diff options
| -rw-r--r-- | .gitattributes | 3 | ||||
| -rw-r--r-- | 13189-0.txt | 5028 | ||||
| -rw-r--r-- | LICENSE.txt | 11 | ||||
| -rw-r--r-- | README.md | 2 | ||||
| -rw-r--r-- | old/13189-0.txt | 5415 | ||||
| -rw-r--r-- | old/13189-0.zip | bin | 0 -> 98131 bytes | |||
| -rw-r--r-- | old/13189-8.txt | 5418 | ||||
| -rw-r--r-- | old/13189-8.zip | bin | 0 -> 97163 bytes |
8 files changed, 15877 insertions, 0 deletions
diff --git a/.gitattributes b/.gitattributes new file mode 100644 index 0000000..6833f05 --- /dev/null +++ b/.gitattributes @@ -0,0 +1,3 @@ +* text=auto +*.txt text +*.md text diff --git a/13189-0.txt b/13189-0.txt new file mode 100644 index 0000000..b492fc1 --- /dev/null +++ b/13189-0.txt @@ -0,0 +1,5028 @@ +*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 13189 *** + +LE GORILLE +Roman Parisien + +par + +OSCAR MÉTÉNIER + + +1891 + + +VICTOR-HAVARD, ÉDITEUR +168, Boulevard Saint-Germain, Paris + + + + +I + + +Dans un fumoir élégant de la rue Bellechasse, un soir de mai, se +trouvaient réunis trois hommes, trois amis d'enfance, charmés de se +retrouver après une longue séparation. + +Ils n'étaient ni vieux ni jeunes. L'amphitryon était un militaire de +haut grade, raide comme une lance, au parler brusque et bref, mais de +cordiale humeur avec ses intimes, c'est-à -dire avec peu de gens. + +Le deuxième avait dépensé en voyages d'exploration le meilleur de sa vie. +Il portait les insignes ordinaires de cette carrière aventureuse; il +était absolument chauve et très barbu. + +Le troisième était un personnage de grande taille, aux cheveux blonds +mêlés de blancs, à physionomie expressive, douce et attristée. L'homme +du monde dominait en lui, comme l'homme d'action dans le militaire, et le +sceptique dans le voyageur. + +Et c'était justement pour fêter le retour de ce dernier, Adrien de +Vermont, arrivé récemment de la côte orientale d'Afrique, que le général +Mayran avait convoqué Paul de Breuilly. + +M. de Vermont, emporté par son sujet, avait évoqué en poète la vie +mystérieuse de ces pays étranges, éternellement rebelles à la +civilisation européenne. Il en vint à parler chasses. + +--Je me souviendrai toujours, dit-il, d'une certaine chasse au gorille +qui m'a fait éprouver une des plus fortes émotions que j'aie ressenties. + +--Raconte-nous cela, s'exclama le général; mais d'abord édifie-nous sur +les moeurs particulières de cet animal-là . Je suis un ignorant, tu sais. + +M. de Vermont sourit. + +--Les gorilles, dit-il, sont, suivant la science officielle, des +mammifères, des quadrumanes, famille des simiens, division des singes +anthropomorphes, genre voisin des chimpanzés, créé par Isidore Geoffroy +Saint-Hilaire et ne renfermant qu'une seule espèce: le _gorilla gina_ de +Hannon, le _gorgona_ de Pline, le _pongo_ d'André Battel. Pour les nègres +de la Guinée, les gorilles sont d'assez méchants nègres, velus comme les +troncs séculaires ou les roches où ils vivent, faisant des fagots, +construisant des cabanes au moyen de ces fagots, enlevant des négresses +pour leur sérail, mais ne sachant ni parler un idiome, ni faire du feu, +ces deux apanages de l'humanité. Un peloton de gorilles, armés de ses +dents et de simples bâtons, mettrait en fuite un de tes bataillons, +Gustave, alors même que tu le commanderais en personne. + +--Cette petite digression, dit le général, pour en arriver à nous dire +que tu as tué tout seul une douzaine de ces colosses-là ? + +--Non, un seul, et pas à moi seul! J'étais à Denis, au Gabon, côte de +Guinée. Une vaste case, au pied d'une colline, à la lisière d'un +hémicycle de pâturages, bordé de grands bois, était habitée par un +clergyman anglais avec sa famille. Sa fille aînée, miss Esther, était +âgée de dix-huit ans et fort belle. + +Un beau jour, elle disparut. Je laissai la mère et les autres soeurs en +larmes, et je partis avec le père et quelques gaillards déterminés, pour +une battue, de celles où une branche cassée, où des empreintes de pas +sont les seuls guides. + +Après trois jours, nous revenions plus tristes qu'en partant. Au moment +de revoir fumer le toit de la case dans la plaine, nous retrouvâmes, sous +un grand arbre, Esther gisant meurtrie, presque méconnaissable, roulée +dans ses vêtements déchirés et tachés de sang. Elle semblait morte. +Cependant ses yeux étaient ouverts et ils nous regardaient. Le clergyman +se prosterna, en portant vivement la main sur le coeur de son enfant. +Plus médecin que lui, j'examinai la situation, qui semblait désespérée, +et je dis au père quelques mots à voix basse. Il frémit. La jeune fille +fut relevée et emportée à la maison avec des précautions infinies, tandis +qu'un nègre nous devançait pour annoncer à la mère que miss Esther +n'était pas morte. Je puis vous dire qu'elle avait été guettée, emportée +et violentée par un gorille. + +Brisée, anéantie, folle de peur, miss Esther n'avait pu ni fuir, ni même +se rappeler par où son athlétique ravisseur avait passé; elle s'était +renfermée dans l'immobilité de l'oiseau surpris par la couleuvre; +seulement elle avait supplié avec des larmes dans une langue que les +gorilles n'entendent pas, et, comme le lion de Florence, le bourreau +semblait avoir eu pitié de sa victime. + +La brute avait subi l'ascendant d'une race supérieure, en abritant la +prisonnière dans une cabane inaccessible, ébauchée sur un roc où l'on +n'arrivait qu'en grimpant aux arbres. Le gorille lui apportait des +fruits; mais, la voyant agoniser toujours et refuser toute nourriture, +il prit son parti: il la chargea de nouveau, et sans plus songer à sa +lubricité, il reporta Esther à l'endroit où il l'avait surprise et où +nous venions de la retrouver. + +Pour un gorille, il fit là quelque chose approchant du sublime; pour +nous, il se désignait à notre vengeance. Elle fut terrible. + +Le récit d'Adrien avait couvert de sueur le front de Paul de Breuilly. + +--Savez-vous qu'il y a des gorilles ailleurs que dans les forêts du +Gabon? dit-il à ses amis; seulement ils sont plus impitoyables! Mais +pardon, Adrien, de t'avoir interrompu. Poursuis. La vengeance, dis-tu, +fut terrible? Savourons un peu cette vengeance. + +--Voici, dit Adrien. Je laissai miss Esther entourée des soins de sa +famille, et je repartis pour les bois. Je n'avais avec moi que trois +compagnons: un matelot français, un soldat anglais, un petit pointer, mon +vieux compagnon de chasse; peu de vivres, des fusils de choix, des +munitions excellentes. Quant au chien, il avait son admirable instinct et +une obéissance inconnue chez les hommes. Bref, nous découvrîmes enfin la +retraite du gorille, vieux solitaire qui avait élu domicile à une lieue +de la plaine, dans l'endroit escarpé dont je vous ai dit un mot. + +Il vivait de rapines, et il avait étranglé plus d'une négresse sans que +personne s'en fût ému autant que de la disparition de miss Esther. + +Surpris dans son fort, il ne chercha nullement à fuir. Quand il nous vit, +non sans étonnement, parvenus de trois côtés différents sur son aire +rocailleuse, le poil de son col se hérissa, ses narines se dilatèrent et, +faisant entendre un cri de guerre aussi rauque qu'une trompette marine, +ce lutteur, qui attaquait les panthères, sembla choisir qui de nous trois +il égorgerait le premier. + +Une première balle envoyée par le matelot français le toucha au dos, mais +ne fit que lui effleurer l'omoplate. Il se retourna et, d'un bond +prodigieux, se trouva à portée de mordre le canon du fusil et de le +casser entre ses dents comme un sucre d'orge. + +L'Anglais tira. J'ajustai aussi, mais je tremblais d'atteindre le +matelot. En peu de temps, grâce à nos revolvers, le gorille reçut une +averse de balles. + +Les reins brisés, il faisait tête encore, hurlait, bataillait. Il nous +aurait écharpés, broyés, malgré ses blessures, si une dernière balle que +je lui logeai dans l'oeil ne l'avait fait rouler par terre; il tomba, +cette fois, pour ne plus se relever. + +Son dernier cri fut celui de l'homme que l'on égorge. Nous le trouvâmes +Couché dans une boue sanglante, labourée par les ongles de ses mains +énormes. Son cadavre était effrayant à voir. Nous lui fîmes un bûcher +avec les débris de son ajoupa. Ainsi finit cet Almaviva rudimentaire! + +Le comte avait écouté ce récit avec un intérêt fiévreux. + +--Si tu rencontrais sur le boulevard, dit-il à M. de Vermont, un gorille +de l'espèce du tien, bien qu'ayant un état civil en règle et une position +notariée excellente, te chargerais-tu de le tuer? + +--Cela dépend, repartit le sceptique, sans trop comprendre où Paul +voulait en venir. Si j'étais sûr de l'impunité et qu'il s'agît de venger +une miss Esther.... + +--Il y a longtemps, dit tristement le comte de Breuilly, que je me pose +cette question.... + +--Voilà une transition superbe pour arriver à faire ton petit récit, mon +cher Paul, dit le général. Eh bien! si Adrien a fini, à toi la parole! + +--C'est que je n'ai nulle envie de la prendre, dit le comte d'un air +naïvement contrit. + +--Pour te taire, dit Adrien, il faut que tu craignes de nous intéresser +trop. + +--Ou pas assez, objecta Paul. Je voulais dire seulement qu'ayant fait de +l'anthropologie, je tiens la communauté d'origine du genre humain pour +une question secondaire. Pour moi, il est aisé de reconnaître à +première vue que tel type humain procède des ruminants, tel autre des +batraciens, tel autre des singes; celui-ci de l'aigle, celui-là du hibou. +On coudoie des gorilles et des bouledogues, exactement vêtus comme vous +et moi et se croyant nos égaux. C'est très drôle et très horrible. + +Sur ce point, un domestique entra et remit à M. Mayran un journal sur un +Plateau de vermeil. + +Le général regarda la bande et lut cette adresse écrite à la main: + +_A Monsieur le général Mayran, pour remettre à Monsieur le comte de +Breuilly_. + +--Écriture de femme! pensa le militaire; mais il se tut et passa le +journal à Paul. + +C'était une feuille mondaine. Paul déchira la bande d'un geste brusque, +déplia rapidement le journal, passa à la seconde page, comme s'il était +sûr de ne rien trouver d'intéressant dans la première, et penché vers la +lampe, il s'arrêta tout à coup à un article quelconque, mais qu'un large +trait de plume désignait à son attention. + +Presque en même temps il saisit son chapeau, passa lestement son +pardessus et dit à ses interlocuteurs ébahis: + +--Pardon, mes amis, de prendre aussi promptement congé de vous; mais il +faut que je parte. Que Mayran veuille bien me faire avancer une voiture! + +Quand il fut à la portière de la voiture de louage qu'un domestique était +allé chercher, Paul de Breuilly jeta au cocher ces seuls mots: Gare +Montparnasse! + +En même temps, Gustave Mayran et Adrien de Vermont se demandaient si le +comte était conspirateur ou amoureux. + +--As-tu toujours connu de Breuilly aussi étrange? demanda de Vermont au +militaire. + +--Paul, répliqua Mayran, est un homme dont la poitrine est percée de part +en part et qui porte le fer dans sa plaie. S'il vit encore, c'est par un +miracle de volonté. + +--Un amour tardif, peut-être? + +--Oh! moi, dit le général, je n'entends rien à l'amour! D'ailleurs, Paul +n'a plus vingt ans. + +--Où était-il à vingt ans? demanda Adrien. + +--Je crois, en Allemagne, dit Gustave; mais je n'ai jamais su ce qu'il y +avait fait. + + + + +II + + +Le comte de Breuilly était originaire du Languedoc, et très gentilhomme +au point de vue du caractère. + +Sa vie avait été pleine de mystère. Militaire, il avait quitté le service +pour se marier, et, depuis lors, il s'était voué à la science avec +l'acharnement d'un homme qui se fuit lui-même, et à la musique par +passe-temps. Il s'était fait ainsi une vie occupée, la partageant entre +ses livres, son violon et les soins qu'il rendait à sa famille. Il avait +eu deux enfants, un garçon, d'humeur bouillante et aventureuse, et une +fillette, blonde, pâlotte, pour qui son frère était le soleil. + +Le siège prussien avait emprisonné dans Paris, en 1870, le père, la femme +et les enfants. + +François de Breuilly, engagé volontaire, tomba à Champigny, dans un fossé +de neige, pour ne plus se relever. Le père sortit de Paris pour aller +reconnaître les restes de son fils unique. Louise, malgré les efforts +réunis de son père et de sa mère, avait voulu l'accompagner. + +Sa détermination était si formelle, et pour ainsi dire si violente, que +le père céda, et ce fut la jeune fille qui, en furetant le long d'une +tranchée funéraire, entre les deux files de Frères de la Doctrine +chrétienne qui maniaient la pioche dans ce cimetière improvisé, prononça +tout à coup, le doigt levé, ce seul mot: _François!_. Puis elle +chancela.... Le comte regarda le mort en soutenant sa fille évanouie. +François était là , tranquille et raide sur sa dernière couche, un trou à +la tempe, le képi encore au front. Le père trouva la force d'emporter +sa fille, croyant retenir vivante la seconde des créatures qu'il avait +le plus aimées; mais elle ne se remit point de cette épreuve. Elle était +dans l'âge d'éclosion des jeunes filles. L'ébranlement de la douleur +et le froid lui furent fatals. Peu de mois après, elle mourut de la balle +qui avait tué son frère. + +M. de Breuilly et sa femme se demandèrent s'il était possible d'être plus +malheureux. + +La maison était bien vide et les jours désormais coulèrent longs et +tristes pour ces deux êtres si éprouvés. + +Parfois, dans le silence de cette demeure désolée, le père, commençait +Une phrase: + +«Quand j'avais vingt ans!...» Mais il n'achevait pas. + +--Eh bien! répliquait la comtesse, quand vous aviez vingt ans? + +--Ai-je dit cela? répondait Paul; mais il semblait avoir oublié déjà sa +pensée. + +Blanche se répétait à elle-même: + +--Que signifie? Il était alors en Allemagne, mais, à part des études +scientifiques, je n'ai jamais su ce qu'il y avait fait. Du reste, les +hommes sont généralement sobres dans le récit de leur première jeunesse; +il ne faut pas le tourmenter, il est assez malheureux.... + +Un matin, à sa stupéfaction, Blanche, arrangeant dans un vase les fleurs +qu'elle avait cueillies la veille au cimetière, crut entendre, et entendit +en effet, le susurrement d'un archet sur un stradivarius qui, depuis la +bataille de Champigny, n'était pas sorti de sa boîte. Elle tourna vivement +la tête vers les fenêtres de Paul, et il lui fallut l'entrevoir pendant +quelques minutes, avec l'instrument de musique à la main, pour se +convaincre qu'il avait repris son violon et qu'il en jouait. + +Il y avait quelque chose d'effrayant pour elle dans cette espèce de +miracle; mais, si consoler son mari de leur commune douleur était bien un +devoir qu'elle s'était imposé, elle n'en tenait pas moins Paul pour +inconsolable. Vouée désormais aux capelines noires, répudiant les grâces +de son sexe, se plaisant même à ressembler aux religieuses, elle n'était +plus femme; et, à ce trait d'un archet courant, agile encore, sur une +chanterelle raffermie, elle augura que sa propre vieillesse avait devancé +les années de Paul. Son mari, plus robuste et peut-être moralement plus +jeune, n'avait donc pas dit encore aux joies de la terre un éternel adieu? + +Les solitaires et les mélancoliques remarquent tout. Paul avait un gardien +plus attentif dans la personne de Blanche que dans n'importe quel infirmier; +d'abord parce qu'elle l'aimait, et ensuite parce que, n'ayant +plus que lui, elle tenait à l'avoir tout entier. Ce réveil accidentel du +violon eut donc des retentissements extraordinaires dans l'hôtel de la +rue de Verneuil, où habitaient les deux époux. Il marquait une crise, une +transition. + +Mais il fallait que Blanche se définît à elle-même cette métamorphose, +car elle ne pouvait dire à un homme désespérément triste: Vous êtes donc +bien gai aujourd'hui? + +Paul modula plusieurs fois une phrase charmante, une phrase unique, +Inconnue de Blanche, qui, grande pianiste, croyait avoir, dans la +mémoire, toutes les musiques de quelque renom. Le retour de Paul à la +musique étonna d'autant plus que son caractère était plus égal. Il ne se +reposait jamais d'être lui-même, parce que cela tenait à sa nature et ne +le fatiguait pas. Les caprices lui étaient inconnus. De telles gens ne +courent point les rues; aussi les hommes, qui l'avaient apprécié dans ses +jours heureux, le recherchaient encore. C'est ainsi que, deux fois par +semaine, on voyait, arrêtés à sa porte, quelques équipages du faubourg +Saint-Germain. + +On venait là pour causer comme on ne cause plus guère. La tristesse de +cet intérieur n'en avait pas banni ce certain tour d'esprit aimable, qui +s'était jadis réfugié à la Conciergerie lorsque la Terreur y avait exilé +le _high life_ du temps. + +Ces réunions autour d'une table à thé commençaient à neuf heures pour +finir à onze. Par exception, le petit vicomte de Charaintru, qui vivait +sans penser, n'était pas le moins assidu, bien qu'en gommeux et en +désoeuvré qu'il était, il ne pût trouver personne chez le comte Paul qui +ressemblât à ses habituelles relations; mais Charaintru était capable +d'attachement, et il n'était pas fâché de faire événement dans un milieu +où on l'écoutait d'autant plus volontiers, qu'il donnait rarement à ses +interlocuteurs la peine de lui répondre. Très potinier, il mettait _les +pieds dans le plat_, selon son expression, mais sans malice et assuré de +l'indulgence d'un hôte plus âgé et très miséricordieux comme l'était Paul. + +Cet enfant terrible de trente-six ans, habitué à rire lui-même de son +prénom d'Hercule, n'avait étouffé de sa vie aucun serpent, et quand il +était naïvement vipérin, c'était par bavardage et sans noirceur aucune. + +Or, il lui arriva de dire un jour, avec une étourderie qui semblait +enfantine, que Paul avait donné à ses promenades un nouvel itinéraire, +puisque Charaintru le voyait tous les jours, entre quatre et cinq, passer +sous ses fenêtres de la rue d'Anjou. + +--Surveillez-le, Madame, ajouta-t-il, en s'adressant à Blanche: votre +mari est dans l'âge critique des hommes, l'âge des passions tardives et +des incurables amours. + +--Voilà , dit Paul avec un sourire impénétrable, ce qui s'appelle mettre, +d'intention au moins, les pieds dans le plat. + +--De ma vie, cher ami, vous le savez du reste, répliqua le pygmée, je +n'ai fait autre chose. + +--Vous avez pris mon mari pour un autre, dit Blanche; car il va plus +souvent au cimetière qu'au faubourg Saint-Honoré. + +--Je puis, dit Paul, avoir conçu soudainement un amour à la Des Grieux, +pour une ingénue des Folies-Marigny! + +--Non, mon cher, riposta Charaintru, excusez-moi! Les répétitions des +Folies-Marigny finissent à trois heures, et, vu la pluie, le café des +Ambassadeurs n'ouvrira que dans quinze jours. Enfin, dans mon voisinage, +il n'y a pas de bouquinistes pour vous couvrir. Cherchez-vous des nids +de corneilles dans les peupliers de l'Elysée? Pas davantage! + +--Arrivons, répartit Paul, un peu contrarié; nommez, sans attendre, +l'objet de ma flamme. + +--C'est m'imposer silence, car j'ignore jusqu'à la première lettre de +son nom. + +Cependant la comtesse cherchait, sans le trouver, ce que son mari allait +faire, chaque jour, à la même heure, rue d'Anjou Saint-Honoré.... + +---Eh! mon Dieu! continua Charaintru, j'ai failli, moi aussi, avoir un +roman dans ma propre rue, circonstance toujours agréable par un temps de +pluie. La jeune dame était fort grande et blonde, approchant comme vous, +cher de Breuilly; par contre, le mari était un petit noir, environ comme +moi, et qui paraissait mauvais comme la gale (je ne nomme personne!). +Voici donc mon petit potin personnel. Commencement.... + +--Peut-être, interjeta Paul, feriez-vous mieux de commencer par la fin. + +--Pourquoi? demanda naïvement Hercule. + +--Pour abréger, riposta le maître de la maison avec une nuance de +sévérité mécontente. + +--Vous me troublez, s'écria Charaintru, comme un enfant interrompu dans +la récitation de sa fable. + +--Je demande le dénouement, répéta Paul d'un ton contenu, mais froid. + +--Il n'y a pas eu de dénouement, dit Hercule. + +--Pardon, il y a toujours un dénouement. + +--Fleurs et correspondance anonymes, tout s'est borné là ! + +--Correspondance se dit d'un échange de lettres. Avez-vous reçu des +réponses? + +--Pas une, répondit le petit vicomte avec une franche bonhomie. + +--Alors, mon bon, pas de noeud à l'intrigue. Est-ce tout? + +--Oui, dit Charaintru. + +--Pas de correspondance? Pas d'intrigue? Ce n'est donc ni un roman, ni +même un potin! Vous n'avez pas tenu votre promesse, et je vous retire la +parole. + +Charaintru regarda Blanche, qui regardait son mari. + +Il y eut un froid; mais Mme de Breuilly fit dérailler la causerie, qui +roula dans une autre direction. + +Quand il fut avéré pour elle que Paul sortait à des heures régulières et +qu'il y tenait, et quand elle eut essayé vainement de lui faire avouer le +but de ses sorties, à tort ou à raison elle ne douta plus de ce qu'elle +appelait «sa disgrâce». + +Jamais, toutefois, Paul n'avait été plus prévenant ni plus gracieux; +Mais la jalousie, comme l'amour, court à son projet sans s'inquiéter +Beaucoup de la logique. Un homme qui s'absente sans dire où il va trompe +nécessairement sa femme, et s'il en aime une autre, c'est donc qu'il +n'aime plus la première? + +Il ne s'offrait, pour Blanche, que deux moyens de combattre l'ennemie, +puisqu'il y avait nécessairement une ennemie: ou courir sus et la +combattre, ou bien employer ce moyen délicat et généreux qui consiste à +négliger la rivale et à ramener sur soi seule l'attention et la préférence, +par une incomparable tendresse. + +Il était dans les aptitudes de la comtesse, femme supérieurement noble +d'esprit et de coeur, d'incliner au second parti et de le suivre avec +beaucoup d'art et d'opiniâtreté. On vit donc alors ce que l'on voit +rarement: une mère en deuil rejeter ses crêpes et, du recueillement de +la vie dévote, revenir à la fébrile activité de la vie, mondaine, à +commencer par la musique. + +Elle se commanda d'être belle et aimable, et elle le pouvait encore. Elle +se préoccupa de mille riens, délaissés, oubliés, et son miroir put lui +rendre ce témoignage: que la plupart des femmes plus jeunes qu'elle ne +pouvaient entrer en ligne avec la comtesse de Breuilly. + +N'étant plus une jeune femme, elle fut une femme jeune. Paul y prit garde +et l'en félicita de façon à la payer de ses soins; mais Blanche n'osait +attaquer de front cette heure redoutable de «quatre heures», à laquelle +Paul disparaissait invariablement; et, quoique se sentant déjà plus +forte, elle se prêchait le courage à elle-même, sans parvenir à se le +donner. + +Enfin, un jour d'été, où la beauté d'un temps doux, après un orage, +conviait les rares Parisiens restés à Paris à revoir les horizons +factices du bois de Boulogne, Blanche eut l'audace de demander à Paul +deux heures de son temps et le tour des lacs. + +Il était trois heures et demie. Paul y consentit sans hésiter, et il +s'exécuta de la meilleure grâce. + +Ils partirent comme de vieux amants pour le bois, et la promenade se +serait accomplie dans toutes les conditions d'un contentement parfait +pour Mme de Breuilly si, au point de séparation des deux lacs, un rien, +un pli de rose n'avait rappelé soudainement Blanche à ses préoccupations. + + + + +III + + +Le coupé de maître qui menait Blanche et Paul dans la direction de +Longchamps se trouva un moment retardé, entre les deux lacs, par un +embarras de voitures. Il y en eut une qui, par une fausse manoeuvre de +son conducteur, faillit frapper en flanc, de sa flèche d'acier, le siège +du cocher de M. de Breuilly. + +C'était un landau bleu, découvert et attelé dans le dernier genre. Une +très jeune femme y trônait seule. Abritée sous une ombrelle doublée et +bordée de guipure blanche, l'inconnue, dont la toilette rose et grise, +plus austère que les modes nouvelles, faisait pourtant valoir une taille +svelte et délicieuse, ne put retenir un léger cri en voyant la tête de +ses chevaux se heurter presque à la lanterne de l'autre voiture. En ce +moment, les yeux des trois personnes se rencontrèrent. + +Paul porta, comme instinctivement, la main à son chapeau; pas un muscle +de son visage ne tressaillit. La jeune blonde rougit en souriant vaguement, +mais elle tourna aussitôt toute son attention sur la dame qui +accompagnait M. de Breuilly. Les deux femmes passèrent ainsi, l'une de +l'autre, une de ces revues auprès desquelles une inspection militaire +n'est qu'un jeu d'enfants. Rien n'échappa ni à l'une ni à l'autre, +sur leur âge, leur condition, leur toilette, l'expression de leur +physionomie. + +Blanche acquit la conviction que la belle blonde connaissait M, de +Breuilly. Mais, pensa-t-elle, si c'est là ma rivale, chaque jour visitée +entre quatre et cinq heures par mon mari, comment l'a-t-il prévenue de ne +pas l'attendre aujourd'hui? Nous sommes partis de la rue de Verneuil +avant quatre heures, et Paul ne m'avait pas quittée un seul instant! De +quel raisonnement a-t-elle conclu que Paul n'irait point, qu'il viendrait +ici, qu'elle pourrait le rencontrer et échanger encore avec lui, faute de +mieux, un regard tendre? + +--Mon ami, dit Blanche résolument, vous connaissez cette personne +vraiment charmante? Vous plaît-il de me dire son nom? + +--Je ne suis pas l'_Almanach Bottin_, objecta Paul en souriant. + +Réponse si raisonnable et si parfaitement unie, que Blanche en fut +désarçonnée encore une fois. Mais, se ravisant: + +--Je n'ai, dit-elle, aucun souvenir de ce visage, du temps où j'étais du +monde et où j'y allais! Et vous, mon ami? + +--Le monde est un kaléidoscope! dit le comte évasivement. + +--Elle vous ressemble un peu, cette gracieuse figure, insista Blanche. + +--Flatteur pour moi! balbutia Paul, en s'inclinant d'un air distrait. Ce +visage où pas une ride ... tandis que le mien.... + +Il n'acheva point. + +--Mon ami, dit, un kilomètre plus loin, la pauvre comtesse, il y a de +chacun de nous une histoire que nous savons seuls, et que nous oublions +même quelquefois. + +--Oui, répliqua Paul; cette remarque, qui est, je crois, d'Alphonse Karr, +pourrait être de vous, qui avez, dans l'occasion, tant de verve et +d'humour, + +--Merci, mon ami. Eh bien! je me figure qu'il existe de vous une histoire +inédite, antérieure à moi, et dont vous me faites mystère depuis +quelques vingt ans. + +--Une seule histoire serait trop peu, ma chère Blanche. Moi, je parie +pour la demi-douzaine, sans avoir pris le temps de les compter avant de +vous répondre. Que de folies s'accomplissent pour un jeune homme, entre +vingt et vingt-cinq ans! Mais tout cela tiendrait aujourd'hui dans la +paume de la main. + +--Y compris le sang des blessures et les cendres des souvenirs? + +--Le sang des blessures! répéta Paul avec une feinte ironie. Il faudrait +savoir d'abord si les blessures de cette époque de la vie rendent +beaucoup de sang! + +--La cicatrice que vous portez au menton, mon ami, et que vous attribuez +à un accident de chasse, pourrait bien.... + +--Non, répondit le comte avec une sévérité triste mais décisive, non! +Absolument rien de romanesque de ce côté! Tournez hardiment la page, +cette blessure n'était qu'une blessure bête! + +Mme de Breuilly se mordit les lèvres et ne parla plus. + +Au, bout d'un moment, Paul, craignant d'avoir affligé Blanche par un peu +de brusquerie, renoua la conversation sur un sujet différent. Il parla +musique avec un intérêt qui gagna la comtesse, et elle finit par ne +plus ressentir l'acuité du trait que le regard de la jeune inconnue +lui avait décoché. En se retrouvant dans son salon sans avoir eu à +s'affliger, ce jour-là , de l'absence de son mari, elle s'approcha de son +piano, l'ouvrit et elle chercha sur le clavier la phrase musicale dont +elle avait eu la révélation, un matin que Paul jouait du violon après des +années de silence. + +On ne sait ni pourquoi une phrase musicale rentre dans la mémoire, ni +Pourquoi elle en sort; C'est de sa promenade au bois que Blanche avait +rapporté cette musique. Elle l'essaya, la retrouva, et le résultat fut +qu'en même temps, ou presque en même temps, Paul reprit son archet et +joua du commencement à la fin, non plus une phrase détachée, mais tout le +morceau, parfaitement nouveau pour la comtesse. Elle se tut, pour bien +écouter, et, cette fois, retenir le chef-d'Å“uvre inconnu. + +C'en était un, sans nom d'auteur, mais à la composition duquel le génie +Allemand avait dû présider. + +Blanche se leva, ouvrit la porte du salon, qui donnait dans le cabinet +de son mari, et elle lui dit: + +--Quelle est donc cette musique que nous jouons tous les deux sans nous +être concertés? + +--J'ai entendu cela à Dresde, il y a vingt-cinq ans; un duo pour violon +et clavecin, comme on disait encore dans la société française de ce +pays-là . Et vous, Blanche, vous la connaissez sans doute pour me l'avoir +entendu fredonner? + +--Si vous saviez, mon ami, où trouver cette musique, nous pourrions +l'étudier ensemble, puisque vous l'aimez. + +--Je m'en informerai, répliqua M. de Breuilly. + +Mais, du ton même dont il fit cette réponse, Blanche inféra qu'il était +résolu à ne pas s'en occuper. Elle pensa qu'il exécutait ce duo avec une +autre musicienne qu'elle, et peut-être ... rue d'Anjou-Saint-Honoré. + +--Êtes-vous bien sûr, Paul, reprit-elle, avec un triste sourire, d'aimer +encore à faire de la musique avec moi? + +--Et vous, ma chère Blanche, êtes-vous bien sûre de ne pas exiger de moi, +depuis quelque temps, la démonstration extérieure de sentiments qui, chez +moi, pour être plus latents, n'en sont que plus profonds? Nous avons +traversé de si grandes peines, que nous sommes excusables d'être un peu +moins alertes qu'aux beaux jours. + +--Le coeur des femmes est ainsi fait, interrompt la comtesse, qu'elles +veulent tout avoir, dans ce moment suprême où elles sentent que tout va +leur échapper. + +--C'est un cri du fond de ton âme, Blanche, répondit Paul en allant à +elle et la pressant dans ses bras. Pauvre enfant, que crains-tu de perdre +encore? D'où vient la fébrile appréhension qui te ronge? De qui donc ou +de quoi donc te sens-tu jalouse? L'étais-tu de nos pauvres enfants, +quand tu me voyais les adorer! Le serais-tu d'un troisième enfant, si +Dieu nous l'accordait encore? Et toi-même, l'aimerais-tu moins que moi? + +--Oui, naturellement, s'il était l'enfant, d'une autre mère! Mais, que +parlez-vous d'un troisième enfant? Vous savez, hélas! tout comme moi, que +je n'en aurai plus... Seulement, la prédilection pseudo-paternelle, +l'adoption est quelquefois une tentation de votre âge, Paul. + +--Oui, très forte! répondit loyalement le comte. Mais je sens bien par +ce que vous venez de dire, que vous ne partagez point ce genre de +prédilection! Il serait donc absurde, de ma part, d'y songer, + +--Vous y avez donc songé, vous? + +--Je viens de le dire. + +--Vous aviez en vue quelqu'enfant? + +--C'est fini, n'en parlons plus jamais! + +Il n'y avait pas à répliquer. + +Blanche sortit, effrayée par l'expression du visage de son mari. + +Mais quand M. de Breuilly fut seul, il pleura, longtemps, comme une +femme, les poings dans les yeux, sans aucun bruit. Le terrain venait de +manquer sous ses pas.... + +--Eh bien!_dit une voix qu'à travers la porte M. de Breuilly reconnut +pour celle de Charaintru, demandez à monsieur le comte s'il consent à me +recevoir, quoique l'heure assurément soit mal choisie. + +Le domestique ainsi interpellé vint frapper à la porte de Paul, déjà +occupé, devant sa toilette, à faire disparaître la trace de ses pleurs +par des ablutions réitérées. + +--Dans un moment, Hercule, je suis à vous, cria-t-il à Charaintru par la +porte entrebâillée, et bien que mentalement il envoyât le visiteur à tous +les diables. + +Quand ils furent en présence: + +--Mon cher Paul, dit Hercule, je viens sans façon vous demander à dîner, +sous la réserve de l'agrément de madame de Breuilly, bien entendu. + +--Je me porte garant pour elle, répliqua Paul en offrant un siège à +Charaintru. Qu'y a-t-il de nouveau? + +--Je voulais, reprit celui-ci, être très sûr de vous rencontrer, et j'ai +choisi l'heure du repas, ayant quelque chose d'important à vous dire. +Nous sommes seuls, n'est-ce pas? + +--Absolument seuls. + +--Tant mieux; ce que j'ai à vous dire ne comporte aucun témoin. + +--Je vous écoute. + +--L'autre jour, mon cher Paul, dit Charaintru, je vous ai horripilé, sans +le vouloir, par un stupide bavardage... + +--J'ai oublié cela, mon cher Hercule. D'ailleurs, que pouvait +m'importer?... + +--Aujourd'hui, je viens demander un service, comme si vous étiez fort +disposé à me le rendre. + +--J'espère que vous n'en doutez pas. + +--Que vous êtes bon! Eh bien! là , que savez-vous de la position +financière de Berwick, le banquier bien connu? + +--Mais quelle raison aurais-je de savoir cela? Les banquiers juifs et +moi... + +--Mon Dieu! les plus purs d'entre nous peuvent avoir eu affaire à des +banquiers juifs! Berwick est excessivement en vue. Vous êtes riche. Vous +spéculez quelquefois... + +--Ici est votre erreur, Hercule; je ne spécule jamais. + +--Sans spéculer positivement, vous avez, m'a-t-on dit, un compte ouvert +chez Berwick. Sa solvabilité vous intéresse donc, et alors, s'il est +quelqu'un de bien informé, c'est vous. Informez-moi donc à mon tour. + +--Eh bien! Hercule, vous me croirez si vous pouvez, mais c'est à vous que +je demanderais la cote de Berwick sur la place, si j'avais besoin de le +savoir. Je ne sais rien, vous semblez savoir quelque chose, puisque vous +en demandez plus; eh bien! dites-moi ce que vous savez, et c'est vous +qui m'aurez rendu service. + +--Je vais tout vous dire, Paul. Je suis venu à vous, vous sachant homme +de conseil, parce que j'ai ouï dire que le nouvel attelage de Berwick, +acquis pour épater le bourgeois, masque l'imminence d'une banqueroute, +et ... je suis fortement engagé avec Berwick. En second lieu, parce que +vous passez pour connaître sinon le Berwick lui-même, du moins ses +origines, ses attaches, sa famille, et que vous devez la vérité à un ami +comme moi... Vous pouvez savoir si, comme on le dit encore, les beaux +yeux de madame Berwick soutiennent le crédit du banquier; si un protecteur +anonyme, mais puissant, est sollicité d'empêcher la barque de sombrer, +si.... + +Le vicomte de Charaintru allait toujours récitant la leçon qu'il s'était +faite à lui-même avant d'entrer chez Paul. Chemin faisant, toutefois, il +eut l'idée de regarder M. de Breuilly, et la pâleur qui couvrait les +traits de son interlocuteur arrêta court le petit Hercule. + +--Mais ... vous n'êtes pas bien? lui demanda-t-il avec un cordial intérêt, +en lui saisissant les deux mains. Vous souffrez! Dois-je appeler? + +Paul, qui agonisait en silence, ne put que lui faire un signe impérieux +de s'abstenir. + +Charaintru imagina qu'il venait et cette fois sans le vouloir, de mettre +encore les pieds dans le plat. + +Paul, toujours silencieux mais se raidissant, fit l'effort de se lever +et de marcher--en s'appuyant aux meubles--vers une fenêtre du salon. Elle +était entr'ouverte; il l'ouvrit toute grande par un geste brusque, aspira +à longs traits l'air du dehors, et comme Hercule l'avait suivi, prêt à le +soutenir, Paul se retourna enfin et lui dit: + +--Ce n'est rien!... Un éblouissement!... J'ai beaucoup souffert dans ma +vie, et ... je ne suis plus jeune!... + +--Ce n'est pas ce que je vous ai dit, au moins, mon cher Paul? + +Paul, s'asseyant près de la fenêtre ouverte et regardant Charaintru bien +en face, avec un sourire forcé, lui répondit: + +--C'est si peu ce que vous m'avez dit que, déjà souffrant à votre +arrivée, je n'ai pas saisi un mot des dernières choses que vous m'avez +racontées. Je voyais remuer vos lèvres et je ne vous entendais plus. De +quoi parliez-vous donc? + +--Je parlais des _potins_ qui courent sur Berwick, et je vous demandais... + +--Ah! oui! s'il vendait sa femme pour combler un déficit? Si un galant +homme sauverait sa barque ou son huit-ressorts à point nommé? Écoutez +bien ceci, Charaintru: je ne sais pourquoi vous m'avez choisi pour +confident à propos des opérations d'un homme qui n'a jamais été pour moi +que le guichet vitré et grillé d'une caisse plus ou moins publique. Si +vous avez fait la cour à sa femme, comme vous le donniez, l'autre soir, +à entendre, en appelant Berwick le _petit noir_, vous savez à vos dépens +à quoi vous en tenir sur la vertu de cette dame? Et alors, pourquoi +m'interrogez-vous? Si vous avez des fonds chez ce banquier, retirez-les! +Je n'en sais pas davantage. + +Hercule écoutait Paul avec une sérieuse attention; mais doutant encore +de l'ignorance dans laquelle Paul se drapait avec tant de tranquillité +apparente, il ajouta: + +--Mais enfin, vous, monsieur de Breuilly, si vous aviez à cette heure +des fonds chez Berwick, les retireriez-vous? + +Ici Paul eut une minute d'hésitation. S'il croyait à la vertu de Mme +Berwick, il était cruellement édifié sans doute sur l'actif et sur la +probité du mari. Il retarda sa réponse en adressant à Charaintru cette +question: + +--Somme toute, que vous doit Berwick? + +--Cent cinquante mille francs! Répliqua le petit vicomte sans hésiter. + +Paul se releva, marcha dans le salon comme s'il se livrait en lui un +combat terrible, et il finit par dire à Hercule: + +--Berwick est bon pour vos cent cinquante mille francs. + + + + +IV + + +Paul de Breuilly donna à dîner au petit vicomte, comme si de rien +n'était. Blanche, qui ignorait la conversation qui avait précédé le +dîner, fut presque enjouée. Il vint, dans la soirée, plusieurs personnes. +Il y eût une table de whist où Paul prit place. Mme de Breuilly eut un +assez long aparté avec Charaintru. Mais, bien que Paul se défiât de la +sotte langue d'Hercule, il s'était assuré de son silence en lui demandant +sa parole d'honneur de laisser les Berwick de côté dans ses causeries de +ce soir-là , et le petit vicomte étant bien vicomte en ceci, qu'il savait +tenir sa parole. + +Cependant, à un chasse-croisé dans la partie de whist, Paul, ayant quitté +son fauteuil, vint auprès du divan où Blanche causait avec Hercule. + +--Le vicomte me parlait de vous, mon ami, répliqua Blanche; il me +conviait à lui dire s'il serait accueilli en vous faisant une amicale +proposition qu'il m'a exposée en détail. + +--Et laquelle? demanda Paul en serrant légèrement le bras d'Hercule. + +--Je prie madame de conserver la parole pour vous exposer ce dont il +s'agit. Elle s'en acquittera mieux que moi. + +--Mon Dieu, reprit Blanche, cela n'est pas d'une complication extrême, +M. de Charaintru a, paraît-il, un cheval anglais dont la taille (c'est +le vicomte qui parle) correspond mieux à la vôtre qu'à la sienne. De +plus, il s'est épris d'un double poney ... sans grand usage chez nous, +depuis que... + +--Oui, interrompit Paul, qui voulait dispenser Mme de Breuilly de +prononcer le nom de son fils mort. Et alors Hercule rêverait un échange? + +--Avec toutes les compensations voulues! ajouta aussitôt le petit vicomte +d'un ton courtois. + +--Cela se trouve merveilleusement bien, reprit Paul sans sourciller: je +veux réformer mon écurie. Je ne puis donc point acquérir votre anglais; +mais, au prix qui vous conviendra, mon double poney est à vous. + +Blanche ne s'était nullement attendue à un accord aussi prompt, sachant +que Paul gardait le poney en souvenir du pauvre François. Et puis ce +mot: réformer mon écurie, indiquait des résolutions qu'elle n'avait pas +soupçonnées. + +--Voulez-vous aussi notre Clarence, insista M. de Breuilly. Vous pourrez +y atteler votre anglais, s'il est à deux fins. + +--Je réfléchirai à cela, repartit Hercule, presque aussi surpris de +cette liquidation de la remise que Blanche de la liquidation de l'écurie. + +Puis les groupes du salon se formèrent autrement. Hercule alla s'asseoir +au whist, et Blanche, tout en causant avec deux dames de ses amies, sonna +pour le thé. + +A onze heures et demie, il n'y avait plus personne dans le salon de la +rue de Verneuil; Blanche se faisait déshabiller par sa femme de chambre, +et Paul, retiré dans son cabinet, se mettait à compulser des papiers +et à couvrir de chiffres plusieurs pages. + +Le lendemain matin, quand Blanche s'éveilla, le poney de son fils était +déjà emmené par le palefrenier chez le petit vicomte, sur l'ordre de +Paul, qui, par cette attention délicate, évita à la pauvre mère le +chagrin de voir partir, et peut-être la fantaisie de caresser une +dernière fois le cheval que François avait aimé et monté. + +Ce fut ensuite sans aucune solennité et du ton uni et affectueux dont +les gens courageux savent parler d'une grande catastrophe à ceux qu'ils +chérissent, ce fut, en un mot, avec la bonne humeur d'un ancien soldat +que Paul dit à sa femme: + +--Eh bien! ma chère, il faut nous préparer à un petit sacrifice purement +mondain. Il n'est qu'heur et malheur ici-bas! Bienheureux sommes-nous +encore, vous et moi, puisqu'il n'y va que de la caisse! Je connais votre +grand coeur et votre excellent esprit, et je dois vous avouer que nous +sommes décidément ... un peu ruinés! Je n'ai que faire de vous dire que +je n'ai point perdu au jeu, puisque je ne joue point. Je ne suis d'aucun +cercle et je ne vais jamais à la Bourse. Quoi qu'il en soit, j'ai perdu +et pas mal perdu! Rassurez-vous: votre dot est intacte! Du reste, voici +les chiffres... + +Et, tirant de son portefeuille une petite note, Paul lut ce qui suit: + +--Cet hôtel vaut cent cinquante mille francs, au prix, faible toujours, +d'une réalisation immédiate. Il y a ici cinquante mille francs de +tableaux et de mobilier. Mes chevaux et ma voiture représentent, au +bas mot, vingt mille francs. Et il me faut 300,000 francs en chiffres +ronds pour boucher un trou qui n'a été creusé ni par mon incurie, ni par +mon imprudence. Ma fortune y passera, mais vous voyez que cela n'effleure +en rien le patrimoine qui vous est propre et qui est placé en rentes, car +j'aimerais mieux mourir que d'y toucher. + +--Mais alors, Paul, il ne vous restera rien? Et comment cela est-il +arrivé? + +--Eh bien! nous avions de la marge pour vivre et nous n'aurons plus que +le nécessaire; nous en aimerons-nous moins?... + +--Tout pour ce mot-là , Paul! s'écria l'honnête et tendre femme en +se jetant dans les bras de son mari. Je ne regretterai rien, je ne +m'apercevrai de rien. Je te dis, Paul, qu'à part le deuil qui nous +suivra jusqu'à la tombe, je suis la plus heureuse des femmes avec toi! + +--Aussi est-ce sans aucune appréhension, ma chère Blanche, que je t'avais +attendue là . + +--Maintenant, est-il bien sûr que ... ce soit perdu, perdu sans remède! + +--Oui! + +--Vous avez été trompé? + +--Je voudrais vous répondre que non, car j'ai, moi aussi, de +l'amour-propre.... Enfin, mettons que j'aie été trompé.... + +--Ah! mais ... où allons-nous prendre notre retraite? + +--J'ai pensé, cette nuit, que peut-être il vous agréerait, comme à +moi, de vous rapprocher des tombes qui nous sont chères. Alors ... les +Batignolles?... Le cimetière Montmartre est tout près de là . + +--Les Batignolles! Pourquoi pas? Répliqua sans hésiter la comtesse. + +--Laisse-moi t'admirer! dit Paul en couvrant de baisers les mains de +Blanche. + +La liquidation de M. et de Mme de Breuilly fut prompte et cruelle. +En voulant réserver les objets auxquels se rattachaient de précieux +souvenirs, Paul et Blanche s'aperçurent qu'à ce compte ils +n'abandonneraient aux tapissiers que des banquettes. On attaqua la +réserve en fermant les yeux, de peur de s'attendrir, et le mobilier +tout entier, sauf les portraits de famille et quelques meubles +personnels, y passa. Le poney de François était vendu à Hercule, les +deux lits de François et de sa soeur, avec les armes du premier et les +poupées de Louise, furent conservés comme reliques. + +Ces émotions, sans cesse renaissantes pendant huit jours, firent ployer +la taille encore si droite de Paul, comme sous un invisible fardeau. Mais +son chagrin n'était pas borné à l'abandon de son hôtel. Il en avait un +autre dont il ne parlait à personne. + +Les Anglais meurent du spleen, qui n'a pas de larmes et qui n'a pas +d'objet. Les Allemands ne connaissent en général, de la douleur, que les +phrases à effet et les libations posthumes. Seuls, les Français, qui +passent pour légers, peuvent devenir fous de chagrin ou en mourir. + +Le logis que Paul de Breuilly loua aux Batignolles, après avoir vendu le +petit palais de la rue de Verneuil, était situé rue de la Condamine. +C'était un modeste rez-de-chaussée, sur un perron de dix marches, entre +cour et jardin. Le jardinet, au midi, séparé, par ses murs d'espaliers, +des jardins du voisinage; la cour, au nord, ayant un puits, un poulailler +et des plantes grimpantes. + +Les lits des enfants, dans deux jolies mansardes, demeurèrent faits, +comme si ces êtres si chers étaient attendus. Les divers souvenirs qui +restaient d'eux furent groupés à leur chevet: des nippes, des jouets, +des cheveux coupés à différents âges, sur des têtes blondes ou brunes, +et enchâssés dans des médaillons, au-dessous de photographies. + +Le matin, en se levant, Paul s'occupait avant tout de Blanche, la +grondait amicalement s'il lui trouvait les yeux rougis par l'insomnie ou +par les pleurs. Puis, après un déjeuner frugal, il s'occupait du jardin. + +Une servante unique avait remplacé chez le comte cinq ou six domestiques. +Dès que la maisonnette était en ordre, Paul et Blanche, dans deux pièces +contiguës, séparées seulement par une porte ouverte où flottait un +lambeau de vieille tapisserie de Beauvais, essayaient de s'intéresser à +quelque travail. Paul s'occupait des livres en petit nombre dont il +n'avait pas consenti à se séparer, Blanche brodait ou le plus souvent +raccommodait elle-même le linge de la famille. Le soir, la musique +rapprochait aussi les deux époux, qui s'étaient ordonné à eux-mêmes de +faire face à la vie en braves, et de ne point s'assassiner mutuellement +de leur douleur. + +Mais, n'ayant plus de chevaux, Paul n'avait pas moins besoin d'exercice, +et même d'exercices violents, pour conserver sa santé, altérée par les +épreuves. Il s'imposait pour ainsi dire des marches forcées. Blanche +était la première à l'y engager, quand il les oubliait, bien qu'elle fût +portée à mesurer, par un reste d'inquiétude jalouse, les heures que son +mari passait dehors. Mais les heures de ces absences n'étaient pas fixes. +Il n'y avait donc point de convention entre la mystérieuse inconnue et +lui. Blanche évita longtemps de revenir, avec Paul, sur les causes de sa +ruine, parce qu'elle sentait que son mari était humilié d'avoir perdu sa +fortune. Jamais elle ne s'était beaucoup occupée des questions d'argent. +Cette négligence est assez fréquente chez les femmes nées au milieu du +luxe, et qui ont pour mari un homme incapable d'aventurer le commun +patrimoine. Cependant la question devait renaître, surtout depuis que +Paul et Blanche faisaient ensemble assaut d'économie. + +--Vous saurez une fois, ma chère amie, dit Paul, comment un désastre +financier est venu s'ajouter à nos autres désastres; mais je vous demande +en grâce la permission de choisir l'heure de cette confession. Qu'il +vous suffise de savoir positivement qu'elle vous sera faite. Reconnaissez +qu'il me serait plus doux de m'exécuter sur ce point, si j'avais une fois +réussi à réparer cette brèche. Eh bien! je ne veux pas encore désespérer. + +Mais rien ne changeait dans le régime austère des deux reclus, et, +quoique certaines amitiés anciennes leur fussent demeurées aussi +fidèles rue de la Condamine que rue de Verneuil, quoique, tous les mardis +et tous les jeudis, quelques voyageurs d'outre-Seine vinssent faire +stopper leurs chevaux devant la petite grille de l'ermitage, la mélancolie +de Paul semblait s'augmenter, et ses longues promenades hygiéniques +devenaient plus rares. + +La capitulation suprême semblait entrer peu à peu dans la pensée de ce +Courageux champion. Il se plaignait par instants de palpitations +violentes et prolongées, mais, sans consentir à voir aucun médecin. + +Enfin, la maladie éclata. + +Le docteur de la famille, Billardel, le fameux sceptique, habitué du café +Procope, ancien convive de Paul et son contradicteur en matière de +religion, de politique et d'économie sociale, fut appelé par Mme de +Breuilly, qui avait autant de confiance dans l'amitié et dans l'habileté +de l'homme que d'aversion pour ses opinions. Billardel inventa une +maladie nerveuse sans gravité, ordonna des boulettes de mie de pain, sous +des noms scientifiques; mais il dit à la comtesse, en sortant: + +--M. de Breuilly n'a qu'un seul mal, dont je ne guéris, il est vrai +personne: il meurt de chagrin. + +--De quel chagrin? demanda vivement Blanche. + +--Cherchez, madame! vous trouverez peut-être. Les femmes s'y entendent +mieux que les médecins. + +--A son âge, ce ne serait pas?... + +--Pourquoi non? riposta Billardel. Il n'y a pas d'âge pour cela! + +Retirée dans sa chambre, Blanche se prit la tête à deux mains, demandant +Un miracle à Dieu. + +Mais elle ne pouvait exiger de Dieu qu'il lui donnât, à son âge, un +troisième enfant, ni qu'il fit trouver à la femme légitime sa rivale +aimable. + +Cependant, en retournant auprès de Paul, Blanche lui dit avec la +résignation d'une martyre: + +--Vous êtes triste, mon bon ami, accablé, ennuyé surtout. Je ne suffis +pas pour vous distraire. Le docteur veut absolument pour vous de la +distraction. Y aurait-il quelqu'un dont la société vous amuserait? + +Paul regarda fixement Mme de Breuilly et ne répondit rien d'abord. Puis +il parla: + +--Tant de générosité, dit-il, ne restera pas sans récompense. Oui, il y a +quelqu'un que j’aimerais à voir. Mais ce quelqu’un, tu ne le connais pas. + +--Comment ne me l'avez-vous pas présenté? + +--Ce quelqu'un... + +Mais il n'acheva point, et sa tête s'inclina sur sa poitrine. + +--Est-ce un homme ou une femme? + +--Ne me demande rien, Blanche. + +--Mais encore... + +Paul ne sortit point de son mutisme. Il sembla à sa femme qu'il étouffait, +car il rougit excessivement. + +Il étendit la main, comme s'il cherchait un breuvage. Blanche lui tendit +un verre d'eau sucrée placé sur un guéridon à quelques pas de lui. + +--Puisque vous ne pouvez me parler de cela, je vais, dit Blanche dès +qu'elle vit son mari plus calme, je vais vous donner un exemple que vous +suivrez certainement, car l'aveu à vous faire me coûte probablement +encore plus que l'aveu que je vous demande. + +Paul tressaillit et sembla se ranimer tout à fait. + +--Il y a, reprit Mme de Breuilly, dix jours que vous gardez la chambre. +Le cinquième jour, on frappa timidement à la porte du vestibule. Par un +coup d'oeil jeté vers la grille, je m'aperçus qu'elle n'était pas fermée. +Annette, notre unique servante était sans doute sortie pour un instant. +J'ouvris la porte du vestibule, et une dame voilée parut devant moi. Elle +paraissait fort troublée. + +--Que souhaitez-vous, madame? Lui demandai-je. + +--Mon mari, n'ayant pas vu M. de Breuilly depuis quelques jours, m'a +chargée de prendre de ses nouvelles. + +--A qui ai-je l'honneur de parler, madame? + +Pour toute réponse, la dame voilée me tendit une carte écrite à la main +sur laquelle je lus: _Laure Widmer_. + +--Mon mari, lui dis-je alors, est plutôt indisposé que malade. Il ne +saurait vous recevoir, il repose en ce moment. Je mentais, mon cher Paul! +J'avais pour excuse d'avoir déjà reconnu sous son voile la dame ... du +bois de Boulogne! + + + + +V + + +A cet aveu de Blanche, un pli soucieux crispa le front et les lèvres du +malade. Mais Blanche continua: + +--Je mentais! je promis à la dame de vous remettre sa carte, et j'étais +résolue déjà à ne point le faire. Quelle était ma pensée? Celle d'écarter +de la voie douloureuse où je marche, une pierre de plus... Je cédais à +mon aversion instinctive de femme pour une autre femme, plus jeune, plus +belle et qui me paraissait vous aimer... Pour abréger, et sans offrir à +la dame d'entrer, ce qui était peu courtois, je dis à l'inconnue que +votre première sortie serait pour rendre à son mari cette visite, et je +la congédiai. Par bonheur pour le succès de mon mensonge, Annette ne +rentra que lorsque la visiteuse était déjà loin. Voilà mon péché, sans +réticence aucune. Et maintenant, la dame du Bois, la dame au voile qui se +dit être Laure Widmer, est peut-être justement la personne dont l'absence +vous cause tant d'ennui, et que vous souhaiteriez voir auprès de vous. +Dois-je, en expiation de ma faute, aller la chercher? + +--Vous n'avez pas conservé cette carte? demanda Paul, dont les mains se +tordaient avec une agitation fiévreuse. + +--Je l'ai brûlée sur-le-champ! Répliqua Blanche sans hésiter. + +--Voici, dit alors le comte après une méditation douloureuse: j'ai à +choisir entre de nouvelles réticences vis-à -vis de vous (je ne dis pas +mensonges, car je n'ai pas conscience de vous avoir jamais menti!) et +le récit complet d'une chose que mon orgueil et le respect de vos +sentiments pour moi m'engageaient à ne point vous faire. Avant de vous +initier à des circonstances de moins d'intérêt pour vous que vous ne +l'imaginez, je voudrais avoir terminé une oeuvre entreprise dans un but +qui m'honore, veuillez le croire. Eh bien! voulez-vous me faire encore +quelques mois de crédit? Je laisse cela à votre entière discrétion. +Parlez! Quant à aller chercher Laure Widmer, je vous en dispense. Je la +verrai, quand je serai en état de sortir. En attendant, je vais lui +adresser quelques lignes que vous lirez, et que vous ne ferez jeter +à la poste que si vous en approuvez la teneur. + +--J'attendrai le temps qu'il vous plaira, mon ami; et je mettrai moi-même +votre lettre à la poste sans l'avoir lue. + +--J'exige que vous la lisiez! + +Paul parlait très fermement. + +--Je vous obéirai, répliqua Mme de Breuilly en baissant la tête. + +--C'est bien, dit le comte, en congédiant sa femme d'un geste un peu +impatient. + +Elle se retira sans ajouter un mot. + +Paul, sans plus attendre, se mit à son bureau et, écrivit, non pas comme +les comédiens écrivent ou feignent d'écrire quand ils sont en scène, +mais avec une difficulté extrême, cherchant et ne trouvant pas ses mots. + +Enfin, après une série de projets, raturés les uns après les autres, il +parut s'arrêter à une rédaction, qu'il relut plusieurs fois avant de +l'adopter définitivement. + +Sur ces entrefaites, Hercule de Charaintru, qui n'avait pas abandonné +non plus les exilés de Batignolles, arriva rue de la Condamine avec son +habituel et si merveilleux à -propos. + +Il fut reçu d'abord par Mme de Breuilly, beaucoup trop troublée pour +bénir l'arrivée du personnage en pareil moment. + +--Cette fois, dit-il, ayant une lieue de poste à courir pour visiter mes +amis, je me suis botté et éperonné comme vous voyez, et j'ai fait l'étape +sur mon poney, au lieu de me voiturer en coupé. Il est délicieux, ce +petit cheval-là , et je ne l'ai pas payé trop cher à votre mari. + +--Vous auriez pu le faire entrer dans la cour, dit Blanche. + +--Ah! mon groom est resté à la porte avec les deux chevaux. Puis-je être +admis à l'honneur de visiter notre savant dans le sanctuaire de ses +livres? + +Et sans attendre la réponse de Blanche, il se dirigea vers le cabinet +De son ami. C'est à regret que Paul, ayant reconnu sa voix, lui cria +d'entrer. + +--Mon excellent ami, dit Hercule, je vous dérange évidemment; mais je +tenais à vous faire les remerciements que je vous dois, tant pour le +cheval que pour une affaire plus grave, vous savez? + +--Bonjour, Charaintru. Entrez donc, je suis enchanté de vous voir. + +--Ce que vous faites là est donc d'une gaieté médiocre, puisque c'est +encore moins amusant que moi? + +--Très médiocre, mais il y a sur la terre où nous sommes des obligations +de force majeure, et dame... + +--D'abord, il y a les obligations d'Orléans... + +--Vous en avez? Vous êtes bien heureux... + +--J'en ai, parce que je viens d'en acheter, quoiqu'elles ne soient pas à +bas prix; mais, après avoir été remboursé par Berwick de mes 150,000 +francs, suivant votre prophétie, et m'étant tâté depuis lors pour +trouver un bon emploi, je ne me suis décidé qu'hier à celui-ci, et je +vous en apportais la nouvelle. + +--Vous mettez du temps à réfléchir, mon cher; car ce remboursement +remonte, je crois, à l'époque de mon déménagement? + +Charaintru, en rentrant chez son ami, avait naturellement, par égard pour +Blanche, laissé la porte du salon ouverte, en sorte que Mme de Breuilly +était en tiers, sans le vouloir positivement, dans cette conversation. +Elle ne put rien perdre, quand même elle l'aurait souhaité, du bavardage +d'Hercule qui, s'étant offert un siège à lui-même en se mettant à cheval +sur une chaise, continua de son ton de fausset: + +--Vous aviez dit vrai, et il paraît que le banquier en question a trouvé +à temps de quoi payer ses chevaux neufs et son landau bleu. Son aimable +femme a pu continuer à fréquenter le bois dans ce gracieux équipage et en +dépit des médisances, ni madame Berwick, ni la caisse de monsieur Berwick +n'ont perdu leur réputation. On prête à une amitié désintéressée; cette +réouverture du Pactole.... + +Paul regardait fixement Charaintru, et son regard sévère conviait +vainement Hercule à s'arrêter. + +--Est-ce par ironie ou par conviction, lui demanda-t-il enfin, que vous +parlez d'une amitié désintéressée? + +--Moi, répliqua Charaintru, je nie les immolations absolues. Ne fût-ce +que par un sourire, une jolie femme sait toujours reconnaître les +services qu'on lui rend, et... + +Ici la voix de Mme de Breuilly se fit entendre pour dire d'un ton +sardonique: + +--N'est-ce pas un peu cher, un sourire de cent cinquante mille francs? + +--II y a des sourires que l'on ne saurait payer, dit courtoisement +Charaintru, en revenant vers la porte du cabinet, devant laquelle +Blanche, debout, semblait plus occupée d'un écheveau de soie qu'elle +dénouait, que du fil de cette causerie. + +--Bref, dit Paul avec brusquerie, on veut que madame Berwick ait procuré +à son mari, par ses beaux yeux, les fonds qui manquaient à la caisse du +banquier? Et va-t-on jusqu'à nommer l'auteur de ce libre échange? + +--On va jusque-là , mais avec des noms si invraisemblables que des paris +se sont ouverts. D'abord, on ne voit jamais ni Berwick ni aucun de ses +amis dans le landau bleu; ensuite, les gens qui fréquentent cette maison +sont généralement des ganaches; non qu'il n'y ait, par le monde, beaucoup +de ganaches parmi les soupirants d'amour, mais enfin, il y a de ces +ganaches qui sont au-dessus et au-dessous du soupçon! A défaut d'un +jeune premier en rage de se ruiner, il faudrait un vieux beau en rupture +de ban conjugal. Les vieux beaux sont quelquefois très généreux... + +--Ah ça! interrompit M. de Breuilly, est-ce pour nous raconter ces +hypothèses outrageantes pour une femme qui n'a jamais fait parler d'elle, +que vous êtes venu en poste de la rue d'Anjou à la rue de la Condamine? + +Paul était d'autant plus impatient de clore l'incident, que Blanche +paraissait plus pâle et plus troublée depuis que Charaintru avait pris +la parole. + +--Non, répliqua Charaintru; je voulais aussi reconnaître le service si +grand que vous m'avez rendu, en vous donnant à mon tour un conseil pour +rétablir votre fortune. + +--Ah! parlez! dit Blanche, cela ne serait pas de refus. Si ce conseil est +bon, je vous remets tous vos petits péchés. + +--Voici! dit Hercule. Berwick monte une affaire dans laquelle je serai +compris; il serait aisé sans doute à Paul de s'y faire comprendre. Une +affaire de la force de vingt mille chevaux: la concession des fumiers +de la ville de Paris! + +--Je suis bien revenu des affaires, dit M. de Breuilly en souriant +tristement, et il me serait d'autant plus difficile de souscrire à +aucune, que le peu qui me reste ne m'appartient pas. + +--Si vous avez de ces scrupules, repartit Hercule, madame pourrait ne pas +les avoir, et je suis sûr qu'avec ses capitaux personnels, elle serait +ravie de vous enrichir. + +--Mon ami, dit froidement M. de Breuilly, ces distinctions sont hors de +saison chez nous. II ne faut parler ni de corde dans la maison d'un +pendu, ni de spéculation dans la maison d'un homme ruiné. D'ailleurs, en +me mêlant des entreprises de votre banquier, je craindrais à juste raison +d'être considéré par les vipères de vos amis, comme «un vieux beau» en +quête d'un sourire de Madame Berwick, et je serais désolé de compromettre +en rien son honneur. Brisons donc là et, si les fleurs de notre jardin +sont dignes d'un regard de vous, priez madame de vous les montrer, tandis +que j'achève une lettre pressante. + +Cette lettre, si malencontreusement interrompue par la visite du petit +vicomte, était définitivement ainsi conçue: + +«Madame, + +«Madame de Breuilly m'a fait part d'une démarche obligeante que vous avez +faite au cours de mon indisposition, de la part de votre mari et de la +vôtre, pour prendre des nouvelles de ma santé. + +«J'ai différé de jour en jour l'expression de ma gratitude, espérant me +trouver assez rétabli pour vous la porter moi-même. Malheureusement il +n'en est rien encore. + +«Dès que je le pourrai, je prendrai, en allant vous visiter, la liberté +de vous présenter madame de Breuilly, flattée de connaître personnellement +une famille dont les ascendants firent à ma première jeunesse un aimable +accueil lorsque je visitais l'Allemagne. + +«Daignez, je vous prie, madame, agréer, etc. + +«PAUL DE BREUILLY.» + +A la suite de la visite de Charaintru, M. de Breuilly présenta +gracieusement à sa femme une enveloppe à l'adresse de Mme Laure Widmer. +Non moins gracieusement, Blanche la rendit à son mari, sans l'avoir +ouverte. + +--Vous oubliez nos conventions, lui dit-il. + +--Soit, dit Mme de Breuilly en s'exécutant. + +Et elle ajouta en riant: Je vais même la clore pour plus de sûreté. +Alors, elle mouilla la gomme de l'enveloppe, la posa sur le marbre de la +cheminée et elle retourna paisiblement à sa broderie. + +A compter de ce moment, la pensée de Paul sembla se rasséréner; sa santé +en éprouva le contre-coup favorable, et peu de temps après il était en +pleine convalescence. + + + + +VI + + +Un matin de printemps de l'année 1873, Paul de Breuilly, habitant alors +la rue de Verneuil, arpentait, à dix heures du matin, la contre-allée de +l'avenue Gabrielle aux Champs-Elysées. Le temps était gris et douteux, +contrastant avec les primeurs de la végétation parisienne, souvent +surprise en pleine éclosion par des avalanches de neige. Les piétons et +les cavaliers étaient si rares que le comte, par moments, aurait pu se +croire dans une ville morte. Il marchait pour marcher. Les grandes +douleurs ont souvent de ces besoins et de ces fantaisies gymnastiques. +Comme il allait, sans but déterminé, devant lui, se tenant droit et +cambrant son parapluie sous son bras d'un air qu'il voulait rendre +dispos, il se trouva face à face avec une jeune femme, mince et blonde +et, malgré la discrétion d'un voile brun, assez visiblement jolie pour +rendre Paul attentif à ses traits. + +Mais elle ne se bornait point à être jolie. M. de Breuilly, en +l'examinant, lui trouva une ressemblance qui l'intrigua, l'émut; et s'il +n'avait pas été un homme déjà mûr, à qui ces caprices ne sont plus +permis, il se serait attaché aux pas de l'inconnue. + +A part l'instant si court où les yeux de l'un et de l'autre se +rencontrèrent et se confondirent, la jeune personne marchait l'oeil en +terre, et l'élégante simplicité de sa mise et de sa tournure faisait +écarter de prime abord toute idée d'intrigue vulgaire. + +Elle tenait dans sa petite main gantée de suède un mouchoir brodé; sous +le regard du passant, elle raffermit sa marche, cacha son mouchoir et +accéléra le pas, en baissant les yeux, qu'elle avait fort grands. + +Paul fut frappé de cette rencontre, sans s'expliquer pourquoi. + +Il passa, s'efforçant de n'y plus penser. + +Il ne put y parvenir. L'image s'était comme fixée dans sa mémoire; elle +Eclipsait le reste, comme ce disque fauve qui persiste dans notre Å“il +fermé, après que nous avons considéré le soleil. + +Paul avança jusqu'à l'embouchure de la rue de Ponthieu, puis il revint +sur ses pas. A la hauteur de la grille de l'ambassade anglaise, il se +trouva vis-à -vis de la jeune dame, revenant, elle aussi, en sens opposé. + +Les deux promeneurs, surpris de leur double rencontre, allaient se perdre +de vue, quand Paul remarqua, à vingt pas derrière la dame, le mouchoir +brodé qu'il avait vu à la main de la dame une première fois. Il alla le +ramasser, sans rien dire, puis, hâtant le pas, il rejoignit la promeneuse +et le lui offrit en se découvrant. + +--Ce mouchoir marqué L. B. est-il à vous, madame? demanda-t-il d'un ton +respectueux. + +La jeune femme reconnut le mouchoir, le prit vivement et balbutia un +Remerciement plein de confusion. + +--Vous vous appelez Léontine, Louise ou Laure? ajouta galamment M. de +Breuilly désireux de prolonger la conversation. + +--Je m'appelle Laure en effet ... mais peu importe! + +Elle salua de la tête et allait fuir. + +--Non! reprit le comte, vous êtes moins pressée de partir qu'il ne vous +convient de le paraître! Un sentiment que nous ne nous expliquons pas +nous a fait l'un et l'autre revenir sur nos pas... Il y a entre nous un +air de famille extraordinaire, convenez-en! Il est impossible que vous +n'en ayez pas été frappée comme moi. A votre âge, vous pourriez être ma +fille, et vous ne me prenez pas, je l'espère, pour un de ces malotrus +qui abordent sans cause une dame dans la rue! + +--J'avoue, monsieur, avoir été frappée comme vous de cet air de famille +dont vous parlez; mais comment rendrais-je excusable pour l'oeil du monde +la folie que j'aurais de causer plus longtemps avec vous? Vous-même, +vous vous méprendriez sur ce que je suis... + +Elle hésita un instant, puis, cédant à une curiosité dont elle ne fut pas +maîtresse: + +--Mais à qui ai-je honneur de parler? demanda la jeune femme. + +Paul se nomma sur-le-champ. Son interlocutrice changea de couleur. + +--Consentiriez-vous à être présenté à mon mari? demanda-t-elle à +brûle-pour-point. + +--Sans doute, madame, répondit le gentilhomme, qui ne désirait rien de +plus que de rendre nette cette situation étrange. + +--Vous avez sans doute rencontré autrefois une famille de Lussan? + +Ce fut au tour de Paul de se troubler. + +--Vous auriez connu ... Charlotte? fit-il en pâlissant? + +--J'ai été élevée, répondit-elle, en face de votre portrait. + +--Comment donc, de prime abord, ne m'avez-vous pas reconnu? + +--Qui vous dit, au contraire, que telle n'ait pas été ma première pensée? + +--Mais, qui êtes-vous, madame, par rapport à Mme de Lussan? + +--Sa petite-fille! + +--Et votre mère? + +--Écoutez, monsieur de Breuilly; vous savez comment les de Lussan se +trouvaient en Saxe depuis 1832? A la suite des événements de la duchesse +de Berry, étant du nombre des familles françaises compromises dans cette +insurrection, la famille de Lussan émigra et s'établit à Dresde. M. et +Mme de Lussan, mes grands parents, y devinrent le centre d'une autre et +Plus ancienne émigration datant de la révocation de l'édit de Nantes. +Leur fille, Charlotte, était âgée de huit ans. Elle avait dix-huit ans en +1842, quand elle se maria... + +--Passons! interrompit le comte de Breuilly en faisant le geste d'écarter +un nuage appesanti sur son front. + +--De cette union naquit en 1843 une petite fille Laure, que vous avez +devant vous... + +--Vous vous appelez Laure ... Widmer! demanda le comte très bas et comme +si ce nom de Widmer lui serrait la gorge. + +--C'est ce nom que j'ai porté jusqu'au jour de mon propre mariage avec +M. Berwick, à qui j'aurai le plaisir de vous présenter. + +--Mais votre mère, Charlotte de Lussan? + +--A rendu son âme à Dieu, en 1846, trois ans après m'avoir mis au monde. +Vous l'ignoriez? + +--Hélas! murmura Paul en creusant le sable de l'allée du bout de son +parapluie, elle est morte sans que je l'aie revue! + +--Elle est morte veuve.... + +--Elle a été libre? s'écria Paul dont les yeux s'humectèrent. + +II y avait un banc à quelques pas de l'endroit où Laure et le comte +causaient debout. Il s'approcha du banc et y tomba plutôt qu'il ne s'y +assit. + +--Votre place est là ! dit-il à la jeune femme après cinq minutes +d'accablement, ici, à ma gauche, Laure, près de ce coeur dont vous venez +de rouvrir les blessures! + +--Monsieur, repartit Laure, interdite, nous sommes ici en public. Nous ne +sommes pas censés nous connaître, et.... + +--Ne pas nous connaître! La fille de Charlotte et moi! Mais vous me +rappelez, mon enfant, aux réalités présentes. Je ne vous avais jamais +vue, puisque vous n'étiez pas encore de ce monde, quand j'étais à Dresde +et qu'un drame ignoré de vous, j'espère.... Enfin, Charlotte a pu me +croire mort! Elle vous a pourtant légué quelque sympathie pour mon +souvenir, puisque mon portrait, conservé par elle, a été longtemps +conservé par vous? + +--Un jour d'égarement n'est pas un crime? + +--Ah! vous saviez?... J'aurais dû mourir alors! + +Sans prolonger l'entretien, Paul se leva en s'excusant d'être demeuré +assis un instant devant Mme Berwick. Puis, se découvrant, il fit à la +jeune femme un salut profond. + +--J'espère, madame, vous revoir avant longtemps. + +--Rue d'Anjou-Saint-Honoré. n° 19, répondit Laure en rendant son salut +à Paul. + +Paul se rassit dès que Laure se fut éloignée, et, les yeux fixés sur +l'empreinte des petites bottines de la fille de Charlotte dans la terre +humide, il revécut en une demi-heure toutes les émotions de sa vie +passée. + +Enfin, il se leva avec effort pour retourner chez lui. + +--Morte veuve, un an après mon mariage!... répétait-il par instants. Elle +m'attendit peut-être! Elle ne serait pas morte si elle avait appris que +je vivais encore!... Oui, décidément, le suicide est un crime. Si je +n'avais subi le coupable entraînement de Werther, épris d'une autre +Charlotte, si je n'avais pas voulu venger sur moi-même l'union conclue +entre ma Charlotte et ce Widmer, mon rival n'en serait pas moins mort +quelques années après, et au lieu d'un souvenir de sang, j'aurais laissé +à ma bien-aimée un souvenir aimable; elle aurait gardé cette foi qui fait +vivre. Nous nous serions cherchés et retrouvés aisément sans doute, et +notre bonheur à deux, couronnant ma patience, aurait prolongé ses jours! +Et aujourd'hui je retrouve cette enfant qui me semble tout moi, ou plutôt +un mélange de mes traits et des traits de sa pauvre mère! Elle a mon +profil et ses yeux?... J'ai perdu les autres! celui-là seul me reste. Ah! +comme je vais l'aimer, cette Laure, cette épave de ma jeunesse! L'aimer, +et la pauvre Blanche que dira-t-elle?... Mon devoir impérieux est de me +taire, car Blanche ne pourra aimer Laure! + +M. de Breuilly était visiblement agité en rentrant rue de Verneuil, et +bien qu'il se contînt en face de Blanche, à l'animation de ses yeux, sa +femme imagina aisément qu'il avait fait une rencontre extraordinaire. +Mais il ne répondit point aux questions que Blanche lui adressait au +sujet de sa promenade, et Paul rentra peu à peu dans l'apparente +monotonie de ses pensées et de ses occupations. + +Dans les jours qui suivirent, il reçut une lettre de Gustave Mayran, +datée de Tarbes. M. Mayran, général de brigade, entretenait son ancien +compagnon d'armes du désir qu'il éprouvait de se rapprocher de Paris et +des difficultés de ce changement. Il priait Paul, qui avait conservé dans +l'armée de vieilles amitiés, de s'occuper de lui. + +Paul et Gustave avaient servi ensemble en Algérie, sous le maréchal +Bugeaud, et Blanche salua avec joie le changement que ces réminiscences +apporteraient au cours des idées de son mari. + +Elle-même se souvenait avec plaisir que, n'étant pas encore mariée, elle +avait suivi, de loin, avec un anxieux intérêt, le jeune militaire dans +ses campagnes. + +Paul de Breuilly était sous les ordres du colonel de Montagnac, qui périt +en héros à Sidi-Ibrahim, avec la plupart de ses compagnons. Il fut de ces +quatre-vingt-trois hommes qui, bloqués par les Arabes dans un marabout, +y épuisèrent leurs vivres et leurs munitions, et, après trois jours de +lutte désespérée, tentèrent une trouée à la baïonnette. + +Paul fut un des treize qui parvinrent seuls à se sauver. Après un pareil +Fait d'armes, il fut décoré. + +Il continua à se distinguer dans les rangs des colonnes conduites par les +Généraux Bedeau, de Mac-Mahon et Lamoricière. + +Après la défaite d'Abd-el-Kader, Paul, devenu lieutenant, fut désigné +pour faire partie de l'escorte de l'émir prisonnier, envoyé à +Djemma-Gazahouat. + +La conquête de l'Algérie une fois terminée, Paul de Breuilly demanda son +changement, et il débarquait à Toulon, le 29 décembre 1847, en même temps +que l'émir prisonnier. + +Ce fut une grande joie pour Blanche que de revoir en congé ce jeune +Lieutenant échappé à tant de périls. + +Paul de Breuilly servit jusqu'à la fin de la guerre de Crimée et se +retira avec le grade de capitaine. + +Il s'était marié dans l'intervalle, en 1850, et il était père de +François, né en 1851. + +Ces souvenirs animèrent pendant quelques jours la solitude de la rue de +Verneuil sans faire oublier sa rencontre avec Laure Widmer. + + + + +VII + + +Ainsi s'ouvrit, du printemps 1873 jusque vers le milieu de l'année 1874, +cette ère singulière pour un homme de l'humeur de Paul, d'une vie morale +en partie double. + +Chez lui, il était le mari qui console sa femme et qui pleure avec elle +ses enfants. Hors de chez lui, il était l'amant, vivant du souvenir de +sa maîtresse et la retrouvant dans une fille, dont les beaux yeux le +rattachaient à l'existence. + +Il se fit présenter, en effet, peu de jours après la rencontre aux +Champs-Elysées, à ce Berwick, le petit noir, comme Charaintru l'appela +plus tard, et qui n'était autre qu'un juif allemand de la plus belle eau. + +Paul tomba des nues en l'apercevant, tant le financier cynique était +caractérisé par la physionomie, le geste, l'accent grasseyant de ce +Gobseck bavarois. Trop âgé pour sa femme, Berwick appartenait à la secte +Des ramoneurs. D'une mèche de cheveux abondante, ingénieusement détournée +de sa destination primitive, qui était de garnir l'occiput, il se +faisait, à l'aide de son coiffeur et de beaucoup de pommade, un toupet +tout entier. Cette mèche providentielle revenait par devant couper, d'un +bandeau noir de jais, un front déjà trop bas et qui faisait songer aux +batraciens. L'oeil bouffi et protubérant appartenait bien à cette +dernière espèce. Comme les Tartares, Berwick devait voir derrière lui, +sans tourner la tête. Son menton exprimait la brutalité, comme son nez +pointu marquait une finesse de renard. Il avait les doigts carrés, les +mains courtes et velues. + +Paul regarda tour à tour Laure et Berwick, et il comprit que l'orpheline +était tombée dans un piège et avait été sacrifiée à quelque spéculation; +mais il ne pouvait s'en expliquer avec elle. + +Quant à Berwick, il ne vit dans la connaissance inattendue que Laure lui +Faisait faire, que la pêche miraculeuse d'un client. Le jour où Paul +franchit le seuil de cette demeure, la maison Berwick savait que M. de +Breuilly était riche, et que le moyen probable de le faire financer était +de jouer de la flûte des souvenirs. Berwick ne savait pas et ne pouvait +savoir qu'une vingtaine d'années auparavant un monsieur français avait +tenté de se suicider par amour pour sa belle-mère, Charlotte Widmer, que +lui, Berwick, n'avait jamais connue. + +Mais de prime abord la cicatrice formidable que Paul avait au menton, +puisque la balle d'un pistolet lui avait brisé la mâchoire, intrigua +vivement le banquier. Il questionna sa femme. Celle-ci ne savait rien, +sinon que peut-être un duel de jeunesse avait provoqué l'accident; elle +ne pouvait en assigner la date. + +Le portrait de M. de Breuilly, que Laure conservait toujours, ne +mentionnait pas cette cicatrice; mais enfin ce Paul, qui était riche, +qui avait été militaire, devait avoir la tête chaude, un caractère +violent, sous les dehors d'un homme très bien élevé, II fallait le +ménager, ne l'irriter en rien. Telle fut l'opinion de Berwick. + +De son côté, Paul se fit de bois vis-à -vis d'un homme qui lui était +antipathique; car il était résolu à se lier intimement avec Laure à tout +prix. Il parvint même, en quelques semaines, à faire croire à Berwick +que ses discours sur les opérations de Bourse l’intéressaient infiniment. + +Mais Berwick n'était pas toujours là : il n'y était même presque jamais, +car il ne trônait au salon que les soirs. Et quand Paul pouvait se rendre +rue d'Anjou Saint-Honoré, n° 19, c'était justement à l'heure où, dans un +entresol de la rue Le Peletier, Berwick dépouillait ses carnets et +faisait son courrier. Laure était grande musicienne, et Paul bon +violoniste. Tous deux passaient chaque jour quelques instants délicieux. + +Lorsque Paul prenait congé de Laure pour retourner rue de Verneuil, +l'image de la jeune femme l'y suivait, tout comme celle de Charlotte +l'avait suivi autrefois de Dresde à Freyberg, quand il retournait dans +cette dernière ville pour y continuer ses études scientifiques. + +La musique qu'il venait de faire avec Laure et qui remplissait encore ses +Oreilles tout le long du chemin, était justement celle que Charlotte et +lui retrouvaient jadis sous leurs doigts, dans les soirées fréquentes +qu'ils passaient ensemble. + +Cette musique fût longtemps le seul langage qu'en présence de Widmer se +Permit leur amour, car Paul respectait le toit conjugal autant que +Charlotte le respectait elle-même. Mais un jour vint où, dans un moment +d'égarement et de passion, Charlotte oublia qu elle était épouse. Elle +devint enceinte. Épouvantée, comprenant enfin l'étendue de sa faute, elle +conjura son amant de partir et de l'oublier. + +Voyant toutes ses supplications se briser devant l'inflexible résolution +de Charlotte, fou de désespoir, Paul crut alors se rendre à lui-même une +cruelle justice en tentant de se supprimer. + +Ainsi ramené, à tant d'années de distance, aux émotions d'alors, M. de +Breuilly retrouvait, toutes les émotions qu'il avait traversées à vingt +ans, et condamnait tous les raisonnements qu'il s'était faits pour +en arriver à se brûler la cervelle. Le nouveau Werther, plus ou moins +fasciné par l'exemple de l'ancien, était tombé dans son sang, mais il +n'était pas parvenu à se tuer. Après une longue maladie, pendant laquelle +son état de faiblesse avait fait désespérer de sa raison, emmené dans les +Alpes, au canton de Schwitz, il y demeura au village d'Einsiedeln, en +face du couvent célèbre de ce nom. C'est là que la solitude et l'amitié +des Bénédictins rendirent un peu de calme à son âme en révolte, et il +reprit, un beau jour, le chemin de la France, de Paris, du foyer +paternel. + +Il crut expier la lâcheté de son suicide en se faisant soldat. La +campagne d'Algérie offrit à son impatience l'occasion de se distinguer +et des actions d'éclat, pour lesquelles il fut mis à l'ordre du jour de +son régiment, l'une lui valut la croix de la Légion d'honneur, et l'autre +sa première épaulette. + +Le mariage de Paul et de Blanche éprouva d'abord quelques difficultés. + +Dès longtemps rapprochées par l'amitié, les deux familles avaient de tout +temps rêvé cette union. De tout temps aussi Blanche en avait caressé le +projet. Petite fille, elle avait appelé Paul son mari, mais au retour +d'Allemagne, elle vit bien que l'âme de Paul était ailleurs. + +L'attention distraite qu'il accordait à la jeune fille irrita +l'inclination de cette dernière au lieu de l'amortir. Le culte de +Blanche redoubla de ferveur quand elle vit Paul en uniforme. + +Sous différents prétextes, Paul ajourna longtemps cette union; mais il +n'avouait point la cause réelle et même il ne l'articula jamais devant +personne. Enfin, il céda, lorsqu'il se crut assuré de pouvoir faire +honneur à un engagement, qui était celui de rendre Blanche heureuse. + +En 1873, tout avait bien changé. Ce n'était pas de la science qu'elle +était jalouse, et ce n'était plus des hasards de la guerre qu'elle était +inquiète. + +Elle était inquiète et jalouse d'une rivale dont elle supposait +l'existence, mais qu'à vrai dire elle ne connaissait pas. + +De son côté, Paul évita d'abord de porter devant Laure Berwick aucun +Jugement sur son mari; mais ce fut elle qui se plaignit d'avoir été +sacrifiée par son tuteur à des convenances purement matérielles. + +Bien loin d'exciter ses plaintes, Paul cherchait à les apaiser. + +--Toutes les jeunes filles, disait-il, se forgent un idéal de félicité, +comme si la vie réelle tenait en réserve pour tous les oiseaux un nid +environné de fleurs et doublé de soie et de mousse. Il faut en rabattre +et consentir à ce que les hommes ne soient pas des anges. + +--Sans être des anges, répliquait Laure, ils pourraient ne pas être des +démons. + +--L'incompatibilité d'humeur exagère des griefs insignifiants. Mais, +quand les années ont passé sur certains froissements, l'habitude les +émousse. On découvre le pouvoir de la patience, et la forme cesse de +l'emporter sur le fond. + +--Excepté, ripostait Laure, quand la forme est brutale et que le fonds +est mauvais. D'ailleurs, je ne saurais supporter certains outrages! Le +luxe apparent dans lequel M. Berwick me fait vivre ne peut me cacher les +moyens qu'il emploie pour le faire durer. Sachez, mon ami, qu'il a été +souvent à deux doigts de sa perte. Mieux vaut mille fois un bon juif +qu'un juif prétendu converti. J'ai remarqué que ces modernisés n'ont ni +les vertus de notre monde, quoiqu'ils s'y rattachent, ni les talents +spéciaux de la race qu'ils ont reniée. Un franc israélite thésaurise et +fait fortune; un faux israélite spécule et se ruine. Considérez bien les +choses et vous verrez cela partout. + +Paul ne se paya pas de ces raison. Il voulut mettre sur le compte des +vapeurs les mélancolies d'une épouse qui n'était pas mère, et plus il +haïssait Berwick, plus il s'attacha à le bien pénétrer. + +Il feignit même, devant Berwick, de trouver Mme Berwick fantasque, et +Comme rien ne facilite les affaires comme une intimité apparente, +Berwick, pour transformer Paul en bailleur de fonds, s'appliqua d'abord +à le transformer en intime ami. + +Tandis que le gentilhomme et le banquier se livraient à ces travaux +d'approche, mais sans qu'ils fussent encore couronnés de succès, il vint +un jour où Laure éplorée s'écria, sans préambule, en voyant entrer chez +elle M. de Breuilly: + +--Mon ami, venez à mon aide! Sauvez-moi de lui!... + +--Qu'y a-t-il donc de nouveau? Demanda Paul. + +--Je ne puis vous le dire! + +Et la jeune femme se jeta, sans rien ajouter, dans les bras de son père. + +Quand elle eut pleuré longtemps: + +--J'avais cru, reprit-elle assise à ses côtés, j'avais cru, en vous +retrouvant, retrouver le bonheur: je m'arrangeais déjà pour en jouir, +pour le rendre éternel! J'étais, en espérance, délivrée de mes heures +mortelles, les heures de quatre à six où M. Berwick est partout, excepté +chez lui, mais sur le point de rentrer. Je me disais: Dans les courts +jours d'hiver, je sortirai avec mon père, en voiture, et nous irons à +travers le bois désert ou à travers les rues remplies de boutiques et de +monde, regardant, causant, voyant sans être vus... + +--Oui, c'est charmant, tout cela, répliqua Paul amèrement, mais ma femme, +mais votre mari seront-ils obligés de comprendre que M. de Breuilly est +le père d'une femme de trente ans, dont la mère chérie par lui n'a jamais +été pourtant sa femme? + +--Que vole-t-on aux autres quand on ne leur prend rien? + +--Mais votre mari aura le droit de penser que notre intimité va plus +loin. + +--Il pensera ce qu'il voudra. Je connais ses relations avec des +drôlesses, et si je suivais son exemple et même ses inspirations, +il y a longtemps que ... mais il sera déçu aussi en cela, car je ne +verrai et ne chercherai en vous que l'ami, que le père! + +--Mais enfin, reprit M. de Breuilly, vous m'avez abordé en me disant: +Sauvez-moi! De quoi parliez-vous? + +--D'une chose tellement horrible que je ne trouve pas d'expression pour +vous la dire? Dussiez-vous feindre et mentir, faites-le parler lui-même! + +Après avoir songé profondément à ce que Laure lui demandait, Paul lui +dit: + +--Je crois savoir ce qu'il faut faire. De quelque temps, je vais feindre +de ne plus m'occuper de vous. Par contre, je verrai de plus en plus votre +mari, et, me croyant pris dans le filet des spéculations qu'il me +propose, dussé-je m'associer en apparence jusqu'à ses plaisirs, je +surprendrai sans doute le secret de ses desseins. Alors, je vous verrai, +ou je vous écrirai, selon les cas, assuré que je suis d'avance que le +secret sera gardé, où ma lettre lue et détruite entre le moment où vous +sortirez de chez vous pour la lire et le moment où vous y rentrerez. +Adieu donc, ou plutôt au revoir! + +Mme Berwick lui répondit: + +--Tout ce qu'il vous plaira. Je me fie à vous. Je n'espère qu'en vous! + +Cette scène avait lieu dans l'été de 1874. + +Laure fut plusieurs jours sans voir M. de Breuilly. + +Après quatre heures, ne l'attendant plus, elle sortait en voiture. + +Enfin, un jour, au moment précis où son landau émergeait de la porte +cochère et où Laure était seule comme toujours, un pli cacheté vola de la +main d'un passant inconnu sur les genoux de la jeune femme, et bien que +l'écriture de la suscription lui fût inconnue, elle ne douta pas un +instant de l'origine de cette lettre. Elle la cacha dans son sein et +attendit d'être au Bois pour l'ouvrir. + + + + +VIII + + +Berwick revenait de la Bourse; il allait atteindre la maison de la rue +Le Peletier, n° 5, dont l'entresol était occupé par ses bureaux, +lorsqu'il rencontra M. de Breuilly. + +Paul s'était présenté chez le banquier, il ne l'avait pas trouvé, mais +comme il s'était mis en tête de le voir, il était sorti, préférant +attendre son homme en se promenant dans la rue. + +--Mon très cher comte, lui dit Berwick, en passant familièrement son +bras sous le bras de Paul, vous exaucez le plus cher de mes voeux en +venant me trouver. Avez-vous réfléchi à mes propositions? Vous +réconciliez-vous un peu avec ces coquines d'affaires? Vous savez si j'ai +de la prédilection pour vous; mais, à propos, passons donc la soirée +ensemble! J'ai quelques signatures à donner, vous me ferez la faveur de +m'attendre un instant. Vous dînez aujourd'hui au café Anglais avec moi. +On ne vous voit plus à la maison. Je suis fin, moi, et j'ai très bien +remarqué que vous êtes un peu en froid avec Mme Berwick. Mon Dieu, je +ne vous en fais pas un reproche, je sais qu'elle est un peu fantasque. +Je le regrette pour elle, car vous êtes un ami d'excellent conseil. + +Tout en parlant, le banquier était entré dans son cabinet personnel par +une porte particulière. Il avait offert un siège à son hôte, et il +s'était enfoncé jusque sous les coudes dans un vaste fauteuil de cuir, +il fit retentir un timbre. Des employés entrèrent portant des lettres et +des effets à signer. Berwick lut avec méthode des paperasses couvertes +de chiffres, et il se mit à abattre des signatures. + +Tout à coup il se leva et dit à M. de Breuilly: + +--Maintenant, je suis à vous. + +Paul, résigné et résolu, envoya rue de Verneuil un exprès avertir +Blanche qu'il ne rentrerait pas pour dîner, et les deux hommes +traversèrent le boulevard des Italiens. + +Berwick fit bien les choses. Il ne manqua rien à ce dîner pour porter +Insensiblement les deux convives à ce degré où l'expansion est plus +facile. + +--Mais enfin vous êtes marié, monsieur le comte, demanda tout à coup le +banquier, est-ce que nous n'aurons pas une belle fois l'honneur de +connaître madame la comtesse. + +Depuis notre deuil, monsieur Berwick, nous n'allons pas dans le monde; +Ma femme vit dans la retraite, je ne saurais lui faire violence à cet +égard. + +--Il y a pourtant dans la vie conjugale, reprit Berwick, des situations +de force majeure. Quand on occupe un certain rang dans le monde, on a des +relations à soutenir. Qui quitte sa place la perd. Les hommes savent, +mieux que les femmes, se conformer aux situations. Nos dames ont la +prétention de nous gouverner un peu. C'est à se demander, quand on les +voit si peu à la question, si elles sont positivement nos égales. + +--Cela dépend de ce que vous entendez par là , monsieur Berwick; j'ai +peut-être des idées un peu différentes, mais je vous ferai grâce de ma +philosophie. + +--Je ne suis pas philosophe, moi, monsieur le comte; je suis plutôt +mécanicien. Tenez, le monde moral obéit, comme le monde matériel, aux +lois de la statique et de la dynamique. Or, comme il est avéré que le +vice inhérent à toutes les machines est la déperdition des forces par +le frottement, il m'est avis que, dans la vie de famille, il convient +de le supprimer quand on peut; alors ça marche tout seul. + +--Ah! vous avez supprimé, les frottements dans la vie de famille? + +--Permettez, répondit Berwick, je vais vous exposer cela très simplement. +Moi, par exemple, j'ai épousé Laure Widmer, qui est une femme pétrie +d'esprit, d'intelligence, etc., mais je ne vivrais pas avec elle dans +une paix constante si je n'avais pris en tout la haute main. + +--Et en quoi consiste cette haute main? demanda Paul d'un air intrigué. + +--Mon Dieu! je répugnerais à parler de cela aussi crûment si j'étais un +jeune marié... Pour éviter, toute discussion, je ne consulte jamais ma +femme... Comme je tenais à ce qu'on ne me fît jamais aucune condition, +j'ai commencé par ériger en principe que les délibérations seraient +superflues. + +--En tout? + +--En tout. + +--C'est là ce qu'on appelle subir l'amour sans le partager. Ce genre de +passivité vous suffit? + +--Le partager? Est-ce que nos femmes nous aiment? Et qu'est-ce, à +proprement parler, qu'aimer? + +--Cette question nous mènerait loin, monsieur Berwick, si j'essayais +d'y répondre; mais là où l'amour n'existe point, je ne vois pas trop +quel plaisir... + +--Ah! un plaisir très borné, quand la fantaisie des personnes n'y mêle +pas un peu d'imprévu! C'est comme le vin d'ordinaire qui, fût-il du +bordeaux à huit francs, finit par faire regretter la piquette. J'avoue, +du