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+The Project Gutenberg EBook of Argent et Noblesse, by Henri Conscience
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Argent et Noblesse
+
+Author: Henri Conscience
+
+Release Date: December 13, 2005 [EBook #17298]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: UTF-8
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ARGENT ET NOBLESSE ***
+
+
+
+
+Produced by Frank van Drogen, Pierre Lacaze and the Online
+Distributed Proofreading Team of Europe. This file was
+produced from images generously made available by the
+Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
+http://gallica.bnf.fr.
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+ŒUVRES COMPLÈTES
+
+DE
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+HENRI CONSCIENCE
+
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+ARGENT ET NOBLESSE
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+ŒUVRES COMPLÈTES
+
+DE
+
+HENRI CONSCIENCE
+
+Publiées dans la collection Michel Lévy.
+
+
+ Vol.
+UNE AFFAIRE EMBROUILLÉE 1
+L'ANNÉE DES MERVEILLES 1
+AURÉLIEN 2
+L'AVARE 1
+BATAVIA 1
+LES BOURGEOIS DE DARLINGEN 1
+LE BOURGMESTRE DE LIÈGE 1
+LE CANTONNIER 1
+LE CHEMIN DE LA FORTUNE 1
+LE CONSCRIT 1
+LE COUREUR DES GRÈVES 1
+LE DÉMON DE L'ARGENT 1
+LE DÉMON DU JEU 1
+LES DRAMES FLAMANDE 1
+LA FIANCÉE DU MAITRE D'ÉCOLE 1
+LE FLÉAU DU VILLAGE 1
+LE GANT PERDU 1
+LE GENTILHOMME PAUVRE 1
+LA GUERRE DES PAYSANS 1
+LE GUET-APENS 1
+HEURES DU SOIR 1
+L'ILLUSION D'UNE MÈRE 1
+LA JEUNE FEMME PALE 1
+LE JEUNE DOCTEUR 1
+HISTOIRE DE DEUX ENFANTS D'OUVRIERS 1
+LE LION DE FLANDRE 2
+LA MAISON BLEUE 1
+MAITRE VALENTIN 1
+LE MAL DU SIÈCLE 1
+LE MARCHAND D'ANVERS 1
+LE MARTYRE D'UNE MÈRE 1
+LES MARTYRES DE L'HONNEUR 1
+LA MÈRE JOB 1
+L'ONCLE ET LA NIÈCE 1
+L'ONCLE JEAN 1
+L'ONCLE REIMOND 1
+L'ORPHELINE 1
+LE PARADIS DES FOUS 1
+LE PAYS DE L'OR 1
+LA PRÉFÉRÉE 1
+LE REMPLAÇANT 1
+UN SACRIFICE 1
+LE SANG HUMAIN 1
+SCÈNES DE LA VIE FLAMANDE 2
+LES SERFS DE FLANDRE 1
+LA SORCIÈRE FLAMANDE 1
+SOUVENIRS DE JEUNESSE 1
+LE SORTILÈGE 1
+LE SUPPLICE D'UN PÈRE 1
+LE TRÉSOR DE FÉLIX RODBECK 1
+LA TOMBE DE FER 1
+LE TRIBUN DE GAND 1
+LES VEILLÉES FLAMANDES 2
+LA VOLEUSE D'ENFANT 1
+
+
+IMPRIMERIE CENTRALE DES CHEMINS DE FER.--IMPRIMERIE CHAIX.
+
+RUE BERGÈRE, 20, PARIS.--19062-3.
+
+
+ARGENT
+
+ET
+
+NOBLESSE
+
+PAR
+
+HENRI CONSCIENCE
+
+
+PARIS
+CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
+ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES
+3, RUE AUBER, 3
+
+1883
+
+
+
+
+ARGENT ET NOBLESSE
+
+
+I
+
+
+A une couple d'heures de marche, au sud-ouest de Bruxelles, à côté
+de la chaussée, s'élèvent une dizaine de maisonnettes dans le
+voisinage d'une chapelle. Elles sont habitées par de pauvres ouvriers
+surchargés d'enfants et pour lesquels un loyer dans le village voisin
+serait une trop lourde charge. Dans ce hameau, d'ailleurs, ils peuvent
+cultiver un petit lopin de terre où ils récoltent les pommes de
+terre et les légumes pour leurs provisions d'hiver.
+
+A quelques minutes de là, au milieu des champs, près d'un droit
+sentier, il y a une maison plus basse, mais plus large aussi, qui a
+l'air d'une petite métairie.
+
+En effet, elle est de chaque côté ombragée par les branches de deux
+grands noyers; une vigne fait serpenter ses rameaux flexibles sur la
+façade et entoure les deux fenêtres.
+
+Dans le jardinet, devant la maison, il y a un puits, et contre le
+pignon latéral, devant la porte de l'étable, un petit tas de fumier.
+
+La situation de cette petite maison est très pittoresque. Derrière
+le verger, clos d'une haie, coule à quelque distance un clair
+ruisseau bordé, dans tout son parcours, de prairies émaillées de
+fleurs. Du côté du levant le terrain s'affaisse petit à petit pour
+former la large vallée de la Senne, dont le versant opposé borne
+l'horizon par des hauteurs d'un vert sombre pareilles à la croupe
+d'une montagne. Du côté du couchant on voit le village et son
+clocher qui s'élève au-dessus des arbres, et plus loin, de tous
+côtés, les champs accidentés dont les ondulations, de même que
+dans tout le Brabant méridional, feraient croire que la mer est venue
+un jour jusque-là et que ses flots ont creusé dans le sol les traces
+de leur puissante houle.
+
+En l'année 1865, cette petite métairie était habitée par le
+charpentier Jean Wouters et sa famille. Ils étaient allés l'occuper
+pour trouver dans la culture d'une petite pièce de terre, l'emploi de
+leurs heures de loisir et un léger accroissement de bien-être. Il y
+avait moins une vache dans leur petite étable, une vache qui donnait
+assez de lait pour leur permettre de porter de temps en temps quelques
+livres de beurre au marché de Hal.
+
+En entrant dans la maison, on pénétrait d'abord dans la chambre
+commune où brûlait un petit poêle qui servait à la préparation
+des repas. On y voyait une armoire vitrée où brillaient des verres
+et des tasses; un _coucou_ suspendu au mur; trois ou quatre estampes
+coloriées, représentant l'histoire de l'Enfant Prodigue; une dizaine
+de livres usés (probablement de vieux livres de classe); sur la
+tablette de la cheminée un petit crucifix entre deux perroquets de
+plâtre; dans un coin un carreau à faire de la dentelle, et beaucoup
+d'autres choses encore qu'on trouve dans presque toutes les maisons de
+paysans ou d'artisans qui ne sont pas dans la misère.
+
+Une porte latérale donnait accès de plain-pied à la chambre à
+coucher du vieux charpentier Jean Wouters. A côté du lit très
+propre pendaient quelques vêtements d'homme très soignés--ses
+habits du dimanche, sans doute--sur lesquels tranchait
+désagréablement un chapeau roux, déteint et bossué. Dans un coin
+on voyait un bac en bois contenant une couple de rabots, quelques
+ciseaux, un maillet et un marteau et une scie à main.
+
+La fille du charpentier, qui était veuve, dormait probablement avec
+son unique enfant, une fille, dans une petite chambre sous le toit;
+car, hormis la laverie et l'étable, il n'y avait pas d'autre pièce
+dans la maison.
+
+Cette humble demeure de travailleur devint, dans le cours de cette
+année 1865, le théâtre de certains événements qui valent
+peut-être la peine qu'on les raconte.
+
+Un jour du commencement de mai, à la tombée de la nuit, une femme
+était occupée à préparer le repas du soir sur le petit poêle.
+Cette occupation n'exigeait pas une grande tension d'esprit; car le
+fricot qu'elle remuait ne consistait qu'en quelques pommes de terre
+avec des morceaux de lard, restes du repas précédent.
+
+Cette femme pouvait être âgée de quarante-cinq ans. Son visage
+pâle et ses joues creuses lui donnaient une apparence maladive.
+
+Des idées sérieuses devaient préoccuper son esprit; car, par
+moments, elle oubliait de remuer sa cuiller et secouait la tête d'un
+air pensif.
+
+Pendant ce temps on entendait résonner au fond de la maison la
+voix fraîche d'une jeune fille qui accompagnait le grondement de sa
+baratte d'une chanson au rythme vif et sautillant et, quoique la vache
+mêlât constamment au refrain joyeux de la chanson la dissonnance
+de ses beuglements, la jeune fille ne se laissa pas troubler dans
+l'épanchement de sa gaieté.
+
+A la fin la chanson joyeuse avait cessé de résonner dans la
+laverie et l'on n'y entendait plus que le bruit d'un tonneau que l'on
+déplaçait avec effort.
+
+--Pour l'amour de Dieu, Lina, cesse maintenant, cria la femme. Tu as
+travaillé toute la journée au jardin et voilà que tu continues à
+trimer sans relâche dans l'obscurité.
+
+--Tout de suite, mère, répondit la voix. Le beurre est fait, je vais
+m'essuyer les mains.
+
+Un instant après la jeune fille entra dans la pièce.
+
+--Lina, Lina, pourquoi n'écoutes-tu pas mon conseil? dit la femme
+avec un accent de reproche. Depuis ce matin tu retournes la terre et
+tu traînes la brouette comme un journalier. Ce n'est pourtant pas là
+un ouvrage pour une jeune fille telle que toi.
+
+--Mais, ma mère, si je ne le fais pas, qui est-ce qui le fera? Vous
+devez vous soigner pour le ménage, et d'ailleurs, quand même le bon
+Dieu exaucerait mes prières et vous procurerait la guérison, vous
+êtes encore trop faible, ma chère mère... Grand-père, n'est-ce
+pas? Avant d'aller à son ouvrage de tous les jours ou après en être
+revenu. Je ne veux pas qu'il s'échine encore comme un esclave après
+avoir travaillé toute la sainte journée.
+
+--Grand-père est un homme et il est encore robuste, mon enfant. En
+retournant tous les jours un peu la terre, il en aurait fini en peu
+de temps sans trop se fatiguer. Ne t'a-t-il pas dit qu'il terminerait
+cette semaine le travail du jardin et que tu ne dois pas y mettre la
+main?
+
+--Oui, je le sais bien, dit Lina en riant. Mais ce qui est fini,
+grand-père ne le recommencera pas.
+
+--Enfant, enfant, tu te fatigueras à travailler, soupira la femme. Et
+si tu savais combien c'est pénible d'être malade.
+
+--Eh bien, chère mère, travailler est sain, dit Lina. Quand je
+puis me remuer ainsi toute la journée, je me sens heureuse, et il me
+semble que je danserais de contentement. Venez, je vais vous aider à
+couvrir la table.
+
+Caroline Wouters était encore très jeune et n'était ni très
+grande ni très forte; mais ses joues rondes et fleuries, et ses bras
+musculeux, l'air de santé que présentait toute sa personne étaient
+bien en harmonie avec l'idée de courage et d'énergie qu'exprimaient
+ses paroles. Elle avait la bouche remarquablement petite, le sourire
+ouvert, l'air ingénu, et toute sa personne respirait un parfum de
+fraîcheur virginale.
+
+--Grand-père reste longtemps dehors aujourd'hui, dit-elle. Il sera
+allé, sans doute, chez Coba, le jardinier, chercher des échalas pour
+les pois. Voulez-vous que j'aille l'appeler?
+
+--Je comprends ce que c'est, répondit la femme. Tu sais que,
+d'après les ordres de son maître, il devait aller cet après-midi à
+l'auberge de l'_Aigle d'or_ pour établir un nouveau chantier dans
+la cave. C'est un ouvrage pressé et on le retiendra probablement
+là jusqu'à ce que le chantier soit achevé... Nous attendrons, je
+laisserai le fricot sur le poêle. Assieds-toi et repose-toi un peu,
+enfant.
+
+La jeune fille prit la chaise qu'on lui offrait et secoua la tête
+sans rien dire, comme si les dernières paroles de sa mère lui
+donnaient matière à réflexion.
+
+--A quoi songes-tu comme ça tout à coup? demanda la femme.
+
+--Et vous croyez, mère, que grand-père travaille comme cela au delà
+de son heure parce que son maître le lui a dit ou commandé?
+
+--Oui, mon enfant.
+
+--Non, non, cela n'est certes pas la raison, répliqua la jeune fille
+à demi fâchée.
+
+--Et quelle serait donc la raison, Lina?
+
+--Grand-père devient de plus en plus économe. Pour gagner quelques
+sous au-dessus de sa journée, il travaillerait même toute la nuit,
+si c'était possible. Le dimanche après-midi, il ne va plus jamais
+boire une pinte avec ses amis, et il n'allume plus que rarement une
+pipe, lui qui auparavant avait l'habitude de fumer presque constamment
+à la maison. Le tabac est trop cher, dit-il. Vraiment, mère, cela me
+fait peine quand je le vois le soir regarder autour de lui d'un air si
+préoccupé. Je sais bien ce que ses yeux cherchent; mais il résiste
+à la tentation, pour épargner une couple de cents, souvent mon cœur
+se gonfle de pitié et il me prend des envies de pleurer; mais, Dieu
+merci, cela ne durera plus longtemps.
+
+--Non, cela ne durera plus longtemps, répéta la veuve avec un accent
+de tristesse, encore quelques mois. Ma grave maladie, qui m'a tenue
+alitée tout l'hiver, nous a mis en arrière. C'est un crève-cœur
+pour notre bon père. Jamais il n'a pu supporter l'idée d'avoir des
+dettes si petites qu'elles soient. Maintenant il travaille et il peine
+pour soulager nos épaules de ce fardeau. Laisse-le faire, Lina; tu
+sais que toutes les observations sur ce point restent inutiles.
+
+--Non, je ne le laisserai pas faire, murmura la jeune fille d'un ton
+résolu. Attendez un peu, je saurai bien le forcer à fumer sa pipe
+comme devant.
+
+--Le forcer? Comment t'y prendras-tu?
+
+--Vous verrez, ma mère, quand il sera temps.
+
+En achevant ces paroles, elle se dirigea vers un coin de la pièce,
+prit son carreau de dentellière et vint s'asseoir près de la table.
+Elle découvrit une large dentelle déjà en partie achevée et se mit
+à entremêler vivement ses fuseaux en répétant joyeusement:
+
+--Oui, oui, vous le verrez, mère... Vous me regardez si curieusement?
+Allons, je vais vous dire ce que j'ai imaginé depuis quelques jours.
+Dans une couple de semaines c'est l'anniversaire de grand-père,
+n'est-ce pas? Pour ce temps-là ma dentelle sera achevée et
+Thérèse, la colporteuse, m'en donnera à peu près dix-neuf francs.
+
+--Et tu veux faire cadeau d'un nouveau chapeau à grand-père? Je le
+sais depuis longtemps.
+
+--En effet, il va maintenant à l'église avec un vieux chapeau roux
+et les gens parlent de cela. Puisqu'il ne veut pas en acheter un
+nouveau, c'est moi qui le ferai sans qu'il le sache... Mais ce n'est
+pas tout, mère. Baptiste, le fils du charron, a planté l'année
+dernière une grande pièce de tabac; il en a fait sécher et couper
+les feuilles; il en a sur son grenier la charge d'au moins trois
+brouettes. Les gens qui en ont acheté disent que ce tabac est d'une
+excellente qualité et d'un goût parfait. Eh bien, je vais acheter du
+charron plein mon tablier de tabac, et quand grand-père verra ce tas
+dans sa chambre il faudra bien qu'il fume, bon gré, mal gré.
+
+--Plein un tablier, perds-tu la tête, Lina? Tu ne peux pas faire
+cela.
+
+--Ne sommes-nous pas convenus, ma mère, que je puis disposer
+librement de l'argent que je gagne, en dehors de ma journée, à faire
+de la dentelle.
+
+--Oui, mais de cette façon tu ne garderas pas assez pour toi, pour
+t'acheter un nouveau mouchoir de tête pour l'été.
+
+--Bah, je travaillerai un peu plus tard le soir.
+
+--Non, pas ça, mon enfant, je ne puis pas le permettre. Juste ciel,
+ne travailles-tu pas déjà assez?
+
+--C'est égal, la conviction que j'ai de posséder un moyen de faire
+plaisir à grand-père me rend capable de tout. J'exécuterai mon
+projet, mère.
+
+--Silence là-dessus maintenant, Lina, dit la femme on posant un doigt
+sur ses lèvres. Voici grand-père qui vient, j'entends son pas.
+
+Un homme d'environ soixante-cinq ans, vêtu comme un ouvrier, avec une
+veste et un tablier, parut sur le seuil de la porte en murmurant un
+bonjour à voix basse. Il avait de larges épaules et semblait encore
+robuste pour son âge; mais son dos légèrement courbé et les plis
+profonds de son visage attestaient qu'il s'était usé par une vie de
+labeur incessant. Il entra et plaça sous la fenêtre, à côté de la
+porte, un sac de toile qui contenait probablement des outils.
+
+Avant qu'il se fût redressé, la jeune fille lui avait jeté les
+deux bras autour du cou et l'embrassait en lui souhaitant gaiement
+le bonsoir. Il la serra sur son cœur et lui murmura doucement à
+l'oreille:
+
+--Merci, ma chère Lina. Depuis quelque temps nous avons la vie assez
+dure; mais cependant j'ai encore des raisons de remercier Dieu. Il t'a
+donné un cœur excellent et il a rendu la santé à ta pauvre mère.
+De quoi pourrais-je me plaindre?
+
+--Allons, allons, prenez place à la table, grand-père, vous devez
+avoir faim, dit la jeune fille avec une certaine nuance d'inquiétude;
+car la voix du vieillard avait un ton qui ne lui était pas ordinaire
+et qui faisait craindre à la jeune fille qu'il ne lui fût arrivé
+quelque chose de désagréable.
+
+Tous trois prirent place à table et baissèrent la tête pour dire
+leur prière.
+
+--Bon appétit, grand-père, vite à l'œuvre maintenant, j'ai une
+faim de loup. Ah! voilà des pommes de terre bien accommodées; c'est
+à s'en lécher les doigts. Mère, vous en avez de l'honneur.
+
+Lina avait prononcé ces paroles d'un ton joyeux évidemment pour
+dissiper les préoccupations du vieillard. Elle remarqua qu'il
+s'interrompait quelque fois de manger et qu'il secouait la tête.
+
+--Grand-père chéri, dit-elle, vous êtes si taciturne. Allons,
+racontez-nous quelque chose. Comment vont les gens de l'_Aigle d'or_?
+Léocadie se mariera-t-elle bientôt avec le fils du fermier Kanteels?
+Est-il vrai qu'Isabelle va demeurer à Bruxelles?
+
+--Que Dieu protège ces gens égarés! soupira Jean Wouters. Si le
+père Mol n'ouvre pas promptement les yeux, il déplorera trop tard
+son coupable aveuglement. Le malheur et la honte sont suspendus sur
+cette maison, tout y va mal.
+
+--Mal, comment l'entendez-vous, grand-père?
+
+--Maintenant, mes enfants, desservez d'abord la table et puis je vous
+dirai ce qui m'a fait de la peine.
+
+La jeune fille se dépêcha de porter dans la laverie le pot, les
+assiettes et les cuillers, revint, prit une chaise à côté du
+vieillard et murmura en le regardant curieusement:
+
+--Eh bien? eh bien?
+
+--Ah! mes enfants, dit-il, depuis quelques semaines il se passe de
+malheureuses choses à l'_Aigle d'or_; il y vient de temps en temps de
+riches messieurs de la ville qui y dépensent en un après-midi plus
+d'argent qu'il n'en faut pour soutenir pendant une année entière une
+famille d'ouvriers.--Vous croyez que j'exagère? Ils y boivent du vin
+et ils le font couler par terre à pleins ruisseaux; et ce vin coûte
+douze francs la bouteille!
+
+--Douze francs! comment est-ce possible? s'écria la veuve, à moins
+que ce soit de l'argent fondu!
+
+--Non, Anna, au contraire, c'est un breuvage fade. L'aubergiste m'en
+a fait goûter à la cave, cela a le goût d'eau sucrée et cela pique
+un peu le nez comme de la bière de Louvain qui est depuis longtemps
+en bouteille. Ça s'appelle du Champagne. Mais ce breuvage n'est pas
+aussi inoffensif qu'il le paraît. Il pousse d'abord les gens à la
+gaieté, il les étourdit ensuite et leur fait perdre la tête.....
+J'étais à mon travail dans la cave lorsque le jeu a commencé. Comme
+la porte de la salle du restaurant était presque constamment ouverte,
+j'entendais les sons de leurs voix confuses et j'entendais en partie
+ce qu'ils criaient; car ils parlaient tous d'un ton très élevé.
+Le reste me fut raconté par l'aubergiste ou par la servante, qui
+descendaient à chaque instant à la cave pour prendre de nouvelles
+bouteilles. Quelque chose d'incroyable me fit frémir de surprise et
+de honte. A travers tout le bruit qu'ils faisaient, j'entendais les
+filles de l'_Aigle d'or_ éclater du rire et crier à l'aide comme des
+enfants qu'on poursuit en jouant... et, pensez donc, on avait parié
+là-haut vingt bouteilles que Léocadie avait les bras plus gros que
+sa sœur Isabelle. Les jeunes filles ne paraissaient pas disposées
+a laisser mesurer leurs bras par les parieurs en gaieté; mais
+l'aubergiste les y a forcées!
+
+--Est-ce possible? murmura Lina.
+
+--L'argent, l'argent, mon enfant. L'aubergiste gagne huit francs sur
+chaque bouteille. Ce pari lui a fait gagner cent soixante francs en
+moins d'une heure, autant qu'un bon ouvrier en deux mois. Mais ses
+enfants n'y perdront-elles pas leur bonheur et leur honneur? Voilà
+la triste question. L'argent qu'on gagne d'une pareille façon ne peut
+pas profiter. Dieu est trop juste pour ça. La servante a bien voulu
+me faire accroire qu'Isabelle avait beaucoup de chances de se marier
+avec un de ces beaux messieurs de la ville; mais la pauvre fille, sans
+le savoir peut-être, sert de jouet à ces jeunes libertins... Et ce
+n'est pas encore tout; les choses devaient encore aller plus mal.
+A peine avaient-ils vidé une partie des vingt bouteilles, que leur
+gaieté bruyante se changea petit à petit en une scène scandaleuse
+de débauche. J'entendis tout à coup, au milieu des cris aigus,
+le bruit des tables et des chaises renversées et des verres qui se
+brisaient en tombant par terre. Effrayé et voulant venir en aide à
+l'aubergiste, je montai précipitamment. Il y avait au milieu de la
+salle de café un très jeune monsieur aux cheveux ébouriffés et
+aux regards allumés, qui mettait en pièces tout ce qu'il pouvait
+atteindre. Ses compagnons, l'hôtelier et ses filles assistaient
+en riant à ces actes de sauvagerie. Je ne savais que penser. Le
+garde-champêtre accourut pour expulser au nom de la loi ces ivrognes
+de l'_Aigle d'or._ J'entendis l'hôtelier lui dire: «Ces Messieurs
+s'amusent et ne font pas de mal. Si je trouve bon ce qui se passe
+dans ma maison, personne n'a le droit de s'en mêler.» Et le
+garde-champêtre s'est éloigné en levant les épaules. Le fait est
+que l'aubergiste, comme il me l'a dit lui-même à l'oreille, se fera
+payer au double et au triple la valeur des objets qu'on a brisés chez
+lui.
+
+--Et ils ont sans doute fini par se battre, grand-père?
+
+--Non, mon enfant. Ces messieurs, en jetant par terre les verres et
+les bouteilles, n'avaient pas l'air d'être fâchés. Je le comprends,
+c'est par orgueil qu'ils agissent ainsi. Ils ne peuvent pas dépenser
+assez d'argent rien qu'à boire, alors ils cassent tout et versent
+par terre le vin précieux pour montrer que l'argent n'a pas de valeur
+pour eux.
+
+--Ah! c'est affreux! soupira la femme. Il y a des milliers de pauvres
+gens, frappés par le malheur ou la maladie, qui souffrent de la faim
+avec femme et enfants. Quelques francs les sauveraient, les rendraient
+riches, leur feraient bénir la main qui les aiderait dans
+leur détresse, et là on gaspille, on dissipe l'argent dans de
+scandaleuses débauches!
+
+--Mais, mais, comme ces gens-là doivent être riches! murmura la
+jeune fille, en levant les mains.
+
+--C'est l'argent de leurs parents qu'ils dissipent, répondit le
+vieillard. Un argent durement gagné peut-être et épargné sou à
+sou. Qui sait si chaque pièce d'or ne coûte pas des larmes à leur
+père et surtout à leur mère?... Il y avait dans la bande un des
+plus extravagants à qui on donnait le nom de baron. Cela m'a rappelé
+une bien triste histoire. Anna, vous souvenez-vous bien encore de
+la baronne qui a habité dans le temps le château appartenant
+actuellement à M. Dalster? Elle était veuve, la bonne et charitable
+femme, et elle n'avait qu'un fils. Celui-ci fit pendant de longues
+années comme ces jeunes gens de l'_Aigle d'or_, peut-être encore
+pis, rien ne pouvait le retenir, ni le désespoir de sa mère, ni la
+misère qui approchait à grands pas. Il fallut vendre beaucoup de
+terres, puis le château, et la pauvre baronne, accablée de honte, le
+cœur brisé, tomba gravement malade et mourut peu de temps après...
+Vers cette époque, pendant l'hiver, il y avait un maçon, père de
+beaucoup d'enfants,--il s'appelle Henri Knop--qui, sans ouvrage depuis
+longtemps et poussé par la faim, alla voler la nuit dans une ferme
+un panier de pommes de terre. Il fut condamné à cinq ans de prison,
+obtint par sa bonne conduite une diminution de peine et fut mis en
+liberté dès la troisième année. Il déplorait son méfait et
+était résolu à gagner désormais honnêtement son pain. Cependant
+personne ne voulut lui donner de l'ouvrage, on l'évita, lui et les
+siens, comme une famille flétrie, et à la fin il se vit réduit à
+quitter le village avec sa femme et ses enfants, pour ne pas mourir de
+faim devant l'impitoyable aversion des habitants. Ce qu'il est devenu
+depuis personne n'en sait rien.
+
+Le vieillard se tut un moment et les femmes, péniblement affectées
+par son récit fait d'une voix altérée, ne trahissaient leur
+émotion qu'en secouant tristement la tête et en murmurant à voix
+basse.
+
+Il reprit en souriant amèrement:
+
+--Et le fils de la baronne, demanderez-vous? Le parricide sans âme?
+Lui aussi, croyez-vous, a continué à être poursuivi par le mépris
+public? Eh bien, pas du tout. Plus tard, il a hérité d'un oncle
+et il est redevenu riche; maintenant petits et grands lui parlent le
+chapeau à la main; il est baron et bourgmestre... Ah! mes enfants,
+les hommes ne sont pas toujours justes, heureusement il y a là-haut
+un juge suprême qui ne se laisse influencer ni par l'argent ni par la
+naissance, et celui qui a martyrisé ou humilié sa mère ne trouvera
+pas de grâce devant ses yeux.
+
+Les deux femmes échangèrent encore tristement quelques réflexions
+sur la lâche conduite des jeunes gens à l'auberge de l'_Aigle d'or_;
+mais Jean Wouters, abîmé dans ses pénibles pensées, ne prit plus
+part à l'entretien que par quelques monosyllabes.
+
+Lina se leva, passa dans la chambre voisine et revint avec une pipe et
+une boite à tabac en cuivre.
+
+--Prenez, grand-père, dit-elle, voilà votre tabac. Laissons de
+côté toutes ces tristes pensées. Nous ne sommes pas riches et nous
+pouvons nous estimer heureux de n'être pas coupables de ces vilaines
+choses. Faites-moi le plaisir d'allumer votre pipe.
+
+--Non, je n'en ai pas envie, répondit-il.
+
+--Je vous en prie, faites ça pour moi, j'aime tant l'odeur du tabac.
+Elle me rafraîchit les idées et me rend toute joyeuse... Allons, ne
+me refusez pas ce petit plaisir.
+
+Pendant ce temps, elle avait bourré elle-même la pipe et la tendit
+au vieillard avec une allumette enflammée.
+
+Il commença à fumer; et cela devait véritablement lui faire du
+bien, car petit à petit son visage s'illumina d'une expression de
+contentement.
+
+Lina reprit son carreau à dentelles et la mère son tricot.
+
+Alors commença une conversation plus tranquille, où le jardin, le
+printemps et les vaches eurent la plus grande part.
+
+Pendant qu'ils causaient ainsi, ils entendirent dans le lointain des
+voix qui chantaient ou qui criaient.
+
+--Ce sont les jeunes messieurs de l'_Aigle d'or_, dit Jean Wouters.
+Ils se rendent au chemin de fer pour prendre le dernier train. Leur
+bamboche a duré jusqu'à présent.
+
+--Il me semble qu'ils se disputent, remarqua Lina.
+
+--Non, ils se connaissent très bien et ils sont habitués à faire
+une vie pareille. Depuis une couple de mois ils viennent une ou deux
+fois par semaine à l'_Aigle d'or_ et y font toujours la même vie, à
+ce que m'a dit la servante... Maintenant, ils chantent et ils crient.
+Tenez, le bruit cesse. Ils se dépêchent pour arriver au chemin de
+fer.
+
+Nos braves gens écoutèrent encore un instant le bruit qui allait en
+s'affaiblissant, puis ils reprirent leur travail et leur conversation.
+
+Une demi-heure après, pendant que le plus profond silence de la nuit
+régnait autour de la maison solitaire, Lina leva tout à coup la
+tête avec surprise de dessus son travail et demanda:
+
+--N'avez-vous pas entendu, mère?
+
+--Qu'aurais-je entendu, mon enfant?
+
+--Et vous, grand-père?
+
+--Non, rien, Lina.
+
+--Il m'a semblé que j'entendais soupirer; mais je me suis trompée,
+ce sera la vache qui aura fait du bruit... Mais non, voilà que je
+l'entends encore!
+
+--C'est comme s'il y avait à la porte un chien qui gronde, murmura la
+femme.
+
+--Non, ma mère, c'est un homme qui souffre et qui se plaint.
+
+Et elle prit la lampe pour aller voir.
+
+--Reste, reste, s'écria la mère en la retenant effrayée. Dieu sait
+ce que c'est!
+
+--C'est une créature humaine, soyez-en sûre. Un homme qui s'est
+égaré dans les ténèbres et qui est tombé, sans doute. Il s'est
+peut-être fait mal. Le laisserons-nous, sans pitié, appeler au
+secours?
+
+--Lina a raison, dit le vieux charpentier. Prends la lampe, mon
+enfant, nous irons voir.
+
+Lorsqu'elle eut ouvert la porte et envoyé les rayons de sa lumière
+sur l'avant-cour, ils virent, étendue au pied d'un des noyers, une
+personne qui remuait les bras et murmurait des menaces inintelligibles
+comme si elle se croyait entourée d'ennemis.
+
+Le vieillard et la jeune fille s'approchèrent vivement et passèrent
+tous deux le bras sous la tête de l'inconnu pour le relever.
+
+--Pauvre garçon, dit Lina, qui vous a fait du mal? De méchantes
+gens? N'ayez plus peur; nous sommes des amis. Allons, levez-vous, nous
+vous conduirons dans la maison; nous vous donnerons des secours.
+
+Ils furent obligés d'employer toutes leurs forces pour le relever;
+il laissait traîner ses jambes et pesait lourdement sur leurs bras.
+Cependant, ils parvinrent à le conduire lentement vers la maison.
+Pendant ce temps, il grommelait d'une voix rauque:
+
+--Au diable, laissez-moi, je ne vais pas avec vous, je veux
+retourner à l'_Aigle d'or_... Eh, l'hôte, vite du Champagne... dix
+bouteilles... c'est ça, versez... encore, encore...
+
+--C'est un des jeunes messieurs de l'_Aigle d'or_, murmura Jean
+Wouters. Oui, oui, le plus débauché de tous. Celui qui a mis la
+grande glace en pièces. Voilà le résultat de ces scandaleux excès
+et de...
+
+--Taisez-vous donc, grand-père, et ayez pitié de lui; le pauvre
+garçon est si malade.
+
+--Étrange maladie; tu as raison cependant, ma chère enfant. Nous
+sommes des chrétiens et il peut avoir besoin de secours. Ne songeons
+qu'à remplir notre devoir.
+
+Ils le portèrent à l'intérieur et le placèrent sur une chaise. Il
+demeura immobile, affaissé sur lui-même et les yeux fermés comme un
+être inanimé.
+
+--Mère, mère, allez chercher de l'eau, dit la jeune fille. O ciel,
+voyez, il a du sang sur sa figure! Ah! le pauvre homme!
+
+Le jeune homme, à demi évanoui ou à demi endormi, avait laissé
+tomber sa tête sur sa poitrine, les yeux toujours fermés et une
+sorte de râle sourd sortait de sa poitrine haletante.
+
+Il était encore très jeune et, autant qu'on pouvait le voir à
+travers les taches de sang mal essuyé qui lui souillaient les joues
+et les mèches de cheveux qui lui pendaient sur le front, les traits
+de son visage paraissaient très doux. Ses habits, d'une coupe
+élégante et d'une étoffe riche, étaient en désordre et couverts
+de boue.
+
+Lina, profondément émue de pitié, se dépêcha de prendre l'eau que
+sa mère était allée chercher et se mit à laver la figure du jeune
+homme.
+
+--Dieu soit loué, s'écria-t-elle toute joyeuse, ce n'est rien. Il
+est tombé, et il s'est fait un peu de mal. Une petite écorchure à
+la joue.
+
+A peine lui eut-elle rafraîchi le cerveau en l'humectant d'eau
+froide, qu'il ouvrit les yeux, regarda la jeune fille et balbutia avec
+un rire abruti:
+
+--Non, Isabelle, enlevez ce verre. Ne me faites plus boire, j'en
+ai assez pour ce soir... Tiens, tiens, ce n'est pas Isabelle... Qui
+êtes-vous donc? Ah! que voilà de jolis yeux bleus! Mais maintenant
+je n'ai pas le temps, demain, demain je vous ferai nager dans le
+champagne, si vous en avez envie; mais maintenant laissez-moi, je vais
+dormir.
+
+Tout à coup la jeune fille laissa tomber le linge qu'elle tenait
+à la main et recula de quelques pas. Elle était devenue pâle et
+paraissait profondément effrayée. Des larmes brillaient dans ses
+yeux.
+
+Le grand-père et la mère, pensant que le libre langage du jeune
+homme avait si fort blessé et attristé Lina, essayèrent de la
+consoler en lui faisant comprendre qu'un homme qui est dans un pareil
+état ne sait plus ce qu'il dit et qu'il ne faut pas prendre ses
+paroles au sérieux.
+
+La jeune fille n'écoutait pas; elle tremblait visiblement d'émotion
+et ses yeux ne quittaient pas le jeune homme qui paraissait s'être
+endormi. Elle secoura la tête, comme pour se débarrasser de pensées
+importunes et dit enfin sans oser faire un pas en avant:
+
+--Mais, grand-père, cet homme ne peut pas rester ici, conduisez-le
+dans le village, à l'_Aigle d'or_.
+
+--C'est tout à fait impossible, mon enfant, si loin et dans
+l'obscurité.
+
+--Le pauvre garçon n'a plus de jambes, ajouta la veuve. Et
+grand-père ne peut cependant pas le porter.
+
+--Laissez-moi aller chercher le docteur, ma mère, il pourrait devenir
+dangereusement malade.
+
+--Bah, bah, il n'est pas malade, répliqua le vieux charpentier. Je
+n'ai jamais été un grand buveur, mais je ne puis pas dire qu'étant
+jeune je ne me sois pas quelquefois oublié en compagnie de bons
+camarades; je connais la chose. Ce jeune monsieur, quand il aura dormi
+pendant quelques heures, ne ressentira plus rien qu'un grand mal de
+tête. Laissez-le reposer.
+
+--Ciel, il pourrait donc passer toute la nuit dans notre maison?
+s'écria Lina avec une certaine inquiétude. Non, non, grand-père,
+conduisons-le à l'_Aigle d'or_. Là on est habitué à donner à
+loger. Si c'est absolument nécessaire, je vous aiderai. Avec un peu
+de peine nous finirons par y arriver.
+
+--Mais pourquoi parais-tu si effrayée, Lina? Ce jeune homme ne fera
+de mal à personne. Il est tout à fait sans connaissance. A l'_Aigle
+d'or_ il y a sans doute encore du monde. Pensez donc quelle honte ce
+serait pour lui si nous l'amenions là dans un pareil état. On rirait
+et on se moquerait de lui. Nous pouvons et nous devons lui épargner
+cette confusion.
+
+--C'est vrai, c'est vrai, s'écria la jeune fille; mais que faire
+alors?
+
+--Rien de plus simple. Je vais tirer les bottines du jeune monsieur
+et je le coucherai tout habillé sur mon lit où il pourra dormir tout
+son saoul.
+
+--Mais vous alors, grand-père?
+
+--Je resterai ici, près du poêle, et dormirai sur une chaise.
+
+--Ça ne se peut pas, exposer votre santé!
+
+--Aimerais-tu mieux rester toi-même ici, Lina?
+
+--Moi? Oh! non, j'ai peur.
+
+--Bah, bah. Quand Jacques le jardinier était si gravement malade,
+j'ai passé plus de dix nuits à veiller auprès de son lit. Cela
+m'a-t-il fait du mal? Ne discutons pas plus longtemps. Va chercher
+son chapeau, Lina, il est sous le noyer. Et vous, Anna, aidez-moi à
+porter cet endormi sur mon lit.
+
+La jeune fille revint avec le chapeau et ne voyant plus personne
+elle fit quelques pas pour entrer dans la chambre à coucher de son
+grand-père; mais elle s'arrêta hésitante et recula comme si elle
+était retenue par une terreur secrète.
+
+Sa mère sortit seule de la chambre et dit d'un air content:
+
+--Il dort comme une pierre, le pauvre garçon. Grand-père est en
+train de le bien couvrir; car il ne fait pas trop chaud là-dedans.
+C'est dommage tout de même, n'est-ce pas, ma fille, que de pareils
+gens qui sont riches et qui peuvent jouir en paix de tout ce que leur
+cœur désire, s'abîment la santé par des excès et se rendent la
+vie amère.
+
+Lina prit la main de sa mère et, sans répondre à sa question, lui
+dit en baissant la voix:
+
+--Savez-vous, mère, pourquoi j'étais si agitée et pourquoi j'avais
+si peur? Vous ne le croirez pas, car c'est étrange. Ce jeune homme,
+devinez qui il est?
+
+--Le connais-tu donc, Lina?
+
+--Oui, je le connais, ma mère.--C'est Herman Steenvliet.
+
+--Herman Steenvliet?
+
+--Oui, ce petit garçon avec qui je jouais quand j'étais enfant.
+
+--Ah, tu te trompes, c'est impossible, murmura la femme avec un rire
+d'incrédulité.
+
+--Non, non, mère, soyez-en sûre; c'est bien lui.
+
+--Père, venez donc ici! cria la femme en voyant paraître le
+vieillard. Lina a une idée singulière. Elle croit que le jeune
+monsieur qui dort là dans votre chambre est le fils de Charles
+Steenvliet.
+
+--Le fils de M. Sleenvliet, le riche entrepreneur? Bah, Lina, tu te
+trompes certainement.
+
+--Je ne me trompe pas, grand-père; depuis mon enfance je n'ai plus
+revu Herman Steenvliet, et cependant je ne puis pas me tromper;
+un seul regard de ses grands yeux bruns a suffi pour me le faire
+reconnaître.
+
+--Tout est possible, dit le vieux charpentier, nous allons le savoir
+immédiatement. Il est couché sur le dos, et il dort si profondément
+qu'un coup de canon ne le réveillerait pas. Regardons-le de près
+avec la lumière.
+
+Les femmes le suivirent. Tandis qu'il tenait la lampe élevée
+au-dessus de la tête du dormeur tous les trois regardaient
+attentivement son visage sans dire un mot; et au bout d'un instant ils
+quittèrent la chambre, toujours silencieux.
+
+--Ce n'est pas lui, tu t'es trompée, dit le grand-père.
+
+--Il ne lui ressemble pas du tout, affirma la mère. Ç'a été une
+illusion de tes sens.
+
+--Oui, maintenant qu'il a les yeux fermés je ne sais vraiment pas
+ce que je dois en penser, dit la jeune fille hésitante. Je me serai
+peut-être trompée en effet.
+
+Et elle s'assit toute pensive près du poêle.
+
+--C'eût été un hasard surprenant, dit le vieillard. M. Steenvliet,
+le riche entrepreneur qui habite maintenant à Bruxelles, au quartier
+Léopold, une maison qui ressemble à un palais, était autrefois,
+a Ruysbroeck, le voisin de ton père, Lina, un simple manœuvre de
+maçon, un ouvrier comme lui.
+
+--Je le sais, grand-père, ils étaient bons amis.
+
+--C'est-à-dire, fit observer la veuve, c'était de bonnes
+connaissances, mais pas des amis de cœur, car Charles Steenvliet
+était un peu fier. D'ailleurs feu ton père était charpentier
+et Steenvliet était maçon. Ils ne fréquentaient pas les mêmes
+camarades; mais il est vrai cependant, Lina, que tu as joué presque
+tous les jours avec le fils Steenvliet, un bel et brave enfant, qui ne
+paraissait prendre plaisir que dans ta compagnie.
+
+--Et comment cet apprenti maçon, ce M. Steenvliet, veux-je dire,
+est-il devenu depuis lors immensément riche?
+
+--Peuh, les gens en parlent différemment, répondit la femme en
+levant les épaules.
+
+--Oh! la chose est très simple, dit le grand-père, on voit souvent
+s'élever de ces fortunes étonnantes. Déjà, lorsque ton père
+vivait encore, Charles Steenvliet, qui était un bon ouvrier et un
+gaillard audacieux, avait risqué quelques petites entreprises et
+amassé ainsi un peu d'argent. Peu à peu il a fait des entreprises
+plus considérables, et il a fait ses affaires avec tant de bonheur
+qu'il a trouvé de gros bailleurs de fonds. C'est ainsi que sa fortune
+s'est accrue rapidement, et enfin, en entreprenant de grands travaux
+publics en pays étrangers il a gagné des sommes énormes; des
+millions, à ce qu'on dit.
+
+--Si riche! Se rappellerait-il l'amitié de feu mon père? murmura la
+jeune fille.
+
+--Je ne le crois pas, mon enfant. Il y a plus de quinze ans que mon
+pauvre fils a été enlevé subitement par le choléra, et alors
+Steenvliet était déjà allé demeurer à Bruxelles... Ne nous
+laissons pas attrister par ces douloureux souvenirs.
+
+Il essuya avec son doigt une larme qui perlait au bord de sa
+paupière. Lina baissa les yeux et poussa un soupir; mais, n'entendant
+plus la voix de son grand-père, elle releva la tête et lui demanda,
+probablement pour dissiper sa tristesse:
+
+--Et n'avez-vous plus jamais vu M. Steenvliet depuis qu'il est devenu
+riche?
+
+--Oui, quelquefois. J'ai travaillé une fois pour lui pendant
+plusieurs semaines, et j'ai même causé avec lui à différentes
+reprises quand il m'interrogeait sur mon travail.
+
+--Et il vous a sans doute reconnu?
+
+--Il ne pouvait pas me reconnaître, Lina. Quand Charles Steenvliet
+était le voisin de ton père à Ruysbroeck, moi je demeurais à
+Ternorth.
+
+--Mais vous lui avez parlé de l'amitié de feu mon père, n'est-ce
+pas? Qu'est-ce qu'il vous répondait?
+
+--Je ne lui en ai jamais parlé. Vois-tu, Lina, les gens riches, quand
+ils ont été ouvriers, n'aiment pas qu'on leur rappelle leur passé.
+D'ailleurs M. Steenvliet aurait pu supposer que je lui parlais de
+pareilles choses par orgueil ou bien pour obtenir de lui une faveur.
+Le mieux était donc de n'en point parler... Allons, enfants, allons
+nous coucher, il est déjà tard; vous voyez bien que le jeune
+monsieur, qui est ici à côté, n'a pas encore remué. Dormez
+tranquilles, je soignerai pour tout.
+
+--Si vous avez besoin de quelque chose, mon père, vous nous
+appellerez tout de suite, n'est-ce pas?
+
+--Et si le jeune monsieur se réveillait, s'il sortait de votre
+chambre à coucher, vous nous appelleriez aussi, n'est-ce pas,
+grand-père?
+
+--Sans doute, Lina, sois tranquille.
+
+--Eh bien alors, bonne nuit et bon courage, grand-père! dit la jeune
+fille en l'embrassant.
