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+The Project Gutenberg EBook of Biribi, by Georges Darien
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Biribi
+ Discipline militaire
+
+Author: Georges Darien
+
+Release Date: August 8, 2005 [EBook #16492]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK BIRIBI ***
+
+
+
+
+Produced by Carlo Traverso, Renald Levesque and the Online
+Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net. This
+file was produced from images generously made available
+by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica).
+
+
+
+
+
+
+
+GEORGES DARIEN
+
+
+
+BIRIBI
+
+DISCIPLINE MILITAIRE
+
+
+PARIS
+ALBERT SAVINE, ÉDITEUR
+12, RUE DES PYRAMIDES, 12
+
+1890
+
+
+
+PRÉFACE
+
+
+
+
+Ce livre est un livre vrai. _Biribi_ a été vécu.
+
+Il n'a point été composé avec des lambeaux de souvenirs, des haillons
+de documents, les loques pailletées des récits suspects. Ce n'est pas un
+habit d'Arlequin, c'est une casaque de forçat--sans doublure.
+
+Mon _héros_ l'a endossée, cette casaque, et elle s'est collée à sa peau.
+Elle est devenue sa peau même.
+
+J'aurais mieux fait, on me l'a dit, de la jeter--avec art--sur les
+épaules en bois d'un mannequin.
+
+Pourquoi?
+
+Parce que j'aurais pu, ainsi, mettre une sourdine aux cris rageurs de
+mes personnages, délayer leur fiel dans de l'eau sucrée, matelasser les
+murs du cachot où ils écorchent leurs poings crispés, idyliser leurs
+fureurs bestiales, servir enfin au public, au lieu d'un tord-boyau
+infâme, un mêlé-cassis très bourgeois,--avec beaucoup de cassis.
+
+J'aurais pu, aussi, parler d'un tas de choses dont je n'ai point parlé,
+ne pas dédaigner la partie descriptive, tirer sur le caoutchouc des
+sensations possibles, et ne point laisser de côté, comme je l'ai
+fait,--volontairement,--des sentiments nécessaires: la pitié, par
+exemple.
+
+J'aurais pu, surtout, m'en tenir aux généralités, rester dans le vague,
+faire patte de velours,--en laissant voir, adroitement, que je suis seul
+et unique en mon genre pour les pattes de velours,--et me montrer enfin
+très digne, très auguste, très solennel,--presque nuptial,--très haut
+sur faux-col.
+
+Aux personnes qui me donnaient ces conseils, j'avais tout d'abord envie
+de répondre, en employant, pour parler leur langue, des expressions qui
+me répugnent, que j'avais voulu faire de la psychologie, l'analyse d'un
+état d'âme, la dissection d'une conscience, le découpage d'un caractère.
+Mais, comme elles m'auraient ri au nez, je leur ai répondu, tout
+simplement, que j'avais voulu faire de _la Vie_.
+
+Et elles ont ri derrière mon dos.
+
+Ce n'est pourtant pas si drôle que ça. J'ai mis en scène un homme,
+un soldat, expulsé, après quelques mois de séjour dans différents
+régiments, des rangs de l'armée régulière, et envoyé,--sans
+jugement,--aux Compagnies de Discipline. Sans jugement, car le Conseil
+de corps devant lequel il comparait se contente de faire le total de
+ses punitions plus ou moins nombreuses, et le général, qui décide de son
+envoi à Biribi, suit l'avis du Conseil de corps. Il est incorporé
+aux Compagnies de Discipline comme _forte tête_, indiscipliné, brebis
+galeuse, individu intraitable donnant _le mauvais exemple_. Aucun
+tribunal, civil ou militaire, ne l'a flétri; les folios de punitions de
+son livret matricule sont noirs, mais son casier judiciaire est
+blanc. Pas un malfaiteur, un irrégulier. Cet homme passe trois ans aux
+Compagnies de Discipline; et comment il a usé ces trois années, j'ai
+essayé de le montrer. J'ai voulu qu'il vécût comme il a vécu, qu'il
+pensât comme il a pensé, qu'il parlât comme il a parlé. Je l'ai laissé
+libre, même, de pousser ces cris affreux qui crèvent le silence des
+bagnes et qui n'avaient point trouvé d'écho, jusqu'ici. J'ai voulu qu'il
+fût lui,--un paria, un désolé, un malheureux qui, pendant trois ans,
+renfermé, aigri, replié, n'a regardé qu'en lui-même, n'a pas lu une
+ligne, n'a respiré que l'air de son cachot,--un cachot ouvert, le pire
+de tous. J'ai voulu, surtout, qu'il fût ce douloureux, fort et jeune,
+qui pendant longtemps ne peut pas aimer et qui finit par haïr.
+
+J'ai voulu qu'il souffrît, par devant témoins, ce qu'il a souffert
+isolé.
+
+Maintenant, a-t-on bien fait de l'envoyer là-bas? A-t-on eu tort de le
+faire souffrir? Peut-être. Mais ce sont des questions auxquelles je
+ne veux pas répondre. Mon livre n'est pas là. Il est tout entier dans
+l'étude de l'homme, il n'est point dans l'étude des milieux. Je constate
+les effets, je ne recherche pas les causes. _Biribi_ n'est pas un
+roman à thèse, c'est l'étude sincère d'un morceau de vie, d'un lambeau
+saignant d'existence. Ce n'est pas non plus,--et ce serait commettre une
+grossière erreur que de le croire,--un roman militaire.
+
+Où voit-on l'armée dans ce livre, l'armée telle que nous la connaissons,
+l'armée telle que nous la rencontrons tous les jours, l'armée régulière,
+enfin? Est-ce l'armée, cette poignée d'indisciplinés revêtus de la
+capote grise et soumis à des règlements inconnus dans les régiments?
+Est-ce l'armée, ce bas-fonds où croupissent les relégués militaires?
+C'est l'armée comme le bagne est la société.
+
+L'armée! Mais si j'eusse voulu parler d'elle, je n'aurais point été la
+chercher là. J'aurais été la chercher où elle est. Et, dans un roman
+prochain, _L'Épaulette_, je me réserve le droit de dire ce que j'en
+pense et de convaincre de mauvaise foi ceux qui m'auront mal jugé.
+
+Ah! je le sais bien, le malheureux que je mets en scène, aigri par la
+souffrance, aveuglé par la haine, s'emporte violemment, parfois, contre
+le système militaire tout entier. Il le charge de tous ses crimes, lui
+fait porter le poids de toutes ses défaillances, l'accuse de toutes ses
+mauvaises passions... Mais c'était nécessaire, cela! C'était nécessaire,
+cette exagération même des diatribes, cette outrance maladive de la
+colère et des imprécations! La souffrance réclame. Seulement, cette
+déclamation-là, souvent, ce n'est pas un cri de révolte: c'est un
+bâillement.
+
+«La haine est immortelle», dit mon _héros_ dans un des chapitres de ce
+livre.
+
+Non, elle finit par s'éteindre; elle est tellement lourde à porter! Si
+grandes qu'aient été sa misère et ses douleurs, si justes que puissent
+être ses ressentiments, l'homme, sortant du milieu où il a souffert,
+ne demande qu'à oublier. Il oubliera, lui aussi. Ou alors, il faudrait
+qu'il ne trouvât, dans la société où il est rentré, que la déception
+qui brise après l'humiliation qui ronge, que le désespoir morne après la
+souffrance rageuse. Mais cela n'est pas possible...
+
+Et il ne restera, de son existence sombre de paria, que ces confessions
+poignantes qu'il a arrachées brutalement, telles quelles, de son coeur
+encore endolori, et que je transcris ici, en ce livre incomplet sans
+doute, mais qui aura, du moins, le mérite d'être sincère.
+
+Paris, janvier 1890.
+
+GEORGES DARIEN.
+
+
+
+
+BIRIBI
+
+DISCIPLINE MILITAIRE
+
+
+
+
+I
+
+
+--_Alea jacta est!_... Je viens de passer le Rubicon...
+
+Le Rubicon, c'est le ruisseau de la rue Saint-Dominique, en face du
+bureau de recrutement. Je rejoins mon père qui m'attend sur le trottoir.
+
+--Eh bien! ça y est?
+
+--Oui, p'pa.
+
+Je dis: Oui, p'pa, d'un ton mal assuré, un peu honteux, presque
+pleurnichard, comme si j'avais encore huit ans, comme si mon père me
+demandait si j'ai terminé un pensum que je n'ai pas commencé, si j'ai
+ressenti les effets d'une purge que je n'ai pas voulu prendre.
+
+Pourtant, je n'ai plus huit ans: j'en ai presque dix-neuf; je ne suis
+plus un enfant, je suis un homme--et un homme bien conformé. C'est la
+loi qui l'assure, qui vient de me l'affirmer par l'organe d'un médecin
+militaire dont les lunettes bleues ont le privilège d'inspecter tous les
+jours deux ou trois cents corps d'hommes tout nus.
+
+--Marche bien, c't homme-là!... Bon pour le service!...
+
+Je répète cette phrase à mon père, qui m'écoute en écarquillant les
+yeux, la bouche entr'ouverte, l'air stupéfait. Toutes les deux minutes
+il m'interrompt pour me demander:
+
+--Tu as signé? Alors ça y est?... Ils t'ont donné ta feuille de route?
+Alors, ça y est?...
+
+Et, toutes les deux minutes un quart, je réponds:
+
+--Oui, p'pa.
+
+Je ne me borne pas, d'ailleurs, à cette affirmation--flanquée d'une
+constatation de paternité en raccourci. Je parle, je parle, comme si je
+tenais à bien faire voir que le médecin aux lunettes bleues ne m'a
+pas arraché la langue, comme si le coup de toise que j'ai reçu tout
+à l'heure sur la tête avait fait jaillir de ma cervelle des mondes
+d'idées. Tristes idées cependant que celles que j'exprime en
+gesticulant, au risque de faire envoler des arbres de l'Esplanade des
+Invalides que nous traversons tous les pierrots gouailleurs qui font la
+nique aux passants. Considérations banales sur l'état militaire,
+espoirs bêtes d'avancement rapide, lieux communs héroïquement stupides,
+expression surchauffée d'un patriotisme sentimental de café-concert;
+tout cela compliqué du rabâchage obligé d'anecdotes d'une trivialité
+écoeurante. Mon père paraît s'intéresser prodigieusement à ce que je lui
+raconte; il incline la tête en signe d'approbation; il murmure:
+
+--Certainement... évidemment... rien de plus vrai...
+
+Et, tout d'un coup, me regardant bien en face:
+
+--Alors, décidément ça y est?... c'est fini?
+
+Il a l'air de sortir d'un rêve, de revenir de très loin. Il n'a pas
+entendu un mot de tout ce que j'ai dit, c'est clair. Mon flux de paroles
+a seulement bercé ses pensées tristes que je devinais et que je voulais
+chasser, comme elles ont laissé froid mon cerveau que j'essayais de
+griser.
+
+Je me tais subitement, secoué d'un grand frisson, envahi soudain par une
+colère noire, un dégoût énorme, qui me porteraient à me donner des coups
+de pied à moi-même ou à me tirer les oreilles, si je n'avais peur de
+passer pour un aliéné.
+
+La chose que je viens de faire, je le sais, était une chose forcée;
+mais je sens que c'est aussi une chose bête, triste, et, qui plus
+est, irréparable. Et nous marchons côte à côte, sans plus rien dire,
+traversant sur le pont désert des Invalides la Seine jaunâtre ridée par
+un vent froid, moi, le fils qui ai voulu mettre un terme à une situation
+douloureuse, et lui, le père désolé d'avoir été obligé de me laisser
+faire. Nous semblons deux étrangers. Et je me tais, aussi, parce que je
+sens que, si je recommençais à parler, je n'aurais plus dans la bouche
+les paroles bêtes et endormantes de tout à l'heure et que je ne pourrais
+plus trouver que des phrases amères et des mots méchants.
+
+Je m'étais pourtant bien promis de rester calme, depuis le moment où
+j'avais résolu de m'engager; j'étais pourtant bien décidé encore, il y
+a cinq minutes à peine, à refouler les colères sourdes que je sentais
+gronder en moi. J'avais fait de grands gestes pour ne pas mettre la main
+dans ma poche où je sentais ma feuille de route, j'avais crié pour ne
+pas grincer des dents, j'avais ri parce que les contorsions douloureuses
+de mon visage et mon rictus de rageur disparaissaient sous la grimace du
+rire; j'avais imité ces conscrits imbéciles qui chantent pour s'étourdir
+et qui épinglent à leur chapeau, chez le mastroquet, en hurlant des
+chansons patriotiques, le numéro qu'ils viennent de tirer en tremblant,
+la larme à l'oeil, d'une urne placée entre deux gendarmes. Et,
+brusquement, j'ai senti que j'étais à bout d'efforts, moi qui n'ai
+pas bu d'alcool, et que je ne pouvais plus continuer cette comédie qui
+m'écoeure et qu'on n'a pas prise au sérieux.
+
+Car mon père n'a pas été ma dupe. Il ne me le dit pas mais je le sens
+bien. Je le vois, marchant à six pas de moi, sur la contre-allée du
+Cours-la-Reine que nous descendons, la tête baissée, morne, affaissée.
+Il ouvre son parapluie et s'approche de moi.
+
+--Mets-toi à l'abri; il pleut.
+
+En effet, quelques gouttes d'eau piquent de points bruns la poussière
+grise.
+
+--Oh! bah! ce n'est rien.
+
+--Mais tu n'as pas de parapluie. Ton chapeau va s'abîmer...
+
+--Qu'est-ce que ça fait? Je ne le porterai plus demain.
+
+Mon père a tourné la tête à gauche, comme pour regarder quelque chose
+du côté des Champs-Elysées, mais pas assez vite pour que je n'aie eu le
+temps de voir une larme trembler au bord de ses cils.
+
+Cette larme-là me remue.
+
+Ah ça! est-ce que je vais continuer à garder cet air d'enterrement,
+cette mine de pleureur aux pompes funèbres? A quoi ça me sert-il, au
+bout du compte, de froncer les sourcils et de me payer une tête de
+bourreau de mélodrame? Ce qui est fait est fait, n'en parlons plus.
+L'heure des récriminations est passée. Et, bravement, je demande à mon
+père ce qu'il regarde par là, à gauche.
+
+--Moi? Rien, rien...
+
+--Ah! à propos, figure-toi qu'au bureau de recrutement...
+
+Je lui raconte des histoires quelconques; je lui parle d'un individu qui
+ne voulait pas ôter sa chemise pour passer la visite et d'un autre
+qui avait oublié de retirer ses bottes. Je trouve vraiment ces petits
+incidents très drôles. J'en ris aux éclats, je m'en tiens les côtes.
+Mon père se contente de sourire; un sourire jaune. Il faut pourtant être
+gai, que diable! Il faut arriver à lui faire croire que je ne suis pas
+trop mécontent de mon sort, que je pars de bon coeur, que la nouvelle
+vie que je vais mener ne m'inspire pas la moindre répulsion. Je me bats
+les flancs pour le dérider; je ridiculise les passants; je me moque
+d'un marchand de coco qui agite sa crécelle malgré la saison, et d'un
+monsieur qui, sur une impériale d'omnibus, bat la semelle avec rage.
+
+Rien n'y fait. Mes éclats de rire et mes explosions de gaîté ratent
+comme des fusées mouillées dont la baguette retombe piteusement à terre;
+et, quand je quitte mon père, au bureau des tramways, il me serre les
+doigts un peu fort dans sa main moite et me dit: «A demain» avec une
+voix mouillée. Je le regarde s'éloigner, voûté, appuyé sur sa canne,
+triste et las...
+
+--Courcelles! En voiture!
+
+Je grimpe sur l'omnibus. Je vais au parc Monceau, A côté du parc
+Monceau, tout au moins, où habite mon oncle, avec sa femme et sa fille.
+
+Mon oncle, c'est une pompe à morale. Une pompe à morale vieux jeu, avec
+un cylindre apostolique, un piston prud'hommesque, une soupape système
+Guizot et une soupape système Berquin.
+
+Ma tante, elle, ne moralise pas pour son compte. Mais, lorsque son mari
+dogmatise, elle approuve. Et ma cousine ratifie.
+
+Que trouvez-vous à redire à ça?--Absolument rien, n'est-ce pas?
+
+Mais moi qui suis en proie à une irritation croissante, moi dont les
+nerfs agacés frémissent et se contractent, comme les muscles mis à
+nu d'un animal sous l'influence d'un courant électrique, à toutes les
+paroles de consolation et d'encouragement bêtes qu'on me prodigue depuis
+deux jours, moi qui sens bouillonner dans mon cerveau une colère dont je
+ne m'explique pas la cause mais dont je serais bien aise de me décharger
+sur quelqu'un, j'y trouve quelque chose à redire. Et je suis décidé,
+absolument décidé, à ne pas me laisser faire de morale et à jeter
+plutôt par-dessus bord, comme un chargement inutile, tous les sentiments
+affectueux--tous!--qui m'unissent à cette branche respectable de ma
+famille.
+
+Je brusque les choses. J'entre chez mon oncle en criant:
+
+--Je viens de m'engager!
+
+J'épie en même temps sur sa physionomie les signes de la stupéfaction,
+les marques de l'étonnement; et, comme il va assurément tomber à la
+renverse, je me reproche de ne pas m'être assuré, avant de pousser mon
+exclamation, s'il avait un fauteuil derrière lui.
+
+Mais il ne tombe pas. Il me répond très tranquillement:
+
+--Ah! tu viens de t'engager.
+
+Il répète ma phrase, tout simplement, en y ajoutant une interjection,
+une toute petite interjection.
+
+Est-ce que ça ne le surprendrait pas, par hasard?
+
+Pas le moins du monde, car il ajoute:
+
+--Ça ne m'étonne pas de toi.
+
+Il me fait signe de m'asseoir, s'assied lui-même, croise les jambes et
+continue en se frottant les mains:
+
+--Ça ne m'étonne pas de toi, car je t'ai toujours regardé comme
+relativement intelligent. Relativement, bien entendu, car, à notre
+époque, il y a tant d'hommes de talent! Tu as eu assez d'esprit pour
+comprendre que l'existence que tu mènes depuis ta sortie du collège ne
+pouvait pas toujours durer. Qu'avais-tu derrière toi depuis deux ans?
+Une vie de fainéant, honteuse et indigne. Qu'avais-tu devant toi?
+Mazas. Parfaitement, Mazas. Tu as beau hocher la tête, les enfants
+qui désobéissent à leurs parents, ne suivent pas les bons exemples et
+n'écoutent pas les bons conseils finissent toujours à Mazas. Si tu avais
+cinq ans de moins, je dirais la Roquette, mais tu as dix-neuf ans. Je
+ne veux pas récriminer, te faire des reproches que tu as pourtant bien
+mérités; je ne te parlerai pas de ton ingratitude envers nous que tu
+ne venais pas voir une fois tous les six mois, de ton indifférence à
+l'égard de ta tante à qui tu ne daignais même pas envoyer un bouquet
+pour sa fête. Nous qui avons toujours été si bons pour toi! qui t'avons
+toujours donné de si bons avis, absolument comme si tu avais été notre
+fils! nous qui te donnions tous les jours notre exemple! nous qui...
+Tiens, je vais profiter de ce que nous sommes seuls pour te le dire: la
+semaine dernière, ta cousine a fait dire une messe à ton intention...
+pour que vous tourniez bien, Monsieur...
+
+Il se lève, se promène de long en large et s'écrie en roulant au plafond
+des yeux de poisson frit:
+
+--Dieu, qui voit le fond des coeurs, l'a sans doute exaucée!
+
+C'est bien possible, mais je ne serais pas fâché de placer un mot.
+
+--Mon oncle...
+
+--Mais, malheureux! tu as donc oublié jusqu'aux lois fondamentales de
+la politesse? Tu ne sais donc plus qu'il est inconvenant de couper la
+parole aux personnes qui... qui... Tu verras, quand tu seras soldat, si
+tu interrompras impunément tes chefs! Ah! tu en as besoin, vois-tu, de
+manger de la vache enragée!
+
+Ma tante, qui vient d'entrer avec ma cousine, a surpris ces dernières
+paroles. Elle s'approche de moi.
+
+--Tu t'es engagé? Tu vas être soldat? Eh bien! entre nous, mon ami, ça
+ne te fera pas de mal de manger de la vache enragée.
+
+--Ça lui fera même beaucoup de bien, appuie ma cousine, avec un petit
+air convaincu.
+
+J'esquisse un geste de dénégation, mais mon oncle me jette un regard
+furieux. Cette fois, c'est bien entendu, j'ai besoin de manger de la
+vache enragée. Je n'ai plus qu'à me figurer que c'est un traitement à
+suivre, voilà tout. D'ailleurs, ça doit me faire beaucoup de bien.
+
+--Tu as toujours eu un caractère exécrable, continue mon oncle. Dès
+l'âge le plus tendre, tu faisais tourner le lait de ta nourrice...
+
+--C'est une horreur, dit ma tante.
+
+--Une abomination! dit ma cousine.
+
+Mais sa mère lui lance un coup d'oeil de travers. Une jeune fille ne
+doit pas faire semblant de savoir que les nourrices ont du lait. C'est
+très inconvenant.
+
+Mon oncle veut clore l'incident.
+
+--Tes instincts pervers, s'écrie-t-il, se sont développés avec l'âge!...
+
+Et il énumère les queues de lapins que j'ai tirées, les hannetons que
+j'ai fait rôtir, les mouches que j'ai écartelées. Ah! ça ne l'étonne
+pas, que je me sois, plus tard, si mal conduit à l'égard de mes parents!
+Quand on prend, si jeune, l'habitude de faire du mal aux bêtes....
+
+Ma tante intervient:
+
+--Mon ami, mon ami!...
+
+--C'est vrai, fait mon oncle qui s'aperçoit que la passion l'égare.
+C'est vrai! Ce petit malheureux allait me faire dire des choses!... Je
+suis réellement bouleversé... Une conduite aussi déplorable!...
+
+--Ce n'est pas tout à fait sa faute, mon ami; tu sais bien que sa
+religion...
+
+--En effet, ajoute ma cousine, tu sais bien, papa, que les
+protestants...
+
+Je m'y attendais. C'est l'excuse hypocrite dont ils affectent de couvrir
+ce qu'ils appellent mes fautes, excuse qui n'est en réalité, pour eux,
+qu'un outrage avec lequel ils me soufflètent. Sa religion! Protestant!
+Me les ont-ils assez jetés au nez, ces deux mots, tout en les susurrant
+d'une voix doucereuse et benoîte de cagot mielleux qui ne demande qu'à
+disculper et qui fait la part des choses! Ont-ils jamais manqué
+une occasion de me les coller sur le visage, ainsi qu'un stigmate,
+dévotement, onctueusement, comme ils se collent à eux-mêmes de la cendre
+sur le front, le lendemain du mardi gras? Et j'étais assez bête pour en
+rougir, assez mou pour avoir honte, assez lâche pour ne pas la défendre,
+cette religion dont les dogmes pourtant me font rire et dont je ferais
+bon marché si je ne sentais pas, derrière son rituel vieilli et ses
+doctrines surannées, deux grandes choses pour le triomphe desquelles
+elle a su trouver des confesseurs qui ont été des précurseurs et des
+martyrs qui ont été des héros: la vérité et la liberté.
+
+Est-ce que cette fois encore?... Hélas! oui, cette fois encore, je me
+contente de baisser la tête.
+
+Et la morale montait toujours!... Mon oncle a glissé légèrement sur
+mon enfance: il s'est appesanti sur mon adolescence et m'a reproché
+de n'avoir jamais eu de prix de thème grec. Il en est maintenant à
+ma jeunesse. Il ne comprend décidément pas que je n'aie pu arriver à
+m'entendre avec mes parents et que j'aie déserté le toit paternel.
+Il veut bien avouer que je n'ai peut-être pas eu tous les torts, au
+début...
+
+--Mais enfin, que les parents fassent ceci ou cela, les enfants n'ont
+pas à s'en plaindre...
+
+Pourquoi pas?
+
+--Les enfants ne doivent jamais s'occuper des affaires des parents...
+
+Même quand elles les regardent directement?
+
+--Tu devais tout supporter en silence. Les enfants sont faits pour
+ça. D'ailleurs, lorsqu'il se passait chez toi des choses qui ne te
+plaisaient point, il y avait un moyen bien simple de ne pas s'en
+apercevoir. C'était de faire l'aveugle.
+
+L'aveugle?... Je ne sais pas jouer de la clarinette.
+
+J'ai laissé échapper ça--tout haut.--Mon oncle se lève, furieux.
+
+--Comment, malheureux! tu plaisantes! tu oses plaisanter avec les choses
+sérieuses! Mais tu n'as donc de respect pour rien? Tu te moques donc de
+tout? Tu n'as donc plus ni âme, ni coeur, ni conscience, ni... rien?...
+Ah! cette manie de dénigrement! Le mal du siècle! Cette manie de
+raisonner envers et contre tout!... Ah! elle te coûtera cher, cette
+manie-là!... Quand tu seras soldat, je te conseille, mon ami, de
+continuer à discuter avec ton insolence habituelle. Sais-tu ce qu'on te
+fera, si tu raisonnes, si tu es insolent? hein? le sais-tu?
+
+--Non, mon oncle.
+
+--On te passera par les armes.
+
+--On t'exécutera, dit ma tante.
+
+--On te fusillera, dit ma cousine.
+
+J'en ai la chair de poule; et mon oncle, qui a produit son effet,
+continue son réquisitoire.
+
+--Depuis, qu'as-tu fait? Tu as passé, je crois, deux mois dans un
+bureau. Au bout de ces deux mois, tu as jugé à propos de gifler un
+sous-chef et l'on t'a flanqué dehors. Continue à appliquer ce petit
+système-là dans l'armée, et ce ne sera pas dehors qu'on te mettra, ce
+sera dedans.
+
+Ma tante et ma cousine éclatent de rire. Je ris aussi, en me forçant
+un peu--je me chatouille la paume de la main avec le petit doigt. Que
+voulez-vous? Mon oncle a soixante ans; son répertoire de jeux de mots
+est bien vieux, c'est vrai; mais on ne peut vraiment pas lui demander
+d'apprendre par coeur, à son âge, le nouveau recueil des coq-à-l'âne et
+des calembours, augmenté d'une préface en vers. Je me mets à sa place,
+je sais très bien que, lorsque j'aurai soixante ans et que je dirai,
+par exemple: «Ce qui est plus fort qu'un Turc, c'est deux Turcs,»
+j'éprouverai un grand plaisir à voir s'esclaffer mes auditeurs.
+
+Mon rire a déridé mon oncle. Il fait un geste vague de commisération
+indulgente.
+
+--Depuis ce temps, comment as-tu vécu? Je l'ignore et ne veux pas le
+savoir. A quoi t'es-tu occupé? A écrire. Des bêtises. Tu as fait des
+vers--on me les a montrés. Des vers abominables, dans lesquels tu
+appelles môssieur Thiers «Géronte assassin» et Gambetta «Cromwell de
+carton» et «diminutif de Mirabeau.» Sais-tu pourquoi, seulement?
+
+Je fais signe que non. Je ne sais pas pourquoi.
+
+Mon oncle hausse les épaules.
+
+--Je m'en doutais!
+
+--J'en étais sûre, fait ma tante.
+
+--Convaincue! appuie ma cousine.
+
+--Tu es parti de chez ton père. Tu as dû mener une vie misérable, manger
+dans d'ignobles gargotes, coucher dans des repaires infâmes...
+
+Ma cousine se bouche les yeux.
+
+--D'ailleurs, tes vêtements en disent long...
+
+--A propos, fait ma tante, nous te retiendrions bien à dîner, mais, tu
+sais, c'est aujourd'hui vendredi; nous faisons maigre et, comme tu es
+protestant...
+
+Je suis protestant, en effet, mais je crois que, pour le moment, ce sont
+mes habits qui protestent.
+
+--En effet, dit mon oncle, il faut respecter toutes les convictions. Ç'a
+toujours été mon avis. Eh bien! mon ami, puisque tu vas entrer dans une
+nouvelle carrière, prends la ferme résolution de t'y bien conduire; sois
+respectueux et obéissant à l'égard de tes chefs; le régiment est une
+grande famille dont le père est le colonel et dont la mère est la
+France. Quels que soient les ordres qu'on te donne, ne les examine pas,
+ne les critique jamais; exécute-les les yeux fermés...
+
+Ça ne doit pas toujours être commode.
+
+--Le plus bel avenir s'ouvre devant toi. Tu peux te faire en peu de
+temps une position magnifique... Tout soldat, a dit Napoléon, porte...
+
+--Oui, la giberne... le bâton de maréchal...
+
+--C'est ça! c'est ça! Moque-toi un peu des paroles d'un grand homme!...
+D'ailleurs, mon ami, tout ce que je t'ai dit, c'est dans ton intérêt.
+Tourne bien, tourne mal, ça ne peut rien nous faire, au fond. Nous
+déshonorer, ça, tu ne le peux pas: nous ne portons pas le même nom que
+toi. La charité chrétienne nous ordonne de faire des voeux pour toi et
+de te donner de bons préceptes; quant au reste, ça nous est égal...
+
+C'est curieux, je m'en doutais presque.
+
+--Tâche de monter vite de grade en grade. C'est le meilleur moyen
+d'avoir un avancement rapide. Surtout, évite les mauvaises compagnies;
+il y a partout des gens avec lesquels il ne faut se lier à aucun prix.
+Si tu es disposé à te bien conduire, à faire la joie de ta famille et
+l'honneur de ton pays, tu ne les fréquenteras point, tu les laisseras
+de côté. Du reste, vous ne pourriez pas vous accorder longtemps; le vice
+n'a jamais fait bon ménage avec la vertu.
+
+Ça doit être vrai, mais ça ne me semble pas neuf. Je pense avoir lu
+autrefois, dans Lhomond, cet exemple étonnant: «La vertu et le vice sont
+contraires,» _virtus et vitium sunt contraria_.
+
+Tout le monde vient de se lever. Je crois la petite séance terminée et
+je me lève comme les autres. Ma tante me promet, en me quittant, de me
+faire cadeau de mon premier uniforme, quand je serai nommé officier. Ma
+cousine m'offrira un sabre,--un beau sabre.
+
+Décidément, elles n'ont pas l'air de croire outre mesure à mon avenir.
+
+Mon oncle ne me promet rien, mais, en me reconduisant jusqu'à la porte,
+il me donne quelque chose... Un conseil, un dernier conseil.
+
+--Quand tu auras des galons, mon ami... Souviens-toi bien de ce que je
+vais te dire, grave-le dans ta mémoire.
+
+--Oui, mon oncle.
+
+--Quand tu auras des galons,--sois sévère, mais juste.
+
+Il ferme la porte.
+
+Je descends l'escalier furieux. Furieux surtout contre moi. Quoi!
+j'étais décidé, en entrant dans cette maison, à ne pas me laisser
+débiter trois mots de cette sempiternelle théorie de la vertu et
+des moeurs qui me dégoûte et m'assomme! J'étais résolu à interrompre
+brutalement la coulée de cette avalanche moralisatrice qui vous
+engloutit sous ses phrases glacées! J'étais déterminé à rompre
+avec éclat, avec insolence même--une insolence qui aurait été de la
+franchise--plutôt que de permettre à mon oncle de me tenir encore une
+fois ce langage qui n'est pas son langage à lui seul, mais qui est
+celui de tous les gens qui pensent comme lui, qui voient comme lui, qui
+pensent faux et qui voient faux--des gens que je méprise déjà et que, je
+le sens bien, je finirai par haïr. Et je n'ai pas trouvé une phrase
+pour lui répondre, pas un mot pour l'arrêter! Est-ce que j'ai manqué
+de courage? Est-ce que, encore cette fois-ci, j'ai capitulé devant sa
+morale bête? Est-ce que je suis un imbécile? Non. La vérité, c'est que
+je ne savais quoi lui répondre. Je ne savais pas. Je ne suis pas
+un imbécile, je suis un ignorant. Je sentais qu'il y avait bien des
+répliques à lui faire cependant, bien des objections à lui opposer, mais
+je ne trouvais rien, rien.
+
+Rien, à part peut-être des railleries sur la forme grotesque de leurs
+théories, sur la sottise dans laquelle ils délayent leurs pauvres
+vieilles idées, arlequins centenaires cuits toujours à la même sauce;
+rien à part des moqueries sur la figure extérieure, gothique et
+maniérée, de leurs préceptes faux qu'ils étalent dogmatiquement. Et, si
+j'avais ri de la couche de ridicule dont ils badigeonnent leur férocité
+égoïste, si j'avais raillé la forme absurde qui s'enroule autour de
+leur vanité venimeuse comme les capsules molles et sans saveur autour
+de l'amertume des médicaments, ils m'auraient traité--pour de bon--de
+mauvais plaisant, de sans-coeur, de farceur qui ne respecte rien, qui
+n'a pas de considération pour les choses sérieuses.
+
+Ils auraient eu raison. Ce qu'il faut, ce ne sont pas les coups
+d'épingle de la moquerie, les coups de canif de la blague, dans ce voile
+de bêtise qu'ils ont tendu--peut-être exprès--devant leur méchanceté
+doucereuse. C'est le coup de couteau brutal qui crèverait la cotte
+de mailles faite de tous les lieux communs et de toutes les banalités
+cousus pièce à pièce dont ils couvrent leur morale étroite et hypocrite,
+et qui la mettrait à nu.
+
+Ce coup de couteau-là, je ne peux pas le donner--pas encore.
+
+Quand je fais des réflexions, je mets les mains dans mes poches.
+C'est, chez moi, une habitude prise. Je ne peux pas réfléchir les mains
+ballantes; il n'y a pas à s'y tromper, quand j'ai les mains ballantes,
+je ne réfléchis pas. Je vis alors une vie sans pensée, la vie d'un être
+inconscient, la vie du fakir qui contemple son nombril, la vie du chien
+errant qui trôle dans les rues en compissant les devantures.
+
+Mais, pour le moment, comme je fais des réflexions graves, j'enfonce les
+mains très avant dans mes poches et, fort étonné, je sens rouler sous
+mes doigts des choses rondes. Ces choses rondes, ce sont des pièces de
+monnaie. Mon Dieu! oui. Avant mon départ, on a fait une petite quête.
+Tout le monde a apporté son obole, tout le monde, jusqu'à la femme de
+chambre de ma tante, une vieille fille ridée et jaunâtre, au corsage
+plat, aux yeux glacés, et qui semble vouloir absolument mourir d'un
+pucelage rentré. Je compte les espèces. Je trouve dix-sept francs
+cinquante centimes. Maintenant, comme il faut être juste avec tout le
+monde, je dois avouer que ma poche est décousue et que j'ai entendu,
+tout à l'heure, quelque chose tomber à terre. C'était sans doute un sou.
+Il devait y avoir dix-sept francs cinquante-cinq. Pourtant, je n'en suis
+pas sûr. Je n'en mettrais pas ma main au feu.
+
+Dix-sept francs cinquante, c'est mince! Il n'y a pas de quoi faire
+la noce, assurément. Mais la sagesse antique et moderne ne nous
+apprennent-elles pas à nous contenter de peu? D'ailleurs, ma cousine m'a
+promis d'appeler sur ma tête les bénédictions du ciel. En attendant, je
+pourrai toujours, ce soir, ajouter un petit extra à mon ordinaire assez
+maigre. Je mangerai un plat de plus, un dessert--pas des pruneaux,
+par exemple! Ah! non; après la morale avunculaire, ils feraient double
+emploi!... _Non bis in idem!_...
+
+Le lendemain soir, mon père m'a conduit à la gare. Nous avons parlé--de
+choses quelconques--en nous promenant. Il a attendu le dernier appel des
+voyageurs pour me laisser partir, et alors, me jetant les bras autour du
+cou, il a laissé échapper deux grosses larmes et je l'ai entendu qui me
+disait tout bas: «Tu sais, mon enfant, je t'ai toujours bien aimé!» Ça
+m'a ému. Je ne le cache pas, ça m'a ému. Seulement, maintenant, je veux
+raisonner mes émotions, arriver à me les expliquer.
+
+J'y ai réfléchi toute la nuit, en chemin de fer... Je ne crois pas que
+ça suffise à un père, d'aimer ses enfants.
+
+Pourquoi?--Je ne sais pas.
+
+J'y réfléchirai encore. J'arriverai peut-être à le savoir.
+
+
+
+
+II
+
+
+Voilà six mois que je suis à Nantes, canonnier de deuxième classe au 41e
+d'artillerie. Six mois ôtés de soixante, restent cinquante-quatre.
+
+--Ça commence à se tirer, dit mon camarade de lit, un Bordelais qui
+s'est engagé aussi, un cochon vendu comme moi.
+
+--C'est égal, c'est encore rudement long.
+
+--De quoi? de quoi? s'écrie un conducteur de la classe 76, un gros
+garçon qui va être libéré du service dans quelques jours et qui hurle:
+La classe! toute la journée.--De quoi? On trouve le temps long? on
+s'embête? Est-ce qu'on a été te chercher, dis donc, pour t'amener au
+régiment? Est-ce que tu n'y es pas venu tout seul? Il faut avoir un
+sacré toupet pour se plaindre de ce qu'on a demandé! Pourquoi t'es-tu
+engagé, alors? Pourquoi n'es-tu pas resté chez toi?
+
+Alors, dans la chambrée, des rires éclatent, des ricanements grincent.
+
+--La planche à pain était tombée.
+
+--Le four était démoli.
+
+--Il avait mis sa soupière au Mont-de-Piété.
+
+Ah! je les connais par coeur, ces vieilles railleries régimentaires,
+ces plaisanteries toujours les mêmes, qui me froissaient si fort, qui
+me faisaient si mal au coeur, les premiers jours. Maintenant encore,
+peut-être, elles me chatouillent désagréablement, mais elles ne me font
+plus monter le rouge au visage et ne me donnent plus l'envie de me jeter
+sur les blagueurs et de leur fermer la bouche à coups de poings, au
+risque de me rendre ridicule et d'ameuter contre moi la haine et le
+mépris. Je comprends qu'ils ont le droit de me regarder de haut, eux qui
+n'ont rejoint le régiment qu'au moment où les Pandores leur ont apporté
+leurs feuilles de route, eux qui sont arrivés au corps en rechignant,
+comme des chiens qu'on fouette, malgré les rubans de leurs chapeaux et
+leurs chansons mouillées d'eau-de-vie. Je ne leur en veux plus, quand
+ils me font sentir, même un peu lourdement, leur mépris de paysans ou
+d'ouvriers obligés de quitter la charrue ou le marteau pour empoigner un
+fusil, quand ils me jettent au nez leur commisération dédaigneuse--que
+je commence à trouver légitime--pour les propres-à-rien incapables
+de faire oeuvre de leurs dix doigts et réduits, aussitôt qu'ils
+s'aperçoivent que leurs pères ne sont pas nés avant eux, à piquer une
+tête dans l'armée.
+
+Je ne leur en veux plus, mais je persiste à trouver le temps très long.
+
+Comment les ai-je passés ces six mois qui forment la dixième partie du
+temps que je me suis engagé à consacrer, avec fidélité et honneur, au
+service de mon pays? Je serais bien embarrassé de le dire au juste. Je
+les ai passés, voilà tout.
+
+J'ai appris à monter à cheval, à faire l'exercice du sabre, du revolver
+et du mousqueton. J'ai désappris la manière de marcher d'une façon
+convenable, porter les mains autrement que Dumanet et d'avoir l'air
+d'autre chose que d'un individu ficelé dans un uniforme terminé en bas
+par des bottes de porteur d'eau et en haut par un shako qui ressemble
+à un pot à cirage. Je sais réciter la théorie, mais je ne sais plus
+raisonner. J'ai appris à panser les chevaux, à les étriller et à leur
+laver la queue à grande eau. J'ai perdu l'habitude de me débarbouiller
+tous les jours et de me laver les pieds de temps en temps. Je ne porte
+plus de faux-cols, mais une belle cravate bleue dans laquelle il faut
+cracher très longtemps pour la contraindre à conserver les huit plis
+réglementaires. Je porte des bottes à éperons, mais je ne porte pas de
+chaussettes. Je sais que je dois le respect à mes supérieurs, mais je
+ne sais plus que je dois me respecter moi-même. Pour sortir en ville, je
+mets un dolman, et ça me fait plaisir, parce qu'il descend un peu plus
+bas que ma veste et qu'on ne peut pas voir quand je me baisse ou quand
+je m'assieds, combien ma chemise est sale; je mets aussi des gants
+blancs et ça m'ennuie, parce que je suis obligé de les retirer pour me
+moucher--avec le mouchoir du père Adam.
+
+Je m'astique, régulièrement quatre heures par jour, les fesses sur une
+selle. Je manoeuvre d'une façon passable. Quand je suis de garde et de
+faction, j'ai l'air tout aussi bête qu'un factionnaire quelconque.
+Je tiens ma place assez convenablement aux revues, même aux revues à
+cheval. Ces jours-là, je l'avoue, je me pique d'honneur. Je ne voudrais
+pas ternir l'éclat de ces cérémonies guerrières dans lesquelles on voit
+défiler un matériel tout battant neuf, des chevaux aux crinières bien
+peignées et aux sabots noircis, portant des harnachements astiqués
+au sang de boeuf--du sang qu'on va chercher dans des seaux, à
+l'abattoir,--des hommes fourbis, dorés, brillants sur toutes les
+coutures et dont pas un, sur cent, n'a du linge propre.
+
+Ce ne sont pas les travaux engageants, les occupations intéressantes,
+les spectacles attrayants qui manquent ici, au contraire. Eh bien!
+malgré tout, je m'ennuie.
+
+Je m'ennuie en me levant, à quatre heures du matin, pour la corvée
+d'écurie. Je m'ennuie au pansage, je m'ennuie à la manoeuvre. Je
+m'ennuie en montant la garde; je m'ennuie quand je sors en ville, la
+main gantée, tenant le sabre, à l'ordonnance, les yeux tournés à
+droite et à gauche pour chercher un supérieur à saluer. Je m'ennuie
+en pénétrant dans la cuisine, en me frottant aux cuisiniers raides de
+graisse, vêtus de pantalons immondes, de bourgerons infects. Je m'ennuie
+de ne jamais trouver dans ma gamelle que de la viande qui est de la
+carne, du bouillon, qui est de l'eau chaude, et des légumes qu'on a
+cueillis sur les tas d'ordures d'un marché au lieu de les récolter dans
+les champs. Je m'ennuie encore en la posant, cette gamelle, pour ne pas
+salir ma couverture, sur mon époussette, un magnifique carré de drap
+jaune--qui empeste la sueur de cheval.
+
+Et je m'ennuie surtout le soir, lorsque, étendu dans mon lit où les
+puces et les punaises ne me laissent pas fermer l'oeil, je pense à la
+fatigante tristesse de la journée qui vient de finir.
+
+Je m'embête furieusement, mais je fais les plus grands efforts pour ne
+pas le laisser voir. J'espère que ça finira par se passer. Je prends mon
+courage à deux mains et tâche de faire preuve de bonne volonté. J'y mets
+du mien, tant que je peux.
+
+Je n'en mets pas assez, cependant. Il y a différentes choses... la
+théorie, notamment... Je la récite à peu près, pas trop mal--pas trop
+bien non plus--mais toujours d'un ton gnan-gnan, indifférent, sans
+conviction. Ça paraît me laisser froid, ne rien me dire. Je n'ai pas
+l'air de me figurer que l'avenir de la France est là-dedans.
+
+--Aucune de ces phrases: «Au commandement, Haut pistolet!--La baguette
+en avant--Les rênes passées sur l'encolure» ne font bondir votre coeur
+dans votre poitrine, m'a dit l'autre jour le capitaine-instructeur.
+
+C'est juste; il est peu rebondissant, mon coeur. Si jamais on me
+dissèque, je crois que les carabins auront bien du mal à jouer à la
+raquette avec.
+
+Il y a encore une autre chose qui achève de me mettre mal dans
+les papiers de mes chefs. J'astique d'une façon déplorable; et,
+malheureusement, on est assez porté, dans l'armée, à juger de
+l'intelligence d'un homme d'après le degré de luisant et de poli
+qu'il est capable de donner à un bout de fer ou à un morceau de cuir.
+«Faites-vous astiquer!» me répète le capitaine, qui maintenant me fourre
+dedans, régulièrement, à chaque revue. Je n'ai pas le sou. Je ne peux
+pas me faire astiquer.
+
+--Alors, vous n'arriverez à rien.
+
+Ça ne m'étonnerait pas.
+
+--Vous devriez demander à vous faire rayer du peloton des
+élèves-brigadiers, me dit le mar'chef, un assez bon garçon. Vous feriez
+votre service tranquillement et personne ne vous punirait. Réfléchissez
+à ça. J'y réfléchirai. En attendant, je couche en permanence à la salle
+de police.
+
+Un soir, on vient m'y chercher. Il paraît qu'il y a du nouveau. On
+mobilise une batterie pour l'envoyer en Tunisie. On a dressé une liste
+des hommes qui la composent et je suis inscrit un des premiers.
+
+--Quand part-on?
+
+--Dans deux jours. Vous emmenez vos chevaux--sans harnachement, sans
+rien--et vous allez vous faire armer à Vincennes.
+
+A Vincennes? Pour aller en Tunisie? Pourquoi pas à Dunkerque?
+
+Quelle drôle d'idée! Enfin, tant mieux! Je reverrai peut-être Paris, en
+passant.
+
+
+
+
+III
+
+
+J'ai revu Paris.
+
+Beaucoup trop, malheureusement. Au moment où nous étions prêts à nous
+embarquer pour le pays des Kroumirs, un contre-ordre est arrivé. On nous
+a démobilisés et l'on nous a versés dans les différentes batteries d'un
+des régiments casernés dans la place. Je suis resté presque un an à
+Vincennes.
+
+A Nantes, l'impression qu'avait produite sur moi le métier militaire
+était une impression d'ennui mal caractérisé, de fatigue physique et
+intellectuelle, de pesanteur cérébrale. J'avais d'abord été étonnamment
+secoué comme on l'est toujours quand on pénètre dans un milieu inconnu,
+et, étourdi, ébloui, je n'avais vu que la surface des choses, je
+n'avais pu juger que leur ombre. Puis, sous l'influence de l'atmosphère
+alourdissante dans laquelle je vivais, me livrais chaque jour au même
+trantran monotone, je m'étais laissé aller peu à peu à l'observation
+animale des règlements, à l'accoutumance irréfléchie des prescriptions,
+à l'acceptation d'une vie toute machinale de bête de somme qui prend
+tous les matins le même collier pour le même travail et dont l'existence
+misérable est réglée d'avance, jour par jour et heure par heure, par la
+méchanceté ou l'idiotie d'un maître impitoyable. Un mois de plus, et
+ma personnalité sombrait dans le gouffre où s'en sont englouties tant
+d'autres. Je ne pensais plus. J'étais presque une chose. J'étais sur le
+point de faire un soldat.
+
+Un soldat--un bon soldat peut-être--mais rien de plus. Je n'avais pas
+perdu assez tôt mon caractère particulier, ce qui fait que, dans la vie
+civile, on est soi et non un autre, pour espérer arriver jamais à monter
+en grade. Je n'avais pas assez vite pris ma part de ce caractère général
+qui assimile si bien un troupier à un autre troupier, et qui ne les
+différencie quelque peu que par le degré de respect que la discipline
+leur inspire et par la somme de terreur qu'elle fait peser sur eux.--On
+avait eu le temps de s'apercevoir que je n'avais pas la foi. Je ne
+pouvais plus guère me sauver, même par les oeuvres. Un ambitieux a
+tout à gagner, dans l'armée, à se laisser déprimer le cerveau, dès les
+premiers jours, par le coup de pouce des règlements. D'ailleurs, à moins
+de circonstances assez rares, d'événements qui rompent la monotonie
+d'une existence abêtissante, vous permettent de remettre la main sur
+votre personnalité, il faut toujours en venir là, tôt ou tard. Mais
+alors, on ne vous tient pas plus compte de votre soumission, de votre
+dressage--c'est le mot consacré--qu'on ne tient compte à un cheval
+vicieux de s'être laissé dompter par la fatigue.
+
+Je ne l'avais pas adopté assez vite, cet état d'esprit que les
+adjudicataires d'habillements militaires fournissent à trois cent mille
+hommes, en même temps que leurs vêtements en mauvais drap et leurs
+chaussures en cuir factice. Mais il n'est jamais trop tard pour bien
+faire. Un mois de plus, je le répète, j'étais dressé, et je faisais un
+soldat.
+
+Mon séjour à Vincennes a tout changé.
+
+Je ne suis pas un soldat.
+
+--Vous n'êtes pas un soldat! Vous êtes un malheureux!
+
+C'est le colonel, entouré de tous les officiers du régiment, qui vient
+de me dire ça en passant une revue de chambres.
+
+J'avais cru jusqu'ici que les deux termes: soldat et malheureux, étaient
+synonymes. Il paraît que non, car il a ajouté:
+
+--Les soldats, on les honore. Les malheureux comme vous, on les fait
+passer par des chemins où il n'y a pas de pierres.
+
+Là-dessus, tous les officiers m'ont fait de gros yeux terribles. Je m'y
+attendais: le colonel avait l'air furieux. S'il avait eu l'air gai, ces
+messieurs auraient fait leur bouche en cul de poule.
+
+J'ai toujours désiré avoir un colonel qui eût l'habitude de priser. Je
+suis convaincu que, chaque fois qu'il aurait sorti sa tabatière, les
+officiers auraient éternué.
+
+En attendant, je dois passer incessamment par un chemin où il n'y a
+pas de pierres. Quel est ce chemin? Je l'ignore, mais je sais très
+bien qu'il ne me conduira pas à Rome, quoi qu'en dise le proverbe. Les
+différents chemins que je suis depuis onze mois me mènent toujours au
+même endroit: la prison.
+
+Je n'en sors plus, de la prison; ou, quand j'en sors, c'est pour
+attraper bien vite une nouvelle punition qui m'y réintègre pour un laps
+de temps déterminé, par le bon plaisir de qui de droit. Mon domicile
+habituel se compose d'une salle oblongue, privée de jour et dont
+l'atmosphère est continuellement viciée par des émanations qui
+s'échappent d'une espèce d'armoire mal fermée. Cette armoire est
+l'antre de Jules. Jules, l'inséparable compagnon des prisonniers, l'urne
+lacrymatoire des affligés. On le blague bien, ce pauvre Jules, mais
+comme, au bout du compte, il est indispensable, on ne lui en veut pas de
+faire sentir trop autocratiquement sa présence; et c'est tout au plus
+si on lui tire un peu brutalement les oreilles, le matin, pour le punir
+d'avoir, pendant la nuit, abusé de la permission à lui accordée de
+repousser du goulot. Mon lit se compose de quelques planches inclinées
+et d'un couvre-pieds troué que le brigadier de garde me passe tous
+les soirs, couvre-pieds sur lequel les puces livrent aux punaises des
+batailles acharnées.
+
+On me fait sortir plusieurs fois par jour, ainsi que mes camarades, pour
+nous permettre de nous livrer à des exercices variés et intelligents.
+Nous commençons par la corvée des latrines; après quoi nous nettoyons
+les abreuvoirs. Puis, nous passons au balayage. Le balayage est notre
+occupation dominante; nous balayons partout, nous n'oublions rien; nous
+nous montrons impitoyables; le moindre fétu de paille ne trouve pas
+grâce devant nous; et si, par hasard, un crottin apparaît, nous nous
+précipitons dessus comme des dévots sur un morceau de la vraie croix.
+Aussi, il est certainement impossible de trouver une cour plus propre
+que la cour de notre quartier. Une seule chose m'étonne: c'est que nous
+ne l'ayons pas encore cirée.
+
+Une existence pareille est bien indigne, bien vile, bien abrutissante,
+n'est-ce pas? Eh bien! je la préfère à la vie que mènent les bons
+soldats,--ceux qu'on honore,--à la vie qu'on mène dans ces trois grands
+corps de bâtiment à cinq étages, vie d'abrutissement malpropre, de
+misère monotone. Non, maintenant, je ne pourrai plus faire «mes cinq
+ans» comme les autres, courbant la tête sous les règlements, respectant
+les consignes, m'habituant à l'épouvantable banalité des tableaux
+de service. Je ne pourrai plus exécuter, sans les examiner--les
+yeux fermés--les ordres absurdes de brigadiers ou de sous-officiers
+stupidifiés par le métier imbécile. Je ne pourrai plus supporter
+sans murmurer l'ironie lourde ou la grossièreté bête du langage des
+officiers, triste langage qu'ils se transmettent les uns aux autres, au
+mess ou au cercle, comme les cabotines de café-concert de bas étage
+se repassent, dans la coulisse, leurs gants fanés et leurs bijoux en
+strass.
+
+La sensation que me fait éprouver l'état militaire n'est plus une
+sensation d'ennui, c'est une sensation de dégoût. Dégoût terrible,
+continuel, et d'autant plus invincible que je me suis efforcé de le
+vaincre.
+
+Oui, j'ai essayé d'en avoir raison tout d'abord, en revenant d'une
+permission de quatre jours, que j'avais passée à Paris, peu de temps
+après mon arrivée à Vincennes. J'avais quitté, chez un camarade,
+mon pantalon basané et mon shako en cuir bouilli pour reprendre des
+vêtements de civil. Et, tout d'un coup, je m'étais senti plus léger,
+plus dispos, délivré d'une gêne énorme, les épaules dégagées du manteau
+de plomb des règlements,--libre.--Je m'étais trouvé tout étonné de
+pouvoir agir à ma guise, sans nulle contrainte, me demandant presque si
+c'était bien vrai, me secouant et regardant en dessous, comme le chien
+longtemps enchaîné à qui l'on vient de retirer son collier. Chose
+étrange! en dépouillant mon uniforme, j'avais dépouillé les tristes
+idées que j'avais acquises depuis mon entrée au service et j'avais
+retrouvé la faculté de penser. Pour la première fois depuis plusieurs
+mois, pendant ces quatre jours, j'ai pensé, j'ai réfléchi, j'ai
+raisonné; je me suis aperçu que j'ai joué cinq ans de ma vie à pile ou
+face et que le profil qui reste à découvert me fait une vilaine grimace.
+
+Ah! je l'avais bien prévu dès le premier jour, le jour où j'avais signé
+de si mauvais coeur ma feuille d'engagement, je l'avais bien prévu, que
+je ne ferais pas à l'armée, comme me le demandait mon oncle, l'honneur
+de mon pays et la gloire de ma famille. Mais, au moins, j'avais espéré
+que je pourrais y passer bêtement, mais tranquillement, les cinq
+années que je ne pouvais passer ailleurs. Et maintenant, j'en suis à
+me demander s'il n'aurait pas mieux valu faire le soldat imbécile, le
+numéro matricule que j'aurais fait si j'étais resté à Nantes, que de
+venir à Paris chercher l'aversion de _ma profession_, la haine de mon
+esclavage. Car, maintenant, c'est fait. Les résolutions de soumission et
+d'obéissance que j'ai abandonnées, je n'ai plus pu les reprendre. Je les
+ai laissées où elles étaient tombées, comme ces loques par trop sordides
+qu'un chiffonnier expulse avec dédain de son cachemire d'osier, qu'il
+remue quelque temps du bout du crochet et qu'il se décide à lâcher.
+
+Depuis, je suis retourné bien des fois à Paris. Seulement, comme
+je n'avais pas complété ma masse, en débet, et que mon capitaine me
+refusait systématiquement toute espèce de permission, je m'abstenais de
+lui réclamer ses petits carrés de papier et je partais «en bordée». Je
+passais cinq ou six jours à Paris, seul ou presque seul, ne fréquentant
+que quelques camarades qui n'avaient pas toujours le temps de s'occuper
+de moi. Ma famille, je ne la voyais pas, naturellement. Quant au reste,
+je n'avais jamais connu que deux ou trois gamines, belles de la beauté
+du diable et bêtes comme des enseignes de modistes, qui s'étaient
+envolées je ne savais où. Pendant des journées, j'allais par les rues,
+flânant, me laissant guider par ma fantaisie, buvant avidement l'air
+libre. Là seulement je me sentais vivre, et bien des fois, en pensant
+aux années de servitude qui m'attendaient encore, l'envie m'est montée
+au coeur de terminer une de ces bordées par le suicide. Je revenais
+pourtant, ne voulant pas être puni comme déserteur, furieux contre moi
+au moment de rentrer au quartier. Je me reprochais le triste courage
+qui me portait à franchir la grille. J'aurais remercié avec effusion un
+passant qui, d'une poussée brutale, m'aurait jeté à l'intérieur.
+
+Immédiatement, j'étais mis en prison; l'absence illégale, voilà le
+principal motif de mes punitions. J'en ai encore quelques-unes pour
+ivresse. Mon Dieu, oui! Je me suis piqué le nez quelquefois...
+
+On me punit aussi assez souvent pour réponses inconvenantes. Je suis
+inconvenant, c'est vrai, mais ce n'est pas tout à fait de ma faute.
+C'est une mauvais habitude qui m'est venue tout d'un coup, à la suite
+d'avanies faites de gaîté de coeur, de vexations idiotes, d'affronts de
+toutes sortes que longtemps j'avais avalés sans rien dire. Un beau jour,
+j'ai découvert que ce parti pris d'injures m'avait gonflé le coeur,
+aigri le caractère, comme ces gouttes d'eau qui, tombant une à une,
+commencent par glisser sur la pierre et finissent par la creuser.
+
+Mon horreur, ou plutôt mon dégoût de l'état militaire est maintenant si
+grand que je m'estime fort heureux de ne plus partager l'existence de
+ces hommes, mes camarades, que je vois aller et venir par la chambre,
+depuis que le colonel est sorti, marchant sur la pointe du pied, parlant
+bas, n'osant pas se montrer aux fenêtres, le grand chef se promenant
+encore dans la cour du quartier.
+
+Toute la semaine, ils ont vécu ainsi, courbaturés par la répétition
+inutile des mêmes manoeuvres et des mêmes exercices, terrorisés par les
+dogmes de la religion soldatesque, pliés en deux sous le respect et la
+peur que leur inspire la doctrine de l'obéissance passive. Véritables
+bêtes de somme pour la plupart, loupeurs pour le reste, mal nourris, mal
+logés, blanchis le long des murs, dépouillés de toute espèce d'idée, les
+mêmes expressions et les mêmes locutions revenant sans cesse dans
+leur langage imbécile, ils n'ont plus que deux préoccupations, ils
+n'éprouvent plus que deux besoins: manger et dormir. Et, aujourd'hui,
+dimanche, comme ils ont la permission de sortir, ils vont aller traîner
+leurs sabres dans les rues, bêtement, deux par deux ou trois par trois,
+s'entretenant encore--exclusivement--pendant ces quelques heures
+de pseudo-liberté, des détails du service, des commandements, des
+consignes--esclaves si bien faits à leur servitude qu'ils ne savent
+plus, au moment du repos, parler d'autre chose que des coups de fouet
+qu'ils ont reçus ou de la solidité de leur manille.--Puis, ils s'en
+iront dans les cabarets louches, dans les ruelles où l'on vend de
+l'eau-de-vie qui râpe la gorge et du vin qui violace les comptoirs. Ils
+s'attableront là, cinq ou six devant un litre, chantant à tue-tête:
+
+ C'est à boire qu'il nous faut!...
+
+en attendant que la nuit tombe et qu'ils puissent aller s'engouffrer,
+gueulant bien fort et se tenant par les bras, dans ces bouges où il
+faut faire la queue, quelquefois, comme au théâtre, devant la porte des
+putains.
+
+O bétail aveugle et sans pensée, chair à canon et viande à cravache,
+troupeau fidèle et hébété de cette église: la caserne et de sa chapelle:
+le lupanar! Ah, oui, je rejoindrai tout à l'heure, avec plaisir, la
+«boîte» dont je suis sorti hier et où je dois rentrer bientôt. Le
+rapport me portant ce matin huit jours de prison pour réponse insolente.
+Plutôt la prison que le spectacle de cet avachissement stupide, de
+l'écoeurante banalité de cette vie misérable! Plutôt la désertion--le
+seul vrai remède peut-être--plutôt tout que de jouer un rôle, puisque
+j'ai conscience de son indignité, dans cette comédie ignoble, dans cette
+parade où Mangin s'impose aux spectateurs et arrive, à force de donner
+des coups de pied dans le derrière de Vert-de-Gris à se faire prendre au
+sérieux--même par sa victime.
+
+J'entends sonner onze heures. Onze heures! Et l'on n'est pas encore venu
+me chercher pour me conduire à la «Malle!» Est-ce qu'ils ne penseraient
+plus à moi, par hasard? Je m'étends sur mon lit, mon lit que je ne
+fatigue pas beaucoup, d'ordinaire; ce qui d'ailleurs, n'empêche pas
+le fourrier de m'imputer trimestriellement toutes les dégradations
+possibles. J'essaye de piquer un roupillon. Je commence à m'endormir.
+
+--Froissard, au bureau!
+
+J'ouvre à demi l'oeil gauche. C'est le mar'chef qui m'appelle.
+
+Qu'est-ce qu'il y a donc?
+
+--Il y a qu'il faudrait d'abord vous lever quand on vous appelle et
+prendre la position militaire pour parler à vos supérieurs. Hum!...
+Réunissez tous vos effets et portez-les au magasin d'habillement. Vous
+êtes désigné pour faire partie d'un détachement de cinquante hommes qui
+va relever une partie de la 3e batterie _bis_, au Kef, en Tunisie. Vous
+partez demain.
+
+Comment! on va en Afrique aussi simplement que cela, maintenant?
+Autrefois, c'était plus compliqué: il fallait faire cinq ou six fois
+le tour de la France pour se faire armer et équiper. Il est vrai que ça
+n'en valait peut-être pas mieux pour ça.
+
+--Avez-vous fini vos réflexions? On vous dit que vous partez demain soir
+et que dans trois jours vous prenez le bateau.
+
+Est-ce qu'il va sur l'eau, au moins, ce bateau-là?
+
+
+
+
+IV
+
+
+Le Kef, ville principale de la Tunisie.
+Population:--Commerce:--Industrie:--Je laisse des blancs tout en donnant
+aux Cortamberts, qui ne sont jamais embarrassés, la permission de
+combler ces lacunes à leur fantaisie.
+
+De loin, la ville, bâtie en amphithéâtre sur le penchant d'une montagne,
+vous fait l'effet d'une dégringolade de fromage blanc entre des
+murailles en nougat; le tout dominé par une pièce montée sur laquelle il
+aurait plu de la crème fouettée. On en mangerait.
+
+De près, ça change. Ce n'est plus qu'un amas de maisons misérables,
+bâties avec des cailloux et de la boue, aux rares et étroites fenêtres
+grillées, aux toits en coupole blanchis à la chaux. Çà et là, des
+ruelles pavées de pierres pointues percent cette agglomération de
+cahutes et s'en vont, avec des allures tortueuses de vrilles, aboutir
+dans des places carrées où s'ouvre la porte d'une mosquée. C'est dans
+ces places que, plusieurs fois par semaine, se tiennent les marchés.
+C'est là qu'on amène les petits boeufs secs et trapus, les biques aux
+longs poils noirs, les bourriques aux petites jambes nerveuses, au
+garrot ensanglanté, à l'échine meurtrie, les moutons sales et maigres,
+portant toute leur graisse dans une queue énorme qui se balance entre
+leurs pattes de derrière comme une grosse sabretache. C'est là que
+s'étalent, par terre, sous des lambeaux de toile, sur des tréteaux, l'or
+blond des céréales, le brun glacé des dattes, le vert criard et frais
+des pastèques aux chairs blanches et roses, le velours bleuâtre des
+figues, le violet des aubergines, l'incarnat des grenades, le jaune des
+citrouilles, le rouge froid des tomates et le rouge chaud des piments.
+Et, à côté de ces tas de légumes dont les couleurs vives éclatent sous
+le ciel clair, entre ces amoncellements de fruits qui sentent bon et sur
+lesquels le soleil jette de l'or, de hautes perches s'élèvent où pendent
+des lambeaux sanguinolents, quartiers de chairs que va découper sur un
+billot, à grands coups de coutelas, un boucher nu jusqu'à la ceinture,
+le torse éclaboussé de giclées sanglantes, les bras empâtés de rouge, la
+barbe souillée de caillots, effrayant.
+
+Et les ruelles montent vers la vieille Kasbah démantelée et ouverte,
+descendent vers les remparts croulants dont les courtines dentelées
+laissent passer de loin en loin la gueule antique d'un canon de bronze
+penché de travers ou couché sur les talus à côté de son affût pourri.
+Elles s'élargissent ici, en face des portes bardées de fer de magasins
+devant lesquels des dromadaires accroupis balancent, au bout de
+leurs longs cous, leurs petites têtes aux yeux mi-clos. Là, elles se
+rétrécissent et le marchand d'eau qui revient de la fontaine avec ses
+ânons chargés d'outres frappe à grands coups de bâton, en poussant des
+cris sauvages, son troupeau indocile qui se bouscule pour passer. Puis
+elles s'enfoncent sous les longs arceaux d'une voie sombre où s'ouvrent
+les boutiques de loudis qui vendent des étoffes, des armes ou des
+poteries, l'échoppe des savetiers arabes, l'antre d'un marchand de
+cacaouët ou de beignets à l'huile--une huile infecte dont l'âcre parfum
+vous poursuit. Elles passent devant des cafés maures où des Arabes
+accroupis sur des nattes, silencieux, vident à petits coups une tasse
+minuscule en jouant aux cartes ou en égrenant leur chapelet, pendant que
+le cafetier, impassible, entretient le feu de son fourneau en agitant
+doucement un petit écran d'alfa. Elles longent des cimetières où des
+taupinières étroites et pressées, couvertes de cailloux, indiquent les
+tombes, d'étroites terrasses où les dévots, le soir, font la prière;
+des porches larges et bas sous lesquels viennent s'asseoir parfois,
+les jambes croisées, des mendiants chanteurs. Ignobles, pouilleux,
+le capuchon d'un burnous en loques rabattu sur leur face simiesque,
+frappant de leurs longs doigts décharnés la peau jaunie d'un tambourin,
+ils commencent par laisser échapper des sons rauques de leurs gosiers
+secs, et puis, peu à peu, s'animant eux-mêmes, sans s'occuper de leur
+auditoire, qu'une foule les entoure ou qu'ils n'aient devant eux que des
+chiens errants, se mettent à chanter un long poème, passant subitement
+des tons les plus sourds aux modulations les plus douces, des notes les
+plus attendrissantes aux cris les plus stridents, aux vociférations les
+plus déchirantes. On dirait qu'un souffle égare leur esprit, les
+exalte, qu'un grand frisson les parcourt tout entiers, qu'une fièvre
+les embrase, qu'un enthousiasme curieux les transporte. Alors, ils se
+transfigurent: ils deviennent très grands, ces frénétiques; très beaux,
+ces exaltés rageurs; magnifiques, ces visionnaires; presque sublimes,
+ces inspirés! Avatar de mendigos vermineux en Homères imperturbables.
+
+J'éprouve un grand plaisir, vraiment, depuis que j'ai quitté la France,
+depuis que j'ai abandonné l'horrible existence de la caserne pour la vie
+plus supportable des camps, à aller et venir à droite et à gauche. Je me
+reprends peu à peu. Et, pendant mes heures de liberté, assez fréquentes,
+je ne manque pas un des spectacles, toujours attrayants pour un nouveau
+venu, que peut offrir une ville africaine.
+
+Je ne me promène pas, du reste, que dans les quartiers arabes, je vais
+aussi dans le quartier européen.
+
+Il me plaît moins.
+
+Je serais bien embarrassé de dire pourquoi, par exemple. Il n'y manque
+absolument rien, non pas de ce qu'on pourrait souhaiter, mais de ce
+qu'on trouve le plus communément en France; des cartes et des billards,
+des cafés et des caboulots. De grandes pancartes indiquent à chaque pas
+les prix--très raisonnables--des différentes boissons que des dames de
+nationalités variées, en jupons courts et en corsages échancrés, sont
+toujours prêtes à vous servir.
+
+Les femmes, le jeu, l'alcool, voilà les trois produits de notre
+civilisation avec lesquels nous faisons honte aux indigènes de leurs
+moeurs grossières et sauvages. Ah! le progrès doit leur apparaître sous
+les plus riantes couleurs, à ces braves Arabes; ils se le représentent
+sous la forme des tonneaux de liqueurs que nous traînons derrière nos
+convois et à la queue de nos colonnes; ils l'incarnent dans la personne
+d'un gouverneur militaire, d'un régime soldatesque qui fait peser sur
+eux son joug imbécile et lourd, et qui a pour complément indispensable
+la tourbe des juifs et des mercantis.
+
+De jolis cocos, ceux-là! Les commerçants de nos colonies, les hardis
+pionniers de la civilisation! L'écume de tous les peuples, bandits
+de toutes les nations, usuriers et voleurs, les épaules tuméfiées par
+l'application de ces vésicatoires qui sont des articles du Code, ayant
+tous une canne à polir--et quelle canne!
+
+Pas très nombreux, mais bien brillant, l'élément européen. La plupart
+de ces gens-là ne font pas de fort belles affaires. Leur fonds acheté
+à crédit, ils se hâtent, avant l'échéance, d'en boire une partie et de
+manger l'autre. Ils finissent généralement par la faillite, si c'est
+faire faillite que de mettre un beau soir la clef sous la porte et de
+cingler pendant la nuit vers de nouveaux rivages.
+
+Quelques-uns cependant--des gens mariés (!) le plus souvent--se
+maintiennent à flot. Ce sont des ambitieux qui entretiennent des idées
+folles, qui caressent des chimères. Ils espèrent qu'après avoir, pendant
+un certain temps, servi des pompiers et des perroquets dans une salle
+d'où madame s'échappe quelquefois pour aller visiter l'arrière-boutique
+en compagnie d'habitués, ils pourront un jour se retirer dans quelque
+bon fromage où ils mangeront à leur faim, sans nul souci, en travaillant
+le moins possible. Leur rêve, c'est de lui coller un gros numéro, à ce
+fromage-là.
+
+Pourquoi pas, après tout? S'il n'y a de sots métiers que ceux qui ne
+rapportent rien, celui-ci est assurément l'un des plus intelligents
+qu'on puisse exercer en Afrique. D'ailleurs, ils ont devant les yeux
+l'exemple de certains de leurs confrères d'Algérie, d'anciens honnêtes
+gens qui sont redevenus de très braves gens depuis qu'ils ont les poches
+pleines, que les gendarmes saluent très bas, qui arrivent à se faire
+nommer maires d'un village ou d'une bourgade et qui marient facilement
+leurs filles--grosse dot, petite tache de famille--à des conseillers de
+préfecture.
+
+On ne peut sérieusement, n'est-ce pas? désespérer du redressement moral
+d'un peuple quand des apôtres comme ceux-là ont entrepris sa conversion.
+Le fait est que, si les prédicateurs enseignent consciencieusement la
+foi nouvelle, il se trouve des gentils qui, de leur côté, y mettent du
+leur. Je ne parle pas, bien entendu, de ces vieilles bêtes affaissées
+dans les ornières de la routine, encroûtées au possible, qui ne
+comprennent pas quelle utilité il peut y avoir à tuer le ver tous les
+matins et à faire précéder chaque repas d'un ou de plusieurs verres
+d'extrait de vert-de-gris. Raisonner avec des animaux pareils, c'est
+perdre son temps. Je parle d'une partie de la jeune génération qui
+commence à se laisser dessiller les yeux, à rejeter des doctrines
+surannées, à vouloir sérieusement rattraper le temps perdu. Ils n'y vont
+pas de main morte, ceux-là! Ils chantent à plein gosier les louanges de
+l'alcoolisme! Il y a de ces gaillards qui n'ont pas leurs pareils pour
+couper la verte et qui distinguent à l'oeil--oui, à l'oeil--le vrai
+Pernod de l'imitation. Au billard, ils vous en rendent dix de trente et
+gagnent à tous les coups.
+
+Quant aux enfants--aux mouchachous--ils donnent les plus belles
+espérances. Ils vous disent: «Et ta soeur!»--en français--et vous
+taillent des basanes--en français.--On en trouve même qui commencent
+par parler argot; qui ne savent pas dire: pain--mais qui disent:
+du gringle;--qui ignorent la viande, mais qui connaissent la
+bidoche;--voire même la barbaque.
+
+Oh! ils apprennent très facilement. Il paraît même qu'ils retiennent
+bien. Que voulez-vous de plus?
+
+--Ce que je voudrais, ce serait que le gouvernement fût un peu moins
+bête et un peu moins rosse.
+
+Je me retourne. Celui qui interrompt les réflexions que j'ai fini par me
+faire à haute voix est un colon dont j'ai fait la connaissance, il y
+a quelque temps. Ses concessions sont établies à une bonne journée de
+marche du Kef, non loin de la ligne de chemin de fer qui doit finir par
+relier l'Algérie à Tunis.
+
+--Oui, continue-t-il en me frappant sur l'épaule, voilà ce que je
+demande. Qu'est-ce que vous pensez, vous, de gens qui veulent à toute
+force avoir des colonies et qui, une fois qu'ils les ont, font tout ce
+qu'ils peuvent pour les empêcher de leur être utiles à quelque chose?
+
+Je fais un geste vague.
+
+--Je vous ai, je crois, déjà raconté mon histoire?
+
+--Oui, elle est édifiante.
+
+--Vous savez que, lorsque je suis arrivé en Tunisie, lorsque j'ai
+commencé à exploiter une concession qu'on m'a fait payer à beaux
+deniers comptant, je croyais pouvoir espérer l'appui, au moins moral, de
+l'administration...
+
+--Vous auriez aussi bien fait de compter sur les bénédictions de ce
+marabout qui chante son cantique là-haut.
+
+--J'ai essayé de passer plusieurs marchés pour la fourniture des grains
+et des fourrages militaires...
+
+--Ils étaient trop secs, vos fourrages.
+
+--Voyant qu'il n'y avait rien à faire de ce côté, j'ai essayé de tirer
+parti de mes produits en les envoyant sur les souks. J'ai donc entrepris
+de tracer une route directe et commode entre mes terrains et la gare
+la plus proche, à travers des terres en jachère. Aussitôt les papiers
+timbrés ont plu chez moi.
+
+--Ah bah!
+
+--J'ai appris ainsi que ces vastes terrains incultes qui s'étendent
+à perte de vue appartiennent, sauf quelques parcelles concédées à des
+malheureux comme moi, à une Société anonyme dont le siège est à Paris.
+Cette Société, qui prétend avoir acheté ces terres, et qui les a
+peut-être achetées à un prix dérisoire qu'elle n'a probablement
+pas payé, ne veut en céder la moindre partie que contre des sommes
+exorbitantes. De sorte que si, plus tard, le gouvernement français--ou
+celui du bey, comme vous voudrez--prend la bonne résolution d'accorder
+des concessions gratuites à de nouveaux colons, il se verra obligé
+de racheter un franc le mètre au moins ce qu'il a donné pour rien.
+Voyez-vous d'ici ce que gagnera la Compagnie?
+
+--Vingt sous du franc, exactement.
+
+--Tous les débouchés m'étant fermés, ou à peu près, j'ai végété quelque
+temps, tirant le diable par la queue à la lui arracher. L'autre jour,
+j'ai tenté une dernière chance. J'ai écrit au ministère pour lui
+demander le prêt d'une somme peu considérable, garantie d'ailleurs,
+et que je me faisais fort de rembourser en peu de temps. J'aurais pu
+marcher, avec ça... Au bout d'un mois, on m'a renvoyé ma demande en
+me disant qu'il fallait, avant tout, la faire passer par la voie
+hiérarchique. Aujourd'hui, je suis venu ici chercher la réponse qui
+vient d'arriver...
+
+--Toujours par voie hiérarchique?
+
+--De plus en plus.
+
+--Et... est-elle satisfaisante, la réponse?
+
+--Est-ce que vous vous foutez de moi? Satisfaisante! Tenez, lisez-moi
+ça: «Le ministre porte à la connaissance de l'intéressé que le
+gouvernement, quel que soit son désir de venir en aide aux colons, se
+voit dans l'obligation de ne leur accorder aucun secours, pécuniaire ou
+autre. Etc., etc.» Hein! qu'est-ce que vous en dites?
+
+--Dame! s'ils n'ont pas le sou...
+
+--Quand on n'a pas le sou, on reste chez soi! quand on n'a pas le sou,
+on ne cherche pas à conquérir des colonies pour en faire les cimetières
+des imbéciles assez bêtes pour s'y établir!... Ah! je sais bien ce que
+vous allez me dire: «Il ne fallait pas y venir; tu l'as voulu, c'est
+bien fait»--Je sais bien, je n'aurais pas dû avoir confiance; mais,
+qu'est-ce que vous voulez? A l'époque de mon départ je n'aurais jamais
+pu me figurer que c'était tout simplement pour permettre à une séquelle
+de bandits de spéculer sur des morceaux de papier achetés au poids--aux
+palefreniers du Bardo, qu'on avait versé le sang et dépensé les millions
+de la France. Ce que c'est que d'être naïf!... Mes terres sont bonnes
+pourtant; on pourrait faire deux récoltes par an... Quand je pense à
+tous ces beaux terrains que l'imbécillité de nos gouvernants laisse en
+friche, je me demande réellement comment il peut se trouver des gens
+assez simples pour ne pas éclater de rire en entendant prononcer ces
+deux mots: Colonies françaises. Moi, maintenant, je ne sais pas si je ne
+ferais pas mieux de m'acheter une corde pour me pendre que de continuer
+l'existence que je mène. A qui m'adresser, pour me faire avancer les
+sommes dont j'ai besoin et avec lesquelles je serais certain d'arriver,
+en peu de temps, à un beau résultat? A qui? A des établissements de
+crédit? Allez-y voir! D'ailleurs, vous savez aussi bien que moi que
+toutes ces boîtes-là prêtent au capital, mais non au travail... Alors,
+quoi? Finir de manger mes quatre sous et piquer une tête dans la
+Medjerdah? Ce serait peut-être le plus simple... Tenez, tout ça,
+voulez-vous que je vous dise? c'est de la fouterie...
+
+Il m'a pris par les bras.
+
+--Venez donc boire quelque chose... A quoi ça sert-il, après tout, de se
+faire de la bile? Quand je m'en fourrerais les quatre doigts et le pouce
+dans l'oeil... Nous allons dîner ensemble, n'est-ce pas?
+
+--Je ne demanderais pas mieux, mais il est déjà tard, et comme je dois
+être rentré au camp pour l'appel...
+
+--Bah! l'appel! je parie qu'ils ne le font pas une fois tous les quinze
+jours. Venez donc; si vous rentrez une demi-heure ou une heure en
+retard, personne ne s'en apercevra...
+
+On s'en est aperçu. Le capitaine commandant la batterie vient de
+m'infliger huit jours de prison.
+
+Ce n'est pourtant pas un mauvais diable, ce capitaine, gros bonhomme
+toujours essoufflé, tapotant sans cesse avec son mouchoir son front qui
+ruisselle constamment de sueur.
+
+Du reste, il a eu soin de me faire prévenir par le fourrier qui m'a
+annoncé ma punition: «Dites-lui bien que ce n'est pas moi qui le punis,
+c'est le règlement. Le général m'a recommandé d'être très sévère et, ma
+foi, vous comprenez... c'est leur faute aussi, s'ils se font punir, ces
+gredins-là; ils ne veulent rien entendre.»
+
+Si nous n'entendons rien, en effet, c'est bien que nous ne voulons rien
+entendre. Nous devons nous fourrer du coton dans les oreilles au
+moins une fois par semaine... Tous les samedis, régulièrement, le gros
+capiston vient assister à la lecture du rapport qu'il écoute tout en
+nouant la cravate de l'un et en boutonnant la veste de l'autre; après
+quoi il nous fait un petit discours portant sur la nécessité de
+nous bien conduire et d'éviter les punitions, le tout entremêlé de
+recommandations morales et de prescriptions hygiéniques. L'exorde et le
+fond de la harangue varient un peu, suivant les circonstances, mais la
+péroraison est toujours la même: «Je ne saurais trop vous recommander
+d'être très propres. Ainsi, quand vous allez aux cabinets, n'oubliez
+jamais... (Il fait un geste) vous comprenez? C'est très nécessaire dans
+ces pays-ci. Moi, je porte toujours dans ma poche une petite éponge
+destinée à cet usage-là. Tenez, la voilà. (Il sort de sa poche une chose
+ronde enveloppée d'un fragment de journal). Oui, je la mets dans du
+papier, à cause de l'humidité. Ah! et puis, quand vous allez voir les
+femmes... oui, je comprends ça... les femmes... on n'est pas de bois...
+eh! bien... beaucoup de précautions. Vous m'entendez? L'eau ne coûte
+pas cher, n'est-ce pas? Sans ça, quand vous serez rentrés en France, que
+vous serez mariés, vous aurez des enfants... des petits enfants... ça
+sera comme des petits lapins.»
+
+On m'a relégué, avec deux ou trois autres mauvais sujets, dans le
+marabout des hommes punis--une grande tente conique dressée devant le
+gourbi qui sert de corps de garde, à côté de la guérite en feuillage
+dans laquelle s'assied sans façon le factionnaire vêtu de toile blanche,
+son képi d'artilleur recouvert d'un couvre-nuque, son mousqueton posé
+dans un coin. Je regarde, à travers la portière relevée, derrière la
+corde à laquelle sont attachés nos chevaux et nos mulets, maigres et
+galeux, la route poudreuse et grisâtre, au sol rayé par les roues des
+arabas et moucheté par les pieds des bêtes de somme, qui se déroule
+comme un long ruban pour disparaître, tout là-bas, après l'âpre montée
+d'une côte rude, derrière le col de Gardimaou. Elle est bordée de
+l'autre côté, cette route, par des figuiers de Barbarie, aux larges
+feuilles épineuses d'un vert bleuâtre, dont les troncs rugueux
+s'enfoncent dans un amoncellement de feuilles mortes qui, tombées, ont
+l'air de grands écrans fauves. Derrière, tout en bas, on aperçoit la
+plaine, immense comme une mer, qui conduit en Algérie, et dont les
+aspérités et les déclivités disparaissent dans l'uniformité confuse des
+sables blonds. Le soir commence à descendre; de longues ombres cendrées
+s'étendent rapidement et chassent les derniers rayons du soleil qui
+s'éparpillent en millions d'étincelles et s'enfuient à gauche, du côté
+de la trouée de Souk-Harras, qu'elles incendient, en tourbillons de
+poussière d'or, tandis qu'à droite, s'assombrissant de plus en plus,
+toute une suite d'éminences aux formes étranges, de montagnes aux
+bizarres découpures, la dégringolade des derniers contre-forts de
+l'Atlas, s'estompe en bleu sur les horizons sanglants du soir.
+
+--Le capitaine!
+
+J'entends un bruit de grosses bottes, un cliquetis d'éperons. C'est lui.
+Il entre.
+
+--Froissard, vous êtes là?... Ah! oui... Eh bien! j'ai une triste
+nouvelle à vous apprendre. Le général, sachant que vous avez déjà
+encouru beaucoup de punitions, m'a fait demander votre livret. Je crois
+qu'il a l'intention de vous faire passer devant un Conseil de corps.
+Voilà, voilà... je vous l'avais bien dit... Si vous aviez voulu
+m'écouter... mais non... on veut en faire à sa tête...
+
+Et patati et patata.
+
+Son petit laïus ne m'avance pas à grand'chose, évidemment; mais c'est
+égal, ça me fait presque plaisir de l'entendre me bougonner, ce gros
+poussah qui, malgré tout, porte de l'intérêt à ses hommes et ne les
+regarde pas tout à fait comme des animaux. Il n'a pas l'air de se
+figurer qu'il est pétri d'une autre pâte qu'eux; il a certainement
+le coeur moins racorni que tous ceux que j'ai rencontrés jusqu'ici,
+automates graissés de morgue tudesque et remontés tous les matins par
+la clef de l'orgueil idiot. C'est encore un homme, au bout du compte, ce
+vieux maboul que j'entends ronchonner en s'en allant:
+
+--Rien écouter... faire la noce... rentré en France... p'tits enfants...
+p'tits lapins.....
+
+
+
+
+V
+
+
+Je viens d'être conduit à la Kasbah entre quatre hommes, baïonnette au
+canon, commandés par un brigadier, sabre au poing. J'attends dans la
+cour, un rectangle chauffé à blanc par le soleil qui tombe à pic, qu'on
+veuille bien m'introduire dans la salle où s'est réuni le Conseil de
+corps.
+
+De quoi est-il composé, ce Conseil? Un planton, qui promène les chevaux,
+me renseigne à ce sujet.
+
+--Il y a le lieutenant et le sous-lieutenant de ta batterie, un
+lieutenant et un capitaine d'infanterie et un commandant des chasseurs
+d'Afrique. Ton capitaine a fait dire qu'il était malade.
+
+Il n'est pas régulièrement formé, mon Conseil de corps. Pourtant, étant
+donné le petit nombre d'officiers de mon régiment présents au Kef, je
+ne peux pas réclamer. Les règlements exigent bien, il est vrai, que
+ce tribunal ne renferme que des officiers du corps auquel appartient
+l'inculpé--puisque inculpé il y a.--Ces règlements ont évidemment leur
+raison d'être. Il est clair que, si l'homme qui a donné des preuves de
+son insubordination, qui a démontré qu'il était sous l'influence de ce
+que ces messieurs appellent un mauvais esprit, comparait devant ceux
+mêmes qui lui ont infligé les punitions qui l'amènent devant eux, il y a
+au moins quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent pour que ces accusateurs
+transformés subitement en juges reconnaissent qu'il y a lieu d'expédier
+le délinquant aux compagnies de discipline. Ça simplifie énormément les
+choses. Ça évite une perte de temps toujours désagréable. Pas de défense
+possible de la part de l'inculpé; une accusation basée simplement
+sur les punitions plus ou moins nombreuses, et plus ou moins méritées
+portées par les juges eux-mêmes qui ne tiennent pas, naturellement, à se
+donner des démentis. La sentence n'a plus besoin que d'être ratifiée par
+le général commandant le corps d'armée, ce qui n'est qu'une question
+de jours. La justice reçoit un croc-en-jambe, ce qui est déjà une bonne
+chose, mais elle le reçoit en très peu de temps, ce qui est une chose
+excellente.
+
+Moi, j'ai une chance énorme. Je vais passer devant un conseil composé en
+majorité d'officiers qui ne me connaissent pas et qui, par conséquent,
+ne doivent pas tenir outre mesure à faire preuve à mon égard de la plus
+grande sévérité. Il y a bien le sous-lieutenant et le lieutenant de
+ma batterie, deux pince-sans-rire, mauvaise piquette de la Pi-po,
+fanatiques de la discipline à la prussienne; mais comme ils ne joueront
+en somme qu'un rôle assez effacé...
+
+--Faites entrer!
+
+J'entre. La porte se referme.
+
+--Asseyez-vous, me dit le commandant.
+
+Je m'assieds sur un banc en face de ces messieurs, alignés en rang
+d'oignons, derrière une table recouverte du tapis vert traditionnel. Le
+commandant me regarde--d'un air assez bienveillant. Ma tête a l'air de
+lui revenir, décidément; et c'est en hochant douloureusement le front
+qu'il continue:
+
+--Canonnier Froissard, vous avez eu, depuis votre entrée au service,
+une conduite déplorable. Vous avez encouru un grand nombre de punitions.
+Nous sommes réunis, vous le savez, pour décider de votre envoi aux
+Compagnies de discipline. Qu'avez-vous à dire pour votre défense?
+
+--Deux choses: 1° Que ma conduite n'a pas été mauvaise depuis mon entrée
+au service; elle n'a commencé à l'être que du jour où les taquineries et
+les vexations de toute nature m'ayant poussé à bout, je suis devenu
+une de ces têtes de Turc sur lesquelles frappe à tour de bras l'aveugle
+cohue des galonnés; que, d'ailleurs, dans l'armée, quand un homme a
+commencé à mettre le pied dans le bourbier des punitions, on n'essaye
+pas de le retirer, on l'enfonce. 2° Que, si j'ai commis des fautes--et,
+je le fais remarquer en passant, toutes fautes contre la discipline--je
+les ai expiées et que je ne crois pas qu'on puisse, raisonnablement,
+châtier deux fois, pour le même délit, un individu, si malintentionné
+qu'il soit. Que, par conséquent, j'ai beaucoup de peine à comprendre
+pourquoi l'on veut, aujourd'hui, m'infliger une peine énorme précisément
+parce que j'en ai déjà subi un nombre considérable.
+
+J'examine l'attitude de mes juges. Les deux officiers de ma batterie
+sont devenus tout verts, le petit pète-sec de sous-lieutenant
+principalement, qui pince ses lèvres blanches, qu'il vient de mordre. Le
+capitaine et le lieutenant d'infanterie n'ont pas bronché; ils ont l'air
+de s'amuser comme deux croûtes de pain derrière une malle. Quant au
+commandant, il a ouvert de grands yeux; il semble très étonné, ne
+s'étant jamais imaginé, probablement, qu'on pût envisager la question à
+un point de vue pareil. Il ne paraît pas furieux, tout au contraire;
+on dirait même qu'il n'est pas fâché, mais pas fâché du tout, en
+vieux soldat d'Afrique qu'il est, de voir mettre à jour l'ineptie
+des règlements dont l'étroitesse et la dureté lui ont toujours semblé
+quelque peu ridicules. Seulement, il ne sait plus quoi dire et ce n'est
+qu'au bout de deux ou trois minutes qu'il se rappelle subitement qu'il a
+encore à accomplir une petite formalité.
+
+--Je vais vous lire vos punitions.
+
+Et il commence.
+
+Il commence, mais il n'a pas fini. Ah! non. Les deux pages du livret
+sont pleines et l'on a été obligé d'ajouter plusieurs _rallonges_. Et
+des motifs d'une longueur! Quand il n'y en a plus, il y en a encore.
+C'est comme la galette du père Coupe-Toujours, au Gymnase.
+
+Le commandant n'en peut plus. Il est tout rouge. Il a beau écourter en
+diable des motifs par trop chargés et sauter à pieds joints par dessus
+des punitions tout entières, il manque de salive, il est à bout de
+forces. Il va attraper une extinction de voix. Il pousse un long soupir
+et s'arrête.
+
+--Tenez, lieutenant, je vous en prie, lisez donc la suite. C'est si mal
+écrit, tout ça... Ouf!...
+
+Il passe le livret au petit sous-lieutenant qui esquisse un sourire
+méchant. Il ne passe rien, celui-là; il appuie sur les mots, comme
+s'il voulait les forcer à entrer bon gré mal gré dans l'oreille de ses
+auditeurs; il lit les motifs d'une voix indignée de procureur général
+qui énumère les méfaits de l'accusé, et traîne sur le texte des réponses
+inconvenantes, qu'il épelle presque, d'un ton strident et venimeux. Il
+dénombre les récidives. «C'est la dixième fois, messieurs.--Remarquez
+bien, messieurs, que c'est la onzième fois.» Je crois qu'il va demander
+ma tête.
+
+Il ne demande pas ma tête, mais il demande, aussitôt qu'il a refermé
+le livret, s'il ne pourrait pas présenter quelques observations
+personnelles. Il m'a étudié, il me connaît à fond; il ne serait
+peut-être pas inutile...
+
+--Complètement inutile, fait le commandant qui a repris haleine, mais
+qui reste profondément vexé d'avoir été obligé de s'interrompre au plus
+beau moment et de céder son rôle à un sous-lieutenant; le conseil est
+fixé.
+
+Et, se tournant vers moi:
+
+--Vous avez entendu la lecture de vos punitions. Les trouvez-vous
+méritées?
+
+--Je n'ai à les trouver ni méritées ni imméritées. On me les a infligées
+à la suite de fautes que j'ai commises; je crois donc avoir expié ces
+fautes. Je n'ai qu'à répéter ce que j'ai déjà dit tout à l'heure...
+
+--Tout à l'heure, vous disiez des choses qui n'ont pas le sens commun.
+Ne les répétez pas! s'écrie le commandant en frappant la table avec mon
+livret, ce livret dont les quatre ou cinq pages de rallonges lui restent
+sur le coeur. Quand on a un pareil nombre de punitions, on ne mérite
+aucune pitié. D'ailleurs, on vous ferait grâce, que vous recommenceriez
+demain. Demandez plutôt à vos officiers.
+
+--C'est certain, siffle le petit sous-lieutenant. Il n'y pas à en
+douter.
+
+--Qu'en savez-vous, mon lieutenant?
+
+Second sifflement:
+
+--J'en suis sûr. Pas un mot de plus.
+
+Le commandant est pressé d'en finir. Il vient de jeter un coup d'oeil
+sur le capitaine et le lieutenant d'infanterie qui se sont assoupis,
+la tête dans la main, et qui menacent de s'endormir tout à fait. Il
+m'expédie avec une dernière phrase.
+
+--Le conseil sait à quoi s'en tenir sur votre compte. Je vous le répète,
+un soldat qui s'est fait punir aussi souvent que vous mérite d'être puni
+sérieusement. Du reste, on vous l'a dit, nous vous ferions grâce que
+vous recommenceriez demain. Et puis, vous donnez le mauvais exemple...
+
+Ah! voilà, je m'y attendais! Le mauvais exemple! Et je m'écrie,
+d'une voix qui réveille les deux dormeurs et qui fait sauter le
+sous-lieutenant sur sa chaise:
+
+--Alors, c'est pour cela que vous m'envoyez au bagne,--car c'est le
+bagne, ces compagnies de discipline?--C'est pour cela que vous me prenez
+trois ans de ma vie,--car j'ai encore trois ans à faire, vous le savez!
+Pour cela! parce que j'ai déjà souffert beaucoup de la méchanceté
+acharnée de mes supérieurs, parce que vous savez qu'ils ne me lâcheront
+pas, parce que vous savez que je serai puni demain, comme je l'ai été
+hier, comme je le suis aujourd'hui, parce que vous pensez que je donne
+le mauvais exemple! De quoi m'accusez-vous, dites donc? D'avoir été
+votre victime! Pourquoi me jugez-vous? pour des tendances! Sur quoi me
+condamnez-vous? sur des présomptions!
+
+--Sortez! sortez!
+
+On m'a poussé dehors et l'on a refermé la porte...
+
+--Qu'est-ce qu'ils t'ont dit? me demandent les hommes de garde qui me
+reconduisent au camp entre leurs baïonnettes.
+
+J'allais répondre: «Des infamies!» Mais j'ai réfléchi.
+
+--Ils m'ont dit des bêtises...
+
+J'ai attendu pendant près d'un mois la décision du général. Je savais
+très bien que je pouvais compter sur un ordre d'envoi bien et dûment
+signé et paraphé, mais je trouvais le temps long. J'aurais préféré être
+fixé tout de suite. J'aurais voulu pouvoir avancer le cours du temps
+pour bannir toute incertitude, et j'aurais voulu en même temps
+le retarder, car on m'avait donné sur les compagnies de
+discipline,--Biribi,--des renseignements qui, franchement, me faisaient
+peur.
+
+Un matin, le maréchal des logis chef est venu me lire le rapport: «Par
+décision de M. le général commandant, la division Nord de la Tunisie, le
+nommé Froissard (Jean), canonnier de 2e classe à la 13e batterie _bis_
+détachée au Kef, passera à la 5e Compagnie de Fusiliers de Discipline.»
+
+--Je dois vous prévenir, a-t-il ajouté, que le convoi qui va à
+Zous-el-Souk, où se trouve le dépôt de la compagnie, part après-demain.
+On vous désarmera demain.
+
+Le lendemain soir, en effet, on m'appelle au bureau.
+
+Je rends mes armes, mes effets de grand équipement et je ne conserve que
+mon linge et mes chaussures.
+
+--Vous passerez la nuit au corps de garde, me dit le capitaine, qui
+entre comme j'allais sortir. Comme ça, vous aurez une couverture. Ah!
+sacré farceur! Quelle rage aviez-vous donc de vous faire fourrer dedans
+tout le temps?... Enfin, vous avouerez que, moi, je n'y ai pas mis de
+méchanceté. Je n'ai même pas voulu aller dire ce que j'aurais été forcé
+de raconter; je ne pouvais pas jurer que vous êtes un ange, n'est-ce
+pas?... Et puis, cette idée d'aller engueuler ces messieurs, là-haut,
+à la Kasbah! Sacrédié! Il faut avoir diablement envie de casser des
+cailloux à un sou le mètre, avec un maillet en bois!... Donnez-moi une
+poignée de main tout de même, allez! mauvaise tête...
+
+Je me suis retiré dans le gourbi du corps de garde où, jusqu'à dix
+heures, les camarades sont venus par groupes ou isolément, me faire
+leurs adieux et me remonter le moral. Ils ont une façon à eux, par
+exemple, de vous remonter le moral; ils vous remontent ça à tour de
+bras, et allez donc! Ils n'ont pas peur de casser le ressort.
+
+--Il faut bien te figurer une chose, c'est qu'aussitôt arrivé là-bas,
+tu vas voir tout le monde te tomber sur le dos. On va te commander des
+choses impossibles, te faire faire des corvées abominables; tiens, j'ai
+entendu dire qu'ils distribuaient aux nouveaux arrivés des manches à
+balais,--tu entends, des manches à balais,--et qu'ils les forçaient à
+balayer le camp avec ça. Aussitôt que l'un d'eux se permettait de dire
+au chaouch: «Mais je ne peux pas balayer avec un morceau de bois,» le
+chaouch le mettait en prison.
+
+--Oui, ajoute un autre, rien de plus vrai. Ou bien, on les oblige à
+compter les cailloux du camp ou à arroser des poteaux jusqu'à ce qu'il
+y pousse des feuilles. A la moindre réflexion, au bloc. Tout ça, c'est
+pour s'assurer du caractère des individus qu'on leur envoie. Si vous
+avez le malheur de renauder le premier jour, vous êtes classés parmi les
+mauvaises têtes, et il y a bien des chances pour que vous finissiez mal.
+Le mieux, c'est de supporter tout sans rien dire; de faire l'imbécile,
+en un mot. Il ne faut pas jouer au malin, là-dedans. Tu sais, on y
+laisse sa peau facilement.
+
+--Pour sûr! s'écrie un troisième. J'ai vu le cimetière des
+Disciplinaires en passant, en allant à Aïn-Meleg. Il y a plus de petites
+croix qu'il n'y a de brins d'herbe.
+
+--Allons, allons! reprend un brigadier qui trouve qu'on pousse les
+choses un peu trop au noir, il ne faut pas non plus charger le tableau
+de gaîté de coeur. On n'est pas bien à Biribi, c'est clair, mais on
+n'y claque pas toujours. Et puis, en se conduisant bien, on peut en
+sortir...
+
+--Ah! bah! avant la fin de son congé?
+
+--Certainement. Au bout d'un an, de six mois même. Ça dépend.
+
+--Enfin, ce n'est qu'un mauvais quart d'heure à passer; du moment que ça
+compte sur le congé, c'est le principal, me dit en me serrant la main
+un de mes compagnons de prison qui vient de s'échapper du marabout des
+hommes punis. Moi aussi, j'ai pas mal de punitions, et il n'y aurait
+rien d'impossible... ma foi, oui, je pourrais bien aller te rejoindre
+d'ici quelque temps.
+
+--C'est ça, viens me retrouver. Je te réserverai une pioche et je te
+ferai matriculer une brouette...
+
+Tout le monde est parti. J'essaye de dormir, mais je ne peux y arriver.
+
+En me retournant, j'aperçois quelque chose dans un coin. Qu'est-ce que
+c'est?
+
+C'est un recueil de ces feuilletons que publie le _Petit Journal_ et que
+découpent quotidiennement de religieux ciseaux de concierges. Comment
+sont-ils venus ici, ces deux cents morceaux de papier reliés d'un
+morceau de carton gris et collés avec de la sauce blanche? Mystère.
+Le feuilleton est idiot, c'est évident, mais je me mets à le lire avec
+conviction, à la lueur vacillante d'un lampion. Je tourne les pages,
+sans comprendre grand'chose, ne cherchant même pas à comprendre,
+tellement l'histoire m'intéresse, mais m'évertuant à dénicher le sommeil
+que le feuilletoniste a certainement dissimulé adroitement,--comme on
+cache la baguette à cache-tampon,--entre les lignes vides de sens et
+les phrases creuses. J'ai beau faire, je ne puis le trouver, le sommeil.
+J'en suis furieux. Est-ce que je manque d'adresse, ou est-ce qu'il y a
+réellement tromperie sur la qualité de la marchandise?...
+
+Que faire pour tuer le temps, pour chasser les pensées tristes, les
+idées noires qui m'assiègent, qui tourbillonnent autour de moi comme ces
+insectes de nuit qui vous harcèlent et qu'on ne peut écraser? Les hommes
+de garde couchés à côté de moi ronflent à poings fermés. Je sors pour
+essayer de causer avec le factionnaire; c'est justement un croquant,
+un Limousin pâteux qui n'est pas fichu d'expectorer deux mots en trois
+heures. De rage, je rentre et je reprends mon feuilleton. Cette fois-ci,
+quand le diable y serait, il me donnera le sommeil moral, puisqu'il n'a
+pas voulu m'accorder le sommeil physique; et je me mets à le dévorer au
+grand galop, lisant à demi-voix pour m'étourdir, bredouillant comme
+un prêtre qui rabâche son bréviaire, me fourrant les doigts dans les
+oreilles comme un gosse qui s'aperçoit, à la dernière minute, qu'il ne
+sait pas un mot de sa leçon.
+
+C'est peut-être la dernière chose que je lis, pour longtemps, après
+tout, ce roman sans queue ni tête, cette élucubration inepte. Pendant
+trois ans, probablement, il me faudra vivre d'une véritable vie de
+brute, sans autre distraction intellectuelle que la lecture du Code
+pénal collé, comme une menace, à la fin de mon livret.
+
+Le jour commence à paraître. J'entends les conducteurs qui appellent les
+chevaux et qui traînent les harnachements. L'artillerie ne fournira que
+trois prolonges pour le convoi. Elles sont attelées; elles sont prêtes à
+partir. Un maréchal des logis vient me chercher. La nuit m'a semblé bien
+longue, mais je ne puis d'empêcher de dire:
+
+--Déjà!
+
+Oui, déjà. Il faut grimper à la Kasbah pour prendre les chargements
+et se joindre aux arabas de l'Administration et aux mulets de bât des
+tringlots.
+
+--Croyez-vous qu'on va me laisser libre jusqu'à Zous-el-Souk?
+
+--Je ne sais pas, mais je crains bien que non, me répond le
+sous-officier en montant la rampe qui mène à la vieille forteresse. On
+m'a donné l'ordre de vous conduire à la gendarmerie.
+
+A la gendarmerie? Pourquoi faire?
+
+Pourquoi faire? Je vais le savoir, car on vient de m'introduire dans une
+salle dont la porte s'ouvre sur l'une des nombreuses cours intérieures
+de la Kasbah.
+
+Des lits sont rangés contre le mur, à la tête desquels sont accrochés
+des pantalons bleus à bandes noires, des képis bleus à tresse et à
+grenade blanches, et ces espèces de gibecières en cuir fauve qu'on est
+habitué à voir rebondir gracieusement sur les flancs élastiques des
+hirondelles de potence.
+
+--Ah! ah! voilà l'homme! s'écrie le brigadier qui, devant une petite
+table, donne des instructions à un de ses satellites debout à côté de
+lui. Asseyez-vous là une minute; nous allons nous occuper de vous.
+
+J'attends un bon quart d'heure. Le brigadier a fini de faire des
+recommandations à son subordonné; il a griffonné pendant cinq minutes
+et s'est mis ensuite à fouiller dans un tas de ferrailles, derrière la
+porte. Il ne semble pas s'occuper énormément de moi; pourtant, il ne
+m'oublie pas tout à fait, car il me demande en souriant finement--tout
+est relatif bien entendu et nous sommes dans la boîte de Pandore:
+
+--Avez-vous l'habitude de dire votre chapelet quelquefois?
+
+--Mon chapelet?...
+
+Le brigadier éclate de rire; les gendarmes encore couchés se tordent
+dans leurs couvertures et celui qui est déjà levé se tient littéralement
+les côtes.
+
+Je ne comprends pas très bien, mais ce doit être drôle. Je ne veux
+pas avoir l'air de faire bande à part de ne pas trouver de sel à une
+plaisanterie qui peut être bonne, en définitive; et je me mets à rire
+comme les autres.
+
+--Ah! vous riez? Eh bien! approchez ici; donnez-moi vos mains.
+
+--Mes mains!... Les menottes!... Est-ce que vous me prenez pour un
+filou, par hasard?
+
+--Donnez-moi vos mains, que je vous dis! et dépêchez-vous.
+
+--Jamais de la vie!
+
+Je saute en arrière, je m'accule dans un coin; je n'en sortirai que
+quand on m'en arrachera. Est-ce que je suis un voleur, pour qu'on
+m'attache les poignets? Est-ce que je suis un malfaiteur, pour qu'on
+m'enchaîne? Est-ce que j'ai commis aucun des crimes ou des délits
+justiciables d'un tribunal, même des tribunaux militaires?
+
+Ils n'y regardent pourtant pas à deux fois, ceux-là! Est-ce qu'on peut
+me reprocher aucun acte contraire à l'honnêteté, aucun acte tombant
+sous le coup des répressions de la loi? Moi, présenter les mains aux
+menottes, tranquillement, de bonne volonté, comme l'escarpe pris en
+flagrant délit ou le pégriot poissé sur le tas! Plutôt me faire briser
+les membres!...
+
+--Alors, on vous les brisera.
+
+Ils se sont précipités sur moi, trois ou quatre, m'ont ramené les bras
+en avant et m'ont serré les poignets dans la chaîne infâme.
+
+Encore un cran! n'ayez pas peur de tirer dessus. Ça lui apprendra à
+rouspéter.
+
+Ça ne m'apprendra rien du tout. Ce que ça pourrait m'apprendre, je le
+sais depuis longtemps: c'est que le jour où j'ai jeté bas mes effets de
+civil pour endosser l'habit militaire, j'ai dépouillé en même temps
+ma qualité de citoyen et que, étant soldat, je suis un peu plus qu'une
+chose, puisque j'ai des devoirs, mais beaucoup moins qu'un homme,
+puisque je n'ai plus de droits.
+
+Le gendarme qui doit m'escorter m'a conduit à l'entrée de la cour,
+devant la route qui traverse la Kasbah et m'a fait asseoir sur une
+grosse pierre.
+
+--Attendez-moi là.
+
+J'attends. On doit me prendre pour une bête fauve exhibée à la porte
+d'une ménagerie pour attirer les curieux. Des individus viennent me
+regarder, les uns avec pitié, les autres avec dédain. Le fournisseur
+des fourrages, un voleur retour du bagne, condamné jadis à vingt ans
+de travaux forcés pour viol et incendie, passe à cheval et me lance un
+regard méprisant, je n'en veux pas à cette canaille. Il est bien forcé,
+ce fagot, pour frayer avec les honnêtes gens, de prendre leurs façons
+ignobles et leurs manières écoeurantes. Ceux qu'il fréquente depuis sa
+sortie du bagne ont déteint sur lui, ça se voit.
+
+Ils passent justement aussi, ceux-là: trois officiers d'administration,
+fringants, la cravache à la main, qui, en m'apercevant, prennent un air
+narquois qui s'accentue chez le premier et qui se change, chez les deux
+autres, en une grimace de dégoût. Ils laissent tomber sur mes menottes
+un coup d'oeil dédaigneux et détournent vivement la tête. Ils ont
+l'estomac délicat; ils n'en peuvent supporter davantage. Ah! je les
+connais pourtant...
+
+Ils ne semblent pas se douter, les dégoûtés, que le prisonnier assis sur
+la borne, au bord du chemin, ne changerait pas sa conscience contre
+la leur et qu'il ne voudrait, pour rien au monde, troquer ses mains
+enchaînées contre leurs mains gantées de blanc, mais graissées, en
+dessous, par les pattes crochues des riz-pain-sel.
+
+Le gendarme--mon gendarme--arrive au trot.
+
+--Vous marcherez à côté de mon cheval, et tâchez de ne pas vous écarter.
+
+Le convoi s'ébranle, traverse la ville...
+
+Il est encore de bonne heure, heureusement. Pas grand monde pour nous
+regarder: quelques Arabes seulement et des mouchachous qui ont bien vite
+vu ma chaîne et se sont mis à crier: «Chapard! chapard!»
+
+La première étape n'est pas longue: dix-huit kilomètres, à peu près;
+mais c'est très gênant pour la marche, d'avoir les mains attachées. Je
+demande au Pandore de me permettre de monter dans une prolonge.
+
+--Tout à l'heure; nous sommes trop près de la ville.
+
+Il m'a laissé faire dix kilomètres à pied, le rossard.
+
+--Vous savez, m'a-t-il dit en arrivant à l'étape--un plateau absolument
+nu au bas duquel coule un ruisseau--ce n'est pas que j'aie peur que vous
+vous échappiez, mais je veux que vous restiez à côté de moi. Comme
+je suis responsable de vous, vous comprenez... Ainsi, maintenant, en
+attendant que la cuisine soit faite, j'ai envie de faire la sieste; eh
+bien, vous allez la faire en même temps que moi... tenez, à l'ombre de
+cet olivier.
+
+--Mais je n'ai pas envie de dormir.
+
+--Ça ne fait rien.
+
+Elle n'est pas mauvaise! Ils ont des idées à eux, ces gendarmes. Vouloir
+forcer les gens à dormir! Et si je ne peux pas, moi?
+
+Si je ne peux pas, je ne suis pas le seul: mon garde du corps non plus
+ne paraît pas trouver facilement le sommeil. Il se tourne et se retourne
+comme saint Laurent sur son gril.
+
+--Ah! ça y est. Je ne dormirai pas! sacré nom de nom!
+
+Il se met sur son séant.
+
+--Vous non plus, vous ne dormez pas?
+
+--Non.
+
+--Vraiment! Ah! à propos, vous ne m'avez pas raconté pourquoi l'on vous
+envoie à Biribi. Dites-moi donc ça; cela fera passer le temps.
+
+Je lui donne des raisons quelconques: beaucoup de punitions pour
+différents motifs...
+
+Il cligne de l'oeil.
+
+--Différents motifs... oui, je connais ça. Il y a une femme là-dessous.
+
+Une femme?... à propos de quoi?... Après tout, s'il y tient:
+
+--Oui... une femme... une femme...
+
+--Je parie que lorsque vous avez fait vos bêtises, vous étiez en
+garnison dans les environs de Paris; car vous êtes de Paris, n'est-ce
+pas?... Quand on est si près de chez soi, ça finit toujours mal.
+
+--Oui, j'étais tout à côté de Paris.
+
+--J'en étais sûr! Tenez, je devine, vous deviez être à Versailles.
+
+Je ne veux pas le détromper, ça le mettrait de mauvaise humeur; je lui
+déclare que j'étais à Versailles. Comme ça il va peut-être me laisser la
+paix.
+
+--Ah! ah! ce sacré Versailles. Ça me rappelle de fameux souvenirs. J'y
+ai tenu garnison, moi aussi. Il y a déjà quelques temps, par exemple.
+J'étais dans la garde mobile. Vous savez, la garde mobile?... Nous
+faisions le service de la Chambre des députés... Nous avions des shakos
+avec des plaques et des V blancs argentés...
+
+--Ah! oui.
+
+--Ce vieux Versailles! J'y avais une bonne amie... je peux bien dire ça
+maintenant... une charcutière... la fille d'un charcutier... au coin de
+l'avenue de Paris et de la rue des Chantiers. Vous connaissez peut-être?
+Vous l'avez sans doute vue, en passant? Elle est toujours dans la
+boutique.
+
+Quel raseur! Est-ce qu'il a l'intention de continuer longtemps? Le
+meilleur moyen de le faire taire est peut-être encore d'abonder dans son
+sens.
+
+--Oui, en effet; il me semble me rappeler... Une bien jolie fille...
+
+--Ah! pour ça!--Il fait claquer ses lèvres sur ses doigts.--Ce que je
+m'en suis payé, des parties! Quelles noces! J'ai sauté plus de quatre
+fois par dessus le mur, allez!... Ce que c'est que la vie, tout de même!
+Dire que, si je m'étais fait pincer, j'aurais peut-être été envoyé à
+Biribi comme vous!... Mais, dame! on ne s'est pas fait prendre et on est
+gendarme!
+
+Il se frappe la poitrine avec enthousiasme.
+
+--Oui, on est gendarme!
+
+--Ça se voit.
+
+--N'est-ce pas que ça se voit? L'uniforme me va bien, c'est une justice
+à me rendre... Tenez, je vais enfreindre les règlements en votre faveur:
+je vais vous ôter les menottes. Je ne devrais pas, mais enfin... par
+exemple, il ne faut pas essayer de vous sauver... Là, ça y est. Vous
+pouvez aller passer la journée avec vos camarades. Seulement, vous
+savez, demain, pour arriver, je vous rattacherai. Vous comprenez, ça
+c'est forcé.
+
+
+--Tiens! il s'est décidé à te lâcher, me disent les hommes du convoi.
+Ce n'est vraiment pas malheureux. Nous allons pouvoir passer la soirée
+ensemble, au moins.
+
+La cuisine est faite. On se met à manger et l'on descend, à la
+nuit tombante, chez le mercanti dont la baraque s'élève seule, dans
+l'étranglement de la vallée, le long d'un ruisseau. On a bu à ma bonne
+chance, à l'écoulement rapide du temps. Et je me suis senti le
+coeur serré, des larmes me sont venues aux paupières en recevant les
+consolations, banales peut-être, mais bien cordiales, de ces braves gens
+avec lesquels je trinquais pour la dernière fois.
+
+L'étape du lendemain est longue. Nous traversons de longues vallées
+stériles, nous longeons des précipices, nous gravissons des montagnes
+abruptes. Et, tout d'un coup, après la descente d'une dernière côte
+rude, de l'autre côté d'une rivière qu'on traverse à gué, on voit se
+dérouler une longue plaine au milieu de laquelle, à dix kilomètres au
+moins, s'élèvent des bâtiments blancs dont les toits de tuiles rouges
+éclatent au soleil. C'est Zous-el-Souk.
+
+Dans une heure et demie nous y serons.
+
+Nous y sommes. Le Pandore m'a remis les menottes et vient de confier son
+cheval à un tringlot.
+
+--Venez avec moi.
+
+Je le suis, traversant à grandes enjambées, sans mot dire, la voie du
+chemin de fer et longeant l'espèce de rue aux deux côtés de laquelle
+s'élèvent quelques maisons à l'européenne, auberges et cantines.
+Brusquement, devant nous, apparaît le parapet en terre des
+retranchements qui entourent le camp. Derrière, on aperçoit le sommet
+des marabouts et les toits de baraquements en briques. C'est là.
+
+Je franchis le parapet. Je suis dans le camp. Et le gendarme,--qui est
+plus gendarme que méchant,--après m'avoir soufflé à l'oreille:
+
+--Allons, mon garçon, du courage! crie à un sous-officier qui se
+promène, les mains derrière le dos:
+
+--V'là un oiseau que j'vous amène!
+
+
+
+
+VI
+
+
+--Ah! il n'en manque pas de ce gibier-là! s'écrie le sous-officier en
+ricanant. Et, s'adressant à moi:
+
+--Allons, ouvrez votre sac.
+
+J'ouvre le sac à distribution que j'ai apporté et j'en tire mes
+effets de linge et chaussures. Il examine le tout au fur et à mesure,
+minutieusement.
+
+--Vous n'avez pas d'argent sur vous?
+
+--Non.
+
+--Vous ne pouvez pas dire: Non, sergent? Où avez-vous donc appris la
+politesse, bougre de cochon? Déshabillez-vous.
+
+Je me déshabille et il palpe mes habits scrupuleusement, froissant le
+col de la chemise et la ceinture du pantalon, fourrant les mains dans
+mes souliers. Il me fait ouvrir la bouche et cracher par terre. Il
+regarde s'il ne tombe pas des pièces de cent sous.
+
+--C'est bon. Si jamais l'on trouve sur vous de l'argent, du tabac ou
+d'autres choses défendues, gare à vous.--Venez avec moi.
+
+Je le suis, en chemise, mes effets sous le bras. Il me fait entrer dans
+une baraque dont la porte est surmontée d'un écriteau portant ces
+mots: «Magasin d'habillement». Tout le long des murs courent des rayons
+chargés d'uniformes, de linge, de gros paquets enveloppés de papier
+gris; au plafond sont suspendus des sacs, des ceinturons, des ustensiles
+de campement.
+
+--Encore un! hurle un sous-officier qui, tout au fond, écrit sur un gros
+registre. On n'en finit jamais avec ces salauds-là. Flanquez-moi vos
+affaires dans un coin. Ça a l'air encore joliment propre, tout ça! Plein
+de poux, au moins... Arrivez ici, nom de Dieu!
+
+Il me jette à la figure un pantalon, une veste et une capote.
+
+--Essayez-moi ça.
+
+J'enfile le pantalon. Un pantalon de prisonnier, en drap gris, tout
+uni. J'endosse la capote, grise aussi, avec des boutons de cuivre sans
+grenade, sans numéro; au collet éclate un gros 5 en drap rouge. Il n'y a
+pas de glace dans la baraque et je le regrette. Je voudrais bien pouvoir
+me regarder un peu. Je dois ressembler à un pensionnaire de Centrale. Il
+ne me manque plus que le bonnet.
+
+--Attrappez ça.
+
+Je reçois en pleine poitrine une chose en drap gris--toujours--dont je
+ne m'explique pas bien la nature. Je finis par m'apercevoir que c'est
+un képi. Un képi extraordinaire, par exemple. Très haut de forme, sans
+boutons, sans jugulaire, un 5 rouge simplement collé sur l'étoffe grise,
+orné d'une visière fantastique. Elle a au moins dix-huit centimètres de
+long, cette visière; c'est un carré de cuir d'une épaisseur extravagante
+dans lequel un cordonnier intelligent trouverait moyen de découper une
+paire de semelles; avec un peu d'industrie, il pourrait même réserver de
+quoi fabriquer les talons. Elle m'étonne, cette visière; je n'en reviens
+pas. Quel a été le dessein du gouvernement en dotant les compagnies de
+discipline d'un couvre-chef comportant un accessoire de dimensions aussi
+exagérées? A-t-il voulu faire preuve de sa mansuétude, même envers des
+indignes, en leur donnant le moyen de préserver des coups de soleil
+leurs nez indisciplinés? N'a-t-il pas plutôt voulu leur fournir un
+petit meuble portatif, une tablette toujours utile dans les hasards des
+campements et qui peut leur servir à déposer la portion retirée de leur
+gamelle ou à étendre la feuille de papier à lettres qui doit porter de
+leurs nouvelles à leurs parents?
+
+--Êtes-vous gêné dans votre uniforme? me demande le sergent
+d'habillement.
+
+Pas le moins du monde. Je danse dedans. Les jambes du pantalon
+ressemblent à deux sacs dans lesquels mes tibias se perdent; je pourrais
+mettre un locataire dans la capote. Quant au képi, deux fois trop grand,
+il ne me descend pas tout à fait sur les yeux parce que mes oreilles
+l'arrêtent en route.
+
+--Ça va bien. Tenez, voilà un fourniment, un fusil, un sac. Et votre
+veste, vous l'oubliez?
+
+C'est vrai, j'oubliais ma veste que je n'ai pas essayée et qui est
+restée par terre. Le sergent paraît furieux de ma négligence.
+
+--La veste, ici, constitue la grande tenue. Vous entendez? Pour le
+travail, vous mettrez votre pantalon de treillis et votre blouse. Pour
+les appels et à partir de la soupe du soir, le pantalon de drap et
+la capote. Le pantalon de drap et la veste sont réservés pour les
+circonstances exceptionnelles.
+
+Ça me paraît très logique. En effet, si les soldats de l'armée régulière
+revêtent la veste pour faire les corvées les plus dégoûtantes, celle des
+latrines, par exemple, il est clair qu'on ne peut mieux punir ceux qui
+se sont mal conduits qu'en les contraignant à endosser le même vêtement
+pour les revues de général-inspecteur. Il faudrait avoir le caractère
+bien mal fait, profondément perverti, pour ne pas être sensible à une
+prescription de ce genre-là.
+
+Cette réflexion me met en gaîté. J'esquisse un sourire léger--oh! très
+léger.--Seulement, le sergent l'aperçoit tout de même.
+
+--Vous riez de mes observations, nom de Dieu! Vous serez privé de vin
+pendant huit jours! Venez, que je vous mène chez le perruquier.
+
+Le perruquier, qui a été averti, probablement, est à la porte avec ses
+instruments. Il repasse son rasoir sur une vieille semelle de godillot.
+Que va-t-il me faire? Va-t-il se livrer sur moi à l'une de ces
+expériences dont on m'a parlé au Kef? Tient-on absolument à connaître le
+fond de mon caractère? Va-t-il me saigner aux quatre membres pour
+voir si je supporterai l'opération sans crier? Va-t-il simplement me
+circoncire?
+
+--Faites-le asseoir sur cette pierre au pied de votre marabout, lui dit
+le sergent à qui un de ses collègues vient de faire signe et qui est
+forcé de s'éloigner; et je vous engage à le soigner.
+
+Ça y est. Je m'asseois plus mort que vif. Je regarde mon bourreau dans
+les yeux, comme pour implorer sa pitié.
+
+Il n'a pas l'air méchant. Il a plutôt l'air triste. Il porte la tenue de
+travail--blouse et pantalon blancs--et un képi comme le mien. C'est un
+disciplinaire aussi, évidemment. J'en serai peut-être quitte pour la
+peur. Il abandonne son rasoir et prend une paire de ciseaux.
+
+--Je vais commencer par les cheveux.
+
+Et il se met en devoir de me les tailler, le plus ras possible. Tout en
+travaillant il cause.
+
+--Tu es arrivé ce matin?
+
+--Oui.
+
+--Combien as-tu encore de temps à faire?
+
+--Trois ans.
+
+--Trois ans!--Il ricane--Assieds-toi un peu. Ça va se passer.
+
+Puis, s'apercevant sans doute que ses sarcasmes m'attristent, il
+reprend, d'une voix basse, de cette voix des prisonniers qui craignent
+d'être entendus et qui jettent, en parlant, des regards furtifs autour
+d'eux:
+
+--Tu sais, ce que je t'en dis, c'est pour blaguer. Le temps paraît long,
+ici; mais enfin, ça se tire tout de même. Ainsi, moi, j'avais vingt mois
+à faire quand je suis arrivé et, dans trois mois, je serai libéré.
+
+--Ah!
+
+--Oui. A moins que d'ici là il ne m'arrive quelque anicroche. On n'est
+jamais sûr du lendemain, ici. C'est à qui essayera de vous faire passer
+au conseil de guerre. Les congés sont en caoutchouc, on les rallonge
+facilement. C'est pourtant bien assez de nous faire faire notre temps
+jour pour jour.
+
+--Ah! l'on fait ses cinq ans en entier?
+
+--Tout juste. Tu ne savais pas ça? Je parie que tu ne sais seulement pas
+comment ça se passe, ici?
+
+Et il me donne des détails. Il m'apprend qu'aucun des règlements en
+vigueur dans l'armée régulière n'est applicable aux Compagnies de
+Discipline et qu'elles sont entièrement soumises, par le fait, au bon
+plaisir du capitaine. Il est formellement défendu de communiquer avec
+les soldats des autres corps ainsi qu'avec les indigènes et les colons;
+quant aux lettres, il faut les décacheter devant le vaguemestre, qui
+s'assure qu'elles ne contiennent ni argent ni mandat, et qui retient
+même les timbres, quand elles en renferment. La nourriture? Elle ne vaut
+pas cher; l'ordinaire est mis en coupe réglée. Le prêt? On le touche en
+nature--quand on le touche. On n'est admis au prêt qu'après deux mois au
+moins de séjour à la compagnie; à la première punition de prison, on est
+rayé de la liste.
+
+--Alors, où passent les cinq centimes par jour et par homme alloués par
+l'État?
+
+--Moi non plus. Probablement où passe le vin que les chaouchs suppriment
+régulièrement à la moitié de l'effectif. Tu sais ce que c'est
+qu'un chaouch? C'est un pied-de-banc, ou simplement un pied. Et un
+pied-de-banc, c'est un sergent.--Nous, on nous appelle les Camisards.
+
+--Ah! mais à propos, le sergent d'habillement m'a déclaré tout à l'heure
+que je serais privé de vin pendant huit jours.
+
+--Eh bien! pendant huit jours il boira à ta santé le quart de vin
+accordé aux troupes de Tunisie. Tu commences bien, ajoute-t-il en riant.
+Si tu continues comme ça, avant huit jours tu iras faire un voyage là
+dedans.
