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diff --git a/.gitattributes b/.gitattributes new file mode 100644 index 0000000..6833f05 --- /dev/null +++ b/.gitattributes @@ -0,0 +1,3 @@ +* text=auto +*.txt text +*.md text diff --git a/16492-8.txt b/16492-8.txt new file mode 100644 index 0000000..e4b447d --- /dev/null +++ b/16492-8.txt @@ -0,0 +1,9219 @@ +The Project Gutenberg EBook of Biribi, by Georges Darien + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Biribi + Discipline militaire + +Author: Georges Darien + +Release Date: August 8, 2005 [EBook #16492] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK BIRIBI *** + + + + +Produced by Carlo Traverso, Renald Levesque and the Online +Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net. This +file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica). + + + + + + + +GEORGES DARIEN + + + +BIRIBI + +DISCIPLINE MILITAIRE + + +PARIS +ALBERT SAVINE, ÉDITEUR +12, RUE DES PYRAMIDES, 12 + +1890 + + + +PRÉFACE + + + + +Ce livre est un livre vrai. _Biribi_ a été vécu. + +Il n'a point été composé avec des lambeaux de souvenirs, des haillons +de documents, les loques pailletées des récits suspects. Ce n'est pas un +habit d'Arlequin, c'est une casaque de forçat--sans doublure. + +Mon _héros_ l'a endossée, cette casaque, et elle s'est collée à sa peau. +Elle est devenue sa peau même. + +J'aurais mieux fait, on me l'a dit, de la jeter--avec art--sur les +épaules en bois d'un mannequin. + +Pourquoi? + +Parce que j'aurais pu, ainsi, mettre une sourdine aux cris rageurs de +mes personnages, délayer leur fiel dans de l'eau sucrée, matelasser les +murs du cachot où ils écorchent leurs poings crispés, idyliser leurs +fureurs bestiales, servir enfin au public, au lieu d'un tord-boyau +infâme, un mêlé-cassis très bourgeois,--avec beaucoup de cassis. + +J'aurais pu, aussi, parler d'un tas de choses dont je n'ai point parlé, +ne pas dédaigner la partie descriptive, tirer sur le caoutchouc des +sensations possibles, et ne point laisser de côté, comme je l'ai +fait,--volontairement,--des sentiments nécessaires: la pitié, par +exemple. + +J'aurais pu, surtout, m'en tenir aux généralités, rester dans le vague, +faire patte de velours,--en laissant voir, adroitement, que je suis seul +et unique en mon genre pour les pattes de velours,--et me montrer enfin +très digne, très auguste, très solennel,--presque nuptial,--très haut +sur faux-col. + +Aux personnes qui me donnaient ces conseils, j'avais tout d'abord envie +de répondre, en employant, pour parler leur langue, des expressions qui +me répugnent, que j'avais voulu faire de la psychologie, l'analyse d'un +état d'âme, la dissection d'une conscience, le découpage d'un caractère. +Mais, comme elles m'auraient ri au nez, je leur ai répondu, tout +simplement, que j'avais voulu faire de _la Vie_. + +Et elles ont ri derrière mon dos. + +Ce n'est pourtant pas si drôle que ça. J'ai mis en scène un homme, +un soldat, expulsé, après quelques mois de séjour dans différents +régiments, des rangs de l'armée régulière, et envoyé,--sans +jugement,--aux Compagnies de Discipline. Sans jugement, car le Conseil +de corps devant lequel il comparait se contente de faire le total de +ses punitions plus ou moins nombreuses, et le général, qui décide de son +envoi à Biribi, suit l'avis du Conseil de corps. Il est incorporé +aux Compagnies de Discipline comme _forte tête_, indiscipliné, brebis +galeuse, individu intraitable donnant _le mauvais exemple_. Aucun +tribunal, civil ou militaire, ne l'a flétri; les folios de punitions de +son livret matricule sont noirs, mais son casier judiciaire est +blanc. Pas un malfaiteur, un irrégulier. Cet homme passe trois ans aux +Compagnies de Discipline; et comment il a usé ces trois années, j'ai +essayé de le montrer. J'ai voulu qu'il vécût comme il a vécu, qu'il +pensât comme il a pensé, qu'il parlât comme il a parlé. Je l'ai laissé +libre, même, de pousser ces cris affreux qui crèvent le silence des +bagnes et qui n'avaient point trouvé d'écho, jusqu'ici. J'ai voulu qu'il +fût lui,--un paria, un désolé, un malheureux qui, pendant trois ans, +renfermé, aigri, replié, n'a regardé qu'en lui-même, n'a pas lu une +ligne, n'a respiré que l'air de son cachot,--un cachot ouvert, le pire +de tous. J'ai voulu, surtout, qu'il fût ce douloureux, fort et jeune, +qui pendant longtemps ne peut pas aimer et qui finit par haïr. + +J'ai voulu qu'il souffrît, par devant témoins, ce qu'il a souffert +isolé. + +Maintenant, a-t-on bien fait de l'envoyer là-bas? A-t-on eu tort de le +faire souffrir? Peut-être. Mais ce sont des questions auxquelles je +ne veux pas répondre. Mon livre n'est pas là. Il est tout entier dans +l'étude de l'homme, il n'est point dans l'étude des milieux. Je constate +les effets, je ne recherche pas les causes. _Biribi_ n'est pas un +roman à thèse, c'est l'étude sincère d'un morceau de vie, d'un lambeau +saignant d'existence. Ce n'est pas non plus,--et ce serait commettre une +grossière erreur que de le croire,--un roman militaire. + +Où voit-on l'armée dans ce livre, l'armée telle que nous la connaissons, +l'armée telle que nous la rencontrons tous les jours, l'armée régulière, +enfin? Est-ce l'armée, cette poignée d'indisciplinés revêtus de la +capote grise et soumis à des règlements inconnus dans les régiments? +Est-ce l'armée, ce bas-fonds où croupissent les relégués militaires? +C'est l'armée comme le bagne est la société. + +L'armée! Mais si j'eusse voulu parler d'elle, je n'aurais point été la +chercher là. J'aurais été la chercher où elle est. Et, dans un roman +prochain, _L'Épaulette_, je me réserve le droit de dire ce que j'en +pense et de convaincre de mauvaise foi ceux qui m'auront mal jugé. + +Ah! je le sais bien, le malheureux que je mets en scène, aigri par la +souffrance, aveuglé par la haine, s'emporte violemment, parfois, contre +le système militaire tout entier. Il le charge de tous ses crimes, lui +fait porter le poids de toutes ses défaillances, l'accuse de toutes ses +mauvaises passions... Mais c'était nécessaire, cela! C'était nécessaire, +cette exagération même des diatribes, cette outrance maladive de la +colère et des imprécations! La souffrance réclame. Seulement, cette +déclamation-là, souvent, ce n'est pas un cri de révolte: c'est un +bâillement. + +«La haine est immortelle», dit mon _héros_ dans un des chapitres de ce +livre. + +Non, elle finit par s'éteindre; elle est tellement lourde à porter! Si +grandes qu'aient été sa misère et ses douleurs, si justes que puissent +être ses ressentiments, l'homme, sortant du milieu où il a souffert, +ne demande qu'à oublier. Il oubliera, lui aussi. Ou alors, il faudrait +qu'il ne trouvât, dans la société où il est rentré, que la déception +qui brise après l'humiliation qui ronge, que le désespoir morne après la +souffrance rageuse. Mais cela n'est pas possible... + +Et il ne restera, de son existence sombre de paria, que ces confessions +poignantes qu'il a arrachées brutalement, telles quelles, de son coeur +encore endolori, et que je transcris ici, en ce livre incomplet sans +doute, mais qui aura, du moins, le mérite d'être sincère. + +Paris, janvier 1890. + +GEORGES DARIEN. + + + + +BIRIBI + +DISCIPLINE MILITAIRE + + + + +I + + +--_Alea jacta est!_... Je viens de passer le Rubicon... + +Le Rubicon, c'est le ruisseau de la rue Saint-Dominique, en face du +bureau de recrutement. Je rejoins mon père qui m'attend sur le trottoir. + +--Eh bien! ça y est? + +--Oui, p'pa. + +Je dis: Oui, p'pa, d'un ton mal assuré, un peu honteux, presque +pleurnichard, comme si j'avais encore huit ans, comme si mon père me +demandait si j'ai terminé un pensum que je n'ai pas commencé, si j'ai +ressenti les effets d'une purge que je n'ai pas voulu prendre. + +Pourtant, je n'ai plus huit ans: j'en ai presque dix-neuf; je ne suis +plus un enfant, je suis un homme--et un homme bien conformé. C'est la +loi qui l'assure, qui vient de me l'affirmer par l'organe d'un médecin +militaire dont les lunettes bleues ont le privilège d'inspecter tous les +jours deux ou trois cents corps d'hommes tout nus. + +--Marche bien, c't homme-là!... Bon pour le service!... + +Je répète cette phrase à mon père, qui m'écoute en écarquillant les +yeux, la bouche entr'ouverte, l'air stupéfait. Toutes les deux minutes +il m'interrompt pour me demander: + +--Tu as signé? Alors ça y est?... Ils t'ont donné ta feuille de route? +Alors, ça y est?... + +Et, toutes les deux minutes un quart, je réponds: + +--Oui, p'pa. + +Je ne me borne pas, d'ailleurs, à cette affirmation--flanquée d'une +constatation de paternité en raccourci. Je parle, je parle, comme si je +tenais à bien faire voir que le médecin aux lunettes bleues ne m'a +pas arraché la langue, comme si le coup de toise que j'ai reçu tout +à l'heure sur la tête avait fait jaillir de ma cervelle des mondes +d'idées. Tristes idées cependant que celles que j'exprime en +gesticulant, au risque de faire envoler des arbres de l'Esplanade des +Invalides que nous traversons tous les pierrots gouailleurs qui font la +nique aux passants. Considérations banales sur l'état militaire, +espoirs bêtes d'avancement rapide, lieux communs héroïquement stupides, +expression surchauffée d'un patriotisme sentimental de café-concert; +tout cela compliqué du rabâchage obligé d'anecdotes d'une trivialité +écoeurante. Mon père paraît s'intéresser prodigieusement à ce que je lui +raconte; il incline la tête en signe d'approbation; il murmure: + +--Certainement... évidemment... rien de plus vrai... + +Et, tout d'un coup, me regardant bien en face: + +--Alors, décidément ça y est?... c'est fini? + +Il a l'air de sortir d'un rêve, de revenir de très loin. Il n'a pas +entendu un mot de tout ce que j'ai dit, c'est clair. Mon flux de paroles +a seulement bercé ses pensées tristes que je devinais et que je voulais +chasser, comme elles ont laissé froid mon cerveau que j'essayais de +griser. + +Je me tais subitement, secoué d'un grand frisson, envahi soudain par une +colère noire, un dégoût énorme, qui me porteraient à me donner des coups +de pied à moi-même ou à me tirer les oreilles, si je n'avais peur de +passer pour un aliéné. + +La chose que je viens de faire, je le sais, était une chose forcée; +mais je sens que c'est aussi une chose bête, triste, et, qui plus +est, irréparable. Et nous marchons côte à côte, sans plus rien dire, +traversant sur le pont désert des Invalides la Seine jaunâtre ridée par +un vent froid, moi, le fils qui ai voulu mettre un terme à une situation +douloureuse, et lui, le père désolé d'avoir été obligé de me laisser +faire. Nous semblons deux étrangers. Et je me tais, aussi, parce que je +sens que, si je recommençais à parler, je n'aurais plus dans la bouche +les paroles bêtes et endormantes de tout à l'heure et que je ne pourrais +plus trouver que des phrases amères et des mots méchants. + +Je m'étais pourtant bien promis de rester calme, depuis le moment où +j'avais résolu de m'engager; j'étais pourtant bien décidé encore, il y +a cinq minutes à peine, à refouler les colères sourdes que je sentais +gronder en moi. J'avais fait de grands gestes pour ne pas mettre la main +dans ma poche où je sentais ma feuille de route, j'avais crié pour ne +pas grincer des dents, j'avais ri parce que les contorsions douloureuses +de mon visage et mon rictus de rageur disparaissaient sous la grimace du +rire; j'avais imité ces conscrits imbéciles qui chantent pour s'étourdir +et qui épinglent à leur chapeau, chez le mastroquet, en hurlant des +chansons patriotiques, le numéro qu'ils viennent de tirer en tremblant, +la larme à l'oeil, d'une urne placée entre deux gendarmes. Et, +brusquement, j'ai senti que j'étais à bout d'efforts, moi qui n'ai +pas bu d'alcool, et que je ne pouvais plus continuer cette comédie qui +m'écoeure et qu'on n'a pas prise au sérieux. + +Car mon père n'a pas été ma dupe. Il ne me le dit pas mais je le sens +bien. Je le vois, marchant à six pas de moi, sur la contre-allée du +Cours-la-Reine que nous descendons, la tête baissée, morne, affaissée. +Il ouvre son parapluie et s'approche de moi. + +--Mets-toi à l'abri; il pleut. + +En effet, quelques gouttes d'eau piquent de points bruns la poussière +grise. + +--Oh! bah! ce n'est rien. + +--Mais tu n'as pas de parapluie. Ton chapeau va s'abîmer... + +--Qu'est-ce que ça fait? Je ne le porterai plus demain. + +Mon père a tourné la tête à gauche, comme pour regarder quelque chose +du côté des Champs-Elysées, mais pas assez vite pour que je n'aie eu le +temps de voir une larme trembler au bord de ses cils. + +Cette larme-là me remue. + +Ah ça! est-ce que je vais continuer à garder cet air d'enterrement, +cette mine de pleureur aux pompes funèbres? A quoi ça me sert-il, au +bout du compte, de froncer les sourcils et de me payer une tête de +bourreau de mélodrame? Ce qui est fait est fait, n'en parlons plus. +L'heure des récriminations est passée. Et, bravement, je demande à mon +père ce qu'il regarde par là, à gauche. + +--Moi? Rien, rien... + +--Ah! à propos, figure-toi qu'au bureau de recrutement... + +Je lui raconte des histoires quelconques; je lui parle d'un individu qui +ne voulait pas ôter sa chemise pour passer la visite et d'un autre +qui avait oublié de retirer ses bottes. Je trouve vraiment ces petits +incidents très drôles. J'en ris aux éclats, je m'en tiens les côtes. +Mon père se contente de sourire; un sourire jaune. Il faut pourtant être +gai, que diable! Il faut arriver à lui faire croire que je ne suis pas +trop mécontent de mon sort, que je pars de bon coeur, que la nouvelle +vie que je vais mener ne m'inspire pas la moindre répulsion. Je me bats +les flancs pour le dérider; je ridiculise les passants; je me moque +d'un marchand de coco qui agite sa crécelle malgré la saison, et d'un +monsieur qui, sur une impériale d'omnibus, bat la semelle avec rage. + +Rien n'y fait. Mes éclats de rire et mes explosions de gaîté ratent +comme des fusées mouillées dont la baguette retombe piteusement à terre; +et, quand je quitte mon père, au bureau des tramways, il me serre les +doigts un peu fort dans sa main moite et me dit: «A demain» avec une +voix mouillée. Je le regarde s'éloigner, voûté, appuyé sur sa canne, +triste et las... + +--Courcelles! En voiture! + +Je grimpe sur l'omnibus. Je vais au parc Monceau, A côté du parc +Monceau, tout au moins, où habite mon oncle, avec sa femme et sa fille. + +Mon oncle, c'est une pompe à morale. Une pompe à morale vieux jeu, avec +un cylindre apostolique, un piston prud'hommesque, une soupape système +Guizot et une soupape système Berquin. + +Ma tante, elle, ne moralise pas pour son compte. Mais, lorsque son mari +dogmatise, elle approuve. Et ma cousine ratifie. + +Que trouvez-vous à redire à ça?--Absolument rien, n'est-ce pas? + +Mais moi qui suis en proie à une irritation croissante, moi dont les +nerfs agacés frémissent et se contractent, comme les muscles mis à +nu d'un animal sous l'influence d'un courant électrique, à toutes les +paroles de consolation et d'encouragement bêtes qu'on me prodigue depuis +deux jours, moi qui sens bouillonner dans mon cerveau une colère dont je +ne m'explique pas la cause mais dont je serais bien aise de me décharger +sur quelqu'un, j'y trouve quelque chose à redire. Et je suis décidé, +absolument décidé, à ne pas me laisser faire de morale et à jeter +plutôt par-dessus bord, comme un chargement inutile, tous les sentiments +affectueux--tous!--qui m'unissent à cette branche respectable de ma +famille. + +Je brusque les choses. J'entre chez mon oncle en criant: + +--Je viens de m'engager! + +J'épie en même temps sur sa physionomie les signes de la stupéfaction, +les marques de l'étonnement; et, comme il va assurément tomber à la +renverse, je me reproche de ne pas m'être assuré, avant de pousser mon +exclamation, s'il avait un fauteuil derrière lui. + +Mais il ne tombe pas. Il me répond très tranquillement: + +--Ah! tu viens de t'engager. + +Il répète ma phrase, tout simplement, en y ajoutant une interjection, +une toute petite interjection. + +Est-ce que ça ne le surprendrait pas, par hasard? + +Pas le moins du monde, car il ajoute: + +--Ça ne m'étonne pas de toi. + +Il me fait signe de m'asseoir, s'assied lui-même, croise les jambes et +continue en se frottant les mains: + +--Ça ne m'étonne pas de toi, car je t'ai toujours regardé comme +relativement intelligent. Relativement, bien entendu, car, à notre +époque, il y a tant d'hommes de talent! Tu as eu assez d'esprit pour +comprendre que l'existence que tu mènes depuis ta sortie du collège ne +pouvait pas toujours durer. Qu'avais-tu derrière toi depuis deux ans? +Une vie de fainéant, honteuse et indigne. Qu'avais-tu devant toi? +Mazas. Parfaitement, Mazas. Tu as beau hocher la tête, les enfants +qui désobéissent à leurs parents, ne suivent pas les bons exemples et +n'écoutent pas les bons conseils finissent toujours à Mazas. Si tu avais +cinq ans de moins, je dirais la Roquette, mais tu as dix-neuf ans. Je +ne veux pas récriminer, te faire des reproches que tu as pourtant bien +mérités; je ne te parlerai pas de ton ingratitude envers nous que tu +ne venais pas voir une fois tous les six mois, de ton indifférence à +l'égard de ta tante à qui tu ne daignais même pas envoyer un bouquet +pour sa fête. Nous qui avons toujours été si bons pour toi! qui t'avons +toujours donné de si bons avis, absolument comme si tu avais été notre +fils! nous qui te donnions tous les jours notre exemple! nous qui... +Tiens, je vais profiter de ce que nous sommes seuls pour te le dire: la +semaine dernière, ta cousine a fait dire une messe à ton intention... +pour que vous tourniez bien, Monsieur... + +Il se lève, se promène de long en large et s'écrie en roulant au plafond +des yeux de poisson frit: + +--Dieu, qui voit le fond des coeurs, l'a sans doute exaucée! + +C'est bien possible, mais je ne serais pas fâché de placer un mot. + +--Mon oncle... + +--Mais, malheureux! tu as donc oublié jusqu'aux lois fondamentales de +la politesse? Tu ne sais donc plus qu'il est inconvenant de couper la +parole aux personnes qui... qui... Tu verras, quand tu seras soldat, si +tu interrompras impunément tes chefs! Ah! tu en as besoin, vois-tu, de +manger de la vache enragée! + +Ma tante, qui vient d'entrer avec ma cousine, a surpris ces dernières +paroles. Elle s'approche de moi. + +--Tu t'es engagé? Tu vas être soldat? Eh bien! entre nous, mon ami, ça +ne te fera pas de mal de manger de la vache enragée. + +--Ça lui fera même beaucoup de bien, appuie ma cousine, avec un petit +air convaincu. + +J'esquisse un geste de dénégation, mais mon oncle me jette un regard +furieux. Cette fois, c'est bien entendu, j'ai besoin de manger de la +vache enragée. Je n'ai plus qu'à me figurer que c'est un traitement à +suivre, voilà tout. D'ailleurs, ça doit me faire beaucoup de bien. + +--Tu as toujours eu un caractère exécrable, continue mon oncle. Dès +l'âge le plus tendre, tu faisais tourner le lait de ta nourrice... + +--C'est une horreur, dit ma tante. + +--Une abomination! dit ma cousine. + +Mais sa mère lui lance un coup d'oeil de travers. Une jeune fille ne +doit pas faire semblant de savoir que les nourrices ont du lait. C'est +très inconvenant. + +Mon oncle veut clore l'incident. + +--Tes instincts pervers, s'écrie-t-il, se sont développés avec l'âge!... + +Et il énumère les queues de lapins que j'ai tirées, les hannetons que +j'ai fait rôtir, les mouches que j'ai écartelées. Ah! ça ne l'étonne +pas, que je me sois, plus tard, si mal conduit à l'égard de mes parents! +Quand on prend, si jeune, l'habitude de faire du mal aux bêtes.... + +Ma tante intervient: + +--Mon ami, mon ami!... + +--C'est vrai, fait mon oncle qui s'aperçoit que la passion l'égare. +C'est vrai! Ce petit malheureux allait me faire dire des choses!... Je +suis réellement bouleversé... Une conduite aussi déplorable!... + +--Ce n'est pas tout à fait sa faute, mon ami; tu sais bien que sa +religion... + +--En effet, ajoute ma cousine, tu sais bien, papa, que les +protestants... + +Je m'y attendais. C'est l'excuse hypocrite dont ils affectent de couvrir +ce qu'ils appellent mes fautes, excuse qui n'est en réalité, pour eux, +qu'un outrage avec lequel ils me soufflètent. Sa religion! Protestant! +Me les ont-ils assez jetés au nez, ces deux mots, tout en les susurrant +d'une voix doucereuse et benoîte de cagot mielleux qui ne demande qu'à +disculper et qui fait la part des choses! Ont-ils jamais manqué +une occasion de me les coller sur le visage, ainsi qu'un stigmate, +dévotement, onctueusement, comme ils se collent à eux-mêmes de la cendre +sur le front, le lendemain du mardi gras? Et j'étais assez bête pour en +rougir, assez mou pour avoir honte, assez lâche pour ne pas la défendre, +cette religion dont les dogmes pourtant me font rire et dont je ferais +bon marché si je ne sentais pas, derrière son rituel vieilli et ses +doctrines surannées, deux grandes choses pour le triomphe desquelles +elle a su trouver des confesseurs qui ont été des précurseurs et des +martyrs qui ont été des héros: la vérité et la liberté. + +Est-ce que cette fois encore?... Hélas! oui, cette fois encore, je me +contente de baisser la tête. + +Et la morale montait toujours!... Mon oncle a glissé légèrement sur +mon enfance: il s'est appesanti sur mon adolescence et m'a reproché +de n'avoir jamais eu de prix de thème grec. Il en est maintenant à +ma jeunesse. Il ne comprend décidément pas que je n'aie pu arriver à +m'entendre avec mes parents et que j'aie déserté le toit paternel. +Il veut bien avouer que je n'ai peut-être pas eu tous les torts, au +début... + +--Mais enfin, que les parents fassent ceci ou cela, les enfants n'ont +pas à s'en plaindre... + +Pourquoi pas? + +--Les enfants ne doivent jamais s'occuper des affaires des parents... + +Même quand elles les regardent directement? + +--Tu devais tout supporter en silence. Les enfants sont faits pour +ça. D'ailleurs, lorsqu'il se passait chez toi des choses qui ne te +plaisaient point, il y avait un moyen bien simple de ne pas s'en +apercevoir. C'était de faire l'aveugle. + +L'aveugle?... Je ne sais pas jouer de la clarinette. + +J'ai laissé échapper ça--tout haut.--Mon oncle se lève, furieux. + +--Comment, malheureux! tu plaisantes! tu oses plaisanter avec les choses +sérieuses! Mais tu n'as donc de respect pour rien? Tu te moques donc de +tout? Tu n'as donc plus ni âme, ni coeur, ni conscience, ni... rien?... +Ah! cette manie de dénigrement! Le mal du siècle! Cette manie de +raisonner envers et contre tout!... Ah! elle te coûtera cher, cette +manie-là!... Quand tu seras soldat, je te conseille, mon ami, de +continuer à discuter avec ton insolence habituelle. Sais-tu ce qu'on te +fera, si tu raisonnes, si tu es insolent? hein? le sais-tu? + +--Non, mon oncle. + +--On te passera par les armes. + +--On t'exécutera, dit ma tante. + +--On te fusillera, dit ma cousine. + +J'en ai la chair de poule; et mon oncle, qui a produit son effet, +continue son réquisitoire. + +--Depuis, qu'as-tu fait? Tu as passé, je crois, deux mois dans un +bureau. Au bout de ces deux mois, tu as jugé à propos de gifler un +sous-chef et l'on t'a flanqué dehors. Continue à appliquer ce petit +système-là dans l'armée, et ce ne sera pas dehors qu'on te mettra, ce +sera dedans. + +Ma tante et ma cousine éclatent de rire. Je ris aussi, en me forçant +un peu--je me chatouille la paume de la main avec le petit doigt. Que +voulez-vous? Mon oncle a soixante ans; son répertoire de jeux de mots +est bien vieux, c'est vrai; mais on ne peut vraiment pas lui demander +d'apprendre par coeur, à son âge, le nouveau recueil des coq-à-l'âne et +des calembours, augmenté d'une préface en vers. Je me mets à sa place, +je sais très bien que, lorsque j'aurai soixante ans et que je dirai, +par exemple: «Ce qui est plus fort qu'un Turc, c'est deux Turcs,» +j'éprouverai un grand plaisir à voir s'esclaffer mes auditeurs. + +Mon rire a déridé mon oncle. Il fait un geste vague de commisération +indulgente. + +--Depuis ce temps, comment as-tu vécu? Je l'ignore et ne veux pas le +savoir. A quoi t'es-tu occupé? A écrire. Des bêtises. Tu as fait des +vers--on me les a montrés. Des vers abominables, dans lesquels tu +appelles môssieur Thiers «Géronte assassin» et Gambetta «Cromwell de +carton» et «diminutif de Mirabeau.» Sais-tu pourquoi, seulement? + +Je fais signe que non. Je ne sais pas pourquoi. + +Mon oncle hausse les épaules. + +--Je m'en doutais! + +--J'en étais sûre, fait ma tante. + +--Convaincue! appuie ma cousine. + +--Tu es parti de chez ton père. Tu as dû mener une vie misérable, manger +dans d'ignobles gargotes, coucher dans des repaires infâmes... + +Ma cousine se bouche les yeux. + +--D'ailleurs, tes vêtements en disent long... + +--A propos, fait ma tante, nous te retiendrions bien à dîner, mais, tu +sais, c'est aujourd'hui vendredi; nous faisons maigre et, comme tu es +protestant... + +Je suis protestant, en effet, mais je crois que, pour le moment, ce sont +mes habits qui protestent. + +--En effet, dit mon oncle, il faut respecter toutes les convictions. Ç'a +toujours été mon avis. Eh bien! mon ami, puisque tu vas entrer dans une +nouvelle carrière, prends la ferme résolution de t'y bien conduire; sois +respectueux et obéissant à l'égard de tes chefs; le régiment est une +grande famille dont le père est le colonel et dont la mère est la +France. Quels que soient les ordres qu'on te donne, ne les examine pas, +ne les critique jamais; exécute-les les yeux fermés... + +Ça ne doit pas toujours être commode. + +--Le plus bel avenir s'ouvre devant toi. Tu peux te faire en peu de +temps une position magnifique... Tout soldat, a dit Napoléon, porte... + +--Oui, la giberne... le bâton de maréchal... + +--C'est ça! c'est ça! Moque-toi un peu des paroles d'un grand homme!... +D'ailleurs, mon ami, tout ce que je t'ai dit, c'est dans ton intérêt. +Tourne bien, tourne mal, ça ne peut rien nous faire, au fond. Nous +déshonorer, ça, tu ne le peux pas: nous ne portons pas le même nom que +toi. La charité chrétienne nous ordonne de faire des voeux pour toi et +de te donner de bons préceptes; quant au reste, ça nous est égal... + +C'est curieux, je m'en doutais presque. + +--Tâche de monter vite de grade en grade. C'est le meilleur moyen +d'avoir un avancement rapide. Surtout, évite les mauvaises compagnies; +il y a partout des gens avec lesquels il ne faut se lier à aucun prix. +Si tu es disposé à te bien conduire, à faire la joie de ta famille et +l'honneur de ton pays, tu ne les fréquenteras point, tu les laisseras +de côté. Du reste, vous ne pourriez pas vous accorder longtemps; le vice +n'a jamais fait bon ménage avec la vertu. + +Ça doit être vrai, mais ça ne me semble pas neuf. Je pense avoir lu +autrefois, dans Lhomond, cet exemple étonnant: «La vertu et le vice sont +contraires,» _virtus et vitium sunt contraria_. + +Tout le monde vient de se lever. Je crois la petite séance terminée et +je me lève comme les autres. Ma tante me promet, en me quittant, de me +faire cadeau de mon premier uniforme, quand je serai nommé officier. Ma +cousine m'offrira un sabre,--un beau sabre. + +Décidément, elles n'ont pas l'air de croire outre mesure à mon avenir. + +Mon oncle ne me promet rien, mais, en me reconduisant jusqu'à la porte, +il me donne quelque chose... Un conseil, un dernier conseil. + +--Quand tu auras des galons, mon ami... Souviens-toi bien de ce que je +vais te dire, grave-le dans ta mémoire. + +--Oui, mon oncle. + +--Quand tu auras des galons,--sois sévère, mais juste. + +Il ferme la porte. + +Je descends l'escalier furieux. Furieux surtout contre moi. Quoi! +j'étais décidé, en entrant dans cette maison, à ne pas me laisser +débiter trois mots de cette sempiternelle théorie de la vertu et +des moeurs qui me dégoûte et m'assomme! J'étais résolu à interrompre +brutalement la coulée de cette avalanche moralisatrice qui vous +engloutit sous ses phrases glacées! J'étais déterminé à rompre +avec éclat, avec insolence même--une insolence qui aurait été de la +franchise--plutôt que de permettre à mon oncle de me tenir encore une +fois ce langage qui n'est pas son langage à lui seul, mais qui est +celui de tous les gens qui pensent comme lui, qui voient comme lui, qui +pensent faux et qui voient faux--des gens que je méprise déjà et que, je +le sens bien, je finirai par haïr. Et je n'ai pas trouvé une phrase +pour lui répondre, pas un mot pour l'arrêter! Est-ce que j'ai manqué +de courage? Est-ce que, encore cette fois-ci, j'ai capitulé devant sa +morale bête? Est-ce que je suis un imbécile? Non. La vérité, c'est que +je ne savais quoi lui répondre. Je ne savais pas. Je ne suis pas +un imbécile, je suis un ignorant. Je sentais qu'il y avait bien des +répliques à lui faire cependant, bien des objections à lui opposer, mais +je ne trouvais rien, rien. + +Rien, à part peut-être des railleries sur la forme grotesque de leurs +théories, sur la sottise dans laquelle ils délayent leurs pauvres +vieilles idées, arlequins centenaires cuits toujours à la même sauce; +rien à part des moqueries sur la figure extérieure, gothique et +maniérée, de leurs préceptes faux qu'ils étalent dogmatiquement. Et, si +j'avais ri de la couche de ridicule dont ils badigeonnent leur férocité +égoïste, si j'avais raillé la forme absurde qui s'enroule autour de +leur vanité venimeuse comme les capsules molles et sans saveur autour +de l'amertume des médicaments, ils m'auraient traité--pour de bon--de +mauvais plaisant, de sans-coeur, de farceur qui ne respecte rien, qui +n'a pas de considération pour les choses sérieuses. + +Ils auraient eu raison. Ce qu'il faut, ce ne sont pas les coups +d'épingle de la moquerie, les coups de canif de la blague, dans ce voile +de bêtise qu'ils ont tendu--peut-être exprès--devant leur méchanceté +doucereuse. C'est le coup de couteau brutal qui crèverait la cotte +de mailles faite de tous les lieux communs et de toutes les banalités +cousus pièce à pièce dont ils couvrent leur morale étroite et hypocrite, +et qui la mettrait à nu. + +Ce coup de couteau-là, je ne peux pas le donner--pas encore. + +Quand je fais des réflexions, je mets les mains dans mes poches. +C'est, chez moi, une habitude prise. Je ne peux pas réfléchir les mains +ballantes; il n'y a pas à s'y tromper, quand j'ai les mains ballantes, +je ne réfléchis pas. Je vis alors une vie sans pensée, la vie d'un être +inconscient, la vie du fakir qui contemple son nombril, la vie du chien +errant qui trôle dans les rues en compissant les devantures. + +Mais, pour le moment, comme je fais des réflexions graves, j'enfonce les +mains très avant dans mes poches et, fort étonné, je sens rouler sous +mes doigts des choses rondes. Ces choses rondes, ce sont des pièces de +monnaie. Mon Dieu! oui. Avant mon départ, on a fait une petite quête. +Tout le monde a apporté son obole, tout le monde, jusqu'à la femme de +chambre de ma tante, une vieille fille ridée et jaunâtre, au corsage +plat, aux yeux glacés, et qui semble vouloir absolument mourir d'un +pucelage rentré. Je compte les espèces. Je trouve dix-sept francs +cinquante centimes. Maintenant, comme il faut être juste avec tout le +monde, je dois avouer que ma poche est décousue et que j'ai entendu, +tout à l'heure, quelque chose tomber à terre. C'était sans doute un sou. +Il devait y avoir dix-sept francs cinquante-cinq. Pourtant, je n'en suis +pas sûr. Je n'en mettrais pas ma main au feu. + +Dix-sept francs cinquante, c'est mince! Il n'y a pas de quoi faire +la noce, assurément. Mais la sagesse antique et moderne ne nous +apprennent-elles pas à nous contenter de peu? D'ailleurs, ma cousine m'a +promis d'appeler sur ma tête les bénédictions du ciel. En attendant, je +pourrai toujours, ce soir, ajouter un petit extra à mon ordinaire assez +maigre. Je mangerai un plat de plus, un dessert--pas des pruneaux, +par exemple! Ah! non; après la morale avunculaire, ils feraient double +emploi!... _Non bis in idem!_... + +Le lendemain soir, mon père m'a conduit à la gare. Nous avons parlé--de +choses quelconques--en nous promenant. Il a attendu le dernier appel des +voyageurs pour me laisser partir, et alors, me jetant les bras autour du +cou, il a laissé échapper deux grosses larmes et je l'ai entendu qui me +disait tout bas: «Tu sais, mon enfant, je t'ai toujours bien aimé!» Ça +m'a ému. Je ne le cache pas, ça m'a ému. Seulement, maintenant, je veux +raisonner mes émotions, arriver à me les expliquer. + +J'y ai réfléchi toute la nuit, en chemin de fer... Je ne crois pas que +ça suffise à un père, d'aimer ses enfants. + +Pourquoi?--Je ne sais pas. + +J'y réfléchirai encore. J'arriverai peut-être à le savoir. + + + + +II + + +Voilà six mois que je suis à Nantes, canonnier de deuxième classe au 41e +d'artillerie. Six mois ôtés de soixante, restent cinquante-quatre. + +--Ça commence à se tirer, dit mon camarade de lit, un Bordelais qui +s'est engagé aussi, un cochon vendu comme moi. + +--C'est égal, c'est encore rudement long. + +--De quoi? de quoi? s'écrie un conducteur de la classe 76, un gros +garçon qui va être libéré du service dans quelques jours et qui hurle: +La classe! toute la journée.--De quoi? On trouve le temps long? on +s'embête? Est-ce qu'on a été te chercher, dis donc, pour t'amener au +régiment? Est-ce que tu n'y es pas venu tout seul? Il faut avoir un +sacré toupet pour se plaindre de ce qu'on a demandé! Pourquoi t'es-tu +engagé, alors? Pourquoi n'es-tu pas resté chez toi? + +Alors, dans la chambrée, des rires éclatent, des ricanements grincent. + +--La planche à pain était tombée. + +--Le four était démoli. + +--Il avait mis sa soupière au Mont-de-Piété. + +Ah! je les connais par coeur, ces vieilles railleries régimentaires, +ces plaisanteries toujours les mêmes, qui me froissaient si fort, qui +me faisaient si mal au coeur, les premiers jours. Maintenant encore, +peut-être, elles me chatouillent désagréablement, mais elles ne me font +plus monter le rouge au visage et ne me donnent plus l'envie de me jeter +sur les blagueurs et de leur fermer la bouche à coups de poings, au +risque de me rendre ridicule et d'ameuter contre moi la haine et le +mépris. Je comprends qu'ils ont le droit de me regarder de haut, eux qui +n'ont rejoint le régiment qu'au moment où les Pandores leur ont apporté +leurs feuilles de route, eux qui sont arrivés au corps en rechignant, +comme des chiens qu'on fouette, malgré les rubans de leurs chapeaux et +leurs chansons mouillées d'eau-de-vie. Je ne leur en veux plus, quand +ils me font sentir, même un peu lourdement, leur mépris de paysans ou +d'ouvriers obligés de quitter la charrue ou le marteau pour empoigner un +fusil, quand ils me jettent au nez leur commisération dédaigneuse--que +je commence à trouver légitime--pour les propres-à-rien incapables +de faire oeuvre de leurs dix doigts et réduits, aussitôt qu'ils +s'aperçoivent que leurs pères ne sont pas nés avant eux, à piquer une +tête dans l'armée. + +Je ne leur en veux plus, mais je persiste à trouver le temps très long. + +Comment les ai-je passés ces six mois qui forment la dixième partie du +temps que je me suis engagé à consacrer, avec fidélité et honneur, au +service de mon pays? Je serais bien embarrassé de le dire au juste. Je +les ai passés, voilà tout. + +J'ai appris à monter à cheval, à faire l'exercice du sabre, du revolver +et du mousqueton. J'ai désappris la manière de marcher d'une façon +convenable, porter les mains autrement que Dumanet et d'avoir l'air +d'autre chose que d'un individu ficelé dans un uniforme terminé en bas +par des bottes de porteur d'eau et en haut par un shako qui ressemble +à un pot à cirage. Je sais réciter la théorie, mais je ne sais plus +raisonner. J'ai appris à panser les chevaux, à les étriller et à leur +laver la queue à grande eau. J'ai perdu l'habitude de me débarbouiller +tous les jours et de me laver les pieds de temps en temps. Je ne porte +plus de faux-cols, mais une belle cravate bleue dans laquelle il faut +cracher très longtemps pour la contraindre à conserver les huit plis +réglementaires. Je porte des bottes à éperons, mais je ne porte pas de +chaussettes. Je sais que je dois le respect à mes supérieurs, mais je +ne sais plus que je dois me respecter moi-même. Pour sortir en ville, je +mets un dolman, et ça me fait plaisir, parce qu'il descend un peu plus +bas que ma veste et qu'on ne peut pas voir quand je me baisse ou quand +je m'assieds, combien ma chemise est sale; je mets aussi des gants +blancs et ça m'ennuie, parce que je suis obligé de les retirer pour me +moucher--avec le mouchoir du père Adam. + +Je m'astique, régulièrement quatre heures par jour, les fesses sur une +selle. Je manoeuvre d'une façon passable. Quand je suis de garde et de +faction, j'ai l'air tout aussi bête qu'un factionnaire quelconque. +Je tiens ma place assez convenablement aux revues, même aux revues à +cheval. Ces jours-là, je l'avoue, je me pique d'honneur. Je ne voudrais +pas ternir l'éclat de ces cérémonies guerrières dans lesquelles on voit +défiler un matériel tout battant neuf, des chevaux aux crinières bien +peignées et aux sabots noircis, portant des harnachements astiqués +au sang de boeuf--du sang qu'on va chercher dans des seaux, à +l'abattoir,--des hommes fourbis, dorés, brillants sur toutes les +coutures et dont pas un, sur cent, n'a du linge propre. + +Ce ne sont pas les travaux engageants, les occupations intéressantes, +les spectacles attrayants qui manquent ici, au contraire. Eh bien! +malgré tout, je m'ennuie. + +Je m'ennuie en me levant, à quatre heures du matin, pour la corvée +d'écurie. Je m'ennuie au pansage, je m'ennuie à la manoeuvre. Je +m'ennuie en montant la garde; je m'ennuie quand je sors en ville, la +main gantée, tenant le sabre, à l'ordonnance, les yeux tournés à +droite et à gauche pour chercher un supérieur à saluer. Je m'ennuie +en pénétrant dans la cuisine, en me frottant aux cuisiniers raides de +graisse, vêtus de pantalons immondes, de bourgerons infects. Je m'ennuie +de ne jamais trouver dans ma gamelle que de la viande qui est de la +carne, du bouillon, qui est de l'eau chaude, et des légumes qu'on a +cueillis sur les tas d'ordures d'un marché au lieu de les récolter dans +les champs. Je m'ennuie encore en la posant, cette gamelle, pour ne pas +salir ma couverture, sur mon époussette, un magnifique carré de drap +jaune--qui empeste la sueur de cheval. + +Et je m'ennuie surtout le soir, lorsque, étendu dans mon lit où les +puces et les punaises ne me laissent pas fermer l'oeil, je pense à la +fatigante tristesse de la journée qui vient de finir. + +Je m'embête furieusement, mais je fais les plus grands efforts pour ne +pas le laisser voir. J'espère que ça finira par se passer. Je prends mon +courage à deux mains et tâche de faire preuve de bonne volonté. J'y mets +du mien, tant que je peux. + +Je n'en mets pas assez, cependant. Il y a différentes choses... la +théorie, notamment... Je la récite à peu près, pas trop mal--pas trop +bien non plus--mais toujours d'un ton gnan-gnan, indifférent, sans +conviction. Ça paraît me laisser froid, ne rien me dire. Je n'ai pas +l'air de me figurer que l'avenir de la France est là-dedans. + +--Aucune de ces phrases: «Au commandement, Haut pistolet!--La baguette +en avant--Les rênes passées sur l'encolure» ne font bondir votre coeur +dans votre poitrine, m'a dit l'autre jour le capitaine-instructeur. + +C'est juste; il est peu rebondissant, mon coeur. Si jamais on me +dissèque, je crois que les carabins auront bien du mal à jouer à la +raquette avec. + +Il y a encore une autre chose qui achève de me mettre mal dans +les papiers de mes chefs. J'astique d'une façon déplorable; et, +malheureusement, on est assez porté, dans l'armée, à juger de +l'intelligence d'un homme d'après le degré de luisant et de poli +qu'il est capable de donner à un bout de fer ou à un morceau de cuir. +«Faites-vous astiquer!» me répète le capitaine, qui maintenant me fourre +dedans, régulièrement, à chaque revue. Je n'ai pas le sou. Je ne peux +pas me faire astiquer. + +--Alors, vous n'arriverez à rien. + +Ça ne m'étonnerait pas. + +--Vous devriez demander à vous faire rayer du peloton des +élèves-brigadiers, me dit le mar'chef, un assez bon garçon. Vous feriez +votre service tranquillement et personne ne vous punirait. Réfléchissez +à ça. J'y réfléchirai. En attendant, je couche en permanence à la salle +de police. + +Un soir, on vient m'y chercher. Il paraît qu'il y a du nouveau. On +mobilise une batterie pour l'envoyer en Tunisie. On a dressé une liste +des hommes qui la composent et je suis inscrit un des premiers. + +--Quand part-on? + +--Dans deux jours. Vous emmenez vos chevaux--sans harnachement, sans +rien--et vous allez vous faire armer à Vincennes. + +A Vincennes? Pour aller en Tunisie? Pourquoi pas à Dunkerque? + +Quelle drôle d'idée! Enfin, tant mieux! Je reverrai peut-être Paris, en +passant. + + + + +III + + +J'ai revu Paris. + +Beaucoup trop, malheureusement. Au moment où nous étions prêts à nous +embarquer pour le pays des Kroumirs, un contre-ordre est arrivé. On nous +a démobilisés et l'on nous a versés dans les différentes batteries d'un +des régiments casernés dans la place. Je suis resté presque un an à +Vincennes. + +A Nantes, l'impression qu'avait produite sur moi le métier militaire +était une impression d'ennui mal caractérisé, de fatigue physique et +intellectuelle, de pesanteur cérébrale. J'avais d'abord été étonnamment +secoué comme on l'est toujours quand on pénètre dans un milieu inconnu, +et, étourdi, ébloui, je n'avais vu que la surface des choses, je +n'avais pu juger que leur ombre. Puis, sous l'influence de l'atmosphère +alourdissante dans laquelle je vivais, me livrais chaque jour au même +trantran monotone, je m'étais laissé aller peu à peu à l'observation +animale des règlements, à l'accoutumance irréfléchie des prescriptions, +à l'acceptation d'une vie toute machinale de bête de somme qui prend +tous les matins le même collier pour le même travail et dont l'existence +misérable est réglée d'avance, jour par jour et heure par heure, par la +méchanceté ou l'idiotie d'un maître impitoyable. Un mois de plus, et +ma personnalité sombrait dans le gouffre où s'en sont englouties tant +d'autres. Je ne pensais plus. J'étais presque une chose. J'étais sur le +point de faire un soldat. + +Un soldat--un bon soldat peut-être--mais rien de plus. Je n'avais pas +perdu assez tôt mon caractère particulier, ce qui fait que, dans la vie +civile, on est soi et non un autre, pour espérer arriver jamais à monter +en grade. Je n'avais pas assez vite pris ma part de ce caractère général +qui assimile si bien un troupier à un autre troupier, et qui ne les +différencie quelque peu que par le degré de respect que la discipline +leur inspire et par la somme de terreur qu'elle fait peser sur eux.--On +avait eu le temps de s'apercevoir que je n'avais pas la foi. Je ne +pouvais plus guère me sauver, même par les oeuvres. Un ambitieux a +tout à gagner, dans l'armée, à se laisser déprimer le cerveau, dès les +premiers jours, par le coup de pouce des règlements. D'ailleurs, à moins +de circonstances assez rares, d'événements qui rompent la monotonie +d'une existence abêtissante, vous permettent de remettre la main sur +votre personnalité, il faut toujours en venir là, tôt ou tard. Mais +alors, on ne vous tient pas plus compte de votre soumission, de votre +dressage--c'est le mot consacré--qu'on ne tient compte à un cheval +vicieux de s'être laissé dompter par la fatigue. + +Je ne l'avais pas adopté assez vite, cet état d'esprit que les +adjudicataires d'habillements militaires fournissent à trois cent mille +hommes, en même temps que leurs vêtements en mauvais drap et leurs +chaussures en cuir factice. Mais il n'est jamais trop tard pour bien +faire. Un mois de plus, je le répète, j'étais dressé, et je faisais un +soldat. + +Mon séjour à Vincennes a tout changé. + +Je ne suis pas un soldat. + +--Vous n'êtes pas un soldat! Vous êtes un malheureux! + +C'est le colonel, entouré de tous les officiers du régiment, qui vient +de me dire ça en passant une revue de chambres. + +J'avais cru jusqu'ici que les deux termes: soldat et malheureux, étaient +synonymes. Il paraît que non, car il a ajouté: + +--Les soldats, on les honore. Les malheureux comme vous, on les fait +passer par des chemins où il n'y a pas de pierres. + +Là-dessus, tous les officiers m'ont fait de gros yeux terribles. Je m'y +attendais: le colonel avait l'air furieux. S'il avait eu l'air gai, ces +messieurs auraient fait leur bouche en cul de poule. + +J'ai toujours désiré avoir un colonel qui eût l'habitude de priser. Je +suis convaincu que, chaque fois qu'il aurait sorti sa tabatière, les +officiers auraient éternué. + +En attendant, je dois passer incessamment par un chemin où il n'y a +pas de pierres. Quel est ce chemin? Je l'ignore, mais je sais très +bien qu'il ne me conduira pas à Rome, quoi qu'en dise le proverbe. Les +différents chemins que je suis depuis onze mois me mènent toujours au +même endroit: la prison. + +Je n'en sors plus, de la prison; ou, quand j'en sors, c'est pour +attraper bien vite une nouvelle punition qui m'y réintègre pour un laps +de temps déterminé, par le bon plaisir de qui de droit. Mon domicile +habituel se compose d'une salle oblongue, privée de jour et dont +l'atmosphère est continuellement viciée par des émanations qui +s'échappent d'une espèce d'armoire mal fermée. Cette armoire est +l'antre de Jules. Jules, l'inséparable compagnon des prisonniers, l'urne +lacrymatoire des affligés. On le blague bien, ce pauvre Jules, mais +comme, au bout du compte, il est indispensable, on ne lui en veut pas de +faire sentir trop autocratiquement sa présence; et c'est tout au plus +si on lui tire un peu brutalement les oreilles, le matin, pour le punir +d'avoir, pendant la nuit, abusé de la permission à lui accordée de +repousser du goulot. Mon lit se compose de quelques planches inclinées +et d'un couvre-pieds troué que le brigadier de garde me passe tous +les soirs, couvre-pieds sur lequel les puces livrent aux punaises des +batailles acharnées. + +On me fait sortir plusieurs fois par jour, ainsi que mes camarades, pour +nous permettre de nous livrer à des exercices variés et intelligents. +Nous commençons par la corvée des latrines; après quoi nous nettoyons +les abreuvoirs. Puis, nous passons au balayage. Le balayage est notre +occupation dominante; nous balayons partout, nous n'oublions rien; nous +nous montrons impitoyables; le moindre fétu de paille ne trouve pas +grâce devant nous; et si, par hasard, un crottin apparaît, nous nous +précipitons dessus comme des dévots sur un morceau de la vraie croix. +Aussi, il est certainement impossible de trouver une cour plus propre +que la cour de notre quartier. Une seule chose m'étonne: c'est que nous +ne l'ayons pas encore cirée. + +Une existence pareille est bien indigne, bien vile, bien abrutissante, +n'est-ce pas? Eh bien! je la préfère à la vie que mènent les bons +soldats,--ceux qu'on honore,--à la vie qu'on mène dans ces trois grands +corps de bâtiment à cinq étages, vie d'abrutissement malpropre, de +misère monotone. Non, maintenant, je ne pourrai plus faire «mes cinq +ans» comme les autres, courbant la tête sous les règlements, respectant +les consignes, m'habituant à l'épouvantable banalité des tableaux +de service. Je ne pourrai plus exécuter, sans les examiner--les +yeux fermés--les ordres absurdes de brigadiers ou de sous-officiers +stupidifiés par le métier imbécile. Je ne pourrai plus supporter +sans murmurer l'ironie lourde ou la grossièreté bête du langage des +officiers, triste langage qu'ils se transmettent les uns aux autres, au +mess ou au cercle, comme les cabotines de café-concert de bas étage +se repassent, dans la coulisse, leurs gants fanés et leurs bijoux en +strass. + +La sensation que me fait éprouver l'état militaire n'est plus une +sensation d'ennui, c'est une sensation de dégoût. Dégoût terrible, +continuel, et d'autant plus invincible que je me suis efforcé de le +vaincre. + +Oui, j'ai essayé d'en avoir raison tout d'abord, en revenant d'une +permission de quatre jours, que j'avais passée à Paris, peu de temps +après mon arrivée à Vincennes. J'avais quitté, chez un camarade, +mon pantalon basané et mon shako en cuir bouilli pour reprendre des +vêtements de civil. Et, tout d'un coup, je m'étais senti plus léger, +plus dispos, délivré d'une gêne énorme, les épaules dégagées du manteau +de plomb des règlements,--libre.--Je m'étais trouvé tout étonné de +pouvoir agir à ma guise, sans nulle contrainte, me demandant presque si +c'était bien vrai, me secouant et regardant en dessous, comme le chien +longtemps enchaîné à qui l'on vient de retirer son collier. Chose +étrange! en dépouillant mon uniforme, j'avais dépouillé les tristes +idées que j'avais acquises depuis mon entrée au service et j'avais +retrouvé la faculté de penser. Pour la première fois depuis plusieurs +mois, pendant ces quatre jours, j'ai pensé, j'ai réfléchi, j'ai +raisonné; je me suis aperçu que j'ai joué cinq ans de ma vie à pile ou +face et que le profil qui reste à découvert me fait une vilaine grimace. + +Ah! je l'avais bien prévu dès le premier jour, le jour où j'avais signé +de si mauvais coeur ma feuille d'engagement, je l'avais bien prévu, que +je ne ferais pas à l'armée, comme me le demandait mon oncle, l'honneur +de mon pays et la gloire de ma famille. Mais, au moins, j'avais espéré +que je pourrais y passer bêtement, mais tranquillement, les cinq +années que je ne pouvais passer ailleurs. Et maintenant, j'en suis à +me demander s'il n'aurait pas mieux valu faire le soldat imbécile, le +numéro matricule que j'aurais fait si j'étais resté à Nantes, que de +venir à Paris chercher l'aversion de _ma profession_, la haine de mon +esclavage. Car, maintenant, c'est fait. Les résolutions de soumission et +d'obéissance que j'ai abandonnées, je n'ai plus pu les reprendre. Je les +ai laissées où elles étaient tombées, comme ces loques par trop sordides +qu'un chiffonnier expulse avec dédain de son cachemire d'osier, qu'il +remue quelque temps du bout du crochet et qu'il se décide à lâcher. + +Depuis, je suis retourné bien des fois à Paris. Seulement, comme +je n'avais pas complété ma masse, en débet, et que mon capitaine me +refusait systématiquement toute espèce de permission, je m'abstenais de +lui réclamer ses petits carrés de papier et je partais «en bordée». Je +passais cinq ou six jours à Paris, seul ou presque seul, ne fréquentant +que quelques camarades qui n'avaient pas toujours le temps de s'occuper +de moi. Ma famille, je ne la voyais pas, naturellement. Quant au reste, +je n'avais jamais connu que deux ou trois gamines, belles de la beauté +du diable et bêtes comme des enseignes de modistes, qui s'étaient +envolées je ne savais où. Pendant des journées, j'allais par les rues, +flânant, me laissant guider par ma fantaisie, buvant avidement l'air +libre. Là seulement je me sentais vivre, et bien des fois, en pensant +aux années de servitude qui m'attendaient encore, l'envie m'est montée +au coeur de terminer une de ces bordées par le suicide. Je revenais +pourtant, ne voulant pas être puni comme déserteur, furieux contre moi +au moment de rentrer au quartier. Je me reprochais le triste courage +qui me portait à franchir la grille. J'aurais remercié avec effusion un +passant qui, d'une poussée brutale, m'aurait jeté à l'intérieur. + +Immédiatement, j'étais mis en prison; l'absence illégale, voilà le +principal motif de mes punitions. J'en ai encore quelques-unes pour +ivresse. Mon Dieu, oui! Je me suis piqué le nez quelquefois... + +On me punit aussi assez souvent pour réponses inconvenantes. Je suis +inconvenant, c'est vrai, mais ce n'est pas tout à fait de ma faute. +C'est une mauvais habitude qui m'est venue tout d'un coup, à la suite +d'avanies faites de gaîté de coeur, de vexations idiotes, d'affronts de +toutes sortes que longtemps j'avais avalés sans rien dire. Un beau jour, +j'ai découvert que ce parti pris d'injures m'avait gonflé le coeur, +aigri le caractère, comme ces gouttes d'eau qui, tombant une à une, +commencent par glisser sur la pierre et finissent par la creuser. + +Mon horreur, ou plutôt mon dégoût de l'état militaire est maintenant si +grand que je m'estime fort heureux de ne plus partager l'existence de +ces hommes, mes camarades, que je vois aller et venir par la chambre, +depuis que le colonel est sorti, marchant sur la pointe du pied, parlant +bas, n'osant pas se montrer aux fenêtres, le grand chef se promenant +encore dans la cour du quartier. + +Toute la semaine, ils ont vécu ainsi, courbaturés par la répétition +inutile des mêmes manoeuvres et des mêmes exercices, terrorisés par les +dogmes de la religion soldatesque, pliés en deux sous le respect et la +peur que leur inspire la doctrine de l'obéissance passive. Véritables +bêtes de somme pour la plupart, loupeurs pour le reste, mal nourris, mal +logés, blanchis le long des murs, dépouillés de toute espèce d'idée, les +mêmes expressions et les mêmes locutions revenant sans cesse dans +leur langage imbécile, ils n'ont plus que deux préoccupations, ils +n'éprouvent plus que deux besoins: manger et dormir. Et, aujourd'hui, +dimanche, comme ils ont la permission de sortir, ils vont aller traîner +leurs sabres dans les rues, bêtement, deux par deux ou trois par trois, +s'entretenant encore--exclusivement--pendant ces quelques heures +de pseudo-liberté, des détails du service, des commandements, des +consignes--esclaves si bien faits à leur servitude qu'ils ne savent +plus, au moment du repos, parler d'autre chose que des coups de fouet +qu'ils ont reçus ou de la solidité de leur manille.--Puis, ils s'en +iront dans les cabarets louches, dans les ruelles où l'on vend de +l'eau-de-vie qui râpe la gorge et du vin qui violace les comptoirs. Ils +s'attableront là, cinq ou six devant un litre, chantant à tue-tête: + + C'est à boire qu'il nous faut!... + +en attendant que la nuit tombe et qu'ils puissent aller s'engouffrer, +gueulant bien fort et se tenant par les bras, dans ces bouges où il +faut faire la queue, quelquefois, comme au théâtre, devant la porte des +putains. + +O bétail aveugle et sans pensée, chair à canon et viande à cravache, +troupeau fidèle et hébété de cette église: la caserne et de sa chapelle: +le lupanar! Ah, oui, je rejoindrai tout à l'heure, avec plaisir, la +«boîte» dont je suis sorti hier et où je dois rentrer bientôt. Le +rapport me portant ce matin huit jours de prison pour réponse insolente. +Plutôt la prison que le spectacle de cet avachissement stupide, de +l'écoeurante banalité de cette vie misérable! Plutôt la désertion--le +seul vrai remède peut-être--plutôt tout que de jouer un rôle, puisque +j'ai conscience de son indignité, dans cette comédie ignoble, dans cette +parade où Mangin s'impose aux spectateurs et arrive, à force de donner +des coups de pied dans le derrière de Vert-de-Gris à se faire prendre au +sérieux--même par sa victime. + +J'entends sonner onze heures. Onze heures! Et l'on n'est pas encore venu +me chercher pour me conduire à la «Malle!» Est-ce qu'ils ne penseraient +plus à moi, par hasard? Je m'étends sur mon lit, mon lit que je ne +fatigue pas beaucoup, d'ordinaire; ce qui d'ailleurs, n'empêche pas +le fourrier de m'imputer trimestriellement toutes les dégradations +possibles. J'essaye de piquer un roupillon. Je commence à m'endormir. + +--Froissard, au bureau! + +J'ouvre à demi l'oeil gauche. C'est le mar'chef qui m'appelle. + +Qu'est-ce qu'il y a donc? + +--Il y a qu'il faudrait d'abord vous lever quand on vous appelle et +prendre la position militaire pour parler à vos supérieurs. Hum!... +Réunissez tous vos effets et portez-les au magasin d'habillement. Vous +êtes désigné pour faire partie d'un détachement de cinquante hommes qui +va relever une partie de la 3e batterie _bis_, au Kef, en Tunisie. Vous +partez demain. + +Comment! on va en Afrique aussi simplement que cela, maintenant? +Autrefois, c'était plus compliqué: il fallait faire cinq ou six fois +le tour de la France pour se faire armer et équiper. Il est vrai que ça +n'en valait peut-être pas mieux pour ça. + +--Avez-vous fini vos réflexions? On vous dit que vous partez demain soir +et que dans trois jours vous prenez le bateau. + +Est-ce qu'il va sur l'eau, au moins, ce bateau-là? + + + + +IV + + +Le Kef, ville principale de la Tunisie. +Population:--Commerce:--Industrie:--Je laisse des blancs tout en donnant +aux Cortamberts, qui ne sont jamais embarrassés, la permission de +combler ces lacunes à leur fantaisie. + +De loin, la ville, bâtie en amphithéâtre sur le penchant d'une montagne, +vous fait l'effet d'une dégringolade de fromage blanc entre des +murailles en nougat; le tout dominé par une pièce montée sur laquelle il +aurait plu de la crème fouettée. On en mangerait. + +De près, ça change. Ce n'est plus qu'un amas de maisons misérables, +bâties avec des cailloux et de la boue, aux rares et étroites fenêtres +grillées, aux toits en coupole blanchis à la chaux. Çà et là, des +ruelles pavées de pierres pointues percent cette agglomération de +cahutes et s'en vont, avec des allures tortueuses de vrilles, aboutir +dans des places carrées où s'ouvre la porte d'une mosquée. C'est dans +ces places que, plusieurs fois par semaine, se tiennent les marchés. +C'est là qu'on amène les petits boeufs secs et trapus, les biques aux +longs poils noirs, les bourriques aux petites jambes nerveuses, au +garrot ensanglanté, à l'échine meurtrie, les moutons sales et maigres, +portant toute leur graisse dans une queue énorme qui se balance entre +leurs pattes de derrière comme une grosse sabretache. C'est là que +s'étalent, par terre, sous des lambeaux de toile, sur des tréteaux, l'or +blond des céréales, le brun glacé des dattes, le vert criard et frais +des pastèques aux chairs blanches et roses, le velours bleuâtre des +figues, le violet des aubergines, l'incarnat des grenades, le jaune des +citrouilles, le rouge froid des tomates et le rouge chaud des piments. +Et, à côté de ces tas de légumes dont les couleurs vives éclatent sous +le ciel clair, entre ces amoncellements de fruits qui sentent bon et sur +lesquels le soleil jette de l'or, de hautes perches s'élèvent où pendent +des lambeaux sanguinolents, quartiers de chairs que va découper sur un +billot, à grands coups de coutelas, un boucher nu jusqu'à la ceinture, +le torse éclaboussé de giclées sanglantes, les bras empâtés de rouge, la +barbe souillée de caillots, effrayant. + +Et les ruelles montent vers la vieille Kasbah démantelée et ouverte, +descendent vers les remparts croulants dont les courtines dentelées +laissent passer de loin en loin la gueule antique d'un canon de bronze +penché de travers ou couché sur les talus à côté de son affût pourri. +Elles s'élargissent ici, en face des portes bardées de fer de magasins +devant lesquels des dromadaires accroupis balancent, au bout de +leurs longs cous, leurs petites têtes aux yeux mi-clos. Là, elles se +rétrécissent et le marchand d'eau qui revient de la fontaine avec ses +ânons chargés d'outres frappe à grands coups de bâton, en poussant des +cris sauvages, son troupeau indocile qui se bouscule pour passer. Puis +elles s'enfoncent sous les longs arceaux d'une voie sombre où s'ouvrent +les boutiques de loudis qui vendent des étoffes, des armes ou des +poteries, l'échoppe des savetiers arabes, l'antre d'un marchand de +cacaouët ou de beignets à l'huile--une huile infecte dont l'âcre parfum +vous poursuit. Elles passent devant des cafés maures où des Arabes +accroupis sur des nattes, silencieux, vident à petits coups une tasse +minuscule en jouant aux cartes ou en égrenant leur chapelet, pendant que +le cafetier, impassible, entretient le feu de son fourneau en agitant +doucement un petit écran d'alfa. Elles longent des cimetières où des +taupinières étroites et pressées, couvertes de cailloux, indiquent les +tombes, d'étroites terrasses où les dévots, le soir, font la prière; +des porches larges et bas sous lesquels viennent s'asseoir parfois, +les jambes croisées, des mendiants chanteurs. Ignobles, pouilleux, +le capuchon d'un burnous en loques rabattu sur leur face simiesque, +frappant de leurs longs doigts décharnés la peau jaunie d'un tambourin, +ils commencent par laisser échapper des sons rauques de leurs gosiers +secs, et puis, peu à peu, s'animant eux-mêmes, sans s'occuper de leur +auditoire, qu'une foule les entoure ou qu'ils n'aient devant eux que des +chiens errants, se mettent à chanter un long poème, passant subitement +des tons les plus sourds aux modulations les plus douces, des notes les +plus attendrissantes aux cris les plus stridents, aux vociférations les +plus déchirantes. On dirait qu'un souffle égare leur esprit, les +exalte, qu'un grand frisson les parcourt tout entiers, qu'une fièvre +les embrase, qu'un enthousiasme curieux les transporte. Alors, ils se +transfigurent: ils deviennent très grands, ces frénétiques; très beaux, +ces exaltés rageurs; magnifiques, ces visionnaires; presque sublimes, +ces inspirés! Avatar de mendigos vermineux en Homères imperturbables. + +J'éprouve un grand plaisir, vraiment, depuis que j'ai quitté la France, +depuis que j'ai abandonné l'horrible existence de la caserne pour la vie +plus supportable des camps, à aller et venir à droite et à gauche. Je me +reprends peu à peu. Et, pendant mes heures de liberté, assez fréquentes, +je ne manque pas un des spectacles, toujours attrayants pour un nouveau +venu, que peut offrir une ville africaine. + +Je ne me promène pas, du reste, que dans les quartiers arabes, je vais +aussi dans le quartier européen. + +Il me plaît moins. + +Je serais bien embarrassé de dire pourquoi, par exemple. Il n'y manque +absolument rien, non pas de ce qu'on pourrait souhaiter, mais de ce +qu'on trouve le plus communément en France; des cartes et des billards, +des cafés et des caboulots. De grandes pancartes indiquent à chaque pas +les prix--très raisonnables--des différentes boissons que des dames de +nationalités variées, en jupons courts et en corsages échancrés, sont +toujours prêtes à vous servir. + +Les femmes, le jeu, l'alcool, voilà les trois produits de notre +civilisation avec lesquels nous faisons honte aux indigènes de leurs +moeurs grossières et sauvages. Ah! le progrès doit leur apparaître sous +les plus riantes couleurs, à ces braves Arabes; ils se le représentent +sous la forme des tonneaux de liqueurs que nous traînons derrière nos +convois et à la queue de nos colonnes; ils l'incarnent dans la personne +d'un gouverneur militaire, d'un régime soldatesque qui fait peser sur +eux son joug imbécile et lourd, et qui a pour complément indispensable +la tourbe des juifs et des mercantis. + +De jolis cocos, ceux-là! Les commerçants de nos colonies, les hardis +pionniers de la civilisation! L'écume de tous les peuples, bandits +de toutes les nations, usuriers et voleurs, les épaules tuméfiées par +l'application de ces vésicatoires qui sont des articles du Code, ayant +tous une canne à polir--et quelle canne! + +Pas très nombreux, mais bien brillant, l'élément européen. La plupart +de ces gens-là ne font pas de fort belles affaires. Leur fonds acheté +à crédit, ils se hâtent, avant l'échéance, d'en boire une partie et de +manger l'autre. Ils finissent généralement par la faillite, si c'est +faire faillite que de mettre un beau soir la clef sous la porte et de +cingler pendant la nuit vers de nouveaux rivages. + +Quelques-uns cependant--des gens mariés (!) le plus souvent--se +maintiennent à flot. Ce sont des ambitieux qui entretiennent des idées +folles, qui caressent des chimères. Ils espèrent qu'après avoir, pendant +un certain temps, servi des pompiers et des perroquets dans une salle +d'où madame s'échappe quelquefois pour aller visiter l'arrière-boutique +en compagnie d'habitués, ils pourront un jour se retirer dans quelque +bon fromage où ils mangeront à leur faim, sans nul souci, en travaillant +le moins possible. Leur rêve, c'est de lui coller un gros numéro, à ce +fromage-là. + +Pourquoi pas, après tout? S'il n'y a de sots métiers que ceux qui ne +rapportent rien, celui-ci est assurément l'un des plus intelligents +qu'on puisse exercer en Afrique. D'ailleurs, ils ont devant les yeux +l'exemple de certains de leurs confrères d'Algérie, d'anciens honnêtes +gens qui sont redevenus de très braves gens depuis qu'ils ont les poches +pleines, que les gendarmes saluent très bas, qui arrivent à se faire +nommer maires d'un village ou d'une bourgade et qui marient facilement +leurs filles--grosse dot, petite tache de famille--à des conseillers de +préfecture. + +On ne peut sérieusement, n'est-ce pas? désespérer du redressement moral +d'un peuple quand des apôtres comme ceux-là ont entrepris sa conversion. +Le fait est que, si les prédicateurs enseignent consciencieusement la +foi nouvelle, il se trouve des gentils qui, de leur côté, y mettent du +leur. Je ne parle pas, bien entendu, de ces vieilles bêtes affaissées +dans les ornières de la routine, encroûtées au possible, qui ne +comprennent pas quelle utilité il peut y avoir à tuer le ver tous les +matins et à faire précéder chaque repas d'un ou de plusieurs verres +d'extrait de vert-de-gris. Raisonner avec des animaux pareils, c'est +perdre son temps. Je parle d'une partie de la jeune génération qui +commence à se laisser dessiller les yeux, à rejeter des doctrines +surannées, à vouloir sérieusement rattraper le temps perdu. Ils n'y vont +pas de main morte, ceux-là! Ils chantent à plein gosier les louanges de +l'alcoolisme! Il y a de ces gaillards qui n'ont pas leurs pareils pour +couper la verte et qui distinguent à l'oeil--oui, à l'oeil--le vrai +Pernod de l'imitation. Au billard, ils vous en rendent dix de trente et +gagnent à tous les coups. + +Quant aux enfants--aux mouchachous--ils donnent les plus belles +espérances. Ils vous disent: «Et ta soeur!»--en français--et vous +taillent des basanes--en français.--On en trouve même qui commencent +par parler argot; qui ne savent pas dire: pain--mais qui disent: +du gringle;--qui ignorent la viande, mais qui connaissent la +bidoche;--voire même la barbaque. + +Oh! ils apprennent très facilement. Il paraît même qu'ils retiennent +bien. Que voulez-vous de plus? + +--Ce que je voudrais, ce serait que le gouvernement fût un peu moins +bête et un peu moins rosse. + +Je me retourne. Celui qui interrompt les réflexions que j'ai fini par me +faire à haute voix est un colon dont j'ai fait la connaissance, il y +a quelque temps. Ses concessions sont établies à une bonne journée de +marche du Kef, non loin de la ligne de chemin de fer qui doit finir par +relier l'Algérie à Tunis. + +--Oui, continue-t-il en me frappant sur l'épaule, voilà ce que je +demande. Qu'est-ce que vous pensez, vous, de gens qui veulent à toute +force avoir des colonies et qui, une fois qu'ils les ont, font tout ce +qu'ils peuvent pour les empêcher de leur être utiles à quelque chose? + +Je fais un geste vague. + +--Je vous ai, je crois, déjà raconté mon histoire? + +--Oui, elle est édifiante. + +--Vous savez que, lorsque je suis arrivé en Tunisie, lorsque j'ai +commencé à exploiter une concession qu'on m'a fait payer à beaux +deniers comptant, je croyais pouvoir espérer l'appui, au moins moral, de +l'administration... + +--Vous auriez aussi bien fait de compter sur les bénédictions de ce +marabout qui chante son cantique là-haut. + +--J'ai essayé de passer plusieurs marchés pour la fourniture des grains +et des fourrages militaires... + +--Ils étaient trop secs, vos fourrages. + +--Voyant qu'il n'y avait rien à faire de ce côté, j'ai essayé de tirer +parti de mes produits en les envoyant sur les souks. J'ai donc entrepris +de tracer une route directe et commode entre mes terrains et la gare +la plus proche, à travers des terres en jachère. Aussitôt les papiers +timbrés ont plu chez moi. + +--Ah bah! + +--J'ai appris ainsi que ces vastes terrains incultes qui s'étendent +à perte de vue appartiennent, sauf quelques parcelles concédées à des +malheureux comme moi, à une Société anonyme dont le siège est à Paris. +Cette Société, qui prétend avoir acheté ces terres, et qui les a +peut-être achetées à un prix dérisoire qu'elle n'a probablement +pas payé, ne veut en céder la moindre partie que contre des sommes +exorbitantes. De sorte que si, plus tard, le gouvernement français--ou +celui du bey, comme vous voudrez--prend la bonne résolution d'accorder +des concessions gratuites à de nouveaux colons, il se verra obligé +de racheter un franc le mètre au moins ce qu'il a donné pour rien. +Voyez-vous d'ici ce que gagnera la Compagnie? + +--Vingt sous du franc, exactement. + +--Tous les débouchés m'étant fermés, ou à peu près, j'ai végété quelque +temps, tirant le diable par la queue à la lui arracher. L'autre jour, +j'ai tenté une dernière chance. J'ai écrit au ministère pour lui +demander le prêt d'une somme peu considérable, garantie d'ailleurs, +et que je me faisais fort de rembourser en peu de temps. J'aurais pu +marcher, avec ça... Au bout d'un mois, on m'a renvoyé ma demande en +me disant qu'il fallait, avant tout, la faire passer par la voie +hiérarchique. Aujourd'hui, je suis venu ici chercher la réponse qui +vient d'arriver... + +--Toujours par voie hiérarchique? + +--De plus en plus. + +--Et... est-elle satisfaisante, la réponse? + +--Est-ce que vous vous foutez de moi? Satisfaisante! Tenez, lisez-moi +ça: «Le ministre porte à la connaissance de l'intéressé que le +gouvernement, quel que soit son désir de venir en aide aux colons, se +voit dans l'obligation de ne leur accorder aucun secours, pécuniaire ou +autre. Etc., etc.» Hein! qu'est-ce que vous en dites? + +--Dame! s'ils n'ont pas le sou... + +--Quand on n'a pas le sou, on reste chez soi! quand on n'a pas le sou, +on ne cherche pas à conquérir des colonies pour en faire les cimetières +des imbéciles assez bêtes pour s'y établir!... Ah! je sais bien ce que +vous allez me dire: «Il ne fallait pas y venir; tu l'as voulu, c'est +bien fait»--Je sais bien, je n'aurais pas dû avoir confiance; mais, +qu'est-ce que vous voulez? A l'époque de mon départ je n'aurais jamais +pu me figurer que c'était tout simplement pour permettre à une séquelle +de bandits de spéculer sur des morceaux de papier achetés au poids--aux +palefreniers du Bardo, qu'on avait versé le sang et dépensé les millions +de la France. Ce que c'est que d'être naïf!... Mes terres sont bonnes +pourtant; on pourrait faire deux récoltes par an... Quand je pense à +tous ces beaux terrains que l'imbécillité de nos gouvernants laisse en +friche, je me demande réellement comment il peut se trouver des gens +assez simples pour ne pas éclater de rire en entendant prononcer ces +deux mots: Colonies françaises. Moi, maintenant, je ne sais pas si je ne +ferais pas mieux de m'acheter une corde pour me pendre que de continuer +l'existence que je mène. A qui m'adresser, pour me faire avancer les +sommes dont j'ai besoin et avec lesquelles je serais certain d'arriver, +en peu de temps, à un beau résultat? A qui? A des établissements de +crédit? Allez-y voir! D'ailleurs, vous savez aussi bien que moi que +toutes ces boîtes-là prêtent au capital, mais non au travail... Alors, +quoi? Finir de manger mes quatre sous et piquer une tête dans la +Medjerdah? Ce serait peut-être le plus simple... Tenez, tout ça, +voulez-vous que je vous dise? c'est de la fouterie... + +Il m'a pris par les bras. + +--Venez donc boire quelque chose... A quoi ça sert-il, après tout, de se +faire de la bile? Quand je m'en fourrerais les quatre doigts et le pouce +dans l'oeil... Nous allons dîner ensemble, n'est-ce pas? + +--Je ne demanderais pas mieux, mais il est déjà tard, et comme je dois +être rentré au camp pour l'appel... + +--Bah! l'appel! je parie qu'ils ne le font pas une fois tous les quinze +jours. Venez donc; si vous rentrez une demi-heure ou une heure en +retard, personne ne s'en apercevra... + +On s'en est aperçu. Le capitaine commandant la batterie vient de +m'infliger huit jours de prison. + +Ce n'est pourtant pas un mauvais diable, ce capitaine, gros bonhomme +toujours essoufflé, tapotant sans cesse avec son mouchoir son front qui +ruisselle constamment de sueur. + +Du reste, il a eu soin de me faire prévenir par le fourrier qui m'a +annoncé ma punition: «Dites-lui bien que ce n'est pas moi qui le punis, +c'est le règlement. Le général m'a recommandé d'être très sévère et, ma +foi, vous comprenez... c'est leur faute aussi, s'ils se font punir, ces +gredins-là; ils ne veulent rien entendre.» + +Si nous n'entendons rien, en effet, c'est bien que nous ne voulons rien +entendre. Nous devons nous fourrer du coton dans les oreilles au +moins une fois par semaine... Tous les samedis, régulièrement, le gros +capiston vient assister à la lecture du rapport qu'il écoute tout en +nouant la cravate de l'un et en boutonnant la veste de l'autre; après +quoi il nous fait un petit discours portant sur la nécessité de +nous bien conduire et d'éviter les punitions, le tout entremêlé de +recommandations morales et de prescriptions hygiéniques. L'exorde et le +fond de la harangue varient un peu, suivant les circonstances, mais la +péroraison est toujours la même: «Je ne saurais trop vous recommander +d'être très propres. Ainsi, quand vous allez aux cabinets, n'oubliez +jamais... (Il fait un geste) vous comprenez? C'est très nécessaire dans +ces pays-ci. Moi, je porte toujours dans ma poche une petite éponge +destinée à cet usage-là. Tenez, la voilà. (Il sort de sa poche une chose +ronde enveloppée d'un fragment de journal). Oui, je la mets dans du +papier, à cause de l'humidité. Ah! et puis, quand vous allez voir les +femmes... oui, je comprends ça... les femmes... on n'est pas de bois... +eh! bien... beaucoup de précautions. Vous m'entendez? L'eau ne coûte +pas cher, n'est-ce pas? Sans ça, quand vous serez rentrés en France, que +vous serez mariés, vous aurez des enfants... des petits enfants... ça +sera comme des petits lapins.» + +On m'a relégué, avec deux ou trois autres mauvais sujets, dans le +marabout des hommes punis--une grande tente conique dressée devant le +gourbi qui sert de corps de garde, à côté de la guérite en feuillage +dans laquelle s'assied sans façon le factionnaire vêtu de toile blanche, +son képi d'artilleur recouvert d'un couvre-nuque, son mousqueton posé +dans un coin. Je regarde, à travers la portière relevée, derrière la +corde à laquelle sont attachés nos chevaux et nos mulets, maigres et +galeux, la route poudreuse et grisâtre, au sol rayé par les roues des +arabas et moucheté par les pieds des bêtes de somme, qui se déroule +comme un long ruban pour disparaître, tout là-bas, après l'âpre montée +d'une côte rude, derrière le col de Gardimaou. Elle est bordée de +l'autre côté, cette route, par des figuiers de Barbarie, aux larges +feuilles épineuses d'un vert bleuâtre, dont les troncs rugueux +s'enfoncent dans un amoncellement de feuilles mortes qui, tombées, ont +l'air de grands écrans fauves. Derrière, tout en bas, on aperçoit la +plaine, immense comme une mer, qui conduit en Algérie, et dont les +aspérités et les déclivités disparaissent dans l'uniformité confuse des +sables blonds. Le soir commence à descendre; de longues ombres cendrées +s'étendent rapidement et chassent les derniers rayons du soleil qui +s'éparpillent en millions d'étincelles et s'enfuient à gauche, du côté +de la trouée de Souk-Harras, qu'elles incendient, en tourbillons de +poussière d'or, tandis qu'à droite, s'assombrissant de plus en plus, +toute une suite d'éminences aux formes étranges, de montagnes aux +bizarres découpures, la dégringolade des derniers contre-forts de +l'Atlas, s'estompe en bleu sur les horizons sanglants du soir. + +--Le capitaine! + +J'entends un bruit de grosses bottes, un cliquetis d'éperons. C'est lui. +Il entre. + +--Froissard, vous êtes là?... Ah! oui... Eh bien! j'ai une triste +nouvelle à vous apprendre. Le général, sachant que vous avez déjà +encouru beaucoup de punitions, m'a fait demander votre livret. Je crois +qu'il a l'intention de vous faire passer devant un Conseil de corps. +Voilà, voilà... je vous l'avais bien dit... Si vous aviez voulu +m'écouter... mais non... on veut en faire à sa tête... + +Et patati et patata. + +Son petit laïus ne m'avance pas à grand'chose, évidemment; mais c'est +égal, ça me fait presque plaisir de l'entendre me bougonner, ce gros +poussah qui, malgré tout, porte de l'intérêt à ses hommes et ne les +regarde pas tout à fait comme des animaux. Il n'a pas l'air de se +figurer qu'il est pétri d'une autre pâte qu'eux; il a certainement +le coeur moins racorni que tous ceux que j'ai rencontrés jusqu'ici, +automates graissés de morgue tudesque et remontés tous les matins par +la clef de l'orgueil idiot. C'est encore un homme, au bout du compte, ce +vieux maboul que j'entends ronchonner en s'en allant: + +--Rien écouter... faire la noce... rentré en France... p'tits enfants... +p'tits lapins..... + + + + +V + + +Je viens d'être conduit à la Kasbah entre quatre hommes, baïonnette au +canon, commandés par un brigadier, sabre au poing. J'attends dans la +cour, un rectangle chauffé à blanc par le soleil qui tombe à pic, qu'on +veuille bien m'introduire dans la salle où s'est réuni le Conseil de +corps. + +De quoi est-il composé, ce Conseil? Un planton, qui promène les chevaux, +me renseigne à ce sujet. + +--Il y a le lieutenant et le sous-lieutenant de ta batterie, un +lieutenant et un capitaine d'infanterie et un commandant des chasseurs +d'Afrique. Ton capitaine a fait dire qu'il était malade. + +Il n'est pas régulièrement formé, mon Conseil de corps. Pourtant, étant +donné le petit nombre d'officiers de mon régiment présents au Kef, je +ne peux pas réclamer. Les règlements exigent bien, il est vrai, que +ce tribunal ne renferme que des officiers du corps auquel appartient +l'inculpé--puisque inculpé il y a.--Ces règlements ont évidemment leur +raison d'être. Il est clair que, si l'homme qui a donné des preuves de +son insubordination, qui a démontré qu'il était sous l'influence de ce +que ces messieurs appellent un mauvais esprit, comparait devant ceux +mêmes qui lui ont infligé les punitions qui l'amènent devant eux, il y a +au moins quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent pour que ces accusateurs +transformés subitement en juges reconnaissent qu'il y a lieu d'expédier +le délinquant aux compagnies de discipline. Ça simplifie énormément les +choses. Ça évite une perte de temps toujours désagréable. Pas de défense +possible de la part de l'inculpé; une accusation basée simplement +sur les punitions plus ou moins nombreuses, et plus ou moins méritées +portées par les juges eux-mêmes qui ne tiennent pas, naturellement, à se +donner des démentis. La sentence n'a plus besoin que d'être ratifiée par +le général commandant le corps d'armée, ce qui n'est qu'une question +de jours. La justice reçoit un croc-en-jambe, ce qui est déjà une bonne +chose, mais elle le reçoit en très peu de temps, ce qui est une chose +excellente. + +Moi, j'ai une chance énorme. Je vais passer devant un conseil composé en +majorité d'officiers qui ne me connaissent pas et qui, par conséquent, +ne doivent pas tenir outre mesure à faire preuve à mon égard de la plus +grande sévérité. Il y a bien le sous-lieutenant et le lieutenant de +ma batterie, deux pince-sans-rire, mauvaise piquette de la Pi-po, +fanatiques de la discipline à la prussienne; mais comme ils ne joueront +en somme qu'un rôle assez effacé... + +--Faites entrer! + +J'entre. La porte se referme. + +--Asseyez-vous, me dit le commandant. + +Je m'assieds sur un banc en face de ces messieurs, alignés en rang +d'oignons, derrière une table recouverte du tapis vert traditionnel. Le +commandant me regarde--d'un air assez bienveillant. Ma tête a l'air de +lui revenir, décidément; et c'est en hochant douloureusement le front +qu'il continue: + +--Canonnier Froissard, vous avez eu, depuis votre entrée au service, +une conduite déplorable. Vous avez encouru un grand nombre de punitions. +Nous sommes réunis, vous le savez, pour décider de votre envoi aux +Compagnies de discipline. Qu'avez-vous à dire pour votre défense? + +--Deux choses: 1° Que ma conduite n'a pas été mauvaise depuis mon entrée +au service; elle n'a commencé à l'être que du jour où les taquineries et +les vexations de toute nature m'ayant poussé à bout, je suis devenu +une de ces têtes de Turc sur lesquelles frappe à tour de bras l'aveugle +cohue des galonnés; que, d'ailleurs, dans l'armée, quand un homme a +commencé à mettre le pied dans le bourbier des punitions, on n'essaye +pas de le retirer, on l'enfonce. 2° Que, si j'ai commis des fautes--et, +je le fais remarquer en passant, toutes fautes contre la discipline--je +les ai expiées et que je ne crois pas qu'on puisse, raisonnablement, +châtier deux fois, pour le même délit, un individu, si malintentionné +qu'il soit. Que, par conséquent, j'ai beaucoup de peine à comprendre +pourquoi l'on veut, aujourd'hui, m'infliger une peine énorme précisément +parce que j'en ai déjà subi un nombre considérable. + +J'examine l'attitude de mes juges. Les deux officiers de ma batterie +sont devenus tout verts, le petit pète-sec de sous-lieutenant +principalement, qui pince ses lèvres blanches, qu'il vient de mordre. Le +capitaine et le lieutenant d'infanterie n'ont pas bronché; ils ont l'air +de s'amuser comme deux croûtes de pain derrière une malle. Quant au +commandant, il a ouvert de grands yeux; il semble très étonné, ne +s'étant jamais imaginé, probablement, qu'on pût envisager la question à +un point de vue pareil. Il ne paraît pas furieux, tout au contraire; +on dirait même qu'il n'est pas fâché, mais pas fâché du tout, en +vieux soldat d'Afrique qu'il est, de voir mettre à jour l'ineptie +des règlements dont l'étroitesse et la dureté lui ont toujours semblé +quelque peu ridicules. Seulement, il ne sait plus quoi dire et ce n'est +qu'au bout de deux ou trois minutes qu'il se rappelle subitement qu'il a +encore à accomplir une petite formalité. + +--Je vais vous lire vos punitions. + +Et il commence. + +Il commence, mais il n'a pas fini. Ah! non. Les deux pages du livret +sont pleines et l'on a été obligé d'ajouter plusieurs _rallonges_. Et +des motifs d'une longueur! Quand il n'y en a plus, il y en a encore. +C'est comme la galette du père Coupe-Toujours, au Gymnase. + +Le commandant n'en peut plus. Il est tout rouge. Il a beau écourter en +diable des motifs par trop chargés et sauter à pieds joints par dessus +des punitions tout entières, il manque de salive, il est à bout de +forces. Il va attraper une extinction de voix. Il pousse un long soupir +et s'arrête. + +--Tenez, lieutenant, je vous en prie, lisez donc la suite. C'est si mal +écrit, tout ça... Ouf!... + +Il passe le livret au petit sous-lieutenant qui esquisse un sourire +méchant. Il ne passe rien, celui-là; il appuie sur les mots, comme +s'il voulait les forcer à entrer bon gré mal gré dans l'oreille de ses +auditeurs; il lit les motifs d'une voix indignée de procureur général +qui énumère les méfaits de l'accusé, et traîne sur le texte des réponses +inconvenantes, qu'il épelle presque, d'un ton strident et venimeux. Il +dénombre les récidives. «C'est la dixième fois, messieurs.--Remarquez +bien, messieurs, que c'est la onzième fois.» Je crois qu'il va demander +ma tête. + +Il ne demande pas ma tête, mais il demande, aussitôt qu'il a refermé +le livret, s'il ne pourrait pas présenter quelques observations +personnelles. Il m'a étudié, il me connaît à fond; il ne serait +peut-être pas inutile... + +--Complètement inutile, fait le commandant qui a repris haleine, mais +qui reste profondément vexé d'avoir été obligé de s'interrompre au plus +beau moment et de céder son rôle à un sous-lieutenant; le conseil est +fixé. + +Et, se tournant vers moi: + +--Vous avez entendu la lecture de vos punitions. Les trouvez-vous +méritées? + +--Je n'ai à les trouver ni méritées ni imméritées. On me les a infligées +à la suite de fautes que j'ai commises; je crois donc avoir expié ces +fautes. Je n'ai qu'à répéter ce que j'ai déjà dit tout à l'heure... + +--Tout à l'heure, vous disiez des choses qui n'ont pas le sens commun. +Ne les répétez pas! s'écrie le commandant en frappant la table avec mon +livret, ce livret dont les quatre ou cinq pages de rallonges lui restent +sur le coeur. Quand on a un pareil nombre de punitions, on ne mérite +aucune pitié. D'ailleurs, on vous ferait grâce, que vous recommenceriez +demain. Demandez plutôt à vos officiers. + +--C'est certain, siffle le petit sous-lieutenant. Il n'y pas à en +douter. + +--Qu'en savez-vous, mon lieutenant? + +Second sifflement: + +--J'en suis sûr. Pas un mot de plus. + +Le commandant est pressé d'en finir. Il vient de jeter un coup d'oeil +sur le capitaine et le lieutenant d'infanterie qui se sont assoupis, +la tête dans la main, et qui menacent de s'endormir tout à fait. Il +m'expédie avec une dernière phrase. + +--Le conseil sait à quoi s'en tenir sur votre compte. Je vous le répète, +un soldat qui s'est fait punir aussi souvent que vous mérite d'être puni +sérieusement. Du reste, on vous l'a dit, nous vous ferions grâce que +vous recommenceriez demain. Et puis, vous donnez le mauvais exemple... + +Ah! voilà, je m'y attendais! Le mauvais exemple! Et je m'écrie, +d'une voix qui réveille les deux dormeurs et qui fait sauter le +sous-lieutenant sur sa chaise: + +--Alors, c'est pour cela que vous m'envoyez au bagne,--car c'est le +bagne, ces compagnies de discipline?--C'est pour cela que vous me prenez +trois ans de ma vie,--car j'ai encore trois ans à faire, vous le savez! +Pour cela! parce que j'ai déjà souffert beaucoup de la méchanceté +acharnée de mes supérieurs, parce que vous savez qu'ils ne me lâcheront +pas, parce que vous savez que je serai puni demain, comme je l'ai été +hier, comme je le suis aujourd'hui, parce que vous pensez que je donne +le mauvais exemple! De quoi m'accusez-vous, dites donc? D'avoir été +votre victime! Pourquoi me jugez-vous? pour des tendances! Sur quoi me +condamnez-vous? sur des présomptions! + +--Sortez! sortez! + +On m'a poussé dehors et l'on a refermé la porte... + +--Qu'est-ce qu'ils t'ont dit? me demandent les hommes de garde qui me +reconduisent au camp entre leurs baïonnettes. + +J'allais répondre: «Des infamies!» Mais j'ai réfléchi. + +--Ils m'ont dit des bêtises... + +J'ai attendu pendant près d'un mois la décision du général. Je savais +très bien que je pouvais compter sur un ordre d'envoi bien et dûment +signé et paraphé, mais je trouvais le temps long. J'aurais préféré être +fixé tout de suite. J'aurais voulu pouvoir avancer le cours du temps +pour bannir toute incertitude, et j'aurais voulu en même temps +le retarder, car on m'avait donné sur les compagnies de +discipline,--Biribi,--des renseignements qui, franchement, me faisaient +peur. + +Un matin, le maréchal des logis chef est venu me lire le rapport: «Par +décision de M. le général commandant, la division Nord de la Tunisie, le +nommé Froissard (Jean), canonnier de 2e classe à la 13e batterie _bis_ +détachée au Kef, passera à la 5e Compagnie de Fusiliers de Discipline.» + +--Je dois vous prévenir, a-t-il ajouté, que le convoi qui va à +Zous-el-Souk, où se trouve le dépôt de la compagnie, part après-demain. +On vous désarmera demain. + +Le lendemain soir, en effet, on m'appelle au bureau. + +Je rends mes armes, mes effets de grand équipement et je ne conserve que +mon linge et mes chaussures. + +--Vous passerez la nuit au corps de garde, me dit le capitaine, qui +entre comme j'allais sortir. Comme ça, vous aurez une couverture. Ah! +sacré farceur! Quelle rage aviez-vous donc de vous faire fourrer dedans +tout le temps?... Enfin, vous avouerez que, moi, je n'y ai pas mis de +méchanceté. Je n'ai même pas voulu aller dire ce que j'aurais été forcé +de raconter; je ne pouvais pas jurer que vous êtes un ange, n'est-ce +pas?... Et puis, cette idée d'aller engueuler ces messieurs, là-haut, +à la Kasbah! Sacrédié! Il faut avoir diablement envie de casser des +cailloux à un sou le mètre, avec un maillet en bois!... Donnez-moi une +poignée de main tout de même, allez! mauvaise tête... + +Je me suis retiré dans le gourbi du corps de garde où, jusqu'à dix +heures, les camarades sont venus par groupes ou isolément, me faire +leurs adieux et me remonter le moral. Ils ont une façon à eux, par +exemple, de vous remonter le moral; ils vous remontent ça à tour de +bras, et allez donc! Ils n'ont pas peur de casser le ressort. + +--Il faut bien te figurer une chose, c'est qu'aussitôt arrivé là-bas, +tu vas voir tout le monde te tomber sur le dos. On va te commander des +choses impossibles, te faire faire des corvées abominables; tiens, j'ai +entendu dire qu'ils distribuaient aux nouveaux arrivés des manches à +balais,--tu entends, des manches à balais,--et qu'ils les forçaient à +balayer le camp avec ça. Aussitôt que l'un d'eux se permettait de dire +au chaouch: «Mais je ne peux pas balayer avec un morceau de bois,» le +chaouch le mettait en prison. + +--Oui, ajoute un autre, rien de plus vrai. Ou bien, on les oblige à +compter les cailloux du camp ou à arroser des poteaux jusqu'à ce qu'il +y pousse des feuilles. A la moindre réflexion, au bloc. Tout ça, c'est +pour s'assurer du caractère des individus qu'on leur envoie. Si vous +avez le malheur de renauder le premier jour, vous êtes classés parmi les +mauvaises têtes, et il y a bien des chances pour que vous finissiez mal. +Le mieux, c'est de supporter tout sans rien dire; de faire l'imbécile, +en un mot. Il ne faut pas jouer au malin, là-dedans. Tu sais, on y +laisse sa peau facilement. + +--Pour sûr! s'écrie un troisième. J'ai vu le cimetière des +Disciplinaires en passant, en allant à Aïn-Meleg. Il y a plus de petites +croix qu'il n'y a de brins d'herbe. + +--Allons, allons! reprend un brigadier qui trouve qu'on pousse les +choses un peu trop au noir, il ne faut pas non plus charger le tableau +de gaîté de coeur. On n'est pas bien à Biribi, c'est clair, mais on +n'y claque pas toujours. Et puis, en se conduisant bien, on peut en +sortir... + +--Ah! bah! avant la fin de son congé? + +--Certainement. Au bout d'un an, de six mois même. Ça dépend. + +--Enfin, ce n'est qu'un mauvais quart d'heure à passer; du moment que ça +compte sur le congé, c'est le principal, me dit en me serrant la main +un de mes compagnons de prison qui vient de s'échapper du marabout des +hommes punis. Moi aussi, j'ai pas mal de punitions, et il n'y aurait +rien d'impossible... ma foi, oui, je pourrais bien aller te rejoindre +d'ici quelque temps. + +--C'est ça, viens me retrouver. Je te réserverai une pioche et je te +ferai matriculer une brouette... + +Tout le monde est parti. J'essaye de dormir, mais je ne peux y arriver. + +En me retournant, j'aperçois quelque chose dans un coin. Qu'est-ce que +c'est? + +C'est un recueil de ces feuilletons que publie le _Petit Journal_ et que +découpent quotidiennement de religieux ciseaux de concierges. Comment +sont-ils venus ici, ces deux cents morceaux de papier reliés d'un +morceau de carton gris et collés avec de la sauce blanche? Mystère. +Le feuilleton est idiot, c'est évident, mais je me mets à le lire avec +conviction, à la lueur vacillante d'un lampion. Je tourne les pages, +sans comprendre grand'chose, ne cherchant même pas à comprendre, +tellement l'histoire m'intéresse, mais m'évertuant à dénicher le sommeil +que le feuilletoniste a certainement dissimulé adroitement,--comme on +cache la baguette à cache-tampon,--entre les lignes vides de sens et +les phrases creuses. J'ai beau faire, je ne puis le trouver, le sommeil. +J'en suis furieux. Est-ce que je manque d'adresse, ou est-ce qu'il y a +réellement tromperie sur la qualité de la marchandise?... + +Que faire pour tuer le temps, pour chasser les pensées tristes, les +idées noires qui m'assiègent, qui tourbillonnent autour de moi comme ces +insectes de nuit qui vous harcèlent et qu'on ne peut écraser? Les hommes +de garde couchés à côté de moi ronflent à poings fermés. Je sors pour +essayer de causer avec le factionnaire; c'est justement un croquant, +un Limousin pâteux qui n'est pas fichu d'expectorer deux mots en trois +heures. De rage, je rentre et je reprends mon feuilleton. Cette fois-ci, +quand le diable y serait, il me donnera le sommeil moral, puisqu'il n'a +pas voulu m'accorder le sommeil physique; et je me mets à le dévorer au +grand galop, lisant à demi-voix pour m'étourdir, bredouillant comme +un prêtre qui rabâche son bréviaire, me fourrant les doigts dans les +oreilles comme un gosse qui s'aperçoit, à la dernière minute, qu'il ne +sait pas un mot de sa leçon. + +C'est peut-être la dernière chose que je lis, pour longtemps, après +tout, ce roman sans queue ni tête, cette élucubration inepte. Pendant +trois ans, probablement, il me faudra vivre d'une véritable vie de +brute, sans autre distraction intellectuelle que la lecture du Code +pénal collé, comme une menace, à la fin de mon livret. + +Le jour commence à paraître. J'entends les conducteurs qui appellent les +chevaux et qui traînent les harnachements. L'artillerie ne fournira que +trois prolonges pour le convoi. Elles sont attelées; elles sont prêtes à +partir. Un maréchal des logis vient me chercher. La nuit m'a semblé bien +longue, mais je ne puis d'empêcher de dire: + +--Déjà! + +Oui, déjà. Il faut grimper à la Kasbah pour prendre les chargements +et se joindre aux arabas de l'Administration et aux mulets de bât des +tringlots. + +--Croyez-vous qu'on va me laisser libre jusqu'à Zous-el-Souk? + +--Je ne sais pas, mais je crains bien que non, me répond le +sous-officier en montant la rampe qui mène à la vieille forteresse. On +m'a donné l'ordre de vous conduire à la gendarmerie. + +A la gendarmerie? Pourquoi faire? + +Pourquoi faire? Je vais le savoir, car on vient de m'introduire dans une +salle dont la porte s'ouvre sur l'une des nombreuses cours intérieures +de la Kasbah. + +Des lits sont rangés contre le mur, à la tête desquels sont accrochés +des pantalons bleus à bandes noires, des képis bleus à tresse et à +grenade blanches, et ces espèces de gibecières en cuir fauve qu'on est +habitué à voir rebondir gracieusement sur les flancs élastiques des +hirondelles de potence. + +--Ah! ah! voilà l'homme! s'écrie le brigadier qui, devant une petite +table, donne des instructions à un de ses satellites debout à côté de +lui. Asseyez-vous là une minute; nous allons nous occuper de vous. + +J'attends un bon quart d'heure. Le brigadier a fini de faire des +recommandations à son subordonné; il a griffonné pendant cinq minutes +et s'est mis ensuite à fouiller dans un tas de ferrailles, derrière la +porte. Il ne semble pas s'occuper énormément de moi; pourtant, il ne +m'oublie pas tout à fait, car il me demande en souriant finement--tout +est relatif bien entendu et nous sommes dans la boîte de Pandore: + +--Avez-vous l'habitude de dire votre chapelet quelquefois? + +--Mon chapelet?... + +Le brigadier éclate de rire; les gendarmes encore couchés se tordent +dans leurs couvertures et celui qui est déjà levé se tient littéralement +les côtes. + +Je ne comprends pas très bien, mais ce doit être drôle. Je ne veux +pas avoir l'air de faire bande à part de ne pas trouver de sel à une +plaisanterie qui peut être bonne, en définitive; et je me mets à rire +comme les autres. + +--Ah! vous riez? Eh bien! approchez ici; donnez-moi vos mains. + +--Mes mains!... Les menottes!... Est-ce que vous me prenez pour un +filou, par hasard? + +--Donnez-moi vos mains, que je vous dis! et dépêchez-vous. + +--Jamais de la vie! + +Je saute en arrière, je m'accule dans un coin; je n'en sortirai que +quand on m'en arrachera. Est-ce que je suis un voleur, pour qu'on +m'attache les poignets? Est-ce que je suis un malfaiteur, pour qu'on +m'enchaîne? Est-ce que j'ai commis aucun des crimes ou des délits +justiciables d'un tribunal, même des tribunaux militaires? + +Ils n'y regardent pourtant pas à deux fois, ceux-là! Est-ce qu'on peut +me reprocher aucun acte contraire à l'honnêteté, aucun acte tombant +sous le coup des répressions de la loi? Moi, présenter les mains aux +menottes, tranquillement, de bonne volonté, comme l'escarpe pris en +flagrant délit ou le pégriot poissé sur le tas! Plutôt me faire briser +les membres!... + +--Alors, on vous les brisera. + +Ils se sont précipités sur moi, trois ou quatre, m'ont ramené les bras +en avant et m'ont serré les poignets dans la chaîne infâme. + +Encore un cran! n'ayez pas peur de tirer dessus. Ça lui apprendra à +rouspéter. + +Ça ne m'apprendra rien du tout. Ce que ça pourrait m'apprendre, je le +sais depuis longtemps: c'est que le jour où j'ai jeté bas mes effets de +civil pour endosser l'habit militaire, j'ai dépouillé en même temps +ma qualité de citoyen et que, étant soldat, je suis un peu plus qu'une +chose, puisque j'ai des devoirs, mais beaucoup moins qu'un homme, +puisque je n'ai plus de droits. + +Le gendarme qui doit m'escorter m'a conduit à l'entrée de la cour, +devant la route qui traverse la Kasbah et m'a fait asseoir sur une +grosse pierre. + +--Attendez-moi là. + +J'attends. On doit me prendre pour une bête fauve exhibée à la porte +d'une ménagerie pour attirer les curieux. Des individus viennent me +regarder, les uns avec pitié, les autres avec dédain. Le fournisseur +des fourrages, un voleur retour du bagne, condamné jadis à vingt ans +de travaux forcés pour viol et incendie, passe à cheval et me lance un +regard méprisant, je n'en veux pas à cette canaille. Il est bien forcé, +ce fagot, pour frayer avec les honnêtes gens, de prendre leurs façons +ignobles et leurs manières écoeurantes. Ceux qu'il fréquente depuis sa +sortie du bagne ont déteint sur lui, ça se voit. + +Ils passent justement aussi, ceux-là: trois officiers d'administration, +fringants, la cravache à la main, qui, en m'apercevant, prennent un air +narquois qui s'accentue chez le premier et qui se change, chez les deux +autres, en une grimace de dégoût. Ils laissent tomber sur mes menottes +un coup d'oeil dédaigneux et détournent vivement la tête. Ils ont +l'estomac délicat; ils n'en peuvent supporter davantage. Ah! je les +connais pourtant... + +Ils ne semblent pas se douter, les dégoûtés, que le prisonnier assis sur +la borne, au bord du chemin, ne changerait pas sa conscience contre +la leur et qu'il ne voudrait, pour rien au monde, troquer ses mains +enchaînées contre leurs mains gantées de blanc, mais graissées, en +dessous, par les pattes crochues des riz-pain-sel. + +Le gendarme--mon gendarme--arrive au trot. + +--Vous marcherez à côté de mon cheval, et tâchez de ne pas vous écarter. + +Le convoi s'ébranle, traverse la ville... + +Il est encore de bonne heure, heureusement. Pas grand monde pour nous +regarder: quelques Arabes seulement et des mouchachous qui ont bien vite +vu ma chaîne et se sont mis à crier: «Chapard! chapard!» + +La première étape n'est pas longue: dix-huit kilomètres, à peu près; +mais c'est très gênant pour la marche, d'avoir les mains attachées. Je +demande au Pandore de me permettre de monter dans une prolonge. + +--Tout à l'heure; nous sommes trop près de la ville. + +Il m'a laissé faire dix kilomètres à pied, le rossard. + +--Vous savez, m'a-t-il dit en arrivant à l'étape--un plateau absolument +nu au bas duquel coule un ruisseau--ce n'est pas que j'aie peur que vous +vous échappiez, mais je veux que vous restiez à côté de moi. Comme +je suis responsable de vous, vous comprenez... Ainsi, maintenant, en +attendant que la cuisine soit faite, j'ai envie de faire la sieste; eh +bien, vous allez la faire en même temps que moi... tenez, à l'ombre de +cet olivier. + +--Mais je n'ai pas envie de dormir. + +--Ça ne fait rien. + +Elle n'est pas mauvaise! Ils ont des idées à eux, ces gendarmes. Vouloir +forcer les gens à dormir! Et si je ne peux pas, moi? + +Si je ne peux pas, je ne suis pas le seul: mon garde du corps non plus +ne paraît pas trouver facilement le sommeil. Il se tourne et se retourne +comme saint Laurent sur son gril. + +--Ah! ça y est. Je ne dormirai pas! sacré nom de nom! + +Il se met sur son séant. + +--Vous non plus, vous ne dormez pas? + +--Non. + +--Vraiment! Ah! à propos, vous ne m'avez pas raconté pourquoi l'on vous +envoie à Biribi. Dites-moi donc ça; cela fera passer le temps. + +Je lui donne des raisons quelconques: beaucoup de punitions pour +différents motifs... + +Il cligne de l'oeil. + +--Différents motifs... oui, je connais ça. Il y a une femme là-dessous. + +Une femme?... à propos de quoi?... Après tout, s'il y tient: + +--Oui... une femme... une femme... + +--Je parie que lorsque vous avez fait vos bêtises, vous étiez en +garnison dans les environs de Paris; car vous êtes de Paris, n'est-ce +pas?... Quand on est si près de chez soi, ça finit toujours mal. + +--Oui, j'étais tout à côté de Paris. + +--J'en étais sûr! Tenez, je devine, vous deviez être à Versailles. + +Je ne veux pas le détromper, ça le mettrait de mauvaise humeur; je lui +déclare que j'étais à Versailles. Comme ça il va peut-être me laisser la +paix. + +--Ah! ah! ce sacré Versailles. Ça me rappelle de fameux souvenirs. J'y +ai tenu garnison, moi aussi. Il y a déjà quelques temps, par exemple. +J'étais dans la garde mobile. Vous savez, la garde mobile?... Nous +faisions le service de la Chambre des députés... Nous avions des shakos +avec des plaques et des V blancs argentés... + +--Ah! oui. + +--Ce vieux Versailles! J'y avais une bonne amie... je peux bien dire ça +maintenant... une charcutière... la fille d'un charcutier... au coin de +l'avenue de Paris et de la rue des Chantiers. Vous connaissez peut-être? +Vous l'avez sans doute vue, en passant? Elle est toujours dans la +boutique. + +Quel raseur! Est-ce qu'il a l'intention de continuer longtemps? Le +meilleur moyen de le faire taire est peut-être encore d'abonder dans son +sens. + +--Oui, en effet; il me semble me rappeler... Une bien jolie fille... + +--Ah! pour ça!--Il fait claquer ses lèvres sur ses doigts.--Ce que je +m'en suis payé, des parties! Quelles noces! J'ai sauté plus de quatre +fois par dessus le mur, allez!... Ce que c'est que la vie, tout de même! +Dire que, si je m'étais fait pincer, j'aurais peut-être été envoyé à +Biribi comme vous!... Mais, dame! on ne s'est pas fait prendre et on est +gendarme! + +Il se frappe la poitrine avec enthousiasme. + +--Oui, on est gendarme! + +--Ça se voit. + +--N'est-ce pas que ça se voit? L'uniforme me va bien, c'est une justice +à me rendre... Tenez, je vais enfreindre les règlements en votre faveur: +je vais vous ôter les menottes. Je ne devrais pas, mais enfin... par +exemple, il ne faut pas essayer de vous sauver... Là, ça y est. Vous +pouvez aller passer la journée avec vos camarades. Seulement, vous +savez, demain, pour arriver, je vous rattacherai. Vous comprenez, ça +c'est forcé. + + +--Tiens! il s'est décidé à te lâcher, me disent les hommes du convoi. +Ce n'est vraiment pas malheureux. Nous allons pouvoir passer la soirée +ensemble, au moins. + +La cuisine est faite. On se met à manger et l'on descend, à la +nuit tombante, chez le mercanti dont la baraque s'élève seule, dans +l'étranglement de la vallée, le long d'un ruisseau. On a bu à ma bonne +chance, à l'écoulement rapide du temps. Et je me suis senti le +coeur serré, des larmes me sont venues aux paupières en recevant les +consolations, banales peut-être, mais bien cordiales, de ces braves gens +avec lesquels je trinquais pour la dernière fois. + +L'étape du lendemain est longue. Nous traversons de longues vallées +stériles, nous longeons des précipices, nous gravissons des montagnes +abruptes. Et, tout d'un coup, après la descente d'une dernière côte +rude, de l'autre côté d'une rivière qu'on traverse à gué, on voit se +dérouler une longue plaine au milieu de laquelle, à dix kilomètres au +moins, s'élèvent des bâtiments blancs dont les toits de tuiles rouges +éclatent au soleil. C'est Zous-el-Souk. + +Dans une heure et demie nous y serons. + +Nous y sommes. Le Pandore m'a remis les menottes et vient de confier son +cheval à un tringlot. + +--Venez avec moi. + +Je le suis, traversant à grandes enjambées, sans mot dire, la voie du +chemin de fer et longeant l'espèce de rue aux deux côtés de laquelle +s'élèvent quelques maisons à l'européenne, auberges et cantines. +Brusquement, devant nous, apparaît le parapet en terre des +retranchements qui entourent le camp. Derrière, on aperçoit le sommet +des marabouts et les toits de baraquements en briques. C'est là. + +Je franchis le parapet. Je suis dans le camp. Et le gendarme,--qui est +plus gendarme que méchant,--après m'avoir soufflé à l'oreille: + +--Allons, mon garçon, du courage! crie à un sous-officier qui se +promène, les mains derrière le dos: + +--V'là un oiseau que j'vous amène! + + + + +VI + + +--Ah! il n'en manque pas de ce gibier-là! s'écrie le sous-officier en +ricanant. Et, s'adressant à moi: + +--Allons, ouvrez votre sac. + +J'ouvre le sac à distribution que j'ai apporté et j'en tire mes +effets de linge et chaussures. Il examine le tout au fur et à mesure, +minutieusement. + +--Vous n'avez pas d'argent sur vous? + +--Non. + +--Vous ne pouvez pas dire: Non, sergent? Où avez-vous donc appris la +politesse, bougre de cochon? Déshabillez-vous. + +Je me déshabille et il palpe mes habits scrupuleusement, froissant le +col de la chemise et la ceinture du pantalon, fourrant les mains dans +mes souliers. Il me fait ouvrir la bouche et cracher par terre. Il +regarde s'il ne tombe pas des pièces de cent sous. + +--C'est bon. Si jamais l'on trouve sur vous de l'argent, du tabac ou +d'autres choses défendues, gare à vous.--Venez avec moi. + +Je le suis, en chemise, mes effets sous le bras. Il me fait entrer dans +une baraque dont la porte est surmontée d'un écriteau portant ces +mots: «Magasin d'habillement». Tout le long des murs courent des rayons +chargés d'uniformes, de linge, de gros paquets enveloppés de papier +gris; au plafond sont suspendus des sacs, des ceinturons, des ustensiles +de campement. + +--Encore un! hurle un sous-officier qui, tout au fond, écrit sur un gros +registre. On n'en finit jamais avec ces salauds-là. Flanquez-moi vos +affaires dans un coin. Ça a l'air encore joliment propre, tout ça! Plein +de poux, au moins... Arrivez ici, nom de Dieu! + +Il me jette à la figure un pantalon, une veste et une capote. + +--Essayez-moi ça. + +J'enfile le pantalon. Un pantalon de prisonnier, en drap gris, tout +uni. J'endosse la capote, grise aussi, avec des boutons de cuivre sans +grenade, sans numéro; au collet éclate un gros 5 en drap rouge. Il n'y a +pas de glace dans la baraque et je le regrette. Je voudrais bien pouvoir +me regarder un peu. Je dois ressembler à un pensionnaire de Centrale. Il +ne me manque plus que le bonnet. + +--Attrappez ça. + +Je reçois en pleine poitrine une chose en drap gris--toujours--dont je +ne m'explique pas bien la nature. Je finis par m'apercevoir que c'est +un képi. Un képi extraordinaire, par exemple. Très haut de forme, sans +boutons, sans jugulaire, un 5 rouge simplement collé sur l'étoffe grise, +orné d'une visière fantastique. Elle a au moins dix-huit centimètres de +long, cette visière; c'est un carré de cuir d'une épaisseur extravagante +dans lequel un cordonnier intelligent trouverait moyen de découper une +paire de semelles; avec un peu d'industrie, il pourrait même réserver de +quoi fabriquer les talons. Elle m'étonne, cette visière; je n'en reviens +pas. Quel a été le dessein du gouvernement en dotant les compagnies de +discipline d'un couvre-chef comportant un accessoire de dimensions aussi +exagérées? A-t-il voulu faire preuve de sa mansuétude, même envers des +indignes, en leur donnant le moyen de préserver des coups de soleil +leurs nez indisciplinés? N'a-t-il pas plutôt voulu leur fournir un +petit meuble portatif, une tablette toujours utile dans les hasards des +campements et qui peut leur servir à déposer la portion retirée de leur +gamelle ou à étendre la feuille de papier à lettres qui doit porter de +leurs nouvelles à leurs parents? + +--Êtes-vous gêné dans votre uniforme? me demande le sergent +d'habillement. + +Pas le moins du monde. Je danse dedans. Les jambes du pantalon +ressemblent à deux sacs dans lesquels mes tibias se perdent; je pourrais +mettre un locataire dans la capote. Quant au képi, deux fois trop grand, +il ne me descend pas tout à fait sur les yeux parce que mes oreilles +l'arrêtent en route. + +--Ça va bien. Tenez, voilà un fourniment, un fusil, un sac. Et votre +veste, vous l'oubliez? + +C'est vrai, j'oubliais ma veste que je n'ai pas essayée et qui est +restée par terre. Le sergent paraît furieux de ma négligence. + +--La veste, ici, constitue la grande tenue. Vous entendez? Pour le +travail, vous mettrez votre pantalon de treillis et votre blouse. Pour +les appels et à partir de la soupe du soir, le pantalon de drap et +la capote. Le pantalon de drap et la veste sont réservés pour les +circonstances exceptionnelles. + +Ça me paraît très logique. En effet, si les soldats de l'armée régulière +revêtent la veste pour faire les corvées les plus dégoûtantes, celle des +latrines, par exemple, il est clair qu'on ne peut mieux punir ceux qui +se sont mal conduits qu'en les contraignant à endosser le même vêtement +pour les revues de général-inspecteur. Il faudrait avoir le caractère +bien mal fait, profondément perverti, pour ne pas être sensible à une +prescription de ce genre-là. + +Cette réflexion me met en gaîté. J'esquisse un sourire léger--oh! très +léger.