondis:
+"Tu es maintenant trop grand pour plaisanter, et trop jeune pour un
+amour serieux. J'attends."
+
+"Je m'en croyais quitte ainsi.
+
+"On le mit en pension a l'automne. Quand il revint, l'ete suivant,
+j'avais un fiance. Il comprit tout de suite et garda pendant huit jours
+un air si reflechi que je demeurais tres inquiete.
+
+"Le neuvieme jour, au matin, j'apercus, en me levant, un petit papier
+glisse sous ma porte. Je le saisis, je l'ouvris, je lus. "Tu m'as
+abandonne; et tu sais ce que je t'ai dit. C'est ma mort que tu as
+ordonnee. Comme je ne veux pas etre trouve par un autre que par toi,
+viens dans le parc, juste a la place ou je t'ai dit, l'an dernier, que
+je t'aimais, et regarde en l'air."
+
+"Je me sentais devenir folle. Je m'habillai vite et vite, et je courus,
+je courus a tomber epuisee, jusqu'a l'endroit designe.
+
+Sa petite casquette de pension etait par terre, dans la boue. Il avait
+plu toute la nuit. Je levai les yeux et j'apercus quelque chose qui se
+bercait dans les feuilles, car il faisait du vent, beaucoup de vent.
+
+"Je ne sais plus, apres ca, ce que j'ai fait. J'ai du hurler d'abord,
+m'evanouir peut-etre, et tomber, puis courir au chateau. Je repris ma
+raison dans mon lit, avec ma mere a mon chevet.
+
+"Je crus que j'avais reve tout cela dans un affreux delire. Je
+balbutiai: "Et lui, lui, Gontran?..." On ne me repondit pas. C'etait
+vrai.
+
+"Je n'osai pas le revoir; mais je demandai une longue meche de ses
+cheveux blonds. La... la... voici..."
+
+Et la vieille demoiselle tendait sa main tremblante dans un geste
+desespere.
+
+Puis elle se moucha plusieurs fois, s'essuya les yeux et reprit: "J'ai
+rompu mon mariage... sans dire pourquoi... Et je... je suis restee
+toujours... la... la veuve de cet enfant de treize ans." Puis sa tete
+tomba sur sa poitrine et elle pleura longtemps des larmes pensives.
+
+Et, comme on gagnait les chambres pour dormir, un gros chasseur dont
+elle avait trouble la quietude souffla dans l'oreille de son voisin:
+
+--N'est-ce pas malheureux d'etre sentimental a ce point-la!
+
+
+ * * * * *
+
+
+
+
+MADEMOISELLE COCOTTE
+
+[Illustration de RENOUARD]
+
+
+Nous allions sortir de l'Asile quand j'apercus dans un coin de la cour
+un grand homme maigre qui faisait obstinement le simulacre d'appeler un
+chien imaginaire. Il criait, d'une voix douce, d'une voix tendre:
+"Cocotte, ma petite Cocotte, viens ici, Cocotte, viens ici, ma belle",
+en tapant sur sa cuisse comme on fait pour attirer les betes. Je
+demandai au medecin:--Qu'est-ce que celui-la? Il me repondit:--Oh!
+celui-la n'est pas interessant. C'est un cocher, nomme Francois, devenu
+fou apres avoir noye son chien.
+
+J'insistai:--Dites-moi donc son histoire. Les choses les plus simples,
+les plus humbles, sont parfois celles qui nous mordent le plus au coeur.
+
+Et voici l'aventure de cet homme qu'on avait sue tout entiere par un
+palefrenier, son camarade.
+
+Dans la banlieue de Paris vivait une famille de bourgeois riches. Ils
+habitaient une elegante villa au milieu d'un parc, au bord de la Seine.
+Le cocher etait ce Francois, gars de campagne, un peu lourdaud, bon
+coeur, niais, facile a duper.
+
+Comme il rentrait un soir chez ses maitres, un chien se mit a le suivre.
+Il n'y prit point garde d'abord; mais l'obstination de la bete a marcher
+sur ses talons le fit bientot se retourner. Il regarda s'il connaissait
+ce chien.--Non, il ne l'avait jamais vu.
+
+C'etait une chienne d'une maigreur affreuse, avec de grandes mamelles
+pendantes. Elle trottinait derriere l'homme d'un air lamentable et
+affame, la queue entre les pattes, les oreilles collees contre la tete,
+et s'arretait quand il s'arretait, repartant quand il repartait.
+
+Il voulait chasser ce squelette de bete et cria: "Va-t'en. Veux-tu bien
+te sauver.--Hou! hou!" Elle s'eloigna de quelques pas et se planta sur
+son derriere, attendant; puis, des que le cocher se remit en marche,
+elle repartit derriere lui.
+
+Il fit semblant de ramasser des pierres. L'animal s'enfuit un peu plus
+loin avec un grand ballottement de ses mamelles flasques; mais il revint
+aussitot que l'homme eut tourne le dos.
+
+Alors le cocher Francois, pris de pitie, l'appela. La chienne s'approcha
+timidement, l'echine pliee en cercle, et toutes les cotes soulevant la
+peau. L'homme caressa ces os saillants, et, tout emu par cette misere de
+bete: "Allons, viens", dit-il. Aussitot elle remua la queue, se sentant
+accueillie, adoptee, et, au lieu de rester dans les mollets de son
+nouveau maitre, elle se mit a courir devant lui.
+
+Il l'installa sur la paille dans son ecurie; puis il courut a la cuisine
+chercher du pain. Quand elle eut mange tout son soul, elle s'endormit,
+couchee en rond.
+
+Le lendemain, les maitres, avertis par leur cocher, permirent qu'il
+gardat l'animal. C'etait une bonne bete, caressante et fidele,
+intelligente et douce.
+
+Mais, bientot, on lui reconnut un defaut terrible. Elle etait enflammee
+d'amour d'un bout a l'autre de l'annee. Elle eut fait, en quelque temps,
+la connaissance de tous les chiens de la contree qui se mirent a roder
+autour d'elle jour et nuit. Elle leur partageait ses faveurs avec une
+indifference de fille, semblait au mieux avec tous, trainait derriere
+elle une vraie meute composee des modeles les plus differents de la race
+aboyante, les uns gros comme le poing, les autres grands comme des anes.
+Elle les promenait par les routes en des courses interminables, et quand
+elle s'arretait pour se reposer sur l'herbe ils faisaient cercle autour
+d'elle, et la contemplaient la langue tiree.
+
+Les gens du pays la consideraient comme un phenomene; jamais on n'avait
+vu pareille chose. Le veterinaire n'y comprenait rien.