reste, que j'ai surtout eu besoin de toute mon autorité pour faire +bonne figure vis-à -vis de la famille de ma femme, composée en grande +partie de gens qui, à tort ou à raison, se croyaient le droit de me +regarder de haut, parce que je suis un parvenu. + +--Et alors, monsieur Berwick, vous avez un peu mis l'orgueil des Lussan +à la raison? + +--Oui et non! Je trouvais assez piquant de m'être adjoint une personne +m'ayant sacrifié son origine nobiliaire. Elle subit d'ailleurs cette +nécessité d'assez bonne grâce, mais ce n'est pas tout. + +--Et que peut-il y avoir de plus? + +--Eh bien! il y a eu pour moi des jours d'anxiété; car tout ne réussit +pas quand on commence avec rien. Je pars d'un principe: dans mon opinion, +les grâces de la femme doivent concourir à la fortune du mari. Ne vous +cabrez pas! Deux époux sont deux associés; ne faut-il pas que chacun, +dans la mesure de ses moyens, aide l'autre à arriver au but unique, la +fortune? Pourquoi la femme profiterait-elle d'un bien-être acquis au +prix des sueurs du mari exclusivement? Connaissez-vous une société dans +laquelle les associés ne participent qu'aux profits sans avoir à supporter +l'aléa des pertes? Dès l'instant que l'intérêt est commun, il ne convient +pas que l'on puisse reprocher à l'autre de consommer sans produire. Quand +on joue à deux la comédie sociale, il est bon de savoir monter tour à +tour sur les planches et de remplir le rôle. + +--Et, comme cela, vous aimeriez que Mme Berwick battît aussi la caisse +pour la remplir? + +--Oh! il y a tambour et tambour, comme il y a planches et planches! +Mais c'est sur ce point qu'elle a été d'un rétif... + +--Je croyais qu'en toutes choses vous aviez la haute main? + +--Toujours est-il que, vivant dans l'opulence, elle ne m'a apporté +jusqu'ici dans mes affaires nul concours. Elle reçoit mal les gens que +j'ai le plus grand intérêt à ménager. Vous seul aviez fait exception +jusqu'ici, et, comme un fait exprès, c'est presque de vous seul que je +n'attendais aucun service, puisque, par sympathie, je ne me suis, au +contraire, attaché qu'à vous en rendre. + +--Ainsi, Mme Berwick fait grise mine à des gens à qui vous passez la +main sur le dos? + +--Eh bien, oui! s'écria le banquier avec une sorte d'emportement; j'ai +à Paris, de passage, un correspondant étranger avec lequel je traite +une affaire de la plus haute importance. Ce capitaliste éprouve, à n'en +pas douter, un goût très vif pour Mme Berwick. Sans l'enhardir à l'excès, +elle pourrait répondre en quelque façon à la faveur que cet étranger +lui témoigne. Entre forfaire à ses devoirs et blesser des sentiments +délicats et tendres, il y a de la marge, et elle ne donne que des +camouflets à un homme de qui j'attends l'avenir, peut-être le salut de +ma maison! Je prétends que, si une femme a de la coquetterie (et toutes +en ont!), il vaut mieux que cela profite à son mari qu'à elle seule. Et +enfin, si une femme a un amant, elle doit au moins atténuer sa faute +envers son mari par des avantages qu'il en recueille, sans savoir d'où +ils viennent, et qui l'indemnisent. + +L'excellent Berwick s'animait et ricanait si agréablement, en tenant +ces propos, que Paul, de plus en plus stupéfait, n'eut pas le courage +de lui déclarer qu'il le tenait tout simplement pour un drôle. Mais d'un +entretien aussi scandaleux il recueillit cette leçon que la beauté de +Laure était mise à prix et qu'au profit de la caisse conjugale, on +l'engageait à fouler aux pieds le contrat. + +L'indignation de M. de Breuilly était peut-être moins forte que son +dégoût. Toutefois, il se demanda s'il était bien sûr que Berwick ne le +tînt pas pour un amant de Laure, duquel, à défaut du soupirant étranger +en vedette, le banquier pensait à tirer parti. + +Berwick savait bien que Paul s'était présenté chez lui sous les auspices +d'anciens souvenirs de famille; mais le comte, de son côté, était sûr +qu'à un homme de cette trempe la fille de Charlotte, n'avait jamais +parlé du lien mystérieux qui l'unissait à Paul, ni surtout de la tragédie +sanglante qui avait rompu ce lien. + +M. de Breuilly se sentait rougir en pensant être considéré par le +banquier comme un amant en titre, à qui Berwick tendait la main en lui +donnant à dîner. + +Peu s'en fallut qu'il n'éclatât; mais le salut de Laure, qu'elle-même +avait remis entre ses mains, lui sembla plus précieux que l'éclat d'une +rupture, et, après avoir pris congé du banquier sur le seuil du Café +anglais, dans les termes d'une amitié et d'une gratitude ironiques pour +son amphitryon, il sauta en voiture pour aller écrire à Laure la lettre +suivante: + +«Ma chère Laure, + +«Vous m'avez prié de découvrir les secrets desseins de votre mari: vous +n'avez pas eu le courage de me faire part des insinuations infâmes +auxquelles vous étiez en butte et dont vous ne deviniez que trop le sens +et la portée. Je comprends votre réserve. + +«Je sors d'une entrevue avec M. Berwick. Vos craintes n'étaient +malheureusement que trop fondées. J'éprouve trop de dégoût pour vouloir +entrer dans le détail de notre conversation; je résumerai en deux +mots l'impression qui m'en est restée: + +«Votre mari, je l'ai deviné, est sur le chemin de la ruine. C'est en +vous que gît sa dernière espérance. Il veut vous vendre! Il veut +escompter son déshonneur, et c'est sur le vôtre qu'il tentera de +reconstruire l'édifice de sa nouvelle fortune. Le nom de l'amant importe +peu, vous serez au plus offrant et dernier enchérisseur! + +«Vous avez à choisir entre deux partis: résister ou fuir! Résister! +Est-ce possible? J'en doute. Vos deux volontés seront opiniâtres. Vous +ne céderez jamais, lui non plus. + +«Fuir! Peut-être serait-ce plus sage, mais où'? Comment? Laure, vous +avez un ami, mieux que cela, un père, disposé à tous les sacrifices pour +sauver son enfant. A quelque parti que vous vous arrêtiez, comptez sur +moi. Dans les deux cas, je suis à vous. Décidez! + +«PAUL.» + +Cette lettre, que Mme Berwick avait reçue en partant pour le Bois, elle +la lut, tandis que ses chevaux l'entraînaient trop rapidement pour que +nul ne pût voir ce qu'elle tenait; elle réfléchit que, pour répondre à +M. de Breuilly avec plus de sûreté, il valait mieux ne pas attendre +d'être rentrée. Elle déchira une page de son carnet et, au détour d'une +allée qui semblait presque déserte, ayant fait arrêter sa voiture, elle +traça au crayon ces seuls mots: + +«Je ne sais quel parti prendre. Pensez et agissez pour moi.» + +La lettre de Paul, déjà froissée, gisait aux pieds de Laure, dans le +fond de la voiture. + +En ce moment, quelqu'un arrivant par derrière avec une autre personne +que, dans sa préoccupation douloureuse, Laure n'avait pas remarquée non +plus, tourna le bouton de la portière et invita son acolyte à monter. + +Mme Berwick reconnut son mari et, dans son compagnon, un «vieux beau», +Dalmate à breloques et à bagues, auquel elle avait, depuis quelque +temps, fait défendre sa porte. Ce dernier se présenta tête nue et d'un +air aussi avenant que le comportaient sa moustache en crocs et son Å“il +fourbe. Elle salua du geste en cachant lestement son carnet, tandis +qu'instinctivement, du pied, elle cherchait par terre la lettre de Paul +pour la soustraire à toute curiosité; mais son pied ne trouva rien, et +elle comprit qu'en ouvrant la portière, Berwick avait déjà ramassé ce +papier révélateur. + + + + +IX + + +_De Laure à M. de Breuilly_ + +Mon bon père, + +J'écris ceci à l'heure de la Bourse, le seul moment du jour où je sois +maîtresse de ma liberté. J'écris devant le feu, quoique les cheminées, +dans cette saison, ne soient pas généralement rallumées encore. C'est +afin de pouvoir y jeter ce papier à la moindre alerte. N'est-ce pas une +vie de prisonnière? + +Je n'ai pas à vous dire comment votre lettre m'est parvenue un jour que +j'allais au Bois: je crayonnais la réponse. + +Par préméditation ou par hasard, mon mari, qui ne va guère au Bois, se +trouva là pour monter dans ma voiture, où il ne monte jamais; il y +servait d'introducteur à un convive que j'avais supprimé, il y a quinze +jours. Je vous reparlerai forcément de ce convive, mais je vais, par un +aveu terrible, au devant d'un trop juste reproche: ne voulant ni jeter +votre lettre en menus morceaux, ni la conserver, je l'avais froissée et +jetée sous mes pieds; pour attendre le moment où je pourrais la livrer +aux flammes. A compter de l'instant où M. Berwick est monté dans la +voiture, la lettre a disparu, je ne sais comment il l'a ramassée. + +Introduit de haute lutte dans ma voiture à la faveur d'une surprise, +l'ami de mon mari, M. Sebenico, fut exactement pour moi comme si je ne +l'avais pas éconduit. + +Devant moi, M. Berwick voulut le retenir à dîner pour le jour même. + +--Je n'accepterai, dit Sebenico en s'inclinant vers moi, qu'autant que +madame... + +--Le désir de M. Berwick est un ordre, répondis-je en regardant +l'étranger avec une profonde indifférence. + +Sebenico accepta, sans insister, comme s'il n'avait pas compris. + +Au retour, à la façon dont mon mari sortit du salon, en m'y laissant +seule avec Sebenico, je jugeai qu'il était impatient de lire la lettre +volée. Je prétextai le besoin de changer de toilette, et je passai dans +ma chambre à mon tour. J'y séjournai peu d'instants, car je tremblais +que Berwick n'y vint, votre lettre d'une main et un pistolet de l'autre. + +C'était un enfantillage, et, du reste, la présence même chez nous de +l'odieux Dalmate me rassura. Quand je me retrouvai avec ce dernier, +il me demanda si j'étais toujours aussi froide. La pensée de ce qui se +passait dans le cerveau de M. Berwick jetait un trouble profond dans +le mien. Sebenico me vit émue, sa vanité en trouva l'explication dans +le souvenir de libertés qu'il s'était permises avant son bannissement de +chez moi. Il pensa sans doute que cette émotion était un encouragement, +et qu'une femme interdite était repentante et à moitié vaincue. Il +recommença à m'obséder de protestations et de coups d'oeil que son +accent et son âge rendaient ridicules. Je n'y répondais en aucune sorte; +mais je demeurais immobile, tranquillement assise, et je me contentais +d'éloigner mes mains qu'il s'efforçait de saisir. + +Enfin M. Berwick rentra. J'étais pâle, doublement anxieuse. Je compris +que mon mari avait lu la lettre, d'après le regard qu'il me lança. Mais +aussitôt, reprenant son sourire et son ton mielleux, il dit à son +hôte: + +--J'espère que vous n'aurez pas abusé de ce petit tête-à -tête? + +--Eh! répliqua Sebenico d'un ton gaillard, ce n'est pas l'envie qui +m'en a manqué; madame a le don de me faire oublier tout et toutes, +quand je la considère. II est même heureux, pour le salut de ma cervelle, +que vous soyez si vite arrivé. + +--Vous oubliez, répondis-je au Dalmate en le persiflant, qu'il faut être +deux pour perdre la tête. + +Permettez-moi, mon ami, de ne vous raconter au long ni la conversation, +ni le dîner, ni l'offre que fit Sebenico de sa loge à l'Opéra, ni la +façon dont Berwick accepta, pour m'obliger à l'y suivre. A mon grand +déplaisir, je me retrouvai seule avec l'étranger pendant un entr'acte, +M. Berwick étant sorti de la loge, sous un prétexte futile et sans +m'offrir son bras pour aller au foyer. + +Ainsi, je restai le point de mire de la curiosité, et je pus juger que +la façon dont cet homme me parlait de trop près éveillait des sourires +dans la salle; en faisant braquer sur nous des lorgnettes. + +Mais tout cela n'était rien encore. Sebenico, à la sortie du spectacle, +prit congé de nous, en m'annonçant qu'il viendrait bientôt me remercier +de mes _bontés_. + +Je remontai dans mon coupé avec mon mari. Le tour de Berwick était venu. +Ici encore, je ne me sens la force ni de revivre ces vingt minutes-là , +ni de les écrire. + +Me montrant la lettre à la lueur des réverbères sans la lâcher un seul +instant, il commença par me demander si je connaissais cette écriture, +et sur ma réponse que je ne savais pas lire à minuit sans lumière, il +me dit qu'il n'avait pas besoin de lumière pour me faire expier ma +trahison. + +Vous dirai-je qu'il me frappa? Vous dirai-je que, de son aveu, peu lui +Importait d'où venait son déshonneur, pourvu que l'amant de mon choix +le sauvât d'une ruine imminente, que j'avais préparée en fermant ma +maison à tout venant, suivant mon caprice. + +Laissons ces horreurs! J'avais du laudanum dans ma chambre, et si, dès +cette nuit-là , je n'en fis pas usage, c'est au souvenir de ma pauvre +mère que je le dois. + +Brisée, anéantie, vous espérant, redoutant votre présence, en un mot +plus morte que vive, je reçus, à deux jours de là , du Dalmate la visite +de digestion. + +Quelque honte que pour moi vous en puissiez ressentir, je vous confesse +que, pour gagner du temps, le temps de vous attendre, je laissai à cet +impudent des espérances. + +Tout Dalmate qu'il est, il faut que cet individu soit bien peu +physionomiste, car, de la main que j'abandonnai à ces repoussantes +lèvres, j'eusse versé du poison si j'en avais eu à ma portée. + +Berwick sut sans doute par les domestiques la visite que je venais +De recevoir. A la façon cynique dont il inspecta les meubles et ma +toilette, je compris ce que j'aurais voulu ignorer toujours. Je parvins +à lui parler d'un ton si souriant et si tranquille (celui des femmes qui +ont quelque chose à se reprocher), qu'il crut sans doute à son malheur +et à ma défaite. + +L'idée même de ce malheur le rendit si heureux qu'il eut une lueur +d'amabilité pour moi. Il lui échappa de me dire qu'il attendait la +visite de Sebenico le surlendemain, pour la conclusion de leur grande +affaire. + +Adieu, mon ami, mon père, les minutes sont maintenant des siècles. Je +me suis procurée la double clef de l'escalier de service pour m'enfuir +d'ici, à l'insu de mes domestiques, si vous me commandez de m'enfuir. +Où irai-je? Le temps et Sebenico marchent. Berwick me surveille, les +valets m'espionnent. Je perds la tête! Pensez pour moi! + +Votre fille, + +L.... + +P.-S.--Je sortirai à quatre heures en voiture. J'aurai sur moi cette +lettre. Je la jetterai moi-même à la poste, si je ne vous rencontre pas. + +A la lecture d'une semblable lettre, la première pensée de Paul de +Breuilly fut de recommander sa fille à la protection des lois, il ne +s'y arrêta pas. La protection des lois ne s'achète qu'au prix du +scandale. La justice informe, mais elle informe à la façon de l'ours de +la fable, qui écrase la tête de son maître pour le délivrer d'un +moucheron. A quel homme, jeune ou vieux, portant la robe, une femme qui +se respecte ira-t-elle dénoncer son mari, qui veut la vendre? Quelle +femme affrontera, même à huis clos, les questions qu'un pareil fait +dictera à ses juges? + +Il ne reste, se dit-il, que les expédients de la défense individuelle. +Mettre le mari dans l'impuissance de nuire en le fuyant, ou en le tuant; +ou bien le réduire, lui qui veut vendre les autres, en l'achetant +lui-même! Mais la fuite passera toujours pour un enlèvement; une femme +n'est jamais réputée partir seule. + +Tuer Berwick? Celui qui le provoquerait sera obligatoirement réputé +l'amant de sa femme. + +Acheter Berwick? Oui, il n'y aurait que cela de vraiment pratique. Mais +alors, ce serait subir les conditions d'un adversaire victorieux. Payer +pour empêcher la persécution, la violence! Payer pour avoir le droit de +vivre et pour désarmer celui qui prétend empêcher les autres de vivre! +C'est monstrueux! Si Laure ne cède pas (et elle ne cédera pas), quel +sort, quelles brutalités l'attendent! Et moi qui, les mains liées par +le respect que je dois à Blanche, ne puis ni me mouvoir en liberté, ni +montrer même la moindre préoccupation de cet intérêt qui m'enfièvre! +Ne pouvoir dire, dans le moment de la lutte: Cette femme que je dois +protéger et que je veux sauver, c'est ma fille! Car enfin, je ne puis +ni inventer une fable, ni confesser la vérité! Assurément, je puis +disposer de ma fortune personnelle, comme bon me semble, puisque j'ai +perdu mes enfants; mais comment avouer que j'en aurai disposé? +J'alléguerai vainement que je l'ai perdue; je ne suis ni joueur de +baccarat ni joueur à la Bourse. J'aurai eu beau respecter l'héritage +personnel de ma femme, je n'en serai pas moins ruiné et, par contrecoup, +je l'aurai appauvrie! Je vivrai donc désormais de ses deniers, n'étant +plus en âge de réparer mes brèches. De bonne grâce, elle subira mes +revers; mais je devrai lui en cacher la cause, comme une honte. Je veux +admettre que je fasse à Blanche l'aveu devant lequel j'ai toujours +reculé, afin d'avoir un prétexte de m'occuper de Laure ouvertement, et +de lui chercher un asile. Si cet asile est ma maison, la présence de +Laure y sera le reproche vivant d'un premier amour. Si je crée à la +fille de Charlotte un autre asile, une autre retraite, jamais Blanche +n'admettra que cette retraite ne soit point un second ménage. D'ailleurs, +dans l'une comme dans l'autre hypothèse, Berwick est un fin limier qui +aura bientôt déjoué les précautions les plus ingénieuses, et c'est alors +que ses exigences pécuniaires croîtront, comme prix de sa complaisance +pour un marché honteux. Et cependant, elle m'a dit: «Pensez pour moi! +Disposez de moi!» Un égoïste de bon sens me dirait: «Laure n'est pas +ta fille! Elle s'appelle Laure Widmer! Tu n'es pas responsable d'elle; +abandonne-la!» Mon coeur se révolte contre cette lâcheté!... Abandonner +la fille aujourd'hui, ce serait le digne pendant d'avoir voulu déserter +la vie, pour n'avoir pu posséder la mère! Eh bien, quelle partie de +moi-même dois-je immoler pour la sauver? Le bonheur de Blanche, l'honneur +de Laure ou ma fortune? + +Telle était la torture morale de cet homme sensible, délicat entre tous, +Compliquée par l'obligation de ne rien laisser paraître de cette torture; +et c'est alors que Charaintru vînt, avec son étourderie habituelle, +arracher Paul à sa solitude et retourner le fer dans la blessure, en +rejetant une fois encore la question Berwick sur le tapis. + +Le petit vicomte somma avec insistance son ami de répondre au sujet de +la solvabilité du banquier, et à cette sommation Paul répondit par +l'assurance que Charaintru serait payé. À compter de ce moment, M. de +Breuilly devenait le débiteur anonyme et indirect d'Hercule. A compter +De ce moment, il devait réaliser, et (par un moyen qu'il n'avait pas +trouvé encore) faire passer dans les mains d'Hercule, sans que Berwick +fût tenté de les arrêter au passage, ces malheureux cent cinquante mille +francs. C'est ainsi que, dès le soir même, au grand étonnement de +Charaintru, qui ne se doutait pas d'avoir déterminé ce sacrifice, Paul +annonçait sa résolution de vendre sa voiture et ses chevaux; aveu +bientôt suivi d'exécution, comme de la vente de son hôtel et de son +mobilier. + +Les jours qui suivirent furent bien remplis. + +M. de Breuilly s'adressa à Falconet, l'homme d'affaires attitré de +Tout le faubourg Saint-Germain, pour connaître la situation exacte du +banquier Berwick et, de l'autre, pour le charger des réalisations qu'il +avait arrêtées. + +Le crédit du comte était d'autant mieux établi qu'il n'y avait jamais +fait appel. D'ailleurs, Falconet était de ces confidents vis-à -vis +desquels les réticences sont superflues. + +M. de Breuilly avait besoin d'argent. Mieux que lui peut-être, Falconet +sut chiffrer la position de fortune des deux époux, et il n'attendit +pas la consommation des ventes pour mettre à la disposition de Paul +les capitaux qu'il disait lui être nécessaires. + +Ces préliminaires accomplis, la faillite imminente de Berwick roulait +sur un déficit de trois cent mille francs, chiffre qui dépassait de près +d'un tiers les prévisions du comte; mais il ne sourcilla point. + +Il lui restait à délivrer Laure de ses angoisses. + +Ce fut encore la promenade quotidienne de Mme Berwick au Bois qui +Lui offrit le moyen de communiquer avec elle sans retourner rue +d'Anjou-Saint-Honoré. Chaque jour, elle scrutait, en les traversant, +les plis de la foule des promeneurs, sans que son ami y apparût. Enfin, +une fois qu'à demi mourante de peur à la pensée de rentrer dans un +moment à l'hôtel somptueux qui était son lieu de torture, elle passait +sa revue accoutumée, elle vit Paul droit en face de l'avenue, assis sur +une des premières chaises qui borde le grand lac. L'échange des regards +fut rapide. Le comte se leva et, porta en silence la main à son chapeau, +puis il fit un pas, en avant de l'arbre au pied duquel il se trouvait. + +Mme Berwick fit arrêter, et, ostensiblement pour les oreilles de son +cocher, qui devait être, lui aussi, un espion, elle dit à M. de +Breuilly: + +--Vous voici donc revenu de votre excursion en Languedoc? + +--Oui, madame, et je songeais au plaisir de me présenter chez vous; +mais vous paraissez souffrante? + +--Au contraire, je ne me suis jamais mieux portée; mais ne voulez-vous +pas me faire ici la visite que vous venez de m'annoncer à l'heure même? + +--Pourquoi pas? répliqua le comte en s'asseyant respectueusement sur le +siège du devant du landau. + +La portière était refermée. + +--Allez maintenant! dit Mme Berwick à son cocher. Ah!... Il était temps, +ajouta la jeune femme, qui sembla à Paul bien pâlie. Parlez-vous toujours +allemand? + +--Moins bien que vous, madame, mais très passablement encore. + +Alors, dans la langue de Goethe, la fille de Charlotte dit à son ami: + +--A quel parti vous êtes-vous arrêté pour moi? + +--Voici! répondit-il, en lui tendant un portefeuille. + + + + +X + + +M. de Breuilly n'avait peut-être point passé, en tout, un quart d'heure +dans le landau de Mme Berwick; et néanmoins dans ce court espace de +temps, la physionomie de la jeune femme avait complètement changé. + +Elle était redevenue radieuse, et c'est à peine si un pli fugitif du +front marqua le moment où elle aperçut ses fenêtres de la rue d'Anjou. + +C'était merveille que Berwick n'eût jamais entravé les promenades de +sa femme au Bois; mais c'était moins par intérêt pour sa distraction et +pour sa santé que pour avoir, au vu de tous, une réclame vivante de sa +maison. Son équipage, ses chevaux, sa femme allaient jouer là le rôle +du chariot rouge d'_Old England_ ou du char-à -bancs de l'_Insecticide +Vicat_. Pour un rien, à défaut d'armoiries, Berwick aurait fait graver +sur les lanternes et peindre sur les portières: _Berwick et Cie, +banquiers. Entrez sans frapper_. + +L'accueil de Mme Berwick à son mari, qui rentrait plus tôt que de +coutume, le remplit de stupéfaction. + +--Vous voilà délivré des affaires, lui dit-elle du ton amical dont une +femme heureuse parle à son mari. Voici un siège qui vous attend. + +Il était si peu fait à ces allures, qu'il regarda sous le fauteuil s'il +n'y avait pas quelque surprise à la dynamite. + +--Votre situation s'est-elle un peu améliorée? Vos inquiétudes se +calment-elles? continua Laure d'une voix presque caressante. + +--Le salut commun est toujours en question, répliqua le banquier d'une +voix dolente, et la question est toujours posée de la même manière. +Sebenico, offensé de vos rigueurs, est disposé à les oublier après +vous avoir donné des preuves de son peu de ressentiment; et, à votre +accueil plus gracieux de la dernière fois, il a répondu aussitôt par la +reprise des négociations pendantes avec moi. Que voulez-vous, ma chère? +Il est tout naturel que l'on soit susceptible. Vous l'êtes bien, vous. +Et pourquoi ferait-on des affaires? Pourquoi confierait-on des capitaux +à une maison où l'on est reçu comme un chien dans un jeu de quilles? +Sebenico a le choix. + +--Il est bien exigeant, ce Sebenico! Il y a maison et maison. La rue +d'Anjou, n° 19, n'est pas la rue Le Peletier, n° 5. C'est rue Le Peletier +qu'il a affaire, plutôt qu'ici. + +--Quant à moi, les deux adresses me semblent difficilement séparables, +et elles le sont si peu, dans la pensée de mon client, qu'il m'a promis +de venir tout à l'heure et de rester à dîner avec nous. Je l'ai même +devancé pour donner les ordres indispensables. + +--Les ordres! Ne vous en mettez pas en peine, mon ami; je vais les +donner moi-même, pour que la réception à faire à M. Sebenico soit à la +hauteur de son mérite. + +Et, sans attendre la réponse de son mari, elle sonna. + +Un domestique parut. + +--Monsieur Sebenico, vous savez qui est monsieur Sebenico? + +--Oui, Madame. + +--Il viendra tout à l'heure, et vous lui direz que nous sommes sortis. + +Berwick bondit sur sa chaise: + +--Mais, s'écria-t-il, vous rêvez, madame! + +--Vous allez voir dans un moment que je ne rêve, point; d'ailleurs, +ajouta-t-elle d'un ton de dignité offensée, si je rêve quelque part, ce +n'est jamais devant mes gens! + +Puis, s'adressant au domestique, + +--Allez! fit-elle. + +La porte se referma. + +--M'expliquerez-vous enfin?... tonna Berwick en courant vers sa femme, +les poings crispés. + +--Oui, mon ami, je vous expliquerai, quand vous vous serez rassis. Vous +me parlez de trop près. Vous avez fumé et l'odeur du tabac m'incommode. +Voyons, dites-moi franchement à quel chiffre se monte ce fameux déficit +qui devait, à la fin du mois, vous faire suspendre vos paiements? + +--Faute de 275,000 francs, mon bilan sera déposé, et adieu les loges et +les voitures! fit Berwick, qui avait reculé docilement de quelques pas. + +--Je croyais, dit Laure, que c'était 300,000 fr.? + +--A présent, vous connaissez mieux que moi mes affaires. + +--Si je ne les connais pas mieux, je les connais tout aussi bien, et je +les traite peut-être avec plus de bonheur que vous! Eh bien! faites-moi +un reçu de 300,000 francs! + +--Vous avez 300,000 francs à me donner? dit Berwick, ahuri, en se +renversant sur sa chaise en face de sa femme. + +--Peut-être, riposta Laure d'un ton absolument sérieux. + +--Vous les avez? Où sont-ils? + +--Oh! répondit Mme Berwick, rien ne presse; le reçu d'abord, s'il vous +plaît. + +--Un reçu? Ne sommes-nous pas communs en biens? + +--Pas tout à fait, si vous vous rappelez notre contrat. Si je vous prête, +il est entendu que vous me rendrez. + +--Vous n'avez rien en propre que cette méchante bicoque de Dresde, louée +cent florins par an. + +--Enfin, mon ami, au lieu de nous égarer en vains propos, faites-moi, +sur papier timbré, un reçu de 300,000 francs en bonne et due forme, et, +si la forme vous embarrasse, en voici le modèle que vous n'aurez qu'à +transcrire, mot pour mot. + +Le modèle du reçu dépista la curiosité de Berwick; car il était de +l'écriture de Laure, bien qu'il eût été dicté par Falconet à Paul, +avec les noms en blanc. + +--Vous êtes bien forte pour une femme seule, dit le banquier; je ne sais +si je dois en passer par là . + +--C'est comme il vous plaira, répliqua Mme Berwick, qui semblait +impassible. Vous êtes libre! + +En ce moment, le timbre de la porte retentit, et l'on entendit Sebenico +qui entrait sans même demander si M. et Mme Berwick étaient visibles. + +Ce fut une seconde d'agonie pour le banquier; car le domestique avait +ordre de congédier trois cent mille francs, sous les traits du Dalmate, +qui allait franchir le seuil; mais, pour prix de ce congé, trois cent +mille francs étaient offerts à Berwick par Laure, qui ne lui avait +jamais menti. + +Le Juif fit le geste de se précipiter pour prévenir l'irrémédiable avanie +qui allait être faite à l'étranger; mais, pour l'arrêter, Mme Berwick +n'eut besoin que de dire à son mari, en levant l'index de sa jolie main +jusqu'à ses lèvres: + +--Prenez garde! Trop parler nuit! + +--Mais enfin!... tonna une voix dans l'anti-chambre, je vous dis que +monsieur Berwick m'a invité à dîner. + +Le Dalmate se fâchait. + +--Vous voyez, dit le Juif à sa femme d'un ton très bas, car il n'avait +nulle envie, en trahissant sa présence à la maison, de se compromettre +à tout jamais. Il écouta l'altercation en retenant son haleine. + +Laure, beaucoup moins effrayée, eut de la peine à s'empêcher de rire. + +Enfin, le bruit de la porte d'entrée, que l'on refermait à tour de bras, +lui fit dire avec ironie: + +--Il paraît qu'en Dalmatie, c'est comme cela qu'on ferme les portes dans +les bonnes maisons. + +--Cet homme est furieux! s'écria Berwick. Il est capable de me provoquer +à présent. + +--Il est provocant, en effet, mais peut-être pas comme vous l'entendez. +Finalement, j'ai été insultée ici, chez moi, par ce galantin de +l'Adriatique, et vous n'étiez pas là pour défendre ou venger mon honneur. +J'en ai assez. + +--Pas de mélodrame, et finissons-en avec les rébus! N'avez-vous pas +300,000 fr? + +--Voici, dit Laure, de l'encre, une plume, du papier, voire du papier +timbré, enfin tout ce qu'il faut pour écrire un reçu. Ecrivez-le. Quand +je l'aurai, donnant, donnant! + +Berwick se résigna et il transcrivit le reçu. Laure regardait s'il le +Transcrivait exactement, en se tenant penchée par-dessus son épaule. + +--Vous oubliez quelque chose, lui dit-elle, en lui désignant de l'ongle +un membre de phrase omis. + +--Pure inadvertance, riposta le banquier en rougissant. + +--Tout y est bien, maintenant, lui dit-elle, quand il eut apposé sa +signature. Donnez-moi cela. + +Elle prit le reçu, le plia, puis: + +--Tenez, fit-elle, voici une clef, celle du chiffonnier de ma chambre. +Le dernier tiroir en bas. Vous y trouverez trois liasses de cent mille +francs en billets de banque. + +A ces mots, Berwick sauta sur la clef, courut à la chambre de sa femme, +Força presque le tiroir en l'ouvrant, saisit, compta les trois cent +mille francs, les enfouit dans les poches de son veston et, rentrant +dans le salon, il dit, comme étonné: + +--Il y a le compte!... Mais, ajouta-t-il aussitôt d'un ton railleur, +j'ai donné le reçu pour avoir les 300,000 francs; maintenant que je les +ai, je veux le reçu. + +--Votre probité naturelle, mon ami, a de ces retours!... + +--Il me faut le reçu! dit-il d'une voix sèche. + +--Ce serait un vol, objecta Laure, d'un ton très doux. + +--Vous dites? + +--Je dis que vous ne l'aurez pas. + +--J'aurai bientôt fait de le reprendre. + +Et il se jeta sur sa femme, lui tordant les bras et fouillant avec +frénésie dans la poche de sa robe. + +--Misérable! Vous pouvez me tuer, mais vous ne pouvez le reprendre; il +n'est plus là ! + +--S'il n'est pas sur vous, il est quelque part dans un meuble. + +--Cherchez, dit-elle, vous ne trouverez pas. + +--Je suis refait, fit Berwick, l'oreille basse. + +--Est-ce là votre façon de remercier! Je vous sauve l'honneur, la vie, +et vous n'avez pas un mot aimable à me dire? + +--Je voudrais remercier le véritable auteur de cette munificence, mais +il faudrait pour cela le connaître, savoir son nom. + +--Cherchez, répéta Laure, vous ne trouverez pas. + +--Vous avez donc un amant, madame, avec tous vos airs de vertu? Il vous +a enseigné la défiance! + +--Tout est possible, dit-elle; n'est-ce pas vous qui m'avez montré le +chemin? + +--Trêve de plaisanteries! C'est votre fameux comte de Breuilly, sans +doute? + +--Demandez-le-lui! + +--Mettons d'abord cela en lieu sûr, fit Berwick en se rendant à son +cabinet avec les billets de banque. + +Dès qu'il fut sorti de la chambre, Laure prit, dans la corbeille de bois +à brûler, près de la cheminée, une bûche légèrement fendue qu'elle +transporta dans l'âtre de sa chambre, après en avoir retiré, et caché +dans le tiroir où avaient été les 300,000 fr., le reçu de son mari. Puis +elle mit la clef de ce tiroir dans un autre meuble dont elle retira la +clef à son tour. + +Ces précautions prises, elle se rendit à la salle à manger, où, d'un air +distrait, le banquier parcourait les journaux du soir. + +Le dîner eut lieu sans encombre, et les époux semblèrent en si bonne +Harmonie que les domestiques se demandaient si leurs maîtres étaient +bien les mêmes que les jours précédents. + +Non que Mme Berwick donnât jamais volontairement le spectacle sans +dignité des dissidences conjugales; mais il était rare que le fond de +grossièreté de Berwick ne se traduisît point par quelque boutade de +mauvais ton. + +Ce soir-là , il fut doux, doux comme s'il y avait eu là quelque convive. +En réalité, il songeait que cette haute main, dont il était si fier, il +venait de la perdre tout à fait, et que des égards au moins temporaires +étaient dus à une femme qui avait su faire tomber dans sa caisse une +aubaine de 300,000 francs. + +Laure n'eut toutefois de véritable repos qu'après avoir utilisé sa +première sortie pour mettre le reçu en sûreté chez une personne de +confiance; car elle, redoutait, pour ce papier, nonobstant les +précautions prises, le sort de la lettre de M. de Breuilly. + +De son côté, Berwick se demandait s'il devait attribuer à M. de Breuilly +le secours inespéré qui venait de rétablir son crédit, et si Laure +n'avait pas donné volontairement au comte les marques de tendresse +refusées au Dalmate. + +La lettre volée lui prouvait que l'intimité, morale au moins, du comte +et de Laure avait été poussée très loin. La façon dont Berwick y était +traité ne laissait, pour ce dernier, nulle place au doute. Il pensait +qu'une femme est nécessairement infidèle dès qu'elle prête l'oreille au +mal qu'un tiers lui dit de son mari. + +Il aurait frappé juste s'il eût eu devant lui des caractères ordinaires. +Il ne pouvait se douter du lien qui unissait sa femme à M. de Breuilly. + + + + +XI + + +Dès que Laure eut pu se recueillir, elle s'inquiéta sérieusement de +revoir M. de Breuilly, et, dans ce but, elle fut assidue à croiser en +voiture devant la place du bois de Boulogne où il lui était arrivé de +le rencontrer. Tout fut inutile. Elle ne pouvait pas aller rue de +Verneuil. Elle se décida à écrire, bien que, par expérience, le sort des +lettres lui semblât fort problématique; mais la délicatesse la plus +élémentaire ne lui permettait pas de rester muette en face d'un pareil +bienfait. + +A vrai dire, la fille de Charlotte ne s'était jamais préoccupée de savoir +si Paul était plus ou moins riche. + +Elle l'avait cru dans une aisance conforme à sa naissance et aux +habitudes qu'elle lui voyait; puis, le service immense et inespéré +qu'elle avait reçu de lui trahissait des ressources financières +considérables. Ce qu'elle ne pouvait imaginer (car le gentilhomme +s'était abstenu de toute réflexion à cet égard), c'est qu'il eût éventré, +pour sauver la jeune femme, le seul baril d'or dont se composait sa +fortune personnelle. + +En aucun cas, Mme Berwick ne pouvait demeurer inactive, ni ignorante +de ce que le comte était devenu. Son coeur aimant et reconnaissant lui +avait fait d'ailleurs une telle nécessité de voir celui qu'elle appelait +son père, que peut-être elle eût choisi sans hésiter la misère si on +lui eût donné le choix d'être pauvre et de garder son ami, ou de lui +dire un éternel adieu pour conserver l'opulence. + +Si la société de M. de Breuilly eût été celle des Berwick, peu de jours +auraient suffi pour permettre à Laure de se renseigner; mais les couches +sociales sont si distinctes à Paris, qu'une étrangère surtout comme +Mme Berwick, ne savait comment s'y prendre. + +D'ailleurs les questions irréfléchies sont toujours dangereuses dans +un monde nouveau que l'on connaît mal, et le premier mot qu'elle aurait +prononcé devant un tiers indifférent aurait pu provoquer, notamment +au moins, cette réflexion: + +«En quoi M. de Breuilly peut-il intéresser madame Berwick?» + +Ce qui l'affligeait le plus, c'était la crainte que Paul ne fût malade, +ou qu'il eût clos ses relations avec elle par un bienfait, avec +l'arrière-pensée de ne pas les prolonger. + +Elle lui écrivit donc: + +«L'enfant que vous avez sauvée d'un si grand péril ne peut s'habituer +à ne plus vous voir. J'ai le besoin absolu de vous dire que votre +bienfait n'a pas été stérile, et que vos instructions ont été suivies +de point en point. Je ne voudrais pas que la situation compromise, puis +par vous rétablie, fût la seule preuve que vous eussiez de ma +reconnaissance. + +«D'ailleurs, en _recevant_, vous savez que j'ai résolu de _rendre_! +Ne me laissez pas languir sans nouvelles de vous». + +Cette lettre demeura sans réponse. Les jours, les semaines se passèrent +ainsi. + +Mme Berwick avait beau se dire: «S'il s'abstient, c'est par nécessité.» +Cette nécessité l'épouvantait. L'infernal banquier y était-il pour +quelque chose? Il se doutait que M. de Breuilly avait joué un rôle dans +cette aventure; mais son intérêt même lui commandait de ménager un ennemi +en qui il avait trouvé un pareil allié. Dans quel but alors se serait-il +arrêté à un autre parti? + +Après tant de petites infamies, le Juif s'avisait-il d'un tardif scrupule +d'honneur? Voulait-il ignorer officiellement qu'il avait été sauvé par +l'amant de sa femme? + +Laure creusa la question et ne trouva rien. + +En attendant, Berwick vivait en côtoyant sa femme, sans la froisser. +Il ne lui marquait qu'une courtoise indifférence. S'il continuait à +l'espionner et à la faire espionner, comme cela était plus que probable, +qu'aurait-il découvert, puisqu'il n'y avait rien? + +Le gros de l'hiver se passa. Le banquier paraissait content de ses +affaires. Il menait sa femme au spectacle, et Paul était aussi invisible +dans les théâtres que dans la rue. + +L'hôtel de la rue de Verneuil avait été vendu à huis clos; sans quoi, +la publicité de cette vente serait apparue à la quatrième page de +quelque journal, et Laure en aurait été avertie. + +La seule explication plausible pour elle était la maladie ou l'absence; +mais elle ne se serait jamais avisée de la ruine. + +Cependant il est bien rare que la volonté d'une femme qui aime n'arrive +pas à ses fins. Quand les jours plus longs et meilleurs permirent à +Mme Berwick de sortir à pied, elle commença par habituer ses argus, +maître et valets, à des sorties très apparentes, avec un but très avéré +pour objet. Tantôt elle se faisait conduire en voiture à quelque point +des promenades les plus rapprochées, les Champs-Elysées, le parc Monceau, +et, descendue-là , elle renvoyait ses chevaux, pour rentrer à pied. Tantôt +elle portait ostensiblement des secours à quelque famille pauvre, dont +elle donnait l'adresse. Ceci expliquait ses sorties matinales. Elle ne +s'en fit pas faute, et, pour le bel air comme pour son propre crédit, +Berwick fut flatté, en apparence, d'avoir pour femme une dame de charité. + +Mais la charité sert trop souvent de prétexte à des fugues féminines qui +n'ont rien de trop catholique; Berwick le savait, et il est probable que +Laure était fréquemment suivie. + +Toutefois, elle ne se démentit point; elle cherchait M. de Breuilly sans +le dire, et ce fut d'une fruitière de la rue de Verneuil qu'elle apprit +enfin que le comte avait déménagé. Toutefois, il fut impossible à cette +femme de dire où il était allé. Il restait à savoir quel chemin son +mobilier avait pu prendre, et il fallait, pour cela, s'adresser aux +entreprises de déménagements; mais cette recherche, faite un peu au +hasard, n'aboutit point, et elle pouvait d'autant moins aboutir, que +les meubles avaient été, non déménagés, mais vendus. + +Quelque soin que Paul eût pris de laisser ignorer sa retraite, Mme +Berwick, rencontrant un jour le double poney noir sur lequel elle +Avait vu jadis le comte au Bois, eut la hardiesse de faire signe au +Palefrenier qui le montait et de lui dire, avec un sans-gêne dont elle +ne se serait pas crue capable: + +--Cette jolie bête appartient à l'écurie du comte de Breuilly, n'est-ce +pas? + +--Pardon, madame, elle est à présent à M. de Charaintru. + +--Ah! depuis quand le comte l'a-t-il vendue? + +--Oh! dit le palefrenier, cela remonte à plusieurs mois. + +--Et sait-on où le comte demeure à présent? + +--Monsieur le comte, répondit le domestique, demeure rue de la Condamine, +aux Batignolles. + +Mme Berwick était enfin en possession du renseignement qui lui avait +coûté tant de soins, de recherches et de peines. Elle pouvait sauter +dans une voiture de place et courir sur-le-champ à l'adresse indiquée, +savoir enfin, par suite de quelles étranges circonstances un habitant +du faubourg Saint-Germain avait émigré au fond d'un quartier où les +hommes portent des abat-jour verts. + +Mais un scrupule l'arrêtait. Elle qui avait toujours respecté, et +pour cause, les pénates de la comtesse Blanche, ne pouvait encourir +l'étonnement douloureux qu'elle lui causerait rue de la Condamine +comme ailleurs. Malgré son impatience, elle voulut prendre le temps de +la réflexion jusqu'au lendemain, et dès le matin, elle partait décidément +pour les Batignolles. + +On sait ce qui s'y passa. On sait qu'alors Paul de Breuilly, malade, +confinait dans une obscurité calculée ses malaises et sa tristesse et +que Blanche en était parfois réduite à ouvrir elle-même sa porte. + +La fatalité, qui avait déjà livré une lettre de Paul à Berwick, fit +tomber entre les mains du banquier la réponse écrite de Paul à la +démarche de Laure, Cette réponse adressée à Mme Laure Widmer intrigua +plus Berwick que si elle eût été adressée à Mme Berwick; donc il +l'ouvrit, et, comme le comte y parlait de présenter Mme de Breuilly +à Mme Berwick, il jugea qu'il était habile de donner cette lettre à sa +femme et d'attribuer la rupture du cachet à une inadvertance. + +Du tout il résulta pour Laure que Paul était malade et ruiné; que sa +ruine avait été la cause de son silence et qu'il avait poussé la +générosité jusqu'à dérober à sa fille la cause réelle de son malheur. + +La nécessité d'une restitution se dressa devant elle. Si le banquier +prospérait, il fallait que le remboursement commençât; mais, si M. et +Mme de Breuilly se présentaient chez elle, Laure pourrait-elle, sans +indiscrétion, faire une allusion quelconque aux faits accomplis? +Pourrait-elle dire à Paul, devant Blanche, qu'elle était débitrice et +qu'elle songeait à s'acquitter? Et, avant tout, Paul avait-il eu +seulement connaissance de la dernière lettre adressée par elle rue de +Verneuil? La réponse du comte faisait allusion à la visite, mais point +à la lettre. + +Elle se fia au hasard du soin de faciliter une tâche aussi difficile. +Seulement la visite annoncée se fit inutilement attendre. La +convalescence de Paul n'était donc pas encore déclarée? + +Laure se dit bien qu'elle devait questionner son mari sur l'état actuel +de ses finances et insinuer de quelque manière qu'elle avait besoin +d'argent; mais, dès que cette allusion à l'existence du reçu en eut +ravivé le souvenir dans l'esprit du banquier, celui-ci recommença +à demander ce que cette pièce compromettante était devenue. Il en parla +un peu tous les jours, puis il manifesta de l'impatience de ce que Laure +ne lui répondait point; puis il menaça Laure d'indiscrétions qui, +pourtant, ne pouvaient émaner que de lui et dont il aurait été la +première victime. + +Il voulait que Laure lui montrât au moins le reçu, pour l'aider à s'en +rappeler les termes et pour voir de quelle manière il était forcé de +tenir son engagement. Laure continua à dire qu'il n'était plus en sa +possession. Le banquier eut beau prétendre que sa caisse devait être le +dépôt des affaires et des secrets de famille, et que rien n'était en +sûreté que là , Mme Berwick fut inexorable. Elle allégua que, pour payer +ses dettes personnelles, elle se contenterait de cinquante mille francs +par an, mais qu'elle tenait à honneur de les solder. + +--Eh bien! dit Berwick, je ne veux rien rendre, jusqu'à ce qu'il m'ait +été prouvé que ces malheureux trois cent mille francs ne sont pas le prix +de notre déshonneur. Vous voyez le comte presque tous les jours, et ce +n'est apparemment point pour parler politique ensemble. L'existence de +ce reçu dans des mains tierces me tient sous le couteau. Le reçu doit +être modifié, en tout cas. Si vous étiez bien inspirée, vous feriez ce +que je vous demande, ne fût-ce que pour prévenir le scandale d'un procès +entre nous. + +Laure, alarmée, vit bien que son mari allait en revenir aux emportements +et aux violences, tandis qu'à elle-même sa conscience lui faisait un +devoir de secourir son père, comme lui-même l'avait secourue. + +On était alors à la fin de mars. + +Un beau jour, Berwick, se disant épuisé par le travail et dominé par un +ardent besoin de respirer un meilleur air que l'air de Paris, annonça +qu'il avait loué une propriété d'agrément et qu'il allait s'y rendre. +Sans autre forme de procès, il pria sa femme de se préparer à le suivre, +et comme elle lui demandait en quel pays se trouvait cette propriété, +il lui répondit qu'il tenait à lui ménager une surprise. + +--Mais, du moins, lui dit-elle, emporterai-je ce qu'il faut pour une +absence de huit jours ou de trois mois, et pour habiter les Ardennes +ou la Provence. + +--Peu importe, lui dit-il, emportez ce qu'il faut pour demeurer n'importe +où et partout. Quant à la durée, elle dépendra du bien que cette absence +pourra me faire. Il est temps que je songe à sauver la barque en sauvant +le pilote. Vous êtes la dernière à vous apercevoir que ma santé s'altère +profondément et de plus en plus. + +Puis, dès le lendemain de ce jour-là , il annonça son départ pour le soir +même. + +Mme Berwick, prêtant à son mari quelque dessein sinistre, n'avait plus +ni le temps, ni aucun moyen de communiquer avec M. de Breuilly. + +Les malles furent improvisées; l'appartement de la rue d'Anjou fut fermé +et, à la nuit close, après un dîner silencieux auquel Laure ne toucha +point, un omnibus de famille conduisit les deux époux à la gare +Montparnasse. + +Laure espéra du moins connaître la destination lorsque Berwick prendrait +les billets; mais il la fit entrer dans la salle d'attente des premières, +pendant qu'un domestique allait au guichet et faisait enregistrer les +bagages. Elle monta donc en voiture, littéralement sans savoir où elle +allait. + +Pour comble, elle se trouva seule dans le compartiment avec Berwick. + + + + +XII + + +A la stupéfaction du concierge de la rue d'Anjou, n° 19, M. Berwick +était, dès le surlendemain, de retour dans son appartement, après avoir +annoncé une absence lointaine et prolongée. Le trousseau de ses clefs à +la main, il s'enferma chez lui tout seul, car il avait congédié les +domestiques qu'il n'avait pas emmenés. Il pratiqua une minutieuse +perquisition; tous les meubles à l'usage personnel de Laure y passèrent. +Ce fut en vain; le reçu n'était réellement pas rue d'Anjou. + +Il était impossible, d'après les relations au moins amicales entre +M. de Breuilly et Laure, que celle-ci n'eût pas donné au comte, en +garantie d'un versement qui ne pouvait être venu que de lui, le papier +qui représentait les 300,000 francs. Ainsi, le créancier réel n'était +plus Mme Berwick: c'était l'ami imprudent et généreux qui avait fourni +cette somme, et c'était lui qu'il importait de sonder, de provoquer à un +aveu, de désarmer, s'il rêvait une campagne contre le débiteur. Berwick +prit donc une résolution hardie. Peu soucieux du mépris non dissimulé +du gentilhomme pour un Gobseck de son caractère, il affronta une entrevue +nouvelle avec lui. Paul l'avait, par écrit, traité de drôle, mais le +banquier se souciait peu des injures qui rentraient, selon lui, dans la +catégorie des _frottements inutiles_, nuisibles au bon fonctionnement +des affaires. + +Le banquier apprit aisément, par Charaintru, l'adresse actuelle de Paul +et, comprenant qu'il ne pouvait faire venir à son cabinet de la rue Le +Peletier un personnage qui ne lui devait rien, il résolut d'aller aux +Batignolles. Il avait une entrée toute naturelle; s'il rencontrait la +comtesse chez elle, il pouvait se plaindre aimablement d'avoir été +frustré d'une visite annoncée par M. le comte lui-même. + +Quel que fût l'empire de Paul sur lui-même, son visage marqua un vif +Dégoût quand Annette annonça à son maître le nom du visiteur qui le +demandait. Mais la défense des portes est plus difficile dans les +petites maisons que dans les grandes. Il n'y avait pas là de portières +épaisses et de pièces en enfilades pour amortir les voix. + +A quelques mètres, Berwick entendit Annette prononcer son nom; il avait +Même entrevu déjà la figure austère du comte par une porte entrebâillée. + +--Faites entrer! fut la seule réplique de Paul à l'annonce de cette +visite inattendue; et quand le banquier parut devant le gentilhomme, +celui-ci était debout derrière sa table à écrire, s'inclinait sans +ouvrir la bouche et de la main lui désignait un fauteuil. + +À voir entrer Berwick souriant, pétillant, mis à la dernière mode, ganté +de frais et exhalant un vétiver intense, on aurait dit que ces messieurs +n'avaient pas cessé de se voir et que le banquier continuait simplement +avec M. de Breuilly d'anciennes relations de haute courtoisie. + +--Monsieur le comte, dit le Juif, après les compliments d'usage, je veux +vous prendre pour confident. A une époque encore peu éloignée, j'ai +passé par de mauvais jours. Une confiance excessive peut-être dans des +opérations qui ne la méritaient pas me firent craindre un moment de +succomber dans la lutte. Ah! le terrain de la banque est bien glissant, +même pour un vieux patineur comme moi! Un banquier est difficile à +tromper; mais il se trompe quelquefois!... Il est homme! + +À l'ouïe de cette tirade, le visage de Paul s'allongeait, de plus en +plus ennuyé; Berwick s'en aperçut. + +--Toujours est-il, poursuivit-il, qu'un secours providentiel, offert par +une main inconnue, me tira d'embarras d'une façon singulière, au moment +où je m'y attendais le moins. Quelqu'un, qui poussa la délicatesse +jusqu'à garder l'anonyme, me procura sans garantie aucune, le moyen de +faire face à mes échéances. Cet inconnu pensa-t-il que le masque épais +dont il avait si généreusement couvert son visage ne serait jamais percé +par mes regards? Ou bien fit-il à ma loyauté l'honneur de croire qu'elle +serait d'autant plus scrupuleuse, qu'il m'était plus facile, si je +n'étais pas ce que je suis, d'oublier le bienfait? A la seconde question, +ma présence chez vous répond suffisamment. Elle est en même temps une +dénégation opposée à la première. + +--Pardon, monsieur, répondit le comte, toujours glacé, je ne vois +décidément pas où vous voulez en venir. Il est invraisemblable de +m'attribuer un service aussi extraordinaire, rendu à quelqu'un qui n'est +ni mon parent, ni mon ami. + +--Je regrette amèrement, monsieur le comte, que vous ne soyez plus le +mien, mais je suis demeuré le vôtre, et, quand même je ne le serais plus, +ma venue ici est l'accomplissement d'un devoir. Si vous n'êtes pas +l'auteur de cette belle action, le connaissez-vous? Je pense qu'alors +vous m'aideriez à le découvrir. Quant à moi, les relations anciennes que +vous avez soutenues avec ma famille vous désignaient comme seul capable +d'une pareille abnégation, dictée sans doute par des souvenirs qui vous +sont toujours chers; et dans cette hypothèse, ce que vous m'avez prêté, +je me suis mis en mesure de vous le rendre, + +--Ainsi, dit Paul, je ne vous ai pas réclamé d'argent, et vous m'en +apportez? Mais pour l'accepter il faudrait que j'eusse reconnu la dette. + +--Et c'est ce que vous allez faire, mon cher comte; car il m'est +impossible de rester dans la situation où je suis. Vous n'êtes plus mon +ami, dites-vous? A plus forte raison n'avez-vous pas de cadeaux à me +faire, et il ne me convient pas, à moi, d'en recevoir. + +Paul était excessivement combattu; car, ou Berwick, ayant appris la +vérité, venait réellement pour s'acquitter, et la position du comte +Etait trop amoindrie pour qu'il pût mépriser une pareille aubaine; ou +bien le rusé banquier voulait seulement obtenir la preuve que Paul avait +réellement fourni à Laure les 300,000 francs. + +Paul savait parfaitement que, à vues humaines, il faut être l'amant +d'une femme, quand on n'est ouvertement ni son frère, ni son père, ni +son mari, pour accomplir des actions d'un pareil dévouement; et si +Berwick voulait avoir une preuve matérielle de l'infidélité de sa femme, +il n'en avait pas de plus belle à recueillir que l'aveu du service +rendu par Paul. + +Et le comte ne voulait ni perdre décidément sa fortune, ni compromettre +Laure en s'avouant l'auteur du bienfait. + +Il regardait fixement Berwick, qui ne baissait pas les yeux, et qui +cherchait en vain, dans la physionomie de son interlocuteur, une trace +des sentiments qui l'agitaient. + +--Monsieur, dit-il enfin au banquier, vous n'êtes point mon obligé, et +pour ce motif je ne puis que vous remercier de la sollicitude exquise +qui vous conduit chez moi. Il est en effet possible que, par mes +relations personnelles et sous le sceau de la confidence, j'aie connu +l'auteur de cette libéralité dont vous parlez. Si elle a raffermi votre +crédit, j'en suis aise. Si vous avez à coeur une restitution, cette +restitution sera certainement bienvenue, mais pour que je puisse en +toucher un mot à la personne que cela intéresse, au moins faudrait-il +que je pusse lui dire sous quelle forme cette restitution aurait lieu. +De quelle somme s'agit-il et qu'offrez-vous? + +--Mon Dieu! repartit Berwick avec une sorte de bonhomie, j'ai lancé +depuis peu l'affaire des «Fumiers de la ville de Paris». Or, il a été +créé des parts de propriété de cette mine inépuisable, pour récompenser +certains concours. Je m'en suis réservé une quantité considérable et je +puis en disposer en faveur de quelques privilégiés, sans leur faire +bourse délier. Ces titres, qui ne coûteraient rien à mon créancier, le +nantiraient d'un revenu tel, à moins qu'il ne préférât les vendre en +hausse, qu'il serait remboursé, capital et intérêts, en peu d'années. + +Quoique Paul ne fût pas un homme de Bourse, il se rappela tout +soudainement les parts de propriété de certaines entreprises et il eut +sur les lèvres un mot qu'il n'articula pas: monnaie de singe! + +Accepter ce mode de remboursement, c'était désarmer sa fille, à qui il +était bien réellement dû 300,000 francs, et liquider, en ce qui le +concernait lui-même, une créance de cette somme par un tant pour cent +dérisoire. + +Il n'avait pas fait un sacrifice pour en bénéficier; en sauvant Laure +du déshonneur et de la persécution, il n'avait compté sur aucun avantage. + +Il aurait accepté s'il avait été seul, aimant mieux, que sais-je? Trente +mille francs, sur trois cent mille que rien, mais il fut intraitable. + +Seulement, comme il voulait réfléchir, il ajourna. + +--J'ignore absolument, monsieur, quel accueil pourra être fait à cette +ouverture officieuse; mais il est une question à laquelle vous n'avez +pas répondu Quel est le quantum de la créance? + +--Puisque ce n'est pas affaire à vous, monsieur le comte, en quoi ce +chiffre peut-il vous intéresser? + +--Vous avez raison, répliqua M. de Breuilly avec brusquerie. Eh bien! +je dirai un mot dans l'occasion de vos «Fumiers de la ville de Paris». +C'est tout ce que je puis faire. + +--Si vous jetiez un coup d'oeil sur la cote, ajouta le Juif d'un air +insinuant, vous verriez que, ces jours-ci, ces titres-là sont cotés +très haut. Or, tout a des fluctuations, et.... + +--Oui, interrompit Paul, ces fluctuations peuvent être défavorables si +l'on ne se hâte? + +--Je ne dis pas cela, objecta Berwick; mais l'occasion n'a qu'un cheveu. + +--J'ai dit, riposta le comte en se levant. + +C'était mettre Berwick en demeure de l'imiter. Il le fit. + +--Ah! il fait fi de mes parts de propriété qui ne lui coûteraient rien, +ni à moi non plus, et dont je lui avais apporté un ballot dans ma +voiture. Décidément, c'est un homme indécrottable, pensa le banquier. + +Puis haut: + +--Aurai-je l'honneur de vous revoir, monsieur le comte? + +--C'est douteux, monsieur Berwick. Je suis avec Mme de Breuilly sur le +point de m'absenter. + +Puis, dès que Berwick eut franchi la grille: + +--Annette, dit Paul à la vieille femme de chambre, vous avez bien vu cet +homme? Je n'y suis jamais pour lui. + +Comme il revenait sur ses pas en traversant la cour, le facteur sonna et +Remit une lettre qui portait le timbre de Tarbes. + +La suscription était de Gustave Mayran. Paul sourit avant de l'avoir +ouverte, à la pensée d'y trouver la reconnaissance et le contentement +d'un ami. + +Elle était courte, comme toutes les missives du général: + +«Merci, mon vieux Paul! Tes démarches ont été couronnées de succès, et, +grâce à toi, je vais commander à Lunéville, ce qui, par la canicule +prochaine, sera plus rafraîchissant que Tarbes; et puis, étant de +Verdun, j'aime la Lorraine, je suis là chez moi. Les journaux annoncent +qu'Adrien de Vermont est arrivé de l'Afrique Centrale. Je pars pour +Paris. Le quartier général sera chez moi, rue de Bellechasse. J'aurai un +mois à vous consacrer. + +«Mes plus empressés hommages à madame la comtesse. + +«GUSTAVE MAYRAN». + + + + +XIII + + +Le village de Clamart, dont les omnibus ont fait un faubourg de Paris, +rive gauche, a pour attrait principal le voisinage de ses bois. Il forme +plus ou moins, du côté sud-ouest de Paris, un pendant à ce que fut jadis +Romainville, au nord-est. C'est ainsi qu'aller à Clamart, pour toute une +Colonie de négociants parisiens retirés des affaires, c'est encore aller +à la campagne. Si l'on traverse le bois dans sa partie la plus étroite, +au sud, on aperçoit, à peu de distance, au bout d'une plaine, un vrai +village de cultivateurs, sans enseignes peintes sur ses pignons, sans +orgue de Barbarie, enfin tout un étonnement pour le citadin, qui respire +là , à pleine poitrine, un air vif et vierge, et qui entend chanter les +coqs et bêler les moutons; cette, bourgade en dehors des voies ferrées +est le Plessis-Piquet. + +S'il n'y a guère, à Clamart, que de fort petites propriétés bourgeoises, +il n'y en avait pas du tout au Plessis-Piquet, hormis une, plus grande +qu'aucune de celles de Clamart, et qui tranchait avec les corps de +ferme d'alentour. Les hôtes de cette habitation, appelée dans le pays +_le Château_, étaient là depuis peu et fort peu connus. Le maître de la +maison venait chaque matin, en cabriolet, prendre le train de Paris à la +gare de Clamart. Il revenait le soir, à des heures indéterminées. Il y +avait une dame que l'on apercevait à peine dans les jardins et qui n'en +franchissait jamais les clôtures. Le seul personnage bien apparent de +la maison était un maître-valet, altier, monosyllabique et plus +ordinairement silencieux, qui faisait les emplettes et payait les +fournitures. Quand on sonnait, il se montrait à la grille. Le château +ne recevait pas de visites, et cette absence de relations avait fait +surnommer ses habitants: les ours. + +Quant à Clamart, sa colonie parisienne, qui ne se renouvelle guère, +s'était enrichie, vers le même temps, d'un nouveau membre. + +C'était un homme de haute taille et de tournure distinguée. Il pouvait +avoir cinquante ans et ne connaissait non plus personne. + +Ordinairement en costume de chasse, complet de velours marron, feutre mou +De couleur grise, avec un crêpe fané et un ruban noir, il ne portait +point de fusil, mais une gibecière, qui lui servait pour la récolte +des herbes sauvages et des fleurs. + +Il se promenait beaucoup et de tous côtés. Un voile vert, à la façon +Des Anglais, lui couvrait le visage. Ses allures étaient celles d'un +convalescent qui va sans but déterminé. Les lézards, les papillons, les +oiseaux, les phénomènes de la nature semblaient seuls captiver son +attention. Dès qu'il est avéré qu'un flâneur herborise, dessine ou fait +collection de coléoptères, les gens affairés, les gens _sérieux_ ne +prennent plus garde à lui. C'est ce qui lui arriva. Du reste, il avait +l'air trop respectable pour éveiller la défiance; il était trop uni pour +faire événement. Comme on ignorait son nom, on disait simplement de lui: +C'est le monsieur qui bâille aux mouches. Entre autres excursions +habituelles, il s'attardait souvent au pourtour du parc dépendant du +château du Plessis. Là , dans les sentiers tracés par le hasard, il +trouvait plus de fleurs et d'insectes à son gré. Quelquefois il +s'asseyait sur une souche, pour examiner à la loupe les coléoptères +récoltés par lui dans son petit flacon d'entomologiste, ou bien il +tirait de sa gibecière un livre qu'il lisait jusqu'au coucher du soleil. + +L'habitation de ce personnage était la plus petite case de Clamart, à +côté du presbytère. Il l'avait louée, meublée et y avait installé sa +femme. Une dame très comme il faut, et leur femme de chambre, personne +en cheveux gris, discrète dans ses allures, muette comme ses maîtres et +pour eux d'un respect attentif qui ne se démentait jamais. + +Tout ce que l'on savait de ces gens était, pour avoir entendu la +maîtresse appeler sa servante, que celle-ci s'appelait Annette. De +la maison dépendait un tout petit jardin, qui pouvait avoir six arbres +fruitiers et trois plates-bandes de fleurs. La dame y brodait sur un +pliant, une partie du jour. + +A l'un des angles du parc, dans la région la plus éloignée du château, +il y avait un kiosque, séparé des champs par un saut-de-loup et d'où +l'on découvrait Châtenay et la déclivité de son côteau. La châtelaine +inconnue, que l'on ne voyait jamais en toilette, y venait quelquefois +en déshabillé champêtre, mais toujours seule. Elle demeurait là , sous +son baldaquin de chaume et ses courtines de lierre, assise à une table +rustique, où elle se tenait accoudée, la tête dans les deux mains. +Il était inévitable que ces stations douloureuses en apparence, et +assez prolongées, éveilleraient bientôt l'attention du promeneur à la +gibecière, qui venait fureter fort souvent par là . Les deux étrangers se +connaissaient sans doute, car dès la première fois qu'ils s'aperçurent, +la dame envoya un baiser au monsieur, qui répondit par un affectueux +salut de la main. + +Mais aussitôt la dame porta le doigt à ses lèvres en désignant, de +l'autre main, les alentours du kiosque. Alors le promeneur s'assit en +face de la dame, sous des buissons qui bordaient le sentier, et il +attendit. La dame tira de la poche de sa robe un carnet et un crayon, +traça quelques mots, et choisissant une petite pierre, y assujettit le +billet et lança le projectile de l'autre côté du saut-de-loup. Le +promeneur ramassa cette dépêche, la déplia, et parut atterré de ce qu'il +lisait. Répondre par le même moyen était chose facile; mais, pour un +homme prudent, il y avait cette différence que le billet, une fois tombé +entre ses mains, était en sûreté, tandis que les appréhensions exprimées +par la dame sur la surveillance dont elle était l'objet, rendaient +dangereuse la réciproque. La dame exprima cette appréhension par signes; +mais comme la réponse était urgente, il fut sans doute convenu, aussi par +signes entre eux, que la damne rejetterait la réponse après l'avoir lue. +C'est ce qui eut lieu. + +Dès le lendemain, mais par un chemin tout différent et à une autre heure, +le promeneur revint au pied du kiosque. La dame n'y étant point, il se +mit à aller et venir avec une agitation inquiète. Enfin, elle parut, +et le télégraphiste sembla un peu calmé. Ces rendez-vous mystérieux +présentèrent pendant quelque temps peu de variété, mais apparemment +ils prirent tout à coup un caractère tragique, puisque, oubliant les +précautions antérieures, le promeneur alla jusqu'à dire à la dame: + +--Voulez-vous fuir? + +--Et le saut-de-loup? Et ce costume? répliqua-t-elle, en montrant +qu'elle était en robe de chambre et en pantoufles, sans même un chapeau +de jardin. + +Le promeneur insista, promit d'amoindrir la difficulté en se portant +lui-même au fond du saut-de-loup, au risque de se déchirer les mains aux +acacias qui le garnissaient, dans le but de soutenir les pieds de +la dame pour lui faciliter la descente. + +Mais la dame ajourna cette proposition, qui lui semblait désespérée. +Il y eut cependant, par un échange de missives nouvelles, quelque chose +de convenu pour un jour suivant. + +Ce jour-là , la dame se présenta au kiosque, vers le déclin du soleil. +Elle était en habit de ville, mais fort simplement vêtue. Elle commença +par jeter au promeneur, qui était naturellement à son poste, un fort +léger sac de nuit; puis, ayant regardé une dernière fois autour d'elle +et n'ayant vu personne, elle vint à pas lents et d'un air distrait +jusqu'au bord du saut-de-loup. + +Tout à coup elle s'y assit, les pieds pendants au dehors. De son côté, +le promeneur s'était laissé couler sous les acacias du fossé, et il se +tenait plaqué à la muraille et les bras étendus au-dessus de sa tête +pour soutenir la fugitive, lorsqu'en se retournant, pour se retenir aux +branches d'un arbre du parc, la dame s'arrêta soudain en poussant un +léger cri. + +Aussitôt son mystérieux ami disparut derrière le buisson le plus +rapproché du fossé. + +Au moment de remonter dans le champ, et comme il s'assurait que la dame +Etait tranquillement rétablie dans le kiosque, le galop d'un chien fit +bruire les broussailles du fond du saut-de-loup. + +L'étranger se mit en défense contre une attaque possible de l'animal, +mais en levant les yeux à cinquante mètres du kiosque, et droit en face +de lui, il vit, se tenant debout d'un air narquois, le maître-valet, +qui formait la garde du château et qui semblait attendre, sans ouvrir la +bouche, à quel parti allait s'arrêter le délinquant. + +Le chien, n'osant attaquer sans doute, se contenta d'aboiements furieux, +et le promeneur, assis paisiblement en apparence sur le bord opposé et +un long couteau ouvert dans la main, se borna à dire, avec une nuance de +hauteur, au domestique: + +--Voulez-vous rappeler ce chien? + +--Il fait son devoir, objecta le valet sur le même ton. +Que cherchiez-vous dans ce fossé? C'est ici une propriété close. + + +--Il m'en souviendra, riposta l'autre, qui, s'installant commodément sur +le revers du saut-de-loup, au lieu de continuer sa retraite, affecta de +tirer un livre de sa poche et de continuer une lecture, tandis que le +chien aboyait toujours. + +En présence de cette attitude, le domestique dut se taire et il rappela +le chien, dont l'intervention n'avait plus d'objet. + +Quand le chien et l'homme se furent éloignés, l'ami de la châtelaine +s'assura que la paix de cette dernière, toujours assise dans le kiosque, +n'avait pas été matériellement troublée, et il reprit à pas lents sa +promenade, en jetant à la dame un adieu mimique qui signifiait: +Au revoir! à bientôt! + +La journée ne devait pas finir sur cet incident. + +La nuit était tout à fait venue. + +L'entomologiste rentra chez lui sans hâter le pas et il trouva sa femme +un peu inquiète de sa longue absence; mais son visage était si calme et +le bocal aux insectes si bien rempli, que toute explication devenait +inutile. Cependant il ne vida point sa gibecière devant sa compagne. Elle +renfermait un paquet qui ne lui appartenait point et qu'il eut hâte de +dérober à la curiosité comme aux questions que cet objet pourrait faire +naître. + +Soit qu'il eût omis de le rendre, soit qu'il n'eût pas jugé à propos de +le faire, de peur d'attirer de nouveau sur lui l'attention, il le cacha +dans sa propre chambre et il passa dans la salle à manger pour le repas +du soir. + +En même temps revenait de Paris le châtelain du Plessis-Piquet, ce jaloux +qui faisait exercer sur sa femme une si étroite surveillance. Après +quelques mots échangés avec le maître-valet, cet Othello ne se coucha +point sans avoir parcouru la lisière de son parc avec une lanterne +sourde. Si quelque rôdeur avait été levé à une heure où tous les +habitants du Plessis ronflaient déjà à poings fermés, ce rôdeur aurait +pu voir marcher lentement, le long du saut-de-loup, l'habitant du +château avec sa lanterne. Il aurait pu le voir inspecter le point faible +du rempart extérieur et y reconnaître la trace des pas du promeneur +indiscret. Cependant ce dernier, enfoncé, à Clamart, dans une vieille +bergère, parcourait ses journaux et prenait connaissance d'un billet +arrivé en son absence. + +L'entomologiste n'était autre que le vieil ami et le compagnon d'armes de +Gustave Mayran. Le billet était du général, conviant Paul de Breuilly à +venir dîner rue Bellechasse et y passer la soirée en tiers avec M. de +Vermont. + +On se souvient de l'entrevue des trois amis, du récit que le voyageur fit +d'une chasse au gorille, et de l'insistance que Paul mettait à savoir +comment on peut se défaire d'un gorille du boulevard, lorsqu'un journal +tombant chez Mayran, à l'adresse du comte, rompit soudainement l'entretien +et contraignit Paul à reprendre, sans plus tarder, le chemin de Clamart. + +Sans doute ce brusque départ fut provoqué par des incidents nouveaux et +graves; car, peu de jours après, Paul revenait chez le général, après +avoir prié par un mot Adrien de Vermont de s'y rencontrer également. + +Fort intrigués de cette convocation, les deux amis du comte se trouvaient +réunis lorsque, ce dernier arriva rue Bellechasse. + +--Messieurs, leur dit-il après leur avoir serré la main, nous nous sommes +quittés l'autre jour sur la mort d'un gorille, et c'était mon tour de +vous raconter une histoire. Je reprends donc la parole que vous m'aviez +accordée. S'il s'agit d'une histoire toute personnelle et intime, vous +n'en serez pas surpris; n'y a-t-il pas trente ans que je vis coeur à +coeur avec vous? + +--Il faut dire, objecta de Vermont, qu'il y a pourtant quelques lacunes +involontaires dans nos biographies; car, enfin, nous sommes restés +longtemps sans nous voir. + +--Désormais, répondit Paul, il n'y en aura plus dans la mienne. + +Et alors il leur raconta son histoire jusqu'à la visite de Berwick aux +Batignolles. + +Après un moment de repos, il reprit la parole pour dire à ses deux +auditeurs avec plus de solennité que dans son récit précédent: + +--Maintenant, mes amis, quand je vous aurai fait l'exposé de quelques +faits accomplis depuis la visite du banquier, je ferai appel à vos +lumières, à votre honneur, car j'ai un conseil de vie ou de mort à vous +demander! + +Vermont et Mayran redoublèrent d'attention, et ce fut avec une profonde +Tristesse et une indignation à peine dissimulée que le comte acheva ce +qui lui restait à dire. + + + + +XIV + + +Paul poursuivit: + +--Vous avez vu que Berwick enlevait sa femme de la rue d'Anjou et +la faisait disparaître, au moment où il se préparait à m'offrir un +remboursement dérisoire. Le but évident qu'il s'était proposé était de +la mettre dans l'impossibilité de communiquer et de s'entendre avec moi. +Mais, quelle que fût la sévérité de la surveillance dont Laure était +l'objet, et la défense de la laisser sortir du château, lui absent, Mme +Berwick me fit passer un billet par un moyen que ses argus n'avaient pas +prévu Ce fut la proximité de la route et du parc qui le lui fournit. Un +facteur rural suivait le bord du saut-de-loup, et quelques mots tracés au +crayon et enfermés dans une enveloppe affranchie à mon adresse furent +jetés à cet homme de la même façon que ceux par lesquels elle devait +plus tard correspondre avec moi. Par là , j'appris le lieu de la +séquestration et son objet. Cette séquestration avait quelque chose de +sinistre. Elle ne pouvait durer que si Berwick nourrissait quelque +sombre dessein. Je pris immédiatement la résolution de me rapprocher de +Laure. J'avais été malade. J'étais à peine remis; la comtesse trouva très +naturel que Billardel, prévenu par moi, me recommandât un séjour à la +campagne, et cela le plus tôt possible; aussi vis-je Blanche très +empressée à favoriser ce changement d'air. Je me chargeai de découvrir, +à proximité de Paris, une habitation proportionnée à nos moyens actuels, +et je partis pour Clamart. J'y arrêtai, dans la journée même, le petit +nid que Blanche et moi y habitons, et j'étudiai sans bruit les abords +de la prison où Laure languissait avec ses propres domestiques pour +geôliers. Ne pouvant me présenter chez elle, ni avoir l'air de la +connaître, je dus faire un siège en règle avant de parvenir à +l'apercevoir. La seule promenade qui lui fût permise, celle de son +propre jardin, me la montra dolente, accablée, et ne prenant plus la +peine de s'habiller pour errer dans les allées de son parc. Je ne +pouvais naturellement lui écrire, et elle était bien éloignée de me +croire là . Enfin, un jour, nos regards se rencontrèrent d'un côté à +l'autre du large fossé qui la séparait du monde, et nous pûmes reprendre +la conversation. Je lui fis connaître la démarche de son mari pour me +rendre une somme considérable dont il feignait de croire qu'il n'avait +été délivré aucun reçu... Laure comprit tout de suite que c'était un +moyen employé par Berwick de me faire avouer ma complicité dans cette +affaire; mais je la rassurai en lui disant dans quels termes j'avais +répondu. J'ajoutai que, peu de jours après, j'avais fait savoir à Berwick +le refus d'une tierce personne, auteur du versement des trois cent mille +francs, d'entrer en arrangement avec lui. + +--Vous avez bien fait, me dit Laure, car si vous aviez accepté ce que +M. Berwick vous proposait, nous nous serions trouvés désarmés. Il +n'aurait plus gardé aucun ménagement vis-à -vis de moi. + +--Ces ménagements, poursuivit Paul, ne devaient pas durer longtemps. +Je ne vous raconterai pas par le menu, mes amis, mes rendez-vous avec Mme +Berwick. Par eux, je fus tenu au courant de ce qui se passait dans la +place. Le banquier n'avait pas obtenu de moi l'aveu de la créance, +quoique bien persuadé d'ailleurs que j'étais le créancier, mais il avait +appris à compter sur moi pour secourir sa femme dans les cas extrêmes. +Avait-il de nouveau besoin d'argent? Cela est probable, d'après +l'insistance nouvelle qu'il mît à connaître le nom du bailleur de fonds. +Il eut la constance d'exposer à Laure les avantages attachés aux fameuses +«parts de propriété» qu'il m'avait offertes. Il persuada même à sa femme +qu'il y aurait profit pour elle à accepter de ces parts de propriété, en +échange du reçu des 300,000 francs. Je ne fus pas peu surpris d'entendre +Mme Berwick me demander si je n'avais pas eu tort de refuser. Tout compte +fait, suivant elle, ce mode de remboursement pouvait mieux valoir que +le néant. Je la détrompai. Quoi qu'il en soit, Berwick, furieux de +trouver sa femme aussi opposée que moi à une liquidation de la dette qui +lui permettrait d'en contracter de nouvelles, eut recours au moyen des +lâches: il lui donna huit jours pour déclarer le nom du prêteur, puisqu'il +tenait à effectuer le remboursement; à défaut de quoi, dans un transport +de colère, il lui signifia carrément qu'il la tuerait. Elle prit peur; +elle le savait homme à accomplir sa menace, non avec le bruyant éclat +d'un assassin vulgaire, mais avec ces précautions abominables qui, +sans égarer la justice, donnent au criminel l'espoir de l'impunité. +Représentez-vous cette infortunée enfermée vis-à -vis de son bourreau, +dans une habitation vaste, mais presque déserte, l'indifférence et +l'éloignement de la domesticité, un vide d'un demi-kilomètre entre le +château et les maisons du village, et vous comprendrez ce que j'ai +éprouvé jours et nuits depuis lors. + +Or, j'étais avec vous, j'étais ici le surlendemain du jour où j'avais +été sur le point de faire réussir l'évasion de Laure, entravée dans son +accomplissement par l'apparition soudaine du valet qui garde à vue +Mme Berwick. J'étais, dis-je, avec vous, quand un journal, tombant ici, +le soir, au milieu de notre causerie, me révéla le subterfuge infâme +auquel Berwick avait recours pour forcer mon incognito. Il me prenait à +partie, dans un de ces échos à initiales transparentes dont j'étais +obligé de reconnaître l'inspirateur, quoiqu'il puisse paraître +invraisemblable qu'un mari mette en jeu l'honneur de sa propre femme. + +Voici, au surplus, l'article en question: + +«Il n'est bruit, en ce moment, dans les salons de la haute société +parisienne, que d'une aventure dont Mme B..., la femme d'un banquier +bien connu, aurait été l'héroïne. + +«M. de B..., dont la récente et subite retraite dans un quartier +excentrique a donné lieu, depuis quelque temps, à des suppositions plus +ou moins fondées, poursuivait, paraît-il, Mme B... de ses assiduités. +De son côté, Mme B... n'était pas insensible, malgré la différence d'âge. + +«M. de B..., du reste, ancien militaire a encore fort belle prestance, +malgré ses cinquante ans. + +«Toujours est-il que M. B... ayant emmené sa femme dans sa propriété de +C..., M. de B... les suivit et, avant hier soir, à la nuit tombante, il +tentait d'opérer, de concert avec elle, l'enlèvement de la jeune femme. + +«Ici commence le côté comique de l'histoire. Un chien dénonça par ses +aboiements la présence d'un inconnu à un valet qui se promenait au fond +du parc, et celui-ci arriva au saut-de-loup qu'il s'agissait de franchir, +juste au moment où la dame allait se laisser choir aux bras de son +ravisseur! + +«Aussitôt alerte, tumulte, scandale, fuite de l'amant et arrivée du mari, +qui trouve sa femme en toilette de voyage et prête à lever le pied. On +rapporte que M. de B...., qui est marié, avait déjà opéré le sauvetage +d'un sac de nuit qui contenait des objets indispensables. Nous tiendrons +nos lecteurs au courant de l'aventure, et leur dirons si M. de B... est +venu réclamer une récompense en rapportant au château le sac de nuit en +question.» + +--Que dis-tu de cela, Adrien? fit Mayran en passant à M. de Vermont le +journal qu'il venait de lire. + +--J'ai vu ailleurs de semblables ordures, repartit le sceptique; dans +certains pays d'Amérique, cela se fait couramment et avec non moins +d'effronterie. + +--Cela ne se pratique pas encore avec impunité en France, repartit Paul +avec emportement, et malheur à l'auteur, quel qu'il soit, de cette +infamie! L'ayant lue, vous vous en souvenez, je levai brusquement +la séance et je repartis pour la campagne. + +Mayran, en sa qualité de général, se montrait d'autant plus froid que +les situations étaient plus graves. + +--Il y a ici quelqu'un en mauvaise passe, dit-il, mais qui? La réputation +de Mme Berwick, dont on mettra le nom sur l'initiale incriminée. Berwick, +qui évidemment ne se bat pas! Le journaliste? Il se retranchera derrière +Berwick. Il excipera, comme on dit, de sa bonne foi, et si Paul pourfend +le journaliste, le banquier reste debout. + +--Une provocation, dit Adrien, n'atteint donc pas le coupable. Elle met +Mme Berwick en cause, et elle n'expose que Paul. + +--Il doit être pourtant possible de forcer Berwick à se battre, et je +l'y forcerai, dussé-je le souffleter publiquement et périodiquement. + +--Tu iras en correctionnelle pour voies de fait, lui dit Vermont; et +devant les tribunaux le nom de ta pauvre Dulcinée sera livré en pâture +aux quolibets. Est-ce là ton but? Non, évidemment. + +Le général était pensif. + +--Il y a, dit-il, une chose que je n'aperçois pas. Quel intérêt Berwick +a-t-il à diffamer sa femme, dans une feuille publique et à provoquer, de +la part de l'homme qui s'intéresse à elle, des représailles inévitables? + +--Affaire de _chantage_, riposta M. de Vermont. Avec le tendre intérêt +que notre ami porte à sa fille, il payera, pour faire taire, comme il a +payé déjà pour sauver Mme Berwick d'un ignoble guet-apens! + +--On n'a pas tous les jours 300,000 fr. sous la main, ajouta M. de +Breuilly avec une ironique tristesse. En attendant, messieurs, +continua-t-il avec emportement, les faits se réduisent à ceci: Laure est +aux mains d'un assassin, d'un empoisonneur, et Laure est ma fille! Elle +n'a de protecteur que moi. Je tuerai le gorille, je tuerai Berwick. +Parlons seulement des voies, moyens et armes. Vous serez naturellement +mes témoins, et je suis l'offensé. + +--Dieu sait, dit le général, si je respecte tes sentiments, ton anxiété, +ta colère. Mais voilà de ces extrémités auquel l'amour nous porte, et +que, pour ma part, j'avoue n'avoir jamais connues! Et encore, s'il +s'agissait de Charlotte elle-même, qui n'est plus, mais c'est de sa fille +qu'il s'agit, et sa fille ne porte pas ton nom! + +--C'est pourtant le seul enfant qui me reste, repartit le comte avec un +sanglot dans la gorge; tu n'as pas comme moi, Gustave, perdu les deux +autres! + +--J'aimerais mieux pour toi, répliqua Mayran, que tu n'eusses jamais +rencontré ni adopté cette enfant-là ! Mais revenons à notre sujet: il y a +devant nous, comme tu le dis, un gorille qui torture une femme. Une femme +qui est ta fille! Il faut tuer le gorille pour la sauver. Eh bien! Nous +allons au journal; nous demandons à parler à l'auteur de l'écho. On nous +le nomme ou, par un scrupule que je conçois, le directeur du journal +accepte la responsabilité de l'article. Nous l'examinons avec lui; il +appert de là que le racontar est venu du dehors, et nous sommons le +directeur d'en dénoncer l'auteur ou de se placer en face de toi. A +compter de ce moment, nous avons livré deux noms que nous aurions tenu à +taire; mais de quel droit irions-nous demander raison à Berwick, qui +n'est pas moins outragé que vous deux? Il dira ne rien savoir. + +--Berwick sait tout, allez! dit M. de Breuilly. Lui seul a pu trahir ce +que lui seul sait. Le soufflet que je lui réserve n'aura pas besoin de +commentaires. + +--Mais alors, dit Adrien, de par ce soufflet il devient l'offensé. + +--Eh que m'importe! pourvu qu'il meure de ma main! Épée, sabre de +cavalerie, pistolet, carabine, tout ce qu'il voudra, tout m'est égal! +Et si l'on veut, successivement avec toutes ces armes, car c'est d'un +duel à mort qu'il s'agit! + +--Les Américains, dit Adrien, ont une manière de trancher la difficulté: +ils partent chacun avec une carabine chargée, de deux points opposés +d'une forêt, et ils vont devant eux jusqu'à ce qu'ils se rencontrent. +Le premier, qui aperçoit l'autre lui envoie une balle dans la tête et +tout est dit. + +--Cela, objecta le général, dans nos idées françaises, ressemblerait fort +à un assassinat, vu l'absence de témoins. Un braconnier à l'affût tirant +sur un garde ne procède pas autrement. + +--Soyons sérieux, reprit Paul; le duel sera tout ce que vous voudrez, +français, américain ou allemand, pourvu qu'il ait lieu. Dictez-en les +conditions, je m'y range par avance. + +Mayran, voyant à quel paroxysme de fureur Paul était graduellement +arrivé, lui dit alors avec la douceur et la fermeté d'un homme à qui son +grade assure partout la préséance: + +--Veux-tu t'écarter un moment pour laisser à Adrien et à moi la +possibilité d'échanger quelques mots à ce sujet? + +--De grand coeur, répondit M. de Breuilly; je vais passer un moment dans +la salle de billard et attendre vos conclusions. + +A ces mots il sortit et l'on entendit rouler furieusement les billes sur +le tapis vert. + +--Paul, dit Adrien au général, se croit déjà en face de l'ennemi. + +Mayran secoua la tête, et les deux hommes se parlèrent quelque temps à +Voix basse. + +Tout à coup, le général ouvrit la porte de la salle de billard et, suivi +de M. de Vermont, il dit à M. de Breuilly: + +--Paul, tu nous as pris pour arbitres; tu as accepté notre décision par +avance; eh bien! ce duel est tout bonnement impossible, il n'aura pas +lieu. + +Le comte parut d'abord atterré, puis il dit: + +--Impossible n'est pas français, il s'agit d'un père qui veut venger et +sauver sa fille. + +--Eh bien! répliqua le général, c'est sur elle et sur toi que tu +déchargerais ton arme, tu n'atteindrais pas Berwick. + +--Si tu frappes Berwick au visage, ajouta M. de Vermont, tu produis +inévitablement un scandale, car, bâti comme il est, au lieu de riposter, +il ira se plaindre, et alors, c'est Mme Berwick qui aura reçu le +soufflet. + +Par respect pour l'amitié, Paul baissa la tête; mais il ne sortit plus +de sa bouche un mot qui pût faire penser à ses deux amis qu'il avait +ratifié leur sentence. + +A la suite de cette conversation, le comte retourna à Clamart; mais, dès +que Mme de Breuilly se fut endormie et qu'Annette se fût retirée dans sa +chambre, il sortit, armé, pour aller rôder, le reste de la nuit, autour +du château. + +--A tout événement, pensa-t-il, je serai là . + + + + +XV + + +Il était entre onze heures et minuit lorsque Berwick, à l'insu de sa +femme et de ses gens, sortit du château par une porte-fenêtre du salon, +en portant une lanterne sourde et son fusil de chasse passé par la +bretelle sur son épaule droite. + +Il appela le chien de garde et tous deux, furetant, commencèrent en +silence le tour complet de la propriété. Ces rondes de Berwick étaient +assez habituelles. C'était le seul moment où il pût vérifier sans témoins +l'état des clôtures, la trace des pas dans le sable, et les trouées dans +le taillis. + +La plus grande partie du parc était bordée par le saut-de-loup. Ce +saut-de-loup n'était visible qu'au bord, rempli qu'il était jusqu'à fleur +du sol par des arbustes épineux rasés à la faux et qui lui donnaient +l'air d'une bande de pelouse. Le temps y avait, çà et là , pratiqué des +trouées, et par endroits la végétation avait même disparu; mais, vu du +parc, le site se trouvait dégagé partout, et le propriétaire, en se +promenant n'apercevait pas ses propres limites. + +Berwick s'avançait, à pas lents, tantôt à ciel ouvert, tantôt sous les +groupes d'arbres de haute futaie où serpentait l'allée, mais sans +s'éloigner jamais beaucoup du fossé, au bord duquel il s'arrêtait par +moments, regardant le sol et les herbes avec sa lanterne. + +La nuit était assez claire pour que le banquier distinguât les traces +récentes du pas de sa femme et celle de son maître-valet. + +Quand il fut près du kiosque, il se dirigea de ce côté, y entra, regarda +si quelque papier avait été oublié là ; mais il n'y trouva qu'une chaise +de jardin, déplacée par la dernière personne qui s'était assise devant +la table, Laure certainement. + +Il ressortit du kiosque, qui était le point le plus éloigné du château, +et, se souvenant que ce point avait été choisi par l'assaillant pour +tenter l'assaut, il examina longuement les buissons et jusqu'aux pierres +du mur. + +De ce point du parc, le château était naturellement invisible; autrement, +M. de Breuilly et Laure ne l'auraient pas choisi pour une évasion. Un +petit bois interceptait l'horizon, et ce n'est qu'au détour de ce bois +que Berwick s'arrêta de nouveau et regarda la façade de son habitation. +Toutes les fenêtres étaient obscures, excepté deux, l'une, celle de la +chambre de Mme Berwick; l'autre, celle de sa propre chambre, où il avait, +à dessin, laissé en sortant une lampe allumée. + +Du côté de la route un coin de haie, flanqué d'un saule et de quelques +noisetiers, qui formaient une tache obscure. Le chien aspira l'air dans +cette direction et il commença à gronder, mais les yeux de Berwick ne +parvenaient pas à sonder ce fourré. Le chien persévérant dans son +inquiétude, le banquier, par un mouvement instinctif, posa sa lanterne à +terre et arma son fusil. + +Alors une silhouette foncée, que Berwick avait prise pour celle d'un +tronc de saule, parut mouvoir deux de ses branches. Le craquement léger +d'une batterie que l'on arme répondit à la démonstration belliqueuse +de Berwick, et le chien, une patte levée, tomba définitivement en arrêt. + +Il éventait fortement dans la direction de la haie, et grondait toujours, +mais très bas, quoique plus rageusement. + +Rien ne ressemble au craquement d'une batterie comme un craquement de +branches dans un vieux arbre, à la moindre brise; cependant, vu l'attitude +du chien, le doute n'était guère permis, il y avait là quelqu'un. + +--Qui va là ? cria Berwick d'une voix faible, mais distincte. + +Pas de réponse. + +Alors, de peur de s'aventurer inconsidérément, le banquier ramassa une +Petite pierre et la lança par-dessus le saut-de-loup, dans la direction +du fourré. + +La silhouette fit un mouvement, le chien aboya, et son maître répéta la +question: «Qui va là ?» mais, cette fois, d'un ton plus impérieux. + +--L'ennemi! répondit cette fois le fantôme, dont le visage s'accentua au +clair de lune; car il avait fait un pas en avant, sur la provocation de +Berwick, et la forme de son corps se dessinait maintenant sur la pâleur +de l'horizon nocturne. + +Sans donner au banquier stupéfait le temps de faire un seul mouvement, +M. de Breuilly avait épaulé son fusil et mis en joue son adversaire. + +--Ne bougez pas, monsieur Berwick! lui cria-t-il, et alors je ne tirerai +pas. Seulement, déposez votre fusil! + +Le banquier obéit machinalement à cette injonction terrible en couchant à +terre son fusil armé. + +Paul abaissa son arme, mais en la conservant à la main. + +--Je suis heureux, reprit le comte, d'un hasard qui me procure un +entretien décisif avec vous. Vous reconnaissez-vous l'auteur d'un écho +publié dans un journal d'avant-hier et qui met en scène madame Berwick, +vous et moi? + +--Non! répondit le banquier, et j'ignore ce dont vous me parlez, monsieur +le comte! + +--Vous mentez! dit Paul, et vous m'en rendrez raison! + +--Me battre avec vous? Ce serait une singulière façon de reconnaître un +signalé service que vous m'avez rendu! Mais ne vous ai-je pas moi-même +offert la restitution d'une somme que vous ne me réclamiez pas, et de +laquelle il n'existe aucune reconnaissance écrite, ni aucune trace? + +--Vous mentez! répéta de Breuilly; cette preuve existe, et si elle +n'existait pas, vous ne m'auriez rien offert du tout! Vous ne l'avez fait +qu'après avoir épuisé tous les moyens, l'obsession, la menace, +la violence même, et la violence envers une femme! + +--Mais, monsieur, cette femme est ma femme! + +--Cette femme est ma fille! riposta le Comte. J'ai considéré comme un +devoir de la sauver du déshonneur au prix de ma fortune. Aujourd'hui je +considère encore comme un devoir de la délivrer de son bourreau, même au +prix de ma vie. L'un de nous est de trop ici-bas; nous allons régler +cette affaire à l'instant même! + +--Mais c'est un duel sans témoins, un assassinat! + +--Pardon, monsieur Berwick, dans un assassinat les deux adversaires ne +sont pas pareillement armés et prévenus. Lavons donc notre linge sale +en famille! Nous avons pour cela tout ce qu'il faut! Il est minuit +quarante-cinq, ajouta-t-il en consultant rapidement sa montre. Sur le +coup d'une heure, aux cloches du Plessis-Piquet, nous épaulerons et le +premier prêt tirera! Reprenez votre fusil et tenez-vous en garde! +Si vous essayez de fuir, vous êtes un homme mort! + +Dompté par la volonté de M. de Breuilly, Berwick, déjà plus mort que vif, +Ramassa son fusil. + +Juste à ce moment, l'horloge de l'église sonna au loin les trois +quarts.... + +A