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diff --git a/.gitattributes b/.gitattributes new file mode 100644 index 0000000..6833f05 --- /dev/null +++ b/.gitattributes @@ -0,0 +1,3 @@ +* text=auto +*.txt text +*.md text diff --git a/11199-0.txt b/11199-0.txt new file mode 100644 index 0000000..2c1ed75 --- /dev/null +++ b/11199-0.txt @@ -0,0 +1,3494 @@ +*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 11199 *** + +CLAIR DE LUNE + +PAR + +GUY DE MAUPASSANT + + + * * * * * + +PARIS + +1884 + + * * * * * + + +ILLUSTRATIONS DE + +ARCOS--GAMBARD--GRASSET--JEANNIOT--LE NATUR--ADRIEN MARIE +MERWART--MYRBACH--RENOUARD--ROCHEGROSSE--ROY--TIRADO + + + + + +CLAIR DE LUNE + +[Illustration de GAMBARD] + + +Il portait bien son nom de bataille, l'abbé Marignan. C'était un grand +prêtre maigre, fanatique, d'âme toujours exaltée, mais droite. Toutes +ses croyances étaient fixes, sans jamais d'oscillations. Il s'imaginait +sincèrement connaître son Dieu, pénétrer ses desseins, ses volontés, ses +intentions. + +Quand il se promenait à grands pas dans l'allée de son petit presbytère +de campagne, quelquefois une interrogation se dressait dans son esprit: +«Pourquoi Dieu a-t-il fait cela?» Et il cherchait obstinément, prenant +en sa pensée la place de Dieu, et il trouvait presque toujours. Ce +n'est pas lui qui eût murmuré dans un élan de pieuse humilité: +«Seigneur, vos desseins sont impénétrables!» ICI se disait: «Je suis le +serviteur de Dieu, je dois connaître ses raisons d'agir, et les deviner +si je ne les connais pas.» + +Tout lui paraissait créé dans la nature avec une logique absolue et +admirable. Les «Pourquoi» et les «Parce que» se balançaient toujours. +Les aurores étaient faites pour rendre joyeux les réveils, les jours +pour mûrir les moissons, les pluies pour les arroser, les soirs pour +préparer au sommeil et les nuits sombres pour dormir. + +Les quatre saisons correspondaient parfaitement à tous les besoins de +l'agriculture; et jamais le soupçon n'aurait pu venir au prêtre que la +nature n'a point d'intentions et que tout ce qui vit s'est plié, au +contraire, aux dures nécessités des époques, des climats et de la +matière. + +Mais il haïssait la femme, il la haïssait inconsciemment, et la +méprisait par instinct. Il répétait souvent la parole du Christ: «Femme, +qu'y a-t-il de commun entre vous et moi?» et il ajoutait: «On disait que +Dieu lui-même se sentait mécontent de cette oeuvre-là .» La femme était +bien pour lui l'enfant douze fois impure dont parle le poète. Elle était +le tentateur qui avait entraîné le premier homme et qui continuait +toujours son oeuvre de damnation, l'être faible, dangereux, +mystérieusement troublant. Et plus encore que leur corps de perdition, +il haïssait leur âme aimante. + +Souvent il avait senti leur tendresse attachée à lui et, bien qu'il se +sût inattaquable, il s'exaspérait de ce besoin d'aimer qui frémissait +toujours en elles. + +Dieu, à son avis, n'avait créé la femme que pour tenter l'homme et +l'éprouver. Il ne fallait approcher d'elle qu'avec des précautions +défensives, et les craintes qu'on a des pièges. Elle était, en effet, +toute pareille à un piège avec ses bras tendus et ses lèvres ouvertes +vers l'homme. + +Il n'avait d'indulgence que pour les religieuses que leur voeu rendait +inoffensives; mais il les traitait durement quand même, parce qu'il la +sentait toujours vivante au fond de leur coeur enchaîné, de leur coeur +humilié, cette éternelle tendresse qui venait encore à lui, bien qu'il +fût un prêtre. + +Il la sentait dans leurs regards plus mouillés de piété que les regards +des moines, dans leurs extases où leur sexe se mêlait, dans leurs élans +d'amour vers le Christ, qui l'indignaient parce que c'était de l'amour +de femme, de l'amour charnel; il la sentait, cette tendresse maudite, +dans leur docilité même, dans la douceur de leur voix en lui parlant, +dans leurs yeux baissés, et dans leurs larmes résignées quand il les +reprenait avec rudesse. + +Et il secouait sa soutane en sortant des portes du couvent, et il s'en +allait en allongeant les jambes comme s'il avait fui devant un danger. + +Il avait une nièce qui vivait avec sa mère dans une petite maison +voisine. Il s'acharnait à en faire une soeur de charité. + +Elle était jolie, écervelée et moqueuse. Quand l'abbé sermonnait, elle +riait; et quand il se fâchait contre elle, elle l'embrassait avec +véhémence, le serrant contre son coeur, tandis qu'il cherchait +involontairement à se dégager de cette étreinte qui lui faisait goûter +cependant une joie douce, éveillant au fond de lui cette sensation de +paternité qui sommeille en tout homme. + +Souvent il lui parlait de Dieu, de son Dieu, en marchant à côté d'elle +par les chemins des champs. Elle ne l'écoutait guère et regardait le +ciel, les herbes, les fleurs, avec un bonheur de vivre qui se voyait +dans ses yeux. Quelquefois elle s'élançait pour attraper une bête +volante, et s'écriait en la rapportant: «Regarde, mon oncle, comme elle +est jolie; j'ai envie de l'embrasser.» Et ce besoin «d'embrasser des +mouches» ou des grains de lilas inquiétait, irritait, soulevait le +prêtre, qui retrouvait encore là cette indéracinable tendresse qui germe +toujours au coeur des femmes. + +Puis, voilà qu'un jour l'épouse du sacristain, qui faisait le ménage de +l'abbé Marignan, lui apprit avec précaution que sa nièce avait un +amoureux. + +Il en ressentit une émotion effroyable, et il demeura suffoqué, avec du +savon plein la figure, car il était en train de se raser. + +Quand il se retrouva en état de réfléchir et de parler, il s'écria: «Ce +n'est pas vrai, vous mentez, Mélanie!» + +Mais la paysanne posa la main sur son coeur: «Que notre Seigneur me juge +si je mens, monsieur le curé. J'vous dis qu'elle y va tous les soirs +sitôt qu' votre soeur est couchée. Ils se r'trouvent le long de la +rivière. Vous n'avez qu'à y aller voir entre dix heures et minuit.» + +Il cessa de se gratter le menton, et il se mit à marcher violemment, +comme il faisait toujours en ses heures de grave méditation. Quand il +voulut recommencer à se barbifier, il se coupa trois fois depuis le nez +jusqu'à l'oreille. + +Tout le jour, il demeura muet, gonflé d'indignation et de colère. A sa +fureur de prêtre, devant l'invincible amour, s'ajoutait une exaspération +de père moral, de tuteur, de chargé d'âme, trompé, volé, joué par une +enfant; cette suffocation égoïste des parents à qui leur fille annonce +qu'elle a fait, sans eux et malgré eux, choix d'un époux. + +Après son dîner, il essaya de lire un peu, mais il ne put y parvenir; et +il s'exaspérait de plus en plus. Quand dix heures sonnèrent, il prit sa +canne, un formidable bâton de chêne dont il se servait toujours en ses +courses nocturnes, quand il allait voir quelque malade. Et il regarda en +souriant l'énorme gourdin qu'il faisait tourner, dans sa poigne solide +de campagnard, en des moulinets menaçants. Puis, soudain, il le leva et, +grinçant des dents, l'abattit sur une chaise dont le dossier fendu tomba +sur le plancher. + +Et il ouvrit sa porte pour sortir; mais il s'arrêta sur le seuil, +surpris par une splendeur de clair de lune telle qu'on n'en voyait +presque jamais. + +Et comme il était doué d'un esprit exalté, un de ces esprits que +devaient avoir les Pères de l'Église, ces poètes rêveurs, il se sentit +soudain distrait, ému par la grandiose et sereine beauté de la nuit +pâle. + +Dans son petit, jardin, tout baigné de douce lumière, ses arbres +fruitiers, rangés en ligne, dessinaient en ombre sur l'allée leurs +grêles membres de bois à peine vêtus de verdure; tandis que le +chèvrefeuille géant, grimpé sur le mur de sa maison, exhalait des +souffles délicieux et comme sucrés, faisait flotter dans le soir tiède +et clair une espèce d'âme parfumée. + +Il se mit à respirer longuement, buvant de l'air comme les ivrognes +boivent du vin, et il allait à pas lents, ravi, émerveille, oubliant +presque sa nièce. + +Dès qu'il fut dans la campagne, il s'arrêta pour contempler toute la +plaine inondée de cette lueur caressante, noyée dans ce charme tendre et +languissant des nuits sereines. Les crapauds à tout instant jetaient par +l'espace leur note courte et métallique, et des rossignols lointains +mêlaient leur musique égrenée qui fait rêver sans faire penser, leur +musique légère et vibrante, faite pour les baisers, à la séduction du +clair de lune. + +L'abbé se remit à marcher, le coeur défaillant, sans qu'il sût pourquoi. +Il se sentait comme affaibli, épuisé tout à coup; il avait une envie de +s'asseoir, de rester là , de contempler, d'admirer Dieu dans son oeuvre. + +Là -bas, suivant les ondulations de la petite rivière, une grande ligne +de peupliers serpentait. Une buée fine, une vapeur blanche que les +rayons de lune traversaient, argentaient, rendaient luisante, restait +suspendue autour et au-dessus des berges, enveloppait tout le cours +tortueux de l'eau d'une sorte de ouate légère et transparente. + +Le prêtre encore une fois s'arrêta, pénétré jusqu'au fond de l'âme par +un attendrissement grandissant, irrésistible. + +Et un doute, une inquiétude vague l'envahissait; il sentait naître en +lui une de ces interrogations qu'il se posait parfois. Pourquoi Dieu +avait-il fait cela? Puisque la nuit est destinée au sommeil, à +l'inconscience, au repos, à l'oubli de tout, pourquoi la rendre plus +charmante que le jour, plus douce que les aurores et que les soirs, et +pourquoi cet astre lent et séduisant, plus poétique que le soleil et qui +semble destiné, tant il est discret, à éclairer des choses trop +délicates et mystérieuses pour la grande lumière, s'en venait-il faire +si transparentes les ténèbres? + +Pourquoi le plus habile des oiseaux chanteurs ne se reposait-il pas +comme les autres et se mettait-il à vocaliser dans l'ombre troublante? + +Pourquoi ce demi-voile jeté sur le monde? Pourquoi ces frissons de +coeur, cette émotion de l'âme, cet alanguissement de la chair? + +Pourquoi ce déploiement de séductions que les hommes ne voyaient point, +puisqu'ils étaient couchés en leurs lits? A qui étaient destinés ce +spectacle sublime, cette abondance de poésie jetée du ciel sur la terre? + +Et l'abbé ne comprenait point. + +Mais voilà que là -bas, sur le bord de la prairie, sous la voûte des +arbres trempés de brume luisante, deux ombres apparurent qui marchaient +côte à côte. + +L'homme était plus grand et tenait par le cou son amie, et, de temps en +temps, l'embrassait sur le front. Ils animèrent tout à coup ce paysage +immobile qui les enveloppait comme un cadre divin fait pour eux. Ils +semblaient, tous deux, un seul être, l'être à qui était destinée cette +nuit calme et silencieuse; et ils s'en venaient vers le prêtre comme une +réponse vivante, la réponse que son Maître jetait à son interrogation. + +Il restait debout, le coeur battant, bouleversé, et il croyait voir +quelque chose de biblique, comme les amours de Ruth et de Booz, +l'accomplissement d'une volonté du Seigneur dans un de ces grands décors +dont parlent les livres saints. En sa tête se mirent à bourdonner les +versets du Cantique des Cantiques, les cris d'ardeur, les appels des +corps, toute la chaude poésie de ce poème brûlant de tendresse. + +Et il se dit: «Dieu peut-être a fait ces nuits-là pour voiler d'idéal +les amours des hommes.» + +Et il reculait devant le couple embrassé qui marchait toujours. C'était +sa nièce pourtant; mais il se demandait maintenant s'il n'allait pas +désobéir à Dieu. Et Dieu ne permet-il point l'amour, puisqu'il l'entoure +visiblement d'une splendeur pareille? + +Et il s'enfuit, éperdu, presque honteux, comme s'il eût pénétré dans un +temple où il n'avait pas le droit d'entrer. + + + * * * * * + + + + +UN COUP D'ÉTAT + +[Illustration de JEANNIOT] + + +Paris venait d'apprendre le désastre de Sedan. La République était +proclamée. La France entière haletait au début de cette démence qui dura +jusqu'après la Commune. On jouait au soldat d'un bout à l'autre du +pays. + +Des bonnetiers étaient colonels faisant fonctions de généraux; des +revolvers et des poignards s'étalaient autour de gros ventres pacifiques +enveloppés de ceintures rouges; des petits bourgeois devenus guerriers +d'occasion commandaient des bataillons de volontaires braillards et +juraient comme des charretiers pour se donner de la prestance. + +Le seul fait de tenir des armes, de manier des fusils à systèmes +affolait ces gens qui n'avaient jusqu'ici manié que des balances, et les +rendait, sans aucune raison, redoutables au premier venu. On exécutait +des innocents pour prouver qu'on savait tuer; on fusillait, en rôdant +par les campagnes vierges encore de Prussiens, les chiens errants, les +vaches ruminant en paix, les chevaux malades pâturant dans les +herbages. + +Chacun se croyait appelé à jouer un grand rôle militaire. Les cafés des +moindres villages, pleins de commerçants en uniforme, ressemblaient à +des casernes ou à des ambulances. + +Le bourg de Canneville ignorait encore les affolantes nouvelles de +l'armée et de la capitale; mais une extrême agitation le remuait depuis +un mois, les partis adverses se trouvant face à face. + +Le maire, M. le vicomte de Varnetot, petit homme maigre, vieux déjà , +légitimiste rallié à l'Empire depuis peu, par ambition, avait vu surgir +un adversaire déterminé dans le docteur Massarel, gros homme sanguin, +chef du parti républicain dans l'arrondissement, vénérable de la loge +maçonnique du chef-lieu, président de la Société d'agriculture et du +banquet des pompiers, et organisateur de la milice rurale qui devait +sauver la contrée. + +En quinze jours, il avait trouvé le moyen de décider à la défense du +pays soixante-trois volontaires mariés et pères de famille, paysans +prudents et marchands du bourg, et il les exerçait, chaque matin, sur la +place de la mairie. + +Quand le maire, par hasard, venait au bâtiment communal, le commandant +Massarel, bardé de pistolets, passant fièrement, le sabre en main, +devant le front de sa troupe, faisait hurler à son monde: «Vive la +patrie!» Et ce cri, on l'avait remarqué, agitait le petit vicomte, qui +voyait là sans doute une menace, un défi, en même temps qu'un souvenir +odieux de la grande Révolution. + +Le 5 septembre au matin, le docteur en uniforme, son revolver sur sa +table, donnait une consultation à un couple de vieux campagnards, dont +l'un, le mari, atteint de varices depuis sept ans, avait attendu que sa +femme en eût aussi pour venir trouver le médecin, quand le facteur +apporta le journal. + +M. Massarel l'ouvrit, pâlit, se dressa brusquement, et, levant les deux +bras au ciel dans un geste d'exaltation, il se mit à vociférer de toute +sa voix, devant les deux ruraux affolés: + +--Vive la République! vive la République! vive la République! + +Puis il retomba sur son fauteuil, défaillant d'émotion. + +Et comme le paysan reprenait: «Ça a commencé par des fourmis qui me +couraient censément le long des jambes,» le docteur Massarel s'écria: + +--Fichez-moi la paix; j'ai bien le temps de m'occuper de vos bêtises. La +République est proclamée, l'Empereur est prisonnier, la France est +sauvée. Vive la République!» + +Et, courant à la porte, il beugla: Céleste, vite, Céleste! + +La bonne épouvantée accourut; il bredouillait tant il parlait +rapidement. + +--Mes bottes, mon sabre, ma cartouchière et le poignard espagnol qui est +sur ma table de nuit, dépêche-toi! + +Comme le paysan obstiné, profitant d'un instant de silence, continuait: + +--Ça a devenu comme des poches qui me faisaient mal en marchant. + +Le médecin exaspéré hurla: + +--Fichez-moi donc la paix, nom d'un chien, si vous vous étiez lavé les +pieds, ça ne serait pas arrivé. + +Puis, le saisissant au collet, il lui jeta dans la figure: + +--Tu ne sens donc pas que nous sommes en république, triple brute? + +Mais le sentiment professionnel le calma tout aussitôt, et il poussa +dehors le ménage abasourdi, en répétant: + +--Revenez demain, revenez demain, mes amis. Je n'ai pas le temps +aujourd'hui. + +Tout en s'équipant des pieds à la tête, il donna de nouveau une série +d'ordres urgents à sa bonne: + +--Cours chez le lieutenant Picart et chez le sous-lieutenant Pommel, et +dis-leur que je les attends ici immédiatement. Envoie-moi aussi +Torchebeuf avec son tambour, vite, vite. + +Et quand Céleste fut sortie, il se recueillit, se préparant à surmonter +les difficultés de la situation. + +Les trois hommes arrivèrent ensemble, en vêtements de travail. Le +commandant, qui s'attendait à les voir en tenue, eut un sursaut. + +--Vous ne savez donc rien, sacre bleu? L'empereur est prisonnier, la +République est proclamée. Il faut agir. Ma position est délicate, je +dirai plus, périlleuse. + +Il réfléchit quelques secondes devant les visages ahuris de ses +subordonnés, puis reprit: + +--Il faut agir et ne pas hésiter; les minutes valent des heures dans des +instants pareils. Tout dépend de la promptitude des décisions. Vous, +Picart, allez trouver le curé et sommez-le de sonner le tocsin pour +réunir la population que je vais prévenir. Vous, Torchebeuf, battez le +rappel dans toute la commune jusqu'aux hameaux de la Gerisaie et de +Salmare pour rassembler la milice en armes sur la place. Vous, Pommel, +revêtez promptement votre uniforme, rien que la tunique et le képi. Nous +allons occuper ensemble la mairie et sommer M. de Varnetot de me +remettre ses pouvoirs. C'est compris? + +--Oui. + +--Exécutez, et promptement. Je vous accompagne jusque chez vous, Pommel, +puisque nous opérons ensemble. + +Cinq minutes plus tard, le commandant et son subalterne, armés jusqu'aux +dents, apparaissaient sur la place juste au moment où le petit vicomte +de Varnetot, les jambes guêtrées comme pour une partie de chasse, son +Lefaucheux sur l'épaule, débouchait à pas rapides par l'autre rue, suivi +de ses trois gardes en tunique verte, le couteau sur la cuisse et le +fusil en bandoulière. + +Pendant que le docteur s'arrêtait, stupéfait, les quatre hommes +pénétrèrent dans la mairie dont la porte se referma derrière eux. + +--Nous sommes devancés, murmura le médecin, il faut maintenant attendre +du renfort. Bien à faire pour le quart d'heure. + +Le lieutenant Picart reparut: + +--Le curé a refusé d'obéir, dit-il; il s'est même enfermé dans l'église +avec le bedeau et le suisse. + +Et, de l'autre côté de la place, en face de la mairie blanche et close, +l'église, muette et noire, montrait sa grande porte de chêne garnie de +ferrures de fer. + +Alors, comme les habitants intrigués mettaient le nez aux fenêtres ou +sortaient sur le seuil des maisons, le tambour soudain roula, et +Torchebeuf apparut, battant avec fureur les trois coups précipités du +rappel. Il traversa la place au pas gymnastique, puis disparut dans le +chemin des champs. + +Le commandant tira son sabre, s'avança seul, à moitié distance environ +entre les deux bâtiments où s'était barricadé l'ennemi et, agitant son +arme au-dessus de sa tête, il mugit de toute la force de ses poumons: + +«Vive la République! Mort aux traîtres!» + +Puis, il se replia vers ses officiers. + +Le boucher, le boulanger et le pharmacien, inquiets, accrochèrent leurs +volets et fermèrent leurs boutiques. Seul l'épicier demeura ouvert. + +Cependant les hommes de la milice arrivaient peu à peu, vêtus +diversement et tous coiffés d'un képi noir à galon rouge, le képi +constituant tout l'uniforme du corps. Ils étaient armés de leurs vieux +fusils rouilles, ces vieux fusils pendus depuis trente ans sur les +cheminées des cuisines, et ils ressemblaient assez à un détachement de +gardes champêtres. + +Lorsqu'il en eut une trentaine autour de lui, le commandant, en quelques +mots, les mit au fait des événements; puis, se tournant vers son +état-major: «Maintenant, agissons,» dit-il. + +Les habitants se rassemblaient, examinaient et devisaient. + +Le docteur eut vite arrêté son plan de campagne: + +--Lieutenant Picart, vous allez vous avancer sous les fenêtres de cette +mairie et sommer M. de Varnetot, au nom de la République, de me remettre +la maison de ville. + +Mais le lieutenant, un maître-maçon, refusa: + +--Vous êtes encore un malin, vous. Pour me faire flanquer un coup de +fusil, merci. Ils tirent bien ceux qui sont là -dedans, vous savez. +Faites vos commissions vous-même. + +Le commandant devint rouge. + +--Je vous ordonne d'y aller au nom de la discipline. + +Le lieutenant se révolta: + +--Plus souvent que je me ferai casser la figure sans savoir pourquoi. + +Les notables, rassemblés en un groupe voisin, se mirent à rire. Un d'eux +cria: + +--T'as raison, Picart, c'est pas l'moment! + +Le docteur, alors, murmura: + +--Lâches! + +Et, déposant son sabre et son revolver aux mains d'un soldat, il +s'avança d'un pas lent, l'oeil fixé sur les fenêtres, s'attendant à en +voir sortir un canon de fusil braqué sur lui. + +Comme il n'était qu'à quelques pas du bâtiment, les portes des deux +extrémités donnant entrée dans les deux écoles s'ouvrirent, et un flot +de petits êtres, garçons par ci, filles par là , s'en échappèrent et se +mirent à jouer sur la grande place vide, piaillant, comme un troupeau +d'oies, autour du docteur, qui ne pouvait se faire entendre. + +Aussitôt les derniers élèves sortis, les deux portes s'étaient +refermées. + +Le gros des marmots enfin se dispersa, et le commandant appela d'une +voix forte: + +--Monsieur de Varnetot? + +Une fenêtre du premier étage s'ouvrit. M. de Varnetot parut. Le +commandant reprit: + +--Monsieur, vous savez les grands événements qui viennent de changer la +face du gouvernement. Celui que vous représentiez n'est plus. Celui que +je représente monte au pouvoir. En ces circonstances douloureuses, mais +décisives, je viens vous demander, au nom de la nouvelle République, de +remettre en mes mains les fonctions dont vous avez été investi par le +précédent pouvoir. + +M. de Varnetot répondit: + +--Monsieur le docteur, je suis maire de Canneville, nommé par l'autorité +compétente, et je resterai maire de Canneville tant que je n'aurai pas +été révoqué et remplacé par un arrêté de mes supérieurs. Maire, je suis +chez moi dans la mairie, et j'y reste. Au surplus, essayez de m'en faire +sortir. + +Et il referma la fenêtre. + +Le commandant retourna vers sa troupe. Mais, avant de s'expliquer, +toisant du haut en bas le lieutenant Picart. + +--Vous êtes un crâne, vous, un fameux lapin, la honte de l'armée. Je +vous casse de votre grade. + +Le lieutenant répondit: + +--Je m'en fiche un peu. + +Et il alla se mêler au groupe murmurant des habitants. + +Alors le docteur hésita. Que faire? Donner l'assaut? Mais ses hommes +marcheraient-ils? Et puis, en avait-il le droit? + +Une idée l'illumina. Il courut au télégraphe dont le bureau faisait face +à la mairie, de l'autre côté de la place. Et il expédia trois dépêches: + +A MM. les membres du gouvernement républicain, à Paris; + +A M. le nouveau préfet républicain de la Seine-Inférieure, à Rouen; + +A M. le nouveau sous-préfet républicain de Dieppe. + +Il exposait la situation, disait le danger couru par la commune demeurée +aux mains de l'ancien maire monarchiste, offrait ses services dévoués, +demandait des ordres et signait en faisant suivre son nom de tous ses +titres. + +Puis il revint vers son corps d'armée et, tirant dix francs de sa poche: +«Tenez, mes amis, allez manger et boire un coup; laissez seulement ici +un détachement de dix hommes pour que personne ne sorte de la mairie.» + +Mais l'ex-lieutenant Picart, qui causait avec l'horloger, entendit; il +se mit à ricaner et prononça: «Pardi, s'ils sortent, ce sera une +occasion d'entrer. Sans ça, je ne vous vois pas encore là -dedans, moi!» + +Le docteur ne répondit pas, et il alla déjeuner. + +Dans l'après-midi, il disposa des postes tout autour de la commune, +comme si elle était menacée d'une surprise. + +Il passa plusieurs fois devant les portes de la maison de ville et de +l'église sans rien remarquer de suspect; on aurait cru vides ces deux +bâtiments. + +Le boucher, le boulanger et le pharmacien rouvrirent leurs boutiques. + +On jasait beaucoup dans les logis. Si l'Empereur était prisonnier, il y +avait quelque traîtrise là -dessous. On ne savait pas au juste laquelle +des républiques était revenue. + +La nuit tomba. + +Vers neuf heures, le docteur s'approcha seul, sans bruit, de l'entrée du +bâtiment communal, persuadé que son adversaire était parti se coucher; +et, comme il se disposait à enfoncer la porte à coups de pioche, une +voix forte, celle d'un garde, demanda tout à coup: + +--Qui va là ? + +Et M. Massarel battit en retraite à toutes jambes. + +Le jour se leva sans que rien fût changé dans la situation. + +La milice en armes occupait la place. Tous les habitants s'étaient +réunis autour de cette troupe, attendant une solution. Ceux des villages +voisins arrivaient pour voir. + +Alors le docteur, comprenant qu'il jouait sa réputation, résolut d'en +finir d'une manière ou d'une autre; et il allait prendre une résolution +quelconque, énergique assurément, quand la porte du télégraphe s'ouvrit +et la petite servante de la directrice parut, tenant à la main deux +papiers. + +Elle se dirigea d'abord vers le commandant et lui remit une des +dépêches; puis, traversant le milieu désert de la place, intimidée par +tous les yeux fixés sur elle, baissant la tête et trottant menu, elle +alla frapper doucement à la maison barricadée, comme si elle eût ignoré +qu'un parti armé s'y cachait. + +L'huis s'entrebâilla; une main d'homme reçut le message, et la fillette +revint, toute rouge, prête à pleurer, d'être dévisagée ainsi par le pays +entier. + +Le docteur commanda d'une voix vibrante: + +--Un peu de silence, s'il vous plaît. + +Et comme le populaire s'était tu, il reprit fièrement: + +--Voici la communication que je reçois du gouvernement. Et, élevant sa +dépêche, il lut: + +«Ancien maire révoqué. Veuillez aviser au plus pressé. Recevrez +instructions ultérieures. + +Pour le sous-préfet, + +SAPIN, conseiller.» + +Il triomphait; son coeur battait de joie; ses mains tremblaient, mais +Picart, son ancien subalterne, lui cria d'un groupe voisin: + +--C'est bon, tout ça, mais si les autres ne sortent pas, ça vous fait +une belle jambe, votre papier. + +Et M. Massarel pâlit. Si les autres ne sortaient pas, en effet, il +fallait aller de l'avant maintenant. C'était non seulement son droit, +mais aussi son devoir. + +Et il regardait anxieusement la mairie espérant qu'il allait voir la +porte s'ouvrir et son adversaire se replier. + +La porte restait fermée. Que faire? la foule augmentait, se serrait +autour de la milice. On riait. + +Une réflexion surtout torturait le médecin. S'il donnait l'assaut, il +faudrait marcher à la tête de ses hommes; et comme, lui mort, toute +contestation cesserait, c'était sur lui, sur lui seul que tireraient M. +de Varnetot et ses trois gardes. Et ils tiraient bien, très bien; Picart +venait encore de le lui répéter. Mais une idée l'illumina et, se +tournant vers Pommel: + +--Allez vite prier le pharmacien de me prêter une serviette et un bâton. + +Le lieutenant se précipita. + +Il allait faire un drapeau parlementaire, un drapeau blanc dont la vue +réjouirait peut-être le coeur légitimiste de l'ancien maire. + +Pommel revint avec le linge demandé et un manche à balai. Au moyen de +ficelles, on organisa cet étendard que M. Massarel saisit à deux mains; +et il s'avança de nouveau vers la mairie en le tenant devant lui. +Lorsqu'il fut en face de la porte, il appela encore «Monsieur de +Varnetot». La porte s'ouvrit soudain, et M. de Varnetot apparut sur le +seuil avec ses trois gardes. + +Le docteur recula par un mouvement instinctif; puis, il salua +courtoisement son ennemi et prononça, étranglé par l'émotion: «Je viens, +Monsieur, vous communiquer les instructions que j'ai reçues.» + +Le gentilhomme, sans lui rendre son salut, répondit: «Je me retire, +Monsieur, mais sachez bien que ce n'est ni par crainte, ni par +obéissance à l'odieux gouvernement qui usurpe le pouvoir.» Et, appuyant +sur chaque mot, il déclara: «Je ne veux pas avoir l'air de servir un +seul jour la République. Voilà tout.» + +Massarel, interdit, ne répondit rien; et M. de Varnetot, se mettant en +marche d'un pas rapide, disparut au coin de la place, suivi toujours de +son escorte. + +Alors le docteur, éperdu d'orgueil, revint vers la foule. Dès qu'il fut +assez près pour se l'aire entendre, il cria: «Hurrah! hurrah! La +République triomphe sur toute la ligne.» + +Aucune émotion ne se manifesta. + +Le médecin reprit: «Le peuple est libre, vous êtes libres, indépendants. +Soyez fiers!» + +Les villageois inertes le regardaient sans qu'aucune gloire illuminât +leurs yeux. + +A son tour, il les contempla, indigné de leur indifférence, cherchant ce +qu'il pourrait dire, ce qu'il pourrait faire pour frapper un grand coup, +électriser ce pays placide, remplir sa mission d'initiateur. + +Mais une inspiration l'envahit et, se tournant vers Pommel: +«Lieutenant, allez chercher le buste de l'ex-empereur qui est dans la +salle des délibérations du conseil municipal, et apportez-le avec une +chaise.» + +Et bientôt l'homme reparut portant sur l'épaule droite le Bonaparte de +plâtre, et tenant de la main gauche une chaise de paille. + +M. Massarel vint au-devant de lui, prit la chaise, la posa par terre, +plaça dessus le buste blanc, puis se reculant de quelques pas, +l'interpella d'une voix sonore: + +«Tyran, tyran, te voici tombé, tombé dans la boue, tombé dans la fange. +La patrie expirante râlait sous ta botte. Le Destin vengeur t'a frappe. +La défaite et la honte se sont attachées à toi; tu tombes vaincu, +prisonnier du Prussien; et, sur les ruines de ton empire croulant, la +jeune et radieuse République se dresse, ramassant ton épée brisée...» + +Il attendait des applaudissements. Aucun cri, aucun battement de main +n'éclata. Les paysans effarés se taisaient; et le buste aux moustaches +pointues qui dépassaient les joues de chaque côté, le buste immobile et +bien peigné comme une enseigne de coiffeur, semblait regarder M. +Massarel avec son sourire de plâtre, un sourire ineffaçable et moqueur. + +Ils demeuraient ainsi face à face, Napoléon sur sa chaise, le médecin +debout, à trois pas de lui. Une colère saisit le commandant. Mais que +faire? que faire pour émouvoir ce peuple et gagner définitivement cette +victoire de l'opinion? + +Sa main, par hasard, se posa sur son ventre, et il rencontra, sous sa +ceinture rouge, la crosse de son revolver. + +Aucune inspiration, aucune parole ne lui venaient plus. Alors il tira +son arme, fit deux pas et, à bout portant, foudroya l'ancien monarque. + +La balle creusa dans le front un petit, trou noir, pareil à une tache, +presque rien. L'effet était manqué. M. Massarel tira un second coup, qui +fit un second trou, puis un troisième, puis, sans s'arrêter, il lâcha +les trois derniers. Le front de Napoléon volait en poussière blanche, +mais les yeux, le nez et les fines pointes des moustaches restaient +intacts. + +Alors exaspéré, le docteur renversa la chaise d'un coup de poing et, +appuyant un pied sur le reste du buste, dans une posture de +triomphateur, il se tourna vers le public abasourdi en vociférant: +«Périssent ainsi tous les traîtres.» + +Mais comme aucun enthousiasme ne se manifestait encore, comme les +spectateurs semblaient stupides d'étonnement, le commandant cria aux +hommes de la milice: «Vous pouvez maintenant regagner vos foyers.» Et il +se dirigea lui-même à grands pas vers sa maison, comme s'il eût fui. + +Sa bonne, dès qu'il parut, lui dit que des malades l'attendaient depuis +plus de trois heures dans son cabinet. Il y courut. C'étaient les deux +paysans aux varices, revenus dès l'aube, obstinés et patients. + +Et le vieux aussitôt reprit son explication: «Ça a commencé par des +fourmis qui me couraient censément le long des jambes...» + + + * * * * * + + + + +LE LOUP + +[Illustration de MERWART] + + +Voici ce que nous raconta le vieux marquis d'Arville à la fin du dîner +de Saint-Hubert, chez le baron des Ravels. + +On avait forcé un cerf dans le jour. Le marquis était le seul des +convives qui n'eût point pris part à cette poursuite, car il ne chassait +jamais. + +Pendant toute la durée du grand repas, on n'avait guère parlé que de +massacres d'animaux. Les femmes elles-mêmes s'intéressaient aux récits +sanguinaires et souvent invraisemblables, et les orateurs mimaient les +attaques et les combats d'hommes contre les bêtes, levaient les bras, +contaient d'une voix tonnante. + +M. d'Arville parlait bien, avec une certaine poésie un peu ronflante, +mais pleine d'effet. Il avait dû répéter souvent cette histoire, car il +la disait couramment, n'hésitant pas sur les mots choisis avec habileté +pour faire image. + +--Messieurs, je n'ai jamais chassé, mon père non plus, mon grand-père non +plus et, non plus, mon arrière-grand-père. Ce dernier était fils d'un +homme qui chassa plus que vous tous. Il mourut en 1764. Je vous dirai +comment. + +Il se nommait Jean, était marié, père de cet enfant qui fut mon +trisaïeul, et il habitait avec son frère cadet, François d'Arville, +notre château de Lorraine, en pleine forêt. + +François d'Arville était resté garçon par amour de la chasse. + +Ils chassaient tous deux d'un bout à l'autre de l'année, sans repos, +sans arrêt, sans lassitude. Ils n'aimaient que cela, ne comprenaient pas +autre chose, ne parlaient que de cela, ne vivaient que pour cela. + +Ils avaient au coeur cette passion terrible, inexorable. Elle les +brûlait, les ayant envahis tout entiers, ne laissant de place pour rien +autre. + +Ils avaient défendu qu'on les dérangeât jamais en chasse, pour aucune +raison. Mon trisaïeul naquit pendant que son père suivait un renard, et +Jean d'Arville n'interrompit point sa course, mais il jura: «Nom d'un +nom, ce gredin-là aurait bien pu attendre après l'hallali!» + +Son frère François se montrait encore plus emporté que lui. Dès son +lever, il allait voir les chiens, puis les chevaux, puis il tirait des +oiseaux autour du château jusqu'au moment de partir pour forcer quelque +grosse bête. + +On les appelait dans le pays M. le Marquis et M. le Cadet, les nobles +d'alors ne faisant point, comme la noblesse d'occasion de notre temps, +qui veut établir dans les titres une hiérarchie descendante; car le fils +d'un marquis n'est pas plus comte, ni le fils d'un vicomte baron, que le +fils d'un général n'est colonel de naissance. Mais la vanité mesquine du +jour trouve profit à cet arrangement. + +Je reviens à mes ancêtres. + +Ils étaient, paraît-il, démesurément grands, osseux, poilus, violents et +vigoureux. Le jeune, plus haut encore que l'aîné, avait une voix +tellement forte que, suivant une légende dont il était fier, toutes les +feuilles de la forêt s'agitaient quand il criait. + +Et lorsqu'ils se mettaient en selle tous deux pour partir en chasse, ce +devait être un spectacle superbe de voir ces deux géants enfourcher +leurs grands chevaux. + +Or, vers le milieu de l'hiver de cette année 1764, les froids furent +excessifs et les loups devinrent féroces. + +Ils attaquaient même les paysans attardés, rôdaient la nuit autour des +maisons, hurlaient du coucher du soleil à son lever et dépeuplaient les +étables. + +Et bientôt une rumeur circula. On parlait d'un loup colossal, au pelage +gris, presque blanc, qui avait mangé deux enfants, dévoré le bras d'une +femme, étranglé tous les chiens de garde du pays et qui pénétrait sans +peur dans les enclos pour venir flairer sous les portes. Tous les +habitants affirmaient avoir senti son souffle qui faisait vaciller la +flamme des lumières. Et bientôt une panique courut par toute la +province. Personne n'osait plus sortir dès que tombait le soir. Les +ténèbres semblaient hantées par l'image de cette bête. + +Les frères d'Arville résolurent de la trouver et de la tuer, et ils +convièrent à de grandes chasses tous les gentilshommes du pays. + +Ce fut en vain. On avait beau battre les forêts, fouiller les buissons, +on ne la rencontrait jamais. On tuait des loups, mais pas celui-là . Et, +chaque nuit qui suivait la battue, l'animal, comme pour se venger, +attaquait quelque voyageur ou dévorait quelque bétail, toujours loin du +lieu où on l'avait cherché. + +Une nuit enfin, il pénétra dans l'étable aux porcs du château d'Arville +et mangea les deux plus beaux élèves. + +Les deux frères furent enflammés de colère, considérant cette attaque +comme une bravade du monstre, une injure directe, un défi. Ils prirent +tous leurs forts limiers habitués à poursuivre les bêtes redoutables, et +ils se mirent en chasse, le coeur soulevé de fureur. + +Depuis l'aurore jusqu'à l'heure où le soleil empourpré descendit +derrière les grands arbres nus, ils battirent les fourrés sans rien +trouver. + +Tous deux enfin, furieux et désolés, revenaient au pas de leurs chevaux +par une allée bordée de broussailles, et s'étonnaient de leur science +déjouée par ce loup, saisis soudain d'une sorte de crainte mystérieuse. + +L'aîné disait: + +--Cette bête-là n'est point ordinaire. On dirait qu'elle pense comme un +homme. + +Le cadet répondit: + +--On devrait peut-être faire bénir une balle par notre cousin l'évêque, +ou prier quelque prêtre de prononcer les paroles qu'il faut. + +Puis ils se turent. + +Jean reprit: + +--Regarde le soleil s'il est rouge. Le grand loup va faire quelque +malheur cette nuit. + +Il n'avait point fini de parler que son cheval se cabra; celui de +François se mit à ruer. Un large buisson couvert de feuilles mortes +s'ouvrit devant eux, et une bête colossale, toute grise, surgit, qui +détala à travers le bois. + +Tous deux poussèrent une sorte de grognement de joie, et, se courbant +sur l'encolure de leurs pesants chevaux, ils les jetèrent en avant d'une +poussée de tout leur corps, les lançant d'une telle allure, les +excitant, les entraînant, les affolant de la voix, du geste et de +l'éperon, que les forts cavaliers semblaient porter les lourdes bêtes +entre leurs cuisses et les enlever comme s'ils s'envolaient. + +Ils allaient ainsi, ventre à terre, crevant les fourrés, coupant les +ravins, grimpant les côtes, dévalant dans les gorges, et sonnant du cor +à pleins poumons pour attirer leurs gens et leurs chiens. + +Et voilà que soudain, dans cette course éperdue, mon aïeul heurta du +front une branche énorme qui lui fendit le crâne; et il tomba raide mort +sur le sol, tandis que son cheval affolé s'emportait, disparaissait dans +l'ombre enveloppant les bois. + +Le cadet d'Arville s'arrêta net, sauta par terre, saisit dans ses bras +son frère, et il vit que la cervelle coulait de la plaie avec le sang. + +Alors il s'assit auprès du corps, posa sur ses genoux la tête défigurée +et rouge et il attendit en contemplant cette face immobile de l'aîné. +Peu à peu une peur l'envahissait, une peur singulière qu'il n'avait +jamais sentie encore, la peur de l'ombre, la peur de la solitude, la +peur du bois désert et la peur aussi du loup fantastique qui venait de +tuer son frère pour se venger d'eux. + +Les ténèbres s'épaississaient, le froid aigu faisait craquer les +arbres. François se leva, frissonnant, incapable de rester là plus +longtemps, se sentant presque défaillir. On n'entendait plus rien, ni la +voix des chiens ni le son des cors, tout était muet par l'invisible +horizon; et ce silence morne du soir glacé avait quelque chose +d'effrayant et d'étrange. + +Il saisit dans ses mains de colosse le grand corps de Jean, le dressa et +le coucha en travers sur sa selle pour le reporter au château; puis il +se remit en marche doucement, l'esprit troublé comme s'il était gris, +poursuivi par des images horribles et surprenantes. + +Et, brusquement, dans le sentier qu'envahissait la nuit, une grande +forme passa. C'était la bête. Une secousse d'épouvante agita le +chasseur; quelque chose de froid, comme une goutte d'eau, lui glissa le +long des reins, et il fît, ainsi qu'un moine hanté du diable, un grand +signe de croix, éperdu à ce retour brusque de l'effrayant rôdeur. Mais +ses yeux retombèrent sur le corps inerte couché devant lui, et soudain, +passant brusquement de la crainte à la colère, il frémit d'une rage +désordonnée. + +Alors il piqua son cheval et s'élança derrière le loup. + +Il le suivait par les taillis, les ravines et les futaies, traversant +des bois qu'il ne reconnaissait plus, l'oeil fixé sur la tache blanche +qui fuyait dans la nuit descendue sur la terre. + +Son cheval aussi semblait animé d'une force et d'une ardeur inconnues. +Il galopait le cou tendu, droit devant lui, heurtant aux arbres, aux +rochers, la tête et les pieds du mort jetés en travers sur la selle. Les +ronces arrachaient les cheveux; le front, battant les troncs énormes, +les éclaboussait de sang; les éperons déchiraient des lambeaux d'écorce. + +Et, soudain, l'animal et le cavalier sortirent de la forêt et se ruèrent +dans un vallon, comme la lune rouge apparaissait au-dessus des monts. Ce +vallon était pierreux, fermé par des roches énormes, sans issue +possible; et le loup acculé se retourna. + +François alors poussa un hurlement de joie que les échos répétèrent +comme un roulement de tonnerre, et il sauta de cheval, son coutelas à la +main. + +La bête hérissée, le dos rond, l'attendait; ses yeux luisaient comme +deux étoiles. Mais, avant de livrer bataille, le fort chasseur, +empoignant son frère, l'assit sur une roche, et, soutenant avec des +pierres sa tête qui n'était plus qu'une tache de sang, il lui cria dans +les oreilles, comme s'il eût parlé à un sourd: «Regarde, Jean, regarde +ça!» + +Puis il se jeta sur le monstre. Il se sentait fort à culbuter une +montagne, à broyer des pierres dans ses mains. La bête le voulut mordre, +cherchant à lui fouiller le ventre; mais il l'avait saisie par le cou, +sans même se servir de son arme, et il l'étranglait doucement, écoutant +s'arrêter les souffles de sa gorge et les battements de son coeur. Et il +riait, jouissant éperdument, serrant de plus en plus sa formidable +étreinte, criant, dans un délire de joie: «Regarde, Jean, regarde!» +Toute résistance cessa; le corps du loup devint flasque. Il était mort. + +Alors François, le prenant à pleins bras, l'emporta, et le vint jeter +aux pieds de l'aîné en répétant d'une voix attendrie: «Tiens, tiens, +tiens, mon petit Jean, le voilà !» + +Puis il replaça sur sa selle les deux cadavres l'un sur l'autre; et il +se remit en route. + +Il rentra au château, riant et pleurant, comme Gargantua à la naissance +de Pantagruel, poussant des cris de triomphe et trépignant d'allégresse +en racontant la mort de l'animal, et gémissant et s'arrachant la barbe +en disant celle de son frère. + +Et souvent, plus tard, quand il reparlait de ce jour, il prononçait, les +larmes aux yeux: «Si seulement ce pauvre Jean avait pu me voir étrangler +l'autre, il serait mort content, j'en suis sûr!» + +La veuve de mon aïeul inspira à son fils orphelin l'horreur de la +chasse, qui s'est transmise de père en fils jusqu'à moi. + +Le marquis d'Arville se tut. Quelqu'un demanda: + +--Cette histoire est une légende, n'est-ce pas? + +Et le conteur répondit: + +--Je vous jure qu'elle est vraie d'un bout à l'autre. + +Alors une femme déclara d'une petite voix douce: + +--C'est égal, c'est beau d'avoir des passions pareilles. + + + * * * * * + + + + +L'ENFANT + +[Illustration de LE NATUR] + + +Après avoir longtemps juré qu'il ne se marierait jamais, Jacques +Bourdillère avait soudain changé d'avis. + +Cela était arrivé brusquement, un été, aux bains de mer. + +Un matin, comme il était étendu sur le sable, tout occupé à regarder les +femmes sortir de l'eau, un petit pied l'avait frappé par sa gentillesse +et sa mignardise. Ayant levé les yeux plus haut, toute la personne le +séduisit. De toute cette personne, il ne voyait d'ailleurs que les +chevilles et la tête émergeant d'un peignoir de flanelle blanche, clos +avec soin. On le disait sensuel et viveur. C'est donc par la seule grâce +de la forme qu'il fut capté d'abord: puis il fut retenu par le charme +d'un doux esprit de jeune fille, simple et bon, frais comme les joues et +les lèvres. + +Présenté à la famille, il plut et il devint bientôt fou d'amour. Quand +il apercevait Berthe Lannis de loin, sur la longue plage de sable jaune, +il frémissait jusqu'aux cheveux. Près d'elle, il devenait muet, +incapable de rien dire et même de penser, avec une espèce de +bouillonnement dans le coeur, de bourdonnement dans l'oreille, +d'effarement dans l'esprit. Était-ce donc de l'amour, cela? + +Il ne le savait pas, n'y comprenait rien, mais demeurait, en tout cas, +bien décidé à faire sa femme de cette enfant. + +Les parents hésitèrent longtemps, retenus par la mauvaise réputation du +jeune homme. Il avait une maîtresse, disait-on, une _vieille maîtresse,_ +une ancienne et forte liaison, une de ces chaînes qu'on croit rompues et +qui tiennent toujours. + +Outre cela, il aimait, pendant des périodes plus ou moins longues, +toutes les femmes qui passaient à portée de ses lèvres. Alors il se +rangea, sans consentir même à revoir une seule fois celle avec qui il +avait vécu longtemps. Un ami régla la pension de cette femme, assura son +existence. Jacques paya, mais ne voulut pas entendre parler d'elle, +prétendant désormais ignorer jusqu'à son nom. Elle écrivit des lettres +sans qu'il les ouvrît. Chaque semaine, il reconnaissait l'écriture +maladroite de l'abandonnée; et, chaque semaine, une colère plus grande +lui venait contre elle, et il déchirait brusquement l'enveloppe et le +papier, sans ouvrir, sans lire une ligne, une seule ligne, sachant +d'avance les reproches et les plaintes contenues là -dedans. + +Comme on ne croyait guère à sa persévérance, on fit durer l'épreuve +tout l'hiver, et c'est seulement au printemps que sa demande fut agréée. + +Le mariage eut lieu à Paris dans les premiers jours de mai. + +Il était décidé qu'ils ne feraient point le classique voyage de noces. +Après un petit bal, une sauterie de jeunes cousines qui ne se +prolongerait point au delà de onze heures, pour ne pas éterniser les +fatigues de cette journée de cérémonies, les jeunes époux devaient +passer leur première nuit commune dans la maison familiale, puis partir +seuls, le lendemain matin, pour la plage chère à leurs coeurs, où ils +s'étaient connus et aimés. + +La nuit était venue, on dansait dans le grand salon. Ils s'étaient +retirés tous les deux dans un petit boudoir japonais, tendu de soies +éclatantes, à peine éclairé, ce soir-là , par les rayons alanguis d'une +grosse lanterne de couleur, pendue au plafond comme un oeuf énorme. La +fenêtre entr'ouverte laissait entrer parfois des souffles frais du +dehors, des caresses d'air qui passaient sur les visages, car la soirée +était tiède et calme, pleine d'odeurs de printemps. + +Ils ne disaient rien; ils se tenaient les mains en se les pressant +parfois de toute leur force. Elle demeurait, les yeux vagues, un peu +éperdue par ce grand changement dans sa vie, mais souriante, remuée, +prête à pleurer, souvent prête aussi à défaillir de joie, croyant le +monde entier changé par ce qui lui arrivait, inquiète sans savoir de +quoi, et sentant tout son corps, toute son âme envahis d'une +indéfinissable et délicieuse lassitude. + +Lui la regardait obstinément, souriant d'un sourire fixe. Il voulait +parler, ne trouvait rien et restait là , mettant toute son ardeur en des +pressions de mains. De temps en temps, il murmurait: «Berthe!» et chaque +fois elle levait les yeux sur lui d'un mouvement doux et tendre; ils se +contemplaient une seconde, puis son regard à elle, pénétré et fasciné +par son regard à lui, retombait. + +Ils ne découvraient aucune pensée à échanger. On les laissait seuls; +mais parfois, un couple de danseurs jetait sur eux, en passant, un coup +d'oeil furtif, comme s'il eût été témoin discret et confident d'un +mystère. + +Une porte de côté s'ouvrit, un domestique entra, tenant sur un plateau +une lettre pressée qu'un commissionnaire venait l'apporter. Jacques prit +en tremblant ce papier, saisi d'une peur vague et soudaine, la peur +mystérieuse des brusques malheurs. + +Il regarda longtemps l'enveloppe dont il ne connaissait point +l'écriture, n'osant pas l'ouvrir, désirant follement ne pas lire, ne pas +savoir, mettre en sa poche cela, et se dire: «A demain. Demain, je serai +loin, peu m'importe!» Mais, sur un coin, deux grands mots soulignés: +TRÈS URGENT, le retenaient et l'épouvantaient. Il demanda: «Vous +permettez, mon amie?» déchira la feuille collée et lut. Il lut le +papier, pâlissant affreusement, le parcourut d'un coup et, lentement, +sembla l'épeler. + +Quand il releva la tête, toute sa face était bouleversée. Il balbutia: +«Ma chère petite, c'est... c'est mon meilleur ami à qui il arrive un +grand, un très grand malheur. Il a besoin de moi tout de suite... tout +de suite... pour une affaire de vie ou de mort. Me permettez-vous de +m'absenter vingt minutes? je reviens aussitôt.» + +Elle bégaya, tremblante, effarée: «Allez, mon ami!» n'étant pas encore +assez sa femme pour oser l'interroger, pour exiger savoir. Et il +disparut. Elle resta seule, écoutant danser dans le salon voisin. + +Il avait pris un chapeau, le premier trouvé, un pardessus quelconque, et +il descendit en courant l'escalier. Au moment de sauter dans la rue, il +s'arrêta encore sous le bec de gaz du vestibule et relut la lettre. + +Voici ce qu'elle disait: + +«Monsieur, + +«Une fille Ravet, votre ancienne maîtresse, paraît-il, vient d'accoucher +d'un enfant qu'elle prétend être à vous. La mère va mourir et implore +votre visite. Je prends la liberté de vous écrire et de vous demander si +vous pouvez accorder ce dernier entretien à cette femme, qui semble être +très malheureuse et digne de pitié. + +«Votre serviteur, + +«Dr BONNARD.» + +Quand il pénétra dans la chambre de la mourante, elle agonisait déjà . +Il ne la reconnut pas d'abord. Le médecin et deux gardes la soignaient, +et partout à terre traînaient des seaux pleins de glace et des linges +pleins de sang. + +L'eau répandue inondait le parquet; deux bougies brûlaient sur un +meuble; derrière le lit, dans un petit berceau d'osier, l'enfant criait, +et, à chacun de ses vagissements, la mère, torturée, essayait un +mouvement, grelottante sous les compresses gelées. + +Elle saignait; elle saignait, blessée à mort, tuée par cette naissance. +Toute sa vie coulait; et, malgré la glace, malgré les soins, +l'invincible hémorragie continuait, précipitait son heure dernière. + +Elle reconnut Jacques et voulut lever les bras: elle ne put pas, tant +ils étaient faibles, mais sur ses joues livides des larmes commencèrent +à glisser. + +Il s'abattit à genoux près du lit, saisit une main pendante et la baisa +frénétiquement: puis, peu à peu, il s'approcha tout près, tout près du +maigre visage qui tressaillait à son contact. Une des gardes, debout, +une bougie à la main, les éclairait, et le médecin, s'étant reculé, +regardait du fond de la chambre. + +Alors d'une voix déjà lointaine, en haletant, elle dit: «Je vais mourir, +mon chéri; promets-moi de rester jusqu'à la fin. Oh! ne me quitte pas +maintenant, ne me quitte pas au dernier moment!» + +Il la baisait au front, dans ses cheveux, en sanglotant. Il murmura: +«Sois tranquille, je vais rester.» + +Elle fut quelques minutes avant de pouvoir parler encore, tant elle +était oppressée et défaillante. Elle reprit: «C'est à toi, le petit. Je +te le jure devant Dieu, je te le jure sur mon âme, je te le jure au +moment de mourir. Je n'ai pas aimé d'autre homme que toi... Promets-moi +de ne pas l'abandonner.» Il essayait de prendre encore dans ses bras ce +misérable corps déchiré, vidé de sang. Il balbutia, affolé de remords et +de chagrin: «Je te le jure, je l'élèverai et je l'aimerai. Il ne me +quittera pas.» Alors elle tenta d'embrasser Jacques. Impuissante à lever +sa tête épuisée, elle tendait ses lèvres blanches dans un appel de +baiser. Il approcha sa bouche pour cueillir cette lamentable et +suppliante caresse. + +Un peu calmée, elle murmura tout bas: «Apporte-le, que je voie si tu +l'aimes.» + +Et il alla chercher l'enfant. + +Il le posa doucement sur le lit, entre eux, et le petit être cessa de +pleurer. Elle murmura: «Ne bouge plus !» Et il ne remua plus. Il resta +là , tenant en sa main brûlante cette main que secouaient des frissons +d'agonie, comme il avait tenu, tout à l'heure, une autre main que +crispaient des frissons d'amour. De temps en temps, il regardait +l'heure, d'un coup d'oeil furtif, guettant l'aiguille qui passait minuit, +puis une heure, puis deux heures. + +Le médecin s'était retiré: les deux gardes, après avoir rôdé quelque +temps, d'un pas léger, par la chambre, sommeillaient maintenant sur des +chaises. L'enfant dormait, et la mère, les yeux fermés, semblait se +reposer aussi. + +Tout à coup, comme le jour blafard filtrait entre les rideaux croisés, +elle tendit ses bras d'un mouvement si brusque et si violent qu'elle +faillit jeter à terre son enfant. Une espèce de râle se glissa dans sa +gorge; puis elle demeura sur le dos, immobile, morte. + +Les gardes accourues déclarèrent: «C'est fini.» + +Il regarda une dernière fois cette femme qu'il avait aimée, puis la +pendule qui marquait quatre heures, et s'enfuit oubliant son pardessus, +en habit noir, avec l'enfant dans ses bras. + +Après qu'il l'eut laissée seule, sa jeune femme avait attendu, assez +calme d'abord, dans le petit boudoir japonais. Puis, ne le voyant point +reparaître, elle était rentrée dans le salon, d'un air indifférent et +tranquille, mais inquiète horriblement. Sa mère, l'apercevant seule, +avait demandé: «Où donc est ton mari?» Et elle avait répondu: «Dans sa +chambre; il va revenir.» + +Au bout d'une heure, comme tout le monde l'interrogeait, elle avoua la +lettre et la figure bouleversée de Jacques, et ses craintes d'un +malheur. + +On attendit encore. Les invités partirent; seuls, les parents les plus +proches demeuraient. A minuit, on coucha la mariée toute secouée de +sanglots. Sa mère et deux tantes, assises autour du lit, l'écoutaient +pleurer, muettes et désolées... Le père était parti chez le commissaire +de police pour chercher des renseignements. + +A cinq heures, un bruit léger glissa dans le corridor; une porte +s'ouvrit et se ferma doucement; puis soudain un petit cri pareil à un +miaulement de chat courut dans la maison silencieuse. + +Toutes les femmes furent debout d'un bond, et Berthe, la première, +s'élança, malgré sa mère et ses tantes, enveloppée de son peignoir de +nuit. + +Jacques, debout au milieu de sa chambre, livide, haletant, tenait un +enfant dans ses bras. + +Les quatre femmes le regardèrent, effarées; mais Berthe, devenue soudain +téméraire, le coeur crispé d'angoisse, courut à lui: «Qu'y a-t-il? +dites, qu'y a-t-il?» + +Il avait l'air fou; il répondit d'une voix saccadée: «Il y a... il y a +... que j'ai un enfant, et que la mère vient de mourir...» Et il +présentait dans ses mains inhabiles le marmot hurlant. + +Berthe, sans dire un mot, saisit l'enfant, l'embrassa, l'étreignant +contre elle; puis, relevant sur son mari ses yeux pleins de larmes: «La +mère est morte, dites-vous?» Il répondit: «Oui, tout de suite... dans +mes bras... J'avais rompu depuis l'été... Je ne savais rien, moi... +c'est le médecin qui m'a fait venir...» + +Alors Berthe murmura: «Eh bien, nous l'élèverons, ce petit. + + + * * * * * + + + + +CONTE DE NOËL + +[Illustration de ADRIEN MARIE] + + +Le docteur Bonenfant cherchait dans sa mémoire, répétant à mi-voix: «Un +souvenir de Noël?... Un souvenir de Noël?...» + +Et tout à coup, il s'écria: + +--Mais si, j'en ai un, et un bien étrange encore; c'est une histoire +fantastique. J'ai vu un miracle! Oui, Mesdames, un miracle, la nuit de +Noël. + +Cela vous étonne de m'entendre parler ainsi, moi qui ne crois guère à +rien. Et pourtant, j'ai vu un miracle! Je l'ai vu, dis-je, vu, de mes +propres yeux vu, ce qui s'appelle vu. + +En ai-je été fort surpris? non pas; car si je ne crois point à vos +croyances, je crois à la foi, et je sais qu'elle transporte les +montagnes. Je pourrais citer bien des exemples; mais je vous indignerais +et je m'exposerais aussi à amoindrir l'effet de mon histoire. + +Je vous avouerai d'abord que si je n'ai pas été convaincu et converti +par ce que j'ai vu, j'ai été du moins fort ému, et je vais tâcher de +vous dire la chose naïvement, comme si j'avais une crédulité +d'Auvergnat. + +J'étais alors médecin de campagne, habitant le bourg de Rolleville, en +pleine Normandie. + +L'hiver, cette année-là , fut terrible. Dès la fin de novembre, les +neiges arrivèrent après une semaine de gelées. On voyait de loin les +gros nuages venir du nord; et la blanche descente des flocons commença. + +En une nuit, toute la pleine fut ensevelie. + +Les fermes, isolées dans leurs cours carrées, derrière leurs rideaux de +grands arbres poudrés de frimas, semblaient s'endormir sous +l'accumulation de cette mousse épaisse et légère. + +Aucun bruit ne traversait plus la campagne immobile. Seuls les corbeaux, +par bandes, décrivaient de longs festons dans le ciel, cherchant leur +vie inutilement, s'abattant tous ensemble sur les champs livides et +piquant la neige de leurs grands becs. + +On n'entendait rien que le glissement vague et continu de cette +poussière gelée tombant toujours. + +Cela dura huit jours pleins, puis l'avalanche s'arrêta. La terre avait +sur le dos un manteau épais de cinq pieds. + +Et, pendant trois semaines ensuite, un ciel, clair comme un cristal bleu +le jour, et, la nuit, tout semé d'étoiles qu'on aurait crues de givre, +tant le vaste espace était rigoureux, s'étendit sur la nappe unie, dure +et luisante des neiges. + +La plaine, les haies, les ormes des clôtures, tout semblait mort, tué +par le froid. Ni hommes ni bêtes ne sortaient plus; seules les cheminées +des chaumières en chemise blanche révélaient la vie cachée, par les +minces filets de fumée qui montaient droit dans l'air glacial. + +De temps en temps on entendait craquer les arbres, comme si leurs +membres de bois se fussent brisés