+
+Quand elle etait rentree, le soir, en son ecurie, la foule des chiens
+faisait le siege de la propriete. Ils se faufilaient par toutes les
+issues de la haie vive qui cloturait le parc, devastaient les
+plates-bandes, arrachaient les fleurs, creusaient des trous dans les
+corbeilles, exasperant le jardinier. Et ils hurlaient des nuits entieres
+autour du batiment ou logeait leur amie, sans que rien les decidat a
+s'en aller.
+
+Dans le jour, ils penetraient jusque dans la maison. C'etait une
+invasion, une plaie, un desastre. Les maitres rencontraient a tout
+moment dans l'escalier et jusque dans les chambres des petits roquets
+jaunes a queue empanachee, des chiens de chasse, des bouledogues, des
+loups-loups rodeurs a poil sale, vagabonds sans feu ni lieu, des
+terre-neuve enormes qui faisaient fuir les enfants.
+
+On vit alors dans le pays des chiens inconnus a dix lieues a la ronde,
+venus on ne sait d'ou, vivant on ne sait comment, et qui disparaissaient
+ensuite.
+
+Cependant Francois adorait Cocotte. Il l'avait nommee Cocotte, sans
+malice, bien qu'elle meritat son nom; et il repetait sans cesse: "Cette
+bete-la, c'est une personne. Il ne lui manque que la parole."
+
+Il lui avait fait confectionner un collier magnifique en cuir rouge qui
+portait ces mots graves sur une plaque de cuivre: "Mademoiselle Cocotte,
+au cocher Francois."
+
+Elle etait devenue enorme. Autant elle avait ete maigre, autant elle
+etait obese, avec un ventre gonfle sous lequel pendillaient toujours ses
+longues mamelles ballottantes. Elle avait engraisse tout d'un coup et
+elle marchait maintenant avec peine, les pattes ecartees a la facon des
+gens trop gros, la gueule ouverte pour souffler, extenuee aussitot
+qu'elle avait essaye de courir.
+
+Elle se montrait d'ailleurs d'une fecondite phenomenale, toujours pleine
+presque aussitot que delivree, donnant le jour quatre fois l'an a un
+chapelet de petits animaux appartenant a toutes les varietes de la race
+canine. Francois, apres avoir choisi celui qu'il lui laissait pour
+"passer son lait," ramassait les autres dans son tablier d'ecurie et
+allait, sans apitoiement, les jeter a la riviere.
+
+Mais bientot la cuisiniere joignit ses plaintes a celles du jardinier.
+Elle trouvait des chiens jusque sous son fourneau, dans le buffet, dans
+la soupente au charbon, et ils volaient tout ce qu'ils rencontraient.
+
+Le maitre, impatiente, ordonna a Francois de se debarrasser de Cocotte.
+L'homme desole chercha a la placer. Personne n'en voulut. Alors il se
+resolut a la perdre, et il la confia a un voiturier qui devait
+l'abandonner dans la campagne de l'autre cote de Paris, aupres de
+Joinville-le-Pont.
+
+Le soir meme, Cocotte etait revenue.
+
+Il fallait prendre un grand parti. On la livra, moyennant cinq francs, a
+un chef de train allant au Havre. Il devait la lacher a l'arrivee.
+
+Au bout de trois jours, elle rentrait dans son ecurie, harassee,
+efflanquee, ecorchee, n'en pouvant plus.
+
+Le maitre, apitoye, n'insista pas.
+
+Mais les chiens revinrent bientot plus nombreux et plus acharnes que
+jamais. Et comme on donnait, un soir, un grand diner, une poularde
+truffee fut emportee par un dogue, au nez de la cuisiniere qui n'osa pas
+la lui disputer.
+
+Le maitre, cette fois, se facha tout a fait, et, ayant appele Francois,
+il lui dit avec colere: "Si vous ne me flanquez pas cette bete a l'eau
+avant demain matin, je vous fiche a la porte, entendez-vous?"
+
+L'homme fut atterre, et il remonta dans sa chambre pour faire sa malle,
+preferant quitter sa place. Puis il reflechit qu'il ne pourrait entrer
+nulle part tant qu'il trainerait derriere lui cette bete incommode; il
+songea qu'il etait dans une bonne maison, bien paye, bien nourri; il se
+dit que vraiment un chien ne valait pas ca; il s'excita au nom de ses
+propres interets; et il finit par prendre resolument le parti de se
+debarrasser de Cocotte au point du jour.
+
+Il dormit mal, cependant. Des l'aube, il fut debout et, s'emparant d'une
+forte corde, il alla chercher la chienne. Elle se leva lentement, se
+secoua, etira ses membres et vint feter son maitre.
+
+Alors le courage lui manqua, et il se mit a l'embrasser avec tendresse,
+flattant ses longues oreilles, la baisant sur le museau, lui prodiguant
+tous les noms tendres qu'il savait.
+
+Mais une horloge voisine sonna six heures. Il ne fallait plus hesiter.
+Il ouvrit la porte: "Viens," dit-il. La bete remua la queue, comprenant
+qu'on allait sortir.
+
+Ils gagnerent la berge, et il choisit une place ou l'eau semblait
+profonde. Alors il noua un bout de la corde au beau collier de cuir, et
+ramassant une grosse pierre, il l'attacha a l'autre bout. Puis il saisit
+Cocotte dans ses bras et la baisa furieusement comme une personne qu'on
+va quitter. Il la tenait serree sur sa poitrine, la bercait, l'appelait
+"ma belle Cocotte, ma petite Cocotte," et elle se laissait faire en
+grognant de plaisir.
+
+Dix fois il la voulut jeter, et toujours le coeur lui manquait.
+
+Mais brusquement il se decida, et de toute sa force il la lanca le plus
+loin possible. Elle essaya d'abord de nager, comme elle faisait
+lorsqu'on la baignait, mais sa tete, entrainee par la pierre, plongeait
+coup sur coup; et elle jetait a son maitre des regards eperdus, des
+regards humains, en se debattant comme une personne qui se noie. Puis
+tout l'avant du corps s'enfonca, tandis que les pattes de derriere
+s'agitaient follement hors de l'eau; puis elles disparurent aussi.
+
+Alors, pendant cinq minutes, des bulles d'air vinrent crever a la
+surface comme si le fleuve se fut mis a bouillonner; et Francois,
+hagard, affole, le coeur palpitant, croyait voir Cocotte se tordant dans
+la vase; et il se disait, dans sa simplicite de paysan: "Qu'est-ce
+qu'elle pense de moi, a c't'heure, c'te bete?"