minuit, Mme de Breuilly se réveilla; elle regarda la pendule, après +s'être assurée que son mari était absent; il était donc ressorti? +Pourquoi? Elle fut atterrée, car jamais il n'était arrivé pareille chose. +Rien n'annonçait, dans l'état de la chambre de Paul, qu'il fût sorti +précipitamment. Tous les objets étaient à leur place accoutumée. Non, +cependant! Le fusil de chasse, le beau Devismes de M. de Breuilly n'était +point suspendu à des cornes de chamois, entre les deux fenêtres! Paul +était parti en costume de chasseur, après être revenu de Paris en costume +de ville. Cette transformation et ce départ s'étaient opérés entre dix +heures et demie, heure de l'arrivée du train, et le moment où Blanche +avait rouvert les yeux. + +Dans son trouble, elle appela Annette. Annette ne savait rien, n'ayant +rien entendu. Elle se releva aussi. Les deux femmes cherchèrent ensemble. +Paul avait fermé la porte de la maisonnette et emporté la clef. Mme de +Breuilly pouvait sortir, en cas ne nécessité, par une des fenêtres du +rez-de-chaussée; mais son mari avait prémédité une absence de quelque +durée, sans quoi, dans ce village profondément endormi, il aurait, pour +une absence de quelques instants seulement, laissé la clef dans la +serrure, et la porte fermée au pêne. + +Enfin, Paul n'était pas dans le jardin. + +Ces constatations rapides furent opérées en silence. + +A une heure du matin, M. de Breuilly n'étant, pas de retour Mme de +Breuilly, qui s'était habillée, partait. + +Pour aller où? + +Pour suivre le premier des chemins que prenait habituellement son mari +dans ses promenades. Mais l'un l'aurait conduite à Fleury, l'autre dans +la plaine haute du Plessis-Piquet, deux directions opposées. + +Annette accompagnait sa maîtresse. Elles se consultèrent. La situation +était inquiétante. La lune était levée. Sans savoir pourquoi, Blanche et +Annette marchèrent dans la lumière, plutôt que de s'enfouir dans l'ombre. + +Elles arrivèrent ainsi, en peu de temps, mais en un siècle selon la +mesure de leur impatience, sur la lisière du bois, du côté du Plessis. + +Là , elles parcoururent la plaine d'un regard attentif. Il n'y avait +personne. Cependant un chien hurlait dans l'éloignement, sur la gauche. +Elles marchèrent de ce côté. + +À quelque distance du château, elles remarquèrent une certaine +agitation: des lumières couraient dans les fenêtres et dans le parc, +chose inexplicable à pareille heure. + +L'une de ces lumières longeait rapidement le saut-de-loup; elle était +portée par une jeune femme qui précédait plusieurs personnes. A peine +vêtue, les cheveux en désordre et flottants sur ses épaules, elle +avançait, l'oeil en terre, fouillant du regard les herbes et les buissons +à droite et à gauche. + +Blanche, qui n'apercevait que par le dos cette femme éperdue, suivit, +avec Annette, le sentier extérieur au saut-de-loup, comme si le même +danger, le même malheur enchaînait ses pas à ceux de ces chercheurs +enfiévrés. Par moments, ils disparaissaient derrière les arbres, mais +pour reparaître bientôt, marchant toujours le long de la clôture et +guidés par un chien, qui semblait, lui, savoir mieux que personne où il +allait. + +Tout à coup le chien s'arrêta. Les personnes attachées à ses pas firent +halte et formèrent une sorte de cercle. Il y avait à terre un homme tombé +sur la face. Un fusil était encore entre ses mains et couché sous lui en +travers. Des domestiques le placèrent sur le dos, tandis que la jeune +femme avançait la lumière vers le visage de la victime. + +--Mort! murmurèrent les assistants d'une seule voix. + +--Mort! en êtes-vous sûrs? demanda la jeune femme, qui s'était retournée +pour interroger les personnes qui l'accompagnaient. + +En ce moment, le visage de l'inconnue fit face à Blanche, glacée de +terreur, qui se tenait immobile avec Annette, sur le chemin bordant le +saut-de-loup. + +Ce visage pâle fit frissonner Mme de Breuilly. C'était le même qu'au +Bois, du temps d'une jalousie naissante, son mari avait salué, dans le +moment où la flèche du landau bleu menaçait de renverser le coupé de +Blanche. + +C'était le même visage qui s'était offert à elle rue de la Condamine. +C'était la main de cette femme qui lui avait tendu une carte sur laquelle +on lisait: Laure Widmer. + +Un pressentiment sinistre concentra sur le champ l'attention de Blanche +sur les traits du mort. Cet homme replet et presque chauve n'était pas +M. de Breuilly, mais il avait un trou noir entre les yeux. + +La façon dont était tombé son fusil marquait assez qu'il ne s'était pas +tué lui-même. + +Le maître-valet dit: + +--On a tiré sur monsieur de l'autre côté du chemin. Les chiens sont +abattus, le fusil est déchargé, donc monsieur s'est défendu. + +--Il s'est défendu? répéta la jeune femme, qui était tombée à genoux à +côté du cadavre. Il a tiré sur... Ah! mon Dieu! Et rejetant ses cheveux +en arrière, elle se redressa comme par une détente: + +--Il faut que je sorte d'ici! que je voie!... + +Mais, comme il n'y avait nulle porte à proximité, elle s'élança vers le +saut-de-loup, sans s'inquiéter de l'existence du fossé et, alerte comme +un chevreuil, elle se laissa glisser le long du mur, courut à travers les +broussailles jusqu'à l'éboulis par où elle avait déjà dû s'enfuir, sans +s'inquiéter des lambeaux de robe qu'elle laissait aux épines du chemin, +et elle reparut sur la crête opposée; puis, elle revint, en courant, +en face de l'endroit où les domestiques étaient occupés à relever, pour +l'emporter, le corps de leur maître. + +--Qui cherchez-vous? s'écria Blanche en se jetant au devant de Mme +Berwick. + +--Venez, cherchons ensemble! fut l'unique réponse de la jeune femme. + +Tout à coup Blanche, Annette et Laure poussèrent un cri d'horreur: + +--Mon mari! Mon maître! Mon père! + +C'était Paul de Breuilly qu'elles venaient de reconnaître, respirant +encore, malgré une blessure à la poitrine d'où le sang coulait à flots. +Ses courtes moustaches encore blondes, sa barbiche pointue, ses cheveux +coupés courts, enfin sa fière attitude jusque dans les défaillances +suprêmes, lui donnaient une vague ressemblance avec le duc de Guise, +dans le tableau de Paul Delaroche. + +Annette souleva le buste de son maître, qui ouvrit les yeux et sembla +reprendre une sorte de vie en voyant réunis les deux êtres qu'il +chérissait. + +L'oeil égaré, la main fiévreuse, Mme de Breuilly cherchait, avec son +mouchoir à arrêter le sang de la blessure. + +Laure s'arrachait les cheveux et, se jetant sur Paul à corps perdu, elle +l'appelait des noms les plus tendres.... + +--Mais qui êtes-vous donc enfin, madame? s'écria Blanche, pour qui ce +partage de sa douleur était trop cruel, en repoussant brusquement la +femme de Berwick. + +--Votre fille! articula le blessé; quoi qu'il advienne, aimez-la bien!... + +Les deux femmes se regardèrent; la mère comprit tout, pardonna tout! +Elle sentit s'enfuir ses défiances et ses soupçons et, dans un élan +sublime, elle ouvrit ses bras à la fille de Charlotte, qui y tomba en +gémissant! + +Paris, 1883. + +LE GORILLE +FIN + + + + + * * * * * + + + + +LOIN DES YEUX LOIN DU COEUR + +par + +OSCAR MÉTÉNIER + + +Avril 1889. + +Imprimerie E. Mazereau, Tours. + + + + +Un matin du mois de septembre 1879, le capitaine Villefort descendit de +cheval sur la place du Château, à Saint-Germain-en-Laye. Il jeta la bride +à son ordonnance. + +--Conduis les chevaux à l'écurie, et reviens me trouver ici. + +Il désignait la terrasse d'un café qui faisait face à l'église. + +--Bien, mon capitaine! + +Et tandis que le chasseur s'éloignait au grand trot, le capitaine alla +s'attabler au café qu'il avait désigné, puis il parut s'absorber dans +l'observation des fidèles qui défilaient devant lui pour se rendre à +l'église. + +C'était un dimanche; les cloches sonnaient à pleines volées. Saint-Germain +est une vraie ville de province, plantée à peu de kilomètres de Paris. +Excepté à l'heure des trains, en temps ordinaire, les rues sont assez +mornes, mais, ce jour-là , tout Saint-Germain bat le pavé. + +Une demi-heure après, l'ordonnance était de retour. + +--Promène-toi sur la place, lui dit l'officier, tout à l'heure j'aurai +besoin de toi. + +Le brosseur fit le salut militaire, et se retira. + +Quelques minutes s'étaient à peine écoulées, qu'un groupe déboucha de la +place et parut requérir toute l'attention du capitaine. Un vieillard à +cheveux blancs donnait le bras à une dame âgée. Près d'eux marchait +une jeune fille, simplement quoique fort élégamment vêtue et portant un +livre d'Heures. + +Ces trois personnages étaient suivis à quelques pas d'un vieux domestique. + +--Bonnivard! appela le capitaine. + +L'ordonnance accourut. + +--Tu vois ce vieux bonhomme qui suit ses maîtres! + +--Oui, mon capitaine. + +--Tu vas l'accoster, lui demander s'il ne s'appelle pas François, et +s'il n'est pas au service de monsieur de Sermaise. + +--Bien, mon capitaine! + +--Il te répondra: oui, alors tu lui diras que l'officier dont tu es +l'ordonnance désirerait le voir à l'issue de la messe. S'il consent à se +rendre à ton invitation, tu l'attendras et tu le conduiras chez moi, rue +Saint-Thomas, numéro 2. + +--Et s'il demande de la part de qui je viens? + +--Tu ne répondras rien, répliqua vivement le capitaine, ou plutôt tu lui +diras simplement: de la part d'un officier qui connaît ses maîtres. Pas +d'indiscrétion! + +--Compris, mon capitaine! + +L'ordonnance cligna de l'oeil d'un air entendu, et gravit rapidement +Les degrés de l'église. C'était un garçon précieux que Bonnivard. Né sur +les hauteurs de Belle-ville, il réalisait le type du gamin de Paris. +Successivement sculpteur sur bois, figurant, puis artiste dans les +Petits théâtres de banlieue, le hasard de la circonscription avait fait +de lui, à vingt et un ans, un chasseur à cheval. Amoureux de sa liberté, +dédaigneux des honneurs, il avait préféré passer tranquillement son +congé au service d'un officier célibataire, plutôt que de se plier aux +exigences quotidiennes du métier militaire. Piètre soldat, mais excellent +brosseur, très apprécié de son capitaine, dont il avait acquis la +confiance entière. + +Sûr que la mission dont il l'avait chargé serait exactement remplie, +l'officier rentra chez lui, très soucieux. Le capitaine Villefort avait +trente-cinq ans; son abord, très dur, décourageait par une froideur +invincible. La couleur foncée de ses cheveux coupés ras, un peu +grisonnants sur les tempes, ajoutait encore à l'austérité de sa mine. +Il était depuis peu de temps remonté dans son appartement, quand +Bonnivard arriva ramenant le vieux domestique. + +Introduit aussitôt, François s'arrêta, rendu muet par l'émotion, sur le +seuil de la porte. + +--Ah! monsieur Pierre! fit-il d'une voix étranglée, j'avais comme un +pressentiment... + +--Mais oui, Pierre, fit en souriant le capitaine qui tendit en même temps +la main au vieux serviteur, tu me reconnais donc encore, toi? + +--Si je vous reconnais, moi qui vous ai élevé! + +--Une éducation qui ne t'a guère réussi. + +--Ah! Pouvez-vous dire, monsieur Pierre? Vous avez bien quelques défauts, +mais aussi de grandes qualités. + +--Des qualités, moi? fit le capitaine d'un air étonné. Je t'ai pourtant +fait assez enrager ... et même souffrir. + +François secoua la tête. + +--Tout cela n'est rien, répliqua-t-il. + +--Tu es un homme antique, mon vieux François. Alors, sincèrement, tu es +content de me revoir? + +--Si je suis content!... dès l'instant que ce n'est pas à la maison. + +--J'y serais donc mal reçu? demanda le capitaine, d'un ton plein +d'amertume. + +--Je n'ai pas dit cela, monsieur Pierre. + +Il y eut un moment de silence que François rompit le premier. + +--Alors, vous n'êtes plus à Lunéville? + +--J'y étais encore, il n'y a pas huit jours ... mais j'ai été +changé... Maintenant, écoute, François, donne-moi ta parole de ne pas +dire à la maison que tu m'as rencontré. + +--Oui, monsieur, à moins que votre oncle, monsieur de Sermaise, ne me le +demande, car je lui dirais la vérité. + +--Oh! mon oncle ne doit pas parler de moi bien souvent. + +De nouveau François garda le silence. + +--Et maintenant, dit brusquement le capitaine, quelle est cette demoiselle +que j'ai vu entrer avec vous à l'église tout à l'heure? + +--Comment se fait-il que vous ne me parliez pas d'abord de madame +Villefort, votre mère? + +--J'ai eu de ses nouvelles dernièrement, avant mon départ de Lunéville. + +--C'est une longue histoire, monsieur Pierre. Je pensais que vous le +saviez ... puisque madame votre mère vous écrit quelquefois. + +--Deux ou trois fois par an ... mais j'ignorais l'existence de cette +demoiselle. + +--Pour que madame ne vous ai rien dit, il faut qu'elle ait ses raisons, +et alors moi, qui suis au service de madame.... + +--Et plus au mien! interrompit Villefort. + +--Je ne parle pas non plus de mademoiselle, acheva François. + +--Il y a donc quelque chose à reprendre? Autrement, tu ne te gênerais pas +pour parler. + +--Il n'y à rien à reprendre dans un secret; ce qui serait à reprendre, ce +serait de le trahir. + +--Ainsi, mademoiselle est un secret. Tu es discret, c'est bien. Je +m'arrangerai autrement pouf apprendre ce que je désire savoir. Au revoir, +mon vieux François, sans rancune. + +--Monsieur Pierre sait bien que je suis à sa disposition entière pour +tout ce qu'il me sera possible de faire pour lui. + +--J'y compte bien. + +Et ayant de nouveau serré la main du vieux serviteur, le capitaine +Villefort le reconduisit jusqu'à la porte. + +Après cet entretien qui, en somme, ne lui apprenait rien, Pierre Villefort +resta rêveur; il songea à son passé, à cette jeunesse orageuse qui lui +avait aliéné l'affection des siens, à l'exception peut-être de celle de +l'homme qu'il avait fait le plus souffrir, après ses parents, le vieux +François. + +Le capitaine Villefort avait perdu son père très jeune. Sa nature +ombrageuse et rebelle avait refusé de se plier sous le joug, pourtant +très doux, de M. de Sermaise. Après des années de dissipation, il avait +rompu avec éclat et, laissant plongés dans le deuil les deux êtres qu'il +eût dû chérir, son oncle et sa mère, il s'était engagé. + +A la maison Sermaise, où il eût pu vivre heureux, on avait retourné sans +une plainte contre la muraille le portrait de l'ingrat, attendant, pour +lui faire reprendre sa place, le retour de l'enfant prodigue. Par bonheur, +la vie rude du régiment avait apaisé le tempérament fougueux de Pierre +Villefort. Il était resté sombre, taciturne, se liant difficilement; +devenu officier, il n'avait jamais eu avec ses camarades que des relations +polies, point d'intimité. A des reprises différentes, il s'était senti au +coeur le désir de voir M. de Sermaise, d'embrasser sa mère. Son orgueil +s'était toujours révolté devant l'acte de soumission qu'il eût fallu +faire, et voilà que le jour où, vaincu enfin, complètement amendé, il +revenait demander le pardon des injures passées, il trouvait sa place +prise, au foyer de sa famille, et par une étrangère! + +Car, il n'en pouvait douter, cette jeune fille, que François appelait +mademoiselle, sur le compte de laquelle il refusait de s'expliquer, ne +pouvait être qu'une enfant d'adoption, chez qui les deux vieillards +avaient concentré l'affection qui lui était due, à lui, Villefort! Sans +quoi pourquoi ces réticences? + +Le capitaine se perdait en conjectures; il se promit de savoir, _per fas +et nefas_, qui était cette intruse, mais pendant plusieurs jours, son +esprit hésitant et orgueilleux ne s'arrêta à aucune résolution. + +Le dimanche suivant, le capitaine Villefort monta à cheval, et vers onze +heures, il se trouva devant l'église, au moment où les fidèles sortaient +à pas lents de la grand'messe. + +Il put alors voir de face et fort distinctement sa mère, son oncle, la +jeune personne qui les accompagnait, et derrière eux, le vieux François, +sans leur laisser au grand trot qu'il menait, d'autre loisir que celui de +s'écarter sur son passage. Il n'en fut pas de même de François. Les yeux +des deux hommes se rencontrèrent, mais Pierre détourna la tête et +François baissa la sienne. + +Tout cela fut l'affaire d'une minute. + +Pierre Villefort avait vu la demoiselle, elle lui parut avoir dix-huit +ans et être d'agréable tournure. Plus elle lui parut jolie, plus il la +détestait d'instinct. + +En jeune et habile commère qu'elle était, n'avait-elle pas su, par des +manoeuvres savantes, se faire un nid dans la maison, sa maison à lui, où +il avait perdu droit de cité? + +Toutes les colères, tous les sentiments justes ou injustes qui avaient +séparé Pierre des siens bouillonnaient à cette heure en lui, et c'était +sur l'usurpatrice que ces colères allaient tomber? + +Elle était pieuse ... en apparence, mais il ne manque pas d'hypocrites! +Et l'hypocrisie était de mise avec des dévots comme M. de Sermaise et sa +soeur. + +Donc le capitaine Villefort n'eut plus qu'une pensée: _la vengeance_. + +Il résolut à tout prix de faire l'autopsie morale de l'inconnue, afin de +_la démolir_ ensuite plus sûrement. + +Dans la course désordonnée à laquelle il se livra sur les collines des +environs, en sortant des murs de Saint-Germain, il atteignit sans le +savoir la Porte Jaune qui est un des accès de la forêt de Marly. Quand +il se fut engagé un peu avant dans ces routes étroites et montueuses, +capitonnées d'herbes, de bruyères, et sur lesquelles des chênes altiers +projettent l'ombre de leurs obliques rameaux, il attacha son cheval à +l'angle du premier carrefour venu et, le dos appuyé contre les racines +d'un tronc gigantesque, enfouies sous des gerbes de fougères de six +pieds de haut, au milieu de la paix profonde du bois, il fit un retour +sur lui-même et songea. Après tout, si c'était une parente éloignée, +recueillie par devoir autant que par inclination, l'attentat commis au +détriment de Pierre perdait de son importance. En somme, c'était lui qui, +à vingt ans, avait fui pour s'engager, le toit maternel, et si le temps +n'avait fait qu'aggraver la situation, l'inconnue n'en était pas le +premier auteur. Si elle avait un droit, un prétexte quelconque de se +trouver là , il restait à savoir dans quelles mesures et dans quelles vues +elle en avait usé. + +Propriétaire foncier, établi à Saint-Germain depuis plus de trente ans, +M. de Sermaise devait y avoir un notaire. Ce notaire devait savoir bien +des choses. Et, s'il était blessant pour un neveu, comme, pour son oncle, +que le neveu demandât des informations sur sa propre famille à un +officier ministériel, il ne l'était pour personne qu'un tiers se +présentât chez ce dernier, comme s'il songeait à épouser la pupille (on +pouvait lui prêter cette qualité) de M. de Sermaise. + +Seulement, Pierre Villefort ne savait à qui confier cette mission +délicate. Il n'avait aucun ami dans son régiment; quant à paraître +lui-même, il n'y songeait pas, car il ne voulait pas se nommer, et moins +encore user d'un faux nom. + +Il songea bien au Frontin que le hasard lui avait fourni en la personne +de son brosseur; mais il fallait alors lui faire une confidence devant +laquelle l'orgueil légitime de Pierre se cabrait. + +Fallait-il attendre que la glace fût rompue entre lui et les officiers +De son régiment pour choisir entre eux un _alter ego_ qui ferait la +commission? Mais cela pouvait durer et la vengeance est impatiente, +quoique moins impatiente que l'amour. + +--Allons, conclut Villefort après un temps de réflexion, je crois +décidément qu'en fait d'ami je ferai bien de m'en tenir à Bonnivard. Mon +drôle est intelligent. Pour un peu d'argent, il marchera et parlera +comme je voudrai. + +Un matin que le capitaine fumait sa pipe dans sa chambre, tandis que son +Ordonnance ajustait sur un fauteuil l'uniforme bien brossé et les armes +bien astiquées de son chef: + +--Bonnivard, dit Villefort, j'ai une mission à te confier. + +--A votre service, mon capitaine. + +--C'est délicat. Je voudrais avoir des informations positives sur une +jeune personne de cette ville, et je ne peux pas les prendre moi-même. +Tu vas aller chez un notaire et tu te présenteras comme pour prendre des +renseignements sur une personne que tu désirerais épouser. + +La famille de Sermaise habite rue de Mantes, au coin de la rue Trompette. +Ce que je veux savoir, c'est le nom d'une demoiselle qui demeure dans +cette maison et qui ne doit avoir aucun lien de parenté avec la famille +de Sermaise. Bref, tu feras attention à tout ce que le notaire te dira. +Tu remarqueras, si tu le peux, ce qu'il évitera de te dire et tu me +rendras du tout un compte scrupuleux. Si je suis content de toi, tu auras +un louis. + +--Avez-vous souvent de ces commissions-là , mon capitaine! + +Villefort ne répondit rien; puis, après un tour de chambre: + +--A propos, il se peut que le notaire te parle d'une dame Villefort, +parente de M. de Sermaise, et ma parente éloignée. Il n'y a pas à +insister là -dessus. + +--Compris, mon capitaine. + +--C'est très bien, et tâche de ne pas oublier ton rôle. + +--Pas de danger, mon capitaine! Je suis _artiste_, moi! Ah! si vous +aviez pu me voir dans le _Roman d'un jeune homme pauvre_, de M. Octave +Feuillet, aux Folies-Belleville! + +Le brosseur s'esquiva; il se brossa les cheveux avec une raie au milieu +du front, cira ses moustaches, et reparaissant devant le capitaine en +pantalon de toile et en manches de chemises: + +--Et le costume de mon nouvel emploi, mon capitaine? + +Villefort tira de son porte-manteau un complet d'été et des bottines. + +--Il ne me manque plus maintenant que des gants et un stick, mon +capitaine. + +--Tu n'as pas tes gants d'ordonnance? + +--Jamais de la vie! J'aurais l'air d'un fantassin déguisé. Des gants de +Suède, s'il vous plaît! + +Villefort souscrivit à cette fantaisie en souriant, et considéra un +instant le chasseur à cheval transformé en pékin aisé. + +--Le notaire de la famille de Sermaise doit être Me Balaru, demeurant rue +de Pontoise. Maintenant file, et ne flâne pas trop en chemin. + +--Je ne tiens pas à rencontrer le colonel dans ce costume! + +--Je vais donc enfin les tenir tous, pensa Villefort, y compris les +ficelles avec lesquelles cette aventurière les fait tous mouvoir. + +Comme il se berçait de cette amère espérance, Bonnivard reparut d'un air +assez satisfait. + +--Réponse du notaire, mon capitaine: + +«Comme dépositaire des intérêts de l'honorable M. de Sermaise, il ne +m'appartient, monsieur, de vous répondre que ce que tout le monde peut +savoir. M. de Sermaise vit dans son immeuble avec sa soeur veuve et +ils ont près d'eux une jeune orpheline alsacienne, Mlle Soultznach, +recueillie d'abord par l'asile du Vésinet, puis, adoptée par M. de +Sermaise, qui, moyennant une adoption régulière conforme aux articles 344 +et suivants du code Napoléon, lui a conféré le droit de signer et de se +faire appeler Geneviève de Sermaise. L'orpheline ainsi adoptée aura en se +mariant, si elle se marie, ce qu'il plaira à son bienfaiteur de lui +donner en dot, s'il juge à propos de lui donner quelque chose. Toutes ces +personnes jouissent d'une considération exceptionnelle et méritée. Je +suis votre très humble.» + +--C'est du La Palisse tout pur, pensa Villefort, en secouant la cendre de +sa pipe sur le bord de la cheminée. Maintenant, rends-moi mes effets, +voici ton louis. + +Dès qu'il fut seul, il prit un code, qui était du nombre infiniment +restreint des livres de sa bibliothèque et il médita profondément sur le +titre de l'adoption. Pierre était bien l'héritier de sa mère qui était +presque pauvre, mais il n'était pas l'héritier réservataire de son oncle +qui pouvait disposer de toute sa fortune, comme bon lui semblait. Au +contraire, l'adoption de Geneviève par M. de Sermaise, conférant à la +jeune fille le droit d'enfant légitime, si M. de Sermaise entendait +attribuer à son neveu Pierre la quotité disponible, soit la moitié de son +bien, Geneviève était héritière réservatrice et de plein droit de l'autre +moitié. + +--Et voilà , se dit le capitaine, ce que j'ai gagné à m'engager par un +coup de tête! J'ai perdu cent cinquante mille francs! On m'a fabriqué +de toutes pièces une pseudo-cousine et, pour me récupérer, il ne me +resterait qu'à épouser la susdite! Une lâcheté à laquelle je ne me +résoudrai jamais! Ou bien, dans mon désir de m'assurer la quotité +disponible de l'héritage de mon oncle, il me faudrait feindre des +sentiments que je n'ai pas. Je me sens aussi incapable de cette lâcheté +que de la première; j'ai vécu de ma solde et de quelques bribes de +l'avoir paternel, je continuerai! Mais, auparavant, j'aurai pulvérisé +Geneviève Soultznach! J'aurai acheté assez cher ce dernier plaisir! + +A quelque temps de là , c'est-à -dire vers la mi-octobre et comme Villefort +couvait sa haine, épiant une occasion favorable pour l'assouvir, son +brosseur lui fit une ouverture assez originale. Les vingt francs +l'avaient mis en goût. + +--Mon capitaine, dit-il, un jour que Pierre n'était pas trop houleux, +si je ne craignais pas de déplaire à mon capitaine, je lui dirais que, +par une circonstance du petit dieu Cupidon, je me trouve avoir des +intelligences dans la place. + +--Quelle place? demanda brusquement Villefort. + +--La place assiégée, rue de Mantes, au coin de la rue Trompette. + +--La cuisinière sans doute? fit vivement l'officier de cavalerie. + +--Naturablement? répliqua l'ordonnance. + +--Et que diable ferai-je de ton intrigue avec une servante? + +--Ce qu'aucun notaire ne dira, cette fille le sait et me l'a dit. + +Pierre songea aussitôt que des papiers de M. de Sermaise avaient pu +tomber entre les mains de cette fille et, ramené par le respect de +lui-même au respect de la famille, il répliqua vertement à son brosseur: + +--Il faut que cette gueuse soit bien osée, pour entretenir un soldat de +secrets qu'elle vole et qui ne regardent ni toi, ni elle; elle pourrait +se contenter de te faire déguster le vin de la cave, ce dont, j'imagine, +elle ne se fait pas faute. + +--Je mentirais, mon capitaine, si je ne convenais que le vin est bon; +mais il paraît que ces personnes ont un autre enfant que Mlle de Sermaise +et qu'ils seraient bien aise de le revoir.... + +--Quel rapport y a-t-il entre cela et moi? interrompit brutalement +Villefort. + +--C'est que, à ce qu'elle m'a dit ... c'est un officier ... il serait à +Lunéville, et ... il porte le même nom que vous, mon capitaine! + +Pierre maudit en cet instant la fantaisie qu'il avait eue de parler à +son brosseur de M. de Sermaise, mais il était trop tard pour reprendre +ses paroles. + +--Un mien cousin, en effet, un parent éloigné ... je ne puis rien faire +à tout cela. + +Là -dessus, Pierre improvisa une commission pour son ordonnance et il le +Congédia pour être seul. + +--Alors, pensa-t-il, me voilà la fable de mes subordonnés. Mon histoire, +celle de ce coucou d'Alsace, court les cuisines! On fait des allusions +devant moi, on ne rit pas devant moi, mais on rit quand j'ai le dos +tourné. Il faut que tout cela finisse. Je ferai n'importe quelle rentrée +sur la scène, pourvu que ce soit le fouet à la main! Et alors gare au nez +des moqueurs? + +Le même soir, un commissionnaire, qui n'était pas l'ordonnance du +capitaine, remettait à François un billet de Pierre, dont celui-ci ne +reconnut pas l'écriture, pour l'excellente raison que, depuis dix ans, +il était devenu presque aveugle; mais, comme il tenait Geneviève en +estime particulière, il lui porta le billet à lire. + +Ce billet contenait ces seuls mots: + +«Mon bon François, j'ai besoin de te parler. C'est demain mardi, jour +de marché; passe en allant ou en revenant, rue Saint-Thomas, numéro 2. +--P.V.» + +François, à cette lecture, reprit le billet des mains de la demoiselle +un peu plus vite que la bienséance ne le comportait, + +--Cela vous chiffonne, François, de me l'avoir donné à lire. + +--Il est vrai, Mademoiselle! Que Mademoiselle daigne m'excuser! + +--Parce que c'est un secret à vous? + +--Peut-être bien ... en effet! + +--Il paraît, ajouta-t-elle, que M. Pierre est ici? + +--N'en dites rien, Mademoiselle, c'est trop extraordinaire! + +--Je ne vous comprends pas, François; il n'y a qu'une chose +extraordinaire; c'est qu'il ne soit pas toujours ici! Ses parents +seraient si heureux! + +--C'est à savoir, murmura François en secouant tristement la tête. + +--Enfin, vous irez, n'est-ce pas? + +--Il le faut bien! + +--Je suis sûre que vous l'avez déjà revu? + +--Que Mademoiselle ne me questionne pas, je ne pourrais lui répondre que +la vérité, et j'ai promis de ne rien dire! Mais vous ne direz rien, vous +non plus, n'est-ce pas? + +--C'est une conspiration, à ce que je vois! + +Et la jeune fille se mit à fredonner l'air des conspirateurs de _la Fille +de Madame Angot_ et elle se retira épanouie sans s'expliquer davantage. + +Le lendemain, entre huit et neuf heures, François frappait à la porte du +Capitaine Villefort. + +Le capitaine lui tendit la main et lui désigna une chaise; puis il +s'enfonça jusqu'aux aisselles dans son fauteuil. + +--François, lui dit-il sans préambule, M. de Sermaise, mon oncle, a +pris à son service une fille qui vole son vin pour les soldats de la +garnison... + +--Cela ne me surprend pas. J'avais cru m'apercevoir de quelque +chose ... des bouteilles bouchées, mais fades, fades comme si on les +avait remplies d'eau. Oh! Le compte y était tout de même. + +--Mais elle ne vole pas seulement le vin de l'oncle, elle fouille dans +ses papiers quand vous êtes tous dehors, et elle surprend nos secrets +de famille. Puis elle les redit à tel homme de mon escadron que je +pourrais désigner. C'est ignoble! + +--Vous me faites frémir, monsieur Pierre, c'est une fille à pendre. + +--Non, mais à congédier dans une heure. + +--Mais, enfin, comment pouvez-vous savoir cela, monsieur? + +--Peu importe. Je n'ai pas fini. La demoiselle d'Alsace, Geneviève +Soultznach, aujourd'hui par acte authentique mademoiselle de Sermaise, +est l'héritière légitime de mon oncle. Quel que soit le motif qui ait +déterminé mon oncle à me déshériter, il ne saurait me convenir de me +rencontrer avec elle. Si je me décide à visiter ma mère et mon oncle, je +tiens à ce qu'elle soit absente! + +--Ah! la pauvre demoiselle, si pieuse, si bonne! Mais c'est le soleil +dans la maison que cette jeunesse! Elle n'a plus ni père, ni mère, elle! + +--Et moi? demanda Pierre d'un ton terrible. + +François se tut et essuya furtivement ses vieux yeux. + +--En conséquence, poursuivit Pierre, je t'autorise formellement à dire +de ma part à mon oncle ce qui regarde la fille de cuisine, à annoncer ma +prochaine visite à ma mère et à faire connaître en particulier à la +nommée Geneviève Soultznach que je désire ne pas la trouver là . + +--J'obéirai, dit François, les yeux rouges de larmes. Seulement ... oui, +pour éviter une mortification aussi cruelle à mademoiselle, je sais bien +ce que je ferai! Car, si choyée qu'elle soit chez _nous_, elle est +orpheline et pauvre par le fait.... Enfin, je m'entends.... + +--Va, François, reprit Villefort, qui craignait de s'apitoyer lui-même, +ce sera pour demain mercredi entre le déjeuner et le dîner; bien entendu, +je n'accepterai pas à la maison un verre d'eau. + +--Adieu, monsieur Pierre, et au revoir! Je bous dans ma peau en songeant +à ces commissions-là .... Mais tenez-les pour faites ... c'est votre +volonté, voilà tout?... + +François partit sans que Pierre levât seulement les yeux. + +Le lendemain, mercredi, à l'issue du déjeuner, en attendant l'heure de +se présenter rue de Mantes, Pierre Villefort courait à cheval dans la +forêt de Marly quand, à un carrefour, il aperçut une Victoria arrêtée, +en avant de laquelle se tenait une dame, le visage entièrement masqué par +un chevalet de campagne. Le cocher sommeillait, non sur le siège, mais +commodément étendu sur les coussins de la voiture. Comme le capitaine +hésitait entre plusieurs avenues, la dame artiste eut le temps d'ébaucher +ce cavalier, dont l'uniforme donnait sur un fonds d'arbres roussis par +l'automne une note bleue assez agréable. + +Villefort, campé déjà sans le savoir sur le paysage, se décida pour +l'avenue de droite. Il jeta en passant un regard sur l'artiste: c'était +Geneviève! + +A un mouvement involontaire du capitaine, celle-ci eut un pressentiment. + +--François! murmura-t-elle, comme si elle avait peur. + +Le domestique se réveilla et, à l'aspect de l'officier qui s'éloignait, +il porta machinalement la main à sa casquette galonnée. + +--C'est lui, se dit Geneviève, je m'en doutais. + +Bien assuré que la jeune fille n'était pas rue de Mantes, Villefort ne +fit qu'un temps de galop jusqu'à l'hôtel Sermaise. Là , il entra, attacha +sans façon son cheval à l'écurie, et marcha au devant de sa mère et de +son oncle qu'il voyait assis dans le jardin. + +--Tu t'es donc enfin souvenu de nous? s'écria Mme Villefort en sautant +au cou de son fils à qui, en même temps, M. de Sermaise tendait la main. + +--Je n'ai jamais cessé de songer à vous, répondit le capitaine en +s'asseyant sur un banc, près de sa mère. + +--Sais-tu que tu es un fort beau capitaine, reprit l'oncle d'un ton +aimable. Tu es donc en garnison à Saint-Germain? + +--Oui, mon oncle. + +--Tu nous as déjà rendu un bon office en nous apprenant à quelle servante +nous avions affaire. Elle est congédiée. + +--C'est heureux, car le mal qu'elle a fait n'est pas prêt d'être réparé, +dit gravement Villefort. + +--Bah! qui se soucie de mes vieilles histoires! Ce n'est jamais que pour +le principe qu'il fallait sauvegarder. + +--Mais, mon oncle, vos secrets sont aussi un peu les miens. + +--Des indiscrétions auraient-elles été commises? + +--On sait, par exemple, insinua Villefort, qu'un fils négligent, un +neveu plus ou moins indigne, exilé de la maison depuis quinze ans, a été +supplanté ici par une étrangère, dont j'ignorais encore l'existence +il y a huit jours, ce qui n'a rien de très flatteur pour le nommé Pierre +Villefort. + +Il y eut un moment de silence pénible. + +--Tu ne nous parles pas de notre vieux François, dit Mme Villefort, +pour renouer la conversation. Tu ne l'accuseras pas de ne pas t'aimer, +celui-là ? + +--Non, je ne l'en accuserai jamais.... C'est un coeur, lui! Riposta +sèchement le capitaine. + +Cet éloge de François, quelque mérité qu'il fût, froissa les deux +vieillards qui ne se sentaient pas inférieurs, comme sensibilité, +à leur vieux domestique. + +M. de Sermaise considéra un moment le bout de son escarpin d'un air +indéchiffrable, puis: + +--Eh bien, Pierre, demanda-t-il, aurons-nous de temps en temps la visite +du capitaine Villefort? + +--Oui, mon oncle, si vous le permettez, car il serait blessant pour +nous tous de justifier en aucune mesure les médisances, mais je vous +demanderai comme faveur d'être dispensé ces jours-là , comme aujourd'hui, +de la compagnie d'une personne dont la présence est une mortification +pour moi. Je tiens à ne pas la trouver sur mon chemin. + +Ici, M. de Sermaise et Mme Villefort s'entre-regardèrent avec une +profonde tristesse. + +--Nous avons pu juger, en effet, dit le vieillard, que la présence de +cette personne t'offusque, puisqu'elle n'est pas là , mais peut-être que +tes préventions contre elle s'éteindraient si tu apprenais à la +connaître! + +--Je n'y consentirai jamais, mon oncle, c'est mon dernier mot. + +--Alors, riposta M. de Sermaise offensé, c'est adieu, et non au revoir, +que je te dis. Quant à ta mère, elle est chez elle ici, elle le sait +surabondamment. C'est elle qui te recevra, et je me permets de t'engager +à la voir souvent, car nous sommes vieux ... et tout exige que la mère +et l'enfant soient ou paraissent unis! + +--Il est vrai, dit Pierre. Eh bien, il en sera ainsi. Adieu, mon oncle! +Au revoir, ma mère! + +Il se leva péniblement ému. + +Mme Villefort regardait son fils avec des yeux inondés de larmes, mais +sans articuler une parole. Elle et lui étaient debout. + +M. de Sermaise demeurait seul assis et visiblement accablé. + +Tout à coup, il se leva aussi, vint frapper familièrement sur l'épaule +du capitaine et lui dit: + +--Vois-tu, mon enfant, tu empoisonnes volontairement ta vie par ton +entêtement. J'ai là -haut dans ma chambre un livre où, depuis vingt ans, +j'écris mes pensées jour par jour; quand je n'y serai plus, tu le liras +ligne à ligne et alors tu pleureras et tu me pleureras! Et tu n'accuseras +que toi seul! + +--Alors j'aimerais mieux le lire de suite, dit vivement Pierre. + +--Tu le veux? Eh bien! va, tu trouveras sur mon bureau un livre à +fermoir. Voici la clef, va, et connais la vérité sur toi-même et sur les +autres.... + +--J'accepte, dit Villefort d'un ton résolu. + +Il prit la clef et monta chez M. de Sermaise. + +--Que fais-tu, mon ami, dit la veuve à son frère quand ils furent seuls. +Tu livres ainsi, sans les avoir relues, les confidences d'une vie aussi +longue à un pauvre malade enclin à tourner tous les textes au profit de +ses folles rancunes. + +--Qu'importe, répliqua M. de Sermaise, il faut que cette situation soit +liquidée. On peut regarder le fond de ma vie, on n'y verra que tendresse +et loyauté. Si Pierre prend de cette lecture texte contre moi, c'est +qu'il sera fou incurablement. + +Mme Villefort reprit avec résignation son ouvrage de tapisserie qui +occupait ses mains sans distraire sa tête d'une préoccupation pleine +d'angoisses, tandis que son frère lisait, sans lire. + +Deux mortelles heures passèrent ainsi, et Pierre ne descendait pas. Les +deux vieillards tremblaient que François ne ramenât Geneviève avant le +départ du capitaine. + +Cependant le jour baissait et cinq heures venait de sonner, quand les +venteaux verts de la porte cochère grincèrent sur leurs gonds et François +apparut, mais, à part les engins de peinture de Geneviève, la Victoria +était vide. + +--Et mademoiselle? demanda Mme Villefort. + +--Mademoiselle s'est arrêtée à l'église, elle prie madame de vouloir bien +aller l'y chercher quand madame le jugera à propos, + +Ceci fut dit à haute voix, dans la cour. + +La vieille dame affecta de ne manifester aucune surprise de ce retard; +dans son for intérieur, elle admira la délicatesse de la jeune fille, qui +avait compris que l'offre de François de la mener peindre devait avoir +du rapport avec la venue du capitaine, et qui ne voulait pas revenir à la +maison mal à propos. + +Tout à coup Pierre apparut dans le vestibule. + +Il descendit très calme en apparence, mais excessivement pâle. + +A sa vue, François se découvrit et s'avança vers lui sans oser lui +adresser la parole. Mme Villefort feignit de s'occuper d'un massif de +rosiers, qu'elle émondait avec ses ciseaux, tandis que M. de Sermaise +s'avançait, tenant toujours son journal dans ses mains tremblantes. + +Pierre considéra tour à tour ces visages vénérables, altérés par +l'angoisse présente et le souvenir d'anciennes douleurs, puis: + +--Ne dételle, pas, François, dit-il de ce ton bref qui lui était propre, +j'ai besoin pour un quart-d'heure de la voiture et de toi. + +Et comme François, intrigué, considérait Pierre pour s'assurer que +c'était sérieux: + +--Vous permettez, mon oncle? ajouta-t-il. + +--Volontiers, répondit M. de Sermaise, mais ton cheval? + +--Je vais venir le reprendre. A propos, voici votre clef. + +--Fais, fais! repartit l'oncle qui ne pouvait s'imaginer où Pierre +voulait aller à pareille heure. + +Le capitaine monta dans la Victoria. + +--A l'église! commanda-t-il tout bas. + +Place du Château, Pierre Villefort sauta à bas de la voiture et entra +dans l'église, presque déserte à cette heure. Avec aussi peu de bruit +qu'il était possible, il s'avança vers la place où Geneviève était +assise. + +En apercevant le capitaine, la jeune fille tressaillit. + +Pierre s'inclina respectueusement et dit à voix basse: + +--La voiture de mademoiselle l'attend! + +Geneviève, troublée, rougit excessivement, elle se leva comme mue par un +Ressort et obéit. + +--Je vous remercie, monsieur, balbutia-t-elle. + +Elle salua l'autel et, escortée du capitaine, elle atteignit le bénitier, +où Pierre l'avait devancée pour lui tendre la goutte d'eau lustrale: elle +se signa, s'inclina encore pour remercier et sortit en pleine lumière +sous le péristyle de l'église. Le capitaine fit un geste. La Victoria +vint s'arrêter devant eux. + +Villefort mit Geneviève en voiture, et dit à François, qui n'en revenait +pas: + +--Rue de Mantes. + +--Monsieur ne monte pas? + +Pierre fit un signe négatif et salua de nouveau. La voiture partit au +trot. + +Villefort revint à pied. A son arrivée rue de Mantes, la cour était déjà +déserte. François achevait de dételer. Le capitaine ne demanda à voir +personne. + +Il se fit simplement amener son cheval. + +--Merci ... et au revoir! dit-il à François, en mettant le pied à +l'étrier; puis il piqua des deux et s'éloigna au galop. + +M. de Sermaise, cédant à une curiosité bien naturelle, était remonté chez +lui, pensant retrouver sur le fameux livre la trace des sentiments qui +avaient animé Pierre pendant sa lecture. Le livre était intact, à la +réserve de trois pages qui étaient cornées: la première, à la date de +juillet 1863, portait collée au verso une lettre de Pierre, pleine +d'injures et d'outrages à l'adresse de sa famille. Elle était jadis +tombée entre les mains de M. de Sermaise, par hasard, et elle venait là +après le récit des amertumes sans nombre dont le jeune homme avait +abreuvé ses parents. + +Pierre s'était contenté de tracer en travers de cette lettre, au crayon +rouge, ces simples mots: + +«Authentique et infâme.--Pierre Villefort» + +--Après quinze ans, pensa M. de Sermaise, c'est ainsi que Pierre se juge +lui-même! C'est très beau de la part d'un capitaine de trente-six ans! + +Et il essuya une larme qui lui parut bien douce. + +L'autre page, cornée beaucoup plus loin, exprimait aussi les hésitations +Eprouvées par M. de Sermaise, quand, dévoré du désir d'être aimé de +quelqu'un, il avait recueilli Geneviève Soultznach, âgée de dix ans, +et qui végétait à l'Asile alsacien-lorrain du Vésinet; Geneviève, +remarquablement douée à tous égards, était fille d'un fonctionnaire +ruiné et orpheline. + +Pierre Villefort avait corné cette page mémorable, mais sans l'annoter +d'aucune manière. Il avait passé outre. + +Enfin, plus loin encore, M. de Sermaise trouva dans son manuscrit ces +mots soulignés avec le même crayon rouge: + +«... Pierre est lieutenant de cavalerie. Ses notes sont honorables; si +son coeur se tournait vers moi, mais spontanément et sans aucun calcul +que celui de l'amitié, il me semble que je pourrais l'aimer encore....» + +A la suite de cette phrase déchirante dans sa simplicité, Pierre avait +tracé au crayon rouge un point d'interrogation sceptique et pâle. + +Et puis, roide comme la justice ou comme l'ingratitude, mais peut-être +Aussi comme la fausse honte, le capitaine Villefort était sorti de la +maison Sermaise ... mais il était allé chercher à l'église, où il avait +entendu dire qu'elle attendait son rappel, cette jeune fille qu'il avait +dit à François, à Mme Villefort, à M. de Sermaise lui-même, ne vouloir +pas trouver sur son chemin! + +Au dîner, M. de Sermaise fut plus gai que de coutume. Chacun, y compris +François qui servait, cherchait à deviner la pensée qui le faisait +sourire, quand il dit à Geneviève: + +--Eh bien! fillette, c'est donc ce polisson de capitaine qui est allé te +chercher? + +--Oui, père, c'est bien gracieux de la part de monsieur Villefort, +d'autant plus qu'à vrai dire, je ne lui ai jamais été présentée. Quand +je l'ai vu paraître, j'ai éprouvé le sentiment d'un petit chien qui +s'était égaré et que son maître vient rechercher. Car il est sévère de +visage, monsieur Villefort! Enfin, il ne m'a pas corrigée! Il était même +bien bon de s'occuper de moi. N'ai-je pas le tort de vous aimer? + +--Il te pardonnerait bien vite ce défaut-là , dit l'oncle, s'il était +capable de le partager. + +--De tels sentiments ne se partagent pas, dit en secouant la tête Mme +Villefort, ils n'engendrent que la jalousie. + +--Oh! moi, dit Geneviève avec une étourderie charmante, je me chargerais +bien de vous aimer concurremment avec quelqu'un. Je ne suis jalouse de +rien, ni de personne. Et d'abord, je n'en ai pas le droit. La preuve, +c'est que j'ai pris ce matin, avec joie, la poudre d'escampette. J'avais +bien compris pourquoi François m'emmenait me promener. Il était bien +naturel que monsieur Pierre voulût vous voir seuls. J'en aurais fait +autant à sa place. Oh! à propos, monsieur Pierre!... Il a posé sans le +savoir aujourd'hui, devant moi, et j'ai pris sa photographie instantanée +avec son cheval! François, mon étude! Hein! est-il ressemblant? + +--Le cheval surtout, dit François sérieusement. + +--Tu pourrais me faire un bien grand plaisir, mon enfant, Ce serait en me +donnant cette étude-là ? + +--Elle est à vous, père, dit l'espiègle jeune fille en embrassant M. de +Sermaise. + +--Ah! si le modèle était là , comme j'aurais du plaisir à mettre un +couvert de plus, soupira le vieux domestique, qui avait son franc parler +dans la famille. + +Tous se turent. + +C'était formuler, d'une façon saisissante et naïve à la fois, la secrète +Préoccupation et peut-être même, à présent, l'espérance de tous. + +A quelques jours de là , Pierre reparut rue de Mantes sans s'être fait +annoncer. Il était en grande tenue. François vint lui ouvrir. + +--C'est toi, vieille bête, lui dit le capitaine d'une meilleure voix que +par le passé. + +--Oui, monsieur Pierre! Vous désirez voir madame votre mère? + +--Madame Villefort et les autres! Dit simplement le capitaine en +regardant François bien en face. + +Cet: «Et les autres!» fit sauter de joie le vieux domestique, qui se +précipita dans l'escalier, en annonçant à pleine voix: + +--Monsieur Pierre Villefort! + +M. de Sermaise, qui avait entr'ouvert sa porte pour savoir qui il +entendait parler à l'étage inférieur, la referma sans bruit, et Mme +Villefort descendit seule. + +Pierre embrassa sa mère sans parler, puis: + +--Mon oncle ne descend pas? demanda-t-il. + +--Hélas! mon enfant, après ce qui s'est passé.... + +--C'est juste, répliqua le capitaine. Du reste, c'est à moi de le +remercier de la communication qu'il m'a faite l'autre jour. Je vais +monter chez lui, s'il veut bien me recevoir. + +--Va sans crainte, mon enfant; mais c'est ... qu'il n'est pas seul. + +--Il est occupé? + +--Oh! à ne rien faire! À laisser faire son portrait. + +--Raison de plus. Ce sera pour moi une occasion de saluer le peintre. + +--Merci, cher enfant! + +Pierre monta et frappa à la porte de son oncle qui cria: Entrez! + +A la vue du capitaine, Geneviève salua discrètement et fit mine de se +retirer. + +--Pardon, mademoiselle, vous n'êtes pas de trop ici, puisque vous y êtes +chez vous, dit Villefort. + +--Il me semble, hasarda la jeune fille, enhardie par cette parole +courtoise, que vous êtes ici plus encore chez vous que je ne saurais +l'être. + +--Il vous plaît de le penser, répliqua le capitaine souvent problématique +dans la concision de ses phrases. + +Puis quand tous trois furent assis: + +--Mon oncle, dit Pierre, je compte quitter Saint-Germain, j'ai tenu à +prendre congé de vous, de ma mère et de ... mademoiselle de Sermaise, +ajouta-t-il avec effort. + +--Pourquoi nous quitter? Ta présence à notre foyer serait notre joie, +s'exclama M. de Sermaise. + +--Ah! si vous restiez, monsieur Villefort, dit Geneviève tout à coup, +vous auriez de moi une bien belle récompense! + +--Laquelle? demanda vivement Pierre en fronçant légèrement le sourcil. + +--Daignez venir ici, monsieur, dit la jeune fille sans lever les yeux de +sa palette. + +Pierre, très étonné, se leva et s'avança vers la jeune artiste. + +--Écoutez, lui dit-elle alors tout bas en souriant, malgré les larmes qui +perlaient au bord de ses paupières, je ne vous offrirai pas ma main, vous +ne sauriez qu'en faire, ni votre portrait, je ne me sens pas de force, +il n'y a que M. de Sermaise pour s'intéresser à mes barbouillages. Mieux +que cela! Mieux que tout cela! + +Et Geneviève chuchota à l'oreille de Pierre: + +--Je m'en irais sans rien emporter d'ici, qu'une éternelle reconnaissance! + +Villefort tressaillit. + +--Que dites-vous donc là tous deux? demanda M. de Sermaise, impatienté de +ne rien comprendre à cet aparté. + +--Des trois choses dont parle mademoiselle, dit tout haut Villefort, je +n'en accepte qu'une mon portrait, quand elle aura fini, le vôtre, mon +oncle. Il remplacera celui qu'on a tourné contre le mur, ajouta-t-il +en riant. Ainsi, c'est entendu, mon portrait quand je reviendrai. En +attendant, je pars! + +--Pour longtemps? demanda M. de Sermaise assombri. + +--Cela dépendra, murmura le capitaine; mais vous aurez de mes nouvelles. + +Puis, désignant le livre à fermoir: + +--Vous allez brûler cela, je pense? + +--C'est fait, mon enfant, répondit le vieillard, en lui montrant que +du fameux journal il ne restait plus que les feuillets blancs et la +couverture. + +--Voilà un oncle parfait, s'écria le capitaine. + +--Oh! je le sais! dit Geneviève avec ferveur. + +--Non! simplement un oncle, rectifia M. de Sermaise. + +--Dans tous les cas, un oncle rare! Déclara Villefort. + +--Ce duo, dit gaiement le vieillard, est aimable à entendre, mais il a +duré suffisamment. Il en est un autre qui ne me déplairait pas non +plus.... + +--Lequel? demanda Geneviève. + +--Puisque Pierre part, j'espère bien que ce sera pour son retour, +répondit M. de Sermaise sans s'expliquer davantage. + +Le capitaine regarda la jeune fille qui baissa les yeux. + +Après quelques instants de silence, Villefort se leva de nouveau et +dit adieu à son oncle et à Geneviève. Pour toute plainte, pour toute +réclamation contre un arrêt qui lui faisait peine, M. de Sermaise dit à +Pierre résolument: + +--J'aurai demain soixante-quinze ans. Fais-moi un grand plaisir. Tu me +dois bien cela. + +--Que désirez-vous? + +--Ne pars pas! Reste. + +Villefort ne répondit pas. Il regarda la jeune fille. + +--Monsieur Pierre accepte! déclara joyeusement Geneviève. + +Elle lui tendit la main, sur laquelle le capitaine déposa un baiser. + +--Enfin! voilà donc mon dîner à quatre couverts! s'écria François qui +entrait à ce moment avec Mme Villefort. + +Tours, Avril 1889. + +LOIN DES YEUX LOIN DU CÅ’UR +FIN + + * * * * * + + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Le gorille, by Oscar Méténier + +*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 13189 *** diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. Anyone seeking to utilize +this eBook outside of the United States should confirm copyright +status under the laws that apply to them. diff --git a/README.md b/README.md new file mode 100644 index 0000000..bdda6c9 --- /dev/null +++ b/README.md @@ -0,0 +1,2 @@ +Project Gutenberg (https://www.gutenberg.org) public repository for +eBook #13189 (https://www.gutenberg.org/ebooks/13189) diff --git a/old/13189-0.txt b/old/13189-0.txt new file mode 100644 index 0000000..090505d --- /dev/null +++ b/old/13189-0.txt @@ -0,0 +1,5415 @@ +The Project Gutenberg EBook of Le gorille, by Oscar Méténier + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Le gorille + +Author: Oscar Méténier + +Release Date: August 15, 2004 [EBook #13189] + +Language: French + +Character set encoding: UTF-8 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE GORILLE *** + + + + +Produced by Carlo Traverso, Mireille Harmelin and Distributed +Proofreaders Europe, http://dp.rastko.net. This file was produced +from images generously made available by the Bibliotheque nationale +de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr. + + + +LE GORILLE +Roman Parisien + +par + +OSCAR MÉTÉNIER + + +1891 + + +VICTOR-HAVARD, ÉDITEUR +168, Boulevard Saint-Germain, Paris + + + + +I + + +Dans un fumoir élégant de la rue Bellechasse, un soir de mai, se +trouvaient réunis trois hommes, trois amis d'enfance, charmés de se +retrouver après une longue séparation. + +Ils n'étaient ni vieux ni jeunes. L'amphitryon était un militaire de +haut grade, raide comme une lance, au parler brusque et bref, mais de +cordiale humeur avec ses intimes, c'est-à -dire avec peu de gens. + +Le deuxième avait dépensé en voyages d'exploration le meilleur de sa vie. +Il portait les insignes ordinaires de cette carrière aventureuse; il +était absolument chauve et très barbu. + +Le troisième était un personnage de grande taille, aux cheveux blonds +mêlés de blancs, à physionomie expressive, douce et attristée. L'homme +du monde dominait en lui, comme l'homme d'action dans le militaire, et le +sceptique dans le voyageur. + +Et c'était justement pour fêter le retour de ce dernier, Adrien de +Vermont, arrivé récemment de la côte orientale d'Afrique, que le général +Mayran avait convoqué Paul de Breuilly. + +M. de Vermont, emporté par son sujet, avait évoqué en poète la vie +mystérieuse de ces pays étranges, éternellement rebelles à la +civilisation européenne. Il en vint à parler chasses. + +--Je me souviendrai toujours, dit-il, d'une certaine chasse au gorille +qui m'a fait éprouver une des plus fortes émotions que j'aie ressenties. + +--Raconte-nous cela, s'exclama le général; mais d'abord édifie-nous sur +les moeurs particulières de cet animal-là . Je suis un ignorant, tu sais. + +M. de Vermont sourit. + +--Les gorilles, dit-il, sont, suivant la science officielle, des +mammifères, des quadrumanes, famille des simiens, division des singes +anthropomorphes, genre voisin des chimpanzés, créé par Isidore Geoffroy +Saint-Hilaire et ne renfermant qu'une seule espèce: le _gorilla gina_ de +Hannon, le _gorgona_ de Pline, le _pongo_ d'André Battel. Pour les nègres +de la Guinée, les gorilles sont d'assez méchants nègres, velus comme les +troncs séculaires ou les roches où ils vivent, faisant des fagots, +construisant des cabanes au moyen de ces fagots, enlevant des négresses +pour leur sérail, mais ne sachant ni parler un idiome, ni faire du feu, +ces deux apanages de l'humanité. Un peloton de gorilles, armés de ses +dents et de simples bâtons, mettrait en fuite un de tes bataillons, +Gustave, alors même que tu le commanderais en personne. + +--Cette petite digression, dit le général, pour en arriver à nous dire +que tu as tué tout seul une douzaine de ces colosses-là ? + +--Non, un seul, et pas à moi seul! J'étais à Denis, au Gabon, côte de +Guinée. Une vaste case, au pied d'une colline, à la lisière d'un +hémicycle de pâturages, bordé de grands bois, était habitée par un +clergyman anglais avec sa famille. Sa fille aînée, miss Esther, était +âgée de dix-huit ans et fort belle. + +Un beau jour, elle disparut. Je laissai la mère et les autres soeurs en +larmes, et je partis avec le père et quelques gaillards déterminés, pour +une battue, de celles où une branche cassée, où des empreintes de pas +sont les seuls guides. + +Après trois jours, nous revenions plus tristes qu'en partant. Au moment +de revoir fumer le toit de la case dans la plaine, nous retrouvâmes, sous +un grand arbre, Esther gisant meurtrie, presque méconnaissable, roulée +dans ses vêtements déchirés et tachés de sang. Elle semblait morte. +Cependant ses yeux étaient ouverts et ils nous regardaient. Le clergyman +se prosterna, en portant vivement la main sur le coeur de son enfant. +Plus médecin que lui, j'examinai la situation, qui semblait désespérée, +et je dis au père quelques mots à voix basse. Il frémit. La jeune fille +fut relevée et emportée à la maison avec des précautions infinies, tandis +qu'un nègre nous devançait pour annoncer à la mère que miss Esther +n'était pas morte. Je puis vous dire qu'elle avait été guettée, emportée +et violentée par un gorille. + +Brisée, anéantie, folle de peur, miss Esther n'avait pu ni fuir, ni même +se rappeler par où son athlétique ravisseur avait passé; elle s'était +renfermée dans l'immobilité de l'oiseau surpris par la couleuvre; +seulement elle avait supplié avec des larmes dans une langue que les +gorilles n'entendent pas, et, comme le lion de Florence, le bourreau +semblait avoir eu pitié de sa victime. + +La brute avait subi l'ascendant d'une race supérieure, en abritant la +prisonnière dans une cabane inaccessible, ébauchée sur un roc où l'on +n'arrivait qu'en grimpant aux arbres. Le gorille lui apportait des +fruits; mais, la voyant agoniser toujours et refuser toute nourriture, +il prit son parti: il la chargea de nouveau, et sans plus songer à sa +lubricité, il reporta Esther à l'endroit où il l'avait surprise et où +nous venions de la retrouver. + +Pour un gorille, il fit là quelque chose approchant du sublime; pour +nous, il se désignait à notre vengeance. Elle fut terrible. + +Le récit d'Adrien avait couvert de sueur le front de Paul de Breuilly. + +--Savez-vous qu'il y a des gorilles ailleurs que dans les forêts du +Gabon? dit-il à ses amis; seulement ils sont plus impitoyables! Mais +pardon, Adrien, de t'avoir interrompu. Poursuis. La vengeance, dis-tu, +fut terrible? Savourons un peu cette vengeance. + +--Voici, dit Adrien. Je laissai miss Esther entourée des soins de sa +famille, et je repartis pour les bois. Je n'avais avec moi que trois +compagnons: un matelot français, un soldat anglais, un petit pointer, mon +vieux compagnon de chasse; peu de vivres, des fusils de choix, des +munitions excellentes. Quant au chien, il avait son admirable instinct et +une obéissance inconnue chez les hommes. Bref, nous découvrîmes enfin la +retraite du gorille, vieux solitaire qui avait élu domicile à une lieue +de la plaine, dans l'endroit escarpé dont je vous ai dit un mot. + +Il vivait de rapines, et il avait étranglé plus d'une négresse sans que +personne s'en fût ému autant que de la disparition de miss Esther. + +Surpris dans son fort, il ne chercha nullement à fuir. Quand il nous vit, +non sans étonnement, parvenus de trois côtés différents sur son aire +rocailleuse, le poil de son col se hérissa, ses narines se dilatèrent et, +faisant entendre un cri de guerre aussi rauque qu'une trompette marine, +ce lutteur, qui attaquait les panthères, sembla choisir qui de nous trois +il égorgerait le premier. + +Une première balle envoyée par le matelot français le toucha au dos, mais +ne fit que lui effleurer l'omoplate. Il se retourna et, d'un bond +prodigieux, se trouva à portée de mordre le canon du fusil et de le +casser entre ses dents comme un sucre d'orge. + +L'Anglais tira. J'ajustai aussi, mais je tremblais d'atteindre le +matelot. En peu de temps, grâce à nos revolvers, le gorille reçut une +averse de balles. + +Les reins brisés, il faisait tête encore, hurlait, bataillait. Il nous +aurait écharpés, broyés, malgré ses blessures, si une dernière balle que +je lui logeai dans l'oeil ne l'avait fait rouler par terre; il tomba, +cette fois, pour ne plus se relever. + +Son dernier cri fut celui de l'homme que l'on égorge. Nous le trouvâmes +Couché dans une boue sanglante, labourée par les ongles de ses mains +énormes. Son cadavre était effrayant à voir. Nous lui fîmes un bûcher +avec les débris de son ajoupa. Ainsi finit cet Almaviva rudimentaire! + +Le comte avait écouté ce récit avec un intérêt fiévreux. + +--Si tu rencontrais sur le boulevard, dit-il à M. de Vermont, un gorille +de l'espèce du tien, bien qu'ayant un état civil en règle et une position +notariée excellente, te chargerais-tu de le tuer? + +--Cela dépend, repartit le sceptique, sans trop comprendre où Paul +voulait en venir. Si j'étais sûr de l'impunité et qu'il s'agît de venger +une miss Esther.... + +--Il y a longtemps, dit tristement le comte de Breuilly, que je me pose +cette question.... + +--Voilà une transition superbe pour arriver à faire ton petit récit, mon +cher Paul, dit le général. Eh bien! si Adrien a fini, à toi la parole! + +--C'est que je n'ai nulle envie de la prendre, dit le comte d'un air +naïvement contrit. + +--Pour te taire, dit Adrien, il faut que tu craignes de nous intéresser +trop. + +--Ou pas assez, objecta Paul. Je voulais dire seulement qu'ayant fait de +l'anthropologie, je tiens la communauté d'origine du genre humain pour +une question secondaire. Pour moi, il est aisé de reconnaître à +première vue que tel type humain procède des ruminants, tel autre des +batraciens, tel autre des singes; celui-ci de l'aigle, celui-là du hibou. +On coudoie des gorilles et des bouledogues, exactement vêtus comme vous +et moi et se croyant nos égaux. C'est très drôle et très horrible. + +Sur ce point, un domestique entra et remit à M. Mayran un journal sur un +Plateau de vermeil. + +Le général regarda la bande et lut cette adresse écrite à la main: + +_A Monsieur le général Mayran, pour remettre à Monsieur le comte de +Breuilly_. + +--Écriture de femme! pensa le militaire; mais il se tut et passa le +journal à Paul. + +C'était une feuille mondaine. Paul déchira la bande d'un geste brusque, +déplia rapidement le journal, passa à la seconde page, comme s'il était +sûr de ne rien trouver d'intéressant dans la première, et penché vers la +lampe, il s'arrêta tout à coup à un article quelconque, mais qu'un large +trait de plume désignait à son attention. + +Presque en même temps il saisit son chapeau, passa lestement son +pardessus et dit à ses interlocuteurs ébahis: + +--Pardon, mes amis, de prendre aussi promptement congé de vous; mais il +faut que je parte. Que Mayran veuille bien me faire avancer une voiture! + +Quand il fut à la portière de la voiture de louage qu'un domestique était +allé chercher, Paul de Breuilly jeta au cocher ces seuls mots: Gare +Montparnasse! + +En même temps, Gustave Mayran et Adrien de Vermont se demandaient si le +comte était conspirateur ou amoureux. + +--As-tu toujours connu de Breuilly aussi étrange? demanda de Vermont au +militaire. + +--Paul, répliqua Mayran, est un homme dont la poitrine est percée de part +en part et qui porte le fer dans sa plaie. S'il vit encore, c'est par un +miracle de volonté. + +--Un amour tardif, peut-être? + +--Oh! moi, dit le général, je n'entends rien à l'amour! D'ailleurs, Paul +n'a plus vingt ans. + +--Où était-il à vingt ans? demanda Adrien. + +--Je crois, en Allemagne, dit Gustave; mais je n'ai jamais su ce qu'il y +avait fait. + + + + +II + + +Le comte de Breuilly était originaire du Languedoc, et très gentilhomme +au point de vue du caractère. + +Sa vie avait été pleine de mystère. Militaire, il avait quitté le service +pour se marier, et, depuis lors, il s'était voué à la science avec +l'acharnement d'un homme qui se fuit lui-même, et à la musique par +passe-temps. Il s'était fait ainsi une vie occupée, la partageant entre +ses livres, son violon et les soins qu'il rendait à sa famille. Il avait +eu deux enfants, un garçon, d'humeur bouillante et aventureuse, et une +fillette, blonde, pâlotte, pour qui son frère était le soleil. + +Le siège prussien avait emprisonné dans Paris, en 1870, le père, la femme +et les enfants. + +François de Breuilly, engagé volontaire, tomba à Champigny, dans un fossé +de neige, pour ne plus se relever. Le père sortit de Paris pour aller +reconnaître les restes de son fils unique. Louise, malgré les efforts +réunis de son père et de sa mère, avait voulu l'accompagner. + +Sa détermination était si formelle, et pour ainsi dire si violente, que +le père céda, et ce fut la jeune fille qui, en furetant le long d'une +tranchée funéraire, entre les deux files de Frères de la Doctrine +chrétienne qui maniaient la pioche dans ce cimetière improvisé, prononça +tout à coup, le doigt levé, ce seul mot: _François!_. Puis elle +chancela.... Le comte regarda le mort en soutenant sa fille évanouie. +François était là , tranquille et raide sur sa dernière couche, un trou à +la tempe, le képi encore au front. Le père trouva la force d'emporter +sa fille, croyant retenir vivante la seconde des créatures qu'il avait +le plus aimées; mais elle ne se remit point de cette épreuve. Elle était +dans l'âge d'éclosion des jeunes filles. L'ébranlement de la douleur +et le froid lui furent fatals. Peu de mois après, elle mourut de la balle +qui avait tué son frère. + +M. de Breuilly et sa femme se demandèrent s'il était possible d'être plus +malheureux. + +La maison était bien vide et les jours désormais coulèrent longs et +tristes pour ces deux êtres si éprouvés. + +Parfois, dans le silence de cette demeure désolée, le père, commençait +Une phrase: + +«Quand j'avais vingt ans!...» Mais il n'achevait pas. + +--Eh bien! répliquait la comtesse, quand vous aviez vingt ans? + +--Ai-je dit cela? répondait Paul; mais il semblait avoir oublié déjà sa +pensée. + +Blanche se répétait à elle-même: + +--Que signifie? Il était alors en Allemagne, mais, à part des études +scientifiques, je n'ai jamais su ce qu'il y avait fait. Du reste, les +hommes sont généralement sobres dans le récit de leur première jeunesse; +il ne faut pas le tourmenter, il est assez malheureux.... + +Un matin, à sa stupéfaction, Blanche, arrangeant dans un vase les fleurs +qu'elle avait cueillies la veille au cimetière, crut entendre, et entendit +en effet, le susurrement d'un archet sur un stradivarius qui, depuis la +bataille de Champigny, n'était pas sorti de sa boîte. Elle tourna vivement +la tête vers les fenêtres de Paul, et il lui fallut l'entrevoir pendant +quelques minutes, avec l'instrument de musique à la main, pour se +convaincre qu'il avait repris son violon et qu'il en jouait. + +Il y avait quelque chose d'effrayant pour elle dans cette espèce de +miracle; mais, si consoler son mari de leur commune douleur était bien un +devoir qu'elle s'était imposé, elle n'en tenait pas moins Paul pour +inconsolable. Vouée désormais aux capelines noires, répudiant les grâces +de son sexe, se plaisant même à ressembler aux religieuses, elle n'était +plus femme; et, à ce trait d'un archet courant, agile encore, sur une +chanterelle raffermie, elle augura que sa propre vieillesse avait devancé +les années de Paul. Son mari, plus robuste et peut-être moralement plus +jeune, n'avait donc pas dit encore aux joies de la terre un éternel adieu? + +Les solitaires et les mélancoliques remarquent tout. Paul avait un gardien +plus attentif dans la personne de Blanche que dans n'importe quel infirmier; +d'abord parce qu'elle l'aimait, et ensuite parce que, n'ayant +plus que lui, elle tenait à l'avoir tout entier. Ce réveil accidentel du +violon eut donc des retentissements extraordinaires dans l'hôtel de la +rue de Verneuil, où habitaient les deux époux. Il marquait une crise, une +transition. + +Mais il fallait que Blanche se définît à elle-même cette métamorphose, +car elle ne pouvait dire à un homme désespérément triste: Vous êtes donc +bien gai aujourd'hui? + +Paul modula plusieurs fois une phrase charmante, une phrase unique, +Inconnue de Blanche, qui, grande pianiste, croyait avoir, dans la +mémoire, toutes les musiques de quelque renom. Le retour de Paul à la +musique étonna d'autant plus que son caractère était plus égal. Il ne se +reposait jamais d'être lui-même, parce que cela tenait à sa nature et ne +le fatiguait pas. Les caprices lui étaient inconnus. De telles gens ne +courent point les rues; aussi les hommes, qui l'avaient apprécié dans ses +jours heureux, le recherchaient encore. C'est ainsi que, deux fois par +semaine, on voyait, arrêtés à sa porte, quelques équipages du faubourg +Saint-Germain. + +On venait là pour causer comme on ne cause plus guère. La tristesse de +cet intérieur n'en avait pas banni ce certain tour d'esprit aimable, qui +s'était jadis réfugié à la Conciergerie lorsque la Terreur y avait exilé +le _high life_ du temps. + +Ces réunions autour d'une table à thé commençaient à neuf heures pour +finir à onze. Par exception, le petit vicomte de Charaintru, qui vivait +sans penser, n'était pas le moins assidu, bien qu'en gommeux et en +désoeuvré qu'il était, il ne pût trouver personne chez le comte Paul qui +ressemblât à ses habituelles relations; mais Charaintru était capable +d'attachement, et il n'était pas fâché de faire événement dans un milieu +où on l'écoutait d'autant plus volontiers, qu'il donnait rarement à ses +interlocuteurs la peine de lui répondre. Très potinier, il mettait _les +pieds dans le plat_, selon son expression, mais sans malice et assuré de +l'indulgence d'un hôte plus âgé et très miséricordieux comme l'était Paul. + +Cet enfant terrible de trente-six ans, habitué à rire lui-même de son +prénom d'Hercule, n'avait étouffé de sa vie aucun serpent, et quand il +était naïvement vipérin, c'était par bavardage et sans noirceur aucune. + +Or, il lui arriva de dire un jour, avec une étourderie qui semblait +enfantine, que Paul avait donné à ses promenades un nouvel itinéraire, +puisque Charaintru le voyait tous les jours, entre quatre et cinq, passer +sous ses fenêtres de la rue d'Anjou. + +--Surveillez-le, Madame, ajouta-t-il, en s'adressant à Blanche: votre +mari est dans l'âge critique des hommes, l'âge des passions tardives et +des incurables amours. + +--Voilà , dit Paul avec un sourire impénétrable, ce qui s'appelle mettre, +d'intention au moins, les pieds dans le plat. + +--De ma vie, cher ami, vous le savez du reste, répliqua le pygmée, je +n'ai fait autre chose. + +--Vous avez pris mon mari pour un autre, dit Blanche; car il va plus +souvent au cimetière qu'au faubourg Saint-Honoré. + +--Je puis, dit Paul, avoir conçu soudainement un amour à la Des Grieux, +pour une ingénue des Folies-Marigny! + +--Non, mon cher, riposta Charaintru, excusez-moi! Les répétitions des +Folies-Marigny finissent à trois heures, et, vu la pluie, le café des +Ambassadeurs n'ouvrira que dans quinze jours. Enfin, dans mon voisinage, +il n'y a pas de bouquinistes pour vous couvrir. Cherchez-vous des nids +de corneilles dans les peupliers de l'Elysée? Pas davantage! + +--Arrivons, répartit Paul, un peu contrarié; nommez, sans attendre, +l'objet de ma flamme. + +--C'est m'imposer silence, car j'ignore jusqu'à la première lettre de +son nom. + +Cependant la comtesse cherchait, sans le trouver, ce que son mari allait +faire, chaque jour, à la même heure, rue d'Anjou Saint-Honoré.... + +---Eh! mon Dieu! continua Charaintru, j'ai failli, moi aussi, avoir un +roman dans ma propre rue, circonstance toujours agréable par un temps de +pluie. La jeune dame était fort grande et blonde, approchant comme vous, +cher de Breuilly; par contre, le mari était un petit noir, environ comme +moi, et qui paraissait mauvais comme la gale (je ne nomme personne!). +Voici donc mon petit potin personnel. Commencement.... + +--Peut-être, interjeta Paul, feriez-vous mieux de commencer par la fin. + +--Pourquoi? demanda naïvement Hercule. + +--Pour abréger, riposta le maître de la maison avec une nuance de +sévérité mécontente. + +--Vous me troublez, s'écria Charaintru, comme un enfant interrompu dans +la récitation de sa fable. + +--Je demande le dénouement, répéta Paul d'un ton contenu, mais froid. + +--Il n'y a pas eu de dénouement, dit Hercule. + +--Pardon, il y a toujours un dénouement. + +--Fleurs et correspondance anonymes, tout s'est borné là ! + +--Correspondance se dit d'un échange de lettres. Avez-vous reçu des +réponses? + +--Pas une, répondit le petit vicomte avec une franche bonhomie. + +--Alors, mon bon, pas de noeud à l'intrigue. Est-ce tout? + +--Oui, dit Charaintru. + +--Pas de correspondance? Pas d'intrigue? Ce n'est donc ni un roman, ni +même un potin! Vous n'avez pas tenu votre promesse, et je vous retire la +parole. + +Charaintru regarda Blanche, qui regardait son mari. + +Il y eut un froid; mais Mme de Breuilly fit dérailler la causerie, qui +roula dans une autre direction. + +Quand il fut avéré pour elle que Paul sortait à des heures régulières et +qu'il y tenait, et quand elle eut essayé vainement de lui faire avouer le +but de ses sorties, à tort ou à raison elle ne douta plus de ce qu'elle +appelait «sa disgrâce». + +Jamais, toutefois, Paul n'avait été plus prévenant ni plus gracieux; +Mais la jalousie, comme l'amour, court à son projet sans s'inquiéter +Beaucoup de la logique. Un homme qui s'absente sans dire où il va trompe +nécessairement sa femme, et s'il en aime une autre, c'est donc qu'il +n'aime plus la première? + +Il ne s'offrait, pour Blanche, que deux moyens de combattre l'ennemie, +puisqu'il y avait nécessairement une ennemie: ou courir sus et la +combattre, ou bien employer ce moyen délicat et généreux qui consiste à +négliger la rivale et à ramener sur soi seule l'attention et la préférence, +par une incomparable tendresse. + +Il était dans les aptitudes de la comtesse, femme supérieurement noble +d'esprit et de coeur, d'incliner au second parti et de le suivre avec +beaucoup d'art et d'opiniâtreté. On vit donc alors ce que l'on voit +rarement: une mère en deuil rejeter ses crêpes et, du recueillement de +la vie dévote, revenir à la fébrile activité de la vie, mondaine, à +commencer par la musique. + +Elle se commanda d'être belle et aimable, et elle le pouvait encore. Elle +se préoccupa de mille riens, délaissés, oubliés, et son miroir put lui +rendre ce témoignage: que la plupart des femmes plus jeunes qu'elle ne +pouvaient entrer en ligne avec la comtesse de Breuilly. + +N'étant plus une jeune femme, elle fut une femme jeune. Paul y prit garde +et l'en félicita de façon à la payer de ses soins; mais Blanche n'osait +attaquer de front cette heure redoutable de «quatre heures», à laquelle +Paul disparaissait invariablement; et, quoique se sentant déjà plus +forte, elle se prêchait le courage à elle-même, sans parvenir à se le +donner. + +Enfin, un jour d'été, où la beauté d'un temps doux, après un orage, +conviait les rares Parisiens restés à Paris à revoir les horizons +factices du bois de Boulogne, Blanche eut l'audace de demander à Paul +deux heures de son temps et le tour des lacs. + +Il était trois heures et demie. Paul y consentit sans hésiter, et il +s'exécuta de la meilleure grâce. + +Ils partirent comme de vieux amants pour le bois, et la promenade se +serait accomplie dans toutes les conditions d'un contentement parfait +pour Mme de Breuilly si, au point de séparation des deux lacs, un rien, +un pli de rose n'avait rappelé soudainement Blanche à ses préoccupations. + + + + +III + + +Le coupé de maître qui menait Blanche et Paul dans la direction de +Longchamps se trouva un moment retardé, entre les deux lacs, par un +embarras de voitures. Il y en eut une qui, par une fausse manoeuvre de +son conducteur, faillit frapper en flanc, de sa flèche d'acier, le siège +du cocher de M. de Breuilly. + +C'était un landau bleu, découvert et attelé dans le dernier genre. Une +très jeune femme y trônait seule. Abritée sous une ombrelle doublée et +bordée de guipure blanche, l'inconnue, dont la toilette rose et grise, +plus austère que les modes nouvelles, faisait pourtant valoir une taille +svelte et délicieuse, ne put retenir un léger cri en voyant la tête de +ses chevaux se heurter presque à la lanterne de l'autre voiture. En ce +moment, les yeux des trois personnes se rencontrèrent. + +Paul porta, comme instinctivement, la main à son chapeau; pas un muscle +de son visage ne tressaillit. La jeune blonde rougit en souriant vaguement, +mais elle tourna aussitôt toute son attention sur la dame qui +accompagnait M. de Breuilly. Les deux femmes passèrent ainsi, l'une de +l'autre, une de ces revues auprès desquelles une inspection militaire +n'est qu'un jeu d'enfants. Rien n'échappa ni à l'une ni à l'autre, +sur leur âge, leur condition, leur toilette, l'expression de leur +physionomie. + +Blanche acquit la conviction que la belle blonde connaissait M, de +Breuilly. Mais, pensa-t-elle, si c'est là ma rivale, chaque jour visitée +entre quatre et cinq heures par mon mari, comment l'a-t-il prévenue de ne +pas l'attendre aujourd'hui? Nous sommes partis de la rue de Verneuil +avant quatre heures, et Paul ne m'avait pas quittée un seul instant! De +quel raisonnement a-t-elle conclu que Paul n'irait point, qu'il viendrait +ici, qu'elle pourrait le rencontrer et échanger encore avec lui, faute de +mieux, un regard tendre? + +--Mon ami, dit Blanche résolument, vous connaissez cette personne +vraiment charmante? Vous plaît-il de me dire son nom? + +--Je ne suis pas l'_Almanach Bottin_, objecta Paul en souriant. + +Réponse si raisonnable et si parfaitement unie, que Blanche en fut +désarçonnée encore une fois. Mais, se ravisant: + +--Je n'ai, dit-elle, aucun souvenir de ce visage, du temps où j'étais du +monde et où j'y allais! Et vous, mon ami? + +--Le monde est un kaléidoscope! dit le comte évasivement. + +--Elle vous ressemble un peu, cette gracieuse figure, insista Blanche. + +--Flatteur pour moi! balbutia Paul, en s'inclinant d'un air distrait. Ce +visage où pas une ride ... tandis que le mien.... + +Il n'acheva point. + +--Mon ami, dit, un kilomètre plus loin, la pauvre comtesse, il y a de +chacun de nous une histoire que nous savons seuls, et que nous oublions +même quelquefois. + +--Oui, répliqua Paul; cette remarque, qui est, je crois, d'Alphonse Karr, +pourrait être de vous, qui avez, dans l'occasion, tant de verve et +d'humour, + +--Merci, mon ami. Eh bien! je me figure qu'il existe de vous une histoire +inédite, antérieure à moi, et dont vous me faites mystère depuis +quelques vingt ans. + +--Une seule histoire serait trop peu, ma chère Blanche. Moi, je parie +pour la demi-douzaine, sans avoir pris le temps de les compter avant de +vous répondre. Que de folies s'accomplissent pour un jeune homme, entre +vingt et vingt-cinq ans! Mais tout cela tiendrait aujourd'hui dans la +paume de la main. + +--Y compris le sang des blessures et les cendres des souvenirs? + +--Le sang des blessures! répéta Paul avec une feinte ironie. Il faudrait +savoir d'abord si les blessures de cette époque de la vie rendent +beaucoup de sang! + +--La cicatrice que vous portez au menton, mon ami, et que vous attribuez +à un accident de chasse, pourrait bien.... + +--Non, répondit le comte avec une sévérité triste mais décisive, non! +Absolument rien de romanesque de ce côté! Tournez hardiment la page, +cette blessure n'était qu'une blessure bête! + +Mme de Breuilly se mordit les lèvres et ne parla plus. + +Au, bout d'un moment, Paul, craignant d'avoir affligé Blanche par un peu +de brusquerie, renoua la conversation sur un sujet différent. Il parla +musique avec un intérêt qui gagna la comtesse, et elle finit par ne +plus ressentir l'acuité du trait que le regard de la jeune inconnue +lui avait décoché. En se retrouvant dans son salon sans avoir eu à +s'affliger, ce jour-là , de l'absence de son mari, elle s'approcha de son +piano, l'ouvrit et elle chercha sur le clavier la phrase musicale dont +elle avait eu la révélation, un matin que Paul jouait du violon après des +années de silence. + +On ne sait ni pourquoi une phrase musicale rentre dans la mémoire, ni +Pourquoi elle en sort; C'est de sa promenade au bois que Blanche avait +rapporté cette musique. Elle l'essaya, la retrouva, et le résultat fut +qu'en même temps, ou presque en même temps, Paul reprit son archet et +joua du commencement à la fin, non plus une phrase détachée, mais tout le +morceau, parfaitement nouveau pour la comtesse. Elle se tut, pour bien +écouter, et, cette fois, retenir le chef-d'Å“uvre inconnu. + +C'en était un, sans nom d'auteur, mais à la composition duquel le génie +Allemand avait dû présider. + +Blanche se leva, ouvrit la porte du salon, qui donnait dans le cabinet +de son mari, et elle lui dit: + +--Quelle est donc cette musique que nous jouons tous les deux sans nous +être concertés? + +--J'ai entendu cela à Dresde, il y a vingt-cinq ans; un duo pour violon +et clavecin, comme on disait encore dans la société française de ce +pays-là . Et vous, Blanche, vous la connaissez sans doute pour me l'avoir +entendu fredonner? + +--Si vous saviez, mon ami, où trouver cette musique, nous pourrions +l'étudier ensemble, puisque vous l'aimez. + +--Je m'en informerai, répliqua M. de Breuilly. + +Mais, du ton même dont il fit cette réponse, Blanche inféra qu'il était +résolu à ne pas s'en occuper. Elle pensa qu'il exécutait ce duo avec une +autre musicienne qu'elle, et peut-être ... rue d'Anjou-Saint-Honoré. + +--Êtes-vous bien sûr, Paul, reprit-elle, avec un triste sourire, d'aimer +encore à faire de la musique avec moi? + +--Et vous, ma chère Blanche, êtes-vous bien sûre de ne pas exiger de moi, +depuis quelque temps, la démonstration extérieure de sentiments qui, chez +moi, pour être plus latents, n'en sont que plus profonds? Nous avons +traversé de si grandes peines, que nous sommes excusables d'être un peu +moins alertes qu'aux beaux jours. + +--Le coeur des femmes est ainsi fait, interrompt la comtesse, qu'elles +veulent tout avoir, dans ce moment suprême où elles sentent que tout va +leur échapper. + +--C'est un cri du fond de ton âme, Blanche, répondit Paul en allant à +elle et la pressant dans ses bras. Pauvre enfant, que crains-tu de perdre +encore? D'où vient la fébrile appréhension qui te ronge? De qui donc ou +de quoi donc te sens-tu jalouse? L'étais-tu de nos pauvres enfants, +quand tu me voyais les adorer! Le serais-tu d'un troisième enfant, si +Dieu nous l'accordait encore? Et toi-même, l'aimerais-tu moins que moi? + +--Oui, naturellement, s'il était l'enfant, d'une autre mère! Mais, que +parlez-vous d'un troisième enfant? Vous savez, hélas! tout comme moi, que +je n'en aurai plus... Seulement, la prédilection pseudo-paternelle, +l'adoption est quelquefois une tentation de votre âge, Paul. + +--Oui, très forte! répondit loyalement le comte. Mais je sens bien par +ce que vous venez de dire, que vous ne partagez point ce genre de +prédilection! Il serait donc absurde, de ma part, d'y songer, + +--Vous y avez donc songé, vous? + +--Je viens de le dire. + +--Vous aviez en vue quelqu'enfant? + +--C'est fini, n'en parlons plus jamais! + +Il n'y avait pas à répliquer. + +Blanche sortit, effrayée par l'expression du visage de son mari. + +Mais quand M. de Breuilly fut seul, il pleura, longtemps, comme une +femme, les poings dans les yeux, sans aucun bruit. Le terrain venait de +manquer sous ses pas.... + +--Eh bien!