sous l'écorce; et, parfois, une grosse +branche se détachait et tombait, l'invincible gelée pétrifiant la sève +et cassant les fibres. + +Les habitations semées ça et là par les champs semblaient éloignées de +cent lieues les unes des autres. On vivait comme on pouvait. Seul, +j'essayais d'aller voir mes clients les plus proches, m'exposant sans +cesse à rester enseveli dans quelque creux. + +Je m'aperçus bientôt qu'une terreur mystérieuse planait sur le pays. Un +tel fléau, pensait-on, n'était point naturel. On prétendit qu'on +entendait des voix la nuit, des sifflements aigus, des cris qui +passaient. + +Ces cris et ces sifflements venaient sans aucun doute des oiseaux +émigrants qui voyagent au crépuscule, et qui fuyaient en masse vers le +sud. Mais allez donc faire entendre raison à des gens affolés. Une +épouvante envahissait les esprits et on s'attendait à un événement +extraordinaire. + +La forge du père Vatinel était située au bout du hameau d'Épivent, sur +la grande route, maintenant invisible et déserte. Or, comme les gens +manquaient de pain, le forgeron résolut d'aller jusqu'au village. Il +resta quelques heures à causer dans les six maisons qui forment le +centre du pays, prit son pain et des nouvelles, et un peu de cette peur +épandue sur la campagne. + +Et il se remit en route avant la nuit. + +Tout à coup, en longeant une haie, il crut voir un oeuf sur la neige; +oui, un oeuf, déposé là , tout blanc comme le reste du monde. Il se +pencha, c'était un oeuf en effet. D'où venait-il? Quelle poule avait pu +sortir du poulailler et venir pondre en cet endroit? Le forgeron +s'étonna, ne comprit pas; mais il ramassa l'oeuf et le porta à sa femme. + +--Tiens, la maîtresse, v'là un oeuf que j'ai trouvé sur la route! + +La femme hocha la tête:--Un oeuf sur la route? Par ce temps-ci, t'es +soûl, bien sûr? + +--Mais non, la maîtresse, même qu'il était au pied d'une haie, et encore +chaud, pas gelé. Le v'là , j'me l'ai mis sur l'estomac pour qui +n'refroidisse pas. Tu le mangeras pour ton dîner. + +L'oeuf fut glissé dans la marmite où mijotait la soupe, et le forgeron se +mit à raconter ce qu'on disait par la contrée. La femme écoutait, toute +pâle. + +--Pour sûr, que j'en ai entendu, des sifflets, l'autre nuit, même qu'ils +semblaient v'nir de la cheminée. + +On se mit à table, on mangea la soupe d'abord, puis, pendant que le mari +étendait du beurre sur son pain, la femme prit l'oeuf et l'examina d'un +oeil méfiant. + +--Si y avait qué que chose dans c't'oeuf? + +--Que que tu veux qu'y ait? + +--J'sais ti, mé? + +--Allons, mange-le, et fais pas la bête. + +Elle ouvrit l'oeuf. Il était comme tous les oeufs, et bien frais. Elle se +mit à le manger en hésitant, le goûtant, le laissant, le reprenant. Le +mari disait: + +--Eh bien! qué goût qu'il a, c't'oeuf? + +Elle ne répondait pas, et elle acheva de l'avaler; puis, soudain elle +planta sur son homme des yeux fixes, hagards, affolés; leva les bras, +les tordit et, convulsée de la tête aux pieds, roula par terre en +poussant des cris horribles. + +Toute la nuit elle se débattit en des spasmes épouvantables, secouée de +tremblements effrayants, déformée par de hideuses convulsions. Le +forgeron, impuissant à la tenir, fut obligé de la lier. + +Et elle hurlait sans repos, d'une voix infatigable: + +--J'l'ai dans l'corps! J'l'ai dans l'corps! + +Je fus appelé le lendemain. J'ordonnai tous les calmants connus sans +obtenir le moindre résultat. Elle était folle. + +Alors, avec une incroyable rapidité, malgré l'obstacle des hautes +neiges, la nouvelle, une nouvelle étrange, courut de ferme en ferme: «La +femme au forgeron qu'est possédée!» Et on venait de partout, sans oser +pénétrer dans la maison; on écoutait de loin ses cris affreux poussés +d'une voix si forte qu'on ne les aurait pas crus d'une créature humaine. + +Le curé du village fut prévenu. C'était un vieux prêtre naïf. Il +accourut en surplis comme pour administrer un mourant et il prononça, en +étendant les mains, les formules d'exorcisme, pendant que quatre hommes +maintenaient sur un lit la femme écumante et tordue. + +Mais l'esprit ne fut point chassé. + +Et la Noël arriva sans que le temps eût changé. + +La veille au matin, le prêtre vint me trouver: + +--J'ai envie, dit-il, de faire assister à l'office de cette nuit cette +malheureuse. Peut-être Dieu fera-t-il un miracle en sa faveur, à l'heure +même où il naquit d'une femme. + +Je répondis au curé: + +--Je vous approuve absolument, Monsieur l'abbé. Si elle a l'esprit +frappé par la cérémonie sacrée (et rien n'est plus propice à +l'émouvoir), elle peut être sauvée sans autre remède. + +Le vieux prêtre murmura: + +--Vous n'êtes pas croyant, docteur, mais aidez-moi, n'est-ce pas? Vous +vous chargez de l'amener? + +Et je lui promis mon aide. + +Le soir vint, puis la nuit; et la cloche de l'église se mit à sonner, +jetant sa voix plaintive à travers l'espace morne, sur l'étendue blanche +et glacée des neiges. + +Des êtres noirs s'en venaient lentement, par groupes, dociles au cri +d'airain du clocher. La pleine lune éclairait d'une lueur vive et +blafarde tout l'horizon, rendait plus visible la pâle désolation des +champs. + +J'avais pris quatre hommes robustes et je me rendis à la forge. + +La Possédée hurlait toujours, attachée à sa couche. On la vêtit +proprement malgré sa résistance éperdue, et on l'emporta. + +L'église était maintenant pleine de monde, illuminée et froide; les +chantres poussaient leurs notes monotones; le serpent ronflait; la +petite sonnette de l'enfant de choeur tintait, réglant les mouvements des +fidèles. + +J'enfermai la femme et ses gardiens dans la cuisine du presbytère, et +j'attendis le moment que je croyais favorable. Je choisis l'instant qui +suit la communion. Tous les paysans, hommes et femmes, avaient reçu leur +Dieu pour fléchir sa rigueur. Un grand silence planait pendant que le +prêtre achevait le mystère divin. + +Sur mon ordre, la porte fut ouverte et mes quatre aides apportèrent la +folle. + +Dès qu'elle aperçut les lumières, la foule à genoux, le choeur en feu et +le tabernacle doré, elle se débattit d'une telle vigueur qu'elle faillit +nous échapper, et elle poussa des clameurs si aiguës qu'un frisson +d'épouvante passa dans l'église; toutes les têtes se relevèrent; des +gens s'enfuirent. + +Elle n'avait plus la forme d'une femme, crispée et tordue en nos mains, +le visage contourné, les yeux fous. + +On la traîna jusqu'aux marches du choeur et puis on la tint fortement +accroupie à terre. + +Le prêtre s'était levé; il attendait. Dès qu'il la vit arrêtée, il prit +en ses mains l'ostensoir ceint de rayons d'or, avec l'hostie blanche au +milieu, et, s'avançant de quelques pas, il l'éleva de ses deux bras +tendus au-dessus de sa tête, le présentant aux regards égarés de la +Démoniaque. + +Elle hurlait toujours, l'oeil fixé, tendu sur cet objet rayonnant. Et le +prêtre demeurait tellement immobile qu'on l'aurait pris pour une statue. + +Et cela dura longtemps, longtemps. + +La femme semblait saisie de peur, fascinée; elle contemplait fixement +l'ostensoir, secouée encore de tremblements terribles, mais passagers, +et criant toujours, mais d'une voix moins déchirante. + +Et cela dura encore longtemps. + +On eût dit qu'elle ne pouvait plus baisser les yeux, qu'ils étaient +rivés sur l'hostie; et elle ne faisait plus que gémir; et son corps +roidi s'amollissait, s'affaissait. Toute la foule était prosternée le +front par terre. La Possédée maintenant baissait rapidement les +paupières, puis les relevait aussitôt, comme impuissante à supporter la +vue de son Dieu. Elle s'était tue. Et puis soudain, je m'aperçus que ses +yeux demeuraient clos. Elle dormait du sommeil des somnambules, +hypnotisée, pardon, vaincue par la contemplation persistante de +l'ostensoir aux rayons d'or, terrassée par le Christ victorieux. + +On l'emporta, inerte, pendant que le prêtre remontait vers l'autel. + +L'assistance bouleversée entonna un _Te Deum_ d'actions de grâces. + +Et la femme du forgeron dormit quarante heures de suite, puis se +réveilla sans aucun souvenir de la possession ni de la délivrance. + +Voilà , Mesdames, le miracle que j'ai vu. Le docteur Bonenfant se tut, +puis ajouta d'une voix contrariée:--Je n'ai pu refuser de l'attester +par écrit. + + + * * * * * + + + + +LA REINE HORTENSE + +[Illustration de MYRBACH] + + +On l'appelait, dans Argenteuil, la reine Hortense. Personne ne sut +jamais pourquoi. Peut-être parce qu'elle parlait ferme comme un officier +qui commande? Peut-être parce qu'elle était grande, osseuse, impérieuse? +Peut-être parce qu'elle gouvernait un peuple de bêtes domestiques, +poules, chiens, chats, serins et perruches, de ces bêtes chères aux +vieilles filles? Mais elle n'avait pour ces animaux familiers ni +gâteries, ni mots mignards, ni ces puériles tendresses qui semblent +couler des lèvres des femmes sur le poil velouté du chat qui ronronne. +Elle gouvernait ses bêtes avec autorité; elle régnait. + +C'était une vieille fille, en effet, une de ces vieilles filles à la +voix cassante, au geste sec, dont l'âme semble dure. Elle avait toujours +eu de jeunes bonnes, parce que la jeunesse se plie mieux aux brusques +volontés. Elle n'admettait jamais ni contradiction, ni réplique, ni +hésitation, ni nonchalance, ni paresse, ni fatigue. Jamais on ne l'avait +entendue se plaindre, regretter quoi que ce fût, envier n'importe qui. +Elle disait «Chacun sa part» avec une conviction de fataliste. Elle +n'allait pas à l'église, n'aimait pas les prêtres, ne croyait guère à +Dieu, appelant toutes les choses religieuses de la «marchandise à +pleureurs». + +Depuis trente ans qu'elle habitait sa petite maison, précédée d'un petit +jardin longeant la rue, elle n'avait jamais modifié ses habitudes, ne +changeant que ses bonnes impitoyablement, lorsqu'elles prenaient vingt +et un ans. + +Elle remplaçait sans larmes et sans regrets ses chiens, ses chats et ses +oiseaux quand ils mouraient de vieillesse ou d'accident, et elle +enterrait les animaux trépassés dans une plate-bande, au moyen d'une +petite boche, puis tassait la terre dessus de quelques coups de pied +indifférents. + +Elle avait dans la ville quelques connaissances, des familles d'employés +dont les hommes allaient à Paris tous les jours. De temps en temps, on +l'invitait à venir prendre une tasse de thé le soir. Elle s'endormait +inévitablement dans ces réunions, et il fallait la réveiller pour +qu'elle retournât chez elle. Jamais elle ne permit à personne de +l'accompagner, n'ayant peur ni le jour ni la nuit. Elle ne semblait pas +aimer les enfants. + +Elle occupait son temps à mille besognes de mâle, menuisant, jardinant, +coupant le bois avec la scie ou la hache, réparant sa maison vieillie, +maçonnant même quand il le fallait. + +Elle avait des parents qui la venaient voir deux fois l'an; les Cimme et +les Colombel, ses deux soeurs ayant épousé l'une un herboriste, l'autre +un petit rentier. Les Cimme n'avaient pas de descendants; les Colombel +en possédaient trois: Henri, Pauline et Joseph. Henri avait vingt ans, +Pauline dix-sept et Joseph trois ans seulement, étant venu alors qu'il +semblait impossible que sa mère fût encore fécondée. + +Aucune tendresse n'unissait la vieille fille à ses parents. + +Au printemps de l'année 1882, la reine Hortense tomba malade tout à +coup. Les voisins allèrent chercher un médecin qu'elle chassa. Un prêtre +s'étant alors présenté, elle sortit de son lit à moitié nue pour le +jeter dehors. + +La petite bonne, éplorée, lui faisait de la tisane. + +Après trois jours de lit, la situation parut devenir si grave, que le +tonnelier d'à côté, d'après le conseil du médecin, rentré d'autorité +dans la maison, prit sur lui d'appeler les deux familles. + +Elles arrivèrent par le même train vers dix heures du matin, les +Colombel ayant amené le petit Joseph. + +Quand elles se présentèrent à l'entrée du jardin, elles aperçurent +d'abord la bonne qui pleurait, sur une chaise, contre le mur. + +Le chien dormait couché sur le paillasson de la porte d'entrée, sous une +brûlante tombée de soleil; deux chats, qu'on eût crus morts, étaient +allongés sur le rebord des deux fenêtres, les yeux fermés, les pattes et +la queue tout au long étendues. + +Une grosse poule gloussante promenait un bataillon de poussins, vêtus de +duvet jaune, léger comme de la ouate, à travers le petit jardin; et une +grande cage accrochée au mur, couverte de mouron, contenait un peuple +d'oiseaux qui s'égosillaient dans la lumière de cette chaude matinée de +printemps. + +Deux inséparables dans une autre cagette en forme de chalet restaient +bien tranquilles, côte à côte sur leur bâton. + +M. Cimme, un très gros personnage soufflant, qui entrait toujours le +premier partout, écartant les autres, hommes ou femmes, quand il le +fallait, demanda: + +--Eh bien, Céleste, ça ne va donc pas? + +La petite bonne gémit à travers ses larmes:--Elle ne me reconnaît +seulement plus. Le médecin dit que c'est la fin. + +Tout le monde se regarda. + +Mme Cimme et Mme Colombel s'embrassèrent instantanément, sans dire un +mot. Elles se ressemblaient beaucoup, ayant toujours porté des bandeaux +plats et des châles rouges, des cachemires français éclatants comme des +brasiers. + +Cimme se tourna vers son beau-frère, homme pâle, jaune et maigre, ravagé +par une maladie d'estomac, et qui boitait affreusement, et il prononça +d'un ton sérieux: + +--Bigre! il était temps. + +Mais personne n'osait pénétrer dans la chambre de la mourante située au +rez-de-chaussée. Cimme lui-même cédait le pas. Ce fut Colombel qui se +décida le premier, et il entra en se balançant comme un mât de navire, +faisant sonner sur les pavés le fer de sa canne. + +Les deux femmes se hasardèrent ensuite, et M. Cimme ferma la marche. + +Le petit Joseph était resté dehors, séduit par la vue du chien. + +Un rayon de soleil coupait en deux le lit, éclairant tout juste les +mains qui s'agitaient nerveusement, s'ouvrant et se fermant sans cesse. +Les doigts remuaient comme si une pensée les eût animés, comme s'ils +eussent signifié des choses, indiqué des idées, obéi à une intelligence. +Tout le reste du corps restait immobile sous le drap. La figure +anguleuse n'avait pas un tressaillement. Les yeux demeuraient fermés. + +Les parents se déployèrent en demi-cercle et se mirent à regarder, sans +dire un mot, la poitrine serrée, la respiration courte. La petite bonne +les avait suivis et larmoyait toujours. + +A la fin, Cimme demanda:--Qu'est-ce que dit au juste le médecin? + +La servante balbutia:--Il dit qu'on la laisse tranquille, qu'il n'y a +plus rien à faire. + +Mais, soudain, les lèvres de la vieille fille se mirent à s'agiter. +Elles semblaient prononcer des mots silencieux, des mots cachés dans +cette tête de mourante, et ses mains précitaient leur mouvement +singulier. + +Tout à coup elle parla d'une petite voix maigre qu'on ne lui connaissait +pas, d'une voix qui semblait venir de loin, du fond de ce coeur toujours +fermé peut-être? + +Cimme s'en alla sur la pointe du pied, trouvant pénible ce spectacle. +Colombel, dont la jambe estropiée se fatiguait, s'assit. + +Les deux femmes restaient debout. + +La reine Hortense babillait maintenant très vite sans qu'on comprit rien +à ses paroles. Elle prononçait des noms, beaucoup de noms, appelait +tendrement des personnes imaginaires. + +«Viens ici, mon petit Philippe, embrasse ta mère. Tu l'aimes bien ta +maman, dis, mon enfant? Toi, Rose, tu vas veiller sur ta petite soeur +pendant que je serai sortie. Surtout, ne la laisse pas seule, tu +m'entends? Et je te défends de toucher aux allumettes.» + +Elle se taisait quelques secondes, puis, d'un ton plus haut, comme si +elle eût appelé: «Henriette!» Elle attendait un peu, et reprenait: «Dis +à ton père de venir me parler avant d'aller à son bureau.» Et soudain: +«Je suis un peu souffrante aujourd'hui, mon chéri; promets-moi de ne pas +revenir tard. Tu diras à ton chef que je suis malade. Tu comprends qu'il +est dangereux de laisser les enfants seuls quand je suis au lit. Je vais +te faire pour le dîner un plat de riz au sucre. Les petits aiment +beaucoup cela. C'est Claire qui sera contente!» + +Elle se mettait à rire, d'un rire jeune et bruyant, comme elle n'avait +jamais ri: «Regarde Jean, quelle drôle de tête il a. Il s'est barbouillé +avec les confitures, le petit sale. Regarde donc, mon chéri, comme il +est drôle!» + +Colombel, qui changeait de place à tout moment sa jambe fatiguée par le +voyage, murmura: + +--Elle rêve qu'elle a des enfants et un mari, c'est l'agonie qui +commence. + +Les deux soeurs ne bougeaient toujours point, surprises et stupides. + +La petite bonne prononça: + +--Faut retirer vos châles et vos chapeaux; voulez-vous passer dans la +salle? + +Elles sortirent sans avoir prononcé une parole et Colombel les suivit en +boitant, laissant de nouveau toute seule la mourante. + +Quand elles se furent débarrassées de leurs vêtements de route, les +femmes s'assirent enfin. Alors un des chats quitta sa fenêtre, s'étira, +sauta dans la salle, puis sur les genoux de Mme Cimme, qui se mit à le +caresser. + +On entendait à côté la voix de l'agonisante, vivant, à cette heure +dernière, la vie qu'elle avait attendue sans doute, vidant ses rêves +eux-mêmes au moment où tout allait finir pour elle. + +Cimme, dans le jardin, jouait avec le petit Joseph et le chien, +s'amusant beaucoup, d'une gaieté de gros homme aux champs, sans aucun +souvenir de la mourante. + +Mais tout à coup il rentra, et, s'adressant à la bonne: + +--Dis donc, ma fille, tu vas nous faire à déjeuner. Qu'est-ce que vous +allez manger, mesdames? + +On convint d'une omelette aux fines herbes, d'un morceau de faux-filet +avec des pommes nouvelles, d'un fromage et d'une tasse de café. + +Et comme Mme Colombel fouillait dans sa poche pour chercher son +porte-monnaie, Cimme l'arrêta; puis, se tournant vers la bonne:--Tu dois +avoir de l'argent? Elle répondit: + +--Oui, Monsieur. + +--Combien? + +--Quinze francs. + +--Ça suffit. Dépêche-toi, ma fille, car je commence à avoir faim. + +Mme Cimme, regardant au dehors les fleurs grimpantes baignées de soleil, +et deux pigeons amoureux sur le toit en face, prononça d'un air +navré:--C'est malheureux d'être venus pour une aussi triste +circonstance. Il ferait bien bon dans la campagne aujourd'hui. + +Sa soeur soupira sans répondre, et Colombel murmura, ému peut-être par la +pensée d'une marche:--Ma jambe me tracasse bougrement. + +Le petit Joseph et le chien faisaient un bruit terrible: l'un poussant +des cris de joie, l'autre aboyant éperdument. Ils jouaient à cache-cache +autour des trois plates-bandes, courant l'un après l'autre comme deux +fous. + +La mourante continuait à appeler ses enfants, causant avec chacun, +s'imaginant qu'elle les habillait, qu'elle les caressait, qu'elle leur +apprenait à lire: «Allons! Simon, répète: ABCD. Tu ne dis pas bien, +voyons, D D D, m'entends-tu? Répète alors...» + +Cimme prononça:--C'est curieux ce que l'on dit à ces moments-là . + +Mme Colombel alors demanda:--Il vaudrait peut-être mieux retourner +auprès d'elle. Mais Cimme aussitôt l'en dissuada:--Pourquoi faire, +puisque vous ne pouvez rien changer à son état? Nous sommes aussi bien +ici. + +Personne n'insista. Mme Cimme considéra les deux oiseaux verts, dits +inséparables. Elle loua en quelques phrases cette fidélité singulière et +blâma les hommes de ne pas imiter ces bêtes. Cimme se mit à rire, +regarda sa femme, chantonna d'un air goguenard: «Tra-la-la. +Tra-la-la-la», comme pour laisser entendre bien des choses sur sa +fidélité, à lui, Cimme. + +Colombel, pris maintenant de crampes d'estomac, frappait le pavé de sa +canne. + +L'autre chat entra la queue en l'air. + +On ne se mit à table qu'à une heure. + +Dès qu'il eut goûté au vin, Colombel, à qui on avait recommandé de ne +boire que du bordeaux de choix, rappela la servante: + +--Dis donc, ma fille, est-ce qu'il n'y a rien de meilleur que cela dans +la cave? + +--Oui monsieur, il y a du vin fin qu'on vous servait quand vous veniez. + +--Eh bien, va nous en chercher trois bouteilles. + +On goûta ce vin qui parut excellent; non pas qu'il provint d'un cru +remarquable, mais il avait quinze ans de cave. Cimme déclara:--C'est du +vrai vin de malade. + +Colombel, saisi d'une envie ardente de posséder ce bordeaux, interrogea +de nouveau la bonne:--Combien en reste-t-il, ma fille? + +--Oh! presque tout, Monsieur, mamz'elle n'en buvait jamais. C'est le tas +du fond. + +Alors il se tourna vers son beau-frère:--Si vous vouliez, Cimme, je vous +reprendrais ce vin-là pour autre chose, il convient merveilleusement à +mon estomac. + +La poule était entrée à son tour avec son troupeau de poussins; les deux +femmes s'amusaient à lui jeter des miettes. + +On renvoya au jardin Joseph et le chien qui avaient assez mangé. + +La reine Hortense parlait toujours, mais à voix basse maintenant, de +sorte qu'on ne distinguait plus les paroles. + +Quand on eut achevé le café, tout le monde alla constater l'état de la +malade. Elle semblait calme. + +On ressortit et on s'assit en cercle dans le jardin pour digérer. + +Tout à coup le chien se mit à tourner autour des chaises de toute la +vitesse de ses pattes, portant quelque chose en sa gueule. L'enfant +courait derrière éperdument. Tous deux disparurent dans la maison. + +Cimme s'endormit le ventre au soleil. + +La mourante se remit à parler haut. Puis, tout à coup, elle cria. + +Les deux femmes et Colombel s'empressèrent de rentrer pour voir ce +qu'elle avait. Cimme, réveillé, ne se dérangea pas, n'aimant point ces +choses-là . + +Elle s'était assise, les yeux hagards. Son chien, pour échapper à la +poursuite du petit Joseph, avait sauté sur le lit, franchi l'agonisante; +et, retranché derrière l'oreiller, il regardait son camarade de ses yeux +luisants, prêt à sauter de nouveau pour recommencer la partie. Il tenait +à la gueule une des pantoufles de sa maîtresse, déchirée à coups de +crocs, depuis une heure qu'il jouait avec. + +L'enfant, intimidé par cette femme dressée soudain devant lui, restait +immobile en face de la couche. + +La poule, entrée aussi, effarouchée par le bruit, avait sauté sur une +chaise; et elle appelait désespérément ses poussins qui pépiaient, +effarés, entre les quatre jambes du siège. + +La reine Hortense criait d'une voix déchirante: «Non, non, je ne veux +pas mourir, je ne veux pas! je ne veux pas! Qui est-ce qui élèvera mes +enfants? Qui les soignera? Qui les aimera? Non, je ne veux pas!... je +ne...» + +Elle se renversa sur le dos. C'était fini. + +Le chien, très excité, sauta dans la chambre en gambadant. + +Colombel courut à la fenêtre, appela son beau-frère:--Arrivez vite, +arrivez vite. Je crois qu'elle vient de passer. + +Alors Cimme se leva et, prenant son parti, il pénétra dans la chambre en +balbutiant: + +--Ç'a été moins long que je n'aurais cru. + + + * * * * * + + + + +LE PARDON + +[Illustration de J. ROY] + + +Elle avait été élevée dans une de ces familles qui vivent enfermées en +elles-mêmes, et qui semblent toujours loin de tout. Elles ignorent les +événements politiques, bien qu'on en cause à table; mais les changements +de gouvernement se passent si loin, si loin, qu'on parle de cela comme +d'un fait historique, comme de la mort de Louis XVI ou du débarquement +de Napoléon. + +Les moeurs se modifient, les modes se succèdent. On ne s'en aperçoit +guère dans la famille calme où l'on suit toujours les coutumes +traditionnelles. Et si quelque histoire scabreuse se passe dans les +environs, le scandale vient mourir au seuil de la maison. Seuls, le père +et la mère, un soir, échangent quelques mots là -dessus, mais à mi-voix, +à cause des murs qui ont partout des oreilles. Et, discrètement, le +père dit: + +--Tu as su cette terrible affaire dans la famille des Rivoil? + +Et la mère répond: + +--Qui aurait jamais cru cela? C'est affreux. + +Les enfants ne se doutent de rien, et ils arrivent à l'âge de vivre à +leur tour, avec un bandeau sur les yeux et sur l'esprit, sans soupçonner +les dessous de l'existence, sans savoir qu'on ne pense pas comme on +parle, et qu'on ne parle point comme on agit; sans savoir qu'il faut +vivre en guerre avec tout le monde, ou du moins en paix armée, sans +deviner qu'on est sans cesse trompé quand on est naïf, joué quand on est +sincère, maltraité quand on est bon. + +Les uns vont jusqu'à la mort dans cet aveuglement de probité, de +loyauté, d'honneur; tellement intègres que rien ne leur ouvre les yeux. + +Les autres, désabusés sans bien comprendre, trébuchent éperdus, +désespérés, et meurent en se croyant les jouets d'une fatalité +exceptionnelle, les victimes misérables d'événements funestes et +d'hommes particulièrement criminels. + +Les Savignol marièrent leur fille Berthe à dix-huit ans. Elle épousa un +jeune homme de Paris, Georges Baron, qui faisait des affaires à la +Bourse. Il était beau garçon, parlait bien, avec tous les dehors probes +qu'il fallait; mais au fond du coeur, il se moquait un peu de ses +beaux-parents attardés, qu'il appelait entre amis: «Mes chers fossiles». + +Il appartenait à une bonne famille; et la jeune fille était riche. Il +l'emmena vivre à Paris. + +Elle devint une de ces provinciales de Paris dont la race est nombreuse. +Elle demeura ignorante de la grande ville, de son monde élégant, de ses +plaisirs, de ses costumes, comme elle était demeurée ignorante de la +vie, de ses perfidies et de ses mystères. + +Enfermée en son ménage, elle ne connaissait guère que sa rue, et quand +elle s'aventurait dans un autre quartier, il lui semblait accomplir un +voyage lointain en une ville inconnue et étrangère. Elle disait le soir: + +--J'ai traversé les boulevards, aujourd'hui. + +Deux ou trois fois par an, son mari l'emmenait au théâtre. C'étaient des +fêtes dont le souvenir ne s'éteignait plus et dont on reparlait sans +cesse. + +Quelquefois, à table, trois mois après, elle se mettait brusquement à +rire, et s'écriait: + +--Te rappelles-tu cet acteur habillé en général et qui imitait le chant +du coq? + +Toutes ses relations se bornaient à deux familles alliées qui, pour +elle, représentaient l'humanité. Elle les désignait en faisant précéder +leur nom de l'article «les»--les Martinet et les Michelint. + +Son mari vivait à sa guise, rentrant quand il voulait, parfois au jour +levant, prétextant des affaires, ne se gênant point, sûr que jamais un +soupçon n'effleurerait cette âme candide. + +Mais un matin elle reçut une lettre anonyme. + +Elle demeura éperdue, ayant le coeur trop droit pour comprendre l'infamie +des dénonciations, pour mépriser cette lettre dont l'auteur se disait +inspiré par l'intérêt de son bonheur, et la haine du mal, et l'amour de +la vérité. + +On lui révélait que son mari avait, depuis deux ans, une maîtresse, une +jeune veuve, Mme Rosset, chez qui il passait toutes ses soirées. + +Elle ne sut ni feindre, ni dissimuler, ni épier, ni ruser. Quand il +revint pour déjeuner elle lui jeta cette lettre, en sanglotant, et +s'enfuit dans sa chambre. + +Il eut le temps de comprendre, de préparer sa réponse et il alla frapper +à la porte de sa femme. Elle ouvrit aussitôt, n'osant pas le regarder. +Il souriait; il s'assit, l'attira sur ses genoux; et d'une voix douce, +un peu moqueuse: + +«Ma chère petite, j'ai en effet pour amie Mme Rosset, que je connais +depuis dix ans et que j'aime beaucoup, j'ajouterai que je connais vingt +autres familles dont je ne t'ai jamais parlé, sachant que tu ne +recherches pas le monde, les fêtes et les relations nouvelles. Mais, +pour en finir une fois pour toutes avec ces dénonciations infâmes, je te +prierai de t'habiller après le déjeuner et nous irons faire une visite +à cette jeune femme qui deviendra ton amie, je n'en doute pas.» + +Elle embrassa à pleins bras son mari; et, par une de ces curiosités +féminines qui ne s'endorment plus une fois éveillées, elle ne refusa +point d'aller voir cette inconnue qui lui demeurait, malgré tout, un peu +suspecte. Elle sentait, par instinct, qu'un danger connu est presque +évité. + +Elle entra dans un petit appartement coquet, plein de bibelots, orné +avec art, au quatrième étage d'une belle maison. Au bout de cinq minutes +d'attente dans un salon assombri par des tentures, des portières, des +rideaux drapés gracieusement, une porte s'ouvrit et une jeune femme +apparut, très brune, petite, un peu grasse, étonnée et souriante. + +Georges fit les présentations. + +--Ma femme, Madame Julie Rosset. + +La jeune veuve poussa un léger cri d'étonnement et de joie, et s'élança, +les deux mains ouvertes. Elle n'espérait point, disait-elle, avoir ce +bonheur, sachant que Mme Baron ne voyait personne; mais elle était si +heureuse, si heureuse! Elle aimait tant Georges! (elle disait Georges +tout court avec une fraternelle familiarité), qu'elle avait une envie +folle de connaître sa jeune femme et de l'aimer aussi. + +Au bout d'un mois, les deux nouvelles amies ne se quittaient plus. Elles +se voyaient chaque jour, souvent deux fois, et dînaient tous les soirs +ensemble, tantôt chez l'une, tantôt chez l'autre. Georges maintenant ne +sortait plus guère, ne prétextait plus d'affaires, adorant, disait-il, +son coin du feu. + +Enfin, un appartement s'étant trouvé libre dans la maison habitée par +Mme Rosset, Mme Baron s'empressa de le prendre pour se rapprocher et se +réunir encore davantage. + +Et, pendant deux années entières, ce fut une amitié sans un nuage, une +amitié de coeur et d'âme, absolue, tendre, dévouée, délicieuse. Berthe ne +pouvait plus parler sans prononcer le nom de Julie qui représentait pour +elle la perfection. + +Elle était heureuse, d'un bonheur parfait, calme et doux. + +Mais voici que Mme Rosset tomba malade. Berthe ne la quitta plus. Elle +passait les nuits, se désolait; son mari lui-même était désespéré. + +Or, un matin, le médecin, en sortant de sa visite, prit à part Georges +et sa femme, et leur annonça qu'il trouvait fort grave l'état de leur +amie. + +Dès qu'il fut parti, les jeunes gens atterrés, s'assirent l'un en face +de l'autre; puis, brusquement, se mirent à pleurer. Ils veillèrent, la +nuit, tous les deux ensemble auprès du lit; et Berthe, à tout instant, +embrassait tendrement la malade, tandis que Georges, debout devant les +pieds de sa couche, la contemplait silencieusement avec une persistance +acharnée. + +Le lendemain, elle allait plus mal encore. + +Enfin, vers le soir, elle déclara qu'elle se trouvait mieux, et, +contraignit ses amis à redescendre chez eux pour dîner. + +Ils étaient tristement assis dans leur salle, sans guère manger, quand +la bonne remit à Georges une enveloppe. Il l'ouvrit, lut, devint livide +et, se levant, il dit à sa femme, d'un air étrange: «Attends-moi, il +faut que je m'absente un instant, je serai de retour dans dix minutes. +Surtout ne sors pas.» + +Et il courut dans sa chambre prendre son chapeau. + +Berthe l'attendit, torturée par une inquiétude nouvelle. Mais, docile en +tout, elle ne voulait point remonter chez son amie avant qu'il fût +revenu. + +Comme il ne reparaissait pas, la pensée lui vint d'aller voir en sa +chambre s'il avait pris ses gants, ce qui eût indiqué qu'il devait +entrer quelque part. + +Elle les aperçut du premier coup d'oeil. Près d'eux un papier froissé, +gisait, jeté là . Elle le reconnut aussitôt, c'était celui qu'on venait +de remettre à Georges. + +Et une tentation brûlante, la première de sa vie, lui vint de lire, de +savoir. Sa conscience révoltée luttait, mais la démangeaison d'une +curiosité fouettée et douloureuse poussait sa main. Elle saisit le +papier, l'ouvrit, reconnut aussitôt l'écriture, celle de Julie, une +écriture tremblée, au crayon. Elle lut: «Viens seul m'embrasser, mon +pauvre ami, je vais mourir.» + +Elle ne comprit pas d'abord, et restait là stupide, frappée surtout par +l'idée de mort. Puis, soudain, le tutoiement saisit sa pensée; et ce +fut comme un grand éclair illuminant son existence, lui montrant toute +l'infâme vérité, toute leur trahison, toute leur perfidie. Elle comprit +leur longue astuce, leurs regards, sa bonne foi jouée, sa confiance +trompée. Elle les revit l'un en face de l'autre, le soir sous +l'abat-jour de sa lampe, lisant le même livre, se consultant de l'oeil à +la fin des pages. + +Et, son coeur soulevé d'indignation, meurtri de souffrance, s'abîma dans +un désespoir sans bornes. + +Des pas retentirent; elle s'enfuit et s'enferma chez elle. + +Son mari, bientôt, l'appela. + +--Viens vite. Mme Rosset va mourir. + +Berthe parut sur sa porte et, la lèvre tremblante: + +--Retournez seul auprès d'elle, elle n'a pas besoin de moi. + +Il la regarda follement, abruti de chagrin, et il reprit: + +--Vite, vite, elle meurt. + +Berthe répondit: + +--Vous aimeriez mieux que ce fût moi. + +Alors il comprit peut-être, et s'en alla, remontant près de +l'agonisante. + +Il la pleura sans dissimulation, sans pudeur, indifférent à la douleur +de sa femme qui ne lui parlait plus, ne le regardait plus, vivait seule +murée dans le dégoût, dans une colère révoltée, et priait Dieu matin et +soir. + +Ils habitaient ensemble pourtant, mangeaient face à face, muets et +désespérés. + +Puis il s'apaisa peu à peu; mais elle ne lui pardonnait point. + +Et la vie continua, dure pour tous les deux. + +Pendant un an, ils demeurèrent aussi étrangers l'un à l'autre que s'ils +ne se fussent pas connus. Berthe faillit devenir folle. + +Puis un matin étant partie dès l'aurore, elle rentra vers huit heures +portant en ses deux mains un énorme bouquet de roses, de roses blanches, +toutes blanches. + +Et elle fit dire à son mari qu'elle désirait lui parler. + +Il vint inquiet, troublé. + +--Nous allons sortir ensemble, lui dit-elle; prenez ces fleurs, elles +sont trop lourdes pour moi. + +Il prit le bouquet et suivit sa femme. Une voiture les attendait qui +partit dès qu'ils furent montés. + +Elle s'arrêta devant la grille du cimetière. Alors Berthe, dont les yeux +s'emplissaient de larmes, dit à Georges:--Conduisez-moi à sa tombe. Il +tremblait sans comprendre, et il se mit à marcher devant, tenant +toujours les fleurs en ses bras. Il s'arrêta enfin devant un marbre +blanc et le désigna sans rien dire. + +Alors elle lui reprit le grand bouquet et, s'agenouillant, le déposa sur +les pieds du tombeau. Puis elle s'isola en une prière inconnue et +suppliante! + +Debout derrière elle, son mari, hanté de souvenirs, pleurait. + +Elle se releva et lui tendit les mains. + +--Si vous voulez, nous serons amis, dit-elle. + + + * * * * * + + + + +LA LÉGENDE DU MONT SAINT-MICHEL + +[Illustration de GRASSET] + + +Je l'avais vu d'abord de Cancale ce château de fées planté dans la mer. +Je l'avais vu confusément, ombre grise dressée sur le ciel brumeux. + +Je le revis d'Avranches, au soleil couchant. L'immensité des sables +était rouge, l'horizon était rouge, toute la baie démesurée était rouge; +seule, l'abbaye escarpée, poussée là -bas, loin de la terre, comme un +manoir fantastique, stupéfiante comme un palais de rêve, +invraisemblablement étrange et belle, restait presque noire dans les +pourpres du jour mourant. + +J'allai vers elle le lendemain dès l'aube, à travers les sables, l'oeil +tendu sur ce bijoux monstrueux, grand comme une montagne, ciselé comme +un camée et vaporeux comme une mousseline. Plus j'approchais, plus je +me sentais soulevé d'admiration, car rien au monde peut-être n'est plus +étonnant et plus parfait. + +Et j'errai, surpris comme si j'avais découvert l'habitation d'un dieu à +travers ces salles portées par des colonnes légères ou pesantes, à +travers ces couloirs percés à jour, levant mes yeux émerveillés sur ces +clochetons qui semblent des fusées parties vers le ciel et sur tout cet +emmêlement incroyable de tourelles, de gargouilles, d'ornements sveltes +et charmants, feu d'artifice de pierre, dentelle de granit, +chef-d'oeuvre d'architecture colossale et délicate. + +Comme je restais en extase, un paysan bas-normand m'aborda et me raconta +l'histoire de la grande querelle de saint Michel avec le diable. + +Un sceptique de génie a dit: «Dieu a fait l'homme à son image, mais +l'homme le lui a bien rendu.» + +Ce mot est d'une éternelle vérité et il serait fort curieux de faire +dans chaque continent l'histoire de la divinité locale, ainsi que +l'histoire des saints patrons dans chacune de nos provinces. Le nègre a +des idoles féroces, mangeuses d'hommes; le mahométan polygame peuple son +paradis de femmes; les Grecs, en gens pratiques, avaient divinisé toutes +les passions. + +Chaque village de France est placé sous l'invocation d'un saint +protecteur, modifié à l'image des habitants. + +Or, saint Michel veille sur la Basse-Normandie, saint Michel, l'ange +radieux et victorieux, le porte-glaive, le héros du ciel, le triomphant, +le dominateur de Satan. + +Mais voici comment le Bas-Normand, rusé, cauteleux, sournois et +chicanier, comprend et raconte la lutte du grand saint avec le diable. + +Pour se mettre à l'abri des méchancetés du démon, son voisin, saint +Michel construisit lui-même, en plein océan, cette habitation digne d'un +archange; et, seul, en effet, un pareil saint pouvait se créer une +semblable résidence. + +Mais, comme il redoutait encore les approches du Malin, il entoura son +domaine de sables mouvants plus perfides que la mer. + +Le diable habitait une humble chaumière sur la côte; mais il possédait +les prairies baignées d'eau salée, les belles terres grasses où poussent +les récoltes lourdes, les riches vallées et les coteaux féconds de tout +le pays; tandis que le saint ne régnait que sur les sables. De sorte que +Satan était riche, et saint Michel était pauvre comme un gueux. + +Après quelques années de jeûne, le saint s'ennuya de cet état de choses +et pensa à passer un compromis avec le diable; mais la chose n'était +guère facile, Satan tenant à ses moissons. + +Il réfléchit pendant six mois; puis, un matin, il s'achemina vers la +terre. Le démon mangeait la soupe devant sa porte quand il aperçut le +saint; aussitôt il se précipita à sa rencontre, baisa le bas de sa +manche, le fit entrer et lui offrit de se rafraîchir. + +Après avoir bu une jatte de lait, saint Michel prit la parole: + +--Je suis venu pour te proposer une bonne affaire. + +Le diable, candide et sans défiance, répondit: + +--Ça me va. + +--Voici. Tu me céderas toutes tes terres. + +Satan, inquiet, voulut parler: + +--Mais... + +Le saint reprit: + +--Écoute d'abord. Tu me céderas toutes tes terres. Je me chargerai de +l'entretien, du travail, des labourages, des semences, du fumage, de +tout enfin, et nous partagerons la récolte par moitié. Est-ce dit? + +Le diable, naturellement paresseux, accepta. + +Il demanda seulement en plus quelques-uns de ces délicieux surmulets +qu'on pêche autour du mont solitaire. Saint Michel promit les poissons. + +Ils se tapèrent dans la main, crachèrent de côté pour indiquer que +l'affaire était faite, et le saint reprit: + +--Tiens, je ne veux pas que tu aies à te plaindre de moi. Choisis ce que +tu préfères: la partie des récoltes qui sera sur terre ou celle qui +restera dans la terre. + +Satan s'écria: + +--Je prends celle qui sera sur terre. + +--C'est entendu, dit le saint. + +Et il s'en alla. + +Or, six mois après, dans l'immense domaine du diable, on ne voyait que +des carottes, des navets, des oignons, des salsifis, toutes les plantes +dont les racines grasses sont bonnes et savoureuses, et dont la feuille +inutile sert tout au plus à nourrir les bêtes. + +Satan n'eut rien et voulut rompre le contrat, traitant saint Michel de +«malicieux». + +Mais le saint avait pris goût à la culture; il retourna retrouver le +diable: + +--Je t'assure que je n'y ai point pensé du tout; ça s'est trouvé comme +ça; il n'y a point de ma faute. Et, pour te dédommager, je t'offre de +prendre, cette année, tout ce qui se trouvera sous terre. + +--Ça me va, dit Satan. + +Au printemps suivant, toute l'étendue des terres de l'Esprit du Mal +était couverte de blés épais, d'avoines grosses comme des clochetons, de +lins, de colzas magnifiques, de trèfles rouges, de pois, de choux, +d'artichauts, de tout ce qui s'épanouit au soleil en graines ou en +fruits. + +Satan n'eut encore rien et se fâcha tout à fait. + +Il reprit ses prés et ses labours et resta sourd à toutes les ouvertures +nouvelles de son voisin. + +Une année entière s'écoula. Du haut de son manoir isolé, saint Michel +regardait la terre lointaine et féconde, et voyait le diable dirigeant +les travaux, rentrant les récoltes, battant ses grains. Et il rageait, +s'exaspérant de son impuissance. Ne pouvant plus duper Satan, il résolut +de s'en venger, et il alla le prier à dîner pour le lundi suivant. + +--Tu n'as pas été heureux dans tes affaires avec moi, disait-il, je le +sais; mais je ne veux pas qu'il reste de rancune entre nous, et je +compte que tu viendras dîner avec moi. Je te ferai manger de bonnes +choses. + +Satan, aussi gourmand que paresseux, accepta bien vite. Au jour dit, il +revêtit ses plus beaux habits et prit le chemin du Mont. + +Saint Michel le fit asseoir à une table magnifique. On servit d'abord +un vol-au-vent plein de crêtes et de rognons de coq, avec des boulettes +de chair à saucisse, puis deux gros surmulets à la crème, puis une dinde +blanche pleine de marrons confits dans du vin, puis un gigot de +pré-salé, tendre comme du gâteau; puis des légumes qui fondaient dans la +bouche et de la bonne galette chaude, qui fumait en répandant un parfum +de beurre. + +On but du cidre pur, mousseux et sucré, et du vin rouge et capiteux, et, +après chaque plat, on faisait un trou avec de vieille eau-de-vie de +pommes. + +Le diable but et mangea comme un coffre, tant et si bien qu'il se trouva +gêné. + +Alors saint Michel, se levant formidable, s'écria d'une voix de +tonnerre: + +--Devant moi! devant moi, canaille! Tu oses... devant moi... + +Satan éperdu s'enfuit, et le saint, saisissant un bâton, le poursuivit. + +Ils couraient par les salles basses, tournant autour des piliers, +montaient les escaliers aériens, galopaient le long des corniches, +sautaient de gargouille en gargouille. Le pauvre démon, malade à fendre +l'âme, fuyait, souillant la demeure du saint. Il se trouva enfin sur la +dernière terrasse, tout en haut, d'où l'on découvre la baie immense avec +ses villes lointaines, ses sables et ses pâturages. Il ne pouvait +échapper plus longtemps; et le saint, lui jetant dans le dos un coup de +pied furieux, le lança comme une balle à travers l'espace. + +Il fila dans le ciel ainsi qu'un javelot, et s'en vint tomber lourdement +devant la ville de Mortain. Les cornes de son front et les griffes de +ses membres entrèrent profondément dans le rocher, qui garde pour +l'éternité les traces de cette chute de Satan. + +Il se releva boiteux, estropié jusqu'à la fin des siècles; et, regardant +au loin le Mont fatal, dressé comme un pic dans le soleil couchant, il +comprit bien qu'il serait toujours vaincu dans cette lutte inégale, et +il partit en traînant la jambe, se dirigeant vers des pays éloignés, +abandonnant à son ennemi, ses champs, ses plaines, ses coteaux, ses +vallées et ses prés. + +Et voilà comment saint Michel, patron des Normands, vainquit le diable. + +Un autre peuple avait rêvé autrement cette bataille. + + + * * * * * + + + + +UNE VEUVE + +[Illustration d'ARCOS] + + +C'était pendant la saison des chasses, dans le château de Banneville. +L'automne était pluvieux et triste. Les feuilles rouges, au lieu de +craquer sous les pieds, pourrissaient dans les ornières, sous les +lourdes averses. + +La forêt, presque dépouillée, était humide comme une salle de bains. +Quand on entrait dedans, sous les grands arbres fouettés par les grains, +une odeur moisie, une buée d'eau tombée, d'herbes trempées, de terre +mouillée, vous enveloppait et les tireurs, courbés sous cette inondation +continue, et les chiens mornes, la queue basse et le poil collé sur les +côtes, et les jeunes chasseresses en leur taille de drap collante et +traversée de pluie, rentraient chaque soir las de corps et d'esprit. + +Dans le grand salon, après dîner, on jouait au loto, sans plaisir, +tandis que le vent faisait sur les volets des poussées bruyantes et +lançait les vieilles girouettes en des tournoiements de toupie. On +voulut alors conter des histoires, comme il est dit en des livres; mais +personne n'inventait rien d'amusant. Les chasseurs narraient des +aventures à coups de fusil, des boucheries de lapins; et les femmes se +creusaient la tête sans y découvrir jamais l'imagination de +Scheherazade. + +On allait encore renoncer à ce divertissement, quand une jeune femme, en +jouant, sans y penser, avec la main d'une vieille tante restée fille, +remarqua une petite bague faite avec des cheveux blonds, qu'elle avait +vue souvent sans jamais y réfléchir. + +Alors, en la faisant rouler doucement autour du doigt, elle demanda: +«Dis donc, tante, qu'est-ce que c'est que cette bague? On dirait des +cheveux d'enfant...» La vieille demoiselle rougit, pâlit; puis, d'une +voix tremblante: «C'est si triste, si triste, que je n'en veux jamais +parler. Tout le malheur de ma vie vient de là . J'étais toute jeune +alors, et le souvenir m'est resté si douloureux que je pleure chaque +fois en y pensant.» + +On voulut aussitôt connaître l'histoire, mais la tante refusait de la +dire; on finit enfin par la prier tant qu'elle se décida. + +«Vous m'avez souvent entendu parler de la famille de Santèze, éteinte +aujourd'hui. J'ai connu les trois derniers hommes de cette maison. Ils +sont morts tous les trois de la même façon; voici les cheveux du +dernier. Il avait treize ans quand il s'est tué pour moi. Cela vous +parait étrange, n'est-ce pas? + +«Oh! c'était une race singulière, des fous, si l'on veut, mais des fous +charmants, des fous par amour. Tous, de père en fils, avaient des +passions violentes, de grands élans de tout leur être qui les poussaient +aux choses les plus exaltées, aux dévouements fanatiques, même aux +crimes. C'était en eux, cela, ainsi que la dévotion ardente est dans +certaine âmes. Ceux qui se font trappistes n'ont pas la même nature que +les coureurs de salon. On disait dans la parenté: «Amoureux comme un +Santèze.» Rien qu'à les voir, on le devinait. Ils avaient tous les +cheveux bouclés, bas sur le front, la barbe frisée, et des yeux larges, +larges, dont le rayon entrait dans vous, et vous troublait sans qu'on +sût pourquoi. + +«Le grand-père de celui dont voici le seul souvenir, après beaucoup +d'aventures, et des duels et des enlèvements de femmes, devint +passionnément épris, vers soixante-cinq ans, de la fille de son fermier. +Je les ai connus tous les deux. Elle était blonde, pâle, distinguée, +avec un parler lent, une voix molle et un regard si doux, si doux, qu'on +l'aurait dit d'une madone. Le vieux seigneur la prit chez lui, et il fut +bientôt si captivé qu'il ne pouvait se passer d'elle une minute. Sa +fille et sa belle-fille, qui habitaient le château, trouvaient cela +naturel, tant l'amour était de tradition dans la maison. Quand il +s'agissait de passion, rien ne les étonnait, et, si l'on parlait devant +elles de penchants contrariés, d'amants désunis, même de vengeance après +des trahisons, elles disaient toutes les deux, du même ton désolé: «Oh! +comme il (ou elle) a dû souffrir pour en arriver là ». Rien de plus. +Elles s'apitoyaient sur les drames du coeur et ne s'en indignaient +jamais, même quand ils étaient criminels. + +«Or, un automne, un jeune homme, M. de Gradelle, invité pour la chasse, +enleva la jeune fille. + +«M. de Santèze resta calme, comme s'il ne s'était rien passé; mais, un +matin, on le trouva pendu dans le chenil, au milieu des chiens. + +«Son fils mourut de la même façon, dans un hôtel, à Paris, pendant un +voyage qu'il y fit en 1841, après avoir été trompé par une chanteuse de +l'Opéra. + +«Il laissait un enfant âgé de douze ans, et une veuve, la soeur de ma +mère. Elle vint avec le petit habiter chez mon père, dans notre terre de +Bertillon. J'avais alors dix-sept ans. + +«Vous ne pouvez vous figurer quel étonnant et précoce enfant était ce +petit Santèze. On eût dit que toutes les facultés de tendresse, que +toutes les exaltations de sa race étaient retombées sur celui-là , le +dernier. Il rêvait toujours et se promenait seul, pendant des heures, +dans une grande allée d'ormes allant du château jusqu'au bois. Je +regardais de ma fenêtre ce gamin sentimental, qui marchait à pas graves, +les mains derrière le dos, le front penché, et, parfois, s'arrêtait +pour lever les yeux comme s'il voyait et comprenait, et ressentait des +choses qui n'étaient point de son âge. + +«Souvent, après le dîner, par les nuits claires, il me disait: «Allons +rêver, cousine...» Et nous partions ensemble dans le parc. Il s'arrêtait +brusquement devant les clairières où flottait cette vapeur blanche, +cette ouate dont la lune garnit les éclaircies des bois; et il me +disait, en me serrant la main: «Regarde ça, regarde ça. Mais tu ne me +comprends pas, je le sens. Si tu comprenais, nous serions heureux. Il +faut aimer pour savoir.» Je riais et je l'embrassais, ce gamin, qui +m'adorait à en mourir. + +«Souvent aussi, après le dîner, il allait s'asseoir sur les genoux de ma +mère: «Allons, tante, lui disait-il, raconte-nous des histoires +d'amour.» Et ma mère, par plaisanterie, lui disait toutes les légendes +de sa famille, toutes les aventures passionnées de ses pères; car on en +citait des mille et des mille, de vraies et de fausses. C'est leur +réputation qui les a tous perdus, ces hommes; ils se montaient la tête +et se faisaient gloire ensuite de ne point laisser mentir la renommée de +leur maison. + +«Il s'exaltait, le petit, à ces récits tendres ou terribles, et parfois +il battait des mains en répétant: «Moi aussi, moi aussi, je sais aimer +mieux qu'eux tous!» + +«Alors il me fit la cour, une cour timide et profondément tendre dont on +riait, tant c'était drôle. Chaque matin, j'avais des fleurs cueillies +par lui, et, chaque soir, avant de remonter dans sa chambre, il me +baisait la main en murmurant: «Je t'aime!» + +«Je fus coupable, bien coupable, et j'en pleure encore sans cesse, et +j'en ai fait pénitence toute ma vie; et je suis restée vieille fille, ou +plutôt non, je suis restée comme fiancée-veuve, veuve de lui. Je +m'amusai de cette tendresse puérile, je l'excitais même; je fus +coquette, séduisante, comme auprès d'un homme, caressante et perfide. +J'affolai cet enfant. C'était un jeu pour moi, et un divertissement +joyeux pour sa mère et pour la mienne. Il avait douze ans! Songez! qui +donc aurait pris au sérieux cette passion d'atome? Je l'embrassais tant +qu'il voulait; je lui écrivis même des billets doux que lisaient nos +mères; et il me répondait des lettres, des lettres de feu, que j'ai +gardées. Il croyait secrète notre intimité d'amour, se jugeant un homme. +Nous avions oublié qu'il était un Santèze! + +«Cela dura prés d'un an. Un soir, dans le parc, il s'abattit à mes +genoux et, baisant le bas de ma robe avec un élan furieux, il répétait: +«Je t'aime, je t'aime, je t'aime à en mourir. Si tu me trompes jamais, +entends-tu, si tu m'abandonnes pour un autre, je ferai comme mon +père...» Et il ajouta d'une voix profonde à donner un frisson: «Tu sais +ce qu'il a fait!» + +«Puis, comme je restais interdite, il se releva, et se dressant sur la +pointe des pieds pour arriver à mon oreille, car j'étais bien plus +grande que lui, il modula mon nom, mon petit nom: «Geneviève!» d'un ton +si doux, si joli, si tendre, que j'en frissonnai jusqu'aux pieds. + +«Je balbutiais: «Rentrons, rentrons!» Il ne dit plus rien et me suivit; +mais, comme nous allions gravir les marches du perron, il m'arrêta: «Tu +sais, si tu m'abandonnes, je me tue.» + +«Je compris, cette fois, que j'avais été trop loin, et je devins +réservée. Comme il m'en faisait, un jour, des reproches, je répondis: +«Tu es maintenant trop grand pour plaisanter, et trop jeune pour un +amour sérieux. J'attends.» + +«Je m'en croyais quitte ainsi. + +«On le mit en pension à l'automne. Quand il revint, l'été suivant, +j'avais un fiancé. Il comprit tout de suite et garda pendant huit jours +un air si réfléchi que je demeurais très inquiète. + +«Le neuvième jour, au matin, j'aperçus, en me levant, un petit papier +glissé sous ma porte. Je le saisis, je l'ouvris, je lus. «Tu m'as +abandonné; et tu sais ce que je t'ai dit. C'est ma mort que tu as +ordonnée. Comme je ne veux pas être trouvé par un autre que par toi, +viens dans le parc, juste à la place où je t'ai dit, l'an dernier, que +je t'aimais, et regarde en l'air.» + +«Je me sentais devenir folle. Je m'habillai vite et vite, et je courus, +je courus à tomber épuisée, jusqu'à l'endroit désigné. + +Sa petite casquette de pension était par terre, dans la boue. Il avait +plu toute la nuit. Je levai les yeux et j'aperçus quelque chose qui se +berçait dans les feuilles, car il faisait du vent, beaucoup de vent. + +«Je ne sais plus, après ça, ce que j'ai fait. J'ai dû hurler d'abord, +m'évanouir peut-être, et tomber, puis courir au château. Je repris ma +raison dans mon lit, avec ma mère à mon chevet. + +«Je crus que j'avais rêvé tout cela dans un affreux délire. Je +balbutiai: «Et lui, lui, Gontran?...» On ne me répondit pas. C'était +vrai. + +«Je n'osai pas le revoir; mais je demandai une longue mèche de ses +cheveux blonds. La... la... voici...» + +Et la vieille demoiselle tendait sa main tremblante dans un geste +désespéré. + +Puis elle se moucha plusieurs fois, s'essuya les yeux et reprit: «J'ai +rompu mon mariage... sans dire pourquoi... Et je... je suis restée +toujours... la... la veuve de cet enfant de treize ans.» Puis sa tête +tomba sur sa poitrine et elle pleura longtemps des larmes pensives. + +Et, comme on gagnait les chambres pour dormir, un gros chasseur dont +elle avait troublé la quiétude souffla dans l'oreille de son voisin: + +--N'est-ce pas malheureux d'être sentimental à ce point-là ! + + + * * * * * + + + + +MADEMOISELLE COCOTTE + +[Illustration de RENOUARD] + + +Nous allions sortir de l'Asile quand j'aperçus dans un coin de la cour +un grand homme maigre qui faisait obstinément le simulacre d'appeler un +chien imaginaire. Il criait, d'une voix douce, d'une voix tendre: +«Cocotte, ma petite Cocotte, viens ici, Cocotte, viens ici, ma belle», +en tapant sur sa cuisse comme on fait pour attirer les bêtes. Je +demandai au médecin:--Qu'est-ce que celui-là ? Il me répondit:--Oh! +celui-là n'est pas intéressant. C'est un cocher, nommé François, devenu +fou après avoir noyé son chien. + +J'insistai:--Dites-moi donc son histoire. Les choses les plus simples, +les plus humbles, sont parfois celles qui nous mordent le plus au coeur. + +Et voici l'aventure de cet homme qu'on avait sue tout entière par un +palefrenier, son camarade. + +Dans la banlieue de Paris vivait une famille de bourgeois riches. Ils +habitaient une élégante villa au milieu d'un parc, au bord de la Seine. +Le cocher était ce François, gars de campagne, un peu lourdaud, bon +coeur, niais, facile à duper. + +Comme il rentrait un soir chez ses maîtres, un chien se mit à le suivre. +Il n'y prit point garde d'abord; mais l'obstination de la bête à marcher +sur ses talons le fit bientôt se retourner. Il regarda s'il connaissait +ce chien.--Non, il ne l'avait jamais vu. + +C'était une chienne d'une maigreur affreuse, avec de grandes mamelles +pendantes. Elle trottinait derrière l'homme d'un air lamentable et +affamé, la queue entre les pattes, les oreilles collées contre la tête, +et s'arrêtait quand il s'arrêtait, repartant quand il repartait. + +Il voulait chasser ce squelette de bête et cria: «Va-t'en. Veux-tu bien +te sauver.