+
+Les deux femmes montèrent à l'étage. Jean Wouters s'assit près de
+la table et posa sa tête sur son coude... Au bout de quelques heures
+il écouta à moitié endormi si aucun bruit ne se faisait entendre
+dans la chambre à côté, puis il retomba dans un profond sommeil.
+
+
+
+
+II
+
+
+Lorsque la première clarté du jour se répandit dans le ciel, Jean
+Wouters ouvrit les yeux, se leva et s'approcha de la chambre voisine
+dont il ouvrit doucement la porte. Il secoua la tête avec un sourire,
+referma la porte, retourna s'asseoir en murmurant à part lui:
+
+--Il dort toujours comme un morceau de bois. Tant mieux, cela lui fera
+du bien... Comme il fait encore froid le matin, je vais me dépêcher
+d'allumer le poêle et de mettre de l'eau sur le feu; car les enfants
+ne tarderont pas à se réveiller.
+
+Peu de temps après, les deux femmes descendirent et demandèrent avec
+une curiosité inquiète comment se portait le jeune homme.
+
+--St, St, plus bas, pas de bruit, répondit le vieillard. Il n'est
+pas encore éveillé et dort toujours à poings fermés. Laissez-le
+reposer jusqu'à ce qu'il s'éveille de lui-même; sans cela il aura
+mal à la tête... Mais, Lina, tu parais prête à sortir? Où vas-tu
+donc?
+
+--Moi, sortir? pas du tout, grand-père.
+
+--C'est parce que je vois que tu as mis ta robe verte avec des nœuds
+rouges: ce n'est pas cependant aujourd'hui dimanche, à ce que je
+crois?
+
+--Non, grand-père, c'est mercredi; mais mes vêtements de travail
+sont si usés! Et tant que ce jeune monsieur étranger est dans la
+maison, vous comprenez bien, je n'aimerais pas qu'il se fît une idée
+défavorable de notre propreté.
+
+--En effet, je comprends cela, mon enfant, tu as raison.
+
+La mère était déjà occupée à faire le café. Lina prit le pain
+et le couteau pour couper les tartines.
+
+Au bout de quelques instants ils étaient assis tous les trois à
+table, silencieux et se dépêchaient de déjeuner, ce qui fut bien
+vite terminé.
+
+--Je vais faire du café un peu plus fort, dit la mère. Car il est
+probable que ce jeune monsieur en se réveillant aura besoin d'un
+réconfortant. Et rien de mieux pour l'estomac dérangé que du fort
+café.
+
+--Et moi, dit Lina, je m'en vais traire la vache. J'aurai fini mon
+ouvrage le plus pressé lorsque le jeune monsieur se réveillera. Je
+voudrais bien le regarder encore une fois avec attention avant qu'il
+s'en aille. J'ai rêvé toute la nuit qu'il pourrait bien être Herman
+Steenvliet... Oui, oui, ma mère, moquez-vous de moi. Je crois aussi
+que je me suis trompée; mais tout est possible; les montagnes ne se
+rencontrent pas; mais les hommes se rencontrent, comme on dit.
+
+En achevant ces derniers mots, elle sortit. La mère continua à
+verser le café, et le grand-père resta assis sur la chaise auprès
+du poêle, enfoncé dans ses pensées.
+
+En ce moment le jeune homme se réveilla dans la chambre voisine. La
+clarté du jour, déjà éclatante, blessa ses yeux enflammés et il
+se mit machinalement les mains sur le visage; mais cela ne dura que
+quelques secondes; il se mit sur son séant et regarda avec stupeur
+autour de la chambre. A mesure qu'il reprenait possession de
+lui-même, ses lèvres se contractaient en une expression de moquerie
+et de colère. Bientôt il appuya péniblement sa main sur sa poitrine
+et murmura:
+
+--Maudit vin, poison qui me brûle comme un feu d'enfer! ma tête,
+ma tête! Où suis-je ici? A l'_Aigle d'or_? Ah! je sais! Je n'ai pas
+voulu retourner à Bruxelles, et je suis revenu ici. Dans quel état,
+ô ciel.
+
+Il regarda encore une fois autour de lui et remarqua seulement alors
+l'ameublement singulier de cette chambre.
+
+--Que je suis tombé bas, grommela-t-il. Cet imbécile d'aubergiste et
+ses mijaurées de filles m'ont jeté au grenier ou peut-être dans un
+trou comme un animal. Ah! ils me le paieront, qu'ils attendent!
+
+En achevant ces mots, il essaya de se lever et de descendre du lit;
+mais il était encore si étourdi qu'il fit un faux pas et tomba
+lourdement par terre.
+
+Pendant qu'il faisait tous ses efforts pour se relever en poussant des
+grognements de mauvaise humeur, le vieux charpentier, attiré par le
+bruit de la chute, entra dans la chambre et courut au jeune homme pour
+le soutenir; mais celui-ci repoussa rudement la main qu'on lui tendait
+et dit avec colère:
+
+--Laissez-moi tranquille. Croyez-vous que je suis un enfant et que je
+ne sais pas encore marcher tout seul. Ne restez pas là à me regarder
+si bêtement et donnez-moi mes souliers.
+
+Cette brutalité blessa le vieillard; mais il réprima son
+mécontentement et obéit à l'ordre du jeune homme auquel il dit en
+souriant:
+
+--Soyez tranquille, Monsieur, les charpentiers sont sur votre toit et
+tapent à grands coups de marteau. C'était à prévoir; on connaît
+cette maladie et prenez courage, elle passera bientôt.
+
+--Oui, moquez-vous de moi aussi, grossier lourdaud, répondit l'autre.
+Je le mérite bien. Où est votre maître? Il dort sans doute encore,
+le grippe-sou? Lui aussi a bu du Champagne; mais s'il pouvait en
+attraper la crampe éternelle...
+
+--Mon maître? répète le vieillard. Je n'ai pas de maître.
+
+--N'êtes-vous pas le domestique de l'_Aigle d'or_?
+
+--Non, je suis le maître ici.
+
+--Ah! c'est étrange! Où suis-je donc ici?
+
+--Dans une maison d'ouvriers, près du chemin de Loth.
+
+--Et où sont restés mes camarades?
+
+--Nous n'avons vu personne que vous. Vous étiez tombé dans
+l'obscurité devant notre porte et vous vous étiez sans doute fait
+mal. Notre Lina et moi, nous vous avons relevé, porté dans la maison
+et couché sur mon lit pour vous reposer.
+
+Le jeune homme jeta sur le vieillard un regard moins hostile.
+
+--S'il en est ainsi, je vous remercie de tout cœur, brave homme,
+murmura-t-il. Mais vous auriez beaucoup mieux fait de me laisser
+coucher dehors.
+
+--Au milieu de la nuit? A l'air froid? Sur le sol humide? Ah!
+Monsieur, vous auriez pu y contracter une maladie mortelle.
+
+--C'eût été tant mieux, brave homme; je ne mérite pas de vivre.
+Je suis un lâche, un mauvais sujet. Personne n'aurait déploré ma
+perte.
+
+--Vous n'avez donc pas de père, Monsieur?
+
+Le jeune homme leva les épaules.
+
+--Une mère?
+
+--Ah! si j'avais encore ma mère, soupira le jeune monsieur en
+levant les yeux au ciel, je ne me conduirais pas comme un méprisable
+libertin.
+
+--Bah! bah! Monsieur, prenez courage, dit le vieillard d'un ton
+de compassion affectueuse. Votre cœur est encore bon, et quand le
+repentir est là l'amendement et le salut sont à la porte.
+
+Tout en parlant, le jeune homme s'était approché d'un petit
+miroir pendu à la muraille, il s'y regarda et recula avec une sorte
+d'aversion à l'aspect de son image.
+
+--Dieu que je suis laid et sale! s'écria-t-il en tremblant de honte.
+Paraître ainsi devant les gens en plein jour!
+
+--Là, sur cette petite table il y a un bassin avec de l'eau de
+pluie; un essuie-mains et un morceau de savon. Tout ce qui vous est
+nécessaire, même une brosse à habits. Monsieur veut-il s'habiller
+et s'arranger? Je vous laisse seul et j'attendrai là dehors que vous
+ayez fini. Il fait froid, notre poêle brûle bien, ma fille tient
+toute prête pour vous une tasse de fort café. Cela vous remettra
+complètement.
+
+A ces mots Jean Wouters sortit et tira la porte derrière lui.
+
+Le jeune homme commença à se laver la figure et les mains en
+grommelant. Quand il eut fini, il essaya également de nettoyer la
+terre et la boue qui couvraient ses habits; mais la brosse était
+très usée et malgré toutes les peines qu'il se donna il ne réussit
+pas à faire disparaître les nombreuses taches. Il s'en plaignit
+amèrement et même, dans son dépit et son impatience, il jeta
+la brosse par terre. Il devint encore plus mécontent lorsqu'il se
+regarda pour la seconde fois dans la petite glace. Il paraissait
+terriblement laid avec son linge chiffonné, ses habits malpropres,
+ses yeux pleins de sang, ses joues tirées, blêmes et jaunes.
+
+Et le vieillard n'avait-il pas parlé de sa fille? Il y avait donc
+encore d'autres personnes dans la maison? Des femmes? Et il lui
+faudrait rougir sous leurs yeux? Se sentir humilié en présence de
+pauvres ouvriers?
+
+Il resta au milieu de la chambre, les lèvres pincées en une pénible
+grimace qui se changea bientôt en un sourire amer et dédaigneux.
+
+--Bah! bah! murmura-t-il. Je paierai ces gens-là pour leurs peines et
+je m'en irai sans me commettre avec eux. Au cabaret de l'_Aigle d'or_
+je trouverai tout ce qui m'est nécessaire pour refaire ma toilette.
+Je puis rester là jusqu'à ce que mon affreux mal de tête soit
+un peu passé. On voudra encore me faire boire? Mais non, non, plus
+aujourd'hui!
+
+Il ouvrit la porte et entra dans l'autre chambre où une chaise
+l'attendait auprès de la table.
+
+--Approchez-vous du poêle, Monsieur, dit le vieux charpentier. Je
+l'ai bourré pour le faire ronfler; voyez, il est rouge. Vous tremblez
+de froid; je le vois.
+
+--Oui, oui, mon joli Monsieur, asseyez-vous ici, le dos au feu, ajouta
+la femme d'un air aimable. J'ai fait pour vous du fort café qui va
+vous remettre tout de suite. Et si notre café n'est pas aussi bon
+qu'en ville, songez que nous sommes de pauvres gens et que nous
+donnons ce que nous avons.
+
+Pendant ce temps elle remplit une tasse du breuvage fumant.
+
+Le jeune homme paraissait hésiter et regardait du côté de la porte.
+
+--Vous vous donnez beaucoup de peines, murmura-t-il, mais je n'ai pas
+le temps et veux m'en aller.
+
+--Vous refusez le café que j'ai préparé pour vous avec tant de
+soin? Trop de peines! Croyez-vous donc, Monsieur, qu'il ne vous est
+pas offert de tout cœur? Vous êtes malade. Allons, je vous en prie,
+asseyez-vous.
+
+Et, joignant l'action à la parole, elle le poussa vers la table et le
+força avec une douce violence de faire ce qu'elle voulait.
+
+Il se laissa tomber sur la chaise en rechignant, prit la jatte d'une
+main tremblante, et but une gorgée de café chaud.
+
+Il paraissait avoir hâte de partir. Les regards du vieillard et de
+la femme qui ne pouvaient pas se détacher de lui, le blessaient et le
+remplissaient de confusion. Aussi se leva-t-il immédiatement, mit la
+main à la poche et demanda:
+
+--Qu'est-ce que je dois ici? N'ayez pas peur de demander trop... Vous
+ne répondez pas? Voilà vingt francs, est-ce assez?
+
+Et posant une pièce d'or sur la table, il se dirigeait déjà vers la
+porte; mais le vieux charpentier le retint par le bras, le ramena à
+la table et murmura, d'un ton sévère:
+
+--Restez, Monsieur; vous ne quitterez pas ma maison avant d'avoir
+remis cet argent dans votre poche. Nous ne tenons pas un cabaret.
+Ce que nous avons fait pour vous, nous l'avons fait par charité
+chrétienne et pas autrement.
+
+Le jeune homme regarda ses hôtes avec une expression de surprise en
+même temps que d'incrédulité moqueuse, et dit en souriant:
+
+--Allons donc, c'est impossible; vous ne parlez pas sérieusement.
+Vous êtes pauvres, et vous refusez de l'argent? Pour de l'argent, on
+vend son âme, et même celle des autres. Allez plutôt le demander à
+l'_Aigle d'or_, à l'aubergiste et à ses filles.
+
+--Ramassez, Monsieur, ramassez! s'écria Jean Wouters, en colère.
+Oui, nous sommes pauvres; mais nous ne voulons pas d'argent que nous
+n'avons pas gagné par notre travail.
+
+Lina, qui jusqu'à ce moment était restée dans le jardin ou dans
+l'écurie, entendit probablement les sons élevés de la voix de son
+grand-père. Elle entra dans la chambre avec un visage souriant.
+
+--Monsieur ne me connaît-il pas? demanda-t-elle.
+
+--C'est singulier, murmura-t-il en se frottant le front, il me semble
+que je vous connais, en effet. Mais où vous ai-je vue? Mes idées
+sont un peu troubles; il doit y avoir bien longtemps.
+
+--En effet, il y a très longtemps, Monsieur. Ne vous en souvient-il
+pas? il y avait un enfant, un tout petit enfant, qui jouait avec vous
+lorsque vous demeuriez encore à Ruysbroeck avec vos parents.
+
+--Un enfant, balbutia-t-il d'une voix presque imperceptible. Un petit
+enfant, avec des yeux bleus et une chevelure blonde toute bouclée?
+
+--Comme vous dites, Monsieur.
+
+--Ciel! Cet enfant? la petite Caroline Wouters! Vous?
+
+--Moi-même, Monsieur.
+
+--Ah! mon Dieu, et c'est vous, Caroline, qui avez aidé à me ramasser
+dans la boue?
+
+Et, courbant la tête, il grogna tout bas:
+
+--Damnation! Et la honte ne me fait pas entrer sous terre!
+
+--Voyez-vous bien, mère, s'écria Lina, qu'il ne l'a pas encore
+oublié.
+
+--Oublié! répéta-t-il avec une confusion douloureuse. Oublié! ces
+jours d'innocence, de paix et de pureté! C'est la seule lueur, la
+seule étincelle lumineuse qui brille parfois encore dans mon âme
+flétrie!
+
+La jeune fille s'approcha de lui et lui dit avec une douceur
+insinuante:
+
+--Ne soyez pas si contrarié, monsieur Steenvliet. C'est un accident
+qui peut arriver à tout le monde. Vous êtes un peu malade; mais ça
+se guérit très vite. Prenez courage. Ça ne vous arrivera plus.
+
+--Ne plus m'arriver? grogna-t-il avec une sombre ironie. Je l'ai dit
+et espéré tant de fois moi-même. Maintenant il est trop tard. Je
+suis un être sans force et sans énergie. La vie m'est à charge. Ah!
+si je pouvais mourir.
+
+Lina poussa un cri d'angoisse. Des larmes brillaient dans ses yeux. Le
+jeune homme la regarda un instant avec hésitation.
+
+--Vous pleurez? dit-il avec étonnement. Vous avez pitié de moi?
+Merci, Caroline; mais je ne le mérite pas.
+
+--Ah! comment est-il possible? gémit la jeune fille. Lui, le bon, le
+généreux enfant! qui me tira un jour de la rivière au péril de sa
+vie et qui me sauva de la mort. Il serait devenu un mauvais sujet?
+un vaurien? un homme corrompu? Et je ne pleurerais pas sur un pareil
+malheur?
+
+--Je vous ai sauvé la vie? Moi? Mais non; mais non.
+
+--Comment pouvez-vous l'avoir oublié, Monsieur? En moi, du moins, le
+souvenir reconnaissant de votre bienfait ne s'est point effacé. Et
+vous revoir ainsi malade, désespéré, malheureux--car vous êtes
+malheureux--cela me déchire le cœur!
+
+Elle poussa un sanglot et cacha son visage dans ses mains.
+
+Profondément touché de l'affliction de la jeune fille, Herman
+Steenvliet sentit les larmes monter à ses yeux.
+
+Il fit un pas vers le vieillard, éleva les mains vers lui en
+s'écriant:
+
+--Oubliez l'injure que je vous ai faite, je ne vous connaissais pas;
+je suis un misérable... Pardonnez-moi... Adieu.
+
+En achevant ces mots il quitta ses hôtes ébahis; et s'enfuit hors de
+la maison dans la direction du village.
+
+
+
+
+III
+
+
+Dans la rue de la Loi, à Bruxelles, parmi les hôtels et les maisons
+de maître de ce quartier aristocratique, s'élevait une habitation
+qui se distinguait des autres par les sculptures de sa façade et par
+la hauteur de sa porte cochère, sur les panneaux en chêne veiné de
+laquelle se détachaient deux grandes têtes de lion en bronze.
+
+Derrière cette porte, entre des murs de stuc, se prolongeait une
+galerie, assez large pour livrer passage aux voitures, jusqu'au
+jardin, dont une des faces latérales était occupée par de vastes
+écuries et remises.
+
+Au commencement de cette galerie, du côté gauche, on remarquait deux
+statues,--deux œuvres d'art--au pied de l'escalier dans les marches
+cirées duquel on eût pu facilement se mirer. Les murailles étaient
+couvertes de grands tableaux dans des cadres dorés. Les marbres
+polis et les ors brillants des moulures attestaient la richesse et
+l'opulence des maîtres du logis. A la vue de tout ce luxe, on aurait
+cru que cet hôtel devait être la demeure d'un prince, ou tout au
+moins d'un gentilhomme, grand propriétaire foncier; mais sur la
+première porte qu'on remarquait à droite de la galerie, on lisait
+ces mots en lettres d'or:
+
+_Bureaux. Entrez sans frapper._
+
+Le maître de cette demeure princière était donc un homme qui avait
+des bureaux et faisait des affaires. En effet, il n'était autre que
+M. Steenvliet, l'entrepreneur, qui avait été autrefois un simple
+maçon, et qui, par son habileté et son activité, ou par un concours
+de circonstances heureuses,--qui pouvait le savoir?--était devenu
+immensément riche, et voyait encore chaque jour l'argent affluer dans
+ses coffres.
+
+M. Steenvliet avait son cabinet particulier au bout de la galerie.
+Ami du calme et du repos, il voulait être à son aise et ne pas
+être troublé par le bruit incessant de la rue, à ce qu'il disait du
+moins. Mais la véritable raison était qu'il avait gardé de sa vie
+d'autrefois certaines habitudes qu'il s'efforçait le plus possible
+de cacher aux gens de son entourage actuel, et c'est pour cela qu'il
+craignait d'être surpris par des visites non annoncées d'avance.
+
+Ses précautions étaient bien prises; il recevait, dans un parloir
+contigu, les gens d'affaires, les propriétaires, les architectes, les
+entrepreneurs:--et quant aux fermiers, aux ouvriers, et à certains de
+ses commis qui avaient sa confiance, il les recevait dans son cabinet.
+Avec beaucoup de ces derniers il se comportait comme s'il prenait
+plaisir à montrer qu'il se souvenait de sa situation d'autrefois.
+Mais dès qu'on lui annonçait la visite d'une personne appartenant
+aux classes élevées de la société, il sortait de son cabinet par
+une porte dérobée pour aller faire toilette et se transformer autant
+que possible en ce qui concerne le costume et la manière d'être.
+
+Ce jour-là, vers onze heures du matin, M. Steenvliet était assis
+devant un pupitre, auquel il tournait à moitié le dos. Il était
+enveloppé dans une vieille robe de chambre, tenait entre les dents
+une pipe en écume de mer, et fumait à si grosses bouffées qu'il
+était entouré d'un nuage bleuâtre. Si son visage soucieux n'avait
+pas trahi la mauvaise humeur ou la contrariété à laquelle il
+était en proie, la rapidité fiévreuse avec laquelle il tirait des
+bouffées de sa pipe eût suffi pour montrer que son esprit devait
+être assombri par des réflexions inquiétantes.
+
+L'aspect de cette pièce était singulier: les murailles étaient
+ornées de tableaux et de gravures à cadres dorés; les rideaux des
+fenêtres étaient assez riches pour un palais; la pendule et les
+bronzes de la cheminée de marbre étaient de précieux objets d'art;
+mais le plancher en planches nues, jadis cirées, était çà et
+là marqué de taches humides, produites par les jets de salive que
+l'entrepreneur lançait en fumant, le drap vert du pupitre était
+presque noir de taches d'encre. En un mot, au milieu d'un grand luxe,
+beaucoup de choses portaient les traces d'une extrême négligence, ou
+peut-être d'une malpropreté volontaire.
+
+M. Steenvliet pouvait avoir dépassé un peu la cinquantaine; il
+était d'une taille élevée, solidement bâti, avec de larges mains
+et de grands pieds. Son visage, d'un rouge brique, était encadré de
+favoris grisonnants, longs et mal taillés, tandis que ses lèvres,
+habituellement pincées, laissaient voir, lorsqu'il parlait ou qu'il
+riait, des dents larges et peu soignées.
+
+Si tout cela accusait une grande force corporelle, et une non moins
+grande énergie, on en pouvait conclure en même temps que cet
+homme,--comme dit le proverbe,--n'avait pas été bercé sur les
+genoux d'une mère et qu'il n'avait pas non plus passé les années de
+sa jeunesse sur les bancs d'une université.
+
+Sous l'empire d'une réflexion plus désagréable que les autres, M.
+Steenvliet jeta sa pipe dans un coin, se leva, frappa du pied avec
+colère, et grommela:
+
+--Depuis la mort de ma pauvre femme, il n'y a plus rien de bon à
+attendre de cet imbécile! Il a encore découché, le bambocheur!....
+Malheur! quelle sera la fin scandaleuse de tout cela? Ah! je rêve
+pour lui le succès, le bonheur et la considération dans le monde;
+je me tue à piocher, pour lui laisser une grande fortune et pour le
+rendre puissant et honoré par l'argent... Et toute cette sollicitude,
+cette perpétuelle activité n'auraient pas d'autres fruits que la
+honte et l'humiliation? Mon fils unique ne deviendrait pas autre chose
+qu'un débauché vulgaire et un ivrogne? Oh! non, non, il m'obéira,
+ou cette fois je lui casse les reins, aussi vrai que j'existe! Je
+me remarie, je lui donne une marâtre... ou plutôt je renonce, aux
+affaires, je dissipe ma fortune, et je me réduis à la pauvreté. Ce
+sera la récompense de l'ingrat.
+
+Mais la violence de pareilles idées l'effraya. Il se laissa tomber
+sur une chaise, secoua la tête, et demeura ainsi, profondément
+découragé, les yeux fixés au parquet.
+
+On frappa à la porte; et comme l'entrepreneur n'entendait pas ou ne
+voulait pas entendre, on se remit à frapper plus fort.
+
+--Entrez! cria M. Steenvliet avec impatience.
+
+Un domestique en livrée ouvrit la porte.
+
+--Ne vous ai-je pas dit, lourdaud que vous êtes, que je n'y suis pour
+personne? gronda le maître de la maison.
+
+--En effet, Monsieur, mais c'est un cas particulier, et vous m'en
+voudriez, sans doute, si je renvoyais encore M. Doureet, et pour la
+troisième fois.
+
+--Doureet, l'inspecteur des travaux au quartier Louise?
+
+--Oui, Monsieur.
+
+--Eh bien! parlez, qu'est-ce qu'il veut?
+
+--Vous savez, Monsieur, c'est un Liégeois. Il a reçu une lettre qui
+lui annonce que sa vieille mère est mortellement malade et qu'elle
+désire le voir. Il a couru toute la matinée pour obtenir de vous
+l'autorisation d'aller à Liège.
+
+--Sa mère est mortellement malade? répéta l'entrepreneur.
+Pauvre Doureet, cela est grave. Le remplacer immédiatement est
+difficile..... Dites-lui néanmoins qu'il parte, et qu'il reste
+à Liège aussi longtemps que sa mère aura besoin d'aide et de
+consolation. Allez dans les bureaux, et faites part de cette affaire
+au chef de bureau. Qu'il envoie au quartier Louise le conducteur
+Dalmans avec les instructions nécessaires... Et vous, Jacques,
+oubliez que je vous ai parlé un peu durement. Vous avez bien fait de
+venir m'avertir. Mon naturel est emporté, vous le savez; n'y faites
+pas attention. Retenez bien maintenant que je veux qu'on me laisse en
+paix; je n'y suis pour personne... Dites-moi, mon fils n'est-il pas
+encore rentré?
+
+--Pas encore, Monsieur.
+
+Le valet quitta le cabinet.
+
+M. Steenvliet le suivit des yeux, puis il se remit à marcher de long
+en large, grommelant entre ses dents et faisant des gestes irrités,
+comme s'il menaçait quelqu'un qui lui aurait donné des sujets de
+colère.
+
+A peine était-il seul depuis quelques minutes, qu'il se retourna
+vivement en entendant de nouveau frapper à la porte.
+
+--Étourneau, avez-vous déjà oublié mes ordres? grogna-t-il en
+s'adressant au domestique qui avait ouvert la porte sans attendre de
+réponse. Filez sur-le-champ, je ne veux rien entendre.
+
+Mais le valet ne parut pas prendre garde à la mauvaise humeur de son
+maître: il s'approcha sans crainte et dit:
+
+--Monsieur ne désapprouvera pas ma hardiesse. M. le baron d'Overburg
+lui fait demander un moment d'entretien.
+
+Cette annonce fit un effet surprenant sur M. Steenvliet. Son visage
+exprima, en même temps, le contentement et l'inquiétude. Il demanda
+avec une précipitation visible:
+
+--Mon ami le baron d'Overburg vient me voir? L'avez-vous introduit
+dans le grand salon?
+
+--Naturellement, Monsieur.
+
+--Retournez auprès de lui, et présentez-lui mes excuses. Dites-lui
+que je le rejoindrai dans quelques instants.
+
+Et, sans attendre que le domestique fut sorti, M. Steenvliet courut
+dans une pièce voisine, peigna sa chevelure et ses favoris, et se
+dépêcha de changer de vêtements.
+
+Il n'avait même pas complètement achevé sa toilette lorsqu'il
+ouvrit la porte du salon le chapeau à main, pour saluer le visiteur.
+Il n'avait pas seulement changé de vêtements, il avait complètement
+changé de visage; sa figure exprimait ou simulait maintenant la plus
+joyeuse humeur.
+
+Le baron d'Overburg était un de ces hommes qui portent, pour ainsi
+dire, sur le front, le sceau de la noblesse. Tout en lui était
+élégant et distingué, le visage, le corps et les vêtements. De
+toute sa personne, de son langage, de ses gestes s'exhalait comme
+un parfum aristocratique qui n'avait rien de voulu, et qui était
+évidemment naturel.
+
+Par habitude de politesse, il souriait d'un air aimable, mais au fond
+de ce sourire, il y avait quelque chose de triste, de profondément
+douloureux.
+
+Ces deux hommes qui s'abordaient ainsi s'efforçaient donc de
+dissimuler, pour les mêmes raisons,--au commencement du moins--le
+chagrin qu'ils portaient au fond du cœur.
+
+Le baron s'inclina en silence en voyant entrer l'entrepreneur;
+celui-ci lui prit la main, la secoua amicalement, et s'écria:
+
+--Quoi! monsieur le baron, vous me faites l'honneur de venir me
+rendre visite à l'improviste? C'est bien à vous! Asseyons-nous, nous
+boirons un verre de vin de liqueur à votre santé.
+
+--Je vous rends grâce, je ne prends jamais rien le matin.
+
+--Monsieur le baron consentira bien à faire une exception en ma
+faveur? Ah! j'ai un vin comme peu de princes en possèdent. Je ne vous
+dirai pas combien chaque bouteille me coûte. Sachez seulement que
+le dernier ministre de France à Bruxelles lorsqu'il était encore
+ambassadeur auprès de la cour de Portugal, l'avait fait récolter et
+préparer pour lui-même, à Oporto. Je n'en ai qu'une vingtaine de
+bouteilles. Il faut que vous le goûtiez bon gré mal gré.
+
+--Eh bien, soit, si cela peut vous faire plaisir.
+
+M. Steenvliet tira un cordon de sonnette, alla au-devant du
+domestique, lui donna ses ordres, et revint vers son noble visiteur.
+
+--Je suis venu dans l'intention de vous parler d'une affaire très
+importante, balbutia le baron en hésitant.
+
+--Non, je vous en prie, ne parlons pas encore d'affaires, mon bon
+monsieur d'Overburg,--mon ami, oserai-je dire.--Causons d'abord un
+instant de choses agréables. Tout à l'heure je vous écouterai avec
+plaisir. Veuillez vous asseoir. Comment se porte madame la baronne?
+Et les enfants, surtout la charmante et spirituelle mademoiselle
+Clémence?
+
+--Dieu merci, passablement bien, Monsieur. Ils m'ont chargé de vous
+saluer en leur nom.
+
+--Quel honneur pour moi! Tant de bonté de leur part! Ah! monsieur le
+baron, je ne l'oublierai de la vie, cet après-midi que j'ai passé
+à votre château, avec mon fils Herman, au milieu de votre noble
+famille. Quelle différence avec le monde bourgeois dans lequel je
+suis obligé de vivre! Ne secouez pas la tête, monsieur le baron.
+C'est parmi les gens de votre caste qu'il faut chercher la véritable
+politesse, l'affabilité qui convient, la bienveillance unie à la
+générosité. Nous autres, bourgeois, nous consacrons toute notre vie
+à gagner de l'argent. Nous n'avons pas le temps de nous exercer à
+ces manières exquises et distinguées... Mon fils Herman a bien, il
+est vrai, reçu une bonne éducation; mais, hélas, il ne me cause que
+du chagrin et me fait craindre pour son avenir.
+
+Le domestique parut avec un plateau d'argent sur lequel il y avait
+une carafe de cristal et une couple de verres. Il posa le tout sur un
+guéridon et s'éloigna.
+
+Après avoir rempli les verres, M. Steenvliet en offrit un à son
+hôte et lui dit:
+
+--A votre santé, monsieur le baron. Eh bien, que dites-vous de ce
+Porto-là?
+
+--Il est exquis, monsieur Steenvliet. Je bois à votre santé et à
+celle de votre fils.
+
+--De mon fils? répondit l'entrepreneur avec un soupir. Le pauvre
+garçon se perdra. Il s'oublie complètement dans des plaisirs
+grossiers. Cette nuit encore... Vous ne pourriez croire combien il me
+rend malheureux.
+
+--N'est-ce que cela qui vous attriste? dit M. d'Overburg en souriant.
+Je sais ce qui s'est passé hier; mon fils Alfred y était, ils
+étaient en société avec le comte de Hautmanoir, le chevalier Van
+Beverhof et avec une douzaine d'autres jeunes sportsmen; ils étaient
+allés au château de M. Dalster, le banquier, pour voir les nouveaux
+chevaux qu'il a fait venir récemment d'Angleterre. Là, ils ont
+dégusté différents vins, ce qui leur a donné une pointe. Il
+parait qu'au retour ils se sont arrêtés en route et qu'ils ont bu
+passablement de champagne. Mon fils Alfred, qui n'est revenu qu'au
+milieu de la nuit, m'a raconté la chose ce matin, et m'a dit que M.
+Herman n'était pas le moins gai de la bande.
+
+--Fasse Dieu, dit l'entrepreneur, que tout cela n'ait pas de suites
+irréparables! Moi-même j'ai engagé mon fils,--je l'ai même forcé,
+je dois le dire,--à fréquenter des jeunes gens de bonne maison; mais
+il est trop faible, ou il n'a pas assez de raison; Il se perdra tout
+à fait. Cette crainte me ronge le cœur et me désespère.
+
+--Vous avez tort de vous désoler si fort pour cela, dit le baron. M.
+Herman n'est probablement pas le plus engagé de tous dans cette voie
+de dissipation. Nous sommes tous dans le même cas. Quand j'étais
+jeune, nos parents et le monde nous imposaient la plus grande retenue.
+Une conduite légère, en public, était sévèrement blâmée.
+Mais aujourd'hui, il en est tout autrement. Les jeunes gens de bonne
+maison, comme vous les nommez, se croiraient humiliés s'ils ne
+pouvaient pas surpasser ou du moins égaler leurs compagnons de
+plaisir en prodigalités tapageuses. C'est une triste chose, surtout
+pour les parents; mais la mode, le monde le veut ainsi. Nous devons
+nous résigner à des choses que nous ne pouvons pas empêcher. Cette
+vie de dissipation finira bien un jour ou l'autre.
+
+--Oui, mais comment finira-t-elle? Par la perte de la fortune, de la
+santé ou de l'esprit?
+
+--Oh! non; vous prenez les choses trop au tragique; la fin naturelle
+est le mariage, et après cela on ne parle plus des péchés de
+jeunesse.
+
+L'entrepreneur murmura quelques paroles inintelligibles, et demeura
+pensif.
+
+--Puis-je vous faire connaître maintenant les motifs de ma visite?
+demanda le baron d'un presque suppliant.
+
+--Excusez mon impolitesse, monsieur le baron je ne suis qu'un
+égoïste qui ne songe qu'à ce qui assombrit mon esprit. Parlez, je
+vous écoute.
+
+--C'est une terrible, une affreuse chose que vous allez apprendre,
+commença le gentilhomme. Vous croyez, monsieur Steenvliet, que je
+suis riche; du moins mon train de maison et mes propriétés vous
+le font supposer. Eh bien, je suis un homme ruiné; j'ai tout perdu,
+tout. Je ne possède plus rien...
+
+--Vous avez tout perdu! Vous ne possédez plus rien! s'écria
+l'entrepreneur au comble de la surprise. Ciel! comment est-ce
+possible?
+
+--Permettez-moi, je vous en prie, monsieur Steenvliet, de vous
+expliquer les causes de ma ruine. Mon père m'a laissé une fortune
+qui était grevée de dettes assez lourdes. Cependant, dans les
+premières années de mon mariage, il me fut possible en vivant
+avec la plus stricte économie, de tenir cachée cette situation
+embarrassée, et même de l'améliorer sensiblement. Dieu m'a
+donné sept enfants: deux fils et cinq filles. Ils grandirent. Alors
+commença pour moi une vie d'épreuves et de chagrin. Mon fils aîné,
+il est à Paris maintenant, devint un dissipateur insensé. Pour
+l'empêcher de déshonorer mon nom, j'ai dû m'imposer à différentes
+reprises les plus pénibles sacrifices. Il y a trois mois seulement,
+j'ai payé encore, en une seule fois, trente mille francs pour le
+sauver de la honte. Mon second fils Alfred, vous le savez, suit à
+peu près la même voie. Ajoutez à cela l'accroissement incessant
+des dépenses qu'il me faut faire pour tenir ma maison sur un pied
+convenable; la toilette de mes filles, l'obligation où je me trouve
+de rendre des dîners ou des soirées, et vous comprendrez, monsieur
+Steenvliet, que je devais fatalement et rapidement marcher vers la
+ruine. Il y a quelques années je me suis vu contraint de vendre deux
+fermes situées en France. Cette situation m'effraya. Il me fallait,
+si je ne voulais pas déchoir lentement mais certainement, chercher
+des moyens d'augmenter considérablement mes revenus. Ces moyens
+j'aurais voulu les chercher dans le commerce ou dans l'industrie; mais
+nous, gentilshommes de vieille race, cela nous est interdit. C'est
+dans ces tristes circonstances que je me laissai entraîner par
+quelques-unes de mes connaissances à prendre part à la fondation de
+la banque _la Prudence_. Je grevai mes biens d'une hypothèque de deux
+cent mille francs, et je devins actionnaire de la banque pour cette
+somme.
+
+--Ce n'était pas une mauvaise entreprise, fit observer M. Steenvliet.
+_La Prudence_ donne de bons dividendes et ses actions sont bien
+au-dessus du pair.
+
+--Hélas! ce n'était qu'une vaine apparence. Tandis que chacun
+pensait que la banque faisait des brillantes affaires, un caissier
+infidèle était occupé à creuser un abîme où beaucoup de fortunes
+devaient s'engloutir.
+
+--Vous m'épouvantez, monsieur le baron.
+
+--Hier, très tard dans la soirée, on m'a apporté la nouvelle de ce
+malheur. Ce caissier infidèle, après avoir pendant plus de deux ans
+détourné des millions de sa caisse et surtout des dépôts, a pris
+la fuite et a disparu sans laisser de traces.
+
+--Mais on le poursuivra, on l'arrêtera, s'écria l'entrepreneur.
+
+--Ah! ce serait parfaitement inutile, dit le baron en soupirant.
+Chacun croyait qu'il possédait personnellement une grande fortune; il
+a fait jouer à différentes Bourses en son propre nom et c'est ainsi
+qu'il a perdu les millions de la banque, perdus depuis plusieurs mois.
+Pour le moment il n'y a que quatre ou cinq personnes qui connaissent
+la catastrophe; mais à la Bourse elle sera infailliblement connue, et
+alors les actions de _la Prudence_ tomberont à rien.
+
+Bien que le baron fit tous ses efforts pour dissimuler son émotion,
+l'altération de sa voix trahissait assez l'inquiétude et le chagrin
+auxquels il était en proie.
+
+--C'est très pénible, en effet, dit l'entrepreneur.
+
+Mais cependant vous avez tort, me semble-t-il, monsieur le baron, de
+vous laisser abattre si fort par ce malheureux événement, Car enfin
+supposons que vous y perdiez cent cinquante mille francs, ce n'est pas
+encore là la ruine.
+
+--Hélas! vous ne savez pas encore tout, soupira M. d'Overburg dont
+les yeux se mouillèrent de larmes. Égaré par les conseils de
+quelques-uns de mes amis qui faisaient partie de l'administration de
+la Banque, j'acceptai leur proposition d'entrer dans un syndicat ayant
+pour but de spéculer à la Bourse pour notre propre compte. A cet
+effet, on m'ouvrit à la Banque un crédit qui me permit de faire à
+ce syndicat un apport de deux cent cinquante mille francs. J'avais
+confiance en ces amis qui avaient l'habitude de manier des sommes
+aussi considérables et qui étaient connus comme hommes d'affaires
+capables et prudents. Malheureusement ils avaient, à mon insu,
+chargé de leurs opérations le même caissier infidèle.
+
+--Et il a trompé également le syndicat?
+
+--Tout le capital de notre syndicat est perdu!
+
+--Quoi? s'écria l'entrepreneur en levant les mains. Vous perdez
+quatre cent cinquante mille francs, presque un demi-million? Quel coup
+fatal! Je vous plains, monsieur d'Overburg... Et vous dites que toute
+votre fortune y est engloutie?
+
+--Tout entière.
+
+--Mais il faut chercher les moyens de vous sauver, vous et vos
+enfants. Vos parents sont riches, ils vous aideront.
+
+--J'en ai déjà parlé à deux membres de ma famille, les seuls qui
+pourraient le faire... Ils refusent.
+
+--Tournez-vous vers les autres membres votre famille, ensemble ils
+peuvent beaucoup. Mais il faut vous presser, la chose ne souffre aucun
+retard. Cette catastrophe sera connue tout de suite. Vous ne pouvez
+échapper au déshonneur qu'en versant les deux cent cinquante mille
+francs à la Banque. Heureusement vous ne faites point partie du
+conseil d'administration, sans cela on pourrait vous rendre responsable
+du détournent de l'argent des actionnaires.
+
+--Je n'espère rien de mes parents, murmura le baron. La somme est
+trop considérable. D'ailleurs je n'ai pas le temps d'attendre.
+
+--Mais, mon pauvre monsieur d'Overburg, que croyez-vous donc pouvoir
+tenter?
+
+--Je n'ose presque pas vous le dire, répondit le baron d'un air
+craintif. Vous m'avez témoigné de l'amitié, vous m'avez fait des
+offres de service. Dans ma détresse j'ai pensé à vous comme à mon
+dernier recours.
+
+--A moi? grommela l'entrepreneur, peu flatté de la préférence. Je
+ne dis point que je n'aurais pas plaisir à venir à votre secours;
+mais deux cinquante mille francs! C'est une fortune.
+
+M. d'Overburg tendit les mains vers lui, et dit sec un ton de
+supplication:
+
+--Ah! ayez pitié de mon malheur! Vous possédez des millions. Vos
+grandes entreprises de toute nature amènent encore tous les jours de
+nouveaux capitaux dans votre caisse. Si vous consentiez à me prêter
+ce dont j'ai besoin pour acquitter ma dette envers la Banque, vous
+n'en resteriez pas moins riche.
+
+--Mais, monsieur le baron, lors même que je voudrais, il me serait
+impossible de tirer un quart de million de ma poche sans me mettre
+moi-même dans l'embarras.
+
+--Vous avez un crédit illimité, mon bon monsieur Steenvliet.
+
+--En tous cas, on ne prête pas deux ou trois cent mille francs sans
+garantie.
+
+--Non, en effet; mais je puis vous en donner une. J'évalue au moins
+deux cent mille francs l'excédent de la valeur de mes biens sur
+l'hypothèque dont ils sont grevés. Prenez là-dessus une hypothèque
+de second rang. Quant aux cinquante mille francs restants, pour
+ceux-là je ne peux pas vous donner de garantie; mais réfléchissez
+que je dois hériter de différents côtés, entre autres de mon oncle
+maternel, le marquis de la Chesnaie, qui a plus de soixante-dix ans et
+qui est tellement malade que depuis six mois il séjourne à Monaco,
+sur les bords de la Méditerranée, où il espère rétablir sa santé
+chancelante. Il possède au moins deux millions.
+
+--Eh bien, voilà le moyen, interrompit l'entrepreneur avec joie.
+Écrivez à votre oncle, il vous sauvera.
+
+--Oh! non; il est, par malheur, comme beaucoup de vieilles gens,
+extrêmement avare. Je n'obtiendrais pas seulement mille francs de
+lui. Vous voyez, monsieur Steenvliet, vous ne risquez rien, ce n'est
+qu'une affaire de temps. Allons, soyez généreux, montrez votre bon
+cœur; ne me laissez pas partir d'ici désolé. C'est à vous que nous
+devrons notre bonheur. Votre conscience vous récompensera; car elle
+vous donnera la conviction d'avoir sauvé le nom et l'honneur d'une
+vieille noble famille, qui, sans votre assistance, allait déchoir et
+s'effondrer. C'est une belle et noble action, monsieur Steenvliet, que
+de maintenir debout une race que les siècles ont fondée et le temps
+avait jusqu'à présent respectée.
+
+L'entrepreneur paraissait ému et son irrésolution se lisait dans ses
+yeux.
+
+--Tenez, mon bon monsieur Steenvliet, s'écria le baron, je vous
+supplie à mains jointes et les larmes aux yeux, ayez pitié de moi et
+de mes pauvres enfants!
+
+Au bout d'un moment de silence, M. Steenvliet prit la main de son
+visiteur et lui dit:
+
+--Croyez-moi, monsieur d'Overburg, votre malheur me touche
+profondément. Je voudrais pouvoir vous aider; mais je ne puis pas
+ainsi prendre tout à coup un parti au sujet d'un emprunt aussi
+considérable, et non seulement j'ai besoin de réfléchir; mais je
+dois savoir encore s'il me serait possible de tirer cette grosse somme
+de mes affaires courantes. Revenez demain, je vous ferai connaître ma
+résolution.
+
+--Puis-je espérer qu'elle me sera favorable?
+
+--Espérer, oui, mais vous comprenez que je ne puis pas encore me lier
+définitivement.
+
+--Ah! Et si dès aujourd'hui ma situation envers la banque est connue
+à la Bourse?
+
+--Chargez un de vos amis en ce cas de déclarer tout haut que vous
+êtes prêt à verser l'argent que vous devez... Par ce moyen, vous
+prévenez tous les bruits fâcheux. Maintenant, ayez bon courage,
+monsieur le baron, j'espère que je pourrai vous aider... Allons,
+prenez encore un verre de vin, cela vous ragaillardira et vous donnera
+des forces contre le chagrin.
+
+M. d'Overburg à demi consolé vida son verre.
+
+--Ah! puisse le bon Dieu vous inspirer de me sauver! dit-il. Vous me
+rendriez encore un autre service. Mon fils Alfred, vous le savez,
+est un désœuvré, un dissipateur. Il est temps qu'on mette fin aux
+débordements de sa vie de jeune homme. J'étais en négociations avec
+le comte van Eeckholt qui ne paraît pas éloigné d'accorder à
+mon fils la main de sa fille cadette. Votre aide seule peut rendre
+possible cette brillante alliance.
+
+--Et vous croyez que monsieur Alfred, par ce mariage, renoncerait à
+sa vie de dissipation?
+
+--Infailliblement.
+
+--Ah! si je pouvais aussi, par le même moyen, ramener mon fils dans
+le bon chemin! soupira l'entrepreneur.
+
+--Mais vous le pouvez, cherchez une femme pour lui, dit le baron.
