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+*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 13189 ***
+
+LE GORILLE
+Roman Parisien
+
+par
+
+OSCAR MÉTÉNIER
+
+
+1891
+
+
+VICTOR-HAVARD, ÉDITEUR
+168, Boulevard Saint-Germain, Paris
+
+
+
+
+I
+
+
+Dans un fumoir élégant de la rue Bellechasse, un soir de mai, se
+trouvaient réunis trois hommes, trois amis d'enfance, charmés de se
+retrouver après une longue séparation.
+
+Ils n'étaient ni vieux ni jeunes. L'amphitryon était un militaire de
+haut grade, raide comme une lance, au parler brusque et bref, mais de
+cordiale humeur avec ses intimes, c'est-à-dire avec peu de gens.
+
+Le deuxième avait dépensé en voyages d'exploration le meilleur de sa vie.
+Il portait les insignes ordinaires de cette carrière aventureuse; il
+était absolument chauve et très barbu.
+
+Le troisième était un personnage de grande taille, aux cheveux blonds
+mêlés de blancs, à physionomie expressive, douce et attristée. L'homme
+du monde dominait en lui, comme l'homme d'action dans le militaire, et le
+sceptique dans le voyageur.
+
+Et c'était justement pour fêter le retour de ce dernier, Adrien de
+Vermont, arrivé récemment de la côte orientale d'Afrique, que le général
+Mayran avait convoqué Paul de Breuilly.
+
+M. de Vermont, emporté par son sujet, avait évoqué en poète la vie
+mystérieuse de ces pays étranges, éternellement rebelles à la
+civilisation européenne. Il en vint à parler chasses.
+
+--Je me souviendrai toujours, dit-il, d'une certaine chasse au gorille
+qui m'a fait éprouver une des plus fortes émotions que j'aie ressenties.
+
+--Raconte-nous cela, s'exclama le général; mais d'abord édifie-nous sur
+les moeurs particulières de cet animal-là. Je suis un ignorant, tu sais.
+
+M. de Vermont sourit.
+
+--Les gorilles, dit-il, sont, suivant la science officielle, des
+mammifères, des quadrumanes, famille des simiens, division des singes
+anthropomorphes, genre voisin des chimpanzés, créé par Isidore Geoffroy
+Saint-Hilaire et ne renfermant qu'une seule espèce: le _gorilla gina_ de
+Hannon, le _gorgona_ de Pline, le _pongo_ d'André Battel. Pour les nègres
+de la Guinée, les gorilles sont d'assez méchants nègres, velus comme les
+troncs séculaires ou les roches où ils vivent, faisant des fagots,
+construisant des cabanes au moyen de ces fagots, enlevant des négresses
+pour leur sérail, mais ne sachant ni parler un idiome, ni faire du feu,
+ces deux apanages de l'humanité. Un peloton de gorilles, armés de ses
+dents et de simples bâtons, mettrait en fuite un de tes bataillons,
+Gustave, alors même que tu le commanderais en personne.
+
+--Cette petite digression, dit le général, pour en arriver à nous dire
+que tu as tué tout seul une douzaine de ces colosses-là?
+
+--Non, un seul, et pas à moi seul! J'étais à Denis, au Gabon, côte de
+Guinée. Une vaste case, au pied d'une colline, à la lisière d'un
+hémicycle de pâturages, bordé de grands bois, était habitée par un
+clergyman anglais avec sa famille. Sa fille aînée, miss Esther, était
+âgée de dix-huit ans et fort belle.
+
+Un beau jour, elle disparut. Je laissai la mère et les autres soeurs en
+larmes, et je partis avec le père et quelques gaillards déterminés, pour
+une battue, de celles où une branche cassée, où des empreintes de pas
+sont les seuls guides.
+
+Après trois jours, nous revenions plus tristes qu'en partant. Au moment
+de revoir fumer le toit de la case dans la plaine, nous retrouvâmes, sous
+un grand arbre, Esther gisant meurtrie, presque méconnaissable, roulée
+dans ses vêtements déchirés et tachés de sang. Elle semblait morte.
+Cependant ses yeux étaient ouverts et ils nous regardaient. Le clergyman
+se prosterna, en portant vivement la main sur le coeur de son enfant.
+Plus médecin que lui, j'examinai la situation, qui semblait désespérée,
+et je dis au père quelques mots à voix basse. Il frémit. La jeune fille
+fut relevée et emportée à la maison avec des précautions infinies, tandis
+qu'un nègre nous devançait pour annoncer à la mère que miss Esther
+n'était pas morte. Je puis vous dire qu'elle avait été guettée, emportée
+et violentée par un gorille.
+
+Brisée, anéantie, folle de peur, miss Esther n'avait pu ni fuir, ni même
+se rappeler par où son athlétique ravisseur avait passé; elle s'était
+renfermée dans l'immobilité de l'oiseau surpris par la couleuvre;
+seulement elle avait supplié avec des larmes dans une langue que les
+gorilles n'entendent pas, et, comme le lion de Florence, le bourreau
+semblait avoir eu pitié de sa victime.
+
+La brute avait subi l'ascendant d'une race supérieure, en abritant la
+prisonnière dans une cabane inaccessible, ébauchée sur un roc où l'on
+n'arrivait qu'en grimpant aux arbres. Le gorille lui apportait des
+fruits; mais, la voyant agoniser toujours et refuser toute nourriture,
+il prit son parti: il la chargea de nouveau, et sans plus songer à sa
+lubricité, il reporta Esther à l'endroit où il l'avait surprise et où
+nous venions de la retrouver.
+
+Pour un gorille, il fit là quelque chose approchant du sublime; pour
+nous, il se désignait à notre vengeance. Elle fut terrible.
+
+Le récit d'Adrien avait couvert de sueur le front de Paul de Breuilly.
+
+--Savez-vous qu'il y a des gorilles ailleurs que dans les forêts du
+Gabon? dit-il à ses amis; seulement ils sont plus impitoyables! Mais
+pardon, Adrien, de t'avoir interrompu. Poursuis. La vengeance, dis-tu,
+fut terrible? Savourons un peu cette vengeance.
+
+--Voici, dit Adrien. Je laissai miss Esther entourée des soins de sa
+famille, et je repartis pour les bois. Je n'avais avec moi que trois
+compagnons: un matelot français, un soldat anglais, un petit pointer, mon
+vieux compagnon de chasse; peu de vivres, des fusils de choix, des
+munitions excellentes. Quant au chien, il avait son admirable instinct et
+une obéissance inconnue chez les hommes. Bref, nous découvrîmes enfin la
+retraite du gorille, vieux solitaire qui avait élu domicile à une lieue
+de la plaine, dans l'endroit escarpé dont je vous ai dit un mot.
+
+Il vivait de rapines, et il avait étranglé plus d'une négresse sans que
+personne s'en fût ému autant que de la disparition de miss Esther.
+
+Surpris dans son fort, il ne chercha nullement à fuir. Quand il nous vit,
+non sans étonnement, parvenus de trois côtés différents sur son aire
+rocailleuse, le poil de son col se hérissa, ses narines se dilatèrent et,
+faisant entendre un cri de guerre aussi rauque qu'une trompette marine,
+ce lutteur, qui attaquait les panthères, sembla choisir qui de nous trois
+il égorgerait le premier.
+
+Une première balle envoyée par le matelot français le toucha au dos, mais
+ne fit que lui effleurer l'omoplate. Il se retourna et, d'un bond
+prodigieux, se trouva à portée de mordre le canon du fusil et de le
+casser entre ses dents comme un sucre d'orge.
+
+L'Anglais tira. J'ajustai aussi, mais je tremblais d'atteindre le
+matelot. En peu de temps, grâce à nos revolvers, le gorille reçut une
+averse de balles.
+
+Les reins brisés, il faisait tête encore, hurlait, bataillait. Il nous
+aurait écharpés, broyés, malgré ses blessures, si une dernière balle que
+je lui logeai dans l'oeil ne l'avait fait rouler par terre; il tomba,
+cette fois, pour ne plus se relever.
+
+Son dernier cri fut celui de l'homme que l'on égorge. Nous le trouvâmes
+Couché dans une boue sanglante, labourée par les ongles de ses mains
+énormes. Son cadavre était effrayant à voir. Nous lui fîmes un bûcher
+avec les débris de son ajoupa. Ainsi finit cet Almaviva rudimentaire!
+
+Le comte avait écouté ce récit avec un intérêt fiévreux.
+
+--Si tu rencontrais sur le boulevard, dit-il à M. de Vermont, un gorille
+de l'espèce du tien, bien qu'ayant un état civil en règle et une position
+notariée excellente, te chargerais-tu de le tuer?
+
+--Cela dépend, repartit le sceptique, sans trop comprendre où Paul
+voulait en venir. Si j'étais sûr de l'impunité et qu'il s'agît de venger
+une miss Esther....
+
+--Il y a longtemps, dit tristement le comte de Breuilly, que je me pose
+cette question....
+
+--Voilà une transition superbe pour arriver à faire ton petit récit, mon
+cher Paul, dit le général. Eh bien! si Adrien a fini, à toi la parole!
+
+--C'est que je n'ai nulle envie de la prendre, dit le comte d'un air
+naïvement contrit.
+
+--Pour te taire, dit Adrien, il faut que tu craignes de nous intéresser
+trop.
+
+--Ou pas assez, objecta Paul. Je voulais dire seulement qu'ayant fait de
+l'anthropologie, je tiens la communauté d'origine du genre humain pour
+une question secondaire. Pour moi, il est aisé de reconnaître à
+première vue que tel type humain procède des ruminants, tel autre des
+batraciens, tel autre des singes; celui-ci de l'aigle, celui-là du hibou.
+On coudoie des gorilles et des bouledogues, exactement vêtus comme vous
+et moi et se croyant nos égaux. C'est très drôle et très horrible.
+
+Sur ce point, un domestique entra et remit à M. Mayran un journal sur un
+Plateau de vermeil.
+
+Le général regarda la bande et lut cette adresse écrite à la main:
+
+_A Monsieur le général Mayran, pour remettre à Monsieur le comte de
+Breuilly_.
+
+--Écriture de femme! pensa le militaire; mais il se tut et passa le
+journal à Paul.
+
+C'était une feuille mondaine. Paul déchira la bande d'un geste brusque,
+déplia rapidement le journal, passa à la seconde page, comme s'il était
+sûr de ne rien trouver d'intéressant dans la première, et penché vers la
+lampe, il s'arrêta tout à coup à un article quelconque, mais qu'un large
+trait de plume désignait à son attention.
+
+Presque en même temps il saisit son chapeau, passa lestement son
+pardessus et dit à ses interlocuteurs ébahis:
+
+--Pardon, mes amis, de prendre aussi promptement congé de vous; mais il
+faut que je parte. Que Mayran veuille bien me faire avancer une voiture!
+
+Quand il fut à la portière de la voiture de louage qu'un domestique était
+allé chercher, Paul de Breuilly jeta au cocher ces seuls mots: Gare
+Montparnasse!
+
+En même temps, Gustave Mayran et Adrien de Vermont se demandaient si le
+comte était conspirateur ou amoureux.
+
+--As-tu toujours connu de Breuilly aussi étrange? demanda de Vermont au
+militaire.
+
+--Paul, répliqua Mayran, est un homme dont la poitrine est percée de part
+en part et qui porte le fer dans sa plaie. S'il vit encore, c'est par un
+miracle de volonté.
+
+--Un amour tardif, peut-être?
+
+--Oh! moi, dit le général, je n'entends rien à l'amour! D'ailleurs, Paul
+n'a plus vingt ans.
+
+--Où était-il à vingt ans? demanda Adrien.
+
+--Je crois, en Allemagne, dit Gustave; mais je n'ai jamais su ce qu'il y
+avait fait.
+
+
+
+
+II
+
+
+Le comte de Breuilly était originaire du Languedoc, et très gentilhomme
+au point de vue du caractère.
+
+Sa vie avait été pleine de mystère. Militaire, il avait quitté le service
+pour se marier, et, depuis lors, il s'était voué à la science avec
+l'acharnement d'un homme qui se fuit lui-même, et à la musique par
+passe-temps. Il s'était fait ainsi une vie occupée, la partageant entre
+ses livres, son violon et les soins qu'il rendait à sa famille. Il avait
+eu deux enfants, un garçon, d'humeur bouillante et aventureuse, et une
+fillette, blonde, pâlotte, pour qui son frère était le soleil.
+
+Le siège prussien avait emprisonné dans Paris, en 1870, le père, la femme
+et les enfants.
+
+François de Breuilly, engagé volontaire, tomba à Champigny, dans un fossé
+de neige, pour ne plus se relever. Le père sortit de Paris pour aller
+reconnaître les restes de son fils unique. Louise, malgré les efforts
+réunis de son père et de sa mère, avait voulu l'accompagner.
+
+Sa détermination était si formelle, et pour ainsi dire si violente, que
+le père céda, et ce fut la jeune fille qui, en furetant le long d'une
+tranchée funéraire, entre les deux files de Frères de la Doctrine
+chrétienne qui maniaient la pioche dans ce cimetière improvisé, prononça
+tout à coup, le doigt levé, ce seul mot: _François!_. Puis elle
+chancela.... Le comte regarda le mort en soutenant sa fille évanouie.
+François était là, tranquille et raide sur sa dernière couche, un trou à
+la tempe, le képi encore au front. Le père trouva la force d'emporter
+sa fille, croyant retenir vivante la seconde des créatures qu'il avait
+le plus aimées; mais elle ne se remit point de cette épreuve. Elle était
+dans l'âge d'éclosion des jeunes filles. L'ébranlement de la douleur
+et le froid lui furent fatals. Peu de mois après, elle mourut de la balle
+qui avait tué son frère.
+
+M. de Breuilly et sa femme se demandèrent s'il était possible d'être plus
+malheureux.
+
+La maison était bien vide et les jours désormais coulèrent longs et
+tristes pour ces deux êtres si éprouvés.
+
+Parfois, dans le silence de cette demeure désolée, le père, commençait
+Une phrase:
+
+«Quand j'avais vingt ans!...» Mais il n'achevait pas.
+
+--Eh bien! répliquait la comtesse, quand vous aviez vingt ans?
+
+--Ai-je dit cela? répondait Paul; mais il semblait avoir oublié déjà sa
+pensée.
+
+Blanche se répétait à elle-même:
+
+--Que signifie? Il était alors en Allemagne, mais, à part des études
+scientifiques, je n'ai jamais su ce qu'il y avait fait. Du reste, les
+hommes sont généralement sobres dans le récit de leur première jeunesse;
+il ne faut pas le tourmenter, il est assez malheureux....
+
+Un matin, à sa stupéfaction, Blanche, arrangeant dans un vase les fleurs
+qu'elle avait cueillies la veille au cimetière, crut entendre, et entendit
+en effet, le susurrement d'un archet sur un stradivarius qui, depuis la
+bataille de Champigny, n'était pas sorti de sa boîte. Elle tourna vivement
+la tête vers les fenêtres de Paul, et il lui fallut l'entrevoir pendant
+quelques minutes, avec l'instrument de musique à la main, pour se
+convaincre qu'il avait repris son violon et qu'il en jouait.
+
+Il y avait quelque chose d'effrayant pour elle dans cette espèce de
+miracle; mais, si consoler son mari de leur commune douleur était bien un
+devoir qu'elle s'était imposé, elle n'en tenait pas moins Paul pour
+inconsolable. Vouée désormais aux capelines noires, répudiant les grâces
+de son sexe, se plaisant même à ressembler aux religieuses, elle n'était
+plus femme; et, à ce trait d'un archet courant, agile encore, sur une
+chanterelle raffermie, elle augura que sa propre vieillesse avait devancé
+les années de Paul. Son mari, plus robuste et peut-être moralement plus
+jeune, n'avait donc pas dit encore aux joies de la terre un éternel adieu?
+
+Les solitaires et les mélancoliques remarquent tout. Paul avait un gardien
+plus attentif dans la personne de Blanche que dans n'importe quel infirmier;
+d'abord parce qu'elle l'aimait, et ensuite parce que, n'ayant
+plus que lui, elle tenait à l'avoir tout entier. Ce réveil accidentel du
+violon eut donc des retentissements extraordinaires dans l'hôtel de la
+rue de Verneuil, où habitaient les deux époux. Il marquait une crise, une
+transition.
+
+Mais il fallait que Blanche se définît à elle-même cette métamorphose,
+car elle ne pouvait dire à un homme désespérément triste: Vous êtes donc
+bien gai aujourd'hui?
+
+Paul modula plusieurs fois une phrase charmante, une phrase unique,
+Inconnue de Blanche, qui, grande pianiste, croyait avoir, dans la
+mémoire, toutes les musiques de quelque renom. Le retour de Paul à la
+musique étonna d'autant plus que son caractère était plus égal. Il ne se
+reposait jamais d'être lui-même, parce que cela tenait à sa nature et ne
+le fatiguait pas. Les caprices lui étaient inconnus. De telles gens ne
+courent point les rues; aussi les hommes, qui l'avaient apprécié dans ses
+jours heureux, le recherchaient encore. C'est ainsi que, deux fois par
+semaine, on voyait, arrêtés à sa porte, quelques équipages du faubourg
+Saint-Germain.
+
+On venait là pour causer comme on ne cause plus guère. La tristesse de
+cet intérieur n'en avait pas banni ce certain tour d'esprit aimable, qui
+s'était jadis réfugié à la Conciergerie lorsque la Terreur y avait exilé
+le _high life_ du temps.
+
+Ces réunions autour d'une table à thé commençaient à neuf heures pour
+finir à onze. Par exception, le petit vicomte de Charaintru, qui vivait
+sans penser, n'était pas le moins assidu, bien qu'en gommeux et en
+désoeuvré qu'il était, il ne pût trouver personne chez le comte Paul qui
+ressemblât à ses habituelles relations; mais Charaintru était capable
+d'attachement, et il n'était pas fâché de faire événement dans un milieu
+où on l'écoutait d'autant plus volontiers, qu'il donnait rarement à ses
+interlocuteurs la peine de lui répondre. Très potinier, il mettait _les
+pieds dans le plat_, selon son expression, mais sans malice et assuré de
+l'indulgence d'un hôte plus âgé et très miséricordieux comme l'était Paul.
+
+Cet enfant terrible de trente-six ans, habitué à rire lui-même de son
+prénom d'Hercule, n'avait étouffé de sa vie aucun serpent, et quand il
+était naïvement vipérin, c'était par bavardage et sans noirceur aucune.
+
+Or, il lui arriva de dire un jour, avec une étourderie qui semblait
+enfantine, que Paul avait donné à ses promenades un nouvel itinéraire,
+puisque Charaintru le voyait tous les jours, entre quatre et cinq, passer
+sous ses fenêtres de la rue d'Anjou.
+
+--Surveillez-le, Madame, ajouta-t-il, en s'adressant à Blanche: votre
+mari est dans l'âge critique des hommes, l'âge des passions tardives et
+des incurables amours.
+
+--Voilà, dit Paul avec un sourire impénétrable, ce qui s'appelle mettre,
+d'intention au moins, les pieds dans le plat.
+
+--De ma vie, cher ami, vous le savez du reste, répliqua le pygmée, je
+n'ai fait autre chose.
+
+--Vous avez pris mon mari pour un autre, dit Blanche; car il va plus
+souvent au cimetière qu'au faubourg Saint-Honoré.
+
+--Je puis, dit Paul, avoir conçu soudainement un amour à la Des Grieux,
+pour une ingénue des Folies-Marigny!
+
+--Non, mon cher, riposta Charaintru, excusez-moi! Les répétitions des
+Folies-Marigny finissent à trois heures, et, vu la pluie, le café des
+Ambassadeurs n'ouvrira que dans quinze jours. Enfin, dans mon voisinage,
+il n'y a pas de bouquinistes pour vous couvrir. Cherchez-vous des nids
+de corneilles dans les peupliers de l'Elysée? Pas davantage!
+
+--Arrivons, répartit Paul, un peu contrarié; nommez, sans attendre,
+l'objet de ma flamme.
+
+--C'est m'imposer silence, car j'ignore jusqu'à la première lettre de
+son nom.
+
+Cependant la comtesse cherchait, sans le trouver, ce que son mari allait
+faire, chaque jour, à la même heure, rue d'Anjou Saint-Honoré....
+
+---Eh! mon Dieu! continua Charaintru, j'ai failli, moi aussi, avoir un
+roman dans ma propre rue, circonstance toujours agréable par un temps de
+pluie. La jeune dame était fort grande et blonde, approchant comme vous,
+cher de Breuilly; par contre, le mari était un petit noir, environ comme
+moi, et qui paraissait mauvais comme la gale (je ne nomme personne!).
+Voici donc mon petit potin personnel. Commencement....
+
+--Peut-être, interjeta Paul, feriez-vous mieux de commencer par la fin.
+
+--Pourquoi? demanda naïvement Hercule.
+
+--Pour abréger, riposta le maître de la maison avec une nuance de
+sévérité mécontente.
+
+--Vous me troublez, s'écria Charaintru, comme un enfant interrompu dans
+la récitation de sa fable.
+
+--Je demande le dénouement, répéta Paul d'un ton contenu, mais froid.
+
+--Il n'y a pas eu de dénouement, dit Hercule.
+
+--Pardon, il y a toujours un dénouement.
+
+--Fleurs et correspondance anonymes, tout s'est borné là!
+
+--Correspondance se dit d'un échange de lettres. Avez-vous reçu des
+réponses?
+
+--Pas une, répondit le petit vicomte avec une franche bonhomie.
+
+--Alors, mon bon, pas de noeud à l'intrigue. Est-ce tout?
+
+--Oui, dit Charaintru.
+
+--Pas de correspondance? Pas d'intrigue? Ce n'est donc ni un roman, ni
+même un potin! Vous n'avez pas tenu votre promesse, et je vous retire la
+parole.
+
+Charaintru regarda Blanche, qui regardait son mari.
+
+Il y eut un froid; mais Mme de Breuilly fit dérailler la causerie, qui
+roula dans une autre direction.
+
+Quand il fut avéré pour elle que Paul sortait à des heures régulières et
+qu'il y tenait, et quand elle eut essayé vainement de lui faire avouer le
+but de ses sorties, à tort ou à raison elle ne douta plus de ce qu'elle
+appelait «sa disgrâce».
+
+Jamais, toutefois, Paul n'avait été plus prévenant ni plus gracieux;
+Mais la jalousie, comme l'amour, court à son projet sans s'inquiéter
+Beaucoup de la logique. Un homme qui s'absente sans dire où il va trompe
+nécessairement sa femme, et s'il en aime une autre, c'est donc qu'il
+n'aime plus la première?
+
+Il ne s'offrait, pour Blanche, que deux moyens de combattre l'ennemie,
+puisqu'il y avait nécessairement une ennemie: ou courir sus et la
+combattre, ou bien employer ce moyen délicat et généreux qui consiste à
+négliger la rivale et à ramener sur soi seule l'attention et la préférence,
+par une incomparable tendresse.
+
+Il était dans les aptitudes de la comtesse, femme supérieurement noble
+d'esprit et de coeur, d'incliner au second parti et de le suivre avec
+beaucoup d'art et d'opiniâtreté. On vit donc alors ce que l'on voit
+rarement: une mère en deuil rejeter ses crêpes et, du recueillement de
+la vie dévote, revenir à la fébrile activité de la vie, mondaine, à
+commencer par la musique.
+
+Elle se commanda d'être belle et aimable, et elle le pouvait encore. Elle
+se préoccupa de mille riens, délaissés, oubliés, et son miroir put lui
+rendre ce témoignage: que la plupart des femmes plus jeunes qu'elle ne
+pouvaient entrer en ligne avec la comtesse de Breuilly.
+
+N'étant plus une jeune femme, elle fut une femme jeune. Paul y prit garde
+et l'en félicita de façon à la payer de ses soins; mais Blanche n'osait
+attaquer de front cette heure redoutable de «quatre heures», à laquelle
+Paul disparaissait invariablement; et, quoique se sentant déjà plus
+forte, elle se prêchait le courage à elle-même, sans parvenir à se le
+donner.
+
+Enfin, un jour d'été, où la beauté d'un temps doux, après un orage,
+conviait les rares Parisiens restés à Paris à revoir les horizons
+factices du bois de Boulogne, Blanche eut l'audace de demander à Paul
+deux heures de son temps et le tour des lacs.
+
+Il était trois heures et demie. Paul y consentit sans hésiter, et il
+s'exécuta de la meilleure grâce.
+
+Ils partirent comme de vieux amants pour le bois, et la promenade se
+serait accomplie dans toutes les conditions d'un contentement parfait
+pour Mme de Breuilly si, au point de séparation des deux lacs, un rien,
+un pli de rose n'avait rappelé soudainement Blanche à ses préoccupations.
+
+
+
+
+III
+
+
+Le coupé de maître qui menait Blanche et Paul dans la direction de
+Longchamps se trouva un moment retardé, entre les deux lacs, par un
+embarras de voitures. Il y en eut une qui, par une fausse manoeuvre de
+son conducteur, faillit frapper en flanc, de sa flèche d'acier, le siège
+du cocher de M. de Breuilly.
+
+C'était un landau bleu, découvert et attelé dans le dernier genre. Une
+très jeune femme y trônait seule. Abritée sous une ombrelle doublée et
+bordée de guipure blanche, l'inconnue, dont la toilette rose et grise,
+plus austère que les modes nouvelles, faisait pourtant valoir une taille
+svelte et délicieuse, ne put retenir un léger cri en voyant la tête de
+ses chevaux se heurter presque à la lanterne de l'autre voiture. En ce
+moment, les yeux des trois personnes se rencontrèrent.
+
+Paul porta, comme instinctivement, la main à son chapeau; pas un muscle
+de son visage ne tressaillit. La jeune blonde rougit en souriant vaguement,
+mais elle tourna aussitôt toute son attention sur la dame qui
+accompagnait M. de Breuilly. Les deux femmes passèrent ainsi, l'une de
+l'autre, une de ces revues auprès desquelles une inspection militaire
+n'est qu'un jeu d'enfants. Rien n'échappa ni à l'une ni à l'autre,
+sur leur âge, leur condition, leur toilette, l'expression de leur
+physionomie.
+
+Blanche acquit la conviction que la belle blonde connaissait M, de
+Breuilly. Mais, pensa-t-elle, si c'est là ma rivale, chaque jour visitée
+entre quatre et cinq heures par mon mari, comment l'a-t-il prévenue de ne
+pas l'attendre aujourd'hui? Nous sommes partis de la rue de Verneuil
+avant quatre heures, et Paul ne m'avait pas quittée un seul instant! De
+quel raisonnement a-t-elle conclu que Paul n'irait point, qu'il viendrait
+ici, qu'elle pourrait le rencontrer et échanger encore avec lui, faute de
+mieux, un regard tendre?
+
+--Mon ami, dit Blanche résolument, vous connaissez cette personne
+vraiment charmante? Vous plaît-il de me dire son nom?
+
+--Je ne suis pas l'_Almanach Bottin_, objecta Paul en souriant.
+
+Réponse si raisonnable et si parfaitement unie, que Blanche en fut
+désarçonnée encore une fois. Mais, se ravisant:
+
+--Je n'ai, dit-elle, aucun souvenir de ce visage, du temps où j'étais du
+monde et où j'y allais! Et vous, mon ami?
+
+--Le monde est un kaléidoscope! dit le comte évasivement.
+
+--Elle vous ressemble un peu, cette gracieuse figure, insista Blanche.
+
+--Flatteur pour moi! balbutia Paul, en s'inclinant d'un air distrait. Ce
+visage où pas une ride ... tandis que le mien....
+
+Il n'acheva point.
+
+--Mon ami, dit, un kilomètre plus loin, la pauvre comtesse, il y a de
+chacun de nous une histoire que nous savons seuls, et que nous oublions
+même quelquefois.
+
+--Oui, répliqua Paul; cette remarque, qui est, je crois, d'Alphonse Karr,
+pourrait être de vous, qui avez, dans l'occasion, tant de verve et
+d'humour,
+
+--Merci, mon ami. Eh bien! je me figure qu'il existe de vous une histoire
+inédite, antérieure à moi, et dont vous me faites mystère depuis
+quelques vingt ans.
+
+--Une seule histoire serait trop peu, ma chère Blanche. Moi, je parie
+pour la demi-douzaine, sans avoir pris le temps de les compter avant de
+vous répondre. Que de folies s'accomplissent pour un jeune homme, entre
+vingt et vingt-cinq ans! Mais tout cela tiendrait aujourd'hui dans la
+paume de la main.
+
+--Y compris le sang des blessures et les cendres des souvenirs?
+
+--Le sang des blessures! répéta Paul avec une feinte ironie. Il faudrait
+savoir d'abord si les blessures de cette époque de la vie rendent
+beaucoup de sang!
+
+--La cicatrice que vous portez au menton, mon ami, et que vous attribuez
+à un accident de chasse, pourrait bien....
+
+--Non, répondit le comte avec une sévérité triste mais décisive, non!
+Absolument rien de romanesque de ce côté! Tournez hardiment la page,
+cette blessure n'était qu'une blessure bête!
+
+Mme de Breuilly se mordit les lèvres et ne parla plus.
+
+Au, bout d'un moment, Paul, craignant d'avoir affligé Blanche par un peu
+de brusquerie, renoua la conversation sur un sujet différent. Il parla
+musique avec un intérêt qui gagna la comtesse, et elle finit par ne
+plus ressentir l'acuité du trait que le regard de la jeune inconnue
+lui avait décoché. En se retrouvant dans son salon sans avoir eu à
+s'affliger, ce jour-là, de l'absence de son mari, elle s'approcha de son
+piano, l'ouvrit et elle chercha sur le clavier la phrase musicale dont
+elle avait eu la révélation, un matin que Paul jouait du violon après des
+années de silence.
+
+On ne sait ni pourquoi une phrase musicale rentre dans la mémoire, ni
+Pourquoi elle en sort; C'est de sa promenade au bois que Blanche avait
+rapporté cette musique. Elle l'essaya, la retrouva, et le résultat fut
+qu'en même temps, ou presque en même temps, Paul reprit son archet et
+joua du commencement à la fin, non plus une phrase détachée, mais tout le
+morceau, parfaitement nouveau pour la comtesse. Elle se tut, pour bien
+écouter, et, cette fois, retenir le chef-d'œuvre inconnu.
+
+C'en était un, sans nom d'auteur, mais à la composition duquel le génie
+Allemand avait dû présider.
+
+Blanche se leva, ouvrit la porte du salon, qui donnait dans le cabinet
+de son mari, et elle lui dit:
+
+--Quelle est donc cette musique que nous jouons tous les deux sans nous
+être concertés?
+
+--J'ai entendu cela à Dresde, il y a vingt-cinq ans; un duo pour violon
+et clavecin, comme on disait encore dans la société française de ce
+pays-là. Et vous, Blanche, vous la connaissez sans doute pour me l'avoir
+entendu fredonner?
+
+--Si vous saviez, mon ami, où trouver cette musique, nous pourrions
+l'étudier ensemble, puisque vous l'aimez.
+
+--Je m'en informerai, répliqua M. de Breuilly.
+
+Mais, du ton même dont il fit cette réponse, Blanche inféra qu'il était
+résolu à ne pas s'en occuper. Elle pensa qu'il exécutait ce duo avec une
+autre musicienne qu'elle, et peut-être ... rue d'Anjou-Saint-Honoré.
+
+--Êtes-vous bien sûr, Paul, reprit-elle, avec un triste sourire, d'aimer
+encore à faire de la musique avec moi?
+
+--Et vous, ma chère Blanche, êtes-vous bien sûre de ne pas exiger de moi,
+depuis quelque temps, la démonstration extérieure de sentiments qui, chez
+moi, pour être plus latents, n'en sont que plus profonds? Nous avons
+traversé de si grandes peines, que nous sommes excusables d'être un peu
+moins alertes qu'aux beaux jours.
+
+--Le coeur des femmes est ainsi fait, interrompt la comtesse, qu'elles
+veulent tout avoir, dans ce moment suprême où elles sentent que tout va
+leur échapper.
+
+--C'est un cri du fond de ton âme, Blanche, répondit Paul en allant à
+elle et la pressant dans ses bras. Pauvre enfant, que crains-tu de perdre
+encore? D'où vient la fébrile appréhension qui te ronge? De qui donc ou
+de quoi donc te sens-tu jalouse? L'étais-tu de nos pauvres enfants,
+quand tu me voyais les adorer! Le serais-tu d'un troisième enfant, si
+Dieu nous l'accordait encore? Et toi-même, l'aimerais-tu moins que moi?
+
+--Oui, naturellement, s'il était l'enfant, d'une autre mère! Mais, que
+parlez-vous d'un troisième enfant? Vous savez, hélas! tout comme moi, que
+je n'en aurai plus... Seulement, la prédilection pseudo-paternelle,
+l'adoption est quelquefois une tentation de votre âge, Paul.
+
+--Oui, très forte! répondit loyalement le comte. Mais je sens bien par
+ce que vous venez de dire, que vous ne partagez point ce genre de
+prédilection! Il serait donc absurde, de ma part, d'y songer,
+
+--Vous y avez donc songé, vous?
+
+--Je viens de le dire.
+
+--Vous aviez en vue quelqu'enfant?
+
+--C'est fini, n'en parlons plus jamais!
+
+Il n'y avait pas à répliquer.
+
+Blanche sortit, effrayée par l'expression du visage de son mari.
+
+Mais quand M. de Breuilly fut seul, il pleura, longtemps, comme une
+femme, les poings dans les yeux, sans aucun bruit. Le terrain venait de
+manquer sous ses pas....
+
+--Eh bien!_dit une voix qu'à travers la porte M. de Breuilly reconnut
+pour celle de Charaintru, demandez à monsieur le comte s'il consent à me
+recevoir, quoique l'heure assurément soit mal choisie.
+
+Le domestique ainsi interpellé vint frapper à la porte de Paul, déjà
+occupé, devant sa toilette, à faire disparaître la trace de ses pleurs
+par des ablutions réitérées.
+
+--Dans un moment, Hercule, je suis à vous, cria-t-il à Charaintru par la
+porte entrebâillée, et bien que mentalement il envoyât le visiteur à tous
+les diables.
+
+Quand ils furent en présence:
+
+--Mon cher Paul, dit Hercule, je viens sans façon vous demander à dîner,
+sous la réserve de l'agrément de madame de Breuilly, bien entendu.
+
+--Je me porte garant pour elle, répliqua Paul en offrant un siège à
+Charaintru. Qu'y a-t-il de nouveau?
+
+--Je voulais, reprit celui-ci, être très sûr de vous rencontrer, et j'ai
+choisi l'heure du repas, ayant quelque chose d'important à vous dire.
+Nous sommes seuls, n'est-ce pas?
+
+--Absolument seuls.
+
+--Tant mieux; ce que j'ai à vous dire ne comporte aucun témoin.
+
+--Je vous écoute.
+
+--L'autre jour, mon cher Paul, dit Charaintru, je vous ai horripilé, sans
+le vouloir, par un stupide bavardage...
+
+--J'ai oublié cela, mon cher Hercule. D'ailleurs, que pouvait
+m'importer?...
+
+--Aujourd'hui, je viens demander un service, comme si vous étiez fort
+disposé à me le rendre.
+
+--J'espère que vous n'en doutez pas.
+
+--Que vous êtes bon! Eh bien! là, que savez-vous de la position
+financière de Berwick, le banquier bien connu?
+
+--Mais quelle raison aurais-je de savoir cela? Les banquiers juifs et
+moi...
+
+--Mon Dieu! les plus purs d'entre nous peuvent avoir eu affaire à des
+banquiers juifs! Berwick est excessivement en vue. Vous êtes riche. Vous
+spéculez quelquefois...
+
+--Ici est votre erreur, Hercule; je ne spécule jamais.
+
+--Sans spéculer positivement, vous avez, m'a-t-on dit, un compte ouvert
+chez Berwick. Sa solvabilité vous intéresse donc, et alors, s'il est
+quelqu'un de bien informé, c'est vous. Informez-moi donc à mon tour.
+
+--Eh bien! Hercule, vous me croirez si vous pouvez, mais c'est à vous que
+je demanderais la cote de Berwick sur la place, si j'avais besoin de le
+savoir. Je ne sais rien, vous semblez savoir quelque chose, puisque vous
+en demandez plus; eh bien! dites-moi ce que vous savez, et c'est vous
+qui m'aurez rendu service.
+
+--Je vais tout vous dire, Paul. Je suis venu à vous, vous sachant homme
+de conseil, parce que j'ai ouï dire que le nouvel attelage de Berwick,
+acquis pour épater le bourgeois, masque l'imminence d'une banqueroute,
+et ... je suis fortement engagé avec Berwick. En second lieu, parce que
+vous passez pour connaître sinon le Berwick lui-même, du moins ses
+origines, ses attaches, sa famille, et que vous devez la vérité à un ami
+comme moi... Vous pouvez savoir si, comme on le dit encore, les beaux
+yeux de madame Berwick soutiennent le crédit du banquier; si un protecteur
+anonyme, mais puissant, est sollicité d'empêcher la barque de sombrer,
+si....
+
+Le vicomte de Charaintru allait toujours récitant la leçon qu'il s'était
+faite à lui-même avant d'entrer chez Paul. Chemin faisant, toutefois, il
+eut l'idée de regarder M. de Breuilly, et la pâleur qui couvrait les
+traits de son interlocuteur arrêta court le petit Hercule.
+
+--Mais ... vous n'êtes pas bien? lui demanda-t-il avec un cordial intérêt,
+en lui saisissant les deux mains. Vous souffrez! Dois-je appeler?
+
+Paul, qui agonisait en silence, ne put que lui faire un signe impérieux
+de s'abstenir.
+
+Charaintru imagina qu'il venait et cette fois sans le vouloir, de mettre
+encore les pieds dans le plat.
+
+Paul, toujours silencieux mais se raidissant, fit l'effort de se lever
+et de marcher--en s'appuyant aux meubles--vers une fenêtre du salon. Elle
+était entr'ouverte; il l'ouvrit toute grande par un geste brusque, aspira
+à longs traits l'air du dehors, et comme Hercule l'avait suivi, prêt à le
+soutenir, Paul se retourna enfin et lui dit:
+
+--Ce n'est rien!... Un éblouissement!... J'ai beaucoup souffert dans ma
+vie, et ... je ne suis plus jeune!...
+
+--Ce n'est pas ce que je vous ai dit, au moins, mon cher Paul?
+
+Paul, s'asseyant près de la fenêtre ouverte et regardant Charaintru bien
+en face, avec un sourire forcé, lui répondit:
+
+--C'est si peu ce que vous m'avez dit que, déjà souffrant à votre
+arrivée, je n'ai pas saisi un mot des dernières choses que vous m'avez
+racontées. Je voyais remuer vos lèvres et je ne vous entendais plus. De
+quoi parliez-vous donc?
+
+--Je parlais des _potins_ qui courent sur Berwick, et je vous demandais...
+
+--Ah! oui! s'il vendait sa femme pour combler un déficit? Si un galant
+homme sauverait sa barque ou son huit-ressorts à point nommé? Écoutez
+bien ceci, Charaintru: je ne sais pourquoi vous m'avez choisi pour
+confident à propos des opérations d'un homme qui n'a jamais été pour moi
+que le guichet vitré et grillé d'une caisse plus ou moins publique. Si
+vous avez fait la cour à sa femme, comme vous le donniez, l'autre soir,
+à entendre, en appelant Berwick le _petit noir_, vous savez à vos dépens
+à quoi vous en tenir sur la vertu de cette dame? Et alors, pourquoi
+m'interrogez-vous? Si vous avez des fonds chez ce banquier, retirez-les!
+Je n'en sais pas davantage.
+
+Hercule écoutait Paul avec une sérieuse attention; mais doutant encore
+de l'ignorance dans laquelle Paul se drapait avec tant de tranquillité
+apparente, il ajouta:
+
+--Mais enfin, vous, monsieur de Breuilly, si vous aviez à cette heure
+des fonds chez Berwick, les retireriez-vous?
+
+Ici Paul eut une minute d'hésitation. S'il croyait à la vertu de Mme
+Berwick, il était cruellement édifié sans doute sur l'actif et sur la
+probité du mari. Il retarda sa réponse en adressant à Charaintru cette
+question:
+
+--Somme toute, que vous doit Berwick?
+
+--Cent cinquante mille francs! Répliqua le petit vicomte sans hésiter.
+
+Paul se releva, marcha dans le salon comme s'il se livrait en lui un
+combat terrible, et il finit par dire à Hercule:
+
+--Berwick est bon pour vos cent cinquante mille francs.
+
+
+
+
+IV
+
+
+Paul de Breuilly donna à dîner au petit vicomte, comme si de rien
+n'était. Blanche, qui ignorait la conversation qui avait précédé le
+dîner, fut presque enjouée. Il vint, dans la soirée, plusieurs personnes.
+Il y eût une table de whist où Paul prit place. Mme de Breuilly eut un
+assez long aparté avec Charaintru. Mais, bien que Paul se défiât de la
+sotte langue d'Hercule, il s'était assuré de son silence en lui demandant
+sa parole d'honneur de laisser les Berwick de côté dans ses causeries de
+ce soir-là, et le petit vicomte étant bien vicomte en ceci, qu'il savait
+tenir sa parole.
+
+Cependant, à un chasse-croisé dans la partie de whist, Paul, ayant quitté
+son fauteuil, vint auprès du divan où Blanche causait avec Hercule.
+
+--Le vicomte me parlait de vous, mon ami, répliqua Blanche; il me
+conviait à lui dire s'il serait accueilli en vous faisant une amicale
+proposition qu'il m'a exposée en détail.
+
+--Et laquelle? demanda Paul en serrant légèrement le bras d'Hercule.
+
+--Je prie madame de conserver la parole pour vous exposer ce dont il
+s'agit. Elle s'en acquittera mieux que moi.
+
+--Mon Dieu, reprit Blanche, cela n'est pas d'une complication extrême,
+M. de Charaintru a, paraît-il, un cheval anglais dont la taille (c'est
+le vicomte qui parle) correspond mieux à la vôtre qu'à la sienne. De
+plus, il s'est épris d'un double poney ... sans grand usage chez nous,
+depuis que...
+
+--Oui, interrompit Paul, qui voulait dispenser Mme de Breuilly de
+prononcer le nom de son fils mort. Et alors Hercule rêverait un échange?
+
+--Avec toutes les compensations voulues! ajouta aussitôt le petit vicomte
+d'un ton courtois.
+
+--Cela se trouve merveilleusement bien, reprit Paul sans sourciller: je
+veux réformer mon écurie. Je ne puis donc point acquérir votre anglais;
+mais, au prix qui vous conviendra, mon double poney est à vous.
+
+Blanche ne s'était nullement attendue à un accord aussi prompt, sachant
+que Paul gardait le poney en souvenir du pauvre François. Et puis ce
+mot: réformer mon écurie, indiquait des résolutions qu'elle n'avait pas
+soupçonnées.
+
+--Voulez-vous aussi notre Clarence, insista M. de Breuilly. Vous pourrez
+y atteler votre anglais, s'il est à deux fins.
+
+--Je réfléchirai à cela, repartit Hercule, presque aussi surpris de
+cette liquidation de la remise que Blanche de la liquidation de l'écurie.
+
+Puis les groupes du salon se formèrent autrement. Hercule alla s'asseoir
+au whist, et Blanche, tout en causant avec deux dames de ses amies, sonna
+pour le thé.
+
+A onze heures et demie, il n'y avait plus personne dans le salon de la
+rue de Verneuil; Blanche se faisait déshabiller par sa femme de chambre,
+et Paul, retiré dans son cabinet, se mettait à compulser des papiers
+et à couvrir de chiffres plusieurs pages.
+
+Le lendemain matin, quand Blanche s'éveilla, le poney de son fils était
+déjà emmené par le palefrenier chez le petit vicomte, sur l'ordre de
+Paul, qui, par cette attention délicate, évita à la pauvre mère le
+chagrin de voir partir, et peut-être la fantaisie de caresser une
+dernière fois le cheval que François avait aimé et monté.
+
+Ce fut ensuite sans aucune solennité et du ton uni et affectueux dont
+les gens courageux savent parler d'une grande catastrophe à ceux qu'ils
+chérissent, ce fut, en un mot, avec la bonne humeur d'un ancien soldat
+que Paul dit à sa femme:
+
+--Eh bien! ma chère, il faut nous préparer à un petit sacrifice purement
+mondain. Il n'est qu'heur et malheur ici-bas! Bienheureux sommes-nous
+encore, vous et moi, puisqu'il n'y va que de la caisse! Je connais votre
+grand coeur et votre excellent esprit, et je dois vous avouer que nous
+sommes décidément ... un peu ruinés! Je n'ai que faire de vous dire que
+je n'ai point perdu au jeu, puisque je ne joue point. Je ne suis d'aucun
+cercle et je ne vais jamais à la Bourse. Quoi qu'il en soit, j'ai perdu
+et pas mal perdu! Rassurez-vous: votre dot est intacte! Du reste, voici
+les chiffres...
+
+Et, tirant de son portefeuille une petite note, Paul lut ce qui suit:
+
+--Cet hôtel vaut cent cinquante mille francs, au prix, faible toujours,
+d'une réalisation immédiate. Il y a ici cinquante mille francs de
+tableaux et de mobilier. Mes chevaux et ma voiture représentent, au
+bas mot, vingt mille francs. Et il me faut 300,000 francs en chiffres
+ronds pour boucher un trou qui n'a été creusé ni par mon incurie, ni par
+mon imprudence. Ma fortune y passera, mais vous voyez que cela n'effleure
+en rien le patrimoine qui vous est propre et qui est placé en rentes, car
+j'aimerais mieux mourir que d'y toucher.
+
+--Mais alors, Paul, il ne vous restera rien? Et comment cela est-il
+arrivé?
+
+--Eh bien! nous avions de la marge pour vivre et nous n'aurons plus que
+le nécessaire; nous en aimerons-nous moins?...
+
+--Tout pour ce mot-là, Paul! s'écria l'honnête et tendre femme en
+se jetant dans les bras de son mari. Je ne regretterai rien, je ne
+m'apercevrai de rien. Je te dis, Paul, qu'à part le deuil qui nous
+suivra jusqu'à la tombe, je suis la plus heureuse des femmes avec toi!
+
+--Aussi est-ce sans aucune appréhension, ma chère Blanche, que je t'avais
+attendue là.
+
+--Maintenant, est-il bien sûr que ... ce soit perdu, perdu sans remède!
+
+--Oui!
+
+--Vous avez été trompé?
+
+--Je voudrais vous répondre que non, car j'ai, moi aussi, de
+l'amour-propre.... Enfin, mettons que j'aie été trompé....
+
+--Ah! mais ... où allons-nous prendre notre retraite?
+
+--J'ai pensé, cette nuit, que peut-être il vous agréerait, comme à
+moi, de vous rapprocher des tombes qui nous sont chères. Alors ... les
+Batignolles?... Le cimetière Montmartre est tout près de là.
+
+--Les Batignolles! Pourquoi pas? Répliqua sans hésiter la comtesse.
+
+--Laisse-moi t'admirer! dit Paul en couvrant de baisers les mains de
+Blanche.
+
+La liquidation de M. et de Mme de Breuilly fut prompte et cruelle.
+En voulant réserver les objets auxquels se rattachaient de précieux
+souvenirs, Paul et Blanche s'aperçurent qu'à ce compte ils
+n'abandonneraient aux tapissiers que des banquettes. On attaqua la
+réserve en fermant les yeux, de peur de s'attendrir, et le mobilier
+tout entier, sauf les portraits de famille et quelques meubles
+personnels, y passa. Le poney de François était vendu à Hercule, les
+deux lits de François et de sa soeur, avec les armes du premier et les
+poupées de Louise, furent conservés comme reliques.
+
+Ces émotions, sans cesse renaissantes pendant huit jours, firent ployer
+la taille encore si droite de Paul, comme sous un invisible fardeau. Mais
+son chagrin n'était pas borné à l'abandon de son hôtel. Il en avait un
+autre dont il ne parlait à personne.
+
+Les Anglais meurent du spleen, qui n'a pas de larmes et qui n'a pas
+d'objet. Les Allemands ne connaissent en général, de la douleur, que les
+phrases à effet et les libations posthumes. Seuls, les Français, qui
+passent pour légers, peuvent devenir fous de chagrin ou en mourir.
+
+Le logis que Paul de Breuilly loua aux Batignolles, après avoir vendu le
+petit palais de la rue de Verneuil, était situé rue de la Condamine.
+C'était un modeste rez-de-chaussée, sur un perron de dix marches, entre
+cour et jardin. Le jardinet, au midi, séparé, par ses murs d'espaliers,
+des jardins du voisinage; la cour, au nord, ayant un puits, un poulailler
+et des plantes grimpantes.
+
+Les lits des enfants, dans deux jolies mansardes, demeurèrent faits,
+comme si ces êtres si chers étaient attendus. Les divers souvenirs qui
+restaient d'eux furent groupés à leur chevet: des nippes, des jouets,
+des cheveux coupés à différents âges, sur des têtes blondes ou brunes,
+et enchâssés dans des médaillons, au-dessous de photographies.
+
+Le matin, en se levant, Paul s'occupait avant tout de Blanche, la
+grondait amicalement s'il lui trouvait les yeux rougis par l'insomnie ou
+par les pleurs. Puis, après un déjeuner frugal, il s'occupait du jardin.
+
+Une servante unique avait remplacé chez le comte cinq ou six domestiques.
+Dès que la maisonnette était en ordre, Paul et Blanche, dans deux pièces
+contiguës, séparées seulement par une porte ouverte où flottait un
+lambeau de vieille tapisserie de Beauvais, essayaient de s'intéresser à
+quelque travail. Paul s'occupait des livres en petit nombre dont il
+n'avait pas consenti à se séparer, Blanche brodait ou le plus souvent
+raccommodait elle-même le linge de la famille. Le soir, la musique
+rapprochait aussi les deux époux, qui s'étaient ordonné à eux-mêmes de
+faire face à la vie en braves, et de ne point s'assassiner mutuellement
+de leur douleur.
+
+Mais, n'ayant plus de chevaux, Paul n'avait pas moins besoin d'exercice,
+et même d'exercices violents, pour conserver sa santé, altérée par les
+épreuves. Il s'imposait pour ainsi dire des marches forcées. Blanche
+était la première à l'y engager, quand il les oubliait, bien qu'elle fût
+portée à mesurer, par un reste d'inquiétude jalouse, les heures que son
+mari passait dehors. Mais les heures de ces absences n'étaient pas fixes.
+Il n'y avait donc point de convention entre la mystérieuse inconnue et
+lui. Blanche évita longtemps de revenir, avec Paul, sur les causes de sa
+ruine, parce qu'elle sentait que son mari était humilié d'avoir perdu sa
+fortune. Jamais elle ne s'était beaucoup occupée des questions d'argent.
+Cette négligence est assez fréquente chez les femmes nées au milieu du
+luxe, et qui ont pour mari un homme incapable d'aventurer le commun
+patrimoine. Cependant la question devait renaître, surtout depuis que
+Paul et Blanche faisaient ensemble assaut d'économie.
+
+--Vous saurez une fois, ma chère amie, dit Paul, comment un désastre
+financier est venu s'ajouter à nos autres désastres; mais je vous demande
+en grâce la permission de choisir l'heure de cette confession. Qu'il
+vous suffise de savoir positivement qu'elle vous sera faite. Reconnaissez
+qu'il me serait plus doux de m'exécuter sur ce point, si j'avais une fois
+réussi à réparer cette brèche. Eh bien! je ne veux pas encore désespérer.
+
+Mais rien ne changeait dans le régime austère des deux reclus, et,
+quoique certaines amitiés anciennes leur fussent demeurées aussi
+fidèles rue de la Condamine que rue de Verneuil, quoique, tous les mardis
+et tous les jeudis, quelques voyageurs d'outre-Seine vinssent faire
+stopper leurs chevaux devant la petite grille de l'ermitage, la mélancolie
+de Paul semblait s'augmenter, et ses longues promenades hygiéniques
+devenaient plus rares.
+
+La capitulation suprême semblait entrer peu à peu dans la pensée de ce
+Courageux champion. Il se plaignait par instants de palpitations
+violentes et prolongées, mais, sans consentir à voir aucun médecin.
+
+Enfin, la maladie éclata.
+
+Le docteur de la famille, Billardel, le fameux sceptique, habitué du café
+Procope, ancien convive de Paul et son contradicteur en matière de
+religion, de politique et d'économie sociale, fut appelé par Mme de
+Breuilly, qui avait autant de confiance dans l'amitié et dans l'habileté
+de l'homme que d'aversion pour ses opinions. Billardel inventa une
+maladie nerveuse sans gravité, ordonna des boulettes de mie de pain, sous
+des noms scientifiques; mais il dit à la comtesse, en sortant:
+
+--M. de Breuilly n'a qu'un seul mal, dont je ne guéris, il est vrai
+personne: il meurt de chagrin.
+
+--De quel chagrin? demanda vivement Blanche.
+
+--Cherchez, madame! vous trouverez peut-être. Les femmes s'y entendent
+mieux que les médecins.
+
+--A son âge, ce ne serait pas?...
+
+--Pourquoi non? riposta Billardel. Il n'y a pas d'âge pour cela!
+
+Retirée dans sa chambre, Blanche se prit la tête à deux mains, demandant
+Un miracle à Dieu.
+
+Mais elle ne pouvait exiger de Dieu qu'il lui donnât, à son âge, un
+troisième enfant, ni qu'il fit trouver à la femme légitime sa rivale
+aimable.
+
+Cependant, en retournant auprès de Paul, Blanche lui dit avec la
+résignation d'une martyre:
+
+--Vous êtes triste, mon bon ami, accablé, ennuyé surtout. Je ne suffis
+pas pour vous distraire. Le docteur veut absolument pour vous de la
+distraction. Y aurait-il quelqu'un dont la société vous amuserait?
+
+Paul regarda fixement Mme de Breuilly et ne répondit rien d'abord. Puis
+il parla:
+
+--Tant de générosité, dit-il, ne restera pas sans récompense. Oui, il y a
+quelqu'un que j’aimerais à voir. Mais ce quelqu’un, tu ne le connais pas.
+
+--Comment ne me l'avez-vous pas présenté?
+
+--Ce quelqu'un...
+
+Mais il n'acheva point, et sa tête s'inclina sur sa poitrine.
+
+--Est-ce un homme ou une femme?
+
+--Ne me demande rien, Blanche.
+
+--Mais encore...
+
+Paul ne sortit point de son mutisme. Il sembla à sa femme qu'il étouffait,
+car il rougit excessivement.
+
+Il étendit la main, comme s'il cherchait un breuvage. Blanche lui tendit
+un verre d'eau sucrée placé sur un guéridon à quelques pas de lui.
+
+--Puisque vous ne pouvez me parler de cela, je vais, dit Blanche dès
+qu'elle vit son mari plus calme, je vais vous donner un exemple que vous
+suivrez certainement, car l'aveu à vous faire me coûte probablement
+encore plus que l'aveu que je vous demande.
+
+Paul tressaillit et sembla se ranimer tout à fait.
+
+--Il y a, reprit Mme de Breuilly, dix jours que vous gardez la chambre.
+Le cinquième jour, on frappa timidement à la porte du vestibule. Par un
+coup d'oeil jeté vers la grille, je m'aperçus qu'elle n'était pas fermée.
+Annette, notre unique servante était sans doute sortie pour un instant.
+J'ouvris la porte du vestibule, et une dame voilée parut devant moi. Elle
+paraissait fort troublée.
+
+--Que souhaitez-vous, madame? Lui demandai-je.
+
+--Mon mari, n'ayant pas vu M. de Breuilly depuis quelques jours, m'a
+chargée de prendre de ses nouvelles.
+
+--A qui ai-je l'honneur de parler, madame?
+
+Pour toute réponse, la dame voilée me tendit une carte écrite à la main
+sur laquelle je lus: _Laure Widmer_.
+
+--Mon mari, lui dis-je alors, est plutôt indisposé que malade. Il ne
+saurait vous recevoir, il repose en ce moment. Je mentais, mon cher Paul!
+J'avais pour excuse d'avoir déjà reconnu sous son voile la dame ... du
+bois de Boulogne!
+
+
+
+
+V
+
+
+A cet aveu de Blanche, un pli soucieux crispa le front et les lèvres du
+malade. Mais Blanche continua:
+
+--Je mentais! je promis à la dame de vous remettre sa carte, et j'étais
+résolue déjà à ne point le faire. Quelle était ma pensée? Celle d'écarter
+de la voie douloureuse où je marche, une pierre de plus... Je cédais à
+mon aversion instinctive de femme pour une autre femme, plus jeune, plus
+belle et qui me paraissait vous aimer... Pour abréger, et sans offrir à
+la dame d'entrer, ce qui était peu courtois, je dis à l'inconnue que
+votre première sortie serait pour rendre à son mari cette visite, et je
+la congédiai. Par bonheur pour le succès de mon mensonge, Annette ne
+rentra que lorsque la visiteuse était déjà loin. Voilà mon péché, sans
+réticence aucune. Et maintenant, la dame du Bois, la dame au voile qui se
+dit être Laure Widmer, est peut-être justement la personne dont l'absence
+vous cause tant d'ennui, et que vous souhaiteriez voir auprès de vous.
+Dois-je, en expiation de ma faute, aller la chercher?
+
+--Vous n'avez pas conservé cette carte? demanda Paul, dont les mains se
+tordaient avec une agitation fiévreuse.
+
+--Je l'ai brûlée sur-le-champ! Répliqua Blanche sans hésiter.
+
+--Voici, dit alors le comte après une méditation douloureuse: j'ai à
+choisir entre de nouvelles réticences vis-à-vis de vous (je ne dis pas
+mensonges, car je n'ai pas conscience de vous avoir jamais menti!) et
+le récit complet d'une chose que mon orgueil et le respect de vos
+sentiments pour moi m'engageaient à ne point vous faire. Avant de vous
+initier à des circonstances de moins d'intérêt pour vous que vous ne
+l'imaginez, je voudrais avoir terminé une oeuvre entreprise dans un but
+qui m'honore, veuillez le croire. Eh bien! voulez-vous me faire encore
+quelques mois de crédit? Je laisse cela à votre entière discrétion.
+Parlez! Quant à aller chercher Laure Widmer, je vous en dispense. Je la
+verrai, quand je serai en état de sortir. En attendant, je vais lui
+adresser quelques lignes que vous lirez, et que vous ne ferez jeter
+à la poste que si vous en approuvez la teneur.
+
+--J'attendrai le temps qu'il vous plaira, mon ami; et je mettrai moi-même
+votre lettre à la poste sans l'avoir lue.
+
+--J'exige que vous la lisiez!
+
+Paul parlait très fermement.
+
+--Je vous obéirai, répliqua Mme de Breuilly en baissant la tête.
+
+--C'est bien, dit le comte, en congédiant sa femme d'un geste un peu
+impatient.
+
+Elle se retira sans ajouter un mot.
+
+Paul, sans plus attendre, se mit à son bureau et, écrivit, non pas comme
+les comédiens écrivent ou feignent d'écrire quand ils sont en scène,
+mais avec une difficulté extrême, cherchant et ne trouvant pas ses mots.
+
+Enfin, après une série de projets, raturés les uns après les autres, il
+parut s'arrêter à une rédaction, qu'il relut plusieurs fois avant de
+l'adopter définitivement.
+
+Sur ces entrefaites, Hercule de Charaintru, qui n'avait pas abandonné
+non plus les exilés de Batignolles, arriva rue de la Condamine avec son
+habituel et si merveilleux à-propos.
+
+Il fut reçu d'abord par Mme de Breuilly, beaucoup trop troublée pour
+bénir l'arrivée du personnage en pareil moment.
+
+--Cette fois, dit-il, ayant une lieue de poste à courir pour visiter mes
+amis, je me suis botté et éperonné comme vous voyez, et j'ai fait l'étape
+sur mon poney, au lieu de me voiturer en coupé. Il est délicieux, ce
+petit cheval-là, et je ne l'ai pas payé trop cher à votre mari.
+
+--Vous auriez pu le faire entrer dans la cour, dit Blanche.
+
+--Ah! mon groom est resté à la porte avec les deux chevaux. Puis-je être
+admis à l'honneur de visiter notre savant dans le sanctuaire de ses
+livres?
+
+Et sans attendre la réponse de Blanche, il se dirigea vers le cabinet
+De son ami. C'est à regret que Paul, ayant reconnu sa voix, lui cria
+d'entrer.
+
+--Mon excellent ami, dit Hercule, je vous dérange évidemment; mais je
+tenais à vous faire les remerciements que je vous dois, tant pour le
+cheval que pour une affaire plus grave, vous savez?
+
+--Bonjour, Charaintru. Entrez donc, je suis enchanté de vous voir.
+
+--Ce que vous faites là est donc d'une gaieté médiocre, puisque c'est
+encore moins amusant que moi?
+
+--Très médiocre, mais il y a sur la terre où nous sommes des obligations
+de force majeure, et dame...
+
+--D'abord, il y a les obligations d'Orléans...
+
+--Vous en avez? Vous êtes bien heureux...
+
+--J'en ai, parce que je viens d'en acheter, quoiqu'elles ne soient pas à
+bas prix; mais, après avoir été remboursé par Berwick de mes 150,000
+francs, suivant votre prophétie, et m'étant tâté depuis lors pour
+trouver un bon emploi, je ne me suis décidé qu'hier à celui-ci, et je
+vous en apportais la nouvelle.
+
+--Vous mettez du temps à réfléchir, mon cher; car ce remboursement
+remonte, je crois, à l'époque de mon déménagement?
+
+Charaintru, en rentrant chez son ami, avait naturellement, par égard pour
+Blanche, laissé la porte du salon ouverte, en sorte que Mme de Breuilly
+était en tiers, sans le vouloir positivement, dans cette conversation.
+Elle ne put rien perdre, quand même elle l'aurait souhaité, du bavardage
+d'Hercule qui, s'étant offert un siège à lui-même en se mettant à cheval
+sur une chaise, continua de son ton de fausset:
+
+--Vous aviez dit vrai, et il paraît que le banquier en question a trouvé
+à temps de quoi payer ses chevaux neufs et son landau bleu. Son aimable
+femme a pu continuer à fréquenter le bois dans ce gracieux équipage et en
+dépit des médisances, ni madame Berwick, ni la caisse de monsieur Berwick
+n'ont perdu leur réputation. On prête à une amitié désintéressée; cette
+réouverture du Pactole....
+
+Paul regardait fixement Charaintru, et son regard sévère conviait
+vainement Hercule à s'arrêter.
+
+--Est-ce par ironie ou par conviction, lui demanda-t-il enfin, que vous
+parlez d'une amitié désintéressée?
+
+--Moi, répliqua Charaintru, je nie les immolations absolues. Ne fût-ce
+que par un sourire, une jolie femme sait toujours reconnaître les
+services qu'on lui rend, et...
+
+Ici la voix de Mme de Breuilly se fit entendre pour dire d'un ton
+sardonique:
+
+--N'est-ce pas un peu cher, un sourire de cent cinquante mille francs?
+
+--II y a des sourires que l'on ne saurait payer, dit courtoisement
+Charaintru, en revenant vers la porte du cabinet, devant laquelle
+Blanche, debout, semblait plus occupée d'un écheveau de soie qu'elle
+dénouait, que du fil de cette causerie.
+
+--Bref, dit Paul avec brusquerie, on veut que madame Berwick ait procuré
+à son mari, par ses beaux yeux, les fonds qui manquaient à la caisse du
+banquier? Et va-t-on jusqu'à nommer l'auteur de ce libre échange?
+
+--On va jusque-là, mais avec des noms si invraisemblables que des paris
+se sont ouverts. D'abord, on ne voit jamais ni Berwick ni aucun de ses
+amis dans le landau bleu; ensuite, les gens qui fréquentent cette maison
+sont généralement des ganaches; non qu'il n'y ait, par le monde, beaucoup
+de ganaches parmi les soupirants d'amour, mais enfin, il y a de ces
+ganaches qui sont au-dessus et au-dessous du soupçon! A défaut d'un
+jeune premier en rage de se ruiner, il faudrait un vieux beau en rupture
+de ban conjugal. Les vieux beaux sont quelquefois très généreux...
+
+--Ah ça! interrompit M. de Breuilly, est-ce pour nous raconter ces
+hypothèses outrageantes pour une femme qui n'a jamais fait parler d'elle,
+que vous êtes venu en poste de la rue d'Anjou à la rue de la Condamine?
+
+Paul était d'autant plus impatient de clore l'incident, que Blanche
+paraissait plus pâle et plus troublée depuis que Charaintru avait pris
+la parole.
+
+--Non, répliqua Charaintru; je voulais aussi reconnaître le service si
+grand que vous m'avez rendu, en vous donnant à mon tour un conseil pour
+rétablir votre fortune.
+
+--Ah! parlez! dit Blanche, cela ne serait pas de refus. Si ce conseil est
+bon, je vous remets tous vos petits péchés.
+
+--Voici! dit Hercule. Berwick monte une affaire dans laquelle je serai
+compris; il serait aisé sans doute à Paul de s'y faire comprendre. Une
+affaire de la force de vingt mille chevaux: la concession des fumiers
+de la ville de Paris!
+
+--Je suis bien revenu des affaires, dit M. de Breuilly en souriant
+tristement, et il me serait d'autant plus difficile de souscrire à
+aucune, que le peu qui me reste ne m'appartient pas.
+
+--Si vous avez de ces scrupules, repartit Hercule, madame pourrait ne pas
+les avoir, et je suis sûr qu'avec ses capitaux personnels, elle serait
+ravie de vous enrichir.
+
+--Mon ami, dit froidement M. de Breuilly, ces distinctions sont hors de
+saison chez nous. II ne faut parler ni de corde dans la maison d'un
+pendu, ni de spéculation dans la maison d'un homme ruiné. D'ailleurs, en
+me mêlant des entreprises de votre banquier, je craindrais à juste raison
+d'être considéré par les vipères de vos amis, comme «un vieux beau» en
+quête d'un sourire de Madame Berwick, et je serais désolé de compromettre
+en rien son honneur. Brisons donc là et, si les fleurs de notre jardin
+sont dignes d'un regard de vous, priez madame de vous les montrer, tandis
+que j'achève une lettre pressante.
+
+Cette lettre, si malencontreusement interrompue par la visite du petit
+vicomte, était définitivement ainsi conçue:
+
+«Madame,
+
+«Madame de Breuilly m'a fait part d'une démarche obligeante que vous avez
+faite au cours de mon indisposition, de la part de votre mari et de la
+vôtre, pour prendre des nouvelles de ma santé.
+
+«J'ai différé de jour en jour l'expression de ma gratitude, espérant me
+trouver assez rétabli pour vous la porter moi-même. Malheureusement il
+n'en est rien encore.
+
+«Dès que je le pourrai, je prendrai, en allant vous visiter, la liberté
+de vous présenter madame de Breuilly, flattée de connaître personnellement
+une famille dont les ascendants firent à ma première jeunesse un aimable
+accueil lorsque je visitais l'Allemagne.
+
+«Daignez, je vous prie, madame, agréer, etc.
+
+«PAUL DE BREUILLY.»
+
+A la suite de la visite de Charaintru, M. de Breuilly présenta
+gracieusement à sa femme une enveloppe à l'adresse de Mme Laure Widmer.
+Non moins gracieusement, Blanche la rendit à son mari, sans l'avoir
+ouverte.
+
+--Vous oubliez nos conventions, lui dit-il.
+
+--Soit, dit Mme de Breuilly en s'exécutant.
+
+Et elle ajouta en riant: Je vais même la clore pour plus de sûreté.
+Alors, elle mouilla la gomme de l'enveloppe, la posa sur le marbre de la
+cheminée et elle retourna paisiblement à sa broderie.
+
+A compter de ce moment, la pensée de Paul sembla se rasséréner; sa santé
+en éprouva le contre-coup favorable, et peu de temps après il était en
+pleine convalescence.
+
+
+
+
+VI
+
+
+Un matin de printemps de l'année 1873, Paul de Breuilly, habitant alors
+la rue de Verneuil, arpentait, à dix heures du matin, la contre-allée de
+l'avenue Gabrielle aux Champs-Elysées. Le temps était gris et douteux,
+contrastant avec les primeurs de la végétation parisienne, souvent
+surprise en pleine éclosion par des avalanches de neige. Les piétons et
+les cavaliers étaient si rares que le comte, par moments, aurait pu se
+croire dans une ville morte. Il marchait pour marcher. Les grandes
+douleurs ont souvent de ces besoins et de ces fantaisies gymnastiques.
+Comme il allait, sans but déterminé, devant lui, se tenant droit et
+cambrant son parapluie sous son bras d'un air qu'il voulait rendre
+dispos, il se trouva face à face avec une jeune femme, mince et blonde
+et, malgré la discrétion d'un voile brun, assez visiblement jolie pour
+rendre Paul attentif à ses traits.
+
+Mais elle ne se bornait point à être jolie. M. de Breuilly, en
+l'examinant, lui trouva une ressemblance qui l'intrigua, l'émut; et s'il
+n'avait pas été un homme déjà mûr, à qui ces caprices ne sont plus
+permis, il se serait attaché aux pas de l'inconnue.
+
+A part l'instant si court où les yeux de l'un et de l'autre se
+rencontrèrent et se confondirent, la jeune personne marchait l'oeil en
+terre, et l'élégante simplicité de sa mise et de sa tournure faisait
+écarter de prime abord toute idée d'intrigue vulgaire.
+
+Elle tenait dans sa petite main gantée de suède un mouchoir brodé; sous
+le regard du passant, elle raffermit sa marche, cacha son mouchoir et
+accéléra le pas, en baissant les yeux, qu'elle avait fort grands.
+
+Paul fut frappé de cette rencontre, sans s'expliquer pourquoi.
+
+Il passa, s'efforçant de n'y plus penser.
+
+Il ne put y parvenir. L'image s'était comme fixée dans sa mémoire; elle
+Eclipsait le reste, comme ce disque fauve qui persiste dans notre œil
+fermé, après que nous avons considéré le soleil.
+
+Paul avança jusqu'à l'embouchure de la rue de Ponthieu, puis il revint
+sur ses pas. A la hauteur de la grille de l'ambassade anglaise, il se
+trouva vis-à-vis de la jeune dame, revenant, elle aussi, en sens opposé.
+
+Les deux promeneurs, surpris de leur double rencontre, allaient se perdre
+de vue, quand Paul remarqua, à vingt pas derrière la dame, le mouchoir
+brodé qu'il avait vu à la main de la dame une première fois. Il alla le
+ramasser, sans rien dire, puis, hâtant le pas, il rejoignit la promeneuse
+et le lui offrit en se découvrant.
+
+--Ce mouchoir marqué L. B. est-il à vous, madame? demanda-t-il d'un ton
+respectueux.
+
+La jeune femme reconnut le mouchoir, le prit vivement et balbutia un
+Remerciement plein de confusion.
+
+--Vous vous appelez Léontine, Louise ou Laure? ajouta galamment M. de
+Breuilly désireux de prolonger la conversation.
+
+--Je m'appelle Laure en effet ... mais peu importe!
+
+Elle salua de la tête et allait fuir.
+
+--Non! reprit le comte, vous êtes moins pressée de partir qu'il ne vous
+convient de le paraître! Un sentiment que nous ne nous expliquons pas
+nous a fait l'un et l'autre revenir sur nos pas... Il y a entre nous un
+air de famille extraordinaire, convenez-en! Il est impossible que vous
+n'en ayez pas été frappée comme moi. A votre âge, vous pourriez être ma
+fille, et vous ne me prenez pas, je l'espère, pour un de ces malotrus
+qui abordent sans cause une dame dans la rue!
+
+--J'avoue, monsieur, avoir été frappée comme vous de cet air de famille
+dont vous parlez; mais comment rendrais-je excusable pour l'oeil du monde
+la folie que j'aurais de causer plus longtemps avec vous? Vous-même,
+vous vous méprendriez sur ce que je suis...
+
+Elle hésita un instant, puis, cédant à une curiosité dont elle ne fut pas
+maîtresse:
+
+--Mais à qui ai-je honneur de parler? demanda la jeune femme.
+
+Paul se nomma sur-le-champ. Son interlocutrice changea de couleur.
+
+--Consentiriez-vous à être présenté à mon mari? demanda-t-elle à
+brûle-pour-point.
+
+--Sans doute, madame, répondit le gentilhomme, qui ne désirait rien de
+plus que de rendre nette cette situation étrange.
+
+--Vous avez sans doute rencontré autrefois une famille de Lussan?
+
+Ce fut au tour de Paul de se troubler.
+
+--Vous auriez connu ... Charlotte? fit-il en pâlissant?
+
+--J'ai été élevée, répondit-elle, en face de votre portrait.
+
+--Comment donc, de prime abord, ne m'avez-vous pas reconnu?
+
+--Qui vous dit, au contraire, que telle n'ait pas été ma première pensée?
+
+--Mais, qui êtes-vous, madame, par rapport à Mme de Lussan?
+
+--Sa petite-fille!
+
+--Et votre mère?
+
+--Écoutez, monsieur de Breuilly; vous savez comment les de Lussan se
+trouvaient en Saxe depuis 1832? A la suite des événements de la duchesse
+de Berry, étant du nombre des familles françaises compromises dans cette
+insurrection, la famille de Lussan émigra et s'établit à Dresde. M. et
+Mme de Lussan, mes grands parents, y devinrent le centre d'une autre et
+Plus ancienne émigration datant de la révocation de l'édit de Nantes.
+Leur fille, Charlotte, était âgée de huit ans. Elle avait dix-huit ans en
+1842, quand elle se maria...
+
+--Passons! interrompit le comte de Breuilly en faisant le geste d'écarter
+un nuage appesanti sur son front.
+
+--De cette union naquit en 1843 une petite fille Laure, que vous avez
+devant vous...
+
+--Vous vous appelez Laure ... Widmer! demanda le comte très bas et comme
+si ce nom de Widmer lui serrait la gorge.
+
+--C'est ce nom que j'ai porté jusqu'au jour de mon propre mariage avec
+M. Berwick, à qui j'aurai le plaisir de vous présenter.
+
+--Mais votre mère, Charlotte de Lussan?
+
+--A rendu son âme à Dieu, en 1846, trois ans après m'avoir mis au monde.
+Vous l'ignoriez?
+
+--Hélas! murmura Paul en creusant le sable de l'allée du bout de son
+parapluie, elle est morte sans que je l'aie revue!
+
+--Elle est morte veuve....
+
+--Elle a été libre? s'écria Paul dont les yeux s'humectèrent.
+
+II y avait un banc à quelques pas de l'endroit où Laure et le comte
+causaient debout. Il s'approcha du banc et y tomba plutôt qu'il ne s'y
+assit.
+
+--Votre place est là! dit-il à la jeune femme après cinq minutes
+d'accablement, ici, à ma gauche, Laure, près de ce coeur dont vous venez
+de rouvrir les blessures!
+
+--Monsieur, repartit Laure, interdite, nous sommes ici en public. Nous ne
+sommes pas censés nous connaître, et....
+
+--Ne pas nous connaître! La fille de Charlotte et moi! Mais vous me
+rappelez, mon enfant, aux réalités présentes. Je ne vous avais jamais
+vue, puisque vous n'étiez pas encore de ce monde, quand j'étais à Dresde
+et qu'un drame ignoré de vous, j'espère.... Enfin, Charlotte a pu me
+croire mort! Elle vous a pourtant légué quelque sympathie pour mon
+souvenir, puisque mon portrait, conservé par elle, a été longtemps
+conservé par vous?
+
+--Un jour d'égarement n'est pas un crime?
+
+--Ah! vous saviez?... J'aurais dû mourir alors!
+
+Sans prolonger l'entretien, Paul se leva en s'excusant d'être demeuré
+assis un instant devant Mme Berwick. Puis, se découvrant, il fit à la
+jeune femme un salut profond.
+
+--J'espère, madame, vous revoir avant longtemps.
+
+--Rue d'Anjou-Saint-Honoré. n° 19, répondit Laure en rendant son salut
+à Paul.
+
+Paul se rassit dès que Laure se fut éloignée, et, les yeux fixés sur
+l'empreinte des petites bottines de la fille de Charlotte dans la terre
+humide, il revécut en une demi-heure toutes les émotions de sa vie
+passée.
+
+Enfin, il se leva avec effort pour retourner chez lui.
+
+--Morte veuve, un an après mon mariage!... répétait-il par instants. Elle
+m'attendit peut-être! Elle ne serait pas morte si elle avait appris que
+je vivais encore!... Oui, décidément, le suicide est un crime. Si je
+n'avais subi le coupable entraînement de Werther, épris d'une autre
+Charlotte, si je n'avais pas voulu venger sur moi-même l'union conclue
+entre ma Charlotte et ce Widmer, mon rival n'en serait pas moins mort
+quelques années après, et au lieu d'un souvenir de sang, j'aurais laissé
+à ma bien-aimée un souvenir aimable; elle aurait gardé cette foi qui fait
+vivre. Nous nous serions cherchés et retrouvés aisément sans doute, et
+notre bonheur à deux, couronnant ma patience, aurait prolongé ses jours!
+Et aujourd'hui je retrouve cette enfant qui me semble tout moi, ou plutôt
+un mélange de mes traits et des traits de sa pauvre mère! Elle a mon
+profil et ses yeux?... J'ai perdu les autres! celui-là seul me reste. Ah!
+comme je vais l'aimer, cette Laure, cette épave de ma jeunesse! L'aimer,
+et la pauvre Blanche que dira-t-elle?... Mon devoir impérieux est de me
+taire, car Blanche ne pourra aimer Laure!
+
+M. de Breuilly était visiblement agité en rentrant rue de Verneuil, et
+bien qu'il se contînt en face de Blanche, à l'animation de ses yeux, sa
+femme imagina aisément qu'il avait fait une rencontre extraordinaire.
+Mais il ne répondit point aux questions que Blanche lui adressait au
+sujet de sa promenade, et Paul rentra peu à peu dans l'apparente
+monotonie de ses pensées et de ses occupations.
+
+Dans les jours qui suivirent, il reçut une lettre de Gustave Mayran,
+datée de Tarbes. M. Mayran, général de brigade, entretenait son ancien
+compagnon d'armes du désir qu'il éprouvait de se rapprocher de Paris et
+des difficultés de ce changement. Il priait Paul, qui avait conservé dans
+l'armée de vieilles amitiés, de s'occuper de lui.
+
+Paul et Gustave avaient servi ensemble en Algérie, sous le maréchal
+Bugeaud, et Blanche salua avec joie le changement que ces réminiscences
+apporteraient au cours des idées de son mari.
+
+Elle-même se souvenait avec plaisir que, n'étant pas encore mariée, elle
+avait suivi, de loin, avec un anxieux intérêt, le jeune militaire dans
+ses campagnes.
+
+Paul de Breuilly était sous les ordres du colonel de Montagnac, qui périt
+en héros à Sidi-Ibrahim, avec la plupart de ses compagnons. Il fut de ces
+quatre-vingt-trois hommes qui, bloqués par les Arabes dans un marabout,
+y épuisèrent leurs vivres et leurs munitions, et, après trois jours de
+lutte désespérée, tentèrent une trouée à la baïonnette.
+
+Paul fut un des treize qui parvinrent seuls à se sauver. Après un pareil
+Fait d'armes, il fut décoré.
+
+Il continua à se distinguer dans les rangs des colonnes conduites par les
+Généraux Bedeau, de Mac-Mahon et Lamoricière.
+
+Après la défaite d'Abd-el-Kader, Paul, devenu lieutenant, fut désigné
+pour faire partie de l'escorte de l'émir prisonnier, envoyé à
+Djemma-Gazahouat.
+
+La conquête de l'Algérie une fois terminée, Paul de Breuilly demanda son
+changement, et il débarquait à Toulon, le 29 décembre 1847, en même temps
+que l'émir prisonnier.
+
+Ce fut une grande joie pour Blanche que de revoir en congé ce jeune
+Lieutenant échappé à tant de périls.
+
+Paul de Breuilly servit jusqu'à la fin de la guerre de Crimée et se
+retira avec le grade de capitaine.
+
+Il s'était marié dans l'intervalle, en 1850, et il était père de
+François, né en 1851.
+
+Ces souvenirs animèrent pendant quelques jours la solitude de la rue de
+Verneuil sans faire oublier sa rencontre avec Laure Widmer.
+
+
+
+
+VII
+
+
+Ainsi s'ouvrit, du printemps 1873 jusque vers le milieu de l'année 1874,
+cette ère singulière pour un homme de l'humeur de Paul, d'une vie morale
+en partie double.
+
+Chez lui, il était le mari qui console sa femme et qui pleure avec elle
+ses enfants. Hors de chez lui, il était l'amant, vivant du souvenir de
+sa maîtresse et la retrouvant dans une fille, dont les beaux yeux le
+rattachaient à l'existence.
+
+Il se fit présenter, en effet, peu de jours après la rencontre aux
+Champs-Elysées, à ce Berwick, le petit noir, comme Charaintru l'appela
+plus tard, et qui n'était autre qu'un juif allemand de la plus belle eau.
+
+Paul tomba des nues en l'apercevant, tant le financier cynique était
+caractérisé par la physionomie, le geste, l'accent grasseyant de ce
+Gobseck bavarois. Trop âgé pour sa femme, Berwick appartenait à la secte
+Des ramoneurs. D'une mèche de cheveux abondante, ingénieusement détournée
+de sa destination primitive, qui était de garnir l'occiput, il se
+faisait, à l'aide de son coiffeur et de beaucoup de pommade, un toupet
+tout entier. Cette mèche providentielle revenait par devant couper, d'un
+bandeau noir de jais, un front déjà trop bas et qui faisait songer aux
+batraciens. L'oeil bouffi et protubérant appartenait bien à cette
+dernière espèce. Comme les Tartares, Berwick devait voir derrière lui,
+sans tourner la tête. Son menton exprimait la brutalité, comme son nez
+pointu marquait une finesse de renard. Il avait les doigts carrés, les
+mains courtes et velues.
+
+Paul regarda tour à tour Laure et Berwick, et il comprit que l'orpheline
+était tombée dans un piège et avait été sacrifiée à quelque spéculation;
+mais il ne pouvait s'en expliquer avec elle.
+
+Quant à Berwick, il ne vit dans la connaissance inattendue que Laure lui
+Faisait faire, que la pêche miraculeuse d'un client. Le jour où Paul
+franchit le seuil de cette demeure, la maison Berwick savait que M. de
+Breuilly était riche, et que le moyen probable de le faire financer était
+de jouer de la flûte des souvenirs. Berwick ne savait pas et ne pouvait
+savoir qu'une vingtaine d'années auparavant un monsieur français avait
+tenté de se suicider par amour pour sa belle-mère, Charlotte Widmer, que
+lui, Berwick, n'avait jamais connue.
+
+Mais de prime abord la cicatrice formidable que Paul avait au menton,
+puisque la balle d'un pistolet lui avait brisé la mâchoire, intrigua
+vivement le banquier. Il questionna sa femme. Celle-ci ne savait rien,
+sinon que peut-être un duel de jeunesse avait provoqué l'accident; elle
+ne pouvait en assigner la date.
+
+Le portrait de M. de Breuilly, que Laure conservait toujours, ne
+mentionnait pas cette cicatrice; mais enfin ce Paul, qui était riche,
+qui avait été militaire, devait avoir la tête chaude, un caractère
+violent, sous les dehors d'un homme très bien élevé, II fallait le
+ménager, ne l'irriter en rien. Telle fut l'opinion de Berwick.
+
+De son côté, Paul se fit de bois vis-à-vis d'un homme qui lui était
+antipathique; car il était résolu à se lier intimement avec Laure à tout
+prix. Il parvint même, en quelques semaines, à faire croire à Berwick
+que ses discours sur les opérations de Bourse l’intéressaient infiniment.
+
+Mais Berwick n'était pas toujours là: il n'y était même presque jamais,
+car il ne trônait au salon que les soirs. Et quand Paul pouvait se rendre
+rue d'Anjou Saint-Honoré, n° 19, c'était justement à l'heure où, dans un
+entresol de la rue Le Peletier, Berwick dépouillait ses carnets et
+faisait son courrier. Laure était grande musicienne, et Paul bon
+violoniste. Tous deux passaient chaque jour quelques instants délicieux.
+
+Lorsque Paul prenait congé de Laure pour retourner rue de Verneuil,
+l'image de la jeune femme l'y suivait, tout comme celle de Charlotte
+l'avait suivi autrefois de Dresde à Freyberg, quand il retournait dans
+cette dernière ville pour y continuer ses études scientifiques.
+
+La musique qu'il venait de faire avec Laure et qui remplissait encore ses
+Oreilles tout le long du chemin, était justement celle que Charlotte et
+lui retrouvaient jadis sous leurs doigts, dans les soirées fréquentes
+qu'ils passaient ensemble.
+
+Cette musique fût longtemps le seul langage qu'en présence de Widmer se
+Permit leur amour, car Paul respectait le toit conjugal autant que
+Charlotte le respectait elle-même. Mais un jour vint où, dans un moment
+d'égarement et de passion, Charlotte oublia qu elle était épouse. Elle
+devint enceinte. Épouvantée, comprenant enfin l'étendue de sa faute, elle
+conjura son amant de partir et de l'oublier.
+
+Voyant toutes ses supplications se briser devant l'inflexible résolution
+de Charlotte, fou de désespoir, Paul crut alors se rendre à lui-même une
+cruelle justice en tentant de se supprimer.
+
+Ainsi ramené, à tant d'années de distance, aux émotions d'alors, M. de
+Breuilly retrouvait, toutes les émotions qu'il avait traversées à vingt
+ans, et condamnait tous les raisonnements qu'il s'était faits pour
+en arriver à se brûler la cervelle. Le nouveau Werther, plus ou moins
+fasciné par l'exemple de l'ancien, était tombé dans son sang, mais il
+n'était pas parvenu à se tuer. Après une longue maladie, pendant laquelle
+son état de faiblesse avait fait désespérer de sa raison, emmené dans les
+Alpes, au canton de Schwitz, il y demeura au village d'Einsiedeln, en
+face du couvent célèbre de ce nom. C'est là que la solitude et l'amitié
+des Bénédictins rendirent un peu de calme à son âme en révolte, et il
+reprit, un beau jour, le chemin de la France, de Paris, du foyer
+paternel.
+
+Il crut expier la lâcheté de son suicide en se faisant soldat. La
+campagne d'Algérie offrit à son impatience l'occasion de se distinguer
+et des actions d'éclat, pour lesquelles il fut mis à l'ordre du jour de
+son régiment, l'une lui valut la croix de la Légion d'honneur, et l'autre
+sa première épaulette.
+
+Le mariage de Paul et de Blanche éprouva d'abord quelques difficultés.
+
+Dès longtemps rapprochées par l'amitié, les deux familles avaient de tout
+temps rêvé cette union. De tout temps aussi Blanche en avait caressé le
+projet. Petite fille, elle avait appelé Paul son mari, mais au retour
+d'Allemagne, elle vit bien que l'âme de Paul était ailleurs.
+
+L'attention distraite qu'il accordait à la jeune fille irrita
+l'inclination de cette dernière au lieu de l'amortir. Le culte de
+Blanche redoubla de ferveur quand elle vit Paul en uniforme.
+
+Sous différents prétextes, Paul ajourna longtemps cette union; mais il
+n'avouait point la cause réelle et même il ne l'articula jamais devant
+personne. Enfin, il céda, lorsqu'il se crut assuré de pouvoir faire
+honneur à un engagement, qui était celui de rendre Blanche heureuse.
+
+En 1873, tout avait bien changé. Ce n'était pas de la science qu'elle
+était jalouse, et ce n'était plus des hasards de la guerre qu'elle était
+inquiète.
+
+Elle était inquiète et jalouse d'une rivale dont elle supposait
+l'existence, mais qu'à vrai dire elle ne connaissait pas.
+
+De son côté, Paul évita d'abord de porter devant Laure Berwick aucun
+Jugement sur son mari; mais ce fut elle qui se plaignit d'avoir été
+sacrifiée par son tuteur à des convenances purement matérielles.
+
+Bien loin d'exciter ses plaintes, Paul cherchait à les apaiser.
+
+--Toutes les jeunes filles, disait-il, se forgent un idéal de félicité,
+comme si la vie réelle tenait en réserve pour tous les oiseaux un nid
+environné de fleurs et doublé de soie et de mousse. Il faut en rabattre
+et consentir à ce que les hommes ne soient pas des anges.
+
+--Sans être des anges, répliquait Laure, ils pourraient ne pas être des
+démons.
+
+--L'incompatibilité d'humeur exagère des griefs insignifiants. Mais,
+quand les années ont passé sur certains froissements, l'habitude les
+émousse. On découvre le pouvoir de la patience, et la forme cesse de
+l'emporter sur le fond.
+
+--Excepté, ripostait Laure, quand la forme est brutale et que le fonds
+est mauvais. D'ailleurs, je ne saurais supporter certains outrages! Le
+luxe apparent dans lequel M. Berwick me fait vivre ne peut me cacher les
+moyens qu'il emploie pour le faire durer. Sachez, mon ami, qu'il a été
+souvent à deux doigts de sa perte. Mieux vaut mille fois un bon juif
+qu'un juif prétendu converti. J'ai remarqué que ces modernisés n'ont ni
+les vertus de notre monde, quoiqu'ils s'y rattachent, ni les talents
+spéciaux de la race qu'ils ont reniée. Un franc israélite thésaurise et
+fait fortune; un faux israélite spécule et se ruine. Considérez bien les
+choses et vous verrez cela partout.
+
+Paul ne se paya pas de ces raison. Il voulut mettre sur le compte des
+vapeurs les mélancolies d'une épouse qui n'était pas mère, et plus il
+haïssait Berwick, plus il s'attacha à le bien pénétrer.
+
+Il feignit même, devant Berwick, de trouver Mme Berwick fantasque, et
+Comme rien ne facilite les affaires comme une intimité apparente,
+Berwick, pour transformer Paul en bailleur de fonds, s'appliqua d'abord
+à le transformer en intime ami.
+
+Tandis que le gentilhomme et le banquier se livraient à ces travaux
+d'approche, mais sans qu'ils fussent encore couronnés de succès, il vint
+un jour où Laure éplorée s'écria, sans préambule, en voyant entrer chez
+elle M. de Breuilly:
+
+--Mon ami, venez à mon aide! Sauvez-moi de lui!...
+
+--Qu'y a-t-il donc de nouveau? Demanda Paul.
+
+--Je ne puis vous le dire!
+
+Et la jeune femme se jeta, sans rien ajouter, dans les bras de son père.
+
+Quand elle eut pleuré longtemps:
+
+--J'avais cru, reprit-elle assise à ses côtés, j'avais cru, en vous
+retrouvant, retrouver le bonheur: je m'arrangeais déjà pour en jouir,
+pour le rendre éternel! J'étais, en espérance, délivrée de mes heures
+mortelles, les heures de quatre à six où M. Berwick est partout, excepté
+chez lui, mais sur le point de rentrer. Je me disais: Dans les courts
+jours d'hiver, je sortirai avec mon père, en voiture, et nous irons à
+travers le bois désert ou à travers les rues remplies de boutiques et de
+monde, regardant, causant, voyant sans être vus...
+
+--Oui, c'est charmant, tout cela, répliqua Paul amèrement, mais ma femme,
+mais votre mari seront-ils obligés de comprendre que M. de Breuilly est
+le père d'une femme de trente ans, dont la mère chérie par lui n'a jamais
+été pourtant sa femme?
+
+--Que vole-t-on aux autres quand on ne leur prend rien?
+
+--Mais votre mari aura le droit de penser que notre intimité va plus
+loin.
+
+--Il pensera ce qu'il voudra. Je connais ses relations avec des
+drôlesses, et si je suivais son exemple et même ses inspirations,
+il y a longtemps que ... mais il sera déçu aussi en cela, car je ne
+verrai et ne chercherai en vous que l'ami, que le père!
+
+--Mais enfin, reprit M. de Breuilly, vous m'avez abordé en me disant:
+Sauvez-moi! De quoi parliez-vous?
+
+--D'une chose tellement horrible que je ne trouve pas d'expression pour
+vous la dire? Dussiez-vous feindre et mentir, faites-le parler lui-même!
+
+Après avoir songé profondément à ce que Laure lui demandait, Paul lui
+dit:
+
+--Je crois savoir ce qu'il faut faire. De quelque temps, je vais feindre
+de ne plus m'occuper de vous. Par contre, je verrai de plus en plus votre
+mari, et, me croyant pris dans le filet des spéculations qu'il me
+propose, dussé-je m'associer en apparence jusqu'à ses plaisirs, je
+surprendrai sans doute le secret de ses desseins. Alors, je vous verrai,
+ou je vous écrirai, selon les cas, assuré que je suis d'avance que le
+secret sera gardé, où ma lettre lue et détruite entre le moment où vous
+sortirez de chez vous pour la lire et le moment où vous y rentrerez.
+Adieu donc, ou plutôt au revoir!
+
+Mme Berwick lui répondit:
+
+--Tout ce qu'il vous plaira. Je me fie à vous. Je n'espère qu'en vous!
+
+Cette scène avait lieu dans l'été de 1874.
+
+Laure fut plusieurs jours sans voir M. de Breuilly.
+
+Après quatre heures, ne l'attendant plus, elle sortait en voiture.
+
+Enfin, un jour, au moment précis où son landau émergeait de la porte
+cochère et où Laure était seule comme toujours, un pli cacheté vola de la
+main d'un passant inconnu sur les genoux de la jeune femme, et bien que
+l'écriture de la suscription lui fût inconnue, elle ne douta pas un
+instant de l'origine de cette lettre. Elle la cacha dans son sein et
+attendit d'être au Bois pour l'ouvrir.
+
+
+
+
+VIII
+
+
+Berwick revenait de la Bourse; il allait atteindre la maison de la rue
+Le Peletier, n° 5, dont l'entresol était occupé par ses bureaux,
+lorsqu'il rencontra M. de Breuilly.
+
+Paul s'était présenté chez le banquier, il ne l'avait pas trouvé, mais
+comme il s'était mis en tête de le voir, il était sorti, préférant
+attendre son homme en se promenant dans la rue.
+
+--Mon très cher comte, lui dit Berwick, en passant familièrement son
+bras sous le bras de Paul, vous exaucez le plus cher de mes voeux en
+venant me trouver. Avez-vous réfléchi à mes propositions? Vous
+réconciliez-vous un peu avec ces coquines d'affaires? Vous savez si j'ai
+de la prédilection pour vous; mais, à propos, passons donc la soirée
+ensemble! J'ai quelques signatures à donner, vous me ferez la faveur de
+m'attendre un instant. Vous dînez aujourd'hui au café Anglais avec moi.
+On ne vous voit plus à la maison. Je suis fin, moi, et j'ai très bien
+remarqué que vous êtes un peu en froid avec Mme Berwick. Mon Dieu, je
+ne vous en fais pas un reproche, je sais qu'elle est un peu fantasque.
+Je le regrette pour elle, car vous êtes un ami d'excellent conseil.
+
+Tout en parlant, le banquier était entré dans son cabinet personnel par
+une porte particulière. Il avait offert un siège à son hôte, et il
+s'était enfoncé jusque sous les coudes dans un vaste fauteuil de cuir,
+il fit retentir un timbre. Des employés entrèrent portant des lettres et
+des effets à signer. Berwick lut avec méthode des paperasses couvertes
+de chiffres, et il se mit à abattre des signatures.
+
+Tout à coup il se leva et dit à M. de Breuilly:
+
+--Maintenant, je suis à vous.