--Hou! hou!» Elle s'éloigna de quelques pas et se planta sur +son derrière, attendant; puis, dès que le cocher se remit en marche, +elle repartit derrière lui. + +Il fit semblant de ramasser des pierres. L'animal s'enfuit un peu plus +loin avec un grand ballottement de ses mamelles flasques; mais il revint +aussitôt que l'homme eut tourné le dos. + +Alors le cocher François, pris de pitié, l'appela. La chienne s'approcha +timidement, l'échine pliée en cercle, et toutes les côtes soulevant la +peau. L'homme caressa ces os saillants, et, tout ému par cette misère de +bête: «Allons, viens», dit-il. Aussitôt elle remua la queue, se sentant +accueillie, adoptée, et, au lieu de rester dans les mollets de son +nouveau maître, elle se mit à courir devant lui. + +Il l'installa sur la paille dans son écurie; puis il courut à la cuisine +chercher du pain. Quand elle eut mangé tout son soûl, elle s'endormit, +couchée en rond. + +Le lendemain, les maîtres, avertis par leur cocher, permirent qu'il +gardât l'animal. C'était une bonne bête, caressante et fidèle, +intelligente et douce. + +Mais, bientôt, on lui reconnut un défaut terrible. Elle était enflammée +d'amour d'un bout à l'autre de l'année. Elle eut fait, en quelque temps, +la connaissance de tous les chiens de la contrée qui se mirent à rôder +autour d'elle jour et nuit. Elle leur partageait ses faveurs avec une +indifférence de fille, semblait au mieux avec tous, traînait derrière +elle une vraie meute composée des modèles les plus différents de la race +aboyante, les uns gros comme le poing, les autres grands comme des ânes. +Elle les promenait par les routes en des courses interminables, et quand +elle s'arrêtait pour se reposer sur l'herbe ils faisaient cercle autour +d'elle, et la contemplaient la langue tirée. + +Les gens du pays la considéraient comme un phénomène; jamais on n'avait +vu pareille chose. Le vétérinaire n'y comprenait rien. + +Quand elle était rentrée, le soir, en son écurie, la foule des chiens +faisait le siège de la propriété. Ils se faufilaient par toutes les +issues de la haie vive qui clôturait le parc, dévastaient les +plates-bandes, arrachaient les fleurs, creusaient des trous dans les +corbeilles, exaspérant le jardinier. Et ils hurlaient des nuits entières +autour du bâtiment où logeait leur amie, sans que rien les décidât à +s'en aller. + +Dans le jour, ils pénétraient jusque dans la maison. C'était une +invasion, une plaie, un désastre. Les maîtres rencontraient à tout +moment dans l'escalier et jusque dans les chambres des petits roquets +jaunes à queue empanachée, des chiens de chasse, des bouledogues, des +loups-loups rôdeurs à poil sale, vagabonds sans feu ni lieu, des +terre-neuve énormes qui faisaient fuir les enfants. + +On vit alors dans le pays des chiens inconnus à dix lieues à la ronde, +venus on ne sait d'où, vivant on ne sait comment, et qui disparaissaient +ensuite. + +Cependant François adorait Cocotte. Il l'avait nommée Cocotte, sans +malice, bien qu'elle méritât son nom; et il répétait sans cesse: «Cette +bête-là , c'est une personne. Il ne lui manque que la parole.» + +Il lui avait fait confectionner un collier magnifique en cuir rouge qui +portait ces mots gravés sur une plaque de cuivre: «Mademoiselle Cocotte, +au cocher François.» + +Elle était devenue énorme. Autant elle avait été maigre, autant elle +était obèse, avec un ventre gonflé sous lequel pendillaient toujours ses +longues mamelles ballottantes. Elle avait engraissé tout d'un coup et +elle marchait maintenant avec peine, les pattes écartées à la façon des +gens trop gros, la gueule ouverte pour souffler, exténuée aussitôt +qu'elle avait essayé de courir. + +Elle se montrait d'ailleurs d'une fécondité phénoménale, toujours pleine +presque aussitôt que délivrée, donnant le jour quatre fois l'an à un +chapelet de petits animaux appartenant à toutes les variétés de la race +canine. François, après avoir choisi celui qu'il lui laissait pour +«passer son lait,» ramassait les autres dans son tablier d'écurie et +allait, sans apitoiement, les jeter à la rivière. + +Mais bientôt la cuisinière joignit ses plaintes à celles du jardinier. +Elle trouvait des chiens jusque sous son fourneau, dans le buffet, dans +la soupente au charbon, et ils volaient tout ce qu'ils rencontraient. + +Le maître, impatienté, ordonna à François de se débarrasser de Cocotte. +L'homme désolé chercha à la placer. Personne n'en voulut. Alors il se +résolut à la perdre, et il la confia à un voiturier qui devait +l'abandonner dans la campagne de l'autre côté de Paris, auprès de +Joinville-le-Pont. + +Le soir même, Cocotte était revenue. + +Il fallait prendre un grand parti. On la livra, moyennant cinq francs, à +un chef de train allant au Havre. Il devait la lâcher à l'arrivée. + +Au bout de trois jours, elle rentrait dans son écurie, harassée, +efflanquée, écorchée, n'en pouvant plus. + +Le maître, apitoyé, n'insista pas. + +Mais les chiens revinrent bientôt plus nombreux et plus acharnés que +jamais. Et comme on donnait, un soir, un grand dîner, une poularde +truffée fut emportée par un dogue, au nez de la cuisinière qui n'osa pas +la lui disputer. + +Le maître, cette fois, se fâcha tout à fait, et, ayant appelé François, +il lui dit avec colère: «Si vous ne me flanquez pas cette bête à l'eau +avant demain matin, je vous fiche à la porte, entendez-vous?» + +L'homme fut atterré, et il remonta dans sa chambre pour faire sa malle, +préférant quitter sa place. Puis il réfléchit qu'il ne pourrait entrer +nulle part tant qu'il traînerait derrière lui cette bête incommode; il +songea qu'il était dans une bonne maison, bien payé, bien nourri; il se +dit que vraiment un chien ne valait pas ça; il s'excita au nom de ses +propres intérêts; et il finit par prendre résolument le parti de se +débarrasser de Cocotte au point du jour. + +Il dormit mal, cependant. Dès l'aube, il fut debout et, s'emparant d'une +forte corde, il alla chercher la chienne. Elle se leva lentement, se +secoua, étira ses membres et vint fêter son maître. + +Alors le courage lui manqua, et il se mit à l'embrasser avec tendresse, +flattant ses longues oreilles, la baisant sur le museau, lui prodiguant +tous les noms tendres qu'il savait. + +Mais une horloge voisine sonna six heures. Il ne fallait plus hésiter. +Il ouvrit la porte: «Viens,» dit-il. La bête remua la queue, comprenant +qu'on allait sortir. + +Ils gagnèrent la berge, et il choisit une place où l'eau semblait +profonde. Alors il noua un bout de la corde au beau collier de cuir, et +ramassant une grosse pierre, il l'attacha à l'autre bout. Puis il saisit +Cocotte dans ses bras et la baisa furieusement comme une personne qu'on +va quitter. Il la tenait serrée sur sa poitrine, la berçait, l'appelait +«ma belle Cocotte, ma petite Cocotte,» et elle se laissait faire en +grognant de plaisir. + +Dix fois il la voulut jeter, et toujours le coeur lui manquait. + +Mais brusquement il se décida, et de toute sa force il la lança le plus +loin possible. Elle essaya d'abord de nager, comme elle faisait +lorsqu'on la baignait, mais sa tête, entraînée par la pierre, plongeait +coup sur coup; et elle jetait à son maître des regards éperdus, des +regards humains, en se débattant comme une personne qui se noie. Puis +tout l'avant du corps s'enfonça, tandis que les pattes de derrière +s'agitaient follement hors de l'eau; puis elles disparurent aussi. + +Alors, pendant cinq minutes, des bulles d'air vinrent crever à la +surface comme si le fleuve se fût mis à bouillonner; et François, +hagard, affolé, le coeur palpitant, croyait voir Cocotte se tordant dans +la vase; et il se disait, dans sa simplicité de paysan: «Qu'est-ce +qu'elle pense de moi, à c't'heure, c'te bête?» + +Il faillit devenir idiot; il fut malade pendant un mois; et, chaque +nuit, il rêvait de sa chienne; il la sentait qui léchait ses mains; il +l'entendait aboyer. Il fallut appeler un médecin. Enfin il alla mieux; +et ses maîtres, vers la fin de juin, l'emmenèrent dans leur propriété de +Biessard, près de Rouen. + +Là encore il était au bord de la Seine. Il se mit à prendre des bains. +Il descendait chaque matin avec le palefrenier, et ils traversaient le +fleuve à la nage. + +Or, un jour, comme ils s'amusaient à batifoler dans l'eau, François cria +soudain à son camarade: + +--Regarde celle-là qui s'amène. Je vas t'en faire goûter une côtelette. + +C'était une charogne énorme, gonflée, pelée, qui s'en venait, les pattes +en l'air en suivant le courant. + +François s'en approcha en faisant des brasses; et, continuant ses +plaisanteries: + +--Cristi! elle n'est pas fraîche. Quelle prise! mon vieux. Elle n'est +pas maigre non plus. + +Et il tournait autour, se maintenant à distance de l'énorme bête en +putréfaction. + +Puis, soudain, il se tut et il la regarda avec une attention singulière; +puis il s'approcha encore comme pour la toucher, cette fois. Il +examinait fixement le collier; puis il avança le bras, saisit le cou, +fit pivoter la charogne, l'attira tout près de lui, et lut sur le cuivre +verdi qui restait adhérent au cuir décoloré: «Mademoiselle Cocotte, au +cocher François.» + +La chienne morte avait retrouvé son maître à soixante lieues de leur +maison! + +Il poussa un cri épouvantable et il se mit à nager de toute sa force +vers la berge, en continuant à hurler; et, dès qu'il eut atteint la +terre, il se sauva éperdument, tout nu, par la campagne. Il était fou! + + + * * * * * + + + + +LES BIJOUX + +[Illustration de TIRADO] + + +M. Lantin ayant rencontré cette jeune fille, dans une soirée, chez son +sous-chef de bureau, l'amour l'enveloppa comme un filet. + +C'était la fille d'un percepteur de province, mort depuis plusieurs +années. Elle était venue ensuite à Paris avec sa mère, qui fréquentait +quelques familles bourgeoises de son quartier dans l'espoir de marier la +jeune personne. Elles étaient pauvres et honorables, tranquilles et +douces. La jeune fille semblait le type absolu de l'honnête femme à +laquelle le jeune homme sage rêve de confier sa vie. Sa beauté modeste +avait un charme de pudeur angélique, et l'imperceptible sourire qui ne +quittait point ses lèvres semblait un reflet de son coeur. + +Tout le monde chantait ses louanges; tous ceux qui la connaissaient +répétaient sans fin: «Heureux celui qui la prendra. On ne pourrait +trouver mieux.» + +M. Lantin, alors commis municipal au ministère de l'intérieur, aux +appointements annuels de trois mille cinq cents francs, la demanda en +mariage et l'épousa. + +Il fut avec elle invraisemblablement heureux. Elle gouverna sa maison +avec une économie si adroite qu'ils semblaient vivre dans le luxe. Il +n'était point d'attentions, de délicatesses, de chatteries qu'elle n'eût +pour son mari; et la séduction de sa personne était si grande que, six +ans après leur rencontre, il l'aimait plus encore qu'aux premiers jours. + +Il ne blâmait en elle que deux goûts, celui du théâtre et celui des +bijouteries fausses. + +Ses amies (elle connaissait quelques femmes de modestes fonctionnaires) +lui procuraient à tous moments des loges pour les pièces en vogue, même +pour les premières représentations; et elle traînait bon gré, mal gré, +son mari à ces divertissements qui le fatiguaient affreusement après sa +journée de travail. Alors il la supplia de consentir à aller au +spectacle avec quelque dame de sa connaissance qui la ramènerait +ensuite. Elle fut longtemps à céder, trouvant peu convenable cette +manière d'agir. Elle s'y décida enfin par complaisance, et il lui en sut +un gré infini. + +Or, ce goût pour le théâtre fit bientôt naître en elle le besoin de se +parer. Ses toilettes demeuraient toutes simples, il est vrai, de bon +goût toujours, mais modestes; et sa grâce douce, sa grâce irrésistible, +humble et souriante, semblait acquérir une saveur nouvelle de la +simplicité de ses robes, mais elle prit l'habitude de pendre à ses +oreilles deux gros cailloux du Rhin qui simulaient des diamants, et elle +portait des colliers en perles fausses, des bracelets en similor, des +peignes agrémentés de verroteries variées jouant les pierres fines. + +Son mari, que choquait un peu cet amour du clinquant, répétait souvent: +«Ma chère, quand on n'a pas le moyen de se payer des bijoux véritables, +on ne se montre parée que de sa beauté et de sa grâce, voilà encore les +plus rares joyaux.» + +Mais elle souriait doucement et répétait: «Que veux-tu? J'aime ça. +C'est mon vice. Je sais bien que tu as raison; mais on ne se refait pas. +J'aurais adoré les bijoux, moi!» + +Et elle faisait rouler dans ses doigts les colliers de perles, miroiter +les facettes des cristaux taillés en répétant: «Mais regarde donc comme +c'est bien fait. On jurerait du vrai.» + +Il souriait à son tour en déclarant: «Tu as des goûts de Bohémienne.» + +Quelquefois, le soir, quand ils demeuraient en tête-à -tête au coin du +feu, elle apportait sur la table où ils prenaient le thé la boîte de +maroquin où elle enfermait la «pacotille», selon le mot de M. Lantin; et +elle se mettait à examiner ces bijoux imités avec une attention +passionnée, comme si elle eût savouré quelque jouissance secrète et +profonde; et elle s'obstinait à passer un collier au cou de son mari +pour rire ensuite de tout son coeur en s'écriant: «Comme tu es drôle!» +Puis elle se jetait dans ses bras et l'embrassait éperdument. + +Comme elle avait été à l'Opéra, une nuit d'hiver, elle rentra toute +frissonnante de froid. Le lendemain elle toussait. Huit jours plus tard +elle mourait d'une fluxion de poitrine. + +Lantin faillit la suivre dans la tombe. Son désespoir fut si terrible +que ses cheveux devinrent blancs en un mois. Il pleurait du matin au +soir, l'âme déchirée d'une souffrance intolérable, hanté par le +souvenir, par le sourire, par la voix, par tout le charme de la morte. + +Le temps n'apaisa point sa douleur. Souvent pendant les heures du +bureau, alors que les collègues s'en venaient causer un peu des choses +du jour, on voyait soudain ses joues se gonfler, son nez se plisser, ses +yeux s'emplir d'eau; il faisait une grimace affreuse et se mettait à +sangloter. + +Il avait gardé intacte la chambre de sa compagne où il s'enfermait tous +les jours pour penser à elle; et tous les meubles, ses vêtements mêmes +demeuraient à leur place, comme ils se trouvaient au dernier jour. + +Mais la vie se faisait dure pour lui. Ses appointements qui, entre les +mains de sa femme, suffisaient à tous les besoins du ménage devenaient, +à présent, insuffisants pour lui tout seul. Et il se demandait avec +stupeur comment elle avait su s'y prendre pour lui faire boire toujours +des vins excellents et manger des nourritures délicates qu'il ne +pouvait plus se procurer avec ses modestes ressources. + +Il fit quelques dettes et courut après l'argent à la façon des gens +réduits aux expédients. Un matin enfin, comme il se trouvait sans un +sou, une semaine entière avant la fin du mois, il songea à vendre +quelque chose; et tout de suite la pensée lui vint de se défaire de la +«pacotille» de sa femme, car il avait gardé au fond du coeur une sorte de +rancune contre ces «trompe-l'oeil» qui l'irritaient autrefois. Leur vue +même, chaque jour, lui gâtait un peu le souvenir de sa bien-aimée. + +Il chercha longtemps dans le tas de clinquant qu'elle avait laissé, car +jusqu'aux derniers jours de sa vie elle en avait acheté obstinément, +rapportant presque chaque soir un objet nouveau, et il se décida pour le +grand collier qu'elle semblait préférer, et qui pouvait bien valoir, +pensait-il, six ou huit francs, car il était vraiment d'un travail très +soigné pour du faux. + +Il le mit en sa poche et s'en alla vers son ministère en suivant les +boulevards, cherchant une boutique de bijoutier qui lui inspirât +confiance. + +Il en vit une enfin et entra, un peu honteux d'étaler ainsi sa misère et +de chercher à vendre une chose de si peu de prix. + +--Monsieur, dit-il au marchand, je voudrais bien savoir ce que vous +estimez ce morceau. + +L'homme reçut l'objet, l'examina, le retourna, le soupesa, prit une +loupe, appela son commis, lui fit tout bas des remarques, reposa le +collier sur son comptoir et le regarda de loin pour mieux juger de +l'effet. + +M. Lantin, gêné par toutes ces cérémonies, ouvrait la bouche pour +déclarer: «Oh! je sais bien que cela n'a aucune valeur.»--quand le +bijoutier prononça:--Monsieur, cela vaut de douze à quinze mille francs; +mais je ne pourrais l'acheter que si vous m'en faisiez connaître +exactement la provenance. + +Le veuf ouvrit des yeux énormes et demeura béant, ne comprenant pas. Il +balbutia enfin:--Vous dites?... Vous êtes sûr. L'autre se méprit sur son +étonnement, et, d'un ton sec: + +--Vous pouvez chercher ailleurs si on vous en donne davantage. Pour moi +cela vaut, au plus, quinze mille. Vous reviendrez me trouver si vous ne +trouvez pas mieux. + +M. Lantin, tout à fait idiot, reprit son collier et s'en alla, obéissant +à un confus besoin de se trouver seul et de réfléchir. + +Mais, dès qu'il fut dans la rue, un besoin de rire le saisit, et il +pensa: «L'imbécile! oh! l'imbécile! Si je l'avais pris au mot tout de +même! En voilà un bijoutier qui ne sait pas distinguer le faux du vrai!» + +Et il pénétra chez un autre marchand, à l'entrée de la rue de la Paix. +Dès qu'il eut aperçu le bijou, l'orfèvre s'écria:--Ah! parbleu; je le +connais bien, ce collier; il vient de chez moi. + +M. Lantin, fort troublé, demanda:--Combien vaut-il? + +--Monsieur, je l'ai vendu vingt-cinq mille. Je suis prêt à le reprendre +pour dix-huit mille, quand vous m'aurez indiqué, pour obéir aux +prescriptions légales, comment vous en êtes détenteur. Cette fois M. +Lantin s'assit perclus d'étonnement. Il reprit:--Mais..., mais, +examinez-le bien attentivement, Monsieur, j'avais cru jusqu'ici qu'il +était en... en faux. + +Le joaillier reprit:--Voulez-vous me dire votre nom, Monsieur? + +--Parfaitement. Je m'appelle Lantin, je suis employé au Ministère de +l'Intérieur, je demeure 16, rue des Martyrs. + +Le marchand ouvrit ses registres, rechercha, et prononça:--Ce collier a +été envoyé en effet à l'adresse de madame Lantin, 16, rue des Martyrs, +le 20 juillet 1876. + +Et les deux hommes se regardèrent dans les yeux, l'employé éperdu de +surprise, l'orfèvre flairant un voleur. + +Celui-ci reprit:--Voulez-vous me laisser cet objet pendant vingt-quatre +heures seulement, je vais vous en donner un reçu. + +M. Lantin balbutia:--Mais oui, certainement. Et il sortit en pliant le +papier qu'il mit dans sa poche. + +Puis il traversa la rue, la remonta, s'aperçut qu'il se trompait de +route, redescendit aux Tuileries, passa la Seine, reconnut encore son +erreur, revint aux Champs-Élysées sans une idée nette dans la tête. Il +s'efforçait de raisonner, de comprendre. Sa femme n'avait pu acheter un +objet d'une pareille valeur.--Non, certes.--Mais alors, c'était un +cadeau! Un cadeau de qui? Pourquoi? + +Il s'était arrêté, et il demeurait debout au milieu de l'avenue. Le +doute horrible l'effleura.--Elle?--Mais alors tous les autres bijoux +étaient aussi des cadeaux! Il lui sembla que la terre remuait; qu'un +arbre, devant lui, s'abattait; il étendit les bras et s'écroula, privé +de sentiment. + +Il reprit connaissance dans la boutique d'un pharmacien où les passants +l'avaient porté. Il se fit reconduire chez lui, et s'enferma. + +Jusqu'à la nuit il pleura éperdument, mordant un mouchoir pour ne pas +crier. Puis il se mit au lit accablé de fatigue et de chagrin, et il +dormit d'un pesant sommeil. + +Un rayon de soleil le réveilla, et il se leva lentement pour aller à son +ministère. C'était dur de travailler après de pareilles secousses. Il +réfléchit alors qu'il pouvait s'excuser auprès de son chef; et il lui +écrivit. Puis il songea qu'il fallait retourner chez le bijoutier; et +une honte l'empourpra. Il demeura longtemps à réfléchir. Il ne pouvait +pourtant pas laisser le collier chez cet homme, il s'habilla et sortit. + +Il faisait beau, le ciel bleu s'étendait sur la ville qui semblait +sourire. Des flâneurs allaient devant eux, les mains dans leurs poches. + +Lantin se dit, en les regardant passer: «Comme on est heureux quand on a +de la fortune. Avec de l'argent on peut secouer jusqu'aux chagrins, on +va où l'on veut, on voyage, on se distrait! Oh! si j'étais riche!» + +Il s'aperçut qu'il avait faim, n'ayant pas mangé depuis l'avant-veille. +Mais sa poche était vide, et il se ressouvint du collier. Dix-huit mille +francs! Dix-huit-mille francs! c'était une somme, cela! + +Il gagna la rue de la Paix et commença à se promener de long en large +sur le trottoir, en face de la boutique. Dix-huit mille francs! Vingt +fois il faillit entrer; mais la honte l'arrêtait toujours. + +Il avait faim pourtant, grand faim, et pas un sou. Il se décida +brusquement, traversa la rue en courant pour ne pas se laisser le temps +de réfléchir, et il se précipita chez l'orfèvre. + +Dès qu'il l'aperçut, le marchand s'empressa, offrit un siège avec une +politesse souriante. Les commis eux-mêmes arrivèrent, qui regardaient de +côté Lantin, avec des gaietés dans les yeux et sur les lèvres. + +Le bijoutier déclara:--Je me suis renseigné, Monsieur, et si vous êtes +toujours dans les mêmes dispositions, je suis prêt à vous payer la somme +que je vous ai proposée. + +L'employé balbutia:--Mais certainement. + +L'orfèvre tira d'un tiroir dix-huit grands billets, les compta, les +tendit à Lantin, qui signa un petit reçu et mit d'une main frémissante +l'argent dans sa poche. + +Puis, comme il allait sortir, il se tourna vers le marchand qui souriait +toujours, et, baissant les yeux:--J'ai... j'ai d'autres bijoux... qui me +viennent... qui me viennent... de la même succession. Vous +conviendrait-il de me les acheter aussi? + +Le marchand s'inclina:--Mais certainement, monsieur. Un des commis +sortit pour rire à son aise; un autre se mouchait avec force. + +Lantin impassible, rouge et grave, annonça:--Je vais vous les apporter. + +Et il prit un fiacre pour aller chercher les joyaux. + +Quand il revint chez le marchand, une heure plus tard, il n'avait pas +encore déjeuné. Ils se mirent à examiner les objets, pièce à pièce, +évaluant chacun. Presque tous venaient de la maison. + +Lantin, maintenant, discutait les estimations, se fâchait, exigeait +qu'on lui montrât les livres de vente, et parlait de plus en plus haut à +mesure que s'élevait la somme. + +Les gros brillants d'oreilles valent vingt mille francs, les bracelets +trente-cinq mille, les broches, bagues et médaillons seize mille, une +parure d'émeraudes et de saphirs quatorze mille; un solitaire suspendu à +une chaîne d'or formant collier quarante mille; le tout atteignant le +chiffre de cent quatre-vingt-seize mille francs. + +Le marchand déclara avec une bonhomie railleuse:--Cela vient d'une +personne qui mettait toutes ses économies en bijoux. + +Lantin prononça gravement.--C'est une manière comme une autre de placer +son argent. Et il s'en alla après avoir décidé avec l'acquéreur qu'une +contre-expertise aurait lieu le lendemain. + +Quand il se trouva dans la rue, il regarda la colonne Vendôme avec +l'envie d'y grimper, comme si c'eût été un mât de cocagne. Il se sentait +léger à jouer à saute-mouton par dessus la statue de l'Empereur perché +là haut dans le ciel. + +Il alla déjeuner chez Voisin et but du vin à vingt francs la bouteille. + +Puis il prit un fiacre et fit un tour au bois. Il regardait les +équipages avec un certain mépris, oppressé du désir de crier aux +passants: «Je suis riche aussi, moi. J'ai deux cent mille francs!» + +Le souvenir de son ministère lui revint. Il s'y fit conduire, entra +délibérément chez son chef et annonça:--Je viens, Monsieur, vous donner +ma démission. J'ai fait un héritage de trois cent mille francs. Il alla +serrer la main de ses anciens collègues et leur confia ses projets +d'existence nouvelle; puis il dîna au Café anglais. + +Se trouvant à côté d'un monsieur qui lui parut distingué, il ne put +résister à la démangeaison de lui confier, avec une certaine +coquetterie, qu'il venait d'hériter de quatre cent mille francs. + +Pour la première fois de sa vie il ne s'ennuya pas au théâtre, et il +passa sa nuit avec des filles. + +Six mois plus tard il se remariait. Sa seconde femme était très honnête, +mais d'un caractère difficile. Elle le fit beaucoup souffrir. + + + * * * * * + + + + +APPARITION + +[Illustration de ROCHEGROSSE] + + +On parlait de séquestration à propos d'un procès récent. C'était à la +fin d'une soirée intime, rue de Grenelle, dans un ancien hôtel, et +chacun avait son histoire, une histoire qu'il affirmait vraie. + +Alors le vieux marquis de la Tour-Samuel, âgé de quatre-vingt-deux ans, +se leva et vint s'appuyer à la cheminée. Il dit de sa voix un peu +tremblante: + +«--Moi aussi, je sais une chose étrange, tellement étrange, qu'elle a +été l'obsession de ma vie. Voici maintenant cinquante-six ans que cette +aventure m'est arrivée, et il ne se passe pas un mois sans que je la +revoie en rêve. Il m'est demeuré de ce jour-là une marque, une empreinte +de peur, me comprenez-vous? Oui, j'ai subi l'horrible épouvante, pendant +dix minutes, d'une telle façon que depuis cette heure une sorte de +terreur constante m'est restée dans l'âme. Les bruits inattendus me +font tressaillir jusqu'au coeur; les objets que je distingue mal dans +l'ombre du soir me donnent une envie folle de me sauver. J'ai peur la +nuit, enfin. + +«Oh! je n'aurais pas avoué cela avant d'être arrivé à l'âge où je suis. +Maintenant je peux tout dire. Il est permis de n'être pas brave devant +les dangers imaginaires, quand on a quatre-vingt-deux ans. Devant les +dangers véritables, je n'ai jamais reculé, mesdames. + +«Cette histoire m'a tellement bouleversé l'esprit, a jeté en moi un +trouble si profond, si mystérieux, si épouvantable, que je ne l'ai même +jamais racontée. Je l'ai gardée dans le fond intime de moi, dans ce fond +où l'on cache les secrets pénibles, les secrets honteux, toutes les +inavouables faiblesses que nous avons dans notre existence. + +«Je vais vous dire l'aventure telle quelle, sans chercher à l'expliquer. +Il est bien certain qu'elle est explicable, à moins que je n'aie eu mon +heure de folie. Mais non, je n'ai pas été fou, et je vous en donnerai la +preuve. Imaginez ce que vous voudrez. Voici les faits tout simples. + +«C'était en 1827, au mois de juillet. Je me trouvais à Rouen en +garnison. + +«Un jour, comme je me promenais sur le quai, je rencontrai un homme que +je crus reconnaître sans me rappeler au juste qui c'était. Je fis, par +instinct, un mouvement pour m'arrêter. L'étranger aperçut ce geste, me +regarda et tomba dans mes bras. + +«C'était un ami de jeunesse que j'avais beaucoup aimé. Depuis cinq ans +que je ne l'avais vu, il semblait vieilli d'un demi-siècle. Ses cheveux +étaient tout blancs; et il marchait courbé, comme épuisé. Il comprit ma +surprise et me conta sa vie. Un malheur terrible l'avait brisé. + +«Devenu follement amoureux d'une jeune fille, il l'avait épousée dans +une sorte d'extase de bonheur. Après un an d'une félicité surhumaine et +d'une passion inapaisée, elle était morte subitement d'une maladie de +coeur, tuée par l'amour lui-même, sans doute. + +«Il avait quitté son château le jour même de l'enterrement, et il était +venu habiter son hôtel de Rouen. Il vivait là , solitaire et désespéré, +rongé par la douleur, si misérable qu'il ne pensait qu'au suicide. + +«--Puisque je te retrouve ainsi, me dit-il, je te demanderai de me +rendre un grand service, c'est d'aller chercher chez moi dans le +secrétaire de ma chambre, de notre chambre, quelques papiers dont j'ai +un urgent besoin. Je ne puis charger de ce soin un subalterne ou un +homme d'affaires, car il me faut une impénétrable discrétion et un +silence absolu. Quant à moi, pour rien au monde je ne rentrerai dans +cette maison. + +«Je te donnerai la clef de cette chambre que j'ai fermée moi-même en +partant, et la clef de mon secrétaire. Tu remettras en outre un mot de +moi à mon jardinier qui t'ouvrira le château. + +«Mais viens déjeuner avec moi demain, et nous causerons de cela. + +«Je lui promis de lui rendre ce léger service. Ce n'était d'ailleurs +qu'une promenade pour moi, son domaine se trouvant situé à cinq lieues +de Rouen environ. J'en avais pour une heure à cheval. + +«À dix heures, le lendemain, j'étais chez lui. Nous déjeunâmes en +tête-à -tête; mais il ne prononça pas vingt paroles. Il me pria de +l'excuser; la pensée de la visite que j'allais faire dans cette chambre, +où gisait son bonheur, le bouleversait, me disait-il. Il me parut en +effet singulièrement agité, préoccupé, comme si un mystérieux combat se +fût livré dans son âme. + +«Enfin il m'expliqua exactement ce que je devais faire. C'était bien +simple. Il me fallait prendre deux paquets de lettres et une liasse de +papiers enfermés dans le premier tiroir de droite du meuble dont j'avais +la clef. Il ajouta: + +«--Je n'ai pas besoin de te prier de n'y point jeter les yeux. + +«Je fus presque blessé de cette parole, et je le lui dis un peu +vivement. Il balbutia: + +«--Pardonne-moi, je souffre trop. + +«Et il se mit à pleurer. + +«Je le quittai vers une heure pour accomplir ma mission. + +«Il faisait un temps radieux, et j'allais au grand trot à travers les +prairies, écoutant des chants d'alouettes et le bruit rythmé de mon +sabre sur ma botte. + +«Puis j'entrai dans la forêt et je mis au pas mon cheval. Des branches +d'arbres me caressaient le visage; et parfois j'attrapais une feuille +avec mes dents et je la mâchais avidement, dans une de ces joies de +vivre qui vous emplissent, on ne sait pourquoi, d'un bonheur tumultueux +et comme insaisissable, d'une sorte d'ivresse de force. + +«En approchant du château, je cherchai dans ma poche la lettre que +j'avais pour le jardinier, et je m'aperçus avec étonnement qu'elle était +cachetée. Je fus tellement surpris et irrité que je faillis revenir sans +m'acquitter de ma commission. Puis je songeai que j'allais montrer là +une susceptibilité de mauvais goût. Mon ami avait pu d'ailleurs fermer +ce mot sans y prendre garde, dans le trouble où il était. + +«Le manoir semblait abandonné depuis vingt ans. La barrière, ouverte et +pourrie, tenait debout on ne sait comment. L'herbe emplissait les +allées; on ne distinguait plus les plates-bandes du gazon. + +«Au bruit que je fis en tapant à coups de pied dans un volet, un vieil +homme sortit d'une porte de côté et parut stupéfait de me voir. Je +sautai à terre et je lui remis ma lettre. Il la lut, la relut, la +retourna, me considéra en dessous, mit le papier dans sa poche et +prononça: + +«--Eh bien! qu'est-ce que vous désirez? + +«Je répondis brusquement. + +«--Vous devez le savoir, puisque vous avez reçu là -dedans les ordres de +votre maître; je veux entrer dans ce château. + +«Il semblait atterré. Il déclara: + +«--Alors, vous allez dans... dans sa chambre? + +«Je commençais à m'impatienter. + +«--Parbleu! Mais est-ce que vous auriez l'intention de m'interroger, par +hasard? + +«Il balbutia: + +«--Non... monsieur... mais c'est que... c'est qu'elle n'a pas été +ouverte depuis... depuis la... la mort. Si vous voulez m'attendre cinq +minutes, je vais aller... aller voir si... + +«Je l'interrompis avec colère: + +«--Ah! çà , voyons, vous fichez-vous de moi? Vous n'y pouvez pas entrer, +puisque voici la clef. + +«Il ne savait plus que dire. + +«--Alors, monsieur, je vais vous montrer la route. + +«--Montrez-moi l'escalier et laissez-moi seul. Je la trouverai bien sans +vous. + +«--Mais..., monsieur..., cependant... + +«Cette fois, je m'emportai tout à fait. + +«--Maintenant, taisez-vous, n'est-ce pas? ou vous aurez affaire à moi. + +«Je l'écartai violemment et je pénétrai dans la maison. + +«Je traversai d'abord la cuisine, puis deux petites pièces que cet homme +habitait avec sa femme. Je franchis ensuite un grand vestibule, je +montai l'escalier et je reconnus la porte indiquée par mon ami. + +«Je l'ouvris sans peine et j'entrai. + +«L'appartement était tellement sombre que je n'y distinguai rien +d'abord. Je m'arrêtai, saisi par cette odeur moisie et fade des pièces +inhabitées et condamnées, des chambres mortes. Puis, peu à peu, mes yeux +s'habituèrent à l'obscurité, et je vis assez nettement une grande pièce +en désordre, avec un lit sans draps, mais gardant ses matelas et ses +oreillers, dont l'un portait l'empreinte profonde d'un coude ou d'une +tête comme si on venait de se poser dessus. + +«Les sièges semblaient en déroute. Je remarquai qu'une porte, celle +d'une armoire sans doute, était demeurée entr'ouverte. + +«J'allai d'abord à la fenêtre pour donner du jour et je l'ouvris; mais +les ferrures du contrevent étaient tellement rouillées que je ne pus les +faire céder. + +«J'essayai même de les casser avec mon sabre, sans y parvenir. Comme je +m'irritais de ces efforts inutiles, et comme mes yeux s'étaient enfin +parfaitement accoutumés à l'ombre, je renonçai à l'espoir d'y voir plus +clair et j'allai au secrétaire. + +«Je m'assis dans un fauteuil, j'abattis la tablette, j'ouvris le tiroir +indiqué. Il était plein jusqu'aux bords. Il ne me fallait que trois +paquets, que je savais comment reconnaître, et je me mis à les chercher. + +«Je m'écarquillais les yeux à déchiffrer les suscriptions, quand je crus +entendre ou plutôt sentir un frôlement derrière moi. Je n'y pris point +garde, pensant qu'un courant d'air avait fait remuer quelque étoffe. +Mais, au bout d'une minute, un autre mouvement, presque indistinct, me +fit passer sur la peau un singulier petit frisson désagréable. C'était +tellement bête d'être ému, même à peine, que je ne voulus pas me +retourner, par pudeur pour moi-même. Je venais alors de découvrir la +seconde des liasses qu'il me fallait; et je trouvais justement la +troisième, quand un grand et pénible soupir, poussé contre mon épaule, +me fit faire un bon de fou à deux mètres de là . Dans mon élan je m'étais +retourné, la main sur la poignée de mon sabre, et certes, si je ne +l'avais pas senti à mon côté, mon sabre, je me serais enfui comme un +lâche. + +«Une grande femme vêtue de blanc me regardait, debout derrière le +fauteuil où j'étais assis une seconde plus tôt. + +«Une telle secousse me courut dans les membres que je faillis m'abattre +à la renverse! Oh! personne ne peut comprendre, à moins de les avoir +ressenties, ces épouvantables et stupides terreurs. L'âme se fond; on ne +sent plus son coeur; le corps entier devient mou comme une éponge; on +dirait que tout l'intérieur de nous s'écroule. + +«Je ne crois pas aux fantômes; eh bien! j'ai défailli sous la hideuse +peur des morts; et j'ai souffert, oh! souffert en quelques instants plus +qu'en tout le reste de ma vie, dans l'angoisse irrésistible des +épouvantes surnaturelles. + +«Si elle n'avait pas parlé, je serais mort peut-être! Mais elle parla; +elle parla d'une voix douce et douloureuse qui faisait vibrer les nerfs. +Je n'oserais pas dire que je redevins maître de moi et que je retrouvai +ma raison. Non. J'étais éperdu à ne plus savoir ce que je faisais; mais +cette espèce de fierté intime que j'ai en moi, un peu d'orgueil de +métier aussi, me faisaient garder, presque malgré moi, une contenance +honorable. Je posais pour moi, et pour elle sans doute, pour elle, +quelle qu'elle fût, femme ou spectre. Je me suis rendu compte de tout +cela plus tard, car je vous assure que, dans l'instant de l'apparition, +je ne songeais à rien. J'avais peur. + +«Elle dit: + +«--Oh! monsieur, vous pouvez me rendre un grand service! + +«Je voulus répondre, mais il me fut impossible de prononcer un mot. Un +bruit vague sortit de ma gorge. + +«Elle reprit: + +«--Voulez-vous? Vous pouvez me sauver, me guérir. Je souffre +affreusement. Je souffre toujours. Je souffre, oh! je souffre! + +«Et elle s'assit doucement dans mon fauteuil. Elle me regardait: + +«--Voulez-vous? + +«Je fis: «Oui!» de la tête, ayant encore la voix paralysée. + +«Alors elle me tendit un peigne de femme en écaille et elle murmura: + +«--Peignez-moi, oh! peignez-moi; cela me guérira; il faut qu'on me +peigne. Regardez ma tête... Comme je souffre; et mes cheveux, comme ils +me font mal! + +«Ses cheveux dénoués, très longs, très noirs, me semblait-il, pendaient +par dessus le dossier du fauteuil et touchaient la terre. + +«Pourquoi ai-je fait ceci? Pourquoi ai-je reçu en frissonnant ce peigne, +et pourquoi ai-je pris dans mes mains ses longs cheveux qui me donnèrent +à la peau une sensation de froid atroce comme si j'eusse manié des +serpents? Je n'en sais rien. + +«Cette sensation m'est restée dans les doigts et je tressaille en y +songeant. + +«Je la peignai. Je maniai je ne sais comment cette chevelure de glace. +Je la tordis, je la renouai et la dénouai; je la tressai comme on tresse +la crinière d'un cheval. Elle soupirait, penchait la tête, semblait +heureuse. + +«Soudain elle me dit: «Merci!» m'arracha le peigne des mains et s'enfuit +par la porte que j'avais remarquée entr'ouverte. + +«Resté seul, j'eus, pendant quelques secondes, ce trouble effaré des +réveils après les cauchemars. Puis je repris enfin mes sens; je courus à +la fenêtre et je brisai les contrevents d'une poussée furieuse. + +«Un flot de jour entra. Je m'élançai sur la porte par où cet être était +parti. Je la trouvai fermée et inébranlable. + +«Alors une fièvre de fuite m'envahit, une panique, la vraie panique des +batailles. Je saisis brusquement les trois paquets de lettres sur le +secrétaire ouvert; je traversai l'appartement en courant, je sautai les +marches de l'escalier quatre par quatre, je me trouvai dehors je ne sais +par où, et, apercevant mon cheval à dix pas de moi, je l'enfourchai d'un +bond et partis au galop. + +«Je ne m'arrêtai qu'à Rouen, et devant mon logis. Ayant jeté la bride à +mon ordonnance, je me sauvai dans ma chambre où je m'enfermai pour +réfléchir. + +Alors, pendant une heure, je me demandai anxieusement si je n'avais pas +été le jouet d'une hallucination. Certes, j'avais eu un de ces +incompréhensibles ébranlements nerveux, un de ces affolements du cerveau +qui enfantent les miracles, à qui le Surnaturel doit sa puissance. + +«Et j'allais croire à une vision, à une erreur de mes sens, quand je +m'approchai de ma fenêtre. Mes yeux, par hasard, descendirent sur ma +poitrine. Mon dolman était plein de cheveux, de longs cheveux de femme +qui s'étaient enroulés aux boutons! + +«Je les saisis un à un, et je les jetai dehors avec des tremblements +dans les doigts. + +«Puis j'appelai mon ordonnance. Je me sentais trop ému, trop troublé, +pour aller le jour même chez mon ami. Et puis je voulais mûrement +réfléchir à ce que je devais lui dire. + +«Je lui fis porter ses lettres, dont il remit un reçu au soldat. Il +s'informa beaucoup de moi. On lui dit que j'étais souffrant, que j'avais +reçu un coup de soleil, je ne sais quoi. Il parut inquiet. + +«Je me rendis chez lui le lendemain, dès l'aube, résolu à lui dire la +vérité. Il était sorti de la veille au soir et pas rentré. + +«Je revins dans la journée, on ne l'avait pas revu. J'attendis une +semaine. Il ne reparut pas. Alors je prévins la justice. On le fit +rechercher partout, sans découvrir une trace de son passage ou de sa +retraite. + +«Une visite minutieuse fut faite du château abandonné. On n'y découvrit +rien de suspect. + +«Aucun indice ne révéla qu'une femme y eût été cachée. + +«L'enquête n'aboutissant à rien, les recherches furent interrompues. + +«Et, depuis cinquante-six ans, je n'ai rien appris. Je ne sais rien de +plus.» + + + * * * * * + + * * * * * + + +TABLE + + +Clair de Lune + +Un Coup d'État + +Le Loup + +L'Enfant + +Conte de Noël + +La Reine Hortense + +Le Pardon + +La Légende du Mont Saint-Michel + +Une Veuve + +Mademoiselle Cocotte + +Les Bijoux + +Apparition + + + * * * * * + + +BIBLIOTHÈQUE + +NATIONALE + +[Illustration] + +CHÂTEAU de SABLÉ + +1984 + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Claire de Lune, by Guy de Maupassant + +*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 11199 *** diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. 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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Claire de Lune + +Author: Guy de Maupassant + +Release Date: February 20, 2004 [EBook #11199] +[Last modified on August 31, 2009] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CLAIRE DE LUNE *** + + + + +Produced by Miranda van de Heijning, Brett Koonce and PG Distributed +Proofreaders. This file was produced from images generously made +available by gallica (Bibliotheque nationale de France) at +http://gallica.bnf.fr. + + + + + + + +CLAIR DE LUNE + +PAR + +GUY DE MAUPASSANT + + + * * * * * + +PARIS + +1884 + + * * * * * + + +ILLUSTRATIONS DE + +ARCOS--GAMBARD--GRASSET--JEANNIOT--LE NATUR--ADRIEN MARIE +MERWART--MYRBACH--RENOUARD--ROCHEGROSSE--ROY--TIRADO + + + + + +CLAIR DE LUNE + +[Illustration de GAMBARD] + + +Il portait bien son nom de bataille, l'abbé Marignan. C'était un grand +prêtre maigre, fanatique, d'âme toujours exaltée, mais droite. Toutes +ses croyances étaient fixes, sans jamais d'oscillations. Il s'imaginait +sincèrement connaître son Dieu, pénétrer ses desseins, ses volontés, ses +intentions. + +Quand il se promenait à grands pas dans l'allée de son petit presbytère +de campagne, quelquefois une interrogation se dressait dans son esprit: +«Pourquoi Dieu a-t-il fait cela?» Et il cherchait obstinément, prenant +en sa pensée la place de Dieu, et il trouvait presque toujours. Ce +n'est pas lui qui eût murmuré dans un élan de pieuse humilité: +«Seigneur, vos desseins sont impénétrables!» ICI se disait: «Je suis le +serviteur de Dieu, je dois connaître ses raisons d'agir, et les deviner +si je ne les connais pas.» + +Tout lui paraissait créé dans la nature avec une logique absolue et +admirable. Les «Pourquoi» et les «Parce que» se balançaient toujours. +Les aurores étaient faites pour rendre joyeux les réveils, les jours +pour mûrir les moissons, les pluies pour les arroser, les soirs pour +préparer au sommeil et les nuits sombres pour dormir. + +Les quatre saisons correspondaient parfaitement à tous les besoins de +l'agriculture; et jamais le soupçon n'aurait pu venir au prêtre que la +nature n'a point d'intentions et que tout ce qui vit s'est plié, au +contraire, aux dures nécessités des époques, des climats et de la +matière. + +Mais il haïssait la femme, il la haïssait inconsciemment, et la +méprisait par instinct. Il répétait souvent la parole du Christ: «Femme, +qu'y a-t-il de commun entre vous et moi?» et il ajoutait: «On disait que +Dieu lui-même se sentait mécontent de cette oeuvre-là.» La femme était +bien pour lui l'enfant douze fois impure dont parle le poète. Elle était +le tentateur qui avait entraîné le premier homme et qui continuait +toujours son oeuvre de damnation, l'être faible, dangereux, +mystérieusement troublant. Et plus encore que leur corps de perdition, +il haïssait leur âme aimante. + +Souvent il avait senti leur tendresse attachée à lui et, bien qu'il se +sût inattaquable, il s'exaspérait de ce besoin d'aimer qui frémissait +toujours en elles. + +Dieu, à son avis, n'avait créé la femme que pour tenter l'homme et +l'éprouver. Il ne fallait approcher d'elle qu'avec des précautions +défensives, et les craintes qu'on a des pièges. Elle était, en effet, +toute pareille à un piège avec ses bras tendus et ses lèvres ouvertes +vers l'homme. + +Il n'avait d'indulgence que pour les religieuses que leur voeu rendait +inoffensives; mais il les traitait durement quand même, parce qu'il la +sentait toujours vivante au fond de leur coeur enchaîné, de leur coeur +humilié, cette éternelle tendresse qui venait encore à lui, bien qu'il +fût un prêtre. + +Il la sentait dans leurs regards plus mouillés de piété que les regards +des moines, dans leurs extases où leur sexe se mêlait, dans leurs élans +d'amour vers le Christ, qui l'indignaient parce que c'était de l'amour +de femme, de l'amour charnel; il la sentait, cette tendresse maudite, +dans leur docilité même, dans la douceur de leur voix en lui parlant, +dans leurs yeux baissés, et dans leurs larmes résignées quand il les +reprenait avec rudesse. + +Et il secouait sa soutane en sortant des portes du couvent, et il s'en +allait en allongeant les jambes comme s'il avait fui devant un danger. + +Il avait une nièce qui vivait avec sa mère dans une petite maison +voisine. Il s'acharnait à en faire une soeur de charité. + +Elle était jolie, écervelée et moqueuse. Quand l'abbé sermonnait, elle +riait; et quand il se fâchait contre elle, elle l'embrassait avec +véhémence, le serrant contre son coeur, tandis qu'il cherchait +involontairement à se dégager de cette étreinte qui lui faisait goûter +cependant une joie douce, éveillant au fond de lui cette sensation de +paternité qui sommeille en tout homme. + +Souvent il lui parlait de Dieu, de son Dieu, en marchant à côté d'elle +par les chemins des champs. Elle ne l'écoutait guère et regardait le +ciel, les herbes, les fleurs, avec un bonheur de vivre qui se voyait +dans ses yeux. Quelquefois elle s'élançait pour attraper une bête +volante, et s'écriait en la rapportant: «Regarde, mon oncle, comme elle +est jolie; j'ai envie de l'embrasser.» Et ce besoin «d'embrasser des +mouches» ou des grains de lilas inquiétait, irritait, soulevait le +prêtre, qui retrouvait encore là cette indéracinable tendresse qui germe +toujours au coeur des femmes. + +Puis, voilà qu'un jour l'épouse du sacristain, qui faisait le ménage de +l'abbé Marignan, lui apprit avec précaution que sa nièce avait un +amoureux. + +Il en ressentit une émotion effroyable, et il demeura suffoqué, avec du +savon plein la figure, car il était en train de se raser. + +Quand il se retrouva en état de réfléchir et de parler, il s'écria: «Ce +n'est pas vrai, vous mentez, Mélanie!» + +Mais la paysanne posa la main sur son coeur: «Que notre Seigneur me juge +si je mens, monsieur le curé. J'vous dis qu'elle y va tous les soirs +sitôt qu' votre soeur est couchée. Ils se r'trouvent le long de la +rivière. Vous n'avez qu'à y aller voir entre dix heures et minuit.» + +Il cessa de se gratter le menton, et il se mit à marcher violemment, +comme il faisait toujours en ses heures de grave méditation. Quand il +voulut recommencer à se barbifier, il se coupa trois fois depuis le nez +jusqu'à l'oreille. + +Tout le jour, il demeura muet, gonflé d'indignation et de colère. A sa +fureur de prêtre, devant l'invincible amour, s'ajoutait une exaspération +de père moral, de tuteur, de chargé d'âme, trompé, volé, joué par une +enfant; cette suffocation égoïste des parents à qui leur fille annonce +qu'elle a fait, sans eux et malgré eux, choix d'un époux. + +Après son dîner, il essaya de lire un peu, mais il ne put y parvenir; et +il s'exaspérait de plus en plus. Quand dix heures sonnèrent, il prit sa +canne, un formidable bâton de chêne dont il se servait toujours en ses +courses nocturnes, quand il allait voir quelque malade. Et il regarda en +souriant l'énorme gourdin qu'il faisait tourner, dans sa poigne solide +de campagnard, en des moulinets menaçants. Puis, soudain, il le leva et, +grinçant des dents, l'abattit sur une chaise dont le dossier fendu tomba +sur le plancher. + +Et il ouvrit sa porte pour sortir; mais il s'arrêta sur le seuil, +surpris par une splendeur de clair de lune telle qu'on n'en voyait +presque jamais. + +Et comme il était doué d'un esprit exalté, un de ces esprits que +devaient avoir les Pères de l'Église, ces poètes rêveurs, il se sentit +soudain distrait, ému par la grandiose et sereine beauté de la nuit +pâle. + +Dans son petit, jardin, tout baigné de douce lumière, ses arbres +fruitiers, rangés en ligne, dessinaient en ombre sur l'allée leurs +grêles membres de bois à peine vêtus de verdure; tandis que le +chèvrefeuille géant, grimpé sur le mur de sa maison, exhalait des +souffles délicieux et comme sucrés, faisait flotter dans le soir tiède +et clair une espèce d'âme parfumée. + +Il se mit à respirer longuement, buvant de l'air comme les ivrognes +boivent du vin, et il allait à pas lents, ravi, émerveille, oubliant +presque sa nièce. + +Dès qu'il fut dans la campagne, il s'arrêta pour contempler toute la +plaine inondée de cette lueur caressante, noyée dans ce charme tendre et +languissant des nuits sereines. Les crapauds à tout instant jetaient par +l'espace leur note courte et métallique, et des rossignols lointains +mêlaient leur musique égrenée qui fait rêver sans faire penser, leur +musique légère et vibrante, faite pour les baisers, à la séduction du +clair de lune. + +L'abbé se remit à marcher, le coeur défaillant, sans qu'il sût pourquoi. +Il se sentait comme affaibli, épuisé tout à coup; il avait une envie de +s'asseoir, de rester là, de contempler, d'admirer Dieu dans son oeuvre. + +Là-bas, suivant les ondulations de la petite rivière, une grande ligne +de peupliers serpentait. Une buée fine, une vapeur blanche que les +rayons de lune traversaient, argentaient, rendaient luisante, restait +suspendue autour et au-dessus des berges, enveloppait tout le cours +tortueux de l'eau d'une sorte de ouate légère et transparente. + +Le prêtre encore une fois s'arrêta, pénétré jusqu'au fond de l'âme par +un attendrissement grandissant, irrésistible. + +Et un doute, une inquiétude vague l'envahissait; il sentait naître en +lui une de ces interrogations qu'il se posait parfois. Pourquoi Dieu +avait-il fait cela? Puisque la nuit est destinée au sommeil, à +l'inconscience, au repos, à l'oubli de tout, pourquoi la rendre plus +charmante que le jour, plus douce que les aurores et que les soirs, et +pourquoi cet astre lent et séduisant, plus poétique que le soleil et qui +semble destiné, tant il est discret, à éclairer des choses trop +délicates et mystérieuses pour la grande lumière, s'en venait-il faire +si transparentes les ténèbres? + +Pourquoi le plus habile des oiseaux chanteurs ne se reposait-il pas +comme les autres et se mettait-il à vocaliser dans l'ombre troublante? + +Pourquoi ce demi-voile jeté sur le monde? Pourquoi ces frissons de +coeur, cette émotion de l'âme, cet alanguissement de la chair? + +Pourquoi ce déploiement de séductions que les hommes ne voyaient point, +puisqu'ils étaient couchés en leurs lits? A qui étaient destinés ce +spectacle sublime, cette abondance de poésie jetée du ciel sur la terre? + +Et l'abbé ne comprenait point. + +Mais voilà que là-bas, sur le bord de la prairie, sous la voûte des +arbres trempés de brume luisante, deux ombres apparurent qui marchaient +côte à côte. + +L'homme était plus grand et tenait par le cou son amie, et, de temps en +temps, l'embrassait sur le front. Ils animèrent tout à coup ce paysage +immobile qui les enveloppait comme un cadre divin fait pour eux. Ils +semblaient, tous deux, un seul être, l'être à qui était destinée cette +nuit calme et silencieuse; et ils s'en venaient vers le prêtre comme une +réponse vivante, la réponse que son Maître jetait à son interrogation. + +Il restait debout, le coeur battant, bouleversé, et il croyait voir +quelque chose de biblique, comme les amours de Ruth et de Booz, +l'accomplissement d'une volonté du Seigneur dans un de ces grands décors +dont parlent les livres saints. En sa tête se mirent à bourdonner les +versets du Cantique des Cantiques, les cris d'ardeur, les appels des +corps, toute la chaude poésie de ce poème brûlant de tendresse. + +Et il se dit: «Dieu peut-être a fait ces nuits-là pour voiler d'idéal +les amours des hommes.» + +Et il reculait devant le couple embrassé qui marchait toujours. C'était +sa nièce pourtant; mais il se demandait maintenant s'il n'allait pas +désobéir à Dieu. Et Dieu ne permet-il point l'amour, puisqu'il l'entoure +visiblement d'une splendeur pareille? + +Et il s'enfuit, éperdu, presque honteux, comme s'il eût pénétré dans un +temple où il n'avait pas le droit d'entrer. + + + * * * * * + + + + +UN COUP D'ÉTAT + +[Illustration de JEANNIOT] + + +Paris venait d'apprendre le désastre de Sedan. La République était +proclamée. La France entière haletait au début de cette démence qui dura +jusqu'après la Commune. On jouait au soldat d'un bout à l'autre du +pays. + +Des bonnetiers étaient colonels faisant fonctions de généraux; des +revolvers et des poignards s'étalaient autour de gros ventres pacifiques +enveloppés de ceintures rouges; des petits bourgeois devenus guerriers +d'occasion commandaient des bataillons de volontaires braillards et +juraient comme des charretiers pour se donner de la prestance. + +Le seul fait de tenir des armes, de manier des fusils à systèmes +affolait ces gens qui n'avaient jusqu'ici manié que des balances, et les +rendait, sans aucune raison, redoutables au premier venu. On exécutait +des innocents pour prouver qu'on savait tuer; on fusillait, en rôdant +par les campagnes vierges encore de Prussiens, les chiens errants, les +vaches ruminant en paix, les chevaux malades pâturant dans les +herbages. + +Chacun se croyait appelé à jouer un grand rôle militaire. Les cafés des +moindres villages, pleins de commerçants en uniforme, ressemblaient à +des casernes ou à des ambulances. + +Le bourg de Canneville ignorait encore les affolantes nouvelles de +l'armée et de la capitale; mais une extrême agitation le remuait depuis +un mois, les partis adverses se trouvant face à face. + +Le maire, M. le vicomte de Varnetot, petit homme maigre, vieux déjà, +légitimiste rallié à l'Empire depuis peu, par ambition, avait vu surgir +un adversaire déterminé dans le docteur Massarel, gros homme sanguin, +chef du parti républicain dans l'arrondissement, vénérable de la loge +maçonnique du chef-lieu, président de la Société d'agriculture et du +banquet des pompiers, et organisateur de la milice rurale qui devait +sauver la contrée. + +En quinze jours, il avait trouvé le moyen de décider à la défense du +pays soixante-trois volontaires mariés et pères de famille, paysans +prudents et marchands du bourg, et il les exerçait, chaque matin, sur la +place de la mairie. + +Quand le maire, par hasard, venait au bâtiment communal, le commandant +Massarel, bardé de pistolets, passant fièrement, le sabre en main, +devant le front de sa troupe, faisait hurler à son monde: «Vive la +patrie!» Et ce cri, on l'avait remarqué, agitait le petit vicomte, qui +voyait là sans doute une menace, un défi, en même temps qu'un souvenir +odieux de la grande Révolution. + +Le 5 septembre au matin, le docteur en uniforme, son revolver sur sa +table, donnait une consultation à un couple de vieux campagnards, dont +l'un, le mari, atteint de varices depuis sept ans, avait attendu que sa +femme en eût aussi pour venir trouver le médecin, quand le facteur +apporta le journal. + +M. Massarel l'ouvrit, pâlit, se dressa brusquement, et, levant les deux +bras au ciel dans un geste d'exaltation, il se mit à vociférer de toute +sa voix, devant les deux ruraux affolés: + +--Vive la République! vive la République! vive la République! + +Puis il retomba sur son fauteuil, défaillant d'émotion. + +Et comme le paysan reprenait: «Ça a commencé par des fourmis qui me +couraient censément le long des jambes,» le docteur Massarel s'écria: + +--Fichez-moi la paix; j'ai bien le temps de m'occuper de vos bêtises. La +République est proclamée, l'Empereur est prisonnier, la France est +sauvée. Vive la République!» + +Et, courant à la porte, il beugla: Céleste, vite, Céleste! + +La bonne épouvantée accourut; il bredouillait tant il parlait +rapidement. + +--Mes bottes, mon sabre, ma cartouchière et le poignard espagnol qui est +sur ma table de nuit, dépêche-toi! + +Comme le paysan obstiné, profitant d'un instant de silence, continuait: + +--Ça a devenu comme des poches qui me faisaient mal en marchant. + +Le médecin exaspéré hurla: + +--Fichez-moi donc la paix, nom d'un chien, si vous vous étiez lavé les +pieds, ça ne serait pas arrivé. + +Puis, le saisissant au collet, il lui jeta dans la figure: + +--Tu ne sens donc pas que nous sommes en république, triple brute? + +Mais le sentiment professionnel le calma tout aussitôt, et il poussa +dehors le ménage abasourdi, en répétant: + +--Revenez demain, revenez demain, mes amis. Je n'ai pas le temps +aujourd'hui. + +Tout en s'équipant des pieds à la tête, il donna de nouveau une série +d'ordres urgents à sa bonne: + +--Cours chez le lieutenant Picart et chez le sous-lieutenant Pommel, et +dis-leur que je les attends ici immédiatement. Envoie-moi aussi +Torchebeuf avec son tambour, vite, vite. + +Et quand Céleste fut sortie, il se recueillit, se préparant à surmonter +les difficultés de la situation. + +Les trois hommes arrivèrent ensemble, en vêtements de travail. Le +commandant, qui s'attendait à les voir en tenue, eut un sursaut. + +--Vous ne savez donc rien, sacre bleu? L'empereur est prisonnier, la +République est proclamée. Il faut agir. Ma position est délicate, je +dirai plus, périlleuse. + +Il réfléchit quelques secondes devant les visages ahuris de ses +subordonnés, puis reprit: + +--Il faut agir et ne pas hésiter; les minutes valent des heures dans des +instants pareils. Tout dépend de la promptitude des décisions. Vous, +Picart, allez trouver le curé et sommez-le de sonner le tocsin pour +réunir la population que je vais prévenir. Vous, Torchebeuf, battez le +rappel dans toute la commune jusqu'aux hameaux de la Gerisaie et de +Salmare pour rassembler la milice en armes sur la place. Vous, Pommel, +revêtez promptement votre uniforme, rien que la tunique et le képi. Nous +allons occuper ensemble la mairie et sommer M. de Varnetot de me +remettre ses pouvoirs. C'est compris? + +--Oui. + +--Exécutez, et promptement. Je vous accompagne jusque chez vous, Pommel, +puisque nous opérons ensemble. + +Cinq minutes plus tard, le commandant et son subalterne, armés jusqu'aux +dents, apparaissaient sur la place juste au moment où le petit vicomte +de Varnetot, les jambes guêtrées comme pour une partie de chasse, son +Lefaucheux sur l'épaule, débouchait à pas rapides par l'autre rue, suivi +de ses trois gardes en tunique verte, le couteau sur la cuisse et le +fusil en bandoulière. + +Pendant que le docteur s'arrêtait, stupéfait, les quatre hommes +pénétrèrent dans la mairie dont la porte se referma derrière eux. + +--Nous sommes devancés, murmura le médecin, il faut maintenant attendre +du renfort. Bien à faire pour le quart d'heure. + +Le lieutenant Picart reparut: + +--Le curé a refusé d'obéir, dit-il; il s'est même enfermé dans l'église +avec le bedeau et le suisse. + +Et, de l'autre côté de la place, en face de la mairie blanche et close, +l'église, muette et noire, montrait sa grande porte de chêne garnie de +ferrures de fer. + +Alors, comme les habitants intrigués mettaient le nez aux fenêtres ou +sortaient sur le seuil des maisons, le tambour soudain roula, et +Torchebeuf apparut, battant avec fureur les trois coups précipités du +rappel. Il traversa la place au pas gymnastique, puis disparut dans le +chemin des champs. + +Le commandant tira son sabre, s'avança seul, à moitié distance environ +entre les deux bâtiments où s'était barricadé l'ennemi et, agitant son +arme au-dessus de sa tête, il mugit de toute la force de ses poumons: + +«Vive la République! Mort aux traîtres!» + +Puis, il se replia vers ses officiers. + +Le boucher, le boulanger et le pharmacien, inquiets, accrochèrent leurs +volets et fermèrent leurs boutiques. Seul l'épicier demeura ouvert. + +Cependant les hommes de la milice arrivaient peu à peu, vêtus +diversement et tous coiffés d'un képi noir à galon rouge, le képi +constituant tout l'uniforme du corps. Ils étaient armés de leurs vieux +fusils rouilles, ces vieux fusils pendus depuis trente ans sur les +cheminées des cuisines, et ils ressemblaient assez à un détachement de +gardes champêtres. + +Lorsqu'il en eut une trentaine autour de lui, le commandant, en quelques +mots, les mit au fait des événements; puis, se tournant vers son +état-major: «Maintenant, agissons,» dit-il. + +Les habitants se rassemblaient, examinaient et devisaient. + +Le docteur eut vite arrêté son plan de campagne: + +--Lieutenant Picart, vous allez vous avancer sous les fenêtres de cette +mairie et sommer M. de Varnetot, au nom de la République, de me remettre +la maison de ville. + +Mais le lieutenant, un maître-maçon, refusa: + +--Vous êtes encore un malin, vous. Pour me faire flanquer