--Seulement, le sergent l'aperçoit tout de même. + +--Vous riez de mes observations, nom de Dieu! Vous serez privé de vin +pendant huit jours! Venez, que je vous mène chez le perruquier. + +Le perruquier, qui a été averti, probablement, est à la porte avec ses +instruments. Il repasse son rasoir sur une vieille semelle de godillot. +Que va-t-il me faire? Va-t-il se livrer sur moi à l'une de ces +expériences dont on m'a parlé au Kef? Tient-on absolument à connaître le +fond de mon caractère? Va-t-il me saigner aux quatre membres pour +voir si je supporterai l'opération sans crier? Va-t-il simplement me +circoncire? + +--Faites-le asseoir sur cette pierre au pied de votre marabout, lui dit +le sergent à qui un de ses collègues vient de faire signe et qui est +forcé de s'éloigner; et je vous engage à le soigner. + +Ça y est. Je m'asseois plus mort que vif. Je regarde mon bourreau dans +les yeux, comme pour implorer sa pitié. + +Il n'a pas l'air méchant. Il a plutôt l'air triste. Il porte la tenue de +travail--blouse et pantalon blancs--et un képi comme le mien. C'est un +disciplinaire aussi, évidemment. J'en serai peut-être quitte pour la +peur. Il abandonne son rasoir et prend une paire de ciseaux. + +--Je vais commencer par les cheveux. + +Et il se met en devoir de me les tailler, le plus ras possible. Tout en +travaillant il cause. + +--Tu es arrivé ce matin? + +--Oui. + +--Combien as-tu encore de temps à faire? + +--Trois ans. + +--Trois ans!--Il ricane--Assieds-toi un peu. Ça va se passer. + +Puis, s'apercevant sans doute que ses sarcasmes m'attristent, il +reprend, d'une voix basse, de cette voix des prisonniers qui craignent +d'être entendus et qui jettent, en parlant, des regards furtifs autour +d'eux: + +--Tu sais, ce que je t'en dis, c'est pour blaguer. Le temps paraît long, +ici; mais enfin, ça se tire tout de même. Ainsi, moi, j'avais vingt mois +à faire quand je suis arrivé et, dans trois mois, je serai libéré. + +--Ah! + +--Oui. A moins que d'ici là il ne m'arrive quelque anicroche. On n'est +jamais sûr du lendemain, ici. C'est à qui essayera de vous faire passer +au conseil de guerre. Les congés sont en caoutchouc, on les rallonge +facilement. C'est pourtant bien assez de nous faire faire notre temps +jour pour jour. + +--Ah! l'on fait ses cinq ans en entier? + +--Tout juste. Tu ne savais pas ça? Je parie que tu ne sais seulement pas +comment ça se passe, ici? + +Et il me donne des détails. Il m'apprend qu'aucun des règlements en +vigueur dans l'armée régulière n'est applicable aux Compagnies de +Discipline et qu'elles sont entièrement soumises, par le fait, au bon +plaisir du capitaine. Il est formellement défendu de communiquer avec +les soldats des autres corps ainsi qu'avec les indigènes et les colons; +quant aux lettres, il faut les décacheter devant le vaguemestre, qui +s'assure qu'elles ne contiennent ni argent ni mandat, et qui retient +même les timbres, quand elles en renferment. La nourriture? Elle ne vaut +pas cher; l'ordinaire est mis en coupe réglée. Le prêt? On le touche en +nature--quand on le touche. On n'est admis au prêt qu'après deux mois au +moins de séjour à la compagnie; à la première punition de prison, on est +rayé de la liste. + +--Alors, où passent les cinq centimes par jour et par homme alloués par +l'État? + +--Moi non plus. Probablement où passe le vin que les chaouchs suppriment +régulièrement à la moitié de l'effectif. Tu sais ce que c'est +qu'un chaouch? C'est un pied-de-banc, ou simplement un pied. Et un +pied-de-banc, c'est un sergent.--Nous, on nous appelle les Camisards. + +--Ah! mais à propos, le sergent d'habillement m'a déclaré tout à l'heure +que je serais privé de vin pendant huit jours. + +--Eh bien! pendant huit jours il boira à ta santé le quart de vin +accordé aux troupes de Tunisie. Tu commences bien, ajoute-t-il en riant. +Si tu continues comme ça, avant huit jours tu iras faire un voyage là +dedans. + +Et il me désigne une petite cour fermée de murs derrière lesquels on +entend les pas alourdis d'hommes pesamment chargés, le cliquetis des +armes qu'on manoeuvre, des commandements longuement espacés. + +--Qu'est-ce que c'est que ça? + +--C'est la prison. Les prisonniers sont en train de faire le peloton. Tu +ne connais pas la prison, ici? et la cellule? et les fers? + +Je fais un signe de tête négatif. + +--Non? Eh bien, je te souhaite de ne jamais faire connaissance avec. Et +puis, tu peux te vanter d'avoir de la chance: tu arrives juste au moment +où les silos sont supprimés. Tiens, tu vois, là-bas, au bout de la cour, +ces trois trous à moitié bouchés avec du sable? C'étaient les silos. +J'en ai vu descendre, là-dedans, des malheureux! Ah! là, là! + +--Et on les a supprimés, ces silos? + +--Oui, il y a un mois environ. On y avait mis un type auquel on avait +attaché les mains derrière le dos. Il y est resté près de quinze jours. +A midi et le soir on lui jetait, comme d'habitude son bidon d'eau qui se +vidait en route et son quart de pain qu'il attrappait comme il pouvait. +Je me souviens que, pendant les cinq ou six derniers jours, il criait +constamment pour qu'on le fit sortir. Enfin, quand on l'a retiré, il +était à moitié mangé par les vers. + +--Oui, mangé par les vers, reprend le perruquier qui a fini de me couper +les cheveux et remue un vieux blaireau dans un quart de fer blanc. +Tu comprends bien qu'ayant les mains attachées derrière le dos, il ne +pouvait pas se déculotter. Il était forcé de faire ses besoins dans son +pantalon. A force, les excréments ont engendré des vers et les vers se +sont mis à lui manger la chair. Il avait le bassin et le bas-ventre +à moitié dévorés. On l'a porté à l'hôpital et il est mort huit jours +après. Le médecin en chef a fait du pétard et a réclamé au ministère. +Alors, on a supprimé les silos. Oh! ça ne fait rien, il y a des choses +qui les remplacent avantageusement. Tu verras. Lève le menton, que je te +rase. Tu sais, ici, on rase tout, barbe et moustache. Les disciplinaires +n'ont pas le droit d'en porter. C'est ce qui les distingue des condamnés +aux travaux publics qui, eux, portent la barbe et la moustache, mais ont +la tête complètement rasée à l'aide d'un rasoir. C'est pour ça qu'on les +appelle les Têtes-de-Veaux. + +--Ah! et pourquoi leur rase-t-on le crâne, à eux, et la face à nous? + +--C'est ce qu'on se demande, me répond le perruquier. + +Sans doute, et c'est à quoi l'on ne peut trouver de réponse, la bêtise +s'alliant toujours, et dans une large mesure, à la méchanceté, dans la +rédaction des règlements militaires. + +Tout d'un coup, le clairon sonne. + +--C'est la breloque, me dit le perruquier qui a cessé de me raser, la +sonnerie qui annonce la fin du travail. Tu vas voir les hommes revenir +des chantiers. Oh! ils ne sont pas beaucoup; une cinquantaine, tout +au plus. Le reste est à droite et à gauche, dans des détachements. +Seulement, ils vont probablement rentrer tous au Dépôt un de ces jours; +on dit que la compagnie va partir prochainement pour le Sud. + +--Vraiment? + +--Oui. Le capitaine est depuis deux jours à Tunis pour prendre des +ordres... Tiens, les voilà. + +Ils rentrent en effet, les disciplinaires qui reviennent du travail; +quatre par quatre, correctement alignés, leurs outils sur l'épaule, ils +pénètrent dans le camp et s'alignent devant la rangée des marabouts. Ils +ont un air sinistre, avec leurs figures glabres, bronzées, leurs +yeux sans expression sous leurs sourcils froncés, leurs physionomies +d'esclaves éreintés et rageurs. Ils entrent l'un après l'autre dans +une baraque où ils déposent leurs pelles et leurs pioches, que le +sous-officier qui m'a reçu le matin compte au fur et à mesure, et +disparaissent dans les tentes. Le sergent a fini de _dénombrer_ les +pelles et les pioches. Il ferme la porte de la baraque et m'aperçoit. + +--Qu'est-ce que vous foutez là? Voulez-vous vous dépêcher d'aller +astiquer vos armes et votre fourniment! On ne vous a pas dit que +vous comptiez à la 10e section?... Vous comptez à la 10e. Voilà votre +marabout, en face. Portez-y vos affaires. Et que je vous y repince, le +bec en l'air!... + +J'entre dans la tente, traînant derrière moi mes effets entassés dans un +couvre-pieds. Sept ou huit hommes, dans cette tente, accroupis sur des +nattes, occupés à nettoyer leurs fusils. Je cherche une place. +Aucun d'eux ne m'adresse la parole. On dirait qu'ils ont peur de se +compromettre. + +--Tiens, mets-toi là, me dit à la fin un garçon sec et maigre, de taille +assez exiguë, mais à la physionomie franche et ouverte, aux yeux noirs +pleins d'énergie. Mets-toi là et nettoie tes affaires. Il y a revue +d'armes à une heure. + +--A une heure? Bah! alors, j'ai le temps; il est à peine dix heures. + +--Ah! tu as le temps, s'écrient en même temps quatre ou cinq de mes +nouveaux camarades. Tu vas voir ça tout à l'heure, comme on a le temps +de faire quelque chose, ici! Depuis cinq heures du matin nous sommes +au travail, et jusqu'à huit heures du soir si tu nous trouves un quart +d'heure de liberté, tu seras rudement malin. + +Ils ont eu raison. Je n'ai pas été assez malin pour trouver ce quart +d'heure-là. + +A dix heures, on a sonné la soupe. Il a fallu aller s'aligner, se mettre +en rangs et défiler un par un devant la cuisine où chacun prend, en +passant, une gamelle à moitié vide. A onze heures, le clairon a sonné de +nouveau. Encore un alignement, encore un défilé sous un hangar où l'on +nous a rangés en cercle: il s'agissait, cette fois-ci, d'une théorie de +trois quarts d'heure sur le respect dû aux supérieurs. A midi, nouvelle +sonnerie, nouvel alignement. On fait l'appel général. De midi et demie à +une heure, les pieds-de-banc passent une revue d'armes dans les tentes. +A une heure, le clairon appelle au travail. On s'aligne, on double par +quatre et l'on part pour les chantiers dont on revient à cinq heures. A +cinq heures et demie, clairon, alignement, défilé devant la cuisine, On +a une demi-heure pour manger la soupe. A six heures, le clairon se +fait encore entendre. On se dirige cette fois-ci--toujours après +s'être alignés--vers un grand terrain où s'élèvent des appareils de +gymnastique. Une heure et demie de trapèze, de barre fixe et de corde +à noeuds; la dernière demi-heure est consacrée aux sauts de piste. Le +clairon sonne, comme la nuit tombe; c'est la retraite. On rentre au +camp, on s'aligne une dernière fois et les chaouchs procèdent à l'appel +du soir. On a le droit de dormir jusqu'au lendemain, cinq heures du +matin. De dormir, bien entendu; il est défendu de parler, en effet, +après l'appel du soir--ainsi qu'il est interdit de causer sur les +chantiers--et les chaouchs veillent, en rôdant comme des chiens autour +des tentes, à l'observation des règlements. + +Y ai-je assez souffert, mon Dieu! sur ces chantiers, pendant les quatre +mortelles heures de travail de l'après-midi! Il s'agit de creuser une +rampe conduisant facilement à la Medjerdah qui coule à deux cents mètres +du camp. On m'avait muni d'une pioche. Il y avait certainement deux +heures que je m'escrimais avec cet instrument, que je n'avais pas encore +abattu assez de terre pour cacher le fond de la brouette. C'est qu'elle +était dure en diable, cette terre! Il m'en venait des calus aux mains, +je suais à grosses gouttes, j'avais les bras rompus et je n'avançais +pas. Les chaouchs qui nous gardaient, le revolver au côté, venaient +bien, à tour de rôle, me menacer de me fiche dedans et me traiter +d'imbécile. Ça m'encourageait un peu, évidemment, mais mon outil +persistait à ne faire au sol tunisien que d'insignifiantes blessures. +J'étais forcé de m'avouer que je n'étais pas plus adroit de mes mains +qu'un cochon de sa queue. + +Je devais bénéficier, il est vrai, d'une circonstance atténuante: +j'étais gêné, très gêné dans mes efforts. Chaque fois que je portais +la tête en avant et que j'étendais les bras pour accompagner le coup de +pioche, mon képi me descendait sur les yeux. Je n'y voyais plus clair du +tout. A la fin, exaspéré, j'ai pris le parti de mettre mon couvre-chef +en arrière, en casseur d'assiettes, la grande visière en l'air, toute +droite, menaçant le ciel. + +Un caporal est accouru. + +--Vous n'en foutez pas un coup! bougre de feignant! Vous avez de la +veine que ce soit la première journée! Si vous travaillez comme ça +demain, gare à votre peau! Et puis, qu'est-ce que c'est que cette +manière de se coiffer à la d'Artagnan, avec un air de se fiche du +peuple? Coiffez-vous droit! + +--Caporal, mon képi me descend sur les yeux. Il est beaucoup trop grand. + +--Mettez de l'herbe dans le fond. + +J'ai arraché quatre ou cinq poignées d'herbes et je les ai mises dans +le fond. Il m'en pend des brins sur le front et sur les joues. Je +dois ressembler à un dieu marin qui voyage incognito, avoir l'air d'un +palefrenier distrait qui craint de ne plus penser à la provende de son +cheval, d'un herboriste en excursion qui a oublié sa boite de fer-blanc. +Et puis c'est d'un gênant! Ça vous pique, ça vous chatouille. On ne se +figure pas comme c'est gênant, d'avoir des végétaux sur la tête. + +Enfin, la journée est finie. Ouf! A propos, j'en ai encore combien, +comme celle-là, à passer? + +Trois fois trois cent-soixante-cinq font... Mille quatre-vingt-quinze. +Mille quatre-vingt-quinze jours pareils à celui-là! Mais il y a de quoi +devenir fou! + +Et, m'étendant sur la natte qui me sert de matelas, je me plonge dans +des réflexions lugubres. + +Mon voisin, celui qui, le matin, m'a indiqué une place à côté de lui, se +tourne de mon coté. + +--Tu n'as pas de tabac, au moins? + +--Non. + +Il me passe un paquet de tabac et du papier à cigarettes. Puis, il +s'enveloppe la tête de son couvre-pieds pour enflammer une allumette +qu'il fait craquer tout en toussant très fort. + +--Tu feras comme moi pour allumer et tu cacheras le feu. Il est +défendu de fumer après l'appel et il ne faut pas faire voir la lumière. +D'ailleurs, tu n'es pas admis au prêt; tu n'a pas le droit de fumer. + +Je suis ses indications et, quand j'ai allumé une cigarette, il reprend; + +--Comment t'appelles-tu, déjà? + +--Froissard. + +--Ne parle pas si fort; on pourrait t'entendre et on te flanquerait +dedans. On peut causer, mais tout bas. Moi, je m'appelle Queslier. Tu es +de Paris? + +--Oui. + +--Moi aussi. Il y en a pas mal de Parisiens, ici. Eh bien! puisque nous +sommes pays, je vais te donner un bon conseil: c'est de faire l'imbécile +tant que tu pourras et de ne jamais répondre aux gradés ouvertement. Tu +comprends, nous sommes au dépôt; ils se sentent forts; ils sont presque +aussi nombreux que nous, et si ne marchions pas droit, ils ont des +troupes régulières, à côté d'eux. Ah! quand on est en détachement, c'est +autre chose. Moi j'y étais. J'étais au détachement de Sandouch; je suis +tombé malade et l'on m'a expédié à l'hôpital. De là, on m'a envoyé +ici. En détachement, on est beaucoup plus libre; on est là quarante ou +cinquante hommes, au plus, avec trois ou quatre gradés qui, quelquefois, +n'en mènent pas large. + +--Et tu n'y retourneras pas, à Sandouch? + +--Mais non. J'aime autant ça. Tout le monde y est malade. Sur cent vingt +que nous étions, je suis sûr qu'il y en a à peine dix exempts de fièvres +et de dysenterie. On nous faisait tracer une route dans des terrains +marécageux; alors, tu comprends... Du reste, la Compagnie ne va pas +tarder à partir d'ici. + +--Tu crois? Et où ira-t-on? + +--Je ne sais pas. Dans le Sud. J'ai entendu le capitaine en parler +l'autre jour. Il est justement à Tunis pour cette affaire-là. Dans le +courant du mois prochain, tu verras rentrer les détachements. Seulement. +je ne sais pas comment celui de Sandouch s'y prendra pour revenir, à +moins de faire les étapes à quatre pattes. + +--Ils sont si malades que cela? demande un homme couché en face de moi, +de l'autre côté de la tente, que j'ai vu revenir de Tunis, par le chemin +de fer dans la soirée, avec ses armes et son sac. + +Queslier ne répond pas; et, quand on commence à entendre les ronflements +de l'individu qui s'est décidé à s'endormir, il se penche vers moi. + +--Tu sais, quand tu auras quelque chose à dire, garde-le pour toi, ça +vaudra mieux. Ne t'avise pas d'aller faire part de tes impressions au +premier venu. Le camp est plein de bourriques. + +Et, comme je parais étonné de l'expression: + +--Oui, des bourriques, des moutons, des espions, si tu veux. C'en est +plein. A part cinq ou six anciens, il n'y a ici que des jeunes, des +nouveaux arrivés, un troupeau de vaches qui ne demandent qu'à se mettre +bien dans les papiers des pieds-de-banc. Pour ça, vois-tu, ils feraient +tout. Ils se dénoncent réciproquement; ils se cassent du sucre sur le +dos les uns des autres. Ils vendraient leur père. Qu'est-ce que je +dis? Le vendre? Ils sont bien trop bêtes pour ça: ils le donneraient. +Défie-toi d'eux. Si je t'en parle, tu sais, c'est par expérience. Il y a +assez longtemps que je suis à la Compagnie pour les connaître. + +--Depuis combien de temps y es-tu? + +--Depuis dix mois. + +--Et combien en as-tu encore à faire? + +--Quarante. + +--Quarante? Mais tu y fais donc ton congé? + +Il me raconte son histoire. Il est mécanicien-ajusteur. Depuis l'âge +de dix-huit ans, il faisait partie d'un groupe socialiste dont il avait +suivi assidûment les séances jusqu'au moment de la conscription. Après +avoir tiré, au sort, un mauvais numéro, ne se sentant aucun goût +pour l'état militaire, ne comprenant pas, d'ailleurs, pourquoi +le gouvernement lui demandait cinq ans de sa vie, à lui, ouvrier, +non-possédant, pour la défense de la propriété, il hésita fort à +rejoindre le corps qui devait lui être désigné ultérieurement. Il +s'adressa à quelques chefs du parti révolutionnaire qui l'engagèrent +à faire son temps, tout au moins s'il était envoyé dans un régiment +caserné en France. L'ordre de route arriva. On l'envoyait à +Saint-Girons. Il s'y rendit et y passa près de trois mois, très +tranquille, ne se livrant à aucune propagande. Un beau jour, le colonel +le fit appeler et lui déclara qu'il avait l'intention de l'envoyer en +Afrique; le régiment y avait un bataillon, à Karmouan. Ce bataillon +manquait de comptables; le commandant en réclamait à chaque courrier. +Queslier pouvait très bien faire l'affaire; on avait pensé à lui; il +avait de bonnes notes, paraissait robuste, etc. Bref, il fut conduit +à Marseille, embarqué sur un paquebot qui partait pour la Tunisie. +Aussitôt qu'il fut arrivé à Karmouan, le commandant le fit demander +et lui dit à brûle-pourpoint: «Vous êtes une canaille. Vous avez fait +partie d'une société secrète qui s'appelle: _la Dynamite_. Du reste, +voilà les notes qu'on m'a transmises à votre sujet. Le colonel n'a pas +voulu vous traiter comme vous le méritiez, en France, à cause de ces +sales journaux qui fourrent leur nez dans tout ce qui ne les regarde +pas. C'est pour cela qu'il vous a envoyé ici. Et moi, je vous déclare +ceci: c'est que, si vous ne filez pas droit, je vous montrerai comment +je traite les communards. Vous voyez ces quatre galons-là? Eh bien! je +n'en avais que trois avant la Commune; le quatrième, on me l'a donné +pour en avoir étripé quelques douzaines, de ces salauds!... Allez, +crapule!» + +Vingt-quatre heures après, Queslier avait quinze jours de prison pour +avoir manqué à l'appel du soir. En réalité, il s'était trouvé en retard +de deux minutes à peine. Il écrivit une lettre de réclamation au général +commandant le corps d'occupation. Le commandant, ayant eu connaissance +du fait, écrivit de son côté au général pour protester contre les +calomnies enfermées dans la missive expédiée par un de ses soldats. +Le général, édifié par les notes que le commandant avait jointes à sa +lettre, considérant en outre que Queslier s'était servi d'encre violette +pour correspondre avec lui, lui octroya généreusement soixante jours de +prison. + +Queslier fit sans murmurer ces soixante jours. Au bout des deux mois, +comme il allait sortir, le commandant eut l'idée de visiter les +locaux disciplinaires. Il examina minutieusement les murs et finit par +découvrir sur l'un d'eux l'inscription qu'il cherchait sans doute. On +avait écrit sur la muraille: «Vive la Révolution sociale!» Queslier +protesta de son innocence. Néanmoins, il fut maintenu en prison jusqu'à +nouvel ordre, passa au conseil de corps huit jours après et fut presque +aussitôt dirigé sur la 5e compagnie de discipline. + +--Hein? Qu'est-ce que tu en dis? me demande Queslier. Est-ce assez +canaille? Est-ce assez jésuite? Tu vois, maintenant, je n'ai pas +d'intérêt à dissimuler, n'est-ce pas? Eh bien! je te jure que ce n'est +pas moi qui avais écrit sur le mur. + +--C'est raide tout de même. + +--Ecoute donc quelque chose de plus raide encore, si c'est possible. +J'avais, dans le groupe dont je faisais partie, à Paris, deux camarades +qui ont tiré au sort en même temps que moi. Ils ont eu de bons numéros. +Ils n'avaient qu'un an à faire. On les a expédiés dans un régiment en +garnison du côté de Bordeaux; il y ont passé huit jours et, au bout +de cette semaine, sans jugement, sans rien, sans les faire passer au +conseil de guerre ni au conseil de corps, sans les prévenir, on leur a +mis les menottes aux mains et on les a envoyés, entre deux gendarmes, +comme deux malfaiteurs, dans un régiment dont j'ai oublié le numéro, +mais qui occupe plusieurs points dans le Sud-Oranais. + +--Ah! oui, continue-t-il au bout d'un instant, on voit de drôles de +choses. Pourtant, à vrai dire, il n'y a là rien d'étonnant. Avec un +gouvernement bourgeois!... Tu as l'air d'avoir reçu de l'éducation, toi? +Tu es bachelier, au moins? + +--Oui. + +--T'es-tu occupé quelquefois des questions sociales. + +--Très peu. + +--Ah! Eh bien! si tu veux, je t'instruirai là-dessus, moi. Tu verras +qu'il n'y a pas que du coton dans nos idées, à nous, et qu'il n'y a +pas besoin de savoir le latin pour voir clair. C'est curieux comme, +généralement, les gens instruits sont bêtes. Tiens, il y a là, au bout +de la tente, un grand garçon, bachelier aussi, pas mauvais diable, mais +si peu malin! Il ne se rend même pas compte de sa situation, l'animal, +et, quand il sera rentré dans la vie civile, si jamais il y a un coup +de chien, je suis sûr qu'il nous canardera avec plaisir, nous qui ne +demanderions qu'à nous faire crever la peau pour mettre un terme à un +état de choses dont il a été victime. Parole d'honneur, les illettrés +ont l'intelligence plus ouverte; celui qui est couché à côté de moi, là, +il comprend très bien... + +--Celui qui a les bras couverts de tatouages? + +--Les bras? Si tu disais le corps. Il est tatoué des pieds à la tête. +Il est tatoué en amiral. Il a le costume complet; les palmes par +devant, les pans de l'habit brodé sur les fesses, les épaulettes sur +les épaules, les ornements sur le cou et les bandes du pantalon sur les +jambes. On lui a même tatoué une paire de bottes avec des glands, sur +les mollets et sur les pieds. Il se nomme Pormelle, mais on l'appelle +l'Amiral, à cause de ses tatouages. C'est un très bon garçon. Dans la +tente, tu peux te fier à lui et à Barnoux, le bachelier. Barca... Dis +donc, voilà au moins une heure que nous causons. Si nous dormions un +peu? + +Oui, mais auparavant, je voudrais bien lui poser une question qui me +brûle la langue. + +--On m'a dit qu'il y avait des sorties, qu'on pouvait, au bout d'un +certain temps, sortir de la compagnie et être versé dans l'armée +régulière. Est-ce vrai? + +Queslier se met sur son séant. + +--Oui, c'est vrai. Pour sortir d'ici, il y a deux moyens: faire comme +celui-ci... + +Et il étend le bras vers l'homme qui lui a adressé la parole tout à +l'heure, et auquel il n'a pas voulu répondre. + +--Qu'est-ce qu'il a fait? + +--Il a rendu un faux témoignage pour faire plaisir à un chaouch; un +chaouch qui voulait se débarrasser d'un pauvre diable qui l'embêtait. Le +chaouch a prétendu faussement que l'individu en question l'avait insulté +et ce lâche-là, auquel je casserais la gueule si je ne craignais qu'on +ne me fit payer sa sale peau plus cher qu'elle ne vaut, a affirmé avoir +entendu l'insulte. Il revient aujourd'hui de Tunis où il a servi de +témoin à charge et a fait condamner l'autre à cinq ans de travaux +publics. Quand on veut gagner une sortie, le plus simple est de faire +comme lui. Maintenant, il y a encore un autre moyen. + +--Quel moyen? + +--Lécher les pieds des gradés, se mettre à genoux devant eux. Ça, c'est +moins difficile, mais, c'est égal, je n'ai jamais pu m'y habituer. + +Et Queslier s'allonge sur sa natte. + +Je réfléchis longtemps. Oui, c'est dégoûtant, c'est odieux, de faire +partie de cette bande de chiens-couchants qui s'en vont, l'oreille basse +et la queue en trompette, flatter leurs maîtres et lécher les mains de +leurs bourreaux; mais passer trois années ici, dans ce bagne, dans +un pareil milieu!... C'est l'abrutissement, sans doute; la mort, +peut-être.... En aurai-je la force, seulement? Aurai-je la force de +recommencer, sans paix ni trêve, des journées comme celle que je viens +de finir? Aurai-je le courage de souffrir, pendant trois ans, tout seul, +sans personne pour me soutenir,--sans personne pour me regarder,--avec +le fantôme de la liberté future qui fuira devant moi et le spectre de la +liberté passée qui, déjà, grimace douloureusement?... + +Me mettre à plat ventre dans la boue, alors? Payer ma délivrance avec +la sale monnaie qui a cours ici, ramasser ma grâce dans l'ordure?... Ah! +malheureux!... + +Et je ne sais comment, tout d'un coup, se dresse devant mes yeux l'image +d'une vieille parente qui m'a élevé, une protestante austère. Je me +souviens d'un jour où, après avoir fait quelque sottise, je m'étais jeté +à ses genoux pour lui demander pardon, et je me rappelle avec quelle +force la vieille calviniste m'avait remis sur mes pieds en criant: + +--Relève-toi, gamin! Un homme ne doit s'agenouiller que devant Dieu! + +Je ne crois plus en Dieu--en son Dieu. + +Je ne me mettrai à genoux devant personne. + + + + +VII + + +Il me semble qu'il y a des siècles que je suis arrivé à la +Compagnie,--et il n'y a que deux mois. Le temps ne m'a jamais paru aussi +long. Les journées ont plus de vingt-quatre heures, ici... De toutes les +sensations douloureuses qui m'avaient assailli au début et qui, peu à +peu, m'abandonnent, celle de l'interminable longueur du temps est la +seule qui persiste. Elle augmente d'intensité tous les jours. Elle +m'assomme; elle me désespère aussi, car elle me force à penser--et je +voudrais ne plus penser. Je voudrais vivre en bête. Comme le boeuf qu'on +fait sortir tous les matins de l'étable, le front courbé sous le même +joug, qui trace aujourd'hui un sillon, demain un sillon parallèle, +piétinant sans cesse le même champ fermé du même horizon, impassible, +habitué au poids de la charrue, insensible à l'aiguillon du bouvier. + +Les coups d'aiguillon que je reçois, moi, ce sont les insultes. Ils +ne m'épargnent pas, les chaouchs, durant les journées sans fin qui +se ressemblent toutes, même les dimanches, consacrés aux _travaux de +propreté_. Que je prenne part à un exercice, que j'assiste à une revue, +que, pendant le travail, j'essuie mon front mouillé de sueur, l'injure +pleut sur moi. + +--Ils te cherchent, m'a dit Queslier. Ta figure ne leur revient pas, +probablement. Ils veulent trouver un prétexte pour te mettre en prison +et pour t'envoyer de là au conseil de guerre. Ne dis rien, ne réponds +rien. + +Je ne réponds rien. J'avale silencieusement les outrages, je ferme +l'oreille aux provocations. C'est dur, tout de même; je ne sais pas si +j'aurai le courage de supporter cela pendant les trente-quatre mois que +j'ai encore à faire. J'ai beau me répéter qu'on n'est jamais sali que +par la boue et que ces gens qui s'acharnent lâchement sur moi sont des +brutes et des canailles... + +Ah! oui, des brutes et des canailles, ces sous-officiers et ces caporaux +aussi dénués de coeur que d'intelligence, ces hommes qui demandent +à aller exercer contre ceux qu'ils devraient considérer comme leurs +frères, des soldats comme eux, le métier de garde-chiourme! Quelle vie +ignoble et vile ils mènent! comme ils devraient trouver triste leur +existence, s'ils savaient s'en rendre compte! Haïs, méprisés, se jugeant +peut-être méprisables, ils font ce qu'ils peuvent pour se venger de ce +dédain et de ce dégoût qu'ils sentent peser sur eux. Rien ne leur coûte +pour cela. Ils ne reculent ni devant les brutalités, ni devant les +mensonges, ni devant les provocations, ni devant la calomnie. Il n'est +pas de moyen qu'ils n'emploient, il n'est pas de manoeuvre, basse et +vile à laquelle ils ne se livrent pour arriver à avoir raison d'un +individu qui ne se plie pas à toutes leurs fantaisies. Le sentiment de +la haine contre les malheureux qu'ils ont sous leurs ordres et qu'ils +commandent revolver au poing, celui de la vengeance idiote et lâche +à satisfaire à tout prix, finissent par étouffer chez eux tout autre +sentiment. L'homme est annihilé et remplacé par la bête fauve. Les neuf +dixièmes sont des Corses. + +Parmi les officiers, quelques-uns, comme leurs sous-ordres, qu'ils +valent bien, ont demandé à quitter leurs régiments pour venir aux +Compagnies de Discipline; D'autres y ont été envoyés par mesure +disciplinaire; ceux-là, n'ayant d'autre dessein que d'essayer de rentrer +dans les cadres de l'armée régulière, font généralement preuve d'un +zèle exagéré qui se traduit par des actes d'une sévérité excessive. La +plupart du temps, ils évitent de se compromettre directement. A quoi +bon? N'ont-ils pas sans cesse sous la main les chaouchs toujours prêts +à satisfaire leurs haines ou leurs rancunes? Ils savent si bien se +transformer en chiens-couchants, ces boule-dogues, et mettre leur +avilissement et leur bassesse à l'égard de leurs supérieurs au niveau de +leur morgue et de leur insolence vis-à-vis de leurs inférieurs! + +Tout ce monde-là vit--est-ce vivre?--sous la coupe du grand pontife: le +capitaine. Un drôle de corps, celui-là: moitié calotin, moitié +bandit. Un Robert-Macaire mâtiné de Tartufe, un Cartouche qui sait se +métamorphoser en Basile. Un nez qui ressemble à un bec de vautour, des +moustaches à la Victor-Emmanuel, des yeux de cafard et un menton de +chanoine; l'air d'un bedeau assassin qui vous montre le ciel de la main +gauche et qui vous assomme, de la main droite, avec un goupillon. Il +porte son képi sur l'oreille, de la façon dont le capitaine Fracasse +devait porter son feutre et tourne les pouces, en vous parlant, comme +les dévotes, après déjeuner. Quand il a une méchanceté à dire, il sait +comme pas un l'entortiller de phrases mielleuses qui semblent toutes +fraîches pondues par un sacristain. La famille, la religion, cela +revient sans cesse dans ses discours où il nous promet de nous faire +passer au conseil de guerre pour la moindre peccadille. Il a l'air de +donner l'absolution à un homme quand il le fourre en prison et de lui +accorder la bénédiction papale lorsqu'il ordonne de le mettre aux fers. +Il trafique de nous comme de simples nègres. Il vend notre travail aux +mercantis du pays auxquels nous élevons des maisons, à son compte, en +utilisant, bien entendu, les matériaux du gouvernement. Il se soucie +fort peu de ce que nous pouvons en penser. Il offre au Dieu de paix +et de charité la haine et le mépris qu'il peut inspirer aux malheureux +qu'il a sous ses ordres. Du reste, il se commet le moins possible avec +eux, les regarde comme des serfs taillables et corvéables à merci dont +il doit simplement chercher à tirer tout le parti possible, et garde des +allures de pontife difficilement abordable. Méchant, il l'est, et +cela se conçoit. Un homme qui conserve encore au fond de lui quelques +sentiments d'humanité ne demande pas à remplir de pareilles fonctions. +Sans scrupule aussi, malgré ses mômeries de marguillier. Tout lui est +bon, pourvu qu'il remplisse ses poches. Une cruauté ne lui déplaît pas, +quand il n'a rien de mieux à faire. Autrement, il préfère un tripotage, +une combinaison quelconque qui lui permettra de grossir le sac d'écus +qu'il remplit à nos dépens. S'il avait été bourreau et qu'il eût aperçu, +au moment de faire tomber le couperet, une pièce de dix sous sur la +plate-forme de la guillotine, il aurait parfaitement laissé le cou +du patient dans la lunette et eût ramassé la pièce avant de tirer la +ficelle. + +--Tu as tort de t'emporter comme cela contre les hommes, me dit Queslier +le soir, lorsque je lui fais part de l'amertume de mes réflexions. Il ne +faut pas s'en prendre aux individus; il faut s'attaquer au système. + +Le système, il y a longtemps qu'il le connaît et qu'il le déteste, cet +ouvrier qui sait tout au plus ce qu'on enseigne à l'école primaire, mais +qui a appris, à l'école de la misère, à penser bien et à voir juste. Il +m'a expliqué, verset par verset, le texte de cet évangile que j'avais à +peine feuilleté, dans mon dédain bourgeois, et dont les chapitres sont +écrits avec le sang et les larmes des Douloureux,--quelquefois avec leur +fiel. + +Je comprends aujourd'hui bien des choses que je ne m'expliquais pas +hier. + +Je sais que les Compagnies de Discipline, les ateliers de Travaux +Publics, sont la conséquence immédiate et forcée des armées permanentes. +Je sais pourquoi une pénalité énorme est suspendue au-dessus de la tête +du soldat indocile et pourquoi, lorsque celui-ci est assez habile pour +se dérober, lorsque la griffe ignoble de la justice militaire n'a pas +pu l'agripper, au lieu de le battre de verges et de lui donner des +cartouches jaunes--ce qu'on faisait autrefois--on l'envoie à Biribi,--ce +qui est pire. Je sais pourquoi la société bourgeoise qui, pour +sauvegarder ses intérêts, fait d'un citoyen un soldat, fait d'un soldat +un forçat le jour où celui-ci essaye de secouer le joug de la discipline +écrasante qui l'humilie et l'abruti. C'est parce qu'elle a besoin, +comme toutes les sociétés usurpatrices, d'appuyer sa domination sur +la terreur, parce qu'elle a besoin de se faire craindre sous peine de +perdre son prestige et de risquer l'écroulement. + +Ce qu'elle veut, à tout prix, c'est une obéissance passive et aveugle, +un abrutissement complet, un avilissement sans bornes, l'obéissance de +la machine à la main du mécanicien, la soumission du chien savant à la +baguette du banquiste. Prenez un homme, faites-lui faire abnégation de +son libre-arbitre, de sa liberté, de sa conscience, et vous aurez un +soldat. Aujourd'hui, à la fin du dix-neuvième siècle, quoi qu'on en +dise, il y a autant de différence entre ces deux mots: soldats et +citoyens, qu'il y en avait au temps de César entre ces deux autres: +Milices et Quirites. + +Et cela se conçoit. L'armée, c'est la pierre angulaire de l'édifice +social actuel; c'est la force sanctionnant les conquêtes de la force; +c'est la barrière élevée bien moins contre les tentatives d'invasion de +l'étranger que contre les revendications des nationaux. Les soldats, ces +fils du peuple armés contre leur père, ne sont ni plus ni moins que des +gendarmes déguisés. Au lieu d'une culotte bleue, ils portent un pantalon +rouge. Voilà tout. Le but de leurs chefs, les souteneurs de l'État, +est d'obtenir d'eux, textuellement, «une obéissance absolue et une +soumission de tous les instants, la discipline faisant la force +principale des armées.» + +Or, la discipline--on l'a dit--la discipline, _c'est la peur_. Il faut +que le soldat ait plus peur de ce qui est derrière lui que de ce qui est +devant lui; il faut qu'il ait plus peur du peloton d'exécution que de +l'ennemi qu'il a à combattre. + +_C'est la peur._ Le soldat doit avoir peur de ses chefs. Il lui est +défendu de rire lorsqu'il voit Matamore se démasquer et Tranche-Montagne +se métamorphoser en Ramollet. Il lui est défendu de s'indigner quand +il voit commettre ces vilenies ou ces injustices qui vous soulèvent le +coeur. Il lui est défendu de parler et même de penser, ses chefs ayant +seuls le droit de le faire et le faisant pour lui. + +Et s'il rit, s'il s'indigne, s'il parle, s'il pense, s'il n'a pas peur, +alors malheur à lui! C'est un indiscipliné: disciplinons-le! c'est un +insurgé: matons-le! Donnons un exemple aux autres!--Au bagne!--A Biribi! + +Oui, cela, je le sais maintenant. Je le sens.--Je l'ai senti tout d'un +coup, si brusquement que j'en suis tout troublé. La fouille où s'est +effondré l'échafaudage branlant de mes vieilles idées bourgeoises, +je n'ose encore la combler avec de nouvelles croyances. Je suis un +converti, mais je ne suis pas un convaincu. + +--Il faut s'attaquer au système, répète Queslier, rien qu'au système. +Vois-tu, lorsque le peuple saura bien ce que c'est que les armées +permanentes, quand il saura qu'il est de son intérêt de jeter bas cette +institution qui le ruine, quand il comprendra que ceux qui vivent de +l'état militaire ne forment qu'une caste établie sur des préjugés et des +intérêts égoïstes, il n'en aura pas pour longtemps... Un quart d'heure +de réflexion et une heure de colère... + +Je hoche la tête. Je crois que pour arracher de leurs gonds les portes +de l'enfer social, la colère ne suffit point. C'est la Foi qu'il +faudrait. + +--Alors, tu penses que le peuple n'a pas la foi? Tu ne crois pas au +peuple? + +Pas trop. Il passera de l'eau sous les ponts, j'en ai peur, avant +qu'il prenne le parti de ne plus réserver ses adorations aux idoles qui +boivent ses sueurs et son sang. Et je crains bien que ses admirations +et son respect n'aillent longtemps encore à l'être empanaché, bariolé, +couvert de clinquant,--reître, condottiere, soudard ou soldat,--à celui +qui a été l'Homme d'Armes, et qui devient aujourd'hui, par la force même +des choses, le maquereau social. + + + + +VIII + + +--Voilà le détachement de Sandouch qui rentre! s'écrie l'Amiral, qui +vient de sortir pour aller reporter les gamelles à la cuisine. + +Nous nous précipitons tous hors des marabouts. + +Au loin, sur la route qui, à quinze cents mètres du camp, traverse la +Medjerdah, on aperçoit une longue file de mulets dont les cacolets sont +chargés d'hommes. Derrière, sans ordre, marchant par petits groupes ou +isolément, des soldats revêtus de la capote grise qui, de loin, paraît +noire, suivent lentement, s'arrêtant parfois un instant et reprenant +leur marche titubante d'ivrognes ou d'hallucinés. On dirait un cortège +macabre suivi d'une procession de croque-morts ivres. + +Ils arrivent, ils entrent dans le camp. Un défilé lamentable d'hommes +harassés, éclopés, au teint plombé ou jaunâtre, aux yeux ternes, aux +membres las. Une douzaine à peine portent leurs sacs; une quarantaine, +la figure terreuse, les yeux à moitié fermés ou agrandis par la fièvre +et brillant d'un éclat qui fait mal, les mains osseuses pendant au bout +des bras inertes, sont juchés sur les cacolets. Il faut les prendre sous +les aisselles, à deux ou trois, pour les aider à descendre; et, à peine +à terre, sans se soucier des ruades des mulets, sourds aux ordres des +chaouchs qui leur commandent de se lever, ils se laissent tomber au +milieu du chemin, n'importe où, s'affalant comme des choses, incapables +de faire un mouvement. Ils ont à peine la force de parler, ne répondant +pas aux questions qu'on leur pose, demandant à boire d'une voix sourde, +entrecoupée, en découvrant sous leurs lèvres violettes de longues dents +jaunes que les frissons de la fièvre entrechoquent. Il faut prendre +le parti de les aider à aller s'asseoir sur le soubassement en pierres +d'une baraque. + +Un à un arrivent les traînards, boitant, tirant la jambe, couverts +de poussière, quelques-uns avec leurs pantalons et leurs capotes tout +mouillés--des fiévreux qui se sont agenouillés dans l'eau, pour boire, +en traversant la Medjerdah. + +L'officier qui commande le détachement, un lieutenant aux longues +moustaches blondes, les fait aligner sur un seul rang. Les hommes se +rangent tant bien que mal, les plus malades s'appuyant sur leurs fusils +ou sur les bâtons qui les ont aidés à marcher, pendant les étapes. Ils +ont l'air tristement pensif des chevaux fourbus, des bêtes de somme +éreintées qui s'affaissent dans les brancards, le corps tassé, appuyé +dans l'avaloire, la tête morne, pendant hors du collier. + +Le capitaine arrive, sa canne à la main. Il jette sur les malheureux un +long regard méprisant. + +--Beaucoup de malades, n'est-ce pas, monsieur Dusaule? + +--Beaucoup, mon capitaine. Trente-huit hommes ont dû faire les étapes +sur les cacolets. + +--Trente-huit! C'est beaucoup trop! Vous auriez dû les forcer--oh! tout +doucement--à revenir à pied. Rien n'est bon comme la marche pour chasser +les maux de tête, les migraines. Et vous savez, ces fièvres-là, ce ne +sont que des migraines. Un peu violentes, tout simplement... En voilà un +qui a une sale figure, par exemple... + +--Il est très malade, mon capitaine. + +--A-t-il de bonnes notes? Comment s'appelle-t-il? + +--Palet. Vous lui avez infligé dernièrement quinze jours de prison. + +--Ah! oui, je me souviens. En échange d'une punition de quatre jours de +salle de police portée par le sergent Baltazi, pour avoir boutonné sa +capote à gauche le seize du mois dernier. Il faut toujours faire bien +attention à ce que les hommes boutonnent leurs capotes quinze jours +à gauche et quinze jours à droite. C'est très important, voyez-vous, +monsieur Dusaule. Sans ça, les plastrons s'usent toujours du même +côté... Alors, vous disiez qu'il est très malade, ce Palet? + +--Oui, mon capitaine. + +--Oui... oh!... peuh!... un mauvais garnement qui ne veut rien écouter. +Je suis sûr que la moitié des gens qui sont là n'ont gagné leurs fièvres +et leurs dysenteries que parce qu'ils ont enfreint les règlements. +Ainsi, je parierais que ce Palet ne quittait pas, tous les jours, à cinq +heures du soir, la tenue de toile pour endosser la tenue de drap. C'est +pourtant bien prescrit. Si l'on prenait le parti de les fourrer dedans +toutes les fois qu'ils n'obéissent pas, il y aurait moitié moins de +malades. Il faut toujours agir avec douceur, Monsieur Dusaule, avec la +plus grande douceur, la religion nous en fait un devoir, mais il faut se +montrer sans pitié... + +Et se tournant vers Palet qui n'a pas bougé, collé contre le mur, la +tête renversée en arrière, les bras pendant le long du corps: + +--Vous entendez: sans pitié! Je suis décidé à me montrer sans pitié! + +Palet ne bronche pas. On dirait que ça lui est égal. Il n'a pas +seulement l'air de s'apercevoir que c'est à lui qu'on fait l'honneur de +parler. + +Le capitaine se retourne, rageant à blanc, vers les hommes à peu près +valides: + +--Ceux-là se portent bien, n'est-ce pas, monsieur Dusaule! Oui..., +oui..., ils ont assez bonne mine.... ils ont besoin de se nettoyer un +peu..., mais... Ah! qu'est-ce que c'est que ces bâtons que j'aperçois +là-bas! Voulez-vous me jeter ça!... et un peu vite! En voilà des façons! +Des soldats qui se promènent la canne à la main! Qu'est-ce que votre +famille dirait, si elle vous voyait? Elle serait fière de vous, +vraiment!... Vous avez grand tort, lieutenant, d'autoriser ces +choses-là... Allons, vous, là-bas, le dernier, vous qui claquez des +dents, m'avez-vous entendu? Voulez-vous jeter ce bâton? + +L'homme jette le bâton et tombe sur les genoux. + +--Voyez-vous, monsieur Dusaule, voyez-vous les effets de l'usage de la +canne? On s'y habitue, on ne peut pas s'en passer et, quand on vous la +retire on tombe par terre... Réellement, vous n'êtes pas assez sévère... +Je suis très mécontent... + +Nous devons partir après-demain matin pour le Sud. A la pointe du jour, +un train spécial doit venir chercher la compagnie pour la conduire à +Tunis. Nous allons dans le sud de la Tunisie, paraît-il; on ne sait pas +au juste à quel endroit. Depuis deux jours, tous les autres détachements +sont rentrés au dépôt. Ils ont été moins éprouvés que celui de Sandouch, +mais ils contiennent de fortes têtes, des individus malfaisants dont +le capitaine se méfie. Il a fait réunir tous les gradés et leur a +recommandé la plus grande sévérité avant le départ et pendant la route. +Il a passé ensuite une revue des 350 hommes de la compagnie--hors une +vingtaine dont le médecin avait demandé l'envoi à l'hôpital le plus +voisin--en tenue de campagne. Cette revue a été lamentable. Au milieu +d'un mouvement, des hommes tombaient comme des masses, déclaraient ne +plus pouvoir se relever et restaient là; des files entières, composées +d'hommes éreintés, ployant sous le poids du sac, ou de nouveaux arrivés +expulsés des régiments casernés en France ou sortant de la cavalerie +et non habitués à porter l'as de carreau, demeuraient honteusement en +arrière. Les fusiliers venus des détachements, anciens disciplinaires, +mauvaises têtes pour la plupart, profitaient de la confusion générale +pour manoeuvrer d'une façon pitoyable. Le capitaine était vert de rage. + +Il a ordonné pour ce soir une revue de détail. «Tout homme, a-t-il +déclaré aux gradés, tout homme à qui il manquera quelque chose, si +minime soit-elle, devra être mis immédiatement en prévention de conseil +de guerre. Je n'admettrai aucune excuse. On ne doit rien perdre, ici, +même pas une brosse à graisse, même pas un cordon de guêtre. Quand un de +ces gens-là vous dit qu'il a perdu un objet quelconque, votre devoir +est de lui répondre qu'il l'a vendu et de le faire passer au conseil de +guerre pour vente d'un effet de grand ou de petit équipement. Je compte +sur vous. Il faut être sans pitié.» + +Il n'a pas prêché dans le désert, l'impitoyable. La revue a été +terrible. Les chaouchs, lâchés comme des chiens auxquels on a enlevé +leur muselière et à qui on a ordonné de mordre, vous demandaient compte +des poils d'une brosse et des clous des godillots. Malgré leur zèle, +ils étaient obligés de constater que rien ne manquait. Ils avaient envie +d'en pleurer, les Corses surtout, cette race immonde qui n'a jamais su +choisir qu'entre le couteau du bandit et le sabre du garde-chiourme. +Dans leur dépit, ils s'en prenaient aux hommes qui se trouvaient devant +eux, leur débitant, avec leur faux accent italien, tout le répertoire +des idioties qui forment le fond de leur langage: + +--Tenez-vous droit!... Les mains dans le rang!... La tête droite!... +Les talons joints!... Quatre jours de salle de police!... Vous en aurez +huit... + +Tout d'un coup un pied-de-banc, qui n'a pas encore fini d'inspecter sa +section, pousse un cri de triomphe. Il vient de s'apercevoir qu'un +de ses hommes, le nommé Loupat, un petit chasseur à cheval, arrivé +de France au bout de dix-huit mois de service, n'a pas le nombre +réglementaire de cartouches. Le chaouch compte et recompte les +cartouches et se relève enfin, souriant: + +--Il en manque deux. Je vais prévenir le capitaine. + +Cinq minutes après, il revient et, s'adressant à Loupat qui, le regard +perdu, semble un animal qui voit venir le coup de masse qui doit +l'assommer et ne sait comment l'éviter: + +--Vous pouvez rester avec vos camarades. Le capitaine a dit que ce +n'était pas la peine de vous mettre en prison pour une nuit. En +passant à Tunis, nous vous y laisserons. Ça vous apprendra à vendre vos +cartouches. + +C'est la première fois que j'assiste à une scène semblable. Le conseil +de guerre, la condamnation pour vol, la flétrissure indélébile imprimée +sur le front d'un homme, parce qu'il a perdu deux cartouches!... + +L'indignation me fait frissonner. Mais c'est du noir, surtout, qui me +descend dans l'âme, quand je pense que je serai si longtemps encore, +tous les jours et plusieurs fois par jour, à la merci d'une pareille +situation. + +Le lendemain matin, le clairon sonne le réveil à quatre heures. Il fait +presque nuit. Il nous faut cinq minutes pour aller à la gare où le train +doit venir nous prendre à cinq heures précises. A cinq heures moins +vingt, la compagnie, sac au dos, est rangée par sections sur la route +qui traverse le camp. Le clairon sonne l'appel et, sur toute la ligne, +les Présent! répondent aux noms criés par les sous-officiers. + +--Rendez l'appel! + +Les pieds-de-banc défilent et rendent l'appel au capitaine. + +--Manque personne... Manque personne... + +--Il manque Loupat, mon capitaine. + +--Loupat! celui d'hier!--Ah! la canaille! Il a déserté cette nuit pour +essayer de se soustraire au conseil de guerre; mais, soyez +tranquille, on le rattrapera. On n'échappe jamais à un juste +châtiment.--Poursuivez... + +Les gradés continuent leur défilé. + +--Manque personne... Manque personne... + +--Mon lieutenant, regardez donc là-bas! + +C'est un homme qui parle au lieutenant Dusaule, en étendant le bras du +côté du gymnase. + +On a entendu; tout le monde tourne les yeux dans cette direction. Sous +le portique, tout contre le gros poteau de gauche, un corps se balance, +noir, au bout d'une corde. Le lieutenant part en courant, grimpe à la +corde à noeuds, palpe le pendu et revient en hochant la tête. + +--Mort? lui demande de loin le capitaine. C'est Loupat, n'est-ce pas? + +Le lieutenant fait signe que oui. + +--Il est déjà tout froid. + +--Le misérable! s'écrie le capitaine. Attenter à ses jours! Allez donc +prêcher les bons sentiments à des gens pareils! Rien ne les arrête, ni +la religion, ni le souvenir de leur famille, rien, rien! Enfin, il s'est +fait justice lui-même... Par le flanc droit!... marche!.. + +Le capitaine est à cheval. Il jette, en passant devant le gymnase, un +coup d'oeil sur le cadavre. Il murmure: + +--Il n'y a pas à dire, nous ne pouvons pas nous occuper de ça. Nous +sommes déjà en retard. Le train n'attend pas. Il faudra que je pense à +faire faire les écritures indispensables... + +Puis, il se penche vers le sous-officier qui, la veille, s'est aperçu de +la disparition des deux cartouches: + +--Un mauvais soldat, ce Loupat, n'est-ce pas?... Était-il fort en +gymnastique? + +--Non, mon capitaine, il ne savait absolument rien faire. Il pouvait à +peine se tenir au trapèze. Tous les jours, je le privais de vin pour ça; +rien n'y faisait. + +--Voyez-vous ça! et il trouve moyen, pour se pendre, de monter tout en +haut de ce portique, d'attacher sa corde, de se la passer au cou et de +se laisser tomber dans le vide. Ça doit être très difficile à faire, +tout ça. Dire que ces canailles-là n'ont d'énergie que pour le mal!... + +Nous nous sommes embarqués dans les wagons qui se mettent en route pour +Tunis. Je passe la tête à la portière et j'aperçois là-bas, tout là-bas +déjà, car le train file vite, une petite forme noire qui se balance +au vent, sous un gibet, et que commencent à venir lécher doucement les +premiers rayons du soleil. + + + + +IX + + +Le train nous a débarqués à Tunis et nous avons traversé la ville, +escortés par les _poveri disgraziati!_ des Italiens et les: Pauvres +malheureux! des Français, pour aller camper auprès de la caserne +d'artillerie. + +Le lendemain matin, nous nous sommes mis en marche pour La Goulette. +Il pleuvait. Le sol gras était détrempé et l'on n'avançait qu'avec une +peine extrême. Malgré les pauses fréquentes, les traînards devenaient +de plus en plus nombreux et, toutes les cinq minutes, un homme tombait +qu'il fallait débarrasser de son sac ou hisser sur les mulets qui nous +suivaient. Le capitaine galopait d'un bout à l'autre de la colonne, +criant, tempêtant, exhortant, sans pouvoir venir à bout de la fatigue +des uns et de la mauvaise volonté des autres, anciens disciplinaires, +blasés sur les menaces et les mauvais traitements, se fichant du tiers +comme du quart, et faisant exprès de ne pas avancer pour ne pas laisser +en arrière leurs camarades malades. Les plus jeunes seuls, les derniers +arrivés à la compagnie, voulaient bien l'écouter; et ils marchaient en +avant, en rangs serrés, presque alignés, toujours à cinq ou six cents +mètres de la cohue des traînards. + +--Regarde donc les pierrots, là-bas, s'écrie l'Amiral, qui fait partie +d'un groupe au milieu duquel je me trouve; oh! là, là! regarde-les donc +cavaler; on dirait qu'ils ont le feu au cul! + +--Qu'est-ce que tu veux? répond Queslier. C'est tout bleu, ça arrive +de France et, dame! au moindre mot des chaouchs, ça fait dans ses +pantalons. + +--C'est clair, riposte Bernoux, le bachelier qui couchait dans ma tente +à Zous-el-Souk, et qui interrompt une discussion qu'il a engagée depuis +au moins une heure, au sujet des moeurs carthaginoises, avec un jeune +homme qui revient de détachement, un licencié ès lettres qui est poète. +C'est clair. Seulement, il y a une chose regrettable: c'est que ces +jeunes soldats, terrorisés par les cris et les menaces de messieurs les +gradés, ne tarderont pas à se transformer en véritables mouchards. Il +faudra faire bien attention à nous si nous ne voulons pas être victimes +de leur couardise. + +Le licencié, Rabasse, approuve du geste; mais Queslier ne partage pas +son opinion. + +--Il y en aura toujours une bonne moitié qui ne se transformeront pas en +bourriques. Quant aux autres... + +--Les autres, on les dressera, s'écrie l'Amiral. + +--On leur fera rentrer leurs bourriqueries dans la gueule à coups +de riclos, riposte un grand gaillard sec et maigre, qu'on appelle le +Crocodile, et qui, paraît-il, ne sort pas de la prison. + +--Y a que ça à faire, déclare tranquillement une espèce de gringalet à +la figure osseuse, pâle sous le hâle, aux membres grêles, à la bouche +crispée de voyou parisien dont il a l'accent canaille; et, s'ils +rouspettent, y a qu'à les faire en douceur, au père François. Tu sais, +Crocodile, le coup du foulard? + +Et il fait le geste, tranquillement cynique, grinçant un: crac! qui fait +courir son rictus d'une oreille à l'autre et lui donne une physionomie +d'un comique effrayant. Il le ferait comme il le dit, d'ailleurs, cet +astèque qu'on a surnommé Acajou à cause de ses cheveux rouges et qui +se vante d'avoir, à Paris, au cours d'une rixe, saigné un cogne dans +l'escalier d'un bastringue. + +--Voulez-vous marcher, oui ou non? s'écrie un pied-de-banc que le +capitaine a envoyé pour hâter l'allure des retardataires et qui est +arrivé à notre groupe. + +--Sergent, répond Barnoux avec urbanité, je vous ferai observer que la +marche s'exécute par une série de pas. Nous exécutons une série de pas. +Donc, nous sommes en marche. + +Acajou proteste. + +--La marche, c'est pas ça. La marche, c'est ce qui vous tire des larmes +des pieds. + +--Il est évident, ajoute Rabasse, sans se soucier de l'interruption, +que, puisqu'il n'est question que de la marche et non de sa rapidité, la +succession plus ou moins prompte des susdits pas ne fait absolument rien +à l'affaire. + +--Avez-vous fini de me répondre, nom de Dieu! hurle le chaouch. Je vais +tous vous fourrer dedans. + +Acajou s'approche de lui: + +--Va donc un peu te baigner, eh! sale outil! + +--Un témoin! un témoin! rugit le sergent avec son accent corse. On m'a +insulté! + +Et, saisissant le bras de Queslier: + +--Vous avez entendu ce que m'a dit cet homme? + +Queslier se dégage et ne répond rien. + +--Voulez-vous dire que vous l'avez entendu, hein! voulez-vous le +dire?... + +--Hé! Queslier, ricane le Crocodile, il se figure peut-être que nous +comprenons le corse. Nous autres, on est de Pantruche; on n'entrave pas +le corsico. + +Et, comme il marche derrière le sous-officier, il lui donne, comme par +mégarde, un coup de pied dans les talons. + +--Pardon, excuse, sergent... c'est mon pied qu'a glissé. + +Le chaouch, rageur, m'attrape par le bras. + +--Vous avez entendu, vous? Ne dites pas non ou je vous ferai passer en +conseil de guerre. Je le jure par le sang du Christ. + +--Je n'ai rien entendu. + +Le Corse s'en va, la figure blanche, les poings crispés, mâchant des +_Porco di Cristo!_ + +--Tu marcheras toujours avec nous pendant les étapes, me dit l'Amiral. +Sans ça, les chaouchs chercheraient à te jouer un sale tour. Ne va +jamais avec ces pierrots, là-bas... Tiens, où sont-ils? on ne les voit +plus. + +On ne les voit plus, en effet. La route est couverte, tout au loin, de +traînards qui n'ont pas l'air très pressés d'arriver à l'étape. Ils s'en +vont tranquillement, deux par deux ou trois par trois, à quinze ou vingt +mètres les uns des autres, s'interpellant de temps en temps en +temps pour se faire part des menaces que leur ont distribuées les +pieds-de-banc et pour rire à gorge déployée de l'inutilité de leurs +efforts. Notre groupe est un des derniers. Et Barnoux et Rabasse, qui +n'ont pas terminé leur discussion, se prennent au collet toutes les cinq +minutes et s'arrêtent pour se crier d'une voix furieuse: + +--Je te dis qu'il y avait un aqueduc pour amener l'eau à Carthage! + +--Et moi, je te dis qu'il n'y avait que des citernes!.... + +--C'est trop fort! Lis Flaubert! + +--Flaubert s'est trompé! + +Nous avons mis plus de six heures pour faire les dix-huit kilomètres de +l'étape. + +--Nous allons voir si ça se passera comme ça après le débarquement +à Gabès, siffle entre ses dents serrées le capitaine qui, à cheval, +assiste à l'arrivée des retardataires qu'il dévisage comme pour les +reconnaître au besoin. + + + + +X + + +Nous avons été obligés de laisser un certain nombre de malades dans les +hôpitaux, au Kram, à la Goulette et à Gabès. Nous ne sommes plus guère +que trois cents quand nous levons les tentes, le lendemain de notre +débarquement, à trois heures du matin, pour effectuer la première des +six étapes qui doivent nous mener à Aïn-Halib, le nouveau dépôt de la +Compagnie. + +Il fait encore nuit quand nous partons. Et, après avoir traversé un +ruisseau, la rivière de Gabès, c'est encore au milieu de l'obscurité, +épaissie par la voûte pesante des hautes frondaisons, que nous pénétrons +dans l'oasis. Nous suivons un chemin brisé à chaque saillie des petits +murs en terre dont les Arabes entourent leurs jardins, souvent pressés +les uns sur les autres par l'étranglement de la route, nous heurtant +au moindre écart, butant contre les racines des arbres et les pierres +arrachées du sol poussiéreux par les pieds des chameaux. Il fait +frais, sous ce dôme de feuillage, dont les découpures bizarres nous +apparaissent toutes noires quand nous levons les yeux en haut, mais +l'air est lourd; on respire difficilement, la poitrine tendue violemment +par le poids du sac dont les courroies coupent les épaules, la main +gauche engourdie, la main droite fatiguée de tenir la bretelle du fusil +dont la crosse frappe à chaque pas sur la cuisse, les oreilles agacées +par le tintement du quart de fer blanc qui choque la poignée de la +baïonnette. Les pas, alourdis par l'énorme poids du chargement et par +la difficulté de cette marche de nuit dont les à-coups fatiguent et +énervent, soulèvent une poussière dense qui remplit les narines et pique +les yeux. On marche la bouche ouverte, le haut de la capote déboutonné, +le mouchoir tout trempé à la main pour essuyer la sueur qui coule sur le +visage, la respiration oppressée, avec la sensation d'une chaleur humide +de cataplasme, dans le dos, à la place du sac. + +Pendant près d'une heure et demie, nous allons ainsi, le képi en +arrière, le cou tendu, la tête basse, sans rien voir que les troncs +des palmiers qui se succèdent comme de hautes colonnes au-dessus des +parapets de terre fleuris de branches d'arbustes aux odeurs fortes +et derrière lesquels on entend de loin en loin le clapotement d'un +ruisseau. Tout d'un coup, après un dernier détour de la route, le rideau +sombre du feuillage se déchire, une longue plaine de sable jaune, rose +tout au loin par les premiers rayons du jour, se déroule jusqu'au pied +de montagnes bleues à la base et dont les sommets sont rouges. + +On hâte le pas et, tout en débouchant dans la plaine, on entonne des +chansons de marche; les anciens entament le _Chant des Camisards_, +un chant monotone et plaintif dont j'entendrai bien des fois encore +retentir les couplets; un chant noirci par la résignation du paria et +plaqué de rouge par l'ironie du galérien qui rêve de briser sa chaîne: + + Savez-vous ce qu'il faut faire + En ce lieu? + Il faut tout voir et se taire, + Nom de Dieu!... + Nos chaouchs, qui sont des vaches, + Nous emmerdent, nous attachent, + Mais sur leur gourite on crache + Quand on peut. + +Et, tous en choeur, ils se mettent à hurler le refrain: + + Répétons à l'envi + Ce refrain sans souci: + Vivent l'amour et le vin, + La danse, les joyeux festins! + Oui, tout cela reviendra, + Oui, tout cela reviendra, + Quand le diable le voudra! + +--Halte! s'écrie le capitaine. + +Nous nous arrêtons et nous déposons nos sacs énormes qui nous montent à +mi-corps, si pesamment chargés que les bretelles en craquent. Le mien +me paraît tellement lourd, je suis tellement harassé, que je ne sais +vraiment pas si, tout à l'heure, je serai capable d'arriver à la pause +en même temps que les autres et si je ne serai pas forcé de rester en +route, comme les traînards qu'on a laissés en arrière et qui sortent +seulement maintenant de l'oasis. Nous les attendons, assis par terre, +derrière les fusils réunis en faisceaux; je respire largement l'air +frais du matin, passant la main sur une touffe d'herbe humide de rosée. + +--Il fait bon, maintenant, me dit Queslier, mais ça ne va pas durer +longtemps. Tu vas voir, d'ici un quart d'heure. + +Le jour, en effet, est complètement levé et le soleil, tout là-bas, +énorme boule rouge qui monte lentement, commence à envoyer ses rayons +sur l'oasis dont il fait claquer les verdures puissantes, ensanglante +les montagnes qui bornent l'horizon et vient accrocher, à la pointe des +baïonnettes, des étincellements d'argent poli. + +A peine le dernier retardataire nous a-t-il rejoints et a-t-il déposé +son sac, que le sifflet du capitaine retentit. + +--Garde à vos! rompez faisceaux! Par sections, à droite alignement! + +--Qu'est-ce qu'il va nous faire faire? dis-je au Crocodile, qui se +trouve à côté de moi. + +--Je ne sais pas. Il est bien fichu de nous faire marcher comme ça, par +sections, en colonnes de compagnie. Ah! la vieille carne! + +Eh! parbleu, oui! il était fichu de le faire, car il l'a fait. Au milieu +du sable où l'on enfonce jusqu'aux chevilles, sous un soleil brûlant +qui tombe d'aplomb, gravissant les monticules et descendant dans les +ravinements que creusent les grands vents, nous avons fait les quinze ou +seize kilomètres qui nous restaient encore à faire, alignés comme à +la parade, les sections à distance entière, ainsi que sur le champ de +manoeuvres. Chaque fois qu'un homme tombait ou restait en arrière, +le capitaine arrêtait la compagnie et lui faisait faire du maniement +d'armes jusqu'à ce que le malheureux eût repris sa place dans les rangs. +Deux fois seulement, il a commandé la halte et ne nous a permis de +quitter nos sacs, pendant trois minutes, qu'après avoir rectifié +l'alignement des faisceaux. + +--Alignez les crosses! alignez les crosses! Sergents, veillez à +l'alignement des crosses! Ils resteront sac au dos tant que l'alignement +ne sera pas correct! Rappelez-vous que, pendant la marche, je ne veux +pas qu'il soit prononcé un seul mot. + +--Est-ce qu'il est permis de boire, mon capitaine? crie l'Amiral, à la +seconde pause, comme le kébir renouvelle ses recommandations. + +--Non! On ne boit pas en route! L'eau coupe les jambes! + +Un éclat de rire énorme, homérique, secoue la compagnie d'un bout à +l'autre. + +--Rompez faisceaux! En avant..., marche! + +--Ça nous fera dix kilomètres sans pause, ricane l'Amiral, mais il ne +sera pas dit qu'on s'est fichu de la gueule des Camisards sans qu'ils +rendent la pareille. + +--Voulez-vous vous taire? crie un sergent qui marche à deux pas de nous. + +Des grognements sourds lui coupent la parole. La révolte commence à +gronder, en effet, dans les rangs de ces hommes que l'on mène comme +des chiens depuis trois heures, qui, exaspérés maintenant, deviennent +insensibles à la fatigue, ne sentent plus le poids du sac, et qui, tout +en tordant leurs doigts crispés sur la crosse de leurs fusils, lancent +aux chaouchs qui marchent à côté d'eux, l'oeil morne, des regards +effrayants. Ils vont à grands pas, maintenant, irrités, rageurs, +sombres, comme les bêtes cruelles, mises en fureur par les coups de +fouet et les coups de fourche des valets, réveillées de leur abattement +par le cinglement des cravaches, et qui rôdent à grandes enjambées dans +leurs cages, voyant rouge, n'attendant que l'arrivée du dompteur pour +lui sauter à la gorge. Il ne faut plus qu'une goutte d'eau pour faire +déborder le vase, qu'une chiquenaude pour faire éclater les +colères qu'on contient encore à grand'peine. Cette goutte d'eau, la +versera-t-on? La donnera-t-on, cette chiquenaude? Non, car à douze cents +mètres à peine on aperçoit les roseaux et les hautes herbes qui bordent +le petit ruisseau le long duquel nous allons camper... + +Eh bien! si... Tout d'un coup, le sifflet du capitaine se fait entendre. + +--Halte! + +Un homme est tombé, dans la deuxième section et, étendu comme une masse +sur le sable, râlant, pâle de la pâleur de la mort, ne peut plus se +relever. Les chaouchs s'empressent autour de lui, le prennent par les +épaules, essayent de le remettre sur ses pieds. Il retombe, inerte. Nous +avons eu le temps de le reconnaître. C'est Palet, ce pauvre diable qui +revient de Sandouch, miné par la fièvre et la dysenterie, misérable +qu'on force à traîner son agonie lamentable dans les sables qui +recouvriront ses os. Car ce n'est déjà plus qu'un cadavre, cet homme +dont la face exsangue, dans laquelle éclatent deux yeux énormes, nous a +arraché à tous un cri de pitié. + +--Relevez-le de force! crie le capitaine. Forcez-le à marcher! C'est +dans son intérêt! Nous serions obligés de l'abandonner là! + +Alors, comme un tonnerre, des exclamations indignées éclatent. + +--Il y a des mulets, derrière la compagnie! + +--Qu'on décharge les sacs des pieds-de-banc, il y aura de la place pour +les malades! + +--C'est indigne!--C'est affreux!--C'est une honte!--A bas les chaouchs! + +Les menaces et les injures se croisent, les vociférations augmentent, le +tumulte devient énorme. Le capitaine se dresse sur ses étriers: + +--Garde à vos!... Baïonnette... on! En avant... Pas gymnastique... +Marche! + +--Pas gymnastique sur place! s'écrie Acajou dont la voix vrillarde de +voyou perce les grondements irrités. + +Et, comme à un mot d'ordre, la compagnie entière obéit au gamin dont +la figure pâle est belle, vraiment, agrandie par la détente des nerfs +toujours irrités du faubourien, éclairée par la lueur blafarde et féroce +de l'héroïsme gouailleur. + +On fait du pas gymnastique sur place. On n'avance point d'une semelle. + +--Sergents! hurle le capitaine, ces hommes-là ne veulent pas marcher? +Vous avez droit de vie et de mort sur eux! Vous avez des revolvers, +faites-en usage: brûlez-leur la cervelle! + +Brusquement le tumulte s'apaise. Et, au milieu du silence effrayant, on +entend le bruit sec que font les fusils qu'on arme. + +Le capitaine est tout pâle. Le lieutenant Dusaule s'approche de lui et +lui parle à voix basse. Il pique son cheval et part au galop. + +Nous nous précipitons sur un mulet chargé des sacs des pieds-de-banc. +Les sacs sont jetés à terre et Palet hissé sur le mulet. Les chaouchs +ramassent leurs sacs et en passent les courroies sur leurs épaules, +au milieu des éclats de rire, tandis que la compagnie, débandée, en +désordre, chantant et hurlant, se dirige vers le ruisseau... + +--C'est égal, me dit Queslier en arrivant à l'étape, je regrette bien +qu'aucun des chaouchs n'ait eu le coeur de décharger son revolver. Ah! +quel dommage! quel dommage!... Ça commençait si bien!... + +--Il est regrettable en effet, dit Barnoux du ton le plus tranquille, +que le départ précipité du principal acteur ait fait manquer le dernier +acte. C'est un drame qui se termine en comédie. + +--_Desinit in piscem_, approuve Rabasse. C'est vraiment bien +malheureux... + +--Ce qu'il y a de sûr, s'écrient le Crocodile et l'Amiral, c'est que +le capiston ne nous y repincera pas demain, à sa petite promenade en +colonne. Il peut se taper, s'il compte sur nous... + +Dans la soirée, le médecin de la compagnie, qui était resté à Gabès, est +arrivé au camp avec le lieutenant-trésorier. Il s'est assis devant la +tente du capitaine et a fait sonner la visite. C'est un petit freluquet, +tout récemment sorti du Val-de-Grâce, très fier de son méchant galon +d'or qui lui donne le droit d'estropier les gens au nom de la discipline +et de leur faire prendre de l'ipécacuanha pour la plus grande gloire du +drapeau. + +Cinquante hommes au moins sont accourus à la sonnerie. L'avorton aux +parements de velours grenat en a tout d'abord renvoyé une trentaine +dont les pieds écorchés lui ont semblé très sains et dont l'épuisement +évident lui a paru quelque peu douteux. Quant aux vingt autres, il s'est +décidé à les examiner un peu plus sérieusement. Le capitaine a apporté +son pliant et est venu s'asseoir à côté du docteur, après s'être fait +donner les livrets matricules des vingt malades. Il tenait ces livrets à +la main et les feuilletait à mesure que les hommes passaient la visite. + +--Comme ça, major, voyez-vous, je me rendrai compte, d'après le nombre +de leurs punitions, de leur capacité ou de leur incapacité de porter +le sac et de faire la route. Vous dites, major, que vous êtes disposé à +faire monter cet homme-là sur les cacolets... Voyons un peu... Lenoir... +Lenoir... Voilà; oui, assez bon soldat. Cependant, je remarque +une punition pour réponse insolente. Hum! hum! Un homme qui répond +insolemment, sur les cacolets... Exemptons-le du sac tout simplement, +n'est-ce pas, docteur? + +--Comme vous voudrez, mon capitaine. + +Et l'infirmier écrit sur son livre: «Exempt de sac», tandis que Lenoir +s'en va en titubant. + +--Et celui-là? + +--Mon Dieu, mon capitaine, pas grand'chose; un un peu de fièvre, voilà +tout. Je crois qu'en l'exemptant de sac... + +--Voyons, voyons... Dupan... Dupan... Voilà... Pas une punition. Très +bon soldat. Sur les cacolets, docteur; sur les cacolets! + +--Bien, mon capitaine. C'était d'ailleurs mon intention, car, réflexion +faite... + +La comédie a duré trois quarts d'heure, à peu près. Un homme seul reste +encore à visiter; il est assis par terre, le dos tourné au médecin. + +--Eh bien! vous, là-bas, voulez-vous venir? demande ce dernier, +impatienté. + +L'homme se lève avec peine et s'approche. + +--Ah! c'est le fameux Palet! s'écrie le capitaine en ricanant. Eh bien! +vous ne devez pas être trop fatigué, puisque vous avez achevé l'étape +d'aujourd'hui sur les mulets.... Bon pour la marche, docteur, et pour le +sac aussi. + +Palet ne bouge pas; mais, fixant sur le capitaine ses grands yeux +hagards, il dit d'une voix sourde: + +--Mon capitaine, vous savez que je suis très malade. Vous m'en voulez. +Vous m'avez empêché d'entrer à l'hôpital, à La Goulette. A Gabès, vous +m'avez refusé l'autorisation d'aller passer la visite du médecin en +chef. Ce matin, j'ai fait ce que j'ai pu pour faire l'étape; je ne suis +tombé que lorsque j'ai été à bout de forces. Si mes camarades m'ont mis +sur un mulet, ce n'est pas ma faute. D'ailleurs, j'aurais autant aimé +crever où j'étais. Maintenant, je n'en peux plus. Je viens vous demander +de me reconnaître malade et de me faire mettre sur les cacolets ou au +moins de m'exempter de sac. Voulez-vous? Si vous voulez seulement +me retirer mon sac, je me traînerai comme je pourrai et j'arriverai +peut-être à faire l'étape. Si vous ne voulez pas, quand je ne pourrai +plus aller, je tomberai et je crèverai là. Ça m'est bien égal, allez! Si +vous saviez ce que je m'en fiche!... + +Le médecin a l'air attendri. Il tâte le pouls du malade et hoche la +tête. Le capitaine, devant cette pitié, n'ose pas se montrer trop dur: + +--Vous êtes un très mauvais soldat... Vous êtes criblé de punitions... +Ce matin encore, vous avez commis un acte d'indiscipline impardonnable. +Vous avez refusé de vous lever quand vos supérieurs vous l'ordonnaient. +Rien que pour cela, je devrais vous faire passer au conseil de guerre... +Et puis, vous venez d'exprimer des sentiments dont un chrétien doit +avoir honte. Vous avez parlé de vous laisser mourir... Savez-vous que +c'est le suicide, cela!... Enfin, vous êtes malade... N'est-ce pas, +docteur, il est malade? + +--Oui, mon capitaine. + +--Oh! peut-être pas tant qu'il le paraît... Je ne peux pas, étant +donnée votre conduite, vous faire monter sur les cacolets, ni même vous +exempter de sac; mais, comme je veux me montrer bon et compatissant, +je vous retire votre seconde paire de souliers. Vous la donnerez aux +muletiers qui la mettront dans leur chargement... Ah! vous y joindrez +vos guêtres de toile, si vous voulez. + +Palet s'en va en souriant d'un sourire lugubre... + +...Il fait encore nuit quand on sonne le réveil, et, aussitôt le café +bu, Queslier me prend par le bras. + +--Mets ton sac, prends ton fusil et viens avec nous. + +--Où ça? + +--Viens toujours. + +Ils sont une douzaine au moins qui, afin d'échapper aux vexations de la +veille, partent en avant pour faire l'étape isolément. D'autres groupes +sont déjà partis, paraît-il. + +--Tu comprends, me dit Barnoux, une fois dans la montagne--et nous +y serons avant deux heures--nous nous cachons dans un ravin et nous +laissons passer la compagnie. Après quoi, nous nous remettrons en marche +tranquillement, et nous arriverons à Sidi-Ahmed, où nous devons coucher +ce soir, une demi-heure après les autres. D'ailleurs, sois tranquille, +nous ne serons pas les seuls traînards. L'étape, aujourd'hui, a plus de +quarante kilomètres. + +Il faisait à peine jour que nous commencions à gravir les premières +côtes de la montagne et, au lever du soleil, nous étions étendus +derrière de gros rochers qui bordent la route. + +--Si nous cassions la croûte? demandent le Crocodile et Acajou. + +Et ils débouclent leurs musettes qui sont bourrées de dattes. L'Amiral +ouvre son sac et en tire un litre d'absinthe. Je demande à Barnoux d'où +proviennent ces provisions. + +--Les dattes ont été achetées à des Arabes, mon cher, et l'absinthe à un +mercanti de Gabès. Du reste, il y en a encore. N'est-ce pas, Queslier? + +--Parbleu! J'en ai deux litres dans mon sac. + +--Mais je croyais que les disciplinaires n'avaient pas d'argent, ne +devaient pas en avoir. + +--Nous n'en avons pas non plus; nous payons en nature. Nous payons avec +les godillots du magasin. + +--Ça apprendra au sergent d'habillement à mieux faire coudre ses +ballots, ajoute Acajou. Il faut qu'un ballot soit ouvert ou fermé; moi, +je ne sors pas de là. + +Nous venons d'achever notre dînette quand nous entendons, au bas de la +côte, les cailloux rouler sous les pieds des hommes qui commencent à +la gravir. Nous montons à tour de rôle sur une grosse pierre d'où nous +pouvons, sans être vus, examiner, à travers une coupure du roc, ce qui +se passe sur la route. Des hommes défilent, sans ordre, à des distances +inégales les uns des autres, escortés par les chaouchs que l'Amiral +désigne à mesure, à voix basse: + +--Tiens, voilà Salpierri, Lazaquo, Cavalli, Monsoti, Balanzi, Raporini, +Norvi... + +--Toute la bande des macaronis, quoi! murmure Acajou. S'il n'y a pas de +quoi assaisonner ça avec du plomb en guise de fromage! Tas de pantes, +va! + +Et il grimpe sur la pierre avec l'agilité d'un chat sauvage. + +--Ah! ah! attention! voilà le capiston... Ah! le mec, ce qu'il doit +rager! Il est tout pâle; on dirait qu'il a la colique... Dire que si je +voulais, d'ici, je le rayerais du tableau d'avancement aussi bien que le +ministre... Qui est-ce qui me passe mon fling? Tiens... toute la bande +des pierrots qui le suit. Ah! là, là! il y a de quoi se gondoler. Ils +font des enjambées comme s'ils voulaient se dévisser les jambes... Et +les corsicos, par-derrière, qui les menacent de les ficher au bloc... +Tiens, je n'aperçois pas mon ami Craponi... C'est bien dommage... Je +lui aurais offert quelque chose avec plaisir; c'est pas de la blague, +j'aimerais mieux lui donner un verre d'arsenic que de le laisser crever +de soif... Il ne passe plus personne... Ah! voilà trois types qui +viennent de s'asseoir sur les pierres, presque en face de nous... + +Je monte à mon tour. + +Je ne vois que les trois malheureux qui se sont accroupis au bord de la +route, trois nouveaux arrivés à la compagnie, sans doute, peu habitués à +la marche, et que je ne connais pas. J'entends les pas de deux chevaux. +Ce sont le médecin et le lieutenant-trésorier qui s'avancent botte à +botte, en riant. + +--Dites-donc, demande le major au lieutenant, en passant devant les +trois pauvres diables qui viennent de secouer leurs bidons vides d'un +air désespéré, dites-donc, est-ce qu'on leur laisse leurs vivres, aux +hommes qui restent en arrière? + +--Mais oui; pourquoi? + +--On devrait les leur enlever. Ils seraient forcés de suivre ou ils +crèveraient de faim. + +Je suis descendu, indigné, et je me suis assis à côté des autres qui +attendent, à l'ombre des rochers, que les mulets soient passés pour se +remettre en route. + +Ils passent; on entend le bruit de leurs sabots pesants qui frappent les +cailloux, le cliquetis des chaînes qui les attachent deux par deux. + +--En route! dit l'Amiral au bout d'une dizaine de minutes. + +Nous sortons de notre trou. Nous ne sommes pas les seuls traînards, +comme l'avait prédit Barnoux. Au bas de la côte, on aperçoit encore des +hommes qui ne sont pas décidés à la gravir. Et il faut monter, monter +sans cesse, sous la chaleur grandissante, pour atteindre le col +qui traverse la montagne. A un détour du chemin un homme est assis, +s'essuyant la figure avec son mouchoir. Je le reconnais; il me reconnaît +aussi. C'est celui qui couchait dans mon marabout, à Zous-el-Souk, et +auquel Queslier avait refusé de répondre, le soir de mon arrivée. Il +me demande si je ne pourrais pas lui donner une gorgée d'eau. Pris de +pitié, bien que l'individu ne m'inspire guère d'intérêt, je mets la main +à mon bidon qui est encore presque plein. Mais Queslier m'a prévenu. +Il a ramassé une grosse motte de sable et l'a brisée sur la tête du +misérable en criant: + +--Les vaches, voilà ce qu'on leur donne à boire! + +Il se tourne vers moi. + +--Ça t'étonne, ce que je fais là, n'est-ce pas? Ça te semble dur? +Eh bien! réfléchis un peu à ce qu'il a fait, lui, pour se concilier +l'estime des gradés, pour tâcher de gagner une sortie. Pense un peu aux +souffrances horribles qu'endure et que doit endurer encore pendant cinq +longues années le malheureux qu'il a aidé à faire condamner, et tu me +diras si mon action n'est pas juste. Tu me diras si j'aurais dû donner +une goutte d'eau à cette canaille. Tu me diras si, au lieu d'une motte +de terre, ce n'est pas un coup de fusil qu'il mérite!... Ah! il ne faut +pas faire le difficile, ici; il ne faut pas faire la petite bouche! Je +t'ai vu tout à l'heure faire la grimace quand Barnoux t'a expliqué +d'où provenaient les dattes que nous avons mangées. Nous avons volé le +magasin, c'est vrai; mais, est-ce qu'on ne nous vole pas tous les jours, +nous? Depuis plus de deux mois que tu es à la compagnie, combien de fois +as-tu touché ton quart de vin? Pas une. Combien de prêts t'a-t-on payés? +Pas un. Qu'est-ce qu'on met dans ta gamelle? De l'eau chaude. A qui +profite ton travail? Aux filous qui t'exploitent. Volés! je te dis, +nous sommes volés du matin au soir et du premier janvier à la +Saint-Sylvestre! Réclamer! A qui? Tu sais bien que nous avons toujours +tort, nous autres! on ne nous fait pas justice! nous sommes des +parias! Eh bien! cette justice qu'on nous refuse, il faut nous la faire +nous-mêmes. Et surtout, il faut expulser du milieu de nous et traiter +comme des chiens ceux qui se conduisent comme des chiens, ceux qui +sont assez lâches pour servir les rancunes d'une ignoble horde de +garde-chiournes... + +--Ah! tonnerre de Dieu! s'écrie l'Amiral, qui marche en avant; il +vient de tourner un coude de la route qui, longue et droite maintenant, +traverse un plateau étroit entre deux pics élevés, pour redescendre sur +l'autre versant. Ah! bon Dieu! regardez donc! + +Et il part en courant. Nous le suivons. + +C'est horrible! Le sac au dos, la bretelle du fusil passée autour du +cou, les mains liées avec des cordes, un homme est attaché à la queue +d'un mulet. Il n'a plus la force de lever les jambes, et ses pieds, +qu'il traîne lamentablement, dans ses efforts pour suivre l'allure trop +rapide de l'animal, soulèvent des nuages de poussière. Un sergent, une +baguette à la main, cingle la croupe du mulet qui, impassible, ignorant +la honteuse besogne qu'on lui fait faire, continue son chemin du même +pas régulier. Tout d'un coup, l'homme bute contre un caillou. Il +tombe sur les genoux et, entraîné par le mulet qui marche toujours, +se renverse sur le côté, les jambes étendues, les bras raidis dans une +tension effrayante. Et, en sa face pâle renversée en arrière, la bouche +grande ouverte, toute noire, laisse échapper un hurlement de douleur. Le +chaouch se retourne, la baguette à la main, pour frapper l'homme; mais +il nous a aperçus; nous sommes à cent pas à peine. Et il a eu peur, +l'infâme! et il s'est sauvé, le lâche! en courant de toutes ses forces. + +Le Crocodile a coupé la corde, et Palet--car c'est lui--est resté +étendu sur le dos, incapable de faire un mouvement; les habits déchirés, +couvert de poussière, les poignets tuméfiés et bleuis par la pression +des cordes. Nous nous empressons autour de lui, nous le débarrassons de +son fourniment et nous lui faisons avaler quelques gorgées d'eau. Il se +remet peu à peu. + +--Nous porterons tout ton attirail à nous tous, lui dit Barnoux. +Pourras-tu marcher comme ça? + +--Je pense que oui... en me reposant de temps en temps... + +--Quel est le pied qui était avec toi? + +--C'est Craponi. + +--Craponi! s'écrie Acajou. Ah! je m'en doutais. Nous n'avons pas eu le +temps de le reconnaître, mais je m'en doutais. Ah! la canaille! s'il +avait eu le coeur de rester là, au moins! J'ai justement un compte à +régler avec lui... Ah! ces Corses, ce que ça a le foie blanc, tout de +même! Aussi vrai que j'ai cinq doigts dans la main, je le saignais comme +un cochon!... + +--Peuh! dit Queslier en levant les épaules, les hommes, vois-tu, +ça n'avance pas à grand'chose de les descendre. Un de perdu, dix de +retrouvés. + +Rabasse est assez de cet avis. Seulement, il fait observer qu'on se +débarrasse bien des animaux nuisibles et que, par conséquent... + +--Ah! s'écrie l'Amiral, qui traduit la pensée commune, si jamais la +guerre éclate et qu'on soit conduit par des êtres pareils, ce ne sont +pas les Prussiens qu'on dégringolera les premiers! + +Nous ne sommes arrivés à Sidi-Ahmed qu'à la chute du jour. On nous a +appris que nous faisions partie d'un détachement formé des derniers +traînards, au nombre d'une soixantaine, et qui allait occuper le +poste d'El-Gatous. Nous ne devons donc plus marcher sous les ordres du +capitaine qui, avec le gros de la compagnie, a encore quatre étapes à +faire pour atteindre Aïn-Halib. + +--Ça m'étonne bien qu'on ne nous fasse pas appeler pour l'affaire de +tantôt, dit le Crocodile. Craponi a dû porter plainte. + +--Tiens, le voilà justement qui vient par ici. + +Le Corse, figure basse et hypocritement féroce, s'approche en effet de +l'endroit où nous avons monté notre tente. + +--Queslier, le capitaine vous demande. + +Queslier sort et revient trois minutes après. + +--Eh bien? + +--Eh bien! il m'a annoncé que je le suivais au dépôt en qualité de +mécanicien. Il prétend qu'il aura besoin d'ouvriers; ça m'embête +rudement. + +--Il ne t'a pas parlé d'autre chose? + +--Non, pas un mot. + +--C'est bien étonnant, murmure le Crocodile en hochant la tête. + +--Tais-toi donc! crie Acajou en lui frappant sur l'épaule. Tu ne connais +rien aux caractères, toi. Le capiston, c'est un rancunier; il aime +à laisser mûrir sa vengeance, comme on dit dans les romans. Moi, je +comprends ça; chacun son goût. Seulement, tu sais, je préfère ne pas +monter avec lui à Aïn-Halib... + + + + +XI + + +Les quatre étapes que nous avons faites avec le lieutenant Dusaule, +qui commande le détachement, ne nous ont pas semblé rudes. Il s'était +empressé de faire monter les malades sur les cacolets et de forcer les +gradés à porter leurs sacs. Ceux-ci, d'ailleurs, ne se sont pas trop +fait tirer l'oreille; ce sont, à l'exception d'un Corse qui, seul, +n'ose pas trop faire preuve de méchanceté, de gros paysans qu'on a tirés +presque par force de leurs régiments, pour les faire passer dans les +cadres des Compagnies de Discipline. Le caporal de mon escouade, un +Berrichon qui n'a pas inventé l'eau sucrée, m'a fait un aveu l'autre +jour. Pour l'engager à venir en Afrique, son capitaine lui a assuré que +là-bas, les gradés portaient un grand sabre. Il a hésité longtemps, mais +le grand sabre l'a décidé. + +--Et puis, a-t-il ajouté tout bas, en regardant de tous côtés pour voir +si personne ne pouvait l'entendre, et puis je ne savais pas au juste ce +que c'était que ces Compagnies de Discipline. Ah! si j'avais su ce +que je sais maintenant, si j'avais pu prévoir qu'on me ferait faire +un métier pareil!... Ah! je ne suis pas malin, c'est vrai, mais soyez +tranquille, je n'aurais pas été assez méchant pour accepter... + +Plus bêtes que méchants? Oui, c'est bien possible. Mais est-ce une +excuse? Mille fois non. C'est nous qui en supportons le poids, de cette +bêtise-là. Leur stupidité! Est-ce qu'elle ne les met pas tous les jours +aux pieds de ceux qui ont un galon plus large que le leur et qui leur +commandent de se conduire en brutes? Leur idiotie! Est-ce qu'elle +ne leur fait pas exécuter férocement des ordres qui leur répugnent +peut-être mais qu'il leur serait facile de ne pas se faire donner? +Est-ce qu'ils ne pourraient pas, si le métier ignoble qu'ils font leur +paraît si pesant, rendre leurs galons et demander à passer dans d'autres +corps? Qu'est-ce qui les retient? qu'est-ce qui les force à se faire +les bas exécuteurs des vengeances et des rancunes d'individus qu'il +méprisent? + +Ah! parbleu! ce qui les retient, c'est l'amour du galon, la gloriole du +grade, le désir imbécile de rentrer au pays, envers et contre tout, +un bout de laine sur la manche. Ce qui les force à s'aplatir, c'est le +respect de la discipline, des règlements qui ont fait de ces paysans des +valets de bourreaux et leur ont mis à la main un fer rouge pour marquer +leurs frères à l'épaule. + +Qu'ils aient le courage de leur opinion, alors, et qu'ils ne viennent +pas se plaindre de l'abjection de leur état, sous prétexte qu'ils se +sont fourrés bêtement dans un guêpier d'où il ne leur faudrait qu'un peu +de coeur pour sortir! Qu'ils ne viennent plus me corner leurs plaintes +aux oreilles, à moi qui suis la tête de Turc sur laquelle ils taperont +au moindre signe, car je leur dirai ce que je pense de leur conduite +en partie double. Ah! oui, coups pour coups, j'aime mieux les coups de +fouet impitoyables d'un bourreau acharné qui frappe à tour de bras que +la flagellation hypocrite d'un homme qui vous demande, chaque fois que +le surveillant a le dos tourné: «Est-ce que je vous ai fait mal?» + +--Pourtant, il y en a de qui il ne faut pas se plaindre, me dit un homme +de mon marabout à qui je fais part de mes idées à ce sujet, un mois +environ après notre arrivée à El Gatous. Ainsi, le lieutenant par +exemple; qu'as-tu à lui reprocher? Crois-tu qu'on ne pourrait pas +trouver pire? + +Si, on pourrait trouver pire; mais ce n'est pas une raison pour que je +ne m'en plaigne pas. Il n'est sans doute pas méchant au fond, ce grand +gaillard blond, sec, aux airs de casseur en goguette, mais il affecte +avec nous des allures de directeur de geôle indulgent qui me semblent au +moins déplacées. Les travaux qu'il nous impose ne sont pas durs. Comme +on ne lui a pas encore donné d'ordres pour la construction d'un fortin +qu'on doit élever sur la montagne qui domine le camp, il nous envoie +tout simplement chercher du bois dans la plaine. Nous rapportons deux +fagots par jour, et voilà tout. Jamais d'exercice, pas de punitions. Il +défend aux pieds-de-banc de nous priver de vin. + +Seulement, il est toujours tout prêt à vous lancer des boniments qui, +comme dit le Crocodile, ne sont vraiment pas de saison. + +--Eh! dites donc, vous, là-bas, espèce de repris de justice, ne passez +donc pas si près de ma tente. J'ai oublié de fermer la porte. + +--Pourquoi est-ce que vous êtes si maigre, vous? Il faudra que je +regarde si les poches de votre pantalon ne sont pas percées. + +--Eh! là-bas, l'homme qui a une tête de voleur--mais non, pas vous, vous +avez une tête d'assassin--est-ce que vous vous fichez du peuple, pour +ne pas apporter un fagot un peu plus gros? Je parie que vous travailliez +plus dur que ça, à la Roquette ou à la Santé. + +Quelques-uns se trouvent froissés, mais la plus grande partie passe +là-dessus. Il est si bon zig qu'on peut bien lui pardonner ça, si ça +l'amuse. D'ailleurs il a, aux yeux des anciens Camisards qui ont repris +certaines habitudes forcément abandonnées, une qualité sans pareille; il +ferme les yeux sur un état de choses qui tend à établir, dans un coin +du détachement, une Sodome en miniature. En qualité d'officier, il ferme +les yeux, c'est vrai; mais, comme blagueur, il tient à faire voir qu'on +ne lui monte pas le coup facilement et qu'il s'aperçoit fort bien de ce +qui se passe. Il donne des conseils aux «messieurs». + +--Vous savez, vous, vous qui avez l'habitude de faire des grimaces +derrière le dos du petit, à côté de vous, j'ai quelque chose à vous +dire. Si vous réussissez à... comment dirais-je? à faire souche, enfin, +nous partagerons. + +--Quoi donc, mon lieutenant? + +--Le million et le sac de pommes de terre que la reine d'Angleterre... + +Il se montre aussi très aimable vis-à-vis des «dames». + +--Ne vous fatiguez pas trop... une position intéressante... je comprends +ça. + +--Vous ne m'oublierez pas pour le baptême, hein? Vous savez, je n'aime +que les pralines... + +Et, comme l'un des individus soupçonnés se débattait l'autre jour contre +une avalanche de compliments semblables, il lui a crié avec l'intonation +et les gestes d'un rôdeur de barrières: + +--De quoi? des magnes? En faut pas! ou je fais apporter une assiette de +son. + +Je ne sais pas si j'arriverai, à la longue, à m'y faire, mais je crois +que je mettrai du temps à m'habituer à ces grossièretés farcies de +blague qui forcent parfois le camp tout entier à se tenir les côtes, à +ces polissonneries de pitre autoritaire qui commande le rire et qui doit +garder rancune, dans son orgueil blessé de paillasse qui ne déride pas +son public, à ceux que ses saillies ne font pas s'esclaffer. + +D'ailleurs, j'ai de moins en moins envie de rire. Depuis quelques jours +déjà je suis malade et je sens la fièvre me ronger peu à peu. J'ai beau +essayer de réagir, un moment vient où je suis obligé d'aller m'étendre, +avec sept ou huit autres, sur un tas d'alfa, dans le marabout des +malades. + +Un jour, on a sonné la visite. Un médecin, qui passait par là, s'était +décidé à nous examiner, sur la prière du lieutenant. Il a signé un bon +d'hôpital pour une demi-douzaine d'hommes dont je fais partie, ainsi +que Palet dont l'état, depuis deux mois que nous sommes à El Gatous, n'a +guère fait qu'empirer, malgré un repos absolu. Nous devons partir, le +soir même, pour Aïn-Halib où nous arriverons dans deux jours. + +--Combien sont-ils? vient demander le lieutenant, comme les mulets qui +doivent nous porter se disposent à se mettre en route. Comment! +six! tant que ça! Et dire que voilà la génération qui doit repousser +l'Allemand!... Ah! là, là! quand ils seront mariés, c'est à peine s'ils +seront fichus... J'allais dire quelque chose de pas propre... Chouïa... + + + + +XII + + +Aïn-Halib est situé au milieu des montagnes, au bout d'une vallée longue +et étroite, profondément ravinée par les lits d'oueds à sec, semée +par-ci par-là de bouquets d'oliviers maigres, de figuiers étiques et de +cactus poussiéreux. + +A l'entrée de la vallée s'élève un village arabe aux maisons malpropres, +construites avec des cailloux et de la boue, entourées de tas +d'immondices d'une hauteur extravagante, sur lesquels jouent +des mouchachous hideusement sales et complètement nus. De cette +agglomération de cahutes dégoûtantes s'échappent des odeurs infectes, +des relents repoussants. Les murs, qui tombent en ruine et sur lesquels +courent des chiens hargneux qui aboient avec rage, suent la misère +atroce, et, à travers l'entre-bâillement des portes devant lesquelles +sont assis des sidis pouilleux, on aperçoit des grouillements d'êtres +vêtus de loques, pataugeant, pêle-mêle avec les animaux, dans l'ordure +excrémentielle. Tout, jusqu'au sol gris, poussiéreux, stérile, semé +de cailloux--traînée de cendres jetées entre l'élévation de montagnes +rougeâtres rongées à des hauteurs inégales, aux sommets pelés et galeux, +donne l'idée d'une désolation profonde. Il n'y a pas même d'eau dans cet +horrible pays; il faut aller la chercher à plusieurs kilomètres, jusqu'à +un puits d'où reviennent des moukères, qui plient sous le poids des +outres pleines. Elles passent à côté de nous, déjetées, hideuses, sans +âge, les pieds nus tout gris de poussière, une odeur de fauve s'exhalant +de leur corps de femelles en sueur, n'ayant plus rien de la femme. La +tête entourée d'une loque noire, des lambeaux de toile bleue jetés sur +le corps, d'énormes anneaux d'argent aux oreilles, elles descendent la +côte avec des torsions et des soubresauts ignobles, brisées, cassées en +deux, scandant de geignements sourds leur titubante démarche d'animaux +usés. On dirait de vieilles barriques défoncées des deux bouts qui +roulent lamentablement, leurs douves desséchées et disjointes jouant en +grinçant dans leur armature décrépite de cercles vermoulus. + +Les muletiers nous font descendre devant une grande tente qui sert +provisoirement d'hôpital, à côté d'un marabout déchiré dans l'intérieur +duquel on entrevoit trois planches posées sur des trétaux; au-dessous +sont deux grands seaux remplis jusqu'aux bords d'une eau rougeâtre. + +--Tu vois ça? me dit Palet qui a tout de suite deviné, avec l'instinct +des mourants, la destination de la table sinistre; eh bien! c'est mon +dernier lit. + +Un infirmier, un tablier sale autour du corps, nous fait signe d'entrer. + +Il est pitoyable, l'aspect de cette grande tente dont le toit usé par +les pluies et les portes décousues laissent passer des courants d'air +qui soulèvent la poussière du sol. Une vingtaine de lits de fer, tout +au plus et, dans le bout, une agglomération de paillasses sur lesquelles +des hommes sont roulés dans des couvertures. Il n'y a pas de draps pour +tout le monde, et l'on a été obligé de faire lever un malade pour donner +son lit à Palet auquel le major vient de tâter le pouls. + +--Foutu! a grogné le toubib entre ses dents, sans même se donner la +peine de détourner la tête. + +A nous, on a désigné des paillasses étendues par terre, dégoûtantes, +mangées de vermine, et l'on nous a distribué des couvertures maculées +par les déjections des malades. + +Qu'il est triste, cet hôpital, et combien sont longues ces journées +qu'on passe en tête-à-tête avec des moribonds dont les souffrances +aigrissent le caractère et dont il faut, bon gré mal gré, partager les +terreurs et les angoisses! Et quand, poussé par le dégoût universel et +la tristesse morbide qui vous envahissent dans cet antre de la douleur +malpropre et de la mort inconsolée, on sort en se traînant pour chercher +un peu de soleil, on se sent si faible, si abattu, qu'on n'a même pas la +force de marcher un peu. On s'assied, en plein soleil, frileux malgré +la température, claquant des dents, la sueur inondant le corps. Et, à +la nuit tombante, il faut rentrer dans cette tente, où l'on passe de +si affreuses nuits troublées par d'épouvantables cauchemars, par des +frayeurs subites et vagues qui vous prennent à la gorge et vous glacent +le sang dans les veines. Oh! ces nuits horribles, tuantes, où l'on voit +des mourants écarter les draps, de leurs doigts maigres, et essayer de +soulever leurs faces verdâtres qu'éclairent les rayons blafards d'une +lanterne! Ces nuits où des hommes qui seront bientôt des cadavres +poussent tout à coup un cri strident et ramènent sur eux, avec rage, +leurs couvertures agrippées, comme pour se défendre d'un ennemi +invisible dont ils ont senti l'approche! Ces nuits où l'on entend +les sanglots enfantins de Palet qui a le délire et qui, dans sa lente +agonie, appelle sa mère en pleurant? + +--Maman!... maman!... + +Oh! je les aurai toujours dans les oreilles, ces deux mots que, pendant +trois nuits, j'ai entendu retentir sinistrement dans cet hôpital +lamentable! Ces plaintes, douces d'abord, humides de tendresse, et +mouillées de larmes, finissant en hurlements qui vous faisaient dresser +les cheveux sur la tête!