+
+--Croyez-vous, monsieur le baron, que cela me serait facile?
+
+--Comment pareille chose serait-elle difficile pour vous qui possédez
+des millions?
+
+L'entrepreneur secoua un instant la tête d'un air pensif.
+
+--Jusqu'à présent, dit-il, j'ai vainement cherché une femme
+possible pour Herman. Les offres n'ont certainement pas manqué; mais
+l'orgueil paternel me pousse, quand il s'agit de mon fils unique, à
+élever mes vues au-dessus des gens parmi lesquels nous avons vécu
+jusqu'à présent. Mon travail, mon esprit d'économie, un peu
+d'intelligence et beaucoup de bonheur m'ont fait gagner quelques
+millions. Je les ai gagnés honnêtement, personne n'a jamais dit une
+parole de blâme contre moi. Je me demande si, dans cette situation,
+je n'ai pas le droit d'espérer pour mon fils un meilleur lot et une
+place dans les hautes classes de la société.
+
+--Certes, vous avez ce droit, affirma le baron. Vous n'avez qu'à
+regarder autour de vous, je ne doute pas qu'en cherchant bien vous ne
+trouviez la bru que vous souhaitez.
+
+L'entrepreneur resta un moment pensif, puis il dit tout à coup:
+
+--Je crois, monsieur le baron, que j'ai découvert le moyen de vous
+délivrer en une fois de toutes vos inquiétudes...
+
+--Ah! ciel, puissiez-vous ne pas vous tromper! s'écria M. d'Overburg
+avec joie. Et cet heureux moyen?
+
+--Lorsque vous m'avez fait l'honneur de m'inviter à visiter votre
+château, mademoiselle Clémence, votre fille, et mon fils ont eu deux
+ou trois fois l'occasion de passer quelques heures de compagnie. Il
+paraît que les jeunes gens ne se haïssent point. Je suis disposé
+à donner à mon fils un million de dot. De plus, sa femme deviendra
+maîtresse dans ma maison où elle disposera de tout selon son bon
+plaisir. Qu'est-ce que vous dites de cela?
+
+Le baron le regarda avec stupeur comme s'il n'avait pas compris.
+
+--Si vous consentez à ce mariage, reprit Steenvliet, je vous prête
+immédiatement deux cent cinquante mille francs sans autre garantie
+que votre signature.
+
+Le baron parut hésiter ou réfléchir.
+
+--Quoi? vous ne répondez rien? murmura l'entrepreneur d'un ton de
+mécontentement. Est-ce donc un refus?
+
+--Oh! non, vous vous trompez, s'écria le baron effrayé. J'accepte...
+avec reconnaissance... avec joie... mais je ne puis pas, comme cela,
+prendre à l'instant une résolution définitive, sans savoir ce que
+pensent de cela ma femme et ma fille.
+
+--Madame la baronne ne peut pas refuser, et si elle devait y voir
+un certain sacrifice, elle s'y résignerait pour le bonheur et pour
+l'honneur de son époux.
+
+--En effet, soupira le baron.
+
+--Et pour ce qui regarde mademoiselle Clémence, mon fils est
+un garçon bien tourné et elle paraissait le distinguer
+particulièrement. De son côté, vous ne rencontrerez pas
+d'opposition.
+
+--Je crois également pouvoir l'espérer, mon bon monsieur Steenvliet;
+Clémence m'a parlé avec éloges de M. Herman et surtout de sa
+politesse et de sa délicate réserve; mais n'en fût-il pas ainsi,
+cela ne serait pas un obstacle insurmontable. C'est une autre
+difficulté qui m'empêche d'accepter immédiatement votre généreuse
+proposition.
+
+--Une difficulté? Avez-vous peut-être pris déjà d'autres
+engagements pour votre fille?
+
+--Non. Je vais vous expliquer. Vous êtes un homme raisonnable et vous
+le comprendrez. Au décès de mon oncle, le marquis de la Chesnaie, je
+dois entrer en possession de plus de deux millions. Il est le parrain
+de notre Clémence. Si j'allais, sans l'avoir consulté, disposer
+de la main de ma fille, il en serait tellement irrité qu'il me
+déshériterait. Vous ne pouvez donc pas exiger que je mette en péril
+la fortune future de mes enfants.
+
+--Naturellement, je ne vous le conseille même pas. Écrivez-en à
+votre oncle. Mais qu'attendez-vous? S'il refusait d'approuver ce
+projet de mariage?
+
+--Refuser, monsieur Steenvliet? Je le craindrais s'il pouvait être
+assez généreux pour me tirer de l'embarras où je suis; mais, comme
+je vous le disais, il est d'une avarice extrême et les dissipations
+de mes fils l'ont rendu inexorable sur ce point.
+
+--Et vous concluez, monsieur le baron?
+
+--Je ne puis pas vous donner ma parole décisive avant de connaître
+le sentiment de mon oncle. Je courrais le risque de vous tromper ou de
+le tromper; ma conscience me le défend.
+
+--Je ne vous demande pas une décision. Je vous demande seulement
+votre parole de gentilhomme que vous ferez sincèrement tout votre
+possible pour épargner à mon fils un refus humiliant.
+
+--Je vous la donne, monsieur Steenvliet.
+
+--Eh bien, je veux lutter de bonne volonté avec vous, dit
+l'entrepreneur en lui serrant joyeusement la main. Dès demain, si
+vous voulez, vous pouvez disposer sur ma maison pour deux cent mille
+francs, soit en une fois, soit en plusieurs. Il suffira que vous
+fassiez des mandats à ordre sur ma caisse. La chose vous va-t-elle
+ainsi?
+
+--Oh! généreux ami; s'écria le baron. Merci; mille fois merci! Vous
+êtes mon sauveur et celui de toute ma famille!
+
+--Je pousserai même plus loin mon assistance, monsieur d'Overburg. Je
+me propose, un peu plus tard, de dégrever vos biens patrimoniaux de
+leurs hypothèques... Mais si, par malheur, on me faisait l'injure de
+repousser ou de rendre impossible les projets d'union convenus entre
+nous, alors, vous le comprenez bien, je serais libre de retirer mes
+promesses et mon aide.
+
+--Ne craignez rien pour cela, répondit le baron. Une pareille
+alliance, j'en conviens, aurait peut-être rencontré autrefois
+d'insurmontables obstacles; mais aujourd'hui l'argent est devenu le
+levier tout-puissant qui abaisse les montagnes, qui comble les abîmes
+et qui, dans le monde moral, peut rendre possibles les choses qui ne
+l'étaient pas autrefois.
+
+--En tout cas, baron, au besoin, rappelez à vos parents que je me
+mettrai au lieu et place de la banque et que je serai votre créancier
+au même titre et avec les mêmes droits que cet établissement.
+
+--Si mon oncle consent je pourrai bien me passer de l'approbation
+de mes autres parents; et c'est pourquoi je pense qu'il serait très
+prudent de ne parler de ce projet de mariage qu'aux membres de nos
+deux familles et encore en leur recommandant strictement le secret.
+Sans cela des bruits prématurés pourraient encore nous susciter des
+difficultés. Par exemple si un de mes parents écrivait au marquis
+avant que celui-ci m'eût envoyé sa réponse. Mon oncle est un homme
+bizarre.
+
+--Eh bien, gardons la chose secrète entre nous jusqu'à ce que vous
+ayez reçu sa lettre. Ce sera, en effet, le plus prudent.
+
+--Je vous en prie, monsieur Steenvliet, permettez-moi de vous quitter
+pour aujourd'hui, J'ai hâte d'aller me conformer à votre sage
+conseil pour prévenir tous les bruits défavorables et en même temps
+d'écrire à mon oncle. Dès que je recevrai sa réponse, je viendrai
+vous en faire part. D'ailleurs, l'occasion ne me manquera pas
+pour vous témoigner encore, dans l'entre-temps, ma profonde
+reconnaissance. Adieu.
+
+--Au revoir, monsieur le buron.
+
+Et l'entrepreneur escorta son hôte jusqu'à la porte en lui
+prodiguant encore des paroles d'encouragement.
+
+Lorsque le baron se fut éloigné, M. Steenvliet retourna dans son
+cabinet. Il ne paraissait pas satisfait de la façon dont le baron
+avait, au commencement du moins, accueilli sa proposition. Son
+visage exprimait le mécontentement et il secouait la tête d'un air
+soucieux.
+
+Arrivé dans son cabinet il alluma sa pipe en écume de mer et se
+mit à fumer à grosses bouffées comme il avait coutume de le faire
+lorsque des pensées peu agréables assombrissaient son esprit.
+
+Enfin, lorsque ses réflexions et son tabac l'eurent insensiblement
+mené à envisager l'affaire sous un jour plus favorable, il murmura:
+
+--Le baron n'a pas accueilli ma proposition avec une grande joie. Il
+en paraissait tout troublé. Pour ce qui le concerne, je crois à son
+consentement sincère; mais il craint ses parents, surtout son oncle,
+le marquis. Certes, dans le monde c'est un avantage considérable et
+un grand honneur d'appartenir à une race illustre; mais, au fond,
+tous ces gens si fiers ne sont pas faits d'une autre essence que
+nous tous. Ah! ils pourraient bien refuser. Le baron pourrait faiblir
+devant leur résistance. Il y aurait donc une lutte entre leur orgueil
+et mon ambition paternelle? Ils ne me connaissent pas; ils ne savent
+pas que, jusqu'à présent, je n'ai pas laissé inexécuté un seul de
+mes projets... Pourquoi donc m'inquiéter du résultat? Le baron peut
+hésiter, chercher à obtenir des délais; mais est-ce que je ne le
+tiens point par l'argent? Attendre n'est rien, pourvu que j'aie des
+chances d'atteindre mon but; et ce but, je veux l'atteindre et je
+l'atteindrai.
+
+Un valet entra, après avoir frappé légèrement à porte.
+
+--Monsieur, annonça-t-il, monsieur votre fils vient d'entrer. Selon
+vos ordres, je lui ai dit que vous vouliez lui parler immédiatement.
+
+--Eh bien?
+
+--Il m'a répondu: Allez au diable! Et il est monté.
+
+--Quel air avait-il?
+
+--Très fatigué, pâle et de mauvaise humeur, Monsieur.
+
+--C'est bien.
+
+Le domestique sortit.
+
+--Il me fera avoir une attaque d'apoplexie, s'écria l'entrepreneur en
+frappant du pied avec colère. Je ne pense qu'à lui, à son bonheur,
+et lui, après une nuit de désordre et de dissipation, ne daigne pas
+seulement venir me saluer. Il méprise mes ordres en présence de mes
+domestiques. Ah! ça ne peut pas durer ainsi! Il faut qu'il sache, et
+il saura que c'est moi qui suis le maître ici.
+
+En achevant ces menaces il gravit l'escalier de marbre et ouvrit la
+porte d'une des chambres qui s'ouvraient sur le palier.
+
+Il vit son fils, qui avait déjà ôté sa redingote, debout devant
+son lit.
+
+--Mauvais sujet, s'écria-t-il, Jacques ne t'a-t-il pas dit que je
+voulais te voir à ton retour? Pourquoi ne m'obéis-tu pas?
+
+--Je suis malade, grommela le jeune homme d'un ton revêche. Je vais
+me coucher.
+
+--Malade? Tu as encore une fois passé toute la nuit dans une
+scandaleuse débauche. Tu n'es qu'un méprisable ivrogne.
+
+--Pas encore tout à fait, mon père; mais je crains fort de le
+devenir. Et à qui la faute?
+
+--Et tu n'es pas honteux, fils ingrat, de me dire pareille chose?
+s'écria l'entrepreneur affligé et courroucé à la fois, à moi, à
+ton père qui a pioché et peiné toute sa vie pour te voir heureux?
+
+--Pourquoi vous cacher la vérité, mon père? Vous savez assez
+vous-même que...
+
+--Ces griffes sur ta joue, qu'est-ce que cela signifie? Tu t'es battu,
+battu avec des femmes?
+
+--Non, soyez tranquille, mon père, j'étais en bonne compagnie:
+vous les connaissez bien les jeunes gentilshommes et les autres
+dissipateurs du club. Chemin faisant nous avons bu du champagne dans
+un cabaret de village, par seaux, suivant la coutume, et, pour nous
+amuser, nous avons mis en pièces quelques verres et quelques glaces.
+Dans l'obscurité, je me suis heurté contre un marbre; de là
+vient l'égratignure de ma joue. Allons, père, ne me faites pas de
+reproches inutiles. Ce n'est pas la première fois que pareille chose
+m'arrive, et ce ne sera probablement pas la dernière. Soyez un peu
+indulgent et laissez-moi me mettre au lit.
+
+L'entrepreneur, mis dans la plus violente colère par le calme
+exaspérant de son fils, s'élança vers lui le poing fermé.
+
+--Vaurien sans cœur! vociféra-t-il. Tu n'iras pas te coucher, tu
+écouteras respectueusement ce qu'il me plaira de te dire!
+
+--Eh! mon Dieu, ne vous mettez pas en colère, mon père. Si vous le
+désirez, je resterai levé.
+
+--Ah! tu continueras à boire, à bambocher comme un être sans
+éducation, oses-tu dire! Je comprends: tu crois que je n'ai ni le
+droit, ni le pouvoir de t'imposer ma volonté. Eh bien! tu te trompes,
+et joliment! N'oublie pas que quand ta mère mourut je n'avais encore
+qu'une toute petite fortune. Depuis lors tu m'as coûté et tu as
+dissipé au moins trois fois autant que ton petit héritage maternel.
+Ce que je possède m'appartient tout à fait, à moi seul, et s'il me
+plaisait de te refuser à l'avenir toute monnaie...
+
+--Fasse Dieu que vous me l'eussiez toujours refusée, mon père,
+murmura le jeune homme sans s'émouvoir. Cet argent que d'autres
+mettent au dessus de tout, je le hais comme la cause de ma misère et
+de mon désespoir. Ces paroles vous fâchent, mon père? Vous croyez
+que je dis cela pour vous faire de la peine! Croyez, que malgré tout,
+je vous aime et je vous respecte; oui, je voudrais être la joie de
+vos vieux jours; mais je ne suis plus bon à rien, plus capable de
+rien. La vie m'ennuie tellement que je voudrais être mort.
+
+L'accent de conviction avec lequel Herman avait prononcé ces
+dernières paroles, effraya profondément M. Steenvliet et fit tomber
+sa colère comme par enchantement.
+
+--Mon fils, mon fils, si tu savais comme tu me fais de la peine! Aie
+pitié de ton père! Je te donne tout ce que ton cœur peut désirer;
+des chevaux de prix, des voitures de luxe, de l'argent en abondance,
+et tu ne t'estimes pas encore heureux!
+
+--Je suis malheureux, mon père, profondément malheureux!
+
+--Comment cela est-il possible? As-tu peut-être une cause secrète de
+chagrin? Confie-la moi, je t'aiderai à en triompher.
+
+--Vous la connaissez, cette cause, répondit le jeune homme. Ce n'est
+pas la première fois que je vous en parle; mais vous voulez que je
+vous la répète? Eh bien, soit. Mon excellente mère était une fille
+de paysans. Malgré votre fortune, qui croissait tous les jours, elle
+a élevé ma première jeunesse comme elle pouvait; elle m'a inculqué
+sa simplicité, son amour pour la vérité et pour la vertu, en
+même temps que son aversion pour le faux luxe; mais les manières
+distinguées, le vernis spirituel et brillant, l'ambition de
+s'élever,--qualités que l'on doit avoir sucées avec le lait
+maternel pour les posséder entièrement,--elle ne pouvait me les
+apprendre ou me les inspirer, ni vous non plus, mon père. L'argent ne
+vous avait pas encore poussé à chercher pour moi le bonheur dans la
+vie inutile et fastueuse de ce qu'on est convenu d'appeler le grand
+monde. Vous et mère, vous rêviez pour moi une carrière fructueuse
+et en même temps honorable. Je deviendrais artiste, peintre, et je
+suivais les leçons de l'Académie. J'eus des professeurs particuliers
+qui me firent faire quelques progrès; je commençai à peindre.
+J'avais des dispositions, beaucoup de dispositions; tout présageait
+qu'après de sérieuses études, je ferais honneur à votre nom et
+à mon pays. Je regrette ce temps d'enthousiasme, d'amour du beau,
+d'ardentes croyances en l'avenir. J'étais bien heureux alors! Mais la
+fortune vous favorisa d'une manière aussi inattendue qu'inespérée
+et, pour comble de malheur, Dieu rappela à lui ma pauvre mère. Vous
+m'avez forcé alors, mon père, impitoyablement forcé, de déposer
+pour jamais le crayon et le pinceau. Le fils d'un millionnaire ne
+pouvait plus travailler... C'est ainsi que vous avez brisé l'espoir
+de ma vie et tout mon courage; car j'ai oublié ce que j'avais appris
+et maintenant il est trop tard.
+
+--Allons, allons, mon fils, dit l'entrepreneur d'un ton très calme.
+Tout ça n'est qu'une erreur de tes sens. La migraine te rend chagrin
+et grognon. Tu voulais devenir peintre? Qu'est-ce, au fond, qu'un
+peintre, sans parler bien entendu de quelques génies exceptionnels
+presque aussi rares que le merle blanc? Un peintre est un ouvrier qui
+fait des meubles pour orner les salons des gens riches. Il s'estime
+heureux lorsqu'il réussit à nouer péniblement les deux bouts de
+l'année. N'est-ce pas ainsi?
+
+Un sourire triste et improbateur plissa les lèvres du jeune homme.
+
+--Oui, ris de mes paroles, continua le père. Tu ne me feras pas
+croire qu'il ne serait pas de la dernière stupidité de courir avec
+un tableau sous le bras pour l'offrir en vente, de se jeter aux genoux
+des journalistes et des critiques d'art, ou de se laisser traîner
+dans la boue par des concurrents jaloux, quand on a des millions à sa
+disposition. Reconnais qu'en ceci du moins j'ai raison.
+
+--En tous cas, cela importe peu actuellement, répliqua le jeune
+homme. Vous avez jugé qu'il valait mieux pour moi de fréquenter
+les plus hautes classes de la société et de vivre sans rien faire
+d'utile. Je vous ai obéi. De quoi pouvez-vous vous plaindre?
+
+--Mais Herman, mon pauvre garçon, ce n'est pas une raison pour te
+traîner dans une crapuleuse débauche, s'écria l'entrepreneur avec
+un accent d'indulgence paternelle. Que tu t'amuses dans la compagnie
+des membres du Club, je n'y trouve rien à redire; mais faut-il pour
+cela te livrer à de pareils excès de boisson au risque de troubler
+ton intelligence et de perdre ta santé et ta bonne réputation?
+
+--J'ai profondément réfléchi à cette question, mon père; ce matin
+encore, pendant des heures. Est-il nécessaire de faire de pareils
+excès de boisson en telle compagnie? Pour moi, cela est inévitable.
+
+--Inévitable? Mais avec une volonté un peu ferme on peut toujours se
+retenir.
+
+--On pourrait le croire, mon père, mais cependant ce n'est pas ainsi.
+Quand je me trouve dans la compagnie de ces jeunes nobles, avant
+qu'ils soient échauffés par le vin, je me sens à chaque instant
+profondément humilié; car, même sans le vouloir, ils montrent assez
+qu'ils ne me considèrent que comme un intrus d'un sang de qualité
+inférieure. Je dois reconnaître d'ailleurs que je suis réellement
+bien au-dessous d'eux: je ne parle pas leur langue, je n'ai pas leurs
+belles manières, je ne puis point parler de mes ancêtres ni de mon
+blason, de mon oncle le duc, ni de ma tante la comtesse; mais quand le
+vin déborde sur la table et que les têtes sont allumées, alors je
+deviens insensiblement leur égal et même je les dépasse tous par
+la seule puissance dont vous me laissez disposer: par l'argent... Et
+lorsque, en leur présence, je sème l'or à pleines poignées et que
+je paie même l'écot des plus riches, alors ils m'admirent et ils
+m'encensent; alors ils s'écrient que si je ne suis pas d'un sang
+noble je méritais du moins d'en être. Vous voyez donc bien, mon
+père, que je ne puis pas échapper à la folle vie qui vous afflige,
+à moins que je ne dise adieu définitivement et pour toujours à la
+dangereuse société de ces nobles gentilshommes, le désirez-vous?
+
+--Non, pas cela, Herman, maintenant moins que jamais. Mais si tu
+t'amusais avec une certaine mesure et si tu t'arrêtais de boire dès
+que tu sens que le vin va te faire mal?
+
+--Ah! mon père, cela n'est pas possible, je ne suis pas un ange.
+Pour n'être pas dédaigné par mes nobles amis je dois du moins faire
+comme eux, et si le vin m'a une fois obscurci l'esprit je n'en ai pour
+cela moins d'intelligence et de volonté que les autres.
+
+--Essaie du moins, mon fils, promets-moi que tu l'essaieras.
+
+--Je veux bien promettre, murmura Herman en haussant les épaules;
+promettre est facile, mon père; mais je ne réponds pas que je
+pourrai tenir ma parole. Ainsi, par exemple, dans huit jours nous
+avons dans le même cabaret une fête, un banquet, où l'on ne boira
+pas peu de chose. Le banquier d'Alster a perdu le pari d'un dîner de
+quinze couverts contre le comte de Hautmanoir. Ce dîner dégénérera
+probablement en une longue bamboche, car l'hôtelier de l'_Aigle
+d'or_, un fin renard, a deux filles qui, malgré leur innocence
+apparente, connaissent parfaitement le truc pour nous entraîner dans
+de folles dépenses d'argent. Vous me direz, mon père: «N'allez pas
+à cette partie». C'est impossible: J'étais avec le baron Arthur
+d'Overburg le témoin du pari. Si j'y manquais...
+
+--Non, pour cette fois je ne puis pas vous le conseiller, interrompit
+l'entrepreneur. J'ai pour cela certaines raisons puissantes. Vas-y
+et tiens-toi un peu bien et ne fais pas de choses dangereuses...
+Maintenant que tu te montres raisonnable, j'ai bien envie de te parler
+d'une autre affaire, mais puisque tu es fatigué j'attendrai jusqu'à
+demain.
+
+--Ma fatigue est passée, mon père.
+
+L'entrepreneur prit la main de son fils:
+
+--Herman, dit-il, écoute mes paroles avec bonne volonté et sans
+prévention. Tout ce que j'ai fait jusqu'à présent, je l'ai fait
+par amour pour toi. Mon rêve était de t'élever dans le monde, de
+te faire jouir dans la société des honneurs et de la considération
+pour lesquels je ne suis pas né et je n'ai pas été élevé
+moi-même, j'ai l'espoir maintenant que bientôt je pourrai atteindre
+ce but de tous mes efforts. Tu as vingt-quatre ans, dis-moi, n'as-tu
+jamais songé au mariage?
+
+--Jamais, mon père.
+
+--Eh bien si je t'offrais une femme aimable, spirituelle et charmante,
+repousserais-tu sa main?
+
+--Je n'en sais rien.
+
+--Mais si je te disais que ton consentement me rendrait heureux?
+
+--A ces conditions je pourrais me soumettre à vos désirs. Un
+changement si radical dans ma position me guérirait peut-être de
+l'ennui et du dégoût de l'existence.
+
+--Et puis réfléchis, mon fils, qu'une maîtresse de maison est
+nécessaire ici, une femme distinguée, bien élevée, qui sache
+recevoir comme il convient. Je voudrais jouir un peu de ma fortune,
+inviter à des dîners, à des soirées, des gens dans une belle
+position... Je pourrais me remarier, oui, mais je t'aime trop pour te
+donner une marâtre. Ta femme sera la maîtresse ici et c'est elle
+qui tiendra la maison. Ah! Herman, si je réussis cette fois dans mes
+efforts, il est probable que tu me remercieras éternellement pour un
+si brillant mariage... Tu connais mademoiselle d'Overburg?... Elle est
+charmante, elle séduit tout le monde par sa conversation spirituelle
+et par la grâce de ses manières.
+
+--Quoi? c'est Clémence Overburg que vous voulez me proposer pour
+fiancée? s'écria Herman avec une expression de surprise mêlée
+de regret? Une fille de baron de vieille noblesse? Elle est aimable,
+spirituelle, je le reconnais; mais jolie, je ne l'ai point remarqué.
+
+--Tu te trompes, Herman, sa figure est très bien. Et réfléchis donc
+quel grand et beau nom! Tu seras donc admis dans une des familles les
+plus nobles et les plus illustres de tout le pays.
+
+--C'est précisément cela qui m'effraie; en présence de cette
+demoiselle d'Overburg d'une si haute naissance, je ne me sens qu'un
+tout petit garçon, mon père. Cela m'humilie profondément. Je ne
+connais ni les idées, ni les habitudes, ni le langage de ce grand
+monde. Une femme qui a plus d'esprit que son mari et qui peut lui
+donner des leçons sur tout, serait-ce bien la condition d'une
+vie supportable? Et puis il y a les nobles parents, quel accueil
+feront-ils à l'intrus qui a du sang d'ouvrier dans les veines? Ils ne
+l'accueilleront qu'avec dédain naturellement.
+
+--Tu n'envisages que le vilain côté de l'affaire, mon fils,
+répliqua l'entrepreneur. Ma grande fortune te garantira contre
+l'humiliation que tu as tort de craindre... Allons, Herman, mets-y de
+la bonne volonté. Promets-moi que tu ne te mettras pas en travers
+de mon projet; rassure-moi. Dis-moi que tu accepteras Clémence
+d'Overburg comme femme si on t'offre sa main.
+
+--Je consentirai pour vous plaire, mon père, mademoiselle Clémence
+ou une autre, ça m'est égal. Je ne puis pas devenir plus malheureux
+que je ne le suis.
+
+L'entrepreneur, qui s'était attendu à une vive résistance, était
+étonné autant que joyeux de la condescendance de son fils.
+
+--Eh bien, Herman, je suis content de toi, dit il, nous ne parlerons
+pas davantage aujourd'hui de cette affaire encore quelque peu
+incertaine. Va te mettre au lit maintenant et tache de prendre du
+repos. Cela te fera du bien.
+
+Et après avoir serré encore une fois la main de son fils, il sortit
+de la chambre avec un joyeux sourire sur les lèvres.
+
+
+
+
+IV
+
+
+Lorsque le baron d'Overburg eut fait encore deux ou trois courses,
+toutes relatives à sa situation envers la banque, il se rendit au
+chemin de fer et monta dans un wagon de première classe. Dans
+le compartiment où il entra il n'y avait que deux personnes qui
+causaient à voix basse entre elles et qui ne firent guère
+attention à lui. Il put donc se livrer, sans être troublé, à ses
+réflexions, dans le coin où il avait pris place.
+
+Durant quelque temps sa physionomie s'illumina d'un sourire; il
+réfléchissait qu'il avait été sur le bord d'un abîme. Sa fortune
+était tout à fait perdue, et sa situation envers la Banque avait
+été si critique et si menaçante, qu'il n'avait plus eu devant les
+yeux qu'une déchéance sans espoir, une ruine complète, la honte et
+la misère pour lui et ses enfants. C'est Dieu lui-même, pensait-il,
+qui m'a inspiré l'idée d'invoquer le secours de M. Steenvliet, Ce
+généreux bourgeois lui fournissait les moyens de cacher à tout le
+monde les brèches de sa fortune, jusqu'à ce que l'autre héritage
+vînt le délivrer de toute inquiétude. Sa conscience essaya bien
+de lui faire voir aussi les points noirs de cette affaire. Sa fille
+devrait se marier avec un jeune homme de sang roturier: elle, rejeton
+de l'illustre famille des Overburg, alliée avec le fils d'un homme
+qui, il le savait, avait commencé sa carrière comme journalier,
+comme simple maçon. Une pareille mésalliance ne souillerait-elle pas
+d'une tache ineffaçable le nom immaculé de ses ancêtres?... Mais sur
+ce point-là, pensait-il, le temps a considérablement modifié les
+idées.
+
+D'ailleurs si Clémence avait de l'inclination pour Herman Steenvliet
+et acceptait librement sa main? Ce mariage ne faisait pas entrer un
+bourgeois dans sa famille, à proprement parler, c'était simplement
+une descendante, un rejeton féminin qui passait à l'état de
+bourgeoise. Dans tous les cas et de quelque façon que la chose
+se présentât, il n'avait plus le moyen de résister. Accepter la
+proposition de M. Steenvliet ou se résigner à la décadence et à la
+honte, il ne lui restait pas d'autre choix.
+
+Le train s'arrêta dans une petite station. Le baron descendit. Il
+devait encore marcher pendant six ou sept minutes. Après avoir suivi
+la grande route pendant quelques centaines de mètres, il prit un
+chemin de traverse qu'ombrageait une double rangée de hêtres.
+
+Au bout de ce chemin s'élevait une large et pesante construction
+flanquée d'une tour des deux côtés de la façade. C'était le
+château patrimonial des barons d'Overburg.
+
+Sans doute, plusieurs siècles avaient passé sur cette noble demeure;
+car certaines parties portaient la marque d'une haute antiquité;
+mais chaque époque nouvelle y avait changé quelque chose. La vieille
+porte seigneuriale existait encore, mais le pont-levis avait depuis
+longtemps disparu. Les fenêtres ogivales avaient été transformées
+en fenêtres carrées et les petites vitres enchâssées dans les
+lamelles de plomb avaient été remplacées par de grandes glaces.
+
+Tel qu'il était actuellement, refait et déformé en partie, le
+château, par sa grandeur et sa hauteur, donnait une idée favorable
+de la richesse de ses propriétaires. Il était d'ailleurs précédé
+d'un magnifique jardin et entouré d'un vaste parc planté d'arbres
+séculaires. Personne n'eût pu supposer que, sous les riches lambris
+de cette demeure seigneuriale régnaient la détresse et la crainte de
+la ruine.
+
+Le baron d'Overburg entra dans son château et ouvrit la porte d'une
+pièce du rez-de-chaussée dont les fenêtres s'ouvraient sur le parc.
+
+Son retour inattendu surprit la baronne qui était assise auprès
+de la fenêtre, un ouvrage de tapisserie à la main. Elle paraissait
+avoir pleuré, car ses yeux étaient encore rouges. Elle se leva comme
+en sursaut et demanda avec une expression d'angoisse:
+
+--Marcel, vous souriez? Dites-moi vite quelles nouvelles vous
+apportez.
+
+--De très heureuses nouvelles, Laure, nous sommes sauvés!
+
+--Sauvés? Ah! que Dieu soit béni de sa miséricorde, s'écria
+la vieille dame en levant les mains vers le ciel. J'ai peine à
+le croire, j'avais perdu tout espoir. Tranquillisez-moi, Marcel,
+dites-moi qui nous prête si généreusement son secours. Notre
+cousin, le chevalier d'Havenport?
+
+Au lieu de lui répondre, M. d'Overburg demanda:
+
+--Où est Clémence?
+
+--Elle est assise sous le berceau, près de l'étang.
+
+--Et les autres enfants?
+
+--Je les ai éloignés. Ils sont allés passer la journée à la
+campagne de la douairière Van Langenhove.
+
+--Qu'est-ce que Clémence connaît du malheur qui nous a frappés?
+
+--Je lui ai dit seulement que nous avions perdu beaucoup d'argent.
+Elle en est fort affligée parce qu'elle craint que ce malheur ne soit
+un obstacle au mariage de son frère. Mais elle ignore absolument
+que nous étions complètement ruinés par la catastrophe de _La
+Prudence_.
+
+--Tant mieux, Laure; il faut que cela reste caché pour tout le
+monde... Asseyons-nous. Je vous raconterai mon aventure, et j'ai
+d'ailleurs à vous parler d'une chose fort importante. D'abord, je me
+suis rendu au château de notre cousin le chevalier d'Havenport. Il
+m'a refusé complètement toute assistance. Ensuite j'allai rendre
+visite à Bruxelles à notre riche ami De la Croix. Il m'accueillit
+avec des conseils humiliants et repoussa ma demande d'une façon
+presque grossière. J'étais là, sur le pavé, désespéré et ne
+sachant que tenter, lorsque le ciel m'inspira tout à coup l'idée
+d'aller invoquer l'aide de M. Steenvliet.
+
+--De M. Steenvliet, l'entrepreneur? demanda madame d'Overburg avec
+étonnement.
+
+--Oui, de M. Steenvliet, le riche entrepreneur, qui a, deux ou trois
+fois déjà, passé l'après-midi ici avec son fils Herman. J'avais
+peu d'espoir en sa générosité, Laure, aussi peu que vous en ce
+moment. Et ce n'est qu'en hésitant et avec crainte que je me dirigeai
+vers sa demeure.
+
+--Et il a consenti à votre demande?
+
+--Non seulement il nous prête, sous la seule garantie de ma
+signature, les deux cent cinquante mille francs dont nous avons
+besoin; mais il nous ouvre sa caisse et il nous tirera de tous nos
+embarras. Il le peut; il a des millions à sa disposition.
+
+--Ah! quel bonheur inattendu! s'écria madame d'Overburg. Quelle
+grandeur d'âme chez un homme de basse extraction! Ah! Marcel,
+si affligeant que cela soit, il faut pourtant le reconnaître,
+actuellement il n'est pas rare de trouver parmi les bourgeois enrichis
+plus de noblesse de cœur et de bonté que parmi les gens de haute
+naissance.
+
+--N'exagérez pas, Laure, répliqua son mari. Ces bourgeois peuvent
+exercer le commerce et l'industrie. Quand la chance leur sourit,
+ils gagnent énormément d'argent, et ils ne sont pas obligés de
+l'épargner par devoir de famille. Nous, au contraire, si nous ne
+pouvons pas conserver ce que nos parents nous ont laissé, nous allons
+insensiblement, mais infailliblement vers la déchéance.
+
+--Mais, maintenant, Marcel, nous sommes délivrés de cette
+inquiétude, n'est-ce pas?
+
+--Oui; mais M. Steenvliet a mis une condition à son assistance.
+
+--Oh! nous l'acceptons sans hésiter.
+
+--Naturellement, Laure; notre salut est à ce prix.
+
+--Et quelle est cette condition?
+
+--Je vais vous le dire: vous avez vu le fils de M. Steenvliet; c'est
+un gentil garçon, très poli, intelligent, et de plus, réservé et
+modeste. Notre Clémence paraissait se plaire particulièrement en sa
+compagnie, n'est-ce pas?
+
+--En effet, Marcel; mais pourquoi me demandez-vous tout cela?
+
+--C'est parce que M. Steenvliet m'a fait la proposition de permettre
+que notre Clémence épouse son fils Herman.
+
+La baronne se leva et regarda son mari en face avec autant
+d'étonnement que si elle apprenait la chose du monde la plus
+incroyable.
+
+--Permettre que notre Clémence épouse son fils? répéta-t-elle
+lentement. Mais cela est impossible.
+
+--C'est regrettable à coup sûr, Laure, mais serait-ce la première
+fois qu'une famille noble, pour sauver son honneur ou son existence,
+se résigne à un pareil sacrifice?
+
+--Une mésalliance? Notre Clémence, la femme du fils d'un bourgeois
+qui, à ce qu'on dit, a commencé sa fortune comme simple journalier!
+Mais à la seule nouvelle d'un pareil mariage votre oncle le marquis
+se mettra dans une furieuse colère, et nous déshéritera par
+vengeance.
+
+--Ne vous inquiétez pas de cela, Laure; je vais d'abord lui demander
+son approbation, et je suis certain qu'il ne me la refusera pas si
+je puis lui annoncer que vous et Clémence avez donné votre
+consentement. Voyons, rasseyez-vous... Vous pleurez, Laure? Non, ne
+luttez pas inutilement contre une inexorable fatalité. Je comprends
+votre chagrin; mais il y a des circonstances dans la vie où de
+deux maux on est contraint de choisir le moindre. Vous êtes mère;
+décidez: la pauvreté, la honte pour nous et nos enfants; la chute
+définitive de notre race, ou bien le mariage de Clémence avec
+un fils de bourgeois qui lui apporte en dot un million,--je dis un
+million. Parlez, que choisissez-vous?
+
+--Situation terrible! Mais, hélas! je le sens bien, il n'y a pas
+moyen de s'y soustraire, soupira la vieille dame d'un ton de profond
+découragement.
+
+--Vous consentez, Laure?
+
+--Ah! il le faut bien; nous ne pouvons faire autrement. Pauvre
+Clémence!
+
+--Pauvre Clémence, dites-vous, mais elle acceptera probablement avec
+joie la main d'Herman Steenvliet. Il ne lui est pas antipathique; le
+million que son père lui donne en dot plaidera aussi quelque peu en
+sa faveur... Que pensez-vous Laure, des dispositions de Clémence à
+l'égard de Herman Steenvliet?
+
+--Elle m'a, en effet, parlé quelquefois de lui avec éloge; mais
+éprouve-t-elle pour lui une sympathie particulière, c'est ce que je
+ne saurais dire.
+
+--Nous allons le savoir tout de suite, Laure. Allons, prenez courage,
+et cachez votre tristesse. Je vais faire venir Clémence.
+
+Il sortit pour donner un ordre à un domestique, et revint auprès de
+sa femme.
+
+Laure, dit-il, quel que soit le sentiment de notre fille, n'oubliez
+pas qu'il faut qu'elle consente; il le faut! Ainsi, point de
+faiblesse; au contraire, vous m'aiderez franchement et sans hésiter.
+En ne le faisant pas, vous m'affligeriez inutilement; s'il le faut,
+faites violence à votre compassion maternelle. Eh bien, que puis-je
+attendre de vous?
+
+--Je vous aiderai de tout mon pouvoir; c'est mon devoir, je le sens
+bien, répondit la vieille dame d'un ton résolu.
+
+--Merci, Laure, vous me faciliterez ma pénible tâche. Maintenant
+tâchez de faire bon visage et de ne pas avoir l'air triste. J'entends
+venir Clémence.
+
+--Laissez-moi entamer l'affaire, dit madame d'Overburg. Vous y
+mettriez trop de précipitation, et pourriez l'effrayer.
+
+La jeune fille ouvrit la porte de l'appartement. Elle n'était point
+particulièrement jolie de visage; mais sa taille svelte et bien
+prise, et l'élégante richesse de sa claire toilette du matin lui
+donnaient un extérieur des plus agréables.
+
+Elle se jeta au cou du baron en s'écriant:
+
+--Ah! vous souriez, mon cher père; vous êtes de bonne humeur; votre
+chagrin est passé! Mon frère Alfred pourra-t-il devenir le fiancé
+de la jeune comtesse van Eeckholt?
+
+--Oui, mon enfant, répondit M. d'Overburg, mais votre mère a, de son
+côté, à vous communiquer une heureuse nouvelle qui vous intéresse
+particulièrement.
+
+--Qui me concerne, moi! Parlez, mère chérie! qu'est-ce que c'est?
+s'écria la jeune fille avec une vive curiosité. Me donnez-vous la
+belle robe de soie bleue que nous avons admirée Montagne-de-la-Cour
+à Bruxelles?
+
+--Il s'agit de tout autre chose; d'une chose de la plus haute
+importance et du plus brillant résultat, dit la vieille dame en
+saisissant les deux mains de sa fille. Vous allez aussi vous marier,
+enfant.
+
+--Moi, me marier?
+
+--Oui; vous voulez bien, n'est-ce pas?
+
+--Sans doute, je veux bien, mère... Et qui sera mon fiancé? Est-ce
+un joli homme?
+
+--Oui, Clémence, un très joli garçon, qui apporte un million de
+dot.
+
+--L'ai-je déjà vu, mère?
+
+--Vous l'avez vu plus d'une fois et vous avez causé avec lui; vous le
+trouviez même très aimable.
+
+--Mais qui est-ce?
+
+--Devinez.
+
+La jeune fille posa l'index sur son front et murmura toute pensive:
+
+--Le chevalier Van Rietwyck?... Pas celui-là! Guillaume de Hooghe?...
+Pas non plus? Paul de Deule? M. de Garchamp?
+
+A chaque nom la vieille dame secouait la tête en signe de
+dénégation.
+
+Le visage du baron prit une expression d'inquiétude. Cette
+conversation prenait une tournure peu favorable, à ce qu'il
+lui semblait. En effet, si Clémence avait éprouvé la moindre
+inclination pour Herman Steenvliet, n'est-ce pas à lui qu'elle eût
+songé tout d'abord?
+
+--Ah! je sais qui vous voulez dire, s'écria la fille: M. de Menting.
+
+--Non, pas celui-là non plus, dit la mère.
+
+--C'est cependant un comte ou un baron pour moins, ma mère?
+
+--Non, mais son père possède des millions; vous pourrez briller
+au-dessus des plus riches.
+
+--Vous ma faites frémir d'impatience. Dites-moi vite de qui il
+s'agit.
+
+--Il s'appelle Herman.
+
+--Herman? Herman? Quel Herman? répéta la une fille toute surprise.
+
+--Herman Steenvliet, mon enfant. N'est-ce pas un joli jeune homme
+distingué et digne d'être aimé?
+
+Une expression de pitié dédaigneuse contracta le visage de la jeune
+fille, qui murmura:
+
+--Oui, peut-être bien, ma mère... mais le pauvre garçon n'est même
+pas de sang noble.
+
+Et elle ajouta en riant presque aux éclats;
+
+--Ah! ah! moi la fiancée d'Herman Steenvliet! Alfred dit que son
+père a été maçon. Mère, mère, vous avez voulu vous amuser à
+mes dépens. Quoi: mon frère va épouser une comtesse, et moi je
+deviendrais la femme d'un fils d'ouvrier. Quelle mauvaise plaisanterie
+est-ce là?... Vous vous taisez, mon père? Vous paraissez contrarié?
+Je commence à avoir peur. Je vous en prie, rassurez-moi; dites-moi
+que les paroles de ma mère n'étaient sérieuses.
+
+--Elles sont très sérieuses, au contraire, mon enfant, répondit le
+baron. Asseyez-vous là devant moi, Clémence. Je vais tâcher de
+vous faire comprendre que vous avez les meilleures raisons du monde
+d'accepter cette union avec une grande joie. Herman Steenvliet est
+un joli garçon, bien élevé et plein de cœur. De ce côté,
+vous n'avez certes pas à vous plaindre. Son père, qui est veuf et
+immensément riche, lui donne un million de dot et vous installe dans
+son hôtel en souveraine maîtresse. Vous jouirez donc, à partir du
+jour de votre mariage, de tout ce qui peut rendre une femme heureuse:
+une demeure princière, des équipages magnifiques, de nombreux
+serviteurs, des fêtes splendides où vous pourrez éclipser les plus
+riches par le luxe de vos toilettes et l'éclat de vos diamants.
+
+--Mais tout cela ne lui donne pas une goutte de sang noble!
+interrompit pour la troisième fois la jeune fille.
+
+Le baron, contrarié parce qu'il entrevoyait l'insuccès de ses
+efforts, secoua la tête et grommela avec impatience:
+
+--Puisque les mérites personnels de votre futur époux, et la grande
+fortune qu'il vous apporte vous laissent indifférente, j'invoquerai
+d'autres raisons.
+
+--C'est superflu, mon père: Je ne ressens pas la moindre sympathie
+pour ce M. Herman Steenvliet, et je n'ai aucune envie de vendre ma
+naissance pour de l'argent.
+
+--Votre volonté n'est pas plus libre que la nôtre en cette affaire,
+Clémence. La fatalité le veut ainsi, et au besoin j'userais de mon
+autorité paternelle pour vous imposer ce mariage.
+
+La jeune fille s'aperçut seulement alors au ton ferme de la voix de
+son père, que tout cela était sérieux. Elle prit peur, et se jeta
+en pleurant au cou de la baronne.
+
+--Mère, mère, protégez votre enfant! gémit-elle.
+
+--Vous avez tort, ma chère Clémence, dit la vieille dame en faisant
+violence à sa propre douleur. Cent autres à ta place béniraient le
+ciel d'une union si avantageuse.
+
+--Mais vous me repoussez de la famille, vous me jetez dans les bras
+d'un fils d'ouvrier! s'écria la jeune fille. Je perds ma noblesse et
+mon mari n'en restera pas moins un roturier...
+
+--Soyons calmes, Clémence, ordonna M. d'Overburg. Asseyez-vous, et
+comprimez vos larmes, je le veux!
+
+Lorsque sa fille eut obéi, il reprit d'une voix sombre et
+impérieuse.
+
+--Ah! vous vous montrez rebelle aux conseils et aux désirs de vos
+parents! Je me vois donc contraint de vous apprendre dans quelle
+situation le sort nous a placés? Eh bien, écoutez, je vais vous
+le dire. Pour faire honneur à notre position dans le monde, pour
+pourvoir aux frais du l'éducation de vos sœurs et des prodigalités
+de vos frères, à demi ruiné par des pertes antérieures, j'ai été
+obligé de grever nos biens d'hypothèques. En outre j'ai emprunté
+une somme considérable à la société _La Prudence_ et je l'ai
+confiée à des amis afin de spéculer à la Bourse pour notre compte
+commun. Un serviteur infidèle a volé des millions à la banque _La
+Prudence_, et dans cette catastrophe nous avons perdu toute notre
+fortune. Nous ne possédons plus rien; il ne nous reste rien au monde
+qu'une dette que nous ne pouvons pas payer...