_dit une voix qu'à travers la porte M. de Breuilly reconnut +pour celle de Charaintru, demandez à monsieur le comte s'il consent à me +recevoir, quoique l'heure assurément soit mal choisie. + +Le domestique ainsi interpellé vint frapper à la porte de Paul, déjà +occupé, devant sa toilette, à faire disparaître la trace de ses pleurs +par des ablutions réitérées. + +--Dans un moment, Hercule, je suis à vous, cria-t-il à Charaintru par la +porte entrebâillée, et bien que mentalement il envoyât le visiteur à tous +les diables. + +Quand ils furent en présence: + +--Mon cher Paul, dit Hercule, je viens sans façon vous demander à dîner, +sous la réserve de l'agrément de madame de Breuilly, bien entendu. + +--Je me porte garant pour elle, répliqua Paul en offrant un siège à +Charaintru. Qu'y a-t-il de nouveau? + +--Je voulais, reprit celui-ci, être très sûr de vous rencontrer, et j'ai +choisi l'heure du repas, ayant quelque chose d'important à vous dire. +Nous sommes seuls, n'est-ce pas? + +--Absolument seuls. + +--Tant mieux; ce que j'ai à vous dire ne comporte aucun témoin. + +--Je vous écoute. + +--L'autre jour, mon cher Paul, dit Charaintru, je vous ai horripilé, sans +le vouloir, par un stupide bavardage... + +--J'ai oublié cela, mon cher Hercule. D'ailleurs, que pouvait +m'importer?... + +--Aujourd'hui, je viens demander un service, comme si vous étiez fort +disposé à me le rendre. + +--J'espère que vous n'en doutez pas. + +--Que vous êtes bon! Eh bien! là , que savez-vous de la position +financière de Berwick, le banquier bien connu? + +--Mais quelle raison aurais-je de savoir cela? Les banquiers juifs et +moi... + +--Mon Dieu! les plus purs d'entre nous peuvent avoir eu affaire à des +banquiers juifs! Berwick est excessivement en vue. Vous êtes riche. Vous +spéculez quelquefois... + +--Ici est votre erreur, Hercule; je ne spécule jamais. + +--Sans spéculer positivement, vous avez, m'a-t-on dit, un compte ouvert +chez Berwick. Sa solvabilité vous intéresse donc, et alors, s'il est +quelqu'un de bien informé, c'est vous. Informez-moi donc à mon tour. + +--Eh bien! Hercule, vous me croirez si vous pouvez, mais c'est à vous que +je demanderais la cote de Berwick sur la place, si j'avais besoin de le +savoir. Je ne sais rien, vous semblez savoir quelque chose, puisque vous +en demandez plus; eh bien! dites-moi ce que vous savez, et c'est vous +qui m'aurez rendu service. + +--Je vais tout vous dire, Paul. Je suis venu à vous, vous sachant homme +de conseil, parce que j'ai ouï dire que le nouvel attelage de Berwick, +acquis pour épater le bourgeois, masque l'imminence d'une banqueroute, +et ... je suis fortement engagé avec Berwick. En second lieu, parce que +vous passez pour connaître sinon le Berwick lui-même, du moins ses +origines, ses attaches, sa famille, et que vous devez la vérité à un ami +comme moi... Vous pouvez savoir si, comme on le dit encore, les beaux +yeux de madame Berwick soutiennent le crédit du banquier; si un protecteur +anonyme, mais puissant, est sollicité d'empêcher la barque de sombrer, +si.... + +Le vicomte de Charaintru allait toujours récitant la leçon qu'il s'était +faite à lui-même avant d'entrer chez Paul. Chemin faisant, toutefois, il +eut l'idée de regarder M. de Breuilly, et la pâleur qui couvrait les +traits de son interlocuteur arrêta court le petit Hercule. + +--Mais ... vous n'êtes pas bien? lui demanda-t-il avec un cordial intérêt, +en lui saisissant les deux mains. Vous souffrez! Dois-je appeler? + +Paul, qui agonisait en silence, ne put que lui faire un signe impérieux +de s'abstenir. + +Charaintru imagina qu'il venait et cette fois sans le vouloir, de mettre +encore les pieds dans le plat. + +Paul, toujours silencieux mais se raidissant, fit l'effort de se lever +et de marcher--en s'appuyant aux meubles--vers une fenêtre du salon. Elle +était entr'ouverte; il l'ouvrit toute grande par un geste brusque, aspira +à longs traits l'air du dehors, et comme Hercule l'avait suivi, prêt à le +soutenir, Paul se retourna enfin et lui dit: + +--Ce n'est rien!... Un éblouissement!... J'ai beaucoup souffert dans ma +vie, et ... je ne suis plus jeune!... + +--Ce n'est pas ce que je vous ai dit, au moins, mon cher Paul? + +Paul, s'asseyant près de la fenêtre ouverte et regardant Charaintru bien +en face, avec un sourire forcé, lui répondit: + +--C'est si peu ce que vous m'avez dit que, déjà souffrant à votre +arrivée, je n'ai pas saisi un mot des dernières choses que vous m'avez +racontées. Je voyais remuer vos lèvres et je ne vous entendais plus. De +quoi parliez-vous donc? + +--Je parlais des _potins_ qui courent sur Berwick, et je vous demandais... + +--Ah! oui! s'il vendait sa femme pour combler un déficit? Si un galant +homme sauverait sa barque ou son huit-ressorts à point nommé? Écoutez +bien ceci, Charaintru: je ne sais pourquoi vous m'avez choisi pour +confident à propos des opérations d'un homme qui n'a jamais été pour moi +que le guichet vitré et grillé d'une caisse plus ou moins publique. Si +vous avez fait la cour à sa femme, comme vous le donniez, l'autre soir, +à entendre, en appelant Berwick le _petit noir_, vous savez à vos dépens +à quoi vous en tenir sur la vertu de cette dame? Et alors, pourquoi +m'interrogez-vous? Si vous avez des fonds chez ce banquier, retirez-les! +Je n'en sais pas davantage. + +Hercule écoutait Paul avec une sérieuse attention; mais doutant encore +de l'ignorance dans laquelle Paul se drapait avec tant de tranquillité +apparente, il ajouta: + +--Mais enfin, vous, monsieur de Breuilly, si vous aviez à cette heure +des fonds chez Berwick, les retireriez-vous? + +Ici Paul eut une minute d'hésitation. S'il croyait à la vertu de Mme +Berwick, il était cruellement édifié sans doute sur l'actif et sur la +probité du mari. Il retarda sa réponse en adressant à Charaintru cette +question: + +--Somme toute, que vous doit Berwick? + +--Cent cinquante mille francs! Répliqua le petit vicomte sans hésiter. + +Paul se releva, marcha dans le salon comme s'il se livrait en lui un +combat terrible, et il finit par dire à Hercule: + +--Berwick est bon pour vos cent cinquante mille francs. + + + + +IV + + +Paul de Breuilly donna à dîner au petit vicomte, comme si de rien +n'était. Blanche, qui ignorait la conversation qui avait précédé le +dîner, fut presque enjouée. Il vint, dans la soirée, plusieurs personnes. +Il y eût une table de whist où Paul prit place. Mme de Breuilly eut un +assez long aparté avec Charaintru. Mais, bien que Paul se défiât de la +sotte langue d'Hercule, il s'était assuré de son silence en lui demandant +sa parole d'honneur de laisser les Berwick de côté dans ses causeries de +ce soir-là , et le petit vicomte étant bien vicomte en ceci, qu'il savait +tenir sa parole. + +Cependant, à un chasse-croisé dans la partie de whist, Paul, ayant quitté +son fauteuil, vint auprès du divan où Blanche causait avec Hercule. + +--Le vicomte me parlait de vous, mon ami, répliqua Blanche; il me +conviait à lui dire s'il serait accueilli en vous faisant une amicale +proposition qu'il m'a exposée en détail. + +--Et laquelle? demanda Paul en serrant légèrement le bras d'Hercule. + +--Je prie madame de conserver la parole pour vous exposer ce dont il +s'agit. Elle s'en acquittera mieux que moi. + +--Mon Dieu, reprit Blanche, cela n'est pas d'une complication extrême, +M. de Charaintru a, paraît-il, un cheval anglais dont la taille (c'est +le vicomte qui parle) correspond mieux à la vôtre qu'à la sienne. De +plus, il s'est épris d'un double poney ... sans grand usage chez nous, +depuis que... + +--Oui, interrompit Paul, qui voulait dispenser Mme de Breuilly de +prononcer le nom de son fils mort. Et alors Hercule rêverait un échange? + +--Avec toutes les compensations voulues! ajouta aussitôt le petit vicomte +d'un ton courtois. + +--Cela se trouve merveilleusement bien, reprit Paul sans sourciller: je +veux réformer mon écurie. Je ne puis donc point acquérir votre anglais; +mais, au prix qui vous conviendra, mon double poney est à vous. + +Blanche ne s'était nullement attendue à un accord aussi prompt, sachant +que Paul gardait le poney en souvenir du pauvre François. Et puis ce +mot: réformer mon écurie, indiquait des résolutions qu'elle n'avait pas +soupçonnées. + +--Voulez-vous aussi notre Clarence, insista M. de Breuilly. Vous pourrez +y atteler votre anglais, s'il est à deux fins. + +--Je réfléchirai à cela, repartit Hercule, presque aussi surpris de +cette liquidation de la remise que Blanche de la liquidation de l'écurie. + +Puis les groupes du salon se formèrent autrement. Hercule alla s'asseoir +au whist, et Blanche, tout en causant avec deux dames de ses amies, sonna +pour le thé. + +A onze heures et demie, il n'y avait plus personne dans le salon de la +rue de Verneuil; Blanche se faisait déshabiller par sa femme de chambre, +et Paul, retiré dans son cabinet, se mettait à compulser des papiers +et à couvrir de chiffres plusieurs pages. + +Le lendemain matin, quand Blanche s'éveilla, le poney de son fils était +déjà emmené par le palefrenier chez le petit vicomte, sur l'ordre de +Paul, qui, par cette attention délicate, évita à la pauvre mère le +chagrin de voir partir, et peut-être la fantaisie de caresser une +dernière fois le cheval que François avait aimé et monté. + +Ce fut ensuite sans aucune solennité et du ton uni et affectueux dont +les gens courageux savent parler d'une grande catastrophe à ceux qu'ils +chérissent, ce fut, en un mot, avec la bonne humeur d'un ancien soldat +que Paul dit à sa femme: + +--Eh bien! ma chère, il faut nous préparer à un petit sacrifice purement +mondain. Il n'est qu'heur et malheur ici-bas! Bienheureux sommes-nous +encore, vous et moi, puisqu'il n'y va que de la caisse! Je connais votre +grand coeur et votre excellent esprit, et je dois vous avouer que nous +sommes décidément ... un peu ruinés! Je n'ai que faire de vous dire que +je n'ai point perdu au jeu, puisque je ne joue point. Je ne suis d'aucun +cercle et je ne vais jamais à la Bourse. Quoi qu'il en soit, j'ai perdu +et pas mal perdu! Rassurez-vous: votre dot est intacte! Du reste, voici +les chiffres... + +Et, tirant de son portefeuille une petite note, Paul lut ce qui suit: + +--Cet hôtel vaut cent cinquante mille francs, au prix, faible toujours, +d'une réalisation immédiate. Il y a ici cinquante mille francs de +tableaux et de mobilier. Mes chevaux et ma voiture représentent, au +bas mot, vingt mille francs. Et il me faut 300,000 francs en chiffres +ronds pour boucher un trou qui n'a été creusé ni par mon incurie, ni par +mon imprudence. Ma fortune y passera, mais vous voyez que cela n'effleure +en rien le patrimoine qui vous est propre et qui est placé en rentes, car +j'aimerais mieux mourir que d'y toucher. + +--Mais alors, Paul, il ne vous restera rien? Et comment cela est-il +arrivé? + +--Eh bien! nous avions de la marge pour vivre et nous n'aurons plus que +le nécessaire; nous en aimerons-nous moins?... + +--Tout pour ce mot-là , Paul! s'écria l'honnête et tendre femme en +se jetant dans les bras de son mari. Je ne regretterai rien, je ne +m'apercevrai de rien. Je te dis, Paul, qu'à part le deuil qui nous +suivra jusqu'à la tombe, je suis la plus heureuse des femmes avec toi! + +--Aussi est-ce sans aucune appréhension, ma chère Blanche, que je t'avais +attendue là . + +--Maintenant, est-il bien sûr que ... ce soit perdu, perdu sans remède! + +--Oui! + +--Vous avez été trompé? + +--Je voudrais vous répondre que non, car j'ai, moi aussi, de +l'amour-propre.... Enfin, mettons que j'aie été trompé.... + +--Ah! mais ... où allons-nous prendre notre retraite? + +--J'ai pensé, cette nuit, que peut-être il vous agréerait, comme à +moi, de vous rapprocher des tombes qui nous sont chères. Alors ... les +Batignolles?... Le cimetière Montmartre est tout près de là . + +--Les Batignolles! Pourquoi pas? Répliqua sans hésiter la comtesse. + +--Laisse-moi t'admirer! dit Paul en couvrant de baisers les mains de +Blanche. + +La liquidation de M. et de Mme de Breuilly fut prompte et cruelle. +En voulant réserver les objets auxquels se rattachaient de précieux +souvenirs, Paul et Blanche s'aperçurent qu'à ce compte ils +n'abandonneraient aux tapissiers que des banquettes. On attaqua la +réserve en fermant les yeux, de peur de s'attendrir, et le mobilier +tout entier, sauf les portraits de famille et quelques meubles +personnels, y passa. Le poney de François était vendu à Hercule, les +deux lits de François et de sa soeur, avec les armes du premier et les +poupées de Louise, furent conservés comme reliques. + +Ces émotions, sans cesse renaissantes pendant huit jours, firent ployer +la taille encore si droite de Paul, comme sous un invisible fardeau. Mais +son chagrin n'était pas borné à l'abandon de son hôtel. Il en avait un +autre dont il ne parlait à personne. + +Les Anglais meurent du spleen, qui n'a pas de larmes et qui n'a pas +d'objet. Les Allemands ne connaissent en général, de la douleur, que les +phrases à effet et les libations posthumes. Seuls, les Français, qui +passent pour légers, peuvent devenir fous de chagrin ou en mourir. + +Le logis que Paul de Breuilly loua aux Batignolles, après avoir vendu le +petit palais de la rue de Verneuil, était situé rue de la Condamine. +C'était un modeste rez-de-chaussée, sur un perron de dix marches, entre +cour et jardin. Le jardinet, au midi, séparé, par ses murs d'espaliers, +des jardins du voisinage; la cour, au nord, ayant un puits, un poulailler +et des plantes grimpantes. + +Les lits des enfants, dans deux jolies mansardes, demeurèrent faits, +comme si ces êtres si chers étaient attendus. Les divers souvenirs qui +restaient d'eux furent groupés à leur chevet: des nippes, des jouets, +des cheveux coupés à différents âges, sur des têtes blondes ou brunes, +et enchâssés dans des médaillons, au-dessous de photographies. + +Le matin, en se levant, Paul s'occupait avant tout de Blanche, la +grondait amicalement s'il lui trouvait les yeux rougis par l'insomnie ou +par les pleurs. Puis, après un déjeuner frugal, il s'occupait du jardin. + +Une servante unique avait remplacé chez le comte cinq ou six domestiques. +Dès que la maisonnette était en ordre, Paul et Blanche, dans deux pièces +contiguës, séparées seulement par une porte ouverte où flottait un +lambeau de vieille tapisserie de Beauvais, essayaient de s'intéresser à +quelque travail. Paul s'occupait des livres en petit nombre dont il +n'avait pas consenti à se séparer, Blanche brodait ou le plus souvent +raccommodait elle-même le linge de la famille. Le soir, la musique +rapprochait aussi les deux époux, qui s'étaient ordonné à eux-mêmes de +faire face à la vie en braves, et de ne point s'assassiner mutuellement +de leur douleur. + +Mais, n'ayant plus de chevaux, Paul n'avait pas moins besoin d'exercice, +et même d'exercices violents, pour conserver sa santé, altérée par les +épreuves. Il s'imposait pour ainsi dire des marches forcées. Blanche +était la première à l'y engager, quand il les oubliait, bien qu'elle fût +portée à mesurer, par un reste d'inquiétude jalouse, les heures que son +mari passait dehors. Mais les heures de ces absences n'étaient pas fixes. +Il n'y avait donc point de convention entre la mystérieuse inconnue et +lui. Blanche évita longtemps de revenir, avec Paul, sur les causes de sa +ruine, parce qu'elle sentait que son mari était humilié d'avoir perdu sa +fortune. Jamais elle ne s'était beaucoup occupée des questions d'argent. +Cette négligence est assez fréquente chez les femmes nées au milieu du +luxe, et qui ont pour mari un homme incapable d'aventurer le commun +patrimoine. Cependant la question devait renaître, surtout depuis que +Paul et Blanche faisaient ensemble assaut d'économie. + +--Vous saurez une fois, ma chère amie, dit Paul, comment un désastre +financier est venu s'ajouter à nos autres désastres; mais je vous demande +en grâce la permission de choisir l'heure de cette confession. Qu'il +vous suffise de savoir positivement qu'elle vous sera faite. Reconnaissez +qu'il me serait plus doux de m'exécuter sur ce point, si j'avais une fois +réussi à réparer cette brèche. Eh bien! je ne veux pas encore désespérer. + +Mais rien ne changeait dans le régime austère des deux reclus, et, +quoique certaines amitiés anciennes leur fussent demeurées aussi +fidèles rue de la Condamine que rue de Verneuil, quoique, tous les mardis +et tous les jeudis, quelques voyageurs d'outre-Seine vinssent faire +stopper leurs chevaux devant la petite grille de l'ermitage, la mélancolie +de Paul semblait s'augmenter, et ses longues promenades hygiéniques +devenaient plus rares. + +La capitulation suprême semblait entrer peu à peu dans la pensée de ce +Courageux champion. Il se plaignait par instants de palpitations +violentes et prolongées, mais, sans consentir à voir aucun médecin. + +Enfin, la maladie éclata. + +Le docteur de la famille, Billardel, le fameux sceptique, habitué du café +Procope, ancien convive de Paul et son contradicteur en matière de +religion, de politique et d'économie sociale, fut appelé par Mme de +Breuilly, qui avait autant de confiance dans l'amitié et dans l'habileté +de l'homme que d'aversion pour ses opinions. Billardel inventa une +maladie nerveuse sans gravité, ordonna des boulettes de mie de pain, sous +des noms scientifiques; mais il dit à la comtesse, en sortant: + +--M. de Breuilly n'a qu'un seul mal, dont je ne guéris, il est vrai +personne: il meurt de chagrin. + +--De quel chagrin? demanda vivement Blanche. + +--Cherchez, madame! vous trouverez peut-être. Les femmes s'y entendent +mieux que les médecins. + +--A son âge, ce ne serait pas?... + +--Pourquoi non? riposta Billardel. Il n'y a pas d'âge pour cela! + +Retirée dans sa chambre, Blanche se prit la tête à deux mains, demandant +Un miracle à Dieu. + +Mais elle ne pouvait exiger de Dieu qu'il lui donnât, à son âge, un +troisième enfant, ni qu'il fit trouver à la femme légitime sa rivale +aimable. + +Cependant, en retournant auprès de Paul, Blanche lui dit avec la +résignation d'une martyre: + +--Vous êtes triste, mon bon ami, accablé, ennuyé surtout. Je ne suffis +pas pour vous distraire. Le docteur veut absolument pour vous de la +distraction. Y aurait-il quelqu'un dont la société vous amuserait? + +Paul regarda fixement Mme de Breuilly et ne répondit rien d'abord. Puis +il parla: + +--Tant de générosité, dit-il, ne restera pas sans récompense. Oui, il y a +quelqu'un que j’aimerais à voir. Mais ce quelqu’un, tu ne le connais pas. + +--Comment ne me l'avez-vous pas présenté? + +--Ce quelqu'un... + +Mais il n'acheva point, et sa tête s'inclina sur sa poitrine. + +--Est-ce un homme ou une femme? + +--Ne me demande rien, Blanche. + +--Mais encore... + +Paul ne sortit point de son mutisme. Il sembla à sa femme qu'il étouffait, +car il rougit excessivement. + +Il étendit la main, comme s'il cherchait un breuvage. Blanche lui tendit +un verre d'eau sucrée placé sur un guéridon à quelques pas de lui. + +--Puisque vous ne pouvez me parler de cela, je vais, dit Blanche dès +qu'elle vit son mari plus calme, je vais vous donner un exemple que vous +suivrez certainement, car l'aveu à vous faire me coûte probablement +encore plus que l'aveu que je vous demande. + +Paul tressaillit et sembla se ranimer tout à fait. + +--Il y a, reprit Mme de Breuilly, dix jours que vous gardez la chambre. +Le cinquième jour, on frappa timidement à la porte du vestibule. Par un +coup d'oeil jeté vers la grille, je m'aperçus qu'elle n'était pas fermée. +Annette, notre unique servante était sans doute sortie pour un instant. +J'ouvris la porte du vestibule, et une dame voilée parut devant moi. Elle +paraissait fort troublée. + +--Que souhaitez-vous, madame? Lui demandai-je. + +--Mon mari, n'ayant pas vu M. de Breuilly depuis quelques jours, m'a +chargée de prendre de ses nouvelles. + +--A qui ai-je l'honneur de parler, madame? + +Pour toute réponse, la dame voilée me tendit une carte écrite à la main +sur laquelle je lus: _Laure Widmer_. + +--Mon mari, lui dis-je alors, est plutôt indisposé que malade. Il ne +saurait vous recevoir, il repose en ce moment. Je mentais, mon cher Paul! +J'avais pour excuse d'avoir déjà reconnu sous son voile la dame ... du +bois de Boulogne! + + + + +V + + +A cet aveu de Blanche, un pli soucieux crispa le front et les lèvres du +malade. Mais Blanche continua: + +--Je mentais! je promis à la dame de vous remettre sa carte, et j'étais +résolue déjà à ne point le faire. Quelle était ma pensée? Celle d'écarter +de la voie douloureuse où je marche, une pierre de plus... Je cédais à +mon aversion instinctive de femme pour une autre femme, plus jeune, plus +belle et qui me paraissait vous aimer... Pour abréger, et sans offrir à +la dame d'entrer, ce qui était peu courtois, je dis à l'inconnue que +votre première sortie serait pour rendre à son mari cette visite, et je +la congédiai. Par bonheur pour le succès de mon mensonge, Annette ne +rentra que lorsque la visiteuse était déjà loin. Voilà mon péché, sans +réticence aucune. Et maintenant, la dame du Bois, la dame au voile qui se +dit être Laure Widmer, est peut-être justement la personne dont l'absence +vous cause tant d'ennui, et que vous souhaiteriez voir auprès de vous. +Dois-je, en expiation de ma faute, aller la chercher? + +--Vous n'avez pas conservé cette carte? demanda Paul, dont les mains se +tordaient avec une agitation fiévreuse. + +--Je l'ai brûlée sur-le-champ! Répliqua Blanche sans hésiter. + +--Voici, dit alors le comte après une méditation douloureuse: j'ai à +choisir entre de nouvelles réticences vis-à -vis de vous (je ne dis pas +mensonges, car je n'ai pas conscience de vous avoir jamais menti!) et +le récit complet d'une chose que mon orgueil et le respect de vos +sentiments pour moi m'engageaient à ne point vous faire. Avant de vous +initier à des circonstances de moins d'intérêt pour vous que vous ne +l'imaginez, je voudrais avoir terminé une oeuvre entreprise dans un but +qui m'honore, veuillez le croire. Eh bien! voulez-vous me faire encore +quelques mois de crédit? Je laisse cela à votre entière discrétion. +Parlez! Quant à aller chercher Laure Widmer, je vous en dispense. Je la +verrai, quand je serai en état de sortir. En attendant, je vais lui +adresser quelques lignes que vous lirez, et que vous ne ferez jeter +à la poste que si vous en approuvez la teneur. + +--J'attendrai le temps qu'il vous plaira, mon ami; et je mettrai moi-même +votre lettre à la poste sans l'avoir lue. + +--J'exige que vous la lisiez! + +Paul parlait très fermement. + +--Je vous obéirai, répliqua Mme de Breuilly en baissant la tête. + +--C'est bien, dit le comte, en congédiant sa femme d'un geste un peu +impatient. + +Elle se retira sans ajouter un mot. + +Paul, sans plus attendre, se mit à son bureau et, écrivit, non pas comme +les comédiens écrivent ou feignent d'écrire quand ils sont en scène, +mais avec une difficulté extrême, cherchant et ne trouvant pas ses mots. + +Enfin, après une série de projets, raturés les uns après les autres, il +parut s'arrêter à une rédaction, qu'il relut plusieurs fois avant de +l'adopter définitivement. + +Sur ces entrefaites, Hercule de Charaintru, qui n'avait pas abandonné +non plus les exilés de Batignolles, arriva rue de la Condamine avec son +habituel et si merveilleux à -propos. + +Il fut reçu d'abord par Mme de Breuilly, beaucoup trop troublée pour +bénir l'arrivée du personnage en pareil moment. + +--Cette fois, dit-il, ayant une lieue de poste à courir pour visiter mes +amis, je me suis botté et éperonné comme vous voyez, et j'ai fait l'étape +sur mon poney, au lieu de me voiturer en coupé. Il est délicieux, ce +petit cheval-là , et je ne l'ai pas payé trop cher à votre mari. + +--Vous auriez pu le faire entrer dans la cour, dit Blanche. + +--Ah! mon groom est resté à la porte avec les deux chevaux. Puis-je être +admis à l'honneur de visiter notre savant dans le sanctuaire de ses +livres? + +Et sans attendre la réponse de Blanche, il se dirigea vers le cabinet +De son ami. C'est à regret que Paul, ayant reconnu sa voix, lui cria +d'entrer. + +--Mon excellent ami, dit Hercule, je vous dérange évidemment; mais je +tenais à vous faire les remerciements que je vous dois, tant pour le +cheval que pour une affaire plus grave, vous savez? + +--Bonjour, Charaintru. Entrez donc, je suis enchanté de vous voir. + +--Ce que vous faites là est donc d'une gaieté médiocre, puisque c'est +encore moins amusant que moi? + +--Très médiocre, mais il y a sur la terre où nous sommes des obligations +de force majeure, et dame... + +--D'abord, il y a les obligations d'Orléans... + +--Vous en avez? Vous êtes bien heureux... + +--J'en ai, parce que je viens d'en acheter, quoiqu'elles ne soient pas à +bas prix; mais, après avoir été remboursé par Berwick de mes 150,000 +francs, suivant votre prophétie, et m'étant tâté depuis lors pour +trouver un bon emploi, je ne me suis décidé qu'hier à celui-ci, et je +vous en apportais la nouvelle. + +--Vous mettez du temps à réfléchir, mon cher; car ce remboursement +remonte, je crois, à l'époque de mon déménagement? + +Charaintru, en rentrant chez son ami, avait naturellement, par égard pour +Blanche, laissé la porte du salon ouverte, en sorte que Mme de Breuilly +était en tiers, sans le vouloir positivement, dans cette conversation. +Elle ne put rien perdre, quand même elle l'aurait souhaité, du bavardage +d'Hercule qui, s'étant offert un siège à lui-même en se mettant à cheval +sur une chaise, continua de son ton de fausset: + +--Vous aviez dit vrai, et il paraît que le banquier en question a trouvé +à temps de quoi payer ses chevaux neufs et son landau bleu. Son aimable +femme a pu continuer à fréquenter le bois dans ce gracieux équipage et en +dépit des médisances, ni madame Berwick, ni la caisse de monsieur Berwick +n'ont perdu leur réputation. On prête à une amitié désintéressée; cette +réouverture du Pactole.... + +Paul regardait fixement Charaintru, et son regard sévère conviait +vainement Hercule à s'arrêter. + +--Est-ce par ironie ou par conviction, lui demanda-t-il enfin, que vous +parlez d'une amitié désintéressée? + +--Moi, répliqua Charaintru, je nie les immolations absolues. Ne fût-ce +que par un sourire, une jolie femme sait toujours reconnaître les +services qu'on lui rend, et... + +Ici la voix de Mme de Breuilly se fit entendre pour dire d'un ton +sardonique: + +--N'est-ce pas un peu cher, un sourire de cent cinquante mille francs? + +--II y a des sourires que l'on ne saurait payer, dit courtoisement +Charaintru, en revenant vers la porte du cabinet, devant laquelle +Blanche, debout, semblait plus occupée d'un écheveau de soie qu'elle +dénouait, que du fil de cette causerie. + +--Bref, dit Paul avec brusquerie, on veut que madame Berwick ait procuré +à son mari, par ses beaux yeux, les fonds qui manquaient à la caisse du +banquier? Et va-t-on jusqu'à nommer l'auteur de ce libre échange? + +--On va jusque-là , mais avec des noms si invraisemblables que des paris +se sont ouverts. D'abord, on ne voit jamais ni Berwick ni aucun de ses +amis dans le landau bleu; ensuite, les gens qui fréquentent cette maison +sont généralement des ganaches; non qu'il n'y ait, par le monde, beaucoup +de ganaches parmi les soupirants d'amour, mais enfin, il y a de ces +ganaches qui sont au-dessus et au-dessous du soupçon! A défaut d'un +jeune premier en rage de se ruiner, il faudrait un vieux beau en rupture +de ban conjugal. Les vieux beaux sont quelquefois très généreux... + +--Ah ça! interrompit M. de Breuilly, est-ce pour nous raconter ces +hypothèses outrageantes pour une femme qui n'a jamais fait parler d'elle, +que vous êtes venu en poste de la rue d'Anjou à la rue de la Condamine? + +Paul était d'autant plus impatient de clore l'incident, que Blanche +paraissait plus pâle et plus troublée depuis que Charaintru avait pris +la parole. + +--Non, répliqua Charaintru; je voulais aussi reconnaître le service si +grand que vous m'avez rendu, en vous donnant à mon tour un conseil pour +rétablir votre fortune. + +--Ah! parlez! dit Blanche, cela ne serait pas de refus. Si ce conseil est +bon, je vous remets tous vos petits péchés. + +--Voici! dit Hercule. Berwick monte une affaire dans laquelle je serai +compris; il serait aisé sans doute à Paul de s'y faire comprendre. Une +affaire de la force de vingt mille chevaux: la concession des fumiers +de la ville de Paris! + +--Je suis bien revenu des affaires, dit M. de Breuilly en souriant +tristement, et il me serait d'autant plus difficile de souscrire à +aucune, que le peu qui me reste ne m'appartient pas. + +--Si vous avez de ces scrupules, repartit Hercule, madame pourrait ne pas +les avoir, et je suis sûr qu'avec ses capitaux personnels, elle serait +ravie de vous enrichir. + +--Mon ami, dit froidement M. de Breuilly, ces distinctions sont hors de +saison chez nous. II ne faut parler ni de corde dans la maison d'un +pendu, ni de spéculation dans la maison d'un homme ruiné. D'ailleurs, en +me mêlant des entreprises de votre banquier, je craindrais à juste raison +d'être considéré par les vipères de vos amis, comme «un vieux beau» en +quête d'un sourire de Madame Berwick, et je serais désolé de compromettre +en rien son honneur. Brisons donc là et, si les fleurs de notre jardin +sont dignes d'un regard de vous, priez madame de vous les montrer, tandis +que j'achève une lettre pressante. + +Cette lettre, si malencontreusement interrompue par la visite du petit +vicomte, était définitivement ainsi conçue: + +«Madame, + +«Madame de Breuilly m'a fait part d'une démarche obligeante que vous avez +faite au cours de mon indisposition, de la part de votre mari et de la +vôtre, pour prendre des nouvelles de ma santé. + +«J'ai différé de jour en jour l'expression de ma gratitude, espérant me +trouver assez rétabli pour vous la porter moi-même. Malheureusement il +n'en est rien encore. + +«Dès que je le pourrai, je prendrai, en allant vous visiter, la liberté +de vous présenter madame de Breuilly, flattée de connaître personnellement +une famille dont les ascendants firent à ma première jeunesse un aimable +accueil lorsque je visitais l'Allemagne. + +«Daignez, je vous prie, madame, agréer, etc. + +«PAUL DE BREUILLY.» + +A la suite de la visite de Charaintru, M. de Breuilly présenta +gracieusement à sa femme une enveloppe à l'adresse de Mme Laure Widmer. +Non moins gracieusement, Blanche la rendit à son mari, sans l'avoir +ouverte. + +--Vous oubliez nos conventions, lui dit-il. + +--Soit, dit Mme de Breuilly en s'exécutant. + +Et elle ajouta en riant: Je vais même la clore pour plus de sûreté. +Alors, elle mouilla la gomme de l'enveloppe, la posa sur le marbre de la +cheminée et elle retourna paisiblement à sa broderie. + +A compter de ce moment, la pensée de Paul sembla se rasséréner; sa santé +en éprouva le contre-coup favorable, et peu de temps après il était en +pleine convalescence. + + + + +VI + + +Un matin de printemps de l'année 1873, Paul de Breuilly, habitant alors +la rue de Verneuil, arpentait, à dix heures du matin, la contre-allée de +l'avenue Gabrielle aux Champs-Elysées. Le temps était gris et douteux, +contrastant avec les primeurs de la végétation parisienne, souvent +surprise en pleine éclosion par des avalanches de neige. Les piétons et +les cavaliers étaient si rares que le comte, par moments, aurait pu se +croire dans une ville morte. Il marchait pour marcher. Les grandes +douleurs ont souvent de ces besoins et de ces fantaisies gymnastiques. +Comme il allait, sans but déterminé, devant lui, se tenant droit et +cambrant son parapluie sous son bras d'un air qu'il voulait rendre +dispos, il se trouva face à face avec une jeune femme, mince et blonde +et, malgré la discrétion d'un voile brun, assez visiblement jolie pour +rendre Paul attentif à ses traits. + +Mais elle ne se bornait point à être jolie. M. de Breuilly, en +l'examinant, lui trouva une ressemblance qui l'intrigua, l'émut; et s'il +n'avait pas été un homme déjà mûr, à qui ces caprices ne sont plus +permis, il se serait attaché aux pas de l'inconnue. + +A part l'instant si court où les yeux de l'un et de l'autre se +rencontrèrent et se confondirent, la jeune personne marchait l'oeil en +terre, et l'élégante simplicité de sa mise et de sa tournure faisait +écarter de prime abord toute idée d'intrigue vulgaire. + +Elle tenait dans sa petite main gantée de suède un mouchoir brodé; sous +le regard du passant, elle raffermit sa marche, cacha son mouchoir et +accéléra le pas, en baissant les yeux, qu'elle avait fort grands. + +Paul fut frappé de cette rencontre, sans s'expliquer pourquoi. + +Il passa, s'efforçant de n'y plus penser. + +Il ne put y parvenir. L'image s'était comme fixée dans sa mémoire; elle +Eclipsait le reste, comme ce disque fauve qui persiste dans notre Å“il +fermé, après que nous avons considéré le soleil. + +Paul avança jusqu'à l'embouchure de la rue de Ponthieu, puis il revint +sur ses pas. A la hauteur de la grille de l'ambassade anglaise, il se +trouva vis-à -vis de la jeune dame, revenant, elle aussi, en sens opposé. + +Les deux promeneurs, surpris de leur double rencontre, allaient se perdre +de vue, quand Paul remarqua, à vingt pas derrière la dame, le mouchoir +brodé qu'il avait vu à la main de la dame une première fois. Il alla le +ramasser, sans rien dire, puis, hâtant le pas, il rejoignit la promeneuse +et le lui offrit en se découvrant. + +--Ce mouchoir marqué L. B. est-il à vous, madame? demanda-t-il d'un ton +respectueux. + +La jeune femme reconnut le mouchoir, le prit vivement et balbutia un +Remerciement plein de confusion. + +--Vous vous appelez Léontine, Louise ou Laure? ajouta galamment M. de +Breuilly désireux de prolonger la conversation. + +--Je m'appelle Laure en effet ... mais peu importe! + +Elle salua de la tête et allait fuir. + +--Non! reprit le comte, vous êtes moins pressée de partir qu'il ne vous +convient de le paraître! Un sentiment que nous ne nous expliquons pas +nous a fait l'un et l'autre revenir sur nos pas... Il y a entre nous un +air de famille extraordinaire, convenez-en! Il est impossible que vous +n'en ayez pas été frappée comme moi. A votre âge, vous pourriez être ma +fille, et vous ne me prenez pas, je l'espère, pour un de ces malotrus +qui abordent sans cause une dame dans la rue! + +--J'avoue, monsieur, avoir été frappée comme vous de cet air de famille +dont vous parlez; mais comment rendrais-je excusable pour l'oeil du monde +la folie que j'aurais de causer plus longtemps avec vous? Vous-même, +vous vous méprendriez sur ce que je suis... + +Elle hésita un instant, puis, cédant à une curiosité dont elle ne fut pas +maîtresse: + +--Mais à qui ai-je honneur de parler? demanda la jeune femme. + +Paul se nomma sur-le-champ. Son interlocutrice changea de couleur. + +--Consentiriez-vous à être présenté à mon mari? demanda-t-elle à +brûle-pour-point. + +--Sans doute, madame, répondit le gentilhomme, qui ne désirait rien de +plus que de rendre nette cette situation étrange. + +--Vous avez sans doute rencontré autrefois une famille de Lussan? + +Ce fut au tour de Paul de se troubler. + +--Vous auriez connu ... Charlotte? fit-il en pâlissant? + +--J'ai été élevée, répondit-elle, en face de votre portrait. + +--Comment donc, de prime abord, ne m'avez-vous pas reconnu? + +--Qui vous dit, au contraire, que telle n'ait pas été ma première pensée? + +--Mais, qui êtes-vous, madame, par rapport à Mme de Lussan? + +--Sa petite-fille! + +--Et votre mère? + +--Écoutez, monsieur de Breuilly; vous savez comment les de Lussan se +trouvaient en Saxe depuis 1832? A la suite des événements de la duchesse +de Berry, étant du nombre des familles françaises compromises dans cette +insurrection, la famille de Lussan émigra et s'établit à Dresde. M. et +Mme de Lussan, mes grands parents, y devinrent le centre d'une autre et +Plus ancienne émigration datant de la révocation de l'édit de Nantes. +Leur fille, Charlotte, était âgée de huit ans. Elle avait dix-huit ans en +1842, quand elle se maria... + +--Passons! interrompit le comte de Breuilly en faisant le geste d'écarter +un nuage appesanti sur son front. + +--De cette union naquit en 1843 une petite fille Laure, que vous avez +devant vous... + +--Vous vous appelez Laure ... Widmer! demanda le comte très bas et comme +si ce nom de Widmer lui serrait la gorge. + +--C'est ce nom que j'ai porté jusqu'au jour de mon propre mariage avec +M. Berwick, à qui j'aurai le plaisir de vous présenter. + +--Mais votre mère, Charlotte de Lussan? + +--A rendu son âme à Dieu, en 1846, trois ans après m'avoir mis au monde. +Vous l'ignoriez? + +--Hélas! murmura Paul en creusant le sable de l'allée du bout de son +parapluie, elle est morte sans que je l'aie revue! + +--Elle est morte veuve.... + +--Elle a été libre? s'écria Paul dont les yeux s'humectèrent. + +II y avait un banc à quelques pas de l'endroit où Laure et le comte +causaient debout. Il s'approcha du banc et y tomba plutôt qu'il ne s'y +assit. + +--Votre place est là ! dit-il à la jeune femme après cinq minutes +d'accablement, ici, à ma gauche, Laure, près de ce coeur dont vous venez +de rouvrir les blessures! + +--Monsieur, repartit Laure, interdite, nous sommes ici en public. Nous ne +sommes pas censés nous connaître, et.... + +--Ne pas nous connaître! La fille de Charlotte et moi! Mais vous me +rappelez, mon enfant, aux réalités présentes. Je ne vous avais jamais +vue, puisque vous n'étiez pas encore de ce monde, quand j'étais à Dresde +et qu'un drame ignoré de vous, j'espère.... Enfin, Charlotte a pu me +croire mort! Elle vous a pourtant légué quelque sympathie pour mon +souvenir, puisque mon portrait, conservé par elle, a été longtemps +conservé par vous? + +--Un jour d'égarement n'est pas un crime? + +--Ah! vous saviez?... J'aurais dû mourir alors! + +Sans prolonger l'entretien, Paul se leva en s'excusant d'être demeuré +assis un instant devant Mme Berwick. Puis, se découvrant, il fit à la +jeune femme un salut profond. + +--J'espère, madame, vous revoir avant longtemps. + +--Rue d'Anjou-Saint-Honoré. n° 19, répondit Laure en rendant son salut +à Paul. + +Paul se rassit dès que Laure se fut éloignée, et, les yeux fixés sur +l'empreinte des petites bottines de la fille de Charlotte dans la terre +humide, il revécut en une demi-heure toutes les émotions de sa vie +passée. + +Enfin, il se leva avec effort pour retourner chez lui. + +--Morte veuve, un an après mon mariage!... répétait-il par instants. Elle +m'attendit peut-être! Elle ne serait pas morte si elle avait appris que +je vivais encore!... Oui, décidément, le suicide est un crime. Si je +n'avais subi le coupable entraînement de Werther, épris d'une autre +Charlotte, si je n'avais pas voulu venger sur moi-même l'union conclue +entre ma Charlotte et ce Widmer, mon rival n'en serait pas moins mort +quelques années après, et au lieu d'un souvenir de sang, j'aurais laissé +à ma bien-aimée un souvenir aimable; elle aurait gardé cette foi qui fait +vivre. Nous nous serions cherchés et retrouvés aisément sans doute, et +notre bonheur à deux, couronnant ma patience, aurait prolongé ses jours! +Et aujourd'hui je retrouve cette enfant qui me semble tout moi, ou plutôt +un mélange de mes traits et des traits de sa pauvre mère! Elle a mon +profil et ses yeux?... J'ai perdu les autres! celui-là seul me reste. Ah! +comme je vais l'aimer, cette Laure, cette épave de ma jeunesse! L'aimer, +et la pauvre Blanche que dira-t-elle?... Mon devoir impérieux est de me +taire, car Blanche ne pourra aimer Laure! + +M. de Breuilly était visiblement agité en rentrant rue de Verneuil, et +bien qu'il se contînt en face de Blanche, à l'animation de ses yeux, sa +femme imagina aisément qu'il avait fait une rencontre extraordinaire. +Mais il ne répondit point aux questions que Blanche lui adressait au +sujet de sa promenade, et Paul rentra peu à peu dans l'apparente +monotonie de ses pensées et de ses occupations. + +Dans les jours qui suivirent, il reçut une lettre de Gustave Mayran, +datée de Tarbes. M. Mayran, général de brigade, entretenait son ancien +compagnon d'armes du désir qu'il éprouvait de se rapprocher de Paris et +des difficultés de ce changement. Il priait Paul, qui avait conservé dans +l'armée de vieilles amitiés, de s'occuper de lui. + +Paul et Gustave avaient servi ensemble en Algérie, sous le maréchal +Bugeaud, et Blanche salua avec joie le changement que ces réminiscences +apporteraient au cours des idées de son mari. + +Elle-même se souvenait avec plaisir que, n'étant pas encore mariée, elle +avait suivi, de loin, avec un anxieux intérêt, le jeune militaire dans +ses campagnes. + +Paul de Breuilly était sous les ordres du colonel de Montagnac, qui périt +en héros à Sidi-Ibrahim, avec la plupart de ses compagnons. Il fut de ces +quatre-vingt-trois hommes qui, bloqués par les Arabes dans un marabout, +y épuisèrent leurs vivres et leurs munitions, et, après trois jours de +lutte désespérée, tentèrent une trouée à la baïonnette. + +Paul fut un des treize qui parvinrent seuls à se sauver. Après un pareil +Fait d'armes, il fut décoré. + +Il continua à se distinguer dans les rangs des colonnes conduites par les +Généraux Bedeau, de Mac-Mahon et Lamoricière. + +Après la défaite d'Abd-el-Kader, Paul, devenu lieutenant, fut désigné +pour faire partie de l'escorte de l'émir prisonnier, envoyé à +Djemma-Gazahouat. + +La conquête de l'Algérie une fois terminée, Paul de Breuilly demanda son +changement, et il débarquait à Toulon, le 29 décembre 1847, en même temps +que l'émir prisonnier. + +Ce fut une grande joie pour Blanche que de revoir en congé ce jeune +Lieutenant échappé à tant de périls. + +Paul de Breuilly servit jusqu'à la fin de la guerre de Crimée et se +retira avec le grade de capitaine. + +Il s'était marié dans l'intervalle, en 1850, et il était père de +François, né en 1851. + +Ces souvenirs animèrent pendant quelques jours la solitude de la rue de +Verneuil sans faire oublier sa rencontre avec Laure Widmer. + + + + +VII + + +Ainsi s'ouvrit, du printemps 1873 jusque vers le milieu de l'année 1874, +cette ère singulière pour un homme de l'humeur de Paul, d'une vie morale +en partie double. + +Chez lui, il était le mari qui console sa femme et qui pleure avec elle +ses enfants. Hors de chez lui, il était l'amant, vivant du souvenir de +sa maîtresse et la retrouvant dans une fille, dont les beaux yeux le +rattachaient à l'existence. + +Il se fit présenter, en effet, peu de jours après la rencontre aux +Champs-Elysées, à ce Berwick, le petit noir, comme Charaintru l'appela +plus tard, et qui n'était autre qu'un juif allemand de la plus belle eau. + +Paul tomba des nues en l'apercevant, tant le financier cynique était +caractérisé par la physionomie, le geste, l'accent grasseyant de ce +Gobseck bavarois. Trop âgé pour sa femme, Berwick appartenait à la secte +Des ramoneurs. D'une mèche de cheveux abondante, ingénieusement détournée +de sa destination primitive, qui était de garnir l'occiput, il se +faisait, à l'aide de son coiffeur et de beaucoup de pommade, un toupet +tout entier. Cette mèche providentielle revenait par devant couper, d'un +bandeau noir de jais, un front déjà trop bas et qui faisait songer aux +batraciens. L'oeil bouffi et protubérant appartenait bien à cette +dernière espèce. Comme les Tartares, Berwick devait voir derrière lui, +sans tourner la tête. Son menton exprimait la brutalité, comme son nez +pointu marquait une finesse de renard. Il avait les doigts carrés, les +mains courtes et velues. + +Paul regarda tour à tour Laure et Berwick, et il comprit que l'orpheline +était tombée dans un piège et avait été sacrifiée à quelque spéculation; +mais il ne pouvait s'en expliquer avec elle. + +Quant à Berwick, il ne vit dans la connaissance inattendue que Laure lui +Faisait faire, que la pêche miraculeuse d'un client. Le jour où Paul +franchit le seuil de cette demeure, la maison Berwick savait que M. de +Breuilly était riche, et que le moyen probable de le faire financer était +de jouer de la flûte des souvenirs. Berwick ne savait pas et ne pouvait +savoir qu'une vingtaine d'années auparavant un monsieur français avait +tenté de se suicider par amour pour sa belle-mère, Charlotte Widmer, que +lui, Berwick, n'avait jamais connue. + +Mais de prime abord la cicatrice formidable que Paul avait au menton, +puisque la balle d'un pistolet lui avait brisé la mâchoire, intrigua +vivement le banquier. Il questionna sa femme. Celle-ci ne savait rien, +sinon que peut-être un duel de jeunesse avait provoqué l'accident; elle +ne pouvait en assigner la date. + +Le portrait de M. de Breuilly, que Laure conservait toujours, ne +mentionnait pas cette cicatrice; mais enfin ce Paul, qui était riche, +qui avait été militaire, devait avoir la tête chaude, un caractère +violent, sous les dehors d'un homme très bien élevé, II fallait le +ménager, ne l'irriter en rien. Telle fut l'opinion de Berwick. + +De son côté, Paul se fit de bois vis-à -vis d'un homme qui lui était +antipathique; car il était résolu à se lier intimement avec Laure à tout +prix. Il parvint même, en quelques semaines, à faire croire à Berwick +que ses discours sur les opérations de Bourse l’intéressaient infiniment. + +Mais Berwick n'était pas toujours là : il n'y était même presque jamais, +car il ne trônait au salon que les soirs. Et quand Paul pouvait se rendre +rue d'Anjou Saint-Honoré, n° 19, c'était justement à l'heure où, dans un +entresol de la rue Le Peletier, Berwick dépouillait ses carnets et +faisait son courrier. Laure était grande musicienne, et Paul bon +violoniste. Tous deux passaient chaque jour quelques instants délicieux. + +Lorsque Paul prenait congé de Laure pour retourner rue de Verneuil, +l'image de la jeune femme l'y suivait, tout comme celle de Charlotte +l'avait suivi autrefois de Dresde à Freyberg, quand il retournait dans +cette dernière ville pour y continuer ses études scientifiques. + +La musique qu'il venait de faire avec Laure et qui remplissait encore ses +Oreilles tout le long du chemin, était justement celle que Charlotte et +lui retrouvaient jadis sous leurs doigts, dans les soirées fréquentes +qu'ils passaient ensemble. + +Cette musique fût longtemps le seul langage qu'en présence de Widmer se +Permit leur amour, car Paul respectait le toit conjugal autant que +Charlotte le respectait elle-même. Mais un jour vint où, dans un moment +d'égarement et de passion, Charlotte oublia qu elle était épouse. Elle +devint enceinte. Épouvantée, comprenant enfin l'étendue de sa faute, elle +conjura son amant de partir et de l'oublier. + +Voyant toutes ses supplications se briser devant l'inflexible résolution +de Charlotte, fou de désespoir, Paul crut alors se rendre à lui-même une +cruelle justice en tentant de se supprimer. + +Ainsi ramené, à tant d'années de distance, aux émotions d'alors, M. de +Breuilly retrouvait, toutes les émotions qu'il avait traversées à vingt +ans, et condamnait tous les raisonnements qu'il s'était faits pour +en arriver à se brûler la cervelle. Le nouveau Werther, plus ou moins +fasciné par l'exemple de l'ancien, était tombé dans son sang, mais il +n'était pas parvenu à se tuer. Après une longue maladie, pendant laquelle +son état de faiblesse avait fait désespérer de sa raison, emmené dans les +Alpes, au canton de Schwitz, il y demeura au village d'Einsiedeln, en +face du couvent célèbre de ce nom. C'est là que la solitude et l'amitié +des Bénédictins rendirent un peu de calme à son âme en révolte, et il +reprit, un beau jour, le chemin de la France, de Paris, du foyer +paternel. + +Il crut expier la lâcheté de son suicide en se faisant soldat. La +campagne d'Algérie offrit à son impatience l'occasion de se distinguer +et des actions d'éclat, pour lesquelles il fut mis à l'ordre du jour de +son régiment, l'une lui valut la croix de la Légion d'honneur, et l'autre +sa première épaulette. + +Le mariage de Paul et de Blanche éprouva d'abord quelques difficultés. + +Dès longtemps rapprochées par l'amitié, les deux familles avaient de tout +temps rêvé cette union. De tout temps aussi Blanche en avait caressé le +projet. Petite fille, elle avait appelé Paul son mari, mais au retour +d'Allemagne, elle vit bien que l'âme de Paul était ailleurs. + +L'attention distraite qu'il accordait à la jeune fille irrita +l'inclination de cette dernière au lieu de l'amortir. Le culte de +Blanche redoubla de ferveur quand elle vit Paul en uniforme. + +Sous différents prétextes, Paul ajourna longtemps cette union; mais il +n'avouait point la cause réelle et même il ne l'articula jamais devant +personne. Enfin, il céda, lorsqu'il se crut assuré de pouvoir faire +honneur à un engagement, qui était celui de rendre Blanche heureuse. + +En 1873, tout avait bien changé. Ce n'était pas de la science qu'elle +était jalouse, et ce n'était plus des hasards de la guerre qu'elle était +inquiète. + +Elle était inquiète et jalouse d'une rivale dont elle supposait +l'existence, mais qu'à vrai dire elle ne connaissait pas. + +De son côté, Paul évita d'abord de porter devant Laure Berwick aucun +Jugement sur son mari; mais ce fut elle qui se plaignit d'avoir été +sacrifiée par son tuteur à des convenances purement matérielles. + +Bien loin d'exciter ses plaintes, Paul cherchait à les apaiser. + +--Toutes les jeunes filles, disait-il, se forgent un idéal de félicité, +comme si la vie réelle tenait en réserve pour tous les oiseaux un nid +environné de fleurs et doublé de soie et de mousse. Il faut en rabattre +et consentir à ce que les hommes ne soient pas des anges. + +--Sans être des anges, répliquait Laure, ils pourraient ne pas être des +démons. + +--L'incompatibilité d'humeur exagère des griefs insignifiants. Mais, +quand les années ont passé sur certains froissements, l'habitude les +émousse. On découvre le pouvoir de la patience, et la forme cesse de +l'emporter sur le fond. + +--Excepté, ripostait Laure, quand la forme est brutale et que le fonds +est mauvais. D'ailleurs, je ne saurais supporter certains outrages! Le +luxe apparent dans lequel M. Berwick me fait vivre ne peut me cacher les +moyens qu'il emploie pour le faire durer. Sachez, mon ami, qu'il a été +souvent à deux doigts de sa perte. Mieux vaut mille fois un bon juif +qu'un juif prétendu converti. J'ai remarqué que ces modernisés n'ont ni +les vertus de notre monde, quoiqu'ils s'y rattachent, ni les talents +spéciaux de la race qu'ils ont reniée. Un franc israélite thésaurise et +fait fortune; un faux israélite spécule et se ruine. Considérez bien les +choses et vous verrez cela partout. + +Paul ne se paya pas de ces raison. Il voulut mettre sur le compte des +vapeurs les mélancolies d'une épouse qui n'était pas mère, et plus il +haïssait Berwick, plus il s'attacha à le bien pénétrer. + +Il feignit même, devant Berwick, de trouver Mme Berwick fantasque, et +Comme rien ne facilite les affaires comme une intimité apparente, +Berwick, pour transformer Paul en bailleur de fonds, s'appliqua d'abord +à le transformer en intime ami. + +Tandis que le gentilhomme et le banquier se livraient à ces travaux +d'approche, mais sans qu'ils fussent encore couronnés de succès, il vint +un jour où Laure éplorée s'écria, sans préambule, en voyant entrer chez +elle M. de Breuilly: + +--Mon ami, venez à mon aide! Sauvez-moi de lui!... + +--Qu'y a-t-il donc de nouveau? Demanda Paul. + +--Je ne puis vous le dire! + +Et la jeune femme se jeta, sans rien ajouter, dans les bras de son père. + +Quand elle eut pleuré longtemps: + +--J'avais cru, reprit-elle assise à ses côtés, j'avais cru, en vous +retrouvant, retrouver le bonheur: je m'arrangeais déjà pour en jouir, +pour le rendre éternel! J'étais, en espérance, délivrée de mes heures +mortelles, les heures de quatre à six où M. Berwick est partout, excepté +chez lui, mais sur le point de rentrer. Je me disais: Dans les courts +jours d'hiver, je sortirai avec mon père, en voiture, et nous irons à +travers le bois désert ou à travers les rues remplies de boutiques et de +monde, regardant, causant, voyant sans être vus... + +--Oui, c'est charmant, tout cela, répliqua Paul amèrement, mais ma femme, +mais votre mari seront-ils obligés de comprendre que M. de Breuilly est +le père d'une femme de trente ans, dont la mère chérie par lui n'a jamais +été pourtant sa femme? + +--Que vole-t-on aux autres quand on ne leur prend rien? + +--Mais votre mari aura le droit de penser que notre intimité va plus +loin. + +--Il pensera ce qu'il voudra. Je connais ses relations avec des +drôlesses, et si je suivais son exemple et même ses inspirations, +il y a longtemps que ... mais il sera déçu aussi en cela, car je ne +verrai et ne chercherai en vous que l'ami, que le père! + +--Mais enfin, reprit M. de Breuilly, vous m'avez abordé en me disant: +Sauvez-moi! De quoi parliez-vous? + +--D'une chose tellement horrible que je ne trouve pas d'expression pour +vous la dire? Dussiez-vous feindre et mentir, faites-le parler lui-même! + +Après avoir songé profondément à ce que Laure lui demandait, Paul lui +dit: + +--Je crois savoir ce qu'il faut faire. De quelque temps, je vais feindre +de ne plus m'occuper de vous. Par contre, je verrai de plus en plus votre +mari, et, me croyant pris dans le filet des spéculations qu'il me +propose, dussé-je m'associer en apparence jusqu'à ses plaisirs, je +surprendrai sans doute le secret de ses desseins. Alors, je vous verrai, +ou je vous écrirai, selon les cas, assuré que je suis d'avance que le +secret sera gardé, où ma lettre lue et détruite entre le moment où vous +sortirez de chez vous pour la lire et le moment où vous y rentrerez. +Adieu donc, ou plutôt au revoir! + +Mme Berwick lui répondit: + +--Tout ce qu'il vous plaira. Je me fie à vous. Je n'espère qu'en vous! + +Cette scène avait lieu dans l'été de 1874. + +Laure fut plusieurs jours sans voir M. de Breuilly. + +Après quatre heures, ne l'attendant plus, elle sortait en voiture. + +Enfin, un jour, au moment précis où son landau émergeait de la porte +cochère et où Laure était seule comme toujours, un pli cacheté vola de la +main d'un passant inconnu sur les genoux de la jeune femme, et bien que +l'écriture de la suscription lui fût inconnue, elle ne douta pas un +instant de l'origine de cette lettre. Elle la cacha dans son sein et +attendit d'être au Bois pour l'ouvrir. + + + + +VIII + + +Berwick revenait de la Bourse; il allait atteindre la maison de la rue +Le Peletier, n° 5, dont l'entresol était occupé par ses bureaux, +lorsqu'il rencontra M. de Breuilly. + +Paul s'était présenté chez le banquier, il ne l'avait pas trouvé, mais +comme il s'était mis en tête de le voir, il était sorti, préférant +attendre son homme en se promenant dans la rue. + +--Mon très cher comte, lui dit Berwick, en passant familièrement son +bras sous le bras de Paul, vous exaucez le plus cher de mes voeux en +venant me trouver. Avez-vous réfléchi à mes propositions? Vous +réconciliez-vous un peu avec ces coquines d'affaires? Vous savez si j'ai +de la prédilection pour vous; mais, à propos, passons donc la soirée +ensemble! J'ai quelques signatures à donner, vous me ferez la faveur de +m'attendre un instant. Vous dînez aujourd'hui au café Anglais avec moi. +On ne vous voit plus à la maison. Je suis fin, moi, et j'ai très bien +remarqué que vous êtes un peu en froid avec Mme Berwick. Mon Dieu, je +ne vous en fais pas un reproche, je sais qu'elle est un peu fantasque. +Je le regrette pour elle, car vous êtes un ami d'excellent conseil. + +Tout en parlant, le banquier était entré dans son cabinet personnel par +une porte particulière. Il avait offert un siège à son hôte, et il +s'était enfoncé jusque sous les coudes dans un vaste fauteuil de cuir, +il fit retentir un timbre. Des employés entrèrent portant des lettres et +des effets à signer. Berwick lut avec méthode des paperasses couvertes +de chiffres, et il se mit à abattre des signatures. + +Tout à coup il se leva et dit à M. de Breuilly: + +--Maintenant, je suis à vous. + +Paul, résigné et résolu, envoya rue de Verneuil un exprès avertir +Blanche qu'il ne rentrerait pas pour dîner, et les deux hommes +traversèrent le boulevard des Italiens. + +Berwick fit bien les choses. Il ne manqua rien à ce dîner pour porter +Insensiblement les deux convives à ce degré où l'expansion est plus +facile. + +--Mais enfin vous êtes marié, monsieur le comte, demanda tout à coup le +banquier, est-ce que nous n'aurons pas une belle fois l'honneur de +connaître madame la comtesse. + +Depuis notre deuil, monsieur Berwick, nous n'allons pas dans le monde; +Ma femme vit dans la retraite, je ne saurais lui faire violence à cet +égard. + +--Il y a pourtant dans la vie conjugale, reprit Berwick, des situations +de force majeure. Quand on occupe un certain rang dans le monde, on a des +relations à soutenir. Qui quitte sa place la perd. Les hommes savent, +mieux que les femmes, se conformer aux situations. Nos dames ont la +prétention de nous gouverner un peu. C'est à se demander, quand on les +voit si peu à la question, si elles sont positivement nos égales. + +--Cela dépend de ce que vous entendez par là , monsieur Berwick; j'ai +peut-être des idées un peu différentes, mais je vous ferai grâce de ma +philosophie. + +--Je ne suis pas philosophe, moi, monsieur le comte; je suis plutôt +mécanicien. Tenez, le monde moral obéit, comme le monde matériel, aux +lois de la statique et de la dynamique. Or, comme il est avéré que le +vice inhérent à toutes les machines est la déperdition des forces par +le frottement, il m'est avis que, dans la vie de famille, il convient +de le supprimer quand on peut; alors ça marche tout seul. + +--Ah! vous avez supprimé, les frottements dans la vie de famille? + +--Permettez, répondit Berwick, je vais vous exposer cela très simplement. +Moi, par exemple, j'ai épousé Laure Widmer, qui est une femme pétrie +d'esprit, d'intelligence, etc., mais je ne vivrais pas avec elle dans +une paix constante si je n'avais pris en tout la haute main. + +--Et en quoi consiste cette haute main? demanda Paul d'un air intrigué. + +--Mon Dieu! je répugnerais à parler de cela aussi crûment si j'étais un +jeune marié... Pour éviter, toute discussion, je ne consulte jamais ma +femme... Comme je tenais à ce qu'on ne me fît jamais aucune condition, +j'ai commencé par ériger en principe que les délibérations seraient +superflues. + +--En tout? + +--En tout. + +--C'est là ce qu'on appelle subir l'amour sans le partager. Ce genre de +passivité vous suffit? + +--Le partager? Est-ce que nos femmes nous aiment? Et qu'est-ce, à +proprement parler, qu'aimer? + +--Cette question nous mènerait loin, monsieur Berwick, si j'essayais +d'y répondre; mais là où l'amour n'existe point, je ne vois pas trop +quel plaisir... + +--Ah! un plaisir très borné, quand la fantaisie des personnes n'y mêle +pas un peu d'imprévu! C'est comme le vin d'ordinaire qui, fût-il du +bordeaux à huit francs, finit par faire regretter la piquette. J'avoue, +du reste, que j'ai surtout eu besoin de toute mon autorité pour faire +bonne figure vis-à -vis de la famille de ma femme, composée en grande +partie de gens qui, à tort ou à raison, se croyaient le droit de me +regarder de haut, parce que je suis un parvenu. + +--Et alors, monsieur Berwick, vous avez un peu mis l'orgueil des Lussan +à la raison? + +--Oui et non! Je trouvais assez piquant de m'être adjoint une personne +m'ayant sacrifié son origine nobiliaire. Elle subit d'ailleurs cette +nécessité d'assez bonne grâce, mais ce n'est pas tout. + +--Et que peut-il y avoir de plus? + +--Eh bien! il y a eu pour moi des jours d'anxiété; car tout ne réussit +pas quand on commence avec rien. Je pars d'un principe: dans mon opinion, +les grâces de la femme doivent concourir à la fortune du mari. Ne vous +cabrez pas! Deux époux sont deux associés; ne faut-il pas que chacun, +dans la mesure de ses moyens, aide l'autre à arriver au but unique, la +fortune? Pourquoi la femme profiterait-elle d'un bien-être acquis au +prix des sueurs du mari exclusivement? Connaissez-vous une société dans +laquelle les associés ne participent qu'aux profits sans avoir à supporter +l'aléa des pertes? Dès l'instant que l'intérêt est commun, il ne convient +pas que l'on puisse reprocher à l'autre de consommer sans produire. Quand +on joue à deux la comédie sociale, il est bon de savoir monter tour à +tour sur les planches et de remplir le rôle. + +--Et, comme cela, vous aimeriez que Mme Berwick battît aussi la caisse +pour la remplir? + +--Oh! il y a tambour et tambour, comme il y a planches et planches! +Mais c'est sur ce point qu'elle a été d'un rétif... + +--Je croyais qu'en toutes choses vous aviez la haute main? + +--Toujours est-il que, vivant dans l'opulence, elle ne m'a apporté +jusqu'ici dans mes affaires nul concours. Elle reçoit mal les gens que +j'ai le plus grand intérêt à ménager. Vous seul aviez fait exception +jusqu'ici, et, comme un fait exprès, c'est presque de vous seul que je +n'attendais aucun service, puisque, par sympathie, je ne me suis, au +contraire, attaché qu'à vous en rendre. + +--Ainsi, Mme Berwick fait grise mine à des gens à qui vous passez la +main sur le dos? + +--Eh bien, oui! s'écria le banquier avec une sorte d'emportement; j'ai +à Paris, de passage, un correspondant étranger avec lequel je traite +une affaire de la plus haute importance. Ce capitaliste éprouve, à n'en +pas douter, un goût très vif pour Mme Berwick. Sans l'enhardir à l'excès, +elle pourrait répondre en quelque façon à la faveur que cet étranger +lui témoigne. Entre forfaire à ses devoirs et blesser des sentiments +délicats et tendres, il y a de la marge, et elle ne donne que des +camouflets à un homme de qui j'attends l'avenir, peut-être le salut de +ma maison! Je prétends que, si une femme a de la coquetterie (et toutes +en ont!), il vaut mieux que cela profite à son mari qu'à elle seule. Et +enfin, si une femme a un amant, elle doit au moins atténuer sa faute +envers son mari par des avantages qu'il en recueille, sans savoir d'où +ils viennent, et qui l'indemnisent. + +L'excellent Berwick s'animait et ricanait si agréablement, en tenant +ces propos, que Paul, de plus en plus stupéfait, n'eut pas le courage +de lui déclarer qu'il le tenait tout simplement pour un drôle. Mais d'un +entretien aussi scandaleux il recueillit cette leçon que la beauté de +Laure était mise à prix et qu'au profit de la caisse conjugale, on +l'engageait à fouler aux pieds le contrat. + +L'indignation de M. de Breuilly était peut-être moins forte que son +dégoût. Toutefois, il se demanda s'il était bien sûr que Berwick ne le +tînt pas pour un amant de Laure, duquel, à défaut du soupirant étranger +en vedette, le banquier pensait à tirer parti. + +Berwick savait bien que Paul s'était présenté chez lui sous les auspices +d'anciens souvenirs de famille; mais le comte, de son côté, était sûr +qu'à un homme de cette trempe la fille de Charlotte, n'avait jamais +parlé du lien mystérieux qui l'unissait à Paul, ni surtout de la tragédie +sanglante qui avait rompu ce lien. + +M. de Breuilly se sentait rougir en pensant être considéré par le +banquier comme un amant en titre, à qui Berwick tendait la main en lui +donnant à dîner. + +Peu s'en fallut qu'il n'éclatât; mais le salut de Laure, qu'elle-même +avait remis entre ses mains, lui sembla plus précieux que l'éclat d'une +rupture, et, après avoir pris congé du banquier sur le seuil du Café +anglais, dans les termes d'une amitié et d'une gratitude ironiques pour +son amphitryon, il sauta en voiture pour aller écrire à Laure la lettre +suivante: + +«Ma chère Laure, + +«Vous m'avez prié de découvrir les secrets desseins de votre mari: vous +n'avez pas eu le courage de me faire part des insinuations infâmes +auxquelles vous étiez en butte et dont vous ne deviniez que trop le sens +et la portée. Je comprends votre réserve. + +«Je sors d'une entrevue avec M. Berwick. Vos craintes n'étaient +malheureusement que trop fondées. J'éprouve trop de dégoût pour vouloir +entrer dans le détail de notre conversation; je résumerai en deux +mots l'impression qui m'en est restée: + +«Votre mari, je l'ai deviné, est sur le chemin de la ruine. C'est en +vous que gît sa dernière espérance. Il veut vous vendre! Il veut +escompter son déshonneur, et c'est sur le vôtre qu'il tentera de +reconstruire l'édifice de sa nouvelle fortune. Le nom de l'amant importe +peu, vous serez au plus offrant et dernier enchérisseur! + +«Vous avez à choisir entre deux partis: résister ou fuir! Résister! +Est-ce possible? J'en doute. Vos deux volontés seront opiniâtres. Vous +ne céderez jamais, lui non plus. + +«Fuir! Peut-être serait-ce plus sage, mais où'? Comment? Laure, vous +avez un ami, mieux que cela, un père, disposé à tous les sacrifices pour +sauver son enfant. A quelque parti que vous vous arrêtiez, comptez sur +moi. Dans les deux cas, je suis à vous. Décidez! + +«PAUL.» + +Cette lettre, que Mme Berwick avait reçue en partant pour le Bois, elle +la lut, tandis que ses chevaux l'entraînaient trop rapidement pour que +nul ne pût voir ce qu'elle tenait; elle réfléchit que, pour répondre à +M. de Breuilly avec plus de sûreté, il valait mieux ne pas attendre +d'être rentrée. Elle déchira une page de son carnet et, au détour d'une +allée qui semblait presque déserte, ayant fait arrêter sa voiture, elle +traça au crayon ces seuls mots: + +«Je ne sais quel parti prendre. Pensez et agissez pour moi.» + +La lettre de Paul, déjà froissée, gisait aux pieds de Laure, dans le +fond de la voiture. + +En ce moment, quelqu'un arrivant par derrière avec une autre personne +que, dans sa préoccupation douloureuse, Laure n'avait pas remarquée non +plus, tourna le bouton de la portière et invita son acolyte à monter. + +Mme Berwick reconnut son mari et, dans son compagnon, un «vieux beau», +Dalmate à breloques et à bagues, auquel elle avait, depuis quelque +temps, fait défendre sa porte. Ce dernier se présenta tête nue et d'un +air aussi avenant que le comportaient sa moustache en crocs et son Å“il +fourbe. Elle salua du geste en cachant lestement son carnet, tandis +qu'instinctivement, du pied, elle cherchait par terre la lettre de Paul +pour la soustraire à toute curiosité; mais son pied ne trouva rien, et +elle comprit qu'en ouvrant la portière, Berwick avait déjà ramassé ce +papier révélateur. + + + + +IX + + +_De Laure à M. de Breuilly_ + +Mon bon père, + +J'écris ceci à l'heure de la Bourse, le seul moment du jour où je sois +maîtresse de ma liberté. J'écris devant le feu, quoique les cheminées, +dans cette saison, ne soient pas généralement rallumées encore. C'est +afin de pouvoir y jeter ce papier à la moindre alerte. N'est-ce pas une +vie de prisonnière? + +Je n'ai pas à vous dire comment votre lettre m'est parvenue un jour que +j'allais au Bois: je crayonnais la réponse. + +Par préméditation ou par hasard, mon mari, qui ne va guère au Bois, se +trouva là pour monter dans ma voiture, où il ne monte jamais; il y +servait d'introducteur à un convive que j'avais supprimé, il y a quinze +jours. Je vous reparlerai forcément de ce convive, mais je vais, par un +aveu terrible, au devant d'un trop juste reproche: ne voulant ni jeter +votre lettre en menus morceaux, ni la conserver, je l'avais froissée et +jetée sous mes pieds; pour attendre le moment où je pourrais la livrer +aux flammes. A compter de l'instant où M. Berwick est monté dans la +voiture, la lettre a disparu, je ne sais comment il l'a ramassée. + +Introduit de haute lutte dans ma voiture à la faveur d'une surprise, +l'ami de mon mari, M. Sebenico, fut exactement pour moi comme si je ne +l'avais pas éconduit. + +Devant moi, M. Berwick voulut le retenir à dîner pour le jour même. + +--Je n'accepterai, dit Sebenico en s'inclinant vers moi, qu'autant que +madame... + +--Le désir de M. Berwick est un ordre, répondis-je en regardant +l'étranger avec une profonde indifférence. + +Sebenico accepta, sans insister, comme s'il n'avait pas compris. + +Au retour, à la façon dont mon mari sortit du salon, en m'y laissant +seule avec Sebenico, je jugeai qu'il était impatient de lire la lettre +volée. Je prétextai le besoin de changer de toilette, et je passai dans +ma chambre à mon tour. J'y séjournai peu d'instants, car je tremblais +que Berwick n'y vint, votre lettre d'une main et un pistolet de l'autre. + +C'était un enfantillage, et, du reste, la présence même chez nous de +l'odieux Dalmate me rassura. Quand je me retrouvai avec ce dernier, +il me demanda si j'étais toujours aussi froide. La pensée de ce qui se +passait dans le cerveau de M. Berwick jetait un trouble profond dans +le mien. Sebenico me vit émue, sa vanité en trouva l'explication dans +le souvenir de libertés qu'il s'était permises avant son bannissement de +chez moi. Il pensa sans doute que cette émotion était un encouragement, +et qu'une femme interdite était repentante et à moitié vaincue. Il +recommença à m'obséder de protestations et de coups d'oeil que son +accent et son âge rendaient ridicules. Je n'y répondais en aucune sorte; +mais je demeurais immobile, tranquillement assise, et je me contentais +d'éloigner mes mains qu'il s'efforçait de saisir. + +Enfin M. Berwick rentra. J'étais pâle, doublement anxieuse. Je compris +que mon mari avait lu la lettre, d'après le regard qu'il me lança. Mais +aussitôt, reprenant son sourire et son ton mielleux, il dit à son +hôte: + +--J'espère que vous n'aurez pas abusé de ce petit tête-à -tête? + +--Eh! répliqua Sebenico d'un ton gaillard, ce n'est pas l'envie qui +m'en a manqué; madame a le don de me faire oublier tout et toutes, +quand je la considère. II est même heureux, pour le salut de ma cervelle, +que vous soyez si vite arrivé. + +--Vous oubliez, répondis-je au Dalmate en le persiflant, qu'il faut être +deux pour perdre la tête. + +Permettez-moi, mon ami, de ne vous raconter au long ni la conversation, +ni le dîner, ni l'offre que fit Sebenico de sa loge à l'Opéra, ni la +façon dont Berwick accepta, pour m'obliger à l'y suivre. A mon grand +déplaisir, je me retrouvai seule avec l'étranger pendant un entr'acte, +M. Berwick étant sorti de la loge, sous un prétexte futile et sans +m'offrir son bras pour aller au foyer. + +Ainsi, je restai le point de mire de la curiosité, et je pus juger que +la façon dont cet homme me parlait de trop près éveillait des sourires +dans la salle; en faisant braquer sur nous des lorgnettes. + +Mais tout cela n'était rien encore. Sebenico, à la sortie du spectacle, +prit congé de nous, en m'annonçant qu'il viendrait bientôt me remercier +de mes _bontés_. + +Je remontai dans mon coupé avec mon mari. Le tour de Berwick était venu. +Ici encore, je ne me sens la force ni de revivre ces vingt minutes-là , +ni de les écrire. + +Me montrant la lettre à la lueur des réverbères sans la lâcher un seul +instant, il commença par me demander si je connaissais cette écriture, +et sur ma réponse que je ne savais pas lire à minuit sans lumière, il +me dit qu'il n'avait pas besoin de lumière pour me faire expier ma +trahison. + +Vous dirai-je qu'il me frappa? Vous dirai-je que, de son aveu, peu lui +Importait d'où venait son déshonneur, pourvu que l'amant de mon choix +le sauvât d'une ruine imminente, que j'avais préparée en fermant ma +maison à tout venant, suivant mon caprice. + +Laissons ces horreurs! J'avais du laudanum dans ma chambre, et si, dès +cette nuit-là , je n'en fis pas usage, c'est au souvenir de ma pauvre +mère que je le dois. + +Brisée, anéantie, vous espérant, redoutant votre présence, en un mot +plus morte que vive, je reçus, à deux jours de là , du Dalmate la visite +de digestion. + +Quelque honte que pour moi vous en puissiez ressentir, je vous confesse +que, pour gagner du temps, le temps de vous attendre, je laissai à cet +impudent des espérances. + +Tout Dalmate qu'il est, il faut que cet individu soit bien peu +physionomiste, car, de la main que j'abandonnai à ces repoussantes +lèvres, j'eusse versé du poison si j'en avais eu à ma portée. + +Berwick sut sans doute par les domestiques la visite que je venais +De recevoir. A la façon cynique dont il inspecta les meubles et ma +toilette, je compris ce que j'aurais voulu ignorer toujours. Je parvins +à lui parler d'un ton si souriant et si tranquille (celui des femmes qui +ont quelque chose à se reprocher), qu'il crut sans doute à son malheur +et à ma défaite. + +L'idée même de ce malheur le rendit si heureux qu'il eut une lueur +d'amabilité pour moi. Il lui échappa de me dire qu'il attendait la +visite de Sebenico le surlendemain, pour la conclusion de leur grande +affaire. + +Adieu, mon ami, mon père, les minutes sont maintenant des siècles. Je +me suis procurée la double clef de l'escalier de service pour m'enfuir +d'ici, à l'insu de mes domestiques, si vous me commandez de m'enfuir. +Où irai-je? Le temps et Sebenico marchent. Berwick me surveille, les +valets m'espionnent. Je perds la tête! Pensez pour moi! + +Votre fille, + +L.... + +P.-S.--Je sortirai à quatre heures en voiture. J'aurai sur moi cette +lettre. Je la jetterai moi-même à la poste, si je ne vous rencontre pas. + +A la lecture d'une semblable lettre, la première pensée de Paul de +Breuilly fut de recommander sa fille à la protection des lois, il ne +s'y arrêta pas. La protection des lois ne s'achète qu'au prix du +scandale. La justice informe, mais elle informe à la façon de l'ours de +la fable, qui écrase la tête de son maître pour le délivrer d'un +moucheron. A quel homme, jeune ou vieux, portant la robe, une femme qui +se respecte ira-t-elle dénoncer son mari, qui veut la vendre? Quelle +femme affrontera, même à huis clos, les questions qu'un pareil fait +dictera à ses juges? + +Il ne reste, se dit-il, que les expédients de la défense individuelle. +Mettre le mari dans l'impuissance de nuire en le fuyant, ou en le tuant; +ou bien le réduire, lui qui veut vendre les autres, en l'achetant +lui-même! Mais la fuite passera toujours pour un enlèvement; une femme +n'est jamais réputée partir seule. + +Tuer Berwick? Celui qui le provoquerait sera obligatoirement réputé +l'amant de sa femme. + +Acheter Berwick? Oui, il n'y aurait que cela de vraiment pratique. Mais +alors, ce serait subir les conditions d'un adversaire victorieux. Payer +pour empêcher la persécution, la violence! Payer pour avoir le droit de +vivre et pour désarmer celui qui prétend empêcher les autres de vivre! +C'est monstrueux! Si Laure ne cède pas (et elle ne cédera pas), quel +sort, quelles brutalités l'attendent! Et moi qui, les mains liées par +le respect que je dois à Blanche, ne puis ni me mouvoir en liberté, ni +montrer même la moindre préoccupation de cet intérêt qui m'enfièvre! +Ne pouvoir dire, dans le moment de la lutte: Cette femme que je dois +protéger et que je veux sauver, c'est ma fille! Car enfin, je ne puis +ni inventer une fable, ni confesser la vérité! Assurément, je puis +disposer de ma fortune personnelle, comme bon me semble, puisque j'ai +perdu mes enfants; mais comment avouer que j'en aurai disposé? +J'alléguerai vainement que je l'ai perdue; je ne suis ni joueur de +baccarat ni joueur à la Bourse. J'aurai eu beau respecter l'héritage +personnel de ma femme, je n'en serai pas moins ruiné et, par contrecoup, +je l'aurai appauvrie! Je vivrai donc désormais de ses deniers, n'étant +plus en âge de réparer mes brèches. De bonne grâce, elle subira mes +revers; mais je devrai lui en cacher la cause, comme une honte. Je veux +admettre que je fasse à Blanche l'aveu devant lequel j'ai toujours +reculé, afin d'avoir un prétexte de m'occuper de Laure ouvertement, et +de lui chercher un asile. Si cet asile est ma maison, la présence de +Laure y sera le reproche vivant d'un premier amour. Si je crée à la +fille de Charlotte un autre asile, une autre retraite, jamais Blanche +n'admettra que cette retraite ne soit point un second ménage. D'ailleurs, +dans l'une comme dans l'autre hypothèse, Berwick est un fin limier qui +aura bientôt déjoué les précautions les plus ingénieuses, et c'est alors +que ses exigences pécuniaires croîtront, comme prix de sa complaisance +pour un marché honteux. Et cependant, elle m'a dit: «Pensez pour moi! +Disposez de moi!» Un égoïste de bon sens me dirait: «Laure n'est pas +ta fille! Elle s'appelle Laure Widmer! Tu n'es pas responsable d'elle; +abandonne-la!» Mon coeur se révolte contre cette lâcheté!... Abandonner +la fille aujourd'hui, ce serait le digne pendant d'avoir voulu déserter +la vie, pour n'avoir pu posséder la mère! Eh bien, quelle partie de +moi-même dois-je immoler pour la sauver? Le bonheur de Blanche, l'honneur +de Laure ou ma fortune? + +Telle était la torture morale de cet homme sensible, délicat entre tous, +Compliquée par l'obligation de ne rien laisser paraître de cette torture; +et c'est alors que Charaintru vînt, avec son étourderie habituelle, +arracher Paul à sa solitude et retourner le fer dans la blessure, en +rejetant une fois encore la question Berwick sur le tapis. + +Le petit vicomte somma avec insistance son ami de répondre au sujet de +la solvabilité du banquier, et à cette sommation Paul répondit par +l'assurance que Charaintru serait payé. À compter de ce moment, M. de +Breuilly devenait le débiteur anonyme et indirect d'Hercule. A compter +De ce moment, il devait réaliser, et (par un moyen qu'il n'avait pas +trouvé encore) faire passer dans les mains d'Hercule, sans que Berwick +fût tenté de les arrêter au passage, ces malheureux cent cinquante mille +francs. C'est ainsi que, dès le soir même, au grand étonnement de +Charaintru, qui ne se doutait pas d'avoir déterminé ce sacrifice, Paul +annonçait sa résolution de vendre sa voiture et ses chevaux; aveu +bientôt suivi d'exécution, comme de la vente de son hôtel et de son +mobilier. + +Les jours qui suivirent furent bien remplis. + +M. de Breuilly s'adressa à Falconet, l'homme d'affaires attitré de +Tout le faubourg Saint-Germain, pour connaître la situation exacte du +banquier Berwick et, de l'autre, pour le charger des réalisations qu'il +avait arrêtées. + +Le crédit du comte était d'autant mieux établi qu'il n'y avait jamais +fait appel. D'ailleurs, Falconet était de ces confidents vis-à -vis +desquels les réticences sont superflues. + +M. de Breuilly avait besoin d'argent. Mieux que lui peut-être, Falconet +sut chiffrer la position de fortune des deux époux, et il n'attendit +pas la consommation des ventes pour mettre à la disposition de Paul +les capitaux qu'il disait lui être nécessaires. + +Ces préliminaires accomplis, la faillite imminente de Berwick roulait +sur un déficit de trois cent mille francs, chiffre qui dépassait de près +d'un tiers les prévisions du comte; mais il ne sourcilla point. + +Il lui restait à délivrer Laure de ses angoisses. + +Ce fut encore la promenade quotidienne de Mme Berwick au Bois qui +Lui offrit le moyen de communiquer avec elle sans retourner rue +d'Anjou-Saint-Honoré. Chaque jour, elle scrutait, en les traversant, +les plis de la foule des promeneurs, sans que son ami y apparût. Enfin, +une fois qu'à demi mourante de peur à la pensée de rentrer dans un +moment à l'hôtel somptueux qui était son lieu de torture, elle passait +sa revue accoutumée, elle vit Paul droit en face de l'avenue, assis sur +une des premières chaises qui borde le grand lac. L'échange des regards +fut rapide. Le comte se leva et, porta en silence la main à son chapeau, +puis il fit un pas, en avant de l'arbre au pied duquel il se trouvait. + +Mme Berwick fit arrêter, et, ostensiblement pour les oreilles de son +cocher, qui devait être, lui aussi, un espion, elle dit à M. de +Breuilly: + +--Vous voici donc revenu de votre excursion en Languedoc? + +--Oui, madame, et je songeais au plaisir de me présenter chez vous; +mais vous paraissez souffrante? + +--Au contraire, je ne me suis jamais mieux portée; mais ne voulez-vous +pas me faire ici la visite que vous venez de m'annoncer à l'heure même? + +--Pourquoi pas? répliqua le comte en s'asseyant respectueusement sur le +siège du devant du landau. + +La portière était refermée. + +--Allez maintenant! dit Mme Berwick à son cocher. Ah!... Il était temps, +ajouta la jeune femme, qui sembla à Paul bien pâlie. Parlez-vous toujours +allemand? + +--Moins bien que vous, madame, mais très passablement encore. + +Alors, dans la langue de Goethe, la fille de Charlotte dit à son ami: + +--A quel parti vous êtes-vous arrêté pour moi? + +--Voici! répondit-il, en lui tendant un portefeuille. + + + + +X + + +M. de Breuilly n'avait peut-être point passé, en tout, un quart d'heure +dans le landau de Mme Berwick; et néanmoins dans ce court espace de +temps, la physionomie de la jeune femme avait complètement changé. + +Elle était redevenue radieuse, et c'est à peine si un pli fugitif du +front marqua le moment où elle aperçut ses fenêtres de la rue d'Anjou. + +C'était merveille que Berwick n'eût jamais entravé les promenades de +sa femme au Bois; mais c'était moins par intérêt pour sa distraction et +pour sa santé que pour avoir, au vu de tous, une réclame vivante de sa +maison. Son équipage, ses chevaux, sa femme allaient jouer là le rôle +du chariot rouge d'_Old England_ ou du char-à -bancs de l'_Insecticide +Vicat_. Pour un rien, à défaut d'armoiries, Berwick aurait fait graver +sur les lanternes et peindre sur les portières: _Berwick et Cie, +banquiers. Entrez sans frapper_. + +L'accueil de Mme Berwick à son mari, qui rentrait plus tôt que de +coutume, le remplit de stupéfaction. + +--Vous voilà délivré des affaires, lui dit-elle du ton amical dont une +femme heureuse parle à son mari. Voici un siège qui vous attend. + +Il était si peu fait à ces allures, qu'il regarda sous le fauteuil s'il +n'y avait pas quelque surprise à la dynamite. + +--Votre situation s'est-elle un peu améliorée? Vos inquiétudes se +calment-elles? continua Laure d'une voix presque caressante. + +--Le salut commun est toujours en question, répliqua le banquier d'une +voix dolente, et la question est toujours posée de la même manière. +Sebenico, offensé de vos rigueurs, est disposé à les oublier après +vous avoir donné des preuves de son peu de ressentiment; et, à votre +accueil plus gracieux de la dernière fois, il a répondu aussitôt par la +reprise des négociations pendantes avec moi. Que voulez-vous, ma chère? +Il est tout naturel que l'on soit susceptible. Vous l'êtes bien, vous. +Et pourquoi ferait-on des affaires? Pourquoi confierait-on des capitaux +à une maison où l'on est reçu comme un chien dans un jeu de quilles? +Sebenico a le choix. + +--Il est bien exigeant, ce Sebenico! Il y a maison et maison. La rue +d'Anjou, n° 19, n'est pas la rue Le Peletier, n° 5. C'est rue Le Peletier +qu'il a affaire, plutôt qu'ici. + +--Quant à moi, les deux adresses me semblent difficilement séparables, +et elles le sont si peu, dans la pensée de mon client, qu'il m'a promis +de venir tout à l'heure et de rester à dîner avec nous. Je l'ai même +devancé pour donner les ordres indispensables. + +--Les ordres! Ne vous en mettez pas en peine, mon ami; je vais les +donner moi-même, pour que la réception à faire à M. Sebenico soit à la +hauteur de son mérite. + +Et, sans attendre la réponse de son mari, elle sonna. + +Un domestique parut. + +--Monsieur Sebenico, vous savez qui est monsieur Sebenico? + +--Oui, Madame. + +--Il viendra tout à l'heure, et vous lui direz que nous sommes sortis. + +Berwick bondit sur sa chaise: + +--Mais, s'écria-t-il, vous rêvez, madame! + +--Vous allez voir dans un moment que je ne rêve, point; d'ailleurs, +ajouta-t-elle d'un ton de dignité offensée, si je rêve quelque part, ce +n'est jamais devant mes gens! + +Puis, s'adressant au domestique, + +--Allez! fit-elle. + +La porte se referma. + +--M'expliquerez-vous enfin?... tonna Berwick en courant vers sa femme, +les poings crispés. + +--Oui, mon ami, je vous expliquerai, quand vous vous serez rassis. Vous +me parlez de trop près. Vous avez fumé et l'odeur du tabac m'incommode. +Voyons, dites-moi franchement à quel chiffre se monte ce fameux déficit +qui devait, à la fin du mois, vous faire suspendre vos paiements? + +--Faute de 275,000 francs, mon bilan sera déposé, et adieu les loges et +les voitures! fit Berwick, qui avait reculé docilement de quelques pas. + +--Je croyais, dit Laure, que c'était 300,000 fr.? + +--A présent, vous connaissez mieux que moi mes affaires. + +--Si je ne les connais pas mieux, je les connais tout aussi bien, et je +les traite peut-être avec plus de bonheur que vous! Eh bien! faites-moi +un reçu de 300,000 francs! + +--Vous avez 300,000 francs à me donner? dit Berwick, ahuri, en se +renversant sur sa chaise en face de sa femme. + +--Peut-être, riposta Laure d'un ton absolument sérieux. + +--Vous les avez? Où sont-ils? + +--Oh! répondit Mme Berwick, rien ne presse; le reçu d'abord, s'il vous +plaît. + +--Un reçu? Ne sommes-nous pas communs en biens? + +--Pas tout à fait, si vous vous rappelez notre contrat. Si je vous prête, +il est entendu que vous me rendrez. + +--Vous n'avez rien en propre que cette méchante bicoque de Dresde, louée +cent florins par an. + +--Enfin, mon ami, au lieu de nous égarer en vains propos, faites-moi, +sur papier timbré, un reçu de 300,000 francs en bonne et due forme, et, +si la forme vous embarrasse, en voici le modèle que vous n'aurez qu'à +transcrire, mot pour mot. + +Le modèle du reçu dépista la curiosité de Berwick; car il était de +l'écriture de Laure, bien qu'il eût été dicté par Falconet à Paul, +avec les noms en blanc. + +--Vous êtes bien forte pour une femme seule, dit le banquier; je ne sais +si je dois en passer par là . + +--C'est comme il vous plaira, répliqua Mme Berwick, qui semblait +impassible. Vous êtes libre! + +En ce moment, le timbre de la porte retentit, et l'on entendit Sebenico +qui entrait sans même demander si M. et Mme Berwick étaient visibles. + +Ce fut une seconde d'agonie pour le banquier; car le domestique avait +ordre de congédier trois cent mille francs, sous les traits du Dalmate, +qui allait franchir le seuil; mais, pour prix de ce congé, trois cent +mille francs étaient offerts à Berwick par Laure, qui ne lui avait +jamais menti. + +Le Juif fit le geste de se précipiter pour prévenir l'irrémédiable avanie +qui allait être faite à l'étranger; mais, pour l'arrêter, Mme Berwick +n'eut besoin que de dire à son mari, en levant l'index de sa jolie main +jusqu'à ses lèvres: + +--Prenez garde! Trop parler nuit! + +--Mais enfin!... tonna une voix dans l'anti-chambre, je vous dis que +monsieur Berwick m'a invité à dîner. + +Le Dalmate se fâchait. + +--Vous voyez, dit le Juif à sa femme d'un ton très bas, car il n'avait +nulle envie, en trahissant sa présence à la maison, de se compromettre +à tout jamais. Il écouta l'altercation en retenant son haleine. + +Laure, beaucoup moins effrayée, eut de la peine à s'empêcher de rire. + +Enfin, le bruit de la porte d'entrée, que l'on refermait à tour de bras, +lui fit dire avec ironie: + +--Il paraît qu'en Dalmatie, c'est comme cela qu'on ferme les portes dans +les bonnes maisons. + +--Cet homme est furieux! s'écria Berwick. Il est capable de me provoquer +à présent. + +--Il est provocant, en effet, mais peut-être pas comme vous l'entendez. +Finalement, j'ai été insultée ici, chez moi, par ce galantin de +l'Adriatique, et vous n'étiez pas là pour défendre ou venger mon honneur. +J'en ai assez. + +--Pas de mélodrame, et finissons-en avec les rébus! N'avez-vous pas +300,000 fr? + +--Voici, dit Laure, de l'encre, une plume, du papier, voire du papier +timbré, enfin tout ce qu'il faut pour écrire un reçu. Ecrivez-le. Quand +je l'aurai, donnant, donnant! + +Berwick se résigna et il transcrivit le reçu. Laure regardait s'il le +Transcrivait exactement, en se tenant penchée par-dessus son épaule. + +--Vous oubliez quelque chose, lui dit-elle, en lui désignant de l'ongle +un membre de phrase omis. + +--Pure inadvertance, riposta le banquier en rougissant. + +--Tout y est bien, maintenant, lui dit-elle, quand il eut apposé sa +signature. Donnez-moi cela. + +Elle prit le reçu, le plia, puis: + +--Tenez, fit-elle, voici une clef, celle du chiffonnier de ma chambre. +Le dernier tiroir en bas. Vous y trouverez trois liasses de cent mille +francs en billets de banque. + +A ces mots, Berwick sauta sur la clef, courut à la chambre de sa femme, +Força presque le tiroir en l'ouvrant, saisit, compta les trois cent +mille francs, les enfouit dans les poches de son veston et, rentrant +dans le salon, il dit, comme étonné: + +--Il y a le compte!... Mais, ajouta-t-il aussitôt d'un ton railleur, +j'ai donné le reçu pour avoir les 300,000 francs; maintenant que je les +ai, je veux le reçu. + +--Votre probité naturelle, mon ami, a de ces retours!... + +--Il me faut le reçu! dit-il d'une voix sèche. + +--Ce serait un vol, objecta Laure, d'un ton très doux. + +--Vous dites? + +--Je dis que vous ne l'aurez pas. + +--J'aurai bientôt fait de le reprendre. + +Et il se jeta sur sa femme, lui tordant les bras et fouillant avec +frénésie dans la poche de sa robe. + +--Misérable! Vous pouvez me tuer, mais vous ne pouvez le reprendre; il +n'est plus là ! + +--S'il n'est pas sur vous, il est quelque part dans un meuble. + +--Cherchez, dit-elle, vous ne trouverez pas. + +--Je suis refait, fit Berwick, l'oreille basse. + +--Est-ce là votre façon de remercier! Je vous sauve l'honneur, la vie, +et vous n'avez pas un mot aimable à me dire? + +--Je voudrais remercier le véritable auteur de cette munificence, mais +il faudrait pour cela le connaître, savoir son nom. + +--Cherchez, répéta Laure, vous ne trouverez pas. + +--Vous avez donc un amant, madame, avec tous vos airs de vertu? Il vous +a enseigné la défiance! + +--Tout est possible, dit-elle; n'est-ce pas vous qui m'avez montré le +chemin? + +--Trêve de plaisanteries! C'est votre fameux comte de Breuilly, sans +doute? + +--Demandez-le-lui! + +--Mettons d'abord cela en lieu sûr, fit Berwick en se rendant à son +cabinet avec les billets de banque. + +Dès qu'il fut sorti de la chambre, Laure prit, dans la corbeille de bois +à brûler, près de la cheminée, une bûche légèrement fendue qu'elle +transporta dans l'âtre de sa chambre, après en avoir retiré, et caché +dans le tiroir où avaient été les 300,000 fr., le reçu de son mari. Puis +elle mit la clef de ce tiroir dans un autre meuble dont elle retira la +clef à son tour. + +Ces précautions prises, elle se rendit à la salle à manger, où, d'un air +distrait, le banquier parcourait les journaux du soir. + +Le dîner eut lieu sans encombre, et les époux semblèrent en si bonne +Harmonie que les domestiques se demandaient si leurs maîtres étaient +bien les mêmes que les jours précédents. + +Non que Mme Berwick donnât jamais volontairement le spectacle sans +dignité des dissidences conjugales; mais il était rare que le fond de +grossièreté de Berwick ne se traduisît point par quelque boutade de +mauvais ton. + +Ce soir-là , il fut doux, doux comme s'il y avait eu là quelque convive. +En réalité, il songeait que cette haute main, dont il était si fier, il +venait de la perdre tout à fait, et que des égards au moins temporaires +étaient dus à une femme qui avait su faire tomber dans sa caisse une +aubaine de 300,000 francs. + +Laure n'eut toutefois de véritable repos qu'après avoir utilisé sa +première sortie pour mettre le reçu en sûreté chez une personne de +confiance; car elle, redoutait, pour ce papier, nonobstant les +précautions prises, le sort de la lettre de M. de Breuilly. + +De son côté, Berwick se demandait s'il devait attribuer à M. de Breuilly +le secours inespéré qui venait de rétablir son crédit, et si Laure +n'avait pas donné volontairement au comte les marques de tendresse +refusées au Dalmate. + +La lettre volée lui prouvait que l'intimité, morale au moins, du comte +et de Laure avait été poussée très loin. La façon dont Berwick y était +traité ne laissait, pour ce dernier, nulle place au doute. Il pensait +qu'une femme est nécessairement infidèle dès qu'elle prête l'oreille au +mal qu'un tiers lui dit de son mari. + +Il aurait frappé juste s'il eût eu devant lui des caractères ordinaires. +Il ne pouvait se douter du lien qui unissait sa femme à M. de Breuilly. + + + + +XI + + +Dès que Laure eut pu se recueillir, elle s'inquiéta sérieusement de +revoir M. de Breuilly, et, dans ce but, elle fut assidue à croiser en +voiture devant la place du bois de Boulogne où il lui était arrivé de +le rencontrer. Tout fut inutile. Elle ne pouvait pas aller rue de +Verneuil. Elle se décida à écrire, bien que, par expérience, le sort des +lettres lui semblât fort problématique; mais la délicatesse la plus +élémentaire ne lui permettait pas de rester muette en face d'un pareil +bienfait. + +A vrai dire, la fille de Charlotte ne s'était jamais préoccupée de savoir +si Paul était plus ou moins riche. + +Elle l'avait cru dans une aisance conforme à sa naissance et aux +habitudes qu'elle lui voyait; puis, le service immense et inespéré +qu'elle avait reçu de lui trahissait des ressources financières +considérables. Ce qu'elle ne pouvait imaginer (car le gentilhomme +s'était abstenu de toute réflexion à cet égard), c'est qu'il eût éventré, +pour sauver la jeune femme, le seul baril d'or dont se composait sa +fortune personnelle. + +En aucun cas, Mme Berwick ne pouvait demeurer inactive, ni ignorante +de ce que le comte était devenu. Son coeur aimant et reconnaissant lui +avait fait d'ailleurs une telle nécessité de voir celui qu'elle appelait +son père, que peut-être elle eût choisi sans hésiter la misère si on +lui eût donné le choix d'être pauvre et de garder son ami, ou de lui +dire un éternel adieu pour conserver l'opulence. + +Si la société de M. de Breuilly eût été celle des Berwick, peu de jours +auraient suffi pour permettre à Laure de se renseigner; mais les couches +sociales sont si distinctes à Paris, qu'une étrangère surtout comme +Mme Berwick, ne savait comment s'y prendre. + +D'ailleurs les questions irréfléchies sont toujours dangereuses dans +un monde nouveau que l'on connaît mal, et le premier mot qu'elle aurait +prononcé devant un tiers indifférent aurait pu provoquer, notamment +au moins, cette réflexion: + +«En quoi M. de Breuilly peut-il intéresser madame Berwick?» + +Ce qui l'affligeait le plus, c'était la crainte que Paul ne fût malade, +ou qu'il eût clos ses relations avec elle par un bienfait, avec +l'arrière-pensée de ne pas les prolonger. + +Elle lui écrivit donc: + +«L'enfant que vous avez sauvée d'un si grand péril ne peut s'habituer +à ne plus vous voir. J'ai le besoin absolu de vous dire que votre +bienfait n'a pas été stérile, et que vos instructions ont été suivies +de point en point. Je ne voudrais pas que la situation compromise, puis +par vous rétablie, fût la seule preuve que vous eussiez de ma +reconnaissance. + +«D'ailleurs, en _recevant_, vous savez que j'ai résolu de _rendre_! +Ne me laissez pas languir sans nouvelles de vous». + +Cette lettre demeura sans réponse. Les jours, les semaines se passèrent +ainsi. + +Mme Berwick avait beau se dire: «S'il s'abstient, c'est par nécessité.» +Cette nécessité l'épouvantait. L'infernal banquier y était-il pour +quelque chose? Il se doutait que M. de Breuilly avait joué un rôle dans +cette aventure; mais son intérêt même lui commandait de ménager un ennemi +en qui il avait trouvé un pareil allié. Dans quel but alors se serait-il +arrêté à un autre parti? + +Après tant de petites infamies, le Juif s'avisait-il d'un tardif scrupule +d'honneur? Voulait-il ignorer officiellement qu'il avait été sauvé par +l'amant de sa femme? + +Laure creusa la question et ne trouva rien. + +En attendant, Berwick vivait en côtoyant sa femme, sans la froisser. +Il ne lui marquait qu'une courtoise indifférence. S'il continuait à +l'espionner et à la faire espionner, comme cela était plus que probable, +qu'aurait-il découvert, puisqu'il n'y avait rien? + +Le gros de l'hiver se passa. Le banquier paraissait content de ses +affaires. Il menait sa femme au spectacle, et Paul était aussi invisible +dans les théâtres que dans la rue. + +L'hôtel de la rue de Verneuil avait été vendu à huis clos; sans quoi, +la publicité de cette vente serait apparue à la quatrième page de +quelque journal, et Laure en aurait été avertie. + +La seule explication plausible pour elle était la maladie ou l'absence; +mais elle ne se serait jamais avisée de la ruine. + +Cependant il est bien rare que la volonté d'une femme qui aime n'arrive +pas à ses fins. Quand les jours plus longs et meilleurs permirent à +Mme Berwick de sortir à pied, elle commença par habituer ses argus, +maître et valets, à des sorties très apparentes, avec un but très avéré +pour objet. Tantôt elle se faisait conduire en voiture à quelque point +des promenades les plus rapprochées, les Champs-Elysées, le parc Monceau, +et, descendue-là , elle renvoyait ses chevaux, pour rentrer à pied. Tantôt +elle portait ostensiblement des secours à quelque famille pauvre, dont +elle donnait l'adresse. Ceci expliquait ses sorties matinales. Elle ne +s'en fit pas faute, et, pour le bel air comme pour son propre crédit, +Berwick fut flatté, en apparence, d'avoir pour femme une dame de charité. + +Mais la charité sert trop souvent de prétexte à des fugues féminines qui +n'ont rien de trop catholique; Berwick le savait, et il est probable que +Laure était fréquemment suivie. + +Toutefois, elle ne se démentit point; elle cherchait M. de Breuilly sans +le dire, et ce fut d'une fruitière de la rue de Verneuil qu'elle apprit +enfin que le comte avait déménagé. Toutefois, il fut impossible à cette +femme de dire où il était allé. Il restait à savoir quel chemin son +mobilier avait pu prendre, et il fallait, pour cela, s'adresser aux +entreprises de déménagements; mais cette recherche, faite un peu au +hasard, n'aboutit point, et elle pouvait d'autant moins aboutir, que +les meubles avaient été, non déménagés, mais vendus. + +Quelque soin que Paul eût pris de laisser ignorer sa retraite, Mme +Berwick, rencontrant un jour le double poney noir sur lequel elle +Avait vu jadis le comte au Bois, eut la hardiesse de faire signe au +Palefrenier qui le montait et de lui dire, avec un sans-gêne dont elle +ne se serait pas crue capable: + +--Cette jolie bête appartient à l'écurie du comte de Breuilly, n'est-ce +pas? + +--Pardon, madame, elle est à présent à M. de Charaintru. + +--Ah! depuis quand le comte l'a-t-il vendue? + +--Oh! dit le palefrenier, cela