+
+Il faillit devenir idiot; il fut malade pendant un mois; et, chaque
+nuit, il revait de sa chienne; il la sentait qui lechait ses mains; il
+l'entendait aboyer. Il fallut appeler un medecin. Enfin il alla mieux;
+et ses maitres, vers la fin de juin, l'emmenerent dans leur propriete de
+Biessard, pres de Rouen.
+
+La encore il etait au bord de la Seine. Il se mit a prendre des bains.
+Il descendait chaque matin avec le palefrenier, et ils traversaient le
+fleuve a la nage.
+
+Or, un jour, comme ils s'amusaient a batifoler dans l'eau, Francois cria
+soudain a son camarade:
+
+--Regarde celle-la qui s'amene. Je vas t'en faire gouter une cotelette.
+
+C'etait une charogne enorme, gonflee, pelee, qui s'en venait, les pattes
+en l'air en suivant le courant.
+
+Francois s'en approcha en faisant des brasses; et, continuant ses
+plaisanteries:
+
+--Cristi! elle n'est pas fraiche. Quelle prise! mon vieux. Elle n'est
+pas maigre non plus.
+
+Et il tournait autour, se maintenant a distance de l'enorme bete en
+putrefaction.
+
+Puis, soudain, il se tut et il la regarda avec une attention singuliere;
+puis il s'approcha encore comme pour la toucher, cette fois. Il
+examinait fixement le collier; puis il avanca le bras, saisit le cou,
+fit pivoter la charogne, l'attira tout pres de lui, et lut sur le cuivre
+verdi qui restait adherent au cuir decolore: "Mademoiselle Cocotte, au
+cocher Francois."
+
+La chienne morte avait retrouve son maitre a soixante lieues de leur
+maison!
+
+Il poussa un cri epouvantable et il se mit a nager de toute sa force
+vers la berge, en continuant a hurler; et, des qu'il eut atteint la
+terre, il se sauva eperdument, tout nu, par la campagne. Il etait fou!
+
+
+ * * * * *
+
+
+
+
+LES BIJOUX
+
+[Illustration de TIRADO]
+
+
+M. Lantin ayant rencontre cette jeune fille, dans une soiree, chez son
+sous-chef de bureau, l'amour l'enveloppa comme un filet.
+
+C'etait la fille d'un percepteur de province, mort depuis plusieurs
+annees. Elle etait venue ensuite a Paris avec sa mere, qui frequentait
+quelques familles bourgeoises de son quartier dans l'espoir de marier la
+jeune personne. Elles etaient pauvres et honorables, tranquilles et
+douces. La jeune fille semblait le type absolu de l'honnete femme a
+laquelle le jeune homme sage reve de confier sa vie. Sa beaute modeste
+avait un charme de pudeur angelique, et l'imperceptible sourire qui ne
+quittait point ses levres semblait un reflet de son coeur.
+
+Tout le monde chantait ses louanges; tous ceux qui la connaissaient
+repetaient sans fin: "Heureux celui qui la prendra. On ne pourrait
+trouver mieux."
+
+M. Lantin, alors commis municipal au ministere de l'interieur, aux
+appointements annuels de trois mille cinq cents francs, la demanda en
+mariage et l'epousa.
+
+Il fut avec elle invraisemblablement heureux. Elle gouverna sa maison
+avec une economie si adroite qu'ils semblaient vivre dans le luxe. Il
+n'etait point d'attentions, de delicatesses, de chatteries qu'elle n'eut
+pour son mari; et la seduction de sa personne etait si grande que, six
+ans apres leur rencontre, il l'aimait plus encore qu'aux premiers jours.
+
+Il ne blamait en elle que deux gouts, celui du theatre et celui des
+bijouteries fausses.
+
+Ses amies (elle connaissait quelques femmes de modestes fonctionnaires)
+lui procuraient a tous moments des loges pour les pieces en vogue, meme
+pour les premieres representations; et elle trainait bon gre, mal gre,
+son mari a ces divertissements qui le fatiguaient affreusement apres sa
+journee de travail. Alors il la supplia de consentir a aller au
+spectacle avec quelque dame de sa connaissance qui la ramenerait
+ensuite. Elle fut longtemps a ceder, trouvant peu convenable cette
+maniere d'agir. Elle s'y decida enfin par complaisance, et il lui en sut
+un gre infini.
+
+Or, ce gout pour le theatre fit bientot naitre en elle le besoin de se
+parer. Ses toilettes demeuraient toutes simples, il est vrai, de bon
+gout toujours, mais modestes; et sa grace douce, sa grace irresistible,
+humble et souriante, semblait acquerir une saveur nouvelle de la
+simplicite de ses robes, mais elle prit l'habitude de pendre a ses
+oreilles deux gros cailloux du Rhin qui simulaient des diamants, et elle
+portait des colliers en perles fausses, des bracelets en similor, des
+peignes agrementes de verroteries variees jouant les pierres fines.
+
+Son mari, que choquait un peu cet amour du clinquant, repetait souvent:
+"Ma chere, quand on n'a pas le moyen de se payer des bijoux veritables,
+on ne se montre paree que de sa beaute et de sa grace, voila encore les
+plus rares joyaux."
+
+Mais elle souriait doucement et repetait: "Que veux-tu? J'aime ca.
+C'est mon vice. Je sais bien que tu as raison; mais on ne se refait pas.
+J'aurais adore les bijoux, moi!"
+
+Et elle faisait rouler dans ses doigts les colliers de perles, miroiter
+les facettes des cristaux tailles en repetant: "Mais regarde donc comme
+c'est bien fait. On jurerait du vrai."
+
+Il souriait a son tour en declarant: "Tu as des gouts de Bohemienne."
+
+Quelquefois, le soir, quand ils demeuraient en tete-a-tete au coin du
+feu, elle apportait sur la table ou ils prenaient le the la boite de
+maroquin ou elle enfermait la "pacotille", selon le mot de M. Lantin; et
+elle se mettait a examiner ces bijoux imites avec une attention
+passionnee, comme si elle eut savoure quelque jouissance secrete et
+profonde; et elle s'obstinait a passer un collier au cou de son mari
+pour rire ensuite de tout son coeur en s'ecriant: "Comme tu es drole!"
+Puis elle se jetait dans ses bras et l'embrassait eperdument.
+
+Comme elle avait ete a l'Opera, une nuit d'hiver, elle rentra toute
+frissonnante de froid. Le lendemain elle toussait. Huit jours plus tard
+elle mourait d'une fluxion de poitrine.