+
+Paul, résigné et résolu, envoya rue de Verneuil un exprès avertir
+Blanche qu'il ne rentrerait pas pour dîner, et les deux hommes
+traversèrent le boulevard des Italiens.
+
+Berwick fit bien les choses. Il ne manqua rien à ce dîner pour porter
+Insensiblement les deux convives à ce degré où l'expansion est plus
+facile.
+
+--Mais enfin vous êtes marié, monsieur le comte, demanda tout à coup le
+banquier, est-ce que nous n'aurons pas une belle fois l'honneur de
+connaître madame la comtesse.
+
+Depuis notre deuil, monsieur Berwick, nous n'allons pas dans le monde;
+Ma femme vit dans la retraite, je ne saurais lui faire violence à cet
+égard.
+
+--Il y a pourtant dans la vie conjugale, reprit Berwick, des situations
+de force majeure. Quand on occupe un certain rang dans le monde, on a des
+relations à soutenir. Qui quitte sa place la perd. Les hommes savent,
+mieux que les femmes, se conformer aux situations. Nos dames ont la
+prétention de nous gouverner un peu. C'est à se demander, quand on les
+voit si peu à la question, si elles sont positivement nos égales.
+
+--Cela dépend de ce que vous entendez par là, monsieur Berwick; j'ai
+peut-être des idées un peu différentes, mais je vous ferai grâce de ma
+philosophie.
+
+--Je ne suis pas philosophe, moi, monsieur le comte; je suis plutôt
+mécanicien. Tenez, le monde moral obéit, comme le monde matériel, aux
+lois de la statique et de la dynamique. Or, comme il est avéré que le
+vice inhérent à toutes les machines est la déperdition des forces par
+le frottement, il m'est avis que, dans la vie de famille, il convient
+de le supprimer quand on peut; alors ça marche tout seul.
+
+--Ah! vous avez supprimé, les frottements dans la vie de famille?
+
+--Permettez, répondit Berwick, je vais vous exposer cela très simplement.
+Moi, par exemple, j'ai épousé Laure Widmer, qui est une femme pétrie
+d'esprit, d'intelligence, etc., mais je ne vivrais pas avec elle dans
+une paix constante si je n'avais pris en tout la haute main.
+
+--Et en quoi consiste cette haute main? demanda Paul d'un air intrigué.
+
+--Mon Dieu! je répugnerais à parler de cela aussi crûment si j'étais un
+jeune marié... Pour éviter, toute discussion, je ne consulte jamais ma
+femme... Comme je tenais à ce qu'on ne me fît jamais aucune condition,
+j'ai commencé par ériger en principe que les délibérations seraient
+superflues.
+
+--En tout?
+
+--En tout.
+
+--C'est là ce qu'on appelle subir l'amour sans le partager. Ce genre de
+passivité vous suffit?
+
+--Le partager? Est-ce que nos femmes nous aiment? Et qu'est-ce, à
+proprement parler, qu'aimer?
+
+--Cette question nous mènerait loin, monsieur Berwick, si j'essayais
+d'y répondre; mais là où l'amour n'existe point, je ne vois pas trop
+quel plaisir...
+
+--Ah! un plaisir très borné, quand la fantaisie des personnes n'y mêle
+pas un peu d'imprévu! C'est comme le vin d'ordinaire qui, fût-il du
+bordeaux à huit francs, finit par faire regretter la piquette. J'avoue,
+du reste, que j'ai surtout eu besoin de toute mon autorité pour faire
+bonne figure vis-à-vis de la famille de ma femme, composée en grande
+partie de gens qui, à tort ou à raison, se croyaient le droit de me
+regarder de haut, parce que je suis un parvenu.
+
+--Et alors, monsieur Berwick, vous avez un peu mis l'orgueil des Lussan
+à la raison?
+
+--Oui et non! Je trouvais assez piquant de m'être adjoint une personne
+m'ayant sacrifié son origine nobiliaire. Elle subit d'ailleurs cette
+nécessité d'assez bonne grâce, mais ce n'est pas tout.
+
+--Et que peut-il y avoir de plus?
+
+--Eh bien! il y a eu pour moi des jours d'anxiété; car tout ne réussit
+pas quand on commence avec rien. Je pars d'un principe: dans mon opinion,
+les grâces de la femme doivent concourir à la fortune du mari. Ne vous
+cabrez pas! Deux époux sont deux associés; ne faut-il pas que chacun,
+dans la mesure de ses moyens, aide l'autre à arriver au but unique, la
+fortune? Pourquoi la femme profiterait-elle d'un bien-être acquis au
+prix des sueurs du mari exclusivement? Connaissez-vous une société dans
+laquelle les associés ne participent qu'aux profits sans avoir à supporter
+l'aléa des pertes? Dès l'instant que l'intérêt est commun, il ne convient
+pas que l'on puisse reprocher à l'autre de consommer sans produire. Quand
+on joue à deux la comédie sociale, il est bon de savoir monter tour à
+tour sur les planches et de remplir le rôle.
+
+--Et, comme cela, vous aimeriez que Mme Berwick battît aussi la caisse
+pour la remplir?
+
+--Oh! il y a tambour et tambour, comme il y a planches et planches!
+Mais c'est sur ce point qu'elle a été d'un rétif...
+
+--Je croyais qu'en toutes choses vous aviez la haute main?
+
+--Toujours est-il que, vivant dans l'opulence, elle ne m'a apporté
+jusqu'ici dans mes affaires nul concours. Elle reçoit mal les gens que
+j'ai le plus grand intérêt à ménager. Vous seul aviez fait exception
+jusqu'ici, et, comme un fait exprès, c'est presque de vous seul que je
+n'attendais aucun service, puisque, par sympathie, je ne me suis, au
+contraire, attaché qu'à vous en rendre.
+
+--Ainsi, Mme Berwick fait grise mine à des gens à qui vous passez la
+main sur le dos?
+
+--Eh bien, oui! s'écria le banquier avec une sorte d'emportement; j'ai
+à Paris, de passage, un correspondant étranger avec lequel je traite
+une affaire de la plus haute importance. Ce capitaliste éprouve, à n'en
+pas douter, un goût très vif pour Mme Berwick. Sans l'enhardir à l'excès,
+elle pourrait répondre en quelque façon à la faveur que cet étranger
+lui témoigne. Entre forfaire à ses devoirs et blesser des sentiments
+délicats et tendres, il y a de la marge, et elle ne donne que des
+camouflets à un homme de qui j'attends l'avenir, peut-être le salut de
+ma maison! Je prétends que, si une femme a de la coquetterie (et toutes
+en ont!), il vaut mieux que cela profite à son mari qu'à elle seule. Et
+enfin, si une femme a un amant, elle doit au moins atténuer sa faute
+envers son mari par des avantages qu'il en recueille, sans savoir d'où
+ils viennent, et qui l'indemnisent.
+
+L'excellent Berwick s'animait et ricanait si agréablement, en tenant
+ces propos, que Paul, de plus en plus stupéfait, n'eut pas le courage
+de lui déclarer qu'il le tenait tout simplement pour un drôle. Mais d'un
+entretien aussi scandaleux il recueillit cette leçon que la beauté de
+Laure était mise à prix et qu'au profit de la caisse conjugale, on
+l'engageait à fouler aux pieds le contrat.
+
+L'indignation de M. de Breuilly était peut-être moins forte que son
+dégoût. Toutefois, il se demanda s'il était bien sûr que Berwick ne le
+tînt pas pour un amant de Laure, duquel, à défaut du soupirant étranger
+en vedette, le banquier pensait à tirer parti.
+
+Berwick savait bien que Paul s'était présenté chez lui sous les auspices
+d'anciens souvenirs de famille; mais le comte, de son côté, était sûr
+qu'à un homme de cette trempe la fille de Charlotte, n'avait jamais
+parlé du lien mystérieux qui l'unissait à Paul, ni surtout de la tragédie
+sanglante qui avait rompu ce lien.
+
+M. de Breuilly se sentait rougir en pensant être considéré par le
+banquier comme un amant en titre, à qui Berwick tendait la main en lui
+donnant à dîner.
+
+Peu s'en fallut qu'il n'éclatât; mais le salut de Laure, qu'elle-même
+avait remis entre ses mains, lui sembla plus précieux que l'éclat d'une
+rupture, et, après avoir pris congé du banquier sur le seuil du Café
+anglais, dans les termes d'une amitié et d'une gratitude ironiques pour
+son amphitryon, il sauta en voiture pour aller écrire à Laure la lettre
+suivante:
+
+«Ma chère Laure,
+
+«Vous m'avez prié de découvrir les secrets desseins de votre mari: vous
+n'avez pas eu le courage de me faire part des insinuations infâmes
+auxquelles vous étiez en butte et dont vous ne deviniez que trop le sens
+et la portée. Je comprends votre réserve.
+
+«Je sors d'une entrevue avec M. Berwick. Vos craintes n'étaient
+malheureusement que trop fondées. J'éprouve trop de dégoût pour vouloir
+entrer dans le détail de notre conversation; je résumerai en deux
+mots l'impression qui m'en est restée:
+
+«Votre mari, je l'ai deviné, est sur le chemin de la ruine. C'est en
+vous que gît sa dernière espérance. Il veut vous vendre! Il veut
+escompter son déshonneur, et c'est sur le vôtre qu'il tentera de
+reconstruire l'édifice de sa nouvelle fortune. Le nom de l'amant importe
+peu, vous serez au plus offrant et dernier enchérisseur!
+
+«Vous avez à choisir entre deux partis: résister ou fuir! Résister!
+Est-ce possible? J'en doute. Vos deux volontés seront opiniâtres. Vous
+ne céderez jamais, lui non plus.
+
+«Fuir! Peut-être serait-ce plus sage, mais où'? Comment? Laure, vous
+avez un ami, mieux que cela, un père, disposé à tous les sacrifices pour
+sauver son enfant. A quelque parti que vous vous arrêtiez, comptez sur
+moi. Dans les deux cas, je suis à vous. Décidez!
+
+«PAUL.»
+
+Cette lettre, que Mme Berwick avait reçue en partant pour le Bois, elle
+la lut, tandis que ses chevaux l'entraînaient trop rapidement pour que
+nul ne pût voir ce qu'elle tenait; elle réfléchit que, pour répondre à
+M. de Breuilly avec plus de sûreté, il valait mieux ne pas attendre
+d'être rentrée. Elle déchira une page de son carnet et, au détour d'une
+allée qui semblait presque déserte, ayant fait arrêter sa voiture, elle
+traça au crayon ces seuls mots:
+
+«Je ne sais quel parti prendre. Pensez et agissez pour moi.»
+
+La lettre de Paul, déjà froissée, gisait aux pieds de Laure, dans le
+fond de la voiture.
+
+En ce moment, quelqu'un arrivant par derrière avec une autre personne
+que, dans sa préoccupation douloureuse, Laure n'avait pas remarquée non
+plus, tourna le bouton de la portière et invita son acolyte à monter.
+
+Mme Berwick reconnut son mari et, dans son compagnon, un «vieux beau»,
+Dalmate à breloques et à bagues, auquel elle avait, depuis quelque
+temps, fait défendre sa porte. Ce dernier se présenta tête nue et d'un
+air aussi avenant que le comportaient sa moustache en crocs et son œil
+fourbe. Elle salua du geste en cachant lestement son carnet, tandis
+qu'instinctivement, du pied, elle cherchait par terre la lettre de Paul
+pour la soustraire à toute curiosité; mais son pied ne trouva rien, et
+elle comprit qu'en ouvrant la portière, Berwick avait déjà ramassé ce
+papier révélateur.
+
+
+
+
+IX
+
+
+_De Laure à M. de Breuilly_
+
+Mon bon père,
+
+J'écris ceci à l'heure de la Bourse, le seul moment du jour où je sois
+maîtresse de ma liberté. J'écris devant le feu, quoique les cheminées,
+dans cette saison, ne soient pas généralement rallumées encore. C'est
+afin de pouvoir y jeter ce papier à la moindre alerte. N'est-ce pas une
+vie de prisonnière?
+
+Je n'ai pas à vous dire comment votre lettre m'est parvenue un jour que
+j'allais au Bois: je crayonnais la réponse.
+
+Par préméditation ou par hasard, mon mari, qui ne va guère au Bois, se
+trouva là pour monter dans ma voiture, où il ne monte jamais; il y
+servait d'introducteur à un convive que j'avais supprimé, il y a quinze
+jours. Je vous reparlerai forcément de ce convive, mais je vais, par un
+aveu terrible, au devant d'un trop juste reproche: ne voulant ni jeter
+votre lettre en menus morceaux, ni la conserver, je l'avais froissée et
+jetée sous mes pieds; pour attendre le moment où je pourrais la livrer
+aux flammes. A compter de l'instant où M. Berwick est monté dans la
+voiture, la lettre a disparu, je ne sais comment il l'a ramassée.
+
+Introduit de haute lutte dans ma voiture à la faveur d'une surprise,
+l'ami de mon mari, M. Sebenico, fut exactement pour moi comme si je ne
+l'avais pas éconduit.
+
+Devant moi, M. Berwick voulut le retenir à dîner pour le jour même.
+
+--Je n'accepterai, dit Sebenico en s'inclinant vers moi, qu'autant que
+madame...
+
+--Le désir de M. Berwick est un ordre, répondis-je en regardant
+l'étranger avec une profonde indifférence.
+
+Sebenico accepta, sans insister, comme s'il n'avait pas compris.
+
+Au retour, à la façon dont mon mari sortit du salon, en m'y laissant
+seule avec Sebenico, je jugeai qu'il était impatient de lire la lettre
+volée. Je prétextai le besoin de changer de toilette, et je passai dans
+ma chambre à mon tour. J'y séjournai peu d'instants, car je tremblais
+que Berwick n'y vint, votre lettre d'une main et un pistolet de l'autre.
+
+C'était un enfantillage, et, du reste, la présence même chez nous de
+l'odieux Dalmate me rassura. Quand je me retrouvai avec ce dernier,
+il me demanda si j'étais toujours aussi froide. La pensée de ce qui se
+passait dans le cerveau de M. Berwick jetait un trouble profond dans
+le mien. Sebenico me vit émue, sa vanité en trouva l'explication dans
+le souvenir de libertés qu'il s'était permises avant son bannissement de
+chez moi. Il pensa sans doute que cette émotion était un encouragement,
+et qu'une femme interdite était repentante et à moitié vaincue. Il
+recommença à m'obséder de protestations et de coups d'oeil que son
+accent et son âge rendaient ridicules. Je n'y répondais en aucune sorte;
+mais je demeurais immobile, tranquillement assise, et je me contentais
+d'éloigner mes mains qu'il s'efforçait de saisir.
+
+Enfin M. Berwick rentra. J'étais pâle, doublement anxieuse. Je compris
+que mon mari avait lu la lettre, d'après le regard qu'il me lança. Mais
+aussitôt, reprenant son sourire et son ton mielleux, il dit à son
+hôte:
+
+--J'espère que vous n'aurez pas abusé de ce petit tête-à-tête?
+
+--Eh! répliqua Sebenico d'un ton gaillard, ce n'est pas l'envie qui
+m'en a manqué; madame a le don de me faire oublier tout et toutes,
+quand je la considère. II est même heureux, pour le salut de ma cervelle,
+que vous soyez si vite arrivé.
+
+--Vous oubliez, répondis-je au Dalmate en le persiflant, qu'il faut être
+deux pour perdre la tête.
+
+Permettez-moi, mon ami, de ne vous raconter au long ni la conversation,
+ni le dîner, ni l'offre que fit Sebenico de sa loge à l'Opéra, ni la
+façon dont Berwick accepta, pour m'obliger à l'y suivre. A mon grand
+déplaisir, je me retrouvai seule avec l'étranger pendant un entr'acte,
+M. Berwick étant sorti de la loge, sous un prétexte futile et sans
+m'offrir son bras pour aller au foyer.
+
+Ainsi, je restai le point de mire de la curiosité, et je pus juger que
+la façon dont cet homme me parlait de trop près éveillait des sourires
+dans la salle; en faisant braquer sur nous des lorgnettes.
+
+Mais tout cela n'était rien encore. Sebenico, à la sortie du spectacle,
+prit congé de nous, en m'annonçant qu'il viendrait bientôt me remercier
+de mes _bontés_.
+
+Je remontai dans mon coupé avec mon mari. Le tour de Berwick était venu.
+Ici encore, je ne me sens la force ni de revivre ces vingt minutes-là,
+ni de les écrire.
+
+Me montrant la lettre à la lueur des réverbères sans la lâcher un seul
+instant, il commença par me demander si je connaissais cette écriture,
+et sur ma réponse que je ne savais pas lire à minuit sans lumière, il
+me dit qu'il n'avait pas besoin de lumière pour me faire expier ma
+trahison.
+
+Vous dirai-je qu'il me frappa? Vous dirai-je que, de son aveu, peu lui
+Importait d'où venait son déshonneur, pourvu que l'amant de mon choix
+le sauvât d'une ruine imminente, que j'avais préparée en fermant ma
+maison à tout venant, suivant mon caprice.
+
+Laissons ces horreurs! J'avais du laudanum dans ma chambre, et si, dès
+cette nuit-là, je n'en fis pas usage, c'est au souvenir de ma pauvre
+mère que je le dois.
+
+Brisée, anéantie, vous espérant, redoutant votre présence, en un mot
+plus morte que vive, je reçus, à deux jours de là, du Dalmate la visite
+de digestion.
+
+Quelque honte que pour moi vous en puissiez ressentir, je vous confesse
+que, pour gagner du temps, le temps de vous attendre, je laissai à cet
+impudent des espérances.
+
+Tout Dalmate qu'il est, il faut que cet individu soit bien peu
+physionomiste, car, de la main que j'abandonnai à ces repoussantes
+lèvres, j'eusse versé du poison si j'en avais eu à ma portée.
+
+Berwick sut sans doute par les domestiques la visite que je venais
+De recevoir. A la façon cynique dont il inspecta les meubles et ma
+toilette, je compris ce que j'aurais voulu ignorer toujours. Je parvins
+à lui parler d'un ton si souriant et si tranquille (celui des femmes qui
+ont quelque chose à se reprocher), qu'il crut sans doute à son malheur
+et à ma défaite.
+
+L'idée même de ce malheur le rendit si heureux qu'il eut une lueur
+d'amabilité pour moi. Il lui échappa de me dire qu'il attendait la
+visite de Sebenico le surlendemain, pour la conclusion de leur grande
+affaire.
+
+Adieu, mon ami, mon père, les minutes sont maintenant des siècles. Je
+me suis procurée la double clef de l'escalier de service pour m'enfuir
+d'ici, à l'insu de mes domestiques, si vous me commandez de m'enfuir.
+Où irai-je? Le temps et Sebenico marchent. Berwick me surveille, les
+valets m'espionnent. Je perds la tête! Pensez pour moi!
+
+Votre fille,
+
+L....
+
+P.-S.--Je sortirai à quatre heures en voiture. J'aurai sur moi cette
+lettre. Je la jetterai moi-même à la poste, si je ne vous rencontre pas.
+
+A la lecture d'une semblable lettre, la première pensée de Paul de
+Breuilly fut de recommander sa fille à la protection des lois, il ne
+s'y arrêta pas. La protection des lois ne s'achète qu'au prix du
+scandale. La justice informe, mais elle informe à la façon de l'ours de
+la fable, qui écrase la tête de son maître pour le délivrer d'un
+moucheron. A quel homme, jeune ou vieux, portant la robe, une femme qui
+se respecte ira-t-elle dénoncer son mari, qui veut la vendre? Quelle
+femme affrontera, même à huis clos, les questions qu'un pareil fait
+dictera à ses juges?
+
+Il ne reste, se dit-il, que les expédients de la défense individuelle.
+Mettre le mari dans l'impuissance de nuire en le fuyant, ou en le tuant;
+ou bien le réduire, lui qui veut vendre les autres, en l'achetant
+lui-même! Mais la fuite passera toujours pour un enlèvement; une femme
+n'est jamais réputée partir seule.
+
+Tuer Berwick? Celui qui le provoquerait sera obligatoirement réputé
+l'amant de sa femme.
+
+Acheter Berwick? Oui, il n'y aurait que cela de vraiment pratique. Mais
+alors, ce serait subir les conditions d'un adversaire victorieux. Payer
+pour empêcher la persécution, la violence! Payer pour avoir le droit de
+vivre et pour désarmer celui qui prétend empêcher les autres de vivre!
+C'est monstrueux! Si Laure ne cède pas (et elle ne cédera pas), quel
+sort, quelles brutalités l'attendent! Et moi qui, les mains liées par
+le respect que je dois à Blanche, ne puis ni me mouvoir en liberté, ni
+montrer même la moindre préoccupation de cet intérêt qui m'enfièvre!
+Ne pouvoir dire, dans le moment de la lutte: Cette femme que je dois
+protéger et que je veux sauver, c'est ma fille! Car enfin, je ne puis
+ni inventer une fable, ni confesser la vérité! Assurément, je puis
+disposer de ma fortune personnelle, comme bon me semble, puisque j'ai
+perdu mes enfants; mais comment avouer que j'en aurai disposé?
+J'alléguerai vainement que je l'ai perdue; je ne suis ni joueur de
+baccarat ni joueur à la Bourse. J'aurai eu beau respecter l'héritage
+personnel de ma femme, je n'en serai pas moins ruiné et, par contrecoup,
+je l'aurai appauvrie! Je vivrai donc désormais de ses deniers, n'étant
+plus en âge de réparer mes brèches. De bonne grâce, elle subira mes
+revers; mais je devrai lui en cacher la cause, comme une honte. Je veux
+admettre que je fasse à Blanche l'aveu devant lequel j'ai toujours
+reculé, afin d'avoir un prétexte de m'occuper de Laure ouvertement, et
+de lui chercher un asile. Si cet asile est ma maison, la présence de
+Laure y sera le reproche vivant d'un premier amour. Si je crée à la
+fille de Charlotte un autre asile, une autre retraite, jamais Blanche
+n'admettra que cette retraite ne soit point un second ménage. D'ailleurs,
+dans l'une comme dans l'autre hypothèse, Berwick est un fin limier qui
+aura bientôt déjoué les précautions les plus ingénieuses, et c'est alors
+que ses exigences pécuniaires croîtront, comme prix de sa complaisance
+pour un marché honteux. Et cependant, elle m'a dit: «Pensez pour moi!
+Disposez de moi!» Un égoïste de bon sens me dirait: «Laure n'est pas
+ta fille! Elle s'appelle Laure Widmer! Tu n'es pas responsable d'elle;
+abandonne-la!» Mon coeur se révolte contre cette lâcheté!... Abandonner
+la fille aujourd'hui, ce serait le digne pendant d'avoir voulu déserter
+la vie, pour n'avoir pu posséder la mère! Eh bien, quelle partie de
+moi-même dois-je immoler pour la sauver? Le bonheur de Blanche, l'honneur
+de Laure ou ma fortune?
+
+Telle était la torture morale de cet homme sensible, délicat entre tous,
+Compliquée par l'obligation de ne rien laisser paraître de cette torture;
+et c'est alors que Charaintru vînt, avec son étourderie habituelle,
+arracher Paul à sa solitude et retourner le fer dans la blessure, en
+rejetant une fois encore la question Berwick sur le tapis.
+
+Le petit vicomte somma avec insistance son ami de répondre au sujet de
+la solvabilité du banquier, et à cette sommation Paul répondit par
+l'assurance que Charaintru serait payé. À compter de ce moment, M. de
+Breuilly devenait le débiteur anonyme et indirect d'Hercule. A compter
+De ce moment, il devait réaliser, et (par un moyen qu'il n'avait pas
+trouvé encore) faire passer dans les mains d'Hercule, sans que Berwick
+fût tenté de les arrêter au passage, ces malheureux cent cinquante mille
+francs. C'est ainsi que, dès le soir même, au grand étonnement de
+Charaintru, qui ne se doutait pas d'avoir déterminé ce sacrifice, Paul
+annonçait sa résolution de vendre sa voiture et ses chevaux; aveu
+bientôt suivi d'exécution, comme de la vente de son hôtel et de son
+mobilier.
+
+Les jours qui suivirent furent bien remplis.
+
+M. de Breuilly s'adressa à Falconet, l'homme d'affaires attitré de
+Tout le faubourg Saint-Germain, pour connaître la situation exacte du
+banquier Berwick et, de l'autre, pour le charger des réalisations qu'il
+avait arrêtées.
+
+Le crédit du comte était d'autant mieux établi qu'il n'y avait jamais
+fait appel. D'ailleurs, Falconet était de ces confidents vis-à-vis
+desquels les réticences sont superflues.
+
+M. de Breuilly avait besoin d'argent. Mieux que lui peut-être, Falconet
+sut chiffrer la position de fortune des deux époux, et il n'attendit
+pas la consommation des ventes pour mettre à la disposition de Paul
+les capitaux qu'il disait lui être nécessaires.
+
+Ces préliminaires accomplis, la faillite imminente de Berwick roulait
+sur un déficit de trois cent mille francs, chiffre qui dépassait de près
+d'un tiers les prévisions du comte; mais il ne sourcilla point.
+
+Il lui restait à délivrer Laure de ses angoisses.
+
+Ce fut encore la promenade quotidienne de Mme Berwick au Bois qui
+Lui offrit le moyen de communiquer avec elle sans retourner rue
+d'Anjou-Saint-Honoré. Chaque jour, elle scrutait, en les traversant,
+les plis de la foule des promeneurs, sans que son ami y apparût. Enfin,
+une fois qu'à demi mourante de peur à la pensée de rentrer dans un
+moment à l'hôtel somptueux qui était son lieu de torture, elle passait
+sa revue accoutumée, elle vit Paul droit en face de l'avenue, assis sur
+une des premières chaises qui borde le grand lac. L'échange des regards
+fut rapide. Le comte se leva et, porta en silence la main à son chapeau,
+puis il fit un pas, en avant de l'arbre au pied duquel il se trouvait.
+
+Mme Berwick fit arrêter, et, ostensiblement pour les oreilles de son
+cocher, qui devait être, lui aussi, un espion, elle dit à M. de
+Breuilly:
+
+--Vous voici donc revenu de votre excursion en Languedoc?
+
+--Oui, madame, et je songeais au plaisir de me présenter chez vous;
+mais vous paraissez souffrante?
+
+--Au contraire, je ne me suis jamais mieux portée; mais ne voulez-vous
+pas me faire ici la visite que vous venez de m'annoncer à l'heure même?
+
+--Pourquoi pas? répliqua le comte en s'asseyant respectueusement sur le
+siège du devant du landau.
+
+La portière était refermée.
+
+--Allez maintenant! dit Mme Berwick à son cocher. Ah!... Il était temps,
+ajouta la jeune femme, qui sembla à Paul bien pâlie. Parlez-vous toujours
+allemand?
+
+--Moins bien que vous, madame, mais très passablement encore.
+
+Alors, dans la langue de Goethe, la fille de Charlotte dit à son ami:
+
+--A quel parti vous êtes-vous arrêté pour moi?
+
+--Voici! répondit-il, en lui tendant un portefeuille.
+
+
+
+
+X
+
+
+M. de Breuilly n'avait peut-être point passé, en tout, un quart d'heure
+dans le landau de Mme Berwick; et néanmoins dans ce court espace de
+temps, la physionomie de la jeune femme avait complètement changé.
+
+Elle était redevenue radieuse, et c'est à peine si un pli fugitif du
+front marqua le moment où elle aperçut ses fenêtres de la rue d'Anjou.
+
+C'était merveille que Berwick n'eût jamais entravé les promenades de
+sa femme au Bois; mais c'était moins par intérêt pour sa distraction et
+pour sa santé que pour avoir, au vu de tous, une réclame vivante de sa
+maison. Son équipage, ses chevaux, sa femme allaient jouer là le rôle
+du chariot rouge d'_Old England_ ou du char-à-bancs de l'_Insecticide
+Vicat_. Pour un rien, à défaut d'armoiries, Berwick aurait fait graver
+sur les lanternes et peindre sur les portières: _Berwick et Cie,
+banquiers. Entrez sans frapper_.
+
+L'accueil de Mme Berwick à son mari, qui rentrait plus tôt que de
+coutume, le remplit de stupéfaction.
+
+--Vous voilà délivré des affaires, lui dit-elle du ton amical dont une
+femme heureuse parle à son mari. Voici un siège qui vous attend.
+
+Il était si peu fait à ces allures, qu'il regarda sous le fauteuil s'il
+n'y avait pas quelque surprise à la dynamite.
+
+--Votre situation s'est-elle un peu améliorée? Vos inquiétudes se
+calment-elles? continua Laure d'une voix presque caressante.
+
+--Le salut commun est toujours en question, répliqua le banquier d'une
+voix dolente, et la question est toujours posée de la même manière.
+Sebenico, offensé de vos rigueurs, est disposé à les oublier après
+vous avoir donné des preuves de son peu de ressentiment; et, à votre
+accueil plus gracieux de la dernière fois, il a répondu aussitôt par la
+reprise des négociations pendantes avec moi. Que voulez-vous, ma chère?
+Il est tout naturel que l'on soit susceptible. Vous l'êtes bien, vous.
+Et pourquoi ferait-on des affaires? Pourquoi confierait-on des capitaux
+à une maison où l'on est reçu comme un chien dans un jeu de quilles?
+Sebenico a le choix.
+
+--Il est bien exigeant, ce Sebenico! Il y a maison et maison. La rue
+d'Anjou, n° 19, n'est pas la rue Le Peletier, n° 5. C'est rue Le Peletier
+qu'il a affaire, plutôt qu'ici.
+
+--Quant à moi, les deux adresses me semblent difficilement séparables,
+et elles le sont si peu, dans la pensée de mon client, qu'il m'a promis
+de venir tout à l'heure et de rester à dîner avec nous. Je l'ai même
+devancé pour donner les ordres indispensables.
+
+--Les ordres! Ne vous en mettez pas en peine, mon ami; je vais les
+donner moi-même, pour que la réception à faire à M. Sebenico soit à la
+hauteur de son mérite.
+
+Et, sans attendre la réponse de son mari, elle sonna.
+
+Un domestique parut.
+
+--Monsieur Sebenico, vous savez qui est monsieur Sebenico?
+
+--Oui, Madame.
+
+--Il viendra tout à l'heure, et vous lui direz que nous sommes sortis.
+
+Berwick bondit sur sa chaise:
+
+--Mais, s'écria-t-il, vous rêvez, madame!
+
+--Vous allez voir dans un moment que je ne rêve, point; d'ailleurs,
+ajouta-t-elle d'un ton de dignité offensée, si je rêve quelque part, ce
+n'est jamais devant mes gens!
+
+Puis, s'adressant au domestique,
+
+--Allez! fit-elle.
+
+La porte se referma.
+
+--M'expliquerez-vous enfin?... tonna Berwick en courant vers sa femme,
+les poings crispés.
+
+--Oui, mon ami, je vous expliquerai, quand vous vous serez rassis. Vous
+me parlez de trop près. Vous avez fumé et l'odeur du tabac m'incommode.
+Voyons, dites-moi franchement à quel chiffre se monte ce fameux déficit
+qui devait, à la fin du mois, vous faire suspendre vos paiements?
+
+--Faute de 275,000 francs, mon bilan sera déposé, et adieu les loges et
+les voitures! fit Berwick, qui avait reculé docilement de quelques pas.
+
+--Je croyais, dit Laure, que c'était 300,000 fr.?
+
+--A présent, vous connaissez mieux que moi mes affaires.
+
+--Si je ne les connais pas mieux, je les connais tout aussi bien, et je
+les traite peut-être avec plus de bonheur que vous! Eh bien! faites-moi
+un reçu de 300,000 francs!
+
+--Vous avez 300,000 francs à me donner? dit Berwick, ahuri, en se
+renversant sur sa chaise en face de sa femme.
+
+--Peut-être, riposta Laure d'un ton absolument sérieux.
+
+--Vous les avez? Où sont-ils?
+
+--Oh! répondit Mme Berwick, rien ne presse; le reçu d'abord, s'il vous
+plaît.
+
+--Un reçu? Ne sommes-nous pas communs en biens?
+
+--Pas tout à fait, si vous vous rappelez notre contrat. Si je vous prête,
+il est entendu que vous me rendrez.
+
+--Vous n'avez rien en propre que cette méchante bicoque de Dresde, louée
+cent florins par an.
+
+--Enfin, mon ami, au lieu de nous égarer en vains propos, faites-moi,
+sur papier timbré, un reçu de 300,000 francs en bonne et due forme, et,
+si la forme vous embarrasse, en voici le modèle que vous n'aurez qu'à
+transcrire, mot pour mot.
+
+Le modèle du reçu dépista la curiosité de Berwick; car il était de
+l'écriture de Laure, bien qu'il eût été dicté par Falconet à Paul,
+avec les noms en blanc.
+
+--Vous êtes bien forte pour une femme seule, dit le banquier; je ne sais
+si je dois en passer par là.
+
+--C'est comme il vous plaira, répliqua Mme Berwick, qui semblait
+impassible. Vous êtes libre!
+
+En ce moment, le timbre de la porte retentit, et l'on entendit Sebenico
+qui entrait sans même demander si M. et Mme Berwick étaient visibles.
+
+Ce fut une seconde d'agonie pour le banquier; car le domestique avait
+ordre de congédier trois cent mille francs, sous les traits du Dalmate,
+qui allait franchir le seuil; mais, pour prix de ce congé, trois cent
+mille francs étaient offerts à Berwick par Laure, qui ne lui avait
+jamais menti.
+
+Le Juif fit le geste de se précipiter pour prévenir l'irrémédiable avanie
+qui allait être faite à l'étranger; mais, pour l'arrêter, Mme Berwick
+n'eut besoin que de dire à son mari, en levant l'index de sa jolie main
+jusqu'à ses lèvres:
+
+--Prenez garde! Trop parler nuit!
+
+--Mais enfin!... tonna une voix dans l'anti-chambre, je vous dis que
+monsieur Berwick m'a invité à dîner.
+
+Le Dalmate se fâchait.
+
+--Vous voyez, dit le Juif à sa femme d'un ton très bas, car il n'avait
+nulle envie, en trahissant sa présence à la maison, de se compromettre
+à tout jamais. Il écouta l'altercation en retenant son haleine.
+
+Laure, beaucoup moins effrayée, eut de la peine à s'empêcher de rire.
+
+Enfin, le bruit de la porte d'entrée, que l'on refermait à tour de bras,
+lui fit dire avec ironie:
+
+--Il paraît qu'en Dalmatie, c'est comme cela qu'on ferme les portes dans
+les bonnes maisons.
+
+--Cet homme est furieux! s'écria Berwick. Il est capable de me provoquer
+à présent.
+
+--Il est provocant, en effet, mais peut-être pas comme vous l'entendez.
+Finalement, j'ai été insultée ici, chez moi, par ce galantin de
+l'Adriatique, et vous n'étiez pas là pour défendre ou venger mon honneur.
+J'en ai assez.
+
+--Pas de mélodrame, et finissons-en avec les rébus! N'avez-vous pas
+300,000 fr?
+
+--Voici, dit Laure, de l'encre, une plume, du papier, voire du papier
+timbré, enfin tout ce qu'il faut pour écrire un reçu. Ecrivez-le. Quand
+je l'aurai, donnant, donnant!
+
+Berwick se résigna et il transcrivit le reçu. Laure regardait s'il le
+Transcrivait exactement, en se tenant penchée par-dessus son épaule.
+
+--Vous oubliez quelque chose, lui dit-elle, en lui désignant de l'ongle
+un membre de phrase omis.
+
+--Pure inadvertance, riposta le banquier en rougissant.
+
+--Tout y est bien, maintenant, lui dit-elle, quand il eut apposé sa
+signature. Donnez-moi cela.
+
+Elle prit le reçu, le plia, puis:
+
+--Tenez, fit-elle, voici une clef, celle du chiffonnier de ma chambre.
+Le dernier tiroir en bas. Vous y trouverez trois liasses de cent mille
+francs en billets de banque.
+
+A ces mots, Berwick sauta sur la clef, courut à la chambre de sa femme,
+Força presque le tiroir en l'ouvrant, saisit, compta les trois cent
+mille francs, les enfouit dans les poches de son veston et, rentrant
+dans le salon, il dit, comme étonné:
+
+--Il y a le compte!... Mais, ajouta-t-il aussitôt d'un ton railleur,
+j'ai donné le reçu pour avoir les 300,000 francs; maintenant que je les
+ai, je veux le reçu.
+
+--Votre probité naturelle, mon ami, a de ces retours!...
+
+--Il me faut le reçu! dit-il d'une voix sèche.
+
+--Ce serait un vol, objecta Laure, d'un ton très doux.
+
+--Vous dites?
+
+--Je dis que vous ne l'aurez pas.
+
+--J'aurai bientôt fait de le reprendre.
+
+Et il se jeta sur sa femme, lui tordant les bras et fouillant avec
+frénésie dans la poche de sa robe.
+
+--Misérable! Vous pouvez me tuer, mais vous ne pouvez le reprendre; il
+n'est plus là!
+
+--S'il n'est pas sur vous, il est quelque part dans un meuble.
+
+--Cherchez, dit-elle, vous ne trouverez pas.
+
+--Je suis refait, fit Berwick, l'oreille basse.
+
+--Est-ce là votre façon de remercier! Je vous sauve l'honneur, la vie,
+et vous n'avez pas un mot aimable à me dire?
+
+--Je voudrais remercier le véritable auteur de cette munificence, mais
+il faudrait pour cela le connaître, savoir son nom.
+
+--Cherchez, répéta Laure, vous ne trouverez pas.
+
+--Vous avez donc un amant, madame, avec tous vos airs de vertu? Il vous
+a enseigné la défiance!
+
+--Tout est possible, dit-elle; n'est-ce pas vous qui m'avez montré le
+chemin?
+
+--Trêve de plaisanteries! C'est votre fameux comte de Breuilly, sans
+doute?
+
+--Demandez-le-lui!
+
+--Mettons d'abord cela en lieu sûr, fit Berwick en se rendant à son
+cabinet avec les billets de banque.
+
+Dès qu'il fut sorti de la chambre, Laure prit, dans la corbeille de bois
+à brûler, près de la cheminée, une bûche légèrement fendue qu'elle
+transporta dans l'âtre de sa chambre, après en avoir retiré, et caché
+dans le tiroir où avaient été les 300,000 fr., le reçu de son mari. Puis
+elle mit la clef de ce tiroir dans un autre meuble dont elle retira la
+clef à son tour.
+
+Ces précautions prises, elle se rendit à la salle à manger, où, d'un air
+distrait, le banquier parcourait les journaux du soir.
+
+Le dîner eut lieu sans encombre, et les époux semblèrent en si bonne
+Harmonie que les domestiques se demandaient si leurs maîtres étaient
+bien les mêmes que les jours précédents.
+
+Non que Mme Berwick donnât jamais volontairement le spectacle sans
+dignité des dissidences conjugales; mais il était rare que le fond de
+grossièreté de Berwick ne se traduisît point par quelque boutade de
+mauvais ton.
+
+Ce soir-là, il fut doux, doux comme s'il y avait eu là quelque convive.
+En réalité, il songeait que cette haute main, dont il était si fier, il
+venait de la perdre tout à fait, et que des égards au moins temporaires
+étaient dus à une femme qui avait su faire tomber dans sa caisse une
+aubaine de 300,000 francs.
+
+Laure n'eut toutefois de véritable repos qu'après avoir utilisé sa
+première sortie pour mettre le reçu en sûreté chez une personne de
+confiance; car elle, redoutait, pour ce papier, nonobstant les
+précautions prises, le sort de la lettre de M. de Breuilly.
+
+De son côté, Berwick se demandait s'il devait attribuer à M. de Breuilly
+le secours inespéré qui venait de rétablir son crédit, et si Laure
+n'avait pas donné volontairement au comte les marques de tendresse
+refusées au Dalmate.
+
+La lettre volée lui prouvait que l'intimité, morale au moins, du comte
+et de Laure avait été poussée très loin. La façon dont Berwick y était
+traité ne laissait, pour ce dernier, nulle place au doute. Il pensait
+qu'une femme est nécessairement infidèle dès qu'elle prête l'oreille au
+mal qu'un tiers lui dit de son mari.
+
+Il aurait frappé juste s'il eût eu devant lui des caractères ordinaires.
+Il ne pouvait se douter du lien qui unissait sa femme à M. de Breuilly.
+
+
+
+
+XI
+
+
+Dès que Laure eut pu se recueillir, elle s'inquiéta sérieusement de
+revoir M. de Breuilly, et, dans ce but, elle fut assidue à croiser en
+voiture devant la place du bois de Boulogne où il lui était arrivé de
+le rencontrer. Tout fut inutile. Elle ne pouvait pas aller rue de
+Verneuil. Elle se décida à écrire, bien que, par expérience, le sort des
+lettres lui semblât fort problématique; mais la délicatesse la plus
+élémentaire ne lui permettait pas de rester muette en face d'un pareil
+bienfait.
+
+A vrai dire, la fille de Charlotte ne s'était jamais préoccupée de savoir
+si Paul était plus ou moins riche.
+
+Elle l'avait cru dans une aisance conforme à sa naissance et aux
+habitudes qu'elle lui voyait; puis, le service immense et inespéré
+qu'elle avait reçu de lui trahissait des ressources financières
+considérables. Ce qu'elle ne pouvait imaginer (car le gentilhomme
+s'était abstenu de toute réflexion à cet égard), c'est qu'il eût éventré,
+pour sauver la jeune femme, le seul baril d'or dont se composait sa
+fortune personnelle.
+
+En aucun cas, Mme Berwick ne pouvait demeurer inactive, ni ignorante
+de ce que le comte était devenu. Son coeur aimant et reconnaissant lui
+avait fait d'ailleurs une telle nécessité de voir celui qu'elle appelait
+son père, que peut-être elle eût choisi sans hésiter la misère si on
+lui eût donné le choix d'être pauvre et de garder son ami, ou de lui
+dire un éternel adieu pour conserver l'opulence.
+
+Si la société de M. de Breuilly eût été celle des Berwick, peu de jours
+auraient suffi pour permettre à Laure de se renseigner; mais les couches
+sociales sont si distinctes à Paris, qu'une étrangère surtout comme
+Mme Berwick, ne savait comment s'y prendre.
+
+D'ailleurs les questions irréfléchies sont toujours dangereuses dans
+un monde nouveau que l'on connaît mal, et le premier mot qu'elle aurait
+prononcé devant un tiers indifférent aurait pu provoquer, notamment
+au moins, cette réflexion:
+
+«En quoi M. de Breuilly peut-il intéresser madame Berwick?»
+
+Ce qui l'affligeait le plus, c'était la crainte que Paul ne fût malade,
+ou qu'il eût clos ses relations avec elle par un bienfait, avec
+l'arrière-pensée de ne pas les prolonger.
+
+Elle lui écrivit donc:
+
+«L'enfant que vous avez sauvée d'un si grand péril ne peut s'habituer
+à ne plus vous voir. J'ai le besoin absolu de vous dire que votre
+bienfait n'a pas été stérile, et que vos instructions ont été suivies
+de point en point. Je ne voudrais pas que la situation compromise, puis
+par vous rétablie, fût la seule preuve que vous eussiez de ma
+reconnaissance.
+
+«D'ailleurs, en _recevant_, vous savez que j'ai résolu de _rendre_!
+Ne me laissez pas languir sans nouvelles de vous».
+
+Cette lettre demeura sans réponse. Les jours, les semaines se passèrent
+ainsi.
+
+Mme Berwick avait beau se dire: «S'il s'abstient, c'est par nécessité.»
+Cette nécessité l'épouvantait. L'infernal banquier y était-il pour
+quelque chose? Il se doutait que M. de Breuilly avait joué un rôle dans
+cette aventure; mais son intérêt même lui commandait de ménager un ennemi
+en qui il avait trouvé un pareil allié. Dans quel but alors se serait-il
+arrêté à un autre parti?
+
+Après tant de petites infamies, le Juif s'avisait-il d'un tardif scrupule
+d'honneur? Voulait-il ignorer officiellement qu'il avait été sauvé par
+l'amant de sa femme?
+
+Laure creusa la question et ne trouva rien.
+
+En attendant, Berwick vivait en côtoyant sa femme, sans la froisser.
+Il ne lui marquait qu'une courtoise indifférence. S'il continuait à
+l'espionner et à la faire espionner, comme cela était plus que probable,
+qu'aurait-il découvert, puisqu'il n'y avait rien?
+
+Le gros de l'hiver se passa. Le banquier paraissait content de ses
+affaires. Il menait sa femme au spectacle, et Paul était aussi invisible
+dans les théâtres que dans la rue.
+
+L'hôtel de la rue de Verneuil avait été vendu à huis clos; sans quoi,
+la publicité de cette vente serait apparue à la quatrième page de
+quelque journal, et Laure en aurait été avertie.
+
+La seule explication plausible pour elle était la maladie ou l'absence;
+mais elle ne se serait jamais avisée de la ruine.
+
+Cependant il est bien rare que la volonté d'une femme qui aime n'arrive
+pas à ses fins. Quand les jours plus longs et meilleurs permirent à
+Mme Berwick de sortir à pied, elle commença par habituer ses argus,
+maître et valets, à des sorties très apparentes, avec un but très avéré
+pour objet. Tantôt elle se faisait conduire en voiture à quelque point
+des promenades les plus rapprochées, les Champs-Elysées, le parc Monceau,
+et, descendue-là, elle renvoyait ses chevaux, pour rentrer à pied. Tantôt
+elle portait ostensiblement des secours à quelque famille pauvre, dont
+elle donnait l'adresse. Ceci expliquait ses sorties matinales. Elle ne
+s'en fit pas faute, et, pour le bel air comme pour son propre crédit,
+Berwick fut flatté, en apparence, d'avoir pour femme une dame de charité.
+
+Mais la charité sert trop souvent de prétexte à des fugues féminines qui
+n'ont rien de trop catholique; Berwick le savait, et il est probable que
+Laure était fréquemment suivie.
+
+Toutefois, elle ne se démentit point; elle cherchait M. de Breuilly sans
+le dire, et ce fut d'une fruitière de la rue de Verneuil qu'elle apprit
+enfin que le comte avait déménagé. Toutefois, il fut impossible à cette
+femme de dire où il était allé. Il restait à savoir quel chemin son
+mobilier avait pu prendre, et il fallait, pour cela, s'adresser aux
+entreprises de déménagements; mais cette recherche, faite un peu au
+hasard, n'aboutit point, et elle pouvait d'autant moins aboutir, que
+les meubles avaient été, non déménagés, mais vendus.
+
+Quelque soin que Paul eût pris de laisser ignorer sa retraite, Mme
+Berwick, rencontrant un jour le double poney noir sur lequel elle
+Avait vu jadis le comte au Bois, eut la hardiesse de faire signe au
+Palefrenier qui le montait et de lui dire, avec un sans-gêne dont elle
+ne se serait pas crue capable:
+
+--Cette jolie bête appartient à l'écurie du comte de Breuilly, n'est-ce
+pas?
+
+--Pardon, madame, elle est à présent à M. de Charaintru.
+
+--Ah! depuis quand le comte l'a-t-il vendue?
+
+--Oh! dit le palefrenier, cela remonte à plusieurs mois.
+
+--Et sait-on où le comte demeure à présent?
+
+--Monsieur le comte, répondit le domestique, demeure rue de la Condamine,
+aux Batignolles.
+
+Mme Berwick était enfin en possession du renseignement qui lui avait
+coûté tant de soins, de recherches et de peines. Elle pouvait sauter
+dans une voiture de place et courir sur-le-champ à l'adresse indiquée,
+savoir enfin, par suite de quelles étranges circonstances un habitant
+du faubourg Saint-Germain avait émigré au fond d'un quartier où les
+hommes portent des abat-jour verts.
+
+Mais un scrupule l'arrêtait. Elle qui avait toujours respecté, et
+pour cause, les pénates de la comtesse Blanche, ne pouvait encourir
+l'étonnement douloureux qu'elle lui causerait rue de la Condamine
+comme ailleurs. Malgré son impatience, elle voulut prendre le temps de
+la réflexion jusqu'au lendemain, et dès le matin, elle partait décidément
+pour les Batignolles.
+
+On sait ce qui s'y passa. On sait qu'alors Paul de Breuilly, malade,
+confinait dans une obscurité calculée ses malaises et sa tristesse et
+que Blanche en était parfois réduite à ouvrir elle-même sa porte.
+
+La fatalité, qui avait déjà livré une lettre de Paul à Berwick, fit
+tomber entre les mains du banquier la réponse écrite de Paul à la
+démarche de Laure, Cette réponse adressée à Mme Laure Widmer intrigua
+plus Berwick que si elle eût été adressée à Mme Berwick; donc il
+l'ouvrit, et, comme le comte y parlait de présenter Mme de Breuilly
+à Mme Berwick, il jugea qu'il était habile de donner cette lettre à sa
+femme et d'attribuer la rupture du cachet à une inadvertance.
+
+Du tout il résulta pour Laure que Paul était malade et ruiné; que sa
+ruine avait été la cause de son silence et qu'il avait poussé la
+générosité jusqu'à dérober à sa fille la cause réelle de son malheur.
+
+La nécessité d'une restitution se dressa devant elle. Si le banquier
+prospérait, il fallait que le remboursement commençât; mais, si M. et
+Mme de Breuilly se présentaient chez elle, Laure pourrait-elle, sans
+indiscrétion, faire une allusion quelconque aux faits accomplis?
+Pourrait-elle dire à Paul, devant Blanche, qu'elle était débitrice et
+qu'elle songeait à s'acquitter? Et, avant tout, Paul avait-il eu
+seulement connaissance de la dernière lettre adressée par elle rue de
+Verneuil? La réponse du comte faisait allusion à la visite, mais point
+à la lettre.
+
+Elle se fia au hasard du soin de faciliter une tâche aussi difficile.
+Seulement la visite annoncée se fit inutilement attendre. La
+convalescence de Paul n'était donc pas encore déclarée?
+
+Laure se dit bien qu'elle devait questionner son mari sur l'état actuel
+de ses finances et insinuer de quelque manière qu'elle avait besoin
+d'argent; mais, dès que cette allusion à l'existence du reçu en eut
+ravivé le souvenir dans l'esprit du banquier, celui-ci recommença
+à demander ce que cette pièce compromettante était devenue. Il en parla
+un peu tous les jours, puis il manifesta de l'impatience de ce que Laure
+ne lui répondait point; puis il menaça Laure d'indiscrétions qui,
+pourtant, ne pouvaient émaner que de lui et dont il aurait été la
+première victime.
+
+Il voulait que Laure lui montrât au moins le reçu, pour l'aider à s'en
+rappeler les termes et pour voir de quelle manière il était forcé de
+tenir son engagement. Laure continua à dire qu'il n'était plus en sa
+possession. Le banquier eut beau prétendre que sa caisse devait être le
+dépôt des affaires et des secrets de famille, et que rien n'était en
+sûreté que là, Mme Berwick fut inexorable. Elle allégua que, pour payer
+ses dettes personnelles, elle se contenterait de cinquante mille francs
+par an, mais qu'elle tenait à honneur de les solder.
+
+--Eh bien! dit Berwick, je ne veux rien rendre, jusqu'à ce qu'il m'ait
+été prouvé que ces malheureux trois cent mille francs ne sont pas le prix
+de notre déshonneur. Vous voyez le comte presque tous les jours, et ce
+n'est apparemment point pour parler politique ensemble. L'existence de
+ce reçu dans des mains tierces me tient sous le couteau. Le reçu doit
+être modifié, en tout cas. Si vous étiez bien inspirée, vous feriez ce
+que je vous demande, ne fût-ce que pour prévenir le scandale d'un procès
+entre nous.
+
+Laure, alarmée, vit bien que son mari allait en revenir aux emportements
+et aux violences, tandis qu'à elle-même sa conscience lui faisait un
+devoir de secourir son père, comme lui-même l'avait secourue.
+
+On était alors à la fin de mars.
+
+Un beau jour, Berwick, se disant épuisé par le travail et dominé par un
+ardent besoin de respirer un meilleur air que l'air de Paris, annonça
+qu'il avait loué une propriété d'agrément et qu'il allait s'y rendre.
+Sans autre forme de procès, il pria sa femme de se préparer à le suivre,
+et comme elle lui demandait en quel pays se trouvait cette propriété,
+il lui répondit qu'il tenait à lui ménager une surprise.
+
+--Mais, du moins, lui dit-elle, emporterai-je ce qu'il faut pour une
+absence de huit jours ou de trois mois, et pour habiter les Ardennes
+ou la Provence.
+
+--Peu importe, lui dit-il, emportez ce qu'il faut pour demeurer n'importe
+où et partout. Quant à la durée, elle dépendra du bien que cette absence
+pourra me faire. Il est temps que je songe à sauver la barque en sauvant
+le pilote. Vous êtes la dernière à vous apercevoir que ma santé s'altère
+profondément et de plus en plus.
+
+Puis, dès le lendemain de ce jour-là, il annonça son départ pour le soir
+même.
+
+Mme Berwick, prêtant à son mari quelque dessein sinistre, n'avait plus
+ni le temps, ni aucun moyen de communiquer avec M. de Breuilly.
+
+Les malles furent improvisées; l'appartement de la rue d'Anjou fut fermé
+et, à la nuit close, après un dîner silencieux auquel Laure ne toucha
+point, un omnibus de famille conduisit les deux époux à la gare
+Montparnasse.
+
+Laure espéra du moins connaître la destination lorsque Berwick prendrait
+les billets; mais il la fit entrer dans la salle d'attente des premières,
+pendant qu'un domestique allait au guichet et faisait enregistrer les
+bagages. Elle monta donc en voiture, littéralement sans savoir où elle
+allait.
+
+Pour comble, elle se trouva seule dans le compartiment avec Berwick.
+
+
+
+
+XII
+
+
+A la stupéfaction du concierge de la rue d'Anjou, n° 19, M. Berwick
+était, dès le surlendemain, de retour dans son appartement, après avoir
+annoncé une absence lointaine et prolongée. Le trousseau de ses clefs à
+la main, il s'enferma chez lui tout seul, car il avait congédié les
+domestiques qu'il n'avait pas emmenés. Il pratiqua une minutieuse
+perquisition; tous les meubles à l'usage personnel de Laure y passèrent.
+Ce fut en vain; le reçu n'était réellement pas rue d'Anjou.
+
+Il était impossible, d'après les relations au moins amicales entre
+M. de Breuilly et Laure, que celle-ci n'eût pas donné au comte, en
+garantie d'un versement qui ne pouvait être venu que de lui, le papier
+qui représentait les 300,000 francs. Ainsi, le créancier réel n'était
+plus Mme Berwick: c'était l'ami imprudent et généreux qui avait fourni
+cette somme, et c'était lui qu'il importait de sonder, de provoquer à un
+aveu, de désarmer, s'il rêvait une campagne contre le débiteur. Berwick
+prit donc une résolution hardie. Peu soucieux du mépris non dissimulé
+du gentilhomme pour un Gobseck de son caractère, il affronta une entrevue
+nouvelle avec lui. Paul l'avait, par écrit, traité de drôle, mais le
+banquier se souciait peu des injures qui rentraient, selon lui, dans la
+catégorie des _frottements inutiles_, nuisibles au bon fonctionnement
+des affaires.
+
+Le banquier apprit aisément, par Charaintru, l'adresse actuelle de Paul
+et, comprenant qu'il ne pouvait faire venir à son cabinet de la rue Le
+Peletier un personnage qui ne lui devait rien, il résolut d'aller aux
+Batignolles. Il avait une entrée toute naturelle; s'il rencontrait la
+comtesse chez elle, il pouvait se plaindre aimablement d'avoir été
+frustré d'une visite annoncée par M. le comte lui-même.
+
+Quel que fût l'empire de Paul sur lui-même, son visage marqua un vif
+Dégoût quand Annette annonça à son maître le nom du visiteur qui le
+demandait. Mais la défense des portes est plus difficile dans les
+petites maisons que dans les grandes. Il n'y avait pas là de portières
+épaisses et de pièces en enfilades pour amortir les voix.
+
+A quelques mètres, Berwick entendit Annette prononcer son nom; il avait
+Même entrevu déjà la figure austère du comte par une porte entrebâillée.
+
+--Faites entrer! fut la seule réplique de Paul à l'annonce de cette
+visite inattendue; et quand le banquier parut devant le gentilhomme,
+celui-ci était debout derrière sa table à écrire, s'inclinait sans
+ouvrir la bouche et de la main lui désignait un fauteuil.
+
+À voir entrer Berwick souriant, pétillant, mis à la dernière mode, ganté
+de frais et exhalant un vétiver intense, on aurait dit que ces messieurs
+n'avaient pas cessé de se voir et que le banquier continuait simplement
+avec M. de Breuilly d'anciennes relations de haute courtoisie.
+
+--Monsieur le comte, dit le Juif, après les compliments d'usage, je veux
+vous prendre pour confident. A une époque encore peu éloignée, j'ai
+passé par de mauvais jours. Une confiance excessive peut-être dans des
+opérations qui ne la méritaient pas me firent craindre un moment de
+succomber dans la lutte. Ah! le terrain de la banque est bien glissant,
+même pour un vieux patineur comme moi! Un banquier est difficile à
+tromper; mais il se trompe quelquefois!... Il est homme!
+
+À l'ouïe de cette tirade, le visage de Paul s'allongeait, de plus en
+plus ennuyé; Berwick s'en aperçut.
+
+--Toujours est-il, poursuivit-il, qu'un secours providentiel, offert par
+une main inconnue, me tira d'embarras d'une façon singulière, au moment
+où je m'y attendais le moins. Quelqu'un, qui poussa la délicatesse
+jusqu'à garder l'anonyme, me procura sans garantie aucune, le moyen de
+faire face à mes échéances. Cet inconnu pensa-t-il que le masque épais
+dont il avait si généreusement couvert son visage ne serait jamais percé
+par mes regards? Ou bien fit-il à ma loyauté l'honneur de croire qu'elle
+serait d'autant plus scrupuleuse, qu'il m'était plus facile, si je
+n'étais pas ce que je suis, d'oublier le bienfait? A la seconde question,
+ma présence chez vous répond suffisamment. Elle est en même temps une
+dénégation opposée à la première.
+
+--Pardon, monsieur, répondit le comte, toujours glacé, je ne vois
+décidément pas où vous voulez en venir. Il est invraisemblable de
+m'attribuer un service aussi extraordinaire, rendu à quelqu'un qui n'est
+ni mon parent, ni mon ami.
+
+--Je regrette amèrement, monsieur le comte, que vous ne soyez plus le
+mien, mais je suis demeuré le vôtre, et, quand même je ne le serais plus,
+ma venue ici est l'accomplissement d'un devoir. Si vous n'êtes pas
+l'auteur de cette belle action, le connaissez-vous? Je pense qu'alors
+vous m'aideriez à le découvrir. Quant à moi, les relations anciennes que
+vous avez soutenues avec ma famille vous désignaient comme seul capable
+d'une pareille abnégation, dictée sans doute par des souvenirs qui vous
+sont toujours chers; et dans cette hypothèse, ce que vous m'avez prêté,
+je me suis mis en mesure de vous le rendre,
+
+--Ainsi, dit Paul, je ne vous ai pas réclamé d'argent, et vous m'en
+apportez? Mais pour l'accepter il faudrait que j'eusse reconnu la dette.
+
+--Et c'est ce que vous allez faire, mon cher comte; car il m'est
+impossible de rester dans la situation où je suis. Vous n'êtes plus mon
+ami, dites-vous? A plus forte raison n'avez-vous pas de cadeaux à me
+faire, et il ne me convient pas, à moi, d'en recevoir.
+
+Paul était excessivement combattu; car, ou Berwick, ayant appris la
+vérité, venait réellement pour s'acquitter, et la position du comte
+Etait trop amoindrie pour qu'il pût mépriser une pareille aubaine; ou
+bien le rusé banquier voulait seulement obtenir la preuve que Paul avait
+réellement fourni à Laure les 300,000 francs.
+
+Paul savait parfaitement que, à vues humaines, il faut être l'amant
+d'une femme, quand on n'est ouvertement ni son frère, ni son père, ni
+son mari, pour accomplir des actions d'un pareil dévouement; et si
+Berwick voulait avoir une preuve matérielle de l'infidélité de sa femme,
+il n'en avait pas de plus belle à recueillir que l'aveu du service
+rendu par Paul.
+
+Et le comte ne voulait ni perdre décidément sa fortune, ni compromettre
+Laure en s'avouant l'auteur du bienfait.
+
+Il regardait fixement Berwick, qui ne baissait pas les yeux, et qui
+cherchait en vain, dans la physionomie de son interlocuteur, une trace
+des sentiments qui l'agitaient.
+
+--Monsieur, dit-il enfin au banquier, vous n'êtes point mon obligé, et
+pour ce motif je ne puis que vous remercier de la sollicitude exquise
+qui vous conduit chez moi. Il est en effet possible que, par mes
+relations personnelles et sous le sceau de la confidence, j'aie connu
+l'auteur de cette libéralité dont vous parlez. Si elle a raffermi votre
+crédit, j'en suis aise. Si vous avez à coeur une restitution, cette
+restitution sera certainement bienvenue, mais pour que je puisse en
+toucher un mot à la personne que cela intéresse, au moins faudrait-il
+que je pusse lui dire sous quelle forme cette restitution aurait lieu.
+De quelle somme s'agit-il et qu'offrez-vous?
+
+--Mon Dieu! repartit Berwick avec une sorte de bonhomie, j'ai lancé
+depuis peu l'affaire des «Fumiers de la ville de Paris». Or, il a été
+créé des parts de propriété de cette mine inépuisable, pour récompenser
+certains concours. Je m'en suis réservé une quantité considérable et je
+puis en disposer en faveur de quelques privilégiés, sans leur faire
+bourse délier. Ces titres, qui ne coûteraient rien à mon créancier, le
+nantiraient d'un revenu tel, à moins qu'il ne préférât les vendre en
+hausse, qu'il serait remboursé, capital et intérêts, en peu d'années.
+
+Quoique Paul ne fût pas un homme de Bourse, il se rappela tout
+soudainement les parts de propriété de certaines entreprises et il eut
+sur les lèvres un mot qu'il n'articula pas: monnaie de singe!
+
+Accepter ce mode de remboursement, c'était désarmer sa fille, à qui il
+était bien réellement dû 300,000 francs, et liquider, en ce qui le
+concernait lui-même, une créance de cette somme par un tant pour cent
+dérisoire.
+
+Il n'avait pas fait un sacrifice pour en bénéficier; en sauvant Laure
+du déshonneur et de la persécution, il n'avait compté sur aucun avantage.
+
+Il aurait accepté s'il avait été seul, aimant mieux, que sais-je? Trente
+mille francs, sur trois cent mille que rien, mais il fut intraitable.
+
+Seulement, comme il voulait réfléchir, il ajourna.
+
+--J'ignore absolument, monsieur, quel accueil pourra être fait à cette
+ouverture officieuse; mais il est une question à laquelle vous n'avez
+pas répondu Quel est le quantum de la créance?
+
+--Puisque ce n'est pas affaire à vous, monsieur le comte, en quoi ce
+chiffre peut-il vous intéresser?
+
+--Vous avez raison, répliqua M. de Breuilly avec brusquerie. Eh bien!
+je dirai un mot dans l'occasion de vos «Fumiers de la ville de Paris».
+C'est tout ce que je puis faire.
+
+--Si vous jetiez un coup d'oeil sur la cote, ajouta le Juif d'un air
+insinuant, vous verriez que, ces jours-ci, ces titres-là sont cotés
+très haut. Or, tout a des fluctuations, et....
+
+--Oui, interrompit Paul, ces fluctuations peuvent être défavorables si
+l'on ne se hâte?
+
+--Je ne dis pas cela, objecta Berwick; mais l'occasion n'a qu'un cheveu.
+
+--J'ai dit, riposta le comte en se levant.
+
+C'était mettre Berwick en demeure de l'imiter. Il le fit.
+
+--Ah! il fait fi de mes parts de propriété qui ne lui coûteraient rien,
+ni à moi non plus, et dont je lui avais apporté un ballot dans ma
+voiture. Décidément, c'est un homme indécrottable, pensa le banquier.
+
+Puis haut:
+
+--Aurai-je l'honneur de vous revoir, monsieur le comte?
+
+--C'est douteux, monsieur Berwick. Je suis avec Mme de Breuilly sur le
+point de m'absenter.
+
+Puis, dès que Berwick eut franchi la grille:
+
+--Annette, dit Paul à la vieille femme de chambre, vous avez bien vu cet
+homme? Je n'y suis jamais pour lui.
+
+Comme il revenait sur ses pas en traversant la cour, le facteur sonna et
+Remit une lettre qui portait le timbre de Tarbes.
+
+La suscription était de Gustave Mayran. Paul sourit avant de l'avoir
+ouverte, à la pensée d'y trouver la reconnaissance et le contentement
+d'un ami.
+
+Elle était courte, comme toutes les missives du général:
+
+«Merci, mon vieux Paul! Tes démarches ont été couronnées de succès, et,
+grâce à toi, je vais commander à Lunéville, ce qui, par la canicule
+prochaine, sera plus rafraîchissant que Tarbes; et puis, étant de
+Verdun, j'aime la Lorraine, je suis là chez moi. Les journaux annoncent
+qu'Adrien de Vermont est arrivé de l'Afrique Centrale. Je pars pour
+Paris. Le quartier général sera chez moi, rue de Bellechasse. J'aurai un
+mois à vous consacrer.
+
+«Mes plus empressés hommages à madame la comtesse.
+
+«GUSTAVE MAYRAN».
+
+
+
+
+XIII
+
+
+Le village de Clamart, dont les omnibus ont fait un faubourg de Paris,
+rive gauche, a pour attrait principal le voisinage de ses bois. Il forme
+plus ou moins, du côté sud-ouest de Paris, un pendant à ce que fut jadis
+Romainville, au nord-est. C'est ainsi qu'aller à Clamart, pour toute une
+Colonie de négociants parisiens retirés des affaires, c'est encore aller
+à la campagne. Si l'on traverse le bois dans sa partie la plus étroite,
+au sud, on aperçoit, à peu de distance, au bout d'une plaine, un vrai
+village de cultivateurs, sans enseignes peintes sur ses pignons, sans
+orgue de Barbarie, enfin tout un étonnement pour le citadin, qui respire
+là, à pleine poitrine, un air vif et vierge, et qui entend chanter les
+coqs et bêler les moutons; cette, bourgade en dehors des voies ferrées
+est le Plessis-Piquet.
+
+S'il n'y a guère, à Clamart, que de fort petites propriétés bourgeoises,
+il n'y en avait pas du tout au Plessis-Piquet, hormis une, plus grande
+qu'aucune de celles de Clamart, et qui tranchait avec les corps de
+ferme d'alentour. Les hôtes de cette habitation, appelée dans le pays
+_le Château_, étaient là depuis peu et fort peu connus. Le maître de la
+maison venait chaque matin, en cabriolet, prendre le train de Paris à la
+gare de Clamart. Il revenait le soir, à des heures indéterminées. Il y
+avait une dame que l'on apercevait à peine dans les jardins et qui n'en
+franchissait jamais les clôtures. Le seul personnage bien apparent de
+la maison était un maître-valet, altier, monosyllabique et plus
+ordinairement silencieux, qui faisait les emplettes et payait les
+fournitures. Quand on sonnait, il se montrait à la grille. Le château
+ne recevait pas de visites, et cette absence de relations avait fait
+surnommer ses habitants: les ours.
+
+Quant à Clamart, sa colonie parisienne, qui ne se renouvelle guère,
+s'était enrichie, vers le même temps, d'un nouveau membre.
+
+C'était un homme de haute taille et de tournure distinguée. Il pouvait
+avoir cinquante ans et ne connaissait non plus personne.
+
+Ordinairement en costume de chasse, complet de velours marron, feutre mou
+De couleur grise, avec un crêpe fané et un ruban noir, il ne portait
+point de fusil, mais une gibecière, qui lui servait pour la récolte
+des herbes sauvages et des fleurs.
+
+Il se promenait beaucoup et de tous côtés. Un voile vert, à la façon
+Des Anglais, lui couvrait le visage. Ses allures étaient celles d'un
+convalescent qui va sans but déterminé. Les lézards, les papillons, les
+oiseaux, les phénomènes de la nature semblaient seuls captiver son
+attention. Dès qu'il est avéré qu'un flâneur herborise, dessine ou fait
+collection de coléoptères, les gens affairés, les gens _sérieux_ ne
+prennent plus garde à lui. C'est ce qui lui arriva. Du reste, il avait
+l'air trop respectable pour éveiller la défiance; il était trop uni pour
+faire événement. Comme on ignorait son nom, on disait simplement de lui:
+C'est le monsieur qui bâille aux mouches. Entre autres excursions
+habituelles, il s'attardait souvent au pourtour du parc dépendant du
+château du Plessis. Là, dans les sentiers tracés par le hasard, il
+trouvait plus de fleurs et d'insectes à son gré. Quelquefois il
+s'asseyait sur une souche, pour examiner à la loupe les coléoptères
+récoltés par lui dans son petit flacon d'entomologiste, ou bien il
+tirait de sa gibecière un livre qu'il lisait jusqu'au coucher du soleil.
+
+L'habitation de ce personnage était la plus petite case de Clamart, à
+côté du presbytère. Il l'avait louée, meublée et y avait installé sa
+femme. Une dame très comme il faut, et leur femme de chambre, personne
+en cheveux gris, discrète dans ses allures, muette comme ses maîtres et
+pour eux d'un respect attentif qui ne se démentait jamais.
+
+Tout ce que l'on savait de ces gens était, pour avoir entendu la
+maîtresse appeler sa servante, que celle-ci s'appelait Annette. De
+la maison dépendait un tout petit jardin, qui pouvait avoir six arbres
+fruitiers et trois plates-bandes de fleurs. La dame y brodait sur un
+pliant, une partie du jour.
+
+A l'un des angles du parc, dans la région la plus éloignée du château,
+il y avait un kiosque, séparé des champs par un saut-de-loup et d'où
+l'on découvrait Châtenay et la déclivité de son côteau. La châtelaine
+inconnue, que l'on ne voyait jamais en toilette, y venait quelquefois
+en déshabillé champêtre, mais toujours seule. Elle demeurait là, sous
+son baldaquin de chaume et ses courtines de lierre, assise à une table
+rustique, où elle se tenait accoudée, la tête dans les deux mains.
+Il était inévitable que ces stations douloureuses en apparence, et
+assez prolongées, éveilleraient bientôt l'attention du promeneur à la
+gibecière, qui venait fureter fort souvent par là. Les deux étrangers se
+connaissaient sans doute, car dès la première fois qu'ils s'aperçurent,
+la dame envoya un baiser au monsieur, qui répondit par un affectueux
+salut de la main.
+
+Mais aussitôt la dame porta le doigt à ses lèvres en désignant, de
+l'autre main, les alentours du kiosque. Alors le promeneur s'assit en
+face de la dame, sous des buissons qui bordaient le sentier, et il
+attendit. La dame tira de la poche de sa robe un carnet et un crayon,
+traça quelques mots, et choisissant une petite pierre, y assujettit le
+billet et lança le projectile de l'autre côté du saut-de-loup. Le
+promeneur ramassa cette dépêche, la déplia, et parut atterré de ce qu'il
+lisait. Répondre par le même moyen était chose facile; mais, pour un
+homme prudent, il y avait cette différence que le billet, une fois tombé
+entre ses mains, était en sûreté, tandis que les appréhensions exprimées
+par la dame sur la surveillance dont elle était l'objet, rendaient
+dangereuse la réciproque. La dame exprima cette appréhension par signes;
+mais comme la réponse était urgente, il fut sans doute convenu, aussi par
+signes entre eux, que la damne rejetterait la réponse après l'avoir lue.
+C'est ce qui eut lieu.
+
+Dès le lendemain, mais par un chemin tout différent et à une autre heure,
+le promeneur revint au pied du kiosque. La dame n'y étant point, il se
+mit à aller et venir avec une agitation inquiète. Enfin, elle parut,
+et le télégraphiste sembla un peu calmé. Ces rendez-vous mystérieux
+présentèrent pendant quelque temps peu de variété, mais apparemment
+ils prirent tout à coup un caractère tragique, puisque, oubliant les
+précautions antérieures, le promeneur alla jusqu'à dire à la dame:
+
+--Voulez-vous fuir?
+
+--Et le saut-de-loup? Et ce costume? répliqua-t-elle, en montrant
+qu'elle était en robe de chambre et en pantoufles, sans même un chapeau
+de jardin.
+
+Le promeneur insista, promit d'amoindrir la difficulté en se portant
+lui-même au fond du saut-de-loup, au risque de se déchirer les mains aux
+acacias qui le garnissaient, dans le but de soutenir les pieds de
+la dame pour lui faciliter la descente.
+
+Mais la dame ajourna cette proposition, qui lui semblait désespérée.
+Il y eut cependant, par un échange de missives nouvelles, quelque chose
+de convenu pour un jour suivant.
+
+Ce jour-là, la dame se présenta au kiosque, vers le déclin du soleil.
+Elle était en habit de ville, mais fort simplement vêtue. Elle commença
+par jeter au promeneur, qui était naturellement à son poste, un fort
+léger sac de nuit; puis, ayant regardé une dernière fois autour d'elle
+et n'ayant vu personne, elle vint à pas lents et d'un air distrait
+jusqu'au bord du saut-de-loup.
+
+Tout à coup elle s'y assit, les pieds pendants au dehors. De son côté,
+le promeneur s'était laissé couler sous les acacias du fossé, et il se
+tenait plaqué à la muraille et les bras étendus au-dessus de sa tête
+pour soutenir la fugitive, lorsqu'en se retournant, pour se retenir aux
+branches d'un arbre du parc, la dame s'arrêta soudain en poussant un
+léger cri.
+
+Aussitôt son mystérieux ami disparut derrière le buisson le plus
+rapproché du fossé.
+
+Au moment de remonter dans le champ, et comme il s'assurait que la dame
+Etait tranquillement rétablie dans le kiosque, le galop d'un chien fit
+bruire les broussailles du fond du saut-de-loup.
+
+L'étranger se mit en défense contre une attaque possible de l'animal,
+mais en levant les yeux à cinquante mètres du kiosque, et droit en face
+de lui, il vit, se tenant debout d'un air narquois, le maître-valet,
+qui formait la garde du château et qui semblait attendre, sans ouvrir la
+bouche, à quel parti allait s'arrêter le délinquant.
+
+Le chien, n'osant attaquer sans doute, se contenta d'aboiements furieux,
+et le promeneur, assis paisiblement en apparence sur le bord opposé et
+un long couteau ouvert dans la main, se borna à dire, avec une nuance de
+hauteur, au domestique:
+
+--Voulez-vous rappeler ce chien?
+
+--Il fait son devoir, objecta le valet sur le même ton.
+Que cherchiez-vous dans ce fossé? C'est ici une propriété close.
+
+
+--Il m'en souviendra, riposta l'autre, qui, s'installant commodément sur
+le revers du saut-de-loup, au lieu de continuer sa retraite, affecta de
+tirer un livre de sa poche et de continuer une lecture, tandis que le
+chien aboyait toujours.
+
+En présence de cette attitude, le domestique dut se taire et il rappela
+le chien, dont l'intervention n'avait plus d'objet.
+
+Quand le chien et l'homme se furent éloignés, l'ami de la châtelaine
+s'assura que la paix de cette dernière, toujours assise dans le kiosque,
+n'avait pas été matériellement troublée, et il reprit à pas lents sa
+promenade, en jetant à la dame un adieu mimique qui signifiait:
+Au revoir! à bientôt!
+
+La journée ne devait pas finir sur cet incident.
+
+La nuit était tout à fait venue.
+
+L'entomologiste rentra chez lui sans hâter le pas et il trouva sa femme
+un peu inquiète de sa longue absence; mais son visage était si calme et
+le bocal aux insectes si bien rempli, que toute explication devenait
+inutile. Cependant il ne vida point sa gibecière devant sa compagne. Elle
+renfermait un paquet qui ne lui appartenait point et qu'il eut hâte de
+dérober à la curiosité comme aux questions que cet objet pourrait faire
+naître.
+
+Soit qu'il eût omis de le rendre, soit qu'il n'eût pas jugé à propos de
+le faire, de peur d'attirer de nouveau sur lui l'attention, il le cacha
+dans sa propre chambre et il passa dans la salle à manger pour le repas
+du soir.
+
+En même temps revenait de Paris le châtelain du Plessis-Piquet, ce jaloux
+qui faisait exercer sur sa femme une si étroite surveillance. Après
+quelques mots échangés avec le maître-valet, cet Othello ne se coucha
+point sans avoir parcouru la lisière de son parc avec une lanterne
+sourde. Si quelque rôdeur avait été levé à une heure où tous les
+habitants du Plessis ronflaient déjà à poings fermés, ce rôdeur aurait
+pu voir marcher lentement, le long du saut-de-loup, l'habitant du
+château avec sa lanterne. Il aurait pu le voir inspecter le point faible
+du rempart extérieur et y reconnaître la trace des pas du promeneur
+indiscret. Cependant ce dernier, enfoncé, à Clamart, dans une vieille
+bergère, parcourait ses journaux et prenait connaissance d'un billet
+arrivé en son absence.
+
+L'entomologiste n'était autre que le vieil ami et le compagnon d'armes de
+Gustave Mayran. Le billet était du général, conviant Paul de Breuilly à
+venir dîner rue Bellechasse et y passer la soirée en tiers avec M. de
+Vermont.
+
+On se souvient de l'entrevue des trois amis, du récit que le voyageur fit
+d'une chasse au gorille, et de l'insistance que Paul mettait à savoir
+comment on peut se défaire d'un gorille du boulevard, lorsqu'un journal
+tombant chez Mayran, à l'adresse du comte, rompit soudainement l'entretien
+et contraignit Paul à reprendre, sans plus tarder, le chemin de Clamart.
+
+Sans doute ce brusque départ fut provoqué par des incidents nouveaux et
+graves; car, peu de jours après, Paul revenait chez le général, après
+avoir prié par un mot Adrien de Vermont de s'y rencontrer également.
+
+Fort intrigués de cette convocation, les deux amis du comte se trouvaient
+réunis lorsque, ce dernier arriva rue Bellechasse.
+
+--Messieurs, leur dit-il après leur avoir serré la main, nous nous sommes
+quittés l'autre jour sur la mort d'un gorille, et c'était mon tour de
+vous raconter une histoire. Je reprends donc la parole que vous m'aviez
+accordée. S'il s'agit d'une histoire toute personnelle et intime, vous
+n'en serez pas surpris; n'y a-t-il pas trente ans que je vis coeur à
+coeur avec vous?
+
+--Il faut dire, objecta de Vermont, qu'il y a pourtant quelques lacunes
+involontaires dans nos biographies; car, enfin, nous sommes restés
+longtemps sans nous voir.
+
+--Désormais, répondit Paul, il n'y en aura plus dans la mienne.
+
+Et alors il leur raconta son histoire jusqu'à la visite de Berwick aux
+Batignolles.
+
+Après un moment de repos, il reprit la parole pour dire à ses deux
+auditeurs avec plus de solennité que dans son récit précédent:
+
+--Maintenant, mes amis, quand je vous aurai fait l'exposé de quelques
+faits accomplis depuis la visite du banquier, je ferai appel à vos
+lumières, à votre honneur, car j'ai un conseil de vie ou de mort à vous
+demander!
+
+Vermont et Mayran redoublèrent d'attention, et ce fut avec une profonde
+Tristesse et une indignation à peine dissimulée que le comte acheva ce
+qui lui restait à dire.
+
+
+
+
+XIV
+
+
+Paul poursuivit:
+
+--Vous avez vu que Berwick enlevait sa femme de la rue d'Anjou et
+la faisait disparaître, au moment où il se préparait à m'offrir un
+remboursement dérisoire. Le but évident qu'il s'était proposé était de
+la mettre dans l'impossibilité de communiquer et de s'entendre avec moi.
+Mais, quelle que fût la sévérité de la surveillance dont Laure était
+l'objet, et la défense de la laisser sortir du château, lui absent, Mme
+Berwick me fit passer un billet par un moyen que ses argus n'avaient pas
+prévu Ce fut la proximité de la route et du parc qui le lui fournit. Un
+facteur rural suivait le bord du saut-de-loup, et quelques mots tracés au
+crayon et enfermés dans une enveloppe affranchie à mon adresse furent
+jetés à cet homme de la même façon que ceux par lesquels elle devait
+plus tard correspondre avec moi. Par là, j'appris le lieu de la
+séquestration et son objet. Cette séquestration avait quelque chose de
+sinistre. Elle ne pouvait durer que si Berwick nourrissait quelque
+sombre dessein. Je pris immédiatement la résolution de me rapprocher de
+Laure. J'avais été malade. J'étais à peine remis; la comtesse trouva très
+naturel que Billardel, prévenu par moi, me recommandât un séjour à la
+campagne, et cela le plus tôt possible; aussi vis-je Blanche très
+empressée à favoriser ce changement d'air. Je me chargeai de découvrir,
+à proximité de Paris, une habitation proportionnée à nos moyens actuels,
+et je partis pour Clamart. J'y arrêtai, dans la journée même, le petit
+nid que Blanche et moi y habitons, et j'étudiai sans bruit les abords
+de la prison où Laure languissait avec ses propres domestiques pour
+geôliers. Ne pouvant me présenter chez elle, ni avoir l'air de la
+connaître, je dus faire un siège en règle avant de parvenir à
+l'apercevoir. La seule promenade qui lui fût permise, celle de son
+propre jardin, me la montra dolente, accablée, et ne prenant plus la
+peine de s'habiller pour errer dans les allées de son parc. Je ne
+pouvais naturellement lui écrire, et elle était bien éloignée de me
+croire là. Enfin, un jour, nos regards se rencontrèrent d'un côté à
+l'autre du large fossé qui la séparait du monde, et nous pûmes reprendre
+la conversation. Je lui fis connaître la démarche de son mari pour me
+rendre une somme considérable dont il feignait de croire qu'il n'avait
+été délivré aucun reçu... Laure comprit tout de suite que c'était un
+moyen employé par Berwick de me faire avouer ma complicité dans cette
+affaire; mais je la rassurai en lui disant dans quels termes j'avais
+répondu. J'ajoutai que, peu de jours après, j'avais fait savoir à Berwick
+le refus d'une tierce personne, auteur du versement des trois cent mille
+francs, d'entrer en arrangement avec lui.
+
+--Vous avez bien fait, me dit Laure, car si vous aviez accepté ce que
+M. Berwick vous proposait, nous nous serions trouvés désarmés. Il
+n'aurait plus gardé aucun ménagement vis-à-vis de moi.
+
+--Ces ménagements, poursuivit Paul, ne devaient pas durer longtemps.
+Je ne vous raconterai pas par le menu, mes amis, mes rendez-vous avec Mme
+Berwick. Par eux, je fus tenu au courant de ce qui se passait dans la
+place. Le banquier n'avait pas obtenu de moi l'aveu de la créance,
+quoique bien persuadé d'ailleurs que j'étais le créancier, mais il avait
+appris à compter sur moi pour secourir sa femme dans les cas extrêmes.
+Avait-il de nouveau besoin d'argent? Cela est probable, d'après
+l'insistance nouvelle qu'il mît à connaître le nom du bailleur de fonds.
+Il eut la constance d'exposer à Laure les avantages attachés aux fameuses
+«parts de propriété» qu'il m'avait offertes. Il persuada même à sa femme
+qu'il y aurait profit pour elle à accepter de ces parts de propriété, en
+échange du reçu des 300,000 francs. Je ne fus pas peu surpris d'entendre
+Mme Berwick me demander si je n'avais pas eu tort de refuser. Tout compte
+fait, suivant elle, ce mode de remboursement pouvait mieux valoir que
+le néant. Je la détrompai. Quoi qu'il en soit, Berwick, furieux de
+trouver sa femme aussi opposée que moi à une liquidation de la dette qui
+lui permettrait d'en contracter de nouvelles, eut recours au moyen des
+lâches: il lui donna huit jours pour déclarer le nom du prêteur, puisqu'il
+tenait à effectuer le remboursement; à défaut de quoi, dans un transport
+de colère, il lui signifia carrément qu'il la tuerait. Elle prit peur;
+elle le savait homme à accomplir sa menace, non avec le bruyant éclat
+d'un assassin vulgaire, mais avec ces précautions abominables qui,
+sans égarer la justice, donnent au criminel l'espoir de l'impunité.
+Représentez-vous cette infortunée enfermée vis-à-vis de son bourreau,
+dans une habitation vaste, mais presque déserte, l'indifférence et
+l'éloignement de la domesticité, un vide d'un demi-kilomètre entre le
+château et les maisons du village, et vous comprendrez ce que j'ai
+éprouvé jours et nuits depuis lors.
+
+Or, j'étais avec vous, j'étais ici le surlendemain du jour où j'avais
+été sur le point de faire réussir l'évasion de Laure, entravée dans son
+accomplissement par l'apparition soudaine du valet qui garde à vue
+Mme Berwick. J'étais, dis-je, avec vous, quand un journal, tombant ici,
+le soir, au milieu de notre causerie, me révéla le subterfuge infâme
+auquel Berwick avait recours pour forcer mon incognito. Il me prenait à
+partie, dans un de ces échos à initiales transparentes dont j'étais
+obligé de reconnaître l'inspirateur, quoiqu'il puisse paraître
+invraisemblable qu'un mari mette en jeu l'honneur de sa propre femme.
+
+Voici, au surplus, l'article en question:
+
+«Il n'est bruit, en ce moment, dans les salons de la haute société
+parisienne, que d'une aventure dont Mme B..., la femme d'un banquier
+bien connu, aurait été l'héroïne.
+
+«M. de B..., dont la récente et subite retraite dans un quartier
+excentrique a donné lieu, depuis quelque temps, à des suppositions plus
+ou moins fondées, poursuivait, paraît-il, Mme B... de ses assiduités.
+De son côté, Mme B... n'était pas insensible, malgré la différence d'âge.
+
+«M. de B..., du reste, ancien militaire a encore fort belle prestance,
+malgré ses cinquante ans.
+
+«Toujours est-il que M. B... ayant emmené sa femme dans sa propriété de
+C..., M. de B... les suivit et, avant hier soir, à la nuit tombante, il
+tentait d'opérer, de concert avec elle, l'enlèvement de la jeune femme.
+
+«Ici commence le côté comique de l'histoire. Un chien dénonça par ses
+aboiements la présence d'un inconnu à un valet qui se promenait au fond
+du parc, et celui-ci arriva au saut-de-loup qu'il s'agissait de franchir,
+juste au moment où la dame allait se laisser choir aux bras de son
+ravisseur!
+
+«Aussitôt alerte, tumulte, scandale, fuite de l'amant et arrivée du mari,
+qui trouve sa femme en toilette de voyage et prête à lever le pied. On
+rapporte que M. de B...., qui est marié, avait déjà opéré le sauvetage
+d'un sac de nuit qui contenait des objets indispensables. Nous tiendrons
+nos lecteurs au courant de l'aventure, et leur dirons si M. de B... est
+venu réclamer une récompense en rapportant au château le sac de nuit en
+question.»
+
+--Que dis-tu de cela, Adrien? fit Mayran en passant à M. de Vermont le
+journal qu'il venait de lire.
+
+--J'ai vu ailleurs de semblables ordures, repartit le sceptique; dans
+certains pays d'Amérique, cela se fait couramment et avec non moins
+d'effronterie.
+
+--Cela ne se pratique pas encore avec impunité en France, repartit Paul
+avec emportement, et malheur à l'auteur, quel qu'il soit, de cette
+infamie! L'ayant lue, vous vous en souvenez, je levai brusquement
+la séance et je repartis pour la campagne.
+
+Mayran, en sa qualité de général, se montrait d'autant plus froid que
+les situations étaient plus graves.
+
+--Il y a ici quelqu'un en mauvaise passe, dit-il, mais qui? La réputation
+de Mme Berwick, dont on mettra le nom sur l'initiale incriminée. Berwick,
+qui évidemment ne se bat pas! Le journaliste? Il se retranchera derrière
+Berwick. Il excipera, comme on dit, de sa bonne foi, et si Paul pourfend
+le journaliste, le banquier reste debout.
+
+--Une provocation, dit Adrien, n'atteint donc pas le coupable. Elle met
+Mme Berwick en cause, et elle n'expose que Paul.
+
+--Il doit être pourtant possible de forcer Berwick à se battre, et je
+l'y forcerai, dussé-je le souffleter publiquement et périodiquement.
+
+--Tu iras en correctionnelle pour voies de fait, lui dit Vermont; et
+devant les tribunaux le nom de ta pauvre Dulcinée sera livré en pâture
+aux quolibets. Est-ce là ton but? Non, évidemment.
+
+Le général était pensif.
+
+--Il y a, dit-il, une chose que je n'aperçois pas. Quel intérêt Berwick
+a-t-il à diffamer sa femme, dans une feuille publique et à provoquer, de
+la part de l'homme qui s'intéresse à elle, des représailles inévitables?
+
+--Affaire de _chantage_, riposta M. de Vermont. Avec le tendre intérêt
+que notre ami porte à sa fille, il payera, pour faire taire, comme il a
+payé déjà pour sauver Mme Berwick d'un ignoble guet-apens!
+
+--On n'a pas tous les jours 300,000 fr. sous la main, ajouta M. de
+Breuilly avec une ironique tristesse. En attendant, messieurs,
+continua-t-il avec emportement, les faits se réduisent à ceci: Laure est
+aux mains d'un assassin, d'un empoisonneur, et Laure est ma fille! Elle
+n'a de protecteur que moi. Je tuerai le gorille, je tuerai Berwick.
+Parlons seulement des voies, moyens et armes. Vous serez naturellement
+mes témoins, et je suis l'offensé.
+
+--Dieu sait, dit le général, si je respecte tes sentiments, ton anxiété,
+ta colère. Mais voilà de ces extrémités auquel l'amour nous porte, et
+que, pour ma part, j'avoue n'avoir jamais connues! Et encore, s'il
+s'agissait de Charlotte elle-même, qui n'est plus, mais c'est de sa fille
+qu'il s'agit, et sa fille ne porte pas ton nom!
+
+--C'est pourtant le seul enfant qui me reste, repartit le comte avec un
+sanglot dans la gorge; tu n'as pas comme moi, Gustave, perdu les deux
+autres!
+
+--J'aimerais mieux pour toi, répliqua Mayran, que tu n'eusses jamais
+rencontré ni adopté cette enfant-là! Mais revenons à notre sujet: il y a
+devant nous, comme tu le dis, un gorille qui torture une femme. Une femme
+qui est ta fille! Il faut tuer le gorille pour la sauver. Eh bien! Nous
+allons au journal; nous demandons à parler à l'auteur de l'écho. On nous
+le nomme ou, par un scrupule que je conçois, le directeur du journal
+accepte la responsabilité de l'article. Nous l'examinons avec lui; il
+appert de là que le racontar est venu du dehors, et nous sommons le
+directeur d'en dénoncer l'auteur ou de se placer en face de toi. A
+compter de ce moment, nous avons livré deux noms que nous aurions tenu à
+taire; mais de quel droit irions-nous demander raison à Berwick, qui
+n'est pas moins outragé que vous deux? Il dira ne rien savoir.
+
+--Berwick sait tout, allez! dit M. de Breuilly. Lui seul a pu trahir ce
+que lui seul sait. Le soufflet que je lui réserve n'aura pas besoin de
+commentaires.
+
+--Mais alors, dit Adrien, de par ce soufflet il devient l'offensé.
+
+--Eh que m'importe! pourvu qu'il meure de ma main! Épée, sabre de
+cavalerie, pistolet, carabine, tout ce qu'il voudra, tout m'est égal!
+Et si l'on veut, successivement avec toutes ces armes, car c'est d'un
+duel à mort qu'il s'agit!
+
+--Les Américains, dit Adrien, ont une manière de trancher la difficulté:
+ils partent chacun avec une carabine chargée, de deux points opposés
+d'une forêt, et ils vont devant eux jusqu'à ce qu'ils se rencontrent.
+Le premier, qui aperçoit l'autre lui envoie une balle dans la tête et
+tout est dit.
+
+--Cela, objecta le général, dans nos idées françaises, ressemblerait fort
+à un assassinat, vu l'absence de témoins. Un braconnier à l'affût tirant
+sur un garde ne procède pas autrement.
+
+--Soyons sérieux, reprit Paul; le duel sera tout ce que vous voudrez,
+français, américain ou allemand, pourvu qu'il ait lieu. Dictez-en les
+conditions, je m'y range par avance.
+
+Mayran, voyant à quel paroxysme de fureur Paul était graduellement
+arrivé, lui dit alors avec la douceur et la fermeté d'un homme à qui son
+grade assure partout la préséance:
+
+--Veux-tu t'écarter un moment pour laisser à Adrien et à moi la
+possibilité d'échanger quelques mots à ce sujet?
+
+--De grand coeur, répondit M. de Breuilly; je vais passer un moment dans
+la salle de billard et attendre vos conclusions.
+
+A ces mots il sortit et l'on entendit rouler furieusement les billes sur
+le tapis vert.
+
+--Paul, dit Adrien au général, se croit déjà en face de l'ennemi.
+
+Mayran secoua la tête, et les deux hommes se parlèrent quelque temps à
+Voix basse.
+
+Tout à coup, le général ouvrit la porte de la salle de billard et, suivi
+de M. de Vermont, il dit à M. de Breuilly:
+
+--Paul, tu nous as pris pour arbitres; tu as accepté notre décision par
+avance; eh bien! ce duel est tout bonnement impossible, il n'aura pas
+lieu.
+
+Le comte parut d'abord atterré, puis il dit:
+
+--Impossible n'est pas français, il s'agit d'un père qui veut venger et
+sauver sa fille.
+
+--Eh bien! répliqua le général, c'est sur elle et sur toi que tu
+déchargerais ton arme, tu n'atteindrais pas Berwick.
+
+--Si tu frappes Berwick au visage, ajouta M. de Vermont, tu produis
+inévitablement un scandale, car, bâti comme il est, au lieu de riposter,
+il ira se plaindre, et alors, c'est Mme Berwick qui aura reçu le
+soufflet.
+
+Par respect pour l'amitié, Paul baissa la tête; mais il ne sortit plus
+de sa bouche un mot qui pût faire penser à ses deux amis qu'il avait
+ratifié leur sentence.
+
+A la suite de cette conversation, le comte retourna à Clamart; mais, dès
+que Mme de Breuilly se fut endormie et qu'Annette se fût retirée dans sa
+chambre, il sortit, armé, pour aller rôder, le reste de la nuit, autour
+du château.
+
+--A tout événement, pensa-t-il, je serai là.
+
+
+
+
+XV
+
+
+Il était entre onze heures et minuit lorsque Berwick, à l'insu de sa
+femme et de ses gens, sortit du château par une porte-fenêtre du salon,
+en portant une lanterne sourde et son fusil de chasse passé par la
+bretelle sur son épaule droite.
+
+Il appela le chien de garde et tous deux, furetant, commencèrent en
+silence le tour complet de la propriété. Ces rondes de Berwick étaient
+assez habituelles. C'était le seul moment où il pût vérifier sans témoins
+l'état des clôtures, la trace des pas dans le sable, et les trouées dans
+le taillis.
+
+La plus grande partie du parc était bordée par le saut-de-loup. Ce
+saut-de-loup n'était visible qu'au bord, rempli qu'il était jusqu'à fleur
+du sol par des arbustes épineux rasés à la faux et qui lui donnaient
+l'air d'une bande de pelouse. Le temps y avait, çà et là, pratiqué des
+trouées, et par endroits la végétation avait même disparu; mais, vu du
+parc, le site se trouvait dégagé partout, et le propriétaire, en se
+promenant n'apercevait pas ses propres limites.