remonte à plusieurs mois. + +--Et sait-on où le comte demeure à présent? + +--Monsieur le comte, répondit le domestique, demeure rue de la Condamine, +aux Batignolles. + +Mme Berwick était enfin en possession du renseignement qui lui avait +coûté tant de soins, de recherches et de peines. Elle pouvait sauter +dans une voiture de place et courir sur-le-champ à l'adresse indiquée, +savoir enfin, par suite de quelles étranges circonstances un habitant +du faubourg Saint-Germain avait émigré au fond d'un quartier où les +hommes portent des abat-jour verts. + +Mais un scrupule l'arrêtait. Elle qui avait toujours respecté, et +pour cause, les pénates de la comtesse Blanche, ne pouvait encourir +l'étonnement douloureux qu'elle lui causerait rue de la Condamine +comme ailleurs. Malgré son impatience, elle voulut prendre le temps de +la réflexion jusqu'au lendemain, et dès le matin, elle partait décidément +pour les Batignolles. + +On sait ce qui s'y passa. On sait qu'alors Paul de Breuilly, malade, +confinait dans une obscurité calculée ses malaises et sa tristesse et +que Blanche en était parfois réduite à ouvrir elle-même sa porte. + +La fatalité, qui avait déjà livré une lettre de Paul à Berwick, fit +tomber entre les mains du banquier la réponse écrite de Paul à la +démarche de Laure, Cette réponse adressée à Mme Laure Widmer intrigua +plus Berwick que si elle eût été adressée à Mme Berwick; donc il +l'ouvrit, et, comme le comte y parlait de présenter Mme de Breuilly +à Mme Berwick, il jugea qu'il était habile de donner cette lettre à sa +femme et d'attribuer la rupture du cachet à une inadvertance. + +Du tout il résulta pour Laure que Paul était malade et ruiné; que sa +ruine avait été la cause de son silence et qu'il avait poussé la +générosité jusqu'à dérober à sa fille la cause réelle de son malheur. + +La nécessité d'une restitution se dressa devant elle. Si le banquier +prospérait, il fallait que le remboursement commençât; mais, si M. et +Mme de Breuilly se présentaient chez elle, Laure pourrait-elle, sans +indiscrétion, faire une allusion quelconque aux faits accomplis? +Pourrait-elle dire à Paul, devant Blanche, qu'elle était débitrice et +qu'elle songeait à s'acquitter? Et, avant tout, Paul avait-il eu +seulement connaissance de la dernière lettre adressée par elle rue de +Verneuil? La réponse du comte faisait allusion à la visite, mais point +à la lettre. + +Elle se fia au hasard du soin de faciliter une tâche aussi difficile. +Seulement la visite annoncée se fit inutilement attendre. La +convalescence de Paul n'était donc pas encore déclarée? + +Laure se dit bien qu'elle devait questionner son mari sur l'état actuel +de ses finances et insinuer de quelque manière qu'elle avait besoin +d'argent; mais, dès que cette allusion à l'existence du reçu en eut +ravivé le souvenir dans l'esprit du banquier, celui-ci recommença +à demander ce que cette pièce compromettante était devenue. Il en parla +un peu tous les jours, puis il manifesta de l'impatience de ce que Laure +ne lui répondait point; puis il menaça Laure d'indiscrétions qui, +pourtant, ne pouvaient émaner que de lui et dont il aurait été la +première victime. + +Il voulait que Laure lui montrât au moins le reçu, pour l'aider à s'en +rappeler les termes et pour voir de quelle manière il était forcé de +tenir son engagement. Laure continua à dire qu'il n'était plus en sa +possession. Le banquier eut beau prétendre que sa caisse devait être le +dépôt des affaires et des secrets de famille, et que rien n'était en +sûreté que là , Mme Berwick fut inexorable. Elle allégua que, pour payer +ses dettes personnelles, elle se contenterait de cinquante mille francs +par an, mais qu'elle tenait à honneur de les solder. + +--Eh bien! dit Berwick, je ne veux rien rendre, jusqu'à ce qu'il m'ait +été prouvé que ces malheureux trois cent mille francs ne sont pas le prix +de notre déshonneur. Vous voyez le comte presque tous les jours, et ce +n'est apparemment point pour parler politique ensemble. L'existence de +ce reçu dans des mains tierces me tient sous le couteau. Le reçu doit +être modifié, en tout cas. Si vous étiez bien inspirée, vous feriez ce +que je vous demande, ne fût-ce que pour prévenir le scandale d'un procès +entre nous. + +Laure, alarmée, vit bien que son mari allait en revenir aux emportements +et aux violences, tandis qu'à elle-même sa conscience lui faisait un +devoir de secourir son père, comme lui-même l'avait secourue. + +On était alors à la fin de mars. + +Un beau jour, Berwick, se disant épuisé par le travail et dominé par un +ardent besoin de respirer un meilleur air que l'air de Paris, annonça +qu'il avait loué une propriété d'agrément et qu'il allait s'y rendre. +Sans autre forme de procès, il pria sa femme de se préparer à le suivre, +et comme elle lui demandait en quel pays se trouvait cette propriété, +il lui répondit qu'il tenait à lui ménager une surprise. + +--Mais, du moins, lui dit-elle, emporterai-je ce qu'il faut pour une +absence de huit jours ou de trois mois, et pour habiter les Ardennes +ou la Provence. + +--Peu importe, lui dit-il, emportez ce qu'il faut pour demeurer n'importe +où et partout. Quant à la durée, elle dépendra du bien que cette absence +pourra me faire. Il est temps que je songe à sauver la barque en sauvant +le pilote. Vous êtes la dernière à vous apercevoir que ma santé s'altère +profondément et de plus en plus. + +Puis, dès le lendemain de ce jour-là , il annonça son départ pour le soir +même. + +Mme Berwick, prêtant à son mari quelque dessein sinistre, n'avait plus +ni le temps, ni aucun moyen de communiquer avec M. de Breuilly. + +Les malles furent improvisées; l'appartement de la rue d'Anjou fut fermé +et, à la nuit close, après un dîner silencieux auquel Laure ne toucha +point, un omnibus de famille conduisit les deux époux à la gare +Montparnasse. + +Laure espéra du moins connaître la destination lorsque Berwick prendrait +les billets; mais il la fit entrer dans la salle d'attente des premières, +pendant qu'un domestique allait au guichet et faisait enregistrer les +bagages. Elle monta donc en voiture, littéralement sans savoir où elle +allait. + +Pour comble, elle se trouva seule dans le compartiment avec Berwick. + + + + +XII + + +A la stupéfaction du concierge de la rue d'Anjou, n° 19, M. Berwick +était, dès le surlendemain, de retour dans son appartement, après avoir +annoncé une absence lointaine et prolongée. Le trousseau de ses clefs à +la main, il s'enferma chez lui tout seul, car il avait congédié les +domestiques qu'il n'avait pas emmenés. Il pratiqua une minutieuse +perquisition; tous les meubles à l'usage personnel de Laure y passèrent. +Ce fut en vain; le reçu n'était réellement pas rue d'Anjou. + +Il était impossible, d'après les relations au moins amicales entre +M. de Breuilly et Laure, que celle-ci n'eût pas donné au comte, en +garantie d'un versement qui ne pouvait être venu que de lui, le papier +qui représentait les 300,000 francs. Ainsi, le créancier réel n'était +plus Mme Berwick: c'était l'ami imprudent et généreux qui avait fourni +cette somme, et c'était lui qu'il importait de sonder, de provoquer à un +aveu, de désarmer, s'il rêvait une campagne contre le débiteur. Berwick +prit donc une résolution hardie. Peu soucieux du mépris non dissimulé +du gentilhomme pour un Gobseck de son caractère, il affronta une entrevue +nouvelle avec lui. Paul l'avait, par écrit, traité de drôle, mais le +banquier se souciait peu des injures qui rentraient, selon lui, dans la +catégorie des _frottements inutiles_, nuisibles au bon fonctionnement +des affaires. + +Le banquier apprit aisément, par Charaintru, l'adresse actuelle de Paul +et, comprenant qu'il ne pouvait faire venir à son cabinet de la rue Le +Peletier un personnage qui ne lui devait rien, il résolut d'aller aux +Batignolles. Il avait une entrée toute naturelle; s'il rencontrait la +comtesse chez elle, il pouvait se plaindre aimablement d'avoir été +frustré d'une visite annoncée par M. le comte lui-même. + +Quel que fût l'empire de Paul sur lui-même, son visage marqua un vif +Dégoût quand Annette annonça à son maître le nom du visiteur qui le +demandait. Mais la défense des portes est plus difficile dans les +petites maisons que dans les grandes. Il n'y avait pas là de portières +épaisses et de pièces en enfilades pour amortir les voix. + +A quelques mètres, Berwick entendit Annette prononcer son nom; il avait +Même entrevu déjà la figure austère du comte par une porte entrebâillée. + +--Faites entrer! fut la seule réplique de Paul à l'annonce de cette +visite inattendue; et quand le banquier parut devant le gentilhomme, +celui-ci était debout derrière sa table à écrire, s'inclinait sans +ouvrir la bouche et de la main lui désignait un fauteuil. + +À voir entrer Berwick souriant, pétillant, mis à la dernière mode, ganté +de frais et exhalant un vétiver intense, on aurait dit que ces messieurs +n'avaient pas cessé de se voir et que le banquier continuait simplement +avec M. de Breuilly d'anciennes relations de haute courtoisie. + +--Monsieur le comte, dit le Juif, après les compliments d'usage, je veux +vous prendre pour confident. A une époque encore peu éloignée, j'ai +passé par de mauvais jours. Une confiance excessive peut-être dans des +opérations qui ne la méritaient pas me firent craindre un moment de +succomber dans la lutte. Ah! le terrain de la banque est bien glissant, +même pour un vieux patineur comme moi! Un banquier est difficile à +tromper; mais il se trompe quelquefois!... Il est homme! + +À l'ouïe de cette tirade, le visage de Paul s'allongeait, de plus en +plus ennuyé; Berwick s'en aperçut. + +--Toujours est-il, poursuivit-il, qu'un secours providentiel, offert par +une main inconnue, me tira d'embarras d'une façon singulière, au moment +où je m'y attendais le moins. Quelqu'un, qui poussa la délicatesse +jusqu'à garder l'anonyme, me procura sans garantie aucune, le moyen de +faire face à mes échéances. Cet inconnu pensa-t-il que le masque épais +dont il avait si généreusement couvert son visage ne serait jamais percé +par mes regards? Ou bien fit-il à ma loyauté l'honneur de croire qu'elle +serait d'autant plus scrupuleuse, qu'il m'était plus facile, si je +n'étais pas ce que je suis, d'oublier le bienfait? A la seconde question, +ma présence chez vous répond suffisamment. Elle est en même temps une +dénégation opposée à la première. + +--Pardon, monsieur, répondit le comte, toujours glacé, je ne vois +décidément pas où vous voulez en venir. Il est invraisemblable de +m'attribuer un service aussi extraordinaire, rendu à quelqu'un qui n'est +ni mon parent, ni mon ami. + +--Je regrette amèrement, monsieur le comte, que vous ne soyez plus le +mien, mais je suis demeuré le vôtre, et, quand même je ne le serais plus, +ma venue ici est l'accomplissement d'un devoir. Si vous n'êtes pas +l'auteur de cette belle action, le connaissez-vous? Je pense qu'alors +vous m'aideriez à le découvrir. Quant à moi, les relations anciennes que +vous avez soutenues avec ma famille vous désignaient comme seul capable +d'une pareille abnégation, dictée sans doute par des souvenirs qui vous +sont toujours chers; et dans cette hypothèse, ce que vous m'avez prêté, +je me suis mis en mesure de vous le rendre, + +--Ainsi, dit Paul, je ne vous ai pas réclamé d'argent, et vous m'en +apportez? Mais pour l'accepter il faudrait que j'eusse reconnu la dette. + +--Et c'est ce que vous allez faire, mon cher comte; car il m'est +impossible de rester dans la situation où je suis. Vous n'êtes plus mon +ami, dites-vous? A plus forte raison n'avez-vous pas de cadeaux à me +faire, et il ne me convient pas, à moi, d'en recevoir. + +Paul était excessivement combattu; car, ou Berwick, ayant appris la +vérité, venait réellement pour s'acquitter, et la position du comte +Etait trop amoindrie pour qu'il pût mépriser une pareille aubaine; ou +bien le rusé banquier voulait seulement obtenir la preuve que Paul avait +réellement fourni à Laure les 300,000 francs. + +Paul savait parfaitement que, à vues humaines, il faut être l'amant +d'une femme, quand on n'est ouvertement ni son frère, ni son père, ni +son mari, pour accomplir des actions d'un pareil dévouement; et si +Berwick voulait avoir une preuve matérielle de l'infidélité de sa femme, +il n'en avait pas de plus belle à recueillir que l'aveu du service +rendu par Paul. + +Et le comte ne voulait ni perdre décidément sa fortune, ni compromettre +Laure en s'avouant l'auteur du bienfait. + +Il regardait fixement Berwick, qui ne baissait pas les yeux, et qui +cherchait en vain, dans la physionomie de son interlocuteur, une trace +des sentiments qui l'agitaient. + +--Monsieur, dit-il enfin au banquier, vous n'êtes point mon obligé, et +pour ce motif je ne puis que vous remercier de la sollicitude exquise +qui vous conduit chez moi. Il est en effet possible que, par mes +relations personnelles et sous le sceau de la confidence, j'aie connu +l'auteur de cette libéralité dont vous parlez. Si elle a raffermi votre +crédit, j'en suis aise. Si vous avez à coeur une restitution, cette +restitution sera certainement bienvenue, mais pour que je puisse en +toucher un mot à la personne que cela intéresse, au moins faudrait-il +que je pusse lui dire sous quelle forme cette restitution aurait lieu. +De quelle somme s'agit-il et qu'offrez-vous? + +--Mon Dieu! repartit Berwick avec une sorte de bonhomie, j'ai lancé +depuis peu l'affaire des «Fumiers de la ville de Paris». Or, il a été +créé des parts de propriété de cette mine inépuisable, pour récompenser +certains concours. Je m'en suis réservé une quantité considérable et je +puis en disposer en faveur de quelques privilégiés, sans leur faire +bourse délier. Ces titres, qui ne coûteraient rien à mon créancier, le +nantiraient d'un revenu tel, à moins qu'il ne préférât les vendre en +hausse, qu'il serait remboursé, capital et intérêts, en peu d'années. + +Quoique Paul ne fût pas un homme de Bourse, il se rappela tout +soudainement les parts de propriété de certaines entreprises et il eut +sur les lèvres un mot qu'il n'articula pas: monnaie de singe! + +Accepter ce mode de remboursement, c'était désarmer sa fille, à qui il +était bien réellement dû 300,000 francs, et liquider, en ce qui le +concernait lui-même, une créance de cette somme par un tant pour cent +dérisoire. + +Il n'avait pas fait un sacrifice pour en bénéficier; en sauvant Laure +du déshonneur et de la persécution, il n'avait compté sur aucun avantage. + +Il aurait accepté s'il avait été seul, aimant mieux, que sais-je? Trente +mille francs, sur trois cent mille que rien, mais il fut intraitable. + +Seulement, comme il voulait réfléchir, il ajourna. + +--J'ignore absolument, monsieur, quel accueil pourra être fait à cette +ouverture officieuse; mais il est une question à laquelle vous n'avez +pas répondu Quel est le quantum de la créance? + +--Puisque ce n'est pas affaire à vous, monsieur le comte, en quoi ce +chiffre peut-il vous intéresser? + +--Vous avez raison, répliqua M. de Breuilly avec brusquerie. Eh bien! +je dirai un mot dans l'occasion de vos «Fumiers de la ville de Paris». +C'est tout ce que je puis faire. + +--Si vous jetiez un coup d'oeil sur la cote, ajouta le Juif d'un air +insinuant, vous verriez que, ces jours-ci, ces titres-là sont cotés +très haut. Or, tout a des fluctuations, et.... + +--Oui, interrompit Paul, ces fluctuations peuvent être défavorables si +l'on ne se hâte? + +--Je ne dis pas cela, objecta Berwick; mais l'occasion n'a qu'un cheveu. + +--J'ai dit, riposta le comte en se levant. + +C'était mettre Berwick en demeure de l'imiter. Il le fit. + +--Ah! il fait fi de mes parts de propriété qui ne lui coûteraient rien, +ni à moi non plus, et dont je lui avais apporté un ballot dans ma +voiture. Décidément, c'est un homme indécrottable, pensa le banquier. + +Puis haut: + +--Aurai-je l'honneur de vous revoir, monsieur le comte? + +--C'est douteux, monsieur Berwick. Je suis avec Mme de Breuilly sur le +point de m'absenter. + +Puis, dès que Berwick eut franchi la grille: + +--Annette, dit Paul à la vieille femme de chambre, vous avez bien vu cet +homme? Je n'y suis jamais pour lui. + +Comme il revenait sur ses pas en traversant la cour, le facteur sonna et +Remit une lettre qui portait le timbre de Tarbes. + +La suscription était de Gustave Mayran. Paul sourit avant de l'avoir +ouverte, à la pensée d'y trouver la reconnaissance et le contentement +d'un ami. + +Elle était courte, comme toutes les missives du général: + +«Merci, mon vieux Paul! Tes démarches ont été couronnées de succès, et, +grâce à toi, je vais commander à Lunéville, ce qui, par la canicule +prochaine, sera plus rafraîchissant que Tarbes; et puis, étant de +Verdun, j'aime la Lorraine, je suis là chez moi. Les journaux annoncent +qu'Adrien de Vermont est arrivé de l'Afrique Centrale. Je pars pour +Paris. Le quartier général sera chez moi, rue de Bellechasse. J'aurai un +mois à vous consacrer. + +«Mes plus empressés hommages à madame la comtesse. + +«GUSTAVE MAYRAN». + + + + +XIII + + +Le village de Clamart, dont les omnibus ont fait un faubourg de Paris, +rive gauche, a pour attrait principal le voisinage de ses bois. Il forme +plus ou moins, du côté sud-ouest de Paris, un pendant à ce que fut jadis +Romainville, au nord-est. C'est ainsi qu'aller à Clamart, pour toute une +Colonie de négociants parisiens retirés des affaires, c'est encore aller +à la campagne. Si l'on traverse le bois dans sa partie la plus étroite, +au sud, on aperçoit, à peu de distance, au bout d'une plaine, un vrai +village de cultivateurs, sans enseignes peintes sur ses pignons, sans +orgue de Barbarie, enfin tout un étonnement pour le citadin, qui respire +là , à pleine poitrine, un air vif et vierge, et qui entend chanter les +coqs et bêler les moutons; cette, bourgade en dehors des voies ferrées +est le Plessis-Piquet. + +S'il n'y a guère, à Clamart, que de fort petites propriétés bourgeoises, +il n'y en avait pas du tout au Plessis-Piquet, hormis une, plus grande +qu'aucune de celles de Clamart, et qui tranchait avec les corps de +ferme d'alentour. Les hôtes de cette habitation, appelée dans le pays +_le Château_, étaient là depuis peu et fort peu connus. Le maître de la +maison venait chaque matin, en cabriolet, prendre le train de Paris à la +gare de Clamart. Il revenait le soir, à des heures indéterminées. Il y +avait une dame que l'on apercevait à peine dans les jardins et qui n'en +franchissait jamais les clôtures. Le seul personnage bien apparent de +la maison était un maître-valet, altier, monosyllabique et plus +ordinairement silencieux, qui faisait les emplettes et payait les +fournitures. Quand on sonnait, il se montrait à la grille. Le château +ne recevait pas de visites, et cette absence de relations avait fait +surnommer ses habitants: les ours. + +Quant à Clamart, sa colonie parisienne, qui ne se renouvelle guère, +s'était enrichie, vers le même temps, d'un nouveau membre. + +C'était un homme de haute taille et de tournure distinguée. Il pouvait +avoir cinquante ans et ne connaissait non plus personne. + +Ordinairement en costume de chasse, complet de velours marron, feutre mou +De couleur grise, avec un crêpe fané et un ruban noir, il ne portait +point de fusil, mais une gibecière, qui lui servait pour la récolte +des herbes sauvages et des fleurs. + +Il se promenait beaucoup et de tous côtés. Un voile vert, à la façon +Des Anglais, lui couvrait le visage. Ses allures étaient celles d'un +convalescent qui va sans but déterminé. Les lézards, les papillons, les +oiseaux, les phénomènes de la nature semblaient seuls captiver son +attention. Dès qu'il est avéré qu'un flâneur herborise, dessine ou fait +collection de coléoptères, les gens affairés, les gens _sérieux_ ne +prennent plus garde à lui. C'est ce qui lui arriva. Du reste, il avait +l'air trop respectable pour éveiller la défiance; il était trop uni pour +faire événement. Comme on ignorait son nom, on disait simplement de lui: +C'est le monsieur qui bâille aux mouches. Entre autres excursions +habituelles, il s'attardait souvent au pourtour du parc dépendant du +château du Plessis. Là , dans les sentiers tracés par le hasard, il +trouvait plus de fleurs et d'insectes à son gré. Quelquefois il +s'asseyait sur une souche, pour examiner à la loupe les coléoptères +récoltés par lui dans son petit flacon d'entomologiste, ou bien il +tirait de sa gibecière un livre qu'il lisait jusqu'au coucher du soleil. + +L'habitation de ce personnage était la plus petite case de Clamart, à +côté du presbytère. Il l'avait louée, meublée et y avait installé sa +femme. Une dame très comme il faut, et leur femme de chambre, personne +en cheveux gris, discrète dans ses allures, muette comme ses maîtres et +pour eux d'un respect attentif qui ne se démentait jamais. + +Tout ce que l'on savait de ces gens était, pour avoir entendu la +maîtresse appeler sa servante, que celle-ci s'appelait Annette. De +la maison dépendait un tout petit jardin, qui pouvait avoir six arbres +fruitiers et trois plates-bandes de fleurs. La dame y brodait sur un +pliant, une partie du jour. + +A l'un des angles du parc, dans la région la plus éloignée du château, +il y avait un kiosque, séparé des champs par un saut-de-loup et d'où +l'on découvrait Châtenay et la déclivité de son côteau. La châtelaine +inconnue, que l'on ne voyait jamais en toilette, y venait quelquefois +en déshabillé champêtre, mais toujours seule. Elle demeurait là , sous +son baldaquin de chaume et ses courtines de lierre, assise à une table +rustique, où elle se tenait accoudée, la tête dans les deux mains. +Il était inévitable que ces stations douloureuses en apparence, et +assez prolongées, éveilleraient bientôt l'attention du promeneur à la +gibecière, qui venait fureter fort souvent par là . Les deux étrangers se +connaissaient sans doute, car dès la première fois qu'ils s'aperçurent, +la dame envoya un baiser au monsieur, qui répondit par un affectueux +salut de la main. + +Mais aussitôt la dame porta le doigt à ses lèvres en désignant, de +l'autre main, les alentours du kiosque. Alors le promeneur s'assit en +face de la dame, sous des buissons qui bordaient le sentier, et il +attendit. La dame tira de la poche de sa robe un carnet et un crayon, +traça quelques mots, et choisissant une petite pierre, y assujettit le +billet et lança le projectile de l'autre côté du saut-de-loup. Le +promeneur ramassa cette dépêche, la déplia, et parut atterré de ce qu'il +lisait. Répondre par le même moyen était chose facile; mais, pour un +homme prudent, il y avait cette différence que le billet, une fois tombé +entre ses mains, était en sûreté, tandis que les appréhensions exprimées +par la dame sur la surveillance dont elle était l'objet, rendaient +dangereuse la réciproque. La dame exprima cette appréhension par signes; +mais comme la réponse était urgente, il fut sans doute convenu, aussi par +signes entre eux, que la damne rejetterait la réponse après l'avoir lue. +C'est ce qui eut lieu. + +Dès le lendemain, mais par un chemin tout différent et à une autre heure, +le promeneur revint au pied du kiosque. La dame n'y étant point, il se +mit à aller et venir avec une agitation inquiète. Enfin, elle parut, +et le télégraphiste sembla un peu calmé. Ces rendez-vous mystérieux +présentèrent pendant quelque temps peu de variété, mais apparemment +ils prirent tout à coup un caractère tragique, puisque, oubliant les +précautions antérieures, le promeneur alla jusqu'à dire à la dame: + +--Voulez-vous fuir? + +--Et le saut-de-loup? Et ce costume? répliqua-t-elle, en montrant +qu'elle était en robe de chambre et en pantoufles, sans même un chapeau +de jardin. + +Le promeneur insista, promit d'amoindrir la difficulté en se portant +lui-même au fond du saut-de-loup, au risque de se déchirer les mains aux +acacias qui le garnissaient, dans le but de soutenir les pieds de +la dame pour lui faciliter la descente. + +Mais la dame ajourna cette proposition, qui lui semblait désespérée. +Il y eut cependant, par un échange de missives nouvelles, quelque chose +de convenu pour un jour suivant. + +Ce jour-là , la dame se présenta au kiosque, vers le déclin du soleil. +Elle était en habit de ville, mais fort simplement vêtue. Elle commença +par jeter au promeneur, qui était naturellement à son poste, un fort +léger sac de nuit; puis, ayant regardé une dernière fois autour d'elle +et n'ayant vu personne, elle vint à pas lents et d'un air distrait +jusqu'au bord du saut-de-loup. + +Tout à coup elle s'y assit, les pieds pendants au dehors. De son côté, +le promeneur s'était laissé couler sous les acacias du fossé, et il se +tenait plaqué à la muraille et les bras étendus au-dessus de sa tête +pour soutenir la fugitive, lorsqu'en se retournant, pour se retenir aux +branches d'un arbre du parc, la dame s'arrêta soudain en poussant un +léger cri. + +Aussitôt son mystérieux ami disparut derrière le buisson le plus +rapproché du fossé. + +Au moment de remonter dans le champ, et comme il s'assurait que la dame +Etait tranquillement rétablie dans le kiosque, le galop d'un chien fit +bruire les broussailles du fond du saut-de-loup. + +L'étranger se mit en défense contre une attaque possible de l'animal, +mais en levant les yeux à cinquante mètres du kiosque, et droit en face +de lui, il vit, se tenant debout d'un air narquois, le maître-valet, +qui formait la garde du château et qui semblait attendre, sans ouvrir la +bouche, à quel parti allait s'arrêter le délinquant. + +Le chien, n'osant attaquer sans doute, se contenta d'aboiements furieux, +et le promeneur, assis paisiblement en apparence sur le bord opposé et +un long couteau ouvert dans la main, se borna à dire, avec une nuance de +hauteur, au domestique: + +--Voulez-vous rappeler ce chien? + +--Il fait son devoir, objecta le valet sur le même ton. +Que cherchiez-vous dans ce fossé? C'est ici une propriété close. + + +--Il m'en souviendra, riposta l'autre, qui, s'installant commodément sur +le revers du saut-de-loup, au lieu de continuer sa retraite, affecta de +tirer un livre de sa poche et de continuer une lecture, tandis que le +chien aboyait toujours. + +En présence de cette attitude, le domestique dut se taire et il rappela +le chien, dont l'intervention n'avait plus d'objet. + +Quand le chien et l'homme se furent éloignés, l'ami de la châtelaine +s'assura que la paix de cette dernière, toujours assise dans le kiosque, +n'avait pas été matériellement troublée, et il reprit à pas lents sa +promenade, en jetant à la dame un adieu mimique qui signifiait: +Au revoir! à bientôt! + +La journée ne devait pas finir sur cet incident. + +La nuit était tout à fait venue. + +L'entomologiste rentra chez lui sans hâter le pas et il trouva sa femme +un peu inquiète de sa longue absence; mais son visage était si calme et +le bocal aux insectes si bien rempli, que toute explication devenait +inutile. Cependant il ne vida point sa gibecière devant sa compagne. Elle +renfermait un paquet qui ne lui appartenait point et qu'il eut hâte de +dérober à la curiosité comme aux questions que cet objet pourrait faire +naître. + +Soit qu'il eût omis de le rendre, soit qu'il n'eût pas jugé à propos de +le faire, de peur d'attirer de nouveau sur lui l'attention, il le cacha +dans sa propre chambre et il passa dans la salle à manger pour le repas +du soir. + +En même temps revenait de Paris le châtelain du Plessis-Piquet, ce jaloux +qui faisait exercer sur sa femme une si étroite surveillance. Après +quelques mots échangés avec le maître-valet, cet Othello ne se coucha +point sans avoir parcouru la lisière de son parc avec une lanterne +sourde. Si quelque rôdeur avait été levé à une heure où tous les +habitants du Plessis ronflaient déjà à poings fermés, ce rôdeur aurait +pu voir marcher lentement, le long du saut-de-loup, l'habitant du +château avec sa lanterne. Il aurait pu le voir inspecter le point faible +du rempart extérieur et y reconnaître la trace des pas du promeneur +indiscret. Cependant ce dernier, enfoncé, à Clamart, dans une vieille +bergère, parcourait ses journaux et prenait connaissance d'un billet +arrivé en son absence. + +L'entomologiste n'était autre que le vieil ami et le compagnon d'armes de +Gustave Mayran. Le billet était du général, conviant Paul de Breuilly à +venir dîner rue Bellechasse et y passer la soirée en tiers avec M. de +Vermont. + +On se souvient de l'entrevue des trois amis, du récit que le voyageur fit +d'une chasse au gorille, et de l'insistance que Paul mettait à savoir +comment on peut se défaire d'un gorille du boulevard, lorsqu'un journal +tombant chez Mayran, à l'adresse du comte, rompit soudainement l'entretien +et contraignit Paul à reprendre, sans plus tarder, le chemin de Clamart. + +Sans doute ce brusque départ fut provoqué par des incidents nouveaux et +graves; car, peu de jours après, Paul revenait chez le général, après +avoir prié par un mot Adrien de Vermont de s'y rencontrer également. + +Fort intrigués de cette convocation, les deux amis du comte se trouvaient +réunis lorsque, ce dernier arriva rue Bellechasse. + +--Messieurs, leur dit-il après leur avoir serré la main, nous nous sommes +quittés l'autre jour sur la mort d'un gorille, et c'était mon tour de +vous raconter une histoire. Je reprends donc la parole que vous m'aviez +accordée. S'il s'agit d'une histoire toute personnelle et intime, vous +n'en serez pas surpris; n'y a-t-il pas trente ans que je vis coeur à +coeur avec vous? + +--Il faut dire, objecta de Vermont, qu'il y a pourtant quelques lacunes +involontaires dans nos biographies; car, enfin, nous sommes restés +longtemps sans nous voir. + +--Désormais, répondit Paul, il n'y en aura plus dans la mienne. + +Et alors il leur raconta son histoire jusqu'à la visite de Berwick aux +Batignolles. + +Après un moment de repos, il reprit la parole pour dire à ses deux +auditeurs avec plus de solennité que dans son récit précédent: + +--Maintenant, mes amis, quand je vous aurai fait l'exposé de quelques +faits accomplis depuis la visite du banquier, je ferai appel à vos +lumières, à votre honneur, car j'ai un conseil de vie ou de mort à vous +demander! + +Vermont et Mayran redoublèrent d'attention, et ce fut avec une profonde +Tristesse et une indignation à peine dissimulée que le comte acheva ce +qui lui restait à dire. + + + + +XIV + + +Paul poursuivit: + +--Vous avez vu que Berwick enlevait sa femme de la rue d'Anjou et +la faisait disparaître, au moment où il se préparait à m'offrir un +remboursement dérisoire. Le but évident qu'il s'était proposé était de +la mettre dans l'impossibilité de communiquer et de s'entendre avec moi. +Mais, quelle que fût la sévérité de la surveillance dont Laure était +l'objet, et la défense de la laisser sortir du château, lui absent, Mme +Berwick me fit passer un billet par un moyen que ses argus n'avaient pas +prévu Ce fut la proximité de la route et du parc qui le lui fournit. Un +facteur rural suivait le bord du saut-de-loup, et quelques mots tracés au +crayon et enfermés dans une enveloppe affranchie à mon adresse furent +jetés à cet homme de la même façon que ceux par lesquels elle devait +plus tard correspondre avec moi. Par là , j'appris le lieu de la +séquestration et son objet. Cette séquestration avait quelque chose de +sinistre. Elle ne pouvait durer que si Berwick nourrissait quelque +sombre dessein. Je pris immédiatement la résolution de me rapprocher de +Laure. J'avais été malade. J'étais à peine remis; la comtesse trouva très +naturel que Billardel, prévenu par moi, me recommandât un séjour à la +campagne, et cela le plus tôt possible; aussi vis-je Blanche très +empressée à favoriser ce changement d'air. Je me chargeai de découvrir, +à proximité de Paris, une habitation proportionnée à nos moyens actuels, +et je partis pour Clamart. J'y arrêtai, dans la journée même, le petit +nid que Blanche et moi y habitons, et j'étudiai sans bruit les abords +de la prison où Laure languissait avec ses propres domestiques pour +geôliers. Ne pouvant me présenter chez elle, ni avoir l'air de la +connaître, je dus faire un siège en règle avant de parvenir à +l'apercevoir. La seule promenade qui lui fût permise, celle de son +propre jardin, me la montra dolente, accablée, et ne prenant plus la +peine de s'habiller pour errer dans les allées de son parc. Je ne +pouvais naturellement lui écrire, et elle était bien éloignée de me +croire là . Enfin, un jour, nos regards se rencontrèrent d'un côté à +l'autre du large fossé qui la séparait du monde, et nous pûmes reprendre +la conversation. Je lui fis connaître la démarche de son mari pour me +rendre une somme considérable dont il feignait de croire qu'il n'avait +été délivré aucun reçu... Laure comprit tout de suite que c'était un +moyen employé par Berwick de me faire avouer ma complicité dans cette +affaire; mais je la rassurai en lui disant dans quels termes j'avais +répondu. J'ajoutai que, peu de jours après, j'avais fait savoir à Berwick +le refus d'une tierce personne, auteur du versement des trois cent mille +francs, d'entrer en arrangement avec lui. + +--Vous avez bien fait, me dit Laure, car si vous aviez accepté ce que +M. Berwick vous proposait, nous nous serions trouvés désarmés. Il +n'aurait plus gardé aucun ménagement vis-à -vis de moi. + +--Ces ménagements, poursuivit Paul, ne devaient pas durer longtemps. +Je ne vous raconterai pas par le menu, mes amis, mes rendez-vous avec Mme +Berwick. Par eux, je fus tenu au courant de ce qui se passait dans la +place. Le banquier n'avait pas obtenu de moi l'aveu de la créance, +quoique bien persuadé d'ailleurs que j'étais le créancier, mais il avait +appris à compter sur moi pour secourir sa femme dans les cas extrêmes. +Avait-il de nouveau besoin d'argent? Cela est probable, d'après +l'insistance nouvelle qu'il mît à connaître le nom du bailleur de fonds. +Il eut la constance d'exposer à Laure les avantages attachés aux fameuses +«parts de propriété» qu'il m'avait offertes. Il persuada même à sa femme +qu'il y aurait profit pour elle à accepter de ces parts de propriété, en +échange du reçu des 300,000 francs. Je ne fus pas peu surpris d'entendre +Mme Berwick me demander si je n'avais pas eu tort de refuser. Tout compte +fait, suivant elle, ce mode de remboursement pouvait mieux valoir que +le néant. Je la détrompai. Quoi qu'il en soit, Berwick, furieux de +trouver sa femme aussi opposée que moi à une liquidation de la dette qui +lui permettrait d'en contracter de nouvelles, eut recours au moyen des +lâches: il lui donna huit jours pour déclarer le nom du prêteur, puisqu'il +tenait à effectuer le remboursement; à défaut de quoi, dans un transport +de colère, il lui signifia carrément qu'il la tuerait. Elle prit peur; +elle le savait homme à accomplir sa menace, non avec le bruyant éclat +d'un assassin vulgaire, mais avec ces précautions abominables qui, +sans égarer la justice, donnent au criminel l'espoir de l'impunité. +Représentez-vous cette infortunée enfermée vis-à -vis de son bourreau, +dans une habitation vaste, mais presque déserte, l'indifférence et +l'éloignement de la domesticité, un vide d'un demi-kilomètre entre le +château et les maisons du village, et vous comprendrez ce que j'ai +éprouvé jours et nuits depuis lors. + +Or, j'étais avec vous, j'étais ici le surlendemain du jour où j'avais +été sur le point de faire réussir l'évasion de Laure, entravée dans son +accomplissement par l'apparition soudaine du valet qui garde à vue +Mme Berwick. J'étais, dis-je, avec vous, quand un journal, tombant ici, +le soir, au milieu de notre causerie, me révéla le subterfuge infâme +auquel Berwick avait recours pour forcer mon incognito. Il me prenait à +partie, dans un de ces échos à initiales transparentes dont j'étais +obligé de reconnaître l'inspirateur, quoiqu'il puisse paraître +invraisemblable qu'un mari mette en jeu l'honneur de sa propre femme. + +Voici, au surplus, l'article en question: + +«Il n'est bruit, en ce moment, dans les salons de la haute société +parisienne, que d'une aventure dont Mme B..., la femme d'un banquier +bien connu, aurait été l'héroïne. + +«M. de B..., dont la récente et subite retraite dans un quartier +excentrique a donné lieu, depuis quelque temps, à des suppositions plus +ou moins fondées, poursuivait, paraît-il, Mme B... de ses assiduités. +De son côté, Mme B... n'était pas insensible, malgré la différence d'âge. + +«M. de B..., du reste, ancien militaire a encore fort belle prestance, +malgré ses cinquante ans. + +«Toujours est-il que M. B... ayant emmené sa femme dans sa propriété de +C..., M. de B... les suivit et, avant hier soir, à la nuit tombante, il +tentait d'opérer, de concert avec elle, l'enlèvement de la jeune femme. + +«Ici commence le côté comique de l'histoire. Un chien dénonça par ses +aboiements la présence d'un inconnu à un valet qui se promenait au fond +du parc, et celui-ci arriva au saut-de-loup qu'il s'agissait de franchir, +juste au moment où la dame allait se laisser choir aux bras de son +ravisseur! + +«Aussitôt alerte, tumulte, scandale, fuite de l'amant et arrivée du mari, +qui trouve sa femme en toilette de voyage et prête à lever le pied. On +rapporte que M. de B...., qui est marié, avait déjà opéré le sauvetage +d'un sac de nuit qui contenait des objets indispensables. Nous tiendrons +nos lecteurs au courant de l'aventure, et leur dirons si M. de B... est +venu réclamer une récompense en rapportant au château le sac de nuit en +question.» + +--Que dis-tu de cela, Adrien? fit Mayran en passant à M. de Vermont le +journal qu'il venait de lire. + +--J'ai vu ailleurs de semblables ordures, repartit le sceptique; dans +certains pays d'Amérique, cela se fait couramment et avec non moins +d'effronterie. + +--Cela ne se pratique pas encore avec impunité en France, repartit Paul +avec emportement, et malheur à l'auteur, quel qu'il soit, de cette +infamie! L'ayant lue, vous vous en souvenez, je levai brusquement +la séance et je repartis pour la campagne. + +Mayran, en sa qualité de général, se montrait d'autant plus froid que +les situations étaient plus graves. + +--Il y a ici quelqu'un en mauvaise passe, dit-il, mais qui? La réputation +de Mme Berwick, dont on mettra le nom sur l'initiale incriminée. Berwick, +qui évidemment ne se bat pas! Le journaliste? Il se retranchera derrière +Berwick. Il excipera, comme on dit, de sa bonne foi, et si Paul pourfend +le journaliste, le banquier reste debout. + +--Une provocation, dit Adrien, n'atteint donc pas le coupable. Elle met +Mme Berwick en cause, et elle n'expose que Paul. + +--Il doit être pourtant possible de forcer Berwick à se battre, et je +l'y forcerai, dussé-je le souffleter publiquement et périodiquement. + +--Tu iras en correctionnelle pour voies de fait, lui dit Vermont; et +devant les tribunaux le nom de ta pauvre Dulcinée sera livré en pâture +aux quolibets. Est-ce là ton but? Non, évidemment. + +Le général était pensif. + +--Il y a, dit-il, une chose que je n'aperçois pas. Quel intérêt Berwick +a-t-il à diffamer sa femme, dans une feuille publique et à provoquer, de +la part de l'homme qui s'intéresse à elle, des représailles inévitables? + +--Affaire de _chantage_, riposta M. de Vermont. Avec le tendre intérêt +que notre ami porte à sa fille, il payera, pour faire taire, comme il a +payé déjà pour sauver Mme Berwick d'un ignoble guet-apens! + +--On n'a pas tous les jours 300,000 fr. sous la main, ajouta M. de +Breuilly avec une ironique tristesse. En attendant, messieurs, +continua-t-il avec emportement, les faits se réduisent à ceci: Laure est +aux mains d'un assassin, d'un empoisonneur, et Laure est ma fille! Elle +n'a de protecteur que moi. Je tuerai le gorille, je tuerai Berwick. +Parlons seulement des voies, moyens et armes. Vous serez naturellement +mes témoins, et je suis l'offensé. + +--Dieu sait, dit le général, si je respecte tes sentiments, ton anxiété, +ta colère. Mais voilà de ces extrémités auquel l'amour nous porte, et +que, pour ma part, j'avoue n'avoir jamais connues! Et encore, s'il +s'agissait de Charlotte elle-même, qui n'est plus, mais c'est de sa fille +qu'il s'agit, et sa fille ne porte pas ton nom! + +--C'est pourtant le seul enfant qui me reste, repartit le comte avec un +sanglot dans la gorge; tu n'as pas comme moi, Gustave, perdu les deux +autres! + +--J'aimerais mieux pour toi, répliqua Mayran, que tu n'eusses jamais +rencontré ni adopté cette enfant-là ! Mais revenons à notre sujet: il y a +devant nous, comme tu le dis, un gorille qui torture une femme. Une femme +qui est ta fille! Il faut tuer le gorille pour la sauver. Eh bien! Nous +allons au journal; nous demandons à parler à l'auteur de l'écho. On nous +le nomme ou, par un scrupule que je conçois, le directeur du journal +accepte la responsabilité de l'article. Nous l'examinons avec lui; il +appert de là que le racontar est venu du dehors, et nous sommons le +directeur d'en dénoncer l'auteur ou de se placer en face de toi. A +compter de ce moment, nous avons livré deux noms que nous aurions tenu à +taire; mais de quel droit irions-nous demander raison à Berwick, qui +n'est pas moins outragé que vous deux? Il dira ne rien savoir. + +--Berwick sait tout, allez! dit M. de Breuilly. Lui seul a pu trahir ce +que lui seul sait. Le soufflet que je lui réserve n'aura pas besoin de +commentaires. + +--Mais alors, dit Adrien, de par ce soufflet il devient l'offensé. + +--Eh que m'importe! pourvu qu'il meure de ma main! Épée, sabre de +cavalerie, pistolet, carabine, tout ce qu'il voudra, tout m'est égal! +Et si l'on veut, successivement avec toutes ces armes, car c'est d'un +duel à mort qu'il s'agit! + +--Les Américains, dit Adrien, ont une manière de trancher la difficulté: +ils partent chacun avec une carabine chargée, de deux points opposés +d'une forêt, et ils vont devant eux jusqu'à ce qu'ils se rencontrent. +Le premier, qui aperçoit l'autre lui envoie une balle dans la tête et +tout est dit. + +--Cela, objecta le général, dans nos idées françaises, ressemblerait fort +à un assassinat, vu l'absence de témoins. Un braconnier à l'affût tirant +sur un garde ne procède pas autrement. + +--Soyons sérieux, reprit Paul; le duel sera tout ce que vous voudrez, +français, américain ou allemand, pourvu qu'il ait lieu. Dictez-en les +conditions, je m'y range par avance. + +Mayran, voyant à quel paroxysme de fureur Paul était graduellement +arrivé, lui dit alors avec la douceur et la fermeté d'un homme à qui son +grade assure partout la préséance: + +--Veux-tu t'écarter un moment pour laisser à Adrien et à moi la +possibilité d'échanger quelques mots à ce sujet? + +--De grand coeur, répondit M. de Breuilly; je vais passer un moment dans +la salle de billard et attendre vos conclusions. + +A ces mots il sortit et l'on entendit rouler furieusement les billes sur +le tapis vert. + +--Paul, dit Adrien au général, se croit déjà en face de l'ennemi. + +Mayran secoua la tête, et les deux hommes se parlèrent quelque temps à +Voix basse. + +Tout à coup, le général ouvrit la porte de la salle de billard et, suivi +de M. de Vermont, il dit à M. de Breuilly: + +--Paul, tu nous as pris pour arbitres; tu as accepté notre décision par +avance; eh bien! ce duel est tout bonnement impossible, il n'aura pas +lieu. + +Le comte parut d'abord atterré, puis il dit: + +--Impossible n'est pas français, il s'agit d'un père qui veut venger et +sauver sa fille. + +--Eh bien! répliqua le général, c'est sur elle et sur toi que tu +déchargerais ton arme, tu n'atteindrais pas Berwick. + +--Si tu frappes Berwick au visage, ajouta M. de Vermont, tu produis +inévitablement un scandale, car, bâti comme il est, au lieu de riposter, +il ira se plaindre, et alors, c'est Mme Berwick qui aura reçu le +soufflet. + +Par respect pour l'amitié, Paul baissa la tête; mais il ne sortit plus +de sa bouche un mot qui pût faire penser à ses deux amis qu'il avait +ratifié leur sentence. + +A la suite de cette conversation, le comte retourna à Clamart; mais, dès +que Mme de Breuilly se fut endormie et qu'Annette se fût retirée dans sa +chambre, il sortit, armé, pour aller rôder, le reste de la nuit, autour +du château. + +--A tout événement, pensa-t-il, je serai là . + + + + +XV + + +Il était entre onze heures et minuit lorsque Berwick, à l'insu de sa +femme et de ses gens, sortit du château par une porte-fenêtre du salon, +en portant une lanterne sourde et son fusil de chasse passé par la +bretelle sur son épaule droite. + +Il appela le chien de garde et tous deux, furetant, commencèrent en +silence le tour complet de la propriété. Ces rondes de Berwick étaient +assez habituelles. C'était le seul moment où il pût vérifier sans témoins +l'état des clôtures, la trace des pas dans le sable, et les trouées dans +le taillis. + +La plus grande partie du parc était bordée par le saut-de-loup. Ce +saut-de-loup n'était visible qu'au bord, rempli qu'il était jusqu'à fleur +du sol par des arbustes épineux rasés à la faux et qui lui donnaient +l'air d'une bande de pelouse. Le temps y avait, çà et là , pratiqué des +trouées, et par endroits la végétation avait même disparu; mais, vu du +parc, le site se trouvait dégagé partout, et le propriétaire, en se +promenant n'apercevait pas ses propres limites. + +Berwick s'avançait, à pas lents, tantôt à ciel ouvert, tantôt sous les +groupes d'arbres de haute futaie où serpentait l'allée, mais sans +s'éloigner jamais beaucoup du fossé, au bord duquel il s'arrêtait par +moments, regardant le sol et les herbes avec sa lanterne. + +La nuit était assez claire pour que le banquier distinguât les traces +récentes du pas de sa femme et celle de son maître-valet. + +Quand il fut près du kiosque, il se dirigea de ce côté, y entra, regarda +si quelque papier avait été oublié là ; mais il n'y trouva qu'une chaise +de jardin, déplacée par la dernière personne qui s'était assise devant +la table, Laure certainement. + +Il ressortit du kiosque, qui était le point le plus éloigné du château, +et, se souvenant que ce point avait été choisi par l'assaillant pour +tenter l'assaut, il examina longuement les buissons et jusqu'aux pierres +du mur. + +De ce point du parc, le château était naturellement invisible; autrement, +M. de Breuilly et Laure ne l'auraient pas choisi pour une évasion. Un +petit bois interceptait l'horizon, et ce n'est qu'au détour de ce bois +que Berwick s'arrêta de nouveau et regarda la façade de son habitation. +Toutes les fenêtres étaient obscures, excepté deux, l'une, celle de la +chambre de Mme Berwick; l'autre, celle de sa propre chambre, où il avait, +à dessin, laissé en sortant une lampe allumée. + +Du côté de la route un coin de haie, flanqué d'un saule et de quelques +noisetiers, qui formaient une tache obscure. Le chien aspira l'air dans +cette direction et il commença à gronder, mais les yeux de Berwick ne +parvenaient pas à sonder ce fourré. Le chien persévérant dans son +inquiétude, le banquier, par un mouvement instinctif, posa sa lanterne à +terre et arma son fusil. + +Alors une silhouette foncée, que Berwick avait prise pour celle d'un +tronc de saule, parut mouvoir deux de ses branches. Le craquement léger +d'une batterie que l'on arme répondit à la démonstration belliqueuse +de Berwick, et le chien, une patte levée, tomba définitivement en arrêt. + +Il éventait fortement dans la direction de la haie, et grondait toujours, +mais très bas, quoique plus rageusement. + +Rien ne ressemble au craquement d'une batterie comme un craquement de +branches dans un vieux arbre, à la moindre brise; cependant, vu l'attitude +du chien, le doute n'était guère permis, il y avait là quelqu'un. + +--Qui va là ? cria Berwick d'une voix faible, mais distincte. + +Pas de réponse. + +Alors, de peur de s'aventurer inconsidérément, le banquier ramassa une +Petite pierre et la lança par-dessus le saut-de-loup, dans la direction +du fourré. + +La silhouette fit un mouvement, le chien aboya, et son maître répéta la +question: «Qui va là ?» mais, cette fois, d'un ton plus impérieux. + +--L'ennemi! répondit cette fois le fantôme, dont le visage s'accentua au +clair de lune; car il avait fait un pas en avant, sur la provocation de +Berwick, et la forme de son corps se dessinait maintenant sur la pâleur +de l'horizon nocturne. + +Sans donner au banquier stupéfait le temps de faire un seul mouvement, +M. de Breuilly avait épaulé son fusil et mis en joue son adversaire. + +--Ne bougez pas, monsieur Berwick! lui cria-t-il, et alors je ne tirerai +pas. Seulement, déposez votre fusil! + +Le banquier obéit machinalement à cette injonction terrible en couchant à +terre son fusil armé. + +Paul abaissa son arme, mais en la conservant à la main. + +--Je suis heureux, reprit le comte, d'un hasard qui me procure un +entretien décisif avec vous. Vous reconnaissez-vous l'auteur d'un écho +publié dans un journal d'avant-hier et qui met en scène madame Berwick, +vous et moi? + +--Non! répondit le banquier, et j'ignore ce dont vous me parlez, monsieur +le comte! + +--Vous mentez! dit Paul, et vous m'en rendrez raison! + +--Me battre avec vous? Ce serait une singulière façon de reconnaître un +signalé service que vous m'avez rendu! Mais ne vous ai-je pas moi-même +offert la restitution d'une somme que vous ne me réclamiez pas, et de +laquelle il n'existe aucune reconnaissance écrite, ni aucune trace? + +--Vous mentez! répéta de Breuilly; cette preuve existe, et si elle +n'existait pas, vous ne m'auriez rien offert du tout! Vous ne l'avez fait +qu'après avoir épuisé tous les moyens, l'obsession, la menace, +la violence même, et la violence envers une femme! + +--Mais, monsieur, cette femme est ma femme! + +--Cette femme est ma fille! riposta le Comte. J'ai considéré comme un +devoir de la sauver du déshonneur au prix de ma fortune. Aujourd'hui je +considère encore comme un devoir de la délivrer de son bourreau, même au +prix de ma vie. L'un de nous est de trop ici-bas; nous allons régler +cette affaire à l'instant même! + +--Mais c'est un duel sans témoins, un assassinat! + +--Pardon, monsieur Berwick, dans un assassinat les deux adversaires ne +sont pas pareillement armés et prévenus. Lavons donc notre linge sale +en famille! Nous avons pour cela tout ce qu'il faut! Il est minuit +quarante-cinq, ajouta-t-il en consultant rapidement sa montre. Sur le +coup d'une heure, aux cloches du Plessis-Piquet, nous épaulerons et le +premier prêt tirera! Reprenez votre fusil et tenez-vous en garde! +Si vous essayez de fuir, vous êtes un homme mort! + +Dompté par la volonté de M. de Breuilly, Berwick, déjà plus mort que vif, +Ramassa son fusil. + +Juste à ce moment, l'horloge de l'église sonna au loin les trois +quarts.... + +A minuit, Mme de Breuilly se réveilla; elle regarda la pendule, après +s'être assurée que son mari était absent; il était donc ressorti? +Pourquoi? Elle fut atterrée, car jamais il n'était arrivé pareille chose. +Rien n'annonçait, dans l'état de la chambre de Paul, qu'il fût sorti +précipitamment. Tous les objets étaient à leur place accoutumée. Non, +cependant! Le fusil de chasse, le beau Devismes de M. de Breuilly n'était +point suspendu à des cornes de chamois, entre les deux fenêtres! Paul +était parti en costume de chasseur, après être revenu de Paris en costume +de ville. Cette transformation et ce départ s'étaient opérés entre dix +heures et demie, heure de l'arrivée du train, et le moment où Blanche +avait rouvert les yeux. + +Dans son trouble, elle appela Annette. Annette ne savait rien, n'ayant +rien entendu. Elle se releva aussi. Les deux femmes cherchèrent ensemble. +Paul avait fermé la porte de la maisonnette et emporté la clef. Mme de +Breuilly pouvait sortir, en cas ne nécessité, par une des fenêtres du +rez-de-chaussée; mais son mari avait prémédité une absence de quelque +durée, sans quoi, dans ce village profondément endormi, il aurait, pour +une absence de quelques instants seulement, laissé la clef dans la +serrure, et la porte fermée au pêne. + +Enfin, Paul n'était pas dans le jardin. + +Ces constatations rapides furent opérées en silence. + +A une heure du matin, M. de Breuilly n'étant, pas de retour Mme de +Breuilly, qui s'était habillée, partait. + +Pour aller où? + +Pour suivre le premier des chemins que prenait habituellement son mari +dans ses promenades. Mais l'un l'aurait conduite à Fleury, l'autre dans +la plaine haute du Plessis-Piquet, deux directions opposées. + +Annette accompagnait sa maîtresse. Elles se consultèrent. La situation +était inquiétante. La lune était levée. Sans savoir pourquoi, Blanche et +Annette marchèrent dans la lumière, plutôt que de s'enfouir dans l'ombre. + +Elles arrivèrent ainsi, en peu de temps, mais en un siècle selon la +mesure de leur impatience, sur la lisière du bois, du côté du Plessis. + +Là , elles parcoururent la plaine d'un regard attentif. Il n'y avait +personne. Cependant un chien hurlait dans l'éloignement, sur la gauche. +Elles marchèrent de ce côté. + +À quelque distance du château, elles remarquèrent une certaine +agitation: des lumières couraient dans les fenêtres et dans le parc, +chose inexplicable à pareille heure. + +L'une de ces lumières longeait rapidement le saut-de-loup; elle était +portée par une jeune femme qui précédait plusieurs personnes. A peine +vêtue, les cheveux en désordre et flottants sur ses épaules, elle +avançait, l'oeil en terre, fouillant du regard les herbes et les buissons +à droite et à gauche. + +Blanche, qui n'apercevait que par le dos cette femme éperdue, suivit, +avec Annette, le sentier extérieur au saut-de-loup, comme si le même +danger, le même malheur enchaînait ses pas à ceux de ces chercheurs +enfiévrés. Par moments, ils disparaissaient derrière les arbres, mais +pour reparaître bientôt, marchant toujours le long de la clôture et +guidés par un chien, qui semblait, lui, savoir mieux que personne où il +allait. + +Tout à coup le chien s'arrêta. Les personnes attachées à ses pas firent +halte et formèrent une sorte de cercle. Il y avait à terre un homme tombé +sur la face. Un fusil était encore entre ses mains et couché sous lui en +travers. Des domestiques le placèrent sur le dos, tandis que la jeune +femme avançait la lumière vers le visage de la victime. + +--Mort! murmurèrent les assistants d'une seule voix. + +--Mort! en êtes-vous sûrs? demanda la jeune femme, qui s'était retournée +pour interroger les personnes qui l'accompagnaient. + +En ce moment, le visage de l'inconnue fit face à Blanche, glacée de +terreur, qui se tenait immobile avec Annette, sur le chemin bordant le +saut-de-loup. + +Ce visage pâle fit frissonner Mme de Breuilly. C'était le même qu'au +Bois, du temps d'une jalousie naissante, son mari avait salué, dans le +moment où la flèche du landau bleu menaçait de renverser le coupé de +Blanche. + +C'était le même visage qui s'était offert à elle rue de la Condamine. +C'était la main de cette femme qui lui avait tendu une carte sur laquelle +on lisait: Laure Widmer. + +Un pressentiment sinistre concentra sur le champ l'attention de Blanche +sur les traits du mort. Cet homme replet et presque chauve n'était pas +M. de Breuilly, mais il avait un trou noir entre les yeux. + +La façon dont était tombé son fusil marquait assez qu'il ne s'était pas +tué lui-même. + +Le maître-valet dit: + +--On a tiré sur monsieur de l'autre côté du chemin. Les chiens sont +abattus, le fusil est déchargé, donc monsieur s'est défendu. + +--Il s'est défendu? répéta la jeune femme, qui était tombée à genoux à +côté du cadavre. Il a tiré sur... Ah! mon Dieu! Et rejetant ses cheveux +en arrière, elle se redressa comme par une détente: + +--Il faut que je sorte d'ici! que je voie!... + +Mais, comme il n'y avait nulle porte à proximité, elle s'élança vers le +saut-de-loup, sans s'inquiéter de l'existence du fossé et, alerte comme +un chevreuil, elle se laissa glisser le long du mur, courut à travers les +broussailles jusqu'à l'éboulis par où elle avait déjà dû s'enfuir, sans +s'inquiéter des lambeaux de robe qu'elle laissait aux épines du chemin, +et elle reparut sur la crête opposée; puis, elle revint, en courant, +en face de l'endroit où les domestiques étaient occupés à relever, pour +l'emporter, le corps de leur maître. + +--Qui cherchez-vous? s'écria Blanche en se jetant au devant de Mme +Berwick. + +--Venez, cherchons ensemble! fut l'unique réponse de la jeune femme. + +Tout à coup Blanche, Annette et Laure poussèrent un cri d'horreur: + +--Mon mari! Mon maître! Mon père! + +C'était Paul de Breuilly qu'elles venaient de reconnaître, respirant +encore, malgré une blessure à la poitrine d'où le sang coulait à flots. +Ses courtes moustaches encore blondes, sa barbiche pointue, ses cheveux +coupés courts, enfin sa fière attitude jusque dans les défaillances +suprêmes, lui donnaient une vague ressemblance avec le duc de Guise, +dans le tableau de Paul Delaroche. + +Annette souleva le buste de son maître, qui ouvrit les yeux et sembla +reprendre une sorte de vie en voyant réunis les deux êtres qu'il +chérissait. + +L'oeil égaré, la main fiévreuse, Mme de Breuilly cherchait, avec son +mouchoir à arrêter le sang de la blessure. + +Laure s'arrachait les cheveux et, se jetant sur Paul à corps perdu, elle +l'appelait des noms les plus tendres.... + +--Mais qui êtes-vous donc enfin, madame? s'écria Blanche, pour qui ce +partage de sa douleur était trop cruel, en repoussant brusquement la +femme de Berwick. + +--Votre fille! articula le blessé; quoi qu'il advienne, aimez-la bien!... + +Les deux femmes se regardèrent; la mère comprit tout, pardonna tout! +Elle sentit s'enfuir ses défiances et ses soupçons et, dans un élan +sublime, elle ouvrit ses bras à la fille de Charlotte, qui y tomba en +gémissant! + +Paris, 1883. + +LE GORILLE +FIN + + + + + * * * * * + + + + +LOIN DES YEUX LOIN DU COEUR + +par + +OSCAR MÉTÉNIER + + +Avril 1889. + +Imprimerie E. Mazereau, Tours. + + + + +Un matin du mois de septembre 1879, le capitaine Villefort descendit de +cheval sur la place du Château, à Saint-Germain-en-Laye. Il jeta la bride +à son ordonnance. + +--Conduis les chevaux à l'écurie, et reviens me trouver ici. + +Il désignait la terrasse d'un café qui faisait face à l'église. + +--Bien, mon capitaine! + +Et tandis que le chasseur s'éloignait au grand trot, le capitaine alla +s'attabler au café qu'il avait désigné, puis il parut s'absorber dans +l'observation des fidèles qui défilaient devant lui pour se rendre à +l'église. + +C'était un dimanche; les cloches sonnaient à pleines volées. Saint-Germain +est une vraie ville de province, plantée à peu de kilomètres de Paris. +Excepté à l'heure des trains, en temps ordinaire, les rues sont assez +mornes, mais, ce jour-là , tout Saint-Germain bat le pavé. + +Une demi-heure après, l'ordonnance était de retour. + +--Promène-toi sur la place, lui dit l'officier, tout à l'heure j'aurai +besoin de toi. + +Le brosseur fit le salut militaire, et se retira. + +Quelques minutes s'étaient à peine écoulées, qu'un groupe déboucha de la +place et parut requérir toute l'attention du capitaine. Un vieillard à +cheveux blancs donnait le bras à une dame âgée. Près d'eux marchait +une jeune fille, simplement quoique fort élégamment vêtue et portant un +livre d'Heures. + +Ces trois personnages étaient suivis à quelques pas d'un vieux domestique. + +--Bonnivard! appela le capitaine. + +L'ordonnance accourut. + +--Tu vois ce vieux bonhomme qui suit ses maîtres! + +--Oui, mon capitaine. + +--Tu vas l'accoster, lui demander s'il ne s'appelle pas François, et +s'il n'est pas au service de monsieur de Sermaise. + +--Bien, mon capitaine! + +--Il te répondra: oui, alors tu lui diras que l'officier dont tu es +l'ordonnance désirerait le voir à l'issue de la messe. S'il consent à se +rendre à ton invitation, tu l'attendras et tu le conduiras chez moi, rue +Saint-Thomas, numéro 2. + +--Et s'il demande de la part de qui je viens? + +--Tu ne répondras rien, répliqua vivement le capitaine, ou plutôt tu lui +diras simplement: de la part d'un officier qui connaît ses maîtres. Pas +d'indiscrétion! + +--Compris, mon capitaine! + +L'ordonnance cligna de l'oeil d'un air entendu, et gravit rapidement +Les degrés de l'église. C'était un garçon précieux que Bonnivard. Né sur +les hauteurs de Belle-ville, il réalisait le type du gamin de Paris. +Successivement sculpteur sur bois, figurant, puis artiste dans les +Petits théâtres de banlieue, le hasard de la circonscription avait fait +de lui, à vingt et un ans, un chasseur à cheval. Amoureux de sa liberté, +dédaigneux des honneurs, il avait préféré passer tranquillement son +congé au service d'un officier célibataire, plutôt que de se plier aux +exigences quotidiennes du métier militaire. Piètre soldat, mais excellent +brosseur, très apprécié de son capitaine, dont il avait acquis la +confiance entière. + +Sûr que la mission dont il l'avait chargé serait exactement remplie, +l'officier rentra chez lui, très soucieux. Le capitaine Villefort avait +trente-cinq ans; son abord, très dur, décourageait par une froideur +invincible. La couleur foncée de ses cheveux coupés ras, un peu +grisonnants sur les tempes, ajoutait encore à l'austérité de sa mine. +Il était depuis peu de temps remonté dans son appartement, quand +Bonnivard arriva ramenant le vieux domestique. + +Introduit aussitôt, François s'arrêta, rendu muet par l'émotion, sur le +seuil de la porte. + +--Ah! monsieur Pierre! fit-il d'une voix étranglée, j'avais comme un +pressentiment... + +--Mais oui, Pierre, fit en souriant le capitaine qui tendit en même temps +la main au vieux serviteur, tu me reconnais donc encore, toi? + +--Si je vous reconnais, moi qui vous ai élevé! + +--Une éducation qui ne t'a guère réussi. + +--Ah! Pouvez-vous dire, monsieur Pierre? Vous avez bien quelques défauts, +mais aussi de grandes qualités. + +--Des qualités, moi? fit le capitaine d'un air étonné. Je t'ai pourtant +fait assez enrager ... et même souffrir. + +François secoua la tête. + +--Tout cela n'est rien, répliqua-t-il. + +--Tu es un homme antique, mon vieux François. Alors, sincèrement, tu es +content de me revoir? + +--Si je suis content!... dès l'instant que ce n'est pas à la maison. + +--J'y serais donc mal reçu? demanda le capitaine, d'un ton plein +d'amertume. + +--Je n'ai pas dit cela, monsieur Pierre. + +Il y eut un moment de silence que François rompit le premier. + +--Alors, vous n'êtes plus à Lunéville? + +--J'y étais encore, il n'y a pas huit jours ... mais j'ai été +changé... Maintenant, écoute, François, donne-moi ta parole de ne pas +dire à la maison que tu m'as rencontré. + +--Oui, monsieur, à moins que votre oncle, monsieur de Sermaise, ne me le +demande, car je lui dirais la vérité. + +--Oh! mon oncle ne doit pas parler de moi bien souvent. + +De nouveau François garda le silence. + +--Et maintenant, dit brusquement le capitaine, quelle est cette demoiselle +que j'ai vu entrer avec vous à l'église tout à l'heure? + +--Comment se fait-il que vous ne me parliez pas d'abord de madame +Villefort, votre mère? + +--J'ai eu de ses nouvelles dernièrement, avant mon départ de Lunéville. + +--C'est une longue histoire, monsieur Pierre. Je pensais que vous le +saviez ... puisque madame votre mère vous écrit quelquefois. + +--Deux ou trois fois par an ... mais j'ignorais l'existence de cette +demoiselle. + +--Pour que madame ne vous ai rien dit, il faut qu'elle ait ses raisons, +et alors moi, qui suis au service de madame.... + +--Et plus au mien! interrompit Villefort. + +--Je ne parle pas non plus de mademoiselle, acheva François. + +--Il y a donc quelque chose à reprendre? Autrement, tu ne te gênerais pas +pour parler. + +--Il n'y à rien à reprendre dans un secret; ce qui serait à reprendre, ce +serait de le trahir. + +--Ainsi, mademoiselle est un secret. Tu es discret, c'est bien. Je +m'arrangerai autrement pouf apprendre ce que je désire savoir. Au revoir, +mon vieux François, sans rancune. + +--Monsieur Pierre sait bien que je suis à sa disposition entière pour +tout ce qu'il me sera possible de faire pour lui. + +--J'y compte bien. + +Et ayant de nouveau serré la main du vieux serviteur, le capitaine +Villefort le reconduisit jusqu'à la porte. + +Après cet entretien qui, en somme, ne lui apprenait rien, Pierre Villefort +resta rêveur; il songea à son passé, à cette jeunesse orageuse qui lui +avait aliéné l'affection des siens, à l'exception peut-être de celle de +l'homme qu'il avait fait le plus souffrir, après ses parents, le vieux +François. + +Le capitaine Villefort avait perdu son père très jeune. Sa nature +ombrageuse et rebelle avait refusé de se plier sous le joug, pourtant +très doux, de M. de Sermaise. Après des années de dissipation, il avait +rompu avec éclat et, laissant plongés dans le deuil les deux êtres qu'il +eût dû chérir, son oncle et sa mère, il s'était engagé. + +A la maison Sermaise, où il eût pu vivre heureux, on avait retourné sans +une plainte contre la muraille le portrait de l'ingrat, attendant, pour +lui faire reprendre sa place, le retour de l'enfant prodigue. Par bonheur, +la vie rude du régiment avait apaisé le tempérament fougueux de Pierre +Villefort. Il était resté sombre, taciturne, se liant difficilement; +devenu officier, il n'avait jamais eu avec ses camarades que des relations +polies, point d'intimité. A des reprises différentes, il s'était senti au +coeur le désir de voir M. de Sermaise, d'embrasser sa mère. Son orgueil +s'était toujours révolté devant l'acte de soumission qu'il eût fallu +faire, et voilà que le jour où, vaincu enfin, complètement amendé, il +revenait demander le pardon des injures passées, il trouvait sa place +prise, au foyer de sa famille, et par une étrangère! + +Car, il n'en pouvait douter, cette jeune fille, que François appelait +mademoiselle, sur le compte de laquelle il refusait de s'expliquer, ne +pouvait être qu'une enfant d'adoption, chez qui les deux vieillards +avaient concentré l'affection qui lui était due, à lui, Villefort! Sans +quoi pourquoi ces réticences? + +Le capitaine se perdait en conjectures; il se promit de savoir, _per fas +et nefas_, qui était cette intruse, mais pendant plusieurs jours, son +esprit hésitant et orgueilleux ne s'arrêta à aucune résolution. + +Le dimanche suivant, le capitaine Villefort monta à cheval, et vers onze +heures, il se trouva devant l'église, au moment où les fidèles sortaient +à pas lents de la grand'messe. + +Il put alors voir de face et fort distinctement sa mère, son oncle, la +jeune personne qui les accompagnait, et derrière eux, le vieux François, +sans leur laisser au grand trot qu'il menait, d'autre loisir que celui de +s'écarter sur son passage. Il n'en fut pas de même de François. Les yeux +des deux hommes se rencontrèrent, mais Pierre détourna la tête et +François baissa la sienne. + +Tout cela fut l'affaire d'une minute. + +Pierre Villefort avait vu la demoiselle, elle lui parut avoir dix-huit +ans et être d'agréable tournure. Plus elle lui parut jolie, plus il la +détestait d'instinct. + +En jeune et habile commère qu'elle était, n'avait-elle pas su, par des +manoeuvres savantes, se faire un nid dans la maison, sa maison à lui, où +il avait perdu droit de cité? + +Toutes les colères, tous les sentiments justes ou injustes qui avaient +séparé Pierre des siens bouillonnaient à cette heure en lui, et c'était +sur l'usurpatrice que ces colères allaient tomber? + +Elle était pieuse ... en apparence, mais il ne manque pas d'hypocrites! +Et l'hypocrisie était de mise avec des dévots comme M. de Sermaise et sa +soeur. + +Donc le capitaine Villefort n'eut plus qu'une pensée: _la vengeance_. + +Il résolut à tout prix de faire l'autopsie morale de l'inconnue, afin de +_la démolir_ ensuite plus sûrement. + +Dans la course désordonnée à laquelle il se livra sur les collines des +environs, en sortant des murs de Saint-Germain, il atteignit sans le +savoir la Porte Jaune qui est un des accès de la forêt de Marly. Quand +il se fut engagé un peu avant dans ces routes étroites et montueuses, +capitonnées d'herbes, de bruyères, et sur lesquelles des chênes altiers +projettent l'ombre de leurs obliques rameaux, il attacha son cheval à +l'angle du premier carrefour venu et, le dos appuyé contre les racines +d'un tronc gigantesque, enfouies sous des gerbes de fougères de six +pieds de haut, au milieu de la paix profonde du bois, il fit un retour +sur lui-même et songea. Après tout, si c'était une parente éloignée, +recueillie par devoir autant que par inclination, l'attentat commis au +détriment de Pierre perdait de son importance. En somme, c'était lui qui, +à vingt ans, avait fui pour s'engager, le toit maternel, et si le temps +n'avait fait qu'aggraver la situation, l'inconnue n'en était pas le +premier auteur. Si elle avait un droit, un prétexte quelconque de se +trouver là , il restait à savoir dans quelles mesures et dans quelles vues +elle en avait usé. + +Propriétaire foncier, établi à Saint-Germain depuis plus de trente ans, +M. de Sermaise devait y avoir un notaire. Ce notaire devait savoir bien +des choses. Et, s'il était blessant pour un neveu, comme, pour son oncle, +que le neveu demandât des informations sur sa propre famille à un +officier ministériel, il ne l'était pour personne qu'un tiers se +présentât chez ce dernier, comme s'il songeait à épouser la pupille (on +pouvait lui prêter cette qualité) de M. de Sermaise. + +Seulement, Pierre Villefort ne savait à qui confier cette mission +délicate. Il n'avait aucun ami dans son régiment; quant à paraître +lui-même, il n'y songeait pas, car il ne voulait pas se nommer, et moins +encore user d'un faux nom. + +Il songea bien au Frontin que le hasard lui avait fourni en la personne +de son brosseur; mais il fallait alors lui faire une confidence devant +laquelle l'orgueil légitime de Pierre se cabrait. + +Fallait-il attendre que la glace fût rompue entre lui et les officiers +De son régiment pour choisir entre eux un _alter ego_ qui ferait la +commission? Mais cela pouvait durer et la vengeance est impatiente, +quoique moins impatiente que l'amour. + +--Allons, conclut Villefort après un temps de réflexion, je crois +décidément qu'en fait d'ami je ferai bien de m'en tenir à Bonnivard. Mon +drôle est intelligent. Pour un peu d'argent, il marchera et parlera +comme je voudrai. + +Un matin que le capitaine fumait sa pipe dans sa chambre, tandis que son +Ordonnance ajustait sur un fauteuil l'uniforme bien brossé et les armes +bien astiquées de son chef: + +--Bonnivard, dit Villefort, j'ai une mission à te confier. + +--A votre service, mon capitaine. + +--C'est délicat. Je voudrais avoir des informations positives sur une +jeune personne de cette ville, et je ne peux pas les prendre moi-même. +Tu vas aller chez un notaire et tu te présenteras comme pour prendre des +renseignements sur une personne que tu désirerais épouser. + +La famille de Sermaise habite rue de Mantes, au coin de la rue Trompette. +Ce que je veux savoir, c'est le nom d'une demoiselle qui demeure dans +cette maison et qui ne doit avoir aucun lien de parenté avec la famille +de Sermaise. Bref, tu feras attention à tout ce que le notaire te dira. +Tu remarqueras, si tu le peux, ce qu'il évitera de te dire et tu me +rendras du tout un compte scrupuleux. Si je suis content de toi, tu auras +un louis. + +--Avez-vous souvent de ces commissions-là , mon capitaine! + +Villefort ne répondit rien; puis, après un tour de chambre: + +--A propos, il se peut que le notaire te parle d'une dame Villefort, +parente de M. de Sermaise, et ma parente éloignée. Il n'y a pas à +insister là -dessus. + +--Compris, mon capitaine. + +--C'est très bien, et tâche de ne pas oublier ton rôle. + +--Pas de danger, mon capitaine! Je suis _artiste_, moi! Ah! si vous +aviez pu me voir dans le _Roman d'un jeune homme pauvre_, de M. Octave +Feuillet, aux Folies-Belleville! + +Le brosseur s'esquiva; il se brossa les cheveux avec une raie au milieu +du front, cira ses moustaches, et reparaissant devant le capitaine en +pantalon de toile et en manches de chemises: + +--Et le costume de mon nouvel emploi, mon capitaine? + +Villefort tira de son porte-manteau un complet d'été et des bottines. + +--Il ne me manque plus maintenant que des gants et un stick, mon +capitaine. + +--Tu n'as pas tes gants d'ordonnance? + +--Jamais de la vie! J'aurais l'air d'un fantassin déguisé. Des gants de +Suède, s'il vous plaît! + +Villefort souscrivit à cette fantaisie en souriant, et considéra un +instant le chasseur à cheval transformé en pékin aisé. + +--Le notaire de la famille de Sermaise doit être Me Balaru, demeurant rue +de Pontoise. Maintenant file, et ne flâne pas trop en chemin. + +--Je ne tiens pas à rencontrer le colonel dans ce costume! + +--Je vais donc enfin les tenir tous, pensa Villefort, y compris les +ficelles avec lesquelles cette aventurière les fait tous mouvoir. + +Comme il se berçait de cette amère espérance, Bonnivard reparut d'un air +assez satisfait. + +--Réponse du notaire, mon capitaine: + +«Comme dépositaire des intérêts de l'honorable M. de Sermaise, il ne +m'appartient, monsieur, de vous répondre que ce que tout le monde peut +savoir. M. de Sermaise vit dans son immeuble avec sa soeur veuve et +ils ont près d'eux une jeune orpheline alsacienne, Mlle Soultznach, +recueillie d'abord par l'asile du Vésinet, puis, adoptée par M. de +Sermaise, qui, moyennant une adoption régulière conforme aux articles 344 +et suivants du code Napoléon, lui a conféré le droit de signer et de se +faire appeler Geneviève de Sermaise. L'orpheline ainsi adoptée aura en se +mariant, si elle se marie, ce qu'il plaira à son bienfaiteur de lui +donner en dot, s'il juge à propos de lui donner quelque chose. Toutes ces +personnes jouissent d'une considération exceptionnelle et méritée. Je +suis votre très humble.» + +--C'est du La Palisse tout pur, pensa Villefort, en secouant la cendre de +sa pipe sur le bord de la cheminée. Maintenant, rends-moi mes effets, +voici ton louis. + +Dès qu'il fut seul, il prit un code, qui était du nombre infiniment +restreint des livres de sa bibliothèque et il médita profondément sur le +titre de l'adoption. Pierre était bien l'héritier de sa mère qui était +presque pauvre, mais il n'était pas l'héritier réservataire de son oncle +qui pouvait disposer de toute sa fortune, comme bon lui semblait. Au +contraire, l'adoption de Geneviève par M. de Sermaise, conférant à la +jeune fille le droit d'enfant légitime, si M. de Sermaise entendait +attribuer à son neveu Pierre la quotité disponible, soit la moitié de son +bien, Geneviève était héritière réservatrice et de plein droit de l'autre +moitié. + +--Et voilà , se dit le capitaine, ce que j'ai gagné à m'engager par un +coup de tête! J'ai perdu cent cinquante mille francs! On m'a fabriqué +de toutes pièces une pseudo-cousine et, pour me récupérer, il ne me +resterait qu'à épouser la susdite! Une lâcheté à laquelle je ne me +résoudrai jamais! Ou bien, dans mon désir de m'assurer la quotité +disponible de l'héritage de mon oncle, il me faudrait feindre des +sentiments que je n'ai pas. Je me sens aussi incapable de cette lâcheté +que de la première; j'ai vécu de ma solde et de quelques bribes de +l'avoir paternel, je continuerai! Mais, auparavant, j'aurai pulvérisé +Geneviève Soultznach! J'aurai acheté assez cher ce dernier plaisir! + +A quelque temps de là , c'est-à -dire vers la mi-octobre et comme Villefort +couvait sa haine, épiant une occasion favorable pour l'assouvir, son +brosseur lui fit une ouverture assez originale. Les vingt francs +l'avaient mis en goût. + +--Mon capitaine, dit-il, un jour que Pierre n'était pas trop houleux, +si je ne craignais pas de déplaire à mon capitaine, je lui dirais que, +par une circonstance du petit dieu Cupidon, je me trouve avoir des +intelligences dans la place. + +--Quelle place? demanda brusquement Villefort. + +--La place assiégée, rue de Mantes, au coin de la rue Trompette. + +--La cuisinière sans doute? fit vivement l'officier de cavalerie. + +--Naturablement? répliqua l'ordonnance. + +--Et que diable ferai-je de ton intrigue avec une servante? + +--Ce qu'aucun notaire ne dira, cette fille le sait et me l'a dit. + +Pierre songea aussitôt que des papiers de M. de Sermaise avaient pu +tomber entre les mains de cette fille et, ramené par le respect de +lui-même au respect de la famille, il répliqua vertement à son brosseur: + +--Il faut que cette gueuse soit bien osée, pour entretenir un soldat de +secrets qu'elle vole et qui ne regardent ni toi, ni elle; elle pourrait +se contenter de te faire déguster le vin de la cave, ce dont, j'imagine, +elle ne se fait pas faute. + +--Je mentirais, mon capitaine, si je ne convenais que le vin est bon; +mais il paraît que ces personnes ont un autre enfant que Mlle de Sermaise +et qu'ils seraient bien aise de le revoir.... + +--Quel rapport y a-t-il entre cela et moi? interrompit brutalement +Villefort. + +--C'est que, à ce qu'elle m'a dit ... c'est un officier ... il serait à +Lunéville, et ... il porte le même nom que vous, mon capitaine! + +Pierre maudit en cet instant la fantaisie qu'il avait eue de parler à +son brosseur de M. de Sermaise, mais il était trop tard pour reprendre +ses paroles. + +--Un mien cousin, en effet, un parent éloigné ... je ne puis rien faire +à tout cela. + +Là -dessus, Pierre improvisa une commission pour son ordonnance et il le +Congédia pour être seul. + +--Alors, pensa-t-il, me voilà la fable de mes subordonnés. Mon histoire, +celle de ce coucou d'Alsace, court les cuisines! On fait des allusions +devant moi, on ne rit pas devant moi, mais on rit quand j'ai le dos +tourné. Il faut que tout cela finisse. Je ferai n'importe quelle rentrée +sur la scène, pourvu que ce soit le fouet à la main! Et alors gare au nez +des moqueurs? + +Le même soir, un commissionnaire, qui n'était pas l'ordonnance du +capitaine, remettait à François un billet de Pierre, dont celui-ci ne +reconnut pas l'écriture, pour l'excellente raison que, depuis dix ans, +il était devenu presque aveugle; mais, comme il tenait Geneviève en +estime particulière, il lui porta le billet à lire. + +Ce billet contenait ces seuls mots: + +«Mon bon François, j'ai besoin de te parler. C'est demain mardi, jour +de marché; passe en allant ou en revenant, rue Saint-Thomas, numéro 2. +--P.V.» + +François, à cette lecture, reprit le billet des mains de la demoiselle +un peu plus vite que la bienséance ne le comportait, + +--Cela vous chiffonne, François, de me l'avoir donné à lire. + +--Il est vrai, Mademoiselle! Que Mademoiselle daigne m'excuser! + +--Parce que c'est un secret à vous? + +--Peut-être bien ... en effet! + +--Il paraît, ajouta-t-elle, que M. Pierre est ici? + +--N'en dites rien, Mademoiselle, c'est trop extraordinaire! + +--Je ne vous comprends pas, François; il n'y a qu'une chose +extraordinaire; c'est qu'il ne soit pas toujours ici! Ses parents +seraient si heureux! + +--C'est à savoir, murmura François en secouant tristement la tête. + +--Enfin, vous irez, n'est-ce pas? + +--Il le faut bien! + +--Je suis sûre que vous l'avez déjà revu? + +--Que Mademoiselle ne me questionne pas, je ne pourrais lui répondre que +la vérité, et j'ai promis de ne rien dire! Mais vous ne direz rien, vous +non plus, n'est-ce pas? + +--C'est une conspiration, à ce que je vois! + +Et la jeune fille se mit à fredonner l'air des conspirateurs de _la Fille +de Madame Angot_ et elle se retira épanouie sans s'expliquer davantage. + +Le lendemain, entre huit et neuf heures, François frappait à la porte du +Capitaine Villefort. + +Le capitaine lui tendit la main et lui désigna une chaise; puis il +s'enfonça jusqu'aux aisselles dans son fauteuil. + +--François, lui dit-il sans préambule, M. de Sermaise, mon oncle, a +pris à son service une fille qui vole son vin pour les soldats de la +garnison... + +--Cela ne me surprend pas. J'avais cru m'apercevoir de quelque +chose ... des bouteilles bouchées, mais fades, fades comme si on les +avait remplies d'eau. Oh! Le compte y était tout de même. + +--Mais elle ne vole pas seulement le vin de l'oncle, elle fouille dans +ses papiers quand vous êtes tous dehors, et elle surprend nos secrets +de famille. Puis elle les redit à tel homme de mon escadron que je +pourrais désigner. C'est ignoble! + +--Vous me faites frémir, monsieur Pierre, c'est une fille à pendre. + +--Non, mais à congédier dans une heure. + +--Mais, enfin, comment pouvez-vous savoir cela, monsieur? + +--Peu importe. Je n'ai pas fini. La demoiselle d'Alsace, Geneviève +Soultznach, aujourd'hui par acte authentique mademoiselle de Sermaise, +est l'héritière légitime de mon oncle. Quel que soit le motif qui ait +déterminé mon oncle à me déshériter, il ne saurait me convenir de me +rencontrer avec elle. Si je me décide à visiter ma mère et mon oncle, je +tiens à ce qu'elle soit absente! + +--Ah! la pauvre demoiselle, si pieuse, si bonne! Mais c'est le soleil +dans la maison que cette jeunesse! Elle n'a plus ni père, ni mère, elle! + +--Et moi? demanda Pierre d'un ton terrible. + +François se tut et essuya furtivement ses vieux yeux. + +--En conséquence, poursuivit Pierre, je t'autorise formellement à dire +de ma part à mon oncle ce qui regarde la fille de cuisine, à annoncer ma +prochaine visite à ma mère et à faire connaître en particulier à la +nommée Geneviève Soultznach que je désire ne pas la trouver là . + +--J'obéirai, dit François, les yeux rouges de larmes. Seulement ... oui, +pour éviter une mortification aussi cruelle à mademoiselle, je sais bien +ce que je ferai! Car, si choyée qu'elle soit chez _nous_, elle est +orpheline et pauvre par le fait.... Enfin, je m'entends.... + +--Va, François, reprit Villefort, qui craignait de s'apitoyer lui-même, +ce sera pour demain mercredi entre le déjeuner et le dîner; bien entendu, +je n'accepterai pas à la maison un verre d'eau. + +--Adieu, monsieur Pierre, et au revoir! Je bous dans ma peau en songeant +à ces commissions-là .... Mais tenez-les pour faites ... c'est votre +volonté, voilà tout?... + +François partit sans que Pierre levât seulement les yeux. + +Le lendemain, mercredi, à l'issue du déjeuner, en attendant l'heure de +se présenter rue de Mantes, Pierre Villefort courait à cheval dans la +forêt de Marly quand, à un carrefour, il aperçut une Victoria arrêtée, +en avant de laquelle se tenait une dame, le visage entièrement masqué par +un chevalet de campagne. Le cocher sommeillait, non sur le siège, mais +commodément étendu sur les coussins de la voiture. Comme le capitaine +hésitait entre plusieurs avenues, la dame artiste eut le temps d'ébaucher +ce cavalier, dont l'uniforme donnait sur un fonds d'arbres roussis par +l'automne une note bleue assez agréable. + +Villefort, campé déjà sans le savoir sur le paysage, se décida pour +l'avenue de droite. Il jeta en passant un regard sur l'artiste: c'était +Geneviève! + +A un mouvement involontaire du capitaine, celle-ci eut un pressentiment. + +--François! murmura-t-elle, comme si elle avait peur. + +Le domestique se réveilla et, à l'aspect de l'officier qui s'éloignait, +il porta machinalement la main à sa casquette galonnée. + +--C'est lui, se dit Geneviève, je m'en doutais. + +Bien assuré que la jeune fille n'était pas rue de Mantes, Villefort ne +fit qu'un temps de galop jusqu'à l'hôtel Sermaise. Là , il entra, attacha +sans façon son cheval à l'écurie, et marcha au devant de sa mère et de +son oncle qu'il voyait assis dans le jardin. + +--Tu t'es donc enfin souvenu de nous? s'écria Mme Villefort en sautant +au cou de son fils à qui, en même temps, M. de Sermaise tendait la main. + +--Je n'ai jamais cessé de songer à vous, répondit le capitaine en +s'asseyant sur un banc, près de sa mère. + +--Sais-tu que tu es un fort beau capitaine, reprit l'oncle d'un ton +aimable. Tu es donc en garnison à Saint-Germain? + +--Oui, mon oncle. + +--Tu nous as déjà rendu un bon office en nous apprenant à quelle servante +nous avions affaire. Elle est congédiée. + +--C'est heureux, car le mal qu'elle a fait n'est pas prêt d'être réparé, +dit gravement Villefort. + +--Bah! qui se soucie de mes vieilles histoires! Ce n'est jamais que pour +le principe qu'il fallait sauvegarder. + +--Mais, mon oncle, vos secrets sont aussi un peu les miens. + +--Des indiscrétions auraient-elles été commises? + +--On sait, par exemple, insinua Villefort, qu'un fils négligent, un +neveu plus ou moins indigne, exilé de la maison depuis quinze ans, a été +supplanté ici par une étrangère, dont j'ignorais encore l'existence +il y a huit jours, ce qui n'a rien de très flatteur pour le nommé Pierre +Villefort. + +Il y eut un moment de silence pénible. + +--Tu ne nous parles pas de notre vieux François, dit Mme Villefort, +pour renouer la conversation. Tu ne l'accuseras pas de ne pas t'aimer, +celui-là ? + +--Non, je ne l'en accuserai jamais.... C'est un coeur, lui! Riposta +sèchement le capitaine. + +Cet éloge de François, quelque mérité qu'il fût, froissa les deux +vieillards qui ne se sentaient pas inférieurs, comme sensibilité, +à leur vieux domestique. + +M. de Sermaise considéra un moment le bout de son escarpin d'un air +indéchiffrable, puis: + +--Eh bien, Pierre, demanda-t-il, aurons-nous de temps en temps la visite +du capitaine Villefort? + +--Oui, mon oncle, si vous le permettez, car il serait blessant pour +nous tous de justifier en aucune mesure les médisances, mais je vous +demanderai comme faveur d'être dispensé ces jours-là , comme aujourd'hui, +de la compagnie d'une personne dont la présence est une mortification +pour moi. Je tiens à ne pas la trouver sur mon chemin. + +Ici, M. de Sermaise et Mme Villefort s'entre-regardèrent avec une +profonde tristesse. + +--Nous avons pu juger, en effet, dit le vieillard, que la présence de +cette personne t'offusque, puisqu'elle n'est pas là , mais peut-être que +tes préventions contre elle s'éteindraient si tu apprenais à la +connaître! + +--Je n'y consentirai jamais, mon oncle, c'est mon dernier mot. + +--Alors, riposta M. de Sermaise offensé, c'est adieu, et non au revoir, +que je te dis. Quant à ta mère, elle est chez elle ici, elle le sait +surabondamment. C'est elle qui te recevra, et je me permets de t'engager +à la voir souvent, car nous sommes vieux ... et tout exige que la mère +et l'enfant soient ou paraissent unis! + +--Il est vrai, dit Pierre. Eh bien, il en sera ainsi. Adieu, mon oncle! +Au revoir, ma mère! + +Il se leva péniblement ému. + +Mme Villefort regardait son fils avec des yeux inondés de larmes, mais +sans articuler une parole. Elle et lui étaient debout. + +M. de Sermaise demeurait seul assis et visiblement accablé. + +Tout à coup, il se leva aussi, vint frapper familièrement sur l'épaule +du capitaine et lui dit: + +--Vois-tu, mon enfant, tu empoisonnes volontairement ta vie par ton +entêtement. J'ai là -haut dans ma chambre un livre où, depuis vingt ans, +j'écris mes pensées jour par jour; quand je n'y serai plus, tu le liras +ligne à ligne et alors tu pleureras et tu me pleureras! Et tu n'accuseras +que toi seul! + +--Alors j'aimerais mieux le lire de suite, dit vivement Pierre. + +--Tu le veux? Eh bien! va, tu trouveras sur mon bureau un livre à +fermoir. Voici la clef, va, et connais la vérité sur toi-même et sur les +autres.... + +--J'accepte, dit Villefort d'un ton résolu. + +Il prit la clef et monta chez M. de Sermaise. + +--Que fais-tu, mon ami, dit la veuve à son frère quand ils furent seuls. +Tu livres ainsi, sans les avoir relues, les confidences d'une vie aussi +longue à un pauvre malade enclin à tourner tous les textes au profit de +ses folles rancunes. + +--Qu'importe, répliqua M. de Sermaise, il faut que cette situation soit +liquidée. On peut regarder le fond de ma vie, on n'y verra que tendresse +et loyauté. Si Pierre prend de cette lecture texte contre moi, c'est +qu'il sera fou incurablement. + +Mme Villefort reprit avec résignation son ouvrage de tapisserie qui +occupait ses mains sans distraire sa tête d'une préoccupation pleine +d'angoisses, tandis que son frère lisait, sans lire. + +Deux mortelles heures passèrent ainsi, et Pierre ne descendait pas. Les +deux vieillards tremblaient que François ne ramenât Geneviève avant le +départ du capitaine. + +Cependant le jour baissait et cinq heures venait de sonner, quand les +venteaux verts de la porte cochère grincèrent sur leurs gonds et François +apparut, mais, à part les engins de peinture de Geneviève, la Victoria +était vide. + +--Et mademoiselle? demanda Mme Villefort. + +--Mademoiselle s'est arrêtée à l'église, elle prie madame de vouloir bien +aller l'y chercher quand madame le jugera à propos, + +Ceci fut dit à haute voix, dans la cour. + +La vieille dame affecta de ne manifester aucune surprise de ce retard; +dans son for intérieur, elle admira la délicatesse de la jeune fille, qui +avait compris que l'offre de François de la mener peindre devait avoir +du rapport avec la venue du capitaine, et qui ne voulait pas revenir à la +maison mal à propos. + +Tout à coup Pierre apparut dans le vestibule. + +Il descendit très calme en apparence, mais excessivement pâle. + +A sa vue, François se découvrit et s'avança vers lui sans oser lui +adresser la parole. Mme Villefort feignit de s'occuper d'un massif de +rosiers, qu'elle émondait avec ses ciseaux, tandis que M. de Sermaise +s'avançait, tenant toujours son journal dans ses mains tremblantes. + +Pierre considéra tour à tour ces visages vénérables, altérés par +l'angoisse présente et le souvenir d'anciennes douleurs, puis: + +--Ne dételle, pas, François, dit-il de ce ton bref qui lui était propre, +j'ai besoin pour un quart-d'heure de la voiture et de toi. + +Et comme François, intrigué, considérait Pierre pour s'assurer que +c'était sérieux: + +--Vous permettez, mon oncle? ajouta-t-il. + +--Volontiers, répondit M. de Sermaise, mais ton cheval? + +--Je vais venir le reprendre. A propos, voici votre clef. + +--Fais, fais! repartit l'oncle qui ne pouvait s'imaginer où Pierre +voulait aller à pareille heure. + +Le capitaine monta dans la Victoria. + +--A l'église! commanda-t-il tout bas. + +Place du Château, Pierre Villefort sauta à bas de la voiture et entra +dans l'église, presque déserte à cette heure. Avec aussi peu de bruit +qu'il était possible, il s'avança vers la place où Geneviève était +assise. + +En apercevant le capitaine, la jeune fille tressaillit. + +Pierre s'inclina respectueusement et dit à voix basse: + +--La voiture de mademoiselle l'attend! + +Geneviève, troublée, rougit excessivement, elle se leva comme mue par un +Ressort et obéit. + +--Je vous remercie, monsieur, balbutia-t-elle. + +Elle salua l'autel et, escortée du capitaine, elle atteignit le bénitier, +où Pierre l'avait devancée pour lui tendre la goutte d'eau lustrale: elle +se signa, s'inclina encore pour remercier et sortit en pleine lumière +sous le péristyle de l'église. Le capitaine fit un geste. La Victoria +vint s'arrêter devant eux. + +Villefort mit Geneviève en voiture, et dit à François, qui n'en revenait +pas: + +--Rue de Mantes. + +--Monsieur ne monte pas? + +Pierre fit un signe négatif et salua de nouveau. La voiture partit au +trot. + +Villefort revint à pied. A son arrivée rue de Mantes, la cour était déjà +déserte. François achevait de dételer. Le capitaine ne demanda à voir +personne. + +Il se fit simplement amener son cheval. + +--Merci ... et au revoir! dit-il à François, en mettant le pied à +l'étrier; puis il piqua des deux et s'éloigna au galop. + +M. de Sermaise, cédant à une curiosité bien naturelle, était remonté chez +lui, pensant retrouver sur le fameux livre la trace des sentiments qui +avaient animé Pierre pendant sa lecture. Le livre était intact, à la +réserve de trois pages qui étaient cornées: la première, à la date de +juillet 1863, portait collée au verso une lettre de Pierre, pleine +d'injures et d'outrages à l'adresse de sa famille. Elle était jadis +tombée entre les mains de M. de Sermaise, par hasard, et elle venait là +après le récit des amertumes sans nombre dont le jeune homme avait +abreuvé ses parents. + +Pierre s'était contenté de tracer en travers de cette lettre, au crayon +rouge, ces simples mots: + +«Authentique et infâme.