+
+Lantin faillit la suivre dans la tombe. Son desespoir fut si terrible
+que ses cheveux devinrent blancs en un mois. Il pleurait du matin au
+soir, l'ame dechiree d'une souffrance intolerable, hante par le
+souvenir, par le sourire, par la voix, par tout le charme de la morte.
+
+Le temps n'apaisa point sa douleur. Souvent pendant les heures du
+bureau, alors que les collegues s'en venaient causer un peu des choses
+du jour, on voyait soudain ses joues se gonfler, son nez se plisser, ses
+yeux s'emplir d'eau; il faisait une grimace affreuse et se mettait a
+sangloter.
+
+Il avait garde intacte la chambre de sa compagne ou il s'enfermait tous
+les jours pour penser a elle; et tous les meubles, ses vetements memes
+demeuraient a leur place, comme ils se trouvaient au dernier jour.
+
+Mais la vie se faisait dure pour lui. Ses appointements qui, entre les
+mains de sa femme, suffisaient a tous les besoins du menage devenaient,
+a present, insuffisants pour lui tout seul. Et il se demandait avec
+stupeur comment elle avait su s'y prendre pour lui faire boire toujours
+des vins excellents et manger des nourritures delicates qu'il ne
+pouvait plus se procurer avec ses modestes ressources.
+
+Il fit quelques dettes et courut apres l'argent a la facon des gens
+reduits aux expedients. Un matin enfin, comme il se trouvait sans un
+sou, une semaine entiere avant la fin du mois, il songea a vendre
+quelque chose; et tout de suite la pensee lui vint de se defaire de la
+"pacotille" de sa femme, car il avait garde au fond du coeur une sorte de
+rancune contre ces "trompe-l'oeil" qui l'irritaient autrefois. Leur vue
+meme, chaque jour, lui gatait un peu le souvenir de sa bien-aimee.
+
+Il chercha longtemps dans le tas de clinquant qu'elle avait laisse, car
+jusqu'aux derniers jours de sa vie elle en avait achete obstinement,
+rapportant presque chaque soir un objet nouveau, et il se decida pour le
+grand collier qu'elle semblait preferer, et qui pouvait bien valoir,
+pensait-il, six ou huit francs, car il etait vraiment d'un travail tres
+soigne pour du faux.
+
+Il le mit en sa poche et s'en alla vers son ministere en suivant les
+boulevards, cherchant une boutique de bijoutier qui lui inspirat
+confiance.
+
+Il en vit une enfin et entra, un peu honteux d'etaler ainsi sa misere et
+de chercher a vendre une chose de si peu de prix.
+
+--Monsieur, dit-il au marchand, je voudrais bien savoir ce que vous
+estimez ce morceau.
+
+L'homme recut l'objet, l'examina, le retourna, le soupesa, prit une
+loupe, appela son commis, lui fit tout bas des remarques, reposa le
+collier sur son comptoir et le regarda de loin pour mieux juger de
+l'effet.
+
+M. Lantin, gene par toutes ces ceremonies, ouvrait la bouche pour
+declarer: "Oh! je sais bien que cela n'a aucune valeur."--quand le
+bijoutier prononca:--Monsieur, cela vaut de douze a quinze mille francs;
+mais je ne pourrais l'acheter que si vous m'en faisiez connaitre
+exactement la provenance.
+
+Le veuf ouvrit des yeux enormes et demeura beant, ne comprenant pas. Il
+balbutia enfin:--Vous dites?... Vous etes sur. L'autre se meprit sur son
+etonnement, et, d'un ton sec:
+
+--Vous pouvez chercher ailleurs si on vous en donne davantage. Pour moi
+cela vaut, au plus, quinze mille. Vous reviendrez me trouver si vous ne
+trouvez pas mieux.
+
+M. Lantin, tout a fait idiot, reprit son collier et s'en alla, obeissant
+a un confus besoin de se trouver seul et de reflechir.
+
+Mais, des qu'il fut dans la rue, un besoin de rire le saisit, et il
+pensa: "L'imbecile! oh! l'imbecile! Si je l'avais pris au mot tout de
+meme! En voila un bijoutier qui ne sait pas distinguer le faux du vrai!"
+
+Et il penetra chez un autre marchand, a l'entree de la rue de la Paix.
+Des qu'il eut apercu le bijou, l'orfevre s'ecria:--Ah! parbleu; je le
+connais bien, ce collier; il vient de chez moi.
+
+M. Lantin, fort trouble, demanda:--Combien vaut-il?
+
+--Monsieur, je l'ai vendu vingt-cinq mille. Je suis pret a le reprendre
+pour dix-huit mille, quand vous m'aurez indique, pour obeir aux
+prescriptions legales, comment vous en etes detenteur. Cette fois M.
+Lantin s'assit perclus d'etonnement. Il reprit:--Mais..., mais,
+examinez-le bien attentivement, Monsieur, j'avais cru jusqu'ici qu'il
+etait en... en faux.
+
+Le joaillier reprit:--Voulez-vous me dire votre nom, Monsieur?
+
+--Parfaitement. Je m'appelle Lantin, je suis employe au Ministere de
+l'Interieur, je demeure 16, rue des Martyrs.
+
+Le marchand ouvrit ses registres, rechercha, et prononca:--Ce collier a
+ete envoye en effet a l'adresse de madame Lantin, 16, rue des Martyrs,
+le 20 juillet 1876.
+
+Et les deux hommes se regarderent dans les yeux, l'employe eperdu de
+surprise, l'orfevre flairant un voleur.
+
+Celui-ci reprit:--Voulez-vous me laisser cet objet pendant vingt-quatre
+heures seulement, je vais vous en donner un recu.
+
+M. Lantin balbutia:--Mais oui, certainement. Et il sortit en pliant le
+papier qu'il mit dans sa poche.
+
+Puis il traversa la rue, la remonta, s'apercut qu'il se trompait de
+route, redescendit aux Tuileries, passa la Seine, reconnut encore son
+erreur, revint aux Champs-Elysees sans une idee nette dans la tete. Il
+s'efforcait de raisonner, de comprendre. Sa femme n'avait pu acheter un
+objet d'une pareille valeur.--Non, certes.--Mais alors, c'etait un
+cadeau! Un cadeau de qui? Pourquoi?
+
+Il s'etait arrete, et il demeurait debout au milieu de l'avenue. Le
+doute horrible l'effleura.--Elle?--Mais alors tous les autres bijoux
+etaient aussi des cadeaux! Il lui sembla que la terre remuait; qu'un
+arbre, devant lui, s'abattait; il etendit les bras et s'ecroula, prive
+de sentiment.