+
+La pauvre jeune fille, pâle comme un linge, regardait son père en
+tremblant et versait d'abondantes larmes, sans dire un mot.
+
+--S'il vous était possible de refuser ce mariage, Clémence,
+savez-vous ce qu'il arriverait? poursuivit son père. Je dois à la
+Banque deux cent cinquante mille francs. Pour se rembourser de cette
+somme, les créanciers feraient vendre aux enchères publiques tous
+nos biens, même notre château patrimonial, et nous mettraient
+impitoyablement sur la rue. Que nous resterait-il à faire, alors,
+poursuivis, déshonorés et réduits à la plus profonde misère? Oui,
+peut-être pourrions-nous trouver, les uns ici, les autres plus loin,
+un asile passager chez nos parents; mais néanmoins il nous faudrait
+recevoir de mains étrangères le pain de l'aumône et le manger dans
+la douleur et l'humiliation, nous, nous, rejetons de l'illustre maison
+des Overburg! Acceptez la main d'Herman Steenvliet et vous vous sauvez
+vous-même, et nous tous avec vous. Le père de votre mari ne m'aide
+pas seulement à éteindre complètement ma dette, il purge mes
+propriétés de toutes les hypothèques dont elles sont grevées...
+Vous ne dites rien, Clémence.
+
+--Sacrifier ma noblesse! Moi, devenir la femme d'un bourgeois!
+Irrévocablement, pour toujours! murmura la jeune fille frémissante
+de douleur et presque de dégoût!
+
+--O Clémence, ayez pitié de votre malheureux père, de votre mère,
+de vos frères et sœurs, dit le baron d'un ton suppliant. Soyez notre
+ange protecteur à tous, dévouez-vous pour sauver l'honneur de notre
+race.
+
+La jeune fille parut hésiter.
+
+--Allons, ma chère enfant, soumettez-vous à la fatalité. S'il
+vous en coûte de faire ce sacrifice pour notre bonheur à tous,
+consolez-vous à l'idée qu'à l'époque où nous vivons, de pareilles
+unions, entre nobles et bourgeois, ne sont plus, comme autrefois,
+chose extraordinaire. Souvenez-vous des demoiselles Van Wiegers et Van
+Sackel, et même du jeune baron de Dorp, qui a épousé récemment la
+fille d'un banquier.
+
+--Être pour toujours déchue de noblesse, rejetée hors de notre
+famille! soupira la jeune fille luttant encore.
+
+--Ah! Clémence, ma chère Clémence, s'écria le baron en tendant les
+mains vers sa fille, voyez votre père qui vous implore les larmes aux
+yeux! Soyez généreuse, sauvez-nous de la honte, de la déchéance!
+consentez!
+
+La jeune fille releva la tête, essuya ses larmes, et répondit avec
+une résolution surprenante:
+
+--Eh bien, mon père et vous, ma mère, peut-être que la conviction
+que je me sacrifie pour l'honneur d'un grand nom--que je ne porterai
+plus, hélas--suffira-t-elle pour me donner la force de subir mon
+triste sort avec résignation. Je consens! Qu'Herman Steenvliet
+devienne mon époux!
+
+--Viens sur mon cœur, ma chère, ma noble enfant, dit la vieille
+dame en embrassant sa fille avec transport. Tu es l'ange gardien de la
+maison d'Overburg.
+
+Le baron serra aussi sa fille dans ses bras avec une effusion pleine
+de reconnaissance. Après ces épanchements, il reprit:
+
+--Clémence, une bonne œuvre ne doit pas rester inachevée. Puisque
+vous acceptez par dévouement filial le mariage qu'on vous propose,
+vous ne pouvez pas laisser supposer que cette alliance vous afflige
+ou que vous n'y consentez que sous la pression d'une inéluctable
+nécessité. Si l'on surprenait des larmes dans vos yeux...
+
+--Je pleurerai dans la solitude, mon père, quand je serai sûre que
+personne ne peut me voir.
+
+--Et la première fois que M. Steenvliet viendra nous rendre visite,
+accompagné de son fils? On ne se marie pas sans se rencontrer un
+certain nombre de fois au préalable. Vous pâlissez, Clémence?
+Comment accueillerez-vous votre futur?
+
+--L'idée de la première visite m'effraie, en effet, mon père.
+J'essaierai de cacher ce qui se passe dans mon cœur; je me montrerai
+envers lui aussi jolie, aussi aimable que possible... Mais, ô ciel,
+s'il s'enhardissait à me parler de sympathie et d'amour.
+
+--Ne craignez pas cela, dit le baron, il y a une raison qui s'y
+oppose. Je n'ai accepté moi-même ce projet de mariage que sous la
+condition bien expresse qu'il ne pourra être, de part ni d'autre,
+considéré comme décidé qu'après l'approbation de mon oncle, le
+marquis de la Chesnaie.
+
+--Ah! mon sort dépend de mon parrain le marquis? s'écria la jeune
+fille dont le regard s'illumina d'un rayon d'espoir. Il refusera.
+
+--Non, Clémence, il ne peut pas refuser. Je vais lui écrire.
+Il aura, comme nous, à choisir entre cette union et une chute
+irrémédiable. Pour pouvoir refuser, il devrait me prêter plus d'un
+quart de million. L'en croyez-vous capable?
+
+--Hélas, non! Je suis condamnée! soupira la jeune fille en baissant
+la tête avec un profond découragement.
+
+--Ne vous découragez pas ainsi, mon enfant, dit le baron. Vous vous
+accoutumerez petit à petit à l'idée de cette union. La possession
+de millions compense bien des choses. Puisez des forces dans la
+conviction que vous serez la bienfaitrice de toute votre famille.
+Je me retire dans mon appartement pour écrire au marquis. Votre
+consentement contribuera pour beaucoup à le...
+
+--Ah! mon père, mon père, allez-vous déjà lui annoncer que je
+consens?...
+
+--Que vous consentez avec joie, il le faut Clémence!
+
+--Oh! je vous en prie, ne faites pas cela!
+
+--Voudriez-vous déjà retirer votre parole? Choisissez-vous donc la
+misère et la honte pour nous tous?
+
+--Non, non, écrivez que je consens, c'est la vérité.
+
+--Eh bien! prenez courage; les choses iront mieux que vous ne croyez.
+En attendant, pas un mot de cette affaire à personne, songez-y bien.
+Je me charge d'apprendre à vos frères et sœurs ce qu'ils ont besoin
+d'en savoir.
+
+En achevant ces mots, il sortit du salon pour se rendre dans son
+cabinet. Là, il se dirigea lentement vers son bureau, mais il ne s'y
+assit pas, et resta debout, la tête baissée et le regard fixé à
+terre.
+
+Une larme vint mouiller sa paupière; il se parlait à voix basse,
+et dans son triste monologue, le nom de sa chère fille et le mot de
+mésalliance revenaient souvent. Cependant, après qu'il fut resté
+absorbé pendant assez longtemps dans ses pénibles réflexions, il
+redressa tout à coup la tête en se disant à lui-même:
+
+«Mais à quoi bon toutes ces douloureuses réflexions? Il faut que
+cela se passe. Hésiter serait une folie; allons, prenons courage!»
+Il s'assit devant son bureau et se mit à écrire. De temps en temps
+il s'interrompait pour peser ses mots et pour chercher des tournures
+de phrase propres à ménager les susceptibilités de son oncle, en
+même temps que pour réfléchir à ce qu'il devait lui confier et à
+ce dont il devait lui faire mystère. En effet, un refus du marquis ou
+une exhérédation prononcée par lui étaient un malheur irréparable
+qu'il devait éviter a tout prix.
+
+C'est en vue du résultat à obtenir qu'il raconta la catastrophe de la
+banque _La Prudence_ et la perte immense qui résultait pour lui comme
+pour beaucoup d'autres, des abominables malversations d'un caissier
+infidèle. Il ne dit pas un mot, naturellement, de ses spéculations
+à la Bourse et des spéculations qu'il avait laissé faire en son nom
+par un syndicat. Il expliqua à son oncle qu'un généreux ami l'avait
+sauvé de sa situation sans issue, en lui prêtant deux cent cinquante
+mille francs. Il arriva à la fin à confesser que cette personne,--un
+entrepreneur de grands travaux publics, riche de plusieurs millions,
+et généralement entouré de l'estime de la bourgeoisie,--avait
+demandé pour son fils la main de Clémence. Ce serait, malgré la
+roture de M. Steenvliet, un brillant mariage, que sa femme et lui,
+mais surtout Clémence, désiraient ardemment voir se réaliser;
+mais ni la baronne, ni M. d'Overburg, ni Clémence, ne voulaient rien
+décider à ce sujet sans avoir obtenu l'approbation de leur cher et
+respectable oncle et parrain. C'est à l'effet de solliciter cette
+approbation qu'il lui écrivait, et ils espéraient tous qu'il ne
+tarderait pas à leur envoyer une réponse favorable.
+
+Il relut attentivement sa lettre, la ferma, la cacheta du sceau à ses
+armes et tira un cordon de sonnette.
+
+Un domestique parut.
+
+--Tenez, lui dit le baron, remettez cette lettre à Vincent le
+chasseur. Qu'il coure à la gare du chemin de fer, et qu'il la jette
+dans la boîte de la poste.
+
+
+
+
+V
+
+
+M. d'Overburg, inquiété par les bruits qui couraient en ville sur
+la chute de la banque _La Prudence_, avait déjà depuis quatre jours
+disposé des deux cent cinquante mille francs et versé cette somme
+dans la caisse de la Banque.
+
+A cette occasion, il était venu lui-même chez M. Steenvliet et lui
+avait dit de quelle façon pressante il avait écrit à son oncle le
+marquis. La réponse ne lui était pas encore parvenue, mais il ne
+doutait nullement qu'elle ne fût favorable.
+
+A la demande de l'entrepreneur, il fut convenu entre eux que le baron
+donnerait, une dizaine de jours plus tard, un grand dîner auquel il
+inviterait quelques-uns de ses parents les plus considérables, ainsi
+que M. Steenvliet et son fils. Et à ce dîner on ferait connaître le
+projet de mariage.
+
+Mais néanmoins, dès que la réponse approbative du marquis
+arriverait, le baron la ferait connaître à l'entrepreneur, et
+celui-ci viendrait avec son fils au château, pour que Herman et
+Clémence, devenus fiancés, pussent faire plus ample connaissance.
+Les convenances exigeaient que jusque-là on ne ménageât pas aux
+jeunes gens d'occasions de se rencontrer.
+
+Lorsque M. Steenvliet fit part à son fils de la joie que lui causait
+la tournure favorable des choses relativement au mariage d'Herman
+avec mademoiselle d'Overburg, le jeune homme se montra très froid. Il
+déclara qu'il était prêt à se conformer aux désirs de son
+père; mais que ce mariage réussît ou non, cela le laissait fort
+indifférent.
+
+En attendant, le jeune Steenvliet allait tous les jours au club. Il
+devait, d'après les conseils de son père, faire tous ses efforts
+pour pénétrer plus avant dans l'amitié de M. Alfred, car celui-ci
+pouvait contribuer pour beaucoup à disposer favorablement le cœur de
+sa sœur.
+
+Il en résulta naturellement que Herman, qui, sans cela, n'était
+déjà que trop enclin à boire, courut le danger de s'oublier dans le
+vin et dans de bruyantes orgies. En effet, il rentra plus d'une fois
+au logis très tard dans la nuit et avec un violent mal de tête; mais
+heureusement, dans ces derniers jours, il ne se présenta pas au club
+de nouvelles occasions de plaisirs excessifs.
+
+Plusieurs fois Herman avait pensé à la maisonnette du vieux
+charpentier Jean Wouters. Parfois, lorsqu'un long repos avait
+éclairci ses esprits, l'image de Lina Wouters se dressait devant ses
+yeux, et alors il éprouvait un sentiment de regret et de honte, et
+il chassait l'image avec un triste sourire d'ironie. Lina n'avait-elle
+pas aidé à le ramasser dans la boue du chemin? Ne devait-elle pas le
+considérer comme un misérable ivrogne?... Il s'efforcerait d'oublier
+cette rencontre. S'il était devenu indifférent à l'opinion que le
+monde pouvait avoir de lui, il ne voulait pas du moins avoir à rougir
+devant les innocents compagnons des jeux de son enfance...
+
+Sur ces entrefaites, arriva le jour fixé pour le banquet à l'_Aigle
+d'Or_.
+
+Pendant toute la matinée, Herman fut comme poursuivi par la question
+de savoir s'il n'était pas de son devoir de profiter de cette
+occasion pour aller féliciter le charpentier et sa famille de leur
+généreuse conduite envers lui. Il lutta longtemps contre cette
+idée, et la repoussa plus d'une fois; mais elle se représenta si
+souvent qu'il finit par l'admettre, et résolut de faire une courte
+visite au charpentier, afin de lui exprimer en quelques mots sa
+reconnaissance.
+
+S'il prenait le chemin de fer, il risquait de rencontrer ses
+compagnons du club. Ils voudraient savoir pourquoi il les quittait en
+route, et le suivraient probablement. Pouvait-il fournir à ces jeunes
+gens ironiques et railleurs l'occasion de mettre le pied sur le seuil
+du charpentier? Serait-ce là la récompense qu'il devait apporter
+en guise de remerciement à ces braves gens si simples? Oh! non, ce
+serait une lâcheté...
+
+Il y avait un moyen, pensait-il, d'éviter cet inconvénient. Il
+partirait par le chemin de fer, mais beaucoup plus tôt que ses amis.
+
+Lorsque, mettant à exécution cette résolution, il descendit peu
+après quatre heures à la station de Loth, il vit le garçon de
+l'hôtel de l'_Aigle d'or_ et un ouvrier qui emportaient un panier et
+deux grandes caisses qu'on venait de descendre d'un wagon de bagages.
+C'étaient probablement des fruits, des tartes et du dessert pour le
+banquet.
+
+Herman se déroba, autant que possible, à l'attention de ces deux
+individus, et marcha rapidement sur la chaussée.
+
+Après avoir marché pendant quelques minutes dans cette direction,
+il prit un chemin de terre à droite, et le suivit d'un pas rapide,
+jusqu'à ce que, à quelques centaines de pas plus loin, il vît se
+dresser la maisonnette de Jean Wouters.
+
+L'humble maison d'ouvriers où on l'avait si généreusement soigné
+et hébergé, était là solitaire en plein champ, à demi cachée
+sous le feuillage sombre de ses noyers géants, et égayée par la
+verdure plus claire des cerisiers et des pommiers du verger. Au-dessus
+de la haie d'épines qui servait de clôture au jardinet précédant
+la maison, s'élevaient deux buissons de syringa chargés de fleurs,
+dont le parfum pénétrant se répandait au loin et que le jeune homme
+respirait avec délices.
+
+Le clair soleil de mai versait sa lumière bienfaisante sur cette
+tranquille oasis, quelques pigeons roucoulants se promenaient sur
+le toit de cette pittoresque demeure, et du feuillage touffu d'un
+cerisier s'élevait la chanson mélodieuse d'un rossignol.
+
+Herman s'arrêta impressionné: une expression étrange parut sur son
+visage; l'enthousiasme et le bonheur brillaient dans ses yeux, et il
+se mit à murmurer en lui-même:
+
+--Comme nous sentons tout à coup raviver nos souvenirs en voyant
+des lieux familiers, en entendant des sons connus, en respirant des
+parfums aimés!... Je revois ma grand-mère et mon vieux grand-père
+qui me sourient derrière la haie de leur jardin. Ils demeuraient dans
+une maisonnette pareille à celle-ci, un peu plus grande... ma mère
+me tient par la main, guidant mes pas encore chancelants. Nous venons
+d'entrer dans le joli mois de mai, comme à présent; c'est le jour
+anniversaire de mon grand-père. Je porte un gros bouquet de fleurs;
+je balbutie mon compliment de fête; le vieillard me serre en
+tremblant sur son cœur; je sens une larme tomber sur mon front...
+Hélas! ils ne sont plus, ces nobles cœurs... et morte aussi est ma
+bonne mère!
+
+Il secoua la tête avec tristesse, et lutta pendant un instant contre
+ces pensées affligeantes. Enfin il marcha résolument vers la maison.
+
+Arrivé dans le jardinet qui la précédait, il s'arrêta de nouveau
+pour contempler avec une satisfaction intime les humbles fleurettes
+qui bordaient le chemin, et qui semblaient lui sourire comme à une
+ancienne connaissance. C'étaient en effet des amies de son heureuse
+enfance, et il se souvint, en ce moment, combien de fois il en avait
+paré, en jouant, la tête blonde de la petite Caroline Wouters; la
+violette odorante, la marguerite blanche au cœur rose, l'églantine
+pourprée, le joli bouton d'or; diamants bruts de la couronne de son
+innocente compagne de jeux, bien autrement beaux et précieux pour
+son cœur que les fleurs rares et chères qu'il avait vues depuis
+lors dans le jardin de son père ou dans les magnifiques serres de ses
+nobles camarades du Club.
+
+Peut-être fût-il resté longtemps absorbé dans ces souvenirs et
+dans cette rêverie, si une voix de femme n'avait tout à coup frappé
+son oreille.
+
+--Eh quoi, c'est vous, M. Steenvliet; ne restez donc pas à la porte;
+entrez, je vous en prie.
+
+--Bonjour, mère Wouters, N'y a-t-il pas d'empêchement?
+
+--De l'empêchement? Il n'y a jamais d'empêchement, Monsieur. Et
+dans tous les cas il n'y en aurait jamais pour vous. Entrez donc. Et
+comment vous portez-vous maintenant? Vous paraissez en parfaite santé
+et de bonne humeur. Ah! maintenant je vous retrouve; mais l'autre
+soir, j'aurais eu peine à vous reconnaître; vous aviez un si
+drôle d'air! Asseyez-vous, monsieur Steenvliet. Non, pas sur cette
+chaise-là: en voici une meilleure... et à quoi devons-nous l'honneur
+de votre visite, s'il n'y a pas d'indiscrétion à vous le demander?
+
+--Je venais vous remercier tous de vos bontés envers moi, répondit
+le jeune homme.
+
+--C'était bien ce que je pensais, Monsieur, mais cela n'était pas
+nécessaire, car en pareille circonstance nous en eussions fait autant
+pour tout le monde.
+
+--Je vous crois, mère Wouters; mais cela n'empêche cependant pas que
+je ne doive de la reconnaissance à votre père et à votre fille pour
+la pitié généreuse qu'ils m'ont témoignée. C'est surtout au père
+Wouters que je veux exprimer ma gratitude.
+
+--Mon père est à son travail, au village; notre Lina est allée à
+Hal...
+
+--Alors, je vais vous dire adieu, et je viendrai vous revoir un autre
+jour.
+
+--A votre place, j'attendrais plutôt un peu, Monsieur, notre Lina
+est allée porter à la facteuse la dentelle qu'elle venait d'achever;
+elle devrait déjà être de retour: je l'attends à chaque instant...
+Vous en aller sans avoir vu mon père ou ma fille? Et vous vous êtes
+donné la peine de venir de Bruxelles pour cela?
+
+--Pas précisément, la mère; nous avons une petite fête d'amis à
+l'_Aigle d'or_.
+
+La bonne femme le regarda avec étonnement.
+
+--Vous allez à l'_Aigle d'or_? murmura-t-elle. Oh! Monsieur, pour
+l'amour de Dieu, ne faites pas cela! Vous allez encore vous rendre
+malade... Voici justement notre Lina qui arrive. Je l'entends qui
+chante.
+
+Un joyeux sourire éclaira la physionomie du jeune homme, pendant
+qu'il prêtait l'oreille aux sons encore lointains. Il chantonnait
+lui-même à demi-voix:
+
+ Gais bergers, bergères jolies,
+ Sur l'herbe verte des prairies
+ Menez vos moutons bondissants;
+ Voici venir le doux printemps.
+
+--Vous connaissez la chanson, Monsieur? demanda la femme.
+
+--Si je la connais, mère Wouters? Je l'ai chantée des centaines de
+fois. Ma mère m'a bercé avec cette chanson-là.
+
+Il se rapprocha de la porte et se mit sur le seuil. De là il vit de
+loin Lina qui arrivait par le chemin de terre.
+
+La jeune fille, pour aller à Hal, avait mis ses habits des dimanches.
+Le costume original des paysannes brabançonnes lui seyait à
+merveille, surtout le madras aux couleurs tendres épinglé sur
+sa tête, et qui retombait sur ses épaules en encadrant ses joues
+fraîches.
+
+Quoique, jusqu'à ce moment, la seule cause des dispositions joyeuses
+du jeune homme eût été le souvenir de son heureuse enfance que lui
+rappelaient les lieux où il se trouvait, il ne put pas s'empêcher de
+reconnaître pourtant que l'innocente compagne de ses jeux d'autrefois
+était devenue une jolie et charmante jeune fille. Cela lui fit
+véritablement plaisir pour elle.
+
+--Bonjour, monsieur Steenvliet, dit Lina on entrant dans la maison.
+Que je suis contente de vous voir! J'étais si curieuse de savoir si
+vous n'étiez pas devenu sérieusement malade après la triste nuit de
+la semaine dernière; mais, Dieu soit loué, ma crainte n'était pas
+fondée.
+
+--Je vous remercie, ma bonne Lina, répondit-il: je ne mérite pas un
+si vif intérêt.
+
+Tout en parlant, la jeune fille avait ôté le mouchoir qui lui
+couvrait la tête, et l'avait déposé sur un buffet. Elle s'approcha
+de la table en disant:
+
+--Je suis un peu fatiguée d'avoir marché vite. Si monsieur
+Steenvliet daignait prendre une chaise, je pourrais m'asseoir
+également.
+
+Le jeune homme déféra à son désir tout en déclarant qu'il ne
+pouvait pas rester longtemps. Il n'était venu que pour les remercier
+des bontés qu'ils avaient tous eues pour lui. On l'attendait à
+l'_Aigle d'or_.
+
+--Juste ciel! s'écria Lina, allez-vous encore à l'_Aigle d'or_? Ah!
+Monsieur, vous me faites trembler!
+
+--En effet, vous paraissez tout effrayée, dit-il en souriant.
+Pourquoi?
+
+--Comment pouvez-vous le demander? Je ne suis qu'une pauvre paysanne,
+et vous un riche monsieur; Je n'ai pas le droit de vous donner des
+conseils, mais je n'oublie pas cependant que, tout enfant, j'ai joué
+avec vous, et que vous m'avez sauvé la vie... Si vous étiez mon
+frère, je me jetterais à vos genoux et vous supplierais, les larmes
+aux yeux, de ne pas aller à l'_Aigle d'or_.
+
+--Vous prenez la chose trop au sérieux, Lina.
+
+--Que ne donnerais-je pas pour vous retenir d'aller à l'_Aigle
+d'or_! dit la jeune fille en soupirant. Grand-père me l'a assez fait
+comprendre. Si vous retournez à l'_Aigle d'or_, vous deviendrez de
+nouveau... de nouveau... malade. Sur cette pente on glisse toujours de
+plus en plus, et l'on est perdu avant qu'on le sache.
+
+--Avec votre permission, Monsieur, ma fille a raison, ajouta la mère.
+Un si gentil garçon, ah! ce serait vraiment dommage. N'oubliez pas le
+proverbe qui dit: évitez les endroits où tombent les fléaux.
+
+--Oui, bonnes gens, murmura Herman devenu pensif, je ne dis pas qu'il
+ne vaudrait point infiniment mieux pour moi de suivre votre conseil;
+mais à présent cela ne se peut pas. Cet après-midi, à cinq heures,
+il y aura un banquet d'amis à l'_Aigle d'or_, et il faut absolument
+que j'y assiste.
+
+Il y eut un moment de silence; la jeune fille avait laissé retomber
+sa tête sur sa poitrine, et ses yeux demeuraient baissés.
+
+--Lina, dit-il, je vois avec peine que mes paroles vous affligent. Je
+vous remercie de l'intérêt et de l'amitié que vous me témoignez...
+Pour vous prouver que je vous en suis sincèrement reconnaissant, je
+vous promets que je me conduirai avec retenue à l'_Aigle d'or_ et
+de ne pas y boire plus de vin qu'il ne convient à quelqu'un qui a
+résolu de garder son sang-froid. Ne secouez pas la tête, Lina; plus
+d'une fois on a exigé de moi semblable promesse, sans que j'aie pu la
+tenir. Mais, faite à vous, cette fois, elle sera sacrée.
+
+Il avait prononcé ces mots avec un tel accent de conviction que Lina,
+heureuse et fière de son triomphe, releva la tête et regarda le
+jeune homme avec un gai sourire.
+
+--Merci, merci, monsieur Steenvliet, s'écria-t-elle en battant des
+mains. Je vous crois; maintenant je suis contente.
+
+Herman se leva comme pour prendre congé.
+
+--Vous allez déjà nous dire adieu? demanda la mère. Il est a peine
+quatre heures. Vous avez encore trois quarts d'heure de temps.
+
+--En effet, mère Wouters, mais je crains de vous déranger.
+
+--Mais pas du tout, Monsieur: je vous en prie, restez assis.
+
+Après un moment de silence, pendant lequel Herman regarda tout autour
+de la chambre, il dit à la jeune fille, comme s'il voulait donner un
+autre tour à la conversation:
+
+--Je le vois bien, Lina, vous n'êtes pas riche; mais néanmoins tout
+respire ici le bien-être et le bonheur. Vous croyez que les grandes
+richesses rendent toujours l'homme heureux? Comme vous vous trompez!
+Mon père possède des millions, je puis dépenser de l'argent, en
+dissiper même autant que je veux. Ah! je donnerais volontiers toute
+cette richesse pour pouvoir revivre dans le passé, pour retrouver
+avec la naïveté de l'enfance, la pureté de l'âme et la paix du
+cœur... Vous le rappelez-vous encore, Lina, le jour, le beau jour où
+je remportai à l'école le premier prix de lecture, tandis que vous
+obteniez, vous, le premier prix d'écriture? Ma grand'mère, dans sa
+petite ferme, avait préparé une grande marmite de riz au lait avec
+du sucre et de la cannelle, et invité à la fête une vingtaine de
+nos condisciples... Comme nous avons couru, dansé et sauté dans le
+verger, toute cette journée-là!
+
+--Si je m'en souviens! murmura la jeune fille émue. Pendant que vous
+en parlez, Monsieur, je vois revivre tout cela devant mes yeux.
+
+--Mais ce que vous ne savez probablement plus, Lina, et ce qui vit
+toujours dans ma mémoire, c'est la figure de ma mère qui, à la fin
+de la fête, nous prit tous les deux dans ses bras, et prétendit
+que le roi et la reine,--c'est ainsi qu'on nous nommait ce
+jour-là,--devaient s'embrasser entre eux.
+
+--Non, je n'ai pas souvenir de cela, dit Lina on riant.
+
+--C'est bien ainsi, j'étais là, s'écria la mère Wouters en battant
+joyeusement des mains. C'était une joie! Et la mère Steenvliet
+paraissait si heureuse!
+
+--Ma mère était une femme d'un excellent cœur, n'est-ce pas?
+
+--La bonté même: un cœur d'ange, Monsieur.
+
+--Ah! J'ai gardé un doux souvenir de cette journée-là, dit
+Lina. Vous rappelez-vous, Herman...--pardon, je veux dire monsieur
+Steenvliet.
+
+--Non, je vous en prie, appelez-moi simplement Herman; sans cela vous
+m'obligeriez à vous appeler mademoiselle.
+
+--Eh bien, monsieur Herman, vous rappelez-vous encore quel livre vous
+avez reçu en prix? Non? Il avait pour titre: _les Pauvres Orphelins_,
+et l'histoire qu'il contenait était si belle et si touchante que j'en
+pleurais tous les soirs quand votre mère nous en faisait la lecture.
+
+--Oui, certes, je m'en souviens, répondit le jeune homme.
+
+--Un jour que le grand Nicolas du forgeron m'avait battue dans la
+prairie, et que je pleurais amèrement, vous m'avez donné ce livre
+pour me consoler, monsieur Herman, du consentement de votre mère, car
+vous n'ignoriez pas combien ce cadeau devait me faire plaisir.
+
+Elle se leva, s'approcha de la muraille et revint avec un petit livre
+en s'écriant joyeusement:
+
+--Tenez, le voici, votre cadeau. Votre nom s'y trouve inscrit par
+le maître d'école... Si je pense encore quelquefois à ces jours
+heureux? Presque tous les dimanches je relis le soir ce joli petit
+livre, et alors je revois en pensée toutes les personnes, grandes et
+petites, dont il me rappelle la tendre amitié.
+
+--Oh! les souvenirs du cœur, quelle source de douces et pures
+jouissances! dit Herman en soupirant. Laissez-moi feuilleter ce cher
+petit livre... Ah! voilà mon nom; et vous, bonne Lina, pour ne pas
+l'oublier, vous avez écrit dessous, de votre propre main, que je vous
+en ai fait présent à Ruysbroeck, le 20 septembre 1840.
+
+--Lisez, donc à la page 30, monsieur Herman: ce livre raconte que les
+pauvres orphelins sont sur le point de mourir de froid et de faim, et
+comment la dame charitable leur donne a manger et leur distribue de
+chauds vêtements. C'est surtout à ce passage que je versais des
+larmes, monsieur Herman.
+
+Le jeune homme avait cherché la page désignée et se mit à lire à
+voix basse, assez haut cependant pour être entendu de Lina, le récit
+de l'extrême détresse des enfants abandonnés.
+
+Pendant ce temps la femme Wouters s'occupait de faire le café, et
+tirait de l'armoire un pain bis et une assiette avec du beurre.
+
+Lorsque Herman arriva à l'endroit où les enfants affamés sont
+secourus par une dame charitable, sa vue s'obscurcit tout à coup.
+Il regarda la jeune fille et vit qu'à travers son sourire brillaient
+deux larmes qui roulèrent sur ses joues comme deux perles.
+
+--Ah ah! c'est étrange! s'écria-t-il en riant également.
+Nous étions redevenus enfants. Il me semblait voir ma mère qui
+m'écoutait, et à côté d'elle une petite fille avec deux yeux bleus
+pleins de larmes...
+
+--Allons, allons, mettez ce livre de côté maintenant, dit la mère
+qui se préparait à étendre sur la table une nappe rayée. Vous nous
+feriez oublier notre café du goûter. Si Monsieur Steenvliet voulait
+nous faire l'honneur...
+
+--Je prendrai volontiers une tasse de café pour vous faire plaisir,
+répondit-il; mais après cela il faut que je parte; mes amis
+m'attendent probablement déjà depuis longtemps.
+
+--Comme il vous plaira, Monsieur... Maintenant, Lina, mettez-vous à
+table: nous prendrons aussi notre part.
+
+Et les deux femmes mordirent avec appétit dans leurs tartines bises.
+
+Herman les regardait silencieusement avec une expression singulière,
+comme s'il éprouvait un sentiment d'envie.
+
+--Nous avons également du pain blanc dans la maison, dit la veuve.
+Mon père a l'estomac un peu débile et ne supporte pas bien le pain
+de seigle. Si Monsieur a envie de goûter notre pain de froment...
+
+--Ah! que l'homme est un être bizarre! Un dîner princier m'attend
+à l'_Aigle d'or_; il y a un chef de cuisine de Bruxelles; on nous
+servira toutes les primeurs, tous les mets rares et chers... et
+maintenant je vous envie, et j'ai faim d'une bouchée de ce lourd pain
+de seigle! Allons, la mère, je vous en prie, donnez-moi une tartine.
+
+La mère Wouters, grandement étonnée, s'empressa de déférer à
+son désir, et il mordit à belles dents dans la tranche de pain dur,
+pendant que ses yeux brillaient de plaisir.
+
+--Lina, Lina, vous souvient-il encore, demanda-t-il, que ma mère,
+quand nous revenions ensemble de l'école, nous tendait à tous
+deux une tartine de pain bis, pareille à celle-ci, et que nous nous
+jetions dessus comme deux jeunes loups? Des tranches de pain assez
+grosses et assez lourdes, disait ma mère, pour jeter un paysan à bas
+de son cheval?... Mais comme cela nous paraissait bon et savoureux!
+Voilà plus de quinze ans que je n'avais plus goûté de ce pain-là.
+
+--Mais ce dont je me souviens mieux encore, répondit la jeune fille
+avec animation, c'est que nous allions courir dans la prairie avec
+les petits vachers, et que nous y allumions un feu de bois sec et de
+feuilles sèches pour cuire nos pommes de terre dans la cendre.
+
+--Des pommes de terre et des cuisses de grenouilles, Lina.
+
+--Et comme nous jouions à la dînette alors, n'est-ce pas?
+
+--Et moi, comme je savais que vous aimiez beaucoup les navets,
+j'allais en arracher une pleine brassée dans le champ du fermier
+Christian.
+
+--Oui, oui, je me rappelle même qu'un jour le garde-champêtre vous
+attrapa et vous arracha presque les oreilles, tant il vous les secoua;
+et vous, au lieu de pleurer, vous n'en fîtes que rire.
+
+--Je le crois bien, Lina, j'avais fait cela pour vous; cela faisait
+mon orgueil et ma force.
+
+--C'est dans une de ces folles journées que vous avez sauté dans le
+ruisseau le Malbeek pour m'en retirer et me placer sur le bord, moi
+qui étais déjà à moitié noyée. Voire père était très fâché
+et vous gronda sévèrement parce que vous rentriez à la maison
+couvert de boue; mais votre mère vous approuva et dit qu'elle était
+fière de votre courage et de votre bon cœur.
+
+--Non, je ne me rappelle pas cela.
+
+Herman se leva.
+
+Immédiatement la jeune fille ajouta comme si elle voulait le retenir:
+
+--N'avez-vous pas oublié comment nos mères,--elles sont ensemble
+au ciel maintenant,--nous avaient travestis une fois le jour des
+Innocents? Vous portiez la veste de votre père, et on vous avait
+tracé au-dessus de la lèvre de grosses moustaches noires avec un
+morceau de tison brûlé; moi, j'étais affublée de la jaquette et
+du bonnet plissé de ma mère. Nous devions aller manger des
+_Couquebacques[1]_ chez grand'mère Steenvliet; mais vous me
+paraissiez si laid, et j'avais tellement peur de vos grosses
+moustaches noires, que je vous plantai là, et pris la fuite...
+
+[Note 1: Espèce de crêpes.]
+
+--Je dois me dépêcher d'aller à l'_Aigle d'or_, interrompit le
+jeune homme. Ah! Lina, que ne peut-on passer sa vie au milieu de ces
+souvenirs rayonnants de son enfance! Je ne sais pas ce qui m'arrive,
+mais je suis très heureux; il y a comme une lumière, une consolante
+lumière qui est descendue dans mon cœur; mais l'illusion ne peut
+pas durer toujours. Maintenant il faut que, bon gré, mal gré, je me
+décide à prendre congé de vous.
+
+--Mais il n'est pas encore quatre heures et demie, je vous en prie,
+monsieur Herman, restez encore quelques minutes, dit la jeune fille
+avec un regard suppliant.
+
+--Votre coucou retarde. Je commence réellement à croire, Lina, que
+vous cherchez à m'empêcher d'aller à l'_Aigle d'or_.
+
+--Eh bien, oui, j'en conviens. Il me semble même que je sacrifierais
+volontiers deux années de ma vie pour vous en empêcher.
+
+--Allons, allons, votre bon cœur vous fait craindre sans raison.
+Je tiendrai la promesse que je vous ai faite. Croyez-moi, ce soir
+du moins je serai très sobre, très modéré... D'ailleurs ma vie
+orageuse de jeune homme va bientôt prendre fin. Je vais me marier.
+
+--Ah! c'est bien! s'écria joyeusement Lina. Votre future est sans
+doute très riche.
+
+--C'est la fille d'un baron.
+
+--Et vous vous aimez sincèrement, n'est-il pas vrai? demanda la mère
+Wouters.
+
+--Cela viendra peut-être, murmura Herman en levant les épaules.
+
+--Se marie-t-on donc sans amour chez les gens riches?
+
+--Quelquefois. J'épouse une très noble demoiselle que je n'ai vue
+que deux fois et très peu de temps; mais je l'épouse parce que mon
+père dit que ce mariage le rendra heureux.
+
+--Ah! c'est une autre affaire, Monsieur; comme cela je comprends la
+chose.
+
+--Maintenant, bonnes gens, dit le jeune homme en se tournant vers la
+porte, je vous renouvelle l'expression de mes sincères remerciements,
+et je vous prie d'annoncer au père Wouters que je considère comme un
+devoir pour moi de venir à la première occasion lui témoigner aussi
+ma reconnaissance.
+
+--Si vous vouliez de temps en temps nous honorer d'une visite en
+passant, vous nous feriez beaucoup de plaisir, murmura la jeune fille.
+Pas vrai, ma mère, M. Herman sera toujours le bienvenu ici?
+
+--Oui, oui, Monsieur, toujours le bienvenu, affirma la vieille femme.
+
+--Portez-vous bien toutes deux: au revoir!
+
+Et Herman Steenvliet, traversant le jardinet devant la maison, enfila
+le chemin de terre.
+
+Il pressa le pas dans la direction de l'auberge de l'_Aigle d'or_;
+mais il secouait la tête en se parlant à lui-même, et souriait en
+évoquant l'un après l'autre tous les doux souvenirs qui lui avaient
+fait revoir, comme dans un beau rêve, les jours heureux de son
+enfance.
+
+Il avait déjà fait un bon bout de chemin lorsque, dans sa
+préoccupation, il faillit renverser en le heurtant, un vieillard qui
+venait en sens contraire avec un sac de toile sur le bras.
+
+--Ah! père Wouters, je vous demande pardon, balbutia-t-il. J'étais
+tellement distrait et absorbé que je ne vous avais pas vu.
+
+--Maintenant je vous reconnais bien aussi, dit le vieillard; vous
+êtes M. Herman Steenvliet.
+
+--Oui, et je suis allé chez vous pour vous remercier de vos bons
+soins. Je suis enchanté de vous rencontrer. Croyez que je vous
+garderai une profonde reconnaissance.
+
+--Vous paraissez tout à fait rétabli et bien portant, tant mieux!
+répondit le vieux paysan. Malheureusement je n'ai pas besoin de
+demander à Monsieur où il se rend encore une fois, C'est facile à
+deviner, car on chante et on fait déjà assez de tapage à l'_Aigle
+d'or_.
+
+--En effet, c'est là que je vais.
+
+--Permettez à un vieillard de vous le dire, grommela Jean Wouters
+avec une expression de profond mécontentement, qui s'expose ainsi
+volontairement au danger et compromet sa santé dans de folles
+orgies, ne mérite ni estime ni pitié... Et, puisqu'il en est ainsi,
+Monsieur, je dois vous avertir que si je vous rencontrais encore une
+fois dans le même état que la semaine dernière, je ne prendrais
+plus la peine de vous ramasser.
+
+Sans écouter les excuses du jeune homme ébahi, le père Wouters
+s'éloigna en grommelant un adieu sec et bref.
+
+Au moment où il allait atteindre sa demeure, il se retourna pour
+suivre M. Steenvliet du regard.
+
+--Ah çà! pourquoi diable m'arrêté-je ainsi en chemin? se dit
+le vieillard à lui-même. Hésiterait-il? Ah! si une bonne pensée
+pouvait le retenir! Il y aura un fameux train ce soir à l'_Aigle
+d'or_; on y chante déjà si fort que le vacarme s'entend jusqu'au
+milieu de la Place... Tiens, le voilà qui tourne à gauche et qui
+disparaît entre les arbres!
+
+Jean Wouters regarda encore un moment, puis il continua son chemin.
+Rentré chez lui, il dit aux deux femmes qui commencèrent à lui
+parler de M. Steenvliet.
+
+--Oui, oui, je sais, je l'ai rencontré. Je n'ai pas le temps
+d'écouter maintenant. Il n'y avait pas beaucoup d'ouvrage à
+l'atelier. Je reviens, avec la permission de notre patron, pour
+pouvoir planter encore avant le noir, dans notre petit jardin, ces
+féveroles que j'ai été chercher chez Kobe le jardinier. Le temps
+est favorable, il faut en profiter... Non, j'ai déjà mangé les
+tartines de mon bissac; je ne veux pas de café.
+
+En achevant ces mots il sortit, alla prendre dans l'étable une bêche
+et un rateau, et se mit immédiatement à l'œuvre pour planter, comme
+il l'avait annoncé, les féveroles qu'il venait de rapporter...
+
+Il pouvait avoir fait à peu près la moitié de sa tâche lorsque le
+pas précipité d'un passant lui fit lever la tête.
+
+--Eh quoi! monsieur Steenvliet, déjà de retour! demanda-t-il. Je
+pensais précisément à vous. Je vous voyais en pensée buvant du vin
+mousseux à l'auberge de l'_Aigle d'or_.
+
+--Je n'y suis pas allé, répondit le jeune homme. Votre sévère mais
+sage avertissement, les conseils amicaux de la mère Wouters et de
+Lina m'ont fait réfléchir, et m'ont donné la force de volonté
+nécessaire pour prendre une bonne résolution. On ne me verra pas à
+l'_Aigle d'or_ aujourd'hui.
+
+--Entrez donc, monsieur Steenvliet. Les femmes seront bien heureuses
+d'apprendre cela.
+
+--Je ne peux pas; j'ai à peine le temps d'arriver au chemin de fer
+avant le départ du train pour Bruxelles.
+
+--Mais il y a encore plusieurs départs, Monsieur.
+
+--Non, non, il ne fait pas bon ici pour moi. Je pourrais encore
+changer de résolution. Adieu, adieu, jusqu'à la prochaine occasion!
+
+Et sans se retourner vers le vieillard, il suivit en toute hâte le
+chemin de terre qui passait devant la maison.
+
+
+
+
+VI
+
+
+Plus de huit jours s'étaient écoulés depuis que le baron d'Overburg
+avait écrit à son oncle le marquis de la Chesnaie, et aucune
+réponse ne lui était encore parvenue.
+
+Cela le mit dans un grand embarras. Il commençait à croire que
+c'était par mécontentement que le marquis le faisait attendre si
+longtemps, et à craindre que la réponse tant retardée ne fût un
+refus. D'ailleurs, la baron avait invité quelques-uns de ses plus
+proches parents à un dîner où il se proposait de leur présenter le
+file de M. Steenvliet comme le futur époux de sa fille.
+
+Ce dîner devait avoir lieu dans quatre jours. Faute d'une réponse
+approbative de son oncle, le baron ne pouvait pas prendre sur lui
+d'annoncer ces fiançailles, car dans sa lettre au marquis il avait
+promis de la façon la plus formelle de garder secret ce projet
+d'union jusqu'à ce qu'il eût obtenu son consentement.
+
+L'entrepreneur aussi montrait de l'impatience et de la méfiance à
+cause du long silence du marquis; mais M. d'Overburg le rassura plus
+ou moins en lui disant que son oncle était un homme bizarre, qui
+ne pouvait jamais se décider à prendre un parti avant d'y avoir
+réfléchi d'abord pendant toute une semaine.
+
+Quant au dîner au château, il était trop tard pour l'ajourner ou le
+contremander. Si la réponse du marquis n'arrivait pas avant le jour
+fixé, on ne parlerait pas encore du mariage; dans ce cas,
+cette réunion ne serait pas autre chose qu'un moyen de faire
+connaissance--et même ce serait peut-être là une circonstance
+favorable, attendu que plus tard l'annonce définitive du mariage
+surprendrait moins les parents de M. d'Overburg et leur paraîtrait
+moins extraordinaire.
+
+Lorsque l'entrepreneur causait de ces choses avec son fils, Herman
+continuait à montrer la même bonne volonté, mais aussi la même
+indifférence. M. Steenvliet se figurait que cette froideur était en
+grande partie simulée; car sans cela, comment expliquer que, depuis
+qu'il était question de cette union, la conduite du jeune homme
+se fût si profondément modifiée? En effet, pendant la dernière
+semaine écoulée, Herman n'était allé que trois fois au Club; et
+encore ne s'y était-il rendu que sur l'invitation de son père. Et
+chaque fois il était rentré au logis avant onze heures, la tête
+fraîche et l'esprit parfaitement dispos, Les autres soirées il les
+avait passées dans sa chambre à lire ou à dessiner, chose qui ne
+lui était plus arrivée depuis bien longtemps.
+
+M. Steenvliet ne pouvait donc pas douter qu'Herman ne songeât
+continuellement à la charmante et noble fiancée que lui donnait ce
+projet d'union. Ce n'était qu'un vif et profond sentiment d'amour qui
+se développait dans le cœur du jeune homme, et qu'il cherchait à
+cacher aux autres et à lui-même.