+
+Et il me désigne une petite cour fermée de murs derrière lesquels on
+entend les pas alourdis d'hommes pesamment chargés, le cliquetis des
+armes qu'on manoeuvre, des commandements longuement espacés.
+
+--Qu'est-ce que c'est que ça?
+
+--C'est la prison. Les prisonniers sont en train de faire le peloton. Tu
+ne connais pas la prison, ici? et la cellule? et les fers?
+
+Je fais un signe de tête négatif.
+
+--Non? Eh bien, je te souhaite de ne jamais faire connaissance avec. Et
+puis, tu peux te vanter d'avoir de la chance: tu arrives juste au moment
+où les silos sont supprimés. Tiens, tu vois, là-bas, au bout de la cour,
+ces trois trous à moitié bouchés avec du sable? C'étaient les silos.
+J'en ai vu descendre, là-dedans, des malheureux! Ah! là, là!
+
+--Et on les a supprimés, ces silos?
+
+--Oui, il y a un mois environ. On y avait mis un type auquel on avait
+attaché les mains derrière le dos. Il y est resté près de quinze jours.
+A midi et le soir on lui jetait, comme d'habitude son bidon d'eau qui se
+vidait en route et son quart de pain qu'il attrappait comme il pouvait.
+Je me souviens que, pendant les cinq ou six derniers jours, il criait
+constamment pour qu'on le fit sortir. Enfin, quand on l'a retiré, il
+était à moitié mangé par les vers.
+
+--Oui, mangé par les vers, reprend le perruquier qui a fini de me couper
+les cheveux et remue un vieux blaireau dans un quart de fer blanc.
+Tu comprends bien qu'ayant les mains attachées derrière le dos, il ne
+pouvait pas se déculotter. Il était forcé de faire ses besoins dans son
+pantalon. A force, les excréments ont engendré des vers et les vers se
+sont mis à lui manger la chair. Il avait le bassin et le bas-ventre
+à moitié dévorés. On l'a porté à l'hôpital et il est mort huit jours
+après. Le médecin en chef a fait du pétard et a réclamé au ministère.
+Alors, on a supprimé les silos. Oh! ça ne fait rien, il y a des choses
+qui les remplacent avantageusement. Tu verras. Lève le menton, que je te
+rase. Tu sais, ici, on rase tout, barbe et moustache. Les disciplinaires
+n'ont pas le droit d'en porter. C'est ce qui les distingue des condamnés
+aux travaux publics qui, eux, portent la barbe et la moustache, mais ont
+la tête complètement rasée à l'aide d'un rasoir. C'est pour ça qu'on les
+appelle les Têtes-de-Veaux.
+
+--Ah! et pourquoi leur rase-t-on le crâne, à eux, et la face à nous?
+
+--C'est ce qu'on se demande, me répond le perruquier.
+
+Sans doute, et c'est à quoi l'on ne peut trouver de réponse, la bêtise
+s'alliant toujours, et dans une large mesure, à la méchanceté, dans la
+rédaction des règlements militaires.
+
+Tout d'un coup, le clairon sonne.
+
+--C'est la breloque, me dit le perruquier qui a cessé de me raser, la
+sonnerie qui annonce la fin du travail. Tu vas voir les hommes revenir
+des chantiers. Oh! ils ne sont pas beaucoup; une cinquantaine, tout
+au plus. Le reste est à droite et à gauche, dans des détachements.
+Seulement, ils vont probablement rentrer tous au Dépôt un de ces jours;
+on dit que la compagnie va partir prochainement pour le Sud.
+
+--Vraiment?
+
+--Oui. Le capitaine est depuis deux jours à Tunis pour prendre des
+ordres... Tiens, les voilà.
+
+Ils rentrent en effet, les disciplinaires qui reviennent du travail;
+quatre par quatre, correctement alignés, leurs outils sur l'épaule, ils
+pénètrent dans le camp et s'alignent devant la rangée des marabouts. Ils
+ont un air sinistre, avec leurs figures glabres, bronzées, leurs
+yeux sans expression sous leurs sourcils froncés, leurs physionomies
+d'esclaves éreintés et rageurs. Ils entrent l'un après l'autre dans
+une baraque où ils déposent leurs pelles et leurs pioches, que le
+sous-officier qui m'a reçu le matin compte au fur et à mesure, et
+disparaissent dans les tentes. Le sergent a fini de _dénombrer_ les
+pelles et les pioches. Il ferme la porte de la baraque et m'aperçoit.
+
+--Qu'est-ce que vous foutez là? Voulez-vous vous dépêcher d'aller
+astiquer vos armes et votre fourniment! On ne vous a pas dit que
+vous comptiez à la 10e section?... Vous comptez à la 10e. Voilà votre
+marabout, en face. Portez-y vos affaires. Et que je vous y repince, le
+bec en l'air!...
+
+J'entre dans la tente, traînant derrière moi mes effets entassés dans un
+couvre-pieds. Sept ou huit hommes, dans cette tente, accroupis sur des
+nattes, occupés à nettoyer leurs fusils. Je cherche une place.
+Aucun d'eux ne m'adresse la parole. On dirait qu'ils ont peur de se
+compromettre.
+
+--Tiens, mets-toi là, me dit à la fin un garçon sec et maigre, de taille
+assez exiguë, mais à la physionomie franche et ouverte, aux yeux noirs
+pleins d'énergie. Mets-toi là et nettoie tes affaires. Il y a revue
+d'armes à une heure.
+
+--A une heure? Bah! alors, j'ai le temps; il est à peine dix heures.
+
+--Ah! tu as le temps, s'écrient en même temps quatre ou cinq de mes
+nouveaux camarades. Tu vas voir ça tout à l'heure, comme on a le temps
+de faire quelque chose, ici! Depuis cinq heures du matin nous sommes
+au travail, et jusqu'à huit heures du soir si tu nous trouves un quart
+d'heure de liberté, tu seras rudement malin.
+
+Ils ont eu raison. Je n'ai pas été assez malin pour trouver ce quart
+d'heure-là.
+
+A dix heures, on a sonné la soupe. Il a fallu aller s'aligner, se mettre
+en rangs et défiler un par un devant la cuisine où chacun prend, en
+passant, une gamelle à moitié vide. A onze heures, le clairon a sonné de
+nouveau. Encore un alignement, encore un défilé sous un hangar où l'on
+nous a rangés en cercle: il s'agissait, cette fois-ci, d'une théorie de
+trois quarts d'heure sur le respect dû aux supérieurs. A midi, nouvelle
+sonnerie, nouvel alignement. On fait l'appel général. De midi et demie à
+une heure, les pieds-de-banc passent une revue d'armes dans les tentes.
+A une heure, le clairon appelle au travail. On s'aligne, on double par
+quatre et l'on part pour les chantiers dont on revient à cinq heures. A
+cinq heures et demie, clairon, alignement, défilé devant la cuisine, On
+a une demi-heure pour manger la soupe. A six heures, le clairon se
+fait encore entendre. On se dirige cette fois-ci--toujours après
+s'être alignés--vers un grand terrain où s'élèvent des appareils de
+gymnastique. Une heure et demie de trapèze, de barre fixe et de corde
+à noeuds; la dernière demi-heure est consacrée aux sauts de piste. Le
+clairon sonne, comme la nuit tombe; c'est la retraite. On rentre au
+camp, on s'aligne une dernière fois et les chaouchs procèdent à l'appel
+du soir. On a le droit de dormir jusqu'au lendemain, cinq heures du
+matin. De dormir, bien entendu; il est défendu de parler, en effet,
+après l'appel du soir--ainsi qu'il est interdit de causer sur les
+chantiers--et les chaouchs veillent, en rôdant comme des chiens autour
+des tentes, à l'observation des règlements.
+
+Y ai-je assez souffert, mon Dieu! sur ces chantiers, pendant les quatre
+mortelles heures de travail de l'après-midi! Il s'agit de creuser une
+rampe conduisant facilement à la Medjerdah qui coule à deux cents mètres
+du camp. On m'avait muni d'une pioche. Il y avait certainement deux
+heures que je m'escrimais avec cet instrument, que je n'avais pas encore
+abattu assez de terre pour cacher le fond de la brouette. C'est qu'elle
+était dure en diable, cette terre! Il m'en venait des calus aux mains,
+je suais à grosses gouttes, j'avais les bras rompus et je n'avançais
+pas. Les chaouchs qui nous gardaient, le revolver au côté, venaient
+bien, à tour de rôle, me menacer de me fiche dedans et me traiter
+d'imbécile. Ça m'encourageait un peu, évidemment, mais mon outil
+persistait à ne faire au sol tunisien que d'insignifiantes blessures.
+J'étais forcé de m'avouer que je n'étais pas plus adroit de mes mains
+qu'un cochon de sa queue.
+
+Je devais bénéficier, il est vrai, d'une circonstance atténuante:
+j'étais gêné, très gêné dans mes efforts. Chaque fois que je portais
+la tête en avant et que j'étendais les bras pour accompagner le coup de
+pioche, mon képi me descendait sur les yeux. Je n'y voyais plus clair du
+tout. A la fin, exaspéré, j'ai pris le parti de mettre mon couvre-chef
+en arrière, en casseur d'assiettes, la grande visière en l'air, toute
+droite, menaçant le ciel.
+
+Un caporal est accouru.
+
+--Vous n'en foutez pas un coup! bougre de feignant! Vous avez de la
+veine que ce soit la première journée! Si vous travaillez comme ça
+demain, gare à votre peau! Et puis, qu'est-ce que c'est que cette
+manière de se coiffer à la d'Artagnan, avec un air de se fiche du
+peuple? Coiffez-vous droit!
+
+--Caporal, mon képi me descend sur les yeux. Il est beaucoup trop grand.
+
+--Mettez de l'herbe dans le fond.
+
+J'ai arraché quatre ou cinq poignées d'herbes et je les ai mises dans
+le fond. Il m'en pend des brins sur le front et sur les joues. Je
+dois ressembler à un dieu marin qui voyage incognito, avoir l'air d'un
+palefrenier distrait qui craint de ne plus penser à la provende de son
+cheval, d'un herboriste en excursion qui a oublié sa boite de fer-blanc.
+Et puis c'est d'un gênant! Ça vous pique, ça vous chatouille. On ne se
+figure pas comme c'est gênant, d'avoir des végétaux sur la tête.
+
+Enfin, la journée est finie. Ouf! A propos, j'en ai encore combien,
+comme celle-là, à passer?
+
+Trois fois trois cent-soixante-cinq font... Mille quatre-vingt-quinze.
+Mille quatre-vingt-quinze jours pareils à celui-là! Mais il y a de quoi
+devenir fou!
+
+Et, m'étendant sur la natte qui me sert de matelas, je me plonge dans
+des réflexions lugubres.
+
+Mon voisin, celui qui, le matin, m'a indiqué une place à côté de lui, se
+tourne de mon coté.
+
+--Tu n'as pas de tabac, au moins?
+
+--Non.
+
+Il me passe un paquet de tabac et du papier à cigarettes. Puis, il
+s'enveloppe la tête de son couvre-pieds pour enflammer une allumette
+qu'il fait craquer tout en toussant très fort.
+
+--Tu feras comme moi pour allumer et tu cacheras le feu. Il est
+défendu de fumer après l'appel et il ne faut pas faire voir la lumière.
+D'ailleurs, tu n'es pas admis au prêt; tu n'a pas le droit de fumer.
+
+Je suis ses indications et, quand j'ai allumé une cigarette, il reprend;
+
+--Comment t'appelles-tu, déjà?
+
+--Froissard.
+
+--Ne parle pas si fort; on pourrait t'entendre et on te flanquerait
+dedans. On peut causer, mais tout bas. Moi, je m'appelle Queslier. Tu es
+de Paris?
+
+--Oui.
+
+--Moi aussi. Il y en a pas mal de Parisiens, ici. Eh bien! puisque nous
+sommes pays, je vais te donner un bon conseil: c'est de faire l'imbécile
+tant que tu pourras et de ne jamais répondre aux gradés ouvertement. Tu
+comprends, nous sommes au dépôt; ils se sentent forts; ils sont presque
+aussi nombreux que nous, et si ne marchions pas droit, ils ont des
+troupes régulières, à côté d'eux. Ah! quand on est en détachement, c'est
+autre chose. Moi j'y étais. J'étais au détachement de Sandouch; je suis
+tombé malade et l'on m'a expédié à l'hôpital. De là, on m'a envoyé
+ici. En détachement, on est beaucoup plus libre; on est là quarante ou
+cinquante hommes, au plus, avec trois ou quatre gradés qui, quelquefois,
+n'en mènent pas large.
+
+--Et tu n'y retourneras pas, à Sandouch?
+
+--Mais non. J'aime autant ça. Tout le monde y est malade. Sur cent vingt
+que nous étions, je suis sûr qu'il y en a à peine dix exempts de fièvres
+et de dysenterie. On nous faisait tracer une route dans des terrains
+marécageux; alors, tu comprends... Du reste, la Compagnie ne va pas
+tarder à partir d'ici.
+
+--Tu crois? Et où ira-t-on?
+
+--Je ne sais pas. Dans le Sud. J'ai entendu le capitaine en parler
+l'autre jour. Il est justement à Tunis pour cette affaire-là. Dans le
+courant du mois prochain, tu verras rentrer les détachements. Seulement.
+je ne sais pas comment celui de Sandouch s'y prendra pour revenir, à
+moins de faire les étapes à quatre pattes.
+
+--Ils sont si malades que cela? demande un homme couché en face de moi,
+de l'autre côté de la tente, que j'ai vu revenir de Tunis, par le chemin
+de fer dans la soirée, avec ses armes et son sac.
+
+Queslier ne répond pas; et, quand on commence à entendre les ronflements
+de l'individu qui s'est décidé à s'endormir, il se penche vers moi.
+
+--Tu sais, quand tu auras quelque chose à dire, garde-le pour toi, ça
+vaudra mieux. Ne t'avise pas d'aller faire part de tes impressions au
+premier venu. Le camp est plein de bourriques.
+
+Et, comme je parais étonné de l'expression:
+
+--Oui, des bourriques, des moutons, des espions, si tu veux. C'en est
+plein. A part cinq ou six anciens, il n'y a ici que des jeunes, des
+nouveaux arrivés, un troupeau de vaches qui ne demandent qu'à se mettre
+bien dans les papiers des pieds-de-banc. Pour ça, vois-tu, ils feraient
+tout. Ils se dénoncent réciproquement; ils se cassent du sucre sur le
+dos les uns des autres. Ils vendraient leur père. Qu'est-ce que je
+dis? Le vendre? Ils sont bien trop bêtes pour ça: ils le donneraient.
+Défie-toi d'eux. Si je t'en parle, tu sais, c'est par expérience. Il y a
+assez longtemps que je suis à la Compagnie pour les connaître.
+
+--Depuis combien de temps y es-tu?
+
+--Depuis dix mois.
+
+--Et combien en as-tu encore à faire?
+
+--Quarante.
+
+--Quarante? Mais tu y fais donc ton congé?
+
+Il me raconte son histoire. Il est mécanicien-ajusteur. Depuis l'âge
+de dix-huit ans, il faisait partie d'un groupe socialiste dont il avait
+suivi assidûment les séances jusqu'au moment de la conscription. Après
+avoir tiré, au sort, un mauvais numéro, ne se sentant aucun goût
+pour l'état militaire, ne comprenant pas, d'ailleurs, pourquoi
+le gouvernement lui demandait cinq ans de sa vie, à lui, ouvrier,
+non-possédant, pour la défense de la propriété, il hésita fort à
+rejoindre le corps qui devait lui être désigné ultérieurement. Il
+s'adressa à quelques chefs du parti révolutionnaire qui l'engagèrent
+à faire son temps, tout au moins s'il était envoyé dans un régiment
+caserné en France. L'ordre de route arriva. On l'envoyait à
+Saint-Girons. Il s'y rendit et y passa près de trois mois, très
+tranquille, ne se livrant à aucune propagande. Un beau jour, le colonel
+le fit appeler et lui déclara qu'il avait l'intention de l'envoyer en
+Afrique; le régiment y avait un bataillon, à Karmouan. Ce bataillon
+manquait de comptables; le commandant en réclamait à chaque courrier.
+Queslier pouvait très bien faire l'affaire; on avait pensé à lui; il
+avait de bonnes notes, paraissait robuste, etc. Bref, il fut conduit
+à Marseille, embarqué sur un paquebot qui partait pour la Tunisie.
+Aussitôt qu'il fut arrivé à Karmouan, le commandant le fit demander
+et lui dit à brûle-pourpoint: «Vous êtes une canaille. Vous avez fait
+partie d'une société secrète qui s'appelle: _la Dynamite_. Du reste,
+voilà les notes qu'on m'a transmises à votre sujet. Le colonel n'a pas
+voulu vous traiter comme vous le méritiez, en France, à cause de ces
+sales journaux qui fourrent leur nez dans tout ce qui ne les regarde
+pas. C'est pour cela qu'il vous a envoyé ici. Et moi, je vous déclare
+ceci: c'est que, si vous ne filez pas droit, je vous montrerai comment
+je traite les communards. Vous voyez ces quatre galons-là? Eh bien! je
+n'en avais que trois avant la Commune; le quatrième, on me l'a donné
+pour en avoir étripé quelques douzaines, de ces salauds!... Allez,
+crapule!»
+
+Vingt-quatre heures après, Queslier avait quinze jours de prison pour
+avoir manqué à l'appel du soir. En réalité, il s'était trouvé en retard
+de deux minutes à peine. Il écrivit une lettre de réclamation au général
+commandant le corps d'occupation. Le commandant, ayant eu connaissance
+du fait, écrivit de son côté au général pour protester contre les
+calomnies enfermées dans la missive expédiée par un de ses soldats.
+Le général, édifié par les notes que le commandant avait jointes à sa
+lettre, considérant en outre que Queslier s'était servi d'encre violette
+pour correspondre avec lui, lui octroya généreusement soixante jours de
+prison.
+
+Queslier fit sans murmurer ces soixante jours. Au bout des deux mois,
+comme il allait sortir, le commandant eut l'idée de visiter les
+locaux disciplinaires. Il examina minutieusement les murs et finit par
+découvrir sur l'un d'eux l'inscription qu'il cherchait sans doute. On
+avait écrit sur la muraille: «Vive la Révolution sociale!» Queslier
+protesta de son innocence. Néanmoins, il fut maintenu en prison jusqu'à
+nouvel ordre, passa au conseil de corps huit jours après et fut presque
+aussitôt dirigé sur la 5e compagnie de discipline.
+
+--Hein? Qu'est-ce que tu en dis? me demande Queslier. Est-ce assez
+canaille? Est-ce assez jésuite? Tu vois, maintenant, je n'ai pas
+d'intérêt à dissimuler, n'est-ce pas? Eh bien! je te jure que ce n'est
+pas moi qui avais écrit sur le mur.
+
+--C'est raide tout de même.
+
+--Ecoute donc quelque chose de plus raide encore, si c'est possible.
+J'avais, dans le groupe dont je faisais partie, à Paris, deux camarades
+qui ont tiré au sort en même temps que moi. Ils ont eu de bons numéros.
+Ils n'avaient qu'un an à faire. On les a expédiés dans un régiment en
+garnison du côté de Bordeaux; il y ont passé huit jours et, au bout
+de cette semaine, sans jugement, sans rien, sans les faire passer au
+conseil de guerre ni au conseil de corps, sans les prévenir, on leur a
+mis les menottes aux mains et on les a envoyés, entre deux gendarmes,
+comme deux malfaiteurs, dans un régiment dont j'ai oublié le numéro,
+mais qui occupe plusieurs points dans le Sud-Oranais.
+
+--Ah! oui, continue-t-il au bout d'un instant, on voit de drôles de
+choses. Pourtant, à vrai dire, il n'y a là rien d'étonnant. Avec un
+gouvernement bourgeois!... Tu as l'air d'avoir reçu de l'éducation, toi?
+Tu es bachelier, au moins?
+
+--Oui.
+
+--T'es-tu occupé quelquefois des questions sociales.
+
+--Très peu.
+
+--Ah! Eh bien! si tu veux, je t'instruirai là-dessus, moi. Tu verras
+qu'il n'y a pas que du coton dans nos idées, à nous, et qu'il n'y a
+pas besoin de savoir le latin pour voir clair. C'est curieux comme,
+généralement, les gens instruits sont bêtes. Tiens, il y a là, au bout
+de la tente, un grand garçon, bachelier aussi, pas mauvais diable, mais
+si peu malin! Il ne se rend même pas compte de sa situation, l'animal,
+et, quand il sera rentré dans la vie civile, si jamais il y a un coup
+de chien, je suis sûr qu'il nous canardera avec plaisir, nous qui ne
+demanderions qu'à nous faire crever la peau pour mettre un terme à un
+état de choses dont il a été victime. Parole d'honneur, les illettrés
+ont l'intelligence plus ouverte; celui qui est couché à côté de moi, là,
+il comprend très bien...
+
+--Celui qui a les bras couverts de tatouages?
+
+--Les bras? Si tu disais le corps. Il est tatoué des pieds à la tête.
+Il est tatoué en amiral. Il a le costume complet; les palmes par
+devant, les pans de l'habit brodé sur les fesses, les épaulettes sur
+les épaules, les ornements sur le cou et les bandes du pantalon sur les
+jambes. On lui a même tatoué une paire de bottes avec des glands, sur
+les mollets et sur les pieds. Il se nomme Pormelle, mais on l'appelle
+l'Amiral, à cause de ses tatouages. C'est un très bon garçon. Dans la
+tente, tu peux te fier à lui et à Barnoux, le bachelier. Barca... Dis
+donc, voilà au moins une heure que nous causons. Si nous dormions un
+peu?
+
+Oui, mais auparavant, je voudrais bien lui poser une question qui me
+brûle la langue.
+
+--On m'a dit qu'il y avait des sorties, qu'on pouvait, au bout d'un
+certain temps, sortir de la compagnie et être versé dans l'armée
+régulière. Est-ce vrai?
+
+Queslier se met sur son séant.
+
+--Oui, c'est vrai. Pour sortir d'ici, il y a deux moyens: faire comme
+celui-ci...
+
+Et il étend le bras vers l'homme qui lui a adressé la parole tout à
+l'heure, et auquel il n'a pas voulu répondre.
+
+--Qu'est-ce qu'il a fait?
+
+--Il a rendu un faux témoignage pour faire plaisir à un chaouch; un
+chaouch qui voulait se débarrasser d'un pauvre diable qui l'embêtait. Le
+chaouch a prétendu faussement que l'individu en question l'avait insulté
+et ce lâche-là, auquel je casserais la gueule si je ne craignais qu'on
+ne me fit payer sa sale peau plus cher qu'elle ne vaut, a affirmé avoir
+entendu l'insulte. Il revient aujourd'hui de Tunis où il a servi de
+témoin à charge et a fait condamner l'autre à cinq ans de travaux
+publics. Quand on veut gagner une sortie, le plus simple est de faire
+comme lui. Maintenant, il y a encore un autre moyen.
+
+--Quel moyen?
+
+--Lécher les pieds des gradés, se mettre à genoux devant eux. Ça, c'est
+moins difficile, mais, c'est égal, je n'ai jamais pu m'y habituer.
+
+Et Queslier s'allonge sur sa natte.
+
+Je réfléchis longtemps. Oui, c'est dégoûtant, c'est odieux, de faire
+partie de cette bande de chiens-couchants qui s'en vont, l'oreille basse
+et la queue en trompette, flatter leurs maîtres et lécher les mains de
+leurs bourreaux; mais passer trois années ici, dans ce bagne, dans
+un pareil milieu!... C'est l'abrutissement, sans doute; la mort,
+peut-être.... En aurai-je la force, seulement? Aurai-je la force de
+recommencer, sans paix ni trêve, des journées comme celle que je viens
+de finir? Aurai-je le courage de souffrir, pendant trois ans, tout seul,
+sans personne pour me soutenir,--sans personne pour me regarder,--avec
+le fantôme de la liberté future qui fuira devant moi et le spectre de la
+liberté passée qui, déjà, grimace douloureusement?...
+
+Me mettre à plat ventre dans la boue, alors? Payer ma délivrance avec
+la sale monnaie qui a cours ici, ramasser ma grâce dans l'ordure?... Ah!
+malheureux!...
+
+Et je ne sais comment, tout d'un coup, se dresse devant mes yeux l'image
+d'une vieille parente qui m'a élevé, une protestante austère. Je me
+souviens d'un jour où, après avoir fait quelque sottise, je m'étais jeté
+à ses genoux pour lui demander pardon, et je me rappelle avec quelle
+force la vieille calviniste m'avait remis sur mes pieds en criant:
+
+--Relève-toi, gamin! Un homme ne doit s'agenouiller que devant Dieu!
+
+Je ne crois plus en Dieu--en son Dieu.
+
+Je ne me mettrai à genoux devant personne.
+
+
+
+
+VII
+
+
+Il me semble qu'il y a des siècles que je suis arrivé à la
+Compagnie,--et il n'y a que deux mois. Le temps ne m'a jamais paru aussi
+long. Les journées ont plus de vingt-quatre heures, ici... De toutes les
+sensations douloureuses qui m'avaient assailli au début et qui, peu à
+peu, m'abandonnent, celle de l'interminable longueur du temps est la
+seule qui persiste. Elle augmente d'intensité tous les jours. Elle
+m'assomme; elle me désespère aussi, car elle me force à penser--et je
+voudrais ne plus penser. Je voudrais vivre en bête. Comme le boeuf qu'on
+fait sortir tous les matins de l'étable, le front courbé sous le même
+joug, qui trace aujourd'hui un sillon, demain un sillon parallèle,
+piétinant sans cesse le même champ fermé du même horizon, impassible,
+habitué au poids de la charrue, insensible à l'aiguillon du bouvier.
+
+Les coups d'aiguillon que je reçois, moi, ce sont les insultes. Ils
+ne m'épargnent pas, les chaouchs, durant les journées sans fin qui
+se ressemblent toutes, même les dimanches, consacrés aux _travaux de
+propreté_. Que je prenne part à un exercice, que j'assiste à une revue,
+que, pendant le travail, j'essuie mon front mouillé de sueur, l'injure
+pleut sur moi.
+
+--Ils te cherchent, m'a dit Queslier. Ta figure ne leur revient pas,
+probablement. Ils veulent trouver un prétexte pour te mettre en prison
+et pour t'envoyer de là au conseil de guerre. Ne dis rien, ne réponds
+rien.
+
+Je ne réponds rien. J'avale silencieusement les outrages, je ferme
+l'oreille aux provocations. C'est dur, tout de même; je ne sais pas si
+j'aurai le courage de supporter cela pendant les trente-quatre mois que
+j'ai encore à faire. J'ai beau me répéter qu'on n'est jamais sali que
+par la boue et que ces gens qui s'acharnent lâchement sur moi sont des
+brutes et des canailles...
+
+Ah! oui, des brutes et des canailles, ces sous-officiers et ces caporaux
+aussi dénués de coeur que d'intelligence, ces hommes qui demandent
+à aller exercer contre ceux qu'ils devraient considérer comme leurs
+frères, des soldats comme eux, le métier de garde-chiourme! Quelle vie
+ignoble et vile ils mènent! comme ils devraient trouver triste leur
+existence, s'ils savaient s'en rendre compte! Haïs, méprisés, se jugeant
+peut-être méprisables, ils font ce qu'ils peuvent pour se venger de ce
+dédain et de ce dégoût qu'ils sentent peser sur eux. Rien ne leur coûte
+pour cela. Ils ne reculent ni devant les brutalités, ni devant les
+mensonges, ni devant les provocations, ni devant la calomnie. Il n'est
+pas de moyen qu'ils n'emploient, il n'est pas de manoeuvre, basse et
+vile à laquelle ils ne se livrent pour arriver à avoir raison d'un
+individu qui ne se plie pas à toutes leurs fantaisies. Le sentiment de
+la haine contre les malheureux qu'ils ont sous leurs ordres et qu'ils
+commandent revolver au poing, celui de la vengeance idiote et lâche
+à satisfaire à tout prix, finissent par étouffer chez eux tout autre
+sentiment. L'homme est annihilé et remplacé par la bête fauve. Les neuf
+dixièmes sont des Corses.
+
+Parmi les officiers, quelques-uns, comme leurs sous-ordres, qu'ils
+valent bien, ont demandé à quitter leurs régiments pour venir aux
+Compagnies de Discipline; D'autres y ont été envoyés par mesure
+disciplinaire; ceux-là, n'ayant d'autre dessein que d'essayer de rentrer
+dans les cadres de l'armée régulière, font généralement preuve d'un
+zèle exagéré qui se traduit par des actes d'une sévérité excessive. La
+plupart du temps, ils évitent de se compromettre directement. A quoi
+bon? N'ont-ils pas sans cesse sous la main les chaouchs toujours prêts
+à satisfaire leurs haines ou leurs rancunes? Ils savent si bien se
+transformer en chiens-couchants, ces boule-dogues, et mettre leur
+avilissement et leur bassesse à l'égard de leurs supérieurs au niveau de
+leur morgue et de leur insolence vis-à-vis de leurs inférieurs!
+
+Tout ce monde-là vit--est-ce vivre?--sous la coupe du grand pontife: le
+capitaine. Un drôle de corps, celui-là: moitié calotin, moitié
+bandit. Un Robert-Macaire mâtiné de Tartufe, un Cartouche qui sait se
+métamorphoser en Basile. Un nez qui ressemble à un bec de vautour, des
+moustaches à la Victor-Emmanuel, des yeux de cafard et un menton de
+chanoine; l'air d'un bedeau assassin qui vous montre le ciel de la main
+gauche et qui vous assomme, de la main droite, avec un goupillon. Il
+porte son képi sur l'oreille, de la façon dont le capitaine Fracasse
+devait porter son feutre et tourne les pouces, en vous parlant, comme
+les dévotes, après déjeuner. Quand il a une méchanceté à dire, il sait
+comme pas un l'entortiller de phrases mielleuses qui semblent toutes
+fraîches pondues par un sacristain. La famille, la religion, cela
+revient sans cesse dans ses discours où il nous promet de nous faire
+passer au conseil de guerre pour la moindre peccadille. Il a l'air de
+donner l'absolution à un homme quand il le fourre en prison et de lui
+accorder la bénédiction papale lorsqu'il ordonne de le mettre aux fers.
+Il trafique de nous comme de simples nègres. Il vend notre travail aux
+mercantis du pays auxquels nous élevons des maisons, à son compte, en
+utilisant, bien entendu, les matériaux du gouvernement. Il se soucie
+fort peu de ce que nous pouvons en penser. Il offre au Dieu de paix
+et de charité la haine et le mépris qu'il peut inspirer aux malheureux
+qu'il a sous ses ordres. Du reste, il se commet le moins possible avec
+eux, les regarde comme des serfs taillables et corvéables à merci dont
+il doit simplement chercher à tirer tout le parti possible, et garde des
+allures de pontife difficilement abordable. Méchant, il l'est, et
+cela se conçoit. Un homme qui conserve encore au fond de lui quelques
+sentiments d'humanité ne demande pas à remplir de pareilles fonctions.
+Sans scrupule aussi, malgré ses mômeries de marguillier. Tout lui est
+bon, pourvu qu'il remplisse ses poches. Une cruauté ne lui déplaît pas,
+quand il n'a rien de mieux à faire. Autrement, il préfère un tripotage,
+une combinaison quelconque qui lui permettra de grossir le sac d'écus
+qu'il remplit à nos dépens. S'il avait été bourreau et qu'il eût aperçu,
+au moment de faire tomber le couperet, une pièce de dix sous sur la
+plate-forme de la guillotine, il aurait parfaitement laissé le cou
+du patient dans la lunette et eût ramassé la pièce avant de tirer la
+ficelle.
+
+--Tu as tort de t'emporter comme cela contre les hommes, me dit Queslier
+le soir, lorsque je lui fais part de l'amertume de mes réflexions. Il ne
+faut pas s'en prendre aux individus; il faut s'attaquer au système.
+
+Le système, il y a longtemps qu'il le connaît et qu'il le déteste, cet
+ouvrier qui sait tout au plus ce qu'on enseigne à l'école primaire, mais
+qui a appris, à l'école de la misère, à penser bien et à voir juste. Il
+m'a expliqué, verset par verset, le texte de cet évangile que j'avais à
+peine feuilleté, dans mon dédain bourgeois, et dont les chapitres sont
+écrits avec le sang et les larmes des Douloureux,--quelquefois avec leur
+fiel.
+
+Je comprends aujourd'hui bien des choses que je ne m'expliquais pas
+hier.
+
+Je sais que les Compagnies de Discipline, les ateliers de Travaux
+Publics, sont la conséquence immédiate et forcée des armées permanentes.
+Je sais pourquoi une pénalité énorme est suspendue au-dessus de la tête
+du soldat indocile et pourquoi, lorsque celui-ci est assez habile pour
+se dérober, lorsque la griffe ignoble de la justice militaire n'a pas
+pu l'agripper, au lieu de le battre de verges et de lui donner des
+cartouches jaunes--ce qu'on faisait autrefois--on l'envoie à Biribi,--ce
+qui est pire. Je sais pourquoi la société bourgeoise qui, pour
+sauvegarder ses intérêts, fait d'un citoyen un soldat, fait d'un soldat
+un forçat le jour où celui-ci essaye de secouer le joug de la discipline
+écrasante qui l'humilie et l'abruti. C'est parce qu'elle a besoin,
+comme toutes les sociétés usurpatrices, d'appuyer sa domination sur
+la terreur, parce qu'elle a besoin de se faire craindre sous peine de
+perdre son prestige et de risquer l'écroulement.
+
+Ce qu'elle veut, à tout prix, c'est une obéissance passive et aveugle,
+un abrutissement complet, un avilissement sans bornes, l'obéissance de
+la machine à la main du mécanicien, la soumission du chien savant à la
+baguette du banquiste. Prenez un homme, faites-lui faire abnégation de
+son libre-arbitre, de sa liberté, de sa conscience, et vous aurez un
+soldat. Aujourd'hui, à la fin du dix-neuvième siècle, quoi qu'on en
+dise, il y a autant de différence entre ces deux mots: soldats et
+citoyens, qu'il y en avait au temps de César entre ces deux autres:
+Milices et Quirites.
+
+Et cela se conçoit. L'armée, c'est la pierre angulaire de l'édifice
+social actuel; c'est la force sanctionnant les conquêtes de la force;
+c'est la barrière élevée bien moins contre les tentatives d'invasion de
+l'étranger que contre les revendications des nationaux. Les soldats, ces
+fils du peuple armés contre leur père, ne sont ni plus ni moins que des
+gendarmes déguisés. Au lieu d'une culotte bleue, ils portent un pantalon
+rouge. Voilà tout. Le but de leurs chefs, les souteneurs de l'État,
+est d'obtenir d'eux, textuellement, «une obéissance absolue et une
+soumission de tous les instants, la discipline faisant la force
+principale des armées.»
+
+Or, la discipline--on l'a dit--la discipline, _c'est la peur_. Il faut
+que le soldat ait plus peur de ce qui est derrière lui que de ce qui est
+devant lui; il faut qu'il ait plus peur du peloton d'exécution que de
+l'ennemi qu'il a à combattre.
+
+_C'est la peur._ Le soldat doit avoir peur de ses chefs. Il lui est
+défendu de rire lorsqu'il voit Matamore se démasquer et Tranche-Montagne
+se métamorphoser en Ramollet. Il lui est défendu de s'indigner quand
+il voit commettre ces vilenies ou ces injustices qui vous soulèvent le
+coeur. Il lui est défendu de parler et même de penser, ses chefs ayant
+seuls le droit de le faire et le faisant pour lui.
+
+Et s'il rit, s'il s'indigne, s'il parle, s'il pense, s'il n'a pas peur,
+alors malheur à lui! C'est un indiscipliné: disciplinons-le! c'est un
+insurgé: matons-le! Donnons un exemple aux autres!--Au bagne!--A Biribi!
+
+Oui, cela, je le sais maintenant. Je le sens.--Je l'ai senti tout d'un
+coup, si brusquement que j'en suis tout troublé. La fouille où s'est
+effondré l'échafaudage branlant de mes vieilles idées bourgeoises,
+je n'ose encore la combler avec de nouvelles croyances. Je suis un
+converti, mais je ne suis pas un convaincu.
+
+--Il faut s'attaquer au système, répète Queslier, rien qu'au système.
+Vois-tu, lorsque le peuple saura bien ce que c'est que les armées
+permanentes, quand il saura qu'il est de son intérêt de jeter bas cette
+institution qui le ruine, quand il comprendra que ceux qui vivent de
+l'état militaire ne forment qu'une caste établie sur des préjugés et des
+intérêts égoïstes, il n'en aura pas pour longtemps... Un quart d'heure
+de réflexion et une heure de colère...
+
+Je hoche la tête. Je crois que pour arracher de leurs gonds les portes
+de l'enfer social, la colère ne suffit point. C'est la Foi qu'il
+faudrait.
+
+--Alors, tu penses que le peuple n'a pas la foi? Tu ne crois pas au
+peuple?
+
+Pas trop. Il passera de l'eau sous les ponts, j'en ai peur, avant
+qu'il prenne le parti de ne plus réserver ses adorations aux idoles qui
+boivent ses sueurs et son sang. Et je crains bien que ses admirations
+et son respect n'aillent longtemps encore à l'être empanaché, bariolé,
+couvert de clinquant,--reître, condottiere, soudard ou soldat,--à celui
+qui a été l'Homme d'Armes, et qui devient aujourd'hui, par la force même
+des choses, le maquereau social.
+
+
+
+
+VIII
+
+
+--Voilà le détachement de Sandouch qui rentre! s'écrie l'Amiral, qui
+vient de sortir pour aller reporter les gamelles à la cuisine.
+
+Nous nous précipitons tous hors des marabouts.
+
+Au loin, sur la route qui, à quinze cents mètres du camp, traverse la
+Medjerdah, on aperçoit une longue file de mulets dont les cacolets sont
+chargés d'hommes. Derrière, sans ordre, marchant par petits groupes ou
+isolément, des soldats revêtus de la capote grise qui, de loin, paraît
+noire, suivent lentement, s'arrêtant parfois un instant et reprenant
+leur marche titubante d'ivrognes ou d'hallucinés. On dirait un cortège
+macabre suivi d'une procession de croque-morts ivres.
+
+Ils arrivent, ils entrent dans le camp. Un défilé lamentable d'hommes
+harassés, éclopés, au teint plombé ou jaunâtre, aux yeux ternes, aux
+membres las. Une douzaine à peine portent leurs sacs; une quarantaine,
+la figure terreuse, les yeux à moitié fermés ou agrandis par la fièvre
+et brillant d'un éclat qui fait mal, les mains osseuses pendant au bout
+des bras inertes, sont juchés sur les cacolets. Il faut les prendre sous
+les aisselles, à deux ou trois, pour les aider à descendre; et, à peine
+à terre, sans se soucier des ruades des mulets, sourds aux ordres des
+chaouchs qui leur commandent de se lever, ils se laissent tomber au
+milieu du chemin, n'importe où, s'affalant comme des choses, incapables
+de faire un mouvement. Ils ont à peine la force de parler, ne répondant
+pas aux questions qu'on leur pose, demandant à boire d'une voix sourde,
+entrecoupée, en découvrant sous leurs lèvres violettes de longues dents
+jaunes que les frissons de la fièvre entrechoquent. Il faut prendre
+le parti de les aider à aller s'asseoir sur le soubassement en pierres
+d'une baraque.
+
+Un à un arrivent les traînards, boitant, tirant la jambe, couverts
+de poussière, quelques-uns avec leurs pantalons et leurs capotes tout
+mouillés--des fiévreux qui se sont agenouillés dans l'eau, pour boire,
+en traversant la Medjerdah.
+
+L'officier qui commande le détachement, un lieutenant aux longues
+moustaches blondes, les fait aligner sur un seul rang. Les hommes se
+rangent tant bien que mal, les plus malades s'appuyant sur leurs fusils
+ou sur les bâtons qui les ont aidés à marcher, pendant les étapes. Ils
+ont l'air tristement pensif des chevaux fourbus, des bêtes de somme
+éreintées qui s'affaissent dans les brancards, le corps tassé, appuyé
+dans l'avaloire, la tête morne, pendant hors du collier.
+
+Le capitaine arrive, sa canne à la main. Il jette sur les malheureux un
+long regard méprisant.
+
+--Beaucoup de malades, n'est-ce pas, monsieur Dusaule?
+
+--Beaucoup, mon capitaine. Trente-huit hommes ont dû faire les étapes
+sur les cacolets.
+
+--Trente-huit! C'est beaucoup trop! Vous auriez dû les forcer--oh! tout
+doucement--à revenir à pied. Rien n'est bon comme la marche pour chasser
+les maux de tête, les migraines. Et vous savez, ces fièvres-là, ce ne
+sont que des migraines. Un peu violentes, tout simplement... En voilà un
+qui a une sale figure, par exemple...
+
+--Il est très malade, mon capitaine.
+
+--A-t-il de bonnes notes? Comment s'appelle-t-il?
+
+--Palet. Vous lui avez infligé dernièrement quinze jours de prison.
+
+--Ah! oui, je me souviens. En échange d'une punition de quatre jours de
+salle de police portée par le sergent Baltazi, pour avoir boutonné sa
+capote à gauche le seize du mois dernier. Il faut toujours faire bien
+attention à ce que les hommes boutonnent leurs capotes quinze jours
+à gauche et quinze jours à droite. C'est très important, voyez-vous,
+monsieur Dusaule. Sans ça, les plastrons s'usent toujours du même
+côté... Alors, vous disiez qu'il est très malade, ce Palet?
+
+--Oui, mon capitaine.
+
+--Oui... oh!... peuh!... un mauvais garnement qui ne veut rien écouter.
+Je suis sûr que la moitié des gens qui sont là n'ont gagné leurs fièvres
+et leurs dysenteries que parce qu'ils ont enfreint les règlements.
+Ainsi, je parierais que ce Palet ne quittait pas, tous les jours, à cinq
+heures du soir, la tenue de toile pour endosser la tenue de drap. C'est
+pourtant bien prescrit. Si l'on prenait le parti de les fourrer dedans
+toutes les fois qu'ils n'obéissent pas, il y aurait moitié moins de
+malades. Il faut toujours agir avec douceur, Monsieur Dusaule, avec la
+plus grande douceur, la religion nous en fait un devoir, mais il faut se
+montrer sans pitié...
+
+Et se tournant vers Palet qui n'a pas bougé, collé contre le mur, la
+tête renversée en arrière, les bras pendant le long du corps:
+
+--Vous entendez: sans pitié! Je suis décidé à me montrer sans pitié!
+
+Palet ne bronche pas. On dirait que ça lui est égal. Il n'a pas
+seulement l'air de s'apercevoir que c'est à lui qu'on fait l'honneur de
+parler.
+
+Le capitaine se retourne, rageant à blanc, vers les hommes à peu près
+valides:
+
+--Ceux-là se portent bien, n'est-ce pas, monsieur Dusaule! Oui...,
+oui..., ils ont assez bonne mine.... ils ont besoin de se nettoyer un
+peu..., mais... Ah! qu'est-ce que c'est que ces bâtons que j'aperçois
+là-bas! Voulez-vous me jeter ça!... et un peu vite! En voilà des façons!
+Des soldats qui se promènent la canne à la main! Qu'est-ce que votre
+famille dirait, si elle vous voyait? Elle serait fière de vous,
+vraiment!... Vous avez grand tort, lieutenant, d'autoriser ces
+choses-là... Allons, vous, là-bas, le dernier, vous qui claquez des
+dents, m'avez-vous entendu? Voulez-vous jeter ce bâton?
+
+L'homme jette le bâton et tombe sur les genoux.
+
+--Voyez-vous, monsieur Dusaule, voyez-vous les effets de l'usage de la
+canne? On s'y habitue, on ne peut pas s'en passer et, quand on vous la
+retire on tombe par terre... Réellement, vous n'êtes pas assez sévère...
+Je suis très mécontent...
+
+Nous devons partir après-demain matin pour le Sud. A la pointe du jour,
+un train spécial doit venir chercher la compagnie pour la conduire à
+Tunis. Nous allons dans le sud de la Tunisie, paraît-il; on ne sait pas
+au juste à quel endroit. Depuis deux jours, tous les autres détachements
+sont rentrés au dépôt. Ils ont été moins éprouvés que celui de Sandouch,
+mais ils contiennent de fortes têtes, des individus malfaisants dont
+le capitaine se méfie. Il a fait réunir tous les gradés et leur a
+recommandé la plus grande sévérité avant le départ et pendant la route.
+Il a passé ensuite une revue des 350 hommes de la compagnie--hors une
+vingtaine dont le médecin avait demandé l'envoi à l'hôpital le plus
+voisin--en tenue de campagne. Cette revue a été lamentable. Au milieu
+d'un mouvement, des hommes tombaient comme des masses, déclaraient ne
+plus pouvoir se relever et restaient là; des files entières, composées
+d'hommes éreintés, ployant sous le poids du sac, ou de nouveaux arrivés
+expulsés des régiments casernés en France ou sortant de la cavalerie
+et non habitués à porter l'as de carreau, demeuraient honteusement en
+arrière. Les fusiliers venus des détachements, anciens disciplinaires,
+mauvaises têtes pour la plupart, profitaient de la confusion générale
+pour manoeuvrer d'une façon pitoyable. Le capitaine était vert de rage.
+
+Il a ordonné pour ce soir une revue de détail. «Tout homme, a-t-il
+déclaré aux gradés, tout homme à qui il manquera quelque chose, si
+minime soit-elle, devra être mis immédiatement en prévention de conseil
+de guerre. Je n'admettrai aucune excuse. On ne doit rien perdre, ici,
+même pas une brosse à graisse, même pas un cordon de guêtre. Quand un de
+ces gens-là vous dit qu'il a perdu un objet quelconque, votre devoir
+est de lui répondre qu'il l'a vendu et de le faire passer au conseil de
+guerre pour vente d'un effet de grand ou de petit équipement. Je compte
+sur vous. Il faut être sans pitié.»
+
+Il n'a pas prêché dans le désert, l'impitoyable. La revue a été
+terrible. Les chaouchs, lâchés comme des chiens auxquels on a enlevé
+leur muselière et à qui on a ordonné de mordre, vous demandaient compte
+des poils d'une brosse et des clous des godillots. Malgré leur zèle,
+ils étaient obligés de constater que rien ne manquait. Ils avaient envie
+d'en pleurer, les Corses surtout, cette race immonde qui n'a jamais su
+choisir qu'entre le couteau du bandit et le sabre du garde-chiourme.
+Dans leur dépit, ils s'en prenaient aux hommes qui se trouvaient devant
+eux, leur débitant, avec leur faux accent italien, tout le répertoire
+des idioties qui forment le fond de leur langage:
+
+--Tenez-vous droit!... Les mains dans le rang!... La tête droite!...
+Les talons joints!... Quatre jours de salle de police!... Vous en aurez
+huit...
+
+Tout d'un coup un pied-de-banc, qui n'a pas encore fini d'inspecter sa
+section, pousse un cri de triomphe. Il vient de s'apercevoir qu'un
+de ses hommes, le nommé Loupat, un petit chasseur à cheval, arrivé
+de France au bout de dix-huit mois de service, n'a pas le nombre
+réglementaire de cartouches. Le chaouch compte et recompte les
+cartouches et se relève enfin, souriant:
+
+--Il en manque deux. Je vais prévenir le capitaine.
+
+Cinq minutes après, il revient et, s'adressant à Loupat qui, le regard
+perdu, semble un animal qui voit venir le coup de masse qui doit
+l'assommer et ne sait comment l'éviter:
+
+--Vous pouvez rester avec vos camarades. Le capitaine a dit que ce
+n'était pas la peine de vous mettre en prison pour une nuit. En
+passant à Tunis, nous vous y laisserons. Ça vous apprendra à vendre vos
+cartouches.
+
+C'est la première fois que j'assiste à une scène semblable. Le conseil
+de guerre, la condamnation pour vol, la flétrissure indélébile imprimée
+sur le front d'un homme, parce qu'il a perdu deux cartouches!...
+
+L'indignation me fait frissonner. Mais c'est du noir, surtout, qui me
+descend dans l'âme, quand je pense que je serai si longtemps encore,
+tous les jours et plusieurs fois par jour, à la merci d'une pareille
+situation.
+
+Le lendemain matin, le clairon sonne le réveil à quatre heures. Il fait
+presque nuit. Il nous faut cinq minutes pour aller à la gare où le train
+doit venir nous prendre à cinq heures précises. A cinq heures moins
+vingt, la compagnie, sac au dos, est rangée par sections sur la route
+qui traverse le camp. Le clairon sonne l'appel et, sur toute la ligne,
+les Présent! répondent aux noms criés par les sous-officiers.
+
+--Rendez l'appel!
+
+Les pieds-de-banc défilent et rendent l'appel au capitaine.
+
+--Manque personne... Manque personne...
+
+--Il manque Loupat, mon capitaine.
+
+--Loupat! celui d'hier!--Ah! la canaille! Il a déserté cette nuit pour
+essayer de se soustraire au conseil de guerre; mais, soyez
+tranquille, on le rattrapera. On n'échappe jamais à un juste
+châtiment.--Poursuivez...
+
+Les gradés continuent leur défilé.
+
+--Manque personne... Manque personne...
+
+--Mon lieutenant, regardez donc là-bas!
+
+C'est un homme qui parle au lieutenant Dusaule, en étendant le bras du
+côté du gymnase.
+
+On a entendu; tout le monde tourne les yeux dans cette direction. Sous
+le portique, tout contre le gros poteau de gauche, un corps se balance,
+noir, au bout d'une corde. Le lieutenant part en courant, grimpe à la
+corde à noeuds, palpe le pendu et revient en hochant la tête.
+
+--Mort? lui demande de loin le capitaine. C'est Loupat, n'est-ce pas?
+
+Le lieutenant fait signe que oui.
+
+--Il est déjà tout froid.
+
+--Le misérable! s'écrie le capitaine. Attenter à ses jours! Allez donc
+prêcher les bons sentiments à des gens pareils! Rien ne les arrête, ni
+la religion, ni le souvenir de leur famille, rien, rien! Enfin, il s'est
+fait justice lui-même... Par le flanc droit!... marche!..
+
+Le capitaine est à cheval. Il jette, en passant devant le gymnase, un
+coup d'oeil sur le cadavre. Il murmure:
+
+--Il n'y a pas à dire, nous ne pouvons pas nous occuper de ça. Nous
+sommes déjà en retard. Le train n'attend pas. Il faudra que je pense à
+faire faire les écritures indispensables...
+
+Puis, il se penche vers le sous-officier qui, la veille, s'est aperçu de
+la disparition des deux cartouches:
+
+--Un mauvais soldat, ce Loupat, n'est-ce pas?... Était-il fort en
+gymnastique?
+
+--Non, mon capitaine, il ne savait absolument rien faire. Il pouvait à
+peine se tenir au trapèze. Tous les jours, je le privais de vin pour ça;
+rien n'y faisait.
+
+--Voyez-vous ça! et il trouve moyen, pour se pendre, de monter tout en
+haut de ce portique, d'attacher sa corde, de se la passer au cou et de
+se laisser tomber dans le vide. Ça doit être très difficile à faire,
+tout ça. Dire que ces canailles-là n'ont d'énergie que pour le mal!...
+
+Nous nous sommes embarqués dans les wagons qui se mettent en route pour
+Tunis. Je passe la tête à la portière et j'aperçois là-bas, tout là-bas
+déjà, car le train file vite, une petite forme noire qui se balance
+au vent, sous un gibet, et que commencent à venir lécher doucement les
+premiers rayons du soleil.
+
+
+
+
+IX
+
+
+Le train nous a débarqués à Tunis et nous avons traversé la ville,
+escortés par les _poveri disgraziati!_ des Italiens et les: Pauvres
+malheureux! des Français, pour aller camper auprès de la caserne
+d'artillerie.
+
+Le lendemain matin, nous nous sommes mis en marche pour La Goulette.
+Il pleuvait. Le sol gras était détrempé et l'on n'avançait qu'avec une
+peine extrême. Malgré les pauses fréquentes, les traînards devenaient
+de plus en plus nombreux et, toutes les cinq minutes, un homme tombait
+qu'il fallait débarrasser de son sac ou hisser sur les mulets qui nous
+suivaient. Le capitaine galopait d'un bout à l'autre de la colonne,
+criant, tempêtant, exhortant, sans pouvoir venir à bout de la fatigue
+des uns et de la mauvaise volonté des autres, anciens disciplinaires,
+blasés sur les menaces et les mauvais traitements, se fichant du tiers
+comme du quart, et faisant exprès de ne pas avancer pour ne pas laisser
+en arrière leurs camarades malades. Les plus jeunes seuls, les derniers
+arrivés à la compagnie, voulaient bien l'écouter; et ils marchaient en
+avant, en rangs serrés, presque alignés, toujours à cinq ou six cents
+mètres de la cohue des traînards.
+
+--Regarde donc les pierrots, là-bas, s'écrie l'Amiral, qui fait partie
+d'un groupe au milieu duquel je me trouve; oh! là, là! regarde-les donc
+cavaler; on dirait qu'ils ont le feu au cul!
+
+--Qu'est-ce que tu veux? répond Queslier. C'est tout bleu, ça arrive
+de France et, dame! au moindre mot des chaouchs, ça fait dans ses
+pantalons.
+
+--C'est clair, riposte Bernoux, le bachelier qui couchait dans ma tente
+à Zous-el-Souk, et qui interrompt une discussion qu'il a engagée depuis
+au moins une heure, au sujet des moeurs carthaginoises, avec un jeune
+homme qui revient de détachement, un licencié ès lettres qui est poète.
+C'est clair. Seulement, il y a une chose regrettable: c'est que ces
+jeunes soldats, terrorisés par les cris et les menaces de messieurs les
+gradés, ne tarderont pas à se transformer en véritables mouchards. Il
+faudra faire bien attention à nous si nous ne voulons pas être victimes
+de leur couardise.
+
+Le licencié, Rabasse, approuve du geste; mais Queslier ne partage pas
+son opinion.
+
+--Il y en aura toujours une bonne moitié qui ne se transformeront pas en
+bourriques. Quant aux autres...
+
+--Les autres, on les dressera, s'écrie l'Amiral.
+
+--On leur fera rentrer leurs bourriqueries dans la gueule à coups
+de riclos, riposte un grand gaillard sec et maigre, qu'on appelle le
+Crocodile, et qui, paraît-il, ne sort pas de la prison.
+
+--Y a que ça à faire, déclare tranquillement une espèce de gringalet à
+la figure osseuse, pâle sous le hâle, aux membres grêles, à la bouche
+crispée de voyou parisien dont il a l'accent canaille; et, s'ils
+rouspettent, y a qu'à les faire en douceur, au père François. Tu sais,
+Crocodile, le coup du foulard?
+
+Et il fait le geste, tranquillement cynique, grinçant un: crac! qui fait
+courir son rictus d'une oreille à l'autre et lui donne une physionomie
+d'un comique effrayant. Il le ferait comme il le dit, d'ailleurs, cet
+astèque qu'on a surnommé Acajou à cause de ses cheveux rouges et qui
+se vante d'avoir, à Paris, au cours d'une rixe, saigné un cogne dans
+l'escalier d'un bastringue.
+
+--Voulez-vous marcher, oui ou non? s'écrie un pied-de-banc que le
+capitaine a envoyé pour hâter l'allure des retardataires et qui est
+arrivé à notre groupe.
+
+--Sergent, répond Barnoux avec urbanité, je vous ferai observer que la
+marche s'exécute par une série de pas. Nous exécutons une série de pas.
+Donc, nous sommes en marche.
+
+Acajou proteste.
+
+--La marche, c'est pas ça. La marche, c'est ce qui vous tire des larmes
+des pieds.
+
+--Il est évident, ajoute Rabasse, sans se soucier de l'interruption,
+que, puisqu'il n'est question que de la marche et non de sa rapidité, la
+succession plus ou moins prompte des susdits pas ne fait absolument rien
+à l'affaire.
+
+--Avez-vous fini de me répondre, nom de Dieu! hurle le chaouch. Je vais
+tous vous fourrer dedans.
+
+Acajou s'approche de lui:
+
+--Va donc un peu te baigner, eh! sale outil!
+
+--Un témoin! un témoin! rugit le sergent avec son accent corse. On m'a
+insulté!
+
+Et, saisissant le bras de Queslier:
+
+--Vous avez entendu ce que m'a dit cet homme?
+
+Queslier se dégage et ne répond rien.
+
+--Voulez-vous dire que vous l'avez entendu, hein! voulez-vous le
+dire?...
+
+--Hé! Queslier, ricane le Crocodile, il se figure peut-être que nous
+comprenons le corse. Nous autres, on est de Pantruche; on n'entrave pas
+le corsico.
+
+Et, comme il marche derrière le sous-officier, il lui donne, comme par
+mégarde, un coup de pied dans les talons.
+
+--Pardon, excuse, sergent... c'est mon pied qu'a glissé.
+
+Le chaouch, rageur, m'attrape par le bras.
+
+--Vous avez entendu, vous? Ne dites pas non ou je vous ferai passer en
+conseil de guerre. Je le jure par le sang du Christ.
+
+--Je n'ai rien entendu.
+
+Le Corse s'en va, la figure blanche, les poings crispés, mâchant des
+_Porco di Cristo!_
+
+--Tu marcheras toujours avec nous pendant les étapes, me dit l'Amiral.
+Sans ça, les chaouchs chercheraient à te jouer un sale tour. Ne va
+jamais avec ces pierrots, là-bas... Tiens, où sont-ils? on ne les voit
+plus.
+
+On ne les voit plus, en effet. La route est couverte, tout au loin, de
+traînards qui n'ont pas l'air très pressés d'arriver à l'étape. Ils s'en
+vont tranquillement, deux par deux ou trois par trois, à quinze ou vingt
+mètres les uns des autres, s'interpellant de temps en temps en
+temps pour se faire part des menaces que leur ont distribuées les
+pieds-de-banc et pour rire à gorge déployée de l'inutilité de leurs
+efforts. Notre groupe est un des derniers. Et Barnoux et Rabasse, qui
+n'ont pas terminé leur discussion, se prennent au collet toutes les cinq
+minutes et s'arrêtent pour se crier d'une voix furieuse:
+
+--Je te dis qu'il y avait un aqueduc pour amener l'eau à Carthage!
+
+--Et moi, je te dis qu'il n'y avait que des citernes!....
+
+--C'est trop fort! Lis Flaubert!
+
+--Flaubert s'est trompé!
+
+Nous avons mis plus de six heures pour faire les dix-huit kilomètres de
+l'étape.
+
+--Nous allons voir si ça se passera comme ça après le débarquement
+à Gabès, siffle entre ses dents serrées le capitaine qui, à cheval,
+assiste à l'arrivée des retardataires qu'il dévisage comme pour les
+reconnaître au besoin.
+
+
+
+
+X
+
+
+Nous avons été obligés de laisser un certain nombre de malades dans les
+hôpitaux, au Kram, à la Goulette et à Gabès. Nous ne sommes plus guère
+que trois cents quand nous levons les tentes, le lendemain de notre
+débarquement, à trois heures du matin, pour effectuer la première des
+six étapes qui doivent nous mener à Aïn-Halib, le nouveau dépôt de la
+Compagnie.
+
+Il fait encore nuit quand nous partons. Et, après avoir traversé un
+ruisseau, la rivière de Gabès, c'est encore au milieu de l'obscurité,
+épaissie par la voûte pesante des hautes frondaisons, que nous pénétrons
+dans l'oasis. Nous suivons un chemin brisé à chaque saillie des petits
+murs en terre dont les Arabes entourent leurs jardins, souvent pressés
+les uns sur les autres par l'étranglement de la route, nous heurtant
+au moindre écart, butant contre les racines des arbres et les pierres
+arrachées du sol poussiéreux par les pieds des chameaux. Il fait
+frais, sous ce dôme de feuillage, dont les découpures bizarres nous
+apparaissent toutes noires quand nous levons les yeux en haut, mais
+l'air est lourd; on respire difficilement, la poitrine tendue violemment
+par le poids du sac dont les courroies coupent les épaules, la main
+gauche engourdie, la main droite fatiguée de tenir la bretelle du fusil
+dont la crosse frappe à chaque pas sur la cuisse, les oreilles agacées
+par le tintement du quart de fer blanc qui choque la poignée de la
+baïonnette. Les pas, alourdis par l'énorme poids du chargement et par
+la difficulté de cette marche de nuit dont les à-coups fatiguent et
+énervent, soulèvent une poussière dense qui remplit les narines et pique
+les yeux. On marche la bouche ouverte, le haut de la capote déboutonné,
+le mouchoir tout trempé à la main pour essuyer la sueur qui coule sur le
+visage, la respiration oppressée, avec la sensation d'une chaleur humide
+de cataplasme, dans le dos, à la place du sac.
+
+Pendant près d'une heure et demie, nous allons ainsi, le képi en
+arrière, le cou tendu, la tête basse, sans rien voir que les troncs
+des palmiers qui se succèdent comme de hautes colonnes au-dessus des
+parapets de terre fleuris de branches d'arbustes aux odeurs fortes
+et derrière lesquels on entend de loin en loin le clapotement d'un
+ruisseau. Tout d'un coup, après un dernier détour de la route, le rideau
+sombre du feuillage se déchire, une longue plaine de sable jaune, rose
+tout au loin par les premiers rayons du jour, se déroule jusqu'au pied
+de montagnes bleues à la base et dont les sommets sont rouges.
+
+On hâte le pas et, tout en débouchant dans la plaine, on entonne des
+chansons de marche; les anciens entament le _Chant des Camisards_,
+un chant monotone et plaintif dont j'entendrai bien des fois encore
+retentir les couplets; un chant noirci par la résignation du paria et
+plaqué de rouge par l'ironie du galérien qui rêve de briser sa chaîne:
+
+ Savez-vous ce qu'il faut faire
+ En ce lieu?
+ Il faut tout voir et se taire,
+ Nom de Dieu!...
+ Nos chaouchs, qui sont des vaches,
+ Nous emmerdent, nous attachent,
+ Mais sur leur gourite on crache
+ Quand on peut.
+
+Et, tous en choeur, ils se mettent à hurler le refrain:
+
+ Répétons à l'envi
+ Ce refrain sans souci:
+ Vivent l'amour et le vin,
+ La danse, les joyeux festins!
+ Oui, tout cela reviendra,
+ Oui, tout cela reviendra,
+ Quand le diable le voudra!
+
+--Halte! s'écrie le capitaine.
+
+Nous nous arrêtons et nous déposons nos sacs énormes qui nous montent à
+mi-corps, si pesamment chargés que les bretelles en craquent. Le mien
+me paraît tellement lourd, je suis tellement harassé, que je ne sais
+vraiment pas si, tout à l'heure, je serai capable d'arriver à la pause
+en même temps que les autres et si je ne serai pas forcé de rester en
+route, comme les traînards qu'on a laissés en arrière et qui sortent
+seulement maintenant de l'oasis. Nous les attendons, assis par terre,
+derrière les fusils réunis en faisceaux; je respire largement l'air
+frais du matin, passant la main sur une touffe d'herbe humide de rosée.
+
+--Il fait bon, maintenant, me dit Queslier, mais ça ne va pas durer
+longtemps. Tu vas voir, d'ici un quart d'heure.
+
+Le jour, en effet, est complètement levé et le soleil, tout là-bas,
+énorme boule rouge qui monte lentement, commence à envoyer ses rayons
+sur l'oasis dont il fait claquer les verdures puissantes, ensanglante
+les montagnes qui bornent l'horizon et vient accrocher, à la pointe des
+baïonnettes, des étincellements d'argent poli.
+
+A peine le dernier retardataire nous a-t-il rejoints et a-t-il déposé
+son sac, que le sifflet du capitaine retentit.
+
+--Garde à vos! rompez faisceaux! Par sections, à droite alignement!
+
+--Qu'est-ce qu'il va nous faire faire? dis-je au Crocodile, qui se
+trouve à côté de moi.
+
+--Je ne sais pas. Il est bien fichu de nous faire marcher comme ça, par
+sections, en colonnes de compagnie. Ah! la vieille carne!
+
+Eh! parbleu, oui! il était fichu de le faire, car il l'a fait. Au milieu
+du sable où l'on enfonce jusqu'aux chevilles, sous un soleil brûlant
+qui tombe d'aplomb, gravissant les monticules et descendant dans les
+ravinements que creusent les grands vents, nous avons fait les quinze ou
+seize kilomètres qui nous restaient encore à faire, alignés comme à
+la parade, les sections à distance entière, ainsi que sur le champ de
+manoeuvres. Chaque fois qu'un homme tombait ou restait en arrière,
+le capitaine arrêtait la compagnie et lui faisait faire du maniement
+d'armes jusqu'à ce que le malheureux eût repris sa place dans les rangs.
+Deux fois seulement, il a commandé la halte et ne nous a permis de
+quitter nos sacs, pendant trois minutes, qu'après avoir rectifié
+l'alignement des faisceaux.
+
+--Alignez les crosses! alignez les crosses! Sergents, veillez à
+l'alignement des crosses! Ils resteront sac au dos tant que l'alignement
+ne sera pas correct! Rappelez-vous que, pendant la marche, je ne veux
+pas qu'il soit prononcé un seul mot.
+
+--Est-ce qu'il est permis de boire, mon capitaine? crie l'Amiral, à la
+seconde pause, comme le kébir renouvelle ses recommandations.
+
+--Non! On ne boit pas en route! L'eau coupe les jambes!
+
+Un éclat de rire énorme, homérique, secoue la compagnie d'un bout à
+l'autre.
+
+--Rompez faisceaux! En avant..., marche!
+
+--Ça nous fera dix kilomètres sans pause, ricane l'Amiral, mais il ne
+sera pas dit qu'on s'est fichu de la gueule des Camisards sans qu'ils
+rendent la pareille.
+
+--Voulez-vous vous taire? crie un sergent qui marche à deux pas de nous.
+
+Des grognements sourds lui coupent la parole. La révolte commence à
+gronder, en effet, dans les rangs de ces hommes que l'on mène comme
+des chiens depuis trois heures, qui, exaspérés maintenant, deviennent
+insensibles à la fatigue, ne sentent plus le poids du sac, et qui, tout
+en tordant leurs doigts crispés sur la crosse de leurs fusils, lancent
+aux chaouchs qui marchent à côté d'eux, l'oeil morne, des regards
+effrayants. Ils vont à grands pas, maintenant, irrités, rageurs,
+sombres, comme les bêtes cruelles, mises en fureur par les coups de
+fouet et les coups de fourche des valets, réveillées de leur abattement
+par le cinglement des cravaches, et qui rôdent à grandes enjambées dans
+leurs cages, voyant rouge, n'attendant que l'arrivée du dompteur pour
+lui sauter à la gorge. Il ne faut plus qu'une goutte d'eau pour faire
+déborder le vase, qu'une chiquenaude pour faire éclater les
+colères qu'on contient encore à grand'peine. Cette goutte d'eau, la
+versera-t-on? La donnera-t-on, cette chiquenaude? Non, car à douze cents
+mètres à peine on aperçoit les roseaux et les hautes herbes qui bordent
+le petit ruisseau le long duquel nous allons camper...
+
+Eh bien! si... Tout d'un coup, le sifflet du capitaine se fait entendre.
+
+--Halte!
+
+Un homme est tombé, dans la deuxième section et, étendu comme une masse
+sur le sable, râlant, pâle de la pâleur de la mort, ne peut plus se
+relever. Les chaouchs s'empressent autour de lui, le prennent par les
+épaules, essayent de le remettre sur ses pieds. Il retombe, inerte. Nous
+avons eu le temps de le reconnaître. C'est Palet, ce pauvre diable qui
+revient de Sandouch, miné par la fièvre et la dysenterie, misérable
+qu'on force à traîner son agonie lamentable dans les sables qui
+recouvriront ses os. Car ce n'est déjà plus qu'un cadavre, cet homme
+dont la face exsangue, dans laquelle éclatent deux yeux énormes, nous a
+arraché à tous un cri de pitié.
+
+--Relevez-le de force! crie le capitaine. Forcez-le à marcher! C'est
+dans son intérêt! Nous serions obligés de l'abandonner là!
+
+Alors, comme un tonnerre, des exclamations indignées éclatent.
+
+--Il y a des mulets, derrière la compagnie!
+
+--Qu'on décharge les sacs des pieds-de-banc, il y aura de la place pour
+les malades!
+
+--C'est indigne!--C'est affreux!--C'est une honte!--A bas les chaouchs!
+
+Les menaces et les injures se croisent, les vociférations augmentent, le
+tumulte devient énorme. Le capitaine se dresse sur ses étriers:
+
+--Garde à vos!... Baïonnette... on! En avant... Pas gymnastique...
+Marche!
+
+--Pas gymnastique sur place! s'écrie Acajou dont la voix vrillarde de
+voyou perce les grondements irrités.
+
+Et, comme à un mot d'ordre, la compagnie entière obéit au gamin dont
+la figure pâle est belle, vraiment, agrandie par la détente des nerfs
+toujours irrités du faubourien, éclairée par la lueur blafarde et féroce
+de l'héroïsme gouailleur.
+
+On fait du pas gymnastique sur place. On n'avance point d'une semelle.
+
+--Sergents! hurle le capitaine, ces hommes-là ne veulent pas marcher?
+Vous avez droit de vie et de mort sur eux! Vous avez des revolvers,
+faites-en usage: brûlez-leur la cervelle!
+
+Brusquement le tumulte s'apaise. Et, au milieu du silence effrayant, on
+entend le bruit sec que font les fusils qu'on arme.
+
+Le capitaine est tout pâle. Le lieutenant Dusaule s'approche de lui et
+lui parle à voix basse. Il pique son cheval et part au galop.
+
+Nous nous précipitons sur un mulet chargé des sacs des pieds-de-banc.
+Les sacs sont jetés à terre et Palet hissé sur le mulet. Les chaouchs
+ramassent leurs sacs et en passent les courroies sur leurs épaules,
+au milieu des éclats de rire, tandis que la compagnie, débandée, en
+désordre, chantant et hurlant, se dirige vers le ruisseau...
+
+--C'est égal, me dit Queslier en arrivant à l'étape, je regrette bien
+qu'aucun des chaouchs n'ait eu le coeur de décharger son revolver. Ah!
+quel dommage! quel dommage!... Ça commençait si bien!...
+
+--Il est regrettable en effet, dit Barnoux du ton le plus tranquille,
+que le départ précipité du principal acteur ait fait manquer le dernier
+acte. C'est un drame qui se termine en comédie.
+
+--_Desinit in piscem_, approuve Rabasse. C'est vraiment bien
+malheureux...
+
+--Ce qu'il y a de sûr, s'écrient le Crocodile et l'Amiral, c'est que
+le capiston ne nous y repincera pas demain, à sa petite promenade en
+colonne. Il peut se taper, s'il compte sur nous...
+
+Dans la soirée, le médecin de la compagnie, qui était resté à Gabès, est
+arrivé au camp avec le lieutenant-trésorier. Il s'est assis devant la
+tente du capitaine et a fait sonner la visite. C'est un petit freluquet,
+tout récemment sorti du Val-de-Grâce, très fier de son méchant galon
+d'or qui lui donne le droit d'estropier les gens au nom de la discipline
+et de leur faire prendre de l'ipécacuanha pour la plus grande gloire du
+drapeau.
+
+Cinquante hommes au moins sont accourus à la sonnerie. L'avorton aux
+parements de velours grenat en a tout d'abord renvoyé une trentaine
+dont les pieds écorchés lui ont semblé très sains et dont l'épuisement
+évident lui a paru quelque peu douteux. Quant aux vingt autres, il s'est
+décidé à les examiner un peu plus sérieusement. Le capitaine a apporté
+son pliant et est venu s'asseoir à côté du docteur, après s'être fait
+donner les livrets matricules des vingt malades. Il tenait ces livrets à
+la main et les feuilletait à mesure que les hommes passaient la visite.
+
+--Comme ça, major, voyez-vous, je me rendrai compte, d'après le nombre
+de leurs punitions, de leur capacité ou de leur incapacité de porter
+le sac et de faire la route. Vous dites, major, que vous êtes disposé à
+faire monter cet homme-là sur les cacolets... Voyons un peu... Lenoir...
+Lenoir... Voilà; oui, assez bon soldat. Cependant, je remarque
+une punition pour réponse insolente. Hum! hum! Un homme qui répond
+insolemment, sur les cacolets... Exemptons-le du sac tout simplement,
+n'est-ce pas, docteur?
+
+--Comme vous voudrez, mon capitaine.
+
+Et l'infirmier écrit sur son livre: «Exempt de sac», tandis que Lenoir
+s'en va en titubant.
+
+--Et celui-là?
+
+--Mon Dieu, mon capitaine, pas grand'chose; un un peu de fièvre, voilà
+tout. Je crois qu'en l'exemptant de sac...
+
+--Voyons, voyons... Dupan... Dupan... Voilà... Pas une punition. Très
+bon soldat. Sur les cacolets, docteur; sur les cacolets!
+
+--Bien, mon capitaine. C'était d'ailleurs mon intention, car, réflexion
+faite...
+
+La comédie a duré trois quarts d'heure, à peu près. Un homme seul reste
+encore à visiter; il est assis par terre, le dos tourné au médecin.
+
+--Eh bien! vous, là-bas, voulez-vous venir? demande ce dernier,
+impatienté.
+
+L'homme se lève avec peine et s'approche.
+
+--Ah! c'est le fameux Palet! s'écrie le capitaine en ricanant. Eh bien!
+vous ne devez pas être trop fatigué, puisque vous avez achevé l'étape
+d'aujourd'hui sur les mulets.... Bon pour la marche, docteur, et pour le
+sac aussi.
+
+Palet ne bouge pas; mais, fixant sur le capitaine ses grands yeux
+hagards, il dit d'une voix sourde:
+
+--Mon capitaine, vous savez que je suis très malade. Vous m'en voulez.
+Vous m'avez empêché d'entrer à l'hôpital, à La Goulette. A Gabès, vous
+m'avez refusé l'autorisation d'aller passer la visite du médecin en
+chef. Ce matin, j'ai fait ce que j'ai pu pour faire l'étape; je ne suis
+tombé que lorsque j'ai été à bout de forces. Si mes camarades m'ont mis
+sur un mulet, ce n'est pas ma faute. D'ailleurs, j'aurais autant aimé
+crever où j'étais. Maintenant, je n'en peux plus. Je viens vous demander
+de me reconnaître malade et de me faire mettre sur les cacolets ou au
+moins de m'exempter de sac. Voulez-vous? Si vous voulez seulement
+me retirer mon sac, je me traînerai comme je pourrai et j'arriverai
+peut-être à faire l'étape. Si vous ne voulez pas, quand je ne pourrai
+plus aller, je tomberai et je crèverai là. Ça m'est bien égal, allez! Si
+vous saviez ce que je m'en fiche!...
+
+Le médecin a l'air attendri. Il tâte le pouls du malade et hoche la
+tête. Le capitaine, devant cette pitié, n'ose pas se montrer trop dur:
+
+--Vous êtes un très mauvais soldat... Vous êtes criblé de punitions...
+Ce matin encore, vous avez commis un acte d'indiscipline impardonnable.
+Vous avez refusé de vous lever quand vos supérieurs vous l'ordonnaient.
+Rien que pour cela, je devrais vous faire passer au conseil de guerre...
+Et puis, vous venez d'exprimer des sentiments dont un chrétien doit
+avoir honte. Vous avez parlé de vous laisser mourir... Savez-vous que
+c'est le suicide, cela!... Enfin, vous êtes malade... N'est-ce pas,
+docteur, il est malade?
+
+--Oui, mon capitaine.
+
+--Oh! peut-être pas tant qu'il le paraît... Je ne peux pas, étant
+donnée votre conduite, vous faire monter sur les cacolets, ni même vous
+exempter de sac; mais, comme je veux me montrer bon et compatissant,
+je vous retire votre seconde paire de souliers. Vous la donnerez aux
+muletiers qui la mettront dans leur chargement... Ah! vous y joindrez
+vos guêtres de toile, si vous voulez.
+
+Palet s'en va en souriant d'un sourire lugubre...
+
+...Il fait encore nuit quand on sonne le réveil, et, aussitôt le café
+bu, Queslier me prend par le bras.
+
+--Mets ton sac, prends ton fusil et viens avec nous.
+
+--Où ça?
+
+--Viens toujours.
+
+Ils sont une douzaine au moins qui, afin d'échapper aux vexations de la
+veille, partent en avant pour faire l'étape isolément. D'autres groupes
+sont déjà partis, paraît-il.
+
+--Tu comprends, me dit Barnoux, une fois dans la montagne--et nous
+y serons avant deux heures--nous nous cachons dans un ravin et nous
+laissons passer la compagnie. Après quoi, nous nous remettrons en marche
+tranquillement, et nous arriverons à Sidi-Ahmed, où nous devons coucher
+ce soir, une demi-heure après les autres. D'ailleurs, sois tranquille,
+nous ne serons pas les seuls traînards. L'étape, aujourd'hui, a plus de
+quarante kilomètres.
+
+Il faisait à peine jour que nous commencions à gravir les premières
+côtes de la montagne et, au lever du soleil, nous étions étendus
+derrière de gros rochers qui bordent la route.
+
+--Si nous cassions la croûte? demandent le Crocodile et Acajou.
+
+Et ils débouclent leurs musettes qui sont bourrées de dattes. L'Amiral
+ouvre son sac et en tire un litre d'absinthe. Je demande à Barnoux d'où
+proviennent ces provisions.
+
+--Les dattes ont été achetées à des Arabes, mon cher, et l'absinthe à un
+mercanti de Gabès. Du reste, il y en a encore. N'est-ce pas, Queslier?
+
+--Parbleu! J'en ai deux litres dans mon sac.
+
+--Mais je croyais que les disciplinaires n'avaient pas d'argent, ne
+devaient pas en avoir.
+
+--Nous n'en avons pas non plus; nous payons en nature. Nous payons avec
+les godillots du magasin.
+
+--Ça apprendra au sergent d'habillement à mieux faire coudre ses
+ballots, ajoute Acajou. Il faut qu'un ballot soit ouvert ou fermé; moi,
+je ne sors pas de là.
+
+Nous venons d'achever notre dînette quand nous entendons, au bas de la
+côte, les cailloux rouler sous les pieds des hommes qui commencent à
+la gravir. Nous montons à tour de rôle sur une grosse pierre d'où nous
+pouvons, sans être vus, examiner, à travers une coupure du roc, ce qui
+se passe sur la route. Des hommes défilent, sans ordre, à des distances
+inégales les uns des autres, escortés par les chaouchs que l'Amiral
+désigne à mesure, à voix basse:
+
+--Tiens, voilà Salpierri, Lazaquo, Cavalli, Monsoti, Balanzi, Raporini,
+Norvi...
+
+--Toute la bande des macaronis, quoi! murmure Acajou. S'il n'y a pas de
+quoi assaisonner ça avec du plomb en guise de fromage! Tas de pantes,
+va!
+
+Et il grimpe sur la pierre avec l'agilité d'un chat sauvage.
+
+--Ah! ah! attention! voilà le capiston... Ah! le mec, ce qu'il doit
+rager! Il est tout pâle; on dirait qu'il a la colique... Dire que si je
+voulais, d'ici, je le rayerais du tableau d'avancement aussi bien que le
+ministre... Qui est-ce qui me passe mon fling? Tiens... toute la bande
+des pierrots qui le suit. Ah! là, là! il y a de quoi se gondoler. Ils
+font des enjambées comme s'ils voulaient se dévisser les jambes... Et
+les corsicos, par-derrière, qui les menacent de les ficher au bloc...
+Tiens, je n'aperçois pas mon ami Craponi... C'est bien dommage... Je
+lui aurais offert quelque chose avec plaisir; c'est pas de la blague,
+j'aimerais mieux lui donner un verre d'arsenic que de le laisser crever
+de soif... Il ne passe plus personne... Ah! voilà trois types qui
+viennent de s'asseoir sur les pierres, presque en face de nous...
+
+Je monte à mon tour.
+
+Je ne vois que les trois malheureux qui se sont accroupis au bord de la
+route, trois nouveaux arrivés à la compagnie, sans doute, peu habitués à
+la marche, et que je ne connais pas. J'entends les pas de deux chevaux.
+Ce sont le médecin et le lieutenant-trésorier qui s'avancent botte à
+botte, en riant.
+
+--Dites-donc, demande le major au lieutenant, en passant devant les
+trois pauvres diables qui viennent de secouer leurs bidons vides d'un
+air désespéré, dites-donc, est-ce qu'on leur laisse leurs vivres, aux
+hommes qui restent en arrière?
+
+--Mais oui; pourquoi?
+
+--On devrait les leur enlever. Ils seraient forcés de suivre ou ils
+crèveraient de faim.
+
+Je suis descendu, indigné, et je me suis assis à côté des autres qui
+attendent, à l'ombre des rochers, que les mulets soient passés pour se
+remettre en route.
+
+Ils passent; on entend le bruit de leurs sabots pesants qui frappent les
+cailloux, le cliquetis des chaînes qui les attachent deux par deux.
+
+--En route! dit l'Amiral au bout d'une dizaine de minutes.
+
+Nous sortons de notre trou. Nous ne sommes pas les seuls traînards,
+comme l'avait prédit Barnoux. Au bas de la côte, on aperçoit encore des
+hommes qui ne sont pas décidés à la gravir. Et il faut monter, monter
+sans cesse, sous la chaleur grandissante, pour atteindre le col
+qui traverse la montagne. A un détour du chemin un homme est assis,
+s'essuyant la figure avec son mouchoir. Je le reconnais; il me reconnaît
+aussi. C'est celui qui couchait dans mon marabout, à Zous-el-Souk, et
+auquel Queslier avait refusé de répondre, le soir de mon arrivée. Il
+me demande si je ne pourrais pas lui donner une gorgée d'eau. Pris de
+pitié, bien que l'individu ne m'inspire guère d'intérêt, je mets la main
+à mon bidon qui est encore presque plein. Mais Queslier m'a prévenu.
+Il a ramassé une grosse motte de sable et l'a brisée sur la tête du
+misérable en criant:
+
+--Les vaches, voilà ce qu'on leur donne à boire!
+
+Il se tourne vers moi.
+
+--Ça t'étonne, ce que je fais là, n'est-ce pas? Ça te semble dur?
+Eh bien! réfléchis un peu à ce qu'il a fait, lui, pour se concilier
+l'estime des gradés, pour tâcher de gagner une sortie. Pense un peu aux
+souffrances horribles qu'endure et que doit endurer encore pendant cinq
+longues années le malheureux qu'il a aidé à faire condamner, et tu me
+diras si mon action n'est pas juste. Tu me diras si j'aurais dû donner
+une goutte d'eau à cette canaille. Tu me diras si, au lieu d'une motte
+de terre, ce n'est pas un coup de fusil qu'il mérite!... Ah! il ne faut
+pas faire le difficile, ici; il ne faut pas faire la petite bouche! Je
+t'ai vu tout à l'heure faire la grimace quand Barnoux t'a expliqué
+d'où provenaient les dattes que nous avons mangées. Nous avons volé le
+magasin, c'est vrai; mais, est-ce qu'on ne nous vole pas tous les jours,
+nous? Depuis plus de deux mois que tu es à la compagnie, combien de fois
+as-tu touché ton quart de vin? Pas une. Combien de prêts t'a-t-on payés?
+Pas un. Qu'est-ce qu'on met dans ta gamelle? De l'eau chaude. A qui
+profite ton travail? Aux filous qui t'exploitent. Volés! je te dis,
+nous sommes volés du matin au soir et du premier janvier à la
+Saint-Sylvestre! Réclamer! A qui? Tu sais bien que nous avons toujours
+tort, nous autres! on ne nous fait pas justice! nous sommes des
+parias! Eh bien! cette justice qu'on nous refuse, il faut nous la faire
+nous-mêmes. Et surtout, il faut expulser du milieu de nous et traiter
+comme des chiens ceux qui se conduisent comme des chiens, ceux qui
+sont assez lâches pour servir les rancunes d'une ignoble horde de
+garde-chiournes...
+
+--Ah! tonnerre de Dieu! s'écrie l'Amiral, qui marche en avant; il
+vient de tourner un coude de la route qui, longue et droite maintenant,
+traverse un plateau étroit entre deux pics élevés, pour redescendre sur
+l'autre versant. Ah! bon Dieu! regardez donc!
+
+Et il part en courant. Nous le suivons.
+
+C'est horrible! Le sac au dos, la bretelle du fusil passée autour du
+cou, les mains liées avec des cordes, un homme est attaché à la queue
+d'un mulet. Il n'a plus la force de lever les jambes, et ses pieds,
+qu'il traîne lamentablement, dans ses efforts pour suivre l'allure trop
+rapide de l'animal, soulèvent des nuages de poussière. Un sergent, une
+baguette à la main, cingle la croupe du mulet qui, impassible, ignorant
+la honteuse besogne qu'on lui fait faire, continue son chemin du même
+pas régulier. Tout d'un coup, l'homme bute contre un caillou. Il
+tombe sur les genoux et, entraîné par le mulet qui marche toujours,
+se renverse sur le côté, les jambes étendues, les bras raidis dans une
+tension effrayante. Et, en sa face pâle renversée en arrière, la bouche
+grande ouverte, toute noire, laisse échapper un hurlement de douleur. Le
+chaouch se retourne, la baguette à la main, pour frapper l'homme; mais
+il nous a aperçus; nous sommes à cent pas à peine. Et il a eu peur,
+l'infâme! et il s'est sauvé, le lâche! en courant de toutes ses forces.
+
+Le Crocodile a coupé la corde, et Palet--car c'est lui--est resté
+étendu sur le dos, incapable de faire un mouvement; les habits déchirés,
+couvert de poussière, les poignets tuméfiés et bleuis par la pression
+des cordes. Nous nous empressons autour de lui, nous le débarrassons de
+son fourniment et nous lui faisons avaler quelques gorgées d'eau. Il se
+remet peu à peu.
+
+--Nous porterons tout ton attirail à nous tous, lui dit Barnoux.
+Pourras-tu marcher comme ça?
+
+--Je pense que oui... en me reposant de temps en temps...
+
+--Quel est le pied qui était avec toi?
+
+--C'est Craponi.
+
+--Craponi! s'écrie Acajou. Ah! je m'en doutais. Nous n'avons pas eu le
+temps de le reconnaître, mais je m'en doutais. Ah! la canaille! s'il
+avait eu le coeur de rester là, au moins! J'ai justement un compte à
+régler avec lui... Ah! ces Corses, ce que ça a le foie blanc, tout de
+même! Aussi vrai que j'ai cinq doigts dans la main, je le saignais comme
+un cochon!...
+
+--Peuh! dit Queslier en levant les épaules, les hommes, vois-tu,
+ça n'avance pas à grand'chose de les descendre. Un de perdu, dix de
+retrouvés.
+
+Rabasse est assez de cet avis. Seulement, il fait observer qu'on se
+débarrasse bien des animaux nuisibles et que, par conséquent...
+
+--Ah! s'écrie l'Amiral, qui traduit la pensée commune, si jamais la
+guerre éclate et qu'on soit conduit par des êtres pareils, ce ne sont
+pas les Prussiens qu'on dégringolera les premiers!
+
+Nous ne sommes arrivés à Sidi-Ahmed qu'à la chute du jour. On nous a
+appris que nous faisions partie d'un détachement formé des derniers
+traînards, au nombre d'une soixantaine, et qui allait occuper le
+poste d'El-Gatous. Nous ne devons donc plus marcher sous les ordres du
+capitaine qui, avec le gros de la compagnie, a encore quatre étapes à
+faire pour atteindre Aïn-Halib.
+
+--Ça m'étonne bien qu'on ne nous fasse pas appeler pour l'affaire de
+tantôt, dit le Crocodile. Craponi a dû porter plainte.
+
+--Tiens, le voilà justement qui vient par ici.
+
+Le Corse, figure basse et hypocritement féroce, s'approche en effet de
+l'endroit où nous avons monté notre tente.
+
+--Queslier, le capitaine vous demande.
+
+Queslier sort et revient trois minutes après.
+
+--Eh bien?
+
+--Eh bien! il m'a annoncé que je le suivais au dépôt en qualité de
+mécanicien. Il prétend qu'il aura besoin d'ouvriers; ça m'embête
+rudement.
+
+--Il ne t'a pas parlé d'autre chose?
+
+--Non, pas un mot.
+
+--C'est bien étonnant, murmure le Crocodile en hochant la tête.
+
+--Tais-toi donc! crie Acajou en lui frappant sur l'épaule. Tu ne connais
+rien aux caractères, toi. Le capiston, c'est un rancunier; il aime
+à laisser mûrir sa vengeance, comme on dit dans les romans. Moi, je
+comprends ça; chacun son goût. Seulement, tu sais, je préfère ne pas
+monter avec lui à Aïn-Halib...
+
+
+
+
+XI
+
+
+Les quatre étapes que nous avons faites avec le lieutenant Dusaule,
+qui commande le détachement, ne nous ont pas semblé rudes. Il s'était
+empressé de faire monter les malades sur les cacolets et de forcer les
+gradés à porter leurs sacs. Ceux-ci, d'ailleurs, ne se sont pas trop
+fait tirer l'oreille; ce sont, à l'exception d'un Corse qui, seul,
+n'ose pas trop faire preuve de méchanceté, de gros paysans qu'on a tirés
+presque par force de leurs régiments, pour les faire passer dans les
+cadres des Compagnies de Discipline. Le caporal de mon escouade, un
+Berrichon qui n'a pas inventé l'eau sucrée, m'a fait un aveu l'autre
+jour. Pour l'engager à venir en Afrique, son capitaine lui a assuré que
+là-bas, les gradés portaient un grand sabre. Il a hésité longtemps, mais
+le grand sabre l'a décidé.
+
+--Et puis, a-t-il ajouté tout bas, en regardant de tous côtés pour voir
+si personne ne pouvait l'entendre, et puis je ne savais pas au juste ce
+que c'était que ces Compagnies de Discipline. Ah! si j'avais su ce
+que je sais maintenant, si j'avais pu prévoir qu'on me ferait faire
+un métier pareil!... Ah! je ne suis pas malin, c'est vrai, mais soyez
+tranquille, je n'aurais pas été assez méchant pour accepter...
+
+Plus bêtes que méchants? Oui, c'est bien possible. Mais est-ce une
+excuse? Mille fois non. C'est nous qui en supportons le poids, de cette
+bêtise-là. Leur stupidité! Est-ce qu'elle ne les met pas tous les jours
+aux pieds de ceux qui ont un galon plus large que le leur et qui leur
+commandent de se conduire en brutes? Leur idiotie! Est-ce qu'elle
+ne leur fait pas exécuter férocement des ordres qui leur répugnent
+peut-être mais qu'il leur serait facile de ne pas se faire donner?
+Est-ce qu'ils ne pourraient pas, si le métier ignoble qu'ils font leur
+paraît si pesant, rendre leurs galons et demander à passer dans d'autres
+corps? Qu'est-ce qui les retient? qu'est-ce qui les force à se faire
+les bas exécuteurs des vengeances et des rancunes d'individus qu'il
+méprisent?
+
+Ah! parbleu! ce qui les retient, c'est l'amour du galon, la gloriole du
+grade, le désir imbécile de rentrer au pays, envers et contre tout,
+un bout de laine sur la manche. Ce qui les force à s'aplatir, c'est le
+respect de la discipline, des règlements qui ont fait de ces paysans des
+valets de bourreaux et leur ont mis à la main un fer rouge pour marquer
+leurs frères à l'épaule.
+
+Qu'ils aient le courage de leur opinion, alors, et qu'ils ne viennent
+pas se plaindre de l'abjection de leur état, sous prétexte qu'ils se
+sont fourrés bêtement dans un guêpier d'où il ne leur faudrait qu'un peu
+de coeur pour sortir! Qu'ils ne viennent plus me corner leurs plaintes
+aux oreilles, à moi qui suis la tête de Turc sur laquelle ils taperont
+au moindre signe, car je leur dirai ce que je pense de leur conduite
+en partie double. Ah! oui, coups pour coups, j'aime mieux les coups de
+fouet impitoyables d'un bourreau acharné qui frappe à tour de bras que
+la flagellation hypocrite d'un homme qui vous demande, chaque fois que
+le surveillant a le dos tourné: «Est-ce que je vous ai fait mal?»
+
+--Pourtant, il y en a de qui il ne faut pas se plaindre, me dit un homme
+de mon marabout à qui je fais part de mes idées à ce sujet, un mois
+environ après notre arrivée à El Gatous. Ainsi, le lieutenant par
+exemple; qu'as-tu à lui reprocher? Crois-tu qu'on ne pourrait pas
+trouver pire?
+
+Si, on pourrait trouver pire; mais ce n'est pas une raison pour que je
+ne m'en plaigne pas. Il n'est sans doute pas méchant au fond, ce grand
+gaillard blond, sec, aux airs de casseur en goguette, mais il affecte
+avec nous des allures de directeur de geôle indulgent qui me semblent au
+moins déplacées. Les travaux qu'il nous impose ne sont pas durs. Comme
+on ne lui a pas encore donné d'ordres pour la construction d'un fortin
+qu'on doit élever sur la montagne qui domine le camp, il nous envoie
+tout simplement chercher du bois dans la plaine. Nous rapportons deux
+fagots par jour, et voilà tout. Jamais d'exercice, pas de punitions. Il
+défend aux pieds-de-banc de nous priver de vin.
+
+Seulement, il est toujours tout prêt à vous lancer des boniments qui,
+comme dit le Crocodile, ne sont vraiment pas de saison.
+
+--Eh! dites donc, vous, là-bas, espèce de repris de justice, ne passez
+donc pas si près de ma tente. J'ai oublié de fermer la porte.
+
+--Pourquoi est-ce que vous êtes si maigre, vous? Il faudra que je
+regarde si les poches de votre pantalon ne sont pas percées.
+
+--Eh! là-bas, l'homme qui a une tête de voleur--mais non, pas vous, vous
+avez une tête d'assassin--est-ce que vous vous fichez du peuple, pour
+ne pas apporter un fagot un peu plus gros? Je parie que vous travailliez
+plus dur que ça, à la Roquette ou à la Santé.
+
+Quelques-uns se trouvent froissés, mais la plus grande partie passe
+là-dessus. Il est si bon zig qu'on peut bien lui pardonner ça, si ça
+l'amuse. D'ailleurs il a, aux yeux des anciens Camisards qui ont repris
+certaines habitudes forcément abandonnées, une qualité sans pareille; il
+ferme les yeux sur un état de choses qui tend à établir, dans un coin
+du détachement, une Sodome en miniature. En qualité d'officier, il ferme
+les yeux, c'est vrai; mais, comme blagueur, il tient à faire voir qu'on
+ne lui monte pas le coup facilement et qu'il s'aperçoit fort bien de ce
+qui se passe. Il donne des conseils aux «messieurs».
+
+--Vous savez, vous, vous qui avez l'habitude de faire des grimaces
+derrière le dos du petit, à côté de vous, j'ai quelque chose à vous
+dire. Si vous réussissez à... comment dirais-je? à faire souche, enfin,
+nous partagerons.
+
+--Quoi donc, mon lieutenant?
+
+--Le million et le sac de pommes de terre que la reine d'Angleterre...
+
+Il se montre aussi très aimable vis-à-vis des «dames».
+
+--Ne vous fatiguez pas trop... une position intéressante... je comprends
+ça.
+
+--Vous ne m'oublierez pas pour le baptême, hein? Vous savez, je n'aime
+que les pralines...
+
+Et, comme l'un des individus soupçonnés se débattait l'autre jour contre
+une avalanche de compliments semblables, il lui a crié avec l'intonation
+et les gestes d'un rôdeur de barrières:
+
+--De quoi? des magnes? En faut pas! ou je fais apporter une assiette de
+son.
+
+Je ne sais pas si j'arriverai, à la longue, à m'y faire, mais je crois
+que je mettrai du temps à m'habituer à ces grossièretés farcies de
+blague qui forcent parfois le camp tout entier à se tenir les côtes, à
+ces polissonneries de pitre autoritaire qui commande le rire et qui doit
+garder rancune, dans son orgueil blessé de paillasse qui ne déride pas
+son public, à ceux que ses saillies ne font pas s'esclaffer.
+
+D'ailleurs, j'ai de moins en moins envie de rire. Depuis quelques jours
+déjà je suis malade et je sens la fièvre me ronger peu à peu. J'ai beau
+essayer de réagir, un moment vient où je suis obligé d'aller m'étendre,
+avec sept ou huit autres, sur un tas d'alfa, dans le marabout des
+malades.
+
+Un jour, on a sonné la visite. Un médecin, qui passait par là, s'était
+décidé à nous examiner, sur la prière du lieutenant. Il a signé un bon
+d'hôpital pour une demi-douzaine d'hommes dont je fais partie, ainsi
+que Palet dont l'état, depuis deux mois que nous sommes à El Gatous, n'a
+guère fait qu'empirer, malgré un repos absolu. Nous devons partir, le
+soir même, pour Aïn-Halib où nous arriverons dans deux jours.
+
+--Combien sont-ils? vient demander le lieutenant, comme les mulets qui
+doivent nous porter se disposent à se mettre en route. Comment!
+six! tant que ça! Et dire que voilà la génération qui doit repousser
+l'Allemand!... Ah! là, là! quand ils seront mariés, c'est à peine s'ils
+seront fichus... J'allais dire quelque chose de pas propre... Chouïa...
+
+
+
+
+XII
+
+
+Aïn-Halib est situé au milieu des montagnes, au bout d'une vallée longue
+et étroite, profondément ravinée par les lits d'oueds à sec, semée
+par-ci par-là de bouquets d'oliviers maigres, de figuiers étiques et de
+cactus poussiéreux.
+
+A l'entrée de la vallée s'élève un village arabe aux maisons malpropres,
+construites avec des cailloux et de la boue, entourées de tas
+d'immondices d'une hauteur extravagante, sur lesquels jouent
+des mouchachous hideusement sales et complètement nus. De cette
+agglomération de cahutes dégoûtantes s'échappent des odeurs infectes,
+des relents repoussants. Les murs, qui tombent en ruine et sur lesquels
+courent des chiens hargneux qui aboient avec rage, suent la misère
+atroce, et, à travers l'entre-bâillement des portes devant lesquelles
+sont assis des sidis pouilleux, on aperçoit des grouillements d'êtres
+vêtus de loques, pataugeant, pêle-mêle avec les animaux, dans l'ordure
+excrémentielle. Tout, jusqu'au sol gris, poussiéreux, stérile, semé
+de cailloux--traînée de cendres jetées entre l'élévation de montagnes
+rougeâtres rongées à des hauteurs inégales, aux sommets pelés et galeux,
+donne l'idée d'une désolation profonde. Il n'y a pas même d'eau dans cet
+horrible pays; il faut aller la chercher à plusieurs kilomètres, jusqu'à
+un puits d'où reviennent des moukères, qui plient sous le poids des
+outres pleines. Elles passent à côté de nous, déjetées, hideuses, sans
+âge, les pieds nus tout gris de poussière, une odeur de fauve s'exhalant
+de leur corps de femelles en sueur, n'ayant plus rien de la femme. La
+tête entourée d'une loque noire, des lambeaux de toile bleue jetés sur
+le corps, d'énormes anneaux d'argent aux oreilles, elles descendent la
+côte avec des torsions et des soubresauts ignobles, brisées, cassées en
+deux, scandant de geignements sourds leur titubante démarche d'animaux
+usés. On dirait de vieilles barriques défoncées des deux bouts qui
+roulent lamentablement, leurs douves desséchées et disjointes jouant en
+grinçant dans leur armature décrépite de cercles vermoulus.
+
+Les muletiers nous font descendre devant une grande tente qui sert
+provisoirement d'hôpital, à côté d'un marabout déchiré dans l'intérieur
+duquel on entrevoit trois planches posées sur des trétaux; au-dessous
+sont deux grands seaux remplis jusqu'aux bords d'une eau rougeâtre.
+
+--Tu vois ça? me dit Palet qui a tout de suite deviné, avec l'instinct
+des mourants, la destination de la table sinistre; eh bien! c'est mon
+dernier lit.
+
+Un infirmier, un tablier sale autour du corps, nous fait signe d'entrer.
+
+Il est pitoyable, l'aspect de cette grande tente dont le toit usé par
+les pluies et les portes décousues laissent passer des courants d'air
+qui soulèvent la poussière du sol. Une vingtaine de lits de fer, tout
+au plus et, dans le bout, une agglomération de paillasses sur lesquelles
+des hommes sont roulés dans des couvertures. Il n'y a pas de draps pour
+tout le monde, et l'on a été obligé de faire lever un malade pour donner
+son lit à Palet auquel le major vient de tâter le pouls.
+
+--Foutu! a grogné le toubib entre ses dents, sans même se donner la
+peine de détourner la tête.
+
+A nous, on a désigné des paillasses étendues par terre, dégoûtantes,
+mangées de vermine, et l'on nous a distribué des couvertures maculées
+par les déjections des malades.
+
+Qu'il est triste, cet hôpital, et combien sont longues ces journées
+qu'on passe en tête-à-tête avec des moribonds dont les souffrances
+aigrissent le caractère et dont il faut, bon gré mal gré, partager les
+terreurs et les angoisses! Et quand, poussé par le dégoût universel et
+la tristesse morbide qui vous envahissent dans cet antre de la douleur
+malpropre et de la mort inconsolée, on sort en se traînant pour chercher
+un peu de soleil, on se sent si faible, si abattu, qu'on n'a même pas la
+force de marcher un peu. On s'assied, en plein soleil, frileux malgré
+la température, claquant des dents, la sueur inondant le corps. Et, à
+la nuit tombante, il faut rentrer dans cette tente, où l'on passe de
+si affreuses nuits troublées par d'épouvantables cauchemars, par des
+frayeurs subites et vagues qui vous prennent à la gorge et vous glacent
+le sang dans les veines. Oh! ces nuits horribles, tuantes, où l'on voit
+des mourants écarter les draps, de leurs doigts maigres, et essayer de
+soulever leurs faces verdâtres qu'éclairent les rayons blafards d'une
+lanterne! Ces nuits où des hommes qui seront bientôt des cadavres
+poussent tout à coup un cri strident et ramènent sur eux, avec rage,
+leurs couvertures agrippées, comme pour se défendre d'un ennemi
+invisible dont ils ont senti l'approche! Ces nuits où l'on entend
+les sanglots enfantins de Palet qui a le délire et qui, dans sa lente
+agonie, appelle sa mère en pleurant?
+
+--Maman!... maman!...
+
+Oh! je les aurai toujours dans les oreilles, ces deux mots que, pendant
+trois nuits, j'ai entendu retentir sinistrement dans cet hôpital
+lamentable! Ces plaintes, douces d'abord, humides de tendresse, et
+mouillées de larmes, finissant en hurlements qui vous faisaient dresser
+les cheveux sur la tête!--Hurlements désespérés du mourant qui n'a
+plus conscience des choses, qui sait seulement qu'il va mourir, et qui
+proteste, dans un cri suprême, contre l'abandon de ceux qu'il a aimés.
+
+Ah! il faut essayer de sortir de là, car je sens que peu à peu ma raison
+s'égare, mon corps s'affaiblit et que j'y laisserai ma peau, moi aussi.
+Rester là-dedans pour me guérir? Allons donc! Ce n'est pas le traitement
+qu'on me fait suivre, ce ne sont pas les soins qu'on me prodigue
+qui changeront quelque chose à mon état. Du sulfate de quinine, j'en
+prendrai tout aussi bien dehors, et des baignades au drap mouillé, je
+m'en passerai facilement.
+
+Le drap mouillé? Parfaitement. L'eau est rare, à Aïn-Halib. Il faut
+aller la chercher au loin et la rapporter dans de petits barils qu'on
+place sur les bâts des mulets! Aussi, ne faut-il pas penser à plonger
+les malades dans des baignoires qui, d'ailleurs, font défaut. Le major
+a imaginé de faire mouiller des draps et de faire rouler dans ces draps
+humides les hommes auxquels il a ordonné des bains. Il n'est pas souvent
+embarrassé pour ses prescriptions, le docteur, ni pour leur exécution
+non plus. Les hommes qui sont spécialement chargés de creuser des trous,
+là haut, sur la petite colline qui fait face à l'hôpital, doivent en
+savoir quelque chose. Ils n'ont pas le temps de chômer.
+
+--Tiens, vient me dire un infirmier qui m'apporte un thermomètre,
+colle-toi ça sous le bras. Tout à l'heure, tu me diras combien ça
+marque.
+
+Je regarde. Le thermomètre monte jusqu'à 38 degrés. Et je crie à
+l'infirmier:
+
+--Il marque 36.
+
+--36! Mais alors, ça va très bien!
+
+Le major arrive pour passer la visite du matin. C'est mon tour. Il
+s'arrête devant ma paillasse.
+
+--Eh bien! vous, il paraît que vous allez mieux? Levez-vous, pour voir;
+marchez un peu.
+
+Je marche en me raidissant, comme un grenadier prussien. J'ai si peur
+qu'il ne me trouve pas encore assez bien portant, qu'il ne me force à
+rester!...
+
+--Bon! vous sortirez ce soir.
+
+
+
+
+XIII
+
+
+Acajou avait dit vrai, à Sidi-Ahmed. Le capitaine aime à laisser mûrir
+sa vengeance.
+
+Il paraît que son premier soin, en arrivant à Aïn-Halib, a été de faire
+réunir la compagnie à l'endroit où se croisent trois chemins dont deux
+disparaissent derrière les montagnes, à chaque bout de la vallée, et
+dont le troisième, espèce de sentier raboteux, gravit une petite colline
+où poussent parmi les cailloux quelques figuiers de Barbarie.
+
+--Vous voyez ces trois routes, a-t-il crié aux hommes qui le
+regardaient, intrigués. La première, à droite, est la route de France;
+la seconde, à gauche, est celle de Bône, de Bougie, où sont les ateliers
+de Travaux-Publics et les Pénitenciers; la troisième, en face de nous,
+est celle du cimetière. Vous choisirez.
+
+--On ne saurait être plus explicite, hein? me demande Queslier qui est
+venu me voir dans ma tente et qui me donne ces détails. Tout est là, en
+effet. Vous voulez retourner en France? Entassez lâchetés sur infamies,
+ignominies monstrueuses sur complaisances ignobles, et nous verrons.
+Vous ne voulez pas vous soumettre? Nous vous ferons passer au conseil
+de guerre qui, pour un semblant de refus d'obéissance, une parole un peu
+vive, vous octroiera généreusement le maximum de la peine portée par le
+Code. Dans le cas où nous ne pourrions relever contre vous aucun motif
+de conseil de guerre, la chose est très simple: deux ou trois tours de
+trop aux fers, un noeud de plus au bâillon, quelques gamelles oubliées,
+et voilà tout. On n'a plus qu'à creuser une fosse. Ce n'est pas bien
+long, allez!
+
+--Mais c'est monstrueux!
+
+--Oui, monstrueux! Et il a tenu parole, va, l'homme qui prêche la
+religion, la famille et les bons sentiments. Si ceux qui sont déjà
+là-haut, sur la colline, pouvaient parler, ils te nommeraient celui
+qui les y a envoyés; tu peux aller te renseigner, aussi, auprès des
+malheureux qu'il laisse croupir en prison, dans un ravin, et auxquels il
+fait endurer les plus horribles supplices. Va leur demander quel est
+le régime qu'on leur impose, pourquoi on les fait mourir de soif et
+de faim, pourquoi on les met aux fers, à la crapaudine, pourquoi, au
+moindre mot, on leur met un bâillon.
+
+--Tu es sûr? Tu les as vus?
+
+--Si je les ai vus? Déjà vingt fois. Et tu les verras aussi, toi, la
+première fois que tu seras de garde. Ah! tu ne sais pas ce que c'est que
+la prison, aux Compagnies de Discipline? Eh bien! tu verras s'il y a de
+quoi rire... Tiens, on est si malheureux, ici, qu'il y a des hommes qui
+font exprès de passer au conseil de guerre pour quitter la compagnie.
+La semaine dernière, les gendarmes en ont emmené sept. Il y en a encore
+quatre, maintenant, au ravin, qui attendent le prochain convoi pour
+partir. Ils font exprés, entends-tu? exprès. Ils aiment mieux rallonger
+leur congé que de continuer à mener une existence pareille. Et nous,
+nous qui ne sommes pas punis, tu ne peux te figurer combien nous sommes
+misérables, j'aimerais mieux ramer sur une galère que d'aller au travail
+avec les chaouchs qui nous mènent comme on ne mènerait pas des chiens.
+Les forçats, au bagne, sont certainement plus heureux. La nourriture?
+Infecte. On crève littéralement de faim. Du pain que les mulets
+ne veulent pas manger; des gamelles à moitié pleines d'un bouillon
+répugnant... Ah! vrai, il faut avoir envie de s'en tirer, pour supporter
+tout ça sans rien dire...
+
+Il n'a point exagéré; je l'ai bien vu, le lendemain matin. Je n'aurais
+jamais imaginé qu'on pût traiter des hommes comme nous ont traités, au
+travail, revolver au poing, des chaouchs qui ne parlaient que de nous
+brûler la cervelle chaque fois que nous levions la tête. J'ai été
+terrifié, d'abord. Puis, j'ai compris qu'ils étaient dans leur rôle, ces
+garde-chiourmes, en nous torturant sans pitié; j'ai compris qu'il n'y
+avait ni grâce à attendre d'eux ni grâce à leur faire, et que c'était
+une lutte terrible, une lutte de sauvages qui s'engageait entre eux et
+nous. La colère m'est montée au cerveau et a chassé la fièvre. Je suis
+fort, à présent, plus fort que je ne l'étais avant de tomber malade;
+et gare au premier qui m'insultera, qui me cherchera une querelle
+d'Allemand, qui tentera de me marcher sur les pieds! Je laisserai mûrir
+ma vengeance, moi aussi; et, puisqu'on a le droit de m'injurier en plein
+soleil et de me menacer en plein jour, j'outragerai dans l'ombre et je
+menacerai la nuit--quitte à frapper, s'il le faut. Je n'oublierai rien.
+Et je ne faiblirai pas, car j'aurai toujours, pour me soutenir: la rage.
+
+Un chaouch m'aborde.
+
+--Froissard, ce soir, aussitôt après le travail, vous vous mettrez en
+tenue, sans armes. Veste et pantalon de drap. Vous êtes commandé pour
+l'enterrement.
+
+--L'enterrement de qui, sergent?
+
+--De Palet.
+
+
+
+
+XIV
+
+
+Nous sommes dix, six hommes en armes et quatre porteurs, commandés par
+l'adjudant, un chien de quartier bête et hargneux, qui la fait à la
+pose. Nous nous acheminons vers l'hôpital.
+
+--Par ici, nous dit un infirmier qui nous conduit au marabout déchiré
+devant lequel nous étions descendus de mulet, en arrivant à Aïn-Halib.
+Tenez, voilà.
+
+Et il retire un lambeau de toile qui recouvre deux caisses à biscuits
+clouées bout à bout, fermées, en guise de couvercle, par des morceaux de
+planches pourries.
+
+Nous avons le coeur serré en soulevant ce semblant de cercueil pour
+le placer sur la civière qui, dans un coin du marabout, sinistre et
+sanglante--car le sang, mal pompé par la sciure qui entoure le cadavre,
+coule parfois pendant le trajet--attend les misérables qu'elle conduit à
+leur dernière demeure.
+
+L'adjudant s'est éloigné pour parler avec le major qui, un peu plus
+loin, prend l'absinthe sous un olivier. L'infirmier, resté là en
+attendant la levée du corps, nous donne des détails. Palet est mort la
+veille, dans la nuit.
+
+--Avant de mourir, il a fait un vacarme épouvantable. Jamais je n'ai vu
+un gueulard pareil. Ce matin, on est venu chercher ses effets. Comme
+il avait une chemise presque neuve, votre sergent d'habillement n'a pas
+voulu le laisser enterrer avec. Il la lui a fait enlever et a envoyé,
+du magasin, une chemise hors de service. Le major l'a disséqué à neuf
+heures et prétend qu'il est mort de consomption et de fatigue autant que
+de la fièvre. Moi, vous savez...
+
+
+L'adjudant revient. Nous empoignons, trois hommes et moi, chacun un
+brancard de la civière. Les hommes en armes se placent derrière, leurs
+fusils sous le bras.
+
+--En avant, marche!
+
+Nous suivons cinq minutes le chemin qui conduit au camp, puis nous
+gravissons le sentier qui mène au cimetière. A chaque instant, nous
+entendons le heurt du corps contre les planches des boîtes à biscuits,
+trop larges. Il est lugubre, ce bruit, et nous marchons à grands pas,
+pour en finir au plus vite, obsédés par la vision du cadavre disséqué
+et pantelant, croque-morts qui sentons peser sur nous la condamnation à
+mort qui a frappé le macchabée que nous trimballons.
+
+Sur le plateau, à côté de figuiers de Barbarie, derrière un petit mur en
+pierres sèches, une vingtaine de tombes dont les plus récentes forment
+des bourrelets sur la terre rougeâtre, surmontées de petites croix de
+bois noir. Au bout de la dernière rangée, une fosse est creusée auprès
+de laquelle se tiennent deux hommes appuyés sur des pelles.
+
+--Hé! vous, là-bas, espèces de fainéants! leur crie l'adjudant, vous
+ne pouvez pas profiter du temps qui vous reste, quand vous avez fini de
+creuser votre trou, pour remettre des pierres sur le mur?
+
+Nous déposons le cercueil à côté de la fosse. On prépare les cordes.
+
+--Tâchez d'aller doucement, dit l'adjudant. Sans ça, les caisses se
+déclouent en route. Je vous fiche tous dedans, si vous n'allez pas
+doucement.
+
+Un des hommes en armes, que je ne connais pas, et qu'on me dit être
+un nommé Lecreux, employé au bureau, s'approche de lui, une feuille de
+papier à la main.
+
+--Mon adjudant, voulez-vous avoir la bonté de me permettre de prononcer
+quelques paroles sur la tombe de notre camarade?
+
+--Dépêchez-vous, alors, nom de Dieu.
+
+Lecreux déplie sa feuille de papier et commence:
+
+«Cher camarade, c'est avec un bien vif regret que nous te conduisons
+aujourd'hui au champ du repos. Moissonné à la fleur de l'âge, comme une
+plante à peine éclose, tu as eu au moins, pour consoler tes derniers
+moments, le secours des sentiments religieux que garde dans son coeur
+tout Français digne de ce nom. Tombé au champ d'honneur, sur cette
+terre de Tunisie que tu as contribué à donner à ta patrie, ta place est
+marquée dans le Panthéon de tous ces héros inconnus qui n'ont point de
+monument. Ton pays, ta famille doivent être fiers de toi. Et pourquoi
+obscurcirait-elle ses vêtements, ta famille, en apprenant que tu as
+succombé en tenant haut et ferme le drapeau de la France, ce drapeau
+qui....religion--patrie--honneur--drapeau--famille...»
+
+--Foutez de la terre là-dessus, dit l'adjudant, quand c'est fini et
+qu'on a fait glisser dans la fosse le cercueil dont les planches ont
+craqué. Et rondement; allez!
+
+Nous sommes redescendus au camp, pensifs.
+
+Ah! pauvre petit soldat, toi qui es mort en appelant ta mère, toi qui,
+dans ton délire, avais en ton oeil terne la vision de ta chaumière, tu
+vas dormir là, rongé, à vingt-trois ans, par les vers de cette terre sur
+laquelle tu as tant pâti, sur laquelle tu es mort, seul, abandonné de
+tous, sans personne pour calmer tes ultimes angoisses, sans d'autre
+main pour te fermer les yeux que la main brutale d'un infirmier qui
+t'engueulait, la nuit, quand tes cris désespérés venaient troubler
+son sommeil. Ah! je sais bien, moi, pourquoi ta maladie est devenue
+incurable. Je sais bien, mieux que le médecin qui a disséqué ton corps
+amaigri, pourquoi tu es couché dans la tombe. Et je te plains, va,
+pauvre victime, de tout mon coeur, comme je plains ta mère qui t'attend
+peut-être en comptant les jours, et qui va recevoir, sec et lugubre, un
+procès-verbal de décès...
+
+Eh bien! non, je ne te plains pas, toi, cadavre! Eh bien! non, je ne te
+plains pas, toi, la mère! Je ne vous plains pas, entendez-vous? pas plus
+que je ne plains les fils que tuent les buveurs de sang, pas plus que
+je ne plains les mères qui pleurent ceux qu'elles ont envoyés à la mort.
+Ah! vieilles folles de femmes qui enfantez dans la douleur pour livrer
+le fruit de vos entrailles au Minotaure qui les mange, vous ne savez
+donc pas que les louves se font massacrer plutôt que d'abandonner leurs
+louveteaux et qu'il y a des bêtes qui crèvent, quand on leur enlève
+leurs petits? Vous ne comprenez donc pas qu'il vaudrait mieux déchirer
+vos fils de vos propres mains, si vous n'avez pas eu le bonheur d'être
+stériles, que de les élever jusqu'à vingt et un ans pour les jeter
+dans les griffes de ceux qui veulent en faire de la chair à canon? Vous
+n'avez donc plus d'ongles au bout des doigts pour défendre vos enfants?
+Vous n'avez donc plus de dents pour mordre les mains des sacrificateurs
+maudits qui viennent vous les voler?... Ah! vous vous laissez faire! Ah!
+vous ne résistez pas! Et vous voulez qu'on ait pitié de vous, au jour
+sombre de la catastrophe, quand les os de vos enfants, tombés sur une
+terre lointaine, sont rongés par les hyènes et blanchissent au soleil
+dans les cimetières abandonnés? Vous voulez qu'on vous plaigne et qu'on
+vénère vos larmes?... Eh bien! moi, je n'aurai pas de commisération pour
+vos douleurs et vos sanglots me laisseront froid. Car je sais que ce
+n'est pas avec des pleurs que vous attendrirez l'idole qui réclame le
+sang de vos fils, car je sais que vous souffrirez avec angoisses tant
+que vous ne l'aurez pas jetée à terre, de vos mains de femmes, tant que
+vous n'aurez pas déchiré le masque bariolé derrière lequel se cache sa
+face hideuse.... Et si tu ne me crois pas, toi, la mère que le cadavre
+qui est couché là a appelée pendant trois nuits, viens ici. Parle-lui
+tout bas; écoute ce qu'il répondra à ton coeur, si ton coeur sait le
+comprendre. Et tu verras s'il ne lui dit pas que c'est à toi qu'il doit
+sa mort et que c'est à ce qui l'a tué que s'adressait ici, sur sa
+tombe, comme un soufflet ironiquement macabre donné à ta faiblesse, le
+panégyrique d'un idiot....
+
+Le soir, je rencontre Lecreux. Au milieu d'un cercle de quinze ou vingt
+hommes qui écoutent, bouche béante, il lit et relit son discours. Les
+applaudissements pleuvent.
+
+--Ah! très chic! très chic! très bien!
+
+--Mais c'est au cimetière qu'il fallait l'entendre. Ça vous faisait un
+effet....
+
+Un des assistants m'aperçoit; il m'interpelle.
+
+--N'est-ce pas, Froissard, c'était bien?
+
+--Merde!
+
+
+
+
+XV
+
+
+On travaille beaucoup à Aïn-Halib. On élève, à grands frais, un magasin
+de ravitaillement, un bordj pour les officiers, un Cercle et un hôpital.
+Ces bâtiments sont évidemment sous l'influence d'un mauvais esprit,
+car ils ont un mal du diable à se tenir debout. On dirait qu'ils sont
+fatigués avant d'être au monde et qu'ils n'ont aucune envie de figurer
+sur la carte de l'État-major; au moindre vent, à la moindre averse, on
+les voit s'affaisser comme s'il leur prenait des faiblesses. Deux heures
+de mauvais temps détruisent l'ouvrage d'une semaine. L'hôpital surtout
+fait preuve d'une mauvaise volonté persistante. Voilà trois fois qu'on
+le reconstruit et trois fois qu'il s'écroule. L'énorme voûte de pierres
+qui lui sert de toiture abuse certainement de sa situation pour peser
+de tout son poids sur les deux murs latéraux; et ceux-ci, fatigués des
+efforts qu'ils sont obligés de faire pour la soutenir, profitent de la
+première occasion, une méchante pluie par exemple, pour s'écarter comme
+les feuillets d'un livre qu'on a placé sur le dos. Il n'y a plus qu'à
+recommencer. Le capitaine du génie qui, aidé de quelques sapeurs, dirige
+les travaux, avoue bien qu'en faisant venir des tuiles, ce qui ne serait
+pas la mer à boire, on pourrait établir des couvertures un peu moins
+écrasantes pour les monuments. Seulement, ordre a été donné de former
+des voûtes, de couvrir en pierres. Et l'on forme des voûtes, et l'on
+couvre en pierres. Ça tient ce que ça tient. C'est toujours la France
+qui paye. Du reste, il déclare carrément qu'il se fiche de ça comme
+d'une guigne. On l'a envoyé à Aïn-Halib pour remettre debout des
+édifices peu solides, et il les remettra debout, malgré vent et marée.
+Il s'est mis à l'oeuvre il y a un mois, paraît-il, et a commencé
+par faire tout flanquer par terre. Il a appris, le roublard, que la
+construction des bâtiments avait empli les poches de son prédécesseur,
+parti à Sfax pour y chercher la croix, et il ne veut pas paraître plus
+bête que lui. Il empochera même des bénéfices d'autant plus grands
+qu'il est décidé à employer les anciens matériaux. Il fait retailler les
+pierres et gratter soigneusement la chaux ou le plâtre qui y sont restés
+attachés.
+
+La sueur de camisard ne coûte pas cher, on s'en aperçoit. Du matin
+au soir, il faut trimer comme des chevaux, bûcher comme des nègres,
+mouiller sa chemise. Et encore, si l'on n'attrapait que des calus
+aux mains, si l'on ne souffrait que des ampoules! Si l'on n'avait pas
+perpétuellement les entrailles tordues par la faim, le visage souffleté
+par les injures bestiales et les menaces féroces des chaouchs! Si l'on
+était traités en hommes, au moins, et non en nègres courbés sous la
+matraque!
+
+Ah! je comprends ceux qui désertent, ceux qui s'échappent, souvent sans
+armes et sans vivres, du bagne intolérable; malheureux dont quelques-uns
+ne reparaissent plus, mais dont le plus grand nombre est ramené par les
+gendarmes ou par des Arabes qui viennent toucher une prime. Je comprends
+qu'ils essayent, au risque de la mort ou du conseil de guerre, de se
+soustraire aux traitements qu'on leur fait endurer et de reconquérir la
+liberté dont on les a dépouillés sans motifs.
+
+Et comment ne pas les excuser, quand on en voit d'autres, âmes sensibles
+ou cerveaux plus faibles, amenés au suicide par les brutalités et
+les injustices des tortionnaires galonnés? Poussés à bout, désolés,
+désespérés, accablés de douleur et de souffrance, ils se voient acculés
+dans la mort. Ils s'aperçoivent peu à peu que la vie ne leur est
+plus supportable. Plongés dans une misère noire et livrés à la faim
+angoissante, dégoûtés de tout, ils ne considèrent plus l'existence que
+comme une longue suite de souffrances que leur continuité même doit
+accroître. De jour en jour, ils envisagent la mort de plus près; elle ne
+leur fait plus peur. Et, un beau matin, appuyant un canon de fusil sous
+leur menton, ils se font sauter la cervelle.
+
+Queslier avait bien raison de le dire: il faut avoir rudement envie
+de se tirer de là pour endurer tout cela patiemment... Moi aussi, j'ai
+songé au suicide; moi aussi, j'ai pensé à la désertion.
+
+--Tu es fou, m'a dit Queslier. Déserter, ici, ce n'est pas possible, ou
+du moins c'est bien difficile. Si tu es repris, tu rallonges ton congé
+de plusieurs années, et, tu ne l'ignores pas, tu as quatre-vingt-dix
+chances sur cent contre toi. Te tuer, ce serait peut-être un peu moins
+bête, mais je ne te conseillerai d'employer ce moyen-là qu'à la dernière
+extrémité. Il me semble, d'ailleurs, que tu es assez fort pour supporter
+des souffrances qui poussent quelques malheureux à se donner la mort. Je
+sais bien que nous avons encore plus de deux ans et demi à tirer, mais,
+tu verras, ça se passera. Il faut seulement bien nous déterminer à
+sortir d'ici; il faut que cette pensée-là ne nous quitte pas, et nous en
+sortirons.
+
+--Et la menace du conseil de guerre toujours suspendue sur notre tête,
+pour quoi la comptes-tu?
+
+--Il faut lui échapper, au conseil de guerre; il le faut, entends-tu?