un coup de +fusil, merci. Ils tirent bien ceux qui sont là-dedans, vous savez. +Faites vos commissions vous-même. + +Le commandant devint rouge. + +--Je vous ordonne d'y aller au nom de la discipline. + +Le lieutenant se révolta: + +--Plus souvent que je me ferai casser la figure sans savoir pourquoi. + +Les notables, rassemblés en un groupe voisin, se mirent à rire. Un d'eux +cria: + +--T'as raison, Picart, c'est pas l'moment! + +Le docteur, alors, murmura: + +--Lâches! + +Et, déposant son sabre et son revolver aux mains d'un soldat, il +s'avança d'un pas lent, l'oeil fixé sur les fenêtres, s'attendant à en +voir sortir un canon de fusil braqué sur lui. + +Comme il n'était qu'à quelques pas du bâtiment, les portes des deux +extrémités donnant entrée dans les deux écoles s'ouvrirent, et un flot +de petits êtres, garçons par ci, filles par là, s'en échappèrent et se +mirent à jouer sur la grande place vide, piaillant, comme un troupeau +d'oies, autour du docteur, qui ne pouvait se faire entendre. + +Aussitôt les derniers élèves sortis, les deux portes s'étaient +refermées. + +Le gros des marmots enfin se dispersa, et le commandant appela d'une +voix forte: + +--Monsieur de Varnetot? + +Une fenêtre du premier étage s'ouvrit. M. de Varnetot parut. Le +commandant reprit: + +--Monsieur, vous savez les grands événements qui viennent de changer la +face du gouvernement. Celui que vous représentiez n'est plus. Celui que +je représente monte au pouvoir. En ces circonstances douloureuses, mais +décisives, je viens vous demander, au nom de la nouvelle République, de +remettre en mes mains les fonctions dont vous avez été investi par le +précédent pouvoir. + +M. de Varnetot répondit: + +--Monsieur le docteur, je suis maire de Canneville, nommé par l'autorité +compétente, et je resterai maire de Canneville tant que je n'aurai pas +été révoqué et remplacé par un arrêté de mes supérieurs. Maire, je suis +chez moi dans la mairie, et j'y reste. Au surplus, essayez de m'en faire +sortir. + +Et il referma la fenêtre. + +Le commandant retourna vers sa troupe. Mais, avant de s'expliquer, +toisant du haut en bas le lieutenant Picart. + +--Vous êtes un crâne, vous, un fameux lapin, la honte de l'armée. Je +vous casse de votre grade. + +Le lieutenant répondit: + +--Je m'en fiche un peu. + +Et il alla se mêler au groupe murmurant des habitants. + +Alors le docteur hésita. Que faire? Donner l'assaut? Mais ses hommes +marcheraient-ils? Et puis, en avait-il le droit? + +Une idée l'illumina. Il courut au télégraphe dont le bureau faisait face +à la mairie, de l'autre côté de la place. Et il expédia trois dépêches: + +A MM. les membres du gouvernement républicain, à Paris; + +A M. le nouveau préfet républicain de la Seine-Inférieure, à Rouen; + +A M. le nouveau sous-préfet républicain de Dieppe. + +Il exposait la situation, disait le danger couru par la commune demeurée +aux mains de l'ancien maire monarchiste, offrait ses services dévoués, +demandait des ordres et signait en faisant suivre son nom de tous ses +titres. + +Puis il revint vers son corps d'armée et, tirant dix francs de sa poche: +«Tenez, mes amis, allez manger et boire un coup; laissez seulement ici +un détachement de dix hommes pour que personne ne sorte de la mairie.» + +Mais l'ex-lieutenant Picart, qui causait avec l'horloger, entendit; il +se mit à ricaner et prononça: «Pardi, s'ils sortent, ce sera une +occasion d'entrer. Sans ça, je ne vous vois pas encore là-dedans, moi!» + +Le docteur ne répondit pas, et il alla déjeuner. + +Dans l'après-midi, il disposa des postes tout autour de la commune, +comme si elle était menacée d'une surprise. + +Il passa plusieurs fois devant les portes de la maison de ville et de +l'église sans rien remarquer de suspect; on aurait cru vides ces deux +bâtiments. + +Le boucher, le boulanger et le pharmacien rouvrirent leurs boutiques. + +On jasait beaucoup dans les logis. Si l'Empereur était prisonnier, il y +avait quelque traîtrise là-dessous. On ne savait pas au juste laquelle +des républiques était revenue. + +La nuit tomba. + +Vers neuf heures, le docteur s'approcha seul, sans bruit, de l'entrée du +bâtiment communal, persuadé que son adversaire était parti se coucher; +et, comme il se disposait à enfoncer la porte à coups de pioche, une +voix forte, celle d'un garde, demanda tout à coup: + +--Qui va là? + +Et M. Massarel battit en retraite à toutes jambes. + +Le jour se leva sans que rien fût changé dans la situation. + +La milice en armes occupait la place. Tous les habitants s'étaient +réunis autour de cette troupe, attendant une solution. Ceux des villages +voisins arrivaient pour voir. + +Alors le docteur, comprenant qu'il jouait sa réputation, résolut d'en +finir d'une manière ou d'une autre; et il allait prendre une résolution +quelconque, énergique assurément, quand la porte du télégraphe s'ouvrit +et la petite servante de la directrice parut, tenant à la main deux +papiers. + +Elle se dirigea d'abord vers le commandant et lui remit une des +dépêches; puis, traversant le milieu désert de la place, intimidée par +tous les yeux fixés sur elle, baissant la tête et trottant menu, elle +alla frapper doucement à la maison barricadée, comme si elle eût ignoré +qu'un parti armé s'y cachait. + +L'huis s'entrebâilla; une main d'homme reçut le message, et la fillette +revint, toute rouge, prête à pleurer, d'être dévisagée ainsi par le pays +entier. + +Le docteur commanda d'une voix vibrante: + +--Un peu de silence, s'il vous plaît. + +Et comme le populaire s'était tu, il reprit fièrement: + +--Voici la communication que je reçois du gouvernement. Et, élevant sa +dépêche, il lut: + +«Ancien maire révoqué. Veuillez aviser au plus pressé. Recevrez +instructions ultérieures. + +Pour le sous-préfet, + +SAPIN, conseiller.» + +Il triomphait; son coeur battait de joie; ses mains tremblaient, mais +Picart, son ancien subalterne, lui cria d'un groupe voisin: + +--C'est bon, tout ça, mais si les autres ne sortent pas, ça vous fait +une belle jambe, votre papier. + +Et M. Massarel pâlit. Si les autres ne sortaient pas, en effet, il +fallait aller de l'avant maintenant. C'était non seulement son droit, +mais aussi son devoir. + +Et il regardait anxieusement la mairie espérant qu'il allait voir la +porte s'ouvrir et son adversaire se replier. + +La porte restait fermée. Que faire? la foule augmentait, se serrait +autour de la milice. On riait. + +Une réflexion surtout torturait le médecin. S'il donnait l'assaut, il +faudrait marcher à la tête de ses hommes; et comme, lui mort, toute +contestation cesserait, c'était sur lui, sur lui seul que tireraient M. +de Varnetot et ses trois gardes. Et ils tiraient bien, très bien; Picart +venait encore de le lui répéter. Mais une idée l'illumina et, se +tournant vers Pommel: + +--Allez vite prier le pharmacien de me prêter une serviette et un bâton. + +Le lieutenant se précipita. + +Il allait faire un drapeau parlementaire, un drapeau blanc dont la vue +réjouirait peut-être le coeur légitimiste de l'ancien maire. + +Pommel revint avec le linge demandé et un manche à balai. Au moyen de +ficelles, on organisa cet étendard que M. Massarel saisit à deux mains; +et il s'avança de nouveau vers la mairie en le tenant devant lui. +Lorsqu'il fut en face de la porte, il appela encore «Monsieur de +Varnetot». La porte s'ouvrit soudain, et M. de Varnetot apparut sur le +seuil avec ses trois gardes. + +Le docteur recula par un mouvement instinctif; puis, il salua +courtoisement son ennemi et prononça, étranglé par l'émotion: «Je viens, +Monsieur, vous communiquer les instructions que j'ai reçues.» + +Le gentilhomme, sans lui rendre son salut, répondit: «Je me retire, +Monsieur, mais sachez bien que ce n'est ni par crainte, ni par +obéissance à l'odieux gouvernement qui usurpe le pouvoir.» Et, appuyant +sur chaque mot, il déclara: «Je ne veux pas avoir l'air de servir un +seul jour la République. Voilà tout.» + +Massarel, interdit, ne répondit rien; et M. de Varnetot, se mettant en +marche d'un pas rapide, disparut au coin de la place, suivi toujours de +son escorte. + +Alors le docteur, éperdu d'orgueil, revint vers la foule. Dès qu'il fut +assez près pour se l'aire entendre, il cria: «Hurrah! hurrah! La +République triomphe sur toute la ligne.» + +Aucune émotion ne se manifesta. + +Le médecin reprit: «Le peuple est libre, vous êtes libres, indépendants. +Soyez fiers!» + +Les villageois inertes le regardaient sans qu'aucune gloire illuminât +leurs yeux. + +A son tour, il les contempla, indigné de leur indifférence, cherchant ce +qu'il pourrait dire, ce qu'il pourrait faire pour frapper un grand coup, +électriser ce pays placide, remplir sa mission d'initiateur. + +Mais une inspiration l'envahit et, se tournant vers Pommel: +«Lieutenant, allez chercher le buste de l'ex-empereur qui est dans la +salle des délibérations du conseil municipal, et apportez-le avec une +chaise.» + +Et bientôt l'homme reparut portant sur l'épaule droite le Bonaparte de +plâtre, et tenant de la main gauche une chaise de paille. + +M. Massarel vint au-devant de lui, prit la chaise, la posa par terre, +plaça dessus le buste blanc, puis se reculant de quelques pas, +l'interpella d'une voix sonore: + +«Tyran, tyran, te voici tombé, tombé dans la boue, tombé dans la fange. +La patrie expirante râlait sous ta botte. Le Destin vengeur t'a frappe. +La défaite et la honte se sont attachées à toi; tu tombes vaincu, +prisonnier du Prussien; et, sur les ruines de ton empire croulant, la +jeune et radieuse République se dresse, ramassant ton épée brisée...» + +Il attendait des applaudissements. Aucun cri, aucun battement de main +n'éclata. Les paysans effarés se taisaient; et le buste aux moustaches +pointues qui dépassaient les joues de chaque côté, le buste immobile et +bien peigné comme une enseigne de coiffeur, semblait regarder M. +Massarel avec son sourire de plâtre, un sourire ineffaçable et moqueur. + +Ils demeuraient ainsi face à face, Napoléon sur sa chaise, le médecin +debout, à trois pas de lui. Une colère saisit le commandant. Mais que +faire? que faire pour émouvoir ce peuple et gagner définitivement cette +victoire de l'opinion? + +Sa main, par hasard, se posa sur son ventre, et il rencontra, sous sa +ceinture rouge, la crosse de son revolver. + +Aucune inspiration, aucune parole ne lui venaient plus. Alors il tira +son arme, fit deux pas et, à bout portant, foudroya l'ancien monarque. + +La balle creusa dans le front un petit, trou noir, pareil à une tache, +presque rien. L'effet était manqué. M. Massarel tira un second coup, qui +fit un second trou, puis un troisième, puis, sans s'arrêter, il lâcha +les trois derniers. Le front de Napoléon volait en poussière blanche, +mais les yeux, le nez et les fines pointes des moustaches restaient +intacts. + +Alors exaspéré, le docteur renversa la chaise d'un coup de poing et, +appuyant un pied sur le reste du buste, dans une posture de +triomphateur, il se tourna vers le public abasourdi en vociférant: +«Périssent ainsi tous les traîtres.» + +Mais comme aucun enthousiasme ne se manifestait encore, comme les +spectateurs semblaient stupides d'étonnement, le commandant cria aux +hommes de la milice: «Vous pouvez maintenant regagner vos foyers.» Et il +se dirigea lui-même à grands pas vers sa maison, comme s'il eût fui. + +Sa bonne, dès qu'il parut, lui dit que des malades l'attendaient depuis +plus de trois heures dans son cabinet. Il y courut. C'étaient les deux +paysans aux varices, revenus dès l'aube, obstinés et patients. + +Et le vieux aussitôt reprit son explication: «Ça a commencé par des +fourmis qui me couraient censément le long des jambes...» + + + * * * * * + + + + +LE LOUP + +[Illustration de MERWART] + + +Voici ce que nous raconta le vieux marquis d'Arville à la fin du dîner +de Saint-Hubert, chez le baron des Ravels. + +On avait forcé un cerf dans le jour. Le marquis était le seul des +convives qui n'eût point pris part à cette poursuite, car il ne chassait +jamais. + +Pendant toute la durée du grand repas, on n'avait guère parlé que de +massacres d'animaux. Les femmes elles-mêmes s'intéressaient aux récits +sanguinaires et souvent invraisemblables, et les orateurs mimaient les +attaques et les combats d'hommes contre les bêtes, levaient les bras, +contaient d'une voix tonnante. + +M. d'Arville parlait bien, avec une certaine poésie un peu ronflante, +mais pleine d'effet. Il avait dû répéter souvent cette histoire, car il +la disait couramment, n'hésitant pas sur les mots choisis avec habileté +pour faire image. + +--Messieurs, je n'ai jamais chassé, mon père non plus, mon grand-père non +plus et, non plus, mon arrière-grand-père. Ce dernier était fils d'un +homme qui chassa plus que vous tous. Il mourut en 1764. Je vous dirai +comment. + +Il se nommait Jean, était marié, père de cet enfant qui fut mon +trisaïeul, et il habitait avec son frère cadet, François d'Arville, +notre château de Lorraine, en pleine forêt. + +François d'Arville était resté garçon par amour de la chasse. + +Ils chassaient tous deux d'un bout à l'autre de l'année, sans repos, +sans arrêt, sans lassitude. Ils n'aimaient que cela, ne comprenaient pas +autre chose, ne parlaient que de cela, ne vivaient que pour cela. + +Ils avaient au coeur cette passion terrible, inexorable. Elle les +brûlait, les ayant envahis tout entiers, ne laissant de place pour rien +autre. + +Ils avaient défendu qu'on les dérangeât jamais en chasse, pour aucune +raison. Mon trisaïeul naquit pendant que son père suivait un renard, et +Jean d'Arville n'interrompit point sa course, mais il jura: «Nom d'un +nom, ce gredin-là aurait bien pu attendre après l'hallali!» + +Son frère François se montrait encore plus emporté que lui. Dès son +lever, il allait voir les chiens, puis les chevaux, puis il tirait des +oiseaux autour du château jusqu'au moment de partir pour forcer quelque +grosse bête. + +On les appelait dans le pays M. le Marquis et M. le Cadet, les nobles +d'alors ne faisant point, comme la noblesse d'occasion de notre temps, +qui veut établir dans les titres une hiérarchie descendante; car le fils +d'un marquis n'est pas plus comte, ni le fils d'un vicomte baron, que le +fils d'un général n'est colonel de naissance. Mais la vanité mesquine du +jour trouve profit à cet arrangement. + +Je reviens à mes ancêtres. + +Ils étaient, paraît-il, démesurément grands, osseux, poilus, violents et +vigoureux. Le jeune, plus haut encore que l'aîné, avait une voix +tellement forte que, suivant une légende dont il était fier, toutes les +feuilles de la forêt s'agitaient quand il criait. + +Et lorsqu'ils se mettaient en selle tous deux pour partir en chasse, ce +devait être un spectacle superbe de voir ces deux géants enfourcher +leurs grands chevaux. + +Or, vers le milieu de l'hiver de cette année 1764, les froids furent +excessifs et les loups devinrent féroces. + +Ils attaquaient même les paysans attardés, rôdaient la nuit autour des +maisons, hurlaient du coucher du soleil à son lever et dépeuplaient les +étables. + +Et bientôt une rumeur circula. On parlait d'un loup colossal, au pelage +gris, presque blanc, qui avait mangé deux enfants, dévoré le bras d'une +femme, étranglé tous les chiens de garde du pays et qui pénétrait sans +peur dans les enclos pour venir flairer sous les portes. Tous les +habitants affirmaient avoir senti son souffle qui faisait vaciller la +flamme des lumières. Et bientôt une panique courut par toute la +province. Personne n'osait plus sortir dès que tombait le soir. Les +ténèbres semblaient hantées par l'image de cette bête. + +Les frères d'Arville résolurent de la trouver et de la tuer, et ils +convièrent à de grandes chasses tous les gentilshommes du pays. + +Ce fut en vain. On avait beau battre les forêts, fouiller les buissons, +on ne la rencontrait jamais. On tuait des loups, mais pas celui-là. Et, +chaque nuit qui suivait la battue, l'animal, comme pour se venger, +attaquait quelque voyageur ou dévorait quelque bétail, toujours loin du +lieu où on l'avait cherché. + +Une nuit enfin, il pénétra dans l'étable aux porcs du château d'Arville +et mangea les deux plus beaux élèves. + +Les deux frères furent enflammés de colère, considérant cette attaque +comme une bravade du monstre, une injure directe, un défi. Ils prirent +tous leurs forts limiers habitués à poursuivre les bêtes redoutables, et +ils se mirent en chasse, le coeur soulevé de fureur. + +Depuis l'aurore jusqu'à l'heure où le soleil empourpré descendit +derrière les grands arbres nus, ils battirent les fourrés sans rien +trouver. + +Tous deux enfin, furieux et désolés, revenaient au pas de leurs chevaux +par une allée bordée de broussailles, et s'étonnaient de leur science +déjouée par ce loup, saisis soudain d'une sorte de crainte mystérieuse. + +L'aîné disait: + +--Cette bête-là n'est point ordinaire. On dirait qu'elle pense comme un +homme. + +Le cadet répondit: + +--On devrait peut-être faire bénir une balle par notre cousin l'évêque, +ou prier quelque prêtre de prononcer les paroles qu'il faut. + +Puis ils se turent. + +Jean reprit: + +--Regarde le soleil s'il est rouge. Le grand loup va faire quelque +malheur cette nuit. + +Il n'avait point fini de parler que son cheval se cabra; celui de +François se mit à ruer. Un large buisson couvert de feuilles mortes +s'ouvrit devant eux, et une bête colossale, toute grise, surgit, qui +détala à travers le bois. + +Tous deux poussèrent une sorte de grognement de joie, et, se courbant +sur l'encolure de leurs pesants chevaux, ils les jetèrent en avant d'une +poussée de tout leur corps, les lançant d'une telle allure, les +excitant, les entraînant, les affolant de la voix, du geste et de +l'éperon, que les forts cavaliers semblaient porter les lourdes bêtes +entre leurs cuisses et les enlever comme s'ils s'envolaient. + +Ils allaient ainsi, ventre à terre, crevant les fourrés, coupant les +ravins, grimpant les côtes, dévalant dans les gorges, et sonnant du cor +à pleins poumons pour attirer leurs gens et leurs chiens. + +Et voilà que soudain, dans cette course éperdue, mon aïeul heurta du +front une branche énorme qui lui fendit le crâne; et il tomba raide mort +sur le sol, tandis que son cheval affolé s'emportait, disparaissait dans +l'ombre enveloppant les bois. + +Le cadet d'Arville s'arrêta net, sauta par terre, saisit dans ses bras +son frère, et il vit que la cervelle coulait de la plaie avec le sang. + +Alors il s'assit auprès du corps, posa sur ses genoux la tête défigurée +et rouge et il attendit en contemplant cette face immobile de l'aîné. +Peu à peu une peur l'envahissait, une peur singulière qu'il n'avait +jamais sentie encore, la peur de l'ombre, la peur de la solitude, la +peur du bois désert et la peur aussi du loup fantastique qui venait de +tuer son frère pour se venger d'eux. + +Les ténèbres s'épaississaient, le froid aigu faisait craquer les +arbres. François se leva, frissonnant, incapable de rester là plus +longtemps, se sentant presque défaillir. On n'entendait plus rien, ni la +voix des chiens ni le son des cors, tout était muet par l'invisible +horizon; et ce silence morne du soir glacé avait quelque chose +d'effrayant et d'étrange. + +Il saisit dans ses mains de colosse le grand corps de Jean, le dressa et +le coucha en travers sur sa selle pour le reporter au château; puis il +se remit en marche doucement, l'esprit troublé comme s'il était gris, +poursuivi par des images horribles et surprenantes. + +Et, brusquement, dans le sentier qu'envahissait la nuit, une grande +forme passa. C'était la bête. Une secousse d'épouvante agita le +chasseur; quelque chose de froid, comme une goutte d'eau, lui glissa le +long des reins, et il fît, ainsi qu'un moine hanté du diable, un grand +signe de croix, éperdu à ce retour brusque de l'effrayant rôdeur. Mais +ses yeux retombèrent sur le corps inerte couché devant lui, et soudain, +passant brusquement de la crainte à la colère, il frémit d'une rage +désordonnée. + +Alors il piqua son cheval et s'élança derrière le loup. + +Il le suivait par les taillis, les ravines et les futaies, traversant +des bois qu'il ne reconnaissait plus, l'oeil fixé sur la tache blanche +qui fuyait dans la nuit descendue sur la terre. + +Son cheval aussi semblait animé d'une force et d'une ardeur inconnues. +Il galopait le cou tendu, droit devant lui, heurtant aux arbres, aux +rochers, la tête et les pieds du mort jetés en travers sur la selle. Les +ronces arrachaient les cheveux; le front, battant les troncs énormes, +les éclaboussait de sang; les éperons déchiraient des lambeaux d'écorce. + +Et, soudain, l'animal et le cavalier sortirent de la forêt et se ruèrent +dans un vallon, comme la lune rouge apparaissait au-dessus des monts. Ce +vallon était pierreux, fermé par des roches énormes, sans issue +possible; et le loup acculé se retourna. + +François alors poussa un hurlement de joie que les échos répétèrent +comme un roulement de tonnerre, et il sauta de cheval, son coutelas à la +main. + +La bête hérissée, le dos rond, l'attendait; ses yeux luisaient comme +deux étoiles. Mais, avant de livrer bataille, le fort chasseur, +empoignant son frère, l'assit sur une roche, et, soutenant avec des +pierres sa tête qui n'était plus qu'une tache de sang, il lui cria dans +les oreilles, comme s'il eût parlé à un sourd: «Regarde, Jean, regarde +ça!» + +Puis il se jeta sur le monstre. Il se sentait fort à culbuter une +montagne, à broyer des pierres dans ses mains. La bête le voulut mordre, +cherchant à lui fouiller le ventre; mais il l'avait saisie par le cou, +sans même se servir de son arme, et il l'étranglait doucement, écoutant +s'arrêter les souffles de sa gorge et les battements de son coeur. Et il +riait, jouissant éperdument, serrant de plus en plus sa formidable +étreinte, criant, dans un délire de joie: «Regarde, Jean, regarde!» +Toute résistance cessa; le corps du loup devint flasque. Il était mort. + +Alors François, le prenant à pleins bras, l'emporta, et le vint jeter +aux pieds de l'aîné en répétant d'une voix attendrie: «Tiens, tiens, +tiens, mon petit Jean, le voilà!» + +Puis il replaça sur sa selle les deux cadavres l'un sur l'autre; et il +se remit en route. + +Il rentra au château, riant et pleurant, comme Gargantua à la naissance +de Pantagruel, poussant des cris de triomphe et trépignant d'allégresse +en racontant la mort de l'animal, et gémissant et s'arrachant la barbe +en disant celle de son frère. + +Et souvent, plus tard, quand il reparlait de ce jour, il prononçait, les +larmes aux yeux: «Si seulement ce pauvre Jean avait pu me voir étrangler +l'autre, il serait mort content, j'en suis sûr!» + +La veuve de mon aïeul inspira à son fils orphelin l'horreur de la +chasse, qui s'est transmise de père en fils jusqu'à moi. + +Le marquis d'Arville se tut. Quelqu'un demanda: + +--Cette histoire est une légende, n'est-ce pas? + +Et le conteur répondit: + +--Je vous jure qu'elle est vraie d'un bout à l'autre. + +Alors une femme déclara d'une petite voix douce: + +--C'est égal, c'est beau d'avoir des passions pareilles. + + + * * * * * + + + + +L'ENFANT + +[Illustration de LE NATUR] + + +Après avoir longtemps juré qu'il ne se marierait jamais, Jacques +Bourdillère avait soudain changé d'avis. + +Cela était arrivé brusquement, un été, aux bains de mer. + +Un matin, comme il était étendu sur le sable, tout occupé à regarder les +femmes sortir de l'eau, un petit pied l'avait frappé par sa gentillesse +et sa mignardise. Ayant levé les yeux plus haut, toute la personne le +séduisit. De toute cette personne, il ne voyait d'ailleurs que les +chevilles et la tête émergeant d'un peignoir de flanelle blanche, clos +avec soin. On le disait sensuel et viveur. C'est donc par la seule grâce +de la forme qu'il fut capté d'abord: puis il fut retenu par le charme +d'un doux esprit de jeune fille, simple et bon, frais comme les joues et +les lèvres. + +Présenté à la famille, il plut et il devint bientôt fou d'amour. Quand +il apercevait Berthe Lannis de loin, sur la longue plage de sable jaune, +il frémissait jusqu'aux cheveux. Près d'elle, il devenait muet, +incapable de rien dire et même de penser, avec une espèce de +bouillonnement dans le coeur, de bourdonnement dans l'oreille, +d'effarement dans l'esprit. Était-ce donc de l'amour, cela? + +Il ne le savait pas, n'y comprenait rien, mais demeurait, en tout cas, +bien décidé à faire sa femme de cette enfant. + +Les parents hésitèrent longtemps, retenus par la mauvaise réputation du +jeune homme. Il avait une maîtresse, disait-on, une _vieille maîtresse,_ +une ancienne et forte liaison, une de ces chaînes qu'on croit rompues et +qui tiennent toujours. + +Outre cela, il aimait, pendant des périodes plus ou moins longues, +toutes les femmes qui passaient à portée de ses lèvres. Alors il se +rangea, sans consentir même à revoir une seule fois celle avec qui il +avait vécu longtemps. Un ami régla la pension de cette femme, assura son +existence. Jacques paya, mais ne voulut pas entendre parler d'elle, +prétendant désormais ignorer jusqu'à son nom. Elle écrivit des lettres +sans qu'il les ouvrît. Chaque semaine, il reconnaissait l'écriture +maladroite de l'abandonnée; et, chaque semaine, une colère plus grande +lui venait contre elle, et il déchirait brusquement l'enveloppe et le +papier, sans ouvrir, sans lire une ligne, une seule ligne, sachant +d'avance les reproches et les plaintes contenues là-dedans. + +Comme on ne croyait guère à sa persévérance, on fit durer l'épreuve +tout l'hiver, et c'est seulement au printemps que sa demande fut agréée. + +Le mariage eut lieu à Paris dans les premiers jours de mai. + +Il était décidé qu'ils ne feraient point le classique voyage de noces. +Après un petit bal, une sauterie de jeunes cousines qui ne se +prolongerait point au delà de onze heures, pour ne pas éterniser les +fatigues de cette journée de cérémonies, les jeunes époux devaient +passer leur première nuit commune dans la maison familiale, puis partir +seuls, le lendemain matin, pour la plage chère à leurs coeurs, où ils +s'étaient connus et aimés. + +La nuit était venue, on dansait dans le grand salon. Ils s'étaient +retirés tous les deux dans un petit boudoir japonais, tendu de soies +éclatantes, à peine éclairé, ce soir-là, par les rayons alanguis d'une +grosse lanterne de couleur, pendue au plafond comme un oeuf énorme. La +fenêtre entr'ouverte laissait entrer parfois des souffles frais du +dehors, des caresses d'air qui passaient sur les visages, car la soirée +était tiède et calme, pleine d'odeurs de printemps. + +Ils ne disaient rien; ils se tenaient les mains en se les pressant +parfois de toute leur force. Elle demeurait, les yeux vagues, un peu +éperdue par ce grand changement dans sa vie, mais souriante, remuée, +prête à pleurer, souvent prête aussi à défaillir de joie, croyant le +monde entier changé par ce qui lui arrivait, inquiète sans savoir de +quoi, et sentant tout son corps, toute son âme envahis d'une +indéfinissable et délicieuse lassitude. + +Lui la regardait obstinément, souriant d'un sourire fixe. Il voulait +parler, ne trouvait rien et restait là, mettant toute son ardeur en des +pressions de mains. De temps en temps, il murmurait: «Berthe!» et chaque +fois elle levait les yeux sur lui d'un mouvement doux et tendre; ils se +contemplaient une seconde, puis son regard à elle, pénétré et fasciné +par son regard à lui, retombait. + +Ils ne découvraient aucune pensée à échanger. On les laissait seuls; +mais parfois, un couple de danseurs jetait sur eux, en passant, un coup +d'oeil furtif, comme s'il eût été témoin discret et confident d'un +mystère. + +Une porte de côté s'ouvrit, un domestique entra, tenant sur un plateau +une lettre pressée qu'un commissionnaire venait l'apporter. Jacques prit +en tremblant ce papier, saisi d'une peur vague et soudaine, la peur +mystérieuse des brusques malheurs. + +Il regarda longtemps l'enveloppe dont il ne connaissait point +l'écriture, n'osant pas l'ouvrir, désirant follement ne pas lire, ne pas +savoir, mettre en sa poche cela, et se dire: «A demain. Demain, je serai +loin, peu m'importe!» Mais, sur un coin, deux grands mots soulignés: +TRÈS URGENT, le retenaient et l'épouvantaient. Il demanda: «Vous +permettez, mon amie?» déchira la feuille collée et lut. Il lut le +papier, pâlissant affreusement, le parcourut d'un coup et, lentement, +sembla l'épeler. + +Quand il releva la tête, toute sa face était bouleversée. Il balbutia: +«Ma chère petite, c'est... c'est mon meilleur ami à qui il arrive un +grand, un très grand malheur. Il a besoin de moi tout de suite... tout +de suite... pour une affaire de vie ou de mort. Me permettez-vous de +m'absenter vingt minutes? je reviens aussitôt.» + +Elle bégaya, tremblante, effarée: «Allez, mon ami!» n'étant pas encore +assez sa femme pour oser l'interroger, pour exiger savoir. Et il +disparut. Elle resta seule, écoutant danser dans le salon voisin. + +Il avait pris un chapeau, le premier trouvé, un pardessus quelconque, et +il descendit en courant l'escalier. Au moment de sauter dans la rue, il +s'arrêta encore sous le bec de gaz du vestibule et relut la lettre. + +Voici ce qu'elle disait: + +«Monsieur, + +«Une fille Ravet, votre ancienne maîtresse, paraît-il, vient d'accoucher +d'un enfant qu'elle prétend être à vous. La mère va mourir et implore +votre visite. Je prends la liberté de vous écrire et de vous demander si +vous pouvez accorder ce dernier entretien à cette femme, qui semble être +très malheureuse et digne de pitié. + +«Votre serviteur, + +«Dr BONNARD.» + +Quand il pénétra dans la chambre de la mourante, elle agonisait déjà. +Il ne la reconnut pas d'abord. Le médecin et deux gardes la soignaient, +et partout à terre traînaient des seaux pleins de glace et des linges +pleins de sang. + +L'eau répandue inondait le parquet; deux bougies brûlaient sur un +meuble; derrière le lit, dans un petit berceau d'osier, l'enfant criait, +et, à chacun de ses vagissements, la mère, torturée, essayait un +mouvement, grelottante sous les compresses gelées. + +Elle saignait; elle saignait, blessée à mort, tuée par cette naissance. +Toute sa vie coulait; et, malgré la glace, malgré les soins, +l'invincible hémorragie continuait, précipitait son heure dernière. + +Elle reconnut Jacques et voulut lever les bras: elle ne put pas, tant +ils étaient faibles, mais sur ses joues livides des larmes commencèrent +à glisser. + +Il s'abattit à genoux près du lit, saisit une main pendante et la baisa +frénétiquement: puis, peu à peu, il s'approcha tout près, tout près du +maigre visage qui tressaillait à son contact. Une des gardes, debout, +une bougie à la main, les éclairait, et le médecin, s'étant reculé, +regardait du fond de la chambre. + +Alors d'une voix déjà lointaine, en haletant, elle dit: «Je vais mourir, +mon chéri; promets-moi de rester jusqu'à la fin. Oh! ne me quitte pas +maintenant, ne me quitte pas au dernier moment!» + +Il la baisait au front, dans ses cheveux, en sanglotant. Il murmura: +«Sois tranquille, je vais rester.» + +Elle fut quelques minutes avant de pouvoir parler encore, tant elle +était oppressée et défaillante. Elle reprit: «C'est à toi, le petit. Je +te le jure devant Dieu, je te le jure sur mon âme, je te le jure au +moment de mourir. Je n'ai pas aimé d'autre homme que toi... Promets-moi +de ne pas l'abandonner.» Il essayait de prendre encore dans ses bras ce +misérable corps déchiré, vidé de sang. Il balbutia, affolé de remords et +de chagrin: «Je te le jure, je l'élèverai et je l'aimerai. Il ne me +quittera pas.» Alors elle tenta d'embrasser Jacques. Impuissante à lever +sa tête épuisée, elle tendait ses lèvres blanches dans un appel de +baiser. Il approcha sa bouche pour cueillir cette lamentable et +suppliante caresse. + +Un peu calmée, elle murmura tout bas: «Apporte-le, que je voie si tu +l'aimes.» + +Et il alla chercher l'enfant. + +Il le posa doucement sur le lit, entre eux, et le petit être cessa de +pleurer. Elle murmura: «Ne bouge plus !» Et il ne remua plus. Il resta +là, tenant en sa main brûlante cette main que secouaient des frissons +d'agonie, comme il avait tenu, tout à l'heure, une autre main que +crispaient des frissons d'amour. De temps en temps, il regardait +l'heure, d'un coup d'oeil furtif, guettant l'aiguille qui passait minuit, +puis une heure, puis deux heures. + +Le médecin s'était retiré: les deux gardes, après avoir rôdé quelque +temps, d'un pas léger, par la chambre, sommeillaient maintenant sur des +chaises. L'enfant dormait, et la mère, les yeux fermés, semblait se +reposer aussi. + +Tout à coup, comme le jour blafard filtrait entre les rideaux croisés, +elle tendit ses bras d'un mouvement si brusque et si violent qu'elle +faillit jeter à terre son enfant. Une espèce de râle se glissa dans sa +gorge; puis elle demeura sur le dos, immobile, morte. + +Les gardes accourues déclarèrent: «C'est fini.» + +Il regarda une dernière fois cette femme qu'il avait aimée, puis la +pendule qui marquait quatre heures, et s'enfuit oubliant son pardessus, +en habit noir, avec l'enfant dans ses bras. + +Après qu'il l'eut laissée seule, sa jeune femme avait attendu, assez +calme d'abord, dans le petit boudoir japonais. Puis, ne le voyant point +reparaître, elle était rentrée dans le salon, d'un air indifférent et +tranquille, mais inquiète horriblement. Sa mère, l'apercevant seule, +avait demandé: «Où donc est ton mari?» Et elle avait répondu: «Dans sa +chambre; il va revenir.» + +Au bout d'une heure, comme tout le monde l'interrogeait, elle avoua la +lettre et la figure bouleversée de Jacques, et ses craintes d'un +malheur. + +On attendit encore. Les invités partirent; seuls, les parents les plus +proches demeuraient. A minuit, on coucha la mariée toute secouée de +sanglots. Sa mère et deux tantes, assises autour du lit, l'écoutaient +pleurer, muettes et désolées... Le père était parti chez le commissaire +de police pour chercher des renseignements. + +A cinq heures, un bruit léger glissa dans le corridor; une porte +s'ouvrit et se ferma doucement; puis soudain un petit cri pareil à un +miaulement de chat courut dans la maison silencieuse. + +Toutes les femmes furent debout d'un bond, et Berthe, la première, +s'élança, malgré sa mère et ses tantes, enveloppée de son peignoir de +nuit. + +Jacques, debout au milieu de sa chambre, livide, haletant, tenait un +enfant dans ses bras. + +Les quatre femmes le regardèrent, effarées; mais Berthe, devenue soudain +téméraire, le coeur crispé d'angoisse, courut à lui: «Qu'y a-t-il? +dites, qu'y a-t-il?» + +Il avait l'air fou; il répondit d'une voix saccadée: «Il y a... il y a +... que j'ai un enfant, et que la mère vient de mourir...» Et il +présentait dans ses mains inhabiles le marmot hurlant. + +Berthe, sans dire un mot, saisit l'enfant, l'embrassa, l'étreignant +contre elle; puis, relevant sur son mari ses yeux pleins de larmes: «La +mère est morte, dites-vous?» Il répondit: «Oui, tout de suite... dans +mes bras... J'avais rompu depuis l'été... Je ne savais rien, moi... +c'est le médecin qui m'a fait venir...» + +Alors Berthe murmura: «Eh bien, nous l'élèverons, ce petit. + + + * * * * * + + + + +CONTE DE NOËL + +[Illustration de ADRIEN MARIE] + + +Le docteur Bonenfant cherchait dans sa mémoire, répétant à mi-voix: «Un +souvenir de Noël?... Un souvenir de Noël?...» + +Et tout à coup, il s'écria: + +--Mais si, j'en ai un, et un bien étrange encore; c'est une histoire +fantastique. J'ai vu un miracle! Oui, Mesdames, un miracle, la nuit de +Noël. + +Cela vous étonne de m'entendre parler ainsi, moi qui ne crois guère à +rien. Et pourtant, j'ai vu un miracle! Je l'ai vu, dis-je, vu, de mes +propres yeux vu, ce qui s'appelle vu. + +En ai-je été fort surpris? non pas; car si je ne crois point à vos +croyances, je crois à la foi, et je sais qu'elle transporte les +montagnes. Je pourrais citer bien des exemples; mais je vous indignerais +et je m'exposerais aussi à amoindrir l'effet de mon histoire. + +Je vous avouerai d'abord que si je n'ai pas été convaincu et converti +par ce que j'ai vu, j'ai été du moins fort ému, et je vais tâcher de +vous dire la chose naïvement, comme si j'avais une crédulité +d'Auvergnat. + +J'étais alors médecin de campagne, habitant le bourg de Rolleville, en +pleine Normandie. + +L'hiver, cette année-là, fut terrible. Dès la fin de novembre, les +neiges arrivèrent après une semaine de gelées. On voyait de loin les +gros nuages venir du nord; et la blanche descente des flocons commença. + +En une nuit, toute la pleine fut ensevelie. + +Les fermes, isolées dans leurs cours carrées, derrière leurs rideaux de +grands arbres poudrés de frimas, semblaient s'endormir sous +l'accumulation de cette mousse épaisse et légère. + +Aucun bruit ne traversait plus la campagne immobile. Seuls les corbeaux, +par bandes, décrivaient de longs festons dans le ciel, cherchant leur +vie inutilement, s'abattant tous ensemble sur les champs livides et +piquant la neige de leurs grands becs. + +On n'entendait rien que le glissement vague et continu de cette +poussière gelée tombant toujours. + +Cela dura huit jours pleins, puis l'avalanche s'arrêta. La terre avait +sur le dos un manteau épais de cinq pieds. + +Et, pendant trois semaines ensuite, un ciel, clair comme un cristal bleu +le jour, et, la nuit, tout semé d'étoiles qu'on aurait crues de givre, +tant le vaste espace était rigoureux, s'étendit sur la nappe unie, dure +et luisante des neiges. + +La plaine, les haies, les ormes des clôtures, tout semblait mort, tué +par le froid. Ni hommes ni bêtes ne sortaient plus; seules les cheminées +des chaumières en chemise blanche révélaient la vie cachée, par les +minces filets de fumée qui montaient droit dans l'air glacial. + +De temps en temps on entendait craquer les arbres, comme si leurs +membres de bois se fussent brisés sous l'écorce; et, parfois, une grosse +branche se détachait et tombait, l'invincible gelée pétrifiant la sève +et cassant les fibres. + +Les habitations semées ça et là par les champs semblaient éloignées de +cent lieues les unes des autres. On vivait comme on pouvait. Seul, +j'essayais d'aller voir mes clients les plus proches, m'exposant sans +cesse à rester enseveli dans quelque creux. + +Je m'aperçus bientôt qu'une terreur mystérieuse planait sur le pays. Un +tel fléau, pensait-on, n'était point naturel. On prétendit qu'on +entendait des voix la nuit, des sifflements aigus, des cris qui +passaient. + +Ces cris et ces sifflements venaient sans aucun doute des oiseaux +émigrants qui voyagent au crépuscule, et qui fuyaient en masse vers le +sud. Mais allez donc faire entendre raison à des gens affolés. Une +épouvante envahissait les esprits et on s'attendait à un événement +extraordinaire. + +La forge du père Vatinel était située au bout du hameau d'Épivent, sur +la grande route, maintenant invisible et déserte. Or, comme les gens +manquaient de pain, le forgeron résolut d'aller jusqu'au village. Il +resta quelques heures à causer dans les six maisons qui forment le +centre du pays, prit son pain et des nouvelles, et un peu de cette peur +épandue sur la campagne. + +Et il se remit en route avant la nuit. + +Tout à coup, en longeant une haie, il crut voir un oeuf sur la neige; +oui, un oeuf, déposé là, tout blanc comme le reste du monde. Il se +pencha, c'était un oeuf en effet. D'où venait-il? Quelle poule avait pu +sortir du poulailler et venir pondre en cet endroit? Le forgeron +s'étonna, ne comprit pas; mais il ramassa l'oeuf et le porta à sa femme. + +--Tiens, la maîtresse, v'là un oeuf que j'ai trouvé sur la route! + +La femme hocha la tête:--Un oeuf sur la route? Par ce temps-ci, t'es +soûl, bien sûr? + +--Mais non, la maîtresse, même qu'il était au pied d'une haie, et encore +chaud, pas gelé. Le v'là, j'me l'ai mis sur l'estomac pour qui +n'refroidisse pas. Tu le mangeras pour ton dîner. + +L'oeuf fut glissé dans la marmite où mijotait la soupe, et le forgeron se +mit à raconter ce qu'on disait par la contrée. La femme écoutait, toute +pâle. + +--Pour sûr, que j'en ai entendu, des sifflets, l'autre nuit, même qu'ils +semblaient v'nir de la cheminée. + +On se mit à table, on mangea la soupe d'abord, puis, pendant que le mari +étendait du beurre sur son pain, la femme prit l'oeuf et l'examina d'un +oeil méfiant. + +--Si y avait qué que chose dans c't'oeuf? + +--Que que tu veux qu'y ait? + +--J'sais ti, mé? + +--Allons, mange-le, et fais pas la bête. + +Elle ouvrit l'oeuf. Il était comme tous les oeufs, et bien frais. Elle se +mit à le manger en hésitant, le goûtant, le laissant, le reprenant. Le +mari disait: + +--Eh bien! qué goût qu'il a, c't'oeuf? + +Elle ne répondait pas, et elle acheva de l'avaler; puis, soudain elle +planta sur son homme des yeux fixes, hagards, affolés; leva les bras, +les tordit et, convulsée de la tête aux pieds, roula par terre en +poussant des cris horribles. + +Toute la nuit elle se débattit en des spasmes épouvantables, secouée de +tremblements effrayants, déformée par de hideuses convulsions. Le +forgeron, impuissant à la tenir, fut obligé de la lier. + +Et elle hurlait sans repos, d'une voix infatigable: + +--J'l'ai dans l'corps! J'l'ai dans l'corps! + +Je fus appelé le lendemain. J'ordonnai tous les calmants connus sans +obtenir le moindre résultat. Elle était folle. + +Alors, avec une incroyable rapidité, malgré l'obstacle des hautes +neiges, la nouvelle, une nouvelle étrange, courut de ferme en ferme: «La +femme au forgeron qu'est possédée!» Et on venait de partout, sans oser +pénétrer dans la maison; on écoutait de loin ses cris affreux poussés +d'une voix si forte qu'on ne les aurait pas crus d'une créature humaine. + +Le curé du village fut prévenu. C'était un vieux prêtre naïf. Il +accourut en surplis comme pour administrer un mourant et il prononça, en +étendant les mains, les formules d'exorcisme, pendant que quatre hommes +maintenaient sur un lit la femme écumante et tordue. + +Mais l'esprit ne fut point chassé. + +Et la Noël arriva sans que le temps eût changé. + +La veille au matin, le prêtre vint me trouver: + +--J'ai envie, dit-il, de faire assister à l'office de cette nuit cette +malheureuse. Peut-être Dieu fera-t-il un miracle en sa faveur, à l'heure +même où il naquit d'une femme. + +Je répondis au curé: + +--Je vous approuve absolument, Monsieur l'abbé. Si elle a l'esprit +frappé par la cérémonie sacrée (et rien n'est plus propice à +l'émouvoir), elle peut être sauvée sans autre remède. + +Le vieux prêtre murmura: + +--Vous n'êtes pas croyant, docteur, mais aidez-moi, n'est-ce pas? Vous +vous chargez de l'amener? + +Et je lui promis mon aide. + +Le soir vint, puis la nuit; et la cloche de l'église se mit à sonner, +jetant sa voix plaintive à travers l'espace morne, sur l'étendue blanche +et glacée des neiges. + +Des êtres noirs s'en venaient lentement, par groupes, dociles au cri +d'airain du clocher. La pleine lune éclairait d'une lueur vive et +blafarde tout l'horizon, rendait plus visible la pâle désolation des +champs. + +J'avais pris quatre hommes robustes et je me rendis à la forge. + +La Possédée hurlait toujours, attachée à sa couche. On la vêtit +proprement malgré sa résistance éperdue, et on l'emporta. + +L'église était maintenant pleine de monde, illuminée et froide; les +chantres poussaient leurs notes monotones; le serpent ronflait; la +petite sonnette de l'enfant de choeur tintait, réglant les mouvements des +fidèles. + +J'enfermai la femme et ses gardiens dans la cuisine du presbytère, et +j'attendis le moment que je croyais favorable. Je choisis l'instant qui +suit la communion. Tous les paysans, hommes et femmes, avaient reçu leur +Dieu pour fléchir sa rigueur. Un grand silence planait pendant que le +prêtre achevait le mystère divin. + +Sur mon ordre, la porte fut ouverte et mes quatre aides apportèrent la +folle. + +Dès qu'elle aperçut les lumières, la foule à genoux, le choeur en feu et +le tabernacle doré, elle se débattit d'une telle vigueur qu'elle faillit +nous échapper, et elle poussa des clameurs si aiguës qu'un frisson +d'épouvante passa dans l'église; toutes les têtes se relevèrent; des +gens s'enfuirent. + +Elle n'avait plus la forme d'une femme, crispée et tordue en nos mains, +le visage contourné, les yeux fous. + +On la traîna jusqu'aux marches du choeur et puis on la tint fortement +accroupie à terre. + +Le prêtre s'était levé; il attendait. Dès qu'il la vit arrêtée, il prit +en ses mains l'ostensoir ceint de rayons d'or, avec l'hostie blanche au +milieu, et, s'avançant de quelques pas, il l'éleva de ses deux bras +tendus au-dessus de sa tête, le présentant aux regards égarés de la +Démoniaque. + +Elle hurlait toujours, l'oeil fixé, tendu sur cet objet rayonnant. Et le +prêtre demeurait tellement immobile qu'on l'aurait pris pour une statue. + +Et cela dura longtemps, longtemps. + +La femme semblait saisie de peur, fascinée; elle contemplait fixement +l'ostensoir, secouée encore de tremblements terribles, mais passagers, +et criant toujours, mais d'une voix moins déchirante. + +Et cela dura encore longtemps. + +On eût dit qu'elle ne pouvait plus baisser les yeux, qu'ils étaient +rivés sur l'hostie; et elle ne faisait plus que gémir; et son corps +roidi s'amollissait, s'affaissait. Toute la foule était prosternée le +front par terre. La Possédée maintenant baissait rapidement les +paupières, puis les relevait aussitôt, comme impuissante à supporter la +vue de son Dieu. Elle s'était tue. Et puis soudain, je m'aperçus que ses +yeux demeuraient clos. Elle dormait du sommeil des somnambules, +hypnotisée, pardon, vaincue par la contemplation persistante de +l'ostensoir aux rayons d'or, terrassée par le Christ victorieux. + +On l'emporta, inerte, pendant que le prêtre remontait vers l'autel. + +L'assistance bouleversée entonna un _Te Deum_ d'actions de grâces. + +Et la femme du forgeron dormit quarante heures de suite, puis se +réveilla sans aucun souvenir de la possession ni de la délivrance. + +Voilà, Mesdames, le miracle que j'ai vu. Le docteur Bonenfant se tut, +puis ajouta d'une voix contrariée:--Je n'ai pu refuser de l'attester +par écrit. + + + * * * * * + + + + +LA REINE HORTENSE + +[Illustration de MYRBACH] + + +On l'appelait, dans Argenteuil, la reine Hortense. Personne ne sut +jamais pourquoi. Peut-être parce qu'elle parlait ferme comme un officier +qui commande? Peut-être parce qu'elle était grande, osseuse, impérieuse? +Peut-être parce qu'elle gouvernait un peuple de bêtes domestiques, +poules, chiens, chats, serins et perruches, de ces bêtes chères aux +vieilles filles? Mais elle n'avait pour ces animaux familiers ni +gâteries, ni mots mignards, ni ces puériles tendresses qui semblent +couler des lèvres des femmes sur le poil velouté du chat qui ronronne. +Elle gouvernait ses bêtes avec autorité; elle régnait. + +C'était une vieille fille, en effet, une de ces vieilles filles à la +voix cassante, au geste sec, dont l'âme semble dure. Elle avait toujours +eu de jeunes bonnes, parce que la jeunesse se plie mieux aux brusques +volontés. Elle n'admettait jamais ni contradiction, ni réplique, ni +hésitation, ni nonchalance, ni paresse, ni fatigue. Jamais on ne l'avait +entendue se plaindre, regretter quoi que ce fût, envier n'importe qui. +Elle disait «Chacun sa part» avec une conviction de fataliste. Elle +n'allait pas à l'église, n'aimait pas les prêtres, ne croyait guère à +Dieu, appelant toutes les choses religieuses de la «marchandise à +pleureurs». + +Depuis trente ans qu'elle habitait sa petite maison, précédée d'un petit +jardin longeant la rue, elle n'avait jamais modifié ses habitudes, ne +changeant que ses bonnes impitoyablement, lorsqu'elles prenaient vingt +et un ans. + +Elle remplaçait sans larmes et sans regrets ses chiens, ses chats et ses +oiseaux quand ils mouraient de vieillesse ou d'accident, et elle +enterrait les animaux trépassés dans une plate-bande, au moyen d'une +petite boche, puis tassait la terre dessus de quelques coups de pied +indifférents. + +Elle avait dans la ville quelques connaissances, des familles d'employés +dont les hommes allaient à Paris tous les jours. De temps en temps, on +l'invitait à venir prendre une tasse de thé le soir. Elle s'endormait +inévitablement dans ces réunions, et il fallait la réveiller pour +qu'elle retournât chez elle. Jamais elle ne permit à personne de +l'accompagner, n'ayant peur ni le jour ni la nuit. Elle ne semblait pas +aimer les enfants. + +Elle occupait son temps à mille besognes de mâle, menuisant, jardinant, +coupant le bois avec la scie ou la hache, réparant sa maison vieillie, +maçonnant même quand il le fallait. + +Elle avait des parents qui la venaient voir deux fois l'an; les Cimme et +les Colombel, ses deux soeurs ayant épousé l'une un herboriste, l'autre +un petit rentier. Les Cimme n'avaient pas de descendants; les Colombel +en possédaient trois: Henri, Pauline et Joseph. Henri avait vingt ans, +Pauline dix-sept et Joseph trois ans seulement, étant venu alors qu'il +semblait impossible que sa mère fût encore fécondée. + +Aucune tendresse n'unissait la vieille fille à ses parents. + +Au printemps de l'année 1882, la reine Hortense tomba malade tout à +coup. Les voisins allèrent chercher un médecin qu'elle chassa. Un prêtre +s'étant alors présenté, elle sortit de son lit à moitié nue pour le +jeter dehors. + +La petite bonne, éplorée, lui faisait de la tisane. + +Après trois jours de lit, la situation parut devenir si grave, que le +tonnelier d'à côté, d'après le conseil du médecin, rentré d'autorité +dans la maison, prit sur lui d'appeler les deux familles. + +Elles arrivèrent par le même train vers dix heures du matin, les +Colombel ayant amené le petit Joseph. + +Quand elles se présentèrent à l'entrée du jardin, elles aperçurent +d'abord la bonne qui pleurait, sur une chaise, contre le mur. + +Le chien dormait couché sur le paillasson de la porte d'entrée, sous une +brûlante tombée de soleil; deux chats, qu'on eût crus morts, étaient +allongés sur le rebord des deux fenêtres, les yeux fermés, les pattes et +la queue tout au long étendues. + +Une grosse poule gloussante promenait un bataillon de poussins, vêtus de +duvet jaune, léger comme de la ouate, à travers le petit jardin; et une +grande cage accrochée au mur, couverte de mouron, contenait un peuple +d'oiseaux qui s'égosillaient dans la lumière de cette chaude matinée de +printemps. + +Deux inséparables dans une autre cagette en forme de chalet restaient +bien tranquilles, côte à côte sur leur bâton. + +M. Cimme, un très gros personnage soufflant, qui entrait toujours le +premier partout, écartant les autres, hommes ou femmes, quand il le +fallait, demanda: + +--Eh bien, Céleste, ça ne va donc pas? + +La petite bonne gémit à travers ses larmes:--Elle ne me reconnaît +seulement plus. Le médecin dit que c'est la fin. + +Tout le monde se regarda. + +Mme Cimme et Mme Colombel s'embrassèrent instantanément, sans dire un +mot. Elles se ressemblaient beaucoup, ayant toujours porté des bandeaux +plats et des châles rouges, des cachemires français éclatants comme des +brasiers. + +Cimme se tourna vers son beau-frère, homme pâle, jaune et maigre, ravagé +par une maladie d'estomac, et qui boitait affreusement, et il prononça +d'un ton sérieux: + +--Bigre! il était temps. + +Mais personne n'osait pénétrer dans la chambre de la mourante située au +rez-de-chaussée. Cimme lui-même cédait le pas. Ce fut Colombel qui se +décida le premier, et il entra en se balançant comme un mât de navire, +faisant sonner sur les pavés le fer de sa canne. + +Les deux femmes se hasardèrent ensuite, et M. Cimme ferma la marche. + +Le petit Joseph était resté dehors, séduit par la vue du chien. + +Un rayon de soleil coupait en deux le lit, éclairant tout juste les +mains qui s'agitaient nerveusement, s'ouvrant et se fermant sans cesse. +Les doigts remuaient comme si une pensée les eût animés, comme s'ils +eussent signifié des choses, indiqué des idées, obéi à une intelligence. +Tout le reste du corps restait immobile sous le drap. La figure +anguleuse n'avait pas un tressaillement. Les yeux demeuraient fermés. + +Les parents se déployèrent en demi-cercle et se mirent à regarder, sans +dire un mot, la poitrine serrée, la respiration courte. La petite bonne +les avait suivis et larmoyait toujours. + +A la fin, Cimme demanda:--Qu'est-ce que dit au juste le médecin? + +La servante balbutia:--Il dit qu'on la laisse tranquille, qu'il n'y a +plus rien à faire. + +Mais, soudain, les lèvres de la vieille fille se mirent à s'agiter. +Elles semblaient prononcer des mots silencieux, des mots cachés dans +cette tête de mourante, et ses mains précitaient leur mouvement +singulier. + +Tout à coup elle parla d'une petite voix maigre qu'on ne lui connaissait +pas, d'une voix qui semblait venir de loin, du fond de ce coeur toujours +fermé peut-être? + +Cimme s'en alla sur la pointe du pied, trouvant pénible ce spectacle. +Colombel, dont la jambe estropiée se fatiguait, s'assit. + +Les deux femmes restaient debout. + +La reine Hortense babillait maintenant très vite sans qu'on comprit rien +à ses paroles. Elle prononçait des noms, beaucoup de noms, appelait +tendrement des personnes imaginaires. + +«Viens ici, mon petit Philippe, embrasse ta mère. Tu l'aimes bien ta +maman, dis, mon enfant? Toi, Rose, tu vas veiller sur ta petite soeur +pendant que je serai sortie. Surtout, ne la laisse pas seule, tu +m'entends? Et je te défends de toucher aux allumettes.» + +Elle se taisait quelques secondes, puis, d'un ton plus haut, comme si +elle eût appelé: «Henriette!» Elle attendait un peu, et reprenait: «Dis +à ton père de venir me parler avant d'aller à son bureau.» Et soudain: +«Je suis un peu souffrante aujourd'hui, mon chéri; promets-moi de ne pas +revenir tard. Tu diras à ton chef que je suis malade. Tu comprends qu'il +est dangereux de laisser les enfants seuls quand je suis au lit. Je vais +te faire pour le dîner un plat de riz au sucre. Les petits aiment +beaucoup cela. C'est Claire qui sera contente!» + +Elle se mettait à rire, d'un rire jeune et bruyant, comme elle n'avait +jamais ri: «Regarde Jean, quelle drôle de tête il a. Il s'est barbouillé +avec les confitures, le petit sale. Regarde donc, mon chéri, comme il +est drôle!» + +Colombel, qui changeait de place à tout moment sa jambe fatiguée par le +voyage, murmura: + +--Elle rêve qu'elle a des enfants et un mari, c'est l'agonie qui +commence. + +Les deux soeurs ne bougeaient toujours point, surprises et stupides. + +La petite bonne prononça: + +--Faut retirer vos châles et vos chapeaux; voulez-vous passer dans la +salle? + +Elles sortirent sans avoir prononcé une parole et Colombel les suivit en +boitant, laissant de nouveau toute seule la mourante. + +Quand elles se furent débarrassées de leurs vêtements de route, les +femmes s'assirent enfin. Alors un des chats quitta sa fenêtre, s'étira, +sauta dans la salle, puis sur les genoux de Mme Cimme, qui se mit à le +caresser. + +On entendait à côté la voix de l'agonisante, vivant, à cette heure +dernière, la vie qu'elle avait attendue sans doute, vidant ses rêves +eux-mêmes au moment où tout allait finir pour elle. + +Cimme, dans le jardin, jouait avec le petit Joseph et le chien, +s'amusant beaucoup, d'une gaieté de gros homme aux champs, sans aucun +souvenir de la mourante. + +Mais tout à coup il rentra, et, s'adressant à la bonne: + +--Dis donc, ma fille, tu vas nous faire à déjeuner. Qu'est-ce que vous +allez manger, mesdames? + +On convint d'une omelette aux fines herbes, d'un morceau de faux-filet +avec des pommes nouvelles, d'un fromage et d'une tasse de café. + +Et comme Mme Colombel fouillait dans sa poche pour chercher son +porte-monnaie, Cimme l'arrêta; puis, se tournant vers la bonne:--Tu dois +avoir de l'argent? Elle répondit: + +--Oui, Monsieur. + +--Combien? + +--Quinze francs. + +--Ça suffit. Dépêche-toi, ma fille, car je commence à avoir faim. + +Mme Cimme, regardant au dehors les fleurs grimpantes baignées de soleil, +et deux pigeons amoureux sur le toit en face, prononça d'un air +navré:--C'est malheureux d'être venus pour une aussi triste +circonstance. Il ferait bien bon dans la campagne aujourd'hui. + +Sa soeur soupira sans répondre, et Colombel murmura, ému peut-être par la +pensée d'une marche:--Ma jambe me tracasse bougrement. + +Le petit Joseph et le chien faisaient un bruit terrible: l'un poussant +des cris de joie, l'autre aboyant éperdument. Ils jouaient à cache-cache +autour des trois plates-bandes, courant l'un après l'autre comme deux +fous. + +La mourante continuait à appeler ses enfants, causant avec chacun, +s'imaginant qu'elle les habillait, qu'elle les caressait, qu'elle leur +apprenait à lire: «Allons! Simon, répète: ABCD. Tu ne dis pas bien, +voyons, D D D, m'entends-tu? Répète alors...» + +Cimme prononça:--C'est curieux ce que l'on dit à ces moments-là. + +Mme Colombel alors demanda:--Il vaudrait peut-être mieux retourner +auprès d'elle. Mais Cimme aussitôt l'en dissuada:--Pourquoi faire, +puisque vous ne pouvez rien changer à son état? Nous sommes aussi bien +ici. + +Personne n'insista. Mme Cimme considéra les deux oiseaux verts, dits +inséparables. Elle loua en quelques phrases cette fidélité singulière et +blâma les hommes de ne pas imiter ces bêtes. Cimme se mit à rire, +regarda sa femme, chantonna d'un air goguenard: «Tra-la-la. +Tra-la-la-la», comme pour laisser entendre bien des choses sur sa +fidélité, à lui, Cimme. + +Colombel, pris maintenant de crampes d'estomac, frappait le pavé de sa +canne. + +L'autre chat entra la queue en l'air. + +On ne se mit à table qu'à une heure. + +Dès qu'il eut goûté au vin, Colombel, à qui on avait recommandé de ne +boire que du bordeaux de choix, rappela la servante: + +--Dis donc, ma fille, est-ce qu'il n'y a rien de meilleur que cela dans +la cave? + +--Oui monsieur, il y a du vin fin qu'on vous servait quand vous veniez. + +--Eh bien, va nous en chercher trois bouteilles. + +On goûta ce vin qui parut excellent; non pas qu'il provint d'un