--Pierre Villefort» + +--Après quinze ans, pensa M. de Sermaise, c'est ainsi que Pierre se juge +lui-même! C'est très beau de la part d'un capitaine de trente-six ans! + +Et il essuya une larme qui lui parut bien douce. + +L'autre page, cornée beaucoup plus loin, exprimait aussi les hésitations +Eprouvées par M. de Sermaise, quand, dévoré du désir d'être aimé de +quelqu'un, il avait recueilli Geneviève Soultznach, âgée de dix ans, +et qui végétait à l'Asile alsacien-lorrain du Vésinet; Geneviève, +remarquablement douée à tous égards, était fille d'un fonctionnaire +ruiné et orpheline. + +Pierre Villefort avait corné cette page mémorable, mais sans l'annoter +d'aucune manière. Il avait passé outre. + +Enfin, plus loin encore, M. de Sermaise trouva dans son manuscrit ces +mots soulignés avec le même crayon rouge: + +«... Pierre est lieutenant de cavalerie. Ses notes sont honorables; si +son coeur se tournait vers moi, mais spontanément et sans aucun calcul +que celui de l'amitié, il me semble que je pourrais l'aimer encore....» + +A la suite de cette phrase déchirante dans sa simplicité, Pierre avait +tracé au crayon rouge un point d'interrogation sceptique et pâle. + +Et puis, roide comme la justice ou comme l'ingratitude, mais peut-être +Aussi comme la fausse honte, le capitaine Villefort était sorti de la +maison Sermaise ... mais il était allé chercher à l'église, où il avait +entendu dire qu'elle attendait son rappel, cette jeune fille qu'il avait +dit à François, à Mme Villefort, à M. de Sermaise lui-même, ne vouloir +pas trouver sur son chemin! + +Au dîner, M. de Sermaise fut plus gai que de coutume. Chacun, y compris +François qui servait, cherchait à deviner la pensée qui le faisait +sourire, quand il dit à Geneviève: + +--Eh bien! fillette, c'est donc ce polisson de capitaine qui est allé te +chercher? + +--Oui, père, c'est bien gracieux de la part de monsieur Villefort, +d'autant plus qu'à vrai dire, je ne lui ai jamais été présentée. Quand +je l'ai vu paraître, j'ai éprouvé le sentiment d'un petit chien qui +s'était égaré et que son maître vient rechercher. Car il est sévère de +visage, monsieur Villefort! Enfin, il ne m'a pas corrigée! Il était même +bien bon de s'occuper de moi. N'ai-je pas le tort de vous aimer? + +--Il te pardonnerait bien vite ce défaut-là , dit l'oncle, s'il était +capable de le partager. + +--De tels sentiments ne se partagent pas, dit en secouant la tête Mme +Villefort, ils n'engendrent que la jalousie. + +--Oh! moi, dit Geneviève avec une étourderie charmante, je me chargerais +bien de vous aimer concurremment avec quelqu'un. Je ne suis jalouse de +rien, ni de personne. Et d'abord, je n'en ai pas le droit. La preuve, +c'est que j'ai pris ce matin, avec joie, la poudre d'escampette. J'avais +bien compris pourquoi François m'emmenait me promener. Il était bien +naturel que monsieur Pierre voulût vous voir seuls. J'en aurais fait +autant à sa place. Oh! à propos, monsieur Pierre!... Il a posé sans le +savoir aujourd'hui, devant moi, et j'ai pris sa photographie instantanée +avec son cheval! François, mon étude! Hein! est-il ressemblant? + +--Le cheval surtout, dit François sérieusement. + +--Tu pourrais me faire un bien grand plaisir, mon enfant, Ce serait en me +donnant cette étude-là ? + +--Elle est à vous, père, dit l'espiègle jeune fille en embrassant M. de +Sermaise. + +--Ah! si le modèle était là , comme j'aurais du plaisir à mettre un +couvert de plus, soupira le vieux domestique, qui avait son franc parler +dans la famille. + +Tous se turent. + +C'était formuler, d'une façon saisissante et naïve à la fois, la secrète +Préoccupation et peut-être même, à présent, l'espérance de tous. + +A quelques jours de là , Pierre reparut rue de Mantes sans s'être fait +annoncer. Il était en grande tenue. François vint lui ouvrir. + +--C'est toi, vieille bête, lui dit le capitaine d'une meilleure voix que +par le passé. + +--Oui, monsieur Pierre! Vous désirez voir madame votre mère? + +--Madame Villefort et les autres! Dit simplement le capitaine en +regardant François bien en face. + +Cet: «Et les autres!» fit sauter de joie le vieux domestique, qui se +précipita dans l'escalier, en annonçant à pleine voix: + +--Monsieur Pierre Villefort! + +M. de Sermaise, qui avait entr'ouvert sa porte pour savoir qui il +entendait parler à l'étage inférieur, la referma sans bruit, et Mme +Villefort descendit seule. + +Pierre embrassa sa mère sans parler, puis: + +--Mon oncle ne descend pas? demanda-t-il. + +--Hélas! mon enfant, après ce qui s'est passé.... + +--C'est juste, répliqua le capitaine. Du reste, c'est à moi de le +remercier de la communication qu'il m'a faite l'autre jour. Je vais +monter chez lui, s'il veut bien me recevoir. + +--Va sans crainte, mon enfant; mais c'est ... qu'il n'est pas seul. + +--Il est occupé? + +--Oh! à ne rien faire! À laisser faire son portrait. + +--Raison de plus. Ce sera pour moi une occasion de saluer le peintre. + +--Merci, cher enfant! + +Pierre monta et frappa à la porte de son oncle qui cria: Entrez! + +A la vue du capitaine, Geneviève salua discrètement et fit mine de se +retirer. + +--Pardon, mademoiselle, vous n'êtes pas de trop ici, puisque vous y êtes +chez vous, dit Villefort. + +--Il me semble, hasarda la jeune fille, enhardie par cette parole +courtoise, que vous êtes ici plus encore chez vous que je ne saurais +l'être. + +--Il vous plaît de le penser, répliqua le capitaine souvent problématique +dans la concision de ses phrases. + +Puis quand tous trois furent assis: + +--Mon oncle, dit Pierre, je compte quitter Saint-Germain, j'ai tenu à +prendre congé de vous, de ma mère et de ... mademoiselle de Sermaise, +ajouta-t-il avec effort. + +--Pourquoi nous quitter? Ta présence à notre foyer serait notre joie, +s'exclama M. de Sermaise. + +--Ah! si vous restiez, monsieur Villefort, dit Geneviève tout à coup, +vous auriez de moi une bien belle récompense! + +--Laquelle? demanda vivement Pierre en fronçant légèrement le sourcil. + +--Daignez venir ici, monsieur, dit la jeune fille sans lever les yeux de +sa palette. + +Pierre, très étonné, se leva et s'avança vers la jeune artiste. + +--Écoutez, lui dit-elle alors tout bas en souriant, malgré les larmes qui +perlaient au bord de ses paupières, je ne vous offrirai pas ma main, vous +ne sauriez qu'en faire, ni votre portrait, je ne me sens pas de force, +il n'y a que M. de Sermaise pour s'intéresser à mes barbouillages. Mieux +que cela! Mieux que tout cela! + +Et Geneviève chuchota à l'oreille de Pierre: + +--Je m'en irais sans rien emporter d'ici, qu'une éternelle reconnaissance! + +Villefort tressaillit. + +--Que dites-vous donc là tous deux? demanda M. de Sermaise, impatienté de +ne rien comprendre à cet aparté. + +--Des trois choses dont parle mademoiselle, dit tout haut Villefort, je +n'en accepte qu'une mon portrait, quand elle aura fini, le vôtre, mon +oncle. Il remplacera celui qu'on a tourné contre le mur, ajouta-t-il +en riant. Ainsi, c'est entendu, mon portrait quand je reviendrai. En +attendant, je pars! + +--Pour longtemps? demanda M. de Sermaise assombri. + +--Cela dépendra, murmura le capitaine; mais vous aurez de mes nouvelles. + +Puis, désignant le livre à fermoir: + +--Vous allez brûler cela, je pense? + +--C'est fait, mon enfant, répondit le vieillard, en lui montrant que +du fameux journal il ne restait plus que les feuillets blancs et la +couverture. + +--Voilà un oncle parfait, s'écria le capitaine. + +--Oh! je le sais! dit Geneviève avec ferveur. + +--Non! simplement un oncle, rectifia M. de Sermaise. + +--Dans tous les cas, un oncle rare! Déclara Villefort. + +--Ce duo, dit gaiement le vieillard, est aimable à entendre, mais il a +duré suffisamment. Il en est un autre qui ne me déplairait pas non +plus.... + +--Lequel? demanda Geneviève. + +--Puisque Pierre part, j'espère bien que ce sera pour son retour, +répondit M. de Sermaise sans s'expliquer davantage. + +Le capitaine regarda la jeune fille qui baissa les yeux. + +Après quelques instants de silence, Villefort se leva de nouveau et +dit adieu à son oncle et à Geneviève. Pour toute plainte, pour toute +réclamation contre un arrêt qui lui faisait peine, M. de Sermaise dit à +Pierre résolument: + +--J'aurai demain soixante-quinze ans. Fais-moi un grand plaisir. Tu me +dois bien cela. + +--Que désirez-vous? + +--Ne pars pas! Reste. + +Villefort ne répondit pas. Il regarda la jeune fille. + +--Monsieur Pierre accepte! déclara joyeusement Geneviève. + +Elle lui tendit la main, sur laquelle le capitaine déposa un baiser. + +--Enfin! voilà donc mon dîner à quatre couverts! s'écria François qui +entrait à ce moment avec Mme Villefort. + +Tours, Avril 1889. + +LOIN DES YEUX LOIN DU CÅ’UR +FIN + + * * * * * + + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Le gorille, by Oscar Méténier + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE GORILLE *** + +***** This file should be named 13189-8.txt or 13189-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/1/3/1/8/13189/ + +Produced by Carlo Traverso, Mireille Harmelin and Distributed +Proofreaders Europe, http://dp.rastko.net. This file was produced +from images generously made available by the Bibliotheque nationale + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. Special rules, +set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to +copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to +protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project +Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you +charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you +do not charge anything for copies of this eBook, complying with the +rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose +such as creation of derivative works, reports, performances and +research. They may be modified and printed and given away--you may do +practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is +subject to the trademark license, especially commercial +redistribution. + + + +*** START: FULL LICENSE *** + +THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE +PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK + +To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free +distribution of electronic works, by using or distributing this work +(or any other work associated in any way with the phrase "Project +Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project +Gutenberg-tm License (available with this file or online at +https://gutenberg.org/license). + + +Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm +electronic works + +1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm +electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to +and accept all the terms of this license and intellectual property +(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all +the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy +all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession. +If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project +Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the +terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or +entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. + +1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be +used on or associated in any way with an electronic work by people who +agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few +things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works +even without complying with the full terms of this agreement. See +paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project +Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement +and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic +works. See paragraph 1.E below. + +1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation" +or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project +Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the +collection are in the public domain in the United States. If an +individual work is in the public domain in the United States and you are +located in the United States, we do not claim a right to prevent you from +copying, distributing, performing, displaying or creating derivative +works based on the work as long as all references to Project Gutenberg +are removed. Of course, we hope that you will support the Project +Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by +freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of +this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with +the work. You can easily comply with the terms of this agreement by +keeping this work in the same format with its attached full Project +Gutenberg-tm License when you share it without charge with others. + +1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern +what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in +a constant state of change. If you are outside the United States, check +the laws of your country in addition to the terms of this agreement +before downloading, copying, displaying, performing, distributing or +creating derivative works based on this work or any other Project +Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning +the copyright status of any work in any country outside the United +States. + +1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg: + +1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate +access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently +whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the +phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project +Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed, +copied or distributed: + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + +1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived +from the public domain (does not contain a notice indicating that it is +posted with permission of the copyright holder), the work can be copied +and distributed to anyone in the United States without paying any fees +or charges. If you are redistributing or providing access to a work +with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the +work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1 +through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the +Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or +1.E.9. + +1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted +with the permission of the copyright holder, your use and distribution +must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional +terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked +to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the +permission of the copyright holder found at the beginning of this work. + +1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm +License terms from this work, or any files containing a part of this +work or any other work associated with Project Gutenberg-tm. + +1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this +electronic work, or any part of this electronic work, without +prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with +active links or immediate access to the full terms of the Project +Gutenberg-tm License. + +1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, +compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any +word processing or hypertext form. However, if you provide access to or +distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than +"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version +posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org), +you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a +copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon +request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other +form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm +License as specified in paragraph 1.E.1. + +1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying, +performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works +unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9. + +1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing +access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided +that + +- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from + the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method + you already use to calculate your applicable taxes. The fee is + owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he + has agreed to donate royalties under this paragraph to the + Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments + must be paid within 60 days following each date on which you + prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax + returns. Royalty payments should be clearly marked as such and + sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the + address specified in Section 4, "Information about donations to + the Project Gutenberg Literary Archive Foundation." + +- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies + you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he + does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm + License. You must require such a user to return or + destroy all copies of the works possessed in a physical medium + and discontinue all use of and all access to other copies of + Project Gutenberg-tm works. + +- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any + money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the + electronic work is discovered and reported to you within 90 days + of receipt of the work. + +- You comply with all other terms of this agreement for free + distribution of Project Gutenberg-tm works. + +1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm +electronic work or group of works on different terms than are set +forth in this agreement, you must obtain permission in writing from +both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael +Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the +Foundation as set forth in Section 3 below. + +1.F. + +1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable +effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread +public domain works in creating the Project Gutenberg-tm +collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic +works, and the medium on which they may be stored, may contain +"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or +corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual +property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a +computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by +your equipment. + +1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right +of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project +Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project +Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all +liability to you for damages, costs and expenses, including legal +fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT +LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE +PROVIDED IN PARAGRAPH F3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE +TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE +LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR +INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH +DAMAGE. + +1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a +defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can +receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a +written explanation to the person you received the work from. If you +received the work on a physical medium, you must return the medium with +your written explanation. The person or entity that provided you with +the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a +refund. If you received the work electronically, the person or entity +providing it to you may choose to give you a second opportunity to +receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy +is also defective, you may demand a refund in writing without further +opportunities to fix the problem. + +1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth +in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO OTHER +WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO +WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. + +1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied +warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. +If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the +law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be +interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by +the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any +provision of this agreement shall not void the remaining provisions. + +1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the +trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone +providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance +with this agreement, and any volunteers associated with the production, +promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, +harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, +that arise directly or indirectly from any of the following which you do +or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm +work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any +Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. + + +Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm + +Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of +electronic works in formats readable by the widest variety of computers +including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact +information can be found at the Foundation's web site and official +page at https://pglaf.org + +For additional contact information: + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. Compliance requirements are not uniform and it takes a +considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up +with these requirements. We do not solicit donations in locations +where we have not received written confirmation of compliance. To +SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any +particular state visit https://pglaf.org + +While we cannot and do not solicit contributions from states where we +have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition +against accepting unsolicited donations from donors in such states who +approach us with offers to donate. + +International donations are gratefully accepted, but we cannot make +any statements concerning tax treatment of donations received from +outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. + +Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation +methods and addresses. Donations are accepted in a number of other +ways including including checks, online payments and credit card +donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate + + +Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic +works. + +Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm +concept of a library of electronic works that could be freely shared +with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project +Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. + +Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. +unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + https://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. + diff --git a/old/13189-0.zip b/old/13189-0.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..e174dfe --- /dev/null +++ b/old/13189-0.zip diff --git a/old/13189-8.txt b/old/13189-8.txt new file mode 100644 index 0000000..711afab --- /dev/null +++ b/old/13189-8.txt @@ -0,0 +1,5418 @@ +The Project Gutenberg EBook of Le gorille, by Oscar Méténier + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Le gorille + +Author: Oscar Méténier + +Release Date: August 15, 2004 [EBook #13189] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE GORILLE *** + + + + +Produced by Carlo Traverso, Mireille Harmelin and Distributed +Proofreaders Europe, http://dp.rastko.net. This file was produced +from images generously made available by the Bibliotheque nationale +de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr. + + + + +LE GORILLE +Roman Parisien + +par + +OSCAR MÉTÉNIER + + +1891 + + +VICTOR-HAVARD, ÉDITEUR +168, Boulevard Saint-Germain, Paris + + + + +I + + +Dans un fumoir élégant de la rue Bellechasse, un soir de mai, se +trouvaient réunis trois hommes, trois amis d'enfance, charmés de se +retrouver après une longue séparation. + +Ils n'étaient ni vieux ni jeunes. L'amphitryon était un militaire de +haut grade, raide comme une lance, au parler brusque et bref, mais de +cordiale humeur avec ses intimes, c'est-à-dire avec peu de gens. + +Le deuxième avait dépensé en voyages d'exploration le meilleur de sa vie. +Il portait les insignes ordinaires de cette carrière aventureuse; il +était absolument chauve et très barbu. + +Le troisième était un personnage de grande taille, aux cheveux blonds +mêlés de blancs, à physionomie expressive, douce et attristée. L'homme +du monde dominait en lui, comme l'homme d'action dans le militaire, et le +sceptique dans le voyageur. + +Et c'était justement pour fêter le retour de ce dernier, Adrien de +Vermont, arrivé récemment de la côte orientale d'Afrique, que le général +Mayran avait convoqué Paul de Breuilly. + +M. de Vermont, emporté par son sujet, avait évoqué en poète la vie +mystérieuse de ces pays étranges, éternellement rebelles à la +civilisation européenne. Il en vint à parler chasses. + +--Je me souviendrai toujours, dit-il, d'une certaine chasse au gorille +qui m'a fait éprouver une des plus fortes émotions que j'aie ressenties. + +--Raconte-nous cela, s'exclama le général; mais d'abord édifie-nous sur +les moeurs particulières de cet animal-là. Je suis un ignorant, tu sais. + +M. de Vermont sourit. + +--Les gorilles, dit-il, sont, suivant la science officielle, des +mammifères, des quadrumanes, famille des simiens, division des singes +anthropomorphes, genre voisin des chimpanzés, créé par Isidore Geoffroy +Saint-Hilaire et ne renfermant qu'une seule espèce: le _gorilla gina_ de +Hannon, le _gorgona_ de Pline, le _pongo_ d'André Battel. Pour les nègres +de la Guinée, les gorilles sont d'assez méchants nègres, velus comme les +troncs séculaires ou les roches où ils vivent, faisant des fagots, +construisant des cabanes au moyen de ces fagots, enlevant des négresses +pour leur sérail, mais ne sachant ni parler un idiome, ni faire du feu, +ces deux apanages de l'humanité. Un peloton de gorilles, armés de ses +dents et de simples bâtons, mettrait en fuite un de tes bataillons, +Gustave, alors même que tu le commanderais en personne. + +--Cette petite digression, dit le général, pour en arriver à nous dire +que tu as tué tout seul une douzaine de ces colosses-là? + +--Non, un seul, et pas à moi seul! J'étais à Denis, au Gabon, côte de +Guinée. Une vaste case, au pied d'une colline, à la lisière d'un +hémicycle de pâturages, bordé de grands bois, était habitée par un +clergyman anglais avec sa famille. Sa fille aînée, miss Esther, était +âgée de dix-huit ans et fort belle. + +Un beau jour, elle disparut. Je laissai la mère et les autres soeurs en +larmes, et je partis avec le père et quelques gaillards déterminés, pour +une battue, de celles où une branche cassée, où des empreintes de pas +sont les seuls guides. + +Après trois jours, nous revenions plus tristes qu'en partant. Au moment +de revoir fumer le toit de la case dans la plaine, nous retrouvâmes, sous +un grand arbre, Esther gisant meurtrie, presque méconnaissable, roulée +dans ses vêtements déchirés et tachés de sang. Elle semblait morte. +Cependant ses yeux étaient ouverts et ils nous regardaient. Le clergyman +se prosterna, en portant vivement la main sur le coeur de son enfant. +Plus médecin que lui, j'examinai la situation, qui semblait désespérée, +et je dis au père quelques mots à voix basse. Il frémit. La jeune fille +fut relevée et emportée à la maison avec des précautions infinies, tandis +qu'un nègre nous devançait pour annoncer à la mère que miss Esther +n'était pas morte. Je puis vous dire qu'elle avait été guettée, emportée +et violentée par un gorille. + +Brisée, anéantie, folle de peur, miss Esther n'avait pu ni fuir, ni même +se rappeler par où son athlétique ravisseur avait passé; elle s'était +renfermée dans l'immobilité de l'oiseau surpris par la couleuvre; +seulement elle avait supplié avec des larmes dans une langue que les +gorilles n'entendent pas, et, comme le lion de Florence, le bourreau +semblait avoir eu pitié de sa victime. + +La brute avait subi l'ascendant d'une race supérieure, en abritant la +prisonnière dans une cabane inaccessible, ébauchée sur un roc où l'on +n'arrivait qu'en grimpant aux arbres. Le gorille lui apportait des +fruits; mais, la voyant agoniser toujours et refuser toute nourriture, +il prit son parti: il la chargea de nouveau, et sans plus songer à sa +lubricité, il reporta Esther à l'endroit où il l'avait surprise et où +nous venions de la retrouver. + +Pour un gorille, il fit là quelque chose approchant du sublime; pour +nous, il se désignait à notre vengeance. Elle fut terrible. + +Le récit d'Adrien avait couvert de sueur le front de Paul de Breuilly. + +--Savez-vous qu'il y a des gorilles ailleurs que dans les forêts du +Gabon? dit-il à ses amis; seulement ils sont plus impitoyables! Mais +pardon, Adrien, de t'avoir interrompu. Poursuis. La vengeance, dis-tu, +fut terrible? Savourons un peu cette vengeance. + +--Voici, dit Adrien. Je laissai miss Esther entourée des soins de sa +famille, et je repartis pour les bois. Je n'avais avec moi que trois +compagnons: un matelot français, un soldat anglais, un petit pointer, mon +vieux compagnon de chasse; peu de vivres, des fusils de choix, des +munitions excellentes. Quant au chien, il avait son admirable instinct et +une obéissance inconnue chez les hommes. Bref, nous découvrîmes enfin la +retraite du gorille, vieux solitaire qui avait élu domicile à une lieue +de la plaine, dans l'endroit escarpé dont je vous ai dit un mot. + +Il vivait de rapines, et il avait étranglé plus d'une négresse sans que +personne s'en fût ému autant que de la disparition de miss Esther. + +Surpris dans son fort, il ne chercha nullement à fuir. Quand il nous vit, +non sans étonnement, parvenus de trois côtés différents sur son aire +rocailleuse, le poil de son col se hérissa, ses narines se dilatèrent et, +faisant entendre un cri de guerre aussi rauque qu'une trompette marine, +ce lutteur, qui attaquait les panthères, sembla choisir qui de nous trois +il égorgerait le premier. + +Une première balle envoyée par le matelot français le toucha au dos, mais +ne fit que lui effleurer l'omoplate. Il se retourna et, d'un bond +prodigieux, se trouva à portée de mordre le canon du fusil et de le +casser entre ses dents comme un sucre d'orge. + +L'Anglais tira. J'ajustai aussi, mais je tremblais d'atteindre le +matelot. En peu de temps, grâce à nos revolvers, le gorille reçut une +averse de balles. + +Les reins brisés, il faisait tête encore, hurlait, bataillait. Il nous +aurait écharpés, broyés, malgré ses blessures, si une dernière balle que +je lui logeai dans l'oeil ne l'avait fait rouler par terre; il tomba, +cette fois, pour ne plus se relever. + +Son dernier cri fut celui de l'homme que l'on égorge. Nous le trouvâmes +Couché dans une boue sanglante, labourée par les ongles de ses mains +énormes. Son cadavre était effrayant à voir. Nous lui fîmes un bûcher +avec les débris de son ajoupa. Ainsi finit cet Almaviva rudimentaire! + +Le comte avait écouté ce récit avec un intérêt fiévreux. + +--Si tu rencontrais sur le boulevard, dit-il à M. de Vermont, un gorille +de l'espèce du tien, bien qu'ayant un état civil en règle et une position +notariée excellente, te chargerais-tu de le tuer? + +--Cela dépend, repartit le sceptique, sans trop comprendre où Paul +voulait en venir. Si j'étais sûr de l'impunité et qu'il s'agît de venger +une miss Esther.... + +--Il y a longtemps, dit tristement le comte de Breuilly, que je me pose +cette question.... + +--Voilà une transition superbe pour arriver à faire ton petit récit, mon +cher Paul, dit le général. Eh bien! si Adrien a fini, à toi la parole! + +--C'est que je n'ai nulle envie de la prendre, dit le comte d'un air +naïvement contrit. + +--Pour te taire, dit Adrien, il faut que tu craignes de nous intéresser +trop. + +--Ou pas assez, objecta Paul. Je voulais dire seulement qu'ayant fait de +l'anthropologie, je tiens la communauté d'origine du genre humain pour +une question secondaire. Pour moi, il est aisé de reconnaître à +première vue que tel type humain procède des ruminants, tel autre des +batraciens, tel autre des singes; celui-ci de l'aigle, celui-là du hibou. +On coudoie des gorilles et des bouledogues, exactement vêtus comme vous +et moi et se croyant nos égaux. C'est très drôle et très horrible. + +Sur ce point, un domestique entra et remit à M. Mayran un journal sur un +Plateau de vermeil. + +Le général regarda la bande et lut cette adresse écrite à la main: + +_A Monsieur le général Mayran, pour remettre à Monsieur le comte de +Breuilly_. + +--Écriture de femme! pensa le militaire; mais il se tut et passa le +journal à Paul. + +C'était une feuille mondaine. Paul déchira la bande d'un geste brusque, +déplia rapidement le journal, passa à la seconde page, comme s'il était +sûr de ne rien trouver d'intéressant dans la première, et penché vers la +lampe, il s'arrêta tout à coup à un article quelconque, mais qu'un large +trait de plume désignait à son attention. + +Presque en même temps il saisit son chapeau, passa lestement son +pardessus et dit à ses interlocuteurs ébahis: + +--Pardon, mes amis, de prendre aussi promptement congé de vous; mais il +faut que je parte. Que Mayran veuille bien me faire avancer une voiture! + +Quand il fut à la portière de la voiture de louage qu'un domestique était +allé chercher, Paul de Breuilly jeta au cocher ces seuls mots: Gare +Montparnasse! + +En même temps, Gustave Mayran et Adrien de Vermont se demandaient si le +comte était conspirateur ou amoureux. + +--As-tu toujours connu de Breuilly aussi étrange? demanda de Vermont au +militaire. + +--Paul, répliqua Mayran, est un homme dont la poitrine est percée de part +en part et qui porte le fer dans sa plaie. S'il vit encore, c'est par un +miracle de volonté. + +--Un amour tardif, peut-être? + +--Oh! moi, dit le général, je n'entends rien à l'amour! D'ailleurs, Paul +n'a plus vingt ans. + +--Où était-il à vingt ans? demanda Adrien. + +--Je crois, en Allemagne, dit Gustave; mais je n'ai jamais su ce qu'il y +avait fait. + + + + +II + + +Le comte de Breuilly était originaire du Languedoc, et très gentilhomme +au point de vue du caractère. + +Sa vie avait été pleine de mystère. Militaire, il avait quitté le service +pour se marier, et, depuis lors, il s'était voué à la science avec +l'acharnement d'un homme qui se fuit lui-même, et à la musique par +passe-temps. Il s'était fait ainsi une vie occupée, la partageant entre +ses livres, son violon et les soins qu'il rendait à sa famille. Il avait +eu deux enfants, un garçon, d'humeur bouillante et aventureuse, et une +fillette, blonde, pâlotte, pour qui son frère était le soleil. + +Le siège prussien avait emprisonné dans Paris, en 1870, le père, la femme +et les enfants. + +François de Breuilly, engagé volontaire, tomba à Champigny, dans un fossé +de neige, pour ne plus se relever. Le père sortit de Paris pour aller +reconnaître les restes de son fils unique. Louise, malgré les efforts +réunis de son père et de sa mère, avait voulu l'accompagner. + +Sa détermination était si formelle, et pour ainsi dire si violente, que +le père céda, et ce fut la jeune fille qui, en furetant le long d'une +tranchée funéraire, entre les deux files de Frères de la Doctrine +chrétienne qui maniaient la pioche dans ce cimetière improvisé, prononça +tout à coup, le doigt levé, ce seul mot: _François!_. Puis elle +chancela.... Le comte regarda le mort en soutenant sa fille évanouie. +François était là, tranquille et raide sur sa dernière couche, un trou à +la tempe, le képi encore au front. Le père trouva la force d'emporter +sa fille, croyant retenir vivante la seconde des créatures qu'il avait +le plus aimées; mais elle ne se remit point de cette épreuve. Elle était +dans l'âge d'éclosion des jeunes filles. L'ébranlement de la douleur +et le froid lui furent fatals. Peu de mois après, elle mourut de la balle +qui avait tué son frère. + +M. de Breuilly et sa femme se demandèrent s'il était possible d'être plus +malheureux. + +La maison était bien vide et les jours désormais coulèrent longs et +tristes pour ces deux êtres si éprouvés. + +Parfois, dans le silence de cette demeure désolée, le père, commençait +Une phrase: + +«Quand j'avais vingt ans!...» Mais il n'achevait pas. + +--Eh bien! répliquait la comtesse, quand vous aviez vingt ans? + +--Ai-je dit cela? répondait Paul; mais il semblait avoir oublié déjà sa +pensée. + +Blanche se répétait à elle-même: + +--Que signifie? Il était alors en Allemagne, mais, à part des études +scientifiques, je n'ai jamais su ce qu'il y avait fait. Du reste, les +hommes sont généralement sobres dans le récit de leur première jeunesse; +il ne faut pas le tourmenter, il est assez malheureux.... + +Un matin, à sa stupéfaction, Blanche, arrangeant dans un vase les fleurs +qu'elle avait cueillies la veille au cimetière, crut entendre, et entendit +en effet, le susurrement d'un archet sur un stradivarius qui, depuis la +bataille de Champigny, n'était pas sorti de sa boîte. Elle tourna vivement +la tête vers les fenêtres de Paul, et il lui fallut l'entrevoir pendant +quelques minutes, avec l'instrument de musique à la main, pour se +convaincre qu'il avait repris son violon et qu'il en jouait. + +Il y avait quelque chose d'effrayant pour elle dans cette espèce de +miracle; mais, si consoler son mari de leur commune douleur était bien un +devoir qu'elle s'était imposé, elle n'en tenait pas moins Paul pour +inconsolable. Vouée désormais aux capelines noires, répudiant les grâces +de son sexe, se plaisant même à ressembler aux religieuses, elle n'était +plus femme; et, à ce trait d'un archet courant, agile encore, sur une +chanterelle raffermie, elle augura que sa propre vieillesse avait devancé +les années de Paul. Son mari, plus robuste et peut-être moralement plus +jeune, n'avait donc pas dit encore aux joies de la terre un éternel adieu? + +Les solitaires et les mélancoliques remarquent tout. Paul avait un gardien +plus attentif dans la personne de Blanche que dans n'importe quel infirmier; +d'abord parce qu'elle l'aimait, et ensuite parce que, n'ayant +plus que lui, elle tenait à l'avoir tout entier. Ce réveil accidentel du +violon eut donc des retentissements extraordinaires dans l'hôtel de la +rue de Verneuil, où habitaient les deux époux. Il marquait une crise, une +transition. + +Mais il fallait que Blanche se définît à elle-même cette métamorphose, +car elle ne pouvait dire à un homme désespérément triste: Vous êtes donc +bien gai aujourd'hui? + +Paul modula plusieurs fois une phrase charmante, une phrase unique, +Inconnue de Blanche, qui, grande pianiste, croyait avoir, dans la +mémoire, toutes les musiques de quelque renom. Le retour de Paul à la +musique étonna d'autant plus que son caractère était plus égal. Il ne se +reposait jamais d'être lui-même, parce que cela tenait à sa nature et ne +le fatiguait pas. Les caprices lui étaient inconnus. De telles gens ne +courent point les rues; aussi les hommes, qui l'avaient apprécié dans ses +jours heureux, le recherchaient encore. C'est ainsi que, deux fois par +semaine, on voyait, arrêtés à sa porte, quelques équipages du faubourg +Saint-Germain. + +On venait là pour causer comme on ne cause plus guère. La tristesse de +cet intérieur n'en avait pas banni ce certain tour d'esprit aimable, qui +s'était jadis réfugié à la Conciergerie lorsque la Terreur y avait exilé +le _high life_ du temps. + +Ces réunions autour d'une table à thé commençaient à neuf heures pour +finir à onze. Par exception, le petit vicomte de Charaintru, qui vivait +sans penser, n'était pas le moins assidu, bien qu'en gommeux et en +désoeuvré qu'il était, il ne pût trouver personne chez le comte Paul qui +ressemblât à ses habituelles relations; mais Charaintru était capable +d'attachement, et il n'était pas fâché de faire événement dans un milieu +où on l'écoutait d'autant plus volontiers, qu'il donnait rarement à ses +interlocuteurs la peine de lui répondre. Très potinier, il mettait _les +pieds dans le plat_, selon son expression, mais sans malice et assuré de +l'indulgence d'un hôte plus âgé et très miséricordieux comme l'était Paul. + +Cet enfant terrible de trente-six ans, habitué à rire lui-même de son +prénom d'Hercule, n'avait étouffé de sa vie aucun serpent, et quand il +était naïvement vipérin, c'était par bavardage et sans noirceur aucune. + +Or, il lui arriva de dire un jour, avec une étourderie qui semblait +enfantine, que Paul avait donné à ses promenades un nouvel itinéraire, +puisque Charaintru le voyait tous les jours, entre quatre et cinq, passer +sous ses fenêtres de la rue d'Anjou. + +--Surveillez-le, Madame, ajouta-t-il, en s'adressant à Blanche: votre +mari est dans l'âge critique des hommes, l'âge des passions tardives et +des incurables amours. + +--Voilà, dit Paul avec un sourire impénétrable, ce qui s'appelle mettre, +d'intention au moins, les pieds dans le plat. + +--De ma vie, cher ami, vous le savez du reste, répliqua le pygmée, je +n'ai fait autre chose. + +--Vous avez pris mon mari pour un autre, dit Blanche; car il va plus +souvent au cimetière qu'au faubourg Saint-Honoré. + +--Je puis, dit Paul, avoir conçu soudainement un amour à la Des Grieux, +pour une ingénue des Folies-Marigny! + +--Non, mon cher, riposta Charaintru, excusez-moi! Les répétitions des +Folies-Marigny finissent à trois heures, et, vu la pluie, le café des +Ambassadeurs n'ouvrira que dans quinze jours. Enfin, dans mon voisinage, +il n'y a pas de bouquinistes pour vous couvrir. Cherchez-vous des nids +de corneilles dans les peupliers de l'Elysée? Pas davantage! + +--Arrivons, répartit Paul, un peu contrarié; nommez, sans attendre, +l'objet de ma flamme. + +--C'est m'imposer silence, car j'ignore jusqu'à la première lettre de +son nom. + +Cependant la comtesse cherchait, sans le trouver, ce que son mari allait +faire, chaque jour, à la même heure, rue d'Anjou Saint-Honoré.... + +---Eh! mon Dieu! continua Charaintru, j'ai failli, moi aussi, avoir un +roman dans ma propre rue, circonstance toujours agréable par un temps de +pluie. La jeune dame était fort grande et blonde, approchant comme vous, +cher de Breuilly; par contre, le mari était un petit noir, environ comme +moi, et qui paraissait mauvais comme la gale (je ne nomme personne!). +Voici donc mon petit potin personnel. Commencement.... + +--Peut-être, interjeta Paul, feriez-vous mieux de commencer par la fin. + +--Pourquoi? demanda naïvement Hercule. + +--Pour abréger, riposta le maître de la maison avec une nuance de +sévérité mécontente. + +--Vous me troublez, s'écria Charaintru, comme un enfant interrompu dans +la récitation de sa fable. + +--Je demande le dénouement, répéta Paul d'un ton contenu, mais froid. + +--Il n'y a pas eu de dénouement, dit Hercule. + +--Pardon, il y a toujours un dénouement. + +--Fleurs et correspondance anonymes, tout s'est borné là! + +--Correspondance se dit d'un échange de lettres. Avez-vous reçu des +réponses? + +--Pas une, répondit le petit vicomte avec une franche bonhomie. + +--Alors, mon bon, pas de noeud à l'intrigue. Est-ce tout? + +--Oui, dit Charaintru. + +--Pas de correspondance? Pas d'intrigue? Ce n'est donc ni un roman, ni +même un potin! Vous n'avez pas tenu votre promesse, et je vous retire la +parole. + +Charaintru regarda Blanche, qui regardait son mari. + +Il y eut un froid; mais Mme de Breuilly fit dérailler la causerie, qui +roula dans une autre direction. + +Quand il fut avéré pour elle que Paul sortait à des heures régulières et +qu'il y tenait, et quand elle eut essayé vainement de lui faire avouer le +but de ses sorties, à tort ou à raison elle ne douta plus de ce qu'elle +appelait «sa disgrâce». + +Jamais, toutefois, Paul n'avait été plus prévenant ni plus gracieux; +Mais la jalousie, comme l'amour, court à son projet sans s'inquiéter +Beaucoup de la logique. Un homme qui s'absente sans dire où il va trompe +nécessairement sa femme, et s'il en aime une autre, c'est donc qu'il +n'aime plus la première? + +Il ne s'offrait, pour Blanche, que deux moyens de combattre l'ennemie, +puisqu'il y avait nécessairement une ennemie: ou courir sus et la +combattre, ou bien employer ce moyen délicat et généreux qui consiste à +négliger la rivale et à ramener sur soi seule l'attention et la préférence, +par une incomparable tendresse. + +Il était dans les aptitudes de la comtesse, femme supérieurement noble +d'esprit et de coeur, d'incliner au second parti et de le suivre avec +beaucoup d'art et d'opiniâtreté. On vit donc alors ce que l'on voit +rarement: une mère en deuil rejeter ses crêpes et, du recueillement de +la vie dévote, revenir à la fébrile activité de la vie, mondaine, à +commencer par la musique. + +Elle se commanda d'être belle et aimable, et elle le pouvait encore. Elle +se préoccupa de mille riens, délaissés, oubliés, et son miroir put lui +rendre ce témoignage: que la plupart des femmes plus jeunes qu'elle ne +pouvaient entrer en ligne avec la comtesse de Breuilly. + +N'étant plus une jeune femme, elle fut une femme jeune. Paul y prit garde +et l'en félicita de façon à la payer de ses soins; mais Blanche n'osait +attaquer de front cette heure redoutable de «quatre heures», à laquelle +Paul disparaissait invariablement; et, quoique se sentant déjà plus +forte, elle se prêchait le courage à elle-même, sans parvenir à se le +donner. + +Enfin, un jour d'été, où la beauté d'un temps doux, après un orage, +conviait les rares Parisiens restés à Paris à revoir les horizons +factices du bois de Boulogne, Blanche eut l'audace de demander à Paul +deux heures de son temps et le tour des lacs. + +Il était trois heures et demie. Paul y consentit sans hésiter, et il +s'exécuta de la meilleure grâce. + +Ils partirent comme de vieux amants pour le bois, et la promenade se +serait accomplie dans toutes les conditions d'un contentement parfait +pour Mme de Breuilly si, au point de séparation des deux lacs, un rien, +un pli de rose n'avait rappelé soudainement Blanche à ses préoccupations. + + + + +III + + +Le coupé de maître qui menait Blanche et Paul dans la direction de +Longchamps se trouva un moment retardé, entre les deux lacs, par un +embarras de voitures. Il y en eut une qui, par une fausse manoeuvre de +son conducteur, faillit frapper en flanc, de sa flèche d'acier, le siège +du cocher de M. de Breuilly. + +C'était un landau bleu, découvert et attelé dans le dernier genre. Une +très jeune femme y trônait seule. Abritée sous une ombrelle doublée et +bordée de guipure blanche, l'inconnue, dont la toilette rose et grise, +plus austère que les modes nouvelles, faisait pourtant valoir une taille +svelte et délicieuse, ne put retenir un léger cri en voyant la tête de +ses chevaux se heurter presque à la lanterne de l'autre voiture. En ce +moment, les yeux des trois personnes se rencontrèrent. + +Paul porta, comme instinctivement, la main à son chapeau; pas un muscle +de son visage ne tressaillit. La jeune blonde rougit en souriant vaguement, +mais elle tourna aussitôt toute son attention sur la dame qui +accompagnait M. de Breuilly. Les deux femmes passèrent ainsi, l'une de +l'autre, une de ces revues auprès desquelles une inspection militaire +n'est qu'un jeu d'enfants. Rien n'échappa ni à l'une ni à l'autre, +sur leur âge, leur condition, leur toilette, l'expression de leur +physionomie. + +Blanche acquit la conviction que la belle blonde connaissait M, de +Breuilly. Mais, pensa-t-elle, si c'est là ma rivale, chaque jour visitée +entre quatre et cinq heures par mon mari, comment l'a-t-il prévenue de ne +pas l'attendre aujourd'hui? Nous sommes partis de la rue de Verneuil +avant quatre heures, et Paul ne m'avait pas quittée un seul instant! De +quel raisonnement a-t-elle conclu que Paul n'irait point, qu'il viendrait +ici, qu'elle pourrait le rencontrer et échanger encore avec lui, faute de +mieux, un regard tendre? + +--Mon ami, dit Blanche résolument, vous connaissez cette personne +vraiment charmante? Vous plaît-il de me dire son nom? + +--Je ne suis pas l'_Almanach Bottin_, objecta Paul en souriant. + +Réponse si raisonnable et si parfaitement unie, que Blanche en fut +désarçonnée encore une fois. Mais, se ravisant: + +--Je n'ai, dit-elle, aucun souvenir de ce visage, du temps où j'étais du +monde et où j'y allais! Et vous, mon ami? + +--Le monde est un kaléidoscope! dit le comte évasivement. + +--Elle vous ressemble un peu, cette gracieuse figure, insista Blanche. + +--Flatteur pour moi! balbutia Paul, en s'inclinant d'un air distrait. Ce +visage où pas une ride ... tandis que le mien.... + +Il n'acheva point. + +--Mon ami, dit, un kilomètre plus loin, la pauvre comtesse, il y a de +chacun de nous une histoire que nous savons seuls, et que nous oublions +même quelquefois. + +--Oui, répliqua Paul; cette remarque, qui est, je crois, d'Alphonse Karr, +pourrait être de vous, qui avez, dans l'occasion, tant de verve et +d'humour, + +--Merci, mon ami. Eh bien! je me figure qu'il existe de vous une histoire +inédite, antérieure à moi, et dont vous me faites mystère depuis +quelques vingt ans. + +--Une seule histoire serait trop peu, ma chère Blanche. Moi, je parie +pour la demi-douzaine, sans avoir pris le temps de les compter avant de +vous répondre. Que de folies s'accomplissent pour un jeune homme, entre +vingt et vingt-cinq ans! Mais tout cela tiendrait aujourd'hui dans la +paume de la main. + +--Y compris le sang des blessures et les cendres des souvenirs? + +--Le sang des blessures! répéta Paul avec une feinte ironie. Il faudrait +savoir d'abord si les blessures de cette époque de la vie rendent +beaucoup de sang! + +--La cicatrice que vous portez au menton, mon ami, et que vous attribuez +à un accident de chasse, pourrait bien.... + +--Non, répondit le comte avec une sévérité triste mais décisive, non! +Absolument rien de romanesque de ce côté! Tournez hardiment la page, +cette blessure n'était qu'une blessure bête! + +Mme de Breuilly se mordit les lèvres et ne parla plus. + +Au, bout d'un moment, Paul, craignant d'avoir affligé Blanche par un peu +de brusquerie, renoua la conversation sur un sujet différent. Il parla +musique avec un intérêt qui gagna la comtesse, et elle finit par ne +plus ressentir l'acuité du trait que le regard de la jeune inconnue +lui avait décoché. En se retrouvant dans son salon sans avoir eu à +s'affliger, ce jour-là, de l'absence de son mari, elle s'approcha de son +piano, l'ouvrit et elle chercha sur le clavier la phrase musicale dont +elle avait eu la révélation, un matin que Paul jouait du violon après des +années de silence. + +On ne sait ni pourquoi une phrase musicale rentre dans la mémoire, ni +Pourquoi elle en sort; C'est de sa promenade au bois que Blanche avait +rapporté cette musique. Elle l'essaya, la retrouva, et le résultat fut +qu'en même temps, ou presque en même temps, Paul reprit son archet et +joua du commencement à la fin, non plus une phrase détachée, mais tout le +morceau, parfaitement nouveau pour la comtesse. Elle se tut, pour bien +écouter, et, cette fois, retenir le chef-d'œuvre inconnu. + +C'en était un, sans nom d'auteur, mais à la composition duquel le génie +Allemand avait dû présider. + +Blanche se leva, ouvrit la porte du salon, qui donnait dans le cabinet +de son mari, et elle lui dit: + +--Quelle est donc cette musique que nous jouons tous les deux sans nous +être concertés? + +--J'ai entendu cela à Dresde, il y a vingt-cinq ans; un duo pour violon +et clavecin, comme on disait encore dans la société française de ce +pays-là. Et vous, Blanche, vous la connaissez sans doute pour me l'avoir +entendu fredonner? + +--Si vous saviez, mon ami, où trouver cette musique, nous pourrions +l'étudier ensemble, puisque vous l'aimez. + +--Je m'en informerai, répliqua M. de Breuilly. + +Mais, du ton même dont il fit cette réponse, Blanche inféra qu'il était +résolu à ne pas s'en occuper. Elle pensa qu'il exécutait ce duo avec une +autre musicienne qu'elle, et peut-être ... rue d'Anjou-Saint-Honoré. + +--Êtes-vous bien sûr, Paul, reprit-elle, avec un triste sourire, d'aimer +encore à faire de la musique avec moi? + +--Et vous, ma chère Blanche, êtes-vous bien sûre de ne pas exiger de moi, +depuis quelque temps, la démonstration extérieure de sentiments qui, chez +moi, pour être plus latents, n'en sont que plus profonds? Nous avons +traversé de si grandes peines, que nous sommes excusables d'être un peu +moins alertes qu'aux beaux jours. + +--Le coeur des femmes est ainsi fait, interrompt la comtesse, qu'elles +veulent tout avoir, dans ce moment suprême où elles sentent que tout va +leur échapper. + +--C'est un cri du fond de ton âme, Blanche, répondit Paul en allant à +elle et la pressant dans ses bras. Pauvre enfant, que crains-tu de perdre +encore? D'où vient la fébrile appréhension qui te ronge? De qui donc ou +de quoi donc te sens-tu jalouse? L'étais-tu de nos pauvres enfants, +quand tu me voyais les adorer! Le serais-tu d'un troisième enfant, si +Dieu nous l'accordait encore? Et toi-même, l'aimerais-tu moins que moi? + +--Oui, naturellement, s'il était l'enfant, d'une autre mère! Mais, que +parlez-vous d'un troisième enfant? Vous savez, hélas! tout comme moi, que +je n'en aurai plus... Seulement, la prédilection pseudo-paternelle, +l'adoption est quelquefois une tentation de votre âge, Paul. + +--Oui, très forte! répondit loyalement le comte. Mais je sens bien par +ce que vous venez de dire, que vous ne partagez point ce genre de +prédilection! Il serait donc absurde, de ma part, d'y songer, + +--Vous y avez donc songé, vous? + +--Je viens de le dire. + +--Vous aviez en vue quelqu'enfant? + +--C'est fini, n'en parlons plus jamais! + +Il n'y avait pas à répliquer. + +Blanche sortit, effrayée par l'expression du visage de son mari. + +Mais quand M. de Breuilly fut seul, il pleura, longtemps, comme une +femme, les poings dans les yeux, sans aucun bruit. Le terrain venait de +manquer sous ses pas.... + +--Eh bien!_dit une voix qu'à travers la porte M. de Breuilly reconnut +pour celle de Charaintru, demandez à monsieur le comte s'il consent à me +recevoir, quoique l'heure assurément soit mal choisie. + +Le domestique ainsi interpellé vint frapper à la porte de Paul, déjà +occupé, devant sa toilette, à faire disparaître la trace de ses pleurs +par des ablutions réitérées. + +--Dans un moment, Hercule, je suis à vous, cria-t-il à Charaintru par la +porte entrebâillée, et bien que mentalement il envoyât le visiteur à tous +les diables. + +Quand ils furent en présence: + +--Mon cher Paul, dit Hercule, je viens sans façon vous demander à dîner, +sous la réserve de l'agrément de madame de Breuilly, bien entendu. + +--Je me porte garant pour elle, répliqua Paul en offrant un siège à +Charaintru. Qu'y a-t-il de nouveau? + +--Je voulais, reprit celui-ci, être très sûr de vous rencontrer, et j'ai +choisi l'heure du repas, ayant quelque chose d'important à vous dire. +Nous sommes seuls, n'est-ce pas? + +--Absolument seuls. + +--Tant mieux; ce que j'ai à vous dire ne comporte aucun témoin. + +--Je vous écoute. + +--L'autre jour, mon cher Paul, dit Charaintru, je vous ai horripilé, sans +le vouloir, par un stupide bavardage... + +--J'ai oublié cela, mon cher Hercule. D'ailleurs, que pouvait +m'importer?... + +--Aujourd'hui, je viens demander un service, comme si vous étiez fort +disposé à me le rendre. + +--J'espère que vous n'en doutez pas. + +--Que vous êtes bon! Eh bien! là, que savez-vous de la position +financière de Berwick, le banquier bien connu? + +--Mais quelle raison aurais-je de savoir cela? Les banquiers juifs et +moi... + +--Mon Dieu! les plus purs d'entre nous peuvent avoir eu affaire à des +banquiers juifs! Berwick est excessivement en vue. Vous êtes riche. Vous +spéculez quelquefois... + +--Ici est votre erreur, Hercule; je ne spécule jamais. + +--Sans spéculer positivement, vous avez, m'a-t-on dit, un compte ouvert +chez Berwick. Sa solvabilité vous intéresse donc, et alors, s'il est +quelqu'un de bien informé, c'est vous. Informez-moi donc à mon tour. + +--Eh bien! Hercule, vous me croirez si vous pouvez, mais c'est à vous que +je demanderais la cote de Berwick sur la place, si j'avais besoin de le +savoir. Je ne sais rien, vous semblez savoir quelque chose, puisque vous +en demandez plus; eh bien! dites-moi ce que vous savez, et c'est vous +qui m'aurez rendu service. + +--Je vais tout vous dire, Paul. Je suis venu à vous, vous sachant homme +de conseil, parce que j'ai ouï dire que le nouvel attelage de Berwick, +acquis pour épater le bourgeois, masque l'imminence d'une banqueroute, +et ... je suis fortement engagé avec Berwick. En second lieu, parce que +vous passez pour connaître sinon le Berwick lui-même, du moins ses +origines, ses attaches, sa famille, et que vous devez la vérité à un ami +comme moi... Vous pouvez savoir si, comme on le dit encore, les beaux +yeux de madame Berwick soutiennent le crédit du banquier; si un protecteur +anonyme, mais puissant, est sollicité d'empêcher la barque de sombrer, +si.... + +Le vicomte de Charaintru allait toujours récitant la leçon qu'il s'était +faite à lui-même avant d'entrer chez Paul. Chemin faisant, toutefois, il +eut l'idée de regarder M. de Breuilly, et la pâleur qui couvrait les +traits de son interlocuteur arrêta court le petit Hercule. + +--Mais ... vous n'êtes pas bien? lui demanda-t-il avec un cordial intérêt, +en lui saisissant les deux mains. Vous souffrez! Dois-je appeler? + +Paul, qui agonisait en silence, ne put que lui faire un signe impérieux +de s'abstenir. + +Charaintru imagina qu'il venait et cette fois sans le vouloir, de mettre +encore les pieds dans le plat. + +Paul, toujours silencieux mais se raidissant, fit l'effort de se lever +et de marcher--en s'appuyant aux meubles--vers une fenêtre du salon. Elle +était entr'ouverte; il l'ouvrit toute grande par un geste brusque, aspira +à longs traits l'air du dehors, et comme Hercule l'avait suivi, prêt à le +soutenir, Paul se retourna enfin et lui dit: + +--Ce n'est rien!... Un éblouissement!... J'ai beaucoup souffert dans ma +vie, et ... je ne suis plus jeune!... + +--Ce n'est pas ce que je vous ai dit, au moins, mon cher Paul? + +Paul, s'asseyant près de la fenêtre ouverte et regardant Charaintru bien +en face, avec un sourire forcé, lui répondit: + +--C'est si peu ce que vous m'avez dit que, déjà souffrant à votre +arrivée, je n'ai pas saisi un mot des dernières choses que vous m'avez +racontées. Je voyais remuer vos lèvres et je ne vous entendais plus. De +quoi parliez-vous donc? + +--Je parlais des _potins_ qui courent sur Berwick, et je vous demandais... + +--Ah! oui! s'il vendait sa femme pour combler un déficit? Si un galant +homme sauverait sa barque ou son huit-ressorts à point nommé? Écoutez +bien ceci, Charaintru: je ne sais pourquoi vous m'avez choisi pour +confident à propos des opérations d'un homme qui n'a jamais été pour moi +que le guichet vitré et grillé d'une caisse plus ou moins publique. Si +vous avez fait la cour à sa femme, comme vous le donniez, l'autre soir, +à entendre, en appelant Berwick le _petit noir_, vous savez à vos dépens +à quoi vous en tenir sur la vertu de cette dame? Et alors, pourquoi +m'interrogez-vous? Si vous avez des fonds chez ce banquier, retirez-les! +Je n'en sais pas davantage. + +Hercule écoutait Paul avec une sérieuse attention; mais doutant encore +de l'ignorance dans laquelle Paul se drapait avec tant de tranquillité +apparente, il ajouta: + +--Mais enfin, vous, monsieur de Breuilly, si vous aviez à cette heure +des fonds chez Berwick, les retireriez-vous? + +Ici Paul eut une minute d'hésitation. S'il croyait à la vertu de Mme +Berwick, il était cruellement édifié sans doute sur l'actif et sur la +probité du mari. Il retarda sa réponse en adressant à Charaintru cette +question: + +--Somme toute, que vous doit Berwick? + +--Cent cinquante mille francs! Répliqua le petit vicomte sans hésiter. + +Paul se releva, marcha dans le salon comme s'il se livrait en lui un +combat terrible, et il finit par dire à Hercule: + +--Berwick est bon pour vos cent cinquante mille francs. + + + + +IV + + +Paul de Breuilly donna à dîner au petit vicomte, comme si de rien +n'était. Blanche, qui ignorait la conversation qui avait précédé le +dîner, fut presque enjouée. Il vint, dans la soirée, plusieurs personnes. +Il y eût une table de whist où Paul prit place. Mme de Breuilly eut un +assez long aparté avec Charaintru. Mais, bien que Paul se défiât de la +sotte langue d'Hercule, il s'était assuré de son silence en lui demandant +sa parole d'honneur de laisser les Berwick de côté dans ses causeries de +ce soir-là, et le petit vicomte étant bien vicomte en ceci, qu'il savait +tenir sa parole. + +Cependant, à un chasse-croisé dans la partie de whist, Paul, ayant quitté +son fauteuil, vint auprès du divan où Blanche causait avec Hercule. + +--Le vicomte me parlait de vous, mon ami, répliqua Blanche; il me +conviait à lui dire s'il serait accueilli en vous faisant une amicale +proposition qu'il m'a exposée en détail. + +--Et laquelle? demanda Paul en serrant légèrement le bras d'Hercule. + +--Je prie madame de conserver la parole pour vous exposer ce dont il +s'agit. Elle s'en acquittera mieux que moi. + +--Mon Dieu, reprit Blanche, cela n'est pas d'une complication extrême, +M. de Charaintru a, paraît-il, un cheval anglais dont la taille (c'est +le vicomte qui parle) correspond mieux à la vôtre qu'à la sienne. De +plus, il s'est épris d'un double poney ... sans grand usage chez nous, +depuis que... + +--Oui, interrompit Paul, qui voulait dispenser Mme de Breuilly de +prononcer le nom de son fils mort. Et alors Hercule rêverait un échange? + +--Avec toutes les compensations voulues! ajouta aussitôt le petit vicomte +d'un ton courtois. + +--Cela se trouve merveilleusement bien, reprit Paul sans sourciller: je +veux réformer mon écurie. Je ne puis donc point acquérir votre anglais; +mais, au prix qui vous conviendra, mon double poney est à vous. + +Blanche ne s'était nullement attendue à un accord aussi prompt, sachant +que Paul gardait le poney en souvenir du pauvre François. Et puis ce +mot: réformer mon écurie, indiquait des résolutions qu'elle n'avait pas +soupçonnées. + +--Voulez-vous aussi notre Clarence, insista M. de Breuilly. Vous pourrez +y atteler votre anglais, s'il est à deux fins. + +--Je réfléchirai à cela, repartit Hercule, presque aussi surpris de +cette liquidation de la remise que Blanche de la liquidation de l'écurie. + +Puis les groupes du salon se formèrent autrement. Hercule alla s'asseoir +au whist, et Blanche, tout en causant avec deux dames de ses amies, sonna +pour le thé. + +A onze heures et demie, il n'y avait plus personne dans le salon de la +rue de Verneuil; Blanche se faisait déshabiller par sa femme de chambre, +et Paul, retiré dans son cabinet, se mettait à compulser des papiers +et à couvrir de chiffres plusieurs pages. + +Le lendemain matin, quand Blanche s'éveilla, le poney de son fils était +déjà emmené par le palefrenier chez le petit vicomte, sur l'ordre de +Paul, qui, par cette attention délicate, évita à la pauvre mère le +chagrin de voir partir, et peut-être la fantaisie de caresser une +dernière fois le cheval que François avait aimé et monté. + +Ce fut ensuite sans aucune solennité et du ton uni et affectueux dont +les gens courageux savent parler d'une grande catastrophe à ceux qu'ils +chérissent, ce fut, en un mot, avec la bonne humeur d'un ancien soldat +que Paul dit à sa femme: + +--Eh bien! ma chère, il faut nous préparer à un petit sacrifice purement +mondain. Il n'est qu'heur et malheur ici-bas! Bienheureux sommes-nous +encore, vous et moi, puisqu'il n'y va que de la caisse! Je connais votre +grand coeur et votre excellent esprit, et je dois vous avouer que nous +sommes décidément ... un peu ruinés! Je n'ai que faire de vous dire que +je n'ai point perdu au jeu, puisque je ne joue point. Je ne suis d'aucun +cercle et je ne vais jamais à la Bourse. Quoi qu'il en soit, j'ai perdu +et pas mal perdu! Rassurez-vous: votre dot est intacte! Du reste, voici +les chiffres... + +Et, tirant de son portefeuille une petite note, Paul lut ce qui suit: + +--Cet hôtel vaut cent cinquante mille francs, au prix, faible toujours, +d'une réalisation immédiate. Il y a ici cinquante mille francs de +tableaux et de mobilier. Mes chevaux et ma voiture représentent, au +bas mot, vingt mille francs. Et il me faut 300,000 francs en chiffres +ronds pour boucher un trou qui n'a été creusé ni par mon incurie, ni par +mon imprudence. Ma fortune y passera, mais vous voyez que cela n'effleure +en rien le patrimoine qui vous est propre et qui est placé en rentes, car +j'aimerais mieux mourir que d'y toucher. + +--Mais alors, Paul, il ne vous restera rien? Et comment cela est-il +arrivé? + +--Eh bien! nous avions de la marge pour vivre et nous n'aurons plus que +le nécessaire; nous en aimerons-nous moins?... + +--Tout pour ce mot-là, Paul! s'écria l'honnête et tendre femme en +se jetant dans les bras de son mari. Je ne regretterai rien, je ne +m'apercevrai de rien. Je te dis, Paul, qu'à part le deuil qui nous +suivra jusqu'à la tombe, je suis la plus heureuse des femmes avec toi! + +--Aussi est-ce sans aucune appréhension, ma chère Blanche, que je t'avais +attendue là. + +--Maintenant, est-il bien sûr que ... ce soit perdu, perdu sans remède! + +--Oui! + +--Vous avez été trompé? + +--Je voudrais vous répondre que non, car j'ai, moi aussi, de +l'amour-propre.... Enfin, mettons que j'aie été trompé.... + +--Ah! mais ... où allons-nous prendre notre retraite? + +--J'ai pensé, cette nuit, que peut-être il vous agréerait, comme à +moi, de vous rapprocher des tombes qui nous sont chères. Alors ... les +Batignolles?... Le cimetière Montmartre est tout près de là. + +--Les Batignolles! Pourquoi pas? Répliqua sans hésiter la comtesse. + +--Laisse-moi t'admirer! dit Paul en couvrant de baisers les mains de +Blanche. + +La liquidation de M. et de Mme de Breuilly fut prompte et cruelle. +En voulant réserver les objets auxquels se rattachaient de précieux +souvenirs, Paul et Blanche s'aperçurent qu'à ce compte ils +n'abandonneraient aux tapissiers que des banquettes. On attaqua la +réserve en fermant les yeux, de peur de s'attendrir, et le mobilier +tout entier, sauf les portraits de famille et quelques meubles +personnels, y passa. Le poney de François était vendu à Hercule, les +deux lits de François et de sa soeur, avec les armes du premier et les +poupées de Louise, furent conservés comme reliques. + +Ces émotions, sans cesse renaissantes pendant huit jours, firent ployer +la taille encore si droite de Paul, comme sous un invisible fardeau. Mais +son chagrin n'était pas borné à l'abandon de son hôtel. Il en avait un +autre dont il ne parlait à personne. + +Les Anglais meurent du spleen, qui n'a pas de larmes et qui n'a pas +d'objet. Les Allemands ne connaissent en général, de la douleur, que les +phrases à effet et les libations posthumes. Seuls, les Français, qui +passent pour légers, peuvent devenir fous de chagrin ou en mourir. + +Le logis que Paul de Breuilly loua aux Batignolles, après avoir vendu le +petit palais de la rue de Verneuil, était situé rue de la Condamine. +C'était un modeste rez-de-chaussée, sur un perron de dix marches, entre +cour et jardin. Le jardinet, au midi, séparé, par ses murs d'espaliers, +des jardins du voisinage; la cour, au nord, ayant un puits, un poulailler +et des plantes grimpantes. + +Les lits des enfants, dans deux jolies mansardes, demeurèrent faits, +comme si ces êtres si chers étaient attendus. Les divers souvenirs qui +restaient d'eux furent groupés à leur chevet: des nippes, des jouets, +des cheveux coupés à différents âges, sur des têtes blondes ou brunes, +et enchâssés dans des médaillons, au-dessous de photographies. + +Le matin, en se levant, Paul s'occupait avant tout de Blanche, la +grondait amicalement s'il lui trouvait les yeux rougis par l'insomnie ou +par les pleurs. Puis, après un déjeuner frugal, il s'occupait du jardin. + +Une servante unique avait remplacé chez le comte cinq ou six domestiques. +Dès que la maisonnette était en ordre, Paul et Blanche, dans deux pièces +contiguës, séparées seulement par une porte ouverte où flottait un +lambeau de vieille tapisserie de Beauvais, essayaient de s'intéresser à +quelque travail. Paul s'occupait des livres en petit nombre dont il +n'avait pas consenti à se séparer, Blanche brodait ou le plus souvent +raccommodait elle-même le linge de la famille. Le soir, la musique +rapprochait aussi les deux époux, qui s'étaient ordonné à eux-mêmes de +faire face à la vie en braves, et de ne point s'assassiner mutuellement +de leur douleur. + +Mais, n'ayant plus de chevaux, Paul n'avait pas moins besoin d'exercice, +et même d'exercices violents, pour conserver sa santé, altérée par les +épreuves. Il s'imposait pour ainsi dire des marches forcées. Blanche +était la première à l'y engager, quand il les oubliait, bien qu'elle fût +portée à mesurer, par un reste d'inquiétude jalouse, les heures que son +mari passait dehors. Mais les heures de ces absences n'étaient pas fixes. +Il n'y avait donc point de convention entre la mystérieuse inconnue et +lui. Blanche évita longtemps de revenir, avec Paul, sur les causes de sa +ruine, parce qu'elle sentait que son mari était humilié d'avoir perdu sa +fortune. Jamais elle ne s'était beaucoup occupée des questions d'argent. +Cette négligence est assez fréquente chez les femmes nées au milieu du +luxe, et qui ont pour mari un homme incapable d'aventurer le commun +patrimoine. Cependant la question devait renaître, surtout depuis que +Paul et Blanche faisaient ensemble assaut d'économie. + +--Vous saurez une fois, ma chère amie, dit Paul, comment un désastre +financier est venu s'ajouter à nos autres désastres; mais je vous demande +en grâce la permission de choisir l'heure de cette confession. Qu'il +vous suffise de savoir positivement qu'elle vous sera faite. Reconnaissez +qu'il me serait plus doux de m'exécuter sur ce point, si j'avais une fois +réussi à réparer cette brèche. Eh bien! je ne veux pas encore désespérer. + +Mais rien ne changeait dans le régime austère des deux reclus, et, +quoique certaines amitiés anciennes leur fussent demeurées aussi +fidèles rue de la Condamine que rue de Verneuil, quoique, tous les mardis +et tous les jeudis, quelques voyageurs d'outre-Seine vinssent faire +stopper leurs chevaux devant la petite grille de l'ermitage, la mélancolie +de Paul semblait s'augmenter, et ses longues promenades hygiéniques +devenaient plus rares. + +La capitulation suprême semblait entrer peu à peu dans la pensée de ce +Courageux champion. Il se plaignait par instants de palpitations +violentes et prolongées, mais, sans consentir à voir aucun médecin. + +Enfin, la maladie éclata. + +Le docteur de la famille, Billardel, le fameux sceptique, habitué du café +Procope, ancien convive de Paul et son contradicteur en matière de +religion, de politique et d'économie sociale, fut appelé par Mme de +Breuilly, qui avait autant de confiance dans l'amitié et dans l'habileté +de l'homme que d'aversion pour ses opinions. Billardel inventa une +maladie nerveuse sans gravité, ordonna des boulettes de mie de pain, sous +des noms scientifiques; mais il dit à la comtesse, en sortant: + +--M. de Breuilly n'a qu'un seul mal, dont je ne guéris, il est vrai +personne: il meurt de chagrin. + +--De quel chagrin? demanda vivement Blanche. + +--Cherchez, madame! vous trouverez peut-être. Les femmes s'y entendent +mieux que les médecins. + +--A son âge, ce ne serait pas?... + +--Pourquoi non? riposta Billardel. Il n'y a pas d'âge pour cela! + +Retirée dans sa chambre, Blanche se prit la tête à deux mains, demandant +Un miracle à Dieu. + +Mais elle ne pouvait exiger de Dieu qu'il lui donnât, à son âge, un +troisième enfant, ni qu'il fit trouver à la femme légitime sa rivale +aimable. + +Cependant, en retournant auprès de Paul, Blanche lui dit avec la +résignation d'une martyre: + +--Vous êtes triste, mon bon ami, accablé, ennuyé surtout. Je ne suffis +pas pour vous distraire. Le docteur veut absolument pour vous de la +distraction. Y aurait-il quelqu'un dont la société vous amuserait? + +Paul regarda fixement Mme de Breuilly et ne répondit rien d'abord. Puis +il parla: + +--Tant de générosité, dit-il, ne restera pas sans récompense. Oui, il y a +quelqu'un que j'aimerais à voir. Mais ce quelqu'un, tu ne le connais pas. + +--Comment ne me l'avez-vous pas présenté? + +--Ce quelqu'un... + +Mais il n'acheva point, et sa tête s'inclina sur sa poitrine. + +--Est-ce un homme ou une femme? + +--Ne me demande rien, Blanche. + +--Mais encore... + +Paul ne sortit point de son mutisme. Il sembla à sa femme qu'il étouffait, +car il rougit excessivement. + +Il étendit la main, comme s'il cherchait un breuvage. Blanche lui tendit +un verre d'eau sucrée placé sur un guéridon à quelques pas de lui. + +--Puisque vous ne pouvez me parler de cela, je vais, dit Blanche dès +qu'elle vit son mari plus calme, je vais vous donner un exemple que vous +suivrez certainement, car l'aveu à vous faire me coûte probablement +encore plus que l'aveu que je vous demande. + +Paul tressaillit et sembla se ranimer tout à fait. + +--Il y a, reprit Mme de Breuilly, dix jours que vous gardez la chambre. +Le cinquième jour, on frappa timidement à la porte du vestibule. Par un +coup d'oeil jeté vers la grille, je m'aperçus qu'elle n'était pas fermée. +Annette, notre unique servante était sans doute sortie pour un instant. +J'ouvris la porte du vestibule, et une dame voilée parut devant moi. Elle +paraissait fort troublée. + +--Que souhaitez-vous, madame? Lui demandai-je. + +--Mon mari, n'ayant pas vu M. de Breuilly depuis quelques jours, m'a +chargée de prendre de ses nouvelles. + +--A qui ai-je l'honneur de parler, madame? + +Pour toute réponse, la dame voilée me tendit une carte écrite à la main +sur laquelle je lus: _Laure Widmer_. + +--Mon mari, lui dis-je alors, est plutôt indisposé que malade. Il ne +saurait vous recevoir, il repose en ce moment. Je mentais, mon cher Paul! +J'avais pour excuse d'avoir déjà reconnu sous son voile la dame ... du +bois de Boulogne! + + + + +V + + +A cet aveu de Blanche, un pli soucieux crispa le front et les lèvres du +malade. Mais Blanche continua: + +--Je mentais! je promis à la dame de vous remettre sa carte, et j'étais +résolue déjà à ne point le faire. Quelle était ma pensée? Celle d'écarter +de la voie douloureuse où je marche, une pierre de plus... Je cédais à +mon aversion instinctive de femme pour une autre femme, plus jeune, plus +belle et qui me paraissait vous aimer... Pour abréger, et sans offrir à +la dame d'entrer, ce qui était peu courtois, je dis à l'inconnue que +votre première sortie serait pour rendre à son mari cette visite, et je +la congédiai. Par bonheur pour le succès de mon mensonge, Annette ne +rentra que lorsque la visiteuse était déjà loin. Voilà mon péché, sans +réticence aucune. Et maintenant, la dame du Bois, la dame au voile qui se +dit être Laure Widmer, est peut-être justement la personne dont l'absence +vous cause tant d'ennui, et que vous souhaiteriez voir auprès de vous. +Dois-je, en expiation de ma faute, aller la chercher? + +--Vous n'avez pas conservé cette carte? demanda Paul, dont les mains se +tordaient avec une agitation fiévreuse. + +--Je l'ai brûlée sur-le-champ! Répliqua Blanche sans hésiter. + +--Voici, dit alors le comte après une méditation douloureuse: j'ai à +choisir entre de nouvelles réticences vis-à-vis de vous (je ne dis pas +mensonges, car je n'ai pas conscience de vous avoir jamais menti!) et +le récit complet d'une chose que mon orgueil et le respect de vos +sentiments pour moi m'engageaient à ne point vous faire. Avant de vous +initier à des circonstances de moins d'intérêt pour vous que vous ne +l'imaginez, je voudrais avoir terminé une oeuvre entreprise dans un but +qui m'honore, veuillez le croire. Eh bien! voulez-vous me faire encore +quelques mois de crédit? Je laisse cela à votre entière discrétion. +Parlez! Quant à aller chercher Laure Widmer, je vous en dispense. Je la +verrai, quand je serai en état de sortir. En attendant, je vais lui +adresser quelques lignes que vous lirez, et que vous ne ferez jeter +à la poste que si vous en approuvez la teneur. + +--J'attendrai le temps qu'il vous plaira, mon ami; et je mettrai moi-même +votre lettre à la poste sans l'avoir lue. + +--J'exige que vous la lisiez! + +Paul parlait très fermement. + +--Je vous obéirai, répliqua Mme de Breuilly en baissant la tête. + +--C'est bien, dit le comte, en congédiant sa femme d'un geste un peu +impatient. + +Elle se retira sans ajouter un mot. + +Paul, sans plus attendre, se mit à son bureau et, écrivit, non pas comme +les comédiens écrivent ou feignent d'écrire quand ils sont en scène, +mais avec une difficulté extrême, cherchant et ne trouvant pas ses mots. + +Enfin, après une série de projets, raturés les uns après les autres, il +parut s'arrêter à une rédaction, qu'il relut plusieurs fois avant de +l'adopter définitivement. + +Sur ces entrefaites, Hercule de Charaintru, qui n'avait pas abandonné +non plus les exilés de Batignolles, arriva rue de la Condamine avec son +habituel et si merveilleux à-propos. + +Il fut reçu d'abord par Mme de Breuilly, beaucoup trop troublée pour +bénir l'arrivée du personnage en pareil moment. + +--Cette fois, dit-il, ayant une lieue de poste à courir pour visiter mes +amis, je me suis botté et éperonné comme vous voyez, et j'ai fait l'étape +sur mon poney, au lieu de me voiturer en coupé. Il est délicieux, ce +petit cheval-là, et je ne l'ai pas payé trop cher à votre mari. + +--Vous auriez pu le faire entrer dans la cour, dit Blanche. + +--Ah! mon groom est resté à la porte avec les deux chevaux. Puis-je être +admis à l'honneur de visiter notre savant dans le sanctuaire de ses +livres? + +Et sans attendre la réponse de Blanche, il se dirigea vers le cabinet +De son ami. C'est à regret que Paul, ayant reconnu sa voix, lui cria +d'entrer. + +--Mon excellent ami, dit Hercule, je vous dérange évidemment; mais je +tenais à vous faire les remerciements que je vous dois, tant pour le +cheval que pour une affaire plus grave, vous savez? + +--Bonjour, Charaintru. Entrez donc, je suis enchanté de vous voir. + +--Ce que vous faites là est donc d'une gaieté médiocre, puisque c'est +encore moins amusant que moi? + +--Très médiocre, mais il y a sur la terre où nous sommes des obligations +de force majeure, et dame... + +--D'abord, il y a les obligations d'Orléans... + +--Vous en avez? Vous êtes bien heureux... + +--J'en ai, parce que je viens d'en acheter, quoiqu'elles ne soient pas à +bas prix; mais, après avoir été remboursé par Berwick de mes 150,000 +francs, suivant votre prophétie, et m'étant tâté depuis lors pour +trouver un bon emploi, je ne me suis décidé qu'hier à celui-ci, et je +vous en apportais la nouvelle. + +--Vous mettez du temps à réfléchir, mon cher; car ce remboursement +remonte, je crois, à l'époque de mon déménagement? + +Charaintru, en rentrant chez son ami, avait naturellement, par égard pour +Blanche, laissé la porte du salon ouverte, en sorte que Mme de Breuilly +était en tiers, sans le vouloir positivement, dans cette conversation. +Elle ne put rien perdre, quand même elle l'aurait souhaité, du bavardage +d'Hercule qui, s'étant offert un siège à lui-même en se mettant à cheval +sur une chaise, continua de son ton de fausset: + +--Vous aviez dit vrai, et il paraît que le banquier en question a trouvé +à temps de quoi payer ses chevaux neufs et son landau bleu. Son aimable +femme a pu continuer à fréquenter le bois dans ce gracieux équipage et en +dépit des médisances, ni madame Berwick, ni la caisse de monsieur Berwick +n'ont perdu leur réputation. On prête à une amitié désintéressée; cette +réouverture du Pactole.... + +Paul regardait fixement Charaintru, et son regard sévère conviait +vainement Hercule à s'arrêter. + +--Est-ce par ironie ou par conviction, lui demanda-t-il enfin, que vous +parlez d'une amitié désintéressée? + +--Moi, répliqua Charaintru, je nie les immolations absolues. Ne fût-ce +que par un sourire, une jolie femme sait toujours reconnaître les +services qu'on lui rend, et... + +Ici la voix de Mme de Breuilly se fit entendre pour dire d'un ton +sardonique: + +--N'est-ce pas un peu cher, un sourire de cent cinquante mille francs? + +--II y a des sourires que l'on ne saurait payer, dit courtoisement +Charaintru, en revenant vers la porte du cabinet, devant laquelle +Blanche, debout, semblait plus occupée d'un écheveau de soie qu'elle +dénouait, que du fil de cette causerie. + +--Bref, dit Paul avec brusquerie, on veut que madame Berwick ait procuré +à son mari, par ses beaux yeux, les fonds qui manquaient à la caisse du +banquier? Et va-t-on jusqu'à nommer l'auteur de ce libre échange? + +--On va jusque-là, mais avec des noms si invraisemblables que des paris +se sont ouverts. D'abord, on ne voit jamais ni Berwick ni aucun de ses +amis dans le landau bleu; ensuite, les gens qui fréquentent cette maison +sont généralement des ganaches; non qu'il n'y ait, par le monde, beaucoup +de ganaches parmi les soupirants d'amour, mais enfin, il y a de ces +ganaches qui sont au-dessus et au-dessous du soupçon! A défaut d'un +jeune premier en rage de se ruiner, il faudrait un vieux beau en rupture +de ban conjugal. Les vieux beaux sont quelquefois très généreux... + +--Ah ça! interrompit M. de Breuilly, est-ce pour nous raconter ces +hypothèses outrageantes pour une femme qui n'a jamais fait parler d'elle, +que vous êtes venu en poste de la rue d'Anjou à la rue de la Condamine? + +Paul était d'autant plus impatient de clore l'incident, que Blanche +paraissait plus pâle et plus troublée depuis que Charaintru avait pris +la parole. + +--Non, répliqua Charaintru; je voulais aussi reconnaître le service si +grand que vous m'avez rendu, en vous donnant à mon tour un conseil pour +rétablir votre fortune. + +--Ah! parlez! dit Blanche, cela ne serait pas de refus. Si ce conseil est +bon, je vous remets tous vos petits péchés. + +--Voici! dit Hercule. Berwick monte une affaire dans laquelle je serai +compris; il serait aisé sans doute à Paul de s'y faire comprendre. Une +affaire de la force de vingt mille chevaux: la concession des fumiers +de la ville de Paris! + +--Je suis bien revenu des affaires, dit M. de Breuilly en souriant +tristement, et il me serait d'autant plus difficile de souscrire à +aucune, que le peu qui me reste ne m'appartient pas. + +--Si vous avez de ces scrupules, repartit Hercule, madame pourrait ne pas +les avoir, et je suis sûr qu'avec ses capitaux personnels, elle serait +ravie de vous enrichir. + +--Mon ami, dit froidement M. de Breuilly, ces distinctions sont hors de +saison chez nous. II ne faut parler ni de corde dans la maison d'un +pendu, ni de spéculation dans la maison d'un homme ruiné. D'ailleurs, en +me mêlant des entreprises de votre banquier, je craindrais à juste raison +d'être considéré par les vipères de vos amis, comme «un vieux beau» en +quête d'un sourire de Madame Berwick, et je serais désolé de compromettre +en rien son honneur. Brisons donc là et, si les fleurs de notre jardin +sont dignes d'un regard de vous, priez madame de vous les montrer, tandis +que j'achève une lettre pressante. + +Cette lettre, si malencontreusement interrompue par la visite du petit +vicomte, était définitivement ainsi conçue: + +«Madame, + +«Madame de Breuilly m'a fait part d'une démarche obligeante que vous avez +faite au cours de mon indisposition, de la part de votre mari et de la +vôtre, pour prendre des nouvelles de ma santé. + +«J'ai différé de jour en jour l'expression de ma gratitude, espérant me +trouver assez rétabli pour vous la porter moi-même. Malheureusement il +n'en est rien encore. + +«Dès que je le pourrai, je prendrai, en allant vous visiter, la liberté +de vous présenter madame de Breuilly, flattée de connaître personnellement +une famille dont les ascendants firent à ma première jeunesse un aimable +accueil lorsque je visitais l'Allemagne. + +«Daignez, je vous prie, madame, agréer, etc. + +«PAUL DE BREUILLY.» + +A la suite de la visite de Charaintru, M. de Breuilly présenta +gracieusement à sa femme une enveloppe à l'adresse de Mme Laure Widmer. +Non moins gracieusement, Blanche la rendit à son mari, sans l'avoir +ouverte. + +--Vous oubliez nos conventions, lui dit-il. + +--Soit, dit Mme de Breuilly en s'exécutant. + +Et elle ajouta en riant: Je vais même la clore pour plus de sûreté. +Alors, elle mouilla la gomme de l'enveloppe, la posa sur le marbre de la +cheminée et elle retourna paisiblement à sa broderie. + +A compter de ce moment, la pensée de Paul sembla se rasséréner; sa santé +en éprouva le contre-coup favorable, et peu de temps après il était en +pleine convalescence. + + + + +VI + + +Un matin de printemps de l'année 1873, Paul de Breuilly, habitant alors +la rue de Verneuil, arpentait, à dix heures du matin, la contre-allée de +l'avenue Gabrielle aux Champs-Elysées. Le temps était gris et douteux, +contrastant avec les primeurs de la végétation parisienne, souvent +surprise en pleine éclosion par des avalanches de neige. Les piétons et +les cavaliers étaient si rares que le comte, par moments, aurait pu se +croire dans une ville morte. Il marchait pour marcher. Les grandes +douleurs ont souvent de ces besoins et de ces fantaisies gymnastiques. +Comme il allait, sans but déterminé, devant lui, se tenant droit et +cambrant son parapluie sous son bras d'un air qu'il voulait rendre +dispos, il se trouva face à face avec une jeune femme, mince et blonde +et, malgré la discrétion d'un voile brun, assez visiblement jolie pour +rendre Paul attentif à ses traits. + +Mais elle ne se bornait point à être jolie. M. de Breuilly, en +l'examinant, lui trouva une ressemblance qui l'intrigua, l'émut; et s'il +n'avait pas été un homme déjà mûr, à qui ces caprices ne sont plus +permis, il se serait attaché aux pas de l'inconnue. + +A part l'instant si court où les yeux de l'un et de l'autre se +rencontrèrent et se confondirent, la jeune personne marchait l'oeil en +terre, et l'élégante simplicité de sa mise et de sa tournure faisait +écarter de prime abord toute idée d'intrigue vulgaire. + +Elle tenait dans sa petite main gantée de suède un mouchoir brodé; sous +le regard du passant, elle raffermit sa marche, cacha son mouchoir et +accéléra le pas, en baissant les yeux, qu'elle avait fort grands. + +Paul fut frappé de cette rencontre, sans s'expliquer pourquoi. + +Il passa, s'efforçant de n'y plus penser. + +Il ne put y parvenir. L'image s'était comme fixée dans sa mémoire; elle +Eclipsait le reste, comme ce disque fauve qui persiste dans notre oeil +fermé, après que nous avons considéré le soleil. + +Paul avança jusqu'à l'embouchure de la rue de Ponthieu, puis il revint +sur ses pas. A la hauteur de la grille de l'ambassade anglaise, il se +trouva vis-à-vis de la jeune dame, revenant, elle aussi, en sens opposé. + +Les deux promeneurs, surpris de leur double rencontre, allaient se perdre +de vue, quand Paul remarqua, à vingt pas derrière la dame, le mouchoir +brodé qu'il avait vu à la main de la dame une première fois. Il alla le +ramasser, sans rien dire, puis, hâtant le pas, il rejoignit la promeneuse +et le lui offrit en se découvrant. + +--Ce mouchoir marqué L. B. est-il à vous, madame? demanda-t-il d'un ton +respectueux. + +La jeune femme reconnut le mouchoir, le prit vivement et balbutia un +Remerciement plein de confusion. + +--Vous vous appelez