+Mais je te jure bien que si jamais, par malheur, je me voyais sur le
+point d'y passer....
+
+--Eh bien?
+
+--Eh bien! ce n'est pas à cinq ans ni à dix ans de prison qu'on me
+condamnerait...
+
+--Tu te tuerais?
+
+--Non, je les laisserais me tuer. Mais avant...
+
+Et il fait le geste de mettre en joue un pied-de-banc qui passe.
+
+Pourquoi pas, après tout? La violence n'appelle-t-elle pas la violence?
+Et quel nom donner à ces lois pénale auxquelles l'armée est soumise? De
+quel nom les flétrir? de quel nom les stigmatiser?
+
+Tous les jours, à l'appel de midi, on nous fait former le cercle; un
+cercle au milieu duquel se place un chaouch, un livret à la main, et
+autour duquel rôde l'adjudant, comme un chien qui cherche à mordre. Le
+chaouch fait, en ânonnant, appuyant sur les mots avec son insupportable
+accent corse, et comme pris d'un certain respect devant les feuillets
+infâmes, la lecture du code pénal. Oh! ce code, tellement ignoble qu'il
+est horrible et tellement horrible qu'il est ignoble! ce code qui n'a
+pour but que la vengeance pour le passé et la terreur pour l'avenir! ce
+code où l'on entend revenir sans cesse ce mot: mort! mort! comme l'écho
+des lois féroces des temps barbares, comme le refrain de litanies
+sanglantes!...
+
+Ah! bourgeois stupide, toi qui demandes qu'on dégage le soldat de
+l'énorme pénalité qui pèse sur lui, tu es donc assez aveugle pour ne pas
+voir que c'est pour te défendre, toi et tes biens, qu'on a écrit ce
+code épouvantable? Tu ne sais donc pas que ces lois sauvages sont ta
+sauvegarde? Tu ne comprends donc pas qu'il les faut, ces lois, pour te
+permettre de digérer en paix et de mâcher tranquillement ton cure-dents
+en accolant bêtement l'un à l'autre ces deux mots inconciliables: Patrie
+et humanité? Tu ne comprends donc pas que, sans ce code qui t'assure de
+leur obéissance, tu n'aurais bientôt plus d'esclaves pour maintenir
+le boeuf qui foule tes grains dans la grange et auquel tu as lié la
+bouche?...
+
+Esclaves? Eh! parbleu, oui! nous le sommes, ilotes de l'armée, parias du
+militarisme, condamnés sans jugement à des travaux écrasants, condamnés
+à la faim, à la soif, à des tortures atroces, à la privation de tous
+moyens de distractions, aussi bien intellectuelles que physiques, à
+la privation de femmes,--avec toutes ses conséquences monstrueuses?
+Esclaves? Oui, mais pas plus--et moins peut-être--que les autres, les
+bons soldats, ceux qu'on n'a pas revêtus de notre livrée lugubrement
+ridicule et qui se figurent stupidement porter un uniforme quand ils
+n'ont sur le dos qu'une casaque de forçat.
+
+--Ça n'empêche pas que ceux-là, on les soigne, dit en riant d'un gros
+rire mon camarade de lit, un Bourguignon, bon garçon, pas très malin,
+nommé Chaumiette. Il n'y a pas de danger qu'on leur fasse faire des
+corvées de bois comme celle que nous allons faire... Tiens, entends-tu
+le clairon?
+
+Il s'agit, en effet, d'aller chercher du bois dans la montagne pour
+chauffer une fournée de chaux que le capitaine a fait préparer. On a
+établi, au milieu du camp, une grande balance où chacun, en arrivant,
+doit venir peser ses fagots et en faire constater le poids. Quand ce
+poids n'est pas atteint, il faut retourner chercher le complément.
+
+--Viens avec moi, me dit Chaumiette. Je connais un coin où il y a
+beaucoup de bois. Nous trouverons de quoi faire notre charge. C'est le
+petit Lucas, tu sais, celui qui couche dans le marabout à côté du nôtre,
+qui m'a montré la place. Il va venir avec nous.
+
+Le petit Lucas arrive.
+
+--Vous savez, il ne faut rien en dire à personne... Juste dans cet
+endroit-là, il y a un vieux puits abandonné, très profond et, dedans,
+deux ou trois nids de pigeons. Les petits doivent commencer à être gros.
+S'ils sont bons à manger, j'irai les dénicher, nous les ferons cuire
+dans un ravin et nous boulotterons ça ce soir.
+
+Au bout d'une heure de marche dans la montagne, nous sommes arrivés au
+fameux endroit: une petite vallée pierreuse au bout de laquelle poussent
+quelques buissons d'épines.
+
+--Tenez, voyez-vous, dit Lucas, le puits est derrière les buissons.
+
+Et il nous conduit auprès d'une large ouverture béante au ras du sol.
+Le puits n'a jamais été maçonné; il a été percé à même la terre qui, par
+place, s'est éboulée, laissant par-ci par-là de grosses pierres qui font
+saillie le long des parois. Des arbustes, des plantes, ont poussé au
+hasard, verticalement ou horizontalement, entremêlant leurs branches
+et leurs feuilles et, formant un fouillis tel, dans le rétrécissement
+sombre du puits, qu'on n'en peut apercevoir le fond, desséché sans
+doute, à trente ou quarante mètres peut-être. A quelques pieds seulement
+de l'ouverture, deux nids de pigeons apparaissent entre les larges
+feuilles d'un figuier sauvage.
+
+--Entendez-vous les cris des petits? demande Lucas. Les voyez-vous? Je
+vais descendre les chercher et je vous les passerai.
+
+--Veux-tu qu'on t'attache avec des ceintures? demande Chaumiette. Si tu
+allais tomber...
+
+--Pas de danger.
+
+Il descend en s'aidant des aspérités des parois, se retenant aux
+branches. Il tient les deux nids. Il nous les passe l'un après l'autre.
+
+--Y en a-t-il, hein?... Ah! j'entends encore piauler en dessous...
+
+Il se penche pendant que, agenouillés au bord du puits, Chaumiette et
+moi, nous cherchons à voir.
+
+--Ah! deux autres nids! Tout...
+
+Nous poussons un cri. La touffe d'herbe à laquelle se cramponnait Lucas
+s'est arrachée et il est tombé dans le gouffre, la tête la première, au
+milieu d'un grand bruit de branches cassées et de feuillages froissés,
+accompagné dans sa chute par une avalanche de sable et de pierres qu'on
+entend seules rouler encore.
+
+--Lucas! Lucas!...
+
+Rien ne répond.
+
+--Il nous faudrait des cordes, des ceintures, dit Chaumiette.
+
+Nous grimpons sur un monticule et, de là, nous appelons à l'aide à
+grands cris. Une dizaine d'hommes accourent. Un chaouch aussi.
+
+--Qu'est-ce qu'il y a? qu'est-ce qu'il y a?
+
+--Lucas vient de tomber dans ce puits-là en faisant son fagot.
+
+--Oui? ricane le chaouch. En faisant son fagot? Et ces deux nids de
+pigeons?
+
+--Vite, des ceintures, crie Chaumiette. Nouez-les bout à bout. Je
+vais m'attacher par le milieu du corps et je vais descendre. Il n'est
+peut-être pas mort. En tous cas, il faut le remonter. On ne peut pas le
+laisser là une minute de plus.
+
+--Mais toi, tu risques ta vie aussi, en descendant là-dedans.
+
+--Bah! laisse donc. Qu'est-ce que ça fout?
+
+--Attends un peu, au moins, voilà des camarades qui arrivent. On
+pourrait doubler les ceintures...
+
+Chaumiette n'a rien voulu entendre. Il dégringole rapidement, retenu
+par la corde formée avec les ceintures que nous tenons à plusieurs.
+Tout d'un coup, il s'arrête. On ne le voit plus, mais on entend sa voix
+sortir du puits.
+
+--Tenez bien la corde... Je l'ai trouvé. Il ne remue plus. Passez-moi
+vite une autre corde, que je l'attache... Bon. Maintenant, tirez...
+doucement. Je le pousserai en dessous, tout en remontant.
+
+Trois minutes après, nous hissons le corps encore chaud de Lucas. Il
+s'est fracassé le crâne sur un rocher. Chaumiette, les mains et les bras
+en sang, les vêtements déchirés, la figure égratignée par les ronces et
+les épines, remonte à son tour.
+
+--Ah! le pauvre gars! il était tombé jusqu'au fond! Il n'y a pas d'eau,
+dans ce puits-là... C'était plein de sang, par terre.
+
+Le chaouch jette sur le cadavre son regard froidement idiot de bête
+méchante:
+
+--Ça lui apprendra à aller chercher des nids au lieu de travailler...
+
+Le soir, on nous a fait réunir pour nous lire un rapport spécial du
+capitaine:
+
+«Le fusilier Lucas s'est tué, aujourd'hui, en tombant dans un puits. Il
+avait quitté le travail pour aller dénicher des nids de pigeons. Il est
+mort victime de son acte d'indiscipline et frappé aussi, sans doute, par
+la main de la Providence qui veut que nous fassions toujours preuve de
+mansuétude à l'égard des animaux et que nous ne les maltraitions
+point sans motif. Or, qu'y a-t-il de plus cruel que d'arracher du nid
+maternel, vivante image de la famille, de jeunes oiseaux sans plumes
+encore, pour les dévorer gloutonnement? La punition qui frappe la
+désobéissance et l'inhumanité du fusilier Lucas doit servir d'exemple à
+tous les hommes de la compagnie et leur rappeler que Dieu, qui sonde nos
+coeurs, voit aussi toutes nos actions.»
+
+
+
+
+XVI
+
+
+--C'est la première fois que vous prenez la garde?
+
+--Oui, sergent.
+
+--Venez avec moi. Je vais vous expliquer la consigne; et, quand vous
+serez de faction, si les prisonniers ne vous écoutent pas, vous n'aurez
+qu'à venir me le dire.
+
+C'est la première fois, en effet, que je suis de garde à Aïn-Halib.
+Je suis descendu, à cinq heures du soir, avec une dizaine d'hommes en
+armes, pour garder pendant vingt-quatre heures les prisonniers parqués
+dans ce qu'on appelle «le ravin». C'est, au bas du camp, un quadrilatère
+fermé par un mur en pierres sèches et en terre, entouré d'un fossé.
+Outre les tentes des prisonniers, il y a deux marabouts, l'un pour les
+hommes de garde, l'autre pour le chef de poste.
+
+Le sergent qui nous commande aujourd'hui passe pour une des plus belles
+rosses de la compagnie; c'est un Corse, face plate agrémentée d'un nez
+énorme, qui ne donnerait pas ses deux mauvais galons pour tout l'or du
+Pérou et qui se redresse, quand il est en fonctions, comme un pou sur
+une gale. Il s'appelle Salpierri, mais on l'a surnommé Bec-de-Puce. Il
+bégaye en bavant et a l'habitude d'avancer les lèvres, en cul de poule,
+ne laissant entre elles qu'un tout petit interstice. Il me semble
+toujours, quand il me parle, qu'il a l'intention de me souffler un noyau
+de cerise à la figure.
+
+--Vous savez, a-t-il sifflé en crachotant, à sept heures, quand j'ai
+pris la faction, vous avez droit de vie et de mort sur ces gens-là.
+
+Et il m'a indiqué du doigt un écriteau cloué à un poteau et qui porte
+ces mots: «Les sentinelles sont autorisées à faire usage de leurs
+armes.»
+
+Usage! quel usage? Est-on autorisé à donner des coups de crosse ou des
+coups de baïonnette?
+
+A-t-on le droit d'assommer les malheureux qu'on surveille ou de les
+fusiller à bout portant?
+
+Elle ne vous renseigne guère à ce sujet, la pancarte.
+
+D'ailleurs, je m'en fiche, moi, de la pancarte, et je ne perdrai pas mon
+temps à en discuter la rédaction, comme les bourriques qui voudraient
+bien savoir au juste s'il leur est permis de larder leurs camarades ou
+simplement de leur enfoncer les côtes. J'étais déjà décidé, en
+arrivant au ravin, à ne pas me montrer dur pour les prisonniers; mais,
+maintenant, je suis résolu à les laisser faire ce qu'ils voudront.
+Ils peuvent parler et même chanter, si ça leur fait plaisir. Je leur
+distribue mon tabac. Je leur fais cadeau de mes allumettes. Ils ont
+soif; je leur apporte un seau d'eau que je trimballe de tente en tente.
+Ils boivent, ils fument et ils causent. Ils commencent à chantonner. Ils
+ont bien raison de ne pas se gêner.
+
+Une série de sifflements part du marabout du chef de poste.
+
+--Factionnaire, il me semble que j'entends du bruit. Si ça continue, je
+vous fiche dedans.
+
+Ça m'est égal.
+
+--Vous savez que vous avez le droit de faire usage de vos armes.
+
+Faire usage de mes armes? De la peau!
+
+Ah! ça, pour qui me prend-il, ce Corse? Est-ce qu'il se figure que j'ai,
+comme lui, dans les veines, du sang de ces bandits sinistres qui sont
+brigands dans les maquis ou garde-chiourmes dans les bagnes? Est-ce
+qu'il croit, réellement, que j'aurai jamais la lâcheté de maltraiter ces
+hommes, qui sont là, couchés sur la terre nue, chacun sous une simple
+toile de tente si basse et si étroite qu'ils ne peuvent même pas s'y
+remuer. On les appelle des _tombeaux_, ces tentes montées avec la toile
+réglementaire portée par les deux moitiés de supports et haute à peine
+de cinquante centimètres, sur soixante de largeur. Les prisonniers
+y entrent en se mettant à plat ventre, rampant, usant de précautions
+infinies pour ne pas les démonter; et une fois dedans, c'est tout au
+plus s'ils peuvent changer de position, quand ils ont tout un côté du
+corps complètement ankylosé. C'est sous ce lambeau de toile, exposés à
+toutes les intempéries, garantis du froid des nuits par un couvre-pieds
+dérisoire, qu'il leur faut réparer leurs forces. Et, chaque matin, en
+dehors des corvées les plus pénibles, ils doivent faire trois heures
+du peloton de chasse le plus éreintant; autant l'après-midi, sous la
+chaleur accablante. Il est vrai qu'on les nourrit bien: ils ne touchent
+ni vin, ni café et n'ont de viande qu'une fois par jour. Leur seconde
+gamelle ne contient que du bouillon.
+
+Ah! ils n'ont pas oublié la faim dans l'arsenal des peines atroces
+dont ils peuvent disposer, les tortionnaires! Ils n'ont pas dédaigné
+ce châtiment infâme et et qui déshonorerait un bourreau, ces hommes qui
+osent dire à des citoyens libres, au nom d'un hypocrite patriotisme de
+caste: «Il faut être soldat ou crever!»
+
+Il n'y a pas que des hommes punis de prison, dans ces _tombeaux_ devant
+lesquels je passe et je repasse, le fusil sur l'épaule; il y a aussi
+des hommes punis de cellule. Ceux-là ne font pas le peloton. Ils restent
+nuit et jour étendus sous leur tente dont ils ne doivent sortir sous
+aucun prétexte. Seulement, ils _n'ont droit qu'à une soupe sur quatre,
+soit une gamelle tous les deux jours_. Ils restent donc un jour et demi
+sans manger, reçoivent une soupe, jeûnent encore pendant trente-six
+heures, et ainsi de suite pendant le nombre de jours de cellule qu'ils
+ont à faire. L'eau aussi, on la leur mesure. On leur en donne un bidon
+d'un litre tous les jours, pas une goutte de plus. La chaleur étant
+étouffante, à dix heures du matin cette eau est en ébullition.
+
+Je n'aurais jamais imaginé qu'on pût infliger à des hommes--surtout à
+des hommes qui ne sont sous le coup d'aucun jugement--des traitements
+semblables.
+
+Et ces deux punitions ne sont pas encore les plus terribles. Il en
+existe une troisième qui l'emporte de beaucoup sur elles en horreur
+et en ignominie: c'est la cellule avec fers. L'homme puni de fers est
+soumis au même régime alimentaire que l'homme puni de cellule: il n'a
+qu'une soupe tous les deux jours. De plus, on lui met aux pieds une
+barre, c'està-dire deux forts anneaux de fer qu'on lui passe à la
+hauteur des chevilles et qui sont réunis, derrière, par une barre de
+fer maintenue par un écrou accompagné d'un cadenas. Cette barre, longue
+d'environ quarante centimètres, est assez forte pour servir d'entrave à
+la bête féroce la plus vigoureuse. L'homme, une fois ses pieds pris
+dans l'engin de torture, doit se coucher à plat ventre. On lui ramène
+derrière le dos ses deux mains auxquelles on met aussi les fers. On lui
+prend les poignets dans une sorte de double bracelet séparé par un
+pas de vis sur lequel se meut une tringle de fer qu'on peut monter et
+descendre à volonté. On tourne cette tringle jusqu'à ce qu'elle serre
+fortement les poignets et on l'empêche de descendre en la fixant au
+moyen d'un cadenas.
+
+L'homme mis aux fers, on le pousse sous son tombeau. Quand on lui
+apporte sa soupe, tous les deux jours, il la mange comme il peut, en
+lapant comme un chien. S'il veut boire, il est obligé de prendre le
+goulot de son bidon entre ses dents et de pencher la tête en arrière
+pour laisser couler l'eau. S'il renverse sa gamelle, s'il laisse tomber
+son bidon, tant pis pour lui. Il lui faut rester vingt-quatre heures
+sans boire et trente-six heures sans manger.
+
+Et, si le malheureux fait entendre une plainte, si la souffrance lui
+arrache un cri, on lui met un bâillon; on lui passe dans la bouche
+un morceau de bois qu'on assujettit derrière la tête avec une corde.
+Quelquefois--car il faut varier les plaisirs--les chaouchs préfèrent
+le mettre à la crapaudine. Rien de plus facile. Les fers des mains sont
+terminés par un anneau. On passe dans cet anneau une corde qu'on fait
+glisser autour de la barre; on tire sur la corde et on l'attache au
+moyen d'un ou de plusieurs noeuds au moment précis où les poignets du
+patient sont collés à ses talons.
+
+Ils sont trois, là-bas, tout au bout du ravin, qui sont aux fers depuis
+plusieurs jours déjà, attachés comme on n'attache pas des bêtes fauves,
+les membres brisés, dévorés le jour par les mouches, la nuit transis de
+froid, mangés vivants par la vermine. Ils nous ont demandé, quand
+nous avons pris la garde, de verser un peu d'eau, par pitié, sur leurs
+chevilles en sang et sur leurs poignets gonflés et bleuis. Le Corse les
+a menacés, pour toute réponse, de leur mettre le bâillon s'ils disaient
+un mot de plus. Il a fallu que j'aille, tout à l'heure, à pas de loup,
+verser le contenu d'un bidon sur les chairs tuméfiées et meurtries de
+ces misérables qu'on torture, au nom de la discipline militaire, avec
+des raffinements de barbarie dignes de l'Inquisition.
+
+Et maintenant, en écoutant leurs plaintes douloureuses et le grincement
+des fers qu'ils font crier en essayant de se retourner, je pense à
+toutes sortes de choses atroces qui m'ont été racontées, là-haut, par
+des hommes sur lesquels s'est exercée, depuis de longues années, la
+férocité des buveurs de sang. Les ateliers de Travaux Publics, les
+Pénitenciers militaires... tous ces bagnes que remplissent des tribunaux
+dont les sentences iniques eussent indigné Torquemada et fait rougir
+Laubardemont; ces bagnes dans lesquels les condamnés doivent produire
+une somme de travail déterminée par la cupidité des garde-chiourmes,
+intéressés aux bénéfices; ces bagnes dans lesquels les ressentiments des
+chaouchs se traduisent par des punitions épouvantables: trente, soixante
+jours de cellule, avec une soupe tous les deux jours; les fers aux
+pieds, aux mains, la crapaudine, le _Camisard_. Le _Camisard_, un
+supplice qui dépasse en horreur tout ce qu'on pourrait imaginer: le
+détenu a les pieds pris dans des pédottes scellées au mur de sa cellule;
+on lui passe une camisole qui lui maintient derrière le dos les bras
+qu'on tire verticalement et qu'on attache à un anneau scellé aussi au
+mur à la hauteur de la tête; à cet anneau pend un collier qui enserre le
+cou. Il reste là, le patient, pendant quatre ou huit jours, au régime,
+au quart de pain, satisfaisant ses besoins sous lui, dormant debout...
+
+Et le fort Barreau, dont on lit périodiquement le régime dans les
+Pénitenciers, et où sont envoyés les détenus contre lesquels ont été
+épuisées toutes les mesures disciplinaires! Quatre-vingt-dix jours
+de cellule au quart de pain, dans une casemate absolument nue, avec
+bastonnades, aspersion de cellule, au moindre mot, au moindre signe!
+Un régime tellement atroce que les malheureux qui doivent le subir
+y résistent à peine un mois et, épuisés, anémiés, tués à petit feu,
+doivent être dirigés sur un hôpital dont ils ne sortent, neuf fois sur
+dix, que les pieds en avant...
+
+Ah! bon Dieu! Et dire qu'on a aboli le servage, la torture et les
+oubliettes!...
+
+J'ai pensé toute la nuit à ces monstruosités.
+
+Le lendemain matin, quand j'ai pris la faction, à six heures, les
+prisonniers s'alignaient, un énorme sac au dos, pour le peloton.
+
+Ils sont huit.
+
+--Garde à vos! crie Bec-de-Puce en sortant de sa tente, le revolver au
+côté.
+
+Et il passe devant le rang, inspectant la tenue, soulevant les sacs,
+pour s'assurer qu'ils ont bien le poids réglementaire--un poids
+incroyable.
+
+--Pourquoi n'avez-vous pas astiqué les boutons de votre capote, vous?
+
+--Parce que j'ai peur de les user.
+
+--Comment vous appelez-vous, déjà?
+
+--Hominard.
+
+--Bien, Vous aurez huit jours de salle de police avec le motif. Vous
+verrez si ça fait des petits.
+
+--Pourvu qu'ils soient moins vilains que toi, c'est tout ce qu'il me
+faut.
+
+Le chaouch ne répond pas. Il fait mettre baïonnette au canon et commande
+du maniement d'armes en décomposant:
+
+--Portez armes!... Deux!... Trois!
+
+Et il espace ses commandements! Chaque mouvement dure plus de cinq
+minutes. C'est qu'il est fait depuis longtemps, le pied-de-banc, à ces
+luttes quotidiennes entre gradés et disciplinaires qui, outrés, poussés
+à bout, se fichant de tout excepté du conseil de guerre, ont appris
+par coeur le code pénal et font essuyer à leurs bourreaux toutes les
+avanies, tous les outrages que la loi n'a pas prévus. Ce sont eux qui
+ont imaginé de ne jamais parler aux chaouchs qu'en les tutoyant, le
+tutoiement étant considéré comme un acte d'indiscipline, mais non comme
+une injure. Ils n'iront jamais, ceux-là, traiter un gradé d'imbécile;
+mais ils lui diront, vingt-cinq fois par jour que, sur cent individus,
+lui compris, quatre-vingt-dix-neuf sont doués d'une intelligence de
+beaucoup supérieure à la sienne. Ils répondront à ses coups de fouet par
+des coups d'épingle et à ses brutalités par des vexations sanglantes.
+Picadores qui ont entrepris d'exciter le taureau et de le mettre en rage
+en le piquant d'aiguillons, sans que jamais la pointe acérée s'enfonce
+dans les chairs et fasse jaillir le sang.
+
+Le chaouch, les dents serrées, reçoit, sans rien dire, les quolibets et
+les railleries qui le font blêmir et les offenses qui le font trembler
+de colère. D'une voix saccadée, il continue à commander du maniement
+d'armes, en espaçant les temps de plus en plus. Il a l'air d'attendre
+quelque chose qui ne vient pas, et il attend, en effet. Il sait que
+la comédie se termine parfois en drame, et qu'il suffit d'un instant
+d'oubli pour que l'un des malheureux qu'il esquinte laisse échapper une
+parole un peu trop vive ou une exclamation irréfléchie. Il sait que,
+vaincu par la fatigue, à bout de forces, l'un d'eux refusera peut-être
+de continuer le peloton. C'est le conseil de guerre: cinq ans, dix
+ans de prison dans le premier cas, deux dans le second. Alors, il se
+frottera les mains; il pourra s'arracher, pendant quelque temps, au
+pays perdu où il exerce son ignoble métier; comme témoin à charge, il
+accompagnera sa victime à Tunis, où siège le tribunal; là, il pourra
+s'amuser. Et il oubliera, entre les bouteilles d'absinthe et les filles
+à quinze sous, le malheureux qui gémit dans une cellule, seul avec la
+vision terrible de sa vie brisée.
+
+Combien en ai-je vu, déjà, de ces gradés, le lendemain d'un rengagement,
+exciter et provoquer odieusement des hommes, dans le dessein, s'ils
+arrivaient à les faire mettre en prévention de conseil de guerre, de les
+suivre comme témoins jusqu'à Tunis où ils pourront rigoler, au moins, en
+dépensant le montant de leur prime!
+
+--Pas gymnastique... marche! crie le sergent.
+
+Les huit hommes se mettent en mouvement et, en passant devant lui,
+chacun d'eux lui lance un coup de patte:
+
+--Tiens, ce pauvre Bec-de-Puce, il est tout pâle! On dirait qu'il va
+claquer!
+
+--C'est vrai que tu répètes ton rôle pour aller figurer à la Morgue?
+
+--On ne voudrait pas de lui. On ne verrait plus que son nez dans
+l'établissement.
+
+--Tais-toi donc. Ça et ses pieds, c'est ce qu'il a de plus beau dans la
+figure.
+
+--Faut pas blaguer son tassot; il sert de portemanteau à son camarade de
+lit.
+
+--C'est égal, il ferait un fameux chien de chasse!
+
+--Oui! mais c'est dommage qu'on lui voie la cervelle par les narines. La
+pluie pourrait l'endommager.
+
+--Faut-il tout de même qu'une femme soit malheureuse, pour être forcée
+de s'éreinter pendant neuf mois à porter un oiseau pareil!
+
+Bec-de-Puce ne sourcille pas.
+
+--Par le flanc gauche... halte! Reposez.... armes!
+
+Lentement, il passe devant le rang, les mains derrière le dos. Il
+rectifie les positions.
+
+--La crosse en arrière... les doigts allongés... Tubois, huit jours
+de salle de police... le canon détaché du corps. Hominard, joignez les
+talons...
+
+A chacune de ses observations répond un murmure dont je ne distingue
+guère le sens, bien que je ne sois qu'à cinq ou six pas.
+
+--Sergent, dit Hominard sans quitter la position, j'ai quelque chose à
+vous demander.
+
+--Après le peloton.
+
+--Sergent, c'est très pressé et ça vous regarde.
+
+--Qu'est-ce que c'est?
+
+--Est-ce que c'est vrai qu'en Corse, quand on a envie de manger du
+dessert, on s'en va flanquer des coups de pied dans les chênes, pour
+faire tomber des pralines à cochons?
+
+--Huit jours de salle de police, avec le motif.
+
+--Vache!
+
+L'exclamation m'est parvenue, très distincte, cette fois. Bec-de-Puce se
+tourne vers moi.
+
+--Vous avez entendu, factionnaire?
+
+--Quoi donc, sergent?
+
+--Ce que cet homme vient de me dire.
+
+--Oui, sergent; il vous a demandé si c'était vrai qu'en Corse...
+
+--Mais non, pas cela. Ce qu'il vient de dire. Il m'a appelé vache.
+
+--Je n'ai pas entendu.
+
+--Non?
+
+--Non.
+
+--Très bien.
+
+Il griffonne quelques mots sur un bout de papier et appelle un des
+hommes de garde qui sort en courant du marabout.
+
+--Portez ça au capitaine. Vous attendrez la réponse.
+
+Elle ne s'est pas fait attendre, la réponse. Elle est laconique, mais
+expressive: «Mettez immédiatement aux fers cet indiscipliné.»
+
+On m'a mis aux fers.
+
+--Ce n'est pas la peine de faire voir votre colère, allez! ricane
+Bec-de-Puce, comme je grince des dents en sentant la tringle, vissée
+sans pitié, me faire craquer les os.
+
+Moi, en colère? Allons donc! Et contre qui? contre toi, peut-être, vil
+instrument, tortionnaire inconscient? Contre toi? Mais je ne t'en
+veux même pas, entends-tu? de tes brutalités idiotes et de tes lâches
+sarcasmes. Et certes, si jamais l'heure de la justice vient à sonner, ce
+ne sera ni à toi ni à tes semblables que je crèverai la paillasse; mais
+je me ruerai comme un fauve sur le système abject qui t'a jeté sur le
+dos, à toi, une livrée de bourreau et qui m'a revêtu, moi, d'un costume
+de forçat; je l'agripperai à la gorge et je ne lâcherai prise que quand
+je l'aurai étranglé. Et, si je ne réussis pas à étouffer le monstre,
+s'il me saigne avant que j'aie pu en faire un cadavre, j'aurai du moins
+montré à d'autres comment il faut s'y prendre pour arriver à terrasser
+l'ennemi et pour le jeter, étripé et sanglant, comme une charogne
+immonde, dans le cloaque de la voirie.
+
+C'est pour cela que je ne me mets pas en colère. Je souffre... Je
+souffrirai encore longtemps, sans doute; mais, tant que j'aurai un
+souffle, tant que je sentirai mon coeur d'homme battre sous ma capote
+grise de galérien, je résisterai à l'âpre montée des passions qui usent,
+des emportements stériles. Elle dure trop peu, vois-tu, la colère. Je
+n'ai que faire, moi, des délires que le vent emporte et des fureurs
+qu'une nuit abat.
+
+Ce qu'il me faut, ce que je veux emporter d'ici, tout entière, terrible
+et me brûlant le coeur, c'est la haine; la haine que je veux garder au
+dedans de moi, sous l'impassibilité de ma carcasse. Car la haine est
+forte et impitoyable; le temps ne l'émousse pas; elle ne transige point.
+Elle s'accroît avec les années; chaque jour d'abjection l'augmente;
+chaque heure d'indignation la féconde, chaque larme la fait plus saine,
+chaque grincement de dents plus implacable.
+
+La haine, c'est comme les balles: en la mâchant, on l'empoisonne.
+
+
+
+
+XVII
+
+
+Voilà des mois que je ne sors pas de la prison. Quand les chaouchs ont
+pris un homme en grippe, ils ne le lâchent point.
+
+Je souffre horriblement. Moralement d'abord. C'est une chose terrible
+que d'être obligé, avec un caractère violent, entier, d'avaler
+silencieusement tous les outrages et de ronger ses colères. Et puis,
+je suis seul. Personne, de près ni de loin, pour m'encourager, pour me
+mettre du coeur au ventre.
+
+Eh bien! j'aime mieux cela, au fond. Je préfère cet isolement, cet
+abandon, aux pitiés qui usent l'énergie et aux lamentations qui
+émasculent. Cela m'ôterait du courage, je crois, de savoir qu'on pleure
+sur mon sort; et je sais gré à tous ceux qui pourraient s'intéresser à
+moi de leur ingratitude égoïste; je leur sais gré de n'avoir jamais
+fait luire à mes yeux ces feux follets de l'espérance menteuse qui
+ne brillent que pour vous faire tomber, en disparaissant, dans les
+fondrières de l'abattement. J'ai foulé aux pieds, depuis longtemps, les
+croyances bêtes de mon enfance et je n'écris plus à personne. Pas une
+seule fois, même dans les minutes les plus atroces, je n'ai pensé
+à appeler à mon aide les sentiments religieux ou le souvenir de la
+famille. Je ne veux pas donner à mes douleurs cette consolation puérile.
+Je serais obligé de l'enlever, plus tard, comme un appareil qu'on
+arrache brutalement d'une blessure mal fermée et qui laisse la plaie
+à vif. La rage seule me soutient. Je me repais de ma haine. J'irai
+jusqu'au bout ainsi, sans faiblir, car j'ai foi en l'avenir, car je sais
+que c'est avec les fers qu'il a trouvés dans les cachots de la Bastille
+que le peuple a forgé la Louisette.
+
+Je souffre physiquement, aussi. Et la souffrance morale pèse peu,
+peut-être, à côté de cette souffrance-là. Le peloton de chasse, avec le
+ventre vide, la gorge sèche, la sueur qui inonde le corps et dont les
+gouttes salées viennent piquer les yeux; l'immobilité, pendant des
+heures, dans les poses les plus fatigantes du maniement d'armes ou de
+l'escrime à la baïonnette, en plein soleil; les séries de pas de course,
+avec une charge à faire reculer une bête de somme, sur une piste dont la
+poussière soulevée altère et aveugle! Les fers qui brisent les membres;
+le bâillon qui fend la bouche et ensanglante la lèvre qui ne peut
+même plus s'indigner! Et surtout la faim, la faim atroce qui tord les
+entrailles, qui affole; la soif dévorante qui fait hurler! Quoi de plus
+terrible que la fatigue immense, presque invincible, qui s'appesantit
+sur le corps exténué? Quelles luttes à soutenir contre les forces qui
+s'en vont, contre l'énergie qui disparaît, contre l'avachissement qui ne
+tarderait pas à avoir raison de l'esprit énervé!...
+
+Il faut réagir, pourtant, résister jusqu'au dernier moment et rire au
+nez du Code pénal,--ce canon chargé, mèche allumée, devant lequel je
+dois vivre.
+
+Un homme de garde, en passant devant mon tombeau, laisse tomber un
+papier plié en quatre. Je le ramasse. C'est un billet de Queslier.
+Il m'avertit qu'il a pu disposer d'un pain et qu'il l'a caché, à mon
+intention, à un endroit qu'il m'indique. Je n'aurai qu'à m'esquiver, le
+soir, pour aller le chercher. C'est à deux cents mètres du ravin, tout
+au plus. Tant mieux, ma foi! Je crève de faim, depuis huit jours que je
+suis en cellule, avec une soupe tous les deux jours. Je n'ai pas mangé
+depuis hier matin... Tiens, mais à propos, d'où provient-il, ce pain?
+
+--Quelle blague! me dit tout bas un de mes voisins, en cellule aussi
+et à qui j'ai promis d'en donner un morceau. Tu ne sais donc pas que,
+toutes les nuits, il y a des types qui vont chaparder des pains sur les
+rayons de la grande tente de l'administration? Moi, je ne leur donne pas
+tort...
+
+Moi non plus. Je ne donnerai jamais tort à l'homme qui dérobera une
+boule de son. Je laisserai cette canaillerie sauvage aux tribunaux
+militaires, qui n'auront pas honte, s'ils sont jamais surpris, ces
+affamés, de leur infliger une condamnation pour vol,--le vol de la
+nourriture que leurs supérieurs leur grinchissent.
+
+Il fait presque nuit. J'allonge la tête pour examiner la place et voir
+la binette du factionnaire. Pourvu que ce ne soit pas une bourrique!...
+Non; c'est Chaumiette. Avec lui, il n'y a pas de danger; s'il me voit
+m'évader, il fera certainement semblant de ne pas me voir. Il est
+justement seul dehors. Les autres hommes de garde sont sous leur
+marabout, le pied-de-banc sous le sien. Allons-y. Je sors de mon tombeau
+en rampant; je me glisse le long du mur sur lequel je me hisse sans
+bruit. Je prends mon élan pour sauter le fossé... Zut! une pierre qui
+tombe et roule sur une vieille boîte de conserves... tant pis! Je saute
+et je pars en courant, sans faire de bruit, sur la pointe des pieds;
+j'ai déjà parcouru la moitié du chemin...
+
+--Halte-là!... Halte-là!... Halte-là, ou je fais feu.
+
+Un gros olivier est à côté de moi. Instinctivement, je me jette
+derrière, à plat ventre. Le tonnerre d'un coup de fusil éclate et la
+balle s'enfonce dans l'arbre, à un mètre de terre, avec le bruit mat
+d'une pomme cuite qu'on colle le long d'un mur. Bien visé! Je me relève
+vivement et je fais tourner mes bras, comme les ailes d'un moulin à
+vent, pour indiquer que je reviens.
+
+On m'a mis aux fers.--Ils ont cru que je voulais déserter, les
+imbéciles!
+
+Pendant la nuit, Chaumiette a repris la faction. Il s'est approché de
+mon tombeau.
+
+--Est-ce que tu dors?
+
+--Non.
+
+--Tu sais, tout à l'heure... je t'avais bien vu partir, mais je ne
+disais rien... c'est le sergent qui t'a entendu... Il m'a commandé
+de tirer... tu comprends... il était à côté de moi... j'ai tiré en
+l'air!...
+
+--Lâche!
+
+
+
+
+XVIII
+
+
+Lâche! Pourquoi? Est-ce que ce Chaumiette qui vient de tirer sur moi
+n'a pas risqué sa vie, il y a déjà quelques mois, pour retirer Lucas
+du puits où il était tombé? C'est un lâche, cet homme qui, pouvant
+se dérober aussi bien que les autres, presque convaincu qu'il ne
+remonterait du gouffre qu'un cadavre, n'a pas même voulu attendre,
+pour y descendre, qu'on eût préparé une corde solide? Un lâche, lui qui
+courait chance, en se laissant entraîner par sa générosité, de se briser
+le crâne, comme l'autre, contre la pointe d'un rocher? Un lâche, ce
+garçon hardi, aux sentiments mâles, que le danger n'effraye pas et que
+le péril ne fait pas blêmir? Allons donc!...
+
+Non, ce n'est pas un lâche. C'est un peureux. Un peureux qui se jettera
+dans le feu, aujourd'hui, pour sauver un camarade, et qui lui cassera la
+tête, demain, au moindre mot d'un chaouch. Son coeur n'est point bas;
+il est timide. Son courage disparaît devant une consigne; sa hardiesse
+tombe devant un mot d'ordre. Il est trop brave pour reculer; il est
+trop poltron pour oser. Il a l'appréhension du châtiment, la crainte du
+règlement, la peur du galonné...
+
+La peur, oui, c'est bien la principale colonne du temple soldatesque.
+L'armée: une boutique dans laquelle on passe les consciences à la
+lessive et où les caractères, tordus comme des linges mouillés, sont
+placés sous le battoir ignoble de la discipline abrutissante.
+
+Ce n'est que par la peur que le système militaire a pu s'établir.
+Ce n'est que par la peur qu'il se maintient. Il doit peser sur les
+imaginations par la terreur, comme il doit remplir d'obscurité l'âme
+des peuples pour les empêcher de voir au delà de l'horizon stupide des
+frontières. Il doit s'entourer d'un appareil mystérieux, d'une sorte de
+pompe religieuse où l'horreur s'allie à la magnificence, où les fanfares
+retentissent au milieu des hurlements du carnage, où l'on distingue
+confusément, jetés pêle-mêle sur le manteau sanglant de la gloire,
+les panaches des généraux et les menottes des gendarmes, le bâton de
+maréchal et les douze balles du peloton d'exécution, les palmes du
+triomphe et les ossements des victimes.
+
+Il lui faut cela pour que la foule s'étonne et le redoute, comme elle
+reste bouche bée devant un charlatan dont le clinquant et le panache
+l'attirent, mais dont elle se recule, craintive, aussitôt qu'elle a vu
+briller une pince dans la main de l'opérateur. Il faut cela pour que le
+peuple, toujours en extase devant le merveilleux qu'il ne cherche pas à
+approfondir, soit saisi, à son aspect, d'une frayeur vague qui confine
+parfois à l'admiration. Sauvage qui se prosterne, plein de terreur et
+de respect, devant l'arme à feu qu'il ne s'explique pas et qui doit le
+foudroyer.
+
+Nous sommes ici trois cents hommes, l'écume de l'armée, le vomissement
+de tous les régiments, mélange confus de tous les caractères, scories de
+toutes les classes de la société. On peut trouver de tout, parmi nous,
+depuis le fils de famille jusqu'au rôdeur de barrières, depuis le lettré
+jusqu'à l'ignorant, depuis l'ouvrier jusqu'au mendigo tireur de pieds de
+biche, depuis le travailleur qui ne cane pas devant le turbin jusqu'au
+trimardeur qui va faire la chasse aux croûtes de pain avec un fusil de
+toile. Eh bien! sur ces trois cents hommes, je suis sûr qu'il n'y en
+a pas vingt qui soient conscients, qui sachent pourquoi ils se sont
+irrités contre les prescriptions bêtes et les règlements atroces,
+pourquoi ils se sont soulevés contre la discipline, qui ne soient pas,
+au fond, des insurgés pour rire, des révoltés à la manque...
+
+La peur les mène encore par l'oreille, ces réfractaires; la peur, qui
+soutient tant d'abus et de préjugés pourris qu'on ficherait par terre
+en soufflant dessus,--s'ils n'étaient pas étayés par les dos terrifiés
+d'imbéciles qui ne raisonnent point.
+
+
+
+
+XIX
+
+
+Je suis sorti de prison hier soir, avec cinq ou six autres. Le capitaine
+a gracié les hommes auxquels il ne restait pas plus de quinze jours à
+faire. Cette clémence inusitée a une cause. Le général commandant
+la division doit venir, aujourd'hui, inspecter la 5e Compagnie de
+Discipline.
+
+Toute la compagnie, en grande tenue, est alignée, depuis près d'une
+heure, sur le front de bandière. Le capitaine, à pied, se promène avec
+les officiers, d'un air préoccupé. De temps en temps il jette un coup
+d'oeil sur les rangs et crie à un chaouch:
+
+--Faites descendre le pantalon de cet homme-là... Remontez la plaque du
+ceinturon...... Le képi droit!... Sergents, veillez à ce qu'ils aient
+leurs képis bien droits... et faites-leur dérouler leurs couvre-nuques,
+à tous!...
+
+Toutes les trois minutes, il s'arrête et regarde attentivement à droite,
+du côté de la route de Gabès. Il frappe du pied, il fronce le sourcil.
+Il semble impatient, anxieux.
+
+--Mais qu'est-ce que c'est donc que ce général-là? me demande Hominard,
+qui est placé à côté de moi. Est-ce que c'est un phénomène en vacances?
+
+Je ne sais pas au juste. Je n'en ai entendu parler que par quelques
+journaux qui, je ne me rappelle plus comment, me sont tombés entre les
+mains et par les racontars des nouveaux arrivés de France. Il paraît
+qu'on ne parle que de lui, là-bas, de ses grandes capacités, de son
+patriotisme, de ses sentiments républicains, de toutes les qualités,
+enfin, qui mettent un homme hors de pair et en font la bête blanche d'un
+peuple. Je ne serais pas fâché de le voir. C'est peut-être un phénomène,
+réellement...
+
+--Garde à vos!
+
+Là-bas, tout au bout de la route, au milieu des manteaux rouges d'une
+trentaine de spahis, une voiture arrive au grand trot. Le capitaine se
+tourne vers l'adjudant et, lui frappant sur l'épaule:
+
+--Vous le voyez, celui-là? Eh bien! il sera ministre de la guerre!
+
+La voiture est à cinquante pas.
+
+--Portez... armes! Présentez... armes!
+
+Prestement, le général est descendu et s'est avancé vers le capitaine.
+Nous l'avons vu. Nous avons vu sa belle barbe poivre et sel, ses
+bottes à éperons énormes et son képi à la Saumur, qui dissimule mal une
+coiffure de garçon boucher.
+
+Après les compliments d'usage, il s'est décidé à passer devant les
+rangs. Notre uniforme, qu'il n'a jamais vu, paraît l'étonner fortement.
+
+--Et de quelle couleur sont leurs képis? demande-t-il au capitaine,
+intrigué qu'il est par la forme étrange de nos coiffures dont la nuance
+est cachée par nos couvre-nuques blancs.
+
+--Il sont gris, mon général, comme leurs pantalons et leurs capotes.
+
+--Pas possible! Alors, ils ne sont pas rouges?
+
+--Non, mon général.
+
+--Quelle naïveté! dis-je à mon voisin de droite, cet imbécile de
+Lecreux.
+
+--Ça échappe à tout le monde, ces choses-là, me répond-il tout bas. Ça
+ne l'empêche pas d'être très fort--oui, très fort.
+
+C'est possible. D'ailleurs, ça m'est égal. Mon enthousiasme n'a pas
+l'habitude de s'enflammer, pour éclater de tous les côtés, comme une
+chandelle romaine, à la moindre étincelle.
+
+--Mettez sac à terre, vous, et installez rapidement.
+
+Tiens, il est tout à côté de moi, le général, et c'est justement à
+Lecreux qu'il vient d'ordonner de placer, sur une serviette étendue par
+terre, le contenu de son sac. Il le regarde faire, tranquillement, les
+mains dans les poches, le képi en arrière, à la Jean-Jean. Je profite de
+l'occasion pour le dévisager à loisir.
+
+Tout à coup, il se baisse et se relève en souriant, une brosse à graisse
+à la main.
+
+--Pourriez-vous me dire, capitaine, pourquoi cette brosse n'est pas
+matriculée?
+
+Le capitaine bredouille. Les officiers font des nez longs comme ça. Les
+chaouchs tremblent, comme des feuilles. Ils ont oublié de matriculer une
+brosse!
+
+Le général s'aperçoit de l'embarras des galonnés. Il a l'air d'en jouir;
+mais il ne veut pas se montrer féroce:
+
+--C'est un oubli, je l'admets... Cependant, rappelez-vous, capitaine,
+qu'il faut tout matriculer, à ces gens-là, jusqu'aux clous des souliers.
+Ils ne doivent rien perdre, rien égarer. Sans ça, le conseil
+de guerre... La discipline, voyez-vous, il n'y a que ça... la
+discipline!... oh! moi, là-dessus, je me montrerai toujours
+impitoyable... moi, moi... je... voyez-vous... moi...
+
+On lui a amené son cheval. Il l'enfourche.
+
+--Lieutenant, prenez le commandement de la compagnie.
+
+Tous les officiers nous ont fait manoeuvrer, à tour de rôle. Ils n'y
+étaient plus. Ils donnaient des ordres saugrenus qui faisaient heurter
+les sections les unes contre les autres, au milieu d'un inextricable
+pêle-mêle. Ils perdaient la tête, visiblement ensorcelés par le
+charme qui se dégageait du dieu, éblouis par son éclat, fascinés par
+l'ascendant de son regard.
+
+Et lui, tranquille, souriant, la jambe passée sur l'encolure de son
+cheval, les regardait de haut, paraissant leur savoir bon gré du trouble
+évident qu'il jetait dans leurs esprits, les remerciait du coin de
+l'oeil--Louis XIV daignant se montrer charmé d'avoir embarrassé un
+pauvre homme.
+
+--Eh bien! qu'en penses-tu, du général? vient me demander Lecreux quand
+la revue est terminée. Crois-tu qu'en voilà un, au moins? Ah! s'ils
+étaient tous comme lui!...
+
+Il semble très content, Lecreux. Il a été choisi entre tous pour exposer
+aux yeux du grand chef ses chemises et ses godillots. Il en aurait reçu
+un coup de pied dans le derrière, qu'il paraîtrait peut-être encore plus
+fier; mais ce peu lui suffit. Il a l'air radieux. Il y a des gens comme
+ça.
+
+Ce que je pense du général? Beaucoup de choses ou rien du tout, comme on
+veut. Je le vois se promener, étalant ses grâces, ainsi qu'un paon qui
+fait la roue, devant le Cercle des officiers. Le capitaine l'accompagne,
+toujours à un pas en arrière, par déférence, ou peut-être pour éviter
+les grands gestes du personnage. Du reste, je n'ai plus besoin de le
+regarder, je l'ai bien examiné, tout à l'heure.
+
+Une tête de gouapeur banal, de godailleur vulgaire, de poisseux à la
+mie de pain. Un front étroit et bas; des yeux gris-bleu de larbin
+énigmatique, sournois et menteur, qui siffle le vin des singes dans
+l'escalier de la cave, et qui les débine, quand ils sont sortis;
+l'allure louche et torse du laquais qui sait concilier toutes les
+complaisances et toutes les bassesses avec toutes les impertinences
+et tous les orgueils. Derrière la banalité du visage se cachent la
+duplicité et l'hypocrisie qu'on devine sous l'épiderme, comme des
+boutons malsains qui couvent sous la peau.
+
+On sent que cet homme, qui pourrait être un crâne, n'est qu'un crâneur.
+Sa physionomie fait soupçonner des choses qui étonnent: la hardiesse
+probable du caractère étranglée par l'abâtardissement de la conscience
+et l'étroitesse de l'esprit, l'énergie conservée seulement pour le
+mensonge,--le balai sale avec lequel il doit, impassible et cynique,
+écarter tous les obstacles.
+
+Il y a en lui du valet de bourreau patelin et du sacristain soûlard,
+de la culotte de peau et du rastaquouère. Il y a en lui l'étoffe d'un
+aventurier équivoque, d'un de ces Catilinas désossés auxquels le peuple,
+mastroquet stupide des gloires sophistiquées, est toujours disposé à
+flanquer, à l'oeil, des mufées de vanité, des bitures de présomption...
+
+Le peuple, ridicule victime, au bout du compte, dupe imbécile,
+irrémédiablement prostitué aux sauteurs à épaulettes, toujours prêt à
+couper dans la pommade patriotique--à la moelle de meurt-de-faim...
+
+
+
+
+XX
+
+
+Je viens de m'étendre sur ma natte, fourbu, énervé, furieux comme je ne
+l'ai jamais été depuis les treize mois que je suis à la compagnie.
+
+C'était aujourd'hui le 14 Juillet. On a célébré la Fête nationale, à
+Aïn-Halib. Il y a eu, le matin, une grande revue et un tir d'honneur,
+deux distributions de vin et trois distributions de café et,
+l'après-midi, des courses en sacs et des courses à pied, des jeux du
+baquet et de la poêle. Un poteau de télégraphe enduit de suif servait de
+mât de cocagne et, à un cercle de barrique accroché au sommet, pendaient
+des paquets de tabac et de la cire à astiquer, des boîtes de cirage et
+des saucisses, des bâtons de sucre de pomme et des fioles à tripoli.
+
+Rien de profondément triste comme ces réjouissances de prisonniers, rien
+d'ironiquement lugubre comme cet anniversaire de la prise de la Bastille
+fêté dans un bagne!...
+
+Écoeurés et fatigués par le spectacle de ces divertissements stupides,
+nous nous étions retirés, trois ou quatre, vers la fin de l'après-midi,
+dans un marabout. Un pied-de-banc qui passait et qui nous a entendus
+parler s'est précipité dans la tente:
+
+--Voulez-vous sortir, nom de Dieu! et aller vous amuser avec les autres?
+Est-ce que vous vous figurez que ç'a été inventé pour les chiens, le
+14 juillet?... Si je vous repince à ne pas vous amuser, je vous fiche
+dedans!...
+
+Et il nous a fallu assister, le soir, à une représentation théâtrale
+donnée dans une baraque en planches et en toile, construite tout exprès.
+Les acteurs s'étaient grimés tant bien que mal et ont joué deux ou trois
+pièces quelconques au milieu des applaudissements. Deux d'entre eux,
+qui remplissaient les rôles de femmes et qui portaient des jupes et des
+chapeaux pêchés je ne sais où, excitaient des murmures d'admiration--et
+de rage. J'ai vu, à leur apparition, des visages se contracter et des
+doigts se crisper sur les bancs, j'ai entendu des cris bestiaux de
+fauves en rut se mêler aux _bis_ d'enfiévrés qui se fichaient pas mal
+de la pièce, mais qui voulaient se repaître, encore et encore, du
+gonflement factice des corsages et de l'énormité des croupes, de
+cette illusion de la chair femelle dont la faim, depuis longtemps, les
+torturait. Un petit officier, arrivé de France depuis deux mois à peine,
+le lieutenant Ponchard, s'est levé de la chaise qu'il occupait auprès
+du capitaine et, sous prétexte de donner des conseils aux acteurs, est
+entré dans les coulisses.
+
+--Ce qu'il fourgonne dans les jupes de celui qui fait la femme de
+chambre! est venu nous dire un blagueur qui avait été regarder à travers
+une fente de la toile. Non, c'est rien que de le dire! Dame! c'est
+qu'ils sont aussi sevrés que nous, les officiers.
+
+--Mais ils peuvent au moins, de temps en temps, faire un voyage à Gabès
+ou ailleurs, dans une ville où il y a des femmes! s'est écrié un de mes
+voisins; tandis que nous!... Ah! bon Dieu!... Moi, ce soir, c'est pas de
+la blague, je coucherais avec une truie!...
+
+J'ai ri--ou j'ai fait semblant de rire--de ces emportements furieux, de
+ces appétits que le jeûne n'a pas domptés, mais a rendus plus féroces.
+
+Mais maintenant que je suis seul, rêvant tout éveillé à côté de mes
+camarades endormis, je me demande si une grande partie du désespoir qui
+s'est emparé de moi, depuis ma sortie de prison, n'est point faite de
+la privation de ces plaisirs physiques que réclamait tout à l'heure, à
+grands cris, devant l'étalage de formes en papier et en fil de fer,
+la surexcitation des spectateurs. Je me demande si l'énorme ennui
+qui m'accable est bien produit par l'absence de distractions
+intellectuelles, s'il n'est pas plutôt l'effet du manque de sensations
+naturelles--dont les flagellations des chaouchs m'ont empêché de
+souffrir jusqu'ici.
+
+Perpétuellement en butte aux méchancetés sournoises des galonnés, sans
+cesse témoin et victime des iniquités rancunières des garde-chiourmes,
+je m'étais raidi contre les défaillances, et j'avais opposé aux
+faiblesses du corps et aux avachissements de l'esprit la surexcitation
+de la rage et la barrière d'airain de la haine. Je comptais jour par
+jour le temps qui me restait à faire et je regardais avec impatience,
+mais sans crainte, tourner l'aiguille sur le cadran de la liberté.
+Je savais que je finirais par entendre sonner l'heure de la
+délivrance--parce que je voulais l'entendre sonner--et voilà que ma
+force m'abandonne au moment où mes tourments diminuent, que mon énergie
+disparaît avec les souffrances qui l'avaient fait naître et les coups de
+fouet qui l'irritaient! Voilà que je n'ai même plus la force de regarder
+en face les deux ans qui me restent à passer ici, devant ce code pénal
+dont je me moquais hier et qui me terrifie aujourd'hui; voilà que
+j'aurais la lâcheté de les troquer, ces deux ans, tant j'ai peur du
+conseil de guerre, contre cinq années de bagne, avec la liberté assurée
+au bout!
+
+Je n'avais encore jamais ressenti ce que j'éprouve à présent avec une
+intensité effrayante: le dégoût de tout, même de l'existence, ce dégoût
+énorme qui porterait un homme aux pires atrocités et le ferait marcher,
+tranquille et haussant les épaules, au devant des éventualités les plus
+terribles, les plus ignobles--ou les plus bêtes.--Je me sens, dans toute
+la force du terme, abruti...
+
+Et qui sait si ce n'est pas pour venir plus facilement à bout de ma
+résistance qui les irrite, que les chaouchs ont résolu de ne plus me
+mettre en prison à propos de bottes et de me forcer à vivre avec des
+moutons et des abattus dont la fréquentation affaiblit? Qui sait si ce
+n'est pas pour me pousser à quelque extrémité qu'ils m'ont désigné
+pour aller, demain matin, avec une douzaine d'autres, renforcer le
+détachement d'El-Ksob? El-Ksob, le plus mauvais poste de la compagnie,
+commandé par un officier féroce, et d'où remontent toutes les semaines,
+pour être mis en prévention de conseil de guerre, des malheureux dont
+nous allons prendre la place. Ah! j'aimerais mieux la prison...
+
+Je suis un torturé dont le courage consiste à braver les bourreaux dans
+la chambre de la question, mais qui se laisse aller à la dernière des
+faiblesses aussitôt qu'on l'a réintégré dans son cachot aux guichets
+traîtres. Ma rage a besoin d'être alimentée tous les jours par une
+nouvelle injure. Ma haine des tortionnaires m'abandonne aussitôt que
+leurs tenailles ont cessé de me pincer la chair.
+
+Ma haine!... Cette haine qui, ainsi qu'un roseau fragile, va se briser
+et me percer la main, et sur laquelle je pensais m'appuyer, comme sur
+un bâton, pour terminer l'étape horrible; cette haine que je n'ai voulu
+sacrifier à rien, ni au souvenir ni à l'espoir, qui m'a fait repousser
+les consolations que m'offrait la nature, la nature magnifique, que
+j'ai refusé de regarder. Je n'ai pas voulu que sa splendeur, qui aurait
+illuminé la noirceur de mes rêves, émoussât le tranchant de ma volonté,
+comme la rosée du soir, qui relève les fleurs couchées par la chaleur du
+jour, détend les cordes des arcs.
+
+Ma haine... Je ne sais même plus si je hais. J'ai peur. Les ténèbres
+s'épaississent autour de moi. Toutes les formes du découragement se
+ruent à l'assaut de mon imagination fatiguée, malade. Et je me sens,
+peu à peu, rouler dans l'abîme du désespoir sans fond... J'ai froid à
+l'âme...
+
+
+
+
+XXI
+
+
+--Est-ce que tu connais quelqu'un à El-Ksob? me demande Hominard, comme
+nous partons d'Aïn-Halib.
+
+--Ma foi, Queslier vient de me dire que nous y trouverions quelques
+copains.
+
+--Bien sûr, dit Queslier qui fait aussi partie du détachement. On a
+envoyé à El-Ksob une douzaine d'hommes d'El-Gatous, pour aider à la
+construction du bordj. Nous allons retrouver le Crocodile, Acajou,
+Rabasse...
+
+--Et l'Amiral?
+
+--L'Amiral aussi; c'est lui qui conduit le tombereau du Génie. Il est
+venu une fois à Aïn-Halib, pour chercher de la chaux, pendant que tu
+étais en prison. Il m'a dit qu'ils étaient là-bas quelques bonnes têtes,
+mais pas mal de jeunes arrivés de France... Tu sais, il paraît que
+ça pète sec à El-Ksob. Avec les gradés qu'il y a: le caporal Mouffe,
+l'ancien calotin défroqué, l'Homme-Kelb...
+
+--Qu'est-ce que c'est que l'Homme-Kelb?
+
+--Comment! tu n'as pas entendu parler de l'Homme-Kelb? L'Homme-Chien qui
+a du poil jusque dans les oreilles?
+
+--Non.
+
+--Eh bien, tu ne vas pas tarder à faire sa connaissance, ainsi que celle
+de l'honorable capitaine Mafeugnat. Ah! tu te figures que tu vas avoir
+affaire à des chaouchs ordinaires? Pas du tout. Ce sont des chaouchs de
+choix, de première catégorie. On n'en fait plus comme ça. Le moule est
+perdu. Le capitaine d'abord: un capitaine en second qu'on a envoyé aux
+Compagnies de Discipline parce qu'il préférait les bouteilles pleines
+aux bouteilles vides et dont le nez ressemble à une pomme de terre
+pourrie ou à une poire blette...
+
+--Queslier! s'écrie le caporal qui nous commande et qui a entendu la
+dernière phrase, je vous porte quatre jours de salle de police avec le
+motif, si vous dites un mot de plus.
+
+Queslier prend le parti de se taire et, haussant les épaules, force
+l'allure pour se porter en avant. Je le suis avec Hominard et bientôt
+nous marchons à une trentaine de pas de nos sept camarades; entre leurs
+capotes et leurs képis gris, apparaissent le képi et le pantalon rouge
+du caporal.
+
+Nous descendons une côte caillouteuse. La route, étroite, bordée de
+grosses pierres, s'engage dans un défilé, le long du lit raviné d'un
+oued dont les galets grisâtres et polis recouvrent à demi des amas de
+roseaux desséchés ou les troncs noirâtres d'arbres déracinés et apportés
+là par les eaux, à l'époque des grandes pluies. Puis, après un dernier
+détour, nous entrons dans une vallée aride, semée de loin en loin de
+buissons d'épines et encaissée entre des collines taillées à pic, au
+terrain rougeâtre, sur lequel des touffes d'alfa font l'effet de
+petits bouquets verts. Tout d'un coup, après le passage d'un oued qui
+dégringole des montagnes de droite, la chaîne des collines s'écarte à
+gauche et laisse apercevoir une plaine immense piquée de broussailles
+et de grands arbres, et bornée tout là-bas, au diable, par des montagnes
+d'un bleu cru. La route tourne à droite et, au pied d'une éminence
+qu'elle gravit, s'élève un bouquet de gommiers.
+
+--Ouf! dit Queslier en laissant tomber son sac, voilà douze kilomètres
+de faits: la moitié de l'étape. Nous pouvons bien nous reposer un quart
+d'heure.
+
+Hominard et moi nous mettons sac à terre et nous nous asseyons en
+attendant les camarades qui sont, maintenant, à plusieurs centaines de
+mètres en arrière.
+
+--Dites donc! s'écrie le caporal en approchant, si vous profitez de ce
+que je ne suis pas méchant pour vous moquer de moi, je vous ficherai
+dedans, vous savez.
+
+--Qui est-ce qui se moque de vous, caporal? demande Hominard. Est-ce
+pour moi que vous dites ça, par hasard?
+
+--Pour vous, pour Froissard et pour Queslier. Je ne veux pas que vous
+marchiez en avant, comme vous venez de le faire. Nous n'aurions qu'à
+rencontrer un officier, sur la route... Je ne suis pas méchant, mais je
+n'aime pas qu'on ait l'air d'en avoir deux...
+
+Pour toute réponse, Hominard tire sa pipe de sa poche et la bourre
+tranquillement. Il se retourne pour me demander une allumette; mais il
+reste le bras tendu, fixant les yeux sur la colline le long de laquelle
+serpente la route et que nous allons grimper tout à l'heure.
+
+--Tiens, regarde donc là-haut?
+
+--Eh! c'est le tombereau d'El-Ksob, dit Queslier, dont la vue perçante
+a reconnu l'attelage du génie. Et je parie que c'est l'Amiral qui le
+conduit... oui... oui... c'est bien lui. Il va au moins chercher quelque
+chose à Aïn-Halib.
+
+--Ma foi, tant mieux; il pourra nous donner quelques renseignements sur
+El-Ksob.
+
+Et je m'avance sur la route. Le tombereau descend lentement la côte.
+Au-dessus des ridelles on voit s'élever quelque chose qui ressemble à
+une perche... Tiens, c'est un fusil avec la baïonnette enfoncée dans le
+fourreau, au bout.
+
+--Ohé! l'Amiral!
+
+L'Amiral esquisse un geste vague, mais ne répond pas. Il est accompagné
+par un sergent dans lequel je reconnais cet infâme Craponi qui avait
+attaché Palet à la queue d'un mulet.
+
+--C'est cette rosse de Craponi qui lui défend de nous répondre, murmure
+Queslier. Mais qu'est-ce qu'il a donc dans sa voiture?
+
+Le tombereau n'est plus qu'à vingt pas. Je m'avance au devant du premier
+mulet, que je saisis par la bride.
+
+--Voulez-vous lâcher cet animal! s'écrie Craponi. Et vous, marchez! en
+avant! je vous défends de vous arrêter, entendez-vous?
+
+Mais l'Amiral n'a pas l'air de comprendre que c'est à lui que le Corse
+s'adresse. Il a saisi le cordeau qu'il retient d'une main ferme et a mis
+sa voiture en travers de la route.
+
+--Vous pouvez regarder ce qu'il y a dedans, nous dit-il, sans serrer les
+mains que nous lui tendons. Ne vous pressez pas, allez! je ne partirai
+pas avant que vous ayez vu.
+
+Et, se tournant vers le pied-de-banc:
+
+--Tu entends, toi, je ne partirai pas avant. Si ça ne te plaît pas,
+c'est le même prix.
+
+--Caporal! crie Craponi au cabot qui, assis sous les gommiers, regarde
+la scène de loin, sans y rien comprendre; caporal! rappelez vos hommes,
+ou je vous porte une punition en arrivant à Aïn-Halib!
+
+Le caporal s'élance en courant, mais Queslier est déjà monté sur une
+roue, moi sur l'autre. Au fond du tombereau un fusil dressé tout droit,
+un sac et un fourniment et, en travers, quelque chose comme un long
+paquet enveloppé de couvre-pieds gris.
+
+--Qu'est-ce que c'est que ça? demande Queslier qui se penche et tire à
+lui les couvertures. Ça a l'air lourd... Ah!...
+
+Il pousse un cri et est obligé de se cramponner aux ridelles pour ne
+pas tomber à la renverse. Je me penche à mon tour, anxieux, et un cri
+d'horreur m'échappe aussi. Ce qu'enveloppent les couvre-pieds, c'est
+un cadavre. La tête amaigrie, aux joues creuses, au teint plombé, est
+collée dans un angle du tombereau et de cette face livide, affreusement
+contractée, aux yeux ouverts encore dans lesquels est restée figée
+l'expression d'une rage atroce, aux mâchoires fortement serrées l'une
+contre l'autre, se dégage une impression de souffrance épouvantable.
+Cette tête, je l'ai reconnue, Queslier aussi. C'est celle de Barnoux.
+Nous nous précipitons vers l'Amiral pour lui demander des détails,
+tandis que les huit hommes qui nous accompagnent, Hominard en tête,
+grimpent à l'envi sur la voiture. Le caporal, emporté par la curiosité,
+monte aussi sur un brancard.
+
+--Tu peux regarder, va! lui cria Queslier. Ce sont tes confrères qui
+l'ont assassiné, celui-là. Si tu avais deux sous de coeur, tu rendrais
+tes galons à ceux qui te les ont donnés, après avoir vu ça!
+
+Le caporal bégaye, pleurniche.
+
+--Pas de ma faute... moi... pas méchant...
+
+--Mets-y un clou, eh! cafard! gueule Hominard qui a porté la main à sa
+cartouchière; mets-y un clou, ou je te fous une balle dans la peau! Les
+assassins n'ont qu'à fermer leur boîte, ici, ou on leur crève la gueule
+comme à des kelbs!
+
+Le cabot, terrifié, jette les yeux autour de lui. Il est tout seul.
+Craponi, prévoyant la scène, s'est éclipsé aussitôt qu'il nous a vus
+monter sur le tombereau. On l'aperçoit, tout au bout de la route,
+silhouette ignoble d'animal lâche et fuyant.
+
+--Je ne sais pas ce qui se passe en ce moment à El-Ksob, nous dit
+en terminant l'Amiral qui nous a expliqué comment Barnous est mort,
+étranglé par les chaouchs; mais ce que je puis vous assurer, c'est
+que, lorsque je suis parti, ça chauffait dur. Les hommes ne veulent
+pas sortir du camp et les gradés, qui sont réunis autour du capitaine,
+n'osent pas s'approcher d'eux. Ce matin, le Crocodile et une vingtaine
+d'autres parlaient de descendre le cadre et de déserter, avec armes et
+bagages, en Tripolitaine. Je ne sais pas comment ça a tourné, mais les
+gradés n'en mènent pas large. Moi, je ne voulais pas, d'abord, conduire
+le corps à Aïn-Halib, mais j'ai réfléchi. Autant valait moi qu'un autre,
+car moi, je n'aurai pas peur de raconter au capitaine comment les choses
+se sont passées...
+
+--Ce n'est pas au capitaine qu'il faut aller porter plainte, s'écrie
+Queslier. Le capitaine! Ah! il s'en fiche pas mal! C'est le général
+qu'il faudrait aller trouver, à Boufsa! Et nous verrions bien s'il ne
+nous accorderait pas justice.
+
+Je suis assez de cet avis, bien que je ne compte guère sur la justice du
+général--précisément parce qu'il est général.
+
+--Le plus simple, ça serait encore de descendre toute la racaille à
+coups de flingot, insinue Hominard en fixant le cabot qui, tout pâle,
+flageolle sur ses jambes.
+
+--C'est peut-être en bonne voie d'exécution, ce système-là, répond
+l'Amiral. Vous savez, après ce qui s'est passé ce matin, ça ne
+m'étonnerait pas qu'on ait déjà fait du boeuf à la mode avec la viande
+des pieds-de-banc... Tiens! Eh bien! où est-il passé mon Corsico?...
+Ohé! Craponi! Fripouilli! Macaroni!...
+
+Le caporal, tremblant, s'approche de l'Amiral.
+
+--Le sergent est parti depuis quelque temps déjà. Comme vous ne pouvez
+pas remonter sans escorte à Aïn-Halib, je vais vous accompagner. Les
+hommes iront bien tout seuls jusqu'à El-Ksob.
+
+--C'est ça, dit Queslier, débarrasse-nous de toi. Il n'aurait qu'à nous
+prendre envie de te casser les pattes en route...
+
+Mais Hominard se récrie.
+
+--De quoi? de quoi? Monsieur a le flub? Monsieur veut se trotter? Ah!
+mais non, par exemple! Pas de ça! On nous a donné un cabot pour nous
+conduire et je veux mon cabot. Un cabot comme ça, qui m'a menacé de me
+ficher dedans parce que je marchais trop vite! Il n'y a pas de danger
+que je le lâche! Et je vais le faire marcher devant moi, encore, avec
+accompagnement de coups de pied dans les talons s'il a l'air de
+vouloir caner... Ça ne marque pas, les coups de pied dans les talons...
+seulement, ça pince.
+
+Le caporal essaye de protester.
+
+--Je n'ai pas peur, je n'ai rien à redouter... Je n'ai jamais été
+méchant... c'est une justice à me rendre, je n'ai jamais été méchant...
+
+--Elle n'est pas mauvaise! Mais qu'est-ce que ça nous fout, tout ça?
+Méchant ou pas, si on décide de venger Barnoux sur la peau de tes
+copains d'El-Ksob, tu y passeras comme eux, en même temps... Ah!
+maintenant, dans le cas où la représentation serait déjà finie quand
+nous arriverons, on jouerait une nouvelle pièce exprès pour toi...
+Plains-toi donc, eh! taffeur!... Un duo à nous deux! c'est moi qui
+jouerais de la clarinette!
+
+--En route, nom de Dieu! s'écrie Queslier. Et pas de halte jusqu'à
+El-Ksob? Nous verrons ce qu'il y a à faire, avec les autres; il faudra
+qu'ils le payent, leur assassinat! Au revoir, l'Amiral!
+
+Nous avons repris nos sacs et nous nous sommes mis en marche. Elle ne
+nous a pas semblé longue, la seconde moitié de l'étape. Excités par
+l'indignation, la rage au coeur, nous avons marché à grands pas,
+silencieux, mornes, distendant seulement les mâchoires dans un rire
+féroce chaque fois qu'Hominard, ce farceur que la blague ne quitte pas,
+même dans la colère, engueulait son cabot.
+
+Des impitoyables, souvent, ces rigoleurs qui dissimulent la violence
+de leur indignation sous les drôleries de la farce--comme on cache un
+stylet dans le manche d'un riflard--et qui jettent à pleines poignées,
+sur les éraflures que fait la pointe froide de la menace, le sel cuisant
+de l'ironie.
+
+--Allons, trotte donc; on dirait que tu as peur de t'user la plante des
+pieds! Tu ne ferais jamais tort qu'aux vers. Ils ne te diront pas merci
+pour une demi-livre de viande que tu leur apporteras en plus. Après ça,
+Monsieur a peut-être passé un traité avec les astibloches?
+
+--Si tu ne marches pas plus vite, je ne te laisserai pas faire ton
+testament.
+
+Au bout d'une heure et demie, du haut d'une éminence qui domine une
+vallée, nous apercevons El-Ksob. Il est neuf heures du matin. Le blanc
+des marabouts, rosé au sommet, éclate sur le bleu pur du ciel, à gauche,
+tandis qu'à droite, le soleil qui vient de jeter sa pourpre caligineuse
+sur la pointe des montagnes, commence à rougir les contours de
+constructions inachevées dont les formes s'effacent et ne semblent plus
+qu'une masse violacée et confuse au milieu de l'éblouissement doré des
+rayons.
+
+
+
+
+XXII
+
+
+--Par ici! caporal! Par ici! Ne laissez pas vos hommes entrer dans le
+camp, s'écrie le capitaine Mafeugnat aussitôt qu'il nous aperçoit.
+
+Et il sort, en faisant de grands gestes, d'une des deux maisonnettes
+bâties sur la petite esplanade qui précède les retranchements élevés
+autour de l'emplacement des marabouts.
+
+Les gradés, un sergent et un caporal, sortent aussi de leur cahute et
+font quelques pas au devant de nous.
+
+--Mais, qu'est-ce qu'il a à nous appeler? me demande Queslier. Est-ce
+qu'il se figure que nous arrivons avec l'intention de lui servir de
+gardes du corps? Ah! mais non! Moi, d'abord, j'ai bien envie d'aller
+tout de suite retrouver les autres.
+
+Ils nous appellent aussi, les autres. Ils sont réunis en groupe compact,
+au milieu du camp, devant les tentes et, par-dessus le parapet, nous
+font signe de venir les rejoindre. Pourquoi pas? Le capitaine
+va évidemment nous faire camper à part, nous enjoindre de ne pas
+communiquer avec eux et, si nous enfreignons sa défense, il pourra nous
+accuser d'avoir refusé de lui obéir. Jusqu'à présent, nous n'avons
+reçu aucun ordre direct; le capitaine n'a parlé qu'au caporal qui
+nous conduit,--le caporal Fleur-de-Gourde, comme Hominard vient de
+le baptiser en route.--Queslier me pousse le coude... Nous sautons le
+fossé, lui et moi, et nous avons franchi le retranchement avant que le
+cabot ait eu le temps de se retourner.
+
+--Voulez-vous revenir ici! s'écrie-t-il, furieux de s'être laissé
+manquer de respect devant un capitaine; voulez-vous!...
+
+L'émotion arrête la parole dans sa gorge. Les huit camarades, Hominard
+en tête, viennent de lui passer entre les jambes et ont pris le même
+chemin que nous.
+
+--Vous aurez de mes nouvelles! tas de bandits! hurle le capitaine qui
+a vu de loin la scène et qui reprend le chemin de sa maison en nous
+tendant le poing.
+
+--Ses menaces et rien, dit le Crocodile en haussant les épaules, c'est
+absolument le même tabac.
+
+--Depuis ce matin, ajoute Acajou en ricanant, chaque fois qu'il nous
+donne un ordre, c'est comme s'il pissait dans un violon pour faire de
+la musique. Quand on a un frère à venger, conclut-il tragiquement, on ne
+connaît plus rien.
+
+Encore un drôle de type, ce gamin, dont l'impudence effrontée couvre la
+résolution audacieuse et qui écrase honteusement, entre deux phrases de
+mélodrame ou deux couplets de beuglant, sa sensibilité de petite fille.
+On sent qu'il a au plus haut degré la rancune de l'injure subie, cet
+avorton, qu'il l'a conservera pendant des années, s'il le faut, mais
+qu'il ne l'effacera complètement que lorsqu'il aura fait payer l'insulte
+à l'insulteur, par une mauvaise plaisanterie, un mauvais tour--ou
+un mauvais coup.--Pour le moment, il demande l'abatage immédiat des
+chaouchs, capitaine en tête.
+
+--Oeil pour oeil, dent pour dent! Qu'est-ce que tu en penses, Rabasse?
+
+Rabasse nous explique comment Barnoux a été assassiné. Il avait,
+paraît-il, parmi les sapeurs du génie qui dirigent les travaux du bordj
+qu'on construit à côté du camp, un camarade, un Bordelais comme lui.
+Ce camarade est parvenu, hier, 14 Juillet, à la faveur du désordre
+qu'avaient produit les différents jeux organisés pour célébrer la fête,
+à lui passer quelques bouteilles de liqueur. Barnoux était en train de
+les vider, le soir, après l'extinction des feux, avec les hommes de
+son marabout, quand le sergent Craponi, faisant une ronde, a entendu du
+bruit et est entré dans la tente. Il s'est aperçu de ce qui se passait
+et a fait sortir Barnoux qu'il a amené devant le capitaine.
+
+--Dites-moi de qui vous tenez ces bouteilles, lui a dit Mafeugnat.
+
+Barnoux, naturellement, a refusé. Le capitaine a donné l'ordre de le
+mettre aux fers. Comme il résistait, Craponi, l'Homme-Kelb et Mouffe
+se sont précipités sur lui et l'ont mis à la crapaudine; puis, pour que
+personne ne vînt le détacher, ils l'ont transporté devant leur maison.
+Là, Barnoux ayant poussé quelques plaintes, les trois brutes ont été
+prévenir le capitaine qui est venu demander au patient s'il voulait se
+taire.
+
+--Vos cris empêchent tout le monde de dormir. Voilà les sergents qui
+assurent que vous ne leur laissez pas fermer l'oeil.
+
+--Mon capitaine, je ne crie et je ne me plains que parce que je souffre.
+On a serré les fers tellement fort que j'ai les poignets brisés. Vous
+pouvez regarder si ce n'est pas vrai.
+
+--Je m'en moque, vous n'avez que ce que vous méritez.
+
+--Mon capitaine, un homme ne mérite jamais d'être traité comme je le
+suis. Si vous aviez un peu de coeur, vous le comprendriez...
+
+--Le bâillon! mettez-lui le bâillon! s'est écrié le tortionnaire aux
+trois galons.
+
+Et les chaouchs, après avoir enfoncé de force un chiffon sale dans la
+bouche de leur victime, lui ont entouré la tête avec des serviettes et
+des cordes.
+
+--Toute la nuit, nous dit Rabasse, il est resté là, jeté sur le sable
+comme un paquet. Et ce matin, au jour, le factionnaire, ne le voyant pas
+remuer, s'est approché. Il l'a secoué et s'est aperçu qu'il était mort
+étouffé. Aussitôt, le capitaine l'a fait mettre dans le tombereau du
+génie et...
+
+--Oui, nous avons rencontré l'Amiral en route.
+
+--Ah! si tu avais vu le camp ce matin! s'écrie le Crocodile. Tout le
+monde était en révolution. Vrai! je ne sais pas comment ils sont encore
+en vie, les chaouchs!
+
+--Il faudrait pourtant se décider, dit Acajou. Moi, je mets une boule
+noire, et toi?
+
+Moi, je mets une boule blanche. Oui, une boule blanche. Je viens de
+jeter un coup d'oeil sur les visages des individus qui m'entourent et,
+certes, si j'ai découvert quelques faces décidées, j'ai vu bien des
+physionomies d'indécis et d'irrésolus. Je devine que j'ai devant moi des
+abêtis qui n'ont même pas eu le courage d'être lâches tout de suite
+et qui se sont emballés, ce matin, surtout parce qu'ils ont vu éclater
+l'indignation de quelques crânes. Leur demi-journée d'insoumission
+commence à leur peser, et je sens que, malgré eux peut-être, d'un
+instant à l'autre, leur colère va tomber à plat. Ces moutons transformés
+subitement en loups vont redevenir des moutons. Je sens qu'il n'y a
+rien à tenter avec ces molasses. Je sens que, si nous levions nos
+fusils contre les assassins de Barnoux, ils se précipiteraient pour
+nous retenir les bras,--heureux de racheter leur rébellion par de
+l'aplatissement,--ou nous casseraient la tête par derrière.
+
+Et puis, je ne suis pas d'avis de recourir à la violence. Si j'avais été
+là ce matin, à quatre heures, quand on a relevé le cadavre, j'aurais été
+le premier à prêcher la révolte et peut-être à envoyer une balle dans la
+peau d'un des étrangleurs. Maintenant il est trop tard.
+
+Il y a une autre raison encore. En dehors de la vengeance immédiate,
+toujours excusable, je ne comprends la mort d'un homme que comme
+sanction d'une idée juste. Ici, l'exécution des misérables ne prouverait
+rien. Elle serait la conséquence méritée de leur férocité, et voilà
+tout. Si, un jour, quand l'heure sera venue de jeter par terre le
+système militaire, il faut répandre du sang,--et il le faudra,--on les
+retrouvera, les tortionnaires. Eux ou d'autres, peu importe. Tous les
+individus qui composent une caste sont solidaires les uns des autres.
+
+Le fait brutal est là, pourtant. Il y a eu rébellion. Depuis le matin,
+le camp entier refuse d'obéir aux ordres donnés par les chefs. On a
+poussé des cris d'indignation, on a proféré des menaces. Il est temps de
+mettre un terme à cette situation fausse. Se soumettre sans rien dire?
+Ils sont là une douzaine qui ne le voudraient pas; et puis, ce serait
+avouer implicitement qu'on a eu tort. Se plaindre? Oui, mais à qui?
+
+--Au général, parbleu! s'écrie Queslier, comme je le disais pendant la
+route!
+
+Je saute sur cette idée. Je sais d'avance à quoi m'en tenir sur les
+résultats de la visite que nous allons faire au commandant du cercle.
+Je ne me fais pas d'illusion sur la portée des réclamations que nous
+pourrons lui adresser et qu'il sera à peu près forcé de prendre, pour la
+forme, en considération. Seulement, le projet de Queslier a un bon côté.
+Le général sera obligé d'admettre, si nous poussons jusqu'à lui, que
+le camp d'El-Ksob a agi de bonne foi et ne s'est révolté que sous
+l'influence de l'indignation. Rester là, ce serait risquer de se voir
+accuser d'avoir tout simplement obéi à des chefs de complot dont le
+plan a avorté et dont on demanderait les noms,--qui seraient livrés,
+indubitablement. Et puis, qui sait? c'est peut-être un brave homme, ce
+général? Il est capable de forcer Mafeugnat et ses acolytes à changer de
+corps; il est capable de les faire passer au conseil de guerre... Il est
+capable... De quoi n'est-il pas capable?
+
+--Parbleu! s'écrient les hommes qui m'entourent et, auxquels je viens
+d'exposer ces dernières idées; allons, en route tout de suite.
+
+Tout le détachement veut se mettre en marche, immédiatement, pour
+arriver à Boufsa, où se trouve le général, après-demain matin. Il a
+fallu faire entendre raison à ces enragés,--des enragés qui commençaient
+à voir tout en rouge, après avoir vu tout en noir, et qui ne parlaient
+de rien moins que de la condamnation à mort de Mafeugnat, au conseil de
+guerre devant lequel le ferait passer le général.
+
+Il est décidé que nous partons à six, Queslier, le Crocodile, Acajou,
+moi et deux autres. Nous faisons la quête pour avoir du pain pendant les
+deux jours que nous aurons à marcher. Chacun nous apporte un croûton ou
+un morceau de biscuit. Nos musettes sont à peu près pleines.
+
+--Assez comme ça, dit Acajou. Sans ça, nous engraisserions et nous ne
+pourrions plus doubler les étapes. Quand on n'a pas l'habitude de manger
+à sa faim, vous comprenez...
+
+Nous empoignons nos fusils et nous sortons du camp à la queue leu-leu.
+Le capitaine, qui cause sur sa porte avec les chaouchs, nous aperçoit.
+
+--Halte-là! où allez-vous?
+
+--Nous allons à Boufsa, porter une lettre pressée au général, répond le
+Crocodile.
+
+Le capitaine devient tout pâle.
+
+--Rentrez dans le camp! Je vous défends de faire un pas de plus!
+
+Pour toute réponse, nous nous remettons en marche. D'un bond, Mafeugnat
+rentre chez lui et sort avec un revolver à la main. Il lève le bras.
+
+--Si vous ne vous arrêtez pas, je fais feu!
+
+Nous sommes à dix pas de lui et il met en joue le Crocodile. Tous
+ensemble, nous prenons à la main nos fusils chargés pendant que les
+chaouchs, Fleur-de-Gourde en tête, se précipitent dans leur cahute sous
+prétexte de chercher leurs armes.
+
+--Allons, va donc raccrocher ton crucifix à ressort, dit Acajou au
+capitaine, tu vois bien qu'il ne nous fait pas peur. C'est des noyaux de
+cerises qu'il y a dedans.
+
+Mafeugnat est vert de rage. Il murmure, d'une voix brisée par la colère:
+
+--Je vous ferai tous passer en conseil de guerre!
+
+--Après toi! crie le Crocodile.
+
+Et Acajou, qui est resté le dernier, se retourne pour lui dire en riant:
+
+--A quoi ça te sert-il de faire tes yeux en boules de loto? On sait bien
+que tu n'es pas méchant; tu ne ferais pas de mal à un lion; tu aimerais
+mieux lui donner un morceau de pain qu'un coup de pied...
+
+
+
+
+XXIII
+
+
+Le général, à Boufsa, a paru indigné de ce que nous lui avons appris. Il
+a prescrit une enquête et nous a promis, s'il y a lieu de le faire, de
+punir sévèrement les coupables. En attendant, il nous a fait reconduire
+à El-Ksob. Nous sommes retombés sous la coupe du capitaine Mafeugnat et
+de ses séides, qui nous en font voir de dures.
+
+Quelle canaille, que ce Mafeugnat! Une face jaunie par la bile, percée
+de petits yeux de cochon et agrémentée d'un nez enflé, pourri, en
+décomposition, constamment enduit d'onguents ou de pommade; une
+physionomie répugnante, rongée par le vice et crispée par la méchanceté;
+une tête de bourreau malade, de tortionnaire galeux, d'inquisiteur
+constipé. Il est toujours en train de rôder, la tête baissée, comme une
+hyène dans sa cage, autour de sa maisonnette. On dirait qu'il est en
+quête d'une étrille ou qu'il est à la recherche d'un clysopompe. L'autre
+jour, je suis passé à dix pas de lui. Il s'est arrêté net et m'a lancé
+un regard furieux. Ce n'est pourtant pas de ma faute si ses pustules ne
+veulent pas guérir et si les hommes de corvée trouvent vide, tous les
+matins, le Jules qui lui est réservé. La maladie rend irritable et
+injuste, je le sais bien, mais ce n'est pas une raison pour avoir l'air
+d'accuser les gens d'avoir jeté un sort sur vos tumeurs et d'avoir
+enchanté votre os iliaque.
+
+--Vous, vous m'avez l'air de filer un mauvais coton, m'a dit hier le
+sergent qu'on appelle l'Homme-Kelb; avec votre air de vous ficher du
+monde, je crois que vous n'irez pas loin... Et ne me regardez pas comme
+cela, quand je vous interloque... Je n'en veux pas, de ces coups de
+z'yeux!...
+
+Il ne veut pas qu'on le regarde, ce sauvage poilu, moulé dans un cor de
+chasse. Quel dommage! Il est pourtant bien intéressant à voir, avec sa
+figure blafarde d'assassin lâche, son nez en pied de marmite où pend
+une roupie infecte et son poil roux de Judas hirsute qui lui envahit les
+yeux et cache ses larges oreilles aplaties.
+
+Et le caporal Mouffe, un ignoramus aux yeux morts de poisson vidé, qui a
+jeté le froc aux orties pour endosser une livrée de geôlier!
+
+C'est lui, ce Mouffe, qui a fait saisir l'autre jour un malade atteint
+de dysenterie qui, n'ayant pas le temps d'aller au dehors du camp, avait
+posé culotte à quelques pas de sa tente. Il l'a fait renverser par terre
+et lui a fait traîner la figure dans les excréments. Il a trouvé un
+homme pour accomplir cette besogne lâche, un nommé Prey, sorte de brute
+inconsciente, qui porte ces mots tatoués sur le front: «Pas de chance.»
+Quand le malade s'est relevé, il avait les mains et les bras déchirés
+par les pointes des cailloux sur lesquels il était tombé, et du sang
+coulait à travers l'ordure dont était souillé son visage.
+
+C'est lui, ce Mouffe, qui, tous les soirs, après l'appel, chaussé de
+chaussons de lisière, rampe autour des marabouts pour épier le moindre
+bruit, et qui répète toutes les cinq minutes, d'une voix nasillarde de
+prêtre idiot:
+
+--Je veux entendre le plus profond silence!
+
+Quels êtres, mon Dieu! Ah! mieux vaudrait mille fois vivre dans les
+montagnes, avec les bêtes, avec les chacals et les hyènes dont on entend
+les hurlements, la nuit, que de passer son existence avec ces brutes qui
+croient être des hommes!
+
+Et il faut trimer, avec ça, comme des nègres. Nous travaillons à la
+construction d'un bordj, à côté du camp. Cinq heures de terrassement le
+matin, quatre le soir, avec les chaouchs, revolver au côté, se promenant
+sans cesse le long de la tranchée, punissant ceux qui lèvent la tête,
+punissant ceux qui travaillent mollement, punissant ceux qui n'arrivent
+pas à terminer leur tâche, engueulant tout le monde à tort et à travers.
+
+Je me moque de leurs menaces; je me fiche de leurs engueulades.
+D'ailleurs, ils se sont décidés à me laisser assez tranquille; ils se
+sont aperçus que j'abattais ma part de turbin assez consciencieusement.
+Le travail ne me fait plus peur, en effet. Je me suis habitué au
+maniement de la pioche et de la pelle, et la multiplicité des calus a
+rendu la peau de mes mains aussi dure et aussi rugueuse que de la peau
+de crocodile. C'est très utile, de ne pas avoir l'épiderme trop délicat
+lorsqu'on a à remuer un sol aussi rocheux et aussi rude à entamer que
+celui que nous éventrons, terrain pierreux dans lequel la pioche porte
+à faux et rebondit sur le roc, en envoyant dans les bras des contrecoups
+douloureux. Il ne manque pas de gens qui n'ont pas autant de chance
+que moi et qui se donnent un mal du diable sans arriver à des résultats
+appréciables.
+
+Il y a ainsi dans mon équipe un certain Dubuisson qui pourrait
+facilement emporter dans ses poches, à la fin de chaque séance, toute
+la terre qu'il a piochée. Il a commencé par travailler avec acharnement,
+mais, voyant que son courage ne lui servait à rien, il s'est ralenti
+peu à peu et se contente maintenant de gratter légèrement le sol avec la
+pointe de sa pioche. Quand il a abattu de quoi remplir un képi, il prend
+sa pelle et se met en devoir de débarrasser la fouille.
+
+--Dubuisson! lui crie l'Homme-Kelb, voulez-vous lancer la terre plus
+fort que ça! Elle retombe toute dans la tranchée.
+
+--Sergent, ce n'est pas de ma faute. Il y a un crochet au bout de ma
+pelle.
+
+--Tâchez de la charger un peu plus, votre pelle! Et baissez-vous pour
+ramasser ces pierres!
+
+--Impossible, sergent; la terre est trop basse. Mettez-la d'abord sur un
+billard et nous verrons.
+
+--Huit jours de salle de police!... Avec le motif... Impertinence
+flagrante!
+
+Dubuisson, sans rien dire, continue à tapoter autour d'une grosse
+pierre. Voilà trois jours qu'il la gratte, cette pierre, tout doucement.
+On dirait qu'il a peur de lui faire du mal. Il prétend qu'elle est
+collée.
+
+--Oui, sergent, collée. Ou plutôt, voulez-vous que je vous dise? Cette
+pierre-là, elle n'en a pas l'air, n'est-ce pas? Eh bien! c'est le
+commencement d'un banc. On s'en aperçoit bien quand on tape dessus.
+Tenez... pif! paf! Entendez-vous comme ça résonne? Il n'y a pas à s'y
+tromper, c'est la tête d'un banc de pierre. Ça s'étend peut-être à
+plusieurs lieues...
+
+--Huit jours de salle de police... Fichez de ma fiole, nom de Dieu!
+
+L'Homme-Kelb s'en va, furieux. Le caporal Mouffe s'approche à son tour.
+
+--Dubuisson, je commence par vous mettre quatre jours pour nonchalance
+au travail, et je vais vous en mettre huit si vous ne piochez pas plus
+fort que ça.
+
+--Je ne peux pas, caporal; je n'ai pas les bras assez longs. Jugez
+vous-même. Ce n'est pas mauvaise volonté. Vous comprenez bien que je n'y
+peux rien, si maman m'a fait les bras courts.
+
+L'équipe a éclaté de rire au nez du cabot et l'on a surnommé Dubuisson:
+Bras-Court. Sacré Bras-Court! Petit à petit, il est arrivé à imposer
+sa flemme. Les chaouchs continuent à le fourrer dedans, mais ont
+complètement renoncé à exiger de lui un travail sérieux. Comme il est
+musicien, il passe son temps, sur les chantiers, à nous chanter, à
+demi-voix, des morceaux en vogue au moment de son départ de France. De
+temps en temps, quand les pieds-de-banc ont le dos tourné, il place le
+manche de sa pelle sur son bras gauche, comme une guitare, tandis que,
+de la main droite, il pince des cordes imaginaires.
+
+Je suis heureux de l'avoir à côté de moi, ce fainéant obstiné. Il me
+met de la joie au coeur, avec ses morceaux de romances et ses bribes
+d'opéra-comique. Et nous ne nous plaignons pas de faire sa tâche,
+d'enlever un peu plus de terre ou d'aller vider quelques chignoles de
+plus, pourvu qu'il nous donne ses chansons. Un peu de gaîté fait oublier
+tant de choses! Nous sommes si malheureux!
+
+D'abord, nous crevons de faim. Depuis que je suis à El-Ksob, je n'ai pas
+fait encore un seul repas avec du pain. Ce sont des chameaux qui nous
+l'apportent d'Aïn-Halib, le pain, tous les deux jours, à onze heures. On
+se jette dessus, littéralement. A midi, je crois qu'il serait impossible
+de trouver, dans tout le camp, de quoi reconstituer la moitié d'une
+boule de son. En garder un peu pour manger avec les gamelles, ce n'est
+pas la peine d'y songer. D'abord, la faim fait taire la prévoyance; elle
+a besoin d'être calmée immédiatement. Et puis, entre nous, nous nous
+volons les croûtes qui restent. On m'en a volé, j'en ai volé. La morale?
+Les affamés s'assoient dessus.
+
+Pendant une demi-heure, après la distribution du pain, on n'entend
+sous les marabouts qu'un grand bruit de mâchoires. Chacun, en silence,
+tortore son bricheton jusqu'à la dernière miette. Ce n'est pas long à
+avaler, les trois livres de gringle!
+
+Ce qu'il y a de malheureux, c'est qu'il ne tient pas au corps, ce pain
+frais. Il s'en va avec une rapidité!... On a beau faire des efforts pour
+le conserver, c'est comme si l'on chantait.
+
+--C'est la faute de cette cochonnerie d'eau que nous avalons, déclarent,
+en hochant douloureusement la tête, des désolés qui, une heure à
+peine après avoir briffé leur boule, reviennent d'un endroit écarté en
+boutonnant leurs pantalons.
+
+C'est vrai, c'est la faute de l'eau que nous buvons, une eau saturée
+de magnésie, que les mulets vont chercher à un puits creusé dans une
+coupure, au pied d'une montagne. Elle débilite d'une façon effrayante,
+cette eau; elle vous flanque des diarrhées atroces--quand ce n'est
+pas la dysenterie.--On a toujours l'estomac vide avec cette eau-là. On
+digère en mangeant. On fait la pige aux canards. Ah! ils seraient à leur
+aise, ici, ceux qui prétendent que la liberté du ventre est la première
+des libertés!
+
+La gamelle ne contient qu'une chopine d'eau chaude sur laquelle flottent
+deux tranches de pain et qui recouvre un morceau de viande gros comme
+le pouce. On trouve aussi, quelquefois, tout au fond, une douzaine de
+haricots qui, après avoir passé vingt-quatre heures dans la marmite,
+pourraient encore servir pour tuer des piafs, avec une fronde.
+
+«Comme les hommes sont bien nourris, a le toupet d'écrire le capitaine
+Mafeugnat dans les rapports que le caporal Fleur-de-Gourde, qui fait
+fonction de secrétaire, nous lit tous les jours, à midi, on peut exiger
+d'eux une grande somme de travail. Sur les quatre heures de repos ou
+de sieste, on prendra tous les jours une ou deux heures qui seront
+consacrées à des travaux nécessaires à l'amélioration du camp.»
+
+Et, quotidiennement, une décision ridicule émaillée de citations latines
+nous indique l'ouvrage à entreprendre. «Aujourd'hui, le détachement ira
+faire une corvée de bois; les hommes seront envoyés de différents
+côtés, deux par deux. _Numero Deus impare gaudet._»--«Aujourd'hui, le
+détachement divisé en trois parties _coram populo_, muni d'outils _ex
+æquo_, se rendra sur la route d'Aïn-Halib pour arracher des pierres _ad
+hoc_.»
+
+--Quel idiot! s'écrie Rabasse; ce qui me fait rager, moi, ce n'est pas
+tant d'être sur pied du matin au soir, que de me voir commandé par un
+imbécile de cette trempe-là! Dire qu'on flanque des galons à des ânes
+pareils!
+
+Moi, ce qui me fait rager, dans cet affreux camp d'El-Ksob, c'est
+chaque chose en particulier et tout en général. Je ne suis pas le seul,
+d'ailleurs; presque tous les hommes du détachement, surmenés et agacés,
+sont surexcités d'une façon effrayante. Nous sentons peser sur nous la
+surveillance la plus étroite, l'espionnage le plus atroce. La moindre
+faute, le moindre écart, sont punis avec une sévérité exagérée. La
+fatigue et la faim sont érigées en système. Nous ne dormons qu'une
+nuit sur deux: tous les soirs, sur les cinquante hommes présents à
+l'effectif, on en commande vingt-quatre pour la garde. Il faut aller
+monter la faction à tous les coins du camp et jusque sur les montagnes,
+pour se remettre, le lendemain, au travail éreintant.
+
+Il devient de plus en plus dur, ce travail. Les chaouchs, au lieu
+d'avoir le revolver au côté, l'ont maintenant à la main et parlent,
+cinquante fois par séance, de vous brûler la cervelle. Craponi, qui est
+revenu d'Aïn-Halib, et qui nous a pris en grippe, Rabasse et moi, nous
+met régulièrement en joue deux fois par heure. Seulement, ils n'osent
+guère mettre leurs menaces à exécution, les couards. Ils lisent dans nos
+yeux notre exaspération. Ils savent bien qu'au premier coup de revolver
+toutes les pioches se lèveraient et que ce n'est pas dans le sol que
+leurs pics iraient s'enfoncer.
+
+--Mais tire donc! a crié le Crocodile au caporal Mouffe qui le couchait
+en joue, tire donc, si tu as du coeur!... Hein! tu canes! taffeur! Ah!
+ah! ça serait plus vite fait qu'une horloge, va, de te faire un talus
+dans le dos, si tu me manquais!
+
+Le capitaine Mafeugnat, informé de l'irritation des esprits, n'a pas
+cédé. De l'intérieur de sa maison où il se tient enfermé, deux revolvers
+chargés sans cesse à sa portée, il continue à prescrire les mesures les
+plus rigoureuses. Il vient d'envoyer au Dépôt, en prévention de conseil,
+pour vol de vivres, deux malheureux qui avaient ramassé, autour de la
+cuisine, une dizaine de pommes de terre avariées. Il a eu aussi une idée
+de génie: il a interdit l'usage du pas accéléré; nous ne devons plus
+marcher qu'au pas gymnastique. Le pas gymnastique partout: à l'intérieur
+ou à l'extérieur du camp, au travail, en corvée; il faut courir pour
+aller chercher sa gamelle, courir pour la rapporter, courir pour aller
+remplacer un camarade en faction, courir pour aller aux cabinets, courir
+pour porter du mortier aux maçons. Nous vivons les coudes collés
+au corps, les jarrets raidis, les cuisses successivement levées
+horizontalement. On nous prendrait pour des fous. Nous semblons des
+monomanes de la course. Nous avons l'air d'avoir le délire de l'allure
+rapide.
+
+Et il ne faut pas s'amuser à jouer avec cette décision stupide. Les
+peines à appliquer aux délinquants sont arrêtées d'avance: quatre jours
+de prison au premier qui use du pas accéléré; huit jours en cas de
+récidive; quinze jours à la troisième fois.
+
+C'est très joli, tout ça, évidemment. C'est même trop beau pour
+durer. Justement les chaouchs redoublent de méchanceté; ils viennent,
+paraît-il, de recevoir de mauvaises nouvelles. L'affaire Barnoux n'a pu
+être étouffée et le conseil de guerre réclame les bourreaux.
+
+L'Homme-Kelb, qui ce soir est chef de poste, se promène de long en
+large, en tirant rageusement les poils de sa barbe, devant les tombeaux
+sous lesquels sont étendus une douzaine de prisonniers. Acajou, qui est
+du nombre, lui demande la permission de sortir un instant pour aller
+satisfaire ses besoins.
+
+--Non! vous profitez de cela pour aller causer avec les autres. C'est
+interdit par les règlements. Un homme puni ne doit pas avoir de rapports
+avec ses camarades.
+
+--Cependant, sergent...
+
+--Foutez-moi la paix. Chiez au pied de votre tente; un homme de garde
+enlèvera ça avec une pelle.
+
+Acajou s'exécute. Et, quand il a fini, il interpelle le sergent qui a
+continué sa promenade et se trouve au bout du camp.
+
+--Sergent!... sergent!...
+
+--Qu'est-ce que vous voulez? nom de Dieu? vocifère l'Homme-Kelb.
+
+--Une poignée de ta barbe pour me torcher le cul.
+
+Le pied-de-banc s'est précipité sur l'avorton et, au milieu des huées
+générales, lui a mis les fers aux pieds et aux mains.
+
+--Tue-moi donc aussi, comme Barnoux! crie Acajou. Va donc! Un crime de
+plus ou de moins, qu'est-ce ça te fait? Mets-moi donc le bâillon, eh!
+barbe à poux!
+
+--Oui! je vous le mettrai, le bâillon, nom de Dieu! hurle le chaouch.
+Ah! vous avez l'air de vous moquer de moi parce qu'on vous a dit que
+je passais au conseil de guerre pour avoir fait mon devoir? Ça ne
+m'empêchera pas de le faire, mon devoir, nom de Dieu! et jusqu'au bout,
+sacré nom de Dieu! Et j'en bâillonnerai encore, des Camisards!
+
+Tous les hommes sont sortis des tentes et, au milieu du camp, se sont
+mis à hurler:
+
+--A l'assassin! à l'assassin! à l'assassin!
+
+L'homme-Kelb, pris de peur, a abandonné sa victime et s'est sauvé.
+
+Le lendemain matin, nous sommes entrés vingt en prison. Nous avions
+l'intention de nous rebiffer, mais, réflexion faite, nous n'avons rien
+dit. Qu'est-ce que ça peut nous fiche, la prison? Nous sommes sûrs
+maintenant que les tortionnaires vont passer devant le conseil de
+guerre. Nous sommes contents.
+
+Nous sommes restés quinze jours sous les tombeaux, faisant sept heures
+par jour d'un peloton de chasse épouvantable, crevant de faim.
+
+--Ce qu'on déclare ballon! s'écrie de temps en temps Bras-Court qui fait
+sans doute allusion, en employant cette expression métaphorique, au gaz
+qui contribue seul à gonfler son abdomen. Sérieusement, je commence à
+avoir les dents gelées.
+
+C'est vrai; je ne sais vraiment pas comment nous arrivons à nous
+soutenir. Nous souffrons de la soif, aussi, car la chaleur est
+accablante, et nous recevons à peine, par jour, le litre d'eau
+réglementaire. Mafeugnat a défendu expressément de nous en donner une
+goutte de plus, même pour laver notre linge. Nous ne le lavons pas. Nous
+sommes mangés vivants par les mies de pain à ressorts et par les pépins
+mécaniques.
+
+Un beau matin, un convoi est passé, qui a emmené les bourreaux à Tunis.
+L'officier qui a remplacé le capitaine Mafeugnat a fait sortir de prison
+tous les hommes punis.
+
+--Qu'est-ce que tu crois qu'ils attraperont, Mafeugnat et ses acolytes?
+me demande Queslier d'un air gouailleur.
+
+--Ma foi, je ne sais pas.
+
+--Moi je le sais. Ils seront acquittés, comme je te l'ai déjà dit.
+Veux-tu parier? Je parie un demi-biscuit.
+
+Il a eu raison, le sceptique. Deux mois après, nous avons appris qu'ils
+avaient été non seulement acquittés, mais qu'on les avait fait passer
+dans un régiment, en leur accordant des éloges pour leur conduite
+intrépide.
+
+
+
+
+XXIV
+
+
+C'est le lieutenant Ponchard, cet officier que j'avais vu pour la
+première fois à Aïn-Alib, le 14 juillet, qui a remplacé à El-Ksob le
+capitaine Mafeugnat. Tout nouvellement arrivé de France, n'étant jamais
+sorti du Dépôt où il n'avait pas exercé de commandement direct, il n'a
+pas eu le temps d'acquérir la dureté et la sécheresse de coeur dont ses
+collègues se font gloire. On a fait descendre d'Aïn-Alib, avec lui, des
+gradés dont la sévérité et la violence n'ont rien d'exagéré. La fleur
+des pois des chaouchs.
+
+Par le fait, eu égard surtout au triste état dans lequel nous nous
+trouvions il y a quelques jours à peine, nous ne sommes pas trop
+malheureux. En dehors des heures de travail, on nous laisse à peu près
+tranquilles. Nous jouissons d'une certaine liberté--la liberté au bout
+d'une chaîne.
+
+Nous continuons à déclarer ballon, par exemple. Ah! oui, nous claquons
+du bec sérieusement.
+
+--Maintenant, si l'on pouvait manger à peu près à sa faim, disait
+l'autre jour Rabasse, on n'aurait pas trop à se plaindre... Mais comment
+faire pour arriver à un pareil résultat?
+
+A force de se creuser la tête et de retourner la question sous toutes
+ses faces, il est arrivé à découvrir un moyen: il s'est abouché en
+secret avec l'un des sapeurs du génie qui surveillent les travaux
+du bordj, et le sapeur, alléché par la promesse d'une forte prime, a
+consenti à se laisser adresser une certaine somme dont il remettra, en
+nature, le montant au disciplinaire.
+
+--Oui, mon cher, m'a dit Rabasse qui m'a fait part de sa combinaison,
+j'ai été obligé de lui promettre vingt-cinq pour cent. Et encore, il
+s'est fait tirer l'oreille, l'animal. Crois-tu que c'est assez salaud,
+des individus pareils? Dame! c'est un bon soldat, celui-là; il est
+inscrit sur le tableau d'avancement! Il verrait crever de soif un
+Camisard qu'il ne lui donnerait pas un verre d'eau, mais pour dix
+francs, il lui passera un litre d'absinthe. C'est joli, la solidarité
+dans l'armée.
+
+--A ta place, ai-je répondu, je le dénoncerais, quitte à perdre mon
+argent. Il ne l'aurait pas volé.
+
+--Bah! qu'est-ce que tu veux? Mieux vaut encore passer par là et ne pas
+crever de faim. Je commence à en avoir assez, vois-tu, d'entendre hurler
+mes boyaux.
+
+Moi aussi. Je pourrais, un jour sur deux, mettre mon estomac en location
+ou laisser mon tube digestif au vestiaire. Ce que j'ai souffert de la
+faim, dans ce satané pays!...
+
+--Tu devrais faire comme moi, a conclu Rabasse, et te faire envoyer de
+l'argent.
+
+Pourquoi pas? Seulement, voilà: je ne sais pas par qui m'en faire
+envoyer. Mes parents? Je les ai saqués d'une sale façon, il y a déjà
+longtemps; d'ailleurs, pour rien au monde, je ne voudrais leur demander
+un sou... Alors, quoi?... Paf! voilà que mes souvenirs qui se sont mis à
+danser une sarabande dans mon cerveau d'affamé s'abattent sur la
+figure d'un cousin éloigné; un brave garçon, que je n'ai pas vu depuis
+longtemps, mais qui m'a toujours porté un certain intérêt. Est-ce une
+raison pour croire qu'il va s'empresser de déposer son offrande sur
+l'autel de ma fringale? Puis-je espérer que la victime viendra elle-même
+tendre au couteau, qui ne demande qu'à l'ouvrir, non pas sa gorge, mais
+sa bourse?
+
+Essayons. Je joue du cousin. Je lui écris une lettre insidieuse et
+apitoyante. Je le prends par tous les bouts; je le tâte de tous les
+côtés. J'ai l'air d'un rétiaire qui cherche à envelopper l'ennemi de son
+filet pour le percer de son trident.
+
+Quatre pages! c'est assez. Je ne lui dis pas, dans ces quatre pages,
+que je suis aux Compagnies de Discipline. Je ne veux pas effaroucher sa
+pudeur, mettre en déroute ses instincts honnêtes de bon bourgeois, le
+forcer à coller les mains sur ses yeux.--J'aime bien mieux qu'il les
+mette à sa poche.--Je lui raconte une petite histoire: J'ai été envoyé
+dans le Sud, tout dans le Sud, pour escorter une mission scientifique
+chargée d'étudier les inscriptions romaines gravées sur les sables du
+désert. Il n'y a pas de bureaux de poste, dans ce pays-là. «Il y en aura
+peut-être un jour; espérons-le du moins, cher cousin.» En attendant, je
+serais très heureux si mon excellent parent consentait à m'envoyer une
+certaine somme au nom du sapeur Bompané qui me la fera parvenir sans
+faute. J'esquisse même un léger portrait du sapeur: la crème des
+honnêtes gens, un coeur d'or; tout est sacré pour lui, etc. Je n'écris
+pas à mon père, ni à mon oncle, parce que je ne voudrais pas qu'ils se
+fissent du mauvais sang en me sachant si loin; je ne sais pas au juste
+quand se terminera notre voyage. J'ai tout lieu de croire, cependant,
+que nous ne pousserons pas jusqu'aux sources du Nil.
+
+Relisons un peu, pour voir. C'est ça, c'est ça... tout y est: la
+chaleur, les gazelles, les palmiers, les chameaux. «Tous les jours, nous
+mangeons un bifteck de chameau... Quelquefois, nous sommes pressés
+par la soif. Que faisons-nous? Nous ouvrons la bosse d'un chameau, ce
+réservoir dont la Providence a gratifié le vaisseau du désert, et nous
+nous désaltérons en remerciant Dieu... Les chameaux restent quarante
+jours sans manger. C'est très curieux.» Je parle aussi des lions;
+je consacre deux lignes à la hyène et une phrase entière au boa
+constrictor. Allons, ça n'a pas l'air d'aller mal... Ah! sacré nom
+d'une pipe! j'ai oublié l'autruche! Ça fait pourtant rudement bien,
+l'autruche! Vite: «A l'approche du chasseur, l'autruche enfouit sa tête
+dans le sable.» Maintenant, ça peut marcher. Voila une lettre, au moins,
+qui prouve que les pays que je visite font quelque impression sur moi.
+J'éprouve des sensations. Je ressens quelque chose là, là, au spectacle
+des tableaux grandioses de la nature. Je ne vais pas le nez en l'air,
+comme un imbécile, sans rien voir, sans penser à rien. Ah! mais non. Je
+sens, je vois, je vois même très bien; et la preuve, c'est que je vois
+absolument comme tous ceux qui ont vu avant moi. En relisant Buffon, mon
+cousin pourra constater que je ne le trompe pas.
+
+Je porte ma lettre au vaguemestre et j'attends. Je sais que je ne
+pourrai pas avoir de réponse avant une dizaine de jours.
+
+Nous travaillons toujours à la construction du bordj, un quadrilatère
+garni de casemates couvertes de voûtes en pierres et défendu par des
+bastions, aux deux angles opposés. Le travail est moins dur, maintenant
+que nous n'avons plus sur le dos la bande des étrangleurs; seulement,
+il est plus compliqué. Le lieutenant du génie, qui est un roublard, a
+embauché quelques Italiens pour la maçonnerie et nous a chargés, nous,
+d'extraire la pierre des carrières et de fabriquer la chaux et le plâtre
+nécessaires. Nous avons établi des fours et, pendant que les uns les
+remplissent, les autres s'en vont faire dans la montagne la provision de
+bois indispensable. On ne nous escorte pas dans nos pérégrinations et,
+pourvu que nous revenions avec un fagot à peu près raisonnable, personne
+ne nous chicane. Nous n'abusons pas outre mesure de la liberté qui nous
+est laissée; nous en abusons un peu, naturellement, car l'homme n'est
+pas parfait et l'affamé moins que tout autre; mais nous nous bornons
+à dévaliser par-ci par-là un Arabe dont les bourricots sont chargés de
+dattes, ou à enlever un agneau que nous faisons rôtir dans un ravin. Il
+y a aussi, derrière les montagnes, des jardins plantés de figuiers où
+nous allons pousser des reconnaissances assez souvent. Les Arabes se
+sont aperçus que leurs fruits disparaissaient comme par enchantement et
+se sont mis à monter la garde. Au lieu de les détrousser en cachette,
+nous les avons détroussés en leur présence et, comme ils ont fait mine
+de se rebiffer, nous leur avons flanqué une volée. Là-dessus, ils ont
+été se plaindre au camp, où le factionnaire, naturellement, les a reçus
+à coups de crosse. Les indigènes l'ont trouvée mauvaise; ils ont pris le
+parti de déposer une plainte au bureau arabe, à Aïn-Halib. Et,
+lorsque nous sommes retournés dans les jardins pour faire notre petite
+provision, nous avons trouvé un vieil Arabe qui nous a fait voir de loin
+un bout de papier sortant à demi d'un étui de cuir qu'il portait sur la
+poitrine. Le vieillard nous a fait comprendre que ce papier lui donnait
+le droit de nous faire mettre en prison, si nous persistions à pénétrer
+sur ses terrains sans son autorisation.
+
+--Tiens, c'est drôle, me dit le Crocodile. Qu'est-ce que ça peut être
+que ce papier-là?
+
+--Je ne sais pas, mais c'est bien facile à voir.
+
+Et je m'approche du vieux, qui recule en faisant de grands gestes. Il
+déclare qu'il a payé son papier cent sous au bureau arabe et qu'il ne le
+laissera pas prendre. Je lui explique que je ne tiens pas du tout à
+le lui prendre, mais que je voudrais bien le voir, même d'un peu loin.
+L'Arabe se retire à l'écart, sort son papier de l'étui, le déplie
+soigneusement et me le montre, à trois pas.
+
+J'en reste bleu. C'est une page de la _Dame de Montsoreau_!
+
+--Et tu as payé ça cent sous?
+
+L'Arabe me fait un signe affirmatif.
+
+--Douro, douro.
+
+Le Crocodile me frappe sur l'épaule.
+
+--Épatant, hein? Et dire qu'on fait passer des hommes au conseil de
+guerre pour avoir perdu une brosse ou volé des pommes de terre.
+
+Un beau jour, on nous remplace dans nos fonctions de bûcherons et
+de chaufourniers par des indigènes qui rapportent du bois sur des
+bourricots et qui font de la chaux à la grâce de Dieu. Pour nous,
+nous sommes employés simplement à servir les maçons. Qu'est-ce que ce
+changement peut signifier?
+
+Un sapeur, sur les chantiers, nous donne la clef de l'énigme. Le
+lieutenant du génie attend un général inspecteur des travaux. Or, comme
+il marque régulièrement et quotidiennement sur ses livres de comptes
+trente journées d'indigènes porteurs de bois et trente journées
+d'indigènes chaufourniers, il ne se soucie guère d'être pris en flagrant
+délit de contradiction avec lui-même. Il tient à établir, pour un ou
+deux jours, dans la pratique, l'équilibre qu'il a établi théoriquement
+entre les recettes et les dépenses.
+
+Le général est passé, a examiné, a félicité et s'est retiré on ne
+peut plus satisfait, promettant au lieutenant la croix qu'il a si bien
+méritée.
+
+Le soir même, les Arabes ont été congédiés et n'ont plus figuré, à
+l'état d'auxiliaires, que sur les livres où des états de solde sont
+dressés périodiquement. Quel roublard, cet officier du génie!
+
+--Il la connaît dans les coins, dit Bras-Court en hochant la tête,
+le soir, quand nous sommes réunis dans un coin du camp pour causer ou
+écouter des contes.
+
+--Tout ça, voyez-vous, dit Acajou d'un ton sentencieux, c'est voleur et
+compagnie. Seulement, il vaut mieux ne pas dire tout haut ce qu'on en
+pense... Ah! à qui le tour de raser? A toi, l'Amiral!
+
+L'Amiral secoue la tête. Ce n'est pas à son tour. Queslier qui est
+assis sur une pierre, dans un coin, pensif, a l'air de se réveiller en
+sursaut.
+
+--A qui le tour?... C'est une histoire que vous voulez? Eh bien! je vais
+vous en raconter une. Elle est drôle; vous allez voir. Et puis, c'est
+une histoire de voleurs, ça fera votre affaire. Écoutez:
+
+«Il y avait une fois un juif arabe qui s'appelait Choumka. Il était de
+Karmouan, une grande ville dont vous devez avoir entendu parler, si vous
+ne la connaissez pas. C'était un de ces industriels comme vous avez pu
+en voir partout, surtout au commencement de l'expédition; suivant les
+colonnes, se promenant dans les villes de garnison porteur d'un méchant
+éventaire, criant: «Grand bazar! A la bon marché! A la concurrence!
+Kif-kif madame la France!» vendant du papier à cigarettes, l'article
+de Paris, la goutte et l'épicerie;--la graine des mercantis, enfin,
+pelotant les soldats, les sous-officiers et les officiers, à mesure
+qu'ils avancent dans le commerce et devenant parfois fournisseurs des
+denrées d'ordinaire en même temps que procureurs pour les états-majors.
+
+«En 1883, les fonctionnaires compétents de la subdivision de Jouffe et
+le général E... qui la commandait, devaient adjuger à un ou plusieurs
+particuliers la fourniture des subsistances et des moyens de transport
+pour tous les postes situés entre Jouffe et Karmouan, sur un parcours
+d'environ 150 kilomètres. Il y avait là des millions à extorquer à
+l'État. Les gros bonnets le comprirent bien et se demandèrent pourquoi
+ils ne s'adjugeraient pas à eux-mêmes cette entreprise à laquelle on
+pouvait ajouter, d'ailleurs, celle de toutes les fournitures militaires:
+viande, alfa, orge et fourrages. Il n'y avait qu'une difficulté:
+l'adjudication était publique et il était difficile d'être en même temps
+adjudicateur et adjudicataire. L'état-major de Karmouan eut une idée
+splendide: il désigna à celui de Jouffe un individu qui pourrait servir
+d'homme de paille. Cet individu était Choumka. L'idée fut fort goûtée
+et Choumka fut accepté avec enthousiasme, entre la poire et le fromage
+d'une orgie dont il avait sans doute procuré l'élément féminin.
+
+«Tout le monde était émerveillé. Ce que c'était que le commerce!
+Choumka, le mercanti, celui qui avait vendu la goutte aux soldats
+derrière la Kasbah, était devenu fournisseur de toutes les subsistances
+militaires et des moyens de transport! Il avait un parc d'arabas à
+Jouffe, un autre à Karmouan! Que n'avait-il pas? Il avait tout!
+
+«Ça alla bien assez longtemps. Les bailleurs de fonds et le titulaire
+de l'adjudication s'entendaient comme larrons en foire. Ce dernier
+se contentait de la part que le lion voulait bien lui laisser, sans
+préjudice de la vente--combien de fois répétée--des mêmes bottes d'alfa
+ou de foin et des mêmes sacs d'orge, qui ne sortaient de ses magasins
+que pour y revenir, le soir même, sur des prolonges escortées d'un
+maréchal des logis ou autre adjudant. Choumka était aussi fournisseur
+des matériaux pour le génie, pierres, chaux, plâtre, etc. Il sut obtenir
+les bonnes grâces du commandant supérieur du cercle et se fit donner des
+hommes de corvée qui travaillèrent à lui construire une maison sur
+une des places de la ville. Un bataillon d'infanterie fournissait les
+hommes; le génie, les plans et devis, les outils et les matériaux;
+la maison avançait rapidement; c'était une sorte de villa que devait
+habiter plus tard l'état-major...
+
+«Quelle mouche les piqua tous, tout d'un coup? Quelle est la moukère
+que Choumka ne put ou ne voulut procurer pour une petite soirée à la
+Poste?--C'était là qu'avaient lieu les orgies et tous les hommes de
+mon bataillon qui ont pris la faction au Trésor ont vu défiler les
+bacchanales.--Toujours est-il qu'on se fâcha. On enleva les outils
+du génie qui se trouvaient dans la bâtisse, on supprima les hommes de
+corvée. Choumka, qui était évidemment devenu quelqu'un et qui s'était
+enrichi à nombre de tripotages, eut l'air de se moquer carrément de
+ces messieurs. Il prit des ouvriers italiens et arabes et continua
+tranquillement sa maison.
+
+«L'état-major fut piqué au vif. Il résolut de se venger et de jouer
+quelque bon tour à l'insolent qui le narguait. Une occasion magnifique
+se présentait; un sergent-major du génie venait justement de déserter
+avec une forte somme d'argent, et s'était embarqué à Jouffe dans un
+tonneau. On fit un inventaire au génie; il manquait des outils. On
+fit des perquisitions et l'on trouva chez Choumka quelques pelles
+ou quelques pioches qui y avaient été oubliées--ou rapportées
+intentionnellement.--On mit Choumka en prison. Il se rebiffa, menaça de
+vendre la mèche. Alors, on voulut le faire sortir. Mais, tout d'un coup,
+il refusa. Il déclara que, puisqu'on l'avait mis en prison pour vol, il
+voulait qu'il y eût jugement; et, malgré toutes les démarches tentées
+pour le dissuader, il ne voulut pas en démordre. Il intenta enfin un
+procès au général E. et à ses acolytes et fit venir à Jouffe un grand
+avocat de Paris. On se figurait que Choumka n'avait ni livres ni
+comptabilité; tout au contraire, il produisit des registres d'entrée, de
+sortie, de doit et d'avoir on ne peut plus en règle. On avait devant soi
+un véritable négociant. L'affaire vint devant le conseil de guerre séant
+à Jouffe qui, quoi qu'il en eût, fut forcé d'accorder à Choumka des
+dommages-intérêts très considérables payables par le général E. et
+consorts, qui ne tardèrent pas à se voir rappelés en France.
+
+«Choumka, lui, est toujours adjudicataire de toutes les fournitures;
+mais, maintenant, c'est parce que, grâce à sa fortune, il n'a plus de
+concurrents à redouter; il détient tous les moyens de transport. Il va
+par Karmouan en burnous de soie, avec montre, chaîne et breloques en or
+massif au gousset. Sa maison est superbement finie et les officiers de
+la garnison y sont ses très humbles locataires.--Voilà».
+
+Acajou, riant d'un rire sardonique, donne la moralité:
+
+--C'est un adroit filou qui en a roulé d'autres comme des chapeaux
+d'Auvergnats.
+
+--Ah! parbleu! s'écrie Rabasse, on l'a dit et c'est rudement vrai: les
+armées permanentes sont une cause permanente de démoralisation. Tant
+qu'elles existeront...
+
+--Oui, dit Queslier. Et elles existeront tant que la Révolution sociale
+ne les aura pas flanquées par terre. Ah! ça ne serait pas malin,
+pourtant, vois-tu; il y en a tant, de malheureux, qui ne demandent
+qu'à laisser là le pantalon rouge pour retourner chez eux! Je suis sûr
+qu'avec un simple décret...
+
+J'interviens.
+
+--Laisse-moi faire une supposition, Queslier. Je suppose que la
+Révolution soit faite. On a décrété l'abolition des armées permanentes.
+Le décret est porté à la connaissance d'un colonel commandant un
+régiment dans une ville quelconque. Aussitôt, il fait réunir ses deux
+mille hommes et leur lit la décision en question. Les deux mille hommes
+sont disposés à partir, n'est-ce pas, Queslier? et joyeusement, encore?
+
+--Naturellement.
+
+--Oui. Mais le colonel fait suivre sa lecture de ces quelques mots:
+«Que ceux qui veulent abandonner le drapeau, délaisser les intérêts
+supérieurs de la patrie, que ceux-là s'en aillent. Mais qu'ils restent,
+ceux qui ne veulent pas déserter le champ d'honneur, qui veulent rester
+fidèles au devoir militaire et bien mériter de leur pays!» Alors, sur
+ces deux mille, sais-tu combien sortiront des rangs? Cinquante, à peine!
+Et si le colonel crie aux autres: «Fusillez-moi ces cinquante hommes!»
+ce sera à qui, parmi les dix-neuf cent cinquante, se précipitera pour
+les coller au mur!
+
+Queslier réfléchit un instant.
+
+--Oui. C'est vrai. A moins que, sur les cinquante hommes, il ne s'en
+trouve un qui lève son fusil et envoie une balle dans la peau du
+colonel. Alors, tout le régiment partirait. Oui, il faudrait ça... c'est
+malheureux, pourtant!...
+
+Peut-être. Mais à qui la faute si, aux yeux de la foule, le Droit
+lui-même doit chercher sa sanction dans la force--la force inutile
+souvent, et bête quelquefois?--A qui la faute si le peuple ne comprend
+pas encore qu'on puisse imprimer le sceau de l'éternité, autrement
+qu'avec du sang, sur la face des révolutions?
+
+C'est l'aveuglement des peuples--ces parias hébétés par la misère et
+l'ignorance, ces souffrants dont les passions ont toujours, au fond,
+quelque chose de religieux--qui réclame de la foi révolutionnaire des
+sacrifices sanglants et des scapulaires rouges.