--Hurlements désespérés du mourant qui n'a +plus conscience des choses, qui sait seulement qu'il va mourir, et qui +proteste, dans un cri suprême, contre l'abandon de ceux qu'il a aimés. + +Ah! il faut essayer de sortir de là, car je sens que peu à peu ma raison +s'égare, mon corps s'affaiblit et que j'y laisserai ma peau, moi aussi. +Rester là-dedans pour me guérir? Allons donc! Ce n'est pas le traitement +qu'on me fait suivre, ce ne sont pas les soins qu'on me prodigue +qui changeront quelque chose à mon état. Du sulfate de quinine, j'en +prendrai tout aussi bien dehors, et des baignades au drap mouillé, je +m'en passerai facilement. + +Le drap mouillé? Parfaitement. L'eau est rare, à Aïn-Halib. Il faut +aller la chercher au loin et la rapporter dans de petits barils qu'on +place sur les bâts des mulets! Aussi, ne faut-il pas penser à plonger +les malades dans des baignoires qui, d'ailleurs, font défaut. Le major +a imaginé de faire mouiller des draps et de faire rouler dans ces draps +humides les hommes auxquels il a ordonné des bains. Il n'est pas souvent +embarrassé pour ses prescriptions, le docteur, ni pour leur exécution +non plus. Les hommes qui sont spécialement chargés de creuser des trous, +là haut, sur la petite colline qui fait face à l'hôpital, doivent en +savoir quelque chose. Ils n'ont pas le temps de chômer. + +--Tiens, vient me dire un infirmier qui m'apporte un thermomètre, +colle-toi ça sous le bras. Tout à l'heure, tu me diras combien ça +marque. + +Je regarde. Le thermomètre monte jusqu'à 38 degrés. Et je crie à +l'infirmier: + +--Il marque 36. + +--36! Mais alors, ça va très bien! + +Le major arrive pour passer la visite du matin. C'est mon tour. Il +s'arrête devant ma paillasse. + +--Eh bien! vous, il paraît que vous allez mieux? Levez-vous, pour voir; +marchez un peu. + +Je marche en me raidissant, comme un grenadier prussien. J'ai si peur +qu'il ne me trouve pas encore assez bien portant, qu'il ne me force à +rester!... + +--Bon! vous sortirez ce soir. + + + + +XIII + + +Acajou avait dit vrai, à Sidi-Ahmed. Le capitaine aime à laisser mûrir +sa vengeance. + +Il paraît que son premier soin, en arrivant à Aïn-Halib, a été de faire +réunir la compagnie à l'endroit où se croisent trois chemins dont deux +disparaissent derrière les montagnes, à chaque bout de la vallée, et +dont le troisième, espèce de sentier raboteux, gravit une petite colline +où poussent parmi les cailloux quelques figuiers de Barbarie. + +--Vous voyez ces trois routes, a-t-il crié aux hommes qui le +regardaient, intrigués. La première, à droite, est la route de France; +la seconde, à gauche, est celle de Bône, de Bougie, où sont les ateliers +de Travaux-Publics et les Pénitenciers; la troisième, en face de nous, +est celle du cimetière. Vous choisirez. + +--On ne saurait être plus explicite, hein? me demande Queslier qui est +venu me voir dans ma tente et qui me donne ces détails. Tout est là, en +effet. Vous voulez retourner en France? Entassez lâchetés sur infamies, +ignominies monstrueuses sur complaisances ignobles, et nous verrons. +Vous ne voulez pas vous soumettre? Nous vous ferons passer au conseil +de guerre qui, pour un semblant de refus d'obéissance, une parole un peu +vive, vous octroiera généreusement le maximum de la peine portée par le +Code. Dans le cas où nous ne pourrions relever contre vous aucun motif +de conseil de guerre, la chose est très simple: deux ou trois tours de +trop aux fers, un noeud de plus au bâillon, quelques gamelles oubliées, +et voilà tout. On n'a plus qu'à creuser une fosse. Ce n'est pas bien +long, allez! + +--Mais c'est monstrueux! + +--Oui, monstrueux! Et il a tenu parole, va, l'homme qui prêche la +religion, la famille et les bons sentiments. Si ceux qui sont déjà +là-haut, sur la colline, pouvaient parler, ils te nommeraient celui +qui les y a envoyés; tu peux aller te renseigner, aussi, auprès des +malheureux qu'il laisse croupir en prison, dans un ravin, et auxquels il +fait endurer les plus horribles supplices. Va leur demander quel est +le régime qu'on leur impose, pourquoi on les fait mourir de soif et +de faim, pourquoi on les met aux fers, à la crapaudine, pourquoi, au +moindre mot, on leur met un bâillon. + +--Tu es sûr? Tu les as vus? + +--Si je les ai vus? Déjà vingt fois. Et tu les verras aussi, toi, la +première fois que tu seras de garde. Ah! tu ne sais pas ce que c'est que +la prison, aux Compagnies de Discipline? Eh bien! tu verras s'il y a de +quoi rire... Tiens, on est si malheureux, ici, qu'il y a des hommes qui +font exprès de passer au conseil de guerre pour quitter la compagnie. +La semaine dernière, les gendarmes en ont emmené sept. Il y en a encore +quatre, maintenant, au ravin, qui attendent le prochain convoi pour +partir. Ils font exprés, entends-tu? exprès. Ils aiment mieux rallonger +leur congé que de continuer à mener une existence pareille. Et nous, +nous qui ne sommes pas punis, tu ne peux te figurer combien nous sommes +misérables, j'aimerais mieux ramer sur une galère que d'aller au travail +avec les chaouchs qui nous mènent comme on ne mènerait pas des chiens. +Les forçats, au bagne, sont certainement plus heureux. La nourriture? +Infecte. On crève littéralement de faim. Du pain que les mulets +ne veulent pas manger; des gamelles à moitié pleines d'un bouillon +répugnant... Ah! vrai, il faut avoir envie de s'en tirer, pour supporter +tout ça sans rien dire... + +Il n'a point exagéré; je l'ai bien vu, le lendemain matin. Je n'aurais +jamais imaginé qu'on pût traiter des hommes comme nous ont traités, au +travail, revolver au poing, des chaouchs qui ne parlaient que de nous +brûler la cervelle chaque fois que nous levions la tête. J'ai été +terrifié, d'abord. Puis, j'ai compris qu'ils étaient dans leur rôle, ces +garde-chiourmes, en nous torturant sans pitié; j'ai compris qu'il n'y +avait ni grâce à attendre d'eux ni grâce à leur faire, et que c'était +une lutte terrible, une lutte de sauvages qui s'engageait entre eux et +nous. La colère m'est montée au cerveau et a chassé la fièvre. Je suis +fort, à présent, plus fort que je ne l'étais avant de tomber malade; +et gare au premier qui m'insultera, qui me cherchera une querelle +d'Allemand, qui tentera de me marcher sur les pieds! Je laisserai mûrir +ma vengeance, moi aussi; et, puisqu'on a le droit de m'injurier en plein +soleil et de me menacer en plein jour, j'outragerai dans l'ombre et je +menacerai la nuit--quitte à frapper, s'il le faut. Je n'oublierai rien. +Et je ne faiblirai pas, car j'aurai toujours, pour me soutenir: la rage. + +Un chaouch m'aborde. + +--Froissard, ce soir, aussitôt après le travail, vous vous mettrez en +tenue, sans armes. Veste et pantalon de drap. Vous êtes commandé pour +l'enterrement. + +--L'enterrement de qui, sergent? + +--De Palet. + + + + +XIV + + +Nous sommes dix, six hommes en armes et quatre porteurs, commandés par +l'adjudant, un chien de quartier bête et hargneux, qui la fait à la +pose. Nous nous acheminons vers l'hôpital. + +--Par ici, nous dit un infirmier qui nous conduit au marabout déchiré +devant lequel nous étions descendus de mulet, en arrivant à Aïn-Halib. +Tenez, voilà. + +Et il retire un lambeau de toile qui recouvre deux caisses à biscuits +clouées bout à bout, fermées, en guise de couvercle, par des morceaux de +planches pourries. + +Nous avons le coeur serré en soulevant ce semblant de cercueil pour +le placer sur la civière qui, dans un coin du marabout, sinistre et +sanglante--car le sang, mal pompé par la sciure qui entoure le cadavre, +coule parfois pendant le trajet--attend les misérables qu'elle conduit à +leur dernière demeure. + +L'adjudant s'est éloigné pour parler avec le major qui, un peu plus +loin, prend l'absinthe sous un olivier. L'infirmier, resté là en +attendant la levée du corps, nous donne des détails. Palet est mort la +veille, dans la nuit. + +--Avant de mourir, il a fait un vacarme épouvantable. Jamais je n'ai vu +un gueulard pareil. Ce matin, on est venu chercher ses effets. Comme +il avait une chemise presque neuve, votre sergent d'habillement n'a pas +voulu le laisser enterrer avec. Il la lui a fait enlever et a envoyé, +du magasin, une chemise hors de service. Le major l'a disséqué à neuf +heures et prétend qu'il est mort de consomption et de fatigue autant que +de la fièvre. Moi, vous savez... + + +L'adjudant revient. Nous empoignons, trois hommes et moi, chacun un +brancard de la civière. Les hommes en armes se placent derrière, leurs +fusils sous le bras. + +--En avant, marche! + +Nous suivons cinq minutes le chemin qui conduit au camp, puis nous +gravissons le sentier qui mène au cimetière. A chaque instant, nous +entendons le heurt du corps contre les planches des boîtes à biscuits, +trop larges. Il est lugubre, ce bruit, et nous marchons à grands pas, +pour en finir au plus vite, obsédés par la vision du cadavre disséqué +et pantelant, croque-morts qui sentons peser sur nous la condamnation à +mort qui a frappé le macchabée que nous trimballons. + +Sur le plateau, à côté de figuiers de Barbarie, derrière un petit mur en +pierres sèches, une vingtaine de tombes dont les plus récentes forment +des bourrelets sur la terre rougeâtre, surmontées de petites croix de +bois noir. Au bout de la dernière rangée, une fosse est creusée auprès +de laquelle se tiennent deux hommes appuyés sur des pelles. + +--Hé! vous, là-bas, espèces de fainéants! leur crie l'adjudant, vous +ne pouvez pas profiter du temps qui vous reste, quand vous avez fini de +creuser votre trou, pour remettre des pierres sur le mur? + +Nous déposons le cercueil à côté de la fosse. On prépare les cordes. + +--Tâchez d'aller doucement, dit l'adjudant. Sans ça, les caisses se +déclouent en route. Je vous fiche tous dedans, si vous n'allez pas +doucement. + +Un des hommes en armes, que je ne connais pas, et qu'on me dit être +un nommé Lecreux, employé au bureau, s'approche de lui, une feuille de +papier à la main. + +--Mon adjudant, voulez-vous avoir la bonté de me permettre de prononcer +quelques paroles sur la tombe de notre camarade? + +--Dépêchez-vous, alors, nom de Dieu. + +Lecreux déplie sa feuille de papier et commence: + +«Cher camarade, c'est avec un bien vif regret que nous te conduisons +aujourd'hui au champ du repos. Moissonné à la fleur de l'âge, comme une +plante à peine éclose, tu as eu au moins, pour consoler tes derniers +moments, le secours des sentiments religieux que garde dans son coeur +tout Français digne de ce nom. Tombé au champ d'honneur, sur cette +terre de Tunisie que tu as contribué à donner à ta patrie, ta place est +marquée dans le Panthéon de tous ces héros inconnus qui n'ont point de +monument. Ton pays, ta famille doivent être fiers de toi. Et pourquoi +obscurcirait-elle ses vêtements, ta famille, en apprenant que tu as +succombé en tenant haut et ferme le drapeau de la France, ce drapeau +qui....religion--patrie--honneur--drapeau--famille...» + +--Foutez de la terre là-dessus, dit l'adjudant, quand c'est fini et +qu'on a fait glisser dans la fosse le cercueil dont les planches ont +craqué. Et rondement; allez! + +Nous sommes redescendus au camp, pensifs. + +Ah! pauvre petit soldat, toi qui es mort en appelant ta mère, toi qui, +dans ton délire, avais en ton oeil terne la vision de ta chaumière, tu +vas dormir là, rongé, à vingt-trois ans, par les vers de cette terre sur +laquelle tu as tant pâti, sur laquelle tu es mort, seul, abandonné de +tous, sans personne pour calmer tes ultimes angoisses, sans d'autre +main pour te fermer les yeux que la main brutale d'un infirmier qui +t'engueulait, la nuit, quand tes cris désespérés venaient troubler +son sommeil. Ah! je sais bien, moi, pourquoi ta maladie est devenue +incurable. Je sais bien, mieux que le médecin qui a disséqué ton corps +amaigri, pourquoi tu es couché dans la tombe. Et je te plains, va, +pauvre victime, de tout mon coeur, comme je plains ta mère qui t'attend +peut-être en comptant les jours, et qui va recevoir, sec et lugubre, un +procès-verbal de décès... + +Eh bien! non, je ne te plains pas, toi, cadavre! Eh bien! non, je ne te +plains pas, toi, la mère! Je ne vous plains pas, entendez-vous? pas plus +que je ne plains les fils que tuent les buveurs de sang, pas plus que +je ne plains les mères qui pleurent ceux qu'elles ont envoyés à la mort. +Ah! vieilles folles de femmes qui enfantez dans la douleur pour livrer +le fruit de vos entrailles au Minotaure qui les mange, vous ne savez +donc pas que les louves se font massacrer plutôt que d'abandonner leurs +louveteaux et qu'il y a des bêtes qui crèvent, quand on leur enlève +leurs petits? Vous ne comprenez donc pas qu'il vaudrait mieux déchirer +vos fils de vos propres mains, si vous n'avez pas eu le bonheur d'être +stériles, que de les élever jusqu'à vingt et un ans pour les jeter +dans les griffes de ceux qui veulent en faire de la chair à canon? Vous +n'avez donc plus d'ongles au bout des doigts pour défendre vos enfants? +Vous n'avez donc plus de dents pour mordre les mains des sacrificateurs +maudits qui viennent vous les voler?... Ah! vous vous laissez faire! Ah! +vous ne résistez pas! Et vous voulez qu'on ait pitié de vous, au jour +sombre de la catastrophe, quand les os de vos enfants, tombés sur une +terre lointaine, sont rongés par les hyènes et blanchissent au soleil +dans les cimetières abandonnés? Vous voulez qu'on vous plaigne et qu'on +vénère vos larmes?... Eh bien! moi, je n'aurai pas de commisération pour +vos douleurs et vos sanglots me laisseront froid. Car je sais que ce +n'est pas avec des pleurs que vous attendrirez l'idole qui réclame le +sang de vos fils, car je sais que vous souffrirez avec angoisses tant +que vous ne l'aurez pas jetée à terre, de vos mains de femmes, tant que +vous n'aurez pas déchiré le masque bariolé derrière lequel se cache sa +face hideuse.... Et si tu ne me crois pas, toi, la mère que le cadavre +qui est couché là a appelée pendant trois nuits, viens ici. Parle-lui +tout bas; écoute ce qu'il répondra à ton coeur, si ton coeur sait le +comprendre. Et tu verras s'il ne lui dit pas que c'est à toi qu'il doit +sa mort et que c'est à ce qui l'a tué que s'adressait ici, sur sa +tombe, comme un soufflet ironiquement macabre donné à ta faiblesse, le +panégyrique d'un idiot.... + +Le soir, je rencontre Lecreux. Au milieu d'un cercle de quinze ou vingt +hommes qui écoutent, bouche béante, il lit et relit son discours. Les +applaudissements pleuvent. + +--Ah! très chic! très chic! très bien! + +--Mais c'est au cimetière qu'il fallait l'entendre. Ça vous faisait un +effet.... + +Un des assistants m'aperçoit; il m'interpelle. + +--N'est-ce pas, Froissard, c'était bien? + +--Merde! + + + + +XV + + +On travaille beaucoup à Aïn-Halib. On élève, à grands frais, un magasin +de ravitaillement, un bordj pour les officiers, un Cercle et un hôpital. +Ces bâtiments sont évidemment sous l'influence d'un mauvais esprit, +car ils ont un mal du diable à se tenir debout. On dirait qu'ils sont +fatigués avant d'être au monde et qu'ils n'ont aucune envie de figurer +sur la carte de l'État-major; au moindre vent, à la moindre averse, on +les voit s'affaisser comme s'il leur prenait des faiblesses. Deux heures +de mauvais temps détruisent l'ouvrage d'une semaine. L'hôpital surtout +fait preuve d'une mauvaise volonté persistante. Voilà trois fois qu'on +le reconstruit et trois fois qu'il s'écroule. L'énorme voûte de pierres +qui lui sert de toiture abuse certainement de sa situation pour peser +de tout son poids sur les deux murs latéraux; et ceux-ci, fatigués des +efforts qu'ils sont obligés de faire pour la soutenir, profitent de la +première occasion, une méchante pluie par exemple, pour s'écarter comme +les feuillets d'un livre qu'on a placé sur le dos. Il n'y a plus qu'à +recommencer. Le capitaine du génie qui, aidé de quelques sapeurs, dirige +les travaux, avoue bien qu'en faisant venir des tuiles, ce qui ne serait +pas la mer à boire, on pourrait établir des couvertures un peu moins +écrasantes pour les monuments. Seulement, ordre a été donné de former +des voûtes, de couvrir en pierres. Et l'on forme des voûtes, et l'on +couvre en pierres. Ça tient ce que ça tient. C'est toujours la France +qui paye. Du reste, il déclare carrément qu'il se fiche de ça comme +d'une guigne. On l'a envoyé à Aïn-Halib pour remettre debout des +édifices peu solides, et il les remettra debout, malgré vent et marée. +Il s'est mis à l'oeuvre il y a un mois, paraît-il, et a commencé +par faire tout flanquer par terre. Il a appris, le roublard, que la +construction des bâtiments avait empli les poches de son prédécesseur, +parti à Sfax pour y chercher la croix, et il ne veut pas paraître plus +bête que lui. Il empochera même des bénéfices d'autant plus grands +qu'il est décidé à employer les anciens matériaux. Il fait retailler les +pierres et gratter soigneusement la chaux ou le plâtre qui y sont restés +attachés. + +La sueur de camisard ne coûte pas cher, on s'en aperçoit. Du matin +au soir, il faut trimer comme des chevaux, bûcher comme des nègres, +mouiller sa chemise. Et encore, si l'on n'attrapait que des calus +aux mains, si l'on ne souffrait que des ampoules! Si l'on n'avait pas +perpétuellement les entrailles tordues par la faim, le visage souffleté +par les injures bestiales et les menaces féroces des chaouchs! Si l'on +était traités en hommes, au moins, et non en nègres courbés sous la +matraque! + +Ah! je comprends ceux qui désertent, ceux qui s'échappent, souvent sans +armes et sans vivres, du bagne intolérable; malheureux dont quelques-uns +ne reparaissent plus, mais dont le plus grand nombre est ramené par les +gendarmes ou par des Arabes qui viennent toucher une prime. Je comprends +qu'ils essayent, au risque de la mort ou du conseil de guerre, de se +soustraire aux traitements qu'on leur fait endurer et de reconquérir la +liberté dont on les a dépouillés sans motifs. + +Et comment ne pas les excuser, quand on en voit d'autres, âmes sensibles +ou cerveaux plus faibles, amenés au suicide par les brutalités et +les injustices des tortionnaires galonnés? Poussés à bout, désolés, +désespérés, accablés de douleur et de souffrance, ils se voient acculés +dans la mort. Ils s'aperçoivent peu à peu que la vie ne leur est +plus supportable. Plongés dans une misère noire et livrés à la faim +angoissante, dégoûtés de tout, ils ne considèrent plus l'existence que +comme une longue suite de souffrances que leur continuité même doit +accroître. De jour en jour, ils envisagent la mort de plus près; elle ne +leur fait plus peur. Et, un beau matin, appuyant un canon de fusil sous +leur menton, ils se font sauter la cervelle. + +Queslier avait bien raison de le dire: il faut avoir rudement envie +de se tirer de là pour endurer tout cela patiemment... Moi aussi, j'ai +songé au suicide; moi aussi, j'ai pensé à la désertion. + +--Tu es fou, m'a dit Queslier. Déserter, ici, ce n'est pas possible, ou +du moins c'est bien difficile. Si tu es repris, tu rallonges ton congé +de plusieurs années, et, tu ne l'ignores pas, tu as quatre-vingt-dix +chances sur cent contre toi. Te tuer, ce serait peut-être un peu moins +bête, mais je ne te conseillerai d'employer ce moyen-là qu'à la dernière +extrémité. Il me semble, d'ailleurs, que tu es assez fort pour supporter +des souffrances qui poussent quelques malheureux à se donner la mort. Je +sais bien que nous avons encore plus de deux ans et demi à tirer, mais, +tu verras, ça se passera. Il faut seulement bien nous déterminer à +sortir d'ici; il faut que cette pensée-là ne nous quitte pas, et nous en +sortirons. + +--Et la menace du conseil de guerre toujours suspendue sur notre tête, +pour quoi la comptes-tu? + +--Il faut lui échapper, au conseil de guerre; il le faut, entends-tu? +Mais je te jure bien que si jamais, par malheur, je me voyais sur le +point d'y passer.... + +--Eh bien? + +--Eh bien! ce n'est pas à cinq ans ni à dix ans de prison qu'on me +condamnerait... + +--Tu te tuerais? + +--Non, je les laisserais me tuer. Mais avant... + +Et il fait le geste de mettre en joue un pied-de-banc qui passe. + +Pourquoi pas, après tout? La violence n'appelle-t-elle pas la violence? +Et quel nom donner à ces lois pénale auxquelles l'armée est soumise? De +quel nom les flétrir? de quel nom les stigmatiser? + +Tous les jours, à l'appel de midi, on nous fait former le cercle; un +cercle au milieu duquel se place un chaouch, un livret à la main, et +autour duquel rôde l'adjudant, comme un chien qui cherche à mordre. Le +chaouch fait, en ânonnant, appuyant sur les mots avec son insupportable +accent corse, et comme pris d'un certain respect devant les feuillets +infâmes, la lecture du code pénal. Oh! ce code, tellement ignoble qu'il +est horrible et tellement horrible qu'il est ignoble! ce code qui n'a +pour but que la vengeance pour le passé et la terreur pour l'avenir! ce +code où l'on entend revenir sans cesse ce mot: mort! mort! comme l'écho +des lois féroces des temps barbares, comme le refrain de litanies +sanglantes!... + +Ah! bourgeois stupide, toi qui demandes qu'on dégage le soldat de +l'énorme pénalité qui pèse sur lui, tu es donc assez aveugle pour ne pas +voir que c'est pour te défendre, toi et tes biens, qu'on a écrit ce +code épouvantable? Tu ne sais donc pas que ces lois sauvages sont ta +sauvegarde? Tu ne comprends donc pas qu'il les faut, ces lois, pour te +permettre de digérer en paix et de mâcher tranquillement ton cure-dents +en accolant bêtement l'un à l'autre ces deux mots inconciliables: Patrie +et humanité? Tu ne comprends donc pas que, sans ce code qui t'assure de +leur obéissance, tu n'aurais bientôt plus d'esclaves pour maintenir +le boeuf qui foule tes grains dans la grange et auquel tu as lié la +bouche?... + +Esclaves? Eh! parbleu, oui! nous le sommes, ilotes de l'armée, parias du +militarisme, condamnés sans jugement à des travaux écrasants, condamnés +à la faim, à la soif, à des tortures atroces, à la privation de tous +moyens de distractions, aussi bien intellectuelles que physiques, à +la privation de femmes,--avec toutes ses conséquences monstrueuses? +Esclaves? Oui, mais pas plus--et moins peut-être--que les autres, les +bons soldats, ceux qu'on n'a pas revêtus de notre livrée lugubrement +ridicule et qui se figurent stupidement porter un uniforme quand ils +n'ont sur le dos qu'une casaque de forçat. + +--Ça n'empêche pas que ceux-là, on les soigne, dit en riant d'un gros +rire mon camarade de lit, un Bourguignon, bon garçon, pas très malin, +nommé Chaumiette. Il n'y a pas de danger qu'on leur fasse faire des +corvées de bois comme celle que nous allons faire... Tiens, entends-tu +le clairon? + +Il s'agit, en effet, d'aller chercher du bois dans la montagne pour +chauffer une fournée de chaux que le capitaine a fait préparer. On a +établi, au milieu du camp, une grande balance où chacun, en arrivant, +doit venir peser ses fagots et en faire constater le poids. Quand ce +poids n'est pas atteint, il faut retourner chercher le complément. + +--Viens avec moi, me dit Chaumiette. Je connais un coin où il y a +beaucoup de bois. Nous trouverons de quoi faire notre charge. C'est le +petit Lucas, tu sais, celui qui couche dans le marabout à côté du nôtre, +qui m'a montré la place. Il va venir avec nous. + +Le petit Lucas arrive. + +--Vous savez, il ne faut rien en dire à personne... Juste dans cet +endroit-là, il y a un vieux puits abandonné, très profond et, dedans, +deux ou trois nids de pigeons. Les petits doivent commencer à être gros. +S'ils sont bons à manger, j'irai les dénicher, nous les ferons cuire +dans un ravin et nous boulotterons ça ce soir. + +Au bout d'une heure de marche dans la montagne, nous sommes arrivés au +fameux endroit: une petite vallée pierreuse au bout de laquelle poussent +quelques buissons d'épines. + +--Tenez, voyez-vous, dit Lucas, le puits est derrière les buissons. + +Et il nous conduit auprès d'une large ouverture béante au ras du sol. +Le puits n'a jamais été maçonné; il a été percé à même la terre qui, par +place, s'est éboulée, laissant par-ci par-là de grosses pierres qui font +saillie le long des parois. Des arbustes, des plantes, ont poussé au +hasard, verticalement ou horizontalement, entremêlant leurs branches +et leurs feuilles et, formant un fouillis tel, dans le rétrécissement +sombre du puits, qu'on n'en peut apercevoir le fond, desséché sans +doute, à trente ou quarante mètres peut-être. A quelques pieds seulement +de l'ouverture, deux nids de pigeons apparaissent entre les larges +feuilles d'un figuier sauvage. + +--Entendez-vous les cris des petits? demande Lucas. Les voyez-vous? Je +vais descendre les chercher et je vous les passerai. + +--Veux-tu qu'on t'attache avec des ceintures? demande Chaumiette. Si tu +allais tomber... + +--Pas de danger. + +Il descend en s'aidant des aspérités des parois, se retenant aux +branches. Il tient les deux nids. Il nous les passe l'un après l'autre. + +--Y en a-t-il, hein?... Ah! j'entends encore piauler en dessous... + +Il se penche pendant que, agenouillés au bord du puits, Chaumiette et +moi, nous cherchons à voir. + +--Ah! deux autres nids! Tout... + +Nous poussons un cri. La touffe d'herbe à laquelle se cramponnait Lucas +s'est arrachée et il est tombé dans le gouffre, la tête la première, au +milieu d'un grand bruit de branches cassées et de feuillages froissés, +accompagné dans sa chute par une avalanche de sable et de pierres qu'on +entend seules rouler encore. + +--Lucas! Lucas!... + +Rien ne répond. + +--Il nous faudrait des cordes, des ceintures, dit Chaumiette. + +Nous grimpons sur un monticule et, de là, nous appelons à l'aide à +grands cris. Une dizaine d'hommes accourent. Un chaouch aussi. + +--Qu'est-ce qu'il y a? qu'est-ce qu'il y a? + +--Lucas vient de tomber dans ce puits-là en faisant son fagot. + +--Oui? ricane le chaouch. En faisant son fagot? Et ces deux nids de +pigeons? + +--Vite, des ceintures, crie Chaumiette. Nouez-les bout à bout. Je +vais m'attacher par le milieu du corps et je vais descendre. Il n'est +peut-être pas mort. En tous cas, il faut le remonter. On ne peut pas le +laisser là une minute de plus. + +--Mais toi, tu risques ta vie aussi, en descendant là-dedans. + +--Bah! laisse donc. Qu'est-ce que ça fout? + +--Attends un peu, au moins, voilà des camarades qui arrivent. On +pourrait doubler les ceintures... + +Chaumiette n'a rien voulu entendre. Il dégringole rapidement, retenu +par la corde formée avec les ceintures que nous tenons à plusieurs. +Tout d'un coup, il s'arrête. On ne le voit plus, mais on entend sa voix +sortir du puits. + +--Tenez bien la corde... Je l'ai trouvé. Il ne remue plus. Passez-moi +vite une autre corde, que je l'attache... Bon. Maintenant, tirez... +doucement. Je le pousserai en dessous, tout en remontant. + +Trois minutes après, nous hissons le corps encore chaud de Lucas. Il +s'est fracassé le crâne sur un rocher. Chaumiette, les mains et les bras +en sang, les vêtements déchirés, la figure égratignée par les ronces et +les épines, remonte à son tour. + +--Ah! le pauvre gars! il était tombé jusqu'au fond! Il n'y a pas d'eau, +dans ce puits-là... C'était plein de sang, par terre. + +Le chaouch jette sur le cadavre son regard froidement idiot de bête +méchante: + +--Ça lui apprendra à aller chercher des nids au lieu de travailler... + +Le soir, on nous a fait réunir pour nous lire un rapport spécial du +capitaine: + +«Le fusilier Lucas s'est tué, aujourd'hui, en tombant dans un puits. Il +avait quitté le travail pour aller dénicher des nids de pigeons. Il est +mort victime de son acte d'indiscipline et frappé aussi, sans doute, par +la main de la Providence qui veut que nous fassions toujours preuve de +mansuétude à l'égard des animaux et que nous ne les maltraitions +point sans motif. Or, qu'y a-t-il de plus cruel que d'arracher du nid +maternel, vivante image de la famille, de jeunes oiseaux sans plumes +encore, pour les dévorer gloutonnement? La punition qui frappe la +désobéissance et l'inhumanité du fusilier Lucas doit servir d'exemple à +tous les hommes de la compagnie et leur rappeler que Dieu, qui sonde nos +coeurs, voit aussi toutes nos actions.» + + + + +XVI + + +--C'est la première fois que vous prenez la garde? + +--Oui, sergent. + +--Venez avec moi. Je vais vous expliquer la consigne; et, quand vous +serez de faction, si les prisonniers ne vous écoutent pas, vous n'aurez +qu'à venir me le dire. + +C'est la première fois, en effet, que je suis de garde à Aïn-Halib. +Je suis descendu, à cinq heures du soir, avec une dizaine d'hommes en +armes, pour garder pendant vingt-quatre heures les prisonniers parqués +dans ce qu'on appelle «le ravin». C'est, au bas du camp, un quadrilatère +fermé par un mur en pierres sèches et en terre, entouré d'un fossé. +Outre les tentes des prisonniers, il y a deux marabouts, l'un pour les +hommes de garde, l'autre pour le chef de poste. + +Le sergent qui nous commande aujourd'hui passe pour une des plus belles +rosses de la compagnie; c'est un Corse, face plate agrémentée d'un nez +énorme, qui ne donnerait pas ses deux mauvais galons pour tout l'or du +Pérou et qui se redresse, quand il est en fonctions, comme un pou sur +une gale. Il s'appelle Salpierri, mais on l'a surnommé Bec-de-Puce. Il +bégaye en bavant et a l'habitude d'avancer les lèvres, en cul de poule, +ne laissant entre elles qu'un tout petit interstice. Il me semble +toujours, quand il me parle, qu'il a l'intention de me souffler un noyau +de cerise à la figure. + +--Vous savez, a-t-il sifflé en crachotant, à sept heures, quand j'ai +pris la faction, vous avez droit de vie et de mort sur ces gens-là. + +Et il m'a indiqué du doigt un écriteau cloué à un poteau et qui porte +ces mots: «Les sentinelles sont autorisées à faire usage de leurs +armes.» + +Usage! quel usage? Est-on autorisé à donner des coups de crosse ou des +coups de baïonnette? + +A-t-on le droit d'assommer les malheureux qu'on surveille ou de les +fusiller à bout portant? + +Elle ne vous renseigne guère à ce sujet, la pancarte. + +D'ailleurs, je m'en fiche, moi, de la pancarte, et je ne perdrai pas mon +temps à en discuter la rédaction, comme les bourriques qui voudraient +bien savoir au juste s'il leur est permis de larder leurs camarades ou +simplement de leur enfoncer les côtes. J'étais déjà décidé, en +arrivant au ravin, à ne pas me montrer dur pour les prisonniers; mais, +maintenant, je suis résolu à les laisser faire ce qu'ils voudront. +Ils peuvent parler et même chanter, si ça leur fait plaisir. Je leur +distribue mon tabac. Je leur fais cadeau de mes allumettes. Ils ont +soif; je leur apporte un seau d'eau que je trimballe de tente en tente. +Ils boivent, ils fument et ils causent. Ils commencent à chantonner. Ils +ont bien raison de ne pas se gêner. + +Une série de sifflements part du marabout du chef de poste. + +--Factionnaire, il me semble que j'entends du bruit. Si ça continue, je +vous fiche dedans. + +Ça m'est égal. + +--Vous savez que vous avez le droit de faire usage de vos armes. + +Faire usage de mes armes? De la peau! + +Ah! ça, pour qui me prend-il, ce Corse? Est-ce qu'il se figure que j'ai, +comme lui, dans les veines, du sang de ces bandits sinistres qui sont +brigands dans les maquis ou garde-chiourmes dans les bagnes? Est-ce +qu'il croit, réellement, que j'aurai jamais la lâcheté de maltraiter ces +hommes, qui sont là, couchés sur la terre nue, chacun sous une simple +toile de tente si basse et si étroite qu'ils ne peuvent même pas s'y +remuer. On les appelle des _tombeaux_, ces tentes montées avec la toile +réglementaire portée par les deux moitiés de supports et haute à peine +de cinquante centimètres, sur soixante de largeur. Les prisonniers +y entrent en se mettant à plat ventre, rampant, usant de précautions +infinies pour ne pas les démonter; et une fois dedans, c'est tout au +plus s'ils peuvent changer de position, quand ils ont tout un côté du +corps complètement ankylosé. C'est sous ce lambeau de toile, exposés à +toutes les intempéries, garantis du froid des nuits par un couvre-pieds +dérisoire, qu'il leur faut réparer leurs forces. Et, chaque matin, en +dehors des corvées les plus pénibles, ils doivent faire trois heures +du peloton de chasse le plus éreintant; autant l'après-midi, sous la +chaleur accablante. Il est vrai qu'on les nourrit bien: ils ne touchent +ni vin, ni café et n'ont de viande qu'une fois par jour. Leur seconde +gamelle ne contient que du bouillon. + +Ah! ils n'ont pas oublié la faim dans l'arsenal des peines atroces +dont ils peuvent disposer, les tortionnaires! Ils n'ont pas dédaigné +ce châtiment infâme et et qui déshonorerait un bourreau, ces hommes qui +osent dire à des citoyens libres, au nom d'un hypocrite patriotisme de +caste: «Il faut être soldat ou crever!» + +Il n'y a pas que des hommes punis de prison, dans ces _tombeaux_ devant +lesquels je passe et je repasse, le fusil sur l'épaule; il y a aussi +des hommes punis de cellule. Ceux-là ne font pas le peloton. Ils restent +nuit et jour étendus sous leur tente dont ils ne doivent sortir sous +aucun prétexte. Seulement, ils _n'ont droit qu'à une soupe sur quatre, +soit une gamelle tous les deux jours_. Ils restent donc un jour et demi +sans manger, reçoivent une soupe, jeûnent encore pendant trente-six +heures, et ainsi de suite pendant le nombre de jours de cellule qu'ils +ont à faire. L'eau aussi, on la leur mesure. On leur en donne un bidon +d'un litre tous les jours, pas une goutte de plus. La chaleur étant +étouffante, à dix heures du matin cette eau est en ébullition. + +Je n'aurais jamais imaginé qu'on pût infliger à des hommes--surtout à +des hommes qui ne sont sous le coup d'aucun jugement--des traitements +semblables. + +Et ces deux punitions ne sont pas encore les plus terribles. Il en +existe une troisième qui l'emporte de beaucoup sur elles en horreur +et en ignominie: c'est la cellule avec fers. L'homme puni de fers est +soumis au même régime alimentaire que l'homme puni de cellule: il n'a +qu'une soupe tous les deux jours. De plus, on lui met aux pieds une +barre, c'està-dire deux forts anneaux de fer qu'on lui passe à la +hauteur des chevilles et qui sont réunis, derrière, par une barre de +fer maintenue par un écrou accompagné d'un cadenas. Cette barre, longue +d'environ quarante centimètres, est assez forte pour servir d'entrave à +la bête féroce la plus vigoureuse. L'homme, une fois ses pieds pris +dans l'engin de torture, doit se coucher à plat ventre. On lui ramène +derrière le dos ses deux mains auxquelles on met aussi les fers. On lui +prend les poignets dans une sorte de double bracelet séparé par un +pas de vis sur lequel se meut une tringle de fer qu'on peut monter et +descendre à volonté. On tourne cette tringle jusqu'à ce qu'elle serre +fortement les poignets et on l'empêche de descendre en la fixant au +moyen d'un cadenas. + +L'homme mis aux fers, on le pousse sous son tombeau. Quand on lui +apporte sa soupe, tous les deux jours, il la mange comme il peut, en +lapant comme un chien. S'il veut boire, il est obligé de prendre le +goulot de son bidon entre ses dents et de pencher la tête en arrière +pour laisser couler l'eau. S'il renverse sa gamelle, s'il laisse tomber +son bidon, tant pis pour lui. Il lui faut rester vingt-quatre heures +sans boire et trente-six heures sans manger. + +Et, si le malheureux fait entendre une plainte, si la souffrance lui +arrache un cri, on lui met un bâillon; on lui passe dans la bouche +un morceau de bois qu'on assujettit derrière la tête avec une corde. +Quelquefois--car il faut varier les plaisirs--les chaouchs préfèrent +le mettre à la crapaudine. Rien de plus facile. Les fers des mains sont +terminés par un anneau. On passe dans cet anneau une corde qu'on fait +glisser autour de la barre; on tire sur la corde et on l'attache au +moyen d'un ou de plusieurs noeuds au moment précis où les poignets du +patient sont collés à ses talons. + +Ils sont trois, là-bas, tout au bout du ravin, qui sont aux fers depuis +plusieurs jours déjà, attachés comme on n'attache pas des bêtes fauves, +les membres brisés, dévorés le jour par les mouches, la nuit transis de +froid, mangés vivants par la vermine. Ils nous ont demandé, quand +nous avons pris la garde, de verser un peu d'eau, par pitié, sur leurs +chevilles en sang et sur leurs poignets gonflés et bleuis. Le Corse les +a menacés, pour toute réponse, de leur mettre le bâillon s'ils disaient +un mot de plus. Il a fallu que j'aille, tout à l'heure, à pas de loup, +verser le contenu d'un bidon sur les chairs tuméfiées et meurtries de +ces misérables qu'on torture, au nom de la discipline militaire, avec +des raffinements de barbarie dignes de l'Inquisition. + +Et maintenant, en écoutant leurs plaintes douloureuses et le grincement +des fers qu'ils font crier en essayant de se retourner, je pense à +toutes sortes de choses atroces qui m'ont été racontées, là-haut, par +des hommes sur lesquels s'est exercée, depuis de longues années, la +férocité des buveurs de sang. Les ateliers de Travaux Publics, les +Pénitenciers militaires... tous ces bagnes que remplissent des tribunaux +dont les sentences iniques eussent indigné Torquemada et fait rougir +Laubardemont; ces bagnes dans lesquels les condamnés doivent produire +une somme de travail déterminée par la cupidité des garde-chiourmes, +intéressés aux bénéfices; ces bagnes dans lesquels les ressentiments des +chaouchs se traduisent par des punitions épouvantables: trente, soixante +jours de cellule, avec une soupe tous les deux jours; les fers aux +pieds, aux mains, la crapaudine, le _Camisard_. Le _Camisard_, un +supplice qui dépasse en horreur tout ce qu'on pourrait imaginer: le +détenu a les pieds pris dans des pédottes scellées au mur de sa cellule; +on lui passe une camisole qui lui maintient derrière le dos les bras +qu'on tire verticalement et qu'on attache à un anneau scellé aussi au +mur à la hauteur de la tête; à cet anneau pend un collier qui enserre le +cou. Il reste là, le patient, pendant quatre ou huit jours, au régime, +au quart de pain, satisfaisant ses besoins sous lui, dormant debout... + +Et le fort Barreau, dont on lit périodiquement le régime dans les +Pénitenciers, et où sont envoyés les détenus contre lesquels ont été +épuisées toutes les mesures disciplinaires! Quatre-vingt-dix jours +de cellule au quart de pain, dans une casemate absolument nue, avec +bastonnades, aspersion de cellule, au moindre mot, au moindre signe! +Un régime tellement atroce que les malheureux qui doivent le subir +y résistent à peine un mois et, épuisés, anémiés, tués à petit feu, +doivent être dirigés sur un hôpital dont ils ne sortent, neuf fois sur +dix, que les pieds en avant... + +Ah! bon Dieu! Et dire qu'on a aboli le servage, la torture et les +oubliettes!... + +J'ai pensé toute la nuit à ces monstruosités. + +Le lendemain matin, quand j'ai pris la faction, à six heures, les +prisonniers s'alignaient, un énorme sac au dos, pour le peloton. + +Ils sont huit. + +--Garde à vos! crie Bec-de-Puce en sortant de sa tente, le revolver au +côté. + +Et il passe devant le rang, inspectant la tenue, soulevant les sacs, +pour s'assurer qu'ils ont bien le poids réglementaire--un poids +incroyable. + +--Pourquoi n'avez-vous pas astiqué les boutons de votre capote, vous? + +--Parce que j'ai peur de les user. + +--Comment vous appelez-vous, déjà? + +--Hominard. + +--Bien, Vous aurez huit jours de salle de police avec le motif. Vous +verrez si ça fait des petits. + +--Pourvu qu'ils soient moins vilains que toi, c'est tout ce qu'il me +faut. + +Le chaouch ne répond pas. Il fait mettre baïonnette au canon et commande +du maniement d'armes en décomposant: + +--Portez armes!... Deux!... Trois! + +Et il espace ses commandements! Chaque mouvement dure plus de cinq +minutes. C'est qu'il est fait depuis longtemps, le pied-de-banc, à ces +luttes quotidiennes entre gradés et disciplinaires qui, outrés, poussés +à bout, se fichant de tout excepté du conseil de guerre, ont appris +par coeur le code pénal et font essuyer à leurs bourreaux toutes les +avanies, tous les outrages que la loi n'a pas prévus. Ce sont eux qui +ont imaginé de ne jamais parler aux chaouchs qu'en les tutoyant, le +tutoiement étant considéré comme un acte d'indiscipline, mais non comme +une injure. Ils n'iront jamais, ceux-là, traiter un gradé d'imbécile; +mais ils lui diront, vingt-cinq fois par jour que, sur cent individus, +lui compris, quatre-vingt-dix-neuf sont doués d'une intelligence de +beaucoup supérieure à la sienne. Ils répondront à ses coups de fouet par +des coups d'épingle et à ses brutalités par des vexations sanglantes. +Picadores qui ont entrepris d'exciter le taureau et de le mettre en rage +en le piquant d'aiguillons, sans que jamais la pointe acérée s'enfonce +dans les chairs et fasse jaillir le sang. + +Le chaouch, les dents serrées, reçoit, sans rien dire, les quolibets et +les railleries qui le font blêmir et les offenses qui le font trembler +de colère. D'une voix saccadée, il continue à commander du maniement +d'armes, en espaçant les temps de plus en plus. Il a l'air d'attendre +quelque chose qui ne vient pas, et il attend, en effet. Il sait que +la comédie se termine parfois en drame, et qu'il suffit d'un instant +d'oubli pour que l'un des malheureux qu'il esquinte laisse échapper une +parole un peu trop vive ou une exclamation irréfléchie. Il sait que, +vaincu par la fatigue, à bout de forces, l'un d'eux refusera peut-être +de continuer le peloton. C'est le conseil de guerre: cinq ans, dix +ans de prison dans le premier cas, deux dans le second. Alors, il se +frottera les mains; il pourra s'arracher, pendant quelque temps, au +pays perdu où il exerce son ignoble métier; comme témoin à charge, il +accompagnera sa victime à Tunis, où siège le tribunal; là, il pourra +s'amuser. Et il oubliera, entre les bouteilles d'absinthe et les filles +à quinze sous, le malheureux qui gémit dans une cellule, seul avec la +vision terrible de sa vie brisée. + +Combien en ai-je vu, déjà, de ces gradés, le lendemain d'un rengagement, +exciter et provoquer odieusement des hommes, dans le dessein, s'ils +arrivaient à les faire mettre en prévention de conseil de guerre, de les +suivre comme témoins jusqu'à Tunis où ils pourront rigoler, au moins, en +dépensant le montant de leur prime! + +--Pas gymnastique... marche! crie le sergent. + +Les huit hommes se mettent en mouvement et, en passant devant lui, +chacun d'eux lui lance un coup de patte: + +--Tiens, ce pauvre Bec-de-Puce, il est tout pâle! On dirait qu'il va +claquer! + +--C'est vrai que tu répètes ton rôle pour aller figurer à la Morgue? + +--On ne voudrait pas de lui. On ne verrait plus que son nez dans +l'établissement. + +--Tais-toi donc. Ça et ses pieds, c'est ce qu'il a de plus beau dans la +figure. + +--Faut pas blaguer son tassot; il sert de portemanteau à son camarade de +lit. + +--C'est égal, il ferait un fameux chien de chasse! + +--Oui! mais c'est dommage qu'on lui voie la cervelle par les narines. La +pluie pourrait l'endommager. + +--Faut-il tout de même qu'une femme soit malheureuse, pour être forcée +de s'éreinter pendant neuf mois à porter un oiseau pareil! + +Bec-de-Puce ne sourcille pas. + +--Par le flanc gauche... halte! Reposez.... armes! + +Lentement, il passe devant le rang, les mains derrière le dos. Il +rectifie les positions. + +--La crosse en arrière... les doigts allongés... Tubois, huit jours +de salle de police... le canon détaché du corps. Hominard, joignez les +talons... + +A chacune de ses observations répond un murmure dont je ne distingue +guère le sens, bien que je ne sois qu'à cinq ou six pas. + +--Sergent, dit Hominard sans quitter la position, j'ai quelque chose à +vous demander. + +--Après le peloton. + +--Sergent, c'est très pressé et ça vous regarde. + +--Qu'est-ce que c'est? + +--Est-ce que c'est vrai qu'en Corse, quand on a envie de manger du +dessert, on s'en va flanquer des coups de pied dans les chênes, pour +faire tomber des pralines à cochons? + +--Huit jours de salle de police, avec le motif. + +--Vache! + +L'exclamation m'est parvenue, très distincte, cette fois. Bec-de-Puce se +tourne vers moi. + +--Vous avez entendu, factionnaire? + +--Quoi donc, sergent? + +--Ce que cet homme vient de me dire. + +--Oui, sergent; il vous a demandé si c'était vrai qu'en Corse... + +--Mais non, pas cela. Ce qu'il vient de dire. Il m'a appelé vache. + +--Je n'ai pas entendu. + +--Non? + +--Non. + +--Très bien. + +Il griffonne quelques mots sur un bout de papier et appelle un des +hommes de garde qui sort en courant du marabout. + +--Portez ça au capitaine. Vous attendrez la réponse. + +Elle ne s'est pas fait attendre, la réponse. Elle est laconique, mais +expressive: «Mettez immédiatement aux fers cet indiscipliné.» + +On m'a mis aux fers. + +--Ce n'est pas la peine de faire voir votre colère, allez! ricane +Bec-de-Puce, comme je grince des dents en sentant la tringle, vissée +sans pitié, me faire craquer les os. + +Moi, en colère? Allons donc! Et contre qui? contre toi, peut-être, vil +instrument, tortionnaire inconscient? Contre toi? Mais je ne t'en +veux même pas, entends-tu? de tes brutalités idiotes et de tes lâches +sarcasmes. Et certes, si jamais l'heure de la justice vient à sonner, ce +ne sera ni à toi ni à tes semblables que je crèverai la paillasse; mais +je me ruerai comme un fauve sur le système abject qui t'a jeté sur le +dos, à toi, une livrée de bourreau et qui m'a revêtu, moi, d'un costume +de forçat; je l'agripperai à la gorge et je ne lâcherai prise que quand +je l'aurai étranglé. Et, si je ne réussis pas à étouffer le monstre, +s'il me saigne avant que j'aie pu en faire un cadavre, j'aurai du moins +montré à d'autres comment il faut s'y prendre pour arriver à terrasser +l'ennemi et pour le jeter, étripé et sanglant, comme une charogne +immonde, dans le cloaque de la voirie. + +C'est pour cela que je ne me mets pas en colère. Je souffre... Je +souffrirai encore longtemps, sans doute; mais, tant que j'aurai un +souffle, tant que je sentirai mon coeur d'homme battre sous ma capote +grise de galérien, je résisterai à l'âpre montée des passions qui usent, +des emportements stériles. Elle dure trop peu, vois-tu, la colère. Je +n'ai que faire, moi, des délires que le vent emporte et des fureurs +qu'une nuit abat. + +Ce qu'il me faut, ce que je veux emporter d'ici, tout entière, terrible +et me brûlant le coeur, c'est la haine; la haine que je veux garder au +dedans de moi, sous l'impassibilité de ma carcasse. Car la haine est +forte et impitoyable; le temps ne l'émousse pas; elle ne transige point. +Elle s'accroît avec les années; chaque jour d'abjection l'augmente; +chaque heure d'indignation la féconde, chaque larme la fait plus saine, +chaque grincement de dents plus implacable. + +La haine, c'est comme les balles: en la mâchant, on l'empoisonne. + + + + +XVII + + +Voilà des mois que je ne sors pas de la prison. Quand les chaouchs ont +pris un homme en grippe, ils ne le lâchent point. + +Je souffre horriblement. Moralement d'abord. C'est une chose terrible +que d'être obligé, avec un caractère violent, entier, d'avaler +silencieusement tous les outrages et de ronger ses colères. Et puis, +je suis seul. Personne, de près ni de loin, pour m'encourager, pour me +mettre du coeur au ventre. + +Eh bien! j'aime mieux cela, au fond. Je préfère cet isolement, cet +abandon, aux pitiés qui usent l'énergie et aux lamentations qui +émasculent. Cela m'ôterait du courage, je crois, de savoir qu'on pleure +sur mon sort; et je sais gré à tous ceux qui pourraient s'intéresser à +moi de leur ingratitude égoïste; je leur sais gré de n'avoir jamais +fait luire à mes yeux ces feux follets de l'espérance menteuse qui +ne brillent que pour vous faire tomber, en disparaissant, dans les +fondrières de l'abattement. J'ai foulé aux pieds, depuis longtemps, les +croyances bêtes de mon enfance et je n'écris plus à personne. Pas une +seule fois, même dans les minutes les plus atroces, je n'ai pensé +à appeler à mon aide les sentiments religieux ou le souvenir de la +famille. Je ne veux pas donner à mes douleurs cette consolation puérile. +Je serais obligé de l'enlever, plus tard, comme un appareil qu'on +arrache brutalement d'une blessure mal fermée et qui laisse la plaie +à vif. La rage seule me soutient. Je me repais de ma haine. J'irai +jusqu'au bout ainsi, sans faiblir, car j'ai foi en l'avenir, car je sais +que c'est avec les fers qu'il a trouvés dans les cachots de la Bastille +que le peuple a forgé la Louisette. + +Je souffre physiquement, aussi. Et la souffrance morale pèse peu, +peut-être, à côté de cette souffrance-là. Le peloton de chasse, avec le +ventre vide, la gorge sèche, la sueur qui inonde le corps et dont les +gouttes salées viennent piquer les yeux; l'immobilité, pendant des +heures, dans les poses les plus fatigantes du maniement d'armes ou de +l'escrime à la baïonnette, en plein soleil; les séries de pas de course, +avec une charge à faire reculer une bête de somme, sur une piste dont la +poussière soulevée altère et aveugle! Les fers qui brisent les membres; +le bâillon qui fend la bouche et ensanglante la lèvre qui ne peut +même plus s'indigner! Et surtout la faim, la faim atroce qui tord les +entrailles, qui affole; la soif dévorante qui fait hurler! Quoi de plus +terrible que la fatigue immense, presque invincible, qui s'appesantit +sur le corps exténué? Quelles luttes à soutenir contre les forces qui +s'en vont, contre l'énergie qui disparaît, contre l'avachissement qui ne +tarderait pas à avoir raison de l'esprit énervé!... + +Il faut réagir, pourtant, résister jusqu'au dernier moment et rire au +nez du Code pénal,--ce canon chargé, mèche allumée, devant lequel je +dois vivre. + +Un homme de garde, en passant devant mon tombeau, laisse tomber un +papier plié en quatre. Je le ramasse. C'est un billet de Queslier. +Il m'avertit qu'il a pu disposer d'un pain et qu'il l'a caché, à mon +intention, à un endroit qu'il m'indique. Je n'aurai qu'à m'esquiver, le +soir, pour aller le chercher. C'est à deux cents mètres du ravin, tout +au plus. Tant mieux, ma foi! Je crève de faim, depuis huit jours que je +suis en cellule, avec une soupe tous les deux jours. Je n'ai pas mangé +depuis hier matin... Tiens, mais à propos, d'où provient-il, ce pain? + +--Quelle blague! me dit tout bas un de mes voisins, en cellule aussi +et à qui j'ai promis d'en donner un morceau. Tu ne sais donc pas que, +toutes les nuits, il y a des types qui vont chaparder des pains sur les +rayons de la grande tente de l'administration? Moi, je ne leur donne pas +tort... + +Moi non plus. Je ne donnerai jamais tort à l'homme qui dérobera une +boule de son. Je laisserai cette canaillerie sauvage aux tribunaux +militaires, qui n'auront pas honte, s'ils sont jamais surpris, ces +affamés, de leur infliger une condamnation pour vol,--le vol de la +nourriture que leurs supérieurs leur grinchissent. + +Il fait presque nuit. J'allonge la tête pour examiner la place et voir +la binette du factionnaire. Pourvu que ce ne soit pas une bourrique!... +Non; c'est Chaumiette. Avec lui, il n'y a pas de danger; s'il me voit +m'évader, il fera certainement semblant de ne pas me voir. Il est +justement seul dehors. Les autres hommes de garde sont sous leur +marabout, le pied-de-banc sous le sien. Allons-y. Je sors de mon tombeau +en rampant; je me glisse le long du mur sur lequel je me hisse sans +bruit. Je prends mon élan pour sauter le fossé... Zut! une pierre qui +tombe et roule sur une vieille boîte de conserves... tant pis! Je saute +et je pars en courant, sans faire de bruit, sur la pointe des pieds; +j'ai déjà parcouru la moitié du chemin... + +--Halte-là!... Halte-là!... Halte-là, ou je fais feu. + +Un gros olivier est à côté de moi. Instinctivement, je me jette +derrière, à plat ventre. Le tonnerre d'un coup de fusil éclate et la +balle s'enfonce dans l'arbre, à un mètre de terre, avec le bruit mat +d'une pomme cuite qu'on colle le long d'un mur. Bien visé! Je me relève +vivement et je fais tourner mes bras, comme les ailes d'un moulin à +vent, pour indiquer que je reviens. + +On m'a mis aux fers.--Ils ont cru que je voulais déserter, les +imbéciles! + +Pendant la nuit, Chaumiette a repris la faction. Il s'est approché de +mon tombeau. + +--Est-ce que tu dors? + +--Non. + +--Tu sais, tout à l'heure... je t'avais bien vu partir, mais je ne +disais rien... c'est le sergent qui t'a entendu... Il m'a commandé +de tirer... tu comprends... il était à côté de moi... j'ai tiré en +l'air!... + +--Lâche! + + + + +XVIII + + +Lâche! Pourquoi? Est-ce que ce Chaumiette qui vient de tirer sur moi +n'a pas risqué sa vie, il y a déjà quelques mois, pour retirer Lucas +du puits où il était tombé? C'est un lâche, cet homme qui, pouvant +se dérober aussi bien que les autres, presque convaincu qu'il ne +remonterait du gouffre qu'un cadavre, n'a pas même voulu attendre, +pour y descendre, qu'on eût préparé une corde solide? Un lâche, lui qui +courait chance, en se laissant entraîner par sa générosité, de se briser +le crâne, comme l'autre, contre la pointe d'un rocher? Un lâche, ce +garçon hardi, aux sentiments mâles, que le danger n'effraye pas et que +le péril ne fait pas blêmir? Allons donc!... + +Non, ce n'est pas un lâche. C'est un peureux. Un peureux qui se jettera +dans le feu, aujourd'hui, pour sauver un camarade, et qui lui cassera la +tête, demain, au moindre mot d'un chaouch. Son coeur n'est point bas; +il est timide. Son courage disparaît devant une consigne; sa hardiesse +tombe devant un mot d'ordre. Il est trop brave pour reculer; il est +trop poltron pour oser. Il a l'appréhension du châtiment, la crainte du +règlement, la peur du galonné... + +La peur, oui, c'est bien la principale colonne du temple soldatesque. +L'armée: une boutique dans laquelle on passe les consciences à la +lessive et où les caractères, tordus comme des linges mouillés, sont +placés sous le battoir ignoble de la discipline abrutissante. + +Ce n'est que par la peur que le système militaire a pu s'établir. +Ce n'est que par la peur qu'il se maintient. Il doit peser sur les +imaginations par la terreur, comme il doit remplir d'obscurité l'âme +des peuples pour les empêcher de voir au delà de l'horizon stupide des +frontières. Il doit s'entourer d'un appareil mystérieux, d'une sorte de +pompe religieuse où l'horreur s'allie à la magnificence, où les fanfares +retentissent au milieu des hurlements du carnage, où l'on distingue +confusément, jetés pêle-mêle sur le manteau sanglant de la gloire, +les panaches des généraux et les menottes des gendarmes, le bâton de +maréchal et les douze balles du peloton d'exécution, les palmes du +triomphe et les ossements des victimes. + +Il lui faut cela pour que la foule s'étonne et le redoute, comme elle +reste bouche bée devant un charlatan dont le clinquant et le panache +l'attirent, mais dont elle se recule, craintive, aussitôt qu'elle a vu +briller une pince dans la main de l'opérateur. Il faut cela pour que le +peuple, toujours en extase devant le merveilleux qu'il ne cherche pas à +approfondir, soit saisi, à son aspect, d'une frayeur vague qui confine +parfois à l'admiration. Sauvage qui se prosterne, plein de terreur et +de respect, devant l'arme à feu qu'il ne s'explique pas et qui doit le +foudroyer. + +Nous sommes ici trois cents hommes, l'écume de l'armée, le vomissement +de tous les régiments, mélange confus de tous les caractères, scories de +toutes les classes de la société. On peut trouver de tout, parmi nous, +depuis le fils de famille jusqu'au rôdeur de barrières, depuis le lettré +jusqu'à l'ignorant, depuis l'ouvrier jusqu'au mendigo tireur de pieds de +biche, depuis le travailleur qui ne cane pas devant le turbin jusqu'au +trimardeur qui va faire la chasse aux croûtes de pain avec un fusil de +toile. Eh bien! sur ces trois cents hommes, je suis sûr qu'il n'y en +a pas vingt qui soient conscients, qui sachent pourquoi ils se sont +irrités contre les prescriptions bêtes et les règlements atroces, +pourquoi ils se sont soulevés contre la discipline, qui ne soient pas, +au fond, des insurgés pour rire, des révoltés à la manque... + +La peur les mène encore par l'oreille, ces réfractaires; la peur, qui +soutient tant d'abus et de préjugés pourris qu'on ficherait par terre +en soufflant dessus,--s'ils n'étaient pas étayés par les dos terrifiés +d'imbéciles qui ne raisonnent point. + + + + +XIX + + +Je suis sorti de prison hier soir, avec cinq ou six autres. Le capitaine +a gracié les hommes auxquels il ne restait pas plus de quinze jours à +faire. Cette clémence inusitée a une cause. Le général commandant +la division doit venir, aujourd'hui, inspecter la 5e Compagnie de +Discipline. + +Toute la compagnie, en grande tenue, est alignée, depuis près d'une +heure, sur le front de bandière. Le capitaine, à pied, se promène avec +les officiers, d'un air préoccupé. De temps en temps il jette un coup +d'oeil sur les rangs et crie à un chaouch: + +--Faites descendre le pantalon de cet homme-là... Remontez la plaque du +ceinturon...... Le képi droit!... Sergents, veillez à ce qu'ils aient +leurs képis bien droits... et faites-leur dérouler leurs couvre-nuques, +à tous!... + +Toutes les trois minutes, il s'arrête et regarde attentivement à droite, +du côté de la route de Gabès. Il frappe du pied, il fronce le sourcil. +Il semble impatient, anxieux. + +--Mais qu'est-ce que c'est donc que ce général-là? me demande Hominard, +qui est placé à côté de moi. Est-ce que c'est un phénomène en vacances? + +Je ne sais pas au juste. Je n'en ai entendu parler que par quelques +journaux qui, je ne me rappelle plus comment, me sont tombés entre les +mains et par les racontars des nouveaux arrivés de France. Il paraît +qu'on ne parle que de lui, là-bas, de ses grandes capacités, de son +patriotisme, de ses sentiments républicains, de toutes les qualités, +enfin, qui mettent un homme hors de pair et en font la bête blanche d'un +peuple. Je ne serais pas fâché de le voir. C'est peut-être un phénomène, +réellement... + +--Garde à vos! + +Là-bas, tout au bout de la route, au milieu des manteaux rouges d'une +trentaine de spahis, une voiture arrive au grand trot. Le capitaine se +tourne vers l'adjudant et, lui frappant sur l'épaule: + +--Vous le voyez, celui-là? Eh bien! il sera ministre de la guerre! + +La voiture est à cinquante pas. + +--Portez... armes! Présentez... armes! + +Prestement, le général est descendu et s'est avancé vers le capitaine. +Nous l'avons vu. Nous avons vu sa belle barbe poivre et sel, ses +bottes à éperons énormes et son képi à la Saumur, qui dissimule mal une +coiffure de garçon boucher. + +Après les compliments d'usage, il s'est décidé à passer devant les +rangs. Notre uniforme, qu'il n'a jamais vu, paraît l'étonner fortement. + +--Et de quelle couleur sont leurs képis? demande-t-il au capitaine, +intrigué qu'il est par la forme étrange de nos coiffures dont la nuance +est cachée par nos couvre-nuques blancs. + +--Il sont gris, mon général, comme leurs pantalons et leurs capotes. + +--Pas possible! Alors, ils ne sont pas rouges? + +--Non, mon général. + +--Quelle naïveté! dis-je à mon voisin de droite, cet imbécile de +Lecreux. + +--Ça échappe à tout le monde, ces choses-là, me répond-il tout bas. Ça +ne l'empêche pas d'être très fort--oui, très fort. + +C'est possible. D'ailleurs, ça m'est égal. Mon enthousiasme n'a pas +l'habitude de s'enflammer, pour éclater de tous les côtés, comme une +chandelle romaine, à la moindre étincelle. + +--Mettez sac à terre, vous, et installez rapidement. + +Tiens, il est tout à côté de moi, le général, et c'est justement à +Lecreux qu'il vient d'ordonner de placer, sur une serviette étendue par +terre, le contenu de son sac. Il le regarde faire, tranquillement, les +mains dans les poches, le képi en arrière, à la Jean-Jean. Je profite de +l'occasion pour le dévisager à loisir. + +Tout à coup, il se baisse et se relève en souriant, une brosse à graisse +à la main. + +--Pourriez-vous me dire, capitaine, pourquoi cette brosse n'est pas +matriculée? + +Le capitaine bredouille. Les officiers font des nez longs comme ça. Les +chaouchs tremblent, comme des feuilles. Ils ont oublié de matriculer une +brosse! + +Le général s'aperçoit de l'embarras des galonnés. Il a l'air d'en jouir; +mais il ne veut pas se montrer féroce: + +--C'est un oubli, je l'admets... Cependant, rappelez-vous, capitaine, +qu'il faut tout matriculer, à ces gens-là, jusqu'aux clous des souliers. +Ils ne doivent rien perdre, rien égarer. Sans ça, le conseil +de guerre... La discipline, voyez-vous, il n'y a que ça... la +discipline!... oh! moi, là-dessus, je me montrerai toujours +impitoyable... moi, moi... je... voyez-vous... moi... + +On lui a amené son cheval. Il l'enfourche. + +--Lieutenant, prenez le commandement de la compagnie. + +Tous les officiers nous ont fait manoeuvrer, à tour de rôle. Ils n'y +étaient plus. Ils donnaient des ordres saugrenus qui faisaient heurter +les sections les unes contre les autres, au milieu d'un inextricable +pêle-mêle. Ils perdaient la tête, visiblement ensorcelés par le +charme qui se dégageait du dieu, éblouis par son éclat, fascinés par +l'ascendant de son regard. + +Et lui, tranquille, souriant, la jambe passée sur l'encolure de son +cheval, les regardait de haut, paraissant leur savoir bon gré du trouble +évident qu'il jetait dans leurs esprits, les remerciait du coin de +l'oeil--Louis XIV daignant se montrer charmé d'avoir embarrassé un +pauvre homme. + +--Eh bien! qu'en penses-tu, du général? vient me demander Lecreux quand +la revue est terminée. Crois-tu qu'en voilà un, au moins? Ah! s'ils +étaient tous comme lui!... + +Il semble très content, Lecreux. Il a été choisi entre tous pour exposer +aux yeux du grand chef ses chemises et ses godillots. Il en aurait reçu +un coup de pied dans le derrière, qu'il paraîtrait peut-être encore plus +fier; mais ce peu lui suffit. Il a l'air radieux. Il y a des gens comme +ça. + +Ce que je pense du général? Beaucoup de choses ou rien du tout, comme on +veut. Je le vois se promener, étalant ses grâces, ainsi qu'un paon qui +fait la roue, devant le Cercle des officiers. Le capitaine l'accompagne, +toujours à un pas en arrière, par déférence, ou peut-être pour éviter +les grands gestes du personnage. Du reste, je n'ai plus besoin de le +regarder, je l'ai bien examiné, tout à l'heure. + +Une tête de gouapeur banal, de godailleur vulgaire, de poisseux à la +mie de pain. Un front étroit et bas; des yeux gris-bleu de larbin +énigmatique, sournois et menteur, qui siffle le vin des singes dans +l'escalier de la cave, et qui les débine, quand ils sont sortis; +l'allure louche et torse du laquais qui sait concilier toutes les +complaisances et toutes les bassesses avec toutes les impertinences +et tous les orgueils. Derrière la banalité du visage se cachent la +duplicité et l'hypocrisie qu'on devine sous l'épiderme, comme des +boutons malsains qui couvent sous la peau. + +On sent que cet homme, qui pourrait être un crâne, n'est qu'un crâneur. +Sa physionomie fait soupçonner des choses qui étonnent: la hardiesse +probable du caractère étranglée par l'abâtardissement de la conscience +et l'étroitesse de l'esprit, l'énergie conservée seulement pour le +mensonge,--le balai sale avec lequel il doit, impassible et cynique, +écarter tous les obstacles. + +Il y a en lui du valet de bourreau patelin et du sacristain soûlard, +de la culotte de peau et du rastaquouère. Il y a en lui l'étoffe d'un +aventurier équivoque, d'un de ces Catilinas désossés auxquels le peuple, +mastroquet stupide des gloires sophistiquées, est toujours disposé à +flanquer, à l'oeil, des mufées de vanité, des bitures de présomption... + +Le peuple, ridicule victime, au bout du compte, dupe imbécile, +irrémédiablement prostitué aux sauteurs à épaulettes, toujours prêt à +couper dans la pommade patriotique--à la moelle de meurt-de-faim... + + + + +XX + + +Je viens de m'étendre sur ma natte, fourbu, énervé, furieux comme je ne +l'ai jamais été depuis les treize mois que je suis à la compagnie. + +C'était aujourd'hui le 14 Juillet. On a célébré la Fête nationale, à +Aïn-Halib. Il y a eu, le matin, une grande revue et un tir d'honneur, +deux distributions de vin et trois distributions de café et, +l'après-midi, des courses en sacs et des courses à pied, des jeux du +baquet et de la poêle. Un poteau de télégraphe enduit de suif servait de +mât de cocagne et, à un cercle de barrique accroché au sommet, pendaient +des paquets de tabac et de la cire à astiquer, des boîtes de cirage et +des saucisses, des bâtons de sucre de pomme et des fioles à tripoli. + +Rien de profondément triste comme ces réjouissances de prisonniers, rien +d'ironiquement lugubre comme cet anniversaire de la prise de la Bastille +fêté dans un bagne!... + +Écoeurés et fatigués par le spectacle de ces divertissements stupides, +nous nous étions retirés, trois ou quatre, vers la fin de l'après-midi, +dans un marabout. Un pied-de-banc qui passait et qui nous a entendus +parler s'est précipité dans la tente: + +--Voulez-vous sortir, nom de Dieu! et aller vous amuser avec les autres? +Est-ce que vous vous figurez que ç'a été inventé pour les chiens, le +14 juillet?... Si je vous repince à ne pas vous amuser, je vous fiche +dedans!... + +Et il nous a fallu assister, le soir, à une représentation théâtrale +donnée dans une baraque en planches et en toile, construite tout exprès. +Les acteurs s'étaient grimés tant bien que mal et ont joué deux ou trois +pièces quelconques au milieu des applaudissements. Deux d'entre eux, +qui remplissaient les rôles de femmes et qui portaient des jupes et des +chapeaux pêchés je ne sais où, excitaient des murmures d'admiration--et +de rage. J'ai vu, à leur apparition, des visages se contracter et des +doigts se crisper sur les bancs, j'ai entendu des cris bestiaux de +fauves en rut se mêler aux _bis_ d'enfiévrés qui se fichaient pas mal +de la pièce, mais qui voulaient se repaître, encore et encore, du +gonflement factice des corsages et de l'énormité des croupes, de +cette illusion de la chair femelle dont la faim, depuis longtemps, les +torturait. Un petit officier, arrivé de France depuis deux mois à peine, +le lieutenant Ponchard, s'est levé de la chaise qu'il occupait auprès +du capitaine et, sous prétexte de donner des conseils aux acteurs, est +entré dans les coulisses. + +--Ce qu'il fourgonne dans les jupes de celui qui fait la femme de +chambre! est venu nous dire un blagueur qui avait été regarder à travers +une fente de la toile. Non, c'est rien que de le dire! Dame! c'est +qu'ils sont aussi sevrés que nous, les officiers. + +--Mais ils peuvent au moins, de temps en temps, faire un voyage à Gabès +ou ailleurs, dans une ville où il y a des femmes! s'est écrié un de mes +voisins; tandis que nous!... Ah! bon Dieu!... Moi, ce soir, c'est pas de +la blague, je coucherais avec une truie!... + +J'ai ri--ou j'ai fait semblant de rire--de ces emportements furieux, de +ces appétits que le jeûne n'a pas domptés, mais a rendus plus féroces. + +Mais maintenant que je suis seul, rêvant tout éveillé à côté de mes +camarades endormis, je me demande si une grande partie du désespoir qui +s'est emparé de moi, depuis ma sortie de prison, n'est point faite de +la privation de ces plaisirs physiques que réclamait tout à l'heure, à +grands cris, devant l'étalage de formes en papier et en fil de fer, +la surexcitation des spectateurs. Je me demande si l'énorme ennui +qui m'accable est bien produit par l'absence de distractions +intellectuelles, s'il n'est pas plutôt l'effet du manque de sensations +naturelles--dont les flagellations des chaouchs m'ont empêché de +souffrir jusqu'ici. + +Perpétuellement en butte aux méchancetés sournoises des galonnés, sans +cesse témoin et victime des iniquités rancunières des garde-chiourmes, +je m'étais raidi contre les défaillances, et j'avais opposé aux +faiblesses du corps et aux avachissements de l'esprit la surexcitation +de la rage et la barrière d'airain de la haine. Je comptais jour par +jour le temps qui me restait à faire et je regardais avec impatience, +mais sans crainte, tourner l'aiguille sur le cadran de la liberté. +Je savais que je finirais par entendre sonner l'heure de la +délivrance--parce que je voulais l'entendre sonner--et voilà que ma +force m'abandonne au moment où mes tourments diminuent, que mon énergie +disparaît avec les souffrances qui l'avaient fait naître et les coups de +fouet qui l'irritaient! Voilà que je n'ai même plus la force de regarder +en face les deux ans qui me restent à passer ici, devant ce code pénal +dont je me moquais hier et qui me terrifie aujourd'hui; voilà que +j'aurais la lâcheté de les troquer, ces deux ans, tant j'ai peur du +conseil de guerre, contre cinq années de bagne, avec la liberté assurée +au bout! + +Je n'avais encore jamais ressenti ce que j'éprouve à présent avec une +intensité effrayante: le dégoût de tout, même de l'existence, ce dégoût +énorme qui porterait un homme aux pires atrocités et le ferait marcher, +tranquille et haussant les épaules, au devant des éventualités les plus +terribles, les plus ignobles--ou les plus bêtes.--Je me sens, dans toute +la force du terme, abruti... + +Et qui sait si ce n'est pas pour venir plus facilement à bout de ma +résistance qui les irrite, que les chaouchs ont résolu de ne plus me +mettre en prison à propos de bottes et de me forcer à vivre avec des +moutons et des abattus dont la fréquentation affaiblit? Qui sait si ce +n'est pas pour me pousser à quelque extrémité qu'ils m'ont désigné +pour aller, demain matin, avec une douzaine d'autres, renforcer le +détachement d'El-Ksob? El-Ksob, le plus mauvais poste de la compagnie, +commandé par un officier féroce, et d'où remontent toutes les semaines, +pour être mis en prévention de conseil de guerre, des malheureux dont +nous allons prendre la place. Ah! j'aimerais mieux la prison... + +Je suis un torturé dont le courage consiste à braver les bourreaux dans +la chambre de la question, mais qui se laisse aller à la dernière des +faiblesses aussitôt qu'on l'a réintégré dans son cachot aux guichets +traîtres. Ma rage a besoin d'être alimentée tous les jours par une +nouvelle injure. Ma haine des tortionnaires m'abandonne aussitôt que +leurs tenailles ont cessé de me pincer la chair. + +Ma haine!... Cette haine qui, ainsi qu'un roseau fragile, va se briser +et me percer la main, et sur laquelle je pensais m'appuyer, comme sur +un bâton, pour terminer l'étape horrible; cette haine que je n'ai voulu +sacrifier à rien, ni au souvenir ni à l'espoir, qui m'a fait repousser +les consolations que m'offrait la nature, la nature magnifique, que +j'ai refusé de regarder. Je n'ai pas voulu que sa splendeur, qui aurait +illuminé la noirceur de mes rêves, émoussât le tranchant de ma volonté, +comme la rosée du soir, qui relève les fleurs couchées par la chaleur du +jour, détend les cordes des arcs. + +Ma haine... Je ne sais même plus si je hais. J'ai peur. Les ténèbres +s'épaississent autour de moi. Toutes les formes du découragement se +ruent à l'assaut de mon imagination fatiguée, malade. Et je me sens, +peu à peu, rouler dans l'abîme du désespoir sans fond... J'ai froid à +l'âme... + + + + +XXI + + +--Est-ce que tu connais quelqu'un à El-Ksob? me demande Hominard, comme +nous partons d'Aïn-Halib. + +--Ma foi, Queslier vient de me dire que nous y trouverions quelques +copains. + +--Bien sûr, dit Queslier qui fait aussi partie du détachement. On a +envoyé à El-Ksob une douzaine d'hommes d'El-Gatous, pour aider à la +construction du bordj. Nous allons retrouver le Crocodile, Acajou, +Rabasse... + +--Et l'Amiral? + +--L'Amiral aussi; c'est lui qui conduit le tombereau du Génie. Il est +venu une fois à Aïn-Halib, pour chercher de la chaux, pendant que tu +étais en prison. Il m'a dit qu'ils étaient là-bas quelques bonnes têtes, +mais pas mal de jeunes arrivés de France... Tu sais, il paraît que +ça pète sec à El-Ksob. Avec les gradés qu'il y a: le caporal Mouffe, +l'ancien calotin défroqué, l'Homme-Kelb... + +--Qu'est-ce que c'est que l'Homme-Kelb? + +--Comment! tu n'as pas entendu parler de l'Homme-Kelb? L'Homme-Chien qui +a du poil jusque dans les oreilles? + +--Non. + +--Eh bien, tu ne vas pas tarder à faire sa connaissance, ainsi que celle +de l'honorable capitaine Mafeugnat. Ah! tu te figures que tu vas avoir +affaire à des chaouchs ordinaires? Pas du tout. Ce sont des chaouchs de +choix, de première catégorie. On n'en fait plus comme ça. Le moule est +perdu. Le capitaine d'abord: un capitaine en second qu'on a envoyé aux +Compagnies de Discipline parce qu'il préférait les bouteilles pleines +aux bouteilles vides et dont le nez ressemble à une pomme de terre +pourrie ou à une poire blette... + +--Queslier! s'écrie le caporal qui nous commande et qui a entendu la +dernière phrase, je vous porte quatre jours de salle de police avec le +motif, si vous dites un mot de plus. + +Queslier prend le parti de se taire et, haussant les épaules, force +l'allure pour se porter en avant. Je le suis avec Hominard et bientôt +nous marchons à une trentaine de pas de nos sept camarades; entre leurs +capotes et leurs képis gris, apparaissent le képi et le pantalon rouge +du caporal. + +Nous descendons une côte caillouteuse. La route, étroite, bordée de +grosses pierres, s'engage dans un défilé, le long du lit raviné d'un +oued dont les galets grisâtres et polis recouvrent à demi des amas de +roseaux desséchés ou les troncs noirâtres d'arbres déracinés et apportés +là par les eaux, à l'époque des grandes pluies. Puis, après un dernier +détour, nous entrons dans une vallée aride, semée de loin en loin de +buissons d'épines et encaissée entre des collines taillées à pic, au +terrain rougeâtre, sur lequel des touffes d'alfa font l'effet de +petits bouquets verts. Tout d'un coup, après le passage d'un oued qui +dégringole des montagnes de droite, la chaîne des collines s'écarte à +gauche et laisse apercevoir une plaine immense piquée de broussailles +et de grands arbres, et bornée tout là-bas, au diable, par des montagnes +d'un bleu cru. La route tourne à droite et, au pied d'une éminence +qu'elle gravit, s'élève un bouquet de gommiers. + +--Ouf! dit Queslier en laissant tomber son sac, voilà douze kilomètres +de faits: la moitié de l'étape. Nous pouvons bien nous reposer un quart +d'heure. + +Hominard et moi nous mettons sac à terre et nous nous asseyons en +attendant les camarades qui sont, maintenant, à plusieurs centaines de +mètres en arrière. + +--Dites donc! s'écrie le caporal en approchant, si vous profitez de ce +que je ne suis pas méchant pour vous moquer de moi, je vous ficherai +dedans, vous savez. + +--Qui est-ce qui se moque de vous, caporal? demande Hominard. Est-ce +pour moi que vous dites ça, par hasard? + +--Pour vous, pour Froissard et pour Queslier. Je ne veux pas que vous +marchiez en avant, comme vous venez de le faire. Nous n'aurions qu'à +rencontrer un officier, sur la route... Je ne suis pas méchant, mais je +n'aime pas qu'on ait l'air d'en avoir deux... + +Pour toute réponse, Hominard tire sa pipe de sa poche et la bourre +tranquillement. Il se retourne pour me demander une allumette; mais il +reste le bras tendu, fixant les yeux sur la colline le long de laquelle +serpente la route et que nous allons grimper tout à l'heure. + +--Tiens, regarde donc là-haut? + +--Eh! c'est le tombereau d'El-Ksob, dit Queslier, dont la vue perçante +a reconnu l'attelage du génie. Et je parie que c'est l'Amiral qui le +conduit... oui... oui... c'est bien lui. Il va au moins chercher quelque +chose à Aïn-Halib. + +--Ma foi, tant mieux; il pourra nous donner quelques renseignements sur +El-Ksob. + +Et je m'avance sur la route. Le tombereau descend lentement la côte. +Au-dessus des ridelles on voit s'élever quelque chose qui ressemble à +une perche... Tiens, c'est un fusil avec la baïonnette enfoncée dans le +fourreau, au bout. + +--Ohé! l'Amiral! + +L'Amiral esquisse un geste vague, mais ne répond pas. Il est accompagné +par un sergent dans lequel je reconnais cet infâme Craponi qui avait +attaché Palet à la queue d'un mulet. + +--C'est cette rosse de Craponi qui lui défend de nous répondre, murmure +Queslier. Mais qu'est-ce qu'il a donc dans sa voiture? + +Le tombereau n'est plus qu'à vingt pas. Je m'avance au devant du premier +mulet, que je saisis par la bride. + +--Voulez-vous lâcher cet animal! s'écrie Craponi. Et vous, marchez! en +avant! je vous défends de vous arrêter, entendez-vous? + +Mais l'Amiral n'a pas l'air de comprendre que c'est à lui que le Corse +s'adresse. Il a saisi le cordeau qu'il retient d'une main ferme et a mis +sa voiture en travers de la route. + +--Vous pouvez regarder ce qu'il y a dedans, nous dit-il, sans serrer les +mains que nous lui tendons. Ne vous pressez pas, allez! je ne partirai +pas avant que vous ayez vu. + +Et, se tournant vers le pied-de-banc: + +--Tu entends, toi, je ne partirai pas avant. Si ça ne te plaît pas, +c'est le même prix. + +--Caporal! crie Craponi au cabot qui, assis sous les gommiers, regarde +la scène de loin, sans y rien comprendre; caporal! rappelez vos hommes, +ou je vous porte une punition en arrivant à Aïn-Halib! + +Le caporal s'élance en courant, mais Queslier est déjà monté sur une +roue, moi sur l'autre. Au fond du tombereau un fusil dressé tout droit, +un sac et un fourniment et, en travers, quelque chose comme un long +paquet enveloppé de couvre-pieds gris. + +--Qu'est-ce que c'est que ça? demande Queslier qui se penche et tire à +lui les couvertures. Ça a l'air lourd... Ah!... + +Il pousse un cri et est obligé de se cramponner aux ridelles pour ne +pas tomber à la renverse. Je me penche à mon tour, anxieux, et un cri +d'horreur m'échappe aussi. Ce qu'enveloppent les couvre-pieds, c'est +un cadavre. La tête amaigrie, aux joues creuses, au teint plombé, est +collée dans un angle du tombereau et de cette face livide, affreusement +contractée, aux yeux ouverts encore dans lesquels est restée figée +l'expression d'une rage atroce, aux mâchoires fortement serrées l'une +contre l'autre, se dégage une impression de souffrance épouvantable. +Cette tête, je l'ai reconnue, Queslier aussi. C'est celle de Barnoux. +Nous nous précipitons vers l'Amiral pour lui demander des détails, +tandis que les huit hommes qui nous accompagnent, Hominard en tête, +grimpent à l'envi sur la voiture. Le caporal, emporté par la curiosité, +monte aussi sur un brancard. + +--Tu peux regarder, va! lui cria Queslier. Ce sont tes confrères qui +l'ont assassiné, celui-là. Si tu avais deux sous de coeur, tu rendrais +tes galons à ceux qui te les ont donnés, après avoir vu ça! + +Le caporal bégaye, pleurniche. + +--Pas de ma faute... moi... pas méchant... + +--Mets-y un clou, eh! cafard! gueule Hominard qui a porté la main à sa +cartouchière; mets-y un clou, ou je te fous une balle dans la peau! Les +assassins n'ont qu'à fermer leur boîte, ici, ou on leur crève la gueule +comme à des kelbs! + +Le cabot, terrifié, jette les yeux autour de lui. Il est tout seul. +Craponi, prévoyant la scène, s'est éclipsé aussitôt qu'il nous a vus +monter sur le tombereau. On l'aperçoit, tout au bout de la route, +silhouette ignoble d'animal lâche et fuyant. + +--Je ne sais pas ce qui se passe en ce moment à El-Ksob, nous dit +en terminant l'Amiral qui nous a expliqué comment Barnous est mort, +étranglé par les chaouchs; mais ce que je puis vous assurer, c'est +que, lorsque je suis parti, ça chauffait dur. Les hommes ne veulent +pas sortir du camp et les gradés, qui sont réunis autour du capitaine, +n'osent pas s'approcher d'eux. Ce matin, le Crocodile et une vingtaine +d'autres parlaient de descendre le cadre et de déserter, avec armes et +bagages, en Tripolitaine. Je ne sais pas comment ça a tourné, mais les +gradés n'en mènent pas large. Moi, je ne voulais pas, d'abord, conduire +le corps à Aïn-Halib, mais j'ai réfléchi. Autant valait moi qu'un autre, +car moi, je n'aurai pas peur de raconter au capitaine comment les choses +se sont passées... + +--Ce n'est pas au capitaine qu'il faut aller porter plainte, s'écrie +Queslier. Le capitaine! Ah! il s'en fiche pas mal! C'est le général +qu'il faudrait aller trouver, à Boufsa! Et nous verrions bien s'il ne +nous accorderait pas justice. + +Je suis assez de cet avis, bien que je ne compte guère sur la justice du +général--précisément parce qu'il est général. + +--Le plus simple, ça serait encore de descendre toute la racaille à +coups de flingot, insinue Hominard en fixant le cabot qui, tout pâle, +flageolle sur ses jambes. + +--C'est peut-être en bonne voie d'exécution, ce système-là, répond +l'Amiral. Vous savez, après ce qui s'est passé ce matin, ça ne +m'étonnerait pas qu'on ait déjà fait du boeuf à la mode avec la viande +des pieds-de-banc... Tiens! Eh bien! où est-il passé mon Corsico?... +Ohé! Craponi! Fripouilli! Macaroni!... + +Le caporal, tremblant, s'approche de l'Amiral. + +--Le sergent est parti depuis quelque temps déjà. Comme vous ne pouvez +pas remonter sans escorte à Aïn-Halib, je vais vous accompagner. Les +hommes iront bien tout seuls jusqu'à El-Ksob. + +--C'est ça, dit Queslier, débarrasse-nous de toi. Il n'aurait qu'à nous +prendre envie de te casser les pattes en route... + +Mais Hominard se récrie. + +--De quoi? de quoi? Monsieur a le flub? Monsieur veut se trotter? Ah! +mais non, par exemple! Pas de ça! On nous a donné un cabot pour nous +conduire et je veux mon cabot. Un cabot comme ça, qui m'a menacé de me +ficher dedans parce que je marchais trop vite! Il n'y a pas de danger +que je le lâche! Et je vais le faire marcher devant moi, encore, avec +accompagnement de coups de pied dans les talons s'il a l'air de +vouloir caner... Ça ne marque pas, les coups de pied dans les talons... +seulement, ça pince. + +Le caporal essaye de protester. + +--Je n'ai pas peur, je n'ai rien à redouter... Je n'ai jamais été +méchant... c'est une justice à me rendre, je n'ai jamais été méchant... + +--Elle n'est pas mauvaise! Mais qu'est-ce que ça nous fout, tout ça? +Méchant ou pas, si on décide de venger Barnoux sur la peau de tes +copains d'El-Ksob, tu y passeras comme eux, en même temps... Ah! +maintenant, dans le cas où la représentation serait déjà finie quand +nous arriverons, on jouerait une nouvelle pièce exprès pour toi... +Plains-toi donc, eh! taffeur!... Un duo à nous deux! c'est moi qui +jouerais de la clarinette! + +--En route, nom de Dieu! s'écrie Queslier. Et pas de halte jusqu'à +El-Ksob? Nous verrons ce qu'il y a à faire, avec les autres; il faudra +qu'ils le payent, leur assassinat! Au revoir, l'Amiral! + +Nous avons repris nos sacs et nous nous sommes mis en marche. Elle ne +nous a pas semblé longue, la seconde moitié de l'étape. Excités par +l'indignation, la rage au coeur, nous avons marché à grands pas, +silencieux, mornes, distendant seulement les mâchoires dans un rire +féroce chaque fois qu'Hominard, ce farceur que la blague ne quitte pas, +même dans la colère, engueulait son cabot. + +Des impitoyables, souvent, ces rigoleurs qui dissimulent la violence +de leur indignation sous les drôleries de la farce--comme on cache un +stylet dans le manche d'un riflard--et qui jettent à pleines poignées, +sur les éraflures que fait la pointe froide de la menace, le sel cuisant +de l'ironie. + +--Allons, trotte donc; on dirait que tu as peur de t'user la plante des +pieds! Tu ne ferais jamais tort qu'aux vers. Ils ne te diront pas merci +pour une demi-livre de viande que tu leur apporteras en plus. Après ça, +Monsieur a peut-être passé un traité avec les astibloches? + +--Si tu ne marches pas plus vite, je ne te laisserai pas faire ton +testament. + +Au bout d'une heure et demie, du haut d'une éminence qui domine une +vallée, nous apercevons El-Ksob. Il est neuf heures du matin. Le blanc +des marabouts, rosé au sommet, éclate sur le bleu pur du ciel, à gauche, +tandis qu'à droite, le soleil qui vient de jeter sa pourpre caligineuse +sur la pointe des montagnes, commence à rougir les contours de +constructions inachevées dont les formes s'effacent et ne semblent plus +qu'une masse violacée et confuse au milieu de l'éblouissement doré des +rayons. + + + + +XXII + + +--Par ici! caporal! Par ici! Ne laissez pas vos hommes entrer dans le +camp, s'écrie le capitaine Mafeugnat aussitôt qu'il nous aperçoit. + +Et il sort, en faisant de grands gestes, d'une des deux maisonnettes +bâties sur la petite esplanade qui précède les retranchements élevés +autour de l'emplacement des marabouts. + +Les gradés, un sergent et un caporal, sortent aussi de leur cahute et +font quelques pas au devant de nous. + +--Mais, qu'est-ce qu'il a à nous appeler? me demande Queslier. Est-ce +qu'il se figure que nous arrivons avec l'intention de lui servir de +gardes du corps? Ah! mais non! Moi, d'abord, j'ai bien envie d'aller +tout de suite retrouver les autres. + +Ils nous appellent aussi, les autres. Ils sont réunis en groupe compact, +au milieu du camp, devant les tentes et, par-dessus le parapet, nous +font signe de venir les rejoindre. Pourquoi pas? Le capitaine +va évidemment nous faire camper à part, nous enjoindre de ne pas +communiquer avec eux et, si nous enfreignons sa défense, il pourra nous +accuser d'avoir refusé de lui obéir. Jusqu'à présent, nous n'avons +reçu aucun ordre direct; le capitaine n'a parlé qu'au caporal qui +nous conduit,--le caporal Fleur-de-Gourde, comme Hominard vient de +le baptiser en route.--Queslier me pousse le coude... Nous sautons le +fossé, lui et moi, et nous avons franchi le retranchement avant que le +cabot ait eu le temps de se retourner. + +--Voulez-vous revenir ici! s'écrie-t-il, furieux de s'être laissé +manquer de respect devant un capitaine; voulez-vous!... + +L'émotion arrête la parole dans sa gorge. Les huit camarades, Hominard +en tête, viennent de lui passer entre les jambes et ont pris le même +chemin que nous. + +--Vous aurez de mes nouvelles! tas de bandits! hurle le capitaine qui +a vu de loin la scène et qui reprend le chemin de sa maison en nous +tendant le poing. + +--Ses menaces et rien, dit le Crocodile en haussant les épaules, c'est +absolument le même tabac. + +--Depuis ce matin, ajoute Acajou en ricanant, chaque fois qu'il nous +donne un ordre, c'est comme s'il pissait dans un violon pour faire de +la musique. Quand on a un frère à venger, conclut-il tragiquement, on ne +connaît plus rien. + +Encore un drôle de type, ce gamin, dont l'impudence effrontée couvre la +résolution audacieuse et qui écrase honteusement, entre deux phrases de +mélodrame ou deux couplets de beuglant, sa sensibilité de petite fille. +On sent qu'il a au plus haut degré la rancune de l'injure subie, cet +avorton, qu'il l'a conservera pendant des années, s'il le faut, mais +qu'il ne l'effacera complètement que lorsqu'il aura fait payer l'insulte +à l'insulteur, par une mauvaise plaisanterie, un mauvais tour--ou +un mauvais coup.--Pour le moment, il demande l'abatage immédiat des +chaouchs, capitaine en tête. + +--Oeil pour oeil, dent pour dent! Qu'est-ce que tu en penses, Rabasse? + +Rabasse nous explique comment Barnoux a été assassiné. Il avait, +paraît-il, parmi les sapeurs du génie qui dirigent les travaux du bordj +qu'on construit à côté du camp, un camarade, un Bordelais comme lui. +Ce camarade est parvenu, hier, 14 Juillet, à la faveur du désordre +qu'avaient produit les différents jeux organisés pour célébrer la fête, +à lui passer quelques bouteilles de liqueur. Barnoux était en train de +les vider, le soir, après l'extinction des feux, avec les hommes de +son marabout, quand le sergent Craponi, faisant une ronde, a entendu du +bruit et est entré dans la tente. Il s'est aperçu de ce qui se passait +et a fait sortir Barnoux qu'il a amené devant le capitaine. + +--Dites-moi de qui vous tenez ces bouteilles, lui a dit Mafeugnat. + +Barnoux, naturellement, a refusé. Le capitaine a donné l'ordre de le +mettre aux fers. Comme il résistait, Craponi, l'Homme-Kelb et Mouffe +se sont précipités sur lui et l'ont mis à la crapaudine; puis, pour que +personne ne vînt le détacher, ils l'ont transporté devant leur maison. +Là, Barnoux ayant poussé quelques plaintes, les trois brutes ont été +prévenir le capitaine qui est venu demander au patient s'il voulait se +taire. + +--Vos cris empêchent tout le monde de dormir. Voilà les sergents qui +assurent que vous ne leur laissez pas fermer l'oeil. + +--Mon capitaine, je ne crie et je ne me plains que parce que je souffre. +On a serré les fers tellement fort que j'ai les poignets brisés. Vous +pouvez regarder si ce n'est pas vrai. + +--Je m'en moque, vous n'avez que ce que vous méritez. + +--Mon capitaine, un homme ne mérite jamais d'être traité comme je le +suis. Si vous aviez un peu de coeur, vous le comprendriez... + +--Le bâillon! mettez-lui le bâillon! s'est écrié le tortionnaire aux +trois galons. + +Et les chaouchs, après avoir enfoncé de force un chiffon sale dans la +bouche de leur victime, lui ont entouré la tête avec des serviettes et +des cordes. + +--Toute la nuit, nous dit Rabasse, il est resté là, jeté sur le sable +comme un paquet. Et ce matin, au jour, le factionnaire, ne le voyant pas +remuer, s'est approché. Il l'a secoué et s'est aperçu qu'il était mort +étouffé. Aussitôt, le capitaine l'a fait mettre dans le tombereau du +génie et... + +--Oui, nous avons rencontré l'Amiral en route. + +--Ah! si tu avais vu le camp ce matin! s'écrie le Crocodile. Tout le +monde était en révolution. Vrai! je ne sais pas comment ils sont encore +en vie, les chaouchs! + +--Il faudrait pourtant se décider, dit Acajou. Moi, je mets une boule +noire, et toi? + +Moi, je mets une boule blanche. Oui, une boule blanche. Je viens de +jeter un coup d'oeil sur les visages des individus qui m'entourent et, +certes, si j'ai découvert quelques faces décidées, j'ai vu bien des +physionomies d'indécis et d'irrésolus. Je devine que j'ai devant moi des +abêtis qui n'ont même pas eu le courage d'être lâches tout de suite +et qui se sont emballés, ce matin, surtout parce qu'ils ont vu éclater +l'indignation de quelques crânes. Leur demi-journée d'insoumission +commence à leur peser, et je sens que, malgré eux peut-être, d'un +instant à l'autre, leur colère va tomber à plat. Ces moutons transformés +subitement en loups vont redevenir des moutons. Je sens qu'il n'y a +rien à tenter avec ces molasses. Je sens que, si nous levions nos +fusils contre les assassins de Barnoux, ils se précipiteraient pour +nous retenir les bras,--heureux de racheter leur rébellion par de +l'aplatissement,--ou nous casseraient la tête par derrière. + +Et puis, je ne suis pas d'avis de recourir à la violence. Si j'avais été +là ce matin, à quatre heures, quand on a relevé le cadavre, j'aurais été +le premier à prêcher la révolte et peut-être à envoyer une balle dans la +peau d'un des étrangleurs. Maintenant il est trop tard. + +Il y a une autre raison encore. En dehors de la vengeance immédiate, +toujours excusable, je ne comprends la mort d'un homme que comme +sanction d'une idée juste. Ici, l'exécution des misérables ne prouverait +rien. Elle serait la conséquence méritée de leur férocité, et voilà +tout. Si, un jour, quand l'heure sera venue de jeter par terre le +système militaire, il faut répandre du sang,--et il le faudra,--on les +retrouvera, les tortionnaires. Eux ou d'autres, peu importe. Tous les +individus qui composent une caste sont solidaires les uns des autres. + +Le fait brutal est là, pourtant. Il y a eu rébellion. Depuis le matin, +le camp entier refuse d'obéir aux ordres donnés par les chefs. On a +poussé des cris d'indignation, on a proféré des menaces. Il est temps de +mettre un terme à cette situation fausse. Se soumettre sans rien dire? +Ils sont là une douzaine qui ne le voudraient pas; et puis, ce serait +avouer implicitement qu'on a eu tort. Se plaindre? Oui, mais à qui? + +--Au général, parbleu! s'écrie Queslier, comme je le disais pendant la +route! + +Je saute sur cette idée. Je sais d'avance à quoi m'en tenir sur les +résultats de la visite que nous allons faire au commandant du cercle. +Je ne me fais pas d'illusion sur la portée des réclamations que nous +pourrons lui adresser et qu'il sera à peu près forcé de prendre, pour la +forme, en considération. Seulement, le projet de Queslier a un bon côté. +Le général sera obligé d'admettre, si nous poussons jusqu'à lui, que +le camp d'El-Ksob a agi de bonne foi et ne s'est révolté que sous +l'influence de l'indignation. Rester là, ce serait risquer de se voir +accuser d'avoir tout simplement obéi à des chefs de complot dont le +plan a avorté et dont on demanderait les noms,--qui seraient livrés, +indubitablement. Et puis, qui sait? c'est peut-être un brave homme, ce +général? Il est capable de forcer Mafeugnat et ses acolytes à changer de +corps; il est capable de les faire passer au conseil de guerre... Il est +capable... De quoi n'est-il pas capable? + +--Parbleu! s'écrient les hommes qui m'entourent et, auxquels je viens +d'exposer ces dernières idées; allons, en route tout de suite. + +Tout le détachement veut se mettre en marche, immédiatement, pour +arriver à Boufsa, où se trouve le général, après-demain matin. Il a +fallu faire entendre raison à ces enragés,--des enragés qui commençaient +à voir tout en rouge, après avoir vu tout en noir, et qui ne parlaient +de rien moins que de la condamnation à mort de Mafeugnat, au conseil de +guerre devant lequel le ferait passer le général. + +Il est décidé que nous partons à six, Queslier, le Crocodile, Acajou, +moi et deux autres. Nous faisons la quête pour avoir du pain pendant les +deux jours que nous aurons à marcher. Chacun nous apporte un croûton ou +un morceau de biscuit. Nos musettes sont à peu près pleines. + +--Assez comme ça, dit Acajou. Sans ça, nous engraisserions et nous ne +pourrions plus doubler les étapes. Quand on n'a pas l'habitude de manger +à sa faim, vous comprenez... + +Nous empoignons nos fusils et nous sortons du camp à la queue leu-leu. +Le capitaine, qui cause sur sa porte avec les chaouchs, nous aperçoit. + +--Halte-là! où allez-vous? + +--Nous allons à Boufsa, porter une lettre pressée au général, répond le +Crocodile. + +Le capitaine devient tout pâle. + +--Rentrez dans le camp! Je vous défends de faire un pas de plus! + +Pour toute réponse, nous nous remettons en marche. D'un bond, Mafeugnat +rentre chez lui et sort avec un revolver à la main. Il lève le bras. + +--Si vous ne vous arrêtez pas, je fais feu! + +Nous sommes à dix pas de lui et il met en joue le Crocodile. Tous +ensemble, nous prenons à la main nos fusils chargés pendant que les +chaouchs, Fleur-de-Gourde en tête, se précipitent dans leur cahute sous +prétexte de chercher leurs armes. + +--Allons, va donc raccrocher ton crucifix à ressort, dit Acajou au +capitaine, tu vois bien qu'il ne nous fait pas peur. C'est des noyaux de +cerises qu'il y a dedans. + +Mafeugnat est vert de rage. Il murmure, d'une voix brisée par la colère: + +--Je vous ferai tous passer en conseil de guerre! + +--Après toi! crie le Crocodile. + +Et Acajou, qui est resté le dernier, se retourne pour lui dire en riant: + +--A quoi ça te sert-il de faire tes yeux en boules de loto? On sait bien +que tu n'es pas méchant; tu ne ferais pas de mal à un lion; tu aimerais +mieux lui donner un morceau de pain qu'un coup de pied... + + + + +XXIII + + +Le général, à Boufsa, a paru indigné de ce que nous lui avons appris. Il +a prescrit une enquête et nous a promis, s'il y a lieu de le faire, de +punir sévèrement les coupables. En attendant, il nous a fait reconduire +à El-Ksob. Nous sommes retombés sous la coupe du capitaine Mafeugnat et +de ses séides, qui nous en font voir de dures. + +Quelle canaille, que ce Mafeugnat! Une face jaunie par la bile, percée +de petits yeux de cochon et agrémentée d'un nez enflé, pourri, en +décomposition, constamment enduit d'onguents ou de pommade; une +physionomie répugnante, rongée par le vice et crispée par la méchanceté; +une tête de bourreau malade, de tortionnaire galeux, d'inquisiteur +constipé. Il est toujours en train de rôder, la tête baissée, comme une +hyène dans sa cage, autour de sa maisonnette. On dirait qu'il est en +quête d'une étrille ou qu'il est à la recherche d'un clysopompe. L'autre +jour, je suis passé à dix pas de lui. Il s'est arrêté net et m'a lancé +un regard furieux. Ce n'est pourtant pas de ma faute si ses pustules ne +veulent pas guérir et si les hommes de corvée trouvent vide, tous les +matins, le Jules qui lui est réservé. La maladie rend irritable et +injuste, je le sais bien, mais ce n'est pas une raison pour avoir l'air +d'accuser les gens d'avoir jeté un sort sur vos tumeurs et d'avoir +enchanté votre os iliaque. + +--Vous, vous m'avez l'air de filer un mauvais coton, m'a dit hier le +sergent qu'on appelle l'Homme-Kelb; avec votre air de vous ficher du +monde, je crois que vous n'irez pas loin... Et ne me regardez pas comme +cela, quand je vous interloque... Je n'en veux pas, de ces coups de +z'yeux!... + +Il ne veut pas qu'on le regarde, ce sauvage poilu, moulé dans un cor de +chasse. Quel dommage! Il est pourtant bien intéressant à voir, avec sa +figure blafarde d'assassin lâche, son nez en pied de marmite où pend +une roupie infecte et son poil roux de Judas hirsute qui lui envahit les +yeux et cache ses larges oreilles aplaties. + +Et le caporal Mouffe, un ignoramus aux yeux morts de poisson vidé, qui a +jeté le froc aux orties pour endosser une livrée de geôlier! + +C'est lui, ce Mouffe, qui a fait saisir l'autre jour un malade atteint +de dysenterie qui, n'ayant pas le temps d'aller au dehors du camp, avait +posé culotte à quelques pas de sa tente. Il l'a fait renverser par terre +et lui a fait traîner la figure dans les excréments. Il a trouvé un +homme pour accomplir cette besogne lâche, un nommé Prey, sorte de brute +inconsciente, qui porte ces mots tatoués sur le front: «Pas de chance.» +Quand le malade s'est relevé, il avait les mains et les bras déchirés +par les pointes des cailloux sur lesquels il était tombé, et du sang +coulait à travers l'ordure dont était souillé son visage. + +C'est lui, ce Mouffe, qui, tous les soirs, après l'appel, chaussé de +chaussons de lisière, rampe autour des marabouts pour épier le moindre +bruit, et qui répète toutes les cinq minutes, d'une voix nasillarde de +prêtre idiot: + +--Je veux entendre le plus profond silence! + +Quels êtres, mon Dieu! Ah! mieux vaudrait mille fois vivre dans les +montagnes, avec les bêtes, avec les chacals et les hyènes dont on entend +les hurlements, la nuit, que de passer son existence avec ces brutes qui +croient être des hommes! + +Et il faut trimer, avec ça, comme des nègres. Nous travaillons à la +construction d'un bordj, à côté du camp. Cinq heures de terrassement le +matin, quatre le soir, avec les chaouchs, revolver au côté, se promenant +sans cesse le long de la tranchée, punissant ceux qui lèvent la tête, +punissant ceux qui travaillent mollement, punissant ceux qui n'arrivent +pas à terminer leur tâche, engueulant tout le monde à tort et à travers. + +Je me moque de leurs menaces; je me fiche de leurs engueulades. +D'ailleurs, ils se sont décidés à me laisser assez tranquille; ils se +sont aperçus que j'abattais ma part de turbin assez consciencieusement. +Le travail ne me fait plus peur, en effet. Je me suis habitué au +maniement de la pioche et de la pelle, et la multiplicité des calus a +rendu la peau de mes mains aussi dure et aussi rugueuse que de la peau +de crocodile. C'est très utile, de ne pas avoir l'épiderme trop délicat +lorsqu'on a à remuer un sol aussi rocheux et aussi rude à entamer que +celui que nous éventrons, terrain pierreux dans lequel la pioche porte +à faux et rebondit sur le roc, en envoyant dans les bras des contrecoups +douloureux. Il ne manque pas de gens qui n'ont pas autant de chance +que moi et qui se donnent un mal du diable sans arriver à des résultats +appréciables. + +Il y a ainsi dans mon équipe un certain Dubuisson qui pourrait +facilement emporter dans ses poches, à la fin de chaque séance, toute +la terre qu'il a piochée. Il a commencé par travailler avec acharnement, +mais, voyant que son courage ne lui servait à rien, il s'est ralenti +peu à peu et se contente maintenant de gratter légèrement le sol avec la +pointe de sa pioche. Quand il a abattu de quoi remplir un képi, il prend +sa pelle et se met en devoir de débarrasser la fouille. + +--Dubuisson! lui crie l'Homme-Kelb, voulez-vous lancer la terre plus +fort que ça! Elle retombe toute dans la tranchée. + +--Sergent, ce n'est pas de ma faute. Il y a un crochet au bout de ma +pelle. + +--Tâchez de la charger un peu plus, votre pelle! Et baissez-vous pour +ramasser ces pierres! + +--Impossible, sergent; la terre est trop basse. Mettez-la d'abord sur un +billard et nous verrons. + +--Huit jours de salle de police!... Avec le motif... Impertinence +flagrante! + +Dubuisson, sans rien dire, continue à tapoter autour d'une grosse +pierre. Voilà trois jours qu'il la gratte, cette pierre, tout doucement. +On dirait qu'il a peur de lui faire du mal. Il prétend qu'elle est +collée. + +--Oui, sergent, collée. Ou plutôt, voulez-vous que je vous dise? Cette +pierre-là, elle n'en a pas l'air, n'est-ce pas? Eh bien! c'est le +commencement d'un banc. On s'en aperçoit bien quand on tape dessus. +Tenez... pif! paf! Entendez-vous comme ça résonne? Il n'y a pas à s'y +tromper, c'est la tête d'un banc de pierre. Ça s'étend peut-être à +plusieurs lieues... + +--Huit jours de salle de police... Fichez de ma fiole, nom de Dieu! + +L'Homme-Kelb s'en va, furieux. Le caporal Mouffe s'approche à son tour. + +--Dubuisson, je commence par vous mettre quatre jours pour nonchalance +au travail, et je vais vous en mettre huit si vous ne piochez pas plus +fort que ça. + +--Je ne peux pas, caporal; je n'ai pas les bras assez longs. Jugez +vous-même. Ce n'est pas mauvaise volonté. Vous comprenez bien que je n'y +peux rien, si maman m'a fait les bras courts. + +L'équipe a éclaté de rire au nez du cabot et l'on a surnommé Dubuisson: +Bras-Court. Sacré Bras-Court! Petit à petit, il est arrivé à imposer +sa flemme. Les chaouchs continuent à le fourrer dedans, mais ont +complètement renoncé à exiger de lui un travail sérieux. Comme il est +musicien, il passe son temps, sur les chantiers, à nous chanter, à +demi-voix, des morceaux en vogue au moment de son départ de France. De +temps en temps, quand les pieds-de-banc ont le dos tourné, il place le +manche de sa pelle sur son bras gauche, comme une guitare, tandis que, +de la main droite, il pince des cordes imaginaires. + +Je suis heureux de l'avoir à côté de moi, ce fainéant obstiné. Il me +met de la joie au coeur, avec ses morceaux de romances et ses bribes +d'opéra-comique. Et nous ne nous plaignons pas de faire sa tâche, +d'enlever un peu plus de terre ou d'aller vider quelques chignoles de +plus, pourvu qu'il nous donne ses chansons. Un peu de gaîté fait oublier +tant de choses! Nous sommes si malheureux! + +D'abord, nous crevons de faim. Depuis que je suis à El-Ksob, je n'ai pas +fait encore un seul repas avec du pain. Ce sont des chameaux qui nous +l'apportent d'Aïn-Halib, le pain, tous les deux jours, à onze heures. On +se jette dessus, littéralement. A midi, je crois qu'il serait impossible +de trouver, dans tout le camp, de quoi reconstituer la moitié d'une +boule de son. En garder un peu pour manger avec les gamelles, ce n'est +pas la peine d'y songer. D'abord, la faim fait taire la prévoyance; elle +a besoin d'être calmée immédiatement. Et puis, entre nous, nous nous +volons les croûtes qui restent. On m'en a volé, j'en ai volé. La morale? +Les affamés s'assoient dessus. + +Pendant une demi-heure, après la distribution du pain, on n'entend +sous les marabouts qu'un grand bruit de mâchoires. Chacun, en silence, +tortore son bricheton jusqu'à la dernière miette. Ce n'est pas long à +avaler, les trois livres de gringle! + +Ce qu'il y a de malheureux, c'est qu'il ne tient pas au corps, ce pain +frais. Il s'en va avec une rapidité!... On a beau faire des efforts pour +le conserver, c'est comme si l'on chantait. + +--C'est la faute de cette cochonnerie d'eau que nous avalons, déclarent, +en hochant douloureusement la tête, des désolés qui, une heure à +peine après avoir briffé leur boule, reviennent d'un endroit écarté en +boutonnant leurs pantalons. + +C'est vrai, c'est la faute de l'eau que nous buvons, une eau saturée +de magnésie, que les mulets vont chercher à un puits creusé dans une +coupure, au pied d'une montagne. Elle débilite d'une façon effrayante, +cette eau; elle vous flanque des diarrhées atroces--quand ce n'est +pas la dysenterie.--On a toujours l'estomac vide avec cette eau-là. On +digère en mangeant. On fait la pige aux canards. Ah! ils seraient à leur +aise, ici, ceux qui prétendent que la liberté du ventre est la première +des libertés! + +La gamelle ne contient qu'une chopine d'eau chaude sur laquelle flottent +deux tranches de pain et qui recouvre un morceau de viande gros comme +le pouce. On trouve aussi, quelquefois, tout au fond, une douzaine de +haricots qui, après avoir passé vingt-quatre heures dans la marmite, +pourraient encore servir pour tuer des piafs, avec une fronde. + +«Comme les hommes sont bien nourris, a le toupet d'écrire le capitaine +Mafeugnat dans les rapports que le caporal Fleur-de-Gourde, qui fait +fonction de secrétaire, nous lit tous les jours, à midi, on peut exiger +d'eux une grande somme de travail. Sur les quatre heures de repos ou +de sieste, on prendra tous les jours une ou deux heures qui seront +consacrées à des travaux nécessaires à l'amélioration du camp.» + +Et, quotidiennement, une décision ridicule émaillée de citations latines +nous indique l'ouvrage à entreprendre. «Aujourd'hui, le détachement ira +faire une corvée de bois; les hommes seront envoyés de différents +côtés, deux par deux. _Numero Deus impare gaudet._»--«Aujourd'hui, le +détachement divisé en trois parties _coram populo_, muni d'outils _ex +æquo_, se rendra sur la route d'Aïn-Halib pour arracher des pierres _ad +hoc_.» + +--Quel idiot! s'écrie Rabasse; ce qui me fait rager, moi, ce n'est pas +tant d'être sur pied du matin au soir, que de me voir commandé par un +imbécile de cette trempe-là! Dire qu'on flanque des galons à des ânes +pareils! + +Moi, ce qui me fait rager, dans cet affreux camp d'El-Ksob, c'est +chaque chose en particulier et tout en général. Je ne suis pas le seul, +d'ailleurs; presque tous les hommes du détachement, surmenés et agacés, +sont surexcités d'une façon effrayante. Nous sentons peser sur nous la +surveillance la plus étroite, l'espionnage le plus atroce. La moindre +faute, le moindre écart, sont punis avec une sévérité exagérée. La +fatigue et la faim sont érigées en système. Nous ne dormons qu'une +nuit sur deux: tous les soirs, sur les cinquante hommes présents à +l'effectif, on en commande vingt-quatre pour la garde. Il faut aller +monter la faction à tous les coins du camp et jusque sur les montagnes, +pour se remettre, le lendemain, au travail éreintant. + +Il devient de plus en plus dur, ce travail. Les chaouchs, au lieu +d'avoir le revolver au côté, l'ont maintenant à la main et parlent, +cinquante fois par séance, de vous brûler la cervelle. Craponi, qui est +revenu d'Aïn-Halib, et qui nous a pris en grippe, Rabasse et moi, nous +met régulièrement en joue deux fois par heure. Seulement, ils n'osent +guère mettre leurs menaces à exécution, les couards. Ils lisent dans nos +yeux notre exaspération. Ils savent bien qu'au premier coup de revolver +toutes les pioches se lèveraient et que ce n'est pas dans le sol que +leurs pics iraient s'enfoncer. + +--Mais tire donc! a crié le Crocodile au caporal Mouffe qui le couchait +en joue, tire donc, si tu as du coeur!... Hein! tu canes! taffeur! Ah! +ah! ça serait plus vite fait qu'une horloge, va, de te faire un talus +dans le dos, si tu me manquais! + +Le capitaine Mafeugnat, informé de l'irritation des esprits, n'a pas +cédé. De l'intérieur de sa maison où il se tient enfermé, deux revolvers +chargés sans cesse à sa portée, il continue à prescrire les mesures les +plus rigoureuses. Il vient d'envoyer au Dépôt, en prévention de conseil, +pour vol de vivres, deux malheureux qui avaient ramassé, autour de la +cuisine, une dizaine de pommes de terre avariées. Il a eu aussi une idée +de génie: il a interdit l'usage du pas accéléré; nous ne devons plus +marcher qu'au pas gymnastique. Le pas gymnastique partout: à l'intérieur +ou à l'extérieur du camp, au travail, en corvée; il faut courir pour +aller chercher sa gamelle, courir pour la rapporter, courir pour aller +remplacer un camarade en faction, courir pour aller aux cabinets, courir +pour porter du mortier aux maçons. Nous vivons les coudes collés +au corps, les jarrets raidis, les cuisses successivement levées +horizontalement. On nous prendrait pour des fous. Nous semblons des +monomanes de la course. Nous avons l'air d'avoir le délire de l'allure +rapide. + +Et il ne faut pas s'amuser à jouer avec cette décision stupide. Les +peines à appliquer aux délinquants sont arrêtées d'avance: quatre jours +de prison au premier qui use du pas accéléré; huit jours en cas de +récidive; quinze jours à la troisième fois. + +C'est très joli, tout ça, évidemment. C'est même trop beau pour +durer. Justement les chaouchs redoublent de méchanceté; ils viennent, +paraît-il, de recevoir de mauvaises nouvelles. L'affaire Barnoux n'a pu +être étouffée et le conseil de guerre réclame les bourreaux. + +L'Homme-Kelb, qui ce soir est chef de poste, se promène de long en +large, en tirant rageusement les poils de sa barbe, devant les tombeaux +sous lesquels sont étendus une douzaine de prisonniers. Acajou, qui est +du nombre, lui demande la permission de sortir un instant pour aller +satisfaire ses besoins. + +--Non! vous profitez de cela pour aller causer avec les autres. C'est +interdit par les règlements. Un homme puni ne doit pas avoir de rapports +avec ses camarades. + +--Cependant, sergent... + +--Foutez-moi la paix. Chiez au pied de votre tente; un homme de garde +enlèvera ça avec une pelle. + +Acajou s'exécute. Et, quand il a fini, il interpelle le sergent qui a +continué sa promenade et se trouve au bout du camp. + +--Sergent!... sergent!... + +--Qu'est-ce que vous voulez? nom de Dieu? vocifère l'Homme-Kelb. + +--Une poignée de ta barbe pour me torcher le cul. + +Le pied-de-banc s'est précipité sur l'avorton et, au milieu des huées +générales, lui a mis les fers aux pieds et aux mains. + +--Tue-moi donc aussi, comme Barnoux! crie Acajou. Va donc! Un crime de +plus ou de moins, qu'est-ce ça te fait? Mets-moi donc le bâillon, eh! +barbe à poux! + +--Oui! je vous le mettrai, le bâillon, nom de Dieu! hurle le chaouch. +Ah! vous avez l'air de vous moquer de moi parce qu'on vous a dit que +je passais au conseil de guerre pour avoir fait mon devoir? Ça ne +m'empêchera pas de le faire, mon devoir, nom de Dieu! et jusqu'au bout, +sacré nom de Dieu! Et j'en bâillonnerai encore, des Camisards! + +Tous les hommes sont sortis des tentes et, au milieu du camp, se sont +mis à hurler: + +--A l'assassin! à l'assassin! à l'assassin! + +L'homme-Kelb, pris de peur, a abandonné sa victime et s'est sauvé. + +Le lendemain matin, nous sommes entrés vingt en prison. Nous avions +l'intention de nous rebiffer, mais, réflexion faite, nous n'avons rien +dit. Qu'est-ce que ça peut nous fiche, la prison? Nous sommes sûrs +maintenant que les tortionnaires vont passer devant le conseil de +guerre. Nous sommes contents. + +Nous sommes restés quinze jours sous les tombeaux, faisant sept heures +par jour d'un peloton de chasse épouvantable, crevant de faim. + +--Ce qu'on déclare ballon! s'écrie de temps en temps Bras-Court qui fait +sans doute allusion, en employant cette expression métaphorique, au gaz +qui contribue seul à gonfler son abdomen. Sérieusement, je commence à +avoir les dents gelées. + +C'est vrai; je ne sais vraiment pas comment nous arrivons à nous +soutenir. Nous souffrons de la soif, aussi, car la chaleur est +accablante, et nous recevons à peine, par jour, le litre d'eau +réglementaire. Mafeugnat a défendu expressément de nous en donner une +goutte de plus, même pour laver notre linge. Nous ne le lavons pas. Nous +sommes mangés vivants par les mies de pain à ressorts et par les pépins +mécaniques. + +Un beau matin, un convoi est passé, qui a emmené les bourreaux à Tunis. +L'officier qui a remplacé le capitaine Mafeugnat a fait sortir de prison +tous les hommes punis. + +--Qu'est-ce que tu crois qu'ils attraperont, Mafeugnat et ses acolytes? +me demande Queslier d'un air gouailleur. + +--Ma foi, je ne sais pas. + +--Moi je le sais. Ils seront acquittés, comme je te l'ai déjà dit. +Veux-tu parier? Je parie un demi-biscuit. + +Il a eu raison, le sceptique. Deux mois après, nous avons appris qu'ils +avaient été non seulement acquittés, mais qu'on les avait fait passer +dans un régiment, en leur accordant des éloges pour leur conduite +intrépide. + + + + +XXIV + + +C'est le lieutenant Ponchard, cet officier que j'avais vu pour la +première fois à Aïn-Alib, le 14 juillet, qui a remplacé à El-Ksob le +capitaine Mafeugnat. Tout nouvellement arrivé de France, n'étant jamais +sorti du Dépôt où il n'avait pas exercé de commandement direct, il n'a +pas eu le temps d'acquérir la dureté et la sécheresse de coeur dont ses +collègues se font gloire. On a fait descendre d'Aïn-Alib, avec lui, des +gradés dont la sévérité et la violence n'ont rien d'exagéré. La fleur +des pois des chaouchs. + +Par le fait, eu égard surtout au triste état dans lequel nous nous +trouvions il y a quelques jours à peine, nous ne sommes pas trop +malheureux. En dehors des heures de travail, on nous laisse à peu près +tranquilles. Nous jouissons d'une certaine liberté--la liberté au bout +d'une chaîne. + +Nous continuons à déclarer ballon, par exemple. Ah! oui, nous claquons +du bec sérieusement. + +--Maintenant, si l'on pouvait manger à peu près à sa faim, disait +l'autre jour Rabasse, on n'aurait pas trop à se plaindre... Mais comment +faire pour arriver à un pareil résultat? + +A force de se creuser la tête et de retourner la question sous toutes +ses faces, il est arrivé à découvrir un moyen: il s'est abouché en +secret avec l'un des sapeurs du génie qui surveillent les travaux +du bordj, et le sapeur, alléché par la promesse d'une forte prime, a +consenti à se laisser adresser une certaine somme dont il remettra, en +nature, le montant au disciplinaire. + +--Oui, mon cher, m'a dit Rabasse qui m'a fait part de sa combinaison, +j'ai été obligé de lui promettre vingt-cinq pour cent. Et encore, il +s'est fait tirer l'oreille, l'animal. Crois-tu que c'est assez salaud, +des individus pareils? Dame! c'est un bon soldat, celui-là; il est +inscrit sur le tableau d'avancement! Il verrait crever de soif un +Camisard qu'il ne lui donnerait pas un verre d'eau, mais pour dix +francs, il lui passera un litre d'absinthe. C'est joli, la solidarité +dans l'armée. + +--A ta place, ai-je répondu, je le dénoncerais, quitte à perdre mon +argent. Il ne l'aurait pas volé. + +--Bah! qu'est-ce que tu veux? Mieux vaut encore passer par là et ne pas +crever de faim. Je commence à en avoir assez, vois-tu, d'entendre hurler +mes boyaux. + +Moi aussi. Je pourrais, un jour sur deux, mettre mon estomac en location +ou laisser mon tube digestif au vestiaire. Ce que j'ai souffert de la +faim, dans ce satané pays!... + +--Tu devrais faire comme moi, a conclu Rabasse, et te faire envoyer de +l'argent. + +Pourquoi pas? Seulement, voilà: je ne sais pas par qui m'en faire +envoyer. Mes parents? Je les ai saqués d'une sale façon, il y a déjà +longtemps; d'ailleurs, pour rien au monde, je ne voudrais leur demander +un sou... Alors, quoi?... Paf! voilà que mes souvenirs qui se sont mis à +danser une sarabande dans mon cerveau d'affamé s'abattent sur la +figure d'un cousin éloigné; un brave garçon, que je n'ai pas vu depuis +longtemps, mais qui m'a toujours porté un certain intérêt. Est-ce une +raison pour croire qu'il va s'empresser de déposer son offrande sur +l'autel de ma fringale? Puis-je espérer que la victime viendra elle-même +tendre au couteau, qui ne demande qu'à l'ouvrir, non pas sa gorge, mais +sa bourse? + +Essayons. Je joue du cousin. Je lui écris une lettre insidieuse et +apitoyante. Je le prends par tous les bouts; je le tâte de tous les +côtés. J'ai l'air d'un rétiaire qui cherche à envelopper l'ennemi de son +filet pour le percer de son trident. + +Quatre pages! c'est assez. Je ne lui dis pas, dans ces quatre pages, +que je suis aux Compagnies de Discipline. Je ne veux pas effaroucher sa +pudeur, mettre en déroute ses instincts honnêtes de bon bourgeois, le +forcer à coller les mains sur ses yeux.--J'aime bien mieux qu'il les +mette à sa poche.