+
+Berwick s'avançait, à pas lents, tantôt à ciel ouvert, tantôt sous les
+groupes d'arbres de haute futaie où serpentait l'allée, mais sans
+s'éloigner jamais beaucoup du fossé, au bord duquel il s'arrêtait par
+moments, regardant le sol et les herbes avec sa lanterne.
+
+La nuit était assez claire pour que le banquier distinguât les traces
+récentes du pas de sa femme et celle de son maître-valet.
+
+Quand il fut près du kiosque, il se dirigea de ce côté, y entra, regarda
+si quelque papier avait été oublié là; mais il n'y trouva qu'une chaise
+de jardin, déplacée par la dernière personne qui s'était assise devant
+la table, Laure certainement.
+
+Il ressortit du kiosque, qui était le point le plus éloigné du château,
+et, se souvenant que ce point avait été choisi par l'assaillant pour
+tenter l'assaut, il examina longuement les buissons et jusqu'aux pierres
+du mur.
+
+De ce point du parc, le château était naturellement invisible; autrement,
+M. de Breuilly et Laure ne l'auraient pas choisi pour une évasion. Un
+petit bois interceptait l'horizon, et ce n'est qu'au détour de ce bois
+que Berwick s'arrêta de nouveau et regarda la façade de son habitation.
+Toutes les fenêtres étaient obscures, excepté deux, l'une, celle de la
+chambre de Mme Berwick; l'autre, celle de sa propre chambre, où il avait,
+à dessin, laissé en sortant une lampe allumée.
+
+Du côté de la route un coin de haie, flanqué d'un saule et de quelques
+noisetiers, qui formaient une tache obscure. Le chien aspira l'air dans
+cette direction et il commença à gronder, mais les yeux de Berwick ne
+parvenaient pas à sonder ce fourré. Le chien persévérant dans son
+inquiétude, le banquier, par un mouvement instinctif, posa sa lanterne à
+terre et arma son fusil.
+
+Alors une silhouette foncée, que Berwick avait prise pour celle d'un
+tronc de saule, parut mouvoir deux de ses branches. Le craquement léger
+d'une batterie que l'on arme répondit à la démonstration belliqueuse
+de Berwick, et le chien, une patte levée, tomba définitivement en arrêt.
+
+Il éventait fortement dans la direction de la haie, et grondait toujours,
+mais très bas, quoique plus rageusement.
+
+Rien ne ressemble au craquement d'une batterie comme un craquement de
+branches dans un vieux arbre, à la moindre brise; cependant, vu l'attitude
+du chien, le doute n'était guère permis, il y avait là quelqu'un.
+
+--Qui va là? cria Berwick d'une voix faible, mais distincte.
+
+Pas de réponse.
+
+Alors, de peur de s'aventurer inconsidérément, le banquier ramassa une
+Petite pierre et la lança par-dessus le saut-de-loup, dans la direction
+du fourré.
+
+La silhouette fit un mouvement, le chien aboya, et son maître répéta la
+question: «Qui va là?» mais, cette fois, d'un ton plus impérieux.
+
+--L'ennemi! répondit cette fois le fantôme, dont le visage s'accentua au
+clair de lune; car il avait fait un pas en avant, sur la provocation de
+Berwick, et la forme de son corps se dessinait maintenant sur la pâleur
+de l'horizon nocturne.
+
+Sans donner au banquier stupéfait le temps de faire un seul mouvement,
+M. de Breuilly avait épaulé son fusil et mis en joue son adversaire.
+
+--Ne bougez pas, monsieur Berwick! lui cria-t-il, et alors je ne tirerai
+pas. Seulement, déposez votre fusil!
+
+Le banquier obéit machinalement à cette injonction terrible en couchant à
+terre son fusil armé.
+
+Paul abaissa son arme, mais en la conservant à la main.
+
+--Je suis heureux, reprit le comte, d'un hasard qui me procure un
+entretien décisif avec vous. Vous reconnaissez-vous l'auteur d'un écho
+publié dans un journal d'avant-hier et qui met en scène madame Berwick,
+vous et moi?
+
+--Non! répondit le banquier, et j'ignore ce dont vous me parlez, monsieur
+le comte!
+
+--Vous mentez! dit Paul, et vous m'en rendrez raison!
+
+--Me battre avec vous? Ce serait une singulière façon de reconnaître un
+signalé service que vous m'avez rendu! Mais ne vous ai-je pas moi-même
+offert la restitution d'une somme que vous ne me réclamiez pas, et de
+laquelle il n'existe aucune reconnaissance écrite, ni aucune trace?
+
+--Vous mentez! répéta de Breuilly; cette preuve existe, et si elle
+n'existait pas, vous ne m'auriez rien offert du tout! Vous ne l'avez fait
+qu'après avoir épuisé tous les moyens, l'obsession, la menace,
+la violence même, et la violence envers une femme!
+
+--Mais, monsieur, cette femme est ma femme!
+
+--Cette femme est ma fille! riposta le Comte. J'ai considéré comme un
+devoir de la sauver du déshonneur au prix de ma fortune. Aujourd'hui je
+considère encore comme un devoir de la délivrer de son bourreau, même au
+prix de ma vie. L'un de nous est de trop ici-bas; nous allons régler
+cette affaire à l'instant même!
+
+--Mais c'est un duel sans témoins, un assassinat!
+
+--Pardon, monsieur Berwick, dans un assassinat les deux adversaires ne
+sont pas pareillement armés et prévenus. Lavons donc notre linge sale
+en famille! Nous avons pour cela tout ce qu'il faut! Il est minuit
+quarante-cinq, ajouta-t-il en consultant rapidement sa montre. Sur le
+coup d'une heure, aux cloches du Plessis-Piquet, nous épaulerons et le
+premier prêt tirera! Reprenez votre fusil et tenez-vous en garde!
+Si vous essayez de fuir, vous êtes un homme mort!
+
+Dompté par la volonté de M. de Breuilly, Berwick, déjà plus mort que vif,
+Ramassa son fusil.
+
+Juste à ce moment, l'horloge de l'église sonna au loin les trois
+quarts....
+
+A minuit, Mme de Breuilly se réveilla; elle regarda la pendule, après
+s'être assurée que son mari était absent; il était donc ressorti?
+Pourquoi? Elle fut atterrée, car jamais il n'était arrivé pareille chose.
+Rien n'annonçait, dans l'état de la chambre de Paul, qu'il fût sorti
+précipitamment. Tous les objets étaient à leur place accoutumée. Non,
+cependant! Le fusil de chasse, le beau Devismes de M. de Breuilly n'était
+point suspendu à des cornes de chamois, entre les deux fenêtres! Paul
+était parti en costume de chasseur, après être revenu de Paris en costume
+de ville. Cette transformation et ce départ s'étaient opérés entre dix
+heures et demie, heure de l'arrivée du train, et le moment où Blanche
+avait rouvert les yeux.
+
+Dans son trouble, elle appela Annette. Annette ne savait rien, n'ayant
+rien entendu. Elle se releva aussi. Les deux femmes cherchèrent ensemble.
+Paul avait fermé la porte de la maisonnette et emporté la clef. Mme de
+Breuilly pouvait sortir, en cas ne nécessité, par une des fenêtres du
+rez-de-chaussée; mais son mari avait prémédité une absence de quelque
+durée, sans quoi, dans ce village profondément endormi, il aurait, pour
+une absence de quelques instants seulement, laissé la clef dans la
+serrure, et la porte fermée au pêne.
+
+Enfin, Paul n'était pas dans le jardin.
+
+Ces constatations rapides furent opérées en silence.
+
+A une heure du matin, M. de Breuilly n'étant, pas de retour Mme de
+Breuilly, qui s'était habillée, partait.
+
+Pour aller où?
+
+Pour suivre le premier des chemins que prenait habituellement son mari
+dans ses promenades. Mais l'un l'aurait conduite à Fleury, l'autre dans
+la plaine haute du Plessis-Piquet, deux directions opposées.
+
+Annette accompagnait sa maîtresse. Elles se consultèrent. La situation
+était inquiétante. La lune était levée. Sans savoir pourquoi, Blanche et
+Annette marchèrent dans la lumière, plutôt que de s'enfouir dans l'ombre.
+
+Elles arrivèrent ainsi, en peu de temps, mais en un siècle selon la
+mesure de leur impatience, sur la lisière du bois, du côté du Plessis.
+
+Là, elles parcoururent la plaine d'un regard attentif. Il n'y avait
+personne. Cependant un chien hurlait dans l'éloignement, sur la gauche.
+Elles marchèrent de ce côté.
+
+À quelque distance du château, elles remarquèrent une certaine
+agitation: des lumières couraient dans les fenêtres et dans le parc,
+chose inexplicable à pareille heure.
+
+L'une de ces lumières longeait rapidement le saut-de-loup; elle était
+portée par une jeune femme qui précédait plusieurs personnes. A peine
+vêtue, les cheveux en désordre et flottants sur ses épaules, elle
+avançait, l'oeil en terre, fouillant du regard les herbes et les buissons
+à droite et à gauche.
+
+Blanche, qui n'apercevait que par le dos cette femme éperdue, suivit,
+avec Annette, le sentier extérieur au saut-de-loup, comme si le même
+danger, le même malheur enchaînait ses pas à ceux de ces chercheurs
+enfiévrés. Par moments, ils disparaissaient derrière les arbres, mais
+pour reparaître bientôt, marchant toujours le long de la clôture et
+guidés par un chien, qui semblait, lui, savoir mieux que personne où il
+allait.
+
+Tout à coup le chien s'arrêta. Les personnes attachées à ses pas firent
+halte et formèrent une sorte de cercle. Il y avait à terre un homme tombé
+sur la face. Un fusil était encore entre ses mains et couché sous lui en
+travers. Des domestiques le placèrent sur le dos, tandis que la jeune
+femme avançait la lumière vers le visage de la victime.
+
+--Mort! murmurèrent les assistants d'une seule voix.
+
+--Mort! en êtes-vous sûrs? demanda la jeune femme, qui s'était retournée
+pour interroger les personnes qui l'accompagnaient.
+
+En ce moment, le visage de l'inconnue fit face à Blanche, glacée de
+terreur, qui se tenait immobile avec Annette, sur le chemin bordant le
+saut-de-loup.
+
+Ce visage pâle fit frissonner Mme de Breuilly. C'était le même qu'au
+Bois, du temps d'une jalousie naissante, son mari avait salué, dans le
+moment où la flèche du landau bleu menaçait de renverser le coupé de
+Blanche.
+
+C'était le même visage qui s'était offert à elle rue de la Condamine.
+C'était la main de cette femme qui lui avait tendu une carte sur laquelle
+on lisait: Laure Widmer.
+
+Un pressentiment sinistre concentra sur le champ l'attention de Blanche
+sur les traits du mort. Cet homme replet et presque chauve n'était pas
+M. de Breuilly, mais il avait un trou noir entre les yeux.
+
+La façon dont était tombé son fusil marquait assez qu'il ne s'était pas
+tué lui-même.
+
+Le maître-valet dit:
+
+--On a tiré sur monsieur de l'autre côté du chemin. Les chiens sont
+abattus, le fusil est déchargé, donc monsieur s'est défendu.
+
+--Il s'est défendu? répéta la jeune femme, qui était tombée à genoux à
+côté du cadavre. Il a tiré sur... Ah! mon Dieu! Et rejetant ses cheveux
+en arrière, elle se redressa comme par une détente:
+
+--Il faut que je sorte d'ici! que je voie!...
+
+Mais, comme il n'y avait nulle porte à proximité, elle s'élança vers le
+saut-de-loup, sans s'inquiéter de l'existence du fossé et, alerte comme
+un chevreuil, elle se laissa glisser le long du mur, courut à travers les
+broussailles jusqu'à l'éboulis par où elle avait déjà dû s'enfuir, sans
+s'inquiéter des lambeaux de robe qu'elle laissait aux épines du chemin,
+et elle reparut sur la crête opposée; puis, elle revint, en courant,
+en face de l'endroit où les domestiques étaient occupés à relever, pour
+l'emporter, le corps de leur maître.
+
+--Qui cherchez-vous? s'écria Blanche en se jetant au devant de Mme
+Berwick.
+
+--Venez, cherchons ensemble! fut l'unique réponse de la jeune femme.
+
+Tout à coup Blanche, Annette et Laure poussèrent un cri d'horreur:
+
+--Mon mari! Mon maître! Mon père!
+
+C'était Paul de Breuilly qu'elles venaient de reconnaître, respirant
+encore, malgré une blessure à la poitrine d'où le sang coulait à flots.
+Ses courtes moustaches encore blondes, sa barbiche pointue, ses cheveux
+coupés courts, enfin sa fière attitude jusque dans les défaillances
+suprêmes, lui donnaient une vague ressemblance avec le duc de Guise,
+dans le tableau de Paul Delaroche.
+
+Annette souleva le buste de son maître, qui ouvrit les yeux et sembla
+reprendre une sorte de vie en voyant réunis les deux êtres qu'il
+chérissait.
+
+L'oeil égaré, la main fiévreuse, Mme de Breuilly cherchait, avec son
+mouchoir à arrêter le sang de la blessure.
+
+Laure s'arrachait les cheveux et, se jetant sur Paul à corps perdu, elle
+l'appelait des noms les plus tendres....
+
+--Mais qui êtes-vous donc enfin, madame? s'écria Blanche, pour qui ce
+partage de sa douleur était trop cruel, en repoussant brusquement la
+femme de Berwick.
+
+--Votre fille! articula le blessé; quoi qu'il advienne, aimez-la bien!...
+
+Les deux femmes se regardèrent; la mère comprit tout, pardonna tout!
+Elle sentit s'enfuir ses défiances et ses soupçons et, dans un élan
+sublime, elle ouvrit ses bras à la fille de Charlotte, qui y tomba en
+gémissant!
+
+Paris, 1883.
+
+LE GORILLE
+FIN
+
+
+
+
+ * * * * *
+
+
+
+
+LOIN DES YEUX LOIN DU COEUR
+
+par
+
+OSCAR MÉTÉNIER
+
+
+Avril 1889.
+
+Imprimerie E. Mazereau, Tours.
+
+
+
+
+Un matin du mois de septembre 1879, le capitaine Villefort descendit de
+cheval sur la place du Château, à Saint-Germain-en-Laye. Il jeta la bride
+à son ordonnance.
+
+--Conduis les chevaux à l'écurie, et reviens me trouver ici.
+
+Il désignait la terrasse d'un café qui faisait face à l'église.
+
+--Bien, mon capitaine!
+
+Et tandis que le chasseur s'éloignait au grand trot, le capitaine alla
+s'attabler au café qu'il avait désigné, puis il parut s'absorber dans
+l'observation des fidèles qui défilaient devant lui pour se rendre à
+l'église.
+
+C'était un dimanche; les cloches sonnaient à pleines volées. Saint-Germain
+est une vraie ville de province, plantée à peu de kilomètres de Paris.
+Excepté à l'heure des trains, en temps ordinaire, les rues sont assez
+mornes, mais, ce jour-là, tout Saint-Germain bat le pavé.
+
+Une demi-heure après, l'ordonnance était de retour.
+
+--Promène-toi sur la place, lui dit l'officier, tout à l'heure j'aurai
+besoin de toi.
+
+Le brosseur fit le salut militaire, et se retira.
+
+Quelques minutes s'étaient à peine écoulées, qu'un groupe déboucha de la
+place et parut requérir toute l'attention du capitaine. Un vieillard à
+cheveux blancs donnait le bras à une dame âgée. Près d'eux marchait
+une jeune fille, simplement quoique fort élégamment vêtue et portant un
+livre d'Heures.
+
+Ces trois personnages étaient suivis à quelques pas d'un vieux domestique.
+
+--Bonnivard! appela le capitaine.
+
+L'ordonnance accourut.
+
+--Tu vois ce vieux bonhomme qui suit ses maîtres!
+
+--Oui, mon capitaine.
+
+--Tu vas l'accoster, lui demander s'il ne s'appelle pas François, et
+s'il n'est pas au service de monsieur de Sermaise.
+
+--Bien, mon capitaine!
+
+--Il te répondra: oui, alors tu lui diras que l'officier dont tu es
+l'ordonnance désirerait le voir à l'issue de la messe. S'il consent à se
+rendre à ton invitation, tu l'attendras et tu le conduiras chez moi, rue
+Saint-Thomas, numéro 2.
+
+--Et s'il demande de la part de qui je viens?
+
+--Tu ne répondras rien, répliqua vivement le capitaine, ou plutôt tu lui
+diras simplement: de la part d'un officier qui connaît ses maîtres. Pas
+d'indiscrétion!
+
+--Compris, mon capitaine!
+
+L'ordonnance cligna de l'oeil d'un air entendu, et gravit rapidement
+Les degrés de l'église. C'était un garçon précieux que Bonnivard. Né sur
+les hauteurs de Belle-ville, il réalisait le type du gamin de Paris.
+Successivement sculpteur sur bois, figurant, puis artiste dans les
+Petits théâtres de banlieue, le hasard de la circonscription avait fait
+de lui, à vingt et un ans, un chasseur à cheval. Amoureux de sa liberté,
+dédaigneux des honneurs, il avait préféré passer tranquillement son
+congé au service d'un officier célibataire, plutôt que de se plier aux
+exigences quotidiennes du métier militaire. Piètre soldat, mais excellent
+brosseur, très apprécié de son capitaine, dont il avait acquis la
+confiance entière.
+
+Sûr que la mission dont il l'avait chargé serait exactement remplie,
+l'officier rentra chez lui, très soucieux. Le capitaine Villefort avait
+trente-cinq ans; son abord, très dur, décourageait par une froideur
+invincible. La couleur foncée de ses cheveux coupés ras, un peu
+grisonnants sur les tempes, ajoutait encore à l'austérité de sa mine.
+Il était depuis peu de temps remonté dans son appartement, quand
+Bonnivard arriva ramenant le vieux domestique.
+
+Introduit aussitôt, François s'arrêta, rendu muet par l'émotion, sur le
+seuil de la porte.
+
+--Ah! monsieur Pierre! fit-il d'une voix étranglée, j'avais comme un
+pressentiment...
+
+--Mais oui, Pierre, fit en souriant le capitaine qui tendit en même temps
+la main au vieux serviteur, tu me reconnais donc encore, toi?
+
+--Si je vous reconnais, moi qui vous ai élevé!
+
+--Une éducation qui ne t'a guère réussi.
+
+--Ah! Pouvez-vous dire, monsieur Pierre? Vous avez bien quelques défauts,
+mais aussi de grandes qualités.
+
+--Des qualités, moi? fit le capitaine d'un air étonné. Je t'ai pourtant
+fait assez enrager ... et même souffrir.
+
+François secoua la tête.
+
+--Tout cela n'est rien, répliqua-t-il.
+
+--Tu es un homme antique, mon vieux François. Alors, sincèrement, tu es
+content de me revoir?
+
+--Si je suis content!... dès l'instant que ce n'est pas à la maison.
+
+--J'y serais donc mal reçu? demanda le capitaine, d'un ton plein
+d'amertume.
+
+--Je n'ai pas dit cela, monsieur Pierre.
+
+Il y eut un moment de silence que François rompit le premier.
+
+--Alors, vous n'êtes plus à Lunéville?
+
+--J'y étais encore, il n'y a pas huit jours ... mais j'ai été
+changé... Maintenant, écoute, François, donne-moi ta parole de ne pas
+dire à la maison que tu m'as rencontré.
+
+--Oui, monsieur, à moins que votre oncle, monsieur de Sermaise, ne me le
+demande, car je lui dirais la vérité.
+
+--Oh! mon oncle ne doit pas parler de moi bien souvent.
+
+De nouveau François garda le silence.
+
+--Et maintenant, dit brusquement le capitaine, quelle est cette demoiselle
+que j'ai vu entrer avec vous à l'église tout à l'heure?
+
+--Comment se fait-il que vous ne me parliez pas d'abord de madame
+Villefort, votre mère?
+
+--J'ai eu de ses nouvelles dernièrement, avant mon départ de Lunéville.
+
+--C'est une longue histoire, monsieur Pierre. Je pensais que vous le
+saviez ... puisque madame votre mère vous écrit quelquefois.
+
+--Deux ou trois fois par an ... mais j'ignorais l'existence de cette
+demoiselle.
+
+--Pour que madame ne vous ai rien dit, il faut qu'elle ait ses raisons,
+et alors moi, qui suis au service de madame....
+
+--Et plus au mien! interrompit Villefort.
+
+--Je ne parle pas non plus de mademoiselle, acheva François.
+
+--Il y a donc quelque chose à reprendre? Autrement, tu ne te gênerais pas
+pour parler.
+
+--Il n'y à rien à reprendre dans un secret; ce qui serait à reprendre, ce
+serait de le trahir.
+
+--Ainsi, mademoiselle est un secret. Tu es discret, c'est bien. Je
+m'arrangerai autrement pouf apprendre ce que je désire savoir. Au revoir,
+mon vieux François, sans rancune.
+
+--Monsieur Pierre sait bien que je suis à sa disposition entière pour
+tout ce qu'il me sera possible de faire pour lui.
+
+--J'y compte bien.
+
+Et ayant de nouveau serré la main du vieux serviteur, le capitaine
+Villefort le reconduisit jusqu'à la porte.
+
+Après cet entretien qui, en somme, ne lui apprenait rien, Pierre Villefort
+resta rêveur; il songea à son passé, à cette jeunesse orageuse qui lui
+avait aliéné l'affection des siens, à l'exception peut-être de celle de
+l'homme qu'il avait fait le plus souffrir, après ses parents, le vieux
+François.
+
+Le capitaine Villefort avait perdu son père très jeune. Sa nature
+ombrageuse et rebelle avait refusé de se plier sous le joug, pourtant
+très doux, de M. de Sermaise. Après des années de dissipation, il avait
+rompu avec éclat et, laissant plongés dans le deuil les deux êtres qu'il
+eût dû chérir, son oncle et sa mère, il s'était engagé.
+
+A la maison Sermaise, où il eût pu vivre heureux, on avait retourné sans
+une plainte contre la muraille le portrait de l'ingrat, attendant, pour
+lui faire reprendre sa place, le retour de l'enfant prodigue. Par bonheur,
+la vie rude du régiment avait apaisé le tempérament fougueux de Pierre
+Villefort. Il était resté sombre, taciturne, se liant difficilement;
+devenu officier, il n'avait jamais eu avec ses camarades que des relations
+polies, point d'intimité. A des reprises différentes, il s'était senti au
+coeur le désir de voir M. de Sermaise, d'embrasser sa mère. Son orgueil
+s'était toujours révolté devant l'acte de soumission qu'il eût fallu
+faire, et voilà que le jour où, vaincu enfin, complètement amendé, il
+revenait demander le pardon des injures passées, il trouvait sa place
+prise, au foyer de sa famille, et par une étrangère!
+
+Car, il n'en pouvait douter, cette jeune fille, que François appelait
+mademoiselle, sur le compte de laquelle il refusait de s'expliquer, ne
+pouvait être qu'une enfant d'adoption, chez qui les deux vieillards
+avaient concentré l'affection qui lui était due, à lui, Villefort! Sans
+quoi pourquoi ces réticences?
+
+Le capitaine se perdait en conjectures; il se promit de savoir, _per fas
+et nefas_, qui était cette intruse, mais pendant plusieurs jours, son
+esprit hésitant et orgueilleux ne s'arrêta à aucune résolution.
+
+Le dimanche suivant, le capitaine Villefort monta à cheval, et vers onze
+heures, il se trouva devant l'église, au moment où les fidèles sortaient
+à pas lents de la grand'messe.
+
+Il put alors voir de face et fort distinctement sa mère, son oncle, la
+jeune personne qui les accompagnait, et derrière eux, le vieux François,
+sans leur laisser au grand trot qu'il menait, d'autre loisir que celui de
+s'écarter sur son passage. Il n'en fut pas de même de François. Les yeux
+des deux hommes se rencontrèrent, mais Pierre détourna la tête et
+François baissa la sienne.
+
+Tout cela fut l'affaire d'une minute.
+
+Pierre Villefort avait vu la demoiselle, elle lui parut avoir dix-huit
+ans et être d'agréable tournure. Plus elle lui parut jolie, plus il la
+détestait d'instinct.
+
+En jeune et habile commère qu'elle était, n'avait-elle pas su, par des
+manoeuvres savantes, se faire un nid dans la maison, sa maison à lui, où
+il avait perdu droit de cité?
+
+Toutes les colères, tous les sentiments justes ou injustes qui avaient
+séparé Pierre des siens bouillonnaient à cette heure en lui, et c'était
+sur l'usurpatrice que ces colères allaient tomber?
+
+Elle était pieuse ... en apparence, mais il ne manque pas d'hypocrites!
+Et l'hypocrisie était de mise avec des dévots comme M. de Sermaise et sa
+soeur.
+
+Donc le capitaine Villefort n'eut plus qu'une pensée: _la vengeance_.
+
+Il résolut à tout prix de faire l'autopsie morale de l'inconnue, afin de
+_la démolir_ ensuite plus sûrement.
+
+Dans la course désordonnée à laquelle il se livra sur les collines des
+environs, en sortant des murs de Saint-Germain, il atteignit sans le
+savoir la Porte Jaune qui est un des accès de la forêt de Marly. Quand
+il se fut engagé un peu avant dans ces routes étroites et montueuses,
+capitonnées d'herbes, de bruyères, et sur lesquelles des chênes altiers
+projettent l'ombre de leurs obliques rameaux, il attacha son cheval à
+l'angle du premier carrefour venu et, le dos appuyé contre les racines
+d'un tronc gigantesque, enfouies sous des gerbes de fougères de six
+pieds de haut, au milieu de la paix profonde du bois, il fit un retour
+sur lui-même et songea. Après tout, si c'était une parente éloignée,
+recueillie par devoir autant que par inclination, l'attentat commis au
+détriment de Pierre perdait de son importance. En somme, c'était lui qui,
+à vingt ans, avait fui pour s'engager, le toit maternel, et si le temps
+n'avait fait qu'aggraver la situation, l'inconnue n'en était pas le
+premier auteur. Si elle avait un droit, un prétexte quelconque de se
+trouver là, il restait à savoir dans quelles mesures et dans quelles vues
+elle en avait usé.
+
+Propriétaire foncier, établi à Saint-Germain depuis plus de trente ans,
+M. de Sermaise devait y avoir un notaire. Ce notaire devait savoir bien
+des choses. Et, s'il était blessant pour un neveu, comme, pour son oncle,
+que le neveu demandât des informations sur sa propre famille à un
+officier ministériel, il ne l'était pour personne qu'un tiers se
+présentât chez ce dernier, comme s'il songeait à épouser la pupille (on
+pouvait lui prêter cette qualité) de M. de Sermaise.
+
+Seulement, Pierre Villefort ne savait à qui confier cette mission
+délicate. Il n'avait aucun ami dans son régiment; quant à paraître
+lui-même, il n'y songeait pas, car il ne voulait pas se nommer, et moins
+encore user d'un faux nom.
+
+Il songea bien au Frontin que le hasard lui avait fourni en la personne
+de son brosseur; mais il fallait alors lui faire une confidence devant
+laquelle l'orgueil légitime de Pierre se cabrait.
+
+Fallait-il attendre que la glace fût rompue entre lui et les officiers
+De son régiment pour choisir entre eux un _alter ego_ qui ferait la
+commission? Mais cela pouvait durer et la vengeance est impatiente,
+quoique moins impatiente que l'amour.
+
+--Allons, conclut Villefort après un temps de réflexion, je crois
+décidément qu'en fait d'ami je ferai bien de m'en tenir à Bonnivard. Mon
+drôle est intelligent. Pour un peu d'argent, il marchera et parlera
+comme je voudrai.
+
+Un matin que le capitaine fumait sa pipe dans sa chambre, tandis que son
+Ordonnance ajustait sur un fauteuil l'uniforme bien brossé et les armes
+bien astiquées de son chef:
+
+--Bonnivard, dit Villefort, j'ai une mission à te confier.
+
+--A votre service, mon capitaine.
+
+--C'est délicat. Je voudrais avoir des informations positives sur une
+jeune personne de cette ville, et je ne peux pas les prendre moi-même.
+Tu vas aller chez un notaire et tu te présenteras comme pour prendre des
+renseignements sur une personne que tu désirerais épouser.
+
+La famille de Sermaise habite rue de Mantes, au coin de la rue Trompette.
+Ce que je veux savoir, c'est le nom d'une demoiselle qui demeure dans
+cette maison et qui ne doit avoir aucun lien de parenté avec la famille
+de Sermaise. Bref, tu feras attention à tout ce que le notaire te dira.
+Tu remarqueras, si tu le peux, ce qu'il évitera de te dire et tu me
+rendras du tout un compte scrupuleux. Si je suis content de toi, tu auras
+un louis.
+
+--Avez-vous souvent de ces commissions-là, mon capitaine!
+
+Villefort ne répondit rien; puis, après un tour de chambre:
+
+--A propos, il se peut que le notaire te parle d'une dame Villefort,
+parente de M. de Sermaise, et ma parente éloignée. Il n'y a pas à
+insister là-dessus.
+
+--Compris, mon capitaine.
+
+--C'est très bien, et tâche de ne pas oublier ton rôle.
+
+--Pas de danger, mon capitaine! Je suis _artiste_, moi! Ah! si vous
+aviez pu me voir dans le _Roman d'un jeune homme pauvre_, de M. Octave
+Feuillet, aux Folies-Belleville!
+
+Le brosseur s'esquiva; il se brossa les cheveux avec une raie au milieu
+du front, cira ses moustaches, et reparaissant devant le capitaine en
+pantalon de toile et en manches de chemises:
+
+--Et le costume de mon nouvel emploi, mon capitaine?
+
+Villefort tira de son porte-manteau un complet d'été et des bottines.
+
+--Il ne me manque plus maintenant que des gants et un stick, mon
+capitaine.
+
+--Tu n'as pas tes gants d'ordonnance?
+
+--Jamais de la vie! J'aurais l'air d'un fantassin déguisé. Des gants de
+Suède, s'il vous plaît!
+
+Villefort souscrivit à cette fantaisie en souriant, et considéra un
+instant le chasseur à cheval transformé en pékin aisé.
+
+--Le notaire de la famille de Sermaise doit être Me Balaru, demeurant rue
+de Pontoise. Maintenant file, et ne flâne pas trop en chemin.
+
+--Je ne tiens pas à rencontrer le colonel dans ce costume!
+
+--Je vais donc enfin les tenir tous, pensa Villefort, y compris les
+ficelles avec lesquelles cette aventurière les fait tous mouvoir.
+
+Comme il se berçait de cette amère espérance, Bonnivard reparut d'un air
+assez satisfait.
+
+--Réponse du notaire, mon capitaine:
+
+«Comme dépositaire des intérêts de l'honorable M. de Sermaise, il ne
+m'appartient, monsieur, de vous répondre que ce que tout le monde peut
+savoir. M. de Sermaise vit dans son immeuble avec sa soeur veuve et
+ils ont près d'eux une jeune orpheline alsacienne, Mlle Soultznach,
+recueillie d'abord par l'asile du Vésinet, puis, adoptée par M. de
+Sermaise, qui, moyennant une adoption régulière conforme aux articles 344
+et suivants du code Napoléon, lui a conféré le droit de signer et de se
+faire appeler Geneviève de Sermaise. L'orpheline ainsi adoptée aura en se
+mariant, si elle se marie, ce qu'il plaira à son bienfaiteur de lui
+donner en dot, s'il juge à propos de lui donner quelque chose. Toutes ces
+personnes jouissent d'une considération exceptionnelle et méritée. Je
+suis votre très humble.»
+
+--C'est du La Palisse tout pur, pensa Villefort, en secouant la cendre de
+sa pipe sur le bord de la cheminée. Maintenant, rends-moi mes effets,
+voici ton louis.
+
+Dès qu'il fut seul, il prit un code, qui était du nombre infiniment
+restreint des livres de sa bibliothèque et il médita profondément sur le
+titre de l'adoption. Pierre était bien l'héritier de sa mère qui était
+presque pauvre, mais il n'était pas l'héritier réservataire de son oncle
+qui pouvait disposer de toute sa fortune, comme bon lui semblait. Au
+contraire, l'adoption de Geneviève par M. de Sermaise, conférant à la
+jeune fille le droit d'enfant légitime, si M. de Sermaise entendait
+attribuer à son neveu Pierre la quotité disponible, soit la moitié de son
+bien, Geneviève était héritière réservatrice et de plein droit de l'autre
+moitié.
+
+--Et voilà, se dit le capitaine, ce que j'ai gagné à m'engager par un
+coup de tête! J'ai perdu cent cinquante mille francs! On m'a fabriqué
+de toutes pièces une pseudo-cousine et, pour me récupérer, il ne me
+resterait qu'à épouser la susdite! Une lâcheté à laquelle je ne me
+résoudrai jamais! Ou bien, dans mon désir de m'assurer la quotité
+disponible de l'héritage de mon oncle, il me faudrait feindre des
+sentiments que je n'ai pas. Je me sens aussi incapable de cette lâcheté
+que de la première; j'ai vécu de ma solde et de quelques bribes de
+l'avoir paternel, je continuerai! Mais, auparavant, j'aurai pulvérisé
+Geneviève Soultznach! J'aurai acheté assez cher ce dernier plaisir!
+
+A quelque temps de là, c'est-à-dire vers la mi-octobre et comme Villefort
+couvait sa haine, épiant une occasion favorable pour l'assouvir, son
+brosseur lui fit une ouverture assez originale. Les vingt francs
+l'avaient mis en goût.
+
+--Mon capitaine, dit-il, un jour que Pierre n'était pas trop houleux,
+si je ne craignais pas de déplaire à mon capitaine, je lui dirais que,
+par une circonstance du petit dieu Cupidon, je me trouve avoir des
+intelligences dans la place.
+
+--Quelle place? demanda brusquement Villefort.
+
+--La place assiégée, rue de Mantes, au coin de la rue Trompette.
+
+--La cuisinière sans doute? fit vivement l'officier de cavalerie.
+
+--Naturablement? répliqua l'ordonnance.
+
+--Et que diable ferai-je de ton intrigue avec une servante?
+
+--Ce qu'aucun notaire ne dira, cette fille le sait et me l'a dit.
+
+Pierre songea aussitôt que des papiers de M. de Sermaise avaient pu
+tomber entre les mains de cette fille et, ramené par le respect de
+lui-même au respect de la famille, il répliqua vertement à son brosseur:
+
+--Il faut que cette gueuse soit bien osée, pour entretenir un soldat de
+secrets qu'elle vole et qui ne regardent ni toi, ni elle; elle pourrait
+se contenter de te faire déguster le vin de la cave, ce dont, j'imagine,
+elle ne se fait pas faute.
+
+--Je mentirais, mon capitaine, si je ne convenais que le vin est bon;
+mais il paraît que ces personnes ont un autre enfant que Mlle de Sermaise
+et qu'ils seraient bien aise de le revoir....
+
+--Quel rapport y a-t-il entre cela et moi? interrompit brutalement
+Villefort.
+
+--C'est que, à ce qu'elle m'a dit ... c'est un officier ... il serait à
+Lunéville, et ... il porte le même nom que vous, mon capitaine!
+
+Pierre maudit en cet instant la fantaisie qu'il avait eue de parler à
+son brosseur de M. de Sermaise, mais il était trop tard pour reprendre
+ses paroles.
+
+--Un mien cousin, en effet, un parent éloigné ... je ne puis rien faire
+à tout cela.
+
+Là-dessus, Pierre improvisa une commission pour son ordonnance et il le
+Congédia pour être seul.
+
+--Alors, pensa-t-il, me voilà la fable de mes subordonnés. Mon histoire,
+celle de ce coucou d'Alsace, court les cuisines! On fait des allusions
+devant moi, on ne rit pas devant moi, mais on rit quand j'ai le dos
+tourné. Il faut que tout cela finisse. Je ferai n'importe quelle rentrée
+sur la scène, pourvu que ce soit le fouet à la main! Et alors gare au nez
+des moqueurs?
+
+Le même soir, un commissionnaire, qui n'était pas l'ordonnance du
+capitaine, remettait à François un billet de Pierre, dont celui-ci ne
+reconnut pas l'écriture, pour l'excellente raison que, depuis dix ans,
+il était devenu presque aveugle; mais, comme il tenait Geneviève en
+estime particulière, il lui porta le billet à lire.
+
+Ce billet contenait ces seuls mots:
+
+«Mon bon François, j'ai besoin de te parler. C'est demain mardi, jour
+de marché; passe en allant ou en revenant, rue Saint-Thomas, numéro 2.
+--P.V.»
+
+François, à cette lecture, reprit le billet des mains de la demoiselle
+un peu plus vite que la bienséance ne le comportait,
+
+--Cela vous chiffonne, François, de me l'avoir donné à lire.
+
+--Il est vrai, Mademoiselle! Que Mademoiselle daigne m'excuser!
+
+--Parce que c'est un secret à vous?
+
+--Peut-être bien ... en effet!
+
+--Il paraît, ajouta-t-elle, que M. Pierre est ici?
+
+--N'en dites rien, Mademoiselle, c'est trop extraordinaire!
+
+--Je ne vous comprends pas, François; il n'y a qu'une chose
+extraordinaire; c'est qu'il ne soit pas toujours ici! Ses parents
+seraient si heureux!
+
+--C'est à savoir, murmura François en secouant tristement la tête.
+
+--Enfin, vous irez, n'est-ce pas?
+
+--Il le faut bien!
+
+--Je suis sûre que vous l'avez déjà revu?
+
+--Que Mademoiselle ne me questionne pas, je ne pourrais lui répondre que
+la vérité, et j'ai promis de ne rien dire! Mais vous ne direz rien, vous
+non plus, n'est-ce pas?
+
+--C'est une conspiration, à ce que je vois!
+
+Et la jeune fille se mit à fredonner l'air des conspirateurs de _la Fille
+de Madame Angot_ et elle se retira épanouie sans s'expliquer davantage.
+
+Le lendemain, entre huit et neuf heures, François frappait à la porte du
+Capitaine Villefort.
+
+Le capitaine lui tendit la main et lui désigna une chaise; puis il
+s'enfonça jusqu'aux aisselles dans son fauteuil.
+
+--François, lui dit-il sans préambule, M. de Sermaise, mon oncle, a
+pris à son service une fille qui vole son vin pour les soldats de la
+garnison...
+
+--Cela ne me surprend pas. J'avais cru m'apercevoir de quelque
+chose ... des bouteilles bouchées, mais fades, fades comme si on les
+avait remplies d'eau. Oh! Le compte y était tout de même.
+
+--Mais elle ne vole pas seulement le vin de l'oncle, elle fouille dans
+ses papiers quand vous êtes tous dehors, et elle surprend nos secrets
+de famille. Puis elle les redit à tel homme de mon escadron que je
+pourrais désigner. C'est ignoble!
+
+--Vous me faites frémir, monsieur Pierre, c'est une fille à pendre.
+
+--Non, mais à congédier dans une heure.
+
+--Mais, enfin, comment pouvez-vous savoir cela, monsieur?
+
+--Peu importe. Je n'ai pas fini. La demoiselle d'Alsace, Geneviève
+Soultznach, aujourd'hui par acte authentique mademoiselle de Sermaise,
+est l'héritière légitime de mon oncle. Quel que soit le motif qui ait
+déterminé mon oncle à me déshériter, il ne saurait me convenir de me
+rencontrer avec elle. Si je me décide à visiter ma mère et mon oncle, je
+tiens à ce qu'elle soit absente!
+
+--Ah! la pauvre demoiselle, si pieuse, si bonne! Mais c'est le soleil
+dans la maison que cette jeunesse! Elle n'a plus ni père, ni mère, elle!
+
+--Et moi? demanda Pierre d'un ton terrible.
+
+François se tut et essuya furtivement ses vieux yeux.
+
+--En conséquence, poursuivit Pierre, je t'autorise formellement à dire
+de ma part à mon oncle ce qui regarde la fille de cuisine, à annoncer ma
+prochaine visite à ma mère et à faire connaître en particulier à la
+nommée Geneviève Soultznach que je désire ne pas la trouver là.
+
+--J'obéirai, dit François, les yeux rouges de larmes. Seulement ... oui,
+pour éviter une mortification aussi cruelle à mademoiselle, je sais bien
+ce que je ferai! Car, si choyée qu'elle soit chez _nous_, elle est
+orpheline et pauvre par le fait.... Enfin, je m'entends....
+
+--Va, François, reprit Villefort, qui craignait de s'apitoyer lui-même,
+ce sera pour demain mercredi entre le déjeuner et le dîner; bien entendu,
+je n'accepterai pas à la maison un verre d'eau.
+
+--Adieu, monsieur Pierre, et au revoir! Je bous dans ma peau en songeant
+à ces commissions-là.... Mais tenez-les pour faites ... c'est votre
+volonté, voilà tout?...
+
+François partit sans que Pierre levât seulement les yeux.
+
+Le lendemain, mercredi, à l'issue du déjeuner, en attendant l'heure de
+se présenter rue de Mantes, Pierre Villefort courait à cheval dans la
+forêt de Marly quand, à un carrefour, il aperçut une Victoria arrêtée,
+en avant de laquelle se tenait une dame, le visage entièrement masqué par
+un chevalet de campagne. Le cocher sommeillait, non sur le siège, mais
+commodément étendu sur les coussins de la voiture. Comme le capitaine
+hésitait entre plusieurs avenues, la dame artiste eut le temps d'ébaucher
+ce cavalier, dont l'uniforme donnait sur un fonds d'arbres roussis par
+l'automne une note bleue assez agréable.
+
+Villefort, campé déjà sans le savoir sur le paysage, se décida pour
+l'avenue de droite. Il jeta en passant un regard sur l'artiste: c'était
+Geneviève!
+
+A un mouvement involontaire du capitaine, celle-ci eut un pressentiment.
+
+--François! murmura-t-elle, comme si elle avait peur.
+
+Le domestique se réveilla et, à l'aspect de l'officier qui s'éloignait,
+il porta machinalement la main à sa casquette galonnée.
+
+--C'est lui, se dit Geneviève, je m'en doutais.
+
+Bien assuré que la jeune fille n'était pas rue de Mantes, Villefort ne
+fit qu'un temps de galop jusqu'à l'hôtel Sermaise. Là, il entra, attacha
+sans façon son cheval à l'écurie, et marcha au devant de sa mère et de
+son oncle qu'il voyait assis dans le jardin.
+
+--Tu t'es donc enfin souvenu de nous? s'écria Mme Villefort en sautant
+au cou de son fils à qui, en même temps, M. de Sermaise tendait la main.
+
+--Je n'ai jamais cessé de songer à vous, répondit le capitaine en
+s'asseyant sur un banc, près de sa mère.
+
+--Sais-tu que tu es un fort beau capitaine, reprit l'oncle d'un ton
+aimable. Tu es donc en garnison à Saint-Germain?
+
+--Oui, mon oncle.
+
+--Tu nous as déjà rendu un bon office en nous apprenant à quelle servante
+nous avions affaire. Elle est congédiée.
+
+--C'est heureux, car le mal qu'elle a fait n'est pas prêt d'être réparé,
+dit gravement Villefort.
+
+--Bah! qui se soucie de mes vieilles histoires! Ce n'est jamais que pour
+le principe qu'il fallait sauvegarder.
+
+--Mais, mon oncle, vos secrets sont aussi un peu les miens.
+
+--Des indiscrétions auraient-elles été commises?
+
+--On sait, par exemple, insinua Villefort, qu'un fils négligent, un
+neveu plus ou moins indigne, exilé de la maison depuis quinze ans, a été
+supplanté ici par une étrangère, dont j'ignorais encore l'existence
+il y a huit jours, ce qui n'a rien de très flatteur pour le nommé Pierre
+Villefort.
+
+Il y eut un moment de silence pénible.
+
+--Tu ne nous parles pas de notre vieux François, dit Mme Villefort,
+pour renouer la conversation. Tu ne l'accuseras pas de ne pas t'aimer,
+celui-là?
+
+--Non, je ne l'en accuserai jamais.... C'est un coeur, lui! Riposta
+sèchement le capitaine.
+
+Cet éloge de François, quelque mérité qu'il fût, froissa les deux
+vieillards qui ne se sentaient pas inférieurs, comme sensibilité,
+à leur vieux domestique.
+
+M. de Sermaise considéra un moment le bout de son escarpin d'un air
+indéchiffrable, puis:
+
+--Eh bien, Pierre, demanda-t-il, aurons-nous de temps en temps la visite
+du capitaine Villefort?
+
+--Oui, mon oncle, si vous le permettez, car il serait blessant pour
+nous tous de justifier en aucune mesure les médisances, mais je vous
+demanderai comme faveur d'être dispensé ces jours-là, comme aujourd'hui,
+de la compagnie d'une personne dont la présence est une mortification
+pour moi. Je tiens à ne pas la trouver sur mon chemin.
+
+Ici, M. de Sermaise et Mme Villefort s'entre-regardèrent avec une
+profonde tristesse.
+
+--Nous avons pu juger, en effet, dit le vieillard, que la présence de
+cette personne t'offusque, puisqu'elle n'est pas là, mais peut-être que
+tes préventions contre elle s'éteindraient si tu apprenais à la
+connaître!
+
+--Je n'y consentirai jamais, mon oncle, c'est mon dernier mot.
+
+--Alors, riposta M. de Sermaise offensé, c'est adieu, et non au revoir,
+que je te dis. Quant à ta mère, elle est chez elle ici, elle le sait
+surabondamment. C'est elle qui te recevra, et je me permets de t'engager
+à la voir souvent, car nous sommes vieux ... et tout exige que la mère
+et l'enfant soient ou paraissent unis!
+
+--Il est vrai, dit Pierre. Eh bien, il en sera ainsi. Adieu, mon oncle!
+Au revoir, ma mère!
+
+Il se leva péniblement ému.
+
+Mme Villefort regardait son fils avec des yeux inondés de larmes, mais
+sans articuler une parole. Elle et lui étaient debout.
+
+M. de Sermaise demeurait seul assis et visiblement accablé.
+
+Tout à coup, il se leva aussi, vint frapper familièrement sur l'épaule
+du capitaine et lui dit:
+
+--Vois-tu, mon enfant, tu empoisonnes volontairement ta vie par ton
+entêtement. J'ai là-haut dans ma chambre un livre où, depuis vingt ans,
+j'écris mes pensées jour par jour; quand je n'y serai plus, tu le liras
+ligne à ligne et alors tu pleureras et tu me pleureras! Et tu n'accuseras
+que toi seul!
+
+--Alors j'aimerais mieux le lire de suite, dit vivement Pierre.
+
+--Tu le veux? Eh bien! va, tu trouveras sur mon bureau un livre à
+fermoir. Voici la clef, va, et connais la vérité sur toi-même et sur les
+autres....
+
+--J'accepte, dit Villefort d'un ton résolu.
+
+Il prit la clef et monta chez M. de Sermaise.
+
+--Que fais-tu, mon ami, dit la veuve à son frère quand ils furent seuls.
+Tu livres ainsi, sans les avoir relues, les confidences d'une vie aussi
+longue à un pauvre malade enclin à tourner tous les textes au profit de
+ses folles rancunes.
+
+--Qu'importe, répliqua M. de Sermaise, il faut que cette situation soit
+liquidée. On peut regarder le fond de ma vie, on n'y verra que tendresse
+et loyauté. Si Pierre prend de cette lecture texte contre moi, c'est
+qu'il sera fou incurablement.
+
+Mme Villefort reprit avec résignation son ouvrage de tapisserie qui
+occupait ses mains sans distraire sa tête d'une préoccupation pleine
+d'angoisses, tandis que son frère lisait, sans lire.
+
+Deux mortelles heures passèrent ainsi, et Pierre ne descendait pas. Les
+deux vieillards tremblaient que François ne ramenât Geneviève avant le
+départ du capitaine.
+
+Cependant le jour baissait et cinq heures venait de sonner, quand les
+venteaux verts de la porte cochère grincèrent sur leurs gonds et François
+apparut, mais, à part les engins de peinture de Geneviève, la Victoria
+était vide.
+
+--Et mademoiselle? demanda Mme Villefort.
+
+--Mademoiselle s'est arrêtée à l'église, elle prie madame de vouloir bien
+aller l'y chercher quand madame le jugera à propos,
+
+Ceci fut dit à haute voix, dans la cour.
+
+La vieille dame affecta de ne manifester aucune surprise de ce retard;
+dans son for intérieur, elle admira la délicatesse de la jeune fille, qui
+avait compris que l'offre de François de la mener peindre devait avoir
+du rapport avec la venue du capitaine, et qui ne voulait pas revenir à la
+maison mal à propos.
+
+Tout à coup Pierre apparut dans le vestibule.
+
+Il descendit très calme en apparence, mais excessivement pâle.
+
+A sa vue, François se découvrit et s'avança vers lui sans oser lui
+adresser la parole. Mme Villefort feignit de s'occuper d'un massif de
+rosiers, qu'elle émondait avec ses ciseaux, tandis que M. de Sermaise
+s'avançait, tenant toujours son journal dans ses mains tremblantes.
+
+Pierre considéra tour à tour ces visages vénérables, altérés par
+l'angoisse présente et le souvenir d'anciennes douleurs, puis:
+
+--Ne dételle, pas, François, dit-il de ce ton bref qui lui était propre,
+j'ai besoin pour un quart-d'heure de la voiture et de toi.
+
+Et comme François, intrigué, considérait Pierre pour s'assurer que
+c'était sérieux:
+
+--Vous permettez, mon oncle? ajouta-t-il.
+
+--Volontiers, répondit M. de Sermaise, mais ton cheval?
+
+--Je vais venir le reprendre. A propos, voici votre clef.
+
+--Fais, fais! repartit l'oncle qui ne pouvait s'imaginer où Pierre
+voulait aller à pareille heure.
+
+Le capitaine monta dans la Victoria.
+
+--A l'église! commanda-t-il tout bas.
+
+Place du Château, Pierre Villefort sauta à bas de la voiture et entra
+dans l'église, presque déserte à cette heure. Avec aussi peu de bruit
+qu'il était possible, il s'avança vers la place où Geneviève était
+assise.
+
+En apercevant le capitaine, la jeune fille tressaillit.
+
+Pierre s'inclina respectueusement et dit à voix basse:
+
+--La voiture de mademoiselle l'attend!
+
+Geneviève, troublée, rougit excessivement, elle se leva comme mue par un
+Ressort et obéit.
+
+--Je vous remercie, monsieur, balbutia-t-elle.
+
+Elle salua l'autel et, escortée du capitaine, elle atteignit le bénitier,
+où Pierre l'avait devancée pour lui tendre la goutte d'eau lustrale: elle
+se signa, s'inclina encore pour remercier et sortit en pleine lumière
+sous le péristyle de l'église. Le capitaine fit un geste. La Victoria
+vint s'arrêter devant eux.
+
+Villefort mit Geneviève en voiture, et dit à François, qui n'en revenait
+pas:
+
+--Rue de Mantes.
+
+--Monsieur ne monte pas?
+
+Pierre fit un signe négatif et salua de nouveau. La voiture partit au
+trot.
+
+Villefort revint à pied. A son arrivée rue de Mantes, la cour était déjà
+déserte. François achevait de dételer. Le capitaine ne demanda à voir
+personne.
+
+Il se fit simplement amener son cheval.
+
+--Merci ... et au revoir! dit-il à François, en mettant le pied à
+l'étrier; puis il piqua des deux et s'éloigna au galop.
+
+M. de Sermaise, cédant à une curiosité bien naturelle, était remonté chez
+lui, pensant retrouver sur le fameux livre la trace des sentiments qui
+avaient animé Pierre pendant sa lecture. Le livre était intact, à la
+réserve de trois pages qui étaient cornées: la première, à la date de
+juillet 1863, portait collée au verso une lettre de Pierre, pleine
+d'injures et d'outrages à l'adresse de sa famille. Elle était jadis
+tombée entre les mains de M. de Sermaise, par hasard, et elle venait là
+après le récit des amertumes sans nombre dont le jeune homme avait
+abreuvé ses parents.
+
+Pierre s'était contenté de tracer en travers de cette lettre, au crayon
+rouge, ces simples mots:
+
+«Authentique et infâme.--Pierre Villefort»
+
+--Après quinze ans, pensa M. de Sermaise, c'est ainsi que Pierre se juge
+lui-même! C'est très beau de la part d'un capitaine de trente-six ans!
+
+Et il essuya une larme qui lui parut bien douce.
+
+L'autre page, cornée beaucoup plus loin, exprimait aussi les hésitations
+Eprouvées par M. de Sermaise, quand, dévoré du désir d'être aimé de
+quelqu'un, il avait recueilli Geneviève Soultznach, âgée de dix ans,
+et qui végétait à l'Asile alsacien-lorrain du Vésinet; Geneviève,
+remarquablement douée à tous égards, était fille d'un fonctionnaire
+ruiné et orpheline.
+
+Pierre Villefort avait corné cette page mémorable, mais sans l'annoter
+d'aucune manière. Il avait passé outre.
+
+Enfin, plus loin encore, M. de Sermaise trouva dans son manuscrit ces
+mots soulignés avec le même crayon rouge:
+
+«... Pierre est lieutenant de cavalerie. Ses notes sont honorables; si
+son coeur se tournait vers moi, mais spontanément et sans aucun calcul
+que celui de l'amitié, il me semble que je pourrais l'aimer encore....»
+
+A la suite de cette phrase déchirante dans sa simplicité, Pierre avait
+tracé au crayon rouge un point d'interrogation sceptique et pâle.
+
+Et puis, roide comme la justice ou comme l'ingratitude, mais peut-être
+Aussi comme la fausse honte, le capitaine Villefort était sorti de la
+maison Sermaise ... mais il était allé chercher à l'église, où il avait
+entendu dire qu'elle attendait son rappel, cette jeune fille qu'il avait
+dit à François, à Mme Villefort, à M. de Sermaise lui-même, ne vouloir
+pas trouver sur son chemin!
+
+Au dîner, M. de Sermaise fut plus gai que de coutume. Chacun, y compris
+François qui servait, cherchait à deviner la pensée qui le faisait
+sourire, quand il dit à Geneviève:
+
+--Eh bien! fillette, c'est donc ce polisson de capitaine qui est allé te
+chercher?
+
+--Oui, père, c'est bien gracieux de la part de monsieur Villefort,
+d'autant plus qu'à vrai dire, je ne lui ai jamais été présentée. Quand
+je l'ai vu paraître, j'ai éprouvé le sentiment d'un petit chien qui
+s'était égaré et que son maître vient rechercher. Car il est sévère de
+visage, monsieur Villefort! Enfin, il ne m'a pas corrigée! Il était même
+bien bon de s'occuper de moi. N'ai-je pas le tort de vous aimer?
+
+--Il te pardonnerait bien vite ce défaut-là, dit l'oncle, s'il était
+capable de le partager.
+
+--De tels sentiments ne se partagent pas, dit en secouant la tête Mme
+Villefort, ils n'engendrent que la jalousie.
+
+--Oh! moi, dit Geneviève avec une étourderie charmante, je me chargerais
+bien de vous aimer concurremment avec quelqu'un. Je ne suis jalouse de
+rien, ni de personne. Et d'abord, je n'en ai pas le droit. La preuve,
+c'est que j'ai pris ce matin, avec joie, la poudre d'escampette. J'avais
+bien compris pourquoi François m'emmenait me promener. Il était bien
+naturel que monsieur Pierre voulût vous voir seuls. J'en aurais fait
+autant à sa place. Oh! à propos, monsieur Pierre!... Il a posé sans le
+savoir aujourd'hui, devant moi, et j'ai pris sa photographie instantanée
+avec son cheval! François, mon étude! Hein! est-il ressemblant?
+
+--Le cheval surtout, dit François sérieusement.
+
+--Tu pourrais me faire un bien grand plaisir, mon enfant, Ce serait en me
+donnant cette étude-là?
+
+--Elle est à vous, père, dit l'espiègle jeune fille en embrassant M. de
+Sermaise.
+
+--Ah! si le modèle était là, comme j'aurais du plaisir à mettre un
+couvert de plus, soupira le vieux domestique, qui avait son franc parler
+dans la famille.
+
+Tous se turent.
+
+C'était formuler, d'une façon saisissante et naïve à la fois, la secrète
+Préoccupation et peut-être même, à présent, l'espérance de tous.
+
+A quelques jours de là, Pierre reparut rue de Mantes sans s'être fait
+annoncer. Il était en grande tenue. François vint lui ouvrir.
+
+--C'est toi, vieille bête, lui dit le capitaine d'une meilleure voix que
+par le passé.
+
+--Oui, monsieur Pierre! Vous désirez voir madame votre mère?
+
+--Madame Villefort et les autres! Dit simplement le capitaine en
+regardant François bien en face.
+
+Cet: «Et les autres!» fit sauter de joie le vieux domestique, qui se
+précipita dans l'escalier, en annonçant à pleine voix:
+
+--Monsieur Pierre Villefort!
+
+M. de Sermaise, qui avait entr'ouvert sa porte pour savoir qui il
+entendait parler à l'étage inférieur, la referma sans bruit, et Mme
+Villefort descendit seule.
+
+Pierre embrassa sa mère sans parler, puis:
+
+--Mon oncle ne descend pas? demanda-t-il.
+
+--Hélas! mon enfant, après ce qui s'est passé....
+
+--C'est juste, répliqua le capitaine. Du reste, c'est à moi de le
+remercier de la communication qu'il m'a faite l'autre jour. Je vais
+monter chez lui, s'il veut bien me recevoir.
+
+--Va sans crainte, mon enfant; mais c'est ... qu'il n'est pas seul.
+
+--Il est occupé?
+
+--Oh! à ne rien faire! À laisser faire son portrait.
+
+--Raison de plus. Ce sera pour moi une occasion de saluer le peintre.
+
+--Merci, cher enfant!
+
+Pierre monta et frappa à la porte de son oncle qui cria: Entrez!
+
+A la vue du capitaine, Geneviève salua discrètement et fit mine de se
+retirer.
+
+--Pardon, mademoiselle, vous n'êtes pas de trop ici, puisque vous y êtes
+chez vous, dit Villefort.
+
+--Il me semble, hasarda la jeune fille, enhardie par cette parole
+courtoise, que vous êtes ici plus encore chez vous que je ne saurais
+l'être.
+
+--Il vous plaît de le penser, répliqua le capitaine souvent problématique
+dans la concision de ses phrases.
+
+Puis quand tous trois furent assis:
+
+--Mon oncle, dit Pierre, je compte quitter Saint-Germain, j'ai tenu à
+prendre congé de vous, de ma mère et de ... mademoiselle de Sermaise,
+ajouta-t-il avec effort.
+
+--Pourquoi nous quitter? Ta présence à notre foyer serait notre joie,
+s'exclama M. de Sermaise.
+
+--Ah! si vous restiez, monsieur Villefort, dit Geneviève tout à coup,
+vous auriez de moi une bien belle récompense!
+
+--Laquelle? demanda vivement Pierre en fronçant légèrement le sourcil.
+
+--Daignez venir ici, monsieur, dit la jeune fille sans lever les yeux de
+sa palette.
+
+Pierre, très étonné, se leva et s'avança vers la jeune artiste.
+
+--Écoutez, lui dit-elle alors tout bas en souriant, malgré les larmes qui
+perlaient au bord de ses paupières, je ne vous offrirai pas ma main, vous
+ne sauriez qu'en faire, ni votre portrait, je ne me sens pas de force,
+il n'y a que M. de Sermaise pour s'intéresser à mes barbouillages. Mieux
+que cela! Mieux que tout cela!
+
+Et Geneviève chuchota à l'oreille de Pierre:
+
+--Je m'en irais sans rien emporter d'ici, qu'une éternelle reconnaissance!
+
+Villefort tressaillit.
+
+--Que dites-vous donc là tous deux? demanda M. de Sermaise, impatienté de
+ne rien comprendre à cet aparté.
+
+--Des trois choses dont parle mademoiselle, dit tout haut Villefort, je
+n'en accepte qu'une mon portrait, quand elle aura fini, le vôtre, mon
+oncle. Il remplacera celui qu'on a tourné contre le mur, ajouta-t-il
+en riant. Ainsi, c'est entendu, mon portrait quand je reviendrai. En
+attendant, je pars!
+
+--Pour longtemps? demanda M. de Sermaise assombri.
+
+--Cela dépendra, murmura le capitaine; mais vous aurez de mes nouvelles.
+
+Puis, désignant le livre à fermoir:
+
+--Vous allez brûler cela, je pense?
+
+--C'est fait, mon enfant, répondit le vieillard, en lui montrant que
+du fameux journal il ne restait plus que les feuillets blancs et la
+couverture.
+
+--Voilà un oncle parfait, s'écria le capitaine.
+
+--Oh! je le sais! dit Geneviève avec ferveur.
+
+--Non! simplement un oncle, rectifia M. de Sermaise.
+
+--Dans tous les cas, un oncle rare! Déclara Villefort.
+
+--Ce duo, dit gaiement le vieillard, est aimable à entendre, mais il a
+duré suffisamment. Il en est un autre qui ne me déplairait pas non
+plus....
+
+--Lequel? demanda Geneviève.
+
+--Puisque Pierre part, j'espère bien que ce sera pour son retour,
+répondit M. de Sermaise sans s'expliquer davantage.
+
+Le capitaine regarda la jeune fille qui baissa les yeux.
+
+Après quelques instants de silence, Villefort se leva de nouveau et
+dit adieu à son oncle et à Geneviève. Pour toute plainte, pour toute
+réclamation contre un arrêt qui lui faisait peine, M. de Sermaise dit à
+Pierre résolument:
+
+--J'aurai demain soixante-quinze ans. Fais-moi un grand plaisir. Tu me
+dois bien cela.
+
+--Que désirez-vous?
+
+--Ne pars pas! Reste.
+
+Villefort ne répondit pas. Il regarda la jeune fille.
+
+--Monsieur Pierre accepte! déclara joyeusement Geneviève.
+
+Elle lui tendit la main, sur laquelle le capitaine déposa un baiser.
+
+--Enfin! voilà donc mon dîner à quatre couverts! s'écria François qui
+entrait à ce moment avec Mme Villefort.
+
+Tours, Avril 1889.
+
+LOIN DES YEUX LOIN DU CÅ’UR
+FIN
+
+ * * * * *
+
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Le gorille, by Oscar Méténier
+
+*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 13189 ***
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+Project Gutenberg (https://www.gutenberg.org) public repository for
+eBook #13189 (https://www.gutenberg.org/ebooks/13189)
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+The Project Gutenberg EBook of Le gorille, by Oscar Méténier
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Le gorille
+
+Author: Oscar Méténier
+
+Release Date: August 15, 2004 [EBook #13189]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: UTF-8
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE GORILLE ***
+
+
+
+
+Produced by Carlo Traverso, Mireille Harmelin and Distributed
+Proofreaders Europe, http://dp.rastko.net. This file was produced
+from images generously made available by the Bibliotheque nationale
+de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr.
+
+
+
+LE GORILLE
+Roman Parisien
+
+par
+
+OSCAR MÉTÉNIER
+
+
+1891
+
+
+VICTOR-HAVARD, ÉDITEUR
+168, Boulevard Saint-Germain, Paris
+
+
+
+
+I
+
+
+Dans un fumoir élégant de la rue Bellechasse, un soir de mai, se
+trouvaient réunis trois hommes, trois amis d'enfance, charmés de se
+retrouver après une longue séparation.
+
+Ils n'étaient ni vieux ni jeunes. L'amphitryon était un militaire de
+haut grade, raide comme une lance, au parler brusque et bref, mais de
+cordiale humeur avec ses intimes, c'est-à-dire avec peu de gens.
+
+Le deuxième avait dépensé en voyages d'exploration le meilleur de sa vie.
+Il portait les insignes ordinaires de cette carrière aventureuse; il
+était absolument chauve et très barbu.
+
+Le troisième était un personnage de grande taille, aux cheveux blonds
+mêlés de blancs, à physionomie expressive, douce et attristée. L'homme
+du monde dominait en lui, comme l'homme d'action dans le militaire, et le
+sceptique dans le voyageur.
+
+Et c'était justement pour fêter le retour de ce dernier, Adrien de
+Vermont, arrivé récemment de la côte orientale d'Afrique, que le général
+Mayran avait convoqué Paul de Breuilly.
+
+M. de Vermont, emporté par son sujet, avait évoqué en poète la vie
+mystérieuse de ces pays étranges, éternellement rebelles à la
+civilisation européenne. Il en vint à parler chasses.
+
+--Je me souviendrai toujours, dit-il, d'une certaine chasse au gorille
+qui m'a fait éprouver une des plus fortes émotions que j'aie ressenties.
+
+--Raconte-nous cela, s'exclama le général; mais d'abord édifie-nous sur
+les moeurs particulières de cet animal-là. Je suis un ignorant, tu sais.
+
+M. de Vermont sourit.
+
+--Les gorilles, dit-il, sont, suivant la science officielle, des
+mammifères, des quadrumanes, famille des simiens, division des singes
+anthropomorphes, genre voisin des chimpanzés, créé par Isidore Geoffroy
+Saint-Hilaire et ne renfermant qu'une seule espèce: le _gorilla gina_ de
+Hannon, le _gorgona_ de Pline, le _pongo_ d'André Battel. Pour les nègres
+de la Guinée, les gorilles sont d'assez méchants nègres, velus comme les
+troncs séculaires ou les roches où ils vivent, faisant des fagots,
+construisant des cabanes au moyen de ces fagots, enlevant des négresses
+pour leur sérail, mais ne sachant ni parler un idiome, ni faire du feu,
+ces deux apanages de l'humanité. Un peloton de gorilles, armés de ses
+dents et de simples bâtons, mettrait en fuite un de tes bataillons,
+Gustave, alors même que tu le commanderais en personne.
+
+--Cette petite digression, dit le général, pour en arriver à nous dire
+que tu as tué tout seul une douzaine de ces colosses-là?
+
+--Non, un seul, et pas à moi seul! J'étais à Denis, au Gabon, côte de
+Guinée. Une vaste case, au pied d'une colline, à la lisière d'un
+hémicycle de pâturages, bordé de grands bois, était habitée par un
+clergyman anglais avec sa famille. Sa fille aînée, miss Esther, était
+âgée de dix-huit ans et fort belle.
+
+Un beau jour, elle disparut. Je laissai la mère et les autres soeurs en
+larmes, et je partis avec le père et quelques gaillards déterminés, pour
+une battue, de celles où une branche cassée, où des empreintes de pas
+sont les seuls guides.
+
+Après trois jours, nous revenions plus tristes qu'en partant. Au moment
+de revoir fumer le toit de la case dans la plaine, nous retrouvâmes, sous
+un grand arbre, Esther gisant meurtrie, presque méconnaissable, roulée
+dans ses vêtements déchirés et tachés de sang. Elle semblait morte.
+Cependant ses yeux étaient ouverts et ils nous regardaient. Le clergyman
+se prosterna, en portant vivement la main sur le coeur de son enfant.
+Plus médecin que lui, j'examinai la situation, qui semblait désespérée,
+et je dis au père quelques mots à voix basse. Il frémit. La jeune fille
+fut relevée et emportée à la maison avec des précautions infinies, tandis
+qu'un nègre nous devançait pour annoncer à la mère que miss Esther
+n'était pas morte. Je puis vous dire qu'elle avait été guettée, emportée
+et violentée par un gorille.
+
+Brisée, anéantie, folle de peur, miss Esther n'avait pu ni fuir, ni même
+se rappeler par où son athlétique ravisseur avait passé; elle s'était
+renfermée dans l'immobilité de l'oiseau surpris par la couleuvre;
+seulement elle avait supplié avec des larmes dans une langue que les
+gorilles n'entendent pas, et, comme le lion de Florence, le bourreau
+semblait avoir eu pitié de sa victime.
+
+La brute avait subi l'ascendant d'une race supérieure, en abritant la
+prisonnière dans une cabane inaccessible, ébauchée sur un roc où l'on
+n'arrivait qu'en grimpant aux arbres. Le gorille lui apportait des
+fruits; mais, la voyant agoniser toujours et refuser toute nourriture,
+il prit son parti: il la chargea de nouveau, et sans plus songer à sa
+lubricité, il reporta Esther à l'endroit où il l'avait surprise et où
+nous venions de la retrouver.
+
+Pour un gorille, il fit là quelque chose approchant du sublime; pour
+nous, il se désignait à notre vengeance. Elle fut terrible.
+
+Le récit d'Adrien avait couvert de sueur le front de Paul de Breuilly.
+
+--Savez-vous qu'il y a des gorilles ailleurs que dans les forêts du
+Gabon? dit-il à ses amis; seulement ils sont plus impitoyables! Mais
+pardon, Adrien, de t'avoir interrompu. Poursuis. La vengeance, dis-tu,
+fut terrible? Savourons un peu cette vengeance.
+
+--Voici, dit Adrien. Je laissai miss Esther entourée des soins de sa
+famille, et je repartis pour les bois. Je n'avais avec moi que trois
+compagnons: un matelot français, un soldat anglais, un petit pointer, mon
+vieux compagnon de chasse; peu de vivres, des fusils de choix, des
+munitions excellentes. Quant au chien, il avait son admirable instinct et
+une obéissance inconnue chez les hommes. Bref, nous découvrîmes enfin la
+retraite du gorille, vieux solitaire qui avait élu domicile à une lieue
+de la plaine, dans l'endroit escarpé dont je vous ai dit un mot.
+
+Il vivait de rapines, et il avait étranglé plus d'une négresse sans que
+personne s'en fût ému autant que de la disparition de miss Esther.
+
+Surpris dans son fort, il ne chercha nullement à fuir. Quand il nous vit,
+non sans étonnement, parvenus de trois côtés différents sur son aire
+rocailleuse, le poil de son col se hérissa, ses narines se dilatèrent et,
+faisant entendre un cri de guerre aussi rauque qu'une trompette marine,
+ce lutteur, qui attaquait les panthères, sembla choisir qui de nous trois
+il égorgerait le premier.
+
+Une première balle envoyée par le matelot français le toucha au dos, mais
+ne fit que lui effleurer l'omoplate. Il se retourna et, d'un bond
+prodigieux, se trouva à portée de mordre le canon du fusil et de le
+casser entre ses dents comme un sucre d'orge.
+
+L'Anglais tira. J'ajustai aussi, mais je tremblais d'atteindre le
+matelot. En peu de temps, grâce à nos revolvers, le gorille reçut une
+averse de balles.
+
+Les reins brisés, il faisait tête encore, hurlait, bataillait. Il nous
+aurait écharpés, broyés, malgré ses blessures, si une dernière balle que
+je lui logeai dans l'oeil ne l'avait fait rouler par terre; il tomba,
+cette fois, pour ne plus se relever.
+
+Son dernier cri fut celui de l'homme que l'on égorge. Nous le trouvâmes
+Couché dans une boue sanglante, labourée par les ongles de ses mains
+énormes. Son cadavre était effrayant à voir. Nous lui fîmes un bûcher
+avec les débris de son ajoupa. Ainsi finit cet Almaviva rudimentaire!
+
+Le comte avait écouté ce récit avec un intérêt fiévreux.
+
+--Si tu rencontrais sur le boulevard, dit-il à M. de Vermont, un gorille
+de l'espèce du tien, bien qu'ayant un état civil en règle et une position
+notariée excellente, te chargerais-tu de le tuer?
+
+--Cela dépend, repartit le sceptique, sans trop comprendre où Paul
+voulait en venir. Si j'étais sûr de l'impunité et qu'il s'agît de venger
+une miss Esther....
+
+--Il y a longtemps, dit tristement le comte de Breuilly, que je me pose
+cette question....
+
+--Voilà une transition superbe pour arriver à faire ton petit récit, mon
+cher Paul, dit le général. Eh bien! si Adrien a fini, à toi la parole!
+
+--C'est que je n'ai nulle envie de la prendre, dit le comte d'un air
+naïvement contrit.
+
+--Pour te taire, dit Adrien, il faut que tu craignes de nous intéresser
+trop.
+
+--Ou pas assez, objecta Paul. Je voulais dire seulement qu'ayant fait de
+l'anthropologie, je tiens la communauté d'origine du genre humain pour
+une question secondaire. Pour moi, il est aisé de reconnaître à
+première vue que tel type humain procède des ruminants, tel autre des
+batraciens, tel autre des singes; celui-ci de l'aigle, celui-là du hibou.
+On coudoie des gorilles et des bouledogues, exactement vêtus comme vous
+et moi et se croyant nos égaux. C'est très drôle et très horrible.
+
+Sur ce point, un domestique entra et remit à M. Mayran un journal sur un
+Plateau de vermeil.
+
+Le général regarda la bande et lut cette adresse écrite à la main:
+
+_A Monsieur le général Mayran, pour remettre à Monsieur le comte de
+Breuilly_.
+
+--Écriture de femme! pensa le militaire; mais il se tut et passa le
+journal à Paul.
+
+C'était une feuille mondaine. Paul déchira la bande d'un geste brusque,
+déplia rapidement le journal, passa à la seconde page, comme s'il était
+sûr de ne rien trouver d'intéressant dans la première, et penché vers la
+lampe, il s'arrêta tout à coup à un article quelconque, mais qu'un large
+trait de plume désignait à son attention.
+
+Presque en même temps il saisit son chapeau, passa lestement son
+pardessus et dit à ses interlocuteurs ébahis:
+
+--Pardon, mes amis, de prendre aussi promptement congé de vous; mais il
+faut que je parte. Que Mayran veuille bien me faire avancer une voiture!
+
+Quand il fut à la portière de la voiture de louage qu'un domestique était
+allé chercher, Paul de Breuilly jeta au cocher ces seuls mots: Gare
+Montparnasse!
+
+En même temps, Gustave Mayran et Adrien de Vermont se demandaient si le
+comte était conspirateur ou amoureux.
+
+--As-tu toujours connu de Breuilly aussi étrange? demanda de Vermont au
+militaire.
+
+--Paul, répliqua Mayran, est un homme dont la poitrine est percée de part
+en part et qui porte le fer dans sa plaie. S'il vit encore, c'est par un
+miracle de volonté.
+
+--Un amour tardif, peut-être?
+
+--Oh! moi, dit le général, je n'entends rien à l'amour! D'ailleurs, Paul
+n'a plus vingt ans.
+
+--Où était-il à vingt ans? demanda Adrien.
+
+--Je crois, en Allemagne, dit Gustave; mais je n'ai jamais su ce qu'il y
+avait fait.
+
+
+
+
+II
+
+
+Le comte de Breuilly était originaire du Languedoc, et très gentilhomme
+au point de vue du caractère.
+
+Sa vie avait été pleine de mystère. Militaire, il avait quitté le service
+pour se marier, et, depuis lors, il s'était voué à la science avec
+l'acharnement d'un homme qui se fuit lui-même, et à la musique par
+passe-temps. Il s'était fait ainsi une vie occupée, la partageant entre
+ses livres, son violon et les soins qu'il rendait à sa famille. Il avait
+eu deux enfants, un garçon, d'humeur bouillante et aventureuse, et une
+fillette, blonde, pâlotte, pour qui son frère était le soleil.
+
+Le siège prussien avait emprisonné dans Paris, en 1870, le père, la femme
+et les enfants.
+
+François de Breuilly, engagé volontaire, tomba à Champigny, dans un fossé
+de neige, pour ne plus se relever. Le père sortit de Paris pour aller
+reconnaître les restes de son fils unique. Louise, malgré les efforts
+réunis de son père et de sa mère, avait voulu l'accompagner.
+
+Sa détermination était si formelle, et pour ainsi dire si violente, que
+le père céda, et ce fut la jeune fille qui, en furetant le long d'une
+tranchée funéraire, entre les deux files de Frères de la Doctrine
+chrétienne qui maniaient la pioche dans ce cimetière improvisé, prononça
+tout à coup, le doigt levé, ce seul mot: _François!_. Puis elle
+chancela.... Le comte regarda le mort en soutenant sa fille évanouie.
+François était là, tranquille et raide sur sa dernière couche, un trou à
+la tempe, le képi encore au front. Le père trouva la force d'emporter
+sa fille, croyant retenir vivante la seconde des créatures qu'il avait
+le plus aimées; mais elle ne se remit point de cette épreuve. Elle était
+dans l'âge d'éclosion des jeunes filles. L'ébranlement de la douleur
+et le froid lui furent fatals. Peu de mois après, elle mourut de la balle
+qui avait tué son frère.
+
+M. de Breuilly et sa femme se demandèrent s'il était possible d'être plus
+malheureux.
+
+La maison était bien vide et les jours désormais coulèrent longs et
+tristes pour ces deux êtres si éprouvés.
+
+Parfois, dans le silence de cette demeure désolée, le père, commençait
+Une phrase:
+
+«Quand j'avais vingt ans!...» Mais il n'achevait pas.
+
+--Eh bien! répliquait la comtesse, quand vous aviez vingt ans?
+
+--Ai-je dit cela? répondait Paul; mais il semblait avoir oublié déjà sa
+pensée.
+
+Blanche se répétait à elle-même:
+
+--Que signifie? Il était alors en Allemagne, mais, à part des études
+scientifiques, je n'ai jamais su ce qu'il y avait fait. Du reste, les
+hommes sont généralement sobres dans le récit de leur première jeunesse;
+il ne faut pas le tourmenter, il est assez malheureux....
+
+Un matin, à sa stupéfaction, Blanche, arrangeant dans un vase les fleurs
+qu'elle avait cueillies la veille au cimetière, crut entendre, et entendit
+en effet, le susurrement d'un archet sur un stradivarius qui, depuis la
+bataille de Champigny, n'était pas sorti de sa boîte. Elle tourna vivement
+la tête vers les fenêtres de Paul, et il lui fallut l'entrevoir pendant
+quelques minutes, avec l'instrument de musique à la main, pour se
+convaincre qu'il avait repris son violon et qu'il en jouait.
+
+Il y avait quelque chose d'effrayant pour elle dans cette espèce de
+miracle; mais, si consoler son mari de leur commune douleur était bien un
+devoir qu'elle s'était imposé, elle n'en tenait pas moins Paul pour
+inconsolable. Vouée désormais aux capelines noires, répudiant les grâces
+de son sexe, se plaisant même à ressembler aux religieuses, elle n'était
+plus femme; et, à ce trait d'un archet courant, agile encore, sur une
+chanterelle raffermie, elle augura que sa propre vieillesse avait devancé
+les années de Paul. Son mari, plus robuste et peut-être moralement plus
+jeune, n'avait donc pas dit encore aux joies de la terre un éternel adieu?
+
+Les solitaires et les mélancoliques remarquent tout. Paul avait un gardien
+plus attentif dans la personne de Blanche que dans n'importe quel infirmier;
+d'abord parce qu'elle l'aimait, et ensuite parce que, n'ayant
+plus que lui, elle tenait à l'avoir tout entier. Ce réveil accidentel du
+violon eut donc des retentissements extraordinaires dans l'hôtel de la
+rue de Verneuil, où habitaient les deux époux. Il marquait une crise, une
+transition.
+
+Mais il fallait que Blanche se définît à elle-même cette métamorphose,
+car elle ne pouvait dire à un homme désespérément triste: Vous êtes donc
+bien gai aujourd'hui?
+
+Paul modula plusieurs fois une phrase charmante, une phrase unique,
+Inconnue de Blanche, qui, grande pianiste, croyait avoir, dans la
+mémoire, toutes les musiques de quelque renom. Le retour de Paul à la
+musique étonna d'autant plus que son caractère était plus égal. Il ne se
+reposait jamais d'être lui-même, parce que cela tenait à sa nature et ne
+le fatiguait pas. Les caprices lui étaient inconnus. De telles gens ne
+courent point les rues; aussi les hommes, qui l'avaient apprécié dans ses
+jours heureux, le recherchaient encore. C'est ainsi que, deux fois par
+semaine, on voyait, arrêtés à sa porte, quelques équipages du faubourg
+Saint-Germain.
+
+On venait là pour causer comme on ne cause plus guère. La tristesse de
+cet intérieur n'en avait pas banni ce certain tour d'esprit aimable, qui
+s'était jadis réfugié à la Conciergerie lorsque la Terreur y avait exilé
+le _high life_ du temps.
+
+Ces réunions autour d'une table à thé commençaient à neuf heures pour
+finir à onze. Par exception, le petit vicomte de Charaintru, qui vivait
+sans penser, n'était pas le moins assidu, bien qu'en gommeux et en
+désoeuvré qu'il était, il ne pût trouver personne chez le comte Paul qui
+ressemblât à ses habituelles relations; mais Charaintru était capable
+d'attachement, et il n'était pas fâché de faire événement dans un milieu
+où on l'écoutait d'autant plus volontiers, qu'il donnait rarement à ses
+interlocuteurs la peine de lui répondre. Très potinier, il mettait _les
+pieds dans le plat_, selon son expression, mais sans malice et assuré de
+l'indulgence d'un hôte plus âgé et très miséricordieux comme l'était Paul.
+
+Cet enfant terrible de trente-six ans, habitué à rire lui-même de son
+prénom d'Hercule, n'avait étouffé de sa vie aucun serpent, et quand il
+était naïvement vipérin, c'était par bavardage et sans noirceur aucune.
+
+Or, il lui arriva de dire un jour, avec une étourderie qui semblait
+enfantine, que Paul avait donné à ses promenades un nouvel itinéraire,
+puisque Charaintru le voyait tous les jours, entre quatre et cinq, passer
+sous ses fenêtres de la rue d'Anjou.
+
+--Surveillez-le, Madame, ajouta-t-il, en s'adressant à Blanche: votre
+mari est dans l'âge critique des hommes, l'âge des passions tardives et
+des incurables amours.
+
+--Voilà, dit Paul avec un sourire impénétrable, ce qui s'appelle mettre,
+d'intention au moins, les pieds dans le plat.
+
+--De ma vie, cher ami, vous le savez du reste, répliqua le pygmée, je
+n'ai fait autre chose.
+
+--Vous avez pris mon mari pour un autre, dit Blanche; car il va plus
+souvent au cimetière qu'au faubourg Saint-Honoré.
+
+--Je puis, dit Paul, avoir conçu soudainement un amour à la Des Grieux,
+pour une ingénue des Folies-Marigny!
+
+--Non, mon cher, riposta Charaintru, excusez-moi! Les répétitions des
+Folies-Marigny finissent à trois heures, et, vu la pluie, le café des
+Ambassadeurs n'ouvrira que dans quinze jours. Enfin, dans mon voisinage,
+il n'y a pas de bouquinistes pour vous couvrir. Cherchez-vous des nids
+de corneilles dans les peupliers de l'Elysée? Pas davantage!
+
+--Arrivons, répartit Paul, un peu contrarié; nommez, sans attendre,
+l'objet de ma flamme.
+
+--C'est m'imposer silence, car j'ignore jusqu'à la première lettre de
+son nom.
+
+Cependant la comtesse cherchait, sans le trouver, ce que son mari allait
+faire, chaque jour, à la même heure, rue d'Anjou Saint-Honoré....
+
+---Eh! mon Dieu! continua Charaintru, j'ai failli, moi aussi, avoir un
+roman dans ma propre rue, circonstance toujours agréable par un temps de
+pluie. La jeune dame était fort grande et blonde, approchant comme vous,
+cher de Breuilly; par contre, le mari était un petit noir, environ comme
+moi, et qui paraissait mauvais comme la gale (je ne nomme personne!).
+Voici donc mon petit potin personnel. Commencement....
+
+--Peut-être, interjeta Paul, feriez-vous mieux de commencer par la fin.
+
+--Pourquoi? demanda naïvement Hercule.
+
+--Pour abréger, riposta le maître de la maison avec une nuance de
+sévérité mécontente.
+
+--Vous me troublez, s'écria Charaintru, comme un enfant interrompu dans
+la récitation de sa fable.
+
+--Je demande le dénouement, répéta Paul d'un ton contenu, mais froid.
+
+--Il n'y a pas eu de dénouement, dit Hercule.
+
+--Pardon, il y a toujours un dénouement.
+
+--Fleurs et correspondance anonymes, tout s'est borné là!
+
+--Correspondance se dit d'un échange de lettres. Avez-vous reçu des
+réponses?
+
+--Pas une, répondit le petit vicomte avec une franche bonhomie.
+
+--Alors, mon bon, pas de noeud à l'intrigue. Est-ce tout?
+
+--Oui, dit Charaintru.
+
+--Pas de correspondance? Pas d'intrigue? Ce n'est donc ni un roman, ni
+même un potin! Vous n'avez pas tenu votre promesse, et je vous retire la
+parole.
+
+Charaintru regarda Blanche, qui regardait son mari.
+
+Il y eut un froid; mais Mme de Breuilly fit dérailler la causerie, qui
+roula dans une autre direction.
+
+Quand il fut avéré pour elle que Paul sortait à des heures régulières et
+qu'il y tenait, et quand elle eut essayé vainement de lui faire avouer le
+but de ses sorties, à tort ou à raison elle ne douta plus de ce qu'elle
+appelait «sa disgrâce».
+
+Jamais, toutefois, Paul n'avait été plus prévenant ni plus gracieux;
+Mais la jalousie, comme l'amour, court à son projet sans s'inquiéter
+Beaucoup de la logique. Un homme qui s'absente sans dire où il va trompe
+nécessairement sa femme, et s'il en aime une autre, c'est donc qu'il
+n'aime plus la première?
+
+Il ne s'offrait, pour Blanche, que deux moyens de combattre l'ennemie,
+puisqu'il y avait nécessairement une ennemie: ou courir sus et la
+combattre, ou bien employer ce moyen délicat et généreux qui consiste à
+négliger la rivale et à ramener sur soi seule l'attention et la préférence,
+par une incomparable tendresse.
+
+Il était dans les aptitudes de la comtesse, femme supérieurement noble
+d'esprit et de coeur, d'incliner au second parti et de le suivre avec
+beaucoup d'art et d'opiniâtreté. On vit donc alors ce que l'on voit
+rarement: une mère en deuil rejeter ses crêpes et, du recueillement de
+la vie dévote, revenir à la fébrile activité de la vie, mondaine, à
+commencer par la musique.
+
+Elle se commanda d'être belle et aimable, et elle le pouvait encore. Elle
+se préoccupa de mille riens, délaissés, oubliés, et son miroir put lui
+rendre ce témoignage: que la plupart des femmes plus jeunes qu'elle ne
+pouvaient entrer en ligne avec la comtesse de Breuilly.
+
+N'étant plus une jeune femme, elle fut une femme jeune. Paul y prit garde
+et l'en félicita de façon à la payer de ses soins; mais Blanche n'osait
+attaquer de front cette heure redoutable de «quatre heures», à laquelle
+Paul disparaissait invariablement; et, quoique se sentant déjà plus
+forte, elle se prêchait le courage à elle-même, sans parvenir à se le
+donner.
+
+Enfin, un jour d'été, où la beauté d'un temps doux, après un orage,
+conviait les rares Parisiens restés à Paris à revoir les horizons
+factices du bois de Boulogne, Blanche eut l'audace de demander à Paul
+deux heures de son temps et le tour des lacs.
+
+Il était trois heures et demie. Paul y consentit sans hésiter, et il
+s'exécuta de la meilleure grâce.
+
+Ils partirent comme de vieux amants pour le bois, et la promenade se
+serait accomplie dans toutes les conditions d'un contentement parfait
+pour Mme de Breuilly si, au point de séparation des deux lacs, un rien,
+un pli de rose n'avait rappelé soudainement Blanche à ses préoccupations.
+
+
+
+
+III
+
+
+Le coupé de maître qui menait Blanche et Paul dans la direction de
+Longchamps se trouva un moment retardé, entre les deux lacs, par un
+embarras de voitures. Il y en eut une qui, par une fausse manoeuvre de
+son conducteur, faillit frapper en flanc, de sa flèche d'acier, le siège
+du cocher de M. de Breuilly.
+
+C'était un landau bleu, découvert et attelé dans le dernier genre. Une
+très jeune femme y trônait seule. Abritée sous une ombrelle doublée et
+bordée de guipure blanche, l'inconnue, dont la toilette rose et grise,
+plus austère que les modes nouvelles, faisait pourtant valoir une taille
+svelte et délicieuse, ne put retenir un léger cri en voyant la tête de
+ses chevaux se heurter presque à la lanterne de l'autre voiture. En ce
+moment, les yeux des trois personnes se rencontrèrent.
+
+Paul porta, comme instinctivement, la main à son chapeau; pas un muscle
+de son visage ne tressaillit. La jeune blonde rougit en souriant vaguement,
+mais elle tourna aussitôt toute son attention sur la dame qui
+accompagnait M. de Breuilly. Les deux femmes passèrent ainsi, l'une de
+l'autre, une de ces revues auprès desquelles une inspection militaire
+n'est qu'un jeu d'enfants. Rien n'échappa ni à l'une ni à l'autre,
+sur leur âge, leur condition, leur toilette, l'expression de leur
+physionomie.
+
+Blanche acquit la conviction que la belle blonde connaissait M, de
+Breuilly. Mais, pensa-t-elle, si c'est là ma rivale, chaque jour visitée
+entre quatre et cinq heures par mon mari, comment l'a-t-il prévenue de ne
+pas l'attendre aujourd'hui? Nous sommes partis de la rue de Verneuil
+avant quatre heures, et Paul ne m'avait pas quittée un seul instant! De
+quel raisonnement a-t-elle conclu que Paul n'irait point, qu'il viendrait
+ici, qu'elle pourrait le rencontrer et échanger encore avec lui, faute de
+mieux, un regard tendre?
+
+--Mon ami, dit Blanche résolument, vous connaissez cette personne
+vraiment charmante? Vous plaît-il de me dire son nom?
+
+--Je ne suis pas l'_Almanach Bottin_, objecta Paul en souriant.
+
+Réponse si raisonnable et si parfaitement unie, que Blanche en fut
+désarçonnée encore une fois. Mais, se ravisant:
+
+--Je n'ai, dit-elle, aucun souvenir de ce visage, du temps où j'étais du
+monde et où j'y allais! Et vous, mon ami?
+
+--Le monde est un kaléidoscope! dit le comte évasivement.
+
+--Elle vous ressemble un peu, cette gracieuse figure, insista Blanche.
+
+--Flatteur pour moi! balbutia Paul, en s'inclinant d'un air distrait. Ce
+visage où pas une ride ... tandis que le mien....
+
+Il n'acheva point.
+
+--Mon ami, dit, un kilomètre plus loin, la pauvre comtesse, il y a de
+chacun de nous une histoire que nous savons seuls, et que nous oublions
+même quelquefois.
+
+--Oui, répliqua Paul; cette remarque, qui est, je crois, d'Alphonse Karr,
+pourrait être de vous, qui avez, dans l'occasion, tant de verve et
+d'humour,
+
+--Merci, mon ami. Eh bien! je me figure qu'il existe de vous une histoire
+inédite, antérieure à moi, et dont vous me faites mystère depuis
+quelques vingt ans.
+
+--Une seule histoire serait trop peu, ma chère Blanche. Moi, je parie
+pour la demi-douzaine, sans avoir pris le temps de les compter avant de
+vous répondre. Que de folies s'accomplissent pour un jeune homme, entre
+vingt et vingt-cinq ans! Mais tout cela tiendrait aujourd'hui dans la
+paume de la main.
+
+--Y compris le sang des blessures et les cendres des souvenirs?
+
+--Le sang des blessures! répéta Paul avec une feinte ironie. Il faudrait
+savoir d'abord si les blessures de cette époque de la vie rendent
+beaucoup de sang!
+
+--La cicatrice que vous portez au menton, mon ami, et que vous attribuez
+à un accident de chasse, pourrait bien....
+
+--Non, répondit le comte avec une sévérité triste mais décisive, non!
+Absolument rien de romanesque de ce côté! Tournez hardiment la page,
+cette blessure n'était qu'une blessure bête!
+
+Mme de Breuilly se mordit les lèvres et ne parla plus.
+
+Au, bout d'un moment, Paul, craignant d'avoir affligé Blanche par un peu
+de brusquerie, renoua la conversation sur un sujet différent. Il parla
+musique avec un intérêt qui gagna la comtesse, et elle finit par ne
+plus ressentir l'acuité du trait que le regard de la jeune inconnue
+lui avait décoché. En se retrouvant dans son salon sans avoir eu à
+s'affliger, ce jour-là, de l'absence de son mari, elle s'approcha de son
+piano, l'ouvrit et elle chercha sur le clavier la phrase musicale dont
+elle avait eu la révélation, un matin que Paul jouait du violon après des
+années de silence.
+
+On ne sait ni pourquoi une phrase musicale rentre dans la mémoire, ni
+Pourquoi elle en sort; C'est de sa promenade au bois que Blanche avait
+rapporté cette musique. Elle l'essaya, la retrouva, et le résultat fut
+qu'en même temps, ou presque en même temps, Paul reprit son archet et
+joua du commencement à la fin, non plus une phrase détachée, mais tout le
+morceau, parfaitement nouveau pour la comtesse. Elle se tut, pour bien
+écouter, et, cette fois, retenir le chef-d'œuvre inconnu.
+
+C'en était un, sans nom d'auteur, mais à la composition duquel le génie
+Allemand avait dû présider.
+
+Blanche se leva, ouvrit la porte du salon, qui donnait dans le cabinet
+de son mari, et elle lui dit:
+
+--Quelle est donc cette musique que nous jouons tous les deux sans nous
+être concertés?
+
+--J'ai entendu cela à Dresde, il y a vingt-cinq ans; un duo pour violon
+et clavecin, comme on disait encore dans la société française de ce
+pays-là. Et vous, Blanche, vous la connaissez sans doute pour me l'avoir
+entendu fredonner?
+
+--Si vous saviez, mon ami, où trouver cette musique, nous pourrions
+l'étudier ensemble, puisque vous l'aimez.
+
+--Je m'en informerai, répliqua M. de Breuilly.
+
+Mais, du ton même dont il fit cette réponse, Blanche inféra qu'il était
+résolu à ne pas s'en occuper. Elle pensa qu'il exécutait ce duo avec une
+autre musicienne qu'elle, et peut-être ... rue d'Anjou-Saint-Honoré.
+
+--Êtes-vous bien sûr, Paul, reprit-elle, avec un triste sourire, d'aimer
+encore à faire de la musique avec moi?
+
+--Et vous, ma chère Blanche, êtes-vous bien sûre de ne pas exiger de moi,
+depuis quelque temps, la démonstration extérieure de sentiments qui, chez
+moi, pour être plus latents, n'en sont que plus profonds? Nous avons
+traversé de si grandes peines, que nous sommes excusables d'être un peu
+moins alertes qu'aux beaux jours.
+
+--Le coeur des femmes est ainsi fait, interrompt la comtesse, qu'elles
+veulent tout avoir, dans ce moment suprême où elles sentent que tout va
+leur échapper.
+
+--C'est un cri du fond de ton âme, Blanche, répondit Paul en allant à
+elle et la pressant dans ses bras. Pauvre enfant, que crains-tu de perdre
+encore? D'où vient la fébrile appréhension qui te ronge? De qui donc ou
+de quoi donc te sens-tu jalouse? L'étais-tu de nos pauvres enfants,
+quand tu me voyais les adorer! Le serais-tu d'un troisième enfant, si
+Dieu nous l'accordait encore? Et toi-même, l'aimerais-tu moins que moi?
+
+--Oui, naturellement, s'il était l'enfant, d'une autre mère! Mais, que
+parlez-vous d'un troisième enfant? Vous savez, hélas! tout comme moi, que
+je n'en aurai plus... Seulement, la prédilection pseudo-paternelle,
+l'adoption est quelquefois une tentation de votre âge, Paul.