+
+
+
+
+XXV
+
+
+--Dis donc, toi, pourquoi as-tu cassé le manche de ta pioche, hier?
+
+--Moi! j'ai cassé un manche de pioche?
+
+--Viens voir un peu ici, si ce n'est pas vrai.
+
+C'est le sapeur du génie Bompané qui m'interpelle et qui m'entraîne dans
+la casemate où l'on serre les outils tous les soirs. Qu'est-ce qu'il me
+chante, avec sa pioche?
+
+--C'est une blague. Seulement, je voulais te parler sans attirer
+l'attention des pieds-de-banc. J'ai reçu ce matin une lettre d'un de tes
+parents, avec un mandat. Il y a une feuille pour toi. Tiens, la voilà.
+
+C'est la réponse du cousin. Il se déclare prêt à me faire parvenir tous
+les mois une certaine somme, par les voies que je lui ai indiquées. Il
+me souhaite une bonne santé et m'engage à manger du chameau le moins
+souvent possible. On lui a dit que c'était échauffant. Brave cousin! il
+me demande aussi un peu plus de détails sur le pays. Je lui en donnerai
+des flottes. Je lui apprendrai comment on fabrique la couscous.
+
+Un post-scriptum: «Tu me rembourseras les sommes que je t'avancerai
+jusqu'à ta libération, à ton retour, lorsque tu auras réglé tes
+comptes». C'est entendu.
+
+Maintenant, je vais pouvoir mastiquer à ma fantaisie. Il n'est vraiment
+pas trop tôt. Bompané doit me passer un pain tous les deux jours et, de
+temps en temps, un litre de vin ou d'absinthe.
+
+Après la misère, l'orgie.
+
+Je ne suis pas le seul, d'ailleurs, qui jouisse du bien-être, qui me
+plonge dans les délices. Plusieurs de mes camarades ont usé du même
+moyen que moi et, soit par l'entremise des sapeurs du génie, soit par
+celle des ouvriers italiens, se sont fait envoyer de l'argent.
+
+--Est-ce que les purotains peuvent y mettre un doigt? est venu demander
+Acajou qui, les dents longues et l'estomac creux, est entré l'autre jour
+dans le marabout où nous recevons mystérieusement nos provisions.
+
+Bien entendu. Pique dans le tas, mon gars, et avec la fourchette du père
+Adam, encore. Seulement, ne boulotte pas tout; il faut que tout le monde
+vive. C'est Voltaire qui a dit ça.
+
+Ça n'étonne pas Acajou; du reste, il est trop bien élevé pour se
+flanquer une indigestion. Il prétend que, rien que pour la santé, il
+vaut mieux _rester sur sa faim_.--Drôle de monture!
+
+Nous sommes une cinquantaine, maintenant, au détachement, depuis qu'on
+y a fait descendre une douzaine de bleus récemment arrivés de France; et
+sur ces cinquante, je ne crois pas qu'on en trouverait cinq disposés à
+se plaindre du régime que nous supportons. Nous n'avons presque rien à
+faire en dehors des heures de travail au bordj, nous nous arrangeons
+de façon à ne pas crever de faim; nous buvons un petit coup de temps
+en temps et nous fumons comme des locomotives. Réellement, pour des
+forçats, nous ne sommes pas mal.
+
+Le lieutenant Ponchard, satisfait probablement de se voir chef de
+détachement et de ne relever que de lui-même, se confine de plus en plus
+dans sa maison où, paraît-il, il se flanque de jolies cuites avec les
+pieds-de-banc qui, de leur côté, nous laissent à peu près livrés à
+nous-mêmes. Nous l'apercevons de temps à autre, se promenant dans les
+environs du camp, bras dessus, bras dessous, avec son ordonnance. Un
+soldat de l'armée régulière, cette ordonnance, comme toutes celles
+des officiers sans troupes--et les Compagnies de Discipline ne sont
+considérées que comme des troupes irrégulières.
+
+Depuis quelque temps, il tranche du maître, ce larbin louche; il prend
+l'habitude de nous surveiller du coin de l'oeil et de fournir sur nous,
+à son patron, des rapports plus ou moins exacts. Il a même eu le talent
+de faire mettre en prison cette brute de Prey qui lui avait fait un
+compliment équivoque.
+
+--C'est moi que vous injuriez en insultant mon ordonnance! est venu
+dire, d'une voix empâtée, le lieutenant Ponchard, ivre à ne pas se tenir
+debout. Prey, je vous mets quinze jours de prison.
+
+Et Prey a monté son tombeau... d'où l'officier l'a fait sortir le
+lendemain, après lui avoir fait subir un interrogatoire.
+
+--Vous êtes-vous bien rendu compte de ce que vous avez dit hier?
+
+--Non, mon lieutenant.
+
+--Alors, vous êtes fou?
+
+--J'sais pas, mon lieutenant.
+
+J'étais de faction, à deux pas. L'officier s'est tourné vers moi, l'oeil
+encore allumé par la soulographie de la veille.
+
+--Et vous, factionnaire, croyez-vous qu'il soit fou?
+
+--Oui, mon lieutenant, je le crois.
+
+--Alors, qu'il s'en aille... El-Ksob n'est pas une succursale de
+Charenton.
+
+Et il est parti en riant.
+
+Je n'ai pas menti. Prey est bien un fou, un pauvre fou. Aucune
+proportion entre les lignes de cette face bestiale qui porte tatoué:
+«Pas de chance» sur le front où descendent des cheveux hérissés; le
+maxillaire inférieur avançant sur le supérieur et laissant entrevoir la
+pointe acérée des canines; les yeux injectés de sang. On sent que, chez
+cet être au cerveau déséquilibré, la conscience n'existe pas. On sent
+que, dans sa naïveté cynique, il n'hésiterait pas à se servir, pour
+étendre du fromage sur son pain, du lingre à la virole encore rouge avec
+lequel il aurait suriné, la veille, un pante au coin d'une borne.--Un
+de ces prédestinés des fins lugubres, poussés vers le crime par une
+fatalité inéluctable, et sur le berceau desquels le couperet sinistre de
+la guillotine a projeté son ombre triangulaire.
+
+Je connais peu de sa vie. Le peu qu'il en sait lui-même et qu'il m'a
+raconté en riant, d'un air triste, avec des expressions baroques,
+magnifiques et atroces, qui font couler dans le dos le froid d'une lame
+de couteau et qui jettent parfois comme un rayon d'or sur des remuements
+de boue: le père au bagne, la mère indigne, la maison de correction
+à treize ans... Toute l'épopée lamentable d'un de ces parias dans la
+pauvre âme desquels la société ne sait pas voir et dont elle jette un
+jour le cadavre, la bourgeoise jouisseuse, dans le panier sanglant du
+bourreau.
+
+Il tuera, ce Prey, il tuera; et, quand il aura payé sa dette--la dette
+de l'hérédité sombre et de son organisme morbide--des savants viendront,
+qui pèseront soigneusement son cerveau d'assassin, qui l'étudieront au
+microscope, qui déclareront que le criminel n'était que l'instrument
+aveugle d'une cause hors de lui et qu'il était irresponsable. Pauvre
+homme!...
+
+Ça ne fait rien, l'officier me prend pour un blagueur; il me l'a dit
+carrément.
+
+--Vous croyiez que j'étais saoul, l'autre jour, quand vous m'avez
+dit que Prey était fou? Vous êtes un fumiste... Mais vous avez raison
+d'essayer de tirer vos camarades de prison. A votre place, j'en ferais
+autant.
+
+C'est bien possible. D'autant plus possible qu'il a l'air de s'abrutir
+de jour en jour davantage. Un abrutissement doux d'ivrogne larmoyant,
+un laisser-aller compatissant de gaga expansif. Presque tous les soirs,
+après la soupe, il vient nous retrouver dans le coin du camp où nous
+avons pris l'habitude de nous réunir. Il écoute nos histoires, nous
+distribue du tabac et, quand il est gris comme un Polonais, nous fait
+chanter en choeur.
+
+--Chantez quelque chose de cochon... Moi, je n'aime que ce qui est
+cochon...
+
+Il accompagne au refrain.
+
+--Allons, encore une fois! Je vous donnerai trois paquets de gros
+tabac...
+
+ On dit que la reine des garces est morte,
+ Est morte comme elle a vécu.....
+
+A la fin, il essuie une larme d'attendrissement qui roule au bord de sa
+paupière rouge.
+
+--C'est tout de même trop cochon... Enfin, moi, je n'aime que ce qui est
+cochon... Heureusement qu'il n'y a pas de demoiselles ici, n'est-ce pas,
+toi?
+
+Et il regarde son ordonnance qui est venu lui nouer un foulard autour du
+cou pour l'empêcher d'attraper un rhume...
+
+Après les chansons, on fait de longs récits,--des récits
+pornographiques. Ils se prolongent souvent très avant dans la nuit, ces
+contes sales, bien après l'heure du coucher, après l'heure de l'appel du
+soir qu'on ne sonne pas, le plus souvent. Et, au milieu de l'obscurité
+grandissante, dans la nuit que percent les feux des prunelles
+enflammées, on voit de temps en temps se lever des hommes qui se
+prétendent fatigués, qui se retirent dans leurs marabouts, qui sortent
+du camp, par couples, l'un suivant l'autre rapidement, sous des
+prétextes quelconques. On les blaguait, tout d'abord; maintenant, on ne
+les blague plus. C'est tout au plus si l'on se pousse du coude quand on
+les voit partir. Le mépris a fait place à l'envie.
+
+--Pourquoi que tu ne te fais pas une gigolette! m'a demandé l'autre jour
+le Crocodile, _qui en est_. Dame! je sais bien, c'est un peu... Enfin,
+quoi? ce n'est pas de notre faute si nous n'avons pas de grives et si
+nous sommes forcés de prendre des merles...
+
+
+
+
+XXVI
+
+
+Je suis plus malheureux que les pierres.
+
+Il s'agrandit de jour en jour, le trou que creuse depuis si longtemps
+dans mon âme le pic impitoyable de l'ennui.
+
+Ce trou me fait peur, mais je n'ai rien pour le combler. Rien, pas même
+la haine. Elle disparaît peu à peu, elle aussi, lorsque s'efface le
+souvenir de l'indignation qui l'avait fait sortir tout armée du cerveau,
+comme Athénée portant la lance.
+
+Il y a des moments où je ne me sens pas assez misérable, où je voudrais
+souffrir davantage, où je voudrais être torturé comme je ne l'ai pas
+encore été. J'ai soif de la douleur, parce que la douleur me donne la
+rage et que je suis assez fort pour triompher de l'abattement lorsque je
+suis plein d'amertume et que j'ai trempé dans le fiel la débilité de mon
+coeur.
+
+Oh! si l'on pouvait haïr toujours!
+
+Je me suis sondé et éprouvé, et j'ai reconnu ma faiblesse.
+
+D'abord, je suis seul,--tout seul. Je n'ai même pas ces compagnons qu'on
+appelle des souvenirs, ces remémorances qui font tressaillir et qui
+amènent, malgré lui parfois, la détente du sourire sur la face crispée
+de l'abandonné. Tous les jours de ma vie se sont engloutis les uns après
+les autres dans le même bourbier fangeux.
+
+C'est ma faute, peut-être. J'ai mal fait, sans doute, de me dépouiller
+toujours de mes émotions et de les précipiter dans le puits où je les
+écoutais, penché en riant sur la margelle, rebondir le long des parois
+avant de crever la prunelle glauque du grand oeil qui brillait au fond.
+
+Je porte la peine de mon insensibilité voulue.
+
+J'ai toujours été un replié et un rétif. Mon enfance n'a point été gaie.
+
+Je n'ai jamais aimé ma famille où je n'avais trouvé que des sympathies
+insuffisantes, des effarouchements bébêtes et des défiances trop peu
+voilées. En butte aux animosités que j'avais excitées, profondément
+affecté par les injustices et plus encore par les mauvais traitements
+mérités, mais entêté comme un âne rouge, je lui ai fait une guerre sans
+merci, quitte à en souffrir moi-même,--comme je crevais les encriers
+de plomb du collège, nerveusement, par besoin de nuire, au risque de me
+noircir les doigts.
+
+Je lui en voulais moins de ses colères et de ses méchancetés que de ses
+ridicules et de ses tentatives de réconciliation. J'avais bien du mal,
+quelquefois, à résister à l'assaut des apitoiements bêtes, à me raidir
+contre la poussée des _bons sentiments_, ces béliers à têtes d'ânes des
+éducations idiotes qui battent en brèche les énergies, et avec lesquels
+on essayait de mettre à néant mes résistances. Je tenais bon, pourtant,
+gardant au dedans de moi une secrète rancune contre ceux qui avaient été
+sur le point de m'arracher une capitulation. J'aurais eu tellement honte
+de me laisser dompter!
+
+Mes premières haines viennent de là.
+
+Je nourrissais aussi une aversion énorme contre ceux qui avaient de
+l'autorité sur moi, mes maîtres, les gens qui essayaient d'étouffer,
+sous le couvercle des bons conseils, mes aspirations vers un inconnu
+qui m'attirait, contre ceux surtout qui posaient, sur mes irritations
+douloureuses, le cataplasme émollient de leur bonté,--que je prenais, de
+parti pris, pour de l'hypocrisie.
+
+Plus tard, je me suis aperçu que j'étais devenu la proie de mon
+insensibilité moqueuse. J'étais assez sceptique pour ne croire à rien et
+assez cynique pour en rire. L'indifférence ironique était entrée en moi,
+peu à peu, comme un coin serré par le tronc dans lequel on l'enfonce et
+qu'on ne peut plus arracher. A ce moment-là, peut-être, par dégoût et
+par fatigue, j'aurais été capable de me faire trouer la peau pour
+une idée creuse quelconque--mais à condition de pouvoir blaguer, cinq
+minutes, l'utopie qui aurait causé ma mort, avant de tourner de l'oeil.
+
+J'aurais été heureux, pourtant, de pouvoir croire, d'avoir une
+conviction qui fût à moi, bien à moi, qui me remplît le cerveau, que je
+ne pusse arriver à m'enlever à moi-même. J'ai tout fait pour cela,
+tout. J'ai compris qu'on ne guérissait pas le doute, cet ulcère, en le
+grattant avec ces tessons qui sont des raisonnements, quand ils ne sont
+pas des sophismes. J'ai voulu croire bêtement, aveuglement--parce que je
+voulais croire--avec la foi du charbonnier. Je n'ai pas pu.
+
+J'ai passé ainsi deux ans; deux années sur le noir desquelles je ne
+pourrais plus rien voir si je n'avais sali leur voile sombre, de loin
+en loin, voluptueusement, de la tache rouge d'une cochonnerie ou de
+l'accroc d'une méchanceté. Il me fallait cela, de temps en temps.
+
+Ma foi, oui! J'éprouvais un besoin énorme, irrésistible, de faire
+saigner un coeur qui s'était ouvert à moi, de cracher dans une main
+qu'on me tendait et que j'avais serrée bien des fois avec effusion. Les
+haines étaient trop lourdes à porter, le dégoût me pesait trop fort pour
+qu'il me fût possible de garder au dedans de moi, bien longtemps,
+une dépravation d'autant plus profonde que j'en avais parfaitement
+conscience. J'en arrivais fatalement à détester les gens qui me
+montraient de l'affection. Leur bonté m'agaçait, leur confiance
+m'énervait. J'avais envie de leur crier: «Mais vous ne me comprenez donc
+pas?... Vous ne voyez donc pas que je suis fatigué de faire patte de
+velours et qu'il va falloir que j'étende les griffes?» Puis, une idée me
+saisissait, implacablement me torturait. «Est-ce qu'ils me prennent
+pour un mouton, ces imbéciles? Ils ne se doutent même pas que toute la
+douceur qu'ils me font avaler se change en fiel dans mes entrailles!»
+Et un jour, n'en pouvant plus, exaspéré, je leur lançais au visage la
+giclée sale de ma méchanceté!
+
+Alors, j'éprouvais une joie intense, véhémente, grandie encore par un
+serrement de coeur avec lequel je ne cherchais par à lutter, car il
+irritait ma jouissance. Je ressentais une volupté âpre à me rappeler
+tous les détails de ma conduite indigne--plaisir d'assassin qui va et
+vient, fiévreusement, dans la rue où il a suriné sa victime.
+
+Je pourrais passer au crible tout le limon de mon enfance et de mon
+adolescence sans trouver une seule de ces paillettes d'or qu'on appelle
+des heures de joie. J'ai lutté longtemps avec les autres et avec
+moi-même, voilà tout.
+
+Je me suis engagé...
+
+Et maintenant, maintenant que j'ai l'âge de comprendre, maintenant
+que j'ai souffert, où en suis-je? Ai-je trouvé le flambeau qui doit me
+guider dans la route sombre que j'ai choisie? Pourrais-je placer une
+réponse après les interrogations qui, devant mon esprit d'enfant,
+venaient suspendre leurs silhouettes tordues par l'ironie et gonflées
+par le dédain au-dessus du point final des honnêtes phrases convenues?
+Ai-je appris quelque chose, moi qui ai renié la famille parce que
+j'étouffais dans son atmosphère? Je dois être fort, à présent, je dois
+être armé pour la lutte, cette lutte dont j'ai rêvé vaguement depuis si
+longtemps, je dois être descendu au fond des choses, je dois savoir...
+
+Hélas! même aux questions que j'ai le plus creusées, j'ai à peine
+trouvé une réponse, tellement les solutions se démentent, tellement
+les contradictions se heurtent. J'ai pensé bien des fois aux dernières
+paroles de mon père, le jour où il m'a quitté, et je ne sais pas encore
+pourquoi il ne suffit point à un père d'aimer ses enfants. Je ne sais
+même pas s'il ne vaudrait pas mieux, pour lui et pour eux, qu'il ne
+les aimât point du tout. J'ai seulement pu entrevoir, au flanc de la
+famille, cette plaie puante et corrompue: l'héritage, l'argent...
+
+Non, je ne sais rien. Ma pauvre science, dont j'avais rêvé de faire une
+armure forgée de toutes pièces sur l'enclume de la souffrance avec le
+marteau de la haine, n'est toujours, malgré tout, qu'un assemblage de
+haillons et de morceaux graissés de la graisse du pot-au-feu et salis
+de l'encre de l'école--décroche-moi-ça lamentable de loques bourgeoises
+étiquetées par des pions.--C'est si dur à faire disparaître, les
+sornettes que l'on vous a fourrées de force dans la boule--vieux clous
+rouillés dans un mur et qu'on ne peut arracher qu'en faisant éclater le
+plâtre.
+
+Je suis toujours l'enfant que pousse son instinct, mais qui ne sait pas
+voir. La douleur ne m'a pas éclairé, la souffrance ne m'a pas ouvert les
+yeux...
+
+Ah! Misère! les épaules me saignent, cependant, d'avoir tiré ton
+dur collier! Ah! Vache enragée! j'en ai bouffé, pourtant, de ta sale
+carne!...
+
+Oh! avoir une vision nette! avoir une perception juste! Avoir la foi!
+
+La foi! oh! si je l'avais, je n'éprouverais pas ce que j'éprouve, je ne
+me laisserais pas agripper, comme un pâle malfaiteur, par le désespoir
+et le découragement, ces gendarmes blêmes des consciences lâches.--Je ne
+hausserais pas les épaules devant les rages passées, je n'aurais pas le
+petit rire sec de la pitié moqueuse au souvenir des grands élancements
+qui si souvent m'ont brisé.
+
+Car j'en suis là, à présent. J'en suis à me demander si je n'ai pas
+été le cabotin qui se laisse empoigner par son rôle, le rhéteur qui se
+laisse emballer par ses sophismes! J'en suis à me demander si ma haine
+du militarisme n'est pas une haine de carton, si ce n'est pas l'écho
+du rappel qu'a battu la Famine, avec ses doigts maigres, sur mon ventre
+creux, et si ce rappel ne va pas en s'assourdissant et en s'atténuant,
+aussitôt qu'on a mouillé la peau lâche avec un litre de vin ou une
+chopine d'absinthe!
+
+De la blague, alors, mes cris de colère? Du battage, mes emportements
+furieux? Du chiqué, les frissons qui me glaçaient les moelles?
+
+Quelle pitié! Et comme c'est lugubre, tout de même, de ne pouvoir
+comprendre ce que l'on a dans le ventre, de ne pouvoir croire en soi! Se
+figurer qu'on porte au coeur une plaie vive, quand on n'a peut-être sur
+la poitrine que l'emplâtre menteur d'un estropié à la flan!
+
+Ah! bon Dieu! dire que j'ai été si misérable, pendant des années, parce
+qu'on voulait me forcer à voir les choses à travers un carreau brouillé!
+Et voilà que je viens de m'apercevoir que, sur le trou qu'avait fait
+dans cette vitre mon poing d'enfant, j'ai collé, de mes mains d'homme,
+le papier huilé de la déclamation!....
+
+Je suis plus malheureux que les pierres.
+
+Je sens mon âme se fondre... Insensé! Au lieu de vivre dédaigneux et
+sombre, les yeux fixés sur un avenir menteur, si tu avais pris ta part
+des joies saines de la famille, si tu n'avais pas étranglé tes émotions
+et fermé ton coeur, tu ne serais pas harcelé par le doute impitoyable,
+ou tu pourrais du moins trouver une consolation dans la tranquillité
+de tes souvenirs et la sérénité de tes espoirs. Ce serait si bon,
+de pouvoir calmer tes peines avec les réminiscences des affections
+anciennes! Ce serait...
+
+Mensonge!... Ce n'est pas avec cette huile rance qu'il me faut panser la
+large blessure que m'ont faite à petits coups les stylets empoisonnés
+du dégoût et de la solitude. Ah! je m'en fous pas mal, par exemple,
+du sourire béat des espérances à gueules plates! Et comme je m'en bats
+l'oeil, de ne pas avoir roulé ma jeunesse, ainsi qu'un merlan à frire,
+dans la farine fadasse des épanchements familiaux!...
+
+Ah! c'est bien le doute qui me fait souffrir, vraiment!... C'est
+étrange, comme on aime à se tromper soi-même, comme on aime à
+transformer en palimpseste, aussitôt qu'on en a lu deux lignes, le livre
+grand ouvert de son coeur!
+
+Car je sais quel est mon mal, à présent. Je la connais, l'affreuse bête
+qui se démène en moi, qui me surexcite et me torture, et plonge mon
+esprit dans la nuit. Oh! il faut que je le hurle, que je fasse retentir
+mes cris de rage impuissante, comme le fauve qui, la nuit, dans la
+montagne, les flancs serrés et la gorge sèche, lance vers les étoiles
+impassibles le rugissement désespéré des ruts inassouvis.
+
+Une vision m'obsède. Un cauchemar me poursuit. Du jour où j'ai commencé
+à songer à l'amour, j'ai été perdu.
+
+C'est en vain que j'ai essayé d'étouffer le cri à la chair, c'est en
+vain que j'ai tenté de maîtriser mes crispations angoissantes. Toujours,
+de plus en plus impérieux, l'appel se faisait entendre, et je frémissais
+malgré moi, sursautant au milieu d'une accalmie, ainsi qu'au premier
+coup de langue de la diane, les dormeurs, réveillés en sursaut, ouvrent
+les yeux, effarés.
+
+Voilà des mois que cela dure, des mois que je roule ce rocher qui
+retombe sans cesse sur moi, au milieu des éclats de rire des corrompus
+qui m'entourent. Elles ont fini par me couper les bras, leurs
+railleries, et je viens de me coucher à côté du roc que, Sisyphe
+esquinté, je n'ai même plus la force de soulever.
+
+Ma cervelle est imbibée de luxure. C'est une éponge qu'il m'est
+impossible de presser sans faire couler à travers mes doigts le pus des
+passions sales.
+
+L'affreuse image qui s'y est incrustée devient de plus en plus confuse,
+comme celle d'un objet qui a posé trop longtemps devant l'appareil finit
+par se brouiller sur la plaque.
+
+Il est des choses que je voudrais taire, des abominations que je
+voudrais pouvoir passer sous silence. Je ressemble à l'un de ces arbres
+malingres et rabougris, couverts de végétations hideuses, de lèpres
+ignobles, de mousses galeuses, qui se tordent au fond d'un ravin sans
+air, au bord d'un fangeux marécage, et qui, plantés dans la vastitude
+solitaire de la plaine ou dans le resserrement fraternel de la forêt,
+auraient crevé le ciel libre de la saine poussée de leurs branches.
+
+Ah! oui, je voudrais qu'ils se cachent, les infâmes qui, à mes côtés,
+se prêtent à la satisfaction des désirs que la privation de femmes a
+surexcités! Je voudrais qu'ils se cachent, car il y a longtemps déjà que
+mon sang bouillonne en leur présence, et j'ai été pris, trop de fois, de
+l'envie terrible de les tuer--ou de les aimer. Ce n'est plus eux que je
+vois, ce n'est plus leur physionomie que je regarde avec dédain; ce sont
+des intonations féminines que je recherche dans leurs voix, ce sont des
+traits de femmes que j'épie fiévreusement--et que je découvre--sur leurs
+visages; ce sont des faces de passionnées et des profils d'amoureuses
+que je taille dans ces figures dont l'ignominie disparaît.
+
+Cette cristallisation infâme me remplit d'une joie âpre qui me brise.
+
+Oh! les rêves que je fais, somnambule lubrique, dans ces interminables
+journées où mon corps s'affaiblit peu à peu sous l'action de l'idée
+troublante! Oh! les hallucinations qui m'étreignent dans ces nuits sans
+sommeil où les extravagances du délire s'attachent brûlantes à ma peau,
+comme la tunique du Centaure! Ces nuits où j'écume de rage comme un fou,
+où je pleure comme un enfant; ces nuits pleines d'accès frénétiques,
+d'espoirs ardents, de convulsions douloureuses, d'attentes insensées et
+d'anxiétés poignantes, où mon coeur cesse de battre tout à coup, ainsi
+qu'à un susurrement d'amour, au moindre bruissement du vent--où je me
+suis surpris, tressaillant de honte, à étendre mes mains tremblantes
+de désir vers les paillasses où les lueurs pâles de la lune, perçant la
+toile, me faisaient entrevoir, dans les corps étendus des dormeurs, de
+libidineuses apophyses!...
+
+Ah! je ne veux point céder à la tentation! N'importe quoi, plutôt...
+
+Ma foi, oui, n'importe quoi! Je suis descendu au ravin où paissent les
+bourriques que mon voisin appelle ses mômes, et j'ai fait la cour, moi
+aussi, à mademoiselle Peau-d'Âne...
+
+Autant aurait valu essayer d'étancher ma soif avec du vinaigre.
+
+Maintenant, c'est fini... Je suis la proie du rêve malsain. Je ne suis
+plus moi; j'appartiens à ce bourreau: l'idée abjecte. Je ne vois plus
+rien qu'une chose: la femme; pas même la femme, l'organe; pas même
+l'organe, quelque chose de monstrueux, de vague, d'innommable, la
+résultante affreuse de la rêverie infâme: deux cuisses ouvertes et, dans
+l'écartement attractif du compas de chair, le vide sans forme, sans nom,
+la chose quelconque, mais vivante, intelligente, humaine, consolante,
+celle qui seule peut donner: la Satisfaction...
+
+Oh! qui me délivrera de cette obsession? Qui brisera cette griffe
+immonde qui étreint mon cerveau! Qui arrachera de devant mes yeux cette
+image qui m'exaspère, cet i grec de viande--qui me rendra fou!...
+
+
+
+
+XXVII
+
+
+J'ai de la veine. On vient de rendre justice à mon mérite.
+
+Le conducteur des mulets qui vont chercher de l'eau au puits ayant perdu
+l'estime des _grosses_ légumes, a été destitué. C'est moi qu'on a choisi
+pour le remplacer.
+
+--Chançard, est venu me dire Rabasse, le poète, qui prétend savoir mener
+les bourdons, lui aussi, et qui aurait bien voulu se voir promu au grade
+de porteur d'eau; tu n'as plus qu'à te battre les flancs, à présent!
+
+Pas tout à fait. Il faut que je fasse au puits six voyages par jour:
+trois le matin, trois le soir. Un homme de corvée doit m'accompagner
+pour remplir les tonneaux que nous plaçons sur les bâts. Ce n'est pas
+éreintant. Nous avons le temps de nous amuser en route.
+
+Je n'en ai justement pas, d'homme de corvée. Il m'en faut un. Je
+n'aurai pas été préposé à la lavasse, comme dit Acajou, et investi d'une
+autorité--limitée--sur deux bêtes de somme et un subalterne, sans avoir
+usé des prérogatives que me confère ma charge. Il m'en faut un.
+
+--Sergent, je n'ai pas d'homme de corvée.
+
+--Je vais vous en désigner un. Le premier qui sortira de sa tente...
+Gabriel! venez ici. Vous allez vous rendre au puits, avec Froissard;
+jusqu'à nouvel ordre, vous continuerez.
+
+--Oui, sergent.
+
+Je reste cloué à ma place, stupide. Gabriel! lui! _elle!_... Mais je
+n'en veux pas!... Je...
+
+Et, tout d'un coup, je sens mes mains qui se glacent, tout mon sang
+qui me remonte au coeur. _Il_ vient de me regarder en souriant.....
+...................................................................
+
+
+
+
+XXVIII
+
+
+Je l'adore...
+
+Ah! si je pouvais les passer ici, comme cela, les neuf mois qui me
+restent à faire!...
+
+C'est pour rire... Le lieutenant Ponchard vient d'être appelé au
+commandement d'une compagnie d'un bataillon d'Afrique, en Algérie,
+et c'est un sergent qui va le remplacer comme chef de détachement. Un
+Corse, ce sergent, et un Corse qui m'en veut, un Corse qui m'a gardé
+rancune: Craponi.
+
+Gare à moi!
+
+Il n'y a pas une semaine qu'il est en fonctions que j'ai déjà pour
+plusieurs mois de bloc sur la planche. Je ne suis pas le seul,
+d'ailleurs, sur lequel se soit appesantie sa vengeance: nous sommes
+une douzaine en prison. Les gradés, que maintenait la bonhomie du
+lieutenant, ont repris courage et ont complètement changé d'allures,
+depuis l'arrivée de Craponi.
+
+--Quel tas de vaches! me dit Acajou, le soir, quand nous rentrons sous
+notre tombeau, après avoir fait le peloton.
+
+Il a raison, Acajou. Mais je n'ai plus que neuf mois à tirer, et je les
+défie bien de me faire faire un jour de plus.
+
+--Ne défie personne, me souffle le factionnaire qui nous garde et qui
+m'a entendu. Craponi parlait de toi tout à l'heure, avec Norvi; tu sais,
+le pied-de-banc qui vient de se rengager?
+
+J'insiste. Qu'ont-ils dit?
+
+--Presque rien. Norvi a touché sa prime de rengagement et veut aller la
+manger--ou la boire--à Tunis. Pour arriver à ce beau résultat, il faut
+qu'il fasse passer un homme au conseil de guerre.
+
+--Et il a parlé de moi?
+
+--De toi et du Crocodile.
+
+--Les canailles!
+
+--Ils ne sont pas décidés. Ils vont jouer votre tête au piquet, en
+cent cinquante: Norvi joue pour le Crocodile et Craponi pour toi. J'ai
+entendu ça il y a cinq minutes, en passant devant leur baraque. Ils sont
+en train de jouer, à présent.
+
+--Promène-toi encore, sans avoir l'air de rien, et tâche de savoir...
+
+Un brusque éclat de voix me coupe la parole.
+
+--Quinte et quatorze, quatre-vingt-quatorze! j'ai gagné de trente!...
+
+--C'est Craponi qui a gagné, me dit le factionnaire, qui pâlit.
+
+Je ne pâlis peut-être pas--je ne sais pas--mais j'ai un petit
+tremblement nerveux.
+
+--Oui, c'est lui, mon vieux, tu as raison! Seulement, tout n'est pas
+dit. A nous deux, la belle! Ça va être drôle!...
+
+Ça n'a pas été drôle du tout.
+
+Pendant un mois, les chaouchs m'ont _cherché_ de toutes les façons sans
+arriver à aucun résultat, malgré leur méchanceté hypocrite. J'étais sûr
+de moi, certain d'aller jusqu'au bout, sans plier. Et je répétais la
+phrase lamentable du soldat martyrisé par ses chefs: «Ils auront la
+graisse, mais pas la peau.»
+
+Un soir, mon pied a tourné sur un caillou. Le lendemain matin j'avais la
+cheville gonflée et je pouvais à peine me tenir debout. J'ai vu qu'il me
+serait impossible de faire le peloton.
+
+--Va montrer ton pied au sergent, m'a dit un camarade. Comme il n'y a
+pas de médecin ici, il sera forcé de te faire remonter à Aïn-Halib et,
+pendant qu'on te soignera, tu seras mieux qu'ici, en prison.
+
+Je monte clopin-clopant jusqu'à la baraque des chaouchs.
+
+--Qu'est-ce que vous voulez? vient me demander Craponi qui, étonné de me
+voir là, fait deux pas au-delà du seuil.
+
+--Sergent, je me suis foulé le pied et je viens vous demander...
+
+--Attendez-moi là un moment.
+
+Il est rentré dans la maison, et en est sorti deux minutes après.
+
+--Qu'est-ce que vous dites que vous avez?
+
+--J'ai le pied foulé, sergent, et je voudrais monter à Aïn-Halib, pour
+me présenter devant le major, avec le convoi qui part aujourd'hui.
+
+--Empoignez-moi cet homme-là, Cristo!--Vous m'insultez! vous m'insultez!
+
+Trois gradés, deux sergents et un caporal, se sont précipités hors de
+la baraque. Ils m'ont saisi par les bras et par le cou et m'ont traîné
+jusqu'à un gros arbre qui s'élève, seul et desséché, à une cinquantaine
+de pas de la route.
+
+--Apportez-moi des cordes! crie Norvi à un homme de garde.
+
+--Mais qu'est-ce que j'ai fait, sergent? Pourquoi m'attachez-vous?
+
+--Silence! porco! ou je vous mets le bâillon!
+
+Ils m'ont attaché les pieds, les mains, et m'ont lié étroitement à
+l'arbre; puis ils m'ont laissé seul.
+
+Que penser? que croire? J'ai passé quatre heures à me les poser, ces
+deux questions, sans trouver de réponse, ou en trouvant trop; ne sentant
+pas la morsure des cordes qui m'entraient dans les chairs, mais avec
+la sensation d'une douleur sourde, causée par un coup de masse, sur la
+tête.
+
+A neuf heures, le clairon sonne pour la lecture du rapport. Je tends
+l'oreille, mais il m'est impossible de surprendre autre chose qu'un
+bredouillement indécis.
+
+--Rompez les rangs, marche!
+
+Craponi se dirige vers moi, son cahier de rapports à la main. Il
+s'arrête à trois pas, remuant deux secondes ses lèvres blêmes.
+
+--Froissard--huit jours de prison--lorsque le sergent chef de
+détachement lui faisait une observation, a répondu à ce dernier: «Tu me
+fais chier, bougre d'idiot!»
+
+J'ai un hurlement.
+
+--C'est faux! Je ne vous ai pas dit ça! C'est faux!
+
+--C'est vrai.
+
+Le Corse me regarde en dessous, une placidité douce dans ses deux yeux
+noirs d'hypocrite imperturbable. Il fait un demi-tour par principes et,
+en s'en allant:
+
+--Insulte à un supérieur pendant ou à l'occasion du service, dix ans de
+travaux publics.
+
+J'ai senti le froid d'une lame de couteau m'entrer entre les deux
+épaules.
+
+Je suis perdu!
+
+
+
+
+XXIX
+
+
+Je suis perdu! Cette pensée ne me quitte pas. Elle me harcèle; je ne
+vois pas autre chose, rien, rien. Et, chaque fois que je m'écrie en
+moi-même, indigné:
+
+--Mais l'accusation portée contre moi est un infâme mensonge! C'est
+faux!
+
+J'entends la voix blanche du Corse qui répond: «C'est vrai!»
+
+Et je sens que le Corse aura raison, toujours raison, et que mon
+témoignage à moi, Camisard revêtu de la capote grise, ne pèse pas plus,
+devant l'affirmation du galonné, qu'une plume devant un coup de vent...
+C'est à se briser la tête contre les murs!
+
+Perdu!... Je me redis ce mot tout le long des vingt-cinq kilomètres que
+j'ai à faire, les mains attachées, pour arriver à Aïn-Halib.
+
+Perdu!... Je me le redis encore quand, le soir, on m'a mis les fers
+aux pieds et aux mains et qu'on m'a jeté dans le coin du ravin où l'on
+relègue les hommes en prévention.
+
+Dix ans de travaux publics! Ah! mieux vaudrait la mort, mille fois!...
+La mort... Et je me souviens de la réponse de Queslier, un jour où
+nous parlions du conseil de guerre: «Si jamais, par malheur, ils m'y
+faisaient passer, ce n'est ni à cinq ans ni à dix ans de prison qu'ils
+me condamneraient.» Et je vois son geste rapide mettant en joue un
+chaouch.
+
+--Est-ce un cadenas anglais que tu as à tes fers? murmure une voix qui
+sort du tombeau voisin du mien.
+
+Je me retourne, tant bien que mal, et j'aperçois sous la toile relevée
+la moitié d'un visage qui ne m'est pas connu.
+
+--Oui, c'est un cadenas anglais. Pourquoi?
+
+--Parce que j'ai une fausse clef que je me suis faite avec un morceau
+de fil de fer. Tu ne me connais pas, mais moi, je te connais, ou plutôt
+j'ai entendu parler de toi. Je vais aller te détacher.
+
+Et, en effet, rampant avec des précautions de sauvage, l'homme se glisse
+le long de mon tombeau et se met à travailler le cadenas.
+
+--Ça y est. Défaisons quatre ou cinq tours et refermons. Maintenant,
+tu peux mettre tes mains là dedans et les retirer à volonté. Tu es en
+prévention de conseil de guerre? Tu viens d'El-Ksob?
+
+--Oui.
+
+--Alors, on n'instruira ton affaire que demain dans l'après-midi. Moi,
+j'ai déjà été appelé chez le capiston. Mon flanche est dans le sac. Je
+pars à la fin de la semaine pour passer au tourniquet.
+
+--Pourquoi passes-tu au conseil de guerre?
+
+--Pour refus d'obéissance. J'attraperai deux ans de prison. Je l'ai fait
+exprès. Je m'embêtais ici...
+
+Il a un rire idiot.
+
+--Tu comprends, quand j'aurai fini mes deux ans, je serai versé dans une
+autre compagnie... J'y serai peut-être moins mal qu'ici... Tu sais, je
+t'ai détaché, mais tâche de ne pas le faire voir. Ne profite pas de ça
+pour aller te promener...
+
+Non, mon ami, non, je n'irai pas me promener. Pas aujourd'hui, du moins;
+mais demain, après la confrontation avec les témoins chez le capitaine,
+si je vois que l'ignoble complot qu'on a formé contre moi réussit, si
+je vois que le crime que les abjects chaouchs ont depuis si longtemps
+prémédité est sur le point de s'accomplir, eh bien! il se pourrait que
+j'aille faire une petite promenade, la nuit, quand on n'y voit point à
+trois pas. Il se pourrait que je monte là-haut, au camp, que je prenne
+une baïonnette dans un marabout et que j'entre tout doucement, sans me
+laisser voir de personne, dans la baraque où ronflent les pieds-de-banc,
+ou dans le bord où dort le capitaine. Et il pourrait se faire aussi,
+vois-tu, que j'aie du sang aux mains lorsque je viendrai réveiller le
+chef de poste, après ma promenade nocturne, pour le prier de m'écrouer.
+
+Tu ne m'aurais pas détaché, n'est-ce pas, si tu t'étais douté de ça?
+Et si je te livrais mon secret maintenant, tu appellerais le chaouch de
+garde à grands cris, n'est-ce pas? Mais tu ne te doutes de rien; tu dors
+peut-être tranquillement, avec tes deux ans de prison en perspective,
+toi qui _fais exprès_ de passer au conseil de guerre! Et tu ne supposes
+pas qu'il y ait des gens assez fous pour ne vouloir y passer à aucun
+prix et pour préférer, lorsque les buveurs de sang ont résolu de leur
+voler dix années de leur vie, douze balles dans la peau à dix ans de
+travaux publics.
+
+
+
+
+XXX
+
+
+--Oui, mon capitaine, oui! j'ai tout entendu. C'était moi qui faisais la
+cuisine des gradés, à El-Ksob. Vous savez probablement que, dans le
+mur de leur baraque, on a pratiqué une petite fenêtre, un guichet, pour
+passer les plats. Eh bien! ce guichet était resté ouvert. Quand j'ai
+vu Froissard arriver, je me suis douté de quelque chose. Je me suis
+dissimulé le long du mur et j'ai prêté l'oreille...
+
+C'est Queslier qui parle, Queslier qui a fait des pieds et des mains
+pour remonter d'El-Ksob au dépôt, car il sait quelle infâme machination
+a été ourdie contre moi, car il ne veut pas, lui qui a vu tendre
+le traquenard dans lequel je suis tombé, que je sois la victime des
+imposteurs galonnés qui ont juré ma perte. Il dit tout,--et sans ménager
+ses expressions, ma foi:--la partie de piquet au sanglant enjeu jouée un
+mois auparavant; la rentrée subite de Craponi dans sa maison, lorsque
+je me suis présenté sur le seuil, et la consigne atroce qu'il a donnée à
+ses sous-ordres.
+
+--Voici ses propres paroles, mon capitaine:
+
+«Froissard est là. Je vais ressortir et lui demander ce qui l'amène;
+aussitôt qu'il aura dit cinq ou six mots, je crierai: «Vous m'insultez,
+misérable!» Vous sortirez et vous le saisirez solidement. Nous le ferons
+passer au conseil et vous me servirez de témoins. _Sarà divertevole_.
+Comme ça, nous pourrons aller à Tunis.»
+
+--Vous mentez! s'écrie le capitaine qui, assis devant le pupitre de la
+salle des rapports, a bondi sur sa chaise.
+
+Queslier étend la main.
+
+--Mon capitaine, je jure que je dis la vérité.
+
+--Prenez garde à ce que vous dites! Si vous essayez de tromper la
+justice, de calomnier vos supérieurs, un châtiment épouvantable vous
+attend! Réfléchissez à ce que vous allez dire. Jusqu'à présent je
+n'ai rien entendu. Je vous interrogerai encore dans cinq minutes.
+Réfléchissez, Queslier, réfléchissez! Vous voulez sauver un camarade,
+malheureux! Savez-vous s'il est digne de votre dévouement, d'abord!
+Savez-vous s'il ne va pas faire des aveux, tout à l'heure? Savez-vous
+s'il n'en a pas fait déjà? Ah! mon pauvre enfant! Tenez, allez-vous-en!
+sortez d'ici! Profitez d'un moment d'indulgence. J'ai pitié de vous. Je
+ne suis pas seulement votre capitaine, votre commandant, je suis aussi
+votre père; vous retournerez ce soir à votre détachement et j'ignorerai
+que vous êtes venu ici. Suivez le bon conseil que je vous donne, ne vous
+compromettez pas davantage, ne persistez pas...
+
+--Mon capitaine, ma place est ici.
+
+--Indiscipliné! mauvaise tête! rebelle! canaille! Gare à votre peau!
+on ne rit pas avec moi! Vous entendez?... On ne rit pas!... Je vous le
+ferai voir, moi! Bougre!...
+
+Le capitaine écume. Subitement, il se calme. Il croise les bras sur le
+pupitre.
+
+--A vous, Froissard. Qu'avez-vous à dire pour vous justifier?
+
+On m'a fait asseoir sur une chaise dont la paille me brûle le derrière.
+J'ai des picotements par tout le corps, des fourmis dans les jambes. Je
+ne peux pas rester en place. C'est impossible. Pour cent mille francs et
+une montre en or, je ne demeurerais pas sur cette chaise. Je me lève.
+
+--Mon...
+
+--Asseyez-vous!
+
+Je me rassieds.
+
+--Mon capitaine...
+
+C'est plus fort que moi, je me lève encore.
+
+--Asseyez-vous!
+
+Je me rassieds. Oh! cette chaise!...
+
+--Mon capitaine, lorsque je me suis présenté...
+
+--Asseyez-vous!
+
+C'est vrai, je me suis encore levé.
+
+--Lorsque je me suis présenté devant...
+
+Je ne suis plus assis que sur une fesse.
+
+--...Devant le sergent Craponi...
+
+Je ne suis plus assis du tout; je suis, à moitié courbé, comme si je
+faisais une révérence, et j'ai crispé mon poing derrière mon dos, sur le
+dossier du siège d'angoisse.
+
+--Je lui ai dit simplement...
+
+J'ai lâché le dossier et je me suis redressé.
+
+--..._Sergent, je suis...
+
+--Asseyez-vous!
+
+J'empoigne la chaise à deux mains et, à toute volée, je la lance contre
+le mur. On entend un craquement.
+
+--Vous avez brisé cette chaise, vous payerez ça. Tout se paye, ici.
+Sergent, donnez une autre chaise au prévenu.
+
+Ah! non! Qu'on me donne la question, si l'on veut, mais pas de chaise!
+La commodité de la conversation, peut-être; mais l'incommodité de la
+défense, pour sûr!
+
+Et, afin que ça finisse plus vite, je m'écrie, sans faire semblant de
+m'apercevoir que l'horrible meuble est déjà derrière moi:
+
+--Je suis innocent! Je n'ai insulté personne: la déposition de vos
+gardes-chiourme est un affreux mensonge!
+
+--Vous payerez tout ça!... Asseyez-vous!
+
+Si l'on veut. Maintenant, ça m'est égal. Le capitaine se tourne vers
+Queslier.
+
+--Persistez-vous dans vos précédentes déclarations? Ce que vous avez dit
+est-il vrai?
+
+--C'est vrai.
+
+--Sergent Craponi, est-ce vrai?
+
+--C'est faux.
+
+Oh! quelle différence d'intonation entre la voix franche de Queslier et
+la voix fausse du Corse! Comme l'une a la clarté de la vérité et l'autre
+l'accent sourd du mensonge!
+
+--Sergent Norvi, est-ce vrai?
+
+--C'est faux.
+
+--Sergent Balanzi, est-ce vrai?
+
+--C'est faux.
+
+--Caporal Balteux...
+
+J'entends d'avance sa réponse... Je suis foutu!
+
+Mais Queslier s'est élancé vers le caporal et l'a saisi par le bras.
+
+--Caporal, vous êtes Français, vous! Vous n'êtes pas Corse! Les Français
+ne savent pas mentir! Vous ne voudrez pas faire condamner un innocent,
+prêter la main...
+
+Le capitaine s'est levé. Il frappe du poing sur le pupitre et ses
+hurlements se croisent avec les exclamations de Queslier.
+
+--Caporal! Suivez l'exemple de vos chefs... la hiérarchie!... la
+famille!... Vous retournerez voir votre famille avec des galons
+d'or... Vous serez sergent! Vous êtes un des premiers sur le tableau
+d'avancement...
+
+--Vous savez tout; ne soyez pas sergent, soyez honnête homme. Ça vaut
+mieux, allez!
+
+Le caporal étend la main. Il fait signe qu'il veut parler.
+
+Un grand silence.
+
+--Les sergents vous ont trompé, mon capitaine. Froissard est innocent.
+Queslier a dit la vérité. Je le jure!...
+
+On nous a fait sortir, Queslier et moi.
+
+Je ne passerai pas au conseil de guerre. Seulement, j'aurai soixante
+jours de prison pour bris d'un ustensile appartenant à l'Etat. Ce qu'il
+est veinard, l'Etat! Je voudrais bien être à sa place.
+
+Non, j'aimerais mieux avoir ce qui reste de la chaise, pour la casser
+tout à fait. Queslier aussi a soixante jours de prison. Lui, par
+exemple, c'est pour s'être permis de saisir familièrement par le bras un
+supérieur, pendant le service.
+
+--Qu'est-ce que ça fiche? me dit-il au moment où l'on nous boucle.
+Pourvu que ça compte sur le congé.............................
+
+Voilà trois mois, déjà, que l'affreux cauchemar est passé; trois mois
+qu'il s'est effacé, l'horrible rêve de l'existence brisée comme une lame
+d'épée par le bâton d'un manant; trois mois que le spectre du crime à
+accomplir a disparu de devant mes yeux.
+
+Ah! je suis soulagé d'un grand poids. Il m'a rendu bien vil, l'infâme
+métier. J'ai volé, j'ai forniqué. Mais j'ai pu au moins écarter de mes
+doigts souillés et tremblants le fantôme de l'assassinat...
+
+... Cette phrase que je viens d'écrire me fait honte. Elle ment. Je
+ne l'efface pas, je la laisse. Je n'ai pas le courage, vraiment, de la
+biffer d'un trait de plume, car c'est bien dur de tout dire, même quand
+on s'est promis de faire une confession sincère--même quand on n'a pas
+de remords.
+
+Pas de remords, non. Je n'ai été, là encore, que l'agent contraint et
+aveugle d'une cause hors de moi. Avoir des ménagements pour moi, affolé
+qui, inconsciemment, ai agi en brute, ce serait avoir des égards pour
+ceux qui, depuis si longtemps, appuient sur mon esprit leur lourd talon.
+Et ce n'est que justice, après tout, si je secoue, sur leurs faces
+viles, mes mains tachées de sanie et de sang.
+
+J'ai assassiné.
+
+Ah! je veux me hâter, maintenant. J'en ai assez de ces horreurs; j'en ai
+trop de ces ignominies. Je sens que je ne pourrai bientôt plus dégorger
+goutte à goutte toute la honte qu'on m'a fait boire et plaquer de larges
+taches, sur le papier blanc, avec toutes les infamies qu'on m'a forcé à
+commettre...
+
+Il a fallu aller nettoyer les puits, à Bir-Tala. Travail dur, répugnant.
+On a choisi, pour l'accomplir, une équipe de prisonniers. Nous partons,
+douze, à huit heures du soir, pour faire, pendant la nuit, l'étape de
+quarante kilomètres, dans les montagnes où aucun chemin n'est tracé.
+Nous nous apercevons, en arrivant, le lendemain matin, que l'un de nous
+manque à l'appel. C'est un jeune soldat, peu habitué à la marche, qui a
+dû rester en arrière. Nous l'attendons en vain toute la journée et, la
+nuit venue, nous allumons de grands feux.
+
+--Ce saligaud-là s'est au moins fait pincer par les Arabes, ronchonne
+l'adjudant qui nous commande. Il n'est guère admissible qu'il soit resté
+dans la montagne. Enfin, si demain, à dix heures, il n'est pas là, je
+donnerai la demi-journée à six d'entre vous pour aller à sa recherche.
+
+La nuit et la matinée se passent. Personne.
+
+--Vous allez partir deux par deux, chacun d'un côté. Vous, Froissard,
+avec l'Amiral, par là; vous, dans cette direction.
+
+--Mon adjudant, il nous faudrait de l'eau.
+
+On la mesure, l'eau. Celle qu'on pourrait tirer du puits n'est pas
+buvable, et il reste à peine un petit tonneau sur les quatre que les
+mulets ont apportés d'Aïn-Halib. La chaleur est accablante, justement.
+
+--Ce ne sera pas trop d'un bidon, dit l'Amiral.
+
+--Un bidon! comme vous y allez! s'écrie l'adjudant. Un demi-bidon, s'il
+vous plaît.
+
+--Mais, mon adjudant, puisque le tonneau était encore plein tout à
+l'heure...
+
+--Et ce qu'il m'a fallu pour ma toilette?
+
+Nous avons un cri de stupéfaction.
+
+--Sa toilette! le moment est bien choisi...
+
+--Qu'est-ce que c'est? Demi-tour! et vite!
+
+Et nous partons, sous le soleil de plomb, gravissant les montagnes
+abruptes, dégringolant les pentes caillouteuses des oueds, avec cette
+chopine d'eau, bientôt bouillante, et dont il ne reste pas une goutte au
+bout d'une heure.
+
+Combien de temps avons-nous marché, l'Amiral et moi? Je l'ignore. Mais
+je sais que jamais je n'ai tant souffert de la chaleur, que jamais la
+soif ne m'a torturé ainsi. Il vient un moment où, le corps en sueur,
+exténués, la gorge sèche, nous laissons tomber nos fusils par terre et
+nous nous étendons, haletants, sur le sable brûlant. Nous avons un doigt
+d'écume desséchée sur les lèvres; nous ne pouvons plus parler. L'Amiral
+me tire par le bras et me fait signe de nous remettre en route. Où
+allons-nous? Droit devant nous. Nous n'avons plus l'espoir de retrouver
+le camarade égaré. Il est mort, sans doute; il est tombé entre les mains
+des Arabes et l'on n'entendra plus jamais parler de lui, pas plus que
+de ces traînards qui, à la queue des colonnes, disparaissent
+mystérieusement.
+
+Nous n'en pouvons plus. Il ne nous reste qu'à regagner le camp. Nous
+gravissons une crête pour nous orienter. L'Amiral marche à dix pas
+devant moi. Brusquement, il pousse un cri strident et, derrière un
+rocher, disparaît en courant. Je le suis...
+
+Alors, que s'est-il passé? Comment dire cette chose? Comment rendre
+cette image que j'ai là, devant les yeux?
+
+Un puits avec une margelle de pierres rouges; deux Arabes, un vieux et
+un jeune, un enfant de quinze ans, tirant de l'eau dont ils remplissent
+des outres placées sur un ânon; l'Amiral saisissant le vieillard par le
+bras, le vieillard levant sa faucille dans un geste désespéré, une lame
+qui brille et l'Arabe tombant à la renverse, sa grande barbe blanche
+toute droite. Et je me vois aussi, moi, saisissant à la gorge l'enfant
+qui n'a pas le temps de jeter un cri et lui enfonçant, à trois reprises,
+ma baïonnette dans la poitrine...
+
+En moins d'une minute, tout cela. Et quoi encore? Je ne me rappelle pas;
+je ne sais plus. Les avons-nous précipités dans le puits, les cadavres?
+Je l'ignore. En vérité, je l'ignore. Et je ne sais même pas si nous en
+avons bu beaucoup, de cette eau qui avait une petite teinte rouge et
+qui nous a semblé si bonne, quand la soif, qui nous avait subitement
+quittés, un instant, nous est revenue plus ardente...
+
+Ce que je vois bien, par exemple,--oh! très distinctement!--c'est
+l'Amiral assis près du puits dans lequel il s'amuse à jeter des cailloux
+en disant:
+
+--Ah! le vieux chameau! Il ne voulait pas me laisser boire dans sa
+_guerba!_
+
+Et je ris doucement, moi, car je viens de faire reluire au soleil ma
+baïonnette que j'ai frottée avec du sable après l'avoir passée dans des
+touffes d'alfa. Parole d'honneur! elle est plus propre et plus nette que
+si elle sortait de chez l'armurier.
+
+
+
+
+XXXI
+
+
+Je suis en prison--encore--et je fais le peloton--toujours.
+
+Ce n'est plus El-Ksob, ici. Je n'ai plus de vin, plus d'alcool, plus de
+tabac, plus de Louis-Quinze--plus même de pain. Je suis retombé dans la
+misère noire.
+
+Eh bien! tant mieux! Je suis content de m'être débarrassé de tout cela,
+d'avoir secoué toute cette honte.
+
+J'ai reconquis ma haine d'autrefois, la rage qui me met le feu au
+ventre, ma volonté d'énergumène. Je veux sortir du Barathre. Du courage,
+il m'en faut encore pendant une demi-année. J'en aurai.
+
+Je suis bien portant, d'ailleurs, malgré les fers, malgré les mauvais
+traitements, malgré les privations du régime cellulaire. Je me suis
+rhabitué à ne plus manger qu'une soupe sur quatre. De la blague, tout
+ça, lorsqu'on sait qu'on sera libre au bout de six mois!
+
+Je me sens fort, en dépit de tout. Et j'ai même une pointe de vanité
+égoïste en jetant un coup d'oeil, parmi les vingt hommes qui me suivent,
+sur deux ou trois malheureux qui clochent du pied et se traînent
+difficilement. Car c'est moi qui tiens la tête, c'est moi qui mène _le
+bal_, allant toujours, tant et plus, du même pas régulier, habitué à la
+charge énorme que je porte et qui ne pèse plus sur mes épaules, les
+bras rompus aux mouvements les plus pénibles et les plus prolongés du
+maniement d'armes que j'exécute machinalement, sans gêne.
+
+Je crois qu'un homme, lorsqu'il a pu dépasser un certain degré de
+fatigue et d'abattement, franchir, par un effort tenace de résolution,
+la limite qu'il s'est d'abord figuré ne pouvoir atteindre, est
+capable de continuer, sans plus souffrir, l'exercice qui lui a semblé
+impossible, de sauter, maintes et maintes fois, par dessus l'obstacle
+qu'il a pensé refuser. On arrive à s'insensibiliser.
+
+J'éprouve un serrement de coeur, pourtant, lorsque, à chaque tour de
+piste, j'arrive devant la petite butte de gazon sur laquelle est monté
+le sergent de garde qui nous fait manoeuvrer. Un homme est assis, au
+pied du tertre, son sac à terre, à côté de lui, son fusil entre les
+jambes. C'est Queslier.
+
+Pauvre garçon! Brave coeur! Il y a longtemps qu'il souffre, déjà, car le
+climat meurtrier l'a anémié, car les tourments qu'on lui a fait endurer
+l'ont affaibli à tel point qu'il n'a pas pu continuer le peloton, ce
+matin, et qu'il a été forcé de se faire porter malade. On a été chercher
+le médecin-major.
+
+Il arrive.
+
+--C'est vous qui vous êtes fait porter malade? Où avez-vous mal?
+
+--Partout, monsieur le major.
+
+--Mais enfin, de quoi vous plaignez-vous? De quoi souffrez-vous?
+
+--De la fatigue. Je n'en puis plus.
+
+--Ce n'est pas une maladie, cela. Voyons, vous n'avez pas autre chose?
+
+--Mais, monsieur le major, examinez-moi. Je vous assure que je suis
+exténué, brisé, éreinté. Je n'ai plus trois gouttes de sang dans les
+veines. Mes jambes ne peuvent plus me porter...
+
+Un flot de paroles désespérées.
+
+--Mon ami, vous êtes peut-être fatigué, je n'en disconviens pas.
+Seulement, pour moi, cela ne suffit point. Je ne puis vous reconnaître
+malade.
+
+Et, se tournant vers le chef de poste, le major ajoute:
+
+--Sergent, vous pouvez commander à cet homme de continuer son exercice.
+
+Et il s'en va, tranquillement, les paillettes d'or de son képi éclatant
+au soleil au-dessus de la bande de velours; frappant sa botte, à petits
+coups, de sa cravache à pomme d'argent.
+
+--Queslier, placez-vous le premier... en tête!... Pas gymnastique,
+marche!
+
+Le malheureux fait cinq ou six pas en titubant.
+
+--Nom de Dieu! Plus vite que ça! Marchez-lui sur les talons, Froissard.
+
+Queslier s'arrête et laisse tomber son fusil. J'essaye de lui donner
+du courage; mais je sens qu'il ne peut plus faire un pas. Ses jambes
+raidies flageollent sous lui. Ah! bon Dieu!
+
+--Queslier! pour vous tout seul!... pas gymnastique, marche!
+
+Queslier ne bouge pas.
+
+--Les deux premiers, arrivez ici... Froissard et le suivant.
+
+Nous nous approchons du sergent qui est descendu du tertre et qui s'est
+dirigé vers Queslier.
+
+--Vous savez qu'aux termes d'une circulaire promulguée par le général
+commandant la division d'occupation de Tunisie, tout homme qui se fait
+porter malade au cours d'un exercice quelconque et qui n'est pas reconnu
+tel par le major, doit être considéré comme ayant refusé l'obéissance
+à son supérieur... Froissard et vous, vous êtes témoins que cet homme
+s'est fait porter malade au cours d'un exercice et n'a pas été reconnu
+tel?
+
+Que faire?... Il me vient une idée:
+
+--Sergent, vous ne lui avez pas lu le Code pénal.
+
+--C'est inutile. J'aurais même pu le faire mettre en prévention de
+conseil de guerre aussitôt après le départ du major. La circulaire du
+général m'y autorise.
+
+--Cependant, sergent, le code est déjà assez sévère...
+
+--Ce n'est pas l'avis du général, probablement..... D'ailleurs,
+taisez-vous!
+
+--N'insiste pas, me dit Queslier, qui sourit tristement. Je ne peux plus
+mettre un pied devant l'autre.
+
+Et il me lance un regard que je comprends...
+
+--Vous êtes témoins, n'est-ce pas?
+
+--Oui, sergent.
+
+On a emmené Queslier auquel on a mis, sous _son tombeau_, les fers aux
+pieds et aux mains.
+
+Le peloton est fini. Si je pouvais ne pas être aperçu!...
+
+Justement une bande de gradés fait son entrée dans le ravin avec un
+saladier de fer-blanc, énorme, plein de punch. Ils pénètrent dans
+le marabout du sergent de garde pour trinquer avec leur collègue
+de service. Il y a eu une promotion ce matin, paraît-il; un des
+pieds-de-banc, Balanzi, a été nommé sergent-major. C'est le factionnaire
+qui, tout bas, vient de me jeter cette nouvelle.
+
+Il a raison. J'entends des hurlements, mêlés à des éclats de rire,
+sortir du marabout. En choeur, les chaouchs entonnent une chanson:
+
+ Nous avons un sergent-major...
+ ... Il a cinq pieds, six pouces,
+ Et des galons en or!
+
+Des galons en or! Dire que c'est avec ça qu'on étrangle un peuple!
+
+Personne? Pas de danger? La sentinelle tourne le dos. Sans bruit, je me
+glisse jusqu'au tombeau de Queslier.
+
+--Rien n'est perdu, vois-tu, rien. Je passerai au conseil, mais je m'en
+tirerai. Il n'est pas possible qu'ils osent me condamner. Si je croyais
+le contraire... Mais non, ce n'est pas possible... Tu as compris mon
+coup d'oeil, tout à l'heure? J'aime bien mieux que ce soit toi qui me
+serves de témoin. Tu me défendras, au moins, et tu pourras m'aider à me
+tirer de leurs pattes, à Tunis. Avec toi, je peux tout espérer, au lieu
+qu'avec une bourrique, j'aurais été frais!... Allons, mon vieux, ne
+te fais pas de bile, va; ça n'en vaut pas la peine, tout ça. Nous
+retournerons à Paris, malgré eux, les crapules! Et nous irons voir s'il
+y a encore de la place dans un jardin de la rue des Rosiers où l'on
+colle autre chose que des espaliers, le long des murs.
+
+
+
+
+XXXII
+
+
+On nous a mis en subsistance, à Tunis, à la caserne des zouaves
+et--naturellement--on nous a fourrés en prison. Queslier, lui, avec les
+hommes en prévention, est détenu à la Kasbah.
+
+Je m'y morfonds, dans cette prison, d'où je ne peux sortir qu'une heure
+et demie par jour, pour prendre l'air, et où je me trouve en tête-à-tête
+avec des hommes de différents corps qui passent leur temps à
+comparer les uns aux autres, partialement, les régiments auxquels ils
+appartiennent. Presque toujours ils se disputent. Quelquefois ils se
+battent. On dirait qu'il s'agit de choses sérieuses. Pauvres diables!
+
+
+
+--L'affaire Queslier ne sera pas probablement appelée avant une
+quinzaine de jours, m'a dit un zouave, qui a un copain employé au
+tribunal, et qui vient d'entrer à la malle.
+
+Il n'y est resté que deux jours. Malheureusement, car il était moins
+bête que les autres et, dans mon égoïsme de reclus, j'aurais préféré le
+garder plus longtemps--pour pouvoir causer avec lui.
+
+--Je te ferai passer des journaux, m'a-t-il dit en s'en allant. Ça te
+distraira.
+
+Je l'ai remercié d'avance--tout en ne comptant guère sur lui.
+
+J'ai eu tort. Un des hommes de corvée qui nous apportent la soupe m'a
+remis ce soir, de sa part, un paquet de papiers. De vieux journaux de
+France, un roman-feuilleton et deux numéros d'un journal local, imprimé
+moitié en arabe, moitié en français.
+
+Voyons le dernier numéro... Tiens: «Conseil de guerre de Tunis.» Ce doit
+être intéressant.
+
+«Hier, le soldat Passaré, du 4e tirailleurs, ayant lancé son soulier à
+la tête du commissaire pendant que celui-ci lui lisait le jugement qui
+le condamnait aux travaux publics, a été, séance tenante, frappé d'une
+condamnation à mort.»
+
+Quels singuliers magistrats, que ces membres d'un tribunal qui s'érige
+en juge et en partie, dans sa propre cause! Quelle drôle de justice,
+tout de même, que cette justice qui n'a même pas la pudeur de se
+considérer comme au-dessus des offenses et qui inflige la monstrueuse
+peine de mort à un malheureux exaspéré!
+
+Poursuivons.
+
+«Avant-hier a eu lieu l'exécution d'un jeune soldat du 175e de ligne.
+Ce soldat s'était, à la suite d'une simple punition de deux jours de
+consigne, jeté sur son caporal et l'avait souffleté. Le coupable a
+été fusillé devant des détachements des divers corps de troupe de la
+garnison. Une foule énorme d'indigènes étaient accourus de la ville et
+des environs pour assister au spectacle. L'exécution d'un Français par
+des Français éveillait quelque peu la curiosité. Le condamné a fait
+preuve du plus grand courage et a conservé devant le peloton la plus
+ferme des attitudes. Au point de vue du prestige moral du nom français
+en Afrique, nous ne saurions que nous en féliciter...»
+
+Quel est le plus misérable, le plus vil, du Code qui _condamne à mort_
+un homme qui en a giflé un autre, ou du journal qui déclare n'avoir
+_qu'à se féliciter_ d'un semblable assassinat?...
+
+
+
+
+XXXIII
+
+
+La salle banale d'un conseil de guerre.
+
+J'ai éprouvé, en entrant dans cette salle, non pas l'impression de
+respect craintif qu'on ressent en entrant dans un prétoire, mais la
+sensation de dégoût terrible et de défiance répulsive qui fait hésiter
+sur le seuil d'un abattoir, à l'entrée d'un corridor obscur dont on
+ignore l'issue et où le pied glisse sur les dalles gluantes.
+
+La composition ordinaire du tribunal: Un colonel de zouaves, président;
+un commandant, un lieutenant et un sous-lieutenant d'autres corps; un
+adjudant de chasseurs d'Afrique. Comme commissaire, un lieutenant de
+tirailleurs assisté d'un maréchal des logis de chasseurs, greffier. La
+défense est présentée par un avocat ou un officier quelconque.
+
+Le public? Les témoins des différentes causes inscrites au rôle de
+l'audience. Derrière, des soldats d'infanterie, baïonnette au canon.
+
+Un tirailleur indigène, d'abord. Il a déserté. Il parle mal français,
+et un sergent de son régiment lui sert d'interprète. Ça ne dure pas
+longtemps, nom d'une pipe! Cinq minutes à peine. Trois ans de travaux
+publics. Le Bico s'en va en pleurant.
+
+Un fantassin, ensuite. Attitude morne, abattue. Il est accusé d'avoir
+dit à son adjudant qui refusait de le laisser sortir du quartier: «Je te
+casserais bien une patte.» C'est un garçon très bien, à ce qu'on dit, de
+famille riche. Le fait est qu'il s'est payé un avocat civil qui a mis
+sa toque de travers et qui fait de grands gestes pour se débarrasser des
+manches de sa toge, beaucoup trop longues.
+
+Il plaide l'enfantillage, l'avocat civil. Ça ne réussit pas à son
+client: cinq ans de prison. C'est le minimum, après tout.
+
+--Affaire Queslier!
+
+On nous a fait sortir, l'autre témoin et moi; mais, de l'endroit où l'on
+nous a relégués, je puis entendre à peu près tout. Queslier, simplement,
+explique l'affaire. Il assure qu'au moment où il a dû cesser de faire le
+peloton, il était très malade et que, du reste, il l'est encore. Depuis
+qu'il est à Tunis, il a demandé la visite d'un médecin qui pourrait
+constater la véracité de ses affirmations. On lui a refusé cette visite.
+
+La voix du président s'élève, hargneuse.
+
+--Abrégez! abrégez! Le fait de se faire porter malade au cours d'un
+exercice est assimilé à un refus d'obéissance, lorsque le major ne
+reconnaît pas la maladie. Vous êtes-vous fait porter malade?
+
+--Oui, mon colonel.
+
+--Que faisiez-vous en ce moment-là?
+
+--Le peloton de punition.
+
+--Le major a-t-il constaté votre maladie?
+
+--Non, mon colonel, mais...
+
+--Asseyez-vous!
+
+On nous fait rentrer dans la salle pendant que le greffier lit l'acte
+d'accusation.
+
+Le colonel nous interroge, mon camarade et moi. Trois questions à
+chacun; celles qu'il a déjà posées à Queslier. Impossible de placer un
+mot. Brutalement, il nous coupe la parole.
+
+Queslier sera condamné, le malheureux; c'est certain. Le parti pris est
+gravé sur toutes ces faces de galonnés qui sont nos supérieurs,--et qui
+sont aussi nos juges.
+
+Le commissaire a la parole. Il n'en abuse point. Il se contente de lire
+les punitions du prévenu qui, affirme-t-il, est un sujet dangereux.
+
+C'est ainsi qu'il soutient une accusation, ce commissaire-là.
+
+Il est vrai qu'il demande le maximum de la peine.
+
+Le défenseur s'avance. C'est un sous-lieutenant de zouaves, tout jeune,
+qui tremble, devant son colonel, un peu plus fort que la feuille de
+papier qu'il tient à la main. C'est pourtant difficile. Il la lit, cette
+feuille de papier, en bredouillant, en mâchant les mots, en avalant des
+phrases entières. Oh! la belle plaidoirie! Et comme la confiance doit
+descendre dans l'âme d'un inculpé, lorsqu'il voit sa liberté ou sa vie
+disputée aux membres d'un tribunal par un orateur de cette force!
+
+Tiens! c'est fini... A propos, quelles sont ses conclusions, à l'avocat?
+Moi, je ne sais pas. J'ai des bourdonnements dans les oreilles. Je
+n'entends plus. Que demande-t-il? Le minimum, ou l'acquittement--ou le
+maximum?
+
+Pourquoi pas? puisque son supérieur--le commissaire--l'a demandé...
+
+--Queslier, avez-vous quelque chose à dire pour votre défense?
+
+--J'ai à dire que je n'ai refusé d'obéir à personne. Étant malade, je
+n'ai pu continuer un exercice que j'accomplissais. Malheureusement pour
+moi, le major...
+
+--Asseyez-vous.
+
+Les juges font semblant de délibérer. Ils rendent le verdict: Deux ans
+de prison.
+
+Deux ans!...
+
+
+
+
+XXXIV
+
+
+Je suis revenu à Aïn-Halib, profondément écoeuré, indigné.
+
+Ah! je ne m'étais jamais fait d'illusions sur l'ignominie du système
+militaire; mais c'est égal, il est des choses qu'on ne peut croire que
+lorsqu'on les a vues; et j'en vois de drôles, depuis quelque temps.
+
+La sonde que j'ai laissée tomber dans la fange soldatesque n'a pas pu
+trouver le fond; quel bourbier de vilenies, quelle sentine de bassesses!
+Je sens que le mépris m'empoigne et que le dégoût me monte au coeur.
+C'est curieux, cela: le militarisme arrive à concilier dans mon esprit
+ces choses inconciliables d'ordinaire: la haine et le mépris, le dégoût
+et la crainte.
+
+Oui, la crainte. Une crainte particulière, par exemple. Celle
+probablement que peut faire éprouver l'appréhension du contact de
+l'ignoble chauve-souris ou du crapaud visqueux. Je n'avais pas ressenti
+cela, jusqu'à présent. Il est vrai que je n'avais guère eu
+connaissance que de la partie brutale du système, et que la partie plus
+particulièrement jésuitique était restée voilée à mes yeux. Maintenant
+que j'ai tout vu, maintenant que j'ai vu Tartufe porter des épaulettes
+et Laubardemont un panache, maintenant que je sais qu'il me faut
+redouter non seulement la griffe du tigre, mais la dent de la vipère et
+le dard du scorpion, j'ai peur.
+
+Sortirai-je jamais d'ici? Encore quatre mois, mon Dieu!... comme c'est
+long! Je passe des jours bien tristes et des nuits bien lugubres!
+J'essaye, pourtant, d'atténuer la sensation trop forte du présent avec
+la vision de l'avenir. Je voudrais que cette image pût abolir dans mon
+esprit toutes les autres images et que le rose dont je l'enlumine mît un
+éclair de gaîté sur le fond noir de mes pensées... Un rien me trouble,
+le moindre incident me bouleverse. Les nerfs s'en mêlent.
+
+Les petites peurs, les grandes craintes, les crâneries passagères,
+les longs affaissements, les vigoureux espoirs qui vous enlèvent avec
+l'élasticité d'un tremplin, et le filet lâche de la désespérance dans
+lequel on retombe, mou et flasque--sans pouvoir se briser les os...
+
+Je me suis fait un petit calendrier sur lequel, tous les soirs, j'efface
+une journée. J'en ai encore, des coups de crayon à donner!... Une
+superstition stupide s'est emparée de moi, aussi. Partout je cherche des
+présages, heureux ou malheureux, des indices d'une libération prochaine
+ou d'un événement cruel.
+
+--Si le gros nuage gris, à gauche, a atteint la montagne avant le petit
+nuage blanc, à droite, ce sera bon signe pour moi.
+
+Et, si c'est le nuage blanc qui arrive premier, j'ai toujours d'assez
+bons yeux pour m'apercevoir qu'un coin du nuage gris--très léger, c'est
+vrai--a atteint le but avant lui. Dans ce dernier cas, pourtant, je ne
+suis pas parfaitement tranquille. Ma conscience me reproche tout bas une
+indélicatesse coupable.
+
+Je voudrais avoir un sou, pour jouer la chose à pile ou face. Comme ça,
+je ne pourrais pas tricher.
+
+Je n'ai pas un sou--heureusement.--Car, si j'avais le malheur de perdre,
+je sens bien que je n'aurais pas la force de me rebiffer contre la
+décision de l'oracle, et que je serais sans aucun doute la victime de ma
+crédulité idiote, mais forcenée.
+
+--Froissard, une lettre pour vous.
+
+Le vaguemestre me tend une enveloppe que je dois ouvrir devant lui.
+Tiens, une lettre de mon cousin, du cousin qui m'envoyait de l'argent
+à El-Ksob, au temps des orgies sardanapalesques avec les Gitons
+callipyges. Mais, à propos, comment a-t-il pu savoir mon adresse, le
+cousin? Qui diable a pu lui apprendre... Voyons la lettre.
+
+«Mon cher cousin, ton secret est enfin dévoilé. Je sais tout. N'ayant
+pas reçu de tes nouvelles depuis quelque temps, j'ai été demander
+des renseignements au ministère de la guerre. Ces renseignements sont
+épouvantables...»
+
+Et patati et patata. On lui a dit que j'avais été envoyé aux Compagnies
+de Discipline pour mauvaise conduite et indiscipline, etc.--Un tas
+d'horreurs, quoi!
+
+Le cousin se déclare scandalisé. Pauvre cousin!
+
+«Personne n'y va, à ces Compagnies de Discipline.» Ça, c'est exagéré,
+cousin. Il vaudrait beaucoup mieux dire que tout le monde n'y va pas.
+
+«Quel malheur que tu n'aies pas pu sortir de là! Quelle tache sur ton
+existence! Tu n'as pour ainsi dire plus de famille, maintenant...»
+
+Et il entre dans de longs détails pour finir par me déclarer qu'à Paris,
+toutes les personnes que je connais me tourneront le dos...
+
+Ça me permettra de leur flanquer plus facilement mon pied quelque part,
+si elles ne sont pas polies.
+
+«Et qu'il faudra que j'aie un fier toupet pour oser me montrer dans les
+rues.»
+
+J'aurai ce toupet-là, cousin--et je ne mettrai pas de masque.
+
+Allons, une feuille de papier, une plume, et vite, vite, une réponse à
+l'aimable parent. Il pourrait, malgré tout, avoir conservé des illusions
+sur mon compte, et je ne veux point lui en laisser. Ce serait abuser
+de sa candeur. Et puis, ça me fera du bien, d'écrire un peu ce que je
+pense. C'est capable de me remonter.
+
+«On t'a dit vrai, cousin, on t'a dit vrai. Je t'avais monté un bateau.
+Je t'avais tiré une carotte... Je suis aux Compagnies de Discipline
+depuis bientôt trois ans. J'y ai été et j'y suis encore, physiquement
+et moralement, aussi malheureux qu'il est possible de l'être. On m'y a
+envoyé, t'a-t-on dit, d'abord pour mauvaise conduite,--une expression
+assez élastique, entre parenthèses--ce qui est à moitié faux; ensuite
+pour indiscipline, ce qui est entièrement vrai.
+
+«J'ai bu un coup par-ci par là, c'est exact; j'ai fait la noce
+quelquefois, je l'avoue. C'est tout.
+
+«Si j'étais un mauvais sujet invétéré, j'en ferais carrément l'aveu, car
+les potins et les cancans, vois-tu, je m'en fiche comme de Colin-Tampon.
+Voilà donc une des causes pour lesquelles m'ont envoyé à la
+Discipline--tu peux lire bagne, avec la condamnation en moins, mais les
+tortures en plus--des gens dont l'état d'ébriété est continuel, dix-neuf
+fois sur vingt grossiers par habitude et bêtes par nature, et chez
+lesquels l'absinthe et les règlements militaires combinés ont
+produit cette élévation intellectuelle et morale, et cette abnégation
+patriotique que nous aimons à admirer dans Bazaine--et compagnie.
+
+«La seconde cause de ma relégation--passe-moi le mot, il est à la
+mode depuis que les bourgeois qui nous gouvernent ont pris le parti
+de reléguer--surtout ne va pas lire: transporter--à Cayenne, les
+récidivistes, leurs victimes--la seconde cause de ma relégation loin des
+rangs de l'armée régulière, dis-je, c'est mon indiscipline. Ici, ma
+foi, je ne me défends point, oh! point du tout. Je suis un indiscipliné,
+c'est vrai. Pas pour longtemps, pourtant; car l'indiscipline ne
+pouvant exister qu'avec l'esclavage et le jour de la délivrance devant
+prochainement luire pour moi, j'espère être bientôt, non plus un
+indiscipliné, mais un insurgé.
+
+«... Si je n'ai pas écrit plus tôt, si je suis resté si longtemps sans
+donner de mes nouvelles, si je n'ai pas avoué la vérité, je l'ai fait
+pour deux raisons que voici: d'abord, quand j'ai un verre de fiel à
+boire, j'aime à le boire seul; ensuite, j'ai craint que l'un de vous
+n'eût l'idée d'aller intercéder en ma faveur, pleurer ma grâce auprès de
+tel ou tel empanaché influent. Voilà surtout ce que je redoutais, car
+je tiens à la garder tout entière, ma haine contre les tortionnaires
+à galons d'or et les voleurs à culotte de peau. Je n'ai jamais courbé
+l'échine devant eux et j'aurais eu honte de voir quelqu'un le faire pour
+moi... Ce sont des bandits, vois-tu, et ils m'ont fait souffrir autant
+qu'on peut faire souffrir un homme. Mais, au moins, je partirai d'ici en
+espérant que, de même qu'on a hissé le dernier pirate à la grande vergue
+de son navire, on pendra le dernier buveur de sang à la hampe du
+chiffon ensanglanté qui lui sert de drapeau. Je partirai avec l'espoir
+d'entendre bientôt sonner l'heure de la justice--et la vengeance est le
+corollaire de la justice--pour tous ceux qui ont eu faim, pour tous ceux
+qui ont souffert, pour tous ceux qui ont pleuré...»
+
+Je viens de jeter la lettre à la boite et je regrette presque,
+maintenant, de l'avoir envoyée. Ce pauvre cousin!... Et puis, tant pis,
+après tout! Au diable la famille!
+
+Ah! la famille! Elle peut se vanter d'avoir trouvé un fameux dissolvant
+dans l'armée.
+
+Ce ne sont jamais les quatre pages couvertes du gribouillage paternel
+ou des pattes de mouche de la mère qu'il cherche dans l'enveloppe qu'il
+vient d'ouvrir, le militaire. Et, s'il ne trouve pas, entre les deux
+feuilles de papier, le mandat qu'il espère, il ne se donne guère la
+peine de la lire, la lettre. Il s'en moque pas mal, allez!
+
+Et les réponses!--ces réponses qui sont des demandes--des demandes qu'on
+passe une heure à entourer de cinq ou six phrases qui veulent avoir
+l'air d'être affectueuses!
+
+La famille, elle est plus loin du soldat, soyez-en sûrs, que la France
+des Polonais.
+
+Et, si vous ne le croyez pas, vous n'avez qu'à demander à un illettré,
+qui vous a prié d'écrire une lettre, ce qu'il désire que vous y mettiez.
+
+--Ce que tu voudras, comme pour toi...
+
+Comme pour toi,--je n'ai jamais pu en tirer autre chose.
+
+Comme pour toi!
+
+
+
+
+XXXV
+
+
+ Le dernier jour est arrivé!
+
+Il y en a qui chantent ça, en descendant du magasin d'habillement. Moi,
+je ne chante pas. Je ne porte plus la triste livrée de la Compagnie,
+pourtant. On vient de me la retirer, en même temps que les fers--que je
+gardais depuis dix jours. J'ai un uniforme d'artilleur avec lequel je
+vais rentrer en France. Nous partons demain, dix ou douze libérables,
+à la pointe du jour, pour faire les six étapes qui doivent nous mener à
+Gabès, où nous prendrons le bateau.
+
+Je ne chante pas, non que je sois triste--au contraire!--mais j'ai peur.
+Je suis comme le marin à qui le sol sur lequel il met le pied, après un
+long voyage, paraît chancelant. Et puis, une crainte folle m'a saisi,
+il y a un grand quart d'heure, au moment où je pénétrais dans le magasin
+d'habillement, sans retirer mon képi.
+
+--Voulez-vous vous découvrir, insolent! m'a crié le sergent
+d'habillement d'une voix furieuse.
+
+J'ai compris que cet homme, outré de me voir partir, moi qu'il déteste,
+cherchait une querelle d'Allemand. Je n'ai rien dit. Je ne veux rien
+dire de toute la soirée. Il est six heures; je vais aller me coucher
+sous un marabout dont je ne bougerai pas jusqu'à demain. Je ne veux pas
+me donner à moi-même l'occasion de faire une sottise, de compromettre ma
+liberté que je touche--enfin.
+
+Je suis étendu sous une tente. Je fais semblant de dormir, pour qu'on me
+laisse tranquille, mais je ne dors pas. Je pense.
+
+Je pense à cette armée que je vais quitter. Je l'envisage froidement,
+laissant de côté toutes mes haines.
+
+C'est une chose mauvaise. C'est une institution malsaine, néfaste.
+
+L'armée incarne la nation. L'histoire nous met ça dans la tête, de
+force, au moyen de toutes les tricheries, de tous les mensonges.
+Drôle d'histoire que celle-là! Dix anecdotes y résument un siècle, une
+gasconnade y remplit un règne. Batailles! batailles! combats! Elle a
+osé fourrer la Révolution dans la sabretache des généraux à plumets et
+jusque dans le chapeau de Bonaparte, comme elle a fait bouillir le
+grand mouvement des Communes qui précéda la bataille de Bouvines dans
+le chaudron où les marmitons de Philippe-Auguste ont écumé une soupe
+au vin. Elle prêche la haine des peuples, le respect du soudard, la
+sanctification de la guerre, la glorification du carnage...
+
+Ah! Mascarille! toi qui voulais la mettre en madrigaux, l'Histoire!
+
+Elle nous a donné le chauvinisme, cette histoire-là; le chauvinisme,
+cette épidémie qui s'abat sur les masses et les pousse, affolées, à la
+recherche d'un dictateur.
+
+L'armée incarne la nation! Elle la diminue. Elle incarne la force
+brutale et aveugle, la force au service de celui qui sait lui plaire
+et--c'est triste à dire, mais c'est vrai--de celui qui peut la payer.
+
+«Cela s'est fait, mais ne se fera plus.» Si, la blessure ne se guérira
+point. La gangrène y est.
+
+L'armée, c'est le réceptacle de toutes les mauvaises passions, la
+sentine de tous les vices. Tout le monde vole, là-dedans, depuis le
+caporal d'ordinaire, depuis l'homme de corvée qui tient une anse du
+panier, jusqu'à l'intendant général, jusqu'au ministre. Ce qui se nomme
+_gratte_ et _rabiau_ en bas s'appelle en haut _boni_ et _pot-de-vin_.
+Tout le monde s'y déteste, tout le monde s'y envie, tout le monde s'y
+torture, tout le monde s'y espionne, tout le monde s'y dénonce. Cela,
+au nom de soi-disant principes de discipline dégradante, de hiérarchie
+inutile. Avoir un grade, c'est avoir le droit de punir. Punir toujours,
+punir pour tout. De peines corporelles, naturellement; celles-là seules
+sont en vigueur... Ah! c'est triste qu'un bout de galon permette à un
+homme de mettre en prison son ennemi--ou de faire fusiller son camarade.
+
+L'armée, c'est le cancer social, c'est la pieuvre dont les tentacules
+pompent le sang des peuples et dont ils devront couper les cent bras, à
+coups de hache, s'ils veulent vivre.
+
+Ah! je sais bien: le patriotisme!... Le patriotisme n'a rien à faire
+avec l'armée, rien; et ce serait grand bien, vraiment, s'il n'était plus
+l'apanage d'une caste, la chose d'une coterie, l'objet curieux que des
+escamoteurs ont caché dans leur gibecière, et qu'ils montrent de temps
+en temps, mystérieux et dignes, à la foule béante qui applaudit. Ce
+sentiment-là, je crois, n'est pas forcément cousu au fond d'un pantalon
+rouge. Il y a peut-être autant de patriotisme dans l'écrasement banal
+d'un maçon qui tombe d'un échafaudage ou dans la crevaison ignorée d'un
+mineur foudroyé par un coup de grisou, que dans la mort glorieuse d'un
+général tué à l'ennemi. Et il y a de bons patriotes, voyez-vous, qui
+haïssent la guerre, mais qui la feraient avec joie--si l'on tentait
+d'assassiner la France--parce qu'ils auraient l'espoir grandiose,
+ceux-là, non pas d'écraser un peuple, mais d'anéantir, avec le
+gouvernement qui le régit, toutes les tendances rétrogrades, féodales,
+anachroniques--le caporalisme.
+
+Je réfléchis longtemps à ces choses. Je pense aussi aux trois années
+que j'ai passées ici, à mon existence de paria! Quelle vie! quel
+spectacle!...
+
+Et, lorsqu'ils ont défilé devant mes yeux, bien en lumière, tous ces
+affreux tableaux que j'évoque avec horreur, je m'aperçois que je n'en
+ai vu nettement qu'un côté, jusqu'à présent, et qu'une partie m'en a
+échappé,--la partie la plus ignoble, sans doute, de ces conséquences de
+la compression.
+
+Emporté par la passion, aveuglé par la haine, je n'ai jamais senti à mes
+côtés, parmi mes compagnons de servitude, que les insoumis, que ceux
+qui résistaient, ne voulaient pas plier; les seuls événements qui aient
+frappé mon esprit sont ceux grâce auxquels s'est affirmée la lutte de
+l'homme qui veut rester libre contre la discipline abjecte. Les journées
+remplies de la farce grossière de l'existence servile n'ont rien laissé
+en moi. Je les ai subies, tout simplement. Et quant au grand troupeau
+des disciplinés, des soumis, des domestiqués, je ne l'ai même pas
+dédaigné, je ne l'ai point vu. Qu'une bassesse de ces malheureux, par-ci
+par-là, m'ait fait hausser les épaules, qu'une de leurs vilenies m'ait
+fait lever le coeur, c'est possible. Rien de plus.
+
+C'est pour cela que je les ai badigeonnés en rouge, tous les fonds
+couleur de cendre; et je sens que je n'aurai jamais le courage,
+maintenant, de plaquer des rappels de gris sur les vigueurs des premiers
+plans.
+
+Ah! c'est bien la platitude et la banalité, pourtant, qui s'étalent,
+comme de larges nappes d'eau croupissante, au-dessus desquelles font
+saillie, de loin en loin, les aspérités des caractères forts.
+
+Ce côté-là m'a échappé... Ma foi, tant mieux! J'ai déjà remué tant de
+boue pour les retirer de la fange où ils gisaient, tous ces souvenirs
+amers...
+
+--Froissard, tu dors?
+
+Ce sont des camarades, qui viennent me faire leurs adieux et me
+souhaiter un bon voyage. Quelques-uns, des Parisiens, me donnent des
+commissions...
+
+Le clairon! Un coup de langue prolongé: c'est l'extinction des feux.
+
+Encore une nuit et je serai libre.
+
+Libre!... Demain!
+
+
+
+
+XXXVI
+
+
+--Fontainebleau!... Melun!...
+
+Le train va vite. Dans une heure, nous serons à Paris... Oh! Paris!...
+Paris!...
+
+C'est depuis Marseille seulement que j'ai commencé à librement respirer.
+Jusque-là, j'avais souffert, j'avais tremblé, m'attendant à chaque
+instant à une catastrophe; intimement convaincu que quelque épouvantable
+difficulté allait s'élever, qu'un obstacle insurmontable s'opposerait
+à mon retour en France, que quelque chose de terrible allait me clouer,
+pour jamais, sur ce sol d'Afrique qui, j'en étais sûr, devait me garder.
+Je me trouvais dans la situation du chrétien livré aux bêtes, dans le
+cirque, et qui ne peut détacher ses yeux de la porte de la fosse qu'on
+va soulever tout à l'heure, et par où la bête va sortir.
+
+La bête ne s'est pas montrée, c'est un gendarme qui a paru. Un brave
+gendarme qui ne pensait pas à mal, certainement, et qui s'est trouvé
+subitement devant moi, sur le paquebot, au détour d'un rouf. J'ai eu une
+horrible peur. J'ai trébuché. J'ai été forcé de me retenir à un palan
+pour ne pas tomber à la renverse.
+
+--On voit que le vin du cambusier n'est pas mauvais, m'a dit le Pandore,
+qui m'a cru ivre, et qui s'est mis à rire, grassement...
+
+Deux ou trois frayeurs comme celle-là, et j'aurais perdu la boule.
+J'aurais été atteint, pour de bon, du délire de la persécution...
+
+Nous sommes partis de Marseille à trois heures de l'après-midi, et,
+dans ma joie de me sentir enfin seul, livré à moi-même, débarrassé du
+sous-officier qui nous avait escortés jusque-là, je n'ai vu ni la
+gare, ni la grande salle d'attente retentissante des exclamations
+méridionales; je suis passé rapidement devant le jardin planté d'arbres
+où se promènent, un panier au bras, des marchandes de provisions.
+
+Un jardin, une gare, des paniers, des marchands? C'est possible. Je ne
+sais pas.
+
+Je suis entré tout droit dans la salle du départ et je me suis assis,
+contre la porte qui donne sur le quai, sur un banc. Mon coeur battait
+très fort, mes genoux tremblaient, un flot de sang me montait au
+visage.--Je n'avais plus de sang qu'à la tête.
+
+J'avais mon billet dans la poche de mon dolman et je le sentais,--oui,
+je le sentais, à travers la doublure, à travers la toile de ma chemise,
+comme s'il avait voulu m'entrer dans la chair! Il me brûlait la peau, ce
+morceau de carton.
+
+Tout d'un coup, la porte s'ouvre. Je m'élance, bousculant l'employé, je
+me précipite dans un wagon comme une bête féroce dans la cage où saigne
+un quartier de viande. J'ai fermé la porte sur moi, à toute volée, et je
+me suis laissé tomber sur la banquette.
+
+Brusquement, je me suis senti _libre_. J'ai éprouvé, pendant une minute,
+une jouissance indéfinissable. Pour la première fois de ma vie--la seule
+peut-être--j'ai perçu, dans sa plénitude, la sensation de _liberté_.
+.......................... .........................................
+
+--Froissard, as-tu faim? Veux-tu manger un morceau?
+
+Ce sont mes camarades de route qui finissent leurs provisions, avant
+d'arriver à Paris, et qui m'invitent à casser la croûte.
+
+Non, je n'ai pas faim; non, je ne veux pas manger. Il me semble que je
+n'aurai plus jamais besoin de manger.
+
+--Ah! non, toi, là-bas, garde le cervelas pour toi. Il y a de l'ail
+dedans, et, comme on va sucer la pomme à sa gonzesse...
+
+De gros rires.
+
+Quatre faubouriens, sur les sept que nous sommes. Quatre ouvriers qui
+vont reprendre leur métier, en arrivant, avec la misère qui les guettera
+au coin de l'établi et la débauche qui leur fera signe, au premier
+tournant de la rue. Rien à attendre d'eux, rien. Des récits fantastiques
+de leurs campagnes, peut-être, des histoires à dormir debout, des
+exagérations idiotes, des hâbleries... Ah! il n'y a pas de danger qu'ils
+aillent porter, dans l'atelier, sur les chantiers, le récit sincère de
+ce qu'ils ont vu, de ce qu'ils ont enduré,--la haine du militarisme!
+On les retrouvera arrêtés, badauds imbéciles, sur les boulevards où
+défilent les griffetons, au son d'une musique de sauvages; à Longchamps,
+les jours de revue, et l'on pourra les entendre applaudir, bien fort, au
+passage d'un général peinturluré comme une image d'Épinal, d'un colonel
+dont le plumet se dresse, au-dessus du shako, comme un pinceau de treize
+sous au-dessus d'un pot à colle.
+
+A quoi ça leur sert-il d'avoir souffert?... Des animaux, alors? Pas
+même. Des bêtes sans rancune.
+
+Et les autres: Le premier est un garçon instruit, un éduqué que je
+connais peu. Il se livre à des comparaisons très intéressantes entre la
+végétation africaine et celle de la France.
+
+Ces comparaisons me font suer.
+
+Le second, c'est cet imbécile de Lecreux. Il est libéré en même temps
+que moi. Je ne lui ai pas dit quatre mots, je crois, depuis que nous
+sommes partis d'Aïn-Halib. C'est égal, je serais curieux de savoir
+à quoi il peut penser, cet être-là. Je vais le lui demander. Je
+l'appellerai «mon vieux Lecreux.» Ça le flattera.
+
+--Mon vieux Lecreux, tu ne dis rien. A quoi penses-tu?
+
+--Je pense à une pièce de vers que j'ai faite...
+
+Il fait des vers! J'aurais dû m'en douter!...
+
+--Que j'ai commencée, plutôt, à Aïn-Halib. Je veux arriver à démontrer
+l'inanité de tout système philosophique. Je viens justement de trouver
+deux vers. Tiens, les voici:
+
+ Pythagore, Solon, Socrate et Cicéron
+ Ont discouru longtemps sans rien dire de bon...
+
+--Comment trouves-tu ça?
+
+--Fous-moi la paix!
+
+--Tu dis?
+
+--Fous-moi la paix, ou je te casse la gueule!
+
+Ils se sont tous retournés. Ils m'ont cru fou. Tant pis pour eux.
+
+Le train siffle longuement.--Il entre en gare.--Il s'arrête.
+
+Je descends en courant; je me sauve ainsi qu'un voleur, sans faire
+d'adieux, sans serrer une main, sans rien dire à personne--à personne!
+
+J'ai envie de pleurer de rage............................
+
+Où suis-je? Sur le boulevard Saint-Germain, près du pont Sully. Je suis
+venu là tout d'une traite, en grandes enjambées, sans regarder derrière
+moi, comme si j'avais la police à mes trousses.
+
+Ainsi, je suis à Paris? Tiens! comme c'est tranquille!
+
+C'est drôle, je me figurais autre chose. Mon rêve a glissé sur le pavé
+gras dont la pente mène à l'égout, et s'en va à vau-l'eau, maintenant,
+roulé par les flots sales de ce fleuve qui coule, bête et jaune, dans
+les brumes grises, et dont le courant se partage, au tranchant des piles
+du pont, sans un bruissement, sans un bruit, sans une écume.
+
+Les maisons aux hautes façades pâles, aux fenêtres mornes, les longues
+avenues au sol cendré et froid où tremblotent les squelettes ridicules
+des arbres violets, le ciel blafard et décoloré comme une vieille
+bâche, les silhouettes vilaines des édifices mangés par les vapeurs
+caligineuses que piquent déjà les points jaunes des becs de gaz,
+les taches noires et frissonnantes des passants qui glissent vite,
+silencieusement...
+
+Ils ne me regardent même pas, ces passants... Si. Une jeune fille a jeté
+sur moi un coup d'oeil étonné et je l'ai entendue qui disait tout bas à
+sa compagne:
+
+--Comme il est noir!
+
+Comme il est noir!... C'est tout.
+
+Alors, on ne voit rien sur ma figure? Il n'y a rien d'écrit, sur mon
+visage? Les souffrances n'y ont pas laissé leur marque, les insultes
+n'y ont pas imprimé leur stigmate. Et l'on ne peut même pas, sur mes
+membres, comme sur l'échine d'une bête maltraitée, compter les coups que
+j'ai reçus, dénombrer toutes mes cicatrices!
+
+Ah! pourquoi ne m'a-t-on pas meurtri le corps, au lieu de me torturer
+l'âme? Pourquoi la honte ne m'a-t-elle pas cinglé comme un fouet?
+Pourquoi les douleurs n'ont-elles point été des couteaux et les affronts
+des fers rouges? Je pourrais montrer les blessures de ma peau, au moins,
+puisque je ne peux faire voir les plaies saignantes de mon coeur. Je
+pourrais mettre ma chair lacérée sous les yeux des indifférents et
+fourrer dans mes ulcères les doigts blagueurs des incrédules!
+
+Le découragement m'assomme.
+
+Un désir violent me saisit. Une envie atroce me tenaille: je voudrais
+être Lecreux.
+
+Je ne souffrirais pas comme ça, je ne ressentirais pas le mal lancinant
+qui me point. Et je m'écrierais gaîment, ce soir, à table, en débouchant
+une bouteille:
+
+--En voilà une que les chaouchs ne boiront pas!
+
+Ce serait toute ma vengeance, ma foi! et, après, je ne songerais plus
+au passé. Je n'aurais même pas la peine d'empêcher les souvenirs
+d'autrefois de se présenter à mon esprit. Je n'y penserais point, à cet
+autrefois--naturellement--pas plus qu'on ne pense à un médicament amer
+qu'on a avalé, à une tache de boue qui à sali vos vêtements et qu'un
+coup de brosse efface...
+
+Ma vengeance!... Est-ce que je veux me venger?
+
+Oui, si c'est se venger que d'ouvrir devant tous le livre de son
+existence, de montrer ce qu'on a souffert, de dire ce qu'on a pensé.
+
+Je veux faire cela à présent. Si c'est vengeance, tant pis; et si c'est
+justice, tant mieux.
+
+Je crois que ce sera justice, simplement. La haine me gonfle le coeur,
+c'est vrai. Mais elle est trop forte, je le sens bien, pour pouvoir
+jamais s'assouvir--ou se calmer. Elle ne me quittera plus, maintenant;
+et c'est elle qui mettra un frein à mes emportements et brisera mes
+colères. Mais c'est elle aussi qui, calme et froide, me montre déjà le
+pilori auquel je dois clouer, ainsi qu'une pancarte au-dessus de la tête
+des malfaiteurs, l'ignominie de mes bourreaux.
+
+Je m'enfonce dans les profondeurs du boulevard désert. La nuit est
+tombée. Le brouillard s'est épaissi...
+
+C'est dans une nuit plus noire encore que les opprimés doivent élever la
+voix. C'est dans une obscurité plus grande qu'ils doivent faire éclater
+la trompette aux oreilles de la Société--la Société, vieille gueuse
+imbécile qui creuse elle-même, avec des boniments macabres, la
+fosse dans laquelle elle tombera, moribonde--sandwich qui se balade,
+inconsciente, portant, sur les écriteaux qui pendent à son cou et font
+sonner ses tibias, un grand point d'interrogation--tout rouge.
+
+
+Paris, 1888.
+
+FIN
+
+
+
+
+
+
+
+
+SAINT-DENIS.--IMPRIMERIE BOUILLANT, 20, RUE DE PARIS.
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Biribi, by Georges Darien
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK BIRIBI ***
+
+***** This file should be named 16492-8.txt or 16492-8.zip *****
+This and all associated files of various formats will be found in:
+ https://www.gutenberg.org/1/6/4/9/16492/
+
+Produced by Carlo Traverso, Renald Levesque and the Online
+Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net. This
+file was produced from images generously made available
+by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica).
+
+
+Updated editions will replace the previous one--the old editions
+will be renamed.
+
+Creating the works from public domain print editions means that no
+one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
+(and you!) can copy and distribute it in the United States without
+permission and without paying copyright royalties. Special rules,
+set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
+copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to
+protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project
+Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
+charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you
+do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
+rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose
+such as creation of derivative works, reports, performances and
+research. They may be modified and printed and given away--you may do
+practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is
+subject to the trademark license, especially commercial
+redistribution.
+
+
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+*** START: FULL LICENSE ***
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+THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
+PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK
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+distribution of electronic works, by using or distributing this work
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+Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project
+Gutenberg-tm License (available with this file or online at
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+electronic works
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+the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy
+all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession.
+If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project
+Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
+terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or
+entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.
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+used on or associated in any way with an electronic work by people who
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+things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
+even without complying with the full terms of this agreement. See
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+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
+collection are in the public domain in the United States. If an
+individual work is in the public domain in the United States and you are
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+the work. You can easily comply with the terms of this agreement by
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+Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.
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+1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
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+- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
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+ Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments
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+ prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
+ returns. Royalty payments should be clearly marked as such and
+ sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
+ address specified in Section 4, "Information about donations to
+ the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."
+
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+ License. You must require such a user to return or
+ destroy all copies of the works possessed in a physical medium
+ and discontinue all use of and all access to other copies of
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+ money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
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+ of receipt of the work.
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+1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
+electronic work or group of works on different terms than are set
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+Foundation as set forth in Section 3 below.
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+1.F.
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+effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
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+of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
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+INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
+DAMAGE.
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+defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
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+providing it to you may choose to give you a second opportunity to
+receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy
+is also defective, you may demand a refund in writing without further
+opportunities to fix the problem.
+
+1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO OTHER
+WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
+WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
+
+1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
+warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
+If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
+law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
+interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
+the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
+provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
+
+1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
+trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
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+with this agreement, and any volunteers associated with the production,
+promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
+harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at https://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit https://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ https://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
+
+*** END: FULL LICENSE ***
+
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+The Project Gutenberg EBook of Biribi, by Georges Darien
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+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
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+with this eBook or online at www.gutenberg.org
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+Title: Biribi
+ Discipline militaire
+
+Author: Georges Darien
+
+Release Date: August 8, 2005 [EBook #16492]
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+Language: French
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+Character set encoding: ISO-8859-1
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+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK BIRIBI ***
+
+
+
+
+Produced by Carlo Traverso, Renald Levesque and the Online
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+
+<h3>GEORGES DARIEN</h3>
+
+
+
+<h1>BIRIBI</h1>
+
+
+
+<h2>DISCIPLINE MILITAIRE</h2>
+<br><br><br>
+
+
+<p>PARIS<br>
+ALBERT SAVINE, ÉDITEUR<br>
+12, RUE DES PYRAMIDES, 12</p>
+
+
+<p><b>1890</b></p>
+<br><br>
+
+
+<h3>PRÉFACE</h3>
+
+
+
+
+<p>Ce livre est un livre vrai. <i>Biribi</i> a été vécu.</p>
+
+<p>Il n'a point été composé avec des lambeaux de
+souvenirs, des haillons de documents, les loques
+pailletées des récits suspects. Ce n'est pas un habit
+d'Arlequin, c'est une casaque de forçat&mdash;sans doublure.</p>
+
+<p>Mon <i>héros</i> l'a endossée, cette casaque, et elle
+s'est collée à sa peau. Elle est devenue sa peau
+même.</p>
+
+<p>J'aurais mieux fait, on me l'a dit, de la jeter&mdash;avec
+art&mdash;sur les épaules en bois d'un mannequin.</p>
+
+<p>Pourquoi?</p>
+
+<p>Parce que j'aurais pu, ainsi, mettre une sourdine
+aux cris rageurs de mes personnages, délayer leur
+fiel dans de l'eau sucrée, matelasser les murs du
+cachot où ils écorchent leurs poings crispés, idyliser
+leurs fureurs bestiales, servir enfin au public,
+au lieu d'un tord-boyau infâme, un mêlé-cassis très
+bourgeois,&mdash;avec beaucoup de cassis.</p>
+
+<p>J'aurais pu, aussi, parler d'un tas de choses dont
+je n'ai point parlé, ne pas dédaigner la partie descriptive,
+tirer sur le caoutchouc des sensations possibles,
+et ne point laisser de côté, comme je l'ai
+fait,&mdash;volontairement,&mdash;des sentiments nécessaires:
+la pitié, par exemple.</p>
+
+<p>J'aurais pu, surtout, m'en tenir aux généralités,
+rester dans le vague, faire patte de velours,&mdash;en
+laissant voir, adroitement, que je suis seul et unique
+en mon genre pour les pattes de velours,&mdash;et me
+montrer enfin très digne, très auguste, très solennel,&mdash;presque
+nuptial,&mdash;très haut sur faux-col.</p>
+
+<p>Aux personnes qui me donnaient ces conseils,
+j'avais tout d'abord envie de répondre, en employant,
+pour parler leur langue, des expressions
+qui me répugnent, que j'avais voulu faire de la
+psychologie, l'analyse d'un état d'âme, la dissection
+d'une conscience, le découpage d'un caractère.
+Mais, comme elles m'auraient ri au nez, je leur ai
+répondu, tout simplement, que j'avais voulu faire de
+<i>la Vie</i>.</p>
+
+<p>Et elles ont ri derrière mon dos.</p>
+
+<p>Ce n'est pourtant pas si drôle que ça. J'ai mis en
+scène un homme, un soldat, expulsé, après quelques
+mois de séjour dans différents régiments, des
+rangs de l'armée régulière, et envoyé,&mdash;sans jugement,&mdash;aux
+Compagnies de Discipline. Sans jugement,
+car le Conseil de corps devant lequel il comparait
+se contente de faire le total de ses punitions
+plus ou moins nombreuses, et le général, qui décide
+de son envoi à Biribi, suit l'avis du Conseil de corps.
+Il est incorporé aux Compagnies de Discipline comme
+<i>forte tête</i>, indiscipliné, brebis galeuse, individu intraitable
+donnant <i>le mauvais exemple</i>. Aucun tribunal,
+civil ou militaire, ne l'a flétri; les folios de
+punitions de son livret matricule sont noirs, mais
+son casier judiciaire est blanc. Pas un malfaiteur,
+un irrégulier. Cet homme passe trois ans aux Compagnies
+de Discipline; et comment il a usé ces trois
+années, j'ai essayé de le montrer. J'ai voulu qu'il
+vécût comme il a vécu, qu'il pensât comme il a
+pensé, qu'il parlât comme il a parlé. Je l'ai laissé
+libre, même, de pousser ces cris affreux qui crèvent
+le silence des bagnes et qui n'avaient point trouvé
+d'écho, jusqu'ici. J'ai voulu qu'il fût lui,&mdash;un paria,
+un désolé, un malheureux qui, pendant trois ans,
+renfermé, aigri, replié, n'a regardé qu'en lui-même,
+n'a pas lu une ligne, n'a respiré que l'air de son
+cachot,&mdash;un cachot ouvert, le pire de tous. J'ai
+voulu, surtout, qu'il fût ce douloureux, fort et jeune,
+qui pendant longtemps ne peut pas aimer et qui
+finit par haïr.</p>
+
+<p>J'ai voulu qu'il souffrît, par devant témoins, ce
+qu'il a souffert isolé.</p>
+
+<p>Maintenant, a-t-on bien fait de l'envoyer là-bas?
+A-t-on eu tort de le faire souffrir? Peut-être. Mais ce
+sont des questions auxquelles je ne veux pas répondre.
+Mon livre n'est pas là. Il est tout entier dans
+l'étude de l'homme, il n'est point dans l'étude des
+milieux. Je constate les effets, je ne recherche pas
+les causes. <i>Biribi</i> n'est pas un roman à thèse, c'est
+l'étude sincère d'un morceau de vie, d'un lambeau
+saignant d'existence. Ce n'est pas non plus,&mdash;et ce
+serait commettre une grossière erreur que de le
+croire,&mdash;un roman militaire.</p>
+
+<p>Où voit-on l'armée dans ce livre, l'armée telle que
+nous la connaissons, l'armée telle que nous la rencontrons
+tous les jours, l'armée régulière, enfin?
+Est-ce l'armée, cette poignée d'indisciplinés revêtus
+de la capote grise et soumis à des règlements inconnus
+dans les régiments? Est-ce l'armée, ce bas-fonds
+où croupissent les relégués militaires? C'est
+l'armée comme le bagne est la société.</p>
+
+<p>L'armée! Mais si j'eusse voulu parler d'elle, je
+n'aurais point été la chercher là. J'aurais été la chercher
+où elle est. Et, dans un roman prochain,
+<i>L'Épaulette</i>, je me réserve le droit de dire ce que
+j'en pense et de convaincre de mauvaise foi ceux
+qui m'auront mal jugé.</p>
+
+<p>Ah! je le sais bien, le malheureux que je mets en
+scène, aigri par la souffrance, aveuglé par la haine,
+s'emporte violemment, parfois, contre le système
+militaire tout entier. Il le charge de tous ses crimes,
+lui fait porter le poids de toutes ses défaillances,
+l'accuse de toutes ses mauvaises passions... Mais
+c'était nécessaire, cela! C'était nécessaire, cette exagération
+même des diatribes, cette outrance maladive
+de la colère et des imprécations! La souffrance
+réclame. Seulement, cette déclamation-là, souvent,
+ce n'est pas un cri de révolte: c'est un bâillement.</p>
+
+<p>«La haine est immortelle», dit mon <i>héros</i> dans
+un des chapitres de ce livre.</p>
+
+<p>Non, elle finit par s'éteindre; elle est tellement
+lourde à porter! Si grandes qu'aient été sa misère
+et ses douleurs, si justes que puissent être ses ressentiments,
+l'homme, sortant du milieu où il a
+souffert, ne demande qu'à oublier. Il oubliera, lui
+aussi. Ou alors, il faudrait qu'il ne trouvât, dans la
+société où il est rentré, que la déception qui brise
+après l'humiliation qui ronge, que le désespoir
+morne après la souffrance rageuse. Mais cela n'est
+pas possible...</p>
+
+<p>Et il ne restera, de son existence sombre de paria,
+que ces confessions poignantes qu'il a arrachées
+brutalement, telles quelles, de son coeur
+encore endolori, et que je transcris ici, en ce livre
+incomplet sans doute, mais qui aura, du moins, le
+mérite d'être sincère.</p>
+
+<p>Paris, janvier 1890.</p>
+
+<p>GEORGES DARIEN.</p>
+<br><br>
+
+
+<h1>BIRIBI</h1>
+
+<h2>DISCIPLINE MILITAIRE</h2>
+
+
+
+
+<br><br><br>
+<h3>I</h3>
+
+
+<p>&mdash;<i>Alea jacta est!</i>... Je viens de passer le Rubicon...</p>
+
+<p>Le Rubicon, c'est le ruisseau de la rue Saint-Dominique,
+en face du bureau de recrutement. Je rejoins
+mon père qui m'attend sur le trottoir.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! ça y est?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, p'pa.</p>
+
+<p>Je dis: Oui, p'pa, d'un ton mal assuré, un peu
+honteux, presque pleurnichard, comme si j'avais
+encore huit ans, comme si mon père me demandait
+si j'ai terminé un pensum que je n'ai pas commencé,
+si j'ai ressenti les effets d'une purge que je n'ai pas
+voulu prendre.</p>
+
+<p>Pourtant, je n'ai plus huit ans: j'en ai presque
+dix-neuf; je ne suis plus un enfant, je suis un
+homme&mdash;et un homme bien conformé. C'est la loi
+qui l'assure, qui vient de me l'affirmer par l'organe
+d'un médecin militaire dont les lunettes bleues ont le
+privilège d'inspecter tous les jours deux ou trois
+cents corps d'hommes tout nus.</p>
+
+<p>&mdash;Marche bien, c't homme-là!... Bon pour le
+service!...</p>
+
+<p>Je répète cette phrase à mon père, qui m'écoute en
+écarquillant les yeux, la bouche entr'ouverte, l'air
+stupéfait. Toutes les deux minutes il m'interrompt
+pour me demander:</p>
+
+<p>&mdash;Tu as signé? Alors ça y est?... Ils t'ont donné ta
+feuille de route? Alors, ça y est?...</p>
+
+<p>Et, toutes les deux minutes un quart, je réponds:</p>
+
+<p>&mdash;Oui, p'pa.</p>
+
+<p>Je ne me borne pas, d'ailleurs, à cette affirmation&mdash;flanquée
+d'une constatation de paternité en raccourci.
+Je parle, je parle, comme si je tenais à bien faire voir
+que le médecin aux lunettes bleues ne m'a pas arraché
+la langue, comme si le coup de toise que j'ai
+reçu tout à l'heure sur la tête avait fait jaillir de ma
+cervelle des mondes d'idées. Tristes idées cependant
+que celles que j'exprime en gesticulant, au risque de
+faire envoler des arbres de l'Esplanade des Invalides
+que nous traversons tous les pierrots gouailleurs qui
+font la nique aux passants. Considérations banales
+sur l'état militaire, espoirs bêtes d'avancement rapide,
+lieux communs héroïquement stupides, expression
+surchauffée d'un patriotisme sentimental de café-concert;
+tout cela compliqué du rabâchage obligé
+d'anecdotes d'une trivialité écoeurante. Mon père
+paraît s'intéresser prodigieusement à ce que je lui
+raconte; il incline la tête en signe d'approbation; il
+murmure:</p>
+
+<p>&mdash;Certainement... évidemment... rien de plus vrai...</p>
+
+<p>Et, tout d'un coup, me regardant bien en face:</p>
+
+<p>&mdash;Alors, décidément ça y est?... c'est fini?</p>
+
+<p>Il a l'air de sortir d'un rêve, de revenir de très loin.
+Il n'a pas entendu un mot de tout ce que j'ai dit, c'est
+clair. Mon flux de paroles a seulement bercé ses pensées
+tristes que je devinais et que je voulais chasser,
+comme elles ont laissé froid mon cerveau que
+j'essayais de griser.</p>
+
+<p>Je me tais subitement, secoué d'un grand frisson,
+envahi soudain par une colère noire, un dégoût
+énorme, qui me porteraient à me donner des coups de
+pied à moi-même ou à me tirer les oreilles, si je
+n'avais peur de passer pour un aliéné.</p>
+
+<p>La chose que je viens de faire, je le sais, était une
+chose forcée; mais je sens que c'est aussi une chose
+bête, triste, et, qui plus est, irréparable. Et nous
+marchons côte à côte, sans plus rien dire, traversant
+sur le pont désert des Invalides la Seine jaunâtre
+ridée par un vent froid, moi, le fils qui ai voulu mettre
+un terme à une situation douloureuse, et lui, le père
+désolé d'avoir été obligé de me laisser faire. Nous
+semblons deux étrangers. Et je me tais, aussi, parce
+que je sens que, si je recommençais à parler, je n'aurais
+plus dans la bouche les paroles bêtes et endormantes
+de tout à l'heure et que je ne pourrais plus
+trouver que des phrases amères et des mots méchants.</p>
+
+<p>Je m'étais pourtant bien promis de rester calme, depuis
+le moment où j'avais résolu de m'engager;
+j'étais pourtant bien décidé encore, il y a cinq minutes
+à peine, à refouler les colères sourdes que je
+sentais gronder en moi. J'avais fait de grands gestes
+pour ne pas mettre la main dans ma poche où je sentais
+ma feuille de route, j'avais crié pour ne pas
+grincer des dents, j'avais ri parce que les contorsions
+douloureuses de mon visage et mon rictus de rageur
+disparaissaient sous la grimace du rire; j'avais
+imité ces conscrits imbéciles qui chantent pour
+s'étourdir et qui épinglent à leur chapeau, chez le
+mastroquet, en hurlant des chansons patriotiques, le
+numéro qu'ils viennent de tirer en tremblant, la larme
+à l'oeil, d'une urne placée entre deux gendarmes. Et,
+brusquement, j'ai senti que j'étais à bout d'efforts,
+moi qui n'ai pas bu d'alcool, et que je ne pouvais
+plus continuer cette comédie qui m'écoeure et qu'on
+n'a pas prise au sérieux.</p>
+
+<p>Car mon père n'a pas été ma dupe. Il ne me le dit
+pas mais je le sens bien. Je le vois, marchant à six
+pas de moi, sur la contre-allée du Cours-la-Reine
+que nous descendons, la tête baissée, morne, affaissée.
+Il ouvre son parapluie et s'approche de moi.</p>
+
+<p>&mdash;Mets-toi à l'abri; il pleut.</p>
+
+<p>En effet, quelques gouttes d'eau piquent de points
+bruns la poussière grise.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! bah! ce n'est rien.</p>
+
+<p>&mdash;Mais tu n'as pas de parapluie. Ton chapeau va
+s'abîmer...</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que ça fait? Je ne le porterai plus
+demain.</p>
+
+<p>Mon père a tourné la tête à gauche, comme pour
+regarder quelque chose du côté des Champs-Elysées,
+mais pas assez vite pour que je n'aie eu le temps de
+voir une larme trembler au bord de ses cils.</p>
+
+<p>Cette larme-là me remue.</p>
+
+<p>Ah ça! est-ce que je vais continuer à garder cet
+air d'enterrement, cette mine de pleureur aux pompes
+funèbres? A quoi ça me sert-il, au bout du compte,
+de froncer les sourcils et de me payer une tête de bourreau
+de mélodrame? Ce qui est fait est fait, n'en parlons
+plus. L'heure des récriminations est passée. Et,
+bravement, je demande à mon père ce qu'il regarde
+par là, à gauche.</p>
+
+<p>&mdash;Moi? Rien, rien...</p>
+
+<p>&mdash;Ah! à propos, figure-toi qu'au bureau de recrutement...</p>
+
+<p>Je lui raconte des histoires quelconques; je lui
+parle d'un individu qui ne voulait pas ôter sa chemise
+pour passer la visite et d'un autre qui avait oublié de
+retirer ses bottes. Je trouve vraiment ces petits incidents
+très drôles. J'en ris aux éclats, je m'en tiens les
+côtes. Mon père se contente de sourire; un sourire
+jaune. Il faut pourtant être gai, que diable! Il faut
+arriver à lui faire croire que je ne suis pas trop mécontent
+de mon sort, que je pars de bon coeur, que la
+nouvelle vie que je vais mener ne m'inspire pas la
+moindre répulsion. Je me bats les flancs pour le dérider;
+je ridiculise les passants; je me moque d'un
+marchand de coco qui agite sa crécelle malgré la saison,
+et d'un monsieur qui, sur une impériale d'omnibus,
+bat la semelle avec rage.</p>
+
+<p>Rien n'y fait. Mes éclats de rire et mes explosions
+de gaîté ratent comme des fusées mouillées dont la
+baguette retombe piteusement à terre; et, quand je
+quitte mon père, au bureau des tramways, il me serre
+les doigts un peu fort dans sa main moite et me dit:
+«A demain» avec une voix mouillée. Je le regarde
+s'éloigner, voûté, appuyé sur sa canne, triste et las...</p>
+
+
+
+<p>&mdash;Courcelles! En voiture!</p>
+
+<p>Je grimpe sur l'omnibus. Je vais au parc Monceau,
+A côté du parc Monceau, tout au moins, où habite mon
+oncle, avec sa femme et sa fille.</p>
+
+<p>Mon oncle, c'est une pompe à morale. Une pompe
+à morale vieux jeu, avec un cylindre apostolique, un
+piston prud'hommesque, une soupape système Guizot
+et une soupape système Berquin.</p>
+
+<p>Ma tante, elle, ne moralise pas pour son compte.
+Mais, lorsque son mari dogmatise, elle approuve. Et
+ma cousine ratifie.</p>
+
+<p>Que trouvez-vous à redire à ça?&mdash;Absolument rien,
+n'est-ce pas?</p>
+
+<p>Mais moi qui suis en proie à une irritation croissante,
+moi dont les nerfs agacés frémissent et se
+contractent, comme les muscles mis à nu d'un animal
+sous l'influence d'un courant électrique, à toutes
+les paroles de consolation et d'encouragement bêtes
+qu'on me prodigue depuis deux jours, moi qui sens
+bouillonner dans mon cerveau une colère dont je ne
+m'explique pas la cause mais dont je serais bien aise
+de me décharger sur quelqu'un, j'y trouve quelque
+chose à redire. Et je suis décidé, absolument décidé,
+à ne pas me laisser faire de morale et à jeter plutôt
+par-dessus bord, comme un chargement inutile, tous
+les sentiments affectueux&mdash;tous!&mdash;qui m'unissent
+à cette branche respectable de ma famille.</p>
+
+<p>Je brusque les choses. J'entre chez mon oncle en
+criant:</p>
+
+<p>&mdash;Je viens de m'engager!</p>
+
+<p>J'épie en même temps sur sa physionomie les
+signes de la stupéfaction, les marques de l'étonnement;
+et, comme il va assurément tomber à la renverse,
+je me reproche de ne pas m'être assuré, avant
+de pousser mon exclamation, s'il avait un fauteuil
+derrière lui.</p>
+
+<p>Mais il ne tombe pas. Il me répond très tranquillement:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! tu viens de t'engager.</p>
+
+<p>Il répète ma phrase, tout simplement, en y ajoutant
+une interjection, une toute petite interjection.</p>
+
+<p>Est-ce que ça ne le surprendrait pas, par hasard?</p>
+
+<p>Pas le moins du monde, car il ajoute:</p>
+
+<p>&mdash;Ça ne m'étonne pas de toi.</p>
+
+<p>Il me fait signe de m'asseoir, s'assied lui-même,
+croise les jambes et continue en se frottant les mains:</p>
+
+<p>&mdash;Ça ne m'étonne pas de toi, car je t'ai toujours
+regardé comme relativement intelligent. Relativement,
+bien entendu, car, à notre époque, il y a tant
+d'hommes de talent! Tu as eu assez d'esprit pour
+comprendre que l'existence que tu mènes depuis ta
+sortie du collège ne pouvait pas toujours durer.
+Qu'avais-tu derrière toi depuis deux ans? Une vie de
+fainéant, honteuse et indigne. Qu'avais-tu devant toi?
+Mazas. Parfaitement, Mazas. Tu as beau hocher la
+tête, les enfants qui désobéissent à leurs parents, ne
+suivent pas les bons exemples et n'écoutent pas les
+bons conseils finissent toujours à Mazas. Si tu avais
+cinq ans de moins, je dirais la Roquette, mais tu as
+dix-neuf ans. Je ne veux pas récriminer, te faire des
+reproches que tu as pourtant bien mérités; je ne te
+parlerai pas de ton ingratitude envers nous que tu ne
+venais pas voir une fois tous les six mois, de ton
+indifférence à l'égard de ta tante à qui tu ne daignais
+même pas envoyer un bouquet pour sa fête. Nous
+qui avons toujours été si bons pour toi! qui t'avons
+toujours donné de si bons avis, absolument comme
+si tu avais été notre fils! nous qui te donnions tous
+les jours notre exemple! nous qui... Tiens, je vais
+profiter de ce que nous sommes seuls pour te le
+dire: la semaine dernière, ta cousine a fait dire une
+messe à ton intention... pour que vous tourniez bien,
+Monsieur...</p>
+
+<p>Il se lève, se promène de long en large et s'écrie
+en roulant au plafond des yeux de poisson frit:</p>
+
+<p>&mdash;Dieu, qui voit le fond des coeurs, l'a sans doute
+exaucée!</p>
+
+<p>C'est bien possible, mais je ne serais pas fâché de
+placer un mot.</p>
+
+<p>&mdash;Mon oncle...</p>
+
+<p>&mdash;Mais, malheureux! tu as donc oublié jusqu'aux
+lois fondamentales de la politesse? Tu ne sais donc
+plus qu'il est inconvenant de couper la parole aux
+personnes qui... qui... Tu verras, quand tu seras soldat,
+si tu interrompras impunément tes chefs! Ah! tu
+en as besoin, vois-tu, de manger de la vache enragée!</p>
+
+<p>Ma tante, qui vient d'entrer avec ma cousine, a
+surpris ces dernières paroles. Elle s'approche de
+moi.</p>
+
+<p>&mdash;Tu t'es engagé? Tu vas être soldat? Eh bien!