+
+Il reprit connaissance dans la boutique d'un pharmacien ou les passants
+l'avaient porte. Il se fit reconduire chez lui, et s'enferma.
+
+Jusqu'a la nuit il pleura eperdument, mordant un mouchoir pour ne pas
+crier. Puis il se mit au lit accable de fatigue et de chagrin, et il
+dormit d'un pesant sommeil.
+
+Un rayon de soleil le reveilla, et il se leva lentement pour aller a son
+ministere. C'etait dur de travailler apres de pareilles secousses. Il
+reflechit alors qu'il pouvait s'excuser aupres de son chef; et il lui
+ecrivit. Puis il songea qu'il fallait retourner chez le bijoutier; et
+une honte l'empourpra. Il demeura longtemps a reflechir. Il ne pouvait
+pourtant pas laisser le collier chez cet homme, il s'habilla et sortit.
+
+Il faisait beau, le ciel bleu s'etendait sur la ville qui semblait
+sourire. Des flaneurs allaient devant eux, les mains dans leurs poches.
+
+Lantin se dit, en les regardant passer: "Comme on est heureux quand on a
+de la fortune. Avec de l'argent on peut secouer jusqu'aux chagrins, on
+va ou l'on veut, on voyage, on se distrait! Oh! si j'etais riche!"
+
+Il s'apercut qu'il avait faim, n'ayant pas mange depuis l'avant-veille.
+Mais sa poche etait vide, et il se ressouvint du collier. Dix-huit mille
+francs! Dix-huit-mille francs! c'etait une somme, cela!
+
+Il gagna la rue de la Paix et commenca a se promener de long en large
+sur le trottoir, en face de la boutique. Dix-huit mille francs! Vingt
+fois il faillit entrer; mais la honte l'arretait toujours.
+
+Il avait faim pourtant, grand faim, et pas un sou. Il se decida
+brusquement, traversa la rue en courant pour ne pas se laisser le temps
+de reflechir, et il se precipita chez l'orfevre.
+
+Des qu'il l'apercut, le marchand s'empressa, offrit un siege avec une
+politesse souriante. Les commis eux-memes arriverent, qui regardaient de
+cote Lantin, avec des gaietes dans les yeux et sur les levres.
+
+Le bijoutier declara:--Je me suis renseigne, Monsieur, et si vous etes
+toujours dans les memes dispositions, je suis pret a vous payer la somme
+que je vous ai proposee.
+
+L'employe balbutia:--Mais certainement.
+
+L'orfevre tira d'un tiroir dix-huit grands billets, les compta, les
+tendit a Lantin, qui signa un petit recu et mit d'une main fremissante
+l'argent dans sa poche.
+
+Puis, comme il allait sortir, il se tourna vers le marchand qui souriait
+toujours, et, baissant les yeux:--J'ai... j'ai d'autres bijoux... qui me
+viennent... qui me viennent... de la meme succession. Vous
+conviendrait-il de me les acheter aussi?
+
+Le marchand s'inclina:--Mais certainement, monsieur. Un des commis
+sortit pour rire a son aise; un autre se mouchait avec force.
+
+Lantin impassible, rouge et grave, annonca:--Je vais vous les apporter.
+
+Et il prit un fiacre pour aller chercher les joyaux.
+
+Quand il revint chez le marchand, une heure plus tard, il n'avait pas
+encore dejeune. Ils se mirent a examiner les objets, piece a piece,
+evaluant chacun. Presque tous venaient de la maison.
+
+Lantin, maintenant, discutait les estimations, se fachait, exigeait
+qu'on lui montrat les livres de vente, et parlait de plus en plus haut a
+mesure que s'elevait la somme.
+
+Les gros brillants d'oreilles valent vingt mille francs, les bracelets
+trente-cinq mille, les broches, bagues et medaillons seize mille, une
+parure d'emeraudes et de saphirs quatorze mille; un solitaire suspendu a
+une chaine d'or formant collier quarante mille; le tout atteignant le
+chiffre de cent quatre-vingt-seize mille francs.
+
+Le marchand declara avec une bonhomie railleuse:--Cela vient d'une
+personne qui mettait toutes ses economies en bijoux.
+
+Lantin prononca gravement.--C'est une maniere comme une autre de placer
+son argent. Et il s'en alla apres avoir decide avec l'acquereur qu'une
+contre-expertise aurait lieu le lendemain.
+
+Quand il se trouva dans la rue, il regarda la colonne Vendome avec
+l'envie d'y grimper, comme si c'eut ete un mat de cocagne. Il se sentait
+leger a jouer a saute-mouton par dessus la statue de l'Empereur perche
+la haut dans le ciel.
+
+Il alla dejeuner chez Voisin et but du vin a vingt francs la bouteille.
+
+Puis il prit un fiacre et fit un tour au bois. Il regardait les
+equipages avec un certain mepris, oppresse du desir de crier aux
+passants: "Je suis riche aussi, moi. J'ai deux cent mille francs!"
+
+Le souvenir de son ministere lui revint. Il s'y fit conduire, entra
+deliberement chez son chef et annonca:--Je viens, Monsieur, vous donner
+ma demission. J'ai fait un heritage de trois cent mille francs. Il alla
+serrer la main de ses anciens collegues et leur confia ses projets
+d'existence nouvelle; puis il dina au Cafe anglais.
+
+Se trouvant a cote d'un monsieur qui lui parut distingue, il ne put
+resister a la demangeaison de lui confier, avec une certaine
+coquetterie, qu'il venait d'heriter de quatre cent mille francs.
+
+Pour la premiere fois de sa vie il ne s'ennuya pas au theatre, et il
+passa sa nuit avec des filles.
+
+Six mois plus tard il se remariait. Sa seconde femme etait tres honnete,
+mais d'un caractere difficile. Elle le fit beaucoup souffrir.
+
+
+ * * * * *
+
+
+
+
+APPARITION
+
+[Illustration de ROCHEGROSSE]
+
+
+On parlait de sequestration a propos d'un proces recent. C'etait a la
+fin d'une soiree intime, rue de Grenelle, dans un ancien hotel, et
+chacun avait son histoire, une histoire qu'il affirmait vraie.