+
+--Oui, très forte! répondit loyalement le comte. Mais je sens bien par
+ce que vous venez de dire, que vous ne partagez point ce genre de
+prédilection! Il serait donc absurde, de ma part, d'y songer,
+
+--Vous y avez donc songé, vous?
+
+--Je viens de le dire.
+
+--Vous aviez en vue quelqu'enfant?
+
+--C'est fini, n'en parlons plus jamais!
+
+Il n'y avait pas à répliquer.
+
+Blanche sortit, effrayée par l'expression du visage de son mari.
+
+Mais quand M. de Breuilly fut seul, il pleura, longtemps, comme une
+femme, les poings dans les yeux, sans aucun bruit. Le terrain venait de
+manquer sous ses pas....
+
+--Eh bien!_dit une voix qu'à travers la porte M. de Breuilly reconnut
+pour celle de Charaintru, demandez à monsieur le comte s'il consent à me
+recevoir, quoique l'heure assurément soit mal choisie.
+
+Le domestique ainsi interpellé vint frapper à la porte de Paul, déjà
+occupé, devant sa toilette, à faire disparaître la trace de ses pleurs
+par des ablutions réitérées.
+
+--Dans un moment, Hercule, je suis à vous, cria-t-il à Charaintru par la
+porte entrebâillée, et bien que mentalement il envoyât le visiteur à tous
+les diables.
+
+Quand ils furent en présence:
+
+--Mon cher Paul, dit Hercule, je viens sans façon vous demander à dîner,
+sous la réserve de l'agrément de madame de Breuilly, bien entendu.
+
+--Je me porte garant pour elle, répliqua Paul en offrant un siège à
+Charaintru. Qu'y a-t-il de nouveau?
+
+--Je voulais, reprit celui-ci, être très sûr de vous rencontrer, et j'ai
+choisi l'heure du repas, ayant quelque chose d'important à vous dire.
+Nous sommes seuls, n'est-ce pas?
+
+--Absolument seuls.
+
+--Tant mieux; ce que j'ai à vous dire ne comporte aucun témoin.
+
+--Je vous écoute.
+
+--L'autre jour, mon cher Paul, dit Charaintru, je vous ai horripilé, sans
+le vouloir, par un stupide bavardage...
+
+--J'ai oublié cela, mon cher Hercule. D'ailleurs, que pouvait
+m'importer?...
+
+--Aujourd'hui, je viens demander un service, comme si vous étiez fort
+disposé à me le rendre.
+
+--J'espère que vous n'en doutez pas.
+
+--Que vous êtes bon! Eh bien! là, que savez-vous de la position
+financière de Berwick, le banquier bien connu?
+
+--Mais quelle raison aurais-je de savoir cela? Les banquiers juifs et
+moi...
+
+--Mon Dieu! les plus purs d'entre nous peuvent avoir eu affaire à des
+banquiers juifs! Berwick est excessivement en vue. Vous êtes riche. Vous
+spéculez quelquefois...
+
+--Ici est votre erreur, Hercule; je ne spécule jamais.
+
+--Sans spéculer positivement, vous avez, m'a-t-on dit, un compte ouvert
+chez Berwick. Sa solvabilité vous intéresse donc, et alors, s'il est
+quelqu'un de bien informé, c'est vous. Informez-moi donc à mon tour.
+
+--Eh bien! Hercule, vous me croirez si vous pouvez, mais c'est à vous que
+je demanderais la cote de Berwick sur la place, si j'avais besoin de le
+savoir. Je ne sais rien, vous semblez savoir quelque chose, puisque vous
+en demandez plus; eh bien! dites-moi ce que vous savez, et c'est vous
+qui m'aurez rendu service.
+
+--Je vais tout vous dire, Paul. Je suis venu à vous, vous sachant homme
+de conseil, parce que j'ai ouï dire que le nouvel attelage de Berwick,
+acquis pour épater le bourgeois, masque l'imminence d'une banqueroute,
+et ... je suis fortement engagé avec Berwick. En second lieu, parce que
+vous passez pour connaître sinon le Berwick lui-même, du moins ses
+origines, ses attaches, sa famille, et que vous devez la vérité à un ami
+comme moi... Vous pouvez savoir si, comme on le dit encore, les beaux
+yeux de madame Berwick soutiennent le crédit du banquier; si un protecteur
+anonyme, mais puissant, est sollicité d'empêcher la barque de sombrer,
+si....
+
+Le vicomte de Charaintru allait toujours récitant la leçon qu'il s'était
+faite à lui-même avant d'entrer chez Paul. Chemin faisant, toutefois, il
+eut l'idée de regarder M. de Breuilly, et la pâleur qui couvrait les
+traits de son interlocuteur arrêta court le petit Hercule.
+
+--Mais ... vous n'êtes pas bien? lui demanda-t-il avec un cordial intérêt,
+en lui saisissant les deux mains. Vous souffrez! Dois-je appeler?
+
+Paul, qui agonisait en silence, ne put que lui faire un signe impérieux
+de s'abstenir.
+
+Charaintru imagina qu'il venait et cette fois sans le vouloir, de mettre
+encore les pieds dans le plat.
+
+Paul, toujours silencieux mais se raidissant, fit l'effort de se lever
+et de marcher--en s'appuyant aux meubles--vers une fenêtre du salon. Elle
+était entr'ouverte; il l'ouvrit toute grande par un geste brusque, aspira
+à longs traits l'air du dehors, et comme Hercule l'avait suivi, prêt à le
+soutenir, Paul se retourna enfin et lui dit:
+
+--Ce n'est rien!... Un éblouissement!... J'ai beaucoup souffert dans ma
+vie, et ... je ne suis plus jeune!...
+
+--Ce n'est pas ce que je vous ai dit, au moins, mon cher Paul?
+
+Paul, s'asseyant près de la fenêtre ouverte et regardant Charaintru bien
+en face, avec un sourire forcé, lui répondit:
+
+--C'est si peu ce que vous m'avez dit que, déjà souffrant à votre
+arrivée, je n'ai pas saisi un mot des dernières choses que vous m'avez
+racontées. Je voyais remuer vos lèvres et je ne vous entendais plus. De
+quoi parliez-vous donc?
+
+--Je parlais des _potins_ qui courent sur Berwick, et je vous demandais...
+
+--Ah! oui! s'il vendait sa femme pour combler un déficit? Si un galant
+homme sauverait sa barque ou son huit-ressorts à point nommé? Écoutez
+bien ceci, Charaintru: je ne sais pourquoi vous m'avez choisi pour
+confident à propos des opérations d'un homme qui n'a jamais été pour moi
+que le guichet vitré et grillé d'une caisse plus ou moins publique. Si
+vous avez fait la cour à sa femme, comme vous le donniez, l'autre soir,
+à entendre, en appelant Berwick le _petit noir_, vous savez à vos dépens
+à quoi vous en tenir sur la vertu de cette dame? Et alors, pourquoi
+m'interrogez-vous? Si vous avez des fonds chez ce banquier, retirez-les!
+Je n'en sais pas davantage.
+
+Hercule écoutait Paul avec une sérieuse attention; mais doutant encore
+de l'ignorance dans laquelle Paul se drapait avec tant de tranquillité
+apparente, il ajouta:
+
+--Mais enfin, vous, monsieur de Breuilly, si vous aviez à cette heure
+des fonds chez Berwick, les retireriez-vous?
+
+Ici Paul eut une minute d'hésitation. S'il croyait à la vertu de Mme
+Berwick, il était cruellement édifié sans doute sur l'actif et sur la
+probité du mari. Il retarda sa réponse en adressant à Charaintru cette
+question:
+
+--Somme toute, que vous doit Berwick?
+
+--Cent cinquante mille francs! Répliqua le petit vicomte sans hésiter.
+
+Paul se releva, marcha dans le salon comme s'il se livrait en lui un
+combat terrible, et il finit par dire à Hercule:
+
+--Berwick est bon pour vos cent cinquante mille francs.
+
+
+
+
+IV
+
+
+Paul de Breuilly donna à dîner au petit vicomte, comme si de rien
+n'était. Blanche, qui ignorait la conversation qui avait précédé le
+dîner, fut presque enjouée. Il vint, dans la soirée, plusieurs personnes.
+Il y eût une table de whist où Paul prit place. Mme de Breuilly eut un
+assez long aparté avec Charaintru. Mais, bien que Paul se défiât de la
+sotte langue d'Hercule, il s'était assuré de son silence en lui demandant
+sa parole d'honneur de laisser les Berwick de côté dans ses causeries de
+ce soir-là, et le petit vicomte étant bien vicomte en ceci, qu'il savait
+tenir sa parole.
+
+Cependant, à un chasse-croisé dans la partie de whist, Paul, ayant quitté
+son fauteuil, vint auprès du divan où Blanche causait avec Hercule.
+
+--Le vicomte me parlait de vous, mon ami, répliqua Blanche; il me
+conviait à lui dire s'il serait accueilli en vous faisant une amicale
+proposition qu'il m'a exposée en détail.
+
+--Et laquelle? demanda Paul en serrant légèrement le bras d'Hercule.
+
+--Je prie madame de conserver la parole pour vous exposer ce dont il
+s'agit. Elle s'en acquittera mieux que moi.
+
+--Mon Dieu, reprit Blanche, cela n'est pas d'une complication extrême,
+M. de Charaintru a, paraît-il, un cheval anglais dont la taille (c'est
+le vicomte qui parle) correspond mieux à la vôtre qu'à la sienne. De
+plus, il s'est épris d'un double poney ... sans grand usage chez nous,
+depuis que...
+
+--Oui, interrompit Paul, qui voulait dispenser Mme de Breuilly de
+prononcer le nom de son fils mort. Et alors Hercule rêverait un échange?
+
+--Avec toutes les compensations voulues! ajouta aussitôt le petit vicomte
+d'un ton courtois.
+
+--Cela se trouve merveilleusement bien, reprit Paul sans sourciller: je
+veux réformer mon écurie. Je ne puis donc point acquérir votre anglais;
+mais, au prix qui vous conviendra, mon double poney est à vous.
+
+Blanche ne s'était nullement attendue à un accord aussi prompt, sachant
+que Paul gardait le poney en souvenir du pauvre François. Et puis ce
+mot: réformer mon écurie, indiquait des résolutions qu'elle n'avait pas
+soupçonnées.
+
+--Voulez-vous aussi notre Clarence, insista M. de Breuilly. Vous pourrez
+y atteler votre anglais, s'il est à deux fins.
+
+--Je réfléchirai à cela, repartit Hercule, presque aussi surpris de
+cette liquidation de la remise que Blanche de la liquidation de l'écurie.
+
+Puis les groupes du salon se formèrent autrement. Hercule alla s'asseoir
+au whist, et Blanche, tout en causant avec deux dames de ses amies, sonna
+pour le thé.
+
+A onze heures et demie, il n'y avait plus personne dans le salon de la
+rue de Verneuil; Blanche se faisait déshabiller par sa femme de chambre,
+et Paul, retiré dans son cabinet, se mettait à compulser des papiers
+et à couvrir de chiffres plusieurs pages.
+
+Le lendemain matin, quand Blanche s'éveilla, le poney de son fils était
+déjà emmené par le palefrenier chez le petit vicomte, sur l'ordre de
+Paul, qui, par cette attention délicate, évita à la pauvre mère le
+chagrin de voir partir, et peut-être la fantaisie de caresser une
+dernière fois le cheval que François avait aimé et monté.
+
+Ce fut ensuite sans aucune solennité et du ton uni et affectueux dont
+les gens courageux savent parler d'une grande catastrophe à ceux qu'ils
+chérissent, ce fut, en un mot, avec la bonne humeur d'un ancien soldat
+que Paul dit à sa femme:
+
+--Eh bien! ma chère, il faut nous préparer à un petit sacrifice purement
+mondain. Il n'est qu'heur et malheur ici-bas! Bienheureux sommes-nous
+encore, vous et moi, puisqu'il n'y va que de la caisse! Je connais votre
+grand coeur et votre excellent esprit, et je dois vous avouer que nous
+sommes décidément ... un peu ruinés! Je n'ai que faire de vous dire que
+je n'ai point perdu au jeu, puisque je ne joue point. Je ne suis d'aucun
+cercle et je ne vais jamais à la Bourse. Quoi qu'il en soit, j'ai perdu
+et pas mal perdu! Rassurez-vous: votre dot est intacte! Du reste, voici
+les chiffres...
+
+Et, tirant de son portefeuille une petite note, Paul lut ce qui suit:
+
+--Cet hôtel vaut cent cinquante mille francs, au prix, faible toujours,
+d'une réalisation immédiate. Il y a ici cinquante mille francs de
+tableaux et de mobilier. Mes chevaux et ma voiture représentent, au
+bas mot, vingt mille francs. Et il me faut 300,000 francs en chiffres
+ronds pour boucher un trou qui n'a été creusé ni par mon incurie, ni par
+mon imprudence. Ma fortune y passera, mais vous voyez que cela n'effleure
+en rien le patrimoine qui vous est propre et qui est placé en rentes, car
+j'aimerais mieux mourir que d'y toucher.
+
+--Mais alors, Paul, il ne vous restera rien? Et comment cela est-il
+arrivé?
+
+--Eh bien! nous avions de la marge pour vivre et nous n'aurons plus que
+le nécessaire; nous en aimerons-nous moins?...
+
+--Tout pour ce mot-là, Paul! s'écria l'honnête et tendre femme en
+se jetant dans les bras de son mari. Je ne regretterai rien, je ne
+m'apercevrai de rien. Je te dis, Paul, qu'à part le deuil qui nous
+suivra jusqu'à la tombe, je suis la plus heureuse des femmes avec toi!
+
+--Aussi est-ce sans aucune appréhension, ma chère Blanche, que je t'avais
+attendue là.
+
+--Maintenant, est-il bien sûr que ... ce soit perdu, perdu sans remède!
+
+--Oui!
+
+--Vous avez été trompé?
+
+--Je voudrais vous répondre que non, car j'ai, moi aussi, de
+l'amour-propre.... Enfin, mettons que j'aie été trompé....
+
+--Ah! mais ... où allons-nous prendre notre retraite?
+
+--J'ai pensé, cette nuit, que peut-être il vous agréerait, comme à
+moi, de vous rapprocher des tombes qui nous sont chères. Alors ... les
+Batignolles?... Le cimetière Montmartre est tout près de là.
+
+--Les Batignolles! Pourquoi pas? Répliqua sans hésiter la comtesse.
+
+--Laisse-moi t'admirer! dit Paul en couvrant de baisers les mains de
+Blanche.
+
+La liquidation de M. et de Mme de Breuilly fut prompte et cruelle.
+En voulant réserver les objets auxquels se rattachaient de précieux
+souvenirs, Paul et Blanche s'aperçurent qu'à ce compte ils
+n'abandonneraient aux tapissiers que des banquettes. On attaqua la
+réserve en fermant les yeux, de peur de s'attendrir, et le mobilier
+tout entier, sauf les portraits de famille et quelques meubles
+personnels, y passa. Le poney de François était vendu à Hercule, les
+deux lits de François et de sa soeur, avec les armes du premier et les
+poupées de Louise, furent conservés comme reliques.
+
+Ces émotions, sans cesse renaissantes pendant huit jours, firent ployer
+la taille encore si droite de Paul, comme sous un invisible fardeau. Mais
+son chagrin n'était pas borné à l'abandon de son hôtel. Il en avait un
+autre dont il ne parlait à personne.
+
+Les Anglais meurent du spleen, qui n'a pas de larmes et qui n'a pas
+d'objet. Les Allemands ne connaissent en général, de la douleur, que les
+phrases à effet et les libations posthumes. Seuls, les Français, qui
+passent pour légers, peuvent devenir fous de chagrin ou en mourir.
+
+Le logis que Paul de Breuilly loua aux Batignolles, après avoir vendu le
+petit palais de la rue de Verneuil, était situé rue de la Condamine.
+C'était un modeste rez-de-chaussée, sur un perron de dix marches, entre
+cour et jardin. Le jardinet, au midi, séparé, par ses murs d'espaliers,
+des jardins du voisinage; la cour, au nord, ayant un puits, un poulailler
+et des plantes grimpantes.
+
+Les lits des enfants, dans deux jolies mansardes, demeurèrent faits,
+comme si ces êtres si chers étaient attendus. Les divers souvenirs qui
+restaient d'eux furent groupés à leur chevet: des nippes, des jouets,
+des cheveux coupés à différents âges, sur des têtes blondes ou brunes,
+et enchâssés dans des médaillons, au-dessous de photographies.
+
+Le matin, en se levant, Paul s'occupait avant tout de Blanche, la
+grondait amicalement s'il lui trouvait les yeux rougis par l'insomnie ou
+par les pleurs. Puis, après un déjeuner frugal, il s'occupait du jardin.
+
+Une servante unique avait remplacé chez le comte cinq ou six domestiques.
+Dès que la maisonnette était en ordre, Paul et Blanche, dans deux pièces
+contiguës, séparées seulement par une porte ouverte où flottait un
+lambeau de vieille tapisserie de Beauvais, essayaient de s'intéresser à
+quelque travail. Paul s'occupait des livres en petit nombre dont il
+n'avait pas consenti à se séparer, Blanche brodait ou le plus souvent
+raccommodait elle-même le linge de la famille. Le soir, la musique
+rapprochait aussi les deux époux, qui s'étaient ordonné à eux-mêmes de
+faire face à la vie en braves, et de ne point s'assassiner mutuellement
+de leur douleur.
+
+Mais, n'ayant plus de chevaux, Paul n'avait pas moins besoin d'exercice,
+et même d'exercices violents, pour conserver sa santé, altérée par les
+épreuves. Il s'imposait pour ainsi dire des marches forcées. Blanche
+était la première à l'y engager, quand il les oubliait, bien qu'elle fût
+portée à mesurer, par un reste d'inquiétude jalouse, les heures que son
+mari passait dehors. Mais les heures de ces absences n'étaient pas fixes.
+Il n'y avait donc point de convention entre la mystérieuse inconnue et
+lui. Blanche évita longtemps de revenir, avec Paul, sur les causes de sa
+ruine, parce qu'elle sentait que son mari était humilié d'avoir perdu sa
+fortune. Jamais elle ne s'était beaucoup occupée des questions d'argent.
+Cette négligence est assez fréquente chez les femmes nées au milieu du
+luxe, et qui ont pour mari un homme incapable d'aventurer le commun
+patrimoine. Cependant la question devait renaître, surtout depuis que
+Paul et Blanche faisaient ensemble assaut d'économie.
+
+--Vous saurez une fois, ma chère amie, dit Paul, comment un désastre
+financier est venu s'ajouter à nos autres désastres; mais je vous demande
+en grâce la permission de choisir l'heure de cette confession. Qu'il
+vous suffise de savoir positivement qu'elle vous sera faite. Reconnaissez
+qu'il me serait plus doux de m'exécuter sur ce point, si j'avais une fois
+réussi à réparer cette brèche. Eh bien! je ne veux pas encore désespérer.
+
+Mais rien ne changeait dans le régime austère des deux reclus, et,
+quoique certaines amitiés anciennes leur fussent demeurées aussi
+fidèles rue de la Condamine que rue de Verneuil, quoique, tous les mardis
+et tous les jeudis, quelques voyageurs d'outre-Seine vinssent faire
+stopper leurs chevaux devant la petite grille de l'ermitage, la mélancolie
+de Paul semblait s'augmenter, et ses longues promenades hygiéniques
+devenaient plus rares.
+
+La capitulation suprême semblait entrer peu à peu dans la pensée de ce
+Courageux champion. Il se plaignait par instants de palpitations
+violentes et prolongées, mais, sans consentir à voir aucun médecin.
+
+Enfin, la maladie éclata.
+
+Le docteur de la famille, Billardel, le fameux sceptique, habitué du café
+Procope, ancien convive de Paul et son contradicteur en matière de
+religion, de politique et d'économie sociale, fut appelé par Mme de
+Breuilly, qui avait autant de confiance dans l'amitié et dans l'habileté
+de l'homme que d'aversion pour ses opinions. Billardel inventa une
+maladie nerveuse sans gravité, ordonna des boulettes de mie de pain, sous
+des noms scientifiques; mais il dit à la comtesse, en sortant:
+
+--M. de Breuilly n'a qu'un seul mal, dont je ne guéris, il est vrai
+personne: il meurt de chagrin.
+
+--De quel chagrin? demanda vivement Blanche.
+
+--Cherchez, madame! vous trouverez peut-être. Les femmes s'y entendent
+mieux que les médecins.
+
+--A son âge, ce ne serait pas?...
+
+--Pourquoi non? riposta Billardel. Il n'y a pas d'âge pour cela!
+
+Retirée dans sa chambre, Blanche se prit la tête à deux mains, demandant
+Un miracle à Dieu.
+
+Mais elle ne pouvait exiger de Dieu qu'il lui donnât, à son âge, un
+troisième enfant, ni qu'il fit trouver à la femme légitime sa rivale
+aimable.
+
+Cependant, en retournant auprès de Paul, Blanche lui dit avec la
+résignation d'une martyre:
+
+--Vous êtes triste, mon bon ami, accablé, ennuyé surtout. Je ne suffis
+pas pour vous distraire. Le docteur veut absolument pour vous de la
+distraction. Y aurait-il quelqu'un dont la société vous amuserait?
+
+Paul regarda fixement Mme de Breuilly et ne répondit rien d'abord. Puis
+il parla:
+
+--Tant de générosité, dit-il, ne restera pas sans récompense. Oui, il y a
+quelqu'un que j’aimerais à voir. Mais ce quelqu’un, tu ne le connais pas.
+
+--Comment ne me l'avez-vous pas présenté?
+
+--Ce quelqu'un...
+
+Mais il n'acheva point, et sa tête s'inclina sur sa poitrine.
+
+--Est-ce un homme ou une femme?
+
+--Ne me demande rien, Blanche.
+
+--Mais encore...
+
+Paul ne sortit point de son mutisme. Il sembla à sa femme qu'il étouffait,
+car il rougit excessivement.
+
+Il étendit la main, comme s'il cherchait un breuvage. Blanche lui tendit
+un verre d'eau sucrée placé sur un guéridon à quelques pas de lui.
+
+--Puisque vous ne pouvez me parler de cela, je vais, dit Blanche dès
+qu'elle vit son mari plus calme, je vais vous donner un exemple que vous
+suivrez certainement, car l'aveu à vous faire me coûte probablement
+encore plus que l'aveu que je vous demande.
+
+Paul tressaillit et sembla se ranimer tout à fait.
+
+--Il y a, reprit Mme de Breuilly, dix jours que vous gardez la chambre.
+Le cinquième jour, on frappa timidement à la porte du vestibule. Par un
+coup d'oeil jeté vers la grille, je m'aperçus qu'elle n'était pas fermée.
+Annette, notre unique servante était sans doute sortie pour un instant.
+J'ouvris la porte du vestibule, et une dame voilée parut devant moi. Elle
+paraissait fort troublée.
+
+--Que souhaitez-vous, madame? Lui demandai-je.
+
+--Mon mari, n'ayant pas vu M. de Breuilly depuis quelques jours, m'a
+chargée de prendre de ses nouvelles.
+
+--A qui ai-je l'honneur de parler, madame?
+
+Pour toute réponse, la dame voilée me tendit une carte écrite à la main
+sur laquelle je lus: _Laure Widmer_.
+
+--Mon mari, lui dis-je alors, est plutôt indisposé que malade. Il ne
+saurait vous recevoir, il repose en ce moment. Je mentais, mon cher Paul!
+J'avais pour excuse d'avoir déjà reconnu sous son voile la dame ... du
+bois de Boulogne!
+
+
+
+
+V
+
+
+A cet aveu de Blanche, un pli soucieux crispa le front et les lèvres du
+malade. Mais Blanche continua:
+
+--Je mentais! je promis à la dame de vous remettre sa carte, et j'étais
+résolue déjà à ne point le faire. Quelle était ma pensée? Celle d'écarter
+de la voie douloureuse où je marche, une pierre de plus... Je cédais à
+mon aversion instinctive de femme pour une autre femme, plus jeune, plus
+belle et qui me paraissait vous aimer... Pour abréger, et sans offrir à
+la dame d'entrer, ce qui était peu courtois, je dis à l'inconnue que
+votre première sortie serait pour rendre à son mari cette visite, et je
+la congédiai. Par bonheur pour le succès de mon mensonge, Annette ne
+rentra que lorsque la visiteuse était déjà loin. Voilà mon péché, sans
+réticence aucune. Et maintenant, la dame du Bois, la dame au voile qui se
+dit être Laure Widmer, est peut-être justement la personne dont l'absence
+vous cause tant d'ennui, et que vous souhaiteriez voir auprès de vous.
+Dois-je, en expiation de ma faute, aller la chercher?
+
+--Vous n'avez pas conservé cette carte? demanda Paul, dont les mains se
+tordaient avec une agitation fiévreuse.
+
+--Je l'ai brûlée sur-le-champ! Répliqua Blanche sans hésiter.
+
+--Voici, dit alors le comte après une méditation douloureuse: j'ai à
+choisir entre de nouvelles réticences vis-à-vis de vous (je ne dis pas
+mensonges, car je n'ai pas conscience de vous avoir jamais menti!) et
+le récit complet d'une chose que mon orgueil et le respect de vos
+sentiments pour moi m'engageaient à ne point vous faire. Avant de vous
+initier à des circonstances de moins d'intérêt pour vous que vous ne
+l'imaginez, je voudrais avoir terminé une oeuvre entreprise dans un but
+qui m'honore, veuillez le croire. Eh bien! voulez-vous me faire encore
+quelques mois de crédit? Je laisse cela à votre entière discrétion.
+Parlez! Quant à aller chercher Laure Widmer, je vous en dispense. Je la
+verrai, quand je serai en état de sortir. En attendant, je vais lui
+adresser quelques lignes que vous lirez, et que vous ne ferez jeter
+à la poste que si vous en approuvez la teneur.
+
+--J'attendrai le temps qu'il vous plaira, mon ami; et je mettrai moi-même
+votre lettre à la poste sans l'avoir lue.
+
+--J'exige que vous la lisiez!
+
+Paul parlait très fermement.
+
+--Je vous obéirai, répliqua Mme de Breuilly en baissant la tête.
+
+--C'est bien, dit le comte, en congédiant sa femme d'un geste un peu
+impatient.
+
+Elle se retira sans ajouter un mot.
+
+Paul, sans plus attendre, se mit à son bureau et, écrivit, non pas comme
+les comédiens écrivent ou feignent d'écrire quand ils sont en scène,
+mais avec une difficulté extrême, cherchant et ne trouvant pas ses mots.
+
+Enfin, après une série de projets, raturés les uns après les autres, il
+parut s'arrêter à une rédaction, qu'il relut plusieurs fois avant de
+l'adopter définitivement.
+
+Sur ces entrefaites, Hercule de Charaintru, qui n'avait pas abandonné
+non plus les exilés de Batignolles, arriva rue de la Condamine avec son
+habituel et si merveilleux à-propos.
+
+Il fut reçu d'abord par Mme de Breuilly, beaucoup trop troublée pour
+bénir l'arrivée du personnage en pareil moment.
+
+--Cette fois, dit-il, ayant une lieue de poste à courir pour visiter mes
+amis, je me suis botté et éperonné comme vous voyez, et j'ai fait l'étape
+sur mon poney, au lieu de me voiturer en coupé. Il est délicieux, ce
+petit cheval-là, et je ne l'ai pas payé trop cher à votre mari.
+
+--Vous auriez pu le faire entrer dans la cour, dit Blanche.
+
+--Ah! mon groom est resté à la porte avec les deux chevaux. Puis-je être
+admis à l'honneur de visiter notre savant dans le sanctuaire de ses
+livres?
+
+Et sans attendre la réponse de Blanche, il se dirigea vers le cabinet
+De son ami. C'est à regret que Paul, ayant reconnu sa voix, lui cria
+d'entrer.
+
+--Mon excellent ami, dit Hercule, je vous dérange évidemment; mais je
+tenais à vous faire les remerciements que je vous dois, tant pour le
+cheval que pour une affaire plus grave, vous savez?
+
+--Bonjour, Charaintru. Entrez donc, je suis enchanté de vous voir.
+
+--Ce que vous faites là est donc d'une gaieté médiocre, puisque c'est
+encore moins amusant que moi?
+
+--Très médiocre, mais il y a sur la terre où nous sommes des obligations
+de force majeure, et dame...
+
+--D'abord, il y a les obligations d'Orléans...
+
+--Vous en avez? Vous êtes bien heureux...
+
+--J'en ai, parce que je viens d'en acheter, quoiqu'elles ne soient pas à
+bas prix; mais, après avoir été remboursé par Berwick de mes 150,000
+francs, suivant votre prophétie, et m'étant tâté depuis lors pour
+trouver un bon emploi, je ne me suis décidé qu'hier à celui-ci, et je
+vous en apportais la nouvelle.
+
+--Vous mettez du temps à réfléchir, mon cher; car ce remboursement
+remonte, je crois, à l'époque de mon déménagement?
+
+Charaintru, en rentrant chez son ami, avait naturellement, par égard pour
+Blanche, laissé la porte du salon ouverte, en sorte que Mme de Breuilly
+était en tiers, sans le vouloir positivement, dans cette conversation.
+Elle ne put rien perdre, quand même elle l'aurait souhaité, du bavardage
+d'Hercule qui, s'étant offert un siège à lui-même en se mettant à cheval
+sur une chaise, continua de son ton de fausset:
+
+--Vous aviez dit vrai, et il paraît que le banquier en question a trouvé
+à temps de quoi payer ses chevaux neufs et son landau bleu. Son aimable
+femme a pu continuer à fréquenter le bois dans ce gracieux équipage et en
+dépit des médisances, ni madame Berwick, ni la caisse de monsieur Berwick
+n'ont perdu leur réputation. On prête à une amitié désintéressée; cette
+réouverture du Pactole....
+
+Paul regardait fixement Charaintru, et son regard sévère conviait
+vainement Hercule à s'arrêter.
+
+--Est-ce par ironie ou par conviction, lui demanda-t-il enfin, que vous
+parlez d'une amitié désintéressée?
+
+--Moi, répliqua Charaintru, je nie les immolations absolues. Ne fût-ce
+que par un sourire, une jolie femme sait toujours reconnaître les
+services qu'on lui rend, et...
+
+Ici la voix de Mme de Breuilly se fit entendre pour dire d'un ton
+sardonique:
+
+--N'est-ce pas un peu cher, un sourire de cent cinquante mille francs?
+
+--II y a des sourires que l'on ne saurait payer, dit courtoisement
+Charaintru, en revenant vers la porte du cabinet, devant laquelle
+Blanche, debout, semblait plus occupée d'un écheveau de soie qu'elle
+dénouait, que du fil de cette causerie.
+
+--Bref, dit Paul avec brusquerie, on veut que madame Berwick ait procuré
+à son mari, par ses beaux yeux, les fonds qui manquaient à la caisse du
+banquier? Et va-t-on jusqu'à nommer l'auteur de ce libre échange?
+
+--On va jusque-là, mais avec des noms si invraisemblables que des paris
+se sont ouverts. D'abord, on ne voit jamais ni Berwick ni aucun de ses
+amis dans le landau bleu; ensuite, les gens qui fréquentent cette maison
+sont généralement des ganaches; non qu'il n'y ait, par le monde, beaucoup
+de ganaches parmi les soupirants d'amour, mais enfin, il y a de ces
+ganaches qui sont au-dessus et au-dessous du soupçon! A défaut d'un
+jeune premier en rage de se ruiner, il faudrait un vieux beau en rupture
+de ban conjugal. Les vieux beaux sont quelquefois très généreux...
+
+--Ah ça! interrompit M. de Breuilly, est-ce pour nous raconter ces
+hypothèses outrageantes pour une femme qui n'a jamais fait parler d'elle,
+que vous êtes venu en poste de la rue d'Anjou à la rue de la Condamine?
+
+Paul était d'autant plus impatient de clore l'incident, que Blanche
+paraissait plus pâle et plus troublée depuis que Charaintru avait pris
+la parole.
+
+--Non, répliqua Charaintru; je voulais aussi reconnaître le service si
+grand que vous m'avez rendu, en vous donnant à mon tour un conseil pour
+rétablir votre fortune.
+
+--Ah! parlez! dit Blanche, cela ne serait pas de refus. Si ce conseil est
+bon, je vous remets tous vos petits péchés.
+
+--Voici! dit Hercule. Berwick monte une affaire dans laquelle je serai
+compris; il serait aisé sans doute à Paul de s'y faire comprendre. Une
+affaire de la force de vingt mille chevaux: la concession des fumiers
+de la ville de Paris!
+
+--Je suis bien revenu des affaires, dit M. de Breuilly en souriant
+tristement, et il me serait d'autant plus difficile de souscrire à
+aucune, que le peu qui me reste ne m'appartient pas.
+
+--Si vous avez de ces scrupules, repartit Hercule, madame pourrait ne pas
+les avoir, et je suis sûr qu'avec ses capitaux personnels, elle serait
+ravie de vous enrichir.
+
+--Mon ami, dit froidement M. de Breuilly, ces distinctions sont hors de
+saison chez nous. II ne faut parler ni de corde dans la maison d'un
+pendu, ni de spéculation dans la maison d'un homme ruiné. D'ailleurs, en
+me mêlant des entreprises de votre banquier, je craindrais à juste raison
+d'être considéré par les vipères de vos amis, comme «un vieux beau» en
+quête d'un sourire de Madame Berwick, et je serais désolé de compromettre
+en rien son honneur. Brisons donc là et, si les fleurs de notre jardin
+sont dignes d'un regard de vous, priez madame de vous les montrer, tandis
+que j'achève une lettre pressante.
+
+Cette lettre, si malencontreusement interrompue par la visite du petit
+vicomte, était définitivement ainsi conçue:
+
+«Madame,
+
+«Madame de Breuilly m'a fait part d'une démarche obligeante que vous avez
+faite au cours de mon indisposition, de la part de votre mari et de la
+vôtre, pour prendre des nouvelles de ma santé.
+
+«J'ai différé de jour en jour l'expression de ma gratitude, espérant me
+trouver assez rétabli pour vous la porter moi-même. Malheureusement il
+n'en est rien encore.
+
+«Dès que je le pourrai, je prendrai, en allant vous visiter, la liberté
+de vous présenter madame de Breuilly, flattée de connaître personnellement
+une famille dont les ascendants firent à ma première jeunesse un aimable
+accueil lorsque je visitais l'Allemagne.
+
+«Daignez, je vous prie, madame, agréer, etc.
+
+«PAUL DE BREUILLY.»
+
+A la suite de la visite de Charaintru, M. de Breuilly présenta
+gracieusement à sa femme une enveloppe à l'adresse de Mme Laure Widmer.
+Non moins gracieusement, Blanche la rendit à son mari, sans l'avoir
+ouverte.
+
+--Vous oubliez nos conventions, lui dit-il.
+
+--Soit, dit Mme de Breuilly en s'exécutant.
+
+Et elle ajouta en riant: Je vais même la clore pour plus de sûreté.
+Alors, elle mouilla la gomme de l'enveloppe, la posa sur le marbre de la
+cheminée et elle retourna paisiblement à sa broderie.
+
+A compter de ce moment, la pensée de Paul sembla se rasséréner; sa santé
+en éprouva le contre-coup favorable, et peu de temps après il était en
+pleine convalescence.
+
+
+
+
+VI
+
+
+Un matin de printemps de l'année 1873, Paul de Breuilly, habitant alors
+la rue de Verneuil, arpentait, à dix heures du matin, la contre-allée de
+l'avenue Gabrielle aux Champs-Elysées. Le temps était gris et douteux,
+contrastant avec les primeurs de la végétation parisienne, souvent
+surprise en pleine éclosion par des avalanches de neige. Les piétons et
+les cavaliers étaient si rares que le comte, par moments, aurait pu se
+croire dans une ville morte. Il marchait pour marcher. Les grandes
+douleurs ont souvent de ces besoins et de ces fantaisies gymnastiques.
+Comme il allait, sans but déterminé, devant lui, se tenant droit et
+cambrant son parapluie sous son bras d'un air qu'il voulait rendre
+dispos, il se trouva face à face avec une jeune femme, mince et blonde
+et, malgré la discrétion d'un voile brun, assez visiblement jolie pour
+rendre Paul attentif à ses traits.
+
+Mais elle ne se bornait point à être jolie. M. de Breuilly, en
+l'examinant, lui trouva une ressemblance qui l'intrigua, l'émut; et s'il
+n'avait pas été un homme déjà mûr, à qui ces caprices ne sont plus
+permis, il se serait attaché aux pas de l'inconnue.
+
+A part l'instant si court où les yeux de l'un et de l'autre se
+rencontrèrent et se confondirent, la jeune personne marchait l'oeil en
+terre, et l'élégante simplicité de sa mise et de sa tournure faisait
+écarter de prime abord toute idée d'intrigue vulgaire.
+
+Elle tenait dans sa petite main gantée de suède un mouchoir brodé; sous
+le regard du passant, elle raffermit sa marche, cacha son mouchoir et
+accéléra le pas, en baissant les yeux, qu'elle avait fort grands.
+
+Paul fut frappé de cette rencontre, sans s'expliquer pourquoi.
+
+Il passa, s'efforçant de n'y plus penser.
+
+Il ne put y parvenir. L'image s'était comme fixée dans sa mémoire; elle
+Eclipsait le reste, comme ce disque fauve qui persiste dans notre œil
+fermé, après que nous avons considéré le soleil.
+
+Paul avança jusqu'à l'embouchure de la rue de Ponthieu, puis il revint
+sur ses pas. A la hauteur de la grille de l'ambassade anglaise, il se
+trouva vis-à-vis de la jeune dame, revenant, elle aussi, en sens opposé.
+
+Les deux promeneurs, surpris de leur double rencontre, allaient se perdre
+de vue, quand Paul remarqua, à vingt pas derrière la dame, le mouchoir
+brodé qu'il avait vu à la main de la dame une première fois. Il alla le
+ramasser, sans rien dire, puis, hâtant le pas, il rejoignit la promeneuse
+et le lui offrit en se découvrant.
+
+--Ce mouchoir marqué L. B. est-il à vous, madame? demanda-t-il d'un ton
+respectueux.
+
+La jeune femme reconnut le mouchoir, le prit vivement et balbutia un
+Remerciement plein de confusion.
+
+--Vous vous appelez Léontine, Louise ou Laure? ajouta galamment M. de
+Breuilly désireux de prolonger la conversation.
+
+--Je m'appelle Laure en effet ... mais peu importe!
+
+Elle salua de la tête et allait fuir.
+
+--Non! reprit le comte, vous êtes moins pressée de partir qu'il ne vous
+convient de le paraître! Un sentiment que nous ne nous expliquons pas
+nous a fait l'un et l'autre revenir sur nos pas... Il y a entre nous un
+air de famille extraordinaire, convenez-en! Il est impossible que vous
+n'en ayez pas été frappée comme moi. A votre âge, vous pourriez être ma
+fille, et vous ne me prenez pas, je l'espère, pour un de ces malotrus
+qui abordent sans cause une dame dans la rue!
+
+--J'avoue, monsieur, avoir été frappée comme vous de cet air de famille
+dont vous parlez; mais comment rendrais-je excusable pour l'oeil du monde
+la folie que j'aurais de causer plus longtemps avec vous? Vous-même,
+vous vous méprendriez sur ce que je suis...
+
+Elle hésita un instant, puis, cédant à une curiosité dont elle ne fut pas
+maîtresse:
+
+--Mais à qui ai-je honneur de parler? demanda la jeune femme.
+
+Paul se nomma sur-le-champ. Son interlocutrice changea de couleur.
+
+--Consentiriez-vous à être présenté à mon mari? demanda-t-elle à
+brûle-pour-point.
+
+--Sans doute, madame, répondit le gentilhomme, qui ne désirait rien de
+plus que de rendre nette cette situation étrange.
+
+--Vous avez sans doute rencontré autrefois une famille de Lussan?
+
+Ce fut au tour de Paul de se troubler.
+
+--Vous auriez connu ... Charlotte? fit-il en pâlissant?
+
+--J'ai été élevée, répondit-elle, en face de votre portrait.
+
+--Comment donc, de prime abord, ne m'avez-vous pas reconnu?
+
+--Qui vous dit, au contraire, que telle n'ait pas été ma première pensée?
+
+--Mais, qui êtes-vous, madame, par rapport à Mme de Lussan?
+
+--Sa petite-fille!
+
+--Et votre mère?
+
+--Écoutez, monsieur de Breuilly; vous savez comment les de Lussan se
+trouvaient en Saxe depuis 1832? A la suite des événements de la duchesse
+de Berry, étant du nombre des familles françaises compromises dans cette
+insurrection, la famille de Lussan émigra et s'établit à Dresde. M. et
+Mme de Lussan, mes grands parents, y devinrent le centre d'une autre et
+Plus ancienne émigration datant de la révocation de l'édit de Nantes.
+Leur fille, Charlotte, était âgée de huit ans. Elle avait dix-huit ans en
+1842, quand elle se maria...
+
+--Passons! interrompit le comte de Breuilly en faisant le geste d'écarter
+un nuage appesanti sur son front.
+
+--De cette union naquit en 1843 une petite fille Laure, que vous avez
+devant vous...
+
+--Vous vous appelez Laure ... Widmer! demanda le comte très bas et comme
+si ce nom de Widmer lui serrait la gorge.
+
+--C'est ce nom que j'ai porté jusqu'au jour de mon propre mariage avec
+M. Berwick, à qui j'aurai le plaisir de vous présenter.
+
+--Mais votre mère, Charlotte de Lussan?
+
+--A rendu son âme à Dieu, en 1846, trois ans après m'avoir mis au monde.
+Vous l'ignoriez?
+
+--Hélas! murmura Paul en creusant le sable de l'allée du bout de son
+parapluie, elle est morte sans que je l'aie revue!
+
+--Elle est morte veuve....
+
+--Elle a été libre? s'écria Paul dont les yeux s'humectèrent.
+
+II y avait un banc à quelques pas de l'endroit où Laure et le comte
+causaient debout. Il s'approcha du banc et y tomba plutôt qu'il ne s'y
+assit.
+
+--Votre place est là! dit-il à la jeune femme après cinq minutes
+d'accablement, ici, à ma gauche, Laure, près de ce coeur dont vous venez
+de rouvrir les blessures!
+
+--Monsieur, repartit Laure, interdite, nous sommes ici en public. Nous ne
+sommes pas censés nous connaître, et....
+
+--Ne pas nous connaître! La fille de Charlotte et moi! Mais vous me
+rappelez, mon enfant, aux réalités présentes. Je ne vous avais jamais
+vue, puisque vous n'étiez pas encore de ce monde, quand j'étais à Dresde
+et qu'un drame ignoré de vous, j'espère.... Enfin, Charlotte a pu me
+croire mort! Elle vous a pourtant légué quelque sympathie pour mon
+souvenir, puisque mon portrait, conservé par elle, a été longtemps
+conservé par vous?
+
+--Un jour d'égarement n'est pas un crime?
+
+--Ah! vous saviez?... J'aurais dû mourir alors!
+
+Sans prolonger l'entretien, Paul se leva en s'excusant d'être demeuré
+assis un instant devant Mme Berwick. Puis, se découvrant, il fit à la
+jeune femme un salut profond.
+
+--J'espère, madame, vous revoir avant longtemps.
+
+--Rue d'Anjou-Saint-Honoré. n° 19, répondit Laure en rendant son salut
+à Paul.
+
+Paul se rassit dès que Laure se fut éloignée, et, les yeux fixés sur
+l'empreinte des petites bottines de la fille de Charlotte dans la terre
+humide, il revécut en une demi-heure toutes les émotions de sa vie
+passée.
+
+Enfin, il se leva avec effort pour retourner chez lui.
+
+--Morte veuve, un an après mon mariage!... répétait-il par instants. Elle
+m'attendit peut-être! Elle ne serait pas morte si elle avait appris que
+je vivais encore!... Oui, décidément, le suicide est un crime. Si je
+n'avais subi le coupable entraînement de Werther, épris d'une autre
+Charlotte, si je n'avais pas voulu venger sur moi-même l'union conclue
+entre ma Charlotte et ce Widmer, mon rival n'en serait pas moins mort
+quelques années après, et au lieu d'un souvenir de sang, j'aurais laissé
+à ma bien-aimée un souvenir aimable; elle aurait gardé cette foi qui fait
+vivre. Nous nous serions cherchés et retrouvés aisément sans doute, et
+notre bonheur à deux, couronnant ma patience, aurait prolongé ses jours!
+Et aujourd'hui je retrouve cette enfant qui me semble tout moi, ou plutôt
+un mélange de mes traits et des traits de sa pauvre mère! Elle a mon
+profil et ses yeux?... J'ai perdu les autres! celui-là seul me reste. Ah!
+comme je vais l'aimer, cette Laure, cette épave de ma jeunesse! L'aimer,
+et la pauvre Blanche que dira-t-elle?... Mon devoir impérieux est de me
+taire, car Blanche ne pourra aimer Laure!
+
+M. de Breuilly était visiblement agité en rentrant rue de Verneuil, et
+bien qu'il se contînt en face de Blanche, à l'animation de ses yeux, sa
+femme imagina aisément qu'il avait fait une rencontre extraordinaire.
+Mais il ne répondit point aux questions que Blanche lui adressait au
+sujet de sa promenade, et Paul rentra peu à peu dans l'apparente
+monotonie de ses pensées et de ses occupations.
+
+Dans les jours qui suivirent, il reçut une lettre de Gustave Mayran,
+datée de Tarbes. M. Mayran, général de brigade, entretenait son ancien
+compagnon d'armes du désir qu'il éprouvait de se rapprocher de Paris et
+des difficultés de ce changement. Il priait Paul, qui avait conservé dans
+l'armée de vieilles amitiés, de s'occuper de lui.
+
+Paul et Gustave avaient servi ensemble en Algérie, sous le maréchal
+Bugeaud, et Blanche salua avec joie le changement que ces réminiscences
+apporteraient au cours des idées de son mari.
+
+Elle-même se souvenait avec plaisir que, n'étant pas encore mariée, elle
+avait suivi, de loin, avec un anxieux intérêt, le jeune militaire dans
+ses campagnes.
+
+Paul de Breuilly était sous les ordres du colonel de Montagnac, qui périt
+en héros à Sidi-Ibrahim, avec la plupart de ses compagnons. Il fut de ces
+quatre-vingt-trois hommes qui, bloqués par les Arabes dans un marabout,
+y épuisèrent leurs vivres et leurs munitions, et, après trois jours de
+lutte désespérée, tentèrent une trouée à la baïonnette.
+
+Paul fut un des treize qui parvinrent seuls à se sauver. Après un pareil
+Fait d'armes, il fut décoré.
+
+Il continua à se distinguer dans les rangs des colonnes conduites par les
+Généraux Bedeau, de Mac-Mahon et Lamoricière.
+
+Après la défaite d'Abd-el-Kader, Paul, devenu lieutenant, fut désigné
+pour faire partie de l'escorte de l'émir prisonnier, envoyé à
+Djemma-Gazahouat.
+
+La conquête de l'Algérie une fois terminée, Paul de Breuilly demanda son
+changement, et il débarquait à Toulon, le 29 décembre 1847, en même temps
+que l'émir prisonnier.
+
+Ce fut une grande joie pour Blanche que de revoir en congé ce jeune
+Lieutenant échappé à tant de périls.
+
+Paul de Breuilly servit jusqu'à la fin de la guerre de Crimée et se
+retira avec le grade de capitaine.
+
+Il s'était marié dans l'intervalle, en 1850, et il était père de
+François, né en 1851.
+
+Ces souvenirs animèrent pendant quelques jours la solitude de la rue de
+Verneuil sans faire oublier sa rencontre avec Laure Widmer.
+
+
+
+
+VII
+
+
+Ainsi s'ouvrit, du printemps 1873 jusque vers le milieu de l'année 1874,
+cette ère singulière pour un homme de l'humeur de Paul, d'une vie morale
+en partie double.
+
+Chez lui, il était le mari qui console sa femme et qui pleure avec elle
+ses enfants. Hors de chez lui, il était l'amant, vivant du souvenir de
+sa maîtresse et la retrouvant dans une fille, dont les beaux yeux le
+rattachaient à l'existence.
+
+Il se fit présenter, en effet, peu de jours après la rencontre aux
+Champs-Elysées, à ce Berwick, le petit noir, comme Charaintru l'appela
+plus tard, et qui n'était autre qu'un juif allemand de la plus belle eau.
+
+Paul tomba des nues en l'apercevant, tant le financier cynique était
+caractérisé par la physionomie, le geste, l'accent grasseyant de ce
+Gobseck bavarois. Trop âgé pour sa femme, Berwick appartenait à la secte
+Des ramoneurs. D'une mèche de cheveux abondante, ingénieusement détournée
+de sa destination primitive, qui était de garnir l'occiput, il se
+faisait, à l'aide de son coiffeur et de beaucoup de pommade, un toupet
+tout entier. Cette mèche providentielle revenait par devant couper, d'un
+bandeau noir de jais, un front déjà trop bas et qui faisait songer aux
+batraciens. L'oeil bouffi et protubérant appartenait bien à cette
+dernière espèce. Comme les Tartares, Berwick devait voir derrière lui,
+sans tourner la tête. Son menton exprimait la brutalité, comme son nez
+pointu marquait une finesse de renard. Il avait les doigts carrés, les
+mains courtes et velues.
+
+Paul regarda tour à tour Laure et Berwick, et il comprit que l'orpheline
+était tombée dans un piège et avait été sacrifiée à quelque spéculation;
+mais il ne pouvait s'en expliquer avec elle.
+
+Quant à Berwick, il ne vit dans la connaissance inattendue que Laure lui
+Faisait faire, que la pêche miraculeuse d'un client. Le jour où Paul
+franchit le seuil de cette demeure, la maison Berwick savait que M. de
+Breuilly était riche, et que le moyen probable de le faire financer était
+de jouer de la flûte des souvenirs. Berwick ne savait pas et ne pouvait
+savoir qu'une vingtaine d'années auparavant un monsieur français avait
+tenté de se suicider par amour pour sa belle-mère, Charlotte Widmer, que
+lui, Berwick, n'avait jamais connue.
+
+Mais de prime abord la cicatrice formidable que Paul avait au menton,
+puisque la balle d'un pistolet lui avait brisé la mâchoire, intrigua
+vivement le banquier. Il questionna sa femme. Celle-ci ne savait rien,
+sinon que peut-être un duel de jeunesse avait provoqué l'accident; elle
+ne pouvait en assigner la date.
+
+Le portrait de M. de Breuilly, que Laure conservait toujours, ne
+mentionnait pas cette cicatrice; mais enfin ce Paul, qui était riche,
+qui avait été militaire, devait avoir la tête chaude, un caractère
+violent, sous les dehors d'un homme très bien élevé, II fallait le
+ménager, ne l'irriter en rien. Telle fut l'opinion de Berwick.
+
+De son côté, Paul se fit de bois vis-à-vis d'un homme qui lui était
+antipathique; car il était résolu à se lier intimement avec Laure à tout
+prix. Il parvint même, en quelques semaines, à faire croire à Berwick
+que ses discours sur les opérations de Bourse l’intéressaient infiniment.
+
+Mais Berwick n'était pas toujours là: il n'y était même presque jamais,
+car il ne trônait au salon que les soirs. Et quand Paul pouvait se rendre
+rue d'Anjou Saint-Honoré, n° 19, c'était justement à l'heure où, dans un
+entresol de la rue Le Peletier, Berwick dépouillait ses carnets et
+faisait son courrier. Laure était grande musicienne, et Paul bon
+violoniste. Tous deux passaient chaque jour quelques instants délicieux.
+
+Lorsque Paul prenait congé de Laure pour retourner rue de Verneuil,
+l'image de la jeune femme l'y suivait, tout comme celle de Charlotte
+l'avait suivi autrefois de Dresde à Freyberg, quand il retournait dans
+cette dernière ville pour y continuer ses études scientifiques.
+
+La musique qu'il venait de faire avec Laure et qui remplissait encore ses
+Oreilles tout le long du chemin, était justement celle que Charlotte et
+lui retrouvaient jadis sous leurs doigts, dans les soirées fréquentes
+qu'ils passaient ensemble.
+
+Cette musique fût longtemps le seul langage qu'en présence de Widmer se
+Permit leur amour, car Paul respectait le toit conjugal autant que
+Charlotte le respectait elle-même. Mais un jour vint où, dans un moment
+d'égarement et de passion, Charlotte oublia qu elle était épouse. Elle
+devint enceinte. Épouvantée, comprenant enfin l'étendue de sa faute, elle
+conjura son amant de partir et de l'oublier.
+
+Voyant toutes ses supplications se briser devant l'inflexible résolution
+de Charlotte, fou de désespoir, Paul crut alors se rendre à lui-même une
+cruelle justice en tentant de se supprimer.
+
+Ainsi ramené, à tant d'années de distance, aux émotions d'alors, M. de
+Breuilly retrouvait, toutes les émotions qu'il avait traversées à vingt
+ans, et condamnait tous les raisonnements qu'il s'était faits pour
+en arriver à se brûler la cervelle. Le nouveau Werther, plus ou moins
+fasciné par l'exemple de l'ancien, était tombé dans son sang, mais il
+n'était pas parvenu à se tuer. Après une longue maladie, pendant laquelle
+son état de faiblesse avait fait désespérer de sa raison, emmené dans les
+Alpes, au canton de Schwitz, il y demeura au village d'Einsiedeln, en
+face du couvent célèbre de ce nom. C'est là que la solitude et l'amitié
+des Bénédictins rendirent un peu de calme à son âme en révolte, et il
+reprit, un beau jour, le chemin de la France, de Paris, du foyer
+paternel.
+
+Il crut expier la lâcheté de son suicide en se faisant soldat. La
+campagne d'Algérie offrit à son impatience l'occasion de se distinguer
+et des actions d'éclat, pour lesquelles il fut mis à l'ordre du jour de
+son régiment, l'une lui valut la croix de la Légion d'honneur, et l'autre
+sa première épaulette.
+
+Le mariage de Paul et de Blanche éprouva d'abord quelques difficultés.
+
+Dès longtemps rapprochées par l'amitié, les deux familles avaient de tout
+temps rêvé cette union. De tout temps aussi Blanche en avait caressé le
+projet. Petite fille, elle avait appelé Paul son mari, mais au retour
+d'Allemagne, elle vit bien que l'âme de Paul était ailleurs.
+
+L'attention distraite qu'il accordait à la jeune fille irrita
+l'inclination de cette dernière au lieu de l'amortir. Le culte de
+Blanche redoubla de ferveur quand elle vit Paul en uniforme.
+
+Sous différents prétextes, Paul ajourna longtemps cette union; mais il
+n'avouait point la cause réelle et même il ne l'articula jamais devant
+personne. Enfin, il céda, lorsqu'il se crut assuré de pouvoir faire
+honneur à un engagement, qui était celui de rendre Blanche heureuse.
+
+En 1873, tout avait bien changé. Ce n'était pas de la science qu'elle
+était jalouse, et ce n'était plus des hasards de la guerre qu'elle était
+inquiète.
+
+Elle était inquiète et jalouse d'une rivale dont elle supposait
+l'existence, mais qu'à vrai dire elle ne connaissait pas.
+
+De son côté, Paul évita d'abord de porter devant Laure Berwick aucun
+Jugement sur son mari; mais ce fut elle qui se plaignit d'avoir été
+sacrifiée par son tuteur à des convenances purement matérielles.
+
+Bien loin d'exciter ses plaintes, Paul cherchait à les apaiser.
+
+--Toutes les jeunes filles, disait-il, se forgent un idéal de félicité,
+comme si la vie réelle tenait en réserve pour tous les oiseaux un nid
+environné de fleurs et doublé de soie et de mousse. Il faut en rabattre
+et consentir à ce que les hommes ne soient pas des anges.
+
+--Sans être des anges, répliquait Laure, ils pourraient ne pas être des
+démons.
+
+--L'incompatibilité d'humeur exagère des griefs insignifiants. Mais,
+quand les années ont passé sur certains froissements, l'habitude les
+émousse. On découvre le pouvoir de la patience, et la forme cesse de
+l'emporter sur le fond.
+
+--Excepté, ripostait Laure, quand la forme est brutale et que le fonds
+est mauvais. D'ailleurs, je ne saurais supporter certains outrages! Le
+luxe apparent dans lequel M. Berwick me fait vivre ne peut me cacher les
+moyens qu'il emploie pour le faire durer. Sachez, mon ami, qu'il a été
+souvent à deux doigts de sa perte. Mieux vaut mille fois un bon juif
+qu'un juif prétendu converti. J'ai remarqué que ces modernisés n'ont ni
+les vertus de notre monde, quoiqu'ils s'y rattachent, ni les talents
+spéciaux de la race qu'ils ont reniée. Un franc israélite thésaurise et
+fait fortune; un faux israélite spécule et se ruine. Considérez bien les
+choses et vous verrez cela partout.
+
+Paul ne se paya pas de ces raison. Il voulut mettre sur le compte des
+vapeurs les mélancolies d'une épouse qui n'était pas mère, et plus il
+haïssait Berwick, plus il s'attacha à le bien pénétrer.
+
+Il feignit même, devant Berwick, de trouver Mme Berwick fantasque, et
+Comme rien ne facilite les affaires comme une intimité apparente,
+Berwick, pour transformer Paul en bailleur de fonds, s'appliqua d'abord
+à le transformer en intime ami.
+
+Tandis que le gentilhomme et le banquier se livraient à ces travaux
+d'approche, mais sans qu'ils fussent encore couronnés de succès, il vint
+un jour où Laure éplorée s'écria, sans préambule, en voyant entrer chez
+elle M. de Breuilly:
+
+--Mon ami, venez à mon aide! Sauvez-moi de lui!...
+
+--Qu'y a-t-il donc de nouveau? Demanda Paul.
+
+--Je ne puis vous le dire!
+
+Et la jeune femme se jeta, sans rien ajouter, dans les bras de son père.
+
+Quand elle eut pleuré longtemps:
+
+--J'avais cru, reprit-elle assise à ses côtés, j'avais cru, en vous
+retrouvant, retrouver le bonheur: je m'arrangeais déjà pour en jouir,
+pour le rendre éternel! J'étais, en espérance, délivrée de mes heures
+mortelles, les heures de quatre à six où M. Berwick est partout, excepté
+chez lui, mais sur le point de rentrer. Je me disais: Dans les courts
+jours d'hiver, je sortirai avec mon père, en voiture, et nous irons à
+travers le bois désert ou à travers les rues remplies de boutiques et de
+monde, regardant, causant, voyant sans être vus...
+
+--Oui, c'est charmant, tout cela, répliqua Paul amèrement, mais ma femme,
+mais votre mari seront-ils obligés de comprendre que M. de Breuilly est
+le père d'une femme de trente ans, dont la mère chérie par lui n'a jamais
+été pourtant sa femme?
+
+--Que vole-t-on aux autres quand on ne leur prend rien?
+
+--Mais votre mari aura le droit de penser que notre intimité va plus
+loin.
+
+--Il pensera ce qu'il voudra. Je connais ses relations avec des
+drôlesses, et si je suivais son exemple et même ses inspirations,
+il y a longtemps que ... mais il sera déçu aussi en cela, car je ne
+verrai et ne chercherai en vous que l'ami, que le père!
+
+--Mais enfin, reprit M. de Breuilly, vous m'avez abordé en me disant:
+Sauvez-moi! De quoi parliez-vous?
+
+--D'une chose tellement horrible que je ne trouve pas d'expression pour
+vous la dire? Dussiez-vous feindre et mentir, faites-le parler lui-même!
+
+Après avoir songé profondément à ce que Laure lui demandait, Paul lui
+dit:
+
+--Je crois savoir ce qu'il faut faire. De quelque temps, je vais feindre
+de ne plus m'occuper de vous. Par contre, je verrai de plus en plus votre
+mari, et, me croyant pris dans le filet des spéculations qu'il me
+propose, dussé-je m'associer en apparence jusqu'à ses plaisirs, je
+surprendrai sans doute le secret de ses desseins. Alors, je vous verrai,
+ou je vous écrirai, selon les cas, assuré que je suis d'avance que le
+secret sera gardé, où ma lettre lue et détruite entre le moment où vous
+sortirez de chez vous pour la lire et le moment où vous y rentrerez.
+Adieu donc, ou plutôt au revoir!
+
+Mme Berwick lui répondit:
+
+--Tout ce qu'il vous plaira. Je me fie à vous. Je n'espère qu'en vous!
+
+Cette scène avait lieu dans l'été de 1874.
+
+Laure fut plusieurs jours sans voir M. de Breuilly.
+
+Après quatre heures, ne l'attendant plus, elle sortait en voiture.
+
+Enfin, un jour, au moment précis où son landau émergeait de la porte
+cochère et où Laure était seule comme toujours, un pli cacheté vola de la
+main d'un passant inconnu sur les genoux de la jeune femme, et bien que
+l'écriture de la suscription lui fût inconnue, elle ne douta pas un
+instant de l'origine de cette lettre. Elle la cacha dans son sein et
+attendit d'être au Bois pour l'ouvrir.
+
+
+
+
+VIII
+
+
+Berwick revenait de la Bourse; il allait atteindre la maison de la rue
+Le Peletier, n° 5, dont l'entresol était occupé par ses bureaux,
+lorsqu'il rencontra M. de Breuilly.
+
+Paul s'était présenté chez le banquier, il ne l'avait pas trouvé, mais
+comme il s'était mis en tête de le voir, il était sorti, préférant
+attendre son homme en se promenant dans la rue.
+
+--Mon très cher comte, lui dit Berwick, en passant familièrement son
+bras sous le bras de Paul, vous exaucez le plus cher de mes voeux en
+venant me trouver. Avez-vous réfléchi à mes propositions? Vous
+réconciliez-vous un peu avec ces coquines d'affaires? Vous savez si j'ai
+de la prédilection pour vous; mais, à propos, passons donc la soirée
+ensemble! J'ai quelques signatures à donner, vous me ferez la faveur de
+m'attendre un instant. Vous dînez aujourd'hui au café Anglais avec moi.
+On ne vous voit plus à la maison. Je suis fin, moi, et j'ai très bien
+remarqué que vous êtes un peu en froid avec Mme Berwick. Mon Dieu, je
+ne vous en fais pas un reproche, je sais qu'elle est un peu fantasque.
+Je le regrette pour elle, car vous êtes un ami d'excellent conseil.
+
+Tout en parlant, le banquier était entré dans son cabinet personnel par
+une porte particulière. Il avait offert un siège à son hôte, et il
+s'était enfoncé jusque sous les coudes dans un vaste fauteuil de cuir,
+il fit retentir un timbre. Des employés entrèrent portant des lettres et
+des effets à signer. Berwick lut avec méthode des paperasses couvertes
+de chiffres, et il se mit à abattre des signatures.
+
+Tout à coup il se leva et dit à M. de Breuilly:
+
+--Maintenant, je suis à vous.
+
+Paul, résigné et résolu, envoya rue de Verneuil un exprès avertir
+Blanche qu'il ne rentrerait pas pour dîner, et les deux hommes
+traversèrent le boulevard des Italiens.
+
+Berwick fit bien les choses. Il ne manqua rien à ce dîner pour porter
+Insensiblement les deux convives à ce degré où l'expansion est plus
+facile.
+
+--Mais enfin vous êtes marié, monsieur le comte, demanda tout à coup le
+banquier, est-ce que nous n'aurons pas une belle fois l'honneur de
+connaître madame la comtesse.
+
+Depuis notre deuil, monsieur Berwick, nous n'allons pas dans le monde;
+Ma femme vit dans la retraite, je ne saurais lui faire violence à cet
+égard.
+
+--Il y a pourtant dans la vie conjugale, reprit Berwick, des situations
+de force majeure. Quand on occupe un certain rang dans le monde, on a des
+relations à soutenir. Qui quitte sa place la perd. Les hommes savent,
+mieux que les femmes, se conformer aux situations. Nos dames ont la
+prétention de nous gouverner un peu. C'est à se demander, quand on les
+voit si peu à la question, si elles sont positivement nos égales.
+
+--Cela dépend de ce que vous entendez par là, monsieur Berwick; j'ai
+peut-être des idées un peu différentes, mais je vous ferai grâce de ma
+philosophie.
+
+--Je ne suis pas philosophe, moi, monsieur le comte; je suis plutôt
+mécanicien. Tenez, le monde moral obéit, comme le monde matériel, aux
+lois de la statique et de la dynamique. Or, comme il est avéré que le
+vice inhérent à toutes les machines est la déperdition des forces par
+le frottement, il m'est avis que, dans la vie de famille, il convient
+de le supprimer quand on peut; alors ça marche tout seul.
+
+--Ah! vous avez supprimé, les frottements dans la vie de famille?
+
+--Permettez, répondit Berwick, je vais vous exposer cela très simplement.
+Moi, par exemple, j'ai épousé Laure Widmer, qui est une femme pétrie
+d'esprit, d'intelligence, etc., mais je ne vivrais pas avec elle dans
+une paix constante si je n'avais pris en tout la haute main.
+
+--Et en quoi consiste cette haute main? demanda Paul d'un air intrigué.
+
+--Mon Dieu! je répugnerais à parler de cela aussi crûment si j'étais un
+jeune marié... Pour éviter, toute discussion, je ne consulte jamais ma
+femme... Comme je tenais à ce qu'on ne me fît jamais aucune condition,
+j'ai commencé par ériger en principe que les délibérations seraient
+superflues.
+
+--En tout?
+
+--En tout.
+
+--C'est là ce qu'on appelle subir l'amour sans le partager. Ce genre de
+passivité vous suffit?
+
+--Le partager? Est-ce que nos femmes nous aiment? Et qu'est-ce, à
+proprement parler, qu'aimer?
+
+--Cette question nous mènerait loin, monsieur Berwick, si j'essayais
+d'y répondre; mais là où l'amour n'existe point, je ne vois pas trop
+quel plaisir...
+
+--Ah! un plaisir très borné, quand la fantaisie des personnes n'y mêle
+pas un peu d'imprévu! C'est comme le vin d'ordinaire qui, fût-il du
+bordeaux à huit francs, finit par faire regretter la piquette. J'avoue,
+du reste, que j'ai surtout eu besoin de toute mon autorité pour faire
+bonne figure vis-à-vis de la famille de ma femme, composée en grande
+partie de gens qui, à tort ou à raison, se croyaient le droit de me
+regarder de haut, parce que je suis un parvenu.
+
+--Et alors, monsieur Berwick, vous avez un peu mis l'orgueil des Lussan
+à la raison?
+
+--Oui et non! Je trouvais assez piquant de m'être adjoint une personne
+m'ayant sacrifié son origine nobiliaire. Elle subit d'ailleurs cette
+nécessité d'assez bonne grâce, mais ce n'est pas tout.
+
+--Et que peut-il y avoir de plus?
+
+--Eh bien! il y a eu pour moi des jours d'anxiété; car tout ne réussit
+pas quand on commence avec rien. Je pars d'un principe: dans mon opinion,
+les grâces de la femme doivent concourir à la fortune du mari. Ne vous
+cabrez pas! Deux époux sont deux associés; ne faut-il pas que chacun,
+dans la mesure de ses moyens, aide l'autre à arriver au but unique, la
+fortune? Pourquoi la femme profiterait-elle d'un bien-être acquis au
+prix des sueurs du mari exclusivement? Connaissez-vous une société dans
+laquelle les associés ne participent qu'aux profits sans avoir à supporter
+l'aléa des pertes? Dès l'instant que l'intérêt est commun, il ne convient
+pas que l'on puisse reprocher à l'autre de consommer sans produire. Quand
+on joue à deux la comédie sociale, il est bon de savoir monter tour à
+tour sur les planches et de remplir le rôle.
+
+--Et, comme cela, vous aimeriez que Mme Berwick battît aussi la caisse
+pour la remplir?
+
+--Oh! il y a tambour et tambour, comme il y a planches et planches!
+Mais c'est sur ce point qu'elle a été d'un rétif...
+
+--Je croyais qu'en toutes choses vous aviez la haute main?
+
+--Toujours est-il que, vivant dans l'opulence, elle ne m'a apporté
+jusqu'ici dans mes affaires nul concours. Elle reçoit mal les gens que
+j'ai le plus grand intérêt à ménager. Vous seul aviez fait exception
+jusqu'ici, et, comme un fait exprès, c'est presque de vous seul que je
+n'attendais aucun service, puisque, par sympathie, je ne me suis, au
+contraire, attaché qu'à vous en rendre.
+
+--Ainsi, Mme Berwick fait grise mine à des gens à qui vous passez la
+main sur le dos?
+
+--Eh bien, oui! s'écria le banquier avec une sorte d'emportement; j'ai
+à Paris, de passage, un correspondant étranger avec lequel je traite
+une affaire de la plus haute importance. Ce capitaliste éprouve, à n'en
+pas douter, un goût très vif pour Mme Berwick. Sans l'enhardir à l'excès,
+elle pourrait répondre en quelque façon à la faveur que cet étranger
+lui témoigne. Entre forfaire à ses devoirs et blesser des sentiments
+délicats et tendres, il y a de la marge, et elle ne donne que des
+camouflets à un homme de qui j'attends l'avenir, peut-être le salut de
+ma maison! Je prétends que, si une femme a de la coquetterie (et toutes
+en ont!), il vaut mieux que cela profite à son mari qu'à elle seule. Et
+enfin, si une femme a un amant, elle doit au moins atténuer sa faute
+envers son mari par des avantages qu'il en recueille, sans savoir d'où
+ils viennent, et qui l'indemnisent.
+
+L'excellent Berwick s'animait et ricanait si agréablement, en tenant
+ces propos, que Paul, de plus en plus stupéfait, n'eut pas le courage
+de lui déclarer qu'il le tenait tout simplement pour un drôle. Mais d'un
+entretien aussi scandaleux il recueillit cette leçon que la beauté de
+Laure était mise à prix et qu'au profit de la caisse conjugale, on
+l'engageait à fouler aux pieds le contrat.
+
+L'indignation de M. de Breuilly était peut-être moins forte que son
+dégoût. Toutefois, il se demanda s'il était bien sûr que Berwick ne le
+tînt pas pour un amant de Laure, duquel, à défaut du soupirant étranger
+en vedette, le banquier pensait à tirer parti.
+
+Berwick savait bien que Paul s'était présenté chez lui sous les auspices
+d'anciens souvenirs de famille; mais le comte, de son côté, était sûr
+qu'à un homme de cette trempe la fille de Charlotte, n'avait jamais
+parlé du lien mystérieux qui l'unissait à Paul, ni surtout de la tragédie
+sanglante qui avait rompu ce lien.
+
+M. de Breuilly se sentait rougir en pensant être considéré par le
+banquier comme un amant en titre, à qui Berwick tendait la main en lui
+donnant à dîner.
+
+Peu s'en fallut qu'il n'éclatât; mais le salut de Laure, qu'elle-même
+avait remis entre ses mains, lui sembla plus précieux que l'éclat d'une
+rupture, et, après avoir pris congé du banquier sur le seuil du Café
+anglais, dans les termes d'une amitié et d'une gratitude ironiques pour
+son amphitryon, il sauta en voiture pour aller écrire à Laure la lettre
+suivante:
+
+«Ma chère Laure,
+
+«Vous m'avez prié de découvrir les secrets desseins de votre mari: vous
+n'avez pas eu le courage de me faire part des insinuations infâmes
+auxquelles vous étiez en butte et dont vous ne deviniez que trop le sens
+et la portée. Je comprends votre réserve.
+
+«Je sors d'une entrevue avec M. Berwick. Vos craintes n'étaient
+malheureusement que trop fondées. J'éprouve trop de dégoût pour vouloir
+entrer dans le détail de notre conversation; je résumerai en deux
+mots l'impression qui m'en est restée:
+
+«Votre mari, je l'ai deviné, est sur le chemin de la ruine. C'est en
+vous que gît sa dernière espérance. Il veut vous vendre! Il veut
+escompter son déshonneur, et c'est sur le vôtre qu'il tentera de
+reconstruire l'édifice de sa nouvelle fortune. Le nom de l'amant importe
+peu, vous serez au plus offrant et dernier enchérisseur!
+
+«Vous avez à choisir entre deux partis: résister ou fuir! Résister!
+Est-ce possible? J'en doute. Vos deux volontés seront opiniâtres. Vous
+ne céderez jamais, lui non plus.
+
+«Fuir! Peut-être serait-ce plus sage, mais où'? Comment? Laure, vous
+avez un ami, mieux que cela, un père, disposé à tous les sacrifices pour
+sauver son enfant. A quelque parti que vous vous arrêtiez, comptez sur
+moi. Dans les deux cas, je suis à vous. Décidez!
+
+«PAUL.»
+
+Cette lettre, que Mme Berwick avait reçue en partant pour le Bois, elle
+la lut, tandis que ses chevaux l'entraînaient trop rapidement pour que
+nul ne pût voir ce qu'elle tenait; elle réfléchit que, pour répondre à
+M. de Breuilly avec plus de sûreté, il valait mieux ne pas attendre
+d'être rentrée. Elle déchira une page de son carnet et, au détour d'une
+allée qui semblait presque déserte, ayant fait arrêter sa voiture, elle
+traça au crayon ces seuls mots:
+
+«Je ne sais quel parti prendre. Pensez et agissez pour moi.»
+
+La lettre de Paul, déjà froissée, gisait aux pieds de Laure, dans le
+fond de la voiture.
+
+En ce moment, quelqu'un arrivant par derrière avec une autre personne
+que, dans sa préoccupation douloureuse, Laure n'avait pas remarquée non
+plus, tourna le bouton de la portière et invita son acolyte à monter.
+
+Mme Berwick reconnut son mari et, dans son compagnon, un «vieux beau»,
+Dalmate à breloques et à bagues, auquel elle avait, depuis quelque
+temps, fait défendre sa porte. Ce dernier se présenta tête nue et d'un
+air aussi avenant que le comportaient sa moustache en crocs et son œil
+fourbe. Elle salua du geste en cachant lestement son carnet, tandis
+qu'instinctivement, du pied, elle cherchait par terre la lettre de Paul
+pour la soustraire à toute curiosité; mais son pied ne trouva rien, et
+elle comprit qu'en ouvrant la portière, Berwick avait déjà ramassé ce
+papier révélateur.
+
+
+
+
+IX
+
+
+_De Laure à M. de Breuilly_
+
+Mon bon père,
+
+J'écris ceci à l'heure de la Bourse, le seul moment du jour où je sois
+maîtresse de ma liberté. J'écris devant le feu, quoique les cheminées,
+dans cette saison, ne soient pas généralement rallumées encore. C'est
+afin de pouvoir y jeter ce papier à la moindre alerte. N'est-ce pas une
+vie de prisonnière?
+
+Je n'ai pas à vous dire comment votre lettre m'est parvenue un jour que
+j'allais au Bois: je crayonnais la réponse.
+
+Par préméditation ou par hasard, mon mari, qui ne va guère au Bois, se
+trouva là pour monter dans ma voiture, où il ne monte jamais; il y
+servait d'introducteur à un convive que j'avais supprimé, il y a quinze
+jours. Je vous reparlerai forcément de ce convive, mais je vais, par un
+aveu terrible, au devant d'un trop juste reproche: ne voulant ni jeter
+votre lettre en menus morceaux, ni la conserver, je l'avais froissée et
+jetée sous mes pieds; pour attendre le moment où je pourrais la livrer
+aux flammes. A compter de l'instant où M. Berwick est monté dans la
+voiture, la lettre a disparu, je ne sais comment il l'a ramassée.
+
+Introduit de haute lutte dans ma voiture à la faveur d'une surprise,
+l'ami de mon mari, M. Sebenico, fut exactement pour moi comme si je ne
+l'avais pas éconduit.
+
+Devant moi, M. Berwick voulut le retenir à dîner pour le jour même.
+
+--Je n'accepterai, dit Sebenico en s'inclinant vers moi, qu'autant que
+madame...
+
+--Le désir de M. Berwick est un ordre, répondis-je en regardant
+l'étranger avec une profonde indifférence.
+
+Sebenico accepta, sans insister, comme s'il n'avait pas compris.
+
+Au retour, à la façon dont mon mari sortit du salon, en m'y laissant
+seule avec Sebenico, je jugeai qu'il était impatient de lire la lettre
+volée. Je prétextai le besoin de changer de toilette, et je passai dans
+ma chambre à mon tour. J'y séjournai peu d'instants, car je tremblais
+que Berwick n'y vint, votre lettre d'une main et un pistolet de l'autre.
+
+C'était un enfantillage, et, du reste, la présence même chez nous de
+l'odieux Dalmate me rassura. Quand je me retrouvai avec ce dernier,
+il me demanda si j'étais toujours aussi froide. La pensée de ce qui se
+passait dans le cerveau de M. Berwick jetait un trouble profond dans
+le mien. Sebenico me vit émue, sa vanité en trouva l'explication dans
+le souvenir de libertés qu'il s'était permises avant son bannissement de
+chez moi. Il pensa sans doute que cette émotion était un encouragement,
+et qu'une femme interdite était repentante et à moitié vaincue. Il
+recommença à m'obséder de protestations et de coups d'oeil que son
+accent et son âge rendaient ridicules. Je n'y répondais en aucune sorte;
+mais je demeurais immobile, tranquillement assise, et je me contentais
+d'éloigner mes mains qu'il s'efforçait de saisir.
+
+Enfin M. Berwick rentra. J'étais pâle, doublement anxieuse. Je compris
+que mon mari avait lu la lettre, d'après le regard qu'il me lança. Mais
+aussitôt, reprenant son sourire et son ton mielleux, il dit à son
+hôte:
+
+--J'espère que vous n'aurez pas abusé de ce petit tête-à-tête?
+
+--Eh! répliqua Sebenico d'un ton gaillard, ce n'est pas l'envie qui
+m'en a manqué; madame a le don de me faire oublier tout et toutes,
+quand je la considère. II est même heureux, pour le salut de ma cervelle,
+que vous soyez si vite arrivé.
+
+--Vous oubliez, répondis-je au Dalmate en le persiflant, qu'il faut être
+deux pour perdre la tête.
+
+Permettez-moi, mon ami, de ne vous raconter au long ni la conversation,
+ni le dîner, ni l'offre que fit Sebenico de sa loge à l'Opéra, ni la
+façon dont Berwick accepta, pour m'obliger à l'y suivre. A mon grand
+déplaisir, je me retrouvai seule avec l'étranger pendant un entr'acte,
+M. Berwick étant sorti de la loge, sous un prétexte futile et sans
+m'offrir son bras pour aller au foyer.
+
+Ainsi, je restai le point de mire de la curiosité, et je pus juger que
+la façon dont cet homme me parlait de trop près éveillait des sourires
+dans la salle; en faisant braquer sur nous des lorgnettes.
+
+Mais tout cela n'était rien encore. Sebenico, à la sortie du spectacle,
+prit congé de nous, en m'annonçant qu'il viendrait bientôt me remercier
+de mes _bontés_.
+
+Je remontai dans mon coupé avec mon mari. Le tour de Berwick était venu.
+Ici encore, je ne me sens la force ni de revivre ces vingt minutes-là,
+ni de les écrire.
+
+Me montrant la lettre à la lueur des réverbères sans la lâcher un seul
+instant, il commença par me demander si je connaissais cette écriture,
+et sur ma réponse que je ne savais pas lire à minuit sans lumière, il
+me dit qu'il n'avait pas besoin de lumière pour me faire expier ma
+trahison.
+
+Vous dirai-je qu'il me frappa? Vous dirai-je que, de son aveu, peu lui
+Importait d'où venait son déshonneur, pourvu que l'amant de mon choix
+le sauvât d'une ruine imminente, que j'avais préparée en fermant ma
+maison à tout venant, suivant mon caprice.
+
+Laissons ces horreurs! J'avais du laudanum dans ma chambre, et si, dès
+cette nuit-là, je n'en fis pas usage, c'est au souvenir de ma pauvre
+mère que je le dois.
+
+Brisée, anéantie, vous espérant, redoutant votre présence, en un mot
+plus morte que vive, je reçus, à deux jours de là, du Dalmate la visite
+de digestion.
+
+Quelque honte que pour moi vous en puissiez ressentir, je vous confesse
+que, pour gagner du temps, le temps de vous attendre, je laissai à cet
+impudent des espérances.
+
+Tout Dalmate qu'il est, il faut que cet individu soit bien peu
+physionomiste, car, de la main que j'abandonnai à ces repoussantes
+lèvres, j'eusse versé du poison si j'en avais eu à ma portée.
+
+Berwick sut sans doute par les domestiques la visite que je venais
+De recevoir. A la façon cynique dont il inspecta les meubles et ma
+toilette, je compris ce que j'aurais voulu ignorer toujours. Je parvins
+à lui parler d'un ton si souriant et si tranquille (celui des femmes qui
+ont quelque chose à se reprocher), qu'il crut sans doute à son malheur
+et à ma défaite.
+
+L'idée même de ce malheur le rendit si heureux qu'il eut une lueur
+d'amabilité pour moi. Il lui échappa de me dire qu'il attendait la
+visite de Sebenico le surlendemain, pour la conclusion de leur grande
+affaire.
+
+Adieu, mon ami, mon père, les minutes sont maintenant des siècles. Je
+me suis procurée la double clef de l'escalier de service pour m'enfuir
+d'ici, à l'insu de mes domestiques, si vous me commandez de m'enfuir.
+Où irai-je? Le temps et Sebenico marchent. Berwick me surveille, les
+valets m'espionnent. Je perds la tête! Pensez pour moi!
+
+Votre fille,
+
+L....
+
+P.-S.--Je sortirai à quatre heures en voiture. J'aurai sur moi cette
+lettre. Je la jetterai moi-même à la poste, si je ne vous rencontre pas.
+
+A la lecture d'une semblable lettre, la première pensée de Paul de
+Breuilly fut de recommander sa fille à la protection des lois, il ne
+s'y arrêta pas. La protection des lois ne s'achète qu'au prix du
+scandale. La justice informe, mais elle informe à la façon de l'ours de
+la fable, qui écrase la tête de son maître pour le délivrer d'un
+moucheron. A quel homme, jeune ou vieux, portant la robe, une femme qui
+se respecte ira-t-elle dénoncer son mari, qui veut la vendre? Quelle
+femme affrontera, même à huis clos, les questions qu'un pareil fait
+dictera à ses juges?
+
+Il ne reste, se dit-il, que les expédients de la défense individuelle.
+Mettre le mari dans l'impuissance de nuire en le fuyant, ou en le tuant;
+ou bien le réduire, lui qui veut vendre les autres, en l'achetant
+lui-même! Mais la fuite passera toujours pour un enlèvement; une femme
+n'est jamais réputée partir seule.
+
+Tuer Berwick? Celui qui le provoquerait sera obligatoirement réputé
+l'amant de sa femme.
+
+Acheter Berwick? Oui, il n'y aurait que cela de vraiment pratique. Mais
+alors, ce serait subir les conditions d'un adversaire victorieux. Payer
+pour empêcher la persécution, la violence! Payer pour avoir le droit de
+vivre et pour désarmer celui qui prétend empêcher les autres de vivre!
+C'est monstrueux! Si Laure ne cède pas (et elle ne cédera pas), quel
+sort, quelles brutalités l'attendent! Et moi qui, les mains liées par
+le respect que je dois à Blanche, ne puis ni me mouvoir en liberté, ni
+montrer même la moindre préoccupation de cet intérêt qui m'enfièvre!
+Ne pouvoir dire, dans le moment de la lutte: Cette femme que je dois
+protéger et que je veux sauver, c'est ma fille! Car enfin, je ne puis
+ni inventer une fable, ni confesser la vérité! Assurément, je puis
+disposer de ma fortune personnelle, comme bon me semble, puisque j'ai
+perdu mes enfants; mais comment avouer que j'en aurai disposé?
+J'alléguerai vainement que je l'ai perdue; je ne suis ni joueur de
+baccarat ni joueur à la Bourse. J'aurai eu beau respecter l'héritage
+personnel de ma femme, je n'en serai pas moins ruiné et, par contrecoup,
+je l'aurai appauvrie! Je vivrai donc désormais de ses deniers, n'étant
+plus en âge de réparer mes brèches. De bonne grâce, elle subira mes
+revers; mais je devrai lui en cacher la cause, comme une honte. Je veux
+admettre que je fasse à Blanche l'aveu devant lequel j'ai toujours
+reculé, afin d'avoir un prétexte de m'occuper de Laure ouvertement, et
+de lui chercher un asile. Si cet asile est ma maison, la présence de
+Laure y sera le reproche vivant d'un premier amour. Si je crée à la
+fille de Charlotte un autre asile, une autre retraite, jamais Blanche
+n'admettra que cette retraite ne soit point un second ménage. D'ailleurs,
+dans l'une comme dans l'autre hypothèse, Berwick est un fin limier qui
+aura bientôt déjoué les précautions les plus ingénieuses, et c'est alors
+que ses exigences pécuniaires croîtront, comme prix de sa complaisance
+pour un marché honteux. Et cependant, elle m'a dit: «Pensez pour moi!
+Disposez de moi!» Un égoïste de bon sens me dirait: «Laure n'est pas
+ta fille! Elle s'appelle Laure Widmer! Tu n'es pas responsable d'elle;
+abandonne-la!» Mon coeur se révolte contre cette lâcheté!... Abandonner
+la fille aujourd'hui, ce serait le digne pendant d'avoir voulu déserter
+la vie, pour n'avoir pu posséder la mère! Eh bien, quelle partie de
+moi-même dois-je immoler pour la sauver? Le bonheur de Blanche, l'honneur
+de Laure ou ma fortune?
+
+Telle était la torture morale de cet homme sensible, délicat entre tous,
+Compliquée par l'obligation de ne rien laisser paraître de cette torture;
+et c'est alors que Charaintru vînt, avec son étourderie habituelle,
+arracher Paul à sa solitude et retourner le fer dans la blessure, en
+rejetant une fois encore la question Berwick sur le tapis.
+
+Le petit vicomte somma avec insistance son ami de répondre au sujet de
+la solvabilité du banquier, et à cette sommation Paul répondit par
+l'assurance que Charaintru serait payé. À compter de ce moment, M. de
+Breuilly devenait le débiteur anonyme et indirect d'Hercule. A compter
+De ce moment, il devait réaliser, et (par un moyen qu'il n'avait pas
+trouvé encore) faire passer dans les mains d'Hercule, sans que Berwick
+fût tenté de les arrêter au passage, ces malheureux cent cinquante mille
+francs. C'est ainsi que, dès le soir même, au grand étonnement de
+Charaintru, qui ne se doutait pas d'avoir déterminé ce sacrifice, Paul
+annonçait sa résolution de vendre sa voiture et ses chevaux; aveu
+bientôt suivi d'exécution, comme de la vente de son hôtel et de son
+mobilier.
+
+Les jours qui suivirent furent bien remplis.
+
+M. de Breuilly s'adressa à Falconet, l'homme d'affaires attitré de
+Tout le faubourg Saint-Germain, pour connaître la situation exacte du
+banquier Berwick et, de l'autre, pour le charger des réalisations qu'il
+avait arrêtées.
+
+Le crédit du comte était d'autant mieux établi qu'il n'y avait jamais
+fait appel. D'ailleurs, Falconet était de ces confidents vis-à-vis
+desquels les réticences sont superflues.
+
+M. de Breuilly avait besoin d'argent. Mieux que lui peut-être, Falconet
+sut chiffrer la position de fortune des deux époux, et il n'attendit
+pas la consommation des ventes pour mettre à la disposition de Paul
+les capitaux qu'il disait lui être nécessaires.
+
+Ces préliminaires accomplis, la faillite imminente de Berwick roulait
+sur un déficit de trois cent mille francs, chiffre qui dépassait de près
+d'un tiers les prévisions du comte; mais il ne sourcilla point.
+
+Il lui restait à délivrer Laure de ses angoisses.
+
+Ce fut encore la promenade quotidienne de Mme Berwick au Bois qui
+Lui offrit le moyen de communiquer avec elle sans retourner rue
+d'Anjou-Saint-Honoré. Chaque jour, elle scrutait, en les traversant,
+les plis de la foule des promeneurs, sans que son ami y apparût. Enfin,
+une fois qu'à demi mourante de peur à la pensée de rentrer dans un
+moment à l'hôtel somptueux qui était son lieu de torture, elle passait
+sa revue accoutumée, elle vit Paul droit en face de l'avenue, assis sur
+une des premières chaises qui borde le grand lac. L'échange des regards
+fut rapide. Le comte se leva et, porta en silence la main à son chapeau,
+puis il fit un pas, en avant de l'arbre au pied duquel il se trouvait.
+
+Mme Berwick fit arrêter, et, ostensiblement pour les oreilles de son
+cocher, qui devait être, lui aussi, un espion, elle dit à M. de
+Breuilly:
+
+--Vous voici donc revenu de votre excursion en Languedoc?
+
+--Oui, madame, et je songeais au plaisir de me présenter chez vous;
+mais vous paraissez souffrante?
+
+--Au contraire, je ne me suis jamais mieux portée; mais ne voulez-vous
+pas me faire ici la visite que vous venez de m'annoncer à l'heure même?
+
+--Pourquoi pas? répliqua le comte en s'asseyant respectueusement sur le
+siège du devant du landau.
+
+La portière était refermée.
+
+--Allez maintenant! dit Mme Berwick à son cocher. Ah!... Il était temps,
+ajouta la jeune femme, qui sembla à Paul bien pâlie. Parlez-vous toujours
+allemand?
+
+--Moins bien que vous, madame, mais très passablement encore.
+
+Alors, dans la langue de Goethe, la fille de Charlotte dit à son ami:
+
+--A quel parti vous êtes-vous arrêté pour moi?
+
+--Voici! répondit-il, en lui tendant un portefeuille.
+
+
+
+
+X
+
+
+M. de Breuilly n'avait peut-être point passé, en tout, un quart d'heure
+dans le landau de Mme Berwick; et néanmoins dans ce court espace de
+temps, la physionomie de la jeune femme avait complètement changé.
+
+Elle était redevenue radieuse, et c'est à peine si un pli fugitif du
+front marqua le moment où elle aperçut ses fenêtres de la rue d'Anjou.
+
+C'était merveille que Berwick n'eût jamais entravé les promenades de
+sa femme au Bois; mais c'était moins par intérêt pour sa distraction et
+pour sa santé que pour avoir, au vu de tous, une réclame vivante de sa
+maison. Son équipage, ses chevaux, sa femme allaient jouer là le rôle
+du chariot rouge d'_Old England_ ou du char-à-bancs de l'_Insecticide
+Vicat_. Pour un rien, à défaut d'armoiries, Berwick aurait fait graver
+sur les lanternes et peindre sur les portières: _Berwick et Cie,
+banquiers. Entrez sans frapper_.
+
+L'accueil de Mme Berwick à son mari, qui rentrait plus tôt que de
+coutume, le remplit de stupéfaction.
+
+--Vous voilà délivré des affaires, lui dit-elle du ton amical dont une
+femme heureuse parle à son mari. Voici un siège qui vous attend.
+
+Il était si peu fait à ces allures, qu'il regarda sous le fauteuil s'il
+n'y avait pas quelque surprise à la dynamite.
+
+--Votre situation s'est-elle un peu améliorée? Vos inquiétudes se
+calment-elles? continua Laure d'une voix presque caressante.
+
+--Le salut commun est toujours en question, répliqua le banquier d'une
+voix dolente, et la question est toujours posée de la même manière.
+Sebenico, offensé de vos rigueurs, est disposé à les oublier après
+vous avoir donné des preuves de son peu de ressentiment; et, à votre
+accueil plus gracieux de la dernière fois, il a répondu aussitôt par la
+reprise des négociations pendantes avec moi. Que voulez-vous, ma chère?
+Il est tout naturel que l'on soit susceptible. Vous l'êtes bien, vous.
+Et pourquoi ferait-on des affaires? Pourquoi confierait-on des capitaux
+à une maison où l'on est reçu comme un chien dans un jeu de quilles?
+Sebenico a le choix.
+
+--Il est bien exigeant, ce Sebenico! Il y a maison et maison. La rue
+d'Anjou, n° 19, n'est pas la rue Le Peletier, n° 5. C'est rue Le Peletier
+qu'il a affaire, plutôt qu'ici.
+
+--Quant à moi, les deux adresses me semblent difficilement séparables,
+et elles le sont si peu, dans la pensée de mon client, qu'il m'a promis
+de venir tout à l'heure et de rester à dîner avec nous. Je l'ai même
+devancé pour donner les ordres indispensables.
+
+--Les ordres! Ne vous en mettez pas en peine, mon ami; je vais les
+donner moi-même, pour que la réception à faire à M. Sebenico soit à la
+hauteur de son mérite.
+
+Et, sans attendre la réponse de son mari, elle sonna.
+
+Un domestique parut.
+
+--Monsieur Sebenico, vous savez qui est monsieur Sebenico?
+
+--Oui, Madame.
+
+--Il viendra tout à l'heure, et vous lui direz que nous sommes sortis.
+
+Berwick bondit sur sa chaise:
+
+--Mais, s'écria-t-il, vous rêvez, madame!
+
+--Vous allez voir dans un moment que je ne rêve, point; d'ailleurs,
+ajouta-t-elle d'un ton de dignité offensée, si je rêve quelque part, ce
+n'est jamais devant mes gens!
+
+Puis, s'adressant au domestique,
+
+--Allez! fit-elle.
+
+La porte se referma.
+
+--M'expliquerez-vous enfin?... tonna Berwick en courant vers sa femme,
+les poings crispés.
+
+--Oui, mon ami, je vous expliquerai, quand vous vous serez rassis. Vous
+me parlez de trop près. Vous avez fumé et l'odeur du tabac m'incommode.
+Voyons, dites-moi franchement à quel chiffre se monte ce fameux déficit
+qui devait, à la fin du mois, vous faire suspendre vos paiements?
+
+--Faute de 275,000 francs, mon bilan sera déposé, et adieu les loges et
+les voitures! fit Berwick, qui avait reculé docilement de quelques pas.
+
+--Je croyais, dit Laure, que c'était 300,000 fr.?
+
+--A présent, vous connaissez mieux que moi mes affaires.
+
+--Si je ne les connais pas mieux, je les connais tout aussi bien, et je
+les traite peut-être avec plus de bonheur que vous! Eh bien! faites-moi
+un reçu de 300,000 francs!
+
+--Vous avez 300,000 francs à me donner? dit Berwick, ahuri, en se
+renversant sur sa chaise en face de sa femme.
+
+--Peut-être, riposta Laure d'un ton absolument sérieux.
+
+--Vous les avez? Où sont-ils?
+
+--Oh! répondit Mme Berwick, rien ne presse; le reçu d'abord, s'il vous
+plaît.
+
+--Un reçu? Ne sommes-nous pas communs en biens?
+
+--Pas tout à fait, si vous vous rappelez notre contrat. Si je vous prête,
+il est entendu que vous me rendrez.
+
+--Vous n'avez rien en propre que cette méchante bicoque de Dresde, louée
+cent florins par an.
+
+--Enfin, mon ami, au lieu de nous égarer en vains propos, faites-moi,
+sur papier timbré, un reçu de 300,000 francs en bonne et due forme, et,
+si la forme vous embarrasse, en voici le modèle que vous n'aurez qu'à
+transcrire, mot pour mot.
+
+Le modèle du reçu dépista la curiosité de Berwick; car il était de
+l'écriture de Laure, bien qu'il eût été dicté par Falconet à Paul,
+avec les noms en blanc.