--Je lui raconte une petite histoire: J'ai été envoyé +dans le Sud, tout dans le Sud, pour escorter une mission scientifique +chargée d'étudier les inscriptions romaines gravées sur les sables du +désert. Il n'y a pas de bureaux de poste, dans ce pays-là. «Il y en aura +peut-être un jour; espérons-le du moins, cher cousin.» En attendant, je +serais très heureux si mon excellent parent consentait à m'envoyer une +certaine somme au nom du sapeur Bompané qui me la fera parvenir sans +faute. J'esquisse même un léger portrait du sapeur: la crème des +honnêtes gens, un coeur d'or; tout est sacré pour lui, etc. Je n'écris +pas à mon père, ni à mon oncle, parce que je ne voudrais pas qu'ils se +fissent du mauvais sang en me sachant si loin; je ne sais pas au juste +quand se terminera notre voyage. J'ai tout lieu de croire, cependant, +que nous ne pousserons pas jusqu'aux sources du Nil. + +Relisons un peu, pour voir. C'est ça, c'est ça... tout y est: la +chaleur, les gazelles, les palmiers, les chameaux. «Tous les jours, nous +mangeons un bifteck de chameau... Quelquefois, nous sommes pressés +par la soif. Que faisons-nous? Nous ouvrons la bosse d'un chameau, ce +réservoir dont la Providence a gratifié le vaisseau du désert, et nous +nous désaltérons en remerciant Dieu... Les chameaux restent quarante +jours sans manger. C'est très curieux.» Je parle aussi des lions; +je consacre deux lignes à la hyène et une phrase entière au boa +constrictor. Allons, ça n'a pas l'air d'aller mal... Ah! sacré nom +d'une pipe! j'ai oublié l'autruche! Ça fait pourtant rudement bien, +l'autruche! Vite: «A l'approche du chasseur, l'autruche enfouit sa tête +dans le sable.» Maintenant, ça peut marcher. Voila une lettre, au moins, +qui prouve que les pays que je visite font quelque impression sur moi. +J'éprouve des sensations. Je ressens quelque chose là, là, au spectacle +des tableaux grandioses de la nature. Je ne vais pas le nez en l'air, +comme un imbécile, sans rien voir, sans penser à rien. Ah! mais non. Je +sens, je vois, je vois même très bien; et la preuve, c'est que je vois +absolument comme tous ceux qui ont vu avant moi. En relisant Buffon, mon +cousin pourra constater que je ne le trompe pas. + +Je porte ma lettre au vaguemestre et j'attends. Je sais que je ne +pourrai pas avoir de réponse avant une dizaine de jours. + +Nous travaillons toujours à la construction du bordj, un quadrilatère +garni de casemates couvertes de voûtes en pierres et défendu par des +bastions, aux deux angles opposés. Le travail est moins dur, maintenant +que nous n'avons plus sur le dos la bande des étrangleurs; seulement, +il est plus compliqué. Le lieutenant du génie, qui est un roublard, a +embauché quelques Italiens pour la maçonnerie et nous a chargés, nous, +d'extraire la pierre des carrières et de fabriquer la chaux et le plâtre +nécessaires. Nous avons établi des fours et, pendant que les uns les +remplissent, les autres s'en vont faire dans la montagne la provision de +bois indispensable. On ne nous escorte pas dans nos pérégrinations et, +pourvu que nous revenions avec un fagot à peu près raisonnable, personne +ne nous chicane. Nous n'abusons pas outre mesure de la liberté qui nous +est laissée; nous en abusons un peu, naturellement, car l'homme n'est +pas parfait et l'affamé moins que tout autre; mais nous nous bornons +à dévaliser par-ci par-là un Arabe dont les bourricots sont chargés de +dattes, ou à enlever un agneau que nous faisons rôtir dans un ravin. Il +y a aussi, derrière les montagnes, des jardins plantés de figuiers où +nous allons pousser des reconnaissances assez souvent. Les Arabes se +sont aperçus que leurs fruits disparaissaient comme par enchantement et +se sont mis à monter la garde. Au lieu de les détrousser en cachette, +nous les avons détroussés en leur présence et, comme ils ont fait mine +de se rebiffer, nous leur avons flanqué une volée. Là-dessus, ils ont +été se plaindre au camp, où le factionnaire, naturellement, les a reçus +à coups de crosse. Les indigènes l'ont trouvée mauvaise; ils ont pris le +parti de déposer une plainte au bureau arabe, à Aïn-Halib. Et, +lorsque nous sommes retournés dans les jardins pour faire notre petite +provision, nous avons trouvé un vieil Arabe qui nous a fait voir de loin +un bout de papier sortant à demi d'un étui de cuir qu'il portait sur la +poitrine. Le vieillard nous a fait comprendre que ce papier lui donnait +le droit de nous faire mettre en prison, si nous persistions à pénétrer +sur ses terrains sans son autorisation. + +--Tiens, c'est drôle, me dit le Crocodile. Qu'est-ce que ça peut être +que ce papier-là? + +--Je ne sais pas, mais c'est bien facile à voir. + +Et je m'approche du vieux, qui recule en faisant de grands gestes. Il +déclare qu'il a payé son papier cent sous au bureau arabe et qu'il ne le +laissera pas prendre. Je lui explique que je ne tiens pas du tout à +le lui prendre, mais que je voudrais bien le voir, même d'un peu loin. +L'Arabe se retire à l'écart, sort son papier de l'étui, le déplie +soigneusement et me le montre, à trois pas. + +J'en reste bleu. C'est une page de la _Dame de Montsoreau_! + +--Et tu as payé ça cent sous? + +L'Arabe me fait un signe affirmatif. + +--Douro, douro. + +Le Crocodile me frappe sur l'épaule. + +--Épatant, hein? Et dire qu'on fait passer des hommes au conseil de +guerre pour avoir perdu une brosse ou volé des pommes de terre. + +Un beau jour, on nous remplace dans nos fonctions de bûcherons et +de chaufourniers par des indigènes qui rapportent du bois sur des +bourricots et qui font de la chaux à la grâce de Dieu. Pour nous, +nous sommes employés simplement à servir les maçons. Qu'est-ce que ce +changement peut signifier? + +Un sapeur, sur les chantiers, nous donne la clef de l'énigme. Le +lieutenant du génie attend un général inspecteur des travaux. Or, comme +il marque régulièrement et quotidiennement sur ses livres de comptes +trente journées d'indigènes porteurs de bois et trente journées +d'indigènes chaufourniers, il ne se soucie guère d'être pris en flagrant +délit de contradiction avec lui-même. Il tient à établir, pour un ou +deux jours, dans la pratique, l'équilibre qu'il a établi théoriquement +entre les recettes et les dépenses. + +Le général est passé, a examiné, a félicité et s'est retiré on ne +peut plus satisfait, promettant au lieutenant la croix qu'il a si bien +méritée. + +Le soir même, les Arabes ont été congédiés et n'ont plus figuré, à +l'état d'auxiliaires, que sur les livres où des états de solde sont +dressés périodiquement. Quel roublard, cet officier du génie! + +--Il la connaît dans les coins, dit Bras-Court en hochant la tête, +le soir, quand nous sommes réunis dans un coin du camp pour causer ou +écouter des contes. + +--Tout ça, voyez-vous, dit Acajou d'un ton sentencieux, c'est voleur et +compagnie. Seulement, il vaut mieux ne pas dire tout haut ce qu'on en +pense... Ah! à qui le tour de raser? A toi, l'Amiral! + +L'Amiral secoue la tête. Ce n'est pas à son tour. Queslier qui est +assis sur une pierre, dans un coin, pensif, a l'air de se réveiller en +sursaut. + +--A qui le tour?... C'est une histoire que vous voulez? Eh bien! je vais +vous en raconter une. Elle est drôle; vous allez voir. Et puis, c'est +une histoire de voleurs, ça fera votre affaire. Écoutez: + +«Il y avait une fois un juif arabe qui s'appelait Choumka. Il était de +Karmouan, une grande ville dont vous devez avoir entendu parler, si vous +ne la connaissez pas. C'était un de ces industriels comme vous avez pu +en voir partout, surtout au commencement de l'expédition; suivant les +colonnes, se promenant dans les villes de garnison porteur d'un méchant +éventaire, criant: «Grand bazar! A la bon marché! A la concurrence! +Kif-kif madame la France!» vendant du papier à cigarettes, l'article +de Paris, la goutte et l'épicerie;--la graine des mercantis, enfin, +pelotant les soldats, les sous-officiers et les officiers, à mesure +qu'ils avancent dans le commerce et devenant parfois fournisseurs des +denrées d'ordinaire en même temps que procureurs pour les états-majors. + +«En 1883, les fonctionnaires compétents de la subdivision de Jouffe et +le général E... qui la commandait, devaient adjuger à un ou plusieurs +particuliers la fourniture des subsistances et des moyens de transport +pour tous les postes situés entre Jouffe et Karmouan, sur un parcours +d'environ 150 kilomètres. Il y avait là des millions à extorquer à +l'État. Les gros bonnets le comprirent bien et se demandèrent pourquoi +ils ne s'adjugeraient pas à eux-mêmes cette entreprise à laquelle on +pouvait ajouter, d'ailleurs, celle de toutes les fournitures militaires: +viande, alfa, orge et fourrages. Il n'y avait qu'une difficulté: +l'adjudication était publique et il était difficile d'être en même temps +adjudicateur et adjudicataire. L'état-major de Karmouan eut une idée +splendide: il désigna à celui de Jouffe un individu qui pourrait servir +d'homme de paille. Cet individu était Choumka. L'idée fut fort goûtée +et Choumka fut accepté avec enthousiasme, entre la poire et le fromage +d'une orgie dont il avait sans doute procuré l'élément féminin. + +«Tout le monde était émerveillé. Ce que c'était que le commerce! +Choumka, le mercanti, celui qui avait vendu la goutte aux soldats +derrière la Kasbah, était devenu fournisseur de toutes les subsistances +militaires et des moyens de transport! Il avait un parc d'arabas à +Jouffe, un autre à Karmouan! Que n'avait-il pas? Il avait tout! + +«Ça alla bien assez longtemps. Les bailleurs de fonds et le titulaire +de l'adjudication s'entendaient comme larrons en foire. Ce dernier +se contentait de la part que le lion voulait bien lui laisser, sans +préjudice de la vente--combien de fois répétée--des mêmes bottes d'alfa +ou de foin et des mêmes sacs d'orge, qui ne sortaient de ses magasins +que pour y revenir, le soir même, sur des prolonges escortées d'un +maréchal des logis ou autre adjudant. Choumka était aussi fournisseur +des matériaux pour le génie, pierres, chaux, plâtre, etc. Il sut obtenir +les bonnes grâces du commandant supérieur du cercle et se fit donner des +hommes de corvée qui travaillèrent à lui construire une maison sur +une des places de la ville. Un bataillon d'infanterie fournissait les +hommes; le génie, les plans et devis, les outils et les matériaux; +la maison avançait rapidement; c'était une sorte de villa que devait +habiter plus tard l'état-major... + +«Quelle mouche les piqua tous, tout d'un coup? Quelle est la moukère +que Choumka ne put ou ne voulut procurer pour une petite soirée à la +Poste?--C'était là qu'avaient lieu les orgies et tous les hommes de +mon bataillon qui ont pris la faction au Trésor ont vu défiler les +bacchanales.--Toujours est-il qu'on se fâcha. On enleva les outils +du génie qui se trouvaient dans la bâtisse, on supprima les hommes de +corvée. Choumka, qui était évidemment devenu quelqu'un et qui s'était +enrichi à nombre de tripotages, eut l'air de se moquer carrément de +ces messieurs. Il prit des ouvriers italiens et arabes et continua +tranquillement sa maison. + +«L'état-major fut piqué au vif. Il résolut de se venger et de jouer +quelque bon tour à l'insolent qui le narguait. Une occasion magnifique +se présentait; un sergent-major du génie venait justement de déserter +avec une forte somme d'argent, et s'était embarqué à Jouffe dans un +tonneau. On fit un inventaire au génie; il manquait des outils. On +fit des perquisitions et l'on trouva chez Choumka quelques pelles +ou quelques pioches qui y avaient été oubliées--ou rapportées +intentionnellement.--On mit Choumka en prison. Il se rebiffa, menaça de +vendre la mèche. Alors, on voulut le faire sortir. Mais, tout d'un coup, +il refusa. Il déclara que, puisqu'on l'avait mis en prison pour vol, il +voulait qu'il y eût jugement; et, malgré toutes les démarches tentées +pour le dissuader, il ne voulut pas en démordre. Il intenta enfin un +procès au général E. et à ses acolytes et fit venir à Jouffe un grand +avocat de Paris. On se figurait que Choumka n'avait ni livres ni +comptabilité; tout au contraire, il produisit des registres d'entrée, de +sortie, de doit et d'avoir on ne peut plus en règle. On avait devant soi +un véritable négociant. L'affaire vint devant le conseil de guerre séant +à Jouffe qui, quoi qu'il en eût, fut forcé d'accorder à Choumka des +dommages-intérêts très considérables payables par le général E. et +consorts, qui ne tardèrent pas à se voir rappelés en France. + +«Choumka, lui, est toujours adjudicataire de toutes les fournitures; +mais, maintenant, c'est parce que, grâce à sa fortune, il n'a plus de +concurrents à redouter; il détient tous les moyens de transport. Il va +par Karmouan en burnous de soie, avec montre, chaîne et breloques en or +massif au gousset. Sa maison est superbement finie et les officiers de +la garnison y sont ses très humbles locataires.--Voilà». + +Acajou, riant d'un rire sardonique, donne la moralité: + +--C'est un adroit filou qui en a roulé d'autres comme des chapeaux +d'Auvergnats. + +--Ah! parbleu! s'écrie Rabasse, on l'a dit et c'est rudement vrai: les +armées permanentes sont une cause permanente de démoralisation. Tant +qu'elles existeront... + +--Oui, dit Queslier. Et elles existeront tant que la Révolution sociale +ne les aura pas flanquées par terre. Ah! ça ne serait pas malin, +pourtant, vois-tu; il y en a tant, de malheureux, qui ne demandent +qu'à laisser là le pantalon rouge pour retourner chez eux! Je suis sûr +qu'avec un simple décret... + +J'interviens. + +--Laisse-moi faire une supposition, Queslier. Je suppose que la +Révolution soit faite. On a décrété l'abolition des armées permanentes. +Le décret est porté à la connaissance d'un colonel commandant un +régiment dans une ville quelconque. Aussitôt, il fait réunir ses deux +mille hommes et leur lit la décision en question. Les deux mille hommes +sont disposés à partir, n'est-ce pas, Queslier? et joyeusement, encore? + +--Naturellement. + +--Oui. Mais le colonel fait suivre sa lecture de ces quelques mots: +«Que ceux qui veulent abandonner le drapeau, délaisser les intérêts +supérieurs de la patrie, que ceux-là s'en aillent. Mais qu'ils restent, +ceux qui ne veulent pas déserter le champ d'honneur, qui veulent rester +fidèles au devoir militaire et bien mériter de leur pays!» Alors, sur +ces deux mille, sais-tu combien sortiront des rangs? Cinquante, à peine! +Et si le colonel crie aux autres: «Fusillez-moi ces cinquante hommes!» +ce sera à qui, parmi les dix-neuf cent cinquante, se précipitera pour +les coller au mur! + +Queslier réfléchit un instant. + +--Oui. C'est vrai. A moins que, sur les cinquante hommes, il ne s'en +trouve un qui lève son fusil et envoie une balle dans la peau du +colonel. Alors, tout le régiment partirait. Oui, il faudrait ça... c'est +malheureux, pourtant!... + +Peut-être. Mais à qui la faute si, aux yeux de la foule, le Droit +lui-même doit chercher sa sanction dans la force--la force inutile +souvent, et bête quelquefois?--A qui la faute si le peuple ne comprend +pas encore qu'on puisse imprimer le sceau de l'éternité, autrement +qu'avec du sang, sur la face des révolutions? + +C'est l'aveuglement des peuples--ces parias hébétés par la misère et +l'ignorance, ces souffrants dont les passions ont toujours, au fond, +quelque chose de religieux--qui réclame de la foi révolutionnaire des +sacrifices sanglants et des scapulaires rouges. + + + + +XXV + + +--Dis donc, toi, pourquoi as-tu cassé le manche de ta pioche, hier? + +--Moi! j'ai cassé un manche de pioche? + +--Viens voir un peu ici, si ce n'est pas vrai. + +C'est le sapeur du génie Bompané qui m'interpelle et qui m'entraîne dans +la casemate où l'on serre les outils tous les soirs. Qu'est-ce qu'il me +chante, avec sa pioche? + +--C'est une blague. Seulement, je voulais te parler sans attirer +l'attention des pieds-de-banc. J'ai reçu ce matin une lettre d'un de tes +parents, avec un mandat. Il y a une feuille pour toi. Tiens, la voilà. + +C'est la réponse du cousin. Il se déclare prêt à me faire parvenir tous +les mois une certaine somme, par les voies que je lui ai indiquées. Il +me souhaite une bonne santé et m'engage à manger du chameau le moins +souvent possible. On lui a dit que c'était échauffant. Brave cousin! il +me demande aussi un peu plus de détails sur le pays. Je lui en donnerai +des flottes. Je lui apprendrai comment on fabrique la couscous. + +Un post-scriptum: «Tu me rembourseras les sommes que je t'avancerai +jusqu'à ta libération, à ton retour, lorsque tu auras réglé tes +comptes». C'est entendu. + +Maintenant, je vais pouvoir mastiquer à ma fantaisie. Il n'est vraiment +pas trop tôt. Bompané doit me passer un pain tous les deux jours et, de +temps en temps, un litre de vin ou d'absinthe. + +Après la misère, l'orgie. + +Je ne suis pas le seul, d'ailleurs, qui jouisse du bien-être, qui me +plonge dans les délices. Plusieurs de mes camarades ont usé du même +moyen que moi et, soit par l'entremise des sapeurs du génie, soit par +celle des ouvriers italiens, se sont fait envoyer de l'argent. + +--Est-ce que les purotains peuvent y mettre un doigt? est venu demander +Acajou qui, les dents longues et l'estomac creux, est entré l'autre jour +dans le marabout où nous recevons mystérieusement nos provisions. + +Bien entendu. Pique dans le tas, mon gars, et avec la fourchette du père +Adam, encore. Seulement, ne boulotte pas tout; il faut que tout le monde +vive. C'est Voltaire qui a dit ça. + +Ça n'étonne pas Acajou; du reste, il est trop bien élevé pour se +flanquer une indigestion. Il prétend que, rien que pour la santé, il +vaut mieux _rester sur sa faim_.--Drôle de monture! + +Nous sommes une cinquantaine, maintenant, au détachement, depuis qu'on +y a fait descendre une douzaine de bleus récemment arrivés de France; et +sur ces cinquante, je ne crois pas qu'on en trouverait cinq disposés à +se plaindre du régime que nous supportons. Nous n'avons presque rien à +faire en dehors des heures de travail au bordj, nous nous arrangeons +de façon à ne pas crever de faim; nous buvons un petit coup de temps +en temps et nous fumons comme des locomotives. Réellement, pour des +forçats, nous ne sommes pas mal. + +Le lieutenant Ponchard, satisfait probablement de se voir chef de +détachement et de ne relever que de lui-même, se confine de plus en plus +dans sa maison où, paraît-il, il se flanque de jolies cuites avec les +pieds-de-banc qui, de leur côté, nous laissent à peu près livrés à +nous-mêmes. Nous l'apercevons de temps à autre, se promenant dans les +environs du camp, bras dessus, bras dessous, avec son ordonnance. Un +soldat de l'armée régulière, cette ordonnance, comme toutes celles +des officiers sans troupes--et les Compagnies de Discipline ne sont +considérées que comme des troupes irrégulières. + +Depuis quelque temps, il tranche du maître, ce larbin louche; il prend +l'habitude de nous surveiller du coin de l'oeil et de fournir sur nous, +à son patron, des rapports plus ou moins exacts. Il a même eu le talent +de faire mettre en prison cette brute de Prey qui lui avait fait un +compliment équivoque. + +--C'est moi que vous injuriez en insultant mon ordonnance! est venu +dire, d'une voix empâtée, le lieutenant Ponchard, ivre à ne pas se tenir +debout. Prey, je vous mets quinze jours de prison. + +Et Prey a monté son tombeau... d'où l'officier l'a fait sortir le +lendemain, après lui avoir fait subir un interrogatoire. + +--Vous êtes-vous bien rendu compte de ce que vous avez dit hier? + +--Non, mon lieutenant. + +--Alors, vous êtes fou? + +--J'sais pas, mon lieutenant. + +J'étais de faction, à deux pas. L'officier s'est tourné vers moi, l'oeil +encore allumé par la soulographie de la veille. + +--Et vous, factionnaire, croyez-vous qu'il soit fou? + +--Oui, mon lieutenant, je le crois. + +--Alors, qu'il s'en aille... El-Ksob n'est pas une succursale de +Charenton. + +Et il est parti en riant. + +Je n'ai pas menti. Prey est bien un fou, un pauvre fou. Aucune +proportion entre les lignes de cette face bestiale qui porte tatoué: +«Pas de chance» sur le front où descendent des cheveux hérissés; le +maxillaire inférieur avançant sur le supérieur et laissant entrevoir la +pointe acérée des canines; les yeux injectés de sang. On sent que, chez +cet être au cerveau déséquilibré, la conscience n'existe pas. On sent +que, dans sa naïveté cynique, il n'hésiterait pas à se servir, pour +étendre du fromage sur son pain, du lingre à la virole encore rouge avec +lequel il aurait suriné, la veille, un pante au coin d'une borne.--Un +de ces prédestinés des fins lugubres, poussés vers le crime par une +fatalité inéluctable, et sur le berceau desquels le couperet sinistre de +la guillotine a projeté son ombre triangulaire. + +Je connais peu de sa vie. Le peu qu'il en sait lui-même et qu'il m'a +raconté en riant, d'un air triste, avec des expressions baroques, +magnifiques et atroces, qui font couler dans le dos le froid d'une lame +de couteau et qui jettent parfois comme un rayon d'or sur des remuements +de boue: le père au bagne, la mère indigne, la maison de correction +à treize ans... Toute l'épopée lamentable d'un de ces parias dans la +pauvre âme desquels la société ne sait pas voir et dont elle jette un +jour le cadavre, la bourgeoise jouisseuse, dans le panier sanglant du +bourreau. + +Il tuera, ce Prey, il tuera; et, quand il aura payé sa dette--la dette +de l'hérédité sombre et de son organisme morbide--des savants viendront, +qui pèseront soigneusement son cerveau d'assassin, qui l'étudieront au +microscope, qui déclareront que le criminel n'était que l'instrument +aveugle d'une cause hors de lui et qu'il était irresponsable. Pauvre +homme!... + +Ça ne fait rien, l'officier me prend pour un blagueur; il me l'a dit +carrément. + +--Vous croyiez que j'étais saoul, l'autre jour, quand vous m'avez +dit que Prey était fou? Vous êtes un fumiste... Mais vous avez raison +d'essayer de tirer vos camarades de prison. A votre place, j'en ferais +autant. + +C'est bien possible. D'autant plus possible qu'il a l'air de s'abrutir +de jour en jour davantage. Un abrutissement doux d'ivrogne larmoyant, +un laisser-aller compatissant de gaga expansif. Presque tous les soirs, +après la soupe, il vient nous retrouver dans le coin du camp où nous +avons pris l'habitude de nous réunir. Il écoute nos histoires, nous +distribue du tabac et, quand il est gris comme un Polonais, nous fait +chanter en choeur. + +--Chantez quelque chose de cochon... Moi, je n'aime que ce qui est +cochon... + +Il accompagne au refrain. + +--Allons, encore une fois! Je vous donnerai trois paquets de gros +tabac... + + On dit que la reine des garces est morte, + Est morte comme elle a vécu..... + +A la fin, il essuie une larme d'attendrissement qui roule au bord de sa +paupière rouge. + +--C'est tout de même trop cochon... Enfin, moi, je n'aime que ce qui est +cochon... Heureusement qu'il n'y a pas de demoiselles ici, n'est-ce pas, +toi? + +Et il regarde son ordonnance qui est venu lui nouer un foulard autour du +cou pour l'empêcher d'attraper un rhume... + +Après les chansons, on fait de longs récits,--des récits +pornographiques. Ils se prolongent souvent très avant dans la nuit, ces +contes sales, bien après l'heure du coucher, après l'heure de l'appel du +soir qu'on ne sonne pas, le plus souvent. Et, au milieu de l'obscurité +grandissante, dans la nuit que percent les feux des prunelles +enflammées, on voit de temps en temps se lever des hommes qui se +prétendent fatigués, qui se retirent dans leurs marabouts, qui sortent +du camp, par couples, l'un suivant l'autre rapidement, sous des +prétextes quelconques. On les blaguait, tout d'abord; maintenant, on ne +les blague plus. C'est tout au plus si l'on se pousse du coude quand on +les voit partir. Le mépris a fait place à l'envie. + +--Pourquoi que tu ne te fais pas une gigolette! m'a demandé l'autre jour +le Crocodile, _qui en est_. Dame! je sais bien, c'est un peu... Enfin, +quoi? ce n'est pas de notre faute si nous n'avons pas de grives et si +nous sommes forcés de prendre des merles... + + + + +XXVI + + +Je suis plus malheureux que les pierres. + +Il s'agrandit de jour en jour, le trou que creuse depuis si longtemps +dans mon âme le pic impitoyable de l'ennui. + +Ce trou me fait peur, mais je n'ai rien pour le combler. Rien, pas même +la haine. Elle disparaît peu à peu, elle aussi, lorsque s'efface le +souvenir de l'indignation qui l'avait fait sortir tout armée du cerveau, +comme Athénée portant la lance. + +Il y a des moments où je ne me sens pas assez misérable, où je voudrais +souffrir davantage, où je voudrais être torturé comme je ne l'ai pas +encore été. J'ai soif de la douleur, parce que la douleur me donne la +rage et que je suis assez fort pour triompher de l'abattement lorsque je +suis plein d'amertume et que j'ai trempé dans le fiel la débilité de mon +coeur. + +Oh! si l'on pouvait haïr toujours! + +Je me suis sondé et éprouvé, et j'ai reconnu ma faiblesse. + +D'abord, je suis seul,--tout seul. Je n'ai même pas ces compagnons qu'on +appelle des souvenirs, ces remémorances qui font tressaillir et qui +amènent, malgré lui parfois, la détente du sourire sur la face crispée +de l'abandonné. Tous les jours de ma vie se sont engloutis les uns après +les autres dans le même bourbier fangeux. + +C'est ma faute, peut-être. J'ai mal fait, sans doute, de me dépouiller +toujours de mes émotions et de les précipiter dans le puits où je les +écoutais, penché en riant sur la margelle, rebondir le long des parois +avant de crever la prunelle glauque du grand oeil qui brillait au fond. + +Je porte la peine de mon insensibilité voulue. + +J'ai toujours été un replié et un rétif. Mon enfance n'a point été gaie. + +Je n'ai jamais aimé ma famille où je n'avais trouvé que des sympathies +insuffisantes, des effarouchements bébêtes et des défiances trop peu +voilées. En butte aux animosités que j'avais excitées, profondément +affecté par les injustices et plus encore par les mauvais traitements +mérités, mais entêté comme un âne rouge, je lui ai fait une guerre sans +merci, quitte à en souffrir moi-même,--comme je crevais les encriers +de plomb du collège, nerveusement, par besoin de nuire, au risque de me +noircir les doigts. + +Je lui en voulais moins de ses colères et de ses méchancetés que de ses +ridicules et de ses tentatives de réconciliation. J'avais bien du mal, +quelquefois, à résister à l'assaut des apitoiements bêtes, à me raidir +contre la poussée des _bons sentiments_, ces béliers à têtes d'ânes des +éducations idiotes qui battent en brèche les énergies, et avec lesquels +on essayait de mettre à néant mes résistances. Je tenais bon, pourtant, +gardant au dedans de moi une secrète rancune contre ceux qui avaient été +sur le point de m'arracher une capitulation. J'aurais eu tellement honte +de me laisser dompter! + +Mes premières haines viennent de là. + +Je nourrissais aussi une aversion énorme contre ceux qui avaient de +l'autorité sur moi, mes maîtres, les gens qui essayaient d'étouffer, +sous le couvercle des bons conseils, mes aspirations vers un inconnu +qui m'attirait, contre ceux surtout qui posaient, sur mes irritations +douloureuses, le cataplasme émollient de leur bonté,--que je prenais, de +parti pris, pour de l'hypocrisie. + +Plus tard, je me suis aperçu que j'étais devenu la proie de mon +insensibilité moqueuse. J'étais assez sceptique pour ne croire à rien et +assez cynique pour en rire. L'indifférence ironique était entrée en moi, +peu à peu, comme un coin serré par le tronc dans lequel on l'enfonce et +qu'on ne peut plus arracher. A ce moment-là, peut-être, par dégoût et +par fatigue, j'aurais été capable de me faire trouer la peau pour +une idée creuse quelconque--mais à condition de pouvoir blaguer, cinq +minutes, l'utopie qui aurait causé ma mort, avant de tourner de l'oeil. + +J'aurais été heureux, pourtant, de pouvoir croire, d'avoir une +conviction qui fût à moi, bien à moi, qui me remplît le cerveau, que je +ne pusse arriver à m'enlever à moi-même. J'ai tout fait pour cela, +tout. J'ai compris qu'on ne guérissait pas le doute, cet ulcère, en le +grattant avec ces tessons qui sont des raisonnements, quand ils ne sont +pas des sophismes. J'ai voulu croire bêtement, aveuglement--parce que je +voulais croire--avec la foi du charbonnier. Je n'ai pas pu. + +J'ai passé ainsi deux ans; deux années sur le noir desquelles je ne +pourrais plus rien voir si je n'avais sali leur voile sombre, de loin +en loin, voluptueusement, de la tache rouge d'une cochonnerie ou de +l'accroc d'une méchanceté. Il me fallait cela, de temps en temps. + +Ma foi, oui! J'éprouvais un besoin énorme, irrésistible, de faire +saigner un coeur qui s'était ouvert à moi, de cracher dans une main +qu'on me tendait et que j'avais serrée bien des fois avec effusion. Les +haines étaient trop lourdes à porter, le dégoût me pesait trop fort pour +qu'il me fût possible de garder au dedans de moi, bien longtemps, +une dépravation d'autant plus profonde que j'en avais parfaitement +conscience. J'en arrivais fatalement à détester les gens qui me +montraient de l'affection. Leur bonté m'agaçait, leur confiance +m'énervait. J'avais envie de leur crier: «Mais vous ne me comprenez donc +pas?... Vous ne voyez donc pas que je suis fatigué de faire patte de +velours et qu'il va falloir que j'étende les griffes?» Puis, une idée me +saisissait, implacablement me torturait. «Est-ce qu'ils me prennent +pour un mouton, ces imbéciles? Ils ne se doutent même pas que toute la +douceur qu'ils me font avaler se change en fiel dans mes entrailles!» +Et un jour, n'en pouvant plus, exaspéré, je leur lançais au visage la +giclée sale de ma méchanceté! + +Alors, j'éprouvais une joie intense, véhémente, grandie encore par un +serrement de coeur avec lequel je ne cherchais par à lutter, car il +irritait ma jouissance. Je ressentais une volupté âpre à me rappeler +tous les détails de ma conduite indigne--plaisir d'assassin qui va et +vient, fiévreusement, dans la rue où il a suriné sa victime. + +Je pourrais passer au crible tout le limon de mon enfance et de mon +adolescence sans trouver une seule de ces paillettes d'or qu'on appelle +des heures de joie. J'ai lutté longtemps avec les autres et avec +moi-même, voilà tout. + +Je me suis engagé... + +Et maintenant, maintenant que j'ai l'âge de comprendre, maintenant +que j'ai souffert, où en suis-je? Ai-je trouvé le flambeau qui doit me +guider dans la route sombre que j'ai choisie? Pourrais-je placer une +réponse après les interrogations qui, devant mon esprit d'enfant, +venaient suspendre leurs silhouettes tordues par l'ironie et gonflées +par le dédain au-dessus du point final des honnêtes phrases convenues? +Ai-je appris quelque chose, moi qui ai renié la famille parce que +j'étouffais dans son atmosphère? Je dois être fort, à présent, je dois +être armé pour la lutte, cette lutte dont j'ai rêvé vaguement depuis si +longtemps, je dois être descendu au fond des choses, je dois savoir... + +Hélas! même aux questions que j'ai le plus creusées, j'ai à peine +trouvé une réponse, tellement les solutions se démentent, tellement +les contradictions se heurtent. J'ai pensé bien des fois aux dernières +paroles de mon père, le jour où il m'a quitté, et je ne sais pas encore +pourquoi il ne suffit point à un père d'aimer ses enfants. Je ne sais +même pas s'il ne vaudrait pas mieux, pour lui et pour eux, qu'il ne +les aimât point du tout. J'ai seulement pu entrevoir, au flanc de la +famille, cette plaie puante et corrompue: l'héritage, l'argent... + +Non, je ne sais rien. Ma pauvre science, dont j'avais rêvé de faire une +armure forgée de toutes pièces sur l'enclume de la souffrance avec le +marteau de la haine, n'est toujours, malgré tout, qu'un assemblage de +haillons et de morceaux graissés de la graisse du pot-au-feu et salis +de l'encre de l'école--décroche-moi-ça lamentable de loques bourgeoises +étiquetées par des pions.--C'est si dur à faire disparaître, les +sornettes que l'on vous a fourrées de force dans la boule--vieux clous +rouillés dans un mur et qu'on ne peut arracher qu'en faisant éclater le +plâtre. + +Je suis toujours l'enfant que pousse son instinct, mais qui ne sait pas +voir. La douleur ne m'a pas éclairé, la souffrance ne m'a pas ouvert les +yeux... + +Ah! Misère! les épaules me saignent, cependant, d'avoir tiré ton +dur collier! Ah! Vache enragée! j'en ai bouffé, pourtant, de ta sale +carne!... + +Oh! avoir une vision nette! avoir une perception juste! Avoir la foi! + +La foi! oh! si je l'avais, je n'éprouverais pas ce que j'éprouve, je ne +me laisserais pas agripper, comme un pâle malfaiteur, par le désespoir +et le découragement, ces gendarmes blêmes des consciences lâches.--Je ne +hausserais pas les épaules devant les rages passées, je n'aurais pas le +petit rire sec de la pitié moqueuse au souvenir des grands élancements +qui si souvent m'ont brisé. + +Car j'en suis là, à présent. J'en suis à me demander si je n'ai pas +été le cabotin qui se laisse empoigner par son rôle, le rhéteur qui se +laisse emballer par ses sophismes! J'en suis à me demander si ma haine +du militarisme n'est pas une haine de carton, si ce n'est pas l'écho +du rappel qu'a battu la Famine, avec ses doigts maigres, sur mon ventre +creux, et si ce rappel ne va pas en s'assourdissant et en s'atténuant, +aussitôt qu'on a mouillé la peau lâche avec un litre de vin ou une +chopine d'absinthe! + +De la blague, alors, mes cris de colère? Du battage, mes emportements +furieux? Du chiqué, les frissons qui me glaçaient les moelles? + +Quelle pitié! Et comme c'est lugubre, tout de même, de ne pouvoir +comprendre ce que l'on a dans le ventre, de ne pouvoir croire en soi! Se +figurer qu'on porte au coeur une plaie vive, quand on n'a peut-être sur +la poitrine que l'emplâtre menteur d'un estropié à la flan! + +Ah! bon Dieu! dire que j'ai été si misérable, pendant des années, parce +qu'on voulait me forcer à voir les choses à travers un carreau brouillé! +Et voilà que je viens de m'apercevoir que, sur le trou qu'avait fait +dans cette vitre mon poing d'enfant, j'ai collé, de mes mains d'homme, +le papier huilé de la déclamation!.... + +Je suis plus malheureux que les pierres. + +Je sens mon âme se fondre... Insensé! Au lieu de vivre dédaigneux et +sombre, les yeux fixés sur un avenir menteur, si tu avais pris ta part +des joies saines de la famille, si tu n'avais pas étranglé tes émotions +et fermé ton coeur, tu ne serais pas harcelé par le doute impitoyable, +ou tu pourrais du moins trouver une consolation dans la tranquillité +de tes souvenirs et la sérénité de tes espoirs. Ce serait si bon, +de pouvoir calmer tes peines avec les réminiscences des affections +anciennes! Ce serait... + +Mensonge!... Ce n'est pas avec cette huile rance qu'il me faut panser la +large blessure que m'ont faite à petits coups les stylets empoisonnés +du dégoût et de la solitude. Ah! je m'en fous pas mal, par exemple, +du sourire béat des espérances à gueules plates! Et comme je m'en bats +l'oeil, de ne pas avoir roulé ma jeunesse, ainsi qu'un merlan à frire, +dans la farine fadasse des épanchements familiaux!... + +Ah! c'est bien le doute qui me fait souffrir, vraiment!... C'est +étrange, comme on aime à se tromper soi-même, comme on aime à +transformer en palimpseste, aussitôt qu'on en a lu deux lignes, le livre +grand ouvert de son coeur! + +Car je sais quel est mon mal, à présent. Je la connais, l'affreuse bête +qui se démène en moi, qui me surexcite et me torture, et plonge mon +esprit dans la nuit. Oh! il faut que je le hurle, que je fasse retentir +mes cris de rage impuissante, comme le fauve qui, la nuit, dans la +montagne, les flancs serrés et la gorge sèche, lance vers les étoiles +impassibles le rugissement désespéré des ruts inassouvis. + +Une vision m'obsède. Un cauchemar me poursuit. Du jour où j'ai commencé +à songer à l'amour, j'ai été perdu. + +C'est en vain que j'ai essayé d'étouffer le cri à la chair, c'est en +vain que j'ai tenté de maîtriser mes crispations angoissantes. Toujours, +de plus en plus impérieux, l'appel se faisait entendre, et je frémissais +malgré moi, sursautant au milieu d'une accalmie, ainsi qu'au premier +coup de langue de la diane, les dormeurs, réveillés en sursaut, ouvrent +les yeux, effarés. + +Voilà des mois que cela dure, des mois que je roule ce rocher qui +retombe sans cesse sur moi, au milieu des éclats de rire des corrompus +qui m'entourent. Elles ont fini par me couper les bras, leurs +railleries, et je viens de me coucher à côté du roc que, Sisyphe +esquinté, je n'ai même plus la force de soulever. + +Ma cervelle est imbibée de luxure. C'est une éponge qu'il m'est +impossible de presser sans faire couler à travers mes doigts le pus des +passions sales. + +L'affreuse image qui s'y est incrustée devient de plus en plus confuse, +comme celle d'un objet qui a posé trop longtemps devant l'appareil finit +par se brouiller sur la plaque. + +Il est des choses que je voudrais taire, des abominations que je +voudrais pouvoir passer sous silence. Je ressemble à l'un de ces arbres +malingres et rabougris, couverts de végétations hideuses, de lèpres +ignobles, de mousses galeuses, qui se tordent au fond d'un ravin sans +air, au bord d'un fangeux marécage, et qui, plantés dans la vastitude +solitaire de la plaine ou dans le resserrement fraternel de la forêt, +auraient crevé le ciel libre de la saine poussée de leurs branches. + +Ah! oui, je voudrais qu'ils se cachent, les infâmes qui, à mes côtés, +se prêtent à la satisfaction des désirs que la privation de femmes a +surexcités! Je voudrais qu'ils se cachent, car il y a longtemps déjà que +mon sang bouillonne en leur présence, et j'ai été pris, trop de fois, de +l'envie terrible de les tuer--ou de les aimer. Ce n'est plus eux que je +vois, ce n'est plus leur physionomie que je regarde avec dédain; ce sont +des intonations féminines que je recherche dans leurs voix, ce sont des +traits de femmes que j'épie fiévreusement--et que je découvre--sur leurs +visages; ce sont des faces de passionnées et des profils d'amoureuses +que je taille dans ces figures dont l'ignominie disparaît. + +Cette cristallisation infâme me remplit d'une joie âpre qui me brise. + +Oh! les rêves que je fais, somnambule lubrique, dans ces interminables +journées où mon corps s'affaiblit peu à peu sous l'action de l'idée +troublante! Oh! les hallucinations qui m'étreignent dans ces nuits sans +sommeil où les extravagances du délire s'attachent brûlantes à ma peau, +comme la tunique du Centaure! Ces nuits où j'écume de rage comme un fou, +où je pleure comme un enfant; ces nuits pleines d'accès frénétiques, +d'espoirs ardents, de convulsions douloureuses, d'attentes insensées et +d'anxiétés poignantes, où mon coeur cesse de battre tout à coup, ainsi +qu'à un susurrement d'amour, au moindre bruissement du vent--où je me +suis surpris, tressaillant de honte, à étendre mes mains tremblantes +de désir vers les paillasses où les lueurs pâles de la lune, perçant la +toile, me faisaient entrevoir, dans les corps étendus des dormeurs, de +libidineuses apophyses!... + +Ah! je ne veux point céder à la tentation! N'importe quoi, plutôt... + +Ma foi, oui, n'importe quoi! Je suis descendu au ravin où paissent les +bourriques que mon voisin appelle ses mômes, et j'ai fait la cour, moi +aussi, à mademoiselle Peau-d'Âne... + +Autant aurait valu essayer d'étancher ma soif avec du vinaigre. + +Maintenant, c'est fini... Je suis la proie du rêve malsain. Je ne suis +plus moi; j'appartiens à ce bourreau: l'idée abjecte. Je ne vois plus +rien qu'une chose: la femme; pas même la femme, l'organe; pas même +l'organe, quelque chose de monstrueux, de vague, d'innommable, la +résultante affreuse de la rêverie infâme: deux cuisses ouvertes et, dans +l'écartement attractif du compas de chair, le vide sans forme, sans nom, +la chose quelconque, mais vivante, intelligente, humaine, consolante, +celle qui seule peut donner: la Satisfaction... + +Oh! qui me délivrera de cette obsession? Qui brisera cette griffe +immonde qui étreint mon cerveau! Qui arrachera de devant mes yeux cette +image qui m'exaspère, cet i grec de viande--qui me rendra fou!... + + + + +XXVII + + +J'ai de la veine. On vient de rendre justice à mon mérite. + +Le conducteur des mulets qui vont chercher de l'eau au puits ayant perdu +l'estime des _grosses_ légumes, a été destitué. C'est moi qu'on a choisi +pour le remplacer. + +--Chançard, est venu me dire Rabasse, le poète, qui prétend savoir mener +les bourdons, lui aussi, et qui aurait bien voulu se voir promu au grade +de porteur d'eau; tu n'as plus qu'à te battre les flancs, à présent! + +Pas tout à fait. Il faut que je fasse au puits six voyages par jour: +trois le matin, trois le soir. Un homme de corvée doit m'accompagner +pour remplir les tonneaux que nous plaçons sur les bâts. Ce n'est pas +éreintant. Nous avons le temps de nous amuser en route. + +Je n'en ai justement pas, d'homme de corvée. Il m'en faut un. Je +n'aurai pas été préposé à la lavasse, comme dit Acajou, et investi d'une +autorité--limitée--sur deux bêtes de somme et un subalterne, sans avoir +usé des prérogatives que me confère ma charge. Il m'en faut un. + +--Sergent, je n'ai pas d'homme de corvée. + +--Je vais vous en désigner un. Le premier qui sortira de sa tente... +Gabriel! venez ici. Vous allez vous rendre au puits, avec Froissard; +jusqu'à nouvel ordre, vous continuerez. + +--Oui, sergent. + +Je reste cloué à ma place, stupide. Gabriel! lui! _elle!_... Mais je +n'en veux pas!... Je... + +Et, tout d'un coup, je sens mes mains qui se glacent, tout mon sang +qui me remonte au coeur. _Il_ vient de me regarder en souriant..... +................................................................... + + + + +XXVIII + + +Je l'adore... + +Ah! si je pouvais les passer ici, comme cela, les neuf mois qui me +restent à faire!... + +C'est pour rire... Le lieutenant Ponchard vient d'être appelé au +commandement d'une compagnie d'un bataillon d'Afrique, en Algérie, +et c'est un sergent qui va le remplacer comme chef de détachement. Un +Corse, ce sergent, et un Corse qui m'en veut, un Corse qui m'a gardé +rancune: Craponi. + +Gare à moi! + +Il n'y a pas une semaine qu'il est en fonctions que j'ai déjà pour +plusieurs mois de bloc sur la planche. Je ne suis pas le seul, +d'ailleurs, sur lequel se soit appesantie sa vengeance: nous sommes +une douzaine en prison. Les gradés, que maintenait la bonhomie du +lieutenant, ont repris courage et ont complètement changé d'allures, +depuis l'arrivée de Craponi. + +--Quel tas de vaches! me dit Acajou, le soir, quand nous rentrons sous +notre tombeau, après avoir fait le peloton. + +Il a raison, Acajou. Mais je n'ai plus que neuf mois à tirer, et je les +défie bien de me faire faire un jour de plus. + +--Ne défie personne, me souffle le factionnaire qui nous garde et qui +m'a entendu. Craponi parlait de toi tout à l'heure, avec Norvi; tu sais, +le pied-de-banc qui vient de se rengager? + +J'insiste. Qu'ont-ils dit? + +--Presque rien. Norvi a touché sa prime de rengagement et veut aller la +manger--ou la boire--à Tunis. Pour arriver à ce beau résultat, il faut +qu'il fasse passer un homme au conseil de guerre. + +--Et il a parlé de moi? + +--De toi et du Crocodile. + +--Les canailles! + +--Ils ne sont pas décidés. Ils vont jouer votre tête au piquet, en +cent cinquante: Norvi joue pour le Crocodile et Craponi pour toi. J'ai +entendu ça il y a cinq minutes, en passant devant leur baraque. Ils sont +en train de jouer, à présent. + +--Promène-toi encore, sans avoir l'air de rien, et tâche de savoir... + +Un brusque éclat de voix me coupe la parole. + +--Quinte et quatorze, quatre-vingt-quatorze! j'ai gagné de trente!... + +--C'est Craponi qui a gagné, me dit le factionnaire, qui pâlit. + +Je ne pâlis peut-être pas--je ne sais pas--mais j'ai un petit +tremblement nerveux. + +--Oui, c'est lui, mon vieux, tu as raison! Seulement, tout n'est pas +dit. A nous deux, la belle! Ça va être drôle!... + +Ça n'a pas été drôle du tout. + +Pendant un mois, les chaouchs m'ont _cherché_ de toutes les façons sans +arriver à aucun résultat, malgré leur méchanceté hypocrite. J'étais sûr +de moi, certain d'aller jusqu'au bout, sans plier. Et je répétais la +phrase lamentable du soldat martyrisé par ses chefs: «Ils auront la +graisse, mais pas la peau.» + +Un soir, mon pied a tourné sur un caillou. Le lendemain matin j'avais la +cheville gonflée et je pouvais à peine me tenir debout. J'ai vu qu'il me +serait impossible de faire le peloton. + +--Va montrer ton pied au sergent, m'a dit un camarade. Comme il n'y a +pas de médecin ici, il sera forcé de te faire remonter à Aïn-Halib et, +pendant qu'on te soignera, tu seras mieux qu'ici, en prison. + +Je monte clopin-clopant jusqu'à la baraque des chaouchs. + +--Qu'est-ce que vous voulez? vient me demander Craponi qui, étonné de me +voir là, fait deux pas au-delà du seuil. + +--Sergent, je me suis foulé le pied et je viens vous demander... + +--Attendez-moi là un moment. + +Il est rentré dans la maison, et en est sorti deux minutes après. + +--Qu'est-ce que vous dites que vous avez? + +--J'ai le pied foulé, sergent, et je voudrais monter à Aïn-Halib, pour +me présenter devant le major, avec le convoi qui part aujourd'hui. + +--Empoignez-moi cet homme-là, Cristo!--Vous m'insultez! vous m'insultez! + +Trois gradés, deux sergents et un caporal, se sont précipités hors de +la baraque. Ils m'ont saisi par les bras et par le cou et m'ont traîné +jusqu'à un gros arbre qui s'élève, seul et desséché, à une cinquantaine +de pas de la route. + +--Apportez-moi des cordes! crie Norvi à un homme de garde. + +--Mais qu'est-ce que j'ai fait, sergent? Pourquoi m'attachez-vous? + +--Silence! porco! ou je vous mets le bâillon! + +Ils m'ont attaché les pieds, les mains, et m'ont lié étroitement à +l'arbre; puis ils m'ont laissé seul. + +Que penser? que croire? J'ai passé quatre heures à me les poser, ces +deux questions, sans trouver de réponse, ou en trouvant trop; ne sentant +pas la morsure des cordes qui m'entraient dans les chairs, mais avec +la sensation d'une douleur sourde, causée par un coup de masse, sur la +tête. + +A neuf heures, le clairon sonne pour la lecture du rapport. Je tends +l'oreille, mais il m'est impossible de surprendre autre chose qu'un +bredouillement indécis. + +--Rompez les rangs, marche! + +Craponi se dirige vers moi, son cahier de rapports à la main. Il +s'arrête à trois pas, remuant deux secondes ses lèvres blêmes. + +--Froissard--huit jours de prison--lorsque le sergent chef de +détachement lui faisait une observation, a répondu à ce dernier: «Tu me +fais chier, bougre d'idiot!» + +J'ai un hurlement. + +--C'est faux! Je ne vous ai pas dit ça! C'est faux! + +--C'est vrai. + +Le Corse me regarde en dessous, une placidité douce dans ses deux yeux +noirs d'hypocrite imperturbable. Il fait un demi-tour par principes et, +en s'en allant: + +--Insulte à un supérieur pendant ou à l'occasion du service, dix ans de +travaux publics. + +J'ai senti le froid d'une lame de couteau m'entrer entre les deux +épaules. + +Je suis perdu! + + + + +XXIX + + +Je suis perdu! Cette pensée ne me quitte pas. Elle me harcèle; je ne +vois pas autre chose, rien, rien. Et, chaque fois que je m'écrie en +moi-même, indigné: + +--Mais l'accusation portée contre moi est un infâme mensonge! C'est +faux! + +J'entends la voix blanche du Corse qui répond: «C'est vrai!» + +Et je sens que le Corse aura raison, toujours raison, et que mon +témoignage à moi, Camisard revêtu de la capote grise, ne pèse pas plus, +devant l'affirmation du galonné, qu'une plume devant un coup de vent... +C'est à se briser la tête contre les murs! + +Perdu!... Je me redis ce mot tout le long des vingt-cinq kilomètres que +j'ai à faire, les mains attachées, pour arriver à Aïn-Halib. + +Perdu!... Je me le redis encore quand, le soir, on m'a mis les fers +aux pieds et aux mains et qu'on m'a jeté dans le coin du ravin où l'on +relègue les hommes en prévention. + +Dix ans de travaux publics! Ah! mieux vaudrait la mort, mille fois!... +La mort... Et je me souviens de la réponse de Queslier, un jour où +nous parlions du conseil de guerre: «Si jamais, par malheur, ils m'y +faisaient passer, ce n'est ni à cinq ans ni à dix ans de prison qu'ils +me condamneraient.» Et je vois son geste rapide mettant en joue un +chaouch. + +--Est-ce un cadenas anglais que tu as à tes fers? murmure une voix qui +sort du tombeau voisin du mien. + +Je me retourne, tant bien que mal, et j'aperçois sous la toile relevée +la moitié d'un visage qui ne m'est pas connu. + +--Oui, c'est un cadenas anglais. Pourquoi? + +--Parce que j'ai une fausse clef que je me suis faite avec un morceau +de fil de fer. Tu ne me connais pas, mais moi, je te connais, ou plutôt +j'ai entendu parler de toi. Je vais aller te détacher. + +Et, en effet, rampant avec des précautions de sauvage, l'homme se glisse +le long de mon tombeau et se met à travailler le cadenas. + +--Ça y est. Défaisons quatre ou cinq tours et refermons. Maintenant, +tu peux mettre tes mains là dedans et les retirer à volonté. Tu es en +prévention de conseil de guerre? Tu viens d'El-Ksob? + +--Oui. + +--Alors, on n'instruira ton affaire que demain dans l'après-midi. Moi, +j'ai déjà été appelé chez le capiston. Mon flanche est dans le sac. Je +pars à la fin de la semaine pour passer au tourniquet. + +--Pourquoi passes-tu au conseil de guerre? + +--Pour refus d'obéissance. J'attraperai deux ans de prison. Je l'ai fait +exprès. Je m'embêtais ici... + +Il a un rire idiot. + +--Tu comprends, quand j'aurai fini mes deux ans, je serai versé dans une +autre compagnie... J'y serai peut-être moins mal qu'ici... Tu sais, je +t'ai détaché, mais tâche de ne pas le faire voir. Ne profite pas de ça +pour aller te promener... + +Non, mon ami, non, je n'irai pas me promener. Pas aujourd'hui, du moins; +mais demain, après la confrontation avec les témoins chez le capitaine, +si je vois que l'ignoble complot qu'on a formé contre moi réussit, si +je vois que le crime que les abjects chaouchs ont depuis si longtemps +prémédité est sur le point de s'accomplir, eh bien! il se pourrait que +j'aille faire une petite promenade, la nuit, quand on n'y voit point à +trois pas. Il se pourrait que je monte là-haut, au camp, que je prenne +une baïonnette dans un marabout et que j'entre tout doucement, sans me +laisser voir de personne, dans la baraque où ronflent les pieds-de-banc, +ou dans le bord où dort le capitaine. Et il pourrait se faire aussi, +vois-tu, que j'aie du sang aux mains lorsque je viendrai réveiller le +chef de poste, après ma promenade nocturne, pour le prier de m'écrouer. + +Tu ne m'aurais pas détaché, n'est-ce pas, si tu t'étais douté de ça? +Et si je te livrais mon secret maintenant, tu appellerais le chaouch de +garde à grands cris, n'est-ce pas? Mais tu ne te doutes de rien; tu dors +peut-être tranquillement, avec tes deux ans de prison en perspective, +toi qui _fais exprès_ de passer au conseil de guerre! Et tu ne supposes +pas qu'il y ait des gens assez fous pour ne vouloir y passer à aucun +prix et pour préférer, lorsque les buveurs de sang ont résolu de leur +voler dix années de leur vie, douze balles dans la peau à dix ans de +travaux publics. + + + + +XXX + + +--Oui, mon capitaine, oui! j'ai tout entendu. C'était moi qui faisais la +cuisine des gradés, à El-Ksob. Vous savez probablement que, dans le +mur de leur baraque, on a pratiqué une petite fenêtre, un guichet, pour +passer les plats. Eh bien! ce guichet était resté ouvert. Quand j'ai +vu Froissard arriver, je me suis douté de quelque chose. Je me suis +dissimulé le long du mur et j'ai prêté l'oreille... + +C'est Queslier qui parle, Queslier qui a fait des pieds et des mains +pour remonter d'El-Ksob au dépôt, car il sait quelle infâme machination +a été ourdie contre moi, car il ne veut pas, lui qui a vu tendre +le traquenard dans lequel je suis tombé, que je sois la victime des +imposteurs galonnés qui ont juré ma perte. Il dit tout,--et sans ménager +ses expressions, ma foi:--la partie de piquet au sanglant enjeu jouée un +mois auparavant; la rentrée subite de Craponi dans sa maison, lorsque +je me suis présenté sur le seuil, et la consigne atroce qu'il a donnée à +ses sous-ordres. + +--Voici ses propres paroles, mon capitaine: + +«Froissard est là. Je vais ressortir et lui demander ce qui l'amène; +aussitôt qu'il aura dit cinq ou six mots, je crierai: «Vous m'insultez, +misérable!» Vous sortirez et vous le saisirez solidement. Nous le ferons +passer au conseil et vous me servirez de témoins. _Sarà divertevole_. +Comme ça, nous pourrons aller à Tunis.» + +--Vous mentez! s'écrie le capitaine qui, assis devant le pupitre de la +salle des rapports, a bondi sur sa chaise. + +Queslier étend la main. + +--Mon capitaine, je jure que je dis la vérité. + +--Prenez garde à ce que vous dites! Si vous essayez de tromper la +justice, de calomnier vos supérieurs, un châtiment épouvantable vous +attend! Réfléchissez à ce que vous allez dire. Jusqu'à présent je +n'ai rien entendu. Je vous interrogerai encore dans cinq minutes. +Réfléchissez, Queslier, réfléchissez! Vous voulez sauver un camarade, +malheureux! Savez-vous s'il est digne de votre dévouement, d'abord! +Savez-vous s'il ne va pas faire des aveux, tout à l'heure? Savez-vous +s'il n'en a pas fait déjà? Ah! mon pauvre enfant! Tenez, allez-vous-en! +sortez d'ici! Profitez d'un moment d'indulgence. J'ai pitié de vous. Je +ne suis pas seulement votre capitaine, votre commandant, je suis aussi +votre père; vous retournerez ce soir à votre détachement et j'ignorerai +que vous êtes venu ici. Suivez le bon conseil que je vous donne, ne vous +compromettez pas davantage, ne persistez pas... + +--Mon capitaine, ma place est ici. + +--Indiscipliné! mauvaise tête! rebelle! canaille! Gare à votre peau! +on ne rit pas avec moi! Vous entendez?... On ne rit pas!... Je vous le +ferai voir, moi! Bougre!... + +Le capitaine écume. Subitement, il se calme. Il croise les bras sur le +pupitre. + +--A vous, Froissard. Qu'avez-vous à dire pour vous justifier? + +On m'a fait asseoir sur une chaise dont la paille me brûle le derrière. +J'ai des picotements par tout le corps, des fourmis dans les jambes. Je +ne peux pas rester en place. C'est impossible. Pour cent mille francs et +une montre en or, je ne demeurerais pas sur cette chaise. Je me lève. + +--Mon... + +--Asseyez-vous! + +Je me rassieds. + +--Mon capitaine... + +C'est plus fort que moi, je me lève encore. + +--Asseyez-vous! + +Je me rassieds. Oh! cette chaise!... + +--Mon capitaine, lorsque je me suis présenté... + +--Asseyez-vous! + +C'est vrai, je me suis encore levé. + +--Lorsque je me suis présenté devant... + +Je ne suis plus assis que sur une fesse. + +--...Devant le sergent Craponi... + +Je ne suis plus assis du tout; je suis, à moitié courbé, comme si je +faisais une révérence, et j'ai crispé mon poing derrière mon dos, sur le +dossier du siège d'angoisse. + +--Je lui ai dit simplement... + +J'ai lâché le dossier et je me suis redressé. + +--..._Sergent, je suis... + +--Asseyez-vous! + +J'empoigne la chaise à deux mains et, à toute volée, je la lance contre +le mur. On entend un craquement. + +--Vous avez brisé cette chaise, vous payerez ça. Tout se paye, ici. +Sergent, donnez une autre chaise au prévenu. + +Ah! non! Qu'on me donne la question, si l'on veut, mais pas de chaise! +La commodité de la conversation, peut-être; mais l'incommodité de la +défense, pour sûr! + +Et, afin que ça finisse plus vite, je m'écrie, sans faire semblant de +m'apercevoir que l'horrible meuble est déjà derrière moi: + +--Je suis innocent! Je n'ai insulté personne: la déposition de vos +gardes-chiourme est un affreux mensonge! + +--Vous payerez tout ça!... Asseyez-vous! + +Si l'on veut. Maintenant, ça m'est égal. Le capitaine se tourne vers +Queslier. + +--Persistez-vous dans vos précédentes déclarations? Ce que vous avez dit +est-il vrai? + +--C'est vrai. + +--Sergent Craponi, est-ce vrai? + +--C'est faux. + +Oh! quelle différence d'intonation entre la voix franche de Queslier et +la voix fausse du Corse! Comme l'une a la clarté de la vérité et l'autre +l'accent sourd du mensonge! + +--Sergent Norvi, est-ce vrai? + +--C'est faux. + +--Sergent Balanzi, est-ce vrai? + +--C'est faux. + +--Caporal Balteux... + +J'entends d'avance sa réponse... Je suis foutu! + +Mais Queslier s'est élancé vers le caporal et l'a saisi par le bras. + +--Caporal, vous êtes Français, vous! Vous n'êtes pas Corse! Les Français +ne savent pas mentir! Vous ne voudrez pas faire condamner un innocent, +prêter la main... + +Le capitaine s'est levé. Il frappe du poing sur le pupitre et ses +hurlements se croisent avec les exclamations de Queslier. + +--Caporal! Suivez l'exemple de vos chefs... la hiérarchie!... la +famille!... Vous retournerez voir votre famille avec des galons +d'or... Vous serez sergent! Vous êtes un des premiers sur le tableau +d'avancement... + +--Vous savez tout; ne soyez pas sergent, soyez honnête homme. Ça vaut +mieux, allez! + +Le caporal étend la main. Il fait signe qu'il veut parler. + +Un grand silence. + +--Les sergents vous ont trompé, mon capitaine. Froissard est innocent. +Queslier a dit la vérité. Je le jure!... + +On nous a fait sortir, Queslier et moi. + +Je ne passerai pas au conseil de guerre. Seulement, j'aurai soixante +jours de prison pour bris d'un ustensile appartenant à l'Etat. Ce qu'il +est veinard, l'Etat! Je voudrais bien être à sa place. + +Non, j'aimerais mieux avoir ce qui reste de la chaise, pour la casser +tout à fait. Queslier aussi a soixante jours de prison. Lui, par +exemple, c'est pour s'être permis de saisir familièrement par le bras un +supérieur, pendant le service. + +--Qu'est-ce que ça fiche? me dit-il au moment où l'on nous boucle. +Pourvu que ça compte sur le congé............................. + +Voilà trois mois, déjà, que l'affreux cauchemar est passé; trois mois +qu'il s'est effacé, l'horrible rêve de l'existence brisée comme une lame +d'épée par le bâton d'un manant; trois mois que le spectre du crime à +accomplir a disparu de devant mes yeux. + +Ah! je suis soulagé d'un grand poids. Il m'a rendu bien vil, l'infâme +métier. J'ai volé, j'ai forniqué. Mais j'ai pu au moins écarter de mes +doigts souillés et tremblants le fantôme de l'assassinat... + +... Cette phrase que je viens d'écrire me fait honte. Elle ment. Je +ne l'efface pas, je la laisse. Je n'ai pas le courage, vraiment, de la +biffer d'un trait de plume, car c'est bien dur de tout dire, même quand +on s'est promis de faire une confession sincère--même quand on n'a pas +de remords. + +Pas de remords, non. Je n'ai été, là encore, que l'agent contraint et +aveugle d'une cause hors de moi. Avoir des ménagements pour moi, affolé +qui, inconsciemment, ai agi en brute, ce serait avoir des égards pour +ceux qui, depuis si longtemps, appuient sur mon esprit leur lourd talon. +Et ce n'est que justice, après tout, si je secoue, sur leurs faces +viles, mes mains tachées de sanie et de sang. + +J'ai assassiné. + +Ah! je veux me hâter, maintenant. J'en ai assez de ces horreurs; j'en ai +trop de ces ignominies. Je sens que je ne pourrai bientôt plus dégorger +goutte à goutte toute la honte qu'on m'a fait boire et plaquer de larges +taches, sur le papier blanc, avec toutes les infamies qu'on m'a forcé à +commettre... + +Il a fallu aller nettoyer les puits, à Bir-Tala. Travail dur, répugnant. +On a choisi, pour l'accomplir, une équipe de prisonniers. Nous partons, +douze, à huit heures du soir, pour faire, pendant la nuit, l'étape de +quarante kilomètres, dans les montagnes où aucun chemin n'est tracé. +Nous nous apercevons, en arrivant, le lendemain matin, que l'un de nous +manque à l'appel. C'est un jeune soldat, peu habitué à la marche, qui a +dû rester en arrière. Nous l'attendons en vain toute la journée et, la +nuit venue, nous allumons de grands feux. + +--Ce saligaud-là s'est au moins fait pincer par les Arabes, ronchonne +l'adjudant qui nous commande. Il n'est guère admissible qu'il soit resté +dans la montagne. Enfin, si demain, à dix heures, il n'est pas là, je +donnerai la demi-journée à six d'entre vous pour aller à sa recherche. + +La nuit et la matinée se passent. Personne. + +--Vous allez partir deux par deux, chacun d'un côté. Vous, Froissard, +avec l'Amiral, par là; vous, dans cette direction. + +--Mon adjudant, il nous faudrait de l'eau. + +On la mesure, l'eau. Celle qu'on pourrait tirer du puits n'est pas +buvable, et il reste à peine un petit tonneau sur les quatre que les +mulets ont apportés d'Aïn-Halib. La chaleur est accablante, justement. + +--Ce ne sera pas trop d'un bidon, dit l'Amiral. + +--Un bidon! comme vous y allez! s'écrie l'adjudant. Un demi-bidon, s'il +vous plaît. + +--Mais, mon adjudant, puisque le tonneau était encore plein tout à +l'heure... + +--Et ce qu'il m'a fallu pour ma toilette? + +Nous avons un cri de stupéfaction. + +--Sa toilette! le moment est bien choisi... + +--Qu'est-ce que c'est? Demi-tour! et vite! + +Et nous partons, sous le soleil de plomb, gravissant les montagnes +abruptes, dégringolant les pentes caillouteuses des oueds, avec cette +chopine d'eau, bientôt bouillante, et dont il ne reste pas une goutte au +bout d'une heure. + +Combien de temps avons-nous marché, l'Amiral et moi? Je l'ignore. Mais +je sais que jamais je n'ai tant souffert de la chaleur, que jamais la +soif ne m'a torturé ainsi. Il vient un moment où, le corps en sueur, +exténués, la gorge sèche, nous laissons tomber nos fusils par terre et +nous nous étendons, haletants, sur le sable brûlant. Nous avons un doigt +d'écume desséchée sur les lèvres; nous ne pouvons plus parler. L'Amiral +me tire par le bras et me fait signe de nous remettre en route. Où +allons-nous? Droit devant nous. Nous n'avons plus l'espoir de retrouver +le camarade égaré. Il est mort, sans doute; il est tombé entre les mains +des Arabes et l'on n'entendra plus jamais parler de lui, pas plus que +de ces traînards qui, à la queue des colonnes, disparaissent +mystérieusement. + +Nous n'en pouvons plus. Il ne nous reste qu'à regagner le camp. Nous +gravissons une crête pour nous orienter. L'Amiral marche à dix pas +devant moi. Brusquement, il pousse un cri strident et, derrière un +rocher, disparaît en courant. Je le suis... + +Alors, que s'est-il passé? Comment dire cette chose? Comment rendre +cette image que j'ai là, devant les yeux? + +Un puits avec une margelle de pierres rouges; deux Arabes, un vieux et +un jeune, un enfant de quinze ans, tirant de l'eau dont ils remplissent +des outres placées sur un ânon; l'Amiral saisissant le vieillard par le +bras, le vieillard levant sa faucille dans un geste désespéré, une lame +qui brille et l'Arabe tombant à la renverse, sa grande barbe blanche +toute droite. Et je me vois aussi, moi, saisissant à la gorge l'enfant +qui n'a pas le temps de jeter un cri et lui enfonçant, à trois reprises, +ma baïonnette dans la poitrine... + +En moins d'une minute, tout cela. Et quoi encore? Je ne me rappelle pas; +je ne sais plus. Les avons-nous précipités dans le puits, les cadavres? +Je l'ignore. En vérité, je l'ignore. Et je ne sais même pas si nous en +avons bu beaucoup, de cette eau qui avait une petite teinte rouge et +qui nous a semblé si bonne, quand la soif, qui nous avait subitement +quittés, un instant, nous est revenue plus ardente... + +Ce que je vois bien, par exemple,--oh! très distinctement!--c'est +l'Amiral assis près du puits dans lequel il s'amuse à jeter des cailloux +en disant: + +--Ah! le vieux chameau! Il ne voulait pas me laisser boire dans sa +_guerba!_ + +Et je ris doucement, moi, car je viens de faire reluire au soleil ma +baïonnette que j'ai frottée avec du sable après l'avoir passée dans des +touffes d'alfa. Parole d'honneur! elle est plus propre et plus nette que +si elle sortait de chez l'armurier. + + + + +XXXI + + +Je suis en prison--encore--et je fais le peloton--toujours. + +Ce n'est plus El-Ksob, ici. Je n'ai plus de vin, plus d'alcool, plus de +tabac, plus de Louis-Quinze--plus même de pain. Je suis retombé dans la +misère noire. + +Eh bien! tant mieux! Je suis content de m'être débarrassé de tout cela, +d'avoir secoué toute cette honte. + +J'ai reconquis ma haine d'autrefois, la rage qui me met le feu au +ventre, ma volonté d'énergumène. Je veux sortir du Barathre. Du courage, +il m'en faut encore pendant une demi-année. J'en aurai. + +Je suis bien portant, d'ailleurs, malgré les fers, malgré les mauvais +traitements, malgré les privations du régime cellulaire. Je me suis +rhabitué à ne plus manger qu'une soupe sur quatre. De la blague, tout +ça, lorsqu'on sait qu'on sera libre au bout de six mois! + +Je me sens fort, en dépit de tout. Et j'ai même une pointe de vanité +égoïste en jetant un coup d'oeil, parmi les vingt hommes qui me suivent, +sur deux ou trois malheureux qui clochent du pied et se traînent +difficilement. Car c'est moi qui tiens la tête, c'est moi qui mène _le +bal_, allant toujours, tant et plus, du même pas régulier, habitué à la +charge énorme que je porte et qui ne pèse plus sur mes épaules, les +bras rompus aux mouvements les plus pénibles et les plus prolongés du +maniement d'armes que j'exécute machinalement, sans gêne. + +Je crois qu'un homme, lorsqu'il a pu dépasser un certain degré de +fatigue et d'abattement, franchir, par un effort tenace de résolution, +la limite qu'il s'est d'abord figuré ne pouvoir atteindre, est +capable de continuer, sans plus souffrir, l'exercice qui lui a semblé +impossible, de sauter, maintes et maintes fois, par dessus l'obstacle +qu'il a pensé refuser. On arrive à s'insensibiliser. + +J'éprouve un serrement de coeur, pourtant, lorsque, à chaque tour de +piste, j'arrive devant la petite butte de gazon sur laquelle est monté +le sergent de garde qui nous fait manoeuvrer. Un homme est assis, au +pied du tertre, son sac à terre, à côté de lui, son fusil entre les +jambes. C'est Queslier. + +Pauvre garçon! Brave coeur! Il y a longtemps qu'il souffre, déjà, car le +climat meurtrier l'a anémié, car les tourments qu'on lui a fait endurer +l'ont affaibli à tel point qu'il n'a pas pu continuer le peloton, ce +matin, et qu'il a été forcé de se faire porter malade. On a été chercher +le médecin-major. + +Il arrive. + +--C'est vous qui vous êtes fait porter malade? Où avez-vous mal? + +--Partout, monsieur le major. + +--Mais enfin, de quoi vous plaignez-vous? De quoi souffrez-vous? + +--De la fatigue. Je n'en puis plus. + +--Ce n'est pas une maladie, cela. Voyons, vous n'avez pas autre chose? + +--Mais, monsieur le major, examinez-moi. Je vous assure que je suis +exténué, brisé, éreinté. Je n'ai plus trois gouttes de sang dans les +veines. Mes jambes ne peuvent plus me porter... + +Un flot de paroles désespérées. + +--Mon ami, vous êtes peut-être fatigué, je n'en disconviens pas. +Seulement, pour moi, cela ne suffit point. Je ne puis vous reconnaître +malade. + +Et, se tournant vers le chef de poste, le major ajoute: + +--Sergent, vous pouvez commander à cet homme de continuer son exercice. + +Et il s'en va, tranquillement, les paillettes d'or de son képi éclatant +au soleil au-dessus de la bande de velours; frappant sa botte, à petits +coups, de sa cravache à pomme d'argent. + +--Queslier, placez-vous le premier... en tête!... Pas gymnastique, +marche! + +Le malheureux fait cinq ou six pas en titubant. + +--Nom de Dieu! Plus vite que ça! Marchez-lui sur les talons, Froissard. + +Queslier s'arrête et laisse tomber son fusil. J'essaye de lui donner +du courage; mais je sens qu'il ne peut plus faire un pas. Ses jambes +raidies flageollent sous lui. Ah! bon Dieu! + +--Queslier! pour vous tout seul!... pas gymnastique, marche! + +Queslier ne bouge pas. + +--Les deux premiers, arrivez ici... Froissard et le suivant. + +Nous nous approchons du sergent qui est descendu du tertre et qui s'est +dirigé vers Queslier. + +--Vous savez qu'aux termes d'une circulaire promulguée par le général +commandant la division d'occupation de Tunisie, tout homme qui se fait +porter malade au cours d'un exercice quelconque et qui n'est pas reconnu +tel par le major, doit être considéré comme ayant refusé l'obéissance +à son supérieur... Froissard et vous, vous êtes témoins que cet homme +s'est fait porter malade au cours d'un exercice et n'a pas été reconnu +tel? + +Que faire?... Il me vient une idée: + +--Sergent, vous ne lui avez pas lu le Code pénal. + +--C'est inutile. J'aurais même pu le faire mettre en prévention de +conseil de guerre aussitôt après le départ du major. La circulaire du +général m'y autorise. + +--Cependant, sergent, le code est déjà assez sévère... + +--Ce n'est pas l'avis du général, probablement..... D'ailleurs, +taisez-vous! + +--N'insiste pas, me dit Queslier, qui sourit tristement. Je ne peux plus +mettre un pied devant l'autre. + +Et il me lance un regard que je comprends... + +--Vous êtes témoins, n'est-ce pas? + +--Oui, sergent. + +On a emmené Queslier auquel on a mis, sous _son tombeau_, les fers aux +pieds et aux mains. + +Le peloton est fini. Si je pouvais ne pas être aperçu!... + +Justement une bande de gradés fait son entrée dans le ravin avec un +saladier de fer-blanc, énorme, plein de punch. Ils pénètrent dans +le marabout du sergent de garde pour trinquer avec leur collègue +de service. Il y a eu une promotion ce matin, paraît-il; un des +pieds-de-banc, Balanzi, a été nommé sergent-major. C'est le factionnaire +qui, tout bas, vient de me jeter cette nouvelle. + +Il a raison. J'entends des hurlements, mêlés à des éclats de rire, +sortir du marabout. En choeur, les chaouchs entonnent une chanson: + + Nous avons un sergent-major... + ... Il a cinq pieds, six pouces, + Et des galons en or! + +Des galons en or! Dire que c'est avec ça qu'on étrangle un peuple! + +Personne? Pas de danger? La sentinelle tourne le dos. Sans bruit, je me +glisse jusqu'au tombeau de Queslier. + +--Rien n'est perdu, vois-tu, rien. Je passerai au conseil, mais je m'en +tirerai. Il n'est pas possible qu'ils osent me condamner. Si je croyais +le contraire... Mais non, ce n'est pas possible... Tu as compris mon +coup d'oeil, tout à l'heure? J'aime bien mieux que ce soit toi qui me +serves de témoin. Tu me défendras, au moins, et tu pourras m'aider à me +tirer de leurs pattes, à Tunis. Avec toi, je peux tout espérer, au lieu +qu'avec une bourrique, j'aurais été frais!... Allons, mon vieux, ne +te fais pas de bile, va; ça n'en vaut pas la peine, tout ça. Nous +retournerons à Paris, malgré eux, les crapules! Et nous irons voir s'il +y a encore de la place dans un jardin de la rue des Rosiers où l'on +colle autre chose que des espaliers, le long des murs. + + + + +XXXII + + +On nous a mis en subsistance, à Tunis, à la caserne des zouaves +et--naturellement--on nous a fourrés en prison. Queslier, lui, avec les +hommes en prévention, est détenu à la Kasbah. + +Je m'y morfonds, dans cette prison, d'où je ne peux sortir qu'une heure +et demie par jour, pour prendre l'air, et où je me trouve en tête-à-tête +avec des hommes de différents corps qui passent leur temps à +comparer les uns aux autres, partialement, les régiments auxquels ils +appartiennent. Presque toujours ils se disputent. Quelquefois ils se +battent. On dirait qu'il s'agit de choses sérieuses. Pauvres diables! + + + +--L'affaire Queslier ne sera pas probablement appelée avant une +quinzaine de jours, m'a dit un zouave, qui a un copain employé au +tribunal, et qui vient d'entrer à la malle. + +Il n'y est resté que deux jours. Malheureusement, car il était moins +bête que les autres et, dans mon égoïsme de reclus, j'aurais préféré le +garder plus longtemps--pour pouvoir causer avec lui. + +--Je te ferai passer des journaux, m'a-t-il dit en s'en allant. Ça te +distraira. + +Je l'ai remercié d'avance--tout en ne comptant guère sur lui. + +J'ai eu tort. Un des hommes de corvée qui nous apportent la soupe m'a +remis ce soir, de sa part, un paquet de papiers. De vieux journaux de +France, un roman-feuilleton et deux numéros d'un journal local, imprimé +moitié en arabe, moitié en français. + +Voyons le dernier numéro... Tiens: «Conseil de guerre de Tunis.» Ce doit +être intéressant. + +«Hier, le soldat Passaré, du 4e tirailleurs, ayant lancé son soulier à +la tête du commissaire pendant que celui-ci lui lisait le jugement qui +le condamnait aux travaux publics, a été, séance tenante, frappé d'une +condamnation à mort.» + +Quels singuliers magistrats, que ces membres d'un tribunal qui s'érige +en juge et en partie, dans sa propre cause! Quelle drôle de justice, +tout de même, que cette justice qui n'a même pas la pudeur de se +considérer comme au-dessus des offenses et qui inflige la monstrueuse +peine de mort à un malheureux exaspéré! + +Poursuivons. + +«Avant-hier a eu lieu l'exécution d'un jeune soldat du 175e de ligne. +Ce soldat s'était, à la suite d'une simple punition de deux jours de +consigne, jeté sur son caporal et l'avait souffleté. Le coupable a +été fusillé devant des détachements des divers corps de troupe de la +garnison. Une foule énorme d'indigènes étaient accourus de la ville et +des environs pour assister au spectacle. L'exécution d'un Français par +des Français éveillait quelque peu la curiosité. Le condamné a fait +preuve du plus grand courage et a conservé devant le peloton la plus +ferme des attitudes. Au point de vue du prestige moral du nom français +en Afrique, nous ne saurions que nous en féliciter...» + +Quel est le plus misérable, le plus vil, du Code qui _condamne à mort_ +un homme qui en a giflé un autre, ou du journal qui déclare n'avoir +_qu'à se féliciter_ d'un semblable assassinat?... + + + + +XXXIII + + +La salle banale d'un conseil de guerre. + +J'ai éprouvé, en entrant dans cette salle, non pas l'impression de +respect craintif qu'on ressent en entrant dans un prétoire, mais la +sensation de dégoût terrible et de défiance répulsive qui fait hésiter +sur le seuil d'un abattoir, à l'entrée d'un corridor obscur dont on +ignore l'issue et où le pied glisse sur les dalles gluantes. + +La composition ordinaire du tribunal: Un colonel de zouaves, président; +un commandant, un lieutenant et un sous-lieutenant d'autres corps; un +adjudant de chasseurs d'Afrique. Comme commissaire, un lieutenant de +tirailleurs assisté d'un maréchal des logis de chasseurs, greffier. La +défense est présentée par un avocat ou un officier quelconque. + +Le public? Les témoins des différentes causes inscrites au rôle de +l'audience. Derrière, des soldats d'infanterie, baïonnette au canon. + +Un tirailleur indigène, d'abord. Il a déserté. Il parle mal français, +et un sergent de son régiment lui sert d'interprète. Ça ne dure pas +longtemps, nom d'une pipe! Cinq minutes à peine. Trois ans de travaux +publics. Le Bico s'en va en pleurant. + +Un fantassin, ensuite. Attitude morne, abattue. Il est accusé d'avoir +dit à son adjudant qui refusait de le laisser sortir du quartier: «Je te +casserais bien une patte.» C'est un garçon très bien, à ce qu'on dit, de +famille riche. Le fait est qu'il s'est payé un avocat civil qui a mis +sa toque de travers et qui fait de grands gestes pour se débarrasser des +manches de sa toge, beaucoup trop longues. + +Il plaide l'enfantillage, l'avocat civil. Ça ne réussit pas à son +client: cinq ans de prison. C'est le minimum, après tout. + +--Affaire Queslier! + +On nous a fait sortir, l'autre témoin et moi; mais, de l'endroit où l'on +nous a relégués, je puis entendre à peu près tout. Queslier, simplement, +explique l'affaire. Il assure qu'au moment où il a dû cesser de faire le +peloton, il était très malade et que, du reste, il l'est encore. Depuis +qu'il est à Tunis, il a demandé la visite d'un médecin qui pourrait +constater la véracité de ses affirmations. On lui a refusé cette visite. + +La voix du président s'élève, hargneuse. + +--Abrégez! abrégez! Le fait de se faire porter malade au cours d'un +exercice est assimilé à un refus d'obéissance, lorsque le major ne +reconnaît pas la maladie. Vous êtes-vous fait porter malade? + +--Oui, mon colonel. + +--Que faisiez-vous en ce moment-là? + +--Le peloton de punition. + +--Le major a-t-il constaté votre maladie? + +--Non, mon colonel, mais... + +--Asseyez-vous! + +On nous fait rentrer dans la salle pendant que le greffier lit l'acte +d'accusation. + +Le colonel nous interroge, mon camarade et moi. Trois questions à +chacun; celles qu'il a déjà posées à Queslier. Impossible de placer un +mot. Brutalement, il nous coupe la parole. + +Queslier sera condamné, le malheureux; c'est certain. Le parti pris est +gravé sur toutes ces faces de galonnés qui sont nos supérieurs,--et qui +sont aussi nos juges. + +Le commissaire a la parole. Il n'en abuse point. Il se contente de lire +les punitions du prévenu qui, affirme-t-il, est un sujet dangereux. + +C'est ainsi qu'il soutient une accusation, ce commissaire-là. + +Il est vrai qu'il demande le maximum de la peine. + +Le défenseur s'avance. C'est un sous-lieutenant de zouaves, tout jeune, +qui tremble, devant son colonel, un peu plus fort que la feuille de +papier qu'il tient à la main. C'est pourtant difficile. Il la lit, cette +feuille de papier, en bredouillant, en mâchant les mots, en avalant des +phrases entières. Oh! la belle plaidoirie! Et comme la confiance doit +descendre dans l'âme d'un inculpé, lorsqu'il voit sa liberté ou sa vie +disputée aux membres d'un tribunal par un orateur de cette force! + +Tiens! c'est fini... A propos, quelles sont ses conclusions, à l'avocat? +Moi, je ne sais pas. J'ai des bourdonnements dans les oreilles. Je +n'entends plus. Que demande-t-il? Le minimum, ou l'acquittement--ou le +maximum? + +Pourquoi pas? puisque son supérieur--le commissaire--l'a demandé... + +--Queslier, avez-vous quelque chose à dire pour votre défense? + +--J'ai à dire que je n'ai refusé d'obéir à personne. Étant malade, je +n'ai pu continuer un exercice que j'accomplissais. Malheureusement pour +moi, le major... + +--Asseyez-vous. + +Les juges font semblant de délibérer. Ils rendent le verdict: Deux ans +de prison. + +Deux ans!... + + + + +XXXIV + + +Je suis revenu à Aïn-Halib, profondément écoeuré, indigné. + +Ah! je ne m'étais jamais fait d'illusions sur l'ignominie du système +militaire; mais c'est égal, il est des choses qu'on ne peut croire que +lorsqu'on les a vues; et j'en vois de drôles, depuis quelque temps. + +La sonde que j'ai laissée tomber dans la fange soldatesque n'a pas pu +trouver le fond; quel bourbier de vilenies, quelle sentine de bassesses! +Je sens que le mépris m'empoigne et que le dégoût me monte au coeur. +C'est curieux, cela: le militarisme arrive à concilier dans mon esprit +ces choses inconciliables d'ordinaire: la haine et le mépris, le dégoût +et la crainte. + +Oui, la crainte. Une crainte particulière, par exemple. Celle +probablement que peut faire éprouver l'appréhension du contact de +l'ignoble chauve-souris ou du crapaud visqueux. Je n'avais pas ressenti +cela, jusqu'à présent. Il est vrai que je n'avais guère eu +connaissance que de la partie brutale du système, et que la partie plus +particulièrement jésuitique était restée voilée à mes yeux. Maintenant +que j'ai tout vu, maintenant que j'ai vu Tartufe porter des épaulettes +et Laubardemont un panache, maintenant que je sais qu'il me faut +redouter non seulement la griffe du tigre, mais la dent de la vipère et +le dard du scorpion, j'ai peur. + +Sortirai-je jamais d'ici? Encore quatre mois, mon Dieu!... comme c'est +long! Je passe des jours bien tristes et des nuits bien lugubres! +J'essaye, pourtant, d'atténuer la sensation trop forte du présent avec +la vision de l'avenir. Je voudrais que cette image pût abolir dans mon +esprit toutes les autres images et que le rose dont je l'enlumine mît un +éclair de gaîté sur le fond noir de mes pensées... Un rien me trouble, +le moindre incident me bouleverse. Les nerfs s'en mêlent. + +Les petites peurs, les grandes craintes, les crâneries passagères, +les longs affaissements, les vigoureux espoirs qui vous enlèvent avec +l'élasticité d'un tremplin, et le filet lâche de la désespérance dans +lequel on retombe, mou et flasque--sans pouvoir se briser les os... + +Je me suis fait un petit calendrier sur lequel, tous les soirs, j'efface +une journée. J'en ai encore, des coups de crayon à donner!... Une +superstition stupide s'est emparée de moi, aussi. Partout je cherche des +présages, heureux ou malheureux, des indices d'une libération prochaine +ou d'un événement cruel. + +--Si le gros nuage gris, à gauche, a atteint la montagne avant le petit +nuage blanc, à droite, ce sera bon signe pour moi. + +Et, si c'est le nuage blanc qui arrive premier, j'ai toujours d'assez +bons yeux pour m'apercevoir qu'un coin du nuage gris--très léger, c'est +vrai--a atteint le but avant lui. Dans ce dernier cas, pourtant, je ne +suis pas parfaitement tranquille. Ma conscience me reproche tout bas une +indélicatesse coupable. + +Je voudrais avoir un sou, pour jouer la chose à pile ou face. Comme ça, +je ne pourrais pas tricher. + +Je n'ai pas un sou--heureusement.--Car, si j'avais le malheur de perdre, +je sens bien que je n'aurais pas la force de me rebiffer contre la +décision de l'oracle, et que je serais sans aucun doute la victime de ma +crédulité idiote, mais forcenée. + +--Froissard, une lettre pour vous. + +Le vaguemestre me tend une enveloppe que je dois ouvrir devant lui. +Tiens, une lettre de mon cousin, du cousin qui m'envoyait de l'argent +à El-Ksob, au temps des orgies sardanapalesques avec les Gitons +callipyges. Mais, à propos, comment a-t-il pu savoir mon adresse, le +cousin? Qui diable a pu lui apprendre... Voyons la lettre. + +«Mon cher cousin, ton secret est enfin dévoilé. Je sais tout. N'ayant +pas reçu de tes nouvelles depuis quelque temps, j'ai été demander +des renseignements au ministère de la guerre. Ces renseignements sont +épouvantables...» + +Et patati et patata. On lui a dit que j'avais été envoyé aux Compagnies +de Discipline pour mauvaise conduite et indiscipline, etc.--Un tas +d'horreurs, quoi! + +Le cousin se déclare scandalisé. Pauvre cousin! + +«Personne n'y va, à ces Compagnies de Discipline.» Ça, c'est exagéré, +cousin. Il vaudrait beaucoup mieux dire que tout le monde n'y va pas. + +«Quel malheur que tu n'aies pas pu sortir de là! Quelle tache sur ton +existence! Tu n'as pour ainsi dire plus de famille, maintenant...» + +Et il entre dans de longs détails pour finir par me déclarer qu'à Paris, +toutes les personnes que je connais me tourneront le dos... + +Ça me permettra de leur flanquer plus facilement mon pied quelque part, +si elles ne sont pas polies. + +«Et qu'il faudra que j'aie un fier toupet pour oser me montrer dans les +rues.» + +J'aurai ce toupet-là, cousin--et je ne mettrai pas de masque. + +Allons, une feuille de papier, une plume, et vite, vite, une réponse à +l'aimable parent. Il pourrait, malgré tout, avoir conservé des illusions +sur mon compte, et je ne veux point lui en laisser. Ce serait abuser +de sa candeur. Et puis, ça me fera du bien, d'écrire un peu ce que je +pense. C'est capable de me remonter. + +«On t'a dit vrai, cousin, on t'a dit vrai. Je t'avais monté un bateau. +Je t'avais tiré une carotte... Je suis aux Compagnies de Discipline +depuis bientôt trois ans. J'y ai été et j'y suis encore, physiquement +et moralement, aussi malheureux qu'il est possible de l'être. On m'y a +envoyé, t'a-t-on dit, d'abord pour mauvaise conduite,--une expression +assez élastique, entre parenthèses--ce qui est à moitié faux; ensuite +pour indiscipline, ce qui est entièrement vrai. + +«J'ai bu un coup par-ci par là, c'est exact; j'ai fait la noce +quelquefois, je l'avoue. C'est tout. + +«Si j'étais un mauvais sujet invétéré, j'en ferais carrément l'aveu, car +les potins et les cancans, vois-tu, je m'en fiche comme de Colin-Tampon. +Voilà donc une des causes pour lesquelles m'ont envoyé à la +Discipline--tu peux lire bagne, avec la condamnation en moins, mais les +tortures en plus--des gens dont l'état d'ébriété est continuel, dix-neuf +fois sur vingt grossiers par habitude et bêtes par nature, et chez +lesquels l'absinthe et les règlements militaires combinés ont +produit cette élévation intellectuelle et morale, et cette abnégation +patriotique que nous aimons à admirer dans Bazaine--et compagnie. + +«La seconde cause de ma relégation--passe-moi le mot, il est à la +mode depuis que les bourgeois qui nous gouvernent ont pris le parti +de reléguer--surtout ne va pas lire: transporter--à Cayenne, les +récidivistes, leurs victimes--la seconde cause de ma relégation loin des +rangs de l'armée régulière, dis-je, c'est mon indiscipline. Ici, ma +foi, je ne me défends point, oh! point du tout. Je suis un indiscipliné, +c'est vrai. Pas pour longtemps, pourtant; car l'indiscipline ne +pouvant exister qu'avec l'esclavage et le jour de la délivrance devant +prochainement luire pour moi, j'espère être bientôt, non plus un +indiscipliné, mais un insurgé. + +«... Si je n'ai pas écrit plus tôt, si je suis resté si longtemps sans +donner de mes nouvelles, si je n'ai pas avoué la vérité, je l'ai fait +pour deux raisons que voici: d'abord, quand j'ai un verre de fiel à +boire, j'aime à le boire seul; ensuite, j'ai craint que l'un de vous +n'eût l'idée d'aller intercéder en ma faveur, pleurer ma grâce auprès de +tel ou tel empanaché influent. Voilà surtout ce que je redoutais, car +je tiens à la garder tout entière, ma haine contre les tortionnaires +à galons d'or et les voleurs à culotte de peau. Je n'ai jamais courbé +l'échine devant eux et j'aurais eu honte de voir quelqu'un le faire pour +moi... Ce sont des bandits, vois-tu, et ils m'ont fait souffrir autant +qu'on peut faire souffrir un homme. Mais, au moins, je partirai d'ici en +espérant que, de même qu'on a hissé le dernier pirate à la grande vergue +de son navire, on pendra le dernier buveur de sang à la hampe du +chiffon ensanglanté qui lui sert de drapeau. Je partirai avec l'espoir +d'entendre bientôt sonner l'heure de la justice--et la vengeance est le +corollaire de la justice--pour tous ceux qui ont eu faim, pour tous ceux +qui ont souffert, pour tous ceux qui ont pleuré...» + +Je viens de jeter la lettre à la boite et je regrette presque, +maintenant, de l'avoir envoyée. Ce pauvre cousin!... Et puis, tant pis, +après tout! Au diable la famille! + +Ah! la famille! Elle peut se vanter d'avoir trouvé un fameux dissolvant +dans l'armée. + +Ce ne sont jamais les quatre pages couvertes du gribouillage paternel +ou des pattes de mouche de la mère qu'il cherche dans l'enveloppe qu'il +vient d'ouvrir, le militaire. Et, s'il ne trouve pas, entre les deux +feuilles de papier, le mandat qu'il espère, il ne se donne guère la +peine de la lire, la lettre. Il s'en moque pas mal, allez! + +Et les réponses!--ces réponses qui sont des demandes--des demandes qu'on +passe une heure à entourer de cinq ou six phrases qui veulent avoir +l'air d'être affectueuses! + +La famille, elle est plus loin du soldat, soyez-en sûrs, que la France +des Polonais. + +Et, si vous ne le croyez pas, vous n'avez qu'à demander à un illettré, +qui vous a prié d'écrire une lettre, ce qu'il désire que vous y mettiez. + +--Ce que tu voudras, comme pour toi... + +Comme pour toi,--je n'ai jamais pu en tirer autre chose. + +Comme pour toi! + + + + +XXXV + + + Le dernier jour est arrivé! + +Il y en a qui chantent ça, en descendant du magasin d'habillement. Moi, +je ne chante pas. Je ne porte plus la triste livrée de la Compagnie, +pourtant. On vient de me la retirer, en même temps que les fers--que je +gardais depuis dix jours. J'ai un uniforme d'artilleur avec lequel je +vais rentrer en France. Nous partons demain, dix ou douze libérables, +à la pointe du jour, pour faire les six étapes qui doivent nous mener à +Gabès, où nous prendrons le bateau. + +Je ne chante pas, non que je sois triste--au contraire!--mais j'ai peur. +Je suis comme le marin à qui le sol sur lequel il met le pied, après un +long voyage, paraît chancelant. Et puis, une crainte folle m'a saisi, +il y a un grand quart d'heure, au moment où je pénétrais dans le magasin +d'habillement, sans retirer mon képi. + +--Voulez-vous vous découvrir, insolent! m'a crié le sergent +d'habillement d'une voix furieuse. + +J'ai compris que cet homme, outré de me voir partir, moi qu'il déteste, +cherchait une querelle d'Allemand. Je n'ai rien dit. Je ne veux rien +dire de toute la soirée. Il est six heures; je vais aller me coucher +sous un marabout dont je ne bougerai pas jusqu'à demain. Je ne veux pas +me donner à moi-même l'occasion de faire une sottise, de compromettre ma +liberté que je touche--enfin. + +Je suis étendu sous une tente. Je fais semblant de dormir, pour qu'on me +laisse tranquille, mais je ne dors pas. Je pense. + +Je pense à cette armée que je vais quitter. Je l'envisage froidement, +laissant de côté toutes mes haines. + +C'est une chose mauvaise. C'est une institution malsaine, néfaste. + +L'armée incarne la nation. L'histoire nous met ça dans la tête, de +force, au moyen de toutes les tricheries, de tous les mensonges. +Drôle d'histoire que celle-là! Dix anecdotes y résument un siècle, une +gasconnade y remplit un règne. Batailles! batailles! combats! Elle a +osé fourrer la Révolution dans la sabretache des généraux à plumets et +jusque dans le chapeau de Bonaparte, comme elle a fait bouillir le +grand mouvement des Communes qui précéda la bataille de Bouvines dans +le chaudron où les marmitons de Philippe-Auguste ont écumé une soupe +au vin. Elle prêche la haine des peuples, le respect du soudard, la +sanctification de la guerre, la glorification du carnage... + +Ah! Mascarille! toi qui voulais la mettre en madrigaux, l'Histoire! + +Elle nous a donné le chauvinisme, cette histoire-là; le chauvinisme, +cette épidémie qui s'abat sur les masses et les pousse, affolées, à la +recherche d'un dictateur. + +L'armée incarne la nation! Elle la diminue. Elle incarne la force +brutale et aveugle, la force au service de celui qui sait lui plaire +et--c'est triste à dire, mais c'est vrai--de celui qui peut la payer. + +«Cela s'est fait, mais ne se fera plus.» Si, la blessure ne se guérira +point. La gangrène y est. + +L'armée, c'est le réceptacle de toutes les mauvaises passions, la +sentine de tous les vices. Tout le monde vole, là-dedans, depuis le +caporal d'ordinaire, depuis l'homme de corvée qui tient une anse du +panier, jusqu'à l'intendant général, jusqu'au ministre. Ce qui se nomme +_gratte_ et _rabiau_ en bas s'appelle en haut _boni_ et _pot-de-vin_. +Tout le monde s'y déteste, tout le monde s'y envie, tout le monde s'y +torture, tout le monde s'y espionne, tout le monde s'y dénonce. Cela, +au nom de soi-disant principes de discipline dégradante, de hiérarchie +inutile. Avoir un grade, c'est avoir le droit de punir. Punir toujours, +punir pour tout. De peines corporelles, naturellement; celles-là seules +sont en vigueur... Ah! c'est triste qu'un bout de galon permette à un +homme de mettre en prison son ennemi--ou de faire fusiller son camarade. + +L'armée, c'est le cancer social, c'est la pieuvre dont les tentacules +pompent le sang des peuples et dont ils devront couper les cent bras, à +coups de hache, s'ils veulent vivre. + +Ah! je sais bien: le patriotisme!... Le patriotisme n'a rien à faire +avec l'armée, rien; et ce serait grand bien, vraiment, s'il n'était plus +l'apanage d'une caste, la chose d'une coterie, l'objet curieux que des +escamoteurs ont caché dans leur gibecière, et qu'ils montrent de temps +en temps, mystérieux et dignes, à la foule béante qui applaudit. Ce +sentiment-là, je crois, n'est pas forcément cousu au fond d'un pantalon +rouge. Il y a peut-être autant de patriotisme dans l'écrasement banal +d'un maçon qui tombe d'un échafaudage ou dans la crevaison ignorée d'un +mineur foudroyé par un coup de grisou, que dans la mort glorieuse d'un +général tué à l'ennemi. Et il y a de bons patriotes, voyez-vous, qui +haïssent la guerre, mais qui la feraient avec joie--si l'on tentait +d'assassiner la France--parce qu'ils auraient l'espoir grandiose, +ceux-là, non pas d'écraser un peuple, mais d'anéantir, avec le +gouvernement qui le régit, toutes les tendances rétrogrades, féodales, +anachroniques--le caporalisme. + +Je réfléchis longtemps à ces choses. Je pense aussi aux trois années +que j'ai passées ici, à mon existence de paria! Quelle vie! quel +spectacle!... + +Et, lorsqu'ils ont défilé devant mes yeux, bien en lumière, tous ces +affreux tableaux que j'évoque avec horreur, je m'aperçois que je n'en +ai vu nettement qu'un côté, jusqu'à présent, et qu'une partie m'en a +échappé,--la partie la plus ignoble, sans doute, de ces conséquences de +la compression. + +Emporté par la passion, aveuglé par la haine, je n'ai jamais senti à mes +côtés, parmi mes compagnons de servitude, que les insoumis, que ceux +qui résistaient, ne voulaient pas plier; les seuls événements qui aient +frappé mon esprit sont ceux grâce auxquels s'est affirmée la lutte de +l'homme qui veut rester libre contre la discipline abjecte. Les journées +remplies de la farce grossière de l'existence servile n'ont rien laissé +en moi. Je les ai subies, tout simplement. Et quant au grand troupeau +des disciplinés, des soumis, des domestiqués, je ne l'ai même pas +dédaigné, je ne l'ai point vu. Qu'une bassesse de ces malheureux, par-ci +par-là, m'ait fait hausser les épaules, qu'une de leurs vilenies m'ait +fait lever le coeur, c'est possible. Rien de plus. + +C'est pour cela que je les ai badigeonnés en rouge, tous les fonds +couleur de cendre; et je sens que je n'aurai jamais le courage, +maintenant, de plaquer des rappels de gris sur les vigueurs des premiers +plans. + +Ah! c'est bien la platitude et la banalité, pourtant, qui s'étalent, +comme de larges nappes d'eau croupissante, au-dessus desquelles font +saillie, de loin en loin, les aspérités des caractères forts. + +Ce côté-là m'a échappé... Ma foi, tant mieux! J'ai déjà remué tant de +boue pour les retirer de la fange où ils gisaient, tous ces souvenirs +amers... + +--Froissard, tu dors? + +Ce sont des camarades, qui viennent me faire leurs adieux et me +souhaiter un bon voyage. Quelques-uns, des Parisiens, me donnent des +commissions... + +Le clairon! Un coup de langue prolongé: c'est l'extinction des feux. + +Encore une nuit et je serai libre. + +Libre!... Demain! + + + + +XXXVI + + +--Fontainebleau!... Melun!... + +Le train va vite. Dans une heure, nous serons à Paris... Oh! Paris!... +Paris!... + +C'est depuis Marseille seulement que j'ai commencé à librement respirer. +Jusque-là, j'avais souffert, j'avais tremblé, m'attendant à chaque +instant à une catastrophe; intimement convaincu que quelque épouvantable +difficulté allait s'élever, qu'un obstacle insurmontable s'opposerait +à mon retour en France, que quelque chose de terrible allait me clouer, +pour jamais, sur ce sol d'Afrique qui, j'en étais sûr, devait me garder. +Je me trouvais dans la situation du chrétien livré aux bêtes, dans le +cirque, et qui ne peut détacher ses yeux de la porte de la fosse qu'on +va soulever tout à l'heure, et par où la bête va sortir. + +La bête ne s'est pas montrée, c'est un gendarme qui a paru. Un brave +gendarme qui ne pensait pas à mal, certainement, et qui s'est trouvé +subitement devant moi, sur le paquebot, au détour d'un rouf. J'ai eu une +horrible peur. J'ai trébuché. J'ai été forcé de me retenir à un palan +pour ne pas tomber à la renverse. + +--On voit que le vin du cambusier n'est pas mauvais, m'a dit le Pandore, +qui m'a cru ivre, et qui s'est mis à rire, grassement... + +Deux ou trois frayeurs comme celle-là, et j'aurais perdu la boule. +J'aurais été atteint, pour de bon, du délire de la persécution... + +Nous sommes partis de Marseille à trois heures de l'après-midi, et, +dans ma joie de me sentir enfin seul, livré à moi-même, débarrassé du +sous-officier qui nous avait escortés jusque-là, je n'ai vu ni la +gare, ni la grande salle d'attente retentissante des exclamations +méridionales; je suis passé rapidement devant le jardin planté d'arbres +où se promènent, un panier au bras, des marchandes de provisions. + +Un jardin, une gare, des paniers, des marchands? C'est possible. Je ne +sais pas. + +Je suis entré tout droit dans la salle du départ et je me suis assis, +contre la porte qui donne sur le quai, sur un banc. Mon coeur battait +très fort, mes genoux tremblaient, un flot de sang me montait au +visage.--Je n'avais plus de sang qu'à la tête. + +J'avais mon billet dans la poche de mon dolman et je le sentais,--oui, +je le sentais, à travers la doublure, à travers la toile de ma chemise, +comme s'il avait voulu m'entrer dans la chair! Il me brûlait la peau, ce +morceau de carton. + +Tout d'un coup, la porte s'ouvre. Je m'élance, bousculant l'employé, je +me précipite dans un wagon comme une bête féroce dans la cage où saigne +un quartier de viande. J'ai fermé la porte sur moi, à toute volée, et je +me suis laissé tomber sur la banquette. + +Brusquement, je me suis senti _libre_. J'ai éprouvé, pendant une minute, +une jouissance indéfinissable. Pour la première fois de ma vie--la seule +peut-être--j'ai perçu, dans sa plénitude, la sensation de _liberté_. +.......................... ......................................... + +--Froissard, as-tu faim? Veux-tu manger un morceau? + +Ce sont mes camarades de route qui finissent leurs provisions, avant +d'arriver à Paris, et qui m'invitent à casser la croûte. + +Non, je n'ai pas faim; non, je ne veux pas manger. Il me semble que je +n'aurai plus jamais besoin de manger. + +--Ah! non, toi, là-bas, garde le cervelas pour toi. Il y a de l'ail +dedans, et, comme on va sucer la pomme à sa gonzesse... + +De gros rires. + +Quatre faubouriens, sur les sept que nous sommes. Quatre ouvriers qui +vont reprendre leur métier, en arrivant, avec la misère qui les guettera +au coin de l'établi et la débauche qui leur fera signe, au premier +tournant de la rue. Rien à attendre d'eux, rien. Des récits fantastiques +de leurs campagnes, peut-être, des histoires à dormir debout, des +exagérations idiotes, des hâbleries... Ah! il n'y a pas de danger qu'ils +aillent porter, dans l'atelier, sur les chantiers, le récit sincère de +ce qu'ils ont vu, de ce qu'ils ont enduré,--la haine du militarisme! +On les retrouvera arrêtés, badauds imbéciles, sur les boulevards où +défilent les griffetons, au son d'une musique de sauvages; à Longchamps, +les jours de revue, et l'on pourra les entendre applaudir, bien fort, au +passage d'un général peinturluré comme une image d'Épinal, d'un colonel +dont le plumet se dresse, au-dessus du shako, comme un pinceau de treize +sous au-dessus d'un pot à colle. + +A quoi ça leur sert-il d'avoir souffert?... Des animaux, alors? Pas +même. Des bêtes sans rancune. + +Et les autres: Le premier est un garçon instruit, un éduqué que je +connais peu. Il se livre à des comparaisons très intéressantes entre la +végétation africaine et celle de la France. + +Ces comparaisons me font suer. + +Le second, c'est cet imbécile de Lecreux. Il est libéré en même temps +que moi. Je ne lui ai pas dit quatre mots, je crois, depuis que nous +sommes partis d'Aïn-Halib. C'est égal, je serais curieux de savoir +à quoi il peut penser, cet être-là. Je vais le lui demander. Je +l'appellerai «mon vieux Lecreux.» Ça le flattera. + +--Mon vieux Lecreux, tu ne dis rien. A quoi penses-tu? + +--Je pense à une pièce de vers que j'ai faite... + +Il fait des vers! J'aurais dû m'en douter!... + +--Que j'ai commencée, plutôt, à Aïn-Halib. Je veux arriver à démontrer +l'inanité de tout système philosophique. Je viens justement de trouver +deux vers. Tiens, les voici: + + Pythagore, Solon, Socrate et Cicéron + Ont discouru longtemps sans rien dire de bon... + +--Comment trouves-tu ça? + +--Fous-moi la paix! + +--Tu dis? + +--Fous-moi la paix, ou je te casse la gueule! + +Ils se sont tous retournés. Ils m'ont cru fou. Tant pis pour eux. + +Le train siffle longuement.--Il entre en gare.--Il s'arrête. + +Je descends en courant; je me sauve ainsi qu'un voleur, sans faire +d'adieux, sans serrer une main, sans rien dire à personne--à personne! + +J'ai envie de pleurer de rage............................ + +Où suis-je? Sur le boulevard Saint-Germain, près du pont Sully. Je suis +venu là tout d'une traite, en grandes enjambées, sans regarder derrière +moi, comme si j'avais la police à mes trousses. + +Ainsi, je suis à Paris? Tiens! comme c'est tranquille! + +C'est drôle, je me figurais autre chose. Mon rêve a glissé sur le pavé +gras dont la pente mène à l'égout, et s'en va à vau-l'eau, maintenant, +roulé par les flots sales de ce fleuve qui coule, bête et jaune, dans +les brumes grises, et dont le courant se partage, au tranchant des piles +du pont, sans un bruissement, sans un bruit, sans une écume. + +Les maisons aux hautes façades pâles, aux fenêtres mornes, les longues +avenues au sol cendré et froid où tremblotent les squelettes ridicules +des arbres violets, le ciel blafard et décoloré comme une vieille +bâche, les silhouettes vilaines des édifices mangés par les vapeurs +caligineuses que piquent déjà les points jaunes des becs de gaz, +les taches noires et frissonnantes des passants qui glissent vite, +silencieusement... + +Ils ne me regardent même pas, ces passants... Si. Une jeune fille a jeté +sur moi un coup d'oeil étonné et je l'ai entendue qui disait tout bas à +sa compagne: + +--Comme il est noir! + +Comme il est noir!... C'est tout. + +Alors, on ne voit rien sur ma figure? Il n'y a rien d'écrit, sur mon +visage? Les souffrances n'y ont pas laissé leur marque, les insultes +n'y ont pas imprimé leur stigmate. Et l'on ne peut même pas, sur mes +membres, comme sur l'échine d'une bête maltraitée, compter les coups que +j'ai reçus, dénombrer toutes mes cicatrices! + +Ah! pourquoi ne m'a-t-on pas meurtri le corps, au lieu de me torturer +l'âme? Pourquoi la honte ne m'a-t-elle pas cinglé comme un fouet? +Pourquoi les douleurs n'ont-elles point été des couteaux et les affronts +des fers rouges? Je pourrais montrer les blessures de ma peau, au moins, +puisque je ne peux faire voir les plaies saignantes de mon coeur. Je +pourrais mettre ma chair lacérée sous les yeux des indifférents et +fourrer dans mes ulcères les doigts blagueurs des incrédules! + +Le découragement m'assomme. + +Un désir violent me saisit. Une envie atroce me tenaille: je voudrais +être Lecreux. + +Je ne souffrirais pas comme ça, je ne ressentirais pas le mal lancinant +qui me point. Et je m'écrierais gaîment, ce soir, à table, en débouchant +une bouteille: + +--En voilà une que les chaouchs ne boiront pas! + +Ce serait toute ma vengeance, ma foi! et, après, je ne songerais plus +au passé. Je n'aurais même pas la peine d'empêcher les souvenirs +d'autrefois de se présenter à mon esprit. Je n'y penserais point, à cet +autrefois--naturellement--pas plus qu'on ne pense à un médicament amer +qu'on a avalé, à une tache de boue qui à sali vos vêtements et qu'un +coup de brosse efface... + +Ma vengeance!... Est-ce que je veux me venger? + +Oui, si c'est se venger que d'ouvrir devant tous le livre de son +existence, de montrer ce qu'on a souffert, de dire ce qu'on a pensé. + +Je veux faire cela à présent. Si c'est vengeance, tant pis; et si c'est +justice, tant mieux. + +Je crois que ce sera justice, simplement. La haine me gonfle le coeur, +c'est vrai. Mais elle est trop forte, je le sens bien, pour pouvoir +jamais s'assouvir--ou se calmer. Elle ne me quittera plus, maintenant; +et c'est elle qui mettra un frein à mes emportements et brisera mes +colères. Mais c'est elle aussi qui, calme et froide, me montre déjà le +pilori auquel je dois clouer, ainsi qu'une pancarte au-dessus de la tête +des malfaiteurs, l'ignominie de mes bourreaux. + +Je m'enfonce dans les profondeurs du boulevard désert. La nuit est +tombée. Le brouillard s'est épaissi... + +C'est dans une nuit plus noire encore que les opprimés doivent élever la +voix. C'est dans une obscurité plus grande qu'ils doivent faire éclater +la trompette aux oreilles de la Société--la Société, vieille gueuse +imbécile qui creuse elle-même, avec des boniments macabres, la +fosse dans laquelle elle tombera, moribonde--sandwich qui se balade, +inconsciente, portant, sur les écriteaux qui pendent à son cou et font +sonner ses tibias, un grand point d'interrogation--tout rouge. + + +Paris, 1888. + +FIN + + + + + + + + +SAINT-DENIS.--IMPRIMERIE BOUILLANT, 20, RUE DE PARIS. + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Biribi, by Georges Darien + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK BIRIBI *** + +***** This file should be named 16492-8.txt or 16492-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/1/6/4/9/16492/ + +Produced by Carlo Traverso, Renald Levesque and the Online +Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net. This +file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica). + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. Special rules, +set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to +copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to +protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project +Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you +charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you +do not charge anything for copies of this eBook, complying with the +rules is very easy. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact +information can be found at the Foundation's web site and official +page at https://pglaf.org + +For additional contact information: + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. Compliance requirements are not uniform and it takes a +considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up +with these requirements. We do not solicit donations in locations +where we have not received written confirmation of compliance. To +SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any +particular state visit https://pglaf.org + +While we cannot and do not solicit contributions from states where we +have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition +against accepting unsolicited donations from donors in such states who +approach us with offers to donate. + +International donations are gratefully accepted, but we cannot make +any statements concerning tax treatment of donations received from +outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. + +Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation +methods and addresses. Donations are accepted in a number of other +ways including including checks, online payments and credit card +donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate + + +Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic +works. + +Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm +concept of a library of electronic works that could be freely shared +with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project +Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. + +Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. +unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + https://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. + +*** END: FULL LICENSE *** + diff --git a/16492-8.zip b/16492-8.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..387bd48 --- /dev/null +++ b/16492-8.zip diff --git a/16492-h.zip b/16492-h.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..ebce05a --- /dev/null +++ b/16492-h.zip diff --git a/16492-h/16492-h.htm b/16492-h/16492-h.htm new file mode 100644 index 0000000..a4c8352 --- /dev/null +++ b/16492-h/16492-h.htm @@ -0,0 +1,11782 @@ +<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD HTML 4.01 Transitional//EN"> +<html> +<head> + <meta http-equiv="content-type" content="text/html; charset=ISO-8859-1"> + <title>Biribi - Discipline Militaire</title> + <meta name="author" content="Georges Darien"> + +<style type="text/css"> +<!-- + +body {margin-left: 10%; margin-right: 10%} + +h1,h2,h3,h4,h5,h6 {text-align: center;} +p {text-align: justify} + + +.poem {margin-bottom: 1em; margin-left: 10%; margin-right: 10%; + text-align: left} +.poem .stanza {margin: 1em 0em} +.poem p {padding-left: 3em; margin: 0px; text-indent: -3em} +.poem p.i2 {margin-left: 1em} +.poem p.i4 {margin-left: 2em} +.poem p.i6 {margin-left: 3em} +.poem p.i8 {margin-left: 4em} +.poem p.i10 {margin-left: 5em} +.poem p.i12 {margin-left: 6em} +.poem p.i14 {margin-left: 7em} +.poem p.i16 {margin-left: 8em} +.poem p.i18 {margin-left: 9em} +.poem p.i20 {margin-left: 10em} +.poem p.i30 {margin-left: 15em} + + +--> +</style> + +</head> + +<body> + + +<pre> + +The Project Gutenberg EBook of Biribi, by Georges Darien + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Biribi + Discipline militaire + +Author: Georges Darien + +Release Date: August 8, 2005 [EBook #16492] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK BIRIBI *** + + + + +Produced by Carlo Traverso, Renald Levesque and the Online +Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net. This +file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica). + + + + + + +</pre> + + +<h3>GEORGES DARIEN</h3> + + + +<h1>BIRIBI</h1> + + + +<h2>DISCIPLINE MILITAIRE</h2> +<br><br><br> + + +<p>PARIS<br> +ALBERT SAVINE, ÉDITEUR<br> +12, RUE DES PYRAMIDES, 12</p> + + +<p><b>1890</b></p> +<br><br> + + +<h3>PRÉFACE</h3> + + + + +<p>Ce livre est un livre vrai. <i>Biribi</i> a été vécu.</p> + +<p>Il n'a point été composé avec des lambeaux de +souvenirs, des haillons de documents, les loques +pailletées des récits suspects. Ce n'est pas un habit +d'Arlequin, c'est une casaque de forçat—sans doublure.</p> + +<p>Mon <i>héros</i> l'a endossée, cette casaque, et elle +s'est collée à sa peau. Elle est devenue sa peau +même.</p> + +<p>J'aurais mieux fait, on me l'a dit, de la jeter—avec +art—sur les épaules en bois d'un mannequin.</p> + +<p>Pourquoi?</p> + +<p>Parce que j'aurais pu, ainsi, mettre une sourdine +aux cris rageurs de mes personnages, délayer leur +fiel dans de l'eau sucrée, matelasser les murs du +cachot où ils écorchent leurs poings crispés, idyliser +leurs fureurs bestiales, servir enfin au public, +au lieu d'un tord-boyau infâme, un mêlé-cassis très +bourgeois,—avec beaucoup de cassis.</p> + +<p>J'aurais pu, aussi, parler d'un tas de choses dont +je n'ai point parlé, ne pas dédaigner la partie descriptive, +tirer sur le caoutchouc des sensations possibles, +et ne point laisser de côté, comme je l'ai +fait,—volontairement,—des sentiments nécessaires: +la pitié, par exemple.</p> + +<p>J'aurais pu, surtout, m'en tenir aux généralités, +rester dans le vague, faire patte de velours,—en +laissant voir, adroitement, que je suis seul et unique +en mon genre pour les pattes de velours,—et me +montrer enfin très digne, très auguste, très solennel,—presque +nuptial,—très haut sur faux-col.</p> + +<p>Aux personnes qui me donnaient ces conseils, +j'avais tout d'abord envie de répondre, en employant, +pour parler leur langue, des expressions +qui me répugnent, que j'avais voulu faire de la +psychologie, l'analyse d'un état d'âme, la dissection +d'une conscience, le découpage d'un caractère. +Mais, comme elles m'auraient ri au nez, je leur ai +répondu, tout simplement, que j'avais voulu faire de +<i>la Vie</i>.</p> + +<p>Et elles ont ri derrière mon dos.</p> + +<p>Ce n'est pourtant pas si drôle que ça. J'ai mis en +scène un homme, un soldat, expulsé, après quelques +mois de séjour dans différents régiments, des +rangs de l'armée régulière, et envoyé,—sans jugement,—aux +Compagnies de Discipline. Sans jugement, +car le Conseil de corps devant lequel il comparait +se contente de faire le total de ses punitions +plus ou moins nombreuses, et le général, qui décide +de son envoi à Biribi, suit l'avis du Conseil de corps. +Il est incorporé aux Compagnies de Discipline comme +<i>forte tête</i>, indiscipliné, brebis galeuse, individu intraitable +donnant <i>le mauvais exemple</i>. Aucun tribunal, +civil ou militaire, ne l'a flétri; les folios de +punitions de son livret matricule sont noirs, mais +son casier judiciaire est blanc. Pas un malfaiteur, +un irrégulier. Cet homme passe trois ans aux Compagnies +de Discipline; et comment il a usé ces trois +années, j'ai essayé de le montrer. J'ai voulu qu'il +vécût comme il a vécu, qu'il pensât comme il a +pensé, qu'il parlât comme il a parlé. Je l'ai laissé +libre, même, de pousser ces cris affreux qui crèvent +le silence des bagnes et qui n'avaient point trouvé +d'écho, jusqu'ici. J'ai voulu qu'il fût lui,—un paria, +un désolé, un malheureux qui, pendant trois ans, +renfermé, aigri, replié, n'a regardé qu'en lui-même, +n'a pas lu une ligne, n'a respiré que l'air de son +cachot,—un cachot ouvert, le pire de tous. J'ai +voulu, surtout, qu'il fût ce douloureux, fort et jeune, +qui pendant longtemps ne peut pas aimer et qui +finit par haïr.</p> + +<p>J'ai voulu qu'il souffrît, par devant témoins, ce +qu'il a souffert isolé.</p> + +<p>Maintenant, a-t-on bien fait de l'envoyer là-bas? +A-t-on eu tort de le faire souffrir? Peut-être. Mais ce +sont des questions auxquelles je ne veux pas répondre. +Mon livre n'est pas là. Il est tout entier dans +l'étude de l'homme, il n'est point dans l'étude des +milieux. Je constate les effets, je ne recherche pas +les causes. <i>Biribi</i> n'est pas un roman à thèse, c'est +l'étude sincère d'un morceau de vie, d'un lambeau +saignant d'existence. Ce n'est pas non plus,—et ce +serait commettre une grossière erreur que de le +croire,—un roman militaire.</p> + +<p>Où voit-on l'armée dans ce livre, l'armée telle que +nous la connaissons, l'armée telle que nous la rencontrons +tous les jours, l'armée régulière, enfin? +Est-ce l'armée, cette poignée d'indisciplinés revêtus +de la capote grise et soumis à des règlements inconnus +dans les régiments? Est-ce l'armée, ce bas-fonds +où croupissent les relégués militaires? C'est +l'armée comme le bagne est la société.</p> + +<p>L'armée! Mais si j'eusse voulu parler d'elle, je +n'aurais point été la chercher là. J'aurais été la chercher +où elle est. Et, dans un roman prochain, +<i>L'Épaulette</i>, je me réserve le droit de dire ce que +j'en pense et de convaincre de mauvaise foi ceux +qui m'auront mal jugé.</p> + +<p>Ah! je le sais bien, le malheureux que je mets en +scène, aigri par la souffrance, aveuglé par la haine, +s'emporte violemment, parfois, contre le système +militaire tout entier. Il le charge de tous ses crimes, +lui fait porter le poids de toutes ses défaillances, +l'accuse de toutes ses mauvaises passions... Mais +c'était nécessaire, cela! C'était nécessaire, cette exagération +même des diatribes, cette outrance maladive +de la colère et des imprécations! La souffrance +réclame. Seulement, cette déclamation-là, souvent, +ce n'est pas un cri de révolte: c'est un bâillement.