+
+Cette espérance, cette conviction, pour parler plus exactement,
+réjouissait d'autant plus l'entrepreneur, qu'il croyait pouvoir
+considérer la douceur, la soumission d'Herman à son égard,
+comme une marque de reconnaissance pour le brillant mariage que M.
+Steenvliet allait lui permettre de contracter, au prix des plus grands
+sacrifices. Dans l'intervalle, Herman était retourné une fois dans
+la maison de Jean Wouters. Il avait eu envie plutôt de revoir les
+lieux où s'était passée son enfance, et qui lui rappelaient des
+souvenirs si chers à son cœur. Herman choisit pour sa seconde visite
+un dimanche après-midi, afin de rencontrer le vieux charpentier au
+logis.
+
+Il fut reçu par le vieillard, par Lina et par sa mère avec une
+cordialité et une amabilité qui n'avaient rien de contraint. La joie
+de ces gens simples fut grande, lorsqu'ils apprirent de sa bouche
+que, depuis sa dernière visite, il ne s'était pas seulement abstenu
+d'aller à l'_Aigle d'or_, mais qu'il n'avait pas une seule fois pris
+assez de vin pour être plus animé que d'habitude.
+
+C'était à eux, à leurs sages et bienveillants conseils, qu'il
+devait ce bonheur, oui, ce bonheur inappréciable, car c'était
+maintenant seulement qu'il vivait en paix avec sa conscience, qu'il
+avait l'esprit calme, le cœur content, et que l'avenir lui souriait
+de nouveau...
+
+Quoi qu'il pût lui advenir par la suite, il n'oublierait jamais
+ce bienfait... Ils étaient pauvres; l'argent avait pour lui peu de
+valeur. Il pouvait dissiper des milliers de francs pour satisfaire une
+fantaisie; mais il n'osait pas leur offrir de l'argent, car il pensait
+là-dessus comme maître Wouters, et il craignait que, si l'argent
+s'en mêlait, il ne vînt diminuer leur estime réciproque, et
+flétrir peut-être, ou du moins altérer dans sa pureté, leur
+amitié désintéressée. Conséquemment, quoi qu'il fût tout dispos
+à leur donner de l'or, beaucoup d'or même, pour les récompenser,
+il leur déclara que de son propre mouvement, il ne leur ferait jamais
+une pareille offre.
+
+Cette manière de voir plut tellement à l'honnête ouvrier, qu'il
+avait les yeux humides de larmes en serrant la main du jeune homme, et
+qu'il le remercia avec effusion de ses bons sentiments à leur égard;
+car vraiment, s'il avait osé leur offrir de l'argent, ne fût-ce
+qu'une simple pièce d'or, il l'aurait prié, ou plutôt il lui
+aurait enjoint de passer désormais devant la porte de leur humble
+maisonnette.
+
+Ils étaient donc enchantés l'un de l'autre, et se remirent à parler
+du temps passé, lorsqu'ils demeuraient tous à Ruysbroeck, sauf le
+grand-père, et qu'Herman et Lina étaient d'inséparables compagnons
+de jeu. En évoquant ces souvenirs tantôt ils riaient et battaient
+gaiement des mains, tantôt leurs yeux se mouillaient de douces larmes
+d'émotion. Herman se sentait comme emporté dans un monde enchanté.
+Il redevenait enfant, courait à la ronde, encore mal affermi sur ses
+petites jambes, et tenant la petite Caroline par la main, au milieu
+d'une nature aimable et riante, avec un soleil plus chaud, un air plus
+doux, des fleurs plus odorantes, et où les sources du bonheur et de
+la force n'étaient pas l'argent, mais la pureté de l'âme, la bonté
+du cœur et l'amour du prochain.
+
+Il resta pour prendre le café de l'après-midi avec ses amis pauvres,
+mais nobles à ses yeux; il mangea encore avec le même plaisir des
+tartines de pain de seigle, et parla, à cette occasion, de sa bonne
+mère, avec un si vif regret et une tendresse si touchante et si
+communicative, que ses auditeurs avaient toutes les peines du monde à
+se retenir de pleurer.
+
+Puis il parla de son futur mariage, et répondit aux questions de Lina
+et de sa mère que sa fiancée, quoique fille d'une baronne, était
+une jeune fille simple, affable et intelligente. A la vérité elle
+n'avait pas des joues fleuries comme une personne dont le sang est
+tonifié par le soleil, le grand air et le travail des champs; mais
+elle était bien faite, distinguée, élégante, pleine de charme dans
+ses manières, dans sa démarche et dans son langage. Il n'éprouvait
+pas pour elle une inclination particulière; mais comme son père
+y tenait si fort et que, d'ailleurs, ce mariage le retiendrait
+probablement, lui Herman, de retomber dans cette vie de dissipation
+dont il avait horreur aujourd'hui comme d'une chose vile et
+méprisable, il accepterait cette union disproportionnée, quoi qu'il
+n'espérât pas y trouver une vie agréable.
+
+Lina et ses parents s'efforcèrent de le consoler et de l'encourager.
+D'après leur sentiment, son inquiétude était sans aucun fondement.
+Comment pouvait-il craindre de n'être pas heureux avec une fiancée
+noble et riche qu'il dépeignait lui-même comme aimable, douce et
+distinguée. Et quant à l'amour, il viendrait insensiblement, de
+lui-même.
+
+Là-dessus, Herman avait secoué la tête et poussé un profond
+soupir, sans répondre un mot.
+
+Ils se levèrent de table. Jean Wouters voulut montrer à Herman le
+verger et le potager. On se promena pendant quelque temps dans les
+sentiers du petit jardin, on cueillit çà et là une fleur, qui
+rappela naturellement aux deux jeunes gens les doux souvenirs de
+leur heureuse enfance, on causa, on rit, joyeusement et naïvement,
+jusqu'à l'heure où les approches du soir firent sentir à Herman
+que sa visite avait assez duré. Il se leva et annonça qu'il allait
+retourner à Bruxelles.
+
+--Quand pouvons-nous espérer que monsieur Herman nous honorera d'une
+nouvelle visite? demanda Lina en lui adressant un regard suppliant.
+
+--Ah! répondit-il, un pareil après-dîner d'intime et amicale
+causerie a plus de prix pour moi que toutes les fêtes et les plaisirs
+coûteux du soi-disant grand monde. Vous revoir, bonnes gens, pouvoir
+passer de temps en temps quelques instants en votre réconfortante
+compagnie, cela seul, j'en suis convaincu, me donnerait la force de
+ne pas retomber dans les excès de ma vie désespérée; mais je n'ose
+vraiment pas vous demander la permission...
+
+--Vous serez toujours le très bien venu chez nous, Monsieur, dit le
+charpentier.
+
+--Votre visite nous honorera et nous fera plaisir, ajouta la veuve.
+
+--N'oubliez pas, monsieur Steenvliet, que vous m'avez sauvé la
+vie, et que nous vous devons, pour cela seul, une reconnaissance
+éternelle, dit la jeune fille d'un ton très sérieux.
+
+--Soit, Lina, répondit le jeune homme avec un doux sourire. Et
+maintenant, vous voulez, à votre tour, sauver mon âme, n'est-ce pas?
+Ne secouez pas la tête, je pénètre votre généreuse intention.
+Si vous atteignez votre but, lequel de nous deux devra le plus à
+l'autre? Allons, allons, il vaut mieux ne pas discuter là-dessus.
+Bonjour, au revoir!
+
+Herman reprit, les pas et le cœur légers, le chemin de terre qui
+conduit à Loth. Il se frottait les mains, murmurait des phrases
+joyeuses; il avait devant les yeux les images de Jean Wouters et de
+sa fille, mais surtout l'image de Lina qui le précédait en lui
+souriant.
+
+Cela l'amena à la fin à faire cette réflexion, qu'il était né
+bien certainement pour la vie simple et tranquille de la campagne.
+Et maintenant il allait se marier avec une jeune fille noble qui ne
+chercherait son bonheur que dans une vie de luxe. Ce n'était
+pas l'amour qui les avait poussés l'un vers l'autre; elle ne lui
+apportait rien que ses quartiers de noblesse; lui, pas autre chose que
+les richesses paternelles... Pour d'autres, une pareille union était
+peut-être désirable; mais pour lui, il n'y paraissait destiné ni
+par la volonté de Dieu, ni par sa nature intime. Mais quoi qu'il en
+fût, il avait promis à son père d'accepter la main de Clémence de
+bonne volonté, et il voulait tenir sa promesse. D'ailleurs, c'était
+encore le mieux qu'il eût à faire, car sans cela sa triste vie
+devenait encore inutile et sans but comme auparavant.
+
+Ces pensées occupèrent son esprit jusqu'au moment où il descendit
+du train à Bruxelles, et où il se disposait à rentrer en ville.
+
+Mais alors il sentit tout à coup que quelqu'un lui frappait sur
+l'épaule. Il se retourna et vit un homme d'une forte corpulence,
+avec des joues rouges et bouffies, portant une blouse bleue et une
+casquette en peau de loutre. C'était Pierre Mol, l'aubergiste de
+l'_Aigle d'or_, qui lui prit familièrement la main en lui disant:
+
+--Ah! ah! c'est vous, monsieur Herman. Bien le bonjour. Que diable,
+vous avez une mine excellente; êtes-vous tout à fait guéri?
+
+--Guéri? répéta le jeune homme avec étonnement. Dieu soit loué,
+je n'ai pas été malade, maître Mol. Pourquoi me demandez-vous cela?
+
+--Mais, parce que vous n'avez pas assisté à la fête de mercredi
+dernier. On vous a attendu si longtemps! Notre Isabelle aurait bien
+pleuré de ne pas vous voir... Ç'a été vraiment un banquet royal.
+Mais à cause de votre absence on ne s'est pas trop amusé. Je m'en
+suis bien aperçu à ma cave: on n'a pas bu seulement une bouteille
+de champagne par tête, et à dix heures tout le monde était déjà
+parti. C'est vous, monsieur Herman, qui êtes le grand boute-en-train,
+et quand vous n'êtes pas là, cela ne va pas du tout... Deux jours
+après, M. Dalster nous a dit que vous étiez malade, et qu'on ne vous
+avait pas encore vu au Club. Notre Léocadie ne cesse pas de marcher
+la tête basse, et notre Isabelle pleure quand elle est seule.
+Oui, vous comprenez cela, n'est-ce pas? La pauvre fille vous est si
+attachée, si dévouée, que pendant des journées entières elle ne
+pense qu'à vous.
+
+--A moi? s'écria le jeune homme stupéfait et quelque peu indigné.
+Isabelle pense à moi? Je voudrais bien savoir pourquoi.
+
+--Allons, allons, fine mouche, répondit Pierre Mol en riant, ne
+faites donc pas l'innocent. Vous savez parfaitement que notre Isabelle
+n'est heureuse que lorsqu'elle vous voit.
+
+--Moi? grommela Herman, je n'en sais rien du tout.
+
+L'aubergiste pencha sa tête sur l'épaule d'Herman et lui souffla à
+l'oreille:
+
+--Avez-vous donc déjà oublié ce que vous disiez à Isabelle? Vous
+lui avez avoué que vous ne pouviez pas la regarder sans que votre
+cœur se mît à battre... Et naturellement la pauvre enfant a fini
+par raffoler tout à fait de vous.
+
+--Ah çà, maître Mol, interrompit Herman sans chercher à dissimuler
+sa mauvaise humeur, je vous prie de ne pas m'ennuyer davantage avec
+vos ridicules bavardages. Je ne sais qu'une chose, c'est que vos deux
+filles--Léocadie aussi bien qu'Isabelle,--nous flattent et excitent
+notre amour-propre pour nous engager à boire à l'envi et a dépenser
+le plus d'argent possible. Tout ce que j'ai consommé ou cassé chez
+vous, je l'ai payé; par conséquent nous sommes absolument quittes.
+Passez donc votre chemin et laissez-moi tranquille.
+
+Pierre Mol retint le jeune homme par le bras; Herman, de crainte
+d'ameuter les curieux, ne voulut pas employer la violence pour se
+débarrasser de cet importun personnage.
+
+--Mais, monsieur Herman, consolez-moi donc un peu, je vous en prie,
+dit l'aubergiste d'un ton obséquieux. Avant-hier le chevalier Van
+Beverhof est venu chez nous. Il nous a fait beaucoup de peine à tous
+eu nous affirmant que vous ne viendriez plus jamais à l'_Aigle d'or_!
+Ce n'était qu'une plaisanterie, il nous a trompés, n'est-ce pas?
+
+--Je n'ai jamais rien dit de pareil, répondit Herman, mais j'entends
+être entièrement libre de mes actions, et je n'ai de comptes à en
+rendre à personne.
+
+--Ah! Monsieur, je vous en prie, ayez pitié de moi et de mes enfants!
+Si vous ne venez plus chez nous, je suis tout à fait perdu. Ces
+nobles jeunes gens, vos amis, cesseront également de venir, et ainsi
+tout le vin dont j'ai rempli ma cave me restera pour compte. Soyez
+généreux, Monsieur, promettez-moi de venir encore dans mon auberge.
+
+--Eh bien, oui, si j'en ai l'occasion. Adieu! grommela Herman, en
+s'éloignant en toute hâte.
+
+Il sauta dans une voiture de place et ordonna au cocher de le conduire
+rue de la Loi.
+
+Chemin faisant il réfléchit aux étranges paroles de Pierre Mol.
+Isabelle éprouverait pour lui une inclination particulière, et
+même, pour employer le mot propre, un véritable amour? Que pouvait
+bien signifier ce mot-là dans la bouche de jeunes filles qui
+adressaient en même temps leurs sourires à vingt jeunes gens
+différents, comme un appât pour les décider à s'amuser et à
+dépenser de l'argent? Si jamais il avait dit à Isabelle, même
+en plaisantant, quelque chose qui fût de nature à lui donner le
+ridicule espoir d'être distinguée par lui, la sympathie de la jeune
+fille se comprendrait. Mais il ne lui avait jamais rien dit de pareil.
+Ce n'était donc encore qu'un prétexte inventé par le rusé père
+Mol pour flatter la vanité du jeune homme, et le ramener ainsi
+à l'_Aigle d'or_. Mais cette ruse ne pouvait pas réussir; si,
+précédemment, il n'avait ressenti ni sympathie ni estime pour
+les filles intéressées de l'aubergiste, maintenant que ses yeux
+s'étaient ouverts, il n'avait plus pour elles que de l'aversion et du
+mépris.
+
+L'amour, pensait-il, est bien certainement l'effluve qui s'exhale
+d'une âme encore pure; une attraction inconsciente, une abnégation
+candide et désintéressée; mais il y a, auprès du cœur de l'homme,
+un démon jaloux pour ternir la pureté de cette flamme ou pour
+l'étouffer tout à fait: l'or, l'idole matérielle, qui fausse et
+corrompt tout.
+
+La voiture, en s'arrêtant rue de la Loi, coupa court à ces
+rêveries. Les becs de gaz étaient déjà en partie allumés.
+
+Il paya le cocher et entra sous la porte cochère. Le domestique de
+M. Steenvliet, Jacques, vint à sa rencontre et lui annonça que son
+père désirait lui parler.
+
+Lorsqu'il fut entré dans le cabinet, M. Steenvliet lui dit:
+
+--Herman, j'ai reçu des nouvelles de Monaco. M. d'Overburg est venu
+et m'a montré la lettre.
+
+--Et le marquis de la Chesnaie consent-il à mon mariage, mon père?
+
+--Oui; mais comment cette affaire se terminera-t-elle, voilà la
+question. Le marquis doit être un homme hardi autant qu'orgueilleux
+pour oser donner une semblable réponse; mais en tout cas ce n'est pas
+la faute du baron d'Overburg, qui en est encore plus affligé que moi.
+
+--Affligé? Les nouvelles sont-elles donc mauvaises?
+
+--Pas précisément mauvaises, Herman, mais elles ne sont pas comme
+je les aurais souhaitées, Asseyez-vous là, je vais vous expliquer
+la chose. Le marquis écrit que le projet d'une pareille
+mésalliance,--il dit «mésalliance»! l'afflige au plus haut point;
+mais que comme Clémence pense que ce mariage la rendra heureuse, et
+que, d'autre part, il en reconnaît lui-même la nécessité, il est
+prêt à y donner son consentement dès qu'il se sera personnellement
+convaincu que tout ce que son neveu le baron lui a écrit à ce sujet
+n'est ni mal fondé ni exagéré. A cet effet il viendra lui-même à
+Bruxelles... dans trois semaines! Car bien que sa santé soit
+beaucoup meilleure maintenant, le médecin de Monaco le menace d'une
+inévitable rechute, si pendant près d'un mois encore il ne continue
+pas à prendre des bains chauds d'eau de mer. Le marquis défend
+strictement à son neveu, et sur un ton d'autorité qu'il suppose
+irrésistible, de faire ou de décider rien concernant ce mariage
+avant qu'il soit venu en personne donner son consentement. Ainsi,
+encore un mois de délai assurément. Comment trouvez-vous cela,
+Herman?
+
+--Eh bien, pour vous dire la vérité, mon père, répondit le jeune
+homme, je trouve cela une circonstance heureuse.
+
+--Comment, une circonstance heureuse?
+
+--C'est naturel, mon père; on ne passe pas sans hésitation de la vie
+libre de jeune homme dans la chaîne indissoluble du mariage. Ce mois
+de répit me permettra de m'habituer à l'idée de mon nouvel état.
+
+--Vous n'espérez ou vous ne désirez pas cependant que votre mariage
+échoue?
+
+--Oh! non, pas cela, mon père.
+
+--Du reste, cela y ferait peu de chose. Je me suis mis fermement dans
+la tête que vous deviendrez l'époux de mademoiselle Clémence... Et
+cela se passera comme ça, malgré le monde entier. J'ai votre parole,
+et quant aux autres, je les tiens tous dans ma main grâce à mon
+argent.
+
+--Ne vous fâchez pas, mon père; puisque le marquis écrit qu'il
+consentira...
+
+--Oui, mais cette méfiance et ces délais m'humilient et m'énervent.
+M. de la Chesnaie veut probablement prendre d'abord des informations
+pour s'assurer que ma fortune n'est pas une illusion. Eh bien soit,
+qu'il vienne!... Ah! oui, j'oublie de vous parler du dîner qui a lieu
+au château après-demain. Pour obéir au vœu, ou plutôt à l'ordre
+du marquis, nous sommes convenus qu'à cette fête il ne sera pas
+encore fait allusion au mariage projeté. Vous y verrez votre fiancée
+et vous ferez plus ample connaissance en causant avec elle; mais
+vous devez également éviter tous les deux de parler de mariage.
+Aurez-vous bien assez d'empire sur vous-mêmes?...
+
+--Oh! rien de plus facile, mon père.
+
+--Eh bien, alors c'est parfait. Mais je veux vous donner encore un
+autre conseil. Cette entrevue peut avoir des conséquences graves,
+Vous devez tâcher de produire une impression favorable sur Clémence
+et sur ses nobles parents. Quoi qu'on on dise, c'est d'après son
+plumage qu'on juge l'oiseau. Apportez le plus grand soin à votre
+toilette, et n'épargnez pas l'argent.
+
+--Mais, mon père, répondit Herman, j'ai ma toilette noire de
+cérémonie toute neuve, je n'ai pas besoin d'autre chose.
+
+--Vous ferez du moins friser vos cheveux?
+
+--Naturellement, mon père.
+
+--Il y a quelques mois, Herman, j'ai remarqué au doigt du baron
+d'Alterre un diamant qui brillait et jetait des étincelles comme un
+charbon ardent. J'ai acheté une bague comme celle-là. Elle est un
+peu grande pour votre doigt, mais vous irez chez le bijoutier, et la
+ferez rétrécir. Ce diamant attirera tous les regards.
+
+--Vous voulez, mon père, que je mette cette bague?
+
+--Oui, elle attestera notre richesse.
+
+--En cela il faut pourtant que je résiste à votre désir, mon père.
+Que des personnes âgées portent de pareils joyaux, c'est peut-être
+une habitude dans la haute noblesse. Mais ce que je sais fort
+bien, c'est que cela ne sied pas aux jeunes gens. D'ailleurs, si
+mademoiselle Clémence et les autres attendent après cela pour me
+témoigner de la sympathie ou de l'estime...
+
+--Cela suffit: assez là-dessus; je porterai moi-même la bague à mon
+doigt, ça fait qu'on la verra tout de même... Dites donc, Herman, si
+nous attelions nos quatre chevaux à la voiture, cela ferait joliment
+de l'effet là-bas!
+
+--Mais, mon père, les nobles convives de M. le baron ne viendront
+qu'avec deux chevaux tout ou plus. Le luxe de notre train les
+blesserait profondément.
+
+--Eh bien, quel mal y aurait-il là-dedans?
+
+--Ce n'est pas le moyen de se faire accueillir favorablement, mon
+père.
+
+--En effet, vous avez peut-être raison. Je renonce à mon idée.
+Ce n'est pas pour moi que je veux convaincre tout le monde de notre
+richesse. Au fond, je me moque pas mal de ce que les gens pensent de
+moi; mais c'est pour vous, mon cher Herman, pour votre bonheur... Pour
+finir, encore une recommandation. Le baron me fait comprendre chaque
+fois que son fils Alfred n'est pas très porté pour votre mariage.
+Pourquoi n'essayez-vous pas de vaincre cette résistance? Voici le
+soir: allez au Club, vous y trouverez Alfred, car les membres se
+réunissent aujourd'hui pour délibérer sur les courses de chevaux de
+cet été.
+
+--Je n'en ai pas grande envie, mon père.
+
+--Pourquoi?
+
+--Parce que M. Alfred, depuis que son père lui a parlé de mon
+mariage, est visiblement embarrassé en ma présence, et qu'il
+m'évite.
+
+--Bah! bah! c'est probablement une supposition sans fondement,
+Faites-moi ce plaisir, allez au Club.
+
+--Eh bien, soit! J'y mangerai quelque chose. A tantôt, mon père, car
+je n'y resterai pas tard.
+
+Et le jeune homme sortit du cabinet, après avoir reçu une cordiale
+et vigoureuse poignée de main en récompense de son bon vouloir.
+
+
+
+
+VII
+
+
+Le jour fixé pour le dîner au château était enfin venu.
+
+Le temps ne paraissait guère favoriser cette fête, car tandis que
+tout le monde au château était occupé,--les valets et les servantes
+à la cuisine, les jeunes filles à leur toilette,--la pluie tombait
+dru au dehors. On était à la fin du mois de mai; après quelques
+jours des premières chaleurs de l'été, le ciel s'était couvert et
+chargé d'électricité, et depuis l'aube, de gros nuages d'un noir
+menaçant passaient, signalant leur passage par des roulements de
+tonnerre ou par des averses.
+
+Vers cinq heures de l'après-midi, le baron d'Overburg se tenait avec
+sa femme, son fils Alfred et ses cinq filles,--parmi lesquelles il
+y en avait deux presque encore enfants,--dans un salon du château,
+prêts à recevoir leurs invités.
+
+Trois de ceux-ci étaient déjà présents: le chevalier de Saintenoy,
+le comte de Elsdorp et la douairière Van Langenhove; les deux
+derniers si vieux, si maigres et si ridés, qu'en additionnant
+leurs âges ils ne devaient pas compter moins d'un siècle et demi.
+Cependant, malgré leur taille au-dessus de la moyenne, ils marchaient
+la tête droite. Il y avait dans leurs paroles et dans leurs gestes
+quelque chose de solennel, et lors même qu'on les eût revêtus
+d'une défroque de mendiants, encore leur regard ferme et fier et la
+dignité hautaine de leur attitude les aurait fait reconnaître pour
+des gens de haute naissance.
+
+Quant au chevalier de Saintenoy, il était impossible de deviner
+son âge. Peut-être portait-il le poids de douze lustres; mais sa
+chevelure était noire, grâce aux inventions de la chimie moderne, et
+peut-être comprenait-il, comme certaines femmes, l'art de se donner
+les apparences d'une interminable jeunesse. Cet homme n'avait jamais
+été marié; il avait laissé échapper toutes les occasions, si
+avantageuses qu'elles fussent, et toute sa vie s'était passée à
+papillonner autour des femmes mariées et des jeunes filles. Aussi lui
+avait-on donné le sobriquet de «voltigeur».
+
+Et il le méritait bien, ce sobriquet, car même ici, où chacun se
+tenait prêt avec une certaine gravité à recevoir les invités, le
+chevalier de Saintenoy ne pouvait pas se tenir un moment tranquille.
+Il allait d'une dame à l'autre, s'inclinant jusqu'à terre, même
+devant les petites filles, les accablant de fadeurs et de compliments
+banals, pirouettait comme un danseur sur ses talons, et s'arrêtait
+devant les glaces pour s'admirer, la main sur la hanche gauche, comme
+s'il portait une épée.
+
+Un valet en livrée bleu et rouge ouvrit la double porte du salon et
+annonça:
+
+--Monsieur le marquis de Hooghe!... Monsieur le baron Van Moersbeke!
+
+Les gentilshommes annoncés firent leur entrée, s'inclinèrent devant
+chacune des personnes présentes en murmurant les saluts d'usage,
+prirent place dans le cercle, et échangèrent quelques paroles
+avec leurs voisins. Ils étaient vieux et gris, et même l'un d'eux
+semblait ployer sous le fardeau des ans tellement il était courbé.
+
+Quelques instants plus tard le valet annonça le nom du chevalier Van
+Dievoort.
+
+Celui-ci entra en riant, donna une poignée de main à chacun
+des nobles convives--qui visiblement, ne s'y prêtaient qu'à
+contre-cœur,--leur souhaita le bonjour d'une voix retentissante,
+frappa familièrement sur l'épaule du vieux marquis van Elsdorp, et
+félicita le chevalier de Saintenoy de la noirceur de ses cheveux à
+un âge aussi respectable.
+
+Ce gentilhomme peu poli n'était pas le bienvenu, cela se voyait du
+reste; mais il était un des plus proches parents, très riche et
+célibataire. Il fallait donc lui faire bon visage et bon accueil,
+quoique l'on n'eût pour lui que fort peu d'estime; car dans la vie
+publique il faisait cause commune avec les ennemis de la noblesse, et
+se vantait d'appartenir au parti populaire ou à la démocratie.
+
+L'entrée du chevalier avait jeté comme un froid sur la noble
+assemblée. Personne ne disait plus mot, et tous semblaient plus
+ou moins embarrassés. Mais comme d'ailleurs, l'heure fixée était
+déjà passée, on commençait à regarder M. d'Overburg comme pour
+lui demander s'il n'était pas encore temps de se mettre à table.
+
+--Messieurs, dit le baron, j'attends encore deux invités de
+Bruxelles, M. Steenvliet et son fils.
+
+--M. Steenvliet? Qui est-ce cela? murmurèrent les assistants, qui
+n'avaient peut-être jamais entendu parler de l'entrepreneur ou qui
+feignaient de ne pas le connaître.
+
+--C'est un très estimable bourgeois, reprit M. d'Overburg, riche
+de nombreux millions, et qui m'a rendu de grands services. Veuillez
+prendre un peu de patience, Messieurs; ce retard m'étonne de sa part.
+C'est un homme très exact, et je suis sûr que dans quelques instants
+il sera ici.
+
+Les invités ne répondirent rien; mais ils se mirent a parler entre
+eux à voix basse de parvenus assez mal élevés pour faire attendre
+des nobles, et de millions gagnés par des moyens suspects. Le
+chevalier de Saintenoy, qui connaissait mieux M. Steenvliet qu'il
+n'avait voulu en convenir d'abord, dit même à l'oreille de la
+douairière que l'entrepreneur millionnaire avait commencé par
+être un simple ouvrier, un maçon. Cette révélation, répandue
+secrètement parmi les nobles convives, provoqua de leur part un
+murmure d'indignation. Seul le chevalier Van Dievoort ne paraissait ni
+étonné ni mécontent.
+
+Enfin on entendit le bruit d'une voiture dans la cour, et bientôt
+après le valet annonça:
+
+--Monsieur Steenvliet père; monsieur Herman Steenvliet.
+
+Le baron d'Overburg, pour épargner à ses nouveaux convives la
+mortification d'un premier accueil peu favorable, marcha à leur
+rencontre, leur serra cordialement la main, les introduisit dans
+le salon, et les présenta à chacun de ses invités comme ses amis
+particuliers.
+
+M. Steenvliet s'excusa de son arrivée tardive; c'était, dit-il, la
+faute d'un de ses valets d'écurie qui avait mal serré l'écrou d'une
+des roues de sa voiture, ce qui leur avait presque causé un accident
+en route: heureusement un maréchal-ferrant avait pu réparer le mal.
+C'est ce qui les avait mis en retard.
+
+L'entrepreneur, flatté et encouragé par les démonstrations
+d'amitié de M. d'Overburg, parlait librement et à voix haute, et
+racontait sa mésaventure avec beaucoup de paroles auxquelles les
+autres ne paraissaient prêter que peu d'attention; il y en avait
+même qui affectaient de regarder d'un autre côté, comme si
+les explications du bourgeois enrichi leur étaient absolument
+indifférentes.
+
+Pendant ce temps, Herman regardait Clémence qui paraissait maladive.
+Lorsqu'il l'avait saluée à son entrée, elle lui avait rendu son
+salut d'une façon aimable, mais néanmoins très brève. Maintenant
+elle tenait les yeux baissés et semblait éviter son regard. Elle
+était visiblement confuse ou embarrassée, la pauvre jeune fille;
+mais pourquoi? Craignait-elle, en présence de tous ses parents,
+de laisser deviner le secret qui lui avait été si strictement
+recommandé? C'était probablement là la cause, car Alfred lui-même
+se tenait coi et réservé, comme s'il voulait dissimuler qu'il
+connaissait particulièrement Herman et que depuis longtemps ils
+étaient camarades de plaisir.
+
+Sur un signe de la baronne la double porte de la salle à manger
+s'ouvrit, et un maître-d'hôtel cria:
+
+--Monsieur le baron est servi.
+
+Avec une sollicitude qui s'expliquait facilement, madame d'Overburg
+s'était tenue à côté de l'entrepreneur, et au moment de passer
+dans la salle à manger, elle lui demanda son bras, avant qu'aucun
+autre invité eût pu le prévenir.
+
+Le cœur de M. Steenvliet se gonfla de joie et d'orgueil; il poussa
+son fils en avant en lui disant que c'était à lui à conduire
+mademoiselle Clémence dans la salle à manger.
+
+Herman s'avança pour suivre le conseil de son père; mais le
+chevalier de Saintenoy le prévint, et offrit le bras a Clémence au
+moment même où Herman s'inclinait devant elle pour lui offrir le
+sien. Pendant ce temps les autres invités avaient déjà ouvert la
+marche: la douairière conduite par le comte Van Elsdorp, la sœur
+puînée de Clémence par le baron de Moersbeke, puis le marquis de
+Hooghe et le chevalier Van Dievoort.
+
+Il ne restait plus personne qu'une fillette de douze ou treize ans
+qui, lorsque Herman voulut lui offrir le bras, le laissa en plan et
+courut en riant rejoindre les autres convives dans la salle à manger.
+
+Chacun d'eux s'assit à la place que lui indiquèrent M. et madame
+d'Overburg, et lorsqu'ils furent tous assis, voici dans quel ordre ils
+étaient placés:
+
+Au milieu de la table, à la droite de l'amphitryon, la douairière
+Van Langenhove, entre celle-ci et l'une des jeunes demoiselles
+d'Overburg, Herman Steenvliet. A la gauche du baron, l'entrepreneur,
+une autre jeune fille et le chevalier Van Dievoort.
+
+De l'autre côté de la table, en face de son mari, la baronne
+d'Overburg avait à sa gauche d'abord le marquis de Hooghe, puis
+Clémence et à côté de celle-ci le chevalier de Saintenoy,
+surnommé le voltigeur. Les autres convives et les parents du baron
+avaient pris place à table selon leur fantaisie.
+
+Herman était donc assis en face de celle qui devait être sa
+fiancée. Vu la distance qui les séparait, il n'était pas obligé,
+par la bienséance, de causer beaucoup; mais il pouvait cependant, si
+l'envie lui en prenait, échanger de temps en temps quelques paroles
+avec elle, en élevant un peu la voix. Il comprenait les raisons et la
+prudence de cet arrangement et il l'approuvait intérieurement.
+
+Pour ce qui regarde M. Steenvliet, celui-ci se sentait transporté
+au septième ciel. Assis à la droite du baron, il occupait la place
+d'honneur avant tous les nobles invités présents à ce banquet.
+Si le brillant mariage qu'il espérait pour son fils était une des
+causes principales de la joie et de la fierté qui rayonnaient sur
+son visage, d'autre part l'amour-propre flatté et la satisfaction
+personnelle n'y étaient certes pas étrangers. Il était honoré
+au-dessus de gentilshommes illustres par leur naissance, lui, l'ancien
+ouvrier, enrichi par le travail. N'y avait-il pas de quoi être fier?
+
+Le service commença. On ne parlait presque pas. Cela n'était pas
+étonnant, d'ailleurs; la plupart des convives étaient de vieilles
+gens, sérieux et naturellement réservés... et qui sait si
+l'intrusion d'un parvenu et l'amitié que lui témoignait le baron,
+ne les avait pas blessés et rendus muets? En tous cas, on n'a pas
+l'habitude de causer beaucoup au commencement d'un dîner, si ce n'est
+à voix basse avec ses voisins. La satisfaction de l'appétit a le pas
+sur les attraits de la causerie.
+
+Herman tournait souvent ses regards du côté de Clémence et il
+épiait toutes les occasions de lui adresser la parole. Quand la
+politesse ne permettait pas à la jeune fille de se taire, elle lui
+répondait avec affabilité et le remerciait même d'un sourire, mais
+ce sourire s'effaçait aussitôt, comme s'il n'était qu'une pénible
+contraction nerveuse.
+
+Pendant qu'Herman se demandait à part lui quelle pouvait être la
+cause de cette singulière manière d'être, il remarqua, à son grand
+étonnement, que mademoiselle Clémence, lorsqu'elle causait avec son
+voisin le chevalier de Saintenoy, parlait beaucoup plus librement et
+que le sourire ne disparaissait pas sitôt de ses lèvres.
+
+Qu'est-ce que cela pouvait bien signifier? Son cœur ne pouvait
+cependant éprouver aucune sympathie pour ce vieux hobereau teint et
+maquillé. C'était donc sa présence à lui, Herman. qui seule
+la rendait confuse. Il le comprenait bien, et même il le trouvait
+naturel, car la réserve et la discrétion qu'on leur avait imposées,
+devaient être pour la jeune fille une pénible contrainte qui lui
+enlevait, vis-à-vis de lui du moins, toute liberté d'attitude et de
+langage.
+
+Quant à lui-même, cette réserve obligée l'aurait peu gêné; mais
+la conduite de Clémence à son égard le rendait également plus
+ou moins confus, et il commençait à reconnaître que ce dîner de
+cérémonie n'aurait rien de bien amusant pour lui.
+
+Pour ne point paraître stupide ou mal élevé, il tenta d'adresser
+une humble demande à sa voisine la fière douairière Van Langenhove.
+Elle fit d'abord comme si elle ne l'entendait pas; puis elle lui
+répondit d'un ton si bref et si sec, que le jeune homme, froissé, se
+détourna d'elle et parut donner toute son attention aux plats que les
+valets lui présentaient.
+
+Ne sachant à quoi occuper son esprit, il se mit à regarder autour de
+la salle à manger et à examiner tout ce qui s'y trouvait.
+
+L'appartement était richement décoré, mais tout ce qui le
+garnissait avait un cachet d'antiquité. Ni les tentures, ni
+les rideaux, ni les tapis, ni les meubles, ni la garniture de la
+cheminée, ni même le surtout et le service de table n'avaient la
+forme du siècle actuel; rien de tout cela n'était moderne. Dans
+le fond de la salle, entre quelques portraits de généraux, de
+gouverneurs et de diplomates, brillait un trophée d'armes composé
+d'épées, de boucliers, de casques, d'armures et de hallebardes,
+dont l'aspect évoqua dans l'esprit d'Herman les merveilleux romans de
+chevalerie qu'il avait lus dans sa première jeunesse.
+
+Il reporta ensuite ses regards sur la table et lorsqu'il eut
+également contemplé l'un après l'autre tous les convives, un
+sourire aigre plissa le coin de ses lèvres. Il se dit en lui-même
+qu'il se trouvait là dans un milieu où tous, les hommes et les
+choses, appartenaient à un monde vieilli... Et c'est dans ce monde,
+si antipathique à sa nature et à son origine, qu'il devrait passer
+sa vie! Cette pensée le fit frémir: ce fut avec un sentiment de
+tristesse qu'il reprit son couteau et sa fourchette pour découper le
+morceau de faisan qu'on venait de lui servir.
+
+Le dîner approchait insensiblement de sa fin et les nobles convives,
+réchauffés par quelques verres d'un vin généreux, devenaient
+plus communicatifs. Il y en avait même deux ou trois parmi eux qui
+commençaient à parler si haut qu'on pouvait les entendre d'un bout
+à l'autre de la table.
+
+--Eh quoi! madame la douairière, s'écriait le marquis de Hooghe,
+vous souriez et vous paraissez douter du sérieux de mes paroles!
+Je répète et j'affirme encore que le comte du Wargnies, dont le
+portrait pend à la muraille là, derrière moi, était l'ami intime
+d'un de mes ancêtres. Ils portaient tous deux, comme pages d'honneur,
+la traîne de la robe de l'infante Isabelle, à l'occasion de
+son entrée solennelle à Bruxelles, en 1599. Je trouve cette
+particularité dans les archives de ma famille.
+
+--Eh bien, soit, marquis, je vous crois, répondit la douairière,
+mais alors tous les deux auront assurément connu le comte Van
+Langenhove, qui était attaché en qualité de Grand-Louvetier à la
+cour de son royal époux, l'archiduc Albert.
+
+L'affaire était en train maintenant. Chacun des nobles invités sut
+conduire la conversation de telle sorte qu'elle lui fournît, comme
+par hasard, l'occasion de mettre sur le tapis ses illustres aïeux. Le
+chevalier prétendit qu'en 1542, à la bataille de Pavie, un Saintenoy
+aida à faire prisonnier François Ier, roi de France.
+
+Un comte Van Elsdorp avait été présent, en 1419, à l'assassinat de
+Jean-sans-Peur, à Montereau.
+
+Et, remontant plus haut encore dans l'histoire du temps passé, le
+baron de Moersbeke soutint qu'en 1270, un de ses ancêtres avait été
+au siège de Tunis avec saint Louis, et qu'il aida même à fermer les
+yeux du roi, lorsque celui-ci fut emporté par la peste.
+
+On raconta des exploits héroïques; on parla de services éclatants
+rendus à la patrie, de batailles gagnées, de traités de paix
+conclus, et de plus personne n'oublia de rappeler les illustres
+alliances de sa race, pour prouver qu'il était en possession d'un
+nombre respectable de quartiers de noblesse. Ils mettaient dans
+le dénombrement de ces particularités tant d'amour-propre et
+d'animation, qu'ils ne trouvaient ni le temps ni l'occasion de
+parler d'autre chose, même pour les demoiselles, qui n'écoutaient
+peut-être pas sans ennui cette leçon d'histoire et de généalogie.
+
+M. Steenvliet, au contraire, semblait s'amuser beaucoup, et ne se
+privait point, dans son imperturbable attention, de manifester
+de temps en temps son approbation par de petits cris admiratifs.
+L'amitié du baron d'Overburg et ses vins vieux l'avaient mis en belle
+humeur.
+
+Il n'en était pas de même de son fils: celui-ci, assis entre
+la hautaine douairière,--qui se comportait comme si elle avait
+complètement oublié qu'il était assis à côté d'elle,--et une
+fillette, une enfant, qui paraissait avoir peur de lui, était dans un
+grand embarras pour se donner une contenance. D'ailleurs, quoique les
+causeurs ne le fissent certainement pas avec intention, tout ce qu'il
+entendait était une désapprobation implicite, mais sévère, de
+son futur mariage, et une pénible humiliation pour lui qui, en fait
+d'ancêtres, ne pouvait en produire d'autres que son grand-père,
+lequel avait été également un simple maçon.
+
+Il remarqua que Clémence ne ressentait pas moins que lui les piqûres
+que leur faisaient ces vantardises sur les naissances illustres et
+les nobles alliances. La jeune fille, depuis le commencement de
+cet entretien, était devenue beaucoup plus triste, malgré les
+compliments flatteurs que ne cessait de lui adresser le cérémonieux
+chevalier de Saintenoy. Herman entendit même Clémence répondre à
+une question du chevalier, qu'elle ne se sentait pas très bien, et
+qu'elle avait un peu mal à la tête.
+
+Précisément le marquis de Hooghe venait de prétendre qu'il
+pouvait prouver qu'un de ses ancêtres était monté sur les murs de
+Jérusalem en même temps que Godefroid de Bouillon, lorsque le sire
+Van Dievoort s'écria en riant:
+
+--Bah! tout cela, c'est des sottes histoires! Que m'importe que mes
+ancêtres aient ou n'aient pas été louvetiers, ambassadeurs ou
+porte-queue de Charlemagne ou de Jacqueline de Bavière? On est ce
+qu'on est, et non pas ce que d'autres ont été avant nous. Si l'un
+de nous était venu au monde à Constantinople, il aurait certainement
+été Turc. Nous, les Dievoort, nous sommes Bruxellois de père en
+fils. En 1700, mes parents étaient encore tisserands. Mon grand-père
+était, en 1740, doyen de sa corporation, et parce que sa grande
+fortune lui permit de tirer d'embarras le prince de Kaunitz,
+chancelier de Marie-Thérèse, l'impératrice lui octroya des lettres
+de noblesse. Oui, oui, je descends d'une famille d'ouvriers, et je
+m'en vante.
+
+Un vif murmure de désapprobation accueillit cet étrange langage.
+Ceux qui avaient quelque chose à attendre de la succession de M.
+Van Dievoort se taisaient et dévoraient leur dépit. Mais ceux qui
+étaient entièrement indépendants ne lui ripostèrent qu'avec plus
+d'indignation.
+
+--Dites tout ce que vous voudrez, répondit-il avec chaleur, les
+mérites personnels sont les plus beaux titres de noblesse. Voici
+M. Steenvliet, qui possède beaucoup de millions. Il a commencé par
+être ouvrier... maçon, je crois. Eh bien, personne ne lui a rien
+laissé; par sa propre intelligence, par son propre travail, il
+a gagné sa grande fortune. C'est à des hommes tels que lui que
+j'accorde surtout mon estime... et pour preuve, voici ma main,
+monsieur Steenvliet, la main d'un véritable ami.
+
+L'entrepreneur, touché jusqu'aux larmes, saisit la main qui lui
+était tendue, et la serra avec reconnaissance.
+
+Le dépit, l'indignation ou le regret se lisaient sur la figure de
+tous les autres. Mais le sentiment des convenances les empêchait de
+donner cours à leur colère à voix haute. La vieille douairière
+grommelait à voix basse qu'on l'avait entraînée dans un affreux
+piège; le comte Van Elsdorp murmurait que la place n'était pas
+tenable pour un gentilhomme qui se respecte; M. d'Overburg était
+confus et consterné.
+
+Heureusement la baronne avait mieux conservé sa présence d'esprit.
+Elle jeta un coup d'œil à travers la table, et voyant que l'on
+était à la fin du dessert, elle se leva et pria les convives de la
+suivre dans un autre salon pour prendre le café. Elle interrompit
+ainsi cette conversation pleine de dangers.
+
+Dans le salon, où le café était servi, le sire Van Dievoort fut
+bloqué dans un coin par ses contradicteurs les plus acharnés et la
+discussion parut y continuer, quoique sur un ton plus calme.
+
+Madame d'Overburg fit asseoir sa fille près d'elle, et montra à
+Herman un siège à côté de Clémence, en l'invitant d'un signe à y
+prendre place.
+
+Bien qu'il en eût peu d'envie, il obéit par politesse, et adressa,
+avec une grande liberté d'esprit, quelques phrases banales à la
+jeune fille.
+
+D'abord elle parut frémir, et ce qu'elle répondit n'était pour
+ainsi dire qu'un inintelligible murmure. Mais lorsqu'elle s'aperçut
+que le fiancé qu'on lui destinait ne parlait que de choses
+indifférentes, et qu'elle crut être assurée qu'elle n'avait
+à redouter de sa part ni avances, ni paroles indiscrètes, son
+inquiétude se dissipa complètement.
+
+A partir de ce moment la jeune fille se montra fort aimable pour lui,
+et parut prendre plaisir à sa conversation,--ou peut-être ne le
+feignait-elle que par pure politesse.
+
+Ce qu'ils se disaient ne signifiait pas grand'chose; ils parlaient
+du mauvais temps, des prochaines courses de chevaux, du dernier
+Longchamps et des modes nouvelles qu'on y avait remarquées.