+
+--Vous êtes bien forte pour une femme seule, dit le banquier; je ne sais
+si je dois en passer par là.
+
+--C'est comme il vous plaira, répliqua Mme Berwick, qui semblait
+impassible. Vous êtes libre!
+
+En ce moment, le timbre de la porte retentit, et l'on entendit Sebenico
+qui entrait sans même demander si M. et Mme Berwick étaient visibles.
+
+Ce fut une seconde d'agonie pour le banquier; car le domestique avait
+ordre de congédier trois cent mille francs, sous les traits du Dalmate,
+qui allait franchir le seuil; mais, pour prix de ce congé, trois cent
+mille francs étaient offerts à Berwick par Laure, qui ne lui avait
+jamais menti.
+
+Le Juif fit le geste de se précipiter pour prévenir l'irrémédiable avanie
+qui allait être faite à l'étranger; mais, pour l'arrêter, Mme Berwick
+n'eut besoin que de dire à son mari, en levant l'index de sa jolie main
+jusqu'à ses lèvres:
+
+--Prenez garde! Trop parler nuit!
+
+--Mais enfin!... tonna une voix dans l'anti-chambre, je vous dis que
+monsieur Berwick m'a invité à dîner.
+
+Le Dalmate se fâchait.
+
+--Vous voyez, dit le Juif à sa femme d'un ton très bas, car il n'avait
+nulle envie, en trahissant sa présence à la maison, de se compromettre
+à tout jamais. Il écouta l'altercation en retenant son haleine.
+
+Laure, beaucoup moins effrayée, eut de la peine à s'empêcher de rire.
+
+Enfin, le bruit de la porte d'entrée, que l'on refermait à tour de bras,
+lui fit dire avec ironie:
+
+--Il paraît qu'en Dalmatie, c'est comme cela qu'on ferme les portes dans
+les bonnes maisons.
+
+--Cet homme est furieux! s'écria Berwick. Il est capable de me provoquer
+à présent.
+
+--Il est provocant, en effet, mais peut-être pas comme vous l'entendez.
+Finalement, j'ai été insultée ici, chez moi, par ce galantin de
+l'Adriatique, et vous n'étiez pas là pour défendre ou venger mon honneur.
+J'en ai assez.
+
+--Pas de mélodrame, et finissons-en avec les rébus! N'avez-vous pas
+300,000 fr?
+
+--Voici, dit Laure, de l'encre, une plume, du papier, voire du papier
+timbré, enfin tout ce qu'il faut pour écrire un reçu. Ecrivez-le. Quand
+je l'aurai, donnant, donnant!
+
+Berwick se résigna et il transcrivit le reçu. Laure regardait s'il le
+Transcrivait exactement, en se tenant penchée par-dessus son épaule.
+
+--Vous oubliez quelque chose, lui dit-elle, en lui désignant de l'ongle
+un membre de phrase omis.
+
+--Pure inadvertance, riposta le banquier en rougissant.
+
+--Tout y est bien, maintenant, lui dit-elle, quand il eut apposé sa
+signature. Donnez-moi cela.
+
+Elle prit le reçu, le plia, puis:
+
+--Tenez, fit-elle, voici une clef, celle du chiffonnier de ma chambre.
+Le dernier tiroir en bas. Vous y trouverez trois liasses de cent mille
+francs en billets de banque.
+
+A ces mots, Berwick sauta sur la clef, courut à la chambre de sa femme,
+Força presque le tiroir en l'ouvrant, saisit, compta les trois cent
+mille francs, les enfouit dans les poches de son veston et, rentrant
+dans le salon, il dit, comme étonné:
+
+--Il y a le compte!... Mais, ajouta-t-il aussitôt d'un ton railleur,
+j'ai donné le reçu pour avoir les 300,000 francs; maintenant que je les
+ai, je veux le reçu.
+
+--Votre probité naturelle, mon ami, a de ces retours!...
+
+--Il me faut le reçu! dit-il d'une voix sèche.
+
+--Ce serait un vol, objecta Laure, d'un ton très doux.
+
+--Vous dites?
+
+--Je dis que vous ne l'aurez pas.
+
+--J'aurai bientôt fait de le reprendre.
+
+Et il se jeta sur sa femme, lui tordant les bras et fouillant avec
+frénésie dans la poche de sa robe.
+
+--Misérable! Vous pouvez me tuer, mais vous ne pouvez le reprendre; il
+n'est plus là!
+
+--S'il n'est pas sur vous, il est quelque part dans un meuble.
+
+--Cherchez, dit-elle, vous ne trouverez pas.
+
+--Je suis refait, fit Berwick, l'oreille basse.
+
+--Est-ce là votre façon de remercier! Je vous sauve l'honneur, la vie,
+et vous n'avez pas un mot aimable à me dire?
+
+--Je voudrais remercier le véritable auteur de cette munificence, mais
+il faudrait pour cela le connaître, savoir son nom.
+
+--Cherchez, répéta Laure, vous ne trouverez pas.
+
+--Vous avez donc un amant, madame, avec tous vos airs de vertu? Il vous
+a enseigné la défiance!
+
+--Tout est possible, dit-elle; n'est-ce pas vous qui m'avez montré le
+chemin?
+
+--Trêve de plaisanteries! C'est votre fameux comte de Breuilly, sans
+doute?
+
+--Demandez-le-lui!
+
+--Mettons d'abord cela en lieu sûr, fit Berwick en se rendant à son
+cabinet avec les billets de banque.
+
+Dès qu'il fut sorti de la chambre, Laure prit, dans la corbeille de bois
+à brûler, près de la cheminée, une bûche légèrement fendue qu'elle
+transporta dans l'âtre de sa chambre, après en avoir retiré, et caché
+dans le tiroir où avaient été les 300,000 fr., le reçu de son mari. Puis
+elle mit la clef de ce tiroir dans un autre meuble dont elle retira la
+clef à son tour.
+
+Ces précautions prises, elle se rendit à la salle à manger, où, d'un air
+distrait, le banquier parcourait les journaux du soir.
+
+Le dîner eut lieu sans encombre, et les époux semblèrent en si bonne
+Harmonie que les domestiques se demandaient si leurs maîtres étaient
+bien les mêmes que les jours précédents.
+
+Non que Mme Berwick donnât jamais volontairement le spectacle sans
+dignité des dissidences conjugales; mais il était rare que le fond de
+grossièreté de Berwick ne se traduisît point par quelque boutade de
+mauvais ton.
+
+Ce soir-là, il fut doux, doux comme s'il y avait eu là quelque convive.
+En réalité, il songeait que cette haute main, dont il était si fier, il
+venait de la perdre tout à fait, et que des égards au moins temporaires
+étaient dus à une femme qui avait su faire tomber dans sa caisse une
+aubaine de 300,000 francs.
+
+Laure n'eut toutefois de véritable repos qu'après avoir utilisé sa
+première sortie pour mettre le reçu en sûreté chez une personne de
+confiance; car elle, redoutait, pour ce papier, nonobstant les
+précautions prises, le sort de la lettre de M. de Breuilly.
+
+De son côté, Berwick se demandait s'il devait attribuer à M. de Breuilly
+le secours inespéré qui venait de rétablir son crédit, et si Laure
+n'avait pas donné volontairement au comte les marques de tendresse
+refusées au Dalmate.
+
+La lettre volée lui prouvait que l'intimité, morale au moins, du comte
+et de Laure avait été poussée très loin. La façon dont Berwick y était
+traité ne laissait, pour ce dernier, nulle place au doute. Il pensait
+qu'une femme est nécessairement infidèle dès qu'elle prête l'oreille au
+mal qu'un tiers lui dit de son mari.
+
+Il aurait frappé juste s'il eût eu devant lui des caractères ordinaires.
+Il ne pouvait se douter du lien qui unissait sa femme à M. de Breuilly.
+
+
+
+
+XI
+
+
+Dès que Laure eut pu se recueillir, elle s'inquiéta sérieusement de
+revoir M. de Breuilly, et, dans ce but, elle fut assidue à croiser en
+voiture devant la place du bois de Boulogne où il lui était arrivé de
+le rencontrer. Tout fut inutile. Elle ne pouvait pas aller rue de
+Verneuil. Elle se décida à écrire, bien que, par expérience, le sort des
+lettres lui semblât fort problématique; mais la délicatesse la plus
+élémentaire ne lui permettait pas de rester muette en face d'un pareil
+bienfait.
+
+A vrai dire, la fille de Charlotte ne s'était jamais préoccupée de savoir
+si Paul était plus ou moins riche.
+
+Elle l'avait cru dans une aisance conforme à sa naissance et aux
+habitudes qu'elle lui voyait; puis, le service immense et inespéré
+qu'elle avait reçu de lui trahissait des ressources financières
+considérables. Ce qu'elle ne pouvait imaginer (car le gentilhomme
+s'était abstenu de toute réflexion à cet égard), c'est qu'il eût éventré,
+pour sauver la jeune femme, le seul baril d'or dont se composait sa
+fortune personnelle.
+
+En aucun cas, Mme Berwick ne pouvait demeurer inactive, ni ignorante
+de ce que le comte était devenu. Son coeur aimant et reconnaissant lui
+avait fait d'ailleurs une telle nécessité de voir celui qu'elle appelait
+son père, que peut-être elle eût choisi sans hésiter la misère si on
+lui eût donné le choix d'être pauvre et de garder son ami, ou de lui
+dire un éternel adieu pour conserver l'opulence.
+
+Si la société de M. de Breuilly eût été celle des Berwick, peu de jours
+auraient suffi pour permettre à Laure de se renseigner; mais les couches
+sociales sont si distinctes à Paris, qu'une étrangère surtout comme
+Mme Berwick, ne savait comment s'y prendre.
+
+D'ailleurs les questions irréfléchies sont toujours dangereuses dans
+un monde nouveau que l'on connaît mal, et le premier mot qu'elle aurait
+prononcé devant un tiers indifférent aurait pu provoquer, notamment
+au moins, cette réflexion:
+
+«En quoi M. de Breuilly peut-il intéresser madame Berwick?»
+
+Ce qui l'affligeait le plus, c'était la crainte que Paul ne fût malade,
+ou qu'il eût clos ses relations avec elle par un bienfait, avec
+l'arrière-pensée de ne pas les prolonger.
+
+Elle lui écrivit donc:
+
+«L'enfant que vous avez sauvée d'un si grand péril ne peut s'habituer
+à ne plus vous voir. J'ai le besoin absolu de vous dire que votre
+bienfait n'a pas été stérile, et que vos instructions ont été suivies
+de point en point. Je ne voudrais pas que la situation compromise, puis
+par vous rétablie, fût la seule preuve que vous eussiez de ma
+reconnaissance.
+
+«D'ailleurs, en _recevant_, vous savez que j'ai résolu de _rendre_!
+Ne me laissez pas languir sans nouvelles de vous».
+
+Cette lettre demeura sans réponse. Les jours, les semaines se passèrent
+ainsi.
+
+Mme Berwick avait beau se dire: «S'il s'abstient, c'est par nécessité.»
+Cette nécessité l'épouvantait. L'infernal banquier y était-il pour
+quelque chose? Il se doutait que M. de Breuilly avait joué un rôle dans
+cette aventure; mais son intérêt même lui commandait de ménager un ennemi
+en qui il avait trouvé un pareil allié. Dans quel but alors se serait-il
+arrêté à un autre parti?
+
+Après tant de petites infamies, le Juif s'avisait-il d'un tardif scrupule
+d'honneur? Voulait-il ignorer officiellement qu'il avait été sauvé par
+l'amant de sa femme?
+
+Laure creusa la question et ne trouva rien.
+
+En attendant, Berwick vivait en côtoyant sa femme, sans la froisser.
+Il ne lui marquait qu'une courtoise indifférence. S'il continuait à
+l'espionner et à la faire espionner, comme cela était plus que probable,
+qu'aurait-il découvert, puisqu'il n'y avait rien?
+
+Le gros de l'hiver se passa. Le banquier paraissait content de ses
+affaires. Il menait sa femme au spectacle, et Paul était aussi invisible
+dans les théâtres que dans la rue.
+
+L'hôtel de la rue de Verneuil avait été vendu à huis clos; sans quoi,
+la publicité de cette vente serait apparue à la quatrième page de
+quelque journal, et Laure en aurait été avertie.
+
+La seule explication plausible pour elle était la maladie ou l'absence;
+mais elle ne se serait jamais avisée de la ruine.
+
+Cependant il est bien rare que la volonté d'une femme qui aime n'arrive
+pas à ses fins. Quand les jours plus longs et meilleurs permirent à
+Mme Berwick de sortir à pied, elle commença par habituer ses argus,
+maître et valets, à des sorties très apparentes, avec un but très avéré
+pour objet. Tantôt elle se faisait conduire en voiture à quelque point
+des promenades les plus rapprochées, les Champs-Elysées, le parc Monceau,
+et, descendue-là, elle renvoyait ses chevaux, pour rentrer à pied. Tantôt
+elle portait ostensiblement des secours à quelque famille pauvre, dont
+elle donnait l'adresse. Ceci expliquait ses sorties matinales. Elle ne
+s'en fit pas faute, et, pour le bel air comme pour son propre crédit,
+Berwick fut flatté, en apparence, d'avoir pour femme une dame de charité.
+
+Mais la charité sert trop souvent de prétexte à des fugues féminines qui
+n'ont rien de trop catholique; Berwick le savait, et il est probable que
+Laure était fréquemment suivie.
+
+Toutefois, elle ne se démentit point; elle cherchait M. de Breuilly sans
+le dire, et ce fut d'une fruitière de la rue de Verneuil qu'elle apprit
+enfin que le comte avait déménagé. Toutefois, il fut impossible à cette
+femme de dire où il était allé. Il restait à savoir quel chemin son
+mobilier avait pu prendre, et il fallait, pour cela, s'adresser aux
+entreprises de déménagements; mais cette recherche, faite un peu au
+hasard, n'aboutit point, et elle pouvait d'autant moins aboutir, que
+les meubles avaient été, non déménagés, mais vendus.
+
+Quelque soin que Paul eût pris de laisser ignorer sa retraite, Mme
+Berwick, rencontrant un jour le double poney noir sur lequel elle
+Avait vu jadis le comte au Bois, eut la hardiesse de faire signe au
+Palefrenier qui le montait et de lui dire, avec un sans-gêne dont elle
+ne se serait pas crue capable:
+
+--Cette jolie bête appartient à l'écurie du comte de Breuilly, n'est-ce
+pas?
+
+--Pardon, madame, elle est à présent à M. de Charaintru.
+
+--Ah! depuis quand le comte l'a-t-il vendue?
+
+--Oh! dit le palefrenier, cela remonte à plusieurs mois.
+
+--Et sait-on où le comte demeure à présent?
+
+--Monsieur le comte, répondit le domestique, demeure rue de la Condamine,
+aux Batignolles.
+
+Mme Berwick était enfin en possession du renseignement qui lui avait
+coûté tant de soins, de recherches et de peines. Elle pouvait sauter
+dans une voiture de place et courir sur-le-champ à l'adresse indiquée,
+savoir enfin, par suite de quelles étranges circonstances un habitant
+du faubourg Saint-Germain avait émigré au fond d'un quartier où les
+hommes portent des abat-jour verts.
+
+Mais un scrupule l'arrêtait. Elle qui avait toujours respecté, et
+pour cause, les pénates de la comtesse Blanche, ne pouvait encourir
+l'étonnement douloureux qu'elle lui causerait rue de la Condamine
+comme ailleurs. Malgré son impatience, elle voulut prendre le temps de
+la réflexion jusqu'au lendemain, et dès le matin, elle partait décidément
+pour les Batignolles.
+
+On sait ce qui s'y passa. On sait qu'alors Paul de Breuilly, malade,
+confinait dans une obscurité calculée ses malaises et sa tristesse et
+que Blanche en était parfois réduite à ouvrir elle-même sa porte.
+
+La fatalité, qui avait déjà livré une lettre de Paul à Berwick, fit
+tomber entre les mains du banquier la réponse écrite de Paul à la
+démarche de Laure, Cette réponse adressée à Mme Laure Widmer intrigua
+plus Berwick que si elle eût été adressée à Mme Berwick; donc il
+l'ouvrit, et, comme le comte y parlait de présenter Mme de Breuilly
+à Mme Berwick, il jugea qu'il était habile de donner cette lettre à sa
+femme et d'attribuer la rupture du cachet à une inadvertance.
+
+Du tout il résulta pour Laure que Paul était malade et ruiné; que sa
+ruine avait été la cause de son silence et qu'il avait poussé la
+générosité jusqu'à dérober à sa fille la cause réelle de son malheur.
+
+La nécessité d'une restitution se dressa devant elle. Si le banquier
+prospérait, il fallait que le remboursement commençât; mais, si M. et
+Mme de Breuilly se présentaient chez elle, Laure pourrait-elle, sans
+indiscrétion, faire une allusion quelconque aux faits accomplis?
+Pourrait-elle dire à Paul, devant Blanche, qu'elle était débitrice et
+qu'elle songeait à s'acquitter? Et, avant tout, Paul avait-il eu
+seulement connaissance de la dernière lettre adressée par elle rue de
+Verneuil? La réponse du comte faisait allusion à la visite, mais point
+à la lettre.
+
+Elle se fia au hasard du soin de faciliter une tâche aussi difficile.
+Seulement la visite annoncée se fit inutilement attendre. La
+convalescence de Paul n'était donc pas encore déclarée?
+
+Laure se dit bien qu'elle devait questionner son mari sur l'état actuel
+de ses finances et insinuer de quelque manière qu'elle avait besoin
+d'argent; mais, dès que cette allusion à l'existence du reçu en eut
+ravivé le souvenir dans l'esprit du banquier, celui-ci recommença
+à demander ce que cette pièce compromettante était devenue. Il en parla
+un peu tous les jours, puis il manifesta de l'impatience de ce que Laure
+ne lui répondait point; puis il menaça Laure d'indiscrétions qui,
+pourtant, ne pouvaient émaner que de lui et dont il aurait été la
+première victime.
+
+Il voulait que Laure lui montrât au moins le reçu, pour l'aider à s'en
+rappeler les termes et pour voir de quelle manière il était forcé de
+tenir son engagement. Laure continua à dire qu'il n'était plus en sa
+possession. Le banquier eut beau prétendre que sa caisse devait être le
+dépôt des affaires et des secrets de famille, et que rien n'était en
+sûreté que là, Mme Berwick fut inexorable. Elle allégua que, pour payer
+ses dettes personnelles, elle se contenterait de cinquante mille francs
+par an, mais qu'elle tenait à honneur de les solder.
+
+--Eh bien! dit Berwick, je ne veux rien rendre, jusqu'à ce qu'il m'ait
+été prouvé que ces malheureux trois cent mille francs ne sont pas le prix
+de notre déshonneur. Vous voyez le comte presque tous les jours, et ce
+n'est apparemment point pour parler politique ensemble. L'existence de
+ce reçu dans des mains tierces me tient sous le couteau. Le reçu doit
+être modifié, en tout cas. Si vous étiez bien inspirée, vous feriez ce
+que je vous demande, ne fût-ce que pour prévenir le scandale d'un procès
+entre nous.
+
+Laure, alarmée, vit bien que son mari allait en revenir aux emportements
+et aux violences, tandis qu'à elle-même sa conscience lui faisait un
+devoir de secourir son père, comme lui-même l'avait secourue.
+
+On était alors à la fin de mars.
+
+Un beau jour, Berwick, se disant épuisé par le travail et dominé par un
+ardent besoin de respirer un meilleur air que l'air de Paris, annonça
+qu'il avait loué une propriété d'agrément et qu'il allait s'y rendre.
+Sans autre forme de procès, il pria sa femme de se préparer à le suivre,
+et comme elle lui demandait en quel pays se trouvait cette propriété,
+il lui répondit qu'il tenait à lui ménager une surprise.
+
+--Mais, du moins, lui dit-elle, emporterai-je ce qu'il faut pour une
+absence de huit jours ou de trois mois, et pour habiter les Ardennes
+ou la Provence.
+
+--Peu importe, lui dit-il, emportez ce qu'il faut pour demeurer n'importe
+où et partout. Quant à la durée, elle dépendra du bien que cette absence
+pourra me faire. Il est temps que je songe à sauver la barque en sauvant
+le pilote. Vous êtes la dernière à vous apercevoir que ma santé s'altère
+profondément et de plus en plus.
+
+Puis, dès le lendemain de ce jour-là, il annonça son départ pour le soir
+même.
+
+Mme Berwick, prêtant à son mari quelque dessein sinistre, n'avait plus
+ni le temps, ni aucun moyen de communiquer avec M. de Breuilly.
+
+Les malles furent improvisées; l'appartement de la rue d'Anjou fut fermé
+et, à la nuit close, après un dîner silencieux auquel Laure ne toucha
+point, un omnibus de famille conduisit les deux époux à la gare
+Montparnasse.
+
+Laure espéra du moins connaître la destination lorsque Berwick prendrait
+les billets; mais il la fit entrer dans la salle d'attente des premières,
+pendant qu'un domestique allait au guichet et faisait enregistrer les
+bagages. Elle monta donc en voiture, littéralement sans savoir où elle
+allait.
+
+Pour comble, elle se trouva seule dans le compartiment avec Berwick.
+
+
+
+
+XII
+
+
+A la stupéfaction du concierge de la rue d'Anjou, n° 19, M. Berwick
+était, dès le surlendemain, de retour dans son appartement, après avoir
+annoncé une absence lointaine et prolongée. Le trousseau de ses clefs à
+la main, il s'enferma chez lui tout seul, car il avait congédié les
+domestiques qu'il n'avait pas emmenés. Il pratiqua une minutieuse
+perquisition; tous les meubles à l'usage personnel de Laure y passèrent.
+Ce fut en vain; le reçu n'était réellement pas rue d'Anjou.
+
+Il était impossible, d'après les relations au moins amicales entre
+M. de Breuilly et Laure, que celle-ci n'eût pas donné au comte, en
+garantie d'un versement qui ne pouvait être venu que de lui, le papier
+qui représentait les 300,000 francs. Ainsi, le créancier réel n'était
+plus Mme Berwick: c'était l'ami imprudent et généreux qui avait fourni
+cette somme, et c'était lui qu'il importait de sonder, de provoquer à un
+aveu, de désarmer, s'il rêvait une campagne contre le débiteur. Berwick
+prit donc une résolution hardie. Peu soucieux du mépris non dissimulé
+du gentilhomme pour un Gobseck de son caractère, il affronta une entrevue
+nouvelle avec lui. Paul l'avait, par écrit, traité de drôle, mais le
+banquier se souciait peu des injures qui rentraient, selon lui, dans la
+catégorie des _frottements inutiles_, nuisibles au bon fonctionnement
+des affaires.
+
+Le banquier apprit aisément, par Charaintru, l'adresse actuelle de Paul
+et, comprenant qu'il ne pouvait faire venir à son cabinet de la rue Le
+Peletier un personnage qui ne lui devait rien, il résolut d'aller aux
+Batignolles. Il avait une entrée toute naturelle; s'il rencontrait la
+comtesse chez elle, il pouvait se plaindre aimablement d'avoir été
+frustré d'une visite annoncée par M. le comte lui-même.
+
+Quel que fût l'empire de Paul sur lui-même, son visage marqua un vif
+Dégoût quand Annette annonça à son maître le nom du visiteur qui le
+demandait. Mais la défense des portes est plus difficile dans les
+petites maisons que dans les grandes. Il n'y avait pas là de portières
+épaisses et de pièces en enfilades pour amortir les voix.
+
+A quelques mètres, Berwick entendit Annette prononcer son nom; il avait
+Même entrevu déjà la figure austère du comte par une porte entrebâillée.
+
+--Faites entrer! fut la seule réplique de Paul à l'annonce de cette
+visite inattendue; et quand le banquier parut devant le gentilhomme,
+celui-ci était debout derrière sa table à écrire, s'inclinait sans
+ouvrir la bouche et de la main lui désignait un fauteuil.
+
+À voir entrer Berwick souriant, pétillant, mis à la dernière mode, ganté
+de frais et exhalant un vétiver intense, on aurait dit que ces messieurs
+n'avaient pas cessé de se voir et que le banquier continuait simplement
+avec M. de Breuilly d'anciennes relations de haute courtoisie.
+
+--Monsieur le comte, dit le Juif, après les compliments d'usage, je veux
+vous prendre pour confident. A une époque encore peu éloignée, j'ai
+passé par de mauvais jours. Une confiance excessive peut-être dans des
+opérations qui ne la méritaient pas me firent craindre un moment de
+succomber dans la lutte. Ah! le terrain de la banque est bien glissant,
+même pour un vieux patineur comme moi! Un banquier est difficile à
+tromper; mais il se trompe quelquefois!... Il est homme!
+
+À l'ouïe de cette tirade, le visage de Paul s'allongeait, de plus en
+plus ennuyé; Berwick s'en aperçut.
+
+--Toujours est-il, poursuivit-il, qu'un secours providentiel, offert par
+une main inconnue, me tira d'embarras d'une façon singulière, au moment
+où je m'y attendais le moins. Quelqu'un, qui poussa la délicatesse
+jusqu'à garder l'anonyme, me procura sans garantie aucune, le moyen de
+faire face à mes échéances. Cet inconnu pensa-t-il que le masque épais
+dont il avait si généreusement couvert son visage ne serait jamais percé
+par mes regards? Ou bien fit-il à ma loyauté l'honneur de croire qu'elle
+serait d'autant plus scrupuleuse, qu'il m'était plus facile, si je
+n'étais pas ce que je suis, d'oublier le bienfait? A la seconde question,
+ma présence chez vous répond suffisamment. Elle est en même temps une
+dénégation opposée à la première.
+
+--Pardon, monsieur, répondit le comte, toujours glacé, je ne vois
+décidément pas où vous voulez en venir. Il est invraisemblable de
+m'attribuer un service aussi extraordinaire, rendu à quelqu'un qui n'est
+ni mon parent, ni mon ami.
+
+--Je regrette amèrement, monsieur le comte, que vous ne soyez plus le
+mien, mais je suis demeuré le vôtre, et, quand même je ne le serais plus,
+ma venue ici est l'accomplissement d'un devoir. Si vous n'êtes pas
+l'auteur de cette belle action, le connaissez-vous? Je pense qu'alors
+vous m'aideriez à le découvrir. Quant à moi, les relations anciennes que
+vous avez soutenues avec ma famille vous désignaient comme seul capable
+d'une pareille abnégation, dictée sans doute par des souvenirs qui vous
+sont toujours chers; et dans cette hypothèse, ce que vous m'avez prêté,
+je me suis mis en mesure de vous le rendre,
+
+--Ainsi, dit Paul, je ne vous ai pas réclamé d'argent, et vous m'en
+apportez? Mais pour l'accepter il faudrait que j'eusse reconnu la dette.
+
+--Et c'est ce que vous allez faire, mon cher comte; car il m'est
+impossible de rester dans la situation où je suis. Vous n'êtes plus mon
+ami, dites-vous? A plus forte raison n'avez-vous pas de cadeaux à me
+faire, et il ne me convient pas, à moi, d'en recevoir.
+
+Paul était excessivement combattu; car, ou Berwick, ayant appris la
+vérité, venait réellement pour s'acquitter, et la position du comte
+Etait trop amoindrie pour qu'il pût mépriser une pareille aubaine; ou
+bien le rusé banquier voulait seulement obtenir la preuve que Paul avait
+réellement fourni à Laure les 300,000 francs.
+
+Paul savait parfaitement que, à vues humaines, il faut être l'amant
+d'une femme, quand on n'est ouvertement ni son frère, ni son père, ni
+son mari, pour accomplir des actions d'un pareil dévouement; et si
+Berwick voulait avoir une preuve matérielle de l'infidélité de sa femme,
+il n'en avait pas de plus belle à recueillir que l'aveu du service
+rendu par Paul.
+
+Et le comte ne voulait ni perdre décidément sa fortune, ni compromettre
+Laure en s'avouant l'auteur du bienfait.
+
+Il regardait fixement Berwick, qui ne baissait pas les yeux, et qui
+cherchait en vain, dans la physionomie de son interlocuteur, une trace
+des sentiments qui l'agitaient.
+
+--Monsieur, dit-il enfin au banquier, vous n'êtes point mon obligé, et
+pour ce motif je ne puis que vous remercier de la sollicitude exquise
+qui vous conduit chez moi. Il est en effet possible que, par mes
+relations personnelles et sous le sceau de la confidence, j'aie connu
+l'auteur de cette libéralité dont vous parlez. Si elle a raffermi votre
+crédit, j'en suis aise. Si vous avez à coeur une restitution, cette
+restitution sera certainement bienvenue, mais pour que je puisse en
+toucher un mot à la personne que cela intéresse, au moins faudrait-il
+que je pusse lui dire sous quelle forme cette restitution aurait lieu.
+De quelle somme s'agit-il et qu'offrez-vous?
+
+--Mon Dieu! repartit Berwick avec une sorte de bonhomie, j'ai lancé
+depuis peu l'affaire des «Fumiers de la ville de Paris». Or, il a été
+créé des parts de propriété de cette mine inépuisable, pour récompenser
+certains concours. Je m'en suis réservé une quantité considérable et je
+puis en disposer en faveur de quelques privilégiés, sans leur faire
+bourse délier. Ces titres, qui ne coûteraient rien à mon créancier, le
+nantiraient d'un revenu tel, à moins qu'il ne préférât les vendre en
+hausse, qu'il serait remboursé, capital et intérêts, en peu d'années.
+
+Quoique Paul ne fût pas un homme de Bourse, il se rappela tout
+soudainement les parts de propriété de certaines entreprises et il eut
+sur les lèvres un mot qu'il n'articula pas: monnaie de singe!
+
+Accepter ce mode de remboursement, c'était désarmer sa fille, à qui il
+était bien réellement dû 300,000 francs, et liquider, en ce qui le
+concernait lui-même, une créance de cette somme par un tant pour cent
+dérisoire.
+
+Il n'avait pas fait un sacrifice pour en bénéficier; en sauvant Laure
+du déshonneur et de la persécution, il n'avait compté sur aucun avantage.
+
+Il aurait accepté s'il avait été seul, aimant mieux, que sais-je? Trente
+mille francs, sur trois cent mille que rien, mais il fut intraitable.
+
+Seulement, comme il voulait réfléchir, il ajourna.
+
+--J'ignore absolument, monsieur, quel accueil pourra être fait à cette
+ouverture officieuse; mais il est une question à laquelle vous n'avez
+pas répondu Quel est le quantum de la créance?
+
+--Puisque ce n'est pas affaire à vous, monsieur le comte, en quoi ce
+chiffre peut-il vous intéresser?
+
+--Vous avez raison, répliqua M. de Breuilly avec brusquerie. Eh bien!
+je dirai un mot dans l'occasion de vos «Fumiers de la ville de Paris».
+C'est tout ce que je puis faire.
+
+--Si vous jetiez un coup d'oeil sur la cote, ajouta le Juif d'un air
+insinuant, vous verriez que, ces jours-ci, ces titres-là sont cotés
+très haut. Or, tout a des fluctuations, et....
+
+--Oui, interrompit Paul, ces fluctuations peuvent être défavorables si
+l'on ne se hâte?
+
+--Je ne dis pas cela, objecta Berwick; mais l'occasion n'a qu'un cheveu.
+
+--J'ai dit, riposta le comte en se levant.
+
+C'était mettre Berwick en demeure de l'imiter. Il le fit.
+
+--Ah! il fait fi de mes parts de propriété qui ne lui coûteraient rien,
+ni à moi non plus, et dont je lui avais apporté un ballot dans ma
+voiture. Décidément, c'est un homme indécrottable, pensa le banquier.
+
+Puis haut:
+
+--Aurai-je l'honneur de vous revoir, monsieur le comte?
+
+--C'est douteux, monsieur Berwick. Je suis avec Mme de Breuilly sur le
+point de m'absenter.
+
+Puis, dès que Berwick eut franchi la grille:
+
+--Annette, dit Paul à la vieille femme de chambre, vous avez bien vu cet
+homme? Je n'y suis jamais pour lui.
+
+Comme il revenait sur ses pas en traversant la cour, le facteur sonna et
+Remit une lettre qui portait le timbre de Tarbes.
+
+La suscription était de Gustave Mayran. Paul sourit avant de l'avoir
+ouverte, à la pensée d'y trouver la reconnaissance et le contentement
+d'un ami.
+
+Elle était courte, comme toutes les missives du général:
+
+«Merci, mon vieux Paul! Tes démarches ont été couronnées de succès, et,
+grâce à toi, je vais commander à Lunéville, ce qui, par la canicule
+prochaine, sera plus rafraîchissant que Tarbes; et puis, étant de
+Verdun, j'aime la Lorraine, je suis là chez moi. Les journaux annoncent
+qu'Adrien de Vermont est arrivé de l'Afrique Centrale. Je pars pour
+Paris. Le quartier général sera chez moi, rue de Bellechasse. J'aurai un
+mois à vous consacrer.
+
+«Mes plus empressés hommages à madame la comtesse.
+
+«GUSTAVE MAYRAN».
+
+
+
+
+XIII
+
+
+Le village de Clamart, dont les omnibus ont fait un faubourg de Paris,
+rive gauche, a pour attrait principal le voisinage de ses bois. Il forme
+plus ou moins, du côté sud-ouest de Paris, un pendant à ce que fut jadis
+Romainville, au nord-est. C'est ainsi qu'aller à Clamart, pour toute une
+Colonie de négociants parisiens retirés des affaires, c'est encore aller
+à la campagne. Si l'on traverse le bois dans sa partie la plus étroite,
+au sud, on aperçoit, à peu de distance, au bout d'une plaine, un vrai
+village de cultivateurs, sans enseignes peintes sur ses pignons, sans
+orgue de Barbarie, enfin tout un étonnement pour le citadin, qui respire
+là, à pleine poitrine, un air vif et vierge, et qui entend chanter les
+coqs et bêler les moutons; cette, bourgade en dehors des voies ferrées
+est le Plessis-Piquet.
+
+S'il n'y a guère, à Clamart, que de fort petites propriétés bourgeoises,
+il n'y en avait pas du tout au Plessis-Piquet, hormis une, plus grande
+qu'aucune de celles de Clamart, et qui tranchait avec les corps de
+ferme d'alentour. Les hôtes de cette habitation, appelée dans le pays
+_le Château_, étaient là depuis peu et fort peu connus. Le maître de la
+maison venait chaque matin, en cabriolet, prendre le train de Paris à la
+gare de Clamart. Il revenait le soir, à des heures indéterminées. Il y
+avait une dame que l'on apercevait à peine dans les jardins et qui n'en
+franchissait jamais les clôtures. Le seul personnage bien apparent de
+la maison était un maître-valet, altier, monosyllabique et plus
+ordinairement silencieux, qui faisait les emplettes et payait les
+fournitures. Quand on sonnait, il se montrait à la grille. Le château
+ne recevait pas de visites, et cette absence de relations avait fait
+surnommer ses habitants: les ours.
+
+Quant à Clamart, sa colonie parisienne, qui ne se renouvelle guère,
+s'était enrichie, vers le même temps, d'un nouveau membre.
+
+C'était un homme de haute taille et de tournure distinguée. Il pouvait
+avoir cinquante ans et ne connaissait non plus personne.
+
+Ordinairement en costume de chasse, complet de velours marron, feutre mou
+De couleur grise, avec un crêpe fané et un ruban noir, il ne portait
+point de fusil, mais une gibecière, qui lui servait pour la récolte
+des herbes sauvages et des fleurs.
+
+Il se promenait beaucoup et de tous côtés. Un voile vert, à la façon
+Des Anglais, lui couvrait le visage. Ses allures étaient celles d'un
+convalescent qui va sans but déterminé. Les lézards, les papillons, les
+oiseaux, les phénomènes de la nature semblaient seuls captiver son
+attention. Dès qu'il est avéré qu'un flâneur herborise, dessine ou fait
+collection de coléoptères, les gens affairés, les gens _sérieux_ ne
+prennent plus garde à lui. C'est ce qui lui arriva. Du reste, il avait
+l'air trop respectable pour éveiller la défiance; il était trop uni pour
+faire événement. Comme on ignorait son nom, on disait simplement de lui:
+C'est le monsieur qui bâille aux mouches. Entre autres excursions
+habituelles, il s'attardait souvent au pourtour du parc dépendant du
+château du Plessis. Là, dans les sentiers tracés par le hasard, il
+trouvait plus de fleurs et d'insectes à son gré. Quelquefois il
+s'asseyait sur une souche, pour examiner à la loupe les coléoptères
+récoltés par lui dans son petit flacon d'entomologiste, ou bien il
+tirait de sa gibecière un livre qu'il lisait jusqu'au coucher du soleil.
+
+L'habitation de ce personnage était la plus petite case de Clamart, à
+côté du presbytère. Il l'avait louée, meublée et y avait installé sa
+femme. Une dame très comme il faut, et leur femme de chambre, personne
+en cheveux gris, discrète dans ses allures, muette comme ses maîtres et
+pour eux d'un respect attentif qui ne se démentait jamais.
+
+Tout ce que l'on savait de ces gens était, pour avoir entendu la
+maîtresse appeler sa servante, que celle-ci s'appelait Annette. De
+la maison dépendait un tout petit jardin, qui pouvait avoir six arbres
+fruitiers et trois plates-bandes de fleurs. La dame y brodait sur un
+pliant, une partie du jour.
+
+A l'un des angles du parc, dans la région la plus éloignée du château,
+il y avait un kiosque, séparé des champs par un saut-de-loup et d'où
+l'on découvrait Châtenay et la déclivité de son côteau. La châtelaine
+inconnue, que l'on ne voyait jamais en toilette, y venait quelquefois
+en déshabillé champêtre, mais toujours seule. Elle demeurait là, sous
+son baldaquin de chaume et ses courtines de lierre, assise à une table
+rustique, où elle se tenait accoudée, la tête dans les deux mains.
+Il était inévitable que ces stations douloureuses en apparence, et
+assez prolongées, éveilleraient bientôt l'attention du promeneur à la
+gibecière, qui venait fureter fort souvent par là. Les deux étrangers se
+connaissaient sans doute, car dès la première fois qu'ils s'aperçurent,
+la dame envoya un baiser au monsieur, qui répondit par un affectueux
+salut de la main.
+
+Mais aussitôt la dame porta le doigt à ses lèvres en désignant, de
+l'autre main, les alentours du kiosque. Alors le promeneur s'assit en
+face de la dame, sous des buissons qui bordaient le sentier, et il
+attendit. La dame tira de la poche de sa robe un carnet et un crayon,
+traça quelques mots, et choisissant une petite pierre, y assujettit le
+billet et lança le projectile de l'autre côté du saut-de-loup. Le
+promeneur ramassa cette dépêche, la déplia, et parut atterré de ce qu'il
+lisait. Répondre par le même moyen était chose facile; mais, pour un
+homme prudent, il y avait cette différence que le billet, une fois tombé
+entre ses mains, était en sûreté, tandis que les appréhensions exprimées
+par la dame sur la surveillance dont elle était l'objet, rendaient
+dangereuse la réciproque. La dame exprima cette appréhension par signes;
+mais comme la réponse était urgente, il fut sans doute convenu, aussi par
+signes entre eux, que la damne rejetterait la réponse après l'avoir lue.
+C'est ce qui eut lieu.
+
+Dès le lendemain, mais par un chemin tout différent et à une autre heure,
+le promeneur revint au pied du kiosque. La dame n'y étant point, il se
+mit à aller et venir avec une agitation inquiète. Enfin, elle parut,
+et le télégraphiste sembla un peu calmé. Ces rendez-vous mystérieux
+présentèrent pendant quelque temps peu de variété, mais apparemment
+ils prirent tout à coup un caractère tragique, puisque, oubliant les
+précautions antérieures, le promeneur alla jusqu'à dire à la dame:
+
+--Voulez-vous fuir?
+
+--Et le saut-de-loup? Et ce costume? répliqua-t-elle, en montrant
+qu'elle était en robe de chambre et en pantoufles, sans même un chapeau
+de jardin.
+
+Le promeneur insista, promit d'amoindrir la difficulté en se portant
+lui-même au fond du saut-de-loup, au risque de se déchirer les mains aux
+acacias qui le garnissaient, dans le but de soutenir les pieds de
+la dame pour lui faciliter la descente.
+
+Mais la dame ajourna cette proposition, qui lui semblait désespérée.
+Il y eut cependant, par un échange de missives nouvelles, quelque chose
+de convenu pour un jour suivant.
+
+Ce jour-là, la dame se présenta au kiosque, vers le déclin du soleil.
+Elle était en habit de ville, mais fort simplement vêtue. Elle commença
+par jeter au promeneur, qui était naturellement à son poste, un fort
+léger sac de nuit; puis, ayant regardé une dernière fois autour d'elle
+et n'ayant vu personne, elle vint à pas lents et d'un air distrait
+jusqu'au bord du saut-de-loup.
+
+Tout à coup elle s'y assit, les pieds pendants au dehors. De son côté,
+le promeneur s'était laissé couler sous les acacias du fossé, et il se
+tenait plaqué à la muraille et les bras étendus au-dessus de sa tête
+pour soutenir la fugitive, lorsqu'en se retournant, pour se retenir aux
+branches d'un arbre du parc, la dame s'arrêta soudain en poussant un
+léger cri.
+
+Aussitôt son mystérieux ami disparut derrière le buisson le plus
+rapproché du fossé.
+
+Au moment de remonter dans le champ, et comme il s'assurait que la dame
+Etait tranquillement rétablie dans le kiosque, le galop d'un chien fit
+bruire les broussailles du fond du saut-de-loup.
+
+L'étranger se mit en défense contre une attaque possible de l'animal,
+mais en levant les yeux à cinquante mètres du kiosque, et droit en face
+de lui, il vit, se tenant debout d'un air narquois, le maître-valet,
+qui formait la garde du château et qui semblait attendre, sans ouvrir la
+bouche, à quel parti allait s'arrêter le délinquant.
+
+Le chien, n'osant attaquer sans doute, se contenta d'aboiements furieux,
+et le promeneur, assis paisiblement en apparence sur le bord opposé et
+un long couteau ouvert dans la main, se borna à dire, avec une nuance de
+hauteur, au domestique:
+
+--Voulez-vous rappeler ce chien?
+
+--Il fait son devoir, objecta le valet sur le même ton.
+Que cherchiez-vous dans ce fossé? C'est ici une propriété close.
+
+
+--Il m'en souviendra, riposta l'autre, qui, s'installant commodément sur
+le revers du saut-de-loup, au lieu de continuer sa retraite, affecta de
+tirer un livre de sa poche et de continuer une lecture, tandis que le
+chien aboyait toujours.
+
+En présence de cette attitude, le domestique dut se taire et il rappela
+le chien, dont l'intervention n'avait plus d'objet.
+
+Quand le chien et l'homme se furent éloignés, l'ami de la châtelaine
+s'assura que la paix de cette dernière, toujours assise dans le kiosque,
+n'avait pas été matériellement troublée, et il reprit à pas lents sa
+promenade, en jetant à la dame un adieu mimique qui signifiait:
+Au revoir! à bientôt!
+
+La journée ne devait pas finir sur cet incident.
+
+La nuit était tout à fait venue.
+
+L'entomologiste rentra chez lui sans hâter le pas et il trouva sa femme
+un peu inquiète de sa longue absence; mais son visage était si calme et
+le bocal aux insectes si bien rempli, que toute explication devenait
+inutile. Cependant il ne vida point sa gibecière devant sa compagne. Elle
+renfermait un paquet qui ne lui appartenait point et qu'il eut hâte de
+dérober à la curiosité comme aux questions que cet objet pourrait faire
+naître.
+
+Soit qu'il eût omis de le rendre, soit qu'il n'eût pas jugé à propos de
+le faire, de peur d'attirer de nouveau sur lui l'attention, il le cacha
+dans sa propre chambre et il passa dans la salle à manger pour le repas
+du soir.
+
+En même temps revenait de Paris le châtelain du Plessis-Piquet, ce jaloux
+qui faisait exercer sur sa femme une si étroite surveillance. Après
+quelques mots échangés avec le maître-valet, cet Othello ne se coucha
+point sans avoir parcouru la lisière de son parc avec une lanterne
+sourde. Si quelque rôdeur avait été levé à une heure où tous les
+habitants du Plessis ronflaient déjà à poings fermés, ce rôdeur aurait
+pu voir marcher lentement, le long du saut-de-loup, l'habitant du
+château avec sa lanterne. Il aurait pu le voir inspecter le point faible
+du rempart extérieur et y reconnaître la trace des pas du promeneur
+indiscret. Cependant ce dernier, enfoncé, à Clamart, dans une vieille
+bergère, parcourait ses journaux et prenait connaissance d'un billet
+arrivé en son absence.
+
+L'entomologiste n'était autre que le vieil ami et le compagnon d'armes de
+Gustave Mayran. Le billet était du général, conviant Paul de Breuilly à
+venir dîner rue Bellechasse et y passer la soirée en tiers avec M. de
+Vermont.
+
+On se souvient de l'entrevue des trois amis, du récit que le voyageur fit
+d'une chasse au gorille, et de l'insistance que Paul mettait à savoir
+comment on peut se défaire d'un gorille du boulevard, lorsqu'un journal
+tombant chez Mayran, à l'adresse du comte, rompit soudainement l'entretien
+et contraignit Paul à reprendre, sans plus tarder, le chemin de Clamart.
+
+Sans doute ce brusque départ fut provoqué par des incidents nouveaux et
+graves; car, peu de jours après, Paul revenait chez le général, après
+avoir prié par un mot Adrien de Vermont de s'y rencontrer également.
+
+Fort intrigués de cette convocation, les deux amis du comte se trouvaient
+réunis lorsque, ce dernier arriva rue Bellechasse.
+
+--Messieurs, leur dit-il après leur avoir serré la main, nous nous sommes
+quittés l'autre jour sur la mort d'un gorille, et c'était mon tour de
+vous raconter une histoire. Je reprends donc la parole que vous m'aviez
+accordée. S'il s'agit d'une histoire toute personnelle et intime, vous
+n'en serez pas surpris; n'y a-t-il pas trente ans que je vis coeur à
+coeur avec vous?
+
+--Il faut dire, objecta de Vermont, qu'il y a pourtant quelques lacunes
+involontaires dans nos biographies; car, enfin, nous sommes restés
+longtemps sans nous voir.
+
+--Désormais, répondit Paul, il n'y en aura plus dans la mienne.
+
+Et alors il leur raconta son histoire jusqu'à la visite de Berwick aux
+Batignolles.
+
+Après un moment de repos, il reprit la parole pour dire à ses deux
+auditeurs avec plus de solennité que dans son récit précédent:
+
+--Maintenant, mes amis, quand je vous aurai fait l'exposé de quelques
+faits accomplis depuis la visite du banquier, je ferai appel à vos
+lumières, à votre honneur, car j'ai un conseil de vie ou de mort à vous
+demander!
+
+Vermont et Mayran redoublèrent d'attention, et ce fut avec une profonde
+Tristesse et une indignation à peine dissimulée que le comte acheva ce
+qui lui restait à dire.
+
+
+
+
+XIV
+
+
+Paul poursuivit:
+
+--Vous avez vu que Berwick enlevait sa femme de la rue d'Anjou et
+la faisait disparaître, au moment où il se préparait à m'offrir un
+remboursement dérisoire. Le but évident qu'il s'était proposé était de
+la mettre dans l'impossibilité de communiquer et de s'entendre avec moi.
+Mais, quelle que fût la sévérité de la surveillance dont Laure était
+l'objet, et la défense de la laisser sortir du château, lui absent, Mme
+Berwick me fit passer un billet par un moyen que ses argus n'avaient pas
+prévu Ce fut la proximité de la route et du parc qui le lui fournit. Un
+facteur rural suivait le bord du saut-de-loup, et quelques mots tracés au
+crayon et enfermés dans une enveloppe affranchie à mon adresse furent
+jetés à cet homme de la même façon que ceux par lesquels elle devait
+plus tard correspondre avec moi. Par là, j'appris le lieu de la
+séquestration et son objet. Cette séquestration avait quelque chose de
+sinistre. Elle ne pouvait durer que si Berwick nourrissait quelque
+sombre dessein. Je pris immédiatement la résolution de me rapprocher de
+Laure. J'avais été malade. J'étais à peine remis; la comtesse trouva très
+naturel que Billardel, prévenu par moi, me recommandât un séjour à la
+campagne, et cela le plus tôt possible; aussi vis-je Blanche très
+empressée à favoriser ce changement d'air. Je me chargeai de découvrir,
+à proximité de Paris, une habitation proportionnée à nos moyens actuels,
+et je partis pour Clamart. J'y arrêtai, dans la journée même, le petit
+nid que Blanche et moi y habitons, et j'étudiai sans bruit les abords
+de la prison où Laure languissait avec ses propres domestiques pour
+geôliers. Ne pouvant me présenter chez elle, ni avoir l'air de la
+connaître, je dus faire un siège en règle avant de parvenir à
+l'apercevoir. La seule promenade qui lui fût permise, celle de son
+propre jardin, me la montra dolente, accablée, et ne prenant plus la
+peine de s'habiller pour errer dans les allées de son parc. Je ne
+pouvais naturellement lui écrire, et elle était bien éloignée de me
+croire là. Enfin, un jour, nos regards se rencontrèrent d'un côté à
+l'autre du large fossé qui la séparait du monde, et nous pûmes reprendre
+la conversation. Je lui fis connaître la démarche de son mari pour me
+rendre une somme considérable dont il feignait de croire qu'il n'avait
+été délivré aucun reçu... Laure comprit tout de suite que c'était un
+moyen employé par Berwick de me faire avouer ma complicité dans cette
+affaire; mais je la rassurai en lui disant dans quels termes j'avais
+répondu. J'ajoutai que, peu de jours après, j'avais fait savoir à Berwick
+le refus d'une tierce personne, auteur du versement des trois cent mille
+francs, d'entrer en arrangement avec lui.
+
+--Vous avez bien fait, me dit Laure, car si vous aviez accepté ce que
+M. Berwick vous proposait, nous nous serions trouvés désarmés. Il
+n'aurait plus gardé aucun ménagement vis-à-vis de moi.
+
+--Ces ménagements, poursuivit Paul, ne devaient pas durer longtemps.
+Je ne vous raconterai pas par le menu, mes amis, mes rendez-vous avec Mme
+Berwick. Par eux, je fus tenu au courant de ce qui se passait dans la
+place. Le banquier n'avait pas obtenu de moi l'aveu de la créance,
+quoique bien persuadé d'ailleurs que j'étais le créancier, mais il avait
+appris à compter sur moi pour secourir sa femme dans les cas extrêmes.
+Avait-il de nouveau besoin d'argent? Cela est probable, d'après
+l'insistance nouvelle qu'il mît à connaître le nom du bailleur de fonds.
+Il eut la constance d'exposer à Laure les avantages attachés aux fameuses
+«parts de propriété» qu'il m'avait offertes. Il persuada même à sa femme
+qu'il y aurait profit pour elle à accepter de ces parts de propriété, en
+échange du reçu des 300,000 francs. Je ne fus pas peu surpris d'entendre
+Mme Berwick me demander si je n'avais pas eu tort de refuser. Tout compte
+fait, suivant elle, ce mode de remboursement pouvait mieux valoir que
+le néant. Je la détrompai. Quoi qu'il en soit, Berwick, furieux de
+trouver sa femme aussi opposée que moi à une liquidation de la dette qui
+lui permettrait d'en contracter de nouvelles, eut recours au moyen des
+lâches: il lui donna huit jours pour déclarer le nom du prêteur, puisqu'il
+tenait à effectuer le remboursement; à défaut de quoi, dans un transport
+de colère, il lui signifia carrément qu'il la tuerait. Elle prit peur;
+elle le savait homme à accomplir sa menace, non avec le bruyant éclat
+d'un assassin vulgaire, mais avec ces précautions abominables qui,
+sans égarer la justice, donnent au criminel l'espoir de l'impunité.
+Représentez-vous cette infortunée enfermée vis-à-vis de son bourreau,
+dans une habitation vaste, mais presque déserte, l'indifférence et
+l'éloignement de la domesticité, un vide d'un demi-kilomètre entre le
+château et les maisons du village, et vous comprendrez ce que j'ai
+éprouvé jours et nuits depuis lors.
+
+Or, j'étais avec vous, j'étais ici le surlendemain du jour où j'avais
+été sur le point de faire réussir l'évasion de Laure, entravée dans son
+accomplissement par l'apparition soudaine du valet qui garde à vue
+Mme Berwick. J'étais, dis-je, avec vous, quand un journal, tombant ici,
+le soir, au milieu de notre causerie, me révéla le subterfuge infâme
+auquel Berwick avait recours pour forcer mon incognito. Il me prenait à
+partie, dans un de ces échos à initiales transparentes dont j'étais
+obligé de reconnaître l'inspirateur, quoiqu'il puisse paraître
+invraisemblable qu'un mari mette en jeu l'honneur de sa propre femme.
+
+Voici, au surplus, l'article en question:
+
+«Il n'est bruit, en ce moment, dans les salons de la haute société
+parisienne, que d'une aventure dont Mme B..., la femme d'un banquier
+bien connu, aurait été l'héroïne.
+
+«M. de B..., dont la récente et subite retraite dans un quartier
+excentrique a donné lieu, depuis quelque temps, à des suppositions plus
+ou moins fondées, poursuivait, paraît-il, Mme B... de ses assiduités.
+De son côté, Mme B... n'était pas insensible, malgré la différence d'âge.
+
+«M. de B..., du reste, ancien militaire a encore fort belle prestance,
+malgré ses cinquante ans.
+
+«Toujours est-il que M. B... ayant emmené sa femme dans sa propriété de
+C..., M. de B... les suivit et, avant hier soir, à la nuit tombante, il
+tentait d'opérer, de concert avec elle, l'enlèvement de la jeune femme.
+
+«Ici commence le côté comique de l'histoire. Un chien dénonça par ses
+aboiements la présence d'un inconnu à un valet qui se promenait au fond
+du parc, et celui-ci arriva au saut-de-loup qu'il s'agissait de franchir,
+juste au moment où la dame allait se laisser choir aux bras de son
+ravisseur!
+
+«Aussitôt alerte, tumulte, scandale, fuite de l'amant et arrivée du mari,
+qui trouve sa femme en toilette de voyage et prête à lever le pied. On
+rapporte que M. de B...., qui est marié, avait déjà opéré le sauvetage
+d'un sac de nuit qui contenait des objets indispensables. Nous tiendrons
+nos lecteurs au courant de l'aventure, et leur dirons si M. de B... est
+venu réclamer une récompense en rapportant au château le sac de nuit en
+question.»
+
+--Que dis-tu de cela, Adrien? fit Mayran en passant à M. de Vermont le
+journal qu'il venait de lire.
+
+--J'ai vu ailleurs de semblables ordures, repartit le sceptique; dans
+certains pays d'Amérique, cela se fait couramment et avec non moins
+d'effronterie.
+
+--Cela ne se pratique pas encore avec impunité en France, repartit Paul
+avec emportement, et malheur à l'auteur, quel qu'il soit, de cette
+infamie! L'ayant lue, vous vous en souvenez, je levai brusquement
+la séance et je repartis pour la campagne.
+
+Mayran, en sa qualité de général, se montrait d'autant plus froid que
+les situations étaient plus graves.
+
+--Il y a ici quelqu'un en mauvaise passe, dit-il, mais qui? La réputation
+de Mme Berwick, dont on mettra le nom sur l'initiale incriminée. Berwick,
+qui évidemment ne se bat pas! Le journaliste? Il se retranchera derrière
+Berwick. Il excipera, comme on dit, de sa bonne foi, et si Paul pourfend
+le journaliste, le banquier reste debout.
+
+--Une provocation, dit Adrien, n'atteint donc pas le coupable. Elle met
+Mme Berwick en cause, et elle n'expose que Paul.
+
+--Il doit être pourtant possible de forcer Berwick à se battre, et je
+l'y forcerai, dussé-je le souffleter publiquement et périodiquement.
+
+--Tu iras en correctionnelle pour voies de fait, lui dit Vermont; et
+devant les tribunaux le nom de ta pauvre Dulcinée sera livré en pâture
+aux quolibets. Est-ce là ton but? Non, évidemment.
+
+Le général était pensif.
+
+--Il y a, dit-il, une chose que je n'aperçois pas. Quel intérêt Berwick
+a-t-il à diffamer sa femme, dans une feuille publique et à provoquer, de
+la part de l'homme qui s'intéresse à elle, des représailles inévitables?
+
+--Affaire de _chantage_, riposta M. de Vermont. Avec le tendre intérêt
+que notre ami porte à sa fille, il payera, pour faire taire, comme il a
+payé déjà pour sauver Mme Berwick d'un ignoble guet-apens!
+
+--On n'a pas tous les jours 300,000 fr. sous la main, ajouta M. de
+Breuilly avec une ironique tristesse. En attendant, messieurs,
+continua-t-il avec emportement, les faits se réduisent à ceci: Laure est
+aux mains d'un assassin, d'un empoisonneur, et Laure est ma fille! Elle
+n'a de protecteur que moi. Je tuerai le gorille, je tuerai Berwick.
+Parlons seulement des voies, moyens et armes. Vous serez naturellement
+mes témoins, et je suis l'offensé.
+
+--Dieu sait, dit le général, si je respecte tes sentiments, ton anxiété,
+ta colère. Mais voilà de ces extrémités auquel l'amour nous porte, et
+que, pour ma part, j'avoue n'avoir jamais connues! Et encore, s'il
+s'agissait de Charlotte elle-même, qui n'est plus, mais c'est de sa fille
+qu'il s'agit, et sa fille ne porte pas ton nom!
+
+--C'est pourtant le seul enfant qui me reste, repartit le comte avec un
+sanglot dans la gorge; tu n'as pas comme moi, Gustave, perdu les deux
+autres!
+
+--J'aimerais mieux pour toi, répliqua Mayran, que tu n'eusses jamais
+rencontré ni adopté cette enfant-là! Mais revenons à notre sujet: il y a
+devant nous, comme tu le dis, un gorille qui torture une femme. Une femme
+qui est ta fille! Il faut tuer le gorille pour la sauver. Eh bien! Nous
+allons au journal; nous demandons à parler à l'auteur de l'écho. On nous
+le nomme ou, par un scrupule que je conçois, le directeur du journal
+accepte la responsabilité de l'article. Nous l'examinons avec lui; il
+appert de là que le racontar est venu du dehors, et nous sommons le
+directeur d'en dénoncer l'auteur ou de se placer en face de toi. A
+compter de ce moment, nous avons livré deux noms que nous aurions tenu à
+taire; mais de quel droit irions-nous demander raison à Berwick, qui
+n'est pas moins outragé que vous deux? Il dira ne rien savoir.
+
+--Berwick sait tout, allez! dit M. de Breuilly. Lui seul a pu trahir ce
+que lui seul sait. Le soufflet que je lui réserve n'aura pas besoin de
+commentaires.
+
+--Mais alors, dit Adrien, de par ce soufflet il devient l'offensé.
+
+--Eh que m'importe! pourvu qu'il meure de ma main! Épée, sabre de
+cavalerie, pistolet, carabine, tout ce qu'il voudra, tout m'est égal!
+Et si l'on veut, successivement avec toutes ces armes, car c'est d'un
+duel à mort qu'il s'agit!
+
+--Les Américains, dit Adrien, ont une manière de trancher la difficulté:
+ils partent chacun avec une carabine chargée, de deux points opposés
+d'une forêt, et ils vont devant eux jusqu'à ce qu'ils se rencontrent.
+Le premier, qui aperçoit l'autre lui envoie une balle dans la tête et
+tout est dit.
+
+--Cela, objecta le général, dans nos idées françaises, ressemblerait fort
+à un assassinat, vu l'absence de témoins. Un braconnier à l'affût tirant
+sur un garde ne procède pas autrement.
+
+--Soyons sérieux, reprit Paul; le duel sera tout ce que vous voudrez,
+français, américain ou allemand, pourvu qu'il ait lieu. Dictez-en les
+conditions, je m'y range par avance.
+
+Mayran, voyant à quel paroxysme de fureur Paul était graduellement
+arrivé, lui dit alors avec la douceur et la fermeté d'un homme à qui son
+grade assure partout la préséance:
+
+--Veux-tu t'écarter un moment pour laisser à Adrien et à moi la
+possibilité d'échanger quelques mots à ce sujet?
+
+--De grand coeur, répondit M. de Breuilly; je vais passer un moment dans
+la salle de billard et attendre vos conclusions.
+
+A ces mots il sortit et l'on entendit rouler furieusement les billes sur
+le tapis vert.
+
+--Paul, dit Adrien au général, se croit déjà en face de l'ennemi.
+
+Mayran secoua la tête, et les deux hommes se parlèrent quelque temps à
+Voix basse.
+
+Tout à coup, le général ouvrit la porte de la salle de billard et, suivi
+de M. de Vermont, il dit à M. de Breuilly:
+
+--Paul, tu nous as pris pour arbitres; tu as accepté notre décision par
+avance; eh bien! ce duel est tout bonnement impossible, il n'aura pas
+lieu.
+
+Le comte parut d'abord atterré, puis il dit:
+
+--Impossible n'est pas français, il s'agit d'un père qui veut venger et
+sauver sa fille.
+
+--Eh bien! répliqua le général, c'est sur elle et sur toi que tu
+déchargerais ton arme, tu n'atteindrais pas Berwick.
+
+--Si tu frappes Berwick au visage, ajouta M. de Vermont, tu produis
+inévitablement un scandale, car, bâti comme il est, au lieu de riposter,
+il ira se plaindre, et alors, c'est Mme Berwick qui aura reçu le
+soufflet.
+
+Par respect pour l'amitié, Paul baissa la tête; mais il ne sortit plus
+de sa bouche un mot qui pût faire penser à ses deux amis qu'il avait
+ratifié leur sentence.
+
+A la suite de cette conversation, le comte retourna à Clamart; mais, dès
+que Mme de Breuilly se fut endormie et qu'Annette se fût retirée dans sa
+chambre, il sortit, armé, pour aller rôder, le reste de la nuit, autour
+du château.
+
+--A tout événement, pensa-t-il, je serai là.
+
+
+
+
+XV
+
+
+Il était entre onze heures et minuit lorsque Berwick, à l'insu de sa
+femme et de ses gens, sortit du château par une porte-fenêtre du salon,
+en portant une lanterne sourde et son fusil de chasse passé par la
+bretelle sur son épaule droite.
+
+Il appela le chien de garde et tous deux, furetant, commencèrent en
+silence le tour complet de la propriété. Ces rondes de Berwick étaient
+assez habituelles. C'était le seul moment où il pût vérifier sans témoins
+l'état des clôtures, la trace des pas dans le sable, et les trouées dans
+le taillis.
+
+La plus grande partie du parc était bordée par le saut-de-loup. Ce
+saut-de-loup n'était visible qu'au bord, rempli qu'il était jusqu'à fleur
+du sol par des arbustes épineux rasés à la faux et qui lui donnaient
+l'air d'une bande de pelouse. Le temps y avait, çà et là, pratiqué des
+trouées, et par endroits la végétation avait même disparu; mais, vu du
+parc, le site se trouvait dégagé partout, et le propriétaire, en se
+promenant n'apercevait pas ses propres limites.
+
+Berwick s'avançait, à pas lents, tantôt à ciel ouvert, tantôt sous les
+groupes d'arbres de haute futaie où serpentait l'allée, mais sans
+s'éloigner jamais beaucoup du fossé, au bord duquel il s'arrêtait par
+moments, regardant le sol et les herbes avec sa lanterne.
+
+La nuit était assez claire pour que le banquier distinguât les traces
+récentes du pas de sa femme et celle de son maître-valet.
+
+Quand il fut près du kiosque, il se dirigea de ce côté, y entra, regarda
+si quelque papier avait été oublié là; mais il n'y trouva qu'une chaise
+de jardin, déplacée par la dernière personne qui s'était assise devant
+la table, Laure certainement.
+
+Il ressortit du kiosque, qui était le point le plus éloigné du château,
+et, se souvenant que ce point avait été choisi par l'assaillant pour
+tenter l'assaut, il examina longuement les buissons et jusqu'aux pierres
+du mur.
+
+De ce point du parc, le château était naturellement invisible; autrement,
+M. de Breuilly et Laure ne l'auraient pas choisi pour une évasion. Un
+petit bois interceptait l'horizon, et ce n'est qu'au détour de ce bois
+que Berwick s'arrêta de nouveau et regarda la façade de son habitation.
+Toutes les fenêtres étaient obscures, excepté deux, l'une, celle de la
+chambre de Mme Berwick; l'autre, celle de sa propre chambre, où il avait,
+à dessin, laissé en sortant une lampe allumée.
+
+Du côté de la route un coin de haie, flanqué d'un saule et de quelques
+noisetiers, qui formaient une tache obscure. Le chien aspira l'air dans
+cette direction et il commença à gronder, mais les yeux de Berwick ne
+parvenaient pas à sonder ce fourré. Le chien persévérant dans son
+inquiétude, le banquier, par un mouvement instinctif, posa sa lanterne à
+terre et arma son fusil.
+
+Alors une silhouette foncée, que Berwick avait prise pour celle d'un
+tronc de saule, parut mouvoir deux de ses branches. Le craquement léger
+d'une batterie que l'on arme répondit à la démonstration belliqueuse
+de Berwick, et le chien, une patte levée, tomba définitivement en arrêt.
+
+Il éventait fortement dans la direction de la haie, et grondait toujours,
+mais très bas, quoique plus rageusement.
+
+Rien ne ressemble au craquement d'une batterie comme un craquement de
+branches dans un vieux arbre, à la moindre brise; cependant, vu l'attitude
+du chien, le doute n'était guère permis, il y avait là quelqu'un.
+
+--Qui va là? cria Berwick d'une voix faible, mais distincte.
+
+Pas de réponse.
+
+Alors, de peur de s'aventurer inconsidérément, le banquier ramassa une
+Petite pierre et la lança par-dessus le saut-de-loup, dans la direction
+du fourré.
+
+La silhouette fit un mouvement, le chien aboya, et son maître répéta la
+question: «Qui va là?» mais, cette fois, d'un ton plus impérieux.
+
+--L'ennemi! répondit cette fois le fantôme, dont le visage s'accentua au
+clair de lune; car il avait fait un pas en avant, sur la provocation de
+Berwick, et la forme de son corps se dessinait maintenant sur la pâleur
+de l'horizon nocturne.
+
+Sans donner au banquier stupéfait le temps de faire un seul mouvement,
+M. de Breuilly avait épaulé son fusil et mis en joue son adversaire.
+
+--Ne bougez pas, monsieur Berwick! lui cria-t-il, et alors je ne tirerai
+pas. Seulement, déposez votre fusil!
+
+Le banquier obéit machinalement à cette injonction terrible en couchant à
+terre son fusil armé.
+
+Paul abaissa son arme, mais en la conservant à la main.
+
+--Je suis heureux, reprit le comte, d'un hasard qui me procure un
+entretien décisif avec vous. Vous reconnaissez-vous l'auteur d'un écho
+publié dans un journal d'avant-hier et qui met en scène madame Berwick,
+vous et moi?
+
+--Non! répondit le banquier, et j'ignore ce dont vous me parlez, monsieur
+le comte!
+
+--Vous mentez! dit Paul, et vous m'en rendrez raison!
+
+--Me battre avec vous? Ce serait une singulière façon de reconnaître un
+signalé service que vous m'avez rendu! Mais ne vous ai-je pas moi-même
+offert la restitution d'une somme que vous ne me réclamiez pas, et de
+laquelle il n'existe aucune reconnaissance écrite, ni aucune trace?
+
+--Vous mentez! répéta de Breuilly; cette preuve existe, et si elle
+n'existait pas, vous ne m'auriez rien offert du tout! Vous ne l'avez fait
+qu'après avoir épuisé tous les moyens, l'obsession, la menace,
+la violence même, et la violence envers une femme!
+
+--Mais, monsieur, cette femme est ma femme!
+
+--Cette femme est ma fille! riposta le Comte. J'ai considéré comme un
+devoir de la sauver du déshonneur au prix de ma fortune. Aujourd'hui je
+considère encore comme un devoir de la délivrer de son bourreau, même au
+prix de ma vie. L'un de nous est de trop ici-bas; nous allons régler
+cette affaire à l'instant même!
+
+--Mais c'est un duel sans témoins, un assassinat!
+
+--Pardon, monsieur Berwick, dans un assassinat les deux adversaires ne
+sont pas pareillement armés et prévenus. Lavons donc notre linge sale
+en famille! Nous avons pour cela tout ce qu'il faut! Il est minuit
+quarante-cinq, ajouta-t-il en consultant rapidement sa montre. Sur le
+coup d'une heure, aux cloches du Plessis-Piquet, nous épaulerons et le
+premier prêt tirera! Reprenez votre fusil et tenez-vous en garde!
+Si vous essayez de fuir, vous êtes un homme mort!
+
+Dompté par la volonté de M. de Breuilly, Berwick, déjà plus mort que vif,
+Ramassa son fusil.
+
+Juste à ce moment, l'horloge de l'église sonna au loin les trois
+quarts....
+
+A minuit, Mme de Breuilly se réveilla; elle regarda la pendule, après
+s'être assurée que son mari était absent; il était donc ressorti?
+Pourquoi? Elle fut atterrée, car jamais il n'était arrivé pareille chose.
+Rien n'annonçait, dans l'état de la chambre de Paul, qu'il fût sorti
+précipitamment. Tous les objets étaient à leur place accoutumée. Non,
+cependant! Le fusil de chasse, le beau Devismes de M. de Breuilly n'était
+point suspendu à des cornes de chamois, entre les deux fenêtres! Paul
+était parti en costume de chasseur, après être revenu de Paris en costume
+de ville. Cette transformation et ce départ s'étaient opérés entre dix
+heures et demie, heure de l'arrivée du train, et le moment où Blanche
+avait rouvert les yeux.
+
+Dans son trouble, elle appela Annette. Annette ne savait rien, n'ayant
+rien entendu. Elle se releva aussi. Les deux femmes cherchèrent ensemble.
+Paul avait fermé la porte de la maisonnette et emporté la clef. Mme de
+Breuilly pouvait sortir, en cas ne nécessité, par une des fenêtres du
+rez-de-chaussée; mais son mari avait prémédité une absence de quelque
+durée, sans quoi, dans ce village profondément endormi, il aurait, pour
+une absence de quelques instants seulement, laissé la clef dans la
+serrure, et la porte fermée au pêne.
+
+Enfin, Paul n'était pas dans le jardin.
+
+Ces constatations rapides furent opérées en silence.
+
+A une heure du matin, M. de Breuilly n'étant, pas de retour Mme de
+Breuilly, qui s'était habillée, partait.
+
+Pour aller où?
+
+Pour suivre le premier des chemins que prenait habituellement son mari
+dans ses promenades. Mais l'un l'aurait conduite à Fleury, l'autre dans
+la plaine haute du Plessis-Piquet, deux directions opposées.
+
+Annette accompagnait sa maîtresse. Elles se consultèrent. La situation
+était inquiétante. La lune était levée. Sans savoir pourquoi, Blanche et
+Annette marchèrent dans la lumière, plutôt que de s'enfouir dans l'ombre.
+
+Elles arrivèrent ainsi, en peu de temps, mais en un siècle selon la
+mesure de leur impatience, sur la lisière du bois, du côté du Plessis.
+
+Là, elles parcoururent la plaine d'un regard attentif. Il n'y avait
+personne. Cependant un chien hurlait dans l'éloignement, sur la gauche.
+Elles marchèrent de ce côté.
+
+À quelque distance du château, elles remarquèrent une certaine
+agitation: des lumières couraient dans les fenêtres et dans le parc,
+chose inexplicable à pareille heure.
+
+L'une de ces lumières longeait rapidement le saut-de-loup; elle était
+portée par une jeune femme qui précédait plusieurs personnes. A peine
+vêtue, les cheveux en désordre et flottants sur ses épaules, elle
+avançait, l'oeil en terre, fouillant du regard les herbes et les buissons
+à droite et à gauche.
+
+Blanche, qui n'apercevait que par le dos cette femme éperdue, suivit,
+avec Annette, le sentier extérieur au saut-de-loup, comme si le même
+danger, le même malheur enchaînait ses pas à ceux de ces chercheurs
+enfiévrés. Par moments, ils disparaissaient derrière les arbres, mais
+pour reparaître bientôt, marchant toujours le long de la clôture et
+guidés par un chien, qui semblait, lui, savoir mieux que personne où il
+allait.
+
+Tout à coup le chien s'arrêta. Les personnes attachées à ses pas firent
+halte et formèrent une sorte de cercle. Il y avait à terre un homme tombé
+sur la face. Un fusil était encore entre ses mains et couché sous lui en
+travers. Des domestiques le placèrent sur le dos, tandis que la jeune
+femme avançait la lumière vers le visage de la victime.
+
+--Mort! murmurèrent les assistants d'une seule voix.
+
+--Mort! en êtes-vous sûrs? demanda la jeune femme, qui s'était retournée
+pour interroger les personnes qui l'accompagnaient.
+
+En ce moment, le visage de l'inconnue fit face à Blanche, glacée de
+terreur, qui se tenait immobile avec Annette, sur le chemin bordant le
+saut-de-loup.
+
+Ce visage pâle fit frissonner Mme de Breuilly. C'était le même qu'au
+Bois, du temps d'une jalousie naissante, son mari avait salué, dans le
+moment où la flèche du landau bleu menaçait de renverser le coupé de
+Blanche.
+
+C'était le même visage qui s'était offert à elle rue de la Condamine.
+C'était la main de cette femme qui lui avait tendu une carte sur laquelle
+on lisait: Laure Widmer.
+
+Un pressentiment sinistre concentra sur le champ l'attention de Blanche
+sur les traits du mort. Cet homme replet et presque chauve n'était pas
+M. de Breuilly, mais il avait un trou noir entre les yeux.
+
+La façon dont était tombé son fusil marquait assez qu'il ne s'était pas
+tué lui-même.
+
+Le maître-valet dit:
+
+--On a tiré sur monsieur de l'autre côté du chemin. Les chiens sont
+abattus, le fusil est déchargé, donc monsieur s'est défendu.
+
+--Il s'est défendu? répéta la jeune femme, qui était tombée à genoux à
+côté du cadavre. Il a tiré sur... Ah! mon Dieu! Et rejetant ses cheveux
+en arrière, elle se redressa comme par une détente:
+
+--Il faut que je sorte d'ici! que je voie!...
+
+Mais, comme il n'y avait nulle porte à proximité, elle s'élança vers le
+saut-de-loup, sans s'inquiéter de l'existence du fossé et, alerte comme
+un chevreuil, elle se laissa glisser le long du mur, courut à travers les
+broussailles jusqu'à l'éboulis par où elle avait déjà dû s'enfuir, sans
+s'inquiéter des lambeaux de robe qu'elle laissait aux épines du chemin,
+et elle reparut sur la crête opposée; puis, elle revint, en courant,
+en face de l'endroit où les domestiques étaient occupés à relever, pour
+l'emporter, le corps de leur maître.
+
+--Qui cherchez-vous? s'écria Blanche en se jetant au devant de Mme
+Berwick.
+
+--Venez, cherchons ensemble! fut l'unique réponse de la jeune femme.
+
+Tout à coup Blanche, Annette et Laure poussèrent un cri d'horreur:
+
+--Mon mari! Mon maître! Mon père!
+
+C'était Paul de Breuilly qu'elles venaient de reconnaître, respirant
+encore, malgré une blessure à la poitrine d'où le sang coulait à flots.
+Ses courtes moustaches encore blondes, sa barbiche pointue, ses cheveux
+coupés courts, enfin sa fière attitude jusque dans les défaillances
+suprêmes, lui donnaient une vague ressemblance avec le duc de Guise,
+dans le tableau de Paul Delaroche.
+
+Annette souleva le buste de son maître, qui ouvrit les yeux et sembla
+reprendre une sorte de vie en voyant réunis les deux êtres qu'il
+chérissait.
+
+L'oeil égaré, la main fiévreuse, Mme de Breuilly cherchait, avec son
+mouchoir à arrêter le sang de la blessure.
+
+Laure s'arrachait les cheveux et, se jetant sur Paul à corps perdu, elle
+l'appelait des noms les plus tendres....
+
+--Mais qui êtes-vous donc enfin, madame? s'écria Blanche, pour qui ce
+partage de sa douleur était trop cruel, en repoussant brusquement la
+femme de Berwick.
+
+--Votre fille! articula le blessé; quoi qu'il advienne, aimez-la bien!...
+
+Les deux femmes se regardèrent; la mère comprit tout, pardonna tout!
+Elle sentit s'enfuir ses défiances et ses soupçons et, dans un élan
+sublime, elle ouvrit ses bras à la fille de Charlotte, qui y tomba en
+gémissant!
+
+Paris, 1883.
+
+LE GORILLE
+FIN
+
+
+
+
+ * * * * *
+
+
+
+
+LOIN DES YEUX LOIN DU COEUR
+
+par
+
+OSCAR MÉTÉNIER
+
+
+Avril 1889.
+
+Imprimerie E. Mazereau, Tours.
+
+
+
+
+Un matin du mois de septembre 1879, le capitaine Villefort descendit de
+cheval sur la place du Château, à Saint-Germain-en-Laye. Il jeta la bride
+à son ordonnance.
+
+--Conduis les chevaux à l'écurie, et reviens me trouver ici.
+
+Il désignait la terrasse d'un café qui faisait face à l'église.
+
+--Bien, mon capitaine!
+
+Et tandis que le chasseur s'éloignait au grand trot, le capitaine alla
+s'attabler au café qu'il avait désigné, puis il parut s'absorber dans
+l'observation des fidèles qui défilaient devant lui pour se rendre à
+l'église.
+
+C'était un dimanche; les cloches sonnaient à pleines volées. Saint-Germain
+est une vraie ville de province, plantée à peu de kilomètres de Paris.
+Excepté à l'heure des trains, en temps ordinaire, les rues sont assez
+mornes, mais, ce jour-là, tout Saint-Germain bat le pavé.
+
+Une demi-heure après, l'ordonnance était de retour.
+
+--Promène-toi sur la place, lui dit l'officier, tout à l'heure j'aurai
+besoin de toi.
+
+Le brosseur fit le salut militaire, et se retira.
+
+Quelques minutes s'étaient à peine écoulées, qu'un groupe déboucha de la
+place et parut requérir toute l'attention du capitaine. Un vieillard à
+cheveux blancs donnait le bras à une dame âgée. Près d'eux marchait
+une jeune fille, simplement quoique fort élégamment vêtue et portant un
+livre d'Heures.
+
+Ces trois personnages étaient suivis à quelques pas d'un vieux domestique.
+
+--Bonnivard! appela le capitaine.
+
+L'ordonnance accourut.
+
+--Tu vois ce vieux bonhomme qui suit ses maîtres!
+
+--Oui, mon capitaine.
+
+--Tu vas l'accoster, lui demander s'il ne s'appelle pas François, et
+s'il n'est pas au service de monsieur de Sermaise.
+
+--Bien, mon capitaine!
+
+--Il te répondra: oui, alors tu lui diras que l'officier dont tu es
+l'ordonnance désirerait le voir à l'issue de la messe. S'il consent à se
+rendre à ton invitation, tu l'attendras et tu le conduiras chez moi, rue
+Saint-Thomas, numéro 2.
+
+--Et s'il demande de la part de qui je viens?
+
+--Tu ne répondras rien, répliqua vivement le capitaine, ou plutôt tu lui
+diras simplement: de la part d'un officier qui connaît ses maîtres. Pas
+d'indiscrétion!
+
+--Compris, mon capitaine!
+
+L'ordonnance cligna de l'oeil d'un air entendu, et gravit rapidement
+Les degrés de l'église. C'était un garçon précieux que Bonnivard. Né sur
+les hauteurs de Belle-ville, il réalisait le type du gamin de Paris.
+Successivement sculpteur sur bois, figurant, puis artiste dans les
+Petits théâtres de banlieue, le hasard de la circonscription avait fait
+de lui, à vingt et un ans, un chasseur à cheval. Amoureux de sa liberté,
+dédaigneux des honneurs, il avait préféré passer tranquillement son
+congé au service d'un officier célibataire, plutôt que de se plier aux
+exigences quotidiennes du métier militaire. Piètre soldat, mais excellent
+brosseur, très apprécié de son capitaine, dont il avait acquis la
+confiance entière.
+
+Sûr que la mission dont il l'avait chargé serait exactement remplie,
+l'officier rentra chez lui, très soucieux. Le capitaine Villefort avait
+trente-cinq ans; son abord, très dur, décourageait par une froideur
+invincible. La couleur foncée de ses cheveux coupés ras, un peu
+grisonnants sur les tempes, ajoutait encore à l'austérité de sa mine.
+Il était depuis peu de temps remonté dans son appartement, quand
+Bonnivard arriva ramenant le vieux domestique.
+
+Introduit aussitôt, François s'arrêta, rendu muet par l'émotion, sur le
+seuil de la porte.
+
+--Ah! monsieur Pierre! fit-il d'une voix étranglée, j'avais comme un
+pressentiment...
+
+--Mais oui, Pierre, fit en souriant le capitaine qui tendit en même temps
+la main au vieux serviteur, tu me reconnais donc encore, toi?
+
+--Si je vous reconnais, moi qui vous ai élevé!
+
+--Une éducation qui ne t'a guère réussi.
+
+--Ah! Pouvez-vous dire, monsieur Pierre? Vous avez bien quelques défauts,
+mais aussi de grandes qualités.
+
+--Des qualités, moi? fit le capitaine d'un air étonné. Je t'ai pourtant
+fait assez enrager ... et même souffrir.
+
+François secoua la tête.
+
+--Tout cela n'est rien, répliqua-t-il.
+
+--Tu es un homme antique, mon vieux François. Alors, sincèrement, tu es
+content de me revoir?
+
+--Si je suis content!... dès l'instant que ce n'est pas à la maison.
+
+--J'y serais donc mal reçu? demanda le capitaine, d'un ton plein
+d'amertume.
+
+--Je n'ai pas dit cela, monsieur Pierre.
+
+Il y eut un moment de silence que François rompit le premier.
+
+--Alors, vous n'êtes plus à Lunéville?
+
+--J'y étais encore, il n'y a pas huit jours ... mais j'ai été
+changé... Maintenant, écoute, François, donne-moi ta parole de ne pas
+dire à la maison que tu m'as rencontré.
+
+--Oui, monsieur, à moins que votre oncle, monsieur de Sermaise, ne me le
+demande, car je lui dirais la vérité.
+
+--Oh! mon oncle ne doit pas parler de moi bien souvent.
+
+De nouveau François garda le silence.
+
+--Et maintenant, dit brusquement le capitaine, quelle est cette demoiselle
+que j'ai vu entrer avec vous à l'église tout à l'heure?
+
+--Comment se fait-il que vous ne me parliez pas d'abord de madame
+Villefort, votre mère?
+
+--J'ai eu de ses nouvelles dernièrement, avant mon départ de Lunéville.
+
+--C'est une longue histoire, monsieur Pierre. Je pensais que vous le
+saviez ... puisque madame votre mère vous écrit quelquefois.
+
+--Deux ou trois fois par an ... mais j'ignorais l'existence de cette
+demoiselle.
+
+--Pour que madame ne vous ai rien dit, il faut qu'elle ait ses raisons,
+et alors moi, qui suis au service de madame....
+
+--Et plus au mien! interrompit Villefort.
+
+--Je ne parle pas non plus de mademoiselle, acheva François.
+
+--Il y a donc quelque chose à reprendre? Autrement, tu ne te gênerais pas
+pour parler.
+
+--Il n'y à rien à reprendre dans un secret; ce qui serait à reprendre, ce
+serait de le trahir.
+
+--Ainsi, mademoiselle est un secret. Tu es discret, c'est bien. Je
+m'arrangerai autrement pouf apprendre ce que je désire savoir. Au revoir,
+mon vieux François, sans rancune.
+
+--Monsieur Pierre sait bien que je suis à sa disposition entière pour
+tout ce qu'il me sera possible de faire pour lui.
+
+--J'y compte bien.
+
+Et ayant de nouveau serré la main du vieux serviteur, le capitaine
+Villefort le reconduisit jusqu'à la porte.
+
+Après cet entretien qui, en somme, ne lui apprenait rien, Pierre Villefort
+resta rêveur; il songea à son passé, à cette jeunesse orageuse qui lui
+avait aliéné l'affection des siens, à l'exception peut-être de celle de
+l'homme qu'il avait fait le plus souffrir, après ses parents, le vieux
+François.
+
+Le capitaine Villefort avait perdu son père très jeune. Sa nature
+ombrageuse et rebelle avait refusé de se plier sous le joug, pourtant
+très doux, de M. de Sermaise. Après des années de dissipation, il avait
+rompu avec éclat et, laissant plongés dans le deuil les deux êtres qu'il
+eût dû chérir, son oncle et sa mère, il s'était engagé.
+
+A la maison Sermaise, où il eût pu vivre heureux, on avait retourné sans
+une plainte contre la muraille le portrait de l'ingrat, attendant, pour
+lui faire reprendre sa place, le retour de l'enfant prodigue. Par bonheur,
+la vie rude du régiment avait apaisé le tempérament fougueux de Pierre
+Villefort. Il était resté sombre, taciturne, se liant difficilement;
+devenu officier, il n'avait jamais eu avec ses camarades que des relations
+polies, point d'intimité. A des reprises différentes, il s'était senti au
+coeur le désir de voir M. de Sermaise, d'embrasser sa mère. Son orgueil
+s'était toujours révolté devant l'acte de soumission qu'il eût fallu
+faire, et voilà que le jour où, vaincu enfin, complètement amendé, il
+revenait demander le pardon des injures passées, il trouvait sa place
+prise, au foyer de sa famille, et par une étrangère!
+
+Car, il n'en pouvait douter, cette jeune fille, que François appelait
+mademoiselle, sur le compte de laquelle il refusait de s'expliquer, ne
+pouvait être qu'une enfant d'adoption, chez qui les deux vieillards
+avaient concentré l'affection qui lui était due, à lui, Villefort! Sans
+quoi pourquoi ces réticences?
+
+Le capitaine se perdait en conjectures; il se promit de savoir, _per fas
+et nefas_, qui était cette intruse, mais pendant plusieurs jours, son
+esprit hésitant et orgueilleux ne s'arrêta à aucune résolution.
+
+Le dimanche suivant, le capitaine Villefort monta à cheval, et vers onze
+heures, il se trouva devant l'église, au moment où les fidèles sortaient
+à pas lents de la grand'messe.
+
+Il put alors voir de face et fort distinctement sa mère, son oncle, la
+jeune personne qui les accompagnait, et derrière eux, le vieux François,
+sans leur laisser au grand trot qu'il menait, d'autre loisir que celui de
+s'écarter sur son passage. Il n'en fut pas de même de François. Les yeux
+des deux hommes se rencontrèrent, mais Pierre détourna la tête et
+François baissa la sienne.
+
+Tout cela fut l'affaire d'une minute.
+
+Pierre Villefort avait vu la demoiselle, elle lui parut avoir dix-huit
+ans et être d'agréable tournure. Plus elle lui parut jolie, plus il la
+détestait d'instinct.
+
+En jeune et habile commère qu'elle était, n'avait-elle pas su, par des
+manoeuvres savantes, se faire un nid dans la maison, sa maison à lui, où
+il avait perdu droit de cité?
+
+Toutes les colères, tous les sentiments justes ou injustes qui avaient
+séparé Pierre des siens bouillonnaient à cette heure en lui, et c'était
+sur l'usurpatrice que ces colères allaient tomber?
+
+Elle était pieuse ... en apparence, mais il ne manque pas d'hypocrites!
+Et l'hypocrisie était de mise avec des dévots comme M. de Sermaise et sa
+soeur.
+
+Donc le capitaine Villefort n'eut plus qu'une pensée: _la vengeance_.
+
+Il résolut à tout prix de faire l'autopsie morale de l'inconnue, afin de
+_la démolir_ ensuite plus sûrement.
+
+Dans la course désordonnée à laquelle il se livra sur les collines des
+environs, en sortant des murs de Saint-Germain, il atteignit sans le
+savoir la Porte Jaune qui est un des accès de la forêt de Marly. Quand
+il se fut engagé un peu avant dans ces routes étroites et montueuses,
+capitonnées d'herbes, de bruyères, et sur lesquelles des chênes altiers
+projettent l'ombre de leurs obliques rameaux, il attacha son cheval à
+l'angle du premier carrefour venu et, le dos appuyé contre les racines
+d'un tronc gigantesque, enfouies sous des gerbes de fougères de six
+pieds de haut, au milieu de la paix profonde du bois, il fit un retour
+sur lui-même et songea. Après tout, si c'était une parente éloignée,
+recueillie par devoir autant que par inclination, l'attentat commis au
+détriment de Pierre perdait de son importance. En somme, c'était lui qui,
+à vingt ans, avait fui pour s'engager, le toit maternel, et si le temps
+n'avait fait qu'aggraver la situation, l'inconnue n'en était pas le
+premier auteur. Si elle avait un droit, un prétexte quelconque de se
+trouver là, il restait à savoir dans quelles mesures et dans quelles vues
+elle en avait usé.
+
+Propriétaire foncier, établi à Saint-Germain depuis plus de trente ans,
+M. de Sermaise devait y avoir un notaire. Ce notaire devait savoir bien
+des choses. Et, s'il était blessant pour un neveu, comme, pour son oncle,
+que le neveu demandât des informations sur sa propre famille à un
+officier ministériel, il ne l'était pour personne qu'un tiers se
+présentât chez ce dernier, comme s'il songeait à épouser la pupille (on
+pouvait lui prêter cette qualité) de M. de Sermaise.
+
+Seulement, Pierre Villefort ne savait à qui confier cette mission
+délicate. Il n'avait aucun ami dans son régiment; quant à paraître
+lui-même, il n'y songeait pas, car il ne voulait pas se nommer, et moins
+encore user d'un faux nom.
+
+Il songea bien au Frontin que le hasard lui avait fourni en la personne
+de son brosseur; mais il fallait alors lui faire une confidence devant
+laquelle l'orgueil légitime de Pierre se cabrait.
+
+Fallait-il attendre que la glace fût rompue entre lui et les officiers
+De son régiment pour choisir entre eux un _alter ego_ qui ferait la
+commission? Mais cela pouvait durer et la vengeance est impatiente,
+quoique moins impatiente que l'amour.
+
+--Allons, conclut Villefort après un temps de réflexion, je crois
+décidément qu'en fait d'ami je ferai bien de m'en tenir à Bonnivard. Mon
+drôle est intelligent. Pour un peu d'argent, il marchera et parlera
+comme je voudrai.
+
+Un matin que le capitaine fumait sa pipe dans sa chambre, tandis que son
+Ordonnance ajustait sur un fauteuil l'uniforme bien brossé et les armes
+bien astiquées de son chef:
+
+--Bonnivard, dit Villefort, j'ai une mission à te confier.
+
+--A votre service, mon capitaine.
+
+--C'est délicat. Je voudrais avoir des informations positives sur une
+jeune personne de cette ville, et je ne peux pas les prendre moi-même.
+Tu vas aller chez un notaire et tu te présenteras comme pour prendre des
+renseignements sur une personne que tu désirerais épouser.
+
+La famille de Sermaise habite rue de Mantes, au coin de la rue Trompette.
+Ce que je veux savoir, c'est le nom d'une demoiselle qui demeure dans
+cette maison et qui ne doit avoir aucun lien de parenté avec la famille
+de Sermaise. Bref, tu feras attention à tout ce que le notaire te dira.
+Tu remarqueras, si tu le peux, ce qu'il évitera de te dire et tu me
+rendras du tout un compte scrupuleux. Si je suis content de toi, tu auras
+un louis.
+
+--Avez-vous souvent de ces commissions-là, mon capitaine!
+
+Villefort ne répondit rien; puis, après un tour de chambre:
+
+--A propos, il se peut que le notaire te parle d'une dame Villefort,
+parente de M. de Sermaise, et ma parente éloignée. Il n'y a pas à
+insister là-dessus.
+
+--Compris, mon capitaine.
+
+--C'est très bien, et tâche de ne pas oublier ton rôle.
+
+--Pas de danger, mon capitaine! Je suis _artiste_, moi! Ah! si vous
+aviez pu me voir dans le _Roman d'un jeune homme pauvre_, de M. Octave
+Feuillet, aux Folies-Belleville!
+
+Le brosseur s'esquiva; il se brossa les cheveux avec une raie au milieu
+du front, cira ses moustaches, et reparaissant devant le capitaine en
+pantalon de toile et en manches de chemises:
+
+--Et le costume de mon nouvel emploi, mon capitaine?
+
+Villefort tira de son porte-manteau un complet d'été et des bottines.
+
+--Il ne me manque plus maintenant que des gants et un stick, mon
+capitaine.
+
+--Tu n'as pas tes gants d'ordonnance?
+
+--Jamais de la vie! J'aurais l'air d'un fantassin déguisé. Des gants de
+Suède, s'il vous plaît!
+
+Villefort souscrivit à cette fantaisie en souriant, et considéra un
+instant le chasseur à cheval transformé en pékin aisé.
+
+--Le notaire de la famille de Sermaise doit être Me Balaru, demeurant rue
+de Pontoise. Maintenant file, et ne flâne pas trop en chemin.
+
+--Je ne tiens pas à rencontrer le colonel dans ce costume!
+
+--Je vais donc enfin les tenir tous, pensa Villefort, y compris les
+ficelles avec lesquelles cette aventurière les fait tous mouvoir.
+
+Comme il se berçait de cette amère espérance, Bonnivard reparut d'un air
+assez satisfait.
+
+--Réponse du notaire, mon capitaine:
+
+«Comme dépositaire des intérêts de l'honorable M. de Sermaise, il ne
+m'appartient, monsieur, de vous répondre que ce que tout le monde peut
+savoir. M. de Sermaise vit dans son immeuble avec sa soeur veuve et
+ils ont près d'eux une jeune orpheline alsacienne, Mlle Soultznach,
+recueillie d'abord par l'asile du Vésinet, puis, adoptée par M. de
+Sermaise, qui, moyennant une adoption régulière conforme aux articles 344
+et suivants du code Napoléon, lui a conféré le droit de signer et de se
+faire appeler Geneviève de Sermaise. L'orpheline ainsi adoptée aura en se
+mariant, si elle se marie, ce qu'il plaira à son bienfaiteur de lui
+donner en dot, s'il juge à propos de lui donner quelque chose. Toutes ces
+personnes jouissent d'une considération exceptionnelle et méritée. Je
+suis votre très humble.»
+
+--C'est du La Palisse tout pur, pensa Villefort, en secouant la cendre de
+sa pipe sur le bord de la cheminée. Maintenant, rends-moi mes effets,
+voici ton louis.
+
+Dès qu'il fut seul, il prit un code, qui était du nombre infiniment
+restreint des livres de sa bibliothèque et il médita profondément sur le
+titre de l'adoption. Pierre était bien l'héritier de sa mère qui était
+presque pauvre, mais il n'était pas l'héritier réservataire de son oncle
+qui pouvait disposer de toute sa fortune, comme bon lui semblait. Au
+contraire, l'adoption de Geneviève par M. de Sermaise, conférant à la
+jeune fille le droit d'enfant légitime, si M. de Sermaise entendait
+attribuer à son neveu Pierre la quotité disponible, soit la moitié de son
+bien, Geneviève était héritière réservatrice et de plein droit de l'autre
+moitié.