</p> + +<p>«La haine est immortelle», dit mon <i>héros</i> dans +un des chapitres de ce livre.</p> + +<p>Non, elle finit par s'éteindre; elle est tellement +lourde à porter! Si grandes qu'aient été sa misère +et ses douleurs, si justes que puissent être ses ressentiments, +l'homme, sortant du milieu où il a +souffert, ne demande qu'à oublier. Il oubliera, lui +aussi. Ou alors, il faudrait qu'il ne trouvât, dans la +société où il est rentré, que la déception qui brise +après l'humiliation qui ronge, que le désespoir +morne après la souffrance rageuse. Mais cela n'est +pas possible...</p> + +<p>Et il ne restera, de son existence sombre de paria, +que ces confessions poignantes qu'il a arrachées +brutalement, telles quelles, de son coeur +encore endolori, et que je transcris ici, en ce livre +incomplet sans doute, mais qui aura, du moins, le +mérite d'être sincère.</p> + +<p>Paris, janvier 1890.</p> + +<p>GEORGES DARIEN.</p> +<br><br> + + +<h1>BIRIBI</h1> + +<h2>DISCIPLINE MILITAIRE</h2> + + + + +<br><br><br> +<h3>I</h3> + + +<p>—<i>Alea jacta est!</i>... Je viens de passer le Rubicon...</p> + +<p>Le Rubicon, c'est le ruisseau de la rue Saint-Dominique, +en face du bureau de recrutement. Je rejoins +mon père qui m'attend sur le trottoir.</p> + +<p>—Eh bien! ça y est?</p> + +<p>—Oui, p'pa.</p> + +<p>Je dis: Oui, p'pa, d'un ton mal assuré, un peu +honteux, presque pleurnichard, comme si j'avais +encore huit ans, comme si mon père me demandait +si j'ai terminé un pensum que je n'ai pas commencé, +si j'ai ressenti les effets d'une purge que je n'ai pas +voulu prendre.</p> + +<p>Pourtant, je n'ai plus huit ans: j'en ai presque +dix-neuf; je ne suis plus un enfant, je suis un +homme—et un homme bien conformé. C'est la loi +qui l'assure, qui vient de me l'affirmer par l'organe +d'un médecin militaire dont les lunettes bleues ont le +privilège d'inspecter tous les jours deux ou trois +cents corps d'hommes tout nus.</p> + +<p>—Marche bien, c't homme-là!... Bon pour le +service!...</p> + +<p>Je répète cette phrase à mon père, qui m'écoute en +écarquillant les yeux, la bouche entr'ouverte, l'air +stupéfait. Toutes les deux minutes il m'interrompt +pour me demander:</p> + +<p>—Tu as signé? Alors ça y est?... Ils t'ont donné ta +feuille de route? Alors, ça y est?...</p> + +<p>Et, toutes les deux minutes un quart, je réponds:</p> + +<p>—Oui, p'pa.</p> + +<p>Je ne me borne pas, d'ailleurs, à cette affirmation—flanquée +d'une constatation de paternité en raccourci. +Je parle, je parle, comme si je tenais à bien faire voir +que le médecin aux lunettes bleues ne m'a pas arraché +la langue, comme si le coup de toise que j'ai +reçu tout à l'heure sur la tête avait fait jaillir de ma +cervelle des mondes d'idées. Tristes idées cependant +que celles que j'exprime en gesticulant, au risque de +faire envoler des arbres de l'Esplanade des Invalides +que nous traversons tous les pierrots gouailleurs qui +font la nique aux passants. Considérations banales +sur l'état militaire, espoirs bêtes d'avancement rapide, +lieux communs héroïquement stupides, expression +surchauffée d'un patriotisme sentimental de café-concert; +tout cela compliqué du rabâchage obligé +d'anecdotes d'une trivialité écoeurante. Mon père +paraît s'intéresser prodigieusement à ce que je lui +raconte; il incline la tête en signe d'approbation; il +murmure:</p> + +<p>—Certainement... évidemment... rien de plus vrai...</p> + +<p>Et, tout d'un coup, me regardant bien en face:</p> + +<p>—Alors, décidément ça y est?... c'est fini?</p> + +<p>Il a l'air de sortir d'un rêve, de revenir de très loin. +Il n'a pas entendu un mot de tout ce que j'ai dit, c'est +clair. Mon flux de paroles a seulement bercé ses pensées +tristes que je devinais et que je voulais chasser, +comme elles ont laissé froid mon cerveau que +j'essayais de griser.</p> + +<p>Je me tais subitement, secoué d'un grand frisson, +envahi soudain par une colère noire, un dégoût +énorme, qui me porteraient à me donner des coups de +pied à moi-même ou à me tirer les oreilles, si je +n'avais peur de passer pour un aliéné.</p> + +<p>La chose que je viens de faire, je le sais, était une +chose forcée; mais je sens que c'est aussi une chose +bête, triste, et, qui plus est, irréparable. Et nous +marchons côte à côte, sans plus rien dire, traversant +sur le pont désert des Invalides la Seine jaunâtre +ridée par un vent froid, moi, le fils qui ai voulu mettre +un terme à une situation douloureuse, et lui, le père +désolé d'avoir été obligé de me laisser faire. Nous +semblons deux étrangers. Et je me tais, aussi, parce +que je sens que, si je recommençais à parler, je n'aurais +plus dans la bouche les paroles bêtes et endormantes +de tout à l'heure et que je ne pourrais plus +trouver que des phrases amères et des mots méchants.</p> + +<p>Je m'étais pourtant bien promis de rester calme, depuis +le moment où j'avais résolu de m'engager; +j'étais pourtant bien décidé encore, il y a cinq minutes +à peine, à refouler les colères sourdes que je +sentais gronder en moi. J'avais fait de grands gestes +pour ne pas mettre la main dans ma poche où je sentais +ma feuille de route, j'avais crié pour ne pas +grincer des dents, j'avais ri parce que les contorsions +douloureuses de mon visage et mon rictus de rageur +disparaissaient sous la grimace du rire; j'avais +imité ces conscrits imbéciles qui chantent pour +s'étourdir et qui épinglent à leur chapeau, chez le +mastroquet, en hurlant des chansons patriotiques, le +numéro qu'ils viennent de tirer en tremblant, la larme +à l'oeil, d'une urne placée entre deux gendarmes. Et, +brusquement, j'ai senti que j'étais à bout d'efforts, +moi qui n'ai pas bu d'alcool, et que je ne pouvais +plus continuer cette comédie qui m'écoeure et qu'on +n'a pas prise au sérieux.</p> + +<p>Car mon père n'a pas été ma dupe. Il ne me le dit +pas mais je le sens bien. Je le vois, marchant à six +pas de moi, sur la contre-allée du Cours-la-Reine +que nous descendons, la tête baissée, morne, affaissée. +Il ouvre son parapluie et s'approche de moi.</p> + +<p>—Mets-toi à l'abri; il pleut.</p> + +<p>En effet, quelques gouttes d'eau piquent de points +bruns la poussière grise.</p> + +<p>—Oh! bah! ce n'est rien.</p> + +<p>—Mais tu n'as pas de parapluie. Ton chapeau va +s'abîmer...</p> + +<p>—Qu'est-ce que ça fait? Je ne le porterai plus +demain.</p> + +<p>Mon père a tourné la tête à gauche, comme pour +regarder quelque chose du côté des Champs-Elysées, +mais pas assez vite pour que je n'aie eu le temps de +voir une larme trembler au bord de ses cils.</p> + +<p>Cette larme-là me remue.</p> + +<p>Ah ça! est-ce que je vais continuer à garder cet +air d'enterrement, cette mine de pleureur aux pompes +funèbres? A quoi ça me sert-il, au bout du compte, +de froncer les sourcils et de me payer une tête de bourreau +de mélodrame? Ce qui est fait est fait, n'en parlons +plus. L'heure des récriminations est passée. Et, +bravement, je demande à mon père ce qu'il regarde +par là, à gauche.</p> + +<p>—Moi? Rien, rien...</p> + +<p>—Ah! à propos, figure-toi qu'au bureau de recrutement...</p> + +<p>Je lui raconte des histoires quelconques; je lui +parle d'un individu qui ne voulait pas ôter sa chemise +pour passer la visite et d'un autre qui avait oublié de +retirer ses bottes. Je trouve vraiment ces petits incidents +très drôles. J'en ris aux éclats, je m'en tiens les +côtes. Mon père se contente de sourire; un sourire +jaune. Il faut pourtant être gai, que diable! Il faut +arriver à lui faire croire que je ne suis pas trop mécontent +de mon sort, que je pars de bon coeur, que la +nouvelle vie que je vais mener ne m'inspire pas la +moindre répulsion. Je me bats les flancs pour le dérider; +je ridiculise les passants; je me moque d'un +marchand de coco qui agite sa crécelle malgré la saison, +et d'un monsieur qui, sur une impériale d'omnibus, +bat la semelle avec rage.</p> + +<p>Rien n'y fait. Mes éclats de rire et mes explosions +de gaîté ratent comme des fusées mouillées dont la +baguette retombe piteusement à terre; et, quand je +quitte mon père, au bureau des tramways, il me serre +les doigts un peu fort dans sa main moite et me dit: +«A demain» avec une voix mouillée. Je le regarde +s'éloigner, voûté, appuyé sur sa canne, triste et las...</p> + + + +<p>—Courcelles! En voiture!</p> + +<p>Je grimpe sur l'omnibus. Je vais au parc Monceau, +A côté du parc Monceau, tout au moins, où habite mon +oncle, avec sa femme et sa fille.</p> + +<p>Mon oncle, c'est une pompe à morale. Une pompe +à morale vieux jeu, avec un cylindre apostolique, un +piston prud'hommesque, une soupape système Guizot +et une soupape système Berquin.</p> + +<p>Ma tante, elle, ne moralise pas pour son compte. +Mais, lorsque son mari dogmatise, elle approuve. Et +ma cousine ratifie.</p> + +<p>Que trouvez-vous à redire à ça?—Absolument rien, +n'est-ce pas?</p> + +<p>Mais moi qui suis en proie à une irritation croissante, +moi dont les nerfs agacés frémissent et se +contractent, comme les muscles mis à nu d'un animal +sous l'influence d'un courant électrique, à toutes +les paroles de consolation et d'encouragement bêtes +qu'on me prodigue depuis deux jours, moi qui sens +bouillonner dans mon cerveau une colère dont je ne +m'explique pas la cause mais dont je serais bien aise +de me décharger sur quelqu'un, j'y trouve quelque +chose à redire. Et je suis décidé, absolument décidé, +à ne pas me laisser faire de morale et à jeter plutôt +par-dessus bord, comme un chargement inutile, tous +les sentiments affectueux—tous!—qui m'unissent +à cette branche respectable de ma famille.</p> + +<p>Je brusque les choses. J'entre chez mon oncle en +criant:</p> + +<p>—Je viens de m'engager!</p> + +<p>J'épie en même temps sur sa physionomie les +signes de la stupéfaction, les marques de l'étonnement; +et, comme il va assurément tomber à la renverse, +je me reproche de ne pas m'être assuré, avant +de pousser mon exclamation, s'il avait un fauteuil +derrière lui.</p> + +<p>Mais il ne tombe pas. Il me répond très tranquillement:</p> + +<p>—Ah! tu viens de t'engager.</p> + +<p>Il répète ma phrase, tout simplement, en y ajoutant +une interjection, une toute petite interjection.</p> + +<p>Est-ce que ça ne le surprendrait pas, par hasard?</p> + +<p>Pas le moins du monde, car il ajoute:</p> + +<p>—Ça ne m'étonne pas de toi.</p> + +<p>Il me fait signe de m'asseoir, s'assied lui-même, +croise les jambes et continue en se frottant les mains:</p> + +<p>—Ça ne m'étonne pas de toi, car je t'ai toujours +regardé comme relativement intelligent. Relativement, +bien entendu, car, à notre époque, il y a tant +d'hommes de talent! Tu as eu assez d'esprit pour +comprendre que l'existence que tu mènes depuis ta +sortie du collège ne pouvait pas toujours durer. +Qu'avais-tu derrière toi depuis deux ans? Une vie de +fainéant, honteuse et indigne. Qu'avais-tu devant toi? +Mazas. Parfaitement, Mazas. Tu as beau hocher la +tête, les enfants qui désobéissent à leurs parents, ne +suivent pas les bons exemples et n'écoutent pas les +bons conseils finissent toujours à Mazas. Si tu avais +cinq ans de moins, je dirais la Roquette, mais tu as +dix-neuf ans. Je ne veux pas récriminer, te faire des +reproches que tu as pourtant bien mérités; je ne te +parlerai pas de ton ingratitude envers nous que tu ne +venais pas voir une fois tous les six mois, de ton +indifférence à l'égard de ta tante à qui tu ne daignais +même pas envoyer un bouquet pour sa fête. Nous +qui avons toujours été si bons pour toi! qui t'avons +toujours donné de si bons avis, absolument comme +si tu avais été notre fils! nous qui te donnions tous +les jours notre exemple! nous qui... Tiens, je vais +profiter de ce que nous sommes seuls pour te le +dire: la semaine dernière, ta cousine a fait dire une +messe à ton intention... pour que vous tourniez bien, +Monsieur...</p> + +<p>Il se lève, se promène de long en large et s'écrie +en roulant au plafond des yeux de poisson frit:</p> + +<p>—Dieu, qui voit le fond des coeurs, l'a sans doute +exaucée!</p> + +<p>C'est bien possible, mais je ne serais pas fâché de +placer un mot.</p> + +<p>—Mon oncle...</p> + +<p>—Mais, malheureux! tu as donc oublié jusqu'aux +lois fondamentales de la politesse? Tu ne sais donc +plus qu'il est inconvenant de couper la parole aux +personnes qui... qui... Tu verras, quand tu seras soldat, +si tu interrompras impunément tes chefs! Ah! tu +en as besoin, vois-tu, de manger de la vache enragée!</p> + +<p>Ma tante, qui vient d'entrer avec ma cousine, a +surpris ces dernières paroles. Elle s'approche de +moi.</p> + +<p>—Tu t'es engagé? Tu vas être soldat? Eh bien! +entre nous, mon ami, ça ne te fera pas de mal de +manger de la vache enragée.</p> + +<p>—Ça lui fera même beaucoup de bien, appuie ma +cousine, avec un petit air convaincu.</p> + +<p>J'esquisse un geste de dénégation, mais mon oncle +me jette un regard furieux. Cette fois, c'est bien entendu, +j'ai besoin de manger de la vache enragée. Je +n'ai plus qu'à me figurer que c'est un traitement à +suivre, voilà tout. D'ailleurs, ça doit me faire beaucoup +de bien.</p> + +<p>—Tu as toujours eu un caractère exécrable, continue +mon oncle. Dès l'âge le plus tendre, tu faisais +tourner le lait de ta nourrice...</p> + +<p>—C'est une horreur, dit ma tante.</p> + +<p>—Une abomination! dit ma cousine.</p> + +<p>Mais sa mère lui lance un coup d'oeil de travers. +Une jeune fille ne doit pas faire semblant de savoir +que les nourrices ont du lait. C'est très inconvenant.</p> + +<p>Mon oncle veut clore l'incident.</p> + +<p>—Tes instincts pervers, s'écrie-t-il, se sont développés +avec l'âge!...</p> + +<p>Et il énumère les queues de lapins que j'ai tirées, +les hannetons que j'ai fait rôtir, les mouches que j'ai +écartelées. Ah! ça ne l'étonne pas, que je me sois, +plus tard, si mal conduit à l'égard de mes parents! +Quand on prend, si jeune, l'habitude de faire du mal +aux bêtes....</p> + +<p>Ma tante intervient:</p> + +<p>—Mon ami, mon ami!...</p> + +<p>—C'est vrai, fait mon oncle qui s'aperçoit que la +passion l'égare. C'est vrai! Ce petit malheureux allait +me faire dire des choses!... Je suis réellement bouleversé... +Une conduite aussi déplorable!...</p> + +<p>—Ce n'est pas tout à fait sa faute, mon ami; tu +sais bien que sa religion...</p> + +<p>—En effet, ajoute ma cousine, tu sais bien, papa, +que les protestants...</p> + +<p>Je m'y attendais. C'est l'excuse hypocrite dont ils +affectent de couvrir ce qu'ils appellent mes fautes, +excuse qui n'est en réalité, pour eux, qu'un outrage +avec lequel ils me soufflètent. Sa religion! Protestant! +Me les ont-ils assez jetés au nez, ces deux mots, +tout en les susurrant d'une voix doucereuse et benoîte +de cagot mielleux qui ne demande qu'à disculper et +qui fait la part des choses! Ont-ils jamais manqué une +occasion de me les coller sur le visage, ainsi qu'un +stigmate, dévotement, onctueusement, comme ils se +collent à eux-mêmes de la cendre sur le front, le lendemain +du mardi gras? Et j'étais assez bête pour en +rougir, assez mou pour avoir honte, assez lâche pour +ne pas la défendre, cette religion dont les dogmes +pourtant me font rire et dont je ferais bon marché +si je ne sentais pas, derrière son rituel vieilli et ses +doctrines surannées, deux grandes choses pour le +triomphe desquelles elle a su trouver des confesseurs +qui ont été des précurseurs et des martyrs qui ont +été des héros: la vérité et la liberté.</p> + +<p>Est-ce que cette fois encore?... Hélas! oui, cette +fois encore, je me contente de baisser la tête.</p> + +<p>Et la morale montait toujours!... Mon oncle a glissé +légèrement sur mon enfance: il s'est appesanti sur +mon adolescence et m'a reproché de n'avoir jamais +eu de prix de thème grec. Il en est maintenant à ma +jeunesse. Il ne comprend décidément pas que je n'aie +pu arriver à m'entendre avec mes parents et que j'aie +déserté le toit paternel. Il veut bien avouer que je n'ai +peut-être pas eu tous les torts, au début...</p> + +<p>—Mais enfin, que les parents fassent ceci ou cela, +les enfants n'ont pas à s'en plaindre...</p> + +<p>Pourquoi pas?</p> + +<p>—Les enfants ne doivent jamais s'occuper des +affaires des parents...</p> + +<p>Même quand elles les regardent directement?</p> + +<p>—Tu devais tout supporter en silence. Les enfants +sont faits pour ça. D'ailleurs, lorsqu'il se passait chez +toi des choses qui ne te plaisaient point, il y avait un +moyen bien simple de ne pas s'en apercevoir. C'était +de faire l'aveugle.</p> + +<p>L'aveugle?... Je ne sais pas jouer de la clarinette.</p> + +<p>J'ai laissé échapper ça—tout haut.—Mon oncle +se lève, furieux.</p> + +<p>—Comment, malheureux! tu plaisantes! tu oses +plaisanter avec les choses sérieuses! Mais tu n'as +donc de respect pour rien? Tu te moques donc de +tout? Tu n'as donc plus ni âme, ni coeur, ni conscience, +ni... rien?... Ah! cette manie de dénigrement! +Le mal du siècle! Cette manie de raisonner envers et +contre tout!... Ah! elle te coûtera cher, cette manie-là!... Quand +tu seras soldat, je te conseille, mon ami, +de continuer à discuter avec ton insolence habituelle. +Sais-tu ce qu'on te fera, si tu raisonnes, si tu es insolent? +hein? le sais-tu?</p> + +<p>—Non, mon oncle.</p> + +<p>—On te passera par les armes.</p> + +<p>—On t'exécutera, dit ma tante.</p> + +<p>—On te fusillera, dit ma cousine.</p> + +<p>J'en ai la chair de poule; et mon oncle, qui a produit +son effet, continue son réquisitoire.</p> + +<p>—Depuis, qu'as-tu fait? Tu as passé, je crois, deux +mois dans un bureau. Au bout de ces deux mois, tu +as jugé à propos de gifler un sous-chef et l'on t'a +flanqué dehors. Continue à appliquer ce petit système-là +dans l'armée, et ce ne sera pas dehors qu'on te +mettra, ce sera dedans.</p> + +<p>Ma tante et ma cousine éclatent de rire. Je ris aussi, +en me forçant un peu—je me chatouille la paume +de la main avec le petit doigt. Que voulez-vous? Mon +oncle a soixante ans; son répertoire de jeux de mots +est bien vieux, c'est vrai; mais on ne peut vraiment +pas lui demander d'apprendre par coeur, à son âge, le +nouveau recueil des coq-à-l'âne et des calembours, +augmenté d'une préface en vers. Je me mets à sa +place, je sais très bien que, lorsque j'aurai soixante +ans et que je dirai, par exemple: «Ce qui est plus +fort qu'un Turc, c'est deux Turcs,» j'éprouverai un +grand plaisir à voir s'esclaffer mes auditeurs.</p> + +<p>Mon rire a déridé mon oncle. Il fait un geste vague +de commisération indulgente.</p> + +<p>—Depuis ce temps, comment as-tu vécu? Je l'ignore +et ne veux pas le savoir. A quoi t'es-tu occupé? A +écrire. Des bêtises. Tu as fait des vers—on me les a +montrés. Des vers abominables, dans lesquels tu appelles +môssieur Thiers «Géronte assassin» et Gambetta +«Cromwell de carton» et «diminutif de Mirabeau.» +Sais-tu pourquoi, seulement?</p> + +<p>Je fais signe que non. Je ne sais pas pourquoi.</p> + +<p>Mon oncle hausse les épaules.</p> + +<p>—Je m'en doutais!</p> + +<p>—J'en étais sûre, fait ma tante.</p> + +<p>—Convaincue! appuie ma cousine.</p> + +<p>—Tu es parti de chez ton père. Tu as dû mener une +vie misérable, manger dans d'ignobles gargotes, coucher +dans des repaires infâmes...</p> + +<p>Ma cousine se bouche les yeux.</p> + +<p>—D'ailleurs, tes vêtements en disent long...</p> + +<p>—A propos, fait ma tante, nous te retiendrions +bien à dîner, mais, tu sais, c'est aujourd'hui vendredi; +nous faisons maigre et, comme tu es protestant...</p> + +<p>Je suis protestant, en effet, mais je crois que, pour +le moment, ce sont mes habits qui protestent.</p> + +<p>—En effet, dit mon oncle, il faut respecter toutes les +convictions. Ç'a toujours été mon avis. Eh bien! mon +ami, puisque tu vas entrer dans une nouvelle carrière, +prends la ferme résolution de t'y bien conduire; sois +respectueux et obéissant à l'égard de tes chefs; le régiment +est une grande famille dont le père est le colonel +et dont la mère est la France. Quels que soient +les ordres qu'on te donne, ne les examine pas, ne les +critique jamais; exécute-les les yeux fermés...</p> + +<p>Ça ne doit pas toujours être commode.</p> + +<p>—Le plus bel avenir s'ouvre devant toi. Tu peux te +faire en peu de temps une position magnifique... Tout +soldat, a dit Napoléon, porte...</p> + +<p>—Oui, la giberne... le bâton de maréchal...</p> + +<p>—C'est ça! c'est ça! Moque-toi un peu des paroles +d'un grand homme!... D'ailleurs, mon ami, tout ce +que je t'ai dit, c'est dans ton intérêt. Tourne bien, +tourne mal, ça ne peut rien nous faire, au fond. Nous +déshonorer, ça, tu ne le peux pas: nous ne portons +pas le même nom que toi. La charité chrétienne nous +ordonne de faire des voeux pour toi et de te donner +de bons préceptes; quant au reste, ça nous est +égal...</p> + +<p>C'est curieux, je m'en doutais presque.</p> + +<p>—Tâche de monter vite de grade en grade. C'est le +meilleur moyen d'avoir un avancement rapide. Surtout, +évite les mauvaises compagnies; il y a partout +des gens avec lesquels il ne faut se lier à aucun prix. +Si tu es disposé à te bien conduire, à faire la joie de ta +famille et l'honneur de ton pays, tu ne les fréquenteras +point, tu les laisseras de côté. Du reste, vous ne +pourriez pas vous accorder longtemps; le vice n'a +jamais fait bon ménage avec la vertu.</p> + +<p>Ça doit être vrai, mais ça ne me semble pas neuf. +Je pense avoir lu autrefois, dans Lhomond, cet exemple +étonnant: «La vertu et le vice sont contraires,» +<i>virtus et vitium sunt contraria</i>.</p> + +<p>Tout le monde vient de se lever. Je crois la petite +séance terminée et je me lève comme les autres. Ma +tante me promet, en me quittant, de me faire cadeau +de mon premier uniforme, quand je serai nommé +officier. Ma cousine m'offrira un sabre,—un beau +sabre.</p> + +<p>Décidément, elles n'ont pas l'air de croire outre +mesure à mon avenir.</p> + +<p>Mon oncle ne me promet rien, mais, en me reconduisant +jusqu'à la porte, il me donne quelque chose... +Un conseil, un dernier conseil.</p> + +<p>—Quand tu auras des galons, mon ami... Souviens-toi +bien de ce que je vais te dire, grave-le dans ta +mémoire.</p> + +<p>—Oui, mon oncle.</p> + +<p>—Quand tu auras des galons,—sois sévère, mais +juste.</p> + +<p>Il ferme la porte.</p> + + + +<p>Je descends l'escalier furieux. Furieux surtout +contre moi. Quoi! j'étais décidé, en entrant dans cette +maison, à ne pas me laisser débiter trois mots de +cette sempiternelle théorie de la vertu et des moeurs +qui me dégoûte et m'assomme! J'étais résolu à interrompre +brutalement la coulée de cette avalanche +moralisatrice qui vous engloutit sous ses phrases +glacées! J'étais déterminé à rompre avec éclat, avec +insolence même—une insolence qui aurait été de la +franchise—plutôt que de permettre à mon oncle de +me tenir encore une fois ce langage qui n'est pas son +langage à lui seul, mais qui est celui de tous les gens +qui pensent comme lui, qui voient comme lui, qui +pensent faux et qui voient faux—des gens que je +méprise déjà et que, je le sens bien, je finirai par +haïr. Et je n'ai pas trouvé une phrase pour lui répondre, +pas un mot pour l'arrêter! Est-ce que j'ai manqué +de courage? Est-ce que, encore cette fois-ci, j'ai +capitulé devant sa morale bête? Est-ce que je suis un +imbécile? Non. La vérité, c'est que je ne savais quoi +lui répondre. Je ne savais pas. Je ne suis pas un +imbécile, je suis un ignorant. Je sentais qu'il y avait +bien des répliques à lui faire cependant, bien des +objections à lui opposer, mais je ne trouvais rien, +rien.</p> + +<p>Rien, à part peut-être des railleries sur la forme +grotesque de leurs théories, sur la sottise dans laquelle +ils délayent leurs pauvres vieilles idées, arlequins +centenaires cuits toujours à la même sauce; rien à +part des moqueries sur la figure extérieure, gothique +et maniérée, de leurs préceptes faux qu'ils étalent +dogmatiquement. Et, si j'avais ri de la couche de ridicule +dont ils badigeonnent leur férocité égoïste, si +j'avais raillé la forme absurde qui s'enroule autour de +leur vanité venimeuse comme les capsules molles et +sans saveur autour de l'amertume des médicaments, +ils m'auraient traité—pour de bon—de mauvais +plaisant, de sans-coeur, de farceur qui ne respecte +rien, qui n'a pas de considération pour les choses +sérieuses.</p> + +<p>Ils auraient eu raison. Ce qu'il faut, ce ne sont pas +les coups d'épingle de la moquerie, les coups de +canif de la blague, dans ce voile de bêtise qu'ils ont +tendu—peut-être exprès—devant leur méchanceté +doucereuse. C'est le coup de couteau brutal qui crèverait +la cotte de mailles faite de tous les lieux communs +et de toutes les banalités cousus pièce à pièce +dont ils couvrent leur morale étroite et hypocrite, et +qui la mettrait à nu.</p> + +<p>Ce coup de couteau-là, je ne peux pas le donner—pas +encore.</p> + + + +<p>Quand je fais des réflexions, je mets les mains dans +mes poches. C'est, chez moi, une habitude prise. Je +ne peux pas réfléchir les mains ballantes; il n'y a pas +à s'y tromper, quand j'ai les mains ballantes, je ne +réfléchis pas. Je vis alors une vie sans pensée, la vie +d'un être inconscient, la vie du fakir qui contemple +son nombril, la vie du chien errant qui trôle dans les +rues en compissant les devantures.</p> + +<p>Mais, pour le moment, comme je fais des réflexions +graves, j'enfonce les mains très avant dans mes +poches et, fort étonné, je sens rouler sous mes doigts +des choses rondes. Ces choses rondes, ce sont des +pièces de monnaie. Mon Dieu! oui. Avant mon départ, +on a fait une petite quête. Tout le monde a apporté +son obole, tout le monde, jusqu'à la femme de chambre +de ma tante, une vieille fille ridée et jaunâtre, au +corsage plat, aux yeux glacés, et qui semble vouloir absolument +mourir d'un pucelage rentré. Je compte les +espèces. Je trouve dix-sept francs cinquante centimes. +Maintenant, comme il faut être juste avec tout le +monde, je dois avouer que ma poche est décousue et +que j'ai entendu, tout à l'heure, quelque chose tomber +à terre. C'était sans doute un sou. Il devait y avoir +dix-sept francs cinquante-cinq. Pourtant, je n'en suis +pas sûr. Je n'en mettrais pas ma main au feu.</p> + +<p>Dix-sept francs cinquante, c'est mince! Il n'y a pas +de quoi faire la noce, assurément. Mais la sagesse +antique et moderne ne nous apprennent-elles pas à +nous contenter de peu? D'ailleurs, ma cousine m'a +promis d'appeler sur ma tête les bénédictions du ciel. +En attendant, je pourrai toujours, ce soir, ajouter un +petit extra à mon ordinaire assez maigre. Je mangerai +un plat de plus, un dessert—pas des pruneaux, +par exemple! Ah! non; après la morale avunculaire, +ils feraient double emploi!... <i>Non bis in idem!</i>...</p> + + + +<p>Le lendemain soir, mon père m'a conduit à la gare. +Nous avons parlé—de choses quelconques—en nous +promenant. Il a attendu le dernier appel des voyageurs +pour me laisser partir, et alors, me jetant les +bras autour du cou, il a laissé échapper deux grosses +larmes et je l'ai entendu qui me disait tout bas: +«Tu sais, mon enfant, je t'ai toujours bien aimé!» +Ça m'a ému. Je ne le cache pas, ça m'a ému. Seulement, +maintenant, je veux raisonner mes émotions, +arriver à me les expliquer.</p> + +<p>J'y ai réfléchi toute la nuit, en chemin de fer... Je +ne crois pas que ça suffise à un père, d'aimer ses +enfants.</p> + +<p>Pourquoi?—Je ne sais pas.</p> + +<p>J'y réfléchirai encore. J'arriverai peut-être à le +savoir.</p> + + +<br><br><br> +<h3>II</h3> + +<p>Voilà six mois que je suis à Nantes, canonnier de +deuxième classe au 41e d'artillerie. Six mois ôtés de +soixante, restent cinquante-quatre.</p> + +<p>—Ça commence à se tirer, dit mon camarade de +lit, un Bordelais qui s'est engagé aussi, un cochon +vendu comme moi.</p> + +<p>—C'est égal, c'est encore rudement long.</p> + +<p>—De quoi? de quoi? s'écrie un conducteur de la +classe 76, un gros garçon qui va être libéré du service +dans quelques jours et qui hurle: La classe! toute la +journée.—De quoi? On trouve le temps long? on +s'embête? Est-ce qu'on a été te chercher, dis donc, +pour t'amener au régiment? Est-ce que tu n'y es pas +venu tout seul? Il faut avoir un sacré toupet pour se +plaindre de ce qu'on a demandé! Pourquoi t'es-tu +engagé, alors? Pourquoi n'es-tu pas resté chez toi?</p> + +<p>Alors, dans la chambrée, des rires éclatent, des +ricanements grincent.</p> + +<p>—La planche à pain était tombée.</p> + +<p>—Le four était démoli.</p> + +<p>—Il avait mis sa soupière au Mont-de-Piété.</p> + +<p>Ah! je les connais par coeur, ces vieilles railleries +régimentaires, ces plaisanteries toujours les mêmes, +qui me froissaient si fort, qui me faisaient si mal au +coeur, les premiers jours. Maintenant encore, peut-être, +elles me chatouillent désagréablement, mais +elles ne me font plus monter le rouge au visage et ne +me donnent plus l'envie de me jeter sur les blagueurs +et de leur fermer la bouche à coups de poings, au +risque de me rendre ridicule et d'ameuter contre moi +la haine et le mépris. Je comprends qu'ils ont le droit +de me regarder de haut, eux qui n'ont rejoint le régiment +qu'au moment où les Pandores leur ont apporté +leurs feuilles de route, eux qui sont arrivés au corps +en rechignant, comme des chiens qu'on fouette, malgré +les rubans de leurs chapeaux et leurs chansons +mouillées d'eau-de-vie. Je ne leur en veux plus, quand +ils me font sentir, même un peu lourdement, leur +mépris de paysans ou d'ouvriers obligés de quitter la +charrue ou le marteau pour empoigner un fusil, quand +ils me jettent au nez leur commisération dédaigneuse—que +je commence à trouver légitime—pour les +propres-à-rien incapables de faire oeuvre de leurs dix +doigts et réduits, aussitôt qu'ils s'aperçoivent que +leurs pères ne sont pas nés avant eux, à piquer une +tête dans l'armée.</p> + +<p>Je ne leur en veux plus, mais je persiste à trouver +le temps très long.</p> + + + +<p>Comment les ai-je passés ces six mois qui forment +la dixième partie du temps que je me suis engagé à +consacrer, avec fidélité et honneur, au service de mon +pays? Je serais bien embarrassé de le dire au juste. +Je les ai passés, voilà tout.</p> + +<p>J'ai appris à monter à cheval, à faire l'exercice du +sabre, du revolver et du mousqueton. J'ai désappris +la manière de marcher d'une façon convenable, +porter les mains autrement que Dumanet et d'avoir +l'air d'autre chose que d'un individu ficelé dans un +uniforme terminé en bas par des bottes de porteur +d'eau et en haut par un shako qui ressemble à un pot +à cirage. Je sais réciter la théorie, mais je ne sais +plus raisonner. J'ai appris à panser les chevaux, à les +étriller et à leur laver la queue à grande eau. J'ai +perdu l'habitude de me débarbouiller tous les jours +et de me laver les pieds de temps en temps. Je ne +porte plus de faux-cols, mais une belle cravate bleue +dans laquelle il faut cracher très longtemps pour la +contraindre à conserver les huit plis réglementaires. +Je porte des bottes à éperons, mais je ne porte pas +de chaussettes. Je sais que je dois le respect à mes +supérieurs, mais je ne sais plus que je dois me respecter +moi-même. Pour sortir en ville, je mets un +dolman, et ça me fait plaisir, parce qu'il descend un +peu plus bas que ma veste et qu'on ne peut pas voir +quand je me baisse ou quand je m'assieds, combien +ma chemise est sale; je mets aussi des gants blancs +et ça m'ennuie, parce que je suis obligé de les retirer +pour me moucher—avec le mouchoir du père +Adam.</p> + +<p>Je m'astique, régulièrement quatre heures par +jour, les fesses sur une selle. Je manoeuvre d'une +façon passable. Quand je suis de garde et de faction, +j'ai l'air tout aussi bête qu'un factionnaire quelconque. +Je tiens ma place assez convenablement aux +revues, même aux revues à cheval. Ces jours-là, je +l'avoue, je me pique d'honneur. Je ne voudrais pas +ternir l'éclat de ces cérémonies guerrières dans lesquelles +on voit défiler un matériel tout battant neuf, +des chevaux aux crinières bien peignées et aux sabots +noircis, portant des harnachements astiqués au sang +de boeuf—du sang qu'on va chercher dans des seaux, +à l'abattoir,—des hommes fourbis, dorés, brillants +sur toutes les coutures et dont pas un, sur cent, n'a +du linge propre.</p> + +<p>Ce ne sont pas les travaux engageants, les occupations +intéressantes, les spectacles attrayants qui manquent +ici, au contraire. Eh bien! malgré tout, je +m'ennuie.</p> + +<p>Je m'ennuie en me levant, à quatre heures du matin, +pour la corvée d'écurie. Je m'ennuie au pansage, +je m'ennuie à la manoeuvre. Je m'ennuie en montant +la garde; je m'ennuie quand je sors en ville, la main +gantée, tenant le sabre, à l'ordonnance, les yeux +tournés à droite et à gauche pour chercher un supérieur +à saluer. Je m'ennuie en pénétrant dans la +cuisine, en me frottant aux cuisiniers raides de +graisse, vêtus de pantalons immondes, de bourgerons +infects. Je m'ennuie de ne jamais trouver dans ma +gamelle que de la viande qui est de la carne, du +bouillon, qui est de l'eau chaude, et des légumes +qu'on a cueillis sur les tas d'ordures d'un marché au +lieu de les récolter dans les champs. Je m'ennuie +encore en la posant, cette gamelle, pour ne pas salir +ma couverture, sur mon époussette, un magnifique +carré de drap jaune—qui empeste la sueur de cheval.</p> + +<p>Et je m'ennuie surtout le soir, lorsque, étendu +dans mon lit où les puces et les punaises ne me +laissent pas fermer l'oeil, je pense à la fatigante tristesse +de la journée qui vient de finir.</p> + +<p>Je m'embête furieusement, mais je fais les plus +grands efforts pour ne pas le laisser voir. J'espère que +ça finira par se passer. Je prends mon courage à deux +mains et tâche de faire preuve de bonne volonté. J'y +mets du mien, tant que je peux.</p> + +<p>Je n'en mets pas assez, cependant. Il y a différentes +choses... la théorie, notamment... Je la récite à peu +près, pas trop mal—pas trop bien non plus—mais +toujours d'un ton gnan-gnan, indifférent, sans conviction. +Ça paraît me laisser froid, ne rien me dire. Je +n'ai pas l'air de me figurer que l'avenir de la France +est là-dedans.</p> + +<p>—Aucune de ces phrases: «Au commandement, +Haut pistolet!—La baguette en avant—Les rênes +passées sur l'encolure» ne font bondir votre coeur +dans votre poitrine, m'a dit l'autre jour le capitaine-instructeur.</p> + +<p>C'est juste; il est peu rebondissant, mon coeur. Si +jamais on me dissèque, je crois que les carabins +auront bien du mal à jouer à la raquette avec.</p> + +<p>Il y a encore une autre chose qui achève de me +mettre mal dans les papiers de mes chefs. J'astique +d'une façon déplorable; et, malheureusement, on est +assez porté, dans l'armée, à juger de l'intelligence +d'un homme d'après le degré de luisant et de poli +qu'il est capable de donner à un bout de fer ou à un +morceau de cuir. «Faites-vous astiquer!» me répète +le capitaine, qui maintenant me fourre dedans, régulièrement, +à chaque revue. Je n'ai pas le sou. Je ne +peux pas me faire astiquer.</p> + +<p>—Alors, vous n'arriverez à rien.</p> + +<p>Ça ne m'étonnerait pas.</p> + +<p>—Vous devriez demander à vous faire rayer du +peloton des élèves-brigadiers, me dit le mar'chef, un +assez bon garçon. Vous feriez votre service tranquillement +et personne ne vous punirait. Réfléchissez à ça. +J'y réfléchirai. En attendant, je couche en permanence +à la salle de police.</p> + + + +<p>Un soir, on vient m'y chercher. Il paraît qu'il y a du +nouveau. On mobilise une batterie pour l'envoyer en +Tunisie. On a dressé une liste des hommes qui la +composent et je suis inscrit un des premiers.</p> + +<p>—Quand part-on?</p> + +<p>—Dans deux jours. Vous emmenez vos chevaux—sans +harnachement, sans rien—et vous allez vous +faire armer à Vincennes.</p> + +<p>A Vincennes? Pour aller en Tunisie? Pourquoi pas +à Dunkerque?</p> + +<p>Quelle drôle d'idée! Enfin, tant mieux! Je reverrai +peut-être Paris, en passant.</p> + + + + +<br><br><br> +<h3>III</h3> + + +<p>J'ai revu Paris.</p> + +<p>Beaucoup trop, malheureusement. Au moment où +nous étions prêts à nous embarquer pour le pays des +Kroumirs, un contre-ordre est arrivé. On nous a +démobilisés et l'on nous a versés dans les différentes +batteries d'un des régiments casernés dans la place. +Je suis resté presque un an à Vincennes.</p> + +<p>A Nantes, l'impression qu'avait produite sur moi le +métier militaire était une impression d'ennui mal +caractérisé, de fatigue physique et intellectuelle, de +pesanteur cérébrale. J'avais d'abord été étonnamment +secoué comme on l'est toujours quand on pénètre +dans un milieu inconnu, et, étourdi, ébloui, je n'avais +vu que la surface des choses, je n'avais pu juger +que leur ombre. Puis, sous l'influence de l'atmosphère +alourdissante dans laquelle je vivais, me livrais +chaque jour au même trantran monotone, je m'étais +laissé aller peu à peu à l'observation animale des +règlements, à l'accoutumance irréfléchie des prescriptions, +à l'acceptation d'une vie toute machinale de +bête de somme qui prend tous les matins le même +collier pour le même travail et dont l'existence misérable +est réglée d'avance, jour par jour et heure par +heure, par la méchanceté ou l'idiotie d'un maître +impitoyable. Un mois de plus, et ma personnalité sombrait +dans le gouffre où s'en sont englouties tant +d'autres. Je ne pensais plus. J'étais presque une chose. +J'étais sur le point de faire un soldat.</p> + +<p>Un soldat—un bon soldat peut-être—mais rien +de plus. Je n'avais pas perdu assez tôt mon caractère +particulier, ce qui fait que, dans la vie civile, on est +soi et non un autre, pour espérer arriver jamais à +monter en grade. Je n'avais pas assez vite pris ma +part de ce caractère général qui assimile si bien un +troupier à un autre troupier, et qui ne les différencie +quelque peu que par le degré de respect que la discipline +leur inspire et par la somme de terreur qu'elle +fait peser sur eux.—On avait eu le temps de s'apercevoir +que je n'avais pas la foi. Je ne pouvais plus +guère me sauver, même par les oeuvres. Un ambitieux +a tout à gagner, dans l'armée, à se laisser déprimer le +cerveau, dès les premiers jours, par le coup de pouce +des règlements. D'ailleurs, à moins de circonstances +assez rares, d'événements qui rompent la monotonie +d'une existence abêtissante, vous permettent de remettre +la main sur votre personnalité, il faut toujours +en venir là, tôt ou tard. Mais alors, on ne vous tient +pas plus compte de votre soumission, de votre dressage—c'est +le mot consacré—qu'on ne tient compte +à un cheval vicieux de s'être laissé dompter par la +fatigue.</p> + +<p>Je ne l'avais pas adopté assez vite, cet état d'esprit +que les adjudicataires d'habillements militaires fournissent +à trois cent mille hommes, en même temps +que leurs vêtements en mauvais drap et leurs chaussures +en cuir factice. Mais il n'est jamais trop tard +pour bien faire. Un mois de plus, je le répète, j'étais +dressé, et je faisais un soldat.</p> + + + +<p>Mon séjour à Vincennes a tout changé.</p> + +<p>Je ne suis pas un soldat.</p> + +<p>—Vous n'êtes pas un soldat! Vous êtes un malheureux!</p> + +<p>C'est le colonel, entouré de tous les officiers du +régiment, qui vient de me dire ça en passant une +revue de chambres.</p> + +<p>J'avais cru jusqu'ici que les deux termes: soldat +et malheureux, étaient synonymes. Il paraît que non, +car il a ajouté:</p> + +<p>—Les soldats, on les honore. Les malheureux +comme vous, on les fait passer par des chemins où il +n'y a pas de pierres.</p> + +<p>Là-dessus, tous les officiers m'ont fait de gros yeux +terribles. Je m'y attendais: le colonel avait l'air +furieux. S'il avait eu l'air gai, ces messieurs auraient +fait leur bouche en cul de poule.</p> + +<p>J'ai toujours désiré avoir un colonel qui eût l'habitude +de priser. Je suis convaincu que, chaque fois qu'il +aurait sorti sa tabatière, les officiers auraient éternué.</p> + +<p>En attendant, je dois passer incessamment par un +chemin où il n'y a pas de pierres. Quel est ce chemin? +Je l'ignore, mais je sais très bien qu'il ne me conduira +pas à Rome, quoi qu'en dise le proverbe. Les différents +chemins que je suis depuis onze mois me mènent +toujours au même endroit: la prison.</p> + +<p>Je n'en sors plus, de la prison; ou, quand j'en sors, +c'est pour attraper bien vite une nouvelle punition +qui m'y réintègre pour un laps de temps déterminé, +par le bon plaisir de qui de droit. Mon domicile habituel +se compose d'une salle oblongue, privée de jour +et dont l'atmosphère est continuellement viciée par +des émanations qui s'échappent d'une espèce d'armoire +mal fermée. Cette armoire est l'antre de Jules. +Jules, l'inséparable compagnon des prisonniers, l'urne +lacrymatoire des affligés. On le blague bien, ce pauvre +Jules, mais comme, au bout du compte, il est indispensable, +on ne lui en veut pas de faire sentir trop +autocratiquement sa présence; et c'est tout au plus +si on lui tire un peu brutalement les oreilles, le matin, +pour le punir d'avoir, pendant la nuit, abusé de +la permission à lui accordée de repousser du goulot. +Mon lit se compose de quelques planches inclinées et +d'un couvre-pieds troué que le brigadier de garde me +passe tous les soirs, couvre-pieds sur lequel les puces +livrent aux punaises des batailles acharnées.</p> + +<p>On me fait sortir plusieurs fois par jour, ainsi que +mes camarades, pour nous permettre de nous livrer à +des exercices variés et intelligents. Nous commençons +par la corvée des latrines; après quoi nous nettoyons +les abreuvoirs. Puis, nous passons au balayage. Le +balayage est notre occupation dominante; nous balayons +partout, nous n'oublions rien; nous nous montrons +impitoyables; le moindre fétu de paille ne +trouve pas grâce devant nous; et si, par hasard, un +crottin apparaît, nous nous précipitons dessus comme +des dévots sur un morceau de la vraie croix. Aussi, +il est certainement impossible de trouver une cour +plus propre que la cour de notre quartier. Une seule +chose m'étonne: c'est que nous ne l'ayons pas encore +cirée.</p> + +<p>Une existence pareille est bien indigne, bien vile, +bien abrutissante, n'est-ce pas? Eh bien! je la préfère +à la vie que mènent les bons soldats,—ceux qu'on +honore,—à la vie qu'on mène dans ces trois grands +corps de bâtiment à cinq étages, vie d'abrutissement +malpropre, de misère monotone. Non, maintenant, je +ne pourrai plus faire «mes cinq ans» comme les +autres, courbant la tête sous les règlements, respectant +les consignes, m'habituant à l'épouvantable banalité +des tableaux de service. Je ne pourrai plus exécuter, +sans les examiner—les yeux fermés—les +ordres absurdes de brigadiers ou de sous-officiers stupidifiés +par le métier imbécile. Je ne pourrai plus +supporter sans murmurer l'ironie lourde ou la grossièreté +bête du langage des officiers, triste langage +qu'ils se transmettent les uns aux autres, au mess ou +au cercle, comme les cabotines de café-concert de +bas étage se repassent, dans la coulisse, leurs gants +fanés et leurs bijoux en strass.</p> + +<p>La sensation que me fait éprouver l'état militaire +n'est plus une sensation d'ennui, c'est une sensation +de dégoût. Dégoût terrible, continuel, et d'autant plus +invincible que je me suis efforcé de le vaincre.</p> + +<p>Oui, j'ai essayé d'en avoir raison tout d'abord, en +revenant d'une permission de quatre jours, que j'avais +passée à Paris, peu de temps après mon arrivée à +Vincennes. J'avais quitté, chez un camarade, mon +pantalon basané et mon shako en cuir bouilli pour +reprendre des vêtements de civil. Et, tout d'un coup, +je m'étais senti plus léger, plus dispos, délivré d'une +gêne énorme, les épaules dégagées du manteau de +plomb des règlements,—libre.—Je m'étais trouvé +tout étonné de pouvoir agir à ma guise, sans nulle +contrainte, me demandant presque si c'était bien vrai, +me secouant et regardant en dessous, comme le chien +longtemps enchaîné à qui l'on vient de retirer son +collier. Chose étrange! en dépouillant mon uniforme, +j'avais dépouillé les tristes idées que j'avais acquises +depuis mon entrée au service et j'avais retrouvé la +faculté de penser. Pour la première fois depuis plusieurs +mois, pendant ces quatre jours, j'ai pensé, j'ai +réfléchi, j'ai raisonné; je me suis aperçu que j'ai joué +cinq ans de ma vie à pile ou face et que le profil qui +reste à découvert me fait une vilaine grimace.</p> + +<p>Ah! je l'avais bien prévu dès le premier jour, le +jour où j'avais signé de si mauvais coeur ma feuille +d'engagement, je l'avais bien prévu, que je ne ferais +pas à l'armée, comme me le demandait mon oncle, +l'honneur de mon pays et la gloire de ma famille. +Mais, au moins, j'avais espéré que je pourrais y passer +bêtement, mais tranquillement, les cinq années que +je ne pouvais passer ailleurs. Et maintenant, j'en suis +à me demander s'il n'aurait pas mieux valu faire le +soldat imbécile, le numéro matricule que j'aurais fait +si j'étais resté à Nantes, que de venir à Paris chercher +l'aversion de <i>ma profession</i>, la haine de mon esclavage. +Car, maintenant, c'est fait. Les résolutions de +soumission et d'obéissance que j'ai abandonnées, je +n'ai plus pu les reprendre. Je les ai laissées où elles +étaient tombées, comme ces loques par trop sordides +qu'un chiffonnier expulse avec dédain de son cachemire +d'osier, qu'il remue quelque temps du bout du +crochet et qu'il se décide à lâcher.</p> + +<p>Depuis, je suis retourné bien des fois à Paris. Seulement, +comme je n'avais pas complété ma masse, en +débet, et que mon capitaine me refusait systématiquement +toute espèce de permission, je m'abstenais +de lui réclamer ses petits carrés de papier et je partais +«en bordée». Je passais cinq ou six jours à Paris, +seul ou presque seul, ne fréquentant que quelques +camarades qui n'avaient pas toujours le temps de s'occuper +de moi. Ma famille, je ne la voyais pas, naturellement. +Quant au reste, je n'avais jamais connu que +deux ou trois gamines, belles de la beauté du diable et +bêtes comme des enseignes de modistes, qui s'étaient +envolées je ne savais où. Pendant des journées, j'allais +par les rues, flânant, me laissant guider par ma fantaisie, +buvant avidement l'air libre. Là seulement je +me sentais vivre, et bien des fois, en pensant aux +années de servitude qui m'attendaient encore, l'envie +m'est montée au coeur de terminer une de ces bordées +par le suicide. Je revenais pourtant, ne voulant +pas être puni comme déserteur, furieux contre moi +au moment de rentrer au quartier. Je me reprochais +le triste courage qui me portait à franchir la grille. +J'aurais remercié avec effusion un passant qui, d'une +poussée brutale, m'aurait jeté à l'intérieur.</p> + +<p>Immédiatement, j'étais mis en prison; l'absence +illégale, voilà le principal motif de mes punitions. +J'en ai encore quelques-unes pour ivresse. Mon Dieu, +oui! Je me suis piqué le nez quelquefois...</p> + +<p>On me punit aussi assez souvent pour réponses inconvenantes. +Je suis inconvenant, c'est vrai, mais ce +n'est pas tout à fait de ma faute. C'est une mauvais +habitude qui m'est venue tout d'un coup, à la suite +d'avanies faites de gaîté de coeur, de vexations idiotes, +d'affronts de toutes sortes que longtemps j'avais avalés +sans rien dire. Un beau jour, j'ai découvert que ce +parti pris d'injures m'avait gonflé le coeur, aigri le +caractère, comme ces gouttes d'eau qui, tombant +une à une, commencent par glisser sur la pierre et +finissent par la creuser.</p> + + + +<p>Mon horreur, ou plutôt mon dégoût de l'état militaire +est maintenant si grand que je m'estime fort +heureux de ne plus partager l'existence de ces hommes, +mes camarades, que je vois aller et venir par la +chambre, depuis que le colonel est sorti, marchant +sur la pointe du pied, parlant bas, n'osant pas se +montrer aux fenêtres, le grand chef se promenant +encore dans la cour du quartier.</p> + +<p>Toute la semaine, ils ont vécu ainsi, courbaturés +par la répétition inutile des mêmes manoeuvres et +des mêmes exercices, terrorisés par les dogmes de la +religion soldatesque, pliés en deux sous le respect et +la peur que leur inspire la doctrine de l'obéissance +passive. Véritables bêtes de somme pour la plupart, +loupeurs pour le reste, mal nourris, mal logés, blanchis +le long des murs, dépouillés de toute espèce +d'idée, les mêmes expressions et les mêmes locutions +revenant sans cesse dans leur langage imbécile, ils +n'ont plus que deux préoccupations, ils n'éprouvent +plus que deux besoins: manger et dormir. Et, aujourd'hui, +dimanche, comme ils ont la permission de sortir, +ils vont aller traîner leurs sabres dans les rues, +bêtement, deux par deux ou trois par trois, s'entretenant +encore—exclusivement—pendant ces quelques +heures de pseudo-liberté, des détails du service, +des commandements, des consignes—esclaves si +bien faits à leur servitude qu'ils ne savent plus, au +moment du repos, parler d'autre chose que des coups +de fouet qu'ils ont reçus ou de la solidité de leur +manille.—Puis, +ils s'en iront dans les cabarets louches, +dans les ruelles où l'on vend de l'eau-de-vie qui râpe +la gorge et du vin qui violace les comptoirs. Ils s'attableront +là, cinq ou six devant un litre, chantant à +tue-tête:</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>C'est à boire qu'il nous faut!...</p> + </div> </div> + +<p>en attendant que la nuit tombe et qu'ils puissent aller +s'engouffrer, gueulant bien fort et se tenant par les +bras, dans ces bouges où il faut faire la queue, quelquefois, +comme au théâtre, devant la porte des putains.</p> + +<p>O bétail aveugle et sans pensée, chair à canon et +viande à cravache, troupeau fidèle et hébété de cette +église: la caserne et de sa chapelle: le lupanar! Ah, +oui, je rejoindrai tout à l'heure, avec plaisir, la «boîte» +dont je suis sorti hier et où je dois rentrer bientôt. Le +rapport me portant ce matin huit jours de prison pour +réponse insolente. Plutôt la prison que le spectacle +de cet avachissement stupide, de l'écoeurante banalité +de cette vie misérable! Plutôt la désertion—le +seul vrai remède peut-être—plutôt tout que de jouer +un rôle, puisque j'ai conscience de son indignité, dans +cette comédie ignoble, dans cette parade où Mangin +s'impose aux spectateurs et arrive, à force de donner +des coups de pied dans le derrière de Vert-de-Gris +à se faire prendre au sérieux—même par sa victime.</p> + + + +<p>J'entends sonner onze heures. Onze heures! Et l'on +n'est pas encore venu me chercher pour me conduire +à la «Malle!» Est-ce qu'ils ne penseraient plus à +moi, par hasard? Je m'étends sur mon lit, mon lit +que je ne fatigue pas beaucoup, d'ordinaire; ce qui +d'ailleurs, n'empêche pas le fourrier de m'imputer +trimestriellement toutes les dégradations possibles. +J'essaye de piquer un roupillon. Je commence à m'endormir.</p> + +<p>—Froissard, au bureau!</p> + +<p>J'ouvre à demi l'oeil gauche. C'est le mar'chef qui +m'appelle.</p> + +<p>Qu'est-ce qu'il y a donc?</p> + +<p>—Il y a qu'il faudrait d'abord vous lever quand on +vous appelle et prendre la position militaire pour +parler à vos supérieurs. Hum!... Réunissez tous vos +effets et portez-les au magasin d'habillement. Vous +êtes désigné pour faire partie d'un détachement de +cinquante hommes qui va relever une partie de la +3e batterie <i>bis</i>, au Kef, en Tunisie. Vous partez demain.</p> + +<p>Comment! on va en Afrique aussi simplement que +cela, maintenant? Autrefois, c'était plus compliqué: +il fallait faire cinq ou six fois le tour de la France +pour se faire armer et équiper. Il est vrai que ça n'en +valait peut-être pas mieux pour ça.</p> + +<p>—Avez-vous fini vos réflexions? On vous dit que +vous partez demain soir et que dans trois jours vous +prenez le bateau.</p> + +<p>Est-ce qu'il va sur l'eau, au moins, ce bateau-là?</p> + + + +<br><br><br> +<h3>IV</h3> + + + +<p>Le Kef, ville principale de la Tunisie. +Population:—Commerce:—Industrie:—Je +laisse des blancs +tout en donnant aux Cortamberts, qui ne sont jamais +embarrassés, la permission de combler ces lacunes à +leur fantaisie.</p> + +<p>De loin, la ville, bâtie en amphithéâtre sur le penchant +d'une montagne, vous fait l'effet d'une dégringolade +de fromage blanc entre des murailles en nougat; +le tout dominé par une pièce montée sur laquelle +il aurait plu de la crème fouettée. On en mangerait.</p> + +<p>De près, ça change. Ce n'est plus qu'un amas de +maisons misérables, bâties avec des cailloux et de +la boue, aux rares et étroites fenêtres grillées, aux +toits en coupole blanchis à la chaux. Çà et là, des +ruelles pavées de pierres pointues percent cette agglomération +de cahutes et s'en vont, avec des allures +tortueuses de vrilles, aboutir dans des places carrées +où s'ouvre la porte d'une mosquée. C'est dans ces +places que, plusieurs fois par semaine, se tiennent les +marchés. C'est là qu'on amène les petits boeufs secs +et trapus, les biques aux longs poils noirs, les bourriques +aux petites jambes nerveuses, au garrot ensanglanté, +à l'échine meurtrie, les moutons sales et maigres, +portant toute leur graisse dans une queue +énorme qui se balance entre leurs pattes de derrière +comme une grosse sabretache. C'est là que s'étalent, +par terre, sous des lambeaux de toile, sur des tréteaux, +l'or blond des céréales, le brun glacé des dattes, +le vert criard et frais des pastèques aux chairs blanches +et roses, le velours bleuâtre des figues, le violet +des aubergines, l'incarnat des grenades, le jaune des +citrouilles, le rouge froid des tomates et le rouge +chaud des piments. Et, à côté de ces tas de légumes +dont les couleurs vives éclatent sous le ciel clair, +entre ces amoncellements de fruits qui sentent bon +et sur lesquels le soleil jette de l'or, de hautes perches +s'élèvent où pendent des lambeaux sanguinolents, +quartiers de chairs que va découper sur un billot, +à grands coups de coutelas, un boucher nu jusqu'à la +ceinture, le torse éclaboussé de giclées sanglantes, les +bras empâtés de rouge, la barbe souillée de caillots, +effrayant.</p> + +<p>Et les ruelles montent vers la vieille Kasbah démantelée +et ouverte, descendent vers les remparts croulants +dont les courtines dentelées laissent passer de +loin en loin la gueule antique d'un canon de bronze +penché de travers ou couché sur les talus à côté de +son affût pourri. Elles s'élargissent ici, en face des +portes bardées de fer de magasins devant lesquels des +dromadaires accroupis balancent, au bout de leurs +longs cous, leurs petites têtes aux yeux mi-clos. Là, +elles se rétrécissent et le marchand d'eau qui revient +de la fontaine avec ses ânons chargés d'outres frappe +à grands coups de bâton, en poussant des cris sauvages, +son troupeau indocile qui se bouscule pour passer. Puis +elles s'enfoncent sous les longs arceaux d'une voie +sombre où s'ouvrent les boutiques de loudis qui vendent +des étoffes, des armes ou des poteries, l'échoppe +des savetiers arabes, l'antre d'un marchand de +cacaouët ou de beignets à l'huile—une huile infecte +dont l'âcre parfum vous poursuit. Elles passent devant +des cafés maures où des Arabes accroupis sur +des nattes, silencieux, vident à petits coups une tasse +minuscule en jouant aux cartes ou en égrenant +leur chapelet, pendant que le cafetier, impassible, +entretient le feu de son fourneau en agitant doucement +un petit écran d'alfa. Elles longent des +cimetières où des taupinières étroites et pressées, +couvertes de cailloux, indiquent les tombes, +d'étroites terrasses où les dévots, le soir, font la +prière; des porches larges et bas sous lesquels viennent +s'asseoir parfois, les jambes croisées, des mendiants +chanteurs. Ignobles, pouilleux, le capuchon +d'un burnous en loques rabattu sur leur face simiesque, +frappant de leurs longs doigts décharnés la peau +jaunie d'un tambourin, ils commencent par laisser +échapper des sons rauques de leurs gosiers secs, et +puis, peu à peu, s'animant eux-mêmes, sans s'occuper +de leur auditoire, qu'une foule les entoure ou +qu'ils n'aient devant eux que des chiens errants, +se mettent à chanter un long poème, passant subitement +des tons les plus sourds aux modulations les +plus douces, des notes les plus attendrissantes aux +cris les plus stridents, aux vociférations les plus déchirantes. +On dirait qu'un souffle égare leur esprit, +les exalte, qu'un grand frisson les parcourt tout entiers, +qu'une fièvre les embrase, qu'un enthousiasme +curieux les transporte. Alors, ils se transfigurent: ils +deviennent très grands, ces frénétiques; très beaux, ces +exaltés rageurs; magnifiques, ces visionnaires; presque +sublimes, ces inspirés! Avatar de mendigos vermineux +en Homères imperturbables.</p> + + + +<p>J'éprouve un grand plaisir, vraiment, depuis que +j'ai quitté la France, depuis que j'ai abandonné l'horrible +existence de la caserne pour la vie plus supportable +des camps, à aller et venir à droite et à gauche. +Je me reprends peu à peu. Et, pendant mes heures de +liberté, assez fréquentes, je ne manque pas un des +spectacles, toujours attrayants pour un nouveau +venu, que peut offrir une ville africaine.</p> + +<p>Je ne me promène pas, du reste, que dans les quartiers +arabes, je vais aussi dans le quartier européen.</p> + +<p>Il me plaît moins.</p> + +<p>Je serais bien embarrassé de dire pourquoi, par +exemple. Il n'y manque absolument rien, non pas de +ce qu'on pourrait souhaiter, mais de ce qu'on trouve +le plus communément en France; des cartes et des +billards, des cafés et des caboulots. De grandes pancartes +indiquent à chaque pas les prix—très raisonnables—des +différentes boissons que des dames de +nationalités variées, en jupons courts et en corsages +échancrés, sont toujours prêtes à vous servir.</p> + +<p>Les femmes, le jeu, l'alcool, voilà les trois produits +de notre civilisation avec lesquels nous faisons honte +aux indigènes de leurs moeurs grossières et sauvages. +Ah! le progrès doit leur apparaître sous les plus +riantes couleurs, à ces braves Arabes; ils se le représentent +sous la forme des tonneaux de liqueurs que +nous traînons derrière nos convois et à la queue de +nos colonnes; ils l'incarnent dans la personne d'un +gouverneur militaire, d'un régime soldatesque qui fait +peser sur eux son joug imbécile et lourd, et qui a +pour complément indispensable la tourbe des juifs et +des mercantis.</p> + +<p>De jolis cocos, ceux-là! Les commerçants de nos +colonies, les hardis pionniers de la civilisation! +L'écume de tous les peuples, bandits de toutes les +nations, usuriers et voleurs, les épaules tuméfiées +par l'application de ces vésicatoires qui sont des +articles du Code, ayant tous une canne à polir—et +quelle canne!</p> + +<p>Pas très nombreux, mais bien brillant, l'élément +européen. La plupart de ces gens-là ne font pas de +fort belles affaires. Leur fonds acheté à crédit, ils se +hâtent, avant l'échéance, d'en boire une partie et de +manger l'autre. Ils finissent généralement par la faillite, +si c'est faire faillite que de mettre un beau soir +la clef sous la porte et de cingler pendant la nuit vers +de nouveaux rivages.</p> + +<p>Quelques-uns cependant—des gens mariés (!) le +plus souvent—se maintiennent à flot. Ce sont des +ambitieux qui entretiennent des idées folles, qui +caressent des chimères. Ils espèrent qu'après avoir, +pendant un certain temps, servi des pompiers et des +perroquets dans une salle d'où madame s'échappe +quelquefois pour aller visiter l'arrière-boutique en +compagnie d'habitués, ils pourront un jour se retirer +dans quelque bon fromage où ils mangeront à leur +faim, sans nul souci, en travaillant le moins possible. +Leur rêve, c'est de lui coller un gros numéro, à ce +fromage-là.</p> + +<p>Pourquoi pas, après tout? S'il n'y a de sots métiers +que ceux qui ne rapportent rien, celui-ci est assurément +l'un des plus intelligents qu'on puisse exercer en +Afrique. D'ailleurs, ils ont devant les yeux l'exemple +de certains de leurs confrères d'Algérie, d'anciens +honnêtes gens qui sont redevenus de très braves +gens depuis qu'ils ont les poches pleines, que les +gendarmes saluent très bas, qui arrivent à se faire +nommer maires d'un village ou d'une bourgade et +qui marient facilement leurs filles—grosse dot, +petite tache de famille—à des conseillers de préfecture.</p> + +<p>On ne peut sérieusement, n'est-ce pas? désespérer +du redressement moral d'un peuple quand des +apôtres comme ceux-là ont entrepris sa conversion. +Le fait est que, si les prédicateurs enseignent consciencieusement +la foi nouvelle, il se trouve des gentils +qui, de leur côté, y mettent du leur. Je ne parle pas, +bien entendu, de ces vieilles bêtes affaissées dans les +ornières de la routine, encroûtées au possible, qui ne +comprennent pas quelle utilité il peut y avoir à tuer le +ver tous les matins et à faire précéder chaque repas +d'un ou de plusieurs verres d'extrait de vert-de-gris. +Raisonner avec des animaux pareils, c'est perdre son +temps. Je parle d'une partie de la jeune génération +qui commence à se laisser dessiller les yeux, à rejeter +des doctrines surannées, à vouloir sérieusement +rattraper le temps perdu. Ils n'y vont pas de main +morte, ceux-là! Ils chantent à plein gosier les +louanges de l'alcoolisme! Il y a de ces gaillards qui +n'ont pas leurs pareils pour couper la verte et qui +distinguent à l'oeil—oui, à l'oeil—le vrai Pernod de +l'imitation. Au billard, ils vous en rendent dix de +trente et gagnent à tous les coups.</p> + +<p>Quant aux enfants—aux mouchachous—ils donnent +les plus belles espérances. Ils vous disent: «Et +ta soeur!»—en français—et vous taillent des +basanes—en français.—On en trouve même qui +commencent par parler argot; qui ne savent pas dire: +pain—mais qui disent: du gringle;—qui ignorent +la viande, mais qui connaissent la bidoche;—voire +même la barbaque.</p> + +<p>Oh! ils apprennent très facilement. Il paraît même +qu'ils retiennent bien. Que voulez-vous de plus?</p> + + + +<p>—Ce que je voudrais, ce serait que le gouvernement +fût un peu moins bête et un peu moins rosse.</p> + +<p>Je me retourne. Celui qui interrompt les réflexions +que j'ai fini par me faire à haute voix est un colon +dont j'ai fait la connaissance, il y a quelque temps. +Ses concessions sont établies à une bonne journée de +marche du Kef, non loin de la ligne de chemin de fer +qui doit finir par relier l'Algérie à Tunis.</p> + +<p>—Oui, continue-t-il en me frappant sur l'épaule, +voilà ce que je demande. Qu'est-ce que vous pensez, +vous, de gens qui veulent à toute force avoir des +colonies et qui, une fois qu'ils les ont, font tout ce +qu'ils peuvent pour les empêcher de leur être utiles +à quelque chose?</p> + +<p>Je fais un geste vague.</p> + +<p>—Je vous ai, je crois, déjà raconté mon histoire?</p> + +<p>—Oui, elle est édifiante.</p> + +<p>—Vous savez que, lorsque je suis arrivé en +Tunisie, lorsque j'ai commencé à exploiter une concession +qu'on m'a fait payer à beaux deniers comptant, +je croyais pouvoir espérer l'appui, au moins +moral, de l'administration...</p> + +<p>—Vous auriez aussi bien fait de compter sur les +bénédictions de ce marabout qui chante son cantique +là-haut.</p> + +<p>—J'ai essayé de passer plusieurs marchés pour +la fourniture des grains et des fourrages militaires...</p> + +<p>—Ils étaient trop secs, vos fourrages.</p> + +<p>—Voyant qu'il n'y avait rien à faire de ce côté, j'ai +essayé de tirer parti de mes produits en les envoyant +sur les souks. J'ai donc entrepris de tracer une route +directe et commode entre mes terrains et la gare la +plus proche, à travers des terres en jachère. Aussitôt +les papiers timbrés ont plu chez moi.</p> + +<p>—Ah bah!</p> + +<p>—J'ai appris ainsi que ces vastes terrains incultes +qui s'étendent à perte de vue appartiennent, sauf +quelques parcelles concédées à des malheureux +comme moi, à une Société anonyme dont le siège est +à Paris. Cette Société, qui prétend avoir acheté ces +terres, et qui les a peut-être achetées à un prix dérisoire +qu'elle n'a probablement pas payé, ne veut en +céder la moindre partie que contre des sommes exorbitantes. +De sorte que si, plus tard, le gouvernement +français—ou celui du bey, comme vous voudrez—prend +la bonne résolution d'accorder des concessions +gratuites à de nouveaux colons, il se verra +obligé de racheter un franc le mètre au moins ce +qu'il a donné pour rien. Voyez-vous d'ici ce que +gagnera la Compagnie?</p> + +<p>—Vingt sous du franc, exactement.</p> + +<p>—Tous les débouchés m'étant fermés, ou à peu +près, j'ai végété quelque temps, tirant le diable par +la queue à la lui arracher. L'autre jour, j'ai tenté une +dernière chance. J'ai écrit au ministère pour lui +demander le prêt d'une somme peu considérable, +garantie d'ailleurs, et que je me faisais fort de rembourser +en peu de temps. J'aurais pu marcher, avec +ça... Au bout d'un mois, on m'a renvoyé ma demande +en me disant qu'il fallait, avant tout, la faire passer +par la voie hiérarchique. Aujourd'hui, je suis venu +ici chercher la réponse qui vient d'arriver...</p> + +<p>—Toujours par voie hiérarchique?</p> + +<p>—De plus en plus.</p> + +<p>—Et... est-elle satisfaisante, la réponse?</p> + +<p>—Est-ce que vous vous foutez de moi? Satisfaisante! +Tenez, lisez-moi ça: «Le ministre porte à la +connaissance de l'intéressé que le gouvernement, +quel que soit son désir de venir en aide aux colons, +se voit dans l'obligation de ne leur accorder aucun +secours, pécuniaire ou autre. Etc., etc.» Hein! qu'est-ce +que vous en dites?</p> + +<p>—Dame! s'ils n'ont pas le sou...</p> + +<p>—Quand on n'a pas le sou, on reste chez soi! +quand on n'a pas le sou, on ne cherche pas à conquérir +des colonies pour en faire les cimetières des +imbéciles assez bêtes pour s'y établir!... Ah! je sais +bien ce que vous allez me dire: «Il ne fallait pas y +venir; tu l'as voulu, c'est bien fait»—Je sais bien, je +n'aurais pas dû avoir confiance; mais, qu'est-ce que +vous voulez? A l'époque de mon départ je n'aurais +jamais pu me figurer que c'était tout simplement +pour permettre à une séquelle de bandits de spéculer +sur des morceaux de papier achetés au poids—aux +palefreniers du Bardo, qu'on avait versé le sang et +dépensé les millions de la France. Ce que c'est que +d'être naïf!... Mes terres sont bonnes pourtant; +on pourrait faire deux récoltes par an... Quand je +pense à tous ces beaux terrains que l'imbécillité de +nos gouvernants laisse en friche, je me demande +réellement comment il peut se trouver des gens assez +simples pour ne pas éclater de rire en entendant prononcer +ces deux mots: Colonies françaises. Moi, +maintenant, je ne sais pas si je ne ferais pas mieux +de m'acheter une corde pour me pendre que de continuer +l'existence que je mène. A qui m'adresser, +pour me faire avancer les sommes dont j'ai besoin et +avec lesquelles je serais certain d'arriver, en peu de +temps, à un beau résultat? A qui? A des établissements +de crédit? Allez-y voir! D'ailleurs, vous savez +aussi bien que moi que toutes ces boîtes-là prêtent +au capital, mais non au travail... Alors, quoi? Finir +de manger mes quatre sous et piquer une tête dans la +Medjerdah? Ce serait peut-être le plus simple... Tenez, +tout ça, voulez-vous que je vous dise? c'est de la +fouterie...</p> + +<p>Il m'a pris par les bras.</p> + +<p>—Venez donc boire quelque chose... A quoi ça +sert-il, après tout, de se faire de la bile? Quand je +m'en fourrerais les quatre doigts et le pouce dans +l'oeil... Nous allons dîner ensemble, n'est-ce pas?</p> + +<p>—Je ne demanderais pas mieux, mais il est déjà +tard, et comme je dois être rentré au camp pour +l'appel...</p> + +<p>—Bah! l'appel! je parie qu'ils ne le font pas une +fois tous les quinze jours. Venez donc; si vous rentrez +une demi-heure ou une heure en retard, personne +ne s'en apercevra...</p> + + +<p>On s'en est aperçu. Le capitaine commandant la +batterie vient de m'infliger huit jours de prison.</p> + +<p>Ce n'est pourtant pas un mauvais diable, ce capitaine, +gros bonhomme toujours essoufflé, tapotant +sans cesse avec son mouchoir son front qui ruisselle +constamment de sueur.</p> + +<p>Du reste, il a eu soin de me faire prévenir par le +fourrier qui m'a annoncé ma punition: «Dites-lui +bien que ce n'est pas moi qui le punis, c'est le règlement. +Le général m'a recommandé d'être très sévère +et, ma foi, vous comprenez... c'est leur faute aussi, +s'ils se font punir, ces gredins-là; ils ne veulent rien +entendre.»</p> + +<p>Si nous n'entendons rien, en effet, c'est bien que +nous ne voulons rien entendre. Nous devons nous +fourrer du coton dans les oreilles au moins une fois +par semaine... Tous les samedis, régulièrement, le +gros capiston vient assister à la lecture du rapport +qu'il écoute tout en nouant la cravate de l'un et en +boutonnant la veste de l'autre; après quoi il nous fait +un petit discours portant sur la nécessité de nous +bien conduire et d'éviter les punitions, le tout entremêlé +de recommandations morales et de prescriptions +hygiéniques. L'exorde et le fond de la harangue +varient un peu, suivant les circonstances, mais la +péroraison est toujours la même: «Je ne saurais +trop vous recommander d'être très propres. Ainsi, +quand vous allez aux cabinets, n'oubliez jamais... (Il +fait un geste) vous comprenez? C'est très nécessaire +dans ces pays-ci. Moi, je porte toujours dans ma +poche une petite éponge destinée à cet usage-là. +Tenez, la voilà. (Il sort de sa poche une chose ronde +enveloppée d'un fragment de journal). Oui, je la +mets dans du papier, à cause de l'humidité. Ah! et +puis, quand vous allez voir les femmes... oui, je comprends +ça... les femmes... on n'est pas de bois... eh! +bien... beaucoup de précautions. Vous m'entendez? +L'eau ne coûte pas cher, n'est-ce pas? Sans ça, quand +vous serez rentrés en France, que vous serez mariés, +vous aurez des enfants... des petits enfants... ça sera +comme des petits lapins.»</p> + +<p>On m'a relégué, avec deux ou trois autres mauvais +sujets, dans le marabout des hommes punis—une +grande tente conique dressée devant le gourbi qui +sert de corps de garde, à côté de la guérite en feuillage +dans laquelle s'assied sans façon le factionnaire vêtu +de toile blanche, son képi d'artilleur recouvert d'un +couvre-nuque, son mousqueton posé dans un coin. +Je regarde, à travers la portière relevée, derrière la +corde à laquelle sont attachés nos chevaux et nos +mulets, maigres et galeux, la route poudreuse et grisâtre, +au sol rayé par les roues des arabas et moucheté +par les pieds des bêtes de somme, qui se déroule +comme un long ruban pour disparaître, tout là-bas, +après l'âpre montée d'une côte rude, derrière le +col de Gardimaou. Elle est bordée de l'autre côté, +cette route, par des figuiers de Barbarie, aux larges +feuilles épineuses d'un vert bleuâtre, dont les troncs +rugueux s'enfoncent dans un amoncellement de +feuilles mortes qui, tombées, ont l'air de grands +écrans fauves. Derrière, tout en bas, on aperçoit la +plaine, immense comme une mer, qui conduit en +Algérie, et dont les aspérités et les déclivités disparaissent +dans l'uniformité confuse des sables blonds. +Le soir commence à descendre; de longues ombres +cendrées s'étendent rapidement et chassent les derniers +rayons du soleil qui s'éparpillent en millions +d'étincelles et s'enfuient à gauche, du côté de la trouée +de Souk-Harras, qu'elles incendient, en tourbillons +de poussière d'or, tandis qu'à droite, s'assombrissant +de plus en plus, toute une suite d'éminences aux +formes étranges, de montagnes aux bizarres découpures, +la dégringolade des derniers contre-forts de +l'Atlas, s'estompe en bleu sur les horizons sanglants +du soir.</p> + +<p>—Le capitaine!</p> + +<p>J'entends un bruit de grosses bottes, un cliquetis +d'éperons. C'est lui. Il entre.</p> + +<p>—Froissard, vous êtes là?... Ah! oui... Eh bien! +j'ai une triste nouvelle à vous apprendre. Le général, +sachant que vous avez déjà encouru beaucoup de +punitions, m'a fait demander votre livret. Je crois +qu'il a l'intention de vous faire passer devant un Conseil +de corps. Voilà, voilà... je vous l'avais bien dit... +Si vous aviez voulu m'écouter... mais non... on veut +en faire à sa tête...</p> + +<p>Et patati et patata.</p> + +<p>Son petit laïus ne m'avance pas à grand'chose, évidemment; +mais c'est égal, ça me fait presque plaisir +de l'entendre me bougonner, ce gros poussah qui, +malgré tout, porte de l'intérêt à ses hommes et ne les +regarde pas tout à fait comme des animaux. Il n'a pas +l'air de se figurer qu'il est pétri d'une autre pâte +qu'eux; il a certainement le coeur moins racorni +que tous ceux que j'ai rencontrés jusqu'ici, automates +graissés de morgue tudesque et remontés tous les +matins par la clef de l'orgueil idiot. C'est encore un +homme, au bout du compte, ce vieux maboul que +j'entends ronchonner en s'en allant:</p> + +<p>—Rien écouter... faire la noce... rentré en France... +p'tits enfants... p'tits lapins.....</p> + + + +<br><br><br> +<h3>V</h3> + + + +<p>Je viens d'être conduit à la Kasbah entre quatre +hommes, baïonnette au canon, commandés par un +brigadier, sabre au poing. J'attends dans la cour, un +rectangle chauffé à blanc par le soleil qui tombe à +pic, qu'on veuille bien m'introduire dans la salle où +s'est réuni le Conseil de corps.</p> + +<p>De quoi est-il composé, ce Conseil? Un planton, +qui promène les chevaux, me renseigne à ce sujet.</p> + +<p>—Il y a le lieutenant et le sous-lieutenant de ta +batterie, un lieutenant et un capitaine d'infanterie et +un commandant des chasseurs d'Afrique. Ton capitaine +a fait dire qu'il était malade.</p> + +<p>Il n'est pas régulièrement formé, mon Conseil de +corps. Pourtant, étant donné le petit nombre d'officiers +de mon régiment présents au Kef, je ne peux +pas réclamer. Les règlements exigent bien, il est +vrai, que ce tribunal ne renferme que des officiers du +corps auquel appartient l'inculpé—puisque inculpé +il y a.—Ces règlements ont évidemment leur raison +d'être. Il est clair que, si l'homme qui a donné des +preuves de son insubordination, qui a démontré qu'il +était sous l'influence de ce que ces messieurs appellent +un mauvais esprit, comparait devant ceux mêmes +qui lui ont infligé les punitions qui l'amènent devant +eux, il y a au moins quatre-vingt-dix-neuf chances +sur cent pour que ces accusateurs transformés subitement +en juges reconnaissent qu'il y a lieu d'expédier +le délinquant aux compagnies de discipline. Ça +simplifie énormément les choses. Ça évite une perte +de temps toujours désagréable. Pas de défense possible +de la part de l'inculpé; une accusation basée +simplement sur les punitions plus ou moins nombreuses, +et plus ou moins méritées portées par les +juges eux-mêmes qui ne tiennent pas, naturellement, +à se donner des démentis. La sentence n'a plus besoin +que d'être ratifiée par le général commandant le corps +d'armée, ce qui n'est qu'une question de jours. La +justice reçoit un croc-en-jambe, ce qui est déjà une +bonne chose, mais elle le reçoit en très peu de temps, +ce qui est une chose excellente.</p> + +<p>Moi, j'ai une chance énorme. Je vais passer devant +un conseil composé en majorité d'officiers qui ne me +connaissent pas et qui, par conséquent, ne doivent +pas tenir outre mesure à faire preuve à mon égard de +la plus grande sévérité. Il y a bien le sous-lieutenant +et le lieutenant de ma batterie, deux pince-sans-rire, +mauvaise piquette de la Pi-po, fanatiques de la discipline +à la prussienne; mais comme ils ne joueront +en somme qu'un rôle assez effacé...</p> + +<p>—Faites entrer!</p> + +<p>J'entre. La porte se referme.</p> + +<p>—Asseyez-vous, me dit le commandant.</p> + +<p>Je m'assieds sur un banc en face de ces messieurs, +alignés en rang d'oignons, derrière une table recouverte +du tapis vert traditionnel. Le commandant me +regarde—d'un air assez bienveillant. Ma tête a l'air +de lui revenir, décidément; et c'est en hochant douloureusement +le front qu'il continue:</p> + +<p>—Canonnier Froissard, vous avez eu, depuis votre +entrée au service, une conduite déplorable. Vous avez +encouru un grand nombre de punitions. Nous sommes +réunis, vous le savez, pour décider de votre envoi +aux Compagnies de discipline. Qu'avez-vous à dire +pour votre défense?</p> + +<p>—Deux choses: 1° Que ma conduite n'a pas été mauvaise +depuis mon entrée au service; elle n'a commencé +à l'être que du jour où les taquineries et les +vexations de toute nature m'ayant poussé à bout, je +suis devenu une de ces têtes de Turc sur lesquelles +frappe à tour de bras l'aveugle cohue des galonnés; +que, d'ailleurs, dans l'armée, quand un homme a +commencé à mettre le pied dans le bourbier des punitions, +on n'essaye pas de le retirer, on l'enfonce. +2° Que, si j'ai commis des fautes—et, je le fais remarquer +en passant, toutes fautes contre la discipline—je +les ai expiées et que je ne crois pas qu'on +puisse, raisonnablement, châtier deux fois, pour le +même délit, un individu, si malintentionné qu'il soit. +Que, par conséquent, j'ai beaucoup de peine à comprendre +pourquoi l'on veut, aujourd'hui, m'infliger +une peine énorme précisément parce que j'en ai déjà +subi un nombre considérable.</p> + +<p>J'examine l'attitude de mes juges. Les deux officiers +de ma batterie sont devenus tout verts, le petit +pète-sec de sous-lieutenant principalement, qui pince +ses lèvres blanches, qu'il vient de mordre. Le capitaine +et le lieutenant d'infanterie n'ont pas bronché; +ils ont l'air de s'amuser comme deux croûtes de pain +derrière une malle. Quant au commandant, il a ouvert +de grands yeux; il semble très étonné, ne s'étant +jamais imaginé, probablement, qu'on pût envisager +la question à un point de vue pareil. Il ne paraît pas +furieux, tout au contraire; on dirait même qu'il n'est +pas fâché, mais pas fâché du tout, en vieux soldat +d'Afrique qu'il est, de voir mettre à jour l'ineptie des +règlements dont l'étroitesse et la dureté lui ont toujours +semblé quelque peu ridicules. Seulement, il ne +sait plus quoi dire et ce n'est qu'au bout de deux ou +trois minutes qu'il se rappelle subitement qu'il a +encore à accomplir une petite formalité.</p> + +<p>—Je vais vous lire vos punitions.</p> + +<p>Et il commence.</p> + +<p>Il commence, mais il n'a pas fini. Ah! non. Les +deux pages du livret sont pleines et l'on a été obligé +d'ajouter plusieurs <i>rallonges</i>. Et des motifs d'une longueur! +Quand il n'y en a plus, il y en a encore. C'est +comme la galette du père Coupe-Toujours, au Gymnase.</p> + +<p>Le commandant n'en peut plus. Il est tout rouge. +Il a beau écourter en diable des motifs par trop chargés +et sauter à pieds joints par dessus des punitions +tout entières, il manque de salive, il est à bout de +forces. Il va attraper une extinction de voix. Il pousse +un long soupir et s'arrête.</p> + +<p>—Tenez, lieutenant, je vous en prie, lisez donc la +suite. C'est si mal écrit, tout ça... Ouf!...</p> + +<p>Il passe le livret au petit sous-lieutenant qui esquisse +un sourire méchant. Il ne passe rien, celui-là; +il appuie sur les mots, comme s'il voulait les forcer à +entrer bon gré mal gré dans l'oreille de ses auditeurs; +il lit les motifs d'une voix indignée de procureur général +qui énumère les méfaits de l'accusé, et traîne +sur le texte des réponses inconvenantes, qu'il épelle +presque, d'un ton strident et venimeux. Il dénombre les +récidives. «C'est la dixième fois, messieurs.—Remarquez +bien, messieurs, que c'est la onzième fois.» Je +crois qu'il va demander ma tête.</p> + +<p>Il ne demande pas ma tête, mais il demande, aussitôt +qu'il a refermé le livret, s'il ne pourrait pas présenter +quelques observations personnelles. Il m'a +étudié, il me connaît à fond; il ne serait peut-être pas +inutile...</p> + +<p>—Complètement inutile, fait le commandant qui a +repris haleine, mais qui reste profondément vexé d'avoir +été obligé de s'interrompre au plus beau moment +et de céder son rôle à un sous-lieutenant; le conseil +est fixé.</p> + +<p>Et, se tournant vers moi:</p> + +<p>—Vous avez entendu la lecture de vos punitions. +Les trouvez-vous méritées?</p> + +<p>—Je n'ai à les trouver ni méritées ni imméritées. +On me les a infligées à la suite de fautes que j'ai commises; +je crois donc avoir expié ces fautes. Je n'ai +qu'à répéter ce que j'ai déjà dit tout à l'heure...</p> + +<p>—Tout à l'heure, vous disiez des choses qui n'ont +pas le sens commun. Ne les répétez pas! s'écrie le +commandant en frappant la table avec mon livret, ce +livret dont les quatre ou cinq pages de rallonges lui +restent sur le coeur. Quand on a un pareil nombre de +punitions, on ne mérite aucune pitié. D'ailleurs, on +vous ferait grâce, que vous recommenceriez demain. +Demandez plutôt à vos officiers.</p> + +<p>—C'est certain, siffle le petit sous-lieutenant. Il n'y +pas à en douter.</p> + +<p>—Qu'en savez-vous, mon lieutenant?</p> + +<p>Second sifflement:</p> + +<p>—J'en suis sûr. Pas un mot de plus.</p> + +<p>Le commandant est pressé d'en finir. Il vient de +jeter un coup d'oeil sur le capitaine et le lieutenant +d'infanterie qui se sont assoupis, la tête dans la main, +et qui menacent de s'endormir tout à fait. Il m'expédie +avec une dernière phrase.</p> + +<p>—Le conseil sait à quoi s'en tenir sur votre compte. +Je vous le répète, un soldat qui s'est fait punir aussi +souvent que vous mérite d'être puni sérieusement. +Du reste, on vous l'a dit, nous vous ferions grâce que +vous recommenceriez demain. Et puis, vous donnez +le mauvais exemple...</p> + +<p>Ah! voilà, je m'y attendais! Le mauvais exemple! +Et je m'écrie, d'une voix qui réveille les deux dormeurs +et qui fait sauter le sous-lieutenant sur sa +chaise:</p> + +<p>—Alors, c'est pour cela que vous m'envoyez au +bagne,—car c'est le bagne, ces compagnies de discipline?—C'est +pour cela que vous me prenez trois ans +de ma vie,—car j'ai encore trois ans à faire, vous le +savez! Pour cela! parce que j'ai déjà souffert beaucoup +de la méchanceté acharnée de mes supérieurs, +parce que vous savez qu'ils ne me lâcheront pas, parce +que vous savez que je serai puni demain, comme je +l'ai été hier, comme je le suis aujourd'hui, parce que +vous pensez que je donne le mauvais exemple! De +quoi m'accusez-vous, dites donc? D'avoir été votre +victime! Pourquoi me jugez-vous? pour des tendances! +Sur quoi me condamnez-vous? sur des présomptions!</p> + +<p>—Sortez! sortez!</p> + +<p>On m'a poussé dehors et l'on a refermé la porte...</p> + + + +<p>—Qu'est-ce qu'ils t'ont dit? me demandent les +hommes de garde qui me reconduisent au camp entre +leurs baïonnettes.</p> + +<p>J'allais répondre: «Des infamies!» Mais j'ai réfléchi.</p> + +<p>—Ils m'ont dit des bêtises...</p> + + +<p>J'ai attendu pendant près d'un mois la décision du +général. Je savais très bien que je pouvais compter +sur un ordre d'envoi bien et dûment signé et paraphé, +mais je trouvais le temps long. J'aurais préféré être +fixé tout de suite. J'aurais voulu pouvoir avancer le +cours du temps pour bannir toute incertitude, et j'aurais +voulu en même temps le retarder, car on m'avait +donné sur les compagnies de discipline,—Biribi,—des +renseignements qui, franchement, me faisaient +peur.</p> + +<p>Un matin, le maréchal des logis chef est venu me +lire le rapport: «Par décision de M. le général commandant, +la division Nord de la Tunisie, le nommé +Froissard (Jean), canonnier de 2e classe à la 13e batterie +<i>bis</i> détachée au Kef, passera à la 5e Compagnie +de Fusiliers de Discipline.»</p> + +<p>—Je dois vous prévenir, a-t-il ajouté, que le convoi +qui va à Zous-el-Souk, où se trouve le dépôt de la +compagnie, part après-demain. On vous désarmera +demain.</p> + +<p>Le lendemain soir, en effet, on m'appelle au bureau.</p> + +<p>Je rends mes armes, mes effets de grand équipement +et je ne conserve que mon linge et mes chaussures.</p> + +<p>—Vous passerez la nuit au corps de garde, me dit +le capitaine, qui entre comme j'allais sortir. Comme +ça, vous aurez une couverture. Ah! sacré farceur! +Quelle rage aviez-vous donc de vous faire fourrer dedans +tout le temps?... Enfin, vous avouerez que, moi, +je n'y ai pas mis de méchanceté. Je n'ai même pas +voulu aller dire ce que j'aurais été forcé de raconter; +je ne pouvais pas jurer que vous êtes un ange, n'est-ce +pas?... Et puis, cette idée d'aller engueuler ces +messieurs, là-haut, à la Kasbah! Sacrédié! Il faut +avoir diablement envie de casser des cailloux à un +sou le mètre, avec un maillet en bois!... Donnez-moi +une poignée de main tout de même, allez! mauvaise +tête...</p> + +<p>Je me suis retiré dans le gourbi du corps de garde +où, jusqu'à dix heures, les camarades sont venus +par groupes ou isolément, me faire leurs adieux et +me remonter le moral. Ils ont une façon à eux, par +exemple, de vous remonter le moral; ils vous remontent +ça à tour de bras, et allez donc! Ils n'ont +pas peur de casser le ressort.</p> + +<p>—Il faut bien te figurer une chose, c'est qu'aussitôt +arrivé là-bas, tu vas voir tout le monde te tomber sur +le dos. On va te commander des choses impossibles, +te faire faire des corvées abominables; tiens, j'ai entendu +dire qu'ils distribuaient aux nouveaux arrivés +des manches à balais,—tu entends, des manches à balais,—et +qu'ils les forçaient à balayer le camp avec +ça. Aussitôt que l'un d'eux se permettait de dire au +chaouch: «Mais je ne peux pas balayer avec un morceau +de bois,» le chaouch le mettait en prison.</p> + +<p>—Oui, ajoute un autre, rien de plus vrai. Ou bien, +on les oblige à compter les cailloux du camp ou à +arroser des poteaux jusqu'à ce qu'il y pousse des +feuilles. A la moindre réflexion, au bloc. Tout ça, +c'est pour s'assurer du caractère des individus qu'on +leur envoie. Si vous avez le malheur de renauder le +premier jour, vous êtes classés parmi les mauvaises +têtes, et il y a bien des chances pour que vous finissiez +mal. Le mieux, c'est de supporter tout sans rien +dire; de faire l'imbécile, en un mot. Il ne faut pas +jouer au malin, là-dedans. Tu sais, on y laisse sa +peau facilement.</p> + +<p>—Pour sûr! s'écrie un troisième. J'ai vu le cimetière +des Disciplinaires en passant, en allant à Aïn-Meleg. +Il y a plus de petites croix qu'il n'y a de brins +d'herbe.</p> + +<p>—Allons, allons! reprend un brigadier qui trouve +qu'on pousse les choses un peu trop au noir, il ne +faut pas non plus charger le tableau de gaîté de coeur. +On n'est pas bien à Biribi, c'est clair, mais on n'y +claque pas toujours. Et puis, en se conduisant bien, +on peut en sortir...</p> + +<p>—Ah! bah! avant la fin de son congé?</p> + +<p>—Certainement. Au bout d'un an, de six mois +même. Ça dépend.</p> + +<p>—Enfin, ce n'est qu'un mauvais quart d'heure à +passer; du moment que ça compte sur le congé, c'est +le principal, me dit en me serrant la main un de mes +compagnons de prison qui vient de s'échapper du +marabout des hommes punis. Moi aussi, j'ai pas mal +de punitions, et il n'y aurait rien d'impossible... ma +foi, oui, je pourrais bien aller te rejoindre d'ici quelque +temps.</p> + +<p>—C'est ça, viens me retrouver. Je te réserverai une +pioche et je te ferai matriculer une brouette...</p> + + + +<p>Tout le monde est parti. J'essaye de dormir, mais je +ne peux y arriver.</p> + +<p>En me retournant, j'aperçois quelque chose dans +un coin. Qu'est-ce que c'est?</p> + +<p>C'est un recueil de ces feuilletons que publie le +<i>Petit Journal</i> et que découpent quotidiennement de +religieux ciseaux de concierges. Comment sont-ils +venus ici, ces deux cents morceaux de papier reliés +d'un morceau de carton gris et collés avec de la sauce +blanche? Mystère. Le feuilleton est idiot, c'est évident, +mais je me mets à le lire avec conviction, à la +lueur vacillante d'un lampion. Je tourne les pages, +sans comprendre grand'chose, ne cherchant même +pas à comprendre, tellement l'histoire m'intéresse, +mais m'évertuant à dénicher le sommeil que le feuilletoniste +a certainement dissimulé adroitement,—comme +on cache la baguette à cache-tampon,—entre +les lignes vides de sens et les phrases creuses. J'ai +beau faire, je ne puis le trouver, le sommeil. J'en suis +furieux. Est-ce que je manque d'adresse, ou est-ce +qu'il y a réellement tromperie sur la qualité de la +marchandise?...</p> + +<p>Que faire pour tuer le temps, pour chasser les pensées +tristes, les idées noires qui m'assiègent, qui tourbillonnent +autour de moi comme ces insectes de nuit +qui vous harcèlent et qu'on ne peut écraser? Les +hommes de garde couchés à côté de moi ronflent à +poings fermés. Je sors pour essayer de causer avec le +factionnaire; c'est justement un croquant, un Limousin +pâteux qui n'est pas fichu d'expectorer deux mots +en trois heures. De rage, je rentre et je reprends mon +feuilleton. Cette fois-ci, quand le diable y serait, il +me donnera le sommeil moral, puisqu'il n'a pas voulu +m'accorder le sommeil physique; et je me mets à le +dévorer au grand galop, lisant à demi-voix pour m'étourdir, +bredouillant comme un prêtre qui rabâche son +bréviaire, me fourrant les doigts dans les oreilles +comme un gosse qui s'aperçoit, à la dernière minute, +qu'il ne sait pas un mot de sa leçon.</p> + +<p>C'est peut-être la dernière chose que je lis, pour +longtemps, après tout, ce roman sans queue ni tête, +cette élucubration inepte. Pendant trois ans, probablement, +il me faudra vivre d'une véritable vie de +brute, sans autre distraction intellectuelle que la lecture +du Code pénal collé, comme une menace, à la fin +de mon livret.</p> + + + +<p>Le jour commence à paraître. J'entends les conducteurs +qui appellent les chevaux et qui traînent les +harnachements. L'artillerie ne fournira que trois prolonges +pour le convoi. Elles sont attelées; elles sont +prêtes à partir. Un maréchal des logis vient me chercher. +La nuit m'a semblé bien longue, mais je ne puis +d'empêcher de dire:</p> + +<p>—Déjà!</p> + +<p>Oui, déjà. Il faut grimper à la Kasbah pour prendre +les chargements et se joindre aux arabas de l'Administration +et aux mulets de bât des tringlots.</p> + +<p>—Croyez-vous qu'on va me laisser libre jusqu'à +Zous-el-Souk?</p> + +<p>—Je ne sais pas, mais je crains bien que non, me +répond le sous-officier en montant la rampe qui mène +à la vieille forteresse. On m'a donné l'ordre de vous +conduire à la gendarmerie.</p> + +<p>A la gendarmerie? Pourquoi faire?</p> + +<p>Pourquoi faire? Je vais le savoir, car on vient de +m'introduire dans une salle dont la porte s'ouvre sur +l'une des nombreuses cours intérieures de la Kasbah.</p> + +<p>Des lits sont rangés contre le mur, à la tête desquels +sont accrochés des pantalons bleus à bandes +noires, des képis bleus à tresse et à grenade blanches, +et ces espèces de gibecières en cuir fauve qu'on est +habitué à voir rebondir gracieusement sur les flancs +élastiques des hirondelles de potence.</p> + +<p>—Ah! ah! voilà l'homme! s'écrie le brigadier qui, +devant une petite table, donne des instructions à un +de ses satellites debout à côté de lui. Asseyez-vous là +une minute; nous allons nous occuper de vous.</p> + +<p>J'attends un bon quart d'heure. Le brigadier a fini +de faire des recommandations à son subordonné; il a +griffonné pendant cinq minutes et s'est mis ensuite à +fouiller dans un tas de ferrailles, derrière la porte. Il +ne semble pas s'occuper énormément de moi; pourtant, +il ne m'oublie pas tout à fait, car il me demande +en souriant finement—tout est relatif bien entendu +et nous sommes dans la boîte de Pandore:</p> + +<p>—Avez-vous l'habitude de dire votre chapelet +quelquefois?</p> + +<p>—Mon chapelet?...</p> + +<p>Le brigadier éclate de rire; les gendarmes encore +couchés se tordent dans leurs couvertures et celui qui +est déjà levé se tient littéralement les côtes.</p> + +<p>Je ne comprends pas très bien, mais ce doit être +drôle. Je ne veux pas avoir l'air de faire bande à part +de ne pas trouver de sel à une plaisanterie qui peut +être bonne, en définitive; et je me mets à rire comme +les autres.</p> + +<p>—Ah! vous riez? Eh bien! approchez ici; donnez-moi +vos mains.</p> + +<p>—Mes mains!... Les menottes!... Est-ce que vous +me prenez pour un filou, par hasard?</p> + +<p>—Donnez-moi vos mains, que je vous dis! et dépêchez-vous.</p> + +<p>—Jamais de la vie!</p> + +<p>Je saute en arrière, je m'accule dans un coin; je +n'en sortirai que quand on m'en arrachera. Est-ce que +je suis un voleur, pour qu'on m'attache les poignets? +Est-ce que je suis un malfaiteur, pour qu'on m'enchaîne? +Est-ce que j'ai commis aucun des crimes ou +des délits justiciables d'un tribunal, même des tribunaux +militaires?</p> + +<p>Ils n'y regardent pourtant pas à deux fois, ceux-là! +Est-ce qu'on peut me reprocher aucun acte contraire +à l'honnêteté, aucun acte tombant sous le coup des +répressions de la loi? Moi, présenter les mains aux +menottes, tranquillement, de bonne volonté, comme +l'escarpe pris en flagrant délit ou le pégriot poissé sur +le tas! Plutôt me faire briser les membres!...</p> + +<p>—Alors, on vous les brisera.</p> + +<p>Ils se sont précipités sur moi, trois ou quatre, m'ont +ramené les bras en avant et m'ont serré les poignets +dans la chaîne infâme.</p> + +<p>Encore un cran! n'ayez pas peur de tirer dessus. +Ça lui apprendra à rouspéter.</p> + +<p>Ça ne m'apprendra rien du tout. Ce que ça pourrait +m'apprendre, je le sais depuis longtemps: c'est que +le jour où j'ai jeté bas mes effets de civil pour endosser +l'habit militaire, j'ai dépouillé en même temps +ma qualité de citoyen et que, étant soldat, je suis un +peu plus qu'une chose, puisque j'ai des devoirs, mais +beaucoup moins qu'un homme, puisque je n'ai plus +de droits.</p> + +<p>Le gendarme qui doit m'escorter m'a conduit à +l'entrée de la cour, devant la route qui traverse la +Kasbah et m'a fait asseoir sur une grosse pierre.</p> + +<p>—Attendez-moi là.</p> + +<p>J'attends. On doit me prendre pour une bête fauve +exhibée à la porte d'une ménagerie pour attirer les +curieux. Des individus viennent me regarder, les uns +avec pitié, les autres avec dédain. Le fournisseur des +fourrages, un voleur retour du bagne, condamné jadis +à vingt ans de travaux forcés pour viol et incendie, +passe à cheval et me lance un regard méprisant, je +n'en veux pas à cette canaille. Il est bien forcé, ce +fagot, pour frayer avec les honnêtes gens, de prendre +leurs façons ignobles et leurs manières écoeurantes. +Ceux qu'il fréquente depuis sa sortie du bagne ont +déteint sur lui, ça se voit.</p> + +<p>Ils passent justement aussi, ceux-là: trois officiers +d'administration, fringants, la cravache à la main, +qui, en m'apercevant, prennent un air narquois qui +s'accentue chez le premier et qui se change, chez les +deux autres, en une grimace de dégoût. Ils laissent +tomber sur mes menottes un coup d'oeil dédaigneux et +détournent vivement la tête. Ils ont l'estomac délicat; +ils n'en peuvent supporter davantage. Ah! je les connais +pourtant...</p> + +<p>Ils ne semblent pas se douter, les dégoûtés, que le +prisonnier assis sur la borne, au bord du chemin, ne +changerait pas sa conscience contre la leur et qu'il +ne voudrait, pour rien au monde, troquer ses mains +enchaînées contre leurs mains gantées de blanc, mais +graissées, en dessous, par les pattes crochues des +riz-pain-sel.</p> + +<p>Le gendarme—mon gendarme—arrive au trot.</p> + +<p>—Vous marcherez à côté de mon cheval, et tâchez +de ne pas vous écarter.</p> + +<p>Le convoi s'ébranle, traverse la ville...</p> + +<p>Il est encore de bonne heure, heureusement. Pas +grand monde pour nous regarder: quelques Arabes +seulement et des mouchachous qui ont bien vite vu +ma chaîne et se sont mis à crier: «Chapard! chapard!»</p> + +<p>La première étape n'est pas longue: dix-huit kilomètres, +à peu près; mais c'est très gênant pour la +marche, d'avoir les mains attachées. Je demande au +Pandore de me permettre de monter dans une prolonge.</p> + +<p>—Tout à l'heure; nous sommes trop près de la +ville.</p> + +<p>Il m'a laissé faire dix kilomètres à pied, le rossard.</p> + + + +<p>—Vous savez, m'a-t-il dit en arrivant à l'étape—un +plateau absolument nu au bas duquel coule un +ruisseau—ce n'est pas que j'aie peur que vous vous +échappiez, mais je veux que vous restiez à côté de +moi. Comme je suis responsable de vous, vous comprenez... +Ainsi, maintenant, en attendant que la cuisine +soit faite, j'ai envie de faire la sieste; eh bien, +vous allez la faire en même temps que moi... tenez, +à l'ombre de cet olivier.</p> + +<p>—Mais je n'ai pas envie de dormir.</p> + +<p>—Ça ne fait rien.</p> + +<p>Elle n'est pas mauvaise! Ils ont des idées à eux, +ces gendarmes. Vouloir forcer les gens à dormir! Et +si je ne peux pas, moi?</p> + +<p>Si je ne peux pas, je ne suis pas le seul: mon garde +du corps non plus ne paraît pas trouver facilement +le sommeil. Il se tourne et se retourne comme saint +Laurent sur son gril.</p> + +<p>—Ah! ça y est. Je ne dormirai pas! sacré nom de +nom!</p> + +<p>Il se met sur son séant.</p> + +<p>—Vous non plus, vous ne dormez pas?</p> + +<p>—Non.</p> + +<p>—Vraiment! Ah! à propos, vous ne m'avez pas +raconté pourquoi l'on vous envoie à Biribi. Dites-moi +donc ça; cela fera passer le temps.</p> + +<p>Je lui donne des raisons quelconques: beaucoup de +punitions pour différents motifs...</p> + +<p>Il cligne de l'oeil.</p> + +<p>—Différents motifs... oui, je connais ça. Il y a une +femme là-dessous.</p> + +<p>Une femme?... à propos de quoi?... Après tout, s'il +y tient:</p> + +<p>—Oui... une femme... une femme...</p> + +<p>—Je parie que lorsque vous avez fait vos bêtises, +vous étiez en garnison dans les environs de Paris; +car vous êtes de Paris, n'est-ce pas?... Quand on est +si près de chez soi, ça finit toujours mal.</p> + +<p>—Oui, j'étais tout à côté de Paris.</p> + +<p>—J'en étais sûr! Tenez, je devine, vous deviez +être à Versailles.</p> + +<p>Je ne veux pas le détromper, ça le mettrait de mauvaise +humeur; je lui déclare que j'étais à Versailles. +Comme ça il va peut-être me laisser la paix.</p> + +<p>—Ah! ah! ce sacré Versailles. Ça me rappelle de +fameux souvenirs. J'y ai tenu garnison, moi aussi. Il +y a déjà quelques temps, par exemple. J'étais dans la +garde mobile. Vous savez, la garde mobile?... Nous +faisions le service de la Chambre des députés... Nous +avions des shakos avec des plaques et des V blancs +argentés...</p> + +<p>—Ah! oui.</p> + +<p>—Ce vieux Versailles! J'y avais une bonne amie... +je peux bien dire ça maintenant... une charcutière... +la fille d'un charcutier... au coin de l'avenue de Paris +et de la rue des Chantiers. Vous connaissez peut-être? +Vous l'avez sans doute vue, en passant? Elle est toujours +dans la boutique.</p> + +<p>Quel raseur! Est-ce qu'il a l'intention de continuer +longtemps? Le meilleur moyen de le faire taire est +peut-être encore d'abonder dans son sens.</p> + +<p>—Oui, en effet; il me semble me rappeler... Une +bien jolie fille...</p> + +<p>—Ah! pour ça!—Il fait claquer ses lèvres sur +ses doigts.—Ce que je m'en suis payé, des parties! +Quelles noces! J'ai sauté plus de quatre fois par dessus +le mur, allez!... Ce que c'est que la vie, tout de +même! Dire que, si je m'étais fait pincer, j'aurais +peut-être été envoyé à Biribi comme vous!... Mais, +dame! on ne s'est pas fait prendre et on est gendarme!</p> + +<p>Il se frappe la poitrine avec enthousiasme.</p> + +<p>—Oui, on est gendarme!</p> + +<p>—Ça se voit.</p> + +<p>—N'est-ce pas que ça se voit? L'uniforme me va +bien, c'est une justice à me rendre... Tenez, je vais +enfreindre les règlements en votre faveur: je vais vous +ôter les menottes. Je ne devrais pas, mais enfin... par +exemple, il ne faut pas essayer de vous sauver... Là, +ça y est. Vous pouvez aller passer la journée avec vos +camarades. Seulement, vous savez, demain, pour arriver, +je vous rattacherai. Vous comprenez, ça c'est +forcé.</p> + + +<p>—Tiens! il s'est décidé à te lâcher, me disent les +hommes du convoi. Ce n'est vraiment pas malheureux. +Nous allons pouvoir passer la soirée ensemble, +au moins.</p> + +<p>La cuisine est faite. On se met à manger et l'on descend, +à la nuit tombante, chez le mercanti dont la baraque +s'élève seule, dans l'étranglement de la vallée, +le long d'un ruisseau. On a bu à ma bonne chance, à +l'écoulement rapide du temps. Et je me suis senti le +coeur serré, des larmes me sont venues aux paupières +en recevant les consolations, banales peut-être, mais +bien cordiales, de ces braves gens avec lesquels je +trinquais pour la dernière fois.</p> + +<p>L'étape du lendemain est longue. Nous traversons +de longues vallées stériles, nous longeons des précipices, +nous gravissons des montagnes abruptes. Et, +tout d'un coup, après la descente d'une dernière côte +rude, de l'autre côté d'une rivière qu'on traverse à +gué, on voit se dérouler une longue plaine au milieu +de laquelle, à dix kilomètres au moins, s'élèvent +des bâtiments blancs dont les toits de tuiles rouges +éclatent au soleil. C'est Zous-el-Souk.</p> + +<p>Dans une heure et demie nous y serons.</p> + + + +<p>Nous y sommes. Le Pandore m'a remis les menottes +et vient de confier son cheval à un tringlot.</p> + +<p>—Venez avec moi.</p> + +<p>Je le suis, traversant à grandes enjambées, sans +mot dire, la voie du chemin de fer et longeant l'espèce +de rue aux deux côtés de laquelle s'élèvent quelques +maisons à l'européenne, auberges et cantines. +Brusquement, devant nous, apparaît le parapet en +terre des retranchements qui entourent le camp. Derrière, +on aperçoit le sommet des marabouts et les toits +de baraquements en briques. C'est là.</p> + +<p>Je franchis le parapet. Je suis dans le camp. Et le +gendarme,—qui est plus gendarme que méchant,—après +m'avoir soufflé à l'oreille:</p> + +<p>—Allons, mon garçon, du courage! crie à un sous-officier +qui se promène, les mains derrière le dos:</p> + +<p>—V'là un oiseau que j'vous amène!</p> + + + +<br><br><br> +<h3>VI</h3> + + + +<p>—Ah! il n'en manque pas de ce gibier-là! s'écrie +le sous-officier en ricanant. Et, s'adressant à moi:</p> + +<p>—Allons, ouvrez votre sac.</p> + +<p>J'ouvre le sac à distribution que j'ai apporté et +j'en tire mes effets de linge et chaussures. Il examine +le tout au fur et à mesure, minutieusement.</p> + +<p>—Vous n'avez pas d'argent sur vous?</p> + +<p>—Non.</p> + +<p>—Vous ne pouvez pas dire: Non, sergent? Où +avez-vous donc appris la politesse, bougre de cochon? +Déshabillez-vous.</p> + +<p>Je me déshabille et il palpe mes habits scrupuleusement, +froissant le col de la chemise et la ceinture +du pantalon, fourrant les mains dans mes +souliers. Il me fait ouvrir la bouche et cracher par +terre. Il regarde s'il ne tombe pas des pièces de cent +sous.</p> + +<p>—C'est bon. Si jamais l'on trouve sur vous de +l'argent, du tabac ou d'autres choses défendues, gare +à vous.—Venez avec moi.</p> + +<p>Je le suis, en chemise, mes effets sous le bras. Il +me fait entrer dans une baraque dont la porte est +surmontée d'un écriteau portant ces mots: «Magasin +d'habillement». Tout le long des murs courent des +rayons chargés d'uniformes, de linge, de gros paquets +enveloppés de papier gris; au plafond sont suspendus +des sacs, des ceinturons, des ustensiles de campement.</p> + +<p>—Encore un! hurle un sous-officier qui, tout au +fond, écrit sur un gros registre. On n'en finit jamais +avec ces salauds-là. Flanquez-moi vos affaires dans un +coin. Ça a l'air encore joliment propre, tout ça! Plein +de poux, au moins... Arrivez ici, nom de Dieu!</p> + +<p>Il me jette à la figure un pantalon, une veste et une +capote.</p> + +<p>—Essayez-moi ça.</p> + +<p>J'enfile le pantalon. Un pantalon de prisonnier, en +drap gris, tout uni. J'endosse la capote, grise aussi, +avec des boutons de cuivre sans grenade, sans numéro; +au collet éclate un gros 5 en drap rouge. Il n'y a pas +de glace dans la baraque et je le regrette. Je voudrais +bien pouvoir me regarder un peu. Je dois ressembler +à un pensionnaire de Centrale. Il ne me manque plus +que le bonnet.</p> + +<p>—Attrappez ça.</p> + +<p>Je reçois en pleine poitrine une chose en drap +gris—toujours—dont je ne m'explique pas bien +la nature. Je finis par m'apercevoir que c'est un képi. +Un képi extraordinaire, par exemple. Très haut de +forme, sans boutons, sans jugulaire, un 5 rouge +simplement collé sur l'étoffe grise, orné d'une visière +fantastique. Elle a au moins dix-huit centimètres de +long, cette visière; c'est un carré de cuir d'une +épaisseur extravagante dans lequel un cordonnier +intelligent trouverait moyen de découper une paire de +semelles; avec un peu d'industrie, il pourrait même +réserver de quoi fabriquer les talons. Elle m'étonne, +cette visière; je n'en reviens pas. Quel a été le dessein +du gouvernement en dotant les compagnies de discipline +d'un couvre-chef comportant un accessoire de +dimensions aussi exagérées? A-t-il voulu faire preuve +de sa mansuétude, même envers des indignes, en leur +donnant le moyen de préserver des coups de soleil leurs +nez indisciplinés? N'a-t-il pas plutôt voulu leur fournir +un petit meuble portatif, une tablette toujours utile +dans les hasards des campements et qui peut leur +servir à déposer la portion retirée de leur gamelle ou +à étendre la feuille de papier à lettres qui doit porter de +leurs nouvelles à leurs parents?</p> + +<p>—Êtes-vous gêné dans votre uniforme? me demande +le sergent d'habillement.</p> + +<p>Pas le moins du monde. Je danse dedans. Les jambes +du pantalon ressemblent à deux sacs dans lesquels +mes tibias se perdent; je pourrais mettre un locataire +dans la capote. Quant au képi, deux fois trop +grand, il ne me descend pas tout à fait sur les yeux +parce que mes oreilles l'arrêtent en route.</p> + +<p>—Ça va bien. Tenez, voilà un fourniment, un fusil, +un sac. Et votre veste, vous l'oubliez?</p> + +<p>C'est vrai, j'oubliais ma veste que je n'ai pas essayée +et qui est restée par terre. Le sergent paraît furieux +de ma négligence.</p> + +<p>—La veste, ici, constitue la grande tenue. Vous +entendez? Pour le travail, vous mettrez votre pantalon +de treillis et votre blouse. Pour les appels et à partir +de la soupe du soir, le pantalon de drap et la capote. +Le pantalon de drap et la veste sont réservés pour les +circonstances exceptionnelles.</p> + +<p>Ça me paraît très logique. En effet, si les soldats de +l'armée régulière revêtent la veste pour faire les +corvées les plus dégoûtantes, celle des latrines, par +exemple, il est clair qu'on ne peut mieux punir ceux +qui se sont mal conduits qu'en les contraignant à +endosser le même vêtement pour les revues de +général-inspecteur. Il faudrait avoir le caractère bien +mal fait, profondément perverti, pour ne pas être sensible +à une prescription de ce genre-là.</p> + +<p>Cette réflexion me met en gaîté. J'esquisse un sourire +léger—oh! très léger.—Seulement, le sergent +l'aperçoit tout de même.</p> + +<p>—Vous riez de mes observations, nom de Dieu! +Vous serez privé de vin pendant huit jours! Venez, +que je vous mène chez le perruquier.</p> + +<p>Le perruquier, qui a été averti, probablement, est à +la porte avec ses instruments. Il repasse son rasoir sur +une vieille semelle de godillot. Que va-t-il me faire? +Va-t-il se livrer sur moi à l'une de ces expériences +dont on m'a parlé au Kef? Tient-on absolument à +connaître le fond de mon caractère? Va-t-il me saigner +aux quatre membres pour voir si je supporterai +l'opération sans crier? Va-t-il simplement me circoncire?</p> + +<p>—Faites-le asseoir sur cette pierre au pied de votre +marabout, lui dit le sergent à qui un de ses collègues +vient de faire signe et qui est forcé de s'éloigner; et +je vous engage à le soigner.</p> + +<p>Ça y est. Je m'asseois plus mort que vif. Je regarde +mon bourreau dans les yeux, comme pour implorer +sa pitié.</p> + +<p>Il n'a pas l'air méchant. Il a plutôt l'air triste. Il +porte la tenue de travail—blouse et pantalon blancs—et +un képi comme le mien. C'est un disciplinaire aussi, +évidemment. J'en serai peut-être quitte pour la peur. +Il abandonne son rasoir et prend une paire de ciseaux.</p> + +<p>—Je vais commencer par les cheveux.</p> + +<p>Et il se met en devoir de me les tailler, le plus +ras possible. Tout en travaillant il cause.</p> + +<p>—Tu es arrivé ce matin?</p> + +<p>—Oui.</p> + +<p>—Combien as-tu encore de temps à faire?</p> + +<p>—Trois ans.</p> + +<p>—Trois ans!—Il ricane—Assieds-toi un peu. Ça +va se passer.</p> + +<p>Puis, s'apercevant sans doute que ses sarcasmes +m'attristent, il reprend, d'une voix basse, de cette +voix des prisonniers qui craignent d'être entendus et +qui jettent, en parlant, des regards furtifs autour +d'eux:</p> + +<p>—Tu sais, ce que je t'en dis, c'est pour blaguer. Le +temps paraît long, ici; mais enfin, ça se tire tout de +même. Ainsi, moi, j'avais vingt mois à faire quand je +suis arrivé et, dans trois mois, je serai libéré.</p> + +<p>—Ah!</p> + +<p>—Oui. A moins que d'ici là il ne m'arrive quelque +anicroche. On n'est jamais sûr du lendemain, ici. C'est +à qui essayera de vous faire passer au conseil de +guerre. Les congés sont en caoutchouc, on les rallonge +facilement. C'est pourtant bien assez de nous faire +faire notre temps jour pour jour.</p> + +<p>—Ah! l'on fait ses cinq ans en entier?</p> + +<p>—Tout juste. Tu ne savais pas ça? Je parie que tu +ne sais seulement pas comment ça se passe, ici?