+Prenaient-ils plaisir à se trouver ensemble! Il eût été difficile
+de le dire. Quoi qu'il en fût, il y avait près d'une demi-heure
+qu'ils étaient en conversation suivie, lorsque la baronne jugea
+probablement qu'il était temps d'interrompre poliment ce long
+entretien qui pouvait blesser ses parents. Elle se leva et dit à
+Clémence:
+
+--Venez, ma fille, M. Herman nous excusera, la douairière nous a
+déjà deux fois fait signe qu'elle a quelque chose à nous dire.
+
+En achevant ces mots elle s'éloigna avec Clémence pour se rendre
+auprès de la vieille madame Van Langenhove.
+
+Herman comprit parfaitement ce que cela signifiait; on lui avait
+accordé cette courte conversation avec sa future femme par
+bienveillance, par condescendance pure; mais maintenant c'était
+assez, il ne pouvait plus, sans inconvenance, causer avec Clémence de
+toute la soirée.
+
+Pour se donner une contenance au milieu de la noble compagnie, il
+se tourna successivement vers Alfred, vers chacune de ses sœurs,
+et même vers quelques-uns des vieux gentilshommes; mais tous lui
+répondirent à peine par un oui ou par un non et se détournaient le
+plus vite possible dès qu'ils le pouvaient sans se montrer grossiers.
+
+Cela le blessa profondément et fit descendre comme un sombre nuage
+sur son esprit; mais ce qui l'attristait plus encore, c'était de
+voir que son père s'était laissé entraîner par M. Van Dievoort
+à prendre part à la discussion sur la noblesse de naissance et les
+mérites personnels. Il entendait même son père déclarer hautement
+qu'il était fier d'avoir été un ouvrier; et il remarqua en même
+temps que le comte Van Elsdorp, le marquis de Hooghe et la douairière
+Van Langenhove, mécontents et dépités, rapprochaient leurs trois
+vénérables têtes comme pour comploter quelque chose.
+
+Le comte sortit du salon presque à la dérobée, et rentra de même
+un instant après.
+
+Quelques minutes plus tard un valet ouvrit la porte et annonça:
+
+--Les voitures de M. le comte, de M. le marquis et de madame la
+douairière sont avancées.
+
+Le baron d'Overburg pâlit. C'était une conspiration pour lui faire
+sentir qu'il avait eu tort de réunir ses parents avec des gens de
+basse extraction et de mauvais esprit. Néanmoins, par politesse, il
+s'efforça de retenir le comte et le marquis, et eux, par convenance,
+exprimèrent le sincère regret qu'ils éprouvaient de devoir le
+quitter si tôt; mais la pluie, l'obscurité, l'orage qui menaçait
+et le mauvais état des chemins, les forçaient de prendre congé plus
+vite qu'ils n'auraient voulu.
+
+Et en effet, après avoir serré la main à tout le monde, excepté
+au sire Van Dievoort, à M. Steenvliet et à son fils, qu'ils se
+bornèrent à saluer d'un simple mouvement de tête, ils sortirent
+du salon... Quelques minutes après un bruit de roues roulant sur le
+pavé annonça que les voitures s'éloignaient du château.
+
+Le baron d'Overburg prit M. Steenvliet à part pour le convaincre que
+les paroles imprudentes de M. Van Dievoort était la seule cause du
+brusque départ de ses orgueilleux parents. Il n'eut pas beaucoup de
+peine à persuader l'entrepreneur, car celui-ci se sentait si heureux
+et si fier de sa belle soirée, passée au milieu de convives d'une
+naissance illustre, qu'il eût supporté de bien plus graves offenses
+sans pouvoir ou sans vouloir les remarquer.
+
+Pendant ce temps Herman, à la clairvoyance duquel rien n'échappait,
+se tenait dans un coin, réfléchissant à tout ce qui venait de se
+passer. Il souriait lorsque quelqu'un lui adressait la parole; il
+causa même un court instant; mais il avait la honte et l'amertume au
+fond du cœur.
+
+En ce moment le valet cria de nouveau:
+
+--La voiture de M. le baron de Moersbeke est attelée.
+
+Pendant que chacun s'approchait de ce gentilhomme pour lui souhaiter
+un bon retour et lui manifester le regret de le voir partir de si
+bonne heure, Herman rejoignit son père et lui dit tout bas:
+
+--Il est temps que nous partions d'ici, mon père; tout le monde s'en
+va; nous ne pouvons pas rester les derniers, cela ne serait ni poli,
+ni digne. Je vous en prie, permettez-moi de faire atteler notre
+voiture.
+
+L'entrepreneur fit d'abord quelques objections, mais il se laissa
+bientôt persuader, et donna à son fils l'autorisation demandée.
+
+--Vous aussi, mon bon monsieur Steenvliet, vous voulez déjà nous
+quitter? lui dit le baron d'Overburg. Cela me fait beaucoup de
+peine, croyez-le bien. Mais vous avez peut-être raison. Des éclairs
+commencent à briller à l'horizon; il y a un nouvel orage dans l'air.
+Mais il est encore bien loin, et vous pourrez être chez vous avant
+qu'il éclate.
+
+M. Steenvliet et son fils prirent congé, Clémence tendit la main
+à son futur, et lui souhaita le bonsoir d'un air fort aimable.
+Peut-être était-ce seulement la joie de le voir partir qui illumina
+pour la première fois son visage d'un sourire qui n'avait rien de
+contraint.
+
+Lorsque Herman eut pris place à côté de son père dans la voiture,
+et qu'ils se furent éloignés du château de quelques centaines de
+mètres, M. Steenvliet se mit à exalter le bonheur qui attendait son
+fils lorsqu'il serait membre d'une si noble famille. Herman balbutia
+une timide dénégation.
+
+--Quoi, vous ne serez pas heureux? s'écria l'entrepreneur étonné.
+
+--Je ne le crois pas, mon père, répondit le jeune homme.
+
+--Pas encore content d'une pareille femme? Vous voudriez peut-être
+épouser une reine!
+
+--Non, je voudrais vivre au milieu de gens qui ne nous regarderaient
+pas de si haut.
+
+--Allons, allons, tout ça c'est des enfantillages, mon fils.
+Mademoiselle Clémence n'est-elle pas une fille charmante, aimable et
+spirituelle?
+
+--Ce n'est pas de Clémence que je veux parler mon père.
+
+--De qui, alors?
+
+--De ses parents, qui ont assez montré qu'ils nous considèrent comme
+des intrus, comme des ouvriers parvenus, dont le contact les blesse et
+les humilie.
+
+--Ah çà! Herman, sur quelle épine avez-vous donc marché? Ces
+nobles seigneurs m'ont témoigné beaucoup d'estime et d'amitié. J'en
+étais même confus. Pensez donc! j'étais à la place d'honneur
+au milieu de tous ces comtes et barons! Les millions sont aussi une
+noblesse, mon fils.
+
+Le jeune homme, sentant bien que le moment était mal choisi pour
+faire part à son père de ce qu'il avait remarqué et de la façon
+dont il jugeait la situation, s'étendit au fond de la voiture.
+
+--J'ai la tête un peu lourde et je suis très fatigué, dit-il.
+D'ailleurs le bruit des roues couvre à moitié le son de vos paroles.
+Laissez-moi donc reposer un peu, mon père, je vous en prie. Demain
+je vous dirai quelles réflexions ce dîner a fait naître dans mon
+esprit.
+
+--Le baron d'Overburg possède une excellente cave. Vous avez
+peut-être bu un verre de trop, Herman?
+
+--J'ai passablement bu, mon père.
+
+--Et cela vous alourdit? Moi, au contraire, le bon vin me
+ragaillardit. Il me semble que je n'ai pas trente ans... Mais vous
+ne m'écoutez pas, je crois... Allons, allons, dormez donc, si vous
+pouvez.
+
+Herman ne répondit pas, et son père continua à se réjouir à part
+lui de l'honneur et du plaisir dont il avait joui ce soir-là.
+
+
+
+
+VIII
+
+
+Le lendemain, en causant avec son père de ce dîner de cérémonie,
+Herman décrivit l'étrange et blessante conduite des nobles convives
+à leur égard, et s'efforça de le convaincre que s'il épousait
+mademoiselle d'Overburg, ce mariage l'exposerait pendant toute sa vie
+aux mêmes humiliations. Quant à Clémence elle-même, il n'avait
+aucun mal à dire d'elle. Elle paraissait être, en effet, une douce
+et aimable fille; mais quel que pût être son sentiment actuel
+relativement à cette union, plus tard elle la regretterait comme une
+irréparable erreur.
+
+Toutes ses raisons, si fondées qu'elles fussent, restèrent sans
+effet sur l'esprit de son père, qui, toujours également heureux et
+fier de la réception qu'on lui avait faite, était devenu aveugle
+pour tout ce qui pouvait jeter une ombre sur son horizon, et il
+ne voyait que le brillant avenir réservé à son fils. Herman
+n'allait-il pas, en qualité de membre de l'antique maison des
+Overburg, vivre sur un pied d'égalité avec des barons et des comtes?
+L'orgueilleux père le croyait du moins, et c'était pour lui le seul
+point intéressant; tout le reste lui importait peu, et il expliquait
+l'hésitation d'Herman par ce sentiment naturel à tout jeune homme au
+moment où il va échanger sa liberté contre l'état de mariage.
+En tous cas, les millions paternels préserveraient Herman de toute
+humiliation, et avec une charmante et douce fiancée comme Clémence,
+il lui paraissait impossible que son fils ne fût pas heureux.
+
+Herman reconnut en lui-même que rien ne pourrait détourner son père
+de son idée préconçue, et que tous les efforts qu'il pourrait
+faire pour y parvenir n'auraient d'autre résultat que de l'attrister
+inutilement. Il cessa donc de lui faire des objections, et l'assura
+que malgré tout il se soumettrait à son désir, et ne refuserait pas
+la main de Clémence.
+
+Son père le remercia par une énergique et tendre poignée de main.
+
+Quelques jours plus tard, le baron d'Overburg rendit visite à
+M. Steenvliet pour lui apprendre qu'il avait conduit Clémence au
+château d'une de ses tantes dans les environs de Liège, et qu'elle
+y resterait jusqu'à ce que son parrain, le marquis de la Chesnaie,
+revînt de Monaco.
+
+Cette nouvelle surprit l'entrepreneur et lui inspira de la méfiance;
+mais le baron lui fit comprendre que le départ de Clémence n'était
+pas seulement exigé par les convenances, mais qu'il était même
+nécessaire pour la bonne réussite de leurs projets. En effet, si
+leurs intentions relativement au mariage de leurs enfants devaient
+être connues avant le retour du marquis, celui-ci s'en trouverait
+peut-être blessé, et en tout cas cela lui déplairait fort. Si
+Herman faisait des visites répétées au château d'Overburg, il
+serait impossible de cacher le secret aux domestiques. D'ailleurs, les
+rencontres d'Herman et de Clémence, pendant qu'ils étaient encore
+obligés de se taire sur l'unique chose qui les préoccupait, ne
+pouvaient être que contraintes et par conséquent pénibles. Ils se
+reverraient avec d'autant plus de plaisir quand le consentement du
+marquis leur donnerait toute liberté de parler de leur futur mariage.
+
+Comme M. Steenvliet avait une confiance sans bornes dans la loyauté
+du baron, il se laissa facilement convaincre. L'éloignement
+momentané de Clémence lui apparaissait même comme une circonstance
+favorable; car de cette façon son fils n'aurait plus de nouveaux
+griefs qui le feraient hésiter dans ses bonnes résolutions.
+
+Herman ne se montra ni étonné, ni attristé de l'absence de la jeune
+fille. Le père et le fils résolurent donc unanimement d'attendre
+patiemment et avec confiance le retour du marquis. Trois ou quatre
+semaines seraient d'ailleurs bien vite passées.
+
+Herman n'allait au Club que tous les deux jours, n'y consommait
+presque rien, et rentrait au logis très tôt dans la soirée.
+
+A la fin de la première semaine, le fils du banquier Dalster l'invita
+à venir, au château de son père, admirer un jeune poulain de grande
+espérance, invitation qu'Herman accepta avec empressement et même
+avec joie. Plus d'une fois déjà il s'était senti porté à aller
+voir encore une fois Jean Wouters et sa famille; mais la crainte
+d'être indiscret, d'abuser de leur accueil amical,--peut-être
+la conscience du danger qu'il pouvait faire courir à la bonne
+réputation de Lina,--l'avait toujours retenu. Mais maintenant,
+croyait-il, l'invitation de M. Dalster lui offrait une occasion
+plausible.
+
+Au jour fixé, il descendit à Loth, et se dirigea par des chemins
+détournés vers le château du banquier, pour éviter de passer
+devant l'_Aigle d'or_.
+
+Après avoir admiré le beau poulain et les autres chevaux dans les
+belles et vastes écuries de M. Dalster, il trouva un prétexte pour
+quitter le château.
+
+Son intention, telle qu'il se l'avouait à lui-même, était
+uniquement de dire en passant un petit bonjour à la veuve Wouters
+et à sa fille... mais lorsqu'il se présenta dans leur demeure,
+l'accueil amical qu'il y reçut lui fit bientôt oublier sa
+résolution.
+
+Durant près de deux heures il resta là, toujours prêt à s'en
+aller, et toujours retenu par la douce et gaie causerie de Lina.
+
+De quoi parlait-elle si joyeusement, ce qui le faisait rire de si
+bon cœur, quel sentiment était la source de la bonne humeur et du
+contentement qui brillaient dans leurs yeux serait chose difficile à
+expliquer. Ils ne le savaient pas eux-mêmes. Pour Lina, c'était
+sans doute la présence du compagnon des jeux de son enfance, et la
+conviction flatteuse que lui, qui l'avait sauvée un jour de la mort,
+serait à son tour sauvé d'un grand danger par ses conseils à elle,
+la pauvre fille de paysans. Aussi se montrait-elle on ne peut plus
+aimable envers lui, pour lui donner le courage de persévérer, et
+pour l'armer contre l'entraînement de plaisirs bruyants.
+
+Pour Herman, ce n'était pas autre chose que le besoin, qu'il
+éprouvait au fond du cœur, de revivre par le souvenir les beaux
+jours de son heureuse enfance. Ces gens simples, leur bonté naïve,
+leur langage sans apprêt, l'humble petite maisonnette, le verger,
+l'étable; tout ce qu'il voyait, entendait là, lui parlait du temps
+où son grand-père et sa mère étaient encore de ce monde, et où
+le monde lui apparaissait, à lui, l'innocent enfant gâté par cette
+double affection, comme un paradis que des images ne devaient jamais
+assombrir.
+
+Il n'était donc nullement étonnant qu'Herman eût inventé, trois
+jours plus tard, un nouveau prétexte pour leur rendre visite; et que
+ces visites devinssent de plus en plus fréquentes sans que personne,
+pas même le vieux charpentier, y vît le moindre mal.
+
+Herman Steenvliet, au contraire, avait compris dès sa seconde visite,
+qu'il pouvait compromettre la bonne réputation de Lina, si quelqu'un
+remarquait qu'il venait si souvent dans la petite maison de Jean
+Wouters. Aussi, désireux de préserver la jeune fille de ce danger,
+il avait calculé avec le plus grand soin les moyens de tenir ses
+visites aussi cachées que possible.
+
+Tantôt il allait en chemin de fer jusqu'à Ruysbroeck, à Loth ou à
+Hal, choisissait rarement le même chemin pour se rendre à la demeure
+de Jean Wouters et épiait, à cet effet, le moment où il n'y avait
+personne dans les environs. Il lui était très facile d'atteindre ce
+but, parce que des chemins creux très profonds coupaient la campagne
+de tous les côtés.
+
+Il croyait en toute sincérité n'être poussé à prendre ces
+précautions que par la crainte de voir son amie d'enfance compromise
+par ses visites réitérées, si elles étaient connues, et d'être
+privé lui-même, par le fait, du calme et doux plaisir qu'il
+éprouvait à se trouver dans la société de ces gens simples...
+
+Mais dans le courant de la troisième semaine, une lumière
+inquiétante se fit dans son esprit, non pas tout à coup, mais petit
+à petit, insensiblement, et pour ainsi dire malgré lui, car bien
+qu'il essayât de se dissimuler la vérité à lui-même, le
+bandeau lui tomba des yeux... Non, ce qui l'attirait avec une force
+irrésistible vers la maisonnette de Jean Wouters, ce n'était pas
+seulement l'accueil amical des habitants; ce qui faisait battre son
+cœur sous le pur regard de Lina, ce n'étaient pas seulement ses
+souvenirs d'enfance; un autre sentiment, plus intime, plus profond,
+plus puissant, avait envahi son âme. Il ne pouvait le méconnaître,
+sa conscience le lui criait tout haut: il aimait Lina.
+
+Sous l'influence de cette découverte, il passa plusieurs jours dans
+un grand trouble d'esprit; il marchait la tête basse, soupirant et
+tremblant, et luttant contre cette idée pénible que le devoir lui
+commandait de cesser désormais ses visites chez le vieux charpentier.
+
+En effet, quelles conséquences une pareille inclination pouvait-elle
+amener? La bonne renommée, l'honneur de l'innocente jeune fille
+compromis, son angélique bonté récompensée par une tache
+ineffaçable, et peut-être la paix de son cœur troublée pour
+jamais.
+
+Il se disait bien parfois en lui-même qu'il renoncerait volontiers
+à tout, à l'héritage de son père et à la considération du monde,
+pour pouvoir faire de Lina sa femme, et pour pouvoir passer sa vie
+avec elle dans la solitude et l'obscurité... Mais ce n'était
+qu'un vague souhait de son cœur, et il le refoulait chaque fois en
+lui-même avec un sourire amer.
+
+Car il n'y fallait point penser. Lui, l'héritier de plusieurs
+millions, qui devait se marier avec une jeune fille de haute
+naissance, oserait-il jamais exprimer le désir d'épouser la fille
+d'un pauvre artisan? Le moindre mot sur ce sujet ferait éclater son
+père d'une légitime colère, et le rendrait probablement malade...
+Et combien serait-il raillé et plaisanté, ce pauvre père, par ses
+amis et connaissances, qui savaient tous parfaitement que l'ambition
+et l'orgueil de sa vie entière était l'élévation de son fils
+unique.
+
+Non, non, il n'y avait pas d'hésitation possible; le devoir
+était évident. Si quelqu'un devait souffrir, cruellement souffrir
+peut-être à cause de l'erreur de ses sens, ce serait lui seul,
+lui Herman. Heureusement pas un mot, pas un geste de sa part,--il le
+croyait du moins--ne pouvait avoir trahi le secret de son âme; il
+était donc libre de tenir ce secret caché pour tout le monde et pour
+toujours.
+
+Sa résolution était irrévocablement prise: il ne retournerait plus
+à la maisonnette de Jean Wouters; il attendrait patiemment le retour
+du marquis de la Chesnaie, accepterait Clémence pour femme, et, dans
+sa nouvelle situation, il oublierait insensiblement le sentiment qui
+lui tenait si fort au cœur.
+
+Il persista dans cette bonne résolution bien que d'autres idées
+vinssent continuellement l'assaillir et que l'image de Lina, qu'il
+s'efforçait vainement de chasser, fût toujours devant ses yeux.
+
+Ah! combien la victoire est difficile à remporter dans ces
+luttes contre notre propre cœur! Le pauvre jeune homme résista
+courageusement pendant quatre jours, au bout desquels son énergie et
+sa volonté succombèrent sous l'attraction irrésistible.
+
+Ne plus revoir Lina, jamais, jamais, plus une seule fois, cela était
+au-dessus de ses forces: mais il se dissimula à lui-même sa défaite
+et essaya de rassurer sa conscience par la certitude que, s'il voulait
+retourner encore une fois à la maisonnette de Jean Wouters, c'était
+uniquement pour colorer son éloignement de l'un ou de l'autre
+prétexte aux yeux de ces braves gens, et en même temps pour prendre
+définitivement congé d'eux. Il ne pouvait pas décemment, après
+avoir été accueilli avec tant d'amitié et de cordialité,
+s'éloigner tout à coup sans adieu et sans un seul mot d'explication.
+
+A la suite de cette résolution nouvelle, il monta en chemin de fer et
+descendit à la station de Loth.
+
+A peine avait-il marché pendant quelques minutes dans le chemin
+creux, qu'il s'arrêta en secouant la tête d'un air pensif. Qu'est-ce
+qui le faisait hésiter ainsi tout à coup? Pourquoi son cœur
+battait-il si violemment? Pourquoi frissonnait-il comme un coupable?
+
+Ah! il le sentait bien: Lina n'était plus la même pour lui; elle
+n'était pas seulement la compagne des jeux de son enfance, dont la
+présence était pour lui la source des plus doux souvenirs de son
+passé; non, c'était une femme pour laquelle il nourrissait une
+secrète mais puissante affection; ses yeux, sa réserve, sa timidité
+même ne trahiraient-ils pas ce qui se passait dans son cœur? Et
+comment supporterait-il maintenant le clair regard de la jeune fille?
+
+Retourner sur ses pas?... Il ne pouvait pas s'y décider. Il y avait
+déjà six jours que les braves gens ne l'avaient plus vu. Sans
+doute ils étaient inquiets et se demandaient les motifs de sa
+longue absence; il ne pouvait pas se dispenser d'aller les rassurer.
+D'ailleurs il y avait un moyen de prévenir toute impression
+désavantageuse; c'était de prétexter qu'il était très pressé,
+d'abréger sa visite autant que possible, et de ne pas même consentir
+à prendre un siège.
+
+Il poursuivit rapidement son chemin sous l'influence de ces idées, et
+il approcha bientôt de la demeure du père Wouters.
+
+Lina était dans le jardinet devant la maison, près du puits; elle
+était occupée à puiser de l'eau. A peine eut-elle aperçu le
+jeune homme, qu'elle leva les bras et se mit à battre des mains si
+joyeusement que sa mère accourut au bruit. Elle aussi accueillit
+Herman avec les plus vives démonstrations de joie.
+
+--Entrez, entrez donc, monsieur Herman Steenvliet, dit la veuve en le
+prenant familièrement par le bras. Ah! que vous nous avez inquiétés
+en restant si longtemps sans venir nous voir et sans nous donner de
+vos nouvelles! Lina était bien triste depuis deux ou trois jours.
+
+--Triste? De mon absence? murmura Herman.
+
+--Oui, certes, fort triste, répondit la jeune fille, Nous craignions
+que vous ne fussiez tombé malade. Pensez donc, monsieur Herman,
+nous avons prié pour vous tous ensemble; mais Dieu soit loué! notre
+inquiétude n'était pas fondée. Vous n'avez pas l'air malade du
+tout; cela me rend si joyeuse que j'ai des envies de chanter.
+
+--Ce n'est pas seulement l'incertitude au sujet de votre santé
+qui nous rendait inquiètes, ajouta la veuve. Une autre idée nous
+effrayait; grand-père supposait que vous vous étiez encore une fois
+laissé... comment dirai-je... entraîner à l'_Aigle d'or_ par ces
+jeunes messieurs qui... Vous me comprenez bien, n'est-ce pas, monsieur
+Steenvliet?
+
+--En effet, mes bons amis, je vous comprends, dit le jeune homme
+avec un sourire de reconnaissance. Heureusement vos craintes étaient
+également mal fondées sous ce rapport-là. Je ne sais comment
+expliquer cela, mais vos bons conseils, vos paroles d'encouragement,
+votre douce compagnie m'ont inspiré un profond dégoût pour ces
+dissipations et ces plaisirs bruyants. Quoi qu'il advienne de moi par
+la suite, je n'oublierai jamais que c'est vous qui, par votre amitié
+désintéressée, m'avez détourné du chemin du vice où sans cela je
+me serais perdu définitivement...
+
+--Aussi, monsieur Herman, vous ne pouvez plus rester si longtemps sans
+venir nous voir, interrompit la jeune fille. Quand nous restons
+tant de jours sans vous voir, il nous vient tout de suite des idées
+noires, des inquiétudes. Si vous vous laissiez entraîner de nouveau
+à l'_Aigle d'or_ par vos riches amis, quel malheur!
+
+--Si ce n'est que cette crainte qui vous fait désirer ma présence,
+soyez pleinement rassurée, Lina. Mais aujourd'hui je suis venu
+pour...
+
+--Ce n'est pas cette crainte seule, répliqua la mère Wouters.
+Avouez-le franchement, Lina: dès que deux ou trois jours se sont
+passés depuis la dernière visite de M. Steenvliet, nous ne savons
+plus ce qui nous manque. Nous allons constamment sur la porte pour
+voir s'il ne vient pas, et nous ne parlons que de vous, Monsieur. Vous
+êtes si bon, vous avez tant d'esprit, et l'on a tant de plaisir à
+vous entendre parler! Dans notre solitaire et tranquille existence,
+votre présence n'est pas seulement un grand honneur, c'est aussi un
+grand bonheur pour nous. Ah! si vous deviez tout à coup cesser de
+venir ici, il me semble que nous le regretterions longtemps.
+
+Herman avait eu sur les lèvres l'annonce d'une séparation
+définitive, et il avait déjà commencé à prononcer les premiers
+mots d'adieu, mais la force lui manqua pour affliger si cruellement
+ces braves gens. Vaincu, il se laissa tomber sur la chaise qu'on lui
+offrait vainement depuis qu'il était entré, et écouta, avec une
+délicieuse émotion, les témoignages d'amitié et de dévouement
+dont les deux femmes l'accablaient à l'envi.
+
+D'abord il répondit aux questions pleines de sollicitude de la jeune
+fille, qu'en effet il se sentait un peu indisposé, et qu'il avait
+un gros mal de tête, il ne pourrait donc pas rester longtemps;
+d'ailleurs, des affaires urgentes le rappelaient à la maison.
+
+Mais sa volonté et son courage ne résistèrent pas au charme magique
+de l'aimable conversation de Lina. L'innocente fille, pensait-il, ne
+pouvait pas soupçonner ce qui le troublait si profondément en sa
+présence. Il n'y avait donc pas de danger immédiat. S'il ne
+trouvait pas la force de lui dire de vive voix adieu pour toujours, il
+chercherait un autre moyen, dût-il le lendemain écrire une lettre à
+ce sujet à Jean Wouters.
+
+Bientôt il eut oublié complètement ses bonnes résolutions, et
+se livra sans arrière-pensée au bonheur de regarder et d'écouter
+encore une fois Lina aussi longtemps que possible. C'était la
+dernière, pensait-il.
+
+C'est ainsi qu'il se fit que deux grandes heures s'étaient déjà
+passées avant que Herman songeât à quitter ces braves gens.
+
+Il se leva et hésita un instant: l'idée lui venait encore une lois
+de leur déclarer qu'à son grand chagrin il se voyait contraint de
+leur dire adieu pour longtemps; mais Lina et sa mère l'empêchèrent
+d'exprimer son intention, en le suppliant toutes deux de ne plus
+rester plusieurs jours sans venir les voir. Elles lui demandèrent
+avec de si vives instances de leur épargner ce chagrin, que Herman,
+retombant dans sa précédente irrésolution, s'en alla en balbutiant
+une promesse vague de donner satisfaction à leur ardent désir.
+
+Lorsqu'il eut dépassé la haie qui servait de clôture au petit
+jardinet devant la maison, il remarqua avec une certaine surprise un
+homme qui se tenait caché derrière un des arbres du chemin, et qui
+paraissait l'espionner.
+
+Cette supposition le blessa et l'effraya en même temps; il marcha
+droit à l'homme qui se cachait ainsi, pour lui demander compte de sa
+hardiesse. Mais l'homme en le voyant venir, poussa un grand éclat
+de rire, et s'enfuit à toutes jambes dans la direction du village.
+Herman avait reconnu dans cet espion Pauw le tortu, le domestique de
+l'_Aigle d'or_. Il en fut très contrarié, car il devinait ce qui
+s'était passé, et il prévoyait ce qui allait se passer encore.
+Quelqu'un devait avoir remarqué ses visites dans la maison de Jean
+Wouters, et cela était probablement venu aux oreilles du père Mol,
+l'aubergiste. Celui-ci, aigri contre Herman Steenvliet parce qu'il ne
+voulait plus venir à l'_Aigle d'or_, avait envoyé son garçon pour
+s'assurer de la vérité de la nouvelle.
+
+Quelle en serait maintenant la conséquence? Mol et ses filles
+ne pouvaient pas se venger sur lui; il était au-dessus de leurs
+atteintes. Mais Lina, la pauvre Lina? Combien il leur serait facile
+de ternir la réputation de la noble et pure jeune fille par de
+méchantes insinuations et des faux bruits.
+
+Et que pouvait-il, lui, l'unique cause du tout le mal, que pouvait-il
+pour défendre son innocente amie contre la calomnie? Rien, hélas?
+
+Ces pénibles pensées lui gonflaient le cœur. Ce fut en soupirant
+tout bas et en se plaignant de son sort, qu'il s'éloigna et disparut
+entre les hauts escarpements du chemin creux.
+
+
+
+
+IX
+
+
+Ce que Herman Steenvliet avait prévu ne tarda pas a se réaliser.
+Dès le lendemain déjà les gens du village se réunissaient par
+petits groupes et se parlaient mystérieusement à l'oreille avec une
+expression de doute et d'indignation. On levait les bras a ciel,
+on déplorait la corruption du siècle, on poussait des hélas!
+hypocrites au sujet de la honte et du scandale qui rejaillissaient sur
+la commune, mais tout cela si bas, si bas, qu'à un pas de distance il
+eût été impossible d'entendre ce qui se disait.
+
+Et il en était de même partout: dans les maisons, dans les rues,
+dans les champs. Tout le monde savait que Lina Wouters recevait
+presque tous les jours la visite d'un jeune monsieur de la ville, d'un
+de ces riches dissipateurs qui précédemment avaient mené une vie de
+polichinelle à l'_Aigle d'or_.
+
+Sans doute l'aubergiste Mol et ses filles n'étaient pas étrangers à
+la diffusion de ce bruit; mais comment, en moins d'un jour, pouvait-il
+avoir pénétré jusqu'au fond des maisons les plus isolées du
+village, puisque personne ne l'exprimait à haute voix, et qu'on se le
+disait seulement à l'oreille.
+
+Telle est la nature de la médisance: en apparence une parole de
+pitié, murmurée à voix basse, sur les défauts du prochain; mais en
+réalité un monstre invisible, un serpent ailé qui s'avance avec la
+rapidité de l'éclair, et verse dans tous les cœurs, même dans les
+plus nobles, le venin qui doit souiller l'honneur ou empoisonner la
+vie d'une victime souvent innocente.
+
+La médisance se transforme rapidement en calomnie: On ne peut pas
+toujours rester dans le vague. Il faut que les choses aient un nom.
+Aussi, c'était chose étonnante, ce que l'on racontait déjà, dès
+le troisième jour, sur le compte de Lina Wouters et du jeune monsieur
+de la ville: et comme chacun y ajoutait de son propre chef quelque
+détail inédit, il était à craindre qu'avant la fin de la semaine
+la jeune fille ne fût, aux yeux de tous, assez coupable pour mériter
+d'être chassée du village à coups de pierre.
+
+Comme d'ordinaire, les victimes de la calomnie étaient les seules
+personnes qui, jusque-là, n'avaient rien appris des bruits qui
+couraient. S'amuser à dire du mal d'autrui, c'était un plaisir que
+les villageois voulaient bien se donner; mais assumer vis-à-vis de
+ceux qu'ils calomniaient la responsabilité de cette mauvaise action,
+ils ne l'osaient pas.
+
+Ce matin-là, Jean Wouters était dans l'atelier de son maître,
+occupé à travailler à son établi de menuisier, et maniant la
+varlope avec ardeur. Deux autres charpentiers étaient derrière lui
+dans un coin, en train d'ajuster les ais d'une porte. Ils regardaient
+du coin de l'œil leur camarade aux cheveux gris, puis échangèrent
+un regard d'intelligence et haussèrent les épaules en ricanant à
+demi, mais sans rien dire.
+
+Jean Wouters souriait en travaillant, et paraissait de la meilleure
+humeur du monde. Il pensait à Lina, à la joie, à l'orgueil de ses
+vieux jours. Quelle tendre affection elle lui portait. Pauvre enfant,
+cœur aimant et généreux, n'avait-elle point, pendant des mois,
+abîmé ses yeux à faire de la dentelle, pour pouvoir acheter un
+chapeau neuf à son grand-père, un chapeau si fin et d'une forme
+si nouvelle, que dimanche, à l'église, bien des gens l'avaient
+remarqué. Et ce n'était pas encore assez: comme elle savait qu'il
+aimait à fumer une bonne pipe, elle lui avait fait cadeau, pour son
+anniversaire, d'un gros paquet d'excellent tabac.
+
+Son lot avait été dur sur cette terre. Depuis son enfance, il avait
+rudement peiné pour gagner son pain quotidien. Il avait perdu de
+bonne heure sa femme et son fils bien-aimé, et depuis lors il avait
+lutté plus d'une fois contre le besoin et la maladie; mais cependant,
+il bénissait Dieu avec une sincère gratitude, d'avoir fait rayonner
+sur ses cheveux blancs l'amour de Lina, comme le soleil sur la neige.
+
+Un joyeux sourire éclairait son visage. Il murmurait précisément le
+doux nom de sa chère petite-fille, lorsqu'un des apprentis vint lui
+annoncer que le maître avait quelque chose à lui dire, et le pria de
+passer dans l'arrière-boutique.
+
+Jean Wouters déposa sa varlope et quitta l'atelier. Dans le corridor
+il rencontra son patron.
+
+--Vous m'avez fait demander, patron? lui dit-il.
+
+--Oui, suivez-moi, j'ai à vous parler d'une chose importante,
+répondit le maître charpentier d'un ton dont le sérieux étonna le
+vieillard.
+
+Lorsqu'ils furent dans l'arrière-boutique, le maître ferma la porte
+et dit:
+
+--Wouters, vous devinez probablement ce dont je veux vous parler?
+
+--Non, maître, je ne m'en doute pas.
+
+--Quoi! vous n'avez rien appris des bruits qui courent sur votre
+compte? Tout le village en est plein.
+
+--Quels bruits, maître? Je n'en connais rien.
+
+--Ce sont des bruits terribles; mais je ne crois pas un mot de ces
+perfides calomnies. Ne vous ai-je pas, depuis de longues années,
+connu et estimé comme un honnête homme? Ne sais-je pas que vous
+êtes incapable de faire ou de tolérer des choses qui pourraient
+attirer la honte sur vous ou sur la commune?
+
+--J'espère, maître, répondit le vieillard sans s'émouvoir, que je
+n'ai rien perdu de votre estime. Je resterai honnête homme jusqu'à
+mon dernier jour.
+
+--Je n'en doute nullement, Wouters, malgré tout le mal que les
+méchantes langues racontent de vous.
+
+--Mais dites-moi donc ce qu'on raconte de si terrible contre moi?
+
+--Je n'ose presque pas le répéter; tellement cela paraît méchant
+et ridicule. Mais c'est mon devoir de vous avertir. Vous savez bien,
+Wouters, que des jeunes gens de la ville venaient de temps en temps à
+l'_Aigle d'or_, des dissipateurs, des ivrognes, qui, pour le scandale
+des habitants, se comportaient là comme une bande de sauvages, sans
+vergogne et sans foi?
+
+Jean Wouters fit un signe affirmatif.
+
+--Eh bien, savez-vous ce qu'on ose raconter? On prétend qu'un de ces
+jeunes libertins, un certain M. Steenvliet, vient presque tous les
+jours dans votre maison, aussi bien pendant que vous y êtes que
+pendant que vous travaillez ici. Quoique beaucoup de gens soutiennent
+avoir vu ce M. Steenvliet sortir de chez vous, je ne crois pas que ce
+soit possible.
+
+--C'est pourtant vrai, dit le vieux charpentier.
+
+--Qu'est-ce qui est vrai?
+
+--Que M. Herman Steenvliet nous honore de temps en temps de sa visite.
+
+--Ciel! ce ne serait donc pas une calomnie! Ce citadin fréquente
+réellement votre maison, et vous le permettez?
+
+--Mais, cher patron, quel mal y a-t-il à cela?
+
+--Comment, quel mal il y a? C'est vous, Jean Wouters, un homme de
+soixante-cinq ans, qui me faites pareille question?... Pourquoi,
+pensez-vous, ce jeune monsieur vient-il si souvent chez vous?
+
+--Nous lui avons rendu un service; il vient nous voir par
+reconnaissance.
+
+--Par reconnaissance? Pour vous témoigner sa gratitude, à vous ou à
+la mère Anna? répéta le maître charpentier avec un accent d'amère
+raillerie. Peut-être êtes-vous sincère dans votre croyance; mais
+homme simple et naïf que vous êtes, ne comprenez-vous pas ce que
+veut ce jeune étourneau et ce qu'il vient faire chez vous? C'est un
+loup; vous avez un tendre agneau dans la maison; il veut le dévorer.
+
+Le vieillard commençait seulement à deviner à qui faisaient
+allusion les malignes insinuations de son maître. Une expression de
+mépris plissa ses lèvres, et il répondit d'un ton très calme:
+
+--Ce que d'autres personnes disent de moi ou de notre Lina m'importe
+fort peu, tant que ma conscience ne me reproche rien; mais que vous,
+maître, qui avez toujours été bon pour moi, vous paraissiez douter
+de notre honnêteté, cela me fait de la peine. Le jeune monsieur dont
+vous parlez se montre chez nous si réservé et si poli, que les gens
+les plus sévères et les plus scrupuleux ne pourraient rien trouver
+à redire à sa conduite. Dans tous les cas il n'est pas un étranger
+pour nous: lorsqu'il était encore enfant, ses parents demeuraient à
+Ruysbroeck à côté de la maison de mon fils, et alors il jouait tous
+les jours avec notre Lina.
+
+Le martre charpentier secoua la tête.
+
+--Oui, voilà ce que c'est, murmura-t-il. Le jeune monsieur, le loup
+vorace, a trouvé là-dedans une occasion de se rapprocher de l'agneau
+sans défiance... Et vous, Jean Wouters, vous êtes assez innocent
+pour vous laisser abuser par de pareils prétextes? Hélas! mon ami,
+je vous plains du fond du cœur. Vous êtes aveugle; vous seul ne
+savez peut-être pas ce qui se passe: vos yeux s'ouvriront quand il
+sera trop tard. Ah! si vous saviez ce qu'on raconte dans le village!
+Ce que beaucoup de gens prétendent avoir vu de leurs propres yeux!
+
+--Eh bien, que raconte-t-on? Je vous en prie, maître, cessez de me
+parler par énigmes ou par insinuations. Expliquez-vous clairement,
+dites-moi franchement ce que l'on met à notre charge; je ne crains
+pas la vérité.
+
+--Tout cela est-il bien vrai, c'est ce que je n'oserais pas affirmer;
+mais je ne doute pas plus longtemps du terrible danger que vous
+fait courir votre fatal aveuglement... Voyons, répondez-moi avec
+sincérité, Wouters. Pendant bien des mois vous êtes allé le
+dimanche à l'église avec un chapeau usé et bossué, et vous
+déclariez à qui voulait l'entendre que vous ne pouviez pas en
+acheter un autre parce que la longue maladie de votre fille vous
+imposait la plus sévère économie. Il n'y a rien de changé dans
+votre situation, et cependant vous avez maintenant un beau chapeau à
+la dernière mode. Comment cela se fait-il?
+
+--Comment cela se fait, maître? dit Jean Wouters en riant. C'est on
+ne peut plus simple. Notre Lina a travaillé le soir, même la nuit,
+en dehors des heures ordinaires, à faire de la dentelle, pour gagner
+un peu d'argent, et quand est venu le jour de mon anniversaire, la
+brave enfant m'a fait cadeau de ce chapeau.
+
+--Ah! cet argent provient de la dentelle?
+
+--Et d'où proviendrait-il sans cela, maître?
+
+--Et les nouvelles boucles d'oreilles que porte votre petite-fille?
+
+--Quelles boucles d'oreilles? Notre Lina n'en a pas d'autres que
+celles dont sa grand'mère lui a fait présent à l'occasion de sa
+première communion.
+
+--Non, non, de nouvelles, de grandes, enrichies de brillants; on les a
+vues à ses oreilles pas plus tard que dimanche dernier.
+
+Le vieux charpentier, profondément blessé et indigné, releva la
+tête et dit:
+
+--Ça, maître, cela va trop loin. Je commence seulement à bien
+comprendre de quoi l'on nous accuse. Ou veut dire que nous recevons de
+l'argent de M. Steenvliet, n'est-ce pas? Et c'est avec cet argent que
+notre Lina aurait acheté non seulement mon chapeau, mais aussi de
+nouveaux pendants d'oreille? Lina n'a point de nouveaux pendants
+d'oreilles, je l'affirme. Qui donc ose raconter ces méchancetés
+bêtes?
+
+--Certainement ces choses-là doivent vous être pénibles, répliqua
+le maître charpentier. Probablement qu'on vous trompe, et que vous
+êtes en effet très ignorant de ce qui se passe; mais c'est un devoir
+pour moi, comme maître et comme ami, de vous arracher le bandeau des
+yeux... Attendez, j'ai un moyen de vous convaincre. Lucas, l'apprenti,
+a vu les boucles d'oreilles. Je vais l'appeler.
+
+Il sortit en achevant ces mots.
+
+Jean Wouters, lorsqu'il fut seul, posa sa main sur son front brûlant
+et se mit à réfléchir. Il frémissait d'indignation et s'efforçait
+de prendre assez d'empire sur lui-même pour mépriser cette vile
+calomnie; mais un sentiment d'angoisse et de tristesse descendit dans
+mon cœur à l'idée que sa bonne Lina était l'objet des suppositions
+malveillantes des villageois. Il déplorait comme un malheur qu'Herman
+Steenvliet eût mis le pied sur le seuil de sa porte.
+
+Le maître charpentier rentra suivi de l'apprenti. Celui-ci ne
+paraissait pas à son aise et regardait le vieillard avec frayeur.
+
+--Lucas, dit le maître, vous avez vu les nouvelles boucles d'oreilles
+de Lina Wouters. Attestez-le à son grand-père... N'ayez pas peur,
+je vous ordonne de dire franchement ce que vous savez et Jean Wouters
+vous y invite aussi.
+
+--Je n'ai pas vu les boucles d'oreilles, maître, répondit
+l'apprenti. C'est Mathieu Romyn qui m'en a parlé.
+
+--Et Romyn les a-t-il vues?
+
+--Il ne les as pas vues non plus.
+
+--Alors qui?
+
+--Puis-je le dire, maître?
+
+--Certes, vous devez le dire.
+
+--Eh bien, il y a un marchand de bestiaux de Ruysbroeck qui connaît
+bien Lina. Celui-ci a dit à Mathieu Romyn qu'il a rencontré, il y
+a huit jours, à Bruxelles, Lina Wouters au bras d'un jeune monsieur.
+Elle portait une robe de soie comme une demoiselle de la ville, et de
+grandes boucles d'oreilles qui brillaient comme des diamants. Je n'en
+sais pas davantage.
+
+Le vieillard était devenu tout pâle et ses lèvres tremblaient; mais
+il ne disait pas un mot, et paraissait muet de colère et de chagrin.
+
+Sur un signe du maître l'apprenti sortit.
+
+--Pauvre Wouters, si pareilles choses n'étaient pas des calomnies,
+comme ce serait terrible. Le soupçon seul est déjà un malheur,
+n'est-il pas vrai?
+
+Pour toute réponse le vieux charpentier poussa un cri de désespoir,
+se laissa tomber sur un siège, cacha sa figure dans ses mains, et sa
+mit a pleurer amèrement.
+
+Après un moment de silence, son maître lui dit:
+
+--Allons, Wouters, consolez-vous. Il n'est probablement pas trop tard
+pour ramener Lina dans le bon chemin.
+
+--Mais tout est faux, tout! s'écria le vieillard. Ceux qui répandent
+ces bruits sont des serpents venimeux qui crachent leur venin sur un
+ange. Lina est innocente et pure comme l'enfant qui vient de naître.
+
+--Oui, je le crois; vous avez peut-être raison mais vous ne pouvez
+pas en être tout à fait certain. Qu'allez-vous faire maintenant?
+
+--Je n'en sais rien, maître. Puis-je fermer la bouche aux méchantes
+gens?
+
+--Oui, vous pouvez le faire et vous le ferez sans retard. Si vous ne
+montrez pas en cette circonstance que vous êtes resté réellement un
+honnête homme, je serais contraint de vous donner congé. Qui aime
+la honte doit la porter lui-même sans faire peser sur les épaules
+d'autrui une partie de ce lourd fardeau. Écoutez donc mon conseil
+avec calme et avec bon vouloir. Il importe peu que Lina soit coupable
+ou ne le soit pas; mais qu'un jeune homme de la ville, un de ces
+riches désœuvrés et libertin, fréquente habituellement votre
+maison, c'est là que gît le scandale de l'affaire, et, quoi que vous
+fassiez, le nom de votre petite-fille en restera, hélas! à jamais
+terni. Et s'il y avait quelque chose de vrai dans les bruits qui
+courent?