+
+Alors le vieux marquis de la Tour-Samuel, age de quatre-vingt-deux ans,
+se leva et vint s'appuyer a la cheminee. Il dit de sa voix un peu
+tremblante:
+
+"--Moi aussi, je sais une chose etrange, tellement etrange, qu'elle a
+ete l'obsession de ma vie. Voici maintenant cinquante-six ans que cette
+aventure m'est arrivee, et il ne se passe pas un mois sans que je la
+revoie en reve. Il m'est demeure de ce jour-la une marque, une empreinte
+de peur, me comprenez-vous? Oui, j'ai subi l'horrible epouvante, pendant
+dix minutes, d'une telle facon que depuis cette heure une sorte de
+terreur constante m'est restee dans l'ame. Les bruits inattendus me
+font tressaillir jusqu'au coeur; les objets que je distingue mal dans
+l'ombre du soir me donnent une envie folle de me sauver. J'ai peur la
+nuit, enfin.
+
+"Oh! je n'aurais pas avoue cela avant d'etre arrive a l'age ou je suis.
+Maintenant je peux tout dire. Il est permis de n'etre pas brave devant
+les dangers imaginaires, quand on a quatre-vingt-deux ans. Devant les
+dangers veritables, je n'ai jamais recule, mesdames.
+
+"Cette histoire m'a tellement bouleverse l'esprit, a jete en moi un
+trouble si profond, si mysterieux, si epouvantable, que je ne l'ai meme
+jamais racontee. Je l'ai gardee dans le fond intime de moi, dans ce fond
+ou l'on cache les secrets penibles, les secrets honteux, toutes les
+inavouables faiblesses que nous avons dans notre existence.
+
+"Je vais vous dire l'aventure telle quelle, sans chercher a l'expliquer.
+Il est bien certain qu'elle est explicable, a moins que je n'aie eu mon
+heure de folie. Mais non, je n'ai pas ete fou, et je vous en donnerai la
+preuve. Imaginez ce que vous voudrez. Voici les faits tout simples.
+
+"C'etait en 1827, au mois de juillet. Je me trouvais a Rouen en
+garnison.
+
+"Un jour, comme je me promenais sur le quai, je rencontrai un homme que
+je crus reconnaitre sans me rappeler au juste qui c'etait. Je fis, par
+instinct, un mouvement pour m'arreter. L'etranger apercut ce geste, me
+regarda et tomba dans mes bras.
+
+"C'etait un ami de jeunesse que j'avais beaucoup aime. Depuis cinq ans
+que je ne l'avais vu, il semblait vieilli d'un demi-siecle. Ses cheveux
+etaient tout blancs; et il marchait courbe, comme epuise. Il comprit ma
+surprise et me conta sa vie. Un malheur terrible l'avait brise.
+
+"Devenu follement amoureux d'une jeune fille, il l'avait epousee dans
+une sorte d'extase de bonheur. Apres un an d'une felicite surhumaine et
+d'une passion inapaisee, elle etait morte subitement d'une maladie de
+coeur, tuee par l'amour lui-meme, sans doute.
+
+"Il avait quitte son chateau le jour meme de l'enterrement, et il etait
+venu habiter son hotel de Rouen. Il vivait la, solitaire et desespere,
+ronge par la douleur, si miserable qu'il ne pensait qu'au suicide.
+
+"--Puisque je te retrouve ainsi, me dit-il, je te demanderai de me
+rendre un grand service, c'est d'aller chercher chez moi dans le
+secretaire de ma chambre, de notre chambre, quelques papiers dont j'ai
+un urgent besoin. Je ne puis charger de ce soin un subalterne ou un
+homme d'affaires, car il me faut une impenetrable discretion et un
+silence absolu. Quant a moi, pour rien au monde je ne rentrerai dans
+cette maison.
+
+"Je te donnerai la clef de cette chambre que j'ai fermee moi-meme en
+partant, et la clef de mon secretaire. Tu remettras en outre un mot de
+moi a mon jardinier qui t'ouvrira le chateau.
+
+"Mais viens dejeuner avec moi demain, et nous causerons de cela.
+
+"Je lui promis de lui rendre ce leger service. Ce n'etait d'ailleurs
+qu'une promenade pour moi, son domaine se trouvant situe a cinq lieues
+de Rouen environ. J'en avais pour une heure a cheval.
+
+"A dix heures, le lendemain, j'etais chez lui. Nous dejeunames en
+tete-a-tete; mais il ne prononca pas vingt paroles. Il me pria de
+l'excuser; la pensee de la visite que j'allais faire dans cette chambre,
+ou gisait son bonheur, le bouleversait, me disait-il. Il me parut en
+effet singulierement agite, preoccupe, comme si un mysterieux combat se
+fut livre dans son ame.
+
+"Enfin il m'expliqua exactement ce que je devais faire. C'etait bien
+simple. Il me fallait prendre deux paquets de lettres et une liasse de
+papiers enfermes dans le premier tiroir de droite du meuble dont j'avais
+la clef. Il ajouta:
+
+"--Je n'ai pas besoin de te prier de n'y point jeter les yeux.
+
+"Je fus presque blesse de cette parole, et je le lui dis un peu
+vivement. Il balbutia:
+
+"--Pardonne-moi, je souffre trop.
+
+"Et il se mit a pleurer.
+
+"Je le quittai vers une heure pour accomplir ma mission.
+
+"Il faisait un temps radieux, et j'allais au grand trot a travers les
+prairies, ecoutant des chants d'alouettes et le bruit rythme de mon
+sabre sur ma botte.
+
+"Puis j'entrai dans la foret et je mis au pas mon cheval. Des branches
+d'arbres me caressaient le visage; et parfois j'attrapais une feuille
+avec mes dents et je la machais avidement, dans une de ces joies de
+vivre qui vous emplissent, on ne sait pourquoi, d'un bonheur tumultueux
+et comme insaisissable, d'une sorte d'ivresse de force.
+
+"En approchant du chateau, je cherchai dans ma poche la lettre que
+j'avais pour le jardinier, et je m'apercus avec etonnement qu'elle etait
+cachetee. Je fus tellement surpris et irrite que je faillis revenir sans
+m'acquitter de ma commission. Puis je songeai que j'allais montrer la
+une susceptibilite de mauvais gout. Mon ami avait pu d'ailleurs fermer
+ce mot sans y prendre garde, dans le trouble ou il etait.
+
+"Le manoir semblait abandonne depuis vingt ans. La barriere, ouverte et
+pourrie, tenait debout on ne sait comment. L'herbe emplissait les
+allees; on ne distinguait plus les plates-bandes du gazon.