</p> + +<p>Et il me donne des détails. Il m'apprend qu'aucun +des règlements en vigueur dans l'armée régulière n'est +applicable aux Compagnies de Discipline et qu'elles +sont entièrement soumises, par le fait, au bon +plaisir du capitaine. Il est formellement défendu +de communiquer avec les soldats des autres corps +ainsi qu'avec les indigènes et les colons; quant aux +lettres, il faut les décacheter devant le vaguemestre, +qui s'assure qu'elles ne contiennent ni argent ni mandat, +et qui retient même les timbres, quand elles en +renferment. La nourriture? Elle ne vaut pas cher; +l'ordinaire est mis en coupe réglée. Le prêt? On le +touche en nature—quand on le touche. On n'est admis +au prêt qu'après deux mois au moins de séjour à la +compagnie; à la première punition de prison, on est +rayé de la liste.</p> + +<p>—Alors, où passent les cinq centimes par jour et +par homme alloués par l'État?</p> + +<p>—Moi non plus. Probablement où passe le vin que +les chaouchs suppriment régulièrement à la moitié de +l'effectif. Tu sais ce que c'est qu'un chaouch? C'est +un pied-de-banc, ou simplement un pied. Et un pied-de-banc, +c'est un sergent.—Nous, on nous appelle +les Camisards.</p> + +<p>—Ah! mais à propos, le sergent d'habillement m'a +déclaré tout à l'heure que je serais privé de vin pendant +huit jours.</p> + +<p>—Eh bien! pendant huit jours il boira à ta santé +le quart de vin accordé aux troupes de Tunisie. Tu +commences bien, ajoute-t-il en riant. Si tu continues +comme ça, avant huit jours tu iras faire un voyage +là dedans.</p> + +<p>Et il me désigne une petite cour fermée de murs +derrière lesquels on entend les pas alourdis d'hommes +pesamment chargés, le cliquetis des armes qu'on +manoeuvre, des commandements longuement espacés.</p> + +<p>—Qu'est-ce que c'est que ça?</p> + +<p>—C'est la prison. Les prisonniers sont en train de +faire le peloton. Tu ne connais pas la prison, ici? et +la cellule? et les fers?</p> + +<p>Je fais un signe de tête négatif.</p> + +<p>—Non? Eh bien, je te souhaite de ne jamais faire +connaissance avec. Et puis, tu peux te vanter d'avoir +de la chance: tu arrives juste au moment où les silos +sont supprimés. Tiens, tu vois, là-bas, au bout de la +cour, ces trois trous à moitié bouchés avec du sable? +C'étaient les silos. J'en ai vu descendre, là-dedans, des +malheureux! Ah! là, là!</p> + +<p>—Et on les a supprimés, ces silos?</p> + +<p>—Oui, il y a un mois environ. On y avait mis un +type auquel on avait attaché les mains derrière le dos. +Il y est resté près de quinze jours. A midi et le soir +on lui jetait, comme d'habitude son bidon d'eau qui +se vidait en route et son quart de pain qu'il attrappait +comme il pouvait. Je me souviens que, pendant les +cinq ou six derniers jours, il criait constamment pour +qu'on le fit sortir. Enfin, quand on l'a retiré, il était +à moitié mangé par les vers.</p> + +<p>—Oui, mangé par les vers, reprend le perruquier +qui a fini de me couper les cheveux et remue un +vieux blaireau dans un quart de fer blanc. Tu comprends +bien qu'ayant les mains attachées derrière le +dos, il ne pouvait pas se déculotter. Il était forcé de +faire ses besoins dans son pantalon. A force, les +excréments ont engendré des vers et les vers se sont +mis à lui manger la chair. Il avait le bassin et le bas-ventre +à moitié dévorés. On l'a porté à l'hôpital et il +est mort huit jours après. Le médecin en chef a fait +du pétard et a réclamé au ministère. Alors, on a +supprimé les silos. Oh! ça ne fait rien, il y a des +choses qui les remplacent avantageusement. Tu verras. +Lève le menton, que je te rase. Tu sais, ici, on rase +tout, barbe et moustache. Les disciplinaires n'ont pas +le droit d'en porter. C'est ce qui les distingue des +condamnés aux travaux publics qui, eux, portent la +barbe et la moustache, mais ont la tête complètement +rasée à l'aide d'un rasoir. C'est pour ça qu'on +les appelle les Têtes-de-Veaux.</p> + +<p>—Ah! et pourquoi leur rase-t-on le crâne, à eux, +et la face à nous?</p> + +<p>—C'est ce qu'on se demande, me répond le perruquier.</p> + +<p>Sans doute, et c'est à quoi l'on ne peut trouver de +réponse, la bêtise s'alliant toujours, et dans une +large mesure, à la méchanceté, dans la rédaction des +règlements militaires.</p> + + + +<p>Tout d'un coup, le clairon sonne.</p> + +<p>—C'est la breloque, me dit le perruquier qui a cessé +de me raser, la sonnerie qui annonce la fin du travail. +Tu vas voir les hommes revenir des chantiers. +Oh! ils ne sont pas beaucoup; une cinquantaine, tout +au plus. Le reste est à droite et à gauche, dans des +détachements. Seulement, ils vont probablement +rentrer tous au Dépôt un de ces jours; on dit que la +compagnie va partir prochainement pour le Sud.</p> + +<p>—Vraiment?</p> + +<p>—Oui. Le capitaine est depuis deux jours à Tunis +pour prendre des ordres... Tiens, les voilà.</p> + +<p>Ils rentrent en effet, les disciplinaires qui +reviennent du travail; quatre par quatre, correctement +alignés, leurs outils sur l'épaule, ils pénètrent +dans le camp et s'alignent devant la rangée des marabouts. +Ils ont un air sinistre, avec leurs figures +glabres, bronzées, leurs yeux sans expression sous +leurs sourcils froncés, leurs physionomies d'esclaves +éreintés et rageurs. Ils entrent l'un après l'autre dans +une baraque où ils déposent leurs pelles et leurs +pioches, que le sous-officier qui m'a reçu le matin +compte au fur et à mesure, et disparaissent dans les +tentes. Le sergent a fini de <i>dénombrer</i> les pelles et les +pioches. Il ferme la porte de la baraque et m'aperçoit.</p> + +<p>—Qu'est-ce que vous foutez là? Voulez-vous vous +dépêcher d'aller astiquer vos armes et votre fourniment! +On ne vous a pas dit que vous comptiez à la +10e section?... Vous comptez à la 10e. Voilà votre +marabout, en face. Portez-y vos affaires. Et que je +vous y repince, le bec en l'air!...</p> + +<p>J'entre dans la tente, traînant derrière moi mes +effets entassés dans un couvre-pieds. Sept ou huit +hommes, dans cette tente, accroupis sur des nattes, +occupés à nettoyer leurs fusils. Je cherche une place. +Aucun d'eux ne m'adresse la parole. On dirait qu'ils +ont peur de se compromettre.</p> + +<p>—Tiens, mets-toi là, me dit à la fin un garçon sec +et maigre, de taille assez exiguë, mais à la physionomie +franche et ouverte, aux yeux noirs pleins d'énergie. +Mets-toi là et nettoie tes affaires. Il y a revue +d'armes à une heure.</p> + +<p>—A une heure? Bah! alors, j'ai le temps; il est à +peine dix heures.</p> + +<p>—Ah! tu as le temps, s'écrient en même temps +quatre ou cinq de mes nouveaux camarades. Tu vas +voir ça tout à l'heure, comme on a le temps de faire +quelque chose, ici! Depuis cinq heures du matin nous +sommes au travail, et jusqu'à huit heures du soir si +tu nous trouves un quart d'heure de liberté, tu seras +rudement malin.</p> + +<p>Ils ont eu raison. Je n'ai pas été assez malin pour +trouver ce quart d'heure-là.</p> + +<p>A dix heures, on a sonné la soupe. Il a fallu aller +s'aligner, se mettre en rangs et défiler un par un devant +la cuisine où chacun prend, en passant, une +gamelle à moitié vide. A onze heures, le clairon a +sonné de nouveau. Encore un alignement, encore un +défilé sous un hangar où l'on nous a rangés en cercle: +il s'agissait, cette fois-ci, d'une théorie de trois quarts +d'heure sur le respect dû aux supérieurs. A midi, +nouvelle sonnerie, nouvel alignement. On fait l'appel +général. De midi et demie à une heure, les pieds-de-banc +passent une revue d'armes dans les tentes. A +une heure, le clairon appelle au travail. On s'aligne, +on double par quatre et l'on part pour les chantiers +dont on revient à cinq heures. A cinq heures et +demie, clairon, alignement, défilé devant la cuisine, +On a une demi-heure pour manger la soupe. A six +heures, le clairon se fait encore entendre. On se dirige +cette fois-ci—toujours après s'être alignés—vers +un grand terrain où s'élèvent des appareils de +gymnastique. Une heure et demie de trapèze, de +barre fixe et de corde à noeuds; la dernière demi-heure +est consacrée aux sauts de piste. Le clairon +sonne, comme la nuit tombe; c'est la retraite. On +rentre au camp, on s'aligne une dernière fois et les +chaouchs procèdent à l'appel du soir. On a le droit +de dormir jusqu'au lendemain, cinq heures du matin. +De dormir, bien entendu; il est défendu de parler, en +effet, après l'appel du soir—ainsi qu'il est interdit +de causer sur les chantiers—et les chaouchs +veillent, en rôdant comme des chiens autour des +tentes, à l'observation des règlements.</p> + +<p>Y ai-je assez souffert, mon Dieu! sur ces chantiers, +pendant les quatre mortelles heures de travail de +l'après-midi! Il s'agit de creuser une rampe conduisant +facilement à la Medjerdah qui coule à deux cents +mètres du camp. On m'avait muni d'une pioche. Il y +avait certainement deux heures que je m'escrimais +avec cet instrument, que je n'avais pas encore abattu +assez de terre pour cacher le fond de la brouette. +C'est qu'elle était dure en diable, cette terre! Il m'en +venait des calus aux mains, je suais à grosses gouttes, +j'avais les bras rompus et je n'avançais pas. Les +chaouchs qui nous gardaient, le revolver au côté, venaient +bien, à tour de rôle, me menacer de me fiche +dedans et me traiter d'imbécile. Ça m'encourageait +un peu, évidemment, mais mon outil persistait à ne +faire au sol tunisien que d'insignifiantes blessures. +J'étais forcé de m'avouer que je n'étais pas plus adroit +de mes mains qu'un cochon de sa queue.</p> + +<p>Je devais bénéficier, il est vrai, d'une circonstance +atténuante: j'étais gêné, très gêné dans mes efforts. +Chaque fois que je portais la tête en avant et que +j'étendais les bras pour accompagner le coup de +pioche, mon képi me descendait sur les yeux. Je n'y +voyais plus clair du tout. A la fin, exaspéré, j'ai pris +le parti de mettre mon couvre-chef en arrière, en casseur +d'assiettes, la grande visière en l'air, toute droite, +menaçant le ciel.</p> + +<p>Un caporal est accouru.</p> + +<p>—Vous n'en foutez pas un coup! bougre de feignant! +Vous avez de la veine que ce soit la première +journée! Si vous travaillez comme ça demain, gare +à votre peau! Et puis, qu'est-ce que c'est que cette +manière de se coiffer à la d'Artagnan, avec un air de +se fiche du peuple? Coiffez-vous droit!</p> + +<p>—Caporal, mon képi me descend sur les yeux. Il +est beaucoup trop grand.</p> + +<p>—Mettez de l'herbe dans le fond.</p> + +<p>J'ai arraché quatre ou cinq poignées d'herbes et je +les ai mises dans le fond. Il m'en pend des brins sur +le front et sur les joues. Je dois ressembler à un dieu +marin qui voyage incognito, avoir l'air d'un palefrenier +distrait qui craint de ne plus penser à la provende +de son cheval, d'un herboriste en excursion qui +a oublié sa boite de fer-blanc. Et puis c'est d'un gênant! +Ça vous pique, ça vous chatouille. On ne se +figure pas comme c'est gênant, d'avoir des végétaux +sur la tête.</p> + + + +<p>Enfin, la journée est finie. Ouf! A propos, j'en ai +encore combien, comme celle-là, à passer?</p> + +<p>Trois fois trois cent-soixante-cinq font... Mille +quatre-vingt-quinze. Mille quatre-vingt-quinze jours +pareils à celui-là! Mais il y a de quoi devenir fou!</p> + +<p>Et, m'étendant sur la natte qui me sert de matelas, +je me plonge dans des réflexions lugubres.</p> + + + +<p>Mon voisin, celui qui, le matin, m'a indiqué une +place à côté de lui, se tourne de mon coté.</p> + +<p>—Tu n'as pas de tabac, au moins?</p> + +<p>—Non.</p> + +<p>Il me passe un paquet de tabac et du papier à cigarettes. +Puis, il s'enveloppe la tête de son couvre-pieds +pour enflammer une allumette qu'il fait craquer +tout en toussant très fort.</p> + +<p>—Tu feras comme moi pour allumer et tu cacheras +le feu. Il est défendu de fumer après l'appel et il +ne faut pas faire voir la lumière. D'ailleurs, tu n'es +pas admis au prêt; tu n'a pas le droit de fumer.</p> + +<p>Je suis ses indications et, quand j'ai allumé une +cigarette, il reprend;</p> + +<p>—Comment t'appelles-tu, déjà?</p> + +<p>—Froissard.</p> + +<p>—Ne parle pas si fort; on pourrait t'entendre et on +te flanquerait dedans. On peut causer, mais tout bas. +Moi, je m'appelle Queslier. Tu es de Paris?</p> + +<p>—Oui.</p> + +<p>—Moi aussi. Il y en a pas mal de Parisiens, ici. +Eh bien! puisque nous sommes pays, je vais te donner +un bon conseil: c'est de faire l'imbécile tant que +tu pourras et de ne jamais répondre aux gradés ouvertement. +Tu comprends, nous sommes au dépôt; +ils se sentent forts; ils sont presque aussi nombreux +que nous, et si ne marchions pas droit, ils ont des +troupes régulières, à côté d'eux. Ah! quand on est +en détachement, c'est autre chose. Moi j'y étais. J'étais +au détachement de Sandouch; je suis tombé malade +et l'on m'a expédié à l'hôpital. De là, on m'a +envoyé ici. En détachement, on est beaucoup plus +libre; on est là quarante ou cinquante hommes, au +plus, avec trois ou quatre gradés qui, quelquefois, +n'en mènent pas large.</p> + +<p>—Et tu n'y retourneras pas, à Sandouch?</p> + +<p>—Mais non. J'aime autant ça. Tout le monde y est +malade. Sur cent vingt que nous étions, je suis sûr +qu'il y en a à peine dix exempts de fièvres et de +dysenterie. On nous faisait tracer une route dans des +terrains marécageux; alors, tu comprends... Du reste, +la Compagnie ne va pas tarder à partir d'ici.</p> + +<p>—Tu crois? Et où ira-t-on?</p> + +<p>—Je ne sais pas. Dans le Sud. J'ai entendu le capitaine +en parler l'autre jour. Il est justement à Tunis +pour cette affaire-là. Dans le courant du mois prochain, +tu verras rentrer les détachements. Seulement. +je ne sais pas comment celui de Sandouch s'y prendra +pour revenir, à moins de faire les étapes à quatre +pattes.</p> + +<p>—Ils sont si malades que cela? demande un homme +couché en face de moi, de l'autre côté de la tente, +que j'ai vu revenir de Tunis, par le chemin de fer +dans la soirée, avec ses armes et son sac.</p> + +<p>Queslier ne répond pas; et, quand on commence à +entendre les ronflements de l'individu qui s'est décidé +à s'endormir, il se penche vers moi.</p> + +<p>—Tu sais, quand tu auras quelque chose à dire, +garde-le pour toi, ça vaudra mieux. Ne t'avise pas +d'aller faire part de tes impressions au premier venu. +Le camp est plein de bourriques.</p> + +<p>Et, comme je parais étonné de l'expression:</p> + +<p>—Oui, des bourriques, des moutons, des espions, +si tu veux. C'en est plein. A part cinq ou six anciens, +il n'y a ici que des jeunes, des nouveaux arrivés, un +troupeau de vaches qui ne demandent qu'à se mettre +bien dans les papiers des pieds-de-banc. Pour ça, +vois-tu, ils feraient tout. Ils se dénoncent réciproquement; +ils se cassent du sucre sur le dos les uns des +autres. Ils vendraient leur père. Qu'est-ce que je dis? +Le vendre? Ils sont bien trop bêtes pour ça: ils le +donneraient. Défie-toi d'eux. Si je t'en parle, tu sais, +c'est par expérience. Il y a assez longtemps que je suis +à la Compagnie pour les connaître.</p> + +<p>—Depuis combien de temps y es-tu?</p> + +<p>—Depuis dix mois.</p> + +<p>—Et combien en as-tu encore à faire?</p> + +<p>—Quarante.</p> + +<p>—Quarante? Mais tu y fais donc ton congé?</p> + +<p>Il me raconte son histoire. Il est mécanicien-ajusteur. +Depuis l'âge de dix-huit ans, il faisait partie +d'un groupe socialiste dont il avait suivi assidûment +les séances jusqu'au moment de la conscription. +Après avoir tiré, au sort, un mauvais numéro, ne se +sentant aucun goût pour l'état militaire, ne comprenant +pas, d'ailleurs, pourquoi le gouvernement lui +demandait cinq ans de sa vie, à lui, ouvrier, non-possédant, +pour la défense de la propriété, il hésita fort +à rejoindre le corps qui devait lui être désigné ultérieurement. +Il s'adressa à quelques chefs du parti +révolutionnaire qui l'engagèrent à faire son temps, +tout au moins s'il était envoyé dans un régiment +caserné en France. L'ordre de route arriva. On l'envoyait +à Saint-Girons. Il s'y rendit et y passa près de +trois mois, très tranquille, ne se livrant à aucune +propagande. Un beau jour, le colonel le fit appeler +et lui déclara qu'il avait l'intention de l'envoyer en +Afrique; le régiment y avait un bataillon, à Karmouan. +Ce bataillon manquait de comptables; le +commandant en réclamait à chaque courrier. Queslier +pouvait très bien faire l'affaire; on avait pensé à +lui; il avait de bonnes notes, paraissait robuste, etc. +Bref, il fut conduit à Marseille, embarqué sur un +paquebot qui partait pour la Tunisie. Aussitôt qu'il +fut arrivé à Karmouan, le commandant le fit demander +et lui dit à brûle-pourpoint: «Vous êtes une +canaille. Vous avez fait partie d'une société secrète +qui s'appelle: <i>la Dynamite</i>. Du reste, voilà les notes +qu'on m'a transmises à votre sujet. Le colonel n'a pas +voulu vous traiter comme vous le méritiez, en +France, à cause de ces sales journaux qui fourrent +leur nez dans tout ce qui ne les regarde pas. C'est +pour cela qu'il vous a envoyé ici. Et moi, je vous +déclare ceci: c'est que, si vous ne filez pas droit, je +vous montrerai comment je traite les communards. +Vous voyez ces quatre galons-là? Eh bien! je n'en +avais que trois avant la Commune; le quatrième, on +me l'a donné pour en avoir étripé quelques douzaines, +de ces salauds!... Allez, crapule!»</p> + +<p>Vingt-quatre heures après, Queslier avait quinze +jours de prison pour avoir manqué à l'appel du soir. +En réalité, il s'était trouvé en retard de deux minutes +à peine. Il écrivit une lettre de réclamation au général +commandant le corps d'occupation. Le commandant, +ayant eu connaissance du fait, écrivit de son côté au +général pour protester contre les calomnies enfermées +dans la missive expédiée par un de ses soldats. +Le général, édifié par les notes que le commandant +avait jointes à sa lettre, considérant en outre que +Queslier s'était servi d'encre violette pour correspondre +avec lui, lui octroya généreusement soixante +jours de prison.</p> + +<p>Queslier fit sans murmurer ces soixante jours. Au +bout des deux mois, comme il allait sortir, le commandant +eut l'idée de visiter les locaux disciplinaires. +Il examina minutieusement les murs et finit +par découvrir sur l'un d'eux l'inscription qu'il cherchait +sans doute. On avait écrit sur la muraille: +«Vive la Révolution sociale!» Queslier protesta de +son innocence. Néanmoins, il fut maintenu en prison +jusqu'à nouvel ordre, passa au conseil de corps huit +jours après et fut presque aussitôt dirigé sur la +5e compagnie de discipline.</p> + +<p>—Hein? Qu'est-ce que tu en dis? me demande +Queslier. Est-ce assez canaille? Est-ce assez jésuite? +Tu vois, maintenant, je n'ai pas d'intérêt à dissimuler, +n'est-ce pas? Eh bien! je te jure que ce n'est +pas moi qui avais écrit sur le mur.</p> + +<p>—C'est raide tout de même.</p> + +<p>—Ecoute donc quelque chose de plus raide encore, +si c'est possible. J'avais, dans le groupe dont je faisais +partie, à Paris, deux camarades qui ont tiré au +sort en même temps que moi. Ils ont eu de bons +numéros. Ils n'avaient qu'un an à faire. On les a +expédiés dans un régiment en garnison du côté de +Bordeaux; il y ont passé huit jours et, au bout de cette +semaine, sans jugement, sans rien, sans les faire +passer au conseil de guerre ni au conseil de corps, +sans les prévenir, on leur a mis les menottes aux +mains et on les a envoyés, entre deux gendarmes, +comme deux malfaiteurs, dans un régiment dont j'ai +oublié le numéro, mais qui occupe plusieurs points +dans le Sud-Oranais.</p> + +<p>—Ah! oui, continue-t-il au bout d'un instant, on +voit de drôles de choses. Pourtant, à vrai dire, il n'y +a là rien d'étonnant. Avec un gouvernement bourgeois!... +Tu as l'air d'avoir reçu de l'éducation, toi? +Tu es bachelier, au moins?</p> + +<p>—Oui.</p> + +<p>—T'es-tu occupé quelquefois des questions +sociales.</p> + +<p>—Très peu.</p> + +<p>—Ah! Eh bien! si tu veux, je t'instruirai là-dessus, +moi. Tu verras qu'il n'y a pas que du coton dans nos +idées, à nous, et qu'il n'y a pas besoin de savoir le latin +pour voir clair. C'est curieux comme, généralement, +les gens instruits sont bêtes. Tiens, il y a là, au bout +de la tente, un grand garçon, bachelier aussi, pas +mauvais diable, mais si peu malin! Il ne se rend +même pas compte de sa situation, l'animal, et, quand +il sera rentré dans la vie civile, si jamais il y a un +coup de chien, je suis sûr qu'il nous canardera avec +plaisir, nous qui ne demanderions qu'à nous faire +crever la peau pour mettre un terme à un état de +choses dont il a été victime. Parole d'honneur, les +illettrés ont l'intelligence plus ouverte; celui qui est +couché à côté de moi, là, il comprend très bien...</p> + +<p>—Celui qui a les bras couverts de tatouages?</p> + +<p>—Les bras? Si tu disais le corps. Il est tatoué des +pieds à la tête. Il est tatoué en amiral. Il a le costume +complet; les palmes par devant, les pans de l'habit +brodé sur les fesses, les épaulettes sur les épaules, +les ornements sur le cou et les bandes du pantalon +sur les jambes. On lui a même tatoué une paire de +bottes avec des glands, sur les mollets et sur les +pieds. Il se nomme Pormelle, mais on l'appelle +l'Amiral, à cause de ses tatouages. C'est un très bon +garçon. Dans la tente, tu peux te fier à lui et à Barnoux, +le bachelier. Barca... Dis donc, voilà au moins +une heure que nous causons. Si nous dormions un +peu?</p> + +<p>Oui, mais auparavant, je voudrais bien lui poser +une question qui me brûle la langue.</p> + +<p>—On m'a dit qu'il y avait des sorties, qu'on pouvait, +au bout d'un certain temps, sortir de la compagnie +et être versé dans l'armée régulière. Est-ce vrai?</p> + +<p>Queslier se met sur son séant.</p> + +<p>—Oui, c'est vrai. Pour sortir d'ici, il y a deux +moyens: faire comme celui-ci...</p> + +<p>Et il étend le bras vers l'homme qui lui a adressé +la parole tout à l'heure, et auquel il n'a pas voulu +répondre.</p> + +<p>—Qu'est-ce qu'il a fait?</p> + +<p>—Il a rendu un faux témoignage pour faire plaisir +à un chaouch; un chaouch qui voulait se débarrasser +d'un pauvre diable qui l'embêtait. Le chaouch a prétendu +faussement que l'individu en question l'avait +insulté et ce lâche-là, auquel je casserais la gueule +si je ne craignais qu'on ne me fit payer sa sale peau +plus cher qu'elle ne vaut, a affirmé avoir entendu +l'insulte. Il revient aujourd'hui de Tunis où il a servi +de témoin à charge et a fait condamner l'autre à cinq +ans de travaux publics. Quand on veut gagner une +sortie, le plus simple est de faire comme lui. Maintenant, +il y a encore un autre moyen.</p> + +<p>—Quel moyen?</p> + +<p>—Lécher les pieds des gradés, se mettre à genoux +devant eux. Ça, c'est moins difficile, mais, c'est égal, +je n'ai jamais pu m'y habituer.</p> + +<p>Et Queslier s'allonge sur sa natte.</p> + + + +<p>Je réfléchis longtemps. Oui, c'est dégoûtant, c'est +odieux, de faire partie de cette bande de chiens-couchants +qui s'en vont, l'oreille basse et la queue en +trompette, flatter leurs maîtres et lécher les mains de +leurs bourreaux; mais passer trois années ici, dans +ce bagne, dans un pareil milieu!... C'est l'abrutissement, +sans doute; la mort, peut-être.... En aurai-je +la force, seulement? Aurai-je la force de recommencer, +sans paix ni trêve, des journées comme celle +que je viens de finir? Aurai-je le courage de souffrir, +pendant trois ans, tout seul, sans personne pour +me soutenir,—sans personne pour me regarder,—avec +le fantôme de la liberté future qui fuira devant +moi et le spectre de la liberté passée qui, déjà, grimace +douloureusement?...</p> + +<p>Me mettre à plat ventre dans la boue, alors? Payer +ma délivrance avec la sale monnaie qui a cours ici, +ramasser ma grâce dans l'ordure?... Ah! malheureux!...</p> + +<p>Et je ne sais comment, tout d'un coup, se dresse +devant mes yeux l'image d'une vieille parente qui +m'a élevé, une protestante austère. Je me souviens +d'un jour où, après avoir fait quelque sottise, je m'étais +jeté à ses genoux pour lui demander pardon, et je +me rappelle avec quelle force la vieille calviniste +m'avait remis sur mes pieds en criant:</p> + +<p>—Relève-toi, gamin! Un homme ne doit s'agenouiller +que devant Dieu!</p> + +<p>Je ne crois plus en Dieu—en son Dieu.</p> + +<p>Je ne me mettrai à genoux devant personne.</p> + + + +<br><br><br> +<h3>VII</h3> + + + +<p>Il me semble qu'il y a des siècles que je suis arrivé +à la Compagnie,—et il n'y a que deux mois. Le temps +ne m'a jamais paru aussi long. Les journées ont plus +de vingt-quatre heures, ici... De toutes les sensations +douloureuses qui m'avaient assailli au début et qui, +peu à peu, m'abandonnent, celle de l'interminable +longueur du temps est la seule qui persiste. Elle augmente +d'intensité tous les jours. Elle m'assomme; +elle me désespère aussi, car elle me force à penser—et +je voudrais ne plus penser. Je voudrais vivre en +bête. Comme le boeuf qu'on fait sortir tous les matins +de l'étable, le front courbé sous le même joug, qui +trace aujourd'hui un sillon, demain un sillon parallèle, +piétinant sans cesse le même champ fermé du +même horizon, impassible, habitué au poids de la +charrue, insensible à l'aiguillon du bouvier.</p> + +<p>Les coups d'aiguillon que je reçois, moi, ce sont les +insultes. Ils ne m'épargnent pas, les chaouchs, durant +les journées sans fin qui se ressemblent toutes, même +les dimanches, consacrés aux <i>travaux de propreté</i>. Que +je prenne part à un exercice, que j'assiste à une revue, +que, pendant le travail, j'essuie mon front mouillé +de sueur, l'injure pleut sur moi.</p> + +<p>—Ils te cherchent, m'a dit Queslier. Ta figure ne +leur revient pas, probablement. Ils veulent trouver +un prétexte pour te mettre en prison et pour t'envoyer +de là au conseil de guerre. Ne dis rien, ne réponds +rien.</p> + +<p>Je ne réponds rien. J'avale silencieusement les outrages, +je ferme l'oreille aux provocations. C'est dur, +tout de même; je ne sais pas si j'aurai le courage de +supporter cela pendant les trente-quatre mois que +j'ai encore à faire. J'ai beau me répéter qu'on n'est +jamais sali que par la boue et que ces gens qui s'acharnent +lâchement sur moi sont des brutes et des +canailles...</p> + + + +<p>Ah! oui, des brutes et des canailles, ces sous-officiers +et ces caporaux aussi dénués de coeur que d'intelligence, +ces hommes qui demandent à aller exercer +contre ceux qu'ils devraient considérer comme +leurs frères, des soldats comme eux, le métier de +garde-chiourme! Quelle vie ignoble et vile ils mènent! +comme ils devraient trouver triste leur existence, +s'ils savaient s'en rendre compte! Haïs, méprisés, +se jugeant peut-être méprisables, ils font ce +qu'ils peuvent pour se venger de ce dédain et de ce +dégoût qu'ils sentent peser sur eux. Rien ne leur coûte +pour cela. Ils ne reculent ni devant les brutalités, +ni devant les mensonges, ni devant les provocations, +ni devant la calomnie. Il n'est pas de moyen +qu'ils n'emploient, il n'est pas de manoeuvre, basse et +vile à laquelle ils ne se livrent pour arriver à avoir +raison d'un individu qui ne se plie pas à toutes leurs +fantaisies. Le sentiment de la haine contre les malheureux +qu'ils ont sous leurs ordres et qu'ils commandent +revolver au poing, celui de la vengeance +idiote et lâche à satisfaire à tout prix, finissent par +étouffer chez eux tout autre sentiment. L'homme est +annihilé et remplacé par la bête fauve. Les neuf +dixièmes sont des Corses.</p> + +<p>Parmi les officiers, quelques-uns, comme leurs +sous-ordres, qu'ils valent bien, ont demandé à quitter +leurs régiments pour venir aux Compagnies de Discipline; +D'autres y ont été envoyés par mesure disciplinaire; +ceux-là, n'ayant d'autre dessein que d'essayer +de rentrer dans les cadres de l'armée régulière, +font généralement preuve d'un zèle exagéré qui se +traduit par des actes d'une sévérité excessive. La plupart +du temps, ils évitent de se compromettre directement. +A quoi bon? N'ont-ils pas sans cesse sous la +main les chaouchs toujours prêts à satisfaire leurs +haines ou leurs rancunes? Ils savent si bien se transformer +en chiens-couchants, ces boule-dogues, et +mettre leur avilissement et leur bassesse à l'égard de +leurs supérieurs au niveau de leur morgue et de leur +insolence vis-à-vis de leurs inférieurs!</p> + + + +<p>Tout ce monde-là vit—est-ce vivre?—sous la coupe +du grand pontife: le capitaine. Un drôle de corps, +celui-là: moitié calotin, moitié bandit. Un Robert-Macaire +mâtiné de Tartufe, un Cartouche qui sait se +métamorphoser en Basile. Un nez qui ressemble à un +bec de vautour, des moustaches à la Victor-Emmanuel, +des yeux de cafard et un menton de chanoine; +l'air d'un bedeau assassin qui vous montre le ciel de +la main gauche et qui vous assomme, de la main +droite, avec un goupillon. Il porte son képi sur l'oreille, +de la façon dont le capitaine Fracasse devait porter +son feutre et tourne les pouces, en vous parlant, +comme les dévotes, après déjeuner. Quand il a une +méchanceté à dire, il sait comme pas un l'entortiller +de phrases mielleuses qui semblent toutes fraîches +pondues par un sacristain. La famille, la religion, +cela revient sans cesse dans ses discours où il nous +promet de nous faire passer au conseil de guerre +pour la moindre peccadille. Il a l'air de donner l'absolution +à un homme quand il le fourre en prison et +de lui accorder la bénédiction papale lorsqu'il ordonne +de le mettre aux fers. Il trafique de nous +comme de simples nègres. Il vend notre travail aux +mercantis du pays auxquels nous élevons des maisons, +à son compte, en utilisant, bien entendu, les matériaux +du gouvernement. Il se soucie fort peu de ce +que nous pouvons en penser. Il offre au Dieu de paix +et de charité la haine et le mépris qu'il peut inspirer +aux malheureux qu'il a sous ses ordres. Du reste, il +se commet le moins possible avec eux, les regarde +comme des serfs taillables et corvéables à merci dont +il doit simplement chercher à tirer tout le parti possible, +et garde des allures de pontife difficilement +abordable. Méchant, il l'est, et cela se conçoit. Un +homme qui conserve encore au fond de lui quelques +sentiments d'humanité ne demande pas à remplir de +pareilles fonctions. Sans scrupule aussi, malgré ses +mômeries de marguillier. Tout lui est bon, pourvu +qu'il remplisse ses poches. Une cruauté ne lui déplaît +pas, quand il n'a rien de mieux à faire. Autrement, il +préfère un tripotage, une combinaison quelconque qui +lui permettra de grossir le sac d'écus qu'il remplit à +nos dépens. S'il avait été bourreau et qu'il eût aperçu, +au moment de faire tomber le couperet, une pièce de +dix sous sur la plate-forme de la guillotine, il aurait +parfaitement laissé le cou du patient dans la lunette +et eût ramassé la pièce avant de tirer la ficelle.</p> + + + +<p>—Tu as tort de t'emporter comme cela contre les +hommes, me dit Queslier le soir, lorsque je lui fais +part de l'amertume de mes réflexions. Il ne faut pas +s'en prendre aux individus; il faut s'attaquer au système.</p> + +<p>Le système, il y a longtemps qu'il le connaît et +qu'il le déteste, cet ouvrier qui sait tout au plus ce +qu'on enseigne à l'école primaire, mais qui a appris, +à l'école de la misère, à penser bien et à voir juste. +Il m'a expliqué, verset par verset, le texte de cet +évangile que j'avais à peine feuilleté, dans mon dédain +bourgeois, et dont les chapitres sont écrits avec +le sang et les larmes des Douloureux,—quelquefois +avec leur fiel.</p> + +<p>Je comprends aujourd'hui bien des choses que je +ne m'expliquais pas hier.</p> + +<p>Je sais que les Compagnies de Discipline, les ateliers +de Travaux Publics, sont la conséquence immédiate et +forcée des armées permanentes. Je sais pourquoi une +pénalité énorme est suspendue au-dessus de la tête +du soldat indocile et pourquoi, lorsque celui-ci est +assez habile pour se dérober, lorsque la griffe ignoble +de la justice militaire n'a pas pu l'agripper, au lieu +de le battre de verges et de lui donner des cartouches +jaunes—ce qu'on faisait autrefois—on l'envoie à +Biribi,—ce qui est pire. Je sais pourquoi la société +bourgeoise qui, pour sauvegarder ses intérêts, fait +d'un citoyen un soldat, fait d'un soldat un forçat le +jour où celui-ci essaye de secouer le joug de la discipline +écrasante qui l'humilie et l'abruti. C'est +parce qu'elle a besoin, comme toutes les sociétés +usurpatrices, d'appuyer sa domination sur la terreur, +parce qu'elle a besoin de se faire craindre sous +peine de perdre son prestige et de risquer l'écroulement.</p> + +<p>Ce qu'elle veut, à tout prix, c'est une obéissance +passive et aveugle, un abrutissement complet, un +avilissement sans bornes, l'obéissance de la machine +à la main du mécanicien, la soumission du chien savant +à la baguette du banquiste. Prenez un homme, +faites-lui faire abnégation de son libre-arbitre, de sa +liberté, de sa conscience, et vous aurez un soldat. +Aujourd'hui, à la fin du dix-neuvième siècle, quoi +qu'on en dise, il y a autant de différence entre ces +deux mots: soldats et citoyens, qu'il y en avait au +temps de César entre ces deux autres: Milices et +Quirites.</p> + +<p>Et cela se conçoit. L'armée, c'est la pierre angulaire +de l'édifice social actuel; c'est la force sanctionnant +les conquêtes de la force; c'est la barrière élevée +bien moins contre les tentatives d'invasion de l'étranger +que contre les revendications des nationaux. Les +soldats, ces fils du peuple armés contre leur père, ne +sont ni plus ni moins que des gendarmes déguisés. +Au lieu d'une culotte bleue, ils portent un pantalon +rouge. Voilà tout. Le but de leurs chefs, les souteneurs +de l'État, est d'obtenir d'eux, textuellement, +«une obéissance absolue et une soumission de tous +les instants, la discipline faisant la force principale +des armées.»</p> + + + +<p>Or, la discipline—on l'a dit—la discipline, <i>c'est la +peur</i>. Il faut que le soldat ait plus peur de ce qui est +derrière lui que de ce qui est devant lui; il faut qu'il +ait plus peur du peloton d'exécution que de l'ennemi +qu'il a à combattre.</p> + +<p><i>C'est la peur.</i> Le soldat doit avoir peur de ses chefs. +Il lui est défendu de rire lorsqu'il voit Matamore se +démasquer et Tranche-Montagne se métamorphoser +en Ramollet. Il lui est défendu de s'indigner quand il +voit commettre ces vilenies ou ces injustices qui +vous soulèvent le coeur. Il lui est défendu de parler et +même de penser, ses chefs ayant seuls le droit de le +faire et le faisant pour lui.</p> + +<p>Et s'il rit, s'il s'indigne, s'il parle, s'il pense, s'il +n'a pas peur, alors malheur à lui! C'est un indiscipliné: +disciplinons-le! c'est un insurgé: matons-le! +Donnons un exemple aux autres!—Au bagne!—A Biribi!</p> + +<p>Oui, cela, je le sais maintenant. Je le sens.—Je l'ai +senti tout d'un coup, si brusquement que j'en suis +tout troublé. La fouille où s'est effondré l'échafaudage +branlant de mes vieilles idées bourgeoises, je n'ose +encore la combler avec de nouvelles croyances. Je +suis un converti, mais je ne suis pas un convaincu.</p> + + + +<p>—Il faut s'attaquer au système, répète Queslier, +rien qu'au système. Vois-tu, lorsque le peuple saura +bien ce que c'est que les armées permanentes, quand +il saura qu'il est de son intérêt de jeter bas cette institution +qui le ruine, quand il comprendra que ceux +qui vivent de l'état militaire ne forment qu'une caste +établie sur des préjugés et des intérêts égoïstes, il +n'en aura pas pour longtemps... Un quart d'heure de +réflexion et une heure de colère...</p> + +<p>Je hoche la tête. Je crois que pour arracher de +leurs gonds les portes de l'enfer social, la colère ne +suffit point. C'est la Foi qu'il faudrait.</p> + +<p>—Alors, tu penses que le peuple n'a pas la foi? +Tu ne crois pas au peuple?</p> + +<p>Pas trop. Il passera de l'eau sous les ponts, j'en +ai peur, avant qu'il prenne le parti de ne plus réserver +ses adorations aux idoles qui boivent ses sueurs et +son sang. Et je crains bien que ses admirations et son +respect n'aillent longtemps encore à l'être empanaché, +bariolé, couvert de clinquant,—reître, condottiere, +soudard ou soldat,—à celui qui a été l'Homme +d'Armes, et qui devient aujourd'hui, par la force même +des choses, le maquereau social.</p> + + + +<br><br><br> +<h3>VIII</h3> + + + +<p>—Voilà le détachement de Sandouch qui rentre! +s'écrie l'Amiral, qui vient de sortir pour aller reporter +les gamelles à la cuisine.</p> + +<p>Nous nous précipitons tous hors des marabouts.</p> + +<p>Au loin, sur la route qui, à quinze cents mètres du +camp, traverse la Medjerdah, on aperçoit une longue +file de mulets dont les cacolets sont chargés d'hommes. +Derrière, sans ordre, marchant par petits groupes ou +isolément, des soldats revêtus de la capote grise qui, +de loin, paraît noire, suivent lentement, s'arrêtant parfois +un instant et reprenant leur marche titubante +d'ivrognes ou d'hallucinés. On dirait un cortège macabre +suivi d'une procession de croque-morts ivres.</p> + + + +<p>Ils arrivent, ils entrent dans le camp. Un défilé +lamentable d'hommes harassés, éclopés, au teint +plombé ou jaunâtre, aux yeux ternes, aux membres +las. Une douzaine à peine portent leurs sacs; une quarantaine, +la figure terreuse, les yeux à moitié fermés +ou agrandis par la fièvre et brillant d'un éclat qui fait +mal, les mains osseuses pendant au bout des bras +inertes, sont juchés sur les cacolets. Il faut les prendre +sous les aisselles, à deux ou trois, pour les aider à +descendre; et, à peine à terre, sans se soucier des +ruades des mulets, sourds aux ordres des chaouchs +qui leur commandent de se lever, ils se laissent tomber +au milieu du chemin, n'importe où, s'affalant +comme des choses, incapables de faire un mouvement. +Ils ont à peine la force de parler, ne répondant pas +aux questions qu'on leur pose, demandant à boire +d'une voix sourde, entrecoupée, en découvrant sous +leurs lèvres violettes de longues dents jaunes que +les frissons de la fièvre entrechoquent. Il faut prendre +le parti de les aider à aller s'asseoir sur le soubassement +en pierres d'une baraque.</p> + +<p>Un à un arrivent les traînards, boitant, tirant la +jambe, couverts de poussière, quelques-uns avec leurs +pantalons et leurs capotes tout mouillés—des fiévreux +qui se sont agenouillés dans l'eau, pour boire, +en traversant la Medjerdah.</p> + +<p>L'officier qui commande le détachement, un lieutenant +aux longues moustaches blondes, les fait aligner +sur un seul rang. Les hommes se rangent tant bien +que mal, les plus malades s'appuyant sur leurs fusils +ou sur les bâtons qui les ont aidés à marcher, pendant +les étapes. Ils ont l'air tristement pensif des chevaux +fourbus, des bêtes de somme éreintées qui s'affaissent +dans les brancards, le corps tassé, appuyé dans l'avaloire, +la tête morne, pendant hors du collier.</p> + + + +<p>Le capitaine arrive, sa canne à la main. Il jette sur +les malheureux un long regard méprisant.</p> + +<p>—Beaucoup de malades, n'est-ce pas, monsieur Dusaule?</p> + +<p>—Beaucoup, mon capitaine. Trente-huit hommes +ont dû faire les étapes sur les cacolets.</p> + +<p>—Trente-huit! C'est beaucoup trop! Vous auriez +dû les forcer—oh! tout doucement—à revenir à +pied. Rien n'est bon comme la marche pour chasser +les maux de tête, les migraines. Et vous savez, ces +fièvres-là, ce ne sont que des migraines. Un peu violentes, +tout simplement... En voilà un qui a une sale +figure, par exemple...</p> + +<p>—Il est très malade, mon capitaine.</p> + +<p>—A-t-il de bonnes notes? Comment s'appelle-t-il?</p> + +<p>—Palet. Vous lui avez infligé dernièrement quinze +jours de prison.</p> + +<p>—Ah! oui, je me souviens. En échange d'une punition +de quatre jours de salle de police portée par le +sergent Baltazi, pour avoir boutonné sa capote à gauche +le seize du mois dernier. Il faut toujours faire bien +attention à ce que les hommes boutonnent leurs capotes +quinze jours à gauche et quinze jours à droite. +C'est très important, voyez-vous, monsieur Dusaule. +Sans ça, les plastrons s'usent toujours du même côté... +Alors, vous disiez qu'il est très malade, ce Palet?</p> + +<p>—Oui, mon capitaine.</p> + +<p>—Oui... oh!... peuh!... un mauvais garnement qui +ne veut rien écouter. Je suis sûr que la moitié des +gens qui sont là n'ont gagné leurs fièvres et leurs +dysenteries que parce qu'ils ont enfreint les règlements. +Ainsi, je parierais que ce Palet ne quittait pas, +tous les jours, à cinq heures du soir, la tenue de toile +pour endosser la tenue de drap. C'est pourtant bien +prescrit. Si l'on prenait le parti de les fourrer dedans +toutes les fois qu'ils n'obéissent pas, il y aurait moitié +moins de malades. Il faut toujours agir avec douceur, +Monsieur Dusaule, avec la plus grande douceur, la +religion nous en fait un devoir, mais il faut se montrer +sans pitié...</p> + +<p>Et se tournant vers Palet qui n'a pas bougé, collé contre +le mur, la tête renversée en arrière, les bras +pendant le long du corps:</p> + +<p>—Vous entendez: sans pitié! Je suis décidé à me montrer +sans pitié!</p> + +<p>Palet ne bronche pas. On dirait que ça lui est égal. +Il n'a pas seulement l'air de s'apercevoir que c'est à +lui qu'on fait l'honneur de parler.</p> + +<p>Le capitaine se retourne, rageant à blanc, vers les +hommes à peu près valides:</p> + +<p>—Ceux-là se portent bien, n'est-ce pas, monsieur +Dusaule! Oui..., oui..., ils ont assez bonne mine.... ils +ont besoin de se nettoyer un peu..., mais... Ah! qu'est-ce +que c'est que ces bâtons que j'aperçois là-bas! +Voulez-vous me jeter ça!... et un peu vite! En voilà +des façons! Des soldats qui se promènent la canne à +la main! Qu'est-ce que votre famille dirait, si elle +vous voyait? Elle serait fière de vous, vraiment!... Vous +avez grand tort, lieutenant, d'autoriser ces +choses-là... Allons, vous, là-bas, le dernier, vous qui +claquez des dents, m'avez-vous entendu? Voulez-vous +jeter ce bâton?</p> + +<p>L'homme jette le bâton et tombe sur les genoux.</p> + +<p>—Voyez-vous, monsieur Dusaule, voyez-vous les +effets de l'usage de la canne? On s'y habitue, on ne peut +pas s'en passer et, quand on vous la retire on +tombe par terre... Réellement, vous n'êtes pas assez +sévère... Je suis très mécontent...</p> + + + +<p>Nous devons partir après-demain matin pour le Sud. +A la pointe du jour, un train spécial doit venir chercher +la compagnie pour la conduire à Tunis. Nous +allons dans le sud de la Tunisie, paraît-il; on ne sait +pas au juste à quel endroit. Depuis deux jours, tous +les autres détachements sont rentrés au dépôt. Ils ont +été moins éprouvés que celui de Sandouch, mais ils +contiennent de fortes têtes, des individus malfaisants +dont le capitaine se méfie. Il a fait réunir tous les gradés +et leur a recommandé la plus grande sévérité +avant le départ et pendant la route. Il a passé ensuite +une revue des 350 hommes de la compagnie—hors +une vingtaine dont le médecin avait demandé l'envoi +à l'hôpital le plus voisin—en tenue de campagne. +Cette revue a été lamentable. Au milieu d'un +mouvement, des hommes tombaient comme des +masses, déclaraient ne plus pouvoir se relever et +restaient là; des files entières, composées d'hommes +éreintés, ployant sous le poids du sac, ou de nouveaux +arrivés expulsés des régiments casernés en France ou +sortant de la cavalerie et non habitués à porter l'as +de carreau, demeuraient honteusement en arrière. +Les fusiliers venus des détachements, anciens disciplinaires, +mauvaises têtes pour la plupart, profitaient +de la confusion générale pour manoeuvrer d'une façon +pitoyable. Le capitaine était vert de rage.</p> + +<p>Il a ordonné pour ce soir une revue de détail. «Tout +homme, a-t-il déclaré aux gradés, tout homme à qui +il manquera quelque chose, si minime soit-elle, devra +être mis immédiatement en prévention de conseil de +guerre. Je n'admettrai aucune excuse. On ne doit rien +perdre, ici, même pas une brosse à graisse, même +pas un cordon de guêtre. Quand un de ces gens-là +vous dit qu'il a perdu un objet quelconque, votre devoir +est de lui répondre qu'il l'a vendu et de le faire +passer au conseil de guerre pour vente d'un effet de +grand ou de petit équipement. Je compte sur vous. +Il faut être sans pitié.»</p> + +<p>Il n'a pas prêché dans le désert, l'impitoyable. La +revue a été terrible. Les chaouchs, lâchés comme des +chiens auxquels on a enlevé leur muselière et à qui +on a ordonné de mordre, vous demandaient compte +des poils d'une brosse et des clous des godillots. Malgré +leur zèle, ils étaient obligés de constater que rien +ne manquait. Ils avaient envie d'en pleurer, les +Corses surtout, cette race immonde qui n'a jamais su +choisir qu'entre le couteau du bandit et le sabre du +garde-chiourme. Dans leur dépit, ils s'en prenaient +aux hommes qui se trouvaient devant eux, leur débitant, +avec leur faux accent italien, tout le répertoire +des idioties qui forment le fond de leur langage:</p> + +<p>—Tenez-vous droit!... Les mains dans le rang!... La +tête droite!... Les talons joints!... Quatre jours de +salle de police!... Vous en aurez huit...</p> + +<p>Tout d'un coup un pied-de-banc, qui n'a pas encore +fini d'inspecter sa section, pousse un cri de triomphe. +Il vient de s'apercevoir qu'un de ses hommes, le +nommé Loupat, un petit chasseur à cheval, arrivé de +France au bout de dix-huit mois de service, n'a pas le +nombre réglementaire de cartouches. Le chaouch +compte et recompte les cartouches et se relève enfin, +souriant:</p> + +<p>—Il en manque deux. Je vais prévenir le capitaine.</p> + +<p>Cinq minutes après, il revient et, s'adressant à +Loupat qui, le regard perdu, semble un animal qui +voit venir le coup de masse qui doit l'assommer et +ne sait comment l'éviter:</p> + +<p>—Vous pouvez rester avec vos camarades. Le capitaine +a dit que ce n'était pas la peine de vous mettre +en prison pour une nuit. En passant à Tunis, nous +vous y laisserons. Ça vous apprendra à vendre vos +cartouches.</p> + +<p>C'est la première fois que j'assiste à une scène semblable. +Le conseil de guerre, la condamnation pour +vol, la flétrissure indélébile imprimée sur le front d'un +homme, parce qu'il a perdu deux cartouches!...</p> + +<p>L'indignation me fait frissonner. Mais c'est du noir, +surtout, qui me descend dans l'âme, quand je pense +que je serai si longtemps encore, tous les jours et +plusieurs fois par jour, à la merci d'une pareille situation.</p> + + + +<p>Le lendemain matin, le clairon sonne le réveil à +quatre heures. Il fait presque nuit. Il nous faut cinq +minutes pour aller à la gare où le train doit venir nous +prendre à cinq heures précises. A cinq heures moins +vingt, la compagnie, sac au dos, est rangée par sections +sur la route qui traverse le camp. Le clairon +sonne l'appel et, sur toute la ligne, les Présent! répondent +aux noms criés par les sous-officiers.</p> + +<p>—Rendez l'appel!</p> + +<p>Les pieds-de-banc défilent et rendent l'appel au capitaine.</p> + +<p>—Manque personne... Manque personne...</p> + +<p>—Il manque Loupat, mon capitaine.</p> + +<p>—Loupat! celui d'hier!—Ah! la canaille! Il a +déserté cette nuit pour essayer de se soustraire au +conseil de guerre; mais, soyez tranquille, on le rattrapera. +On n'échappe jamais à un juste châtiment.—Poursuivez...</p> + +<p>Les gradés continuent leur défilé.</p> + + + +<p>—Manque personne... Manque personne...</p> + +<p>—Mon lieutenant, regardez donc là-bas!</p> + +<p>C'est un homme qui parle au lieutenant Dusaule, +en étendant le bras du côté du gymnase.</p> + +<p>On a entendu; tout le monde tourne les yeux dans +cette direction. Sous le portique, tout contre le gros +poteau de gauche, un corps se balance, noir, au bout +d'une corde. Le lieutenant part en courant, grimpe à +la corde à noeuds, palpe le pendu et revient en hochant +la tête.</p> + +<p>—Mort? lui demande de loin le capitaine. C'est +Loupat, n'est-ce pas?</p> + +<p>Le lieutenant fait signe que oui.</p> + +<p>—Il est déjà tout froid.</p> + +<p>—Le misérable! s'écrie le capitaine. Attenter à ses +jours! Allez donc prêcher les bons sentiments à des +gens pareils! Rien ne les arrête, ni la religion, ni le +souvenir de leur famille, rien, rien! Enfin, il s'est fait +justice lui-même... Par le flanc droit!... marche!..</p> + +<p>Le capitaine est à cheval. Il jette, en passant devant +le gymnase, un coup d'oeil sur le cadavre. Il murmure:</p> + +<p>—Il n'y a pas à dire, nous ne pouvons pas nous +occuper de ça. Nous sommes déjà en retard. Le train +n'attend pas. Il faudra que je pense à faire faire les +écritures indispensables...</p> + +<p>Puis, il se penche vers le sous-officier qui, la veille, +s'est aperçu de la disparition des deux cartouches:</p> + +<p>—Un mauvais soldat, ce Loupat, n'est-ce pas?... +Était-il fort en gymnastique?</p> + +<p>—Non, mon capitaine, il ne savait absolument rien +faire. Il pouvait à peine se tenir au trapèze. Tous les +jours, je le privais de vin pour ça; rien n'y faisait.</p> + +<p>—Voyez-vous ça! et il trouve moyen, pour se +pendre, de monter tout en haut de ce portique, d'attacher +sa corde, de se la passer au cou et de se laisser +tomber dans le vide. Ça doit être très difficile à faire, +tout ça. Dire que ces canailles-là n'ont d'énergie que +pour le mal!...</p> + + + +<p>Nous nous sommes embarqués dans les wagons qui +se mettent en route pour Tunis. Je passe la tête à +la portière et j'aperçois là-bas, tout là-bas déjà, +car le train file vite, une petite forme noire qui se +balance au vent, sous un gibet, et que commencent à +venir lécher doucement les premiers rayons du soleil.</p> + + + +<br><br><br> +<h3>IX</h3> + + + +<p>Le train nous a débarqués à Tunis et nous avons +traversé la ville, escortés par les <i>poveri disgraziati!</i> +des Italiens et les: Pauvres malheureux! des Français, +pour aller camper auprès de la caserne d'artillerie.</p> + +<p>Le lendemain matin, nous nous sommes mis en +marche pour La Goulette. Il pleuvait. Le sol gras +était détrempé et l'on n'avançait qu'avec une peine +extrême. Malgré les pauses fréquentes, les traînards +devenaient de plus en plus nombreux et, toutes les +cinq minutes, un homme tombait qu'il fallait débarrasser +de son sac ou hisser sur les mulets qui nous +suivaient. Le capitaine galopait d'un bout à l'autre de +la colonne, criant, tempêtant, exhortant, sans pouvoir +venir à bout de la fatigue des uns et de la mauvaise +volonté des autres, anciens disciplinaires, blasés +sur les menaces et les mauvais traitements, se fichant +du tiers comme du quart, et faisant exprès de ne pas +avancer pour ne pas laisser en arrière leurs camarades +malades. Les plus jeunes seuls, les derniers +arrivés à la compagnie, voulaient bien l'écouter; et +ils marchaient en avant, en rangs serrés, presque alignés, +toujours à cinq ou six cents mètres de la cohue +des traînards.</p> + + + +<p>—Regarde donc les pierrots, là-bas, s'écrie l'Amiral, +qui fait partie d'un groupe au milieu duquel je me +trouve; oh! là, là! regarde-les donc cavaler; on dirait +qu'ils ont le feu au cul!</p> + +<p>—Qu'est-ce que tu veux? répond Queslier. C'est +tout bleu, ça arrive de France et, dame! au moindre +mot des chaouchs, ça fait dans ses pantalons.</p> + +<p>—C'est clair, riposte Bernoux, le bachelier qui +couchait dans ma tente à Zous-el-Souk, et qui interrompt +une discussion qu'il a engagée depuis au moins +une heure, au sujet des moeurs carthaginoises, avec +un jeune homme qui revient de détachement, un licencié +ès lettres qui est poète. C'est clair. Seulement, il +y a une chose regrettable: c'est que ces jeunes soldats, +terrorisés par les cris et les menaces de messieurs +les gradés, ne tarderont pas à se transformer +en véritables mouchards. Il faudra faire bien attention +à nous si nous ne voulons pas être victimes de leur +couardise.</p> + +<p>Le licencié, Rabasse, approuve du geste; mais Queslier +ne partage pas son opinion.</p> + +<p>—Il y en aura toujours une bonne moitié qui ne +se transformeront pas en bourriques. Quant aux +autres...</p> + +<p>—Les autres, on les dressera, s'écrie l'Amiral.</p> + +<p>—On leur fera rentrer leurs bourriqueries dans la +gueule à coups de riclos, riposte un grand gaillard sec +et maigre, qu'on appelle le Crocodile, et qui, paraît-il, +ne sort pas de la prison.</p> + +<p>—Y a que ça à faire, déclare tranquillement une +espèce de gringalet à la figure osseuse, pâle sous le +hâle, aux membres grêles, à la bouche crispée de +voyou parisien dont il a l'accent canaille; et, s'ils +rouspettent, y a qu'à les faire en douceur, au père +François. Tu sais, Crocodile, le coup du foulard?</p> + +<p>Et il fait le geste, tranquillement cynique, grinçant +un: crac! qui fait courir son rictus d'une oreille à +l'autre et lui donne une physionomie d'un comique +effrayant. Il le ferait comme il le dit, d'ailleurs, cet +astèque qu'on a surnommé Acajou à cause de ses cheveux +rouges et qui se vante d'avoir, à Paris, au cours +d'une rixe, saigné un cogne dans l'escalier d'un +bastringue.</p> + + + +<p>—Voulez-vous marcher, oui ou non? s'écrie un +pied-de-banc que le capitaine a envoyé pour hâter +l'allure des retardataires et qui est arrivé à notre +groupe.</p> + +<p>—Sergent, répond Barnoux avec urbanité, je vous +ferai observer que la marche s'exécute par une série +de pas. Nous exécutons une série de pas. Donc, nous +sommes en marche.</p> + +<p>Acajou proteste.</p> + +<p>—La marche, c'est pas ça. La marche, c'est ce qui +vous tire des larmes des pieds.</p> + +<p>—Il est évident, ajoute Rabasse, sans se soucier +de l'interruption, que, puisqu'il n'est question que de +la marche et non de sa rapidité, la succession plus ou +moins prompte des susdits pas ne fait absolument +rien à l'affaire.</p> + +<p>—Avez-vous fini de me répondre, nom de Dieu! +hurle le chaouch. Je vais tous vous fourrer dedans.</p> + +<p>Acajou s'approche de lui:</p> + +<p>—Va donc un peu te baigner, eh! sale outil!</p> + +<p>—Un témoin! un témoin! rugit le sergent avec +son accent corse. On m'a insulté!</p> + +<p>Et, saisissant le bras de Queslier:</p> + +<p>—Vous avez entendu ce que m'a dit cet homme?</p> + +<p>Queslier se dégage et ne répond rien.</p> + +<p>—Voulez-vous dire que vous l'avez entendu, +hein! voulez-vous le dire?...</p> + +<p>—Hé! Queslier, ricane le Crocodile, il se figure peut-être +que nous comprenons le corse. Nous autres, on +est de Pantruche; on n'entrave pas le corsico.</p> + +<p>Et, comme il marche derrière le sous-officier, il lui +donne, comme par mégarde, un coup de pied dans +les talons.</p> + +<p>—Pardon, excuse, sergent... c'est mon pied qu'a +glissé.</p> + +<p>Le chaouch, rageur, m'attrape par le bras.</p> + +<p>—Vous avez entendu, vous? Ne dites pas non ou +je vous ferai passer en conseil de guerre. Je le jure +par le sang du Christ.</p> + +<p>—Je n'ai rien entendu.</p> + +<p>Le Corse s'en va, la figure blanche, les poings +crispés, mâchant des <i>Porco di Cristo!</i></p> + + + +<p>—Tu marcheras toujours avec nous pendant les +étapes, me dit l'Amiral. Sans ça, les chaouchs chercheraient +à te jouer un sale tour. Ne va jamais avec +ces pierrots, là-bas... Tiens, où sont-ils? on ne les +voit plus.</p> + +<p>On ne les voit plus, en effet. La route est couverte, +tout au loin, de traînards qui n'ont pas l'air très pressés +d'arriver à l'étape. Ils s'en vont tranquillement, +deux par deux ou trois par trois, à quinze ou vingt +mètres les uns des autres, s'interpellant de temps en +temps en temps pour se faire part des menaces que +leur ont distribuées les pieds-de-banc et pour rire à +gorge déployée de l'inutilité de leurs efforts. Notre +groupe est un des derniers. Et Barnoux et Rabasse, +qui n'ont pas terminé leur discussion, se prennent au +collet toutes les cinq minutes et s'arrêtent pour se +crier d'une voix furieuse:</p> + +<p>—Je te dis qu'il y avait un aqueduc pour amener +l'eau à Carthage!</p> + +<p>—Et moi, je te dis qu'il n'y avait que des citernes!....</p> + +<p>—C'est trop fort! Lis Flaubert!</p> + +<p>—Flaubert s'est trompé!</p> + + + +<p>Nous avons mis plus de six heures pour faire les +dix-huit kilomètres de l'étape.</p> + +<p>—Nous allons voir si ça se passera comme ça +après le débarquement à Gabès, siffle entre ses dents +serrées le capitaine qui, à cheval, assiste à l'arrivée +des retardataires qu'il dévisage comme pour les reconnaître +au besoin.</p> + + + +<br><br><br> +<h3>X</h3> + + + +<p>Nous avons été obligés de laisser un certain nombre +de malades dans les hôpitaux, au Kram, à la Goulette +et à Gabès. Nous ne sommes plus guère que +trois cents quand nous levons les tentes, le lendemain +de notre débarquement, à trois heures du matin, +pour effectuer la première des six étapes qui doivent +nous mener à Aïn-Halib, le nouveau dépôt de la +Compagnie.</p> + +<p>Il fait encore nuit quand nous partons. Et, après +avoir traversé un ruisseau, la rivière de Gabès, c'est +encore au milieu de l'obscurité, épaissie par la voûte +pesante des hautes frondaisons, que nous pénétrons +dans l'oasis. Nous suivons un chemin brisé à chaque +saillie des petits murs en terre dont les Arabes entourent +leurs jardins, souvent pressés les uns sur les +autres par l'étranglement de la route, nous heurtant +au moindre écart, butant contre les racines des +arbres et les pierres arrachées du sol poussiéreux +par les pieds des chameaux. Il fait frais, sous ce +dôme de feuillage, dont les découpures bizarres nous +apparaissent toutes noires quand nous levons les +yeux en haut, mais l'air est lourd; on respire difficilement, +la poitrine tendue violemment par le poids +du sac dont les courroies coupent les épaules, la +main gauche engourdie, la main droite fatiguée de +tenir la bretelle du fusil dont la crosse frappe à +chaque pas sur la cuisse, les oreilles agacées par le +tintement du quart de fer blanc qui choque la poignée +de la baïonnette. Les pas, alourdis par l'énorme +poids du chargement et par la difficulté de cette +marche de nuit dont les à-coups fatiguent et énervent, +soulèvent une poussière dense qui remplit les narines +et pique les yeux. On marche la bouche ouverte, le +haut de la capote déboutonné, le mouchoir tout +trempé à la main pour essuyer la sueur qui coule sur +le visage, la respiration oppressée, avec la sensation +d'une chaleur humide de cataplasme, dans le dos, à +la place du sac.</p> + +<p>Pendant près d'une heure et demie, nous allons +ainsi, le képi en arrière, le cou tendu, la tête basse, +sans rien voir que les troncs des palmiers qui se +succèdent comme de hautes colonnes au-dessus +des parapets de terre fleuris de branches d'arbustes +aux odeurs fortes et derrière lesquels on entend de +loin en loin le clapotement d'un ruisseau. Tout +d'un coup, après un dernier détour de la route, +le rideau sombre du feuillage se déchire, une longue +plaine de sable jaune, rose tout au loin par les premiers +rayons du jour, se déroule jusqu'au pied de +montagnes bleues à la base et dont les sommets +sont rouges.</p> + +<p>On hâte le pas et, tout en débouchant dans la +plaine, on entonne des chansons de marche; les anciens +entament le <i>Chant des Camisards</i>, un chant +monotone et plaintif dont j'entendrai bien des fois +encore retentir les couplets; un chant noirci par la +résignation du paria et plaqué de rouge par l'ironie +du galérien qui rêve de briser sa chaîne:</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Savez-vous ce qu'il faut faire</p> +<p class="i2">En ce lieu?</p> +<p>Il faut tout voir et se taire,</p> +<p class="i2">Nom de Dieu!...</p> +<p>Nos chaouchs, qui sont des vaches,</p> +<p>Nous emmerdent, nous attachent,</p> +<p>Mais sur leur gourite on crache</p> +<p class="i2">Quand on peut.</p> + </div> </div> + +<p>Et, tous en choeur, ils se mettent à hurler le refrain:</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Répétons à l'envi</p> +<p>Ce refrain sans souci:</p> +<p>Vivent l'amour et le vin,</p> +<p>La danse, les joyeux festins!</p> +<p>Oui, tout cela reviendra,</p> +<p>Oui, tout cela reviendra,</p> +<p>Quand le diable le voudra!</p> + </div> </div> + +<p>—Halte! s'écrie le capitaine.</p> + +<p>Nous nous arrêtons et nous déposons nos sacs +énormes qui nous montent à mi-corps, si pesamment +chargés que les bretelles en craquent. Le mien me +paraît tellement lourd, je suis tellement harassé, que +je ne sais vraiment pas si, tout à l'heure, je serai capable +d'arriver à la pause en même temps que les +autres et si je ne serai pas forcé de rester en route, +comme les traînards qu'on a laissés en arrière et qui +sortent seulement maintenant de l'oasis. Nous les +attendons, assis par terre, derrière les fusils réunis +en faisceaux; je respire largement l'air frais du matin, +passant la main sur une touffe d'herbe humide de +rosée.</p> + +<p>—Il fait bon, maintenant, me dit Queslier, mais +ça ne va pas durer longtemps. Tu vas voir, d'ici un +quart d'heure.</p> + +<p>Le jour, en effet, est complètement levé et le soleil, +tout là-bas, énorme boule rouge qui monte lentement, +commence à envoyer ses rayons sur l'oasis dont il fait +claquer les verdures puissantes, ensanglante les +montagnes qui bornent l'horizon et vient accrocher, +à la pointe des baïonnettes, des étincellements d'argent +poli.</p> + + + +<p>A peine le dernier retardataire nous a-t-il rejoints +et a-t-il déposé son sac, que le sifflet du capitaine +retentit.</p> + +<p>—Garde à vos! rompez faisceaux! Par sections, à +droite alignement!</p> + +<p>—Qu'est-ce qu'il va nous faire faire? dis-je au +Crocodile, qui se trouve à côté de moi.</p> + +<p>—Je ne sais pas. Il est bien fichu de nous faire +marcher comme ça, par sections, en colonnes de +compagnie. Ah! la vieille carne!</p> + +<p>Eh! parbleu, oui! il était fichu de le faire, car il l'a +fait. Au milieu du sable où l'on enfonce jusqu'aux +chevilles, sous un soleil brûlant qui tombe d'aplomb, +gravissant les monticules et descendant dans les +ravinements que creusent les grands vents, nous +avons fait les quinze ou seize kilomètres qui nous +restaient encore à faire, alignés comme à la parade, +les sections à distance entière, ainsi que sur le champ +de manoeuvres. Chaque fois qu'un homme tombait ou +restait en arrière, le capitaine arrêtait la compagnie +et lui faisait faire du maniement d'armes jusqu'à ce +que le malheureux eût repris sa place dans les rangs. +Deux fois seulement, il a commandé la halte et ne +nous a permis de quitter nos sacs, pendant trois minutes, +qu'après avoir rectifié l'alignement des faisceaux.</p> + +<p>—Alignez les crosses! alignez les crosses! Sergents, +veillez à l'alignement des crosses! Ils resteront +sac au dos tant que l'alignement ne sera pas +correct! Rappelez-vous que, pendant la marche, je +ne veux pas qu'il soit prononcé un seul mot.</p> + + + +<p>—Est-ce qu'il est permis de boire, mon capitaine? +crie l'Amiral, à la seconde pause, comme le +kébir renouvelle ses recommandations.</p> + +<p>—Non! On ne boit pas en route! L'eau coupe les +jambes!</p> + +<p>Un éclat de rire énorme, homérique, secoue la +compagnie d'un bout à l'autre.</p> + +<p>—Rompez faisceaux! En avant..., marche!</p> + +<p>—Ça nous fera dix kilomètres sans pause, ricane +l'Amiral, mais il ne sera pas dit qu'on s'est fichu de +la gueule des Camisards sans qu'ils rendent la +pareille.</p> + +<p>—Voulez-vous vous taire? crie un sergent qui +marche à deux pas de nous.</p> + +<p>Des grognements sourds lui coupent la parole. La +révolte commence à gronder, en effet, dans les rangs +de ces hommes que l'on mène comme des chiens +depuis trois heures, qui, exaspérés maintenant, deviennent +insensibles à la fatigue, ne sentent plus le +poids du sac, et qui, tout en tordant leurs doigts crispés +sur la crosse de leurs fusils, lancent aux chaouchs +qui marchent à côté d'eux, l'oeil morne, des regards +effrayants. Ils vont à grands pas, maintenant, +irrités, rageurs, sombres, comme les bêtes cruelles, +mises en fureur par les coups de fouet et les coups +de fourche des valets, réveillées de leur abattement +par le cinglement des cravaches, et qui rôdent à +grandes enjambées dans leurs cages, voyant rouge, +n'attendant que l'arrivée du dompteur pour lui sauter +à la gorge. Il ne faut plus qu'une goutte d'eau pour +faire déborder le vase, qu'une chiquenaude pour +faire éclater les colères qu'on contient encore à +grand'peine. Cette goutte d'eau, la versera-t-on? La +donnera-t-on, cette chiquenaude? Non, car à douze +cents mètres à peine on aperçoit les roseaux et les +hautes herbes qui bordent le petit ruisseau le long duquel +nous allons camper...</p> + +<p>Eh bien! si... Tout d'un coup, le sifflet du capitaine +se fait entendre.</p> + +<p>—Halte!</p> + +<p>Un homme est tombé, dans la deuxième section et, +étendu comme une masse sur le sable, râlant, pâle +de la pâleur de la mort, ne peut plus se relever. Les +chaouchs s'empressent autour de lui, le prennent par +les épaules, essayent de le remettre sur ses pieds. Il +retombe, inerte. Nous avons eu le temps de le reconnaître. +C'est Palet, ce pauvre diable qui revient de +Sandouch, miné par la fièvre et la dysenterie, misérable +qu'on force à traîner son agonie lamentable dans +les sables qui recouvriront ses os. Car ce n'est déjà +plus qu'un cadavre, cet homme dont la face exsangue, +dans laquelle éclatent deux yeux énormes, nous a +arraché à tous un cri de pitié.</p> + +<p>—Relevez-le de force! crie le capitaine. Forcez-le +à marcher! C'est dans son intérêt! Nous serions +obligés de l'abandonner là!</p> + +<p>Alors, comme un tonnerre, des exclamations indignées +éclatent.</p> + +<p>—Il y a des mulets, derrière la compagnie!</p> + +<p>—Qu'on décharge les sacs des pieds-de-banc, il y +aura de la place pour les malades!</p> + +<p>—C'est indigne!—C'est affreux!—C'est une +honte!—A bas les chaouchs!</p> + +<p>Les menaces et les injures se croisent, les vociférations +augmentent, le tumulte devient énorme. Le +capitaine se dresse sur ses étriers:</p> + +<p>—Garde à vos!... Baïonnette... on! En avant... Pas +gymnastique... Marche!</p> + +<p>—Pas gymnastique sur place! s'écrie Acajou dont +la voix vrillarde de voyou perce les grondements +irrités.</p> + +<p>Et, comme à un mot d'ordre, la compagnie entière +obéit au gamin dont la figure pâle est belle, vraiment, +agrandie par la détente des nerfs toujours irrités du +faubourien, éclairée par la lueur blafarde et féroce de +l'héroïsme gouailleur.</p> + +<p>On fait du pas gymnastique sur place. On n'avance +point d'une semelle.</p> + +<p>—Sergents! hurle le capitaine, ces hommes-là ne +veulent pas marcher? Vous avez droit de vie et de +mort sur eux! Vous avez des revolvers, faites-en +usage: brûlez-leur la cervelle!</p> + +<p>Brusquement le tumulte s'apaise. Et, au milieu du +silence effrayant, on entend le bruit sec que font les +fusils qu'on arme.</p> + +<p>Le capitaine est tout pâle. Le lieutenant Dusaule +s'approche de lui et lui parle à voix basse. Il pique +son cheval et part au galop.</p> + +<p>Nous nous précipitons sur un mulet chargé des +sacs des pieds-de-banc. Les sacs sont jetés à terre et +Palet hissé sur le mulet. Les chaouchs ramassent +leurs sacs et en passent les courroies sur leurs épaules, +au milieu des éclats de rire, tandis que la compagnie, +débandée, en désordre, chantant et hurlant, +se dirige vers le ruisseau...</p> + + + +<p>—C'est égal, me dit Queslier en arrivant à l'étape, +je regrette bien qu'aucun des chaouchs n'ait eu le +coeur de décharger son revolver. Ah! quel dommage! +quel dommage!... Ça commençait si bien!...</p> + +<p>—Il est regrettable en effet, dit Barnoux du ton le +plus tranquille, que le départ précipité du principal +acteur ait fait manquer le dernier acte. C'est un drame +qui se termine en comédie.</p> + +<p>—<i>Desinit in piscem</i>, approuve Rabasse. C'est vraiment +bien malheureux...</p> + +<p>—Ce qu'il y a de sûr, s'écrient le Crocodile et +l'Amiral, c'est que le capiston ne nous y repincera +pas demain, à sa petite promenade en colonne. Il +peut se taper, s'il compte sur nous...</p> + + + +<p>Dans la soirée, le médecin de la compagnie, qui +était resté à Gabès, est arrivé au camp avec le lieutenant-trésorier. +Il s'est assis devant la tente du capitaine +et a fait sonner la visite. C'est un petit freluquet, +tout récemment sorti du Val-de-Grâce, très fier +de son méchant galon d'or qui lui donne le droit d'estropier +les gens au nom de la discipline et de leur +faire prendre de l'ipécacuanha pour la plus grande +gloire du drapeau.</p> + +<p>Cinquante hommes au moins sont accourus à la +sonnerie. L'avorton aux parements de velours grenat +en a tout d'abord renvoyé une trentaine dont les +pieds écorchés lui ont semblé très sains et dont +l'épuisement évident lui a paru quelque peu douteux. +Quant aux vingt autres, il s'est décidé à les examiner +un peu plus sérieusement. Le capitaine a apporté son +pliant et est venu s'asseoir à côté du docteur, après +s'être fait donner les livrets matricules des vingt +malades. Il tenait ces livrets à la main et les feuilletait +à mesure que les hommes passaient la visite.</p> + +<p>—Comme ça, major, voyez-vous, je me rendrai +compte, d'après le nombre de leurs punitions, de leur +capacité ou de leur incapacité de porter le sac et de +faire la route. Vous dites, major, que vous êtes disposé +à faire monter cet homme-là sur les cacolets... Voyons +un peu... Lenoir... Lenoir... Voilà; oui, assez +bon soldat. Cependant, je remarque une punition +pour réponse insolente. Hum! hum! Un homme qui +répond insolemment, sur les cacolets... Exemptons-le +du sac tout simplement, n'est-ce pas, docteur?</p> + +<p>—Comme vous voudrez, mon capitaine.</p> + +<p>Et l'infirmier écrit sur son livre: «Exempt de sac», +tandis que Lenoir s'en va en titubant.</p> + +<p>—Et celui-là?</p> + +<p>—Mon Dieu, mon capitaine, pas grand'chose; un +un peu de fièvre, voilà tout. Je crois qu'en l'exemptant +de sac...</p> + +<p>—Voyons, voyons... Dupan... Dupan... Voilà... +Pas une punition. Très bon soldat. Sur les cacolets, +docteur; sur les cacolets!</p> + +<p>—Bien, mon capitaine. C'était d'ailleurs mon +intention, car, réflexion faite...</p> + +<p>La comédie a duré trois quarts d'heure, à peu près. +Un homme seul reste encore à visiter; il est assis par +terre, le dos tourné au médecin.</p> + +<p>—Eh bien! vous, là-bas, voulez-vous venir? demande +ce dernier, impatienté.</p> + +<p>L'homme se lève avec peine et s'approche.</p> + +<p>—Ah! c'est le fameux Palet! s'écrie le capitaine +en ricanant. Eh bien! vous ne devez pas être trop +fatigué, puisque vous avez achevé l'étape d'aujourd'hui +sur les mulets.... Bon pour la marche, docteur, +et pour le sac aussi.</p> + +<p>Palet ne bouge pas; mais, fixant sur le capitaine +ses grands yeux hagards, il dit d'une voix sourde:</p> + +<p>—Mon capitaine, vous savez que je suis très malade. +Vous m'en voulez. Vous m'avez empêché d'entrer +à l'hôpital, à La Goulette. A Gabès, vous m'avez +refusé l'autorisation d'aller passer la visite du médecin +en chef. Ce matin, j'ai fait ce que j'ai pu pour faire +l'étape; je ne suis tombé que lorsque j'ai été à bout +de forces. Si mes camarades m'ont mis sur un mulet, +ce n'est pas ma faute. D'ailleurs, j'aurais autant aimé +crever où j'étais. Maintenant, je n'en peux plus. Je +viens vous demander de me reconnaître malade et de +me faire mettre sur les cacolets ou au moins de +m'exempter de sac. Voulez-vous? Si vous voulez seulement +me retirer mon sac, je me traînerai comme je +pourrai et j'arriverai peut-être à faire l'étape. Si vous +ne voulez pas, quand je ne pourrai plus aller, je tomberai +et je crèverai là. Ça m'est bien égal, allez! Si +vous saviez ce que je m'en fiche!...</p> + +<p>Le médecin a l'air attendri. Il tâte le pouls du malade +et hoche la tête. Le capitaine, devant cette pitié, +n'ose pas se montrer trop dur:</p> + +<p>—Vous êtes un très mauvais soldat... Vous êtes +criblé de punitions... Ce matin encore, vous avez +commis un acte d'indiscipline impardonnable. Vous +avez refusé de vous lever quand vos supérieurs vous +l'ordonnaient. Rien que pour cela, je devrais vous +faire passer au conseil de guerre... Et puis, vous venez +d'exprimer des sentiments dont un chrétien doit +avoir honte. Vous avez parlé de vous laisser mourir... Savez-vous +que c'est le suicide, cela!... Enfin, vous +êtes malade... N'est-ce pas, docteur, il est malade?</p> + +<p>—Oui, mon capitaine.</p> + +<p>—Oh! peut-être pas tant qu'il le paraît... Je ne +peux pas, étant donnée votre conduite, vous faire +monter sur les cacolets, ni même vous exempter de +sac; mais, comme je veux me montrer bon et compatissant, +je vous retire votre seconde paire de souliers. +Vous la donnerez aux muletiers qui la mettront dans +leur chargement... Ah! vous y joindrez vos guêtres +de toile, si vous voulez.</p> + +<p>Palet s'en va en souriant d'un sourire lugubre...</p> + + + +<p>...Il fait encore nuit quand on sonne le réveil, et, +aussitôt le café bu, Queslier me prend par le bras.</p> + +<p>—Mets ton sac, prends ton fusil et viens avec +nous.</p> + +<p>—Où ça?</p> + +<p>—Viens toujours.</p> + +<p>Ils sont une douzaine au moins qui, afin d'échapper +aux vexations de la veille, partent en avant pour faire +l'étape isolément. D'autres groupes sont déjà partis, +paraît-il.</p> + +<p>—Tu comprends, me dit Barnoux, une fois dans la +montagne—et nous y serons avant deux heures—nous +nous cachons dans un ravin et nous laissons +passer la compagnie. Après quoi, nous nous remettrons +en marche tranquillement, et nous arriverons à +Sidi-Ahmed, où nous devons coucher ce soir, une +demi-heure après les autres. D'ailleurs, sois tranquille, +nous ne serons pas les seuls traînards. L'étape, +aujourd'hui, a plus de quarante kilomètres.</p> + +<p>Il faisait à peine jour que nous commencions à +gravir les premières côtes de la montagne et, au lever +du soleil, nous étions étendus derrière de gros rochers +qui bordent la route.</p> + +<p>—Si nous cassions la croûte? demandent le Crocodile +et Acajou.</p> + +<p>Et ils débouclent leurs musettes qui sont bourrées +de dattes. L'Amiral ouvre son sac et en tire un litre +d'absinthe. Je demande à Barnoux d'où proviennent +ces provisions.</p> + +<p>—Les dattes ont été achetées à des Arabes, mon +cher, et l'absinthe à un mercanti de Gabès. Du reste, +il y en a encore. N'est-ce pas, Queslier?</p> + +<p>—Parbleu! J'en ai deux litres dans mon sac.</p> + +<p>—Mais je croyais que les disciplinaires n'avaient +pas d'argent, ne devaient pas en avoir.</p> + +<p>—Nous n'en avons pas non plus; nous payons en +nature. Nous payons avec les godillots du magasin.</p> + +<p>—Ça apprendra au sergent d'habillement à mieux +faire coudre ses ballots, ajoute Acajou. Il faut qu'un +ballot soit ouvert ou fermé; moi, je ne sors pas de là.</p> + + + +<p>Nous venons d'achever notre dînette quand nous +entendons, au bas de la côte, les cailloux rouler sous +les pieds des hommes qui commencent à la gravir. +Nous montons à tour de rôle sur une grosse pierre +d'où nous pouvons, sans être vus, examiner, à travers +une coupure du roc, ce qui se passe sur la route. Des +hommes défilent, sans ordre, à des distances inégales +les uns des autres, escortés par les chaouchs que +l'Amiral désigne à mesure, à voix basse:</p> + +<p>—Tiens, voilà Salpierri, Lazaquo, Cavalli, Monsoti, +Balanzi, Raporini, Norvi...</p> + +<p>—Toute la bande des macaronis, quoi! murmure +Acajou. S'il n'y a pas de quoi assaisonner ça avec du +plomb en guise de fromage! Tas de pantes, va!</p> + +<p>Et il grimpe sur la pierre avec l'agilité d'un chat +sauvage.</p> + +<p>—Ah! ah! attention! voilà le capiston... Ah! le +mec, ce qu'il doit rager! Il est tout pâle; on dirait +qu'il a la colique... Dire que si je voulais, d'ici, je le +rayerais du tableau d'avancement aussi bien que le +ministre... Qui est-ce qui me passe mon fling? Tiens... toute +la bande des pierrots qui le suit. Ah! là, là! il +y a de quoi se gondoler. Ils font des enjambées comme +s'ils voulaient se dévisser les jambes... Et les corsicos, +par-derrière, qui les menacent de les ficher au +bloc... Tiens, je n'aperçois pas mon ami Craponi... C'est +bien dommage... Je lui aurais offert quelque +chose avec plaisir; c'est pas de la blague, j'aimerais +mieux lui donner un verre d'arsenic que de le laisser +crever de soif... Il ne passe plus personne... Ah! voilà +trois types qui viennent de s'asseoir sur les pierres, +presque en face de nous...</p> + +<p>Je monte à mon tour.</p> + +<p>Je ne vois que les trois malheureux qui se sont +accroupis au bord de la route, trois nouveaux arrivés +à la compagnie, sans doute, peu habitués à la marche, +et que je ne connais pas. J'entends les pas de deux +chevaux. Ce sont le médecin et le lieutenant-trésorier +qui s'avancent botte à botte, en riant.</p> + +<p>—Dites-donc, demande le major au lieutenant, en +passant devant les trois pauvres diables qui viennent +de secouer leurs bidons vides d'un air désespéré, +dites-donc, est-ce qu'on leur laisse leurs vivres, aux +hommes qui restent en arrière?</p> + +<p>—Mais oui; pourquoi?</p> + +<p>—On devrait les leur enlever. Ils seraient forcés +de suivre ou ils crèveraient de faim.</p> + +<p>Je suis descendu, indigné, et je me suis assis à +côté des autres qui attendent, à l'ombre des rochers, +que les mulets soient passés pour se remettre en +route.</p> + +<p>Ils passent; on entend le bruit de leurs sabots pesants +qui frappent les cailloux, le cliquetis des chaînes +qui les attachent deux par deux.</p> + + + +<p>—En route! dit l'Amiral au bout d'une dizaine de +minutes.</p> + +<p>Nous sortons de notre trou. Nous ne sommes pas +les seuls traînards, comme l'avait prédit Barnoux. Au +bas de la côte, on aperçoit encore des hommes qui +ne sont pas décidés à la gravir. Et il faut monter, +monter sans cesse, sous la chaleur grandissante, +pour atteindre le col qui traverse la montagne. A un +détour du chemin un homme est assis, s'essuyant la +figure avec son mouchoir. Je le reconnais; il me reconnaît +aussi. C'est celui qui couchait dans mon marabout, +à Zous-el-Souk, et auquel Queslier avait refusé +de répondre, le soir de mon arrivée. Il me demande +si je ne pourrais pas lui donner une gorgée +d'eau. Pris de pitié, bien que l'individu ne m'inspire +guère d'intérêt, je mets la main à mon bidon qui est +encore presque plein. Mais Queslier m'a prévenu. Il a +ramassé une grosse motte de sable et l'a brisée sur la +tête du misérable en criant:</p> + +<p>—Les vaches, voilà ce qu'on leur donne à boire!</p> + +<p>Il se tourne vers moi.</p> + +<p>—Ça t'étonne, ce que je fais là, n'est-ce pas? Ça te +semble dur? Eh bien! réfléchis un peu à ce qu'il a +fait, lui, pour se concilier l'estime des gradés, pour +tâcher de gagner une sortie. Pense un peu aux souffrances +horribles qu'endure et que doit endurer encore +pendant cinq longues années le malheureux +qu'il a aidé à faire condamner, et tu me diras si mon +action n'est pas juste. Tu me diras si j'aurais dû donner +une goutte d'eau à cette canaille. Tu me diras si, +au lieu d'une motte de terre, ce n'est pas un coup de +fusil qu'il mérite!... Ah! il ne faut pas faire le difficile, +ici; il ne faut pas faire la petite bouche! Je t'ai vu +tout à l'heure faire la grimace quand Barnoux t'a expliqué +d'où provenaient les dattes que nous avons +mangées. Nous avons volé le magasin, c'est vrai; +mais, est-ce qu'on ne nous vole pas tous les jours, +nous? Depuis plus de deux mois que tu es à la +compagnie, combien de fois as-tu touché ton quart de +vin? Pas une. Combien de prêts t'a-t-on payés? Pas +un. Qu'est-ce qu'on met dans ta gamelle? De l'eau +chaude. A qui profite ton travail? Aux filous qui +t'exploitent. Volés! je te dis, nous sommes volés du +matin au soir et du premier janvier à la Saint-Sylvestre! +Réclamer! A qui? Tu sais bien que nous +avons toujours tort, nous autres! on ne nous fait pas +justice! nous sommes des parias! Eh bien! cette justice +qu'on nous refuse, il faut nous la faire nous-mêmes. +Et surtout, il faut expulser du milieu de nous +et traiter comme des chiens ceux qui se conduisent +comme des chiens, ceux qui sont assez lâches pour +servir les rancunes d'une ignoble horde de garde-chiournes...</p> + +<p>—Ah! tonnerre de Dieu! s'écrie l'Amiral, qui marche +en avant; il vient de tourner un coude de la route +qui, longue et droite maintenant, traverse un plateau +étroit entre deux pics élevés, pour redescendre sur +l'autre versant. Ah! bon Dieu! regardez donc!</p> + +<p>Et il part en courant. Nous le suivons.</p> + + + +<p>C'est horrible! Le sac au dos, la bretelle du fusil +passée autour du cou, les mains liées avec des cordes, +un homme est attaché à la queue d'un mulet. Il +n'a plus la force de lever les jambes, et ses pieds, +qu'il traîne lamentablement, dans ses efforts pour +suivre l'allure trop rapide de l'animal, soulèvent des +nuages de poussière. Un sergent, une baguette à la +main, cingle la croupe du mulet qui, impassible, +ignorant la honteuse besogne qu'on lui fait faire, continue +son chemin du même pas régulier. Tout d'un +coup, l'homme bute contre un caillou. Il tombe sur +les genoux et, entraîné par le mulet qui marche toujours, +se renverse sur le côté, les jambes étendues, +les bras raidis dans une tension effrayante. Et, en sa +face pâle renversée en arrière, la bouche grande ouverte, +toute noire, laisse échapper un hurlement de +douleur. Le chaouch se retourne, la baguette à la +main, pour frapper l'homme; mais il nous a aperçus; +nous sommes à cent pas à peine. Et il a eu peur, +l'infâme! et il s'est sauvé, le lâche! en courant de +toutes ses forces.</p> + +<p>Le Crocodile a coupé la corde, et Palet—car c'est +lui—est resté étendu sur le dos, incapable de faire un +mouvement; les habits déchirés, couvert de poussière, +les poignets tuméfiés et bleuis par la pression des +cordes. Nous nous empressons autour de lui, nous le +débarrassons de son fourniment et nous lui faisons +avaler quelques gorgées d'eau. Il se remet peu à peu.</p> + +<p>—Nous porterons tout ton attirail à nous tous, lui +dit Barnoux. Pourras-tu marcher comme ça?</p> + +<p>—Je pense que oui... en me reposant de temps en +temps...</p> + +<p>—Quel est le pied qui était avec toi?</p> + +<p>—C'est Craponi.</p> + +<p>—Craponi! s'écrie Acajou. Ah! je m'en doutais. +Nous n'avons pas eu le temps de le reconnaître, mais +je m'en doutais. Ah! la canaille! s'il avait eu le coeur +de rester là, au moins! J'ai justement un compte à +régler avec lui... Ah! ces Corses, ce que ça a le foie +blanc, tout de même! Aussi vrai que j'ai cinq doigts +dans la main, je le saignais comme un cochon!...</p> + +<p>—Peuh! dit Queslier en levant les épaules, les +hommes, vois-tu, ça n'avance pas à grand'chose de +les descendre. Un de perdu, dix de retrouvés.</p> + +<p>Rabasse est assez de cet avis. Seulement, il fait observer +qu'on se débarrasse bien des animaux nuisibles +et que, par conséquent...</p> + +<p>—Ah! s'écrie l'Amiral, qui traduit la pensée commune, +si jamais la guerre éclate et qu'on soit conduit +par des êtres pareils, ce ne sont pas les Prussiens +qu'on dégringolera les premiers!</p> + + + +<p>Nous ne sommes arrivés à Sidi-Ahmed qu'à la +chute du jour. On nous a appris que nous faisions +partie d'un détachement formé des derniers traînards, +au nombre d'une soixantaine, et qui allait occuper le +poste d'El-Gatous. Nous ne devons donc plus marcher +sous les ordres du capitaine qui, avec le gros de la +compagnie, a encore quatre étapes à faire pour atteindre +Aïn-Halib.</p> + +<p>—Ça m'étonne bien qu'on ne nous fasse pas appeler +pour l'affaire de tantôt, dit le Crocodile. Craponi +a dû porter plainte.</p> + +<p>—Tiens, le voilà justement qui vient par ici.</p> + +<p>Le Corse, figure basse et hypocritement féroce, +s'approche en effet de l'endroit où nous avons monté +notre tente.</p> + +<p>—Queslier, le capitaine vous demande.</p> + +<p>Queslier sort et revient trois minutes après.</p> + +<p>—Eh bien?</p> + +<p>—Eh bien! il m'a annoncé que je le suivais au dépôt +en qualité de mécanicien. Il prétend qu'il aura +besoin d'ouvriers; ça m'embête rudement.</p> + +<p>—Il ne t'a pas parlé d'autre chose?</p> + +<p>—Non, pas un mot.</p> + +<p>—C'est bien étonnant, murmure le Crocodile en +hochant la tête.</p> + +<p>—Tais-toi donc! crie Acajou en lui frappant sur +l'épaule. Tu ne connais rien aux caractères, toi. Le +capiston, c'est un rancunier; il aime à laisser mûrir +sa vengeance, comme on dit dans les romans. Moi, je +comprends ça; chacun son goût. Seulement, tu sais, +je préfère ne pas monter avec lui à Aïn-Halib...</p> + + + +<br><br><br> +<h3>XI</h3> + + + +<p>Les quatre étapes que nous avons faites avec le +lieutenant Dusaule, qui commande le détachement, +ne nous ont pas semblé rudes. Il s'était empressé de +faire monter les malades sur les cacolets et de forcer +les gradés à porter leurs sacs. Ceux-ci, d'ailleurs, ne +se sont pas trop fait tirer l'oreille; ce sont, à l'exception +d'un Corse qui, seul, n'ose pas trop faire preuve +de méchanceté, de gros paysans qu'on a tirés presque +par force de leurs régiments, pour les faire passer +dans les cadres des Compagnies de Discipline. Le +caporal de mon escouade, un Berrichon qui n'a pas +inventé l'eau sucrée, m'a fait un aveu l'autre jour. +Pour l'engager à venir en Afrique, son capitaine lui a +assuré que là-bas, les gradés portaient un grand +sabre. Il a hésité longtemps, mais le grand sabre l'a +décidé.</p> + +<p>—Et puis, a-t-il ajouté tout bas, en regardant de +tous côtés pour voir si personne ne pouvait l'entendre, +et puis je ne savais pas au juste ce que c'était que ces +Compagnies de Discipline. Ah! si j'avais su ce que je +sais maintenant, si j'avais pu prévoir qu'on me ferait +faire un métier pareil!... Ah! je ne suis pas malin, c'est +vrai, mais soyez tranquille, je n'aurais pas été assez +méchant pour accepter...</p> + +<p>Plus bêtes que méchants? Oui, c'est bien possible. +Mais est-ce une excuse? Mille fois non. C'est nous qui +en supportons le poids, de cette bêtise-là. Leur stupidité! +Est-ce qu'elle ne les met pas tous les jours aux +pieds de ceux qui ont un galon plus large que le leur +et qui leur commandent de se conduire en brutes? +Leur idiotie! Est-ce qu'elle ne leur fait pas exécuter +férocement des ordres qui leur répugnent peut-être +mais qu'il leur serait facile de ne pas se faire donner? +Est-ce qu'ils ne pourraient pas, si le métier ignoble +qu'ils font leur paraît si pesant, rendre leurs galons et +demander à passer dans d'autres corps? Qu'est-ce qui +les retient? qu'est-ce qui les force à se faire les bas +exécuteurs des vengeances et des rancunes d'individus +qu'il méprisent?</p> + +<p>Ah! parbleu! ce qui les retient, c'est l'amour du +galon, la gloriole du grade, le désir imbécile de rentrer +au pays, envers et contre tout, un bout de laine sur la +manche. Ce qui les force à s'aplatir, c'est le respect +de la discipline, des règlements qui ont fait de ces +paysans des valets de bourreaux et leur ont mis à la +main un fer rouge pour marquer leurs frères à l'épaule.</p> + +<p>Qu'ils aient le courage de leur opinion, alors, et +qu'ils ne viennent pas se plaindre de l'abjection de leur +état, sous prétexte qu'ils se sont fourrés bêtement dans +un guêpier d'où il ne leur faudrait qu'un peu de coeur +pour sortir! Qu'ils ne viennent plus me corner leurs +plaintes aux oreilles, à moi qui suis la tête de Turc +sur laquelle ils taperont au moindre signe, car je leur +dirai ce que je pense de leur conduite en partie double. +Ah! oui, coups pour coups, j'aime mieux les coups de +fouet impitoyables d'un bourreau acharné qui frappe à +tour de bras que la flagellation hypocrite d'un homme +qui vous demande, chaque fois que le surveillant a +le dos tourné: «Est-ce que je vous ai fait mal?»</p> + + + +<p>—Pourtant, il y en a de qui il ne faut pas se plaindre, +me dit un homme de mon marabout à qui je fais +part de mes idées à ce sujet, un mois environ après +notre arrivée à El Gatous. Ainsi, le lieutenant par +exemple; qu'as-tu à lui reprocher? Crois-tu qu'on ne +pourrait pas trouver pire?</p> + +<p>Si, on pourrait trouver pire; mais ce n'est pas une +raison pour que je ne m'en plaigne pas. Il n'est sans +doute pas méchant au fond, ce grand gaillard blond, +sec, aux airs de casseur en goguette, mais il affecte +avec nous des allures de directeur de geôle indulgent +qui me semblent au moins déplacées. Les travaux +qu'il nous impose ne sont pas durs. Comme on ne lui +a pas encore donné d'ordres pour la construction d'un +fortin qu'on doit élever sur la montagne qui domine le +camp, il nous envoie tout simplement chercher du +bois dans la plaine. Nous rapportons deux fagots par +jour, et voilà tout. Jamais d'exercice, pas de punitions. +Il défend aux pieds-de-banc de nous priver de vin.</p> + +<p>Seulement, il est toujours tout prêt à vous lancer +des boniments qui, comme dit le Crocodile, ne sont +vraiment pas de saison.</p> + +<p>—Eh! dites donc, vous, là-bas, espèce de repris +de justice, ne passez donc pas si près de ma tente. +J'ai oublié de fermer la porte.</p> + +<p>—Pourquoi est-ce que vous êtes si maigre, vous? +Il faudra que je regarde si les poches de votre pantalon +ne sont pas percées.</p> + +<p>—Eh! là-bas, l'homme qui a une tête de voleur—mais +non, pas vous, vous avez une tête d'assassin—est-ce +que vous vous fichez du peuple, pour ne pas +apporter un fagot un peu plus gros? Je parie que vous +travailliez plus dur que ça, à la Roquette ou à la +Santé.</p> + +<p>Quelques-uns se trouvent froissés, mais la plus +grande partie passe là-dessus. Il est si bon zig qu'on +peut bien lui pardonner ça, si ça l'amuse. D'ailleurs +il a, aux yeux des anciens Camisards qui ont repris +certaines habitudes forcément abandonnées, une qualité +sans pareille; il ferme les yeux sur un état de +choses qui tend à établir, dans un coin du détachement, +une Sodome en miniature. En qualité d'officier, +il ferme les yeux, c'est vrai; mais, comme blagueur, il +tient à faire voir qu'on ne lui monte pas le coup facilement +et qu'il s'aperçoit fort bien de ce qui se passe. +Il donne des conseils aux «messieurs».</p> + +<p>—Vous savez, vous, vous qui avez l'habitude de +faire des grimaces derrière le dos du petit, à côté de +vous, j'ai quelque chose à vous dire. Si vous réussissez +à... comment dirais-je? à faire souche, enfin, nous +partagerons.</p> + +<p>—Quoi donc, mon lieutenant?</p> + +<p>—Le million et le sac de pommes de terre que la +reine d'Angleterre...</p> + +<p>Il se montre aussi très aimable vis-à-vis des +«dames».</p> + +<p>—Ne vous fatiguez pas trop... une position intéressante... je +comprends ça.</p> + +<p>—Vous ne m'oublierez pas pour le baptême, hein? +Vous savez, je n'aime que les pralines...</p> + +<p>Et, comme l'un des individus soupçonnés se débattait +l'autre jour contre une avalanche de compliments +semblables, il lui a crié avec l'intonation et les gestes +d'un rôdeur de barrières:</p> + +<p>—De quoi? des magnes? En faut pas! ou je fais +apporter une assiette de son.</p> + +<p>Je ne sais pas si j'arriverai, à la longue, à m'y faire, +mais je crois que je mettrai du temps à m'habituer à +ces grossièretés farcies de blague qui forcent parfois +le camp tout entier à se tenir les côtes, à ces polissonneries +de pitre autoritaire qui commande le rire et qui +doit garder rancune, dans son orgueil blessé de +paillasse qui ne déride pas son public, à ceux que ses +saillies ne font pas s'esclaffer.</p> + + + +<p>D'ailleurs, j'ai de moins en moins envie de rire. +Depuis quelques jours déjà je suis malade et je sens +la fièvre me ronger peu à peu. J'ai beau essayer de +réagir, un moment vient où je suis obligé d'aller +m'étendre, avec sept ou huit autres, sur un tas d'alfa, +dans le marabout des malades.</p> + +<p>Un jour, on a sonné la visite. Un médecin, qui passait +par là, s'était décidé à nous examiner, sur la prière +du lieutenant. Il a signé un bon d'hôpital pour une +demi-douzaine d'hommes dont je fais partie, ainsi que +Palet dont l'état, depuis deux mois que nous sommes +à El Gatous, n'a guère fait qu'empirer, malgré un +repos absolu. Nous devons partir, le soir même, pour +Aïn-Halib où nous arriverons dans deux jours.</p> + +<p>—Combien sont-ils? vient demander le lieutenant, +comme les mulets qui doivent nous porter se disposent +à se mettre en route. Comment! six! tant que ça! Et +dire que voilà la génération qui doit repousser l'Allemand!... Ah! +là, là! quand ils seront mariés, c'est à +peine s'ils seront fichus... J'allais dire quelque chose +de pas propre... Chouïa...</p> + + + +<br><br><br> +<h3>XII</h3> + + + +<p>Aïn-Halib est situé au milieu des montagnes, au +bout d'une vallée longue et étroite, profondément +ravinée par les lits d'oueds à sec, semée par-ci par-là +de bouquets d'oliviers maigres, de figuiers étiques +et de cactus poussiéreux.</p> + +<p>A l'entrée de la vallée s'élève un village arabe aux +maisons malpropres, construites avec des cailloux et +de la boue, entourées de tas d'immondices d'une +hauteur extravagante, sur lesquels jouent des mouchachous +hideusement sales et complètement nus. De +cette agglomération de cahutes dégoûtantes s'échappent +des odeurs infectes, des relents repoussants. Les +murs, qui tombent en ruine et sur lesquels courent +des chiens hargneux qui aboient avec rage, suent la +misère atroce, et, à travers l'entre-bâillement des +portes devant lesquelles sont assis des sidis pouilleux, +on aperçoit des grouillements d'êtres vêtus +de loques, pataugeant, pêle-mêle avec les animaux, +dans l'ordure excrémentielle. Tout, jusqu'au sol gris, +poussiéreux, stérile, semé de cailloux—traînée de +cendres jetées entre l'élévation de montagnes rougeâtres +rongées à des hauteurs inégales, aux sommets +pelés et galeux, donne l'idée d'une désolation +profonde. Il n'y a pas même d'eau dans cet horrible +pays; il faut aller la chercher à plusieurs kilomètres, +jusqu'à un puits d'où reviennent des moukères, qui +plient sous le poids des outres pleines. Elles passent +à côté de nous, déjetées, hideuses, sans âge, les pieds +nus tout gris de poussière, une odeur de fauve s'exhalant +de leur corps de femelles en sueur, n'ayant +plus rien de la femme. La tête entourée d'une loque +noire, des lambeaux de toile bleue jetés sur le corps, +d'énormes anneaux d'argent aux oreilles, elles descendent +la côte avec des torsions et des soubresauts +ignobles, brisées, cassées en deux, scandant de geignements +sourds leur titubante démarche d'animaux +usés. On dirait de vieilles barriques défoncées des +deux bouts qui roulent lamentablement, leurs douves +desséchées et disjointes jouant en grinçant dans leur +armature décrépite de cercles vermoulus.</p> + + + +<p>Les muletiers nous font descendre devant une +grande tente qui sert provisoirement d'hôpital, à côté +d'un marabout déchiré dans l'intérieur duquel on entrevoit +trois planches posées sur des trétaux; au-dessous +sont deux grands seaux remplis jusqu'aux bords +d'une eau rougeâtre.</p> + +<p>—Tu vois ça? me dit Palet qui a tout de suite +deviné, avec l'instinct des mourants, la destination +de la table sinistre; eh bien! c'est mon dernier lit.</p> + +<p>Un infirmier, un tablier sale autour du corps, nous +fait signe d'entrer.</p> + +<p>Il est pitoyable, l'aspect de cette grande tente dont +le toit usé par les pluies et les portes décousues +laissent passer des courants d'air qui soulèvent la +poussière du sol. Une vingtaine de lits de fer, tout au +plus et, dans le bout, une agglomération de paillasses +sur lesquelles des hommes sont roulés dans des couvertures. +Il n'y a pas de draps pour tout le monde, +et l'on a été obligé de faire lever un malade pour +donner son lit à Palet auquel le major vient de tâter +le pouls.</p> + +<p>—Foutu! a grogné le toubib entre ses dents, sans +même se donner la peine de détourner la tête.</p> + +<p>A nous, on a désigné des paillasses étendues par +terre, dégoûtantes, mangées de vermine, et l'on nous +a distribué des couvertures maculées par les déjections +des malades.</p> + +<p>Qu'il est triste, cet hôpital, et combien sont longues +ces journées qu'on passe en tête-à-tête avec des moribonds +dont les souffrances aigrissent le caractère et +dont il faut, bon gré mal gré, partager les terreurs et +les angoisses! Et quand, poussé par le dégoût universel +et la tristesse morbide qui vous envahissent dans +cet antre de la douleur malpropre et de la mort inconsolée, +on sort en se traînant pour chercher un peu +de soleil, on se sent si faible, si abattu, qu'on n'a +même pas la force de marcher un peu. On s'assied, +en plein soleil, frileux malgré la température, claquant +des dents, la sueur inondant le corps. Et, à la +nuit tombante, il faut rentrer dans cette tente, où l'on +passe de si affreuses nuits troublées par d'épouvantables +cauchemars, par des frayeurs subites et vagues +qui vous prennent à la gorge et vous glacent le sang +dans les veines. Oh! ces nuits horribles, tuantes, où +l'on voit des mourants écarter les draps, de leurs +doigts maigres, et essayer de soulever leurs faces verdâtres +qu'éclairent les rayons blafards d'une lanterne! +Ces nuits où des hommes qui seront bientôt des cadavres +poussent tout à coup un cri strident et ramènent +sur eux, avec rage, leurs couvertures agrippées, +comme pour se défendre d'un ennemi invisible dont +ils ont senti l'approche! Ces nuits où l'on entend les +sanglots enfantins de Palet qui a le délire et qui, dans +sa lente agonie, appelle sa mère en pleurant?</p> + +<p>—Maman!... maman!...</p> + +<p>Oh! je les aurai toujours dans les oreilles, ces deux +mots que, pendant trois nuits, j'ai entendu retentir +sinistrement dans cet hôpital lamentable! Ces plaintes, +douces d'abord, humides de tendresse, et mouillées +de larmes, finissant en hurlements qui vous faisaient +dresser les cheveux sur la tête!—Hurlements +désespérés du mourant qui n'a plus conscience des +choses, qui sait seulement qu'il va mourir, et qui proteste, +dans un cri suprême, contre l'abandon de ceux +qu'il a aimés.</p> + + + +<p>Ah! il faut essayer de sortir de là, car je sens que +peu à peu ma raison s'égare, mon corps s'affaiblit et +que j'y laisserai ma peau, moi aussi. Rester là-dedans +pour me guérir? Allons donc! Ce n'est pas le traitement +qu'on me fait suivre, ce ne sont pas les soins +qu'on me prodigue qui changeront quelque chose à +mon état. Du sulfate de quinine, j'en prendrai tout +aussi bien dehors, et des baignades au drap mouillé, +je m'en passerai facilement.</p> + +<p>Le drap mouillé? Parfaitement. L'eau est rare, à +Aïn-Halib. Il faut aller la chercher au loin et la rapporter +dans de petits barils qu'on place sur les bâts +des mulets! Aussi, ne faut-il pas penser à plonger les +malades dans des baignoires qui, d'ailleurs, font défaut. +Le major a imaginé de faire mouiller des draps +et de faire rouler dans ces draps humides les hommes +auxquels il a ordonné des bains. Il n'est pas souvent +embarrassé pour ses prescriptions, le docteur, ni pour +leur exécution non plus. Les hommes qui sont spécialement +chargés de creuser des trous, là haut, sur +la petite colline qui fait face à l'hôpital, doivent en +savoir quelque chose. Ils n'ont pas le temps de chômer.</p> + + + +<p>—Tiens, vient me dire un infirmier qui m'apporte +un thermomètre, colle-toi ça sous le bras. Tout à +l'heure, tu me diras combien ça marque.</p> + +<p>Je regarde. Le thermomètre monte jusqu'à 38 degrés. +Et je crie à l'infirmier:</p> + +<p>—Il marque 36.</p> + +<p>—36! Mais alors, ça va très bien!</p> + + + +<p>Le major arrive pour passer la visite du matin. +C'est mon tour. Il s'arrête devant ma paillasse.</p> + +<p>—Eh bien! vous, il paraît que vous allez mieux? +Levez-vous, pour voir; marchez un peu.</p> + +<p>Je marche en me raidissant, comme un grenadier +prussien. J'ai si peur qu'il ne me trouve pas encore +assez bien portant, qu'il ne me force à rester!...</p> + +<p>—Bon! vous sortirez ce soir.</p> + + + +<br><br><br> +<h3>XIII</h3> + + + +<p>Acajou avait dit vrai, à Sidi-Ahmed. Le capitaine +aime à laisser mûrir sa vengeance.</p> + +<p>Il paraît que son premier soin, en arrivant à Aïn-Halib, +a été de faire réunir la compagnie à l'endroit +où se croisent trois chemins dont deux disparaissent +derrière les montagnes, à chaque bout de la vallée, et +dont le troisième, espèce de sentier raboteux, gravit +une petite colline où poussent parmi les cailloux +quelques figuiers de Barbarie.</p> + +<p>—Vous voyez ces trois routes, a-t-il crié aux +hommes qui le regardaient, intrigués. La première, à +droite, est la route de France; la seconde, à gauche, +est celle de Bône, de Bougie, où sont les ateliers de +Travaux-Publics et les Pénitenciers; la troisième, en +face de nous, est celle du cimetière. Vous choisirez.</p> + + + +<p>—On ne saurait être plus explicite, hein? me demande +Queslier qui est venu me voir dans ma tente +et qui me donne ces détails. Tout est là, en effet. Vous +voulez retourner en France? Entassez lâchetés sur +infamies, ignominies monstrueuses sur complaisances +ignobles, et nous verrons. Vous ne voulez pas vous +soumettre? Nous vous ferons passer au conseil de +guerre qui, pour un semblant de refus d'obéissance, +une parole un peu vive, vous octroiera généreusement +le maximum de la peine portée par le Code. +Dans le cas où nous ne pourrions relever contre vous +aucun motif de conseil de guerre, la chose est très +simple: deux ou trois tours de trop aux fers, un +noeud de plus au bâillon, quelques gamelles oubliées, +et voilà tout. On n'a plus qu'à creuser une fosse. Ce +n'est pas bien long, allez!</p> + +<p>—Mais c'est monstrueux!</p> + +<p>—Oui, monstrueux! Et il a tenu parole, va, +l'homme qui prêche la religion, la famille et les bons +sentiments. Si ceux qui sont déjà là-haut, sur la colline, +pouvaient parler, ils te nommeraient celui qui +les y a envoyés; tu peux aller te renseigner, aussi, +auprès des malheureux qu'il laisse croupir en prison, +dans un ravin, et auxquels il fait endurer les plus horribles +supplices. Va leur demander quel est le régime +qu'on leur impose, pourquoi on les fait mourir +de soif et de faim, pourquoi on les met aux fers, à la +crapaudine, pourquoi, au moindre mot, on leur met +un bâillon.</p> + +<p>—Tu es sûr? Tu les as vus?</p> + +<p>—Si je les ai vus? Déjà vingt fois. Et tu les verras +aussi, toi, la première fois que tu seras de garde. Ah! +tu ne sais pas ce que c'est que la prison, aux Compagnies +de Discipline? Eh bien! tu verras s'il y a de quoi +rire... Tiens, on est si malheureux, ici, qu'il y a des +hommes qui font exprès de passer au conseil de +guerre pour quitter la compagnie. La semaine dernière, +les gendarmes en ont emmené sept. Il y en a +encore quatre, maintenant, au ravin, qui attendent +le prochain convoi pour partir. Ils font exprés, entends-tu? +exprès. Ils aiment mieux rallonger leur +congé que de continuer à mener une existence pareille. +Et nous, nous qui ne sommes pas punis, tu ne +peux te figurer combien nous sommes misérables, +j'aimerais mieux ramer sur une galère que d'aller au +travail avec les chaouchs qui nous mènent comme +on ne mènerait pas des chiens. Les forçats, au bagne, +sont certainement plus heureux. La nourriture? Infecte. +On crève littéralement de faim. Du pain que les +mulets ne veulent pas manger; des gamelles à moitié +pleines d'un bouillon répugnant... Ah! vrai, il faut +avoir envie de s'en tirer, pour supporter tout ça sans +rien dire...</p> + + + +<p>Il n'a point exagéré; je l'ai bien vu, le lendemain +matin. Je n'aurais jamais imaginé qu'on pût traiter +des hommes comme nous ont traités, au travail, revolver +au poing, des chaouchs qui ne parlaient que +de nous brûler la cervelle chaque fois que nous levions +la tête. J'ai été terrifié, d'abord. Puis, j'ai compris +qu'ils étaient dans leur rôle, ces garde-chiourmes, +en nous torturant sans pitié; j'ai compris qu'il n'y +avait ni grâce à attendre d'eux ni grâce à leur faire, +et que c'était une lutte terrible, une lutte de sauvages +qui s'engageait entre eux et nous. La colère m'est +montée au cerveau et a chassé la fièvre. Je suis fort, +à présent, plus fort que je ne l'étais avant de tomber +malade; et gare au premier qui m'insultera, qui me +cherchera une querelle d'Allemand, qui tentera de me +marcher sur les pieds! Je laisserai mûrir ma vengeance, +moi aussi; et, puisqu'on a le droit de m'injurier +en plein soleil et de me menacer en plein jour, +j'outragerai dans l'ombre et je menacerai la nuit—quitte +à frapper, s'il le faut. Je n'oublierai rien. Et je +ne faiblirai pas, car j'aurai toujours, pour me soutenir: +la rage.</p> + + + +<p>Un chaouch m'aborde.</p> + +<p>—Froissard, ce soir, aussitôt après le travail, vous +vous mettrez en tenue, sans armes. Veste et pantalon +de drap. Vous êtes commandé pour l'enterrement.</p> + +<p>—L'enterrement de qui, sergent?</p> + +<p>—De Palet.</p> + + + +<br><br><br> +<h3>XIV</h3> + + + +<p>Nous sommes dix, six hommes en armes et quatre +porteurs, commandés par l'adjudant, un chien de +quartier bête et hargneux, qui la fait à la pose. Nous +nous acheminons vers l'hôpital.</p> + + +<p>—Par ici, nous dit un infirmier qui nous conduit +au marabout déchiré devant lequel nous étions descendus +de mulet, en arrivant à Aïn-Halib. Tenez, +voilà.</p> + +<p>Et il retire un lambeau de toile qui recouvre deux +caisses à biscuits clouées bout à bout, fermées, en +guise de couvercle, par des morceaux de planches +pourries.</p> + +<p>Nous avons le coeur serré en soulevant ce semblant +de cercueil pour le placer sur la civière qui, +dans un coin du marabout, sinistre et sanglante—car +le sang, mal pompé par la sciure qui entoure le cadavre, +coule parfois pendant le trajet—attend les +misérables qu'elle conduit à leur dernière demeure.</p> + +<p>L'adjudant s'est éloigné pour parler avec le major +qui, un peu plus loin, prend l'absinthe sous un olivier. +L'infirmier, resté là en attendant la levée du +corps, nous donne des détails. Palet est mort la +veille, dans la nuit.</p> + +<p>—Avant de mourir, il a fait un vacarme épouvantable. +Jamais je n'ai vu un gueulard pareil. Ce matin, +on est venu chercher ses effets. Comme il avait une +chemise presque neuve, votre sergent d'habillement +n'a pas voulu le laisser enterrer avec. Il la lui a fait +enlever et a envoyé, du magasin, une chemise hors +de service. Le major l'a disséqué à neuf heures et +prétend qu'il est mort de consomption et de fatigue +autant que de la fièvre. Moi, vous savez...</p> + + + +<p>L'adjudant revient. Nous empoignons, trois hommes +et moi, chacun un brancard de la civière. Les +hommes en armes se placent derrière, leurs fusils +sous le bras.</p> + +<p>—En avant, marche!</p> + +<p>Nous suivons cinq minutes le chemin qui conduit +au camp, puis nous gravissons le sentier qui mène +au cimetière. A chaque instant, nous entendons le +heurt du corps contre les planches des boîtes à biscuits, +trop larges. Il est lugubre, ce bruit, et nous +marchons à grands pas, pour en finir au plus vite, +obsédés par la vision du cadavre disséqué et pantelant, +croque-morts qui sentons peser sur nous la +condamnation à mort qui a frappé le macchabée que +nous trimballons.</p> + + + +<p>Sur le plateau, à côté de figuiers de Barbarie, derrière +un petit mur en pierres sèches, une vingtaine +de tombes dont les plus récentes forment des bourrelets +sur la terre rougeâtre, surmontées de petites +croix de bois noir. Au bout de la dernière rangée, +une fosse est creusée auprès de laquelle se tiennent +deux hommes appuyés sur des pelles.</p> + +<p>—Hé! vous, là-bas, espèces de fainéants! leur crie +l'adjudant, vous ne pouvez pas profiter du temps qui +vous reste, quand vous avez fini de creuser votre +trou, pour remettre des pierres sur le mur?</p> + +<p>Nous déposons le cercueil à côté de la fosse. On +prépare les cordes.</p> + +<p>—Tâchez d'aller doucement, dit l'adjudant. Sans +ça, les caisses se déclouent en route. Je vous fiche +tous dedans, si vous n'allez pas doucement.</p> + + + +<p>Un des hommes en armes, que je ne connais pas, +et qu'on me dit être un nommé Lecreux, employé au +bureau, s'approche de lui, une feuille de papier à la +main.</p> + +<p>—Mon adjudant, voulez-vous avoir la bonté de +me permettre de prononcer quelques paroles sur la +tombe de notre camarade?</p> + +<p>—Dépêchez-vous, alors, nom de Dieu.</p> + +<p>Lecreux déplie sa feuille de papier et commence:</p> + +<p>«Cher camarade, c'est avec un bien vif regret que +nous te conduisons aujourd'hui au champ du repos. +Moissonné à la fleur de l'âge, comme une plante à +peine éclose, tu as eu au moins, pour consoler tes +derniers moments, le secours des sentiments religieux +que garde dans son coeur tout Français digne +de ce nom. Tombé au champ d'honneur, sur cette +terre de Tunisie que tu as contribué à donner à ta +patrie, ta place est marquée dans le Panthéon de +tous ces héros inconnus qui n'ont point de monument. +Ton pays, ta famille doivent être fiers de toi. +Et pourquoi obscurcirait-elle ses vêtements, ta famille, +en apprenant que tu as succombé en tenant +haut et ferme le drapeau de la France, ce drapeau +qui....religion—patrie—honneur—drapeau—famille...»</p> + + + +<p>—Foutez de la terre là-dessus, dit l'adjudant, +quand c'est fini et qu'on a fait glisser dans la fosse +le cercueil dont les planches ont craqué. Et rondement; +allez!</p> + + + +<p>Nous sommes redescendus au camp, pensifs.