+
+--Et voilà, se dit le capitaine, ce que j'ai gagné à m'engager par un
+coup de tête! J'ai perdu cent cinquante mille francs! On m'a fabriqué
+de toutes pièces une pseudo-cousine et, pour me récupérer, il ne me
+resterait qu'à épouser la susdite! Une lâcheté à laquelle je ne me
+résoudrai jamais! Ou bien, dans mon désir de m'assurer la quotité
+disponible de l'héritage de mon oncle, il me faudrait feindre des
+sentiments que je n'ai pas. Je me sens aussi incapable de cette lâcheté
+que de la première; j'ai vécu de ma solde et de quelques bribes de
+l'avoir paternel, je continuerai! Mais, auparavant, j'aurai pulvérisé
+Geneviève Soultznach! J'aurai acheté assez cher ce dernier plaisir!
+
+A quelque temps de là, c'est-à-dire vers la mi-octobre et comme Villefort
+couvait sa haine, épiant une occasion favorable pour l'assouvir, son
+brosseur lui fit une ouverture assez originale. Les vingt francs
+l'avaient mis en goût.
+
+--Mon capitaine, dit-il, un jour que Pierre n'était pas trop houleux,
+si je ne craignais pas de déplaire à mon capitaine, je lui dirais que,
+par une circonstance du petit dieu Cupidon, je me trouve avoir des
+intelligences dans la place.
+
+--Quelle place? demanda brusquement Villefort.
+
+--La place assiégée, rue de Mantes, au coin de la rue Trompette.
+
+--La cuisinière sans doute? fit vivement l'officier de cavalerie.
+
+--Naturablement? répliqua l'ordonnance.
+
+--Et que diable ferai-je de ton intrigue avec une servante?
+
+--Ce qu'aucun notaire ne dira, cette fille le sait et me l'a dit.
+
+Pierre songea aussitôt que des papiers de M. de Sermaise avaient pu
+tomber entre les mains de cette fille et, ramené par le respect de
+lui-même au respect de la famille, il répliqua vertement à son brosseur:
+
+--Il faut que cette gueuse soit bien osée, pour entretenir un soldat de
+secrets qu'elle vole et qui ne regardent ni toi, ni elle; elle pourrait
+se contenter de te faire déguster le vin de la cave, ce dont, j'imagine,
+elle ne se fait pas faute.
+
+--Je mentirais, mon capitaine, si je ne convenais que le vin est bon;
+mais il paraît que ces personnes ont un autre enfant que Mlle de Sermaise
+et qu'ils seraient bien aise de le revoir....
+
+--Quel rapport y a-t-il entre cela et moi? interrompit brutalement
+Villefort.
+
+--C'est que, à ce qu'elle m'a dit ... c'est un officier ... il serait à
+Lunéville, et ... il porte le même nom que vous, mon capitaine!
+
+Pierre maudit en cet instant la fantaisie qu'il avait eue de parler à
+son brosseur de M. de Sermaise, mais il était trop tard pour reprendre
+ses paroles.
+
+--Un mien cousin, en effet, un parent éloigné ... je ne puis rien faire
+à tout cela.
+
+Là-dessus, Pierre improvisa une commission pour son ordonnance et il le
+Congédia pour être seul.
+
+--Alors, pensa-t-il, me voilà la fable de mes subordonnés. Mon histoire,
+celle de ce coucou d'Alsace, court les cuisines! On fait des allusions
+devant moi, on ne rit pas devant moi, mais on rit quand j'ai le dos
+tourné. Il faut que tout cela finisse. Je ferai n'importe quelle rentrée
+sur la scène, pourvu que ce soit le fouet à la main! Et alors gare au nez
+des moqueurs?
+
+Le même soir, un commissionnaire, qui n'était pas l'ordonnance du
+capitaine, remettait à François un billet de Pierre, dont celui-ci ne
+reconnut pas l'écriture, pour l'excellente raison que, depuis dix ans,
+il était devenu presque aveugle; mais, comme il tenait Geneviève en
+estime particulière, il lui porta le billet à lire.
+
+Ce billet contenait ces seuls mots:
+
+«Mon bon François, j'ai besoin de te parler. C'est demain mardi, jour
+de marché; passe en allant ou en revenant, rue Saint-Thomas, numéro 2.
+--P.V.»
+
+François, à cette lecture, reprit le billet des mains de la demoiselle
+un peu plus vite que la bienséance ne le comportait,
+
+--Cela vous chiffonne, François, de me l'avoir donné à lire.
+
+--Il est vrai, Mademoiselle! Que Mademoiselle daigne m'excuser!
+
+--Parce que c'est un secret à vous?
+
+--Peut-être bien ... en effet!
+
+--Il paraît, ajouta-t-elle, que M. Pierre est ici?
+
+--N'en dites rien, Mademoiselle, c'est trop extraordinaire!
+
+--Je ne vous comprends pas, François; il n'y a qu'une chose
+extraordinaire; c'est qu'il ne soit pas toujours ici! Ses parents
+seraient si heureux!
+
+--C'est à savoir, murmura François en secouant tristement la tête.
+
+--Enfin, vous irez, n'est-ce pas?
+
+--Il le faut bien!
+
+--Je suis sûre que vous l'avez déjà revu?
+
+--Que Mademoiselle ne me questionne pas, je ne pourrais lui répondre que
+la vérité, et j'ai promis de ne rien dire! Mais vous ne direz rien, vous
+non plus, n'est-ce pas?
+
+--C'est une conspiration, à ce que je vois!
+
+Et la jeune fille se mit à fredonner l'air des conspirateurs de _la Fille
+de Madame Angot_ et elle se retira épanouie sans s'expliquer davantage.
+
+Le lendemain, entre huit et neuf heures, François frappait à la porte du
+Capitaine Villefort.
+
+Le capitaine lui tendit la main et lui désigna une chaise; puis il
+s'enfonça jusqu'aux aisselles dans son fauteuil.
+
+--François, lui dit-il sans préambule, M. de Sermaise, mon oncle, a
+pris à son service une fille qui vole son vin pour les soldats de la
+garnison...
+
+--Cela ne me surprend pas. J'avais cru m'apercevoir de quelque
+chose ... des bouteilles bouchées, mais fades, fades comme si on les
+avait remplies d'eau. Oh! Le compte y était tout de même.
+
+--Mais elle ne vole pas seulement le vin de l'oncle, elle fouille dans
+ses papiers quand vous êtes tous dehors, et elle surprend nos secrets
+de famille. Puis elle les redit à tel homme de mon escadron que je
+pourrais désigner. C'est ignoble!
+
+--Vous me faites frémir, monsieur Pierre, c'est une fille à pendre.
+
+--Non, mais à congédier dans une heure.
+
+--Mais, enfin, comment pouvez-vous savoir cela, monsieur?
+
+--Peu importe. Je n'ai pas fini. La demoiselle d'Alsace, Geneviève
+Soultznach, aujourd'hui par acte authentique mademoiselle de Sermaise,
+est l'héritière légitime de mon oncle. Quel que soit le motif qui ait
+déterminé mon oncle à me déshériter, il ne saurait me convenir de me
+rencontrer avec elle. Si je me décide à visiter ma mère et mon oncle, je
+tiens à ce qu'elle soit absente!
+
+--Ah! la pauvre demoiselle, si pieuse, si bonne! Mais c'est le soleil
+dans la maison que cette jeunesse! Elle n'a plus ni père, ni mère, elle!
+
+--Et moi? demanda Pierre d'un ton terrible.
+
+François se tut et essuya furtivement ses vieux yeux.
+
+--En conséquence, poursuivit Pierre, je t'autorise formellement à dire
+de ma part à mon oncle ce qui regarde la fille de cuisine, à annoncer ma
+prochaine visite à ma mère et à faire connaître en particulier à la
+nommée Geneviève Soultznach que je désire ne pas la trouver là.
+
+--J'obéirai, dit François, les yeux rouges de larmes. Seulement ... oui,
+pour éviter une mortification aussi cruelle à mademoiselle, je sais bien
+ce que je ferai! Car, si choyée qu'elle soit chez _nous_, elle est
+orpheline et pauvre par le fait.... Enfin, je m'entends....
+
+--Va, François, reprit Villefort, qui craignait de s'apitoyer lui-même,
+ce sera pour demain mercredi entre le déjeuner et le dîner; bien entendu,
+je n'accepterai pas à la maison un verre d'eau.
+
+--Adieu, monsieur Pierre, et au revoir! Je bous dans ma peau en songeant
+à ces commissions-là.... Mais tenez-les pour faites ... c'est votre
+volonté, voilà tout?...
+
+François partit sans que Pierre levât seulement les yeux.
+
+Le lendemain, mercredi, à l'issue du déjeuner, en attendant l'heure de
+se présenter rue de Mantes, Pierre Villefort courait à cheval dans la
+forêt de Marly quand, à un carrefour, il aperçut une Victoria arrêtée,
+en avant de laquelle se tenait une dame, le visage entièrement masqué par
+un chevalet de campagne. Le cocher sommeillait, non sur le siège, mais
+commodément étendu sur les coussins de la voiture. Comme le capitaine
+hésitait entre plusieurs avenues, la dame artiste eut le temps d'ébaucher
+ce cavalier, dont l'uniforme donnait sur un fonds d'arbres roussis par
+l'automne une note bleue assez agréable.
+
+Villefort, campé déjà sans le savoir sur le paysage, se décida pour
+l'avenue de droite. Il jeta en passant un regard sur l'artiste: c'était
+Geneviève!
+
+A un mouvement involontaire du capitaine, celle-ci eut un pressentiment.
+
+--François! murmura-t-elle, comme si elle avait peur.
+
+Le domestique se réveilla et, à l'aspect de l'officier qui s'éloignait,
+il porta machinalement la main à sa casquette galonnée.
+
+--C'est lui, se dit Geneviève, je m'en doutais.
+
+Bien assuré que la jeune fille n'était pas rue de Mantes, Villefort ne
+fit qu'un temps de galop jusqu'à l'hôtel Sermaise. Là, il entra, attacha
+sans façon son cheval à l'écurie, et marcha au devant de sa mère et de
+son oncle qu'il voyait assis dans le jardin.
+
+--Tu t'es donc enfin souvenu de nous? s'écria Mme Villefort en sautant
+au cou de son fils à qui, en même temps, M. de Sermaise tendait la main.
+
+--Je n'ai jamais cessé de songer à vous, répondit le capitaine en
+s'asseyant sur un banc, près de sa mère.
+
+--Sais-tu que tu es un fort beau capitaine, reprit l'oncle d'un ton
+aimable. Tu es donc en garnison à Saint-Germain?
+
+--Oui, mon oncle.
+
+--Tu nous as déjà rendu un bon office en nous apprenant à quelle servante
+nous avions affaire. Elle est congédiée.
+
+--C'est heureux, car le mal qu'elle a fait n'est pas prêt d'être réparé,
+dit gravement Villefort.
+
+--Bah! qui se soucie de mes vieilles histoires! Ce n'est jamais que pour
+le principe qu'il fallait sauvegarder.
+
+--Mais, mon oncle, vos secrets sont aussi un peu les miens.
+
+--Des indiscrétions auraient-elles été commises?
+
+--On sait, par exemple, insinua Villefort, qu'un fils négligent, un
+neveu plus ou moins indigne, exilé de la maison depuis quinze ans, a été
+supplanté ici par une étrangère, dont j'ignorais encore l'existence
+il y a huit jours, ce qui n'a rien de très flatteur pour le nommé Pierre
+Villefort.
+
+Il y eut un moment de silence pénible.
+
+--Tu ne nous parles pas de notre vieux François, dit Mme Villefort,
+pour renouer la conversation. Tu ne l'accuseras pas de ne pas t'aimer,
+celui-là?
+
+--Non, je ne l'en accuserai jamais.... C'est un coeur, lui! Riposta
+sèchement le capitaine.
+
+Cet éloge de François, quelque mérité qu'il fût, froissa les deux
+vieillards qui ne se sentaient pas inférieurs, comme sensibilité,
+à leur vieux domestique.
+
+M. de Sermaise considéra un moment le bout de son escarpin d'un air
+indéchiffrable, puis:
+
+--Eh bien, Pierre, demanda-t-il, aurons-nous de temps en temps la visite
+du capitaine Villefort?
+
+--Oui, mon oncle, si vous le permettez, car il serait blessant pour
+nous tous de justifier en aucune mesure les médisances, mais je vous
+demanderai comme faveur d'être dispensé ces jours-là, comme aujourd'hui,
+de la compagnie d'une personne dont la présence est une mortification
+pour moi. Je tiens à ne pas la trouver sur mon chemin.
+
+Ici, M. de Sermaise et Mme Villefort s'entre-regardèrent avec une
+profonde tristesse.
+
+--Nous avons pu juger, en effet, dit le vieillard, que la présence de
+cette personne t'offusque, puisqu'elle n'est pas là, mais peut-être que
+tes préventions contre elle s'éteindraient si tu apprenais à la
+connaître!
+
+--Je n'y consentirai jamais, mon oncle, c'est mon dernier mot.
+
+--Alors, riposta M. de Sermaise offensé, c'est adieu, et non au revoir,
+que je te dis. Quant à ta mère, elle est chez elle ici, elle le sait
+surabondamment. C'est elle qui te recevra, et je me permets de t'engager
+à la voir souvent, car nous sommes vieux ... et tout exige que la mère
+et l'enfant soient ou paraissent unis!
+
+--Il est vrai, dit Pierre. Eh bien, il en sera ainsi. Adieu, mon oncle!
+Au revoir, ma mère!
+
+Il se leva péniblement ému.
+
+Mme Villefort regardait son fils avec des yeux inondés de larmes, mais
+sans articuler une parole. Elle et lui étaient debout.
+
+M. de Sermaise demeurait seul assis et visiblement accablé.
+
+Tout à coup, il se leva aussi, vint frapper familièrement sur l'épaule
+du capitaine et lui dit:
+
+--Vois-tu, mon enfant, tu empoisonnes volontairement ta vie par ton
+entêtement. J'ai là-haut dans ma chambre un livre où, depuis vingt ans,
+j'écris mes pensées jour par jour; quand je n'y serai plus, tu le liras
+ligne à ligne et alors tu pleureras et tu me pleureras! Et tu n'accuseras
+que toi seul!
+
+--Alors j'aimerais mieux le lire de suite, dit vivement Pierre.
+
+--Tu le veux? Eh bien! va, tu trouveras sur mon bureau un livre à
+fermoir. Voici la clef, va, et connais la vérité sur toi-même et sur les
+autres....
+
+--J'accepte, dit Villefort d'un ton résolu.
+
+Il prit la clef et monta chez M. de Sermaise.
+
+--Que fais-tu, mon ami, dit la veuve à son frère quand ils furent seuls.
+Tu livres ainsi, sans les avoir relues, les confidences d'une vie aussi
+longue à un pauvre malade enclin à tourner tous les textes au profit de
+ses folles rancunes.
+
+--Qu'importe, répliqua M. de Sermaise, il faut que cette situation soit
+liquidée. On peut regarder le fond de ma vie, on n'y verra que tendresse
+et loyauté. Si Pierre prend de cette lecture texte contre moi, c'est
+qu'il sera fou incurablement.
+
+Mme Villefort reprit avec résignation son ouvrage de tapisserie qui
+occupait ses mains sans distraire sa tête d'une préoccupation pleine
+d'angoisses, tandis que son frère lisait, sans lire.
+
+Deux mortelles heures passèrent ainsi, et Pierre ne descendait pas. Les
+deux vieillards tremblaient que François ne ramenât Geneviève avant le
+départ du capitaine.
+
+Cependant le jour baissait et cinq heures venait de sonner, quand les
+venteaux verts de la porte cochère grincèrent sur leurs gonds et François
+apparut, mais, à part les engins de peinture de Geneviève, la Victoria
+était vide.
+
+--Et mademoiselle? demanda Mme Villefort.
+
+--Mademoiselle s'est arrêtée à l'église, elle prie madame de vouloir bien
+aller l'y chercher quand madame le jugera à propos,
+
+Ceci fut dit à haute voix, dans la cour.
+
+La vieille dame affecta de ne manifester aucune surprise de ce retard;
+dans son for intérieur, elle admira la délicatesse de la jeune fille, qui
+avait compris que l'offre de François de la mener peindre devait avoir
+du rapport avec la venue du capitaine, et qui ne voulait pas revenir à la
+maison mal à propos.
+
+Tout à coup Pierre apparut dans le vestibule.
+
+Il descendit très calme en apparence, mais excessivement pâle.
+
+A sa vue, François se découvrit et s'avança vers lui sans oser lui
+adresser la parole. Mme Villefort feignit de s'occuper d'un massif de
+rosiers, qu'elle émondait avec ses ciseaux, tandis que M. de Sermaise
+s'avançait, tenant toujours son journal dans ses mains tremblantes.
+
+Pierre considéra tour à tour ces visages vénérables, altérés par
+l'angoisse présente et le souvenir d'anciennes douleurs, puis:
+
+--Ne dételle, pas, François, dit-il de ce ton bref qui lui était propre,
+j'ai besoin pour un quart-d'heure de la voiture et de toi.
+
+Et comme François, intrigué, considérait Pierre pour s'assurer que
+c'était sérieux:
+
+--Vous permettez, mon oncle? ajouta-t-il.
+
+--Volontiers, répondit M. de Sermaise, mais ton cheval?
+
+--Je vais venir le reprendre. A propos, voici votre clef.
+
+--Fais, fais! repartit l'oncle qui ne pouvait s'imaginer où Pierre
+voulait aller à pareille heure.
+
+Le capitaine monta dans la Victoria.
+
+--A l'église! commanda-t-il tout bas.
+
+Place du Château, Pierre Villefort sauta à bas de la voiture et entra
+dans l'église, presque déserte à cette heure. Avec aussi peu de bruit
+qu'il était possible, il s'avança vers la place où Geneviève était
+assise.
+
+En apercevant le capitaine, la jeune fille tressaillit.
+
+Pierre s'inclina respectueusement et dit à voix basse:
+
+--La voiture de mademoiselle l'attend!
+
+Geneviève, troublée, rougit excessivement, elle se leva comme mue par un
+Ressort et obéit.
+
+--Je vous remercie, monsieur, balbutia-t-elle.
+
+Elle salua l'autel et, escortée du capitaine, elle atteignit le bénitier,
+où Pierre l'avait devancée pour lui tendre la goutte d'eau lustrale: elle
+se signa, s'inclina encore pour remercier et sortit en pleine lumière
+sous le péristyle de l'église. Le capitaine fit un geste. La Victoria
+vint s'arrêter devant eux.
+
+Villefort mit Geneviève en voiture, et dit à François, qui n'en revenait
+pas:
+
+--Rue de Mantes.
+
+--Monsieur ne monte pas?
+
+Pierre fit un signe négatif et salua de nouveau. La voiture partit au
+trot.
+
+Villefort revint à pied. A son arrivée rue de Mantes, la cour était déjà
+déserte. François achevait de dételer. Le capitaine ne demanda à voir
+personne.
+
+Il se fit simplement amener son cheval.
+
+--Merci ... et au revoir! dit-il à François, en mettant le pied à
+l'étrier; puis il piqua des deux et s'éloigna au galop.
+
+M. de Sermaise, cédant à une curiosité bien naturelle, était remonté chez
+lui, pensant retrouver sur le fameux livre la trace des sentiments qui
+avaient animé Pierre pendant sa lecture. Le livre était intact, à la
+réserve de trois pages qui étaient cornées: la première, à la date de
+juillet 1863, portait collée au verso une lettre de Pierre, pleine
+d'injures et d'outrages à l'adresse de sa famille. Elle était jadis
+tombée entre les mains de M. de Sermaise, par hasard, et elle venait là
+après le récit des amertumes sans nombre dont le jeune homme avait
+abreuvé ses parents.
+
+Pierre s'était contenté de tracer en travers de cette lettre, au crayon
+rouge, ces simples mots:
+
+«Authentique et infâme.--Pierre Villefort»
+
+--Après quinze ans, pensa M. de Sermaise, c'est ainsi que Pierre se juge
+lui-même! C'est très beau de la part d'un capitaine de trente-six ans!
+
+Et il essuya une larme qui lui parut bien douce.
+
+L'autre page, cornée beaucoup plus loin, exprimait aussi les hésitations
+Eprouvées par M. de Sermaise, quand, dévoré du désir d'être aimé de
+quelqu'un, il avait recueilli Geneviève Soultznach, âgée de dix ans,
+et qui végétait à l'Asile alsacien-lorrain du Vésinet; Geneviève,
+remarquablement douée à tous égards, était fille d'un fonctionnaire
+ruiné et orpheline.
+
+Pierre Villefort avait corné cette page mémorable, mais sans l'annoter
+d'aucune manière. Il avait passé outre.
+
+Enfin, plus loin encore, M. de Sermaise trouva dans son manuscrit ces
+mots soulignés avec le même crayon rouge:
+
+«... Pierre est lieutenant de cavalerie. Ses notes sont honorables; si
+son coeur se tournait vers moi, mais spontanément et sans aucun calcul
+que celui de l'amitié, il me semble que je pourrais l'aimer encore....»
+
+A la suite de cette phrase déchirante dans sa simplicité, Pierre avait
+tracé au crayon rouge un point d'interrogation sceptique et pâle.
+
+Et puis, roide comme la justice ou comme l'ingratitude, mais peut-être
+Aussi comme la fausse honte, le capitaine Villefort était sorti de la
+maison Sermaise ... mais il était allé chercher à l'église, où il avait
+entendu dire qu'elle attendait son rappel, cette jeune fille qu'il avait
+dit à François, à Mme Villefort, à M. de Sermaise lui-même, ne vouloir
+pas trouver sur son chemin!
+
+Au dîner, M. de Sermaise fut plus gai que de coutume. Chacun, y compris
+François qui servait, cherchait à deviner la pensée qui le faisait
+sourire, quand il dit à Geneviève:
+
+--Eh bien! fillette, c'est donc ce polisson de capitaine qui est allé te
+chercher?
+
+--Oui, père, c'est bien gracieux de la part de monsieur Villefort,
+d'autant plus qu'à vrai dire, je ne lui ai jamais été présentée. Quand
+je l'ai vu paraître, j'ai éprouvé le sentiment d'un petit chien qui
+s'était égaré et que son maître vient rechercher. Car il est sévère de
+visage, monsieur Villefort! Enfin, il ne m'a pas corrigée! Il était même
+bien bon de s'occuper de moi. N'ai-je pas le tort de vous aimer?
+
+--Il te pardonnerait bien vite ce défaut-là, dit l'oncle, s'il était
+capable de le partager.
+
+--De tels sentiments ne se partagent pas, dit en secouant la tête Mme
+Villefort, ils n'engendrent que la jalousie.
+
+--Oh! moi, dit Geneviève avec une étourderie charmante, je me chargerais
+bien de vous aimer concurremment avec quelqu'un. Je ne suis jalouse de
+rien, ni de personne. Et d'abord, je n'en ai pas le droit. La preuve,
+c'est que j'ai pris ce matin, avec joie, la poudre d'escampette. J'avais
+bien compris pourquoi François m'emmenait me promener. Il était bien
+naturel que monsieur Pierre voulût vous voir seuls. J'en aurais fait
+autant à sa place. Oh! à propos, monsieur Pierre!... Il a posé sans le
+savoir aujourd'hui, devant moi, et j'ai pris sa photographie instantanée
+avec son cheval! François, mon étude! Hein! est-il ressemblant?
+
+--Le cheval surtout, dit François sérieusement.
+
+--Tu pourrais me faire un bien grand plaisir, mon enfant, Ce serait en me
+donnant cette étude-là?
+
+--Elle est à vous, père, dit l'espiègle jeune fille en embrassant M. de
+Sermaise.
+
+--Ah! si le modèle était là, comme j'aurais du plaisir à mettre un
+couvert de plus, soupira le vieux domestique, qui avait son franc parler
+dans la famille.
+
+Tous se turent.
+
+C'était formuler, d'une façon saisissante et naïve à la fois, la secrète
+Préoccupation et peut-être même, à présent, l'espérance de tous.
+
+A quelques jours de là, Pierre reparut rue de Mantes sans s'être fait
+annoncer. Il était en grande tenue. François vint lui ouvrir.
+
+--C'est toi, vieille bête, lui dit le capitaine d'une meilleure voix que
+par le passé.
+
+--Oui, monsieur Pierre! Vous désirez voir madame votre mère?
+
+--Madame Villefort et les autres! Dit simplement le capitaine en
+regardant François bien en face.
+
+Cet: «Et les autres!» fit sauter de joie le vieux domestique, qui se
+précipita dans l'escalier, en annonçant à pleine voix:
+
+--Monsieur Pierre Villefort!
+
+M. de Sermaise, qui avait entr'ouvert sa porte pour savoir qui il
+entendait parler à l'étage inférieur, la referma sans bruit, et Mme
+Villefort descendit seule.
+
+Pierre embrassa sa mère sans parler, puis:
+
+--Mon oncle ne descend pas? demanda-t-il.
+
+--Hélas! mon enfant, après ce qui s'est passé....
+
+--C'est juste, répliqua le capitaine. Du reste, c'est à moi de le
+remercier de la communication qu'il m'a faite l'autre jour. Je vais
+monter chez lui, s'il veut bien me recevoir.
+
+--Va sans crainte, mon enfant; mais c'est ... qu'il n'est pas seul.
+
+--Il est occupé?
+
+--Oh! à ne rien faire! À laisser faire son portrait.
+
+--Raison de plus. Ce sera pour moi une occasion de saluer le peintre.
+
+--Merci, cher enfant!
+
+Pierre monta et frappa à la porte de son oncle qui cria: Entrez!
+
+A la vue du capitaine, Geneviève salua discrètement et fit mine de se
+retirer.
+
+--Pardon, mademoiselle, vous n'êtes pas de trop ici, puisque vous y êtes
+chez vous, dit Villefort.
+
+--Il me semble, hasarda la jeune fille, enhardie par cette parole
+courtoise, que vous êtes ici plus encore chez vous que je ne saurais
+l'être.
+
+--Il vous plaît de le penser, répliqua le capitaine souvent problématique
+dans la concision de ses phrases.
+
+Puis quand tous trois furent assis:
+
+--Mon oncle, dit Pierre, je compte quitter Saint-Germain, j'ai tenu à
+prendre congé de vous, de ma mère et de ... mademoiselle de Sermaise,
+ajouta-t-il avec effort.
+
+--Pourquoi nous quitter? Ta présence à notre foyer serait notre joie,
+s'exclama M. de Sermaise.
+
+--Ah! si vous restiez, monsieur Villefort, dit Geneviève tout à coup,
+vous auriez de moi une bien belle récompense!
+
+--Laquelle? demanda vivement Pierre en fronçant légèrement le sourcil.
+
+--Daignez venir ici, monsieur, dit la jeune fille sans lever les yeux de
+sa palette.
+
+Pierre, très étonné, se leva et s'avança vers la jeune artiste.
+
+--Écoutez, lui dit-elle alors tout bas en souriant, malgré les larmes qui
+perlaient au bord de ses paupières, je ne vous offrirai pas ma main, vous
+ne sauriez qu'en faire, ni votre portrait, je ne me sens pas de force,
+il n'y a que M. de Sermaise pour s'intéresser à mes barbouillages. Mieux
+que cela! Mieux que tout cela!
+
+Et Geneviève chuchota à l'oreille de Pierre:
+
+--Je m'en irais sans rien emporter d'ici, qu'une éternelle reconnaissance!
+
+Villefort tressaillit.
+
+--Que dites-vous donc là tous deux? demanda M. de Sermaise, impatienté de
+ne rien comprendre à cet aparté.
+
+--Des trois choses dont parle mademoiselle, dit tout haut Villefort, je
+n'en accepte qu'une mon portrait, quand elle aura fini, le vôtre, mon
+oncle. Il remplacera celui qu'on a tourné contre le mur, ajouta-t-il
+en riant. Ainsi, c'est entendu, mon portrait quand je reviendrai. En
+attendant, je pars!
+
+--Pour longtemps? demanda M. de Sermaise assombri.
+
+--Cela dépendra, murmura le capitaine; mais vous aurez de mes nouvelles.
+
+Puis, désignant le livre à fermoir:
+
+--Vous allez brûler cela, je pense?
+
+--C'est fait, mon enfant, répondit le vieillard, en lui montrant que
+du fameux journal il ne restait plus que les feuillets blancs et la
+couverture.
+
+--Voilà un oncle parfait, s'écria le capitaine.
+
+--Oh! je le sais! dit Geneviève avec ferveur.
+
+--Non! simplement un oncle, rectifia M. de Sermaise.
+
+--Dans tous les cas, un oncle rare! Déclara Villefort.
+
+--Ce duo, dit gaiement le vieillard, est aimable à entendre, mais il a
+duré suffisamment. Il en est un autre qui ne me déplairait pas non
+plus....
+
+--Lequel? demanda Geneviève.
+
+--Puisque Pierre part, j'espère bien que ce sera pour son retour,
+répondit M. de Sermaise sans s'expliquer davantage.
+
+Le capitaine regarda la jeune fille qui baissa les yeux.
+
+Après quelques instants de silence, Villefort se leva de nouveau et
+dit adieu à son oncle et à Geneviève. Pour toute plainte, pour toute
+réclamation contre un arrêt qui lui faisait peine, M. de Sermaise dit à
+Pierre résolument:
+
+--J'aurai demain soixante-quinze ans. Fais-moi un grand plaisir. Tu me
+dois bien cela.
+
+--Que désirez-vous?
+
+--Ne pars pas! Reste.
+
+Villefort ne répondit pas. Il regarda la jeune fille.
+
+--Monsieur Pierre accepte! déclara joyeusement Geneviève.
+
+Elle lui tendit la main, sur laquelle le capitaine déposa un baiser.
+
+--Enfin! voilà donc mon dîner à quatre couverts! s'écria François qui
+entrait à ce moment avec Mme Villefort.
+
+Tours, Avril 1889.
+
+LOIN DES YEUX LOIN DU CÅ’UR
+FIN
+
+ * * * * *
+
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Le gorille, by Oscar Méténier
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE GORILLE ***
+
+***** This file should be named 13189-8.txt or 13189-8.zip *****
+This and all associated files of various formats will be found in:
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+Produced by Carlo Traverso, Mireille Harmelin and Distributed
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+WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
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+trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
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+harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
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+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at https://pglaf.org
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+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
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+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit https://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ https://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
+
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+++ b/old/13189-8.txt
@@ -0,0 +1,5418 @@
+The Project Gutenberg EBook of Le gorille, by Oscar Méténier
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Le gorille
+
+Author: Oscar Méténier
+
+Release Date: August 15, 2004 [EBook #13189]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE GORILLE ***
+
+
+
+
+Produced by Carlo Traverso, Mireille Harmelin and Distributed
+Proofreaders Europe, http://dp.rastko.net. This file was produced
+from images generously made available by the Bibliotheque nationale
+de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr.
+
+
+
+
+LE GORILLE
+Roman Parisien
+
+par
+
+OSCAR MÉTÉNIER
+
+
+1891
+
+
+VICTOR-HAVARD, ÉDITEUR
+168, Boulevard Saint-Germain, Paris
+
+
+
+
+I
+
+
+Dans un fumoir élégant de la rue Bellechasse, un soir de mai, se
+trouvaient réunis trois hommes, trois amis d'enfance, charmés de se
+retrouver après une longue séparation.
+
+Ils n'étaient ni vieux ni jeunes. L'amphitryon était un militaire de
+haut grade, raide comme une lance, au parler brusque et bref, mais de
+cordiale humeur avec ses intimes, c'est-à-dire avec peu de gens.
+
+Le deuxième avait dépensé en voyages d'exploration le meilleur de sa vie.
+Il portait les insignes ordinaires de cette carrière aventureuse; il
+était absolument chauve et très barbu.
+
+Le troisième était un personnage de grande taille, aux cheveux blonds
+mêlés de blancs, à physionomie expressive, douce et attristée. L'homme
+du monde dominait en lui, comme l'homme d'action dans le militaire, et le
+sceptique dans le voyageur.
+
+Et c'était justement pour fêter le retour de ce dernier, Adrien de
+Vermont, arrivé récemment de la côte orientale d'Afrique, que le général
+Mayran avait convoqué Paul de Breuilly.
+
+M. de Vermont, emporté par son sujet, avait évoqué en poète la vie
+mystérieuse de ces pays étranges, éternellement rebelles à la
+civilisation européenne. Il en vint à parler chasses.
+
+--Je me souviendrai toujours, dit-il, d'une certaine chasse au gorille
+qui m'a fait éprouver une des plus fortes émotions que j'aie ressenties.
+
+--Raconte-nous cela, s'exclama le général; mais d'abord édifie-nous sur
+les moeurs particulières de cet animal-là. Je suis un ignorant, tu sais.
+
+M. de Vermont sourit.
+
+--Les gorilles, dit-il, sont, suivant la science officielle, des
+mammifères, des quadrumanes, famille des simiens, division des singes
+anthropomorphes, genre voisin des chimpanzés, créé par Isidore Geoffroy
+Saint-Hilaire et ne renfermant qu'une seule espèce: le _gorilla gina_ de
+Hannon, le _gorgona_ de Pline, le _pongo_ d'André Battel. Pour les nègres
+de la Guinée, les gorilles sont d'assez méchants nègres, velus comme les
+troncs séculaires ou les roches où ils vivent, faisant des fagots,
+construisant des cabanes au moyen de ces fagots, enlevant des négresses
+pour leur sérail, mais ne sachant ni parler un idiome, ni faire du feu,
+ces deux apanages de l'humanité. Un peloton de gorilles, armés de ses
+dents et de simples bâtons, mettrait en fuite un de tes bataillons,
+Gustave, alors même que tu le commanderais en personne.
+
+--Cette petite digression, dit le général, pour en arriver à nous dire
+que tu as tué tout seul une douzaine de ces colosses-là?
+
+--Non, un seul, et pas à moi seul! J'étais à Denis, au Gabon, côte de
+Guinée. Une vaste case, au pied d'une colline, à la lisière d'un
+hémicycle de pâturages, bordé de grands bois, était habitée par un
+clergyman anglais avec sa famille. Sa fille aînée, miss Esther, était
+âgée de dix-huit ans et fort belle.
+
+Un beau jour, elle disparut. Je laissai la mère et les autres soeurs en
+larmes, et je partis avec le père et quelques gaillards déterminés, pour
+une battue, de celles où une branche cassée, où des empreintes de pas
+sont les seuls guides.
+
+Après trois jours, nous revenions plus tristes qu'en partant. Au moment
+de revoir fumer le toit de la case dans la plaine, nous retrouvâmes, sous
+un grand arbre, Esther gisant meurtrie, presque méconnaissable, roulée
+dans ses vêtements déchirés et tachés de sang. Elle semblait morte.
+Cependant ses yeux étaient ouverts et ils nous regardaient. Le clergyman
+se prosterna, en portant vivement la main sur le coeur de son enfant.
+Plus médecin que lui, j'examinai la situation, qui semblait désespérée,
+et je dis au père quelques mots à voix basse. Il frémit. La jeune fille
+fut relevée et emportée à la maison avec des précautions infinies, tandis
+qu'un nègre nous devançait pour annoncer à la mère que miss Esther
+n'était pas morte. Je puis vous dire qu'elle avait été guettée, emportée
+et violentée par un gorille.
+
+Brisée, anéantie, folle de peur, miss Esther n'avait pu ni fuir, ni même
+se rappeler par où son athlétique ravisseur avait passé; elle s'était
+renfermée dans l'immobilité de l'oiseau surpris par la couleuvre;
+seulement elle avait supplié avec des larmes dans une langue que les
+gorilles n'entendent pas, et, comme le lion de Florence, le bourreau
+semblait avoir eu pitié de sa victime.
+
+La brute avait subi l'ascendant d'une race supérieure, en abritant la
+prisonnière dans une cabane inaccessible, ébauchée sur un roc où l'on
+n'arrivait qu'en grimpant aux arbres. Le gorille lui apportait des
+fruits; mais, la voyant agoniser toujours et refuser toute nourriture,
+il prit son parti: il la chargea de nouveau, et sans plus songer à sa
+lubricité, il reporta Esther à l'endroit où il l'avait surprise et où
+nous venions de la retrouver.
+
+Pour un gorille, il fit là quelque chose approchant du sublime; pour
+nous, il se désignait à notre vengeance. Elle fut terrible.
+
+Le récit d'Adrien avait couvert de sueur le front de Paul de Breuilly.
+
+--Savez-vous qu'il y a des gorilles ailleurs que dans les forêts du
+Gabon? dit-il à ses amis; seulement ils sont plus impitoyables! Mais
+pardon, Adrien, de t'avoir interrompu. Poursuis. La vengeance, dis-tu,
+fut terrible? Savourons un peu cette vengeance.
+
+--Voici, dit Adrien. Je laissai miss Esther entourée des soins de sa
+famille, et je repartis pour les bois. Je n'avais avec moi que trois
+compagnons: un matelot français, un soldat anglais, un petit pointer, mon
+vieux compagnon de chasse; peu de vivres, des fusils de choix, des
+munitions excellentes. Quant au chien, il avait son admirable instinct et
+une obéissance inconnue chez les hommes. Bref, nous découvrîmes enfin la
+retraite du gorille, vieux solitaire qui avait élu domicile à une lieue
+de la plaine, dans l'endroit escarpé dont je vous ai dit un mot.
+
+Il vivait de rapines, et il avait étranglé plus d'une négresse sans que
+personne s'en fût ému autant que de la disparition de miss Esther.
+
+Surpris dans son fort, il ne chercha nullement à fuir. Quand il nous vit,
+non sans étonnement, parvenus de trois côtés différents sur son aire
+rocailleuse, le poil de son col se hérissa, ses narines se dilatèrent et,
+faisant entendre un cri de guerre aussi rauque qu'une trompette marine,
+ce lutteur, qui attaquait les panthères, sembla choisir qui de nous trois
+il égorgerait le premier.
+
+Une première balle envoyée par le matelot français le toucha au dos, mais
+ne fit que lui effleurer l'omoplate. Il se retourna et, d'un bond
+prodigieux, se trouva à portée de mordre le canon du fusil et de le
+casser entre ses dents comme un sucre d'orge.
+
+L'Anglais tira. J'ajustai aussi, mais je tremblais d'atteindre le
+matelot. En peu de temps, grâce à nos revolvers, le gorille reçut une
+averse de balles.
+
+Les reins brisés, il faisait tête encore, hurlait, bataillait. Il nous
+aurait écharpés, broyés, malgré ses blessures, si une dernière balle que
+je lui logeai dans l'oeil ne l'avait fait rouler par terre; il tomba,
+cette fois, pour ne plus se relever.
+
+Son dernier cri fut celui de l'homme que l'on égorge. Nous le trouvâmes
+Couché dans une boue sanglante, labourée par les ongles de ses mains
+énormes. Son cadavre était effrayant à voir. Nous lui fîmes un bûcher
+avec les débris de son ajoupa. Ainsi finit cet Almaviva rudimentaire!
+
+Le comte avait écouté ce récit avec un intérêt fiévreux.
+
+--Si tu rencontrais sur le boulevard, dit-il à M. de Vermont, un gorille
+de l'espèce du tien, bien qu'ayant un état civil en règle et une position
+notariée excellente, te chargerais-tu de le tuer?
+
+--Cela dépend, repartit le sceptique, sans trop comprendre où Paul
+voulait en venir. Si j'étais sûr de l'impunité et qu'il s'agît de venger
+une miss Esther....
+
+--Il y a longtemps, dit tristement le comte de Breuilly, que je me pose
+cette question....
+
+--Voilà une transition superbe pour arriver à faire ton petit récit, mon
+cher Paul, dit le général. Eh bien! si Adrien a fini, à toi la parole!
+
+--C'est que je n'ai nulle envie de la prendre, dit le comte d'un air
+naïvement contrit.
+
+--Pour te taire, dit Adrien, il faut que tu craignes de nous intéresser
+trop.
+
+--Ou pas assez, objecta Paul. Je voulais dire seulement qu'ayant fait de
+l'anthropologie, je tiens la communauté d'origine du genre humain pour
+une question secondaire. Pour moi, il est aisé de reconnaître à
+première vue que tel type humain procède des ruminants, tel autre des
+batraciens, tel autre des singes; celui-ci de l'aigle, celui-là du hibou.
+On coudoie des gorilles et des bouledogues, exactement vêtus comme vous
+et moi et se croyant nos égaux. C'est très drôle et très horrible.
+
+Sur ce point, un domestique entra et remit à M. Mayran un journal sur un
+Plateau de vermeil.
+
+Le général regarda la bande et lut cette adresse écrite à la main:
+
+_A Monsieur le général Mayran, pour remettre à Monsieur le comte de
+Breuilly_.
+
+--Écriture de femme! pensa le militaire; mais il se tut et passa le
+journal à Paul.
+
+C'était une feuille mondaine. Paul déchira la bande d'un geste brusque,
+déplia rapidement le journal, passa à la seconde page, comme s'il était
+sûr de ne rien trouver d'intéressant dans la première, et penché vers la
+lampe, il s'arrêta tout à coup à un article quelconque, mais qu'un large
+trait de plume désignait à son attention.
+
+Presque en même temps il saisit son chapeau, passa lestement son
+pardessus et dit à ses interlocuteurs ébahis:
+
+--Pardon, mes amis, de prendre aussi promptement congé de vous; mais il
+faut que je parte. Que Mayran veuille bien me faire avancer une voiture!
+
+Quand il fut à la portière de la voiture de louage qu'un domestique était
+allé chercher, Paul de Breuilly jeta au cocher ces seuls mots: Gare
+Montparnasse!
+
+En même temps, Gustave Mayran et Adrien de Vermont se demandaient si le
+comte était conspirateur ou amoureux.
+
+--As-tu toujours connu de Breuilly aussi étrange? demanda de Vermont au
+militaire.
+
+--Paul, répliqua Mayran, est un homme dont la poitrine est percée de part
+en part et qui porte le fer dans sa plaie. S'il vit encore, c'est par un
+miracle de volonté.
+
+--Un amour tardif, peut-être?
+
+--Oh! moi, dit le général, je n'entends rien à l'amour! D'ailleurs, Paul
+n'a plus vingt ans.
+
+--Où était-il à vingt ans? demanda Adrien.
+
+--Je crois, en Allemagne, dit Gustave; mais je n'ai jamais su ce qu'il y
+avait fait.
+
+
+
+
+II
+
+
+Le comte de Breuilly était originaire du Languedoc, et très gentilhomme
+au point de vue du caractère.
+
+Sa vie avait été pleine de mystère. Militaire, il avait quitté le service
+pour se marier, et, depuis lors, il s'était voué à la science avec
+l'acharnement d'un homme qui se fuit lui-même, et à la musique par
+passe-temps. Il s'était fait ainsi une vie occupée, la partageant entre
+ses livres, son violon et les soins qu'il rendait à sa famille. Il avait
+eu deux enfants, un garçon, d'humeur bouillante et aventureuse, et une
+fillette, blonde, pâlotte, pour qui son frère était le soleil.
+
+Le siège prussien avait emprisonné dans Paris, en 1870, le père, la femme
+et les enfants.
+
+François de Breuilly, engagé volontaire, tomba à Champigny, dans un fossé
+de neige, pour ne plus se relever. Le père sortit de Paris pour aller
+reconnaître les restes de son fils unique. Louise, malgré les efforts
+réunis de son père et de sa mère, avait voulu l'accompagner.
+
+Sa détermination était si formelle, et pour ainsi dire si violente, que
+le père céda, et ce fut la jeune fille qui, en furetant le long d'une
+tranchée funéraire, entre les deux files de Frères de la Doctrine
+chrétienne qui maniaient la pioche dans ce cimetière improvisé, prononça
+tout à coup, le doigt levé, ce seul mot: _François!_. Puis elle
+chancela.... Le comte regarda le mort en soutenant sa fille évanouie.
+François était là, tranquille et raide sur sa dernière couche, un trou à
+la tempe, le képi encore au front. Le père trouva la force d'emporter
+sa fille, croyant retenir vivante la seconde des créatures qu'il avait
+le plus aimées; mais elle ne se remit point de cette épreuve. Elle était
+dans l'âge d'éclosion des jeunes filles. L'ébranlement de la douleur
+et le froid lui furent fatals. Peu de mois après, elle mourut de la balle
+qui avait tué son frère.
+
+M. de Breuilly et sa femme se demandèrent s'il était possible d'être plus
+malheureux.
+
+La maison était bien vide et les jours désormais coulèrent longs et
+tristes pour ces deux êtres si éprouvés.
+
+Parfois, dans le silence de cette demeure désolée, le père, commençait
+Une phrase:
+
+«Quand j'avais vingt ans!...» Mais il n'achevait pas.
+
+--Eh bien! répliquait la comtesse, quand vous aviez vingt ans?
+
+--Ai-je dit cela? répondait Paul; mais il semblait avoir oublié déjà sa
+pensée.
+
+Blanche se répétait à elle-même:
+
+--Que signifie? Il était alors en Allemagne, mais, à part des études
+scientifiques, je n'ai jamais su ce qu'il y avait fait. Du reste, les
+hommes sont généralement sobres dans le récit de leur première jeunesse;
+il ne faut pas le tourmenter, il est assez malheureux....
+
+Un matin, à sa stupéfaction, Blanche, arrangeant dans un vase les fleurs
+qu'elle avait cueillies la veille au cimetière, crut entendre, et entendit
+en effet, le susurrement d'un archet sur un stradivarius qui, depuis la
+bataille de Champigny, n'était pas sorti de sa boîte. Elle tourna vivement
+la tête vers les fenêtres de Paul, et il lui fallut l'entrevoir pendant
+quelques minutes, avec l'instrument de musique à la main, pour se
+convaincre qu'il avait repris son violon et qu'il en jouait.
+
+Il y avait quelque chose d'effrayant pour elle dans cette espèce de
+miracle; mais, si consoler son mari de leur commune douleur était bien un
+devoir qu'elle s'était imposé, elle n'en tenait pas moins Paul pour
+inconsolable. Vouée désormais aux capelines noires, répudiant les grâces
+de son sexe, se plaisant même à ressembler aux religieuses, elle n'était
+plus femme; et, à ce trait d'un archet courant, agile encore, sur une
+chanterelle raffermie, elle augura que sa propre vieillesse avait devancé
+les années de Paul. Son mari, plus robuste et peut-être moralement plus
+jeune, n'avait donc pas dit encore aux joies de la terre un éternel adieu?
+
+Les solitaires et les mélancoliques remarquent tout. Paul avait un gardien
+plus attentif dans la personne de Blanche que dans n'importe quel infirmier;
+d'abord parce qu'elle l'aimait, et ensuite parce que, n'ayant
+plus que lui, elle tenait à l'avoir tout entier. Ce réveil accidentel du
+violon eut donc des retentissements extraordinaires dans l'hôtel de la
+rue de Verneuil, où habitaient les deux époux. Il marquait une crise, une
+transition.
+
+Mais il fallait que Blanche se définît à elle-même cette métamorphose,
+car elle ne pouvait dire à un homme désespérément triste: Vous êtes donc
+bien gai aujourd'hui?
+
+Paul modula plusieurs fois une phrase charmante, une phrase unique,
+Inconnue de Blanche, qui, grande pianiste, croyait avoir, dans la
+mémoire, toutes les musiques de quelque renom. Le retour de Paul à la
+musique étonna d'autant plus que son caractère était plus égal. Il ne se
+reposait jamais d'être lui-même, parce que cela tenait à sa nature et ne
+le fatiguait pas. Les caprices lui étaient inconnus. De telles gens ne
+courent point les rues; aussi les hommes, qui l'avaient apprécié dans ses
+jours heureux, le recherchaient encore. C'est ainsi que, deux fois par
+semaine, on voyait, arrêtés à sa porte, quelques équipages du faubourg
+Saint-Germain.
+
+On venait là pour causer comme on ne cause plus guère. La tristesse de
+cet intérieur n'en avait pas banni ce certain tour d'esprit aimable, qui
+s'était jadis réfugié à la Conciergerie lorsque la Terreur y avait exilé
+le _high life_ du temps.
+
+Ces réunions autour d'une table à thé commençaient à neuf heures pour
+finir à onze. Par exception, le petit vicomte de Charaintru, qui vivait
+sans penser, n'était pas le moins assidu, bien qu'en gommeux et en
+désoeuvré qu'il était, il ne pût trouver personne chez le comte Paul qui
+ressemblât à ses habituelles relations; mais Charaintru était capable
+d'attachement, et il n'était pas fâché de faire événement dans un milieu
+où on l'écoutait d'autant plus volontiers, qu'il donnait rarement à ses
+interlocuteurs la peine de lui répondre. Très potinier, il mettait _les
+pieds dans le plat_, selon son expression, mais sans malice et assuré de
+l'indulgence d'un hôte plus âgé et très miséricordieux comme l'était Paul.
+
+Cet enfant terrible de trente-six ans, habitué à rire lui-même de son
+prénom d'Hercule, n'avait étouffé de sa vie aucun serpent, et quand il
+était naïvement vipérin, c'était par bavardage et sans noirceur aucune.
+
+Or, il lui arriva de dire un jour, avec une étourderie qui semblait
+enfantine, que Paul avait donné à ses promenades un nouvel itinéraire,
+puisque Charaintru le voyait tous les jours, entre quatre et cinq, passer
+sous ses fenêtres de la rue d'Anjou.
+
+--Surveillez-le, Madame, ajouta-t-il, en s'adressant à Blanche: votre
+mari est dans l'âge critique des hommes, l'âge des passions tardives et
+des incurables amours.
+
+--Voilà, dit Paul avec un sourire impénétrable, ce qui s'appelle mettre,
+d'intention au moins, les pieds dans le plat.
+
+--De ma vie, cher ami, vous le savez du reste, répliqua le pygmée, je
+n'ai fait autre chose.
+
+--Vous avez pris mon mari pour un autre, dit Blanche; car il va plus
+souvent au cimetière qu'au faubourg Saint-Honoré.
+
+--Je puis, dit Paul, avoir conçu soudainement un amour à la Des Grieux,
+pour une ingénue des Folies-Marigny!
+
+--Non, mon cher, riposta Charaintru, excusez-moi! Les répétitions des
+Folies-Marigny finissent à trois heures, et, vu la pluie, le café des
+Ambassadeurs n'ouvrira que dans quinze jours. Enfin, dans mon voisinage,
+il n'y a pas de bouquinistes pour vous couvrir. Cherchez-vous des nids
+de corneilles dans les peupliers de l'Elysée? Pas davantage!
+
+--Arrivons, répartit Paul, un peu contrarié; nommez, sans attendre,
+l'objet de ma flamme.
+
+--C'est m'imposer silence, car j'ignore jusqu'à la première lettre de
+son nom.
+
+Cependant la comtesse cherchait, sans le trouver, ce que son mari allait
+faire, chaque jour, à la même heure, rue d'Anjou Saint-Honoré....
+
+---Eh! mon Dieu! continua Charaintru, j'ai failli, moi aussi, avoir un
+roman dans ma propre rue, circonstance toujours agréable par un temps de
+pluie. La jeune dame était fort grande et blonde, approchant comme vous,
+cher de Breuilly; par contre, le mari était un petit noir, environ comme
+moi, et qui paraissait mauvais comme la gale (je ne nomme personne!).
+Voici donc mon petit potin personnel. Commencement....
+
+--Peut-être, interjeta Paul, feriez-vous mieux de commencer par la fin.
+
+--Pourquoi? demanda naïvement Hercule.
+
+--Pour abréger, riposta le maître de la maison avec une nuance de
+sévérité mécontente.
+
+--Vous me troublez, s'écria Charaintru, comme un enfant interrompu dans
+la récitation de sa fable.
+
+--Je demande le dénouement, répéta Paul d'un ton contenu, mais froid.
+
+--Il n'y a pas eu de dénouement, dit Hercule.
+
+--Pardon, il y a toujours un dénouement.
+
+--Fleurs et correspondance anonymes, tout s'est borné là!
+
+--Correspondance se dit d'un échange de lettres. Avez-vous reçu des
+réponses?
+
+--Pas une, répondit le petit vicomte avec une franche bonhomie.
+
+--Alors, mon bon, pas de noeud à l'intrigue. Est-ce tout?
+
+--Oui, dit Charaintru.
+
+--Pas de correspondance? Pas d'intrigue? Ce n'est donc ni un roman, ni
+même un potin! Vous n'avez pas tenu votre promesse, et je vous retire la
+parole.
+
+Charaintru regarda Blanche, qui regardait son mari.
+
+Il y eut un froid; mais Mme de Breuilly fit dérailler la causerie, qui
+roula dans une autre direction.
+
+Quand il fut avéré pour elle que Paul sortait à des heures régulières et
+qu'il y tenait, et quand elle eut essayé vainement de lui faire avouer le
+but de ses sorties, à tort ou à raison elle ne douta plus de ce qu'elle
+appelait «sa disgrâce».
+
+Jamais, toutefois, Paul n'avait été plus prévenant ni plus gracieux;
+Mais la jalousie, comme l'amour, court à son projet sans s'inquiéter
+Beaucoup de la logique. Un homme qui s'absente sans dire où il va trompe
+nécessairement sa femme, et s'il en aime une autre, c'est donc qu'il
+n'aime plus la première?
+
+Il ne s'offrait, pour Blanche, que deux moyens de combattre l'ennemie,
+puisqu'il y avait nécessairement une ennemie: ou courir sus et la
+combattre, ou bien employer ce moyen délicat et généreux qui consiste à
+négliger la rivale et à ramener sur soi seule l'attention et la préférence,
+par une incomparable tendresse.
+
+Il était dans les aptitudes de la comtesse, femme supérieurement noble
+d'esprit et de coeur, d'incliner au second parti et de le suivre avec
+beaucoup d'art et d'opiniâtreté. On vit donc alors ce que l'on voit
+rarement: une mère en deuil rejeter ses crêpes et, du recueillement de
+la vie dévote, revenir à la fébrile activité de la vie, mondaine, à
+commencer par la musique.
+
+Elle se commanda d'être belle et aimable, et elle le pouvait encore. Elle
+se préoccupa de mille riens, délaissés, oubliés, et son miroir put lui
+rendre ce témoignage: que la plupart des femmes plus jeunes qu'elle ne
+pouvaient entrer en ligne avec la comtesse de Breuilly.
+
+N'étant plus une jeune femme, elle fut une femme jeune. Paul y prit garde
+et l'en félicita de façon à la payer de ses soins; mais Blanche n'osait
+attaquer de front cette heure redoutable de «quatre heures», à laquelle
+Paul disparaissait invariablement; et, quoique se sentant déjà plus
+forte, elle se prêchait le courage à elle-même, sans parvenir à se le
+donner.
+
+Enfin, un jour d'été, où la beauté d'un temps doux, après un orage,
+conviait les rares Parisiens restés à Paris à revoir les horizons
+factices du bois de Boulogne, Blanche eut l'audace de demander à Paul
+deux heures de son temps et le tour des lacs.
+
+Il était trois heures et demie. Paul y consentit sans hésiter, et il
+s'exécuta de la meilleure grâce.
+
+Ils partirent comme de vieux amants pour le bois, et la promenade se
+serait accomplie dans toutes les conditions d'un contentement parfait
+pour Mme de Breuilly si, au point de séparation des deux lacs, un rien,
+un pli de rose n'avait rappelé soudainement Blanche à ses préoccupations.
+
+
+
+
+III
+
+
+Le coupé de maître qui menait Blanche et Paul dans la direction de
+Longchamps se trouva un moment retardé, entre les deux lacs, par un
+embarras de voitures. Il y en eut une qui, par une fausse manoeuvre de
+son conducteur, faillit frapper en flanc, de sa flèche d'acier, le siège
+du cocher de M. de Breuilly.
+
+C'était un landau bleu, découvert et attelé dans le dernier genre. Une
+très jeune femme y trônait seule. Abritée sous une ombrelle doublée et
+bordée de guipure blanche, l'inconnue, dont la toilette rose et grise,
+plus austère que les modes nouvelles, faisait pourtant valoir une taille
+svelte et délicieuse, ne put retenir un léger cri en voyant la tête de
+ses chevaux se heurter presque à la lanterne de l'autre voiture. En ce
+moment, les yeux des trois personnes se rencontrèrent.
+
+Paul porta, comme instinctivement, la main à son chapeau; pas un muscle
+de son visage ne tressaillit. La jeune blonde rougit en souriant vaguement,
+mais elle tourna aussitôt toute son attention sur la dame qui
+accompagnait M. de Breuilly. Les deux femmes passèrent ainsi, l'une de
+l'autre, une de ces revues auprès desquelles une inspection militaire
+n'est qu'un jeu d'enfants. Rien n'échappa ni à l'une ni à l'autre,
+sur leur âge, leur condition, leur toilette, l'expression de leur
+physionomie.
+
+Blanche acquit la conviction que la belle blonde connaissait M, de
+Breuilly. Mais, pensa-t-elle, si c'est là ma rivale, chaque jour visitée
+entre quatre et cinq heures par mon mari, comment l'a-t-il prévenue de ne
+pas l'attendre aujourd'hui? Nous sommes partis de la rue de Verneuil
+avant quatre heures, et Paul ne m'avait pas quittée un seul instant! De
+quel raisonnement a-t-elle conclu que Paul n'irait point, qu'il viendrait
+ici, qu'elle pourrait le rencontrer et échanger encore avec lui, faute de
+mieux, un regard tendre?
+
+--Mon ami, dit Blanche résolument, vous connaissez cette personne
+vraiment charmante? Vous plaît-il de me dire son nom?
+
+--Je ne suis pas l'_Almanach Bottin_, objecta Paul en souriant.
+
+Réponse si raisonnable et si parfaitement unie, que Blanche en fut
+désarçonnée encore une fois. Mais, se ravisant:
+
+--Je n'ai, dit-elle, aucun souvenir de ce visage, du temps où j'étais du
+monde et où j'y allais! Et vous, mon ami?
+
+--Le monde est un kaléidoscope! dit le comte évasivement.
+
+--Elle vous ressemble un peu, cette gracieuse figure, insista Blanche.
+
+--Flatteur pour moi! balbutia Paul, en s'inclinant d'un air distrait. Ce
+visage où pas une ride ... tandis que le mien....
+
+Il n'acheva point.
+
+--Mon ami, dit, un kilomètre plus loin, la pauvre comtesse, il y a de
+chacun de nous une histoire que nous savons seuls, et que nous oublions
+même quelquefois.
+
+--Oui, répliqua Paul; cette remarque, qui est, je crois, d'Alphonse Karr,
+pourrait être de vous, qui avez, dans l'occasion, tant de verve et
+d'humour,
+
+--Merci, mon ami. Eh bien! je me figure qu'il existe de vous une histoire
+inédite, antérieure à moi, et dont vous me faites mystère depuis
+quelques vingt ans.
+
+--Une seule histoire serait trop peu, ma chère Blanche. Moi, je parie
+pour la demi-douzaine, sans avoir pris le temps de les compter avant de
+vous répondre. Que de folies s'accomplissent pour un jeune homme, entre
+vingt et vingt-cinq ans! Mais tout cela tiendrait aujourd'hui dans la
+paume de la main.
+
+--Y compris le sang des blessures et les cendres des souvenirs?
+
+--Le sang des blessures! répéta Paul avec une feinte ironie. Il faudrait
+savoir d'abord si les blessures de cette époque de la vie rendent
+beaucoup de sang!
+
+--La cicatrice que vous portez au menton, mon ami, et que vous attribuez
+à un accident de chasse, pourrait bien....
+
+--Non, répondit le comte avec une sévérité triste mais décisive, non!
+Absolument rien de romanesque de ce côté! Tournez hardiment la page,
+cette blessure n'était qu'une blessure bête!
+
+Mme de Breuilly se mordit les lèvres et ne parla plus.
+
+Au, bout d'un moment, Paul, craignant d'avoir affligé Blanche par un peu
+de brusquerie, renoua la conversation sur un sujet différent. Il parla
+musique avec un intérêt qui gagna la comtesse, et elle finit par ne
+plus ressentir l'acuité du trait que le regard de la jeune inconnue
+lui avait décoché. En se retrouvant dans son salon sans avoir eu à
+s'affliger, ce jour-là, de l'absence de son mari, elle s'approcha de son
+piano, l'ouvrit et elle chercha sur le clavier la phrase musicale dont
+elle avait eu la révélation, un matin que Paul jouait du violon après des
+années de silence.
+
+On ne sait ni pourquoi une phrase musicale rentre dans la mémoire, ni
+Pourquoi elle en sort; C'est de sa promenade au bois que Blanche avait
+rapporté cette musique. Elle l'essaya, la retrouva, et le résultat fut
+qu'en même temps, ou presque en même temps, Paul reprit son archet et
+joua du commencement à la fin, non plus une phrase détachée, mais tout le
+morceau, parfaitement nouveau pour la comtesse. Elle se tut, pour bien
+écouter, et, cette fois, retenir le chef-d'œuvre inconnu.
+
+C'en était un, sans nom d'auteur, mais à la composition duquel le génie
+Allemand avait dû présider.
+
+Blanche se leva, ouvrit la porte du salon, qui donnait dans le cabinet
+de son mari, et elle lui dit:
+
+--Quelle est donc cette musique que nous jouons tous les deux sans nous
+être concertés?
+
+--J'ai entendu cela à Dresde, il y a vingt-cinq ans; un duo pour violon
+et clavecin, comme on disait encore dans la société française de ce
+pays-là. Et vous, Blanche, vous la connaissez sans doute pour me l'avoir
+entendu fredonner?
+
+--Si vous saviez, mon ami, où trouver cette musique, nous pourrions
+l'étudier ensemble, puisque vous l'aimez.
+
+--Je m'en informerai, répliqua M. de Breuilly.
+
+Mais, du ton même dont il fit cette réponse, Blanche inféra qu'il était
+résolu à ne pas s'en occuper. Elle pensa qu'il exécutait ce duo avec une
+autre musicienne qu'elle, et peut-être ... rue d'Anjou-Saint-Honoré.
+
+--Êtes-vous bien sûr, Paul, reprit-elle, avec un triste sourire, d'aimer
+encore à faire de la musique avec moi?
+
+--Et vous, ma chère Blanche, êtes-vous bien sûre de ne pas exiger de moi,
+depuis quelque temps, la démonstration extérieure de sentiments qui, chez
+moi, pour être plus latents, n'en sont que plus profonds? Nous avons
+traversé de si grandes peines, que nous sommes excusables d'être un peu
+moins alertes qu'aux beaux jours.
+
+--Le coeur des femmes est ainsi fait, interrompt la comtesse, qu'elles
+veulent tout avoir, dans ce moment suprême où elles sentent que tout va
+leur échapper.
+
+--C'est un cri du fond de ton âme, Blanche, répondit Paul en allant à
+elle et la pressant dans ses bras. Pauvre enfant, que crains-tu de perdre
+encore? D'où vient la fébrile appréhension qui te ronge? De qui donc ou
+de quoi donc te sens-tu jalouse? L'étais-tu de nos pauvres enfants,
+quand tu me voyais les adorer! Le serais-tu d'un troisième enfant, si
+Dieu nous l'accordait encore? Et toi-même, l'aimerais-tu moins que moi?
+
+--Oui, naturellement, s'il était l'enfant, d'une autre mère! Mais, que
+parlez-vous d'un troisième enfant? Vous savez, hélas! tout comme moi, que
+je n'en aurai plus... Seulement, la prédilection pseudo-paternelle,
+l'adoption est quelquefois une tentation de votre âge, Paul.
+
+--Oui, très forte! répondit loyalement le comte. Mais je sens bien par
+ce que vous venez de dire, que vous ne partagez point ce genre de
+prédilection! Il serait donc absurde, de ma part, d'y songer,
+
+--Vous y avez donc songé, vous?
+
+--Je viens de le dire.
+
+--Vous aviez en vue quelqu'enfant?
+
+--C'est fini, n'en parlons plus jamais!
+
+Il n'y avait pas à répliquer.
+
+Blanche sortit, effrayée par l'expression du visage de son mari.
+
+Mais quand M. de Breuilly fut seul, il pleura, longtemps, comme une
+femme, les poings dans les yeux, sans aucun bruit. Le terrain venait de
+manquer sous ses pas....
+
+--Eh bien!_dit une voix qu'à travers la porte M. de Breuilly reconnut
+pour celle de Charaintru, demandez à monsieur le comte s'il consent à me
+recevoir, quoique l'heure assurément soit mal choisie.
+
+Le domestique ainsi interpellé vint frapper à la porte de Paul, déjà
+occupé, devant sa toilette, à faire disparaître la trace de ses pleurs
+par des ablutions réitérées.
+
+--Dans un moment, Hercule, je suis à vous, cria-t-il à Charaintru par la
+porte entrebâillée, et bien que mentalement il envoyât le visiteur à tous
+les diables.
+
+Quand ils furent en présence:
+
+--Mon cher Paul, dit Hercule, je viens sans façon vous demander à dîner,
+sous la réserve de l'agrément de madame de Breuilly, bien entendu.
+
+--Je me porte garant pour elle, répliqua Paul en offrant un siège à
+Charaintru. Qu'y a-t-il de nouveau?
+
+--Je voulais, reprit celui-ci, être très sûr de vous rencontrer, et j'ai
+choisi l'heure du repas, ayant quelque chose d'important à vous dire.
+Nous sommes seuls, n'est-ce pas?
+
+--Absolument seuls.
+
+--Tant mieux; ce que j'ai à vous dire ne comporte aucun témoin.
+
+--Je vous écoute.
+
+--L'autre jour, mon cher Paul, dit Charaintru, je vous ai horripilé, sans
+le vouloir, par un stupide bavardage...
+
+--J'ai oublié cela, mon cher Hercule. D'ailleurs, que pouvait
+m'importer?...
+
+--Aujourd'hui, je viens demander un service, comme si vous étiez fort
+disposé à me le rendre.
+
+--J'espère que vous n'en doutez pas.
+
+--Que vous êtes bon! Eh bien! là, que savez-vous de la position
+financière de Berwick, le banquier bien connu?
+
+--Mais quelle raison aurais-je de savoir cela? Les banquiers juifs et
+moi...
+
+--Mon Dieu! les plus purs d'entre nous peuvent avoir eu affaire à des
+banquiers juifs! Berwick est excessivement en vue. Vous êtes riche. Vous
+spéculez quelquefois...
+
+--Ici est votre erreur, Hercule; je ne spécule jamais.
+
+--Sans spéculer positivement, vous avez, m'a-t-on dit, un compte ouvert
+chez Berwick. Sa solvabilité vous intéresse donc, et alors, s'il est
+quelqu'un de bien informé, c'est vous. Informez-moi donc à mon tour.
+
+--Eh bien! Hercule, vous me croirez si vous pouvez, mais c'est à vous que
+je demanderais la cote de Berwick sur la place, si j'avais besoin de le
+savoir. Je ne sais rien, vous semblez savoir quelque chose, puisque vous
+en demandez plus; eh bien! dites-moi ce que vous savez, et c'est vous
+qui m'aurez rendu service.
+
+--Je vais tout vous dire, Paul. Je suis venu à vous, vous sachant homme
+de conseil, parce que j'ai ouï dire que le nouvel attelage de Berwick,
+acquis pour épater le bourgeois, masque l'imminence d'une banqueroute,
+et ... je suis fortement engagé avec Berwick. En second lieu, parce que
+vous passez pour connaître sinon le Berwick lui-même, du moins ses
+origines, ses attaches, sa famille, et que vous devez la vérité à un ami
+comme moi... Vous pouvez savoir si, comme on le dit encore, les beaux
+yeux de madame Berwick soutiennent le crédit du banquier; si un protecteur
+anonyme, mais puissant, est sollicité d'empêcher la barque de sombrer,
+si....
+
+Le vicomte de Charaintru allait toujours récitant la leçon qu'il s'était
+faite à lui-même avant d'entrer chez Paul. Chemin faisant, toutefois, il
+eut l'idée de regarder M. de Breuilly, et la pâleur qui couvrait les
+traits de son interlocuteur arrêta court le petit Hercule.
+
+--Mais ... vous n'êtes pas bien? lui demanda-t-il avec un cordial intérêt,
+en lui saisissant les deux mains. Vous souffrez! Dois-je appeler?
+
+Paul, qui agonisait en silence, ne put que lui faire un signe impérieux
+de s'abstenir.
+
+Charaintru imagina qu'il venait et cette fois sans le vouloir, de mettre
+encore les pieds dans le plat.
+
+Paul, toujours silencieux mais se raidissant, fit l'effort de se lever
+et de marcher--en s'appuyant aux meubles--vers une fenêtre du salon. Elle
+était entr'ouverte; il l'ouvrit toute grande par un geste brusque, aspira
+à longs traits l'air du dehors, et comme Hercule l'avait suivi, prêt à le
+soutenir, Paul se retourna enfin et lui dit:
+
+--Ce n'est rien!... Un éblouissement!... J'ai beaucoup souffert dans ma
+vie, et ... je ne suis plus jeune!...
+
+--Ce n'est pas ce que je vous ai dit, au moins, mon cher Paul?
+
+Paul, s'asseyant près de la fenêtre ouverte et regardant Charaintru bien
+en face, avec un sourire forcé, lui répondit:
+
+--C'est si peu ce que vous m'avez dit que, déjà souffrant à votre
+arrivée, je n'ai pas saisi un mot des dernières choses que vous m'avez
+racontées. Je voyais remuer vos lèvres et je ne vous entendais plus. De
+quoi parliez-vous donc?
+
+--Je parlais des _potins_ qui courent sur Berwick, et je vous demandais...
+
+--Ah! oui! s'il vendait sa femme pour combler un déficit? Si un galant
+homme sauverait sa barque ou son huit-ressorts à point nommé? Écoutez
+bien ceci, Charaintru: je ne sais pourquoi vous m'avez choisi pour
+confident à propos des opérations d'un homme qui n'a jamais été pour moi
+que le guichet vitré et grillé d'une caisse plus ou moins publique. Si
+vous avez fait la cour à sa femme, comme vous le donniez, l'autre soir,
+à entendre, en appelant Berwick le _petit noir_, vous savez à vos dépens
+à quoi vous en tenir sur la vertu de cette dame? Et alors, pourquoi
+m'interrogez-vous? Si vous avez des fonds chez ce banquier, retirez-les!
+Je n'en sais pas davantage.
+
+Hercule écoutait Paul avec une sérieuse attention; mais doutant encore
+de l'ignorance dans laquelle Paul se drapait avec tant de tranquillité
+apparente, il ajouta:
+
+--Mais enfin, vous, monsieur de Breuilly, si vous aviez à cette heure
+des fonds chez Berwick, les retireriez-vous?
+
+Ici Paul eut une minute d'hésitation. S'il croyait à la vertu de Mme
+Berwick, il était cruellement édifié sans doute sur l'actif et sur la
+probité du mari. Il retarda sa réponse en adressant à Charaintru cette
+question:
+
+--Somme toute, que vous doit Berwick?
+
+--Cent cinquante mille francs! Répliqua le petit vicomte sans hésiter.
+
+Paul se releva, marcha dans le salon comme s'il se livrait en lui un
+combat terrible, et il finit par dire à Hercule:
+
+--Berwick est bon pour vos cent cinquante mille francs.
+
+
+
+
+IV
+
+
+Paul de Breuilly donna à dîner au petit vicomte, comme si de rien
+n'était. Blanche, qui ignorait la conversation qui avait précédé le
+dîner, fut presque enjouée. Il vint, dans la soirée, plusieurs personnes.
+Il y eût une table de whist où Paul prit place. Mme de Breuilly eut un
+assez long aparté avec Charaintru. Mais, bien que Paul se défiât de la
+sotte langue d'Hercule, il s'était assuré de son silence en lui demandant
+sa parole d'honneur de laisser les Berwick de côté dans ses causeries de
+ce soir-là, et le petit vicomte étant bien vicomte en ceci, qu'il savait
+tenir sa parole.
+
+Cependant, à un chasse-croisé dans la partie de whist, Paul, ayant quitté
+son fauteuil, vint auprès du divan où Blanche causait avec Hercule.
+
+--Le vicomte me parlait de vous, mon ami, répliqua Blanche; il me
+conviait à lui dire s'il serait accueilli en vous faisant une amicale
+proposition qu'il m'a exposée en détail.
+
+--Et laquelle? demanda Paul en serrant légèrement le bras d'Hercule.
+
+--Je prie madame de conserver la parole pour vous exposer ce dont il
+s'agit. Elle s'en acquittera mieux que moi.
+
+--Mon Dieu, reprit Blanche, cela n'est pas d'une complication extrême,
+M. de Charaintru a, paraît-il, un cheval anglais dont la taille (c'est
+le vicomte qui parle) correspond mieux à la vôtre qu'à la sienne. De
+plus, il s'est épris d'un double poney ... sans grand usage chez nous,
+depuis que...
+
+--Oui, interrompit Paul, qui voulait dispenser Mme de Breuilly de
+prononcer le nom de son fils mort. Et alors Hercule rêverait un échange?
+
+--Avec toutes les compensations voulues! ajouta aussitôt le petit vicomte
+d'un ton courtois.
+
+--Cela se trouve merveilleusement bien, reprit Paul sans sourciller: je
+veux réformer mon écurie. Je ne puis donc point acquérir votre anglais;
+mais, au prix qui vous conviendra, mon double poney est à vous.
+
+Blanche ne s'était nullement attendue à un accord aussi prompt, sachant
+que Paul gardait le poney en souvenir du pauvre François. Et puis ce
+mot: réformer mon écurie, indiquait des résolutions qu'elle n'avait pas
+soupçonnées.
+
+--Voulez-vous aussi notre Clarence, insista M. de Breuilly. Vous pourrez
+y atteler votre anglais, s'il est à deux fins.
+
+--Je réfléchirai à cela, repartit Hercule, presque aussi surpris de
+cette liquidation de la remise que Blanche de la liquidation de l'écurie.
+
+Puis les groupes du salon se formèrent autrement. Hercule alla s'asseoir
+au whist, et Blanche, tout en causant avec deux dames de ses amies, sonna
+pour le thé.
+
+A onze heures et demie, il n'y avait plus personne dans le salon de la
+rue de Verneuil; Blanche se faisait déshabiller par sa femme de chambre,
+et Paul, retiré dans son cabinet, se mettait à compulser des papiers
+et à couvrir de chiffres plusieurs pages.
+
+Le lendemain matin, quand Blanche s'éveilla, le poney de son fils était
+déjà emmené par le palefrenier chez le petit vicomte, sur l'ordre de
+Paul, qui, par cette attention délicate, évita à la pauvre mère le
+chagrin de voir partir, et peut-être la fantaisie de caresser une
+dernière fois le cheval que François avait aimé et monté.
+
+Ce fut ensuite sans aucune solennité et du ton uni et affectueux dont
+les gens courageux savent parler d'une grande catastrophe à ceux qu'ils
+chérissent, ce fut, en un mot, avec la bonne humeur d'un ancien soldat
+que Paul dit à sa femme:
+
+--Eh bien! ma chère, il faut nous préparer à un petit sacrifice purement
+mondain. Il n'est qu'heur et malheur ici-bas! Bienheureux sommes-nous
+encore, vous et moi, puisqu'il n'y va que de la caisse! Je connais votre
+grand coeur et votre excellent esprit, et je dois vous avouer que nous
+sommes décidément ... un peu ruinés! Je n'ai que faire de vous dire que
+je n'ai point perdu au jeu, puisque je ne joue point. Je ne suis d'aucun
+cercle et je ne vais jamais à la Bourse. Quoi qu'il en soit, j'ai perdu
+et pas mal perdu! Rassurez-vous: votre dot est intacte! Du reste, voici
+les chiffres...
+
+Et, tirant de son portefeuille une petite note, Paul lut ce qui suit:
+
+--Cet hôtel vaut cent cinquante mille francs, au prix, faible toujours,
+d'une réalisation immédiate. Il y a ici cinquante mille francs de
+tableaux et de mobilier. Mes chevaux et ma voiture représentent, au
+bas mot, vingt mille francs. Et il me faut 300,000 francs en chiffres
+ronds pour boucher un trou qui n'a été creusé ni par mon incurie, ni par
+mon imprudence. Ma fortune y passera, mais vous voyez que cela n'effleure
+en rien le patrimoine qui vous est propre et qui est placé en rentes, car
+j'aimerais mieux mourir que d'y toucher.
+
+--Mais alors, Paul, il ne vous restera rien? Et comment cela est-il
+arrivé?
+
+--Eh bien! nous avions de la marge pour vivre et nous n'aurons plus que
+le nécessaire; nous en aimerons-nous moins?...
+
+--Tout pour ce mot-là, Paul! s'écria l'honnête et tendre femme en
+se jetant dans les bras de son mari. Je ne regretterai rien, je ne
+m'apercevrai de rien. Je te dis, Paul, qu'à part le deuil qui nous
+suivra jusqu'à la tombe, je suis la plus heureuse des femmes avec toi!
+
+--Aussi est-ce sans aucune appréhension, ma chère Blanche, que je t'avais
+attendue là.
+
+--Maintenant, est-il bien sûr que ... ce soit perdu, perdu sans remède!
+
+--Oui!
+
+--Vous avez été trompé?
+
+--Je voudrais vous répondre que non, car j'ai, moi aussi, de
+l'amour-propre.... Enfin, mettons que j'aie été trompé....
+
+--Ah! mais ... où allons-nous prendre notre retraite?
+
+--J'ai pensé, cette nuit, que peut-être il vous agréerait, comme à
+moi, de vous rapprocher des tombes qui nous sont chères. Alors ... les
+Batignolles?... Le cimetière Montmartre est tout près de là.
+
+--Les Batignolles! Pourquoi pas? Répliqua sans hésiter la comtesse.
+
+--Laisse-moi t'admirer! dit Paul en couvrant de baisers les mains de
+Blanche.
+
+La liquidation de M. et de Mme de Breuilly fut prompte et cruelle.
+En voulant réserver les objets auxquels se rattachaient de précieux
+souvenirs, Paul et Blanche s'aperçurent qu'à ce compte ils
+n'abandonneraient aux tapissiers que des banquettes. On attaqua la
+réserve en fermant les yeux, de peur de s'attendrir, et le mobilier
+tout entier, sauf les portraits de famille et quelques meubles
+personnels, y passa. Le poney de François était vendu à Hercule, les
+deux lits de François et de sa soeur, avec les armes du premier et les
+poupées de Louise, furent conservés comme reliques.
+
+Ces émotions, sans cesse renaissantes pendant huit jours, firent ployer
+la taille encore si droite de Paul, comme sous un invisible fardeau. Mais
+son chagrin n'était pas borné à l'abandon de son hôtel. Il en avait un
+autre dont il ne parlait à personne.
+
+Les Anglais meurent du spleen, qui n'a pas de larmes et qui n'a pas
+d'objet. Les Allemands ne connaissent en général, de la douleur, que les
+phrases à effet et les libations posthumes. Seuls, les Français, qui
+passent pour légers, peuvent devenir fous de chagrin ou en mourir.
+
+Le logis que Paul de Breuilly loua aux Batignolles, après avoir vendu le
+petit palais de la rue de Verneuil, était situé rue de la Condamine.
+C'était un modeste rez-de-chaussée, sur un perron de dix marches, entre
+cour et jardin. Le jardinet, au midi, séparé, par ses murs d'espaliers,
+des jardins du voisinage; la cour, au nord, ayant un puits, un poulailler
+et des plantes grimpantes.
+
+Les lits des enfants, dans deux jolies mansardes, demeurèrent faits,
+comme si ces êtres si chers étaient attendus. Les divers souvenirs qui
+restaient d'eux furent groupés à leur chevet: des nippes, des jouets,
+des cheveux coupés à différents âges, sur des têtes blondes ou brunes,
+et enchâssés dans des médaillons, au-dessous de photographies.
+
+Le matin, en se levant, Paul s'occupait avant tout de Blanche, la
+grondait amicalement s'il lui trouvait les yeux rougis par l'insomnie ou
+par les pleurs. Puis, après un déjeuner frugal, il s'occupait du jardin.
+
+Une servante unique avait remplacé chez le comte cinq ou six domestiques.
+Dès que la maisonnette était en ordre, Paul et Blanche, dans deux pièces
+contiguës, séparées seulement par une porte ouverte où flottait un
+lambeau de vieille tapisserie de Beauvais, essayaient de s'intéresser à
+quelque travail. Paul s'occupait des livres en petit nombre dont il
+n'avait pas consenti à se séparer, Blanche brodait ou le plus souvent
+raccommodait elle-même le linge de la famille. Le soir, la musique
+rapprochait aussi les deux époux, qui s'étaient ordonné à eux-mêmes de
+faire face à la vie en braves, et de ne point s'assassiner mutuellement
+de leur douleur.
+
+Mais, n'ayant plus de chevaux, Paul n'avait pas moins besoin d'exercice,
+et même d'exercices violents, pour conserver sa santé, altérée par les
+épreuves. Il s'imposait pour ainsi dire des marches forcées. Blanche
+était la première à l'y engager, quand il les oubliait, bien qu'elle fût
+portée à mesurer, par un reste d'inquiétude jalouse, les heures que son
+mari passait dehors. Mais les heures de ces absences n'étaient pas fixes.
+Il n'y avait donc point de convention entre la mystérieuse inconnue et
+lui. Blanche évita longtemps de revenir, avec Paul, sur les causes de sa
+ruine, parce qu'elle sentait que son mari était humilié d'avoir perdu sa
+fortune. Jamais elle ne s'était beaucoup occupée des questions d'argent.
+Cette négligence est assez fréquente chez les femmes nées au milieu du
+luxe, et qui ont pour mari un homme incapable d'aventurer le commun
+patrimoine. Cependant la question devait renaître, surtout depuis que
+Paul et Blanche faisaient ensemble assaut d'économie.
+
+--Vous saurez une fois, ma chère amie, dit Paul, comment un désastre
+financier est venu s'ajouter à nos autres désastres; mais je vous demande
+en grâce la permission de choisir l'heure de cette confession. Qu'il
+vous suffise de savoir positivement qu'elle vous sera faite. Reconnaissez
+qu'il me serait plus doux de m'exécuter sur ce point, si j'avais une fois
+réussi à réparer cette brèche. Eh bien! je ne veux pas encore désespérer.
+
+Mais rien ne changeait dans le régime austère des deux reclus, et,
+quoique certaines amitiés anciennes leur fussent demeurées aussi
+fidèles rue de la Condamine que rue de Verneuil, quoique, tous les mardis
+et tous les jeudis, quelques voyageurs d'outre-Seine vinssent faire
+stopper leurs chevaux devant la petite grille de l'ermitage, la mélancolie
+de Paul semblait s'augmenter, et ses longues promenades hygiéniques
+devenaient plus rares.
+
+La capitulation suprême semblait entrer peu à peu dans la pensée de ce
+Courageux champion. Il se plaignait par instants de palpitations
+violentes et prolongées, mais, sans consentir à voir aucun médecin.
+
+Enfin, la maladie éclata.
+
+Le docteur de la famille, Billardel, le fameux sceptique, habitué du café
+Procope, ancien convive de Paul et son contradicteur en matière de
+religion, de politique et d'économie sociale, fut appelé par Mme de
+Breuilly, qui avait autant de confiance dans l'amitié et dans l'habileté
+de l'homme que d'aversion pour ses opinions. Billardel inventa une
+maladie nerveuse sans gravité, ordonna des boulettes de mie de pain, sous
+des noms scientifiques; mais il dit à la comtesse, en sortant:
+
+--M. de Breuilly n'a qu'un seul mal, dont je ne guéris, il est vrai
+personne: il meurt de chagrin.
+
+--De quel chagrin? demanda vivement Blanche.
+
+--Cherchez, madame! vous trouverez peut-être. Les femmes s'y entendent
+mieux que les médecins.
+
+--A son âge, ce ne serait pas?...
+
+--Pourquoi non? riposta Billardel. Il n'y a pas d'âge pour cela!
+
+Retirée dans sa chambre, Blanche se prit la tête à deux mains, demandant
+Un miracle à Dieu.
+
+Mais elle ne pouvait exiger de Dieu qu'il lui donnât, à son âge, un
+troisième enfant, ni qu'il fit trouver à la femme légitime sa rivale
+aimable.
+
+Cependant, en retournant auprès de Paul, Blanche lui dit avec la
+résignation d'une martyre:
+
+--Vous êtes triste, mon bon ami, accablé, ennuyé surtout. Je ne suffis
+pas pour vous distraire. Le docteur veut absolument pour vous de la
+distraction. Y aurait-il quelqu'un dont la société vous amuserait?
+
+Paul regarda fixement Mme de Breuilly et ne répondit rien d'abord. Puis
+il parla:
+
+--Tant de générosité, dit-il, ne restera pas sans récompense. Oui, il y a
+quelqu'un que j'aimerais à voir. Mais ce quelqu'un, tu ne le connais pas.
+
+--Comment ne me l'avez-vous pas présenté?
+
+--Ce quelqu'un...
+
+Mais il n'acheva point, et sa tête s'inclina sur sa poitrine.
+
+--Est-ce un homme ou une femme?
+
+--Ne me demande rien, Blanche.
+
+--Mais encore...
+
+Paul ne sortit point de son mutisme. Il sembla à sa femme qu'il étouffait,
+car il rougit excessivement.
+
+Il étendit la main, comme s'il cherchait un breuvage. Blanche lui tendit
+un verre d'eau sucrée placé sur un guéridon à quelques pas de lui.
+
+--Puisque vous ne pouvez me parler de cela, je vais, dit Blanche dès
+qu'elle vit son mari plus calme, je vais vous donner un exemple que vous
+suivrez certainement, car l'aveu à vous faire me coûte probablement
+encore plus que l'aveu que je vous demande.
+
+Paul tressaillit et sembla se ranimer tout à fait.
+
+--Il y a, reprit Mme de Breuilly, dix jours que vous gardez la chambre.
+Le cinquième jour, on frappa timidement à la porte du vestibule. Par un
+coup d'oeil jeté vers la grille, je m'aperçus qu'elle n'était pas fermée.
+Annette, notre unique servante était sans doute sortie pour un instant.
+J'ouvris la porte du vestibule, et une dame voilée parut devant moi. Elle
+paraissait fort troublée.
+
+--Que souhaitez-vous, madame? Lui demandai-je.
+
+--Mon mari, n'ayant pas vu M. de Breuilly depuis quelques jours, m'a
+chargée de prendre de ses nouvelles.
+
+--A qui ai-je l'honneur de parler, madame?
+
+Pour toute réponse, la dame voilée me tendit une carte écrite à la main
+sur laquelle je lus: _Laure Widmer_.
+
+--Mon mari, lui dis-je alors, est plutôt indisposé que malade. Il ne
+saurait vous recevoir, il repose en ce moment. Je mentais, mon cher Paul!
+J'avais pour excuse d'avoir déjà reconnu sous son voile la dame ... du
+bois de Boulogne!
+
+
+
+
+V
+
+
+A cet aveu de Blanche, un pli soucieux crispa le front et les lèvres du
+malade. Mais Blanche continua:
+
+--Je mentais! je promis à la dame de vous remettre sa carte, et j'étais
+résolue déjà à ne point le faire. Quelle était ma pensée? Celle d'écarter
+de la voie douloureuse où je marche, une pierre de plus... Je cédais à
+mon aversion instinctive de femme pour une autre femme, plus jeune, plus
+belle et qui me paraissait vous aimer... Pour abréger, et sans offrir à
+la dame d'entrer, ce qui était peu courtois, je dis à l'inconnue que
+votre première sortie serait pour rendre à son mari cette visite, et je
+la congédiai. Par bonheur pour le succès de mon mensonge, Annette ne
+rentra que lorsque la visiteuse était déjà loin. Voilà mon péché, sans
+réticence aucune. Et maintenant, la dame du Bois, la dame au voile qui se
+dit être Laure Widmer, est peut-être justement la personne dont l'absence
+vous cause tant d'ennui, et que vous souhaiteriez voir auprès de vous.
+Dois-je, en expiation de ma faute, aller la chercher?
+
+--Vous n'avez pas conservé cette carte? demanda Paul, dont les mains se
+tordaient avec une agitation fiévreuse.
+
+--Je l'ai brûlée sur-le-champ! Répliqua Blanche sans hésiter.
+
+--Voici, dit alors le comte après une méditation douloureuse: j'ai à
+choisir entre de nouvelles réticences vis-à-vis de vous (je ne dis pas
+mensonges, car je n'ai pas conscience de vous avoir jamais menti!) et
+le récit complet d'une chose que mon orgueil et le respect de vos
+sentiments pour moi m'engageaient à ne point vous faire. Avant de vous
+initier à des circonstances de moins d'intérêt pour vous que vous ne
+l'imaginez, je voudrais avoir terminé une oeuvre entreprise dans un but
+qui m'honore, veuillez le croire. Eh bien! voulez-vous me faire encore
+quelques mois de crédit? Je laisse cela à votre entière discrétion.
+Parlez! Quant à aller chercher Laure Widmer, je vous en dispense. Je la
+verrai, quand je serai en état de sortir. En attendant, je vais lui
+adresser quelques lignes que vous lirez, et que vous ne ferez jeter
+à la poste que si vous en approuvez la teneur.
+
+--J'attendrai le temps qu'il vous plaira, mon ami; et je mettrai moi-même
+votre lettre à la poste sans l'avoir lue.
+
+--J'exige que vous la lisiez!
+
+Paul parlait très fermement.
+
+--Je vous obéirai, répliqua Mme de Breuilly en baissant la tête.
+
+--C'est bien, dit le comte, en congédiant sa femme d'un geste un peu
+impatient.
+
+Elle se retira sans ajouter un mot.
+
+Paul, sans plus attendre, se mit à son bureau et, écrivit, non pas comme
+les comédiens écrivent ou feignent d'écrire quand ils sont en scène,
+mais avec une difficulté extrême, cherchant et ne trouvant pas ses mots.
+
+Enfin, après une série de projets, raturés les uns après les autres, il
+parut s'arrêter à une rédaction, qu'il relut plusieurs fois avant de
+l'adopter définitivement.
+
+Sur ces entrefaites, Hercule de Charaintru, qui n'avait pas abandonné
+non plus les exilés de Batignolles, arriva rue de la Condamine avec son
+habituel et si merveilleux à-propos.
+
+Il fut reçu d'abord par Mme de Breuilly, beaucoup trop troublée pour
+bénir l'arrivée du personnage en pareil moment.
+
+--Cette fois, dit-il, ayant une lieue de poste à courir pour visiter mes
+amis, je me suis botté et éperonné comme vous voyez, et j'ai fait l'étape
+sur mon poney, au lieu de me voiturer en coupé. Il est délicieux, ce
+petit cheval-là, et je ne l'ai pas payé trop cher à votre mari.
+
+--Vous auriez pu le faire entrer dans la cour, dit Blanche.
+
+--Ah! mon groom est resté à la porte avec les deux chevaux. Puis-je être
+admis à l'honneur de visiter notre savant dans le sanctuaire de ses
+livres?
+
+Et sans attendre la réponse de Blanche, il se dirigea vers le cabinet
+De son ami. C'est à regret que Paul, ayant reconnu sa voix, lui cria
+d'entrer.
+
+--Mon excellent ami, dit Hercule, je vous dérange évidemment; mais je
+tenais à vous faire les remerciements que je vous dois, tant pour le
+cheval que pour une affaire plus grave, vous savez?
+
+--Bonjour, Charaintru. Entrez donc, je suis enchanté de vous voir.
+
+--Ce que vous faites là est donc d'une gaieté médiocre, puisque c'est
+encore moins amusant que moi?
+
+--Très médiocre, mais il y a sur la terre où nous sommes des obligations
+de force majeure, et dame...
+
+--D'abord, il y a les obligations d'Orléans...
+
+--Vous en avez? Vous êtes bien heureux...
+
+--J'en ai, parce que je viens d'en acheter, quoiqu'elles ne soient pas à
+bas prix; mais, après avoir été remboursé par Berwick de mes 150,000
+francs, suivant votre prophétie, et m'étant tâté depuis lors pour
+trouver un bon emploi, je ne me suis décidé qu'hier à celui-ci, et je
+vous en apportais la nouvelle.
+
+--Vous mettez du temps à réfléchir, mon cher; car ce remboursement
+remonte, je crois, à l'époque de mon déménagement?
+
+Charaintru, en rentrant chez son ami, avait naturellement, par égard pour
+Blanche, laissé la porte du salon ouverte, en sorte que Mme de Breuilly
+était en tiers, sans le vouloir positivement, dans cette conversation.
+Elle ne put rien perdre, quand même elle l'aurait souhaité, du bavardage
+d'Hercule qui, s'étant offert un siège à lui-même en se mettant à cheval
+sur une chaise, continua de son ton de fausset:
+
+--Vous aviez dit vrai, et il paraît que le banquier en question a trouvé
+à temps de quoi payer ses chevaux neufs et son landau bleu. Son aimable
+femme a pu continuer à fréquenter le bois dans ce gracieux équipage et en
+dépit des médisances, ni madame Berwick, ni la caisse de monsieur Berwick
+n'ont perdu leur réputation. On prête à une amitié désintéressée; cette
+réouverture du Pactole....
+
+Paul regardait fixement Charaintru, et son regard sévère conviait
+vainement Hercule à s'arrêter.
+
+--Est-ce par ironie ou par conviction, lui demanda-t-il enfin, que vous
+parlez d'une amitié désintéressée?
+
+--Moi, répliqua Charaintru, je nie les immolations absolues. Ne fût-ce
+que par un sourire, une jolie femme sait toujours reconnaître les
+services qu'on lui rend, et...
+
+Ici la voix de Mme de Breuilly se fit entendre pour dire d'un ton
+sardonique:
+
+--N'est-ce pas un peu cher, un sourire de cent cinquante mille francs?
+
+--II y a des sourires que l'on ne saurait payer, dit courtoisement
+Charaintru, en revenant vers la porte du cabinet, devant laquelle
+Blanche, debout, semblait plus occupée d'un écheveau de soie qu'elle
+dénouait, que du fil de cette causerie.
+
+--Bref, dit Paul avec brusquerie, on veut que madame Berwick ait procuré
+à son mari, par ses beaux yeux, les fonds qui manquaient à la caisse du
+banquier? Et va-t-on jusqu'à nommer l'auteur de ce libre échange?
+
+--On va jusque-là, mais avec des noms si invraisemblables que des paris
+se sont ouverts. D'abord, on ne voit jamais ni Berwick ni aucun de ses
+amis dans le landau bleu; ensuite, les gens qui fréquentent cette maison
+sont généralement des ganaches; non qu'il n'y ait, par le monde, beaucoup
+de ganaches parmi les soupirants d'amour, mais enfin, il y a de ces
+ganaches qui sont au-dessus et au-dessous du soupçon! A défaut d'un
+jeune premier en rage de se ruiner, il faudrait un vieux beau en rupture
+de ban conjugal. Les vieux beaux sont quelquefois très généreux...
+
+--Ah ça! interrompit M. de Breuilly, est-ce pour nous raconter ces
+hypothèses outrageantes pour une femme qui n'a jamais fait parler d'elle,
+que vous êtes venu en poste de la rue d'Anjou à la rue de la Condamine?
+
+Paul était d'autant plus impatient de clore l'incident, que Blanche
+paraissait plus pâle et plus troublée depuis que Charaintru avait pris
+la parole.
+
+--Non, répliqua Charaintru; je voulais aussi reconnaître le service si
+grand que vous m'avez rendu, en vous donnant à mon tour un conseil pour
+rétablir votre fortune.
+
+--Ah! parlez! dit Blanche, cela ne serait pas de refus. Si ce conseil est
+bon, je vous remets tous vos petits péchés.