+
+"Au bruit que je fis en tapant a coups de pied dans un volet, un vieil
+homme sortit d'une porte de cote et parut stupefait de me voir. Je
+sautai a terre et je lui remis ma lettre. Il la lut, la relut, la
+retourna, me considera en dessous, mit le papier dans sa poche et
+prononca:
+
+"--Eh bien! qu'est-ce que vous desirez?
+
+"Je repondis brusquement.
+
+"--Vous devez le savoir, puisque vous avez recu la-dedans les ordres de
+votre maitre; je veux entrer dans ce chateau.
+
+"Il semblait atterre. Il declara:
+
+"--Alors, vous allez dans... dans sa chambre?
+
+"Je commencais a m'impatienter.
+
+"--Parbleu! Mais est-ce que vous auriez l'intention de m'interroger, par
+hasard?
+
+"Il balbutia:
+
+"--Non... monsieur... mais c'est que... c'est qu'elle n'a pas ete
+ouverte depuis... depuis la... la mort. Si vous voulez m'attendre cinq
+minutes, je vais aller... aller voir si...
+
+"Je l'interrompis avec colere:
+
+"--Ah! ca, voyons, vous fichez-vous de moi? Vous n'y pouvez pas entrer,
+puisque voici la clef.
+
+"Il ne savait plus que dire.
+
+"--Alors, monsieur, je vais vous montrer la route.
+
+"--Montrez-moi l'escalier et laissez-moi seul. Je la trouverai bien sans
+vous.
+
+"--Mais..., monsieur..., cependant...
+
+"Cette fois, je m'emportai tout a fait.
+
+"--Maintenant, taisez-vous, n'est-ce pas? ou vous aurez affaire a moi.
+
+"Je l'ecartai violemment et je penetrai dans la maison.
+
+"Je traversai d'abord la cuisine, puis deux petites pieces que cet homme
+habitait avec sa femme. Je franchis ensuite un grand vestibule, je
+montai l'escalier et je reconnus la porte indiquee par mon ami.
+
+"Je l'ouvris sans peine et j'entrai.
+
+"L'appartement etait tellement sombre que je n'y distinguai rien
+d'abord. Je m'arretai, saisi par cette odeur moisie et fade des pieces
+inhabitees et condamnees, des chambres mortes. Puis, peu a peu, mes yeux
+s'habituerent a l'obscurite, et je vis assez nettement une grande piece
+en desordre, avec un lit sans draps, mais gardant ses matelas et ses
+oreillers, dont l'un portait l'empreinte profonde d'un coude ou d'une
+tete comme si on venait de se poser dessus.
+
+"Les sieges semblaient en deroute. Je remarquai qu'une porte, celle
+d'une armoire sans doute, etait demeuree entr'ouverte.
+
+"J'allai d'abord a la fenetre pour donner du jour et je l'ouvris; mais
+les ferrures du contrevent etaient tellement rouillees que je ne pus les
+faire ceder.
+
+"J'essayai meme de les casser avec mon sabre, sans y parvenir. Comme je
+m'irritais de ces efforts inutiles, et comme mes yeux s'etaient enfin
+parfaitement accoutumes a l'ombre, je renoncai a l'espoir d'y voir plus
+clair et j'allai au secretaire.
+
+"Je m'assis dans un fauteuil, j'abattis la tablette, j'ouvris le tiroir
+indique. Il etait plein jusqu'aux bords. Il ne me fallait que trois
+paquets, que je savais comment reconnaitre, et je me mis a les chercher.
+
+"Je m'ecarquillais les yeux a dechiffrer les suscriptions, quand je crus
+entendre ou plutot sentir un frolement derriere moi. Je n'y pris point
+garde, pensant qu'un courant d'air avait fait remuer quelque etoffe.
+Mais, au bout d'une minute, un autre mouvement, presque indistinct, me
+fit passer sur la peau un singulier petit frisson desagreable. C'etait
+tellement bete d'etre emu, meme a peine, que je ne voulus pas me
+retourner, par pudeur pour moi-meme. Je venais alors de decouvrir la
+seconde des liasses qu'il me fallait; et je trouvais justement la
+troisieme, quand un grand et penible soupir, pousse contre mon epaule,
+me fit faire un bon de fou a deux metres de la. Dans mon elan je m'etais
+retourne, la main sur la poignee de mon sabre, et certes, si je ne
+l'avais pas senti a mon cote, mon sabre, je me serais enfui comme un
+lache.
+
+"Une grande femme vetue de blanc me regardait, debout derriere le
+fauteuil ou j'etais assis une seconde plus tot.
+
+"Une telle secousse me courut dans les membres que je faillis m'abattre
+a la renverse! Oh! personne ne peut comprendre, a moins de les avoir
+ressenties, ces epouvantables et stupides terreurs. L'ame se fond; on ne
+sent plus son coeur; le corps entier devient mou comme une eponge; on
+dirait que tout l'interieur de nous s'ecroule.
+
+"Je ne crois pas aux fantomes; eh bien! j'ai defailli sous la hideuse
+peur des morts; et j'ai souffert, oh! souffert en quelques instants plus
+qu'en tout le reste de ma vie, dans l'angoisse irresistible des
+epouvantes surnaturelles.
+
+"Si elle n'avait pas parle, je serais mort peut-etre! Mais elle parla;
+elle parla d'une voix douce et douloureuse qui faisait vibrer les nerfs.
+Je n'oserais pas dire que je redevins maitre de moi et que je retrouvai
+ma raison. Non. J'etais eperdu a ne plus savoir ce que je faisais; mais
+cette espece de fierte intime que j'ai en moi, un peu d'orgueil de
+metier aussi, me faisaient garder, presque malgre moi, une contenance
+honorable. Je posais pour moi, et pour elle sans doute, pour elle,
+quelle qu'elle fut, femme ou spectre. Je me suis rendu compte de tout
+cela plus tard, car je vous assure que, dans l'instant de l'apparition,
+je ne songeais a rien. J'avais peur.
+
+"Elle dit:
+
+"--Oh! monsieur, vous pouvez me rendre un grand service!
+
+"Je voulus repondre, mais il me fut impossible de prononcer un mot. Un
+bruit vague sortit de ma gorge.
+
+"Elle reprit:
+
+"--Voulez-vous? Vous pouvez me sauver, me guerir. Je souffre
+affreusement. Je souffre toujours. Je souffre, oh! je souffre!
+
+"Et elle s'assit doucement dans mon fauteuil. Elle me regardait:
+
+"--Voulez-vous?
+
+"Je fis: "Oui!" de la tete, ayant encore la voix paralysee.