</p> + + + +<p>Ah! pauvre petit soldat, toi qui es mort en appelant +ta mère, toi qui, dans ton délire, avais en ton +oeil terne la vision de ta chaumière, tu vas dormir là, +rongé, à vingt-trois ans, par les vers de cette terre sur +laquelle tu as tant pâti, sur laquelle tu es mort, seul, +abandonné de tous, sans personne pour calmer tes +ultimes angoisses, sans d'autre main pour te fermer +les yeux que la main brutale d'un infirmier qui t'engueulait, +la nuit, quand tes cris désespérés venaient +troubler son sommeil. Ah! je sais bien, moi, pourquoi +ta maladie est devenue incurable. Je sais bien, +mieux que le médecin qui a disséqué ton corps +amaigri, pourquoi tu es couché dans la tombe. Et je +te plains, va, pauvre victime, de tout mon coeur, +comme je plains ta mère qui t'attend peut-être en +comptant les jours, et qui va recevoir, sec et lugubre, +un procès-verbal de décès...</p> + + + +<p>Eh bien! non, je ne te plains pas, toi, cadavre! Eh +bien! non, je ne te plains pas, toi, la mère! Je ne +vous plains pas, entendez-vous? pas plus que je ne +plains les fils que tuent les buveurs de sang, pas +plus que je ne plains les mères qui pleurent ceux +qu'elles ont envoyés à la mort. Ah! vieilles folles de +femmes qui enfantez dans la douleur pour livrer le +fruit de vos entrailles au Minotaure qui les mange, +vous ne savez donc pas que les louves se font massacrer +plutôt que d'abandonner leurs louveteaux et +qu'il y a des bêtes qui crèvent, quand on leur enlève +leurs petits? Vous ne comprenez donc pas qu'il vaudrait +mieux déchirer vos fils de vos propres mains, si +vous n'avez pas eu le bonheur d'être stériles, que de +les élever jusqu'à vingt et un ans pour les jeter dans +les griffes de ceux qui veulent en faire de la chair à +canon? Vous n'avez donc plus d'ongles au bout des +doigts pour défendre vos enfants? Vous n'avez donc +plus de dents pour mordre les mains des sacrificateurs +maudits qui viennent vous les voler?... Ah! vous +vous laissez faire! Ah! vous ne résistez pas! Et vous +voulez qu'on ait pitié de vous, au jour sombre de la +catastrophe, quand les os de vos enfants, tombés sur +une terre lointaine, sont rongés par les hyènes et +blanchissent au soleil dans les cimetières abandonnés? +Vous voulez qu'on vous plaigne et qu'on vénère vos +larmes?... Eh bien! moi, je n'aurai pas de commisération +pour vos douleurs et vos sanglots me laisseront +froid. Car je sais que ce n'est pas avec des pleurs que +vous attendrirez l'idole qui réclame le sang de vos +fils, car je sais que vous souffrirez avec angoisses +tant que vous ne l'aurez pas jetée à terre, de vos +mains de femmes, tant que vous n'aurez pas déchiré +le masque bariolé derrière lequel se cache sa face +hideuse.... Et si tu ne me crois pas, toi, la mère que +le cadavre qui est couché là a appelée pendant trois +nuits, viens ici. Parle-lui tout bas; écoute ce qu'il +répondra à ton coeur, si ton coeur sait le comprendre. +Et tu verras s'il ne lui dit pas que c'est à toi qu'il doit +sa mort et que c'est à ce qui l'a tué que s'adressait +ici, sur sa tombe, comme un soufflet ironiquement +macabre donné à ta faiblesse, le panégyrique d'un +idiot....</p> + + + +<p>Le soir, je rencontre Lecreux. Au milieu d'un cercle +de quinze ou vingt hommes qui écoutent, bouche +béante, il lit et relit son discours. Les applaudissements +pleuvent.</p> + +<p>—Ah! très chic! très chic! très bien!</p> + +<p>—Mais c'est au cimetière qu'il fallait l'entendre. +Ça vous faisait un effet....</p> + + + +<p>Un des assistants m'aperçoit; il m'interpelle.</p> + +<p>—N'est-ce pas, Froissard, c'était bien?</p> + +<p>—Merde!</p> + + + +<br><br><br> +<h3>XV</h3> + + + +<p>On travaille beaucoup à Aïn-Halib. On élève, à +grands frais, un magasin de ravitaillement, un bordj +pour les officiers, un Cercle et un hôpital. Ces bâtiments +sont évidemment sous l'influence d'un mauvais +esprit, car ils ont un mal du diable à se tenir debout. +On dirait qu'ils sont fatigués avant d'être au monde +et qu'ils n'ont aucune envie de figurer sur la carte de +l'État-major; au moindre vent, à la moindre averse, +on les voit s'affaisser comme s'il leur prenait des faiblesses. +Deux heures de mauvais temps détruisent +l'ouvrage d'une semaine. L'hôpital surtout fait preuve +d'une mauvaise volonté persistante. Voilà trois fois +qu'on le reconstruit et trois fois qu'il s'écroule. L'énorme +voûte de pierres qui lui sert de toiture abuse +certainement de sa situation pour peser de tout son +poids sur les deux murs latéraux; et ceux-ci, fatigués +des efforts qu'ils sont obligés de faire pour la soutenir, +profitent de la première occasion, une méchante +pluie par exemple, pour s'écarter comme les feuillets +d'un livre qu'on a placé sur le dos. Il n'y a plus qu'à +recommencer. Le capitaine du génie qui, aidé de quelques +sapeurs, dirige les travaux, avoue bien qu'en +faisant venir des tuiles, ce qui ne serait pas la mer à +boire, on pourrait établir des couvertures un peu +moins écrasantes pour les monuments. Seulement, +ordre a été donné de former des voûtes, de couvrir en +pierres. Et l'on forme des voûtes, et l'on couvre en +pierres. Ça tient ce que ça tient. C'est toujours la +France qui paye. Du reste, il déclare carrément qu'il +se fiche de ça comme d'une guigne. On l'a envoyé à +Aïn-Halib pour remettre debout des édifices peu solides, +et il les remettra debout, malgré vent et marée. +Il s'est mis à l'oeuvre il y a un mois, paraît-il, et a +commencé par faire tout flanquer par terre. Il a appris, +le roublard, que la construction des bâtiments +avait empli les poches de son prédécesseur, parti à +Sfax pour y chercher la croix, et il ne veut pas paraître +plus bête que lui. Il empochera même des bénéfices +d'autant plus grands qu'il est décidé à employer +les anciens matériaux. Il fait retailler les pierres +et gratter soigneusement la chaux ou le plâtre +qui y sont restés attachés.</p> + + + +<p>La sueur de camisard ne coûte pas cher, on s'en +aperçoit. Du matin au soir, il faut trimer comme +des chevaux, bûcher comme des nègres, mouiller sa +chemise. Et encore, si l'on n'attrapait que des calus +aux mains, si l'on ne souffrait que des ampoules! Si +l'on n'avait pas perpétuellement les entrailles tordues +par la faim, le visage souffleté par les injures bestiales +et les menaces féroces des chaouchs! Si l'on était +traités en hommes, au moins, et non en nègres courbés +sous la matraque!</p> + +<p>Ah! je comprends ceux qui désertent, ceux qui +s'échappent, souvent sans armes et sans vivres, du +bagne intolérable; malheureux dont quelques-uns ne +reparaissent plus, mais dont le plus grand nombre +est ramené par les gendarmes ou par des Arabes qui +viennent toucher une prime. Je comprends qu'ils essayent, +au risque de la mort ou du conseil de guerre, +de se soustraire aux traitements qu'on leur fait endurer +et de reconquérir la liberté dont on les a dépouillés +sans motifs.</p> + +<p>Et comment ne pas les excuser, quand on en voit +d'autres, âmes sensibles ou cerveaux plus faibles, +amenés au suicide par les brutalités et les injustices +des tortionnaires galonnés? Poussés à bout, désolés, +désespérés, accablés de douleur et de souffrance, ils +se voient acculés dans la mort. Ils s'aperçoivent peu +à peu que la vie ne leur est plus supportable. Plongés +dans une misère noire et livrés à la faim angoissante, +dégoûtés de tout, ils ne considèrent plus l'existence +que comme une longue suite de souffrances que leur +continuité même doit accroître. De jour en jour, ils +envisagent la mort de plus près; elle ne leur fait plus +peur. Et, un beau matin, appuyant un canon de fusil +sous leur menton, ils se font sauter la cervelle.</p> + +<p>Queslier avait bien raison de le dire: il faut avoir +rudement envie de se tirer de là pour endurer tout +cela patiemment... Moi aussi, j'ai songé au suicide; +moi aussi, j'ai pensé à la désertion.</p> + + + +<p>—Tu es fou, m'a dit Queslier. Déserter, ici, ce n'est +pas possible, ou du moins c'est bien difficile. Si tu es +repris, tu rallonges ton congé de plusieurs années, +et, tu ne l'ignores pas, tu as quatre-vingt-dix chances +sur cent contre toi. Te tuer, ce serait peut-être un peu +moins bête, mais je ne te conseillerai d'employer ce +moyen-là qu'à la dernière extrémité. Il me semble, +d'ailleurs, que tu es assez fort pour supporter des +souffrances qui poussent quelques malheureux à se +donner la mort. Je sais bien que nous avons encore +plus de deux ans et demi à tirer, mais, tu verras, ça +se passera. Il faut seulement bien nous déterminer +à sortir d'ici; il faut que cette pensée-là ne nous +quitte pas, et nous en sortirons.</p> + +<p>—Et la menace du conseil de guerre toujours suspendue +sur notre tête, pour quoi la comptes-tu?</p> + +<p>—Il faut lui échapper, au conseil de guerre; il le +faut, entends-tu? Mais je te jure bien que si jamais, +par malheur, je me voyais sur le point d'y passer....</p> + +<p>—Eh bien?</p> + +<p>—Eh bien! ce n'est pas à cinq ans ni à dix ans de +prison qu'on me condamnerait...</p> + +<p>—Tu te tuerais?</p> + +<p>—Non, je les laisserais me tuer. Mais avant...</p> + +<p>Et il fait le geste de mettre en joue un pied-de-banc +qui passe.</p> + + + +<p>Pourquoi pas, après tout? La violence n'appelle-t-elle +pas la violence? Et quel nom donner à ces lois +pénale auxquelles l'armée est soumise? De quel +nom les flétrir? de quel nom les stigmatiser?</p> + +<p>Tous les jours, à l'appel de midi, on nous fait former +le cercle; un cercle au milieu duquel se place +un chaouch, un livret à la main, et autour duquel +rôde l'adjudant, comme un chien qui cherche à mordre. +Le chaouch fait, en ânonnant, appuyant sur les +mots avec son insupportable accent corse, et comme +pris d'un certain respect devant les feuillets infâmes, +la lecture du code pénal. Oh! ce code, tellement +ignoble qu'il est horrible et tellement horrible qu'il +est ignoble! ce code qui n'a pour but que la vengeance +pour le passé et la terreur pour l'avenir! ce +code où l'on entend revenir sans cesse ce mot: mort! +mort! comme l'écho des lois féroces des temps barbares, +comme le refrain de litanies sanglantes!...</p> + +<p>Ah! bourgeois stupide, toi qui demandes qu'on dégage +le soldat de l'énorme pénalité qui pèse sur lui, +tu es donc assez aveugle pour ne pas voir que c'est +pour te défendre, toi et tes biens, qu'on a écrit ce +code épouvantable? Tu ne sais donc pas que ces lois +sauvages sont ta sauvegarde? Tu ne comprends donc +pas qu'il les faut, ces lois, pour te permettre de digérer +en paix et de mâcher tranquillement ton cure-dents +en accolant bêtement l'un à l'autre ces deux +mots inconciliables: Patrie et humanité? Tu ne comprends +donc pas que, sans ce code qui t'assure de +leur obéissance, tu n'aurais bientôt plus d'esclaves +pour maintenir le boeuf qui foule tes grains dans la +grange et auquel tu as lié la bouche?...</p> + + + +<p>Esclaves? Eh! parbleu, oui! nous le sommes, ilotes +de l'armée, parias du militarisme, condamnés sans +jugement à des travaux écrasants, condamnés à la +faim, à la soif, à des tortures atroces, à la privation +de tous moyens de distractions, aussi bien intellectuelles +que physiques, à la privation de femmes,—avec +toutes ses conséquences monstrueuses? Esclaves? +Oui, mais pas plus—et moins peut-être—que +les autres, les bons soldats, ceux qu'on n'a pas revêtus +de notre livrée lugubrement ridicule et qui se +figurent stupidement porter un uniforme quand ils +n'ont sur le dos qu'une casaque de forçat.</p> + +<p>—Ça n'empêche pas que ceux-là, on les soigne, dit +en riant d'un gros rire mon camarade de lit, un +Bourguignon, bon garçon, pas très malin, nommé +Chaumiette. Il n'y a pas de danger qu'on leur fasse +faire des corvées de bois comme celle que nous allons +faire... Tiens, entends-tu le clairon?</p> + +<p>Il s'agit, en effet, d'aller chercher du bois dans la +montagne pour chauffer une fournée de chaux que le +capitaine a fait préparer. On a établi, au milieu du +camp, une grande balance où chacun, en arrivant, +doit venir peser ses fagots et en faire constater le +poids. Quand ce poids n'est pas atteint, il faut retourner +chercher le complément.</p> + +<p>—Viens avec moi, me dit Chaumiette. Je connais +un coin où il y a beaucoup de bois. Nous trouverons +de quoi faire notre charge. C'est le petit Lucas, tu +sais, celui qui couche dans le marabout à côté du +nôtre, qui m'a montré la place. Il va venir avec +nous.</p> + +<p>Le petit Lucas arrive.</p> + +<p>—Vous savez, il ne faut rien en dire à personne... Juste +dans cet endroit-là, il y a un vieux puits abandonné, +très profond et, dedans, deux ou trois nids de +pigeons. Les petits doivent commencer à être gros. +S'ils sont bons à manger, j'irai les dénicher, nous les +ferons cuire dans un ravin et nous boulotterons ça ce +soir.</p> + + + +<p>Au bout d'une heure de marche dans la montagne, +nous sommes arrivés au fameux endroit: une petite +vallée pierreuse au bout de laquelle poussent quelques +buissons d'épines.</p> + +<p>—Tenez, voyez-vous, dit Lucas, le puits est derrière +les buissons.</p> + +<p>Et il nous conduit auprès d'une large ouverture +béante au ras du sol. Le puits n'a jamais été maçonné; +il a été percé à même la terre qui, par place, s'est +éboulée, laissant par-ci par-là de grosses pierres qui +font saillie le long des parois. Des arbustes, des +plantes, ont poussé au hasard, verticalement ou horizontalement, +entremêlant leurs branches et leurs +feuilles et, formant un fouillis tel, dans le rétrécissement +sombre du puits, qu'on n'en peut apercevoir le +fond, desséché sans doute, à trente ou quarante mètres +peut-être. A quelques pieds seulement de l'ouverture, +deux nids de pigeons apparaissent entre les +larges feuilles d'un figuier sauvage.</p> + +<p>—Entendez-vous les cris des petits? demande Lucas. +Les voyez-vous? Je vais descendre les chercher +et je vous les passerai.</p> + +<p>—Veux-tu qu'on t'attache avec des ceintures? demande +Chaumiette. Si tu allais tomber...</p> + +<p>—Pas de danger.</p> + +<p>Il descend en s'aidant des aspérités des parois, se +retenant aux branches. Il tient les deux nids. Il nous +les passe l'un après l'autre.</p> + +<p>—Y en a-t-il, hein?... Ah! j'entends encore piauler +en dessous...</p> + +<p>Il se penche pendant que, agenouillés au bord du +puits, Chaumiette et moi, nous cherchons à voir.</p> + +<p>—Ah! deux autres nids! Tout...</p> + +<p>Nous poussons un cri. La touffe d'herbe à laquelle +se cramponnait Lucas s'est arrachée et il est tombé +dans le gouffre, la tête la première, au milieu d'un +grand bruit de branches cassées et de feuillages froissés, +accompagné dans sa chute par une avalanche +de sable et de pierres qu'on entend seules rouler +encore.</p> + +<p>—Lucas! Lucas!...</p> + +<p>Rien ne répond.</p> + +<p>—Il nous faudrait des cordes, des ceintures, dit +Chaumiette.</p> + +<p>Nous grimpons sur un monticule et, de là, nous +appelons à l'aide à grands cris. Une dizaine d'hommes +accourent. Un chaouch aussi.</p> + +<p>—Qu'est-ce qu'il y a? qu'est-ce qu'il y a?</p> + +<p>—Lucas vient de tomber dans ce puits-là en faisant +son fagot.</p> + +<p>—Oui? ricane le chaouch. En faisant son fagot? +Et ces deux nids de pigeons?</p> + +<p>—Vite, des ceintures, crie Chaumiette. Nouez-les +bout à bout. Je vais m'attacher par le milieu du corps +et je vais descendre. Il n'est peut-être pas mort. En +tous cas, il faut le remonter. On ne peut pas le laisser +là une minute de plus.</p> + +<p>—Mais toi, tu risques ta vie aussi, en descendant +là-dedans.</p> + +<p>—Bah! laisse donc. Qu'est-ce que ça fout?</p> + +<p>—Attends un peu, au moins, voilà des camarades +qui arrivent. On pourrait doubler les ceintures...</p> + +<p>Chaumiette n'a rien voulu entendre. Il dégringole +rapidement, retenu par la corde formée avec les ceintures +que nous tenons à plusieurs. Tout d'un coup, il +s'arrête. On ne le voit plus, mais on entend sa voix +sortir du puits.</p> + +<p>—Tenez bien la corde... Je l'ai trouvé. Il ne remue +plus. Passez-moi vite une autre corde, que je l'attache... Bon. +Maintenant, tirez... doucement. Je le +pousserai en dessous, tout en remontant.</p> + +<p>Trois minutes après, nous hissons le corps encore +chaud de Lucas. Il s'est fracassé le crâne sur un rocher. +Chaumiette, les mains et les bras en sang, les +vêtements déchirés, la figure égratignée par les ronces +et les épines, remonte à son tour.</p> + +<p>—Ah! le pauvre gars! il était tombé jusqu'au +fond! Il n'y a pas d'eau, dans ce puits-là... C'était plein +de sang, par terre.</p> + +<p>Le chaouch jette sur le cadavre son regard froidement +idiot de bête méchante:</p> + +<p>—Ça lui apprendra à aller chercher des nids au lieu +de travailler...</p> + + + +<p>Le soir, on nous a fait réunir pour nous lire un +rapport spécial du capitaine:</p> + +<p>«Le fusilier Lucas s'est tué, aujourd'hui, en tombant +dans un puits. Il avait quitté le travail pour aller +dénicher des nids de pigeons. Il est mort victime de +son acte d'indiscipline et frappé aussi, sans doute, par +la main de la Providence qui veut que nous fassions +toujours preuve de mansuétude à l'égard des animaux +et que nous ne les maltraitions point sans motif. Or, +qu'y a-t-il de plus cruel que d'arracher du nid maternel, +vivante image de la famille, de jeunes oiseaux +sans plumes encore, pour les dévorer gloutonnement? +La punition qui frappe la désobéissance et l'inhumanité +du fusilier Lucas doit servir d'exemple à tous les +hommes de la compagnie et leur rappeler que Dieu, +qui sonde nos coeurs, voit aussi toutes nos actions.»</p> + + + +<br><br><br> +<h3>XVI</h3> + + + +<p>—C'est la première fois que vous prenez la garde?</p> + +<p>—Oui, sergent.</p> + +<p>—Venez avec moi. Je vais vous expliquer la consigne; +et, quand vous serez de faction, si les prisonniers +ne vous écoutent pas, vous n'aurez qu'à venir +me le dire.</p> + +<p>C'est la première fois, en effet, que je suis de garde +à Aïn-Halib. Je suis descendu, à cinq heures du soir, +avec une dizaine d'hommes en armes, pour garder +pendant vingt-quatre heures les prisonniers parqués +dans ce qu'on appelle «le ravin». C'est, au bas du +camp, un quadrilatère fermé par un mur en pierres +sèches et en terre, entouré d'un fossé. Outre les tentes +des prisonniers, il y a deux marabouts, l'un pour les +hommes de garde, l'autre pour le chef de poste.</p> + +<p>Le sergent qui nous commande aujourd'hui passe +pour une des plus belles rosses de la compagnie; c'est +un Corse, face plate agrémentée d'un nez énorme, qui +ne donnerait pas ses deux mauvais galons pour tout +l'or du Pérou et qui se redresse, quand il est en fonctions, +comme un pou sur une gale. Il s'appelle Salpierri, +mais on l'a surnommé Bec-de-Puce. Il bégaye +en bavant et a l'habitude d'avancer les lèvres, en cul +de poule, ne laissant entre elles qu'un tout petit interstice. +Il me semble toujours, quand il me parle, +qu'il a l'intention de me souffler un noyau de cerise +à la figure.</p> + +<p>—Vous savez, a-t-il sifflé en crachotant, à sept +heures, quand j'ai pris la faction, vous avez droit de +vie et de mort sur ces gens-là.</p> + +<p>Et il m'a indiqué du doigt un écriteau cloué à un +poteau et qui porte ces mots: «Les sentinelles sont +autorisées à faire usage de leurs armes.»</p> + +<p>Usage! quel usage? Est-on autorisé à donner des +coups de crosse ou des coups de baïonnette?</p> + +<p>A-t-on le droit d'assommer les malheureux qu'on +surveille ou de les fusiller à bout portant?</p> + +<p>Elle ne vous renseigne guère à ce sujet, la pancarte.</p> + +<p>D'ailleurs, je m'en fiche, moi, de la pancarte, et je +ne perdrai pas mon temps à en discuter la rédaction, +comme les bourriques qui voudraient bien savoir au +juste s'il leur est permis de larder leurs camarades ou +simplement de leur enfoncer les côtes. J'étais déjà +décidé, en arrivant au ravin, à ne pas me montrer dur +pour les prisonniers; mais, maintenant, je suis résolu +à les laisser faire ce qu'ils voudront. Ils peuvent +parler et même chanter, si ça leur fait plaisir. Je leur +distribue mon tabac. Je leur fais cadeau de mes allumettes. +Ils ont soif; je leur apporte un seau d'eau que +je trimballe de tente en tente. Ils boivent, ils fument +et ils causent. Ils commencent à chantonner. Ils ont +bien raison de ne pas se gêner.</p> + +<p>Une série de sifflements part du marabout du chef +de poste.</p> + +<p>—Factionnaire, il me semble que j'entends du +bruit. Si ça continue, je vous fiche dedans.</p> + +<p>Ça m'est égal.</p> + +<p>—Vous savez que vous avez le droit de faire usage +de vos armes.</p> + +<p>Faire usage de mes armes? De la peau!</p> + +<p>Ah! ça, pour qui me prend-il, ce Corse? Est-ce qu'il +se figure que j'ai, comme lui, dans les veines, du sang +de ces bandits sinistres qui sont brigands dans les maquis +ou garde-chiourmes dans les bagnes? Est-ce qu'il +croit, réellement, que j'aurai jamais la lâcheté de +maltraiter ces hommes, qui sont là, couchés sur la +terre nue, chacun sous une simple toile de tente si +basse et si étroite qu'ils ne peuvent même pas s'y remuer. +On les appelle des <i>tombeaux</i>, ces tentes montées +avec la toile réglementaire portée par les deux +moitiés de supports et haute à peine de cinquante centimètres, +sur soixante de largeur. Les prisonniers y +entrent en se mettant à plat ventre, rampant, usant +de précautions infinies pour ne pas les démonter; et +une fois dedans, c'est tout au plus s'ils peuvent changer +de position, quand ils ont tout un côté du corps +complètement ankylosé. C'est sous ce lambeau de +toile, exposés à toutes les intempéries, garantis du +froid des nuits par un couvre-pieds dérisoire, qu'il +leur faut réparer leurs forces. Et, chaque matin, en +dehors des corvées les plus pénibles, ils doivent faire +trois heures du peloton de chasse le plus éreintant; +autant l'après-midi, sous la chaleur accablante. Il est +vrai qu'on les nourrit bien: ils ne touchent ni vin, ni +café et n'ont de viande qu'une fois par jour. Leur seconde +gamelle ne contient que du bouillon.</p> + +<p>Ah! ils n'ont pas oublié la faim dans l'arsenal des +peines atroces dont ils peuvent disposer, les tortionnaires! +Ils n'ont pas dédaigné ce châtiment infâme et +et qui déshonorerait un bourreau, ces hommes qui +osent dire à des citoyens libres, au nom d'un hypocrite +patriotisme de caste: «Il faut être soldat ou +crever!»</p> + +<p>Il n'y a pas que des hommes punis de prison, dans +ces <i>tombeaux</i> devant lesquels je passe et je repasse, +le fusil sur l'épaule; il y a aussi des hommes punis +de cellule. Ceux-là ne font pas le peloton. Ils restent +nuit et jour étendus sous leur tente dont ils ne doivent +sortir sous aucun prétexte. Seulement, ils <i>n'ont droit +qu'à une soupe sur quatre, soit une gamelle tous les +deux jours</i>. Ils restent donc un jour et demi sans manger, +reçoivent une soupe, jeûnent encore pendant +trente-six heures, et ainsi de suite pendant le nombre +de jours de cellule qu'ils ont à faire. L'eau aussi, on +la leur mesure. On leur en donne un bidon d'un litre +tous les jours, pas une goutte de plus. La chaleur +étant étouffante, à dix heures du matin cette eau est +en ébullition.</p> + +<p>Je n'aurais jamais imaginé qu'on pût infliger à des +hommes—surtout à des hommes qui ne sont sous +le coup d'aucun jugement—des traitements semblables.</p> + + + +<p>Et ces deux punitions ne sont pas encore les plus +terribles. Il en existe une troisième qui l'emporte de +beaucoup sur elles en horreur et en ignominie: +c'est la cellule avec fers. L'homme puni de fers est +soumis au même régime alimentaire que l'homme +puni de cellule: il n'a qu'une soupe tous les deux +jours. De plus, on lui met aux pieds une barre, c'està-dire +deux forts anneaux de fer qu'on lui passe à la +hauteur des chevilles et qui sont réunis, derrière, +par une barre de fer maintenue par un écrou accompagné +d'un cadenas. Cette barre, longue d'environ +quarante centimètres, est assez forte pour servir d'entrave +à la bête féroce la plus vigoureuse. L'homme, +une fois ses pieds pris dans l'engin de torture, doit se +coucher à plat ventre. On lui ramène derrière le dos +ses deux mains auxquelles on met aussi les fers. On +lui prend les poignets dans une sorte de double bracelet +séparé par un pas de vis sur lequel se meut une +tringle de fer qu'on peut monter et descendre à +volonté. On tourne cette tringle jusqu'à ce qu'elle +serre fortement les poignets et on l'empêche de descendre +en la fixant au moyen d'un cadenas.</p> + +<p>L'homme mis aux fers, on le pousse sous son +tombeau. Quand on lui apporte sa soupe, tous les +deux jours, il la mange comme il peut, en lapant +comme un chien. S'il veut boire, il est obligé de +prendre le goulot de son bidon entre ses dents et de +pencher la tête en arrière pour laisser couler l'eau. +S'il renverse sa gamelle, s'il laisse tomber son bidon, +tant pis pour lui. Il lui faut rester vingt-quatre heures +sans boire et trente-six heures sans manger.</p> + +<p>Et, si le malheureux fait entendre une plainte, si +la souffrance lui arrache un cri, on lui met un bâillon; +on lui passe dans la bouche un morceau de bois +qu'on assujettit derrière la tête avec une corde. Quelquefois—car +il faut varier les plaisirs—les chaouchs +préfèrent le mettre à la crapaudine. Rien de plus facile. +Les fers des mains sont terminés par un anneau. +On passe dans cet anneau une corde qu'on fait glisser +autour de la barre; on tire sur la corde et on l'attache +au moyen d'un ou de plusieurs noeuds au moment +précis où les poignets du patient sont collés à +ses talons.</p> + +<p>Ils sont trois, là-bas, tout au bout du ravin, qui +sont aux fers depuis plusieurs jours déjà, attachés +comme on n'attache pas des bêtes fauves, les membres +brisés, dévorés le jour par les mouches, la nuit +transis de froid, mangés vivants par la vermine. Ils +nous ont demandé, quand nous avons pris la garde, +de verser un peu d'eau, par pitié, sur leurs chevilles +en sang et sur leurs poignets gonflés et bleuis. Le +Corse les a menacés, pour toute réponse, de leur +mettre le bâillon s'ils disaient un mot de plus. Il a +fallu que j'aille, tout à l'heure, à pas de loup, verser +le contenu d'un bidon sur les chairs tuméfiées et +meurtries de ces misérables qu'on torture, au nom +de la discipline militaire, avec des raffinements de +barbarie dignes de l'Inquisition.</p> + + + +<p>Et maintenant, en écoutant leurs plaintes douloureuses +et le grincement des fers qu'ils font crier en +essayant de se retourner, je pense à toutes sortes de +choses atroces qui m'ont été racontées, là-haut, par +des hommes sur lesquels s'est exercée, depuis de +longues années, la férocité des buveurs de sang. Les +ateliers de Travaux Publics, les Pénitenciers militaires... tous +ces bagnes que remplissent des tribunaux +dont les sentences iniques eussent indigné Torquemada +et fait rougir Laubardemont; ces bagnes +dans lesquels les condamnés doivent produire une +somme de travail déterminée par la cupidité des +garde-chiourmes, intéressés aux bénéfices; ces bagnes +dans lesquels les ressentiments des chaouchs +se traduisent par des punitions épouvantables: trente, +soixante jours de cellule, avec une soupe tous les +deux jours; les fers aux pieds, aux mains, la crapaudine, +le <i>Camisard</i>. Le <i>Camisard</i>, un supplice qui dépasse +en horreur tout ce qu'on pourrait imaginer: le +détenu a les pieds pris dans des pédottes scellées au +mur de sa cellule; on lui passe une camisole qui lui +maintient derrière le dos les bras qu'on tire verticalement +et qu'on attache à un anneau scellé aussi au +mur à la hauteur de la tête; à cet anneau pend un +collier qui enserre le cou. Il reste là, le patient, pendant +quatre ou huit jours, au régime, au quart de +pain, satisfaisant ses besoins sous lui, dormant +debout...</p> + +<p>Et le fort Barreau, dont on lit périodiquement le +régime dans les Pénitenciers, et où sont envoyés les +détenus contre lesquels ont été épuisées toutes les +mesures disciplinaires! Quatre-vingt-dix jours de +cellule au quart de pain, dans une casemate absolument +nue, avec bastonnades, aspersion de cellule, au +moindre mot, au moindre signe! Un régime tellement +atroce que les malheureux qui doivent le subir y +résistent à peine un mois et, épuisés, anémiés, tués +à petit feu, doivent être dirigés sur un hôpital dont +ils ne sortent, neuf fois sur dix, que les pieds en +avant...</p> + +<p>Ah! bon Dieu! Et dire qu'on a aboli le servage, la +torture et les oubliettes!...</p> + +<p>J'ai pensé toute la nuit à ces monstruosités.</p> + + + +<p>Le lendemain matin, quand j'ai pris la faction, à +six heures, les prisonniers s'alignaient, un énorme +sac au dos, pour le peloton.</p> + +<p>Ils sont huit.</p> + +<p>—Garde à vos! crie Bec-de-Puce en sortant de sa +tente, le revolver au côté.</p> + +<p>Et il passe devant le rang, inspectant la tenue, +soulevant les sacs, pour s'assurer qu'ils ont bien le +poids réglementaire—un poids incroyable.</p> + +<p>—Pourquoi n'avez-vous pas astiqué les boutons +de votre capote, vous?</p> + +<p>—Parce que j'ai peur de les user.</p> + +<p>—Comment vous appelez-vous, déjà?</p> + +<p>—Hominard.</p> + +<p>—Bien, Vous aurez huit jours de salle de police +avec le motif. Vous verrez si ça fait des petits.</p> + +<p>—Pourvu qu'ils soient moins vilains que toi, c'est +tout ce qu'il me faut.</p> + +<p>Le chaouch ne répond pas. Il fait mettre baïonnette +au canon et commande du maniement d'armes en décomposant:</p> + +<p>—Portez armes!... Deux!... Trois!</p> + +<p>Et il espace ses commandements! Chaque mouvement +dure plus de cinq minutes. C'est qu'il est fait +depuis longtemps, le pied-de-banc, à ces luttes quotidiennes +entre gradés et disciplinaires qui, outrés, +poussés à bout, se fichant de tout excepté du conseil +de guerre, ont appris par coeur le code pénal et font +essuyer à leurs bourreaux toutes les avanies, tous les +outrages que la loi n'a pas prévus. Ce sont eux qui +ont imaginé de ne jamais parler aux chaouchs qu'en +les tutoyant, le tutoiement étant considéré comme +un acte d'indiscipline, mais non comme une injure. +Ils n'iront jamais, ceux-là, traiter un gradé d'imbécile; +mais ils lui diront, vingt-cinq fois par jour que, +sur cent individus, lui compris, quatre-vingt-dix-neuf +sont doués d'une intelligence de beaucoup supérieure +à la sienne. Ils répondront à ses coups de +fouet par des coups d'épingle et à ses brutalités par +des vexations sanglantes. Picadores qui ont entrepris +d'exciter le taureau et de le mettre en rage en le piquant +d'aiguillons, sans que jamais la pointe acérée +s'enfonce dans les chairs et fasse jaillir le sang.</p> + + + +<p>Le chaouch, les dents serrées, reçoit, sans rien +dire, les quolibets et les railleries qui le font blêmir +et les offenses qui le font trembler de colère. D'une +voix saccadée, il continue à commander du maniement +d'armes, en espaçant les temps de plus en plus. +Il a l'air d'attendre quelque chose qui ne vient pas, +et il attend, en effet. Il sait que la comédie se termine +parfois en drame, et qu'il suffit d'un instant d'oubli +pour que l'un des malheureux qu'il esquinte laisse +échapper une parole un peu trop vive ou une exclamation +irréfléchie. Il sait que, vaincu par la fatigue, +à bout de forces, l'un d'eux refusera peut-être de continuer +le peloton. C'est le conseil de guerre: cinq +ans, dix ans de prison dans le premier cas, deux dans +le second. Alors, il se frottera les mains; il pourra +s'arracher, pendant quelque temps, au pays perdu +où il exerce son ignoble métier; comme témoin à +charge, il accompagnera sa victime à Tunis, où siège +le tribunal; là, il pourra s'amuser. Et il oubliera, +entre les bouteilles d'absinthe et les filles à quinze +sous, le malheureux qui gémit dans une cellule, seul +avec la vision terrible de sa vie brisée.</p> + +<p>Combien en ai-je vu, déjà, de ces gradés, le lendemain +d'un rengagement, exciter et provoquer odieusement +des hommes, dans le dessein, s'ils arrivaient +à les faire mettre en prévention de conseil de guerre, +de les suivre comme témoins jusqu'à Tunis où ils +pourront rigoler, au moins, en dépensant le montant +de leur prime!</p> + +<p>—Pas gymnastique... marche! crie le sergent.</p> + +<p>Les huit hommes se mettent en mouvement et, en +passant devant lui, chacun d'eux lui lance un coup de +patte:</p> + +<p>—Tiens, ce pauvre Bec-de-Puce, il est tout pâle! +On dirait qu'il va claquer!</p> + +<p>—C'est vrai que tu répètes ton rôle pour aller +figurer à la Morgue?</p> + +<p>—On ne voudrait pas de lui. On ne verrait plus +que son nez dans l'établissement.</p> + +<p>—Tais-toi donc. Ça et ses pieds, c'est ce qu'il a de +plus beau dans la figure.</p> + +<p>—Faut pas blaguer son tassot; il sert de portemanteau +à son camarade de lit.</p> + +<p>—C'est égal, il ferait un fameux chien de chasse!</p> + +<p>—Oui! mais c'est dommage qu'on lui voie la cervelle +par les narines. La pluie pourrait l'endommager.</p> + +<p>—Faut-il tout de même qu'une femme soit malheureuse, +pour être forcée de s'éreinter pendant neuf +mois à porter un oiseau pareil!</p> + +<p>Bec-de-Puce ne sourcille pas.</p> + +<p>—Par le flanc gauche... halte! Reposez.... armes!</p> + +<p>Lentement, il passe devant le rang, les mains derrière +le dos. Il rectifie les positions.</p> + +<p>—La crosse en arrière... les doigts allongés... Tubois, +huit jours de salle de police... le canon détaché +du corps. Hominard, joignez les talons...</p> + +<p>A chacune de ses observations répond un murmure +dont je ne distingue guère le sens, bien que je ne +sois qu'à cinq ou six pas.</p> + +<p>—Sergent, dit Hominard sans quitter la position, +j'ai quelque chose à vous demander.</p> + +<p>—Après le peloton.</p> + +<p>—Sergent, c'est très pressé et ça vous regarde.</p> + +<p>—Qu'est-ce que c'est?</p> + +<p>—Est-ce que c'est vrai qu'en Corse, quand on a +envie de manger du dessert, on s'en va flanquer des +coups de pied dans les chênes, pour faire tomber +des pralines à cochons?</p> + +<p>—Huit jours de salle de police, avec le motif.</p> + +<p>—Vache!</p> + +<p>L'exclamation m'est parvenue, très distincte, cette fois. +Bec-de-Puce se tourne vers moi.</p> + +<p>—Vous avez entendu, factionnaire?</p> + +<p>—Quoi donc, sergent?</p> + +<p>—Ce que cet homme vient de me dire.</p> + +<p>—Oui, sergent; il vous a demandé si c'était vrai +qu'en Corse...</p> + +<p>—Mais non, pas cela. Ce qu'il vient de dire. Il m'a +appelé vache.</p> + +<p>—Je n'ai pas entendu.</p> + +<p>—Non?</p> + +<p>—Non.</p> + +<p>—Très bien.</p> + +<p>Il griffonne quelques mots sur un bout de papier et +appelle un des hommes de garde qui sort en courant +du marabout.</p> + +<p>—Portez ça au capitaine. Vous attendrez la réponse.</p> + + + +<p>Elle ne s'est pas fait attendre, la réponse. Elle est +laconique, mais expressive: «Mettez immédiatement +aux fers cet indiscipliné.»</p> + +<p>On m'a mis aux fers.</p> + +<p>—Ce n'est pas la peine de faire voir votre colère, +allez! ricane Bec-de-Puce, comme je grince des dents +en sentant la tringle, vissée sans pitié, me faire craquer +les os.</p> + + + +<p>Moi, en colère? Allons donc! Et contre qui? contre +toi, peut-être, vil instrument, tortionnaire inconscient? +Contre toi? Mais je ne t'en veux même pas, +entends-tu? de tes brutalités idiotes et de tes lâches +sarcasmes. Et certes, si jamais l'heure de la justice +vient à sonner, ce ne sera ni à toi ni à tes semblables +que je crèverai la paillasse; mais je me ruerai +comme un fauve sur le système abject qui t'a jeté +sur le dos, à toi, une livrée de bourreau et qui m'a +revêtu, moi, d'un costume de forçat; je l'agripperai à +la gorge et je ne lâcherai prise que quand je l'aurai +étranglé. Et, si je ne réussis pas à étouffer le monstre, +s'il me saigne avant que j'aie pu en faire un cadavre, +j'aurai du moins montré à d'autres comment il faut +s'y prendre pour arriver à terrasser l'ennemi et pour +le jeter, étripé et sanglant, comme une charogne immonde, +dans le cloaque de la voirie.</p> + +<p>C'est pour cela que je ne me mets pas en colère. Je +souffre... Je souffrirai encore longtemps, sans doute; +mais, tant que j'aurai un souffle, tant que je sentirai +mon coeur d'homme battre sous ma capote grise de +galérien, je résisterai à l'âpre montée des passions +qui usent, des emportements stériles. Elle dure trop +peu, vois-tu, la colère. Je n'ai que faire, moi, des +délires que le vent emporte et des fureurs qu'une nuit +abat.</p> + +<p>Ce qu'il me faut, ce que je veux emporter d'ici, +tout entière, terrible et me brûlant le coeur, c'est +la haine; la haine que je veux garder au dedans de +moi, sous l'impassibilité de ma carcasse. Car la haine +est forte et impitoyable; le temps ne l'émousse pas; +elle ne transige point. Elle s'accroît avec les années; +chaque jour d'abjection l'augmente; chaque heure +d'indignation la féconde, chaque larme la fait plus +saine, chaque grincement de dents plus implacable.</p> + +<p>La haine, c'est comme les balles: en la mâchant, +on l'empoisonne.</p> + + + +<br><br><br> +<h3>XVII</h3> + + + +<p>Voilà des mois que je ne sors pas de la prison. +Quand les chaouchs ont pris un homme en grippe, ils +ne le lâchent point.</p> + +<p>Je souffre horriblement. Moralement d'abord. C'est +une chose terrible que d'être obligé, avec un caractère +violent, entier, d'avaler silencieusement tous les +outrages et de ronger ses colères. Et puis, je suis +seul. Personne, de près ni de loin, pour m'encourager, +pour me mettre du coeur au ventre.</p> + + + +<p>Eh bien! j'aime mieux cela, au fond. Je préfère cet +isolement, cet abandon, aux pitiés qui usent l'énergie +et aux lamentations qui émasculent. Cela m'ôterait +du courage, je crois, de savoir qu'on pleure sur +mon sort; et je sais gré à tous ceux qui pourraient +s'intéresser à moi de leur ingratitude égoïste; je leur +sais gré de n'avoir jamais fait luire à mes yeux ces +feux follets de l'espérance menteuse qui ne brillent +que pour vous faire tomber, en disparaissant, dans les +fondrières de l'abattement. J'ai foulé aux pieds, depuis +longtemps, les croyances bêtes de mon enfance et je +n'écris plus à personne. Pas une seule fois, même +dans les minutes les plus atroces, je n'ai pensé à appeler +à mon aide les sentiments religieux ou le souvenir +de la famille. Je ne veux pas donner à mes douleurs +cette consolation puérile. Je serais obligé de +l'enlever, plus tard, comme un appareil qu'on +arrache brutalement d'une blessure mal fermée et qui +laisse la plaie à vif. La rage seule me soutient. Je +me repais de ma haine. J'irai jusqu'au bout ainsi, +sans faiblir, car j'ai foi en l'avenir, car je sais que +c'est avec les fers qu'il a trouvés dans les cachots +de la Bastille que le peuple a forgé la Louisette.</p> + +<p>Je souffre physiquement, aussi. Et la souffrance morale +pèse peu, peut-être, à côté de cette souffrance-là. +Le peloton de chasse, avec le ventre vide, la gorge +sèche, la sueur qui inonde le corps et dont les gouttes +salées viennent piquer les yeux; l'immobilité, pendant +des heures, dans les poses les plus fatigantes +du maniement d'armes ou de l'escrime à la baïonnette, +en plein soleil; les séries de pas de course, +avec une charge à faire reculer une bête de somme, +sur une piste dont la poussière soulevée altère et +aveugle! Les fers qui brisent les membres; le bâillon +qui fend la bouche et ensanglante la lèvre qui ne +peut même plus s'indigner! Et surtout la faim, la +faim atroce qui tord les entrailles, qui affole; la soif +dévorante qui fait hurler! Quoi de plus terrible que +la fatigue immense, presque invincible, qui s'appesantit +sur le corps exténué? Quelles luttes à soutenir +contre les forces qui s'en vont, contre l'énergie qui +disparaît, contre l'avachissement qui ne tarderait pas +à avoir raison de l'esprit énervé!...</p> + +<p>Il faut réagir, pourtant, résister jusqu'au dernier +moment et rire au nez du Code pénal,—ce canon +chargé, mèche allumée, devant lequel je dois vivre.</p> + + + +<p>Un homme de garde, en passant devant mon tombeau, +laisse tomber un papier plié en quatre. Je le +ramasse. C'est un billet de Queslier. Il m'avertit qu'il +a pu disposer d'un pain et qu'il l'a caché, à mon intention, +à un endroit qu'il m'indique. Je n'aurai qu'à +m'esquiver, le soir, pour aller le chercher. C'est à +deux cents mètres du ravin, tout au plus. Tant mieux, +ma foi! Je crève de faim, depuis huit jours que je +suis en cellule, avec une soupe tous les deux jours. +Je n'ai pas mangé depuis hier matin... Tiens, mais à +propos, d'où provient-il, ce pain?</p> + +<p>—Quelle blague! me dit tout bas un de mes voisins, +en cellule aussi et à qui j'ai promis d'en donner +un morceau. Tu ne sais donc pas que, toutes les nuits, +il y a des types qui vont chaparder des pains sur les +rayons de la grande tente de l'administration? Moi, je +ne leur donne pas tort...</p> + +<p>Moi non plus. Je ne donnerai jamais tort à l'homme +qui dérobera une boule de son. Je laisserai cette +canaillerie sauvage aux tribunaux militaires, qui +n'auront pas honte, s'ils sont jamais surpris, ces affamés, +de leur infliger une condamnation pour vol,—le +vol de la nourriture que leurs supérieurs leur grinchissent.</p> + + + +<p>Il fait presque nuit. J'allonge la tête pour examiner +la place et voir la binette du factionnaire. Pourvu que +ce ne soit pas une bourrique!... Non; c'est Chaumiette. +Avec lui, il n'y a pas de danger; s'il me voit +m'évader, il fera certainement semblant de ne pas me +voir. Il est justement seul dehors. Les autres hommes +de garde sont sous leur marabout, le pied-de-banc +sous le sien. Allons-y. Je sors de mon tombeau en +rampant; je me glisse le long du mur sur lequel je +me hisse sans bruit. Je prends mon élan pour sauter +le fossé... Zut! une pierre qui tombe et roule sur une +vieille boîte de conserves... tant pis! Je saute et je +pars en courant, sans faire de bruit, sur la pointe des +pieds; j'ai déjà parcouru la moitié du chemin...</p> + + + +<p>—Halte-là!... Halte-là!... Halte-là, ou je fais feu.</p> + +<p>Un gros olivier est à côté de moi. Instinctivement, +je me jette derrière, à plat ventre. Le tonnerre d'un +coup de fusil éclate et la balle s'enfonce dans l'arbre, +à un mètre de terre, avec le bruit mat d'une pomme +cuite qu'on colle le long d'un mur. Bien visé! Je me +relève vivement et je fais tourner mes bras, comme +les ailes d'un moulin à vent, pour indiquer que je +reviens.</p> + + + +<p>On m'a mis aux fers.—Ils ont cru que je voulais +déserter, les imbéciles!</p> + + + +<p>Pendant la nuit, Chaumiette a repris la faction. Il +s'est approché de mon tombeau.</p> + +<p>—Est-ce que tu dors?</p> + +<p>—Non.</p> + +<p>—Tu sais, tout à l'heure... je t'avais bien vu partir, +mais je ne disais rien... c'est le sergent qui t'a entendu... Il +m'a commandé de tirer... tu comprends... il +était à côté de moi... j'ai tiré en l'air!...</p> + +<p>—Lâche!</p> + + + +<br><br><br> +<h3>XVIII</h3> + + + +<p>Lâche! Pourquoi? Est-ce que ce Chaumiette qui +vient de tirer sur moi n'a pas risqué sa vie, il y a +déjà quelques mois, pour retirer Lucas du puits où il +était tombé? C'est un lâche, cet homme qui, pouvant +se dérober aussi bien que les autres, presque convaincu +qu'il ne remonterait du gouffre qu'un cadavre, +n'a pas même voulu attendre, pour y descendre, +qu'on eût préparé une corde solide? Un lâche, lui qui +courait chance, en se laissant entraîner par sa générosité, +de se briser le crâne, comme l'autre, contre +la pointe d'un rocher? Un lâche, ce garçon hardi, aux +sentiments mâles, que le danger n'effraye pas et que +le péril ne fait pas blêmir? Allons donc!...</p> + +<p>Non, ce n'est pas un lâche. C'est un peureux. Un +peureux qui se jettera dans le feu, aujourd'hui, pour +sauver un camarade, et qui lui cassera la tête, demain, +au moindre mot d'un chaouch. Son coeur n'est +point bas; il est timide. Son courage disparaît devant +une consigne; sa hardiesse tombe devant un mot +d'ordre. Il est trop brave pour reculer; il est trop +poltron pour oser. Il a l'appréhension du châtiment, +la crainte du règlement, la peur du galonné...</p> + + + +<p>La peur, oui, c'est bien la principale colonne du +temple soldatesque. L'armée: une boutique dans +laquelle on passe les consciences à la lessive et où les +caractères, tordus comme des linges mouillés, sont +placés sous le battoir ignoble de la discipline abrutissante.</p> + +<p>Ce n'est que par la peur que le système militaire a +pu s'établir. Ce n'est que par la peur qu'il se maintient. +Il doit peser sur les imaginations par la terreur, +comme il doit remplir d'obscurité l'âme des peuples +pour les empêcher de voir au delà de l'horizon stupide +des frontières. Il doit s'entourer d'un appareil +mystérieux, d'une sorte de pompe religieuse où l'horreur +s'allie à la magnificence, où les fanfares retentissent +au milieu des hurlements du carnage, où l'on +distingue confusément, jetés pêle-mêle sur le manteau +sanglant de la gloire, les panaches des généraux +et les menottes des gendarmes, le bâton de maréchal +et les douze balles du peloton d'exécution, les palmes +du triomphe et les ossements des victimes.</p> + +<p>Il lui faut cela pour que la foule s'étonne et le redoute, +comme elle reste bouche bée devant un charlatan +dont le clinquant et le panache l'attirent, mais +dont elle se recule, craintive, aussitôt qu'elle a vu +briller une pince dans la main de l'opérateur. Il faut +cela pour que le peuple, toujours en extase devant le +merveilleux qu'il ne cherche pas à approfondir, soit +saisi, à son aspect, d'une frayeur vague qui confine +parfois à l'admiration. Sauvage qui se prosterne, +plein de terreur et de respect, devant l'arme à feu +qu'il ne s'explique pas et qui doit le foudroyer.</p> + +<p>Nous sommes ici trois cents hommes, l'écume de +l'armée, le vomissement de tous les régiments, mélange +confus de tous les caractères, scories de toutes +les classes de la société. On peut trouver de tout, +parmi nous, depuis le fils de famille jusqu'au rôdeur +de barrières, depuis le lettré jusqu'à l'ignorant, depuis +l'ouvrier jusqu'au mendigo tireur de pieds de +biche, depuis le travailleur qui ne cane pas devant le +turbin jusqu'au trimardeur qui va faire la chasse aux +croûtes de pain avec un fusil de toile. Eh bien! sur +ces trois cents hommes, je suis sûr qu'il n'y en a pas +vingt qui soient conscients, qui sachent pourquoi ils +se sont irrités contre les prescriptions bêtes et les +règlements atroces, pourquoi ils se sont soulevés +contre la discipline, qui ne soient pas, au fond, des +insurgés pour rire, des révoltés à la manque...</p> + +<p>La peur les mène encore par l'oreille, ces réfractaires; +la peur, qui soutient tant d'abus et de préjugés +pourris qu'on ficherait par terre en soufflant dessus,—s'ils +n'étaient pas étayés par les dos terrifiés +d'imbéciles qui ne raisonnent point.</p> + + + +<br><br><br> +<h3>XIX</h3> + + + +<p>Je suis sorti de prison hier soir, avec cinq ou six +autres. Le capitaine a gracié les hommes auxquels il +ne restait pas plus de quinze jours à faire. Cette clémence +inusitée a une cause. Le général commandant +la division doit venir, aujourd'hui, inspecter la 5e Compagnie +de Discipline.</p> + +<p>Toute la compagnie, en grande tenue, est alignée, +depuis près d'une heure, sur le front de bandière. Le +capitaine, à pied, se promène avec les officiers, d'un +air préoccupé. De temps en temps il jette un coup +d'oeil sur les rangs et crie à un chaouch:</p> + +<p>—Faites descendre le pantalon de cet homme-là... Remontez +la plaque du ceinturon...... Le képi droit!... Sergents, +veillez à ce qu'ils aient leurs képis bien +droits... et faites-leur dérouler leurs couvre-nuques, +à tous!...</p> + +<p>Toutes les trois minutes, il s'arrête et regarde +attentivement à droite, du côté de la route de Gabès. Il +frappe du pied, il fronce le sourcil. Il semble impatient, +anxieux.</p> + +<p>—Mais qu'est-ce que c'est donc que ce général-là? +me demande Hominard, qui est placé à côté de moi. +Est-ce que c'est un phénomène en vacances?</p> + +<p>Je ne sais pas au juste. Je n'en ai entendu parler +que par quelques journaux qui, je ne me rappelle plus +comment, me sont tombés entre les mains et par les +racontars des nouveaux arrivés de France. Il paraît +qu'on ne parle que de lui, là-bas, de ses grandes capacités, +de son patriotisme, de ses sentiments républicains, +de toutes les qualités, enfin, qui mettent un +homme hors de pair et en font la bête blanche d'un +peuple. Je ne serais pas fâché de le voir. C'est peut-être +un phénomène, réellement...</p> + +<p>—Garde à vos!</p> + +<p>Là-bas, tout au bout de la route, au milieu des +manteaux rouges d'une trentaine de spahis, une +voiture arrive au grand trot. Le capitaine se tourne +vers l'adjudant et, lui frappant sur l'épaule:</p> + +<p>—Vous le voyez, celui-là? Eh bien! il sera ministre +de la guerre!</p> + +<p>La voiture est à cinquante pas.</p> + +<p>—Portez... armes! Présentez... armes!</p> + + + +<p>Prestement, le général est descendu et s'est avancé +vers le capitaine. Nous l'avons vu. Nous avons vu sa +belle barbe poivre et sel, ses bottes à éperons énormes +et son képi à la Saumur, qui dissimule mal une coiffure +de garçon boucher.</p> + +<p>Après les compliments d'usage, il s'est décidé à +passer devant les rangs. Notre uniforme, qu'il n'a +jamais vu, paraît l'étonner fortement.</p> + +<p>—Et de quelle couleur sont leurs képis? demande-t-il +au capitaine, intrigué qu'il est par la forme étrange +de nos coiffures dont la nuance est cachée par nos +couvre-nuques blancs.</p> + +<p>—Il sont gris, mon général, comme leurs pantalons +et leurs capotes.</p> + +<p>—Pas possible! Alors, ils ne sont pas rouges?</p> + +<p>—Non, mon général.</p> + + + +<p>—Quelle naïveté! dis-je à mon voisin de droite, +cet imbécile de Lecreux.</p> + +<p>—Ça échappe à tout le monde, ces choses-là, me +répond-il tout bas. Ça ne l'empêche pas d'être très +fort—oui, très fort.</p> + +<p>C'est possible. D'ailleurs, ça m'est égal. Mon enthousiasme +n'a pas l'habitude de s'enflammer, pour éclater +de tous les côtés, comme une chandelle romaine, à la +moindre étincelle.</p> + +<p>—Mettez sac à terre, vous, et installez rapidement.</p> + + + +<p>Tiens, il est tout à côté de moi, le général, et c'est +justement à Lecreux qu'il vient d'ordonner de placer, +sur une serviette étendue par terre, le contenu de son +sac. Il le regarde faire, tranquillement, les mains dans +les poches, le képi en arrière, à la Jean-Jean. Je profite +de l'occasion pour le dévisager à loisir.</p> + +<p>Tout à coup, il se baisse et se relève en souriant, +une brosse à graisse à la main.</p> + +<p>—Pourriez-vous me dire, capitaine, pourquoi cette +brosse n'est pas matriculée?</p> + +<p>Le capitaine bredouille. Les officiers font des nez +longs comme ça. Les chaouchs tremblent, comme des +feuilles. Ils ont oublié de matriculer une brosse!</p> + +<p>Le général s'aperçoit de l'embarras des galonnés. Il +a l'air d'en jouir; mais il ne veut pas se montrer +féroce:</p> + +<p>—C'est un oubli, je l'admets... Cependant, rappelez-vous, +capitaine, qu'il faut tout matriculer, à ces +gens-là, jusqu'aux clous des souliers. Ils ne doivent +rien perdre, rien égarer. Sans ça, le conseil de guerre... La +discipline, voyez-vous, il n'y a que ça... la discipline!... oh! +moi, là-dessus, je me montrerai toujours +impitoyable... moi, moi... je... voyez-vous... moi...</p> + + + +<p>On lui a amené son cheval. Il l'enfourche.</p> + +<p>—Lieutenant, prenez le commandement de la +compagnie.</p> + + + +<p>Tous les officiers nous ont fait manoeuvrer, à tour +de rôle. Ils n'y étaient plus. Ils donnaient des ordres +saugrenus qui faisaient heurter les sections les unes +contre les autres, au milieu d'un inextricable pêle-mêle. +Ils perdaient la tête, visiblement ensorcelés par +le charme qui se dégageait du dieu, éblouis par son +éclat, fascinés par l'ascendant de son regard.</p> + +<p>Et lui, tranquille, souriant, la jambe passée sur +l'encolure de son cheval, les regardait de haut, +paraissant leur savoir bon gré du trouble évident qu'il +jetait dans leurs esprits, les remerciait du coin de +l'oeil—Louis XIV daignant se montrer charmé d'avoir +embarrassé un pauvre homme.</p> + + + +<p>—Eh bien! qu'en penses-tu, du général? vient me +demander Lecreux quand la revue est terminée. +Crois-tu qu'en voilà un, au moins? Ah! s'ils étaient +tous comme lui!...</p> + +<p>Il semble très content, Lecreux. Il a été choisi +entre tous pour exposer aux yeux du grand chef ses +chemises et ses godillots. Il en aurait reçu un coup +de pied dans le derrière, qu'il paraîtrait peut-être +encore plus fier; mais ce peu lui suffit. Il a l'air radieux. +Il y a des gens comme ça.</p> + +<p>Ce que je pense du général? Beaucoup de choses +ou rien du tout, comme on veut. Je le vois se promener, +étalant ses grâces, ainsi qu'un paon qui fait la roue, +devant le Cercle des officiers. Le capitaine l'accompagne, +toujours à un pas en arrière, par déférence, ou +peut-être pour éviter les grands gestes du personnage. +Du reste, je n'ai plus besoin de le regarder, je l'ai bien +examiné, tout à l'heure.</p> + +<p>Une tête de gouapeur banal, de godailleur vulgaire, +de poisseux à la mie de pain. Un front étroit et bas; +des yeux gris-bleu de larbin énigmatique, sournois et +menteur, qui siffle le vin des singes dans l'escalier de +la cave, et qui les débine, quand ils sont sortis; l'allure +louche et torse du laquais qui sait concilier toutes les +complaisances et toutes les bassesses avec toutes les +impertinences et tous les orgueils. Derrière la banalité +du visage se cachent la duplicité et l'hypocrisie +qu'on devine sous l'épiderme, comme des boutons +malsains qui couvent sous la peau.</p> + +<p>On sent que cet homme, qui pourrait être un crâne, +n'est qu'un crâneur. Sa physionomie fait soupçonner +des choses qui étonnent: la hardiesse probable du +caractère étranglée par l'abâtardissement de la conscience +et l'étroitesse de l'esprit, l'énergie conservée +seulement pour le mensonge,—le balai sale avec +lequel il doit, impassible et cynique, écarter tous les +obstacles.</p> + +<p>Il y a en lui du valet de bourreau patelin et du +sacristain soûlard, de la culotte de peau et du rastaquouère. +Il y a en lui l'étoffe d'un aventurier équivoque, +d'un de ces Catilinas désossés auxquels le +peuple, mastroquet stupide des gloires sophistiquées, +est toujours disposé à flanquer, à l'oeil, des mufées de +vanité, des bitures de présomption...</p> + +<p>Le peuple, ridicule victime, au bout du compte, +dupe imbécile, irrémédiablement prostitué aux sauteurs +à épaulettes, toujours prêt à couper dans la +pommade patriotique—à la moelle de meurt-de-faim...</p> + + + +<br><br><br> +<h3>XX</h3> + + + +<p>Je viens de m'étendre sur ma natte, fourbu, énervé, +furieux comme je ne l'ai jamais été depuis les treize +mois que je suis à la compagnie.</p> + +<p>C'était aujourd'hui le 14 Juillet. On a célébré la +Fête nationale, à Aïn-Halib. Il y a eu, le matin, une +grande revue et un tir d'honneur, deux distributions +de vin et trois distributions de café et, l'après-midi, +des courses en sacs et des courses à pied, des jeux du +baquet et de la poêle. Un poteau de télégraphe enduit +de suif servait de mât de cocagne et, à un cercle de +barrique accroché au sommet, pendaient des paquets +de tabac et de la cire à astiquer, des boîtes de cirage +et des saucisses, des bâtons de sucre de pomme et +des fioles à tripoli.</p> + +<p>Rien de profondément triste comme ces réjouissances +de prisonniers, rien d'ironiquement lugubre +comme cet anniversaire de la prise de la Bastille fêté +dans un bagne!...</p> + +<p>Écoeurés et fatigués par le spectacle de ces divertissements +stupides, nous nous étions retirés, trois ou +quatre, vers la fin de l'après-midi, dans un marabout. +Un pied-de-banc qui passait et qui nous a entendus +parler s'est précipité dans la tente:</p> + +<p>—Voulez-vous sortir, nom de Dieu! et aller vous +amuser avec les autres? Est-ce que vous vous figurez +que ç'a été inventé pour les chiens, le 14 juillet?... +Si je vous repince à ne pas vous amuser, je vous +fiche dedans!...</p> + + + +<p>Et il nous a fallu assister, le soir, à une représentation +théâtrale donnée dans une baraque en planches +et en toile, construite tout exprès. Les acteurs s'étaient +grimés tant bien que mal et ont joué deux ou trois +pièces quelconques au milieu des applaudissements. +Deux d'entre eux, qui remplissaient les rôles de +femmes et qui portaient des jupes et des chapeaux +pêchés je ne sais où, excitaient des murmures d'admiration—et +de rage. J'ai vu, à leur apparition, des +visages se contracter et des doigts se crisper sur les +bancs, j'ai entendu des cris bestiaux de fauves en rut +se mêler aux <i>bis</i> d'enfiévrés qui se fichaient pas mal +de la pièce, mais qui voulaient se repaître, encore et +encore, du gonflement factice des corsages et de l'énormité +des croupes, de cette illusion de la chair femelle +dont la faim, depuis longtemps, les torturait. Un petit +officier, arrivé de France depuis deux mois à peine, le +lieutenant Ponchard, s'est levé de la chaise qu'il occupait +auprès du capitaine et, sous prétexte de donner +des conseils aux acteurs, est entré dans les coulisses.</p> + +<p>—Ce qu'il fourgonne dans les jupes de celui qui +fait la femme de chambre! est venu nous dire un +blagueur qui avait été regarder à travers une fente de +la toile. Non, c'est rien que de le dire! Dame! c'est +qu'ils sont aussi sevrés que nous, les officiers.</p> + +<p>—Mais ils peuvent au moins, de temps en temps, +faire un voyage à Gabès ou ailleurs, dans une ville où +il y a des femmes! s'est écrié un de mes voisins; tandis +que nous!... Ah! bon Dieu!... Moi, ce soir, c'est +pas de la blague, je coucherais avec une truie!...</p> + +<p>J'ai ri—ou j'ai fait semblant de rire—de ces +emportements furieux, de ces appétits que le jeûne +n'a pas domptés, mais a rendus plus féroces.</p> + + + +<p>Mais maintenant que je suis seul, rêvant tout éveillé +à côté de mes camarades endormis, je me demande si +une grande partie du désespoir qui s'est emparé de +moi, depuis ma sortie de prison, n'est point faite de +la privation de ces plaisirs physiques que réclamait +tout à l'heure, à grands cris, devant l'étalage de formes +en papier et en fil de fer, la surexcitation des +spectateurs. Je me demande si l'énorme ennui qui +m'accable est bien produit par l'absence de distractions +intellectuelles, s'il n'est pas plutôt l'effet du manque +de sensations naturelles—dont les flagellations des +chaouchs m'ont empêché de souffrir jusqu'ici.</p> + +<p>Perpétuellement en butte aux méchancetés sournoises +des galonnés, sans cesse témoin et victime des +iniquités rancunières des garde-chiourmes, je m'étais +raidi contre les défaillances, et j'avais opposé aux faiblesses +du corps et aux avachissements de l'esprit la +surexcitation de la rage et la barrière d'airain de la +haine. Je comptais jour par jour le temps qui me +restait à faire et je regardais avec impatience, mais +sans crainte, tourner l'aiguille sur le cadran de la +liberté. Je savais que je finirais par entendre sonner +l'heure de la délivrance—parce que je voulais l'entendre +sonner—et voilà que ma force m'abandonne +au moment où mes tourments diminuent, que mon +énergie disparaît avec les souffrances qui l'avaient fait +naître et les coups de fouet qui l'irritaient! Voilà que +je n'ai même plus la force de regarder en face les +deux ans qui me restent à passer ici, devant ce code +pénal dont je me moquais hier et qui me terrifie aujourd'hui; +voilà que j'aurais la lâcheté de les troquer, +ces deux ans, tant j'ai peur du conseil de guerre, +contre cinq années de bagne, avec la liberté assurée +au bout!</p> + +<p>Je n'avais encore jamais ressenti ce que j'éprouve +à présent avec une intensité effrayante: le dégoût de +tout, même de l'existence, ce dégoût énorme qui porterait +un homme aux pires atrocités et le ferait marcher, +tranquille et haussant les épaules, au devant +des éventualités les plus terribles, les plus ignobles—ou +les plus bêtes.—Je me sens, dans toute la force +du terme, abruti...</p> + + + +<p>Et qui sait si ce n'est pas pour venir plus facilement +à bout de ma résistance qui les irrite, que les +chaouchs ont résolu de ne plus me mettre en prison +à propos de bottes et de me forcer à vivre avec des +moutons et des abattus dont la fréquentation affaiblit? +Qui sait si ce n'est pas pour me pousser à quelque +extrémité qu'ils m'ont désigné pour aller, demain +matin, avec une douzaine d'autres, renforcer le détachement +d'El-Ksob? El-Ksob, le plus mauvais +poste de la compagnie, commandé par un officier +féroce, et d'où remontent toutes les semaines, pour +être mis en prévention de conseil de guerre, des malheureux +dont nous allons prendre la place. Ah! j'aimerais +mieux la prison...</p> + + + +<p>Je suis un torturé dont le courage consiste à braver +les bourreaux dans la chambre de la question, mais +qui se laisse aller à la dernière des faiblesses aussitôt +qu'on l'a réintégré dans son cachot aux guichets +traîtres. Ma rage a besoin d'être alimentée tous les +jours par une nouvelle injure. Ma haine des tortionnaires +m'abandonne aussitôt que leurs tenailles ont +cessé de me pincer la chair.</p> + +<p>Ma haine!... Cette haine qui, ainsi qu'un roseau fragile, +va se briser et me percer la main, et sur laquelle +je pensais m'appuyer, comme sur un bâton, pour terminer +l'étape horrible; cette haine que je n'ai voulu +sacrifier à rien, ni au souvenir ni à l'espoir, qui m'a +fait repousser les consolations que m'offrait la nature, +la nature magnifique, que j'ai refusé de regarder. Je +n'ai pas voulu que sa splendeur, qui aurait illuminé la +noirceur de mes rêves, émoussât le tranchant de ma +volonté, comme la rosée du soir, qui relève les fleurs +couchées par la chaleur du jour, détend les cordes des +arcs.</p> + +<p>Ma haine... Je ne sais même plus si je hais. J'ai +peur. Les ténèbres s'épaississent autour de moi. +Toutes les formes du découragement se ruent à l'assaut +de mon imagination fatiguée, malade. Et je me +sens, peu à peu, rouler dans l'abîme du désespoir +sans fond... J'ai froid à l'âme...</p> + + + +<br><br><br> +<h3>XXI</h3> + + + +<p>—Est-ce que tu connais quelqu'un à El-Ksob? me +demande Hominard, comme nous partons d'Aïn-Halib.</p> + +<p>—Ma foi, Queslier vient de me dire que nous y +trouverions quelques copains.</p> + +<p>—Bien sûr, dit Queslier qui fait aussi partie du détachement. +On a envoyé à El-Ksob une douzaine +d'hommes d'El-Gatous, pour aider à la construction +du bordj. Nous allons retrouver le Crocodile, Acajou, +Rabasse...</p> + +<p>—Et l'Amiral?</p> + +<p>—L'Amiral aussi; c'est lui qui conduit le tombereau +du Génie. Il est venu une fois à Aïn-Halib, pour +chercher de la chaux, pendant que tu étais en prison. +Il m'a dit qu'ils étaient là-bas quelques bonnes têtes, +mais pas mal de jeunes arrivés de France... Tu sais, +il paraît que ça pète sec à El-Ksob. Avec les gradés +qu'il y a: le caporal Mouffe, l'ancien calotin défroqué, +l'Homme-Kelb...</p> + +<p>—Qu'est-ce que c'est que l'Homme-Kelb?</p> + +<p>—Comment! tu n'as pas entendu parler de l'Homme-Kelb? +L'Homme-Chien qui a du poil jusque dans les +oreilles?</p> + +<p>—Non.</p> + +<p>—Eh bien, tu ne vas pas tarder à faire sa connaissance, +ainsi que celle de l'honorable capitaine Mafeugnat. +Ah! tu te figures que tu vas avoir affaire à des +chaouchs ordinaires? Pas du tout. Ce sont des chaouchs +de choix, de première catégorie. On n'en fait plus +comme ça. Le moule est perdu. Le capitaine d'abord: +un capitaine en second qu'on a envoyé aux Compagnies +de Discipline parce qu'il préférait les bouteilles +pleines aux bouteilles vides et dont le nez ressemble +à une pomme de terre pourrie ou à une poire blette...</p> + +<p>—Queslier! s'écrie le caporal qui nous commande +et qui a entendu la dernière phrase, je vous porte +quatre jours de salle de police avec le motif, si vous +dites un mot de plus.</p> + +<p>Queslier prend le parti de se taire et, haussant les +épaules, force l'allure pour se porter en avant. Je le +suis avec Hominard et bientôt nous marchons à une +trentaine de pas de nos sept camarades; entre leurs +capotes et leurs képis gris, apparaissent le képi et le +pantalon rouge du caporal.</p> + +<p>Nous descendons une côte caillouteuse. La route, +étroite, bordée de grosses pierres, s'engage dans un +défilé, le long du lit raviné d'un oued dont les galets +grisâtres et polis recouvrent à demi des amas de roseaux +desséchés ou les troncs noirâtres d'arbres déracinés +et apportés là par les eaux, à l'époque des grandes +pluies. Puis, après un dernier détour, nous entrons +dans une vallée aride, semée de loin en loin de buissons +d'épines et encaissée entre des collines taillées +à pic, au terrain rougeâtre, sur lequel des touffes +d'alfa font l'effet de petits bouquets verts. Tout d'un +coup, après le passage d'un oued qui dégringole des +montagnes de droite, la chaîne des collines s'écarte à +gauche et laisse apercevoir une plaine immense piquée +de broussailles et de grands arbres, et bornée +tout là-bas, au diable, par des montagnes d'un bleu +cru. La route tourne à droite et, au pied d'une éminence +qu'elle gravit, s'élève un bouquet de gommiers.</p> + + + +<p>—Ouf! dit Queslier en laissant tomber son sac, +voilà douze kilomètres de faits: la moitié de l'étape. +Nous pouvons bien nous reposer un quart d'heure.</p> + +<p>Hominard et moi nous mettons sac à terre et nous +nous asseyons en attendant les camarades qui sont, +maintenant, à plusieurs centaines de mètres en +arrière.</p> + +<p>—Dites donc! s'écrie le caporal en approchant, +si vous profitez de ce que je ne suis pas méchant +pour vous moquer de moi, je vous ficherai dedans, +vous savez.</p> + +<p>—Qui est-ce qui se moque de vous, caporal? +demande Hominard. Est-ce pour moi que vous dites +ça, par hasard?</p> + +<p>—Pour vous, pour Froissard et pour Queslier. Je +ne veux pas que vous marchiez en avant, comme +vous venez de le faire. Nous n'aurions qu'à rencontrer +un officier, sur la route... Je ne suis pas méchant, +mais je n'aime pas qu'on ait l'air d'en avoir deux...</p> + +<p>Pour toute réponse, Hominard tire sa pipe de sa +poche et la bourre tranquillement. Il se retourne +pour me demander une allumette; mais il reste le +bras tendu, fixant les yeux sur la colline le long de +laquelle serpente la route et que nous allons grimper +tout à l'heure.</p> + +<p>—Tiens, regarde donc là-haut?</p> + +<p>—Eh! c'est le tombereau d'El-Ksob, dit Queslier, +dont la vue perçante a reconnu l'attelage du génie. +Et je parie que c'est l'Amiral qui le conduit... oui... +oui... c'est bien lui. Il va au moins chercher quelque +chose à Aïn-Halib.</p> + +<p>—Ma foi, tant mieux; il pourra nous donner +quelques renseignements sur El-Ksob.</p> + +<p>Et je m'avance sur la route. Le tombereau descend +lentement la côte. Au-dessus des ridelles on voit +s'élever quelque chose qui ressemble à une perche... +Tiens, c'est un fusil avec la baïonnette enfoncée dans +le fourreau, au bout.</p> + +<p>—Ohé! l'Amiral!</p> + +<p>L'Amiral esquisse un geste vague, mais ne répond +pas. Il est accompagné par un sergent dans lequel je +reconnais cet infâme Craponi qui avait attaché Palet à +la queue d'un mulet.</p> + +<p>—C'est cette rosse de Craponi qui lui défend de +nous répondre, murmure Queslier. Mais qu'est-ce +qu'il a donc dans sa voiture?</p> + + + +<p>Le tombereau n'est plus qu'à vingt pas. Je m'avance +au devant du premier mulet, que je saisis par la +bride.</p> + +<p>—Voulez-vous lâcher cet animal! s'écrie Craponi. +Et vous, marchez! en avant! je vous défends de vous +arrêter, entendez-vous?</p> + + + +<p>Mais l'Amiral n'a pas l'air de comprendre que c'est +à lui que le Corse s'adresse. Il a saisi le cordeau qu'il +retient d'une main ferme et a mis sa voiture en travers +de la route.</p> + +<p>—Vous pouvez regarder ce qu'il y a dedans, nous +dit-il, sans serrer les mains que nous lui tendons. Ne +vous pressez pas, allez! je ne partirai pas avant que +vous ayez vu.</p> + +<p>Et, se tournant vers le pied-de-banc:</p> + +<p>—Tu entends, toi, je ne partirai pas avant. Si ça ne +te plaît pas, c'est le même prix.</p> + +<p>—Caporal! crie Craponi au cabot qui, assis sous +les gommiers, regarde la scène de loin, sans y rien +comprendre; caporal! rappelez vos hommes, ou je +vous porte une punition en arrivant à Aïn-Halib!</p> + +<p>Le caporal s'élance en courant, mais Queslier est +déjà monté sur une roue, moi sur l'autre. Au fond du +tombereau un fusil dressé tout droit, un sac et un +fourniment et, en travers, quelque chose comme un +long paquet enveloppé de couvre-pieds gris.</p> + +<p>—Qu'est-ce que c'est que ça? demande Queslier +qui se penche et tire à lui les couvertures. Ça a l'air +lourd... Ah!...</p> + +<p>Il pousse un cri et est obligé de se cramponner aux +ridelles pour ne pas tomber à la renverse. Je me +penche à mon tour, anxieux, et un cri d'horreur m'échappe +aussi. Ce qu'enveloppent les couvre-pieds, +c'est un cadavre. La tête amaigrie, aux joues creuses, +au teint plombé, est collée dans un angle du tombereau +et de cette face livide, affreusement contractée, +aux yeux ouverts encore dans lesquels est restée figée +l'expression d'une rage atroce, aux mâchoires fortement +serrées l'une contre l'autre, se dégage une impression +de souffrance épouvantable. Cette tête, je l'ai +reconnue, Queslier aussi. C'est celle de Barnoux. +Nous nous précipitons vers l'Amiral pour lui demander +des détails, tandis que les huit hommes qui nous +accompagnent, Hominard en tête, grimpent à l'envi +sur la voiture. Le caporal, emporté par la curiosité, +monte aussi sur un brancard.</p> + +<p>—Tu peux regarder, va! lui cria Queslier. Ce sont +tes confrères qui l'ont assassiné, celui-là. Si tu avais +deux sous de coeur, tu rendrais tes galons à ceux qui +te les ont donnés, après avoir vu ça!</p> + +<p>Le caporal bégaye, pleurniche.</p> + +<p>—Pas de ma faute... moi... pas méchant...</p> + +<p>—Mets-y un clou, eh! cafard! gueule Hominard +qui a porté la main à sa cartouchière; mets-y un clou, +ou je te fous une balle dans la peau! Les assassins +n'ont qu'à fermer leur boîte, ici, ou on leur crève la +gueule comme à des kelbs!</p> + +<p>Le cabot, terrifié, jette les yeux autour de lui. Il +est tout seul. Craponi, prévoyant la scène, s'est éclipsé +aussitôt qu'il nous a vus monter sur le tombereau. On +l'aperçoit, tout au bout de la route, silhouette ignoble +d'animal lâche et fuyant.</p> + + + +<p>—Je ne sais pas ce qui se passe en ce moment à +El-Ksob, nous dit en terminant l'Amiral qui nous a +expliqué comment Barnous est mort, étranglé par les +chaouchs; mais ce que je puis vous assurer, c'est +que, lorsque je suis parti, ça chauffait dur. Les +hommes ne veulent pas sortir du camp et les gradés, +qui sont réunis autour du capitaine, n'osent pas s'approcher +d'eux. Ce matin, le Crocodile et une vingtaine +d'autres parlaient de descendre le cadre et de déserter, +avec armes et bagages, en Tripolitaine. Je ne sais pas +comment ça a tourné, mais les gradés n'en mènent +pas large. Moi, je ne voulais pas, d'abord, conduire le +corps à Aïn-Halib, mais j'ai réfléchi. Autant valait moi +qu'un autre, car moi, je n'aurai pas peur de raconter +au capitaine comment les choses se sont passées...</p> + +<p>—Ce n'est pas au capitaine qu'il faut aller porter +plainte, s'écrie Queslier. Le capitaine! Ah! il s'en fiche +pas mal! C'est le général qu'il faudrait aller trouver, +à Boufsa! Et nous verrions bien s'il ne nous accorderait +pas justice.</p> + +<p>Je suis assez de cet avis, bien que je ne compte +guère sur la justice du général—précisément parce +qu'il est général.</p> + +<p>—Le plus simple, ça serait encore de descendre +toute la racaille à coups de flingot, insinue Hominard +en fixant le cabot qui, tout pâle, flageolle sur ses +jambes.</p> + +<p>—C'est peut-être en bonne voie d'exécution, ce +système-là, répond l'Amiral. Vous savez, après ce qui +s'est passé ce matin, ça ne m'étonnerait pas qu'on ait +déjà fait du boeuf à la mode avec la viande des pieds-de-banc... +Tiens! Eh bien! où est-il passé mon Corsico?... Ohé! +Craponi! Fripouilli! Macaroni!...</p> + +<p>Le caporal, tremblant, s'approche de l'Amiral.</p> + +<p>—Le sergent est parti depuis quelque temps déjà. +Comme vous ne pouvez pas remonter sans escorte à +Aïn-Halib, je vais vous accompagner. Les hommes +iront bien tout seuls jusqu'à El-Ksob.</p> + +<p>—C'est ça, dit Queslier, débarrasse-nous de toi. Il +n'aurait qu'à nous prendre envie de te casser les +pattes en route...</p> + +<p>Mais Hominard se récrie.</p> + +<p>—De quoi? de quoi? Monsieur a le flub? Monsieur +veut se trotter? Ah! mais non, par exemple! Pas de +ça! On nous a donné un cabot pour nous conduire et +je veux mon cabot. Un cabot comme ça, qui m'a menacé +de me ficher dedans parce que je marchais trop +vite! Il n'y a pas de danger que je le lâche! Et je vais +le faire marcher devant moi, encore, avec accompagnement +de coups de pied dans les talons s'il a l'air +de vouloir caner... Ça ne marque pas, les coups de +pied dans les talons... seulement, ça pince.</p> + +<p>Le caporal essaye de protester.</p> + +<p>—Je n'ai pas peur, je n'ai rien à redouter... Je n'ai +jamais été méchant... c'est une justice à me rendre, +je n'ai jamais été méchant...</p> + +<p>—Elle n'est pas mauvaise! Mais qu'est-ce que ça +nous fout, tout ça? Méchant ou pas, si on décide de +venger Barnoux sur la peau de tes copains d'El-Ksob, +tu y passeras comme eux, en même temps... Ah! +maintenant, dans le cas où la représentation serait +déjà finie quand nous arriverons, on jouerait une +nouvelle pièce exprès pour toi... Plains-toi donc, eh! +taffeur!... Un duo à nous deux! c'est moi qui jouerais +de la clarinette!</p> + +<p>—En route, nom de Dieu! s'écrie Queslier. Et pas +de halte jusqu'à El-Ksob? Nous verrons ce qu'il y a à +faire, avec les autres; il faudra qu'ils le payent, leur +assassinat! Au revoir, l'Amiral!</p> + + + +<p>Nous avons repris nos sacs et nous nous sommes +mis en marche. Elle ne nous a pas semblé longue, la +seconde moitié de l'étape. Excités par l'indignation, la +rage au coeur, nous avons marché à grands pas, +silencieux, mornes, distendant seulement les mâchoires +dans un rire féroce chaque fois qu'Hominard, +ce farceur que la blague ne quitte pas, même dans la +colère, engueulait son cabot.</p> + +<p>Des impitoyables, souvent, ces rigoleurs qui dissimulent +la violence de leur indignation sous les drôleries +de la farce—comme on cache un stylet dans +le manche d'un riflard—et qui jettent à pleines poignées, +sur les éraflures que fait la pointe froide de la +menace, le sel cuisant de l'ironie.</p> + + + +<p>—Allons, trotte donc; on dirait que tu as peur de +t'user la plante des pieds! Tu ne ferais jamais tort +qu'aux vers. Ils ne te diront pas merci pour une demi-livre +de viande que tu leur apporteras en plus. Après +ça, Monsieur a peut-être passé un traité avec les astibloches?</p> + + + +<p>—Si tu ne marches pas plus vite, je ne te laisserai +pas faire ton testament.</p> + + + +<p>Au bout d'une heure et demie, du haut d'une éminence +qui domine une vallée, nous apercevons El-Ksob. +Il est neuf heures du matin. Le blanc des marabouts, +rosé au sommet, éclate sur le bleu pur du +ciel, à gauche, tandis qu'à droite, le soleil qui vient +de jeter sa pourpre caligineuse sur la pointe des montagnes, +commence à rougir les contours de constructions +inachevées dont les formes s'effacent et ne +semblent plus qu'une masse violacée et confuse au +milieu de l'éblouissement doré des rayons.</p> + + + +<br><br><br> +<h3>XXII</h3> + + + +<p>—Par ici! caporal! Par ici! Ne laissez pas vos +hommes entrer dans le camp, s'écrie le capitaine +Mafeugnat aussitôt qu'il nous aperçoit.</p> + +<p>Et il sort, en faisant de grands gestes, d'une des +deux maisonnettes bâties sur la petite esplanade qui +précède les retranchements élevés autour de l'emplacement +des marabouts.</p> + +<p>Les gradés, un sergent et un caporal, sortent aussi +de leur cahute et font quelques pas au devant de +nous.</p> + +<p>—Mais, qu'est-ce qu'il a à nous appeler? me demande +Queslier. Est-ce qu'il se figure que nous arrivons +avec l'intention de lui servir de gardes du +corps? Ah! mais non! Moi, d'abord, j'ai bien envie +d'aller tout de suite retrouver les autres.</p> + +<p>Ils nous appellent aussi, les autres. Ils sont réunis +en groupe compact, au milieu du camp, devant les +tentes et, par-dessus le parapet, nous font signe de +venir les rejoindre. Pourquoi pas? Le capitaine va +évidemment nous faire camper à part, nous enjoindre +de ne pas communiquer avec eux et, si nous enfreignons +sa défense, il pourra nous accuser d'avoir refusé +de lui obéir. Jusqu'à présent, nous n'avons reçu aucun +ordre direct; le capitaine n'a parlé qu'au caporal qui +nous conduit,—le caporal Fleur-de-Gourde, comme +Hominard vient de le baptiser en route.—Queslier me +pousse le coude... Nous sautons le fossé, lui et moi, +et nous avons franchi le retranchement avant que le +cabot ait eu le temps de se retourner.</p> + +<p>—Voulez-vous revenir ici! s'écrie-t-il, furieux de +s'être laissé manquer de respect devant un capitaine; +voulez-vous!...</p> + +<p>L'émotion arrête la parole dans sa gorge. Les huit +camarades, Hominard en tête, viennent de lui passer +entre les jambes et ont pris le même chemin que +nous.</p> + +<p>—Vous aurez de mes nouvelles! tas de bandits! +hurle le capitaine qui a vu de loin la scène et qui reprend +le chemin de sa maison en nous tendant le +poing.</p> + + + +<p>—Ses menaces et rien, dit le Crocodile en haussant +les épaules, c'est absolument le même tabac.</p> + +<p>—Depuis ce matin, ajoute Acajou en ricanant, +chaque fois qu'il nous donne un ordre, c'est comme +s'il pissait dans un violon pour faire de la musique. +Quand on a un frère à venger, conclut-il tragiquement, +on ne connaît plus rien.</p> + +<p>Encore un drôle de type, ce gamin, dont l'impudence +effrontée couvre la résolution audacieuse et +qui écrase honteusement, entre deux phrases de mélodrame +ou deux couplets de beuglant, sa sensibilité +de petite fille. On sent qu'il a au plus haut degré la +rancune de l'injure subie, cet avorton, qu'il l'a conservera +pendant des années, s'il le faut, mais qu'il ne +l'effacera complètement que lorsqu'il aura fait payer +l'insulte à l'insulteur, par une mauvaise plaisanterie, +un mauvais tour—ou un mauvais coup.—Pour le +moment, il demande l'abatage immédiat des chaouchs, +capitaine en tête.</p> + +<p>—Oeil pour oeil, dent pour dent! Qu'est-ce que tu +en penses, Rabasse?</p> + + + +<p>Rabasse nous explique comment Barnoux a été +assassiné. Il avait, paraît-il, parmi les sapeurs du +génie qui dirigent les travaux du bordj qu'on construit +à côté du camp, un camarade, un Bordelais comme +lui. Ce camarade est parvenu, hier, 14 Juillet, à la +faveur du désordre qu'avaient produit les différents +jeux organisés pour célébrer la fête, à lui passer +quelques bouteilles de liqueur. Barnoux était en train +de les vider, le soir, après l'extinction des feux, avec +les hommes de son marabout, quand le sergent Craponi, +faisant une ronde, a entendu du bruit et est +entré dans la tente. Il s'est aperçu de ce qui se passait +et a fait sortir Barnoux qu'il a amené devant le +capitaine.</p> + +<p>—Dites-moi de qui vous tenez ces bouteilles, lui +a dit Mafeugnat.</p> + +<p>Barnoux, naturellement, a refusé. Le capitaine a +donné l'ordre de le mettre aux fers. Comme il résistait, +Craponi, l'Homme-Kelb et Mouffe se sont précipités +sur lui et l'ont mis à la crapaudine; puis, pour +que personne ne vînt le détacher, ils l'ont transporté +devant leur maison. Là, Barnoux ayant poussé quelques +plaintes, les trois brutes ont été prévenir le +capitaine qui est venu demander au patient s'il voulait +se taire.</p> + +<p>—Vos cris empêchent tout le monde de dormir. +Voilà les sergents qui assurent que vous ne leur +laissez pas fermer l'oeil.</p> + +<p>—Mon capitaine, je ne crie et je ne me plains que +parce que je souffre. On a serré les fers tellement +fort que j'ai les poignets brisés. Vous pouvez regarder +si ce n'est pas vrai.</p> + +<p>—Je m'en moque, vous n'avez que ce que vous +méritez.</p> + +<p>—Mon capitaine, un homme ne mérite jamais +d'être traité comme je le suis. Si vous aviez un peu +de coeur, vous le comprendriez...</p> + +<p>—Le bâillon! mettez-lui le bâillon! s'est écrié le +tortionnaire aux trois galons.</p> + +<p>Et les chaouchs, après avoir enfoncé de force un +chiffon sale dans la bouche de leur victime, lui ont +entouré la tête avec des serviettes et des cordes.</p> + +<p>—Toute la nuit, nous dit Rabasse, il est resté là, +jeté sur le sable comme un paquet. Et ce matin, au +jour, le factionnaire, ne le voyant pas remuer, s'est +approché. Il l'a secoué et s'est aperçu qu'il était +mort étouffé. Aussitôt, le capitaine l'a fait mettre +dans le tombereau du génie et...</p> + +<p>—Oui, nous avons rencontré l'Amiral en route.</p> + +<p>—Ah! si tu avais vu le camp ce matin! s'écrie le +Crocodile. Tout le monde était en révolution. Vrai! +je ne sais pas comment ils sont encore en vie, les +chaouchs!</p> + +<p>—Il faudrait pourtant se décider, dit Acajou. Moi, +je mets une boule noire, et toi?</p> + + + +<p>Moi, je mets une boule blanche. Oui, une boule +blanche. Je viens de jeter un coup d'oeil sur les visages +des individus qui m'entourent et, certes, si j'ai +découvert quelques faces décidées, j'ai vu bien des +physionomies d'indécis et d'irrésolus. Je devine que +j'ai devant moi des abêtis qui n'ont même pas eu le +courage d'être lâches tout de suite et qui se sont emballés, +ce matin, surtout parce qu'ils ont vu éclater +l'indignation de quelques crânes. Leur demi-journée +d'insoumission commence à leur peser, et je sens +que, malgré eux peut-être, d'un instant à l'autre, +leur colère va tomber à plat. Ces moutons transformés +subitement en loups vont redevenir des moutons. +Je sens qu'il n'y a rien à tenter avec ces molasses. Je +sens que, si nous levions nos fusils contre les assassins +de Barnoux, ils se précipiteraient pour nous retenir +les bras,—heureux de racheter leur rébellion par +de l'aplatissement,—ou nous casseraient la tête par +derrière.</p> + +<p>Et puis, je ne suis pas d'avis de recourir à la violence. +Si j'avais été là ce matin, à quatre heures, +quand on a relevé le cadavre, j'aurais été le premier +à prêcher la révolte et peut-être à envoyer une +balle dans la peau d'un des étrangleurs. Maintenant il +est trop tard.</p> + +<p>Il y a une autre raison encore. En dehors de la +vengeance immédiate, toujours excusable, je ne comprends +la mort d'un homme que comme sanction +d'une idée juste. Ici, l'exécution des misérables ne +prouverait rien. Elle serait la conséquence méritée +de leur férocité, et voilà tout. Si, un jour, quand +l'heure sera venue de jeter par terre le système militaire, +il faut répandre du sang,—et il le faudra,—on +les retrouvera, les tortionnaires. Eux ou d'autres, +peu importe. Tous les individus qui composent une +caste sont solidaires les uns des autres.</p> + +<p>Le fait brutal est là, pourtant. Il y a eu rébellion. +Depuis le matin, le camp entier refuse d'obéir aux +ordres donnés par les chefs. On a poussé des cris +d'indignation, on a proféré des menaces. Il est temps +de mettre un terme à cette situation fausse. Se soumettre +sans rien dire? Ils sont là une douzaine qui +ne le voudraient pas; et puis, ce serait avouer implicitement +qu'on a eu tort. Se plaindre? Oui, mais à +qui?</p> + +<p>—Au général, parbleu! s'écrie Queslier, comme je +le disais pendant la route!</p> + +<p>Je saute sur cette idée. Je sais d'avance à quoi m'en +tenir sur les résultats de la visite que nous allons +faire au commandant du cercle. Je ne me fais pas +d'illusion sur la portée des réclamations que nous +pourrons lui adresser et qu'il sera à peu près forcé +de prendre, pour la forme, en considération. Seulement, +le projet de Queslier a un bon côté. Le général +sera obligé d'admettre, si nous poussons jusqu'à lui, +que le camp d'El-Ksob a agi de bonne foi et ne s'est +révolté que sous l'influence de l'indignation. Rester +là, ce serait risquer de se voir accuser d'avoir tout +simplement obéi à des chefs de complot dont le plan +a avorté et dont on demanderait les noms,—qui seraient +livrés, indubitablement. Et puis, qui sait? +c'est peut-être un brave homme, ce général? Il est +capable de forcer Mafeugnat et ses acolytes à changer +de corps; il est capable de les faire passer au conseil +de guerre... Il est capable... De quoi n'est-il pas capable?</p> + + + +<p>—Parbleu! s'écrient les hommes qui m'entourent +et, auxquels je viens d'exposer ces dernières idées; +allons, en route tout de suite.</p> + +<p>Tout le détachement veut se mettre en marche, immédiatement, +pour arriver à Boufsa, où se trouve le +général, après-demain matin. Il a fallu faire entendre +raison à ces enragés,—des enragés qui commençaient +à voir tout en rouge, après avoir vu tout en noir, et +qui ne parlaient de rien moins que de la condamnation +à mort de Mafeugnat, au conseil de guerre devant +lequel le ferait passer le général.</p> + +<p>Il est décidé que nous partons à six, Queslier, le +Crocodile, Acajou, moi et deux autres. Nous faisons +la quête pour avoir du pain pendant les deux jours +que nous aurons à marcher. Chacun nous apporte un +croûton ou un morceau de biscuit. Nos musettes sont +à peu près pleines.</p> + +<p>—Assez comme ça, dit Acajou. Sans ça, nous engraisserions +et nous ne pourrions plus doubler les +étapes. Quand on n'a pas l'habitude de manger à sa +faim, vous comprenez...</p> + +<p>Nous empoignons nos fusils et nous sortons du +camp à la queue leu-leu. Le capitaine, qui cause sur +sa porte avec les chaouchs, nous aperçoit.</p> + + + +<p>—Halte-là! où allez-vous?</p> + +<p>—Nous allons à Boufsa, porter une lettre pressée +au général, répond le Crocodile.</p> + +<p>Le capitaine devient tout pâle.</p> + +<p>—Rentrez dans le camp! Je vous défends de faire +un pas de plus!</p> + +<p>Pour toute réponse, nous nous remettons en marche. +D'un bond, Mafeugnat rentre chez lui et sort +avec un revolver à la main. Il lève le bras.</p> + +<p>—Si vous ne vous arrêtez pas, je fais feu!</p> + +<p>Nous sommes à dix pas de lui et il met en joue le +Crocodile. Tous ensemble, nous prenons à la main +nos fusils chargés pendant que les chaouchs, Fleur-de-Gourde +en tête, se précipitent dans leur cahute +sous prétexte de chercher leurs armes.</p> + +<p>—Allons, va donc raccrocher ton crucifix à ressort, +dit Acajou au capitaine, tu vois bien qu'il ne nous +fait pas peur. C'est des noyaux de cerises qu'il y a +dedans.</p> + +<p>Mafeugnat est vert de rage. Il murmure, d'une voix +brisée par la colère:</p> + +<p>—Je vous ferai tous passer en conseil de guerre!</p> + +<p>—Après toi! crie le Crocodile.</p> + + + +<p>Et Acajou, qui est resté le dernier, se retourne pour +lui dire en riant:</p> + +<p>—A quoi ça te sert-il de faire tes yeux en boules +de loto? On sait bien que tu n'es pas méchant; tu ne +ferais pas de mal à un lion; tu aimerais mieux lui +donner un morceau de pain qu'un coup de pied...</p> + + + +<br><br><br> +<h3>XXIII</h3> + + + +<p>Le général, à Boufsa, a paru indigné de ce que nous +lui avons appris. Il a prescrit une enquête et nous a +promis, s'il y a lieu de le faire, de punir sévèrement +les coupables. En attendant, il nous a fait reconduire +à El-Ksob. Nous sommes retombés sous la coupe du +capitaine Mafeugnat et de ses séides, qui nous en font +voir de dures.</p> + + + +<p>Quelle canaille, que ce Mafeugnat! Une face jaunie +par la bile, percée de petits yeux de cochon et +agrémentée d'un nez enflé, pourri, en décomposition, +constamment enduit d'onguents ou de pommade; +une physionomie répugnante, rongée par le vice et +crispée par la méchanceté; une tête de bourreau malade, +de tortionnaire galeux, d'inquisiteur constipé. +Il est toujours en train de rôder, la tête baissée, +comme une hyène dans sa cage, autour de sa maisonnette. +On dirait qu'il est en quête d'une étrille ou +qu'il est à la recherche d'un clysopompe. L'autre +jour, je suis passé à dix pas de lui. Il s'est arrêté net +et m'a lancé un regard furieux. Ce n'est pourtant pas +de ma faute si ses pustules ne veulent pas guérir et +si les hommes de corvée trouvent vide, tous les matins, +le Jules qui lui est réservé. La maladie rend +irritable et injuste, je le sais bien, mais ce n'est pas +une raison pour avoir l'air d'accuser les gens d'avoir +jeté un sort sur vos tumeurs et d'avoir enchanté votre +os iliaque.</p> + +<p>—Vous, vous m'avez l'air de filer un mauvais coton, +m'a dit hier le sergent qu'on appelle l'Homme-Kelb; +avec votre air de vous ficher du monde, je crois +que vous n'irez pas loin... Et ne me regardez pas +comme cela, quand je vous interloque... Je n'en veux +pas, de ces coups de z'yeux!...</p> + +<p>Il ne veut pas qu'on le regarde, ce sauvage poilu, +moulé dans un cor de chasse. Quel dommage! Il est +pourtant bien intéressant à voir, avec sa figure blafarde +d'assassin lâche, son nez en pied de marmite +où pend une roupie infecte et son poil roux de Judas +hirsute qui lui envahit les yeux et cache ses larges +oreilles aplaties.</p> + +<p>Et le caporal Mouffe, un ignoramus aux yeux morts +de poisson vidé, qui a jeté le froc aux orties pour endosser +une livrée de geôlier!</p> + +<p>C'est lui, ce Mouffe, qui a fait saisir l'autre jour un +malade atteint de dysenterie qui, n'ayant pas le +temps d'aller au dehors du camp, avait posé culotte +à quelques pas de sa tente. Il l'a fait renverser par +terre et lui a fait traîner la figure dans les excréments. +Il a trouvé un homme pour accomplir cette besogne +lâche, un nommé Prey, sorte de brute inconsciente, +qui porte ces mots tatoués sur le front: «Pas de +chance.» Quand le malade s'est relevé, il avait les +mains et les bras déchirés par les pointes des cailloux +sur lesquels il était tombé, et du sang coulait à +travers l'ordure dont était souillé son visage.</p> + +<p>C'est lui, ce Mouffe, qui, tous les soirs, après l'appel, +chaussé de chaussons de lisière, rampe autour +des marabouts pour épier le moindre bruit, et qui répète +toutes les cinq minutes, d'une voix nasillarde de +prêtre idiot:</p> + +<p>—Je veux entendre le plus profond silence!</p> + + + +<p>Quels êtres, mon Dieu! Ah! mieux vaudrait mille +fois vivre dans les montagnes, avec les bêtes, avec les +chacals et les hyènes dont on entend les hurlements, +la nuit, que de passer son existence avec ces brutes +qui croient être des hommes!</p> + + + +<p>Et il faut trimer, avec ça, comme des nègres. Nous +travaillons à la construction d'un bordj, à côté du +camp. Cinq heures de terrassement le matin, quatre +le soir, avec les chaouchs, revolver au côté, se promenant +sans cesse le long de la tranchée, punissant +ceux qui lèvent la tête, punissant ceux qui travaillent +mollement, punissant ceux qui n'arrivent pas à terminer +leur tâche, engueulant tout le monde à tort et +à travers.</p> + +<p>Je me moque de leurs menaces; je me fiche de +leurs engueulades. D'ailleurs, ils se sont décidés à me +laisser assez tranquille; ils se sont aperçus que j'abattais +ma part de turbin assez consciencieusement. Le +travail ne me fait plus peur, en effet. Je me suis habitué +au maniement de la pioche et de la pelle, et la multiplicité +des calus a rendu la peau de mes mains aussi +dure et aussi rugueuse que de la peau de crocodile. +C'est très utile, de ne pas avoir l'épiderme trop délicat +lorsqu'on a à remuer un sol aussi rocheux et aussi +rude à entamer que celui que nous éventrons, terrain +pierreux dans lequel la pioche porte à faux et rebondit +sur le roc, en envoyant dans les bras des contrecoups +douloureux. Il ne manque pas de gens qui +n'ont pas autant de chance que moi et qui se donnent +un mal du diable sans arriver à des résultats appréciables.</p> + + + +<p>Il y a ainsi dans mon équipe un certain Dubuisson +qui pourrait facilement emporter dans ses poches, à +la fin de chaque séance, toute la terre qu'il a piochée. +Il a commencé par travailler avec acharnement, mais, +voyant que son courage ne lui servait à rien, il s'est +ralenti peu à peu et se contente maintenant de +gratter légèrement le sol avec la pointe de sa pioche. +Quand il a abattu de quoi remplir un képi, il prend +sa pelle et se met en devoir de débarrasser la fouille.</p> + +<p>—Dubuisson! lui crie l'Homme-Kelb, voulez-vous +lancer la terre plus fort que ça! Elle retombe toute +dans la tranchée.</p> + +<p>—Sergent, ce n'est pas de ma faute. Il y a un crochet +au bout de ma pelle.</p> + +<p>—Tâchez de la charger un peu plus, votre pelle! +Et baissez-vous pour ramasser ces pierres!</p> + +<p>—Impossible, sergent; la terre est trop basse. +Mettez-la d'abord sur un billard et nous verrons.</p> + +<p>—Huit jours de salle de police!... Avec le motif... +Impertinence flagrante!</p> + +<p>Dubuisson, sans rien dire, continue à tapoter autour +d'une grosse pierre. Voilà trois jours qu'il la +gratte, cette pierre, tout doucement. On dirait qu'il a +peur de lui faire du mal. Il prétend qu'elle est collée.</p> + +<p>—Oui, sergent, collée. Ou plutôt, voulez-vous que +je vous dise? Cette pierre-là, elle n'en a pas l'air, +n'est-ce pas? Eh bien! c'est le commencement d'un +banc. On s'en aperçoit bien quand on tape dessus. +Tenez... pif! paf! Entendez-vous comme ça résonne? +Il n'y a pas à s'y tromper, c'est la tête d'un banc de +pierre. Ça s'étend peut-être à plusieurs lieues...</p> + +<p>—Huit jours de salle de police... Fichez de ma +fiole, nom de Dieu!</p> + +<p>L'Homme-Kelb s'en va, furieux. Le caporal Mouffe +s'approche à son tour.</p> + +<p>—Dubuisson, je commence par vous mettre +quatre jours pour nonchalance au travail, et je vais +vous en mettre huit si vous ne piochez pas plus fort +que ça.</p> + +<p>—Je ne peux pas, caporal; je n'ai pas les bras +assez longs. Jugez vous-même. Ce n'est pas mauvaise +volonté. Vous comprenez bien que je n'y peux rien, si +maman m'a fait les bras courts.</p> + +<p>L'équipe a éclaté de rire au nez du cabot et l'on a +surnommé Dubuisson: Bras-Court. Sacré Bras-Court! +Petit à petit, il est arrivé à imposer sa flemme. Les +chaouchs continuent à le fourrer dedans, mais ont +complètement renoncé à exiger de lui un travail +sérieux. Comme il est musicien, il passe son temps, +sur les chantiers, à nous chanter, à demi-voix, des +morceaux en vogue au moment de son départ de +France. De temps en temps, quand les pieds-de-banc +ont le dos tourné, il place le manche de sa pelle sur +son bras gauche, comme une guitare, tandis que, de +la main droite, il pince des cordes imaginaires.</p> + +<p>Je suis heureux de l'avoir à côté de moi, ce fainéant +obstiné. Il me met de la joie au coeur, avec ses +morceaux de romances et ses bribes d'opéra-comique. +Et nous ne nous plaignons pas de faire sa tâche, +d'enlever un peu plus de terre ou d'aller vider quelques +chignoles de plus, pourvu qu'il nous donne ses +chansons. Un peu de gaîté fait oublier tant de choses! +Nous sommes si malheureux!</p> + + + +<p>D'abord, nous crevons de faim. Depuis que je suis +à El-Ksob, je n'ai pas fait encore un seul repas avec +du pain. Ce sont des chameaux qui nous l'apportent +d'Aïn-Halib, le pain, tous les deux jours, à onze +heures. On se jette dessus, littéralement. A midi, je +crois qu'il serait impossible de trouver, dans tout le +camp, de quoi reconstituer la moitié d'une boule de +son. En garder un peu pour manger avec les gamelles, +ce n'est pas la peine d'y songer. D'abord, la +faim fait taire la prévoyance; elle a besoin d'être +calmée immédiatement. Et puis, entre nous, nous +nous volons les croûtes qui restent. On m'en a volé, +j'en ai volé. La morale? Les affamés s'assoient +dessus.</p> + + + +<p>Pendant une demi-heure, après la distribution du +pain, on n'entend sous les marabouts qu'un grand +bruit de mâchoires. Chacun, en silence, tortore son +bricheton jusqu'à la dernière miette. Ce n'est pas +long à avaler, les trois livres de gringle!</p> + +<p>Ce qu'il y a de malheureux, c'est qu'il ne tient pas +au corps, ce pain frais. Il s'en va avec une rapidité!... +On a beau faire des efforts pour le conserver, c'est +comme si l'on chantait.</p> + +<p>—C'est la faute de cette cochonnerie d'eau que +nous avalons, déclarent, en hochant douloureusement +la tête, des désolés qui, une heure à peine après avoir +briffé leur boule, reviennent d'un endroit écarté en +boutonnant leurs pantalons.</p> + +<p>C'est vrai, c'est la faute de l'eau que nous buvons, +une eau saturée de magnésie, que les mulets vont +chercher à un puits creusé dans une coupure, au +pied d'une montagne. Elle débilite d'une façon effrayante, +cette eau; elle vous flanque des diarrhées +atroces—quand ce n'est pas la dysenterie.—On a +toujours l'estomac vide avec cette eau-là. On digère +en mangeant. On fait la pige aux canards. Ah! ils +seraient à leur aise, ici, ceux qui prétendent que la +liberté du ventre est la première des libertés!</p> + +<p>La gamelle ne contient qu'une chopine d'eau +chaude sur laquelle flottent deux tranches de pain et +qui recouvre un morceau de viande gros comme le +pouce. On trouve aussi, quelquefois, tout au fond, +une douzaine de haricots qui, après avoir passé vingt-quatre +heures dans la marmite, pourraient encore +servir pour tuer des piafs, avec une fronde.</p> + +<p>«Comme les hommes sont bien nourris, a le toupet +d'écrire le capitaine Mafeugnat dans les rapports +que le caporal Fleur-de-Gourde, qui fait fonction de +secrétaire, nous lit tous les jours, à midi, on peut +exiger d'eux une grande somme de travail. Sur les +quatre heures de repos ou de sieste, on prendra tous +les jours une ou deux heures qui seront consacrées à +des travaux nécessaires à l'amélioration du camp.»</p> + +<p>Et, quotidiennement, une décision ridicule émaillée +de citations latines nous indique l'ouvrage à entreprendre. +«Aujourd'hui, le détachement ira faire une +corvée de bois; les hommes seront envoyés de différents +côtés, deux par deux. <i>Numero Deus impare gaudet.</i>»—«Aujourd'hui, +le détachement divisé en +trois parties <i>coram populo</i>, muni d'outils <i>ex æquo</i>, se +rendra sur la route d'Aïn-Halib pour arracher des +pierres <i>ad hoc</i>.»</p> + +<p>—Quel idiot! s'écrie Rabasse; ce qui me fait rager, +moi, ce n'est pas tant d'être sur pied du matin au +soir, que de me voir commandé par un imbécile de +cette trempe-là! Dire qu'on flanque des galons à des +ânes pareils!</p> + + + +<p>Moi, ce qui me fait rager, dans cet affreux camp +d'El-Ksob, c'est chaque chose en particulier et tout +en général. Je ne suis pas le seul, d'ailleurs; presque +tous les hommes du détachement, surmenés et agacés, +sont surexcités d'une façon effrayante. Nous sentons +peser sur nous la surveillance la plus étroite, l'espionnage +le plus atroce. La moindre faute, le moindre +écart, sont punis avec une sévérité exagérée. La fatigue +et la faim sont érigées en système. Nous ne +dormons qu'une nuit sur deux: tous les soirs, sur les +cinquante hommes présents à l'effectif, on en commande +vingt-quatre pour la garde. Il faut aller monter +la faction à tous les coins du camp et jusque sur +les montagnes, pour se remettre, le lendemain, au +travail éreintant.</p> + +<p>Il devient de plus en plus dur, ce travail. Les +chaouchs, au lieu d'avoir le revolver au côté, l'ont +maintenant à la main et parlent, cinquante fois par +séance, de vous brûler la cervelle. Craponi, qui est +revenu d'Aïn-Halib, et qui nous a pris en grippe, Rabasse +et moi, nous met régulièrement en joue deux +fois par heure. Seulement, ils n'osent guère mettre +leurs menaces à exécution, les couards. Ils lisent +dans nos yeux notre exaspération. Ils savent bien +qu'au premier coup de revolver toutes les pioches se +lèveraient et que ce n'est pas dans le sol que leurs +pics iraient s'enfoncer.</p> + +<p>—Mais tire donc! a crié le Crocodile au caporal +Mouffe qui le couchait en joue, tire donc, si tu as du +coeur!... Hein! tu canes! taffeur! Ah! ah! ça serait +plus vite fait qu'une horloge, va, de te faire un talus +dans le dos, si tu me manquais!</p> + + + +<p>Le capitaine Mafeugnat, informé de l'irritation des +esprits, n'a pas cédé. De l'intérieur de sa maison où il +se tient enfermé, deux revolvers chargés sans cesse à +sa portée, il continue à prescrire les mesures les plus +rigoureuses. Il vient d'envoyer au Dépôt, en prévention +de conseil, pour vol de vivres, deux malheureux +qui avaient ramassé, autour de la cuisine, une dizaine +de pommes de terre avariées. Il a eu aussi une idée +de génie: il a interdit l'usage du pas accéléré; nous +ne devons plus marcher qu'au pas gymnastique. Le +pas gymnastique partout: à l'intérieur ou à l'extérieur +du camp, au travail, en corvée; il faut courir +pour aller chercher sa gamelle, courir pour la rapporter, +courir pour aller remplacer un camarade en +faction, courir pour aller aux cabinets, courir pour +porter du mortier aux maçons. Nous vivons les +coudes collés au corps, les jarrets raidis, les cuisses +successivement levées horizontalement. On nous +prendrait pour des fous. Nous semblons des monomanes +de la course. Nous avons l'air d'avoir le délire +de l'allure rapide.</p> + +<p>Et il ne faut pas s'amuser à jouer avec cette décision +stupide. Les peines à appliquer aux délinquants +sont arrêtées d'avance: quatre jours de prison au +premier qui use du pas accéléré; huit jours en cas de +récidive; quinze jours à la troisième fois.</p> + + + +<p>C'est très joli, tout ça, évidemment. C'est même +trop beau pour durer. Justement les chaouchs redoublent +de méchanceté; ils viennent, paraît-il, de recevoir +de mauvaises nouvelles. L'affaire Barnoux n'a +pu être étouffée et le conseil de guerre réclame les +bourreaux.</p> + + + +<p>L'Homme-Kelb, qui ce soir est chef de poste, se +promène de long en large, en tirant rageusement les +poils de sa barbe, devant les tombeaux sous lesquels +sont étendus une douzaine de prisonniers. Acajou, +qui est du nombre, lui demande la permission de +sortir un instant pour aller satisfaire ses besoins.</p> + +<p>—Non! vous profitez de cela pour aller causer +avec les autres. C'est interdit par les règlements. Un +homme puni ne doit pas avoir de rapports avec ses +camarades.</p> + + + +<p>—Cependant, sergent...</p> + +<p>—Foutez-moi la paix. Chiez au pied de votre tente; +un homme de garde enlèvera ça avec une pelle.</p> + +<p>Acajou s'exécute. Et, quand il a fini, il interpelle le +sergent qui a continué sa promenade et se trouve au +bout du camp.</p> + +<p>—Sergent!... sergent!...</p> + +<p>—Qu'est-ce que vous voulez? nom de Dieu? vocifère +l'Homme-Kelb.</p> + +<p>—Une poignée de ta barbe pour me torcher le cul.</p> + +<p>Le pied-de-banc s'est précipité sur l'avorton et, au +milieu des huées générales, lui a mis les fers aux +pieds et aux mains.</p> + +<p>—Tue-moi donc aussi, comme Barnoux! crie +Acajou. Va donc! Un crime de plus ou de moins, +qu'est-ce ça te fait? Mets-moi donc le bâillon, eh! +barbe à poux!</p> + +<p>—Oui! je vous le mettrai, le bâillon, nom de Dieu! +hurle le chaouch. Ah! vous avez l'air de vous moquer +de moi parce qu'on vous a dit que je passais au +conseil de guerre pour avoir fait mon devoir? Ça ne +m'empêchera pas de le faire, mon devoir, nom de +Dieu! et jusqu'au bout, sacré nom de Dieu! Et j'en +bâillonnerai encore, des Camisards!</p> + +<p>Tous les hommes sont sortis des tentes et, au milieu +du camp, se sont mis à hurler:</p> + +<p>—A l'assassin! à l'assassin! à l'assassin!</p> + +<p>L'homme-Kelb, pris de peur, a abandonné sa victime +et s'est sauvé.</p> + + + +<p>Le lendemain matin, nous sommes entrés vingt en +prison. Nous avions l'intention de nous rebiffer, mais, +réflexion faite, nous n'avons rien dit. Qu'est-ce que ça +peut nous fiche, la prison? Nous sommes sûrs maintenant +que les tortionnaires vont passer devant le +conseil de guerre. Nous sommes contents.</p> + + + +<p>Nous sommes restés quinze jours sous les tombeaux, +faisant sept heures par jour d'un peloton de +chasse épouvantable, crevant de faim.</p> + +<p>—Ce qu'on déclare ballon! s'écrie de temps en +temps Bras-Court qui fait sans doute allusion, en employant +cette expression métaphorique, au gaz qui +contribue seul à gonfler son abdomen. Sérieusement, +je commence à avoir les dents gelées.</p> + +<p>C'est vrai; je ne sais vraiment pas comment nous +arrivons à nous soutenir. Nous souffrons de la soif, +aussi, car la chaleur est accablante, et nous recevons +à peine, par jour, le litre d'eau réglementaire. Mafeugnat +a défendu expressément de nous en donner une +goutte de plus, même pour laver notre linge. Nous ne +le lavons pas. Nous sommes mangés vivants par les +mies de pain à ressorts et par les pépins mécaniques.</p> + + + +<p>Un beau matin, un convoi est passé, qui a emmené +les bourreaux à Tunis. L'officier qui a remplacé le +capitaine Mafeugnat a fait sortir de prison tous les +hommes punis.</p> + +<p>—Qu'est-ce que tu crois qu'ils attraperont, Mafeugnat +et ses acolytes? me demande Queslier d'un air +gouailleur.</p> + +<p>—Ma foi, je ne sais pas.</p> + +<p>—Moi je le sais. Ils seront acquittés, comme je te +l'ai déjà dit. Veux-tu parier? Je parie un demi-biscuit.</p> + + + +<p>Il a eu raison, le sceptique. Deux mois après, nous +avons appris qu'ils avaient été non seulement acquittés, +mais qu'on les avait fait passer dans un régiment, +en leur accordant des éloges pour leur conduite +intrépide.</p> + + + +<br><br><br> +<h3>XXIV</h3> + + + +<p>C'est le lieutenant Ponchard, cet officier que j'avais +vu pour la première fois à Aïn-Alib, le 14 juillet, qui +a remplacé à El-Ksob le capitaine Mafeugnat. Tout +nouvellement arrivé de France, n'étant jamais sorti +du Dépôt où il n'avait pas exercé de commandement +direct, il n'a pas eu le temps d'acquérir la dureté et +la sécheresse de coeur dont ses collègues se font +gloire. On a fait descendre d'Aïn-Alib, avec lui, des +gradés dont la sévérité et la violence n'ont rien d'exagéré. +La fleur des pois des chaouchs.</p> + +<p>Par le fait, eu égard surtout au triste état dans +lequel nous nous trouvions il y a quelques jours à +peine, nous ne sommes pas trop malheureux. En dehors +des heures de travail, on nous laisse à peu près +tranquilles. Nous jouissons d'une certaine liberté—la +liberté au bout d'une chaîne.</p> + +<p>Nous continuons à déclarer ballon, par exemple. +Ah! oui, nous claquons du bec sérieusement.</p> + +<p>—Maintenant, si l'on pouvait manger à peu près à +sa faim, disait l'autre jour Rabasse, on n'aurait pas +trop à se plaindre... Mais comment faire pour arriver +à un pareil résultat?</p> + + + +<p>A force de se creuser la tête et de retourner la question +sous toutes ses faces, il est arrivé à découvrir un +moyen: il s'est abouché en secret avec l'un des sapeurs +du génie qui surveillent les travaux du bordj, +et le sapeur, alléché par la promesse d'une forte +prime, a consenti à se laisser adresser une certaine +somme dont il remettra, en nature, le montant au +disciplinaire.</p> + +<p>—Oui, mon cher, m'a dit Rabasse qui m'a fait +part de sa combinaison, j'ai été obligé de lui promettre +vingt-cinq pour cent. Et encore, il s'est fait tirer +l'oreille, l'animal. Crois-tu que c'est assez salaud, des +individus pareils? Dame! c'est un bon soldat, celui-là; +il est inscrit sur le tableau d'avancement! Il verrait +crever de soif un Camisard qu'il ne lui donnerait +pas un verre d'eau, mais pour dix francs, il lui passera +un litre d'absinthe. C'est joli, la solidarité dans +l'armée.</p> + +<p>—A ta place, ai-je répondu, je le dénoncerais, +quitte à perdre mon argent. Il ne l'aurait pas volé.</p> + +<p>—Bah! qu'est-ce que tu veux? Mieux vaut encore +passer par là et ne pas crever de faim. Je commence +à en avoir assez, vois-tu, d'entendre hurler mes +boyaux.</p> + +<p>Moi aussi. Je pourrais, un jour sur deux, mettre +mon estomac en location ou laisser mon tube digestif +au vestiaire. Ce que j'ai souffert de la faim, dans ce +satané pays!...</p> + + + +<p>—Tu devrais faire comme moi, a conclu Rabasse, +et te faire envoyer de l'argent.</p> + +<p>Pourquoi pas? Seulement, voilà: je ne sais pas par +qui m'en faire envoyer. Mes parents? Je les ai saqués +d'une sale façon, il y a déjà longtemps; d'ailleurs, +pour rien au monde, je ne voudrais leur demander +un sou... Alors, quoi?... Paf! voilà que mes souvenirs +qui se sont mis à danser une sarabande dans mon +cerveau d'affamé s'abattent sur la figure d'un cousin +éloigné; un brave garçon, que je n'ai pas vu depuis +longtemps, mais qui m'a toujours porté un certain +intérêt. Est-ce une raison pour croire qu'il va s'empresser +de déposer son offrande sur l'autel de ma +fringale? Puis-je espérer que la victime viendra elle-même +tendre au couteau, qui ne demande qu'à l'ouvrir, +non pas sa gorge, mais sa bourse?</p> + +<p>Essayons. Je joue du cousin. Je lui écris une lettre +insidieuse et apitoyante. Je le prends par tous les +bouts; je le tâte de tous les côtés. J'ai l'air d'un rétiaire +qui cherche à envelopper l'ennemi de son filet +pour le percer de son trident.</p> + +<p>Quatre pages! c'est assez. Je ne lui dis pas, dans +ces quatre pages, que je suis aux Compagnies de Discipline. +Je ne veux pas effaroucher sa pudeur, mettre +en déroute ses instincts honnêtes de bon bourgeois, +le forcer à coller les mains sur ses yeux.—J'aime +bien mieux qu'il les mette à sa poche.—Je lui raconte +une petite histoire: J'ai été envoyé dans le Sud, tout +dans le Sud, pour escorter une mission scientifique +chargée d'étudier les inscriptions romaines gravées +sur les sables du désert. Il n'y a pas de bureaux de +poste, dans ce pays-là. «Il y en aura peut-être un +jour; espérons-le du moins, cher cousin.» En attendant, +je serais très heureux si mon excellent parent +consentait à m'envoyer une certaine somme au nom +du sapeur Bompané qui me la fera parvenir sans faute. +J'esquisse même un léger portrait du sapeur: la +crème des honnêtes gens, un coeur d'or; tout est +sacré pour lui, etc. Je n'écris pas à mon père, ni à +mon oncle, parce que je ne voudrais pas qu'ils se +fissent du mauvais sang en me sachant si loin; je ne +sais pas au juste quand se terminera notre voyage. +J'ai tout lieu de croire, cependant, que nous ne pousserons +pas jusqu'aux sources du Nil.