+
+--Il ne peut y avoir rien de vrai là-dedans.
+
+--Naturellement, telle est votre idée; mais dans de pareilles
+affaires il arrive que le plus vigilant soit trompé. En tout cas,
+votre devoir, comme grand-père et comme homme d'honneur, est de
+défendre votre porte à ce jeune effronté, sans hésitation et sans
+faiblesse, et si sévèrement qu'il perde toute velléité de revenir.
+Quel est votre sentiment à cet égard?
+
+--Vous avez raison, maître. Oui, c'est là mon devoir et je
+l'accomplirai: mais soupçonner notre Lina? Jamais, jamais; elle est
+l'innocence et la pureté mêmes!
+
+--Soit, Wouters, vous pouvez penser là-dessus ce que vous voulez.
+Faites seulement en sorte que ce M, Steenvliet n'ait plus l'occasion
+de voir ou de rencontrer Lina, alors le temps fera le reste, petit à
+petit les bruits cesseront et vous oublierez de votre côté... Mais
+il y a un autre côté de l'affaire qui m'échappe. Auriez-vous par
+hasard conçu l'espérance insensée qu'un mariage pourrait devenir
+possible entre votre Lina et ce jeune monsieur?
+
+Un rire d'ironie fut la seule réponse du vieillard.
+
+En ce moment l'apprenti rouvrit la porte et fit signe à son maître
+qu'il avait quelque chose a lui annoncer. En effet, il lui souffla
+quelques paroles à l'oreille, puis il repartit immédiatement.
+
+Jean Wouters, dit le maître charpentier, voulez-vous savoir quelle
+nouvelle Lucas vient de m'apporter là? Pauw le tortu, le domestique
+de l'_Aigle d'Or_, vient de Bruxelles. Il affirme qu'il a vu M. Herman
+Steenvliet descendre du train à la station de Loth. Sans doute le
+jeune monsieur est déjà chez vous. Voilà une bonne occasion pour
+vous de mettre fin à cette déplorable affaire. Retournez chez vous,
+restez-y aussi longtemps qu'il sera nécessaire, prenez courage, pas
+de faiblesse, faites votre devoir.
+
+--Oui, je ferai mon devoir, répondit le vieux charpentier du ton le
+plus douloureux, mais avec l'accent d'une ferme résolution. Je vous
+remercie de votre bonté, maître; mais, je vous en prie, croyez-moi,
+tout ce que l'on raconte est un tissu de faussetés. Après
+aujourd'hui, Herman Steenvliet ne mettra plus les pieds dans notre
+maison. Ce qui m'effraie, c'est de devoir dire à la pauvre Lina des
+choses dont elle est tellement innocente qu'elle n'en a même pas
+la moindre idée... Mais au nom du ciel, je le sens bien, il n'y pas
+moyen de s'y soustraire.
+
+En achevant ces mots il traversa l'atelier à la hâte et quitta la
+maison de son maître.
+
+Toujours soutenu par la conviction de l'innocence de Lina, il passa
+par la rue du village la tête droite et en regardant les gens bien en
+face, mais lorsqu'il eut atteint le chemin de terra et qu'il se
+trouva tout seul dans la campagne, il pencha lentement sa tête sur
+sa poitrine et poussa un profond soupir. A quoi cela pouvait-il leur
+servir, qu'il se révoltât au dedans de lui-même contre la calomnie?
+Si injustes, si fausses que fussent au fond les accusations
+contre Lina, n'avait-on pas fait à sa bonne renommée une brèche
+irréparable? Comme elle allait souffrir! Ne succomberait-elle pas
+sous le coup de cette honte imméritée?
+
+Le courage du vieillard faiblit à cette idée et des larmes
+jaillirent de ses yeux.
+
+Il réfléchit, chemin faisant, à tout ce que son maître lui avait
+dit; sans doute il croyait fermement à l'innocence de Lina... mais
+pourquoi un frisson glacial lui parcourait-il parfois les membres?
+D'où venait cette sueur froide qui perlait sur son front?
+
+Pauvre homme, il luttait contre le doute qui, pareil à un serpent
+venimeux, voulait, malgré sa résistance, se glisser dans son esprit.
+Non, non, Lina était incapable de le tromper... Mais, ô ciel, si le
+jeune monsieur Steenvliet était un trompeur, un séducteur, un loup,
+comme avait dit le maître charpentier? S'il avait noué un bandeau
+sur les yeux de la pauvre enfant et s'il lui avait ôté ainsi la
+conscience du bien et du mal? On avait déjà vu ces choses-là...
+Cela était-il possible? Herman se comportait envers Lina avec
+réserve, avec respect, jamais il n'avait laissé échapper une
+parole douteuse. Un homme ne peut pourtant pas feindre à ce point...
+Calomnie, rien que calomnie.
+
+Alors il redressait la tête et souriait... mais presque aussitôt
+son visage redevenait sombre, sous l'influence de réflexions plus
+inquiétantes.
+
+--Un marchand de bestiaux de Ruysbroeck, murmurait-il, affirme avoir
+vu Lina à Bruxelles au bras de M. Herman? Et vêtue de soie comme une
+demoiselle? Ah! quelle sottise! Depuis plusieurs mois elle n'est
+plus allée à... Ciel! s'interrompit-il tout à coup en cessant
+de marcher; elle a été à Bruxelles, il y a huit jours... pour
+m'acheter un chapeau! Aurait-elle rencontré M. Herman? s'est-elle
+promenée avec lui, à son bras? Me l'aurait-elle caché par crainte,
+par remords, par honte?
+
+Il tremblait et essuyait machinalement les larmes qui lui troublaient
+la vue.
+
+L'inquiétude me rend fou, reprit-il, en secouant douloureusement
+la tête. Que l'homme est faible contre la calomnie! Moi, son
+grand-père, moi qui l'aime et qui l'admire pour la pureté de son
+âme, je la soupçonnerais d'hypocrisie et de fausseté! Loin de moi
+ces sottes et odieuses pensées! Lina est restée ce qu'elle était:
+innocente et pure.
+
+C'est ainsi que le malheureux vieillard luttait contre les tourments
+du doute et de l'incertitude, tantôt rejetant toutes les suppositions
+contraires, tantôt succombant à l'angoisse qui lui étreignait le
+cœur.
+
+Au moment où il approchait de sa maison, son esprit avait repris un
+peu de calme et de clarté.
+
+--Ces craintes, ces alternatives d'inquiétude et de sécurité, de
+doute et de certitude, ne suivent à rien, se disait-il en lui-même.
+Je vais savoir ce qu'il y a à craindre. Quoi qu'il en soit, le plus
+coupable, c'est moi. C'est moi qui ai charge d'âmes; je suis vieux,
+je suis le père, c'était à moi à veiller sur un enfant sans
+expérience. Ah! fasse Dieu qu'il ne soit point trop tard! Maintenant
+du moins mes yeux se sont ouverts et je veillerai avec sollicitude,
+sans me laisser retenir par quoi que ce soit. J'accomplirai mon
+devoir, pas de respect, pas de pitié! M. Herman doit sortir de ma
+maison sur-le-champ, pour ne plus jamais y remettre les pieds... De la
+prudence pourtant, car s'il n'y avait rien, absolument rien de fondé
+dans tous ces bruits? J'accuserais donc injustement Lina, je la ferais
+rougir inutilement?
+
+Il traversa le petit jardin devant la maison et entra dans sa demeure.
+La mère Anne était seule dans la pièce.
+
+--Où est Lina? demanda-t-il.
+
+--Lina est dans le potager, qui travaille.
+
+--M. Herman n'est pas ici?
+
+--M. Herman? Non. Pourquoi me demandez-vous cela d'un ton si
+singulier, mon père?
+
+--Appelez Lina, j'ai à lui parler.
+
+--Vous êtes si pâle! On dirait presque que vous avez pleuré!
+murmura la veuve avec un accent de frayeur. Ciel! est-il arrivé un
+malheur?
+
+--Non; faites ce que je vous dis: appelez Lina, vous allez le savoir.
+
+La veuve obéit. Il la suivit du regard à travers la porte vitrée du
+jardin.
+
+Il vit de loin Lina venir à lui, par l'allée du milieu, avec un
+doux et aimable sourire sur les lèvres. Son regard était si clair,
+l'expression de son visage si sereine, si pure et si gaie, qu'il eut
+l'envie de serrer l'innocente enfant dans ses bras et de lui demander
+pardon; mais sa conscience le cuirassa contre cette faiblesse.
+
+--Bonjour, grand-père, s'écria Lina. Déjà de retour? Vous
+avez quelque chose à me dire? est-ce une bonne nouvelle?... Mais
+qu'avez-vous, grand-père? Êtes-vous malade?
+
+--Non, mon enfant, je ne suis pas malade; j'ai beaucoup de chagrin.
+
+--Du chagrin? Pauvre grand-père, venez, asseyez-vous, et racontez-moi
+ce que c'est, je vous consolerai bien, moi!
+
+Elle lui passa le bras autour du cou et voulut le conduire à un
+siège; mais il se dégagea et lui dit:
+
+--Lina, ma chère Lina, ce que j'ai à vous demander vous fera aussi
+beaucoup de peine. Pardonnez-le moi, ce n'est pas ma faute. Soyez-en
+bien sûre, mon enfant, de tout ce que l'on dit dans le village, je
+ne crois rien; mais il faut que je soulage mon cœur du poids qui
+m'étouffe.
+
+--Ah! grand-père, allez-vous écouter maintenant les vains propos des
+gens?
+
+Mais le vieillard lui prit la main et lui demanda d'un ton presque
+suppliant:
+
+--Lina, promettez-moi de me dire la vérité, toute la vérité?
+
+--Qu'est-ce que c'est que cette demande-là? grommela la mère Anne
+stupéfaite. Avez-vous jamais pris Lina en délit de mensonge?
+
+--Non, mais cette fois, si elle me cachait quelque chose, elle me
+rendrait profondément malheureux.
+
+--Mon cher grand-père, dit la jeune fille, je ne vous comprends
+vraiment pas. Qu'est-ce que je pourrais vous cacher?
+
+--Eh bien, soyez sincère. Vous êtes allée à Bruxelles, il y a huit
+jours?
+
+--Oui, pour vous acheter un nouveau chapeau, vous le savez bien.
+
+--Et n'y avez-vous rencontré personne?
+
+--Naturellement; toute sorte de gens; à Bruxelles il y a toujours
+beaucoup de monde dans les rues. Mais pourquoi me demandez-vous cela,
+grand-père?
+
+--N'avez-vous pas rencontré M. Herman Steenvliet, à Bruxelles?
+
+--Non.
+
+--Et si vous l'aviez réellement rencontré? Si vous vous étiez
+promenée avec lui, me l'avoueriez-vous?
+
+--Ah! pauvre grand-père, s'écria-t-elle, si cela était, pourquoi
+vous en aurais-je fait mystère? M. Herman lui-même vous l'aurait
+dit. Est-ce là les sottes histoires que l'on raconte dans le village?
+Et vous vous attristez pour de semblables cancans?
+
+--Mais, mon père, qu'est-ce que vous avez donc dans l'esprit? murmura
+la veuve d'un ton de reproche. Croyez-vous donc que notre Lina ne
+sache pas comment une honnête fille doit se conduire? Je suis
+bien sûre que si M. Steenvliet l'avait rencontrée, elle se serait
+contentée de lui dire simplement bonjour, et empressée de passer son
+chemin.
+
+--M. Herman, d'ailleurs, ne m'aborderait pas au milieu de la rue,
+ajouta Lina, il a beaucoup trop d'esprit pour cela. Laissez donc jaser
+les ignorants, grand-père, ils ne savent pas ce qu'ils disent.
+
+Jean Wouters demeura un instant silencieux. Il était pleinement
+convaincu de l'innocence de la jeune fille et il allait renoncer à
+toute question ultérieure; cependant, obéissant à ce qu'il croyait
+être de son devoir, il demanda encore:
+
+--Lina, vous n'avez jamais, n'est-ce pas, porté d'autres vêtements
+que ceux que nous connaissons, votre mère et moi? Jamais un autre
+bijou que les boucles d'oreilles, de votre grand'mère défunte, n'a
+brillé à vos oreilles?
+
+Les deux femmes, muettes et comme ahuries, le regardèrent comme si
+elles ne le comprenaient pas.
+
+--Répondez-moi, je vous en supplie, soupira le grand-père.
+
+--Mais, pour l'amour du ciel, mon père, qu'est-ce qui vous arrive?
+s'écria la veuve. Des habits, des joyaux, notre Lina? Où sont donc
+vos esprits?
+
+Le vieillard s'absorba dans ses réflexions; un sourire de
+satisfaction entr'ouvrait ses lèvres. Mais sa physionomie redevint
+tout de suite sérieuse, car il se souvint du conseil, de la menace
+de son patron, et en même temps de la promesse formelle, à lui Jean
+Wouters. Il secoua tristement la tête et dit:
+
+--Ah! mes enfants, qu'il y a de méchantes gens au monde! Tout ce que
+l'on raconte n'est que fausseté, calomnie et venin. Mais nous n'avons
+pas d'autre richesse que notre honneur, et lorsque le soin de notre
+bonne renommée et la défense de notre réputation exigent de nous
+certains sacrifices, nous ne pouvons pas hésiter... Asseyez-vous
+toutes deux, je vous expliquerai ce qui m'a rendu triste et malade.
+Je ne vous dirai pas tout,--cela n'est pas nécessaire,--mais assez du
+moins pour vous faire comprendre ce que le devoir nous commande.
+
+Dès qu'ils furent tous assis, il dit avec un embarras visible, et en
+cherchant ses mots:
+
+--M. Herman Steenvliet vient ici deux ou trois fois par semaine.
+Nous savons qu'il n'est amené chez nous que par reconnaissance,
+par amitié peut-être, et cela nous suffit pour l'accueillir sans
+arrière-pensée. Oui, vous, Lina, et votre mère, vous avez engagé
+M. Herman à renouveler ses visites le plus souvent possible. Nous
+croyions que nous pouvions contribuer par là à le tenir éloigné
+de ses liaisons dangereuses. Notre but, du moins, était louable...
+Hélas! mes enfants nous sommes des cœurs simples et nous ne
+connaissons pas le monde. Tandis que nous vivions ici en pleine
+sécurité, la calomnie courait dans le village pour dire toute sorte
+de mal de nous. Par exemple, on a l'impudence d'affirmer que nous
+attirons ici M. Herman par cupidité, par calcul. On ose même
+prétendre, Lina, que vous portez des robes de soie et des boucles
+d'oreilles enrichies de brillants, que vous auriez acceptées de M.
+Herman.
+
+--Moi? des robes de soie, des boucles d'oreilles de M. Herman?
+répéta la jeune fille en riant. Quelle folie est-ce là? Et qui
+répand ces bruits absurdes, grand-père?
+
+--Ce sont de méchantes gens, de mauvaises langues, mon enfant. Ne
+vous en inquiétez pas! s'écria la mère.
+
+--Des langues envenimées, c'est certain, reprit le vieillard; mais
+elles n'ont pas tout à fait tort; nous sommes coupables du moins
+d'une grave imprudence. Ce que nous avons perdu de vue, c'est que les
+visites d'un jeune monsieur si riche dans notre humble petite maison
+devaient naturellement amener beaucoup de commentaires. En effet, les
+villageois ne peuvent pas comprendre quel plaisir un monsieur de
+la ville, riche et instruit, peut trouver dans la société de gens
+simples, de pauvres ouvriers tels que nous. Dans leur ignorance, ils
+se forgent toute sorte de mauvaises pensées sur notre compte; ils
+bavardent entre eux sur nous, et disent des choses dont la seule
+idée... En un mot ils nous volent notre honneur et ternissent notre
+bonne renommée.
+
+Jean Wouters, qui avait d'abord l'intention de faire connaître en
+peu de mots les raisons de son retour inopiné au logis, tombait
+maintenant d'une hésitation dans l'autre. Il n'osait pas déclarer
+quelles raisons on attribuait dans le village aux visites d'Herman
+Steenvliet. L'innocente Lina n'avait pas mérité une si cruelle
+injure; lui, son grand-père, ne pouvait pas trouver le courage de lui
+plonger ce poignard dans le cœur.
+
+--Allons, grand-père, ne vous tourmentez pas pour cela, dit la jeune
+fille. C'est affreux, c'est agir méchamment avec nous qui n'avons
+jamais fait de mal à personne; mais nous ne pouvons pas empêcher les
+méchantes langues d'aller leur train. Que nous fait leur bavardage,
+aussi longtemps que nous n'avons rien à nous reprocher?
+
+--Oui, mon père, pourquoi nous laisser troubler par ces vains cancans
+tant que notre conscience ne nous reproche rien?
+
+--Nous avons quelque chose à nous reprocher, enfants. Non, nous
+n'avons pas fait notre devoir comme il convenait de le faire, dit le
+vieillard d'une voix plus ferme. Il ne suffit pas de ne point faire le
+mal, il faut également écarter toute apparence de mal, et ne point
+donner aux gens de prétexte à commentaires malveillants... Ah! je ne
+sais vraiment pas comment vous faire comprendre ce que je veux dire...
+Mon maître m'a appelé dans son arrière-boutique et m'a expliqué
+comment tout le village fait scandale autour de notre nom parce que
+M. Herman vient chez nous. Un si riche monsieur de la ville dans la
+maison d'un pauvre ouvrier, cela ne peut pas durer, prétend-il; cela
+nous ravirait pour toujours notre réputation d'honnêtes gens; tous
+les habitants du village nous considéreraient comme des gens sans
+honneur... J'ai promis à mon patron que nous défendrons à M.
+Steenvliet l'entrée de notre maison, et qu'il ne remettrait plus
+jamais les pieds chez nous.
+
+--Quoi? que dites-vous là, grand-père? s'écria impétueusement la
+jeune fille avec incrédulité! Vous chasseriez M. Herman de notre
+maison? Cela ne se peut pas. Quel mal nous a-t-il fait?
+
+--Oui, oui, mon père, répondez, quel mal ce bon jeune homme nous
+a-t-il fait? Le chasser pour faire plaisir à quelques langues
+envenimées du village? Vous n'en aurez certainement pas le courage.
+
+--Dites ce que vous voudrez, mes enfants, il m'est défendu de rien
+entendre. Herman Steenvliet ne peut plus nous rendre visite. S'il
+vient encore une fois chez nous après aujourd'hui, mon patron me
+renverra de l'atelier. Quelle honte! Et d'ailleurs, où trouverai-je
+alors du travail et du pain?
+
+Ces mots, qui résonnaient à ses oreilles comme une condamnation,
+arrachèrent à Lina un cri d'angoisse. Elle se cacha la figure
+dans les mains et se mit à pleurer en silence. Bientôt les larmes
+ruisselèrent à travers ses doigts.
+
+Jean Wouters la regardait le cœur serré. Cette extrême tristesse
+à la seule annonce de l'éloignement de Herman, qu'est-ce que cela
+signifiait? Ciel, allait-il apprendre un déplorable secret? Avait-il
+en effet été aveugle, aveugle pour un terrible danger? Se verrait-il
+forcé de bénir les calomniateurs qui l'avaient rappelé à temps à
+la conscience de ses devoirs paternels?
+
+Pendant qu'il était assailli de ses pénibles pensées, la mère Anne
+continuait ses efforts pour lui faire comprendre qu'il n'avait pas
+le droit d'interdire ainsi brusquement et grossièrement à M. Herman
+l'entrée de leur maison. Certes, elle pensait aussi maintenant qu'il
+valait mieux que le jeune homme cessât ses visites, mais on pouvait
+le lui faire sentir petit à petit. Il était, après tout, un jeune
+homme bien élevé, auquel ils n'avaient rien à reprocher, et on ne
+chasse pas ainsi des honnêtes gens comme un voleur ou un mendiant.
+
+La vue de la profonde émotion de Lina semblait avoir irrité le
+vieillard. Un feu sombre brillait dans ses yeux fixes; ses lèvres
+étaient contractées, et ce fut d'un ton bref et tranchant qu'il
+répondit enfin:
+
+--Je n'écoute rien, Anna. C'est mon maître qui m'a envoyé ici. Pauw
+le tortu a vu M. Herman descendre du train à Loth. Il n'est pas ici;
+je le regrette. S'il vient en mon absence, envoyez immédiatement
+Lina à l'atelier pour m'appeler. Je ferai connaître à M. Herman ma
+résolution irrévocable.
+
+--Ah! mon père, réfléchissez encore quelques jours.
+
+--Plus un mot, Anna; le sentiment du devoir me rend inexorable. Je
+veux être obéi.
+
+Il se dirigea vers la porte, prêt à partir. Mais malgré ses
+suppositions douloureuses, son cœur s'ouvrit à la pitié; il alla à
+Lina, lui prit la main, et lui dit tristement:
+
+--Allons, Lina, séchez vos larmes et prenez courage. La pensée que
+M. Herman ne reviendra plus jamais ici vous afflige profondément;
+malheureuse enfant, mettez-vous donc le plaisir de sa société
+au-dessus du soin de votre propre réputation? Reconnaissez votre
+devoir: soumettez-vous avec résignation à la nécessité, et votre
+chagrin sera bien vite passé.
+
+--Mon chagrin, grand-père! répéta la jeune fille; mon chagrin n'est
+rien... Mais lui, le pauvre jeune homme, vous allez donc le chasser
+comme un mauvais homme?
+
+--Le chasser, Lina? C'est-à-dire que je lui ferai comprendre qu'il
+ne peut plus venir nous rendre visite, et qu'il doit se comporter
+dorénavant comme s'il ne nous avait jamais connus. L'intégrité de
+notre honneur, le repos de notre vie sont à ce prix.
+
+--Oh! grand-père, comment pouvez-vous être devenu tout à coup
+si cruel et si impitoyable? Vous allez rendre M. Herman malheureux,
+peut-être pour toujours. N'affirme-t-il pas lui-même que c'est notre
+amitié seule qui lui prête la force de ne pas retomber dans les
+écarts de sa conduite passée? Vous voulez l'abandonner maintenant
+sans aide, sans soutien, à la séduction des plaisirs bruyants.
+Prenez encore un peu de patience, quelques semaines seulement,
+jusqu'à ce qu'il se marie.
+
+--Pas de patience, Lina, cela n'est pas possible. Si M. Herman vient
+encore nous rendre visite aujourd'hui, comme cela est probable, il
+faut qu'il entende un adieu définitif.
+
+--Mais, grand-père, ce jeune homme m'a sauvée de la mort.
+
+--Oui, je le sais, mon enfant, mais cela ne fait rien, toutes ces
+paroles sont superflues. Je ne veux pas être chassé de mon atelier
+avec la crainte douloureuse de l'avoir peut-être mérité. Maintenant
+que je sais quel est mon devoir de père et d'honnête homme, rien
+ne peut me faire reculer. Écoutez-moi bien, Lina. Si M. Herman vient
+encore ici aujourd'hui, courez au village sans perdre une minute pour
+m'annoncer son arrivée. Je veux, j'ordonne que vous m'obéissiez en
+cela. Si vous restiez auprès de M. Herman, si vous lui parliez de
+toutes ces choses, songez-y, je ne vous le pardonnerais jamais. Vous
+m'avez bien compris, n'est-ce pas?
+
+Les deux femmes tremblaient en écoutant le son de sa voix qui avait
+pris un accent impérieux. Jamais elles ne l'avaient vu si sévère,
+si résolu, si implacable. Il était déjà sorti qu'elles tendaient
+encore les mains vers lui.
+
+Mais tout à coup il rentra en disant précipitamment:
+
+--La-bas, au bas du chemin creux, arrive M. Herman. Montez toutes les
+deux à l'étage. Dépêchez-vous. Ne m'entendez-vous pas? Montez,
+vous dis-je.
+
+La jeune fille poussa un cri de désespoir; elle sa laissa tomber à
+genoux devant son grand-père et lui dit en pleurant:
+
+--Ah! grand-père, ayez pitié de lui! Il est si bon! Ne lui dites
+point de paroles dures; ne le rejetez pas dans le désespoir.
+
+--Cela dépendra de lui-même, Lina. Je n'aimerais pas de lui dire
+des paroles dures, mais s'il veut s'insurger contre la raison et
+le devoir, alors... Anne, obéissez-moi, montez avec Lina, et ne
+redescendez pas avant que je ne vous appelle. Je veux être tout à
+fait seul avec M. Steenvliet.
+
+Lina se leva, et quoiqu'elle tremblât de tous ses membres, elle prit
+le bras de sa mère et monta l'escalier d'un pas ferme.
+
+Le vieillard agité passa sa main sur son front et essaya de
+reprendre son calme. La profonde tristesse de Lina, la chaleur de ses
+supplications en faveur de Herman l'avaient rendu inquiet et défiant.
+Il commençait seulement à comprendre clairement qu'il devait rester
+impitoyable... Mais d'un autre côté sa raison lui disait qu'il
+n'avait pas le droit de parler durement ni impoliment au jeune homme,
+attendu qu'il ne savait pas si, au fond, il avait à lui reprocher
+autre chose que l'imprudence dont ils s'étaient tous rendus
+coupables. Il devait donc rester calme et faire connaître à M.
+Herman sa volonté sans colère. Mais s'il advenait qu'il opposât de
+la résistance, s'il refusait de cesser définitivement ses visites,
+alors lui, Jean Wouters, lui prouverait que les sentiments d'honneur
+peuvent donner même à un vieillard usé par le travail, la force et
+la volonté d'accomplir son devoir sans crainte.
+
+A peine ses réflexions l'avaient-elles amené à cette résolution,
+que Herman Steenvliet parut sur la porte, regarda tout autour de la
+pièce, et demanda son chapeau à la main.
+
+--Bonjour, père Wouters. Quelle chance et quel plaisir de vous
+rencontrer ici à cette heure? Je ne m'y attendais pas. Vous n'êtes
+pas seul à la maison, n'est-ce pas?
+
+--Voici une chaise, Monsieur, grogna le vieux charpentier. J'ai à
+causer avec vous sérieusement, très sérieusement.
+
+Herman, frappé du ton inaccoutumé du vieillard, le regarda avec
+étonnement.
+
+--Vous me faites trembler, maître. Est-il arrivé ici un accident?
+
+--Un malheur, un grand malheur! répondit l'autre.
+
+--Ciel! Lina est-elle tombée malade?
+
+--Non, personne n'est malade. Allons, je vous en prie, Monsieur,
+asseyez-vous, et écoutez avec attention ce que j'ai à vous dire.
+Je n'ai pas beaucoup de temps; notre entretien doit être court... Le
+hasard vous a conduit dans notre maison; vous avez trouvé bon, après
+cela, de venir nous voir différentes fois,--trop souvent pour notre
+bonheur, hélas!--et nous, dans notre simplicité, nous vous avons
+reçu sans arrière-pensée, avec plaisir même. Nous sommes de
+pauvres ouvriers; vous, vous êtes le fils d'un homme riche à
+millions. Il paraît que, à cause de cette grande différence de
+conditions, vos assiduités dans cette maison sont considérées par
+le monde comme compromettantes pour nous. Si vous saviez, Monsieur,
+quelles choses odieuses on raconte de nous dans le village!
+
+--Je le craignais: l'aubergiste de l'_Aigle d'or_ s'est vengé!
+soupira Herman.
+
+--L'aubergiste de l'_Aigle d'or_ ou d'autres, cela n'y fait rien.
+La vérité, la triste vérité est que notre pauvre Lina a perdu
+sa bonne réputation peut-être pour toujours. A peine si j'ose vous
+déclarer ce que l'on dit et ce que l'on croit d'elle. On assure
+qu'elle vous attire ici pour avoir de l'argent de vous; que vous
+lui donnez des robes de soie et des bijoux. Qu'on l'a rencontrée à
+Bruxelles se promenant a votre bras...
+
+--Ah! les vipères! s'écria le jeune homme qui se leva en serrant les
+poings. Les serpents, qui crachent leur bave sur Lina, sur cet ange si
+pur, si noble de cœur!... Ah! cela ne durera pas longtemps: je
+cours au village, et je saurai bien fermer la bouche à ces lâches
+calomniateurs.
+
+--Non, Monsieur, vous ne ferez pas cela, je vous le défends, dit le
+vieillard en lui faisant signe de se rasseoir. Voulez-vous donc par
+votre intervention publique, donner raison à la malignité des gens
+et rendre tout le village hostile à notre pauvre Lina? Ce n'est pas
+par la violence que l'on peut combattre la calomnie: au contraire,
+ce serait jeter de l'huile sur le feu. Il n'y avait qu'un moyen de
+prévenir le mal; il n'y a qu'un moyen pour en diminuer l'effet autant
+que possible, maintenant que le mal s'est produit. Vous avez plus
+d'esprit, plus d'expérience du monde que nous, vous, Monsieur
+Steenvliet. Votre conscience, votre cœur devraient vous avoir depuis
+longtemps indiqué ce moyen.
+
+--Ah! ils me l'ont indiqué, murmura le jeune homme.
+
+--Est-il possible? Et vous n'avez pas écouté leur voix?
+
+--Ce qui est arrivé, je le craignais depuis longtemps. Il y a plus de
+quinze jours que je voulais vous annoncer ma ferme résolution de ne
+plus venir vous voir désormais.
+
+--Hélas! pourquoi ne l'avez-vous pas fait?
+
+--Vingt fois j'ai eu l'adieu sur les lèvres, père Wouters; mais
+chaque fois le courage de le prononcer m'a manqué. Je n'ai pas bien
+agi, je le reconnais trop tard. Pardonnez-le moi.
+
+--Vous reculiez devant le chagrin que vous pensiez devoir résulter
+pour Lina de votre départ?
+
+--Non, ce n'était pas là la cause de ma faiblesse. Je ne veux pas
+vous tromper, c'est l'égoïsme qui m'a retenu. Et qu'il y a-t-il
+d'étonnant? Réfléchissez un peu, père Wouters: feu ma mère m'a
+mis au cœur le désir des plaisirs tranquilles, simples, modestes,
+l'aspiration vers une amitié douce et désintéressée... et
+malgré cela, j'étais en voie de perdre complètement ma santé, mon
+intelligence et mon honneur dans les débordements d'un libertinage
+stupide. Je me méprisais moi-même; j'étais dégoûté de la vie.
+Ici, dans votre humble maisonnette, mon âme a retrouvé la paix;
+j'ai été réconcilié avec ma conscience, et la vie m'a souri
+de nouveau... Renoncer à ce bonheur, à cette délivrance,... me
+retrouver seul, sans appui, sans consolation, dans un monde que je
+hais! Ah! c'était trop pénible. Dire pour toujours adieu à vous, à
+la bonne mère Anne, à Lina, cela m'effrayait; et si bien convaincu
+que je sois que cet adieu définitif devra tout de même être
+prononcé une fois, je différais cette triste échéance pour
+prolonger mon bonheur d'un jour, d'un seul jour.
+
+--Mais maintenant, Monsieur?
+
+--A présent, père Wouters, c'est décidé. Après aujourd'hui, je ne
+ferai plus aucun effort pour vous revoir, ni votre femme, ni
+Lina... Ah! si vous saviez, père Wouters, comme cette séparation
+irrévocable me déchire le cœur!
+
+Jean Wouters était ému.
+
+--Allons, mon jeune ami, dit-il d'un ton consolant, ne perdez pas
+courage. Nous avons été tous également imprudents. Peut-être,
+lorsque vous ne viendrez plus chez nous, les gens reconnaîtront-ils
+leur erreur. Mais si même notre bonne réputation devait en rester
+atteinte, comme cela est à craindre, eh bien, nous le supporterons
+sans vous accuser pour cela.
+
+--Oui, vous êtes assez généreux pour me pardonner ma faiblesse, dit
+Herman d'un ton amer, mais je ne me la pardonne pas moi-même; je ne
+me pardonne pas d'avoir, par lâche égoïsme, exposé votre bonne
+Lina à la calomnie des mauvaises langues. Je le regretterai toute ma
+vie. Hélas, l'innocente compagne de jeux de mon enfance, elle dont la
+douce amitié m'a tiré de l'abîme de l'abjection et du désespoir,
+je l'ai jetée en pâture à la malignité publique; je suis cause que
+son nom est souillé du venin de la calomnie, et restera peut-être
+souillé. Dieu, qui lit dans mon cœur, sait bien que je donnerais
+tout au monde pour racheter le mal que je lui ai fait... mais je ne
+le puis pas!... Pourquoi ne suis-je pas un pauvre ouvrier comme vous?
+Pourquoi cet argent maudit se trouve-t-il entre nous, si ce n'est pour
+m'empêcher de vous faire triompher de la calomnie en vous élevant
+au-dessus d'elle? Ah! ciel, je suis fou de colère et de chagrin. Ma
+tête tourne... Je ne sais plus ce que je dis!
+
+Herman s'était levé et avait pris la main du vieillard.
+
+--Maintenant, père Wouters, adieu! murmura-t-il les larmes aux yeux.
+Je m'en vais: vous ne me reverrez plus.
+
+--Monsieur Herman, nous nous comprenons bien, n'est-ce pas, plus
+jamais?
+
+--Non, plus jamais... Je vais me marier avec une demoiselle de la
+haute noblesse. Priez Dieu pour moi, père Wouters, afin que, dans ce
+brillant mariage, il me fasse retrouver quelques miettes du bonheur,
+de la paix de l'âme que me fait perdre cette douloureuse séparation.
+
+Il se dirigea vers la porte d'un pas ferme et résolu; mais là il
+s'arrêta et regarda le charpentier d'un air suppliant, comme pour lui
+demander quelque chose.
+
+--Soyez généreux, répondit le vieillard à cette prière muette;
+épargnez-leur cette triste émotion.
+
+--Un mot, un seul mot!
+
+--Les larmes de deux pauvres femmes changeraient-elles quelque chose
+à la fatalité qui pèse sur nous?
+
+--Non, vous avez raison, maître. Adieu! Adieu! Et, étouffant un cri
+de désespoir, Herman Steenvliet sortit de la maison en courant et
+reprit le chemin creux, sans remarquer deux ou trois paysans qui
+l'épiaient et qui le suivirent des yeux en échangeant de grossières
+plaisanteries.
+
+
+
+
+X
+
+
+Herman Steenvliet, le cœur plein d'angoisse et de chagrin, marchait
+dans le chemin creux qui devait le conduire à Loth, près de la
+station de chemin de fer; mais, arrivé là, il se sentit un tel
+dégoût pour la société des hommes, et un tel besoin de solitude,
+qu'il résolut d'aller à pied jusqu'à Bruxelles, en suivant les
+bords du canal de Charleroy.
+
+En chemin il s'arrêtait souvent, secouant la tête, se parlait tout
+haut à lui-même et se faisait violence pour retenir les larmes qui
+voulaient à chaque instant jaillir de ses yeux.
+
+Sa conscience l'accusait; il comprenait fort bien que l'honneur et
+la bonne réputation de Lina resteraient compromis, car au village
+surtout, les souillures que la calomnie répand sur ses victimes sont,
+de leur nature, ineffaçables. Lui, Herman, avait prévu le mal et
+l'avait redouté; par égoïsme ou par faiblesse il avait continué
+ses visites, et conséquemment c'était par sa faute que son amie
+d'enfance allait rester méprisée et blâmée. C'est ainsi qu'il
+avait récompensé ces braves gens de l'amitié désintéressée
+qu'ils lui avaient témoignée.
+
+Cette conviction lui était extrêmement pénible. Il se creusait le
+cerveau à chercher un moyen de défendre Lina contre les soupçons
+injurieux des gens du village; mais son esprit restait stérile.
+Considérant que tout ce qu'il pouvait tenter aurait pour unique
+résultat de provoquer des calomnies nouvelles et plus odieuses
+encore contre l'innocente jeune fille, il devait se soumettre avec
+résignation à la fatalité qui pesait sur lui.
+
+Il ne reverrait plus jamais Lina Wouters; tout était rompu entre elle
+et lui; leurs relations ne devaient jamais se renouer.
+
+Ah! il mesurait maintenant toute l'étendue, toute la puissance de son
+amour pour la naïve compagne de son enfance, et il s'en effrayait. Et
+quoique le serment de fidélité qu'il allait jurer au pied des autels
+à une autre femme lui fît un devoir devant Dieu d'oublier Lina, il
+sentait bien, hélas! qu'il ne le pourrait pas. Ah! si les millions de
+son père ne s'élevaient pas entre lui et la victime de son égoïste
+imprudence, s'il était pauvre, avec quelle joie triomphante il
+élèverait Lina au-dessus des atteintes de la calomnie! Mais il ne
+pouvait pas y penser: il ne pouvait pas se soustraire à son triste
+sort; il fallait qu'il devînt l'époux de Clémence d'Overburg.
+
+Ces douloureuses pensées tourbillonnaient dans son esprit et lui
+faisaient saigner le cœur.
+
+Lorsqu'il arriva enfin chez lui, il était tout à fait abattu et
+découragé. Il monta à sa chambre, se laissa tomber dans un fauteuil
+et resta là, le regard fixe, perdu dans le vide, luttant contre
+l'obsession de l'image de Lina qu'il voyait constamment devant lui,
+tantôt les yeux pleins de larmes, tantôt souriant du plus doux
+sourire.
+
+Pour échapper à cette vision, il sortit de nouveau et alla se
+promener très loin sur la route de Tervueren; mais rien n'adoucit
+sa douleur, et plus cette lutte contre les arrêts du sort se
+prolongeait, plus profondément s'enracinait en lui la conviction que
+rien au monde n'était assez puissant pour affaiblir dans son cœur la
+sentiment qui l'enchaînait à Lina Wouters.
+
+Durant trois jours, il resta en proie aux luttes intérieures les plus
+pénibles sans parvenir à déterminer clairement ce qui lui restait
+à faire. Mais le quatrième jour, après de longues heures passées
+dans sa chambre à réfléchir et à méditer, il se leva tout à
+coup, l'œil brillant d'une ferme résolution:
+
+--C'est décidé: attendre plus longtemps ne servirait de rien, Que
+mon sort s'accomplisse! Mon pauvre père croira que je l'attriste sans
+hésitation et sans pitié. Ah! s'il pouvait lire dans mon cœur! Ce
+qu'il désire voir se réaliser lui est inspiré par son affection
+pour moi, je le sais bien. Mais il se trompe. Je ne peux pas
+consentir à être pendant toute ma vie la victime d'une erreur de
+sa tendresse... et, lors même que je le voudrais, je demeurerais
+impuissant contre une chose qui est plus forte que ma volonté...
+L'argent est le tyran qui me condamne à l'avenir le plus amer; eh
+bien, je veux, en ce qui me concerne, briser ce sceptre infernal;
+je serai pauvre, peut-être, et obligé de gagner mon pain en
+travaillant; mais libre, du moins, et maître de mon cœur et de mes
+actions.
+
+En prononçant ces paroles à voix haute, il descendit rapidement et
+entra sans frapper dans le cabinet de son père.
+
+--Ah! ah! on vous voit donc à la fin! lui dit joyeusement M.
+Steenvliet. Que diable, mon fils, où donc êtes-vous toute la
+journée? Je vous ai à peine entrevu deux ou trois fois depuis le
+commencement de la semaine.
+
+--Mon père, j'ai à vous parler d'une affaire importante, répondit
+le jeune homme. Je vous en prie, ayez la bonté de m'écouter avec
+calme.
+
+--Quelle mine sérieuse vous avez, Herman! Vous piquez ma curiosité.
+Il ne s'agit pas de votre prochain mariage?
+
+--Si, mon père.
+
+--Mais sur ce point, il n'y a plus rien à dire. Parlez, cependant.
+Quelque nouvel enfantillage?
+
+--Jugez-en, mon père. Depuis quatre jours j'ai la tête en feu;
+depuis quatre jours j'ai la fièvre, mes nerfs sont tendus à se
+rompre, parce que je m'effraye à l'idée de vous déplaire et de vous
+faire du chagrin; car, je le reconnais, vous êtes bon pour moi, vous
+m'aimez, et dans tout ce que vous faites vous n'avez en vue que mon
+bien-être, tel que vous le comprenez, du moins.
+
+--Ah çà! qu'est-ce que tout cela signifie? Vous n'allez pas pleurer,
+n'est-ce pas?
+
+--Non, mon père, mais je m'efforce de vous faire comprendre que je
+vous suis reconnaissant et que je vous respecte...
+
+--Je le sais bien, mon garçon. Laissez là ces détours, et allez
+droit au but. Que désirez-vous? De l'argent?
+
+--Non; je veux vous faire part d'une résolution, d'une immuable
+résolution que j'ai prise.
+
+--Immuable! Nous verrons bien. J'écoute.
+
+Le jeune homme hésita et parut rassembler ses forces. Il dit enfin
+d'un ton décidé:
+
+--Mon père, je n'épouse pas mademoiselle d'Overburg.
+
+--Ne l'avais-je pas deviné? s'écria l'entrepreneur. Vous voilà
+encore une fois! De pareilles hésitations sont peut-être naturelles;
+mais elles ne sont certainement pas sérieuses. Quand il en sera
+temps, vous vous estimerez heureux de pouvoir donner le nom d'épouse
+à la noble demoiselle Clémence.
+
+--Croyez là-dessus ce qu'il vous plaira, mon père, mais je vous
+déclare que jamais, non jamais, je n'accepterai la main de Clémence
+d'Overburg.
+
+M. Steenvliet éclata de rire.
+
+--Ah! ah! vous tournez comme une girouette! dit-il en ricanant;
+aujourd'hui par-ci, demain par-là. Allez encore vous promener un peu,
+Herman, et venez me dire ce soir quelles sont vos intentions. Vous
+aurez encore une fois changé d'avis.
+
+Le jeune homme frémissait d'impatience, mais il se contint, et
+répondit avec un calme apparent:
+
+--Vous êtes un homme énergique, mon père; tout le monde vante la
+fermeté de votre volonté. Moi, au contraire, j'ai été jusqu'à
+présent un être faible et hésitant, parce que l'on a contrarié
+tous les penchants de ma nature primitive. Mais votre sang coule dans
+mes veines. Ne vous étonnez donc pas, mon père, qu'après quatre
+jours de réflexions et de souffrances, je sois arrivé à prendre une
+résolution si ferme et si irrévocable que rien au monde ne pourrait
+la changer...
+
+--Pas même la volonté de votre père?
+
+--Non.
+
+--Ni mes prières?
+
+--Je vous demande bien humblement pardon, mon père, mais mon parti
+est pris. Je n'épouserai pas Clémence d'Overburg.
+
+Cependant M. Steenvliet se refusait à croire que son fils parlait
+sérieusement, quoique le ton grave du jeune homme, son air décidé,
+et la résolution de son regard ne fussent point sans inquiéter
+l'entrepreneur.
+
+--Mais, Herman, dit-il, je ne vous comprends pas. Expliquez-moi
+donc quelles raisons vous poussent à rompre ainsi vos engagements.
+Avez-vous appris, sur Clémence ou sur ses parents, quelque chose qui
+vous blesse?
+
+--Non, mon père. A quoi bon vous répéter encore une fois les
+raisons qui, dès le premier moment, me firent considérer cette union
+disproportionnée comme devant faire le malheur de toute ma vie? Avec
+votre argent vous achetez une bru, rameau d'une antique et illustre
+souche. Elle ne peut pas m'aimer jamais, moi, le fils d'un ouvrier
+enrichi, le bourgeois égoïste dont l'orgueil veut anéantir et
+absorber sa noblesse. Je lirais sans cesse cette accusation dans
+ses yeux... Ses parents se vengeraient sur moi par une haine
+irréconciliable, et me mépriseraient... Et moi, moi, je devrais
+baisser humblement et sans résistance la tête devant cette
+humiliation! car ma conscience me dirait que je l'ai méritée.
+
+--Bah! bah! folies que tout cela. Cela n'a pas le sens commun. C'est
+peut-être la quatrième fois que vous me répétez ces réflexions
+défavorables, et chaque fois vous avez reconnu qu'elles n'étaient
+pas fondées.
+
+--En effet, mon père, chaque fois je me suis soumis par respect, par
+affection pour vous. Et s'il n'avait pas surgi d'autres raisons pour
+me faire reculer, j'aurais probablement accepté mon sort, si triste
+qu'il me parût.
+
+--Ah! bon, il y a une nouvelle raison?
+
+--Clémence d'Overburg n'a pas la moindre inclination pour moi; au
+contraire!
+
+--Vous vous trompez, Herman, soyez-en sûr, son père me disait encore
+dernièrement qu'elle parle de vous dans chacune de ses lettres, et
+qu'elle s'informe avec intérêt de votre santé.
+
+--Cela se peut; mais son frère Alfred, sans me le déclarer
+positivement, m'a fait suffisamment comprendre que mademoiselle
+Clémence redoute le mariage projeté comme une mésalliance
+déshonorante.
+
+--Vous avez mal compris ses paroles.