+
+--Voici! dit Hercule. Berwick monte une affaire dans laquelle je serai
+compris; il serait aisé sans doute à Paul de s'y faire comprendre. Une
+affaire de la force de vingt mille chevaux: la concession des fumiers
+de la ville de Paris!
+
+--Je suis bien revenu des affaires, dit M. de Breuilly en souriant
+tristement, et il me serait d'autant plus difficile de souscrire à
+aucune, que le peu qui me reste ne m'appartient pas.
+
+--Si vous avez de ces scrupules, repartit Hercule, madame pourrait ne pas
+les avoir, et je suis sûr qu'avec ses capitaux personnels, elle serait
+ravie de vous enrichir.
+
+--Mon ami, dit froidement M. de Breuilly, ces distinctions sont hors de
+saison chez nous. II ne faut parler ni de corde dans la maison d'un
+pendu, ni de spéculation dans la maison d'un homme ruiné. D'ailleurs, en
+me mêlant des entreprises de votre banquier, je craindrais à juste raison
+d'être considéré par les vipères de vos amis, comme «un vieux beau» en
+quête d'un sourire de Madame Berwick, et je serais désolé de compromettre
+en rien son honneur. Brisons donc là et, si les fleurs de notre jardin
+sont dignes d'un regard de vous, priez madame de vous les montrer, tandis
+que j'achève une lettre pressante.
+
+Cette lettre, si malencontreusement interrompue par la visite du petit
+vicomte, était définitivement ainsi conçue:
+
+«Madame,
+
+«Madame de Breuilly m'a fait part d'une démarche obligeante que vous avez
+faite au cours de mon indisposition, de la part de votre mari et de la
+vôtre, pour prendre des nouvelles de ma santé.
+
+«J'ai différé de jour en jour l'expression de ma gratitude, espérant me
+trouver assez rétabli pour vous la porter moi-même. Malheureusement il
+n'en est rien encore.
+
+«Dès que je le pourrai, je prendrai, en allant vous visiter, la liberté
+de vous présenter madame de Breuilly, flattée de connaître personnellement
+une famille dont les ascendants firent à ma première jeunesse un aimable
+accueil lorsque je visitais l'Allemagne.
+
+«Daignez, je vous prie, madame, agréer, etc.
+
+«PAUL DE BREUILLY.»
+
+A la suite de la visite de Charaintru, M. de Breuilly présenta
+gracieusement à sa femme une enveloppe à l'adresse de Mme Laure Widmer.
+Non moins gracieusement, Blanche la rendit à son mari, sans l'avoir
+ouverte.
+
+--Vous oubliez nos conventions, lui dit-il.
+
+--Soit, dit Mme de Breuilly en s'exécutant.
+
+Et elle ajouta en riant: Je vais même la clore pour plus de sûreté.
+Alors, elle mouilla la gomme de l'enveloppe, la posa sur le marbre de la
+cheminée et elle retourna paisiblement à sa broderie.
+
+A compter de ce moment, la pensée de Paul sembla se rasséréner; sa santé
+en éprouva le contre-coup favorable, et peu de temps après il était en
+pleine convalescence.
+
+
+
+
+VI
+
+
+Un matin de printemps de l'année 1873, Paul de Breuilly, habitant alors
+la rue de Verneuil, arpentait, à dix heures du matin, la contre-allée de
+l'avenue Gabrielle aux Champs-Elysées. Le temps était gris et douteux,
+contrastant avec les primeurs de la végétation parisienne, souvent
+surprise en pleine éclosion par des avalanches de neige. Les piétons et
+les cavaliers étaient si rares que le comte, par moments, aurait pu se
+croire dans une ville morte. Il marchait pour marcher. Les grandes
+douleurs ont souvent de ces besoins et de ces fantaisies gymnastiques.
+Comme il allait, sans but déterminé, devant lui, se tenant droit et
+cambrant son parapluie sous son bras d'un air qu'il voulait rendre
+dispos, il se trouva face à face avec une jeune femme, mince et blonde
+et, malgré la discrétion d'un voile brun, assez visiblement jolie pour
+rendre Paul attentif à ses traits.
+
+Mais elle ne se bornait point à être jolie. M. de Breuilly, en
+l'examinant, lui trouva une ressemblance qui l'intrigua, l'émut; et s'il
+n'avait pas été un homme déjà mûr, à qui ces caprices ne sont plus
+permis, il se serait attaché aux pas de l'inconnue.
+
+A part l'instant si court où les yeux de l'un et de l'autre se
+rencontrèrent et se confondirent, la jeune personne marchait l'oeil en
+terre, et l'élégante simplicité de sa mise et de sa tournure faisait
+écarter de prime abord toute idée d'intrigue vulgaire.
+
+Elle tenait dans sa petite main gantée de suède un mouchoir brodé; sous
+le regard du passant, elle raffermit sa marche, cacha son mouchoir et
+accéléra le pas, en baissant les yeux, qu'elle avait fort grands.
+
+Paul fut frappé de cette rencontre, sans s'expliquer pourquoi.
+
+Il passa, s'efforçant de n'y plus penser.
+
+Il ne put y parvenir. L'image s'était comme fixée dans sa mémoire; elle
+Eclipsait le reste, comme ce disque fauve qui persiste dans notre oeil
+fermé, après que nous avons considéré le soleil.
+
+Paul avança jusqu'à l'embouchure de la rue de Ponthieu, puis il revint
+sur ses pas. A la hauteur de la grille de l'ambassade anglaise, il se
+trouva vis-à-vis de la jeune dame, revenant, elle aussi, en sens opposé.
+
+Les deux promeneurs, surpris de leur double rencontre, allaient se perdre
+de vue, quand Paul remarqua, à vingt pas derrière la dame, le mouchoir
+brodé qu'il avait vu à la main de la dame une première fois. Il alla le
+ramasser, sans rien dire, puis, hâtant le pas, il rejoignit la promeneuse
+et le lui offrit en se découvrant.
+
+--Ce mouchoir marqué L. B. est-il à vous, madame? demanda-t-il d'un ton
+respectueux.
+
+La jeune femme reconnut le mouchoir, le prit vivement et balbutia un
+Remerciement plein de confusion.
+
+--Vous vous appelez Léontine, Louise ou Laure? ajouta galamment M. de
+Breuilly désireux de prolonger la conversation.
+
+--Je m'appelle Laure en effet ... mais peu importe!
+
+Elle salua de la tête et allait fuir.
+
+--Non! reprit le comte, vous êtes moins pressée de partir qu'il ne vous
+convient de le paraître! Un sentiment que nous ne nous expliquons pas
+nous a fait l'un et l'autre revenir sur nos pas... Il y a entre nous un
+air de famille extraordinaire, convenez-en! Il est impossible que vous
+n'en ayez pas été frappée comme moi. A votre âge, vous pourriez être ma
+fille, et vous ne me prenez pas, je l'espère, pour un de ces malotrus
+qui abordent sans cause une dame dans la rue!
+
+--J'avoue, monsieur, avoir été frappée comme vous de cet air de famille
+dont vous parlez; mais comment rendrais-je excusable pour l'oeil du monde
+la folie que j'aurais de causer plus longtemps avec vous? Vous-même,
+vous vous méprendriez sur ce que je suis...
+
+Elle hésita un instant, puis, cédant à une curiosité dont elle ne fut pas
+maîtresse:
+
+--Mais à qui ai-je honneur de parler? demanda la jeune femme.
+
+Paul se nomma sur-le-champ. Son interlocutrice changea de couleur.
+
+--Consentiriez-vous à être présenté à mon mari? demanda-t-elle à
+brûle-pour-point.
+
+--Sans doute, madame, répondit le gentilhomme, qui ne désirait rien de
+plus que de rendre nette cette situation étrange.
+
+--Vous avez sans doute rencontré autrefois une famille de Lussan?
+
+Ce fut au tour de Paul de se troubler.
+
+--Vous auriez connu ... Charlotte? fit-il en pâlissant?
+
+--J'ai été élevée, répondit-elle, en face de votre portrait.
+
+--Comment donc, de prime abord, ne m'avez-vous pas reconnu?
+
+--Qui vous dit, au contraire, que telle n'ait pas été ma première pensée?
+
+--Mais, qui êtes-vous, madame, par rapport à Mme de Lussan?
+
+--Sa petite-fille!
+
+--Et votre mère?
+
+--Écoutez, monsieur de Breuilly; vous savez comment les de Lussan se
+trouvaient en Saxe depuis 1832? A la suite des événements de la duchesse
+de Berry, étant du nombre des familles françaises compromises dans cette
+insurrection, la famille de Lussan émigra et s'établit à Dresde. M. et
+Mme de Lussan, mes grands parents, y devinrent le centre d'une autre et
+Plus ancienne émigration datant de la révocation de l'édit de Nantes.
+Leur fille, Charlotte, était âgée de huit ans. Elle avait dix-huit ans en
+1842, quand elle se maria...
+
+--Passons! interrompit le comte de Breuilly en faisant le geste d'écarter
+un nuage appesanti sur son front.
+
+--De cette union naquit en 1843 une petite fille Laure, que vous avez
+devant vous...
+
+--Vous vous appelez Laure ... Widmer! demanda le comte très bas et comme
+si ce nom de Widmer lui serrait la gorge.
+
+--C'est ce nom que j'ai porté jusqu'au jour de mon propre mariage avec
+M. Berwick, à qui j'aurai le plaisir de vous présenter.
+
+--Mais votre mère, Charlotte de Lussan?
+
+--A rendu son âme à Dieu, en 1846, trois ans après m'avoir mis au monde.
+Vous l'ignoriez?
+
+--Hélas! murmura Paul en creusant le sable de l'allée du bout de son
+parapluie, elle est morte sans que je l'aie revue!
+
+--Elle est morte veuve....
+
+--Elle a été libre? s'écria Paul dont les yeux s'humectèrent.
+
+II y avait un banc à quelques pas de l'endroit où Laure et le comte
+causaient debout. Il s'approcha du banc et y tomba plutôt qu'il ne s'y
+assit.
+
+--Votre place est là! dit-il à la jeune femme après cinq minutes
+d'accablement, ici, à ma gauche, Laure, près de ce coeur dont vous venez
+de rouvrir les blessures!
+
+--Monsieur, repartit Laure, interdite, nous sommes ici en public. Nous ne
+sommes pas censés nous connaître, et....
+
+--Ne pas nous connaître! La fille de Charlotte et moi! Mais vous me
+rappelez, mon enfant, aux réalités présentes. Je ne vous avais jamais
+vue, puisque vous n'étiez pas encore de ce monde, quand j'étais à Dresde
+et qu'un drame ignoré de vous, j'espère.... Enfin, Charlotte a pu me
+croire mort! Elle vous a pourtant légué quelque sympathie pour mon
+souvenir, puisque mon portrait, conservé par elle, a été longtemps
+conservé par vous?
+
+--Un jour d'égarement n'est pas un crime?
+
+--Ah! vous saviez?... J'aurais dû mourir alors!
+
+Sans prolonger l'entretien, Paul se leva en s'excusant d'être demeuré
+assis un instant devant Mme Berwick. Puis, se découvrant, il fit à la
+jeune femme un salut profond.
+
+--J'espère, madame, vous revoir avant longtemps.
+
+--Rue d'Anjou-Saint-Honoré. n° 19, répondit Laure en rendant son salut
+à Paul.
+
+Paul se rassit dès que Laure se fut éloignée, et, les yeux fixés sur
+l'empreinte des petites bottines de la fille de Charlotte dans la terre
+humide, il revécut en une demi-heure toutes les émotions de sa vie
+passée.
+
+Enfin, il se leva avec effort pour retourner chez lui.
+
+--Morte veuve, un an après mon mariage!... répétait-il par instants. Elle
+m'attendit peut-être! Elle ne serait pas morte si elle avait appris que
+je vivais encore!... Oui, décidément, le suicide est un crime. Si je
+n'avais subi le coupable entraînement de Werther, épris d'une autre
+Charlotte, si je n'avais pas voulu venger sur moi-même l'union conclue
+entre ma Charlotte et ce Widmer, mon rival n'en serait pas moins mort
+quelques années après, et au lieu d'un souvenir de sang, j'aurais laissé
+à ma bien-aimée un souvenir aimable; elle aurait gardé cette foi qui fait
+vivre. Nous nous serions cherchés et retrouvés aisément sans doute, et
+notre bonheur à deux, couronnant ma patience, aurait prolongé ses jours!
+Et aujourd'hui je retrouve cette enfant qui me semble tout moi, ou plutôt
+un mélange de mes traits et des traits de sa pauvre mère! Elle a mon
+profil et ses yeux?... J'ai perdu les autres! celui-là seul me reste. Ah!
+comme je vais l'aimer, cette Laure, cette épave de ma jeunesse! L'aimer,
+et la pauvre Blanche que dira-t-elle?... Mon devoir impérieux est de me
+taire, car Blanche ne pourra aimer Laure!
+
+M. de Breuilly était visiblement agité en rentrant rue de Verneuil, et
+bien qu'il se contînt en face de Blanche, à l'animation de ses yeux, sa
+femme imagina aisément qu'il avait fait une rencontre extraordinaire.
+Mais il ne répondit point aux questions que Blanche lui adressait au
+sujet de sa promenade, et Paul rentra peu à peu dans l'apparente
+monotonie de ses pensées et de ses occupations.
+
+Dans les jours qui suivirent, il reçut une lettre de Gustave Mayran,
+datée de Tarbes. M. Mayran, général de brigade, entretenait son ancien
+compagnon d'armes du désir qu'il éprouvait de se rapprocher de Paris et
+des difficultés de ce changement. Il priait Paul, qui avait conservé dans
+l'armée de vieilles amitiés, de s'occuper de lui.
+
+Paul et Gustave avaient servi ensemble en Algérie, sous le maréchal
+Bugeaud, et Blanche salua avec joie le changement que ces réminiscences
+apporteraient au cours des idées de son mari.
+
+Elle-même se souvenait avec plaisir que, n'étant pas encore mariée, elle
+avait suivi, de loin, avec un anxieux intérêt, le jeune militaire dans
+ses campagnes.
+
+Paul de Breuilly était sous les ordres du colonel de Montagnac, qui périt
+en héros à Sidi-Ibrahim, avec la plupart de ses compagnons. Il fut de ces
+quatre-vingt-trois hommes qui, bloqués par les Arabes dans un marabout,
+y épuisèrent leurs vivres et leurs munitions, et, après trois jours de
+lutte désespérée, tentèrent une trouée à la baïonnette.
+
+Paul fut un des treize qui parvinrent seuls à se sauver. Après un pareil
+Fait d'armes, il fut décoré.
+
+Il continua à se distinguer dans les rangs des colonnes conduites par les
+Généraux Bedeau, de Mac-Mahon et Lamoricière.
+
+Après la défaite d'Abd-el-Kader, Paul, devenu lieutenant, fut désigné
+pour faire partie de l'escorte de l'émir prisonnier, envoyé à
+Djemma-Gazahouat.
+
+La conquête de l'Algérie une fois terminée, Paul de Breuilly demanda son
+changement, et il débarquait à Toulon, le 29 décembre 1847, en même temps
+que l'émir prisonnier.
+
+Ce fut une grande joie pour Blanche que de revoir en congé ce jeune
+Lieutenant échappé à tant de périls.
+
+Paul de Breuilly servit jusqu'à la fin de la guerre de Crimée et se
+retira avec le grade de capitaine.
+
+Il s'était marié dans l'intervalle, en 1850, et il était père de
+François, né en 1851.
+
+Ces souvenirs animèrent pendant quelques jours la solitude de la rue de
+Verneuil sans faire oublier sa rencontre avec Laure Widmer.
+
+
+
+
+VII
+
+
+Ainsi s'ouvrit, du printemps 1873 jusque vers le milieu de l'année 1874,
+cette ère singulière pour un homme de l'humeur de Paul, d'une vie morale
+en partie double.
+
+Chez lui, il était le mari qui console sa femme et qui pleure avec elle
+ses enfants. Hors de chez lui, il était l'amant, vivant du souvenir de
+sa maîtresse et la retrouvant dans une fille, dont les beaux yeux le
+rattachaient à l'existence.
+
+Il se fit présenter, en effet, peu de jours après la rencontre aux
+Champs-Elysées, à ce Berwick, le petit noir, comme Charaintru l'appela
+plus tard, et qui n'était autre qu'un juif allemand de la plus belle eau.
+
+Paul tomba des nues en l'apercevant, tant le financier cynique était
+caractérisé par la physionomie, le geste, l'accent grasseyant de ce
+Gobseck bavarois. Trop âgé pour sa femme, Berwick appartenait à la secte
+Des ramoneurs. D'une mèche de cheveux abondante, ingénieusement détournée
+de sa destination primitive, qui était de garnir l'occiput, il se
+faisait, à l'aide de son coiffeur et de beaucoup de pommade, un toupet
+tout entier. Cette mèche providentielle revenait par devant couper, d'un
+bandeau noir de jais, un front déjà trop bas et qui faisait songer aux
+batraciens. L'oeil bouffi et protubérant appartenait bien à cette
+dernière espèce. Comme les Tartares, Berwick devait voir derrière lui,
+sans tourner la tête. Son menton exprimait la brutalité, comme son nez
+pointu marquait une finesse de renard. Il avait les doigts carrés, les
+mains courtes et velues.
+
+Paul regarda tour à tour Laure et Berwick, et il comprit que l'orpheline
+était tombée dans un piège et avait été sacrifiée à quelque spéculation;
+mais il ne pouvait s'en expliquer avec elle.
+
+Quant à Berwick, il ne vit dans la connaissance inattendue que Laure lui
+Faisait faire, que la pêche miraculeuse d'un client. Le jour où Paul
+franchit le seuil de cette demeure, la maison Berwick savait que M. de
+Breuilly était riche, et que le moyen probable de le faire financer était
+de jouer de la flûte des souvenirs. Berwick ne savait pas et ne pouvait
+savoir qu'une vingtaine d'années auparavant un monsieur français avait
+tenté de se suicider par amour pour sa belle-mère, Charlotte Widmer, que
+lui, Berwick, n'avait jamais connue.
+
+Mais de prime abord la cicatrice formidable que Paul avait au menton,
+puisque la balle d'un pistolet lui avait brisé la mâchoire, intrigua
+vivement le banquier. Il questionna sa femme. Celle-ci ne savait rien,
+sinon que peut-être un duel de jeunesse avait provoqué l'accident; elle
+ne pouvait en assigner la date.
+
+Le portrait de M. de Breuilly, que Laure conservait toujours, ne
+mentionnait pas cette cicatrice; mais enfin ce Paul, qui était riche,
+qui avait été militaire, devait avoir la tête chaude, un caractère
+violent, sous les dehors d'un homme très bien élevé, II fallait le
+ménager, ne l'irriter en rien. Telle fut l'opinion de Berwick.
+
+De son côté, Paul se fit de bois vis-à-vis d'un homme qui lui était
+antipathique; car il était résolu à se lier intimement avec Laure à tout
+prix. Il parvint même, en quelques semaines, à faire croire à Berwick
+que ses discours sur les opérations de Bourse l’intéressaient infiniment.
+
+Mais Berwick n'était pas toujours là: il n'y était même presque jamais,
+car il ne trônait au salon que les soirs. Et quand Paul pouvait se rendre
+rue d'Anjou Saint-Honoré, n° 19, c'était justement à l'heure où, dans un
+entresol de la rue Le Peletier, Berwick dépouillait ses carnets et
+faisait son courrier. Laure était grande musicienne, et Paul bon
+violoniste. Tous deux passaient chaque jour quelques instants délicieux.
+
+Lorsque Paul prenait congé de Laure pour retourner rue de Verneuil,
+l'image de la jeune femme l'y suivait, tout comme celle de Charlotte
+l'avait suivi autrefois de Dresde à Freyberg, quand il retournait dans
+cette dernière ville pour y continuer ses études scientifiques.
+
+La musique qu'il venait de faire avec Laure et qui remplissait encore ses
+Oreilles tout le long du chemin, était justement celle que Charlotte et
+lui retrouvaient jadis sous leurs doigts, dans les soirées fréquentes
+qu'ils passaient ensemble.
+
+Cette musique fût longtemps le seul langage qu'en présence de Widmer se
+Permit leur amour, car Paul respectait le toit conjugal autant que
+Charlotte le respectait elle-même. Mais un jour vint où, dans un moment
+d'égarement et de passion, Charlotte oublia qu elle était épouse. Elle
+devint enceinte. Épouvantée, comprenant enfin l'étendue de sa faute, elle
+conjura son amant de partir et de l'oublier.
+
+Voyant toutes ses supplications se briser devant l'inflexible résolution
+de Charlotte, fou de désespoir, Paul crut alors se rendre à lui-même une
+cruelle justice en tentant de se supprimer.
+
+Ainsi ramené, à tant d'années de distance, aux émotions d'alors, M. de
+Breuilly retrouvait, toutes les émotions qu'il avait traversées à vingt
+ans, et condamnait tous les raisonnements qu'il s'était faits pour
+en arriver à se brûler la cervelle. Le nouveau Werther, plus ou moins
+fasciné par l'exemple de l'ancien, était tombé dans son sang, mais il
+n'était pas parvenu à se tuer. Après une longue maladie, pendant laquelle
+son état de faiblesse avait fait désespérer de sa raison, emmené dans les
+Alpes, au canton de Schwitz, il y demeura au village d'Einsiedeln, en
+face du couvent célèbre de ce nom. C'est là que la solitude et l'amitié
+des Bénédictins rendirent un peu de calme à son âme en révolte, et il
+reprit, un beau jour, le chemin de la France, de Paris, du foyer
+paternel.
+
+Il crut expier la lâcheté de son suicide en se faisant soldat. La
+campagne d'Algérie offrit à son impatience l'occasion de se distinguer
+et des actions d'éclat, pour lesquelles il fut mis à l'ordre du jour de
+son régiment, l'une lui valut la croix de la Légion d'honneur, et l'autre
+sa première épaulette.
+
+Le mariage de Paul et de Blanche éprouva d'abord quelques difficultés.
+
+Dès longtemps rapprochées par l'amitié, les deux familles avaient de tout
+temps rêvé cette union. De tout temps aussi Blanche en avait caressé le
+projet. Petite fille, elle avait appelé Paul son mari, mais au retour
+d'Allemagne, elle vit bien que l'âme de Paul était ailleurs.
+
+L'attention distraite qu'il accordait à la jeune fille irrita
+l'inclination de cette dernière au lieu de l'amortir. Le culte de
+Blanche redoubla de ferveur quand elle vit Paul en uniforme.
+
+Sous différents prétextes, Paul ajourna longtemps cette union; mais il
+n'avouait point la cause réelle et même il ne l'articula jamais devant
+personne. Enfin, il céda, lorsqu'il se crut assuré de pouvoir faire
+honneur à un engagement, qui était celui de rendre Blanche heureuse.
+
+En 1873, tout avait bien changé. Ce n'était pas de la science qu'elle
+était jalouse, et ce n'était plus des hasards de la guerre qu'elle était
+inquiète.
+
+Elle était inquiète et jalouse d'une rivale dont elle supposait
+l'existence, mais qu'à vrai dire elle ne connaissait pas.
+
+De son côté, Paul évita d'abord de porter devant Laure Berwick aucun
+Jugement sur son mari; mais ce fut elle qui se plaignit d'avoir été
+sacrifiée par son tuteur à des convenances purement matérielles.
+
+Bien loin d'exciter ses plaintes, Paul cherchait à les apaiser.
+
+--Toutes les jeunes filles, disait-il, se forgent un idéal de félicité,
+comme si la vie réelle tenait en réserve pour tous les oiseaux un nid
+environné de fleurs et doublé de soie et de mousse. Il faut en rabattre
+et consentir à ce que les hommes ne soient pas des anges.
+
+--Sans être des anges, répliquait Laure, ils pourraient ne pas être des
+démons.
+
+--L'incompatibilité d'humeur exagère des griefs insignifiants. Mais,
+quand les années ont passé sur certains froissements, l'habitude les
+émousse. On découvre le pouvoir de la patience, et la forme cesse de
+l'emporter sur le fond.
+
+--Excepté, ripostait Laure, quand la forme est brutale et que le fonds
+est mauvais. D'ailleurs, je ne saurais supporter certains outrages! Le
+luxe apparent dans lequel M. Berwick me fait vivre ne peut me cacher les
+moyens qu'il emploie pour le faire durer. Sachez, mon ami, qu'il a été
+souvent à deux doigts de sa perte. Mieux vaut mille fois un bon juif
+qu'un juif prétendu converti. J'ai remarqué que ces modernisés n'ont ni
+les vertus de notre monde, quoiqu'ils s'y rattachent, ni les talents
+spéciaux de la race qu'ils ont reniée. Un franc israélite thésaurise et
+fait fortune; un faux israélite spécule et se ruine. Considérez bien les
+choses et vous verrez cela partout.
+
+Paul ne se paya pas de ces raison. Il voulut mettre sur le compte des
+vapeurs les mélancolies d'une épouse qui n'était pas mère, et plus il
+haïssait Berwick, plus il s'attacha à le bien pénétrer.
+
+Il feignit même, devant Berwick, de trouver Mme Berwick fantasque, et
+Comme rien ne facilite les affaires comme une intimité apparente,
+Berwick, pour transformer Paul en bailleur de fonds, s'appliqua d'abord
+à le transformer en intime ami.
+
+Tandis que le gentilhomme et le banquier se livraient à ces travaux
+d'approche, mais sans qu'ils fussent encore couronnés de succès, il vint
+un jour où Laure éplorée s'écria, sans préambule, en voyant entrer chez
+elle M. de Breuilly:
+
+--Mon ami, venez à mon aide! Sauvez-moi de lui!...
+
+--Qu'y a-t-il donc de nouveau? Demanda Paul.
+
+--Je ne puis vous le dire!
+
+Et la jeune femme se jeta, sans rien ajouter, dans les bras de son père.
+
+Quand elle eut pleuré longtemps:
+
+--J'avais cru, reprit-elle assise à ses côtés, j'avais cru, en vous
+retrouvant, retrouver le bonheur: je m'arrangeais déjà pour en jouir,
+pour le rendre éternel! J'étais, en espérance, délivrée de mes heures
+mortelles, les heures de quatre à six où M. Berwick est partout, excepté
+chez lui, mais sur le point de rentrer. Je me disais: Dans les courts
+jours d'hiver, je sortirai avec mon père, en voiture, et nous irons à
+travers le bois désert ou à travers les rues remplies de boutiques et de
+monde, regardant, causant, voyant sans être vus...
+
+--Oui, c'est charmant, tout cela, répliqua Paul amèrement, mais ma femme,
+mais votre mari seront-ils obligés de comprendre que M. de Breuilly est
+le père d'une femme de trente ans, dont la mère chérie par lui n'a jamais
+été pourtant sa femme?
+
+--Que vole-t-on aux autres quand on ne leur prend rien?
+
+--Mais votre mari aura le droit de penser que notre intimité va plus
+loin.
+
+--Il pensera ce qu'il voudra. Je connais ses relations avec des
+drôlesses, et si je suivais son exemple et même ses inspirations,
+il y a longtemps que ... mais il sera déçu aussi en cela, car je ne
+verrai et ne chercherai en vous que l'ami, que le père!
+
+--Mais enfin, reprit M. de Breuilly, vous m'avez abordé en me disant:
+Sauvez-moi! De quoi parliez-vous?
+
+--D'une chose tellement horrible que je ne trouve pas d'expression pour
+vous la dire? Dussiez-vous feindre et mentir, faites-le parler lui-même!
+
+Après avoir songé profondément à ce que Laure lui demandait, Paul lui
+dit:
+
+--Je crois savoir ce qu'il faut faire. De quelque temps, je vais feindre
+de ne plus m'occuper de vous. Par contre, je verrai de plus en plus votre
+mari, et, me croyant pris dans le filet des spéculations qu'il me
+propose, dussé-je m'associer en apparence jusqu'à ses plaisirs, je
+surprendrai sans doute le secret de ses desseins. Alors, je vous verrai,
+ou je vous écrirai, selon les cas, assuré que je suis d'avance que le
+secret sera gardé, où ma lettre lue et détruite entre le moment où vous
+sortirez de chez vous pour la lire et le moment où vous y rentrerez.
+Adieu donc, ou plutôt au revoir!
+
+Mme Berwick lui répondit:
+
+--Tout ce qu'il vous plaira. Je me fie à vous. Je n'espère qu'en vous!
+
+Cette scène avait lieu dans l'été de 1874.
+
+Laure fut plusieurs jours sans voir M. de Breuilly.
+
+Après quatre heures, ne l'attendant plus, elle sortait en voiture.
+
+Enfin, un jour, au moment précis où son landau émergeait de la porte
+cochère et où Laure était seule comme toujours, un pli cacheté vola de la
+main d'un passant inconnu sur les genoux de la jeune femme, et bien que
+l'écriture de la suscription lui fût inconnue, elle ne douta pas un
+instant de l'origine de cette lettre. Elle la cacha dans son sein et
+attendit d'être au Bois pour l'ouvrir.
+
+
+
+
+VIII
+
+
+Berwick revenait de la Bourse; il allait atteindre la maison de la rue
+Le Peletier, n° 5, dont l'entresol était occupé par ses bureaux,
+lorsqu'il rencontra M. de Breuilly.
+
+Paul s'était présenté chez le banquier, il ne l'avait pas trouvé, mais
+comme il s'était mis en tête de le voir, il était sorti, préférant
+attendre son homme en se promenant dans la rue.
+
+--Mon très cher comte, lui dit Berwick, en passant familièrement son
+bras sous le bras de Paul, vous exaucez le plus cher de mes voeux en
+venant me trouver. Avez-vous réfléchi à mes propositions? Vous
+réconciliez-vous un peu avec ces coquines d'affaires? Vous savez si j'ai
+de la prédilection pour vous; mais, à propos, passons donc la soirée
+ensemble! J'ai quelques signatures à donner, vous me ferez la faveur de
+m'attendre un instant. Vous dînez aujourd'hui au café Anglais avec moi.
+On ne vous voit plus à la maison. Je suis fin, moi, et j'ai très bien
+remarqué que vous êtes un peu en froid avec Mme Berwick. Mon Dieu, je
+ne vous en fais pas un reproche, je sais qu'elle est un peu fantasque.
+Je le regrette pour elle, car vous êtes un ami d'excellent conseil.
+
+Tout en parlant, le banquier était entré dans son cabinet personnel par
+une porte particulière. Il avait offert un siège à son hôte, et il
+s'était enfoncé jusque sous les coudes dans un vaste fauteuil de cuir,
+il fit retentir un timbre. Des employés entrèrent portant des lettres et
+des effets à signer. Berwick lut avec méthode des paperasses couvertes
+de chiffres, et il se mit à abattre des signatures.
+
+Tout à coup il se leva et dit à M. de Breuilly:
+
+--Maintenant, je suis à vous.
+
+Paul, résigné et résolu, envoya rue de Verneuil un exprès avertir
+Blanche qu'il ne rentrerait pas pour dîner, et les deux hommes
+traversèrent le boulevard des Italiens.
+
+Berwick fit bien les choses. Il ne manqua rien à ce dîner pour porter
+Insensiblement les deux convives à ce degré où l'expansion est plus
+facile.
+
+--Mais enfin vous êtes marié, monsieur le comte, demanda tout à coup le
+banquier, est-ce que nous n'aurons pas une belle fois l'honneur de
+connaître madame la comtesse.
+
+Depuis notre deuil, monsieur Berwick, nous n'allons pas dans le monde;
+Ma femme vit dans la retraite, je ne saurais lui faire violence à cet
+égard.
+
+--Il y a pourtant dans la vie conjugale, reprit Berwick, des situations
+de force majeure. Quand on occupe un certain rang dans le monde, on a des
+relations à soutenir. Qui quitte sa place la perd. Les hommes savent,
+mieux que les femmes, se conformer aux situations. Nos dames ont la
+prétention de nous gouverner un peu. C'est à se demander, quand on les
+voit si peu à la question, si elles sont positivement nos égales.
+
+--Cela dépend de ce que vous entendez par là, monsieur Berwick; j'ai
+peut-être des idées un peu différentes, mais je vous ferai grâce de ma
+philosophie.
+
+--Je ne suis pas philosophe, moi, monsieur le comte; je suis plutôt
+mécanicien. Tenez, le monde moral obéit, comme le monde matériel, aux
+lois de la statique et de la dynamique. Or, comme il est avéré que le
+vice inhérent à toutes les machines est la déperdition des forces par
+le frottement, il m'est avis que, dans la vie de famille, il convient
+de le supprimer quand on peut; alors ça marche tout seul.
+
+--Ah! vous avez supprimé, les frottements dans la vie de famille?
+
+--Permettez, répondit Berwick, je vais vous exposer cela très simplement.
+Moi, par exemple, j'ai épousé Laure Widmer, qui est une femme pétrie
+d'esprit, d'intelligence, etc., mais je ne vivrais pas avec elle dans
+une paix constante si je n'avais pris en tout la haute main.
+
+--Et en quoi consiste cette haute main? demanda Paul d'un air intrigué.
+
+--Mon Dieu! je répugnerais à parler de cela aussi crûment si j'étais un
+jeune marié... Pour éviter, toute discussion, je ne consulte jamais ma
+femme... Comme je tenais à ce qu'on ne me fît jamais aucune condition,
+j'ai commencé par ériger en principe que les délibérations seraient
+superflues.
+
+--En tout?
+
+--En tout.
+
+--C'est là ce qu'on appelle subir l'amour sans le partager. Ce genre de
+passivité vous suffit?
+
+--Le partager? Est-ce que nos femmes nous aiment? Et qu'est-ce, à
+proprement parler, qu'aimer?
+
+--Cette question nous mènerait loin, monsieur Berwick, si j'essayais
+d'y répondre; mais là où l'amour n'existe point, je ne vois pas trop
+quel plaisir...
+
+--Ah! un plaisir très borné, quand la fantaisie des personnes n'y mêle
+pas un peu d'imprévu! C'est comme le vin d'ordinaire qui, fût-il du
+bordeaux à huit francs, finit par faire regretter la piquette. J'avoue,
+du reste, que j'ai surtout eu besoin de toute mon autorité pour faire
+bonne figure vis-à-vis de la famille de ma femme, composée en grande
+partie de gens qui, à tort ou à raison, se croyaient le droit de me
+regarder de haut, parce que je suis un parvenu.
+
+--Et alors, monsieur Berwick, vous avez un peu mis l'orgueil des Lussan
+à la raison?
+
+--Oui et non! Je trouvais assez piquant de m'être adjoint une personne
+m'ayant sacrifié son origine nobiliaire. Elle subit d'ailleurs cette
+nécessité d'assez bonne grâce, mais ce n'est pas tout.
+
+--Et que peut-il y avoir de plus?
+
+--Eh bien! il y a eu pour moi des jours d'anxiété; car tout ne réussit
+pas quand on commence avec rien. Je pars d'un principe: dans mon opinion,
+les grâces de la femme doivent concourir à la fortune du mari. Ne vous
+cabrez pas! Deux époux sont deux associés; ne faut-il pas que chacun,
+dans la mesure de ses moyens, aide l'autre à arriver au but unique, la
+fortune? Pourquoi la femme profiterait-elle d'un bien-être acquis au
+prix des sueurs du mari exclusivement? Connaissez-vous une société dans
+laquelle les associés ne participent qu'aux profits sans avoir à supporter
+l'aléa des pertes? Dès l'instant que l'intérêt est commun, il ne convient
+pas que l'on puisse reprocher à l'autre de consommer sans produire. Quand
+on joue à deux la comédie sociale, il est bon de savoir monter tour à
+tour sur les planches et de remplir le rôle.
+
+--Et, comme cela, vous aimeriez que Mme Berwick battît aussi la caisse
+pour la remplir?
+
+--Oh! il y a tambour et tambour, comme il y a planches et planches!
+Mais c'est sur ce point qu'elle a été d'un rétif...
+
+--Je croyais qu'en toutes choses vous aviez la haute main?
+
+--Toujours est-il que, vivant dans l'opulence, elle ne m'a apporté
+jusqu'ici dans mes affaires nul concours. Elle reçoit mal les gens que
+j'ai le plus grand intérêt à ménager. Vous seul aviez fait exception
+jusqu'ici, et, comme un fait exprès, c'est presque de vous seul que je
+n'attendais aucun service, puisque, par sympathie, je ne me suis, au
+contraire, attaché qu'à vous en rendre.
+
+--Ainsi, Mme Berwick fait grise mine à des gens à qui vous passez la
+main sur le dos?
+
+--Eh bien, oui! s'écria le banquier avec une sorte d'emportement; j'ai
+à Paris, de passage, un correspondant étranger avec lequel je traite
+une affaire de la plus haute importance. Ce capitaliste éprouve, à n'en
+pas douter, un goût très vif pour Mme Berwick. Sans l'enhardir à l'excès,
+elle pourrait répondre en quelque façon à la faveur que cet étranger
+lui témoigne. Entre forfaire à ses devoirs et blesser des sentiments
+délicats et tendres, il y a de la marge, et elle ne donne que des
+camouflets à un homme de qui j'attends l'avenir, peut-être le salut de
+ma maison! Je prétends que, si une femme a de la coquetterie (et toutes
+en ont!), il vaut mieux que cela profite à son mari qu'à elle seule. Et
+enfin, si une femme a un amant, elle doit au moins atténuer sa faute
+envers son mari par des avantages qu'il en recueille, sans savoir d'où
+ils viennent, et qui l'indemnisent.
+
+L'excellent Berwick s'animait et ricanait si agréablement, en tenant
+ces propos, que Paul, de plus en plus stupéfait, n'eut pas le courage
+de lui déclarer qu'il le tenait tout simplement pour un drôle. Mais d'un
+entretien aussi scandaleux il recueillit cette leçon que la beauté de
+Laure était mise à prix et qu'au profit de la caisse conjugale, on
+l'engageait à fouler aux pieds le contrat.
+
+L'indignation de M. de Breuilly était peut-être moins forte que son
+dégoût. Toutefois, il se demanda s'il était bien sûr que Berwick ne le
+tînt pas pour un amant de Laure, duquel, à défaut du soupirant étranger
+en vedette, le banquier pensait à tirer parti.
+
+Berwick savait bien que Paul s'était présenté chez lui sous les auspices
+d'anciens souvenirs de famille; mais le comte, de son côté, était sûr
+qu'à un homme de cette trempe la fille de Charlotte, n'avait jamais
+parlé du lien mystérieux qui l'unissait à Paul, ni surtout de la tragédie
+sanglante qui avait rompu ce lien.
+
+M. de Breuilly se sentait rougir en pensant être considéré par le
+banquier comme un amant en titre, à qui Berwick tendait la main en lui
+donnant à dîner.
+
+Peu s'en fallut qu'il n'éclatât; mais le salut de Laure, qu'elle-même
+avait remis entre ses mains, lui sembla plus précieux que l'éclat d'une
+rupture, et, après avoir pris congé du banquier sur le seuil du Café
+anglais, dans les termes d'une amitié et d'une gratitude ironiques pour
+son amphitryon, il sauta en voiture pour aller écrire à Laure la lettre
+suivante:
+
+«Ma chère Laure,
+
+«Vous m'avez prié de découvrir les secrets desseins de votre mari: vous
+n'avez pas eu le courage de me faire part des insinuations infâmes
+auxquelles vous étiez en butte et dont vous ne deviniez que trop le sens
+et la portée. Je comprends votre réserve.
+
+«Je sors d'une entrevue avec M. Berwick. Vos craintes n'étaient
+malheureusement que trop fondées. J'éprouve trop de dégoût pour vouloir
+entrer dans le détail de notre conversation; je résumerai en deux
+mots l'impression qui m'en est restée:
+
+«Votre mari, je l'ai deviné, est sur le chemin de la ruine. C'est en
+vous que gît sa dernière espérance. Il veut vous vendre! Il veut
+escompter son déshonneur, et c'est sur le vôtre qu'il tentera de
+reconstruire l'édifice de sa nouvelle fortune. Le nom de l'amant importe
+peu, vous serez au plus offrant et dernier enchérisseur!
+
+«Vous avez à choisir entre deux partis: résister ou fuir! Résister!
+Est-ce possible? J'en doute. Vos deux volontés seront opiniâtres. Vous
+ne céderez jamais, lui non plus.
+
+«Fuir! Peut-être serait-ce plus sage, mais où'? Comment? Laure, vous
+avez un ami, mieux que cela, un père, disposé à tous les sacrifices pour
+sauver son enfant. A quelque parti que vous vous arrêtiez, comptez sur
+moi. Dans les deux cas, je suis à vous. Décidez!
+
+«PAUL.»
+
+Cette lettre, que Mme Berwick avait reçue en partant pour le Bois, elle
+la lut, tandis que ses chevaux l'entraînaient trop rapidement pour que
+nul ne pût voir ce qu'elle tenait; elle réfléchit que, pour répondre à
+M. de Breuilly avec plus de sûreté, il valait mieux ne pas attendre
+d'être rentrée. Elle déchira une page de son carnet et, au détour d'une
+allée qui semblait presque déserte, ayant fait arrêter sa voiture, elle
+traça au crayon ces seuls mots:
+
+«Je ne sais quel parti prendre. Pensez et agissez pour moi.»
+
+La lettre de Paul, déjà froissée, gisait aux pieds de Laure, dans le
+fond de la voiture.
+
+En ce moment, quelqu'un arrivant par derrière avec une autre personne
+que, dans sa préoccupation douloureuse, Laure n'avait pas remarquée non
+plus, tourna le bouton de la portière et invita son acolyte à monter.
+
+Mme Berwick reconnut son mari et, dans son compagnon, un «vieux beau»,
+Dalmate à breloques et à bagues, auquel elle avait, depuis quelque
+temps, fait défendre sa porte. Ce dernier se présenta tête nue et d'un
+air aussi avenant que le comportaient sa moustache en crocs et son oeil
+fourbe. Elle salua du geste en cachant lestement son carnet, tandis
+qu'instinctivement, du pied, elle cherchait par terre la lettre de Paul
+pour la soustraire à toute curiosité; mais son pied ne trouva rien, et
+elle comprit qu'en ouvrant la portière, Berwick avait déjà ramassé ce
+papier révélateur.
+
+
+
+
+IX
+
+
+_De Laure à M. de Breuilly_
+
+Mon bon père,
+
+J'écris ceci à l'heure de la Bourse, le seul moment du jour où je sois
+maîtresse de ma liberté. J'écris devant le feu, quoique les cheminées,
+dans cette saison, ne soient pas généralement rallumées encore. C'est
+afin de pouvoir y jeter ce papier à la moindre alerte. N'est-ce pas une
+vie de prisonnière?
+
+Je n'ai pas à vous dire comment votre lettre m'est parvenue un jour que
+j'allais au Bois: je crayonnais la réponse.
+
+Par préméditation ou par hasard, mon mari, qui ne va guère au Bois, se
+trouva là pour monter dans ma voiture, où il ne monte jamais; il y
+servait d'introducteur à un convive que j'avais supprimé, il y a quinze
+jours. Je vous reparlerai forcément de ce convive, mais je vais, par un
+aveu terrible, au devant d'un trop juste reproche: ne voulant ni jeter
+votre lettre en menus morceaux, ni la conserver, je l'avais froissée et
+jetée sous mes pieds; pour attendre le moment où je pourrais la livrer
+aux flammes. A compter de l'instant où M. Berwick est monté dans la
+voiture, la lettre a disparu, je ne sais comment il l'a ramassée.
+
+Introduit de haute lutte dans ma voiture à la faveur d'une surprise,
+l'ami de mon mari, M. Sebenico, fut exactement pour moi comme si je ne
+l'avais pas éconduit.
+
+Devant moi, M. Berwick voulut le retenir à dîner pour le jour même.
+
+--Je n'accepterai, dit Sebenico en s'inclinant vers moi, qu'autant que
+madame...
+
+--Le désir de M. Berwick est un ordre, répondis-je en regardant
+l'étranger avec une profonde indifférence.
+
+Sebenico accepta, sans insister, comme s'il n'avait pas compris.
+
+Au retour, à la façon dont mon mari sortit du salon, en m'y laissant
+seule avec Sebenico, je jugeai qu'il était impatient de lire la lettre
+volée. Je prétextai le besoin de changer de toilette, et je passai dans
+ma chambre à mon tour. J'y séjournai peu d'instants, car je tremblais
+que Berwick n'y vint, votre lettre d'une main et un pistolet de l'autre.
+
+C'était un enfantillage, et, du reste, la présence même chez nous de
+l'odieux Dalmate me rassura. Quand je me retrouvai avec ce dernier,
+il me demanda si j'étais toujours aussi froide. La pensée de ce qui se
+passait dans le cerveau de M. Berwick jetait un trouble profond dans
+le mien. Sebenico me vit émue, sa vanité en trouva l'explication dans
+le souvenir de libertés qu'il s'était permises avant son bannissement de
+chez moi. Il pensa sans doute que cette émotion était un encouragement,
+et qu'une femme interdite était repentante et à moitié vaincue. Il
+recommença à m'obséder de protestations et de coups d'oeil que son
+accent et son âge rendaient ridicules. Je n'y répondais en aucune sorte;
+mais je demeurais immobile, tranquillement assise, et je me contentais
+d'éloigner mes mains qu'il s'efforçait de saisir.
+
+Enfin M. Berwick rentra. J'étais pâle, doublement anxieuse. Je compris
+que mon mari avait lu la lettre, d'après le regard qu'il me lança. Mais
+aussitôt, reprenant son sourire et son ton mielleux, il dit à son
+hôte:
+
+--J'espère que vous n'aurez pas abusé de ce petit tête-à-tête?
+
+--Eh! répliqua Sebenico d'un ton gaillard, ce n'est pas l'envie qui
+m'en a manqué; madame a le don de me faire oublier tout et toutes,
+quand je la considère. II est même heureux, pour le salut de ma cervelle,
+que vous soyez si vite arrivé.
+
+--Vous oubliez, répondis-je au Dalmate en le persiflant, qu'il faut être
+deux pour perdre la tête.
+
+Permettez-moi, mon ami, de ne vous raconter au long ni la conversation,
+ni le dîner, ni l'offre que fit Sebenico de sa loge à l'Opéra, ni la
+façon dont Berwick accepta, pour m'obliger à l'y suivre. A mon grand
+déplaisir, je me retrouvai seule avec l'étranger pendant un entr'acte,
+M. Berwick étant sorti de la loge, sous un prétexte futile et sans
+m'offrir son bras pour aller au foyer.
+
+Ainsi, je restai le point de mire de la curiosité, et je pus juger que
+la façon dont cet homme me parlait de trop près éveillait des sourires
+dans la salle; en faisant braquer sur nous des lorgnettes.
+
+Mais tout cela n'était rien encore. Sebenico, à la sortie du spectacle,
+prit congé de nous, en m'annonçant qu'il viendrait bientôt me remercier
+de mes _bontés_.
+
+Je remontai dans mon coupé avec mon mari. Le tour de Berwick était venu.
+Ici encore, je ne me sens la force ni de revivre ces vingt minutes-là,
+ni de les écrire.
+
+Me montrant la lettre à la lueur des réverbères sans la lâcher un seul
+instant, il commença par me demander si je connaissais cette écriture,
+et sur ma réponse que je ne savais pas lire à minuit sans lumière, il
+me dit qu'il n'avait pas besoin de lumière pour me faire expier ma
+trahison.
+
+Vous dirai-je qu'il me frappa? Vous dirai-je que, de son aveu, peu lui
+Importait d'où venait son déshonneur, pourvu que l'amant de mon choix
+le sauvât d'une ruine imminente, que j'avais préparée en fermant ma
+maison à tout venant, suivant mon caprice.
+
+Laissons ces horreurs! J'avais du laudanum dans ma chambre, et si, dès
+cette nuit-là, je n'en fis pas usage, c'est au souvenir de ma pauvre
+mère que je le dois.
+
+Brisée, anéantie, vous espérant, redoutant votre présence, en un mot
+plus morte que vive, je reçus, à deux jours de là, du Dalmate la visite
+de digestion.
+
+Quelque honte que pour moi vous en puissiez ressentir, je vous confesse
+que, pour gagner du temps, le temps de vous attendre, je laissai à cet
+impudent des espérances.
+
+Tout Dalmate qu'il est, il faut que cet individu soit bien peu
+physionomiste, car, de la main que j'abandonnai à ces repoussantes
+lèvres, j'eusse versé du poison si j'en avais eu à ma portée.
+
+Berwick sut sans doute par les domestiques la visite que je venais
+De recevoir. A la façon cynique dont il inspecta les meubles et ma
+toilette, je compris ce que j'aurais voulu ignorer toujours. Je parvins
+à lui parler d'un ton si souriant et si tranquille (celui des femmes qui
+ont quelque chose à se reprocher), qu'il crut sans doute à son malheur
+et à ma défaite.
+
+L'idée même de ce malheur le rendit si heureux qu'il eut une lueur
+d'amabilité pour moi. Il lui échappa de me dire qu'il attendait la
+visite de Sebenico le surlendemain, pour la conclusion de leur grande
+affaire.
+
+Adieu, mon ami, mon père, les minutes sont maintenant des siècles. Je
+me suis procurée la double clef de l'escalier de service pour m'enfuir
+d'ici, à l'insu de mes domestiques, si vous me commandez de m'enfuir.
+Où irai-je? Le temps et Sebenico marchent. Berwick me surveille, les
+valets m'espionnent. Je perds la tête! Pensez pour moi!
+
+Votre fille,
+
+L....
+
+P.-S.--Je sortirai à quatre heures en voiture. J'aurai sur moi cette
+lettre. Je la jetterai moi-même à la poste, si je ne vous rencontre pas.
+
+A la lecture d'une semblable lettre, la première pensée de Paul de
+Breuilly fut de recommander sa fille à la protection des lois, il ne
+s'y arrêta pas. La protection des lois ne s'achète qu'au prix du
+scandale. La justice informe, mais elle informe à la façon de l'ours de
+la fable, qui écrase la tête de son maître pour le délivrer d'un
+moucheron. A quel homme, jeune ou vieux, portant la robe, une femme qui
+se respecte ira-t-elle dénoncer son mari, qui veut la vendre? Quelle
+femme affrontera, même à huis clos, les questions qu'un pareil fait
+dictera à ses juges?
+
+Il ne reste, se dit-il, que les expédients de la défense individuelle.
+Mettre le mari dans l'impuissance de nuire en le fuyant, ou en le tuant;
+ou bien le réduire, lui qui veut vendre les autres, en l'achetant
+lui-même! Mais la fuite passera toujours pour un enlèvement; une femme
+n'est jamais réputée partir seule.
+
+Tuer Berwick? Celui qui le provoquerait sera obligatoirement réputé
+l'amant de sa femme.
+
+Acheter Berwick? Oui, il n'y aurait que cela de vraiment pratique. Mais
+alors, ce serait subir les conditions d'un adversaire victorieux. Payer
+pour empêcher la persécution, la violence! Payer pour avoir le droit de
+vivre et pour désarmer celui qui prétend empêcher les autres de vivre!
+C'est monstrueux! Si Laure ne cède pas (et elle ne cédera pas), quel
+sort, quelles brutalités l'attendent! Et moi qui, les mains liées par
+le respect que je dois à Blanche, ne puis ni me mouvoir en liberté, ni
+montrer même la moindre préoccupation de cet intérêt qui m'enfièvre!
+Ne pouvoir dire, dans le moment de la lutte: Cette femme que je dois
+protéger et que je veux sauver, c'est ma fille! Car enfin, je ne puis
+ni inventer une fable, ni confesser la vérité! Assurément, je puis
+disposer de ma fortune personnelle, comme bon me semble, puisque j'ai
+perdu mes enfants; mais comment avouer que j'en aurai disposé?
+J'alléguerai vainement que je l'ai perdue; je ne suis ni joueur de
+baccarat ni joueur à la Bourse. J'aurai eu beau respecter l'héritage
+personnel de ma femme, je n'en serai pas moins ruiné et, par contrecoup,
+je l'aurai appauvrie! Je vivrai donc désormais de ses deniers, n'étant
+plus en âge de réparer mes brèches. De bonne grâce, elle subira mes
+revers; mais je devrai lui en cacher la cause, comme une honte. Je veux
+admettre que je fasse à Blanche l'aveu devant lequel j'ai toujours
+reculé, afin d'avoir un prétexte de m'occuper de Laure ouvertement, et
+de lui chercher un asile. Si cet asile est ma maison, la présence de
+Laure y sera le reproche vivant d'un premier amour. Si je crée à la
+fille de Charlotte un autre asile, une autre retraite, jamais Blanche
+n'admettra que cette retraite ne soit point un second ménage. D'ailleurs,
+dans l'une comme dans l'autre hypothèse, Berwick est un fin limier qui
+aura bientôt déjoué les précautions les plus ingénieuses, et c'est alors
+que ses exigences pécuniaires croîtront, comme prix de sa complaisance
+pour un marché honteux. Et cependant, elle m'a dit: «Pensez pour moi!
+Disposez de moi!» Un égoïste de bon sens me dirait: «Laure n'est pas
+ta fille! Elle s'appelle Laure Widmer! Tu n'es pas responsable d'elle;
+abandonne-la!» Mon coeur se révolte contre cette lâcheté!... Abandonner
+la fille aujourd'hui, ce serait le digne pendant d'avoir voulu déserter
+la vie, pour n'avoir pu posséder la mère! Eh bien, quelle partie de
+moi-même dois-je immoler pour la sauver? Le bonheur de Blanche, l'honneur
+de Laure ou ma fortune?
+
+Telle était la torture morale de cet homme sensible, délicat entre tous,
+Compliquée par l'obligation de ne rien laisser paraître de cette torture;
+et c'est alors que Charaintru vînt, avec son étourderie habituelle,
+arracher Paul à sa solitude et retourner le fer dans la blessure, en
+rejetant une fois encore la question Berwick sur le tapis.
+
+Le petit vicomte somma avec insistance son ami de répondre au sujet de
+la solvabilité du banquier, et à cette sommation Paul répondit par
+l'assurance que Charaintru serait payé. À compter de ce moment, M. de
+Breuilly devenait le débiteur anonyme et indirect d'Hercule. A compter
+De ce moment, il devait réaliser, et (par un moyen qu'il n'avait pas
+trouvé encore) faire passer dans les mains d'Hercule, sans que Berwick
+fût tenté de les arrêter au passage, ces malheureux cent cinquante mille
+francs. C'est ainsi que, dès le soir même, au grand étonnement de
+Charaintru, qui ne se doutait pas d'avoir déterminé ce sacrifice, Paul
+annonçait sa résolution de vendre sa voiture et ses chevaux; aveu
+bientôt suivi d'exécution, comme de la vente de son hôtel et de son
+mobilier.
+
+Les jours qui suivirent furent bien remplis.
+
+M. de Breuilly s'adressa à Falconet, l'homme d'affaires attitré de
+Tout le faubourg Saint-Germain, pour connaître la situation exacte du
+banquier Berwick et, de l'autre, pour le charger des réalisations qu'il
+avait arrêtées.
+
+Le crédit du comte était d'autant mieux établi qu'il n'y avait jamais
+fait appel. D'ailleurs, Falconet était de ces confidents vis-à-vis
+desquels les réticences sont superflues.
+
+M. de Breuilly avait besoin d'argent. Mieux que lui peut-être, Falconet
+sut chiffrer la position de fortune des deux époux, et il n'attendit
+pas la consommation des ventes pour mettre à la disposition de Paul
+les capitaux qu'il disait lui être nécessaires.
+
+Ces préliminaires accomplis, la faillite imminente de Berwick roulait
+sur un déficit de trois cent mille francs, chiffre qui dépassait de près
+d'un tiers les prévisions du comte; mais il ne sourcilla point.
+
+Il lui restait à délivrer Laure de ses angoisses.
+
+Ce fut encore la promenade quotidienne de Mme Berwick au Bois qui
+Lui offrit le moyen de communiquer avec elle sans retourner rue
+d'Anjou-Saint-Honoré. Chaque jour, elle scrutait, en les traversant,
+les plis de la foule des promeneurs, sans que son ami y apparût. Enfin,
+une fois qu'à demi mourante de peur à la pensée de rentrer dans un
+moment à l'hôtel somptueux qui était son lieu de torture, elle passait
+sa revue accoutumée, elle vit Paul droit en face de l'avenue, assis sur
+une des premières chaises qui borde le grand lac. L'échange des regards
+fut rapide. Le comte se leva et, porta en silence la main à son chapeau,
+puis il fit un pas, en avant de l'arbre au pied duquel il se trouvait.
+
+Mme Berwick fit arrêter, et, ostensiblement pour les oreilles de son
+cocher, qui devait être, lui aussi, un espion, elle dit à M. de
+Breuilly:
+
+--Vous voici donc revenu de votre excursion en Languedoc?
+
+--Oui, madame, et je songeais au plaisir de me présenter chez vous;
+mais vous paraissez souffrante?
+
+--Au contraire, je ne me suis jamais mieux portée; mais ne voulez-vous
+pas me faire ici la visite que vous venez de m'annoncer à l'heure même?
+
+--Pourquoi pas? répliqua le comte en s'asseyant respectueusement sur le
+siège du devant du landau.
+
+La portière était refermée.
+
+--Allez maintenant! dit Mme Berwick à son cocher. Ah!... Il était temps,
+ajouta la jeune femme, qui sembla à Paul bien pâlie. Parlez-vous toujours
+allemand?
+
+--Moins bien que vous, madame, mais très passablement encore.
+
+Alors, dans la langue de Goethe, la fille de Charlotte dit à son ami:
+
+--A quel parti vous êtes-vous arrêté pour moi?
+
+--Voici! répondit-il, en lui tendant un portefeuille.
+
+
+
+
+X
+
+
+M. de Breuilly n'avait peut-être point passé, en tout, un quart d'heure
+dans le landau de Mme Berwick; et néanmoins dans ce court espace de
+temps, la physionomie de la jeune femme avait complètement changé.
+
+Elle était redevenue radieuse, et c'est à peine si un pli fugitif du
+front marqua le moment où elle aperçut ses fenêtres de la rue d'Anjou.
+
+C'était merveille que Berwick n'eût jamais entravé les promenades de
+sa femme au Bois; mais c'était moins par intérêt pour sa distraction et
+pour sa santé que pour avoir, au vu de tous, une réclame vivante de sa
+maison. Son équipage, ses chevaux, sa femme allaient jouer là le rôle
+du chariot rouge d'_Old England_ ou du char-à-bancs de l'_Insecticide
+Vicat_. Pour un rien, à défaut d'armoiries, Berwick aurait fait graver
+sur les lanternes et peindre sur les portières: _Berwick et Cie,
+banquiers. Entrez sans frapper_.
+
+L'accueil de Mme Berwick à son mari, qui rentrait plus tôt que de
+coutume, le remplit de stupéfaction.
+
+--Vous voilà délivré des affaires, lui dit-elle du ton amical dont une
+femme heureuse parle à son mari. Voici un siège qui vous attend.
+
+Il était si peu fait à ces allures, qu'il regarda sous le fauteuil s'il
+n'y avait pas quelque surprise à la dynamite.
+
+--Votre situation s'est-elle un peu améliorée? Vos inquiétudes se
+calment-elles? continua Laure d'une voix presque caressante.
+
+--Le salut commun est toujours en question, répliqua le banquier d'une
+voix dolente, et la question est toujours posée de la même manière.
+Sebenico, offensé de vos rigueurs, est disposé à les oublier après
+vous avoir donné des preuves de son peu de ressentiment; et, à votre
+accueil plus gracieux de la dernière fois, il a répondu aussitôt par la
+reprise des négociations pendantes avec moi. Que voulez-vous, ma chère?
+Il est tout naturel que l'on soit susceptible. Vous l'êtes bien, vous.
+Et pourquoi ferait-on des affaires? Pourquoi confierait-on des capitaux
+à une maison où l'on est reçu comme un chien dans un jeu de quilles?
+Sebenico a le choix.
+
+--Il est bien exigeant, ce Sebenico! Il y a maison et maison. La rue
+d'Anjou, n° 19, n'est pas la rue Le Peletier, n° 5. C'est rue Le Peletier
+qu'il a affaire, plutôt qu'ici.
+
+--Quant à moi, les deux adresses me semblent difficilement séparables,
+et elles le sont si peu, dans la pensée de mon client, qu'il m'a promis
+de venir tout à l'heure et de rester à dîner avec nous. Je l'ai même
+devancé pour donner les ordres indispensables.
+
+--Les ordres! Ne vous en mettez pas en peine, mon ami; je vais les
+donner moi-même, pour que la réception à faire à M. Sebenico soit à la
+hauteur de son mérite.
+
+Et, sans attendre la réponse de son mari, elle sonna.
+
+Un domestique parut.
+
+--Monsieur Sebenico, vous savez qui est monsieur Sebenico?
+
+--Oui, Madame.
+
+--Il viendra tout à l'heure, et vous lui direz que nous sommes sortis.
+
+Berwick bondit sur sa chaise:
+
+--Mais, s'écria-t-il, vous rêvez, madame!
+
+--Vous allez voir dans un moment que je ne rêve, point; d'ailleurs,
+ajouta-t-elle d'un ton de dignité offensée, si je rêve quelque part, ce
+n'est jamais devant mes gens!
+
+Puis, s'adressant au domestique,
+
+--Allez! fit-elle.
+
+La porte se referma.
+
+--M'expliquerez-vous enfin?... tonna Berwick en courant vers sa femme,
+les poings crispés.
+
+--Oui, mon ami, je vous expliquerai, quand vous vous serez rassis. Vous
+me parlez de trop près. Vous avez fumé et l'odeur du tabac m'incommode.
+Voyons, dites-moi franchement à quel chiffre se monte ce fameux déficit
+qui devait, à la fin du mois, vous faire suspendre vos paiements?
+
+--Faute de 275,000 francs, mon bilan sera déposé, et adieu les loges et
+les voitures! fit Berwick, qui avait reculé docilement de quelques pas.
+
+--Je croyais, dit Laure, que c'était 300,000 fr.?
+
+--A présent, vous connaissez mieux que moi mes affaires.
+
+--Si je ne les connais pas mieux, je les connais tout aussi bien, et je
+les traite peut-être avec plus de bonheur que vous! Eh bien! faites-moi
+un reçu de 300,000 francs!
+
+--Vous avez 300,000 francs à me donner? dit Berwick, ahuri, en se
+renversant sur sa chaise en face de sa femme.
+
+--Peut-être, riposta Laure d'un ton absolument sérieux.
+
+--Vous les avez? Où sont-ils?
+
+--Oh! répondit Mme Berwick, rien ne presse; le reçu d'abord, s'il vous
+plaît.
+
+--Un reçu? Ne sommes-nous pas communs en biens?
+
+--Pas tout à fait, si vous vous rappelez notre contrat. Si je vous prête,
+il est entendu que vous me rendrez.
+
+--Vous n'avez rien en propre que cette méchante bicoque de Dresde, louée
+cent florins par an.
+
+--Enfin, mon ami, au lieu de nous égarer en vains propos, faites-moi,
+sur papier timbré, un reçu de 300,000 francs en bonne et due forme, et,
+si la forme vous embarrasse, en voici le modèle que vous n'aurez qu'à
+transcrire, mot pour mot.
+
+Le modèle du reçu dépista la curiosité de Berwick; car il était de
+l'écriture de Laure, bien qu'il eût été dicté par Falconet à Paul,
+avec les noms en blanc.
+
+--Vous êtes bien forte pour une femme seule, dit le banquier; je ne sais
+si je dois en passer par là.
+
+--C'est comme il vous plaira, répliqua Mme Berwick, qui semblait
+impassible. Vous êtes libre!
+
+En ce moment, le timbre de la porte retentit, et l'on entendit Sebenico
+qui entrait sans même demander si M. et Mme Berwick étaient visibles.
+
+Ce fut une seconde d'agonie pour le banquier; car le domestique avait
+ordre de congédier trois cent mille francs, sous les traits du Dalmate,
+qui allait franchir le seuil; mais, pour prix de ce congé, trois cent
+mille francs étaient offerts à Berwick par Laure, qui ne lui avait
+jamais menti.
+
+Le Juif fit le geste de se précipiter pour prévenir l'irrémédiable avanie
+qui allait être faite à l'étranger; mais, pour l'arrêter, Mme Berwick
+n'eut besoin que de dire à son mari, en levant l'index de sa jolie main
+jusqu'à ses lèvres:
+
+--Prenez garde! Trop parler nuit!
+
+--Mais enfin!... tonna une voix dans l'anti-chambre, je vous dis que
+monsieur Berwick m'a invité à dîner.
+
+Le Dalmate se fâchait.
+
+--Vous voyez, dit le Juif à sa femme d'un ton très bas, car il n'avait
+nulle envie, en trahissant sa présence à la maison, de se compromettre
+à tout jamais. Il écouta l'altercation en retenant son haleine.
+
+Laure, beaucoup moins effrayée, eut de la peine à s'empêcher de rire.
+
+Enfin, le bruit de la porte d'entrée, que l'on refermait à tour de bras,
+lui fit dire avec ironie:
+
+--Il paraît qu'en Dalmatie, c'est comme cela qu'on ferme les portes dans
+les bonnes maisons.
+
+--Cet homme est furieux! s'écria Berwick. Il est capable de me provoquer
+à présent.
+
+--Il est provocant, en effet, mais peut-être pas comme vous l'entendez.
+Finalement, j'ai été insultée ici, chez moi, par ce galantin de
+l'Adriatique, et vous n'étiez pas là pour défendre ou venger mon honneur.
+J'en ai assez.
+
+--Pas de mélodrame, et finissons-en avec les rébus! N'avez-vous pas
+300,000 fr?
+
+--Voici, dit Laure, de l'encre, une plume, du papier, voire du papier
+timbré, enfin tout ce qu'il faut pour écrire un reçu. Ecrivez-le. Quand
+je l'aurai, donnant, donnant!
+
+Berwick se résigna et il transcrivit le reçu. Laure regardait s'il le
+Transcrivait exactement, en se tenant penchée par-dessus son épaule.
+
+--Vous oubliez quelque chose, lui dit-elle, en lui désignant de l'ongle
+un membre de phrase omis.
+
+--Pure inadvertance, riposta le banquier en rougissant.
+
+--Tout y est bien, maintenant, lui dit-elle, quand il eut apposé sa
+signature. Donnez-moi cela.
+
+Elle prit le reçu, le plia, puis:
+
+--Tenez, fit-elle, voici une clef, celle du chiffonnier de ma chambre.
+Le dernier tiroir en bas. Vous y trouverez trois liasses de cent mille
+francs en billets de banque.
+
+A ces mots, Berwick sauta sur la clef, courut à la chambre de sa femme,
+Força presque le tiroir en l'ouvrant, saisit, compta les trois cent
+mille francs, les enfouit dans les poches de son veston et, rentrant
+dans le salon, il dit, comme étonné:
+
+--Il y a le compte!... Mais, ajouta-t-il aussitôt d'un ton railleur,
+j'ai donné le reçu pour avoir les 300,000 francs; maintenant que je les
+ai, je veux le reçu.
+
+--Votre probité naturelle, mon ami, a de ces retours!...
+
+--Il me faut le reçu! dit-il d'une voix sèche.
+
+--Ce serait un vol, objecta Laure, d'un ton très doux.
+
+--Vous dites?
+
+--Je dis que vous ne l'aurez pas.
+
+--J'aurai bientôt fait de le reprendre.
+
+Et il se jeta sur sa femme, lui tordant les bras et fouillant avec
+frénésie dans la poche de sa robe.
+
+--Misérable! Vous pouvez me tuer, mais vous ne pouvez le reprendre; il
+n'est plus là!
+
+--S'il n'est pas sur vous, il est quelque part dans un meuble.
+
+--Cherchez, dit-elle, vous ne trouverez pas.
+
+--Je suis refait, fit Berwick, l'oreille basse.
+
+--Est-ce là votre façon de remercier! Je vous sauve l'honneur, la vie,
+et vous n'avez pas un mot aimable à me dire?
+
+--Je voudrais remercier le véritable auteur de cette munificence, mais
+il faudrait pour cela le connaître, savoir son nom.
+
+--Cherchez, répéta Laure, vous ne trouverez pas.
+
+--Vous avez donc un amant, madame, avec tous vos airs de vertu? Il vous
+a enseigné la défiance!
+
+--Tout est possible, dit-elle; n'est-ce pas vous qui m'avez montré le
+chemin?
+
+--Trêve de plaisanteries! C'est votre fameux comte de Breuilly, sans
+doute?
+
+--Demandez-le-lui!
+
+--Mettons d'abord cela en lieu sûr, fit Berwick en se rendant à son
+cabinet avec les billets de banque.
+
+Dès qu'il fut sorti de la chambre, Laure prit, dans la corbeille de bois
+à brûler, près de la cheminée, une bûche légèrement fendue qu'elle
+transporta dans l'âtre de sa chambre, après en avoir retiré, et caché
+dans le tiroir où avaient été les 300,000 fr., le reçu de son mari. Puis
+elle mit la clef de ce tiroir dans un autre meuble dont elle retira la
+clef à son tour.
+
+Ces précautions prises, elle se rendit à la salle à manger, où, d'un air
+distrait, le banquier parcourait les journaux du soir.
+
+Le dîner eut lieu sans encombre, et les époux semblèrent en si bonne
+Harmonie que les domestiques se demandaient si leurs maîtres étaient
+bien les mêmes que les jours précédents.
+
+Non que Mme Berwick donnât jamais volontairement le spectacle sans
+dignité des dissidences conjugales; mais il était rare que le fond de
+grossièreté de Berwick ne se traduisît point par quelque boutade de
+mauvais ton.
+
+Ce soir-là, il fut doux, doux comme s'il y avait eu là quelque convive.
+En réalité, il songeait que cette haute main, dont il était si fier, il
+venait de la perdre tout à fait, et que des égards au moins temporaires
+étaient dus à une femme qui avait su faire tomber dans sa caisse une
+aubaine de 300,000 francs.
+
+Laure n'eut toutefois de véritable repos qu'après avoir utilisé sa
+première sortie pour mettre le reçu en sûreté chez une personne de
+confiance; car elle, redoutait, pour ce papier, nonobstant les
+précautions prises, le sort de la lettre de M. de Breuilly.
+
+De son côté, Berwick se demandait s'il devait attribuer à M. de Breuilly
+le secours inespéré qui venait de rétablir son crédit, et si Laure
+n'avait pas donné volontairement au comte les marques de tendresse
+refusées au Dalmate.
+
+La lettre volée lui prouvait que l'intimité, morale au moins, du comte
+et de Laure avait été poussée très loin. La façon dont Berwick y était
+traité ne laissait, pour ce dernier, nulle place au doute. Il pensait
+qu'une femme est nécessairement infidèle dès qu'elle prête l'oreille au
+mal qu'un tiers lui dit de son mari.
+
+Il aurait frappé juste s'il eût eu devant lui des caractères ordinaires.
+Il ne pouvait se douter du lien qui unissait sa femme à M. de Breuilly.
+
+
+
+
+XI
+
+
+Dès que Laure eut pu se recueillir, elle s'inquiéta sérieusement de
+revoir M. de Breuilly, et, dans ce but, elle fut assidue à croiser en
+voiture devant la place du bois de Boulogne où il lui était arrivé de
+le rencontrer. Tout fut inutile. Elle ne pouvait pas aller rue de
+Verneuil. Elle se décida à écrire, bien que, par expérience, le sort des
+lettres lui semblât fort problématique; mais la délicatesse la plus
+élémentaire ne lui permettait pas de rester muette en face d'un pareil
+bienfait.
+
+A vrai dire, la fille de Charlotte ne s'était jamais préoccupée de savoir
+si Paul était plus ou moins riche.
+
+Elle l'avait cru dans une aisance conforme à sa naissance et aux
+habitudes qu'elle lui voyait; puis, le service immense et inespéré
+qu'elle avait reçu de lui trahissait des ressources financières
+considérables. Ce qu'elle ne pouvait imaginer (car le gentilhomme
+s'était abstenu de toute réflexion à cet égard), c'est qu'il eût éventré,
+pour sauver la jeune femme, le seul baril d'or dont se composait sa
+fortune personnelle.
+
+En aucun cas, Mme Berwick ne pouvait demeurer inactive, ni ignorante
+de ce que le comte était devenu. Son coeur aimant et reconnaissant lui
+avait fait d'ailleurs une telle nécessité de voir celui qu'elle appelait
+son père, que peut-être elle eût choisi sans hésiter la misère si on
+lui eût donné le choix d'être pauvre et de garder son ami, ou de lui
+dire un éternel adieu pour conserver l'opulence.
+
+Si la société de M. de Breuilly eût été celle des Berwick, peu de jours
+auraient suffi pour permettre à Laure de se renseigner; mais les couches
+sociales sont si distinctes à Paris, qu'une étrangère surtout comme
+Mme Berwick, ne savait comment s'y prendre.
+
+D'ailleurs les questions irréfléchies sont toujours dangereuses dans
+un monde nouveau que l'on connaît mal, et le premier mot qu'elle aurait
+prononcé devant un tiers indifférent aurait pu provoquer, notamment
+au moins, cette réflexion:
+
+«En quoi M. de Breuilly peut-il intéresser madame Berwick?»
+
+Ce qui l'affligeait le plus, c'était la crainte que Paul ne fût malade,
+ou qu'il eût clos ses relations avec elle par un bienfait, avec
+l'arrière-pensée de ne pas les prolonger.
+
+Elle lui écrivit donc:
+
+«L'enfant que vous avez sauvée d'un si grand péril ne peut s'habituer
+à ne plus vous voir. J'ai le besoin absolu de vous dire que votre
+bienfait n'a pas été stérile, et que vos instructions ont été suivies
+de point en point. Je ne voudrais pas que la situation compromise, puis
+par vous rétablie, fût la seule preuve que vous eussiez de ma
+reconnaissance.
+
+«D'ailleurs, en _recevant_, vous savez que j'ai résolu de _rendre_!
+Ne me laissez pas languir sans nouvelles de vous».
+
+Cette lettre demeura sans réponse. Les jours, les semaines se passèrent
+ainsi.
+
+Mme Berwick avait beau se dire: «S'il s'abstient, c'est par nécessité.»
+Cette nécessité l'épouvantait. L'infernal banquier y était-il pour
+quelque chose? Il se doutait que M. de Breuilly avait joué un rôle dans
+cette aventure; mais son intérêt même lui commandait de ménager un ennemi
+en qui il avait trouvé un pareil allié. Dans quel but alors se serait-il
+arrêté à un autre parti?
+
+Après tant de petites infamies, le Juif s'avisait-il d'un tardif scrupule
+d'honneur? Voulait-il ignorer officiellement qu'il avait été sauvé par
+l'amant de sa femme?
+
+Laure creusa la question et ne trouva rien.
+
+En attendant, Berwick vivait en côtoyant sa femme, sans la froisser.
+Il ne lui marquait qu'une courtoise indifférence. S'il continuait à
+l'espionner et à la faire espionner, comme cela était plus que probable,
+qu'aurait-il découvert, puisqu'il n'y avait rien?
+
+Le gros de l'hiver se passa. Le banquier paraissait content de ses
+affaires. Il menait sa femme au spectacle, et Paul était aussi invisible
+dans les théâtres que dans la rue.
+
+L'hôtel de la rue de Verneuil avait été vendu à huis clos; sans quoi,
+la publicité de cette vente serait apparue à la quatrième page de
+quelque journal, et Laure en aurait été avertie.
+
+La seule explication plausible pour elle était la maladie ou l'absence;
+mais elle ne se serait jamais avisée de la ruine.
+
+Cependant il est bien rare que la volonté d'une femme qui aime n'arrive
+pas à ses fins. Quand les jours plus longs et meilleurs permirent à
+Mme Berwick de sortir à pied, elle commença par habituer ses argus,
+maître et valets, à des sorties très apparentes, avec un but très avéré
+pour objet. Tantôt elle se faisait conduire en voiture à quelque point
+des promenades les plus rapprochées, les Champs-Elysées, le parc Monceau,
+et, descendue-là, elle renvoyait ses chevaux, pour rentrer à pied. Tantôt
+elle portait ostensiblement des secours à quelque famille pauvre, dont
+elle donnait l'adresse. Ceci expliquait ses sorties matinales. Elle ne
+s'en fit pas faute, et, pour le bel air comme pour son propre crédit,
+Berwick fut flatté, en apparence, d'avoir pour femme une dame de charité.
+
+Mais la charité sert trop souvent de prétexte à des fugues féminines qui
+n'ont rien de trop catholique; Berwick le savait, et il est probable que
+Laure était fréquemment suivie.
+
+Toutefois, elle ne se démentit point; elle cherchait M. de Breuilly sans
+le dire, et ce fut d'une fruitière de la rue de Verneuil qu'elle apprit
+enfin que le comte avait déménagé. Toutefois, il fut impossible à cette
+femme de dire où il était allé. Il restait à savoir quel chemin son
+mobilier avait pu prendre, et il fallait, pour cela, s'adresser aux
+entreprises de déménagements; mais cette recherche, faite un peu au
+hasard, n'aboutit point, et elle pouvait d'autant moins aboutir, que
+les meubles avaient été, non déménagés, mais vendus.
+
+Quelque soin que Paul eût pris de laisser ignorer sa retraite, Mme
+Berwick, rencontrant un jour le double poney noir sur lequel elle
+Avait vu jadis le comte au Bois, eut la hardiesse de faire signe au
+Palefrenier qui le montait et de lui dire, avec un sans-gêne dont elle
+ne se serait pas crue capable:
+
+--Cette jolie bête appartient à l'écurie du comte de Breuilly, n'est-ce
+pas?
+
+--Pardon, madame, elle est à présent à M. de Charaintru.
+
+--Ah! depuis quand le comte l'a-t-il vendue?
+
+--Oh! dit le palefrenier, cela remonte à plusieurs mois.
+
+--Et sait-on où le comte demeure à présent?
+
+--Monsieur le comte, répondit le domestique, demeure rue de la Condamine,
+aux Batignolles.
+
+Mme Berwick était enfin en possession du renseignement qui lui avait
+coûté tant de soins, de recherches et de peines. Elle pouvait sauter
+dans une voiture de place et courir sur-le-champ à l'adresse indiquée,
+savoir enfin, par suite de quelles étranges circonstances un habitant
+du faubourg Saint-Germain avait émigré au fond d'un quartier où les
+hommes portent des abat-jour verts.
+
+Mais un scrupule l'arrêtait. Elle qui avait toujours respecté, et
+pour cause, les pénates de la comtesse Blanche, ne pouvait encourir
+l'étonnement douloureux qu'elle lui causerait rue de la Condamine
+comme ailleurs. Malgré son impatience, elle voulut prendre le temps de
+la réflexion jusqu'au lendemain, et dès le matin, elle partait décidément
+pour les Batignolles.
+
+On sait ce qui s'y passa. On sait qu'alors Paul de Breuilly, malade,
+confinait dans une obscurité calculée ses malaises et sa tristesse et
+que Blanche en était parfois réduite à ouvrir elle-même sa porte.
+
+La fatalité, qui avait déjà livré une lettre de Paul à Berwick, fit
+tomber entre les mains du banquier la réponse écrite de Paul à la
+démarche de Laure, Cette réponse adressée à Mme Laure Widmer intrigua
+plus Berwick que si elle eût été adressée à Mme Berwick; donc il
+l'ouvrit, et, comme le comte y parlait de présenter Mme de Breuilly
+à Mme Berwick, il jugea qu'il était habile de donner cette lettre à sa
+femme et d'attribuer la rupture du cachet à une inadvertance.
+
+Du tout il résulta pour Laure que Paul était malade et ruiné; que sa
+ruine avait été la cause de son silence et qu'il avait poussé la
+générosité jusqu'à dérober à sa fille la cause réelle de son malheur.
+
+La nécessité d'une restitution se dressa devant elle. Si le banquier
+prospérait, il fallait que le remboursement commençât; mais, si M. et
+Mme de Breuilly se présentaient chez elle, Laure pourrait-elle, sans
+indiscrétion, faire une allusion quelconque aux faits accomplis?
+Pourrait-elle dire à Paul, devant Blanche, qu'elle était débitrice et
+qu'elle songeait à s'acquitter? Et, avant tout, Paul avait-il eu
+seulement connaissance de la dernière lettre adressée par elle rue de
+Verneuil? La réponse du comte faisait allusion à la visite, mais point
+à la lettre.
+
+Elle se fia au hasard du soin de faciliter une tâche aussi difficile.
+Seulement la visite annoncée se fit inutilement attendre. La
+convalescence de Paul n'était donc pas encore déclarée?
+
+Laure se dit bien qu'elle devait questionner son mari sur l'état actuel
+de ses finances et insinuer de quelque manière qu'elle avait besoin
+d'argent; mais, dès que cette allusion à l'existence du reçu en eut
+ravivé le souvenir dans l'esprit du banquier, celui-ci recommença
+à demander ce que cette pièce compromettante était devenue. Il en parla
+un peu tous les jours, puis il manifesta de l'impatience de ce que Laure
+ne lui répondait point; puis il menaça Laure d'indiscrétions qui,
+pourtant, ne pouvaient émaner que de lui et dont il aurait été la
+première victime.
+
+Il voulait que Laure lui montrât au moins le reçu, pour l'aider à s'en
+rappeler les termes et pour voir de quelle manière il était forcé de
+tenir son engagement. Laure continua à dire qu'il n'était plus en sa
+possession. Le banquier eut beau prétendre que sa caisse devait être le
+dépôt des affaires et des secrets de famille, et que rien n'était en
+sûreté que là, Mme Berwick fut inexorable. Elle allégua que, pour payer
+ses dettes personnelles, elle se contenterait de cinquante mille francs
+par an, mais qu'elle tenait à honneur de les solder.
+
+--Eh bien! dit Berwick, je ne veux rien rendre, jusqu'à ce qu'il m'ait
+été prouvé que ces malheureux trois cent mille francs ne sont pas le prix
+de notre déshonneur. Vous voyez le comte presque tous les jours, et ce
+n'est apparemment point pour parler politique ensemble. L'existence de
+ce reçu dans des mains tierces me tient sous le couteau. Le reçu doit
+être modifié, en tout cas. Si vous étiez bien inspirée, vous feriez ce
+que je vous demande, ne fût-ce que pour prévenir le scandale d'un procès
+entre nous.
+
+Laure, alarmée, vit bien que son mari allait en revenir aux emportements
+et aux violences, tandis qu'à elle-même sa conscience lui faisait un
+devoir de secourir son père, comme lui-même l'avait secourue.
+
+On était alors à la fin de mars.
+
+Un beau jour, Berwick, se disant épuisé par le travail et dominé par un
+ardent besoin de respirer un meilleur air que l'air de Paris, annonça
+qu'il avait loué une propriété d'agrément et qu'il allait s'y rendre.
+Sans autre forme de procès, il pria sa femme de se préparer à le suivre,
+et comme elle lui demandait en quel pays se trouvait cette propriété,
+il lui répondit qu'il tenait à lui ménager une surprise.
+
+--Mais, du moins, lui dit-elle, emporterai-je ce qu'il faut pour une
+absence de huit jours ou de trois mois, et pour habiter les Ardennes
+ou la Provence.
+
+--Peu importe, lui dit-il, emportez ce qu'il faut pour demeurer n'importe
+où et partout. Quant à la durée, elle dépendra du bien que cette absence
+pourra me faire. Il est temps que je songe à sauver la barque en sauvant
+le pilote. Vous êtes la dernière à vous apercevoir que ma santé s'altère
+profondément et de plus en plus.
+
+Puis, dès le lendemain de ce jour-là, il annonça son départ pour le soir
+même.
+
+Mme Berwick, prêtant à son mari quelque dessein sinistre, n'avait plus
+ni le temps, ni aucun moyen de communiquer avec M. de Breuilly.
+
+Les malles furent improvisées; l'appartement de la rue d'Anjou fut fermé
+et, à la nuit close, après un dîner silencieux auquel Laure ne toucha
+point, un omnibus de famille conduisit les deux époux à la gare
+Montparnasse.
+
+Laure espéra du moins connaître la destination lorsque Berwick prendrait
+les billets; mais il la fit entrer dans la salle d'attente des premières,
+pendant qu'un domestique allait au guichet et faisait enregistrer les
+bagages. Elle monta donc en voiture, littéralement sans savoir où elle
+allait.
+
+Pour comble, elle se trouva seule dans le compartiment avec Berwick.
+
+
+
+
+XII
+
+
+A la stupéfaction du concierge de la rue d'Anjou, n° 19, M. Berwick
+était, dès le surlendemain, de retour dans son appartement, après avoir
+annoncé une absence lointaine et prolongée. Le trousseau de ses clefs à
+la main, il s'enferma chez lui tout seul, car il avait congédié les
+domestiques qu'il n'avait pas emmenés. Il pratiqua une minutieuse
+perquisition; tous les meubles à l'usage personnel de Laure y passèrent.
+Ce fut en vain; le reçu n'était réellement pas rue d'Anjou.
+
+Il était impossible, d'après les relations au moins amicales entre
+M. de Breuilly et Laure, que celle-ci n'eût pas donné au comte, en
+garantie d'un versement qui ne pouvait être venu que de lui, le papier
+qui représentait les 300,000 francs. Ainsi, le créancier réel n'était
+plus Mme Berwick: c'était l'ami imprudent et généreux qui avait fourni
+cette somme, et c'était lui qu'il importait de sonder, de provoquer à un
+aveu, de désarmer, s'il rêvait une campagne contre le débiteur. Berwick
+prit donc une résolution hardie. Peu soucieux du mépris non dissimulé
+du gentilhomme pour un Gobseck de son caractère, il affronta une entrevue
+nouvelle avec lui. Paul l'avait, par écrit, traité de drôle, mais le
+banquier se souciait peu des injures qui rentraient, selon lui, dans la
+catégorie des _frottements inutiles_, nuisibles au bon fonctionnement
+des affaires.
+
+Le banquier apprit aisément, par Charaintru, l'adresse actuelle de Paul
+et, comprenant qu'il ne pouvait faire venir à son cabinet de la rue Le
+Peletier un personnage qui ne lui devait rien, il résolut d'aller aux
+Batignolles. Il avait une entrée toute naturelle; s'il rencontrait la
+comtesse chez elle, il pouvait se plaindre aimablement d'avoir été
+frustré d'une visite annoncée par M. le comte lui-même.
+
+Quel que fût l'empire de Paul sur lui-même, son visage marqua un vif
+Dégoût quand Annette annonça à son maître le nom du visiteur qui le
+demandait. Mais la défense des portes est plus difficile dans les
+petites maisons que dans les grandes. Il n'y avait pas là de portières
+épaisses et de pièces en enfilades pour amortir les voix.
+
+A quelques mètres, Berwick entendit Annette prononcer son nom; il avait
+Même entrevu déjà la figure austère du comte par une porte entrebâillée.
+
+--Faites entrer! fut la seule réplique de Paul à l'annonce de cette
+visite inattendue; et quand le banquier parut devant le gentilhomme,
+celui-ci était debout derrière sa table à écrire, s'inclinait sans
+ouvrir la bouche et de la main lui désignait un fauteuil.
+
+À voir entrer Berwick souriant, pétillant, mis à la dernière mode, ganté
+de frais et exhalant un vétiver intense, on aurait dit que ces messieurs
+n'avaient pas cessé de se voir et que le banquier continuait simplement
+avec M. de Breuilly d'anciennes relations de haute courtoisie.
+
+--Monsieur le comte, dit le Juif, après les compliments d'usage, je veux
+vous prendre pour confident. A une époque encore peu éloignée, j'ai
+passé par de mauvais jours. Une confiance excessive peut-être dans des
+opérations qui ne la méritaient pas me firent craindre un moment de
+succomber dans la lutte. Ah! le terrain de la banque est bien glissant,
+même pour un vieux patineur comme moi! Un banquier est difficile à
+tromper; mais il se trompe quelquefois!... Il est homme!
+
+À l'ouïe de cette tirade, le visage de Paul s'allongeait, de plus en
+plus ennuyé; Berwick s'en aperçut.
+
+--Toujours est-il, poursuivit-il, qu'un secours providentiel, offert par
+une main inconnue, me tira d'embarras d'une façon singulière, au moment
+où je m'y attendais le moins. Quelqu'un, qui poussa la délicatesse
+jusqu'à garder l'anonyme, me procura sans garantie aucune, le moyen de
+faire face à mes échéances. Cet inconnu pensa-t-il que le masque épais
+dont il avait si généreusement couvert son visage ne serait jamais percé
+par mes regards? Ou bien fit-il à ma loyauté l'honneur de croire qu'elle
+serait d'autant plus scrupuleuse, qu'il m'était plus facile, si je
+n'étais pas ce que je suis, d'oublier le bienfait? A la seconde question,
+ma présence chez vous répond suffisamment. Elle est en même temps une
+dénégation opposée à la première.
+
+--Pardon, monsieur, répondit le comte, toujours glacé, je ne vois
+décidément pas où vous voulez en venir. Il est invraisemblable de
+m'attribuer un service aussi extraordinaire, rendu à quelqu'un qui n'est
+ni mon parent, ni mon ami.
+
+--Je regrette amèrement, monsieur le comte, que vous ne soyez plus le
+mien, mais je suis demeuré le vôtre, et, quand même je ne le serais plus,
+ma venue ici est l'accomplissement d'un devoir. Si vous n'êtes pas
+l'auteur de cette belle action, le connaissez-vous? Je pense qu'alors
+vous m'aideriez à le découvrir. Quant à moi, les relations anciennes que
+vous avez soutenues avec ma famille vous désignaient comme seul capable
+d'une pareille abnégation, dictée sans doute par des souvenirs qui vous
+sont toujours chers; et dans cette hypothèse, ce que vous m'avez prêté,
+je me suis mis en mesure de vous le rendre,
+
+--Ainsi, dit Paul, je ne vous ai pas réclamé d'argent, et vous m'en
+apportez? Mais pour l'accepter il faudrait que j'eusse reconnu la dette.
+
+--Et c'est ce que vous allez faire, mon cher comte; car il m'est
+impossible de rester dans la situation où je suis. Vous n'êtes plus mon
+ami, dites-vous? A plus forte raison n'avez-vous pas de cadeaux à me
+faire, et il ne me convient pas, à moi, d'en recevoir.
+
+Paul était excessivement combattu; car, ou Berwick, ayant appris la
+vérité, venait réellement pour s'acquitter, et la position du comte
+Etait trop amoindrie pour qu'il pût mépriser une pareille aubaine; ou
+bien le rusé banquier voulait seulement obtenir la preuve que Paul avait
+réellement fourni à Laure les 300,000 francs.
+
+Paul savait parfaitement que, à vues humaines, il faut être l'amant
+d'une femme, quand on n'est ouvertement ni son frère, ni son père, ni
+son mari, pour accomplir des actions d'un pareil dévouement; et si
+Berwick voulait avoir une preuve matérielle de l'infidélité de sa femme,
+il n'en avait pas de plus belle à recueillir que l'aveu du service
+rendu par Paul.
+
+Et le comte ne voulait ni perdre décidément sa fortune, ni compromettre
+Laure en s'avouant l'auteur du bienfait.
+
+Il regardait fixement Berwick, qui ne baissait pas les yeux, et qui
+cherchait en vain, dans la physionomie de son interlocuteur, une trace
+des sentiments qui l'agitaient.
+
+--Monsieur, dit-il enfin au banquier, vous n'êtes point mon obligé, et
+pour ce motif je ne puis que vous remercier de la sollicitude exquise
+qui vous conduit chez moi. Il est en effet possible que, par mes
+relations personnelles et sous le sceau de la confidence, j'aie connu
+l'auteur de cette libéralité dont vous parlez. Si elle a raffermi votre
+crédit, j'en suis aise. Si vous avez à coeur une restitution, cette
+restitution sera certainement bienvenue, mais pour que je puisse en
+toucher un mot à la personne que cela intéresse, au moins faudrait-il
+que je pusse lui dire sous quelle forme cette restitution aurait lieu.
+De quelle somme s'agit-il et qu'offrez-vous?
+
+--Mon Dieu! repartit Berwick avec une sorte de bonhomie, j'ai lancé
+depuis peu l'affaire des «Fumiers de la ville de Paris». Or, il a été
+créé des parts de propriété de cette mine inépuisable, pour récompenser
+certains concours. Je m'en suis réservé une quantité considérable et je
+puis en disposer en faveur de quelques privilégiés, sans leur faire
+bourse délier. Ces titres, qui ne coûteraient rien à mon créancier, le
+nantiraient d'un revenu tel, à moins qu'il ne préférât les vendre en
+hausse, qu'il serait remboursé, capital et intérêts, en peu d'années.
+
+Quoique Paul ne fût pas un homme de Bourse, il se rappela tout
+soudainement les parts de propriété de certaines entreprises et il eut
+sur les lèvres un mot qu'il n'articula pas: monnaie de singe!
+
+Accepter ce mode de remboursement, c'était désarmer sa fille, à qui il
+était bien réellement dû 300,000 francs, et liquider, en ce qui le
+concernait lui-même, une créance de cette somme par un tant pour cent
+dérisoire.
+
+Il n'avait pas fait un sacrifice pour en bénéficier; en sauvant Laure
+du déshonneur et de la persécution, il n'avait compté sur aucun avantage.
+
+Il aurait accepté s'il avait été seul, aimant mieux, que sais-je? Trente
+mille francs, sur trois cent mille que rien, mais il fut intraitable.
+
+Seulement, comme il voulait réfléchir, il ajourna.
+
+--J'ignore absolument, monsieur, quel accueil pourra être fait à cette
+ouverture officieuse; mais il est une question à laquelle vous n'avez
+pas répondu Quel est le quantum de la créance?
+
+--Puisque ce n'est pas affaire à vous, monsieur le comte, en quoi ce
+chiffre peut-il vous intéresser?
+
+--Vous avez raison, répliqua M. de Breuilly avec brusquerie. Eh bien!
+je dirai un mot dans l'occasion de vos «Fumiers de la ville de Paris».
+C'est tout ce que je puis faire.
+
+--Si vous jetiez un coup d'oeil sur la cote, ajouta le Juif d'un air
+insinuant, vous verriez que, ces jours-ci, ces titres-là sont cotés
+très haut. Or, tout a des fluctuations, et....
+
+--Oui, interrompit Paul, ces fluctuations peuvent être défavorables si
+l'on ne se hâte?
+
+--Je ne dis pas cela, objecta Berwick; mais l'occasion n'a qu'un cheveu.
+
+--J'ai dit, riposta le comte en se levant.
+
+C'était mettre Berwick en demeure de l'imiter. Il le fit.
+
+--Ah! il fait fi de mes parts de propriété qui ne lui coûteraient rien,
+ni à moi non plus, et dont je lui avais apporté un ballot dans ma
+voiture. Décidément, c'est un homme indécrottable, pensa le banquier.
+
+Puis haut:
+
+--Aurai-je l'honneur de vous revoir, monsieur le comte?
+
+--C'est douteux, monsieur Berwick. Je suis avec Mme de Breuilly sur le
+point de m'absenter.
+
+Puis, dès que Berwick eut franchi la grille:
+
+--Annette, dit Paul à la vieille femme de chambre, vous avez bien vu cet
+homme? Je n'y suis jamais pour lui.
+
+Comme il revenait sur ses pas en traversant la cour, le facteur sonna et
+Remit une lettre qui portait le timbre de Tarbes.
+
+La suscription était de Gustave Mayran. Paul sourit avant de l'avoir
+ouverte, à la pensée d'y trouver la reconnaissance et le contentement
+d'un ami.