+entre nous, mon ami, ça ne te fera pas de mal de
+manger de la vache enragée.</p>
+
+<p>&mdash;Ça lui fera même beaucoup de bien, appuie ma
+cousine, avec un petit air convaincu.</p>
+
+<p>J'esquisse un geste de dénégation, mais mon oncle
+me jette un regard furieux. Cette fois, c'est bien entendu,
+j'ai besoin de manger de la vache enragée. Je
+n'ai plus qu'à me figurer que c'est un traitement à
+suivre, voilà tout. D'ailleurs, ça doit me faire beaucoup
+de bien.</p>
+
+<p>&mdash;Tu as toujours eu un caractère exécrable, continue
+mon oncle. Dès l'âge le plus tendre, tu faisais
+tourner le lait de ta nourrice...</p>
+
+<p>&mdash;C'est une horreur, dit ma tante.</p>
+
+<p>&mdash;Une abomination! dit ma cousine.</p>
+
+<p>Mais sa mère lui lance un coup d'oeil de travers.
+Une jeune fille ne doit pas faire semblant de savoir
+que les nourrices ont du lait. C'est très inconvenant.</p>
+
+<p>Mon oncle veut clore l'incident.</p>
+
+<p>&mdash;Tes instincts pervers, s'écrie-t-il, se sont développés
+avec l'âge!...</p>
+
+<p>Et il énumère les queues de lapins que j'ai tirées,
+les hannetons que j'ai fait rôtir, les mouches que j'ai
+écartelées. Ah! ça ne l'étonne pas, que je me sois,
+plus tard, si mal conduit à l'égard de mes parents!
+Quand on prend, si jeune, l'habitude de faire du mal
+aux bêtes....</p>
+
+<p>Ma tante intervient:</p>
+
+<p>&mdash;Mon ami, mon ami!...</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai, fait mon oncle qui s'aperçoit que la
+passion l'égare. C'est vrai! Ce petit malheureux allait
+me faire dire des choses!... Je suis réellement bouleversé...
+Une conduite aussi déplorable!...</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas tout à fait sa faute, mon ami; tu
+sais bien que sa religion...</p>
+
+<p>&mdash;En effet, ajoute ma cousine, tu sais bien, papa,
+que les protestants...</p>
+
+<p>Je m'y attendais. C'est l'excuse hypocrite dont ils
+affectent de couvrir ce qu'ils appellent mes fautes,
+excuse qui n'est en réalité, pour eux, qu'un outrage
+avec lequel ils me soufflètent. Sa religion! Protestant!
+Me les ont-ils assez jetés au nez, ces deux mots,
+tout en les susurrant d'une voix doucereuse et benoîte
+de cagot mielleux qui ne demande qu'à disculper et
+qui fait la part des choses! Ont-ils jamais manqué une
+occasion de me les coller sur le visage, ainsi qu'un
+stigmate, dévotement, onctueusement, comme ils se
+collent à eux-mêmes de la cendre sur le front, le lendemain
+du mardi gras? Et j'étais assez bête pour en
+rougir, assez mou pour avoir honte, assez lâche pour
+ne pas la défendre, cette religion dont les dogmes
+pourtant me font rire et dont je ferais bon marché
+si je ne sentais pas, derrière son rituel vieilli et ses
+doctrines surannées, deux grandes choses pour le
+triomphe desquelles elle a su trouver des confesseurs
+qui ont été des précurseurs et des martyrs qui ont
+été des héros: la vérité et la liberté.</p>
+
+<p>Est-ce que cette fois encore?... Hélas! oui, cette
+fois encore, je me contente de baisser la tête.</p>
+
+<p>Et la morale montait toujours!... Mon oncle a glissé
+légèrement sur mon enfance: il s'est appesanti sur
+mon adolescence et m'a reproché de n'avoir jamais
+eu de prix de thème grec. Il en est maintenant à ma
+jeunesse. Il ne comprend décidément pas que je n'aie
+pu arriver à m'entendre avec mes parents et que j'aie
+déserté le toit paternel. Il veut bien avouer que je n'ai
+peut-être pas eu tous les torts, au début...</p>
+
+<p>&mdash;Mais enfin, que les parents fassent ceci ou cela,
+les enfants n'ont pas à s'en plaindre...</p>
+
+<p>Pourquoi pas?</p>
+
+<p>&mdash;Les enfants ne doivent jamais s'occuper des
+affaires des parents...</p>
+
+<p>Même quand elles les regardent directement?</p>
+
+<p>&mdash;Tu devais tout supporter en silence. Les enfants
+sont faits pour ça. D'ailleurs, lorsqu'il se passait chez
+toi des choses qui ne te plaisaient point, il y avait un
+moyen bien simple de ne pas s'en apercevoir. C'était
+de faire l'aveugle.</p>
+
+<p>L'aveugle?... Je ne sais pas jouer de la clarinette.</p>
+
+<p>J'ai laissé échapper ça&mdash;tout haut.&mdash;Mon oncle
+se lève, furieux.</p>
+
+<p>&mdash;Comment, malheureux! tu plaisantes! tu oses
+plaisanter avec les choses sérieuses! Mais tu n'as
+donc de respect pour rien? Tu te moques donc de
+tout? Tu n'as donc plus ni âme, ni coeur, ni conscience,
+ni... rien?... Ah! cette manie de dénigrement!
+Le mal du siècle! Cette manie de raisonner envers et
+contre tout!... Ah! elle te coûtera cher, cette manie-là!... Quand
+tu seras soldat, je te conseille, mon ami,
+de continuer à discuter avec ton insolence habituelle.
+Sais-tu ce qu'on te fera, si tu raisonnes, si tu es insolent?
+hein? le sais-tu?</p>
+
+<p>&mdash;Non, mon oncle.</p>
+
+<p>&mdash;On te passera par les armes.</p>
+
+<p>&mdash;On t'exécutera, dit ma tante.</p>
+
+<p>&mdash;On te fusillera, dit ma cousine.</p>
+
+<p>J'en ai la chair de poule; et mon oncle, qui a produit
+son effet, continue son réquisitoire.</p>
+
+<p>&mdash;Depuis, qu'as-tu fait? Tu as passé, je crois, deux
+mois dans un bureau. Au bout de ces deux mois, tu
+as jugé à propos de gifler un sous-chef et l'on t'a
+flanqué dehors. Continue à appliquer ce petit système-là
+dans l'armée, et ce ne sera pas dehors qu'on te
+mettra, ce sera dedans.</p>
+
+<p>Ma tante et ma cousine éclatent de rire. Je ris aussi,
+en me forçant un peu&mdash;je me chatouille la paume
+de la main avec le petit doigt. Que voulez-vous? Mon
+oncle a soixante ans; son répertoire de jeux de mots
+est bien vieux, c'est vrai; mais on ne peut vraiment
+pas lui demander d'apprendre par coeur, à son âge, le
+nouveau recueil des coq-à-l'âne et des calembours,
+augmenté d'une préface en vers. Je me mets à sa
+place, je sais très bien que, lorsque j'aurai soixante
+ans et que je dirai, par exemple: «Ce qui est plus
+fort qu'un Turc, c'est deux Turcs,» j'éprouverai un
+grand plaisir à voir s'esclaffer mes auditeurs.</p>
+
+<p>Mon rire a déridé mon oncle. Il fait un geste vague
+de commisération indulgente.</p>
+
+<p>&mdash;Depuis ce temps, comment as-tu vécu? Je l'ignore
+et ne veux pas le savoir. A quoi t'es-tu occupé? A
+écrire. Des bêtises. Tu as fait des vers&mdash;on me les a
+montrés. Des vers abominables, dans lesquels tu appelles
+môssieur Thiers «Géronte assassin» et Gambetta
+«Cromwell de carton» et «diminutif de Mirabeau.»
+Sais-tu pourquoi, seulement?</p>
+
+<p>Je fais signe que non. Je ne sais pas pourquoi.</p>
+
+<p>Mon oncle hausse les épaules.</p>
+
+<p>&mdash;Je m'en doutais!</p>
+
+<p>&mdash;J'en étais sûre, fait ma tante.</p>
+
+<p>&mdash;Convaincue! appuie ma cousine.</p>
+
+<p>&mdash;Tu es parti de chez ton père. Tu as dû mener une
+vie misérable, manger dans d'ignobles gargotes, coucher
+dans des repaires infâmes...</p>
+
+<p>Ma cousine se bouche les yeux.</p>
+
+<p>&mdash;D'ailleurs, tes vêtements en disent long...</p>
+
+<p>&mdash;A propos, fait ma tante, nous te retiendrions
+bien à dîner, mais, tu sais, c'est aujourd'hui vendredi;
+nous faisons maigre et, comme tu es protestant...</p>
+
+<p>Je suis protestant, en effet, mais je crois que, pour
+le moment, ce sont mes habits qui protestent.</p>
+
+<p>&mdash;En effet, dit mon oncle, il faut respecter toutes les
+convictions. Ç'a toujours été mon avis. Eh bien! mon
+ami, puisque tu vas entrer dans une nouvelle carrière,
+prends la ferme résolution de t'y bien conduire; sois
+respectueux et obéissant à l'égard de tes chefs; le régiment
+est une grande famille dont le père est le colonel
+et dont la mère est la France. Quels que soient
+les ordres qu'on te donne, ne les examine pas, ne les
+critique jamais; exécute-les les yeux fermés...</p>
+
+<p>Ça ne doit pas toujours être commode.</p>
+
+<p>&mdash;Le plus bel avenir s'ouvre devant toi. Tu peux te
+faire en peu de temps une position magnifique... Tout
+soldat, a dit Napoléon, porte...</p>
+
+<p>&mdash;Oui, la giberne... le bâton de maréchal...</p>
+
+<p>&mdash;C'est ça! c'est ça! Moque-toi un peu des paroles
+d'un grand homme!... D'ailleurs, mon ami, tout ce
+que je t'ai dit, c'est dans ton intérêt. Tourne bien,
+tourne mal, ça ne peut rien nous faire, au fond. Nous
+déshonorer, ça, tu ne le peux pas: nous ne portons
+pas le même nom que toi. La charité chrétienne nous
+ordonne de faire des voeux pour toi et de te donner
+de bons préceptes; quant au reste, ça nous est
+égal...</p>
+
+<p>C'est curieux, je m'en doutais presque.</p>
+
+<p>&mdash;Tâche de monter vite de grade en grade. C'est le
+meilleur moyen d'avoir un avancement rapide. Surtout,
+évite les mauvaises compagnies; il y a partout
+des gens avec lesquels il ne faut se lier à aucun prix.
+Si tu es disposé à te bien conduire, à faire la joie de ta
+famille et l'honneur de ton pays, tu ne les fréquenteras
+point, tu les laisseras de côté. Du reste, vous ne
+pourriez pas vous accorder longtemps; le vice n'a
+jamais fait bon ménage avec la vertu.</p>
+
+<p>Ça doit être vrai, mais ça ne me semble pas neuf.
+Je pense avoir lu autrefois, dans Lhomond, cet exemple
+étonnant: «La vertu et le vice sont contraires,»
+<i>virtus et vitium sunt contraria</i>.</p>
+
+<p>Tout le monde vient de se lever. Je crois la petite
+séance terminée et je me lève comme les autres. Ma
+tante me promet, en me quittant, de me faire cadeau
+de mon premier uniforme, quand je serai nommé
+officier. Ma cousine m'offrira un sabre,&mdash;un beau
+sabre.</p>
+
+<p>Décidément, elles n'ont pas l'air de croire outre
+mesure à mon avenir.</p>
+
+<p>Mon oncle ne me promet rien, mais, en me reconduisant
+jusqu'à la porte, il me donne quelque chose...
+Un conseil, un dernier conseil.</p>
+
+<p>&mdash;Quand tu auras des galons, mon ami... Souviens-toi
+bien de ce que je vais te dire, grave-le dans ta
+mémoire.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mon oncle.</p>
+
+<p>&mdash;Quand tu auras des galons,&mdash;sois sévère, mais
+juste.</p>
+
+<p>Il ferme la porte.</p>
+
+
+
+<p>Je descends l'escalier furieux. Furieux surtout
+contre moi. Quoi! j'étais décidé, en entrant dans cette
+maison, à ne pas me laisser débiter trois mots de
+cette sempiternelle théorie de la vertu et des moeurs
+qui me dégoûte et m'assomme! J'étais résolu à interrompre
+brutalement la coulée de cette avalanche
+moralisatrice qui vous engloutit sous ses phrases
+glacées! J'étais déterminé à rompre avec éclat, avec
+insolence même&mdash;une insolence qui aurait été de la
+franchise&mdash;plutôt que de permettre à mon oncle de
+me tenir encore une fois ce langage qui n'est pas son
+langage à lui seul, mais qui est celui de tous les gens
+qui pensent comme lui, qui voient comme lui, qui
+pensent faux et qui voient faux&mdash;des gens que je
+méprise déjà et que, je le sens bien, je finirai par
+haïr. Et je n'ai pas trouvé une phrase pour lui répondre,
+pas un mot pour l'arrêter! Est-ce que j'ai manqué
+de courage? Est-ce que, encore cette fois-ci, j'ai
+capitulé devant sa morale bête? Est-ce que je suis un
+imbécile? Non. La vérité, c'est que je ne savais quoi
+lui répondre. Je ne savais pas. Je ne suis pas un
+imbécile, je suis un ignorant. Je sentais qu'il y avait
+bien des répliques à lui faire cependant, bien des
+objections à lui opposer, mais je ne trouvais rien,
+rien.</p>
+
+<p>Rien, à part peut-être des railleries sur la forme
+grotesque de leurs théories, sur la sottise dans laquelle
+ils délayent leurs pauvres vieilles idées, arlequins
+centenaires cuits toujours à la même sauce; rien à
+part des moqueries sur la figure extérieure, gothique
+et maniérée, de leurs préceptes faux qu'ils étalent
+dogmatiquement. Et, si j'avais ri de la couche de ridicule
+dont ils badigeonnent leur férocité égoïste, si
+j'avais raillé la forme absurde qui s'enroule autour de
+leur vanité venimeuse comme les capsules molles et
+sans saveur autour de l'amertume des médicaments,
+ils m'auraient traité&mdash;pour de bon&mdash;de mauvais
+plaisant, de sans-coeur, de farceur qui ne respecte
+rien, qui n'a pas de considération pour les choses
+sérieuses.</p>
+
+<p>Ils auraient eu raison. Ce qu'il faut, ce ne sont pas
+les coups d'épingle de la moquerie, les coups de
+canif de la blague, dans ce voile de bêtise qu'ils ont
+tendu&mdash;peut-être exprès&mdash;devant leur méchanceté
+doucereuse. C'est le coup de couteau brutal qui crèverait
+la cotte de mailles faite de tous les lieux communs
+et de toutes les banalités cousus pièce à pièce
+dont ils couvrent leur morale étroite et hypocrite, et
+qui la mettrait à nu.</p>
+
+<p>Ce coup de couteau-là, je ne peux pas le donner&mdash;pas
+encore.</p>
+
+
+
+<p>Quand je fais des réflexions, je mets les mains dans
+mes poches. C'est, chez moi, une habitude prise. Je
+ne peux pas réfléchir les mains ballantes; il n'y a pas
+à s'y tromper, quand j'ai les mains ballantes, je ne
+réfléchis pas. Je vis alors une vie sans pensée, la vie
+d'un être inconscient, la vie du fakir qui contemple
+son nombril, la vie du chien errant qui trôle dans les
+rues en compissant les devantures.</p>
+
+<p>Mais, pour le moment, comme je fais des réflexions
+graves, j'enfonce les mains très avant dans mes
+poches et, fort étonné, je sens rouler sous mes doigts
+des choses rondes. Ces choses rondes, ce sont des
+pièces de monnaie. Mon Dieu! oui. Avant mon départ,
+on a fait une petite quête. Tout le monde a apporté
+son obole, tout le monde, jusqu'à la femme de chambre
+de ma tante, une vieille fille ridée et jaunâtre, au
+corsage plat, aux yeux glacés, et qui semble vouloir absolument
+mourir d'un pucelage rentré. Je compte les
+espèces. Je trouve dix-sept francs cinquante centimes.
+Maintenant, comme il faut être juste avec tout le
+monde, je dois avouer que ma poche est décousue et
+que j'ai entendu, tout à l'heure, quelque chose tomber
+à terre. C'était sans doute un sou. Il devait y avoir
+dix-sept francs cinquante-cinq. Pourtant, je n'en suis
+pas sûr. Je n'en mettrais pas ma main au feu.</p>
+
+<p>Dix-sept francs cinquante, c'est mince! Il n'y a pas
+de quoi faire la noce, assurément. Mais la sagesse
+antique et moderne ne nous apprennent-elles pas à
+nous contenter de peu? D'ailleurs, ma cousine m'a
+promis d'appeler sur ma tête les bénédictions du ciel.
+En attendant, je pourrai toujours, ce soir, ajouter un
+petit extra à mon ordinaire assez maigre. Je mangerai
+un plat de plus, un dessert&mdash;pas des pruneaux,
+par exemple! Ah! non; après la morale avunculaire,
+ils feraient double emploi!... <i>Non bis in idem!</i>...</p>
+
+
+
+<p>Le lendemain soir, mon père m'a conduit à la gare.
+Nous avons parlé&mdash;de choses quelconques&mdash;en nous
+promenant. Il a attendu le dernier appel des voyageurs
+pour me laisser partir, et alors, me jetant les
+bras autour du cou, il a laissé échapper deux grosses
+larmes et je l'ai entendu qui me disait tout bas:
+«Tu sais, mon enfant, je t'ai toujours bien aimé!»
+Ça m'a ému. Je ne le cache pas, ça m'a ému. Seulement,
+maintenant, je veux raisonner mes émotions,
+arriver à me les expliquer.</p>
+
+<p>J'y ai réfléchi toute la nuit, en chemin de fer... Je
+ne crois pas que ça suffise à un père, d'aimer ses
+enfants.</p>
+
+<p>Pourquoi?&mdash;Je ne sais pas.</p>
+
+<p>J'y réfléchirai encore. J'arriverai peut-être à le
+savoir.</p>
+
+
+<br><br><br>
+<h3>II</h3>
+
+<p>Voilà six mois que je suis à Nantes, canonnier de
+deuxième classe au 41e d'artillerie. Six mois ôtés de
+soixante, restent cinquante-quatre.</p>
+
+<p>&mdash;Ça commence à se tirer, dit mon camarade de
+lit, un Bordelais qui s'est engagé aussi, un cochon
+vendu comme moi.</p>
+
+<p>&mdash;C'est égal, c'est encore rudement long.</p>
+
+<p>&mdash;De quoi? de quoi? s'écrie un conducteur de la
+classe 76, un gros garçon qui va être libéré du service
+dans quelques jours et qui hurle: La classe! toute la
+journée.&mdash;De quoi? On trouve le temps long? on
+s'embête? Est-ce qu'on a été te chercher, dis donc,
+pour t'amener au régiment? Est-ce que tu n'y es pas
+venu tout seul? Il faut avoir un sacré toupet pour se
+plaindre de ce qu'on a demandé! Pourquoi t'es-tu
+engagé, alors? Pourquoi n'es-tu pas resté chez toi?</p>
+
+<p>Alors, dans la chambrée, des rires éclatent, des
+ricanements grincent.</p>
+
+<p>&mdash;La planche à pain était tombée.</p>
+
+<p>&mdash;Le four était démoli.</p>
+
+<p>&mdash;Il avait mis sa soupière au Mont-de-Piété.</p>
+
+<p>Ah! je les connais par coeur, ces vieilles railleries
+régimentaires, ces plaisanteries toujours les mêmes,
+qui me froissaient si fort, qui me faisaient si mal au
+coeur, les premiers jours. Maintenant encore, peut-être,
+elles me chatouillent désagréablement, mais
+elles ne me font plus monter le rouge au visage et ne
+me donnent plus l'envie de me jeter sur les blagueurs
+et de leur fermer la bouche à coups de poings, au
+risque de me rendre ridicule et d'ameuter contre moi
+la haine et le mépris. Je comprends qu'ils ont le droit
+de me regarder de haut, eux qui n'ont rejoint le régiment
+qu'au moment où les Pandores leur ont apporté
+leurs feuilles de route, eux qui sont arrivés au corps
+en rechignant, comme des chiens qu'on fouette, malgré
+les rubans de leurs chapeaux et leurs chansons
+mouillées d'eau-de-vie. Je ne leur en veux plus, quand
+ils me font sentir, même un peu lourdement, leur
+mépris de paysans ou d'ouvriers obligés de quitter la
+charrue ou le marteau pour empoigner un fusil, quand
+ils me jettent au nez leur commisération dédaigneuse&mdash;que
+je commence à trouver légitime&mdash;pour les
+propres-à-rien incapables de faire oeuvre de leurs dix
+doigts et réduits, aussitôt qu'ils s'aperçoivent que
+leurs pères ne sont pas nés avant eux, à piquer une
+tête dans l'armée.</p>
+
+<p>Je ne leur en veux plus, mais je persiste à trouver
+le temps très long.</p>
+
+
+
+<p>Comment les ai-je passés ces six mois qui forment
+la dixième partie du temps que je me suis engagé à
+consacrer, avec fidélité et honneur, au service de mon
+pays? Je serais bien embarrassé de le dire au juste.
+Je les ai passés, voilà tout.</p>
+
+<p>J'ai appris à monter à cheval, à faire l'exercice du
+sabre, du revolver et du mousqueton. J'ai désappris
+la manière de marcher d'une façon convenable,
+porter les mains autrement que Dumanet et d'avoir
+l'air d'autre chose que d'un individu ficelé dans un
+uniforme terminé en bas par des bottes de porteur
+d'eau et en haut par un shako qui ressemble à un pot
+à cirage. Je sais réciter la théorie, mais je ne sais
+plus raisonner. J'ai appris à panser les chevaux, à les
+étriller et à leur laver la queue à grande eau. J'ai
+perdu l'habitude de me débarbouiller tous les jours
+et de me laver les pieds de temps en temps. Je ne
+porte plus de faux-cols, mais une belle cravate bleue
+dans laquelle il faut cracher très longtemps pour la
+contraindre à conserver les huit plis réglementaires.
+Je porte des bottes à éperons, mais je ne porte pas
+de chaussettes. Je sais que je dois le respect à mes
+supérieurs, mais je ne sais plus que je dois me respecter
+moi-même. Pour sortir en ville, je mets un
+dolman, et ça me fait plaisir, parce qu'il descend un
+peu plus bas que ma veste et qu'on ne peut pas voir
+quand je me baisse ou quand je m'assieds, combien
+ma chemise est sale; je mets aussi des gants blancs
+et ça m'ennuie, parce que je suis obligé de les retirer
+pour me moucher&mdash;avec le mouchoir du père
+Adam.</p>
+
+<p>Je m'astique, régulièrement quatre heures par
+jour, les fesses sur une selle. Je manoeuvre d'une
+façon passable. Quand je suis de garde et de faction,
+j'ai l'air tout aussi bête qu'un factionnaire quelconque.
+Je tiens ma place assez convenablement aux
+revues, même aux revues à cheval. Ces jours-là, je
+l'avoue, je me pique d'honneur. Je ne voudrais pas
+ternir l'éclat de ces cérémonies guerrières dans lesquelles
+on voit défiler un matériel tout battant neuf,
+des chevaux aux crinières bien peignées et aux sabots
+noircis, portant des harnachements astiqués au sang
+de boeuf&mdash;du sang qu'on va chercher dans des seaux,
+à l'abattoir,&mdash;des hommes fourbis, dorés, brillants
+sur toutes les coutures et dont pas un, sur cent, n'a
+du linge propre.</p>
+
+<p>Ce ne sont pas les travaux engageants, les occupations
+intéressantes, les spectacles attrayants qui manquent
+ici, au contraire. Eh bien! malgré tout, je
+m'ennuie.</p>
+
+<p>Je m'ennuie en me levant, à quatre heures du matin,
+pour la corvée d'écurie. Je m'ennuie au pansage,
+je m'ennuie à la manoeuvre. Je m'ennuie en montant
+la garde; je m'ennuie quand je sors en ville, la main
+gantée, tenant le sabre, à l'ordonnance, les yeux
+tournés à droite et à gauche pour chercher un supérieur
+à saluer. Je m'ennuie en pénétrant dans la
+cuisine, en me frottant aux cuisiniers raides de
+graisse, vêtus de pantalons immondes, de bourgerons
+infects. Je m'ennuie de ne jamais trouver dans ma
+gamelle que de la viande qui est de la carne, du
+bouillon, qui est de l'eau chaude, et des légumes
+qu'on a cueillis sur les tas d'ordures d'un marché au
+lieu de les récolter dans les champs. Je m'ennuie
+encore en la posant, cette gamelle, pour ne pas salir
+ma couverture, sur mon époussette, un magnifique
+carré de drap jaune&mdash;qui empeste la sueur de cheval.</p>
+
+<p>Et je m'ennuie surtout le soir, lorsque, étendu
+dans mon lit où les puces et les punaises ne me
+laissent pas fermer l'oeil, je pense à la fatigante tristesse
+de la journée qui vient de finir.</p>
+
+<p>Je m'embête furieusement, mais je fais les plus
+grands efforts pour ne pas le laisser voir. J'espère que
+ça finira par se passer. Je prends mon courage à deux
+mains et tâche de faire preuve de bonne volonté. J'y
+mets du mien, tant que je peux.</p>
+
+<p>Je n'en mets pas assez, cependant. Il y a différentes
+choses... la théorie, notamment... Je la récite à peu
+près, pas trop mal&mdash;pas trop bien non plus&mdash;mais
+toujours d'un ton gnan-gnan, indifférent, sans conviction.
+Ça paraît me laisser froid, ne rien me dire. Je
+n'ai pas l'air de me figurer que l'avenir de la France
+est là-dedans.</p>
+
+<p>&mdash;Aucune de ces phrases: «Au commandement,
+Haut pistolet!&mdash;La baguette en avant&mdash;Les rênes
+passées sur l'encolure» ne font bondir votre coeur
+dans votre poitrine, m'a dit l'autre jour le capitaine-instructeur.</p>
+
+<p>C'est juste; il est peu rebondissant, mon coeur. Si
+jamais on me dissèque, je crois que les carabins
+auront bien du mal à jouer à la raquette avec.</p>
+
+<p>Il y a encore une autre chose qui achève de me
+mettre mal dans les papiers de mes chefs. J'astique
+d'une façon déplorable; et, malheureusement, on est
+assez porté, dans l'armée, à juger de l'intelligence
+d'un homme d'après le degré de luisant et de poli
+qu'il est capable de donner à un bout de fer ou à un
+morceau de cuir. «Faites-vous astiquer!» me répète
+le capitaine, qui maintenant me fourre dedans, régulièrement,
+à chaque revue. Je n'ai pas le sou. Je ne
+peux pas me faire astiquer.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, vous n'arriverez à rien.</p>
+
+<p>Ça ne m'étonnerait pas.</p>
+
+<p>&mdash;Vous devriez demander à vous faire rayer du
+peloton des élèves-brigadiers, me dit le mar'chef, un
+assez bon garçon. Vous feriez votre service tranquillement
+et personne ne vous punirait. Réfléchissez à ça.
+J'y réfléchirai. En attendant, je couche en permanence
+à la salle de police.</p>
+
+
+
+<p>Un soir, on vient m'y chercher. Il paraît qu'il y a du
+nouveau. On mobilise une batterie pour l'envoyer en
+Tunisie. On a dressé une liste des hommes qui la
+composent et je suis inscrit un des premiers.</p>
+
+<p>&mdash;Quand part-on?</p>
+
+<p>&mdash;Dans deux jours. Vous emmenez vos chevaux&mdash;sans
+harnachement, sans rien&mdash;et vous allez vous
+faire armer à Vincennes.</p>
+
+<p>A Vincennes? Pour aller en Tunisie? Pourquoi pas
+à Dunkerque?</p>
+
+<p>Quelle drôle d'idée! Enfin, tant mieux! Je reverrai
+peut-être Paris, en passant.</p>
+
+
+
+
+<br><br><br>
+<h3>III</h3>
+
+
+<p>J'ai revu Paris.</p>
+
+<p>Beaucoup trop, malheureusement. Au moment où
+nous étions prêts à nous embarquer pour le pays des
+Kroumirs, un contre-ordre est arrivé. On nous a
+démobilisés et l'on nous a versés dans les différentes
+batteries d'un des régiments casernés dans la place.
+Je suis resté presque un an à Vincennes.</p>
+
+<p>A Nantes, l'impression qu'avait produite sur moi le
+métier militaire était une impression d'ennui mal
+caractérisé, de fatigue physique et intellectuelle, de
+pesanteur cérébrale. J'avais d'abord été étonnamment
+secoué comme on l'est toujours quand on pénètre
+dans un milieu inconnu, et, étourdi, ébloui, je n'avais
+vu que la surface des choses, je n'avais pu juger
+que leur ombre. Puis, sous l'influence de l'atmosphère
+alourdissante dans laquelle je vivais, me livrais
+chaque jour au même trantran monotone, je m'étais
+laissé aller peu à peu à l'observation animale des
+règlements, à l'accoutumance irréfléchie des prescriptions,
+à l'acceptation d'une vie toute machinale de
+bête de somme qui prend tous les matins le même
+collier pour le même travail et dont l'existence misérable
+est réglée d'avance, jour par jour et heure par
+heure, par la méchanceté ou l'idiotie d'un maître
+impitoyable. Un mois de plus, et ma personnalité sombrait
+dans le gouffre où s'en sont englouties tant
+d'autres. Je ne pensais plus. J'étais presque une chose.
+J'étais sur le point de faire un soldat.</p>
+
+<p>Un soldat&mdash;un bon soldat peut-être&mdash;mais rien
+de plus. Je n'avais pas perdu assez tôt mon caractère
+particulier, ce qui fait que, dans la vie civile, on est
+soi et non un autre, pour espérer arriver jamais à
+monter en grade. Je n'avais pas assez vite pris ma
+part de ce caractère général qui assimile si bien un
+troupier à un autre troupier, et qui ne les différencie
+quelque peu que par le degré de respect que la discipline
+leur inspire et par la somme de terreur qu'elle
+fait peser sur eux.&mdash;On avait eu le temps de s'apercevoir
+que je n'avais pas la foi. Je ne pouvais plus
+guère me sauver, même par les oeuvres. Un ambitieux
+a tout à gagner, dans l'armée, à se laisser déprimer le
+cerveau, dès les premiers jours, par le coup de pouce
+des règlements. D'ailleurs, à moins de circonstances
+assez rares, d'événements qui rompent la monotonie
+d'une existence abêtissante, vous permettent de remettre
+la main sur votre personnalité, il faut toujours
+en venir là, tôt ou tard. Mais alors, on ne vous tient
+pas plus compte de votre soumission, de votre dressage&mdash;c'est
+le mot consacré&mdash;qu'on ne tient compte
+à un cheval vicieux de s'être laissé dompter par la
+fatigue.</p>
+
+<p>Je ne l'avais pas adopté assez vite, cet état d'esprit
+que les adjudicataires d'habillements militaires fournissent
+à trois cent mille hommes, en même temps
+que leurs vêtements en mauvais drap et leurs chaussures
+en cuir factice. Mais il n'est jamais trop tard
+pour bien faire. Un mois de plus, je le répète, j'étais
+dressé, et je faisais un soldat.</p>
+
+
+
+<p>Mon séjour à Vincennes a tout changé.</p>
+
+<p>Je ne suis pas un soldat.</p>
+
+<p>&mdash;Vous n'êtes pas un soldat! Vous êtes un malheureux!</p>
+
+<p>C'est le colonel, entouré de tous les officiers du
+régiment, qui vient de me dire ça en passant une
+revue de chambres.</p>
+
+<p>J'avais cru jusqu'ici que les deux termes: soldat
+et malheureux, étaient synonymes. Il paraît que non,
+car il a ajouté:</p>
+
+<p>&mdash;Les soldats, on les honore. Les malheureux
+comme vous, on les fait passer par des chemins où il
+n'y a pas de pierres.</p>
+
+<p>Là-dessus, tous les officiers m'ont fait de gros yeux
+terribles. Je m'y attendais: le colonel avait l'air
+furieux. S'il avait eu l'air gai, ces messieurs auraient
+fait leur bouche en cul de poule.</p>
+
+<p>J'ai toujours désiré avoir un colonel qui eût l'habitude
+de priser. Je suis convaincu que, chaque fois qu'il
+aurait sorti sa tabatière, les officiers auraient éternué.</p>
+
+<p>En attendant, je dois passer incessamment par un
+chemin où il n'y a pas de pierres. Quel est ce chemin?
+Je l'ignore, mais je sais très bien qu'il ne me conduira
+pas à Rome, quoi qu'en dise le proverbe. Les différents
+chemins que je suis depuis onze mois me mènent
+toujours au même endroit: la prison.</p>
+
+<p>Je n'en sors plus, de la prison; ou, quand j'en sors,
+c'est pour attraper bien vite une nouvelle punition
+qui m'y réintègre pour un laps de temps déterminé,
+par le bon plaisir de qui de droit. Mon domicile habituel
+se compose d'une salle oblongue, privée de jour
+et dont l'atmosphère est continuellement viciée par
+des émanations qui s'échappent d'une espèce d'armoire
+mal fermée. Cette armoire est l'antre de Jules.
+Jules, l'inséparable compagnon des prisonniers, l'urne
+lacrymatoire des affligés. On le blague bien, ce pauvre
+Jules, mais comme, au bout du compte, il est indispensable,
+on ne lui en veut pas de faire sentir trop
+autocratiquement sa présence; et c'est tout au plus
+si on lui tire un peu brutalement les oreilles, le matin,
+pour le punir d'avoir, pendant la nuit, abusé de
+la permission à lui accordée de repousser du goulot.
+Mon lit se compose de quelques planches inclinées et
+d'un couvre-pieds troué que le brigadier de garde me
+passe tous les soirs, couvre-pieds sur lequel les puces
+livrent aux punaises des batailles acharnées.</p>
+
+<p>On me fait sortir plusieurs fois par jour, ainsi que
+mes camarades, pour nous permettre de nous livrer à
+des exercices variés et intelligents. Nous commençons
+par la corvée des latrines; après quoi nous nettoyons
+les abreuvoirs. Puis, nous passons au balayage. Le
+balayage est notre occupation dominante; nous balayons
+partout, nous n'oublions rien; nous nous montrons
+impitoyables; le moindre fétu de paille ne
+trouve pas grâce devant nous; et si, par hasard, un
+crottin apparaît, nous nous précipitons dessus comme
+des dévots sur un morceau de la vraie croix. Aussi,
+il est certainement impossible de trouver une cour
+plus propre que la cour de notre quartier. Une seule
+chose m'étonne: c'est que nous ne l'ayons pas encore
+cirée.</p>
+
+<p>Une existence pareille est bien indigne, bien vile,
+bien abrutissante, n'est-ce pas? Eh bien! je la préfère
+à la vie que mènent les bons soldats,&mdash;ceux qu'on
+honore,&mdash;à la vie qu'on mène dans ces trois grands
+corps de bâtiment à cinq étages, vie d'abrutissement
+malpropre, de misère monotone. Non, maintenant, je
+ne pourrai plus faire «mes cinq ans» comme les
+autres, courbant la tête sous les règlements, respectant
+les consignes, m'habituant à l'épouvantable banalité
+des tableaux de service. Je ne pourrai plus exécuter,
+sans les examiner&mdash;les yeux fermés&mdash;les
+ordres absurdes de brigadiers ou de sous-officiers stupidifiés
+par le métier imbécile. Je ne pourrai plus
+supporter sans murmurer l'ironie lourde ou la grossièreté
+bête du langage des officiers, triste langage
+qu'ils se transmettent les uns aux autres, au mess ou
+au cercle, comme les cabotines de café-concert de
+bas étage se repassent, dans la coulisse, leurs gants
+fanés et leurs bijoux en strass.</p>
+
+<p>La sensation que me fait éprouver l'état militaire
+n'est plus une sensation d'ennui, c'est une sensation
+de dégoût. Dégoût terrible, continuel, et d'autant plus
+invincible que je me suis efforcé de le vaincre.</p>
+
+<p>Oui, j'ai essayé d'en avoir raison tout d'abord, en
+revenant d'une permission de quatre jours, que j'avais
+passée à Paris, peu de temps après mon arrivée à
+Vincennes. J'avais quitté, chez un camarade, mon
+pantalon basané et mon shako en cuir bouilli pour
+reprendre des vêtements de civil. Et, tout d'un coup,
+je m'étais senti plus léger, plus dispos, délivré d'une
+gêne énorme, les épaules dégagées du manteau de
+plomb des règlements,&mdash;libre.&mdash;Je m'étais trouvé
+tout étonné de pouvoir agir à ma guise, sans nulle
+contrainte, me demandant presque si c'était bien vrai,
+me secouant et regardant en dessous, comme le chien
+longtemps enchaîné à qui l'on vient de retirer son
+collier. Chose étrange! en dépouillant mon uniforme,
+j'avais dépouillé les tristes idées que j'avais acquises
+depuis mon entrée au service et j'avais retrouvé la
+faculté de penser. Pour la première fois depuis plusieurs
+mois, pendant ces quatre jours, j'ai pensé, j'ai
+réfléchi, j'ai raisonné; je me suis aperçu que j'ai joué
+cinq ans de ma vie à pile ou face et que le profil qui
+reste à découvert me fait une vilaine grimace.</p>
+
+<p>Ah! je l'avais bien prévu dès le premier jour, le
+jour où j'avais signé de si mauvais coeur ma feuille
+d'engagement, je l'avais bien prévu, que je ne ferais
+pas à l'armée, comme me le demandait mon oncle,
+l'honneur de mon pays et la gloire de ma famille.
+Mais, au moins, j'avais espéré que je pourrais y passer
+bêtement, mais tranquillement, les cinq années que
+je ne pouvais passer ailleurs. Et maintenant, j'en suis
+à me demander s'il n'aurait pas mieux valu faire le
+soldat imbécile, le numéro matricule que j'aurais fait
+si j'étais resté à Nantes, que de venir à Paris chercher
+l'aversion de <i>ma profession</i>, la haine de mon esclavage.
+Car, maintenant, c'est fait. Les résolutions de
+soumission et d'obéissance que j'ai abandonnées, je
+n'ai plus pu les reprendre. Je les ai laissées où elles
+étaient tombées, comme ces loques par trop sordides
+qu'un chiffonnier expulse avec dédain de son cachemire
+d'osier, qu'il remue quelque temps du bout du
+crochet et qu'il se décide à lâcher.</p>
+
+<p>Depuis, je suis retourné bien des fois à Paris. Seulement,
+comme je n'avais pas complété ma masse, en
+débet, et que mon capitaine me refusait systématiquement
+toute espèce de permission, je m'abstenais
+de lui réclamer ses petits carrés de papier et je partais
+«en bordée». Je passais cinq ou six jours à Paris,
+seul ou presque seul, ne fréquentant que quelques
+camarades qui n'avaient pas toujours le temps de s'occuper
+de moi. Ma famille, je ne la voyais pas, naturellement.
+Quant au reste, je n'avais jamais connu que
+deux ou trois gamines, belles de la beauté du diable et
+bêtes comme des enseignes de modistes, qui s'étaient
+envolées je ne savais où. Pendant des journées, j'allais
+par les rues, flânant, me laissant guider par ma fantaisie,
+buvant avidement l'air libre. Là seulement je
+me sentais vivre, et bien des fois, en pensant aux
+années de servitude qui m'attendaient encore, l'envie
+m'est montée au coeur de terminer une de ces bordées
+par le suicide. Je revenais pourtant, ne voulant
+pas être puni comme déserteur, furieux contre moi
+au moment de rentrer au quartier. Je me reprochais
+le triste courage qui me portait à franchir la grille.
+J'aurais remercié avec effusion un passant qui, d'une
+poussée brutale, m'aurait jeté à l'intérieur.</p>
+
+<p>Immédiatement, j'étais mis en prison; l'absence
+illégale, voilà le principal motif de mes punitions.
+J'en ai encore quelques-unes pour ivresse. Mon Dieu,
+oui! Je me suis piqué le nez quelquefois...</p>
+
+<p>On me punit aussi assez souvent pour réponses inconvenantes.
+Je suis inconvenant, c'est vrai, mais ce
+n'est pas tout à fait de ma faute. C'est une mauvais
+habitude qui m'est venue tout d'un coup, à la suite
+d'avanies faites de gaîté de coeur, de vexations idiotes,
+d'affronts de toutes sortes que longtemps j'avais avalés
+sans rien dire. Un beau jour, j'ai découvert que ce
+parti pris d'injures m'avait gonflé le coeur, aigri le
+caractère, comme ces gouttes d'eau qui, tombant
+une à une, commencent par glisser sur la pierre et
+finissent par la creuser.</p>
+
+
+
+<p>Mon horreur, ou plutôt mon dégoût de l'état militaire
+est maintenant si grand que je m'estime fort
+heureux de ne plus partager l'existence de ces hommes,
+mes camarades, que je vois aller et venir par la
+chambre, depuis que le colonel est sorti, marchant
+sur la pointe du pied, parlant bas, n'osant pas se
+montrer aux fenêtres, le grand chef se promenant
+encore dans la cour du quartier.</p>
+
+<p>Toute la semaine, ils ont vécu ainsi, courbaturés
+par la répétition inutile des mêmes manoeuvres et
+des mêmes exercices, terrorisés par les dogmes de la
+religion soldatesque, pliés en deux sous le respect et
+la peur que leur inspire la doctrine de l'obéissance
+passive. Véritables bêtes de somme pour la plupart,
+loupeurs pour le reste, mal nourris, mal logés, blanchis
+le long des murs, dépouillés de toute espèce
+d'idée, les mêmes expressions et les mêmes locutions
+revenant sans cesse dans leur langage imbécile, ils
+n'ont plus que deux préoccupations, ils n'éprouvent
+plus que deux besoins: manger et dormir. Et, aujourd'hui,
+dimanche, comme ils ont la permission de sortir,
+ils vont aller traîner leurs sabres dans les rues,
+bêtement, deux par deux ou trois par trois, s'entretenant
+encore&mdash;exclusivement&mdash;pendant ces quelques
+heures de pseudo-liberté, des détails du service,
+des commandements, des consignes&mdash;esclaves si
+bien faits à leur servitude qu'ils ne savent plus, au
+moment du repos, parler d'autre chose que des coups
+de fouet qu'ils ont reçus ou de la solidité de leur
+manille.&mdash;Puis,
+ils s'en iront dans les cabarets louches,
+dans les ruelles où l'on vend de l'eau-de-vie qui râpe
+la gorge et du vin qui violace les comptoirs. Ils s'attableront
+là, cinq ou six devant un litre, chantant à
+tue-tête:</p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>C'est à boire qu'il nous faut!...</p>
+ </div> </div>
+
+<p>en attendant que la nuit tombe et qu'ils puissent aller
+s'engouffrer, gueulant bien fort et se tenant par les
+bras, dans ces bouges où il faut faire la queue, quelquefois,
+comme au théâtre, devant la porte des putains.</p>
+
+<p>O bétail aveugle et sans pensée, chair à canon et
+viande à cravache, troupeau fidèle et hébété de cette
+église: la caserne et de sa chapelle: le lupanar! Ah,
+oui, je rejoindrai tout à l'heure, avec plaisir, la «boîte»
+dont je suis sorti hier et où je dois rentrer bientôt. Le
+rapport me portant ce matin huit jours de prison pour
+réponse insolente. Plutôt la prison que le spectacle
+de cet avachissement stupide, de l'écoeurante banalité
+de cette vie misérable! Plutôt la désertion&mdash;le
+seul vrai remède peut-être&mdash;plutôt tout que de jouer
+un rôle, puisque j'ai conscience de son indignité, dans
+cette comédie ignoble, dans cette parade où Mangin
+s'impose aux spectateurs et arrive, à force de donner
+des coups de pied dans le derrière de Vert-de-Gris
+à se faire prendre au sérieux&mdash;même par sa victime.</p>
+
+
+
+<p>J'entends sonner onze heures. Onze heures! Et l'on
+n'est pas encore venu me chercher pour me conduire
+à la «Malle!» Est-ce qu'ils ne penseraient plus à
+moi, par hasard? Je m'étends sur mon lit, mon lit
+que je ne fatigue pas beaucoup, d'ordinaire; ce qui
+d'ailleurs, n'empêche pas le fourrier de m'imputer
+trimestriellement toutes les dégradations possibles.
+J'essaye de piquer un roupillon. Je commence à m'endormir.</p>
+
+<p>&mdash;Froissard, au bureau!</p>
+
+<p>J'ouvre à demi l'oeil gauche. C'est le mar'chef qui
+m'appelle.</p>
+
+<p>Qu'est-ce qu'il y a donc?</p>
+
+<p>&mdash;Il y a qu'il faudrait d'abord vous lever quand on
+vous appelle et prendre la position militaire pour
+parler à vos supérieurs. Hum!... Réunissez tous vos
+effets et portez-les au magasin d'habillement. Vous
+êtes désigné pour faire partie d'un détachement de
+cinquante hommes qui va relever une partie de la
+3e batterie <i>bis</i>, au Kef, en Tunisie. Vous partez demain.</p>
+
+<p>Comment! on va en Afrique aussi simplement que
+cela, maintenant? Autrefois, c'était plus compliqué:
+il fallait faire cinq ou six fois le tour de la France
+pour se faire armer et équiper. Il est vrai que ça n'en
+valait peut-être pas mieux pour ça.</p>
+
+<p>&mdash;Avez-vous fini vos réflexions? On vous dit que
+vous partez demain soir et que dans trois jours vous
+prenez le bateau.</p>
+
+<p>Est-ce qu'il va sur l'eau, au moins, ce bateau-là?</p>
+
+
+
+<br><br><br>
+<h3>IV</h3>
+
+
+
+<p>Le Kef, ville principale de la Tunisie.
+Population:&mdash;Commerce:&mdash;Industrie:&mdash;Je
+laisse des blancs
+tout en donnant aux Cortamberts, qui ne sont jamais
+embarrassés, la permission de combler ces lacunes à
+leur fantaisie.</p>
+
+<p>De loin, la ville, bâtie en amphithéâtre sur le penchant
+d'une montagne, vous fait l'effet d'une dégringolade
+de fromage blanc entre des murailles en nougat;
+le tout dominé par une pièce montée sur laquelle
+il aurait plu de la crème fouettée. On en mangerait.</p>
+
+<p>De près, ça change. Ce n'est plus qu'un amas de
+maisons misérables, bâties avec des cailloux et de
+la boue, aux rares et étroites fenêtres grillées, aux
+toits en coupole blanchis à la chaux. Çà et là, des
+ruelles pavées de pierres pointues percent cette agglomération
+de cahutes et s'en vont, avec des allures
+tortueuses de vrilles, aboutir dans des places carrées
+où s'ouvre la porte d'une mosquée. C'est dans ces
+places que, plusieurs fois par semaine, se tiennent les
+marchés. C'est là qu'on amène les petits boeufs secs
+et trapus, les biques aux longs poils noirs, les bourriques
+aux petites jambes nerveuses, au garrot ensanglanté,
+à l'échine meurtrie, les moutons sales et maigres,
+portant toute leur graisse dans une queue
+énorme qui se balance entre leurs pattes de derrière
+comme une grosse sabretache. C'est là que s'étalent,
+par terre, sous des lambeaux de toile, sur des tréteaux,
+l'or blond des céréales, le brun glacé des dattes,
+le vert criard et frais des pastèques aux chairs blanches
+et roses, le velours bleuâtre des figues, le violet
+des aubergines, l'incarnat des grenades, le jaune des
+citrouilles, le rouge froid des tomates et le rouge
+chaud des piments. Et, à côté de ces tas de légumes
+dont les couleurs vives éclatent sous le ciel clair,
+entre ces amoncellements de fruits qui sentent bon
+et sur lesquels le soleil jette de l'or, de hautes perches
+s'élèvent où pendent des lambeaux sanguinolents,
+quartiers de chairs que va découper sur un billot,
+à grands coups de coutelas, un boucher nu jusqu'à la
+ceinture, le torse éclaboussé de giclées sanglantes, les
+bras empâtés de rouge, la barbe souillée de caillots,
+effrayant.</p>
+
+<p>Et les ruelles montent vers la vieille Kasbah démantelée
+et ouverte, descendent vers les remparts croulants
+dont les courtines dentelées laissent passer de
+loin en loin la gueule antique d'un canon de bronze
+penché de travers ou couché sur les talus à côté de
+son affût pourri. Elles s'élargissent ici, en face des
+portes bardées de fer de magasins devant lesquels des
+dromadaires accroupis balancent, au bout de leurs
+longs cous, leurs petites têtes aux yeux mi-clos. Là,
+elles se rétrécissent et le marchand d'eau qui revient
+de la fontaine avec ses ânons chargés d'outres frappe
+à grands coups de bâton, en poussant des cris sauvages,
+son troupeau indocile qui se bouscule pour passer. Puis
+elles s'enfoncent sous les longs arceaux d'une voie
+sombre où s'ouvrent les boutiques de loudis qui vendent
+des étoffes, des armes ou des poteries, l'échoppe
+des savetiers arabes, l'antre d'un marchand de
+cacaouët ou de beignets à l'huile&mdash;une huile infecte
+dont l'âcre parfum vous poursuit. Elles passent devant
+des cafés maures où des Arabes accroupis sur
+des nattes, silencieux, vident à petits coups une tasse
+minuscule en jouant aux cartes ou en égrenant
+leur chapelet, pendant que le cafetier, impassible,
+entretient le feu de son fourneau en agitant doucement
+un petit écran d'alfa. Elles longent des
+cimetières où des taupinières étroites et pressées,
+couvertes de cailloux, indiquent les tombes,
+d'étroites terrasses où les dévots, le soir, font la
+prière; des porches larges et bas sous lesquels viennent
+s'asseoir parfois, les jambes croisées, des mendiants
+chanteurs. Ignobles, pouilleux, le capuchon
+d'un burnous en loques rabattu sur leur face simiesque,
+frappant de leurs longs doigts décharnés la peau
+jaunie d'un tambourin, ils commencent par laisser
+échapper des sons rauques de leurs gosiers secs, et
+puis, peu à peu, s'animant eux-mêmes, sans s'occuper
+de leur auditoire, qu'une foule les entoure ou
+qu'ils n'aient devant eux que des chiens errants,
+se mettent à chanter un long poème, passant subitement
+des tons les plus sourds aux modulations les
+plus douces, des notes les plus attendrissantes aux
+cris les plus stridents, aux vociférations les plus déchirantes.
+On dirait qu'un souffle égare leur esprit,
+les exalte, qu'un grand frisson les parcourt tout entiers,
+qu'une fièvre les embrase, qu'un enthousiasme
+curieux les transporte. Alors, ils se transfigurent: ils
+deviennent très grands, ces frénétiques; très beaux, ces
+exaltés rageurs; magnifiques, ces visionnaires; presque
+sublimes, ces inspirés! Avatar de mendigos vermineux
+en Homères imperturbables.</p>
+
+
+
+<p>J'éprouve un grand plaisir, vraiment, depuis que
+j'ai quitté la France, depuis que j'ai abandonné l'horrible
+existence de la caserne pour la vie plus supportable
+des camps, à aller et venir à droite et à gauche.
+Je me reprends peu à peu. Et, pendant mes heures de
+liberté, assez fréquentes, je ne manque pas un des
+spectacles, toujours attrayants pour un nouveau
+venu, que peut offrir une ville africaine.</p>
+
+<p>Je ne me promène pas, du reste, que dans les quartiers
+arabes, je vais aussi dans le quartier européen.</p>
+
+<p>Il me plaît moins.</p>
+
+<p>Je serais bien embarrassé de dire pourquoi, par
+exemple. Il n'y manque absolument rien, non pas de
+ce qu'on pourrait souhaiter, mais de ce qu'on trouve
+le plus communément en France; des cartes et des
+billards, des cafés et des caboulots. De grandes pancartes
+indiquent à chaque pas les prix&mdash;très raisonnables&mdash;des
+différentes boissons que des dames de
+nationalités variées, en jupons courts et en corsages
+échancrés, sont toujours prêtes à vous servir.</p>
+
+<p>Les femmes, le jeu, l'alcool, voilà les trois produits
+de notre civilisation avec lesquels nous faisons honte
+aux indigènes de leurs moeurs grossières et sauvages.
+Ah! le progrès doit leur apparaître sous les plus
+riantes couleurs, à ces braves Arabes; ils se le représentent
+sous la forme des tonneaux de liqueurs que
+nous traînons derrière nos convois et à la queue de
+nos colonnes; ils l'incarnent dans la personne d'un
+gouverneur militaire, d'un régime soldatesque qui fait
+peser sur eux son joug imbécile et lourd, et qui a
+pour complément indispensable la tourbe des juifs et
+des mercantis.</p>
+
+<p>De jolis cocos, ceux-là! Les commerçants de nos
+colonies, les hardis pionniers de la civilisation!
+L'écume de tous les peuples, bandits de toutes les
+nations, usuriers et voleurs, les épaules tuméfiées
+par l'application de ces vésicatoires qui sont des
+articles du Code, ayant tous une canne à polir&mdash;et
+quelle canne!</p>
+
+<p>Pas très nombreux, mais bien brillant, l'élément
+européen. La plupart de ces gens-là ne font pas de
+fort belles affaires. Leur fonds acheté à crédit, ils se
+hâtent, avant l'échéance, d'en boire une partie et de
+manger l'autre. Ils finissent généralement par la faillite,
+si c'est faire faillite que de mettre un beau soir
+la clef sous la porte et de cingler pendant la nuit vers
+de nouveaux rivages.</p>
+
+<p>Quelques-uns cependant&mdash;des gens mariés (!) le
+plus souvent&mdash;se maintiennent à flot. Ce sont des
+ambitieux qui entretiennent des idées folles, qui
+caressent des chimères. Ils espèrent qu'après avoir,
+pendant un certain temps, servi des pompiers et des
+perroquets dans une salle d'où madame s'échappe
+quelquefois pour aller visiter l'arrière-boutique en
+compagnie d'habitués, ils pourront un jour se retirer
+dans quelque bon fromage où ils mangeront à leur
+faim, sans nul souci, en travaillant le moins possible.
+Leur rêve, c'est de lui coller un gros numéro, à ce
+fromage-là.</p>
+
+<p>Pourquoi pas, après tout? S'il n'y a de sots métiers
+que ceux qui ne rapportent rien, celui-ci est assurément
+l'un des plus intelligents qu'on puisse exercer en
+Afrique. D'ailleurs, ils ont devant les yeux l'exemple
+de certains de leurs confrères d'Algérie, d'anciens
+honnêtes gens qui sont redevenus de très braves
+gens depuis qu'ils ont les poches pleines, que les
+gendarmes saluent très bas, qui arrivent à se faire
+nommer maires d'un village ou d'une bourgade et
+qui marient facilement leurs filles&mdash;grosse dot,
+petite tache de famille&mdash;à des conseillers de préfecture.</p>
+
+<p>On ne peut sérieusement, n'est-ce pas? désespérer
+du redressement moral d'un peuple quand des
+apôtres comme ceux-là ont entrepris sa conversion.
+Le fait est que, si les prédicateurs enseignent consciencieusement
+la foi nouvelle, il se trouve des gentils
+qui, de leur côté, y mettent du leur. Je ne parle pas,
+bien entendu, de ces vieilles bêtes affaissées dans les
+ornières de la routine, encroûtées au possible, qui ne
+comprennent pas quelle utilité il peut y avoir à tuer le
+ver tous les matins et à faire précéder chaque repas
+d'un ou de plusieurs verres d'extrait de vert-de-gris.
+Raisonner avec des animaux pareils, c'est perdre son
+temps. Je parle d'une partie de la jeune génération
+qui commence à se laisser dessiller les yeux, à rejeter
+des doctrines surannées, à vouloir sérieusement
+rattraper le temps perdu. Ils n'y vont pas de main
+morte, ceux-là! Ils chantent à plein gosier les
+louanges de l'alcoolisme! Il y a de ces gaillards qui
+n'ont pas leurs pareils pour couper la verte et qui
+distinguent à l'oeil&mdash;oui, à l'oeil&mdash;le vrai Pernod de
+l'imitation. Au billard, ils vous en rendent dix de
+trente et gagnent à tous les coups.</p>
+
+<p>Quant aux enfants&mdash;aux mouchachous&mdash;ils donnent
+les plus belles espérances. Ils vous disent: «Et
+ta soeur!»&mdash;en français&mdash;et vous taillent des
+basanes&mdash;en français.&mdash;On en trouve même qui
+commencent par parler argot; qui ne savent pas dire:
+pain&mdash;mais qui disent: du gringle;&mdash;qui ignorent
+la viande, mais qui connaissent la bidoche;&mdash;voire
+même la barbaque.</p>
+
+<p>Oh! ils apprennent très facilement. Il paraît même
+qu'ils retiennent bien. Que voulez-vous de plus?</p>
+
+
+
+<p>&mdash;Ce que je voudrais, ce serait que le gouvernement
+fût un peu moins bête et un peu moins rosse.</p>
+
+<p>Je me retourne. Celui qui interrompt les réflexions
+que j'ai fini par me faire à haute voix est un colon
+dont j'ai fait la connaissance, il y a quelque temps.
+Ses concessions sont établies à une bonne journée de
+marche du Kef, non loin de la ligne de chemin de fer
+qui doit finir par relier l'Algérie à Tunis.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, continue-t-il en me frappant sur l'épaule,
+voilà ce que je demande. Qu'est-ce que vous pensez,
+vous, de gens qui veulent à toute force avoir des
+colonies et qui, une fois qu'ils les ont, font tout ce
+qu'ils peuvent pour les empêcher de leur être utiles
+à quelque chose?</p>
+
+<p>Je fais un geste vague.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous ai, je crois, déjà raconté mon histoire?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, elle est édifiante.</p>
+
+<p>&mdash;Vous savez que, lorsque je suis arrivé en
+Tunisie, lorsque j'ai commencé à exploiter une concession
+qu'on m'a fait payer à beaux deniers comptant,
+je croyais pouvoir espérer l'appui, au moins
+moral, de l'administration...</p>
+
+<p>&mdash;Vous auriez aussi bien fait de compter sur les
+bénédictions de ce marabout qui chante son cantique
+là-haut.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai essayé de passer plusieurs marchés pour
+la fourniture des grains et des fourrages militaires...</p>
+
+<p>&mdash;Ils étaient trop secs, vos fourrages.</p>
+
+<p>&mdash;Voyant qu'il n'y avait rien à faire de ce côté, j'ai
+essayé de tirer parti de mes produits en les envoyant
+sur les souks. J'ai donc entrepris de tracer une route
+directe et commode entre mes terrains et la gare la
+plus proche, à travers des terres en jachère. Aussitôt
+les papiers timbrés ont plu chez moi.</p>
+
+<p>&mdash;Ah bah!</p>
+
+<p>&mdash;J'ai appris ainsi que ces vastes terrains incultes
+qui s'étendent à perte de vue appartiennent, sauf
+quelques parcelles concédées à des malheureux
+comme moi, à une Société anonyme dont le siège est
+à Paris. Cette Société, qui prétend avoir acheté ces
+terres, et qui les a peut-être achetées à un prix dérisoire
+qu'elle n'a probablement pas payé, ne veut en
+céder la moindre partie que contre des sommes exorbitantes.
+De sorte que si, plus tard, le gouvernement
+français&mdash;ou celui du bey, comme vous voudrez&mdash;prend
+la bonne résolution d'accorder des concessions
+gratuites à de nouveaux colons, il se verra
+obligé de racheter un franc le mètre au moins ce
+qu'il a donné pour rien. Voyez-vous d'ici ce que
+gagnera la Compagnie?</p>
+
+<p>&mdash;Vingt sous du franc, exactement.</p>
+
+<p>&mdash;Tous les débouchés m'étant fermés, ou à peu
+près, j'ai végété quelque temps, tirant le diable par
+la queue à la lui arracher. L'autre jour, j'ai tenté une
+dernière chance. J'ai écrit au ministère pour lui
+demander le prêt d'une somme peu considérable,
+garantie d'ailleurs, et que je me faisais fort de rembourser
+en peu de temps. J'aurais pu marcher, avec
+ça... Au bout d'un mois, on m'a renvoyé ma demande
+en me disant qu'il fallait, avant tout, la faire passer
+par la voie hiérarchique. Aujourd'hui, je suis venu
+ici chercher la réponse qui vient d'arriver...</p>
+
+<p>&mdash;Toujours par voie hiérarchique?</p>
+
+<p>&mdash;De plus en plus.</p>
+
+<p>&mdash;Et... est-elle satisfaisante, la réponse?</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que vous vous foutez de moi? Satisfaisante!
+Tenez, lisez-moi ça: «Le ministre porte à la
+connaissance de l'intéressé que le gouvernement,
+quel que soit son désir de venir en aide aux colons,
+se voit dans l'obligation de ne leur accorder aucun
+secours, pécuniaire ou autre. Etc., etc.» Hein! qu'est-ce
+que vous en dites?</p>
+
+<p>&mdash;Dame! s'ils n'ont pas le sou...</p>
+
+<p>&mdash;Quand on n'a pas le sou, on reste chez soi!
+quand on n'a pas le sou, on ne cherche pas à conquérir
+des colonies pour en faire les cimetières des
+imbéciles assez bêtes pour s'y établir!... Ah! je sais
+bien ce que vous allez me dire: «Il ne fallait pas y
+venir; tu l'as voulu, c'est bien fait»&mdash;Je sais bien, je
+n'aurais pas dû avoir confiance; mais, qu'est-ce que
+vous voulez? A l'époque de mon départ je n'aurais
+jamais pu me figurer que c'était tout simplement
+pour permettre à une séquelle de bandits de spéculer
+sur des morceaux de papier achetés au poids&mdash;aux
+palefreniers du Bardo, qu'on avait versé le sang et
+dépensé les millions de la France. Ce que c'est que
+d'être naïf!... Mes terres sont bonnes pourtant;
+on pourrait faire deux récoltes par an... Quand je
+pense à tous ces beaux terrains que l'imbécillité de
+nos gouvernants laisse en friche, je me demande
+réellement comment il peut se trouver des gens assez
+simples pour ne pas éclater de rire en entendant prononcer
+ces deux mots: Colonies françaises. Moi,
+maintenant, je ne sais pas si je ne ferais pas mieux
+de m'acheter une corde pour me pendre que de continuer
+l'existence que je mène. A qui m'adresser,
+pour me faire avancer les sommes dont j'ai besoin et
+avec lesquelles je serais certain d'arriver, en peu de
+temps, à un beau résultat? A qui? A des établissements
+de crédit? Allez-y voir! D'ailleurs, vous savez
+aussi bien que moi que toutes ces boîtes-là prêtent
+au capital, mais non au travail... Alors, quoi? Finir
+de manger mes quatre sous et piquer une tête dans la
+Medjerdah? Ce serait peut-être le plus simple... Tenez,
+tout ça, voulez-vous que je vous dise? c'est de la
+fouterie...</p>
+
+<p>Il m'a pris par les bras.</p>
+
+<p>&mdash;Venez donc boire quelque chose... A quoi ça
+sert-il, après tout, de se faire de la bile? Quand je
+m'en fourrerais les quatre doigts et le pouce dans
+l'oeil... Nous allons dîner ensemble, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne demanderais pas mieux, mais il est déjà
+tard, et comme je dois être rentré au camp pour
+l'appel...</p>
+
+<p>&mdash;Bah! l'appel! je parie qu'ils ne le font pas une
+fois tous les quinze jours. Venez donc; si vous rentrez
+une demi-heure ou une heure en retard, personne
+ne s'en apercevra...</p>
+
+
+<p>On s'en est aperçu. Le capitaine commandant la
+batterie vient de m'infliger huit jours de prison.</p>
+
+<p>Ce n'est pourtant pas un mauvais diable, ce capitaine,
+gros bonhomme toujours essoufflé, tapotant
+sans cesse avec son mouchoir son front qui ruisselle
+constamment de sueur.</p>
+
+<p>Du reste, il a eu soin de me faire prévenir par le
+fourrier qui m'a annoncé ma punition: «Dites-lui
+bien que ce n'est pas moi qui le punis, c'est le règlement.
+Le général m'a recommandé d'être très sévère
+et, ma foi, vous comprenez... c'est leur faute aussi,
+s'ils se font punir, ces gredins-là; ils ne veulent rien
+entendre.»</p>
+
+<p>Si nous n'entendons rien, en effet, c'est bien que
+nous ne voulons rien entendre. Nous devons nous
+fourrer du coton dans les oreilles au moins une fois
+par semaine... Tous les samedis, régulièrement, le
+gros capiston vient assister à la lecture du rapport
+qu'il écoute tout en nouant la cravate de l'un et en
+boutonnant la veste de l'autre; après quoi il nous fait
+un petit discours portant sur la nécessité de nous
+bien conduire et d'éviter les punitions, le tout entremêlé
+de recommandations morales et de prescriptions
+hygiéniques. L'exorde et le fond de la harangue
+varient un peu, suivant les circonstances, mais la
+péroraison est toujours la même: «Je ne saurais
+trop vous recommander d'être très propres. Ainsi,
+quand vous allez aux cabinets, n'oubliez jamais... (Il
+fait un geste) vous comprenez? C'est très nécessaire
+dans ces pays-ci. Moi, je porte toujours dans ma
+poche une petite éponge destinée à cet usage-là.
+Tenez, la voilà. (Il sort de sa poche une chose ronde
+enveloppée d'un fragment de journal). Oui, je la
+mets dans du papier, à cause de l'humidité. Ah! et
+puis, quand vous allez voir les femmes... oui, je comprends
+ça... les femmes... on n'est pas de bois... eh!
+bien... beaucoup de précautions. Vous m'entendez?
+L'eau ne coûte pas cher, n'est-ce pas? Sans ça, quand
+vous serez rentrés en France, que vous serez mariés,
+vous aurez des enfants... des petits enfants... ça sera
+comme des petits lapins.»</p>
+
+<p>On m'a relégué, avec deux ou trois autres mauvais
+sujets, dans le marabout des hommes punis&mdash;une
+grande tente conique dressée devant le gourbi qui
+sert de corps de garde, à côté de la guérite en feuillage
+dans laquelle s'assied sans façon le factionnaire vêtu
+de toile blanche, son képi d'artilleur recouvert d'un
+couvre-nuque, son mousqueton posé dans un coin.
+Je regarde, à travers la portière relevée, derrière la
+corde à laquelle sont attachés nos chevaux et nos
+mulets, maigres et galeux, la route poudreuse et grisâtre,
+au sol rayé par les roues des arabas et moucheté
+par les pieds des bêtes de somme, qui se déroule
+comme un long ruban pour disparaître, tout là-bas,
+après l'âpre montée d'une côte rude, derrière le
+col de Gardimaou. Elle est bordée de l'autre côté,
+cette route, par des figuiers de Barbarie, aux larges
+feuilles épineuses d'un vert bleuâtre, dont les troncs
+rugueux s'enfoncent dans un amoncellement de
+feuilles mortes qui, tombées, ont l'air de grands
+écrans fauves. Derrière, tout en bas, on aperçoit la
+plaine, immense comme une mer, qui conduit en
+Algérie, et dont les aspérités et les déclivités disparaissent
+dans l'uniformité confuse des sables blonds.
+Le soir commence à descendre; de longues ombres
+cendrées s'étendent rapidement et chassent les derniers
+rayons du soleil qui s'éparpillent en millions
+d'étincelles et s'enfuient à gauche, du côté de la trouée
+de Souk-Harras, qu'elles incendient, en tourbillons
+de poussière d'or, tandis qu'à droite, s'assombrissant
+de plus en plus, toute une suite d'éminences aux
+formes étranges, de montagnes aux bizarres découpures,
+la dégringolade des derniers contre-forts de
+l'Atlas, s'estompe en bleu sur les horizons sanglants
+du soir.</p>
+
+<p>&mdash;Le capitaine!</p>
+
+<p>J'entends un bruit de grosses bottes, un cliquetis
+d'éperons. C'est lui. Il entre.</p>
+
+<p>&mdash;Froissard, vous êtes là?... Ah! oui... Eh bien!
+j'ai une triste nouvelle à vous apprendre. Le général,
+sachant que vous avez déjà encouru beaucoup de
+punitions, m'a fait demander votre livret. Je crois
+qu'il a l'intention de vous faire passer devant un Conseil
+de corps. Voilà, voilà... je vous l'avais bien dit...
+Si vous aviez voulu m'écouter... mais non... on veut
+en faire à sa tête...</p>
+
+<p>Et patati et patata.</p>
+
+<p>Son petit laïus ne m'avance pas à grand'chose, évidemment;
+mais c'est égal, ça me fait presque plaisir
+de l'entendre me bougonner, ce gros poussah qui,
+malgré tout, porte de l'intérêt à ses hommes et ne les
+regarde pas tout à fait comme des animaux. Il n'a pas
+l'air de se figurer qu'il est pétri d'une autre pâte
+qu'eux; il a certainement le coeur moins racorni
+que tous ceux que j'ai rencontrés jusqu'ici, automates
+graissés de morgue tudesque et remontés tous les
+matins par la clef de l'orgueil idiot. C'est encore un
+homme, au bout du compte, ce vieux maboul que
+j'entends ronchonner en s'en allant:</p>
+
+<p>&mdash;Rien écouter... faire la noce... rentré en France...
+p'tits enfants... p'tits lapins.....</p>
+
+
+
+<br><br><br>
+<h3>V</h3>
+
+
+
+<p>Je viens d'être conduit à la Kasbah entre quatre
+hommes, baïonnette au canon, commandés par un
+brigadier, sabre au poing. J'attends dans la cour, un
+rectangle chauffé à blanc par le soleil qui tombe à
+pic, qu'on veuille bien m'introduire dans la salle où
+s'est réuni le Conseil de corps.</p>
+
+<p>De quoi est-il composé, ce Conseil? Un planton,
+qui promène les chevaux, me renseigne à ce sujet.</p>
+
+<p>&mdash;Il y a le lieutenant et le sous-lieutenant de ta
+batterie, un lieutenant et un capitaine d'infanterie et
+un commandant des chasseurs d'Afrique. Ton capitaine
+a fait dire qu'il était malade.</p>
+
+<p>Il n'est pas régulièrement formé, mon Conseil de
+corps. Pourtant, étant donné le petit nombre d'officiers
+de mon régiment présents au Kef, je ne peux
+pas réclamer. Les règlements exigent bien, il est
+vrai, que ce tribunal ne renferme que des officiers du
+corps auquel appartient l'inculpé&mdash;puisque inculpé
+il y a.&mdash;Ces règlements ont évidemment leur raison
+d'être. Il est clair que, si l'homme qui a donné des
+preuves de son insubordination, qui a démontré qu'il
+était sous l'influence de ce que ces messieurs appellent
+un mauvais esprit, comparait devant ceux mêmes
+qui lui ont infligé les punitions qui l'amènent devant
+eux, il y a au moins quatre-vingt-dix-neuf chances
+sur cent pour que ces accusateurs transformés subitement
+en juges reconnaissent qu'il y a lieu d'expédier
+le délinquant aux compagnies de discipline. Ça
+simplifie énormément les choses. Ça évite une perte
+de temps toujours désagréable. Pas de défense possible
+de la part de l'inculpé; une accusation basée
+simplement sur les punitions plus ou moins nombreuses,
+et plus ou moins méritées portées par les
+juges eux-mêmes qui ne tiennent pas, naturellement,
+à se donner des démentis. La sentence n'a plus besoin
+que d'être ratifiée par le général commandant le corps
+d'armée, ce qui n'est qu'une question de jours. La
+justice reçoit un croc-en-jambe, ce qui est déjà une
+bonne chose, mais elle le reçoit en très peu de temps,
+ce qui est une chose excellente.</p>
+
+<p>Moi, j'ai une chance énorme. Je vais passer devant
+un conseil composé en majorité d'officiers qui ne me
+connaissent pas et qui, par conséquent, ne doivent
+pas tenir outre mesure à faire preuve à mon égard de
+la plus grande sévérité. Il y a bien le sous-lieutenant
+et le lieutenant de ma batterie, deux pince-sans-rire,
+mauvaise piquette de la Pi-po, fanatiques de la discipline
+à la prussienne; mais comme ils ne joueront
+en somme qu'un rôle assez effacé...</p>
+
+<p>&mdash;Faites entrer!</p>
+
+<p>J'entre. La porte se referme.</p>
+
+<p>&mdash;Asseyez-vous, me dit le commandant.</p>
+
+<p>Je m'assieds sur un banc en face de ces messieurs,
+alignés en rang d'oignons, derrière une table recouverte
+du tapis vert traditionnel. Le commandant me
+regarde&mdash;d'un air assez bienveillant. Ma tête a l'air
+de lui revenir, décidément; et c'est en hochant douloureusement
+le front qu'il continue:</p>
+
+<p>&mdash;Canonnier Froissard, vous avez eu, depuis votre
+entrée au service, une conduite déplorable. Vous avez
+encouru un grand nombre de punitions. Nous sommes
+réunis, vous le savez, pour décider de votre envoi
+aux Compagnies de discipline. Qu'avez-vous à dire
+pour votre défense?</p>
+
+<p>&mdash;Deux choses: 1° Que ma conduite n'a pas été mauvaise
+depuis mon entrée au service; elle n'a commencé
+à l'être que du jour où les taquineries et les
+vexations de toute nature m'ayant poussé à bout, je
+suis devenu une de ces têtes de Turc sur lesquelles
+frappe à tour de bras l'aveugle cohue des galonnés;
+que, d'ailleurs, dans l'armée, quand un homme a
+commencé à mettre le pied dans le bourbier des punitions,
+on n'essaye pas de le retirer, on l'enfonce.
+2° Que, si j'ai commis des fautes&mdash;et, je le fais remarquer
+en passant, toutes fautes contre la discipline&mdash;je
+les ai expiées et que je ne crois pas qu'on
+puisse, raisonnablement, châtier deux fois, pour le
+même délit, un individu, si malintentionné qu'il soit.
+Que, par conséquent, j'ai beaucoup de peine à comprendre
+pourquoi l'on veut, aujourd'hui, m'infliger
+une peine énorme précisément parce que j'en ai déjà
+subi un nombre considérable.</p>
+
+<p>J'examine l'attitude de mes juges. Les deux officiers
+de ma batterie sont devenus tout verts, le petit
+pète-sec de sous-lieutenant principalement, qui pince
+ses lèvres blanches, qu'il vient de mordre. Le capitaine
+et le lieutenant d'infanterie n'ont pas bronché;
+ils ont l'air de s'amuser comme deux croûtes de pain
+derrière une malle. Quant au commandant, il a ouvert
+de grands yeux; il semble très étonné, ne s'étant
+jamais imaginé, probablement, qu'on pût envisager
+la question à un point de vue pareil. Il ne paraît pas
+furieux, tout au contraire; on dirait même qu'il n'est
+pas fâché, mais pas fâché du tout, en vieux soldat
+d'Afrique qu'il est, de voir mettre à jour l'ineptie des
+règlements dont l'étroitesse et la dureté lui ont toujours
+semblé quelque peu ridicules. Seulement, il ne
+sait plus quoi dire et ce n'est qu'au bout de deux ou
+trois minutes qu'il se rappelle subitement qu'il a
+encore à accomplir une petite formalité.</p>
+
+<p>&mdash;Je vais vous lire vos punitions.</p>
+
+<p>Et il commence.</p>
+
+<p>Il commence, mais il n'a pas fini. Ah! non. Les
+deux pages du livret sont pleines et l'on a été obligé
+d'ajouter plusieurs <i>rallonges</i>. Et des motifs d'une longueur!
+Quand il n'y en a plus, il y en a encore. C'est
+comme la galette du père Coupe-Toujours, au Gymnase.</p>
+
+<p>Le commandant n'en peut plus. Il est tout rouge.
+Il a beau écourter en diable des motifs par trop chargés
+et sauter à pieds joints par dessus des punitions
+tout entières, il manque de salive, il est à bout de
+forces. Il va attraper une extinction de voix. Il pousse
+un long soupir et s'arrête.</p>
+
+<p>&mdash;Tenez, lieutenant, je vous en prie, lisez donc la
+suite. C'est si mal écrit, tout ça... Ouf!...</p>
+
+<p>Il passe le livret au petit sous-lieutenant qui esquisse
+un sourire méchant. Il ne passe rien, celui-là;
+il appuie sur les mots, comme s'il voulait les forcer à
+entrer bon gré mal gré dans l'oreille de ses auditeurs;
+il lit les motifs d'une voix indignée de procureur général
+qui énumère les méfaits de l'accusé, et traîne
+sur le texte des réponses inconvenantes, qu'il épelle
+presque, d'un ton strident et venimeux. Il dénombre les
+récidives. «C'est la dixième fois, messieurs.&mdash;Remarquez
+bien, messieurs, que c'est la onzième fois.» Je
+crois qu'il va demander ma tête.</p>
+
+<p>Il ne demande pas ma tête, mais il demande, aussitôt
+qu'il a refermé le livret, s'il ne pourrait pas présenter
+quelques observations personnelles. Il m'a
+étudié, il me connaît à fond; il ne serait peut-être pas
+inutile...</p>
+
+<p>&mdash;Complètement inutile, fait le commandant qui a
+repris haleine, mais qui reste profondément vexé d'avoir
+été obligé de s'interrompre au plus beau moment
+et de céder son rôle à un sous-lieutenant; le conseil
+est fixé.</p>
+
+<p>Et, se tournant vers moi:</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez entendu la lecture de vos punitions.
+Les trouvez-vous méritées?</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai à les trouver ni méritées ni imméritées.
+On me les a infligées à la suite de fautes que j'ai commises;
+je crois donc avoir expié ces fautes. Je n'ai
+qu'à répéter ce que j'ai déjà dit tout à l'heure...</p>
+
+<p>&mdash;Tout à l'heure, vous disiez des choses qui n'ont
+pas le sens commun. Ne les répétez pas! s'écrie le
+commandant en frappant la table avec mon livret, ce
+livret dont les quatre ou cinq pages de rallonges lui
+restent sur le coeur. Quand on a un pareil nombre de
+punitions, on ne mérite aucune pitié. D'ailleurs, on
+vous ferait grâce, que vous recommenceriez demain.
+Demandez plutôt à vos officiers.</p>
+
+<p>&mdash;C'est certain, siffle le petit sous-lieutenant. Il n'y
+pas à en douter.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'en savez-vous, mon lieutenant?</p>
+
+<p>Second sifflement:</p>
+
+<p>&mdash;J'en suis sûr. Pas un mot de plus.</p>
+
+<p>Le commandant est pressé d'en finir. Il vient de
+jeter un coup d'oeil sur le capitaine et le lieutenant
+d'infanterie qui se sont assoupis, la tête dans la main,
+et qui menacent de s'endormir tout à fait. Il m'expédie
+avec une dernière phrase.</p>
+
+<p>&mdash;Le conseil sait à quoi s'en tenir sur votre compte.
+Je vous le répète, un soldat qui s'est fait punir aussi
+souvent que vous mérite d'être puni sérieusement.
+Du reste, on vous l'a dit, nous vous ferions grâce que
+vous recommenceriez demain. Et puis, vous donnez
+le mauvais exemple...</p>
+
+<p>Ah! voilà, je m'y attendais! Le mauvais exemple!
+Et je m'écrie, d'une voix qui réveille les deux dormeurs
+et qui fait sauter le sous-lieutenant sur sa
+chaise:</p>
+
+<p>&mdash;Alors, c'est pour cela que vous m'envoyez au
+bagne,&mdash;car c'est le bagne, ces compagnies de discipline?&mdash;C'est
+pour cela que vous me prenez trois ans
+de ma vie,&mdash;car j'ai encore trois ans à faire, vous le
+savez! Pour cela! parce que j'ai déjà souffert beaucoup
+de la méchanceté acharnée de mes supérieurs,
+parce que vous savez qu'ils ne me lâcheront pas, parce
+que vous savez que je serai puni demain, comme je
+l'ai été hier, comme je le suis aujourd'hui, parce que
+vous pensez que je donne le mauvais exemple! De
+quoi m'accusez-vous, dites donc? D'avoir été votre
+victime! Pourquoi me jugez-vous? pour des tendances!
+Sur quoi me condamnez-vous? sur des présomptions!</p>
+
+<p>&mdash;Sortez! sortez!</p>
+
+<p>On m'a poussé dehors et l'on a refermé la porte...</p>
+
+
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce qu'ils t'ont dit? me demandent les
+hommes de garde qui me reconduisent au camp entre
+leurs baïonnettes.</p>
+
+<p>J'allais répondre: «Des infamies!» Mais j'ai réfléchi.</p>
+
+<p>&mdash;Ils m'ont dit des bêtises...</p>
+
+
+<p>J'ai attendu pendant près d'un mois la décision du
+général. Je savais très bien que je pouvais compter
+sur un ordre d'envoi bien et dûment signé et paraphé,
+mais je trouvais le temps long. J'aurais préféré être
+fixé tout de suite. J'aurais voulu pouvoir avancer le
+cours du temps pour bannir toute incertitude, et j'aurais
+voulu en même temps le retarder, car on m'avait
+donné sur les compagnies de discipline,&mdash;Biribi,&mdash;des
+renseignements qui, franchement, me faisaient
+peur.</p>
+
+<p>Un matin, le maréchal des logis chef est venu me
+lire le rapport: «Par décision de M. le général commandant,
+la division Nord de la Tunisie, le nommé
+Froissard (Jean), canonnier de 2e classe à la 13e batterie
+<i>bis</i> détachée au Kef, passera à la 5e Compagnie
+de Fusiliers de Discipline.»</p>
+
+<p>&mdash;Je dois vous prévenir, a-t-il ajouté, que le convoi
+qui va à Zous-el-Souk, où se trouve le dépôt de la
+compagnie, part après-demain. On vous désarmera
+demain.</p>
+
+<p>Le lendemain soir, en effet, on m'appelle au bureau.</p>
+
+<p>Je rends mes armes, mes effets de grand équipement
+et je ne conserve que mon linge et mes chaussures.</p>
+
+<p>&mdash;Vous passerez la nuit au corps de garde, me dit
+le capitaine, qui entre comme j'allais sortir. Comme
+ça, vous aurez une couverture. Ah! sacré farceur!
+Quelle rage aviez-vous donc de vous faire fourrer dedans
+tout le temps?... Enfin, vous avouerez que, moi,
+je n'y ai pas mis de méchanceté. Je n'ai même pas
+voulu aller dire ce que j'aurais été forcé de raconter;
+je ne pouvais pas jurer que vous êtes un ange, n'est-ce
+pas?... Et puis, cette idée d'aller engueuler ces
+messieurs, là-haut, à la Kasbah! Sacrédié! Il faut
+avoir diablement envie de casser des cailloux à un
+sou le mètre, avec un maillet en bois!... Donnez-moi
+une poignée de main tout de même, allez! mauvaise
+tête...</p>
+
+<p>Je me suis retiré dans le gourbi du corps de garde
+où, jusqu'à dix heures, les camarades sont venus
+par groupes ou isolément, me faire leurs adieux et
+me remonter le moral. Ils ont une façon à eux, par
+exemple, de vous remonter le moral; ils vous remontent
+ça à tour de bras, et allez donc! Ils n'ont
+pas peur de casser le ressort.</p>
+
+<p>&mdash;Il faut bien te figurer une chose, c'est qu'aussitôt
+arrivé là-bas, tu vas voir tout le monde te tomber sur
+le dos. On va te commander des choses impossibles,
+te faire faire des corvées abominables; tiens, j'ai entendu
+dire qu'ils distribuaient aux nouveaux arrivés
+des manches à balais,&mdash;tu entends, des manches à balais,&mdash;et
+qu'ils les forçaient à balayer le camp avec
+ça. Aussitôt que l'un d'eux se permettait de dire au
+chaouch: «Mais je ne peux pas balayer avec un morceau
+de bois,» le chaouch le mettait en prison.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, ajoute un autre, rien de plus vrai. Ou bien,
+on les oblige à compter les cailloux du camp ou à
+arroser des poteaux jusqu'à ce qu'il y pousse des
+feuilles. A la moindre réflexion, au bloc. Tout ça,
+c'est pour s'assurer du caractère des individus qu'on
+leur envoie. Si vous avez le malheur de renauder le
+premier jour, vous êtes classés parmi les mauvaises
+têtes, et il y a bien des chances pour que vous finissiez
+mal. Le mieux, c'est de supporter tout sans rien
+dire; de faire l'imbécile, en un mot. Il ne faut pas
+jouer au malin, là-dedans. Tu sais, on y laisse sa
+peau facilement.</p>
+
+<p>&mdash;Pour sûr! s'écrie un troisième. J'ai vu le cimetière
+des Disciplinaires en passant, en allant à Aïn-Meleg.
+Il y a plus de petites croix qu'il n'y a de brins
+d'herbe.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, allons! reprend un brigadier qui trouve
+qu'on pousse les choses un peu trop au noir, il ne
+faut pas non plus charger le tableau de gaîté de coeur.
+On n'est pas bien à Biribi, c'est clair, mais on n'y
+claque pas toujours. Et puis, en se conduisant bien,
+on peut en sortir...</p>
+
+<p>&mdash;Ah! bah! avant la fin de son congé?</p>
+
+<p>&mdash;Certainement. Au bout d'un an, de six mois
+même. Ça dépend.</p>
+
+<p>&mdash;Enfin, ce n'est qu'un mauvais quart d'heure à
+passer; du moment que ça compte sur le congé, c'est
+le principal, me dit en me serrant la main un de mes
+compagnons de prison qui vient de s'échapper du
+marabout des hommes punis. Moi aussi, j'ai pas mal
+de punitions, et il n'y aurait rien d'impossible... ma
+foi, oui, je pourrais bien aller te rejoindre d'ici quelque
+temps.</p>
+
+<p>&mdash;C'est ça, viens me retrouver. Je te réserverai une
+pioche et je te ferai matriculer une brouette...</p>
+
+
+
+<p>Tout le monde est parti. J'essaye de dormir, mais je
+ne peux y arriver.</p>
+
+<p>En me retournant, j'aperçois quelque chose dans
+un coin. Qu'est-ce que c'est?</p>
+
+<p>C'est un recueil de ces feuilletons que publie le
+<i>Petit Journal</i> et que découpent quotidiennement de
+religieux ciseaux de concierges. Comment sont-ils
+venus ici, ces deux cents morceaux de papier reliés
+d'un morceau de carton gris et collés avec de la sauce
+blanche? Mystère. Le feuilleton est idiot, c'est évident,
+mais je me mets à le lire avec conviction, à la
+lueur vacillante d'un lampion. Je tourne les pages,
+sans comprendre grand'chose, ne cherchant même
+pas à comprendre, tellement l'histoire m'intéresse,
+mais m'évertuant à dénicher le sommeil que le feuilletoniste
+a certainement dissimulé adroitement,&mdash;comme
+on cache la baguette à cache-tampon,&mdash;entre
+les lignes vides de sens et les phrases creuses. J'ai
+beau faire, je ne puis le trouver, le sommeil. J'en suis
+furieux. Est-ce que je manque d'adresse, ou est-ce
+qu'il y a réellement tromperie sur la qualité de la
+marchandise?...</p>
+
+<p>Que faire pour tuer le temps, pour chasser les pensées
+tristes, les idées noires qui m'assiègent, qui tourbillonnent
+autour de moi comme ces insectes de nuit
+qui vous harcèlent et qu'on ne peut écraser? Les
+hommes de garde couchés à côté de moi ronflent à
+poings fermés. Je sors pour essayer de causer avec le
+factionnaire; c'est justement un croquant, un Limousin
+pâteux qui n'est pas fichu d'expectorer deux mots
+en trois heures. De rage, je rentre et je reprends mon
+feuilleton. Cette fois-ci, quand le diable y serait, il
+me donnera le sommeil moral, puisqu'il n'a pas voulu
+m'accorder le sommeil physique; et je me mets à le
+dévorer au grand galop, lisant à demi-voix pour m'étourdir,
+bredouillant comme un prêtre qui rabâche son
+bréviaire, me fourrant les doigts dans les oreilles
+comme un gosse qui s'aperçoit, à la dernière minute,
+qu'il ne sait pas un mot de sa leçon.</p>
+
+<p>C'est peut-être la dernière chose que je lis, pour
+longtemps, après tout, ce roman sans queue ni tête,
+cette élucubration inepte. Pendant trois ans, probablement,
+il me faudra vivre d'une véritable vie de
+brute, sans autre distraction intellectuelle que la lecture
+du Code pénal collé, comme une menace, à la fin
+de mon livret.</p>
+
+
+
+<p>Le jour commence à paraître. J'entends les conducteurs
+qui appellent les chevaux et qui traînent les
+harnachements. L'artillerie ne fournira que trois prolonges
+pour le convoi. Elles sont attelées; elles sont
+prêtes à partir. Un maréchal des logis vient me chercher.
+La nuit m'a semblé bien longue, mais je ne puis
+d'empêcher de dire:</p>
+
+<p>&mdash;Déjà!</p>
+
+<p>Oui, déjà. Il faut grimper à la Kasbah pour prendre
+les chargements et se joindre aux arabas de l'Administration
+et aux mulets de bât des tringlots.</p>
+
+<p>&mdash;Croyez-vous qu'on va me laisser libre jusqu'à
+Zous-el-Souk?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais pas, mais je crains bien que non, me
+répond le sous-officier en montant la rampe qui mène
+à la vieille forteresse. On m'a donné l'ordre de vous
+conduire à la gendarmerie.</p>
+
+<p>A la gendarmerie? Pourquoi faire?</p>
+
+<p>Pourquoi faire? Je vais le savoir, car on vient de
+m'introduire dans une salle dont la porte s'ouvre sur
+l'une des nombreuses cours intérieures de la Kasbah.</p>
+
+<p>Des lits sont rangés contre le mur, à la tête desquels
+sont accrochés des pantalons bleus à bandes
+noires, des képis bleus à tresse et à grenade blanches,
+et ces espèces de gibecières en cuir fauve qu'on est
+habitué à voir rebondir gracieusement sur les flancs
+élastiques des hirondelles de potence.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ah! voilà l'homme! s'écrie le brigadier qui,
+devant une petite table, donne des instructions à un
+de ses satellites debout à côté de lui. Asseyez-vous là
+une minute; nous allons nous occuper de vous.</p>
+
+<p>J'attends un bon quart d'heure. Le brigadier a fini
+de faire des recommandations à son subordonné; il a
+griffonné pendant cinq minutes et s'est mis ensuite à
+fouiller dans un tas de ferrailles, derrière la porte. Il
+ne semble pas s'occuper énormément de moi; pourtant,
+il ne m'oublie pas tout à fait, car il me demande
+en souriant finement&mdash;tout est relatif bien entendu
+et nous sommes dans la boîte de Pandore:</p>
+
+<p>&mdash;Avez-vous l'habitude de dire votre chapelet
+quelquefois?</p>
+
+<p>&mdash;Mon chapelet?...</p>
+
+<p>Le brigadier éclate de rire; les gendarmes encore
+couchés se tordent dans leurs couvertures et celui qui
+est déjà levé se tient littéralement les côtes.</p>
+
+<p>Je ne comprends pas très bien, mais ce doit être
+drôle. Je ne veux pas avoir l'air de faire bande à part
+de ne pas trouver de sel à une plaisanterie qui peut
+être bonne, en définitive; et je me mets à rire comme
+les autres.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! vous riez? Eh bien! approchez ici; donnez-moi
+vos mains.</p>
+
+<p>&mdash;Mes mains!... Les menottes!... Est-ce que vous
+me prenez pour un filou, par hasard?</p>
+
+<p>&mdash;Donnez-moi vos mains, que je vous dis! et dépêchez-vous.</p>
+
+<p>&mdash;Jamais de la vie!</p>
+
+<p>Je saute en arrière, je m'accule dans un coin; je
+n'en sortirai que quand on m'en arrachera. Est-ce que
+je suis un voleur, pour qu'on m'attache les poignets?
+Est-ce que je suis un malfaiteur, pour qu'on m'enchaîne?
+Est-ce que j'ai commis aucun des crimes ou
+des délits justiciables d'un tribunal, même des tribunaux
+militaires?</p>
+
+<p>Ils n'y regardent pourtant pas à deux fois, ceux-là!
+Est-ce qu'on peut me reprocher aucun acte contraire
+à l'honnêteté, aucun acte tombant sous le coup des
+répressions de la loi? Moi, présenter les mains aux
+menottes, tranquillement, de bonne volonté, comme
+l'escarpe pris en flagrant délit ou le pégriot poissé sur
+le tas! Plutôt me faire briser les membres!...</p>
+
+<p>&mdash;Alors, on vous les brisera.</p>
+
+<p>Ils se sont précipités sur moi, trois ou quatre, m'ont
+ramené les bras en avant et m'ont serré les poignets
+dans la chaîne infâme.</p>
+
+<p>Encore un cran! n'ayez pas peur de tirer dessus.
+Ça lui apprendra à rouspéter.</p>
+
+<p>Ça ne m'apprendra rien du tout. Ce que ça pourrait
+m'apprendre, je le sais depuis longtemps: c'est que
+le jour où j'ai jeté bas mes effets de civil pour endosser
+l'habit militaire, j'ai dépouillé en même temps
+ma qualité de citoyen et que, étant soldat, je suis un
+peu plus qu'une chose, puisque j'ai des devoirs, mais
+beaucoup moins qu'un homme, puisque je n'ai plus
+de droits.</p>
+
+<p>Le gendarme qui doit m'escorter m'a conduit à
+l'entrée de la cour, devant la route qui traverse la
+Kasbah et m'a fait asseoir sur une grosse pierre.</p>
+
+<p>&mdash;Attendez-moi là.</p>
+
+<p>J'attends. On doit me prendre pour une bête fauve
+exhibée à la porte d'une ménagerie pour attirer les
+curieux. Des individus viennent me regarder, les uns
+avec pitié, les autres avec dédain. Le fournisseur des
+fourrages, un voleur retour du bagne, condamné jadis
+à vingt ans de travaux forcés pour viol et incendie,
+passe à cheval et me lance un regard méprisant, je
+n'en veux pas à cette canaille. Il est bien forcé, ce
+fagot, pour frayer avec les honnêtes gens, de prendre
+leurs façons ignobles et leurs manières écoeurantes.
+Ceux qu'il fréquente depuis sa sortie du bagne ont
+déteint sur lui, ça se voit.</p>
+
+<p>Ils passent justement aussi, ceux-là: trois officiers
+d'administration, fringants, la cravache à la main,
+qui, en m'apercevant, prennent un air narquois qui
+s'accentue chez le premier et qui se change, chez les
+deux autres, en une grimace de dégoût. Ils laissent
+tomber sur mes menottes un coup d'oeil dédaigneux et
+détournent vivement la tête. Ils ont l'estomac délicat;
+ils n'en peuvent supporter davantage. Ah! je les connais
+pourtant...</p>
+
+<p>Ils ne semblent pas se douter, les dégoûtés, que le
+prisonnier assis sur la borne, au bord du chemin, ne
+changerait pas sa conscience contre la leur et qu'il
+ne voudrait, pour rien au monde, troquer ses mains
+enchaînées contre leurs mains gantées de blanc, mais
+graissées, en dessous, par les pattes crochues des
+riz-pain-sel.</p>
+
+<p>Le gendarme&mdash;mon gendarme&mdash;arrive au trot.</p>
+
+<p>&mdash;Vous marcherez à côté de mon cheval, et tâchez
+de ne pas vous écarter.</p>
+
+<p>Le convoi s'ébranle, traverse la ville...</p>
+
+<p>Il est encore de bonne heure, heureusement. Pas
+grand monde pour nous regarder: quelques Arabes
+seulement et des mouchachous qui ont bien vite vu
+ma chaîne et se sont mis à crier: «Chapard! chapard!»</p>
+
+<p>La première étape n'est pas longue: dix-huit kilomètres,
+à peu près; mais c'est très gênant pour la
+marche, d'avoir les mains attachées. Je demande au
+Pandore de me permettre de monter dans une prolonge.</p>
+
+<p>&mdash;Tout à l'heure; nous sommes trop près de la
+ville.</p>
+
+<p>Il m'a laissé faire dix kilomètres à pied, le rossard.</p>
+
+
+
+<p>&mdash;Vous savez, m'a-t-il dit en arrivant à l'étape&mdash;un
+plateau absolument nu au bas duquel coule un
+ruisseau&mdash;ce n'est pas que j'aie peur que vous vous
+échappiez, mais je veux que vous restiez à côté de
+moi. Comme je suis responsable de vous, vous comprenez...
+Ainsi, maintenant, en attendant que la cuisine
+soit faite, j'ai envie de faire la sieste; eh bien,
+vous allez la faire en même temps que moi... tenez,
+à l'ombre de cet olivier.</p>
+
+<p>&mdash;Mais je n'ai pas envie de dormir.</p>
+
+<p>&mdash;Ça ne fait rien.</p>
+
+<p>Elle n'est pas mauvaise! Ils ont des idées à eux,
+ces gendarmes. Vouloir forcer les gens à dormir! Et
+si je ne peux pas, moi?</p>
+
+<p>Si je ne peux pas, je ne suis pas le seul: mon garde
+du corps non plus ne paraît pas trouver facilement
+le sommeil. Il se tourne et se retourne comme saint
+Laurent sur son gril.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ça y est. Je ne dormirai pas! sacré nom de
+nom!</p>
+
+<p>Il se met sur son séant.</p>
+
+<p>&mdash;Vous non plus, vous ne dormez pas?</p>
+
+<p>&mdash;Non.</p>
+
+<p>&mdash;Vraiment! Ah! à propos, vous ne m'avez pas
+raconté pourquoi l'on vous envoie à Biribi. Dites-moi
+donc ça; cela fera passer le temps.</p>
+
+<p>Je lui donne des raisons quelconques: beaucoup de
+punitions pour différents motifs...</p>
+
+<p>Il cligne de l'oeil.</p>
+
+<p>&mdash;Différents motifs... oui, je connais ça. Il y a une
+femme là-dessous.</p>
+
+<p>Une femme?... à propos de quoi?... Après tout, s'il
+y tient:</p>
+
+<p>&mdash;Oui... une femme... une femme...</p>
+
+<p>&mdash;Je parie que lorsque vous avez fait vos bêtises,
+vous étiez en garnison dans les environs de Paris;
+car vous êtes de Paris, n'est-ce pas?... Quand on est
+si près de chez soi, ça finit toujours mal.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, j'étais tout à côté de Paris.</p>
+
+<p>&mdash;J'en étais sûr! Tenez, je devine, vous deviez
+être à Versailles.</p>
+
+<p>Je ne veux pas le détromper, ça le mettrait de mauvaise
+humeur; je lui déclare que j'étais à Versailles.
+Comme ça il va peut-être me laisser la paix.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ah! ce sacré Versailles. Ça me rappelle de
+fameux souvenirs. J'y ai tenu garnison, moi aussi. Il
+y a déjà quelques temps, par exemple. J'étais dans la
+garde mobile. Vous savez, la garde mobile?... Nous
+faisions le service de la Chambre des députés... Nous
+avions des shakos avec des plaques et des V blancs
+argentés...</p>
+
+<p>&mdash;Ah! oui.</p>
+
+<p>&mdash;Ce vieux Versailles! J'y avais une bonne amie...
+je peux bien dire ça maintenant... une charcutière...
+la fille d'un charcutier... au coin de l'avenue de Paris
+et de la rue des Chantiers. Vous connaissez peut-être?
+Vous l'avez sans doute vue, en passant? Elle est toujours
+dans la boutique.</p>
+
+<p>Quel raseur! Est-ce qu'il a l'intention de continuer
+longtemps? Le meilleur moyen de le faire taire est
+peut-être encore d'abonder dans son sens.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, en effet; il me semble me rappeler... Une
+bien jolie fille...</p>
+
+<p>&mdash;Ah! pour ça!&mdash;Il fait claquer ses lèvres sur
+ses doigts.&mdash;Ce que je m'en suis payé, des parties!
+Quelles noces! J'ai sauté plus de quatre fois par dessus
+le mur, allez!... Ce que c'est que la vie, tout de
+même! Dire que, si je m'étais fait pincer, j'aurais
+peut-être été envoyé à Biribi comme vous!... Mais,
+dame! on ne s'est pas fait prendre et on est gendarme!</p>
+
+<p>Il se frappe la poitrine avec enthousiasme.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, on est gendarme!</p>
+
+<p>&mdash;Ça se voit.</p>
+
+<p>&mdash;N'est-ce pas que ça se voit? L'uniforme me va
+bien, c'est une justice à me rendre... Tenez, je vais
+enfreindre les règlements en votre faveur: je vais vous
+ôter les menottes. Je ne devrais pas, mais enfin... par
+exemple, il ne faut pas essayer de vous sauver... Là,
+ça y est. Vous pouvez aller passer la journée avec vos
+camarades. Seulement, vous savez, demain, pour arriver,
+je vous rattacherai. Vous comprenez, ça c'est
+forcé.</p>
+
+
+<p>&mdash;Tiens! il s'est décidé à te lâcher, me disent les
+hommes du convoi. Ce n'est vraiment pas malheureux.
+Nous allons pouvoir passer la soirée ensemble,
+au moins.</p>
+
+<p>La cuisine est faite. On se met à manger et l'on descend,
+à la nuit tombante, chez le mercanti dont la baraque
+s'élève seule, dans l'étranglement de la vallée,
+le long d'un ruisseau. On a bu à ma bonne chance, à
+l'écoulement rapide du temps. Et je me suis senti le
+coeur serré, des larmes me sont venues aux paupières
+en recevant les consolations, banales peut-être, mais
+bien cordiales, de ces braves gens avec lesquels je
+trinquais pour la dernière fois.</p>
+
+<p>L'étape du lendemain est longue. Nous traversons
+de longues vallées stériles, nous longeons des précipices,
+nous gravissons des montagnes abruptes. Et,
+tout d'un coup, après la descente d'une dernière côte
+rude, de l'autre côté d'une rivière qu'on traverse à
+gué, on voit se dérouler une longue plaine au milieu
+de laquelle, à dix kilomètres au moins, s'élèvent
+des bâtiments blancs dont les toits de tuiles rouges
+éclatent au soleil. C'est Zous-el-Souk.</p>
+
+<p>Dans une heure et demie nous y serons.</p>
+
+
+
+<p>Nous y sommes. Le Pandore m'a remis les menottes
+et vient de confier son cheval à un tringlot.</p>
+
+<p>&mdash;Venez avec moi.</p>
+
+<p>Je le suis, traversant à grandes enjambées, sans
+mot dire, la voie du chemin de fer et longeant l'espèce
+de rue aux deux côtés de laquelle s'élèvent quelques
+maisons à l'européenne, auberges et cantines.
+Brusquement, devant nous, apparaît le parapet en
+terre des retranchements qui entourent le camp. Derrière,
+on aperçoit le sommet des marabouts et les toits
+de baraquements en briques. C'est là.</p>
+
+<p>Je franchis le parapet. Je suis dans le camp. Et le
+gendarme,&mdash;qui est plus gendarme que méchant,&mdash;après
+m'avoir soufflé à l'oreille:</p>
+
+<p>&mdash;Allons, mon garçon, du courage! crie à un sous-officier
+qui se promène, les mains derrière le dos:</p>
+
+<p>&mdash;V'là un oiseau que j'vous amène!</p>
+
+
+
+<br><br><br>
+<h3>VI</h3>
+
+
+
+<p>&mdash;Ah! il n'en manque pas de ce gibier-là! s'écrie
+le sous-officier en ricanant. Et, s'adressant à moi:</p>
+
+<p>&mdash;Allons, ouvrez votre sac.</p>
+
+<p>J'ouvre le sac à distribution que j'ai apporté et
+j'en tire mes effets de linge et chaussures. Il examine
+le tout au fur et à mesure, minutieusement.</p>
+
+<p>&mdash;Vous n'avez pas d'argent sur vous?</p>
+
+<p>&mdash;Non.</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne pouvez pas dire: Non, sergent? Où
+avez-vous donc appris la politesse, bougre de cochon?
+Déshabillez-vous.</p>
+
+<p>Je me déshabille et il palpe mes habits scrupuleusement,
+froissant le col de la chemise et la ceinture
+du pantalon, fourrant les mains dans mes
+souliers. Il me fait ouvrir la bouche et cracher par
+terre. Il regarde s'il ne tombe pas des pièces de cent
+sous.</p>
+
+<p>&mdash;C'est bon. Si jamais l'on trouve sur vous de
+l'argent, du tabac ou d'autres choses défendues, gare
+à vous.&mdash;Venez avec moi.</p>
+
+<p>Je le suis, en chemise, mes effets sous le bras. Il
+me fait entrer dans une baraque dont la porte est
+surmontée d'un écriteau portant ces mots: «Magasin
+d'habillement». Tout le long des murs courent des
+rayons chargés d'uniformes, de linge, de gros paquets
+enveloppés de papier gris; au plafond sont suspendus
+des sacs, des ceinturons, des ustensiles de campement.</p>
+
+<p>&mdash;Encore un! hurle un sous-officier qui, tout au
+fond, écrit sur un gros registre. On n'en finit jamais
+avec ces salauds-là. Flanquez-moi vos affaires dans un
+coin. Ça a l'air encore joliment propre, tout ça! Plein
+de poux, au moins... Arrivez ici, nom de Dieu!</p>
+
+<p>Il me jette à la figure un pantalon, une veste et une
+capote.</p>
+
+<p>&mdash;Essayez-moi ça.</p>
+
+<p>J'enfile le pantalon. Un pantalon de prisonnier, en
+drap gris, tout uni. J'endosse la capote, grise aussi,
+avec des boutons de cuivre sans grenade, sans numéro;
+au collet éclate un gros 5 en drap rouge. Il n'y a pas
+de glace dans la baraque et je le regrette. Je voudrais
+bien pouvoir me regarder un peu. Je dois ressembler
+à un pensionnaire de Centrale. Il ne me manque plus
+que le bonnet.</p>
+
+<p>&mdash;Attrappez ça.</p>
+
+<p>Je reçois en pleine poitrine une chose en drap
+gris&mdash;toujours&mdash;dont je ne m'explique pas bien
+la nature. Je finis par m'apercevoir que c'est un képi.
+Un képi extraordinaire, par exemple. Très haut de
+forme, sans boutons, sans jugulaire, un 5 rouge
+simplement collé sur l'étoffe grise, orné d'une visière
+fantastique. Elle a au moins dix-huit centimètres de
+long, cette visière; c'est un carré de cuir d'une
+épaisseur extravagante dans lequel un cordonnier
+intelligent trouverait moyen de découper une paire de
+semelles; avec un peu d'industrie, il pourrait même
+réserver de quoi fabriquer les talons. Elle m'étonne,
+cette visière; je n'en reviens pas. Quel a été le dessein
+du gouvernement en dotant les compagnies de discipline
+d'un couvre-chef comportant un accessoire de
+dimensions aussi exagérées? A-t-il voulu faire preuve
+de sa mansuétude, même envers des indignes, en leur
+donnant le moyen de préserver des coups de soleil leurs
+nez indisciplinés? N'a-t-il pas plutôt voulu leur fournir
+un petit meuble portatif, une tablette toujours utile
+dans les hasards des campements et qui peut leur
+servir à déposer la portion retirée de leur gamelle ou
+à étendre la feuille de papier à lettres qui doit porter de
+leurs nouvelles à leurs parents?</p>
+
+<p>&mdash;Êtes-vous gêné dans votre uniforme? me demande
+le sergent d'habillement.</p>
+
+<p>Pas le moins du monde. Je danse dedans. Les jambes
+du pantalon ressemblent à deux sacs dans lesquels
+mes tibias se perdent; je pourrais mettre un locataire
+dans la capote. Quant au képi, deux fois trop
+grand, il ne me descend pas tout à fait sur les yeux
+parce que mes oreilles l'arrêtent en route.</p>
+
+<p>&mdash;Ça va bien. Tenez, voilà un fourniment, un fusil,
+un sac. Et votre veste, vous l'oubliez?</p>
+
+<p>C'est vrai, j'oubliais ma veste que je n'ai pas essayée
+et qui est restée par terre. Le sergent paraît furieux
+de ma négligence.</p>
+
+<p>&mdash;La veste, ici, constitue la grande tenue. Vous
+entendez? Pour le travail, vous mettrez votre pantalon
+de treillis et votre blouse. Pour les appels et à partir
+de la soupe du soir, le pantalon de drap et la capote.
+Le pantalon de drap et la veste sont réservés pour les
+circonstances exceptionnelles.</p>
+
+<p>Ça me paraît très logique. En effet, si les soldats de
+l'armée régulière revêtent la veste pour faire les
+corvées les plus dégoûtantes, celle des latrines, par
+exemple, il est clair qu'on ne peut mieux punir ceux
+qui se sont mal conduits qu'en les contraignant à
+endosser le même vêtement pour les revues de
+général-inspecteur. Il faudrait avoir le caractère bien
+mal fait, profondément perverti, pour ne pas être sensible
+à une prescription de ce genre-là.</p>
+
+<p>Cette réflexion me met en gaîté. J'esquisse un sourire
+léger&mdash;oh! très léger.&mdash;Seulement, le sergent
+l'aperçoit tout de même.</p>
+
+<p>&mdash;Vous riez de mes observations, nom de Dieu!
+Vous serez privé de vin pendant huit jours! Venez,
+que je vous mène chez le perruquier.</p>
+
+<p>Le perruquier, qui a été averti, probablement, est à
+la porte avec ses instruments. Il repasse son rasoir sur
+une vieille semelle de godillot. Que va-t-il me faire?
+Va-t-il se livrer sur moi à l'une de ces expériences
+dont on m'a parlé au Kef? Tient-on absolument à
+connaître le fond de mon caractère? Va-t-il me saigner
+aux quatre membres pour voir si je supporterai
+l'opération sans crier? Va-t-il simplement me circoncire?</p>
+
+<p>&mdash;Faites-le asseoir sur cette pierre au pied de votre
+marabout, lui dit le sergent à qui un de ses collègues
+vient de faire signe et qui est forcé de s'éloigner; et
+je vous engage à le soigner.</p>
+
+<p>Ça y est. Je m'asseois plus mort que vif. Je regarde
+mon bourreau dans les yeux, comme pour implorer
+sa pitié.</p>
+
+<p>Il n'a pas l'air méchant. Il a plutôt l'air triste. Il
+porte la tenue de travail&mdash;blouse et pantalon blancs&mdash;et
+un képi comme le mien. C'est un disciplinaire aussi,
+évidemment. J'en serai peut-être quitte pour la peur.
+Il abandonne son rasoir et prend une paire de ciseaux.</p>
+
+<p>&mdash;Je vais commencer par les cheveux.</p>
+
+<p>Et il se met en devoir de me les tailler, le plus
+ras possible. Tout en travaillant il cause.</p>
+
+<p>&mdash;Tu es arrivé ce matin?</p>
+
+<p>&mdash;Oui.</p>
+
+<p>&mdash;Combien as-tu encore de temps à faire?</p>
+
+<p>&mdash;Trois ans.</p>
+
+<p>&mdash;Trois ans!&mdash;Il ricane&mdash;Assieds-toi un peu. Ça
+va se passer.</p>
+
+<p>Puis, s'apercevant sans doute que ses sarcasmes
+m'attristent, il reprend, d'une voix basse, de cette
+voix des prisonniers qui craignent d'être entendus et
+qui jettent, en parlant, des regards furtifs autour
+d'eux:</p>
+
+<p>&mdash;Tu sais, ce que je t'en dis, c'est pour blaguer. Le
+temps paraît long, ici; mais enfin, ça se tire tout de
+même. Ainsi, moi, j'avais vingt mois à faire quand je
+suis arrivé et, dans trois mois, je serai libéré.</p>
+
+<p>&mdash;Ah!</p>
+
+<p>&mdash;Oui. A moins que d'ici là il ne m'arrive quelque
+anicroche. On n'est jamais sûr du lendemain, ici. C'est
+à qui essayera de vous faire passer au conseil de
+guerre. Les congés sont en caoutchouc, on les rallonge
+facilement. C'est pourtant bien assez de nous faire
+faire notre temps jour pour jour.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! l'on fait ses cinq ans en entier?</p>
+
+<p>&mdash;Tout juste. Tu ne savais pas ça? Je parie que tu
+ne sais seulement pas comment ça se passe, ici?</p>
+
+<p>Et il me donne des détails. Il m'apprend qu'aucun
+des règlements en vigueur dans l'armée régulière n'est
+applicable aux Compagnies de Discipline et qu'elles
+sont entièrement soumises, par le fait, au bon
+plaisir du capitaine. Il est formellement défendu
+de communiquer avec les soldats des autres corps
+ainsi qu'avec les indigènes et les colons; quant aux
+lettres, il faut les décacheter devant le vaguemestre,
+qui s'assure qu'elles ne contiennent ni argent ni mandat,
+et qui retient même les timbres, quand elles en
+renferment. La nourriture? Elle ne vaut pas cher;
+l'ordinaire est mis en coupe réglée. Le prêt? On le
+touche en nature&mdash;quand on le touche. On n'est admis
+au prêt qu'après deux mois au moins de séjour à la
+compagnie; à la première punition de prison, on est
+rayé de la liste.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, où passent les cinq centimes par jour et
+par homme alloués par l'État?</p>
+
+<p>&mdash;Moi non plus. Probablement où passe le vin que
+les chaouchs suppriment régulièrement à la moitié de
+l'effectif. Tu sais ce que c'est qu'un chaouch? C'est
+un pied-de-banc, ou simplement un pied. Et un pied-de-banc,
+c'est un sergent.&mdash;Nous, on nous appelle
+les Camisards.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! mais à propos, le sergent d'habillement m'a
+déclaré tout à l'heure que je serais privé de vin pendant
+huit jours.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! pendant huit jours il boira à ta santé
+le quart de vin accordé aux troupes de Tunisie. Tu
+commences bien, ajoute-t-il en riant. Si tu continues
+comme ça, avant huit jours tu iras faire un voyage
+là dedans.</p>
+
+<p>Et il me désigne une petite cour fermée de murs
+derrière lesquels on entend les pas alourdis d'hommes
+pesamment chargés, le cliquetis des armes qu'on
+manoeuvre, des commandements longuement espacés.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que c'est que ça?</p>
+
+<p>&mdash;C'est la prison. Les prisonniers sont en train de
+faire le peloton. Tu ne connais pas la prison, ici? et
+la cellule? et les fers?</p>
+
+<p>Je fais un signe de tête négatif.</p>
+
+<p>&mdash;Non? Eh bien, je te souhaite de ne jamais faire
+connaissance avec. Et puis, tu peux te vanter d'avoir
+de la chance: tu arrives juste au moment où les silos
+sont supprimés. Tiens, tu vois, là-bas, au bout de la
+cour, ces trois trous à moitié bouchés avec du sable?
+C'étaient les silos. J'en ai vu descendre, là-dedans, des
+malheureux! Ah! là, là!</p>
+
+<p>&mdash;Et on les a supprimés, ces silos?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, il y a un mois environ. On y avait mis un
+type auquel on avait attaché les mains derrière le dos.
+Il y est resté près de quinze jours. A midi et le soir
+on lui jetait, comme d'habitude son bidon d'eau qui
+se vidait en route et son quart de pain qu'il attrappait
+comme il pouvait. Je me souviens que, pendant les
+cinq ou six derniers jours, il criait constamment pour
+qu'on le fit sortir. Enfin, quand on l'a retiré, il était
+à moitié mangé par les vers.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mangé par les vers, reprend le perruquier
+qui a fini de me couper les cheveux et remue un
+vieux blaireau dans un quart de fer blanc. Tu comprends
+bien qu'ayant les mains attachées derrière le
+dos, il ne pouvait pas se déculotter. Il était forcé de
+faire ses besoins dans son pantalon. A force, les
+excréments ont engendré des vers et les vers se sont
+mis à lui manger la chair. Il avait le bassin et le bas-ventre
+à moitié dévorés. On l'a porté à l'hôpital et il
+est mort huit jours après. Le médecin en chef a fait
+du pétard et a réclamé au ministère. Alors, on a
+supprimé les silos. Oh! ça ne fait rien, il y a des
+choses qui les remplacent avantageusement. Tu verras.
+Lève le menton, que je te rase. Tu sais, ici, on rase
+tout, barbe et moustache. Les disciplinaires n'ont pas
+le droit d'en porter. C'est ce qui les distingue des
+condamnés aux travaux publics qui, eux, portent la
+barbe et la moustache, mais ont la tête complètement
+rasée à l'aide d'un rasoir. C'est pour ça qu'on
+les appelle les Têtes-de-Veaux.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! et pourquoi leur rase-t-on le crâne, à eux,
+et la face à nous?</p>
+
+<p>&mdash;C'est ce qu'on se demande, me répond le perruquier.</p>
+
+<p>Sans doute, et c'est à quoi l'on ne peut trouver de
+réponse, la bêtise s'alliant toujours, et dans une
+large mesure, à la méchanceté, dans la rédaction des
+règlements militaires.</p>
+
+
+
+<p>Tout d'un coup, le clairon sonne.</p>
+
+<p>&mdash;C'est la breloque, me dit le perruquier qui a cessé
+de me raser, la sonnerie qui annonce la fin du travail.
+Tu vas voir les hommes revenir des chantiers.
+Oh! ils ne sont pas beaucoup; une cinquantaine, tout
+au plus. Le reste est à droite et à gauche, dans des
+détachements. Seulement, ils vont probablement
+rentrer tous au Dépôt un de ces jours; on dit que la
+compagnie va partir prochainement pour le Sud.</p>
+
+<p>&mdash;Vraiment?</p>
+
+<p>&mdash;Oui. Le capitaine est depuis deux jours à Tunis
+pour prendre des ordres... Tiens, les voilà.</p>
+
+<p>Ils rentrent en effet, les disciplinaires qui
+reviennent du travail; quatre par quatre, correctement
+alignés, leurs outils sur l'épaule, ils pénètrent
+dans le camp et s'alignent devant la rangée des marabouts.
+Ils ont un air sinistre, avec leurs figures
+glabres, bronzées, leurs yeux sans expression sous
+leurs sourcils froncés, leurs physionomies d'esclaves
+éreintés et rageurs. Ils entrent l'un après l'autre dans
+une baraque où ils déposent leurs pelles et leurs
+pioches, que le sous-officier qui m'a reçu le matin
+compte au fur et à mesure, et disparaissent dans les
+tentes. Le sergent a fini de <i>dénombrer</i> les pelles et les
+pioches. Il ferme la porte de la baraque et m'aperçoit.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que vous foutez là? Voulez-vous vous
+dépêcher d'aller astiquer vos armes et votre fourniment!
+On ne vous a pas dit que vous comptiez à la
+10e section?... Vous comptez à la 10e. Voilà votre
+marabout, en face. Portez-y vos affaires. Et que je
+vous y repince, le bec en l'air!...</p>
+
+<p>J'entre dans la tente, traînant derrière moi mes
+effets entassés dans un couvre-pieds. Sept ou huit
+hommes, dans cette tente, accroupis sur des nattes,
+occupés à nettoyer leurs fusils. Je cherche une place.
+Aucun d'eux ne m'adresse la parole. On dirait qu'ils
+ont peur de se compromettre.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens, mets-toi là, me dit à la fin un garçon sec
+et maigre, de taille assez exiguë, mais à la physionomie
+franche et ouverte, aux yeux noirs pleins d'énergie.
+Mets-toi là et nettoie tes affaires. Il y a revue
+d'armes à une heure.</p>
+
+<p>&mdash;A une heure? Bah! alors, j'ai le temps; il est à
+peine dix heures.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! tu as le temps, s'écrient en même temps
+quatre ou cinq de mes nouveaux camarades. Tu vas
+voir ça tout à l'heure, comme on a le temps de faire
+quelque chose, ici! Depuis cinq heures du matin nous
+sommes au travail, et jusqu'à huit heures du soir si
+tu nous trouves un quart d'heure de liberté, tu seras
+rudement malin.</p>
+
+<p>Ils ont eu raison. Je n'ai pas été assez malin pour
+trouver ce quart d'heure-là.</p>
+
+<p>A dix heures, on a sonné la soupe. Il a fallu aller
+s'aligner, se mettre en rangs et défiler un par un devant
+la cuisine où chacun prend, en passant, une
+gamelle à moitié vide. A onze heures, le clairon a
+sonné de nouveau. Encore un alignement, encore un
+défilé sous un hangar où l'on nous a rangés en cercle:
+il s'agissait, cette fois-ci, d'une théorie de trois quarts
+d'heure sur le respect dû aux supérieurs. A midi,
+nouvelle sonnerie, nouvel alignement. On fait l'appel
+général. De midi et demie à une heure, les pieds-de-banc
+passent une revue d'armes dans les tentes. A
+une heure, le clairon appelle au travail. On s'aligne,
+on double par quatre et l'on part pour les chantiers
+dont on revient à cinq heures. A cinq heures et
+demie, clairon, alignement, défilé devant la cuisine,
+On a une demi-heure pour manger la soupe. A six
+heures, le clairon se fait encore entendre. On se dirige
+cette fois-ci&mdash;toujours après s'être alignés&mdash;vers
+un grand terrain où s'élèvent des appareils de
+gymnastique. Une heure et demie de trapèze, de
+barre fixe et de corde à noeuds; la dernière demi-heure
+est consacrée aux sauts de piste. Le clairon
+sonne, comme la nuit tombe; c'est la retraite. On
+rentre au camp, on s'aligne une dernière fois et les
+chaouchs procèdent à l'appel du soir. On a le droit
+de dormir jusqu'au lendemain, cinq heures du matin.
+De dormir, bien entendu; il est défendu de parler, en
+effet, après l'appel du soir&mdash;ainsi qu'il est interdit
+de causer sur les chantiers&mdash;et les chaouchs
+veillent, en rôdant comme des chiens autour des
+tentes, à l'observation des règlements.</p>
+
+<p>Y ai-je assez souffert, mon Dieu! sur ces chantiers,
+pendant les quatre mortelles heures de travail de
+l'après-midi! Il s'agit de creuser une rampe conduisant
+facilement à la Medjerdah qui coule à deux cents
+mètres du camp. On m'avait muni d'une pioche. Il y
+avait certainement deux heures que je m'escrimais
+avec cet instrument, que je n'avais pas encore abattu
+assez de terre pour cacher le fond de la brouette.
+C'est qu'elle était dure en diable, cette terre! Il m'en
+venait des calus aux mains, je suais à grosses gouttes,
+j'avais les bras rompus et je n'avançais pas. Les
+chaouchs qui nous gardaient, le revolver au côté, venaient
+bien, à tour de rôle, me menacer de me fiche
+dedans et me traiter d'imbécile. Ça m'encourageait
+un peu, évidemment, mais mon outil persistait à ne
+faire au sol tunisien que d'insignifiantes blessures.
+J'étais forcé de m'avouer que je n'étais pas plus adroit
+de mes mains qu'un cochon de sa queue.</p>
+
+<p>Je devais bénéficier, il est vrai, d'une circonstance
+atténuante: j'étais gêné, très gêné dans mes efforts.
+Chaque fois que je portais la tête en avant et que
+j'étendais les bras pour accompagner le coup de
+pioche, mon képi me descendait sur les yeux. Je n'y
+voyais plus clair du tout. A la fin, exaspéré, j'ai pris
+le parti de mettre mon couvre-chef en arrière, en casseur
+d'assiettes, la grande visière en l'air, toute droite,
+menaçant le ciel.</p>
+
+<p>Un caporal est accouru.</p>
+
+<p>&mdash;Vous n'en foutez pas un coup! bougre de feignant!
+Vous avez de la veine que ce soit la première
+journée! Si vous travaillez comme ça demain, gare
+à votre peau! Et puis, qu'est-ce que c'est que cette
+manière de se coiffer à la d'Artagnan, avec un air de
+se fiche du peuple? Coiffez-vous droit!</p>
+
+<p>&mdash;Caporal, mon képi me descend sur les yeux. Il
+est beaucoup trop grand.</p>
+
+<p>&mdash;Mettez de l'herbe dans le fond.</p>
+
+<p>J'ai arraché quatre ou cinq poignées d'herbes et je
+les ai mises dans le fond. Il m'en pend des brins sur
+le front et sur les joues. Je dois ressembler à un dieu
+marin qui voyage incognito, avoir l'air d'un palefrenier
+distrait qui craint de ne plus penser à la provende
+de son cheval, d'un herboriste en excursion qui
+a oublié sa boite de fer-blanc. Et puis c'est d'un gênant!