cru +remarquable, mais il avait quinze ans de cave. Cimme déclara:--C'est du +vrai vin de malade. + +Colombel, saisi d'une envie ardente de posséder ce bordeaux, interrogea +de nouveau la bonne:--Combien en reste-t-il, ma fille? + +--Oh! presque tout, Monsieur, mamz'elle n'en buvait jamais. C'est le tas +du fond. + +Alors il se tourna vers son beau-frère:--Si vous vouliez, Cimme, je vous +reprendrais ce vin-là pour autre chose, il convient merveilleusement à +mon estomac. + +La poule était entrée à son tour avec son troupeau de poussins; les deux +femmes s'amusaient à lui jeter des miettes. + +On renvoya au jardin Joseph et le chien qui avaient assez mangé. + +La reine Hortense parlait toujours, mais à voix basse maintenant, de +sorte qu'on ne distinguait plus les paroles. + +Quand on eut achevé le café, tout le monde alla constater l'état de la +malade. Elle semblait calme. + +On ressortit et on s'assit en cercle dans le jardin pour digérer. + +Tout à coup le chien se mit à tourner autour des chaises de toute la +vitesse de ses pattes, portant quelque chose en sa gueule. L'enfant +courait derrière éperdument. Tous deux disparurent dans la maison. + +Cimme s'endormit le ventre au soleil. + +La mourante se remit à parler haut. Puis, tout à coup, elle cria. + +Les deux femmes et Colombel s'empressèrent de rentrer pour voir ce +qu'elle avait. Cimme, réveillé, ne se dérangea pas, n'aimant point ces +choses-là. + +Elle s'était assise, les yeux hagards. Son chien, pour échapper à la +poursuite du petit Joseph, avait sauté sur le lit, franchi l'agonisante; +et, retranché derrière l'oreiller, il regardait son camarade de ses yeux +luisants, prêt à sauter de nouveau pour recommencer la partie. Il tenait +à la gueule une des pantoufles de sa maîtresse, déchirée à coups de +crocs, depuis une heure qu'il jouait avec. + +L'enfant, intimidé par cette femme dressée soudain devant lui, restait +immobile en face de la couche. + +La poule, entrée aussi, effarouchée par le bruit, avait sauté sur une +chaise; et elle appelait désespérément ses poussins qui pépiaient, +effarés, entre les quatre jambes du siège. + +La reine Hortense criait d'une voix déchirante: «Non, non, je ne veux +pas mourir, je ne veux pas! je ne veux pas! Qui est-ce qui élèvera mes +enfants? Qui les soignera? Qui les aimera? Non, je ne veux pas!... je +ne...» + +Elle se renversa sur le dos. C'était fini. + +Le chien, très excité, sauta dans la chambre en gambadant. + +Colombel courut à la fenêtre, appela son beau-frère:--Arrivez vite, +arrivez vite. Je crois qu'elle vient de passer. + +Alors Cimme se leva et, prenant son parti, il pénétra dans la chambre en +balbutiant: + +--Ç'a été moins long que je n'aurais cru. + + + * * * * * + + + + +LE PARDON + +[Illustration de J. ROY] + + +Elle avait été élevée dans une de ces familles qui vivent enfermées en +elles-mêmes, et qui semblent toujours loin de tout. Elles ignorent les +événements politiques, bien qu'on en cause à table; mais les changements +de gouvernement se passent si loin, si loin, qu'on parle de cela comme +d'un fait historique, comme de la mort de Louis XVI ou du débarquement +de Napoléon. + +Les moeurs se modifient, les modes se succèdent. On ne s'en aperçoit +guère dans la famille calme où l'on suit toujours les coutumes +traditionnelles. Et si quelque histoire scabreuse se passe dans les +environs, le scandale vient mourir au seuil de la maison. Seuls, le père +et la mère, un soir, échangent quelques mots là-dessus, mais à mi-voix, +à cause des murs qui ont partout des oreilles. Et, discrètement, le +père dit: + +--Tu as su cette terrible affaire dans la famille des Rivoil? + +Et la mère répond: + +--Qui aurait jamais cru cela? C'est affreux. + +Les enfants ne se doutent de rien, et ils arrivent à l'âge de vivre à +leur tour, avec un bandeau sur les yeux et sur l'esprit, sans soupçonner +les dessous de l'existence, sans savoir qu'on ne pense pas comme on +parle, et qu'on ne parle point comme on agit; sans savoir qu'il faut +vivre en guerre avec tout le monde, ou du moins en paix armée, sans +deviner qu'on est sans cesse trompé quand on est naïf, joué quand on est +sincère, maltraité quand on est bon. + +Les uns vont jusqu'à la mort dans cet aveuglement de probité, de +loyauté, d'honneur; tellement intègres que rien ne leur ouvre les yeux. + +Les autres, désabusés sans bien comprendre, trébuchent éperdus, +désespérés, et meurent en se croyant les jouets d'une fatalité +exceptionnelle, les victimes misérables d'événements funestes et +d'hommes particulièrement criminels. + +Les Savignol marièrent leur fille Berthe à dix-huit ans. Elle épousa un +jeune homme de Paris, Georges Baron, qui faisait des affaires à la +Bourse. Il était beau garçon, parlait bien, avec tous les dehors probes +qu'il fallait; mais au fond du coeur, il se moquait un peu de ses +beaux-parents attardés, qu'il appelait entre amis: «Mes chers fossiles». + +Il appartenait à une bonne famille; et la jeune fille était riche. Il +l'emmena vivre à Paris. + +Elle devint une de ces provinciales de Paris dont la race est nombreuse. +Elle demeura ignorante de la grande ville, de son monde élégant, de ses +plaisirs, de ses costumes, comme elle était demeurée ignorante de la +vie, de ses perfidies et de ses mystères. + +Enfermée en son ménage, elle ne connaissait guère que sa rue, et quand +elle s'aventurait dans un autre quartier, il lui semblait accomplir un +voyage lointain en une ville inconnue et étrangère. Elle disait le soir: + +--J'ai traversé les boulevards, aujourd'hui. + +Deux ou trois fois par an, son mari l'emmenait au théâtre. C'étaient des +fêtes dont le souvenir ne s'éteignait plus et dont on reparlait sans +cesse. + +Quelquefois, à table, trois mois après, elle se mettait brusquement à +rire, et s'écriait: + +--Te rappelles-tu cet acteur habillé en général et qui imitait le chant +du coq? + +Toutes ses relations se bornaient à deux familles alliées qui, pour +elle, représentaient l'humanité. Elle les désignait en faisant précéder +leur nom de l'article «les»--les Martinet et les Michelint. + +Son mari vivait à sa guise, rentrant quand il voulait, parfois au jour +levant, prétextant des affaires, ne se gênant point, sûr que jamais un +soupçon n'effleurerait cette âme candide. + +Mais un matin elle reçut une lettre anonyme. + +Elle demeura éperdue, ayant le coeur trop droit pour comprendre l'infamie +des dénonciations, pour mépriser cette lettre dont l'auteur se disait +inspiré par l'intérêt de son bonheur, et la haine du mal, et l'amour de +la vérité. + +On lui révélait que son mari avait, depuis deux ans, une maîtresse, une +jeune veuve, Mme Rosset, chez qui il passait toutes ses soirées. + +Elle ne sut ni feindre, ni dissimuler, ni épier, ni ruser. Quand il +revint pour déjeuner elle lui jeta cette lettre, en sanglotant, et +s'enfuit dans sa chambre. + +Il eut le temps de comprendre, de préparer sa réponse et il alla frapper +à la porte de sa femme. Elle ouvrit aussitôt, n'osant pas le regarder. +Il souriait; il s'assit, l'attira sur ses genoux; et d'une voix douce, +un peu moqueuse: + +«Ma chère petite, j'ai en effet pour amie Mme Rosset, que je connais +depuis dix ans et que j'aime beaucoup, j'ajouterai que je connais vingt +autres familles dont je ne t'ai jamais parlé, sachant que tu ne +recherches pas le monde, les fêtes et les relations nouvelles. Mais, +pour en finir une fois pour toutes avec ces dénonciations infâmes, je te +prierai de t'habiller après le déjeuner et nous irons faire une visite +à cette jeune femme qui deviendra ton amie, je n'en doute pas.» + +Elle embrassa à pleins bras son mari; et, par une de ces curiosités +féminines qui ne s'endorment plus une fois éveillées, elle ne refusa +point d'aller voir cette inconnue qui lui demeurait, malgré tout, un peu +suspecte. Elle sentait, par instinct, qu'un danger connu est presque +évité. + +Elle entra dans un petit appartement coquet, plein de bibelots, orné +avec art, au quatrième étage d'une belle maison. Au bout de cinq minutes +d'attente dans un salon assombri par des tentures, des portières, des +rideaux drapés gracieusement, une porte s'ouvrit et une jeune femme +apparut, très brune, petite, un peu grasse, étonnée et souriante. + +Georges fit les présentations. + +--Ma femme, Madame Julie Rosset. + +La jeune veuve poussa un léger cri d'étonnement et de joie, et s'élança, +les deux mains ouvertes. Elle n'espérait point, disait-elle, avoir ce +bonheur, sachant que Mme Baron ne voyait personne; mais elle était si +heureuse, si heureuse! Elle aimait tant Georges! (elle disait Georges +tout court avec une fraternelle familiarité), qu'elle avait une envie +folle de connaître sa jeune femme et de l'aimer aussi. + +Au bout d'un mois, les deux nouvelles amies ne se quittaient plus. Elles +se voyaient chaque jour, souvent deux fois, et dînaient tous les soirs +ensemble, tantôt chez l'une, tantôt chez l'autre. Georges maintenant ne +sortait plus guère, ne prétextait plus d'affaires, adorant, disait-il, +son coin du feu. + +Enfin, un appartement s'étant trouvé libre dans la maison habitée par +Mme Rosset, Mme Baron s'empressa de le prendre pour se rapprocher et se +réunir encore davantage. + +Et, pendant deux années entières, ce fut une amitié sans un nuage, une +amitié de coeur et d'âme, absolue, tendre, dévouée, délicieuse. Berthe ne +pouvait plus parler sans prononcer le nom de Julie qui représentait pour +elle la perfection. + +Elle était heureuse, d'un bonheur parfait, calme et doux. + +Mais voici que Mme Rosset tomba malade. Berthe ne la quitta plus. Elle +passait les nuits, se désolait; son mari lui-même était désespéré. + +Or, un matin, le médecin, en sortant de sa visite, prit à part Georges +et sa femme, et leur annonça qu'il trouvait fort grave l'état de leur +amie. + +Dès qu'il fut parti, les jeunes gens atterrés, s'assirent l'un en face +de l'autre; puis, brusquement, se mirent à pleurer. Ils veillèrent, la +nuit, tous les deux ensemble auprès du lit; et Berthe, à tout instant, +embrassait tendrement la malade, tandis que Georges, debout devant les +pieds de sa couche, la contemplait silencieusement avec une persistance +acharnée. + +Le lendemain, elle allait plus mal encore. + +Enfin, vers le soir, elle déclara qu'elle se trouvait mieux, et, +contraignit ses amis à redescendre chez eux pour dîner. + +Ils étaient tristement assis dans leur salle, sans guère manger, quand +la bonne remit à Georges une enveloppe. Il l'ouvrit, lut, devint livide +et, se levant, il dit à sa femme, d'un air étrange: «Attends-moi, il +faut que je m'absente un instant, je serai de retour dans dix minutes. +Surtout ne sors pas.» + +Et il courut dans sa chambre prendre son chapeau. + +Berthe l'attendit, torturée par une inquiétude nouvelle. Mais, docile en +tout, elle ne voulait point remonter chez son amie avant qu'il fût +revenu. + +Comme il ne reparaissait pas, la pensée lui vint d'aller voir en sa +chambre s'il avait pris ses gants, ce qui eût indiqué qu'il devait +entrer quelque part. + +Elle les aperçut du premier coup d'oeil. Près d'eux un papier froissé, +gisait, jeté là. Elle le reconnut aussitôt, c'était celui qu'on venait +de remettre à Georges. + +Et une tentation brûlante, la première de sa vie, lui vint de lire, de +savoir. Sa conscience révoltée luttait, mais la démangeaison d'une +curiosité fouettée et douloureuse poussait sa main. Elle saisit le +papier, l'ouvrit, reconnut aussitôt l'écriture, celle de Julie, une +écriture tremblée, au crayon. Elle lut: «Viens seul m'embrasser, mon +pauvre ami, je vais mourir.» + +Elle ne comprit pas d'abord, et restait là stupide, frappée surtout par +l'idée de mort. Puis, soudain, le tutoiement saisit sa pensée; et ce +fut comme un grand éclair illuminant son existence, lui montrant toute +l'infâme vérité, toute leur trahison, toute leur perfidie. Elle comprit +leur longue astuce, leurs regards, sa bonne foi jouée, sa confiance +trompée. Elle les revit l'un en face de l'autre, le soir sous +l'abat-jour de sa lampe, lisant le même livre, se consultant de l'oeil à +la fin des pages. + +Et, son coeur soulevé d'indignation, meurtri de souffrance, s'abîma dans +un désespoir sans bornes. + +Des pas retentirent; elle s'enfuit et s'enferma chez elle. + +Son mari, bientôt, l'appela. + +--Viens vite. Mme Rosset va mourir. + +Berthe parut sur sa porte et, la lèvre tremblante: + +--Retournez seul auprès d'elle, elle n'a pas besoin de moi. + +Il la regarda follement, abruti de chagrin, et il reprit: + +--Vite, vite, elle meurt. + +Berthe répondit: + +--Vous aimeriez mieux que ce fût moi. + +Alors il comprit peut-être, et s'en alla, remontant près de +l'agonisante. + +Il la pleura sans dissimulation, sans pudeur, indifférent à la douleur +de sa femme qui ne lui parlait plus, ne le regardait plus, vivait seule +murée dans le dégoût, dans une colère révoltée, et priait Dieu matin et +soir. + +Ils habitaient ensemble pourtant, mangeaient face à face, muets et +désespérés. + +Puis il s'apaisa peu à peu; mais elle ne lui pardonnait point. + +Et la vie continua, dure pour tous les deux. + +Pendant un an, ils demeurèrent aussi étrangers l'un à l'autre que s'ils +ne se fussent pas connus. Berthe faillit devenir folle. + +Puis un matin étant partie dès l'aurore, elle rentra vers huit heures +portant en ses deux mains un énorme bouquet de roses, de roses blanches, +toutes blanches. + +Et elle fit dire à son mari qu'elle désirait lui parler. + +Il vint inquiet, troublé. + +--Nous allons sortir ensemble, lui dit-elle; prenez ces fleurs, elles +sont trop lourdes pour moi. + +Il prit le bouquet et suivit sa femme. Une voiture les attendait qui +partit dès qu'ils furent montés. + +Elle s'arrêta devant la grille du cimetière. Alors Berthe, dont les yeux +s'emplissaient de larmes, dit à Georges:--Conduisez-moi à sa tombe. Il +tremblait sans comprendre, et il se mit à marcher devant, tenant +toujours les fleurs en ses bras. Il s'arrêta enfin devant un marbre +blanc et le désigna sans rien dire. + +Alors elle lui reprit le grand bouquet et, s'agenouillant, le déposa sur +les pieds du tombeau. Puis elle s'isola en une prière inconnue et +suppliante! + +Debout derrière elle, son mari, hanté de souvenirs, pleurait. + +Elle se releva et lui tendit les mains. + +--Si vous voulez, nous serons amis, dit-elle. + + + * * * * * + + + + +LA LÉGENDE DU MONT SAINT-MICHEL + +[Illustration de GRASSET] + + +Je l'avais vu d'abord de Cancale ce château de fées planté dans la mer. +Je l'avais vu confusément, ombre grise dressée sur le ciel brumeux. + +Je le revis d'Avranches, au soleil couchant. L'immensité des sables +était rouge, l'horizon était rouge, toute la baie démesurée était rouge; +seule, l'abbaye escarpée, poussée là-bas, loin de la terre, comme un +manoir fantastique, stupéfiante comme un palais de rêve, +invraisemblablement étrange et belle, restait presque noire dans les +pourpres du jour mourant. + +J'allai vers elle le lendemain dès l'aube, à travers les sables, l'oeil +tendu sur ce bijoux monstrueux, grand comme une montagne, ciselé comme +un camée et vaporeux comme une mousseline. Plus j'approchais, plus je +me sentais soulevé d'admiration, car rien au monde peut-être n'est plus +étonnant et plus parfait. + +Et j'errai, surpris comme si j'avais découvert l'habitation d'un dieu à +travers ces salles portées par des colonnes légères ou pesantes, à +travers ces couloirs percés à jour, levant mes yeux émerveillés sur ces +clochetons qui semblent des fusées parties vers le ciel et sur tout cet +emmêlement incroyable de tourelles, de gargouilles, d'ornements sveltes +et charmants, feu d'artifice de pierre, dentelle de granit, +chef-d'oeuvre d'architecture colossale et délicate. + +Comme je restais en extase, un paysan bas-normand m'aborda et me raconta +l'histoire de la grande querelle de saint Michel avec le diable. + +Un sceptique de génie a dit: «Dieu a fait l'homme à son image, mais +l'homme le lui a bien rendu.» + +Ce mot est d'une éternelle vérité et il serait fort curieux de faire +dans chaque continent l'histoire de la divinité locale, ainsi que +l'histoire des saints patrons dans chacune de nos provinces. Le nègre a +des idoles féroces, mangeuses d'hommes; le mahométan polygame peuple son +paradis de femmes; les Grecs, en gens pratiques, avaient divinisé toutes +les passions. + +Chaque village de France est placé sous l'invocation d'un saint +protecteur, modifié à l'image des habitants. + +Or, saint Michel veille sur la Basse-Normandie, saint Michel, l'ange +radieux et victorieux, le porte-glaive, le héros du ciel, le triomphant, +le dominateur de Satan. + +Mais voici comment le Bas-Normand, rusé, cauteleux, sournois et +chicanier, comprend et raconte la lutte du grand saint avec le diable. + +Pour se mettre à l'abri des méchancetés du démon, son voisin, saint +Michel construisit lui-même, en plein océan, cette habitation digne d'un +archange; et, seul, en effet, un pareil saint pouvait se créer une +semblable résidence. + +Mais, comme il redoutait encore les approches du Malin, il entoura son +domaine de sables mouvants plus perfides que la mer. + +Le diable habitait une humble chaumière sur la côte; mais il possédait +les prairies baignées d'eau salée, les belles terres grasses où poussent +les récoltes lourdes, les riches vallées et les coteaux féconds de tout +le pays; tandis que le saint ne régnait que sur les sables. De sorte que +Satan était riche, et saint Michel était pauvre comme un gueux. + +Après quelques années de jeûne, le saint s'ennuya de cet état de choses +et pensa à passer un compromis avec le diable; mais la chose n'était +guère facile, Satan tenant à ses moissons. + +Il réfléchit pendant six mois; puis, un matin, il s'achemina vers la +terre. Le démon mangeait la soupe devant sa porte quand il aperçut le +saint; aussitôt il se précipita à sa rencontre, baisa le bas de sa +manche, le fit entrer et lui offrit de se rafraîchir. + +Après avoir bu une jatte de lait, saint Michel prit la parole: + +--Je suis venu pour te proposer une bonne affaire. + +Le diable, candide et sans défiance, répondit: + +--Ça me va. + +--Voici. Tu me céderas toutes tes terres. + +Satan, inquiet, voulut parler: + +--Mais... + +Le saint reprit: + +--Écoute d'abord. Tu me céderas toutes tes terres. Je me chargerai de +l'entretien, du travail, des labourages, des semences, du fumage, de +tout enfin, et nous partagerons la récolte par moitié. Est-ce dit? + +Le diable, naturellement paresseux, accepta. + +Il demanda seulement en plus quelques-uns de ces délicieux surmulets +qu'on pêche autour du mont solitaire. Saint Michel promit les poissons. + +Ils se tapèrent dans la main, crachèrent de côté pour indiquer que +l'affaire était faite, et le saint reprit: + +--Tiens, je ne veux pas que tu aies à te plaindre de moi. Choisis ce que +tu préfères: la partie des récoltes qui sera sur terre ou celle qui +restera dans la terre. + +Satan s'écria: + +--Je prends celle qui sera sur terre. + +--C'est entendu, dit le saint. + +Et il s'en alla. + +Or, six mois après, dans l'immense domaine du diable, on ne voyait que +des carottes, des navets, des oignons, des salsifis, toutes les plantes +dont les racines grasses sont bonnes et savoureuses, et dont la feuille +inutile sert tout au plus à nourrir les bêtes. + +Satan n'eut rien et voulut rompre le contrat, traitant saint Michel de +«malicieux». + +Mais le saint avait pris goût à la culture; il retourna retrouver le +diable: + +--Je t'assure que je n'y ai point pensé du tout; ça s'est trouvé comme +ça; il n'y a point de ma faute. Et, pour te dédommager, je t'offre de +prendre, cette année, tout ce qui se trouvera sous terre. + +--Ça me va, dit Satan. + +Au printemps suivant, toute l'étendue des terres de l'Esprit du Mal +était couverte de blés épais, d'avoines grosses comme des clochetons, de +lins, de colzas magnifiques, de trèfles rouges, de pois, de choux, +d'artichauts, de tout ce qui s'épanouit au soleil en graines ou en +fruits. + +Satan n'eut encore rien et se fâcha tout à fait. + +Il reprit ses prés et ses labours et resta sourd à toutes les ouvertures +nouvelles de son voisin. + +Une année entière s'écoula. Du haut de son manoir isolé, saint Michel +regardait la terre lointaine et féconde, et voyait le diable dirigeant +les travaux, rentrant les récoltes, battant ses grains. Et il rageait, +s'exaspérant de son impuissance. Ne pouvant plus duper Satan, il résolut +de s'en venger, et il alla le prier à dîner pour le lundi suivant. + +--Tu n'as pas été heureux dans tes affaires avec moi, disait-il, je le +sais; mais je ne veux pas qu'il reste de rancune entre nous, et je +compte que tu viendras dîner avec moi. Je te ferai manger de bonnes +choses. + +Satan, aussi gourmand que paresseux, accepta bien vite. Au jour dit, il +revêtit ses plus beaux habits et prit le chemin du Mont. + +Saint Michel le fit asseoir à une table magnifique. On servit d'abord +un vol-au-vent plein de crêtes et de rognons de coq, avec des boulettes +de chair à saucisse, puis deux gros surmulets à la crème, puis une dinde +blanche pleine de marrons confits dans du vin, puis un gigot de +pré-salé, tendre comme du gâteau; puis des légumes qui fondaient dans la +bouche et de la bonne galette chaude, qui fumait en répandant un parfum +de beurre. + +On but du cidre pur, mousseux et sucré, et du vin rouge et capiteux, et, +après chaque plat, on faisait un trou avec de vieille eau-de-vie de +pommes. + +Le diable but et mangea comme un coffre, tant et si bien qu'il se trouva +gêné. + +Alors saint Michel, se levant formidable, s'écria d'une voix de +tonnerre: + +--Devant moi! devant moi, canaille! Tu oses... devant moi... + +Satan éperdu s'enfuit, et le saint, saisissant un bâton, le poursuivit. + +Ils couraient par les salles basses, tournant autour des piliers, +montaient les escaliers aériens, galopaient le long des corniches, +sautaient de gargouille en gargouille. Le pauvre démon, malade à fendre +l'âme, fuyait, souillant la demeure du saint. Il se trouva enfin sur la +dernière terrasse, tout en haut, d'où l'on découvre la baie immense avec +ses villes lointaines, ses sables et ses pâturages. Il ne pouvait +échapper plus longtemps; et le saint, lui jetant dans le dos un coup de +pied furieux, le lança comme une balle à travers l'espace. + +Il fila dans le ciel ainsi qu'un javelot, et s'en vint tomber lourdement +devant la ville de Mortain. Les cornes de son front et les griffes de +ses membres entrèrent profondément dans le rocher, qui garde pour +l'éternité les traces de cette chute de Satan. + +Il se releva boiteux, estropié jusqu'à la fin des siècles; et, regardant +au loin le Mont fatal, dressé comme un pic dans le soleil couchant, il +comprit bien qu'il serait toujours vaincu dans cette lutte inégale, et +il partit en traînant la jambe, se dirigeant vers des pays éloignés, +abandonnant à son ennemi, ses champs, ses plaines, ses coteaux, ses +vallées et ses prés. + +Et voilà comment saint Michel, patron des Normands, vainquit le diable. + +Un autre peuple avait rêvé autrement cette bataille. + + + * * * * * + + + + +UNE VEUVE + +[Illustration d'ARCOS] + + +C'était pendant la saison des chasses, dans le château de Banneville. +L'automne était pluvieux et triste. Les feuilles rouges, au lieu de +craquer sous les pieds, pourrissaient dans les ornières, sous les +lourdes averses. + +La forêt, presque dépouillée, était humide comme une salle de bains. +Quand on entrait dedans, sous les grands arbres fouettés par les grains, +une odeur moisie, une buée d'eau tombée, d'herbes trempées, de terre +mouillée, vous enveloppait et les tireurs, courbés sous cette inondation +continue, et les chiens mornes, la queue basse et le poil collé sur les +côtes, et les jeunes chasseresses en leur taille de drap collante et +traversée de pluie, rentraient chaque soir las de corps et d'esprit. + +Dans le grand salon, après dîner, on jouait au loto, sans plaisir, +tandis que le vent faisait sur les volets des poussées bruyantes et +lançait les vieilles girouettes en des tournoiements de toupie. On +voulut alors conter des histoires, comme il est dit en des livres; mais +personne n'inventait rien d'amusant. Les chasseurs narraient des +aventures à coups de fusil, des boucheries de lapins; et les femmes se +creusaient la tête sans y découvrir jamais l'imagination de +Scheherazade. + +On allait encore renoncer à ce divertissement, quand une jeune femme, en +jouant, sans y penser, avec la main d'une vieille tante restée fille, +remarqua une petite bague faite avec des cheveux blonds, qu'elle avait +vue souvent sans jamais y réfléchir. + +Alors, en la faisant rouler doucement autour du doigt, elle demanda: +«Dis donc, tante, qu'est-ce que c'est que cette bague? On dirait des +cheveux d'enfant...» La vieille demoiselle rougit, pâlit; puis, d'une +voix tremblante: «C'est si triste, si triste, que je n'en veux jamais +parler. Tout le malheur de ma vie vient de là. J'étais toute jeune +alors, et le souvenir m'est resté si douloureux que je pleure chaque +fois en y pensant.» + +On voulut aussitôt connaître l'histoire, mais la tante refusait de la +dire; on finit enfin par la prier tant qu'elle se décida. + +«Vous m'avez souvent entendu parler de la famille de Santèze, éteinte +aujourd'hui. J'ai connu les trois derniers hommes de cette maison. Ils +sont morts tous les trois de la même façon; voici les cheveux du +dernier. Il avait treize ans quand il s'est tué pour moi. Cela vous +parait étrange, n'est-ce pas? + +«Oh! c'était une race singulière, des fous, si l'on veut, mais des fous +charmants, des fous par amour. Tous, de père en fils, avaient des +passions violentes, de grands élans de tout leur être qui les poussaient +aux choses les plus exaltées, aux dévouements fanatiques, même aux +crimes. C'était en eux, cela, ainsi que la dévotion ardente est dans +certaine âmes. Ceux qui se font trappistes n'ont pas la même nature que +les coureurs de salon. On disait dans la parenté: «Amoureux comme un +Santèze.» Rien qu'à les voir, on le devinait. Ils avaient tous les +cheveux bouclés, bas sur le front, la barbe frisée, et des yeux larges, +larges, dont le rayon entrait dans vous, et vous troublait sans qu'on +sût pourquoi. + +«Le grand-père de celui dont voici le seul souvenir, après beaucoup +d'aventures, et des duels et des enlèvements de femmes, devint +passionnément épris, vers soixante-cinq ans, de la fille de son fermier. +Je les ai connus tous les deux. Elle était blonde, pâle, distinguée, +avec un parler lent, une voix molle et un regard si doux, si doux, qu'on +l'aurait dit d'une madone. Le vieux seigneur la prit chez lui, et il fut +bientôt si captivé qu'il ne pouvait se passer d'elle une minute. Sa +fille et sa belle-fille, qui habitaient le château, trouvaient cela +naturel, tant l'amour était de tradition dans la maison. Quand il +s'agissait de passion, rien ne les étonnait, et, si l'on parlait devant +elles de penchants contrariés, d'amants désunis, même de vengeance après +des trahisons, elles disaient toutes les deux, du même ton désolé: «Oh! +comme il (ou elle) a dû souffrir pour en arriver là». Rien de plus. +Elles s'apitoyaient sur les drames du coeur et ne s'en indignaient +jamais, même quand ils étaient criminels. + +«Or, un automne, un jeune homme, M. de Gradelle, invité pour la chasse, +enleva la jeune fille. + +«M. de Santèze resta calme, comme s'il ne s'était rien passé; mais, un +matin, on le trouva pendu dans le chenil, au milieu des chiens. + +«Son fils mourut de la même façon, dans un hôtel, à Paris, pendant un +voyage qu'il y fit en 1841, après avoir été trompé par une chanteuse de +l'Opéra. + +«Il laissait un enfant âgé de douze ans, et une veuve, la soeur de ma +mère. Elle vint avec le petit habiter chez mon père, dans notre terre de +Bertillon. J'avais alors dix-sept ans. + +«Vous ne pouvez vous figurer quel étonnant et précoce enfant était ce +petit Santèze. On eût dit que toutes les facultés de tendresse, que +toutes les exaltations de sa race étaient retombées sur celui-là, le +dernier. Il rêvait toujours et se promenait seul, pendant des heures, +dans une grande allée d'ormes allant du château jusqu'au bois. Je +regardais de ma fenêtre ce gamin sentimental, qui marchait à pas graves, +les mains derrière le dos, le front penché, et, parfois, s'arrêtait +pour lever les yeux comme s'il voyait et comprenait, et ressentait des +choses qui n'étaient point de son âge. + +«Souvent, après le dîner, par les nuits claires, il me disait: «Allons +rêver, cousine...» Et nous partions ensemble dans le parc. Il s'arrêtait +brusquement devant les clairières où flottait cette vapeur blanche, +cette ouate dont la lune garnit les éclaircies des bois; et il me +disait, en me serrant la main: «Regarde ça, regarde ça. Mais tu ne me +comprends pas, je le sens. Si tu comprenais, nous serions heureux. Il +faut aimer pour savoir.» Je riais et je l'embrassais, ce gamin, qui +m'adorait à en mourir. + +«Souvent aussi, après le dîner, il allait s'asseoir sur les genoux de ma +mère: «Allons, tante, lui disait-il, raconte-nous des histoires +d'amour.» Et ma mère, par plaisanterie, lui disait toutes les légendes +de sa famille, toutes les aventures passionnées de ses pères; car on en +citait des mille et des mille, de vraies et de fausses. C'est leur +réputation qui les a tous perdus, ces hommes; ils se montaient la tête +et se faisaient gloire ensuite de ne point laisser mentir la renommée de +leur maison. + +«Il s'exaltait, le petit, à ces récits tendres ou terribles, et parfois +il battait des mains en répétant: «Moi aussi, moi aussi, je sais aimer +mieux qu'eux tous!» + +«Alors il me fit la cour, une cour timide et profondément tendre dont on +riait, tant c'était drôle. Chaque matin, j'avais des fleurs cueillies +par lui, et, chaque soir, avant de remonter dans sa chambre, il me +baisait la main en murmurant: «Je t'aime!» + +«Je fus coupable, bien coupable, et j'en pleure encore sans cesse, et +j'en ai fait pénitence toute ma vie; et je suis restée vieille fille, ou +plutôt non, je suis restée comme fiancée-veuve, veuve de lui. Je +m'amusai de cette tendresse puérile, je l'excitais même; je fus +coquette, séduisante, comme auprès d'un homme, caressante et perfide. +J'affolai cet enfant. C'était un jeu pour moi, et un divertissement +joyeux pour sa mère et pour la mienne. Il avait douze ans! Songez! qui +donc aurait pris au sérieux cette passion d'atome? Je l'embrassais tant +qu'il voulait; je lui écrivis même des billets doux que lisaient nos +mères; et il me répondait des lettres, des lettres de feu, que j'ai +gardées. Il croyait secrète notre intimité d'amour, se jugeant un homme. +Nous avions oublié qu'il était un Santèze! + +«Cela dura prés d'un an. Un soir, dans le parc, il s'abattit à mes +genoux et, baisant le bas de ma robe avec un élan furieux, il répétait: +«Je t'aime, je t'aime, je t'aime à en mourir. Si tu me trompes jamais, +entends-tu, si tu m'abandonnes pour un autre, je ferai comme mon +père...» Et il ajouta d'une voix profonde à donner un frisson: «Tu sais +ce qu'il a fait!» + +«Puis, comme je restais interdite, il se releva, et se dressant sur la +pointe des pieds pour arriver à mon oreille, car j'étais bien plus +grande que lui, il modula mon nom, mon petit nom: «Geneviève!» d'un ton +si doux, si joli, si tendre, que j'en frissonnai jusqu'aux pieds. + +«Je balbutiais: «Rentrons, rentrons!» Il ne dit plus rien et me suivit; +mais, comme nous allions gravir les marches du perron, il m'arrêta: «Tu +sais, si tu m'abandonnes, je me tue.» + +«Je compris, cette fois, que j'avais été trop loin, et je devins +réservée. Comme il m'en faisait, un jour, des reproches, je répondis: +«Tu es maintenant trop grand pour plaisanter, et trop jeune pour un +amour sérieux. J'attends.» + +«Je m'en croyais quitte ainsi. + +«On le mit en pension à l'automne. Quand il revint, l'été suivant, +j'avais un fiancé. Il comprit tout de suite et garda pendant huit jours +un air si réfléchi que je demeurais très inquiète. + +«Le neuvième jour, au matin, j'aperçus, en me levant, un petit papier +glissé sous ma porte. Je le saisis, je l'ouvris, je lus. «Tu m'as +abandonné; et tu sais ce que je t'ai dit. C'est ma mort que tu as +ordonnée. Comme je ne veux pas être trouvé par un autre que par toi, +viens dans le parc, juste à la place où je t'ai dit, l'an dernier, que +je t'aimais, et regarde en l'air.» + +«Je me sentais devenir folle. Je m'habillai vite et vite, et je courus, +je courus à tomber épuisée, jusqu'à l'endroit désigné. + +Sa petite casquette de pension était par terre, dans la boue. Il avait +plu toute la nuit. Je levai les yeux et j'aperçus quelque chose qui se +berçait dans les feuilles, car il faisait du vent, beaucoup de vent. + +«Je ne sais plus, après ça, ce que j'ai fait. J'ai dû hurler d'abord, +m'évanouir peut-être, et tomber, puis courir au château. Je repris ma +raison dans mon lit, avec ma mère à mon chevet. + +«Je crus que j'avais rêvé tout cela dans un affreux délire. Je +balbutiai: «Et lui, lui, Gontran?...» On ne me répondit pas. C'était +vrai. + +«Je n'osai pas le revoir; mais je demandai une longue mèche de ses +cheveux blonds. La... la... voici...» + +Et la vieille demoiselle tendait sa main tremblante dans un geste +désespéré. + +Puis elle se moucha plusieurs fois, s'essuya les yeux et reprit: «J'ai +rompu mon mariage... sans dire pourquoi... Et je... je suis restée +toujours... la... la veuve de cet enfant de treize ans.» Puis sa tête +tomba sur sa poitrine et elle pleura longtemps des larmes pensives. + +Et, comme on gagnait les chambres pour dormir, un gros chasseur dont +elle avait troublé la quiétude souffla dans l'oreille de son voisin: + +--N'est-ce pas malheureux d'être sentimental à ce point-là! + + + * * * * * + + + + +MADEMOISELLE COCOTTE + +[Illustration de RENOUARD] + + +Nous allions sortir de l'Asile quand j'aperçus dans un coin de la cour +un grand homme maigre qui faisait obstinément le simulacre d'appeler un +chien imaginaire. Il criait, d'une voix douce, d'une voix tendre: +«Cocotte, ma petite Cocotte, viens ici, Cocotte, viens ici, ma belle», +en tapant sur sa cuisse comme on fait pour attirer les bêtes. Je +demandai au médecin:--Qu'est-ce que celui-là? Il me répondit:--Oh! +celui-là n'est pas intéressant. C'est un cocher, nommé François, devenu +fou après avoir noyé son chien. + +J'insistai:--Dites-moi donc son histoire. Les choses les plus simples, +les plus humbles, sont parfois celles qui nous mordent le plus au coeur. + +Et voici l'aventure de cet homme qu'on avait sue tout entière par un +palefrenier, son camarade. + +Dans la banlieue de Paris vivait une famille de bourgeois riches. Ils +habitaient une élégante villa au milieu d'un parc, au bord de la Seine. +Le cocher était ce François, gars de campagne, un peu lourdaud, bon +coeur, niais, facile à duper. + +Comme il rentrait un soir chez ses maîtres, un chien se mit à le suivre. +Il n'y prit point garde d'abord; mais l'obstination de la bête à marcher +sur ses talons le fit bientôt se retourner. Il regarda s'il connaissait +ce chien.--Non, il ne l'avait jamais vu. + +C'était une chienne d'une maigreur affreuse, avec de grandes mamelles +pendantes. Elle trottinait derrière l'homme d'un air lamentable et +affamé, la queue entre les pattes, les oreilles collées contre la tête, +et s'arrêtait quand il s'arrêtait, repartant quand il repartait. + +Il voulait chasser ce squelette de bête et cria: «Va-t'en. Veux-tu bien +te sauver.--Hou! hou!» Elle s'éloigna de quelques pas et se planta sur +son derrière, attendant; puis, dès que le cocher se remit en marche, +elle repartit derrière lui. + +Il fit semblant de ramasser des pierres. L'animal s'enfuit un peu plus +loin avec un grand ballottement de ses mamelles flasques; mais il revint +aussitôt que l'homme eut tourné le dos. + +Alors le cocher François, pris de pitié, l'appela. La chienne s'approcha +timidement, l'échine pliée en cercle, et toutes les côtes soulevant la +peau. L'homme caressa ces os saillants, et, tout ému par cette misère de +bête: «Allons, viens», dit-il. Aussitôt elle remua la queue, se sentant +accueillie, adoptée, et, au lieu de rester dans les mollets de son +nouveau maître, elle se mit à courir devant lui. + +Il l'installa sur la paille dans son écurie; puis il courut à la cuisine +chercher du pain. Quand elle eut mangé tout son soûl, elle s'endormit, +couchée en rond. + +Le lendemain, les maîtres, avertis par leur cocher, permirent qu'il +gardât l'animal. C'était une bonne bête, caressante et fidèle, +intelligente et douce. + +Mais, bientôt, on lui reconnut un défaut terrible. Elle était enflammée +d'amour d'un bout à l'autre de l'année. Elle eut fait, en quelque temps, +la connaissance de tous les chiens de la contrée qui se mirent à rôder +autour d'elle jour et nuit. Elle leur partageait ses faveurs avec une +indifférence de fille, semblait au mieux avec tous, traînait derrière +elle une vraie meute composée des modèles les plus différents de la race +aboyante, les uns gros comme le poing, les autres grands comme des ânes. +Elle les promenait par les routes en des courses interminables, et quand +elle s'arrêtait pour se reposer sur l'herbe ils faisaient cercle autour +d'elle, et la contemplaient la langue tirée. + +Les gens du pays la considéraient comme un phénomène; jamais on n'avait +vu pareille chose. Le vétérinaire n'y comprenait rien. + +Quand elle était rentrée, le soir, en son écurie, la foule des chiens +faisait le siège de la propriété. Ils se faufilaient par toutes les +issues de la haie vive qui clôturait le parc, dévastaient les +plates-bandes, arrachaient les fleurs, creusaient des trous dans les +corbeilles, exaspérant le jardinier. Et ils hurlaient des nuits entières +autour du bâtiment où logeait leur amie, sans que rien les décidât à +s'en aller. + +Dans le jour, ils pénétraient jusque dans la maison. C'était une +invasion, une plaie, un désastre. Les maîtres rencontraient à tout +moment dans l'escalier et jusque dans les chambres des petits roquets +jaunes à queue empanachée, des chiens de chasse, des bouledogues, des +loups-loups rôdeurs à poil sale, vagabonds sans feu ni lieu, des +terre-neuve énormes qui faisaient fuir les enfants. + +On vit alors dans le pays des chiens inconnus à dix lieues à la ronde, +venus on ne sait d'où, vivant on ne sait comment, et qui disparaissaient +ensuite. + +Cependant François adorait Cocotte. Il l'avait nommée Cocotte, sans +malice, bien qu'elle méritât son nom; et il répétait sans cesse: «Cette +bête-là, c'est une personne. Il ne lui manque que la parole.» + +Il lui avait fait confectionner un collier magnifique en cuir rouge qui +portait ces mots gravés sur une plaque de cuivre: «Mademoiselle Cocotte, +au cocher François.» + +Elle était devenue énorme. Autant elle avait été maigre, autant elle +était obèse, avec un ventre gonflé sous lequel pendillaient toujours ses +longues mamelles ballottantes. Elle avait engraissé tout d'un coup et +elle marchait maintenant avec peine, les pattes écartées à la façon des +gens trop gros, la gueule ouverte pour souffler, exténuée aussitôt +qu'elle avait essayé de courir. + +Elle se montrait d'ailleurs d'une fécondité phénoménale, toujours pleine +presque aussitôt que délivrée, donnant le jour quatre fois l'an à un +chapelet de petits animaux appartenant à toutes les variétés de la race +canine. François, après avoir choisi celui qu'il lui laissait pour +«passer son lait,» ramassait les autres dans son tablier d'écurie et +allait, sans apitoiement, les jeter à la rivière. + +Mais bientôt la cuisinière joignit ses plaintes à celles du jardinier. +Elle trouvait des chiens jusque sous son fourneau, dans le buffet, dans +la soupente au charbon, et ils volaient tout ce qu'ils rencontraient. + +Le maître, impatienté, ordonna à François de se débarrasser de Cocotte. +L'homme désolé chercha à la placer. Personne n'en voulut. Alors il se +résolut à la perdre, et il la confia à un voiturier qui devait +l'abandonner dans la campagne de l'autre côté de Paris, auprès de +Joinville-le-Pont. + +Le soir même, Cocotte était revenue. + +Il fallait prendre un grand parti. On la livra, moyennant cinq francs, à +un chef de train allant au Havre. Il devait la lâcher à l'arrivée. + +Au bout de trois jours, elle rentrait dans son écurie, harassée, +efflanquée, écorchée, n'en pouvant plus. + +Le maître, apitoyé, n'insista pas. + +Mais les chiens revinrent bientôt plus nombreux et plus acharnés que +jamais. Et comme on donnait, un soir, un grand dîner, une poularde +truffée fut emportée par un dogue, au nez de la cuisinière qui n'osa pas +la lui disputer. + +Le maître, cette fois, se fâcha tout à fait, et, ayant appelé François, +il lui dit avec colère: «Si vous ne me flanquez pas cette bête à l'eau +avant demain matin, je vous fiche à la porte, entendez-vous?» + +L'homme fut atterré, et il remonta dans sa chambre pour faire sa malle, +préférant quitter sa place. Puis il réfléchit qu'il ne pourrait entrer +nulle part tant qu'il traînerait derrière lui cette bête incommode; il +songea qu'il était dans une bonne maison, bien payé, bien nourri; il se +dit que vraiment un chien ne valait pas ça; il s'excita au nom de ses +propres intérêts; et il finit par prendre résolument le parti de se +débarrasser de Cocotte au point du jour. + +Il dormit mal, cependant. Dès l'aube, il fut debout et, s'emparant d'une +forte corde, il alla chercher la chienne. Elle se leva lentement, se +secoua, étira ses membres et vint fêter son maître. + +Alors le courage lui manqua, et il se mit à l'embrasser avec tendresse, +flattant ses longues oreilles, la baisant sur le museau, lui prodiguant +tous les noms tendres qu'il savait. + +Mais une horloge voisine sonna six heures. Il ne fallait plus hésiter. +Il ouvrit la porte: «Viens,» dit-il. La bête remua la queue, comprenant +qu'on allait sortir. + +Ils gagnèrent la berge, et il choisit une place où l'eau semblait +profonde. Alors il noua un bout de la corde au beau collier de cuir, et +ramassant une grosse pierre, il l'attacha à l'autre bout. Puis il saisit +Cocotte dans ses bras et la baisa furieusement comme une personne qu'on +va quitter. Il la tenait serrée sur sa poitrine, la berçait, l'appelait +«ma belle Cocotte, ma petite Cocotte,» et elle se laissait faire en +grognant de plaisir. + +Dix fois il la voulut jeter, et toujours le coeur lui manquait. + +Mais brusquement il se décida, et de toute sa force il la lança le plus +loin possible. Elle essaya d'abord de nager, comme elle faisait +lorsqu'on la baignait, mais sa tête, entraînée par la pierre, plongeait +coup sur coup; et elle jetait à son maître des regards éperdus, des +regards humains, en se débattant comme une personne qui se noie. Puis +tout l'avant du corps s'enfonça, tandis que les pattes de derrière +s'agitaient follement hors de l'eau; puis elles disparurent aussi. + +Alors, pendant cinq minutes, des bulles d'air vinrent crever à la +surface comme si le fleuve se fût mis à bouillonner; et François, +hagard, affolé, le coeur palpitant, croyait voir Cocotte se tordant dans +la vase; et il se disait, dans sa simplicité de paysan: «Qu'est-ce +qu'elle pense de moi, à c't'heure, c'te bête?» + +Il faillit devenir idiot; il fut malade pendant un mois; et, chaque +nuit, il rêvait de sa chienne; il la sentait qui léchait ses mains; il +l'entendait aboyer. Il fallut appeler un médecin. Enfin il alla mieux; +et ses maîtres, vers la fin de juin, l'emmenèrent dans leur propriété de +Biessard, près de Rouen. + +Là encore il était au bord de la Seine. Il se mit à prendre des bains. +Il descendait chaque matin avec le palefrenier, et ils traversaient le +fleuve à la nage. + +Or, un jour, comme ils s'amusaient à batifoler dans l'eau, François cria +soudain à son camarade: + +--Regarde celle-là qui s'amène. Je vas t'en faire goûter une côtelette. + +C'était une charogne énorme, gonflée, pelée, qui s'en venait, les pattes +en l'air en suivant le courant. + +François s'en approcha en faisant des brasses; et, continuant ses +plaisanteries: + +--Cristi! elle n'est pas fraîche. Quelle prise! mon vieux. Elle n'est +pas maigre non plus. + +Et il tournait autour, se maintenant à distance de l'énorme bête en +putréfaction. + +Puis, soudain, il se tut et il la regarda avec une attention singulière; +puis il s'approcha encore comme pour la toucher, cette fois. Il +examinait fixement le collier; puis il avança le bras, saisit le cou, +fit pivoter la charogne, l'attira tout près de lui, et lut sur le cuivre +verdi qui restait adhérent au cuir décoloré: «Mademoiselle Cocotte, au +cocher François.» + +La chienne morte avait retrouvé son maître à soixante lieues de leur +maison! + +Il poussa un cri épouvantable et il se mit à nager de toute sa force +vers la berge, en continuant à hurler; et, dès qu'il eut atteint la +terre, il se sauva éperdument, tout nu, par la campagne. Il était fou! + + + * * * * * + + + + +LES BIJOUX + +[Illustration de TIRADO] + + +M. Lantin ayant rencontré cette jeune fille, dans une soirée, chez son +sous-chef de bureau, l'amour l'enveloppa comme un filet. + +C'était la fille d'un percepteur de province, mort depuis plusieurs +années. Elle était venue ensuite à Paris avec sa mère, qui fréquentait +quelques familles bourgeoises de son quartier dans l'espoir de marier la +jeune personne. Elles étaient pauvres et honorables, tranquilles et +douces. La jeune fille semblait le type absolu de l'honnête femme à +laquelle le jeune homme sage rêve de confier sa vie. Sa beauté modeste +avait un charme de pudeur angélique, et l'imperceptible sourire qui ne +quittait point ses lèvres semblait un reflet de son coeur. + +Tout le monde chantait ses louanges; tous ceux qui la connaissaient +répétaient sans fin: «Heureux celui qui la prendra. On ne pourrait +trouver mieux.» + +M. Lantin, alors commis municipal au ministère de l'intérieur, aux +appointements annuels de trois mille cinq cents francs, la demanda en +mariage et l'épousa. + +Il fut avec elle invraisemblablement heureux. Elle gouverna sa maison +avec une économie si adroite qu'ils semblaient vivre dans le luxe. Il +n'était point d'attentions, de délicatesses, de chatteries qu'elle n'eût +pour son mari; et la séduction de sa personne était si grande que, six +ans après leur rencontre, il l'aimait plus encore qu'aux premiers jours. + +Il ne blâmait en elle que deux goûts, celui du théâtre et celui des +bijouteries fausses. + +Ses amies (elle connaissait quelques femmes de modestes fonctionnaires) +lui procuraient à tous moments des loges pour les pièces en vogue, même +pour les premières représentations; et elle traînait bon gré, mal gré, +son mari à ces divertissements qui le fatiguaient affreusement après sa +journée de travail. Alors il la supplia de consentir à aller au +spectacle avec quelque dame de sa connaissance qui la ramènerait +ensuite. Elle fut longtemps à céder, trouvant peu convenable cette +manière d'agir. Elle s'y décida enfin par complaisance, et il lui en sut +un gré infini. + +Or, ce goût pour le théâtre fit bientôt naître en elle le besoin de se +parer. Ses toilettes demeuraient toutes simples, il est vrai, de bon +goût toujours, mais modestes; et sa grâce douce, sa grâce irrésistible, +humble et souriante, semblait acquérir une saveur nouvelle de la +simplicité de ses robes, mais elle prit l'habitude de pendre à ses +oreilles deux gros cailloux du Rhin qui simulaient des diamants, et elle +portait des colliers en perles fausses, des bracelets en similor, des +peignes agrémentés de verroteries variées jouant les pierres fines. + +Son mari, que choquait un peu cet amour du clinquant, répétait souvent: +«Ma chère, quand on n'a pas le moyen de se payer des bijoux véritables, +on ne se montre parée que de sa beauté et de sa grâce, voilà encore les +plus rares joyaux.» + +Mais elle souriait doucement et répétait: «Que veux-tu? J'aime ça. +C'est mon vice. Je sais bien que tu as raison; mais on ne se refait pas. +J'aurais adoré les bijoux, moi!» + +Et elle faisait rouler dans ses doigts les colliers de perles, miroiter +les facettes des cristaux taillés en répétant: «Mais regarde donc comme +c'est bien fait. On jurerait du vrai.» + +Il souriait à son tour en déclarant: «Tu as des goûts de Bohémienne.» + +Quelquefois, le soir, quand ils demeuraient en tête-à-tête au coin du +feu, elle apportait sur la table où ils prenaient le thé la boîte de +maroquin où elle enfermait la «pacotille», selon le mot de M. Lantin; et +elle se mettait à examiner ces bijoux imités avec une attention +passionnée, comme si elle eût savouré quelque jouissance secrète et +profonde; et elle s'obstinait à passer un collier au cou de son mari +pour rire ensuite de tout son coeur en s'écriant: «Comme tu es drôle!» +Puis elle se jetait dans ses bras et l'embrassait éperdument. + +Comme elle avait été à l'Opéra, une nuit d'hiver, elle rentra toute +frissonnante de froid. Le lendemain elle toussait. Huit jours plus tard +elle mourait d'une fluxion de poitrine. + +Lantin faillit la suivre dans la tombe. Son désespoir fut si terrible +que ses cheveux devinrent blancs en un mois. Il pleurait du matin au +soir, l'âme déchirée d'une souffrance intolérable, hanté par le +souvenir, par le sourire, par la voix, par tout le charme de la morte. + +Le temps n'apaisa point sa douleur. Souvent pendant les heures du +bureau, alors que les collègues s'en venaient causer un peu des choses +du jour, on voyait soudain ses joues se gonfler, son nez se plisser, ses +yeux s'emplir d'eau; il faisait une grimace affreuse et se mettait à +sangloter. + +Il avait gardé intacte la chambre de sa compagne où il s'enfermait tous +les jours pour penser à elle; et tous les meubles, ses vêtements mêmes +demeuraient à leur place, comme ils se trouvaient au dernier jour. + +Mais la vie se faisait dure pour lui. Ses appointements qui, entre les +mains de sa femme, suffisaient à tous les besoins du ménage devenaient, +à présent, insuffisants pour lui tout seul. Et il se demandait avec +stupeur comment elle avait su s'y prendre pour lui faire boire toujours +des vins excellents et manger des nourritures délicates qu'il ne +pouvait plus se procurer avec ses modestes ressources. + +Il fit quelques dettes et courut après l'argent à la façon des gens +réduits aux expédients. Un matin enfin, comme il se trouvait sans un +sou, une semaine entière avant la fin du mois, il songea à vendre +quelque chose; et tout de suite la pensée lui vint de se défaire de la +«pacotille» de sa femme, car il avait gardé au fond du coeur une sorte de +rancune contre ces «trompe-l'oeil» qui l'irritaient autrefois. Leur vue +même, chaque jour, lui gâtait un peu le souvenir de sa bien-aimée. + +Il chercha longtemps dans le tas de clinquant qu'elle avait laissé, car +jusqu'aux derniers jours de sa vie elle en avait acheté obstinément, +rapportant presque chaque soir un objet nouveau, et il se décida pour le +grand collier qu'elle semblait préférer, et qui pouvait bien valoir, +pensait-il, six ou huit francs, car il était vraiment d'un travail très +soigné pour du faux. + +Il le mit en sa poche et s'en alla vers son ministère en suivant les +boulevards, cherchant une boutique de bijoutier qui lui inspirât +confiance. + +Il en vit une enfin et entra, un peu honteux d'étaler ainsi sa misère et +de chercher à vendre une chose de si peu de prix. + +--Monsieur, dit-il au marchand, je voudrais bien savoir ce que vous +estimez ce morceau. + +L'homme reçut l'objet, l'examina, le retourna, le soupesa, prit une +loupe, appela son commis, lui fit tout bas des remarques, reposa le +collier sur son comptoir et le regarda de loin pour mieux juger de +l'effet. + +M. Lantin, gêné par toutes ces cérémonies, ouvrait la bouche pour +déclarer: «Oh! je sais bien que cela n'a aucune valeur.»--quand le +bijoutier prononça:--Monsieur, cela vaut de douze à quinze mille francs; +mais je ne pourrais l'acheter que si vous m'en faisiez connaître +exactement la provenance. + +Le veuf ouvrit des yeux énormes et demeura béant, ne comprenant pas. Il +balbutia enfin:--Vous dites?... Vous êtes sûr. L'autre se méprit sur son +étonnement, et, d'un ton sec: + +--Vous pouvez chercher ailleurs si on vous en donne davantage. Pour moi +cela vaut, au plus, quinze mille. Vous reviendrez me trouver si vous ne +trouvez pas mieux. + +M. Lantin, tout à fait idiot, reprit son collier et s'en alla, obéissant +à un confus besoin de se trouver seul et de réfléchir. + +Mais, dès qu'il fut dans la rue, un besoin de rire le saisit, et il +pensa: «L'imbécile! oh! l'imbécile! Si je l'avais pris au mot tout de +même! En voilà un bijoutier qui ne sait pas distinguer le faux du vrai!» + +Et il pénétra chez un autre marchand, à l'entrée de la rue de la Paix. +Dès qu'il eut aperçu le bijou, l'orfèvre s'écria:--Ah! parbleu; je le +connais bien, ce collier; il vient de chez moi. + +M. Lantin, fort troublé, demanda:--Combien vaut-il? + +--Monsieur, je l'ai vendu vingt-cinq mille. Je suis prêt à le reprendre +pour dix-huit mille, quand vous m'aurez indiqué, pour obéir aux +prescriptions légales, comment vous en êtes détenteur. Cette fois M. +Lantin s'assit perclus d'étonnement. Il reprit:--Mais..., mais, +examinez-le bien attentivement, Monsieur, j'avais cru jusqu'ici qu'il +était en... en faux. + +Le joaillier reprit:--Voulez-vous me dire votre nom, Monsieur? + +--Parfaitement. Je m'appelle Lantin, je suis employé au Ministère de +l'Intérieur, je demeure 16, rue des Martyrs. + +Le marchand ouvrit ses registres, rechercha, et prononça:--Ce collier a +été envoyé en effet à l'adresse de madame Lantin, 16, rue des Martyrs, +le 20 juillet 1876. + +Et les deux hommes se regardèrent dans les yeux, l'employé éperdu de +surprise, l'orfèvre flairant un voleur. + +Celui-ci reprit:--Voulez-vous me laisser cet objet pendant vingt-quatre +heures seulement, je vais vous en donner un reçu. + +M. Lantin balbutia:--Mais oui, certainement. Et il sortit en pliant le +papier qu'il mit dans sa poche. + +Puis il traversa la rue, la remonta, s'aperçut qu'il se trompait de +route, redescendit aux Tuileries, passa la Seine, reconnut encore son +erreur, revint aux Champs-Élysées sans une idée nette dans la tête. Il +s'efforçait de raisonner, de comprendre. Sa femme n'avait pu acheter un +objet d'une pareille valeur.--Non, certes.--Mais alors, c'était un +cadeau! Un cadeau de qui? Pourquoi? + +Il s'était arrêté, et il demeurait debout au milieu de l'avenue. Le +doute horrible l'effleura.--Elle?--Mais alors tous les autres bijoux +étaient aussi des cadeaux! Il lui sembla que la terre remuait; qu'un +arbre, devant lui, s'abattait; il étendit les bras et s'écroula, privé +de sentiment. + +Il reprit connaissance dans la boutique d'un pharmacien où les passants +l'avaient porté. Il se fit reconduire chez lui, et s'enferma. + +Jusqu'à la nuit il pleura éperdument, mordant un mouchoir pour ne pas +crier. Puis il se mit au lit accablé de fatigue et de chagrin, et il +dormit d'un pesant sommeil. + +Un rayon de soleil le réveilla, et il se leva lentement pour aller à son +ministère. C'était dur de travailler après de pareilles secousses. Il +réfléchit alors qu'il pouvait s'excuser auprès de son chef; et il lui +écrivit. Puis il songea qu'il fallait retourner chez le bijoutier; et +une honte l'empourpra. Il demeura longtemps à réfléchir. Il ne pouvait +pourtant pas laisser le collier chez cet homme, il s'habilla et sortit. + +Il faisait beau, le ciel bleu s'étendait sur la ville qui semblait +sourire. Des flâneurs allaient devant eux, les mains dans leurs poches. + +Lantin se dit, en les regardant passer: «Comme on est heureux quand on a +de la fortune. Avec de l'argent on peut secouer jusqu'aux chagrins, on +va où l'on veut, on voyage, on se distrait! Oh! si j'étais riche!» + +Il s'aperçut qu'il avait faim, n'ayant pas mangé depuis l'avant-veille. +Mais sa poche était vide, et il se ressouvint du collier. Dix-huit mille +francs! Dix-huit-mille francs! c'était une somme, cela! + +Il gagna la rue de la Paix et commença à se promener de long en large +sur le trottoir, en face de la boutique. Dix-huit mille francs! Vingt +fois il faillit entrer; mais la honte l'arrêtait toujours. + +Il avait faim pourtant, grand faim, et pas un sou. Il se décida +brusquement, traversa la rue en courant pour ne pas se laisser le temps +de réfléchir, et il se précipita chez l'orfèvre. + +Dès qu'il l'aperçut, le marchand s'empressa, offrit un siège avec une +politesse souriante. Les commis eux-mêmes arrivèrent, qui regardaient de +côté Lantin, avec des gaietés dans les yeux et sur les lèvres. + +Le bijoutier déclara:--Je me suis renseigné, Monsieur, et si vous êtes +toujours dans les mêmes dispositions, je suis prêt à vous payer la somme +que je vous ai proposée. + +L'employé balbutia:--Mais certainement. + +L'orfèvre tira d'un tiroir dix-huit grands billets, les compta, les +tendit à Lantin, qui signa un petit reçu et mit d'une main frémissante +l'argent dans sa poche. + +Puis, comme il allait sortir, il se tourna vers le marchand qui souriait +toujours, et, baissant les yeux:--J'ai... j'ai d'autres bijoux... qui me +viennent... qui me viennent... de la même succession. Vous +conviendrait-il de me les acheter aussi? + +Le marchand s'inclina:--Mais certainement, monsieur. Un des commis +sortit pour rire à son aise; un autre se mouchait avec force. + +Lantin impassible, rouge et grave, annonça:--Je vais vous les apporter. + +Et il prit un fiacre pour aller chercher les joyaux. + +Quand il revint chez le marchand, une heure plus tard, il n'avait pas +encore déjeuné. Ils se mirent à examiner les objets, pièce à pièce, +évaluant chacun. Presque tous venaient de la maison. + +Lantin, maintenant, discutait les estimations, se fâchait, exigeait +qu'on lui montrât les livres de vente, et parlait de plus en plus haut à +mesure que s'élevait la somme. + +Les gros brillants d'oreilles valent vingt mille francs, les bracelets +trente-cinq mille, les broches, bagues et médaillons seize mille, une +parure d'émeraudes et de saphirs quatorze mille; un solitaire suspendu à +une chaîne d'or formant collier quarante mille; le tout atteignant le +chiffre de cent quatre-vingt-seize mille francs. + +Le marchand déclara avec une bonhomie railleuse:--Cela vient d'une +personne qui mettait toutes ses économies en bijoux. + +Lantin prononça gravement.