</p> + +<p>Relisons un peu, pour voir. C'est ça, c'est ça... tout +y est: la chaleur, les gazelles, les palmiers, les chameaux. +«Tous les jours, nous mangeons un bifteck +de chameau... Quelquefois, nous sommes pressés par +la soif. Que faisons-nous? Nous ouvrons la bosse d'un +chameau, ce réservoir dont la Providence a gratifié le +vaisseau du désert, et nous nous désaltérons en remerciant +Dieu... Les chameaux restent quarante jours +sans manger. C'est très curieux.» Je parle aussi des +lions; je consacre deux lignes à la hyène et une +phrase entière au boa constrictor. Allons, ça n'a pas +l'air d'aller mal... Ah! sacré nom d'une pipe! j'ai +oublié l'autruche! Ça fait pourtant rudement bien, +l'autruche! Vite: «A l'approche du chasseur, l'autruche +enfouit sa tête dans le sable.» Maintenant, ça +peut marcher. Voila une lettre, au moins, qui prouve +que les pays que je visite font quelque impression sur +moi. J'éprouve des sensations. Je ressens quelque +chose là, là, au spectacle des tableaux grandioses de +la nature. Je ne vais pas le nez en l'air, comme un +imbécile, sans rien voir, sans penser à rien. Ah! mais +non. Je sens, je vois, je vois même très bien; et la +preuve, c'est que je vois absolument comme tous +ceux qui ont vu avant moi. En relisant Buffon, mon +cousin pourra constater que je ne le trompe pas.</p> + +<p>Je porte ma lettre au vaguemestre et j'attends. Je +sais que je ne pourrai pas avoir de réponse avant une +dizaine de jours.</p> + + + +<p>Nous travaillons toujours à la construction du bordj, +un quadrilatère garni de casemates couvertes de voûtes +en pierres et défendu par des bastions, aux deux angles +opposés. Le travail est moins dur, maintenant que +nous n'avons plus sur le dos la bande des étrangleurs; +seulement, il est plus compliqué. Le lieutenant du +génie, qui est un roublard, a embauché quelques Italiens +pour la maçonnerie et nous a chargés, nous, +d'extraire la pierre des carrières et de fabriquer la +chaux et le plâtre nécessaires. Nous avons établi des +fours et, pendant que les uns les remplissent, les +autres s'en vont faire dans la montagne la provision +de bois indispensable. On ne nous escorte pas dans +nos pérégrinations et, pourvu que nous revenions +avec un fagot à peu près raisonnable, personne ne +nous chicane. Nous n'abusons pas outre mesure de la +liberté qui nous est laissée; nous en abusons un peu, +naturellement, car l'homme n'est pas parfait et l'affamé +moins que tout autre; mais nous nous bornons +à dévaliser par-ci par-là un Arabe dont les bourricots +sont chargés de dattes, ou à enlever un agneau que +nous faisons rôtir dans un ravin. Il y a aussi, derrière +les montagnes, des jardins plantés de figuiers où nous +allons pousser des reconnaissances assez souvent. +Les Arabes se sont aperçus que leurs fruits disparaissaient +comme par enchantement et se sont mis à +monter la garde. Au lieu de les détrousser en cachette, +nous les avons détroussés en leur présence et, comme +ils ont fait mine de se rebiffer, nous leur avons flanqué +une volée. Là-dessus, ils ont été se plaindre au +camp, où le factionnaire, naturellement, les a reçus +à coups de crosse. Les indigènes l'ont trouvée mauvaise; +ils ont pris le parti de déposer une plainte au +bureau arabe, à Aïn-Halib. Et, lorsque nous sommes +retournés dans les jardins pour faire notre petite provision, +nous avons trouvé un vieil Arabe qui nous a +fait voir de loin un bout de papier sortant à demi +d'un étui de cuir qu'il portait sur la poitrine. Le vieillard +nous a fait comprendre que ce papier lui donnait +le droit de nous faire mettre en prison, si nous +persistions à pénétrer sur ses terrains sans son autorisation.</p> + +<p>—Tiens, c'est drôle, me dit le Crocodile. Qu'est-ce +que ça peut être que ce papier-là?</p> + +<p>—Je ne sais pas, mais c'est bien facile à voir.</p> + +<p>Et je m'approche du vieux, qui recule en faisant de +grands gestes. Il déclare qu'il a payé son papier cent +sous au bureau arabe et qu'il ne le laissera pas +prendre. Je lui explique que je ne tiens pas du tout à +le lui prendre, mais que je voudrais bien le voir, même +d'un peu loin. L'Arabe se retire à l'écart, sort son +papier de l'étui, le déplie soigneusement et me le +montre, à trois pas.</p> + +<p>J'en reste bleu. C'est une page de la <i>Dame de Montsoreau</i>!</p> + +<p>—Et tu as payé ça cent sous?</p> + +<p>L'Arabe me fait un signe affirmatif.</p> + +<p>—Douro, douro.</p> + +<p>Le Crocodile me frappe sur l'épaule.</p> + +<p>—Épatant, hein? Et dire qu'on fait passer des +hommes au conseil de guerre pour avoir perdu une +brosse ou volé des pommes de terre.</p> + + + +<p>Un beau jour, on nous remplace dans nos fonctions +de bûcherons et de chaufourniers par des indigènes +qui rapportent du bois sur des bourricots et qui +font de la chaux à la grâce de Dieu. Pour nous, nous +sommes employés simplement à servir les maçons. +Qu'est-ce que ce changement peut signifier?</p> + +<p>Un sapeur, sur les chantiers, nous donne la clef de +l'énigme. Le lieutenant du génie attend un général +inspecteur des travaux. Or, comme il marque régulièrement +et quotidiennement sur ses livres de +comptes trente journées d'indigènes porteurs de bois +et trente journées d'indigènes chaufourniers, il ne se +soucie guère d'être pris en flagrant délit de contradiction +avec lui-même. Il tient à établir, pour un ou +deux jours, dans la pratique, l'équilibre qu'il a établi +théoriquement entre les recettes et les dépenses.</p> + + + +<p>Le général est passé, a examiné, a félicité et s'est +retiré on ne peut plus satisfait, promettant au lieutenant +la croix qu'il a si bien méritée.</p> + +<p>Le soir même, les Arabes ont été congédiés et n'ont +plus figuré, à l'état d'auxiliaires, que sur les livres où +des états de solde sont dressés périodiquement. Quel +roublard, cet officier du génie!</p> + + + +<p>—Il la connaît dans les coins, dit Bras-Court en +hochant la tête, le soir, quand nous sommes réunis +dans un coin du camp pour causer ou écouter des +contes.</p> + +<p>—Tout ça, voyez-vous, dit Acajou d'un ton sentencieux, +c'est voleur et compagnie. Seulement, il +vaut mieux ne pas dire tout haut ce qu'on en pense... Ah! +à qui le tour de raser? A toi, l'Amiral!</p> + +<p>L'Amiral secoue la tête. Ce n'est pas à son tour. +Queslier qui est assis sur une pierre, dans un coin, +pensif, a l'air de se réveiller en sursaut.</p> + +<p>—A qui le tour?... C'est une histoire que vous +voulez? Eh bien! je vais vous en raconter une. Elle +est drôle; vous allez voir. Et puis, c'est une histoire +de voleurs, ça fera votre affaire. Écoutez:</p> + +<p>«Il y avait une fois un juif arabe qui s'appelait +Choumka. Il était de Karmouan, une grande ville +dont vous devez avoir entendu parler, si vous ne la +connaissez pas. C'était un de ces industriels comme +vous avez pu en voir partout, surtout au commencement +de l'expédition; suivant les colonnes, se promenant +dans les villes de garnison porteur d'un +méchant éventaire, criant: «Grand bazar! A la bon +marché! A la concurrence! Kif-kif madame la +France!» vendant du papier à cigarettes, l'article +de Paris, la goutte et l'épicerie;—la graine des mercantis, +enfin, pelotant les soldats, les sous-officiers +et les officiers, à mesure qu'ils avancent dans le commerce +et devenant parfois fournisseurs des denrées +d'ordinaire en même temps que procureurs pour les +états-majors.</p> + +<p>«En 1883, les fonctionnaires compétents de la subdivision +de Jouffe et le général E... qui la commandait, +devaient adjuger à un ou plusieurs particuliers +la fourniture des subsistances et des moyens de transport +pour tous les postes situés entre Jouffe et Karmouan, +sur un parcours d'environ 150 kilomètres. Il +y avait là des millions à extorquer à l'État. Les gros +bonnets le comprirent bien et se demandèrent pourquoi +ils ne s'adjugeraient pas à eux-mêmes cette +entreprise à laquelle on pouvait ajouter, d'ailleurs, +celle de toutes les fournitures militaires: viande, +alfa, orge et fourrages. Il n'y avait qu'une difficulté: +l'adjudication était publique et il était difficile d'être +en même temps adjudicateur et adjudicataire. L'état-major +de Karmouan eut une idée splendide: il désigna +à celui de Jouffe un individu qui pourrait servir +d'homme de paille. Cet individu était Choumka. L'idée +fut fort goûtée et Choumka fut accepté avec enthousiasme, +entre la poire et le fromage d'une orgie dont +il avait sans doute procuré l'élément féminin.</p> + +<p>«Tout le monde était émerveillé. Ce que c'était que +le commerce! Choumka, le mercanti, celui qui avait +vendu la goutte aux soldats derrière la Kasbah, était +devenu fournisseur de toutes les subsistances militaires +et des moyens de transport! Il avait un parc +d'arabas à Jouffe, un autre à Karmouan! Que n'avait-il +pas? Il avait tout!</p> + +<p>«Ça alla bien assez longtemps. Les bailleurs de +fonds et le titulaire de l'adjudication s'entendaient +comme larrons en foire. Ce dernier se contentait de +la part que le lion voulait bien lui laisser, sans préjudice +de la vente—combien de fois répétée—des +mêmes bottes d'alfa ou de foin et des mêmes sacs +d'orge, qui ne sortaient de ses magasins que pour y +revenir, le soir même, sur des prolonges escortées d'un +maréchal des logis ou autre adjudant. Choumka était +aussi fournisseur des matériaux pour le génie, pierres, +chaux, plâtre, etc. Il sut obtenir les bonnes grâces +du commandant supérieur du cercle et se fit donner +des hommes de corvée qui travaillèrent à lui construire +une maison sur une des places de la ville. Un +bataillon d'infanterie fournissait les hommes; le génie, +les plans et devis, les outils et les matériaux; la maison +avançait rapidement; c'était une sorte de villa +que devait habiter plus tard l'état-major...</p> + +<p>«Quelle mouche les piqua tous, tout d'un coup? +Quelle est la moukère que Choumka ne put ou ne voulut +procurer pour une petite soirée à la Poste?—C'était +là qu'avaient lieu les orgies et tous les hommes de +mon bataillon qui ont pris la faction au Trésor ont vu +défiler les bacchanales.—Toujours est-il qu'on se +fâcha. On enleva les outils du génie qui se trouvaient +dans la bâtisse, on supprima les hommes de corvée. +Choumka, qui était évidemment devenu quelqu'un et +qui s'était enrichi à nombre de tripotages, eut l'air +de se moquer carrément de ces messieurs. Il prit des +ouvriers italiens et arabes et continua tranquillement +sa maison.</p> + +<p>«L'état-major fut piqué au vif. Il résolut de se +venger et de jouer quelque bon tour à l'insolent qui le +narguait. Une occasion magnifique se présentait; un +sergent-major du génie venait justement de déserter +avec une forte somme d'argent, et s'était embarqué à +Jouffe dans un tonneau. On fit un inventaire au génie; +il manquait des outils. On fit des perquisitions et l'on +trouva chez Choumka quelques pelles ou quelques +pioches qui y avaient été oubliées—ou rapportées +intentionnellement.—On mit Choumka en prison. Il +se rebiffa, menaça de vendre la mèche. Alors, on voulut +le faire sortir. Mais, tout d'un coup, il refusa. Il +déclara que, puisqu'on l'avait mis en prison pour vol, +il voulait qu'il y eût jugement; et, malgré toutes les +démarches tentées pour le dissuader, il ne voulut +pas en démordre. Il intenta enfin un procès au général +E. et à ses acolytes et fit venir à Jouffe un grand +avocat de Paris. On se figurait que Choumka n'avait +ni livres ni comptabilité; tout au contraire, il produisit +des registres d'entrée, de sortie, de doit et d'avoir on +ne peut plus en règle. On avait devant soi un véritable +négociant. L'affaire vint devant le conseil de guerre +séant à Jouffe qui, quoi qu'il en eût, fut forcé d'accorder +à Choumka des dommages-intérêts très considérables +payables par le général E. et consorts, qui ne +tardèrent pas à se voir rappelés en France.</p> + +<p>«Choumka, lui, est toujours adjudicataire de toutes +les fournitures; mais, maintenant, c'est parce que, +grâce à sa fortune, il n'a plus de concurrents à redouter; +il détient tous les moyens de transport. Il va par +Karmouan en burnous de soie, avec montre, chaîne et +breloques en or massif au gousset. Sa maison est +superbement finie et les officiers de la garnison y +sont ses très humbles locataires.—Voilà».</p> + + + +<p>Acajou, riant d'un rire sardonique, donne la moralité:</p> + +<p>—C'est un adroit filou qui en a roulé d'autres +comme des chapeaux d'Auvergnats.</p> + +<p>—Ah! parbleu! s'écrie Rabasse, on l'a dit et c'est +rudement vrai: les armées permanentes sont une +cause permanente de démoralisation. Tant qu'elles +existeront...</p> + +<p>—Oui, dit Queslier. Et elles existeront tant que la +Révolution sociale ne les aura pas flanquées par terre. +Ah! ça ne serait pas malin, pourtant, vois-tu; il y en +a tant, de malheureux, qui ne demandent qu'à laisser +là le pantalon rouge pour retourner chez eux! Je suis +sûr qu'avec un simple décret...</p> + +<p>J'interviens.</p> + +<p>—Laisse-moi faire une supposition, Queslier. Je +suppose que la Révolution soit faite. On a décrété +l'abolition des armées permanentes. Le décret est porté +à la connaissance d'un colonel commandant un régiment +dans une ville quelconque. Aussitôt, il fait réunir +ses deux mille hommes et leur lit la décision en +question. Les deux mille hommes sont disposés à +partir, n'est-ce pas, Queslier? et joyeusement, +encore?</p> + +<p>—Naturellement.</p> + +<p>—Oui. Mais le colonel fait suivre sa lecture de ces +quelques mots: «Que ceux qui veulent abandonner +le drapeau, délaisser les intérêts supérieurs de la +patrie, que ceux-là s'en aillent. Mais qu'ils restent, +ceux qui ne veulent pas déserter le champ d'honneur, +qui veulent rester fidèles au devoir militaire et bien +mériter de leur pays!» Alors, sur ces deux mille, +sais-tu combien sortiront des rangs? Cinquante, à +peine! Et si le colonel crie aux autres: «Fusillez-moi +ces cinquante hommes!» ce sera à qui, parmi les +dix-neuf cent cinquante, se précipitera pour les coller +au mur!</p> + +<p>Queslier réfléchit un instant.</p> + +<p>—Oui. C'est vrai. A moins que, sur les cinquante +hommes, il ne s'en trouve un qui lève son fusil et +envoie une balle dans la peau du colonel. Alors, tout +le régiment partirait. Oui, il faudrait ça... c'est malheureux, +pourtant!...</p> + + + +<p>Peut-être. Mais à qui la faute si, aux yeux de la +foule, le Droit lui-même doit chercher sa sanction +dans la force—la force inutile souvent, et bête quelquefois?—A +qui la faute si le peuple ne comprend +pas encore qu'on puisse imprimer le sceau de l'éternité, +autrement qu'avec du sang, sur la face des révolutions?</p> + +<p>C'est l'aveuglement des peuples—ces parias hébétés +par la misère et l'ignorance, ces souffrants dont +les passions ont toujours, au fond, quelque chose de +religieux—qui réclame de la foi révolutionnaire des +sacrifices sanglants et des scapulaires rouges.</p> + + + +<br><br><br> +<h3>XXV</h3> + + + +<p>—Dis donc, toi, pourquoi as-tu cassé le manche de +ta pioche, hier?</p> + +<p>—Moi! j'ai cassé un manche de pioche?</p> + +<p>—Viens voir un peu ici, si ce n'est pas vrai.</p> + +<p>C'est le sapeur du génie Bompané qui m'interpelle +et qui m'entraîne dans la casemate où l'on serre les +outils tous les soirs. Qu'est-ce qu'il me chante, avec +sa pioche?</p> + +<p>—C'est une blague. Seulement, je voulais te parler +sans attirer l'attention des pieds-de-banc. J'ai reçu ce +matin une lettre d'un de tes parents, avec un mandat. +Il y a une feuille pour toi. Tiens, la voilà.</p> + +<p>C'est la réponse du cousin. Il se déclare prêt à me +faire parvenir tous les mois une certaine somme, par +les voies que je lui ai indiquées. Il me souhaite une +bonne santé et m'engage à manger du chameau le +moins souvent possible. On lui a dit que c'était +échauffant. Brave cousin! il me demande aussi un peu +plus de détails sur le pays. Je lui en donnerai des +flottes. Je lui apprendrai comment on fabrique la +couscous.</p> + +<p>Un post-scriptum: «Tu me rembourseras les +sommes que je t'avancerai jusqu'à ta libération, à ton +retour, lorsque tu auras réglé tes comptes». C'est +entendu.</p> + +<p>Maintenant, je vais pouvoir mastiquer à ma fantaisie. +Il n'est vraiment pas trop tôt. Bompané doit me passer +un pain tous les deux jours et, de temps en temps, +un litre de vin ou d'absinthe.</p> + +<p>Après la misère, l'orgie.</p> + +<p>Je ne suis pas le seul, d'ailleurs, qui jouisse du +bien-être, qui me plonge dans les délices. Plusieurs +de mes camarades ont usé du même moyen que moi +et, soit par l'entremise des sapeurs du génie, soit par +celle des ouvriers italiens, se sont fait envoyer de +l'argent.</p> + + + +<p>—Est-ce que les purotains peuvent y mettre un +doigt? est venu demander Acajou qui, les dents longues +et l'estomac creux, est entré l'autre jour dans le +marabout où nous recevons mystérieusement nos +provisions.</p> + +<p>Bien entendu. Pique dans le tas, mon gars, et avec +la fourchette du père Adam, encore. Seulement, ne +boulotte pas tout; il faut que tout le monde vive. C'est +Voltaire qui a dit ça.</p> + +<p>Ça n'étonne pas Acajou; du reste, il est trop bien +élevé pour se flanquer une indigestion. Il prétend +que, rien que pour la santé, il vaut mieux <i>rester sur sa +faim</i>.—Drôle de monture!</p> + + + +<p>Nous sommes une cinquantaine, maintenant, au +détachement, depuis qu'on y a fait descendre une +douzaine de bleus récemment arrivés de France; et +sur ces cinquante, je ne crois pas qu'on en trouverait +cinq disposés à se plaindre du régime que nous +supportons. Nous n'avons presque rien à faire en +dehors des heures de travail au bordj, nous nous +arrangeons de façon à ne pas crever de faim; nous +buvons un petit coup de temps en temps et nous +fumons comme des locomotives. Réellement, pour des +forçats, nous ne sommes pas mal.</p> + +<p>Le lieutenant Ponchard, satisfait probablement de +se voir chef de détachement et de ne relever que de +lui-même, se confine de plus en plus dans sa maison +où, paraît-il, il se flanque de jolies cuites avec les +pieds-de-banc qui, de leur côté, nous laissent à peu +près livrés à nous-mêmes. Nous l'apercevons de temps +à autre, se promenant dans les environs du camp, +bras dessus, bras dessous, avec son ordonnance. +Un soldat de l'armée régulière, cette ordonnance, +comme toutes celles des officiers sans troupes—et +les Compagnies de Discipline ne sont considérées que +comme des troupes irrégulières.</p> + +<p>Depuis quelque temps, il tranche du maître, ce +larbin louche; il prend l'habitude de nous surveiller +du coin de l'oeil et de fournir sur nous, à son patron, +des rapports plus ou moins exacts. Il a même eu le +talent de faire mettre en prison cette brute de Prey +qui lui avait fait un compliment équivoque.</p> + +<p>—C'est moi que vous injuriez en insultant mon +ordonnance! est venu dire, d'une voix empâtée, le +lieutenant Ponchard, ivre à ne pas se tenir debout. +Prey, je vous mets quinze jours de prison.</p> + +<p>Et Prey a monté son tombeau... d'où l'officier l'a +fait sortir le lendemain, après lui avoir fait subir un +interrogatoire.</p> + +<p>—Vous êtes-vous bien rendu compte de ce que +vous avez dit hier?</p> + +<p>—Non, mon lieutenant.</p> + +<p>—Alors, vous êtes fou?</p> + +<p>—J'sais pas, mon lieutenant.</p> + +<p>J'étais de faction, à deux pas. L'officier s'est tourné +vers moi, l'oeil encore allumé par la soulographie de +la veille.</p> + +<p>—Et vous, factionnaire, croyez-vous qu'il soit fou?</p> + +<p>—Oui, mon lieutenant, je le crois.</p> + +<p>—Alors, qu'il s'en aille... El-Ksob n'est pas une +succursale de Charenton.</p> + +<p>Et il est parti en riant.</p> + + + +<p>Je n'ai pas menti. Prey est bien un fou, un pauvre +fou. Aucune proportion entre les lignes de cette face +bestiale qui porte tatoué: «Pas de chance» sur le +front où descendent des cheveux hérissés; le maxillaire +inférieur avançant sur le supérieur et laissant +entrevoir la pointe acérée des canines; les yeux injectés +de sang. On sent que, chez cet être au cerveau +déséquilibré, la conscience n'existe pas. On sent que, +dans sa naïveté cynique, il n'hésiterait pas à se servir, +pour étendre du fromage sur son pain, du lingre +à la virole encore rouge avec lequel il aurait suriné, +la veille, un pante au coin d'une borne.—Un de ces +prédestinés des fins lugubres, poussés vers le crime +par une fatalité inéluctable, et sur le berceau desquels +le couperet sinistre de la guillotine a projeté son +ombre triangulaire.</p> + +<p>Je connais peu de sa vie. Le peu qu'il en sait lui-même +et qu'il m'a raconté en riant, d'un air triste, +avec des expressions baroques, magnifiques et atroces, +qui font couler dans le dos le froid d'une lame de +couteau et qui jettent parfois comme un rayon d'or +sur des remuements de boue: le père au bagne, la +mère indigne, la maison de correction à treize ans... +Toute l'épopée lamentable d'un de ces parias dans la +pauvre âme desquels la société ne sait pas voir et dont +elle jette un jour le cadavre, la bourgeoise jouisseuse, +dans le panier sanglant du bourreau.</p> + +<p>Il tuera, ce Prey, il tuera; et, quand il aura payé sa +dette—la dette de l'hérédité sombre et de son organisme +morbide—des savants viendront, qui pèseront +soigneusement son cerveau d'assassin, qui l'étudieront +au microscope, qui déclareront que le criminel +n'était que l'instrument aveugle d'une cause hors de +lui et qu'il était irresponsable. Pauvre homme!...</p> + + + +<p>Ça ne fait rien, l'officier me prend pour un blagueur; +il me l'a dit carrément.</p> + +<p>—Vous croyiez que j'étais saoul, l'autre jour, quand +vous m'avez dit que Prey était fou? Vous êtes un +fumiste... Mais vous avez raison d'essayer de tirer +vos camarades de prison. A votre place, j'en ferais +autant.</p> + +<p>C'est bien possible. D'autant plus possible qu'il a +l'air de s'abrutir de jour en jour davantage. Un abrutissement +doux d'ivrogne larmoyant, un laisser-aller +compatissant de gaga expansif. Presque tous les soirs, +après la soupe, il vient nous retrouver dans le coin +du camp où nous avons pris l'habitude de nous réunir. +Il écoute nos histoires, nous distribue du tabac et, +quand il est gris comme un Polonais, nous fait chanter +en choeur.</p> + +<p>—Chantez quelque chose de cochon... Moi, je n'aime +que ce qui est cochon...</p> + +<p>Il accompagne au refrain.</p> + +<p>—Allons, encore une fois! Je vous donnerai trois +paquets de gros tabac...</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>On dit que la reine des garces est morte,</p> +<p class="i2">Est morte comme elle a vécu.....</p> + </div> </div> + +<p>A la fin, il essuie une larme d'attendrissement qui +roule au bord de sa paupière rouge.</p> + +<p>—C'est tout de même trop cochon... Enfin, moi, je +n'aime que ce qui est cochon... Heureusement qu'il +n'y a pas de demoiselles ici, n'est-ce pas, toi?</p> + +<p>Et il regarde son ordonnance qui est venu lui nouer +un foulard autour du cou pour l'empêcher d'attraper +un rhume...</p> + + + +<p>Après les chansons, on fait de longs récits,—des +récits pornographiques. Ils se prolongent souvent très +avant dans la nuit, ces contes sales, bien après l'heure +du coucher, après l'heure de l'appel du soir qu'on ne +sonne pas, le plus souvent. Et, au milieu de l'obscurité +grandissante, dans la nuit que percent les feux +des prunelles enflammées, on voit de temps en temps +se lever des hommes qui se prétendent fatigués, qui +se retirent dans leurs marabouts, qui sortent du +camp, par couples, l'un suivant l'autre rapidement, +sous des prétextes quelconques. On les blaguait, tout +d'abord; maintenant, on ne les blague plus. C'est +tout au plus si l'on se pousse du coude quand on les +voit partir. Le mépris a fait place à l'envie.</p> + + + +<p>—Pourquoi que tu ne te fais pas une gigolette! +m'a demandé l'autre jour le Crocodile, <i>qui en est</i>. +Dame! je sais bien, c'est un peu... Enfin, quoi? ce +n'est pas de notre faute si nous n'avons pas de grives +et si nous sommes forcés de prendre des merles...</p> + + + +<br><br><br> +<h3>XXVI</h3> + + + +<p>Je suis plus malheureux que les pierres.</p> + + + +<p>Il s'agrandit de jour en jour, le trou que creuse depuis +si longtemps dans mon âme le pic impitoyable +de l'ennui.</p> + +<p>Ce trou me fait peur, mais je n'ai rien pour le combler. +Rien, pas même la haine. Elle disparaît peu à +peu, elle aussi, lorsque s'efface le souvenir de l'indignation +qui l'avait fait sortir tout armée du cerveau, +comme Athénée portant la lance.</p> + +<p>Il y a des moments où je ne me sens pas assez misérable, +où je voudrais souffrir davantage, où je voudrais +être torturé comme je ne l'ai pas encore été. +J'ai soif de la douleur, parce que la douleur me donne +la rage et que je suis assez fort pour triompher de +l'abattement lorsque je suis plein d'amertume et que +j'ai trempé dans le fiel la débilité de mon coeur.</p> + +<p>Oh! si l'on pouvait haïr toujours!</p> + + + +<p>Je me suis sondé et éprouvé, et j'ai reconnu ma +faiblesse.</p> + +<p>D'abord, je suis seul,—tout seul. Je n'ai même pas +ces compagnons qu'on appelle des souvenirs, ces remémorances +qui font tressaillir et qui amènent, malgré +lui parfois, la détente du sourire sur la face crispée +de l'abandonné. Tous les jours de ma vie se sont +engloutis les uns après les autres dans le même bourbier +fangeux.</p> + +<p>C'est ma faute, peut-être. J'ai mal fait, sans doute, +de me dépouiller toujours de mes émotions et de les +précipiter dans le puits où je les écoutais, penché en +riant sur la margelle, rebondir le long des parois +avant de crever la prunelle glauque du grand oeil qui +brillait au fond.</p> + +<p>Je porte la peine de mon insensibilité voulue.</p> + + + +<p>J'ai toujours été un replié et un rétif. Mon enfance +n'a point été gaie.</p> + +<p>Je n'ai jamais aimé ma famille où je n'avais trouvé +que des sympathies insuffisantes, des effarouchements +bébêtes et des défiances trop peu voilées. En butte +aux animosités que j'avais excitées, profondément +affecté par les injustices et plus encore par les mauvais +traitements mérités, mais entêté comme un âne +rouge, je lui ai fait une guerre sans merci, quitte à en +souffrir moi-même,—comme je crevais les encriers +de plomb du collège, nerveusement, par besoin de +nuire, au risque de me noircir les doigts.</p> + +<p>Je lui en voulais moins de ses colères et de ses +méchancetés que de ses ridicules et de ses tentatives +de réconciliation. J'avais bien du mal, quelquefois, à +résister à l'assaut des apitoiements bêtes, à me raidir +contre la poussée des <i>bons sentiments</i>, ces béliers à +têtes d'ânes des éducations idiotes qui battent en brèche +les énergies, et avec lesquels on essayait de +mettre à néant mes résistances. Je tenais bon, pourtant, +gardant au dedans de moi une secrète rancune +contre ceux qui avaient été sur le point de m'arracher +une capitulation. J'aurais eu tellement honte de me +laisser dompter!</p> + +<p>Mes premières haines viennent de là.</p> + +<p>Je nourrissais aussi une aversion énorme contre +ceux qui avaient de l'autorité sur moi, mes maîtres, +les gens qui essayaient d'étouffer, sous le couvercle +des bons conseils, mes aspirations vers un inconnu +qui m'attirait, contre ceux surtout qui posaient, sur +mes irritations douloureuses, le cataplasme émollient +de leur bonté,—que je prenais, de parti pris, pour de +l'hypocrisie.</p> + + + +<p>Plus tard, je me suis aperçu que j'étais devenu la +proie de mon insensibilité moqueuse. J'étais assez +sceptique pour ne croire à rien et assez cynique pour +en rire. L'indifférence ironique était entrée en moi, +peu à peu, comme un coin serré par le tronc dans +lequel on l'enfonce et qu'on ne peut plus arracher. +A ce moment-là, peut-être, par dégoût et par fatigue, +j'aurais été capable de me faire trouer la peau pour +une idée creuse quelconque—mais à condition de +pouvoir blaguer, cinq minutes, l'utopie qui aurait +causé ma mort, avant de tourner de l'oeil.</p> + + + +<p>J'aurais été heureux, pourtant, de pouvoir croire, +d'avoir une conviction qui fût à moi, bien à moi, qui +me remplît le cerveau, que je ne pusse arriver à +m'enlever à moi-même. J'ai tout fait pour cela, tout. +J'ai compris qu'on ne guérissait pas le doute, cet ulcère, +en le grattant avec ces tessons qui sont des raisonnements, +quand ils ne sont pas des sophismes. +J'ai voulu croire bêtement, aveuglement—parce que +je voulais croire—avec la foi du charbonnier. Je n'ai +pas pu.</p> + + + +<p>J'ai passé ainsi deux ans; deux années sur le noir +desquelles je ne pourrais plus rien voir si je n'avais +sali leur voile sombre, de loin en loin, voluptueusement, +de la tache rouge d'une cochonnerie ou de l'accroc +d'une méchanceté. Il me fallait cela, de temps +en temps.</p> + +<p>Ma foi, oui! J'éprouvais un besoin énorme, irrésistible, +de faire saigner un coeur qui s'était ouvert à +moi, de cracher dans une main qu'on me tendait et +que j'avais serrée bien des fois avec effusion. Les +haines étaient trop lourdes à porter, le dégoût me pesait +trop fort pour qu'il me fût possible de garder +au dedans de moi, bien longtemps, une dépravation +d'autant plus profonde que j'en avais parfaitement +conscience. J'en arrivais fatalement à détester les +gens qui me montraient de l'affection. Leur bonté +m'agaçait, leur confiance m'énervait. J'avais envie de +leur crier: «Mais vous ne me comprenez donc pas?... +Vous ne voyez donc pas que je suis fatigué de faire +patte de velours et qu'il va falloir que j'étende les +griffes?» Puis, une idée me saisissait, implacablement +me torturait. «Est-ce qu'ils me prennent pour un +mouton, ces imbéciles? Ils ne se doutent même pas +que toute la douceur qu'ils me font avaler se change +en fiel dans mes entrailles!» Et un jour, n'en pouvant +plus, exaspéré, je leur lançais au visage la giclée sale +de ma méchanceté!</p> + +<p>Alors, j'éprouvais une joie intense, véhémente, +grandie encore par un serrement de coeur avec lequel +je ne cherchais par à lutter, car il irritait ma jouissance. +Je ressentais une volupté âpre à me rappeler +tous les détails de ma conduite indigne—plaisir +d'assassin qui va et vient, fiévreusement, dans la rue +où il a suriné sa victime.</p> + + + +<p>Je pourrais passer au crible tout le limon de mon +enfance et de mon adolescence sans trouver une seule +de ces paillettes d'or qu'on appelle des heures de joie. +J'ai lutté longtemps avec les autres et avec moi-même, +voilà tout.</p> + +<p>Je me suis engagé...</p> + +<p>Et maintenant, maintenant que j'ai l'âge de comprendre, +maintenant que j'ai souffert, où en suis-je? +Ai-je trouvé le flambeau qui doit me guider dans la +route sombre que j'ai choisie? Pourrais-je placer une +réponse après les interrogations qui, devant mon +esprit d'enfant, venaient suspendre leurs silhouettes +tordues par l'ironie et gonflées par le dédain au-dessus +du point final des honnêtes phrases convenues? +Ai-je appris quelque chose, moi qui ai renié la +famille parce que j'étouffais dans son atmosphère? Je +dois être fort, à présent, je dois être armé pour la +lutte, cette lutte dont j'ai rêvé vaguement depuis si +longtemps, je dois être descendu au fond des choses, +je dois savoir...</p> + +<p>Hélas! même aux questions que j'ai le plus creusées, +j'ai à peine trouvé une réponse, tellement les +solutions se démentent, tellement les contradictions +se heurtent. J'ai pensé bien des fois aux dernières +paroles de mon père, le jour où il m'a quitté, et je ne +sais pas encore pourquoi il ne suffit point à un père +d'aimer ses enfants. Je ne sais même pas s'il ne vaudrait +pas mieux, pour lui et pour eux, qu'il ne les aimât +point du tout. J'ai seulement pu entrevoir, au +flanc de la famille, cette plaie puante et corrompue: +l'héritage, l'argent...</p> + + + +<p>Non, je ne sais rien. Ma pauvre science, dont j'avais +rêvé de faire une armure forgée de toutes pièces +sur l'enclume de la souffrance avec le marteau de la +haine, n'est toujours, malgré tout, qu'un assemblage +de haillons et de morceaux graissés de la graisse du +pot-au-feu et salis de l'encre de l'école—décroche-moi-ça +lamentable de loques bourgeoises étiquetées +par des pions.—C'est si dur à faire disparaître, les +sornettes que l'on vous a fourrées de force dans la +boule—vieux clous rouillés dans un mur et qu'on +ne peut arracher qu'en faisant éclater le plâtre.</p> + +<p>Je suis toujours l'enfant que pousse son instinct, +mais qui ne sait pas voir. La douleur ne m'a pas +éclairé, la souffrance ne m'a pas ouvert les yeux...</p> + + + +<p>Ah! Misère! les épaules me saignent, cependant, +d'avoir tiré ton dur collier! Ah! Vache enragée! j'en +ai bouffé, pourtant, de ta sale carne!...</p> + +<p>Oh! avoir une vision nette! avoir une perception +juste! Avoir la foi!</p> + +<p>La foi! oh! si je l'avais, je n'éprouverais pas ce +que j'éprouve, je ne me laisserais pas agripper, +comme un pâle malfaiteur, par le désespoir et le découragement, +ces gendarmes blêmes des consciences +lâches.—Je ne hausserais pas les épaules devant les +rages passées, je n'aurais pas le petit rire sec de la +pitié moqueuse au souvenir des grands élancements +qui si souvent m'ont brisé.</p> + + + +<p>Car j'en suis là, à présent. J'en suis à me demander +si je n'ai pas été le cabotin qui se laisse empoigner +par son rôle, le rhéteur qui se laisse emballer par ses +sophismes! J'en suis à me demander si ma haine du +militarisme n'est pas une haine de carton, si ce n'est +pas l'écho du rappel qu'a battu la Famine, avec ses +doigts maigres, sur mon ventre creux, et si ce rappel +ne va pas en s'assourdissant et en s'atténuant, aussitôt +qu'on a mouillé la peau lâche avec un litre de vin +ou une chopine d'absinthe!</p> + + + +<p>De la blague, alors, mes cris de colère? Du battage, +mes emportements furieux? Du chiqué, les frissons +qui me glaçaient les moelles?</p> + +<p>Quelle pitié! Et comme c'est lugubre, tout de +même, de ne pouvoir comprendre ce que l'on a dans +le ventre, de ne pouvoir croire en soi! Se figurer +qu'on porte au coeur une plaie vive, quand on n'a +peut-être sur la poitrine que l'emplâtre menteur d'un +estropié à la flan!</p> + +<p>Ah! bon Dieu! dire que j'ai été si misérable, pendant +des années, parce qu'on voulait me forcer à voir +les choses à travers un carreau brouillé! Et voilà que +je viens de m'apercevoir que, sur le trou qu'avait fait +dans cette vitre mon poing d'enfant, j'ai collé, de mes +mains d'homme, le papier huilé de la déclamation!....</p> + + + +<p>Je suis plus malheureux que les pierres.</p> + + + +<p>Je sens mon âme se fondre... Insensé! Au lieu de +vivre dédaigneux et sombre, les yeux fixés sur un +avenir menteur, si tu avais pris ta part des joies saines +de la famille, si tu n'avais pas étranglé tes émotions et +fermé ton coeur, tu ne serais pas harcelé par le doute +impitoyable, ou tu pourrais du moins trouver une +consolation dans la tranquillité de tes souvenirs et la +sérénité de tes espoirs. Ce serait si bon, de pouvoir +calmer tes peines avec les réminiscences des affections +anciennes! Ce serait...</p> + + + +<p>Mensonge!... Ce n'est pas avec cette huile rance +qu'il me faut panser la large blessure que m'ont faite +à petits coups les stylets empoisonnés du dégoût et +de la solitude. Ah! je m'en fous pas mal, par exemple, +du sourire béat des espérances à gueules plates! Et +comme je m'en bats l'oeil, de ne pas avoir roulé ma +jeunesse, ainsi qu'un merlan à frire, dans la farine +fadasse des épanchements familiaux!...</p> + + + +<p>Ah! c'est bien le doute qui me fait souffrir, vraiment!... +C'est étrange, comme on aime à se tromper +soi-même, comme on aime à transformer en palimpseste, +aussitôt qu'on en a lu deux lignes, le livre +grand ouvert de son coeur!</p> + +<p>Car je sais quel est mon mal, à présent. Je la connais, +l'affreuse bête qui se démène en moi, qui me +surexcite et me torture, et plonge mon esprit dans la +nuit. Oh! il faut que je le hurle, que je fasse retentir +mes cris de rage impuissante, comme le fauve qui, la +nuit, dans la montagne, les flancs serrés et la gorge +sèche, lance vers les étoiles impassibles le rugissement +désespéré des ruts inassouvis.</p> + + + +<p>Une vision m'obsède. Un cauchemar me poursuit. +Du jour où j'ai commencé à songer à l'amour, j'ai été +perdu.</p> + +<p>C'est en vain que j'ai essayé d'étouffer le cri à la +chair, c'est en vain que j'ai tenté de maîtriser mes +crispations angoissantes. Toujours, de plus en plus +impérieux, l'appel se faisait entendre, et je frémissais +malgré moi, sursautant au milieu d'une accalmie, +ainsi qu'au premier coup de langue de la diane, les +dormeurs, réveillés en sursaut, ouvrent les yeux, +effarés.</p> + +<p>Voilà des mois que cela dure, des mois que je +roule ce rocher qui retombe sans cesse sur moi, au +milieu des éclats de rire des corrompus qui m'entourent. +Elles ont fini par me couper les bras, leurs +railleries, et je viens de me coucher à côté du roc +que, Sisyphe esquinté, je n'ai même plus la force de +soulever.</p> + +<p>Ma cervelle est imbibée de luxure. C'est une éponge +qu'il m'est impossible de presser sans faire couler à +travers mes doigts le pus des passions sales.</p> + +<p>L'affreuse image qui s'y est incrustée devient de +plus en plus confuse, comme celle d'un objet qui a +posé trop longtemps devant l'appareil finit par se +brouiller sur la plaque.</p> + + + +<p>Il est des choses que je voudrais taire, des abominations +que je voudrais pouvoir passer sous silence. +Je ressemble à l'un de ces arbres malingres et rabougris, +couverts de végétations hideuses, de lèpres +ignobles, de mousses galeuses, qui se tordent au fond +d'un ravin sans air, au bord d'un fangeux marécage, +et qui, plantés dans la vastitude solitaire de la plaine +ou dans le resserrement fraternel de la forêt, auraient +crevé le ciel libre de la saine poussée de leurs +branches.</p> + + + +<p>Ah! oui, je voudrais qu'ils se cachent, les infâmes +qui, à mes côtés, se prêtent à la satisfaction des +désirs que la privation de femmes a surexcités! Je +voudrais qu'ils se cachent, car il y a longtemps déjà +que mon sang bouillonne en leur présence, et j'ai été +pris, trop de fois, de l'envie terrible de les tuer—ou +de les aimer. Ce n'est plus eux que je vois, ce n'est +plus leur physionomie que je regarde avec dédain; +ce sont des intonations féminines que je recherche +dans leurs voix, ce sont des traits de femmes que +j'épie fiévreusement—et que je découvre—sur +leurs visages; ce sont des faces de passionnées et +des profils d'amoureuses que je taille dans ces figures +dont l'ignominie disparaît.</p> + +<p>Cette cristallisation infâme me remplit d'une joie +âpre qui me brise.</p> + + + +<p>Oh! les rêves que je fais, somnambule lubrique, +dans ces interminables journées où mon corps s'affaiblit +peu à peu sous l'action de l'idée troublante! Oh! +les hallucinations qui m'étreignent dans ces nuits sans +sommeil où les extravagances du délire s'attachent +brûlantes à ma peau, comme la tunique du Centaure! +Ces nuits où j'écume de rage comme un fou, où je +pleure comme un enfant; ces nuits pleines d'accès +frénétiques, d'espoirs ardents, de convulsions douloureuses, +d'attentes insensées et d'anxiétés poignantes, +où mon coeur cesse de battre tout à coup, +ainsi qu'à un susurrement d'amour, au moindre +bruissement du vent—où je me suis surpris, tressaillant +de honte, à étendre mes mains tremblantes +de désir vers les paillasses où les lueurs pâles de la +lune, perçant la toile, me faisaient entrevoir, dans les +corps étendus des dormeurs, de libidineuses apophyses!...</p> + + + +<p>Ah! je ne veux point céder à la tentation! N'importe +quoi, plutôt...</p> + +<p>Ma foi, oui, n'importe quoi! Je suis descendu au +ravin où paissent les bourriques que mon voisin appelle +ses mômes, et j'ai fait la cour, moi aussi, à +mademoiselle Peau-d'Âne...</p> + +<p>Autant aurait valu essayer d'étancher ma soif avec +du vinaigre.</p> + + + +<p>Maintenant, c'est fini... Je suis la proie du rêve +malsain. Je ne suis plus moi; j'appartiens à ce bourreau: +l'idée abjecte. Je ne vois plus rien qu'une +chose: la femme; pas même la femme, l'organe; pas +même l'organe, quelque chose de monstrueux, de +vague, d'innommable, la résultante affreuse de la +rêverie infâme: deux cuisses ouvertes et, dans l'écartement +attractif du compas de chair, le vide sans +forme, sans nom, la chose quelconque, mais vivante, +intelligente, humaine, consolante, celle qui seule +peut donner: la Satisfaction...</p> + + + +<p>Oh! qui me délivrera de cette obsession? Qui brisera +cette griffe immonde qui étreint mon cerveau! +Qui arrachera de devant mes yeux cette image qui +m'exaspère, cet i grec de viande—qui me rendra +fou!...</p> + + + +<br><br><br> +<h3>XXVII</h3> + + + +<p>J'ai de la veine. On vient de rendre justice à mon +mérite.</p> + +<p>Le conducteur des mulets qui vont chercher de l'eau +au puits ayant perdu l'estime des <i>grosses</i> légumes, a +été destitué. C'est moi qu'on a choisi pour le remplacer.</p> + + + +<p>—Chançard, est venu me dire Rabasse, le poète, +qui prétend savoir mener les bourdons, lui aussi, et +qui aurait bien voulu se voir promu au grade de porteur +d'eau; tu n'as plus qu'à te battre les flancs, à +présent!</p> + +<p>Pas tout à fait. Il faut que je fasse au puits six +voyages par jour: trois le matin, trois le soir. Un +homme de corvée doit m'accompagner pour remplir +les tonneaux que nous plaçons sur les bâts. Ce n'est +pas éreintant. Nous avons le temps de nous amuser +en route.</p> + +<p>Je n'en ai justement pas, d'homme de corvée. Il +m'en faut un. Je n'aurai pas été préposé à la lavasse, +comme dit Acajou, et investi d'une autorité—limitée—sur +deux bêtes de somme et un subalterne, +sans avoir usé des prérogatives que me confère ma +charge. Il m'en faut un.</p> + +<p>—Sergent, je n'ai pas d'homme de corvée.</p> + +<p>—Je vais vous en désigner un. Le premier qui sortira +de sa tente... Gabriel! venez ici. Vous allez vous +rendre au puits, avec Froissard; jusqu'à nouvel ordre, +vous continuerez.</p> + +<p>—Oui, sergent.</p> + + + +<p>Je reste cloué à ma place, stupide. Gabriel! lui! +<i>elle!</i>... Mais je n'en veux pas!... Je...</p> + +<p>Et, tout d'un coup, je sens mes mains qui se glacent, +tout mon sang qui me remonte au coeur. <i>Il</i> +vient de me regarder en souriant... +...................................... +......................................</p> + + + +<br><br><br> +<h3>XXVIII</h3> + + + +<p>Je l'adore...</p> + +<p>Ah! si je pouvais les passer ici, comme cela, les +neuf mois qui me restent à faire!...</p> + + + +<p>C'est pour rire... Le lieutenant Ponchard vient +d'être appelé au commandement d'une compagnie +d'un bataillon d'Afrique, en Algérie, et c'est un sergent +qui va le remplacer comme chef de détachement. +Un Corse, ce sergent, et un Corse qui m'en +veut, un Corse qui m'a gardé rancune: Craponi.</p> + +<p>Gare à moi!</p> + + + +<p>Il n'y a pas une semaine qu'il est en fonctions que +j'ai déjà pour plusieurs mois de bloc sur la planche. +Je ne suis pas le seul, d'ailleurs, sur lequel se soit +appesantie sa vengeance: nous sommes une douzaine +en prison. Les gradés, que maintenait la bonhomie +du lieutenant, ont repris courage et ont complètement +changé d'allures, depuis l'arrivée de Craponi.</p> + +<p>—Quel tas de vaches! me dit Acajou, le soir, +quand nous rentrons sous notre tombeau, après avoir +fait le peloton.</p> + + + +<p>Il a raison, Acajou. Mais je n'ai plus que neuf mois +à tirer, et je les défie bien de me faire faire un jour de +plus.</p> + +<p>—Ne défie personne, me souffle le factionnaire qui +nous garde et qui m'a entendu. Craponi parlait de toi +tout à l'heure, avec Norvi; tu sais, le pied-de-banc +qui vient de se rengager?</p> + +<p>J'insiste. Qu'ont-ils dit?</p> + +<p>—Presque rien. Norvi a touché sa prime de rengagement +et veut aller la manger—ou la boire—à Tunis. +Pour arriver à ce beau résultat, il faut qu'il fasse passer +un homme au conseil de guerre.</p> + +<p>—Et il a parlé de moi?</p> + +<p>—De toi et du Crocodile.</p> + +<p>—Les canailles!</p> + +<p>—Ils ne sont pas décidés. Ils vont jouer votre tête +au piquet, en cent cinquante: Norvi joue pour le Crocodile +et Craponi pour toi. J'ai entendu ça il y a cinq +minutes, en passant devant leur baraque. Ils sont en +train de jouer, à présent.</p> + +<p>—Promène-toi encore, sans avoir l'air de rien, et +tâche de savoir...</p> + + + +<p>Un brusque éclat de voix me coupe la parole.</p> + +<p>—Quinte et quatorze, quatre-vingt-quatorze! j'ai +gagné de trente!...</p> + +<p>—C'est Craponi qui a gagné, me dit le factionnaire, +qui pâlit.</p> + +<p>Je ne pâlis peut-être pas—je ne sais pas—mais +j'ai un petit tremblement nerveux.</p> + +<p>—Oui, c'est lui, mon vieux, tu as raison! Seulement, +tout n'est pas dit. A nous deux, la belle! Ça va +être drôle!...</p> + + + +<p>Ça n'a pas été drôle du tout.</p> + +<p>Pendant un mois, les chaouchs m'ont <i>cherché</i> de +toutes les façons sans arriver à aucun résultat, malgré +leur méchanceté hypocrite. J'étais sûr de moi, +certain d'aller jusqu'au bout, sans plier. Et je répétais +la phrase lamentable du soldat martyrisé par ses +chefs: «Ils auront la graisse, mais pas la peau.»</p> + + + +<p>Un soir, mon pied a tourné sur un caillou. Le lendemain +matin j'avais la cheville gonflée et je pouvais +à peine me tenir debout. J'ai vu qu'il me serait impossible +de faire le peloton.</p> + +<p>—Va montrer ton pied au sergent, m'a dit un camarade. +Comme il n'y a pas de médecin ici, il sera forcé +de te faire remonter à Aïn-Halib et, pendant qu'on te +soignera, tu seras mieux qu'ici, en prison.</p> + +<p>Je monte clopin-clopant jusqu'à la baraque des +chaouchs.</p> + +<p>—Qu'est-ce que vous voulez? vient me demander +Craponi qui, étonné de me voir là, fait deux pas au-delà +du seuil.</p> + +<p>—Sergent, je me suis foulé le pied et je viens vous +demander...</p> + +<p>—Attendez-moi là un moment.</p> + +<p>Il est rentré dans la maison, et en est sorti deux +minutes après.</p> + +<p>—Qu'est-ce que vous dites que vous avez?</p> + +<p>—J'ai le pied foulé, sergent, et je voudrais monter +à Aïn-Halib, pour me présenter devant le major, avec +le convoi qui part aujourd'hui.</p> + +<p>—Empoignez-moi cet homme-là, Cristo!—Vous +m'insultez! vous m'insultez!</p> + + + +<p>Trois gradés, deux sergents et un caporal, se sont +précipités hors de la baraque. Ils m'ont saisi par les +bras et par le cou et m'ont traîné jusqu'à un gros +arbre qui s'élève, seul et desséché, à une cinquantaine +de pas de la route.</p> + +<p>—Apportez-moi des cordes! crie Norvi à un homme +de garde.</p> + +<p>—Mais qu'est-ce que j'ai fait, sergent? Pourquoi +m'attachez-vous?</p> + +<p>—Silence! porco! ou je vous mets le bâillon!</p> + +<p>Ils m'ont attaché les pieds, les mains, et m'ont lié +étroitement à l'arbre; puis ils m'ont laissé seul.</p> + + + +<p>Que penser? que croire? J'ai passé quatre heures à +me les poser, ces deux questions, sans trouver de +réponse, ou en trouvant trop; ne sentant pas la morsure +des cordes qui m'entraient dans les chairs, mais +avec la sensation d'une douleur sourde, causée par +un coup de masse, sur la tête.</p> + + + +<p>A neuf heures, le clairon sonne pour la lecture du +rapport. Je tends l'oreille, mais il m'est impossible de +surprendre autre chose qu'un bredouillement indécis.</p> + +<p>—Rompez les rangs, marche!</p> + +<p>Craponi se dirige vers moi, son cahier de rapports à +la main. Il s'arrête à trois pas, remuant deux secondes +ses lèvres blêmes.</p> + +<p>—Froissard—huit jours de prison—lorsque le +sergent chef de détachement lui faisait une observation, +a répondu à ce dernier: «Tu me fais chier, +bougre d'idiot!»</p> + +<p>J'ai un hurlement.</p> + +<p>—C'est faux! Je ne vous ai pas dit ça! C'est faux!</p> + +<p>—C'est vrai.</p> + +<p>Le Corse me regarde en dessous, une placidité +douce dans ses deux yeux noirs d'hypocrite imperturbable. +Il fait un demi-tour par principes et, en s'en +allant:</p> + +<p>—Insulte à un supérieur pendant ou à l'occasion +du service, dix ans de travaux publics.</p> + + + +<p>J'ai senti le froid d'une lame de couteau m'entrer +entre les deux épaules.</p> + +<p>Je suis perdu!</p> + + + +<br><br><br> +<h3>XXIX</h3> + + + +<p>Je suis perdu! Cette pensée ne me quitte pas. Elle +me harcèle; je ne vois pas autre chose, rien, rien. +Et, chaque fois que je m'écrie en moi-même, indigné:</p> + +<p>—Mais l'accusation portée contre moi est un infâme +mensonge! C'est faux!</p> + +<p>J'entends la voix blanche du Corse qui répond: +«C'est vrai!»</p> + +<p>Et je sens que le Corse aura raison, toujours raison, +et que mon témoignage à moi, Camisard revêtu +de la capote grise, ne pèse pas plus, devant l'affirmation +du galonné, qu'une plume devant un coup de +vent... C'est à se briser la tête contre les murs!</p> + + + +<p>Perdu!... Je me redis ce mot tout le long des vingt-cinq +kilomètres que j'ai à faire, les mains attachées, +pour arriver à Aïn-Halib.</p> + +<p>Perdu!... Je me le redis encore quand, le soir, on +m'a mis les fers aux pieds et aux mains et qu'on m'a +jeté dans le coin du ravin où l'on relègue les hommes +en prévention.</p> + +<p>Dix ans de travaux publics! Ah! mieux vaudrait la +mort, mille fois!... La mort... Et je me souviens de la +réponse de Queslier, un jour où nous parlions du +conseil de guerre: «Si jamais, par malheur, ils m'y +faisaient passer, ce n'est ni à cinq ans ni à dix ans de +prison qu'ils me condamneraient.» Et je vois son +geste rapide mettant en joue un chaouch.</p> + + + +<p>—Est-ce un cadenas anglais que tu as à tes fers? +murmure une voix qui sort du tombeau voisin du +mien.</p> + +<p>Je me retourne, tant bien que mal, et j'aperçois +sous la toile relevée la moitié d'un visage qui ne m'est +pas connu.</p> + +<p>—Oui, c'est un cadenas anglais. Pourquoi?</p> + +<p>—Parce que j'ai une fausse clef que je me suis +faite avec un morceau de fil de fer. Tu ne me connais +pas, mais moi, je te connais, ou plutôt j'ai entendu +parler de toi. Je vais aller te détacher.</p> + +<p>Et, en effet, rampant avec des précautions de sauvage, +l'homme se glisse le long de mon tombeau et +se met à travailler le cadenas.</p> + +<p>—Ça y est. Défaisons quatre ou cinq tours et refermons. +Maintenant, tu peux mettre tes mains là dedans +et les retirer à volonté. Tu es en prévention de +conseil de guerre? Tu viens d'El-Ksob?</p> + +<p>—Oui.</p> + +<p>—Alors, on n'instruira ton affaire que demain dans +l'après-midi. Moi, j'ai déjà été appelé chez le capiston. +Mon flanche est dans le sac. Je pars à la fin de la semaine +pour passer au tourniquet.</p> + +<p>—Pourquoi passes-tu au conseil de guerre?</p> + +<p>—Pour refus d'obéissance. J'attraperai deux ans de +prison. Je l'ai fait exprès. Je m'embêtais ici...</p> + +<p>Il a un rire idiot.</p> + + + +<p>—Tu comprends, quand j'aurai fini mes deux ans, +je serai versé dans une autre compagnie... J'y serai +peut-être moins mal qu'ici... Tu sais, je t'ai détaché, +mais tâche de ne pas le faire voir. Ne profite pas de +ça pour aller te promener...</p> + + + +<p>Non, mon ami, non, je n'irai pas me promener. Pas +aujourd'hui, du moins; mais demain, après la confrontation +avec les témoins chez le capitaine, si je +vois que l'ignoble complot qu'on a formé contre moi +réussit, si je vois que le crime que les abjects +chaouchs ont depuis si longtemps prémédité est sur +le point de s'accomplir, eh bien! il se pourrait que +j'aille faire une petite promenade, la nuit, quand on +n'y voit point à trois pas. Il se pourrait que je monte +là-haut, au camp, que je prenne une baïonnette dans +un marabout et que j'entre tout doucement, sans me +laisser voir de personne, dans la baraque où ronflent +les pieds-de-banc, ou dans le bord où dort le capitaine. +Et il pourrait se faire aussi, vois-tu, que j'aie +du sang aux mains lorsque je viendrai réveiller le +chef de poste, après ma promenade nocturne, pour +le prier de m'écrouer.</p> + +<p>Tu ne m'aurais pas détaché, n'est-ce pas, si tu +t'étais douté de ça? Et si je te livrais mon secret maintenant, +tu appellerais le chaouch de garde à grands +cris, n'est-ce pas? Mais tu ne te doutes de rien; tu +dors peut-être tranquillement, avec tes deux ans de +prison en perspective, toi qui <i>fais exprès</i> de passer +au conseil de guerre! Et tu ne supposes pas qu'il +y ait des gens assez fous pour ne vouloir y passer à +aucun prix et pour préférer, lorsque les buveurs +de sang ont résolu de leur voler dix années de leur +vie, douze balles dans la peau à dix ans de travaux +publics.</p> + + + +<br><br><br> +<h3>XXX</h3> + + + +<p>—Oui, mon capitaine, oui! j'ai tout entendu. C'était +moi qui faisais la cuisine des gradés, à El-Ksob. +Vous savez probablement que, dans le mur de leur +baraque, on a pratiqué une petite fenêtre, un guichet, +pour passer les plats. Eh bien! ce guichet était resté +ouvert. Quand j'ai vu Froissard arriver, je me suis +douté de quelque chose. Je me suis dissimulé le long +du mur et j'ai prêté l'oreille...</p> + +<p>C'est Queslier qui parle, Queslier qui a fait des pieds +et des mains pour remonter d'El-Ksob au dépôt, car il +sait quelle infâme machination a été ourdie contre +moi, car il ne veut pas, lui qui a vu tendre le traquenard +dans lequel je suis tombé, que je sois la victime +des imposteurs galonnés qui ont juré ma perte. Il dit +tout,—et sans ménager ses expressions, ma foi:—la +partie de piquet au sanglant enjeu jouée un mois +auparavant; la rentrée subite de Craponi dans sa maison, +lorsque je me suis présenté sur le seuil, et la +consigne atroce qu'il a donnée à ses sous-ordres.</p> + +<p>—Voici ses propres paroles, mon capitaine:</p> + +<p>«Froissard est là. Je vais ressortir et lui demander +ce qui l'amène; aussitôt qu'il aura dit cinq ou six +mots, je crierai: «Vous m'insultez, misérable!» +Vous sortirez et vous le saisirez solidement. Nous le +ferons passer au conseil et vous me servirez de témoins. +<i>Sarà divertevole</i>. Comme ça, nous pourrons aller à +Tunis.»</p> + + + +<p>—Vous mentez! s'écrie le capitaine qui, assis devant +le pupitre de la salle des rapports, a bondi sur sa +chaise.</p> + +<p>Queslier étend la main.</p> + +<p>—Mon capitaine, je jure que je dis la vérité.</p> + +<p>—Prenez garde à ce que vous dites! Si vous essayez de +tromper la justice, de calomnier vos supérieurs, +un châtiment épouvantable vous attend! Réfléchissez +à ce que vous allez dire. Jusqu'à présent je +n'ai rien entendu. Je vous interrogerai encore dans +cinq minutes. Réfléchissez, Queslier, réfléchissez! +Vous voulez sauver un camarade, malheureux! Savez-vous +s'il est digne de votre dévouement, d'abord! +Savez-vous s'il ne va pas faire des aveux, tout à +l'heure? Savez-vous s'il n'en a pas fait déjà? Ah! mon +pauvre enfant! Tenez, allez-vous-en! sortez d'ici! +Profitez d'un moment d'indulgence. J'ai pitié de vous. +Je ne suis pas seulement votre capitaine, votre commandant, +je suis aussi votre père; vous retournerez +ce soir à votre détachement et j'ignorerai que vous +êtes venu ici. Suivez le bon conseil que je vous +donne, ne vous compromettez pas davantage, ne persistez +pas...</p> + +<p>—Mon capitaine, ma place est ici.</p> + +<p>—Indiscipliné! mauvaise tête! rebelle! canaille! +Gare à votre peau! on ne rit pas avec moi! Vous entendez?... +On ne rit pas!... Je vous le ferai voir, moi! +Bougre!...</p> + +<p>Le capitaine écume. Subitement, il se calme. Il +croise les bras sur le pupitre.</p> + +<p>—A vous, Froissard. Qu'avez-vous à dire pour vous +justifier?</p> + + + +<p>On m'a fait asseoir sur une chaise dont la paille me +brûle le derrière. J'ai des picotements par tout le +corps, des fourmis dans les jambes. Je ne peux pas +rester en place. C'est impossible. Pour cent mille francs +et une montre en or, je ne demeurerais pas sur cette +chaise. Je me lève.</p> + +<p>—Mon...</p> + +<p>—Asseyez-vous!</p> + +<p>Je me rassieds.</p> + +<p>—Mon capitaine...</p> + +<p>C'est plus fort que moi, je me lève encore.</p> + +<p>—Asseyez-vous!</p> + +<p>Je me rassieds. Oh! cette chaise!...</p> + +<p>—Mon capitaine, lorsque je me suis présenté...</p> + +<p>—Asseyez-vous!</p> + +<p>C'est vrai, je me suis encore levé.</p> + +<p>—Lorsque je me suis présenté devant...</p> + +<p>Je ne suis plus assis que sur une fesse.</p> + +<p>—...Devant le sergent Craponi...</p> + +<p>Je ne suis plus assis du tout; je suis, à moitié +courbé, comme si je faisais une révérence, et j'ai +crispé mon poing derrière mon dos, sur le dossier du +siège d'angoisse.</p> + +<p>—Je lui ai dit simplement...</p> + +<p>J'ai lâché le dossier et je me suis redressé.</p> + +<p>—..._Sergent, je suis...</p> + +<p>—Asseyez-vous!</p> + + + +<p>J'empoigne la chaise à deux mains et, à toute volée, +je la lance contre le mur. On entend un craquement.</p> + +<p>—Vous avez brisé cette chaise, vous payerez ça. +Tout se paye, ici. Sergent, donnez une autre chaise au +prévenu.</p> + +<p>Ah! non! Qu'on me donne la question, si l'on veut, +mais pas de chaise! La commodité de la conversation, +peut-être; mais l'incommodité de la défense, pour +sûr!</p> + +<p>Et, afin que ça finisse plus vite, je m'écrie, sans +faire semblant de m'apercevoir que l'horrible meuble +est déjà derrière moi:</p> + +<p>—Je suis innocent! Je n'ai insulté personne: la +déposition de vos gardes-chiourme est un affreux +mensonge!</p> + +<p>—Vous payerez tout ça!... Asseyez-vous!</p> + +<p>Si l'on veut. Maintenant, ça m'est égal. Le capitaine +se tourne vers Queslier.</p> + +<p>—Persistez-vous dans vos précédentes déclarations? +Ce que vous avez dit est-il vrai?</p> + +<p>—C'est vrai.</p> + +<p>—Sergent Craponi, est-ce vrai?</p> + +<p>—C'est faux.</p> + +<p>Oh! quelle différence d'intonation entre la voix +franche de Queslier et la voix fausse du Corse! Comme +l'une a la clarté de la vérité et l'autre l'accent sourd +du mensonge!</p> + +<p>—Sergent Norvi, est-ce vrai?</p> + +<p>—C'est faux.</p> + +<p>—Sergent Balanzi, est-ce vrai?</p> + +<p>—C'est faux.</p> + +<p>—Caporal Balteux...</p> + +<p>J'entends d'avance sa réponse... Je suis foutu!</p> + + + +<p>Mais Queslier s'est élancé vers le caporal et l'a saisi +par le bras.</p> + +<p>—Caporal, vous êtes Français, vous! Vous n'êtes +pas Corse! Les Français ne savent pas mentir! Vous +ne voudrez pas faire condamner un innocent, prêter +la main...</p> + +<p>Le capitaine s'est levé. Il frappe du poing sur le +pupitre et ses hurlements se croisent avec les exclamations +de Queslier.</p> + +<p>—Caporal! Suivez l'exemple de vos chefs... la hiérarchie!... +la famille!... Vous retournerez voir votre +famille avec des galons d'or... Vous serez sergent! +Vous êtes un des premiers sur le tableau d'avancement...</p> + +<p>—Vous savez tout; ne soyez pas sergent, soyez +honnête homme. Ça vaut mieux, allez!</p> + +<p>Le caporal étend la main. Il fait signe qu'il veut +parler.</p> + +<p>Un grand silence.</p> + + + +<p>—Les sergents vous ont trompé, mon capitaine. +Froissard est innocent. Queslier a dit la vérité. Je le +jure!...</p> + +<p>On nous a fait sortir, Queslier et moi.</p> + + + +<p>Je ne passerai pas au conseil de guerre. Seulement, +j'aurai soixante jours de prison pour bris d'un ustensile +appartenant à l'Etat. Ce qu'il est veinard, l'Etat! +Je voudrais bien être à sa place.</p> + +<p>Non, j'aimerais mieux avoir ce qui reste de la +chaise, pour la casser tout à fait. Queslier aussi a +soixante jours de prison. Lui, par exemple, c'est pour +s'être permis de saisir familièrement par le bras un +supérieur, pendant le service.</p> + +<p>—Qu'est-ce que ça fiche? me dit-il au moment où +l'on nous boucle. Pourvu que ça compte sur le +congé.............................</p> + +<p>Voilà trois mois, déjà, que l'affreux cauchemar est +passé; trois mois qu'il s'est effacé, l'horrible rêve de +l'existence brisée comme une lame d'épée par le bâton +d'un manant; trois mois que le spectre du crime à +accomplir a disparu de devant mes yeux.</p> + +<p>Ah! je suis soulagé d'un grand poids. Il m'a rendu +bien vil, l'infâme métier. J'ai volé, j'ai forniqué. Mais +j'ai pu au moins écarter de mes doigts souillés et +tremblants le fantôme de l'assassinat...</p> + +<p>... Cette phrase que je viens d'écrire me fait honte. +Elle ment. Je ne l'efface pas, je la laisse. Je n'ai pas le +courage, vraiment, de la biffer d'un trait de plume, +car c'est bien dur de tout dire, même quand on s'est +promis de faire une confession sincère—même quand +on n'a pas de remords.</p> + +<p>Pas de remords, non. Je n'ai été, là encore, que +l'agent contraint et aveugle d'une cause hors de moi. +Avoir des ménagements pour moi, affolé qui, inconsciemment, +ai agi en brute, ce serait avoir des égards +pour ceux qui, depuis si longtemps, appuient sur mon +esprit leur lourd talon. Et ce n'est que justice, après +tout, si je secoue, sur leurs faces viles, mes mains +tachées de sanie et de sang.</p> + +<p>J'ai assassiné.</p> + + + +<p>Ah! je veux me hâter, maintenant. J'en ai assez de +ces horreurs; j'en ai trop de ces ignominies. Je sens +que je ne pourrai bientôt plus dégorger goutte à +goutte toute la honte qu'on m'a fait boire et plaquer +de larges taches, sur le papier blanc, avec toutes les +infamies qu'on m'a forcé à commettre...</p> + + + +<p>Il a fallu aller nettoyer les puits, à Bir-Tala. Travail +dur, répugnant. On a choisi, pour l'accomplir, une +équipe de prisonniers. Nous partons, douze, à huit +heures du soir, pour faire, pendant la nuit, l'étape de +quarante kilomètres, dans les montagnes où aucun +chemin n'est tracé. Nous nous apercevons, en arrivant, +le lendemain matin, que l'un de nous manque +à l'appel. C'est un jeune soldat, peu habitué à la +marche, qui a dû rester en arrière. Nous l'attendons +en vain toute la journée et, la nuit venue, nous allumons +de grands feux.</p> + +<p>—Ce saligaud-là s'est au moins fait pincer par les +Arabes, ronchonne l'adjudant qui nous commande. Il +n'est guère admissible qu'il soit resté dans la montagne. +Enfin, si demain, à dix heures, il n'est pas là, +je donnerai la demi-journée à six d'entre vous pour +aller à sa recherche.</p> + +<p>La nuit et la matinée se passent. Personne.</p> + + + +<p>—Vous allez partir deux par deux, chacun d'un +côté. Vous, Froissard, avec l'Amiral, par là; vous, +dans cette direction.</p> + +<p>—Mon adjudant, il nous faudrait de l'eau.</p> + +<p>On la mesure, l'eau. Celle qu'on pourrait tirer du +puits n'est pas buvable, et il reste à peine un petit +tonneau sur les quatre que les mulets ont apportés +d'Aïn-Halib. La chaleur est accablante, justement.</p> + +<p>—Ce ne sera pas trop d'un bidon, dit l'Amiral.</p> + +<p>—Un bidon! comme vous y allez! s'écrie l'adjudant. +Un demi-bidon, s'il vous plaît.</p> + +<p>—Mais, mon adjudant, puisque le tonneau était +encore plein tout à l'heure...</p> + +<p>—Et ce qu'il m'a fallu pour ma toilette?</p> + +<p>Nous avons un cri de stupéfaction.</p> + +<p>—Sa toilette! le moment est bien choisi...</p> + +<p>—Qu'est-ce que c'est? Demi-tour! et vite!</p> + +<p>Et nous partons, sous le soleil de plomb, gravissant +les montagnes abruptes, dégringolant les pentes caillouteuses +des oueds, avec cette chopine d'eau, bientôt +bouillante, et dont il ne reste pas une goutte au +bout d'une heure.</p> + + + +<p>Combien de temps avons-nous marché, l'Amiral et +moi? Je l'ignore. Mais je sais que jamais je n'ai tant +souffert de la chaleur, que jamais la soif ne m'a torturé +ainsi. Il vient un moment où, le corps en sueur, +exténués, la gorge sèche, nous laissons tomber nos +fusils par terre et nous nous étendons, haletants, sur +le sable brûlant. Nous avons un doigt d'écume desséchée +sur les lèvres; nous ne pouvons plus parler. +L'Amiral me tire par le bras et me fait signe de nous +remettre en route. Où allons-nous? Droit devant +nous. Nous n'avons plus l'espoir de retrouver le camarade +égaré. Il est mort, sans doute; il est tombé entre +les mains des Arabes et l'on n'entendra plus jamais +parler de lui, pas plus que de ces traînards qui, à la +queue des colonnes, disparaissent mystérieusement.</p> + +<p>Nous n'en pouvons plus. Il ne nous reste qu'à regagner +le camp. Nous gravissons une crête pour nous +orienter. L'Amiral marche à dix pas devant moi. Brusquement, +il pousse un cri strident et, derrière un rocher, +disparaît en courant. Je le suis...</p> + +<p>Alors, que s'est-il passé? Comment dire cette chose? +Comment rendre cette image que j'ai là, devant les +yeux?</p> + + + +<p>Un puits avec une margelle de pierres rouges; deux +Arabes, un vieux et un jeune, un enfant de quinze +ans, tirant de l'eau dont ils remplissent des outres +placées sur un ânon; l'Amiral saisissant le vieillard +par le bras, le vieillard levant sa faucille dans un geste +désespéré, une lame qui brille et l'Arabe tombant à +la renverse, sa grande barbe blanche toute droite. Et +je me vois aussi, moi, saisissant à la gorge l'enfant +qui n'a pas le temps de jeter un cri et lui enfonçant, à +trois reprises, ma baïonnette dans la poitrine...</p> + +<p>En moins d'une minute, tout cela. Et quoi encore? +Je ne me rappelle pas; je ne sais plus. Les avons-nous +précipités dans le puits, les cadavres? Je l'ignore. +En vérité, je l'ignore. Et je ne sais même pas si nous +en avons bu beaucoup, de cette eau qui avait une +petite teinte rouge et qui nous a semblé si bonne, +quand la soif, qui nous avait subitement quittés, un +instant, nous est revenue plus ardente...</p> + + + +<p>Ce que je vois bien, par exemple,—oh! très distinctement!—c'est +l'Amiral assis près du puits dans +lequel il s'amuse à jeter des cailloux en disant:</p> + +<p>—Ah! le vieux chameau! Il ne voulait pas me laisser +boire dans sa <i>guerba!</i></p> + +<p>Et je ris doucement, moi, car je viens de faire +reluire au soleil ma baïonnette que j'ai frottée avec +du sable après l'avoir passée dans des touffes d'alfa. +Parole d'honneur! elle est plus propre et plus nette +que si elle sortait de chez l'armurier.</p> + + + +<br><br><br> +<h3>XXXI</h3> + + + +<p>Je suis en prison—encore—et je fais le peloton—toujours.</p> + +<p>Ce n'est plus El-Ksob, ici. Je n'ai plus de vin, plus +d'alcool, plus de tabac, plus de Louis-Quinze—plus +même de pain. Je suis retombé dans la misère noire.</p> + + + +<p>Eh bien! tant mieux! Je suis content de m'être débarrassé +de tout cela, d'avoir secoué toute cette +honte.</p> + +<p>J'ai reconquis ma haine d'autrefois, la rage qui me +met le feu au ventre, ma volonté d'énergumène. Je +veux sortir du Barathre. Du courage, il m'en faut +encore pendant une demi-année. J'en aurai.</p> + +<p>Je suis bien portant, d'ailleurs, malgré les fers, +malgré les mauvais traitements, malgré les privations +du régime cellulaire. Je me suis rhabitué à ne plus +manger qu'une soupe sur quatre. De la blague, tout +ça, lorsqu'on sait qu'on sera libre au bout de six +mois!</p> + +<p>Je me sens fort, en dépit de tout. Et j'ai même une +pointe de vanité égoïste en jetant un coup d'oeil, +parmi les vingt hommes qui me suivent, sur deux ou +trois malheureux qui clochent du pied et se traînent +difficilement. Car c'est moi qui tiens la tête, c'est moi +qui mène <i>le bal</i>, allant toujours, tant et plus, du +même pas régulier, habitué à la charge énorme que +je porte et qui ne pèse plus sur mes épaules, les bras +rompus aux mouvements les plus pénibles et les plus +prolongés du maniement d'armes que j'exécute machinalement, +sans gêne.</p> + +<p>Je crois qu'un homme, lorsqu'il a pu dépasser un +certain degré de fatigue et d'abattement, franchir, par +un effort tenace de résolution, la limite qu'il s'est +d'abord figuré ne pouvoir atteindre, est capable de +continuer, sans plus souffrir, l'exercice qui lui a +semblé impossible, de sauter, maintes et maintes +fois, par dessus l'obstacle qu'il a pensé refuser. On +arrive à s'insensibiliser.</p> + + + +<p>J'éprouve un serrement de coeur, pourtant, lorsque, +à chaque tour de piste, j'arrive devant la petite butte +de gazon sur laquelle est monté le sergent de garde +qui nous fait manoeuvrer. Un homme est assis, au +pied du tertre, son sac à terre, à côté de lui, son fusil +entre les jambes. C'est Queslier.</p> + + + +<p>Pauvre garçon! Brave coeur! Il y a longtemps qu'il +souffre, déjà, car le climat meurtrier l'a anémié, car +les tourments qu'on lui a fait endurer l'ont affaibli à +tel point qu'il n'a pas pu continuer le peloton, ce +matin, et qu'il a été forcé de se faire porter malade. +On a été chercher le médecin-major.</p> + + + +<p>Il arrive.</p> + +<p>—C'est vous qui vous êtes fait porter malade? Où +avez-vous mal?</p> + +<p>—Partout, monsieur le major.</p> + +<p>—Mais enfin, de quoi vous plaignez-vous? De quoi +souffrez-vous?</p> + +<p>—De la fatigue. Je n'en puis plus.</p> + +<p>—Ce n'est pas une maladie, cela. Voyons, vous +n'avez pas autre chose?</p> + +<p>—Mais, monsieur le major, examinez-moi. Je vous +assure que je suis exténué, brisé, éreinté. Je n'ai +plus trois gouttes de sang dans les veines. Mes jambes +ne peuvent plus me porter...</p> + +<p>Un flot de paroles désespérées.</p> + + + +<p>—Mon ami, vous êtes peut-être fatigué, je n'en +disconviens pas. Seulement, pour moi, cela ne suffit +point. Je ne puis vous reconnaître malade.</p> + +<p>Et, se tournant vers le chef de poste, le major +ajoute:</p> + +<p>—Sergent, vous pouvez commander à cet homme +de continuer son exercice.</p> + +<p>Et il s'en va, tranquillement, les paillettes d'or de +son képi éclatant au soleil au-dessus de la bande de +velours; frappant sa botte, à petits coups, de sa cravache +à pomme d'argent.</p> + + + +<p>—Queslier, placez-vous le premier... en tête!... +Pas gymnastique, marche!</p> + +<p>Le malheureux fait cinq ou six pas en titubant.</p> + +<p>—Nom de Dieu! Plus vite que ça! Marchez-lui sur +les talons, Froissard.</p> + +<p>Queslier s'arrête et laisse tomber son fusil. J'essaye +de lui donner du courage; mais je sens qu'il ne peut +plus faire un pas. Ses jambes raidies flageollent sous +lui. Ah! bon Dieu!</p> + + + +<p>—Queslier! pour vous tout seul!... pas gymnastique, +marche!</p> + +<p>Queslier ne bouge pas.</p> + +<p>—Les deux premiers, arrivez ici... Froissard et le +suivant.</p> + +<p>Nous nous approchons du sergent qui est descendu +du tertre et qui s'est dirigé vers Queslier.</p> + +<p>—Vous savez qu'aux termes d'une circulaire promulguée +par le général commandant la division d'occupation +de Tunisie, tout homme qui se fait porter +malade au cours d'un exercice quelconque et qui +n'est pas reconnu tel par le major, doit être considéré +comme ayant refusé l'obéissance à son supérieur... +Froissard et vous, vous êtes témoins que cet homme +s'est fait porter malade au cours d'un exercice et n'a +pas été reconnu tel?</p> + +<p>Que faire?... Il me vient une idée:</p> + +<p>—Sergent, vous ne lui avez pas lu le Code pénal.</p> + +<p>—C'est inutile. J'aurais même pu le faire mettre en +prévention de conseil de guerre aussitôt après le départ +du major. La circulaire du général m'y autorise.</p> + +<p>—Cependant, sergent, le code est déjà assez +sévère...</p> + +<p>—Ce n'est pas l'avis du général, probablement..... +D'ailleurs, taisez-vous!</p> + +<p>—N'insiste pas, me dit Queslier, qui sourit tristement. +Je ne peux plus mettre un pied devant l'autre.</p> + +<p>Et il me lance un regard que je comprends...</p> + +<p>—Vous êtes témoins, n'est-ce pas?</p> + +<p>—Oui, sergent.</p> + + + +<p>On a emmené Queslier auquel on a mis, sous <i>son +tombeau</i>, les fers aux pieds et aux mains.</p> + + + +<p>Le peloton est fini. Si je pouvais ne pas être +aperçu!...</p> + +<p>Justement une bande de gradés fait son entrée dans +le ravin avec un saladier de fer-blanc, énorme, plein +de punch. Ils pénètrent dans le marabout du sergent +de garde pour trinquer avec leur collègue de service. +Il y a eu une promotion ce matin, paraît-il; un des +pieds-de-banc, Balanzi, a été nommé sergent-major. +C'est le factionnaire qui, tout bas, vient de me jeter +cette nouvelle.</p> + +<p>Il a raison. J'entends des hurlements, mêlés à des +éclats de rire, sortir du marabout. En choeur, les +chaouchs entonnent une chanson:</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p class="i4"> Nous avons un sergent-major...</p> +<p class="i4">... Il a cinq pieds, six pouces,</p> +<p class="i8"> Et des galons en or!</p> + </div> </div> + +<p>Des galons en or! Dire que c'est avec ça qu'on +étrangle un peuple!</p> + + + +<p>Personne? Pas de danger? La sentinelle tourne le +dos. Sans bruit, je me glisse jusqu'au tombeau de +Queslier.</p> + +<p>—Rien n'est perdu, vois-tu, rien. Je passerai au +conseil, mais je m'en tirerai. Il n'est pas possible +qu'ils osent me condamner. Si je croyais le contraire... +Mais non, ce n'est pas possible... Tu as compris mon +coup d'oeil, tout à l'heure? J'aime bien mieux que ce +soit toi qui me serves de témoin. Tu me défendras, +au moins, et tu pourras m'aider à me tirer de leurs +pattes, à Tunis. Avec toi, je peux tout espérer, au lieu +qu'avec une bourrique, j'aurais été frais!... Allons, +mon vieux, ne te fais pas de bile, va; ça n'en vaut +pas la peine, tout ça. Nous retournerons à Paris, +malgré eux, les crapules! Et nous irons voir s'il y +a encore de la place dans un jardin de la rue des +Rosiers où l'on colle autre chose que des espaliers, +le long des murs.</p> + + + +<br><br><br> +<h3>XXXII</h3> + + + +<p>On nous a mis en subsistance, à Tunis, à la caserne +des zouaves et—naturellement—on nous a fourrés +en prison. Queslier, lui, avec les hommes en prévention, +est détenu à la Kasbah.</p> + +<p>Je m'y morfonds, dans cette prison, d'où je ne peux +sortir qu'une heure et demie par jour, pour prendre +l'air, et où je me trouve en tête-à-tête avec des +hommes de différents corps qui passent leur temps à +comparer les uns aux autres, partialement, les régiments +auxquels ils appartiennent. Presque toujours ils +se disputent. Quelquefois ils se battent. On dirait qu'il +s'agit de choses sérieuses. Pauvres diables!</p> + + + +<p>—L'affaire Queslier ne sera pas probablement +appelée avant une quinzaine de jours, m'a dit un +zouave, qui a un copain employé au tribunal, et qui +vient d'entrer à la malle.</p> + +<p>Il n'y est resté que deux jours. Malheureusement, +car il était moins bête que les autres et, dans mon +égoïsme de reclus, j'aurais préféré le garder plus +longtemps—pour pouvoir causer avec lui.</p> + +<p>—Je te ferai passer des journaux, m'a-t-il dit en +s'en allant. Ça te distraira.</p> + +<p>Je l'ai remercié d'avance—tout en ne comptant +guère sur lui.</p> + + + +<p>J'ai eu tort. Un des hommes de corvée qui nous apportent +la soupe m'a remis ce soir, de sa part, un paquet +de papiers. De vieux journaux de France, un roman-feuilleton +et deux numéros d'un journal local, imprimé +moitié en arabe, moitié en français.</p> + +<p>Voyons le dernier numéro... Tiens: «Conseil de +guerre de Tunis.» Ce doit être intéressant.</p> + + + +<p>«Hier, le soldat Passaré, du 4e tirailleurs, ayant +lancé son soulier à la tête du commissaire pendant +que celui-ci lui lisait le jugement qui le condamnait +aux travaux publics, a été, séance tenante, frappé +d'une condamnation à mort.»</p> + + + +<p>Quels singuliers magistrats, que ces membres d'un +tribunal qui s'érige en juge et en partie, dans sa propre +cause! Quelle drôle de justice, tout de même, que +cette justice qui n'a même pas la pudeur de se considérer +comme au-dessus des offenses et qui inflige la +monstrueuse peine de mort à un malheureux exaspéré!</p> + +<p>Poursuivons.</p> + + + +<p>«Avant-hier a eu lieu l'exécution d'un jeune soldat +du 175e de ligne. Ce soldat s'était, à la suite d'une +simple punition de deux jours de consigne, jeté sur +son caporal et l'avait souffleté. Le coupable a été +fusillé devant des détachements des divers corps de +troupe de la garnison. Une foule énorme d'indigènes +étaient accourus de la ville et des environs pour assister +au spectacle. L'exécution d'un Français par des +Français éveillait quelque peu la curiosité. Le condamné +a fait preuve du plus grand courage et a conservé +devant le peloton la plus ferme des attitudes. +Au point de vue du prestige moral du nom français +en Afrique, nous ne saurions que nous en féliciter...»</p> + + + +<p>Quel est le plus misérable, le plus vil, du Code qui +<i>condamne à mort</i> un homme qui en a giflé un autre, +ou du journal qui déclare n'avoir <i>qu'à se féliciter</i> d'un +semblable assassinat?...</p> + + + +<br><br><br> +<h3>XXXIII</h3> + + + +<p>La salle banale d'un conseil de guerre.</p> + + + +<p>J'ai éprouvé, en entrant dans cette salle, non pas +l'impression de respect craintif qu'on ressent en entrant +dans un prétoire, mais la sensation de dégoût +terrible et de défiance répulsive qui fait hésiter sur le +seuil d'un abattoir, à l'entrée d'un corridor obscur +dont on ignore l'issue et où le pied glisse sur les +dalles gluantes.</p> + +<p>La composition ordinaire du tribunal: Un colonel +de zouaves, président; un commandant, un lieutenant +et un sous-lieutenant d'autres corps; un adjudant de +chasseurs d'Afrique. Comme commissaire, un lieutenant +de tirailleurs assisté d'un maréchal des logis de +chasseurs, greffier. La défense est présentée par un +avocat ou un officier quelconque.</p> + +<p>Le public? Les témoins des différentes causes inscrites +au rôle de l'audience. Derrière, des soldats +d'infanterie, baïonnette au canon.</p> + +<p>Un tirailleur indigène, d'abord. Il a déserté. Il parle +mal français, et un sergent de son régiment lui sert +d'interprète. Ça ne dure pas longtemps, nom d'une +pipe! Cinq minutes à peine. Trois ans de travaux publics. +Le Bico s'en va en pleurant.</p> + +<p>Un fantassin, ensuite. Attitude morne, abattue. Il +est accusé d'avoir dit à son adjudant qui refusait de le +laisser sortir du quartier: «Je te casserais bien une +patte.» C'est un garçon très bien, à ce qu'on dit, de +famille riche. Le fait est qu'il s'est payé un avocat +civil qui a mis sa toque de travers et qui fait de grands +gestes pour se débarrasser des manches de sa toge, +beaucoup trop longues.</p> + +<p>Il plaide l'enfantillage, l'avocat civil. Ça ne réussit +pas à son client: cinq ans de prison. C'est le minimum, +après tout.</p> + + + +<p>—Affaire Queslier!</p> + +<p>On nous a fait sortir, l'autre témoin et moi; mais, de +l'endroit où l'on nous a relégués, je puis entendre à +peu près tout. Queslier, simplement, explique l'affaire. +Il assure qu'au moment où il a dû cesser de +faire le peloton, il était très malade et que, du reste, +il l'est encore. Depuis qu'il est à Tunis, il a demandé +la visite d'un médecin qui pourrait constater la véracité +de ses affirmations. On lui a refusé cette visite.</p> + +<p>La voix du président s'élève, hargneuse.</p> + +<p>—Abrégez! abrégez! Le fait de se faire porter malade +au cours d'un exercice est assimilé à un refus +d'obéissance, lorsque le major ne reconnaît pas la +maladie. Vous êtes-vous fait porter malade?</p> + +<p>—Oui, mon colonel.</p> + +<p>—Que faisiez-vous en ce moment-là?</p> + +<p>—Le peloton de punition.</p> + +<p>—Le major a-t-il constaté votre maladie?</p> + +<p>—Non, mon colonel, mais...</p> + +<p>—Asseyez-vous!</p> + + + +<p>On nous fait rentrer dans la salle pendant que le +greffier lit l'acte d'accusation.</p> + +<p>Le colonel nous interroge, mon camarade et moi. +Trois questions à chacun; celles qu'il a déjà posées +à Queslier. Impossible de placer un mot. Brutalement, +il nous coupe la parole.</p> + +<p>Queslier sera condamné, le malheureux; c'est +certain. Le parti pris est gravé sur toutes ces faces +de galonnés qui sont nos supérieurs,—et qui sont +aussi nos juges.</p> + + + +<p>Le commissaire a la parole. Il n'en abuse point. +Il se contente de lire les punitions du prévenu qui, +affirme-t-il, est un sujet dangereux.</p> + +<p>C'est ainsi qu'il soutient une accusation, ce commissaire-là.</p> + +<p>Il est vrai qu'il demande le maximum de la +peine.</p> + +<p>Le défenseur s'avance. C'est un sous-lieutenant de +zouaves, tout jeune, qui tremble, devant son colonel, +un peu plus fort que la feuille de papier qu'il +tient à la main. C'est pourtant difficile. Il la lit, +cette feuille de papier, en bredouillant, en mâchant +les mots, en avalant des phrases entières. Oh! la +belle plaidoirie! Et comme la confiance doit descendre +dans l'âme d'un inculpé, lorsqu'il voit sa +liberté ou sa vie disputée aux membres d'un tribunal +par un orateur de cette force!</p> + + + +<p>Tiens! c'est fini... A propos, quelles sont ses conclusions, +à l'avocat? Moi, je ne sais pas. J'ai des +bourdonnements dans les oreilles. Je n'entends plus. +Que demande-t-il? Le minimum, ou l'acquittement—ou +le maximum?</p> + +<p>Pourquoi pas? puisque son supérieur—le commissaire—l'a +demandé...</p> + + + +<p>—Queslier, avez-vous quelque chose à dire pour +votre défense?</p> + +<p>—J'ai à dire que je n'ai refusé d'obéir à personne. +Étant malade, je n'ai pu continuer un exercice +que j'accomplissais. Malheureusement pour moi, +le major...</p> + +<p>—Asseyez-vous.</p> + + + +<p>Les juges font semblant de délibérer. Ils rendent +le verdict: Deux ans de prison.</p> + + + +<p>Deux ans!...</p> + + + +<br><br><br> +<h3>XXXIV</h3> + + + +<p>Je suis revenu à Aïn-Halib, profondément écoeuré, +indigné.</p> + +<p>Ah! je ne m'étais jamais fait d'illusions sur l'ignominie +du système militaire; mais c'est égal, il est des +choses qu'on ne peut croire que lorsqu'on les a vues; +et j'en vois de drôles, depuis quelque temps.</p> + +<p>La sonde que j'ai laissée tomber dans la fange soldatesque +n'a pas pu trouver le fond; quel bourbier de +vilenies, quelle sentine de bassesses! Je sens que le +mépris m'empoigne et que le dégoût me monte au +coeur. C'est curieux, cela: le militarisme arrive à concilier +dans mon esprit ces choses inconciliables d'ordinaire: +la haine et le mépris, le dégoût et la crainte.</p> + +<p>Oui, la crainte. Une crainte particulière, par exemple. +Celle probablement que peut faire éprouver l'appréhension +du contact de l'ignoble chauve-souris ou +du crapaud visqueux. Je n'avais pas ressenti cela, +jusqu'à présent. Il est vrai que je n'avais guère eu +connaissance que de la partie brutale du système, et +que la partie plus particulièrement jésuitique était +restée voilée à mes yeux. Maintenant que j'ai tout vu, +maintenant que j'ai vu Tartufe porter des épaulettes +et Laubardemont un panache, maintenant que je sais +qu'il me faut redouter non seulement la griffe du +tigre, mais la dent de la vipère et le dard du scorpion, +j'ai peur.</p> + +<p>Sortirai-je jamais d'ici? Encore quatre mois, mon +Dieu!... comme c'est long! Je passe des jours bien +tristes et des nuits bien lugubres! J'essaye, pourtant, +d'atténuer la sensation trop forte du présent avec la +vision de l'avenir. Je voudrais que cette image pût +abolir dans mon esprit toutes les autres images et +que le rose dont je l'enlumine mît un éclair de gaîté +sur le fond noir de mes pensées... Un rien me trouble, +le moindre incident me bouleverse. Les nerfs +s'en mêlent.</p> + + + +<p>Les petites peurs, les grandes craintes, les crâneries +passagères, les longs affaissements, les vigoureux +espoirs qui vous enlèvent avec l'élasticité d'un tremplin, +et le filet lâche de la désespérance dans lequel +on retombe, mou et flasque—sans pouvoir se briser +les os...</p> + + + +<p>Je me suis fait un petit calendrier sur lequel, tous +les soirs, j'efface une journée. J'en ai encore, des +coups de crayon à donner!... Une superstition stupide +s'est emparée de moi, aussi. Partout je cherche des +présages, heureux ou malheureux, des indices d'une +libération prochaine ou d'un événement cruel.</p> + +<p>—Si le gros nuage gris, à gauche, a atteint la +montagne avant le petit nuage blanc, à droite, ce sera +bon signe pour moi.</p> + +<p>Et, si c'est le nuage blanc qui arrive premier, j'ai +toujours d'assez bons yeux pour m'apercevoir qu'un +coin du nuage gris—très léger, c'est vrai—a atteint +le but avant lui. Dans ce dernier cas, pourtant, je ne +suis pas parfaitement tranquille. Ma conscience me +reproche tout bas une indélicatesse coupable.</p> + +<p>Je voudrais avoir un sou, pour jouer la chose à pile +ou face. Comme ça, je ne pourrais pas tricher.</p> + + + +<p>Je n'ai pas un sou—heureusement.—Car, si +j'avais le malheur de perdre, je sens bien que je n'aurais +pas la force de me rebiffer contre la décision de +l'oracle, et que je serais sans aucun doute la victime +de ma crédulité idiote, mais forcenée.</p> + + + +<p>—Froissard, une lettre pour vous.</p> + +<p>Le vaguemestre me tend une enveloppe que je dois +ouvrir devant lui. Tiens, une lettre de mon cousin, du +cousin qui m'envoyait de l'argent à El-Ksob, au temps +des orgies sardanapalesques avec les Gitons callipyges. +Mais, à propos, comment a-t-il pu savoir mon +adresse, le cousin? Qui diable a pu lui apprendre... Voyons +la lettre.</p> + + + +<p>«Mon cher cousin, ton secret est enfin dévoilé. Je +sais tout. N'ayant pas reçu de tes nouvelles depuis +quelque temps, j'ai été demander des renseignements +au ministère de la guerre. Ces renseignements sont +épouvantables...»</p> + +<p>Et patati et patata. On lui a dit que j'avais été envoyé +aux Compagnies de Discipline pour mauvaise +conduite et indiscipline, etc.—Un tas d'horreurs, +quoi!</p> + +<p>Le cousin se déclare scandalisé. Pauvre cousin!</p> + + + +<p>«Personne n'y va, à ces Compagnies de Discipline.» +Ça, c'est exagéré, cousin. Il vaudrait beaucoup mieux +dire que tout le monde n'y va pas.</p> + +<p>«Quel malheur que tu n'aies pas pu sortir de là! +Quelle tache sur ton existence! Tu n'as pour ainsi +dire plus de famille, maintenant...»</p> + + + +<p>Et il entre dans de longs détails pour finir par me +déclarer qu'à Paris, toutes les personnes que je connais +me tourneront le dos...</p> + +<p>Ça me permettra de leur flanquer plus facilement +mon pied quelque part, si elles ne sont pas polies.</p> + +<p>«Et qu'il faudra que j'aie un fier toupet pour oser +me montrer dans les rues.»</p> + +<p>J'aurai ce toupet-là, cousin—et je ne mettrai pas +de masque.</p> + +<p>Allons, une feuille de papier, une plume, et vite, +vite, une réponse à l'aimable parent. Il pourrait, malgré +tout, avoir conservé des illusions sur mon compte, +et je ne veux point lui en laisser. Ce serait abuser de +sa candeur. Et puis, ça me fera du bien, d'écrire un +peu ce que je pense. C'est capable de me remonter.</p> + + + +<p>«On t'a dit vrai, cousin, on t'a dit vrai. Je t'avais +monté un bateau. Je t'avais tiré une carotte... Je suis +aux Compagnies de Discipline depuis bientôt trois ans. +J'y ai été et j'y suis encore, physiquement et moralement, +aussi malheureux qu'il est possible de l'être. +On m'y a envoyé, t'a-t-on dit, d'abord pour mauvaise +conduite,—une expression assez élastique, entre parenthèses—ce +qui est à moitié faux; ensuite pour +indiscipline, ce qui est entièrement vrai.</p> + +<p>«J'ai bu un coup par-ci par là, c'est exact; j'ai fait +la noce quelquefois, je l'avoue. C'est tout.</p> + +<p>«Si j'étais un mauvais sujet invétéré, j'en ferais +carrément l'aveu, car les potins et les cancans, vois-tu, +je m'en fiche comme de Colin-Tampon. Voilà donc +une des causes pour lesquelles m'ont envoyé à la Discipline—tu +peux lire bagne, avec la condamnation en +moins, mais les tortures en plus—des gens dont l'état +d'ébriété est continuel, dix-neuf fois sur vingt grossiers +par habitude et bêtes par nature, et chez lesquels +l'absinthe et les règlements militaires combinés ont +produit cette élévation intellectuelle et morale, et +cette abnégation patriotique que nous aimons à admirer +dans Bazaine—et compagnie.</p> + +<p>«La seconde cause de ma relégation—passe-moi +le mot, il est à la mode depuis que les bourgeois qui +nous gouvernent ont pris le parti de reléguer—surtout +ne va pas lire: transporter—à Cayenne, les récidivistes, +leurs victimes—la seconde cause de ma +relégation loin des rangs de l'armée régulière, dis-je, +c'est mon indiscipline. Ici, ma foi, je ne me défends +point, oh! point du tout. Je suis un indiscipliné, c'est +vrai. Pas pour longtemps, pourtant; car l'indiscipline +ne pouvant exister qu'avec l'esclavage et le jour de la +délivrance devant prochainement luire pour moi, +j'espère être bientôt, non plus un indiscipliné, mais +un insurgé.</p> + +<p>«... Si je n'ai pas écrit plus tôt, si je suis resté si +longtemps sans donner de mes nouvelles, si je n'ai +pas avoué la vérité, je l'ai fait pour deux raisons que +voici: d'abord, quand j'ai un verre de fiel à boire, +j'aime à le boire seul; ensuite, j'ai craint que l'un de +vous n'eût l'idée d'aller intercéder en ma faveur, pleurer +ma grâce auprès de tel ou tel empanaché influent. +Voilà surtout ce que je redoutais, car je tiens à la +garder tout entière, ma haine contre les tortionnaires +à galons d'or et les voleurs à culotte de peau. Je n'ai +jamais courbé l'échine devant eux et j'aurais eu honte +de voir quelqu'un le faire pour moi... Ce sont des +bandits, vois-tu, et ils m'ont fait souffrir autant qu'on +peut faire souffrir un homme. Mais, au moins, je partirai +d'ici en espérant que, de même qu'on a hissé le +dernier pirate à la grande vergue de son navire, on +pendra le dernier buveur de sang à la hampe du chiffon +ensanglanté qui lui sert de drapeau. Je partirai +avec l'espoir d'entendre bientôt sonner l'heure de la +justice—et la vengeance est le corollaire de la justice—pour +tous ceux qui ont eu faim, pour tous ceux +qui ont souffert, pour tous ceux qui ont pleuré...»</p> + + + +<p>Je viens de jeter la lettre à la boite et je regrette +presque, maintenant, de l'avoir envoyée. Ce pauvre +cousin!... Et puis, tant pis, après tout! Au diable la +famille!</p> + + + +<p>Ah! la famille! Elle peut se vanter d'avoir trouvé +un fameux dissolvant dans l'armée.</p> + +<p>Ce ne sont jamais les quatre pages couvertes du +gribouillage paternel ou des pattes de mouche de la +mère qu'il cherche dans l'enveloppe qu'il vient d'ouvrir, +le militaire. Et, s'il ne trouve pas, entre les deux +feuilles de papier, le mandat qu'il espère, il ne se +donne guère la peine de la lire, la lettre. Il s'en moque +pas mal, allez!</p> + +<p>Et les réponses!—ces réponses qui sont des demandes—des +demandes qu'on passe une heure à +entourer de cinq ou six phrases qui veulent avoir l'air +d'être affectueuses!</p> + +<p>La famille, elle est plus loin du soldat, soyez-en +sûrs, que la France des Polonais.</p> + +<p>Et, si vous ne le croyez pas, vous n'avez qu'à demander +à un illettré, qui vous a prié d'écrire une lettre, +ce qu'il désire que vous y mettiez.</p> + +<p>—Ce que tu voudras, comme pour toi...</p> + +<p>Comme pour toi,—je n'ai jamais pu en tirer autre +chose.</p> + + + +<p>Comme pour toi!</p> + + + +<br><br><br> +<h3>XXXV</h3> + + + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Le dernier jour est arrivé!</p> + </div> </div> + +<p>Il y en a qui chantent ça, en descendant du magasin +d'habillement. Moi, je ne chante pas. Je ne porte +plus la triste livrée de la Compagnie, pourtant. On +vient de me la retirer, en même temps que les fers—que +je gardais depuis dix jours. J'ai un uniforme +d'artilleur avec lequel je vais rentrer en France. Nous +partons demain, dix ou douze libérables, à la pointe +du jour, pour faire les six étapes qui doivent nous +mener à Gabès, où nous prendrons le bateau.</p> + + + +<p>Je ne chante pas, non que je sois triste—au contraire!—mais +j'ai peur. Je suis comme le marin +à qui le sol sur lequel il met le pied, après un long +voyage, paraît chancelant. Et puis, une crainte folle +m'a saisi, il y a un grand quart d'heure, au moment +où je pénétrais dans le magasin d'habillement, sans +retirer mon képi.</p> + +<p>—Voulez-vous vous découvrir, insolent! m'a crié +le sergent d'habillement d'une voix furieuse.</p> + +<p>J'ai compris que cet homme, outré de me voir partir, +moi qu'il déteste, cherchait une querelle d'Allemand. +Je n'ai rien dit. Je ne veux rien dire de toute la soirée. +Il est six heures; je vais aller me coucher sous +un marabout dont je ne bougerai pas jusqu'à demain. +Je ne veux pas me donner à moi-même l'occasion de +faire une sottise, de compromettre ma liberté que je +touche—enfin.</p> + + + +<p>Je suis étendu sous une tente. Je fais semblant de +dormir, pour qu'on me laisse tranquille, mais je ne +dors pas. Je pense.</p> + +<p>Je pense à cette armée que je vais quitter. Je l'envisage +froidement, laissant de côté toutes mes haines.</p> + + + +<p>C'est une chose mauvaise. C'est une institution malsaine, +néfaste.</p> + +<p>L'armée incarne la nation. L'histoire nous met ça +dans la tête, de force, au moyen de toutes les tricheries, +de tous les mensonges. Drôle d'histoire que +celle-là! Dix anecdotes y résument un siècle, une +gasconnade y remplit un règne. Batailles! batailles! +combats! Elle a osé fourrer la Révolution dans la +sabretache des généraux à plumets et jusque dans +le chapeau de Bonaparte, comme elle a fait bouillir le +grand mouvement des Communes qui précéda la +bataille de Bouvines dans le chaudron où les marmitons +de Philippe-Auguste ont écumé une soupe au +vin. Elle prêche la haine des peuples, le respect du +soudard, la sanctification de la guerre, la glorification +du carnage...</p> + +<p>Ah! Mascarille! toi qui voulais la mettre en madrigaux, +l'Histoire!</p> + +<p>Elle nous a donné le chauvinisme, cette histoire-là; +le chauvinisme, cette épidémie qui s'abat sur les +masses et les pousse, affolées, à la recherche d'un +dictateur.</p> + +<p>L'armée incarne la nation! Elle la diminue. Elle +incarne la force brutale et aveugle, la force au service +de celui qui sait lui plaire et—c'est triste à dire, +mais c'est vrai—de celui qui peut la payer.</p> + +<p>«Cela s'est fait, mais ne se fera plus.» Si, la blessure +ne se guérira point. La gangrène y est.</p> + +<p>L'armée, c'est le réceptacle de toutes les mauvaises +passions, la sentine de tous les vices. Tout le monde +vole, là-dedans, depuis le caporal d'ordinaire, depuis +l'homme de corvée qui tient une anse du panier, jusqu'à +l'intendant général, jusqu'au ministre. Ce qui +se nomme <i>gratte</i> et <i>rabiau</i> en bas s'appelle en haut +<i>boni</i> et <i>pot-de-vin</i>. Tout le monde s'y déteste, tout le +monde s'y envie, tout le monde s'y torture, tout le +monde s'y espionne, tout le monde s'y dénonce. Cela, +au nom de soi-disant principes de discipline dégradante, +de hiérarchie inutile. Avoir un grade, c'est +avoir le droit de punir. Punir toujours, punir pour +tout. De peines corporelles, naturellement; celles-là +seules sont en vigueur... Ah! c'est triste qu'un bout +de galon permette à un homme de mettre en prison +son ennemi—ou de faire fusiller son camarade.</p> + +<p>L'armée, c'est le cancer social, c'est la pieuvre dont +les tentacules pompent le sang des peuples et dont +ils devront couper les cent bras, à coups de hache, +s'ils veulent vivre.</p> + +<p>Ah! je sais bien: le patriotisme!... Le patriotisme +n'a rien à faire avec l'armée, rien; et ce serait grand +bien, vraiment, s'il n'était plus l'apanage d'une caste, +la chose d'une coterie, l'objet curieux que des escamoteurs +ont caché dans leur gibecière, et qu'ils montrent +de temps en temps, mystérieux et dignes, à la +foule béante qui applaudit. Ce sentiment-là, je crois, +n'est pas forcément cousu au fond d'un pantalon +rouge. Il y a peut-être autant de patriotisme dans +l'écrasement banal d'un maçon qui tombe d'un échafaudage +ou dans la crevaison ignorée d'un mineur foudroyé +par un coup de grisou, que dans la mort glorieuse +d'un général tué à l'ennemi. Et il y a de bons +patriotes, voyez-vous, qui haïssent la guerre, mais qui +la feraient avec joie—si l'on tentait d'assassiner la +France—parce qu'ils auraient l'espoir grandiose, +ceux-là, non pas d'écraser un peuple, mais d'anéantir, +avec le gouvernement qui le régit, toutes les tendances +rétrogrades, féodales, anachroniques—le +caporalisme.</p> + + + +<p>Je réfléchis longtemps à ces choses. Je pense aussi +aux trois années que j'ai passées ici, à mon existence +de paria! Quelle vie! quel spectacle!...</p> + + + +<p>Et, lorsqu'ils ont défilé devant mes yeux, bien en +lumière, tous ces affreux tableaux que j'évoque avec +horreur, je m'aperçois que je n'en ai vu nettement +qu'un côté, jusqu'à présent, et qu'une partie m'en +a échappé,—la partie la plus ignoble, sans doute, +de ces conséquences de la compression.</p> + +<p>Emporté par la passion, aveuglé par la haine, je +n'ai jamais senti à mes côtés, parmi mes compagnons +de servitude, que les insoumis, que ceux qui résistaient, +ne voulaient pas plier; les seuls événements +qui aient frappé mon esprit sont ceux grâce auxquels +s'est affirmée la lutte de l'homme qui veut rester libre +contre la discipline abjecte. Les journées remplies de +la farce grossière de l'existence servile n'ont rien +laissé en moi. Je les ai subies, tout simplement. Et +quant au grand troupeau des disciplinés, des soumis, +des domestiqués, je ne l'ai même pas dédaigné, je ne +l'ai point vu. Qu'une bassesse de ces malheureux, +par-ci par-là, m'ait fait hausser les épaules, qu'une de +leurs vilenies m'ait fait lever le coeur, c'est possible. +Rien de plus.</p> + + + +<p>C'est pour cela que je les ai badigeonnés en rouge, +tous les fonds couleur de cendre; et je sens que je +n'aurai jamais le courage, maintenant, de plaquer +des rappels de gris sur les vigueurs des premiers +plans.</p> + +<p>Ah! c'est bien la platitude et la banalité, pourtant, +qui s'étalent, comme de larges nappes d'eau croupissante, +au-dessus desquelles font saillie, de loin en +loin, les aspérités des caractères forts.</p> + + + +<p>Ce côté-là m'a échappé... Ma foi, tant mieux! J'ai +déjà remué tant de boue pour les retirer de la fange +où ils gisaient, tous ces souvenirs amers...</p> + + + +<p>—Froissard, tu dors?</p> + +<p>Ce sont des camarades, qui viennent me faire leurs +adieux et me souhaiter un bon voyage. Quelques-uns, +des Parisiens, me donnent des commissions...</p> + +<p>Le clairon! Un coup de langue prolongé: c'est +l'extinction des feux.</p> + +<p>Encore une nuit et je serai libre.</p> + + + +<p>Libre!... Demain!</p> + +<p>XXXVI</p> + + +<p>—Fontainebleau!... Melun!...</p> + +<p>Le train va vite. Dans une heure, nous serons à Paris... Oh! +Paris!... Paris!...</p> + + + +<p>C'est depuis Marseille seulement que j'ai commencé +à librement respirer. Jusque-là, j'avais souffert, +j'avais tremblé, m'attendant à chaque instant à une +catastrophe; intimement convaincu que quelque +épouvantable difficulté allait s'élever, qu'un obstacle +insurmontable s'opposerait à mon retour en France, +que quelque chose de terrible allait me clouer, pour +jamais, sur ce sol d'Afrique qui, j'en étais sûr, devait +me garder. Je me trouvais dans la situation du chrétien +livré aux bêtes, dans le cirque, et qui ne peut +détacher ses yeux de la porte de la fosse qu'on va +soulever tout à l'heure, et par où la bête va sortir.</p> + +<p>La bête ne s'est pas montrée, c'est un gendarme qui +a paru. Un brave gendarme qui ne pensait pas à mal, +certainement, et qui s'est trouvé subitement devant +moi, sur le paquebot, au détour d'un rouf. J'ai eu +une horrible peur. J'ai trébuché. J'ai été forcé de me +retenir à un palan pour ne pas tomber à la renverse.</p> + +<p>—On voit que le vin du cambusier n'est pas mauvais, +m'a dit le Pandore, qui m'a cru ivre, et qui s'est +mis à rire, grassement...</p> + +<p>Deux ou trois frayeurs comme celle-là, et j'aurais +perdu la boule. J'aurais été atteint, pour de bon, du +délire de la persécution...</p> + + + +<p>Nous sommes partis de Marseille à trois heures de +l'après-midi, et, dans ma joie de me sentir enfin seul, +livré à moi-même, débarrassé du sous-officier qui +nous avait escortés jusque-là, je n'ai vu ni la gare, ni +la grande salle d'attente retentissante des exclamations +méridionales; je suis passé rapidement devant +le jardin planté d'arbres où se promènent, un panier +au bras, des marchandes de provisions.</p> + + + +<p>Un jardin, une gare, des paniers, des marchands? +C'est possible. Je ne sais pas.</p> + +<p>Je suis entré tout droit dans la salle du départ et je +me suis assis, contre la porte qui donne sur le quai, +sur un banc. Mon coeur battait très fort, mes genoux +tremblaient, un flot de sang me montait au visage.—Je +n'avais plus de sang qu'à la tête.</p> + +<p>J'avais mon billet dans la poche de mon dolman et +je le sentais,—oui, je le sentais, à travers la doublure, +à travers la toile de ma chemise, comme s'il +avait voulu m'entrer dans la chair! Il me brûlait la +peau, ce morceau de carton.</p> + + + +<p>Tout d'un coup, la porte s'ouvre. Je m'élance, +bousculant l'employé, je me précipite dans un wagon +comme une bête féroce dans la cage où saigne un +quartier de viande. J'ai fermé la porte sur moi, à +toute volée, et je me suis laissé tomber sur la banquette.</p> + +<p>Brusquement, je me suis senti <i>libre</i>. J'ai éprouvé, +pendant une minute, une jouissance indéfinissable. +Pour la première fois de ma vie—la seule peut-être—j'ai +perçu, dans sa plénitude, la sensation de +<i>liberté</i>.</p> + +<p>.......................... +..........................</p> + +<p>—Froissard, as-tu faim? Veux-tu manger un morceau?</p> + +<p>Ce sont mes camarades de route qui finissent leurs +provisions, avant d'arriver à Paris, et qui m'invitent +à casser la croûte.</p> + +<p>Non, je n'ai pas faim; non, je ne veux pas manger. +Il me semble que je n'aurai plus jamais besoin de +manger.</p> + + + +<p>—Ah! non, toi, là-bas, garde le cervelas pour toi. +Il y a de l'ail dedans, et, comme on va sucer la pomme +à sa gonzesse...</p> + +<p>De gros rires.</p> + + + +<p>Quatre faubouriens, sur les sept que nous sommes. +Quatre ouvriers qui vont reprendre leur métier, en +arrivant, avec la misère qui les guettera au coin de +l'établi et la débauche qui leur fera signe, au premier +tournant de la rue. Rien à attendre d'eux, rien. Des +récits fantastiques de leurs campagnes, peut-être, +des histoires à dormir debout, des exagérations idiotes, +des hâbleries... Ah! il n'y a pas de danger qu'ils +aillent porter, dans l'atelier, sur les chantiers, le récit +sincère de ce qu'ils ont vu, de ce qu'ils ont enduré,—la +haine du militarisme! On les retrouvera arrêtés, +badauds imbéciles, sur les boulevards où défilent les +griffetons, au son d'une musique de sauvages; à Longchamps, +les jours de revue, et l'on pourra les entendre +applaudir, bien fort, au passage d'un général +peinturluré comme une image d'Épinal, d'un colonel +dont le plumet se dresse, au-dessus du shako, comme +un pinceau de treize sous au-dessus d'un pot à +colle.</p> + +<p>A quoi ça leur sert-il d'avoir souffert?... Des animaux, +alors? Pas même. Des bêtes sans rancune.</p> + + + +<p>Et les autres: Le premier est un garçon instruit, un +éduqué que je connais peu. Il se livre à des comparaisons +très intéressantes entre la végétation africaine +et celle de la France.</p> + +<p>Ces comparaisons me font suer.</p> + + + +<p>Le second, c'est cet imbécile de Lecreux. Il est +libéré en même temps que moi. Je ne lui ai pas dit +quatre mots, je crois, depuis que nous sommes partis +d'Aïn-Halib. C'est égal, je serais curieux de savoir +à quoi il peut penser, cet être-là. Je vais le lui demander. +Je l'appellerai «mon vieux Lecreux.» Ça le flattera.</p> + +<p>—Mon vieux Lecreux, tu ne dis rien. A quoi penses-tu?</p> + +<p>—Je pense à une pièce de vers que j'ai faite...</p> + +<p>Il fait des vers! J'aurais dû m'en douter!...</p> + +<p>—Que j'ai commencée, plutôt, à Aïn-Halib. Je veux +arriver à démontrer l'inanité de tout système philosophique. +Je viens justement de trouver deux vers. +Tiens, les voici:</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p class="i6"> Pythagore, Solon, Socrate et Cicéron</p> +<p class="i6"> Ont discouru longtemps sans rien dire de bon...</p> + </div> </div> + +<p>—Comment trouves-tu ça?</p> + +<p>—Fous-moi la paix!</p> + +<p>—Tu dis?</p> + +<p>—Fous-moi la paix, ou je te casse la gueule!</p> + + + +<p>Ils se sont tous retournés. Ils m'ont cru fou. Tant +pis pour eux.</p> + + + +<p>Le train siffle longuement.—Il entre en gare.—Il +s'arrête.</p> + +<p>Je descends en courant; je me sauve ainsi qu'un +voleur, sans faire d'adieux, sans serrer une main, +sans rien dire à personne—à personne!</p> + + + +<p>J'ai envie de pleurer de rage...</p> + +<p>.........................</p> + +<p>Où suis-je? Sur le boulevard Saint-Germain, près +du pont Sully. Je suis venu là tout d'une traite, +en grandes enjambées, sans regarder derrière moi, +comme si j'avais la police à mes trousses.</p> + +<p>Ainsi, je suis à Paris? Tiens! comme c'est tranquille!</p> + + + +<p>C'est drôle, je me figurais autre chose. Mon rêve a +glissé sur le pavé gras dont la pente mène à l'égout, +et s'en va à vau-l'eau, maintenant, roulé par les flots +sales de ce fleuve qui coule, bête et jaune, dans les +brumes grises, et dont le courant se partage, au tranchant +des piles du pont, sans un bruissement, sans +un bruit, sans une écume.</p> + +<p>Les maisons aux hautes façades pâles, aux fenêtres +mornes, les longues avenues au sol cendré et froid où +tremblotent les squelettes ridicules des arbres violets, +le ciel blafard et décoloré comme une vieille +bâche, les silhouettes vilaines des édifices mangés +par les vapeurs caligineuses que piquent déjà les +points jaunes des becs de gaz, les taches noires et +frissonnantes des passants qui glissent vite, silencieusement...</p> + + + +<p>Ils ne me regardent même pas, ces passants... Si. +Une jeune fille a jeté sur moi un coup d'oeil étonné et +je l'ai entendue qui disait tout bas à sa compagne:</p> + +<p>—Comme il est noir!</p> + + + +<p>Comme il est noir!... C'est tout.</p> + +<p>Alors, on ne voit rien sur ma figure? Il n'y a rien +d'écrit, sur mon visage? Les souffrances n'y ont pas +laissé leur marque, les insultes n'y ont pas imprimé +leur stigmate. Et l'on ne peut même pas, sur mes +membres, comme sur l'échine d'une bête maltraitée, +compter les coups que j'ai reçus, dénombrer toutes +mes cicatrices!</p> + +<p>Ah! pourquoi ne m'a-t-on pas meurtri le corps, au +lieu de me torturer l'âme? Pourquoi la honte ne m'a-t-elle +pas cinglé comme un fouet? Pourquoi les douleurs +n'ont-elles point été des couteaux et les affronts +des fers rouges? Je pourrais montrer les blessures +de ma peau, au moins, puisque je ne peux faire voir +les plaies saignantes de mon coeur. Je pourrais mettre +ma chair lacérée sous les yeux des indifférents et +fourrer dans mes ulcères les doigts blagueurs des +incrédules!</p> + +<p>Le découragement m'assomme.</p> + + + +<p>Un désir violent me saisit. Une envie atroce me +tenaille: je voudrais être Lecreux.</p> + +<p>Je ne souffrirais pas comme ça, je ne ressentirais +pas le mal lancinant qui me point. Et je m'écrierais +gaîment, ce soir, à table, en débouchant une bouteille:</p> + +<p>—En voilà une que les chaouchs ne boiront pas!</p> + +<p>Ce serait toute ma vengeance, ma foi! et, après, je +ne songerais plus au passé. Je n'aurais même pas la +peine d'empêcher les souvenirs d'autrefois de se +présenter à mon esprit. Je n'y penserais point, à cet +autrefois—naturellement—pas plus qu'on ne pense +à un médicament amer qu'on a avalé, à une tache de +boue qui à sali vos vêtements et qu'un coup de brosse +efface...</p> + + + +<p>Ma vengeance!... Est-ce que je veux me venger?</p> + +<p>Oui, si c'est se venger que d'ouvrir devant tous le +livre de son existence, de montrer ce qu'on a souffert, +de dire ce qu'on a pensé.</p> + +<p>Je veux faire cela à présent. Si c'est vengeance, +tant pis; et si c'est justice, tant mieux.</p> + + + +<p>Je crois que ce sera justice, simplement. La haine +me gonfle le coeur, c'est vrai. Mais elle est trop forte, +je le sens bien, pour pouvoir jamais s'assouvir—ou +se calmer. Elle ne me quittera plus, maintenant; et +c'est elle qui mettra un frein à mes emportements et +brisera mes colères. Mais c'est elle aussi qui, calme et +froide, me montre déjà le pilori auquel je dois clouer, +ainsi qu'une pancarte au-dessus de la tête des malfaiteurs, +l'ignominie de mes bourreaux.</p> + + + +<p>Je m'enfonce dans les profondeurs du boulevard +désert. La nuit est tombée. Le brouillard s'est épaissi...</p> + +<p>C'est dans une nuit plus noire encore que les opprimés +doivent élever la voix. C'est dans une obscurité +plus grande qu'ils doivent faire éclater la trompette +aux oreilles de la Société—la Société, vieille gueuse +imbécile qui creuse elle-même, avec des boniments +macabres, la fosse dans laquelle elle tombera, moribonde—sandwich +qui se balade, inconsciente, portant, +sur les écriteaux qui pendent à son cou et font sonner +ses tibias, un grand point d'interrogation—tout +rouge.</p> +<br><br><br> + + +<p>Paris, 1888.</p> + +<p>FIN</p> +<br><br><br> + + +<p>SAINT-DENIS.—IMPRIMERIE BOUILLANT, 20, RUE DE PARIS.</p> + + + + + + + + + +<pre> + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Biribi, by Georges Darien + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK BIRIBI *** + +***** This file should be named 16492-h.htm or 16492-h.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/1/6/4/9/16492/ + +Produced by Carlo Traverso, Renald Levesque and the Online +Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net. 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