+Ça vous pique, ça vous chatouille. On ne se
+figure pas comme c'est gênant, d'avoir des végétaux
+sur la tête.</p>
+
+
+
+<p>Enfin, la journée est finie. Ouf! A propos, j'en ai
+encore combien, comme celle-là, à passer?</p>
+
+<p>Trois fois trois cent-soixante-cinq font... Mille
+quatre-vingt-quinze. Mille quatre-vingt-quinze jours
+pareils à celui-là! Mais il y a de quoi devenir fou!</p>
+
+<p>Et, m'étendant sur la natte qui me sert de matelas,
+je me plonge dans des réflexions lugubres.</p>
+
+
+
+<p>Mon voisin, celui qui, le matin, m'a indiqué une
+place à côté de lui, se tourne de mon coté.</p>
+
+<p>&mdash;Tu n'as pas de tabac, au moins?</p>
+
+<p>&mdash;Non.</p>
+
+<p>Il me passe un paquet de tabac et du papier à cigarettes.
+Puis, il s'enveloppe la tête de son couvre-pieds
+pour enflammer une allumette qu'il fait craquer
+tout en toussant très fort.</p>
+
+<p>&mdash;Tu feras comme moi pour allumer et tu cacheras
+le feu. Il est défendu de fumer après l'appel et il
+ne faut pas faire voir la lumière. D'ailleurs, tu n'es
+pas admis au prêt; tu n'a pas le droit de fumer.</p>
+
+<p>Je suis ses indications et, quand j'ai allumé une
+cigarette, il reprend;</p>
+
+<p>&mdash;Comment t'appelles-tu, déjà?</p>
+
+<p>&mdash;Froissard.</p>
+
+<p>&mdash;Ne parle pas si fort; on pourrait t'entendre et on
+te flanquerait dedans. On peut causer, mais tout bas.
+Moi, je m'appelle Queslier. Tu es de Paris?</p>
+
+<p>&mdash;Oui.</p>
+
+<p>&mdash;Moi aussi. Il y en a pas mal de Parisiens, ici.
+Eh bien! puisque nous sommes pays, je vais te donner
+un bon conseil: c'est de faire l'imbécile tant que
+tu pourras et de ne jamais répondre aux gradés ouvertement.
+Tu comprends, nous sommes au dépôt;
+ils se sentent forts; ils sont presque aussi nombreux
+que nous, et si ne marchions pas droit, ils ont des
+troupes régulières, à côté d'eux. Ah! quand on est
+en détachement, c'est autre chose. Moi j'y étais. J'étais
+au détachement de Sandouch; je suis tombé malade
+et l'on m'a expédié à l'hôpital. De là, on m'a
+envoyé ici. En détachement, on est beaucoup plus
+libre; on est là quarante ou cinquante hommes, au
+plus, avec trois ou quatre gradés qui, quelquefois,
+n'en mènent pas large.</p>
+
+<p>&mdash;Et tu n'y retourneras pas, à Sandouch?</p>
+
+<p>&mdash;Mais non. J'aime autant ça. Tout le monde y est
+malade. Sur cent vingt que nous étions, je suis sûr
+qu'il y en a à peine dix exempts de fièvres et de
+dysenterie. On nous faisait tracer une route dans des
+terrains marécageux; alors, tu comprends... Du reste,
+la Compagnie ne va pas tarder à partir d'ici.</p>
+
+<p>&mdash;Tu crois? Et où ira-t-on?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais pas. Dans le Sud. J'ai entendu le capitaine
+en parler l'autre jour. Il est justement à Tunis
+pour cette affaire-là. Dans le courant du mois prochain,
+tu verras rentrer les détachements. Seulement.
+je ne sais pas comment celui de Sandouch s'y prendra
+pour revenir, à moins de faire les étapes à quatre
+pattes.</p>
+
+<p>&mdash;Ils sont si malades que cela? demande un homme
+couché en face de moi, de l'autre côté de la tente,
+que j'ai vu revenir de Tunis, par le chemin de fer
+dans la soirée, avec ses armes et son sac.</p>
+
+<p>Queslier ne répond pas; et, quand on commence à
+entendre les ronflements de l'individu qui s'est décidé
+à s'endormir, il se penche vers moi.</p>
+
+<p>&mdash;Tu sais, quand tu auras quelque chose à dire,
+garde-le pour toi, ça vaudra mieux. Ne t'avise pas
+d'aller faire part de tes impressions au premier venu.
+Le camp est plein de bourriques.</p>
+
+<p>Et, comme je parais étonné de l'expression:</p>
+
+<p>&mdash;Oui, des bourriques, des moutons, des espions,
+si tu veux. C'en est plein. A part cinq ou six anciens,
+il n'y a ici que des jeunes, des nouveaux arrivés, un
+troupeau de vaches qui ne demandent qu'à se mettre
+bien dans les papiers des pieds-de-banc. Pour ça,
+vois-tu, ils feraient tout. Ils se dénoncent réciproquement;
+ils se cassent du sucre sur le dos les uns des
+autres. Ils vendraient leur père. Qu'est-ce que je dis?
+Le vendre? Ils sont bien trop bêtes pour ça: ils le
+donneraient. Défie-toi d'eux. Si je t'en parle, tu sais,
+c'est par expérience. Il y a assez longtemps que je suis
+à la Compagnie pour les connaître.</p>
+
+<p>&mdash;Depuis combien de temps y es-tu?</p>
+
+<p>&mdash;Depuis dix mois.</p>
+
+<p>&mdash;Et combien en as-tu encore à faire?</p>
+
+<p>&mdash;Quarante.</p>
+
+<p>&mdash;Quarante? Mais tu y fais donc ton congé?</p>
+
+<p>Il me raconte son histoire. Il est mécanicien-ajusteur.
+Depuis l'âge de dix-huit ans, il faisait partie
+d'un groupe socialiste dont il avait suivi assidûment
+les séances jusqu'au moment de la conscription.
+Après avoir tiré, au sort, un mauvais numéro, ne se
+sentant aucun goût pour l'état militaire, ne comprenant
+pas, d'ailleurs, pourquoi le gouvernement lui
+demandait cinq ans de sa vie, à lui, ouvrier, non-possédant,
+pour la défense de la propriété, il hésita fort
+à rejoindre le corps qui devait lui être désigné ultérieurement.
+Il s'adressa à quelques chefs du parti
+révolutionnaire qui l'engagèrent à faire son temps,
+tout au moins s'il était envoyé dans un régiment
+caserné en France. L'ordre de route arriva. On l'envoyait
+à Saint-Girons. Il s'y rendit et y passa près de
+trois mois, très tranquille, ne se livrant à aucune
+propagande. Un beau jour, le colonel le fit appeler
+et lui déclara qu'il avait l'intention de l'envoyer en
+Afrique; le régiment y avait un bataillon, à Karmouan.
+Ce bataillon manquait de comptables; le
+commandant en réclamait à chaque courrier. Queslier
+pouvait très bien faire l'affaire; on avait pensé à
+lui; il avait de bonnes notes, paraissait robuste, etc.
+Bref, il fut conduit à Marseille, embarqué sur un
+paquebot qui partait pour la Tunisie. Aussitôt qu'il
+fut arrivé à Karmouan, le commandant le fit demander
+et lui dit à brûle-pourpoint: «Vous êtes une
+canaille. Vous avez fait partie d'une société secrète
+qui s'appelle: <i>la Dynamite</i>. Du reste, voilà les notes
+qu'on m'a transmises à votre sujet. Le colonel n'a pas
+voulu vous traiter comme vous le méritiez, en
+France, à cause de ces sales journaux qui fourrent
+leur nez dans tout ce qui ne les regarde pas. C'est
+pour cela qu'il vous a envoyé ici. Et moi, je vous
+déclare ceci: c'est que, si vous ne filez pas droit, je
+vous montrerai comment je traite les communards.
+Vous voyez ces quatre galons-là? Eh bien! je n'en
+avais que trois avant la Commune; le quatrième, on
+me l'a donné pour en avoir étripé quelques douzaines,
+de ces salauds!... Allez, crapule!»</p>
+
+<p>Vingt-quatre heures après, Queslier avait quinze
+jours de prison pour avoir manqué à l'appel du soir.
+En réalité, il s'était trouvé en retard de deux minutes
+à peine. Il écrivit une lettre de réclamation au général
+commandant le corps d'occupation. Le commandant,
+ayant eu connaissance du fait, écrivit de son côté au
+général pour protester contre les calomnies enfermées
+dans la missive expédiée par un de ses soldats.
+Le général, édifié par les notes que le commandant
+avait jointes à sa lettre, considérant en outre que
+Queslier s'était servi d'encre violette pour correspondre
+avec lui, lui octroya généreusement soixante
+jours de prison.</p>
+
+<p>Queslier fit sans murmurer ces soixante jours. Au
+bout des deux mois, comme il allait sortir, le commandant
+eut l'idée de visiter les locaux disciplinaires.
+Il examina minutieusement les murs et finit
+par découvrir sur l'un d'eux l'inscription qu'il cherchait
+sans doute. On avait écrit sur la muraille:
+«Vive la Révolution sociale!» Queslier protesta de
+son innocence. Néanmoins, il fut maintenu en prison
+jusqu'à nouvel ordre, passa au conseil de corps huit
+jours après et fut presque aussitôt dirigé sur la
+5e compagnie de discipline.</p>
+
+<p>&mdash;Hein? Qu'est-ce que tu en dis? me demande
+Queslier. Est-ce assez canaille? Est-ce assez jésuite?
+Tu vois, maintenant, je n'ai pas d'intérêt à dissimuler,
+n'est-ce pas? Eh bien! je te jure que ce n'est
+pas moi qui avais écrit sur le mur.</p>
+
+<p>&mdash;C'est raide tout de même.</p>
+
+<p>&mdash;Ecoute donc quelque chose de plus raide encore,
+si c'est possible. J'avais, dans le groupe dont je faisais
+partie, à Paris, deux camarades qui ont tiré au
+sort en même temps que moi. Ils ont eu de bons
+numéros. Ils n'avaient qu'un an à faire. On les a
+expédiés dans un régiment en garnison du côté de
+Bordeaux; il y ont passé huit jours et, au bout de cette
+semaine, sans jugement, sans rien, sans les faire
+passer au conseil de guerre ni au conseil de corps,
+sans les prévenir, on leur a mis les menottes aux
+mains et on les a envoyés, entre deux gendarmes,
+comme deux malfaiteurs, dans un régiment dont j'ai
+oublié le numéro, mais qui occupe plusieurs points
+dans le Sud-Oranais.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! oui, continue-t-il au bout d'un instant, on
+voit de drôles de choses. Pourtant, à vrai dire, il n'y
+a là rien d'étonnant. Avec un gouvernement bourgeois!...
+Tu as l'air d'avoir reçu de l'éducation, toi?
+Tu es bachelier, au moins?</p>
+
+<p>&mdash;Oui.</p>
+
+<p>&mdash;T'es-tu occupé quelquefois des questions
+sociales.</p>
+
+<p>&mdash;Très peu.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! Eh bien! si tu veux, je t'instruirai là-dessus,
+moi. Tu verras qu'il n'y a pas que du coton dans nos
+idées, à nous, et qu'il n'y a pas besoin de savoir le latin
+pour voir clair. C'est curieux comme, généralement,
+les gens instruits sont bêtes. Tiens, il y a là, au bout
+de la tente, un grand garçon, bachelier aussi, pas
+mauvais diable, mais si peu malin! Il ne se rend
+même pas compte de sa situation, l'animal, et, quand
+il sera rentré dans la vie civile, si jamais il y a un
+coup de chien, je suis sûr qu'il nous canardera avec
+plaisir, nous qui ne demanderions qu'à nous faire
+crever la peau pour mettre un terme à un état de
+choses dont il a été victime. Parole d'honneur, les
+illettrés ont l'intelligence plus ouverte; celui qui est
+couché à côté de moi, là, il comprend très bien...</p>
+
+<p>&mdash;Celui qui a les bras couverts de tatouages?</p>
+
+<p>&mdash;Les bras? Si tu disais le corps. Il est tatoué des
+pieds à la tête. Il est tatoué en amiral. Il a le costume
+complet; les palmes par devant, les pans de l'habit
+brodé sur les fesses, les épaulettes sur les épaules,
+les ornements sur le cou et les bandes du pantalon
+sur les jambes. On lui a même tatoué une paire de
+bottes avec des glands, sur les mollets et sur les
+pieds. Il se nomme Pormelle, mais on l'appelle
+l'Amiral, à cause de ses tatouages. C'est un très bon
+garçon. Dans la tente, tu peux te fier à lui et à Barnoux,
+le bachelier. Barca... Dis donc, voilà au moins
+une heure que nous causons. Si nous dormions un
+peu?</p>
+
+<p>Oui, mais auparavant, je voudrais bien lui poser
+une question qui me brûle la langue.</p>
+
+<p>&mdash;On m'a dit qu'il y avait des sorties, qu'on pouvait,
+au bout d'un certain temps, sortir de la compagnie
+et être versé dans l'armée régulière. Est-ce vrai?</p>
+
+<p>Queslier se met sur son séant.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, c'est vrai. Pour sortir d'ici, il y a deux
+moyens: faire comme celui-ci...</p>
+
+<p>Et il étend le bras vers l'homme qui lui a adressé
+la parole tout à l'heure, et auquel il n'a pas voulu
+répondre.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce qu'il a fait?</p>
+
+<p>&mdash;Il a rendu un faux témoignage pour faire plaisir
+à un chaouch; un chaouch qui voulait se débarrasser
+d'un pauvre diable qui l'embêtait. Le chaouch a prétendu
+faussement que l'individu en question l'avait
+insulté et ce lâche-là, auquel je casserais la gueule
+si je ne craignais qu'on ne me fit payer sa sale peau
+plus cher qu'elle ne vaut, a affirmé avoir entendu
+l'insulte. Il revient aujourd'hui de Tunis où il a servi
+de témoin à charge et a fait condamner l'autre à cinq
+ans de travaux publics. Quand on veut gagner une
+sortie, le plus simple est de faire comme lui. Maintenant,
+il y a encore un autre moyen.</p>
+
+<p>&mdash;Quel moyen?</p>
+
+<p>&mdash;Lécher les pieds des gradés, se mettre à genoux
+devant eux. Ça, c'est moins difficile, mais, c'est égal,
+je n'ai jamais pu m'y habituer.</p>
+
+<p>Et Queslier s'allonge sur sa natte.</p>
+
+
+
+<p>Je réfléchis longtemps. Oui, c'est dégoûtant, c'est
+odieux, de faire partie de cette bande de chiens-couchants
+qui s'en vont, l'oreille basse et la queue en
+trompette, flatter leurs maîtres et lécher les mains de
+leurs bourreaux; mais passer trois années ici, dans
+ce bagne, dans un pareil milieu!... C'est l'abrutissement,
+sans doute; la mort, peut-être.... En aurai-je
+la force, seulement? Aurai-je la force de recommencer,
+sans paix ni trêve, des journées comme celle
+que je viens de finir? Aurai-je le courage de souffrir,
+pendant trois ans, tout seul, sans personne pour
+me soutenir,&mdash;sans personne pour me regarder,&mdash;avec
+le fantôme de la liberté future qui fuira devant
+moi et le spectre de la liberté passée qui, déjà, grimace
+douloureusement?...</p>
+
+<p>Me mettre à plat ventre dans la boue, alors? Payer
+ma délivrance avec la sale monnaie qui a cours ici,
+ramasser ma grâce dans l'ordure?... Ah! malheureux!...</p>
+
+<p>Et je ne sais comment, tout d'un coup, se dresse
+devant mes yeux l'image d'une vieille parente qui
+m'a élevé, une protestante austère. Je me souviens
+d'un jour où, après avoir fait quelque sottise, je m'étais
+jeté à ses genoux pour lui demander pardon, et je
+me rappelle avec quelle force la vieille calviniste
+m'avait remis sur mes pieds en criant:</p>
+
+<p>&mdash;Relève-toi, gamin! Un homme ne doit s'agenouiller
+que devant Dieu!</p>
+
+<p>Je ne crois plus en Dieu&mdash;en son Dieu.</p>
+
+<p>Je ne me mettrai à genoux devant personne.</p>
+
+
+
+<br><br><br>
+<h3>VII</h3>
+
+
+
+<p>Il me semble qu'il y a des siècles que je suis arrivé
+à la Compagnie,&mdash;et il n'y a que deux mois. Le temps
+ne m'a jamais paru aussi long. Les journées ont plus
+de vingt-quatre heures, ici... De toutes les sensations
+douloureuses qui m'avaient assailli au début et qui,
+peu à peu, m'abandonnent, celle de l'interminable
+longueur du temps est la seule qui persiste. Elle augmente
+d'intensité tous les jours. Elle m'assomme;
+elle me désespère aussi, car elle me force à penser&mdash;et
+je voudrais ne plus penser. Je voudrais vivre en
+bête. Comme le boeuf qu'on fait sortir tous les matins
+de l'étable, le front courbé sous le même joug, qui
+trace aujourd'hui un sillon, demain un sillon parallèle,
+piétinant sans cesse le même champ fermé du
+même horizon, impassible, habitué au poids de la
+charrue, insensible à l'aiguillon du bouvier.</p>
+
+<p>Les coups d'aiguillon que je reçois, moi, ce sont les
+insultes. Ils ne m'épargnent pas, les chaouchs, durant
+les journées sans fin qui se ressemblent toutes, même
+les dimanches, consacrés aux <i>travaux de propreté</i>. Que
+je prenne part à un exercice, que j'assiste à une revue,
+que, pendant le travail, j'essuie mon front mouillé
+de sueur, l'injure pleut sur moi.</p>
+
+<p>&mdash;Ils te cherchent, m'a dit Queslier. Ta figure ne
+leur revient pas, probablement. Ils veulent trouver
+un prétexte pour te mettre en prison et pour t'envoyer
+de là au conseil de guerre. Ne dis rien, ne réponds
+rien.</p>
+
+<p>Je ne réponds rien. J'avale silencieusement les outrages,
+je ferme l'oreille aux provocations. C'est dur,
+tout de même; je ne sais pas si j'aurai le courage de
+supporter cela pendant les trente-quatre mois que
+j'ai encore à faire. J'ai beau me répéter qu'on n'est
+jamais sali que par la boue et que ces gens qui s'acharnent
+lâchement sur moi sont des brutes et des
+canailles...</p>
+
+
+
+<p>Ah! oui, des brutes et des canailles, ces sous-officiers
+et ces caporaux aussi dénués de coeur que d'intelligence,
+ces hommes qui demandent à aller exercer
+contre ceux qu'ils devraient considérer comme
+leurs frères, des soldats comme eux, le métier de
+garde-chiourme! Quelle vie ignoble et vile ils mènent!
+comme ils devraient trouver triste leur existence,
+s'ils savaient s'en rendre compte! Haïs, méprisés,
+se jugeant peut-être méprisables, ils font ce
+qu'ils peuvent pour se venger de ce dédain et de ce
+dégoût qu'ils sentent peser sur eux. Rien ne leur coûte
+pour cela. Ils ne reculent ni devant les brutalités,
+ni devant les mensonges, ni devant les provocations,
+ni devant la calomnie. Il n'est pas de moyen
+qu'ils n'emploient, il n'est pas de manoeuvre, basse et
+vile à laquelle ils ne se livrent pour arriver à avoir
+raison d'un individu qui ne se plie pas à toutes leurs
+fantaisies. Le sentiment de la haine contre les malheureux
+qu'ils ont sous leurs ordres et qu'ils commandent
+revolver au poing, celui de la vengeance
+idiote et lâche à satisfaire à tout prix, finissent par
+étouffer chez eux tout autre sentiment. L'homme est
+annihilé et remplacé par la bête fauve. Les neuf
+dixièmes sont des Corses.</p>
+
+<p>Parmi les officiers, quelques-uns, comme leurs
+sous-ordres, qu'ils valent bien, ont demandé à quitter
+leurs régiments pour venir aux Compagnies de Discipline;
+D'autres y ont été envoyés par mesure disciplinaire;
+ceux-là, n'ayant d'autre dessein que d'essayer
+de rentrer dans les cadres de l'armée régulière,
+font généralement preuve d'un zèle exagéré qui se
+traduit par des actes d'une sévérité excessive. La plupart
+du temps, ils évitent de se compromettre directement.
+A quoi bon? N'ont-ils pas sans cesse sous la
+main les chaouchs toujours prêts à satisfaire leurs
+haines ou leurs rancunes? Ils savent si bien se transformer
+en chiens-couchants, ces boule-dogues, et
+mettre leur avilissement et leur bassesse à l'égard de
+leurs supérieurs au niveau de leur morgue et de leur
+insolence vis-à-vis de leurs inférieurs!</p>
+
+
+
+<p>Tout ce monde-là vit&mdash;est-ce vivre?&mdash;sous la coupe
+du grand pontife: le capitaine. Un drôle de corps,
+celui-là: moitié calotin, moitié bandit. Un Robert-Macaire
+mâtiné de Tartufe, un Cartouche qui sait se
+métamorphoser en Basile. Un nez qui ressemble à un
+bec de vautour, des moustaches à la Victor-Emmanuel,
+des yeux de cafard et un menton de chanoine;
+l'air d'un bedeau assassin qui vous montre le ciel de
+la main gauche et qui vous assomme, de la main
+droite, avec un goupillon. Il porte son képi sur l'oreille,
+de la façon dont le capitaine Fracasse devait porter
+son feutre et tourne les pouces, en vous parlant,
+comme les dévotes, après déjeuner. Quand il a une
+méchanceté à dire, il sait comme pas un l'entortiller
+de phrases mielleuses qui semblent toutes fraîches
+pondues par un sacristain. La famille, la religion,
+cela revient sans cesse dans ses discours où il nous
+promet de nous faire passer au conseil de guerre
+pour la moindre peccadille. Il a l'air de donner l'absolution
+à un homme quand il le fourre en prison et
+de lui accorder la bénédiction papale lorsqu'il ordonne
+de le mettre aux fers. Il trafique de nous
+comme de simples nègres. Il vend notre travail aux
+mercantis du pays auxquels nous élevons des maisons,
+à son compte, en utilisant, bien entendu, les matériaux
+du gouvernement. Il se soucie fort peu de ce
+que nous pouvons en penser. Il offre au Dieu de paix
+et de charité la haine et le mépris qu'il peut inspirer
+aux malheureux qu'il a sous ses ordres. Du reste, il
+se commet le moins possible avec eux, les regarde
+comme des serfs taillables et corvéables à merci dont
+il doit simplement chercher à tirer tout le parti possible,
+et garde des allures de pontife difficilement
+abordable. Méchant, il l'est, et cela se conçoit. Un
+homme qui conserve encore au fond de lui quelques
+sentiments d'humanité ne demande pas à remplir de
+pareilles fonctions. Sans scrupule aussi, malgré ses
+mômeries de marguillier. Tout lui est bon, pourvu
+qu'il remplisse ses poches. Une cruauté ne lui déplaît
+pas, quand il n'a rien de mieux à faire. Autrement, il
+préfère un tripotage, une combinaison quelconque qui
+lui permettra de grossir le sac d'écus qu'il remplit à
+nos dépens. S'il avait été bourreau et qu'il eût aperçu,
+au moment de faire tomber le couperet, une pièce de
+dix sous sur la plate-forme de la guillotine, il aurait
+parfaitement laissé le cou du patient dans la lunette
+et eût ramassé la pièce avant de tirer la ficelle.</p>
+
+
+
+<p>&mdash;Tu as tort de t'emporter comme cela contre les
+hommes, me dit Queslier le soir, lorsque je lui fais
+part de l'amertume de mes réflexions. Il ne faut pas
+s'en prendre aux individus; il faut s'attaquer au système.</p>
+
+<p>Le système, il y a longtemps qu'il le connaît et
+qu'il le déteste, cet ouvrier qui sait tout au plus ce
+qu'on enseigne à l'école primaire, mais qui a appris,
+à l'école de la misère, à penser bien et à voir juste.
+Il m'a expliqué, verset par verset, le texte de cet
+évangile que j'avais à peine feuilleté, dans mon dédain
+bourgeois, et dont les chapitres sont écrits avec
+le sang et les larmes des Douloureux,&mdash;quelquefois
+avec leur fiel.</p>
+
+<p>Je comprends aujourd'hui bien des choses que je
+ne m'expliquais pas hier.</p>
+
+<p>Je sais que les Compagnies de Discipline, les ateliers
+de Travaux Publics, sont la conséquence immédiate et
+forcée des armées permanentes. Je sais pourquoi une
+pénalité énorme est suspendue au-dessus de la tête
+du soldat indocile et pourquoi, lorsque celui-ci est
+assez habile pour se dérober, lorsque la griffe ignoble
+de la justice militaire n'a pas pu l'agripper, au lieu
+de le battre de verges et de lui donner des cartouches
+jaunes&mdash;ce qu'on faisait autrefois&mdash;on l'envoie à
+Biribi,&mdash;ce qui est pire. Je sais pourquoi la société
+bourgeoise qui, pour sauvegarder ses intérêts, fait
+d'un citoyen un soldat, fait d'un soldat un forçat le
+jour où celui-ci essaye de secouer le joug de la discipline
+écrasante qui l'humilie et l'abruti. C'est
+parce qu'elle a besoin, comme toutes les sociétés
+usurpatrices, d'appuyer sa domination sur la terreur,
+parce qu'elle a besoin de se faire craindre sous
+peine de perdre son prestige et de risquer l'écroulement.</p>
+
+<p>Ce qu'elle veut, à tout prix, c'est une obéissance
+passive et aveugle, un abrutissement complet, un
+avilissement sans bornes, l'obéissance de la machine
+à la main du mécanicien, la soumission du chien savant
+à la baguette du banquiste. Prenez un homme,
+faites-lui faire abnégation de son libre-arbitre, de sa
+liberté, de sa conscience, et vous aurez un soldat.
+Aujourd'hui, à la fin du dix-neuvième siècle, quoi
+qu'on en dise, il y a autant de différence entre ces
+deux mots: soldats et citoyens, qu'il y en avait au
+temps de César entre ces deux autres: Milices et
+Quirites.</p>
+
+<p>Et cela se conçoit. L'armée, c'est la pierre angulaire
+de l'édifice social actuel; c'est la force sanctionnant
+les conquêtes de la force; c'est la barrière élevée
+bien moins contre les tentatives d'invasion de l'étranger
+que contre les revendications des nationaux. Les
+soldats, ces fils du peuple armés contre leur père, ne
+sont ni plus ni moins que des gendarmes déguisés.
+Au lieu d'une culotte bleue, ils portent un pantalon
+rouge. Voilà tout. Le but de leurs chefs, les souteneurs
+de l'État, est d'obtenir d'eux, textuellement,
+«une obéissance absolue et une soumission de tous
+les instants, la discipline faisant la force principale
+des armées.»</p>
+
+
+
+<p>Or, la discipline&mdash;on l'a dit&mdash;la discipline, <i>c'est la
+peur</i>. Il faut que le soldat ait plus peur de ce qui est
+derrière lui que de ce qui est devant lui; il faut qu'il
+ait plus peur du peloton d'exécution que de l'ennemi
+qu'il a à combattre.</p>
+
+<p><i>C'est la peur.</i> Le soldat doit avoir peur de ses chefs.
+Il lui est défendu de rire lorsqu'il voit Matamore se
+démasquer et Tranche-Montagne se métamorphoser
+en Ramollet. Il lui est défendu de s'indigner quand il
+voit commettre ces vilenies ou ces injustices qui
+vous soulèvent le coeur. Il lui est défendu de parler et
+même de penser, ses chefs ayant seuls le droit de le
+faire et le faisant pour lui.</p>
+
+<p>Et s'il rit, s'il s'indigne, s'il parle, s'il pense, s'il
+n'a pas peur, alors malheur à lui! C'est un indiscipliné:
+disciplinons-le! c'est un insurgé: matons-le!
+Donnons un exemple aux autres!&mdash;Au bagne!&mdash;A Biribi!</p>
+
+<p>Oui, cela, je le sais maintenant. Je le sens.&mdash;Je l'ai
+senti tout d'un coup, si brusquement que j'en suis
+tout troublé. La fouille où s'est effondré l'échafaudage
+branlant de mes vieilles idées bourgeoises, je n'ose
+encore la combler avec de nouvelles croyances. Je
+suis un converti, mais je ne suis pas un convaincu.</p>
+
+
+
+<p>&mdash;Il faut s'attaquer au système, répète Queslier,
+rien qu'au système. Vois-tu, lorsque le peuple saura
+bien ce que c'est que les armées permanentes, quand
+il saura qu'il est de son intérêt de jeter bas cette institution
+qui le ruine, quand il comprendra que ceux
+qui vivent de l'état militaire ne forment qu'une caste
+établie sur des préjugés et des intérêts égoïstes, il
+n'en aura pas pour longtemps... Un quart d'heure de
+réflexion et une heure de colère...</p>
+
+<p>Je hoche la tête. Je crois que pour arracher de
+leurs gonds les portes de l'enfer social, la colère ne
+suffit point. C'est la Foi qu'il faudrait.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, tu penses que le peuple n'a pas la foi?
+Tu ne crois pas au peuple?</p>
+
+<p>Pas trop. Il passera de l'eau sous les ponts, j'en
+ai peur, avant qu'il prenne le parti de ne plus réserver
+ses adorations aux idoles qui boivent ses sueurs et
+son sang. Et je crains bien que ses admirations et son
+respect n'aillent longtemps encore à l'être empanaché,
+bariolé, couvert de clinquant,&mdash;reître, condottiere,
+soudard ou soldat,&mdash;à celui qui a été l'Homme
+d'Armes, et qui devient aujourd'hui, par la force même
+des choses, le maquereau social.</p>
+
+
+
+<br><br><br>
+<h3>VIII</h3>
+
+
+
+<p>&mdash;Voilà le détachement de Sandouch qui rentre!
+s'écrie l'Amiral, qui vient de sortir pour aller reporter
+les gamelles à la cuisine.</p>
+
+<p>Nous nous précipitons tous hors des marabouts.</p>
+
+<p>Au loin, sur la route qui, à quinze cents mètres du
+camp, traverse la Medjerdah, on aperçoit une longue
+file de mulets dont les cacolets sont chargés d'hommes.
+Derrière, sans ordre, marchant par petits groupes ou
+isolément, des soldats revêtus de la capote grise qui,
+de loin, paraît noire, suivent lentement, s'arrêtant parfois
+un instant et reprenant leur marche titubante
+d'ivrognes ou d'hallucinés. On dirait un cortège macabre
+suivi d'une procession de croque-morts ivres.</p>
+
+
+
+<p>Ils arrivent, ils entrent dans le camp. Un défilé
+lamentable d'hommes harassés, éclopés, au teint
+plombé ou jaunâtre, aux yeux ternes, aux membres
+las. Une douzaine à peine portent leurs sacs; une quarantaine,
+la figure terreuse, les yeux à moitié fermés
+ou agrandis par la fièvre et brillant d'un éclat qui fait
+mal, les mains osseuses pendant au bout des bras
+inertes, sont juchés sur les cacolets. Il faut les prendre
+sous les aisselles, à deux ou trois, pour les aider à
+descendre; et, à peine à terre, sans se soucier des
+ruades des mulets, sourds aux ordres des chaouchs
+qui leur commandent de se lever, ils se laissent tomber
+au milieu du chemin, n'importe où, s'affalant
+comme des choses, incapables de faire un mouvement.
+Ils ont à peine la force de parler, ne répondant pas
+aux questions qu'on leur pose, demandant à boire
+d'une voix sourde, entrecoupée, en découvrant sous
+leurs lèvres violettes de longues dents jaunes que
+les frissons de la fièvre entrechoquent. Il faut prendre
+le parti de les aider à aller s'asseoir sur le soubassement
+en pierres d'une baraque.</p>
+
+<p>Un à un arrivent les traînards, boitant, tirant la
+jambe, couverts de poussière, quelques-uns avec leurs
+pantalons et leurs capotes tout mouillés&mdash;des fiévreux
+qui se sont agenouillés dans l'eau, pour boire,
+en traversant la Medjerdah.</p>
+
+<p>L'officier qui commande le détachement, un lieutenant
+aux longues moustaches blondes, les fait aligner
+sur un seul rang. Les hommes se rangent tant bien
+que mal, les plus malades s'appuyant sur leurs fusils
+ou sur les bâtons qui les ont aidés à marcher, pendant
+les étapes. Ils ont l'air tristement pensif des chevaux
+fourbus, des bêtes de somme éreintées qui s'affaissent
+dans les brancards, le corps tassé, appuyé dans l'avaloire,
+la tête morne, pendant hors du collier.</p>
+
+
+
+<p>Le capitaine arrive, sa canne à la main. Il jette sur
+les malheureux un long regard méprisant.</p>
+
+<p>&mdash;Beaucoup de malades, n'est-ce pas, monsieur Dusaule?</p>
+
+<p>&mdash;Beaucoup, mon capitaine. Trente-huit hommes
+ont dû faire les étapes sur les cacolets.</p>
+
+<p>&mdash;Trente-huit! C'est beaucoup trop! Vous auriez
+dû les forcer&mdash;oh! tout doucement&mdash;à revenir à
+pied. Rien n'est bon comme la marche pour chasser
+les maux de tête, les migraines. Et vous savez, ces
+fièvres-là, ce ne sont que des migraines. Un peu violentes,
+tout simplement... En voilà un qui a une sale
+figure, par exemple...</p>
+
+<p>&mdash;Il est très malade, mon capitaine.</p>
+
+<p>&mdash;A-t-il de bonnes notes? Comment s'appelle-t-il?</p>
+
+<p>&mdash;Palet. Vous lui avez infligé dernièrement quinze
+jours de prison.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! oui, je me souviens. En échange d'une punition
+de quatre jours de salle de police portée par le
+sergent Baltazi, pour avoir boutonné sa capote à gauche
+le seize du mois dernier. Il faut toujours faire bien
+attention à ce que les hommes boutonnent leurs capotes
+quinze jours à gauche et quinze jours à droite.
+C'est très important, voyez-vous, monsieur Dusaule.
+Sans ça, les plastrons s'usent toujours du même côté...
+Alors, vous disiez qu'il est très malade, ce Palet?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mon capitaine.</p>
+
+<p>&mdash;Oui... oh!... peuh!... un mauvais garnement qui
+ne veut rien écouter. Je suis sûr que la moitié des
+gens qui sont là n'ont gagné leurs fièvres et leurs
+dysenteries que parce qu'ils ont enfreint les règlements.
+Ainsi, je parierais que ce Palet ne quittait pas,
+tous les jours, à cinq heures du soir, la tenue de toile
+pour endosser la tenue de drap. C'est pourtant bien
+prescrit. Si l'on prenait le parti de les fourrer dedans
+toutes les fois qu'ils n'obéissent pas, il y aurait moitié
+moins de malades. Il faut toujours agir avec douceur,
+Monsieur Dusaule, avec la plus grande douceur, la
+religion nous en fait un devoir, mais il faut se montrer
+sans pitié...</p>
+
+<p>Et se tournant vers Palet qui n'a pas bougé, collé contre
+le mur, la tête renversée en arrière, les bras
+pendant le long du corps:</p>
+
+<p>&mdash;Vous entendez: sans pitié! Je suis décidé à me montrer
+sans pitié!</p>
+
+<p>Palet ne bronche pas. On dirait que ça lui est égal.
+Il n'a pas seulement l'air de s'apercevoir que c'est à
+lui qu'on fait l'honneur de parler.</p>
+
+<p>Le capitaine se retourne, rageant à blanc, vers les
+hommes à peu près valides:</p>
+
+<p>&mdash;Ceux-là se portent bien, n'est-ce pas, monsieur
+Dusaule! Oui..., oui..., ils ont assez bonne mine.... ils
+ont besoin de se nettoyer un peu..., mais... Ah! qu'est-ce
+que c'est que ces bâtons que j'aperçois là-bas!
+Voulez-vous me jeter ça!... et un peu vite! En voilà
+des façons! Des soldats qui se promènent la canne à
+la main! Qu'est-ce que votre famille dirait, si elle
+vous voyait? Elle serait fière de vous, vraiment!... Vous
+avez grand tort, lieutenant, d'autoriser ces
+choses-là... Allons, vous, là-bas, le dernier, vous qui
+claquez des dents, m'avez-vous entendu? Voulez-vous
+jeter ce bâton?</p>
+
+<p>L'homme jette le bâton et tombe sur les genoux.</p>
+
+<p>&mdash;Voyez-vous, monsieur Dusaule, voyez-vous les
+effets de l'usage de la canne? On s'y habitue, on ne peut
+pas s'en passer et, quand on vous la retire on
+tombe par terre... Réellement, vous n'êtes pas assez
+sévère... Je suis très mécontent...</p>
+
+
+
+<p>Nous devons partir après-demain matin pour le Sud.
+A la pointe du jour, un train spécial doit venir chercher
+la compagnie pour la conduire à Tunis. Nous
+allons dans le sud de la Tunisie, paraît-il; on ne sait
+pas au juste à quel endroit. Depuis deux jours, tous
+les autres détachements sont rentrés au dépôt. Ils ont
+été moins éprouvés que celui de Sandouch, mais ils
+contiennent de fortes têtes, des individus malfaisants
+dont le capitaine se méfie. Il a fait réunir tous les gradés
+et leur a recommandé la plus grande sévérité
+avant le départ et pendant la route. Il a passé ensuite
+une revue des 350 hommes de la compagnie&mdash;hors
+une vingtaine dont le médecin avait demandé l'envoi
+à l'hôpital le plus voisin&mdash;en tenue de campagne.
+Cette revue a été lamentable. Au milieu d'un
+mouvement, des hommes tombaient comme des
+masses, déclaraient ne plus pouvoir se relever et
+restaient là; des files entières, composées d'hommes
+éreintés, ployant sous le poids du sac, ou de nouveaux
+arrivés expulsés des régiments casernés en France ou
+sortant de la cavalerie et non habitués à porter l'as
+de carreau, demeuraient honteusement en arrière.
+Les fusiliers venus des détachements, anciens disciplinaires,
+mauvaises têtes pour la plupart, profitaient
+de la confusion générale pour manoeuvrer d'une façon
+pitoyable. Le capitaine était vert de rage.</p>
+
+<p>Il a ordonné pour ce soir une revue de détail. «Tout
+homme, a-t-il déclaré aux gradés, tout homme à qui
+il manquera quelque chose, si minime soit-elle, devra
+être mis immédiatement en prévention de conseil de
+guerre. Je n'admettrai aucune excuse. On ne doit rien
+perdre, ici, même pas une brosse à graisse, même
+pas un cordon de guêtre. Quand un de ces gens-là
+vous dit qu'il a perdu un objet quelconque, votre devoir
+est de lui répondre qu'il l'a vendu et de le faire
+passer au conseil de guerre pour vente d'un effet de
+grand ou de petit équipement. Je compte sur vous.
+Il faut être sans pitié.»</p>
+
+<p>Il n'a pas prêché dans le désert, l'impitoyable. La
+revue a été terrible. Les chaouchs, lâchés comme des
+chiens auxquels on a enlevé leur muselière et à qui
+on a ordonné de mordre, vous demandaient compte
+des poils d'une brosse et des clous des godillots. Malgré
+leur zèle, ils étaient obligés de constater que rien
+ne manquait. Ils avaient envie d'en pleurer, les
+Corses surtout, cette race immonde qui n'a jamais su
+choisir qu'entre le couteau du bandit et le sabre du
+garde-chiourme. Dans leur dépit, ils s'en prenaient
+aux hommes qui se trouvaient devant eux, leur débitant,
+avec leur faux accent italien, tout le répertoire
+des idioties qui forment le fond de leur langage:</p>
+
+<p>&mdash;Tenez-vous droit!... Les mains dans le rang!... La
+tête droite!... Les talons joints!... Quatre jours de
+salle de police!... Vous en aurez huit...</p>
+
+<p>Tout d'un coup un pied-de-banc, qui n'a pas encore
+fini d'inspecter sa section, pousse un cri de triomphe.
+Il vient de s'apercevoir qu'un de ses hommes, le
+nommé Loupat, un petit chasseur à cheval, arrivé de
+France au bout de dix-huit mois de service, n'a pas le
+nombre réglementaire de cartouches. Le chaouch
+compte et recompte les cartouches et se relève enfin,
+souriant:</p>
+
+<p>&mdash;Il en manque deux. Je vais prévenir le capitaine.</p>
+
+<p>Cinq minutes après, il revient et, s'adressant à
+Loupat qui, le regard perdu, semble un animal qui
+voit venir le coup de masse qui doit l'assommer et
+ne sait comment l'éviter:</p>
+
+<p>&mdash;Vous pouvez rester avec vos camarades. Le capitaine
+a dit que ce n'était pas la peine de vous mettre
+en prison pour une nuit. En passant à Tunis, nous
+vous y laisserons. Ça vous apprendra à vendre vos
+cartouches.</p>
+
+<p>C'est la première fois que j'assiste à une scène semblable.
+Le conseil de guerre, la condamnation pour
+vol, la flétrissure indélébile imprimée sur le front d'un
+homme, parce qu'il a perdu deux cartouches!...</p>
+
+<p>L'indignation me fait frissonner. Mais c'est du noir,
+surtout, qui me descend dans l'âme, quand je pense
+que je serai si longtemps encore, tous les jours et
+plusieurs fois par jour, à la merci d'une pareille situation.</p>
+
+
+
+<p>Le lendemain matin, le clairon sonne le réveil à
+quatre heures. Il fait presque nuit. Il nous faut cinq
+minutes pour aller à la gare où le train doit venir nous
+prendre à cinq heures précises. A cinq heures moins
+vingt, la compagnie, sac au dos, est rangée par sections
+sur la route qui traverse le camp. Le clairon
+sonne l'appel et, sur toute la ligne, les Présent! répondent
+aux noms criés par les sous-officiers.</p>
+
+<p>&mdash;Rendez l'appel!</p>
+
+<p>Les pieds-de-banc défilent et rendent l'appel au capitaine.</p>
+
+<p>&mdash;Manque personne... Manque personne...</p>
+
+<p>&mdash;Il manque Loupat, mon capitaine.</p>
+
+<p>&mdash;Loupat! celui d'hier!&mdash;Ah! la canaille! Il a
+déserté cette nuit pour essayer de se soustraire au
+conseil de guerre; mais, soyez tranquille, on le rattrapera.
+On n'échappe jamais à un juste châtiment.&mdash;Poursuivez...</p>
+
+<p>Les gradés continuent leur défilé.</p>
+
+
+
+<p>&mdash;Manque personne... Manque personne...</p>
+
+<p>&mdash;Mon lieutenant, regardez donc là-bas!</p>
+
+<p>C'est un homme qui parle au lieutenant Dusaule,
+en étendant le bras du côté du gymnase.</p>
+
+<p>On a entendu; tout le monde tourne les yeux dans
+cette direction. Sous le portique, tout contre le gros
+poteau de gauche, un corps se balance, noir, au bout
+d'une corde. Le lieutenant part en courant, grimpe à
+la corde à noeuds, palpe le pendu et revient en hochant
+la tête.</p>
+
+<p>&mdash;Mort? lui demande de loin le capitaine. C'est
+Loupat, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>Le lieutenant fait signe que oui.</p>
+
+<p>&mdash;Il est déjà tout froid.</p>
+
+<p>&mdash;Le misérable! s'écrie le capitaine. Attenter à ses
+jours! Allez donc prêcher les bons sentiments à des
+gens pareils! Rien ne les arrête, ni la religion, ni le
+souvenir de leur famille, rien, rien! Enfin, il s'est fait
+justice lui-même... Par le flanc droit!... marche!..</p>
+
+<p>Le capitaine est à cheval. Il jette, en passant devant
+le gymnase, un coup d'oeil sur le cadavre. Il murmure:</p>
+
+<p>&mdash;Il n'y a pas à dire, nous ne pouvons pas nous
+occuper de ça. Nous sommes déjà en retard. Le train
+n'attend pas. Il faudra que je pense à faire faire les
+écritures indispensables...</p>
+
+<p>Puis, il se penche vers le sous-officier qui, la veille,
+s'est aperçu de la disparition des deux cartouches:</p>
+
+<p>&mdash;Un mauvais soldat, ce Loupat, n'est-ce pas?...
+Était-il fort en gymnastique?</p>
+
+<p>&mdash;Non, mon capitaine, il ne savait absolument rien
+faire. Il pouvait à peine se tenir au trapèze. Tous les
+jours, je le privais de vin pour ça; rien n'y faisait.</p>
+
+<p>&mdash;Voyez-vous ça! et il trouve moyen, pour se
+pendre, de monter tout en haut de ce portique, d'attacher
+sa corde, de se la passer au cou et de se laisser
+tomber dans le vide. Ça doit être très difficile à faire,
+tout ça. Dire que ces canailles-là n'ont d'énergie que
+pour le mal!...</p>
+
+
+
+<p>Nous nous sommes embarqués dans les wagons qui
+se mettent en route pour Tunis. Je passe la tête à
+la portière et j'aperçois là-bas, tout là-bas déjà,
+car le train file vite, une petite forme noire qui se
+balance au vent, sous un gibet, et que commencent à
+venir lécher doucement les premiers rayons du soleil.</p>
+
+
+
+<br><br><br>
+<h3>IX</h3>
+
+
+
+<p>Le train nous a débarqués à Tunis et nous avons
+traversé la ville, escortés par les <i>poveri disgraziati!</i>
+des Italiens et les: Pauvres malheureux! des Français,
+pour aller camper auprès de la caserne d'artillerie.</p>
+
+<p>Le lendemain matin, nous nous sommes mis en
+marche pour La Goulette. Il pleuvait. Le sol gras
+était détrempé et l'on n'avançait qu'avec une peine
+extrême. Malgré les pauses fréquentes, les traînards
+devenaient de plus en plus nombreux et, toutes les
+cinq minutes, un homme tombait qu'il fallait débarrasser
+de son sac ou hisser sur les mulets qui nous
+suivaient. Le capitaine galopait d'un bout à l'autre de
+la colonne, criant, tempêtant, exhortant, sans pouvoir
+venir à bout de la fatigue des uns et de la mauvaise
+volonté des autres, anciens disciplinaires, blasés
+sur les menaces et les mauvais traitements, se fichant
+du tiers comme du quart, et faisant exprès de ne pas
+avancer pour ne pas laisser en arrière leurs camarades
+malades. Les plus jeunes seuls, les derniers
+arrivés à la compagnie, voulaient bien l'écouter; et
+ils marchaient en avant, en rangs serrés, presque alignés,
+toujours à cinq ou six cents mètres de la cohue
+des traînards.</p>
+
+
+
+<p>&mdash;Regarde donc les pierrots, là-bas, s'écrie l'Amiral,
+qui fait partie d'un groupe au milieu duquel je me
+trouve; oh! là, là! regarde-les donc cavaler; on dirait
+qu'ils ont le feu au cul!</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que tu veux? répond Queslier. C'est
+tout bleu, ça arrive de France et, dame! au moindre
+mot des chaouchs, ça fait dans ses pantalons.</p>
+
+<p>&mdash;C'est clair, riposte Bernoux, le bachelier qui
+couchait dans ma tente à Zous-el-Souk, et qui interrompt
+une discussion qu'il a engagée depuis au moins
+une heure, au sujet des moeurs carthaginoises, avec
+un jeune homme qui revient de détachement, un licencié
+ès lettres qui est poète. C'est clair. Seulement, il
+y a une chose regrettable: c'est que ces jeunes soldats,
+terrorisés par les cris et les menaces de messieurs
+les gradés, ne tarderont pas à se transformer
+en véritables mouchards. Il faudra faire bien attention
+à nous si nous ne voulons pas être victimes de leur
+couardise.</p>
+
+<p>Le licencié, Rabasse, approuve du geste; mais Queslier
+ne partage pas son opinion.</p>
+
+<p>&mdash;Il y en aura toujours une bonne moitié qui ne
+se transformeront pas en bourriques. Quant aux
+autres...</p>
+
+<p>&mdash;Les autres, on les dressera, s'écrie l'Amiral.</p>
+
+<p>&mdash;On leur fera rentrer leurs bourriqueries dans la
+gueule à coups de riclos, riposte un grand gaillard sec
+et maigre, qu'on appelle le Crocodile, et qui, paraît-il,
+ne sort pas de la prison.</p>
+
+<p>&mdash;Y a que ça à faire, déclare tranquillement une
+espèce de gringalet à la figure osseuse, pâle sous le
+hâle, aux membres grêles, à la bouche crispée de
+voyou parisien dont il a l'accent canaille; et, s'ils
+rouspettent, y a qu'à les faire en douceur, au père
+François. Tu sais, Crocodile, le coup du foulard?</p>
+
+<p>Et il fait le geste, tranquillement cynique, grinçant
+un: crac! qui fait courir son rictus d'une oreille à
+l'autre et lui donne une physionomie d'un comique
+effrayant. Il le ferait comme il le dit, d'ailleurs, cet
+astèque qu'on a surnommé Acajou à cause de ses cheveux
+rouges et qui se vante d'avoir, à Paris, au cours
+d'une rixe, saigné un cogne dans l'escalier d'un
+bastringue.</p>
+
+
+
+<p>&mdash;Voulez-vous marcher, oui ou non? s'écrie un
+pied-de-banc que le capitaine a envoyé pour hâter
+l'allure des retardataires et qui est arrivé à notre
+groupe.</p>
+
+<p>&mdash;Sergent, répond Barnoux avec urbanité, je vous
+ferai observer que la marche s'exécute par une série
+de pas. Nous exécutons une série de pas. Donc, nous
+sommes en marche.</p>
+
+<p>Acajou proteste.</p>
+
+<p>&mdash;La marche, c'est pas ça. La marche, c'est ce qui
+vous tire des larmes des pieds.</p>
+
+<p>&mdash;Il est évident, ajoute Rabasse, sans se soucier
+de l'interruption, que, puisqu'il n'est question que de
+la marche et non de sa rapidité, la succession plus ou
+moins prompte des susdits pas ne fait absolument
+rien à l'affaire.</p>
+
+<p>&mdash;Avez-vous fini de me répondre, nom de Dieu!
+hurle le chaouch. Je vais tous vous fourrer dedans.</p>
+
+<p>Acajou s'approche de lui:</p>
+
+<p>&mdash;Va donc un peu te baigner, eh! sale outil!</p>
+
+<p>&mdash;Un témoin! un témoin! rugit le sergent avec
+son accent corse. On m'a insulté!</p>
+
+<p>Et, saisissant le bras de Queslier:</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez entendu ce que m'a dit cet homme?</p>
+
+<p>Queslier se dégage et ne répond rien.</p>
+
+<p>&mdash;Voulez-vous dire que vous l'avez entendu,
+hein! voulez-vous le dire?...</p>
+
+<p>&mdash;Hé! Queslier, ricane le Crocodile, il se figure peut-être
+que nous comprenons le corse. Nous autres, on
+est de Pantruche; on n'entrave pas le corsico.</p>
+
+<p>Et, comme il marche derrière le sous-officier, il lui
+donne, comme par mégarde, un coup de pied dans
+les talons.</p>
+
+<p>&mdash;Pardon, excuse, sergent... c'est mon pied qu'a
+glissé.</p>
+
+<p>Le chaouch, rageur, m'attrape par le bras.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez entendu, vous? Ne dites pas non ou
+je vous ferai passer en conseil de guerre. Je le jure
+par le sang du Christ.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai rien entendu.</p>
+
+<p>Le Corse s'en va, la figure blanche, les poings
+crispés, mâchant des <i>Porco di Cristo!</i></p>
+
+
+
+<p>&mdash;Tu marcheras toujours avec nous pendant les
+étapes, me dit l'Amiral. Sans ça, les chaouchs chercheraient
+à te jouer un sale tour. Ne va jamais avec
+ces pierrots, là-bas... Tiens, où sont-ils? on ne les
+voit plus.</p>
+
+<p>On ne les voit plus, en effet. La route est couverte,
+tout au loin, de traînards qui n'ont pas l'air très pressés
+d'arriver à l'étape. Ils s'en vont tranquillement,
+deux par deux ou trois par trois, à quinze ou vingt
+mètres les uns des autres, s'interpellant de temps en
+temps en temps pour se faire part des menaces que
+leur ont distribuées les pieds-de-banc et pour rire à
+gorge déployée de l'inutilité de leurs efforts. Notre
+groupe est un des derniers. Et Barnoux et Rabasse,
+qui n'ont pas terminé leur discussion, se prennent au
+collet toutes les cinq minutes et s'arrêtent pour se
+crier d'une voix furieuse:</p>
+
+<p>&mdash;Je te dis qu'il y avait un aqueduc pour amener
+l'eau à Carthage!</p>
+
+<p>&mdash;Et moi, je te dis qu'il n'y avait que des citernes!....</p>
+
+<p>&mdash;C'est trop fort! Lis Flaubert!</p>
+
+<p>&mdash;Flaubert s'est trompé!</p>
+
+
+
+<p>Nous avons mis plus de six heures pour faire les
+dix-huit kilomètres de l'étape.</p>
+
+<p>&mdash;Nous allons voir si ça se passera comme ça
+après le débarquement à Gabès, siffle entre ses dents
+serrées le capitaine qui, à cheval, assiste à l'arrivée
+des retardataires qu'il dévisage comme pour les reconnaître
+au besoin.</p>
+
+
+
+<br><br><br>
+<h3>X</h3>
+
+
+
+<p>Nous avons été obligés de laisser un certain nombre
+de malades dans les hôpitaux, au Kram, à la Goulette
+et à Gabès. Nous ne sommes plus guère que
+trois cents quand nous levons les tentes, le lendemain
+de notre débarquement, à trois heures du matin,
+pour effectuer la première des six étapes qui doivent
+nous mener à Aïn-Halib, le nouveau dépôt de la
+Compagnie.</p>
+
+<p>Il fait encore nuit quand nous partons. Et, après
+avoir traversé un ruisseau, la rivière de Gabès, c'est
+encore au milieu de l'obscurité, épaissie par la voûte
+pesante des hautes frondaisons, que nous pénétrons
+dans l'oasis. Nous suivons un chemin brisé à chaque
+saillie des petits murs en terre dont les Arabes entourent
+leurs jardins, souvent pressés les uns sur les
+autres par l'étranglement de la route, nous heurtant
+au moindre écart, butant contre les racines des
+arbres et les pierres arrachées du sol poussiéreux
+par les pieds des chameaux. Il fait frais, sous ce
+dôme de feuillage, dont les découpures bizarres nous
+apparaissent toutes noires quand nous levons les
+yeux en haut, mais l'air est lourd; on respire difficilement,
+la poitrine tendue violemment par le poids
+du sac dont les courroies coupent les épaules, la
+main gauche engourdie, la main droite fatiguée de
+tenir la bretelle du fusil dont la crosse frappe à
+chaque pas sur la cuisse, les oreilles agacées par le
+tintement du quart de fer blanc qui choque la poignée
+de la baïonnette. Les pas, alourdis par l'énorme
+poids du chargement et par la difficulté de cette
+marche de nuit dont les à-coups fatiguent et énervent,
+soulèvent une poussière dense qui remplit les narines
+et pique les yeux. On marche la bouche ouverte, le
+haut de la capote déboutonné, le mouchoir tout
+trempé à la main pour essuyer la sueur qui coule sur
+le visage, la respiration oppressée, avec la sensation
+d'une chaleur humide de cataplasme, dans le dos, à
+la place du sac.</p>
+
+<p>Pendant près d'une heure et demie, nous allons
+ainsi, le képi en arrière, le cou tendu, la tête basse,
+sans rien voir que les troncs des palmiers qui se
+succèdent comme de hautes colonnes au-dessus
+des parapets de terre fleuris de branches d'arbustes
+aux odeurs fortes et derrière lesquels on entend de
+loin en loin le clapotement d'un ruisseau. Tout
+d'un coup, après un dernier détour de la route,
+le rideau sombre du feuillage se déchire, une longue
+plaine de sable jaune, rose tout au loin par les premiers
+rayons du jour, se déroule jusqu'au pied de
+montagnes bleues à la base et dont les sommets
+sont rouges.</p>
+
+<p>On hâte le pas et, tout en débouchant dans la
+plaine, on entonne des chansons de marche; les anciens
+entament le <i>Chant des Camisards</i>, un chant
+monotone et plaintif dont j'entendrai bien des fois
+encore retentir les couplets; un chant noirci par la
+résignation du paria et plaqué de rouge par l'ironie
+du galérien qui rêve de briser sa chaîne:</p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Savez-vous ce qu'il faut faire</p>
+<p class="i2">En ce lieu?</p>
+<p>Il faut tout voir et se taire,</p>
+<p class="i2">Nom de Dieu!...</p>
+<p>Nos chaouchs, qui sont des vaches,</p>
+<p>Nous emmerdent, nous attachent,</p>
+<p>Mais sur leur gourite on crache</p>
+<p class="i2">Quand on peut.</p>
+ </div> </div>
+
+<p>Et, tous en choeur, ils se mettent à hurler le refrain:</p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Répétons à l'envi</p>
+<p>Ce refrain sans souci:</p>
+<p>Vivent l'amour et le vin,</p>
+<p>La danse, les joyeux festins!</p>
+<p>Oui, tout cela reviendra,</p>
+<p>Oui, tout cela reviendra,</p>
+<p>Quand le diable le voudra!</p>
+ </div> </div>
+
+<p>&mdash;Halte! s'écrie le capitaine.</p>
+
+<p>Nous nous arrêtons et nous déposons nos sacs
+énormes qui nous montent à mi-corps, si pesamment
+chargés que les bretelles en craquent. Le mien me
+paraît tellement lourd, je suis tellement harassé, que
+je ne sais vraiment pas si, tout à l'heure, je serai capable
+d'arriver à la pause en même temps que les
+autres et si je ne serai pas forcé de rester en route,
+comme les traînards qu'on a laissés en arrière et qui
+sortent seulement maintenant de l'oasis. Nous les
+attendons, assis par terre, derrière les fusils réunis
+en faisceaux; je respire largement l'air frais du matin,
+passant la main sur une touffe d'herbe humide de
+rosée.</p>
+
+<p>&mdash;Il fait bon, maintenant, me dit Queslier, mais
+ça ne va pas durer longtemps. Tu vas voir, d'ici un
+quart d'heure.</p>
+
+<p>Le jour, en effet, est complètement levé et le soleil,
+tout là-bas, énorme boule rouge qui monte lentement,
+commence à envoyer ses rayons sur l'oasis dont il fait
+claquer les verdures puissantes, ensanglante les
+montagnes qui bornent l'horizon et vient accrocher,
+à la pointe des baïonnettes, des étincellements d'argent
+poli.</p>
+
+
+
+<p>A peine le dernier retardataire nous a-t-il rejoints
+et a-t-il déposé son sac, que le sifflet du capitaine
+retentit.</p>
+
+<p>&mdash;Garde à vos! rompez faisceaux! Par sections, à
+droite alignement!</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce qu'il va nous faire faire? dis-je au
+Crocodile, qui se trouve à côté de moi.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais pas. Il est bien fichu de nous faire
+marcher comme ça, par sections, en colonnes de
+compagnie. Ah! la vieille carne!</p>
+
+<p>Eh! parbleu, oui! il était fichu de le faire, car il l'a
+fait. Au milieu du sable où l'on enfonce jusqu'aux
+chevilles, sous un soleil brûlant qui tombe d'aplomb,
+gravissant les monticules et descendant dans les
+ravinements que creusent les grands vents, nous
+avons fait les quinze ou seize kilomètres qui nous
+restaient encore à faire, alignés comme à la parade,
+les sections à distance entière, ainsi que sur le champ
+de manoeuvres. Chaque fois qu'un homme tombait ou
+restait en arrière, le capitaine arrêtait la compagnie
+et lui faisait faire du maniement d'armes jusqu'à ce
+que le malheureux eût repris sa place dans les rangs.
+Deux fois seulement, il a commandé la halte et ne
+nous a permis de quitter nos sacs, pendant trois minutes,
+qu'après avoir rectifié l'alignement des faisceaux.</p>
+
+<p>&mdash;Alignez les crosses! alignez les crosses! Sergents,
+veillez à l'alignement des crosses! Ils resteront
+sac au dos tant que l'alignement ne sera pas
+correct! Rappelez-vous que, pendant la marche, je
+ne veux pas qu'il soit prononcé un seul mot.</p>
+
+
+
+<p>&mdash;Est-ce qu'il est permis de boire, mon capitaine?
+crie l'Amiral, à la seconde pause, comme le
+kébir renouvelle ses recommandations.</p>
+
+<p>&mdash;Non! On ne boit pas en route! L'eau coupe les
+jambes!</p>
+
+<p>Un éclat de rire énorme, homérique, secoue la
+compagnie d'un bout à l'autre.</p>
+
+<p>&mdash;Rompez faisceaux! En avant..., marche!</p>
+
+<p>&mdash;Ça nous fera dix kilomètres sans pause, ricane
+l'Amiral, mais il ne sera pas dit qu'on s'est fichu de
+la gueule des Camisards sans qu'ils rendent la
+pareille.</p>
+
+<p>&mdash;Voulez-vous vous taire? crie un sergent qui
+marche à deux pas de nous.</p>
+
+<p>Des grognements sourds lui coupent la parole. La
+révolte commence à gronder, en effet, dans les rangs
+de ces hommes que l'on mène comme des chiens
+depuis trois heures, qui, exaspérés maintenant, deviennent
+insensibles à la fatigue, ne sentent plus le
+poids du sac, et qui, tout en tordant leurs doigts crispés
+sur la crosse de leurs fusils, lancent aux chaouchs
+qui marchent à côté d'eux, l'oeil morne, des regards
+effrayants. Ils vont à grands pas, maintenant,
+irrités, rageurs, sombres, comme les bêtes cruelles,
+mises en fureur par les coups de fouet et les coups
+de fourche des valets, réveillées de leur abattement
+par le cinglement des cravaches, et qui rôdent à
+grandes enjambées dans leurs cages, voyant rouge,
+n'attendant que l'arrivée du dompteur pour lui sauter
+à la gorge. Il ne faut plus qu'une goutte d'eau pour
+faire déborder le vase, qu'une chiquenaude pour
+faire éclater les colères qu'on contient encore à
+grand'peine. Cette goutte d'eau, la versera-t-on? La
+donnera-t-on, cette chiquenaude? Non, car à douze
+cents mètres à peine on aperçoit les roseaux et les
+hautes herbes qui bordent le petit ruisseau le long duquel
+nous allons camper...</p>
+
+<p>Eh bien! si... Tout d'un coup, le sifflet du capitaine
+se fait entendre.</p>
+
+<p>&mdash;Halte!</p>
+
+<p>Un homme est tombé, dans la deuxième section et,
+étendu comme une masse sur le sable, râlant, pâle
+de la pâleur de la mort, ne peut plus se relever. Les
+chaouchs s'empressent autour de lui, le prennent par
+les épaules, essayent de le remettre sur ses pieds. Il
+retombe, inerte. Nous avons eu le temps de le reconnaître.
+C'est Palet, ce pauvre diable qui revient de
+Sandouch, miné par la fièvre et la dysenterie, misérable
+qu'on force à traîner son agonie lamentable dans
+les sables qui recouvriront ses os. Car ce n'est déjà
+plus qu'un cadavre, cet homme dont la face exsangue,
+dans laquelle éclatent deux yeux énormes, nous a
+arraché à tous un cri de pitié.</p>
+
+<p>&mdash;Relevez-le de force! crie le capitaine. Forcez-le
+à marcher! C'est dans son intérêt! Nous serions
+obligés de l'abandonner là!</p>
+
+<p>Alors, comme un tonnerre, des exclamations indignées
+éclatent.</p>
+
+<p>&mdash;Il y a des mulets, derrière la compagnie!</p>
+
+<p>&mdash;Qu'on décharge les sacs des pieds-de-banc, il y
+aura de la place pour les malades!</p>
+
+<p>&mdash;C'est indigne!&mdash;C'est affreux!&mdash;C'est une
+honte!&mdash;A bas les chaouchs!</p>
+
+<p>Les menaces et les injures se croisent, les vociférations
+augmentent, le tumulte devient énorme. Le
+capitaine se dresse sur ses étriers:</p>
+
+<p>&mdash;Garde à vos!... Baïonnette... on! En avant... Pas
+gymnastique... Marche!</p>
+
+<p>&mdash;Pas gymnastique sur place! s'écrie Acajou dont
+la voix vrillarde de voyou perce les grondements
+irrités.</p>
+
+<p>Et, comme à un mot d'ordre, la compagnie entière
+obéit au gamin dont la figure pâle est belle, vraiment,
+agrandie par la détente des nerfs toujours irrités du
+faubourien, éclairée par la lueur blafarde et féroce de
+l'héroïsme gouailleur.</p>
+
+<p>On fait du pas gymnastique sur place. On n'avance
+point d'une semelle.</p>
+
+<p>&mdash;Sergents! hurle le capitaine, ces hommes-là ne
+veulent pas marcher? Vous avez droit de vie et de
+mort sur eux! Vous avez des revolvers, faites-en
+usage: brûlez-leur la cervelle!</p>
+
+<p>Brusquement le tumulte s'apaise. Et, au milieu du
+silence effrayant, on entend le bruit sec que font les
+fusils qu'on arme.</p>
+
+<p>Le capitaine est tout pâle. Le lieutenant Dusaule
+s'approche de lui et lui parle à voix basse. Il pique
+son cheval et part au galop.</p>
+
+<p>Nous nous précipitons sur un mulet chargé des
+sacs des pieds-de-banc. Les sacs sont jetés à terre et
+Palet hissé sur le mulet. Les chaouchs ramassent
+leurs sacs et en passent les courroies sur leurs épaules,
+au milieu des éclats de rire, tandis que la compagnie,
+débandée, en désordre, chantant et hurlant,
+se dirige vers le ruisseau...</p>
+
+
+
+<p>&mdash;C'est égal, me dit Queslier en arrivant à l'étape,
+je regrette bien qu'aucun des chaouchs n'ait eu le
+coeur de décharger son revolver. Ah! quel dommage!
+quel dommage!... Ça commençait si bien!...</p>
+
+<p>&mdash;Il est regrettable en effet, dit Barnoux du ton le
+plus tranquille, que le départ précipité du principal
+acteur ait fait manquer le dernier acte. C'est un drame
+qui se termine en comédie.</p>
+
+<p>&mdash;<i>Desinit in piscem</i>, approuve Rabasse. C'est vraiment
+bien malheureux...</p>
+
+<p>&mdash;Ce qu'il y a de sûr, s'écrient le Crocodile et
+l'Amiral, c'est que le capiston ne nous y repincera
+pas demain, à sa petite promenade en colonne. Il
+peut se taper, s'il compte sur nous...</p>
+
+
+
+<p>Dans la soirée, le médecin de la compagnie, qui
+était resté à Gabès, est arrivé au camp avec le lieutenant-trésorier.
+Il s'est assis devant la tente du capitaine
+et a fait sonner la visite. C'est un petit freluquet,
+tout récemment sorti du Val-de-Grâce, très fier
+de son méchant galon d'or qui lui donne le droit d'estropier
+les gens au nom de la discipline et de leur
+faire prendre de l'ipécacuanha pour la plus grande
+gloire du drapeau.</p>
+
+<p>Cinquante hommes au moins sont accourus à la
+sonnerie. L'avorton aux parements de velours grenat
+en a tout d'abord renvoyé une trentaine dont les
+pieds écorchés lui ont semblé très sains et dont
+l'épuisement évident lui a paru quelque peu douteux.
+Quant aux vingt autres, il s'est décidé à les examiner
+un peu plus sérieusement. Le capitaine a apporté son
+pliant et est venu s'asseoir à côté du docteur, après
+s'être fait donner les livrets matricules des vingt
+malades. Il tenait ces livrets à la main et les feuilletait
+à mesure que les hommes passaient la visite.</p>
+
+<p>&mdash;Comme ça, major, voyez-vous, je me rendrai
+compte, d'après le nombre de leurs punitions, de leur
+capacité ou de leur incapacité de porter le sac et de
+faire la route. Vous dites, major, que vous êtes disposé
+à faire monter cet homme-là sur les cacolets... Voyons
+un peu... Lenoir... Lenoir... Voilà; oui, assez
+bon soldat. Cependant, je remarque une punition
+pour réponse insolente. Hum! hum! Un homme qui
+répond insolemment, sur les cacolets... Exemptons-le
+du sac tout simplement, n'est-ce pas, docteur?</p>
+
+<p>&mdash;Comme vous voudrez, mon capitaine.</p>
+
+<p>Et l'infirmier écrit sur son livre: «Exempt de sac»,
+tandis que Lenoir s'en va en titubant.</p>
+
+<p>&mdash;Et celui-là?</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu, mon capitaine, pas grand'chose; un
+un peu de fièvre, voilà tout. Je crois qu'en l'exemptant
+de sac...</p>
+
+<p>&mdash;Voyons, voyons... Dupan... Dupan... Voilà...
+Pas une punition. Très bon soldat. Sur les cacolets,
+docteur; sur les cacolets!</p>
+
+<p>&mdash;Bien, mon capitaine. C'était d'ailleurs mon
+intention, car, réflexion faite...</p>
+
+<p>La comédie a duré trois quarts d'heure, à peu près.
+Un homme seul reste encore à visiter; il est assis par
+terre, le dos tourné au médecin.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! vous, là-bas, voulez-vous venir? demande
+ce dernier, impatienté.</p>
+
+<p>L'homme se lève avec peine et s'approche.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! c'est le fameux Palet! s'écrie le capitaine
+en ricanant. Eh bien! vous ne devez pas être trop
+fatigué, puisque vous avez achevé l'étape d'aujourd'hui
+sur les mulets.... Bon pour la marche, docteur,
+et pour le sac aussi.</p>
+
+<p>Palet ne bouge pas; mais, fixant sur le capitaine
+ses grands yeux hagards, il dit d'une voix sourde:</p>
+
+<p>&mdash;Mon capitaine, vous savez que je suis très malade.
+Vous m'en voulez. Vous m'avez empêché d'entrer
+à l'hôpital, à La Goulette. A Gabès, vous m'avez
+refusé l'autorisation d'aller passer la visite du médecin
+en chef. Ce matin, j'ai fait ce que j'ai pu pour faire
+l'étape; je ne suis tombé que lorsque j'ai été à bout
+de forces. Si mes camarades m'ont mis sur un mulet,
+ce n'est pas ma faute. D'ailleurs, j'aurais autant aimé
+crever où j'étais. Maintenant, je n'en peux plus. Je
+viens vous demander de me reconnaître malade et de
+me faire mettre sur les cacolets ou au moins de
+m'exempter de sac. Voulez-vous? Si vous voulez seulement
+me retirer mon sac, je me traînerai comme je
+pourrai et j'arriverai peut-être à faire l'étape. Si vous
+ne voulez pas, quand je ne pourrai plus aller, je tomberai
+et je crèverai là. Ça m'est bien égal, allez! Si
+vous saviez ce que je m'en fiche!...</p>
+
+<p>Le médecin a l'air attendri. Il tâte le pouls du malade
+et hoche la tête. Le capitaine, devant cette pitié,
+n'ose pas se montrer trop dur:</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes un très mauvais soldat... Vous êtes
+criblé de punitions... Ce matin encore, vous avez
+commis un acte d'indiscipline impardonnable. Vous
+avez refusé de vous lever quand vos supérieurs vous
+l'ordonnaient. Rien que pour cela, je devrais vous
+faire passer au conseil de guerre... Et puis, vous venez
+d'exprimer des sentiments dont un chrétien doit
+avoir honte. Vous avez parlé de vous laisser mourir... Savez-vous
+que c'est le suicide, cela!... Enfin, vous
+êtes malade... N'est-ce pas, docteur, il est malade?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mon capitaine.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! peut-être pas tant qu'il le paraît... Je ne
+peux pas, étant donnée votre conduite, vous faire
+monter sur les cacolets, ni même vous exempter de
+sac; mais, comme je veux me montrer bon et compatissant,
+je vous retire votre seconde paire de souliers.
+Vous la donnerez aux muletiers qui la mettront dans
+leur chargement... Ah! vous y joindrez vos guêtres
+de toile, si vous voulez.</p>
+
+<p>Palet s'en va en souriant d'un sourire lugubre...</p>
+
+
+
+<p>...Il fait encore nuit quand on sonne le réveil, et,
+aussitôt le café bu, Queslier me prend par le bras.</p>
+
+<p>&mdash;Mets ton sac, prends ton fusil et viens avec
+nous.</p>
+
+<p>&mdash;Où ça?</p>
+
+<p>&mdash;Viens toujours.</p>
+
+<p>Ils sont une douzaine au moins qui, afin d'échapper
+aux vexations de la veille, partent en avant pour faire
+l'étape isolément. D'autres groupes sont déjà partis,
+paraît-il.</p>
+
+<p>&mdash;Tu comprends, me dit Barnoux, une fois dans la
+montagne&mdash;et nous y serons avant deux heures&mdash;nous
+nous cachons dans un ravin et nous laissons
+passer la compagnie. Après quoi, nous nous remettrons
+en marche tranquillement, et nous arriverons à
+Sidi-Ahmed, où nous devons coucher ce soir, une
+demi-heure après les autres. D'ailleurs, sois tranquille,
+nous ne serons pas les seuls traînards. L'étape,
+aujourd'hui, a plus de quarante kilomètres.</p>
+
+<p>Il faisait à peine jour que nous commencions à
+gravir les premières côtes de la montagne et, au lever
+du soleil, nous étions étendus derrière de gros rochers
+qui bordent la route.</p>
+
+<p>&mdash;Si nous cassions la croûte? demandent le Crocodile
+et Acajou.</p>
+
+<p>Et ils débouclent leurs musettes qui sont bourrées
+de dattes. L'Amiral ouvre son sac et en tire un litre
+d'absinthe. Je demande à Barnoux d'où proviennent
+ces provisions.</p>
+
+<p>&mdash;Les dattes ont été achetées à des Arabes, mon
+cher, et l'absinthe à un mercanti de Gabès. Du reste,
+il y en a encore. N'est-ce pas, Queslier?</p>
+
+<p>&mdash;Parbleu! J'en ai deux litres dans mon sac.</p>
+
+<p>&mdash;Mais je croyais que les disciplinaires n'avaient
+pas d'argent, ne devaient pas en avoir.</p>
+
+<p>&mdash;Nous n'en avons pas non plus; nous payons en
+nature. Nous payons avec les godillots du magasin.</p>
+
+<p>&mdash;Ça apprendra au sergent d'habillement à mieux
+faire coudre ses ballots, ajoute Acajou. Il faut qu'un
+ballot soit ouvert ou fermé; moi, je ne sors pas de là.</p>
+
+
+
+<p>Nous venons d'achever notre dînette quand nous
+entendons, au bas de la côte, les cailloux rouler sous
+les pieds des hommes qui commencent à la gravir.
+Nous montons à tour de rôle sur une grosse pierre
+d'où nous pouvons, sans être vus, examiner, à travers
+une coupure du roc, ce qui se passe sur la route. Des
+hommes défilent, sans ordre, à des distances inégales
+les uns des autres, escortés par les chaouchs que
+l'Amiral désigne à mesure, à voix basse:</p>
+
+<p>&mdash;Tiens, voilà Salpierri, Lazaquo, Cavalli, Monsoti,
+Balanzi, Raporini, Norvi...</p>
+
+<p>&mdash;Toute la bande des macaronis, quoi! murmure
+Acajou. S'il n'y a pas de quoi assaisonner ça avec du
+plomb en guise de fromage! Tas de pantes, va!</p>
+
+<p>Et il grimpe sur la pierre avec l'agilité d'un chat
+sauvage.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ah! attention! voilà le capiston... Ah! le
+mec, ce qu'il doit rager! Il est tout pâle; on dirait
+qu'il a la colique... Dire que si je voulais, d'ici, je le
+rayerais du tableau d'avancement aussi bien que le
+ministre... Qui est-ce qui me passe mon fling? Tiens... toute
+la bande des pierrots qui le suit. Ah! là, là! il
+y a de quoi se gondoler. Ils font des enjambées comme
+s'ils voulaient se dévisser les jambes... Et les corsicos,
+par-derrière, qui les menacent de les ficher au
+bloc... Tiens, je n'aperçois pas mon ami Craponi... C'est
+bien dommage... Je lui aurais offert quelque
+chose avec plaisir; c'est pas de la blague, j'aimerais
+mieux lui donner un verre d'arsenic que de le laisser
+crever de soif... Il ne passe plus personne... Ah! voilà
+trois types qui viennent de s'asseoir sur les pierres,
+presque en face de nous...</p>
+
+<p>Je monte à mon tour.</p>
+
+<p>Je ne vois que les trois malheureux qui se sont
+accroupis au bord de la route, trois nouveaux arrivés
+à la compagnie, sans doute, peu habitués à la marche,
+et que je ne connais pas. J'entends les pas de deux
+chevaux. Ce sont le médecin et le lieutenant-trésorier
+qui s'avancent botte à botte, en riant.</p>
+
+<p>&mdash;Dites-donc, demande le major au lieutenant, en
+passant devant les trois pauvres diables qui viennent
+de secouer leurs bidons vides d'un air désespéré,
+dites-donc, est-ce qu'on leur laisse leurs vivres, aux
+hommes qui restent en arrière?</p>
+
+<p>&mdash;Mais oui; pourquoi?</p>
+
+<p>&mdash;On devrait les leur enlever. Ils seraient forcés
+de suivre ou ils crèveraient de faim.</p>
+
+<p>Je suis descendu, indigné, et je me suis assis à
+côté des autres qui attendent, à l'ombre des rochers,
+que les mulets soient passés pour se remettre en
+route.</p>
+
+<p>Ils passent; on entend le bruit de leurs sabots pesants
+qui frappent les cailloux, le cliquetis des chaînes
+qui les attachent deux par deux.</p>
+
+
+
+<p>&mdash;En route! dit l'Amiral au bout d'une dizaine de
+minutes.</p>
+
+<p>Nous sortons de notre trou. Nous ne sommes pas
+les seuls traînards, comme l'avait prédit Barnoux. Au
+bas de la côte, on aperçoit encore des hommes qui
+ne sont pas décidés à la gravir. Et il faut monter,
+monter sans cesse, sous la chaleur grandissante,
+pour atteindre le col qui traverse la montagne. A un
+détour du chemin un homme est assis, s'essuyant la
+figure avec son mouchoir. Je le reconnais; il me reconnaît
+aussi. C'est celui qui couchait dans mon marabout,
+à Zous-el-Souk, et auquel Queslier avait refusé
+de répondre, le soir de mon arrivée. Il me demande
+si je ne pourrais pas lui donner une gorgée
+d'eau. Pris de pitié, bien que l'individu ne m'inspire
+guère d'intérêt, je mets la main à mon bidon qui est
+encore presque plein. Mais Queslier m'a prévenu. Il a
+ramassé une grosse motte de sable et l'a brisée sur la
+tête du misérable en criant:</p>
+
+<p>&mdash;Les vaches, voilà ce qu'on leur donne à boire!</p>
+
+<p>Il se tourne vers moi.</p>
+
+<p>&mdash;Ça t'étonne, ce que je fais là, n'est-ce pas? Ça te
+semble dur? Eh bien! réfléchis un peu à ce qu'il a
+fait, lui, pour se concilier l'estime des gradés, pour
+tâcher de gagner une sortie. Pense un peu aux souffrances
+horribles qu'endure et que doit endurer encore
+pendant cinq longues années le malheureux
+qu'il a aidé à faire condamner, et tu me diras si mon
+action n'est pas juste. Tu me diras si j'aurais dû donner
+une goutte d'eau à cette canaille. Tu me diras si,
+au lieu d'une motte de terre, ce n'est pas un coup de
+fusil qu'il mérite!... Ah! il ne faut pas faire le difficile,
+ici; il ne faut pas faire la petite bouche! Je t'ai vu
+tout à l'heure faire la grimace quand Barnoux t'a expliqué
+d'où provenaient les dattes que nous avons
+mangées. Nous avons volé le magasin, c'est vrai;
+mais, est-ce qu'on ne nous vole pas tous les jours,
+nous? Depuis plus de deux mois que tu es à la
+compagnie, combien de fois as-tu touché ton quart de
+vin? Pas une. Combien de prêts t'a-t-on payés? Pas
+un. Qu'est-ce qu'on met dans ta gamelle? De l'eau
+chaude. A qui profite ton travail? Aux filous qui
+t'exploitent. Volés! je te dis, nous sommes volés du
+matin au soir et du premier janvier à la Saint-Sylvestre!
+Réclamer! A qui? Tu sais bien que nous
+avons toujours tort, nous autres! on ne nous fait pas
+justice! nous sommes des parias! Eh bien! cette justice
+qu'on nous refuse, il faut nous la faire nous-mêmes.
+Et surtout, il faut expulser du milieu de nous
+et traiter comme des chiens ceux qui se conduisent
+comme des chiens, ceux qui sont assez lâches pour
+servir les rancunes d'une ignoble horde de garde-chiournes...</p>
+
+<p>&mdash;Ah! tonnerre de Dieu! s'écrie l'Amiral, qui marche
+en avant; il vient de tourner un coude de la route
+qui, longue et droite maintenant, traverse un plateau
+étroit entre deux pics élevés, pour redescendre sur
+l'autre versant. Ah! bon Dieu! regardez donc!</p>
+
+<p>Et il part en courant. Nous le suivons.</p>
+
+
+
+<p>C'est horrible! Le sac au dos, la bretelle du fusil
+passée autour du cou, les mains liées avec des cordes,
+un homme est attaché à la queue d'un mulet. Il
+n'a plus la force de lever les jambes, et ses pieds,
+qu'il traîne lamentablement, dans ses efforts pour
+suivre l'allure trop rapide de l'animal, soulèvent des
+nuages de poussière. Un sergent, une baguette à la
+main, cingle la croupe du mulet qui, impassible,
+ignorant la honteuse besogne qu'on lui fait faire, continue
+son chemin du même pas régulier. Tout d'un
+coup, l'homme bute contre un caillou. Il tombe sur
+les genoux et, entraîné par le mulet qui marche toujours,
+se renverse sur le côté, les jambes étendues,
+les bras raidis dans une tension effrayante. Et, en sa
+face pâle renversée en arrière, la bouche grande ouverte,
+toute noire, laisse échapper un hurlement de
+douleur. Le chaouch se retourne, la baguette à la
+main, pour frapper l'homme; mais il nous a aperçus;
+nous sommes à cent pas à peine. Et il a eu peur,
+l'infâme! et il s'est sauvé, le lâche! en courant de
+toutes ses forces.</p>
+
+<p>Le Crocodile a coupé la corde, et Palet&mdash;car c'est
+lui&mdash;est resté étendu sur le dos, incapable de faire un
+mouvement; les habits déchirés, couvert de poussière,
+les poignets tuméfiés et bleuis par la pression des
+cordes. Nous nous empressons autour de lui, nous le
+débarrassons de son fourniment et nous lui faisons
+avaler quelques gorgées d'eau. Il se remet peu à peu.</p>
+
+<p>&mdash;Nous porterons tout ton attirail à nous tous, lui
+dit Barnoux. Pourras-tu marcher comme ça?</p>
+
+<p>&mdash;Je pense que oui... en me reposant de temps en
+temps...</p>
+
+<p>&mdash;Quel est le pied qui était avec toi?</p>
+
+<p>&mdash;C'est Craponi.</p>
+
+<p>&mdash;Craponi! s'écrie Acajou. Ah! je m'en doutais.
+Nous n'avons pas eu le temps de le reconnaître, mais
+je m'en doutais. Ah! la canaille! s'il avait eu le coeur
+de rester là, au moins! J'ai justement un compte à
+régler avec lui... Ah! ces Corses, ce que ça a le foie
+blanc, tout de même! Aussi vrai que j'ai cinq doigts
+dans la main, je le saignais comme un cochon!...</p>
+
+<p>&mdash;Peuh! dit Queslier en levant les épaules, les
+hommes, vois-tu, ça n'avance pas à grand'chose de
+les descendre. Un de perdu, dix de retrouvés.</p>
+
+<p>Rabasse est assez de cet avis. Seulement, il fait observer
+qu'on se débarrasse bien des animaux nuisibles
+et que, par conséquent...</p>
+
+<p>&mdash;Ah! s'écrie l'Amiral, qui traduit la pensée commune,
+si jamais la guerre éclate et qu'on soit conduit
+par des êtres pareils, ce ne sont pas les Prussiens
+qu'on dégringolera les premiers!</p>
+
+
+
+<p>Nous ne sommes arrivés à Sidi-Ahmed qu'à la
+chute du jour. On nous a appris que nous faisions
+partie d'un détachement formé des derniers traînards,
+au nombre d'une soixantaine, et qui allait occuper le
+poste d'El-Gatous. Nous ne devons donc plus marcher
+sous les ordres du capitaine qui, avec le gros de la
+compagnie, a encore quatre étapes à faire pour atteindre
+Aïn-Halib.</p>
+
+<p>&mdash;Ça m'étonne bien qu'on ne nous fasse pas appeler
+pour l'affaire de tantôt, dit le Crocodile. Craponi
+a dû porter plainte.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens, le voilà justement qui vient par ici.</p>
+
+<p>Le Corse, figure basse et hypocritement féroce,
+s'approche en effet de l'endroit où nous avons monté
+notre tente.</p>
+
+<p>&mdash;Queslier, le capitaine vous demande.</p>
+
+<p>Queslier sort et revient trois minutes après.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien?</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! il m'a annoncé que je le suivais au dépôt
+en qualité de mécanicien. Il prétend qu'il aura
+besoin d'ouvriers; ça m'embête rudement.</p>
+
+<p>&mdash;Il ne t'a pas parlé d'autre chose?</p>
+
+<p>&mdash;Non, pas un mot.</p>
+
+<p>&mdash;C'est bien étonnant, murmure le Crocodile en
+hochant la tête.</p>
+
+<p>&mdash;Tais-toi donc! crie Acajou en lui frappant sur
+l'épaule. Tu ne connais rien aux caractères, toi. Le
+capiston, c'est un rancunier; il aime à laisser mûrir
+sa vengeance, comme on dit dans les romans. Moi, je
+comprends ça; chacun son goût. Seulement, tu sais,
+je préfère ne pas monter avec lui à Aïn-Halib...</p>
+
+
+
+<br><br><br>
+<h3>XI</h3>
+
+
+
+<p>Les quatre étapes que nous avons faites avec le
+lieutenant Dusaule, qui commande le détachement,
+ne nous ont pas semblé rudes. Il s'était empressé de
+faire monter les malades sur les cacolets et de forcer
+les gradés à porter leurs sacs. Ceux-ci, d'ailleurs, ne
+se sont pas trop fait tirer l'oreille; ce sont, à l'exception
+d'un Corse qui, seul, n'ose pas trop faire preuve
+de méchanceté, de gros paysans qu'on a tirés presque
+par force de leurs régiments, pour les faire passer
+dans les cadres des Compagnies de Discipline. Le
+caporal de mon escouade, un Berrichon qui n'a pas
+inventé l'eau sucrée, m'a fait un aveu l'autre jour.
+Pour l'engager à venir en Afrique, son capitaine lui a
+assuré que là-bas, les gradés portaient un grand
+sabre. Il a hésité longtemps, mais le grand sabre l'a
+décidé.</p>
+
+<p>&mdash;Et puis, a-t-il ajouté tout bas, en regardant de
+tous côtés pour voir si personne ne pouvait l'entendre,
+et puis je ne savais pas au juste ce que c'était que ces
+Compagnies de Discipline. Ah! si j'avais su ce que je
+sais maintenant, si j'avais pu prévoir qu'on me ferait
+faire un métier pareil!... Ah! je ne suis pas malin, c'est
+vrai, mais soyez tranquille, je n'aurais pas été assez
+méchant pour accepter...</p>
+
+<p>Plus bêtes que méchants? Oui, c'est bien possible.
+Mais est-ce une excuse? Mille fois non. C'est nous qui
+en supportons le poids, de cette bêtise-là. Leur stupidité!
+Est-ce qu'elle ne les met pas tous les jours aux
+pieds de ceux qui ont un galon plus large que le leur
+et qui leur commandent de se conduire en brutes?
+Leur idiotie! Est-ce qu'elle ne leur fait pas exécuter
+férocement des ordres qui leur répugnent peut-être
+mais qu'il leur serait facile de ne pas se faire donner?
+Est-ce qu'ils ne pourraient pas, si le métier ignoble
+qu'ils font leur paraît si pesant, rendre leurs galons et
+demander à passer dans d'autres corps? Qu'est-ce qui
+les retient? qu'est-ce qui les force à se faire les bas
+exécuteurs des vengeances et des rancunes d'individus
+qu'il méprisent?</p>
+
+<p>Ah! parbleu! ce qui les retient, c'est l'amour du
+galon, la gloriole du grade, le désir imbécile de rentrer
+au pays, envers et contre tout, un bout de laine sur la
+manche. Ce qui les force à s'aplatir, c'est le respect
+de la discipline, des règlements qui ont fait de ces
+paysans des valets de bourreaux et leur ont mis à la
+main un fer rouge pour marquer leurs frères à l'épaule.</p>
+
+<p>Qu'ils aient le courage de leur opinion, alors, et
+qu'ils ne viennent pas se plaindre de l'abjection de leur
+état, sous prétexte qu'ils se sont fourrés bêtement dans
+un guêpier d'où il ne leur faudrait qu'un peu de coeur
+pour sortir! Qu'ils ne viennent plus me corner leurs
+plaintes aux oreilles, à moi qui suis la tête de Turc
+sur laquelle ils taperont au moindre signe, car je leur
+dirai ce que je pense de leur conduite en partie double.
+Ah! oui, coups pour coups, j'aime mieux les coups de
+fouet impitoyables d'un bourreau acharné qui frappe à
+tour de bras que la flagellation hypocrite d'un homme
+qui vous demande, chaque fois que le surveillant a
+le dos tourné: «Est-ce que je vous ai fait mal?»</p>
+
+
+
+<p>&mdash;Pourtant, il y en a de qui il ne faut pas se plaindre,
+me dit un homme de mon marabout à qui je fais
+part de mes idées à ce sujet, un mois environ après
+notre arrivée à El Gatous. Ainsi, le lieutenant par
+exemple; qu'as-tu à lui reprocher? Crois-tu qu'on ne
+pourrait pas trouver pire?</p>
+
+<p>Si, on pourrait trouver pire; mais ce n'est pas une
+raison pour que je ne m'en plaigne pas. Il n'est sans
+doute pas méchant au fond, ce grand gaillard blond,
+sec, aux airs de casseur en goguette, mais il affecte
+avec nous des allures de directeur de geôle indulgent
+qui me semblent au moins déplacées. Les travaux
+qu'il nous impose ne sont pas durs. Comme on ne lui
+a pas encore donné d'ordres pour la construction d'un
+fortin qu'on doit élever sur la montagne qui domine le
+camp, il nous envoie tout simplement chercher du
+bois dans la plaine. Nous rapportons deux fagots par
+jour, et voilà tout. Jamais d'exercice, pas de punitions.
+Il défend aux pieds-de-banc de nous priver de vin.</p>
+
+<p>Seulement, il est toujours tout prêt à vous lancer
+des boniments qui, comme dit le Crocodile, ne sont
+vraiment pas de saison.</p>
+
+<p>&mdash;Eh! dites donc, vous, là-bas, espèce de repris
+de justice, ne passez donc pas si près de ma tente.
+J'ai oublié de fermer la porte.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi est-ce que vous êtes si maigre, vous?
+Il faudra que je regarde si les poches de votre pantalon
+ne sont pas percées.</p>
+
+<p>&mdash;Eh! là-bas, l'homme qui a une tête de voleur&mdash;mais
+non, pas vous, vous avez une tête d'assassin&mdash;est-ce
+que vous vous fichez du peuple, pour ne pas
+apporter un fagot un peu plus gros? Je parie que vous
+travailliez plus dur que ça, à la Roquette ou à la
+Santé.</p>
+
+<p>Quelques-uns se trouvent froissés, mais la plus
+grande partie passe là-dessus. Il est si bon zig qu'on
+peut bien lui pardonner ça, si ça l'amuse. D'ailleurs
+il a, aux yeux des anciens Camisards qui ont repris
+certaines habitudes forcément abandonnées, une qualité
+sans pareille; il ferme les yeux sur un état de
+choses qui tend à établir, dans un coin du détachement,
+une Sodome en miniature. En qualité d'officier,
+il ferme les yeux, c'est vrai; mais, comme blagueur, il
+tient à faire voir qu'on ne lui monte pas le coup facilement
+et qu'il s'aperçoit fort bien de ce qui se passe.
+Il donne des conseils aux «messieurs».</p>
+
+<p>&mdash;Vous savez, vous, vous qui avez l'habitude de
+faire des grimaces derrière le dos du petit, à côté de
+vous, j'ai quelque chose à vous dire. Si vous réussissez
+à... comment dirais-je? à faire souche, enfin, nous
+partagerons.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi donc, mon lieutenant?</p>
+
+<p>&mdash;Le million et le sac de pommes de terre que la
+reine d'Angleterre...</p>
+
+<p>Il se montre aussi très aimable vis-à-vis des
+«dames».</p>
+
+<p>&mdash;Ne vous fatiguez pas trop... une position intéressante... je
+comprends ça.</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne m'oublierez pas pour le baptême, hein?
+Vous savez, je n'aime que les pralines...</p>
+
+<p>Et, comme l'un des individus soupçonnés se débattait
+l'autre jour contre une avalanche de compliments
+semblables, il lui a crié avec l'intonation et les gestes
+d'un rôdeur de barrières:</p>
+
+<p>&mdash;De quoi? des magnes? En faut pas! ou je fais
+apporter une assiette de son.</p>
+
+<p>Je ne sais pas si j'arriverai, à la longue, à m'y faire,
+mais je crois que je mettrai du temps à m'habituer à
+ces grossièretés farcies de blague qui forcent parfois
+le camp tout entier à se tenir les côtes, à ces polissonneries
+de pitre autoritaire qui commande le rire et qui
+doit garder rancune, dans son orgueil blessé de
+paillasse qui ne déride pas son public, à ceux que ses
+saillies ne font pas s'esclaffer.</p>
+
+
+
+<p>D'ailleurs, j'ai de moins en moins envie de rire.
+Depuis quelques jours déjà je suis malade et je sens
+la fièvre me ronger peu à peu. J'ai beau essayer de
+réagir, un moment vient où je suis obligé d'aller
+m'étendre, avec sept ou huit autres, sur un tas d'alfa,
+dans le marabout des malades.</p>
+
+<p>Un jour, on a sonné la visite. Un médecin, qui passait
+par là, s'était décidé à nous examiner, sur la prière
+du lieutenant. Il a signé un bon d'hôpital pour une
+demi-douzaine d'hommes dont je fais partie, ainsi que
+Palet dont l'état, depuis deux mois que nous sommes
+à El Gatous, n'a guère fait qu'empirer, malgré un
+repos absolu. Nous devons partir, le soir même, pour
+Aïn-Halib où nous arriverons dans deux jours.</p>
+
+<p>&mdash;Combien sont-ils? vient demander le lieutenant,
+comme les mulets qui doivent nous porter se disposent
+à se mettre en route. Comment! six! tant que ça! Et
+dire que voilà la génération qui doit repousser l'Allemand!... Ah!
+là, là! quand ils seront mariés, c'est à
+peine s'ils seront fichus... J'allais dire quelque chose
+de pas propre... Chouïa...</p>
+
+
+
+<br><br><br>
+<h3>XII</h3>
+
+
+
+<p>Aïn-Halib est situé au milieu des montagnes, au
+bout d'une vallée longue et étroite, profondément
+ravinée par les lits d'oueds à sec, semée par-ci par-là
+de bouquets d'oliviers maigres, de figuiers étiques
+et de cactus poussiéreux.</p>
+
+<p>A l'entrée de la vallée s'élève un village arabe aux
+maisons malpropres, construites avec des cailloux et
+de la boue, entourées de tas d'immondices d'une
+hauteur extravagante, sur lesquels jouent des mouchachous
+hideusement sales et complètement nus. De
+cette agglomération de cahutes dégoûtantes s'échappent
+des odeurs infectes, des relents repoussants. Les
+murs, qui tombent en ruine et sur lesquels courent
+des chiens hargneux qui aboient avec rage, suent la
+misère atroce, et, à travers l'entre-bâillement des
+portes devant lesquelles sont assis des sidis pouilleux,
+on aperçoit des grouillements d'êtres vêtus
+de loques, pataugeant, pêle-mêle avec les animaux,
+dans l'ordure excrémentielle. Tout, jusqu'au sol gris,
+poussiéreux, stérile, semé de cailloux&mdash;traînée de
+cendres jetées entre l'élévation de montagnes rougeâtres
+rongées à des hauteurs inégales, aux sommets
+pelés et galeux, donne l'idée d'une désolation
+profonde. Il n'y a pas même d'eau dans cet horrible
+pays; il faut aller la chercher à plusieurs kilomètres,
+jusqu'à un puits d'où reviennent des moukères, qui
+plient sous le poids des outres pleines. Elles passent
+à côté de nous, déjetées, hideuses, sans âge, les pieds
+nus tout gris de poussière, une odeur de fauve s'exhalant
+de leur corps de femelles en sueur, n'ayant
+plus rien de la femme. La tête entourée d'une loque
+noire, des lambeaux de toile bleue jetés sur le corps,
+d'énormes anneaux d'argent aux oreilles, elles descendent
+la côte avec des torsions et des soubresauts
+ignobles, brisées, cassées en deux, scandant de geignements
+sourds leur titubante démarche d'animaux
+usés. On dirait de vieilles barriques défoncées des
+deux bouts qui roulent lamentablement, leurs douves
+desséchées et disjointes jouant en grinçant dans leur
+armature décrépite de cercles vermoulus.</p>
+
+
+
+<p>Les muletiers nous font descendre devant une
+grande tente qui sert provisoirement d'hôpital, à côté
+d'un marabout déchiré dans l'intérieur duquel on entrevoit
+trois planches posées sur des trétaux; au-dessous
+sont deux grands seaux remplis jusqu'aux bords
+d'une eau rougeâtre.</p>
+
+<p>&mdash;Tu vois ça? me dit Palet qui a tout de suite
+deviné, avec l'instinct des mourants, la destination
+de la table sinistre; eh bien! c'est mon dernier lit.</p>
+
+<p>Un infirmier, un tablier sale autour du corps, nous
+fait signe d'entrer.</p>
+
+<p>Il est pitoyable, l'aspect de cette grande tente dont
+le toit usé par les pluies et les portes décousues
+laissent passer des courants d'air qui soulèvent la
+poussière du sol. Une vingtaine de lits de fer, tout au
+plus et, dans le bout, une agglomération de paillasses
+sur lesquelles des hommes sont roulés dans des couvertures.
+Il n'y a pas de draps pour tout le monde,
+et l'on a été obligé de faire lever un malade pour
+donner son lit à Palet auquel le major vient de tâter
+le pouls.</p>
+
+<p>&mdash;Foutu! a grogné le toubib entre ses dents, sans
+même se donner la peine de détourner la tête.</p>
+
+<p>A nous, on a désigné des paillasses étendues par
+terre, dégoûtantes, mangées de vermine, et l'on nous
+a distribué des couvertures maculées par les déjections
+des malades.</p>
+
+<p>Qu'il est triste, cet hôpital, et combien sont longues
+ces journées qu'on passe en tête-à-tête avec des moribonds
+dont les souffrances aigrissent le caractère et
+dont il faut, bon gré mal gré, partager les terreurs et
+les angoisses! Et quand, poussé par le dégoût universel
+et la tristesse morbide qui vous envahissent dans
+cet antre de la douleur malpropre et de la mort inconsolée,
+on sort en se traînant pour chercher un peu
+de soleil, on se sent si faible, si abattu, qu'on n'a
+même pas la force de marcher un peu. On s'assied,
+en plein soleil, frileux malgré la température, claquant
+des dents, la sueur inondant le corps. Et, à la
+nuit tombante, il faut rentrer dans cette tente, où l'on
+passe de si affreuses nuits troublées par d'épouvantables
+cauchemars, par des frayeurs subites et vagues
+qui vous prennent à la gorge et vous glacent le sang
+dans les veines. Oh! ces nuits horribles, tuantes, où
+l'on voit des mourants écarter les draps, de leurs
+doigts maigres, et essayer de soulever leurs faces verdâtres
+qu'éclairent les rayons blafards d'une lanterne!
+Ces nuits où des hommes qui seront bientôt des cadavres
+poussent tout à coup un cri strident et ramènent
+sur eux, avec rage, leurs couvertures agrippées,
+comme pour se défendre d'un ennemi invisible dont
+ils ont senti l'approche! Ces nuits où l'on entend les
+sanglots enfantins de Palet qui a le délire et qui, dans
+sa lente agonie, appelle sa mère en pleurant?</p>
+
+<p>&mdash;Maman!... maman!...</p>
+
+<p>Oh! je les aurai toujours dans les oreilles, ces deux
+mots que, pendant trois nuits, j'ai entendu retentir
+sinistrement dans cet hôpital lamentable! Ces plaintes,
+douces d'abord, humides de tendresse, et mouillées
+de larmes, finissant en hurlements qui vous faisaient
+dresser les cheveux sur la tête!&mdash;Hurlements
+désespérés du mourant qui n'a plus conscience des
+choses, qui sait seulement qu'il va mourir, et qui proteste,
+dans un cri suprême, contre l'abandon de ceux
+qu'il a aimés.</p>
+
+
+
+<p>Ah! il faut essayer de sortir de là, car je sens que
+peu à peu ma raison s'égare, mon corps s'affaiblit et
+que j'y laisserai ma peau, moi aussi. Rester là-dedans
+pour me guérir? Allons donc! Ce n'est pas le traitement
+qu'on me fait suivre, ce ne sont pas les soins
+qu'on me prodigue qui changeront quelque chose à
+mon état. Du sulfate de quinine, j'en prendrai tout
+aussi bien dehors, et des baignades au drap mouillé,
+je m'en passerai facilement.</p>
+
+<p>Le drap mouillé? Parfaitement. L'eau est rare, à
+Aïn-Halib. Il faut aller la chercher au loin et la rapporter
+dans de petits barils qu'on place sur les bâts
+des mulets! Aussi, ne faut-il pas penser à plonger les
+malades dans des baignoires qui, d'ailleurs, font défaut.
+Le major a imaginé de faire mouiller des draps
+et de faire rouler dans ces draps humides les hommes
+auxquels il a ordonné des bains. Il n'est pas souvent
+embarrassé pour ses prescriptions, le docteur, ni pour
+leur exécution non plus. Les hommes qui sont spécialement
+chargés de creuser des trous, là haut, sur
+la petite colline qui fait face à l'hôpital, doivent en
+savoir quelque chose. Ils n'ont pas le temps de chômer.</p>
+
+
+
+<p>&mdash;Tiens, vient me dire un infirmier qui m'apporte
+un thermomètre, colle-toi ça sous le bras. Tout à
+l'heure, tu me diras combien ça marque.</p>
+
+<p>Je regarde. Le thermomètre monte jusqu'à 38 degrés.
+Et je crie à l'infirmier:</p>
+
+<p>&mdash;Il marque 36.</p>
+
+<p>&mdash;36! Mais alors, ça va très bien!</p>
+
+
+
+<p>Le major arrive pour passer la visite du matin.
+C'est mon tour. Il s'arrête devant ma paillasse.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! vous, il paraît que vous allez mieux?
+Levez-vous, pour voir; marchez un peu.</p>
+
+<p>Je marche en me raidissant, comme un grenadier
+prussien. J'ai si peur qu'il ne me trouve pas encore
+assez bien portant, qu'il ne me force à rester!...</p>
+
+<p>&mdash;Bon! vous sortirez ce soir.</p>
+
+
+
+<br><br><br>
+<h3>XIII</h3>
+
+
+
+<p>Acajou avait dit vrai, à Sidi-Ahmed. Le capitaine
+aime à laisser mûrir sa vengeance.</p>
+
+<p>Il paraît que son premier soin, en arrivant à Aïn-Halib,
+a été de faire réunir la compagnie à l'endroit
+où se croisent trois chemins dont deux disparaissent
+derrière les montagnes, à chaque bout de la vallée, et
+dont le troisième, espèce de sentier raboteux, gravit
+une petite colline où poussent parmi les cailloux
+quelques figuiers de Barbarie.</p>
+
+<p>&mdash;Vous voyez ces trois routes, a-t-il crié aux
+hommes qui le regardaient, intrigués. La première, à
+droite, est la route de France; la seconde, à gauche,
+est celle de Bône, de Bougie, où sont les ateliers de
+Travaux-Publics et les Pénitenciers; la troisième, en
+face de nous, est celle du cimetière. Vous choisirez.</p>
+
+
+
+<p>&mdash;On ne saurait être plus explicite, hein? me demande
+Queslier qui est venu me voir dans ma tente
+et qui me donne ces détails. Tout est là, en effet. Vous
+voulez retourner en France? Entassez lâchetés sur
+infamies, ignominies monstrueuses sur complaisances
+ignobles, et nous verrons. Vous ne voulez pas vous
+soumettre? Nous vous ferons passer au conseil de
+guerre qui, pour un semblant de refus d'obéissance,
+une parole un peu vive, vous octroiera généreusement
+le maximum de la peine portée par le Code.
+Dans le cas où nous ne pourrions relever contre vous
+aucun motif de conseil de guerre, la chose est très
+simple: deux ou trois tours de trop aux fers, un
+noeud de plus au bâillon, quelques gamelles oubliées,
+et voilà tout. On n'a plus qu'à creuser une fosse. Ce
+n'est pas bien long, allez!</p>
+
+<p>&mdash;Mais c'est monstrueux!</p>
+
+<p>&mdash;Oui, monstrueux! Et il a tenu parole, va,
+l'homme qui prêche la religion, la famille et les bons
+sentiments. Si ceux qui sont déjà là-haut, sur la colline,
+pouvaient parler, ils te nommeraient celui qui
+les y a envoyés; tu peux aller te renseigner, aussi,
+auprès des malheureux qu'il laisse croupir en prison,
+dans un ravin, et auxquels il fait endurer les plus horribles
+supplices. Va leur demander quel est le régime
+qu'on leur impose, pourquoi on les fait mourir
+de soif et de faim, pourquoi on les met aux fers, à la
+crapaudine, pourquoi, au moindre mot, on leur met
+un bâillon.</p>
+
+<p>&mdash;Tu es sûr? Tu les as vus?</p>
+
+<p>&mdash;Si je les ai vus? Déjà vingt fois. Et tu les verras
+aussi, toi, la première fois que tu seras de garde. Ah!
+tu ne sais pas ce que c'est que la prison, aux Compagnies
+de Discipline? Eh bien! tu verras s'il y a de quoi
+rire... Tiens, on est si malheureux, ici, qu'il y a des
+hommes qui font exprès de passer au conseil de
+guerre pour quitter la compagnie. La semaine dernière,
+les gendarmes en ont emmené sept. Il y en a
+encore quatre, maintenant, au ravin, qui attendent
+le prochain convoi pour partir. Ils font exprés, entends-tu?
+exprès. Ils aiment mieux rallonger leur
+congé que de continuer à mener une existence pareille.
+Et nous, nous qui ne sommes pas punis, tu ne
+peux te figurer combien nous sommes misérables,
+j'aimerais mieux ramer sur une galère que d'aller au
+travail avec les chaouchs qui nous mènent comme
+on ne mènerait pas des chiens. Les forçats, au bagne,
+sont certainement plus heureux. La nourriture? Infecte.
+On crève littéralement de faim. Du pain que les
+mulets ne veulent pas manger; des gamelles à moitié
+pleines d'un bouillon répugnant... Ah! vrai, il faut
+avoir envie de s'en tirer, pour supporter tout ça sans
+rien dire...</p>
+
+
+
+<p>Il n'a point exagéré; je l'ai bien vu, le lendemain
+matin. Je n'aurais jamais imaginé qu'on pût traiter
+des hommes comme nous ont traités, au travail, revolver
+au poing, des chaouchs qui ne parlaient que
+de nous brûler la cervelle chaque fois que nous levions
+la tête. J'ai été terrifié, d'abord. Puis, j'ai compris
+qu'ils étaient dans leur rôle, ces garde-chiourmes,
+en nous torturant sans pitié; j'ai compris qu'il n'y
+avait ni grâce à attendre d'eux ni grâce à leur faire,
+et que c'était une lutte terrible, une lutte de sauvages
+qui s'engageait entre eux et nous. La colère m'est
+montée au cerveau et a chassé la fièvre. Je suis fort,
+à présent, plus fort que je ne l'étais avant de tomber
+malade; et gare au premier qui m'insultera, qui me
+cherchera une querelle d'Allemand, qui tentera de me
+marcher sur les pieds! Je laisserai mûrir ma vengeance,
+moi aussi; et, puisqu'on a le droit de m'injurier
+en plein soleil et de me menacer en plein jour,
+j'outragerai dans l'ombre et je menacerai la nuit&mdash;quitte
+à frapper, s'il le faut. Je n'oublierai rien. Et je
+ne faiblirai pas, car j'aurai toujours, pour me soutenir:
+la rage.</p>
+
+
+
+<p>Un chaouch m'aborde.</p>
+
+<p>&mdash;Froissard, ce soir, aussitôt après le travail, vous
+vous mettrez en tenue, sans armes. Veste et pantalon
+de drap. Vous êtes commandé pour l'enterrement.</p>
+
+<p>&mdash;L'enterrement de qui, sergent?</p>
+
+<p>&mdash;De Palet.</p>
+
+
+
+<br><br><br>
+<h3>XIV</h3>
+
+
+
+<p>Nous sommes dix, six hommes en armes et quatre
+porteurs, commandés par l'adjudant, un chien de
+quartier bête et hargneux, qui la fait à la pose. Nous
+nous acheminons vers l'hôpital.</p>
+
+
+<p>&mdash;Par ici, nous dit un infirmier qui nous conduit
+au marabout déchiré devant lequel nous étions descendus
+de mulet, en arrivant à Aïn-Halib. Tenez,
+voilà.</p>
+
+<p>Et il retire un lambeau de toile qui recouvre deux
+caisses à biscuits clouées bout à bout, fermées, en
+guise de couvercle, par des morceaux de planches
+pourries.</p>
+
+<p>Nous avons le coeur serré en soulevant ce semblant
+de cercueil pour le placer sur la civière qui,
+dans un coin du marabout, sinistre et sanglante&mdash;car
+le sang, mal pompé par la sciure qui entoure le cadavre,
+coule parfois pendant le trajet&mdash;attend les
+misérables qu'elle conduit à leur dernière demeure.</p>
+
+<p>L'adjudant s'est éloigné pour parler avec le major
+qui, un peu plus loin, prend l'absinthe sous un olivier.
+L'infirmier, resté là en attendant la levée du
+corps, nous donne des détails. Palet est mort la
+veille, dans la nuit.</p>
+
+<p>&mdash;Avant de mourir, il a fait un vacarme épouvantable.
+Jamais je n'ai vu un gueulard pareil. Ce matin,
+on est venu chercher ses effets. Comme il avait une
+chemise presque neuve, votre sergent d'habillement
+n'a pas voulu le laisser enterrer avec. Il la lui a fait
+enlever et a envoyé, du magasin, une chemise hors
+de service. Le major l'a disséqué à neuf heures et
+prétend qu'il est mort de consomption et de fatigue
+autant que de la fièvre. Moi, vous savez...</p>
+
+
+
+<p>L'adjudant revient. Nous empoignons, trois hommes
+et moi, chacun un brancard de la civière. Les
+hommes en armes se placent derrière, leurs fusils
+sous le bras.</p>
+
+<p>&mdash;En avant, marche!</p>
+
+<p>Nous suivons cinq minutes le chemin qui conduit
+au camp, puis nous gravissons le sentier qui mène
+au cimetière. A chaque instant, nous entendons le
+heurt du corps contre les planches des boîtes à biscuits,
+trop larges. Il est lugubre, ce bruit, et nous
+marchons à grands pas, pour en finir au plus vite,
+obsédés par la vision du cadavre disséqué et pantelant,
+croque-morts qui sentons peser sur nous la
+condamnation à mort qui a frappé le macchabée que
+nous trimballons.</p>
+
+
+
+<p>Sur le plateau, à côté de figuiers de Barbarie, derrière
+un petit mur en pierres sèches, une vingtaine
+de tombes dont les plus récentes forment des bourrelets
+sur la terre rougeâtre, surmontées de petites
+croix de bois noir. Au bout de la dernière rangée,
+une fosse est creusée auprès de laquelle se tiennent
+deux hommes appuyés sur des pelles.</p>
+
+<p>&mdash;Hé! vous, là-bas, espèces de fainéants! leur crie
+l'adjudant, vous ne pouvez pas profiter du temps qui
+vous reste, quand vous avez fini de creuser votre
+trou, pour remettre des pierres sur le mur?</p>
+
+<p>Nous déposons le cercueil à côté de la fosse. On
+prépare les cordes.</p>
+
+<p>&mdash;Tâchez d'aller doucement, dit l'adjudant. Sans
+ça, les caisses se déclouent en route. Je vous fiche
+tous dedans, si vous n'allez pas doucement.</p>
+
+
+
+<p>Un des hommes en armes, que je ne connais pas,
+et qu'on me dit être un nommé Lecreux, employé au
+bureau, s'approche de lui, une feuille de papier à la
+main.</p>
+
+<p>&mdash;Mon adjudant, voulez-vous avoir la bonté de
+me permettre de prononcer quelques paroles sur la
+tombe de notre camarade?</p>
+
+<p>&mdash;Dépêchez-vous, alors, nom de Dieu.</p>
+
+<p>Lecreux déplie sa feuille de papier et commence:</p>
+
+<p>«Cher camarade, c'est avec un bien vif regret que
+nous te conduisons aujourd'hui au champ du repos.
+Moissonné à la fleur de l'âge, comme une plante à
+peine éclose, tu as eu au moins, pour consoler tes
+derniers moments, le secours des sentiments religieux
+que garde dans son coeur tout Français digne
+de ce nom. Tombé au champ d'honneur, sur cette
+terre de Tunisie que tu as contribué à donner à ta
+patrie, ta place est marquée dans le Panthéon de
+tous ces héros inconnus qui n'ont point de monument.
+Ton pays, ta famille doivent être fiers de toi.
+Et pourquoi obscurcirait-elle ses vêtements, ta famille,
+en apprenant que tu as succombé en tenant
+haut et ferme le drapeau de la France, ce drapeau
+qui....religion&mdash;patrie&mdash;honneur&mdash;drapeau&mdash;famille...»</p>
+
+
+
+<p>&mdash;Foutez de la terre là-dessus, dit l'adjudant,
+quand c'est fini et qu'on a fait glisser dans la fosse
+le cercueil dont les planches ont craqué. Et rondement;
+allez!</p>
+
+
+
+<p>Nous sommes redescendus au camp, pensifs.</p>
+
+
+
+<p>Ah! pauvre petit soldat, toi qui es mort en appelant
+ta mère, toi qui, dans ton délire, avais en ton
+oeil terne la vision de ta chaumière, tu vas dormir là,
+rongé, à vingt-trois ans, par les vers de cette terre sur
+laquelle tu as tant pâti, sur laquelle tu es mort, seul,
+abandonné de tous, sans personne pour calmer tes
+ultimes angoisses, sans d'autre main pour te fermer
+les yeux que la main brutale d'un infirmier qui t'engueulait,
+la nuit, quand tes cris désespérés venaient
+troubler son sommeil. Ah! je sais bien, moi, pourquoi
+ta maladie est devenue incurable. Je sais bien,
+mieux que le médecin qui a disséqué ton corps
+amaigri, pourquoi tu es couché dans la tombe. Et je
+te plains, va, pauvre victime, de tout mon coeur,
+comme je plains ta mère qui t'attend peut-être en
+comptant les jours, et qui va recevoir, sec et lugubre,
+un procès-verbal de décès...</p>
+
+
+
+<p>Eh bien! non, je ne te plains pas, toi, cadavre! Eh
+bien! non, je ne te plains pas, toi, la mère! Je ne
+vous plains pas, entendez-vous? pas plus que je ne
+plains les fils que tuent les buveurs de sang, pas
+plus que je ne plains les mères qui pleurent ceux
+qu'elles ont envoyés à la mort. Ah! vieilles folles de
+femmes qui enfantez dans la douleur pour livrer le
+fruit de vos entrailles au Minotaure qui les mange,
+vous ne savez donc pas que les louves se font massacrer
+plutôt que d'abandonner leurs louveteaux et
+qu'il y a des bêtes qui crèvent, quand on leur enlève
+leurs petits? Vous ne comprenez donc pas qu'il vaudrait
+mieux déchirer vos fils de vos propres mains, si
+vous n'avez pas eu le bonheur d'être stériles, que de
+les élever jusqu'à vingt et un ans pour les jeter dans
+les griffes de ceux qui veulent en faire de la chair à
+canon? Vous n'avez donc plus d'ongles au bout des
+doigts pour défendre vos enfants? Vous n'avez donc
+plus de dents pour mordre les mains des sacrificateurs
+maudits qui viennent vous les voler?... Ah! vous
+vous laissez faire! Ah! vous ne résistez pas! Et vous
+voulez qu'on ait pitié de vous, au jour sombre de la
+catastrophe, quand les os de vos enfants, tombés sur
+une terre lointaine, sont rongés par les hyènes et
+blanchissent au soleil dans les cimetières abandonnés?
+Vous voulez qu'on vous plaigne et qu'on vénère vos
+larmes?... Eh bien! moi, je n'aurai pas de commisération
+pour vos douleurs et vos sanglots me laisseront
+froid. Car je sais que ce n'est pas avec des pleurs que
+vous attendrirez l'idole qui réclame le sang de vos
+fils, car je sais que vous souffrirez avec angoisses
+tant que vous ne l'aurez pas jetée à terre, de vos
+mains de femmes, tant que vous n'aurez pas déchiré
+le masque bariolé derrière lequel se cache sa face
+hideuse.... Et si tu ne me crois pas, toi, la mère que
+le cadavre qui est couché là a appelée pendant trois
+nuits, viens ici. Parle-lui tout bas; écoute ce qu'il
+répondra à ton coeur, si ton coeur sait le comprendre.
+Et tu verras s'il ne lui dit pas que c'est à toi qu'il doit
+sa mort et que c'est à ce qui l'a tué que s'adressait
+ici, sur sa tombe, comme un soufflet ironiquement
+macabre donné à ta faiblesse, le panégyrique d'un
+idiot....</p>
+
+
+
+<p>Le soir, je rencontre Lecreux. Au milieu d'un cercle
+de quinze ou vingt hommes qui écoutent, bouche
+béante, il lit et relit son discours. Les applaudissements
+pleuvent.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! très chic! très chic! très bien!</p>
+
+<p>&mdash;Mais c'est au cimetière qu'il fallait l'entendre.
+Ça vous faisait un effet....</p>
+
+
+
+<p>Un des assistants m'aperçoit; il m'interpelle.</p>
+
+<p>&mdash;N'est-ce pas, Froissard, c'était bien?</p>
+
+<p>&mdash;Merde!</p>
+
+
+
+<br><br><br>
+<h3>XV</h3>
+
+
+
+<p>On travaille beaucoup à Aïn-Halib. On élève, à
+grands frais, un magasin de ravitaillement, un bordj
+pour les officiers, un Cercle et un hôpital. Ces bâtiments
+sont évidemment sous l'influence d'un mauvais
+esprit, car ils ont un mal du diable à se tenir debout.
+On dirait qu'ils sont fatigués avant d'être au monde
+et qu'ils n'ont aucune envie de figurer sur la carte de
+l'État-major; au moindre vent, à la moindre averse,
+on les voit s'affaisser comme s'il leur prenait des faiblesses.
+Deux heures de mauvais temps détruisent
+l'ouvrage d'une semaine. L'hôpital surtout fait preuve
+d'une mauvaise volonté persistante. Voilà trois fois
+qu'on le reconstruit et trois fois qu'il s'écroule. L'énorme
+voûte de pierres qui lui sert de toiture abuse
+certainement de sa situation pour peser de tout son
+poids sur les deux murs latéraux; et ceux-ci, fatigués
+des efforts qu'ils sont obligés de faire pour la soutenir,
+profitent de la première occasion, une méchante
+pluie par exemple, pour s'écarter comme les feuillets
+d'un livre qu'on a placé sur le dos. Il n'y a plus qu'à
+recommencer. Le capitaine du génie qui, aidé de quelques
+sapeurs, dirige les travaux, avoue bien qu'en
+faisant venir des tuiles, ce qui ne serait pas la mer à
+boire, on pourrait établir des couvertures un peu
+moins écrasantes pour les monuments. Seulement,
+ordre a été donné de former des voûtes, de couvrir en
+pierres. Et l'on forme des voûtes, et l'on couvre en
+pierres. Ça tient ce que ça tient. C'est toujours la
+France qui paye. Du reste, il déclare carrément qu'il
+se fiche de ça comme d'une guigne. On l'a envoyé à
+Aïn-Halib pour remettre debout des édifices peu solides,
+et il les remettra debout, malgré vent et marée.
+Il s'est mis à l'oeuvre il y a un mois, paraît-il, et a
+commencé par faire tout flanquer par terre. Il a appris,
+le roublard, que la construction des bâtiments
+avait empli les poches de son prédécesseur, parti à
+Sfax pour y chercher la croix, et il ne veut pas paraître
+plus bête que lui. Il empochera même des bénéfices
+d'autant plus grands qu'il est décidé à employer
+les anciens matériaux. Il fait retailler les pierres
+et gratter soigneusement la chaux ou le plâtre
+qui y sont restés attachés.</p>
+
+
+
+<p>La sueur de camisard ne coûte pas cher, on s'en
+aperçoit. Du matin au soir, il faut trimer comme
+des chevaux, bûcher comme des nègres, mouiller sa
+chemise. Et encore, si l'on n'attrapait que des calus
+aux mains, si l'on ne souffrait que des ampoules! Si
+l'on n'avait pas perpétuellement les entrailles tordues
+par la faim, le visage souffleté par les injures bestiales
+et les menaces féroces des chaouchs! Si l'on était
+traités en hommes, au moins, et non en nègres courbés
+sous la matraque!</p>
+
+<p>Ah! je comprends ceux qui désertent, ceux qui
+s'échappent, souvent sans armes et sans vivres, du
+bagne intolérable; malheureux dont quelques-uns ne
+reparaissent plus, mais dont le plus grand nombre
+est ramené par les gendarmes ou par des Arabes qui
+viennent toucher une prime. Je comprends qu'ils essayent,
+au risque de la mort ou du conseil de guerre,
+de se soustraire aux traitements qu'on leur fait endurer
+et de reconquérir la liberté dont on les a dépouillés
+sans motifs.</p>
+
+<p>Et comment ne pas les excuser, quand on en voit
+d'autres, âmes sensibles ou cerveaux plus faibles,
+amenés au suicide par les brutalités et les injustices
+des tortionnaires galonnés? Poussés à bout, désolés,
+désespérés, accablés de douleur et de souffrance, ils
+se voient acculés dans la mort. Ils s'aperçoivent peu
+à peu que la vie ne leur est plus supportable. Plongés
+dans une misère noire et livrés à la faim angoissante,
+dégoûtés de tout, ils ne considèrent plus l'existence
+que comme une longue suite de souffrances que leur
+continuité même doit accroître. De jour en jour, ils
+envisagent la mort de plus près; elle ne leur fait plus
+peur. Et, un beau matin, appuyant un canon de fusil
+sous leur menton, ils se font sauter la cervelle.</p>
+
+<p>Queslier avait bien raison de le dire: il faut avoir
+rudement envie de se tirer de là pour endurer tout
+cela patiemment... Moi aussi, j'ai songé au suicide;
+moi aussi, j'ai pensé à la désertion.</p>
+
+
+
+<p>&mdash;Tu es fou, m'a dit Queslier. Déserter, ici, ce n'est
+pas possible, ou du moins c'est bien difficile. Si tu es
+repris, tu rallonges ton congé de plusieurs années,
+et, tu ne l'ignores pas, tu as quatre-vingt-dix chances
+sur cent contre toi. Te tuer, ce serait peut-être un peu
+moins bête, mais je ne te conseillerai d'employer ce
+moyen-là qu'à la dernière extrémité. Il me semble,
+d'ailleurs, que tu es assez fort pour supporter des
+souffrances qui poussent quelques malheureux à se
+donner la mort. Je sais bien que nous avons encore
+plus de deux ans et demi à tirer, mais, tu verras, ça
+se passera. Il faut seulement bien nous déterminer
+à sortir d'ici; il faut que cette pensée-là ne nous
+quitte pas, et nous en sortirons.</p>
+
+<p>&mdash;Et la menace du conseil de guerre toujours suspendue
+sur notre tête, pour quoi la comptes-tu?</p>
+
+<p>&mdash;Il faut lui échapper, au conseil de guerre; il le
+faut, entends-tu? Mais je te jure bien que si jamais,
+par malheur, je me voyais sur le point d'y passer....</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien?</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! ce n'est pas à cinq ans ni à dix ans de
+prison qu'on me condamnerait...</p>
+
+<p>&mdash;Tu te tuerais?</p>
+
+<p>&mdash;Non, je les laisserais me tuer. Mais avant...</p>
+
+<p>Et il fait le geste de mettre en joue un pied-de-banc
+qui passe.</p>
+
+
+
+<p>Pourquoi pas, après tout? La violence n'appelle-t-elle
+pas la violence? Et quel nom donner à ces lois
+pénale auxquelles l'armée est soumise? De quel
+nom les flétrir? de quel nom les stigmatiser?</p>
+
+<p>Tous les jours, à l'appel de midi, on nous fait former
+le cercle; un cercle au milieu duquel se place
+un chaouch, un livret à la main, et autour duquel
+rôde l'adjudant, comme un chien qui cherche à mordre.