Léontine, Louise ou Laure? ajouta galamment M. de +Breuilly désireux de prolonger la conversation. + +--Je m'appelle Laure en effet ... mais peu importe! + +Elle salua de la tête et allait fuir. + +--Non! reprit le comte, vous êtes moins pressée de partir qu'il ne vous +convient de le paraître! Un sentiment que nous ne nous expliquons pas +nous a fait l'un et l'autre revenir sur nos pas... Il y a entre nous un +air de famille extraordinaire, convenez-en! Il est impossible que vous +n'en ayez pas été frappée comme moi. A votre âge, vous pourriez être ma +fille, et vous ne me prenez pas, je l'espère, pour un de ces malotrus +qui abordent sans cause une dame dans la rue! + +--J'avoue, monsieur, avoir été frappée comme vous de cet air de famille +dont vous parlez; mais comment rendrais-je excusable pour l'oeil du monde +la folie que j'aurais de causer plus longtemps avec vous? Vous-même, +vous vous méprendriez sur ce que je suis... + +Elle hésita un instant, puis, cédant à une curiosité dont elle ne fut pas +maîtresse: + +--Mais à qui ai-je honneur de parler? demanda la jeune femme. + +Paul se nomma sur-le-champ. Son interlocutrice changea de couleur. + +--Consentiriez-vous à être présenté à mon mari? demanda-t-elle à +brûle-pour-point. + +--Sans doute, madame, répondit le gentilhomme, qui ne désirait rien de +plus que de rendre nette cette situation étrange. + +--Vous avez sans doute rencontré autrefois une famille de Lussan? + +Ce fut au tour de Paul de se troubler. + +--Vous auriez connu ... Charlotte? fit-il en pâlissant? + +--J'ai été élevée, répondit-elle, en face de votre portrait. + +--Comment donc, de prime abord, ne m'avez-vous pas reconnu? + +--Qui vous dit, au contraire, que telle n'ait pas été ma première pensée? + +--Mais, qui êtes-vous, madame, par rapport à Mme de Lussan? + +--Sa petite-fille! + +--Et votre mère? + +--Écoutez, monsieur de Breuilly; vous savez comment les de Lussan se +trouvaient en Saxe depuis 1832? A la suite des événements de la duchesse +de Berry, étant du nombre des familles françaises compromises dans cette +insurrection, la famille de Lussan émigra et s'établit à Dresde. M. et +Mme de Lussan, mes grands parents, y devinrent le centre d'une autre et +Plus ancienne émigration datant de la révocation de l'édit de Nantes. +Leur fille, Charlotte, était âgée de huit ans. Elle avait dix-huit ans en +1842, quand elle se maria... + +--Passons! interrompit le comte de Breuilly en faisant le geste d'écarter +un nuage appesanti sur son front. + +--De cette union naquit en 1843 une petite fille Laure, que vous avez +devant vous... + +--Vous vous appelez Laure ... Widmer! demanda le comte très bas et comme +si ce nom de Widmer lui serrait la gorge. + +--C'est ce nom que j'ai porté jusqu'au jour de mon propre mariage avec +M. Berwick, à qui j'aurai le plaisir de vous présenter. + +--Mais votre mère, Charlotte de Lussan? + +--A rendu son âme à Dieu, en 1846, trois ans après m'avoir mis au monde. +Vous l'ignoriez? + +--Hélas! murmura Paul en creusant le sable de l'allée du bout de son +parapluie, elle est morte sans que je l'aie revue! + +--Elle est morte veuve.... + +--Elle a été libre? s'écria Paul dont les yeux s'humectèrent. + +II y avait un banc à quelques pas de l'endroit où Laure et le comte +causaient debout. Il s'approcha du banc et y tomba plutôt qu'il ne s'y +assit. + +--Votre place est là! dit-il à la jeune femme après cinq minutes +d'accablement, ici, à ma gauche, Laure, près de ce coeur dont vous venez +de rouvrir les blessures! + +--Monsieur, repartit Laure, interdite, nous sommes ici en public. Nous ne +sommes pas censés nous connaître, et.... + +--Ne pas nous connaître! La fille de Charlotte et moi! Mais vous me +rappelez, mon enfant, aux réalités présentes. Je ne vous avais jamais +vue, puisque vous n'étiez pas encore de ce monde, quand j'étais à Dresde +et qu'un drame ignoré de vous, j'espère.... Enfin, Charlotte a pu me +croire mort! Elle vous a pourtant légué quelque sympathie pour mon +souvenir, puisque mon portrait, conservé par elle, a été longtemps +conservé par vous? + +--Un jour d'égarement n'est pas un crime? + +--Ah! vous saviez?... J'aurais dû mourir alors! + +Sans prolonger l'entretien, Paul se leva en s'excusant d'être demeuré +assis un instant devant Mme Berwick. Puis, se découvrant, il fit à la +jeune femme un salut profond. + +--J'espère, madame, vous revoir avant longtemps. + +--Rue d'Anjou-Saint-Honoré. n° 19, répondit Laure en rendant son salut +à Paul. + +Paul se rassit dès que Laure se fut éloignée, et, les yeux fixés sur +l'empreinte des petites bottines de la fille de Charlotte dans la terre +humide, il revécut en une demi-heure toutes les émotions de sa vie +passée. + +Enfin, il se leva avec effort pour retourner chez lui. + +--Morte veuve, un an après mon mariage!... répétait-il par instants. Elle +m'attendit peut-être! Elle ne serait pas morte si elle avait appris que +je vivais encore!... Oui, décidément, le suicide est un crime. Si je +n'avais subi le coupable entraînement de Werther, épris d'une autre +Charlotte, si je n'avais pas voulu venger sur moi-même l'union conclue +entre ma Charlotte et ce Widmer, mon rival n'en serait pas moins mort +quelques années après, et au lieu d'un souvenir de sang, j'aurais laissé +à ma bien-aimée un souvenir aimable; elle aurait gardé cette foi qui fait +vivre. Nous nous serions cherchés et retrouvés aisément sans doute, et +notre bonheur à deux, couronnant ma patience, aurait prolongé ses jours! +Et aujourd'hui je retrouve cette enfant qui me semble tout moi, ou plutôt +un mélange de mes traits et des traits de sa pauvre mère! Elle a mon +profil et ses yeux?... J'ai perdu les autres! celui-là seul me reste. Ah! +comme je vais l'aimer, cette Laure, cette épave de ma jeunesse! L'aimer, +et la pauvre Blanche que dira-t-elle?... Mon devoir impérieux est de me +taire, car Blanche ne pourra aimer Laure! + +M. de Breuilly était visiblement agité en rentrant rue de Verneuil, et +bien qu'il se contînt en face de Blanche, à l'animation de ses yeux, sa +femme imagina aisément qu'il avait fait une rencontre extraordinaire. +Mais il ne répondit point aux questions que Blanche lui adressait au +sujet de sa promenade, et Paul rentra peu à peu dans l'apparente +monotonie de ses pensées et de ses occupations. + +Dans les jours qui suivirent, il reçut une lettre de Gustave Mayran, +datée de Tarbes. M. Mayran, général de brigade, entretenait son ancien +compagnon d'armes du désir qu'il éprouvait de se rapprocher de Paris et +des difficultés de ce changement. Il priait Paul, qui avait conservé dans +l'armée de vieilles amitiés, de s'occuper de lui. + +Paul et Gustave avaient servi ensemble en Algérie, sous le maréchal +Bugeaud, et Blanche salua avec joie le changement que ces réminiscences +apporteraient au cours des idées de son mari. + +Elle-même se souvenait avec plaisir que, n'étant pas encore mariée, elle +avait suivi, de loin, avec un anxieux intérêt, le jeune militaire dans +ses campagnes. + +Paul de Breuilly était sous les ordres du colonel de Montagnac, qui périt +en héros à Sidi-Ibrahim, avec la plupart de ses compagnons. Il fut de ces +quatre-vingt-trois hommes qui, bloqués par les Arabes dans un marabout, +y épuisèrent leurs vivres et leurs munitions, et, après trois jours de +lutte désespérée, tentèrent une trouée à la baïonnette. + +Paul fut un des treize qui parvinrent seuls à se sauver. Après un pareil +Fait d'armes, il fut décoré. + +Il continua à se distinguer dans les rangs des colonnes conduites par les +Généraux Bedeau, de Mac-Mahon et Lamoricière. + +Après la défaite d'Abd-el-Kader, Paul, devenu lieutenant, fut désigné +pour faire partie de l'escorte de l'émir prisonnier, envoyé à +Djemma-Gazahouat. + +La conquête de l'Algérie une fois terminée, Paul de Breuilly demanda son +changement, et il débarquait à Toulon, le 29 décembre 1847, en même temps +que l'émir prisonnier. + +Ce fut une grande joie pour Blanche que de revoir en congé ce jeune +Lieutenant échappé à tant de périls. + +Paul de Breuilly servit jusqu'à la fin de la guerre de Crimée et se +retira avec le grade de capitaine. + +Il s'était marié dans l'intervalle, en 1850, et il était père de +François, né en 1851. + +Ces souvenirs animèrent pendant quelques jours la solitude de la rue de +Verneuil sans faire oublier sa rencontre avec Laure Widmer. + + + + +VII + + +Ainsi s'ouvrit, du printemps 1873 jusque vers le milieu de l'année 1874, +cette ère singulière pour un homme de l'humeur de Paul, d'une vie morale +en partie double. + +Chez lui, il était le mari qui console sa femme et qui pleure avec elle +ses enfants. Hors de chez lui, il était l'amant, vivant du souvenir de +sa maîtresse et la retrouvant dans une fille, dont les beaux yeux le +rattachaient à l'existence. + +Il se fit présenter, en effet, peu de jours après la rencontre aux +Champs-Elysées, à ce Berwick, le petit noir, comme Charaintru l'appela +plus tard, et qui n'était autre qu'un juif allemand de la plus belle eau. + +Paul tomba des nues en l'apercevant, tant le financier cynique était +caractérisé par la physionomie, le geste, l'accent grasseyant de ce +Gobseck bavarois. Trop âgé pour sa femme, Berwick appartenait à la secte +Des ramoneurs. D'une mèche de cheveux abondante, ingénieusement détournée +de sa destination primitive, qui était de garnir l'occiput, il se +faisait, à l'aide de son coiffeur et de beaucoup de pommade, un toupet +tout entier. Cette mèche providentielle revenait par devant couper, d'un +bandeau noir de jais, un front déjà trop bas et qui faisait songer aux +batraciens. L'oeil bouffi et protubérant appartenait bien à cette +dernière espèce. Comme les Tartares, Berwick devait voir derrière lui, +sans tourner la tête. Son menton exprimait la brutalité, comme son nez +pointu marquait une finesse de renard. Il avait les doigts carrés, les +mains courtes et velues. + +Paul regarda tour à tour Laure et Berwick, et il comprit que l'orpheline +était tombée dans un piège et avait été sacrifiée à quelque spéculation; +mais il ne pouvait s'en expliquer avec elle. + +Quant à Berwick, il ne vit dans la connaissance inattendue que Laure lui +Faisait faire, que la pêche miraculeuse d'un client. Le jour où Paul +franchit le seuil de cette demeure, la maison Berwick savait que M. de +Breuilly était riche, et que le moyen probable de le faire financer était +de jouer de la flûte des souvenirs. Berwick ne savait pas et ne pouvait +savoir qu'une vingtaine d'années auparavant un monsieur français avait +tenté de se suicider par amour pour sa belle-mère, Charlotte Widmer, que +lui, Berwick, n'avait jamais connue. + +Mais de prime abord la cicatrice formidable que Paul avait au menton, +puisque la balle d'un pistolet lui avait brisé la mâchoire, intrigua +vivement le banquier. Il questionna sa femme. Celle-ci ne savait rien, +sinon que peut-être un duel de jeunesse avait provoqué l'accident; elle +ne pouvait en assigner la date. + +Le portrait de M. de Breuilly, que Laure conservait toujours, ne +mentionnait pas cette cicatrice; mais enfin ce Paul, qui était riche, +qui avait été militaire, devait avoir la tête chaude, un caractère +violent, sous les dehors d'un homme très bien élevé, II fallait le +ménager, ne l'irriter en rien. Telle fut l'opinion de Berwick. + +De son côté, Paul se fit de bois vis-à-vis d'un homme qui lui était +antipathique; car il était résolu à se lier intimement avec Laure à tout +prix. Il parvint même, en quelques semaines, à faire croire à Berwick +que ses discours sur les opérations de Bourse l’intéressaient infiniment. + +Mais Berwick n'était pas toujours là: il n'y était même presque jamais, +car il ne trônait au salon que les soirs. Et quand Paul pouvait se rendre +rue d'Anjou Saint-Honoré, n° 19, c'était justement à l'heure où, dans un +entresol de la rue Le Peletier, Berwick dépouillait ses carnets et +faisait son courrier. Laure était grande musicienne, et Paul bon +violoniste. Tous deux passaient chaque jour quelques instants délicieux. + +Lorsque Paul prenait congé de Laure pour retourner rue de Verneuil, +l'image de la jeune femme l'y suivait, tout comme celle de Charlotte +l'avait suivi autrefois de Dresde à Freyberg, quand il retournait dans +cette dernière ville pour y continuer ses études scientifiques. + +La musique qu'il venait de faire avec Laure et qui remplissait encore ses +Oreilles tout le long du chemin, était justement celle que Charlotte et +lui retrouvaient jadis sous leurs doigts, dans les soirées fréquentes +qu'ils passaient ensemble. + +Cette musique fût longtemps le seul langage qu'en présence de Widmer se +Permit leur amour, car Paul respectait le toit conjugal autant que +Charlotte le respectait elle-même. Mais un jour vint où, dans un moment +d'égarement et de passion, Charlotte oublia qu elle était épouse. Elle +devint enceinte. Épouvantée, comprenant enfin l'étendue de sa faute, elle +conjura son amant de partir et de l'oublier. + +Voyant toutes ses supplications se briser devant l'inflexible résolution +de Charlotte, fou de désespoir, Paul crut alors se rendre à lui-même une +cruelle justice en tentant de se supprimer. + +Ainsi ramené, à tant d'années de distance, aux émotions d'alors, M. de +Breuilly retrouvait, toutes les émotions qu'il avait traversées à vingt +ans, et condamnait tous les raisonnements qu'il s'était faits pour +en arriver à se brûler la cervelle. Le nouveau Werther, plus ou moins +fasciné par l'exemple de l'ancien, était tombé dans son sang, mais il +n'était pas parvenu à se tuer. Après une longue maladie, pendant laquelle +son état de faiblesse avait fait désespérer de sa raison, emmené dans les +Alpes, au canton de Schwitz, il y demeura au village d'Einsiedeln, en +face du couvent célèbre de ce nom. C'est là que la solitude et l'amitié +des Bénédictins rendirent un peu de calme à son âme en révolte, et il +reprit, un beau jour, le chemin de la France, de Paris, du foyer +paternel. + +Il crut expier la lâcheté de son suicide en se faisant soldat. La +campagne d'Algérie offrit à son impatience l'occasion de se distinguer +et des actions d'éclat, pour lesquelles il fut mis à l'ordre du jour de +son régiment, l'une lui valut la croix de la Légion d'honneur, et l'autre +sa première épaulette. + +Le mariage de Paul et de Blanche éprouva d'abord quelques difficultés. + +Dès longtemps rapprochées par l'amitié, les deux familles avaient de tout +temps rêvé cette union. De tout temps aussi Blanche en avait caressé le +projet. Petite fille, elle avait appelé Paul son mari, mais au retour +d'Allemagne, elle vit bien que l'âme de Paul était ailleurs. + +L'attention distraite qu'il accordait à la jeune fille irrita +l'inclination de cette dernière au lieu de l'amortir. Le culte de +Blanche redoubla de ferveur quand elle vit Paul en uniforme. + +Sous différents prétextes, Paul ajourna longtemps cette union; mais il +n'avouait point la cause réelle et même il ne l'articula jamais devant +personne. Enfin, il céda, lorsqu'il se crut assuré de pouvoir faire +honneur à un engagement, qui était celui de rendre Blanche heureuse. + +En 1873, tout avait bien changé. Ce n'était pas de la science qu'elle +était jalouse, et ce n'était plus des hasards de la guerre qu'elle était +inquiète. + +Elle était inquiète et jalouse d'une rivale dont elle supposait +l'existence, mais qu'à vrai dire elle ne connaissait pas. + +De son côté, Paul évita d'abord de porter devant Laure Berwick aucun +Jugement sur son mari; mais ce fut elle qui se plaignit d'avoir été +sacrifiée par son tuteur à des convenances purement matérielles. + +Bien loin d'exciter ses plaintes, Paul cherchait à les apaiser. + +--Toutes les jeunes filles, disait-il, se forgent un idéal de félicité, +comme si la vie réelle tenait en réserve pour tous les oiseaux un nid +environné de fleurs et doublé de soie et de mousse. Il faut en rabattre +et consentir à ce que les hommes ne soient pas des anges. + +--Sans être des anges, répliquait Laure, ils pourraient ne pas être des +démons. + +--L'incompatibilité d'humeur exagère des griefs insignifiants. Mais, +quand les années ont passé sur certains froissements, l'habitude les +émousse. On découvre le pouvoir de la patience, et la forme cesse de +l'emporter sur le fond. + +--Excepté, ripostait Laure, quand la forme est brutale et que le fonds +est mauvais. D'ailleurs, je ne saurais supporter certains outrages! Le +luxe apparent dans lequel M. Berwick me fait vivre ne peut me cacher les +moyens qu'il emploie pour le faire durer. Sachez, mon ami, qu'il a été +souvent à deux doigts de sa perte. Mieux vaut mille fois un bon juif +qu'un juif prétendu converti. J'ai remarqué que ces modernisés n'ont ni +les vertus de notre monde, quoiqu'ils s'y rattachent, ni les talents +spéciaux de la race qu'ils ont reniée. Un franc israélite thésaurise et +fait fortune; un faux israélite spécule et se ruine. Considérez bien les +choses et vous verrez cela partout. + +Paul ne se paya pas de ces raison. Il voulut mettre sur le compte des +vapeurs les mélancolies d'une épouse qui n'était pas mère, et plus il +haïssait Berwick, plus il s'attacha à le bien pénétrer. + +Il feignit même, devant Berwick, de trouver Mme Berwick fantasque, et +Comme rien ne facilite les affaires comme une intimité apparente, +Berwick, pour transformer Paul en bailleur de fonds, s'appliqua d'abord +à le transformer en intime ami. + +Tandis que le gentilhomme et le banquier se livraient à ces travaux +d'approche, mais sans qu'ils fussent encore couronnés de succès, il vint +un jour où Laure éplorée s'écria, sans préambule, en voyant entrer chez +elle M. de Breuilly: + +--Mon ami, venez à mon aide! Sauvez-moi de lui!... + +--Qu'y a-t-il donc de nouveau? Demanda Paul. + +--Je ne puis vous le dire! + +Et la jeune femme se jeta, sans rien ajouter, dans les bras de son père. + +Quand elle eut pleuré longtemps: + +--J'avais cru, reprit-elle assise à ses côtés, j'avais cru, en vous +retrouvant, retrouver le bonheur: je m'arrangeais déjà pour en jouir, +pour le rendre éternel! J'étais, en espérance, délivrée de mes heures +mortelles, les heures de quatre à six où M. Berwick est partout, excepté +chez lui, mais sur le point de rentrer. Je me disais: Dans les courts +jours d'hiver, je sortirai avec mon père, en voiture, et nous irons à +travers le bois désert ou à travers les rues remplies de boutiques et de +monde, regardant, causant, voyant sans être vus... + +--Oui, c'est charmant, tout cela, répliqua Paul amèrement, mais ma femme, +mais votre mari seront-ils obligés de comprendre que M. de Breuilly est +le père d'une femme de trente ans, dont la mère chérie par lui n'a jamais +été pourtant sa femme? + +--Que vole-t-on aux autres quand on ne leur prend rien? + +--Mais votre mari aura le droit de penser que notre intimité va plus +loin. + +--Il pensera ce qu'il voudra. Je connais ses relations avec des +drôlesses, et si je suivais son exemple et même ses inspirations, +il y a longtemps que ... mais il sera déçu aussi en cela, car je ne +verrai et ne chercherai en vous que l'ami, que le père! + +--Mais enfin, reprit M. de Breuilly, vous m'avez abordé en me disant: +Sauvez-moi! De quoi parliez-vous? + +--D'une chose tellement horrible que je ne trouve pas d'expression pour +vous la dire? Dussiez-vous feindre et mentir, faites-le parler lui-même! + +Après avoir songé profondément à ce que Laure lui demandait, Paul lui +dit: + +--Je crois savoir ce qu'il faut faire. De quelque temps, je vais feindre +de ne plus m'occuper de vous. Par contre, je verrai de plus en plus votre +mari, et, me croyant pris dans le filet des spéculations qu'il me +propose, dussé-je m'associer en apparence jusqu'à ses plaisirs, je +surprendrai sans doute le secret de ses desseins. Alors, je vous verrai, +ou je vous écrirai, selon les cas, assuré que je suis d'avance que le +secret sera gardé, où ma lettre lue et détruite entre le moment où vous +sortirez de chez vous pour la lire et le moment où vous y rentrerez. +Adieu donc, ou plutôt au revoir! + +Mme Berwick lui répondit: + +--Tout ce qu'il vous plaira. Je me fie à vous. Je n'espère qu'en vous! + +Cette scène avait lieu dans l'été de 1874. + +Laure fut plusieurs jours sans voir M. de Breuilly. + +Après quatre heures, ne l'attendant plus, elle sortait en voiture. + +Enfin, un jour, au moment précis où son landau émergeait de la porte +cochère et où Laure était seule comme toujours, un pli cacheté vola de la +main d'un passant inconnu sur les genoux de la jeune femme, et bien que +l'écriture de la suscription lui fût inconnue, elle ne douta pas un +instant de l'origine de cette lettre. Elle la cacha dans son sein et +attendit d'être au Bois pour l'ouvrir. + + + + +VIII + + +Berwick revenait de la Bourse; il allait atteindre la maison de la rue +Le Peletier, n° 5, dont l'entresol était occupé par ses bureaux, +lorsqu'il rencontra M. de Breuilly. + +Paul s'était présenté chez le banquier, il ne l'avait pas trouvé, mais +comme il s'était mis en tête de le voir, il était sorti, préférant +attendre son homme en se promenant dans la rue. + +--Mon très cher comte, lui dit Berwick, en passant familièrement son +bras sous le bras de Paul, vous exaucez le plus cher de mes voeux en +venant me trouver. Avez-vous réfléchi à mes propositions? Vous +réconciliez-vous un peu avec ces coquines d'affaires? Vous savez si j'ai +de la prédilection pour vous; mais, à propos, passons donc la soirée +ensemble! J'ai quelques signatures à donner, vous me ferez la faveur de +m'attendre un instant. Vous dînez aujourd'hui au café Anglais avec moi. +On ne vous voit plus à la maison. Je suis fin, moi, et j'ai très bien +remarqué que vous êtes un peu en froid avec Mme Berwick. Mon Dieu, je +ne vous en fais pas un reproche, je sais qu'elle est un peu fantasque. +Je le regrette pour elle, car vous êtes un ami d'excellent conseil. + +Tout en parlant, le banquier était entré dans son cabinet personnel par +une porte particulière. Il avait offert un siège à son hôte, et il +s'était enfoncé jusque sous les coudes dans un vaste fauteuil de cuir, +il fit retentir un timbre. Des employés entrèrent portant des lettres et +des effets à signer. Berwick lut avec méthode des paperasses couvertes +de chiffres, et il se mit à abattre des signatures. + +Tout à coup il se leva et dit à M. de Breuilly: + +--Maintenant, je suis à vous. + +Paul, résigné et résolu, envoya rue de Verneuil un exprès avertir +Blanche qu'il ne rentrerait pas pour dîner, et les deux hommes +traversèrent le boulevard des Italiens. + +Berwick fit bien les choses. Il ne manqua rien à ce dîner pour porter +Insensiblement les deux convives à ce degré où l'expansion est plus +facile. + +--Mais enfin vous êtes marié, monsieur le comte, demanda tout à coup le +banquier, est-ce que nous n'aurons pas une belle fois l'honneur de +connaître madame la comtesse. + +Depuis notre deuil, monsieur Berwick, nous n'allons pas dans le monde; +Ma femme vit dans la retraite, je ne saurais lui faire violence à cet +égard. + +--Il y a pourtant dans la vie conjugale, reprit Berwick, des situations +de force majeure. Quand on occupe un certain rang dans le monde, on a des +relations à soutenir. Qui quitte sa place la perd. Les hommes savent, +mieux que les femmes, se conformer aux situations. Nos dames ont la +prétention de nous gouverner un peu. C'est à se demander, quand on les +voit si peu à la question, si elles sont positivement nos égales. + +--Cela dépend de ce que vous entendez par là, monsieur Berwick; j'ai +peut-être des idées un peu différentes, mais je vous ferai grâce de ma +philosophie. + +--Je ne suis pas philosophe, moi, monsieur le comte; je suis plutôt +mécanicien. Tenez, le monde moral obéit, comme le monde matériel, aux +lois de la statique et de la dynamique. Or, comme il est avéré que le +vice inhérent à toutes les machines est la déperdition des forces par +le frottement, il m'est avis que, dans la vie de famille, il convient +de le supprimer quand on peut; alors ça marche tout seul. + +--Ah! vous avez supprimé, les frottements dans la vie de famille? + +--Permettez, répondit Berwick, je vais vous exposer cela très simplement. +Moi, par exemple, j'ai épousé Laure Widmer, qui est une femme pétrie +d'esprit, d'intelligence, etc., mais je ne vivrais pas avec elle dans +une paix constante si je n'avais pris en tout la haute main. + +--Et en quoi consiste cette haute main? demanda Paul d'un air intrigué. + +--Mon Dieu! je répugnerais à parler de cela aussi crûment si j'étais un +jeune marié... Pour éviter, toute discussion, je ne consulte jamais ma +femme... Comme je tenais à ce qu'on ne me fît jamais aucune condition, +j'ai commencé par ériger en principe que les délibérations seraient +superflues. + +--En tout? + +--En tout. + +--C'est là ce qu'on appelle subir l'amour sans le partager. Ce genre de +passivité vous suffit? + +--Le partager? Est-ce que nos femmes nous aiment? Et qu'est-ce, à +proprement parler, qu'aimer? + +--Cette question nous mènerait loin, monsieur Berwick, si j'essayais +d'y répondre; mais là où l'amour n'existe point, je ne vois pas trop +quel plaisir... + +--Ah! un plaisir très borné, quand la fantaisie des personnes n'y mêle +pas un peu d'imprévu! C'est comme le vin d'ordinaire qui, fût-il du +bordeaux à huit francs, finit par faire regretter la piquette. J'avoue, +du reste, que j'ai surtout eu besoin de toute mon autorité pour faire +bonne figure vis-à-vis de la famille de ma femme, composée en grande +partie de gens qui, à tort ou à raison, se croyaient le droit de me +regarder de haut, parce que je suis un parvenu. + +--Et alors, monsieur Berwick, vous avez un peu mis l'orgueil des Lussan +à la raison? + +--Oui et non! Je trouvais assez piquant de m'être adjoint une personne +m'ayant sacrifié son origine nobiliaire. Elle subit d'ailleurs cette +nécessité d'assez bonne grâce, mais ce n'est pas tout. + +--Et que peut-il y avoir de plus? + +--Eh bien! il y a eu pour moi des jours d'anxiété; car tout ne réussit +pas quand on commence avec rien. Je pars d'un principe: dans mon opinion, +les grâces de la femme doivent concourir à la fortune du mari. Ne vous +cabrez pas! Deux époux sont deux associés; ne faut-il pas que chacun, +dans la mesure de ses moyens, aide l'autre à arriver au but unique, la +fortune? Pourquoi la femme profiterait-elle d'un bien-être acquis au +prix des sueurs du mari exclusivement? Connaissez-vous une société dans +laquelle les associés ne participent qu'aux profits sans avoir à supporter +l'aléa des pertes? Dès l'instant que l'intérêt est commun, il ne convient +pas que l'on puisse reprocher à l'autre de consommer sans produire. Quand +on joue à deux la comédie sociale, il est bon de savoir monter tour à +tour sur les planches et de remplir le rôle. + +--Et, comme cela, vous aimeriez que Mme Berwick battît aussi la caisse +pour la remplir? + +--Oh! il y a tambour et tambour, comme il y a planches et planches! +Mais c'est sur ce point qu'elle a été d'un rétif... + +--Je croyais qu'en toutes choses vous aviez la haute main? + +--Toujours est-il que, vivant dans l'opulence, elle ne m'a apporté +jusqu'ici dans mes affaires nul concours. Elle reçoit mal les gens que +j'ai le plus grand intérêt à ménager. Vous seul aviez fait exception +jusqu'ici, et, comme un fait exprès, c'est presque de vous seul que je +n'attendais aucun service, puisque, par sympathie, je ne me suis, au +contraire, attaché qu'à vous en rendre. + +--Ainsi, Mme Berwick fait grise mine à des gens à qui vous passez la +main sur le dos? + +--Eh bien, oui! s'écria le banquier avec une sorte d'emportement; j'ai +à Paris, de passage, un correspondant étranger avec lequel je traite +une affaire de la plus haute importance. Ce capitaliste éprouve, à n'en +pas douter, un goût très vif pour Mme Berwick. Sans l'enhardir à l'excès, +elle pourrait répondre en quelque façon à la faveur que cet étranger +lui témoigne. Entre forfaire à ses devoirs et blesser des sentiments +délicats et tendres, il y a de la marge, et elle ne donne que des +camouflets à un homme de qui j'attends l'avenir, peut-être le salut de +ma maison! Je prétends que, si une femme a de la coquetterie (et toutes +en ont!), il vaut mieux que cela profite à son mari qu'à elle seule. Et +enfin, si une femme a un amant, elle doit au moins atténuer sa faute +envers son mari par des avantages qu'il en recueille, sans savoir d'où +ils viennent, et qui l'indemnisent. + +L'excellent Berwick s'animait et ricanait si agréablement, en tenant +ces propos, que Paul, de plus en plus stupéfait, n'eut pas le courage +de lui déclarer qu'il le tenait tout simplement pour un drôle. Mais d'un +entretien aussi scandaleux il recueillit cette leçon que la beauté de +Laure était mise à prix et qu'au profit de la caisse conjugale, on +l'engageait à fouler aux pieds le contrat. + +L'indignation de M. de Breuilly était peut-être moins forte que son +dégoût. Toutefois, il se demanda s'il était bien sûr que Berwick ne le +tînt pas pour un amant de Laure, duquel, à défaut du soupirant étranger +en vedette, le banquier pensait à tirer parti. + +Berwick savait bien que Paul s'était présenté chez lui sous les auspices +d'anciens souvenirs de famille; mais le comte, de son côté, était sûr +qu'à un homme de cette trempe la fille de Charlotte, n'avait jamais +parlé du lien mystérieux qui l'unissait à Paul, ni surtout de la tragédie +sanglante qui avait rompu ce lien. + +M. de Breuilly se sentait rougir en pensant être considéré par le +banquier comme un amant en titre, à qui Berwick tendait la main en lui +donnant à dîner. + +Peu s'en fallut qu'il n'éclatât; mais le salut de Laure, qu'elle-même +avait remis entre ses mains, lui sembla plus précieux que l'éclat d'une +rupture, et, après avoir pris congé du banquier sur le seuil du Café +anglais, dans les termes d'une amitié et d'une gratitude ironiques pour +son amphitryon, il sauta en voiture pour aller écrire à Laure la lettre +suivante: + +«Ma chère Laure, + +«Vous m'avez prié de découvrir les secrets desseins de votre mari: vous +n'avez pas eu le courage de me faire part des insinuations infâmes +auxquelles vous étiez en butte et dont vous ne deviniez que trop le sens +et la portée. Je comprends votre réserve. + +«Je sors d'une entrevue avec M. Berwick. Vos craintes n'étaient +malheureusement que trop fondées. J'éprouve trop de dégoût pour vouloir +entrer dans le détail de notre conversation; je résumerai en deux +mots l'impression qui m'en est restée: + +«Votre mari, je l'ai deviné, est sur le chemin de la ruine. C'est en +vous que gît sa dernière espérance. Il veut vous vendre! Il veut +escompter son déshonneur, et c'est sur le vôtre qu'il tentera de +reconstruire l'édifice de sa nouvelle fortune. Le nom de l'amant importe +peu, vous serez au plus offrant et dernier enchérisseur! + +«Vous avez à choisir entre deux partis: résister ou fuir! Résister! +Est-ce possible? J'en doute. Vos deux volontés seront opiniâtres. Vous +ne céderez jamais, lui non plus. + +«Fuir! Peut-être serait-ce plus sage, mais où'? Comment? Laure, vous +avez un ami, mieux que cela, un père, disposé à tous les sacrifices pour +sauver son enfant. A quelque parti que vous vous arrêtiez, comptez sur +moi. Dans les deux cas, je suis à vous. Décidez! + +«PAUL.» + +Cette lettre, que Mme Berwick avait reçue en partant pour le Bois, elle +la lut, tandis que ses chevaux l'entraînaient trop rapidement pour que +nul ne pût voir ce qu'elle tenait; elle réfléchit que, pour répondre à +M. de Breuilly avec plus de sûreté, il valait mieux ne pas attendre +d'être rentrée. Elle déchira une page de son carnet et, au détour d'une +allée qui semblait presque déserte, ayant fait arrêter sa voiture, elle +traça au crayon ces seuls mots: + +«Je ne sais quel parti prendre. Pensez et agissez pour moi.» + +La lettre de Paul, déjà froissée, gisait aux pieds de Laure, dans le +fond de la voiture. + +En ce moment, quelqu'un arrivant par derrière avec une autre personne +que, dans sa préoccupation douloureuse, Laure n'avait pas remarquée non +plus, tourna le bouton de la portière et invita son acolyte à monter. + +Mme Berwick reconnut son mari et, dans son compagnon, un «vieux beau», +Dalmate à breloques et à bagues, auquel elle avait, depuis quelque +temps, fait défendre sa porte. Ce dernier se présenta tête nue et d'un +air aussi avenant que le comportaient sa moustache en crocs et son oeil +fourbe. Elle salua du geste en cachant lestement son carnet, tandis +qu'instinctivement, du pied, elle cherchait par terre la lettre de Paul +pour la soustraire à toute curiosité; mais son pied ne trouva rien, et +elle comprit qu'en ouvrant la portière, Berwick avait déjà ramassé ce +papier révélateur. + + + + +IX + + +_De Laure à M. de Breuilly_ + +Mon bon père, + +J'écris ceci à l'heure de la Bourse, le seul moment du jour où je sois +maîtresse de ma liberté. J'écris devant le feu, quoique les cheminées, +dans cette saison, ne soient pas généralement rallumées encore. C'est +afin de pouvoir y jeter ce papier à la moindre alerte. N'est-ce pas une +vie de prisonnière? + +Je n'ai pas à vous dire comment votre lettre m'est parvenue un jour que +j'allais au Bois: je crayonnais la réponse. + +Par préméditation ou par hasard, mon mari, qui ne va guère au Bois, se +trouva là pour monter dans ma voiture, où il ne monte jamais; il y +servait d'introducteur à un convive que j'avais supprimé, il y a quinze +jours. Je vous reparlerai forcément de ce convive, mais je vais, par un +aveu terrible, au devant d'un trop juste reproche: ne voulant ni jeter +votre lettre en menus morceaux, ni la conserver, je l'avais froissée et +jetée sous mes pieds; pour attendre le moment où je pourrais la livrer +aux flammes. A compter de l'instant où M. Berwick est monté dans la +voiture, la lettre a disparu, je ne sais comment il l'a ramassée. + +Introduit de haute lutte dans ma voiture à la faveur d'une surprise, +l'ami de mon mari, M. Sebenico, fut exactement pour moi comme si je ne +l'avais pas éconduit. + +Devant moi, M. Berwick voulut le retenir à dîner pour le jour même. + +--Je n'accepterai, dit Sebenico en s'inclinant vers moi, qu'autant que +madame... + +--Le désir de M. Berwick est un ordre, répondis-je en regardant +l'étranger avec une profonde indifférence. + +Sebenico accepta, sans insister, comme s'il n'avait pas compris. + +Au retour, à la façon dont mon mari sortit du salon, en m'y laissant +seule avec Sebenico, je jugeai qu'il était impatient de lire la lettre +volée. Je prétextai le besoin de changer de toilette, et je passai dans +ma chambre à mon tour. J'y séjournai peu d'instants, car je tremblais +que Berwick n'y vint, votre lettre d'une main et un pistolet de l'autre. + +C'était un enfantillage, et, du reste, la présence même chez nous de +l'odieux Dalmate me rassura. Quand je me retrouvai avec ce dernier, +il me demanda si j'étais toujours aussi froide. La pensée de ce qui se +passait dans le cerveau de M. Berwick jetait un trouble profond dans +le mien. Sebenico me vit émue, sa vanité en trouva l'explication dans +le souvenir de libertés qu'il s'était permises avant son bannissement de +chez moi. Il pensa sans doute que cette émotion était un encouragement, +et qu'une femme interdite était repentante et à moitié vaincue. Il +recommença à m'obséder de protestations et de coups d'oeil que son +accent et son âge rendaient ridicules. Je n'y répondais en aucune sorte; +mais je demeurais immobile, tranquillement assise, et je me contentais +d'éloigner mes mains qu'il s'efforçait de saisir. + +Enfin M. Berwick rentra. J'étais pâle, doublement anxieuse. Je compris +que mon mari avait lu la lettre, d'après le regard qu'il me lança. Mais +aussitôt, reprenant son sourire et son ton mielleux, il dit à son +hôte: + +--J'espère que vous n'aurez pas abusé de ce petit tête-à-tête? + +--Eh! répliqua Sebenico d'un ton gaillard, ce n'est pas l'envie qui +m'en a manqué; madame a le don de me faire oublier tout et toutes, +quand je la considère. II est même heureux, pour le salut de ma cervelle, +que vous soyez si vite arrivé. + +--Vous oubliez, répondis-je au Dalmate en le persiflant, qu'il faut être +deux pour perdre la tête. + +Permettez-moi, mon ami, de ne vous raconter au long ni la conversation, +ni le dîner, ni l'offre que fit Sebenico de sa loge à l'Opéra, ni la +façon dont Berwick accepta, pour m'obliger à l'y suivre. A mon grand +déplaisir, je me retrouvai seule avec l'étranger pendant un entr'acte, +M. Berwick étant sorti de la loge, sous un prétexte futile et sans +m'offrir son bras pour aller au foyer. + +Ainsi, je restai le point de mire de la curiosité, et je pus juger que +la façon dont cet homme me parlait de trop près éveillait des sourires +dans la salle; en faisant braquer sur nous des lorgnettes. + +Mais tout cela n'était rien encore. Sebenico, à la sortie du spectacle, +prit congé de nous, en m'annonçant qu'il viendrait bientôt me remercier +de mes _bontés_. + +Je remontai dans mon coupé avec mon mari. Le tour de Berwick était venu. +Ici encore, je ne me sens la force ni de revivre ces vingt minutes-là, +ni de les écrire. + +Me montrant la lettre à la lueur des réverbères sans la lâcher un seul +instant, il commença par me demander si je connaissais cette écriture, +et sur ma réponse que je ne savais pas lire à minuit sans lumière, il +me dit qu'il n'avait pas besoin de lumière pour me faire expier ma +trahison. + +Vous dirai-je qu'il me frappa? Vous dirai-je que, de son aveu, peu lui +Importait d'où venait son déshonneur, pourvu que l'amant de mon choix +le sauvât d'une ruine imminente, que j'avais préparée en fermant ma +maison à tout venant, suivant mon caprice. + +Laissons ces horreurs! J'avais du laudanum dans ma chambre, et si, dès +cette nuit-là, je n'en fis pas usage, c'est au souvenir de ma pauvre +mère que je le dois. + +Brisée, anéantie, vous espérant, redoutant votre présence, en un mot +plus morte que vive, je reçus, à deux jours de là, du Dalmate la visite +de digestion. + +Quelque honte que pour moi vous en puissiez ressentir, je vous confesse +que, pour gagner du temps, le temps de vous attendre, je laissai à cet +impudent des espérances. + +Tout Dalmate qu'il est, il faut que cet individu soit bien peu +physionomiste, car, de la main que j'abandonnai à ces repoussantes +lèvres, j'eusse versé du poison si j'en avais eu à ma portée. + +Berwick sut sans doute par les domestiques la visite que je venais +De recevoir. A la façon cynique dont il inspecta les meubles et ma +toilette, je compris ce que j'aurais voulu ignorer toujours. Je parvins +à lui parler d'un ton si souriant et si tranquille (celui des femmes qui +ont quelque chose à se reprocher), qu'il crut sans doute à son malheur +et à ma défaite. + +L'idée même de ce malheur le rendit si heureux qu'il eut une lueur +d'amabilité pour moi. Il lui échappa de me dire qu'il attendait la +visite de Sebenico le surlendemain, pour la conclusion de leur grande +affaire. + +Adieu, mon ami, mon père, les minutes sont maintenant des siècles. Je +me suis procurée la double clef de l'escalier de service pour m'enfuir +d'ici, à l'insu de mes domestiques, si vous me commandez de m'enfuir. +Où irai-je? Le temps et Sebenico marchent. Berwick me surveille, les +valets m'espionnent. Je perds la tête! Pensez pour moi! + +Votre fille, + +L.... + +P.-S.--Je sortirai à quatre heures en voiture. J'aurai sur moi cette +lettre. Je la jetterai moi-même à la poste, si je ne vous rencontre pas. + +A la lecture d'une semblable lettre, la première pensée de Paul de +Breuilly fut de recommander sa fille à la protection des lois, il ne +s'y arrêta pas. La protection des lois ne s'achète qu'au prix du +scandale. La justice informe, mais elle informe à la façon de l'ours de +la fable, qui écrase la tête de son maître pour le délivrer d'un +moucheron. A quel homme, jeune ou vieux, portant la robe, une femme qui +se respecte ira-t-elle dénoncer son mari, qui veut la vendre? Quelle +femme affrontera, même à huis clos, les questions qu'un pareil fait +dictera à ses juges? + +Il ne reste, se dit-il, que les expédients de la défense individuelle. +Mettre le mari dans l'impuissance de nuire en le fuyant, ou en le tuant; +ou bien le réduire, lui qui veut vendre les autres, en l'achetant +lui-même! Mais la fuite passera toujours pour un enlèvement; une femme +n'est jamais réputée partir seule. + +Tuer Berwick? Celui qui le provoquerait sera obligatoirement réputé +l'amant de sa femme. + +Acheter Berwick? Oui, il n'y aurait que cela de vraiment pratique. Mais +alors, ce serait subir les conditions d'un adversaire victorieux. Payer +pour empêcher la persécution, la violence! Payer pour avoir le droit de +vivre et pour désarmer celui qui prétend empêcher les autres de vivre! +C'est monstrueux! Si Laure ne cède pas (et elle ne cédera pas), quel +sort, quelles brutalités l'attendent! Et moi qui, les mains liées par +le respect que je dois à Blanche, ne puis ni me mouvoir en liberté, ni +montrer même la moindre préoccupation de cet intérêt qui m'enfièvre! +Ne pouvoir dire, dans le moment de la lutte: Cette femme que je dois +protéger et que je veux sauver, c'est ma fille! Car enfin, je ne puis +ni inventer une fable, ni confesser la vérité! Assurément, je puis +disposer de ma fortune personnelle, comme bon me semble, puisque j'ai +perdu mes enfants; mais comment avouer que j'en aurai disposé? +J'alléguerai vainement que je l'ai perdue; je ne suis ni joueur de +baccarat ni joueur à la Bourse. J'aurai eu beau respecter l'héritage +personnel de ma femme, je n'en serai pas moins ruiné et, par contrecoup, +je l'aurai appauvrie! Je vivrai donc désormais de ses deniers, n'étant +plus en âge de réparer mes brèches. De bonne grâce, elle subira mes +revers; mais je devrai lui en cacher la cause, comme une honte. Je veux +admettre que je fasse à Blanche l'aveu devant lequel j'ai toujours +reculé, afin d'avoir un prétexte de m'occuper de Laure ouvertement, et +de lui chercher un asile. Si cet asile est ma maison, la présence de +Laure y sera le reproche vivant d'un premier amour. Si je crée à la +fille de Charlotte un autre asile, une autre retraite, jamais Blanche +n'admettra que cette retraite ne soit point un second ménage. D'ailleurs, +dans l'une comme dans l'autre hypothèse, Berwick est un fin limier qui +aura bientôt déjoué les précautions les plus ingénieuses, et c'est alors +que ses exigences pécuniaires croîtront, comme prix de sa complaisance +pour un marché honteux. Et cependant, elle m'a dit: «Pensez pour moi! +Disposez de moi!» Un égoïste de bon sens me dirait: «Laure n'est pas +ta fille! Elle s'appelle Laure Widmer! Tu n'es pas responsable d'elle; +abandonne-la!» Mon coeur se révolte contre cette lâcheté!... Abandonner +la fille aujourd'hui, ce serait le digne pendant d'avoir voulu déserter +la vie, pour n'avoir pu posséder la mère! Eh bien, quelle partie de +moi-même dois-je immoler pour la sauver? Le bonheur de Blanche, l'honneur +de Laure ou ma fortune? + +Telle était la torture morale de cet homme sensible, délicat entre tous, +Compliquée par l'obligation de ne rien laisser paraître de cette torture; +et c'est alors que Charaintru vînt, avec son étourderie habituelle, +arracher Paul à sa solitude et retourner le fer dans la blessure, en +rejetant une fois encore la question Berwick sur le tapis. + +Le petit vicomte somma avec insistance son ami de répondre au sujet de +la solvabilité du banquier, et à cette sommation Paul répondit par +l'assurance que Charaintru serait payé. À compter de ce moment, M. de +Breuilly devenait le débiteur anonyme et indirect d'Hercule. A compter +De ce moment, il devait réaliser, et (par un moyen qu'il n'avait pas +trouvé encore) faire passer dans les mains d'Hercule, sans que Berwick +fût tenté de les arrêter au passage, ces malheureux cent cinquante mille +francs. C'est ainsi que, dès le soir même, au grand étonnement de +Charaintru, qui ne se doutait pas d'avoir déterminé ce sacrifice, Paul +annonçait sa résolution de vendre sa voiture et ses chevaux; aveu +bientôt suivi d'exécution, comme de la vente de son hôtel et de son +mobilier. + +Les jours qui suivirent furent bien remplis. + +M. de Breuilly s'adressa à Falconet, l'homme d'affaires attitré de +Tout le faubourg Saint-Germain, pour connaître la situation exacte du +banquier Berwick et, de l'autre, pour le charger des réalisations qu'il +avait arrêtées. + +Le crédit du comte était d'autant mieux établi qu'il n'y avait jamais +fait appel. D'ailleurs, Falconet était de ces confidents vis-à-vis +desquels les réticences sont superflues. + +M. de Breuilly avait besoin d'argent. Mieux que lui peut-être, Falconet +sut chiffrer la position de fortune des deux époux, et il n'attendit +pas la consommation des ventes pour mettre à la disposition de Paul +les capitaux qu'il disait lui être nécessaires. + +Ces préliminaires accomplis, la faillite imminente de Berwick roulait +sur un déficit de trois cent mille francs, chiffre qui dépassait de près +d'un tiers les prévisions du comte; mais il ne sourcilla point. + +Il lui restait à délivrer Laure de ses angoisses. + +Ce fut encore la promenade quotidienne de Mme Berwick au Bois qui +Lui offrit le moyen de communiquer avec elle sans retourner rue +d'Anjou-Saint-Honoré. Chaque jour, elle scrutait, en les traversant, +les plis de la foule des promeneurs, sans que son ami y apparût. Enfin, +une fois qu'à demi mourante de peur à la pensée de rentrer dans un +moment à l'hôtel somptueux qui était son lieu de torture, elle passait +sa revue accoutumée, elle vit Paul droit en face de l'avenue, assis sur +une des premières chaises qui borde le grand lac. L'échange des regards +fut rapide. Le comte se leva et, porta en silence la main à son chapeau, +puis il fit un pas, en avant de l'arbre au pied duquel il se trouvait. + +Mme Berwick fit arrêter, et, ostensiblement pour les oreilles de son +cocher, qui devait être, lui aussi, un espion, elle dit à M. de +Breuilly: + +--Vous voici donc revenu de votre excursion en Languedoc? + +--Oui, madame, et je songeais au plaisir de me présenter chez vous; +mais vous paraissez souffrante? + +--Au contraire, je ne me suis jamais mieux portée; mais ne voulez-vous +pas me faire ici la visite que vous venez de m'annoncer à l'heure même? + +--Pourquoi pas? répliqua le comte en s'asseyant respectueusement sur le +siège du devant du landau. + +La portière était refermée. + +--Allez maintenant! dit Mme Berwick à son cocher. Ah!... Il était temps, +ajouta la jeune femme, qui sembla à Paul bien pâlie. Parlez-vous toujours +allemand? + +--Moins bien que vous, madame, mais très passablement encore. + +Alors, dans la langue de Goethe, la fille de Charlotte dit à son ami: + +--A quel parti vous êtes-vous arrêté pour moi? + +--Voici! répondit-il, en lui tendant un portefeuille. + + + + +X + + +M. de Breuilly n'avait peut-être point passé, en tout, un quart d'heure +dans le landau de Mme Berwick; et néanmoins dans ce court espace de +temps, la physionomie de la jeune femme avait complètement changé. + +Elle était redevenue radieuse, et c'est à peine si un pli fugitif du +front marqua le moment où elle aperçut ses fenêtres de la rue d'Anjou. + +C'était merveille que Berwick n'eût jamais entravé les promenades de +sa femme au Bois; mais c'était moins par intérêt pour sa distraction et +pour sa santé que pour avoir, au vu de tous, une réclame vivante de sa +maison. Son équipage, ses chevaux, sa femme allaient jouer là le rôle +du chariot rouge d'_Old England_ ou du char-à-bancs de l'_Insecticide +Vicat_. Pour un rien, à défaut d'armoiries, Berwick aurait fait graver +sur les lanternes et peindre sur les portières: _Berwick et Cie, +banquiers. Entrez sans frapper_. + +L'accueil de Mme Berwick à son mari, qui rentrait plus tôt que de +coutume, le remplit de stupéfaction. + +--Vous voilà délivré des affaires, lui dit-elle du ton amical dont une +femme heureuse parle à son mari. Voici un siège qui vous attend. + +Il était si peu fait à ces allures, qu'il regarda sous le fauteuil s'il +n'y avait pas quelque surprise à la dynamite. + +--Votre situation s'est-elle un peu améliorée? Vos inquiétudes se +calment-elles? continua Laure d'une voix presque caressante. + +--Le salut commun est toujours en question, répliqua le banquier d'une +voix dolente, et la question est toujours posée de la même manière. +Sebenico, offensé de vos rigueurs, est disposé à les oublier après +vous avoir donné des preuves de son peu de ressentiment; et, à votre +accueil plus gracieux de la dernière fois, il a répondu aussitôt par la +reprise des négociations pendantes avec moi. Que voulez-vous, ma chère? +Il est tout naturel que l'on soit susceptible. Vous l'êtes bien, vous. +Et pourquoi ferait-on des affaires? Pourquoi confierait-on des capitaux +à une maison où l'on est reçu comme un chien dans un jeu de quilles? +Sebenico a le choix. + +--Il est bien exigeant, ce Sebenico! Il y a maison et maison. La rue +d'Anjou, n° 19, n'est pas la rue Le Peletier, n° 5. C'est rue Le Peletier +qu'il a affaire, plutôt qu'ici. + +--Quant à moi, les deux adresses me semblent difficilement séparables, +et elles le sont si peu, dans la pensée de mon client, qu'il m'a promis +de venir tout à l'heure et de rester à dîner avec nous. Je l'ai même +devancé pour donner les ordres indispensables. + +--Les ordres! Ne vous en mettez pas en peine, mon ami; je vais les +donner moi-même, pour que la réception à faire à M. Sebenico soit à la +hauteur de son mérite. + +Et, sans attendre la réponse de son mari, elle sonna. + +Un domestique parut. + +--Monsieur Sebenico, vous savez qui est monsieur Sebenico? + +--Oui, Madame. + +--Il viendra tout à l'heure, et vous lui direz que nous sommes sortis. + +Berwick bondit sur sa chaise: + +--Mais, s'écria-t-il, vous rêvez, madame! + +--Vous allez voir dans un moment que je ne rêve, point; d'ailleurs, +ajouta-t-elle d'un ton de dignité offensée, si je rêve quelque part, ce +n'est jamais devant mes gens! + +Puis, s'adressant au domestique, + +--Allez! fit-elle. + +La porte se referma. + +--M'expliquerez-vous enfin?... tonna Berwick en courant vers sa femme, +les poings crispés. + +--Oui, mon ami, je vous expliquerai, quand vous vous serez rassis. Vous +me parlez de trop près. Vous avez fumé et l'odeur du tabac m'incommode. +Voyons, dites-moi franchement à quel chiffre se monte ce fameux déficit +qui devait, à la fin du mois, vous faire suspendre vos paiements? + +--Faute de 275,000 francs, mon bilan sera déposé, et adieu les loges et +les voitures! fit Berwick, qui avait reculé docilement de quelques pas. + +--Je croyais, dit Laure, que c'était 300,000 fr.? + +--A présent, vous connaissez mieux que moi mes affaires. + +--Si je ne les connais pas mieux, je les connais tout aussi bien, et je +les traite peut-être avec plus de bonheur que vous! Eh bien! faites-moi +un reçu de 300,000 francs! + +--Vous avez 300,000 francs à me donner? dit Berwick, ahuri, en se +renversant sur sa chaise en face de sa femme. + +--Peut-être, riposta Laure d'un ton absolument sérieux. + +--Vous les avez? Où sont-ils? + +--Oh! répondit Mme Berwick, rien ne presse; le reçu d'abord, s'il vous +plaît. + +--Un reçu? Ne sommes-nous pas communs en biens? + +--Pas tout à fait, si vous vous rappelez notre contrat. Si je vous prête, +il est entendu que vous me rendrez. + +--Vous n'avez rien en propre que cette méchante bicoque de Dresde, louée +cent florins par an. + +--Enfin, mon ami, au lieu de nous égarer en vains propos, faites-moi, +sur papier timbré, un reçu de 300,000 francs en bonne et due forme, et, +si la forme vous embarrasse, en voici le modèle que vous n'aurez qu'à +transcrire, mot pour mot. + +Le modèle du reçu dépista la curiosité de Berwick; car il était de +l'écriture de Laure, bien qu'il eût été dicté par Falconet à Paul, +avec les noms en blanc. + +--Vous êtes bien forte pour une femme seule, dit le banquier; je ne sais +si je dois en passer par là. + +--C'est comme il vous plaira, répliqua Mme Berwick, qui semblait +impassible. Vous êtes libre! + +En ce moment, le timbre de la porte retentit, et l'on entendit Sebenico +qui entrait sans même demander si M. et Mme Berwick étaient visibles. + +Ce fut une seconde d'agonie pour le banquier; car le domestique avait +ordre de congédier trois cent mille francs, sous les traits du Dalmate, +qui allait franchir le seuil; mais, pour prix de ce congé, trois cent +mille francs étaient offerts à Berwick par Laure, qui ne lui avait +jamais menti. + +Le Juif fit le geste de se précipiter pour prévenir l'irrémédiable avanie +qui allait être faite à l'étranger; mais, pour l'arrêter, Mme Berwick +n'eut besoin que de dire à son mari, en levant l'index de sa jolie main +jusqu'à ses lèvres: + +--Prenez garde! Trop parler nuit! + +--Mais enfin!... tonna une voix dans l'anti-chambre, je vous dis que +monsieur Berwick m'a invité à dîner. + +Le Dalmate se fâchait. + +--Vous voyez, dit le Juif à sa femme d'un ton très bas, car il n'avait +nulle envie, en trahissant sa présence à la maison, de se compromettre +à tout jamais. Il écouta l'altercation en retenant son haleine. + +Laure, beaucoup moins effrayée, eut de la peine à s'empêcher de rire. + +Enfin, le bruit de la porte d'entrée, que l'on refermait à tour de bras, +lui fit dire avec ironie: + +--Il paraît qu'en Dalmatie, c'est comme cela qu'on ferme les portes dans +les bonnes maisons. + +--Cet homme est furieux! s'écria Berwick. Il est capable de me provoquer +à présent. + +--Il est provocant, en effet, mais peut-être pas comme vous l'entendez. +Finalement, j'ai été insultée ici, chez moi, par ce galantin de +l'Adriatique, et vous n'étiez pas là pour défendre ou venger mon honneur. +J'en ai assez. + +--Pas de mélodrame, et finissons-en avec les rébus! N'avez-vous pas +300,000 fr? + +--Voici, dit Laure, de l'encre, une plume, du papier, voire du papier +timbré, enfin tout ce qu'il faut pour écrire un reçu. Ecrivez-le. Quand +je l'aurai, donnant, donnant! + +Berwick se résigna et il transcrivit le reçu. Laure regardait s'il le +Transcrivait exactement, en se tenant penchée par-dessus son épaule. + +--Vous oubliez quelque chose, lui dit-elle, en lui désignant de l'ongle +un membre de phrase omis. + +--Pure inadvertance, riposta le banquier en rougissant. + +--Tout y est bien, maintenant, lui dit-elle, quand il eut apposé sa +signature. Donnez-moi cela. + +Elle prit le reçu, le plia, puis: + +--Tenez, fit-elle, voici une clef, celle du chiffonnier de ma chambre. +Le dernier tiroir en bas. Vous y trouverez trois liasses de cent mille +francs en billets de banque. + +A ces mots, Berwick sauta sur la clef, courut à la chambre de sa femme, +Força presque le tiroir en l'ouvrant, saisit, compta les trois cent +mille francs, les enfouit dans les poches de son veston et, rentrant +dans le salon, il dit, comme étonné: + +--Il y a le compte!... Mais, ajouta-t-il aussitôt d'un ton railleur, +j'ai donné le reçu pour avoir les 300,000 francs; maintenant que je les +ai, je veux le reçu. + +--Votre probité naturelle, mon ami, a de ces retours!... + +--Il me faut le reçu! dit-il d'une voix sèche. + +--Ce serait un vol, objecta Laure, d'un ton très doux. + +--Vous dites? + +--Je dis que vous ne l'aurez pas. + +--J'aurai bientôt fait de le reprendre. + +Et il se jeta sur sa femme, lui tordant les bras et fouillant avec +frénésie dans la poche de sa robe. + +--Misérable! Vous pouvez me tuer, mais vous ne pouvez le reprendre; il +n'est plus là! + +--S'il n'est pas sur vous, il est quelque part dans un meuble. + +--Cherchez, dit-elle, vous ne trouverez pas. + +--Je suis refait, fit Berwick, l'oreille basse. + +--Est-ce là votre façon de remercier! Je vous sauve l'honneur, la vie, +et vous n'avez pas un mot aimable à me dire? + +--Je voudrais remercier le véritable auteur de cette munificence, mais +il faudrait pour cela le connaître, savoir son nom. + +--Cherchez, répéta Laure, vous ne trouverez pas. + +--Vous avez donc un amant, madame, avec tous vos airs de vertu? Il vous +a enseigné la défiance! + +--Tout est possible, dit-elle; n'est-ce pas vous qui m'avez montré le +chemin? + +--Trêve de plaisanteries! C'est votre fameux comte de Breuilly, sans +doute? + +--Demandez-le-lui! + +--Mettons d'abord cela en lieu sûr, fit Berwick en se rendant à son +cabinet avec les billets de banque. + +Dès qu'il fut sorti de la chambre, Laure prit, dans la corbeille de bois +à brûler, près de la cheminée, une bûche légèrement fendue qu'elle +transporta dans l'âtre de sa chambre, après en avoir retiré, et caché +dans le tiroir où avaient été les 300,000 fr., le reçu de son mari. Puis +elle mit la clef de ce tiroir dans un autre meuble dont elle retira la +clef à son tour. + +Ces précautions prises, elle se rendit à la salle à manger, où, d'un air +distrait, le banquier parcourait les journaux du soir. + +Le dîner eut lieu sans encombre, et les époux semblèrent en si bonne +Harmonie que les domestiques se demandaient si leurs maîtres étaient +bien les mêmes que les jours précédents. + +Non que Mme Berwick donnât jamais volontairement le spectacle sans +dignité des dissidences conjugales; mais il était rare que le fond de +grossièreté de Berwick ne se traduisît point par quelque boutade de +mauvais ton. + +Ce soir-là, il fut doux, doux comme s'il y avait eu là quelque convive. +En réalité, il songeait que cette haute main, dont il était si fier, il +venait de la perdre tout à fait, et que des égards au moins temporaires +étaient dus à une femme qui avait su faire tomber dans sa caisse une +aubaine de 300,000 francs. + +Laure n'eut toutefois de véritable repos qu'après avoir utilisé sa +première sortie pour mettre le reçu en sûreté chez une personne de +confiance; car elle, redoutait, pour ce papier, nonobstant les +précautions prises, le sort de la lettre de M. de Breuilly. + +De son côté, Berwick se demandait s'il devait attribuer à M. de Breuilly +le secours inespéré qui venait de rétablir son crédit, et si Laure +n'avait pas donné volontairement au comte les marques de tendresse +refusées au Dalmate. + +La lettre volée lui prouvait que l'intimité, morale au moins, du comte +et de Laure avait été poussée très loin. La façon dont Berwick y était +traité ne laissait, pour ce dernier, nulle place au doute. Il pensait +qu'une femme est nécessairement infidèle dès qu'elle prête l'oreille au +mal qu'un tiers lui dit de son mari. + +Il aurait frappé juste s'il eût eu devant lui des caractères ordinaires. +Il ne pouvait se douter du lien qui unissait sa femme à M. de Breuilly. + + + + +XI + + +Dès que Laure eut pu se recueillir, elle s'inquiéta sérieusement de +revoir M. de Breuilly, et, dans ce but, elle fut assidue à croiser en +voiture devant la place du bois de Boulogne où il lui était arrivé de +le rencontrer. Tout fut inutile. Elle ne pouvait pas aller rue de +Verneuil. Elle se décida à écrire, bien que, par expérience, le sort des +lettres lui semblât fort problématique; mais la délicatesse la plus +élémentaire ne lui permettait pas de rester muette en face d'un pareil +bienfait. + +A vrai dire, la fille de Charlotte ne s'était jamais préoccupée de savoir +si Paul était plus ou moins riche. + +Elle l'avait cru dans une aisance conforme à sa naissance et aux +habitudes qu'elle lui voyait; puis, le service immense et inespéré +qu'elle avait reçu de lui trahissait des ressources financières +considérables. Ce qu'elle ne pouvait imaginer (car le gentilhomme +s'était abstenu de toute réflexion à cet égard), c'est qu'il eût éventré, +pour sauver la jeune femme, le seul baril d'or dont se composait sa +fortune personnelle. + +En aucun cas, Mme Berwick ne pouvait demeurer inactive, ni ignorante +de ce que le comte était devenu. Son coeur aimant et reconnaissant lui +avait fait d'ailleurs une telle nécessité de voir celui qu'elle appelait +son père, que peut-être elle eût choisi sans hésiter la misère si on +lui eût donné le choix d'être pauvre et de garder son ami, ou de lui +dire un éternel adieu pour conserver l'opulence. + +Si la société de M. de Breuilly eût été celle des Berwick, peu de jours +auraient suffi pour permettre à Laure de se renseigner; mais les couches +sociales sont si distinctes à Paris, qu'une étrangère surtout comme +Mme Berwick, ne savait comment s'y prendre. + +D'ailleurs les questions irréfléchies sont toujours dangereuses dans +un monde nouveau que l'on connaît mal, et le premier mot qu'elle aurait +prononcé devant un tiers indifférent aurait pu provoquer, notamment +au moins, cette réflexion: + +«En quoi M. de Breuilly peut-il intéresser madame Berwick?» + +Ce qui l'affligeait le plus, c'était la crainte que Paul ne fût malade, +ou qu'il eût clos ses relations avec elle par un bienfait, avec +l'arrière-pensée de ne pas les prolonger. + +Elle lui écrivit donc: + +«L'enfant que vous avez sauvée d'un si grand péril ne peut s'habituer +à ne plus vous voir. J'ai le besoin absolu de vous dire que votre +bienfait n'a pas été stérile, et que vos instructions ont été suivies +de point en point. Je ne voudrais pas que la situation compromise, puis +par vous rétablie, fût la seule preuve que vous eussiez de ma +reconnaissance. + +«D'ailleurs, en _recevant_, vous savez que j'ai résolu de _rendre_! +Ne me laissez pas languir sans nouvelles de vous». + +Cette lettre demeura sans réponse. Les jours, les semaines se passèrent +ainsi. + +Mme Berwick avait beau se dire: «S'il s'abstient, c'est par nécessité.» +Cette nécessité l'épouvantait. L'infernal banquier y était-il pour +quelque chose? Il se doutait que M. de Breuilly avait joué un rôle dans +cette aventure; mais son intérêt même lui commandait de ménager un ennemi +en qui il avait trouvé un pareil allié. Dans quel but alors se serait-il +arrêté à un autre parti? + +Après tant de petites infamies, le Juif s'avisait-il d'un tardif scrupule +d'honneur? Voulait-il ignorer officiellement qu'il avait été sauvé par +l'amant de sa femme? + +Laure creusa la question et ne trouva rien. + +En attendant, Berwick vivait en côtoyant sa femme, sans la froisser. +Il ne lui marquait qu'une courtoise indifférence. S'il continuait à +l'espionner et à la faire espionner, comme cela était plus que probable, +qu'aurait-il découvert, puisqu'il n'y avait rien? + +Le gros de l'hiver se passa. Le banquier paraissait content de ses +affaires. Il menait sa femme au spectacle, et Paul était aussi invisible +dans les théâtres que dans la rue. + +L'hôtel de la rue de Verneuil avait été vendu à huis clos; sans quoi, +la publicité de cette vente serait apparue à la quatrième page de +quelque journal, et Laure en aurait été avertie. + +La seule explication plausible pour elle était la maladie ou l'absence; +mais elle ne se serait jamais avisée de la ruine. + +Cependant il est bien rare que la volonté d'une femme qui aime n'arrive +pas à ses fins. Quand les jours plus longs et meilleurs permirent à +Mme Berwick de sortir à pied, elle commença par habituer ses argus, +maître et valets, à des sorties très apparentes, avec un but très avéré +pour objet. Tantôt elle se faisait conduire en voiture à quelque point +des promenades les plus rapprochées, les Champs-Elysées, le parc Monceau, +et, descendue-là, elle renvoyait ses chevaux, pour rentrer à pied. Tantôt +elle portait ostensiblement des secours à quelque famille pauvre, dont +elle donnait l'adresse. Ceci expliquait ses sorties matinales. Elle ne +s'en fit pas faute, et, pour le bel air comme pour son propre crédit, +Berwick fut flatté, en apparence, d'avoir pour femme une dame de charité. + +Mais la charité sert trop souvent de prétexte à des fugues féminines qui +n'ont rien de trop catholique; Berwick le savait, et il est probable que +Laure était fréquemment suivie. + +Toutefois, elle ne se démentit point; elle cherchait M. de Breuilly sans +le dire, et ce fut d'une fruitière de la rue de Verneuil qu'elle apprit +enfin que le comte avait déménagé. Toutefois, il fut impossible à cette +femme de dire où il était allé. Il restait à savoir quel chemin son +mobilier avait pu prendre, et il fallait, pour cela, s'adresser aux +entreprises de déménagements; mais cette recherche, faite un peu au +hasard, n'aboutit point, et elle pouvait d'autant moins aboutir, que +les meubles avaient été, non déménagés, mais vendus. + +Quelque soin que Paul eût pris de laisser ignorer sa retraite, Mme +Berwick, rencontrant un jour le double poney noir sur lequel elle +Avait vu jadis le comte au Bois, eut la hardiesse de faire signe au +Palefrenier qui le montait et de lui dire, avec un sans-gêne dont elle +ne se serait pas crue capable: + +--Cette jolie bête appartient à l'écurie du comte de Breuilly, n'est-ce +pas? + +--Pardon, madame, elle est à présent à M. de Charaintru. + +--Ah! depuis quand le comte l'a-t-il vendue? + +--Oh! dit le palefrenier, cela remonte à plusieurs mois. + +--Et sait-on où le comte demeure à présent? + +--Monsieur le comte, répondit le domestique, demeure rue de la Condamine, +aux Batignolles. + +Mme Berwick était enfin en possession du renseignement qui lui avait +coûté tant de soins, de recherches et de peines. Elle pouvait sauter +dans une voiture de place et courir sur-le-champ à l'adresse indiquée, +savoir enfin, par suite de quelles étranges circonstances un habitant +du faubourg Saint-Germain avait émigré au fond d'un quartier où les +hommes portent des abat-jour verts. + +Mais un scrupule l'arrêtait. Elle qui avait toujours respecté, et +pour cause, les pénates de la comtesse Blanche, ne pouvait encourir +l'étonnement douloureux qu'elle lui causerait rue de la Condamine +comme ailleurs. Malgré son impatience, elle voulut prendre le temps de +la réflexion jusqu'au lendemain, et dès le matin, elle partait décidément +pour les Batignolles. + +On sait ce qui s'y passa. On sait qu'alors Paul de Breuilly, malade, +confinait dans une obscurité calculée ses malaises et sa tristesse et +que Blanche en était parfois réduite à ouvrir elle-même sa porte. + +La fatalité, qui avait déjà livré une lettre de Paul à Berwick, fit +tomber entre les mains du banquier la réponse écrite de Paul à la +démarche de Laure, Cette réponse adressée à Mme Laure Widmer intrigua +plus Berwick que si elle eût été adressée à Mme Berwick; donc il +l'ouvrit, et, comme le comte y parlait de présenter Mme de Breuilly +à Mme Berwick, il jugea qu'il était habile de donner cette lettre à sa +femme et d'attribuer la rupture du cachet à une inadvertance. + +Du tout il résulta pour Laure que Paul était malade et ruiné; que sa +ruine avait été la cause de son silence et qu'il avait poussé la +générosité jusqu'à dérober à sa fille la cause réelle de son malheur. + +La nécessité d'une restitution se dressa devant elle. Si le banquier +prospérait, il fallait que le remboursement commençât; mais, si M. et +Mme de Breuilly se présentaient chez elle, Laure pourrait-elle, sans +indiscrétion, faire une allusion quelconque aux faits accomplis? +Pourrait-elle dire à Paul, devant Blanche, qu'elle était débitrice et +qu'elle songeait à s'acquitter? Et, avant tout, Paul avait-il eu +seulement connaissance de la dernière lettre adressée par elle rue de +Verneuil? La réponse du comte faisait allusion à la visite, mais point +à la lettre. + +Elle se fia au hasard du soin de faciliter une tâche aussi difficile. +Seulement la visite annoncée se fit inutilement attendre. La +convalescence de Paul n'était donc pas encore déclarée? + +Laure se dit bien qu'elle devait questionner son mari sur l'état actuel +de ses finances et insinuer de quelque manière qu'elle avait besoin +d'argent; mais, dès que cette allusion à l'existence du reçu en eut +ravivé le souvenir dans l'esprit du banquier, celui-ci recommença +à demander ce que cette pièce compromettante était devenue. Il en parla +un peu tous les jours, puis il manifesta de l'impatience de ce que Laure +ne lui répondait point; puis il menaça Laure d'indiscrétions qui, +pourtant, ne pouvaient émaner que de lui et dont il aurait été la +première victime. + +Il voulait que Laure lui montrât au moins le reçu, pour l'aider à s'en +rappeler les termes et pour voir de quelle manière il était forcé de +tenir son engagement. Laure continua à dire qu'il n'était plus en sa +possession. Le banquier eut beau prétendre que sa caisse devait être le +dépôt des affaires et des secrets de famille, et que rien n'était en +sûreté que là, Mme Berwick fut inexorable. Elle allégua que, pour payer +ses dettes personnelles, elle se contenterait de cinquante mille francs +par an, mais qu'elle tenait à honneur de les solder. + +--Eh bien! dit Berwick, je ne veux rien rendre, jusqu'à ce qu'il m'ait +été prouvé que ces malheureux trois cent mille francs ne sont pas le prix +de notre déshonneur. Vous voyez le comte presque tous les jours, et ce +n'est apparemment point pour parler politique ensemble. L'existence de +ce reçu dans des mains tierces me tient sous le couteau. Le reçu doit +être modifié, en tout cas. Si vous étiez bien inspirée, vous feriez ce +que je vous demande, ne fût-ce que pour prévenir le scandale d'un procès +entre nous. + +Laure, alarmée, vit bien que son mari allait en revenir aux emportements +et aux violences, tandis qu'à elle-même sa conscience lui faisait un +devoir de secourir son père, comme lui-même l'avait secourue. + +On était alors à la fin de mars. + +Un beau jour, Berwick, se disant épuisé par le travail et dominé par un +ardent besoin de respirer un meilleur air que l'air de Paris, annonça +qu'il avait loué une propriété d'agrément et qu'il allait s'y rendre. +Sans autre forme de procès, il pria sa femme de se préparer à le suivre, +et comme elle lui demandait en quel pays se trouvait cette propriété, +il lui répondit qu'il tenait à lui ménager une surprise. + +--Mais, du moins, lui dit-elle, emporterai-je ce qu'il faut pour une +absence de huit jours ou de trois mois, et pour habiter les Ardennes +ou la Provence. + +--Peu importe, lui dit-il, emportez ce qu'il faut pour demeurer n'importe +où et partout. Quant à la durée, elle dépendra du bien que cette absence +pourra me faire. Il est temps que je songe à sauver la barque en sauvant +le pilote. Vous êtes la dernière à vous apercevoir que ma santé s'altère +profondément et de plus en plus. + +Puis, dès le lendemain de ce jour-là, il annonça son départ pour le soir +même. + +Mme Berwick, prêtant à son mari quelque dessein sinistre, n'avait plus +ni le temps, ni aucun moyen de communiquer avec M. de Breuilly. + +Les malles furent improvisées; l'appartement de la rue d'Anjou fut fermé +et, à la nuit close, après un dîner silencieux auquel Laure ne toucha +point, un omnibus de famille conduisit les deux époux à la gare +Montparnasse. + +Laure espéra du moins connaître la destination lorsque Berwick prendrait +les billets; mais il la fit entrer dans la salle d'attente des premières, +pendant qu'un domestique allait au guichet et faisait enregistrer les +bagages. Elle monta donc en voiture, littéralement sans savoir où elle +allait. + +Pour comble, elle se trouva seule dans le compartiment avec Berwick. + + + + +XII + + +A la stupéfaction du concierge de la rue d'Anjou, n° 19, M. Berwick +était, dès le surlendemain, de retour dans son appartement, après avoir +annoncé une absence lointaine et prolongée. Le trousseau de ses clefs à +la main, il s'enferma chez lui tout seul, car il avait congédié les +domestiques qu'il n'avait pas emmenés. Il pratiqua une minutieuse +perquisition; tous les meubles à l'usage personnel de Laure y passèrent. +Ce fut en vain; le reçu n'était réellement pas rue d'Anjou. + +Il était impossible, d'après les relations au moins amicales entre +M. de Breuilly et Laure, que celle-ci n'eût pas donné au comte, en +garantie d'un versement qui ne pouvait être venu que de lui, le papier +qui représentait les 300,000 francs. Ainsi, le créancier réel n'était +plus Mme Berwick: c'était l'ami imprudent et généreux qui avait fourni +cette somme, et c'était lui qu'il importait de sonder, de provoquer à un +aveu, de désarmer, s'il rêvait une campagne contre le débiteur. Berwick +prit donc une résolution hardie. Peu soucieux du mépris non dissimulé +du gentilhomme pour un Gobseck de son caractère, il affronta une entrevue +nouvelle avec lui. Paul l'avait, par écrit, traité de drôle, mais le +banquier se souciait peu des injures qui rentraient, selon lui, dans la +catégorie des _frottements inutiles_, nuisibles au bon fonctionnement +des affaires. + +Le banquier apprit aisément, par Charaintru, l'adresse actuelle de Paul +et, comprenant qu'il ne pouvait faire venir à son cabinet de la rue Le +Peletier un personnage qui ne lui devait rien, il résolut d'aller aux +Batignolles. Il avait une entrée toute naturelle; s'il rencontrait la +comtesse chez elle, il pouvait se plaindre aimablement d'avoir été +frustré d'une visite annoncée par M. le comte lui-même. + +Quel que fût l'empire de Paul sur lui-même, son visage marqua un vif +Dégoût quand Annette annonça à son maître le nom du visiteur qui le +demandait. Mais la défense des portes est plus difficile dans les +petites maisons que dans les grandes. Il n'y avait pas là de portières +épaisses et de pièces en enfilades pour amortir les voix. + +A quelques mètres, Berwick entendit Annette prononcer son nom; il avait +Même entrevu déjà la figure austère du comte par une porte entrebâillée. + +--Faites entrer! fut la seule réplique de Paul à l'annonce de cette +visite inattendue; et quand le banquier parut devant le gentilhomme, +celui-ci était debout derrière sa table à écrire, s'inclinait sans +ouvrir la bouche et de la main lui désignait un fauteuil. + +À voir entrer Berwick souriant, pétillant, mis à la dernière mode, ganté +de frais et exhalant un vétiver intense, on aurait dit que ces messieurs +n'avaient pas cessé de se voir et que le banquier continuait simplement +avec M. de Breuilly d'anciennes relations de haute courtoisie. + +--Monsieur le comte, dit le Juif, après les compliments d'usage, je veux +vous prendre pour confident. A une époque encore peu éloignée, j'ai +passé par de mauvais jours. Une confiance excessive peut-être dans des +opérations qui ne la méritaient pas me firent craindre un moment de +succomber dans la lutte. Ah! le terrain de la banque est bien glissant, +même pour un vieux patineur comme moi! Un banquier est difficile à +tromper; mais il se trompe quelquefois!... Il est homme! + +À l'ouïe de cette tirade, le visage de Paul s'allongeait, de plus en +plus ennuyé; Berwick s'en aperçut. + +--Toujours est-il, poursuivit-il, qu'un secours providentiel, offert par +une main inconnue, me tira d'embarras d'une façon singulière, au moment +où je m'y attendais le moins. Quelqu'un, qui poussa la délicatesse +jusqu'à garder l'anonyme, me procura sans garantie aucune, le moyen de +faire face à mes échéances. Cet inconnu pensa-t-il que le masque épais +dont il avait si généreusement couvert son visage ne serait jamais percé +par mes regards? Ou bien fit-il à ma loyauté l'honneur de croire qu'elle +serait d'autant plus scrupuleuse, qu'il m'était plus facile, si je +n'étais pas ce que je suis, d'oublier le bienfait? A la seconde question, +ma présence chez vous répond suffisamment. Elle est en même temps une +dénégation opposée à la première. + +--Pardon, monsieur, répondit le comte, toujours glacé, je ne vois +décidément pas où vous voulez en venir. Il est invraisemblable de +m'attribuer un service aussi extraordinaire, rendu à quelqu'un qui n'est +ni mon parent, ni mon ami. + +--Je regrette amèrement, monsieur le comte, que vous ne soyez plus le +mien, mais je suis demeuré le vôtre, et, quand même je ne le serais plus, +ma venue ici est l'accomplissement d'un devoir. Si vous n'êtes pas +l'auteur de cette belle action, le connaissez-vous? Je pense qu'alors +vous m'aideriez à le découvrir. Quant à moi, les relations anciennes que +vous avez soutenues avec ma famille vous désignaient comme seul capable +d'une pareille abnégation, dictée sans doute par des souvenirs qui vous +sont toujours chers; et dans cette hypothèse, ce que vous m'avez prêté, +je me suis mis en mesure de vous le rendre, + +--Ainsi, dit Paul, je ne vous ai pas réclamé d'argent, et vous m'en +apportez? Mais pour l'accepter il faudrait que j'eusse reconnu la dette. + +--Et c'est ce que vous allez faire, mon cher comte; car il m'est +impossible de rester dans la situation où je suis. Vous n'êtes plus mon +ami, dites-vous? A plus forte raison n'avez-vous pas de cadeaux à me +faire, et il ne me convient pas, à moi, d'en recevoir. + +Paul était excessivement combattu; car, ou Berwick, ayant appris la +vérité, venait réellement pour s'acquitter, et la position du comte +Etait trop amoindrie pour qu'il pût mépriser une pareille aubaine; ou +bien le rusé banquier voulait seulement obtenir la preuve que Paul avait +réellement fourni à Laure les 300,000 francs. + +Paul savait parfaitement que, à vues humaines, il faut être l'amant +d'une femme, quand on n'est ouvertement ni son frère, ni son père, ni +son mari, pour accomplir des actions d'un pareil dévouement; et si +Berwick voulait avoir une preuve matérielle de l'infidélité de sa femme, +il n'en avait pas de plus belle à recueillir que l'aveu du service +rendu par Paul. + +Et le comte ne voulait ni perdre décidément sa fortune, ni compromettre +Laure en s'avouant l'auteur du bienfait. + +Il regardait fixement Berwick, qui ne baissait pas les yeux, et qui +cherchait en vain, dans la physionomie de son interlocuteur, une trace +des sentiments qui l'agitaient. + +--Monsieur, dit-il enfin au banquier, vous n'êtes point mon obligé, et +pour ce motif je ne puis que vous remercier de la sollicitude exquise +qui vous conduit chez moi. Il est en effet possible que, par mes +relations personnelles et sous le sceau de la confidence, j'aie connu +l'auteur de cette libéralité dont vous parlez. Si elle a raffermi votre +crédit, j'en suis aise. Si vous avez à coeur une restitution, cette +restitution sera certainement bienvenue, mais pour que je puisse en +toucher un mot à la personne que cela intéresse, au moins faudrait-il +que je pusse lui dire sous quelle forme cette restitution aurait lieu. +De quelle somme s'agit-il et qu'offrez-vous? + +--Mon Dieu! repartit Berwick avec une sorte de bonhomie, j'ai lancé +depuis peu l'affaire des «Fumiers de la ville de Paris». Or, il a été +créé des parts de propriété de cette mine inépuisable, pour récompenser +certains concours. Je m'en suis réservé une quantité considérable et je +puis en disposer en faveur de quelques privilégiés, sans leur faire +bourse délier. Ces titres, qui ne coûteraient rien à mon créancier, le +nantiraient d'un revenu tel, à moins qu'il ne préférât les vendre en +hausse, qu'il serait remboursé, capital et intérêts, en peu d'années. + +Quoique Paul ne fût pas un homme de Bourse, il se rappela tout +soudainement les parts de propriété de certaines entreprises et il eut +sur les lèvres un mot qu'il n'articula pas: monnaie de singe! + +Accepter ce mode de remboursement, c'était désarmer sa fille, à qui il +était bien réellement dû 300,000 francs, et liquider, en ce qui le +concernait lui-même, une créance de cette somme par un tant pour cent +dérisoire. + +Il n'avait pas fait un sacrifice pour en bénéficier; en sauvant Laure +du déshonneur et de la persécution, il n'avait compté sur aucun avantage. + +Il aurait accepté s'il avait été seul, aimant mieux, que sais-je? Trente +mille francs, sur trois cent mille que rien, mais il fut intraitable. + +Seulement, comme il voulait réfléchir, il ajourna. + +--J'ignore absolument, monsieur, quel accueil pourra être fait à cette +ouverture officieuse; mais il est une question à laquelle vous n'avez +pas répondu Quel est le quantum de la créance? + +--Puisque ce n'est pas affaire à vous, monsieur le comte, en quoi ce +chiffre peut-il vous intéresser? + +--Vous avez raison, répliqua M. de Breuilly avec brusquerie. Eh bien! +je dirai un mot dans l'occasion de vos «Fumiers de la ville de Paris». +C'est tout ce que je puis faire. + +--Si vous jetiez un coup d'oeil sur la cote, ajouta le Juif d'un air +insinuant, vous verriez que, ces jours-ci, ces titres-là sont cotés +très haut. Or, tout a des fluctuations, et.... + +--Oui, interrompit Paul, ces fluctuations peuvent être défavorables si +l'on ne se hâte? + +--Je ne dis pas cela, objecta Berwick; mais l'occasion n'a qu'un cheveu. + +--J'ai dit, riposta le comte en se levant. + +C'était mettre Berwick en demeure de l'imiter. Il le fit. + +--Ah! il fait fi de mes parts de propriété qui ne lui coûteraient rien, +ni à moi non plus, et dont je lui avais apporté un ballot dans ma +voiture. Décidément, c'est un homme indécrottable, pensa le banquier. + +Puis haut: + +--Aurai-je l'honneur de vous revoir, monsieur le comte? + +--C'est douteux, monsieur Berwick. Je suis avec Mme de Breuilly sur le +point de m'absenter. + +Puis, dès que Berwick eut franchi la grille: + +--Annette, dit Paul à la vieille femme de chambre, vous avez bien vu cet +homme? Je n'y suis jamais pour lui. + +Comme il revenait sur ses pas en traversant la cour, le facteur sonna et +Remit une lettre qui portait le timbre de Tarbes. + +La suscription était de Gustave Mayran. Paul sourit avant de l'avoir +ouverte, à la pensée d'y trouver la reconnaissance et le contentement +d'un ami. + +Elle était courte, comme toutes les missives du général: + +«Merci, mon vieux Paul! Tes démarches ont été couronnées de succès, et, +grâce à toi, je vais commander à Lunéville, ce qui, par la canicule +prochaine, sera plus rafraîchissant que Tarbes; et puis, étant de +Verdun, j'aime la Lorraine, je suis là chez moi. Les journaux annoncent +qu'Adrien de Vermont est arrivé de l'Afrique Centrale. Je pars pour +Paris. Le quartier général sera chez moi, rue de Bellechasse. J'aurai un +mois à vous consacrer. + +«Mes plus empressés hommages à madame la comtesse. + +«GUSTAVE MAYRAN». + + + + +XIII + + +Le village de Clamart, dont les omnibus ont fait un faubourg de Paris, +rive gauche, a pour attrait principal le voisinage de ses bois. Il forme +plus ou moins, du côté sud-ouest de Paris, un pendant à ce que fut jadis +Romainville, au nord-est. C'est ainsi qu'aller à Clamart, pour toute une +Colonie de négociants parisiens retirés des affaires, c'est encore aller +à la campagne. Si l'on traverse le bois dans sa partie la plus étroite, +au sud, on aperçoit, à peu de distance, au bout d'une plaine, un vrai +village de cultivateurs, sans enseignes peintes sur ses pignons, sans +orgue de Barbarie, enfin tout un étonnement pour le citadin, qui respire +là, à pleine poitrine, un air vif et vierge, et qui entend chanter les +coqs et bêler les moutons; cette, bourgade en dehors des voies ferrées +est le Plessis-Piquet. + +S'il n'y a guère, à Clamart, que de fort petites propriétés bourgeoises, +il n'y en avait pas du tout au Plessis-Piquet, hormis une, plus grande +qu'aucune de celles de Clamart, et qui tranchait avec les corps de +ferme d'alentour. Les hôtes de cette habitation, appelée dans le pays +_le Château_, étaient là depuis peu et fort peu connus. Le maître de la +maison venait chaque matin, en cabriolet, prendre le train de Paris à la +gare de Clamart. Il revenait le soir, à des heures indéterminées. Il y +avait une dame que l'on apercevait à peine dans les jardins et qui n'en +franchissait jamais les clôtures. Le seul personnage bien apparent de +la maison était un maître-valet, altier, monosyllabique et plus +ordinairement silencieux, qui faisait les emplettes et payait les +fournitures. Quand on sonnait, il se montrait à la grille. Le château +ne recevait pas de visites, et cette absence de relations avait fait +surnommer ses habitants: les ours. + +Quant à Clamart, sa colonie parisienne, qui ne se renouvelle guère, +s'était enrichie, vers le même temps, d'un nouveau membre. + +C'était un homme de haute taille et de tournure distinguée. Il pouvait +avoir cinquante ans et ne connaissait non plus personne. + +Ordinairement en costume de chasse, complet de velours marron, feutre mou +De couleur grise, avec un crêpe fané et un ruban noir, il ne portait +point de fusil, mais une gibecière, qui lui servait pour la récolte +des herbes sauvages et des fleurs. + +Il se promenait beaucoup et de tous côtés. Un voile vert, à la façon +Des Anglais, lui couvrait le visage. Ses allures étaient celles d'un +convalescent qui va sans but déterminé. Les lézards, les papillons, les +oiseaux, les phénomènes de la nature semblaient seuls captiver son +attention. Dès qu'il est avéré qu'un flâneur herborise, dessine ou fait +collection de coléoptères, les gens affairés, les gens _sérieux_ ne +prennent plus garde à lui. C'est ce qui lui arriva. Du reste, il avait +l'air trop respectable pour éveiller la défiance; il était trop uni pour +faire événement. Comme on ignorait son nom, on disait simplement de lui: +C'est le monsieur qui bâille aux mouches. Entre autres excursions +habituelles, il s'attardait souvent au pourtour du parc dépendant du +château du Plessis. Là, dans les sentiers tracés par le hasard, il +trouvait plus de fleurs et d'insectes à son gré. Quelquefois il +s'asseyait sur une souche, pour examiner à la loupe les coléoptères +récoltés par lui dans son petit flacon d'entomologiste, ou bien il +tirait de sa gibecière un livre qu'il lisait jusqu'au coucher du soleil. + +L'habitation de ce personnage était la plus petite case de Clamart, à +côté du presbytère. Il l'avait louée, meublée et y avait installé sa +femme. Une dame très comme il faut, et leur femme de chambre, personne +en cheveux gris, discrète dans ses allures, muette comme ses maîtres et +pour eux d'un respect attentif qui ne se démentait jamais. + +Tout ce que l'on savait de ces gens était, pour avoir entendu la +maîtresse appeler sa servante, que celle-ci s'appelait Annette. De +la maison dépendait un tout petit jardin, qui pouvait avoir six arbres +fruitiers et trois plates-bandes de fleurs. La dame y brodait sur un +pliant, une partie du jour. + +A l'un des angles du parc, dans la région la plus éloignée du château, +il y avait un kiosque, séparé des champs par un saut-de-loup et d'où +l'on découvrait Châtenay et la déclivité de son côteau. La châtelaine +inconnue, que l'on ne voyait jamais en toilette, y venait quelquefois +en déshabillé champêtre, mais toujours seule. Elle demeurait là, sous +son baldaquin de chaume et ses courtines de lierre, assise à une table +rustique, où elle se tenait accoudée, la tête dans les deux mains. +Il était inévitable que ces stations douloureuses en apparence, et +assez prolongées, éveilleraient bientôt l'attention du promeneur à la +gibecière, qui venait fureter fort souvent par là. Les deux étrangers se +connaissaient sans doute, car dès la première fois qu'ils s'aperçurent, +la dame envoya un baiser au monsieur, qui répondit par un affectueux +salut de la main. + +Mais aussitôt la dame porta le doigt à ses lèvres en désignant, de +l'autre main, les alentours du kiosque. Alors le promeneur s'assit en +face de la dame, sous des buissons qui bordaient le sentier, et il +attendit. La dame tira de la poche de sa robe un carnet et un crayon, +traça quelques mots, et choisissant une petite pierre, y assujettit le +billet et lança le projectile de l'autre côté du saut-de-loup. Le +promeneur ramassa cette dépêche, la déplia, et parut atterré de ce qu'il +lisait. Répondre par le même moyen était chose facile; mais, pour un +homme prudent, il y avait cette différence que le billet, une fois tombé +entre ses mains, était en sûreté, tandis que les appréhensions exprimées +par la dame sur la surveillance dont elle était l'objet, rendaient +dangereuse la réciproque. La dame exprima cette appréhension par signes; +mais comme la réponse était urgente, il fut sans doute convenu, aussi par +signes entre eux, que la damne rejetterait la réponse après l'avoir lue. +C'est ce qui eut lieu. + +Dès le lendemain, mais par un chemin tout différent et à une autre heure, +le promeneur revint au pied du kiosque. La dame n'y étant point, il se +mit à aller et venir avec une agitation inquiète. Enfin, elle parut, +et le télégraphiste sembla un peu calmé. Ces rendez-vous mystérieux +présentèrent pendant quelque temps peu de variété, mais apparemment +ils prirent tout à coup un caractère tragique, puisque, oubliant les +précautions antérieures, le promeneur alla jusqu'à dire à la dame: + +--Voulez-vous fuir? + +--Et le saut-de-loup? Et ce costume? répliqua-t-elle, en montrant +qu'elle était en robe de chambre et en pantoufles, sans même un chapeau +de jardin. + +Le promeneur insista, promit d'amoindrir la difficulté en se portant +lui-même au fond du saut-de-loup, au risque de se déchirer les mains aux +acacias qui le garnissaient, dans le but de soutenir les pieds de +la dame pour lui faciliter la descente. + +Mais la dame ajourna cette proposition, qui lui semblait désespérée. +Il y eut cependant, par un échange de missives nouvelles, quelque chose +de convenu pour un jour suivant. + +Ce jour-là, la dame se présenta au kiosque, vers le déclin du soleil. +Elle était en habit de ville, mais fort simplement vêtue. Elle commença +par jeter au promeneur, qui était naturellement à son poste, un fort +léger sac de nuit; puis, ayant regardé une dernière fois autour d'elle +et n'ayant vu personne, elle vint à pas lents et d'un air distrait +jusqu'au bord du saut-de-loup. + +Tout à coup elle s'y assit, les pieds pendants au dehors. De son côté, +le promeneur s'était laissé couler sous les acacias du fossé, et il se +tenait plaqué à la muraille et les bras étendus au-dessus de sa tête +pour soutenir la fugitive, lorsqu'en se retournant, pour se retenir aux +branches d'un arbre du parc, la dame s'arrêta soudain en poussant un +léger cri. + +Aussitôt son mystérieux ami disparut derrière le buisson le plus +rapproché du fossé. + +Au moment de remonter dans le champ, et comme il s'assurait que la dame +Etait tranquillement rétablie dans le kiosque, le galop d'un chien fit +bruire les broussailles du fond du saut-de-loup. + +L'étranger se mit en défense contre une attaque possible de l'animal, +mais en levant les yeux à cinquante mètres du kiosque, et droit en face +de lui, il vit, se tenant debout d'un air narquois, le maître-valet, +qui formait