+
+Elle était courte, comme toutes les missives du général:
+
+«Merci, mon vieux Paul! Tes démarches ont été couronnées de succès, et,
+grâce à toi, je vais commander à Lunéville, ce qui, par la canicule
+prochaine, sera plus rafraîchissant que Tarbes; et puis, étant de
+Verdun, j'aime la Lorraine, je suis là chez moi. Les journaux annoncent
+qu'Adrien de Vermont est arrivé de l'Afrique Centrale. Je pars pour
+Paris. Le quartier général sera chez moi, rue de Bellechasse. J'aurai un
+mois à vous consacrer.
+
+«Mes plus empressés hommages à madame la comtesse.
+
+«GUSTAVE MAYRAN».
+
+
+
+
+XIII
+
+
+Le village de Clamart, dont les omnibus ont fait un faubourg de Paris,
+rive gauche, a pour attrait principal le voisinage de ses bois. Il forme
+plus ou moins, du côté sud-ouest de Paris, un pendant à ce que fut jadis
+Romainville, au nord-est. C'est ainsi qu'aller à Clamart, pour toute une
+Colonie de négociants parisiens retirés des affaires, c'est encore aller
+à la campagne. Si l'on traverse le bois dans sa partie la plus étroite,
+au sud, on aperçoit, à peu de distance, au bout d'une plaine, un vrai
+village de cultivateurs, sans enseignes peintes sur ses pignons, sans
+orgue de Barbarie, enfin tout un étonnement pour le citadin, qui respire
+là, à pleine poitrine, un air vif et vierge, et qui entend chanter les
+coqs et bêler les moutons; cette, bourgade en dehors des voies ferrées
+est le Plessis-Piquet.
+
+S'il n'y a guère, à Clamart, que de fort petites propriétés bourgeoises,
+il n'y en avait pas du tout au Plessis-Piquet, hormis une, plus grande
+qu'aucune de celles de Clamart, et qui tranchait avec les corps de
+ferme d'alentour. Les hôtes de cette habitation, appelée dans le pays
+_le Château_, étaient là depuis peu et fort peu connus. Le maître de la
+maison venait chaque matin, en cabriolet, prendre le train de Paris à la
+gare de Clamart. Il revenait le soir, à des heures indéterminées. Il y
+avait une dame que l'on apercevait à peine dans les jardins et qui n'en
+franchissait jamais les clôtures. Le seul personnage bien apparent de
+la maison était un maître-valet, altier, monosyllabique et plus
+ordinairement silencieux, qui faisait les emplettes et payait les
+fournitures. Quand on sonnait, il se montrait à la grille. Le château
+ne recevait pas de visites, et cette absence de relations avait fait
+surnommer ses habitants: les ours.
+
+Quant à Clamart, sa colonie parisienne, qui ne se renouvelle guère,
+s'était enrichie, vers le même temps, d'un nouveau membre.
+
+C'était un homme de haute taille et de tournure distinguée. Il pouvait
+avoir cinquante ans et ne connaissait non plus personne.
+
+Ordinairement en costume de chasse, complet de velours marron, feutre mou
+De couleur grise, avec un crêpe fané et un ruban noir, il ne portait
+point de fusil, mais une gibecière, qui lui servait pour la récolte
+des herbes sauvages et des fleurs.
+
+Il se promenait beaucoup et de tous côtés. Un voile vert, à la façon
+Des Anglais, lui couvrait le visage. Ses allures étaient celles d'un
+convalescent qui va sans but déterminé. Les lézards, les papillons, les
+oiseaux, les phénomènes de la nature semblaient seuls captiver son
+attention. Dès qu'il est avéré qu'un flâneur herborise, dessine ou fait
+collection de coléoptères, les gens affairés, les gens _sérieux_ ne
+prennent plus garde à lui. C'est ce qui lui arriva. Du reste, il avait
+l'air trop respectable pour éveiller la défiance; il était trop uni pour
+faire événement. Comme on ignorait son nom, on disait simplement de lui:
+C'est le monsieur qui bâille aux mouches. Entre autres excursions
+habituelles, il s'attardait souvent au pourtour du parc dépendant du
+château du Plessis. Là, dans les sentiers tracés par le hasard, il
+trouvait plus de fleurs et d'insectes à son gré. Quelquefois il
+s'asseyait sur une souche, pour examiner à la loupe les coléoptères
+récoltés par lui dans son petit flacon d'entomologiste, ou bien il
+tirait de sa gibecière un livre qu'il lisait jusqu'au coucher du soleil.
+
+L'habitation de ce personnage était la plus petite case de Clamart, à
+côté du presbytère. Il l'avait louée, meublée et y avait installé sa
+femme. Une dame très comme il faut, et leur femme de chambre, personne
+en cheveux gris, discrète dans ses allures, muette comme ses maîtres et
+pour eux d'un respect attentif qui ne se démentait jamais.
+
+Tout ce que l'on savait de ces gens était, pour avoir entendu la
+maîtresse appeler sa servante, que celle-ci s'appelait Annette. De
+la maison dépendait un tout petit jardin, qui pouvait avoir six arbres
+fruitiers et trois plates-bandes de fleurs. La dame y brodait sur un
+pliant, une partie du jour.
+
+A l'un des angles du parc, dans la région la plus éloignée du château,
+il y avait un kiosque, séparé des champs par un saut-de-loup et d'où
+l'on découvrait Châtenay et la déclivité de son côteau. La châtelaine
+inconnue, que l'on ne voyait jamais en toilette, y venait quelquefois
+en déshabillé champêtre, mais toujours seule. Elle demeurait là, sous
+son baldaquin de chaume et ses courtines de lierre, assise à une table
+rustique, où elle se tenait accoudée, la tête dans les deux mains.
+Il était inévitable que ces stations douloureuses en apparence, et
+assez prolongées, éveilleraient bientôt l'attention du promeneur à la
+gibecière, qui venait fureter fort souvent par là. Les deux étrangers se
+connaissaient sans doute, car dès la première fois qu'ils s'aperçurent,
+la dame envoya un baiser au monsieur, qui répondit par un affectueux
+salut de la main.
+
+Mais aussitôt la dame porta le doigt à ses lèvres en désignant, de
+l'autre main, les alentours du kiosque. Alors le promeneur s'assit en
+face de la dame, sous des buissons qui bordaient le sentier, et il
+attendit. La dame tira de la poche de sa robe un carnet et un crayon,
+traça quelques mots, et choisissant une petite pierre, y assujettit le
+billet et lança le projectile de l'autre côté du saut-de-loup. Le
+promeneur ramassa cette dépêche, la déplia, et parut atterré de ce qu'il
+lisait. Répondre par le même moyen était chose facile; mais, pour un
+homme prudent, il y avait cette différence que le billet, une fois tombé
+entre ses mains, était en sûreté, tandis que les appréhensions exprimées
+par la dame sur la surveillance dont elle était l'objet, rendaient
+dangereuse la réciproque. La dame exprima cette appréhension par signes;
+mais comme la réponse était urgente, il fut sans doute convenu, aussi par
+signes entre eux, que la damne rejetterait la réponse après l'avoir lue.
+C'est ce qui eut lieu.
+
+Dès le lendemain, mais par un chemin tout différent et à une autre heure,
+le promeneur revint au pied du kiosque. La dame n'y étant point, il se
+mit à aller et venir avec une agitation inquiète. Enfin, elle parut,
+et le télégraphiste sembla un peu calmé. Ces rendez-vous mystérieux
+présentèrent pendant quelque temps peu de variété, mais apparemment
+ils prirent tout à coup un caractère tragique, puisque, oubliant les
+précautions antérieures, le promeneur alla jusqu'à dire à la dame:
+
+--Voulez-vous fuir?
+
+--Et le saut-de-loup? Et ce costume? répliqua-t-elle, en montrant
+qu'elle était en robe de chambre et en pantoufles, sans même un chapeau
+de jardin.
+
+Le promeneur insista, promit d'amoindrir la difficulté en se portant
+lui-même au fond du saut-de-loup, au risque de se déchirer les mains aux
+acacias qui le garnissaient, dans le but de soutenir les pieds de
+la dame pour lui faciliter la descente.
+
+Mais la dame ajourna cette proposition, qui lui semblait désespérée.
+Il y eut cependant, par un échange de missives nouvelles, quelque chose
+de convenu pour un jour suivant.
+
+Ce jour-là, la dame se présenta au kiosque, vers le déclin du soleil.
+Elle était en habit de ville, mais fort simplement vêtue. Elle commença
+par jeter au promeneur, qui était naturellement à son poste, un fort
+léger sac de nuit; puis, ayant regardé une dernière fois autour d'elle
+et n'ayant vu personne, elle vint à pas lents et d'un air distrait
+jusqu'au bord du saut-de-loup.
+
+Tout à coup elle s'y assit, les pieds pendants au dehors. De son côté,
+le promeneur s'était laissé couler sous les acacias du fossé, et il se
+tenait plaqué à la muraille et les bras étendus au-dessus de sa tête
+pour soutenir la fugitive, lorsqu'en se retournant, pour se retenir aux
+branches d'un arbre du parc, la dame s'arrêta soudain en poussant un
+léger cri.
+
+Aussitôt son mystérieux ami disparut derrière le buisson le plus
+rapproché du fossé.
+
+Au moment de remonter dans le champ, et comme il s'assurait que la dame
+Etait tranquillement rétablie dans le kiosque, le galop d'un chien fit
+bruire les broussailles du fond du saut-de-loup.
+
+L'étranger se mit en défense contre une attaque possible de l'animal,
+mais en levant les yeux à cinquante mètres du kiosque, et droit en face
+de lui, il vit, se tenant debout d'un air narquois, le maître-valet,
+qui formait la garde du château et qui semblait attendre, sans ouvrir la
+bouche, à quel parti allait s'arrêter le délinquant.
+
+Le chien, n'osant attaquer sans doute, se contenta d'aboiements furieux,
+et le promeneur, assis paisiblement en apparence sur le bord opposé et
+un long couteau ouvert dans la main, se borna à dire, avec une nuance de
+hauteur, au domestique:
+
+--Voulez-vous rappeler ce chien?
+
+--Il fait son devoir, objecta le valet sur le même ton.
+Que cherchiez-vous dans ce fossé? C'est ici une propriété close.
+
+
+--Il m'en souviendra, riposta l'autre, qui, s'installant commodément sur
+le revers du saut-de-loup, au lieu de continuer sa retraite, affecta de
+tirer un livre de sa poche et de continuer une lecture, tandis que le
+chien aboyait toujours.
+
+En présence de cette attitude, le domestique dut se taire et il rappela
+le chien, dont l'intervention n'avait plus d'objet.
+
+Quand le chien et l'homme se furent éloignés, l'ami de la châtelaine
+s'assura que la paix de cette dernière, toujours assise dans le kiosque,
+n'avait pas été matériellement troublée, et il reprit à pas lents sa
+promenade, en jetant à la dame un adieu mimique qui signifiait:
+Au revoir! à bientôt!
+
+La journée ne devait pas finir sur cet incident.
+
+La nuit était tout à fait venue.
+
+L'entomologiste rentra chez lui sans hâter le pas et il trouva sa femme
+un peu inquiète de sa longue absence; mais son visage était si calme et
+le bocal aux insectes si bien rempli, que toute explication devenait
+inutile. Cependant il ne vida point sa gibecière devant sa compagne. Elle
+renfermait un paquet qui ne lui appartenait point et qu'il eut hâte de
+dérober à la curiosité comme aux questions que cet objet pourrait faire
+naître.
+
+Soit qu'il eût omis de le rendre, soit qu'il n'eût pas jugé à propos de
+le faire, de peur d'attirer de nouveau sur lui l'attention, il le cacha
+dans sa propre chambre et il passa dans la salle à manger pour le repas
+du soir.
+
+En même temps revenait de Paris le châtelain du Plessis-Piquet, ce jaloux
+qui faisait exercer sur sa femme une si étroite surveillance. Après
+quelques mots échangés avec le maître-valet, cet Othello ne se coucha
+point sans avoir parcouru la lisière de son parc avec une lanterne
+sourde. Si quelque rôdeur avait été levé à une heure où tous les
+habitants du Plessis ronflaient déjà à poings fermés, ce rôdeur aurait
+pu voir marcher lentement, le long du saut-de-loup, l'habitant du
+château avec sa lanterne. Il aurait pu le voir inspecter le point faible
+du rempart extérieur et y reconnaître la trace des pas du promeneur
+indiscret. Cependant ce dernier, enfoncé, à Clamart, dans une vieille
+bergère, parcourait ses journaux et prenait connaissance d'un billet
+arrivé en son absence.
+
+L'entomologiste n'était autre que le vieil ami et le compagnon d'armes de
+Gustave Mayran. Le billet était du général, conviant Paul de Breuilly à
+venir dîner rue Bellechasse et y passer la soirée en tiers avec M. de
+Vermont.
+
+On se souvient de l'entrevue des trois amis, du récit que le voyageur fit
+d'une chasse au gorille, et de l'insistance que Paul mettait à savoir
+comment on peut se défaire d'un gorille du boulevard, lorsqu'un journal
+tombant chez Mayran, à l'adresse du comte, rompit soudainement l'entretien
+et contraignit Paul à reprendre, sans plus tarder, le chemin de Clamart.
+
+Sans doute ce brusque départ fut provoqué par des incidents nouveaux et
+graves; car, peu de jours après, Paul revenait chez le général, après
+avoir prié par un mot Adrien de Vermont de s'y rencontrer également.
+
+Fort intrigués de cette convocation, les deux amis du comte se trouvaient
+réunis lorsque, ce dernier arriva rue Bellechasse.
+
+--Messieurs, leur dit-il après leur avoir serré la main, nous nous sommes
+quittés l'autre jour sur la mort d'un gorille, et c'était mon tour de
+vous raconter une histoire. Je reprends donc la parole que vous m'aviez
+accordée. S'il s'agit d'une histoire toute personnelle et intime, vous
+n'en serez pas surpris; n'y a-t-il pas trente ans que je vis coeur à
+coeur avec vous?
+
+--Il faut dire, objecta de Vermont, qu'il y a pourtant quelques lacunes
+involontaires dans nos biographies; car, enfin, nous sommes restés
+longtemps sans nous voir.
+
+--Désormais, répondit Paul, il n'y en aura plus dans la mienne.
+
+Et alors il leur raconta son histoire jusqu'à la visite de Berwick aux
+Batignolles.
+
+Après un moment de repos, il reprit la parole pour dire à ses deux
+auditeurs avec plus de solennité que dans son récit précédent:
+
+--Maintenant, mes amis, quand je vous aurai fait l'exposé de quelques
+faits accomplis depuis la visite du banquier, je ferai appel à vos
+lumières, à votre honneur, car j'ai un conseil de vie ou de mort à vous
+demander!
+
+Vermont et Mayran redoublèrent d'attention, et ce fut avec une profonde
+Tristesse et une indignation à peine dissimulée que le comte acheva ce
+qui lui restait à dire.
+
+
+
+
+XIV
+
+
+Paul poursuivit:
+
+--Vous avez vu que Berwick enlevait sa femme de la rue d'Anjou et
+la faisait disparaître, au moment où il se préparait à m'offrir un
+remboursement dérisoire. Le but évident qu'il s'était proposé était de
+la mettre dans l'impossibilité de communiquer et de s'entendre avec moi.
+Mais, quelle que fût la sévérité de la surveillance dont Laure était
+l'objet, et la défense de la laisser sortir du château, lui absent, Mme
+Berwick me fit passer un billet par un moyen que ses argus n'avaient pas
+prévu Ce fut la proximité de la route et du parc qui le lui fournit. Un
+facteur rural suivait le bord du saut-de-loup, et quelques mots tracés au
+crayon et enfermés dans une enveloppe affranchie à mon adresse furent
+jetés à cet homme de la même façon que ceux par lesquels elle devait
+plus tard correspondre avec moi. Par là, j'appris le lieu de la
+séquestration et son objet. Cette séquestration avait quelque chose de
+sinistre. Elle ne pouvait durer que si Berwick nourrissait quelque
+sombre dessein. Je pris immédiatement la résolution de me rapprocher de
+Laure. J'avais été malade. J'étais à peine remis; la comtesse trouva très
+naturel que Billardel, prévenu par moi, me recommandât un séjour à la
+campagne, et cela le plus tôt possible; aussi vis-je Blanche très
+empressée à favoriser ce changement d'air. Je me chargeai de découvrir,
+à proximité de Paris, une habitation proportionnée à nos moyens actuels,
+et je partis pour Clamart. J'y arrêtai, dans la journée même, le petit
+nid que Blanche et moi y habitons, et j'étudiai sans bruit les abords
+de la prison où Laure languissait avec ses propres domestiques pour
+geôliers. Ne pouvant me présenter chez elle, ni avoir l'air de la
+connaître, je dus faire un siège en règle avant de parvenir à
+l'apercevoir. La seule promenade qui lui fût permise, celle de son
+propre jardin, me la montra dolente, accablée, et ne prenant plus la
+peine de s'habiller pour errer dans les allées de son parc. Je ne
+pouvais naturellement lui écrire, et elle était bien éloignée de me
+croire là. Enfin, un jour, nos regards se rencontrèrent d'un côté à
+l'autre du large fossé qui la séparait du monde, et nous pûmes reprendre
+la conversation. Je lui fis connaître la démarche de son mari pour me
+rendre une somme considérable dont il feignait de croire qu'il n'avait
+été délivré aucun reçu... Laure comprit tout de suite que c'était un
+moyen employé par Berwick de me faire avouer ma complicité dans cette
+affaire; mais je la rassurai en lui disant dans quels termes j'avais
+répondu. J'ajoutai que, peu de jours après, j'avais fait savoir à Berwick
+le refus d'une tierce personne, auteur du versement des trois cent mille
+francs, d'entrer en arrangement avec lui.
+
+--Vous avez bien fait, me dit Laure, car si vous aviez accepté ce que
+M. Berwick vous proposait, nous nous serions trouvés désarmés. Il
+n'aurait plus gardé aucun ménagement vis-à-vis de moi.
+
+--Ces ménagements, poursuivit Paul, ne devaient pas durer longtemps.
+Je ne vous raconterai pas par le menu, mes amis, mes rendez-vous avec Mme
+Berwick. Par eux, je fus tenu au courant de ce qui se passait dans la
+place. Le banquier n'avait pas obtenu de moi l'aveu de la créance,
+quoique bien persuadé d'ailleurs que j'étais le créancier, mais il avait
+appris à compter sur moi pour secourir sa femme dans les cas extrêmes.
+Avait-il de nouveau besoin d'argent? Cela est probable, d'après
+l'insistance nouvelle qu'il mît à connaître le nom du bailleur de fonds.
+Il eut la constance d'exposer à Laure les avantages attachés aux fameuses
+«parts de propriété» qu'il m'avait offertes. Il persuada même à sa femme
+qu'il y aurait profit pour elle à accepter de ces parts de propriété, en
+échange du reçu des 300,000 francs. Je ne fus pas peu surpris d'entendre
+Mme Berwick me demander si je n'avais pas eu tort de refuser. Tout compte
+fait, suivant elle, ce mode de remboursement pouvait mieux valoir que
+le néant. Je la détrompai. Quoi qu'il en soit, Berwick, furieux de
+trouver sa femme aussi opposée que moi à une liquidation de la dette qui
+lui permettrait d'en contracter de nouvelles, eut recours au moyen des
+lâches: il lui donna huit jours pour déclarer le nom du prêteur, puisqu'il
+tenait à effectuer le remboursement; à défaut de quoi, dans un transport
+de colère, il lui signifia carrément qu'il la tuerait. Elle prit peur;
+elle le savait homme à accomplir sa menace, non avec le bruyant éclat
+d'un assassin vulgaire, mais avec ces précautions abominables qui,
+sans égarer la justice, donnent au criminel l'espoir de l'impunité.
+Représentez-vous cette infortunée enfermée vis-à-vis de son bourreau,
+dans une habitation vaste, mais presque déserte, l'indifférence et
+l'éloignement de la domesticité, un vide d'un demi-kilomètre entre le
+château et les maisons du village, et vous comprendrez ce que j'ai
+éprouvé jours et nuits depuis lors.
+
+Or, j'étais avec vous, j'étais ici le surlendemain du jour où j'avais
+été sur le point de faire réussir l'évasion de Laure, entravée dans son
+accomplissement par l'apparition soudaine du valet qui garde à vue
+Mme Berwick. J'étais, dis-je, avec vous, quand un journal, tombant ici,
+le soir, au milieu de notre causerie, me révéla le subterfuge infâme
+auquel Berwick avait recours pour forcer mon incognito. Il me prenait à
+partie, dans un de ces échos à initiales transparentes dont j'étais
+obligé de reconnaître l'inspirateur, quoiqu'il puisse paraître
+invraisemblable qu'un mari mette en jeu l'honneur de sa propre femme.
+
+Voici, au surplus, l'article en question:
+
+«Il n'est bruit, en ce moment, dans les salons de la haute société
+parisienne, que d'une aventure dont Mme B..., la femme d'un banquier
+bien connu, aurait été l'héroïne.
+
+«M. de B..., dont la récente et subite retraite dans un quartier
+excentrique a donné lieu, depuis quelque temps, à des suppositions plus
+ou moins fondées, poursuivait, paraît-il, Mme B... de ses assiduités.
+De son côté, Mme B... n'était pas insensible, malgré la différence d'âge.
+
+«M. de B..., du reste, ancien militaire a encore fort belle prestance,
+malgré ses cinquante ans.
+
+«Toujours est-il que M. B... ayant emmené sa femme dans sa propriété de
+C..., M. de B... les suivit et, avant hier soir, à la nuit tombante, il
+tentait d'opérer, de concert avec elle, l'enlèvement de la jeune femme.
+
+«Ici commence le côté comique de l'histoire. Un chien dénonça par ses
+aboiements la présence d'un inconnu à un valet qui se promenait au fond
+du parc, et celui-ci arriva au saut-de-loup qu'il s'agissait de franchir,
+juste au moment où la dame allait se laisser choir aux bras de son
+ravisseur!
+
+«Aussitôt alerte, tumulte, scandale, fuite de l'amant et arrivée du mari,
+qui trouve sa femme en toilette de voyage et prête à lever le pied. On
+rapporte que M. de B...., qui est marié, avait déjà opéré le sauvetage
+d'un sac de nuit qui contenait des objets indispensables. Nous tiendrons
+nos lecteurs au courant de l'aventure, et leur dirons si M. de B... est
+venu réclamer une récompense en rapportant au château le sac de nuit en
+question.»
+
+--Que dis-tu de cela, Adrien? fit Mayran en passant à M. de Vermont le
+journal qu'il venait de lire.
+
+--J'ai vu ailleurs de semblables ordures, repartit le sceptique; dans
+certains pays d'Amérique, cela se fait couramment et avec non moins
+d'effronterie.
+
+--Cela ne se pratique pas encore avec impunité en France, repartit Paul
+avec emportement, et malheur à l'auteur, quel qu'il soit, de cette
+infamie! L'ayant lue, vous vous en souvenez, je levai brusquement
+la séance et je repartis pour la campagne.
+
+Mayran, en sa qualité de général, se montrait d'autant plus froid que
+les situations étaient plus graves.
+
+--Il y a ici quelqu'un en mauvaise passe, dit-il, mais qui? La réputation
+de Mme Berwick, dont on mettra le nom sur l'initiale incriminée. Berwick,
+qui évidemment ne se bat pas! Le journaliste? Il se retranchera derrière
+Berwick. Il excipera, comme on dit, de sa bonne foi, et si Paul pourfend
+le journaliste, le banquier reste debout.
+
+--Une provocation, dit Adrien, n'atteint donc pas le coupable. Elle met
+Mme Berwick en cause, et elle n'expose que Paul.
+
+--Il doit être pourtant possible de forcer Berwick à se battre, et je
+l'y forcerai, dussé-je le souffleter publiquement et périodiquement.
+
+--Tu iras en correctionnelle pour voies de fait, lui dit Vermont; et
+devant les tribunaux le nom de ta pauvre Dulcinée sera livré en pâture
+aux quolibets. Est-ce là ton but? Non, évidemment.
+
+Le général était pensif.
+
+--Il y a, dit-il, une chose que je n'aperçois pas. Quel intérêt Berwick
+a-t-il à diffamer sa femme, dans une feuille publique et à provoquer, de
+la part de l'homme qui s'intéresse à elle, des représailles inévitables?
+
+--Affaire de _chantage_, riposta M. de Vermont. Avec le tendre intérêt
+que notre ami porte à sa fille, il payera, pour faire taire, comme il a
+payé déjà pour sauver Mme Berwick d'un ignoble guet-apens!
+
+--On n'a pas tous les jours 300,000 fr. sous la main, ajouta M. de
+Breuilly avec une ironique tristesse. En attendant, messieurs,
+continua-t-il avec emportement, les faits se réduisent à ceci: Laure est
+aux mains d'un assassin, d'un empoisonneur, et Laure est ma fille! Elle
+n'a de protecteur que moi. Je tuerai le gorille, je tuerai Berwick.
+Parlons seulement des voies, moyens et armes. Vous serez naturellement
+mes témoins, et je suis l'offensé.
+
+--Dieu sait, dit le général, si je respecte tes sentiments, ton anxiété,
+ta colère. Mais voilà de ces extrémités auquel l'amour nous porte, et
+que, pour ma part, j'avoue n'avoir jamais connues! Et encore, s'il
+s'agissait de Charlotte elle-même, qui n'est plus, mais c'est de sa fille
+qu'il s'agit, et sa fille ne porte pas ton nom!
+
+--C'est pourtant le seul enfant qui me reste, repartit le comte avec un
+sanglot dans la gorge; tu n'as pas comme moi, Gustave, perdu les deux
+autres!
+
+--J'aimerais mieux pour toi, répliqua Mayran, que tu n'eusses jamais
+rencontré ni adopté cette enfant-là! Mais revenons à notre sujet: il y a
+devant nous, comme tu le dis, un gorille qui torture une femme. Une femme
+qui est ta fille! Il faut tuer le gorille pour la sauver. Eh bien! Nous
+allons au journal; nous demandons à parler à l'auteur de l'écho. On nous
+le nomme ou, par un scrupule que je conçois, le directeur du journal
+accepte la responsabilité de l'article. Nous l'examinons avec lui; il
+appert de là que le racontar est venu du dehors, et nous sommons le
+directeur d'en dénoncer l'auteur ou de se placer en face de toi. A
+compter de ce moment, nous avons livré deux noms que nous aurions tenu à
+taire; mais de quel droit irions-nous demander raison à Berwick, qui
+n'est pas moins outragé que vous deux? Il dira ne rien savoir.
+
+--Berwick sait tout, allez! dit M. de Breuilly. Lui seul a pu trahir ce
+que lui seul sait. Le soufflet que je lui réserve n'aura pas besoin de
+commentaires.
+
+--Mais alors, dit Adrien, de par ce soufflet il devient l'offensé.
+
+--Eh que m'importe! pourvu qu'il meure de ma main! Épée, sabre de
+cavalerie, pistolet, carabine, tout ce qu'il voudra, tout m'est égal!
+Et si l'on veut, successivement avec toutes ces armes, car c'est d'un
+duel à mort qu'il s'agit!
+
+--Les Américains, dit Adrien, ont une manière de trancher la difficulté:
+ils partent chacun avec une carabine chargée, de deux points opposés
+d'une forêt, et ils vont devant eux jusqu'à ce qu'ils se rencontrent.
+Le premier, qui aperçoit l'autre lui envoie une balle dans la tête et
+tout est dit.
+
+--Cela, objecta le général, dans nos idées françaises, ressemblerait fort
+à un assassinat, vu l'absence de témoins. Un braconnier à l'affût tirant
+sur un garde ne procède pas autrement.
+
+--Soyons sérieux, reprit Paul; le duel sera tout ce que vous voudrez,
+français, américain ou allemand, pourvu qu'il ait lieu. Dictez-en les
+conditions, je m'y range par avance.
+
+Mayran, voyant à quel paroxysme de fureur Paul était graduellement
+arrivé, lui dit alors avec la douceur et la fermeté d'un homme à qui son
+grade assure partout la préséance:
+
+--Veux-tu t'écarter un moment pour laisser à Adrien et à moi la
+possibilité d'échanger quelques mots à ce sujet?
+
+--De grand coeur, répondit M. de Breuilly; je vais passer un moment dans
+la salle de billard et attendre vos conclusions.
+
+A ces mots il sortit et l'on entendit rouler furieusement les billes sur
+le tapis vert.
+
+--Paul, dit Adrien au général, se croit déjà en face de l'ennemi.
+
+Mayran secoua la tête, et les deux hommes se parlèrent quelque temps à
+Voix basse.
+
+Tout à coup, le général ouvrit la porte de la salle de billard et, suivi
+de M. de Vermont, il dit à M. de Breuilly:
+
+--Paul, tu nous as pris pour arbitres; tu as accepté notre décision par
+avance; eh bien! ce duel est tout bonnement impossible, il n'aura pas
+lieu.
+
+Le comte parut d'abord atterré, puis il dit:
+
+--Impossible n'est pas français, il s'agit d'un père qui veut venger et
+sauver sa fille.
+
+--Eh bien! répliqua le général, c'est sur elle et sur toi que tu
+déchargerais ton arme, tu n'atteindrais pas Berwick.
+
+--Si tu frappes Berwick au visage, ajouta M. de Vermont, tu produis
+inévitablement un scandale, car, bâti comme il est, au lieu de riposter,
+il ira se plaindre, et alors, c'est Mme Berwick qui aura reçu le
+soufflet.
+
+Par respect pour l'amitié, Paul baissa la tête; mais il ne sortit plus
+de sa bouche un mot qui pût faire penser à ses deux amis qu'il avait
+ratifié leur sentence.
+
+A la suite de cette conversation, le comte retourna à Clamart; mais, dès
+que Mme de Breuilly se fut endormie et qu'Annette se fût retirée dans sa
+chambre, il sortit, armé, pour aller rôder, le reste de la nuit, autour
+du château.
+
+--A tout événement, pensa-t-il, je serai là.
+
+
+
+
+XV
+
+
+Il était entre onze heures et minuit lorsque Berwick, à l'insu de sa
+femme et de ses gens, sortit du château par une porte-fenêtre du salon,
+en portant une lanterne sourde et son fusil de chasse passé par la
+bretelle sur son épaule droite.
+
+Il appela le chien de garde et tous deux, furetant, commencèrent en
+silence le tour complet de la propriété. Ces rondes de Berwick étaient
+assez habituelles. C'était le seul moment où il pût vérifier sans témoins
+l'état des clôtures, la trace des pas dans le sable, et les trouées dans
+le taillis.
+
+La plus grande partie du parc était bordée par le saut-de-loup. Ce
+saut-de-loup n'était visible qu'au bord, rempli qu'il était jusqu'à fleur
+du sol par des arbustes épineux rasés à la faux et qui lui donnaient
+l'air d'une bande de pelouse. Le temps y avait, çà et là, pratiqué des
+trouées, et par endroits la végétation avait même disparu; mais, vu du
+parc, le site se trouvait dégagé partout, et le propriétaire, en se
+promenant n'apercevait pas ses propres limites.
+
+Berwick s'avançait, à pas lents, tantôt à ciel ouvert, tantôt sous les
+groupes d'arbres de haute futaie où serpentait l'allée, mais sans
+s'éloigner jamais beaucoup du fossé, au bord duquel il s'arrêtait par
+moments, regardant le sol et les herbes avec sa lanterne.
+
+La nuit était assez claire pour que le banquier distinguât les traces
+récentes du pas de sa femme et celle de son maître-valet.
+
+Quand il fut près du kiosque, il se dirigea de ce côté, y entra, regarda
+si quelque papier avait été oublié là; mais il n'y trouva qu'une chaise
+de jardin, déplacée par la dernière personne qui s'était assise devant
+la table, Laure certainement.
+
+Il ressortit du kiosque, qui était le point le plus éloigné du château,
+et, se souvenant que ce point avait été choisi par l'assaillant pour
+tenter l'assaut, il examina longuement les buissons et jusqu'aux pierres
+du mur.
+
+De ce point du parc, le château était naturellement invisible; autrement,
+M. de Breuilly et Laure ne l'auraient pas choisi pour une évasion. Un
+petit bois interceptait l'horizon, et ce n'est qu'au détour de ce bois
+que Berwick s'arrêta de nouveau et regarda la façade de son habitation.
+Toutes les fenêtres étaient obscures, excepté deux, l'une, celle de la
+chambre de Mme Berwick; l'autre, celle de sa propre chambre, où il avait,
+à dessin, laissé en sortant une lampe allumée.
+
+Du côté de la route un coin de haie, flanqué d'un saule et de quelques
+noisetiers, qui formaient une tache obscure. Le chien aspira l'air dans
+cette direction et il commença à gronder, mais les yeux de Berwick ne
+parvenaient pas à sonder ce fourré. Le chien persévérant dans son
+inquiétude, le banquier, par un mouvement instinctif, posa sa lanterne à
+terre et arma son fusil.
+
+Alors une silhouette foncée, que Berwick avait prise pour celle d'un
+tronc de saule, parut mouvoir deux de ses branches. Le craquement léger
+d'une batterie que l'on arme répondit à la démonstration belliqueuse
+de Berwick, et le chien, une patte levée, tomba définitivement en arrêt.
+
+Il éventait fortement dans la direction de la haie, et grondait toujours,
+mais très bas, quoique plus rageusement.
+
+Rien ne ressemble au craquement d'une batterie comme un craquement de
+branches dans un vieux arbre, à la moindre brise; cependant, vu l'attitude
+du chien, le doute n'était guère permis, il y avait là quelqu'un.
+
+--Qui va là? cria Berwick d'une voix faible, mais distincte.
+
+Pas de réponse.
+
+Alors, de peur de s'aventurer inconsidérément, le banquier ramassa une
+Petite pierre et la lança par-dessus le saut-de-loup, dans la direction
+du fourré.
+
+La silhouette fit un mouvement, le chien aboya, et son maître répéta la
+question: «Qui va là?» mais, cette fois, d'un ton plus impérieux.
+
+--L'ennemi! répondit cette fois le fantôme, dont le visage s'accentua au
+clair de lune; car il avait fait un pas en avant, sur la provocation de
+Berwick, et la forme de son corps se dessinait maintenant sur la pâleur
+de l'horizon nocturne.
+
+Sans donner au banquier stupéfait le temps de faire un seul mouvement,
+M. de Breuilly avait épaulé son fusil et mis en joue son adversaire.
+
+--Ne bougez pas, monsieur Berwick! lui cria-t-il, et alors je ne tirerai
+pas. Seulement, déposez votre fusil!
+
+Le banquier obéit machinalement à cette injonction terrible en couchant à
+terre son fusil armé.
+
+Paul abaissa son arme, mais en la conservant à la main.
+
+--Je suis heureux, reprit le comte, d'un hasard qui me procure un
+entretien décisif avec vous. Vous reconnaissez-vous l'auteur d'un écho
+publié dans un journal d'avant-hier et qui met en scène madame Berwick,
+vous et moi?
+
+--Non! répondit le banquier, et j'ignore ce dont vous me parlez, monsieur
+le comte!
+
+--Vous mentez! dit Paul, et vous m'en rendrez raison!
+
+--Me battre avec vous? Ce serait une singulière façon de reconnaître un
+signalé service que vous m'avez rendu! Mais ne vous ai-je pas moi-même
+offert la restitution d'une somme que vous ne me réclamiez pas, et de
+laquelle il n'existe aucune reconnaissance écrite, ni aucune trace?
+
+--Vous mentez! répéta de Breuilly; cette preuve existe, et si elle
+n'existait pas, vous ne m'auriez rien offert du tout! Vous ne l'avez fait
+qu'après avoir épuisé tous les moyens, l'obsession, la menace,
+la violence même, et la violence envers une femme!
+
+--Mais, monsieur, cette femme est ma femme!
+
+--Cette femme est ma fille! riposta le Comte. J'ai considéré comme un
+devoir de la sauver du déshonneur au prix de ma fortune. Aujourd'hui je
+considère encore comme un devoir de la délivrer de son bourreau, même au
+prix de ma vie. L'un de nous est de trop ici-bas; nous allons régler
+cette affaire à l'instant même!
+
+--Mais c'est un duel sans témoins, un assassinat!
+
+--Pardon, monsieur Berwick, dans un assassinat les deux adversaires ne
+sont pas pareillement armés et prévenus. Lavons donc notre linge sale
+en famille! Nous avons pour cela tout ce qu'il faut! Il est minuit
+quarante-cinq, ajouta-t-il en consultant rapidement sa montre. Sur le
+coup d'une heure, aux cloches du Plessis-Piquet, nous épaulerons et le
+premier prêt tirera! Reprenez votre fusil et tenez-vous en garde!
+Si vous essayez de fuir, vous êtes un homme mort!
+
+Dompté par la volonté de M. de Breuilly, Berwick, déjà plus mort que vif,
+Ramassa son fusil.
+
+Juste à ce moment, l'horloge de l'église sonna au loin les trois
+quarts....
+
+A minuit, Mme de Breuilly se réveilla; elle regarda la pendule, après
+s'être assurée que son mari était absent; il était donc ressorti?
+Pourquoi? Elle fut atterrée, car jamais il n'était arrivé pareille chose.
+Rien n'annonçait, dans l'état de la chambre de Paul, qu'il fût sorti
+précipitamment. Tous les objets étaient à leur place accoutumée. Non,
+cependant! Le fusil de chasse, le beau Devismes de M. de Breuilly n'était
+point suspendu à des cornes de chamois, entre les deux fenêtres! Paul
+était parti en costume de chasseur, après être revenu de Paris en costume
+de ville. Cette transformation et ce départ s'étaient opérés entre dix
+heures et demie, heure de l'arrivée du train, et le moment où Blanche
+avait rouvert les yeux.
+
+Dans son trouble, elle appela Annette. Annette ne savait rien, n'ayant
+rien entendu. Elle se releva aussi. Les deux femmes cherchèrent ensemble.
+Paul avait fermé la porte de la maisonnette et emporté la clef. Mme de
+Breuilly pouvait sortir, en cas ne nécessité, par une des fenêtres du
+rez-de-chaussée; mais son mari avait prémédité une absence de quelque
+durée, sans quoi, dans ce village profondément endormi, il aurait, pour
+une absence de quelques instants seulement, laissé la clef dans la
+serrure, et la porte fermée au pêne.
+
+Enfin, Paul n'était pas dans le jardin.
+
+Ces constatations rapides furent opérées en silence.
+
+A une heure du matin, M. de Breuilly n'étant, pas de retour Mme de
+Breuilly, qui s'était habillée, partait.
+
+Pour aller où?
+
+Pour suivre le premier des chemins que prenait habituellement son mari
+dans ses promenades. Mais l'un l'aurait conduite à Fleury, l'autre dans
+la plaine haute du Plessis-Piquet, deux directions opposées.
+
+Annette accompagnait sa maîtresse. Elles se consultèrent. La situation
+était inquiétante. La lune était levée. Sans savoir pourquoi, Blanche et
+Annette marchèrent dans la lumière, plutôt que de s'enfouir dans l'ombre.
+
+Elles arrivèrent ainsi, en peu de temps, mais en un siècle selon la
+mesure de leur impatience, sur la lisière du bois, du côté du Plessis.
+
+Là, elles parcoururent la plaine d'un regard attentif. Il n'y avait
+personne. Cependant un chien hurlait dans l'éloignement, sur la gauche.
+Elles marchèrent de ce côté.
+
+À quelque distance du château, elles remarquèrent une certaine
+agitation: des lumières couraient dans les fenêtres et dans le parc,
+chose inexplicable à pareille heure.
+
+L'une de ces lumières longeait rapidement le saut-de-loup; elle était
+portée par une jeune femme qui précédait plusieurs personnes. A peine
+vêtue, les cheveux en désordre et flottants sur ses épaules, elle
+avançait, l'oeil en terre, fouillant du regard les herbes et les buissons
+à droite et à gauche.
+
+Blanche, qui n'apercevait que par le dos cette femme éperdue, suivit,
+avec Annette, le sentier extérieur au saut-de-loup, comme si le même
+danger, le même malheur enchaînait ses pas à ceux de ces chercheurs
+enfiévrés. Par moments, ils disparaissaient derrière les arbres, mais
+pour reparaître bientôt, marchant toujours le long de la clôture et
+guidés par un chien, qui semblait, lui, savoir mieux que personne où il
+allait.
+
+Tout à coup le chien s'arrêta. Les personnes attachées à ses pas firent
+halte et formèrent une sorte de cercle. Il y avait à terre un homme tombé
+sur la face. Un fusil était encore entre ses mains et couché sous lui en
+travers. Des domestiques le placèrent sur le dos, tandis que la jeune
+femme avançait la lumière vers le visage de la victime.
+
+--Mort! murmurèrent les assistants d'une seule voix.
+
+--Mort! en êtes-vous sûrs? demanda la jeune femme, qui s'était retournée
+pour interroger les personnes qui l'accompagnaient.
+
+En ce moment, le visage de l'inconnue fit face à Blanche, glacée de
+terreur, qui se tenait immobile avec Annette, sur le chemin bordant le
+saut-de-loup.
+
+Ce visage pâle fit frissonner Mme de Breuilly. C'était le même qu'au
+Bois, du temps d'une jalousie naissante, son mari avait salué, dans le
+moment où la flèche du landau bleu menaçait de renverser le coupé de
+Blanche.
+
+C'était le même visage qui s'était offert à elle rue de la Condamine.
+C'était la main de cette femme qui lui avait tendu une carte sur laquelle
+on lisait: Laure Widmer.
+
+Un pressentiment sinistre concentra sur le champ l'attention de Blanche
+sur les traits du mort. Cet homme replet et presque chauve n'était pas
+M. de Breuilly, mais il avait un trou noir entre les yeux.
+
+La façon dont était tombé son fusil marquait assez qu'il ne s'était pas
+tué lui-même.
+
+Le maître-valet dit:
+
+--On a tiré sur monsieur de l'autre côté du chemin. Les chiens sont
+abattus, le fusil est déchargé, donc monsieur s'est défendu.
+
+--Il s'est défendu? répéta la jeune femme, qui était tombée à genoux à
+côté du cadavre. Il a tiré sur... Ah! mon Dieu! Et rejetant ses cheveux
+en arrière, elle se redressa comme par une détente:
+
+--Il faut que je sorte d'ici! que je voie!...
+
+Mais, comme il n'y avait nulle porte à proximité, elle s'élança vers le
+saut-de-loup, sans s'inquiéter de l'existence du fossé et, alerte comme
+un chevreuil, elle se laissa glisser le long du mur, courut à travers les
+broussailles jusqu'à l'éboulis par où elle avait déjà dû s'enfuir, sans
+s'inquiéter des lambeaux de robe qu'elle laissait aux épines du chemin,
+et elle reparut sur la crête opposée; puis, elle revint, en courant,
+en face de l'endroit où les domestiques étaient occupés à relever, pour
+l'emporter, le corps de leur maître.
+
+--Qui cherchez-vous? s'écria Blanche en se jetant au devant de Mme
+Berwick.
+
+--Venez, cherchons ensemble! fut l'unique réponse de la jeune femme.
+
+Tout à coup Blanche, Annette et Laure poussèrent un cri d'horreur:
+
+--Mon mari! Mon maître! Mon père!
+
+C'était Paul de Breuilly qu'elles venaient de reconnaître, respirant
+encore, malgré une blessure à la poitrine d'où le sang coulait à flots.
+Ses courtes moustaches encore blondes, sa barbiche pointue, ses cheveux
+coupés courts, enfin sa fière attitude jusque dans les défaillances
+suprêmes, lui donnaient une vague ressemblance avec le duc de Guise,
+dans le tableau de Paul Delaroche.
+
+Annette souleva le buste de son maître, qui ouvrit les yeux et sembla
+reprendre une sorte de vie en voyant réunis les deux êtres qu'il
+chérissait.
+
+L'oeil égaré, la main fiévreuse, Mme de Breuilly cherchait, avec son
+mouchoir à arrêter le sang de la blessure.
+
+Laure s'arrachait les cheveux et, se jetant sur Paul à corps perdu, elle
+l'appelait des noms les plus tendres....
+
+--Mais qui êtes-vous donc enfin, madame? s'écria Blanche, pour qui ce
+partage de sa douleur était trop cruel, en repoussant brusquement la
+femme de Berwick.
+
+--Votre fille! articula le blessé; quoi qu'il advienne, aimez-la bien!...
+
+Les deux femmes se regardèrent; la mère comprit tout, pardonna tout!
+Elle sentit s'enfuir ses défiances et ses soupçons et, dans un élan
+sublime, elle ouvrit ses bras à la fille de Charlotte, qui y tomba en
+gémissant!
+
+Paris, 1883.
+
+LE GORILLE
+FIN
+
+
+
+
+ * * * * *
+
+
+
+
+LOIN DES YEUX LOIN DU COEUR
+
+par
+
+OSCAR MÉTÉNIER
+
+
+Avril 1889.
+
+Imprimerie E. Mazereau, Tours.
+
+
+
+
+Un matin du mois de septembre 1879, le capitaine Villefort descendit de
+cheval sur la place du Château, à Saint-Germain-en-Laye. Il jeta la bride
+à son ordonnance.
+
+--Conduis les chevaux à l'écurie, et reviens me trouver ici.
+
+Il désignait la terrasse d'un café qui faisait face à l'église.
+
+--Bien, mon capitaine!
+
+Et tandis que le chasseur s'éloignait au grand trot, le capitaine alla
+s'attabler au café qu'il avait désigné, puis il parut s'absorber dans
+l'observation des fidèles qui défilaient devant lui pour se rendre à
+l'église.
+
+C'était un dimanche; les cloches sonnaient à pleines volées. Saint-Germain
+est une vraie ville de province, plantée à peu de kilomètres de Paris.
+Excepté à l'heure des trains, en temps ordinaire, les rues sont assez
+mornes, mais, ce jour-là, tout Saint-Germain bat le pavé.
+
+Une demi-heure après, l'ordonnance était de retour.
+
+--Promène-toi sur la place, lui dit l'officier, tout à l'heure j'aurai
+besoin de toi.
+
+Le brosseur fit le salut militaire, et se retira.
+
+Quelques minutes s'étaient à peine écoulées, qu'un groupe déboucha de la
+place et parut requérir toute l'attention du capitaine. Un vieillard à
+cheveux blancs donnait le bras à une dame âgée. Près d'eux marchait
+une jeune fille, simplement quoique fort élégamment vêtue et portant un
+livre d'Heures.
+
+Ces trois personnages étaient suivis à quelques pas d'un vieux domestique.
+
+--Bonnivard! appela le capitaine.
+
+L'ordonnance accourut.
+
+--Tu vois ce vieux bonhomme qui suit ses maîtres!
+
+--Oui, mon capitaine.
+
+--Tu vas l'accoster, lui demander s'il ne s'appelle pas François, et
+s'il n'est pas au service de monsieur de Sermaise.
+
+--Bien, mon capitaine!
+
+--Il te répondra: oui, alors tu lui diras que l'officier dont tu es
+l'ordonnance désirerait le voir à l'issue de la messe. S'il consent à se
+rendre à ton invitation, tu l'attendras et tu le conduiras chez moi, rue
+Saint-Thomas, numéro 2.
+
+--Et s'il demande de la part de qui je viens?
+
+--Tu ne répondras rien, répliqua vivement le capitaine, ou plutôt tu lui
+diras simplement: de la part d'un officier qui connaît ses maîtres. Pas
+d'indiscrétion!
+
+--Compris, mon capitaine!
+
+L'ordonnance cligna de l'oeil d'un air entendu, et gravit rapidement
+Les degrés de l'église. C'était un garçon précieux que Bonnivard. Né sur
+les hauteurs de Belle-ville, il réalisait le type du gamin de Paris.
+Successivement sculpteur sur bois, figurant, puis artiste dans les
+Petits théâtres de banlieue, le hasard de la circonscription avait fait
+de lui, à vingt et un ans, un chasseur à cheval. Amoureux de sa liberté,
+dédaigneux des honneurs, il avait préféré passer tranquillement son
+congé au service d'un officier célibataire, plutôt que de se plier aux
+exigences quotidiennes du métier militaire. Piètre soldat, mais excellent
+brosseur, très apprécié de son capitaine, dont il avait acquis la
+confiance entière.
+
+Sûr que la mission dont il l'avait chargé serait exactement remplie,
+l'officier rentra chez lui, très soucieux. Le capitaine Villefort avait
+trente-cinq ans; son abord, très dur, décourageait par une froideur
+invincible. La couleur foncée de ses cheveux coupés ras, un peu
+grisonnants sur les tempes, ajoutait encore à l'austérité de sa mine.
+Il était depuis peu de temps remonté dans son appartement, quand
+Bonnivard arriva ramenant le vieux domestique.
+
+Introduit aussitôt, François s'arrêta, rendu muet par l'émotion, sur le
+seuil de la porte.
+
+--Ah! monsieur Pierre! fit-il d'une voix étranglée, j'avais comme un
+pressentiment...
+
+--Mais oui, Pierre, fit en souriant le capitaine qui tendit en même temps
+la main au vieux serviteur, tu me reconnais donc encore, toi?
+
+--Si je vous reconnais, moi qui vous ai élevé!
+
+--Une éducation qui ne t'a guère réussi.
+
+--Ah! Pouvez-vous dire, monsieur Pierre? Vous avez bien quelques défauts,
+mais aussi de grandes qualités.
+
+--Des qualités, moi? fit le capitaine d'un air étonné. Je t'ai pourtant
+fait assez enrager ... et même souffrir.
+
+François secoua la tête.
+
+--Tout cela n'est rien, répliqua-t-il.
+
+--Tu es un homme antique, mon vieux François. Alors, sincèrement, tu es
+content de me revoir?
+
+--Si je suis content!... dès l'instant que ce n'est pas à la maison.
+
+--J'y serais donc mal reçu? demanda le capitaine, d'un ton plein
+d'amertume.
+
+--Je n'ai pas dit cela, monsieur Pierre.
+
+Il y eut un moment de silence que François rompit le premier.
+
+--Alors, vous n'êtes plus à Lunéville?
+
+--J'y étais encore, il n'y a pas huit jours ... mais j'ai été
+changé... Maintenant, écoute, François, donne-moi ta parole de ne pas
+dire à la maison que tu m'as rencontré.
+
+--Oui, monsieur, à moins que votre oncle, monsieur de Sermaise, ne me le
+demande, car je lui dirais la vérité.
+
+--Oh! mon oncle ne doit pas parler de moi bien souvent.
+
+De nouveau François garda le silence.
+
+--Et maintenant, dit brusquement le capitaine, quelle est cette demoiselle
+que j'ai vu entrer avec vous à l'église tout à l'heure?
+
+--Comment se fait-il que vous ne me parliez pas d'abord de madame
+Villefort, votre mère?
+
+--J'ai eu de ses nouvelles dernièrement, avant mon départ de Lunéville.
+
+--C'est une longue histoire, monsieur Pierre. Je pensais que vous le
+saviez ... puisque madame votre mère vous écrit quelquefois.
+
+--Deux ou trois fois par an ... mais j'ignorais l'existence de cette
+demoiselle.
+
+--Pour que madame ne vous ai rien dit, il faut qu'elle ait ses raisons,
+et alors moi, qui suis au service de madame....
+
+--Et plus au mien! interrompit Villefort.
+
+--Je ne parle pas non plus de mademoiselle, acheva François.
+
+--Il y a donc quelque chose à reprendre? Autrement, tu ne te gênerais pas
+pour parler.
+
+--Il n'y à rien à reprendre dans un secret; ce qui serait à reprendre, ce
+serait de le trahir.
+
+--Ainsi, mademoiselle est un secret. Tu es discret, c'est bien. Je
+m'arrangerai autrement pouf apprendre ce que je désire savoir. Au revoir,
+mon vieux François, sans rancune.
+
+--Monsieur Pierre sait bien que je suis à sa disposition entière pour
+tout ce qu'il me sera possible de faire pour lui.
+
+--J'y compte bien.
+
+Et ayant de nouveau serré la main du vieux serviteur, le capitaine
+Villefort le reconduisit jusqu'à la porte.
+
+Après cet entretien qui, en somme, ne lui apprenait rien, Pierre Villefort
+resta rêveur; il songea à son passé, à cette jeunesse orageuse qui lui
+avait aliéné l'affection des siens, à l'exception peut-être de celle de
+l'homme qu'il avait fait le plus souffrir, après ses parents, le vieux
+François.
+
+Le capitaine Villefort avait perdu son père très jeune. Sa nature
+ombrageuse et rebelle avait refusé de se plier sous le joug, pourtant
+très doux, de M. de Sermaise. Après des années de dissipation, il avait
+rompu avec éclat et, laissant plongés dans le deuil les deux êtres qu'il
+eût dû chérir, son oncle et sa mère, il s'était engagé.
+
+A la maison Sermaise, où il eût pu vivre heureux, on avait retourné sans
+une plainte contre la muraille le portrait de l'ingrat, attendant, pour
+lui faire reprendre sa place, le retour de l'enfant prodigue. Par bonheur,
+la vie rude du régiment avait apaisé le tempérament fougueux de Pierre
+Villefort. Il était resté sombre, taciturne, se liant difficilement;
+devenu officier, il n'avait jamais eu avec ses camarades que des relations
+polies, point d'intimité. A des reprises différentes, il s'était senti au
+coeur le désir de voir M. de Sermaise, d'embrasser sa mère. Son orgueil
+s'était toujours révolté devant l'acte de soumission qu'il eût fallu
+faire, et voilà que le jour où, vaincu enfin, complètement amendé, il
+revenait demander le pardon des injures passées, il trouvait sa place
+prise, au foyer de sa famille, et par une étrangère!
+
+Car, il n'en pouvait douter, cette jeune fille, que François appelait
+mademoiselle, sur le compte de laquelle il refusait de s'expliquer, ne
+pouvait être qu'une enfant d'adoption, chez qui les deux vieillards
+avaient concentré l'affection qui lui était due, à lui, Villefort! Sans
+quoi pourquoi ces réticences?
+
+Le capitaine se perdait en conjectures; il se promit de savoir, _per fas
+et nefas_, qui était cette intruse, mais pendant plusieurs jours, son
+esprit hésitant et orgueilleux ne s'arrêta à aucune résolution.
+
+Le dimanche suivant, le capitaine Villefort monta à cheval, et vers onze
+heures, il se trouva devant l'église, au moment où les fidèles sortaient
+à pas lents de la grand'messe.
+
+Il put alors voir de face et fort distinctement sa mère, son oncle, la
+jeune personne qui les accompagnait, et derrière eux, le vieux François,
+sans leur laisser au grand trot qu'il menait, d'autre loisir que celui de
+s'écarter sur son passage. Il n'en fut pas de même de François. Les yeux
+des deux hommes se rencontrèrent, mais Pierre détourna la tête et
+François baissa la sienne.
+
+Tout cela fut l'affaire d'une minute.
+
+Pierre Villefort avait vu la demoiselle, elle lui parut avoir dix-huit
+ans et être d'agréable tournure. Plus elle lui parut jolie, plus il la
+détestait d'instinct.
+
+En jeune et habile commère qu'elle était, n'avait-elle pas su, par des
+manoeuvres savantes, se faire un nid dans la maison, sa maison à lui, où
+il avait perdu droit de cité?
+
+Toutes les colères, tous les sentiments justes ou injustes qui avaient
+séparé Pierre des siens bouillonnaient à cette heure en lui, et c'était
+sur l'usurpatrice que ces colères allaient tomber?
+
+Elle était pieuse ... en apparence, mais il ne manque pas d'hypocrites!
+Et l'hypocrisie était de mise avec des dévots comme M. de Sermaise et sa
+soeur.
+
+Donc le capitaine Villefort n'eut plus qu'une pensée: _la vengeance_.
+
+Il résolut à tout prix de faire l'autopsie morale de l'inconnue, afin de
+_la démolir_ ensuite plus sûrement.
+
+Dans la course désordonnée à laquelle il se livra sur les collines des
+environs, en sortant des murs de Saint-Germain, il atteignit sans le
+savoir la Porte Jaune qui est un des accès de la forêt de Marly. Quand
+il se fut engagé un peu avant dans ces routes étroites et montueuses,
+capitonnées d'herbes, de bruyères, et sur lesquelles des chênes altiers
+projettent l'ombre de leurs obliques rameaux, il attacha son cheval à
+l'angle du premier carrefour venu et, le dos appuyé contre les racines
+d'un tronc gigantesque, enfouies sous des gerbes de fougères de six
+pieds de haut, au milieu de la paix profonde du bois, il fit un retour
+sur lui-même et songea. Après tout, si c'était une parente éloignée,
+recueillie par devoir autant que par inclination, l'attentat commis au
+détriment de Pierre perdait de son importance. En somme, c'était lui qui,
+à vingt ans, avait fui pour s'engager, le toit maternel, et si le temps
+n'avait fait qu'aggraver la situation, l'inconnue n'en était pas le
+premier auteur. Si elle avait un droit, un prétexte quelconque de se
+trouver là, il restait à savoir dans quelles mesures et dans quelles vues
+elle en avait usé.
+
+Propriétaire foncier, établi à Saint-Germain depuis plus de trente ans,
+M. de Sermaise devait y avoir un notaire. Ce notaire devait savoir bien
+des choses. Et, s'il était blessant pour un neveu, comme, pour son oncle,
+que le neveu demandât des informations sur sa propre famille à un
+officier ministériel, il ne l'était pour personne qu'un tiers se
+présentât chez ce dernier, comme s'il songeait à épouser la pupille (on
+pouvait lui prêter cette qualité) de M. de Sermaise.
+
+Seulement, Pierre Villefort ne savait à qui confier cette mission
+délicate. Il n'avait aucun ami dans son régiment; quant à paraître
+lui-même, il n'y songeait pas, car il ne voulait pas se nommer, et moins
+encore user d'un faux nom.
+
+Il songea bien au Frontin que le hasard lui avait fourni en la personne
+de son brosseur; mais il fallait alors lui faire une confidence devant
+laquelle l'orgueil légitime de Pierre se cabrait.
+
+Fallait-il attendre que la glace fût rompue entre lui et les officiers
+De son régiment pour choisir entre eux un _alter ego_ qui ferait la
+commission? Mais cela pouvait durer et la vengeance est impatiente,
+quoique moins impatiente que l'amour.
+
+--Allons, conclut Villefort après un temps de réflexion, je crois
+décidément qu'en fait d'ami je ferai bien de m'en tenir à Bonnivard. Mon
+drôle est intelligent. Pour un peu d'argent, il marchera et parlera
+comme je voudrai.
+
+Un matin que le capitaine fumait sa pipe dans sa chambre, tandis que son
+Ordonnance ajustait sur un fauteuil l'uniforme bien brossé et les armes
+bien astiquées de son chef:
+
+--Bonnivard, dit Villefort, j'ai une mission à te confier.
+
+--A votre service, mon capitaine.
+
+--C'est délicat. Je voudrais avoir des informations positives sur une
+jeune personne de cette ville, et je ne peux pas les prendre moi-même.
+Tu vas aller chez un notaire et tu te présenteras comme pour prendre des
+renseignements sur une personne que tu désirerais épouser.
+
+La famille de Sermaise habite rue de Mantes, au coin de la rue Trompette.
+Ce que je veux savoir, c'est le nom d'une demoiselle qui demeure dans
+cette maison et qui ne doit avoir aucun lien de parenté avec la famille
+de Sermaise. Bref, tu feras attention à tout ce que le notaire te dira.
+Tu remarqueras, si tu le peux, ce qu'il évitera de te dire et tu me
+rendras du tout un compte scrupuleux. Si je suis content de toi, tu auras
+un louis.
+
+--Avez-vous souvent de ces commissions-là, mon capitaine!
+
+Villefort ne répondit rien; puis, après un tour de chambre:
+
+--A propos, il se peut que le notaire te parle d'une dame Villefort,
+parente de M. de Sermaise, et ma parente éloignée. Il n'y a pas à
+insister là-dessus.
+
+--Compris, mon capitaine.
+
+--C'est très bien, et tâche de ne pas oublier ton rôle.
+
+--Pas de danger, mon capitaine! Je suis _artiste_, moi! Ah! si vous
+aviez pu me voir dans le _Roman d'un jeune homme pauvre_, de M. Octave
+Feuillet, aux Folies-Belleville!
+
+Le brosseur s'esquiva; il se brossa les cheveux avec une raie au milieu
+du front, cira ses moustaches, et reparaissant devant le capitaine en
+pantalon de toile et en manches de chemises:
+
+--Et le costume de mon nouvel emploi, mon capitaine?
+
+Villefort tira de son porte-manteau un complet d'été et des bottines.
+
+--Il ne me manque plus maintenant que des gants et un stick, mon
+capitaine.
+
+--Tu n'as pas tes gants d'ordonnance?
+
+--Jamais de la vie! J'aurais l'air d'un fantassin déguisé. Des gants de
+Suède, s'il vous plaît!
+
+Villefort souscrivit à cette fantaisie en souriant, et considéra un
+instant le chasseur à cheval transformé en pékin aisé.
+
+--Le notaire de la famille de Sermaise doit être Me Balaru, demeurant rue
+de Pontoise. Maintenant file, et ne flâne pas trop en chemin.
+
+--Je ne tiens pas à rencontrer le colonel dans ce costume!
+
+--Je vais donc enfin les tenir tous, pensa Villefort, y compris les
+ficelles avec lesquelles cette aventurière les fait tous mouvoir.
+
+Comme il se berçait de cette amère espérance, Bonnivard reparut d'un air
+assez satisfait.
+
+--Réponse du notaire, mon capitaine:
+
+«Comme dépositaire des intérêts de l'honorable M. de Sermaise, il ne
+m'appartient, monsieur, de vous répondre que ce que tout le monde peut
+savoir. M. de Sermaise vit dans son immeuble avec sa soeur veuve et
+ils ont près d'eux une jeune orpheline alsacienne, Mlle Soultznach,
+recueillie d'abord par l'asile du Vésinet, puis, adoptée par M. de
+Sermaise, qui, moyennant une adoption régulière conforme aux articles 344
+et suivants du code Napoléon, lui a conféré le droit de signer et de se
+faire appeler Geneviève de Sermaise. L'orpheline ainsi adoptée aura en se
+mariant, si elle se marie, ce qu'il plaira à son bienfaiteur de lui
+donner en dot, s'il juge à propos de lui donner quelque chose. Toutes ces
+personnes jouissent d'une considération exceptionnelle et méritée. Je
+suis votre très humble.»
+
+--C'est du La Palisse tout pur, pensa Villefort, en secouant la cendre de
+sa pipe sur le bord de la cheminée. Maintenant, rends-moi mes effets,
+voici ton louis.
+
+Dès qu'il fut seul, il prit un code, qui était du nombre infiniment
+restreint des livres de sa bibliothèque et il médita profondément sur le
+titre de l'adoption. Pierre était bien l'héritier de sa mère qui était
+presque pauvre, mais il n'était pas l'héritier réservataire de son oncle
+qui pouvait disposer de toute sa fortune, comme bon lui semblait. Au
+contraire, l'adoption de Geneviève par M. de Sermaise, conférant à la
+jeune fille le droit d'enfant légitime, si M. de Sermaise entendait
+attribuer à son neveu Pierre la quotité disponible, soit la moitié de son
+bien, Geneviève était héritière réservatrice et de plein droit de l'autre
+moitié.
+
+--Et voilà, se dit le capitaine, ce que j'ai gagné à m'engager par un
+coup de tête! J'ai perdu cent cinquante mille francs! On m'a fabriqué
+de toutes pièces une pseudo-cousine et, pour me récupérer, il ne me
+resterait qu'à épouser la susdite! Une lâcheté à laquelle je ne me
+résoudrai jamais! Ou bien, dans mon désir de m'assurer la quotité
+disponible de l'héritage de mon oncle, il me faudrait feindre des
+sentiments que je n'ai pas. Je me sens aussi incapable de cette lâcheté
+que de la première; j'ai vécu de ma solde et de quelques bribes de
+l'avoir paternel, je continuerai! Mais, auparavant, j'aurai pulvérisé
+Geneviève Soultznach! J'aurai acheté assez cher ce dernier plaisir!
+
+A quelque temps de là, c'est-à-dire vers la mi-octobre et comme Villefort
+couvait sa haine, épiant une occasion favorable pour l'assouvir, son
+brosseur lui fit une ouverture assez originale. Les vingt francs
+l'avaient mis en goût.
+
+--Mon capitaine, dit-il, un jour que Pierre n'était pas trop houleux,
+si je ne craignais pas de déplaire à mon capitaine, je lui dirais que,
+par une circonstance du petit dieu Cupidon, je me trouve avoir des
+intelligences dans la place.
+
+--Quelle place? demanda brusquement Villefort.
+
+--La place assiégée, rue de Mantes, au coin de la rue Trompette.
+
+--La cuisinière sans doute? fit vivement l'officier de cavalerie.
+
+--Naturablement? répliqua l'ordonnance.
+
+--Et que diable ferai-je de ton intrigue avec une servante?
+
+--Ce qu'aucun notaire ne dira, cette fille le sait et me l'a dit.
+
+Pierre songea aussitôt que des papiers de M. de Sermaise avaient pu
+tomber entre les mains de cette fille et, ramené par le respect de
+lui-même au respect de la famille, il répliqua vertement à son brosseur:
+
+--Il faut que cette gueuse soit bien osée, pour entretenir un soldat de
+secrets qu'elle vole et qui ne regardent ni toi, ni elle; elle pourrait
+se contenter de te faire déguster le vin de la cave, ce dont, j'imagine,
+elle ne se fait pas faute.
+
+--Je mentirais, mon capitaine, si je ne convenais que le vin est bon;
+mais il paraît que ces personnes ont un autre enfant que Mlle de Sermaise
+et qu'ils seraient bien aise de le revoir....
+
+--Quel rapport y a-t-il entre cela et moi? interrompit brutalement
+Villefort.
+
+--C'est que, à ce qu'elle m'a dit ... c'est un officier ... il serait à
+Lunéville, et ... il porte le même nom que vous, mon capitaine!
+
+Pierre maudit en cet instant la fantaisie qu'il avait eue de parler à
+son brosseur de M. de Sermaise, mais il était trop tard pour reprendre
+ses paroles.
+
+--Un mien cousin, en effet, un parent éloigné ... je ne puis rien faire
+à tout cela.
+
+Là-dessus, Pierre improvisa une commission pour son ordonnance et il le
+Congédia pour être seul.
+
+--Alors, pensa-t-il, me voilà la fable de mes subordonnés. Mon histoire,
+celle de ce coucou d'Alsace, court les cuisines! On fait des allusions
+devant moi, on ne rit pas devant moi, mais on rit quand j'ai le dos
+tourné. Il faut que tout cela finisse. Je ferai n'importe quelle rentrée
+sur la scène, pourvu que ce soit le fouet à la main! Et alors gare au nez
+des moqueurs?
+
+Le même soir, un commissionnaire, qui n'était pas l'ordonnance du
+capitaine, remettait à François un billet de Pierre, dont celui-ci ne
+reconnut pas l'écriture, pour l'excellente raison que, depuis dix ans,
+il était devenu presque aveugle; mais, comme il tenait Geneviève en
+estime particulière, il lui porta le billet à lire.
+
+Ce billet contenait ces seuls mots:
+
+«Mon bon François, j'ai besoin de te parler. C'est demain mardi, jour
+de marché; passe en allant ou en revenant, rue Saint-Thomas, numéro 2.
+--P.V.»
+
+François, à cette lecture, reprit le billet des mains de la demoiselle
+un peu plus vite que la bienséance ne le comportait,
+
+--Cela vous chiffonne, François, de me l'avoir donné à lire.
+
+--Il est vrai, Mademoiselle! Que Mademoiselle daigne m'excuser!
+
+--Parce que c'est un secret à vous?
+
+--Peut-être bien ... en effet!
+
+--Il paraît, ajouta-t-elle, que M. Pierre est ici?
+
+--N'en dites rien, Mademoiselle, c'est trop extraordinaire!
+
+--Je ne vous comprends pas, François; il n'y a qu'une chose
+extraordinaire; c'est qu'il ne soit pas toujours ici! Ses parents
+seraient si heureux!
+
+--C'est à savoir, murmura François en secouant tristement la tête.
+
+--Enfin, vous irez, n'est-ce pas?
+
+--Il le faut bien!
+
+--Je suis sûre que vous l'avez déjà revu?
+
+--Que Mademoiselle ne me questionne pas, je ne pourrais lui répondre que
+la vérité, et j'ai promis de ne rien dire! Mais vous ne direz rien, vous
+non plus, n'est-ce pas?
+
+--C'est une conspiration, à ce que je vois!
+
+Et la jeune fille se mit à fredonner l'air des conspirateurs de _la Fille
+de Madame Angot_ et elle se retira épanouie sans s'expliquer davantage.
+
+Le lendemain, entre huit et neuf heures, François frappait à la porte du
+Capitaine Villefort.
+
+Le capitaine lui tendit la main et lui désigna une chaise; puis il
+s'enfonça jusqu'aux aisselles dans son fauteuil.
+
+--François, lui dit-il sans préambule, M. de Sermaise, mon oncle, a
+pris à son service une fille qui vole son vin pour les soldats de la
+garnison...
+
+--Cela ne me surprend pas. J'avais cru m'apercevoir de quelque
+chose ... des bouteilles bouchées, mais fades, fades comme si on les
+avait remplies d'eau. Oh! Le compte y était tout de même.
+
+--Mais elle ne vole pas seulement le vin de l'oncle, elle fouille dans
+ses papiers quand vous êtes tous dehors, et elle surprend nos secrets
+de famille. Puis elle les redit à tel homme de mon escadron que je
+pourrais désigner. C'est ignoble!
+
+--Vous me faites frémir, monsieur Pierre, c'est une fille à pendre.
+
+--Non, mais à congédier dans une heure.
+
+--Mais, enfin, comment pouvez-vous savoir cela, monsieur?
+
+--Peu importe. Je n'ai pas fini. La demoiselle d'Alsace, Geneviève
+Soultznach, aujourd'hui par acte authentique mademoiselle de Sermaise,
+est l'héritière légitime de mon oncle. Quel que soit le motif qui ait
+déterminé mon oncle à me déshériter, il ne saurait me convenir de me
+rencontrer avec elle. Si je me décide à visiter ma mère et mon oncle, je
+tiens à ce qu'elle soit absente!
+
+--Ah! la pauvre demoiselle, si pieuse, si bonne! Mais c'est le soleil
+dans la maison que cette jeunesse! Elle n'a plus ni père, ni mère, elle!
+
+--Et moi? demanda Pierre d'un ton terrible.
+
+François se tut et essuya furtivement ses vieux yeux.
+
+--En conséquence, poursuivit Pierre, je t'autorise formellement à dire
+de ma part à mon oncle ce qui regarde la fille de cuisine, à annoncer ma
+prochaine visite à ma mère et à faire connaître en particulier à la
+nommée Geneviève Soultznach que je désire ne pas la trouver là.
+
+--J'obéirai, dit François, les yeux rouges de larmes. Seulement ... oui,
+pour éviter une mortification aussi cruelle à mademoiselle, je sais bien
+ce que je ferai! Car, si choyée qu'elle soit chez _nous_, elle est
+orpheline et pauvre par le fait.... Enfin, je m'entends....
+
+--Va, François, reprit Villefort, qui craignait de s'apitoyer lui-même,
+ce sera pour demain mercredi entre le déjeuner et le dîner; bien entendu,
+je n'accepterai pas à la maison un verre d'eau.
+
+--Adieu, monsieur Pierre, et au revoir! Je bous dans ma peau en songeant
+à ces commissions-là.... Mais tenez-les pour faites ... c'est votre
+volonté, voilà tout?...
+
+François partit sans que Pierre levât seulement les yeux.
+
+Le lendemain, mercredi, à l'issue du déjeuner, en attendant l'heure de
+se présenter rue de Mantes, Pierre Villefort courait à cheval dans la
+forêt de Marly quand, à un carrefour, il aperçut une Victoria arrêtée,
+en avant de laquelle se tenait une dame, le visage entièrement masqué par
+un chevalet de campagne. Le cocher sommeillait, non sur le siège, mais
+commodément étendu sur les coussins de la voiture. Comme le capitaine
+hésitait entre plusieurs avenues, la dame artiste eut le temps d'ébaucher
+ce cavalier, dont l'uniforme donnait sur un fonds d'arbres roussis par
+l'automne une note bleue assez agréable.
+
+Villefort, campé déjà sans le savoir sur le paysage, se décida pour
+l'avenue de droite. Il jeta en passant un regard sur l'artiste: c'était
+Geneviève!
+
+A un mouvement involontaire du capitaine, celle-ci eut un pressentiment.
+
+--François! murmura-t-elle, comme si elle avait peur.
+
+Le domestique se réveilla et, à l'aspect de l'officier qui s'éloignait,
+il porta machinalement la main à sa casquette galonnée.
+
+--C'est lui, se dit Geneviève, je m'en doutais.
+
+Bien assuré que la jeune fille n'était pas rue de Mantes, Villefort ne
+fit qu'un temps de galop jusqu'à l'hôtel Sermaise. Là, il entra, attacha
+sans façon son cheval à l'écurie, et marcha au devant de sa mère et de
+son oncle qu'il voyait assis dans le jardin.
+
+--Tu t'es donc enfin souvenu de nous? s'écria Mme Villefort en sautant
+au cou de son fils à qui, en même temps, M. de Sermaise tendait la main.
+
+--Je n'ai jamais cessé de songer à vous, répondit le capitaine en
+s'asseyant sur un banc, près de sa mère.
+
+--Sais-tu que tu es un fort beau capitaine, reprit l'oncle d'un ton
+aimable. Tu es donc en garnison à Saint-Germain?
+
+--Oui, mon oncle.
+
+--Tu nous as déjà rendu un bon office en nous apprenant à quelle servante
+nous avions affaire. Elle est congédiée.
+
+--C'est heureux, car le mal qu'elle a fait n'est pas prêt d'être réparé,
+dit gravement Villefort.
+
+--Bah! qui se soucie de mes vieilles histoires! Ce n'est jamais que pour
+le principe qu'il fallait sauvegarder.
+
+--Mais, mon oncle, vos secrets sont aussi un peu les miens.
+
+--Des indiscrétions auraient-elles été commises?
+
+--On sait, par exemple, insinua Villefort, qu'un fils négligent, un
+neveu plus ou moins indigne, exilé de la maison depuis quinze ans, a été
+supplanté ici par une étrangère, dont j'ignorais encore l'existence
+il y a huit jours, ce qui n'a rien de très flatteur pour le nommé Pierre
+Villefort.
+
+Il y eut un moment de silence pénible.
+
+--Tu ne nous parles pas de notre vieux François, dit Mme Villefort,
+pour renouer la conversation. Tu ne l'accuseras pas de ne pas t'aimer,
+celui-là?
+
+--Non, je ne l'en accuserai jamais.... C'est un coeur, lui! Riposta
+sèchement le capitaine.
+
+Cet éloge de François, quelque mérité qu'il fût, froissa les deux
+vieillards qui ne se sentaient pas inférieurs, comme sensibilité,
+à leur vieux domestique.
+
+M. de Sermaise considéra un moment le bout de son escarpin d'un air
+indéchiffrable, puis:
+
+--Eh bien, Pierre, demanda-t-il, aurons-nous de temps en temps la visite
+du capitaine Villefort?
+
+--Oui, mon oncle, si vous le permettez, car il serait blessant pour
+nous tous de justifier en aucune mesure les médisances, mais je vous
+demanderai comme faveur d'être dispensé ces jours-là, comme aujourd'hui,
+de la compagnie d'une personne dont la présence est une mortification
+pour moi. Je tiens à ne pas la trouver sur mon chemin.
+
+Ici, M. de Sermaise et Mme Villefort s'entre-regardèrent avec une
+profonde tristesse.
+
+--Nous avons pu juger, en effet, dit le vieillard, que la présence de
+cette personne t'offusque, puisqu'elle n'est pas là, mais peut-être que
+tes préventions contre elle s'éteindraient si tu apprenais à la
+connaître!
+
+--Je n'y consentirai jamais, mon oncle, c'est mon dernier mot.
+
+--Alors, riposta M. de Sermaise offensé, c'est adieu, et non au revoir,
+que je te dis. Quant à ta mère, elle est chez elle ici, elle le sait
+surabondamment. C'est elle qui te recevra, et je me permets de t'engager
+à la voir souvent, car nous sommes vieux ... et tout exige que la mère
+et l'enfant soient ou paraissent unis!
+
+--Il est vrai, dit Pierre. Eh bien, il en sera ainsi. Adieu, mon oncle!
+Au revoir, ma mère!
+
+Il se leva péniblement ému.
+
+Mme Villefort regardait son fils avec des yeux inondés de larmes, mais
+sans articuler une parole. Elle et lui étaient debout.
+
+M. de Sermaise demeurait seul assis et visiblement accablé.
+
+Tout à coup, il se leva aussi, vint frapper familièrement sur l'épaule
+du capitaine et lui dit:
+
+--Vois-tu, mon enfant, tu empoisonnes volontairement ta vie par ton
+entêtement. J'ai là-haut dans ma chambre un livre où, depuis vingt ans,
+j'écris mes pensées jour par jour; quand je n'y serai plus, tu le liras
+ligne à ligne et alors tu pleureras et tu me pleureras! Et tu n'accuseras
+que toi seul!
+
+--Alors j'aimerais mieux le lire de suite, dit vivement Pierre.
+
+--Tu le veux? Eh bien! va, tu trouveras sur mon bureau un livre à
+fermoir. Voici la clef, va, et connais la vérité sur toi-même et sur les
+autres....
+
+--J'accepte, dit Villefort d'un ton résolu.
+
+Il prit la clef et monta chez M. de Sermaise.
+
+--Que fais-tu, mon ami, dit la veuve à son frère quand ils furent seuls.
+Tu livres ainsi, sans les avoir relues, les confidences d'une vie aussi
+longue à un pauvre malade enclin à tourner tous les textes au profit de
+ses folles rancunes.
+
+--Qu'importe, répliqua M. de Sermaise, il faut que cette situation soit
+liquidée. On peut regarder le fond de ma vie, on n'y verra que tendresse
+et loyauté. Si Pierre prend de cette lecture texte contre moi, c'est
+qu'il sera fou incurablement.
+
+Mme Villefort reprit avec résignation son ouvrage de tapisserie qui
+occupait ses mains sans distraire sa tête d'une préoccupation pleine
+d'angoisses, tandis que son frère lisait, sans lire.
+
+Deux mortelles heures passèrent ainsi, et Pierre ne descendait pas. Les
+deux vieillards tremblaient que François ne ramenât Geneviève avant le
+départ du capitaine.
+
+Cependant le jour baissait et cinq heures venait de sonner, quand les
+venteaux verts de la porte cochère grincèrent sur leurs gonds et François
+apparut, mais, à part les engins de peinture de Geneviève, la Victoria
+était vide.
+
+--Et mademoiselle? demanda Mme Villefort.
+
+--Mademoiselle s'est arrêtée à l'église, elle prie madame de vouloir bien
+aller l'y chercher quand madame le jugera à propos,
+
+Ceci fut dit à haute voix, dans la cour.
+
+La vieille dame affecta de ne manifester aucune surprise de ce retard;
+dans son for intérieur, elle admira la délicatesse de la jeune fille, qui
+avait compris que l'offre de François de la mener peindre devait avoir
+du rapport avec la venue du capitaine, et qui ne voulait pas revenir à la
+maison mal à propos.
+
+Tout à coup Pierre apparut dans le vestibule.
+
+Il descendit très calme en apparence, mais excessivement pâle.
+
+A sa vue, François se découvrit et s'avança vers lui sans oser lui
+adresser la parole. Mme Villefort feignit de s'occuper d'un massif de
+rosiers, qu'elle émondait avec ses ciseaux, tandis que M. de Sermaise
+s'avançait, tenant toujours son journal dans ses mains tremblantes.
+
+Pierre considéra tour à tour ces visages vénérables, altérés par
+l'angoisse présente et le souvenir d'anciennes douleurs, puis:
+
+--Ne dételle, pas, François, dit-il de ce ton bref qui lui était propre,
+j'ai besoin pour un quart-d'heure de la voiture et de toi.
+
+Et comme François, intrigué, considérait Pierre pour s'assurer que
+c'était sérieux:
+
+--Vous permettez, mon oncle? ajouta-t-il.
+
+--Volontiers, répondit M. de Sermaise, mais ton cheval?
+
+--Je vais venir le reprendre. A propos, voici votre clef.
+
+--Fais, fais! repartit l'oncle qui ne pouvait s'imaginer où Pierre
+voulait aller à pareille heure.
+
+Le capitaine monta dans la Victoria.
+
+--A l'église! commanda-t-il tout bas.
+
+Place du Château, Pierre Villefort sauta à bas de la voiture et entra
+dans l'église, presque déserte à cette heure. Avec aussi peu de bruit
+qu'il était possible, il s'avança vers la place où Geneviève était
+assise.
+
+En apercevant le capitaine, la jeune fille tressaillit.
+
+Pierre s'inclina respectueusement et dit à voix basse:
+
+--La voiture de mademoiselle l'attend!
+
+Geneviève, troublée, rougit excessivement, elle se leva comme mue par un
+Ressort et obéit.
+
+--Je vous remercie, monsieur, balbutia-t-elle.
+
+Elle salua l'autel et, escortée du capitaine, elle atteignit le bénitier,
+où Pierre l'avait devancée pour lui tendre la goutte d'eau lustrale: elle
+se signa, s'inclina encore pour remercier et sortit en pleine lumière
+sous le péristyle de l'église. Le capitaine fit un geste. La Victoria
+vint s'arrêter devant eux.
+
+Villefort mit Geneviève en voiture, et dit à François, qui n'en revenait
+pas:
+
+--Rue de Mantes.
+
+--Monsieur ne monte pas?
+
+Pierre fit un signe négatif et salua de nouveau. La voiture partit au
+trot.
+
+Villefort revint à pied. A son arrivée rue de Mantes, la cour était déjà
+déserte. François achevait de dételer. Le capitaine ne demanda à voir
+personne.
+
+Il se fit simplement amener son cheval.
+
+--Merci ... et au revoir! dit-il à François, en mettant le pied à
+l'étrier; puis il piqua des deux et s'éloigna au galop.
+
+M. de Sermaise, cédant à une curiosité bien naturelle, était remonté chez
+lui, pensant retrouver sur le fameux livre la trace des sentiments qui
+avaient animé Pierre pendant sa lecture. Le livre était intact, à la
+réserve de trois pages qui étaient cornées: la première, à la date de
+juillet 1863, portait collée au verso une lettre de Pierre, pleine
+d'injures et d'outrages à l'adresse de sa famille. Elle était jadis
+tombée entre les mains de M. de Sermaise, par hasard, et elle venait là
+après le récit des amertumes sans nombre dont le jeune homme avait
+abreuvé ses parents.
+
+Pierre s'était contenté de tracer en travers de cette lettre, au crayon
+rouge, ces simples mots:
+
+«Authentique et infâme.--Pierre Villefort»
+
+--Après quinze ans, pensa M. de Sermaise, c'est ainsi que Pierre se juge
+lui-même! C'est très beau de la part d'un capitaine de trente-six ans!
+
+Et il essuya une larme qui lui parut bien douce.
+
+L'autre page, cornée beaucoup plus loin, exprimait aussi les hésitations
+Eprouvées par M. de Sermaise, quand, dévoré du désir d'être aimé de
+quelqu'un, il avait recueilli Geneviève Soultznach, âgée de dix ans,
+et qui végétait à l'Asile alsacien-lorrain du Vésinet; Geneviève,
+remarquablement douée à tous égards, était fille d'un fonctionnaire
+ruiné et orpheline.
+
+Pierre Villefort avait corné cette page mémorable, mais sans l'annoter
+d'aucune manière. Il avait passé outre.
+
+Enfin, plus loin encore, M. de Sermaise trouva dans son manuscrit ces
+mots soulignés avec le même crayon rouge:
+
+«... Pierre est lieutenant de cavalerie. Ses notes sont honorables; si
+son coeur se tournait vers moi, mais spontanément et sans aucun calcul
+que celui de l'amitié, il me semble que je pourrais l'aimer encore....»
+
+A la suite de cette phrase déchirante dans sa simplicité, Pierre avait
+tracé au crayon rouge un point d'interrogation sceptique et pâle.
+
+Et puis, roide comme la justice ou comme l'ingratitude, mais peut-être
+Aussi comme la fausse honte, le capitaine Villefort était sorti de la
+maison Sermaise ... mais il était allé chercher à l'église, où il avait
+entendu dire qu'elle attendait son rappel, cette jeune fille qu'il avait
+dit à François, à Mme Villefort, à M. de Sermaise lui-même, ne vouloir
+pas trouver sur son chemin!
+
+Au dîner, M. de Sermaise fut plus gai que de coutume. Chacun, y compris
+François qui servait, cherchait à deviner la pensée qui le faisait
+sourire, quand il dit à Geneviève:
+
+--Eh bien! fillette, c'est donc ce polisson de capitaine qui est allé te
+chercher?
+
+--Oui, père, c'est bien gracieux de la part de monsieur Villefort,
+d'autant plus qu'à vrai dire, je ne lui ai jamais été présentée. Quand
+je l'ai vu paraître, j'ai éprouvé le sentiment d'un petit chien qui
+s'était égaré et que son maître vient rechercher. Car il est sévère de
+visage, monsieur Villefort! Enfin, il ne m'a pas corrigée! Il était même
+bien bon de s'occuper de moi. N'ai-je pas le tort de vous aimer?
+
+--Il te pardonnerait bien vite ce défaut-là, dit l'oncle, s'il était
+capable de le partager.
+
+--De tels sentiments ne se partagent pas, dit en secouant la tête Mme
+Villefort, ils n'engendrent que la jalousie.
+
+--Oh! moi, dit Geneviève avec une étourderie charmante, je me chargerais
+bien de vous aimer concurremment avec quelqu'un. Je ne suis jalouse de
+rien, ni de personne. Et d'abord, je n'en ai pas le droit. La preuve,
+c'est que j'ai pris ce matin, avec joie, la poudre d'escampette. J'avais
+bien compris pourquoi François m'emmenait me promener. Il était bien
+naturel que monsieur Pierre voulût vous voir seuls. J'en aurais fait
+autant à sa place. Oh! à propos, monsieur Pierre!... Il a posé sans le
+savoir aujourd'hui, devant moi, et j'ai pris sa photographie instantanée
+avec son cheval! François, mon étude! Hein! est-il ressemblant?
+
+--Le cheval surtout, dit François sérieusement.
+
+--Tu pourrais me faire un bien grand plaisir, mon enfant, Ce serait en me
+donnant cette étude-là?
+
+--Elle est à vous, père, dit l'espiègle jeune fille en embrassant M. de
+Sermaise.
+
+--Ah! si le modèle était là, comme j'aurais du plaisir à mettre un
+couvert de plus, soupira le vieux domestique, qui avait son franc parler
+dans la famille.
+
+Tous se turent.
+
+C'était formuler, d'une façon saisissante et naïve à la fois, la secrète
+Préoccupation et peut-être même, à présent, l'espérance de tous.
+
+A quelques jours de là, Pierre reparut rue de Mantes sans s'être fait
+annoncer. Il était en grande tenue. François vint lui ouvrir.
+
+--C'est toi, vieille bête, lui dit le capitaine d'une meilleure voix que
+par le passé.
+
+--Oui, monsieur Pierre! Vous désirez voir madame votre mère?
+
+--Madame Villefort et les autres! Dit simplement le capitaine en
+regardant François bien en face.
+
+Cet: «Et les autres!» fit sauter de joie le vieux domestique, qui se
+précipita dans l'escalier, en annonçant à pleine voix:
+
+--Monsieur Pierre Villefort!
+
+M. de Sermaise, qui avait entr'ouvert sa porte pour savoir qui il
+entendait parler à l'étage inférieur, la referma sans bruit, et Mme
+Villefort descendit seule.
+
+Pierre embrassa sa mère sans parler, puis:
+
+--Mon oncle ne descend pas? demanda-t-il.
+
+--Hélas! mon enfant, après ce qui s'est passé....
+
+--C'est juste, répliqua le capitaine. Du reste, c'est à moi de le
+remercier de la communication qu'il m'a faite l'autre jour. Je vais
+monter chez lui, s'il veut bien me recevoir.
+
+--Va sans crainte, mon enfant; mais c'est ... qu'il n'est pas seul.
+
+--Il est occupé?
+
+--Oh! à ne rien faire! À laisser faire son portrait.
+
+--Raison de plus. Ce sera pour moi une occasion de saluer le peintre.
+
+--Merci, cher enfant!
+
+Pierre monta et frappa à la porte de son oncle qui cria: Entrez!
+
+A la vue du capitaine, Geneviève salua discrètement et fit mine de se
+retirer.
+
+--Pardon, mademoiselle, vous n'êtes pas de trop ici, puisque vous y êtes
+chez vous, dit Villefort.
+
+--Il me semble, hasarda la jeune fille, enhardie par cette parole
+courtoise, que vous êtes ici plus encore chez vous que je ne saurais
+l'être.
+
+--Il vous plaît de le penser, répliqua le capitaine souvent problématique
+dans la concision de ses phrases.
+
+Puis quand tous trois furent assis:
+
+--Mon oncle, dit Pierre, je compte quitter Saint-Germain, j'ai tenu à
+prendre congé de vous, de ma mère et de ... mademoiselle de Sermaise,
+ajouta-t-il avec effort.
+
+--Pourquoi nous quitter? Ta présence à notre foyer serait notre joie,
+s'exclama M. de Sermaise.
+
+--Ah! si vous restiez, monsieur Villefort, dit Geneviève tout à coup,
+vous auriez de moi une bien belle récompense!
+
+--Laquelle? demanda vivement Pierre en fronçant légèrement le sourcil.
+
+--Daignez venir ici, monsieur, dit la jeune fille sans lever les yeux de
+sa palette.
+
+Pierre, très étonné, se leva et s'avança vers la jeune artiste.
+
+--Écoutez, lui dit-elle alors tout bas en souriant, malgré les larmes qui
+perlaient au bord de ses paupières, je ne vous offrirai pas ma main, vous
+ne sauriez qu'en faire, ni votre portrait, je ne me sens pas de force,
+il n'y a que M. de Sermaise pour s'intéresser à mes barbouillages. Mieux
+que cela! Mieux que tout cela!
+
+Et Geneviève chuchota à l'oreille de Pierre:
+
+--Je m'en irais sans rien emporter d'ici, qu'une éternelle reconnaissance!
+
+Villefort tressaillit.
+
+--Que dites-vous donc là tous deux? demanda M. de Sermaise, impatienté de
+ne rien comprendre à cet aparté.
+
+--Des trois choses dont parle mademoiselle, dit tout haut Villefort, je
+n'en accepte qu'une mon portrait, quand elle aura fini, le vôtre, mon
+oncle. Il remplacera celui qu'on a tourné contre le mur, ajouta-t-il
+en riant. Ainsi, c'est entendu, mon portrait quand je reviendrai. En
+attendant, je pars!
+
+--Pour longtemps? demanda M. de Sermaise assombri.
+
+--Cela dépendra, murmura le capitaine; mais vous aurez de mes nouvelles.
+
+Puis, désignant le livre à fermoir:
+
+--Vous allez brûler cela, je pense?
+
+--C'est fait, mon enfant, répondit le vieillard, en lui montrant que
+du fameux journal il ne restait plus que les feuillets blancs et la
+couverture.
+
+--Voilà un oncle parfait, s'écria le capitaine.
+
+--Oh! je le sais! dit Geneviève avec ferveur.
+
+--Non! simplement un oncle, rectifia M. de Sermaise.
+
+--Dans tous les cas, un oncle rare! Déclara Villefort.
+
+--Ce duo, dit gaiement le vieillard, est aimable à entendre, mais il a
+duré suffisamment. Il en est un autre qui ne me déplairait pas non
+plus....
+
+--Lequel? demanda Geneviève.
+
+--Puisque Pierre part, j'espère bien que ce sera pour son retour,
+répondit M. de Sermaise sans s'expliquer davantage.
+
+Le capitaine regarda la jeune fille qui baissa les yeux.
+
+Après quelques instants de silence, Villefort se leva de nouveau et
+dit adieu à son oncle et à Geneviève. Pour toute plainte, pour toute
+réclamation contre un arrêt qui lui faisait peine, M. de Sermaise dit à
+Pierre résolument:
+
+--J'aurai demain soixante-quinze ans. Fais-moi un grand plaisir. Tu me
+dois bien cela.
+
+--Que désirez-vous?
+
+--Ne pars pas! Reste.
+
+Villefort ne répondit pas. Il regarda la jeune fille.
+
+--Monsieur Pierre accepte! déclara joyeusement Geneviève.
+
+Elle lui tendit la main, sur laquelle le capitaine déposa un baiser.
+
+--Enfin! voilà donc mon dîner à quatre couverts! s'écria François qui
+entrait à ce moment avec Mme Villefort.
+
+Tours, Avril 1889.
+
+LOIN DES YEUX LOIN DU COEUR
+FIN
+
+ * * * * *
+
+
+
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Le gorille, by Oscar Méténier
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE GORILLE ***
+
+***** This file should be named 13189-8.txt or 13189-8.zip *****
+This and all associated files of various formats will be found in:
+ https://www.gutenberg.org/1/3/1/8/13189/
+
+Produced by Carlo Traverso, Mireille Harmelin and Distributed
+Proofreaders Europe, http://dp.rastko.net. This file was produced
+from images generously made available by the Bibliotheque nationale
+
+
+Updated editions will replace the previous one--the old editions
+will be renamed.
+
+Creating the works from public domain print editions means that no
+one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
+(and you!) can copy and distribute it in the United States without
+permission and without paying copyright royalties. Special rules,
+set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
+copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to
+protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project
+Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
+charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you
+do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
+rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose
+such as creation of derivative works, reports, performances and
+research. They may be modified and printed and given away--you may do
+practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is
+subject to the trademark license, especially commercial
+redistribution.
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+*** START: FULL LICENSE ***
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+THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
+PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK
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+(or any other work associated in any way with the phrase "Project
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+If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project
+Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
+terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or
+entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.
+
+1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be
+used on or associated in any way with an electronic work by people who
+agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
+things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
+even without complying with the full terms of this agreement. See
+paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
+collection are in the public domain in the United States. If an
+individual work is in the public domain in the United States and you are
+located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
+copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
+works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
+are removed. Of course, we hope that you will support the Project
+Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
+freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
+this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
+the work. You can easily comply with the terms of this agreement by
+keeping this work in the same format with its attached full Project
+Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.
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+1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
+what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in
+a constant state of change. If you are outside the United States, check
+the laws of your country in addition to the terms of this agreement
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+ prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
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+ sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
+ address specified in Section 4, "Information about donations to
+ the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."
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+ you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
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+ destroy all copies of the works possessed in a physical medium
+ and discontinue all use of and all access to other copies of
+ Project Gutenberg-tm works.
+
+- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
+ money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
+ electronic work is discovered and reported to you within 90 days
+ of receipt of the work.
+
+- You comply with all other terms of this agreement for free
+ distribution of Project Gutenberg-tm works.
+
+1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
+electronic work or group of works on different terms than are set
+forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
+both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
+Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the
+Foundation as set forth in Section 3 below.
+
+1.F.
+
+1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
+effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
+public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
+collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
+works, and the medium on which they may be stored, may contain
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+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO OTHER
+WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
+WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
+
+1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
+warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
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+interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
+the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
+provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
+
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+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at https://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit https://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ https://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
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