+Le chaouch fait, en ânonnant, appuyant sur les
+mots avec son insupportable accent corse, et comme
+pris d'un certain respect devant les feuillets infâmes,
+la lecture du code pénal. Oh! ce code, tellement
+ignoble qu'il est horrible et tellement horrible qu'il
+est ignoble! ce code qui n'a pour but que la vengeance
+pour le passé et la terreur pour l'avenir! ce
+code où l'on entend revenir sans cesse ce mot: mort!
+mort! comme l'écho des lois féroces des temps barbares,
+comme le refrain de litanies sanglantes!...</p>
+
+<p>Ah! bourgeois stupide, toi qui demandes qu'on dégage
+le soldat de l'énorme pénalité qui pèse sur lui,
+tu es donc assez aveugle pour ne pas voir que c'est
+pour te défendre, toi et tes biens, qu'on a écrit ce
+code épouvantable? Tu ne sais donc pas que ces lois
+sauvages sont ta sauvegarde? Tu ne comprends donc
+pas qu'il les faut, ces lois, pour te permettre de digérer
+en paix et de mâcher tranquillement ton cure-dents
+en accolant bêtement l'un à l'autre ces deux
+mots inconciliables: Patrie et humanité? Tu ne comprends
+donc pas que, sans ce code qui t'assure de
+leur obéissance, tu n'aurais bientôt plus d'esclaves
+pour maintenir le boeuf qui foule tes grains dans la
+grange et auquel tu as lié la bouche?...</p>
+
+
+
+<p>Esclaves? Eh! parbleu, oui! nous le sommes, ilotes
+de l'armée, parias du militarisme, condamnés sans
+jugement à des travaux écrasants, condamnés à la
+faim, à la soif, à des tortures atroces, à la privation
+de tous moyens de distractions, aussi bien intellectuelles
+que physiques, à la privation de femmes,&mdash;avec
+toutes ses conséquences monstrueuses? Esclaves?
+Oui, mais pas plus&mdash;et moins peut-être&mdash;que
+les autres, les bons soldats, ceux qu'on n'a pas revêtus
+de notre livrée lugubrement ridicule et qui se
+figurent stupidement porter un uniforme quand ils
+n'ont sur le dos qu'une casaque de forçat.</p>
+
+<p>&mdash;Ça n'empêche pas que ceux-là, on les soigne, dit
+en riant d'un gros rire mon camarade de lit, un
+Bourguignon, bon garçon, pas très malin, nommé
+Chaumiette. Il n'y a pas de danger qu'on leur fasse
+faire des corvées de bois comme celle que nous allons
+faire... Tiens, entends-tu le clairon?</p>
+
+<p>Il s'agit, en effet, d'aller chercher du bois dans la
+montagne pour chauffer une fournée de chaux que le
+capitaine a fait préparer. On a établi, au milieu du
+camp, une grande balance où chacun, en arrivant,
+doit venir peser ses fagots et en faire constater le
+poids. Quand ce poids n'est pas atteint, il faut retourner
+chercher le complément.</p>
+
+<p>&mdash;Viens avec moi, me dit Chaumiette. Je connais
+un coin où il y a beaucoup de bois. Nous trouverons
+de quoi faire notre charge. C'est le petit Lucas, tu
+sais, celui qui couche dans le marabout à côté du
+nôtre, qui m'a montré la place. Il va venir avec
+nous.</p>
+
+<p>Le petit Lucas arrive.</p>
+
+<p>&mdash;Vous savez, il ne faut rien en dire à personne... Juste
+dans cet endroit-là, il y a un vieux puits abandonné,
+très profond et, dedans, deux ou trois nids de
+pigeons. Les petits doivent commencer à être gros.
+S'ils sont bons à manger, j'irai les dénicher, nous les
+ferons cuire dans un ravin et nous boulotterons ça ce
+soir.</p>
+
+
+
+<p>Au bout d'une heure de marche dans la montagne,
+nous sommes arrivés au fameux endroit: une petite
+vallée pierreuse au bout de laquelle poussent quelques
+buissons d'épines.</p>
+
+<p>&mdash;Tenez, voyez-vous, dit Lucas, le puits est derrière
+les buissons.</p>
+
+<p>Et il nous conduit auprès d'une large ouverture
+béante au ras du sol. Le puits n'a jamais été maçonné;
+il a été percé à même la terre qui, par place, s'est
+éboulée, laissant par-ci par-là de grosses pierres qui
+font saillie le long des parois. Des arbustes, des
+plantes, ont poussé au hasard, verticalement ou horizontalement,
+entremêlant leurs branches et leurs
+feuilles et, formant un fouillis tel, dans le rétrécissement
+sombre du puits, qu'on n'en peut apercevoir le
+fond, desséché sans doute, à trente ou quarante mètres
+peut-être. A quelques pieds seulement de l'ouverture,
+deux nids de pigeons apparaissent entre les
+larges feuilles d'un figuier sauvage.</p>
+
+<p>&mdash;Entendez-vous les cris des petits? demande Lucas.
+Les voyez-vous? Je vais descendre les chercher
+et je vous les passerai.</p>
+
+<p>&mdash;Veux-tu qu'on t'attache avec des ceintures? demande
+Chaumiette. Si tu allais tomber...</p>
+
+<p>&mdash;Pas de danger.</p>
+
+<p>Il descend en s'aidant des aspérités des parois, se
+retenant aux branches. Il tient les deux nids. Il nous
+les passe l'un après l'autre.</p>
+
+<p>&mdash;Y en a-t-il, hein?... Ah! j'entends encore piauler
+en dessous...</p>
+
+<p>Il se penche pendant que, agenouillés au bord du
+puits, Chaumiette et moi, nous cherchons à voir.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! deux autres nids! Tout...</p>
+
+<p>Nous poussons un cri. La touffe d'herbe à laquelle
+se cramponnait Lucas s'est arrachée et il est tombé
+dans le gouffre, la tête la première, au milieu d'un
+grand bruit de branches cassées et de feuillages froissés,
+accompagné dans sa chute par une avalanche
+de sable et de pierres qu'on entend seules rouler
+encore.</p>
+
+<p>&mdash;Lucas! Lucas!...</p>
+
+<p>Rien ne répond.</p>
+
+<p>&mdash;Il nous faudrait des cordes, des ceintures, dit
+Chaumiette.</p>
+
+<p>Nous grimpons sur un monticule et, de là, nous
+appelons à l'aide à grands cris. Une dizaine d'hommes
+accourent. Un chaouch aussi.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce qu'il y a? qu'est-ce qu'il y a?</p>
+
+<p>&mdash;Lucas vient de tomber dans ce puits-là en faisant
+son fagot.</p>
+
+<p>&mdash;Oui? ricane le chaouch. En faisant son fagot?
+Et ces deux nids de pigeons?</p>
+
+<p>&mdash;Vite, des ceintures, crie Chaumiette. Nouez-les
+bout à bout. Je vais m'attacher par le milieu du corps
+et je vais descendre. Il n'est peut-être pas mort. En
+tous cas, il faut le remonter. On ne peut pas le laisser
+là une minute de plus.</p>
+
+<p>&mdash;Mais toi, tu risques ta vie aussi, en descendant
+là-dedans.</p>
+
+<p>&mdash;Bah! laisse donc. Qu'est-ce que ça fout?</p>
+
+<p>&mdash;Attends un peu, au moins, voilà des camarades
+qui arrivent. On pourrait doubler les ceintures...</p>
+
+<p>Chaumiette n'a rien voulu entendre. Il dégringole
+rapidement, retenu par la corde formée avec les ceintures
+que nous tenons à plusieurs. Tout d'un coup, il
+s'arrête. On ne le voit plus, mais on entend sa voix
+sortir du puits.</p>
+
+<p>&mdash;Tenez bien la corde... Je l'ai trouvé. Il ne remue
+plus. Passez-moi vite une autre corde, que je l'attache... Bon.
+Maintenant, tirez... doucement. Je le
+pousserai en dessous, tout en remontant.</p>
+
+<p>Trois minutes après, nous hissons le corps encore
+chaud de Lucas. Il s'est fracassé le crâne sur un rocher.
+Chaumiette, les mains et les bras en sang, les
+vêtements déchirés, la figure égratignée par les ronces
+et les épines, remonte à son tour.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! le pauvre gars! il était tombé jusqu'au
+fond! Il n'y a pas d'eau, dans ce puits-là... C'était plein
+de sang, par terre.</p>
+
+<p>Le chaouch jette sur le cadavre son regard froidement
+idiot de bête méchante:</p>
+
+<p>&mdash;Ça lui apprendra à aller chercher des nids au lieu
+de travailler...</p>
+
+
+
+<p>Le soir, on nous a fait réunir pour nous lire un
+rapport spécial du capitaine:</p>
+
+<p>«Le fusilier Lucas s'est tué, aujourd'hui, en tombant
+dans un puits. Il avait quitté le travail pour aller
+dénicher des nids de pigeons. Il est mort victime de
+son acte d'indiscipline et frappé aussi, sans doute, par
+la main de la Providence qui veut que nous fassions
+toujours preuve de mansuétude à l'égard des animaux
+et que nous ne les maltraitions point sans motif. Or,
+qu'y a-t-il de plus cruel que d'arracher du nid maternel,
+vivante image de la famille, de jeunes oiseaux
+sans plumes encore, pour les dévorer gloutonnement?
+La punition qui frappe la désobéissance et l'inhumanité
+du fusilier Lucas doit servir d'exemple à tous les
+hommes de la compagnie et leur rappeler que Dieu,
+qui sonde nos coeurs, voit aussi toutes nos actions.»</p>
+
+
+
+<br><br><br>
+<h3>XVI</h3>
+
+
+
+<p>&mdash;C'est la première fois que vous prenez la garde?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, sergent.</p>
+
+<p>&mdash;Venez avec moi. Je vais vous expliquer la consigne;
+et, quand vous serez de faction, si les prisonniers
+ne vous écoutent pas, vous n'aurez qu'à venir
+me le dire.</p>
+
+<p>C'est la première fois, en effet, que je suis de garde
+à Aïn-Halib. Je suis descendu, à cinq heures du soir,
+avec une dizaine d'hommes en armes, pour garder
+pendant vingt-quatre heures les prisonniers parqués
+dans ce qu'on appelle «le ravin». C'est, au bas du
+camp, un quadrilatère fermé par un mur en pierres
+sèches et en terre, entouré d'un fossé. Outre les tentes
+des prisonniers, il y a deux marabouts, l'un pour les
+hommes de garde, l'autre pour le chef de poste.</p>
+
+<p>Le sergent qui nous commande aujourd'hui passe
+pour une des plus belles rosses de la compagnie; c'est
+un Corse, face plate agrémentée d'un nez énorme, qui
+ne donnerait pas ses deux mauvais galons pour tout
+l'or du Pérou et qui se redresse, quand il est en fonctions,
+comme un pou sur une gale. Il s'appelle Salpierri,
+mais on l'a surnommé Bec-de-Puce. Il bégaye
+en bavant et a l'habitude d'avancer les lèvres, en cul
+de poule, ne laissant entre elles qu'un tout petit interstice.
+Il me semble toujours, quand il me parle,
+qu'il a l'intention de me souffler un noyau de cerise
+à la figure.</p>
+
+<p>&mdash;Vous savez, a-t-il sifflé en crachotant, à sept
+heures, quand j'ai pris la faction, vous avez droit de
+vie et de mort sur ces gens-là.</p>
+
+<p>Et il m'a indiqué du doigt un écriteau cloué à un
+poteau et qui porte ces mots: «Les sentinelles sont
+autorisées à faire usage de leurs armes.»</p>
+
+<p>Usage! quel usage? Est-on autorisé à donner des
+coups de crosse ou des coups de baïonnette?</p>
+
+<p>A-t-on le droit d'assommer les malheureux qu'on
+surveille ou de les fusiller à bout portant?</p>
+
+<p>Elle ne vous renseigne guère à ce sujet, la pancarte.</p>
+
+<p>D'ailleurs, je m'en fiche, moi, de la pancarte, et je
+ne perdrai pas mon temps à en discuter la rédaction,
+comme les bourriques qui voudraient bien savoir au
+juste s'il leur est permis de larder leurs camarades ou
+simplement de leur enfoncer les côtes. J'étais déjà
+décidé, en arrivant au ravin, à ne pas me montrer dur
+pour les prisonniers; mais, maintenant, je suis résolu
+à les laisser faire ce qu'ils voudront. Ils peuvent
+parler et même chanter, si ça leur fait plaisir. Je leur
+distribue mon tabac. Je leur fais cadeau de mes allumettes.
+Ils ont soif; je leur apporte un seau d'eau que
+je trimballe de tente en tente. Ils boivent, ils fument
+et ils causent. Ils commencent à chantonner. Ils ont
+bien raison de ne pas se gêner.</p>
+
+<p>Une série de sifflements part du marabout du chef
+de poste.</p>
+
+<p>&mdash;Factionnaire, il me semble que j'entends du
+bruit. Si ça continue, je vous fiche dedans.</p>
+
+<p>Ça m'est égal.</p>
+
+<p>&mdash;Vous savez que vous avez le droit de faire usage
+de vos armes.</p>
+
+<p>Faire usage de mes armes? De la peau!</p>
+
+<p>Ah! ça, pour qui me prend-il, ce Corse? Est-ce qu'il
+se figure que j'ai, comme lui, dans les veines, du sang
+de ces bandits sinistres qui sont brigands dans les maquis
+ou garde-chiourmes dans les bagnes? Est-ce qu'il
+croit, réellement, que j'aurai jamais la lâcheté de
+maltraiter ces hommes, qui sont là, couchés sur la
+terre nue, chacun sous une simple toile de tente si
+basse et si étroite qu'ils ne peuvent même pas s'y remuer.
+On les appelle des <i>tombeaux</i>, ces tentes montées
+avec la toile réglementaire portée par les deux
+moitiés de supports et haute à peine de cinquante centimètres,
+sur soixante de largeur. Les prisonniers y
+entrent en se mettant à plat ventre, rampant, usant
+de précautions infinies pour ne pas les démonter; et
+une fois dedans, c'est tout au plus s'ils peuvent changer
+de position, quand ils ont tout un côté du corps
+complètement ankylosé. C'est sous ce lambeau de
+toile, exposés à toutes les intempéries, garantis du
+froid des nuits par un couvre-pieds dérisoire, qu'il
+leur faut réparer leurs forces. Et, chaque matin, en
+dehors des corvées les plus pénibles, ils doivent faire
+trois heures du peloton de chasse le plus éreintant;
+autant l'après-midi, sous la chaleur accablante. Il est
+vrai qu'on les nourrit bien: ils ne touchent ni vin, ni
+café et n'ont de viande qu'une fois par jour. Leur seconde
+gamelle ne contient que du bouillon.</p>
+
+<p>Ah! ils n'ont pas oublié la faim dans l'arsenal des
+peines atroces dont ils peuvent disposer, les tortionnaires!
+Ils n'ont pas dédaigné ce châtiment infâme et
+et qui déshonorerait un bourreau, ces hommes qui
+osent dire à des citoyens libres, au nom d'un hypocrite
+patriotisme de caste: «Il faut être soldat ou
+crever!»</p>
+
+<p>Il n'y a pas que des hommes punis de prison, dans
+ces <i>tombeaux</i> devant lesquels je passe et je repasse,
+le fusil sur l'épaule; il y a aussi des hommes punis
+de cellule. Ceux-là ne font pas le peloton. Ils restent
+nuit et jour étendus sous leur tente dont ils ne doivent
+sortir sous aucun prétexte. Seulement, ils <i>n'ont droit
+qu'à une soupe sur quatre, soit une gamelle tous les
+deux jours</i>. Ils restent donc un jour et demi sans manger,
+reçoivent une soupe, jeûnent encore pendant
+trente-six heures, et ainsi de suite pendant le nombre
+de jours de cellule qu'ils ont à faire. L'eau aussi, on
+la leur mesure. On leur en donne un bidon d'un litre
+tous les jours, pas une goutte de plus. La chaleur
+étant étouffante, à dix heures du matin cette eau est
+en ébullition.</p>
+
+<p>Je n'aurais jamais imaginé qu'on pût infliger à des
+hommes&mdash;surtout à des hommes qui ne sont sous
+le coup d'aucun jugement&mdash;des traitements semblables.</p>
+
+
+
+<p>Et ces deux punitions ne sont pas encore les plus
+terribles. Il en existe une troisième qui l'emporte de
+beaucoup sur elles en horreur et en ignominie:
+c'est la cellule avec fers. L'homme puni de fers est
+soumis au même régime alimentaire que l'homme
+puni de cellule: il n'a qu'une soupe tous les deux
+jours. De plus, on lui met aux pieds une barre, c'està-dire
+deux forts anneaux de fer qu'on lui passe à la
+hauteur des chevilles et qui sont réunis, derrière,
+par une barre de fer maintenue par un écrou accompagné
+d'un cadenas. Cette barre, longue d'environ
+quarante centimètres, est assez forte pour servir d'entrave
+à la bête féroce la plus vigoureuse. L'homme,
+une fois ses pieds pris dans l'engin de torture, doit se
+coucher à plat ventre. On lui ramène derrière le dos
+ses deux mains auxquelles on met aussi les fers. On
+lui prend les poignets dans une sorte de double bracelet
+séparé par un pas de vis sur lequel se meut une
+tringle de fer qu'on peut monter et descendre à
+volonté. On tourne cette tringle jusqu'à ce qu'elle
+serre fortement les poignets et on l'empêche de descendre
+en la fixant au moyen d'un cadenas.</p>
+
+<p>L'homme mis aux fers, on le pousse sous son
+tombeau. Quand on lui apporte sa soupe, tous les
+deux jours, il la mange comme il peut, en lapant
+comme un chien. S'il veut boire, il est obligé de
+prendre le goulot de son bidon entre ses dents et de
+pencher la tête en arrière pour laisser couler l'eau.
+S'il renverse sa gamelle, s'il laisse tomber son bidon,
+tant pis pour lui. Il lui faut rester vingt-quatre heures
+sans boire et trente-six heures sans manger.</p>
+
+<p>Et, si le malheureux fait entendre une plainte, si
+la souffrance lui arrache un cri, on lui met un bâillon;
+on lui passe dans la bouche un morceau de bois
+qu'on assujettit derrière la tête avec une corde. Quelquefois&mdash;car
+il faut varier les plaisirs&mdash;les chaouchs
+préfèrent le mettre à la crapaudine. Rien de plus facile.
+Les fers des mains sont terminés par un anneau.
+On passe dans cet anneau une corde qu'on fait glisser
+autour de la barre; on tire sur la corde et on l'attache
+au moyen d'un ou de plusieurs noeuds au moment
+précis où les poignets du patient sont collés à
+ses talons.</p>
+
+<p>Ils sont trois, là-bas, tout au bout du ravin, qui
+sont aux fers depuis plusieurs jours déjà, attachés
+comme on n'attache pas des bêtes fauves, les membres
+brisés, dévorés le jour par les mouches, la nuit
+transis de froid, mangés vivants par la vermine. Ils
+nous ont demandé, quand nous avons pris la garde,
+de verser un peu d'eau, par pitié, sur leurs chevilles
+en sang et sur leurs poignets gonflés et bleuis. Le
+Corse les a menacés, pour toute réponse, de leur
+mettre le bâillon s'ils disaient un mot de plus. Il a
+fallu que j'aille, tout à l'heure, à pas de loup, verser
+le contenu d'un bidon sur les chairs tuméfiées et
+meurtries de ces misérables qu'on torture, au nom
+de la discipline militaire, avec des raffinements de
+barbarie dignes de l'Inquisition.</p>
+
+
+
+<p>Et maintenant, en écoutant leurs plaintes douloureuses
+et le grincement des fers qu'ils font crier en
+essayant de se retourner, je pense à toutes sortes de
+choses atroces qui m'ont été racontées, là-haut, par
+des hommes sur lesquels s'est exercée, depuis de
+longues années, la férocité des buveurs de sang. Les
+ateliers de Travaux Publics, les Pénitenciers militaires... tous
+ces bagnes que remplissent des tribunaux
+dont les sentences iniques eussent indigné Torquemada
+et fait rougir Laubardemont; ces bagnes
+dans lesquels les condamnés doivent produire une
+somme de travail déterminée par la cupidité des
+garde-chiourmes, intéressés aux bénéfices; ces bagnes
+dans lesquels les ressentiments des chaouchs
+se traduisent par des punitions épouvantables: trente,
+soixante jours de cellule, avec une soupe tous les
+deux jours; les fers aux pieds, aux mains, la crapaudine,
+le <i>Camisard</i>. Le <i>Camisard</i>, un supplice qui dépasse
+en horreur tout ce qu'on pourrait imaginer: le
+détenu a les pieds pris dans des pédottes scellées au
+mur de sa cellule; on lui passe une camisole qui lui
+maintient derrière le dos les bras qu'on tire verticalement
+et qu'on attache à un anneau scellé aussi au
+mur à la hauteur de la tête; à cet anneau pend un
+collier qui enserre le cou. Il reste là, le patient, pendant
+quatre ou huit jours, au régime, au quart de
+pain, satisfaisant ses besoins sous lui, dormant
+debout...</p>
+
+<p>Et le fort Barreau, dont on lit périodiquement le
+régime dans les Pénitenciers, et où sont envoyés les
+détenus contre lesquels ont été épuisées toutes les
+mesures disciplinaires! Quatre-vingt-dix jours de
+cellule au quart de pain, dans une casemate absolument
+nue, avec bastonnades, aspersion de cellule, au
+moindre mot, au moindre signe! Un régime tellement
+atroce que les malheureux qui doivent le subir y
+résistent à peine un mois et, épuisés, anémiés, tués
+à petit feu, doivent être dirigés sur un hôpital dont
+ils ne sortent, neuf fois sur dix, que les pieds en
+avant...</p>
+
+<p>Ah! bon Dieu! Et dire qu'on a aboli le servage, la
+torture et les oubliettes!...</p>
+
+<p>J'ai pensé toute la nuit à ces monstruosités.</p>
+
+
+
+<p>Le lendemain matin, quand j'ai pris la faction, à
+six heures, les prisonniers s'alignaient, un énorme
+sac au dos, pour le peloton.</p>
+
+<p>Ils sont huit.</p>
+
+<p>&mdash;Garde à vos! crie Bec-de-Puce en sortant de sa
+tente, le revolver au côté.</p>
+
+<p>Et il passe devant le rang, inspectant la tenue,
+soulevant les sacs, pour s'assurer qu'ils ont bien le
+poids réglementaire&mdash;un poids incroyable.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi n'avez-vous pas astiqué les boutons
+de votre capote, vous?</p>
+
+<p>&mdash;Parce que j'ai peur de les user.</p>
+
+<p>&mdash;Comment vous appelez-vous, déjà?</p>
+
+<p>&mdash;Hominard.</p>
+
+<p>&mdash;Bien, Vous aurez huit jours de salle de police
+avec le motif. Vous verrez si ça fait des petits.</p>
+
+<p>&mdash;Pourvu qu'ils soient moins vilains que toi, c'est
+tout ce qu'il me faut.</p>
+
+<p>Le chaouch ne répond pas. Il fait mettre baïonnette
+au canon et commande du maniement d'armes en décomposant:</p>
+
+<p>&mdash;Portez armes!... Deux!... Trois!</p>
+
+<p>Et il espace ses commandements! Chaque mouvement
+dure plus de cinq minutes. C'est qu'il est fait
+depuis longtemps, le pied-de-banc, à ces luttes quotidiennes
+entre gradés et disciplinaires qui, outrés,
+poussés à bout, se fichant de tout excepté du conseil
+de guerre, ont appris par coeur le code pénal et font
+essuyer à leurs bourreaux toutes les avanies, tous les
+outrages que la loi n'a pas prévus. Ce sont eux qui
+ont imaginé de ne jamais parler aux chaouchs qu'en
+les tutoyant, le tutoiement étant considéré comme
+un acte d'indiscipline, mais non comme une injure.
+Ils n'iront jamais, ceux-là, traiter un gradé d'imbécile;
+mais ils lui diront, vingt-cinq fois par jour que,
+sur cent individus, lui compris, quatre-vingt-dix-neuf
+sont doués d'une intelligence de beaucoup supérieure
+à la sienne. Ils répondront à ses coups de
+fouet par des coups d'épingle et à ses brutalités par
+des vexations sanglantes. Picadores qui ont entrepris
+d'exciter le taureau et de le mettre en rage en le piquant
+d'aiguillons, sans que jamais la pointe acérée
+s'enfonce dans les chairs et fasse jaillir le sang.</p>
+
+
+
+<p>Le chaouch, les dents serrées, reçoit, sans rien
+dire, les quolibets et les railleries qui le font blêmir
+et les offenses qui le font trembler de colère. D'une
+voix saccadée, il continue à commander du maniement
+d'armes, en espaçant les temps de plus en plus.
+Il a l'air d'attendre quelque chose qui ne vient pas,
+et il attend, en effet. Il sait que la comédie se termine
+parfois en drame, et qu'il suffit d'un instant d'oubli
+pour que l'un des malheureux qu'il esquinte laisse
+échapper une parole un peu trop vive ou une exclamation
+irréfléchie. Il sait que, vaincu par la fatigue,
+à bout de forces, l'un d'eux refusera peut-être de continuer
+le peloton. C'est le conseil de guerre: cinq
+ans, dix ans de prison dans le premier cas, deux dans
+le second. Alors, il se frottera les mains; il pourra
+s'arracher, pendant quelque temps, au pays perdu
+où il exerce son ignoble métier; comme témoin à
+charge, il accompagnera sa victime à Tunis, où siège
+le tribunal; là, il pourra s'amuser. Et il oubliera,
+entre les bouteilles d'absinthe et les filles à quinze
+sous, le malheureux qui gémit dans une cellule, seul
+avec la vision terrible de sa vie brisée.</p>
+
+<p>Combien en ai-je vu, déjà, de ces gradés, le lendemain
+d'un rengagement, exciter et provoquer odieusement
+des hommes, dans le dessein, s'ils arrivaient
+à les faire mettre en prévention de conseil de guerre,
+de les suivre comme témoins jusqu'à Tunis où ils
+pourront rigoler, au moins, en dépensant le montant
+de leur prime!</p>
+
+<p>&mdash;Pas gymnastique... marche! crie le sergent.</p>
+
+<p>Les huit hommes se mettent en mouvement et, en
+passant devant lui, chacun d'eux lui lance un coup de
+patte:</p>
+
+<p>&mdash;Tiens, ce pauvre Bec-de-Puce, il est tout pâle!
+On dirait qu'il va claquer!</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai que tu répètes ton rôle pour aller
+figurer à la Morgue?</p>
+
+<p>&mdash;On ne voudrait pas de lui. On ne verrait plus
+que son nez dans l'établissement.</p>
+
+<p>&mdash;Tais-toi donc. Ça et ses pieds, c'est ce qu'il a de
+plus beau dans la figure.</p>
+
+<p>&mdash;Faut pas blaguer son tassot; il sert de portemanteau
+à son camarade de lit.</p>
+
+<p>&mdash;C'est égal, il ferait un fameux chien de chasse!</p>
+
+<p>&mdash;Oui! mais c'est dommage qu'on lui voie la cervelle
+par les narines. La pluie pourrait l'endommager.</p>
+
+<p>&mdash;Faut-il tout de même qu'une femme soit malheureuse,
+pour être forcée de s'éreinter pendant neuf
+mois à porter un oiseau pareil!</p>
+
+<p>Bec-de-Puce ne sourcille pas.</p>
+
+<p>&mdash;Par le flanc gauche... halte! Reposez.... armes!</p>
+
+<p>Lentement, il passe devant le rang, les mains derrière
+le dos. Il rectifie les positions.</p>
+
+<p>&mdash;La crosse en arrière... les doigts allongés... Tubois,
+huit jours de salle de police... le canon détaché
+du corps. Hominard, joignez les talons...</p>
+
+<p>A chacune de ses observations répond un murmure
+dont je ne distingue guère le sens, bien que je ne
+sois qu'à cinq ou six pas.</p>
+
+<p>&mdash;Sergent, dit Hominard sans quitter la position,
+j'ai quelque chose à vous demander.</p>
+
+<p>&mdash;Après le peloton.</p>
+
+<p>&mdash;Sergent, c'est très pressé et ça vous regarde.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que c'est?</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que c'est vrai qu'en Corse, quand on a
+envie de manger du dessert, on s'en va flanquer des
+coups de pied dans les chênes, pour faire tomber
+des pralines à cochons?</p>
+
+<p>&mdash;Huit jours de salle de police, avec le motif.</p>
+
+<p>&mdash;Vache!</p>
+
+<p>L'exclamation m'est parvenue, très distincte, cette fois.
+Bec-de-Puce se tourne vers moi.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez entendu, factionnaire?</p>
+
+<p>&mdash;Quoi donc, sergent?</p>
+
+<p>&mdash;Ce que cet homme vient de me dire.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, sergent; il vous a demandé si c'était vrai
+qu'en Corse...</p>
+
+<p>&mdash;Mais non, pas cela. Ce qu'il vient de dire. Il m'a
+appelé vache.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai pas entendu.</p>
+
+<p>&mdash;Non?</p>
+
+<p>&mdash;Non.</p>
+
+<p>&mdash;Très bien.</p>
+
+<p>Il griffonne quelques mots sur un bout de papier et
+appelle un des hommes de garde qui sort en courant
+du marabout.</p>
+
+<p>&mdash;Portez ça au capitaine. Vous attendrez la réponse.</p>
+
+
+
+<p>Elle ne s'est pas fait attendre, la réponse. Elle est
+laconique, mais expressive: «Mettez immédiatement
+aux fers cet indiscipliné.»</p>
+
+<p>On m'a mis aux fers.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas la peine de faire voir votre colère,
+allez! ricane Bec-de-Puce, comme je grince des dents
+en sentant la tringle, vissée sans pitié, me faire craquer
+les os.</p>
+
+
+
+<p>Moi, en colère? Allons donc! Et contre qui? contre
+toi, peut-être, vil instrument, tortionnaire inconscient?
+Contre toi? Mais je ne t'en veux même pas,
+entends-tu? de tes brutalités idiotes et de tes lâches
+sarcasmes. Et certes, si jamais l'heure de la justice
+vient à sonner, ce ne sera ni à toi ni à tes semblables
+que je crèverai la paillasse; mais je me ruerai
+comme un fauve sur le système abject qui t'a jeté
+sur le dos, à toi, une livrée de bourreau et qui m'a
+revêtu, moi, d'un costume de forçat; je l'agripperai à
+la gorge et je ne lâcherai prise que quand je l'aurai
+étranglé. Et, si je ne réussis pas à étouffer le monstre,
+s'il me saigne avant que j'aie pu en faire un cadavre,
+j'aurai du moins montré à d'autres comment il faut
+s'y prendre pour arriver à terrasser l'ennemi et pour
+le jeter, étripé et sanglant, comme une charogne immonde,
+dans le cloaque de la voirie.</p>
+
+<p>C'est pour cela que je ne me mets pas en colère. Je
+souffre... Je souffrirai encore longtemps, sans doute;
+mais, tant que j'aurai un souffle, tant que je sentirai
+mon coeur d'homme battre sous ma capote grise de
+galérien, je résisterai à l'âpre montée des passions
+qui usent, des emportements stériles. Elle dure trop
+peu, vois-tu, la colère. Je n'ai que faire, moi, des
+délires que le vent emporte et des fureurs qu'une nuit
+abat.</p>
+
+<p>Ce qu'il me faut, ce que je veux emporter d'ici,
+tout entière, terrible et me brûlant le coeur, c'est
+la haine; la haine que je veux garder au dedans de
+moi, sous l'impassibilité de ma carcasse. Car la haine
+est forte et impitoyable; le temps ne l'émousse pas;
+elle ne transige point. Elle s'accroît avec les années;
+chaque jour d'abjection l'augmente; chaque heure
+d'indignation la féconde, chaque larme la fait plus
+saine, chaque grincement de dents plus implacable.</p>
+
+<p>La haine, c'est comme les balles: en la mâchant,
+on l'empoisonne.</p>
+
+
+
+<br><br><br>
+<h3>XVII</h3>
+
+
+
+<p>Voilà des mois que je ne sors pas de la prison.
+Quand les chaouchs ont pris un homme en grippe, ils
+ne le lâchent point.</p>
+
+<p>Je souffre horriblement. Moralement d'abord. C'est
+une chose terrible que d'être obligé, avec un caractère
+violent, entier, d'avaler silencieusement tous les
+outrages et de ronger ses colères. Et puis, je suis
+seul. Personne, de près ni de loin, pour m'encourager,
+pour me mettre du coeur au ventre.</p>
+
+
+
+<p>Eh bien! j'aime mieux cela, au fond. Je préfère cet
+isolement, cet abandon, aux pitiés qui usent l'énergie
+et aux lamentations qui émasculent. Cela m'ôterait
+du courage, je crois, de savoir qu'on pleure sur
+mon sort; et je sais gré à tous ceux qui pourraient
+s'intéresser à moi de leur ingratitude égoïste; je leur
+sais gré de n'avoir jamais fait luire à mes yeux ces
+feux follets de l'espérance menteuse qui ne brillent
+que pour vous faire tomber, en disparaissant, dans les
+fondrières de l'abattement. J'ai foulé aux pieds, depuis
+longtemps, les croyances bêtes de mon enfance et je
+n'écris plus à personne. Pas une seule fois, même
+dans les minutes les plus atroces, je n'ai pensé à appeler
+à mon aide les sentiments religieux ou le souvenir
+de la famille. Je ne veux pas donner à mes douleurs
+cette consolation puérile. Je serais obligé de
+l'enlever, plus tard, comme un appareil qu'on
+arrache brutalement d'une blessure mal fermée et qui
+laisse la plaie à vif. La rage seule me soutient. Je
+me repais de ma haine. J'irai jusqu'au bout ainsi,
+sans faiblir, car j'ai foi en l'avenir, car je sais que
+c'est avec les fers qu'il a trouvés dans les cachots
+de la Bastille que le peuple a forgé la Louisette.</p>
+
+<p>Je souffre physiquement, aussi. Et la souffrance morale
+pèse peu, peut-être, à côté de cette souffrance-là.
+Le peloton de chasse, avec le ventre vide, la gorge
+sèche, la sueur qui inonde le corps et dont les gouttes
+salées viennent piquer les yeux; l'immobilité, pendant
+des heures, dans les poses les plus fatigantes
+du maniement d'armes ou de l'escrime à la baïonnette,
+en plein soleil; les séries de pas de course,
+avec une charge à faire reculer une bête de somme,
+sur une piste dont la poussière soulevée altère et
+aveugle! Les fers qui brisent les membres; le bâillon
+qui fend la bouche et ensanglante la lèvre qui ne
+peut même plus s'indigner! Et surtout la faim, la
+faim atroce qui tord les entrailles, qui affole; la soif
+dévorante qui fait hurler! Quoi de plus terrible que
+la fatigue immense, presque invincible, qui s'appesantit
+sur le corps exténué? Quelles luttes à soutenir
+contre les forces qui s'en vont, contre l'énergie qui
+disparaît, contre l'avachissement qui ne tarderait pas
+à avoir raison de l'esprit énervé!...</p>
+
+<p>Il faut réagir, pourtant, résister jusqu'au dernier
+moment et rire au nez du Code pénal,&mdash;ce canon
+chargé, mèche allumée, devant lequel je dois vivre.</p>
+
+
+
+<p>Un homme de garde, en passant devant mon tombeau,
+laisse tomber un papier plié en quatre. Je le
+ramasse. C'est un billet de Queslier. Il m'avertit qu'il
+a pu disposer d'un pain et qu'il l'a caché, à mon intention,
+à un endroit qu'il m'indique. Je n'aurai qu'à
+m'esquiver, le soir, pour aller le chercher. C'est à
+deux cents mètres du ravin, tout au plus. Tant mieux,
+ma foi! Je crève de faim, depuis huit jours que je
+suis en cellule, avec une soupe tous les deux jours.
+Je n'ai pas mangé depuis hier matin... Tiens, mais à
+propos, d'où provient-il, ce pain?</p>
+
+<p>&mdash;Quelle blague! me dit tout bas un de mes voisins,
+en cellule aussi et à qui j'ai promis d'en donner
+un morceau. Tu ne sais donc pas que, toutes les nuits,
+il y a des types qui vont chaparder des pains sur les
+rayons de la grande tente de l'administration? Moi, je
+ne leur donne pas tort...</p>
+
+<p>Moi non plus. Je ne donnerai jamais tort à l'homme
+qui dérobera une boule de son. Je laisserai cette
+canaillerie sauvage aux tribunaux militaires, qui
+n'auront pas honte, s'ils sont jamais surpris, ces affamés,
+de leur infliger une condamnation pour vol,&mdash;le
+vol de la nourriture que leurs supérieurs leur grinchissent.</p>
+
+
+
+<p>Il fait presque nuit. J'allonge la tête pour examiner
+la place et voir la binette du factionnaire. Pourvu que
+ce ne soit pas une bourrique!... Non; c'est Chaumiette.
+Avec lui, il n'y a pas de danger; s'il me voit
+m'évader, il fera certainement semblant de ne pas me
+voir. Il est justement seul dehors. Les autres hommes
+de garde sont sous leur marabout, le pied-de-banc
+sous le sien. Allons-y. Je sors de mon tombeau en
+rampant; je me glisse le long du mur sur lequel je
+me hisse sans bruit. Je prends mon élan pour sauter
+le fossé... Zut! une pierre qui tombe et roule sur une
+vieille boîte de conserves... tant pis! Je saute et je
+pars en courant, sans faire de bruit, sur la pointe des
+pieds; j'ai déjà parcouru la moitié du chemin...</p>
+
+
+
+<p>&mdash;Halte-là!... Halte-là!... Halte-là, ou je fais feu.</p>
+
+<p>Un gros olivier est à côté de moi. Instinctivement,
+je me jette derrière, à plat ventre. Le tonnerre d'un
+coup de fusil éclate et la balle s'enfonce dans l'arbre,
+à un mètre de terre, avec le bruit mat d'une pomme
+cuite qu'on colle le long d'un mur. Bien visé! Je me
+relève vivement et je fais tourner mes bras, comme
+les ailes d'un moulin à vent, pour indiquer que je
+reviens.</p>
+
+
+
+<p>On m'a mis aux fers.&mdash;Ils ont cru que je voulais
+déserter, les imbéciles!</p>
+
+
+
+<p>Pendant la nuit, Chaumiette a repris la faction. Il
+s'est approché de mon tombeau.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que tu dors?</p>
+
+<p>&mdash;Non.</p>
+
+<p>&mdash;Tu sais, tout à l'heure... je t'avais bien vu partir,
+mais je ne disais rien... c'est le sergent qui t'a entendu... Il
+m'a commandé de tirer... tu comprends... il
+était à côté de moi... j'ai tiré en l'air!...</p>
+
+<p>&mdash;Lâche!</p>
+
+
+
+<br><br><br>
+<h3>XVIII</h3>
+
+
+
+<p>Lâche! Pourquoi? Est-ce que ce Chaumiette qui
+vient de tirer sur moi n'a pas risqué sa vie, il y a
+déjà quelques mois, pour retirer Lucas du puits où il
+était tombé? C'est un lâche, cet homme qui, pouvant
+se dérober aussi bien que les autres, presque convaincu
+qu'il ne remonterait du gouffre qu'un cadavre,
+n'a pas même voulu attendre, pour y descendre,
+qu'on eût préparé une corde solide? Un lâche, lui qui
+courait chance, en se laissant entraîner par sa générosité,
+de se briser le crâne, comme l'autre, contre
+la pointe d'un rocher? Un lâche, ce garçon hardi, aux
+sentiments mâles, que le danger n'effraye pas et que
+le péril ne fait pas blêmir? Allons donc!...</p>
+
+<p>Non, ce n'est pas un lâche. C'est un peureux. Un
+peureux qui se jettera dans le feu, aujourd'hui, pour
+sauver un camarade, et qui lui cassera la tête, demain,
+au moindre mot d'un chaouch. Son coeur n'est
+point bas; il est timide. Son courage disparaît devant
+une consigne; sa hardiesse tombe devant un mot
+d'ordre. Il est trop brave pour reculer; il est trop
+poltron pour oser. Il a l'appréhension du châtiment,
+la crainte du règlement, la peur du galonné...</p>
+
+
+
+<p>La peur, oui, c'est bien la principale colonne du
+temple soldatesque. L'armée: une boutique dans
+laquelle on passe les consciences à la lessive et où les
+caractères, tordus comme des linges mouillés, sont
+placés sous le battoir ignoble de la discipline abrutissante.</p>
+
+<p>Ce n'est que par la peur que le système militaire a
+pu s'établir. Ce n'est que par la peur qu'il se maintient.
+Il doit peser sur les imaginations par la terreur,
+comme il doit remplir d'obscurité l'âme des peuples
+pour les empêcher de voir au delà de l'horizon stupide
+des frontières. Il doit s'entourer d'un appareil
+mystérieux, d'une sorte de pompe religieuse où l'horreur
+s'allie à la magnificence, où les fanfares retentissent
+au milieu des hurlements du carnage, où l'on
+distingue confusément, jetés pêle-mêle sur le manteau
+sanglant de la gloire, les panaches des généraux
+et les menottes des gendarmes, le bâton de maréchal
+et les douze balles du peloton d'exécution, les palmes
+du triomphe et les ossements des victimes.</p>
+
+<p>Il lui faut cela pour que la foule s'étonne et le redoute,
+comme elle reste bouche bée devant un charlatan
+dont le clinquant et le panache l'attirent, mais
+dont elle se recule, craintive, aussitôt qu'elle a vu
+briller une pince dans la main de l'opérateur. Il faut
+cela pour que le peuple, toujours en extase devant le
+merveilleux qu'il ne cherche pas à approfondir, soit
+saisi, à son aspect, d'une frayeur vague qui confine
+parfois à l'admiration. Sauvage qui se prosterne,
+plein de terreur et de respect, devant l'arme à feu
+qu'il ne s'explique pas et qui doit le foudroyer.</p>
+
+<p>Nous sommes ici trois cents hommes, l'écume de
+l'armée, le vomissement de tous les régiments, mélange
+confus de tous les caractères, scories de toutes
+les classes de la société. On peut trouver de tout,
+parmi nous, depuis le fils de famille jusqu'au rôdeur
+de barrières, depuis le lettré jusqu'à l'ignorant, depuis
+l'ouvrier jusqu'au mendigo tireur de pieds de
+biche, depuis le travailleur qui ne cane pas devant le
+turbin jusqu'au trimardeur qui va faire la chasse aux
+croûtes de pain avec un fusil de toile. Eh bien! sur
+ces trois cents hommes, je suis sûr qu'il n'y en a pas
+vingt qui soient conscients, qui sachent pourquoi ils
+se sont irrités contre les prescriptions bêtes et les
+règlements atroces, pourquoi ils se sont soulevés
+contre la discipline, qui ne soient pas, au fond, des
+insurgés pour rire, des révoltés à la manque...</p>
+
+<p>La peur les mène encore par l'oreille, ces réfractaires;
+la peur, qui soutient tant d'abus et de préjugés
+pourris qu'on ficherait par terre en soufflant dessus,&mdash;s'ils
+n'étaient pas étayés par les dos terrifiés
+d'imbéciles qui ne raisonnent point.</p>
+
+
+
+<br><br><br>
+<h3>XIX</h3>
+
+
+
+<p>Je suis sorti de prison hier soir, avec cinq ou six
+autres. Le capitaine a gracié les hommes auxquels il
+ne restait pas plus de quinze jours à faire. Cette clémence
+inusitée a une cause. Le général commandant
+la division doit venir, aujourd'hui, inspecter la 5e Compagnie
+de Discipline.</p>
+
+<p>Toute la compagnie, en grande tenue, est alignée,
+depuis près d'une heure, sur le front de bandière. Le
+capitaine, à pied, se promène avec les officiers, d'un
+air préoccupé. De temps en temps il jette un coup
+d'oeil sur les rangs et crie à un chaouch:</p>
+
+<p>&mdash;Faites descendre le pantalon de cet homme-là... Remontez
+la plaque du ceinturon...... Le képi droit!... Sergents,
+veillez à ce qu'ils aient leurs képis bien
+droits... et faites-leur dérouler leurs couvre-nuques,
+à tous!...</p>
+
+<p>Toutes les trois minutes, il s'arrête et regarde
+attentivement à droite, du côté de la route de Gabès. Il
+frappe du pied, il fronce le sourcil. Il semble impatient,
+anxieux.</p>
+
+<p>&mdash;Mais qu'est-ce que c'est donc que ce général-là?
+me demande Hominard, qui est placé à côté de moi.
+Est-ce que c'est un phénomène en vacances?</p>
+
+<p>Je ne sais pas au juste. Je n'en ai entendu parler
+que par quelques journaux qui, je ne me rappelle plus
+comment, me sont tombés entre les mains et par les
+racontars des nouveaux arrivés de France. Il paraît
+qu'on ne parle que de lui, là-bas, de ses grandes capacités,
+de son patriotisme, de ses sentiments républicains,
+de toutes les qualités, enfin, qui mettent un
+homme hors de pair et en font la bête blanche d'un
+peuple. Je ne serais pas fâché de le voir. C'est peut-être
+un phénomène, réellement...</p>
+
+<p>&mdash;Garde à vos!</p>
+
+<p>Là-bas, tout au bout de la route, au milieu des
+manteaux rouges d'une trentaine de spahis, une
+voiture arrive au grand trot. Le capitaine se tourne
+vers l'adjudant et, lui frappant sur l'épaule:</p>
+
+<p>&mdash;Vous le voyez, celui-là? Eh bien! il sera ministre
+de la guerre!</p>
+
+<p>La voiture est à cinquante pas.</p>
+
+<p>&mdash;Portez... armes! Présentez... armes!</p>
+
+
+
+<p>Prestement, le général est descendu et s'est avancé
+vers le capitaine. Nous l'avons vu. Nous avons vu sa
+belle barbe poivre et sel, ses bottes à éperons énormes
+et son képi à la Saumur, qui dissimule mal une coiffure
+de garçon boucher.</p>
+
+<p>Après les compliments d'usage, il s'est décidé à
+passer devant les rangs. Notre uniforme, qu'il n'a
+jamais vu, paraît l'étonner fortement.</p>
+
+<p>&mdash;Et de quelle couleur sont leurs képis? demande-t-il
+au capitaine, intrigué qu'il est par la forme étrange
+de nos coiffures dont la nuance est cachée par nos
+couvre-nuques blancs.</p>
+
+<p>&mdash;Il sont gris, mon général, comme leurs pantalons
+et leurs capotes.</p>
+
+<p>&mdash;Pas possible! Alors, ils ne sont pas rouges?</p>
+
+<p>&mdash;Non, mon général.</p>
+
+
+
+<p>&mdash;Quelle naïveté! dis-je à mon voisin de droite,
+cet imbécile de Lecreux.</p>
+
+<p>&mdash;Ça échappe à tout le monde, ces choses-là, me
+répond-il tout bas. Ça ne l'empêche pas d'être très
+fort&mdash;oui, très fort.</p>
+
+<p>C'est possible. D'ailleurs, ça m'est égal. Mon enthousiasme
+n'a pas l'habitude de s'enflammer, pour éclater
+de tous les côtés, comme une chandelle romaine, à la
+moindre étincelle.</p>
+
+<p>&mdash;Mettez sac à terre, vous, et installez rapidement.</p>
+
+
+
+<p>Tiens, il est tout à côté de moi, le général, et c'est
+justement à Lecreux qu'il vient d'ordonner de placer,
+sur une serviette étendue par terre, le contenu de son
+sac. Il le regarde faire, tranquillement, les mains dans
+les poches, le képi en arrière, à la Jean-Jean. Je profite
+de l'occasion pour le dévisager à loisir.</p>
+
+<p>Tout à coup, il se baisse et se relève en souriant,
+une brosse à graisse à la main.</p>
+
+<p>&mdash;Pourriez-vous me dire, capitaine, pourquoi cette
+brosse n'est pas matriculée?</p>
+
+<p>Le capitaine bredouille. Les officiers font des nez
+longs comme ça. Les chaouchs tremblent, comme des
+feuilles. Ils ont oublié de matriculer une brosse!</p>
+
+<p>Le général s'aperçoit de l'embarras des galonnés. Il
+a l'air d'en jouir; mais il ne veut pas se montrer
+féroce:</p>
+
+<p>&mdash;C'est un oubli, je l'admets... Cependant, rappelez-vous,
+capitaine, qu'il faut tout matriculer, à ces
+gens-là, jusqu'aux clous des souliers. Ils ne doivent
+rien perdre, rien égarer. Sans ça, le conseil de guerre... La
+discipline, voyez-vous, il n'y a que ça... la discipline!... oh!
+moi, là-dessus, je me montrerai toujours
+impitoyable... moi, moi... je... voyez-vous... moi...</p>
+
+
+
+<p>On lui a amené son cheval. Il l'enfourche.</p>
+
+<p>&mdash;Lieutenant, prenez le commandement de la
+compagnie.</p>
+
+
+
+<p>Tous les officiers nous ont fait manoeuvrer, à tour
+de rôle. Ils n'y étaient plus. Ils donnaient des ordres
+saugrenus qui faisaient heurter les sections les unes
+contre les autres, au milieu d'un inextricable pêle-mêle.
+Ils perdaient la tête, visiblement ensorcelés par
+le charme qui se dégageait du dieu, éblouis par son
+éclat, fascinés par l'ascendant de son regard.</p>
+
+<p>Et lui, tranquille, souriant, la jambe passée sur
+l'encolure de son cheval, les regardait de haut,
+paraissant leur savoir bon gré du trouble évident qu'il
+jetait dans leurs esprits, les remerciait du coin de
+l'oeil&mdash;Louis XIV daignant se montrer charmé d'avoir
+embarrassé un pauvre homme.</p>
+
+
+
+<p>&mdash;Eh bien! qu'en penses-tu, du général? vient me
+demander Lecreux quand la revue est terminée.
+Crois-tu qu'en voilà un, au moins? Ah! s'ils étaient
+tous comme lui!...</p>
+
+<p>Il semble très content, Lecreux. Il a été choisi
+entre tous pour exposer aux yeux du grand chef ses
+chemises et ses godillots. Il en aurait reçu un coup
+de pied dans le derrière, qu'il paraîtrait peut-être
+encore plus fier; mais ce peu lui suffit. Il a l'air radieux.
+Il y a des gens comme ça.</p>
+
+<p>Ce que je pense du général? Beaucoup de choses
+ou rien du tout, comme on veut. Je le vois se promener,
+étalant ses grâces, ainsi qu'un paon qui fait la roue,
+devant le Cercle des officiers. Le capitaine l'accompagne,
+toujours à un pas en arrière, par déférence, ou
+peut-être pour éviter les grands gestes du personnage.
+Du reste, je n'ai plus besoin de le regarder, je l'ai bien
+examiné, tout à l'heure.</p>
+
+<p>Une tête de gouapeur banal, de godailleur vulgaire,
+de poisseux à la mie de pain. Un front étroit et bas;
+des yeux gris-bleu de larbin énigmatique, sournois et
+menteur, qui siffle le vin des singes dans l'escalier de
+la cave, et qui les débine, quand ils sont sortis; l'allure
+louche et torse du laquais qui sait concilier toutes les
+complaisances et toutes les bassesses avec toutes les
+impertinences et tous les orgueils. Derrière la banalité
+du visage se cachent la duplicité et l'hypocrisie
+qu'on devine sous l'épiderme, comme des boutons
+malsains qui couvent sous la peau.</p>
+
+<p>On sent que cet homme, qui pourrait être un crâne,
+n'est qu'un crâneur. Sa physionomie fait soupçonner
+des choses qui étonnent: la hardiesse probable du
+caractère étranglée par l'abâtardissement de la conscience
+et l'étroitesse de l'esprit, l'énergie conservée
+seulement pour le mensonge,&mdash;le balai sale avec
+lequel il doit, impassible et cynique, écarter tous les
+obstacles.</p>
+
+<p>Il y a en lui du valet de bourreau patelin et du
+sacristain soûlard, de la culotte de peau et du rastaquouère.
+Il y a en lui l'étoffe d'un aventurier équivoque,
+d'un de ces Catilinas désossés auxquels le
+peuple, mastroquet stupide des gloires sophistiquées,
+est toujours disposé à flanquer, à l'oeil, des mufées de
+vanité, des bitures de présomption...</p>
+
+<p>Le peuple, ridicule victime, au bout du compte,
+dupe imbécile, irrémédiablement prostitué aux sauteurs
+à épaulettes, toujours prêt à couper dans la
+pommade patriotique&mdash;à la moelle de meurt-de-faim...</p>
+
+
+
+<br><br><br>
+<h3>XX</h3>
+
+
+
+<p>Je viens de m'étendre sur ma natte, fourbu, énervé,
+furieux comme je ne l'ai jamais été depuis les treize
+mois que je suis à la compagnie.</p>
+
+<p>C'était aujourd'hui le 14 Juillet. On a célébré la
+Fête nationale, à Aïn-Halib. Il y a eu, le matin, une
+grande revue et un tir d'honneur, deux distributions
+de vin et trois distributions de café et, l'après-midi,
+des courses en sacs et des courses à pied, des jeux du
+baquet et de la poêle. Un poteau de télégraphe enduit
+de suif servait de mât de cocagne et, à un cercle de
+barrique accroché au sommet, pendaient des paquets
+de tabac et de la cire à astiquer, des boîtes de cirage
+et des saucisses, des bâtons de sucre de pomme et
+des fioles à tripoli.</p>
+
+<p>Rien de profondément triste comme ces réjouissances
+de prisonniers, rien d'ironiquement lugubre
+comme cet anniversaire de la prise de la Bastille fêté
+dans un bagne!...</p>
+
+<p>Écoeurés et fatigués par le spectacle de ces divertissements
+stupides, nous nous étions retirés, trois ou
+quatre, vers la fin de l'après-midi, dans un marabout.
+Un pied-de-banc qui passait et qui nous a entendus
+parler s'est précipité dans la tente:</p>
+
+<p>&mdash;Voulez-vous sortir, nom de Dieu! et aller vous
+amuser avec les autres? Est-ce que vous vous figurez
+que ç'a été inventé pour les chiens, le 14 juillet?...
+Si je vous repince à ne pas vous amuser, je vous
+fiche dedans!...</p>
+
+
+
+<p>Et il nous a fallu assister, le soir, à une représentation
+théâtrale donnée dans une baraque en planches
+et en toile, construite tout exprès. Les acteurs s'étaient
+grimés tant bien que mal et ont joué deux ou trois
+pièces quelconques au milieu des applaudissements.
+Deux d'entre eux, qui remplissaient les rôles de
+femmes et qui portaient des jupes et des chapeaux
+pêchés je ne sais où, excitaient des murmures d'admiration&mdash;et
+de rage. J'ai vu, à leur apparition, des
+visages se contracter et des doigts se crisper sur les
+bancs, j'ai entendu des cris bestiaux de fauves en rut
+se mêler aux <i>bis</i> d'enfiévrés qui se fichaient pas mal
+de la pièce, mais qui voulaient se repaître, encore et
+encore, du gonflement factice des corsages et de l'énormité
+des croupes, de cette illusion de la chair femelle
+dont la faim, depuis longtemps, les torturait. Un petit
+officier, arrivé de France depuis deux mois à peine, le
+lieutenant Ponchard, s'est levé de la chaise qu'il occupait
+auprès du capitaine et, sous prétexte de donner
+des conseils aux acteurs, est entré dans les coulisses.</p>
+
+<p>&mdash;Ce qu'il fourgonne dans les jupes de celui qui
+fait la femme de chambre! est venu nous dire un
+blagueur qui avait été regarder à travers une fente de
+la toile. Non, c'est rien que de le dire! Dame! c'est
+qu'ils sont aussi sevrés que nous, les officiers.</p>
+
+<p>&mdash;Mais ils peuvent au moins, de temps en temps,
+faire un voyage à Gabès ou ailleurs, dans une ville où
+il y a des femmes! s'est écrié un de mes voisins; tandis
+que nous!... Ah! bon Dieu!... Moi, ce soir, c'est
+pas de la blague, je coucherais avec une truie!...</p>
+
+<p>J'ai ri&mdash;ou j'ai fait semblant de rire&mdash;de ces
+emportements furieux, de ces appétits que le jeûne
+n'a pas domptés, mais a rendus plus féroces.</p>
+
+
+
+<p>Mais maintenant que je suis seul, rêvant tout éveillé
+à côté de mes camarades endormis, je me demande si
+une grande partie du désespoir qui s'est emparé de
+moi, depuis ma sortie de prison, n'est point faite de
+la privation de ces plaisirs physiques que réclamait
+tout à l'heure, à grands cris, devant l'étalage de formes
+en papier et en fil de fer, la surexcitation des
+spectateurs. Je me demande si l'énorme ennui qui
+m'accable est bien produit par l'absence de distractions
+intellectuelles, s'il n'est pas plutôt l'effet du manque
+de sensations naturelles&mdash;dont les flagellations des
+chaouchs m'ont empêché de souffrir jusqu'ici.</p>
+
+<p>Perpétuellement en butte aux méchancetés sournoises
+des galonnés, sans cesse témoin et victime des
+iniquités rancunières des garde-chiourmes, je m'étais
+raidi contre les défaillances, et j'avais opposé aux faiblesses
+du corps et aux avachissements de l'esprit la
+surexcitation de la rage et la barrière d'airain de la
+haine. Je comptais jour par jour le temps qui me
+restait à faire et je regardais avec impatience, mais
+sans crainte, tourner l'aiguille sur le cadran de la
+liberté. Je savais que je finirais par entendre sonner
+l'heure de la délivrance&mdash;parce que je voulais l'entendre
+sonner&mdash;et voilà que ma force m'abandonne
+au moment où mes tourments diminuent, que mon
+énergie disparaît avec les souffrances qui l'avaient fait
+naître et les coups de fouet qui l'irritaient! Voilà que
+je n'ai même plus la force de regarder en face les
+deux ans qui me restent à passer ici, devant ce code
+pénal dont je me moquais hier et qui me terrifie aujourd'hui;
+voilà que j'aurais la lâcheté de les troquer,
+ces deux ans, tant j'ai peur du conseil de guerre,
+contre cinq années de bagne, avec la liberté assurée
+au bout!</p>
+
+<p>Je n'avais encore jamais ressenti ce que j'éprouve
+à présent avec une intensité effrayante: le dégoût de
+tout, même de l'existence, ce dégoût énorme qui porterait
+un homme aux pires atrocités et le ferait marcher,
+tranquille et haussant les épaules, au devant
+des éventualités les plus terribles, les plus ignobles&mdash;ou
+les plus bêtes.&mdash;Je me sens, dans toute la force
+du terme, abruti...</p>
+
+
+
+<p>Et qui sait si ce n'est pas pour venir plus facilement
+à bout de ma résistance qui les irrite, que les
+chaouchs ont résolu de ne plus me mettre en prison
+à propos de bottes et de me forcer à vivre avec des
+moutons et des abattus dont la fréquentation affaiblit?
+Qui sait si ce n'est pas pour me pousser à quelque
+extrémité qu'ils m'ont désigné pour aller, demain
+matin, avec une douzaine d'autres, renforcer le détachement
+d'El-Ksob? El-Ksob, le plus mauvais
+poste de la compagnie, commandé par un officier
+féroce, et d'où remontent toutes les semaines, pour
+être mis en prévention de conseil de guerre, des malheureux
+dont nous allons prendre la place. Ah! j'aimerais
+mieux la prison...</p>
+
+
+
+<p>Je suis un torturé dont le courage consiste à braver
+les bourreaux dans la chambre de la question, mais
+qui se laisse aller à la dernière des faiblesses aussitôt
+qu'on l'a réintégré dans son cachot aux guichets
+traîtres. Ma rage a besoin d'être alimentée tous les
+jours par une nouvelle injure. Ma haine des tortionnaires
+m'abandonne aussitôt que leurs tenailles ont
+cessé de me pincer la chair.</p>
+
+<p>Ma haine!... Cette haine qui, ainsi qu'un roseau fragile,
+va se briser et me percer la main, et sur laquelle
+je pensais m'appuyer, comme sur un bâton, pour terminer
+l'étape horrible; cette haine que je n'ai voulu
+sacrifier à rien, ni au souvenir ni à l'espoir, qui m'a
+fait repousser les consolations que m'offrait la nature,
+la nature magnifique, que j'ai refusé de regarder. Je
+n'ai pas voulu que sa splendeur, qui aurait illuminé la
+noirceur de mes rêves, émoussât le tranchant de ma
+volonté, comme la rosée du soir, qui relève les fleurs
+couchées par la chaleur du jour, détend les cordes des
+arcs.</p>
+
+<p>Ma haine... Je ne sais même plus si je hais. J'ai
+peur. Les ténèbres s'épaississent autour de moi.
+Toutes les formes du découragement se ruent à l'assaut
+de mon imagination fatiguée, malade. Et je me
+sens, peu à peu, rouler dans l'abîme du désespoir
+sans fond... J'ai froid à l'âme...</p>
+
+
+
+<br><br><br>
+<h3>XXI</h3>
+
+
+
+<p>&mdash;Est-ce que tu connais quelqu'un à El-Ksob? me
+demande Hominard, comme nous partons d'Aïn-Halib.</p>
+
+<p>&mdash;Ma foi, Queslier vient de me dire que nous y
+trouverions quelques copains.</p>
+
+<p>&mdash;Bien sûr, dit Queslier qui fait aussi partie du détachement.
+On a envoyé à El-Ksob une douzaine
+d'hommes d'El-Gatous, pour aider à la construction
+du bordj. Nous allons retrouver le Crocodile, Acajou,
+Rabasse...</p>
+
+<p>&mdash;Et l'Amiral?</p>
+
+<p>&mdash;L'Amiral aussi; c'est lui qui conduit le tombereau
+du Génie. Il est venu une fois à Aïn-Halib, pour
+chercher de la chaux, pendant que tu étais en prison.
+Il m'a dit qu'ils étaient là-bas quelques bonnes têtes,
+mais pas mal de jeunes arrivés de France... Tu sais,
+il paraît que ça pète sec à El-Ksob. Avec les gradés
+qu'il y a: le caporal Mouffe, l'ancien calotin défroqué,
+l'Homme-Kelb...</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que c'est que l'Homme-Kelb?</p>
+
+<p>&mdash;Comment! tu n'as pas entendu parler de l'Homme-Kelb?
+L'Homme-Chien qui a du poil jusque dans les
+oreilles?</p>
+
+<p>&mdash;Non.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, tu ne vas pas tarder à faire sa connaissance,
+ainsi que celle de l'honorable capitaine Mafeugnat.
+Ah! tu te figures que tu vas avoir affaire à des
+chaouchs ordinaires? Pas du tout. Ce sont des chaouchs
+de choix, de première catégorie. On n'en fait plus
+comme ça. Le moule est perdu. Le capitaine d'abord:
+un capitaine en second qu'on a envoyé aux Compagnies
+de Discipline parce qu'il préférait les bouteilles
+pleines aux bouteilles vides et dont le nez ressemble
+à une pomme de terre pourrie ou à une poire blette...</p>
+
+<p>&mdash;Queslier! s'écrie le caporal qui nous commande
+et qui a entendu la dernière phrase, je vous porte
+quatre jours de salle de police avec le motif, si vous
+dites un mot de plus.</p>
+
+<p>Queslier prend le parti de se taire et, haussant les
+épaules, force l'allure pour se porter en avant. Je le
+suis avec Hominard et bientôt nous marchons à une
+trentaine de pas de nos sept camarades; entre leurs
+capotes et leurs képis gris, apparaissent le képi et le
+pantalon rouge du caporal.</p>
+
+<p>Nous descendons une côte caillouteuse. La route,
+étroite, bordée de grosses pierres, s'engage dans un
+défilé, le long du lit raviné d'un oued dont les galets
+grisâtres et polis recouvrent à demi des amas de roseaux
+desséchés ou les troncs noirâtres d'arbres déracinés
+et apportés là par les eaux, à l'époque des grandes
+pluies. Puis, après un dernier détour, nous entrons
+dans une vallée aride, semée de loin en loin de buissons
+d'épines et encaissée entre des collines taillées
+à pic, au terrain rougeâtre, sur lequel des touffes
+d'alfa font l'effet de petits bouquets verts. Tout d'un
+coup, après le passage d'un oued qui dégringole des
+montagnes de droite, la chaîne des collines s'écarte à
+gauche et laisse apercevoir une plaine immense piquée
+de broussailles et de grands arbres, et bornée
+tout là-bas, au diable, par des montagnes d'un bleu
+cru. La route tourne à droite et, au pied d'une éminence
+qu'elle gravit, s'élève un bouquet de gommiers.</p>
+
+
+
+<p>&mdash;Ouf! dit Queslier en laissant tomber son sac,
+voilà douze kilomètres de faits: la moitié de l'étape.
+Nous pouvons bien nous reposer un quart d'heure.</p>
+
+<p>Hominard et moi nous mettons sac à terre et nous
+nous asseyons en attendant les camarades qui sont,
+maintenant, à plusieurs centaines de mètres en
+arrière.</p>
+
+<p>&mdash;Dites donc! s'écrie le caporal en approchant,
+si vous profitez de ce que je ne suis pas méchant
+pour vous moquer de moi, je vous ficherai dedans,
+vous savez.</p>
+
+<p>&mdash;Qui est-ce qui se moque de vous, caporal?
+demande Hominard. Est-ce pour moi que vous dites
+ça, par hasard?</p>
+
+<p>&mdash;Pour vous, pour Froissard et pour Queslier. Je
+ne veux pas que vous marchiez en avant, comme
+vous venez de le faire. Nous n'aurions qu'à rencontrer
+un officier, sur la route... Je ne suis pas méchant,
+mais je n'aime pas qu'on ait l'air d'en avoir deux...</p>
+
+<p>Pour toute réponse, Hominard tire sa pipe de sa
+poche et la bourre tranquillement. Il se retourne
+pour me demander une allumette; mais il reste le
+bras tendu, fixant les yeux sur la colline le long de
+laquelle serpente la route et que nous allons grimper
+tout à l'heure.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens, regarde donc là-haut?</p>
+
+<p>&mdash;Eh! c'est le tombereau d'El-Ksob, dit Queslier,
+dont la vue perçante a reconnu l'attelage du génie.
+Et je parie que c'est l'Amiral qui le conduit... oui...
+oui... c'est bien lui. Il va au moins chercher quelque
+chose à Aïn-Halib.</p>
+
+<p>&mdash;Ma foi, tant mieux; il pourra nous donner
+quelques renseignements sur El-Ksob.</p>
+
+<p>Et je m'avance sur la route. Le tombereau descend
+lentement la côte. Au-dessus des ridelles on voit
+s'élever quelque chose qui ressemble à une perche...
+Tiens, c'est un fusil avec la baïonnette enfoncée dans
+le fourreau, au bout.</p>
+
+<p>&mdash;Ohé! l'Amiral!</p>
+
+<p>L'Amiral esquisse un geste vague, mais ne répond
+pas. Il est accompagné par un sergent dans lequel je
+reconnais cet infâme Craponi qui avait attaché Palet à
+la queue d'un mulet.</p>
+
+<p>&mdash;C'est cette rosse de Craponi qui lui défend de
+nous répondre, murmure Queslier. Mais qu'est-ce
+qu'il a donc dans sa voiture?</p>
+
+
+
+<p>Le tombereau n'est plus qu'à vingt pas. Je m'avance
+au devant du premier mulet, que je saisis par la
+bride.</p>
+
+<p>&mdash;Voulez-vous lâcher cet animal! s'écrie Craponi.
+Et vous, marchez! en avant! je vous défends de vous
+arrêter, entendez-vous?</p>
+
+
+
+<p>Mais l'Amiral n'a pas l'air de comprendre que c'est
+à lui que le Corse s'adresse. Il a saisi le cordeau qu'il
+retient d'une main ferme et a mis sa voiture en travers
+de la route.</p>
+
+<p>&mdash;Vous pouvez regarder ce qu'il y a dedans, nous
+dit-il, sans serrer les mains que nous lui tendons. Ne
+vous pressez pas, allez! je ne partirai pas avant que
+vous ayez vu.</p>
+
+<p>Et, se tournant vers le pied-de-banc:</p>
+
+<p>&mdash;Tu entends, toi, je ne partirai pas avant. Si ça ne
+te plaît pas, c'est le même prix.</p>
+
+<p>&mdash;Caporal! crie Craponi au cabot qui, assis sous
+les gommiers, regarde la scène de loin, sans y rien
+comprendre; caporal! rappelez vos hommes, ou je
+vous porte une punition en arrivant à Aïn-Halib!</p>
+
+<p>Le caporal s'élance en courant, mais Queslier est
+déjà monté sur une roue, moi sur l'autre. Au fond du
+tombereau un fusil dressé tout droit, un sac et un
+fourniment et, en travers, quelque chose comme un
+long paquet enveloppé de couvre-pieds gris.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que c'est que ça? demande Queslier
+qui se penche et tire à lui les couvertures. Ça a l'air
+lourd... Ah!...</p>
+
+<p>Il pousse un cri et est obligé de se cramponner aux
+ridelles pour ne pas tomber à la renverse. Je me
+penche à mon tour, anxieux, et un cri d'horreur m'échappe
+aussi. Ce qu'enveloppent les couvre-pieds,
+c'est un cadavre. La tête amaigrie, aux joues creuses,
+au teint plombé, est collée dans un angle du tombereau
+et de cette face livide, affreusement contractée,
+aux yeux ouverts encore dans lesquels est restée figée
+l'expression d'une rage atroce, aux mâchoires fortement
+serrées l'une contre l'autre, se dégage une impression
+de souffrance épouvantable. Cette tête, je l'ai
+reconnue, Queslier aussi. C'est celle de Barnoux.
+Nous nous précipitons vers l'Amiral pour lui demander
+des détails, tandis que les huit hommes qui nous
+accompagnent, Hominard en tête, grimpent à l'envi
+sur la voiture. Le caporal, emporté par la curiosité,
+monte aussi sur un brancard.</p>
+
+<p>&mdash;Tu peux regarder, va! lui cria Queslier. Ce sont
+tes confrères qui l'ont assassiné, celui-là. Si tu avais
+deux sous de coeur, tu rendrais tes galons à ceux qui
+te les ont donnés, après avoir vu ça!</p>
+
+<p>Le caporal bégaye, pleurniche.</p>
+
+<p>&mdash;Pas de ma faute... moi... pas méchant...</p>
+
+<p>&mdash;Mets-y un clou, eh! cafard! gueule Hominard
+qui a porté la main à sa cartouchière; mets-y un clou,
+ou je te fous une balle dans la peau! Les assassins
+n'ont qu'à fermer leur boîte, ici, ou on leur crève la
+gueule comme à des kelbs!</p>
+
+<p>Le cabot, terrifié, jette les yeux autour de lui. Il
+est tout seul. Craponi, prévoyant la scène, s'est éclipsé
+aussitôt qu'il nous a vus monter sur le tombereau. On
+l'aperçoit, tout au bout de la route, silhouette ignoble
+d'animal lâche et fuyant.</p>
+
+
+
+<p>&mdash;Je ne sais pas ce qui se passe en ce moment à
+El-Ksob, nous dit en terminant l'Amiral qui nous a
+expliqué comment Barnous est mort, étranglé par les
+chaouchs; mais ce que je puis vous assurer, c'est
+que, lorsque je suis parti, ça chauffait dur. Les
+hommes ne veulent pas sortir du camp et les gradés,
+qui sont réunis autour du capitaine, n'osent pas s'approcher
+d'eux. Ce matin, le Crocodile et une vingtaine
+d'autres parlaient de descendre le cadre et de déserter,
+avec armes et bagages, en Tripolitaine. Je ne sais pas
+comment ça a tourné, mais les gradés n'en mènent
+pas large. Moi, je ne voulais pas, d'abord, conduire le
+corps à Aïn-Halib, mais j'ai réfléchi. Autant valait moi
+qu'un autre, car moi, je n'aurai pas peur de raconter
+au capitaine comment les choses se sont passées...</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas au capitaine qu'il faut aller porter
+plainte, s'écrie Queslier. Le capitaine! Ah! il s'en fiche
+pas mal! C'est le général qu'il faudrait aller trouver,
+à Boufsa! Et nous verrions bien s'il ne nous accorderait
+pas justice.</p>
+
+<p>Je suis assez de cet avis, bien que je ne compte
+guère sur la justice du général&mdash;précisément parce
+qu'il est général.</p>
+
+<p>&mdash;Le plus simple, ça serait encore de descendre
+toute la racaille à coups de flingot, insinue Hominard
+en fixant le cabot qui, tout pâle, flageolle sur ses
+jambes.</p>
+
+<p>&mdash;C'est peut-être en bonne voie d'exécution, ce
+système-là, répond l'Amiral. Vous savez, après ce qui
+s'est passé ce matin, ça ne m'étonnerait pas qu'on ait
+déjà fait du boeuf à la mode avec la viande des pieds-de-banc...
+Tiens! Eh bien! où est-il passé mon Corsico?... Ohé!
+Craponi! Fripouilli! Macaroni!...</p>
+
+<p>Le caporal, tremblant, s'approche de l'Amiral.</p>
+
+<p>&mdash;Le sergent est parti depuis quelque temps déjà.
+Comme vous ne pouvez pas remonter sans escorte à
+Aïn-Halib, je vais vous accompagner. Les hommes
+iront bien tout seuls jusqu'à El-Ksob.</p>
+
+<p>&mdash;C'est ça, dit Queslier, débarrasse-nous de toi. Il
+n'aurait qu'à nous prendre envie de te casser les
+pattes en route...</p>
+
+<p>Mais Hominard se récrie.</p>
+
+<p>&mdash;De quoi? de quoi? Monsieur a le flub? Monsieur
+veut se trotter? Ah! mais non, par exemple! Pas de
+ça! On nous a donné un cabot pour nous conduire et
+je veux mon cabot. Un cabot comme ça, qui m'a menacé
+de me ficher dedans parce que je marchais trop
+vite! Il n'y a pas de danger que je le lâche! Et je vais
+le faire marcher devant moi, encore, avec accompagnement
+de coups de pied dans les talons s'il a l'air
+de vouloir caner... Ça ne marque pas, les coups de
+pied dans les talons... seulement, ça pince.</p>
+
+<p>Le caporal essaye de protester.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai pas peur, je n'ai rien à redouter... Je n'ai
+jamais été méchant... c'est une justice à me rendre,
+je n'ai jamais été méchant...</p>
+
+<p>&mdash;Elle n'est pas mauvaise! Mais qu'est-ce que ça
+nous fout, tout ça? Méchant ou pas, si on décide de
+venger Barnoux sur la peau de tes copains d'El-Ksob,
+tu y passeras comme eux, en même temps... Ah!
+maintenant, dans le cas où la représentation serait
+déjà finie quand nous arriverons, on jouerait une
+nouvelle pièce exprès pour toi... Plains-toi donc, eh!
+taffeur!... Un duo à nous deux! c'est moi qui jouerais
+de la clarinette!</p>
+
+<p>&mdash;En route, nom de Dieu! s'écrie Queslier. Et pas
+de halte jusqu'à El-Ksob? Nous verrons ce qu'il y a à
+faire, avec les autres; il faudra qu'ils le payent, leur
+assassinat! Au revoir, l'Amiral!</p>
+
+
+
+<p>Nous avons repris nos sacs et nous nous sommes
+mis en marche. Elle ne nous a pas semblé longue, la
+seconde moitié de l'étape. Excités par l'indignation, la
+rage au coeur, nous avons marché à grands pas,
+silencieux, mornes, distendant seulement les mâchoires
+dans un rire féroce chaque fois qu'Hominard,
+ce farceur que la blague ne quitte pas, même dans la
+colère, engueulait son cabot.</p>
+
+<p>Des impitoyables, souvent, ces rigoleurs qui dissimulent
+la violence de leur indignation sous les drôleries
+de la farce&mdash;comme on cache un stylet dans
+le manche d'un riflard&mdash;et qui jettent à pleines poignées,
+sur les éraflures que fait la pointe froide de la
+menace, le sel cuisant de l'ironie.</p>
+
+
+
+<p>&mdash;Allons, trotte donc; on dirait que tu as peur de
+t'user la plante des pieds! Tu ne ferais jamais tort
+qu'aux vers. Ils ne te diront pas merci pour une demi-livre
+de viande que tu leur apporteras en plus. Après
+ça, Monsieur a peut-être passé un traité avec les astibloches?</p>
+
+
+
+<p>&mdash;Si tu ne marches pas plus vite, je ne te laisserai
+pas faire ton testament.</p>
+
+
+
+<p>Au bout d'une heure et demie, du haut d'une éminence
+qui domine une vallée, nous apercevons El-Ksob.
+Il est neuf heures du matin. Le blanc des marabouts,
+rosé au sommet, éclate sur le bleu pur du
+ciel, à gauche, tandis qu'à droite, le soleil qui vient
+de jeter sa pourpre caligineuse sur la pointe des montagnes,
+commence à rougir les contours de constructions
+inachevées dont les formes s'effacent et ne
+semblent plus qu'une masse violacée et confuse au
+milieu de l'éblouissement doré des rayons.</p>
+
+
+
+<br><br><br>
+<h3>XXII</h3>
+
+
+
+<p>&mdash;Par ici! caporal! Par ici! Ne laissez pas vos
+hommes entrer dans le camp, s'écrie le capitaine
+Mafeugnat aussitôt qu'il nous aperçoit.</p>
+
+<p>Et il sort, en faisant de grands gestes, d'une des
+deux maisonnettes bâties sur la petite esplanade qui
+précède les retranchements élevés autour de l'emplacement
+des marabouts.</p>
+
+<p>Les gradés, un sergent et un caporal, sortent aussi
+de leur cahute et font quelques pas au devant de
+nous.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, qu'est-ce qu'il a à nous appeler? me demande
+Queslier. Est-ce qu'il se figure que nous arrivons
+avec l'intention de lui servir de gardes du
+corps? Ah! mais non! Moi, d'abord, j'ai bien envie
+d'aller tout de suite retrouver les autres.</p>
+
+<p>Ils nous appellent aussi, les autres. Ils sont réunis
+en groupe compact, au milieu du camp, devant les
+tentes et, par-dessus le parapet, nous font signe de
+venir les rejoindre. Pourquoi pas? Le capitaine va
+évidemment nous faire camper à part, nous enjoindre
+de ne pas communiquer avec eux et, si nous enfreignons
+sa défense, il pourra nous accuser d'avoir refusé
+de lui obéir. Jusqu'à présent, nous n'avons reçu aucun
+ordre direct; le capitaine n'a parlé qu'au caporal qui
+nous conduit,&mdash;le caporal Fleur-de-Gourde, comme
+Hominard vient de le baptiser en route.&mdash;Queslier me
+pousse le coude... Nous sautons le fossé, lui et moi,
+et nous avons franchi le retranchement avant que le
+cabot ait eu le temps de se retourner.</p>
+
+<p>&mdash;Voulez-vous revenir ici! s'écrie-t-il, furieux de
+s'être laissé manquer de respect devant un capitaine;
+voulez-vous!...</p>
+
+<p>L'émotion arrête la parole dans sa gorge. Les huit
+camarades, Hominard en tête, viennent de lui passer
+entre les jambes et ont pris le même chemin que
+nous.</p>
+
+<p>&mdash;Vous aurez de mes nouvelles! tas de bandits!
+hurle le capitaine qui a vu de loin la scène et qui reprend
+le chemin de sa maison en nous tendant le
+poing.</p>
+
+
+
+<p>&mdash;Ses menaces et rien, dit le Crocodile en haussant
+les épaules, c'est absolument le même tabac.</p>
+
+<p>&mdash;Depuis ce matin, ajoute Acajou en ricanant,
+chaque fois qu'il nous donne un ordre, c'est comme
+s'il pissait dans un violon pour faire de la musique.
+Quand on a un frère à venger, conclut-il tragiquement,
+on ne connaît plus rien.</p>
+
+<p>Encore un drôle de type, ce gamin, dont l'impudence
+effrontée couvre la résolution audacieuse et
+qui écrase honteusement, entre deux phrases de mélodrame
+ou deux couplets de beuglant, sa sensibilité
+de petite fille. On sent qu'il a au plus haut degré la
+rancune de l'injure subie, cet avorton, qu'il l'a conservera
+pendant des années, s'il le faut, mais qu'il ne
+l'effacera complètement que lorsqu'il aura fait payer
+l'insulte à l'insulteur, par une mauvaise plaisanterie,
+un mauvais tour&mdash;ou un mauvais coup.&mdash;Pour le
+moment, il demande l'abatage immédiat des chaouchs,
+capitaine en tête.</p>
+
+<p>&mdash;Oeil pour oeil, dent pour dent! Qu'est-ce que tu
+en penses, Rabasse?</p>
+
+
+
+<p>Rabasse nous explique comment Barnoux a été
+assassiné. Il avait, paraît-il, parmi les sapeurs du
+génie qui dirigent les travaux du bordj qu'on construit
+à côté du camp, un camarade, un Bordelais comme
+lui. Ce camarade est parvenu, hier, 14 Juillet, à la
+faveur du désordre qu'avaient produit les différents
+jeux organisés pour célébrer la fête, à lui passer
+quelques bouteilles de liqueur. Barnoux était en train
+de les vider, le soir, après l'extinction des feux, avec
+les hommes de son marabout, quand le sergent Craponi,
+faisant une ronde, a entendu du bruit et est
+entré dans la tente. Il s'est aperçu de ce qui se passait
+et a fait sortir Barnoux qu'il a amené devant le
+capitaine.</p>
+
+<p>&mdash;Dites-moi de qui vous tenez ces bouteilles, lui
+a dit Mafeugnat.</p>
+
+<p>Barnoux, naturellement, a refusé. Le capitaine a
+donné l'ordre de le mettre aux fers. Comme il résistait,
+Craponi, l'Homme-Kelb et Mouffe se sont précipités
+sur lui et l'ont mis à la crapaudine; puis, pour
+que personne ne vînt le détacher, ils l'ont transporté
+devant leur maison. Là, Barnoux ayant poussé quelques
+plaintes, les trois brutes ont été prévenir le
+capitaine qui est venu demander au patient s'il voulait
+se taire.</p>
+
+<p>&mdash;Vos cris empêchent tout le monde de dormir.
+Voilà les sergents qui assurent que vous ne leur
+laissez pas fermer l'oeil.</p>
+
+<p>&mdash;Mon capitaine, je ne crie et je ne me plains que
+parce que je souffre. On a serré les fers tellement
+fort que j'ai les poignets brisés. Vous pouvez regarder
+si ce n'est pas vrai.</p>
+
+<p>&mdash;Je m'en moque, vous n'avez que ce que vous
+méritez.</p>
+
+<p>&mdash;Mon capitaine, un homme ne mérite jamais
+d'être traité comme je le suis. Si vous aviez un peu
+de coeur, vous le comprendriez...</p>
+
+<p>&mdash;Le bâillon! mettez-lui le bâillon! s'est écrié le
+tortionnaire aux trois galons.</p>
+
+<p>Et les chaouchs, après avoir enfoncé de force un
+chiffon sale dans la bouche de leur victime, lui ont
+entouré la tête avec des serviettes et des cordes.</p>
+
+<p>&mdash;Toute la nuit, nous dit Rabasse, il est resté là,
+jeté sur le sable comme un paquet. Et ce matin, au
+jour, le factionnaire, ne le voyant pas remuer, s'est
+approché. Il l'a secoué et s'est aperçu qu'il était
+mort étouffé. Aussitôt, le capitaine l'a fait mettre
+dans le tombereau du génie et...</p>
+
+<p>&mdash;Oui, nous avons rencontré l'Amiral en route.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! si tu avais vu le camp ce matin! s'écrie le
+Crocodile. Tout le monde était en révolution. Vrai!
+je ne sais pas comment ils sont encore en vie, les
+chaouchs!</p>
+
+<p>&mdash;Il faudrait pourtant se décider, dit Acajou. Moi,
+je mets une boule noire, et toi?</p>
+
+
+
+<p>Moi, je mets une boule blanche. Oui, une boule
+blanche. Je viens de jeter un coup d'oeil sur les visages
+des individus qui m'entourent et, certes, si j'ai
+découvert quelques faces décidées, j'ai vu bien des
+physionomies d'indécis et d'irrésolus. Je devine que
+j'ai devant moi des abêtis qui n'ont même pas eu le
+courage d'être lâches tout de suite et qui se sont emballés,
+ce matin, surtout parce qu'ils ont vu éclater
+l'indignation de quelques crânes. Leur demi-journée
+d'insoumission commence à leur peser, et je sens
+que, malgré eux peut-être, d'un instant à l'autre,
+leur colère va tomber à plat. Ces moutons transformés
+subitement en loups vont redevenir des moutons.
+Je sens qu'il n'y a rien à tenter avec ces molasses. Je
+sens que, si nous levions nos fusils contre les assassins
+de Barnoux, ils se précipiteraient pour nous retenir
+les bras,&mdash;heureux de racheter leur rébellion par
+de l'aplatissement,&mdash;ou nous casseraient la tête par
+derrière.</p>
+
+<p>Et puis, je ne suis pas d'avis de recourir à la violence.
+Si j'avais été là ce matin, à quatre heures,
+quand on a relevé le cadavre, j'aurais été le premier
+à prêcher la révolte et peut-être à envoyer une
+balle dans la peau d'un des étrangleurs. Maintenant il
+est trop tard.</p>
+
+<p>Il y a une autre raison encore. En dehors de la
+vengeance immédiate, toujours excusable, je ne comprends
+la mort d'un homme que comme sanction
+d'une idée juste. Ici, l'exécution des misérables ne
+prouverait rien. Elle serait la conséquence méritée
+de leur férocité, et voilà tout. Si, un jour, quand
+l'heure sera venue de jeter par terre le système militaire,
+il faut répandre du sang,&mdash;et il le faudra,&mdash;on
+les retrouvera, les tortionnaires. Eux ou d'autres,
+peu importe. Tous les individus qui composent une
+caste sont solidaires les uns des autres.</p>
+
+<p>Le fait brutal est là, pourtant. Il y a eu rébellion.
+Depuis le matin, le camp entier refuse d'obéir aux
+ordres donnés par les chefs. On a poussé des cris
+d'indignation, on a proféré des menaces. Il est temps
+de mettre un terme à cette situation fausse. Se soumettre
+sans rien dire? Ils sont là une douzaine qui
+ne le voudraient pas; et puis, ce serait avouer implicitement
+qu'on a eu tort. Se plaindre? Oui, mais à
+qui?</p>
+
+<p>&mdash;Au général, parbleu! s'écrie Queslier, comme je
+le disais pendant la route!</p>
+
+<p>Je saute sur cette idée. Je sais d'avance à quoi m'en
+tenir sur les résultats de la visite que nous allons
+faire au commandant du cercle. Je ne me fais pas
+d'illusion sur la portée des réclamations que nous
+pourrons lui adresser et qu'il sera à peu près forcé
+de prendre, pour la forme, en considération. Seulement,
+le projet de Queslier a un bon côté. Le général
+sera obligé d'admettre, si nous poussons jusqu'à lui,
+que le camp d'El-Ksob a agi de bonne foi et ne s'est
+révolté que sous l'influence de l'indignation. Rester
+là, ce serait risquer de se voir accuser d'avoir tout
+simplement obéi à des chefs de complot dont le plan
+a avorté et dont on demanderait les noms,&mdash;qui seraient
+livrés, indubitablement. Et puis, qui sait?
+c'est peut-être un brave homme, ce général? Il est
+capable de forcer Mafeugnat et ses acolytes à changer
+de corps; il est capable de les faire passer au conseil
+de guerre... Il est capable... De quoi n'est-il pas capable?</p>
+
+
+
+<p>&mdash;Parbleu! s'écrient les hommes qui m'entourent
+et, auxquels je viens d'exposer ces dernières idées;
+allons, en route tout de suite.</p>
+
+<p>Tout le détachement veut se mettre en marche, immédiatement,
+pour arriver à Boufsa, où se trouve le
+général, après-demain matin. Il a fallu faire entendre
+raison à ces enragés,&mdash;des enragés qui commençaient
+à voir tout en rouge, après avoir vu tout en noir, et
+qui ne parlaient de rien moins que de la condamnation
+à mort de Mafeugnat, au conseil de guerre devant
+lequel le ferait passer le général.</p>
+
+<p>Il est décidé que nous partons à six, Queslier, le
+Crocodile, Acajou, moi et deux autres. Nous faisons
+la quête pour avoir du pain pendant les deux jours
+que nous aurons à marcher. Chacun nous apporte un
+croûton ou un morceau de biscuit. Nos musettes sont
+à peu près pleines.</p>
+
+<p>&mdash;Assez comme ça, dit Acajou. Sans ça, nous engraisserions
+et nous ne pourrions plus doubler les
+étapes. Quand on n'a pas l'habitude de manger à sa
+faim, vous comprenez...</p>
+
+<p>Nous empoignons nos fusils et nous sortons du
+camp à la queue leu-leu. Le capitaine, qui cause sur
+sa porte avec les chaouchs, nous aperçoit.</p>
+
+
+
+<p>&mdash;Halte-là! où allez-vous?</p>
+
+<p>&mdash;Nous allons à Boufsa, porter une lettre pressée
+au général, répond le Crocodile.</p>
+
+<p>Le capitaine devient tout pâle.</p>
+
+<p>&mdash;Rentrez dans le camp! Je vous défends de faire
+un pas de plus!</p>
+
+<p>Pour toute réponse, nous nous remettons en marche.
+D'un bond, Mafeugnat rentre chez lui et sort
+avec un revolver à la main. Il lève le bras.</p>
+
+<p>&mdash;Si vous ne vous arrêtez pas, je fais feu!</p>
+
+<p>Nous sommes à dix pas de lui et il met en joue le
+Crocodile. Tous ensemble, nous prenons à la main
+nos fusils chargés pendant que les chaouchs, Fleur-de-Gourde
+en tête, se précipitent dans leur cahute
+sous prétexte de chercher leurs armes.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, va donc raccrocher ton crucifix à ressort,
+dit Acajou au capitaine, tu vois bien qu'il ne nous
+fait pas peur. C'est des noyaux de cerises qu'il y a
+dedans.</p>
+
+<p>Mafeugnat est vert de rage. Il murmure, d'une voix
+brisée par la colère:</p>
+
+<p>&mdash;Je vous ferai tous passer en conseil de guerre!</p>
+
+<p>&mdash;Après toi! crie le Crocodile.</p>
+
+
+
+<p>Et Acajou, qui est resté le dernier, se retourne pour
+lui dire en riant:</p>
+
+<p>&mdash;A quoi ça te sert-il de faire tes yeux en boules
+de loto? On sait bien que tu n'es pas méchant; tu ne
+ferais pas de mal à un lion; tu aimerais mieux lui
+donner un morceau de pain qu'un coup de pied...</p>
+
+
+
+<br><br><br>
+<h3>XXIII</h3>
+
+
+
+<p>Le général, à Boufsa, a paru indigné de ce que nous
+lui avons appris. Il a prescrit une enquête et nous a
+promis, s'il y a lieu de le faire, de punir sévèrement
+les coupables. En attendant, il nous a fait reconduire
+à El-Ksob. Nous sommes retombés sous la coupe du
+capitaine Mafeugnat et de ses séides, qui nous en font
+voir de dures.</p>
+
+
+
+<p>Quelle canaille, que ce Mafeugnat! Une face jaunie
+par la bile, percée de petits yeux de cochon et
+agrémentée d'un nez enflé, pourri, en décomposition,
+constamment enduit d'onguents ou de pommade;
+une physionomie répugnante, rongée par le vice et
+crispée par la méchanceté; une tête de bourreau malade,
+de tortionnaire galeux, d'inquisiteur constipé.
+Il est toujours en train de rôder, la tête baissée,
+comme une hyène dans sa cage, autour de sa maisonnette.
+On dirait qu'il est en quête d'une étrille ou
+qu'il est à la recherche d'un clysopompe. L'autre
+jour, je suis passé à dix pas de lui. Il s'est arrêté net
+et m'a lancé un regard furieux. Ce n'est pourtant pas
+de ma faute si ses pustules ne veulent pas guérir et
+si les hommes de corvée trouvent vide, tous les matins,
+le Jules qui lui est réservé. La maladie rend
+irritable et injuste, je le sais bien, mais ce n'est pas
+une raison pour avoir l'air d'accuser les gens d'avoir
+jeté un sort sur vos tumeurs et d'avoir enchanté votre
+os iliaque.</p>
+
+<p>&mdash;Vous, vous m'avez l'air de filer un mauvais coton,
+m'a dit hier le sergent qu'on appelle l'Homme-Kelb;
+avec votre air de vous ficher du monde, je crois
+que vous n'irez pas loin... Et ne me regardez pas
+comme cela, quand je vous interloque... Je n'en veux
+pas, de ces coups de z'yeux!...</p>
+
+<p>Il ne veut pas qu'on le regarde, ce sauvage poilu,
+moulé dans un cor de chasse. Quel dommage! Il est
+pourtant bien intéressant à voir, avec sa figure blafarde
+d'assassin lâche, son nez en pied de marmite
+où pend une roupie infecte et son poil roux de Judas
+hirsute qui lui envahit les yeux et cache ses larges
+oreilles aplaties.</p>
+
+<p>Et le caporal Mouffe, un ignoramus aux yeux morts
+de poisson vidé, qui a jeté le froc aux orties pour endosser
+une livrée de geôlier!</p>
+
+<p>C'est lui, ce Mouffe, qui a fait saisir l'autre jour un
+malade atteint de dysenterie qui, n'ayant pas le
+temps d'aller au dehors du camp, avait posé culotte
+à quelques pas de sa tente. Il l'a fait renverser par
+terre et lui a fait traîner la figure dans les excréments.
+Il a trouvé un homme pour accomplir cette besogne
+lâche, un nommé Prey, sorte de brute inconsciente,
+qui porte ces mots tatoués sur le front: «Pas de
+chance.» Quand le malade s'est relevé, il avait les
+mains et les bras déchirés par les pointes des cailloux
+sur lesquels il était tombé, et du sang coulait à
+travers l'ordure dont était souillé son visage.</p>
+
+<p>C'est lui, ce Mouffe, qui, tous les soirs, après l'appel,
+chaussé de chaussons de lisière, rampe autour
+des marabouts pour épier le moindre bruit, et qui répète
+toutes les cinq minutes, d'une voix nasillarde de
+prêtre idiot:</p>
+
+<p>&mdash;Je veux entendre le plus profond silence!</p>
+
+
+
+<p>Quels êtres, mon Dieu! Ah! mieux vaudrait mille
+fois vivre dans les montagnes, avec les bêtes, avec les
+chacals et les hyènes dont on entend les hurlements,
+la nuit, que de passer son existence avec ces brutes
+qui croient être des hommes!</p>
+
+
+
+<p>Et il faut trimer, avec ça, comme des nègres. Nous
+travaillons à la construction d'un bordj, à côté du
+camp. Cinq heures de terrassement le matin, quatre
+le soir, avec les chaouchs, revolver au côté, se promenant
+sans cesse le long de la tranchée, punissant
+ceux qui lèvent la tête, punissant ceux qui travaillent
+mollement, punissant ceux qui n'arrivent pas à terminer
+leur tâche, engueulant tout le monde à tort et
+à travers.</p>
+
+<p>Je me moque de leurs menaces; je me fiche de
+leurs engueulades. D'ailleurs, ils se sont décidés à me
+laisser assez tranquille; ils se sont aperçus que j'abattais
+ma part de turbin assez consciencieusement. Le
+travail ne me fait plus peur, en effet. Je me suis habitué
+au maniement de la pioche et de la pelle, et la multiplicité
+des calus a rendu la peau de mes mains aussi
+dure et aussi rugueuse que de la peau de crocodile.
+C'est très utile, de ne pas avoir l'épiderme trop délicat
+lorsqu'on a à remuer un sol aussi rocheux et aussi
+rude à entamer que celui que nous éventrons, terrain
+pierreux dans lequel la pioche porte à faux et rebondit
+sur le roc, en envoyant dans les bras des contrecoups
+douloureux. Il ne manque pas de gens qui
+n'ont pas autant de chance que moi et qui se donnent
+un mal du diable sans arriver à des résultats appréciables.</p>
+
+
+
+<p>Il y a ainsi dans mon équipe un certain Dubuisson
+qui pourrait facilement emporter dans ses poches, à
+la fin de chaque séance, toute la terre qu'il a piochée.
+Il a commencé par travailler avec acharnement, mais,
+voyant que son courage ne lui servait à rien, il s'est
+ralenti peu à peu et se contente maintenant de
+gratter légèrement le sol avec la pointe de sa pioche.
+Quand il a abattu de quoi remplir un képi, il prend
+sa pelle et se met en devoir de débarrasser la fouille.</p>
+
+<p>&mdash;Dubuisson! lui crie l'Homme-Kelb, voulez-vous
+lancer la terre plus fort que ça! Elle retombe toute
+dans la tranchée.</p>
+
+<p>&mdash;Sergent, ce n'est pas de ma faute. Il y a un crochet
+au bout de ma pelle.</p>
+
+<p>&mdash;Tâchez de la charger un peu plus, votre pelle!
+Et baissez-vous pour ramasser ces pierres!</p>
+
+<p>&mdash;Impossible, sergent; la terre est trop basse.
+Mettez-la d'abord sur un billard et nous verrons.</p>
+
+<p>&mdash;Huit jours de salle de police!... Avec le motif...
+Impertinence flagrante!</p>
+
+<p>Dubuisson, sans rien dire, continue à tapoter autour
+d'une grosse pierre. Voilà trois jours qu'il la
+gratte, cette pierre, tout doucement. On dirait qu'il a
+peur de lui faire du mal. Il prétend qu'elle est collée.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, sergent, collée. Ou plutôt, voulez-vous que
+je vous dise? Cette pierre-là, elle n'en a pas l'air,
+n'est-ce pas? Eh bien! c'est le commencement d'un
+banc. On s'en aperçoit bien quand on tape dessus.
+Tenez... pif! paf! Entendez-vous comme ça résonne?
+Il n'y a pas à s'y tromper, c'est la tête d'un banc de
+pierre. Ça s'étend peut-être à plusieurs lieues...</p>
+
+<p>&mdash;Huit jours de salle de police... Fichez de ma
+fiole, nom de Dieu!</p>
+
+<p>L'Homme-Kelb s'en va, furieux. Le caporal Mouffe
+s'approche à son tour.</p>
+
+<p>&mdash;Dubuisson, je commence par vous mettre
+quatre jours pour nonchalance au travail, et je vais
+vous en mettre huit si vous ne piochez pas plus fort
+que ça.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne peux pas, caporal; je n'ai pas les bras
+assez longs. Jugez vous-même. Ce n'est pas mauvaise
+volonté. Vous comprenez bien que je n'y peux rien, si
+maman m'a fait les bras courts.</p>
+
+<p>L'équipe a éclaté de rire au nez du cabot et l'on a
+surnommé Dubuisson: Bras-Court. Sacré Bras-Court!
+Petit à petit, il est arrivé à imposer sa flemme. Les
+chaouchs continuent à le fourrer dedans, mais ont
+complètement renoncé à exiger de lui un travail
+sérieux. Comme il est musicien, il passe son temps,
+sur les chantiers, à nous chanter, à demi-voix, des
+morceaux en vogue au moment de son départ de
+France. De temps en temps, quand les pieds-de-banc
+ont le dos tourné, il place le manche de sa pelle sur
+son bras gauche, comme une guitare, tandis que, de
+la main droite, il pince des cordes imaginaires.</p>
+
+<p>Je suis heureux de l'avoir à côté de moi, ce fainéant
+obstiné. Il me met de la joie au coeur, avec ses
+morceaux de romances et ses bribes d'opéra-comique.
+Et nous ne nous plaignons pas de faire sa tâche,
+d'enlever un peu plus de terre ou d'aller vider quelques
+chignoles de plus, pourvu qu'il nous donne ses
+chansons. Un peu de gaîté fait oublier tant de choses!
+Nous sommes si malheureux!</p>
+
+
+
+<p>D'abord, nous crevons de faim. Depuis que je suis
+à El-Ksob, je n'ai pas fait encore un seul repas avec
+du pain. Ce sont des chameaux qui nous l'apportent
+d'Aïn-Halib, le pain, tous les deux jours, à onze
+heures. On se jette dessus, littéralement. A midi, je
+crois qu'il serait impossible de trouver, dans tout le
+camp, de quoi reconstituer la moitié d'une boule de
+son. En garder un peu pour manger avec les gamelles,
+ce n'est pas la peine d'y songer. D'abord, la
+faim fait taire la prévoyance; elle a besoin d'être
+calmée immédiatement. Et puis, entre nous, nous
+nous volons les croûtes qui restent. On m'en a volé,
+j'en ai volé. La morale? Les affamés s'assoient
+dessus.</p>
+
+
+
+<p>Pendant une demi-heure, après la distribution du
+pain, on n'entend sous les marabouts qu'un grand
+bruit de mâchoires. Chacun, en silence, tortore son
+bricheton jusqu'à la dernière miette. Ce n'est pas
+long à avaler, les trois livres de gringle!</p>
+
+<p>Ce qu'il y a de malheureux, c'est qu'il ne tient pas
+au corps, ce pain frais. Il s'en va avec une rapidité!...
+On a beau faire des efforts pour le conserver, c'est
+comme si l'on chantait.</p>
+
+<p>&mdash;C'est la faute de cette cochonnerie d'eau que
+nous avalons, déclarent, en hochant douloureusement
+la tête, des désolés qui, une heure à peine après avoir
+briffé leur boule, reviennent d'un endroit écarté en
+boutonnant leurs pantalons.</p>
+
+<p>C'est vrai, c'est la faute de l'eau que nous buvons,
+une eau saturée de magnésie, que les mulets vont
+chercher à un puits creusé dans une coupure, au
+pied d'une montagne. Elle débilite d'une façon effrayante,
+cette eau; elle vous flanque des diarrhées
+atroces&mdash;quand ce n'est pas la dysenterie.&mdash;On a
+toujours l'estomac vide avec cette eau-là. On digère
+en mangeant. On fait la pige aux canards. Ah! ils
+seraient à leur aise, ici, ceux qui prétendent que la
+liberté du ventre est la première des libertés!</p>
+
+<p>La gamelle ne contient qu'une chopine d'eau
+chaude sur laquelle flottent deux tranches de pain et
+qui recouvre un morceau de viande gros comme le
+pouce. On trouve aussi, quelquefois, tout au fond,
+une douzaine de haricots qui, après avoir passé vingt-quatre
+heures dans la marmite, pourraient encore
+servir pour tuer des piafs, avec une fronde.</p>
+
+<p>«Comme les hommes sont bien nourris, a le toupet
+d'écrire le capitaine Mafeugnat dans les rapports
+que le caporal Fleur-de-Gourde, qui fait fonction de
+secrétaire, nous lit tous les jours, à midi, on peut
+exiger d'eux une grande somme de travail. Sur les
+quatre heures de repos ou de sieste, on prendra tous
+les jours une ou deux heures qui seront consacrées à
+des travaux nécessaires à l'amélioration du camp.»</p>
+
+<p>Et, quotidiennement, une décision ridicule émaillée
+de citations latines nous indique l'ouvrage à entreprendre.
+«Aujourd'hui, le détachement ira faire une
+corvée de bois; les hommes seront envoyés de différents
+côtés, deux par deux. <i>Numero Deus impare gaudet.</i>»&mdash;«Aujourd'hui,
+le détachement divisé en
+trois parties <i>coram populo</i>, muni d'outils <i>ex æquo</i>, se
+rendra sur la route d'Aïn-Halib pour arracher des
+pierres <i>ad hoc</i>.»</p>
+
+<p>&mdash;Quel idiot! s'écrie Rabasse; ce qui me fait rager,
+moi, ce n'est pas tant d'être sur pied du matin au
+soir, que de me voir commandé par un imbécile de
+cette trempe-là! Dire qu'on flanque des galons à des
+ânes pareils!</p>
+
+
+
+<p>Moi, ce qui me fait rager, dans cet affreux camp
+d'El-Ksob, c'est chaque chose en particulier et tout
+en général. Je ne suis pas le seul, d'ailleurs; presque
+tous les hommes du détachement, surmenés et agacés,
+sont surexcités d'une façon effrayante. Nous sentons
+peser sur nous la surveillance la plus étroite, l'espionnage
+le plus atroce. La moindre faute, le moindre
+écart, sont punis avec une sévérité exagérée. La fatigue
+et la faim sont érigées en système. Nous ne
+dormons qu'une nuit sur deux: tous les soirs, sur les
+cinquante hommes présents à l'effectif, on en commande
+vingt-quatre pour la garde. Il faut aller monter
+la faction à tous les coins du camp et jusque sur
+les montagnes, pour se remettre, le lendemain, au
+travail éreintant.</p>
+
+<p>Il devient de plus en plus dur, ce travail. Les
+chaouchs, au lieu d'avoir le revolver au côté, l'ont
+maintenant à la main et parlent, cinquante fois par
+séance, de vous brûler la cervelle. Craponi, qui est
+revenu d'Aïn-Halib, et qui nous a pris en grippe, Rabasse
+et moi, nous met régulièrement en joue deux
+fois par heure. Seulement, ils n'osent guère mettre
+leurs menaces à exécution, les couards. Ils lisent
+dans nos yeux notre exaspération. Ils savent bien
+qu'au premier coup de revolver toutes les pioches se
+lèveraient et que ce n'est pas dans le sol que leurs
+pics iraient s'enfoncer.</p>
+
+<p>&mdash;Mais tire donc! a crié le Crocodile au caporal
+Mouffe qui le couchait en joue, tire donc, si tu as du
+coeur!... Hein! tu canes! taffeur! Ah! ah! ça serait
+plus vite fait qu'une horloge, va, de te faire un talus
+dans le dos, si tu me manquais!</p>
+
+
+
+<p>Le capitaine Mafeugnat, informé de l'irritation des
+esprits, n'a pas cédé. De l'intérieur de sa maison où il
+se tient enfermé, deux revolvers chargés sans cesse à
+sa portée, il continue à prescrire les mesures les plus
+rigoureuses. Il vient d'envoyer au Dépôt, en prévention
+de conseil, pour vol de vivres, deux malheureux
+qui avaient ramassé, autour de la cuisine, une dizaine
+de pommes de terre avariées. Il a eu aussi une idée
+de génie: il a interdit l'usage du pas accéléré; nous
+ne devons plus marcher qu'au pas gymnastique. Le
+pas gymnastique partout: à l'intérieur ou à l'extérieur
+du camp, au travail, en corvée; il faut courir
+pour aller chercher sa gamelle, courir pour la rapporter,
+courir pour aller remplacer un camarade en
+faction, courir pour aller aux cabinets, courir pour
+porter du mortier aux maçons. Nous vivons les
+coudes collés au corps, les jarrets raidis, les cuisses
+successivement levées horizontalement. On nous
+prendrait pour des fous. Nous semblons des monomanes
+de la course. Nous avons l'air d'avoir le délire
+de l'allure rapide.</p>
+
+<p>Et il ne faut pas s'amuser à jouer avec cette décision
+stupide. Les peines à appliquer aux délinquants
+sont arrêtées d'avance: quatre jours de prison au
+premier qui use du pas accéléré; huit jours en cas de
+récidive; quinze jours à la troisième fois.</p>
+
+
+
+<p>C'est très joli, tout ça, évidemment. C'est même
+trop beau pour durer. Justement les chaouchs redoublent
+de méchanceté; ils viennent, paraît-il, de recevoir
+de mauvaises nouvelles. L'affaire Barnoux n'a
+pu être étouffée et le conseil de guerre réclame les
+bourreaux.</p>
+
+
+
+<p>L'Homme-Kelb, qui ce soir est chef de poste, se
+promène de long en large, en tirant rageusement les
+poils de sa barbe, devant les tombeaux sous lesquels
+sont étendus une douzaine de prisonniers. Acajou,
+qui est du nombre, lui demande la permission de
+sortir un instant pour aller satisfaire ses besoins.</p>
+
+<p>&mdash;Non! vous profitez de cela pour aller causer
+avec les autres. C'est interdit par les règlements. Un
+homme puni ne doit pas avoir de rapports avec ses
+camarades.</p>
+
+
+
+<p>&mdash;Cependant, sergent...</p>
+
+<p>&mdash;Foutez-moi la paix. Chiez au pied de votre tente;
+un homme de garde enlèvera ça avec une pelle.</p>
+
+<p>Acajou s'exécute. Et, quand il a fini, il interpelle le
+sergent qui a continué sa promenade et se trouve au
+bout du camp.</p>
+
+<p>&mdash;Sergent!... sergent!...</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que vous voulez? nom de Dieu? vocifère
+l'Homme-Kelb.</p>
+
+<p>&mdash;Une poignée de ta barbe pour me torcher le cul.</p>
+
+<p>Le pied-de-banc s'est précipité sur l'avorton et, au
+milieu des huées générales, lui a mis les fers aux
+pieds et aux mains.</p>
+
+<p>&mdash;Tue-moi donc aussi, comme Barnoux! crie
+Acajou. Va donc! Un crime de plus ou de moins,
+qu'est-ce ça te fait? Mets-moi donc le bâillon, eh!
+barbe à poux!</p>
+
+<p>&mdash;Oui! je vous le mettrai, le bâillon, nom de Dieu!
+hurle le chaouch. Ah! vous avez l'air de vous moquer
+de moi parce qu'on vous a dit que je passais au
+conseil de guerre pour avoir fait mon devoir? Ça ne
+m'empêchera pas de le faire, mon devoir, nom de
+Dieu! et jusqu'au bout, sacré nom de Dieu! Et j'en
+bâillonnerai encore, des Camisards!</p>
+
+<p>Tous les hommes sont sortis des tentes et, au milieu
+du camp, se sont mis à hurler:</p>
+
+<p>&mdash;A l'assassin! à l'assassin! à l'assassin!</p>
+
+<p>L'homme-Kelb, pris de peur, a abandonné sa victime
+et s'est sauvé.</p>
+
+
+
+<p>Le lendemain matin, nous sommes entrés vingt en
+prison. Nous avions l'intention de nous rebiffer, mais,
+réflexion faite, nous n'avons rien dit. Qu'est-ce que ça
+peut nous fiche, la prison? Nous sommes sûrs maintenant
+que les tortionnaires vont passer devant le
+conseil de guerre. Nous sommes contents.</p>
+
+
+
+<p>Nous sommes restés quinze jours sous les tombeaux,
+faisant sept heures par jour d'un peloton de
+chasse épouvantable, crevant de faim.</p>
+
+<p>&mdash;Ce qu'on déclare ballon! s'écrie de temps en
+temps Bras-Court qui fait sans doute allusion, en employant
+cette expression métaphorique, au gaz qui
+contribue seul à gonfler son abdomen. Sérieusement,
+je commence à avoir les dents gelées.</p>
+
+<p>C'est vrai; je ne sais vraiment pas comment nous
+arrivons à nous soutenir. Nous souffrons de la soif,
+aussi, car la chaleur est accablante, et nous recevons
+à peine, par jour, le litre d'eau réglementaire. Mafeugnat
+a défendu expressément de nous en donner une
+goutte de plus, même pour laver notre linge. Nous ne
+le lavons pas. Nous sommes mangés vivants par les
+mies de pain à ressorts et par les pépins mécaniques.</p>
+
+
+
+<p>Un beau matin, un convoi est passé, qui a emmené
+les bourreaux à Tunis. L'officier qui a remplacé le
+capitaine Mafeugnat a fait sortir de prison tous les
+hommes punis.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que tu crois qu'ils attraperont, Mafeugnat
+et ses acolytes? me demande Queslier d'un air
+gouailleur.</p>
+
+<p>&mdash;Ma foi, je ne sais pas.</p>
+
+<p>&mdash;Moi je le sais. Ils seront acquittés, comme je te
+l'ai déjà dit. Veux-tu parier? Je parie un demi-biscuit.</p>
+
+
+
+<p>Il a eu raison, le sceptique. Deux mois après, nous
+avons appris qu'ils avaient été non seulement acquittés,
+mais qu'on les avait fait passer dans un régiment,
+en leur accordant des éloges pour leur conduite
+intrépide.</p>
+
+
+
+<br><br><br>
+<h3>XXIV</h3>
+
+
+
+<p>C'est le lieutenant Ponchard, cet officier que j'avais
+vu pour la première fois à Aïn-Alib, le 14 juillet, qui
+a remplacé à El-Ksob le capitaine Mafeugnat. Tout
+nouvellement arrivé de France, n'étant jamais sorti
+du Dépôt où il n'avait pas exercé de commandement
+direct, il n'a pas eu le temps d'acquérir la dureté et
+la sécheresse de coeur dont ses collègues se font
+gloire. On a fait descendre d'Aïn-Alib, avec lui, des
+gradés dont la sévérité et la violence n'ont rien d'exagéré.
+La fleur des pois des chaouchs.</p>
+
+<p>Par le fait, eu égard surtout au triste état dans
+lequel nous nous trouvions il y a quelques jours à
+peine, nous ne sommes pas trop malheureux. En dehors
+des heures de travail, on nous laisse à peu près
+tranquilles. Nous jouissons d'une certaine liberté&mdash;la
+liberté au bout d'une chaîne.</p>
+
+<p>Nous continuons à déclarer ballon, par exemple.
+Ah! oui, nous claquons du bec sérieusement.</p>
+
+<p>&mdash;Maintenant, si l'on pouvait manger à peu près à
+sa faim, disait l'autre jour Rabasse, on n'aurait pas
+trop à se plaindre... Mais comment faire pour arriver
+à un pareil résultat?</p>
+
+
+
+<p>A force de se creuser la tête et de retourner la question
+sous toutes ses faces, il est arrivé à découvrir un
+moyen: il s'est abouché en secret avec l'un des sapeurs
+du génie qui surveillent les travaux du bordj,
+et le sapeur, alléché par la promesse d'une forte
+prime, a consenti à se laisser adresser une certaine
+somme dont il remettra, en nature, le montant au
+disciplinaire.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mon cher, m'a dit Rabasse qui m'a fait
+part de sa combinaison, j'ai été obligé de lui promettre
+vingt-cinq pour cent. Et encore, il s'est fait tirer
+l'oreille, l'animal. Crois-tu que c'est assez salaud, des
+individus pareils? Dame! c'est un bon soldat, celui-là;
+il est inscrit sur le tableau d'avancement! Il verrait
+crever de soif un Camisard qu'il ne lui donnerait
+pas un verre d'eau, mais pour dix francs, il lui passera
+un litre d'absinthe. C'est joli, la solidarité dans
+l'armée.</p>
+
+<p>&mdash;A ta place, ai-je répondu, je le dénoncerais,
+quitte à perdre mon argent. Il ne l'aurait pas volé.</p>
+
+<p>&mdash;Bah! qu'est-ce que tu veux? Mieux vaut encore
+passer par là et ne pas crever de faim. Je commence
+à en avoir assez, vois-tu, d'entendre hurler mes
+boyaux.</p>
+
+<p>Moi aussi. Je pourrais, un jour sur deux, mettre
+mon estomac en location ou laisser mon tube digestif
+au vestiaire. Ce que j'ai souffert de la faim, dans ce
+satané pays!...</p>
+
+
+
+<p>&mdash;Tu devrais faire comme moi, a conclu Rabasse,
+et te faire envoyer de l'argent.</p>
+
+<p>Pourquoi pas? Seulement, voilà: je ne sais pas par
+qui m'en faire envoyer. Mes parents? Je les ai saqués
+d'une sale façon, il y a déjà longtemps; d'ailleurs,
+pour rien au monde, je ne voudrais leur demander
+un sou... Alors, quoi?... Paf! voilà que mes souvenirs
+qui se sont mis à danser une sarabande dans mon
+cerveau d'affamé s'abattent sur la figure d'un cousin
+éloigné; un brave garçon, que je n'ai pas vu depuis
+longtemps, mais qui m'a toujours porté un certain
+intérêt. Est-ce une raison pour croire qu'il va s'empresser
+de déposer son offrande sur l'autel de ma
+fringale? Puis-je espérer que la victime viendra elle-même
+tendre au couteau, qui ne demande qu'à l'ouvrir,
+non pas sa gorge, mais sa bourse?</p>
+
+<p>Essayons. Je joue du cousin. Je lui écris une lettre
+insidieuse et apitoyante. Je le prends par tous les
+bouts; je le tâte de tous les côtés. J'ai l'air d'un rétiaire
+qui cherche à envelopper l'ennemi de son filet
+pour le percer de son trident.</p>
+
+<p>Quatre pages! c'est assez. Je ne lui dis pas, dans
+ces quatre pages, que je suis aux Compagnies de Discipline.
+Je ne veux pas effaroucher sa pudeur, mettre
+en déroute ses instincts honnêtes de bon bourgeois,
+le forcer à coller les mains sur ses yeux.&mdash;J'aime
+bien mieux qu'il les mette à sa poche.&mdash;Je lui raconte
+une petite histoire: J'ai été envoyé dans le Sud, tout
+dans le Sud, pour escorter une mission scientifique
+chargée d'étudier les inscriptions romaines gravées
+sur les sables du désert. Il n'y a pas de bureaux de
+poste, dans ce pays-là. «Il y en aura peut-être un
+jour; espérons-le du moins, cher cousin.» En attendant,
+je serais très heureux si mon excellent parent
+consentait à m'envoyer une certaine somme au nom
+du sapeur Bompané qui me la fera parvenir sans faute.
+J'esquisse même un léger portrait du sapeur: la
+crème des honnêtes gens, un coeur d'or; tout est
+sacré pour lui, etc. Je n'écris pas à mon père, ni à
+mon oncle, parce que je ne voudrais pas qu'ils se
+fissent du mauvais sang en me sachant si loin; je ne
+sais pas au juste quand se terminera notre voyage.
+J'ai tout lieu de croire, cependant, que nous ne pousserons
+pas jusqu'aux sources du Nil.</p>
+
+<p>Relisons un peu, pour voir. C'est ça, c'est ça... tout
+y est: la chaleur, les gazelles, les palmiers, les chameaux.
+«Tous les jours, nous mangeons un bifteck
+de chameau... Quelquefois, nous sommes pressés par
+la soif. Que faisons-nous? Nous ouvrons la bosse d'un
+chameau, ce réservoir dont la Providence a gratifié le
+vaisseau du désert, et nous nous désaltérons en remerciant
+Dieu... Les chameaux restent quarante jours
+sans manger. C'est très curieux.» Je parle aussi des
+lions; je consacre deux lignes à la hyène et une
+phrase entière au boa constrictor. Allons, ça n'a pas
+l'air d'aller mal... Ah! sacré nom d'une pipe! j'ai
+oublié l'autruche! Ça fait pourtant rudement bien,
+l'autruche! Vite: «A l'approche du chasseur, l'autruche
+enfouit sa tête dans le sable.» Maintenant, ça
+peut marcher. Voila une lettre, au moins, qui prouve
+que les pays que je visite font quelque impression sur
+moi. J'éprouve des sensations. Je ressens quelque
+chose là, là, au spectacle des tableaux grandioses de
+la nature. Je ne vais pas le nez en l'air, comme un
+imbécile, sans rien voir, sans penser à rien. Ah! mais
+non. Je sens, je vois, je vois même très bien; et la
+preuve, c'est que je vois absolument comme tous
+ceux qui ont vu avant moi. En relisant Buffon, mon
+cousin pourra constater que je ne le trompe pas.</p>
+
+<p>Je porte ma lettre au vaguemestre et j'attends. Je
+sais que je ne pourrai pas avoir de réponse avant une
+dizaine de jours.</p>
+
+
+
+<p>Nous travaillons toujours à la construction du bordj,
+un quadrilatère garni de casemates couvertes de voûtes
+en pierres et défendu par des bastions, aux deux angles
+opposés. Le travail est moins dur, maintenant que
+nous n'avons plus sur le dos la bande des étrangleurs;
+seulement, il est plus compliqué. Le lieutenant du
+génie, qui est un roublard, a embauché quelques Italiens
+pour la maçonnerie et nous a chargés, nous,
+d'extraire la pierre des carrières et de fabriquer la
+chaux et le plâtre nécessaires. Nous avons établi des
+fours et, pendant que les uns les remplissent, les
+autres s'en vont faire dans la montagne la provision
+de bois indispensable. On ne nous escorte pas dans
+nos pérégrinations et, pourvu que nous revenions
+avec un fagot à peu près raisonnable, personne ne
+nous chicane. Nous n'abusons pas outre mesure de la
+liberté qui nous est laissée; nous en abusons un peu,
+naturellement, car l'homme n'est pas parfait et l'affamé
+moins que tout autre; mais nous nous bornons
+à dévaliser par-ci par-là un Arabe dont les bourricots
+sont chargés de dattes, ou à enlever un agneau que
+nous faisons rôtir dans un ravin. Il y a aussi, derrière
+les montagnes, des jardins plantés de figuiers où nous
+allons pousser des reconnaissances assez souvent.
+Les Arabes se sont aperçus que leurs fruits disparaissaient
+comme par enchantement et se sont mis à
+monter la garde. Au lieu de les détrousser en cachette,
+nous les avons détroussés en leur présence et, comme
+ils ont fait mine de se rebiffer, nous leur avons flanqué
+une volée. Là-dessus, ils ont été se plaindre au
+camp, où le factionnaire, naturellement, les a reçus
+à coups de crosse. Les indigènes l'ont trouvée mauvaise;
+ils ont pris le parti de déposer une plainte au
+bureau arabe, à Aïn-Halib. Et, lorsque nous sommes
+retournés dans les jardins pour faire notre petite provision,
+nous avons trouvé un vieil Arabe qui nous a
+fait voir de loin un bout de papier sortant à demi
+d'un étui de cuir qu'il portait sur la poitrine. Le vieillard
+nous a fait comprendre que ce papier lui donnait
+le droit de nous faire mettre en prison, si nous
+persistions à pénétrer sur ses terrains sans son autorisation.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens, c'est drôle, me dit le Crocodile. Qu'est-ce
+que ça peut être que ce papier-là?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais pas, mais c'est bien facile à voir.</p>
+
+<p>Et je m'approche du vieux, qui recule en faisant de
+grands gestes. Il déclare qu'il a payé son papier cent
+sous au bureau arabe et qu'il ne le laissera pas
+prendre. Je lui explique que je ne tiens pas du tout à
+le lui prendre, mais que je voudrais bien le voir, même
+d'un peu loin. L'Arabe se retire à l'écart, sort son
+papier de l'étui, le déplie soigneusement et me le
+montre, à trois pas.</p>
+
+<p>J'en reste bleu. C'est une page de la <i>Dame de Montsoreau</i>!</p>
+
+<p>&mdash;Et tu as payé ça cent sous?</p>
+
+<p>L'Arabe me fait un signe affirmatif.</p>
+
+<p>&mdash;Douro, douro.</p>
+
+<p>Le Crocodile me frappe sur l'épaule.</p>
+
+<p>&mdash;Épatant, hein? Et dire qu'on fait passer des
+hommes au conseil de guerre pour avoir perdu une
+brosse ou volé des pommes de terre.</p>
+
+
+
+<p>Un beau jour, on nous remplace dans nos fonctions
+de bûcherons et de chaufourniers par des indigènes
+qui rapportent du bois sur des bourricots et qui
+font de la chaux à la grâce de Dieu. Pour nous, nous
+sommes employés simplement à servir les maçons.