la garde du château et qui semblait attendre, sans ouvrir la +bouche, à quel parti allait s'arrêter le délinquant. + +Le chien, n'osant attaquer sans doute, se contenta d'aboiements furieux, +et le promeneur, assis paisiblement en apparence sur le bord opposé et +un long couteau ouvert dans la main, se borna à dire, avec une nuance de +hauteur, au domestique: + +--Voulez-vous rappeler ce chien? + +--Il fait son devoir, objecta le valet sur le même ton. +Que cherchiez-vous dans ce fossé? C'est ici une propriété close. + + +--Il m'en souviendra, riposta l'autre, qui, s'installant commodément sur +le revers du saut-de-loup, au lieu de continuer sa retraite, affecta de +tirer un livre de sa poche et de continuer une lecture, tandis que le +chien aboyait toujours. + +En présence de cette attitude, le domestique dut se taire et il rappela +le chien, dont l'intervention n'avait plus d'objet. + +Quand le chien et l'homme se furent éloignés, l'ami de la châtelaine +s'assura que la paix de cette dernière, toujours assise dans le kiosque, +n'avait pas été matériellement troublée, et il reprit à pas lents sa +promenade, en jetant à la dame un adieu mimique qui signifiait: +Au revoir! à bientôt! + +La journée ne devait pas finir sur cet incident. + +La nuit était tout à fait venue. + +L'entomologiste rentra chez lui sans hâter le pas et il trouva sa femme +un peu inquiète de sa longue absence; mais son visage était si calme et +le bocal aux insectes si bien rempli, que toute explication devenait +inutile. Cependant il ne vida point sa gibecière devant sa compagne. Elle +renfermait un paquet qui ne lui appartenait point et qu'il eut hâte de +dérober à la curiosité comme aux questions que cet objet pourrait faire +naître. + +Soit qu'il eût omis de le rendre, soit qu'il n'eût pas jugé à propos de +le faire, de peur d'attirer de nouveau sur lui l'attention, il le cacha +dans sa propre chambre et il passa dans la salle à manger pour le repas +du soir. + +En même temps revenait de Paris le châtelain du Plessis-Piquet, ce jaloux +qui faisait exercer sur sa femme une si étroite surveillance. Après +quelques mots échangés avec le maître-valet, cet Othello ne se coucha +point sans avoir parcouru la lisière de son parc avec une lanterne +sourde. Si quelque rôdeur avait été levé à une heure où tous les +habitants du Plessis ronflaient déjà à poings fermés, ce rôdeur aurait +pu voir marcher lentement, le long du saut-de-loup, l'habitant du +château avec sa lanterne. Il aurait pu le voir inspecter le point faible +du rempart extérieur et y reconnaître la trace des pas du promeneur +indiscret. Cependant ce dernier, enfoncé, à Clamart, dans une vieille +bergère, parcourait ses journaux et prenait connaissance d'un billet +arrivé en son absence. + +L'entomologiste n'était autre que le vieil ami et le compagnon d'armes de +Gustave Mayran. Le billet était du général, conviant Paul de Breuilly à +venir dîner rue Bellechasse et y passer la soirée en tiers avec M. de +Vermont. + +On se souvient de l'entrevue des trois amis, du récit que le voyageur fit +d'une chasse au gorille, et de l'insistance que Paul mettait à savoir +comment on peut se défaire d'un gorille du boulevard, lorsqu'un journal +tombant chez Mayran, à l'adresse du comte, rompit soudainement l'entretien +et contraignit Paul à reprendre, sans plus tarder, le chemin de Clamart. + +Sans doute ce brusque départ fut provoqué par des incidents nouveaux et +graves; car, peu de jours après, Paul revenait chez le général, après +avoir prié par un mot Adrien de Vermont de s'y rencontrer également. + +Fort intrigués de cette convocation, les deux amis du comte se trouvaient +réunis lorsque, ce dernier arriva rue Bellechasse. + +--Messieurs, leur dit-il après leur avoir serré la main, nous nous sommes +quittés l'autre jour sur la mort d'un gorille, et c'était mon tour de +vous raconter une histoire. Je reprends donc la parole que vous m'aviez +accordée. S'il s'agit d'une histoire toute personnelle et intime, vous +n'en serez pas surpris; n'y a-t-il pas trente ans que je vis coeur à +coeur avec vous? + +--Il faut dire, objecta de Vermont, qu'il y a pourtant quelques lacunes +involontaires dans nos biographies; car, enfin, nous sommes restés +longtemps sans nous voir. + +--Désormais, répondit Paul, il n'y en aura plus dans la mienne. + +Et alors il leur raconta son histoire jusqu'à la visite de Berwick aux +Batignolles. + +Après un moment de repos, il reprit la parole pour dire à ses deux +auditeurs avec plus de solennité que dans son récit précédent: + +--Maintenant, mes amis, quand je vous aurai fait l'exposé de quelques +faits accomplis depuis la visite du banquier, je ferai appel à vos +lumières, à votre honneur, car j'ai un conseil de vie ou de mort à vous +demander! + +Vermont et Mayran redoublèrent d'attention, et ce fut avec une profonde +Tristesse et une indignation à peine dissimulée que le comte acheva ce +qui lui restait à dire. + + + + +XIV + + +Paul poursuivit: + +--Vous avez vu que Berwick enlevait sa femme de la rue d'Anjou et +la faisait disparaître, au moment où il se préparait à m'offrir un +remboursement dérisoire. Le but évident qu'il s'était proposé était de +la mettre dans l'impossibilité de communiquer et de s'entendre avec moi. +Mais, quelle que fût la sévérité de la surveillance dont Laure était +l'objet, et la défense de la laisser sortir du château, lui absent, Mme +Berwick me fit passer un billet par un moyen que ses argus n'avaient pas +prévu Ce fut la proximité de la route et du parc qui le lui fournit. Un +facteur rural suivait le bord du saut-de-loup, et quelques mots tracés au +crayon et enfermés dans une enveloppe affranchie à mon adresse furent +jetés à cet homme de la même façon que ceux par lesquels elle devait +plus tard correspondre avec moi. Par là, j'appris le lieu de la +séquestration et son objet. Cette séquestration avait quelque chose de +sinistre. Elle ne pouvait durer que si Berwick nourrissait quelque +sombre dessein. Je pris immédiatement la résolution de me rapprocher de +Laure. J'avais été malade. J'étais à peine remis; la comtesse trouva très +naturel que Billardel, prévenu par moi, me recommandât un séjour à la +campagne, et cela le plus tôt possible; aussi vis-je Blanche très +empressée à favoriser ce changement d'air. Je me chargeai de découvrir, +à proximité de Paris, une habitation proportionnée à nos moyens actuels, +et je partis pour Clamart. J'y arrêtai, dans la journée même, le petit +nid que Blanche et moi y habitons, et j'étudiai sans bruit les abords +de la prison où Laure languissait avec ses propres domestiques pour +geôliers. Ne pouvant me présenter chez elle, ni avoir l'air de la +connaître, je dus faire un siège en règle avant de parvenir à +l'apercevoir. La seule promenade qui lui fût permise, celle de son +propre jardin, me la montra dolente, accablée, et ne prenant plus la +peine de s'habiller pour errer dans les allées de son parc. Je ne +pouvais naturellement lui écrire, et elle était bien éloignée de me +croire là. Enfin, un jour, nos regards se rencontrèrent d'un côté à +l'autre du large fossé qui la séparait du monde, et nous pûmes reprendre +la conversation. Je lui fis connaître la démarche de son mari pour me +rendre une somme considérable dont il feignait de croire qu'il n'avait +été délivré aucun reçu... Laure comprit tout de suite que c'était un +moyen employé par Berwick de me faire avouer ma complicité dans cette +affaire; mais je la rassurai en lui disant dans quels termes j'avais +répondu. J'ajoutai que, peu de jours après, j'avais fait savoir à Berwick +le refus d'une tierce personne, auteur du versement des trois cent mille +francs, d'entrer en arrangement avec lui. + +--Vous avez bien fait, me dit Laure, car si vous aviez accepté ce que +M. Berwick vous proposait, nous nous serions trouvés désarmés. Il +n'aurait plus gardé aucun ménagement vis-à-vis de moi. + +--Ces ménagements, poursuivit Paul, ne devaient pas durer longtemps. +Je ne vous raconterai pas par le menu, mes amis, mes rendez-vous avec Mme +Berwick. Par eux, je fus tenu au courant de ce qui se passait dans la +place. Le banquier n'avait pas obtenu de moi l'aveu de la créance, +quoique bien persuadé d'ailleurs que j'étais le créancier, mais il avait +appris à compter sur moi pour secourir sa femme dans les cas extrêmes. +Avait-il de nouveau besoin d'argent? Cela est probable, d'après +l'insistance nouvelle qu'il mît à connaître le nom du bailleur de fonds. +Il eut la constance d'exposer à Laure les avantages attachés aux fameuses +«parts de propriété» qu'il m'avait offertes. Il persuada même à sa femme +qu'il y aurait profit pour elle à accepter de ces parts de propriété, en +échange du reçu des 300,000 francs. Je ne fus pas peu surpris d'entendre +Mme Berwick me demander si je n'avais pas eu tort de refuser. Tout compte +fait, suivant elle, ce mode de remboursement pouvait mieux valoir que +le néant. Je la détrompai. Quoi qu'il en soit, Berwick, furieux de +trouver sa femme aussi opposée que moi à une liquidation de la dette qui +lui permettrait d'en contracter de nouvelles, eut recours au moyen des +lâches: il lui donna huit jours pour déclarer le nom du prêteur, puisqu'il +tenait à effectuer le remboursement; à défaut de quoi, dans un transport +de colère, il lui signifia carrément qu'il la tuerait. Elle prit peur; +elle le savait homme à accomplir sa menace, non avec le bruyant éclat +d'un assassin vulgaire, mais avec ces précautions abominables qui, +sans égarer la justice, donnent au criminel l'espoir de l'impunité. +Représentez-vous cette infortunée enfermée vis-à-vis de son bourreau, +dans une habitation vaste, mais presque déserte, l'indifférence et +l'éloignement de la domesticité, un vide d'un demi-kilomètre entre le +château et les maisons du village, et vous comprendrez ce que j'ai +éprouvé jours et nuits depuis lors. + +Or, j'étais avec vous, j'étais ici le surlendemain du jour où j'avais +été sur le point de faire réussir l'évasion de Laure, entravée dans son +accomplissement par l'apparition soudaine du valet qui garde à vue +Mme Berwick. J'étais, dis-je, avec vous, quand un journal, tombant ici, +le soir, au milieu de notre causerie, me révéla le subterfuge infâme +auquel Berwick avait recours pour forcer mon incognito. Il me prenait à +partie, dans un de ces échos à initiales transparentes dont j'étais +obligé de reconnaître l'inspirateur, quoiqu'il puisse paraître +invraisemblable qu'un mari mette en jeu l'honneur de sa propre femme. + +Voici, au surplus, l'article en question: + +«Il n'est bruit, en ce moment, dans les salons de la haute société +parisienne, que d'une aventure dont Mme B..., la femme d'un banquier +bien connu, aurait été l'héroïne. + +«M. de B..., dont la récente et subite retraite dans un quartier +excentrique a donné lieu, depuis quelque temps, à des suppositions plus +ou moins fondées, poursuivait, paraît-il, Mme B... de ses assiduités. +De son côté, Mme B... n'était pas insensible, malgré la différence d'âge. + +«M. de B..., du reste, ancien militaire a encore fort belle prestance, +malgré ses cinquante ans. + +«Toujours est-il que M. B... ayant emmené sa femme dans sa propriété de +C..., M. de B... les suivit et, avant hier soir, à la nuit tombante, il +tentait d'opérer, de concert avec elle, l'enlèvement de la jeune femme. + +«Ici commence le côté comique de l'histoire. Un chien dénonça par ses +aboiements la présence d'un inconnu à un valet qui se promenait au fond +du parc, et celui-ci arriva au saut-de-loup qu'il s'agissait de franchir, +juste au moment où la dame allait se laisser choir aux bras de son +ravisseur! + +«Aussitôt alerte, tumulte, scandale, fuite de l'amant et arrivée du mari, +qui trouve sa femme en toilette de voyage et prête à lever le pied. On +rapporte que M. de B...., qui est marié, avait déjà opéré le sauvetage +d'un sac de nuit qui contenait des objets indispensables. Nous tiendrons +nos lecteurs au courant de l'aventure, et leur dirons si M. de B... est +venu réclamer une récompense en rapportant au château le sac de nuit en +question.» + +--Que dis-tu de cela, Adrien? fit Mayran en passant à M. de Vermont le +journal qu'il venait de lire. + +--J'ai vu ailleurs de semblables ordures, repartit le sceptique; dans +certains pays d'Amérique, cela se fait couramment et avec non moins +d'effronterie. + +--Cela ne se pratique pas encore avec impunité en France, repartit Paul +avec emportement, et malheur à l'auteur, quel qu'il soit, de cette +infamie! L'ayant lue, vous vous en souvenez, je levai brusquement +la séance et je repartis pour la campagne. + +Mayran, en sa qualité de général, se montrait d'autant plus froid que +les situations étaient plus graves. + +--Il y a ici quelqu'un en mauvaise passe, dit-il, mais qui? La réputation +de Mme Berwick, dont on mettra le nom sur l'initiale incriminée. Berwick, +qui évidemment ne se bat pas! Le journaliste? Il se retranchera derrière +Berwick. Il excipera, comme on dit, de sa bonne foi, et si Paul pourfend +le journaliste, le banquier reste debout. + +--Une provocation, dit Adrien, n'atteint donc pas le coupable. Elle met +Mme Berwick en cause, et elle n'expose que Paul. + +--Il doit être pourtant possible de forcer Berwick à se battre, et je +l'y forcerai, dussé-je le souffleter publiquement et périodiquement. + +--Tu iras en correctionnelle pour voies de fait, lui dit Vermont; et +devant les tribunaux le nom de ta pauvre Dulcinée sera livré en pâture +aux quolibets. Est-ce là ton but? Non, évidemment. + +Le général était pensif. + +--Il y a, dit-il, une chose que je n'aperçois pas. Quel intérêt Berwick +a-t-il à diffamer sa femme, dans une feuille publique et à provoquer, de +la part de l'homme qui s'intéresse à elle, des représailles inévitables? + +--Affaire de _chantage_, riposta M. de Vermont. Avec le tendre intérêt +que notre ami porte à sa fille, il payera, pour faire taire, comme il a +payé déjà pour sauver Mme Berwick d'un ignoble guet-apens! + +--On n'a pas tous les jours 300,000 fr. sous la main, ajouta M. de +Breuilly avec une ironique tristesse. En attendant, messieurs, +continua-t-il avec emportement, les faits se réduisent à ceci: Laure est +aux mains d'un assassin, d'un empoisonneur, et Laure est ma fille! Elle +n'a de protecteur que moi. Je tuerai le gorille, je tuerai Berwick. +Parlons seulement des voies, moyens et armes. Vous serez naturellement +mes témoins, et je suis l'offensé. + +--Dieu sait, dit le général, si je respecte tes sentiments, ton anxiété, +ta colère. Mais voilà de ces extrémités auquel l'amour nous porte, et +que, pour ma part, j'avoue n'avoir jamais connues! Et encore, s'il +s'agissait de Charlotte elle-même, qui n'est plus, mais c'est de sa fille +qu'il s'agit, et sa fille ne porte pas ton nom! + +--C'est pourtant le seul enfant qui me reste, repartit le comte avec un +sanglot dans la gorge; tu n'as pas comme moi, Gustave, perdu les deux +autres! + +--J'aimerais mieux pour toi, répliqua Mayran, que tu n'eusses jamais +rencontré ni adopté cette enfant-là! Mais revenons à notre sujet: il y a +devant nous, comme tu le dis, un gorille qui torture une femme. Une femme +qui est ta fille! Il faut tuer le gorille pour la sauver. Eh bien! Nous +allons au journal; nous demandons à parler à l'auteur de l'écho. On nous +le nomme ou, par un scrupule que je conçois, le directeur du journal +accepte la responsabilité de l'article. Nous l'examinons avec lui; il +appert de là que le racontar est venu du dehors, et nous sommons le +directeur d'en dénoncer l'auteur ou de se placer en face de toi. A +compter de ce moment, nous avons livré deux noms que nous aurions tenu à +taire; mais de quel droit irions-nous demander raison à Berwick, qui +n'est pas moins outragé que vous deux? Il dira ne rien savoir. + +--Berwick sait tout, allez! dit M. de Breuilly. Lui seul a pu trahir ce +que lui seul sait. Le soufflet que je lui réserve n'aura pas besoin de +commentaires. + +--Mais alors, dit Adrien, de par ce soufflet il devient l'offensé. + +--Eh que m'importe! pourvu qu'il meure de ma main! Épée, sabre de +cavalerie, pistolet, carabine, tout ce qu'il voudra, tout m'est égal! +Et si l'on veut, successivement avec toutes ces armes, car c'est d'un +duel à mort qu'il s'agit! + +--Les Américains, dit Adrien, ont une manière de trancher la difficulté: +ils partent chacun avec une carabine chargée, de deux points opposés +d'une forêt, et ils vont devant eux jusqu'à ce qu'ils se rencontrent. +Le premier, qui aperçoit l'autre lui envoie une balle dans la tête et +tout est dit. + +--Cela, objecta le général, dans nos idées françaises, ressemblerait fort +à un assassinat, vu l'absence de témoins. Un braconnier à l'affût tirant +sur un garde ne procède pas autrement. + +--Soyons sérieux, reprit Paul; le duel sera tout ce que vous voudrez, +français, américain ou allemand, pourvu qu'il ait lieu. Dictez-en les +conditions, je m'y range par avance. + +Mayran, voyant à quel paroxysme de fureur Paul était graduellement +arrivé, lui dit alors avec la douceur et la fermeté d'un homme à qui son +grade assure partout la préséance: + +--Veux-tu t'écarter un moment pour laisser à Adrien et à moi la +possibilité d'échanger quelques mots à ce sujet? + +--De grand coeur, répondit M. de Breuilly; je vais passer un moment dans +la salle de billard et attendre vos conclusions. + +A ces mots il sortit et l'on entendit rouler furieusement les billes sur +le tapis vert. + +--Paul, dit Adrien au général, se croit déjà en face de l'ennemi. + +Mayran secoua la tête, et les deux hommes se parlèrent quelque temps à +Voix basse. + +Tout à coup, le général ouvrit la porte de la salle de billard et, suivi +de M. de Vermont, il dit à M. de Breuilly: + +--Paul, tu nous as pris pour arbitres; tu as accepté notre décision par +avance; eh bien! ce duel est tout bonnement impossible, il n'aura pas +lieu. + +Le comte parut d'abord atterré, puis il dit: + +--Impossible n'est pas français, il s'agit d'un père qui veut venger et +sauver sa fille. + +--Eh bien! répliqua le général, c'est sur elle et sur toi que tu +déchargerais ton arme, tu n'atteindrais pas Berwick. + +--Si tu frappes Berwick au visage, ajouta M. de Vermont, tu produis +inévitablement un scandale, car, bâti comme il est, au lieu de riposter, +il ira se plaindre, et alors, c'est Mme Berwick qui aura reçu le +soufflet. + +Par respect pour l'amitié, Paul baissa la tête; mais il ne sortit plus +de sa bouche un mot qui pût faire penser à ses deux amis qu'il avait +ratifié leur sentence. + +A la suite de cette conversation, le comte retourna à Clamart; mais, dès +que Mme de Breuilly se fut endormie et qu'Annette se fût retirée dans sa +chambre, il sortit, armé, pour aller rôder, le reste de la nuit, autour +du château. + +--A tout événement, pensa-t-il, je serai là. + + + + +XV + + +Il était entre onze heures et minuit lorsque Berwick, à l'insu de sa +femme et de ses gens, sortit du château par une porte-fenêtre du salon, +en portant une lanterne sourde et son fusil de chasse passé par la +bretelle sur son épaule droite. + +Il appela le chien de garde et tous deux, furetant, commencèrent en +silence le tour complet de la propriété. Ces rondes de Berwick étaient +assez habituelles. C'était le seul moment où il pût vérifier sans témoins +l'état des clôtures, la trace des pas dans le sable, et les trouées dans +le taillis. + +La plus grande partie du parc était bordée par le saut-de-loup. Ce +saut-de-loup n'était visible qu'au bord, rempli qu'il était jusqu'à fleur +du sol par des arbustes épineux rasés à la faux et qui lui donnaient +l'air d'une bande de pelouse. Le temps y avait, çà et là, pratiqué des +trouées, et par endroits la végétation avait même disparu; mais, vu du +parc, le site se trouvait dégagé partout, et le propriétaire, en se +promenant n'apercevait pas ses propres limites. + +Berwick s'avançait, à pas lents, tantôt à ciel ouvert, tantôt sous les +groupes d'arbres de haute futaie où serpentait l'allée, mais sans +s'éloigner jamais beaucoup du fossé, au bord duquel il s'arrêtait par +moments, regardant le sol et les herbes avec sa lanterne. + +La nuit était assez claire pour que le banquier distinguât les traces +récentes du pas de sa femme et celle de son maître-valet. + +Quand il fut près du kiosque, il se dirigea de ce côté, y entra, regarda +si quelque papier avait été oublié là; mais il n'y trouva qu'une chaise +de jardin, déplacée par la dernière personne qui s'était assise devant +la table, Laure certainement. + +Il ressortit du kiosque, qui était le point le plus éloigné du château, +et, se souvenant que ce point avait été choisi par l'assaillant pour +tenter l'assaut, il examina longuement les buissons et jusqu'aux pierres +du mur. + +De ce point du parc, le château était naturellement invisible; autrement, +M. de Breuilly et Laure ne l'auraient pas choisi pour une évasion. Un +petit bois interceptait l'horizon, et ce n'est qu'au détour de ce bois +que Berwick s'arrêta de nouveau et regarda la façade de son habitation. +Toutes les fenêtres étaient obscures, excepté deux, l'une, celle de la +chambre de Mme Berwick; l'autre, celle de sa propre chambre, où il avait, +à dessin, laissé en sortant une lampe allumée. + +Du côté de la route un coin de haie, flanqué d'un saule et de quelques +noisetiers, qui formaient une tache obscure. Le chien aspira l'air dans +cette direction et il commença à gronder, mais les yeux de Berwick ne +parvenaient pas à sonder ce fourré. Le chien persévérant dans son +inquiétude, le banquier, par un mouvement instinctif, posa sa lanterne à +terre et arma son fusil. + +Alors une silhouette foncée, que Berwick avait prise pour celle d'un +tronc de saule, parut mouvoir deux de ses branches. Le craquement léger +d'une batterie que l'on arme répondit à la démonstration belliqueuse +de Berwick, et le chien, une patte levée, tomba définitivement en arrêt. + +Il éventait fortement dans la direction de la haie, et grondait toujours, +mais très bas, quoique plus rageusement. + +Rien ne ressemble au craquement d'une batterie comme un craquement de +branches dans un vieux arbre, à la moindre brise; cependant, vu l'attitude +du chien, le doute n'était guère permis, il y avait là quelqu'un. + +--Qui va là? cria Berwick d'une voix faible, mais distincte. + +Pas de réponse. + +Alors, de peur de s'aventurer inconsidérément, le banquier ramassa une +Petite pierre et la lança par-dessus le saut-de-loup, dans la direction +du fourré. + +La silhouette fit un mouvement, le chien aboya, et son maître répéta la +question: «Qui va là?» mais, cette fois, d'un ton plus impérieux. + +--L'ennemi! répondit cette fois le fantôme, dont le visage s'accentua au +clair de lune; car il avait fait un pas en avant, sur la provocation de +Berwick, et la forme de son corps se dessinait maintenant sur la pâleur +de l'horizon nocturne. + +Sans donner au banquier stupéfait le temps de faire un seul mouvement, +M. de Breuilly avait épaulé son fusil et mis en joue son adversaire. + +--Ne bougez pas, monsieur Berwick! lui cria-t-il, et alors je ne tirerai +pas. Seulement, déposez votre fusil! + +Le banquier obéit machinalement à cette injonction terrible en couchant à +terre son fusil armé. + +Paul abaissa son arme, mais en la conservant à la main. + +--Je suis heureux, reprit le comte, d'un hasard qui me procure un +entretien décisif avec vous. Vous reconnaissez-vous l'auteur d'un écho +publié dans un journal d'avant-hier et qui met en scène madame Berwick, +vous et moi? + +--Non! répondit le banquier, et j'ignore ce dont vous me parlez, monsieur +le comte! + +--Vous mentez! dit Paul, et vous m'en rendrez raison! + +--Me battre avec vous? Ce serait une singulière façon de reconnaître un +signalé service que vous m'avez rendu! Mais ne vous ai-je pas moi-même +offert la restitution d'une somme que vous ne me réclamiez pas, et de +laquelle il n'existe aucune reconnaissance écrite, ni aucune trace? + +--Vous mentez! répéta de Breuilly; cette preuve existe, et si elle +n'existait pas, vous ne m'auriez rien offert du tout! Vous ne l'avez fait +qu'après avoir épuisé tous les moyens, l'obsession, la menace, +la violence même, et la violence envers une femme! + +--Mais, monsieur, cette femme est ma femme! + +--Cette femme est ma fille! riposta le Comte. J'ai considéré comme un +devoir de la sauver du déshonneur au prix de ma fortune. Aujourd'hui je +considère encore comme un devoir de la délivrer de son bourreau, même au +prix de ma vie. L'un de nous est de trop ici-bas; nous allons régler +cette affaire à l'instant même! + +--Mais c'est un duel sans témoins, un assassinat! + +--Pardon, monsieur Berwick, dans un assassinat les deux adversaires ne +sont pas pareillement armés et prévenus. Lavons donc notre linge sale +en famille! Nous avons pour cela tout ce qu'il faut! Il est minuit +quarante-cinq, ajouta-t-il en consultant rapidement sa montre. Sur le +coup d'une heure, aux cloches du Plessis-Piquet, nous épaulerons et le +premier prêt tirera! Reprenez votre fusil et tenez-vous en garde! +Si vous essayez de fuir, vous êtes un homme mort! + +Dompté par la volonté de M. de Breuilly, Berwick, déjà plus mort que vif, +Ramassa son fusil. + +Juste à ce moment, l'horloge de l'église sonna au loin les trois +quarts.... + +A minuit, Mme de Breuilly se réveilla; elle regarda la pendule, après +s'être assurée que son mari était absent; il était donc ressorti? +Pourquoi? Elle fut atterrée, car jamais il n'était arrivé pareille chose. +Rien n'annonçait, dans l'état de la chambre de Paul, qu'il fût sorti +précipitamment. Tous les objets étaient à leur place accoutumée. Non, +cependant! Le fusil de chasse, le beau Devismes de M. de Breuilly n'était +point suspendu à des cornes de chamois, entre les deux fenêtres! Paul +était parti en costume de chasseur, après être revenu de Paris en costume +de ville. Cette transformation et ce départ s'étaient opérés entre dix +heures et demie, heure de l'arrivée du train, et le moment où Blanche +avait rouvert les yeux. + +Dans son trouble, elle appela Annette. Annette ne savait rien, n'ayant +rien entendu. Elle se releva aussi. Les deux femmes cherchèrent ensemble. +Paul avait fermé la porte de la maisonnette et emporté la clef. Mme de +Breuilly pouvait sortir, en cas ne nécessité, par une des fenêtres du +rez-de-chaussée; mais son mari avait prémédité une absence de quelque +durée, sans quoi, dans ce village profondément endormi, il aurait, pour +une absence de quelques instants seulement, laissé la clef dans la +serrure, et la porte fermée au pêne. + +Enfin, Paul n'était pas dans le jardin. + +Ces constatations rapides furent opérées en silence. + +A une heure du matin, M. de Breuilly n'étant, pas de retour Mme de +Breuilly, qui s'était habillée, partait. + +Pour aller où? + +Pour suivre le premier des chemins que prenait habituellement son mari +dans ses promenades. Mais l'un l'aurait conduite à Fleury, l'autre dans +la plaine haute du Plessis-Piquet, deux directions opposées. + +Annette accompagnait sa maîtresse. Elles se consultèrent. La situation +était inquiétante. La lune était levée. Sans savoir pourquoi, Blanche et +Annette marchèrent dans la lumière, plutôt que de s'enfouir dans l'ombre. + +Elles arrivèrent ainsi, en peu de temps, mais en un siècle selon la +mesure de leur impatience, sur la lisière du bois, du côté du Plessis. + +Là, elles parcoururent la plaine d'un regard attentif. Il n'y avait +personne. Cependant un chien hurlait dans l'éloignement, sur la gauche. +Elles marchèrent de ce côté. + +À quelque distance du château, elles remarquèrent une certaine +agitation: des lumières couraient dans les fenêtres et dans le parc, +chose inexplicable à pareille heure. + +L'une de ces lumières longeait rapidement le saut-de-loup; elle était +portée par une jeune femme qui précédait plusieurs personnes. A peine +vêtue, les cheveux en désordre et flottants sur ses épaules, elle +avançait, l'oeil en terre, fouillant du regard les herbes et les buissons +à droite et à gauche. + +Blanche, qui n'apercevait que par le dos cette femme éperdue, suivit, +avec Annette, le sentier extérieur au saut-de-loup, comme si le même +danger, le même malheur enchaînait ses pas à ceux de ces chercheurs +enfiévrés. Par moments, ils disparaissaient derrière les arbres, mais +pour reparaître bientôt, marchant toujours le long de la clôture et +guidés par un chien, qui semblait, lui, savoir mieux que personne où il +allait. + +Tout à coup le chien s'arrêta. Les personnes attachées à ses pas firent +halte et formèrent une sorte de cercle. Il y avait à terre un homme tombé +sur la face. Un fusil était encore entre ses mains et couché sous lui en +travers. Des domestiques le placèrent sur le dos, tandis que la jeune +femme avançait la lumière vers le visage de la victime. + +--Mort! murmurèrent les assistants d'une seule voix. + +--Mort! en êtes-vous sûrs? demanda la jeune femme, qui s'était retournée +pour interroger les personnes qui l'accompagnaient. + +En ce moment, le visage de l'inconnue fit face à Blanche, glacée de +terreur, qui se tenait immobile avec Annette, sur le chemin bordant le +saut-de-loup. + +Ce visage pâle fit frissonner Mme de Breuilly. C'était le même qu'au +Bois, du temps d'une jalousie naissante, son mari avait salué, dans le +moment où la flèche du landau bleu menaçait de renverser le coupé de +Blanche. + +C'était le même visage qui s'était offert à elle rue de la Condamine. +C'était la main de cette femme qui lui avait tendu une carte sur laquelle +on lisait: Laure Widmer. + +Un pressentiment sinistre concentra sur le champ l'attention de Blanche +sur les traits du mort. Cet homme replet et presque chauve n'était pas +M. de Breuilly, mais il avait un trou noir entre les yeux. + +La façon dont était tombé son fusil marquait assez qu'il ne s'était pas +tué lui-même. + +Le maître-valet dit: + +--On a tiré sur monsieur de l'autre côté du chemin. Les chiens sont +abattus, le fusil est déchargé, donc monsieur s'est défendu. + +--Il s'est défendu? répéta la jeune femme, qui était tombée à genoux à +côté du cadavre. Il a tiré sur... Ah! mon Dieu! Et rejetant ses cheveux +en arrière, elle se redressa comme par une détente: + +--Il faut que je sorte d'ici! que je voie!... + +Mais, comme il n'y avait nulle porte à proximité, elle s'élança vers le +saut-de-loup, sans s'inquiéter de l'existence du fossé et, alerte comme +un chevreuil, elle se laissa glisser le long du mur, courut à travers les +broussailles jusqu'à l'éboulis par où elle avait déjà dû s'enfuir, sans +s'inquiéter des lambeaux de robe qu'elle laissait aux épines du chemin, +et elle reparut sur la crête opposée; puis, elle revint, en courant, +en face de l'endroit où les domestiques étaient occupés à relever, pour +l'emporter, le corps de leur maître. + +--Qui cherchez-vous? s'écria Blanche en se jetant au devant de Mme +Berwick. + +--Venez, cherchons ensemble! fut l'unique réponse de la jeune femme. + +Tout à coup Blanche, Annette et Laure poussèrent un cri d'horreur: + +--Mon mari! Mon maître! Mon père! + +C'était Paul de Breuilly qu'elles venaient de reconnaître, respirant +encore, malgré une blessure à la poitrine d'où le sang coulait à flots. +Ses courtes moustaches encore blondes, sa barbiche pointue, ses cheveux +coupés courts, enfin sa fière attitude jusque dans les défaillances +suprêmes, lui donnaient une vague ressemblance avec le duc de Guise, +dans le tableau de Paul Delaroche. + +Annette souleva le buste de son maître, qui ouvrit les yeux et sembla +reprendre une sorte de vie en voyant réunis les deux êtres qu'il +chérissait. + +L'oeil égaré, la main fiévreuse, Mme de Breuilly cherchait, avec son +mouchoir à arrêter le sang de la blessure. + +Laure s'arrachait les cheveux et, se jetant sur Paul à corps perdu, elle +l'appelait des noms les plus tendres.... + +--Mais qui êtes-vous donc enfin, madame? s'écria Blanche, pour qui ce +partage de sa douleur était trop cruel, en repoussant brusquement la +femme de Berwick. + +--Votre fille! articula le blessé; quoi qu'il advienne, aimez-la bien!... + +Les deux femmes se regardèrent; la mère comprit tout, pardonna tout! +Elle sentit s'enfuir ses défiances et ses soupçons et, dans un élan +sublime, elle ouvrit ses bras à la fille de Charlotte, qui y tomba en +gémissant! + +Paris, 1883. + +LE GORILLE +FIN + + + + + * * * * * + + + + +LOIN DES YEUX LOIN DU COEUR + +par + +OSCAR MÉTÉNIER + + +Avril 1889. + +Imprimerie E. Mazereau, Tours. + + + + +Un matin du mois de septembre 1879, le capitaine Villefort descendit de +cheval sur la place du Château, à Saint-Germain-en-Laye. Il jeta la bride +à son ordonnance. + +--Conduis les chevaux à l'écurie, et reviens me trouver ici. + +Il désignait la terrasse d'un café qui faisait face à l'église. + +--Bien, mon capitaine! + +Et tandis que le chasseur s'éloignait au grand trot, le capitaine alla +s'attabler au café qu'il avait désigné, puis il parut s'absorber dans +l'observation des fidèles qui défilaient devant lui pour se rendre à +l'église. + +C'était un dimanche; les cloches sonnaient à pleines volées. Saint-Germain +est une vraie ville de province, plantée à peu de kilomètres de Paris. +Excepté à l'heure des trains, en temps ordinaire, les rues sont assez +mornes, mais, ce jour-là, tout Saint-Germain bat le pavé. + +Une demi-heure après, l'ordonnance était de retour. + +--Promène-toi sur la place, lui dit l'officier, tout à l'heure j'aurai +besoin de toi. + +Le brosseur fit le salut militaire, et se retira. + +Quelques minutes s'étaient à peine écoulées, qu'un groupe déboucha de la +place et parut requérir toute l'attention du capitaine. Un vieillard à +cheveux blancs donnait le bras à une dame âgée. Près d'eux marchait +une jeune fille, simplement quoique fort élégamment vêtue et portant un +livre d'Heures. + +Ces trois personnages étaient suivis à quelques pas d'un vieux domestique. + +--Bonnivard! appela le capitaine. + +L'ordonnance accourut. + +--Tu vois ce vieux bonhomme qui suit ses maîtres! + +--Oui, mon capitaine. + +--Tu vas l'accoster, lui demander s'il ne s'appelle pas François, et +s'il n'est pas au service de monsieur de Sermaise. + +--Bien, mon capitaine! + +--Il te répondra: oui, alors tu lui diras que l'officier dont tu es +l'ordonnance désirerait le voir à l'issue de la messe. S'il consent à se +rendre à ton invitation, tu l'attendras et tu le conduiras chez moi, rue +Saint-Thomas, numéro 2. + +--Et s'il demande de la part de qui je viens? + +--Tu ne répondras rien, répliqua vivement le capitaine, ou plutôt tu lui +diras simplement: de la part d'un officier qui connaît ses maîtres. Pas +d'indiscrétion! + +--Compris, mon capitaine! + +L'ordonnance cligna de l'oeil d'un air entendu, et gravit rapidement +Les degrés de l'église. C'était un garçon précieux que Bonnivard. Né sur +les hauteurs de Belle-ville, il réalisait le type du gamin de Paris. +Successivement sculpteur sur bois, figurant, puis artiste dans les +Petits théâtres de banlieue, le hasard de la circonscription avait fait +de lui, à vingt et un ans, un chasseur à cheval. Amoureux de sa liberté, +dédaigneux des honneurs, il avait préféré passer tranquillement son +congé au service d'un officier célibataire, plutôt que de se plier aux +exigences quotidiennes du métier militaire. Piètre soldat, mais excellent +brosseur, très apprécié de son capitaine, dont il avait acquis la +confiance entière. + +Sûr que la mission dont il l'avait chargé serait exactement remplie, +l'officier rentra chez lui, très soucieux. Le capitaine Villefort avait +trente-cinq ans; son abord, très dur, décourageait par une froideur +invincible. La couleur foncée de ses cheveux coupés ras, un peu +grisonnants sur les tempes, ajoutait encore à l'austérité de sa mine. +Il était depuis peu de temps remonté dans son appartement, quand +Bonnivard arriva ramenant le vieux domestique. + +Introduit aussitôt, François s'arrêta, rendu muet par l'émotion, sur le +seuil de la porte. + +--Ah! monsieur Pierre! fit-il d'une voix étranglée, j'avais comme un +pressentiment... + +--Mais oui, Pierre, fit en souriant le capitaine qui tendit en même temps +la main au vieux serviteur, tu me reconnais donc encore, toi? + +--Si je vous reconnais, moi qui vous ai élevé! + +--Une éducation qui ne t'a guère réussi. + +--Ah! Pouvez-vous dire, monsieur Pierre? Vous avez bien quelques défauts, +mais aussi de grandes qualités. + +--Des qualités, moi? fit le capitaine d'un air étonné. Je t'ai pourtant +fait assez enrager ... et même souffrir. + +François secoua la tête. + +--Tout cela n'est rien, répliqua-t-il. + +--Tu es un homme antique, mon vieux François. Alors, sincèrement, tu es +content de me revoir? + +--Si je suis content!... dès l'instant que ce n'est pas à la maison. + +--J'y serais donc mal reçu? demanda le capitaine, d'un ton plein +d'amertume. + +--Je n'ai pas dit cela, monsieur Pierre. + +Il y eut un moment de silence que François rompit le premier. + +--Alors, vous n'êtes plus à Lunéville? + +--J'y étais encore, il n'y a pas huit jours ... mais j'ai été +changé... Maintenant, écoute, François, donne-moi ta parole de ne pas +dire à la maison que tu m'as rencontré. + +--Oui, monsieur, à moins que votre oncle, monsieur de Sermaise, ne me le +demande, car je lui dirais la vérité. + +--Oh! mon oncle ne doit pas parler de moi bien souvent. + +De nouveau François garda le silence. + +--Et maintenant, dit brusquement le capitaine, quelle est cette demoiselle +que j'ai vu entrer avec vous à l'église tout à l'heure? + +--Comment se fait-il que vous ne me parliez pas d'abord de madame +Villefort, votre mère? + +--J'ai eu de ses nouvelles dernièrement, avant mon départ de Lunéville. + +--C'est une longue histoire, monsieur Pierre. Je pensais que vous le +saviez ... puisque madame votre mère vous écrit quelquefois. + +--Deux ou trois fois par an ... mais j'ignorais l'existence de cette +demoiselle. + +--Pour que madame ne vous ai rien dit, il faut qu'elle ait ses raisons, +et alors moi, qui suis au service de madame.... + +--Et plus au mien! interrompit Villefort. + +--Je ne parle pas non plus de mademoiselle, acheva François. + +--Il y a donc quelque chose à reprendre? Autrement, tu ne te gênerais pas +pour parler. + +--Il n'y à rien à reprendre dans un secret; ce qui serait à reprendre, ce +serait de le trahir. + +--Ainsi, mademoiselle est un secret. Tu es discret, c'est bien. Je +m'arrangerai autrement pouf apprendre ce que je désire savoir. Au revoir, +mon vieux François, sans rancune. + +--Monsieur Pierre sait bien que je suis à sa disposition entière pour +tout ce qu'il me sera possible de faire pour lui. + +--J'y compte bien. + +Et ayant de nouveau serré la main du vieux serviteur, le capitaine +Villefort le reconduisit jusqu'à la porte. + +Après cet entretien qui, en somme, ne lui apprenait rien, Pierre Villefort +resta rêveur; il songea à son passé, à cette jeunesse orageuse qui lui +avait aliéné l'affection des siens, à l'exception peut-être de celle de +l'homme qu'il avait fait le plus souffrir, après ses parents, le vieux +François. + +Le capitaine Villefort avait perdu son père très jeune. Sa nature +ombrageuse et rebelle avait refusé de se plier sous le joug, pourtant +très doux, de M. de Sermaise. Après des années de dissipation, il avait +rompu avec éclat et, laissant plongés dans le deuil les deux êtres qu'il +eût dû chérir, son oncle et sa mère, il s'était engagé. + +A la maison Sermaise, où il eût pu vivre heureux, on avait retourné sans +une plainte contre la muraille le portrait de l'ingrat, attendant, pour +lui faire reprendre sa place, le retour de l'enfant prodigue. Par bonheur, +la vie rude du régiment avait apaisé le tempérament fougueux de Pierre +Villefort. Il était resté sombre, taciturne, se liant difficilement; +devenu officier, il n'avait jamais eu avec ses camarades que des relations +polies, point d'intimité. A des reprises différentes, il s'était senti au +coeur le désir de voir M. de Sermaise, d'embrasser sa mère. Son orgueil +s'était toujours révolté devant l'acte de soumission qu'il eût fallu +faire, et voilà que le jour où, vaincu enfin, complètement amendé, il +revenait demander le pardon des injures passées, il trouvait sa place +prise, au foyer de sa famille, et par une étrangère! + +Car, il n'en pouvait douter, cette jeune fille, que François appelait +mademoiselle, sur le compte de laquelle il refusait de s'expliquer, ne +pouvait être qu'une enfant d'adoption, chez qui les deux vieillards +avaient concentré l'affection qui lui était due, à lui, Villefort! Sans +quoi pourquoi ces réticences? + +Le capitaine se perdait en conjectures; il se promit de savoir, _per fas +et nefas_, qui était cette intruse, mais pendant plusieurs jours, son +esprit hésitant et orgueilleux ne s'arrêta à aucune résolution. + +Le dimanche suivant, le capitaine Villefort monta à cheval, et vers onze +heures, il se trouva devant l'église, au moment où les fidèles sortaient +à pas lents de la grand'messe. + +Il put alors voir de face et fort distinctement sa mère, son oncle, la +jeune personne qui les accompagnait, et derrière eux, le vieux François, +sans leur laisser au grand trot qu'il menait, d'autre loisir que celui de +s'écarter sur son passage. Il n'en fut pas de même de François. Les yeux +des deux hommes se rencontrèrent, mais Pierre détourna la tête et +François baissa la sienne. + +Tout cela fut l'affaire d'une minute. + +Pierre Villefort avait vu la demoiselle, elle lui parut avoir dix-huit +ans et être d'agréable tournure. Plus elle lui parut jolie, plus il la +détestait d'instinct. + +En jeune et habile commère qu'elle était, n'avait-elle pas su, par des +manoeuvres savantes, se faire un nid dans la maison, sa maison à lui, où +il avait perdu droit de cité? + +Toutes les colères, tous les sentiments justes ou injustes qui avaient +séparé Pierre des siens bouillonnaient à cette heure en lui, et c'était +sur l'usurpatrice que ces colères allaient tomber? + +Elle était pieuse ... en apparence, mais il ne manque pas d'hypocrites! +Et l'hypocrisie était de mise avec des dévots comme M. de Sermaise et sa +soeur. + +Donc le capitaine Villefort n'eut plus qu'une pensée: _la vengeance_. + +Il résolut à tout prix de faire l'autopsie morale de l'inconnue, afin de +_la démolir_ ensuite plus sûrement. + +Dans la course désordonnée à laquelle il se livra sur les collines des +environs, en sortant des murs de Saint-Germain, il atteignit sans le +savoir la Porte Jaune qui est un des accès de la forêt de Marly. Quand +il se fut engagé un peu avant dans ces routes étroites et montueuses, +capitonnées d'herbes, de bruyères, et sur lesquelles des chênes altiers +projettent l'ombre de leurs obliques rameaux, il attacha son cheval à +l'angle du premier carrefour venu et, le dos appuyé contre les racines +d'un tronc gigantesque, enfouies sous des gerbes de fougères de six +pieds de haut, au milieu de la paix profonde du bois, il fit un retour +sur lui-même et songea. Après tout, si c'était une parente éloignée, +recueillie par devoir autant que par inclination, l'attentat commis au +détriment de Pierre perdait de son importance. En somme, c'était lui qui, +à vingt ans, avait fui pour s'engager, le toit maternel, et si le temps +n'avait fait qu'aggraver la situation, l'inconnue n'en était pas le +premier auteur. Si elle avait un droit, un prétexte quelconque de se +trouver là, il restait à savoir dans quelles mesures et dans quelles vues +elle en avait usé. + +Propriétaire foncier, établi à Saint-Germain depuis plus de trente ans, +M. de Sermaise devait y avoir un notaire. Ce notaire devait savoir bien +des choses. Et, s'il était blessant pour un neveu, comme, pour son oncle, +que le neveu demandât des informations sur sa propre famille à un +officier ministériel, il ne l'était pour personne qu'un tiers se +présentât chez ce dernier, comme s'il songeait à épouser la pupille (on +pouvait lui prêter cette qualité) de M. de Sermaise. + +Seulement, Pierre Villefort ne savait à qui confier cette mission +délicate. Il n'avait aucun ami dans son régiment; quant à paraître +lui-même, il n'y songeait pas, car il ne voulait pas se nommer, et moins +encore user d'un faux nom. + +Il songea bien au Frontin que le hasard lui avait fourni en la personne +de son brosseur; mais il fallait alors lui faire une confidence devant +laquelle l'orgueil légitime de Pierre se cabrait. + +Fallait-il attendre que la glace fût rompue entre lui et les officiers +De son régiment pour choisir entre eux un _alter ego_ qui ferait la +commission? Mais cela pouvait durer et la vengeance est impatiente, +quoique moins impatiente que l'amour. + +--Allons, conclut Villefort après un temps de réflexion, je crois +décidément qu'en fait d'ami je ferai bien de m'en tenir à Bonnivard. Mon +drôle est intelligent. Pour un peu d'argent, il marchera et parlera +comme je voudrai. + +Un matin que le capitaine fumait sa pipe dans sa chambre, tandis que son +Ordonnance ajustait sur un fauteuil l'uniforme bien brossé et les armes +bien astiquées de son chef: + +--Bonnivard, dit Villefort, j'ai une mission à te confier. + +--A votre service, mon capitaine. + +--C'est délicat. Je voudrais avoir des informations positives sur une +jeune personne de cette ville, et je ne peux pas les prendre moi-même. +Tu vas aller chez un notaire et tu te présenteras comme pour prendre des +renseignements sur une personne que tu désirerais épouser. + +La famille de Sermaise habite rue de Mantes, au coin de la rue Trompette. +Ce que je veux savoir, c'est le nom d'une demoiselle qui demeure dans +cette maison et qui ne doit avoir aucun lien de parenté avec la famille +de Sermaise. Bref, tu feras attention à tout ce que le notaire te dira. +Tu remarqueras, si tu le peux, ce qu'il évitera de te dire et tu me +rendras du tout un compte scrupuleux. Si je suis content de toi, tu auras +un louis. + +--Avez-vous souvent de ces commissions-là, mon capitaine! + +Villefort ne répondit rien; puis, après un tour de chambre: + +--A propos, il se peut que le notaire te parle d'une dame Villefort, +parente de M. de Sermaise, et ma parente éloignée. Il n'y a pas à +insister là-dessus. + +--Compris, mon capitaine. + +--C'est très bien, et tâche de ne pas oublier ton rôle. + +--Pas de danger, mon capitaine! Je suis _artiste_, moi! Ah! si vous +aviez pu me voir dans le _Roman d'un jeune homme pauvre_, de M. Octave +Feuillet, aux Folies-Belleville! + +Le brosseur s'esquiva; il se brossa les cheveux avec une raie au milieu +du front, cira ses moustaches, et reparaissant devant le capitaine en +pantalon de toile et en manches de chemises: + +--Et le costume de mon nouvel emploi, mon capitaine? + +Villefort tira de son porte-manteau un complet d'été et des bottines. + +--Il ne me manque plus maintenant que des gants et un stick, mon +capitaine. + +--Tu n'as pas tes gants d'ordonnance? + +--Jamais de la vie! J'aurais l'air d'un fantassin déguisé. Des gants de +Suède, s'il vous plaît! + +Villefort souscrivit à cette fantaisie en souriant, et considéra un +instant le chasseur à cheval transformé en pékin aisé. + +--Le notaire de la famille de Sermaise doit être Me Balaru, demeurant rue +de Pontoise. Maintenant file, et ne flâne pas trop en chemin. + +--Je ne tiens pas à rencontrer le colonel dans ce costume! + +--Je vais donc enfin les tenir tous, pensa Villefort, y compris les +ficelles avec lesquelles cette aventurière les fait tous mouvoir. + +Comme il se berçait de cette amère espérance, Bonnivard reparut d'un air +assez satisfait. + +--Réponse du notaire, mon capitaine: + +«Comme dépositaire des intérêts de l'honorable M. de Sermaise, il ne +m'appartient, monsieur, de vous répondre que ce que tout le monde peut +savoir. M. de Sermaise vit dans son immeuble avec sa soeur veuve et +ils ont près d'eux une jeune orpheline alsacienne, Mlle Soultznach, +recueillie d'abord par l'asile du Vésinet, puis, adoptée par M. de +Sermaise, qui, moyennant une adoption régulière conforme aux articles 344 +et suivants du code Napoléon, lui a conféré le droit de signer et de se +faire appeler Geneviève de Sermaise. L'orpheline ainsi adoptée aura en se +mariant, si elle se marie, ce qu'il plaira à son bienfaiteur de lui +donner en dot, s'il juge à propos de lui donner quelque chose. Toutes ces +personnes jouissent d'une considération exceptionnelle et méritée. Je +suis votre très humble.» + +--C'est du La Palisse tout pur, pensa Villefort, en secouant la cendre de +sa pipe sur le bord de la cheminée. Maintenant, rends-moi mes effets, +voici ton louis. + +Dès qu'il fut seul, il prit un code, qui était du nombre infiniment +restreint des livres de sa bibliothèque et il médita profondément sur le +titre de l'adoption. Pierre était bien l'héritier de sa mère qui était +presque pauvre, mais il n'était pas l'héritier réservataire de son oncle +qui pouvait disposer de toute sa fortune, comme bon lui semblait. Au +contraire, l'adoption de Geneviève par M. de Sermaise, conférant à la +jeune fille le droit d'enfant légitime, si M. de Sermaise entendait +attribuer à son neveu Pierre la quotité disponible, soit la moitié de son +bien, Geneviève était héritière réservatrice et de plein droit de l'autre +moitié. + +--Et voilà, se dit le capitaine, ce que j'ai gagné à m'engager par un +coup de tête! J'ai perdu cent cinquante mille francs! On m'a fabriqué +de toutes pièces une pseudo-cousine et, pour me récupérer, il ne me +resterait qu'à épouser la susdite! Une lâcheté à laquelle je ne me +résoudrai jamais! Ou bien, dans mon désir de m'assurer la quotité +disponible de l'héritage de mon oncle, il me faudrait feindre des +sentiments que je n'ai pas. Je me sens aussi incapable de cette lâcheté +que de la première; j'ai vécu de ma solde et de quelques bribes de +l'avoir paternel, je continuerai! Mais, auparavant, j'aurai pulvérisé +Geneviève Soultznach! J'aurai acheté assez cher ce dernier plaisir! + +A quelque temps de là, c'est-à-dire vers la mi-octobre et comme Villefort +couvait sa haine, épiant une occasion favorable pour l'assouvir, son +brosseur lui fit une ouverture assez originale. Les vingt francs +l'avaient mis en goût. + +--Mon capitaine, dit-il, un jour que Pierre n'était pas trop houleux, +si je ne craignais pas de déplaire à mon capitaine, je lui dirais que, +par une circonstance du petit dieu Cupidon, je me trouve avoir des +intelligences dans la place. + +--Quelle place? demanda brusquement Villefort. + +--La place assiégée, rue de Mantes, au coin de la rue Trompette. + +--La cuisinière sans doute? fit vivement l'officier de cavalerie. + +--Naturablement? répliqua l'ordonnance. + +--Et que diable ferai-je de ton intrigue avec une servante? + +--Ce qu'aucun notaire ne dira, cette fille le sait et me l'a dit. + +Pierre songea aussitôt que des papiers de M. de Sermaise avaient pu +tomber entre les mains de cette fille et, ramené par le respect de +lui-même au respect de la famille, il répliqua vertement à son brosseur: + +--Il faut que cette gueuse soit bien osée, pour entretenir un soldat de +secrets qu'elle vole et qui ne regardent ni toi, ni elle; elle pourrait +se contenter de te faire déguster le vin de la cave, ce dont, j'imagine, +elle ne se fait pas faute. + +--Je mentirais, mon capitaine, si je ne convenais que le vin est bon; +mais il paraît que ces personnes ont un autre enfant que Mlle de Sermaise +et qu'ils seraient bien aise de le revoir.... + +--Quel rapport y a-t-il entre cela et moi? interrompit brutalement +Villefort. + +--C'est que, à ce qu'elle m'a dit ... c'est un officier ... il serait à +Lunéville, et ... il porte le même nom que vous, mon capitaine! + +Pierre maudit en cet instant la fantaisie qu'il avait eue de parler à +son brosseur de M. de Sermaise, mais il était trop tard pour reprendre +ses paroles. + +--Un mien cousin, en effet, un parent éloigné ... je ne puis rien faire +à tout cela. + +Là-dessus, Pierre improvisa une commission pour son ordonnance et il le +Congédia pour être seul. + +--Alors, pensa-t-il, me voilà la fable de mes subordonnés. Mon histoire, +celle de ce coucou d'Alsace, court les cuisines! On fait des allusions +devant moi, on ne rit pas devant moi, mais on rit quand j'ai le dos +tourné. Il faut que tout cela finisse. Je ferai n'importe quelle rentrée +sur la scène, pourvu que ce soit le fouet à la main! Et alors gare au nez +des moqueurs? + +Le même soir, un commissionnaire, qui n'était pas l'ordonnance du +capitaine, remettait à François un billet de Pierre, dont celui-ci ne +reconnut pas l'écriture, pour l'excellente raison que, depuis dix ans, +il était devenu presque aveugle; mais, comme il tenait Geneviève en +estime particulière, il lui porta le billet à lire. + +Ce billet contenait ces seuls mots: + +«Mon bon François, j'ai besoin de te parler. C'est demain mardi, jour +de marché; passe en allant ou en revenant, rue Saint-Thomas, numéro 2. +--P.V.» + +François, à cette lecture, reprit le billet des mains de la demoiselle +un peu plus vite que la bienséance ne le comportait, + +--Cela vous chiffonne, François, de me l'avoir donné à lire. + +--Il est vrai, Mademoiselle! Que Mademoiselle daigne m'excuser! + +--Parce que c'est un secret à vous? + +--Peut-être bien ... en effet! + +--Il paraît, ajouta-t-elle, que M. Pierre est ici? + +--N'en dites rien, Mademoiselle, c'est trop extraordinaire! + +--Je ne vous comprends pas, François; il n'y a qu'une chose +extraordinaire; c'est qu'il ne soit pas toujours ici! Ses parents +seraient si heureux! + +--C'est à savoir, murmura François en secouant tristement la tête. + +--Enfin, vous irez, n'est-ce pas? + +--Il le faut bien! + +--Je suis sûre que vous l'avez déjà revu? + +--Que Mademoiselle ne me questionne pas, je ne pourrais lui répondre que +la vérité, et j'ai promis de ne rien dire! Mais vous ne direz rien, vous +non plus, n'est-ce pas? + +--C'est une conspiration, à ce que je vois! + +Et la jeune fille se mit à fredonner l'air des conspirateurs de _la Fille +de Madame Angot_ et elle se retira épanouie sans s'expliquer davantage. + +Le lendemain, entre huit et neuf heures, François frappait à la porte du +Capitaine Villefort. + +Le capitaine lui tendit la main et lui désigna une chaise; puis il +s'enfonça jusqu'aux aisselles dans son fauteuil. + +--François, lui dit-il sans préambule, M. de Sermaise, mon oncle, a +pris à son service une fille qui vole son vin pour les soldats de la +garnison... + +--Cela ne me surprend pas. J'avais cru m'apercevoir de quelque +chose ... des bouteilles bouchées, mais fades, fades comme si on les +avait remplies d'eau. Oh! Le compte y était tout de même. + +--Mais elle ne vole pas seulement le vin de l'oncle, elle fouille dans +ses papiers quand vous êtes tous dehors, et elle surprend nos secrets +de famille. Puis elle les redit à tel homme de mon escadron que je +pourrais désigner. C'est ignoble! + +--Vous me faites frémir, monsieur Pierre, c'est une fille à pendre. + +--Non, mais à congédier dans une heure. + +--Mais, enfin, comment pouvez-vous savoir cela, monsieur? + +--Peu importe. Je n'ai pas fini. La demoiselle d'Alsace, Geneviève +Soultznach, aujourd'hui par acte authentique mademoiselle de Sermaise, +est l'héritière légitime de mon oncle. Quel que soit le motif qui ait +déterminé mon oncle à me déshériter, il ne saurait me convenir de me +rencontrer avec elle. Si je me décide à visiter ma mère et mon oncle, je +tiens à ce qu'elle soit absente! + +--Ah! la pauvre demoiselle, si pieuse, si bonne! Mais c'est le soleil +dans la maison que cette jeunesse! Elle n'a plus ni père, ni mère, elle! + +--Et moi? demanda Pierre d'un ton terrible. + +François se tut et essuya furtivement ses vieux yeux. + +--En conséquence, poursuivit Pierre, je t'autorise formellement à dire +de ma part à mon oncle ce qui regarde la fille de cuisine, à annoncer ma +prochaine visite à ma mère et à faire connaître en particulier à la +nommée Geneviève Soultznach que je désire ne pas la trouver là. + +--J'obéirai, dit François, les yeux rouges de larmes. Seulement ... oui, +pour éviter une mortification aussi cruelle à mademoiselle, je sais bien +ce que je ferai! Car, si choyée qu'elle soit chez _nous_, elle est +orpheline et pauvre par le fait.... Enfin, je m'entends.... + +--Va, François, reprit Villefort, qui craignait de s'apitoyer lui-même, +ce sera pour demain mercredi entre le déjeuner et le dîner; bien entendu, +je n'accepterai pas à la maison un verre d'eau. + +--Adieu, monsieur Pierre, et au revoir! Je bous dans ma peau en songeant +à ces commissions-là.... Mais tenez-les pour faites ... c'est votre +volonté, voilà tout?... + +François partit sans que Pierre levât seulement les yeux. + +Le lendemain, mercredi, à l'issue du déjeuner, en attendant l'heure de +se présenter rue de Mantes, Pierre Villefort courait à cheval dans la +forêt de Marly quand, à un carrefour, il aperçut une Victoria arrêtée, +en avant de laquelle se tenait une dame, le visage entièrement masqué par +un chevalet de campagne. Le cocher sommeillait, non sur le siège, mais +commodément étendu sur les coussins de la voiture. Comme le capitaine +hésitait entre plusieurs avenues, la dame artiste eut le temps d'ébaucher +ce cavalier, dont l'uniforme donnait sur un fonds d'arbres roussis par +l'automne une note bleue assez agréable. + +Villefort, campé déjà sans le savoir sur le paysage, se décida pour +l'avenue de droite. Il jeta en passant un regard sur l'artiste: c'était +Geneviève! + +A un mouvement involontaire du capitaine, celle-ci eut un pressentiment. + +--François! murmura-t-elle, comme si elle avait peur. + +Le domestique se réveilla et, à l'aspect de l'officier qui s'éloignait, +il porta machinalement la main à sa casquette galonnée. + +--C'est lui, se dit Geneviève, je m'en doutais. + +Bien assuré que la jeune fille n'était pas rue de Mantes, Villefort ne +fit qu'un temps de galop jusqu'à l'hôtel Sermaise. Là, il entra, attacha +sans façon son cheval à l'écurie, et marcha au devant de sa mère et de +son oncle qu'il voyait assis dans le jardin. + +--Tu t'es donc enfin souvenu de nous? s'écria Mme Villefort en sautant +au cou de son fils à qui, en même temps, M. de Sermaise tendait la main. + +--Je n'ai jamais cessé de songer à vous, répondit le capitaine en +s'asseyant sur un banc, près de sa mère. + +--Sais-tu que tu es un fort beau capitaine, reprit l'oncle d'un ton +aimable. Tu es donc en garnison à Saint-Germain? + +--Oui, mon oncle. + +--Tu nous as déjà rendu un bon office en nous apprenant à quelle servante +nous avions affaire. Elle est congédiée. + +--C'est heureux, car le mal qu'elle a fait n'est pas prêt d'être réparé, +dit gravement Villefort. + +--Bah! qui se soucie de mes vieilles histoires! Ce n'est jamais que pour +le principe qu'il fallait sauvegarder. + +--Mais, mon oncle, vos secrets sont aussi un peu les miens. + +--Des indiscrétions auraient-elles été commises? + +--On sait, par exemple, insinua Villefort, qu'un fils négligent, un +neveu plus ou moins indigne, exilé de la maison depuis quinze ans, a été +supplanté ici par une étrangère, dont j'ignorais encore l'existence +il y a huit jours, ce qui n'a rien de très flatteur pour le nommé Pierre +Villefort. + +Il y eut un moment de silence pénible. + +--Tu ne nous parles pas de notre vieux François, dit Mme Villefort, +pour renouer la conversation. Tu ne l'accuseras pas de ne pas t'aimer, +celui-là? + +--Non, je ne l'en accuserai jamais.... C'est un coeur, lui! Riposta +sèchement le capitaine. + +Cet éloge de François, quelque mérité qu'il fût, froissa les deux +vieillards qui ne se sentaient pas inférieurs, comme sensibilité, +à leur vieux domestique. + +M. de Sermaise considéra un moment le bout de son escarpin d'un air +indéchiffrable, puis: + +--Eh bien, Pierre, demanda-t-il, aurons-nous de temps en temps la visite +du capitaine Villefort? + +--Oui, mon oncle, si vous le permettez, car il serait blessant pour +nous tous de justifier en aucune mesure les médisances, mais je vous +demanderai comme faveur d'être dispensé ces jours-là, comme aujourd'hui, +de la compagnie d'une personne dont la présence est une mortification +pour moi. Je tiens à ne pas la trouver sur mon chemin. + +Ici, M. de Sermaise et Mme Villefort s'entre-regardèrent avec une +profonde tristesse. + +--Nous avons pu juger, en effet, dit le vieillard, que la présence de +cette personne t'offusque, puisqu'elle n'est pas là, mais peut-être que +tes préventions contre elle s'éteindraient si tu apprenais à la +connaître! + +--Je n'y consentirai jamais, mon oncle, c'est mon dernier mot. + +--Alors, riposta M. de Sermaise offensé, c'est adieu, et non au revoir, +que je te dis. Quant à ta mère, elle est chez elle ici, elle le sait +surabondamment. C'est elle qui te recevra, et je me permets de t'engager +à la voir souvent, car nous sommes vieux ... et tout exige que la mère +et l'enfant soient ou paraissent unis! + +--Il est vrai, dit Pierre. Eh bien, il en sera ainsi. Adieu, mon oncle! +Au revoir, ma mère! + +Il se leva péniblement ému. + +Mme Villefort regardait son fils avec des yeux inondés de larmes, mais +sans articuler une parole. Elle et lui étaient debout. + +M. de Sermaise demeurait seul assis et visiblement accablé. + +Tout à coup, il se leva aussi, vint frapper familièrement sur l'épaule +du capitaine et lui dit: + +--Vois-tu, mon enfant, tu empoisonnes volontairement ta vie par ton +entêtement. J'ai là-haut dans ma chambre un livre où, depuis vingt ans, +j'écris mes pensées jour par jour; quand je n'y serai plus, tu le liras +ligne à ligne et alors tu pleureras et tu me pleureras! Et tu n'accuseras +que toi seul! + +--Alors j'aimerais mieux le lire de suite, dit vivement Pierre. + +--Tu le veux? Eh bien! va, tu trouveras sur mon bureau un livre à +fermoir. Voici la clef, va, et connais la vérité sur toi-même et sur les +autres.... + +--J'accepte, dit Villefort d'un ton résolu. + +Il prit la clef et monta chez M. de Sermaise. + +--Que fais-tu, mon ami, dit la veuve à son frère quand ils furent seuls. +Tu livres ainsi, sans les avoir relues, les confidences d'une vie aussi +longue à un pauvre malade enclin à tourner tous les textes au profit de +ses folles rancunes. + +--Qu'importe, répliqua M. de Sermaise, il faut que cette situation soit +liquidée. On peut regarder le fond de ma vie, on n'y verra que tendresse +et loyauté. Si Pierre prend de cette lecture texte contre moi, c'est +qu'il sera fou incurablement. + +Mme Villefort reprit avec résignation son ouvrage de tapisserie qui +occupait ses mains sans distraire sa tête d'une préoccupation pleine +d'angoisses, tandis que son frère lisait, sans lire. + +Deux mortelles heures passèrent ainsi, et Pierre ne descendait pas. Les +deux vieillards tremblaient que François ne ramenât Geneviève avant le +départ du capitaine. + +Cependant le jour baissait et cinq heures venait de sonner, quand les +venteaux verts de la porte cochère grincèrent sur leurs gonds et François +apparut, mais, à part les engins de peinture de Geneviève, la Victoria +était vide. + +--Et mademoiselle? demanda Mme Villefort. + +--Mademoiselle s'est arrêtée à l'église, elle prie madame de vouloir bien +aller l'y chercher quand madame le jugera à propos, + +Ceci fut dit à haute voix, dans la cour. + +La vieille dame affecta de ne manifester aucune surprise de ce retard; +dans son for intérieur, elle admira la délicatesse de la jeune fille, qui +avait compris que l'offre de François de la mener peindre devait avoir +du rapport avec la venue du capitaine, et qui ne voulait pas revenir à la +maison mal à propos. + +Tout à coup Pierre apparut dans le vestibule. + +Il descendit très calme en apparence, mais excessivement pâle. + +A sa vue, François se découvrit et s'avança vers lui sans oser lui +adresser la parole. Mme Villefort feignit de s'occuper d'un massif de +rosiers, qu'elle émondait avec ses ciseaux, tandis que M. de Sermaise +s'avançait, tenant toujours son journal dans ses mains tremblantes. + +Pierre considéra tour à tour ces visages vénérables, altérés par +l'angoisse présente et le souvenir d'anciennes douleurs, puis: + +--Ne dételle, pas, François, dit-il de ce ton bref qui lui était propre, +j'ai besoin pour un quart-d'heure de la voiture et de toi. + +Et comme François, intrigué, considérait Pierre pour s'assurer que +c'était sérieux: + +--Vous permettez, mon oncle? ajouta-t-il. + +--Volontiers, répondit M. de Sermaise, mais ton cheval? + +--Je vais venir le reprendre. A propos, voici votre clef. + +--Fais, fais! repartit l'oncle qui ne pouvait s'imaginer où Pierre +voulait aller à pareille heure. + +Le capitaine monta dans la Victoria. + +--A l'église! commanda-t-il tout bas. + +Place du Château, Pierre Villefort sauta à bas de la voiture et entra +dans l'église, presque déserte à cette heure. Avec aussi peu de bruit +qu'il était possible, il s'avança vers la place où Geneviève était +assise. + +En apercevant le capitaine, la jeune fille tressaillit. + +Pierre s'inclina respectueusement et dit à voix basse: + +--La voiture de mademoiselle l'attend! + +Geneviève, troublée, rougit excessivement, elle se leva comme mue par un +Ressort et obéit. + +--Je vous remercie, monsieur, balbutia-t-elle. + +Elle salua l'autel et, escortée du capitaine, elle atteignit le bénitier, +où Pierre l'avait devancée pour lui tendre la goutte d'eau lustrale: elle +se signa, s'inclina encore pour remercier et sortit en pleine lumière +sous le péristyle de l'église. Le capitaine fit un geste. La Victoria +vint s'arrêter devant eux. + +Villefort mit Geneviève en voiture, et dit à François, qui n'en revenait +pas: + +--Rue de Mantes. + +--Monsieur ne monte pas? + +Pierre fit un signe négatif et salua de nouveau. La voiture partit au +trot. + +Villefort revint à pied. A son arrivée rue de Mantes, la cour était déjà +déserte. François achevait de dételer. Le capitaine ne demanda à voir +personne. + +Il se fit simplement amener son cheval. + +--Merci ... et au revoir! dit-il à François, en mettant le pied à +l'étrier; puis il piqua des deux et s'éloigna au galop. + +M. de Sermaise, cédant à une curiosité bien naturelle, était remonté chez +lui, pensant retrouver sur le fameux livre la trace des sentiments qui +avaient animé Pierre pendant sa lecture. Le livre était intact, à la +réserve de trois pages qui étaient cornées: la première, à la date de +juillet 1863, portait collée au verso une lettre de Pierre, pleine +d'injures et d'outrages à l'adresse de sa famille. Elle était jadis +tombée entre les mains de M. de Sermaise, par hasard, et elle venait là +après le récit des amertumes sans nombre dont le jeune homme avait +abreuvé ses parents. + +Pierre s'était contenté de tracer en travers de cette lettre, au crayon +rouge, ces simples mots: + +«Authentique et infâme.--Pierre Villefort» + +--Après quinze ans, pensa M. de Sermaise, c'est ainsi que Pierre se juge +lui-même! C'est très beau de la part d'un capitaine de trente-six ans! + +Et il essuya une larme qui lui parut bien douce. + +L'autre page, cornée beaucoup plus loin, exprimait aussi les hésitations +Eprouvées par M. de Sermaise, quand, dévoré du désir d'être aimé de +quelqu'un, il avait recueilli Geneviève Soultznach, âgée de dix ans, +et qui végétait à l'Asile alsacien-lorrain du Vésinet; Geneviève, +remarquablement douée à tous égards, était fille d'un fonctionnaire +ruiné et orpheline. + +Pierre Villefort avait corné cette page mémorable, mais sans l'annoter +d'aucune manière. Il avait passé outre. + +Enfin, plus loin encore, M. de Sermaise trouva dans son manuscrit ces +mots soulignés avec le même crayon rouge: + +«... Pierre est lieutenant de cavalerie. Ses notes sont honorables; si +son coeur se tournait vers moi, mais spontanément et sans aucun calcul +que celui de l'amitié, il me semble que je pourrais l'aimer encore....» + +A la suite de cette phrase déchirante dans sa simplicité, Pierre avait +tracé au crayon rouge un point d'interrogation sceptique et pâle. + +Et puis, roide comme la justice ou comme l'ingratitude, mais peut-être +Aussi comme la fausse honte, le capitaine Villefort était sorti de la +maison Sermaise ... mais il était allé chercher à l'église, où il avait +entendu dire qu'elle attendait son rappel, cette jeune fille qu'il avait +dit à François, à Mme Villefort, à M. de Sermaise lui-même, ne vouloir +pas trouver sur son chemin! + +Au dîner, M. de Sermaise fut plus gai que de coutume. Chacun, y compris +François qui servait, cherchait à deviner la pensée qui le faisait +sourire, quand il dit à Geneviève: + +--Eh bien! fillette, c'est donc ce polisson de capitaine qui est allé te +chercher? + +--Oui, père, c'est bien gracieux de la part de monsieur Villefort, +d'autant plus qu'à vrai dire, je ne lui ai jamais été présentée. Quand +je l'ai vu paraître, j'ai éprouvé le sentiment d'un petit chien qui +s'était égaré et que son maître vient rechercher. Car il est sévère de +visage, monsieur Villefort! Enfin, il ne m'a pas corrigée! Il était même +bien bon de s'occuper de moi. N'ai-je pas le tort de vous aimer? + +--Il te pardonnerait bien vite ce défaut-là, dit l'oncle, s'il était +capable de le partager. + +--De tels sentiments ne se partagent pas, dit en secouant la tête Mme +Villefort, ils n'engendrent que la jalousie. + +--Oh! moi, dit Geneviève avec une étourderie charmante, je me chargerais +bien de vous aimer concurremment avec quelqu'un. Je ne suis jalouse de +rien, ni de personne. Et d'abord, je n'en ai pas le droit. La preuve, +c'est que j'ai pris ce matin, avec joie, la poudre d'escampette. J'avais +bien compris pourquoi François m'emmenait me promener. Il était bien +naturel que monsieur Pierre voulût vous voir seuls. J'en aurais fait +autant à sa place. Oh! à propos, monsieur Pierre!... Il a posé sans le +savoir aujourd'hui, devant moi, et j'ai pris sa photographie instantanée +avec son cheval! François, mon étude! Hein! est-il ressemblant? + +--Le cheval surtout, dit François sérieusement. + +--Tu pourrais me faire un bien grand plaisir, mon enfant, Ce serait en me +donnant cette étude-là? + +--Elle est à vous, père, dit l'espiègle jeune fille en embrassant M. de +Sermaise. + +--Ah! si le modèle était là, comme j'aurais du plaisir à mettre un +couvert de plus, soupira le vieux domestique, qui avait son franc parler +dans la famille. + +Tous se turent. + +C'était formuler, d'une façon saisissante et naïve à la fois, la secrète +Préoccupation et peut-être même, à présent, l'espérance de tous. + +A quelques jours de là, Pierre reparut rue de Mantes sans s'être fait +annoncer. Il était en grande tenue. François vint lui ouvrir. + +--C'est toi, vieille bête, lui dit le capitaine d'une meilleure voix que +par le passé. + +--Oui, monsieur Pierre! Vous désirez voir madame votre mère? + +--Madame Villefort et les autres! Dit simplement le capitaine en +regardant François bien en face. + +Cet: «Et les autres!» fit sauter de joie le vieux domestique, qui se +précipita dans l'escalier, en annonçant à pleine voix: + +--Monsieur Pierre Villefort! + +M. de Sermaise, qui avait entr'ouvert sa porte pour savoir qui il +entendait parler à l'étage inférieur, la referma sans bruit, et Mme +Villefort descendit seule. + +Pierre embrassa sa mère sans parler, puis: + +--Mon oncle ne descend pas? demanda-t-il. + +--Hélas! mon enfant, après ce qui s'est passé.... + +--C'est juste, répliqua le capitaine. Du reste, c'est à moi de le +remercier de la communication qu'il m'a faite l'autre jour. Je vais +monter chez lui, s'il veut bien me recevoir. + +--Va sans crainte, mon enfant; mais c'est ... qu'il n'est pas seul. + +--Il est occupé? + +--Oh! à ne rien faire! À laisser faire son portrait. + +--Raison de plus. Ce sera pour moi une occasion de saluer le peintre. + +--Merci, cher enfant! + +Pierre monta et frappa à la porte de son oncle qui cria: Entrez! + +A la vue du capitaine, Geneviève salua discrètement et fit mine de se +retirer. + +--Pardon, mademoiselle, vous n'êtes pas de trop ici, puisque vous y êtes +chez vous, dit Villefort. + +--Il me semble, hasarda la jeune fille, enhardie par cette parole +courtoise, que vous êtes ici plus encore chez vous que je ne saurais +l'être. + +--Il vous plaît de le penser, répliqua le capitaine souvent problématique +dans la concision de ses phrases. + +Puis quand tous trois furent assis: + +--Mon oncle, dit Pierre, je compte quitter Saint-Germain, j'ai tenu à +prendre congé de vous, de ma mère et de ... mademoiselle de Sermaise, +ajouta-t-il avec effort. + +--Pourquoi nous quitter? Ta présence à notre foyer serait notre joie, +s'exclama M. de Sermaise. + +--Ah! si vous restiez, monsieur Villefort, dit Geneviève tout à coup, +vous auriez de moi une bien belle récompense! + +--Laquelle? demanda vivement Pierre en fronçant légèrement le sourcil. + +--Daignez venir ici, monsieur, dit la jeune fille sans lever les yeux de +sa palette. + +Pierre, très étonné, se leva et s'avança vers la jeune artiste. + +--Écoutez, lui dit-elle alors tout bas en souriant, malgré les larmes qui +perlaient au bord de ses paupières, je ne vous offrirai pas ma main, vous +ne sauriez qu'en faire, ni votre portrait, je ne me sens pas de force, +il n'y a que M. de Sermaise pour s'intéresser à mes barbouillages. Mieux +que cela! Mieux que tout cela! + +Et Geneviève chuchota à l'oreille de Pierre: + +--Je m'en irais sans rien emporter d'ici, qu'une éternelle reconnaissance! + +Villefort tressaillit. + +--Que dites-vous donc là tous deux? demanda M. de Sermaise, impatienté de +ne rien comprendre à cet aparté. + +--Des trois choses dont parle mademoiselle, dit tout haut Villefort, je +n'en accepte qu'une mon portrait, quand elle aura fini, le vôtre, mon +oncle. Il remplacera celui qu'on a tourné contre le mur, ajouta-t-il +en riant. Ainsi, c'est entendu, mon portrait quand je reviendrai. En +attendant, je pars! + +--Pour longtemps? demanda M. de Sermaise assombri. + +--Cela dépendra, murmura le capitaine; mais vous aurez de mes nouvelles. + +Puis, désignant le livre à fermoir: + +--Vous allez brûler cela, je pense? + +--C'est fait, mon enfant, répondit le vieillard, en lui montrant que +du fameux journal il ne restait plus que les feuillets blancs et la +couverture. + +--Voilà un oncle parfait, s'écria le capitaine. + +--Oh! je le sais! dit Geneviève avec ferveur. + +--Non! simplement un oncle, rectifia M. de Sermaise. + +--Dans tous les cas, un oncle rare! Déclara Villefort. + +--Ce duo, dit gaiement le vieillard, est aimable à entendre, mais il a +duré suffisamment. Il en est un autre qui ne me déplairait pas non +plus.... + +--Lequel? demanda Geneviève. + +--Puisque Pierre part, j'espère bien que ce sera pour son retour, +répondit M. de Sermaise sans s'expliquer davantage. + +Le capitaine regarda la jeune fille qui baissa les yeux. + +Après quelques instants de silence, Villefort se leva de nouveau et +dit adieu à son oncle et à Geneviève. Pour toute plainte, pour toute +réclamation contre un arrêt qui lui faisait peine, M. de Sermaise dit à +Pierre résolument: + +--J'aurai demain soixante-quinze ans. Fais-moi un grand plaisir. Tu me +dois bien cela. + +--Que désirez-vous? + +--Ne pars pas! Reste. + +Villefort ne répondit pas. Il regarda la jeune fille. + +--Monsieur Pierre accepte! déclara joyeusement Geneviève. + +Elle lui tendit la main, sur laquelle le capitaine déposa un baiser. + +--Enfin! voilà donc mon dîner à quatre couverts! s'écria François qui +entrait à ce moment avec Mme Villefort. + +Tours, Avril 1889. + +LOIN DES YEUX LOIN DU COEUR +FIN + + * * * * * + + + + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Le gorille, by Oscar Méténier + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE GORILLE *** + +***** This file should be named 13189-8.txt or 13189-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/1/3/1/8/13189/ + +Produced by Carlo Traverso, Mireille Harmelin and Distributed +Proofreaders Europe, http://dp.rastko.net. This file was produced +from images generously made available by the Bibliotheque nationale + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. Special rules, +set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to +copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to +protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project +Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you +charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you +do not charge anything for copies of this eBook, complying with the +rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose +such as creation of derivative works, reports, performances and +research. They may be modified and printed and given away--you may do +practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is +subject to the trademark license, especially commercial +redistribution. + + + +*** START: FULL LICENSE *** + +THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE +PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK + +To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free +distribution of electronic works, by using or distributing this work +(or any other work associated in any way with the phrase "Project +Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project +Gutenberg-tm License (available with this file or online at +https://gutenberg.org/license). + + +Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm +electronic works + +1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm +electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to +and accept all the terms of this license and intellectual property +(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all +the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy +all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession. +If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project +Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the +terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or +entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. + +1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be +used on or associated in any way with an electronic work by people who +agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few +things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works +even without complying with the full terms of this agreement. See +paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project +Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement +and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic +works. See paragraph 1.E below. + +1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation" +or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project +Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the +collection are in the public domain in the United States. If an +individual work is in the public domain in the United States and you are +located in the United States, we do not claim a right to prevent you from +copying, distributing, performing, displaying or creating derivative +works based on the work as long as all references to Project Gutenberg +are removed. Of course, we hope that you will support the Project +Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by +freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of +this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with +the work. You can easily comply with the terms of this agreement by +keeping this work in the same format with its attached full Project +Gutenberg-tm License when you share it without charge with others. + +1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern +what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in +a constant state of change. If you are outside the United States, check +the laws of your country in addition to the terms of this agreement +before downloading, copying, displaying, performing, distributing or +creating derivative works based on this work or any other Project +Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning +the copyright status of any work in any country outside the United +States. + +1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg: + +1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate +access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently +whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the +phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project +Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed, +copied or distributed: + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + +1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived +from the public domain (does not contain a notice indicating that it is +posted with permission of the copyright holder), the work can be copied +and distributed to anyone in the United States without paying any fees +or charges. If you are redistributing or providing access to a work +with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the +work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1 +through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the +Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or +1.E.9. + +1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted +with the permission of the copyright holder, your use and distribution +must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional +terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked +to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the +permission of the copyright holder found at the beginning of this work. + +1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm +License terms from this work, or any files containing a part of this +work or any other work associated with Project Gutenberg-tm. + +1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this +electronic work, or any part of this electronic work, without +prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with +active links or immediate access to the full terms of the Project +Gutenberg-tm License. + +1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, +compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any +word processing or hypertext form. However, if you provide access to or +distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than +"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version +posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org), +you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a +copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon +request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other +form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm +License as specified in paragraph 1.E.1. + +1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying, +performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works +unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9. + +1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing +access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided +that + +- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from + the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method + you already use to calculate your applicable taxes. The fee is + owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he + has agreed to donate royalties under this paragraph to the + Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments + must be paid within 60 days following each date on which you + prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax + returns. Royalty payments should be clearly marked as such and + sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the + address specified in Section 4, "Information about donations to + the Project Gutenberg Literary Archive Foundation." + +- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies + you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he + does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm + License. You must require such a user to return or + destroy all copies of the works possessed in a physical medium + and discontinue all use of and all access to other copies of + Project Gutenberg-tm works. + +- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any + money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the + electronic work is discovered and reported to you within 90 days + of receipt of the work. + +- You comply with all other terms of this agreement for free + distribution of Project Gutenberg-tm works. + +1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm +electronic work or group of works on different terms than are set +forth in this agreement, you must obtain permission in writing from +both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael +Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the +Foundation as set forth in Section 3 below. + +1.F. + +1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable +effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread +public domain works in creating the Project Gutenberg-tm +collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic +works, and the medium on which they may be stored, may contain +"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or +corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual +property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a +computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by +your equipment. + +1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right +of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project +Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project +Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all +liability to you for damages, costs and expenses, including legal +fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT +LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE +PROVIDED IN PARAGRAPH F3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE +TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE +LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR +INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH +DAMAGE. + +1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a +defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can +receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a +written explanation to the person you received the work from. If you +received the work on a physical medium, you must return the medium with +your written explanation. The person or entity that provided you with +the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a +refund. If you received the work electronically, the person or entity +providing it to you may choose to give you a second opportunity to +receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy +is also defective, you may demand a refund in writing without further +opportunities to fix the problem. + +1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth +in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO OTHER +WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO +WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. + +1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied +warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. +If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the +law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be +interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by +the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any +provision of this agreement shall not void the remaining provisions. + +1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the +trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone +providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance +with this agreement, and any volunteers associated with the production, +promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, +harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, +that arise directly or indirectly from any of the following which you do +or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm +work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any +Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. + + +Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm + +Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of +electronic works in formats readable by the widest variety of computers +including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact +information can be found at the Foundation's web site and official +page at https://pglaf.org + +For additional contact information: + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. Compliance requirements are not uniform and it takes a +considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up +with these requirements. We do not solicit donations in locations +where we have not received written confirmation of compliance. To +SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any +particular state visit https://pglaf.org + +While we cannot and do not solicit contributions from states where we +have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition +against accepting unsolicited donations from donors in such states who +approach us with offers to donate. + +International donations are gratefully accepted, but we cannot make +any statements concerning tax treatment of donations received from +outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. + +Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation +methods and addresses. Donations are accepted in a number of other +ways including including checks, online payments and credit card +donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate + + +Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic +works. + +Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm +concept of a library of electronic works that could be freely shared +with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project +Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. + +Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. +unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + https://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. + diff --git a/old/13189-8.zip b/old/13189-8.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..013d5ce --- /dev/null +++ b/old/13189-8.zip |