--C'est une manière comme une autre de placer +son argent. Et il s'en alla après avoir décidé avec l'acquéreur qu'une +contre-expertise aurait lieu le lendemain. + +Quand il se trouva dans la rue, il regarda la colonne Vendôme avec +l'envie d'y grimper, comme si c'eût été un mât de cocagne. Il se sentait +léger à jouer à saute-mouton par dessus la statue de l'Empereur perché +là haut dans le ciel. + +Il alla déjeuner chez Voisin et but du vin à vingt francs la bouteille. + +Puis il prit un fiacre et fit un tour au bois. Il regardait les +équipages avec un certain mépris, oppressé du désir de crier aux +passants: «Je suis riche aussi, moi. J'ai deux cent mille francs!» + +Le souvenir de son ministère lui revint. Il s'y fit conduire, entra +délibérément chez son chef et annonça:--Je viens, Monsieur, vous donner +ma démission. J'ai fait un héritage de trois cent mille francs. Il alla +serrer la main de ses anciens collègues et leur confia ses projets +d'existence nouvelle; puis il dîna au Café anglais. + +Se trouvant à côté d'un monsieur qui lui parut distingué, il ne put +résister à la démangeaison de lui confier, avec une certaine +coquetterie, qu'il venait d'hériter de quatre cent mille francs. + +Pour la première fois de sa vie il ne s'ennuya pas au théâtre, et il +passa sa nuit avec des filles. + +Six mois plus tard il se remariait. Sa seconde femme était très honnête, +mais d'un caractère difficile. Elle le fit beaucoup souffrir. + + + * * * * * + + + + +APPARITION + +[Illustration de ROCHEGROSSE] + + +On parlait de séquestration à propos d'un procès récent. C'était à la +fin d'une soirée intime, rue de Grenelle, dans un ancien hôtel, et +chacun avait son histoire, une histoire qu'il affirmait vraie. + +Alors le vieux marquis de la Tour-Samuel, âgé de quatre-vingt-deux ans, +se leva et vint s'appuyer à la cheminée. Il dit de sa voix un peu +tremblante: + +«--Moi aussi, je sais une chose étrange, tellement étrange, qu'elle a +été l'obsession de ma vie. Voici maintenant cinquante-six ans que cette +aventure m'est arrivée, et il ne se passe pas un mois sans que je la +revoie en rêve. Il m'est demeuré de ce jour-là une marque, une empreinte +de peur, me comprenez-vous? Oui, j'ai subi l'horrible épouvante, pendant +dix minutes, d'une telle façon que depuis cette heure une sorte de +terreur constante m'est restée dans l'âme. Les bruits inattendus me +font tressaillir jusqu'au coeur; les objets que je distingue mal dans +l'ombre du soir me donnent une envie folle de me sauver. J'ai peur la +nuit, enfin. + +«Oh! je n'aurais pas avoué cela avant d'être arrivé à l'âge où je suis. +Maintenant je peux tout dire. Il est permis de n'être pas brave devant +les dangers imaginaires, quand on a quatre-vingt-deux ans. Devant les +dangers véritables, je n'ai jamais reculé, mesdames. + +«Cette histoire m'a tellement bouleversé l'esprit, a jeté en moi un +trouble si profond, si mystérieux, si épouvantable, que je ne l'ai même +jamais racontée. Je l'ai gardée dans le fond intime de moi, dans ce fond +où l'on cache les secrets pénibles, les secrets honteux, toutes les +inavouables faiblesses que nous avons dans notre existence. + +«Je vais vous dire l'aventure telle quelle, sans chercher à l'expliquer. +Il est bien certain qu'elle est explicable, à moins que je n'aie eu mon +heure de folie. Mais non, je n'ai pas été fou, et je vous en donnerai la +preuve. Imaginez ce que vous voudrez. Voici les faits tout simples. + +«C'était en 1827, au mois de juillet. Je me trouvais à Rouen en +garnison. + +«Un jour, comme je me promenais sur le quai, je rencontrai un homme que +je crus reconnaître sans me rappeler au juste qui c'était. Je fis, par +instinct, un mouvement pour m'arrêter. L'étranger aperçut ce geste, me +regarda et tomba dans mes bras. + +«C'était un ami de jeunesse que j'avais beaucoup aimé. Depuis cinq ans +que je ne l'avais vu, il semblait vieilli d'un demi-siècle. Ses cheveux +étaient tout blancs; et il marchait courbé, comme épuisé. Il comprit ma +surprise et me conta sa vie. Un malheur terrible l'avait brisé. + +«Devenu follement amoureux d'une jeune fille, il l'avait épousée dans +une sorte d'extase de bonheur. Après un an d'une félicité surhumaine et +d'une passion inapaisée, elle était morte subitement d'une maladie de +coeur, tuée par l'amour lui-même, sans doute. + +«Il avait quitté son château le jour même de l'enterrement, et il était +venu habiter son hôtel de Rouen. Il vivait là, solitaire et désespéré, +rongé par la douleur, si misérable qu'il ne pensait qu'au suicide. + +«--Puisque je te retrouve ainsi, me dit-il, je te demanderai de me +rendre un grand service, c'est d'aller chercher chez moi dans le +secrétaire de ma chambre, de notre chambre, quelques papiers dont j'ai +un urgent besoin. Je ne puis charger de ce soin un subalterne ou un +homme d'affaires, car il me faut une impénétrable discrétion et un +silence absolu. Quant à moi, pour rien au monde je ne rentrerai dans +cette maison. + +«Je te donnerai la clef de cette chambre que j'ai fermée moi-même en +partant, et la clef de mon secrétaire. Tu remettras en outre un mot de +moi à mon jardinier qui t'ouvrira le château. + +«Mais viens déjeuner avec moi demain, et nous causerons de cela. + +«Je lui promis de lui rendre ce léger service. Ce n'était d'ailleurs +qu'une promenade pour moi, son domaine se trouvant situé à cinq lieues +de Rouen environ. J'en avais pour une heure à cheval. + +«À dix heures, le lendemain, j'étais chez lui. Nous déjeunâmes en +tête-à-tête; mais il ne prononça pas vingt paroles. Il me pria de +l'excuser; la pensée de la visite que j'allais faire dans cette chambre, +où gisait son bonheur, le bouleversait, me disait-il. Il me parut en +effet singulièrement agité, préoccupé, comme si un mystérieux combat se +fût livré dans son âme. + +«Enfin il m'expliqua exactement ce que je devais faire. C'était bien +simple. Il me fallait prendre deux paquets de lettres et une liasse de +papiers enfermés dans le premier tiroir de droite du meuble dont j'avais +la clef. Il ajouta: + +«--Je n'ai pas besoin de te prier de n'y point jeter les yeux. + +«Je fus presque blessé de cette parole, et je le lui dis un peu +vivement. Il balbutia: + +«--Pardonne-moi, je souffre trop. + +«Et il se mit à pleurer. + +«Je le quittai vers une heure pour accomplir ma mission. + +«Il faisait un temps radieux, et j'allais au grand trot à travers les +prairies, écoutant des chants d'alouettes et le bruit rythmé de mon +sabre sur ma botte. + +«Puis j'entrai dans la forêt et je mis au pas mon cheval. Des branches +d'arbres me caressaient le visage; et parfois j'attrapais une feuille +avec mes dents et je la mâchais avidement, dans une de ces joies de +vivre qui vous emplissent, on ne sait pourquoi, d'un bonheur tumultueux +et comme insaisissable, d'une sorte d'ivresse de force. + +«En approchant du château, je cherchai dans ma poche la lettre que +j'avais pour le jardinier, et je m'aperçus avec étonnement qu'elle était +cachetée. Je fus tellement surpris et irrité que je faillis revenir sans +m'acquitter de ma commission. Puis je songeai que j'allais montrer là +une susceptibilité de mauvais goût. Mon ami avait pu d'ailleurs fermer +ce mot sans y prendre garde, dans le trouble où il était. + +«Le manoir semblait abandonné depuis vingt ans. La barrière, ouverte et +pourrie, tenait debout on ne sait comment. L'herbe emplissait les +allées; on ne distinguait plus les plates-bandes du gazon. + +«Au bruit que je fis en tapant à coups de pied dans un volet, un vieil +homme sortit d'une porte de côté et parut stupéfait de me voir. Je +sautai à terre et je lui remis ma lettre. Il la lut, la relut, la +retourna, me considéra en dessous, mit le papier dans sa poche et +prononça: + +«--Eh bien! qu'est-ce que vous désirez? + +«Je répondis brusquement. + +«--Vous devez le savoir, puisque vous avez reçu là-dedans les ordres de +votre maître; je veux entrer dans ce château. + +«Il semblait atterré. Il déclara: + +«--Alors, vous allez dans... dans sa chambre? + +«Je commençais à m'impatienter. + +«--Parbleu! Mais est-ce que vous auriez l'intention de m'interroger, par +hasard? + +«Il balbutia: + +«--Non... monsieur... mais c'est que... c'est qu'elle n'a pas été +ouverte depuis... depuis la... la mort. Si vous voulez m'attendre cinq +minutes, je vais aller... aller voir si... + +«Je l'interrompis avec colère: + +«--Ah! çà, voyons, vous fichez-vous de moi? Vous n'y pouvez pas entrer, +puisque voici la clef. + +«Il ne savait plus que dire. + +«--Alors, monsieur, je vais vous montrer la route. + +«--Montrez-moi l'escalier et laissez-moi seul. Je la trouverai bien sans +vous. + +«--Mais..., monsieur..., cependant... + +«Cette fois, je m'emportai tout à fait. + +«--Maintenant, taisez-vous, n'est-ce pas? ou vous aurez affaire à moi. + +«Je l'écartai violemment et je pénétrai dans la maison. + +«Je traversai d'abord la cuisine, puis deux petites pièces que cet homme +habitait avec sa femme. Je franchis ensuite un grand vestibule, je +montai l'escalier et je reconnus la porte indiquée par mon ami. + +«Je l'ouvris sans peine et j'entrai. + +«L'appartement était tellement sombre que je n'y distinguai rien +d'abord. Je m'arrêtai, saisi par cette odeur moisie et fade des pièces +inhabitées et condamnées, des chambres mortes. Puis, peu à peu, mes yeux +s'habituèrent à l'obscurité, et je vis assez nettement une grande pièce +en désordre, avec un lit sans draps, mais gardant ses matelas et ses +oreillers, dont l'un portait l'empreinte profonde d'un coude ou d'une +tête comme si on venait de se poser dessus. + +«Les sièges semblaient en déroute. Je remarquai qu'une porte, celle +d'une armoire sans doute, était demeurée entr'ouverte. + +«J'allai d'abord à la fenêtre pour donner du jour et je l'ouvris; mais +les ferrures du contrevent étaient tellement rouillées que je ne pus les +faire céder. + +«J'essayai même de les casser avec mon sabre, sans y parvenir. Comme je +m'irritais de ces efforts inutiles, et comme mes yeux s'étaient enfin +parfaitement accoutumés à l'ombre, je renonçai à l'espoir d'y voir plus +clair et j'allai au secrétaire. + +«Je m'assis dans un fauteuil, j'abattis la tablette, j'ouvris le tiroir +indiqué. Il était plein jusqu'aux bords. Il ne me fallait que trois +paquets, que je savais comment reconnaître, et je me mis à les chercher. + +«Je m'écarquillais les yeux à déchiffrer les suscriptions, quand je crus +entendre ou plutôt sentir un frôlement derrière moi. Je n'y pris point +garde, pensant qu'un courant d'air avait fait remuer quelque étoffe. +Mais, au bout d'une minute, un autre mouvement, presque indistinct, me +fit passer sur la peau un singulier petit frisson désagréable. C'était +tellement bête d'être ému, même à peine, que je ne voulus pas me +retourner, par pudeur pour moi-même. Je venais alors de découvrir la +seconde des liasses qu'il me fallait; et je trouvais justement la +troisième, quand un grand et pénible soupir, poussé contre mon épaule, +me fit faire un bon de fou à deux mètres de là. Dans mon élan je m'étais +retourné, la main sur la poignée de mon sabre, et certes, si je ne +l'avais pas senti à mon côté, mon sabre, je me serais enfui comme un +lâche. + +«Une grande femme vêtue de blanc me regardait, debout derrière le +fauteuil où j'étais assis une seconde plus tôt. + +«Une telle secousse me courut dans les membres que je faillis m'abattre +à la renverse! Oh! personne ne peut comprendre, à moins de les avoir +ressenties, ces épouvantables et stupides terreurs. L'âme se fond; on ne +sent plus son coeur; le corps entier devient mou comme une éponge; on +dirait que tout l'intérieur de nous s'écroule. + +«Je ne crois pas aux fantômes; eh bien! j'ai défailli sous la hideuse +peur des morts; et j'ai souffert, oh! souffert en quelques instants plus +qu'en tout le reste de ma vie, dans l'angoisse irrésistible des +épouvantes surnaturelles. + +«Si elle n'avait pas parlé, je serais mort peut-être! Mais elle parla; +elle parla d'une voix douce et douloureuse qui faisait vibrer les nerfs. +Je n'oserais pas dire que je redevins maître de moi et que je retrouvai +ma raison. Non. J'étais éperdu à ne plus savoir ce que je faisais; mais +cette espèce de fierté intime que j'ai en moi, un peu d'orgueil de +métier aussi, me faisaient garder, presque malgré moi, une contenance +honorable. Je posais pour moi, et pour elle sans doute, pour elle, +quelle qu'elle fût, femme ou spectre. Je me suis rendu compte de tout +cela plus tard, car je vous assure que, dans l'instant de l'apparition, +je ne songeais à rien. J'avais peur. + +«Elle dit: + +«--Oh! monsieur, vous pouvez me rendre un grand service! + +«Je voulus répondre, mais il me fut impossible de prononcer un mot. Un +bruit vague sortit de ma gorge. + +«Elle reprit: + +«--Voulez-vous? Vous pouvez me sauver, me guérir. Je souffre +affreusement. Je souffre toujours. Je souffre, oh! je souffre! + +«Et elle s'assit doucement dans mon fauteuil. Elle me regardait: + +«--Voulez-vous? + +«Je fis: «Oui!» de la tête, ayant encore la voix paralysée. + +«Alors elle me tendit un peigne de femme en écaille et elle murmura: + +«--Peignez-moi, oh! peignez-moi; cela me guérira; il faut qu'on me +peigne. Regardez ma tête... Comme je souffre; et mes cheveux, comme ils +me font mal! + +«Ses cheveux dénoués, très longs, très noirs, me semblait-il, pendaient +par dessus le dossier du fauteuil et touchaient la terre. + +«Pourquoi ai-je fait ceci? Pourquoi ai-je reçu en frissonnant ce peigne, +et pourquoi ai-je pris dans mes mains ses longs cheveux qui me donnèrent +à la peau une sensation de froid atroce comme si j'eusse manié des +serpents? Je n'en sais rien. + +«Cette sensation m'est restée dans les doigts et je tressaille en y +songeant. + +«Je la peignai. Je maniai je ne sais comment cette chevelure de glace. +Je la tordis, je la renouai et la dénouai; je la tressai comme on tresse +la crinière d'un cheval. Elle soupirait, penchait la tête, semblait +heureuse. + +«Soudain elle me dit: «Merci!» m'arracha le peigne des mains et s'enfuit +par la porte que j'avais remarquée entr'ouverte. + +«Resté seul, j'eus, pendant quelques secondes, ce trouble effaré des +réveils après les cauchemars. Puis je repris enfin mes sens; je courus à +la fenêtre et je brisai les contrevents d'une poussée furieuse. + +«Un flot de jour entra. Je m'élançai sur la porte par où cet être était +parti. Je la trouvai fermée et inébranlable. + +«Alors une fièvre de fuite m'envahit, une panique, la vraie panique des +batailles. Je saisis brusquement les trois paquets de lettres sur le +secrétaire ouvert; je traversai l'appartement en courant, je sautai les +marches de l'escalier quatre par quatre, je me trouvai dehors je ne sais +par où, et, apercevant mon cheval à dix pas de moi, je l'enfourchai d'un +bond et partis au galop. + +«Je ne m'arrêtai qu'à Rouen, et devant mon logis. Ayant jeté la bride à +mon ordonnance, je me sauvai dans ma chambre où je m'enfermai pour +réfléchir. + +Alors, pendant une heure, je me demandai anxieusement si je n'avais pas +été le jouet d'une hallucination. Certes, j'avais eu un de ces +incompréhensibles ébranlements nerveux, un de ces affolements du cerveau +qui enfantent les miracles, à qui le Surnaturel doit sa puissance. + +«Et j'allais croire à une vision, à une erreur de mes sens, quand je +m'approchai de ma fenêtre. Mes yeux, par hasard, descendirent sur ma +poitrine. Mon dolman était plein de cheveux, de longs cheveux de femme +qui s'étaient enroulés aux boutons! + +«Je les saisis un à un, et je les jetai dehors avec des tremblements +dans les doigts. + +«Puis j'appelai mon ordonnance. Je me sentais trop ému, trop troublé, +pour aller le jour même chez mon ami. Et puis je voulais mûrement +réfléchir à ce que je devais lui dire. + +«Je lui fis porter ses lettres, dont il remit un reçu au soldat. Il +s'informa beaucoup de moi. On lui dit que j'étais souffrant, que j'avais +reçu un coup de soleil, je ne sais quoi. Il parut inquiet. + +«Je me rendis chez lui le lendemain, dès l'aube, résolu à lui dire la +vérité. Il était sorti de la veille au soir et pas rentré. + +«Je revins dans la journée, on ne l'avait pas revu. J'attendis une +semaine. Il ne reparut pas. Alors je prévins la justice. On le fit +rechercher partout, sans découvrir une trace de son passage ou de sa +retraite. + +«Une visite minutieuse fut faite du château abandonné. On n'y découvrit +rien de suspect. + +«Aucun indice ne révéla qu'une femme y eût été cachée. + +«L'enquête n'aboutissant à rien, les recherches furent interrompues. + +«Et, depuis cinquante-six ans, je n'ai rien appris. Je ne sais rien de +plus.» + + + * * * * * + + * * * * * + + +TABLE + + +Clair de Lune + +Un Coup d'État + +Le Loup + +L'Enfant + +Conte de Noël + +La Reine Hortense + +Le Pardon + +La Légende du Mont Saint-Michel + +Une Veuve + +Mademoiselle Cocotte + +Les Bijoux + +Apparition + + + * * * * * + + +BIBLIOTHÈQUE + +NATIONALE + +[Illustration] + +CHÂTEAU de SABLÉ + +1984 + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Claire de Lune, by Guy de Maupassant + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CLAIRE DE LUNE *** + +***** This file should be named 11199-8.txt or 11199-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/1/1/1/9/11199/ + +Produced by Miranda van de Heijning, Brett Koonce and PG Distributed +Proofreaders. 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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Claire de Lune + +Author: Guy de Maupassant + +Release Date: February 20, 2004 [EBook #11199] +[Last modified on August 31, 2009] + +Language: French + +Character set encoding: ASCII + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CLAIRE DE LUNE *** + + + + +Produced by Miranda van de Heijning, Brett Koonce and PG Distributed +Proofreaders. This file was produced from images generously made +available by gallica (Bibliotheque nationale de France) at +http://gallica.bnf.fr. + + + + + + + +CLAIR DE LUNE + +PAR + +GUY DE MAUPASSANT + + + * * * * * + +PARIS + +1884 + + * * * * * + + +ILLUSTRATIONS DE + +ARCOS--GAMBARD--GRASSET--JEANNIOT--LE NATUR--ADRIEN MARIE +MERWART--MYRBACH--RENOUARD--ROCHEGROSSE--ROY--TIRADO + + + + + +CLAIR DE LUNE + +[Illustration de GAMBARD] + + +Il portait bien son nom de bataille, l'abbe Marignan. C'etait un grand +pretre maigre, fanatique, d'ame toujours exaltee, mais droite. Toutes +ses croyances etaient fixes, sans jamais d'oscillations. Il s'imaginait +sincerement connaitre son Dieu, penetrer ses desseins, ses volontes, ses +intentions. + +Quand il se promenait a grands pas dans l'allee de son petit presbytere +de campagne, quelquefois une interrogation se dressait dans son esprit: +"Pourquoi Dieu a-t-il fait cela?" Et il cherchait obstinement, prenant +en sa pensee la place de Dieu, et il trouvait presque toujours. Ce +n'est pas lui qui eut murmure dans un elan de pieuse humilite: +"Seigneur, vos desseins sont impenetrables!" ICI se disait: "Je suis le +serviteur de Dieu, je dois connaitre ses raisons d'agir, et les deviner +si je ne les connais pas." + +Tout lui paraissait cree dans la nature avec une logique absolue et +admirable. Les "Pourquoi" et les "Parce que" se balancaient toujours. +Les aurores etaient faites pour rendre joyeux les reveils, les jours +pour murir les moissons, les pluies pour les arroser, les soirs pour +preparer au sommeil et les nuits sombres pour dormir. + +Les quatre saisons correspondaient parfaitement a tous les besoins de +l'agriculture; et jamais le soupcon n'aurait pu venir au pretre que la +nature n'a point d'intentions et que tout ce qui vit s'est plie, au +contraire, aux dures necessites des epoques, des climats et de la +matiere. + +Mais il haissait la femme, il la haissait inconsciemment, et la +meprisait par instinct. Il repetait souvent la parole du Christ: "Femme, +qu'y a-t-il de commun entre vous et moi?" et il ajoutait: "On disait que +Dieu lui-meme se sentait mecontent de cette oeuvre-la." La femme etait +bien pour lui l'enfant douze fois impure dont parle le poete. Elle etait +le tentateur qui avait entraine le premier homme et qui continuait +toujours son oeuvre de damnation, l'etre faible, dangereux, +mysterieusement troublant. Et plus encore que leur corps de perdition, +il haissait leur ame aimante. + +Souvent il avait senti leur tendresse attachee a lui et, bien qu'il se +sut inattaquable, il s'exasperait de ce besoin d'aimer qui fremissait +toujours en elles. + +Dieu, a son avis, n'avait cree la femme que pour tenter l'homme et +l'eprouver. Il ne fallait approcher d'elle qu'avec des precautions +defensives, et les craintes qu'on a des pieges. Elle etait, en effet, +toute pareille a un piege avec ses bras tendus et ses levres ouvertes +vers l'homme. + +Il n'avait d'indulgence que pour les religieuses que leur voeu rendait +inoffensives; mais il les traitait durement quand meme, parce qu'il la +sentait toujours vivante au fond de leur coeur enchaine, de leur coeur +humilie, cette eternelle tendresse qui venait encore a lui, bien qu'il +fut un pretre. + +Il la sentait dans leurs regards plus mouilles de piete que les regards +des moines, dans leurs extases ou leur sexe se melait, dans leurs elans +d'amour vers le Christ, qui l'indignaient parce que c'etait de l'amour +de femme, de l'amour charnel; il la sentait, cette tendresse maudite, +dans leur docilite meme, dans la douceur de leur voix en lui parlant, +dans leurs yeux baisses, et dans leurs larmes resignees quand il les +reprenait avec rudesse. + +Et il secouait sa soutane en sortant des portes du couvent, et il s'en +allait en allongeant les jambes comme s'il avait fui devant un danger. + +Il avait une niece qui vivait avec sa mere dans une petite maison +voisine. Il s'acharnait a en faire une soeur de charite. + +Elle etait jolie, ecervelee et moqueuse. Quand l'abbe sermonnait, elle +riait; et quand il se fachait contre elle, elle l'embrassait avec +vehemence, le serrant contre son coeur, tandis qu'il cherchait +involontairement a se degager de cette etreinte qui lui faisait gouter +cependant une joie douce, eveillant au fond de lui cette sensation de +paternite qui sommeille en tout homme. + +Souvent il lui parlait de Dieu, de son Dieu, en marchant a cote d'elle +par les chemins des champs. Elle ne l'ecoutait guere et regardait le +ciel, les herbes, les fleurs, avec un bonheur de vivre qui se voyait +dans ses yeux. Quelquefois elle s'elancait pour attraper une bete +volante, et s'ecriait en la rapportant: "Regarde, mon oncle, comme elle +est jolie; j'ai envie de l'embrasser." Et ce besoin "d'embrasser des +mouches" ou des grains de lilas inquietait, irritait, soulevait le +pretre, qui retrouvait encore la cette inderacinable tendresse qui germe +toujours au coeur des femmes. + +Puis, voila qu'un jour l'epouse du sacristain, qui faisait le menage de +l'abbe Marignan, lui apprit avec precaution que sa niece avait un +amoureux. + +Il en ressentit une emotion effroyable, et il demeura suffoque, avec du +savon plein la figure, car il etait en train de se raser. + +Quand il se retrouva en etat de reflechir et de parler, il s'ecria: "Ce +n'est pas vrai, vous mentez, Melanie!" + +Mais la paysanne posa la main sur son coeur: "Que notre Seigneur me juge +si je mens, monsieur le cure. J'vous dis qu'elle y va tous les soirs +sitot qu' votre soeur est couchee. Ils se r'trouvent le long de la +riviere. Vous n'avez qu'a y aller voir entre dix heures et minuit." + +Il cessa de se gratter le menton, et il se mit a marcher violemment, +comme il faisait toujours en ses heures de grave meditation. Quand il +voulut recommencer a se barbifier, il se coupa trois fois depuis le nez +jusqu'a l'oreille. + +Tout le jour, il demeura muet, gonfle d'indignation et de colere. A sa +fureur de pretre, devant l'invincible amour, s'ajoutait une exasperation +de pere moral, de tuteur, de charge d'ame, trompe, vole, joue par une +enfant; cette suffocation egoiste des parents a qui leur fille annonce +qu'elle a fait, sans eux et malgre eux, choix d'un epoux. + +Apres son diner, il essaya de lire un peu, mais il ne put y parvenir; et +il s'exasperait de plus en plus. Quand dix heures sonnerent, il prit sa +canne, un formidable baton de chene dont il se servait toujours en ses +courses nocturnes, quand il allait voir quelque malade. Et il regarda en +souriant l'enorme gourdin qu'il faisait tourner, dans sa poigne solide +de campagnard, en des moulinets menacants. Puis, soudain, il le leva et, +grincant des dents, l'abattit sur une chaise dont le dossier fendu tomba +sur le plancher. + +Et il ouvrit sa porte pour sortir; mais il s'arreta sur le seuil, +surpris par une splendeur de clair de lune telle qu'on n'en voyait +presque jamais. + +Et comme il etait doue d'un esprit exalte, un de ces esprits que +devaient avoir les Peres de l'Eglise, ces poetes reveurs, il se sentit +soudain distrait, emu par la grandiose et sereine beaute de la nuit +pale. + +Dans son petit, jardin, tout baigne de douce lumiere, ses arbres +fruitiers, ranges en ligne, dessinaient en ombre sur l'allee leurs +greles membres de bois a peine vetus de verdure; tandis que le +chevrefeuille geant, grimpe sur le mur de sa maison, exhalait des +souffles delicieux et comme sucres, faisait flotter dans le soir tiede +et clair une espece d'ame parfumee. + +Il se mit a respirer longuement, buvant de l'air comme les ivrognes +boivent du vin, et il allait a pas lents, ravi, emerveille, oubliant +presque sa niece. + +Des qu'il fut dans la campagne, il s'arreta pour contempler toute la +plaine inondee de cette lueur caressante, noyee dans ce charme tendre et +languissant des nuits sereines. Les crapauds a tout instant jetaient par +l'espace leur note courte et metallique, et des rossignols lointains +melaient leur musique egrenee qui fait rever sans faire penser, leur +musique legere et vibrante, faite pour les baisers, a la seduction du +clair de lune. + +L'abbe se remit a marcher, le coeur defaillant, sans qu'il sut pourquoi. +Il se sentait comme affaibli, epuise tout a coup; il avait une envie de +s'asseoir, de rester la, de contempler, d'admirer Dieu dans son oeuvre. + +La-bas, suivant les ondulations de la petite riviere, une grande ligne +de peupliers serpentait. Une buee fine, une vapeur blanche que les +rayons de lune traversaient, argentaient, rendaient luisante, restait +suspendue autour et au-dessus des berges, enveloppait tout le cours +tortueux de l'eau d'une sorte de ouate legere et transparente. + +Le pretre encore une fois s'arreta, penetre jusqu'au fond de l'ame par +un attendrissement grandissant, irresistible. + +Et un doute, une inquietude vague l'envahissait; il sentait naitre en +lui une de ces interrogations qu'il se posait parfois. Pourquoi Dieu +avait-il fait cela? Puisque la nuit est destinee au sommeil, a +l'inconscience, au repos, a l'oubli de tout, pourquoi la rendre plus +charmante que le jour, plus douce que les aurores et que les soirs, et +pourquoi cet astre lent et seduisant, plus poetique que le soleil et qui +semble destine, tant il est discret, a eclairer des choses trop +delicates et mysterieuses pour la grande lumiere, s'en venait-il faire +si transparentes les tenebres? + +Pourquoi le plus habile des oiseaux chanteurs ne se reposait-il pas +comme les autres et se mettait-il a vocaliser dans l'ombre troublante? + +Pourquoi ce demi-voile jete sur le monde? Pourquoi ces frissons de +coeur, cette emotion de l'ame, cet alanguissement de la chair? + +Pourquoi ce deploiement de seductions que les hommes ne voyaient point, +puisqu'ils etaient couches en leurs lits? A qui etaient destines ce +spectacle sublime, cette abondance de poesie jetee du ciel sur la terre? + +Et l'abbe ne comprenait point. + +Mais voila que la-bas, sur le bord de la prairie, sous la voute des +arbres trempes de brume luisante, deux ombres apparurent qui marchaient +cote a cote. + +L'homme etait plus grand et tenait par le cou son amie, et, de temps en +temps, l'embrassait sur le front. Ils animerent tout a coup ce paysage +immobile qui les enveloppait comme un cadre divin fait pour eux. Ils +semblaient, tous deux, un seul etre, l'etre a qui etait destinee cette +nuit calme et silencieuse; et ils s'en venaient vers le pretre comme une +reponse vivante, la reponse que son Maitre jetait a son interrogation. + +Il restait debout, le coeur battant, bouleverse, et il croyait voir +quelque chose de biblique, comme les amours de Ruth et de Booz, +l'accomplissement d'une volonte du Seigneur dans un de ces grands decors +dont parlent les livres saints. En sa tete se mirent a bourdonner les +versets du Cantique des Cantiques, les cris d'ardeur, les appels des +corps, toute la chaude poesie de ce poeme brulant de tendresse. + +Et il se dit: "Dieu peut-etre a fait ces nuits-la pour voiler d'ideal +les amours des hommes." + +Et il reculait devant le couple embrasse qui marchait toujours. C'etait +sa niece pourtant; mais il se demandait maintenant s'il n'allait pas +desobeir a Dieu. Et Dieu ne permet-il point l'amour, puisqu'il l'entoure +visiblement d'une splendeur pareille? + +Et il s'enfuit, eperdu, presque honteux, comme s'il eut penetre dans un +temple ou il n'avait pas le droit d'entrer. + + + * * * * * + + + + +UN COUP D'ETAT + +[Illustration de JEANNIOT] + + +Paris venait d'apprendre le desastre de Sedan. La Republique etait +proclamee. La France entiere haletait au debut de cette demence qui dura +jusqu'apres la Commune. On jouait au soldat d'un bout a l'autre du +pays. + +Des bonnetiers etaient colonels faisant fonctions de generaux; des +revolvers et des poignards s'etalaient autour de gros ventres pacifiques +enveloppes de ceintures rouges; des petits bourgeois devenus guerriers +d'occasion commandaient des bataillons de volontaires braillards et +juraient comme des charretiers pour se donner de la prestance. + +Le seul fait de tenir des armes, de manier des fusils a systemes +affolait ces gens qui n'avaient jusqu'ici manie que des balances, et les +rendait, sans aucune raison, redoutables au premier venu. On executait +des innocents pour prouver qu'on savait tuer; on fusillait, en rodant +par les campagnes vierges encore de Prussiens, les chiens errants, les +vaches ruminant en paix, les chevaux malades paturant dans les +herbages. + +Chacun se croyait appele a jouer un grand role militaire. Les cafes des +moindres villages, pleins de commercants en uniforme, ressemblaient a +des casernes ou a des ambulances. + +Le bourg de Canneville ignorait encore les affolantes nouvelles de +l'armee et de la capitale; mais une extreme agitation le remuait depuis +un mois, les partis adverses se trouvant face a face. + +Le maire, M. le vicomte de Varnetot, petit homme maigre, vieux deja, +legitimiste rallie a l'Empire depuis peu, par ambition, avait vu surgir +un adversaire determine dans le docteur Massarel, gros homme sanguin, +chef du parti republicain dans l'arrondissement, venerable de la loge +maconnique du chef-lieu, president de la Societe d'agriculture et du +banquet des pompiers, et organisateur de la milice rurale qui devait +sauver la contree. + +En quinze jours, il avait trouve le moyen de decider a la defense du +pays soixante-trois volontaires maries et peres de famille, paysans +prudents et marchands du bourg, et il les exercait, chaque matin, sur la +place de la mairie. + +Quand le maire, par hasard, venait au batiment communal, le commandant +Massarel, barde de pistolets, passant fierement, le sabre en main, +devant le front de sa troupe, faisait hurler a son monde: "Vive la +patrie!" Et ce cri, on l'avait remarque, agitait le petit vicomte, qui +voyait la sans doute une menace, un defi, en meme temps qu'un souvenir +odieux de la grande Revolution. + +Le 5 septembre au matin, le docteur en uniforme, son revolver sur sa +table, donnait une consultation a un couple de vieux campagnards, dont +l'un, le mari, atteint de varices depuis sept ans, avait attendu que sa +femme en eut aussi pour venir trouver le medecin, quand le facteur +apporta le journal. + +M. Massarel l'ouvrit, palit, se dressa brusquement, et, levant les deux +bras au ciel dans un geste d'exaltation, il se mit a vociferer de toute +sa voix, devant les deux ruraux affoles: + +--Vive la Republique! vive la Republique! vive la Republique! + +Puis il retomba sur son fauteuil, defaillant d'emotion. + +Et comme le paysan reprenait: "Ca a commence par des fourmis qui me +couraient censement le long des jambes," le docteur Massarel s'ecria: + +--Fichez-moi la paix; j'ai bien le temps de m'occuper de vos betises. La +Republique est proclamee, l'Empereur est prisonnier, la France est +sauvee. Vive la Republique!" + +Et, courant a la porte, il beugla: Celeste, vite, Celeste! + +La bonne epouvantee accourut; il bredouillait tant il parlait +rapidement. + +--Mes bottes, mon sabre, ma cartouchiere et le poignard espagnol qui est +sur ma table de nuit, depeche-toi! + +Comme le paysan obstine, profitant d'un instant de silence, continuait: + +--Ca a devenu comme des poches qui me faisaient mal en marchant. + +Le medecin exaspere hurla: + +--Fichez-moi donc la paix, nom d'un chien, si vous vous etiez lave les +pieds, ca ne serait pas arrive. + +Puis, le saisissant au collet, il lui jeta dans la figure: + +--Tu ne sens donc pas que nous sommes en republique, triple brute? + +Mais le sentiment professionnel le calma tout aussitot, et il poussa +dehors le menage abasourdi, en repetant: + +--Revenez demain, revenez demain, mes amis. Je n'ai pas le temps +aujourd'hui. + +Tout en s'equipant des pieds a la tete, il donna de nouveau une serie +d'ordres urgents a sa bonne: + +--Cours chez le lieutenant Picart et chez le sous-lieutenant Pommel, et +dis-leur que je les attends ici immediatement. Envoie-moi aussi +Torchebeuf avec son tambour, vite, vite. + +Et quand Celeste fut sortie, il se recueillit, se preparant a surmonter +les difficultes de la situation. + +Les trois hommes arriverent ensemble, en vetements de travail. Le +commandant, qui s'attendait a les voir en tenue, eut un sursaut. + +--Vous ne savez donc rien, sacre bleu? L'empereur est prisonnier, la +Republique est proclamee. Il faut agir. Ma position est delicate, je +dirai plus, perilleuse. + +Il reflechit quelques secondes devant les visages ahuris de ses +subordonnes, puis reprit: + +--Il faut agir et ne pas hesiter; les minutes valent des heures dans des +instants pareils. Tout depend de la promptitude des decisions. Vous, +Picart, allez trouver le cure et sommez-le de sonner le tocsin pour +reunir la population que je vais prevenir. Vous, Torchebeuf, battez le +rappel dans toute la commune jusqu'aux hameaux de la Gerisaie et de +Salmare pour rassembler la milice en armes sur la place. Vous, Pommel, +revetez promptement votre uniforme, rien que la tunique et le kepi. Nous +allons occuper ensemble la mairie et sommer M. de Varnetot de me +remettre ses pouvoirs. C'est compris? + +--Oui. + +--Executez, et promptement. Je vous accompagne jusque chez vous, Pommel, +puisque nous operons ensemble. + +Cinq minutes plus tard, le commandant et son subalterne, armes jusqu'aux +dents, apparaissaient sur la place juste au moment ou le petit vicomte +de Varnetot, les jambes guetrees comme pour une partie de chasse, son +Lefaucheux sur l'epaule, debouchait a pas rapides par l'autre rue, suivi +de ses trois gardes en tunique verte, le couteau sur la cuisse et le +fusil en bandouliere. + +Pendant que le docteur s'arretait, stupefait, les quatre hommes +penetrerent dans la mairie dont la porte se referma derriere eux. + +--Nous sommes devances, murmura le medecin, il faut maintenant attendre +du renfort. Bien a faire pour le quart d'heure. + +Le lieutenant Picart reparut: + +--Le cure a refuse d'obeir, dit-il; il s'est meme enferme dans l'eglise +avec le bedeau et le suisse. + +Et, de l'autre cote de la place, en face de la mairie blanche et close, +l'eglise, muette et noire, montrait sa grande porte de chene garnie de +ferrures de fer. + +Alors, comme les habitants intrigues mettaient le nez aux fenetres ou +sortaient sur le seuil des maisons, le tambour soudain roula, et +Torchebeuf apparut, battant avec fureur les trois coups precipites du +rappel. Il traversa la place au pas gymnastique, puis disparut dans le +chemin des champs. + +Le commandant tira son sabre, s'avanca seul, a moitie distance environ +entre les deux batiments ou s'etait barricade l'ennemi et, agitant son +arme au-dessus de sa tete, il mugit de toute la force de ses poumons: + +"Vive la Republique! Mort aux traitres!" + +Puis, il se replia vers ses officiers. + +Le boucher, le boulanger et le pharmacien, inquiets, accrocherent leurs +volets et fermerent leurs boutiques. Seul l'epicier demeura ouvert. + +Cependant les hommes de la milice arrivaient peu a peu, vetus +diversement et tous coiffes d'un kepi noir a galon rouge, le kepi +constituant tout l'uniforme du corps. Ils etaient armes de leurs vieux +fusils rouilles, ces vieux fusils pendus depuis trente ans sur les +cheminees des cuisines, et ils ressemblaient assez a un detachement de +gardes champetres. + +Lorsqu'il en eut une trentaine autour de lui, le commandant, en quelques +mots, les mit au fait des evenements; puis, se tournant vers son +etat-major: "Maintenant, agissons," dit-il. + +Les habitants se rassemblaient, examinaient et devisaient. + +Le docteur eut vite arrete son plan de campagne: + +--Lieutenant Picart, vous allez vous avancer sous les fenetres de cette +mairie et sommer M. de Varnetot, au nom de la Republique, de me remettre +la maison de ville. + +Mais le lieutenant, un maitre-macon, refusa: + +--Vous etes encore un malin, vous. Pour me faire flanquer un coup de +fusil, merci. Ils tirent bien ceux qui sont la-dedans, vous savez. +Faites vos commissions vous-meme. + +Le commandant devint rouge. + +--Je vous ordonne d'y aller au nom de la discipline. + +Le lieutenant se revolta: + +--Plus souvent que je me ferai casser la figure sans savoir pourquoi. + +Les notables, rassembles en un groupe voisin, se mirent a rire. Un d'eux +cria: + +--T'as raison, Picart, c'est pas l'moment! + +Le docteur, alors, murmura: + +--Laches! + +Et, deposant son sabre et son revolver aux mains d'un soldat, il +s'avanca d'un pas lent, l'oeil fixe sur les fenetres, s'attendant a en +voir sortir un canon de fusil braque sur lui. + +Comme il n'etait qu'a quelques pas du batiment, les portes des deux +extremites donnant entree dans les deux ecoles s'ouvrirent, et un flot +de petits etres, garcons par ci, filles par la, s'en echapperent et se +mirent a jouer sur la grande place vide, piaillant, comme un troupeau +d'oies, autour du docteur, qui ne pouvait se faire entendre. + +Aussitot les derniers eleves sortis, les deux portes s'etaient +refermees. + +Le gros des marmots enfin se dispersa, et le commandant appela d'une +voix forte: + +--Monsieur de Varnetot? + +Une fenetre du premier etage s'ouvrit. M. de Varnetot parut. Le +commandant reprit: + +--Monsieur, vous savez les grands evenements qui viennent de changer la +face du gouvernement. Celui que vous representiez n'est plus. Celui que +je represente monte au pouvoir. En ces circonstances douloureuses, mais +decisives, je viens vous demander, au nom de la nouvelle Republique, de +remettre en mes mains les fonctions dont vous avez ete investi par le +precedent pouvoir. + +M. de Varnetot repondit: + +--Monsieur le docteur, je suis maire de Canneville, nomme par l'autorite +competente, et je resterai maire de Canneville tant que je n'aurai pas +ete revoque et remplace par un arrete de mes superieurs. Maire, je suis +chez moi dans la mairie, et j'y reste. Au surplus, essayez de m'en faire +sortir. + +Et il referma la fenetre. + +Le commandant retourna vers sa troupe. Mais, avant de s'expliquer, +toisant du haut en bas le lieutenant Picart. + +--Vous etes un crane, vous, un fameux lapin, la honte de l'armee. Je +vous casse de votre grade. + +Le lieutenant repondit: + +--Je m'en fiche un peu. + +Et il alla se meler au groupe murmurant des habitants. + +Alors le docteur hesita. Que faire? Donner l'assaut? Mais ses hommes +marcheraient-ils? Et puis, en avait-il le droit? + +Une idee l'illumina. Il courut au telegraphe dont le bureau faisait face +a la mairie, de l'autre cote de la place. Et il expedia trois depeches: + +A MM. les membres du gouvernement republicain, a Paris; + +A M. le nouveau prefet republicain de la Seine-Inferieure, a Rouen; + +A M. le nouveau sous-prefet republicain de Dieppe. + +Il exposait la situation, disait le danger couru par la commune demeuree +aux mains de l'ancien maire monarchiste, offrait ses services devoues, +demandait des ordres et signait en faisant suivre son nom de tous ses +titres. + +Puis il revint vers son corps d'armee et, tirant dix francs de sa poche: +"Tenez, mes amis, allez manger et boire un coup; laissez seulement ici +un detachement de dix hommes pour que personne ne sorte de la mairie." + +Mais l'ex-lieutenant Picart, qui causait avec l'horloger, entendit; il +se mit a ricaner et prononca: "Pardi, s'ils sortent, ce sera une +occasion d'entrer. Sans ca, je ne vous vois pas encore la-dedans, moi!" + +Le docteur ne repondit pas, et il alla dejeuner. + +Dans l'apres-midi, il disposa des postes tout autour de la commune, +comme si elle etait menacee d'une surprise. + +Il passa plusieurs fois devant les portes de la maison de ville et de +l'eglise sans rien remarquer de suspect; on aurait cru vides ces deux +batiments. + +Le boucher, le boulanger et le pharmacien rouvrirent leurs boutiques. + +On jasait beaucoup dans les logis. Si l'Empereur etait prisonnier, il y +avait quelque traitrise la-dessous. On ne savait pas au juste laquelle +des republiques etait revenue. + +La nuit tomba. + +Vers neuf heures, le docteur s'approcha seul, sans bruit, de l'entree du +batiment communal, persuade que son adversaire etait parti se coucher; +et, comme il se disposait a enfoncer la porte a coups de pioche, une +voix forte, celle d'un garde, demanda tout a coup: + +--Qui va la? + +Et M. Massarel battit en retraite a toutes jambes. + +Le jour se leva sans que rien fut change dans la situation. + +La milice en armes occupait la place. Tous les habitants s'etaient +reunis autour de cette troupe, attendant une solution. Ceux des villages +voisins arrivaient pour voir. + +Alors le docteur, comprenant qu'il jouait sa reputation, resolut d'en +finir d'une maniere ou d'une autre; et il allait prendre une resolution +quelconque, energique assurement, quand la porte du telegraphe s'ouvrit +et la petite servante de la directrice parut, tenant a la main deux +papiers. + +Elle se dirigea d'abord vers le commandant et lui remit une des +depeches; puis, traversant le milieu desert de la place, intimidee par +tous les yeux fixes sur elle, baissant la tete et trottant menu, elle +alla frapper doucement a la maison barricadee, comme si elle eut ignore +qu'un parti arme s'y cachait. + +L'huis s'entrebailla; une main d'homme recut le message, et la fillette +revint, toute rouge, prete a pleurer, d'etre devisagee ainsi par le pays +entier. + +Le docteur commanda d'une voix vibrante: + +--Un peu de silence, s'il vous plait. + +Et comme le populaire s'etait tu, il reprit fierement: + +--Voici la communication que je recois du gouvernement. Et, elevant sa +depeche, il lut: + +"Ancien maire revoque. Veuillez aviser au plus presse. Recevrez +instructions ulterieures. + +Pour le sous-prefet, + +SAPIN, conseiller." + +Il triomphait; son coeur battait de joie; ses mains tremblaient, mais +Picart, son ancien subalterne, lui cria d'un groupe voisin: + +--C'est bon, tout ca, mais si les autres ne sortent pas, ca vous fait +une belle jambe, votre papier. + +Et M. Massarel palit. Si les autres ne sortaient pas, en effet, il +fallait aller de l'avant maintenant. C'etait non seulement son droit, +mais aussi son devoir. + +Et il regardait anxieusement la mairie esperant qu'il allait voir la +porte s'ouvrir et son adversaire se replier. + +La porte restait fermee. Que faire? la foule augmentait, se serrait +autour de la milice. On riait. + +Une reflexion surtout torturait le medecin. S'il donnait l'assaut, il +faudrait marcher a la tete de ses hommes; et comme, lui mort, toute +contestation cesserait, c'etait sur lui, sur lui seul que tireraient M. +de Varnetot et ses trois gardes. Et ils tiraient bien, tres bien; Picart +venait encore de le lui repeter. Mais une idee l'illumina et, se +tournant vers Pommel: + +--Allez vite prier le pharmacien de me preter une serviette et un baton. + +Le lieutenant se precipita. + +Il allait faire un drapeau parlementaire, un drapeau blanc dont la vue +rejouirait peut-etre le coeur legitimiste de l'ancien maire. + +Pommel revint avec le linge demande et un manche a balai. Au moyen de +ficelles, on organisa cet etendard que M. Massarel saisit a deux mains; +et il s'avanca de nouveau vers la mairie en le tenant devant lui. +Lorsqu'il fut en face de la porte, il appela encore "Monsieur de +Varnetot". La porte s'ouvrit soudain, et M. de Varnetot apparut sur le +seuil avec ses trois gardes. + +Le docteur recula par un mouvement instinctif; puis, il salua +courtoisement son ennemi et prononca, etrangle par l'emotion: "Je viens, +Monsieur, vous communiquer les instructions que j'ai recues." + +Le gentilhomme, sans lui rendre son salut, repondit: "Je me retire, +Monsieur, mais sachez bien que ce n'est ni par crainte, ni par +obeissance a l'odieux gouvernement qui usurpe le pouvoir." Et, appuyant +sur chaque mot, il declara: "Je ne veux pas avoir l'air de servir un +seul jour la Republique. Voila tout." + +Massarel, interdit, ne repondit rien; et M. de Varnetot, se mettant en +marche d'un pas rapide, disparut au coin de la place, suivi toujours de +son escorte. + +Alors le docteur, eperdu d'orgueil, revint vers la foule. Des qu'il fut +assez pres pour se l'aire entendre, il cria: "Hurrah! hurrah! La +Republique triomphe sur toute la ligne." + +Aucune emotion ne se manifesta. + +Le medecin reprit: "Le peuple est libre, vous etes libres, independants. +Soyez fiers!" + +Les villageois inertes le regardaient sans qu'aucune gloire illuminat +leurs yeux. + +A son tour, il les contempla, indigne de leur indifference, cherchant ce +qu'il pourrait dire, ce qu'il pourrait faire pour frapper un grand coup, +electriser ce pays placide, remplir sa mission d'initiateur. + +Mais une inspiration l'envahit et, se tournant vers Pommel: +"Lieutenant, allez chercher le buste de l'ex-empereur qui est dans la +salle des deliberations du conseil municipal, et apportez-le avec une +chaise." + +Et bientot l'homme reparut portant sur l'epaule droite le Bonaparte de +platre, et tenant de la main gauche une chaise de paille. + +M. Massarel vint au-devant de lui, prit la chaise, la posa par terre, +placa dessus le buste blanc, puis se reculant de quelques pas, +l'interpella d'une voix sonore: + +"Tyran, tyran, te voici tombe, tombe dans la boue, tombe dans la fange. +La patrie expirante ralait sous ta botte. Le Destin vengeur t'a frappe. +La defaite et la honte se sont attachees a toi; tu tombes vaincu, +prisonnier du Prussien; et, sur les ruines de ton empire croulant, la +jeune et radieuse Republique se dresse, ramassant ton epee brisee..." + +Il attendait des applaudissements. Aucun cri, aucun battement de main +n'eclata. Les paysans effares se taisaient; et le buste aux moustaches +pointues qui depassaient les joues de chaque cote, le buste immobile et +bien peigne comme une enseigne de coiffeur, semblait regarder M. +Massarel avec son sourire de platre, un sourire ineffacable et moqueur. + +Ils demeuraient ainsi face a face, Napoleon sur sa chaise, le medecin +debout, a trois pas de lui. Une colere saisit le commandant. Mais que +faire? que faire pour emouvoir ce peuple et gagner definitivement cette +victoire de l'opinion? + +Sa main, par hasard, se posa sur son ventre, et il rencontra, sous sa +ceinture rouge, la crosse de son revolver. + +Aucune inspiration, aucune parole ne lui venaient plus. Alors il tira +son arme, fit deux pas et, a bout portant, foudroya l'ancien monarque. + +La balle creusa dans le front un petit, trou noir, pareil a une tache, +presque rien. L'effet etait manque. M. Massarel tira un second coup, qui +fit un second trou, puis un troisieme, puis, sans s'arreter, il lacha +les trois derniers. Le front de Napoleon volait en poussiere blanche, +mais les yeux, le nez et les fines pointes des moustaches restaient +intacts. + +Alors exaspere, le docteur renversa la chaise d'un coup de poing et, +appuyant un pied sur le reste du buste, dans une posture de +triomphateur, il se tourna vers le public abasourdi en vociferant: +"Perissent ainsi tous les traitres." + +Mais comme aucun enthousiasme ne se manifestait encore, comme les +spectateurs semblaient stupides d'etonnement, le commandant cria aux +hommes de la milice: "Vous pouvez maintenant regagner vos foyers." Et il +se dirigea lui-meme a grands pas vers sa maison, comme s'il eut fui. + +Sa bonne, des qu'il parut, lui dit que des malades l'attendaient depuis +plus de trois heures dans son cabinet. Il y courut. C'etaient les deux +paysans aux varices, revenus des l'aube, obstines et patients. + +Et le vieux aussitot reprit son explication: "Ca a commence par des +fourmis qui me couraient censement le long des jambes..." + + + * * * * * + + + + +LE LOUP + +[Illustration de MERWART] + + +Voici ce que nous raconta le vieux marquis d'Arville a la fin du diner +de Saint-Hubert, chez le baron des Ravels. + +On avait force un cerf dans le jour. Le marquis etait le seul des +convives qui n'eut point pris part a cette poursuite, car il ne chassait +jamais. + +Pendant toute la duree du grand repas, on n'avait guere parle que de +massacres d'animaux. Les femmes elles-memes s'interessaient aux recits +sanguinaires et souvent invraisemblables, et les orateurs mimaient les +attaques et les combats d'hommes contre les betes, levaient les bras, +contaient d'une voix tonnante. + +M. d'Arville parlait bien, avec une certaine poesie un peu ronflante, +mais pleine d'effet. Il avait du repeter souvent cette histoire, car il +la disait couramment, n'hesitant pas sur les mots choisis avec habilete +pour faire image. + +--Messieurs, je n'ai jamais chasse, mon pere non plus, mon grand-pere non +plus et, non plus, mon arriere-grand-pere. Ce dernier etait fils d'un +homme qui chassa plus que vous tous. Il mourut en 1764. Je vous dirai +comment. + +Il se nommait Jean, etait marie, pere de cet enfant qui fut mon +trisaieul, et il habitait avec son frere cadet, Francois d'Arville, +notre chateau de Lorraine, en pleine foret. + +Francois d'Arville etait reste garcon par amour de la chasse. + +Ils chassaient tous deux d'un bout a l'autre de l'annee, sans repos, +sans arret, sans lassitude. Ils n'aimaient que cela, ne comprenaient pas +autre chose, ne parlaient que de cela, ne vivaient que pour cela. + +Ils avaient au coeur cette passion terrible, inexorable. Elle les +brulait, les ayant envahis tout entiers, ne laissant de place pour rien +autre. + +Ils avaient defendu qu'on les derangeat jamais en chasse, pour aucune +raison. Mon trisaieul naquit pendant que son pere suivait un renard, et +Jean d'Arville n'interrompit point sa course, mais il jura: "Nom d'un +nom, ce gredin-la aurait bien pu attendre apres l'hallali!" + +Son frere Francois se montrait encore plus emporte que lui. Des son +lever, il allait voir les chiens, puis les chevaux, puis il tirait des +oiseaux autour du chateau jusqu'au moment de partir pour forcer quelque +grosse bete. + +On les appelait dans le pays M. le Marquis et M. le Cadet, les nobles +d'alors ne faisant point, comme la noblesse d'occasion de notre temps, +qui veut etablir dans les titres une hierarchie descendante; car le fils +d'un marquis n'est pas plus comte, ni le fils d'un vicomte baron, que le +fils d'un general n'est colonel de naissance. Mais la vanite mesquine du +jour trouve profit a cet arrangement. + +Je reviens a mes ancetres. + +Ils etaient, parait-il, demesurement grands, osseux, poilus, violents et +vigoureux. Le jeune, plus haut encore que l'aine, avait une voix +tellement forte que, suivant une legende dont il etait fier, toutes les +feuilles de la foret s'agitaient quand il criait. + +Et lorsqu'ils se mettaient en selle tous deux pour partir en chasse, ce +devait etre un spectacle superbe de voir ces deux geants enfourcher +leurs grands chevaux. + +Or, vers le milieu de l'hiver de cette annee 1764, les froids furent +excessifs et les loups devinrent feroces. + +Ils attaquaient meme les paysans attardes, rodaient la nuit autour des +maisons, hurlaient du coucher du soleil a son lever et depeuplaient les +etables. + +Et bientot une rumeur circula. On parlait d'un loup colossal, au pelage +gris, presque blanc, qui avait mange deux enfants, devore le bras d'une +femme, etrangle tous les chiens de garde du pays et qui penetrait sans +peur dans les enclos pour venir flairer sous les portes. Tous les +habitants affirmaient avoir senti son souffle qui faisait vaciller la +flamme des lumieres. Et bientot une panique courut par toute la +province. Personne n'osait plus sortir des que tombait le soir. Les +tenebres semblaient hantees par l'image de cette bete. + +Les freres d'Arville resolurent de la trouver et de la tuer, et ils +convierent a de grandes chasses tous les gentilshommes du pays. + +Ce fut en vain. On avait beau battre les forets, fouiller les buissons, +on ne la rencontrait jamais. On tuait des loups, mais pas celui-la. Et, +chaque nuit qui suivait la battue, l'animal, comme pour se venger, +attaquait quelque voyageur ou devorait quelque betail, toujours loin du +lieu ou on l'avait cherche. + +Une nuit enfin, il penetra dans l'etable aux porcs du chateau d'Arville +et mangea les deux plus beaux eleves. + +Les deux freres furent enflammes de colere, considerant cette attaque +comme une bravade du monstre, une injure directe, un defi. Ils prirent +tous leurs forts limiers habitues a poursuivre les betes redoutables, et +ils se mirent en chasse, le coeur souleve de fureur. + +Depuis l'aurore jusqu'a l'heure ou le soleil empourpre descendit +derriere les grands arbres nus, ils battirent les fourres sans rien +trouver. + +Tous deux enfin, furieux et desoles, revenaient au pas de leurs chevaux +par une allee bordee de broussailles, et s'etonnaient de leur science +dejouee par ce loup, saisis soudain d'une sorte de crainte mysterieuse. + +L'aine disait: + +--Cette bete-la n'est point ordinaire. On dirait qu'elle pense comme un +homme. + +Le cadet repondit: + +--On devrait peut-etre faire benir une balle par notre cousin l'eveque, +ou prier quelque pretre de prononcer les paroles qu'il faut. + +Puis ils se turent. + +Jean reprit: + +--Regarde le soleil s'il est rouge. Le grand loup va faire quelque +malheur cette nuit. + +Il n'avait point fini de parler que son cheval se cabra; celui de +Francois se mit a ruer. Un large buisson couvert de feuilles mortes +s'ouvrit devant eux, et une bete colossale, toute grise, surgit, qui +detala a travers le bois. + +Tous deux pousserent une sorte de grognement de joie, et, se courbant +sur l'encolure de leurs pesants chevaux, ils les jeterent en avant d'une +poussee de tout leur corps, les lancant d'une telle allure, les +excitant, les entrainant, les affolant de la voix, du geste et de +l'eperon, que les forts cavaliers semblaient porter les lourdes betes +entre leurs cuisses et les enlever comme s'ils s'envolaient. + +Ils allaient ainsi, ventre a terre, crevant les fourres, coupant les +ravins, grimpant les cotes, devalant dans les gorges, et sonnant du cor +a pleins poumons pour attirer leurs gens et leurs chiens. + +Et voila que soudain, dans cette course eperdue, mon aieul heurta du +front une branche enorme qui lui fendit le crane; et il tomba raide mort +sur le sol, tandis que son cheval affole s'emportait, disparaissait dans +l'ombre enveloppant les bois. + +Le cadet d'Arville s'arreta net, sauta par terre, saisit dans ses bras +son frere, et il vit que la cervelle coulait de la plaie avec le sang. + +Alors il s'assit aupres du corps, posa sur ses genoux la tete defiguree +et rouge et il attendit en contemplant cette face immobile de l'aine. +Peu a peu une peur l'envahissait, une peur singuliere qu'il n'avait +jamais sentie encore, la peur de l'ombre, la peur de la solitude, la +peur du bois desert et la peur aussi du loup fantastique qui venait de +tuer son frere pour se venger d'eux. + +Les tenebres s'epaississaient, le froid aigu faisait craquer les +arbres. Francois se leva, frissonnant, incapable de rester la plus +longtemps, se sentant presque defaillir. On n'entendait plus rien, ni la +voix des chiens ni le son des cors, tout etait muet par l'invisible +horizon; et ce silence morne du soir glace avait quelque chose +d'effrayant et d'etrange. + +Il saisit dans ses mains de colosse le grand corps de Jean, le dressa et +le coucha en travers sur sa selle pour le reporter au chateau; puis il +se remit en marche doucement, l'esprit trouble comme s'il etait gris, +poursuivi par des images horribles et surprenantes. + +Et, brusquement, dans le sentier qu'envahissait la nuit, une grande +forme passa. C'etait la bete. Une secousse d'epouvante agita le +chasseur; quelque chose de froid, comme une goutte d'eau, lui glissa le +long des reins, et il fit, ainsi qu'un moine hante du diable, un grand +signe de croix, eperdu a ce retour brusque de l'effrayant rodeur. Mais +ses yeux retomberent sur le corps inerte couche devant lui, et soudain, +passant brusquement de la crainte a la colere, il fremit d'une rage +desordonnee. + +Alors il piqua son cheval et s'elanca derriere le loup. + +Il le suivait par les taillis, les ravines et les futaies, traversant +des bois qu'il ne reconnaissait plus, l'oeil fixe sur la tache blanche +qui fuyait dans la nuit descendue sur la terre. + +Son cheval aussi semblait anime d'une force et d'une ardeur inconnues. +Il galopait le cou tendu, droit devant lui, heurtant aux arbres, aux +rochers, la tete et les pieds du mort jetes en travers sur la selle. Les +ronces arrachaient les cheveux; le front, battant les troncs enormes, +les eclaboussait de sang; les eperons dechiraient des lambeaux d'ecorce. + +Et, soudain, l'animal et le cavalier sortirent de la foret et se ruerent +dans un vallon, comme la lune rouge apparaissait au-dessus des monts. Ce +vallon etait pierreux, ferme par des roches enormes, sans issue +possible; et le loup accule se retourna. + +Francois alors poussa un hurlement de joie que les echos repeterent +comme un roulement de tonnerre, et il sauta de cheval, son coutelas a la +main. + +La bete herissee, le dos rond, l'attendait; ses yeux luisaient comme +deux etoiles. Mais, avant de livrer bataille, le fort chasseur, +empoignant son frere, l'assit sur une roche, et, soutenant avec des +pierres sa tete qui n'etait plus qu'une tache de sang, il lui cria dans +les oreilles, comme s'il eut parle a un sourd: "Regarde, Jean, regarde +ca!" + +Puis il se jeta sur le monstre. Il se sentait fort a culbuter une +montagne, a broyer des pierres dans ses mains. La bete le voulut mordre, +cherchant a lui fouiller le ventre; mais il l'avait saisie par le cou, +sans meme se servir de son arme, et il l'etranglait doucement, ecoutant +s'arreter les souffles de sa gorge et les battements de son coeur. Et il +riait, jouissant eperdument, serrant de plus en plus sa formidable +etreinte, criant, dans un delire de joie: "Regarde, Jean, regarde!" +Toute resistance cessa; le corps du loup devint flasque. Il etait mort. + +Alors Francois, le prenant a pleins bras, l'emporta, et le vint jeter +aux pieds de l'aine en repetant d'une voix attendrie: "Tiens, tiens, +tiens, mon petit Jean, le voila!" + +Puis il replaca sur sa selle les deux cadavres l'un sur l'autre; et il +se remit en route. + +Il rentra au chateau, riant et pleurant, comme Gargantua a la naissance +de Pantagruel, poussant des cris de triomphe et trepignant d'allegresse +en racontant la mort de l'animal, et gemissant et s'arrachant la barbe +en disant celle de son frere. + +Et souvent, plus tard, quand il reparlait de ce jour, il prononcait, les +larmes aux yeux: "Si seulement ce pauvre Jean avait pu me voir etrangler +l'autre, il serait mort content, j'en suis sur!" + +La veuve de mon aieul inspira a son fils orphelin l'horreur de la +chasse, qui s'est transmise de pere en fils jusqu'a moi. + +Le marquis d'Arville se tut. Quelqu'un demanda: + +--Cette histoire est une legende, n'est-ce pas? + +Et le conteur repondit: + +--Je vous jure qu'elle est vraie d'un bout a l'autre. + +Alors une femme declara d'une petite voix douce: + +--C'est egal, c'est beau d'avoir des passions pareilles. + + + * * * * * + + + + +L'ENFANT + +[Illustration de LE NATUR] + + +Apres avoir longtemps jure qu'il ne se marierait jamais, Jacques +Bourdillere avait soudain change d'avis. + +Cela etait arrive brusquement, un ete, aux bains de mer. + +Un matin, comme il etait etendu sur le sable, tout occupe a regarder les +femmes sortir de l'eau, un petit pied l'avait frappe par sa gentillesse +et sa mignardise. Ayant leve les yeux plus haut, toute la personne le +seduisit. De toute cette personne, il ne voyait d'ailleurs que les +chevilles et la tete emergeant d'un peignoir de flanelle blanche, clos +avec soin. On le disait sensuel et viveur. C'est donc par la seule grace +de la forme qu'il fut capte d'abord: puis il fut retenu par le charme +d'un doux esprit de jeune fille, simple et bon, frais comme les joues et +les levres. + +Presente a la famille, il plut et il devint bientot fou d'amour. Quand +il apercevait Berthe Lannis de loin, sur la longue plage de sable jaune, +il fremissait jusqu'aux cheveux. Pres d'elle, il devenait muet, +incapable de rien dire et meme de penser, avec une espece de +bouillonnement dans le coeur, de bourdonnement dans l'oreille, +d'effarement dans l'esprit. Etait-ce donc de l'amour, cela? + +Il ne le savait pas, n'y comprenait rien, mais demeurait, en tout cas, +bien decide a faire sa femme de cette enfant. + +Les parents hesiterent longtemps, retenus par la mauvaise reputation du +jeune homme. Il avait une maitresse, disait-on, une _vieille maitresse,_ +une ancienne et forte liaison, une de ces chaines qu'on croit rompues et +qui tiennent toujours. + +Outre cela, il aimait, pendant des periodes plus ou moins longues, +toutes les femmes qui passaient a portee de ses levres. Alors il se +rangea, sans consentir meme a revoir une seule fois celle avec qui il +avait vecu longtemps. Un ami regla la pension de cette femme, assura son +existence. Jacques paya, mais ne voulut pas entendre parler d'elle, +pretendant desormais ignorer jusqu'a son nom. Elle ecrivit des lettres +sans qu'il les ouvrit. Chaque semaine, il reconnaissait l'ecriture +maladroite de l'abandonnee; et, chaque semaine, une colere plus grande +lui venait contre elle, et il dechirait brusquement l'enveloppe et le +papier, sans ouvrir, sans lire une ligne, une seule ligne, sachant +d'avance les reproches et les plaintes contenues la-dedans. + +Comme on ne croyait guere a sa perseverance, on fit durer l'epreuve +tout l'hiver, et c'est seulement au printemps que sa demande fut agreee. + +Le mariage eut lieu a Paris dans les premiers jours de mai. + +Il etait decide qu'ils ne feraient point le classique voyage de noces. +Apres un petit bal, une sauterie de jeunes cousines qui ne se +prolongerait point au dela de onze heures, pour ne pas eterniser les +fatigues de cette journee de ceremonies, les jeunes epoux devaient +passer leur premiere nuit commune dans la maison familiale, puis partir +seuls, le lendemain matin, pour la plage chere a leurs coeurs, ou ils +s'etaient connus et aimes. + +La nuit etait venue, on dansait dans le grand salon. Ils s'etaient +retires tous les deux dans un petit boudoir japonais, tendu de soies +eclatantes, a peine eclaire, ce soir-la, par les rayons alanguis d'une +grosse lanterne de couleur, pendue au plafond comme un oeuf enorme. La +fenetre entr'ouverte laissait entrer parfois des souffles frais du +dehors, des caresses d'air qui passaient sur les visages, car la soiree +etait tiede et calme, pleine d'odeurs de printemps. + +Ils ne disaient rien; ils se tenaient les mains en se les pressant +parfois de toute leur force. Elle demeurait, les yeux vagues, un peu +eperdue par ce grand changement dans sa vie, mais souriante, remuee, +prete a pleurer, souvent prete aussi a defaillir de joie, croyant le +monde entier change par ce qui lui arrivait, inquiete sans savoir de +quoi, et sentant tout son corps, toute son ame envahis d'une +indefinissable et delicieuse lassitude. + +Lui la regardait obstinement, souriant d'un sourire fixe. Il voulait +parler, ne trouvait rien et restait la, mettant toute son ardeur en des +pressions de mains. De temps en temps, il murmurait: "Berthe!" et chaque +fois elle levait les yeux sur lui d'un mouvement doux et tendre; ils se +contemplaient une seconde, puis son regard a elle, penetre et fascine +par son regard a lui, retombait. + +Ils ne decouvraient aucune pensee a echanger. On les laissait seuls; +mais parfois, un couple de danseurs jetait sur eux, en passant, un coup +d'oeil furtif, comme s'il eut ete temoin discret et confident d'un +mystere. + +Une porte de cote s'ouvrit, un domestique entra, tenant sur un plateau +une lettre pressee qu'un commissionnaire venait l'apporter. Jacques prit +en tremblant ce papier, saisi d'une peur vague et soudaine, la peur +mysterieuse des brusques malheurs. + +Il regarda longtemps l'enveloppe dont il ne connaissait point +l'ecriture, n'osant pas l'ouvrir, desirant follement ne pas lire, ne pas +savoir, mettre en sa poche cela, et se dire: "A demain. Demain, je serai +loin, peu m'importe!" Mais, sur un coin, deux grands mots soulignes: +TRES URGENT, le retenaient et l'epouvantaient. Il demanda: "Vous +permettez, mon amie?" dechira la feuille collee et lut. Il lut le +papier, palissant affreusement, le parcourut d'un coup et, lentement, +sembla l'epeler. + +Quand il releva la tete, toute sa face etait bouleversee. Il balbutia: +"Ma chere petite, c'est... c'est mon meilleur ami a qui il arrive un +grand, un tres grand malheur. Il a besoin de moi tout de suite... tout +de suite... pour une affaire de vie ou de mort. Me permettez-vous de +m'absenter vingt minutes? je reviens aussitot." + +Elle begaya, tremblante, effaree: "Allez, mon ami!" n'etant pas encore +assez sa femme pour oser l'interroger, pour exiger savoir. Et il +disparut. Elle resta seule, ecoutant danser dans le salon voisin. + +Il avait pris un chapeau, le premier trouve, un pardessus quelconque, et +il descendit en courant l'escalier. Au moment de sauter dans la rue, il +s'arreta encore sous le bec de gaz du vestibule et relut la lettre. + +Voici ce qu'elle disait: + +"Monsieur, + +"Une fille Ravet, votre ancienne maitresse, parait-il, vient d'accoucher +d'un enfant qu'elle pretend etre a vous. La mere va mourir et implore +votre visite. Je prends la liberte de vous ecrire et de vous demander si +vous pouvez accorder ce dernier entretien a cette femme, qui semble etre +tres malheureuse et digne de pitie. + +"Votre serviteur, + +"Dr BONNARD." + +Quand il penetra dans la chambre de la mourante, elle agonisait deja. +Il ne la reconnut pas d'abord. Le medecin et deux gardes la soignaient, +et partout a terre trainaient des seaux pleins de glace et des linges +pleins de sang. + +L'eau repandue inondait le parquet; deux bougies brulaient sur un +meuble; derriere le lit, dans un petit berceau d'osier, l'enfant criait, +et, a chacun de ses vagissements, la mere, torturee, essayait un +mouvement, grelottante sous les compresses gelees. + +Elle saignait; elle saignait, blessee a mort, tuee par cette naissance. +Toute sa vie coulait; et, malgre la glace, malgre les soins, +l'invincible hemorragie continuait, precipitait son heure derniere. + +Elle reconnut Jacques et voulut lever les bras: elle ne put pas, tant +ils etaient faibles, mais sur ses joues livides des larmes commencerent +a glisser. + +Il s'abattit a genoux pres du lit, saisit une main pendante et la baisa +frenetiquement: puis, peu a peu, il s'approcha tout pres, tout pres du +maigre visage qui tressaillait a son contact. Une des gardes, debout, +une bougie a la main, les eclairait, et le medecin, s'etant recule, +regardait du fond de la chambre. + +Alors d'une voix deja lointaine, en haletant, elle dit: "Je vais mourir, +mon cheri; promets-moi de rester jusqu'a la fin. Oh! ne me quitte pas +maintenant, ne me quitte pas au dernier moment!" + +Il la baisait au front, dans ses cheveux, en sanglotant. Il murmura: +"Sois tranquille, je vais rester." + +Elle fut quelques minutes avant de pouvoir parler encore, tant elle +etait oppressee et defaillante. Elle reprit: "C'est a toi, le petit. Je +te le jure devant Dieu, je te le jure sur mon ame, je te le jure au +moment de mourir. Je n'ai pas aime d'autre homme que toi... Promets-moi +de ne pas l'abandonner." Il essayait de prendre encore dans ses bras ce +miserable corps dechire, vide de sang. Il balbutia, affole de remords et +de chagrin: "Je te le jure, je l'eleverai et je l'aimerai. Il ne me +quittera pas." Alors elle tenta d'embrasser Jacques. Impuissante a lever +sa tete epuisee, elle tendait ses levres blanches dans un appel de +baiser. Il approcha sa bouche pour cueillir cette lamentable et +suppliante caresse. + +Un peu calmee, elle murmura tout bas: "Apporte-le, que je voie si tu +l'aimes." + +Et il alla chercher l'enfant. + +Il le posa doucement sur le lit, entre eux, et le petit etre cessa de +pleurer. Elle murmura: "Ne bouge plus !" Et il ne remua plus. Il resta +la, tenant en sa main brulante cette main que secouaient des frissons +d'agonie, comme il avait tenu, tout a l'heure, une autre main que +crispaient des frissons d'amour. De temps en temps, il regardait +l'heure, d'un coup d'oeil furtif, guettant l'aiguille qui passait minuit, +puis une heure, puis deux heures. + +Le medecin s'etait retire: les deux gardes, apres avoir rode quelque +temps, d'un pas leger, par la chambre, sommeillaient maintenant sur des +chaises. L'enfant dormait, et la mere, les yeux fermes, semblait se +reposer aussi. + +Tout a coup, comme le jour blafard filtrait entre les rideaux croises, +elle tendit ses bras d'un mouvement si brusque et si violent qu'elle +faillit jeter a terre son enfant. Une espece de rale se glissa dans sa +gorge; puis elle demeura sur le dos, immobile, morte. + +Les gardes accourues declarerent: "C'est fini." + +Il regarda une derniere fois cette femme qu'il avait aimee, puis la +pendule qui marquait quatre heures, et s'enfuit oubliant son pardessus, +en habit noir, avec l'enfant dans ses bras. + +Apres qu'il l'eut laissee seule, sa jeune femme avait attendu, assez +calme d'abord, dans le petit boudoir japonais. Puis, ne le voyant point +reparaitre, elle etait rentree dans le salon, d'un air indifferent et +tranquille, mais inquiete horriblement. Sa mere, l'apercevant seule, +avait demande: "Ou donc est ton mari?" Et elle avait repondu: "Dans sa +chambre; il va revenir." + +Au bout d'une heure, comme tout le monde l'interrogeait, elle avoua la +lettre et la figure bouleversee de Jacques, et ses craintes d'un +malheur. + +On attendit encore. Les invites partirent; seuls, les parents les plus +proches demeuraient. A minuit, on coucha la mariee toute secouee de +sanglots. Sa mere et deux tantes, assises autour du lit, l'ecoutaient +pleurer, muettes et desolees... Le pere etait parti chez le commissaire +de police pour chercher des renseignements. + +A cinq heures, un bruit leger glissa dans le corridor; une porte +s'ouvrit et se ferma doucement; puis soudain un petit cri pareil a un +miaulement de chat courut dans la maison silencieuse. + +Toutes les femmes furent debout d'un bond, et Berthe, la premiere, +s'elanca, malgre sa mere et ses tantes, enveloppee de son peignoir de +nuit. + +Jacques, debout au milieu de sa chambre, livide, haletant, tenait un +enfant dans ses bras. + +Les quatre femmes le regarderent, effarees; mais Berthe, devenue soudain +temeraire, le coeur crispe d'angoisse, courut a lui: "Qu'y a-t-il? +dites, qu'y a-t-il?" + +Il avait l'air fou; il repondit d'une voix saccadee: "Il y a... il y a +... que j'ai un enfant, et que la mere vient de mourir..." Et il +presentait dans ses mains inhabiles le marmot hurlant. + +Berthe, sans dire un mot, saisit l'enfant, l'embrassa, l'etreignant +contre elle; puis, relevant sur son mari ses yeux pleins de larmes: "La +mere est morte, dites-vous?" Il repondit: "Oui, tout de suite... dans +mes bras... J'avais rompu depuis l'ete... Je ne savais rien, moi... +c'est le medecin qui m'a fait venir..." + +Alors Berthe murmura: "Eh bien, nous l'eleverons, ce petit. + + + * * * * * + + + + +CONTE DE NOEL + +[Illustration de ADRIEN MARIE] + + +Le docteur Bonenfant cherchait dans sa memoire, repetant a mi-voix: "Un +souvenir de Noel?... Un souvenir de Noel?..." + +Et tout a coup, il s'ecria: + +--Mais si, j'en ai un, et un bien etrange encore; c'est une histoire +fantastique. J'ai vu un miracle! Oui, Mesdames, un miracle, la nuit de +Noel. + +Cela vous etonne de m'entendre parler ainsi, moi qui ne crois guere a +rien. Et pourtant, j'ai vu un miracle! Je l'ai vu, dis-je, vu, de mes +propres yeux vu, ce qui s'appelle vu. + +En ai-je ete fort surpris? non pas; car si je ne crois point a vos +croyances, je crois a la foi, et je sais qu'elle transporte les +montagnes. Je pourrais citer bien des exemples; mais je vous indignerais +et je m'exposerais aussi a amoindrir l'effet de mon histoire. + +Je vous avouerai d'abord que si je n'ai pas ete convaincu et converti +par ce que j'ai vu, j'ai ete du moins fort emu, et je vais tacher de +vous dire la chose naivement, comme si j'avais une credulite +d'Auvergnat. + +J'etais alors medecin de campagne, habitant le bourg de Rolleville, en +pleine Normandie. + +L'hiver, cette annee-la, fut terrible. Des la fin de novembre, les +neiges arriverent apres une semaine de gelees. On voyait de loin les +gros nuages venir du nord; et la blanche descente des flocons commenca. + +En une nuit, toute la pleine fut ensevelie. + +Les fermes, isolees dans leurs cours carrees, derriere leurs rideaux de +grands arbres poudres de frimas, semblaient s'endormir sous +l'accumulation de cette mousse epaisse et legere. + +Aucun bruit ne traversait plus la campagne immobile. Seuls les corbeaux, +par bandes, decrivaient de longs festons dans le ciel, cherchant leur +vie inutilement, s'abattant tous ensemble sur les champs livides et +piquant la neige de leurs grands becs. + +On n'entendait rien que le glissement vague et continu de cette +poussiere gelee tombant toujours. + +Cela dura huit jours pleins, puis l'avalanche s'arreta. La terre avait +sur le dos un manteau epais de cinq pieds. + +Et, pendant trois semaines ensuite, un ciel, clair comme un cristal bleu +le jour, et, la nuit, tout seme d'etoiles qu'on aurait crues de givre, +tant le vaste espace etait rigoureux, s'etendit sur la nappe unie, dure +et luisante des neiges. + +La plaine, les haies, les ormes des clotures, tout semblait mort, tue +par le froid. Ni hommes ni betes ne sortaient plus; seules les cheminees +des chaumieres en chemise blanche revelaient la vie cachee, par les +minces filets de fumee qui montaient droit dans l'air glacial. + +De temps en temps on entendait craquer les arbres, comme si leurs +membres de bois se fussent brises sous l'ecorce; et, parfois, une grosse +branche se detachait et tombait, l'invincible gelee petrifiant la seve +et cassant les fibres. + +Les habitations semees ca et la par les champs semblaient eloignees de +cent lieues les unes des autres. On vivait comme on pouvait. Seul, +j'essayais d'aller voir mes clients les plus proches, m'exposant sans +cesse a rester enseveli dans quelque creux. + +Je m'apercus bientot qu'une terreur mysterieuse planait sur le pays. Un +tel fleau, pensait-on, n'etait point naturel. On pretendit qu'on +entendait des voix la nuit, des sifflements aigus, des cris qui +passaient. + +Ces cris et ces sifflements venaient sans aucun doute des oiseaux +emigrants qui voyagent au crepuscule, et qui fuyaient en masse vers le +sud. Mais allez donc faire entendre raison a des gens affoles. Une +epouvante envahissait les esprits et on s'attendait a un evenement +extraordinaire. + +La forge du pere Vatinel etait situee au bout du hameau d'Epivent, sur +la grande route, maintenant invisible et deserte. Or, comme les gens +manquaient de pain, le forgeron resolut d'aller jusqu'au village. Il +resta quelques heures a causer dans les six maisons qui forment le +centre du pays, prit son pain et des nouvelles, et un peu de cette peur +epandue sur la campagne. + +Et il se remit en route avant la nuit. + +Tout a coup, en longeant une haie, il crut voir un oeuf sur la neige; +oui, un oeuf, depose la, tout blanc comme le reste du monde. Il se +pencha, c'etait un oeuf en effet. D'ou venait-il? Quelle poule avait pu +sortir du poulailler et venir pondre en cet endroit? Le forgeron +s'etonna, ne comprit pas; mais il ramassa l'oeuf et le porta a sa femme. + +--Tiens, la maitresse, v'la un oeuf que j'ai trouve sur la route! + +La femme hocha la tete:--Un oeuf sur la route? Par ce temps-ci, t'es +soul, bien sur? + +--Mais non, la maitresse, meme qu'il etait au pied d'une haie, et encore +chaud, pas gele. Le v'la, j'me l'ai mis sur l'estomac pour qui +n'refroidisse pas. Tu le mangeras pour ton diner. + +L'oeuf fut glisse dans la marmite ou mijotait la soupe, et le forgeron se +mit a raconter ce qu'on disait par la contree. La femme ecoutait, toute +pale. + +--Pour sur, que j'en ai entendu, des sifflets, l'autre nuit, meme qu'ils +semblaient v'nir de la cheminee. + +On se mit a table, on mangea la soupe d'abord, puis, pendant que le mari +etendait du beurre sur son pain, la femme prit l'oeuf et l'examina d'un +oeil mefiant. + +--Si y avait que que chose dans c't'oeuf? + +--Que que tu veux qu'y ait? + +--J'sais ti, me? + +--Allons, mange-le, et fais pas la bete. + +Elle ouvrit l'oeuf. Il etait comme tous les oeufs, et bien frais. Elle se +mit a le manger en hesitant, le goutant, le laissant, le reprenant. Le +mari disait: + +--Eh bien! que gout qu'il a, c't'oeuf? + +Elle ne repondait pas, et elle acheva de l'avaler; puis, soudain elle +planta sur son homme des yeux fixes, hagards, affoles; leva les bras, +les tordit et, convulsee de la tete aux pieds, roula par terre en +poussant des cris horribles. + +Toute la nuit elle se debattit en des spasmes epouvantables, secouee de +tremblements effrayants, deformee par de hideuses convulsions. Le +forgeron, impuissant a la tenir, fut oblige de la lier. + +Et elle hurlait sans repos, d'une voix infatigable: + +--J'l'ai dans l'corps! J'l'ai dans l'corps! + +Je fus appele le lendemain. J'ordonnai tous les calmants connus sans +obtenir le moindre resultat. Elle etait folle. + +Alors, avec une incroyable rapidite, malgre l'obstacle des hautes +neiges, la nouvelle, une nouvelle etrange, courut de ferme en ferme: "La +femme au forgeron qu'est possedee!" Et on venait de partout, sans oser +penetrer dans la maison; on ecoutait de loin ses cris affreux pousses +d'une voix si forte qu'on ne les aurait pas crus d'une creature humaine. + +Le cure du village fut prevenu. C'etait un vieux pretre naif. Il +accourut en surplis comme pour administrer un mourant et il prononca, en +etendant les mains, les formules d'exorcisme, pendant que quatre hommes +maintenaient sur un lit la femme ecumante et tordue. + +Mais l'esprit ne fut point chasse. + +Et la Noel arriva sans que le temps eut change. + +La veille au matin, le pretre vint me trouver: + +--J'ai envie, dit-il, de faire assister a l'office de cette nuit cette +malheureuse. Peut-etre Dieu fera-t-il un miracle en sa faveur, a l'heure +meme ou il naquit d'une femme. + +Je repondis au cure: + +--Je vous approuve absolument, Monsieur l'abbe. Si elle a l'esprit +frappe par la ceremonie sacree (et rien n'est plus propice a +l'emouvoir), elle peut etre sauvee sans autre remede. + +Le vieux pretre murmura: + +--Vous n'etes pas croyant, docteur, mais aidez-moi, n'est-ce pas? Vous +vous chargez de l'amener? + +Et je lui promis mon aide. + +Le soir vint, puis la nuit; et la cloche de l'eglise se mit a sonner, +jetant sa voix plaintive a travers l'espace morne, sur l'etendue blanche +et glacee des neiges. + +Des etres noirs s'en venaient lentement, par groupes, dociles au cri +d'airain du clocher. La pleine lune eclairait d'une lueur vive et +blafarde tout l'horizon, rendait plus visible la pale desolation des +champs. + +J'avais pris quatre hommes robustes et je me rendis a la forge. + +La Possedee hurlait toujours, attachee a sa couche. On la vetit +proprement malgre sa resistance eperdue, et on l'emporta. + +L'eglise etait maintenant pleine de monde, illuminee et froide; les +chantres poussaient leurs notes monotones; le serpent ronflait; la +petite sonnette de l'enfant de choeur tintait, reglant les mouvements des +fideles. + +J'enfermai la femme et ses gardiens dans la cuisine du presbytere, et +j'attendis le moment que je croyais favorable. Je choisis l'instant qui +suit la communion. Tous les paysans, hommes et femmes, avaient recu leur +Dieu pour flechir sa rigueur. Un grand silence planait pendant que le +pretre achevait le mystere divin. + +Sur mon ordre, la porte fut ouverte et mes quatre aides apporterent la +folle. + +Des qu'elle apercut les lumieres, la foule a genoux, le choeur en feu et +le tabernacle dore, elle se debattit d'une telle vigueur qu'elle faillit +nous echapper, et elle poussa des clameurs si aigues qu'un frisson +d'epouvante passa dans l'eglise; toutes les tetes se releverent; des +gens s'enfuirent. + +Elle n'avait plus la forme d'une femme, crispee et tordue en nos mains, +le visage contourne, les yeux fous. + +On la traina jusqu'aux marches du choeur et puis on la tint fortement +accroupie a terre. + +Le pretre s'etait leve; il attendait. Des qu'il la vit arretee, il prit +en ses mains l'ostensoir ceint de rayons d'or, avec l'hostie blanche au +milieu, et, s'avancant de quelques pas, il l'eleva de ses deux bras +tendus au-dessus de sa tete, le presentant aux regards egares de la +Demoniaque. + +Elle hurlait toujours, l'oeil fixe, tendu sur cet objet rayonnant. Et le +pretre demeurait tellement immobile qu'on l'aurait pris pour une statue. + +Et cela dura longtemps, longtemps. + +La femme semblait saisie de peur, fascinee; elle contemplait fixement +l'ostensoir, secouee encore de tremblements terribles, mais passagers, +et criant toujours, mais d'une voix moins dechirante. + +Et cela dura encore longtemps. + +On eut dit qu'elle ne pouvait plus baisser les yeux, qu'ils etaient +rives sur l'hostie; et elle ne faisait plus que gemir; et son corps +roidi s'amollissait, s'affaissait. Toute la foule etait prosternee le +front par terre. La Possedee maintenant baissait rapidement les +paupieres, puis les relevait aussitot, comme impuissante a supporter la +vue de son Dieu. Elle s'etait tue. Et puis soudain, je m'apercus que ses +yeux demeuraient clos. Elle dormait du sommeil des somnambules, +hypnotisee, pardon, vaincue par la contemplation persistante de +l'ostensoir aux rayons d'or, terrassee par le Christ victorieux. + +On l'emporta, inerte, pendant que le pretre remontait vers l'autel. + +L'assistance bouleversee entonna un _Te Deum_ d'actions de graces. + +Et la femme du forgeron dormit quarante heures de suite, puis se +reveilla sans aucun souvenir de la possession ni de la delivrance. + +Voila, Mesdames, le miracle que j'ai vu. Le docteur Bonenfant se tut, +puis ajouta d'une voix contrariee:--Je n'ai pu refuser de l'attester +par ecrit. + + + * * * * * + + + + +LA REINE HORTENSE + +[Illustration de MYRBACH] + + +On l'appelait, dans Argenteuil, la reine Hortense. Personne ne sut +jamais pourquoi. Peut-etre parce qu'elle parlait ferme comme un officier +qui commande? Peut-etre parce qu'elle etait grande, osseuse, imperieuse? +Peut-etre parce qu'elle gouvernait un peuple de betes domestiques, +poules, chiens, chats, serins et perruches, de ces betes cheres aux +vieilles filles? Mais elle n'avait pour ces animaux familiers ni +gateries, ni mots mignards, ni ces pueriles tendresses qui semblent +couler des levres des femmes sur le poil veloute du chat qui ronronne. +Elle gouvernait ses betes avec autorite; elle regnait. + +C'etait une vieille fille, en effet, une de ces vieilles filles a la +voix cassante, au geste sec, dont l'ame semble dure. Elle avait toujours +eu de jeunes bonnes, parce que la jeunesse se plie mieux aux brusques +volontes. Elle n'admettait jamais ni contradiction, ni replique, ni +hesitation, ni nonchalance, ni paresse, ni fatigue. Jamais on ne l'avait +entendue se plaindre, regretter quoi que ce fut, envier n'importe qui. +Elle disait "Chacun sa part" avec une conviction de fataliste. Elle +n'allait pas a l'eglise, n'aimait pas les pretres, ne croyait guere a +Dieu, appelant toutes les choses religieuses de la "marchandise a +pleureurs". + +Depuis trente ans qu'elle habitait sa petite maison, precedee d'un petit +jardin longeant la rue, elle n'avait jamais modifie ses habitudes, ne +changeant que ses bonnes impitoyablement, lorsqu'elles prenaient vingt +et un ans. + +Elle remplacait sans larmes et sans regrets ses chiens, ses chats et ses +oiseaux quand ils mouraient de vieillesse ou d'accident, et elle +enterrait les animaux trepasses dans une plate-bande, au moyen d'une +petite boche, puis tassait la terre dessus de quelques coups de pied +indifferents. + +Elle avait dans la ville quelques connaissances, des familles d'employes +dont les hommes allaient a Paris tous les jours. De temps en temps, on +l'invitait a venir prendre une tasse de the le soir. Elle s'endormait +inevitablement dans ces reunions, et il fallait la reveiller pour +qu'elle retournat chez elle. Jamais elle ne permit a personne de +l'accompagner, n'ayant peur ni le jour ni la nuit. Elle ne semblait pas +aimer les enfants. + +Elle occupait son temps a mille besognes de male, menuisant, jardinant, +coupant le bois avec la scie ou la hache, reparant sa maison vieillie, +maconnant meme quand il le fallait. + +Elle avait des parents qui la venaient voir deux fois l'an; les Cimme et +les Colombel, ses deux soeurs ayant epouse l'une un herboriste, l'autre +un petit rentier. Les Cimme n'avaient pas de descendants; les Colombel +en possedaient trois: Henri, Pauline et Joseph. Henri avait vingt ans, +Pauline dix-sept et Joseph trois ans seulement, etant venu alors qu'il +semblait impossible que sa mere fut encore fecondee. + +Aucune tendresse n'unissait la vieille fille a ses parents. + +Au printemps de l'annee 1882, la reine Hortense tomba malade tout a +coup. Les voisins allerent chercher un medecin qu'elle chassa. Un pretre +s'etant alors presente, elle sortit de son lit a moitie nue pour le +jeter dehors. + +La petite bonne, eploree, lui faisait de la tisane. + +Apres trois jours de lit, la situation parut devenir si grave, que le +tonnelier d'a cote, d'apres le conseil du medecin, rentre d'autorite +dans la maison, prit sur lui d'appeler les deux familles. + +Elles arriverent par le meme train vers dix heures du matin, les +Colombel ayant amene le petit Joseph. + +Quand elles se presenterent a l'entree du jardin, elles apercurent +d'abord la bonne qui pleurait, sur une chaise, contre le mur. + +Le chien dormait couche sur le paillasson de la porte d'entree, sous une +brulante tombee de soleil; deux chats, qu'on eut crus morts, etaient +allonges sur le rebord des deux fenetres, les yeux fermes, les pattes et +la queue tout au long etendues. + +Une grosse poule gloussante promenait un bataillon de poussins, vetus de +duvet jaune, leger comme de la ouate, a travers le petit jardin; et une +grande cage accrochee au mur, couverte de mouron, contenait un peuple +d'oiseaux qui s'egosillaient dans la lumiere de cette chaude matinee de +printemps. + +Deux inseparables dans une autre cagette en forme de chalet restaient +bien tranquilles, cote a cote sur leur baton. + +M. Cimme, un tres gros personnage soufflant, qui entrait toujours le +premier partout, ecartant les autres, hommes ou femmes, quand il le +fallait, demanda: + +--Eh bien, Celeste, ca ne va donc pas? + +La petite bonne gemit a travers ses larmes:--Elle ne me reconnait +seulement plus. Le medecin dit que c'est la fin. + +Tout le monde se regarda. + +Mme Cimme et Mme Colombel s'embrasserent instantanement, sans dire un +mot. Elles se ressemblaient beaucoup, ayant toujours porte des bandeaux +plats et des chales rouges, des cachemires francais eclatants comme des +brasiers. + +Cimme se tourna vers son beau-frere, homme pale, jaune et maigre, ravage +par une maladie d'estomac, et qui boitait affreusement, et il prononca +d'un ton serieux: + +--Bigre! il etait temps. + +Mais personne n'osait penetrer dans la chambre de la mourante situee au +rez-de-chaussee. Cimme lui-meme cedait le pas. Ce fut Colombel qui se +decida le premier, et il entra en se balancant comme un mat de navire, +faisant sonner sur les paves le fer de sa canne. + +Les deux femmes se hasarderent ensuite, et M. Cimme ferma la marche. + +Le petit Joseph etait reste dehors, seduit par la vue du chien. + +Un rayon de soleil coupait en deux le lit, eclairant tout juste les +mains qui s'agitaient nerveusement, s'ouvrant et se fermant sans cesse. +Les doigts remuaient comme si une pensee les eut animes, comme s'ils +eussent signifie des choses, indique des idees, obei a une intelligence. +Tout le reste du corps restait immobile sous le drap. La figure +anguleuse n'avait pas un tressaillement. Les yeux demeuraient fermes. + +Les parents se deployerent en demi-cercle et se mirent a regarder, sans +dire un mot, la poitrine serree, la respiration courte. La petite bonne +les avait suivis et larmoyait toujours. + +A la fin, Cimme demanda:--Qu'est-ce que dit au juste le medecin? + +La servante balbutia:--Il dit qu'on la laisse tranquille, qu'il n'y a +plus rien a faire. + +Mais, soudain, les levres de la vieille fille se mirent a s'agiter. +Elles semblaient prononcer des mots silencieux, des mots caches dans +cette tete de mourante, et ses mains precitaient leur mouvement +singulier. + +Tout a coup elle parla d'une petite voix maigre qu'on ne lui connaissait +pas, d'une voix qui semblait venir de loin, du fond de ce coeur toujours +ferme peut-etre? + +Cimme s'en alla sur la pointe du pied, trouvant penible ce spectacle. +Colombel, dont la jambe estropiee se fatiguait, s'assit. + +Les deux femmes restaient debout. + +La reine Hortense babillait maintenant tres vite sans qu'on comprit rien +a ses paroles. Elle prononcait des noms, beaucoup de noms, appelait +tendrement des personnes imaginaires. + +"Viens ici, mon petit Philippe, embrasse ta mere. Tu l'aimes bien ta +maman, dis, mon enfant? Toi, Rose, tu vas veiller sur ta petite soeur +pendant que je serai sortie. Surtout, ne la laisse pas seule, tu +m'entends? Et je te defends de toucher aux allumettes." + +Elle se taisait quelques secondes, puis, d'un ton plus haut, comme si +elle eut appele: "Henriette!" Elle attendait un peu, et reprenait: "Dis +a ton pere de venir me parler avant d'aller a son bureau." Et soudain: +"Je suis un peu souffrante aujourd'hui, mon cheri; promets-moi de ne pas +revenir tard. Tu diras a ton chef que je suis malade. Tu comprends qu'il +est dangereux de laisser les enfants seuls quand je suis au lit. Je vais +te faire pour le diner un plat de riz au sucre. Les petits aiment +beaucoup cela. C'est Claire qui sera contente!" + +Elle se mettait a rire, d'un rire jeune et bruyant, comme elle n'avait +jamais ri: "Regarde Jean, quelle drole de tete il a. Il s'est barbouille +avec les confitures, le petit sale. Regarde donc, mon cheri, comme il +est drole!" + +Colombel, qui changeait de place a tout moment sa jambe fatiguee par le +voyage, murmura: + +--Elle reve qu'elle a des enfants et un mari, c'est l'agonie qui +commence. + +Les deux soeurs ne bougeaient toujours point, surprises et stupides. + +La petite bonne prononca: + +--Faut retirer vos chales et vos chapeaux; voulez-vous passer dans la +salle? + +Elles sortirent sans avoir prononce une parole et Colombel les suivit en +boitant, laissant de nouveau toute seule la mourante. + +Quand elles se furent debarrassees de leurs vetements de route, les +femmes s'assirent enfin. Alors un des chats quitta sa fenetre, s'etira, +sauta dans la salle, puis sur les genoux de Mme Cimme, qui se mit a le +caresser. + +On entendait a cote la voix de l'agonisante, vivant, a cette heure +derniere, la vie qu'elle avait attendue sans doute, vidant ses reves +eux-memes au moment ou tout allait finir pour elle. + +Cimme, dans le jardin, jouait avec le petit Joseph et le chien, +s'amusant beaucoup, d'une gaiete de gros homme aux champs, sans aucun +souvenir de la mourante. + +Mais tout a coup il rentra, et, s'adressant a la bonne: + +--Dis donc, ma fille, tu vas nous faire a dejeuner. Qu'est-ce que vous +allez manger, mesdames? + +On convint d'une omelette aux fines herbes, d'un morceau de faux-filet +avec des pommes nouvelles, d'un fromage et d'une tasse de cafe. + +Et comme Mme Colombel fouillait dans sa poche pour chercher son +porte-monnaie, Cimme l'arreta; puis, se tournant vers la bonne:--Tu dois +avoir de l'argent? Elle repondit: + +--Oui, Monsieur. + +--Combien? + +--Quinze francs. + +--Ca suffit. Depeche-toi, ma fille, car je commence a avoir faim. + +Mme Cimme, regardant au dehors les fleurs grimpantes baignees de soleil, +et deux pigeons amoureux sur le toit en face, prononca d'un air +navre:--C'est malheureux d'etre venus pour une aussi triste +circonstance. Il ferait bien bon dans la campagne aujourd'hui. + +Sa soeur soupira sans repondre, et Colombel murmura, emu peut-etre par la +pensee d'une marche:--Ma jambe me tracasse bougrement. + +Le petit Joseph et le chien faisaient un bruit terrible: l'un poussant +des cris de joie, l'autre aboyant eperdument. Ils jouaient a cache-cache +autour des trois plates-bandes, courant l'un apres l'autre comme deux +fous. + +La mourante continuait a appeler ses enfants, causant avec chacun, +s'imaginant qu'elle les habillait, qu'elle les caressait, qu'elle leur +apprenait a lire: "Allons! Simon, repete: ABCD. Tu ne dis pas bien, +voyons, D D D, m'entends-tu? Repete alors..." + +Cimme prononca:--C'est curieux ce que l'on dit a ces moments-la. + +Mme Colombel alors demanda:--Il vaudrait peut-etre mieux retourner +aupres d'elle. Mais Cimme aussitot l'en dissuada:--Pourquoi faire, +puisque vous ne pouvez rien changer a son etat? Nous sommes aussi bien +ici. + +Personne n'insista. Mme Cimme considera les deux oiseaux verts, dits +inseparables. Elle loua en quelques phrases cette fidelite singuliere et +blama les hommes de ne pas imiter ces betes. Cimme se mit a rire, +regarda sa femme, chantonna d'un air goguenard: "Tra-la-la. +Tra-la-la-la", comme pour laisser entendre bien des choses sur sa +fidelite, a lui, Cimme. + +Colombel, pris maintenant de crampes d'estomac, frappait le pave de sa +canne. + +L'autre chat entra la queue en l'air. + +On ne se mit a table qu'a une heure. + +Des qu'il eut goute au vin, Colombel, a qui on avait recommande de ne +boire que du bordeaux de choix, rappela la servante: + +--Dis donc, ma fille, est-ce qu'il n'y a rien de meilleur que cela dans +la cave? + +--Oui monsieur, il y a du vin fin qu'on vous servait quand vous veniez. + +--Eh bien, va nous en chercher trois bouteilles. + +On gouta ce vin qui parut excellent; non pas qu'il provint d'un cru +remarquable, mais il avait quinze ans de cave. Cimme declara:--C'est du +vrai vin de malade. + +Colombel, saisi d'une envie ardente de posseder ce bordeaux, interrogea +de nouveau la bonne:--Combien en reste-t-il, ma fille? + +--Oh! presque tout, Monsieur, mamz'elle n'en buvait jamais. C'est le tas +du fond. + +Alors il se tourna vers son beau-frere:--Si vous vouliez, Cimme, je vous +reprendrais ce vin-la pour autre chose, il convient merveilleusement a +mon estomac. + +La poule etait entree a son tour avec son troupeau de poussins; les deux +femmes s'amusaient a lui jeter des miettes. + +On renvoya au jardin Joseph et le chien qui avaient assez mange. + +La reine Hortense parlait toujours, mais a voix basse maintenant, de +sorte qu'on ne distinguait plus les paroles. + +Quand on eut acheve le cafe, tout le monde alla constater l'etat de la +malade. Elle semblait calme. + +On ressortit et on s'assit en cercle dans le jardin pour digerer. + +Tout a coup le chien se mit a tourner autour des chaises de toute la +vitesse de ses pattes, portant quelque chose en sa gueule. L'enfant +courait derriere eperdument. Tous deux disparurent dans la maison. + +Cimme s'endormit le ventre au soleil. + +La mourante se remit a parler haut. Puis, tout a coup, elle cria. + +Les deux femmes et Colombel s'empresserent de rentrer pour voir ce +qu'elle avait. Cimme, reveille, ne se derangea pas, n'aimant point ces +choses-la. + +Elle s'etait assise, les yeux hagards. Son chien, pour echapper a la +poursuite du petit Joseph, avait saute sur le lit, franchi l'agonisante; +et, retranche derriere l'oreiller, il regardait son camarade de ses yeux +luisants, pret a sauter de nouveau pour recommencer la partie. Il tenait +a la gueule une des pantoufles de sa maitresse, dechiree a coups de +crocs, depuis une heure qu'il jouait avec. + +L'enfant, intimide par cette femme dressee soudain devant lui, restait +immobile en face de la couche. + +La poule, entree aussi, effarouchee par le bruit, avait saute sur une +chaise; et elle appelait desesperement ses poussins qui pepiaient, +effares, entre les quatre jambes du siege. + +La reine Hortense criait d'une voix dechirante: "Non, non, je ne veux +pas mourir, je ne veux pas! je ne veux pas! Qui est-ce qui elevera mes +enfants? Qui les soignera? Qui les aimera? Non, je ne veux pas!... je +ne..." + +Elle se renversa sur le dos. C'etait fini. + +Le chien, tres excite, sauta dans la chambre en gambadant. + +Colombel courut a la fenetre, appela son beau-frere:--Arrivez vite, +arrivez vite. Je crois qu'elle vient de passer. + +Alors Cimme se leva et, prenant son parti, il penetra dans la chambre en +balbutiant: + +--C'a ete moins long que je n'aurais cru. + + + * * * * * + + + + +LE PARDON + +[Illustration de J. ROY] + + +Elle avait ete elevee dans une de ces familles qui vivent enfermees en +elles-memes, et qui semblent toujours loin de tout. Elles ignorent les +evenements politiques, bien qu'on en cause a table; mais les changements +de gouvernement se passent si loin, si loin, qu'on parle de cela comme +d'un fait historique, comme de la mort de Louis XVI ou du debarquement +de Napoleon. + +Les moeurs se modifient, les modes se succedent. On ne s'en apercoit +guere dans la famille calme ou l'on suit toujours les coutumes +traditionnelles. Et si quelque histoire scabreuse se passe dans les +environs, le scandale vient mourir au seuil de la maison. Seuls, le pere +et la mere, un soir, echangent quelques mots la-dessus, mais a mi-voix, +a cause des murs qui ont partout des oreilles. Et, discretement, le +pere dit: + +--Tu as su cette terrible affaire dans la famille des Rivoil? + +Et la mere repond: + +--Qui aurait jamais cru cela? C'est affreux. + +Les enfants ne se doutent de rien, et ils arrivent a l'age de vivre a +leur tour, avec un bandeau sur les yeux et sur l'esprit, sans soupconner +les dessous de l'existence, sans savoir qu'on ne pense pas comme on +parle, et qu'on ne parle point comme on agit; sans savoir qu'il faut +vivre en guerre avec tout le monde, ou du moins en paix armee, sans +deviner qu'on est sans cesse trompe quand on est naif, joue quand on est +sincere, maltraite quand on est bon. + +Les uns vont jusqu'a la mort dans cet aveuglement de probite, de +loyaute, d'honneur; tellement integres que rien ne leur ouvre les yeux. + +Les autres, desabuses sans bien comprendre, trebuchent eperdus, +desesperes, et meurent en se croyant les jouets d'une fatalite +exceptionnelle, les victimes miserables d'evenements funestes et +d'hommes particulierement criminels. + +Les Savignol marierent leur fille Berthe a dix-huit ans. Elle epousa un +jeune homme de Paris, Georges Baron, qui faisait des affaires a la +Bourse. Il etait beau garcon, parlait bien, avec tous les dehors probes +qu'il fallait; mais au fond du coeur, il se moquait un peu de ses +beaux-parents attardes, qu'il appelait entre amis: "Mes chers fossiles". + +Il appartenait a une bonne famille; et la jeune fille etait riche. Il +l'emmena vivre a Paris. + +Elle devint une de ces provinciales de Paris dont la race est nombreuse. +Elle demeura ignorante de la grande ville, de son monde elegant, de ses +plaisirs, de ses costumes, comme elle etait demeuree ignorante de la +vie, de ses perfidies et de ses mysteres. + +Enfermee en son menage, elle ne connaissait guere que sa rue, et quand +elle s'aventurait dans un autre quartier, il lui semblait accomplir un +voyage lointain en une ville inconnue et etrangere. Elle disait le soir: + +--J'ai traverse les boulevards, aujourd'hui. + +Deux ou trois fois par an, son mari l'emmenait au theatre. C'etaient des +fetes dont le souvenir ne s'eteignait plus et dont on reparlait sans +cesse. + +Quelquefois, a table, trois mois apres, elle se mettait brusquement a +rire, et s'ecriait: + +--Te rappelles-tu cet acteur habille en general et qui imitait le chant +du coq? + +Toutes ses relations se bornaient a deux familles alliees qui, pour +elle, representaient l'humanite. Elle les designait en faisant preceder +leur nom de l'article "les"--les Martinet et les Michelint. + +Son mari vivait a sa guise, rentrant quand il voulait, parfois au jour +levant, pretextant des affaires, ne se genant point, sur que jamais un +soupcon n'effleurerait cette ame candide. + +Mais un matin elle recut une lettre anonyme. + +Elle demeura eperdue, ayant le coeur trop droit pour comprendre l'infamie +des denonciations, pour mepriser cette lettre dont l'auteur se disait +inspire par l'interet de son bonheur, et la haine du mal, et l'amour de +la verite. + +On lui revelait que son mari avait, depuis deux ans, une maitresse, une +jeune veuve, Mme Rosset, chez qui il passait toutes ses soirees. + +Elle ne sut ni feindre, ni dissimuler, ni epier, ni ruser. Quand il +revint pour dejeuner elle lui jeta cette lettre, en sanglotant, et +s'enfuit dans sa chambre. + +Il eut le temps de comprendre, de preparer sa reponse et il alla frapper +a la porte de sa femme. Elle ouvrit aussitot, n'osant pas le regarder. +Il souriait; il s'assit, l'attira sur ses genoux; et d'une voix douce, +un peu moqueuse: + +"Ma chere petite, j'ai en effet pour amie Mme Rosset, que je connais +depuis dix ans et que j'aime beaucoup, j'ajouterai que je connais vingt +autres familles dont je ne t'ai jamais parle, sachant que tu ne +recherches pas le monde, les fetes et les relations nouvelles. Mais, +pour en finir une fois pour toutes avec ces denonciations infames, je te +prierai de t'habiller apres le dejeuner et nous irons faire une visite +a cette jeune femme qui deviendra ton amie, je n'en doute pas." + +Elle embrassa a pleins bras son mari; et, par une de ces curiosites +feminines qui ne s'endorment plus une fois eveillees, elle ne refusa +point d'aller voir cette inconnue qui lui demeurait, malgre tout, un peu +suspecte. Elle sentait, par instinct, qu'un danger connu est presque +evite. + +Elle entra dans un petit appartement coquet, plein de bibelots, orne +avec art, au quatrieme etage d'une belle maison. Au bout de cinq minutes +d'attente dans un salon assombri par des tentures, des portieres, des +rideaux drapes gracieusement, une porte s'ouvrit et une jeune femme +apparut, tres brune, petite, un peu grasse, etonnee et souriante. + +Georges fit les presentations. + +--Ma femme, Madame Julie Rosset. + +La jeune veuve poussa un leger cri d'etonnement et de joie, et s'elanca, +les deux mains ouvertes. Elle n'esperait point, disait-elle, avoir ce +bonheur, sachant que Mme Baron ne voyait personne; mais elle etait si +heureuse, si heureuse! Elle aimait tant Georges! (elle disait Georges +tout court avec une fraternelle familiarite), qu'elle avait une envie +folle de connaitre sa jeune femme et de l'aimer aussi. + +Au bout d'un mois, les deux nouvelles amies ne se quittaient plus. Elles +se voyaient chaque jour, souvent deux fois, et dinaient tous les soirs +ensemble, tantot chez l'une, tantot chez l'autre. Georges maintenant ne +sortait plus guere, ne pretextait plus d'affaires, adorant, disait-il, +son coin du feu. + +Enfin, un appartement s'etant trouve libre dans la maison habitee par +Mme Rosset, Mme Baron s'empressa de le prendre pour se rapprocher et se +reunir encore davantage. + +Et, pendant deux annees entieres, ce fut une amitie sans un nuage, une +amitie de coeur et d'ame, absolue, tendre, devouee, delicieuse. Berthe ne +pouvait plus parler sans prononcer le nom de Julie qui representait pour +elle la perfection. + +Elle etait heureuse, d'un bonheur parfait, calme et doux. + +Mais voici que Mme Rosset tomba malade. Berthe ne la quitta plus. Elle +passait les nuits, se desolait; son mari lui-meme etait desespere. + +Or, un matin, le medecin, en sortant de sa visite, prit a part Georges +et sa femme, et leur annonca qu'il trouvait fort grave l'etat de leur +amie. + +Des qu'il fut parti, les jeunes gens atterres, s'assirent l'un en face +de l'autre; puis, brusquement, se mirent a pleurer. Ils veillerent, la +nuit, tous les deux ensemble aupres du lit; et Berthe, a tout instant, +embrassait tendrement la malade, tandis que Georges, debout devant les +pieds de sa couche, la contemplait silencieusement avec une persistance +acharnee. + +Le lendemain, elle allait plus mal encore. + +Enfin, vers le soir, elle declara qu'elle se trouvait mieux, et, +contraignit ses amis a redescendre chez eux pour diner. + +Ils etaient tristement assis dans leur salle, sans guere manger, quand +la bonne remit a Georges une enveloppe. Il l'ouvrit, lut, devint livide +et, se levant, il dit a sa femme, d'un air etrange: "Attends-moi, il +faut que je m'absente un instant, je serai de retour dans dix minutes. +Surtout ne sors pas." + +Et il courut dans sa chambre prendre son chapeau. + +Berthe l'attendit, torturee par une inquietude nouvelle. Mais, docile en +tout, elle ne voulait point remonter chez son amie avant qu'il fut +revenu. + +Comme il ne reparaissait pas, la pensee lui vint d'aller voir en sa +chambre s'il avait pris ses gants, ce qui eut indique qu'il devait +entrer quelque part. + +Elle les apercut du premier coup d'oeil. Pres d'eux un papier froisse, +gisait, jete la. Elle le reconnut aussitot, c'etait celui qu'on venait +de remettre a Georges. + +Et une tentation brulante, la premiere de sa vie, lui vint de lire, de +savoir. Sa conscience revoltee luttait, mais la demangeaison d'une +curiosite fouettee et douloureuse poussait sa main. Elle saisit le +papier, l'ouvrit, reconnut aussitot l'ecriture, celle de Julie, une +ecriture tremblee, au crayon. Elle lut: "Viens seul m'embrasser, mon +pauvre ami, je vais mourir." + +Elle ne comprit pas d'abord, et restait la stupide, frappee surtout par +l'idee de mort. Puis, soudain, le tutoiement saisit sa pensee; et ce +fut comme un grand eclair illuminant son existence, lui montrant toute +l'infame verite, toute leur trahison, toute leur perfidie. Elle comprit +leur longue astuce, leurs regards, sa bonne foi jouee, sa confiance +trompee. Elle les revit l'un en face de l'autre, le soir sous +l'abat-jour de sa lampe, lisant le meme livre, se consultant de l'oeil a +la fin des pages. + +Et, son coeur souleve d'indignation, meurtri de souffrance, s'abima dans +un desespoir sans bornes. + +Des pas retentirent; elle s'enfuit et s'enferma chez elle. + +Son mari, bientot, l'appela. + +--Viens vite. Mme Rosset va mourir. + +Berthe parut sur sa porte et, la levre tremblante: + +--Retournez seul aupres d'elle, elle n'a pas besoin de moi. + +Il la regarda follement, abruti de chagrin, et il reprit: + +--Vite, vite, elle meurt. + +Berthe repondit: + +--Vous aimeriez mieux que ce fut moi. + +Alors il comprit peut-etre, et s'en alla, remontant pres de +l'agonisante. + +Il la pleura sans dissimulation, sans pudeur, indifferent a la douleur +de sa femme qui ne lui parlait plus, ne le regardait plus, vivait seule +muree dans le degout, dans une colere revoltee, et priait Dieu matin et +soir. + +Ils habitaient ensemble pourtant, mangeaient face a face, muets et +desesperes. + +Puis il s'apaisa peu a peu; mais elle ne lui pardonnait point. + +Et la vie continua, dure pour tous les deux. + +Pendant un an, ils demeurerent aussi etrangers l'un a l'autre que s'ils +ne se fussent pas connus. Berthe faillit devenir folle. + +Puis un matin etant partie des l'aurore, elle rentra vers huit heures +portant en ses deux mains un enorme bouquet de roses, de roses blanches, +toutes blanches. + +Et elle fit dire a son mari qu'elle desirait lui parler. + +Il vint inquiet, trouble. + +--Nous allons sortir ensemble, lui dit-elle; prenez ces fleurs, elles +sont trop lourdes pour moi. + +Il prit le bouquet et suivit sa femme. Une voiture les attendait qui +partit des qu'ils furent montes. + +Elle s'arreta devant la grille du cimetiere. Alors Berthe, dont les yeux +s'emplissaient de larmes, dit a Georges:--Conduisez-moi a sa tombe. Il +tremblait sans comprendre, et il se mit a marcher devant, tenant +toujours les fleurs en ses bras. Il s'arreta enfin devant un marbre +blanc et le designa sans rien dire. + +Alors elle lui reprit le grand bouquet et, s'agenouillant, le deposa sur +les pieds du tombeau. Puis elle s'isola en une priere inconnue et +suppliante! + +Debout derriere elle, son mari, hante de souvenirs, pleurait. + +Elle se releva et lui tendit les mains. + +--Si vous voulez, nous serons amis, dit-elle. + + + * * * * * + + + + +LA LEGENDE DU MONT SAINT-MICHEL + +[Illustration de GRASSET] + + +Je l'avais vu d'abord de Cancale ce chateau de fees plante dans la mer. +Je l'avais vu confusement, ombre grise dressee sur le ciel brumeux. + +Je le revis d'Avranches, au soleil couchant. L'immensite des sables +etait rouge, l'horizon etait rouge, toute la baie demesuree etait rouge; +seule, l'abbaye escarpee, poussee la-bas, loin de la terre, comme un +manoir fantastique, stupefiante comme un palais de reve, +invraisemblablement etrange et belle, restait presque noire dans les +pourpres du jour mourant. + +J'allai vers elle le lendemain des l'aube, a travers les sables, l'oeil +tendu sur ce bijoux monstrueux, grand comme une montagne, cisele comme +un camee et vaporeux comme une mousseline. Plus j'approchais, plus je +me sentais souleve d'admiration, car rien au monde peut-etre n'est plus +etonnant et plus parfait. + +Et j'errai, surpris comme si j'avais decouvert l'habitation d'un dieu a +travers ces salles portees par des colonnes legeres ou pesantes, a +travers ces couloirs perces a jour, levant mes yeux emerveilles sur ces +clochetons qui semblent des fusees parties vers le ciel et sur tout cet +emmelement incroyable de tourelles, de gargouilles, d'ornements sveltes +et charmants, feu d'artifice de pierre, dentelle de granit, +chef-d'oeuvre d'architecture colossale et delicate. + +Comme je restais en extase, un paysan bas-normand m'aborda et me raconta +l'histoire de la grande querelle de saint Michel avec le diable. + +Un sceptique de genie a dit: "Dieu a fait l'homme a son image, mais +l'homme le lui a bien rendu." + +Ce mot est d'une eternelle verite et il serait fort curieux de faire +dans chaque continent l'histoire de la divinite locale, ainsi que +l'histoire des saints patrons dans chacune de nos provinces. Le negre a +des idoles feroces, mangeuses d'hommes; le mahometan polygame peuple son +paradis de femmes; les Grecs, en gens pratiques, avaient divinise toutes +les passions. + +Chaque village de France est place sous l'invocation d'un saint +protecteur, modifie a l'image des habitants. + +Or, saint Michel veille sur la Basse-Normandie, saint Michel, l'ange +radieux et victorieux, le porte-glaive, le heros du ciel, le triomphant, +le dominateur de Satan. + +Mais voici comment le Bas-Normand, ruse, cauteleux, sournois et +chicanier, comprend et raconte la lutte du grand saint avec le diable. + +Pour se mettre a l'abri des mechancetes du demon, son voisin, saint +Michel construisit lui-meme, en plein ocean, cette habitation digne d'un +archange; et, seul, en effet, un pareil saint pouvait se creer une +semblable residence. + +Mais, comme il redoutait encore les approches du Malin, il entoura son +domaine de sables mouvants plus perfides que la mer. + +Le diable habitait une humble chaumiere sur la cote; mais il possedait +les prairies baignees d'eau salee, les belles terres grasses ou poussent +les recoltes lourdes, les riches vallees et les coteaux feconds de tout +le pays; tandis que le saint ne regnait que sur les sables. De sorte que +Satan etait riche, et saint Michel etait pauvre comme un gueux. + +Apres quelques annees de jeune, le saint s'ennuya de cet etat de choses +et pensa a passer un compromis avec le diable; mais la chose n'etait +guere facile, Satan tenant a ses moissons. + +Il reflechit pendant six mois; puis, un matin, il s'achemina vers la +terre. Le demon mangeait la soupe devant sa porte quand il apercut le +saint; aussitot il se precipita a sa rencontre, baisa le bas de sa +manche, le fit entrer et lui offrit de se rafraichir. + +Apres avoir bu une jatte de lait, saint Michel prit la parole: + +--Je suis venu pour te proposer une bonne affaire. + +Le diable, candide et sans defiance, repondit: + +--Ca me va. + +--Voici. Tu me cederas toutes tes terres. + +Satan, inquiet, voulut parler: + +--Mais... + +Le saint reprit: + +--Ecoute d'abord. Tu me cederas toutes tes terres. Je me chargerai de +l'entretien, du travail, des labourages, des semences, du fumage, de +tout enfin, et nous partagerons la recolte par moitie. Est-ce dit? + +Le diable, naturellement paresseux, accepta. + +Il demanda seulement en plus quelques-uns de ces delicieux surmulets +qu'on peche autour du mont solitaire. Saint Michel promit les poissons. + +Ils se taperent dans la main, cracherent de cote pour indiquer que +l'affaire etait faite, et le saint reprit: + +--Tiens, je ne veux pas que tu aies a te plaindre de moi. Choisis ce que +tu preferes: la partie des recoltes qui sera sur terre ou celle qui +restera dans la terre. + +Satan s'ecria: + +--Je prends celle qui sera sur terre. + +--C'est entendu, dit le saint. + +Et il s'en alla. + +Or, six mois apres, dans l'immense domaine du diable, on ne voyait que +des carottes, des navets, des oignons, des salsifis, toutes les plantes +dont les racines grasses sont bonnes et savoureuses, et dont la feuille +inutile sert tout au plus a nourrir les betes. + +Satan n'eut rien et voulut rompre le contrat, traitant saint Michel de +"malicieux". + +Mais le saint avait pris gout a la culture; il retourna retrouver le +diable: + +--Je t'assure que je n'y ai point pense du tout; ca s'est trouve comme +ca; il n'y a point de ma faute. Et, pour te dedommager, je t'offre de +prendre, cette annee, tout ce qui se trouvera sous terre. + +--Ca me va, dit Satan. + +Au printemps suivant, toute l'etendue des terres de l'Esprit du Mal +etait couverte de bles epais, d'avoines grosses comme des clochetons, de +lins, de colzas magnifiques, de trefles rouges, de pois, de choux, +d'artichauts, de tout ce qui s'epanouit au soleil en graines ou en +fruits. + +Satan n'eut encore rien et se facha tout a fait. + +Il reprit ses pres et ses labours et resta sourd a toutes les ouvertures +nouvelles de son voisin. + +Une annee entiere s'ecoula. Du haut de son manoir isole, saint Michel +regardait la terre lointaine et feconde, et voyait le diable dirigeant +les travaux, rentrant les recoltes, battant ses grains. Et il rageait, +s'exasperant de son impuissance. Ne pouvant plus duper Satan, il resolut +de s'en venger, et il alla le prier a diner pour le lundi suivant. + +--Tu n'as pas ete heureux dans tes affaires avec moi, disait-il, je le +sais; mais je ne veux pas qu'il reste de rancune entre nous, et je +compte que tu viendras diner avec moi. Je te ferai manger de bonnes +choses. + +Satan, aussi gourmand que paresseux, accepta bien vite. Au jour dit, il +revetit ses plus beaux habits et prit le chemin du Mont. + +Saint Michel le fit asseoir a une table magnifique. On servit d'abord +un vol-au-vent plein de cretes et de rognons de coq, avec des boulettes +de chair a saucisse, puis deux gros surmulets a la creme, puis une dinde +blanche pleine de marrons confits dans du vin, puis un gigot de +pre-sale, tendre comme du gateau; puis des legumes qui fondaient dans la +bouche et de la bonne galette chaude, qui fumait en repandant un parfum +de beurre. + +On but du cidre pur, mousseux et sucre, et du vin rouge et capiteux, et, +apres chaque plat, on faisait un trou avec de vieille eau-de-vie de +pommes. + +Le diable but et mangea comme un coffre, tant et si bien qu'il se trouva +gene. + +Alors saint Michel, se levant formidable, s'ecria d'une voix de +tonnerre: + +--Devant moi! devant moi, canaille! Tu oses... devant moi... + +Satan eperdu s'enfuit, et le saint, saisissant un baton, le poursuivit. + +Ils couraient par les salles basses, tournant autour des piliers, +montaient les escaliers aeriens, galopaient le long des corniches, +sautaient de gargouille en gargouille. Le pauvre demon, malade a fendre +l'ame, fuyait, souillant la demeure du saint. Il se trouva enfin sur la +derniere terrasse, tout en haut, d'ou l'on decouvre la baie immense avec +ses villes lointaines, ses sables et ses paturages. Il ne pouvait +echapper plus longtemps; et le saint, lui jetant dans le dos un coup de +pied furieux, le lanca comme une balle a travers l'espace. + +Il fila dans le ciel ainsi qu'un javelot, et s'en vint tomber lourdement +devant la ville de Mortain. Les cornes de son front et les griffes de +ses membres entrerent profondement dans le rocher, qui garde pour +l'eternite les traces de cette chute de Satan. + +Il se releva boiteux, estropie jusqu'a la fin des siecles; et, regardant +au loin le Mont fatal, dresse comme un pic dans le soleil couchant, il +comprit bien qu'il serait toujours vaincu dans cette lutte inegale, et +il partit en trainant la jambe, se dirigeant vers des pays eloignes, +abandonnant a son ennemi, ses champs, ses plaines, ses coteaux, ses +vallees et ses pres. + +Et voila comment saint Michel, patron des Normands, vainquit le diable. + +Un autre peuple avait reve autrement cette bataille. + + + * * * * * + + + + +UNE VEUVE + +[Illustration d'ARCOS] + + +C'etait pendant la saison des chasses, dans le chateau de Banneville. +L'automne etait pluvieux et triste. Les feuilles rouges, au lieu de +craquer sous les pieds, pourrissaient dans les ornieres, sous les +lourdes averses. + +La foret, presque depouillee, etait humide comme une salle de bains. +Quand on entrait dedans, sous les grands arbres fouettes par les grains, +une odeur moisie, une buee d'eau tombee, d'herbes trempees, de terre +mouillee, vous enveloppait et les tireurs, courbes sous cette inondation +continue, et les chiens mornes, la queue basse et le poil colle sur les +cotes, et les jeunes chasseresses en leur taille de drap collante et +traversee de pluie, rentraient chaque soir las de corps et d'esprit. + +Dans le grand salon, apres diner, on jouait au loto, sans plaisir, +tandis que le vent faisait sur les volets des poussees bruyantes et +lancait les vieilles girouettes en des tournoiements de toupie. On +voulut alors conter des histoires, comme il est dit en des livres; mais +personne n'inventait rien d'amusant. Les chasseurs narraient des +aventures a coups de fusil, des boucheries de lapins; et les femmes se +creusaient la tete sans y decouvrir jamais l'imagination de +Scheherazade. + +On allait encore renoncer a ce divertissement, quand une jeune femme, en +jouant, sans y penser, avec la main d'une vieille tante restee fille, +remarqua une petite bague faite avec des cheveux blonds, qu'elle avait +vue souvent sans jamais y reflechir. + +Alors, en la faisant rouler doucement autour du doigt, elle demanda: +"Dis donc, tante, qu'est-ce que c'est que cette bague? On dirait des +cheveux d'enfant..." La vieille demoiselle rougit, palit; puis, d'une +voix tremblante: "C'est si triste, si triste, que je n'en veux jamais +parler. Tout le malheur de ma vie vient de la. J'etais toute jeune +alors, et le souvenir m'est reste si douloureux que je pleure chaque +fois en y pensant." + +On voulut aussitot connaitre l'histoire, mais la tante refusait de la +dire; on finit enfin par la prier tant qu'elle se decida. + +"Vous m'avez souvent entendu parler de la famille de Santeze, eteinte +aujourd'hui. J'ai connu les trois derniers hommes de cette maison. Ils +sont morts tous les trois de la meme facon; voici les cheveux du +dernier. Il avait treize ans quand il s'est tue pour moi. Cela vous +parait etrange, n'est-ce pas? + +"Oh! c'etait une race singuliere, des fous, si l'on veut, mais des fous +charmants, des fous par amour. Tous, de pere en fils, avaient des +passions violentes, de grands elans de tout leur etre qui les poussaient +aux choses les plus exaltees, aux devouements fanatiques, meme aux +crimes. C'etait en eux, cela, ainsi que la devotion ardente est dans +certaine ames. Ceux qui se font trappistes n'ont pas la meme nature que +les coureurs de salon. On disait dans la parente: "Amoureux comme un +Santeze." Rien qu'a les voir, on le devinait. Ils avaient tous les +cheveux boucles, bas sur le front, la barbe frisee, et des yeux larges, +larges, dont le rayon entrait dans vous, et vous troublait sans qu'on +sut pourquoi. + +"Le grand-pere de celui dont voici le seul souvenir, apres beaucoup +d'aventures, et des duels et des enlevements de femmes, devint +passionnement epris, vers soixante-cinq ans, de la fille de son fermier. +Je les ai connus tous les deux. Elle etait blonde, pale, distinguee, +avec un parler lent, une voix molle et un regard si doux, si doux, qu'on +l'aurait dit d'une madone. Le vieux seigneur la prit chez lui, et il fut +bientot si captive qu'il ne pouvait se passer d'elle une minute. Sa +fille et sa belle-fille, qui habitaient le chateau, trouvaient cela +naturel, tant l'amour etait de tradition dans la maison. Quand il +s'agissait de passion, rien ne les etonnait, et, si l'on parlait devant +elles de penchants contraries, d'amants desunis, meme de vengeance apres +des trahisons, elles disaient toutes les deux, du meme ton desole: "Oh! +comme il (ou elle) a du souffrir pour en arriver la". Rien de plus. +Elles s'apitoyaient sur les drames du coeur et ne s'en indignaient +jamais, meme quand ils etaient criminels. + +"Or, un automne, un jeune homme, M. de Gradelle, invite pour la chasse, +enleva la jeune fille. + +"M. de Santeze resta calme, comme s'il ne s'etait rien passe; mais, un +matin, on le trouva pendu dans le chenil, au milieu des chiens. + +"Son fils mourut de la meme facon, dans un hotel, a Paris, pendant un +voyage qu'il y fit en 1841, apres avoir ete trompe par une chanteuse de +l'Opera. + +"Il laissait un enfant age de douze ans, et une veuve, la soeur de ma +mere. Elle vint avec le petit habiter chez mon pere, dans notre terre de +Bertillon. J'avais alors dix-sept ans. + +"Vous ne pouvez vous figurer quel etonnant et precoce enfant etait ce +petit Santeze. On eut dit que toutes les facultes de tendresse, que +toutes les exaltations de sa race etaient retombees sur celui-la, le +dernier. Il revait toujours et se promenait seul, pendant des heures, +dans une grande allee d'ormes allant du chateau jusqu'au bois. Je +regardais de ma fenetre ce gamin sentimental, qui marchait a pas graves, +les mains derriere le dos, le front penche, et, parfois, s'arretait +pour lever les yeux comme s'il voyait et comprenait, et ressentait des +choses qui n'etaient point de son age. + +"Souvent, apres le diner, par les nuits claires, il me disait: "Allons +rever, cousine..." Et nous partions ensemble dans le parc. Il s'arretait +brusquement devant les clairieres ou flottait cette vapeur blanche, +cette ouate dont la lune garnit les eclaircies des bois; et il me +disait, en me serrant la main: "Regarde ca, regarde ca. Mais tu ne me +comprends pas, je le sens. Si tu comprenais, nous serions heureux. Il +faut aimer pour savoir." Je riais et je l'embrassais, ce gamin, qui +m'adorait a en mourir. + +"Souvent aussi, apres le diner, il allait s'asseoir sur les genoux de ma +mere: "Allons, tante, lui disait-il, raconte-nous des histoires +d'amour." Et ma mere, par plaisanterie, lui disait toutes les legendes +de sa famille, toutes les aventures passionnees de ses peres; car on en +citait des mille et des mille, de vraies et de fausses. C'est leur +reputation qui les a tous perdus, ces hommes; ils se montaient la tete +et se faisaient gloire ensuite de ne point laisser mentir la renommee de +leur maison. + +"Il s'exaltait, le petit, a ces recits tendres ou terribles, et parfois +il battait des mains en repetant: "Moi aussi, moi aussi, je sais aimer +mieux qu'eux tous!" + +"Alors il me fit la cour, une cour timide et profondement tendre dont on +riait, tant c'etait drole. Chaque matin, j'avais des fleurs cueillies +par lui, et, chaque soir, avant de remonter dans sa chambre, il me +baisait la main en murmurant: "Je t'aime!" + +"Je fus coupable, bien coupable, et j'en pleure encore sans cesse, et +j'en ai fait penitence toute ma vie; et je suis restee vieille fille, ou +plutot non, je suis restee comme fiancee-veuve, veuve de lui. Je +m'amusai de cette tendresse puerile, je l'excitais meme; je fus +coquette, seduisante, comme aupres d'un homme, caressante et perfide. +J'affolai cet enfant. C'etait un jeu pour moi, et un divertissement +joyeux pour sa mere et pour la mienne. Il avait douze ans! Songez! qui +donc aurait pris au serieux cette passion d'atome? Je l'embrassais tant +qu'il voulait; je lui ecrivis meme des billets doux que lisaient nos +meres; et il me repondait des lettres, des lettres de feu, que j'ai +gardees. Il croyait secrete notre intimite d'amour, se jugeant un homme. +Nous avions oublie qu'il etait un Santeze! + +"Cela dura pres d'un an. Un soir, dans le parc, il s'abattit a mes +genoux et, baisant le bas de ma robe avec un elan furieux, il repetait: +"Je t'aime, je t'aime, je t'aime a en mourir. Si tu me trompes jamais, +entends-tu, si tu m'abandonnes pour un autre, je ferai comme mon +pere..." Et il ajouta d'une voix profonde a donner un frisson: "Tu sais +ce qu'il a fait!" + +"Puis, comme je restais interdite, il se releva, et se dressant sur la +pointe des pieds pour arriver a mon oreille, car j'etais bien plus +grande que lui, il modula mon nom, mon petit nom: "Genevieve!" d'un ton +si doux, si joli, si tendre, que j'en frissonnai jusqu'aux pieds. + +"Je balbutiais: "Rentrons, rentrons!" Il ne dit plus rien et me suivit; +mais, comme nous allions gravir les marches du perron, il m'arreta: "Tu +sais, si tu m'abandonnes, je me tue." + +"Je compris, cette fois, que j'avais ete trop loin, et je devins +reservee. Comme il m'en faisait, un jour, des reproches, je repondis: +"Tu es maintenant trop grand pour plaisanter, et trop jeune pour un +amour serieux. J'attends." + +"Je m'en croyais quitte ainsi. + +"On le mit en pension a l'automne. Quand il revint, l'ete suivant, +j'avais un fiance. Il comprit tout de suite et garda pendant huit jours +un air si reflechi que je demeurais tres inquiete. + +"Le neuvieme jour, au matin, j'apercus, en me levant, un petit papier +glisse sous ma porte. Je le saisis, je l'ouvris, je lus. "Tu m'as +abandonne; et tu sais ce que je t'ai dit. C'est ma mort que tu as +ordonnee. Comme je ne veux pas etre trouve par un autre que par toi, +viens dans le parc, juste a la place ou je t'ai dit, l'an dernier, que +je t'aimais, et regarde en l'air." + +"Je me sentais devenir folle. Je m'habillai vite et vite, et je courus, +je courus a tomber epuisee, jusqu'a l'endroit designe. + +Sa petite casquette de pension etait par terre, dans la boue. Il avait +plu toute la nuit. Je levai les yeux et j'apercus quelque chose qui se +bercait dans les feuilles, car il faisait du vent, beaucoup de vent. + +"Je ne sais plus, apres ca, ce que j'ai fait. J'ai du hurler d'abord, +m'evanouir peut-etre, et tomber, puis courir au chateau. Je repris ma +raison dans mon lit, avec ma mere a mon chevet. + +"Je crus que j'avais reve tout cela dans un affreux delire. Je +balbutiai: "Et lui, lui, Gontran?..." On ne me repondit pas. C'etait +vrai. + +"Je n'osai pas le revoir; mais je demandai une longue meche de ses +cheveux blonds. La... la... voici..." + +Et la vieille demoiselle tendait sa main tremblante dans un geste +desespere. + +Puis elle se moucha plusieurs fois, s'essuya les yeux et reprit: "J'ai +rompu mon mariage... sans dire pourquoi... Et je... je suis restee +toujours... la... la veuve de cet enfant de treize ans." Puis sa tete +tomba sur sa poitrine et elle pleura longtemps des larmes pensives. + +Et, comme on gagnait les chambres pour dormir, un gros chasseur dont +elle avait trouble la quietude souffla dans l'oreille de son voisin: + +--N'est-ce pas malheureux d'etre sentimental a ce point-la! + + + * * * * * + + + + +MADEMOISELLE COCOTTE + +[Illustration de RENOUARD] + + +Nous allions sortir de l'Asile quand j'apercus dans un coin de la cour +un grand homme maigre qui faisait obstinement le simulacre d'appeler un +chien imaginaire. Il criait, d'une voix douce, d'une voix tendre: +"Cocotte, ma petite Cocotte, viens ici, Cocotte, viens ici, ma belle", +en tapant sur sa cuisse comme on fait pour attirer les betes. Je +demandai au medecin:--Qu'est-ce que celui-la? Il me repondit:--Oh! +celui-la n'est pas interessant. C'est un cocher, nomme Francois, devenu +fou apres avoir noye son chien. + +J'insistai:--Dites-moi donc son histoire. Les choses les plus simples, +les plus humbles, sont parfois celles qui nous mordent le plus au coeur. + +Et voici l'aventure de cet homme qu'on avait sue tout entiere par un +palefrenier, son camarade. + +Dans la banlieue de Paris vivait une famille de bourgeois riches. Ils +habitaient une elegante villa au milieu d'un parc, au bord de la Seine. +Le cocher etait ce Francois, gars de campagne, un peu lourdaud, bon +coeur, niais, facile a duper. + +Comme il rentrait un soir chez ses maitres, un chien se mit a le suivre. +Il n'y prit point garde d'abord; mais l'obstination de la bete a marcher +sur ses talons le fit bientot se retourner. Il regarda s'il connaissait +ce chien.--Non, il ne l'avait jamais vu. + +C'etait une chienne d'une maigreur affreuse, avec de grandes mamelles +pendantes. Elle trottinait derriere l'homme d'un air lamentable et +affame, la queue entre les pattes, les oreilles collees contre la tete, +et s'arretait quand il s'arretait, repartant quand il repartait. + +Il voulait chasser ce squelette de bete et cria: "Va-t'en. Veux-tu bien +te sauver.--Hou! hou!" Elle s'eloigna de quelques pas et se planta sur +son derriere, attendant; puis, des que le cocher se remit en marche, +elle repartit derriere lui. + +Il fit semblant de ramasser des pierres. L'animal s'enfuit un peu plus +loin avec un grand ballottement de ses mamelles flasques; mais il revint +aussitot que l'homme eut tourne le dos. + +Alors le cocher Francois, pris de pitie, l'appela. La chienne s'approcha +timidement, l'echine pliee en cercle, et toutes les cotes soulevant la +peau. L'homme caressa ces os saillants, et, tout emu par cette misere de +bete: "Allons, viens", dit-il. Aussitot elle remua la queue, se sentant +accueillie, adoptee, et, au lieu de rester dans les mollets de son +nouveau maitre, elle se mit a courir devant lui. + +Il l'installa sur la paille dans son ecurie; puis il courut a la cuisine +chercher du pain. Quand elle eut mange tout son soul, elle s'endormit, +couchee en rond. + +Le lendemain, les maitres, avertis par leur cocher, permirent qu'il +gardat l'animal. C'etait une bonne bete, caressante et fidele, +intelligente et douce. + +Mais, bientot, on lui reconnut un defaut terrible. Elle etait enflammee +d'amour d'un bout a l'autre de l'annee. Elle eut fait, en quelque temps, +la connaissance de tous les chiens de la contree qui se mirent a roder +autour d'elle jour et nuit. Elle leur partageait ses faveurs avec une +indifference de fille, semblait au mieux avec tous, trainait derriere +elle une vraie meute composee des modeles les plus differents de la race +aboyante, les uns gros comme le poing, les autres grands comme des anes. +Elle les promenait par les routes en des courses interminables, et quand +elle s'arretait pour se reposer sur l'herbe ils faisaient cercle autour +d'elle, et la contemplaient la langue tiree. + +Les gens du pays la consideraient comme un phenomene; jamais on n'avait +vu pareille chose. Le veterinaire n'y comprenait rien. + +Quand elle etait rentree, le soir, en son ecurie, la foule des chiens +faisait le siege de la propriete. Ils se faufilaient par toutes les +issues de la haie vive qui cloturait le parc, devastaient les +plates-bandes, arrachaient les fleurs, creusaient des trous dans les +corbeilles, exasperant le jardinier. Et ils hurlaient des nuits entieres +autour du batiment ou logeait leur amie, sans que rien les decidat a +s'en aller. + +Dans le jour, ils penetraient jusque dans la maison. C'etait une +invasion, une plaie, un desastre. Les maitres rencontraient a tout +moment dans l'escalier et jusque dans les chambres des petits roquets +jaunes a queue empanachee, des chiens de chasse, des bouledogues, des +loups-loups rodeurs a poil sale, vagabonds sans feu ni lieu, des +terre-neuve enormes qui faisaient fuir les enfants. + +On vit alors dans le pays des chiens inconnus a dix lieues a la ronde, +venus on ne sait d'ou, vivant on ne sait comment, et qui disparaissaient +ensuite. + +Cependant Francois adorait Cocotte. Il l'avait nommee Cocotte, sans +malice, bien qu'elle meritat son nom; et il repetait sans cesse: "Cette +bete-la, c'est une personne. Il ne lui manque que la parole." + +Il lui avait fait confectionner un collier magnifique en cuir rouge qui +portait ces mots graves sur une plaque de cuivre: "Mademoiselle Cocotte, +au cocher Francois." + +Elle etait devenue enorme. Autant elle avait ete maigre, autant elle +etait obese, avec un ventre gonfle sous lequel pendillaient toujours ses +longues mamelles ballottantes. Elle avait engraisse tout d'un coup et +elle marchait maintenant avec peine, les pattes ecartees a la facon des +gens trop gros, la gueule ouverte pour souffler, extenuee aussitot +qu'elle avait essaye de courir. + +Elle se montrait d'ailleurs d'une fecondite phenomenale, toujours pleine +presque aussitot que delivree, donnant le jour quatre fois l'an a un +chapelet de petits animaux appartenant a toutes les varietes de la race +canine. Francois, apres avoir choisi celui qu'il lui laissait pour +"passer son lait," ramassait les autres dans son tablier d'ecurie et +allait, sans apitoiement, les jeter a la riviere. + +Mais bientot la cuisiniere joignit ses plaintes a celles du jardinier. +Elle trouvait des chiens jusque sous son fourneau, dans le buffet, dans +la soupente au charbon, et ils volaient tout ce qu'ils rencontraient. + +Le maitre, impatiente, ordonna a Francois de se debarrasser de Cocotte. +L'homme desole chercha a la placer. Personne n'en voulut. Alors il se +resolut a la perdre, et il la confia a un voiturier qui devait +l'abandonner dans la campagne de l'autre cote de Paris, aupres de +Joinville-le-Pont. + +Le soir meme, Cocotte etait revenue. + +Il fallait prendre un grand parti. On la livra, moyennant cinq francs, a +un chef de train allant au Havre. Il devait la lacher a l'arrivee. + +Au bout de trois jours, elle rentrait dans son ecurie, harassee, +efflanquee, ecorchee, n'en pouvant plus. + +Le maitre, apitoye, n'insista pas. + +Mais les chiens revinrent bientot plus nombreux et plus acharnes que +jamais. Et comme on donnait, un soir, un grand diner, une poularde +truffee fut emportee par un dogue, au nez de la cuisiniere qui n'osa pas +la lui disputer. + +Le maitre, cette fois, se facha tout a fait, et, ayant appele Francois, +il lui dit avec colere: "Si vous ne me flanquez pas cette bete a l'eau +avant demain matin, je vous fiche a la porte, entendez-vous?" + +L'homme fut atterre, et il remonta dans sa chambre pour faire sa malle, +preferant quitter sa place. Puis il reflechit qu'il ne pourrait entrer +nulle part tant qu'il trainerait derriere lui cette bete incommode; il +songea qu'il etait dans une bonne maison, bien paye, bien nourri; il se +dit que vraiment un chien ne valait pas ca; il s'excita au nom de ses +propres interets; et il finit par prendre resolument le parti de se +debarrasser de Cocotte au point du jour. + +Il dormit mal, cependant. Des l'aube, il fut debout et, s'emparant d'une +forte corde, il alla chercher la chienne. Elle se leva lentement, se +secoua, etira ses membres et vint feter son maitre. + +Alors le courage lui manqua, et il se mit a l'embrasser avec tendresse, +flattant ses longues oreilles, la baisant sur le museau, lui prodiguant +tous les noms tendres qu'il savait. + +Mais une horloge voisine sonna six heures. Il ne fallait plus hesiter. +Il ouvrit la porte: "Viens," dit-il. La bete remua la queue, comprenant +qu'on allait sortir. + +Ils gagnerent la berge, et il choisit une place ou l'eau semblait +profonde. Alors il noua un bout de la corde au beau collier de cuir, et +ramassant une grosse pierre, il l'attacha a l'autre bout. Puis il saisit +Cocotte dans ses bras et la baisa furieusement comme une personne qu'on +va quitter. Il la tenait serree sur sa poitrine, la bercait, l'appelait +"ma belle Cocotte, ma petite Cocotte," et elle se laissait faire en +grognant de plaisir. + +Dix fois il la voulut jeter, et toujours le coeur lui manquait. + +Mais brusquement il se decida, et de toute sa force il la lanca le plus +loin possible. Elle essaya d'abord de nager, comme elle faisait +lorsqu'on la baignait, mais sa tete, entrainee par la pierre, plongeait +coup sur coup; et elle jetait a son maitre des regards eperdus, des +regards humains, en se debattant comme une personne qui se noie. Puis +tout l'avant du corps s'enfonca, tandis que les pattes de derriere +s'agitaient follement hors de l'eau; puis elles disparurent aussi. + +Alors, pendant cinq minutes, des bulles d'air vinrent crever a la +surface comme si le fleuve se fut mis a bouillonner; et Francois, +hagard, affole, le coeur palpitant, croyait voir Cocotte se tordant dans +la vase; et il se disait, dans sa simplicite de paysan: "Qu'est-ce +qu'elle pense de moi, a c't'heure, c'te bete?" + +Il faillit devenir idiot; il fut malade pendant un mois; et, chaque +nuit, il revait de sa chienne; il la sentait qui lechait ses mains; il +l'entendait aboyer. Il fallut appeler un medecin. Enfin il alla mieux; +et ses maitres, vers la fin de juin, l'emmenerent dans leur propriete de +Biessard, pres de Rouen. + +La encore il etait au bord de la Seine. Il se mit a prendre des bains. +Il descendait chaque matin avec le palefrenier, et ils traversaient le +fleuve a la nage. + +Or, un jour, comme ils s'amusaient a batifoler dans l'eau, Francois cria +soudain a son camarade: + +--Regarde celle-la qui s'amene. Je vas t'en faire gouter une cotelette. + +C'etait une charogne enorme, gonflee, pelee, qui s'en venait, les pattes +en l'air en suivant le courant. + +Francois s'en approcha en faisant des brasses; et, continuant ses +plaisanteries: + +--Cristi! elle n'est pas fraiche. Quelle prise! mon vieux. Elle n'est +pas maigre non plus. + +Et il tournait autour, se maintenant a distance de l'enorme bete en +putrefaction. + +Puis, soudain, il se tut et il la regarda avec une attention singuliere; +puis il s'approcha encore comme pour la toucher, cette fois. Il +examinait fixement le collier; puis il avanca le bras, saisit le cou, +fit pivoter la charogne, l'attira tout pres de lui, et lut sur le cuivre +verdi qui restait adherent au cuir decolore: "Mademoiselle Cocotte, au +cocher Francois." + +La chienne morte avait retrouve son maitre a soixante lieues de leur +maison! + +Il poussa un cri epouvantable et il se mit a nager de toute sa force +vers la berge, en continuant a hurler; et, des qu'il eut atteint la +terre, il se sauva eperdument, tout nu, par la campagne. Il etait fou! + + + * * * * * + + + + +LES BIJOUX + +[Illustration de TIRADO] + + +M. Lantin ayant rencontre cette jeune fille, dans une soiree, chez son +sous-chef de bureau, l'amour l'enveloppa comme un filet. + +C'etait la fille d'un percepteur de province, mort depuis plusieurs +annees. Elle etait venue ensuite a Paris avec sa mere, qui frequentait +quelques familles bourgeoises de son quartier dans l'espoir de marier la +jeune personne. Elles etaient pauvres et honorables, tranquilles et +douces. La jeune fille semblait le type absolu de l'honnete femme a +laquelle le jeune homme sage reve de confier sa vie. Sa beaute modeste +avait un charme de pudeur angelique, et l'imperceptible sourire qui ne +quittait point ses levres semblait un reflet de son coeur. + +Tout le monde chantait ses louanges; tous ceux qui la connaissaient +repetaient sans fin: "Heureux celui qui la prendra. On ne pourrait +trouver mieux." + +M. Lantin, alors commis municipal au ministere de l'interieur, aux +appointements annuels de trois mille cinq cents francs, la demanda en +mariage et l'epousa. + +Il fut avec elle invraisemblablement heureux. Elle gouverna sa maison +avec une economie si adroite qu'ils semblaient vivre dans le luxe. Il +n'etait point d'attentions, de delicatesses, de chatteries qu'elle n'eut +pour son mari; et la seduction de sa personne etait si grande que, six +ans apres leur rencontre, il l'aimait plus encore qu'aux premiers jours. + +Il ne blamait en elle que deux gouts, celui du theatre et celui des +bijouteries fausses. + +Ses amies (elle connaissait quelques femmes de modestes fonctionnaires) +lui procuraient a tous moments des loges pour les pieces en vogue, meme +pour les premieres representations; et elle trainait bon gre, mal gre, +son mari a ces divertissements qui le fatiguaient affreusement apres sa +journee de travail. Alors il la supplia de consentir a aller au +spectacle avec quelque dame de sa connaissance qui la ramenerait +ensuite. Elle fut longtemps a ceder, trouvant peu convenable cette +maniere d'agir. Elle s'y decida enfin par complaisance, et il lui en sut +un gre infini. + +Or, ce gout pour le theatre fit bientot naitre en elle le besoin de se +parer. Ses toilettes demeuraient toutes simples, il est vrai, de bon +gout toujours, mais modestes; et sa grace douce, sa grace irresistible, +humble et souriante, semblait acquerir une saveur nouvelle de la +simplicite de ses robes, mais elle prit l'habitude de pendre a ses +oreilles deux gros cailloux du Rhin qui simulaient des diamants, et elle +portait des colliers en perles fausses, des bracelets en similor, des +peignes agrementes de verroteries variees jouant les pierres fines. + +Son mari, que choquait un peu cet amour du clinquant, repetait souvent: +"Ma chere, quand on n'a pas le moyen de se payer des bijoux veritables, +on ne se montre paree que de sa beaute et de sa grace, voila encore les +plus rares joyaux." + +Mais elle souriait doucement et repetait: "Que veux-tu? J'aime ca. +C'est mon vice. Je sais bien que tu as raison; mais on ne se refait pas. +J'aurais adore les bijoux, moi!" + +Et elle faisait rouler dans ses doigts les colliers de perles, miroiter +les facettes des cristaux tailles en repetant: "Mais regarde donc comme +c'est bien fait. On jurerait du vrai." + +Il souriait a son tour en declarant: "Tu as des gouts de Bohemienne." + +Quelquefois, le soir, quand ils demeuraient en tete-a-tete au coin du +feu, elle apportait sur la table ou ils prenaient le the la boite de +maroquin ou elle enfermait la "pacotille", selon le mot de M. Lantin; et +elle se mettait a examiner ces bijoux imites avec une attention +passionnee, comme si elle eut savoure quelque jouissance secrete et +profonde; et elle s'obstinait a passer un collier au cou de son mari +pour rire ensuite de tout son coeur en s'ecriant: "Comme tu es drole!" +Puis elle se jetait dans ses bras et l'embrassait eperdument. + +Comme elle avait ete a l'Opera, une nuit d'hiver, elle rentra toute +frissonnante de froid. Le lendemain elle toussait. Huit jours plus tard +elle mourait d'une fluxion de poitrine. + +Lantin faillit la suivre dans la tombe. Son desespoir fut si terrible +que ses cheveux devinrent blancs en un mois. Il pleurait du matin au +soir, l'ame dechiree d'une souffrance intolerable, hante par le +souvenir, par le sourire, par la voix, par tout le charme de la morte. + +Le temps n'apaisa point sa douleur. Souvent pendant les heures du +bureau, alors que les collegues s'en venaient causer un peu des choses +du jour, on voyait soudain ses joues se gonfler, son nez se plisser, ses +yeux s'emplir d'eau; il faisait une grimace affreuse et se mettait a +sangloter. + +Il avait garde intacte la chambre de sa compagne ou il s'enfermait tous +les jours pour penser a elle; et tous les meubles, ses vetements memes +demeuraient a leur place, comme ils se trouvaient au dernier jour. + +Mais la vie se faisait dure pour lui. Ses appointements qui, entre les +mains de sa femme, suffisaient a tous les besoins du menage devenaient, +a present, insuffisants pour lui tout seul. Et il se demandait avec +stupeur comment elle avait su s'y prendre pour lui faire boire toujours +des vins excellents et manger des nourritures delicates qu'il ne +pouvait plus se procurer avec ses modestes ressources. + +Il fit quelques dettes et courut apres l'argent a la facon des gens +reduits aux expedients. Un matin enfin, comme il se trouvait sans un +sou, une semaine entiere avant la fin du mois, il songea a vendre +quelque chose; et tout de suite la pensee lui vint de se defaire de la +"pacotille" de sa femme, car il avait garde au fond du coeur une sorte de +rancune contre ces "trompe-l'oeil" qui l'irritaient autrefois. Leur vue +meme, chaque jour, lui gatait un peu le souvenir de sa bien-aimee. + +Il chercha longtemps dans le tas de clinquant qu'elle avait laisse, car +jusqu'aux derniers jours de sa vie elle en avait achete obstinement, +rapportant presque chaque soir un objet nouveau, et il se decida pour le +grand collier qu'elle semblait preferer, et qui pouvait bien valoir, +pensait-il, six ou huit francs, car il etait vraiment d'un travail tres +soigne pour du faux. + +Il le mit en sa poche et s'en alla vers son ministere en suivant les +boulevards, cherchant une boutique de bijoutier qui lui inspirat +confiance. + +Il en vit une enfin et entra, un peu honteux d'etaler ainsi sa misere et +de chercher a vendre une chose de si peu de prix. + +--Monsieur, dit-il au marchand, je voudrais bien savoir ce que vous +estimez ce morceau. + +L'homme recut l'objet, l'examina, le retourna, le soupesa, prit une +loupe, appela son commis, lui fit tout bas des remarques, reposa le +collier sur son comptoir et le regarda de loin pour mieux juger de +l'effet. + +M. Lantin, gene par toutes ces ceremonies, ouvrait la bouche pour +declarer: "Oh! je sais bien que cela n'a aucune valeur."--quand le +bijoutier prononca:--Monsieur, cela vaut de douze a quinze mille francs; +mais je ne pourrais l'acheter que si vous m'en faisiez connaitre +exactement la provenance. + +Le veuf ouvrit des yeux enormes et demeura beant, ne comprenant pas. Il +balbutia enfin:--Vous dites?... Vous etes sur. L'autre se meprit sur son +etonnement, et, d'un ton sec: + +--Vous pouvez chercher ailleurs si on vous en donne davantage. Pour moi +cela vaut, au plus, quinze mille. Vous reviendrez me trouver si vous ne +trouvez pas mieux. + +M. Lantin, tout a fait idiot, reprit son collier et s'en alla, obeissant +a un confus besoin de se trouver seul et de reflechir. + +Mais, des qu'il fut dans la rue, un besoin de rire le saisit, et il +pensa: "L'imbecile! oh! l'imbecile! Si je l'avais pris au mot tout de +meme! En voila un bijoutier qui ne sait pas distinguer le faux du vrai!" + +Et il penetra chez un autre marchand, a l'entree de la rue de la Paix. +Des qu'il eut apercu le bijou, l'orfevre s'ecria:--Ah! parbleu; je le +connais bien, ce collier; il vient de chez moi. + +M. Lantin, fort trouble, demanda:--Combien vaut-il? + +--Monsieur, je l'ai vendu vingt-cinq mille. Je suis pret a le reprendre +pour dix-huit mille, quand vous m'aurez indique, pour obeir aux +prescriptions legales, comment vous en etes detenteur. Cette fois M. +Lantin s'assit perclus d'etonnement. Il reprit:--Mais..., mais, +examinez-le bien attentivement, Monsieur, j'avais cru jusqu'ici qu'il +etait en... en faux. + +Le joaillier reprit:--Voulez-vous me dire votre nom, Monsieur? + +--Parfaitement. Je m'appelle Lantin, je suis employe au Ministere de +l'Interieur, je demeure 16, rue des Martyrs. + +Le marchand ouvrit ses registres, rechercha, et prononca:--Ce collier a +ete envoye en effet a l'adresse de madame Lantin, 16, rue des Martyrs, +le 20 juillet 1876. + +Et les deux hommes se regarderent dans les yeux, l'employe eperdu de +surprise, l'orfevre flairant un voleur. + +Celui-ci reprit:--Voulez-vous me laisser cet objet pendant vingt-quatre +heures seulement, je vais vous en donner un recu. + +M. Lantin balbutia:--Mais oui, certainement. Et il sortit en pliant le +papier qu'il mit dans sa poche. + +Puis il traversa la rue, la remonta, s'apercut qu'il se trompait de +route, redescendit aux Tuileries, passa la Seine, reconnut encore son +erreur, revint aux Champs-Elysees sans une idee nette dans la tete. Il +s'efforcait de raisonner, de comprendre. Sa femme n'avait pu acheter un +objet d'une pareille valeur.--Non, certes.--Mais alors, c'etait un +cadeau! Un cadeau de qui? Pourquoi? + +Il s'etait arrete, et il demeurait debout au milieu de l'avenue. Le +doute horrible l'effleura.--Elle?--Mais alors tous les autres bijoux +etaient aussi des cadeaux! Il lui sembla que la terre remuait; qu'un +arbre, devant lui, s'abattait; il etendit les bras et s'ecroula, prive +de sentiment. + +Il reprit connaissance dans la boutique d'un pharmacien ou les passants +l'avaient porte. Il se fit reconduire chez lui, et s'enferma. + +Jusqu'a la nuit il pleura eperdument, mordant un mouchoir pour ne pas +crier. Puis il se mit au lit accable de fatigue et de chagrin, et il +dormit d'un pesant sommeil. + +Un rayon de soleil le reveilla, et il se leva lentement pour aller a son +ministere. C'etait dur de travailler apres de pareilles secousses. Il +reflechit alors qu'il pouvait s'excuser aupres de son chef; et il lui +ecrivit. Puis il songea qu'il fallait retourner chez le bijoutier; et +une honte l'empourpra. Il demeura longtemps a reflechir. Il ne pouvait +pourtant pas laisser le collier chez cet homme, il s'habilla et sortit. + +Il faisait beau, le ciel bleu s'etendait sur la ville qui semblait +sourire. Des flaneurs allaient devant eux, les mains dans leurs poches. + +Lantin se dit, en les regardant passer: "Comme on est heureux quand on a +de la fortune. Avec de l'argent on peut secouer jusqu'aux chagrins, on +va ou l'on veut, on voyage, on se distrait! Oh! si j'etais riche!" + +Il s'apercut qu'il avait faim, n'ayant pas mange depuis l'avant-veille. +Mais sa poche etait vide, et il se ressouvint du collier. Dix-huit mille +francs! Dix-huit-mille francs! c'etait une somme, cela! + +Il gagna la rue de la Paix et commenca a se promener de long en large +sur le trottoir, en face de la boutique. Dix-huit mille francs! Vingt +fois il faillit entrer; mais la honte l'arretait toujours. + +Il avait faim pourtant, grand faim, et pas un sou. Il se decida +brusquement, traversa la rue en courant pour ne pas se laisser le temps +de reflechir, et il se precipita chez l'orfevre. + +Des qu'il l'apercut, le marchand s'empressa, offrit un siege avec une +politesse souriante. Les commis eux-memes arriverent, qui regardaient de +cote Lantin, avec des gaietes dans les yeux et sur les levres. + +Le bijoutier declara:--Je me suis renseigne, Monsieur, et si vous etes +toujours dans les memes dispositions, je suis pret a vous payer la somme +que je vous ai proposee. + +L'employe balbutia:--Mais certainement. + +L'orfevre tira d'un tiroir dix-huit grands billets, les compta, les +tendit a Lantin, qui signa un petit recu et mit d'une main fremissante +l'argent dans sa poche. + +Puis, comme il allait sortir, il se tourna vers le marchand qui souriait +toujours, et, baissant les yeux:--J'ai... j'ai d'autres bijoux... qui me +viennent... qui me viennent... de la meme succession. Vous +conviendrait-il de me les acheter aussi? + +Le marchand s'inclina:--Mais certainement, monsieur. Un des commis +sortit pour rire a son aise; un autre se mouchait avec force. + +Lantin impassible, rouge et grave, annonca:--Je vais vous les apporter. + +Et il prit un fiacre pour aller chercher les joyaux. + +Quand il revint chez le marchand, une heure plus tard, il n'avait pas +encore dejeune. Ils se mirent a examiner les objets, piece a piece, +evaluant chacun. Presque tous venaient de la maison. + +Lantin, maintenant, discutait les estimations, se fachait, exigeait +qu'on lui montrat les livres de vente, et parlait de plus en plus haut a +mesure que s'elevait la somme. + +Les gros brillants d'oreilles valent vingt mille francs, les bracelets +trente-cinq mille, les broches, bagues et medaillons seize mille, une +parure d'emeraudes et de saphirs quatorze mille; un solitaire suspendu a +une chaine d'or formant collier quarante mille; le tout atteignant le +chiffre de cent quatre-vingt-seize mille francs. + +Le marchand declara avec une bonhomie railleuse:--Cela vient d'une +personne qui mettait toutes ses economies en bijoux. + +Lantin prononca gravement.--C'est une maniere comme une autre de placer +son argent. Et il s'en alla apres avoir decide avec l'acquereur qu'une +contre-expertise aurait lieu le lendemain. + +Quand il se trouva dans la rue, il regarda la colonne Vendome avec +l'envie d'y grimper, comme si c'eut ete un mat de cocagne. Il se sentait +leger a jouer a saute-mouton par dessus la statue de l'Empereur perche +la haut dans le ciel. + +Il alla dejeuner chez Voisin et but du vin a vingt francs la bouteille. + +Puis il prit un fiacre et fit un tour au bois. Il regardait les +equipages avec un certain mepris, oppresse du desir de crier aux +passants: "Je suis riche aussi, moi. J'ai deux cent mille francs!" + +Le souvenir de son ministere lui revint. Il s'y fit conduire, entra +deliberement chez son chef et annonca:--Je viens, Monsieur, vous donner +ma demission. J'ai fait un heritage de trois cent mille francs. Il alla +serrer la main de ses anciens collegues et leur confia ses projets +d'existence nouvelle; puis il dina au Cafe anglais. + +Se trouvant a cote d'un monsieur qui lui parut distingue, il ne put +resister a la demangeaison de lui confier, avec une certaine +coquetterie, qu'il venait d'heriter de quatre cent mille francs. + +Pour la premiere fois de sa vie il ne s'ennuya pas au theatre, et il +passa sa nuit avec des filles. + +Six mois plus tard il se remariait. Sa seconde femme etait tres honnete, +mais d'un caractere difficile. Elle le fit beaucoup souffrir. + + + * * * * * + + + + +APPARITION + +[Illustration de ROCHEGROSSE] + + +On parlait de sequestration a propos d'un proces recent. C'etait a la +fin d'une soiree intime, rue de Grenelle, dans un ancien hotel, et +chacun avait son histoire, une histoire qu'il affirmait vraie. + +Alors le vieux marquis de la Tour-Samuel, age de quatre-vingt-deux ans, +se leva et vint s'appuyer a la cheminee. Il dit de sa voix un peu +tremblante: + +"--Moi aussi, je sais une chose etrange, tellement etrange, qu'elle a +ete l'obsession de ma vie. Voici maintenant cinquante-six ans que cette +aventure m'est arrivee, et il ne se passe pas un mois sans que je la +revoie en reve. Il m'est demeure de ce jour-la une marque, une empreinte +de peur, me comprenez-vous? Oui, j'ai subi l'horrible epouvante, pendant +dix minutes, d'une telle facon que depuis cette heure une sorte de +terreur constante m'est restee dans l'ame. Les bruits inattendus me +font tressaillir jusqu'au coeur; les objets que je distingue mal dans +l'ombre du soir me donnent une envie folle de me sauver. J'ai peur la +nuit, enfin. + +"Oh! je n'aurais pas avoue cela avant d'etre arrive a l'age ou je suis. +Maintenant je peux tout dire. Il est permis de n'etre pas brave devant +les dangers imaginaires, quand on a quatre-vingt-deux ans. Devant les +dangers veritables, je n'ai jamais recule, mesdames. + +"Cette histoire m'a tellement bouleverse l'esprit, a jete en moi un +trouble si profond, si mysterieux, si epouvantable, que je ne l'ai meme +jamais racontee. Je l'ai gardee dans le fond intime de moi, dans ce fond +ou l'on cache les secrets penibles, les secrets honteux, toutes les +inavouables faiblesses que nous avons dans notre existence. + +"Je vais vous dire l'aventure telle quelle, sans chercher a l'expliquer. +Il est bien certain qu'elle est explicable, a moins que je n'aie eu mon +heure de folie. Mais non, je n'ai pas ete fou, et je vous en donnerai la +preuve. Imaginez ce que vous voudrez. Voici les faits tout simples. + +"C'etait en 1827, au mois de juillet. Je me trouvais a Rouen en +garnison. + +"Un jour, comme je me promenais sur le quai, je rencontrai un homme que +je crus reconnaitre sans me rappeler au juste qui c'etait. Je fis, par +instinct, un mouvement pour m'arreter. L'etranger apercut ce geste, me +regarda et tomba dans mes bras. + +"C'etait un ami de jeunesse que j'avais beaucoup aime. Depuis cinq ans +que je ne l'avais vu, il semblait vieilli d'un demi-siecle. Ses cheveux +etaient tout blancs; et il marchait courbe, comme epuise. Il comprit ma +surprise et me conta sa vie. Un malheur terrible l'avait brise. + +"Devenu follement amoureux d'une jeune fille, il l'avait epousee dans +une sorte d'extase de bonheur. Apres un an d'une felicite surhumaine et +d'une passion inapaisee, elle etait morte subitement d'une maladie de +coeur, tuee par l'amour lui-meme, sans doute. + +"Il avait quitte son chateau le jour meme de l'enterrement, et il etait +venu habiter son hotel de Rouen. Il vivait la, solitaire et desespere, +ronge par la douleur, si miserable qu'il ne pensait qu'au suicide. + +"--Puisque je te retrouve ainsi, me dit-il, je te demanderai de me +rendre un grand service, c'est d'aller chercher chez moi dans le +secretaire de ma chambre, de notre chambre, quelques papiers dont j'ai +un urgent besoin. Je ne puis charger de ce soin un subalterne ou un +homme d'affaires, car il me faut une impenetrable discretion et un +silence absolu. Quant a moi, pour rien au monde je ne rentrerai dans +cette maison. + +"Je te donnerai la clef de cette chambre que j'ai fermee moi-meme en +partant, et la clef de mon secretaire. Tu remettras en outre un mot de +moi a mon jardinier qui t'ouvrira le chateau. + +"Mais viens dejeuner avec moi demain, et nous causerons de cela. + +"Je lui promis de lui rendre ce leger service. Ce n'etait d'ailleurs +qu'une promenade pour moi, son domaine se trouvant situe a cinq lieues +de Rouen environ. J'en avais pour une heure a cheval. + +"A dix heures, le lendemain, j'etais chez lui. Nous dejeunames en +tete-a-tete; mais il ne prononca pas vingt paroles. Il me pria de +l'excuser; la pensee de la visite que j'allais faire dans cette chambre, +ou gisait son bonheur, le bouleversait, me disait-il. Il me parut en +effet singulierement agite, preoccupe, comme si un mysterieux combat se +fut livre dans son ame. + +"Enfin il m'expliqua exactement ce que je devais faire. C'etait bien +simple. Il me fallait prendre deux paquets de lettres et une liasse de +papiers enfermes dans le premier tiroir de droite du meuble dont j'avais +la clef. Il ajouta: + +"--Je n'ai pas besoin de te prier de n'y point jeter les yeux. + +"Je fus presque blesse de cette parole, et je le lui dis un peu +vivement. Il balbutia: + +"--Pardonne-moi, je souffre trop. + +"Et il se mit a pleurer. + +"Je le quittai vers une heure pour accomplir ma mission. + +"Il faisait un temps radieux, et j'allais au grand trot a travers les +prairies, ecoutant des chants d'alouettes et le bruit rythme de mon +sabre sur ma botte. + +"Puis j'entrai dans la foret et je mis au pas mon cheval. Des branches +d'arbres me caressaient le visage; et parfois j'attrapais une feuille +avec mes dents et je la machais avidement, dans une de ces joies de +vivre qui vous emplissent, on ne sait pourquoi, d'un bonheur tumultueux +et comme insaisissable, d'une sorte d'ivresse de force. + +"En approchant du chateau, je cherchai dans ma poche la lettre que +j'avais pour le jardinier, et je m'apercus avec etonnement qu'elle etait +cachetee. Je fus tellement surpris et irrite que je faillis revenir sans +m'acquitter de ma commission. Puis je songeai que j'allais montrer la +une susceptibilite de mauvais gout. Mon ami avait pu d'ailleurs fermer +ce mot sans y prendre garde, dans le trouble ou il etait. + +"Le manoir semblait abandonne depuis vingt ans. La barriere, ouverte et +pourrie, tenait debout on ne sait comment. L'herbe emplissait les +allees; on ne distinguait plus les plates-bandes du gazon. + +"Au bruit que je fis en tapant a coups de pied dans un volet, un vieil +homme sortit d'une porte de cote et parut stupefait de me voir. Je +sautai a terre et je lui remis ma lettre. Il la lut, la relut, la +retourna, me considera en dessous, mit le papier dans sa poche et +prononca: + +"--Eh bien! qu'est-ce que vous desirez? + +"Je repondis brusquement. + +"--Vous devez le savoir, puisque vous avez recu la-dedans les ordres de +votre maitre; je veux entrer dans ce chateau. + +"Il semblait atterre. Il declara: + +"--Alors, vous allez dans... dans sa chambre? + +"Je commencais a m'impatienter. + +"--Parbleu! Mais est-ce que vous auriez l'intention de m'interroger, par +hasard? + +"Il balbutia: + +"--Non... monsieur... mais c'est que... c'est qu'elle n'a pas ete +ouverte depuis... depuis la... la mort. Si vous voulez m'attendre cinq +minutes, je vais aller... aller voir si... + +"Je l'interrompis avec colere: + +"--Ah! ca, voyons, vous fichez-vous de moi? Vous n'y pouvez pas entrer, +puisque voici la clef. + +"Il ne savait plus que dire. + +"--Alors, monsieur, je vais vous montrer la route. + +"--Montrez-moi l'escalier et laissez-moi seul. Je la trouverai bien sans +vous. + +"--Mais..., monsieur..., cependant... + +"Cette fois, je m'emportai tout a fait. + +"--Maintenant, taisez-vous, n'est-ce pas? ou vous aurez affaire a moi. + +"Je l'ecartai violemment et je penetrai dans la maison. + +"Je traversai d'abord la cuisine, puis deux petites pieces que cet homme +habitait avec sa femme. Je franchis ensuite un grand vestibule, je +montai l'escalier et je reconnus la porte indiquee par mon ami. + +"Je l'ouvris sans peine et j'entrai. + +"L'appartement etait tellement sombre que je n'y distinguai rien +d'abord. Je m'arretai, saisi par cette odeur moisie et fade des pieces +inhabitees et condamnees, des chambres mortes. Puis, peu a peu, mes yeux +s'habituerent a l'obscurite, et je vis assez nettement une grande piece +en desordre, avec un lit sans draps, mais gardant ses matelas et ses +oreillers, dont l'un portait l'empreinte profonde d'un coude ou d'une +tete comme si on venait de se poser dessus. + +"Les sieges semblaient en deroute. Je remarquai qu'une porte, celle +d'une armoire sans doute, etait demeuree entr'ouverte. + +"J'allai d'abord a la fenetre pour donner du jour et je l'ouvris; mais +les ferrures du contrevent etaient tellement rouillees que je ne pus les +faire ceder. + +"J'essayai meme de les casser avec mon sabre, sans y parvenir. Comme je +m'irritais de ces efforts inutiles, et comme mes yeux s'etaient enfin +parfaitement accoutumes a l'ombre, je renoncai a l'espoir d'y voir plus +clair et j'allai au secretaire. + +"Je m'assis dans un fauteuil, j'abattis la tablette, j'ouvris le tiroir +indique. Il etait plein jusqu'aux bords. Il ne me fallait que trois +paquets, que je savais comment reconnaitre, et je me mis a les chercher. + +"Je m'ecarquillais les yeux a dechiffrer les suscriptions, quand je crus +entendre ou plutot sentir un frolement derriere moi. Je n'y pris point +garde, pensant qu'un courant d'air avait fait remuer quelque etoffe. +Mais, au bout d'une minute, un autre mouvement, presque indistinct, me +fit passer sur la peau un singulier petit frisson desagreable. C'etait +tellement bete d'etre emu, meme a peine, que je ne voulus pas me +retourner, par pudeur pour moi-meme. Je venais alors de decouvrir la +seconde des liasses qu'il me fallait; et je trouvais justement la +troisieme, quand un grand et penible soupir, pousse contre mon epaule, +me fit faire un bon de fou a deux metres de la. Dans mon elan je m'etais +retourne, la main sur la poignee de mon sabre, et certes, si je ne +l'avais pas senti a mon cote, mon sabre, je me serais enfui comme un +lache. + +"Une grande femme vetue de blanc me regardait, debout derriere le +fauteuil ou j'etais assis une seconde plus tot. + +"Une telle secousse me courut dans les membres que je faillis m'abattre +a la renverse! Oh! personne ne peut comprendre, a moins de les avoir +ressenties, ces epouvantables et stupides terreurs. L'ame se fond; on ne +sent plus son coeur; le corps entier devient mou comme une eponge; on +dirait que tout l'interieur de nous s'ecroule. + +"Je ne crois pas aux fantomes; eh bien! j'ai defailli sous la hideuse +peur des morts; et j'ai souffert, oh! souffert en quelques instants plus +qu'en tout le reste de ma vie, dans l'angoisse irresistible des +epouvantes surnaturelles. + +"Si elle n'avait pas parle, je serais mort peut-etre! Mais elle parla; +elle parla d'une voix douce et douloureuse qui faisait vibrer les nerfs. +Je n'oserais pas dire que je redevins maitre de moi et que je retrouvai +ma raison. Non. J'etais eperdu a ne plus savoir ce que je faisais; mais +cette espece de fierte intime que j'ai en moi, un peu d'orgueil de +metier aussi, me faisaient garder, presque malgre moi, une contenance +honorable. Je posais pour moi, et pour elle sans doute, pour elle, +quelle qu'elle fut, femme ou spectre. Je me suis rendu compte de tout +cela plus tard, car je vous assure que, dans l'instant de l'apparition, +je ne songeais a rien. J'avais peur. + +"Elle dit: + +"--Oh! monsieur, vous pouvez me rendre un grand service! + +"Je voulus repondre, mais il me fut impossible de prononcer un mot. Un +bruit vague sortit de ma gorge. + +"Elle reprit: + +"--Voulez-vous? Vous pouvez me sauver, me guerir. Je souffre +affreusement. Je souffre toujours. Je souffre, oh! je souffre! + +"Et elle s'assit doucement dans mon fauteuil. Elle me regardait: + +"--Voulez-vous? + +"Je fis: "Oui!" de la tete, ayant encore la voix paralysee. + +"Alors elle me tendit un peigne de femme en ecaille et elle murmura: + +"--Peignez-moi, oh! peignez-moi; cela me guerira; il faut qu'on me +peigne. Regardez ma tete... Comme je souffre; et mes cheveux, comme ils +me font mal! + +"Ses cheveux denoues, tres longs, tres noirs, me semblait-il, pendaient +par dessus le dossier du fauteuil et touchaient la terre. + +"Pourquoi ai-je fait ceci? Pourquoi ai-je recu en frissonnant ce peigne, +et pourquoi ai-je pris dans mes mains ses longs cheveux qui me donnerent +a la peau une sensation de froid atroce comme si j'eusse manie des +serpents? Je n'en sais rien. + +"Cette sensation m'est restee dans les doigts et je tressaille en y +songeant. + +"Je la peignai. Je maniai je ne sais comment cette chevelure de glace. +Je la tordis, je la renouai et la denouai; je la tressai comme on tresse +la criniere d'un cheval. Elle soupirait, penchait la tete, semblait +heureuse. + +"Soudain elle me dit: "Merci!" m'arracha le peigne des mains et s'enfuit +par la porte que j'avais remarquee entr'ouverte. + +"Reste seul, j'eus, pendant quelques secondes, ce trouble effare des +reveils apres les cauchemars. Puis je repris enfin mes sens; je courus a +la fenetre et je brisai les contrevents d'une poussee furieuse. + +"Un flot de jour entra. Je m'elancai sur la porte par ou cet etre etait +parti. Je la trouvai fermee et inebranlable. + +"Alors une fievre de fuite m'envahit, une panique, la vraie panique des +batailles. Je saisis brusquement les trois paquets de lettres sur le +secretaire ouvert; je traversai l'appartement en courant, je sautai les +marches de l'escalier quatre par quatre, je me trouvai dehors je ne sais +par ou, et, apercevant mon cheval a dix pas de moi, je l'enfourchai d'un +bond et partis au galop. + +"Je ne m'arretai qu'a Rouen, et devant mon logis. Ayant jete la bride a +mon ordonnance, je me sauvai dans ma chambre ou je m'enfermai pour +reflechir. + +Alors, pendant une heure, je me demandai anxieusement si je n'avais pas +ete le jouet d'une hallucination. Certes, j'avais eu un de ces +incomprehensibles ebranlements nerveux, un de ces affolements du cerveau +qui enfantent les miracles, a qui le Surnaturel doit sa puissance. + +"Et j'allais croire a une vision, a une erreur de mes sens, quand je +m'approchai de ma fenetre. Mes yeux, par hasard, descendirent sur ma +poitrine. Mon dolman etait plein de cheveux, de longs cheveux de femme +qui s'etaient enroules aux boutons! + +"Je les saisis un a un, et je les jetai dehors avec des tremblements +dans les doigts. + +"Puis j'appelai mon ordonnance. Je me sentais trop emu, trop trouble, +pour aller le jour meme chez mon ami. Et puis je voulais murement +reflechir a ce que je devais lui dire. + +"Je lui fis porter ses lettres, dont il remit un recu au soldat. Il +s'informa beaucoup de moi. On lui dit que j'etais souffrant, que j'avais +recu un coup de soleil, je ne sais quoi. Il parut inquiet. + +"Je me rendis chez lui le lendemain, des l'aube, resolu a lui dire la +verite. Il etait sorti de la veille au soir et pas rentre. + +"Je revins dans la journee, on ne l'avait pas revu. J'attendis une +semaine. Il ne reparut pas. Alors je previns la justice. On le fit +rechercher partout, sans decouvrir une trace de son passage ou de sa +retraite. + +"Une visite minutieuse fut faite du chateau abandonne. On n'y decouvrit +rien de suspect. + +"Aucun indice ne revela qu'une femme y eut ete cachee. + +"L'enquete n'aboutissant a rien, les recherches furent interrompues. + +"Et, depuis cinquante-six ans, je n'ai rien appris. Je ne sais rien de +plus." + + + * * * * * + + * * * * * + + +TABLE + + +Clair de Lune + +Un Coup d'Etat + +Le Loup + +L'Enfant + +Conte de Noel + +La Reine Hortense + +Le Pardon + +La Legende du Mont Saint-Michel + +Une Veuve + +Mademoiselle Cocotte + +Les Bijoux + +Apparition + + + * * * * * + + +BIBLIOTHEQUE + +NATIONALE + +[Illustration] + +CHATEAU de SABLE + +1984 + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Claire de Lune, by Guy de Maupassant + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CLAIRE DE LUNE *** + +***** This file should be named 11199.txt or 11199.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/1/1/1/9/11199/ + +Produced by Miranda van de Heijning, Brett Koonce and PG Distributed +Proofreaders. This file was produced from images generously made +available by gallica (Bibliotheque nationale de France) at +http://gallica.bnf.fr. + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. Special rules, +set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to +copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to +protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project +Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you +charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you +do not charge anything for copies of this eBook, complying with the +rules is very easy. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact +information can be found at the Foundation's web site and official +page at https://pglaf.org + +For additional contact information: + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. 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Donations are accepted in a number of other +ways including including checks, online payments and credit card +donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate + + +Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic +works. + +Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm +concept of a library of electronic works that could be freely shared +with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project +Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. + +Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. +unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + +Each eBook is in a subdirectory of the same number as the eBook's +eBook number, often in several formats including plain vanilla ASCII, +compressed (zipped), HTML and others. + +Corrected EDITIONS of our eBooks replace the old file and take over +the old filename and etext number. 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For +example an eBook of filename 10234 would be found at: + + https://www.gutenberg.org/1/0/2/3/10234 + +or filename 24689 would be found at: + https://www.gutenberg.org/2/4/6/8/24689 + +An alternative method of locating eBooks: + https://www.gutenberg.org/GUTINDEX.ALL + + diff --git a/old/11199.zip b/old/11199.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..92891a2 --- /dev/null +++ b/old/11199.zip |