+
+"Alors elle me tendit un peigne de femme en ecaille et elle murmura:
+
+"--Peignez-moi, oh! peignez-moi; cela me guerira; il faut qu'on me
+peigne. Regardez ma tete... Comme je souffre; et mes cheveux, comme ils
+me font mal!
+
+"Ses cheveux denoues, tres longs, tres noirs, me semblait-il, pendaient
+par dessus le dossier du fauteuil et touchaient la terre.
+
+"Pourquoi ai-je fait ceci? Pourquoi ai-je recu en frissonnant ce peigne,
+et pourquoi ai-je pris dans mes mains ses longs cheveux qui me donnerent
+a la peau une sensation de froid atroce comme si j'eusse manie des
+serpents? Je n'en sais rien.
+
+"Cette sensation m'est restee dans les doigts et je tressaille en y
+songeant.
+
+"Je la peignai. Je maniai je ne sais comment cette chevelure de glace.
+Je la tordis, je la renouai et la denouai; je la tressai comme on tresse
+la criniere d'un cheval. Elle soupirait, penchait la tete, semblait
+heureuse.
+
+"Soudain elle me dit: "Merci!" m'arracha le peigne des mains et s'enfuit
+par la porte que j'avais remarquee entr'ouverte.
+
+"Reste seul, j'eus, pendant quelques secondes, ce trouble effare des
+reveils apres les cauchemars. Puis je repris enfin mes sens; je courus a
+la fenetre et je brisai les contrevents d'une poussee furieuse.
+
+"Un flot de jour entra. Je m'elancai sur la porte par ou cet etre etait
+parti. Je la trouvai fermee et inebranlable.
+
+"Alors une fievre de fuite m'envahit, une panique, la vraie panique des
+batailles. Je saisis brusquement les trois paquets de lettres sur le
+secretaire ouvert; je traversai l'appartement en courant, je sautai les
+marches de l'escalier quatre par quatre, je me trouvai dehors je ne sais
+par ou, et, apercevant mon cheval a dix pas de moi, je l'enfourchai d'un
+bond et partis au galop.
+
+"Je ne m'arretai qu'a Rouen, et devant mon logis. Ayant jete la bride a
+mon ordonnance, je me sauvai dans ma chambre ou je m'enfermai pour
+reflechir.
+
+Alors, pendant une heure, je me demandai anxieusement si je n'avais pas
+ete le jouet d'une hallucination. Certes, j'avais eu un de ces
+incomprehensibles ebranlements nerveux, un de ces affolements du cerveau
+qui enfantent les miracles, a qui le Surnaturel doit sa puissance.
+
+"Et j'allais croire a une vision, a une erreur de mes sens, quand je
+m'approchai de ma fenetre. Mes yeux, par hasard, descendirent sur ma
+poitrine. Mon dolman etait plein de cheveux, de longs cheveux de femme
+qui s'etaient enroules aux boutons!
+
+"Je les saisis un a un, et je les jetai dehors avec des tremblements
+dans les doigts.
+
+"Puis j'appelai mon ordonnance. Je me sentais trop emu, trop trouble,
+pour aller le jour meme chez mon ami. Et puis je voulais murement
+reflechir a ce que je devais lui dire.
+
+"Je lui fis porter ses lettres, dont il remit un recu au soldat. Il
+s'informa beaucoup de moi. On lui dit que j'etais souffrant, que j'avais
+recu un coup de soleil, je ne sais quoi. Il parut inquiet.
+
+"Je me rendis chez lui le lendemain, des l'aube, resolu a lui dire la
+verite. Il etait sorti de la veille au soir et pas rentre.
+
+"Je revins dans la journee, on ne l'avait pas revu. J'attendis une
+semaine. Il ne reparut pas. Alors je previns la justice. On le fit
+rechercher partout, sans decouvrir une trace de son passage ou de sa
+retraite.
+
+"Une visite minutieuse fut faite du chateau abandonne. On n'y decouvrit
+rien de suspect.
+
+"Aucun indice ne revela qu'une femme y eut ete cachee.
+
+"L'enquete n'aboutissant a rien, les recherches furent interrompues.
+
+"Et, depuis cinquante-six ans, je n'ai rien appris. Je ne sais rien de
+plus."
+
+
+ * * * * *
+
+ * * * * *
+
+
+TABLE
+
+
+Clair de Lune
+
+Un Coup d'Etat
+
+Le Loup
+
+L'Enfant
+
+Conte de Noel
+
+La Reine Hortense
+
+Le Pardon
+
+La Legende du Mont Saint-Michel
+
+Une Veuve
+
+Mademoiselle Cocotte
+
+Les Bijoux
+
+Apparition
+
+
+ * * * * *
+
+
+BIBLIOTHEQUE
+
+NATIONALE
+
+[Illustration]
+
+CHATEAU de SABLE
+
+1984
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Claire de Lune, by Guy de Maupassant
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CLAIRE DE LUNE ***
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+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
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+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
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+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
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+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
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+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
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+Literary Archive Foundation
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+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
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+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
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+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
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+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
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+Each eBook is in a subdirectory of the same number as the eBook's
+eBook number, often in several formats including plain vanilla ASCII,
+compressed (zipped), HTML and others.
+
+Corrected EDITIONS of our eBooks replace the old file and take over
+the old filename and etext number. The replaced older file is renamed.
+VERSIONS based on separate sources are treated as new eBooks receiving
+new filenames and etext numbers.
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ https://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
+
+EBooks posted prior to November 2003, with eBook numbers BELOW #10000,
+are filed in directories based on their release date. If you want to
+download any of these eBooks directly, rather than using the regular
+search system you may utilize the following addresses and just
+download by the etext year.
+
+ https://www.gutenberg.org/etext06
+
+ (Or /etext 05, 04, 03, 02, 01, 00, 99,
+ 98, 97, 96, 95, 94, 93, 92, 92, 91 or 90)
+
+EBooks posted since November 2003, with etext numbers OVER #10000, are
+filed in a different way. The year of a release date is no longer part
+of the directory path. The path is based on the etext number (which is
+identical to the filename). The path to the file is made up of single
+digits corresponding to all but the last digit in the filename. For
+example an eBook of filename 10234 would be found at:
+
+ https://www.gutenberg.org/1/0/2/3/10234
+
+or filename 24689 would be found at:
+ https://www.gutenberg.org/2/4/6/8/24689
+
+An alternative method of locating eBooks:
+ https://www.gutenberg.org/GUTINDEX.ALL
+
+
diff --git a/old/11199.zip b/old/11199.zip
new file mode 100644
index 0000000..92891a2
--- /dev/null
+++ b/old/11199.zip
Binary files differ