+Qu'est-ce que ce changement peut signifier?</p>
+
+<p>Un sapeur, sur les chantiers, nous donne la clef de
+l'énigme. Le lieutenant du génie attend un général
+inspecteur des travaux. Or, comme il marque régulièrement
+et quotidiennement sur ses livres de
+comptes trente journées d'indigènes porteurs de bois
+et trente journées d'indigènes chaufourniers, il ne se
+soucie guère d'être pris en flagrant délit de contradiction
+avec lui-même. Il tient à établir, pour un ou
+deux jours, dans la pratique, l'équilibre qu'il a établi
+théoriquement entre les recettes et les dépenses.</p>
+
+
+
+<p>Le général est passé, a examiné, a félicité et s'est
+retiré on ne peut plus satisfait, promettant au lieutenant
+la croix qu'il a si bien méritée.</p>
+
+<p>Le soir même, les Arabes ont été congédiés et n'ont
+plus figuré, à l'état d'auxiliaires, que sur les livres où
+des états de solde sont dressés périodiquement. Quel
+roublard, cet officier du génie!</p>
+
+
+
+<p>&mdash;Il la connaît dans les coins, dit Bras-Court en
+hochant la tête, le soir, quand nous sommes réunis
+dans un coin du camp pour causer ou écouter des
+contes.</p>
+
+<p>&mdash;Tout ça, voyez-vous, dit Acajou d'un ton sentencieux,
+c'est voleur et compagnie. Seulement, il
+vaut mieux ne pas dire tout haut ce qu'on en pense... Ah!
+à qui le tour de raser? A toi, l'Amiral!</p>
+
+<p>L'Amiral secoue la tête. Ce n'est pas à son tour.
+Queslier qui est assis sur une pierre, dans un coin,
+pensif, a l'air de se réveiller en sursaut.</p>
+
+<p>&mdash;A qui le tour?... C'est une histoire que vous
+voulez? Eh bien! je vais vous en raconter une. Elle
+est drôle; vous allez voir. Et puis, c'est une histoire
+de voleurs, ça fera votre affaire. Écoutez:</p>
+
+<p>«Il y avait une fois un juif arabe qui s'appelait
+Choumka. Il était de Karmouan, une grande ville
+dont vous devez avoir entendu parler, si vous ne la
+connaissez pas. C'était un de ces industriels comme
+vous avez pu en voir partout, surtout au commencement
+de l'expédition; suivant les colonnes, se promenant
+dans les villes de garnison porteur d'un
+méchant éventaire, criant: «Grand bazar! A la bon
+marché! A la concurrence! Kif-kif madame la
+France!» vendant du papier à cigarettes, l'article
+de Paris, la goutte et l'épicerie;&mdash;la graine des mercantis,
+enfin, pelotant les soldats, les sous-officiers
+et les officiers, à mesure qu'ils avancent dans le commerce
+et devenant parfois fournisseurs des denrées
+d'ordinaire en même temps que procureurs pour les
+états-majors.</p>
+
+<p>«En 1883, les fonctionnaires compétents de la subdivision
+de Jouffe et le général E... qui la commandait,
+devaient adjuger à un ou plusieurs particuliers
+la fourniture des subsistances et des moyens de transport
+pour tous les postes situés entre Jouffe et Karmouan,
+sur un parcours d'environ 150 kilomètres. Il
+y avait là des millions à extorquer à l'État. Les gros
+bonnets le comprirent bien et se demandèrent pourquoi
+ils ne s'adjugeraient pas à eux-mêmes cette
+entreprise à laquelle on pouvait ajouter, d'ailleurs,
+celle de toutes les fournitures militaires: viande,
+alfa, orge et fourrages. Il n'y avait qu'une difficulté:
+l'adjudication était publique et il était difficile d'être
+en même temps adjudicateur et adjudicataire. L'état-major
+de Karmouan eut une idée splendide: il désigna
+à celui de Jouffe un individu qui pourrait servir
+d'homme de paille. Cet individu était Choumka. L'idée
+fut fort goûtée et Choumka fut accepté avec enthousiasme,
+entre la poire et le fromage d'une orgie dont
+il avait sans doute procuré l'élément féminin.</p>
+
+<p>«Tout le monde était émerveillé. Ce que c'était que
+le commerce! Choumka, le mercanti, celui qui avait
+vendu la goutte aux soldats derrière la Kasbah, était
+devenu fournisseur de toutes les subsistances militaires
+et des moyens de transport! Il avait un parc
+d'arabas à Jouffe, un autre à Karmouan! Que n'avait-il
+pas? Il avait tout!</p>
+
+<p>«Ça alla bien assez longtemps. Les bailleurs de
+fonds et le titulaire de l'adjudication s'entendaient
+comme larrons en foire. Ce dernier se contentait de
+la part que le lion voulait bien lui laisser, sans préjudice
+de la vente&mdash;combien de fois répétée&mdash;des
+mêmes bottes d'alfa ou de foin et des mêmes sacs
+d'orge, qui ne sortaient de ses magasins que pour y
+revenir, le soir même, sur des prolonges escortées d'un
+maréchal des logis ou autre adjudant. Choumka était
+aussi fournisseur des matériaux pour le génie, pierres,
+chaux, plâtre, etc. Il sut obtenir les bonnes grâces
+du commandant supérieur du cercle et se fit donner
+des hommes de corvée qui travaillèrent à lui construire
+une maison sur une des places de la ville. Un
+bataillon d'infanterie fournissait les hommes; le génie,
+les plans et devis, les outils et les matériaux; la maison
+avançait rapidement; c'était une sorte de villa
+que devait habiter plus tard l'état-major...</p>
+
+<p>«Quelle mouche les piqua tous, tout d'un coup?
+Quelle est la moukère que Choumka ne put ou ne voulut
+procurer pour une petite soirée à la Poste?&mdash;C'était
+là qu'avaient lieu les orgies et tous les hommes de
+mon bataillon qui ont pris la faction au Trésor ont vu
+défiler les bacchanales.&mdash;Toujours est-il qu'on se
+fâcha. On enleva les outils du génie qui se trouvaient
+dans la bâtisse, on supprima les hommes de corvée.
+Choumka, qui était évidemment devenu quelqu'un et
+qui s'était enrichi à nombre de tripotages, eut l'air
+de se moquer carrément de ces messieurs. Il prit des
+ouvriers italiens et arabes et continua tranquillement
+sa maison.</p>
+
+<p>«L'état-major fut piqué au vif. Il résolut de se
+venger et de jouer quelque bon tour à l'insolent qui le
+narguait. Une occasion magnifique se présentait; un
+sergent-major du génie venait justement de déserter
+avec une forte somme d'argent, et s'était embarqué à
+Jouffe dans un tonneau. On fit un inventaire au génie;
+il manquait des outils. On fit des perquisitions et l'on
+trouva chez Choumka quelques pelles ou quelques
+pioches qui y avaient été oubliées&mdash;ou rapportées
+intentionnellement.&mdash;On mit Choumka en prison. Il
+se rebiffa, menaça de vendre la mèche. Alors, on voulut
+le faire sortir. Mais, tout d'un coup, il refusa. Il
+déclara que, puisqu'on l'avait mis en prison pour vol,
+il voulait qu'il y eût jugement; et, malgré toutes les
+démarches tentées pour le dissuader, il ne voulut
+pas en démordre. Il intenta enfin un procès au général
+E. et à ses acolytes et fit venir à Jouffe un grand
+avocat de Paris. On se figurait que Choumka n'avait
+ni livres ni comptabilité; tout au contraire, il produisit
+des registres d'entrée, de sortie, de doit et d'avoir on
+ne peut plus en règle. On avait devant soi un véritable
+négociant. L'affaire vint devant le conseil de guerre
+séant à Jouffe qui, quoi qu'il en eût, fut forcé d'accorder
+à Choumka des dommages-intérêts très considérables
+payables par le général E. et consorts, qui ne
+tardèrent pas à se voir rappelés en France.</p>
+
+<p>«Choumka, lui, est toujours adjudicataire de toutes
+les fournitures; mais, maintenant, c'est parce que,
+grâce à sa fortune, il n'a plus de concurrents à redouter;
+il détient tous les moyens de transport. Il va par
+Karmouan en burnous de soie, avec montre, chaîne et
+breloques en or massif au gousset. Sa maison est
+superbement finie et les officiers de la garnison y
+sont ses très humbles locataires.&mdash;Voilà».</p>
+
+
+
+<p>Acajou, riant d'un rire sardonique, donne la moralité:</p>
+
+<p>&mdash;C'est un adroit filou qui en a roulé d'autres
+comme des chapeaux d'Auvergnats.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! parbleu! s'écrie Rabasse, on l'a dit et c'est
+rudement vrai: les armées permanentes sont une
+cause permanente de démoralisation. Tant qu'elles
+existeront...</p>
+
+<p>&mdash;Oui, dit Queslier. Et elles existeront tant que la
+Révolution sociale ne les aura pas flanquées par terre.
+Ah! ça ne serait pas malin, pourtant, vois-tu; il y en
+a tant, de malheureux, qui ne demandent qu'à laisser
+là le pantalon rouge pour retourner chez eux! Je suis
+sûr qu'avec un simple décret...</p>
+
+<p>J'interviens.</p>
+
+<p>&mdash;Laisse-moi faire une supposition, Queslier. Je
+suppose que la Révolution soit faite. On a décrété
+l'abolition des armées permanentes. Le décret est porté
+à la connaissance d'un colonel commandant un régiment
+dans une ville quelconque. Aussitôt, il fait réunir
+ses deux mille hommes et leur lit la décision en
+question. Les deux mille hommes sont disposés à
+partir, n'est-ce pas, Queslier? et joyeusement,
+encore?</p>
+
+<p>&mdash;Naturellement.</p>
+
+<p>&mdash;Oui. Mais le colonel fait suivre sa lecture de ces
+quelques mots: «Que ceux qui veulent abandonner
+le drapeau, délaisser les intérêts supérieurs de la
+patrie, que ceux-là s'en aillent. Mais qu'ils restent,
+ceux qui ne veulent pas déserter le champ d'honneur,
+qui veulent rester fidèles au devoir militaire et bien
+mériter de leur pays!» Alors, sur ces deux mille,
+sais-tu combien sortiront des rangs? Cinquante, à
+peine! Et si le colonel crie aux autres: «Fusillez-moi
+ces cinquante hommes!» ce sera à qui, parmi les
+dix-neuf cent cinquante, se précipitera pour les coller
+au mur!</p>
+
+<p>Queslier réfléchit un instant.</p>
+
+<p>&mdash;Oui. C'est vrai. A moins que, sur les cinquante
+hommes, il ne s'en trouve un qui lève son fusil et
+envoie une balle dans la peau du colonel. Alors, tout
+le régiment partirait. Oui, il faudrait ça... c'est malheureux,
+pourtant!...</p>
+
+
+
+<p>Peut-être. Mais à qui la faute si, aux yeux de la
+foule, le Droit lui-même doit chercher sa sanction
+dans la force&mdash;la force inutile souvent, et bête quelquefois?&mdash;A
+qui la faute si le peuple ne comprend
+pas encore qu'on puisse imprimer le sceau de l'éternité,
+autrement qu'avec du sang, sur la face des révolutions?</p>
+
+<p>C'est l'aveuglement des peuples&mdash;ces parias hébétés
+par la misère et l'ignorance, ces souffrants dont
+les passions ont toujours, au fond, quelque chose de
+religieux&mdash;qui réclame de la foi révolutionnaire des
+sacrifices sanglants et des scapulaires rouges.</p>
+
+
+
+<br><br><br>
+<h3>XXV</h3>
+
+
+
+<p>&mdash;Dis donc, toi, pourquoi as-tu cassé le manche de
+ta pioche, hier?</p>
+
+<p>&mdash;Moi! j'ai cassé un manche de pioche?</p>
+
+<p>&mdash;Viens voir un peu ici, si ce n'est pas vrai.</p>
+
+<p>C'est le sapeur du génie Bompané qui m'interpelle
+et qui m'entraîne dans la casemate où l'on serre les
+outils tous les soirs. Qu'est-ce qu'il me chante, avec
+sa pioche?</p>
+
+<p>&mdash;C'est une blague. Seulement, je voulais te parler
+sans attirer l'attention des pieds-de-banc. J'ai reçu ce
+matin une lettre d'un de tes parents, avec un mandat.
+Il y a une feuille pour toi. Tiens, la voilà.</p>
+
+<p>C'est la réponse du cousin. Il se déclare prêt à me
+faire parvenir tous les mois une certaine somme, par
+les voies que je lui ai indiquées. Il me souhaite une
+bonne santé et m'engage à manger du chameau le
+moins souvent possible. On lui a dit que c'était
+échauffant. Brave cousin! il me demande aussi un peu
+plus de détails sur le pays. Je lui en donnerai des
+flottes. Je lui apprendrai comment on fabrique la
+couscous.</p>
+
+<p>Un post-scriptum: «Tu me rembourseras les
+sommes que je t'avancerai jusqu'à ta libération, à ton
+retour, lorsque tu auras réglé tes comptes». C'est
+entendu.</p>
+
+<p>Maintenant, je vais pouvoir mastiquer à ma fantaisie.
+Il n'est vraiment pas trop tôt. Bompané doit me passer
+un pain tous les deux jours et, de temps en temps,
+un litre de vin ou d'absinthe.</p>
+
+<p>Après la misère, l'orgie.</p>
+
+<p>Je ne suis pas le seul, d'ailleurs, qui jouisse du
+bien-être, qui me plonge dans les délices. Plusieurs
+de mes camarades ont usé du même moyen que moi
+et, soit par l'entremise des sapeurs du génie, soit par
+celle des ouvriers italiens, se sont fait envoyer de
+l'argent.</p>
+
+
+
+<p>&mdash;Est-ce que les purotains peuvent y mettre un
+doigt? est venu demander Acajou qui, les dents longues
+et l'estomac creux, est entré l'autre jour dans le
+marabout où nous recevons mystérieusement nos
+provisions.</p>
+
+<p>Bien entendu. Pique dans le tas, mon gars, et avec
+la fourchette du père Adam, encore. Seulement, ne
+boulotte pas tout; il faut que tout le monde vive. C'est
+Voltaire qui a dit ça.</p>
+
+<p>Ça n'étonne pas Acajou; du reste, il est trop bien
+élevé pour se flanquer une indigestion. Il prétend
+que, rien que pour la santé, il vaut mieux <i>rester sur sa
+faim</i>.&mdash;Drôle de monture!</p>
+
+
+
+<p>Nous sommes une cinquantaine, maintenant, au
+détachement, depuis qu'on y a fait descendre une
+douzaine de bleus récemment arrivés de France; et
+sur ces cinquante, je ne crois pas qu'on en trouverait
+cinq disposés à se plaindre du régime que nous
+supportons. Nous n'avons presque rien à faire en
+dehors des heures de travail au bordj, nous nous
+arrangeons de façon à ne pas crever de faim; nous
+buvons un petit coup de temps en temps et nous
+fumons comme des locomotives. Réellement, pour des
+forçats, nous ne sommes pas mal.</p>
+
+<p>Le lieutenant Ponchard, satisfait probablement de
+se voir chef de détachement et de ne relever que de
+lui-même, se confine de plus en plus dans sa maison
+où, paraît-il, il se flanque de jolies cuites avec les
+pieds-de-banc qui, de leur côté, nous laissent à peu
+près livrés à nous-mêmes. Nous l'apercevons de temps
+à autre, se promenant dans les environs du camp,
+bras dessus, bras dessous, avec son ordonnance.
+Un soldat de l'armée régulière, cette ordonnance,
+comme toutes celles des officiers sans troupes&mdash;et
+les Compagnies de Discipline ne sont considérées que
+comme des troupes irrégulières.</p>
+
+<p>Depuis quelque temps, il tranche du maître, ce
+larbin louche; il prend l'habitude de nous surveiller
+du coin de l'oeil et de fournir sur nous, à son patron,
+des rapports plus ou moins exacts. Il a même eu le
+talent de faire mettre en prison cette brute de Prey
+qui lui avait fait un compliment équivoque.</p>
+
+<p>&mdash;C'est moi que vous injuriez en insultant mon
+ordonnance! est venu dire, d'une voix empâtée, le
+lieutenant Ponchard, ivre à ne pas se tenir debout.
+Prey, je vous mets quinze jours de prison.</p>
+
+<p>Et Prey a monté son tombeau... d'où l'officier l'a
+fait sortir le lendemain, après lui avoir fait subir un
+interrogatoire.</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes-vous bien rendu compte de ce que
+vous avez dit hier?</p>
+
+<p>&mdash;Non, mon lieutenant.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, vous êtes fou?</p>
+
+<p>&mdash;J'sais pas, mon lieutenant.</p>
+
+<p>J'étais de faction, à deux pas. L'officier s'est tourné
+vers moi, l'oeil encore allumé par la soulographie de
+la veille.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous, factionnaire, croyez-vous qu'il soit fou?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mon lieutenant, je le crois.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, qu'il s'en aille... El-Ksob n'est pas une
+succursale de Charenton.</p>
+
+<p>Et il est parti en riant.</p>
+
+
+
+<p>Je n'ai pas menti. Prey est bien un fou, un pauvre
+fou. Aucune proportion entre les lignes de cette face
+bestiale qui porte tatoué: «Pas de chance» sur le
+front où descendent des cheveux hérissés; le maxillaire
+inférieur avançant sur le supérieur et laissant
+entrevoir la pointe acérée des canines; les yeux injectés
+de sang. On sent que, chez cet être au cerveau
+déséquilibré, la conscience n'existe pas. On sent que,
+dans sa naïveté cynique, il n'hésiterait pas à se servir,
+pour étendre du fromage sur son pain, du lingre
+à la virole encore rouge avec lequel il aurait suriné,
+la veille, un pante au coin d'une borne.&mdash;Un de ces
+prédestinés des fins lugubres, poussés vers le crime
+par une fatalité inéluctable, et sur le berceau desquels
+le couperet sinistre de la guillotine a projeté son
+ombre triangulaire.</p>
+
+<p>Je connais peu de sa vie. Le peu qu'il en sait lui-même
+et qu'il m'a raconté en riant, d'un air triste,
+avec des expressions baroques, magnifiques et atroces,
+qui font couler dans le dos le froid d'une lame de
+couteau et qui jettent parfois comme un rayon d'or
+sur des remuements de boue: le père au bagne, la
+mère indigne, la maison de correction à treize ans...
+Toute l'épopée lamentable d'un de ces parias dans la
+pauvre âme desquels la société ne sait pas voir et dont
+elle jette un jour le cadavre, la bourgeoise jouisseuse,
+dans le panier sanglant du bourreau.</p>
+
+<p>Il tuera, ce Prey, il tuera; et, quand il aura payé sa
+dette&mdash;la dette de l'hérédité sombre et de son organisme
+morbide&mdash;des savants viendront, qui pèseront
+soigneusement son cerveau d'assassin, qui l'étudieront
+au microscope, qui déclareront que le criminel
+n'était que l'instrument aveugle d'une cause hors de
+lui et qu'il était irresponsable. Pauvre homme!...</p>
+
+
+
+<p>Ça ne fait rien, l'officier me prend pour un blagueur;
+il me l'a dit carrément.</p>
+
+<p>&mdash;Vous croyiez que j'étais saoul, l'autre jour, quand
+vous m'avez dit que Prey était fou? Vous êtes un
+fumiste... Mais vous avez raison d'essayer de tirer
+vos camarades de prison. A votre place, j'en ferais
+autant.</p>
+
+<p>C'est bien possible. D'autant plus possible qu'il a
+l'air de s'abrutir de jour en jour davantage. Un abrutissement
+doux d'ivrogne larmoyant, un laisser-aller
+compatissant de gaga expansif. Presque tous les soirs,
+après la soupe, il vient nous retrouver dans le coin
+du camp où nous avons pris l'habitude de nous réunir.
+Il écoute nos histoires, nous distribue du tabac et,
+quand il est gris comme un Polonais, nous fait chanter
+en choeur.</p>
+
+<p>&mdash;Chantez quelque chose de cochon... Moi, je n'aime
+que ce qui est cochon...</p>
+
+<p>Il accompagne au refrain.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, encore une fois! Je vous donnerai trois
+paquets de gros tabac...</p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>On dit que la reine des garces est morte,</p>
+<p class="i2">Est morte comme elle a vécu.....</p>
+ </div> </div>
+
+<p>A la fin, il essuie une larme d'attendrissement qui
+roule au bord de sa paupière rouge.</p>
+
+<p>&mdash;C'est tout de même trop cochon... Enfin, moi, je
+n'aime que ce qui est cochon... Heureusement qu'il
+n'y a pas de demoiselles ici, n'est-ce pas, toi?</p>
+
+<p>Et il regarde son ordonnance qui est venu lui nouer
+un foulard autour du cou pour l'empêcher d'attraper
+un rhume...</p>
+
+
+
+<p>Après les chansons, on fait de longs récits,&mdash;des
+récits pornographiques. Ils se prolongent souvent très
+avant dans la nuit, ces contes sales, bien après l'heure
+du coucher, après l'heure de l'appel du soir qu'on ne
+sonne pas, le plus souvent. Et, au milieu de l'obscurité
+grandissante, dans la nuit que percent les feux
+des prunelles enflammées, on voit de temps en temps
+se lever des hommes qui se prétendent fatigués, qui
+se retirent dans leurs marabouts, qui sortent du
+camp, par couples, l'un suivant l'autre rapidement,
+sous des prétextes quelconques. On les blaguait, tout
+d'abord; maintenant, on ne les blague plus. C'est
+tout au plus si l'on se pousse du coude quand on les
+voit partir. Le mépris a fait place à l'envie.</p>
+
+
+
+<p>&mdash;Pourquoi que tu ne te fais pas une gigolette!
+m'a demandé l'autre jour le Crocodile, <i>qui en est</i>.
+Dame! je sais bien, c'est un peu... Enfin, quoi? ce
+n'est pas de notre faute si nous n'avons pas de grives
+et si nous sommes forcés de prendre des merles...</p>
+
+
+
+<br><br><br>
+<h3>XXVI</h3>
+
+
+
+<p>Je suis plus malheureux que les pierres.</p>
+
+
+
+<p>Il s'agrandit de jour en jour, le trou que creuse depuis
+si longtemps dans mon âme le pic impitoyable
+de l'ennui.</p>
+
+<p>Ce trou me fait peur, mais je n'ai rien pour le combler.
+Rien, pas même la haine. Elle disparaît peu à
+peu, elle aussi, lorsque s'efface le souvenir de l'indignation
+qui l'avait fait sortir tout armée du cerveau,
+comme Athénée portant la lance.</p>
+
+<p>Il y a des moments où je ne me sens pas assez misérable,
+où je voudrais souffrir davantage, où je voudrais
+être torturé comme je ne l'ai pas encore été.
+J'ai soif de la douleur, parce que la douleur me donne
+la rage et que je suis assez fort pour triompher de
+l'abattement lorsque je suis plein d'amertume et que
+j'ai trempé dans le fiel la débilité de mon coeur.</p>
+
+<p>Oh! si l'on pouvait haïr toujours!</p>
+
+
+
+<p>Je me suis sondé et éprouvé, et j'ai reconnu ma
+faiblesse.</p>
+
+<p>D'abord, je suis seul,&mdash;tout seul. Je n'ai même pas
+ces compagnons qu'on appelle des souvenirs, ces remémorances
+qui font tressaillir et qui amènent, malgré
+lui parfois, la détente du sourire sur la face crispée
+de l'abandonné. Tous les jours de ma vie se sont
+engloutis les uns après les autres dans le même bourbier
+fangeux.</p>
+
+<p>C'est ma faute, peut-être. J'ai mal fait, sans doute,
+de me dépouiller toujours de mes émotions et de les
+précipiter dans le puits où je les écoutais, penché en
+riant sur la margelle, rebondir le long des parois
+avant de crever la prunelle glauque du grand oeil qui
+brillait au fond.</p>
+
+<p>Je porte la peine de mon insensibilité voulue.</p>
+
+
+
+<p>J'ai toujours été un replié et un rétif. Mon enfance
+n'a point été gaie.</p>
+
+<p>Je n'ai jamais aimé ma famille où je n'avais trouvé
+que des sympathies insuffisantes, des effarouchements
+bébêtes et des défiances trop peu voilées. En butte
+aux animosités que j'avais excitées, profondément
+affecté par les injustices et plus encore par les mauvais
+traitements mérités, mais entêté comme un âne
+rouge, je lui ai fait une guerre sans merci, quitte à en
+souffrir moi-même,&mdash;comme je crevais les encriers
+de plomb du collège, nerveusement, par besoin de
+nuire, au risque de me noircir les doigts.</p>
+
+<p>Je lui en voulais moins de ses colères et de ses
+méchancetés que de ses ridicules et de ses tentatives
+de réconciliation. J'avais bien du mal, quelquefois, à
+résister à l'assaut des apitoiements bêtes, à me raidir
+contre la poussée des <i>bons sentiments</i>, ces béliers à
+têtes d'ânes des éducations idiotes qui battent en brèche
+les énergies, et avec lesquels on essayait de
+mettre à néant mes résistances. Je tenais bon, pourtant,
+gardant au dedans de moi une secrète rancune
+contre ceux qui avaient été sur le point de m'arracher
+une capitulation. J'aurais eu tellement honte de me
+laisser dompter!</p>
+
+<p>Mes premières haines viennent de là.</p>
+
+<p>Je nourrissais aussi une aversion énorme contre
+ceux qui avaient de l'autorité sur moi, mes maîtres,
+les gens qui essayaient d'étouffer, sous le couvercle
+des bons conseils, mes aspirations vers un inconnu
+qui m'attirait, contre ceux surtout qui posaient, sur
+mes irritations douloureuses, le cataplasme émollient
+de leur bonté,&mdash;que je prenais, de parti pris, pour de
+l'hypocrisie.</p>
+
+
+
+<p>Plus tard, je me suis aperçu que j'étais devenu la
+proie de mon insensibilité moqueuse. J'étais assez
+sceptique pour ne croire à rien et assez cynique pour
+en rire. L'indifférence ironique était entrée en moi,
+peu à peu, comme un coin serré par le tronc dans
+lequel on l'enfonce et qu'on ne peut plus arracher.
+A ce moment-là, peut-être, par dégoût et par fatigue,
+j'aurais été capable de me faire trouer la peau pour
+une idée creuse quelconque&mdash;mais à condition de
+pouvoir blaguer, cinq minutes, l'utopie qui aurait
+causé ma mort, avant de tourner de l'oeil.</p>
+
+
+
+<p>J'aurais été heureux, pourtant, de pouvoir croire,
+d'avoir une conviction qui fût à moi, bien à moi, qui
+me remplît le cerveau, que je ne pusse arriver à
+m'enlever à moi-même. J'ai tout fait pour cela, tout.
+J'ai compris qu'on ne guérissait pas le doute, cet ulcère,
+en le grattant avec ces tessons qui sont des raisonnements,
+quand ils ne sont pas des sophismes.
+J'ai voulu croire bêtement, aveuglement&mdash;parce que
+je voulais croire&mdash;avec la foi du charbonnier. Je n'ai
+pas pu.</p>
+
+
+
+<p>J'ai passé ainsi deux ans; deux années sur le noir
+desquelles je ne pourrais plus rien voir si je n'avais
+sali leur voile sombre, de loin en loin, voluptueusement,
+de la tache rouge d'une cochonnerie ou de l'accroc
+d'une méchanceté. Il me fallait cela, de temps
+en temps.</p>
+
+<p>Ma foi, oui! J'éprouvais un besoin énorme, irrésistible,
+de faire saigner un coeur qui s'était ouvert à
+moi, de cracher dans une main qu'on me tendait et
+que j'avais serrée bien des fois avec effusion. Les
+haines étaient trop lourdes à porter, le dégoût me pesait
+trop fort pour qu'il me fût possible de garder
+au dedans de moi, bien longtemps, une dépravation
+d'autant plus profonde que j'en avais parfaitement
+conscience. J'en arrivais fatalement à détester les
+gens qui me montraient de l'affection. Leur bonté
+m'agaçait, leur confiance m'énervait. J'avais envie de
+leur crier: «Mais vous ne me comprenez donc pas?...
+Vous ne voyez donc pas que je suis fatigué de faire
+patte de velours et qu'il va falloir que j'étende les
+griffes?» Puis, une idée me saisissait, implacablement
+me torturait. «Est-ce qu'ils me prennent pour un
+mouton, ces imbéciles? Ils ne se doutent même pas
+que toute la douceur qu'ils me font avaler se change
+en fiel dans mes entrailles!» Et un jour, n'en pouvant
+plus, exaspéré, je leur lançais au visage la giclée sale
+de ma méchanceté!</p>
+
+<p>Alors, j'éprouvais une joie intense, véhémente,
+grandie encore par un serrement de coeur avec lequel
+je ne cherchais par à lutter, car il irritait ma jouissance.
+Je ressentais une volupté âpre à me rappeler
+tous les détails de ma conduite indigne&mdash;plaisir
+d'assassin qui va et vient, fiévreusement, dans la rue
+où il a suriné sa victime.</p>
+
+
+
+<p>Je pourrais passer au crible tout le limon de mon
+enfance et de mon adolescence sans trouver une seule
+de ces paillettes d'or qu'on appelle des heures de joie.
+J'ai lutté longtemps avec les autres et avec moi-même,
+voilà tout.</p>
+
+<p>Je me suis engagé...</p>
+
+<p>Et maintenant, maintenant que j'ai l'âge de comprendre,
+maintenant que j'ai souffert, où en suis-je?
+Ai-je trouvé le flambeau qui doit me guider dans la
+route sombre que j'ai choisie? Pourrais-je placer une
+réponse après les interrogations qui, devant mon
+esprit d'enfant, venaient suspendre leurs silhouettes
+tordues par l'ironie et gonflées par le dédain au-dessus
+du point final des honnêtes phrases convenues?
+Ai-je appris quelque chose, moi qui ai renié la
+famille parce que j'étouffais dans son atmosphère? Je
+dois être fort, à présent, je dois être armé pour la
+lutte, cette lutte dont j'ai rêvé vaguement depuis si
+longtemps, je dois être descendu au fond des choses,
+je dois savoir...</p>
+
+<p>Hélas! même aux questions que j'ai le plus creusées,
+j'ai à peine trouvé une réponse, tellement les
+solutions se démentent, tellement les contradictions
+se heurtent. J'ai pensé bien des fois aux dernières
+paroles de mon père, le jour où il m'a quitté, et je ne
+sais pas encore pourquoi il ne suffit point à un père
+d'aimer ses enfants. Je ne sais même pas s'il ne vaudrait
+pas mieux, pour lui et pour eux, qu'il ne les aimât
+point du tout. J'ai seulement pu entrevoir, au
+flanc de la famille, cette plaie puante et corrompue:
+l'héritage, l'argent...</p>
+
+
+
+<p>Non, je ne sais rien. Ma pauvre science, dont j'avais
+rêvé de faire une armure forgée de toutes pièces
+sur l'enclume de la souffrance avec le marteau de la
+haine, n'est toujours, malgré tout, qu'un assemblage
+de haillons et de morceaux graissés de la graisse du
+pot-au-feu et salis de l'encre de l'école&mdash;décroche-moi-ça
+lamentable de loques bourgeoises étiquetées
+par des pions.&mdash;C'est si dur à faire disparaître, les
+sornettes que l'on vous a fourrées de force dans la
+boule&mdash;vieux clous rouillés dans un mur et qu'on
+ne peut arracher qu'en faisant éclater le plâtre.</p>
+
+<p>Je suis toujours l'enfant que pousse son instinct,
+mais qui ne sait pas voir. La douleur ne m'a pas
+éclairé, la souffrance ne m'a pas ouvert les yeux...</p>
+
+
+
+<p>Ah! Misère! les épaules me saignent, cependant,
+d'avoir tiré ton dur collier! Ah! Vache enragée! j'en
+ai bouffé, pourtant, de ta sale carne!...</p>
+
+<p>Oh! avoir une vision nette! avoir une perception
+juste! Avoir la foi!</p>
+
+<p>La foi! oh! si je l'avais, je n'éprouverais pas ce
+que j'éprouve, je ne me laisserais pas agripper,
+comme un pâle malfaiteur, par le désespoir et le découragement,
+ces gendarmes blêmes des consciences
+lâches.&mdash;Je ne hausserais pas les épaules devant les
+rages passées, je n'aurais pas le petit rire sec de la
+pitié moqueuse au souvenir des grands élancements
+qui si souvent m'ont brisé.</p>
+
+
+
+<p>Car j'en suis là, à présent. J'en suis à me demander
+si je n'ai pas été le cabotin qui se laisse empoigner
+par son rôle, le rhéteur qui se laisse emballer par ses
+sophismes! J'en suis à me demander si ma haine du
+militarisme n'est pas une haine de carton, si ce n'est
+pas l'écho du rappel qu'a battu la Famine, avec ses
+doigts maigres, sur mon ventre creux, et si ce rappel
+ne va pas en s'assourdissant et en s'atténuant, aussitôt
+qu'on a mouillé la peau lâche avec un litre de vin
+ou une chopine d'absinthe!</p>
+
+
+
+<p>De la blague, alors, mes cris de colère? Du battage,
+mes emportements furieux? Du chiqué, les frissons
+qui me glaçaient les moelles?</p>
+
+<p>Quelle pitié! Et comme c'est lugubre, tout de
+même, de ne pouvoir comprendre ce que l'on a dans
+le ventre, de ne pouvoir croire en soi! Se figurer
+qu'on porte au coeur une plaie vive, quand on n'a
+peut-être sur la poitrine que l'emplâtre menteur d'un
+estropié à la flan!</p>
+
+<p>Ah! bon Dieu! dire que j'ai été si misérable, pendant
+des années, parce qu'on voulait me forcer à voir
+les choses à travers un carreau brouillé! Et voilà que
+je viens de m'apercevoir que, sur le trou qu'avait fait
+dans cette vitre mon poing d'enfant, j'ai collé, de mes
+mains d'homme, le papier huilé de la déclamation!....</p>
+
+
+
+<p>Je suis plus malheureux que les pierres.</p>
+
+
+
+<p>Je sens mon âme se fondre... Insensé! Au lieu de
+vivre dédaigneux et sombre, les yeux fixés sur un
+avenir menteur, si tu avais pris ta part des joies saines
+de la famille, si tu n'avais pas étranglé tes émotions et
+fermé ton coeur, tu ne serais pas harcelé par le doute
+impitoyable, ou tu pourrais du moins trouver une
+consolation dans la tranquillité de tes souvenirs et la
+sérénité de tes espoirs. Ce serait si bon, de pouvoir
+calmer tes peines avec les réminiscences des affections
+anciennes! Ce serait...</p>
+
+
+
+<p>Mensonge!... Ce n'est pas avec cette huile rance
+qu'il me faut panser la large blessure que m'ont faite
+à petits coups les stylets empoisonnés du dégoût et
+de la solitude. Ah! je m'en fous pas mal, par exemple,
+du sourire béat des espérances à gueules plates! Et
+comme je m'en bats l'oeil, de ne pas avoir roulé ma
+jeunesse, ainsi qu'un merlan à frire, dans la farine
+fadasse des épanchements familiaux!...</p>
+
+
+
+<p>Ah! c'est bien le doute qui me fait souffrir, vraiment!...
+C'est étrange, comme on aime à se tromper
+soi-même, comme on aime à transformer en palimpseste,
+aussitôt qu'on en a lu deux lignes, le livre
+grand ouvert de son coeur!</p>
+
+<p>Car je sais quel est mon mal, à présent. Je la connais,
+l'affreuse bête qui se démène en moi, qui me
+surexcite et me torture, et plonge mon esprit dans la
+nuit. Oh! il faut que je le hurle, que je fasse retentir
+mes cris de rage impuissante, comme le fauve qui, la
+nuit, dans la montagne, les flancs serrés et la gorge
+sèche, lance vers les étoiles impassibles le rugissement
+désespéré des ruts inassouvis.</p>
+
+
+
+<p>Une vision m'obsède. Un cauchemar me poursuit.
+Du jour où j'ai commencé à songer à l'amour, j'ai été
+perdu.</p>
+
+<p>C'est en vain que j'ai essayé d'étouffer le cri à la
+chair, c'est en vain que j'ai tenté de maîtriser mes
+crispations angoissantes. Toujours, de plus en plus
+impérieux, l'appel se faisait entendre, et je frémissais
+malgré moi, sursautant au milieu d'une accalmie,
+ainsi qu'au premier coup de langue de la diane, les
+dormeurs, réveillés en sursaut, ouvrent les yeux,
+effarés.</p>
+
+<p>Voilà des mois que cela dure, des mois que je
+roule ce rocher qui retombe sans cesse sur moi, au
+milieu des éclats de rire des corrompus qui m'entourent.
+Elles ont fini par me couper les bras, leurs
+railleries, et je viens de me coucher à côté du roc
+que, Sisyphe esquinté, je n'ai même plus la force de
+soulever.</p>
+
+<p>Ma cervelle est imbibée de luxure. C'est une éponge
+qu'il m'est impossible de presser sans faire couler à
+travers mes doigts le pus des passions sales.</p>
+
+<p>L'affreuse image qui s'y est incrustée devient de
+plus en plus confuse, comme celle d'un objet qui a
+posé trop longtemps devant l'appareil finit par se
+brouiller sur la plaque.</p>
+
+
+
+<p>Il est des choses que je voudrais taire, des abominations
+que je voudrais pouvoir passer sous silence.
+Je ressemble à l'un de ces arbres malingres et rabougris,
+couverts de végétations hideuses, de lèpres
+ignobles, de mousses galeuses, qui se tordent au fond
+d'un ravin sans air, au bord d'un fangeux marécage,
+et qui, plantés dans la vastitude solitaire de la plaine
+ou dans le resserrement fraternel de la forêt, auraient
+crevé le ciel libre de la saine poussée de leurs
+branches.</p>
+
+
+
+<p>Ah! oui, je voudrais qu'ils se cachent, les infâmes
+qui, à mes côtés, se prêtent à la satisfaction des
+désirs que la privation de femmes a surexcités! Je
+voudrais qu'ils se cachent, car il y a longtemps déjà
+que mon sang bouillonne en leur présence, et j'ai été
+pris, trop de fois, de l'envie terrible de les tuer&mdash;ou
+de les aimer. Ce n'est plus eux que je vois, ce n'est
+plus leur physionomie que je regarde avec dédain;
+ce sont des intonations féminines que je recherche
+dans leurs voix, ce sont des traits de femmes que
+j'épie fiévreusement&mdash;et que je découvre&mdash;sur
+leurs visages; ce sont des faces de passionnées et
+des profils d'amoureuses que je taille dans ces figures
+dont l'ignominie disparaît.</p>
+
+<p>Cette cristallisation infâme me remplit d'une joie
+âpre qui me brise.</p>
+
+
+
+<p>Oh! les rêves que je fais, somnambule lubrique,
+dans ces interminables journées où mon corps s'affaiblit
+peu à peu sous l'action de l'idée troublante! Oh!
+les hallucinations qui m'étreignent dans ces nuits sans
+sommeil où les extravagances du délire s'attachent
+brûlantes à ma peau, comme la tunique du Centaure!
+Ces nuits où j'écume de rage comme un fou, où je
+pleure comme un enfant; ces nuits pleines d'accès
+frénétiques, d'espoirs ardents, de convulsions douloureuses,
+d'attentes insensées et d'anxiétés poignantes,
+où mon coeur cesse de battre tout à coup,
+ainsi qu'à un susurrement d'amour, au moindre
+bruissement du vent&mdash;où je me suis surpris, tressaillant
+de honte, à étendre mes mains tremblantes
+de désir vers les paillasses où les lueurs pâles de la
+lune, perçant la toile, me faisaient entrevoir, dans les
+corps étendus des dormeurs, de libidineuses apophyses!...</p>
+
+
+
+<p>Ah! je ne veux point céder à la tentation! N'importe
+quoi, plutôt...</p>
+
+<p>Ma foi, oui, n'importe quoi! Je suis descendu au
+ravin où paissent les bourriques que mon voisin appelle
+ses mômes, et j'ai fait la cour, moi aussi, à
+mademoiselle Peau-d'Âne...</p>
+
+<p>Autant aurait valu essayer d'étancher ma soif avec
+du vinaigre.</p>
+
+
+
+<p>Maintenant, c'est fini... Je suis la proie du rêve
+malsain. Je ne suis plus moi; j'appartiens à ce bourreau:
+l'idée abjecte. Je ne vois plus rien qu'une
+chose: la femme; pas même la femme, l'organe; pas
+même l'organe, quelque chose de monstrueux, de
+vague, d'innommable, la résultante affreuse de la
+rêverie infâme: deux cuisses ouvertes et, dans l'écartement
+attractif du compas de chair, le vide sans
+forme, sans nom, la chose quelconque, mais vivante,
+intelligente, humaine, consolante, celle qui seule
+peut donner: la Satisfaction...</p>
+
+
+
+<p>Oh! qui me délivrera de cette obsession? Qui brisera
+cette griffe immonde qui étreint mon cerveau!
+Qui arrachera de devant mes yeux cette image qui
+m'exaspère, cet i grec de viande&mdash;qui me rendra
+fou!...</p>
+
+
+
+<br><br><br>
+<h3>XXVII</h3>
+
+
+
+<p>J'ai de la veine. On vient de rendre justice à mon
+mérite.</p>
+
+<p>Le conducteur des mulets qui vont chercher de l'eau
+au puits ayant perdu l'estime des <i>grosses</i> légumes, a
+été destitué. C'est moi qu'on a choisi pour le remplacer.</p>
+
+
+
+<p>&mdash;Chançard, est venu me dire Rabasse, le poète,
+qui prétend savoir mener les bourdons, lui aussi, et
+qui aurait bien voulu se voir promu au grade de porteur
+d'eau; tu n'as plus qu'à te battre les flancs, à
+présent!</p>
+
+<p>Pas tout à fait. Il faut que je fasse au puits six
+voyages par jour: trois le matin, trois le soir. Un
+homme de corvée doit m'accompagner pour remplir
+les tonneaux que nous plaçons sur les bâts. Ce n'est
+pas éreintant. Nous avons le temps de nous amuser
+en route.</p>
+
+<p>Je n'en ai justement pas, d'homme de corvée. Il
+m'en faut un. Je n'aurai pas été préposé à la lavasse,
+comme dit Acajou, et investi d'une autorité&mdash;limitée&mdash;sur
+deux bêtes de somme et un subalterne,
+sans avoir usé des prérogatives que me confère ma
+charge. Il m'en faut un.</p>
+
+<p>&mdash;Sergent, je n'ai pas d'homme de corvée.</p>
+
+<p>&mdash;Je vais vous en désigner un. Le premier qui sortira
+de sa tente... Gabriel! venez ici. Vous allez vous
+rendre au puits, avec Froissard; jusqu'à nouvel ordre,
+vous continuerez.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, sergent.</p>
+
+
+
+<p>Je reste cloué à ma place, stupide. Gabriel! lui!
+<i>elle!</i>... Mais je n'en veux pas!... Je...</p>
+
+<p>Et, tout d'un coup, je sens mes mains qui se glacent,
+tout mon sang qui me remonte au coeur. <i>Il</i>
+vient de me regarder en souriant...
+......................................
+......................................</p>
+
+
+
+<br><br><br>
+<h3>XXVIII</h3>
+
+
+
+<p>Je l'adore...</p>
+
+<p>Ah! si je pouvais les passer ici, comme cela, les
+neuf mois qui me restent à faire!...</p>
+
+
+
+<p>C'est pour rire... Le lieutenant Ponchard vient
+d'être appelé au commandement d'une compagnie
+d'un bataillon d'Afrique, en Algérie, et c'est un sergent
+qui va le remplacer comme chef de détachement.
+Un Corse, ce sergent, et un Corse qui m'en
+veut, un Corse qui m'a gardé rancune: Craponi.</p>
+
+<p>Gare à moi!</p>
+
+
+
+<p>Il n'y a pas une semaine qu'il est en fonctions que
+j'ai déjà pour plusieurs mois de bloc sur la planche.
+Je ne suis pas le seul, d'ailleurs, sur lequel se soit
+appesantie sa vengeance: nous sommes une douzaine
+en prison. Les gradés, que maintenait la bonhomie
+du lieutenant, ont repris courage et ont complètement
+changé d'allures, depuis l'arrivée de Craponi.</p>
+
+<p>&mdash;Quel tas de vaches! me dit Acajou, le soir,
+quand nous rentrons sous notre tombeau, après avoir
+fait le peloton.</p>
+
+
+
+<p>Il a raison, Acajou. Mais je n'ai plus que neuf mois
+à tirer, et je les défie bien de me faire faire un jour de
+plus.</p>
+
+<p>&mdash;Ne défie personne, me souffle le factionnaire qui
+nous garde et qui m'a entendu. Craponi parlait de toi
+tout à l'heure, avec Norvi; tu sais, le pied-de-banc
+qui vient de se rengager?</p>
+
+<p>J'insiste. Qu'ont-ils dit?</p>
+
+<p>&mdash;Presque rien. Norvi a touché sa prime de rengagement
+et veut aller la manger&mdash;ou la boire&mdash;à Tunis.
+Pour arriver à ce beau résultat, il faut qu'il fasse passer
+un homme au conseil de guerre.</p>
+
+<p>&mdash;Et il a parlé de moi?</p>
+
+<p>&mdash;De toi et du Crocodile.</p>
+
+<p>&mdash;Les canailles!</p>
+
+<p>&mdash;Ils ne sont pas décidés. Ils vont jouer votre tête
+au piquet, en cent cinquante: Norvi joue pour le Crocodile
+et Craponi pour toi. J'ai entendu ça il y a cinq
+minutes, en passant devant leur baraque. Ils sont en
+train de jouer, à présent.</p>
+
+<p>&mdash;Promène-toi encore, sans avoir l'air de rien, et
+tâche de savoir...</p>
+
+
+
+<p>Un brusque éclat de voix me coupe la parole.</p>
+
+<p>&mdash;Quinte et quatorze, quatre-vingt-quatorze! j'ai
+gagné de trente!...</p>
+
+<p>&mdash;C'est Craponi qui a gagné, me dit le factionnaire,
+qui pâlit.</p>
+
+<p>Je ne pâlis peut-être pas&mdash;je ne sais pas&mdash;mais
+j'ai un petit tremblement nerveux.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, c'est lui, mon vieux, tu as raison! Seulement,
+tout n'est pas dit. A nous deux, la belle! Ça va
+être drôle!...</p>
+
+
+
+<p>Ça n'a pas été drôle du tout.</p>
+
+<p>Pendant un mois, les chaouchs m'ont <i>cherché</i> de
+toutes les façons sans arriver à aucun résultat, malgré
+leur méchanceté hypocrite. J'étais sûr de moi,
+certain d'aller jusqu'au bout, sans plier. Et je répétais
+la phrase lamentable du soldat martyrisé par ses
+chefs: «Ils auront la graisse, mais pas la peau.»</p>
+
+
+
+<p>Un soir, mon pied a tourné sur un caillou. Le lendemain
+matin j'avais la cheville gonflée et je pouvais
+à peine me tenir debout. J'ai vu qu'il me serait impossible
+de faire le peloton.</p>
+
+<p>&mdash;Va montrer ton pied au sergent, m'a dit un camarade.
+Comme il n'y a pas de médecin ici, il sera forcé
+de te faire remonter à Aïn-Halib et, pendant qu'on te
+soignera, tu seras mieux qu'ici, en prison.</p>
+
+<p>Je monte clopin-clopant jusqu'à la baraque des
+chaouchs.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que vous voulez? vient me demander
+Craponi qui, étonné de me voir là, fait deux pas au-delà
+du seuil.</p>
+
+<p>&mdash;Sergent, je me suis foulé le pied et je viens vous
+demander...</p>
+
+<p>&mdash;Attendez-moi là un moment.</p>
+
+<p>Il est rentré dans la maison, et en est sorti deux
+minutes après.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que vous dites que vous avez?</p>
+
+<p>&mdash;J'ai le pied foulé, sergent, et je voudrais monter
+à Aïn-Halib, pour me présenter devant le major, avec
+le convoi qui part aujourd'hui.</p>
+
+<p>&mdash;Empoignez-moi cet homme-là, Cristo!&mdash;Vous
+m'insultez! vous m'insultez!</p>
+
+
+
+<p>Trois gradés, deux sergents et un caporal, se sont
+précipités hors de la baraque. Ils m'ont saisi par les
+bras et par le cou et m'ont traîné jusqu'à un gros
+arbre qui s'élève, seul et desséché, à une cinquantaine
+de pas de la route.</p>
+
+<p>&mdash;Apportez-moi des cordes! crie Norvi à un homme
+de garde.</p>
+
+<p>&mdash;Mais qu'est-ce que j'ai fait, sergent? Pourquoi
+m'attachez-vous?</p>
+
+<p>&mdash;Silence! porco! ou je vous mets le bâillon!</p>
+
+<p>Ils m'ont attaché les pieds, les mains, et m'ont lié
+étroitement à l'arbre; puis ils m'ont laissé seul.</p>
+
+
+
+<p>Que penser? que croire? J'ai passé quatre heures à
+me les poser, ces deux questions, sans trouver de
+réponse, ou en trouvant trop; ne sentant pas la morsure
+des cordes qui m'entraient dans les chairs, mais
+avec la sensation d'une douleur sourde, causée par
+un coup de masse, sur la tête.</p>
+
+
+
+<p>A neuf heures, le clairon sonne pour la lecture du
+rapport. Je tends l'oreille, mais il m'est impossible de
+surprendre autre chose qu'un bredouillement indécis.</p>
+
+<p>&mdash;Rompez les rangs, marche!</p>
+
+<p>Craponi se dirige vers moi, son cahier de rapports à
+la main. Il s'arrête à trois pas, remuant deux secondes
+ses lèvres blêmes.</p>
+
+<p>&mdash;Froissard&mdash;huit jours de prison&mdash;lorsque le
+sergent chef de détachement lui faisait une observation,
+a répondu à ce dernier: «Tu me fais chier,
+bougre d'idiot!»</p>
+
+<p>J'ai un hurlement.</p>
+
+<p>&mdash;C'est faux! Je ne vous ai pas dit ça! C'est faux!</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai.</p>
+
+<p>Le Corse me regarde en dessous, une placidité
+douce dans ses deux yeux noirs d'hypocrite imperturbable.
+Il fait un demi-tour par principes et, en s'en
+allant:</p>
+
+<p>&mdash;Insulte à un supérieur pendant ou à l'occasion
+du service, dix ans de travaux publics.</p>
+
+
+
+<p>J'ai senti le froid d'une lame de couteau m'entrer
+entre les deux épaules.</p>
+
+<p>Je suis perdu!</p>
+
+
+
+<br><br><br>
+<h3>XXIX</h3>
+
+
+
+<p>Je suis perdu! Cette pensée ne me quitte pas. Elle
+me harcèle; je ne vois pas autre chose, rien, rien.
+Et, chaque fois que je m'écrie en moi-même, indigné:</p>
+
+<p>&mdash;Mais l'accusation portée contre moi est un infâme
+mensonge! C'est faux!</p>
+
+<p>J'entends la voix blanche du Corse qui répond:
+«C'est vrai!»</p>
+
+<p>Et je sens que le Corse aura raison, toujours raison,
+et que mon témoignage à moi, Camisard revêtu
+de la capote grise, ne pèse pas plus, devant l'affirmation
+du galonné, qu'une plume devant un coup de
+vent... C'est à se briser la tête contre les murs!</p>
+
+
+
+<p>Perdu!... Je me redis ce mot tout le long des vingt-cinq
+kilomètres que j'ai à faire, les mains attachées,
+pour arriver à Aïn-Halib.</p>
+
+<p>Perdu!... Je me le redis encore quand, le soir, on
+m'a mis les fers aux pieds et aux mains et qu'on m'a
+jeté dans le coin du ravin où l'on relègue les hommes
+en prévention.</p>
+
+<p>Dix ans de travaux publics! Ah! mieux vaudrait la
+mort, mille fois!... La mort... Et je me souviens de la
+réponse de Queslier, un jour où nous parlions du
+conseil de guerre: «Si jamais, par malheur, ils m'y
+faisaient passer, ce n'est ni à cinq ans ni à dix ans de
+prison qu'ils me condamneraient.» Et je vois son
+geste rapide mettant en joue un chaouch.</p>
+
+
+
+<p>&mdash;Est-ce un cadenas anglais que tu as à tes fers?
+murmure une voix qui sort du tombeau voisin du
+mien.</p>
+
+<p>Je me retourne, tant bien que mal, et j'aperçois
+sous la toile relevée la moitié d'un visage qui ne m'est
+pas connu.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, c'est un cadenas anglais. Pourquoi?</p>
+
+<p>&mdash;Parce que j'ai une fausse clef que je me suis
+faite avec un morceau de fil de fer. Tu ne me connais
+pas, mais moi, je te connais, ou plutôt j'ai entendu
+parler de toi. Je vais aller te détacher.</p>
+
+<p>Et, en effet, rampant avec des précautions de sauvage,
+l'homme se glisse le long de mon tombeau et
+se met à travailler le cadenas.</p>
+
+<p>&mdash;Ça y est. Défaisons quatre ou cinq tours et refermons.
+Maintenant, tu peux mettre tes mains là dedans
+et les retirer à volonté. Tu es en prévention de
+conseil de guerre? Tu viens d'El-Ksob?</p>
+
+<p>&mdash;Oui.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, on n'instruira ton affaire que demain dans
+l'après-midi. Moi, j'ai déjà été appelé chez le capiston.
+Mon flanche est dans le sac. Je pars à la fin de la semaine
+pour passer au tourniquet.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi passes-tu au conseil de guerre?</p>
+
+<p>&mdash;Pour refus d'obéissance. J'attraperai deux ans de
+prison. Je l'ai fait exprès. Je m'embêtais ici...</p>
+
+<p>Il a un rire idiot.</p>
+
+
+
+<p>&mdash;Tu comprends, quand j'aurai fini mes deux ans,
+je serai versé dans une autre compagnie... J'y serai
+peut-être moins mal qu'ici... Tu sais, je t'ai détaché,
+mais tâche de ne pas le faire voir. Ne profite pas de
+ça pour aller te promener...</p>
+
+
+
+<p>Non, mon ami, non, je n'irai pas me promener. Pas
+aujourd'hui, du moins; mais demain, après la confrontation
+avec les témoins chez le capitaine, si je
+vois que l'ignoble complot qu'on a formé contre moi
+réussit, si je vois que le crime que les abjects
+chaouchs ont depuis si longtemps prémédité est sur
+le point de s'accomplir, eh bien! il se pourrait que
+j'aille faire une petite promenade, la nuit, quand on
+n'y voit point à trois pas. Il se pourrait que je monte
+là-haut, au camp, que je prenne une baïonnette dans
+un marabout et que j'entre tout doucement, sans me
+laisser voir de personne, dans la baraque où ronflent
+les pieds-de-banc, ou dans le bord où dort le capitaine.
+Et il pourrait se faire aussi, vois-tu, que j'aie
+du sang aux mains lorsque je viendrai réveiller le
+chef de poste, après ma promenade nocturne, pour
+le prier de m'écrouer.</p>
+
+<p>Tu ne m'aurais pas détaché, n'est-ce pas, si tu
+t'étais douté de ça? Et si je te livrais mon secret maintenant,
+tu appellerais le chaouch de garde à grands
+cris, n'est-ce pas? Mais tu ne te doutes de rien; tu
+dors peut-être tranquillement, avec tes deux ans de
+prison en perspective, toi qui <i>fais exprès</i> de passer
+au conseil de guerre! Et tu ne supposes pas qu'il
+y ait des gens assez fous pour ne vouloir y passer à
+aucun prix et pour préférer, lorsque les buveurs
+de sang ont résolu de leur voler dix années de leur
+vie, douze balles dans la peau à dix ans de travaux
+publics.</p>
+
+
+
+<br><br><br>
+<h3>XXX</h3>
+
+
+
+<p>&mdash;Oui, mon capitaine, oui! j'ai tout entendu. C'était
+moi qui faisais la cuisine des gradés, à El-Ksob.
+Vous savez probablement que, dans le mur de leur
+baraque, on a pratiqué une petite fenêtre, un guichet,
+pour passer les plats. Eh bien! ce guichet était resté
+ouvert. Quand j'ai vu Froissard arriver, je me suis
+douté de quelque chose. Je me suis dissimulé le long
+du mur et j'ai prêté l'oreille...</p>
+
+<p>C'est Queslier qui parle, Queslier qui a fait des pieds
+et des mains pour remonter d'El-Ksob au dépôt, car il
+sait quelle infâme machination a été ourdie contre
+moi, car il ne veut pas, lui qui a vu tendre le traquenard
+dans lequel je suis tombé, que je sois la victime
+des imposteurs galonnés qui ont juré ma perte. Il dit
+tout,&mdash;et sans ménager ses expressions, ma foi:&mdash;la
+partie de piquet au sanglant enjeu jouée un mois
+auparavant; la rentrée subite de Craponi dans sa maison,
+lorsque je me suis présenté sur le seuil, et la
+consigne atroce qu'il a donnée à ses sous-ordres.</p>
+
+<p>&mdash;Voici ses propres paroles, mon capitaine:</p>
+
+<p>«Froissard est là. Je vais ressortir et lui demander
+ce qui l'amène; aussitôt qu'il aura dit cinq ou six
+mots, je crierai: «Vous m'insultez, misérable!»
+Vous sortirez et vous le saisirez solidement. Nous le
+ferons passer au conseil et vous me servirez de témoins.
+<i>Sarà divertevole</i>. Comme ça, nous pourrons aller à
+Tunis.»</p>
+
+
+
+<p>&mdash;Vous mentez! s'écrie le capitaine qui, assis devant
+le pupitre de la salle des rapports, a bondi sur sa
+chaise.</p>
+
+<p>Queslier étend la main.</p>
+
+<p>&mdash;Mon capitaine, je jure que je dis la vérité.</p>
+
+<p>&mdash;Prenez garde à ce que vous dites! Si vous essayez de
+tromper la justice, de calomnier vos supérieurs,
+un châtiment épouvantable vous attend! Réfléchissez
+à ce que vous allez dire. Jusqu'à présent je
+n'ai rien entendu. Je vous interrogerai encore dans
+cinq minutes. Réfléchissez, Queslier, réfléchissez!
+Vous voulez sauver un camarade, malheureux! Savez-vous
+s'il est digne de votre dévouement, d'abord!
+Savez-vous s'il ne va pas faire des aveux, tout à
+l'heure? Savez-vous s'il n'en a pas fait déjà? Ah! mon
+pauvre enfant! Tenez, allez-vous-en! sortez d'ici!
+Profitez d'un moment d'indulgence. J'ai pitié de vous.
+Je ne suis pas seulement votre capitaine, votre commandant,
+je suis aussi votre père; vous retournerez
+ce soir à votre détachement et j'ignorerai que vous
+êtes venu ici. Suivez le bon conseil que je vous
+donne, ne vous compromettez pas davantage, ne persistez
+pas...</p>
+
+<p>&mdash;Mon capitaine, ma place est ici.</p>
+
+<p>&mdash;Indiscipliné! mauvaise tête! rebelle! canaille!
+Gare à votre peau! on ne rit pas avec moi! Vous entendez?...
+On ne rit pas!... Je vous le ferai voir, moi!
+Bougre!...</p>
+
+<p>Le capitaine écume. Subitement, il se calme. Il
+croise les bras sur le pupitre.</p>
+
+<p>&mdash;A vous, Froissard. Qu'avez-vous à dire pour vous
+justifier?</p>
+
+
+
+<p>On m'a fait asseoir sur une chaise dont la paille me
+brûle le derrière. J'ai des picotements par tout le
+corps, des fourmis dans les jambes. Je ne peux pas
+rester en place. C'est impossible. Pour cent mille francs
+et une montre en or, je ne demeurerais pas sur cette
+chaise. Je me lève.</p>
+
+<p>&mdash;Mon...</p>
+
+<p>&mdash;Asseyez-vous!</p>
+
+<p>Je me rassieds.</p>
+
+<p>&mdash;Mon capitaine...</p>
+
+<p>C'est plus fort que moi, je me lève encore.</p>
+
+<p>&mdash;Asseyez-vous!</p>
+
+<p>Je me rassieds. Oh! cette chaise!...</p>
+
+<p>&mdash;Mon capitaine, lorsque je me suis présenté...</p>
+
+<p>&mdash;Asseyez-vous!</p>
+
+<p>C'est vrai, je me suis encore levé.</p>
+
+<p>&mdash;Lorsque je me suis présenté devant...</p>
+
+<p>Je ne suis plus assis que sur une fesse.</p>
+
+<p>&mdash;...Devant le sergent Craponi...</p>
+
+<p>Je ne suis plus assis du tout; je suis, à moitié
+courbé, comme si je faisais une révérence, et j'ai
+crispé mon poing derrière mon dos, sur le dossier du
+siège d'angoisse.</p>
+
+<p>&mdash;Je lui ai dit simplement...</p>
+
+<p>J'ai lâché le dossier et je me suis redressé.</p>
+
+<p>&mdash;..._Sergent, je suis...</p>
+
+<p>&mdash;Asseyez-vous!</p>
+
+
+
+<p>J'empoigne la chaise à deux mains et, à toute volée,
+je la lance contre le mur. On entend un craquement.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez brisé cette chaise, vous payerez ça.
+Tout se paye, ici. Sergent, donnez une autre chaise au
+prévenu.</p>
+
+<p>Ah! non! Qu'on me donne la question, si l'on veut,
+mais pas de chaise! La commodité de la conversation,
+peut-être; mais l'incommodité de la défense, pour
+sûr!</p>
+
+<p>Et, afin que ça finisse plus vite, je m'écrie, sans
+faire semblant de m'apercevoir que l'horrible meuble
+est déjà derrière moi:</p>
+
+<p>&mdash;Je suis innocent! Je n'ai insulté personne: la
+déposition de vos gardes-chiourme est un affreux
+mensonge!</p>
+
+<p>&mdash;Vous payerez tout ça!... Asseyez-vous!</p>
+
+<p>Si l'on veut. Maintenant, ça m'est égal. Le capitaine
+se tourne vers Queslier.</p>
+
+<p>&mdash;Persistez-vous dans vos précédentes déclarations?
+Ce que vous avez dit est-il vrai?</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai.</p>
+
+<p>&mdash;Sergent Craponi, est-ce vrai?</p>
+
+<p>&mdash;C'est faux.</p>
+
+<p>Oh! quelle différence d'intonation entre la voix
+franche de Queslier et la voix fausse du Corse! Comme
+l'une a la clarté de la vérité et l'autre l'accent sourd
+du mensonge!</p>
+
+<p>&mdash;Sergent Norvi, est-ce vrai?</p>
+
+<p>&mdash;C'est faux.</p>
+
+<p>&mdash;Sergent Balanzi, est-ce vrai?</p>
+
+<p>&mdash;C'est faux.</p>
+
+<p>&mdash;Caporal Balteux...</p>
+
+<p>J'entends d'avance sa réponse... Je suis foutu!</p>
+
+
+
+<p>Mais Queslier s'est élancé vers le caporal et l'a saisi
+par le bras.</p>
+
+<p>&mdash;Caporal, vous êtes Français, vous! Vous n'êtes
+pas Corse! Les Français ne savent pas mentir! Vous
+ne voudrez pas faire condamner un innocent, prêter
+la main...</p>
+
+<p>Le capitaine s'est levé. Il frappe du poing sur le
+pupitre et ses hurlements se croisent avec les exclamations
+de Queslier.</p>
+
+<p>&mdash;Caporal! Suivez l'exemple de vos chefs... la hiérarchie!...
+la famille!... Vous retournerez voir votre
+famille avec des galons d'or... Vous serez sergent!
+Vous êtes un des premiers sur le tableau d'avancement...</p>
+
+<p>&mdash;Vous savez tout; ne soyez pas sergent, soyez
+honnête homme. Ça vaut mieux, allez!</p>
+
+<p>Le caporal étend la main. Il fait signe qu'il veut
+parler.</p>
+
+<p>Un grand silence.</p>
+
+
+
+<p>&mdash;Les sergents vous ont trompé, mon capitaine.
+Froissard est innocent. Queslier a dit la vérité. Je le
+jure!...</p>
+
+<p>On nous a fait sortir, Queslier et moi.</p>
+
+
+
+<p>Je ne passerai pas au conseil de guerre. Seulement,
+j'aurai soixante jours de prison pour bris d'un ustensile
+appartenant à l'Etat. Ce qu'il est veinard, l'Etat!
+Je voudrais bien être à sa place.</p>
+
+<p>Non, j'aimerais mieux avoir ce qui reste de la
+chaise, pour la casser tout à fait. Queslier aussi a
+soixante jours de prison. Lui, par exemple, c'est pour
+s'être permis de saisir familièrement par le bras un
+supérieur, pendant le service.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que ça fiche? me dit-il au moment où
+l'on nous boucle. Pourvu que ça compte sur le
+congé.............................</p>
+
+<p>Voilà trois mois, déjà, que l'affreux cauchemar est
+passé; trois mois qu'il s'est effacé, l'horrible rêve de
+l'existence brisée comme une lame d'épée par le bâton
+d'un manant; trois mois que le spectre du crime à
+accomplir a disparu de devant mes yeux.</p>
+
+<p>Ah! je suis soulagé d'un grand poids. Il m'a rendu
+bien vil, l'infâme métier. J'ai volé, j'ai forniqué. Mais
+j'ai pu au moins écarter de mes doigts souillés et
+tremblants le fantôme de l'assassinat...</p>
+
+<p>... Cette phrase que je viens d'écrire me fait honte.
+Elle ment. Je ne l'efface pas, je la laisse. Je n'ai pas le
+courage, vraiment, de la biffer d'un trait de plume,
+car c'est bien dur de tout dire, même quand on s'est
+promis de faire une confession sincère&mdash;même quand
+on n'a pas de remords.</p>
+
+<p>Pas de remords, non. Je n'ai été, là encore, que
+l'agent contraint et aveugle d'une cause hors de moi.
+Avoir des ménagements pour moi, affolé qui, inconsciemment,
+ai agi en brute, ce serait avoir des égards
+pour ceux qui, depuis si longtemps, appuient sur mon
+esprit leur lourd talon. Et ce n'est que justice, après
+tout, si je secoue, sur leurs faces viles, mes mains
+tachées de sanie et de sang.</p>
+
+<p>J'ai assassiné.</p>
+
+
+
+<p>Ah! je veux me hâter, maintenant. J'en ai assez de
+ces horreurs; j'en ai trop de ces ignominies. Je sens
+que je ne pourrai bientôt plus dégorger goutte à
+goutte toute la honte qu'on m'a fait boire et plaquer
+de larges taches, sur le papier blanc, avec toutes les
+infamies qu'on m'a forcé à commettre...</p>
+
+
+
+<p>Il a fallu aller nettoyer les puits, à Bir-Tala. Travail
+dur, répugnant. On a choisi, pour l'accomplir, une
+équipe de prisonniers. Nous partons, douze, à huit
+heures du soir, pour faire, pendant la nuit, l'étape de
+quarante kilomètres, dans les montagnes où aucun
+chemin n'est tracé. Nous nous apercevons, en arrivant,
+le lendemain matin, que l'un de nous manque
+à l'appel. C'est un jeune soldat, peu habitué à la
+marche, qui a dû rester en arrière. Nous l'attendons
+en vain toute la journée et, la nuit venue, nous allumons
+de grands feux.</p>
+
+<p>&mdash;Ce saligaud-là s'est au moins fait pincer par les
+Arabes, ronchonne l'adjudant qui nous commande. Il
+n'est guère admissible qu'il soit resté dans la montagne.
+Enfin, si demain, à dix heures, il n'est pas là,
+je donnerai la demi-journée à six d'entre vous pour
+aller à sa recherche.</p>
+
+<p>La nuit et la matinée se passent. Personne.</p>
+
+
+
+<p>&mdash;Vous allez partir deux par deux, chacun d'un
+côté. Vous, Froissard, avec l'Amiral, par là; vous,
+dans cette direction.</p>
+
+<p>&mdash;Mon adjudant, il nous faudrait de l'eau.</p>
+
+<p>On la mesure, l'eau. Celle qu'on pourrait tirer du
+puits n'est pas buvable, et il reste à peine un petit
+tonneau sur les quatre que les mulets ont apportés
+d'Aïn-Halib. La chaleur est accablante, justement.</p>
+
+<p>&mdash;Ce ne sera pas trop d'un bidon, dit l'Amiral.</p>
+
+<p>&mdash;Un bidon! comme vous y allez! s'écrie l'adjudant.
+Un demi-bidon, s'il vous plaît.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, mon adjudant, puisque le tonneau était
+encore plein tout à l'heure...</p>
+
+<p>&mdash;Et ce qu'il m'a fallu pour ma toilette?</p>
+
+<p>Nous avons un cri de stupéfaction.</p>
+
+<p>&mdash;Sa toilette! le moment est bien choisi...</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que c'est? Demi-tour! et vite!</p>
+
+<p>Et nous partons, sous le soleil de plomb, gravissant
+les montagnes abruptes, dégringolant les pentes caillouteuses
+des oueds, avec cette chopine d'eau, bientôt
+bouillante, et dont il ne reste pas une goutte au
+bout d'une heure.</p>
+
+
+
+<p>Combien de temps avons-nous marché, l'Amiral et
+moi? Je l'ignore. Mais je sais que jamais je n'ai tant
+souffert de la chaleur, que jamais la soif ne m'a torturé
+ainsi. Il vient un moment où, le corps en sueur,
+exténués, la gorge sèche, nous laissons tomber nos
+fusils par terre et nous nous étendons, haletants, sur
+le sable brûlant. Nous avons un doigt d'écume desséchée
+sur les lèvres; nous ne pouvons plus parler.
+L'Amiral me tire par le bras et me fait signe de nous
+remettre en route. Où allons-nous? Droit devant
+nous. Nous n'avons plus l'espoir de retrouver le camarade
+égaré. Il est mort, sans doute; il est tombé entre
+les mains des Arabes et l'on n'entendra plus jamais
+parler de lui, pas plus que de ces traînards qui, à la
+queue des colonnes, disparaissent mystérieusement.</p>
+
+<p>Nous n'en pouvons plus. Il ne nous reste qu'à regagner
+le camp. Nous gravissons une crête pour nous
+orienter. L'Amiral marche à dix pas devant moi. Brusquement,
+il pousse un cri strident et, derrière un rocher,
+disparaît en courant. Je le suis...</p>
+
+<p>Alors, que s'est-il passé? Comment dire cette chose?
+Comment rendre cette image que j'ai là, devant les
+yeux?</p>
+
+
+
+<p>Un puits avec une margelle de pierres rouges; deux
+Arabes, un vieux et un jeune, un enfant de quinze
+ans, tirant de l'eau dont ils remplissent des outres
+placées sur un ânon; l'Amiral saisissant le vieillard
+par le bras, le vieillard levant sa faucille dans un geste
+désespéré, une lame qui brille et l'Arabe tombant à
+la renverse, sa grande barbe blanche toute droite. Et
+je me vois aussi, moi, saisissant à la gorge l'enfant
+qui n'a pas le temps de jeter un cri et lui enfonçant, à
+trois reprises, ma baïonnette dans la poitrine...</p>
+
+<p>En moins d'une minute, tout cela. Et quoi encore?
+Je ne me rappelle pas; je ne sais plus. Les avons-nous
+précipités dans le puits, les cadavres? Je l'ignore.
+En vérité, je l'ignore. Et je ne sais même pas si nous
+en avons bu beaucoup, de cette eau qui avait une
+petite teinte rouge et qui nous a semblé si bonne,
+quand la soif, qui nous avait subitement quittés, un
+instant, nous est revenue plus ardente...</p>
+
+
+
+<p>Ce que je vois bien, par exemple,&mdash;oh! très distinctement!&mdash;c'est
+l'Amiral assis près du puits dans
+lequel il s'amuse à jeter des cailloux en disant:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! le vieux chameau! Il ne voulait pas me laisser
+boire dans sa <i>guerba!</i></p>
+
+<p>Et je ris doucement, moi, car je viens de faire
+reluire au soleil ma baïonnette que j'ai frottée avec
+du sable après l'avoir passée dans des touffes d'alfa.
+Parole d'honneur! elle est plus propre et plus nette
+que si elle sortait de chez l'armurier.</p>
+
+
+
+<br><br><br>
+<h3>XXXI</h3>
+
+
+
+<p>Je suis en prison&mdash;encore&mdash;et je fais le peloton&mdash;toujours.</p>
+
+<p>Ce n'est plus El-Ksob, ici. Je n'ai plus de vin, plus
+d'alcool, plus de tabac, plus de Louis-Quinze&mdash;plus
+même de pain. Je suis retombé dans la misère noire.</p>
+
+
+
+<p>Eh bien! tant mieux! Je suis content de m'être débarrassé
+de tout cela, d'avoir secoué toute cette
+honte.</p>
+
+<p>J'ai reconquis ma haine d'autrefois, la rage qui me
+met le feu au ventre, ma volonté d'énergumène. Je
+veux sortir du Barathre. Du courage, il m'en faut
+encore pendant une demi-année. J'en aurai.</p>
+
+<p>Je suis bien portant, d'ailleurs, malgré les fers,
+malgré les mauvais traitements, malgré les privations
+du régime cellulaire. Je me suis rhabitué à ne plus
+manger qu'une soupe sur quatre. De la blague, tout
+ça, lorsqu'on sait qu'on sera libre au bout de six
+mois!</p>
+
+<p>Je me sens fort, en dépit de tout. Et j'ai même une
+pointe de vanité égoïste en jetant un coup d'oeil,
+parmi les vingt hommes qui me suivent, sur deux ou
+trois malheureux qui clochent du pied et se traînent
+difficilement. Car c'est moi qui tiens la tête, c'est moi
+qui mène <i>le bal</i>, allant toujours, tant et plus, du
+même pas régulier, habitué à la charge énorme que
+je porte et qui ne pèse plus sur mes épaules, les bras
+rompus aux mouvements les plus pénibles et les plus
+prolongés du maniement d'armes que j'exécute machinalement,
+sans gêne.</p>
+
+<p>Je crois qu'un homme, lorsqu'il a pu dépasser un
+certain degré de fatigue et d'abattement, franchir, par
+un effort tenace de résolution, la limite qu'il s'est
+d'abord figuré ne pouvoir atteindre, est capable de
+continuer, sans plus souffrir, l'exercice qui lui a
+semblé impossible, de sauter, maintes et maintes
+fois, par dessus l'obstacle qu'il a pensé refuser. On
+arrive à s'insensibiliser.</p>
+
+
+
+<p>J'éprouve un serrement de coeur, pourtant, lorsque,
+à chaque tour de piste, j'arrive devant la petite butte
+de gazon sur laquelle est monté le sergent de garde
+qui nous fait manoeuvrer. Un homme est assis, au
+pied du tertre, son sac à terre, à côté de lui, son fusil
+entre les jambes. C'est Queslier.</p>
+
+
+
+<p>Pauvre garçon! Brave coeur! Il y a longtemps qu'il
+souffre, déjà, car le climat meurtrier l'a anémié, car
+les tourments qu'on lui a fait endurer l'ont affaibli à
+tel point qu'il n'a pas pu continuer le peloton, ce
+matin, et qu'il a été forcé de se faire porter malade.
+On a été chercher le médecin-major.</p>
+
+
+
+<p>Il arrive.</p>
+
+<p>&mdash;C'est vous qui vous êtes fait porter malade? Où
+avez-vous mal?</p>
+
+<p>&mdash;Partout, monsieur le major.</p>
+
+<p>&mdash;Mais enfin, de quoi vous plaignez-vous? De quoi
+souffrez-vous?</p>
+
+<p>&mdash;De la fatigue. Je n'en puis plus.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas une maladie, cela. Voyons, vous
+n'avez pas autre chose?</p>
+
+<p>&mdash;Mais, monsieur le major, examinez-moi. Je vous
+assure que je suis exténué, brisé, éreinté. Je n'ai
+plus trois gouttes de sang dans les veines. Mes jambes
+ne peuvent plus me porter...</p>
+
+<p>Un flot de paroles désespérées.</p>
+
+
+
+<p>&mdash;Mon ami, vous êtes peut-être fatigué, je n'en
+disconviens pas. Seulement, pour moi, cela ne suffit
+point. Je ne puis vous reconnaître malade.</p>
+
+<p>Et, se tournant vers le chef de poste, le major
+ajoute:</p>
+
+<p>&mdash;Sergent, vous pouvez commander à cet homme
+de continuer son exercice.</p>
+
+<p>Et il s'en va, tranquillement, les paillettes d'or de
+son képi éclatant au soleil au-dessus de la bande de
+velours; frappant sa botte, à petits coups, de sa cravache
+à pomme d'argent.</p>
+
+
+
+<p>&mdash;Queslier, placez-vous le premier... en tête!...
+Pas gymnastique, marche!</p>
+
+<p>Le malheureux fait cinq ou six pas en titubant.</p>
+
+<p>&mdash;Nom de Dieu! Plus vite que ça! Marchez-lui sur
+les talons, Froissard.</p>
+
+<p>Queslier s'arrête et laisse tomber son fusil. J'essaye
+de lui donner du courage; mais je sens qu'il ne peut
+plus faire un pas. Ses jambes raidies flageollent sous
+lui. Ah! bon Dieu!</p>
+
+
+
+<p>&mdash;Queslier! pour vous tout seul!... pas gymnastique,
+marche!</p>
+
+<p>Queslier ne bouge pas.</p>
+
+<p>&mdash;Les deux premiers, arrivez ici... Froissard et le
+suivant.</p>
+
+<p>Nous nous approchons du sergent qui est descendu
+du tertre et qui s'est dirigé vers Queslier.</p>
+
+<p>&mdash;Vous savez qu'aux termes d'une circulaire promulguée
+par le général commandant la division d'occupation
+de Tunisie, tout homme qui se fait porter
+malade au cours d'un exercice quelconque et qui
+n'est pas reconnu tel par le major, doit être considéré
+comme ayant refusé l'obéissance à son supérieur...
+Froissard et vous, vous êtes témoins que cet homme
+s'est fait porter malade au cours d'un exercice et n'a
+pas été reconnu tel?</p>
+
+<p>Que faire?... Il me vient une idée:</p>
+
+<p>&mdash;Sergent, vous ne lui avez pas lu le Code pénal.</p>
+
+<p>&mdash;C'est inutile. J'aurais même pu le faire mettre en
+prévention de conseil de guerre aussitôt après le départ
+du major. La circulaire du général m'y autorise.</p>
+
+<p>&mdash;Cependant, sergent, le code est déjà assez
+sévère...</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas l'avis du général, probablement.....
+D'ailleurs, taisez-vous!</p>
+
+<p>&mdash;N'insiste pas, me dit Queslier, qui sourit tristement.
+Je ne peux plus mettre un pied devant l'autre.</p>
+
+<p>Et il me lance un regard que je comprends...</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes témoins, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, sergent.</p>
+
+
+
+<p>On a emmené Queslier auquel on a mis, sous <i>son
+tombeau</i>, les fers aux pieds et aux mains.</p>
+
+
+
+<p>Le peloton est fini. Si je pouvais ne pas être
+aperçu!...</p>
+
+<p>Justement une bande de gradés fait son entrée dans
+le ravin avec un saladier de fer-blanc, énorme, plein
+de punch. Ils pénètrent dans le marabout du sergent
+de garde pour trinquer avec leur collègue de service.
+Il y a eu une promotion ce matin, paraît-il; un des
+pieds-de-banc, Balanzi, a été nommé sergent-major.
+C'est le factionnaire qui, tout bas, vient de me jeter
+cette nouvelle.</p>
+
+<p>Il a raison. J'entends des hurlements, mêlés à des
+éclats de rire, sortir du marabout. En choeur, les
+chaouchs entonnent une chanson:</p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p class="i4"> Nous avons un sergent-major...</p>
+<p class="i4">... Il a cinq pieds, six pouces,</p>
+<p class="i8"> Et des galons en or!</p>
+ </div> </div>
+
+<p>Des galons en or! Dire que c'est avec ça qu'on
+étrangle un peuple!</p>
+
+
+
+<p>Personne? Pas de danger? La sentinelle tourne le
+dos. Sans bruit, je me glisse jusqu'au tombeau de
+Queslier.</p>
+
+<p>&mdash;Rien n'est perdu, vois-tu, rien. Je passerai au
+conseil, mais je m'en tirerai. Il n'est pas possible
+qu'ils osent me condamner. Si je croyais le contraire...
+Mais non, ce n'est pas possible... Tu as compris mon
+coup d'oeil, tout à l'heure? J'aime bien mieux que ce
+soit toi qui me serves de témoin. Tu me défendras,
+au moins, et tu pourras m'aider à me tirer de leurs
+pattes, à Tunis. Avec toi, je peux tout espérer, au lieu
+qu'avec une bourrique, j'aurais été frais!... Allons,
+mon vieux, ne te fais pas de bile, va; ça n'en vaut
+pas la peine, tout ça. Nous retournerons à Paris,
+malgré eux, les crapules! Et nous irons voir s'il y
+a encore de la place dans un jardin de la rue des
+Rosiers où l'on colle autre chose que des espaliers,
+le long des murs.</p>
+
+
+
+<br><br><br>
+<h3>XXXII</h3>
+
+
+
+<p>On nous a mis en subsistance, à Tunis, à la caserne
+des zouaves et&mdash;naturellement&mdash;on nous a fourrés
+en prison. Queslier, lui, avec les hommes en prévention,
+est détenu à la Kasbah.</p>
+
+<p>Je m'y morfonds, dans cette prison, d'où je ne peux
+sortir qu'une heure et demie par jour, pour prendre
+l'air, et où je me trouve en tête-à-tête avec des
+hommes de différents corps qui passent leur temps à
+comparer les uns aux autres, partialement, les régiments
+auxquels ils appartiennent. Presque toujours ils
+se disputent. Quelquefois ils se battent. On dirait qu'il
+s'agit de choses sérieuses. Pauvres diables!</p>
+
+
+
+<p>&mdash;L'affaire Queslier ne sera pas probablement
+appelée avant une quinzaine de jours, m'a dit un
+zouave, qui a un copain employé au tribunal, et qui
+vient d'entrer à la malle.</p>
+
+<p>Il n'y est resté que deux jours. Malheureusement,
+car il était moins bête que les autres et, dans mon
+égoïsme de reclus, j'aurais préféré le garder plus
+longtemps&mdash;pour pouvoir causer avec lui.</p>
+
+<p>&mdash;Je te ferai passer des journaux, m'a-t-il dit en
+s'en allant. Ça te distraira.</p>
+
+<p>Je l'ai remercié d'avance&mdash;tout en ne comptant
+guère sur lui.</p>
+
+
+
+<p>J'ai eu tort. Un des hommes de corvée qui nous apportent
+la soupe m'a remis ce soir, de sa part, un paquet
+de papiers. De vieux journaux de France, un roman-feuilleton
+et deux numéros d'un journal local, imprimé
+moitié en arabe, moitié en français.</p>
+
+<p>Voyons le dernier numéro... Tiens: «Conseil de
+guerre de Tunis.» Ce doit être intéressant.</p>
+
+
+
+<p>«Hier, le soldat Passaré, du 4e tirailleurs, ayant
+lancé son soulier à la tête du commissaire pendant
+que celui-ci lui lisait le jugement qui le condamnait
+aux travaux publics, a été, séance tenante, frappé
+d'une condamnation à mort.»</p>
+
+
+
+<p>Quels singuliers magistrats, que ces membres d'un
+tribunal qui s'érige en juge et en partie, dans sa propre
+cause! Quelle drôle de justice, tout de même, que
+cette justice qui n'a même pas la pudeur de se considérer
+comme au-dessus des offenses et qui inflige la
+monstrueuse peine de mort à un malheureux exaspéré!</p>
+
+<p>Poursuivons.</p>
+
+
+
+<p>«Avant-hier a eu lieu l'exécution d'un jeune soldat
+du 175e de ligne. Ce soldat s'était, à la suite d'une
+simple punition de deux jours de consigne, jeté sur
+son caporal et l'avait souffleté. Le coupable a été
+fusillé devant des détachements des divers corps de
+troupe de la garnison. Une foule énorme d'indigènes
+étaient accourus de la ville et des environs pour assister
+au spectacle. L'exécution d'un Français par des
+Français éveillait quelque peu la curiosité. Le condamné
+a fait preuve du plus grand courage et a conservé
+devant le peloton la plus ferme des attitudes.
+Au point de vue du prestige moral du nom français
+en Afrique, nous ne saurions que nous en féliciter...»</p>
+
+
+
+<p>Quel est le plus misérable, le plus vil, du Code qui
+<i>condamne à mort</i> un homme qui en a giflé un autre,
+ou du journal qui déclare n'avoir <i>qu'à se féliciter</i> d'un
+semblable assassinat?...</p>
+
+
+
+<br><br><br>
+<h3>XXXIII</h3>
+
+
+
+<p>La salle banale d'un conseil de guerre.</p>
+
+
+
+<p>J'ai éprouvé, en entrant dans cette salle, non pas
+l'impression de respect craintif qu'on ressent en entrant
+dans un prétoire, mais la sensation de dégoût
+terrible et de défiance répulsive qui fait hésiter sur le
+seuil d'un abattoir, à l'entrée d'un corridor obscur
+dont on ignore l'issue et où le pied glisse sur les
+dalles gluantes.</p>
+
+<p>La composition ordinaire du tribunal: Un colonel
+de zouaves, président; un commandant, un lieutenant
+et un sous-lieutenant d'autres corps; un adjudant de
+chasseurs d'Afrique. Comme commissaire, un lieutenant
+de tirailleurs assisté d'un maréchal des logis de
+chasseurs, greffier. La défense est présentée par un
+avocat ou un officier quelconque.</p>
+
+<p>Le public? Les témoins des différentes causes inscrites
+au rôle de l'audience. Derrière, des soldats
+d'infanterie, baïonnette au canon.</p>
+
+<p>Un tirailleur indigène, d'abord. Il a déserté. Il parle
+mal français, et un sergent de son régiment lui sert
+d'interprète. Ça ne dure pas longtemps, nom d'une
+pipe! Cinq minutes à peine. Trois ans de travaux publics.
+Le Bico s'en va en pleurant.</p>
+
+<p>Un fantassin, ensuite. Attitude morne, abattue. Il
+est accusé d'avoir dit à son adjudant qui refusait de le
+laisser sortir du quartier: «Je te casserais bien une
+patte.» C'est un garçon très bien, à ce qu'on dit, de
+famille riche. Le fait est qu'il s'est payé un avocat
+civil qui a mis sa toque de travers et qui fait de grands
+gestes pour se débarrasser des manches de sa toge,
+beaucoup trop longues.</p>
+
+<p>Il plaide l'enfantillage, l'avocat civil. Ça ne réussit
+pas à son client: cinq ans de prison. C'est le minimum,
+après tout.</p>
+
+
+
+<p>&mdash;Affaire Queslier!</p>
+
+<p>On nous a fait sortir, l'autre témoin et moi; mais, de
+l'endroit où l'on nous a relégués, je puis entendre à
+peu près tout. Queslier, simplement, explique l'affaire.
+Il assure qu'au moment où il a dû cesser de
+faire le peloton, il était très malade et que, du reste,
+il l'est encore. Depuis qu'il est à Tunis, il a demandé
+la visite d'un médecin qui pourrait constater la véracité
+de ses affirmations. On lui a refusé cette visite.</p>
+
+<p>La voix du président s'élève, hargneuse.</p>
+
+<p>&mdash;Abrégez! abrégez! Le fait de se faire porter malade
+au cours d'un exercice est assimilé à un refus
+d'obéissance, lorsque le major ne reconnaît pas la
+maladie. Vous êtes-vous fait porter malade?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mon colonel.</p>
+
+<p>&mdash;Que faisiez-vous en ce moment-là?</p>
+
+<p>&mdash;Le peloton de punition.</p>
+
+<p>&mdash;Le major a-t-il constaté votre maladie?</p>
+
+<p>&mdash;Non, mon colonel, mais...</p>
+
+<p>&mdash;Asseyez-vous!</p>
+
+
+
+<p>On nous fait rentrer dans la salle pendant que le
+greffier lit l'acte d'accusation.</p>
+
+<p>Le colonel nous interroge, mon camarade et moi.
+Trois questions à chacun; celles qu'il a déjà posées
+à Queslier. Impossible de placer un mot. Brutalement,
+il nous coupe la parole.</p>
+
+<p>Queslier sera condamné, le malheureux; c'est
+certain. Le parti pris est gravé sur toutes ces faces
+de galonnés qui sont nos supérieurs,&mdash;et qui sont
+aussi nos juges.</p>
+
+
+
+<p>Le commissaire a la parole. Il n'en abuse point.
+Il se contente de lire les punitions du prévenu qui,
+affirme-t-il, est un sujet dangereux.</p>
+
+<p>C'est ainsi qu'il soutient une accusation, ce commissaire-là.</p>
+
+<p>Il est vrai qu'il demande le maximum de la
+peine.</p>
+
+<p>Le défenseur s'avance. C'est un sous-lieutenant de
+zouaves, tout jeune, qui tremble, devant son colonel,
+un peu plus fort que la feuille de papier qu'il
+tient à la main. C'est pourtant difficile. Il la lit,
+cette feuille de papier, en bredouillant, en mâchant
+les mots, en avalant des phrases entières. Oh! la
+belle plaidoirie! Et comme la confiance doit descendre
+dans l'âme d'un inculpé, lorsqu'il voit sa
+liberté ou sa vie disputée aux membres d'un tribunal
+par un orateur de cette force!</p>
+
+
+
+<p>Tiens! c'est fini... A propos, quelles sont ses conclusions,
+à l'avocat? Moi, je ne sais pas. J'ai des
+bourdonnements dans les oreilles. Je n'entends plus.
+Que demande-t-il? Le minimum, ou l'acquittement&mdash;ou
+le maximum?</p>
+
+<p>Pourquoi pas? puisque son supérieur&mdash;le commissaire&mdash;l'a
+demandé...</p>
+
+
+
+<p>&mdash;Queslier, avez-vous quelque chose à dire pour
+votre défense?</p>
+
+<p>&mdash;J'ai à dire que je n'ai refusé d'obéir à personne.
+Étant malade, je n'ai pu continuer un exercice
+que j'accomplissais. Malheureusement pour moi,
+le major...</p>
+
+<p>&mdash;Asseyez-vous.</p>
+
+
+
+<p>Les juges font semblant de délibérer. Ils rendent
+le verdict: Deux ans de prison.</p>
+
+
+
+<p>Deux ans!...</p>
+
+
+
+<br><br><br>
+<h3>XXXIV</h3>
+
+
+
+<p>Je suis revenu à Aïn-Halib, profondément écoeuré,
+indigné.</p>
+
+<p>Ah! je ne m'étais jamais fait d'illusions sur l'ignominie
+du système militaire; mais c'est égal, il est des
+choses qu'on ne peut croire que lorsqu'on les a vues;
+et j'en vois de drôles, depuis quelque temps.</p>
+
+<p>La sonde que j'ai laissée tomber dans la fange soldatesque
+n'a pas pu trouver le fond; quel bourbier de
+vilenies, quelle sentine de bassesses! Je sens que le
+mépris m'empoigne et que le dégoût me monte au
+coeur. C'est curieux, cela: le militarisme arrive à concilier
+dans mon esprit ces choses inconciliables d'ordinaire:
+la haine et le mépris, le dégoût et la crainte.</p>
+
+<p>Oui, la crainte. Une crainte particulière, par exemple.
+Celle probablement que peut faire éprouver l'appréhension
+du contact de l'ignoble chauve-souris ou
+du crapaud visqueux. Je n'avais pas ressenti cela,
+jusqu'à présent. Il est vrai que je n'avais guère eu
+connaissance que de la partie brutale du système, et
+que la partie plus particulièrement jésuitique était
+restée voilée à mes yeux. Maintenant que j'ai tout vu,
+maintenant que j'ai vu Tartufe porter des épaulettes
+et Laubardemont un panache, maintenant que je sais
+qu'il me faut redouter non seulement la griffe du
+tigre, mais la dent de la vipère et le dard du scorpion,
+j'ai peur.</p>
+
+<p>Sortirai-je jamais d'ici? Encore quatre mois, mon
+Dieu!... comme c'est long! Je passe des jours bien
+tristes et des nuits bien lugubres! J'essaye, pourtant,
+d'atténuer la sensation trop forte du présent avec la
+vision de l'avenir. Je voudrais que cette image pût
+abolir dans mon esprit toutes les autres images et
+que le rose dont je l'enlumine mît un éclair de gaîté
+sur le fond noir de mes pensées... Un rien me trouble,
+le moindre incident me bouleverse. Les nerfs
+s'en mêlent.</p>
+
+
+
+<p>Les petites peurs, les grandes craintes, les crâneries
+passagères, les longs affaissements, les vigoureux
+espoirs qui vous enlèvent avec l'élasticité d'un tremplin,
+et le filet lâche de la désespérance dans lequel
+on retombe, mou et flasque&mdash;sans pouvoir se briser
+les os...</p>
+
+
+
+<p>Je me suis fait un petit calendrier sur lequel, tous
+les soirs, j'efface une journée. J'en ai encore, des
+coups de crayon à donner!... Une superstition stupide
+s'est emparée de moi, aussi. Partout je cherche des
+présages, heureux ou malheureux, des indices d'une
+libération prochaine ou d'un événement cruel.</p>
+
+<p>&mdash;Si le gros nuage gris, à gauche, a atteint la
+montagne avant le petit nuage blanc, à droite, ce sera
+bon signe pour moi.</p>
+
+<p>Et, si c'est le nuage blanc qui arrive premier, j'ai
+toujours d'assez bons yeux pour m'apercevoir qu'un
+coin du nuage gris&mdash;très léger, c'est vrai&mdash;a atteint
+le but avant lui. Dans ce dernier cas, pourtant, je ne
+suis pas parfaitement tranquille. Ma conscience me
+reproche tout bas une indélicatesse coupable.</p>
+
+<p>Je voudrais avoir un sou, pour jouer la chose à pile
+ou face. Comme ça, je ne pourrais pas tricher.</p>
+
+
+
+<p>Je n'ai pas un sou&mdash;heureusement.&mdash;Car, si
+j'avais le malheur de perdre, je sens bien que je n'aurais
+pas la force de me rebiffer contre la décision de
+l'oracle, et que je serais sans aucun doute la victime
+de ma crédulité idiote, mais forcenée.</p>
+
+
+
+<p>&mdash;Froissard, une lettre pour vous.</p>
+
+<p>Le vaguemestre me tend une enveloppe que je dois
+ouvrir devant lui. Tiens, une lettre de mon cousin, du
+cousin qui m'envoyait de l'argent à El-Ksob, au temps
+des orgies sardanapalesques avec les Gitons callipyges.
+Mais, à propos, comment a-t-il pu savoir mon
+adresse, le cousin? Qui diable a pu lui apprendre... Voyons
+la lettre.</p>
+
+
+
+<p>«Mon cher cousin, ton secret est enfin dévoilé. Je
+sais tout. N'ayant pas reçu de tes nouvelles depuis
+quelque temps, j'ai été demander des renseignements
+au ministère de la guerre. Ces renseignements sont
+épouvantables...»</p>
+
+<p>Et patati et patata. On lui a dit que j'avais été envoyé
+aux Compagnies de Discipline pour mauvaise
+conduite et indiscipline, etc.&mdash;Un tas d'horreurs,
+quoi!</p>
+
+<p>Le cousin se déclare scandalisé. Pauvre cousin!</p>
+
+
+
+<p>«Personne n'y va, à ces Compagnies de Discipline.»
+Ça, c'est exagéré, cousin. Il vaudrait beaucoup mieux
+dire que tout le monde n'y va pas.</p>
+
+<p>«Quel malheur que tu n'aies pas pu sortir de là!
+Quelle tache sur ton existence! Tu n'as pour ainsi
+dire plus de famille, maintenant...»</p>
+
+
+
+<p>Et il entre dans de longs détails pour finir par me
+déclarer qu'à Paris, toutes les personnes que je connais
+me tourneront le dos...</p>
+
+<p>Ça me permettra de leur flanquer plus facilement
+mon pied quelque part, si elles ne sont pas polies.</p>
+
+<p>«Et qu'il faudra que j'aie un fier toupet pour oser
+me montrer dans les rues.»</p>
+
+<p>J'aurai ce toupet-là, cousin&mdash;et je ne mettrai pas
+de masque.</p>
+
+<p>Allons, une feuille de papier, une plume, et vite,
+vite, une réponse à l'aimable parent. Il pourrait, malgré
+tout, avoir conservé des illusions sur mon compte,
+et je ne veux point lui en laisser. Ce serait abuser de
+sa candeur. Et puis, ça me fera du bien, d'écrire un
+peu ce que je pense. C'est capable de me remonter.</p>
+
+
+
+<p>«On t'a dit vrai, cousin, on t'a dit vrai. Je t'avais
+monté un bateau. Je t'avais tiré une carotte... Je suis
+aux Compagnies de Discipline depuis bientôt trois ans.
+J'y ai été et j'y suis encore, physiquement et moralement,
+aussi malheureux qu'il est possible de l'être.
+On m'y a envoyé, t'a-t-on dit, d'abord pour mauvaise
+conduite,&mdash;une expression assez élastique, entre parenthèses&mdash;ce
+qui est à moitié faux; ensuite pour
+indiscipline, ce qui est entièrement vrai.</p>
+
+<p>«J'ai bu un coup par-ci par là, c'est exact; j'ai fait
+la noce quelquefois, je l'avoue. C'est tout.</p>
+
+<p>«Si j'étais un mauvais sujet invétéré, j'en ferais
+carrément l'aveu, car les potins et les cancans, vois-tu,
+je m'en fiche comme de Colin-Tampon. Voilà donc
+une des causes pour lesquelles m'ont envoyé à la Discipline&mdash;tu
+peux lire bagne, avec la condamnation en
+moins, mais les tortures en plus&mdash;des gens dont l'état
+d'ébriété est continuel, dix-neuf fois sur vingt grossiers
+par habitude et bêtes par nature, et chez lesquels
+l'absinthe et les règlements militaires combinés ont
+produit cette élévation intellectuelle et morale, et
+cette abnégation patriotique que nous aimons à admirer
+dans Bazaine&mdash;et compagnie.</p>
+
+<p>«La seconde cause de ma relégation&mdash;passe-moi
+le mot, il est à la mode depuis que les bourgeois qui
+nous gouvernent ont pris le parti de reléguer&mdash;surtout
+ne va pas lire: transporter&mdash;à Cayenne, les récidivistes,
+leurs victimes&mdash;la seconde cause de ma
+relégation loin des rangs de l'armée régulière, dis-je,
+c'est mon indiscipline. Ici, ma foi, je ne me défends
+point, oh! point du tout. Je suis un indiscipliné, c'est
+vrai. Pas pour longtemps, pourtant; car l'indiscipline
+ne pouvant exister qu'avec l'esclavage et le jour de la
+délivrance devant prochainement luire pour moi,
+j'espère être bientôt, non plus un indiscipliné, mais
+un insurgé.</p>
+
+<p>«... Si je n'ai pas écrit plus tôt, si je suis resté si
+longtemps sans donner de mes nouvelles, si je n'ai
+pas avoué la vérité, je l'ai fait pour deux raisons que
+voici: d'abord, quand j'ai un verre de fiel à boire,
+j'aime à le boire seul; ensuite, j'ai craint que l'un de
+vous n'eût l'idée d'aller intercéder en ma faveur, pleurer
+ma grâce auprès de tel ou tel empanaché influent.
+Voilà surtout ce que je redoutais, car je tiens à la
+garder tout entière, ma haine contre les tortionnaires
+à galons d'or et les voleurs à culotte de peau. Je n'ai
+jamais courbé l'échine devant eux et j'aurais eu honte
+de voir quelqu'un le faire pour moi... Ce sont des
+bandits, vois-tu, et ils m'ont fait souffrir autant qu'on
+peut faire souffrir un homme. Mais, au moins, je partirai
+d'ici en espérant que, de même qu'on a hissé le
+dernier pirate à la grande vergue de son navire, on
+pendra le dernier buveur de sang à la hampe du chiffon
+ensanglanté qui lui sert de drapeau. Je partirai
+avec l'espoir d'entendre bientôt sonner l'heure de la
+justice&mdash;et la vengeance est le corollaire de la justice&mdash;pour
+tous ceux qui ont eu faim, pour tous ceux
+qui ont souffert, pour tous ceux qui ont pleuré...»</p>
+
+
+
+<p>Je viens de jeter la lettre à la boite et je regrette
+presque, maintenant, de l'avoir envoyée. Ce pauvre
+cousin!... Et puis, tant pis, après tout! Au diable la
+famille!</p>
+
+
+
+<p>Ah! la famille! Elle peut se vanter d'avoir trouvé
+un fameux dissolvant dans l'armée.</p>
+
+<p>Ce ne sont jamais les quatre pages couvertes du
+gribouillage paternel ou des pattes de mouche de la
+mère qu'il cherche dans l'enveloppe qu'il vient d'ouvrir,
+le militaire. Et, s'il ne trouve pas, entre les deux
+feuilles de papier, le mandat qu'il espère, il ne se
+donne guère la peine de la lire, la lettre. Il s'en moque
+pas mal, allez!</p>
+
+<p>Et les réponses!&mdash;ces réponses qui sont des demandes&mdash;des
+demandes qu'on passe une heure à
+entourer de cinq ou six phrases qui veulent avoir l'air
+d'être affectueuses!</p>
+
+<p>La famille, elle est plus loin du soldat, soyez-en
+sûrs, que la France des Polonais.</p>
+
+<p>Et, si vous ne le croyez pas, vous n'avez qu'à demander
+à un illettré, qui vous a prié d'écrire une lettre,
+ce qu'il désire que vous y mettiez.</p>
+
+<p>&mdash;Ce que tu voudras, comme pour toi...</p>
+
+<p>Comme pour toi,&mdash;je n'ai jamais pu en tirer autre
+chose.</p>
+
+
+
+<p>Comme pour toi!</p>
+
+
+
+<br><br><br>
+<h3>XXXV</h3>
+
+
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Le dernier jour est arrivé!</p>
+ </div> </div>
+
+<p>Il y en a qui chantent ça, en descendant du magasin
+d'habillement. Moi, je ne chante pas. Je ne porte
+plus la triste livrée de la Compagnie, pourtant. On
+vient de me la retirer, en même temps que les fers&mdash;que
+je gardais depuis dix jours. J'ai un uniforme
+d'artilleur avec lequel je vais rentrer en France. Nous
+partons demain, dix ou douze libérables, à la pointe
+du jour, pour faire les six étapes qui doivent nous
+mener à Gabès, où nous prendrons le bateau.</p>
+
+
+
+<p>Je ne chante pas, non que je sois triste&mdash;au contraire!&mdash;mais
+j'ai peur. Je suis comme le marin
+à qui le sol sur lequel il met le pied, après un long
+voyage, paraît chancelant. Et puis, une crainte folle
+m'a saisi, il y a un grand quart d'heure, au moment
+où je pénétrais dans le magasin d'habillement, sans
+retirer mon képi.</p>
+
+<p>&mdash;Voulez-vous vous découvrir, insolent! m'a crié
+le sergent d'habillement d'une voix furieuse.</p>
+
+<p>J'ai compris que cet homme, outré de me voir partir,
+moi qu'il déteste, cherchait une querelle d'Allemand.
+Je n'ai rien dit. Je ne veux rien dire de toute la soirée.
+Il est six heures; je vais aller me coucher sous
+un marabout dont je ne bougerai pas jusqu'à demain.
+Je ne veux pas me donner à moi-même l'occasion de
+faire une sottise, de compromettre ma liberté que je
+touche&mdash;enfin.</p>
+
+
+
+<p>Je suis étendu sous une tente. Je fais semblant de
+dormir, pour qu'on me laisse tranquille, mais je ne
+dors pas. Je pense.</p>
+
+<p>Je pense à cette armée que je vais quitter. Je l'envisage
+froidement, laissant de côté toutes mes haines.</p>
+
+
+
+<p>C'est une chose mauvaise. C'est une institution malsaine,
+néfaste.</p>
+
+<p>L'armée incarne la nation. L'histoire nous met ça
+dans la tête, de force, au moyen de toutes les tricheries,
+de tous les mensonges. Drôle d'histoire que
+celle-là! Dix anecdotes y résument un siècle, une
+gasconnade y remplit un règne. Batailles! batailles!
+combats! Elle a osé fourrer la Révolution dans la
+sabretache des généraux à plumets et jusque dans
+le chapeau de Bonaparte, comme elle a fait bouillir le
+grand mouvement des Communes qui précéda la
+bataille de Bouvines dans le chaudron où les marmitons
+de Philippe-Auguste ont écumé une soupe au
+vin. Elle prêche la haine des peuples, le respect du
+soudard, la sanctification de la guerre, la glorification
+du carnage...</p>
+
+<p>Ah! Mascarille! toi qui voulais la mettre en madrigaux,
+l'Histoire!</p>
+
+<p>Elle nous a donné le chauvinisme, cette histoire-là;
+le chauvinisme, cette épidémie qui s'abat sur les
+masses et les pousse, affolées, à la recherche d'un
+dictateur.</p>
+
+<p>L'armée incarne la nation! Elle la diminue. Elle
+incarne la force brutale et aveugle, la force au service
+de celui qui sait lui plaire et&mdash;c'est triste à dire,
+mais c'est vrai&mdash;de celui qui peut la payer.</p>
+
+<p>«Cela s'est fait, mais ne se fera plus.» Si, la blessure
+ne se guérira point. La gangrène y est.</p>
+
+<p>L'armée, c'est le réceptacle de toutes les mauvaises
+passions, la sentine de tous les vices. Tout le monde
+vole, là-dedans, depuis le caporal d'ordinaire, depuis
+l'homme de corvée qui tient une anse du panier, jusqu'à
+l'intendant général, jusqu'au ministre. Ce qui
+se nomme <i>gratte</i> et <i>rabiau</i> en bas s'appelle en haut
+<i>boni</i> et <i>pot-de-vin</i>. Tout le monde s'y déteste, tout le
+monde s'y envie, tout le monde s'y torture, tout le
+monde s'y espionne, tout le monde s'y dénonce. Cela,
+au nom de soi-disant principes de discipline dégradante,
+de hiérarchie inutile. Avoir un grade, c'est
+avoir le droit de punir. Punir toujours, punir pour
+tout. De peines corporelles, naturellement; celles-là
+seules sont en vigueur... Ah! c'est triste qu'un bout
+de galon permette à un homme de mettre en prison
+son ennemi&mdash;ou de faire fusiller son camarade.</p>
+
+<p>L'armée, c'est le cancer social, c'est la pieuvre dont
+les tentacules pompent le sang des peuples et dont
+ils devront couper les cent bras, à coups de hache,
+s'ils veulent vivre.</p>
+
+<p>Ah! je sais bien: le patriotisme!... Le patriotisme
+n'a rien à faire avec l'armée, rien; et ce serait grand
+bien, vraiment, s'il n'était plus l'apanage d'une caste,
+la chose d'une coterie, l'objet curieux que des escamoteurs
+ont caché dans leur gibecière, et qu'ils montrent
+de temps en temps, mystérieux et dignes, à la
+foule béante qui applaudit. Ce sentiment-là, je crois,
+n'est pas forcément cousu au fond d'un pantalon
+rouge. Il y a peut-être autant de patriotisme dans
+l'écrasement banal d'un maçon qui tombe d'un échafaudage
+ou dans la crevaison ignorée d'un mineur foudroyé
+par un coup de grisou, que dans la mort glorieuse
+d'un général tué à l'ennemi. Et il y a de bons
+patriotes, voyez-vous, qui haïssent la guerre, mais qui
+la feraient avec joie&mdash;si l'on tentait d'assassiner la
+France&mdash;parce qu'ils auraient l'espoir grandiose,
+ceux-là, non pas d'écraser un peuple, mais d'anéantir,
+avec le gouvernement qui le régit, toutes les tendances
+rétrogrades, féodales, anachroniques&mdash;le
+caporalisme.</p>
+
+
+
+<p>Je réfléchis longtemps à ces choses. Je pense aussi
+aux trois années que j'ai passées ici, à mon existence
+de paria! Quelle vie! quel spectacle!...</p>
+
+
+
+<p>Et, lorsqu'ils ont défilé devant mes yeux, bien en
+lumière, tous ces affreux tableaux que j'évoque avec
+horreur, je m'aperçois que je n'en ai vu nettement
+qu'un côté, jusqu'à présent, et qu'une partie m'en
+a échappé,&mdash;la partie la plus ignoble, sans doute,
+de ces conséquences de la compression.</p>
+
+<p>Emporté par la passion, aveuglé par la haine, je
+n'ai jamais senti à mes côtés, parmi mes compagnons
+de servitude, que les insoumis, que ceux qui résistaient,
+ne voulaient pas plier; les seuls événements
+qui aient frappé mon esprit sont ceux grâce auxquels
+s'est affirmée la lutte de l'homme qui veut rester libre
+contre la discipline abjecte. Les journées remplies de
+la farce grossière de l'existence servile n'ont rien
+laissé en moi. Je les ai subies, tout simplement. Et
+quant au grand troupeau des disciplinés, des soumis,
+des domestiqués, je ne l'ai même pas dédaigné, je ne
+l'ai point vu. Qu'une bassesse de ces malheureux,
+par-ci par-là, m'ait fait hausser les épaules, qu'une de
+leurs vilenies m'ait fait lever le coeur, c'est possible.
+Rien de plus.</p>
+
+
+
+<p>C'est pour cela que je les ai badigeonnés en rouge,
+tous les fonds couleur de cendre; et je sens que je
+n'aurai jamais le courage, maintenant, de plaquer
+des rappels de gris sur les vigueurs des premiers
+plans.</p>
+
+<p>Ah! c'est bien la platitude et la banalité, pourtant,
+qui s'étalent, comme de larges nappes d'eau croupissante,
+au-dessus desquelles font saillie, de loin en
+loin, les aspérités des caractères forts.</p>
+
+
+
+<p>Ce côté-là m'a échappé... Ma foi, tant mieux! J'ai
+déjà remué tant de boue pour les retirer de la fange
+où ils gisaient, tous ces souvenirs amers...</p>
+
+
+
+<p>&mdash;Froissard, tu dors?</p>
+
+<p>Ce sont des camarades, qui viennent me faire leurs
+adieux et me souhaiter un bon voyage. Quelques-uns,
+des Parisiens, me donnent des commissions...</p>
+
+<p>Le clairon! Un coup de langue prolongé: c'est
+l'extinction des feux.</p>
+
+<p>Encore une nuit et je serai libre.</p>
+
+
+
+<p>Libre!... Demain!</p>
+
+<p>XXXVI</p>
+
+
+<p>&mdash;Fontainebleau!... Melun!...</p>
+
+<p>Le train va vite. Dans une heure, nous serons à Paris... Oh!
+Paris!... Paris!...</p>
+
+
+
+<p>C'est depuis Marseille seulement que j'ai commencé
+à librement respirer. Jusque-là, j'avais souffert,
+j'avais tremblé, m'attendant à chaque instant à une
+catastrophe; intimement convaincu que quelque
+épouvantable difficulté allait s'élever, qu'un obstacle
+insurmontable s'opposerait à mon retour en France,
+que quelque chose de terrible allait me clouer, pour
+jamais, sur ce sol d'Afrique qui, j'en étais sûr, devait
+me garder. Je me trouvais dans la situation du chrétien
+livré aux bêtes, dans le cirque, et qui ne peut
+détacher ses yeux de la porte de la fosse qu'on va
+soulever tout à l'heure, et par où la bête va sortir.</p>
+
+<p>La bête ne s'est pas montrée, c'est un gendarme qui
+a paru. Un brave gendarme qui ne pensait pas à mal,
+certainement, et qui s'est trouvé subitement devant
+moi, sur le paquebot, au détour d'un rouf. J'ai eu
+une horrible peur. J'ai trébuché. J'ai été forcé de me
+retenir à un palan pour ne pas tomber à la renverse.</p>
+
+<p>&mdash;On voit que le vin du cambusier n'est pas mauvais,
+m'a dit le Pandore, qui m'a cru ivre, et qui s'est
+mis à rire, grassement...</p>
+
+<p>Deux ou trois frayeurs comme celle-là, et j'aurais
+perdu la boule. J'aurais été atteint, pour de bon, du
+délire de la persécution...</p>
+
+
+
+<p>Nous sommes partis de Marseille à trois heures de
+l'après-midi, et, dans ma joie de me sentir enfin seul,
+livré à moi-même, débarrassé du sous-officier qui
+nous avait escortés jusque-là, je n'ai vu ni la gare, ni
+la grande salle d'attente retentissante des exclamations
+méridionales; je suis passé rapidement devant
+le jardin planté d'arbres où se promènent, un panier
+au bras, des marchandes de provisions.</p>
+
+
+
+<p>Un jardin, une gare, des paniers, des marchands?
+C'est possible. Je ne sais pas.</p>
+
+<p>Je suis entré tout droit dans la salle du départ et je
+me suis assis, contre la porte qui donne sur le quai,
+sur un banc. Mon coeur battait très fort, mes genoux
+tremblaient, un flot de sang me montait au visage.&mdash;Je
+n'avais plus de sang qu'à la tête.</p>
+
+<p>J'avais mon billet dans la poche de mon dolman et
+je le sentais,&mdash;oui, je le sentais, à travers la doublure,
+à travers la toile de ma chemise, comme s'il
+avait voulu m'entrer dans la chair! Il me brûlait la
+peau, ce morceau de carton.</p>
+
+
+
+<p>Tout d'un coup, la porte s'ouvre. Je m'élance,
+bousculant l'employé, je me précipite dans un wagon
+comme une bête féroce dans la cage où saigne un
+quartier de viande. J'ai fermé la porte sur moi, à
+toute volée, et je me suis laissé tomber sur la banquette.</p>
+
+<p>Brusquement, je me suis senti <i>libre</i>. J'ai éprouvé,
+pendant une minute, une jouissance indéfinissable.
+Pour la première fois de ma vie&mdash;la seule peut-être&mdash;j'ai
+perçu, dans sa plénitude, la sensation de
+<i>liberté</i>.</p>
+
+<p>..........................
+..........................</p>
+
+<p>&mdash;Froissard, as-tu faim? Veux-tu manger un morceau?</p>
+
+<p>Ce sont mes camarades de route qui finissent leurs
+provisions, avant d'arriver à Paris, et qui m'invitent
+à casser la croûte.</p>
+
+<p>Non, je n'ai pas faim; non, je ne veux pas manger.
+Il me semble que je n'aurai plus jamais besoin de
+manger.</p>
+
+
+
+<p>&mdash;Ah! non, toi, là-bas, garde le cervelas pour toi.
+Il y a de l'ail dedans, et, comme on va sucer la pomme
+à sa gonzesse...</p>
+
+<p>De gros rires.</p>
+
+
+
+<p>Quatre faubouriens, sur les sept que nous sommes.
+Quatre ouvriers qui vont reprendre leur métier, en
+arrivant, avec la misère qui les guettera au coin de
+l'établi et la débauche qui leur fera signe, au premier
+tournant de la rue. Rien à attendre d'eux, rien. Des
+récits fantastiques de leurs campagnes, peut-être,
+des histoires à dormir debout, des exagérations idiotes,
+des hâbleries... Ah! il n'y a pas de danger qu'ils
+aillent porter, dans l'atelier, sur les chantiers, le récit
+sincère de ce qu'ils ont vu, de ce qu'ils ont enduré,&mdash;la
+haine du militarisme! On les retrouvera arrêtés,
+badauds imbéciles, sur les boulevards où défilent les
+griffetons, au son d'une musique de sauvages; à Longchamps,
+les jours de revue, et l'on pourra les entendre
+applaudir, bien fort, au passage d'un général
+peinturluré comme une image d'Épinal, d'un colonel
+dont le plumet se dresse, au-dessus du shako, comme
+un pinceau de treize sous au-dessus d'un pot à
+colle.</p>
+
+<p>A quoi ça leur sert-il d'avoir souffert?... Des animaux,
+alors? Pas même. Des bêtes sans rancune.</p>
+
+
+
+<p>Et les autres: Le premier est un garçon instruit, un
+éduqué que je connais peu. Il se livre à des comparaisons
+très intéressantes entre la végétation africaine
+et celle de la France.</p>
+
+<p>Ces comparaisons me font suer.</p>
+
+
+
+<p>Le second, c'est cet imbécile de Lecreux. Il est
+libéré en même temps que moi. Je ne lui ai pas dit
+quatre mots, je crois, depuis que nous sommes partis
+d'Aïn-Halib. C'est égal, je serais curieux de savoir
+à quoi il peut penser, cet être-là. Je vais le lui demander.
+Je l'appellerai «mon vieux Lecreux.» Ça le flattera.</p>
+
+<p>&mdash;Mon vieux Lecreux, tu ne dis rien. A quoi penses-tu?</p>
+
+<p>&mdash;Je pense à une pièce de vers que j'ai faite...</p>
+
+<p>Il fait des vers! J'aurais dû m'en douter!...</p>
+
+<p>&mdash;Que j'ai commencée, plutôt, à Aïn-Halib. Je veux
+arriver à démontrer l'inanité de tout système philosophique.
+Je viens justement de trouver deux vers.
+Tiens, les voici:</p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p class="i6"> Pythagore, Solon, Socrate et Cicéron</p>
+<p class="i6"> Ont discouru longtemps sans rien dire de bon...</p>
+ </div> </div>
+
+<p>&mdash;Comment trouves-tu ça?</p>
+
+<p>&mdash;Fous-moi la paix!</p>
+
+<p>&mdash;Tu dis?</p>
+
+<p>&mdash;Fous-moi la paix, ou je te casse la gueule!</p>
+
+
+
+<p>Ils se sont tous retournés. Ils m'ont cru fou. Tant
+pis pour eux.</p>
+
+
+
+<p>Le train siffle longuement.&mdash;Il entre en gare.&mdash;Il
+s'arrête.</p>
+
+<p>Je descends en courant; je me sauve ainsi qu'un
+voleur, sans faire d'adieux, sans serrer une main,
+sans rien dire à personne&mdash;à personne!</p>
+
+
+
+<p>J'ai envie de pleurer de rage...</p>
+
+<p>.........................</p>
+
+<p>Où suis-je? Sur le boulevard Saint-Germain, près
+du pont Sully. Je suis venu là tout d'une traite,
+en grandes enjambées, sans regarder derrière moi,
+comme si j'avais la police à mes trousses.</p>
+
+<p>Ainsi, je suis à Paris? Tiens! comme c'est tranquille!</p>
+
+
+
+<p>C'est drôle, je me figurais autre chose. Mon rêve a
+glissé sur le pavé gras dont la pente mène à l'égout,
+et s'en va à vau-l'eau, maintenant, roulé par les flots
+sales de ce fleuve qui coule, bête et jaune, dans les
+brumes grises, et dont le courant se partage, au tranchant
+des piles du pont, sans un bruissement, sans
+un bruit, sans une écume.</p>
+
+<p>Les maisons aux hautes façades pâles, aux fenêtres
+mornes, les longues avenues au sol cendré et froid où
+tremblotent les squelettes ridicules des arbres violets,
+le ciel blafard et décoloré comme une vieille
+bâche, les silhouettes vilaines des édifices mangés
+par les vapeurs caligineuses que piquent déjà les
+points jaunes des becs de gaz, les taches noires et
+frissonnantes des passants qui glissent vite, silencieusement...</p>
+
+
+
+<p>Ils ne me regardent même pas, ces passants... Si.
+Une jeune fille a jeté sur moi un coup d'oeil étonné et
+je l'ai entendue qui disait tout bas à sa compagne:</p>
+
+<p>&mdash;Comme il est noir!</p>
+
+
+
+<p>Comme il est noir!... C'est tout.</p>
+
+<p>Alors, on ne voit rien sur ma figure? Il n'y a rien
+d'écrit, sur mon visage? Les souffrances n'y ont pas
+laissé leur marque, les insultes n'y ont pas imprimé
+leur stigmate. Et l'on ne peut même pas, sur mes
+membres, comme sur l'échine d'une bête maltraitée,
+compter les coups que j'ai reçus, dénombrer toutes
+mes cicatrices!</p>
+
+<p>Ah! pourquoi ne m'a-t-on pas meurtri le corps, au
+lieu de me torturer l'âme? Pourquoi la honte ne m'a-t-elle
+pas cinglé comme un fouet? Pourquoi les douleurs
+n'ont-elles point été des couteaux et les affronts
+des fers rouges? Je pourrais montrer les blessures
+de ma peau, au moins, puisque je ne peux faire voir
+les plaies saignantes de mon coeur. Je pourrais mettre
+ma chair lacérée sous les yeux des indifférents et
+fourrer dans mes ulcères les doigts blagueurs des
+incrédules!</p>
+
+<p>Le découragement m'assomme.</p>
+
+
+
+<p>Un désir violent me saisit. Une envie atroce me
+tenaille: je voudrais être Lecreux.</p>
+
+<p>Je ne souffrirais pas comme ça, je ne ressentirais
+pas le mal lancinant qui me point. Et je m'écrierais
+gaîment, ce soir, à table, en débouchant une bouteille:</p>
+
+<p>&mdash;En voilà une que les chaouchs ne boiront pas!</p>
+
+<p>Ce serait toute ma vengeance, ma foi! et, après, je
+ne songerais plus au passé. Je n'aurais même pas la
+peine d'empêcher les souvenirs d'autrefois de se
+présenter à mon esprit. Je n'y penserais point, à cet
+autrefois&mdash;naturellement&mdash;pas plus qu'on ne pense
+à un médicament amer qu'on a avalé, à une tache de
+boue qui à sali vos vêtements et qu'un coup de brosse
+efface...</p>
+
+
+
+<p>Ma vengeance!... Est-ce que je veux me venger?</p>
+
+<p>Oui, si c'est se venger que d'ouvrir devant tous le
+livre de son existence, de montrer ce qu'on a souffert,
+de dire ce qu'on a pensé.</p>
+
+<p>Je veux faire cela à présent. Si c'est vengeance,
+tant pis; et si c'est justice, tant mieux.</p>
+
+
+
+<p>Je crois que ce sera justice, simplement. La haine
+me gonfle le coeur, c'est vrai. Mais elle est trop forte,
+je le sens bien, pour pouvoir jamais s'assouvir&mdash;ou
+se calmer. Elle ne me quittera plus, maintenant; et
+c'est elle qui mettra un frein à mes emportements et
+brisera mes colères. Mais c'est elle aussi qui, calme et
+froide, me montre déjà le pilori auquel je dois clouer,
+ainsi qu'une pancarte au-dessus de la tête des malfaiteurs,
+l'ignominie de mes bourreaux.</p>
+
+
+
+<p>Je m'enfonce dans les profondeurs du boulevard
+désert. La nuit est tombée. Le brouillard s'est épaissi...</p>
+
+<p>C'est dans une nuit plus noire encore que les opprimés
+doivent élever la voix. C'est dans une obscurité
+plus grande qu'ils doivent faire éclater la trompette
+aux oreilles de la Société&mdash;la Société, vieille gueuse
+imbécile qui creuse elle-même, avec des boniments
+macabres, la fosse dans laquelle elle tombera, moribonde&mdash;sandwich
+qui se balade, inconsciente, portant,
+sur les écriteaux qui pendent à son cou et font sonner
+ses tibias, un grand point d'interrogation&mdash;tout
+rouge.</p>
+<br><br><br>
+
+
+<p>Paris, 1888.</p>
+
+<p>FIN</p>
+<br><br><br>
+
+
+<p>SAINT-DENIS.&mdash;IMPRIMERIE BOUILLANT, 20, RUE DE PARIS.</p>
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+<pre>
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Biribi, by Georges Darien
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK BIRIBI ***
+
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+Produced by Carlo Traverso, Renald Levesque and the Online
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+file was produced from images generously made available
+by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica).
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+*** START: FULL LICENSE ***
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+THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
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+works. See paragraph 1.E below.
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+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
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+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.
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+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
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+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
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+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
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+Literary Archive Foundation
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+increasing the number of public domain and licensed works that can be
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+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
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+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
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+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
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+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
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+any statements concerning tax treatment of donations received from
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+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate
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+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
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+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
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+*** END: FULL LICENSE ***
+
+
+
+</pre>
+
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index 0000000..6312041
--- /dev/null
+++ b/LICENSE.txt
@@ -0,0 +1,11 @@
+This eBook, including all associated images, markup, improvements,
+metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be
+in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES.
+
+Procedures for determining public domain status are described in
+the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org.
+
+No investigation has been made concerning possible copyrights in
+jurisdictions other than the United States. Anyone seeking to utilize
+this eBook outside of the United States should confirm copyright
+status under the laws that apply to them.
diff --git a/README.md b/README.md
new file mode 100644
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--- /dev/null
+++ b/README.md
@@ -0,0 +1,2 @@
+Project Gutenberg (https://www.gutenberg.org) public repository for
+eBook #16492 (https://www.gutenberg.org/ebooks/16492)