+
+--Ah! n'est-ce pas naturel? Clémence courbe la tête sous la volonté
+de son père, sous la pression de la fatalité. Elle se sacrifie à
+l'honneur et au bien être de sa race; elle se vend pour sauver ses
+parents d'une décadence scandaleuse. Certes, cette abnégation de
+soi-même est un acte digne d'éloges; mais plus noble Clémence se
+montre, plus lâche et plus cruel serais-je en consentant à conduire
+à l'abattoir cet innocent agneau. Non, je ne le ferai pas, jamais,
+jamais! Ce rôle de bourreau me répugne. L'idée que je devrais vivre
+jusqu'à la fin de mes jours côte à côte avec ma victime, me fait
+trembler d'horreur... Et je vous le répète, mon père, rien au monde
+ne peut me faire consentir à épouser mademoiselle d'Overburg.
+
+L'entrepreneur secoua la tête avec impatience.
+
+--Vous êtes de bien mauvaise humeur aujourd'hui, dit-il. Les paroles
+sans portée d'Alfred d'Overburg vous ont indisposé: mais je
+veux croire que cet accès de dépit se passera bientôt, comme
+précédemment; sans cela votre hardiesse, la légèreté avec
+laquelle vous essayez de reprendre vos promesses, me mettraient dans
+une juste colère. Ah! mon sang coule dans vos veines? Ah! vous
+avez une volonté ferme? Mais moi, je suis votre père, et j'ai
+une volonté qui n'a jamais plié. Si cela devenait nécessaire, je
+saurais vous montrer que quand une fois j'ai mûrement et fermement
+décidé quelque chose, tout doit se courber devant moi: vous surtout,
+qui êtes mon fils... Allons, poussez votre audace jusqu'au bout:
+osez me répéter que vous refuseriez d'obéir à mes ordres, à mes
+prières! Est-ce ainsi que vous voulez me récompenser de toute ma vie
+de dévouement et de sacrifices?
+
+Le jeune homme, qui ne voulait pas répondre à cette question, avait
+laissé tomber sa tête sur sa poitrine, et regardait obstinément
+le parquet, sans rien dire. Son attitude humble fut prise par M.
+Steenvliet pour un signe d'hésitation ou de regret.
+
+--Voyons, mon bon Herman, dit-il, ne vous laissez pas aller à toutes
+ces sottes idées. Elles vous attristent inutilement; car, à supposer
+qu'elles soient fondées en partie, à quoi cela vous avancerait-il?
+L'affaire est poussée trop loin pour que l'on puisse revenir sur
+ses pas. Puis-je aller dire maintenant au baron d'Overburg que nous
+refusons la main de sa fille? Je n'oserais jamais lui faire un si
+sanglant affront. Cela est complètement impossible, et d'ailleurs je
+ne le voudrais pas. Oubliez-vous donc, Herman, que l'unique but de
+mes efforts, de mes labeurs, de mes épargnes, de ma vie, a été
+de préparer et de réaliser votre élévation dans le monde. Et
+maintenant que mon vœu le plus ardent va s'accomplir, maintenant
+que vous allez devenir l'époux d'une jeune fille de haute noblesse,
+maintenant que le vieux maçon,--devenu riche grâce à son habileté
+et à son travail,--va voir son sang plébéien se mêler au sang
+illustre des Overburg, vous renonceriez à cette brillante alliance?
+Ah! ah! quelle folie! Soyez plus avisé; dites-moi que vous acceptez
+avec gratitude la main de Clémence.
+
+--Je ne l'accepte pas, mon père!
+
+--Ah çà! êtes-vous ensorcelé? s'écria l'entrepreneur irrité.
+Ne comprenez-vous donc pas que si je prenais au sérieux votre
+proposition insensée, vous me rendriez profondément malheureux?
+
+--Je le sais, mon père, et pourtant...
+
+--Pourtant quoi?
+
+--Pourtant je dois refuser. Si je n'épouse pas Clémence, vous en
+aurez du chagrin pendant quelque temps; mais si je l'épouse, je me
+condamne moi-même à une existence sans amour, sans espoir, sans
+dignité. Je ne veux pas m'acheminer vers le tombeau, courbé sous
+l'humiliation et la haine... C'est une loi: de deux maux il faut
+choisir le moindre. Mademoiselle d'Overburg ne sera jamais ma femme.
+
+--Par le diable, c'est ce que nous verrons!
+
+Herman fit quelques pas en arrière, comme pour s'en aller.
+
+--Restez! commanda M. Steenvliet. Je devrais me fâcher, mais je suis
+trop fermement convaincu que votre nouvelle lubie ne tiendra pas.
+Ah! si ce que vous venez de dire était bien mûrement réfléchi et
+délibéré, si, par hasard, vous persistiez dans votre refus, je
+me vengerais impitoyablement de votre désobéissance et de votre
+opiniâtreté. Je puis vivre assez longtemps encore pour dissiper
+toute ma fortune, et pour m'en aller de ce monde aussi pauvre que j'y
+suis venu. Alors vous n'auriez rien.
+
+--Agissez en cela comme vous le trouverez bon, mon père, répondit le
+jeune homme avec le plus grand calme. Je suis assez grand pour gagner
+ma vie en travaillant.
+
+--Vous allez peut-être devenir peintre? ricana le père.
+
+--Peintre ou autre chose. Votre exemple m'a appris ce que l'on peut
+avec de la volonté et de la persévérance.
+
+--Allons, Herman, vous perdez la tête. Les millions que j'ai gagnés
+pour vous ne serviraient donc à rien?
+
+--Ils serviront du moins, mon père, à me faire apprécier
+l'humilité et à me rendre malheureux pour toute ma vie.
+
+--Ah! c'est ainsi: Monsieur va demander son gagne-pain au travail de
+ses mains, et dès qu'il gagnera un peu d'argent, il épousera l'une
+ou l'autre petite paysanne; qui sait? peut-être même la fille de
+quelque artisan.
+
+--Une femme de cette condition ne reprochera pas, du moins, à mon
+père d'avoir été maçon, grommela le jeune homme d'un ton acerbe.
+Ce serait un mariage avec un amour partagé et un respect réciproque.
+
+--Vous radotez. Voyez-vous le fils unique du millionnaire Steenvliet
+demeurer dans une hutte et souffrir de la faim? Allez vous mettre au
+lit, Herman, reposez-vous un peu et laissez vos esprits se calmer;
+car, vraiment, vous êtes à moitié fou. Demain ce sera passé. En
+tout cas, n'espérez pas que dans cette affaire importante je prête
+les mains à vos caprices et à vos lubies. Clémence d'Overburg sera
+votre femme; c'est décidé, et cela reste décidé.
+
+--Est-ce bien votre dernier mot, mon père?
+
+--Mon tout dernier mot.
+
+--Soit donc! Je sais ce qu'il me reste à faire.
+
+En achevant ces paroles, Herman sortit du cabinet.
+
+L'entrepreneur le suivit un instant des yeux d'un air pensif, puis il
+secoua la tête et se dit à lui-même en souriant:
+
+--Pauvre garçon! La crainte de ne pas être aimé de mademoiselle
+Clémence le jette maintenant dans un doute pénible. Son cœur est
+trop sensible, trop tendre. Il tient cela de sa mère. Sans amour sa
+vie serait triste, en effet; mais il se trompe complètement. Dès
+le premier abord Clémence a montré une sympathie particulière pour
+lui. Je lui fournirai les moyens de satisfaire les moindres désirs de
+sa femme. Et si réellement elle n'éprouvait pas encore un véritable
+amour pour lui, cela viendra tout seul plus tard. L'argent est une
+baguette magique toute-puissante sur le cœur des hommes... Si l'on
+devait décider définitivement aujourd'hui de ce mariage, peut-être
+Herman n'y consentirait-il pas. Il est singulièrement mal disposé
+à cet égard; mais l'effet des paroles d'Alfred ne tardera pas à se
+dissiper. Nous avons tout le temps d'attendre. Ce qui m'inquiète plus
+que les lubies de mon fils, c'est l'hésitation et les atermoiements
+du marquis de la Chesnaie. Il ne consentira qu'après avoir ici même
+en personne examiné la situation de mes affaires. L'idée qu'une
+demoiselle d'Overburg épouserait le fils d'un ouvrier enrichi le
+blesse et l'humilie. S'il allait refuser? Je manquerais donc le but de
+tous mes efforts?... Mais je crois vraiment que la folie de mon fils
+me rend à mon tour hésitant! Est-ce que je ne les domine pas tous
+par l'argent? Seraient-ils capables de préférer le déshonneur et la
+déchéance? Non, non, j'ai tort de m'inquiéter, l'affaire suivra son
+cours comme je l'ai résolu...
+
+Un valet ouvrit la porte et annonça à son maître que M. le baron
+d'Overburg était venu pour lui parler, et qu'il l'attendait au salon.
+
+--Ah! le père de Clémence maintenant, grommela l'entrepreneur en
+ôtant sa robe de chambre. Pourvu que celui-ci ne vienne pas à son
+tour avec des hésitations et des faux-fuyants. Je finirais par perdre
+patience. Bah! peut-être m'apporte-t-il, au contraire, de bonnes
+nouvelles; car lui, du moins, est un homme sensé et il sait ce
+qu'il fait, ou du moins ce qu'il peut faire. Voyons, nous allons bien
+savoir.
+
+En entrant dans le salon, il alla à la rencontre de son noble
+visiteur avec un sourire aimable, lui serra la main et lui dit:
+
+--Bonjour, monsieur le baron. Voilà une agréable surprise, à
+laquelle je ne m'attendais pas aujourd'hui. Vous deviez être en
+ville pour vos affaires; et vous n'avez pas voulu retourner à votre
+château sans m'honorer d'une visite. Je vous remercie du fond du
+cœur pour cette bonne idée. Veuillez vous asseoir, monsieur le
+baron... Mais je ne sais pas ce que je vois à l'air de votre visage.
+Auriez-vous du chagrin? Tout ne marche-t-il pas au gré de vos
+désirs?
+
+--Non, pas tout, monsieur Steenvliet, répondit le baron. Il y a
+certaines choses qui m'inquiètent depuis une couple de jours. Je suis
+venu pour causer de cela très sérieusement avec vous.
+
+Mais d'abord, je dois vous annoncer que mon oncle, le marquis de la
+Chesnaie, m'a écrit qu'il part aujourd'hui de Monaco, et arrangera
+son voyage de manière à arriver jeudi prochain à Bruxelles. Vous
+pouvez donc vous attendre à notre visite pour la fin de la semaine
+prochaine.
+
+--Peut-être le marquis préférerait-il que je vinsse lui parler à
+votre château?
+
+--En ce cas, monsieur Steenvliet, je vous le ferais savoir.
+
+--Et peut-on supposer, d'après les termes de sa lettre, qu'il est
+toujours favorablement disposé?
+
+--Toujours favorablement. Ce n'est que pour la forme qu'il diffère
+son approbation définitive, jusqu'à ce qu'il ait obtenu par
+lui-même les renseignements nécessaires. Mais ces renseignements
+seront-ils bien de nature à le satisfaire complètement? Voilà la
+question que je me pose, et qui m'inquiète depuis deux jours.
+
+--Et qu'est-ce qui pourrait bien y manquer, monsieur le baron? Vous
+lui avez fait connaître avec une entière sincérité la véritable
+situation des choses. N'est-il pas vrai que vous lui avez écrit tout
+ce qui pouvait exercer quelque influence sur sa décision?... Quoi?
+Vous secouez la tête?
+
+--Ce que j'ignorais alors, je ne pouvais naturellement pas le lui
+mander. S'il l'apprend--et je crains fort qu'il ne l'apprenne--alors
+il est probable qu'il s'opposera au mariage de Clémence. Vous avez ma
+parole, monsieur Steenvliet, la mauvaise tournure de mes affaires, le
+généreux secours que vous m'avez prêté, me rendent votre obligé
+et m'engagent envers vous. Je n'hésiterais pas à conclure ce
+mariage, même sans le consentement de mon oncle; mais le marquis nous
+déshériterait et mes enfants y perdraient plus de deux millions. Je
+vous en prie, mon bon monsieur Steenvliet, ayez pour la seconde fois
+pitié d'un malheureux gentilhomme! Employez toute votre autorité
+paternelle pour faire cesser un scandale qui, du moins en présence
+des projets d'union qui existent entre nous, est déshonorant pour
+votre fils, pour ma pauvre Clémence, pour vous même et pour toute ma
+famille.
+
+--Mais parlez donc clairement, monsieur le baron, murmura M.
+Steenvliet épouvanté. Un scandale? Que voulez-vous dire?
+
+--C'est difficile à dire, répondit le baron. Ce sont des choses que
+nous voyons, hélas, se passer trop souvent. Mais nous, qui sommes
+d'une autre époque, nous reculons devant une pareille publicité.
+
+--Pour l'amour de Dieu, ne mettez pas ma patience à une si rude
+épreuve! s'écria l'entrepreneur. Un scandale? Et mon fils en serait
+l'auteur? Vous faites signe que oui? J'espère bien, du moins, qu'il
+n'a ni volé, ni tué?
+
+--Non, non, calmez-vous, je vais vous dire ce que c'est... D'après
+des bruits dont la vérité n'est pas douteuse, M. Herman ne va
+presque plus au Club et il n'y reste que quelques instants quand il
+y va. Ses camarades d'autrefois ne le rencontrent nulle part.
+Savez-vous, monsieur Steenvliet, où votre fils passe tout son temps
+depuis un mois?
+
+--Sans doute que je le sais, répondit l'entrepreneur avec un rire
+triomphant. Le mariage projeté l'a rendu tout à coup sérieux,
+beaucoup trop sérieux même à mon avis, le jeune homme se promène,
+dessine, lit et rêve.
+
+--Ainsi, vous ignorez qu'on peut le trouver du matin au soir dans
+certaine maison d'ouvriers située au bord d'un chemin isolé, pas
+bien loin du village où le banquier Dalster a son château?
+
+--Bah! bah! Quelle folie! Que diable mon fils irait-il faire là?
+
+--L'ouvrier a une fille qui, à ce qu'il paraît, n'est pas seulement
+très jolie, mais aussi très madrée et très artificieuse.
+
+--Et vous voulez dire, monsieur d'Overburg, que c'est là que mon
+fils s'amuse? Voilà ce que je ne crois pas et, en tous cas, ce que je
+n'approuverais pas. Mais en serait-il bien ainsi?
+
+--Le mal est déjà assez grave lors même qu'il resterait caché;
+mais, ce qui ne se peut supporter surtout par nous, gentilshommes,
+c'est que ce mal soit publié. Votre fils, au vu et au su de tout
+le monde, passe des journées entières dans cette pauvre maison
+d'ouvriers, il y mange à la table commune comme s'il faisait partie
+de la famille, il achète à la fille des robes de soie et des bijoux,
+il se promène dans les rues de Bruxelles avec cette jeune effrontée
+à son bras.
+
+Péniblement atteint par cette révélation, l'entrepreneur secoua la
+tête et répondit après un moment d'hésitation:
+
+--Mais, mon cher monsieur d'Overburg, tout cela ne serait-il pas une
+simple médisance? Pour des choses de cette nature mon fils était,
+jusqu'à présent, beaucoup plus réservé que d'autres jeunes gens de
+son âge.
+
+--Le vieux monsieur Dalster est mon témoin. Informez-vous de la
+vérité dans le village, vous apprendrez que les habitants sont
+indignés de la conduite de M. Herman et de celle qui le tient
+captif dans ses filets. Et si de simples paysans, qui ne sont en
+rien responsables des actes de la fille de l'ouvrier, se sentent
+déshonorés par ces relations blâmables, que dois-je dire, moi,
+gentilhomme, moi, père de la future femme de votre fils?
+
+--Je lui parlerai de cela aujourd'hui même, monsieur le baron, et si
+vos renseignements sont fondés...
+
+--Ils sont fondés, n'en doutez pas.
+
+--Et bien, je lui ferai comprendre qu'il doit rompre avec cette fille.
+
+Le baron frémissait d'impatience et de dépit.
+
+--Hélas! monsieur Steenvliet, dit-il, je m'effraye de vous voir
+si calme, et de ne pas vous trouver pénétré de l'impérieuse
+nécessité d'une rupture immédiate et complète de ces
+déshonorantes relations. Si ces bruits parvenaient aux oreilles de ma
+fille Clémence, n'aurait-elle pas le droit de refuser sa main, contre
+ma volonté, à un homme qui, d'avance et publiquement, manque au
+respect qu'il doit à sa future femme? Et si mon oncle, le marquis,
+devait apprendre quelque chose de cette triste affaire, lui si fier et
+si susceptible sur le point d'honneur, il m'accablerait de reproches
+et soulèverait toute ma famille contre moi. Vous-même, monsieur
+Steenvliet, vous regretteriez profondément, n'est-ce pas, que des
+circonstances imprévues vinssent rendre impossible le mariage de
+votre fils.
+
+--Mais, jusqu'à présent, ce mariage ne court pas de danger,
+j'espère?
+
+--Si, un grand danger. Je vous en conjure, prenez des mesures
+énergiques pour nous préserver de ce malheur; car pour moi, vous le
+savez, la non-réussite de ce mariage serait une catastrophe. Je n'ai
+pas d'autre moyen de reconnaître votre bienfait et de mériter la
+continuation de votre généreux secours.
+
+--Mais, mon digne monsieur d'Overburg, que puis-je faire, sinon de
+montrer à mon fils son imprudence, son étourderie?
+
+--Lui défendre sévèrement, absolument, de remettre les pieds dans
+cette maison; lui faire promettre fermement et irrévocablement de
+rompre désormais toutes relations avec cette méprisable fille.
+
+--N'est-ce que cela que vous désirez, monsieur le baron? Soyez donc
+bien tranquille: Herman n'ira plus dans ce village. Je vous le promets
+en son nom.
+
+--Et s'il refusait de vous obéir?
+
+--Non, pas cela. Herman peut avoir une faiblesse et faire une folie;
+mais c'est un garçon raisonnable et il a un cœur excellent. En
+tout cas, je n'ai pas l'habitude de voir ma volonté méconnue...
+Doutez-vous encore? Souhaitez-vous qu'Herman vienne lui-même
+s'excuser auprès de vous et vous promettre d'éviter désormais tout
+prétexte de soupçon ou de médisance?
+
+--Oh! non, je n'exige pas cela, s'écria joyeusement M. d'Overburg. Je
+vous remercie, mon bon monsieur Steenvliet: j'ai foi en votre parole.
+Il me suffit de pouvoir au besoin déclarer et affirmer que ces bruits
+n'ont plus de fondement... Allons, écartons toutes ces douloureuses
+inquiétudes et espérons que rien n'empêchera ni ne retardera le
+mariage souhaité. A la fin de la semaine prochaine, je viendrai vous
+rendre visite avec mon oncle le marquis. Nous réglerons tout alors en
+sa présence... Permettez-moi de vous dire adieu pour aujourd'hui. Je
+dois partir pour Liège où je vais chercher Clémence. Je vous serre
+la main, rassuré et consolé.
+
+Près de la porte cochère, et prêt à remonter en voiture, le baron
+murmura a l'oreille de l'entrepreneur:
+
+--N'oubliez pas vos promesses. Je vous en supplie, soyez énergique.
+Notre bonheur à tous en dépend.
+
+--Je n'ai jamais laissé protester une promesse, répondit M.
+Steenvliet. Soyez sans aucune crainte.
+
+La voiture s'éloigna, et l'entrepreneur retourna à pas lents à son
+cabinet, où il se laissa tomber sur une chaise. Il y resta longtemps
+pensif et immobile.
+
+En présence du baron, il avait caché ses impressions pour amoindrir
+autant que possible la faute d'Herman; mais, maintenant qu'il se
+trouvait seul, l'expression de son visage changea et devint amère.
+
+--L'imbécile! grommela-t-il. A quels ridicules enfantillages va-t-il
+se livrer au moment même où l'on prépare son mariage avec la fille
+d'un baron! Lui, si indifférent pour toutes les jeunes filles, si
+riches et si jolies qu'elles soient, se laisserait charmer par une
+fille d'ouvrier? Il lui achèterait des robes de soie et des bijoux!
+Il se promènerait avec elle dans les rues de Bruxelles? Tout ce qu'il
+me disait de son aversion pour une union disproportionnée n'était
+donc que fausseté? Oui, car la distance entre lui et une simple
+ouvrière est infiniment plus grande que la distance entre moi et
+M. d'Overburg. Il repousserait et dédaignerait mes ordres et mes
+prières, par amour pour une fine mouche de village, qui n'a pas
+d'autre but que de lui soutirer de l'argent, beaucoup d'argent? Et
+moi, son père, je devrais céder à une aussi méprisable adversaire?
+Ah! ah! cela ne sera pas! Il ne jouera pas un jour de plus avec mon
+honneur, et ne me rendra pas plus longtemps ridicule aux yeux de
+quiconque nous connaît. Que dis-je, un jour? Non, pas une heure; je
+vais sur-le-champ lui signifier ma volonté, et malheur à lui s'il ne
+m'obéit pas immédiatement.
+
+En achevant ces mots, il sortit de son cabinet, monta l'escalier en
+courant, ouvrit la porte d'Herman, et fit irruption dans la chambre le
+poing en avant.
+
+Mais il s'arrêta surpris et désappointé, car son fils n'y était
+pas.
+
+--Il n'est pas là! grommela-t-il. L'entêté coquin serait-il déjà
+sorti?... Oui, voilà son bonnet grec qui pend là; son chapeau n'y
+est pas, et je ne vois pas non plus son pardessus. Il veut donc rester
+dehors jusqu'à la nuit? Où peut-il être?... Ah! je comprends; mais
+il n'y restera pas, dussé-je aller l'en arracher.
+
+Il alla dans un des angles de la pièce et tira un cordon de sonnette.
+Un valet ne tarda pas à paraître.
+
+--Jacques, avez-vous vu sortir mon fils? demanda-t-il.
+
+--Hélas! oui, Monsieur, répondit l'autre, j'en suis encore
+profondément troublé.
+
+--Troublé? Pourquoi?
+
+--Notre jeune maître avait les larmes aux yeux; il m'a serré la main
+et m'a dit adieu d'un ton singulier, comme s'il voulait dire que je ne
+le reverrais jamais.
+
+M. Steenvliet pâlit visiblement; mais il maîtrisa son émotion, et
+demanda avec un calme simulé:
+
+--Avait-il des bagages?
+
+--Rien que sa petite sacoche de cuir.
+
+--Et où est-il allé?
+
+--Je ne sais pas, Monsieur. Il m'a fait chercher un fiacre, et
+lorsqu'il y est monté après m'avoir serré encore une fois la main,
+je l'ai entendu qui disait au cocher: gare du Nord, ventre à terre.
+
+--Êtes-vous bien sûr de ne pas vous tromper, Jacques? Herman
+n'a-t-il pas dit: gare du Midi?
+
+--Non, Monsieur, j'ai très bien entendu. Il a positivement dit Nord.
+
+--Eh bien, allez aussi me chercher ma voiture; mais pas un mot de
+tout cela. Entendez-vous. C'est une lubie d'Herman qui sera oubliée
+demain. Personne n'a à se mêler de cela.
+
+--Je comprends, Monsieur.
+
+--Allez, courez et ramenez-moi une voiture.
+
+L'entrepreneur rentra chez lui, endossa fiévreusement une redingote
+et courut à la porte cochère avant que le valet, qui n'avait qu'à
+aller jusqu'au coin de la rue, pût être de retour.
+
+Cette courte attente parut encore trop longue à M. Steenvliet; il
+marronnait en lui-même, frappait du pied, serrait les poings et
+paraissait en proie à un profond chagrin et à une vive inquiétude.
+
+Enfin, sans dire un mot de plus à son domestique, il monta en voiture
+en criant au cocher:
+
+--Au Nord. Double prix si nous allons vite.
+
+Le cocher enleva ses chevaux d'un coup de fouet et les stimula
+tellement que la voiture faillit verser en tournant l'angle de la rue
+de la Loi.
+
+M. Steenvliet ne savait que penser. Pourquoi Herman s'était-il fait
+conduire à la gare du Nord?
+
+Il n'était donc pas allé au village où demeurait la fille de
+l'ouvrier? Car il ne pouvait y aller que par la ligne du Midi. Où
+était-il donc allé? Quoique le pauvre père essayât de se persuader
+que ses craintes n'étaient pas fondées, de temps en temps un frisson
+glacial parcourait ses membres.
+
+Sous sa froideur et sa dureté apparentes se cachait une tendresse
+excessive pour son fils; on pouvait même dire que celui-ci était
+l'unique objet de son amour et de sa sollicitude. Herman avait dit
+adieu au domestique les larmes aux yeux, un adieu solennel! Qu'est-ce
+donc que le pauvre jeune homme pouvait bien avoir en tête? Herman
+paraissait faible et irrésolu, mais l'entrepreneur savait bien qu'une
+volonté ferme et énergique se cachait au fond du caractère de son
+fils. C'était dans le sang. Cette résolution ne pouvait-elle pas le
+rendre capable de prendre le parti le plus insensé? Ah! Dieu,
+combien son cœur paternel était tourmenté par les plus effrayantes
+prévisions!... Mais son fils n'était probablement pas encore parti;
+il le trouverait encore au chemin de fer, il le retiendrait, le
+menacerait de sa colère, au besoin il le supplierait de renoncer à
+son projet; et, s'il fallait absolument lui permettre de refuser la
+main de Clémence, eh bien, M. Steenvliet sacrifierait l'espoir de
+toute sa vie pour sauver son enfant égaré!
+
+M. Steenvliet n'eut pas beaucoup le temps de réfléchir. La voiture
+s'arrêta devant la gare. Il sauta à terre, jeta une pièce de cinq
+francs au cocher et courut dans la station à droite et à gauche,
+regardant de tous côtés pour voir s'il n'apercevait pas Herman.
+
+Mais toutes ses recherches furent infructueuses. Il se retourna vers
+les distributeurs de coupons; il s'adressa aux employés, aux hommes
+d'équipe, aux hommes de peine, leur décrivit la personne et le
+costume de son fils et leur demanda s'ils ne l'avaient pas remarqué,
+ou s'ils ne savaient pas dans quelle direction il était parti.
+
+Quelques-uns répondirent qu'ils avaient bien vu un jeune homme
+répondant au signalement donné; mais l'un affirmait qu'il avait pris
+un coupon pour Liège; un second disait qu'il l'avait vu monter dans
+le train d'Anvers, tandis qu'un troisième prétendait qu'il était
+parti pour Ostende.
+
+Après avoir perdu là plus d'une heure, l'entrepreneur comprit
+l'inutilité de ses efforts, et monta dans un fiacre pour se faire
+ramener chez lui.
+
+Alors seulement, et loin des yeux du monde, il se livra au chagrin
+et à l'inquiétude qui lui serraient le cœur. Il resta longtemps
+immobile, la tête basse, les yeux fixes, perdu dans la contemplation
+de visions effrayantes. Peut-être craignait-il de perdre son fils
+pour toujours.
+
+Sans qu'il s'en aperçût, des larmes coulaient lentement sur ses
+joues.
+
+Quand la voiture s'arrêta devant sa porte et qu'il vit qu'il était
+chez lui, alors seulement il s'éveilla de son pénible rêve, et
+essuya d'un mouvement nerveux ses yeux noyés de pleurs.
+
+Il ouvrit la portière, sauta à terre, paya le cocher sans prononcer
+une syllabe, rentra chez lui, et hâta le pas pour aller s'enfermer
+dans son cabinet. Mais Jacques, le vieux domestique, vint à sa
+rencontre tenant à la main un papier plié.
+
+--Monsieur, lui dit-il, voici un télégramme pour vous.
+
+--Un télégramme? Donnez, donnez vite, s'écria l'entrepreneur. C'est
+peut-être de lui.
+
+Il ouvrit la dépêche et lut:
+
+«Mon père, je pars pour un pays étranger. Ne soyez pas inquiet de
+moi. Dès que j'aurai trouvé un séjour fixe, je vous écrirai.
+Quoi qu'il m'arrive, je vous aimerai toujours, et je vous serai
+éternellement reconnaissant.
+
+--Hypocrite! grommela le père blessé, en froissant le télégramme
+avec colère.
+
+--Monsieur, s'il vous plaît, m'est-il permis de vous demander si ce
+télégramme vient de M. Herman? demanda le vieux domestique.
+
+--Oui, Jacques, il vient de l'étourneau. Mais soyez tranquille, c'est
+encore une folle lubie sans gravité.
+
+--Ah! Dieu soit loué!
+
+M. Steenvliet entra dans son cabinet et se laissa tomber sur une
+chaise, épuisé. Mais il se releva aussitôt, serra les poings
+d'un air menaçant, et murmura avec une expression de colère et
+d'amertume:
+
+--Le sans cœur! le bourreau! Moi, son père, me faire souffrir
+ainsi, me faire mourir d'angoisse, d'inquiétude et de peur! Ah! c'est
+affreux. L'hypocrite! Il m'aime, il me respecte? Il me déchire le
+cœur sans pitié! Ah! il me le paiera cher, très cher. Pense-t-il
+donc rendre impossible son mariage avec Clémence d'Overburg? Eh bien,
+il se trompe. J'ai confiance dans le temps; j'ai une patience que rien
+ne lasse, et une volonté de fer. Herman n'a pas d'argent; il faudra
+bien qu'il revienne au bout de quelques mois ou de quelques semaines,
+cela m'est égal. Il épousera tout de même mademoiselle d'Overburg,
+ne fût-ce que pour le punir de son affreuse cruauté envers moi. Oui,
+il se mariera, aussi vrai que j'existe.
+
+Et l'entrepreneur appuya cet arrêt d'un violent coup de poing sur son
+bureau.
+
+
+
+
+XI
+
+
+Ce matin-là, Lina était assise près du poêle, la tête penchée
+sur sa poitrine et aussi immobile que si elle était endormie.
+
+A ses pieds il y avait un chaudron plein d'eau; sur ses genoux une
+pelure de pomme de terre en spirale, et elle tenait encore à la main
+le couteau dont elle venait de se servir pour les besoins du ménage.
+
+Sa mère sortit de l'étable et la surprit dans cette attitude. Elle
+haussa les épaules avec compassion et lui dit:
+
+--Lina, mon enfant, vous avez tort de rêvasser toujours ainsi en
+vous-même. A quoi réfléchissez-vous si profondément?
+
+--Comment pouvez-vous le demander, ma mère? répondit la jeune fille.
+A quoi, à qui pensez-vous vous-même du matin au soir? Je voudrais
+savoir comment il va maintenant, mère. Ah! s'il allait retomber dans
+ses erreurs passées! La crainte qu'il pourrait devenir malheureux
+et se perdre peut-être m'afflige profondément. Cela est-il si
+étonnant!
+
+--Non, mon enfant, je suis aussi inquiète que vous à cet égard,
+j'en conviens; mais il faut garder une juste mesure en tout. Vous
+êtes tellement absorbée dans vos idées, que vous laissez là votre
+ouvrage pour vous abandonner à vos rêveries.
+
+--Mon ouvrage est fini, ma mère, dit la jeune fille en se levant. Je
+vais allumer le poêle et mettre les pommes de terre sur le feu.
+
+--Innocente, où sont vos esprits? Il est encore une grosse heure trop
+tôt.
+
+--Alors, je continuerai au jardin à piquer des tuteurs auprès des
+jeunes pois.
+
+--Cela ne presse pas, Lina. Je vous ferai une autre proposition. J'ai
+remarqué tout à l'heure qu'il ne nous reste plus assez de pain;
+demain le café nous manquera également. Il fait un temps superbe;
+allez au village, cela vous distraira un peu.
+
+--Au village, ma mère? Et dimanche, suivant votre conseil, je suis
+allée à la messe à Hal pour ne pas rencontrer une de ces méchantes
+langues.
+
+--Bah! Lina, depuis lors les commérages ont bien diminué;
+d'ailleurs, vous ne pouvez pas rester éternellement sans vous montrer
+au village; cela paraîtrait encore plus étrange. Il vaut encore
+mieux que l'on vous voie, mon enfant. De cette façon vous pourrez du
+moins convaincre nos amis qu'ils se sont trompés sur notre compte...
+Allez, Lina, cette promenade vous fera du bien; allez au village
+chercher du pain et du café.
+
+--Eh bien, j'irai, ma mère, si vous le désirez. Au fond, je n'ai
+pas d'objection à y faire. On peut penser de moi ce qu'on veut; ma
+conscience est pure, et l'on ne me mangera pas là-bas.
+
+La jeune fille ôta son tablier, se coiffa d'un autre bonnet, et se
+dirigea vers le village par le chemin de terre.
+
+Le ciel n'avait pas un nuage; un doux vent d'ouest susurrait dans
+le feuillage vert des arbres et tempérait l'ardeur du soleil. Des
+milliers de fleurs étoilaient les champs et les prairies, et les
+oiseaux célébraient par leurs chansons amoureuses le retour du gai
+printemps.
+
+Sous l'influence heureuse de ce beau temps, Lina redressait la
+tête et respirait à pleins poumons l'air chargé de senteurs
+printanières. Des idées consolantes surgissaient dans son esprit;
+un doux sourire entr'ouvrait ses lèvres, et elle marchait d'un pas
+allègre sous les arbres du chemin.
+
+Insensiblement, cependant, elle ralentit le pas, et l'expression de
+son visage redevint sérieuse. Elle s'arrêta même tout à fait et
+demeura immobile, les yeux fixés au sol comme si elle interrogeait la
+terre sur des choses douteuses dont la solution lui tenait au cœur.
+La réponse qui se présentait à son esprit ne devait pas être
+favorable, car elle secoua la tête avec un certain découragement.
+
+Tout à coup un sourire éclaira de nouveau ses traits rassérénés,
+et elle dirigea joyeusement son regard sur les champs longeant le
+chemin, où elle voyait s'agiter au-dessus des fleurs jaunes des
+pissenlits une foule de boules floconneuses.
+
+C'est la coutume, parmi les jeunes villageoises de certaines
+contrées, lorsqu'elles désirent ardemment quoique chose, de
+consulter, en soufflant dessus, les têtes floconneuses des pissenlits
+montés en graine. C'est ce que Lina voulait faire également.
+
+Elle entra dans la prairie, choisit une de ces touffes de graines,
+l'approcha de sa bouche, et demanda à haute voix:
+
+--Est-il malade? Est-il bien portant?
+
+Elle répéta plusieurs fois ces questions, et chaque fois elle
+souffla avec force sur la touffe, jusqu'à ce que le dernier flocon
+de graine se fût envolé et eût ainsi répondu affirmativement à la
+dernière question posée.
+
+Le résultat final de cette consultation fut sans doute favorable, car
+le visage de Lina respirait le contentement, et elle jeta vers le ciel
+un coup d'œil furtif, comme si elle éprouvait le besoin de remercier
+Dieu.
+
+Elle s'était déjà retournée et se disposait à sortir de la
+prairie, lorsqu'une idée lui vint; Elle s'arrêta, regarda
+les pissenlits en hésitant, et, obéissant à une attraction
+mystérieuse, elle cueillit une nouvelle tête floconneuse de
+pissenlit, et demanda d'une voix à peine perceptible:
+
+--Le reverrai-je encore?... Ne le reverrai-je plus jamais?
+
+Sa main tremblait; elle osait à peine souffler, et à mesure que les
+graines se détachaient de la tige, son anxiété grandissait. Elle
+craignait évidemment une réponse défavorable.
+
+Sans attendre le résultat final de l'épreuve, elle jeta la tête du
+pissenlit, éclata de rire et s'écria:
+
+--Ah! folle que je suis! Qu'est-ce que cette innocente fleur sait de
+ces choses-là?
+
+Elle ajouta d'une voix plus contenue:
+
+--Je ne peux plus le revoir, et je ne désire pas le voir encore...
+Que c'est cruel, cependant! C'est comme si une autre Lina vivait
+en moi, une Lina qui pense, qui souhaite et qui espère, sans ma
+participation, et même contre mon gré... Mais tout cela, ce sont
+des folies. Que dirait ma mère si elle me voyait dans la prairie,
+interrogeant les pissenlits comme une enfant? Allons, allons,
+acquittons-nous de notre commission.
+
+Elle rentra dans le chemin de terre, pressa le pas, et atteignit peu
+de temps après les premières maisons du village.
+
+Elle ne remarqua point que çà et là, lorsqu'elle passait, certaines
+gens venaient sur le seuil de leur porte pour la suivre des yeux, et
+que même un vieux paysan tendit vers elle son poing menaçant.
+
+Dans la première rue, elle vit venir la petite Catherine, la fille
+du forgeron, qui avait toujours été une de ses bonnes amies. Elle
+voulait aller au-devant d'elle et prononçait déjà son nom; mais
+à peine la petite Catherine eut-elle reconnu celle qui l'appelait,
+qu'une expression de mépris et d'aversion se montra sur sa figure, et
+qu'elle s'enfuit en toute hâte dans le village.
+
+Lina soupçonnait les raisons de cette étrange conduite. La bonne
+petite Catherine s'était laissé tromper par les commérages. Lina en
+fut profondément affligée, mais Catherine était une fille naïve
+et crédule. Lina, après avoir fini ses commissions, se proposait
+d'aller chez elle, et quelques paroles suffiraient pour convaincre
+le forgeron, qui était un homme raisonnable, et sa fille, qu'ils
+s'étaient laissé conter des fables ridicules par de méchantes
+langues.
+
+C'est dans ces consolantes dispositions d'esprit que Lina arriva sur
+la grand'place du village. L'auberge de l'_Aigle d'or_ était droit
+devant elle. Elle vit les deux filles, Léocadie et Isabelle, qui se
+tenaient derrière la fenêtre, et la regardaient avec une expression
+de haine et de mépris, en lui faisant des gestes de menace.
+
+Loin d'être embarrassée ou confuse, Lina regarda de son côté les
+deux filles bien en face, d'un air de bravade. Les gens de l'_Aigle
+d'or_ n'étaient-ils pas les ennemis d'Herman? Léocadie et Isabelle,
+par dépit de ce qu'il ne voulait plus venir à l'_Aigle d'or_,
+n'avaient-elles pas été les premières à répandre sur son compte
+la médisance et la calomnie?
+
+Cela suffisait pour rendre à Lina tout le courage, tonte la fierté
+de l'innocence. Elle passa devant l'_Aigle d'or_ avec un sourire
+moqueur, et l'expression de son visage signifiait qu'elle ne faisait
+aucun cas de l'estime de personnes telles qu'Isabelle et Léocadie.
+
+Préoccupée de cette circonstance, elle ne remarqua pas, bien loin,
+à côté de l'église, un groupe nombreux de gens qui la regardaient.
+On y procédait à la vente à la criée du mobilier et du bétail de
+la veuve Struyf, récemment décédée, et à cette occasion la maison
+mortuaire était pleine de monde.
+
+Lina entra dans la boutique de l'épicier. Deux autres chalands se
+tenaient devant le comptoir, attendant leur tour d'être servis.
+C'étaient une jeune fille et un garçon bien connus de Lina. Au
+village, tout le monde se connaît.
+
+--Bonjour, Fifine Bals. Beau temps aujourd'hui, n'est-ce pas? Bonjour,
+Martin Palinck. On nous a dit que vous aviez la fièvre; mais, Dieu
+soit loué! vous paraissez frais comme une rose. Votre vache tachetée
+est-elle vendue?
+
+La seule réponse qu'elle obtint fut un grognement inintelligible, et
+elle remarqua avec un certain effroi que la jeune fille et le jeune
+garçon reculaient insensiblement pour s'éloigner d'elle le plus
+possible.
+
+--Mais, braves gens, dit-elle d'un ton plaintif, pensez-vous que j'aie
+le choléra et que je vous le communiquerai?
+
+--C'est tout comme, grommela Fifine Bals. Qui traîne sa réputation
+dans la boue doit rester éloigné des honnêtes gens.
+
+--Ah! vous aussi, vous avez ajouté foi à la calomnie? répliqua
+Lina. Mais de tout ce qu'on dit il n'y a rien de vrai.
+
+--Vous nous prenez donc pour des enfants innocents? ricana Martin
+Palinck. Beaucoup de gens,--et moi-même,--ont vu de leurs propres
+yeux, vu, depuis bien des semaines, qu'un riche monsieur de la ville
+vient presque tous les jours dans votre maison. Cela n'est pas vrai
+non plus, dites?
+
+Lina parut déconcertée.
+
+--Oui, cela est vrai, balbutia-t-elle, mais il venait par pure
+amitié.
+
+--Naturellement; ce n'est pas la haine qui l'amenait, c'est certain.
+
+--Dès qu'il a appris qu'on interprétait mal ses visites, il est
+parti pour ne plus jamais revenir.
+
+--Faites croire cela aux oies.
+
+--Mais, mon ami, soyez donc raisonnable, et laissez-moi vous
+expliquer...
+
+--Mon ami, osez-vous dire! Fi, je vous le défends. Appelez votre ami
+celui qui vous donne des boucles d'oreilles de diamant.
+
+Attristée jusqu'aux larmes, Lina essaya encore de se justifier; mais
+le jeune homme, aigri et irrité, l'interrompit aussitôt et dit à la
+boutiquière:
+
+--Je ne sais pas comment cette impudente linotte ose encore mettre
+les pieds dans votre boutique. Dépêchez-vous de la servir, patronne,
+pour qu'elle s'en aille bien vite.
+
+--Oui, alors nous serons délivrés de sa déshonorable présence,
+ajouta Finie.
+
+Lina avait le cœur brisé. Elle s'approcha du comptoir d'un air
+craintif et demanda timidement ce dont elle avait besoin, en regardant
+l'épicière dans les yeux tristement et avec une supplication muette,
+comme pour implorer sa pitié.
+
+La boutiquière haussa les épaules et se mit à peser sans rien dire
+le café demandé.
+
+Pendant ce temps, on entendait dans la rue un bruit de voix qui se
+rapprochait insensiblement, et qui, redoublant de force, semblait
+s'arrêter devant la boutique.
+
+Lina n'avait plus le cœur de regarder vers la porte. Au frémissement
+de ses membres, aux grosses larmes qui brillaient dans ses yeux,
+on voyait qu'elle comprenait ce que signifiait ce rassemblement des
+villageois devant la boutique de l'épicière.
+
+En effet, dès qu'Isabelle et Léocadie eurent annoncé à leur père
+la présence de Lina Wouters dans le village, celui-ci s'était rendu
+auprès de son valet d'écurie, un lourd et méchant imbécile, et
+l'avait envoyé sur la Grand'Place pour exciter les gens contre la
+jeune fille. Pauw le tortu s'était immédiatement acquitté de cette
+commission, et il se tenait maintenant au milieu d'une trentaine de
+jeunes garçons, de femmes, et d'hommes âgés, devant la porte de la
+boutique.
+
+D'abord on n'entendait pas distinctement ce qui se disait dans
+les rangs de cette foule malveillante; la plupart des assistants
+n'étaient venus là que par curiosité, et les autres n'étaient
+pas encore assez montés pour se répandre en injures et en paroles
+grossières.
+
+Mais le valet d'écurie de l'_Aigle d'or_ éleva la voix, et cria tout
+haut de manière à être entendu jusqu'au fond de la boutique:
+
+--Jetez cette sale coureuse à la porte! Ahou! Ahou!
+
+Et il ajouta un chapelet de paroles si grossières, qu'en tout autres
+circonstances elles eussent fait rougir de honte les auditeurs.
+
+--Tenez, malheureuse fille, voilà le café demandé, dit la
+boutiquière. Les gens sont bien montés contre vous. Vous voyez
+maintenant ce qu'il en coûte de ne pas conserver sa bonne renommée.
+Retournez bien vite chez vous, c'est le mieux que vous pouvez faire.
+
+Lina aurait bien voulu suivre ce conseil, mais elle avait encore à
+chercher du pain chez le boulanger. De plus, elle était blessée et
+indignée d'entendre le valet de l'_Aigle d'or_ élever la voix et
+exciter la foule contre elle. Elle n'ignorait pas quel rôle actif
+et méchant Pauw le tortu avait joué dans les calomnies répandues
+contre Herman Steenvliet et contre elle-même.
+
+Avec une sorte de résolution virile elle redressa la tête et sortit
+hardiment de la boutique. Son attitude décidée fit reculer les
+jeunes garçons groupés dans la rue, qui lui livrèrent passage pour
+se rendre à la boulangerie. Mais elle fut immédiatement suivie
+à deux ou trois pas de distance, et accablée des injures les plus
+grossières.
+
+Malgré les excitations de Pauw, Lina atteignit pourtant la maison
+du boulanger, où elle entra pendant que l'on criait furieusement
+derrière elle:
+
+--Pas de pain pour la coureuse, ne lui donnez pas de pain!
+
+--Sortez de ma maison, et n'y rentrez plus jamais, dit la boulangère
+à la pauvre fille terrifiée.
+
+Comment osez-vous encore vous montrer au village après une conduite
+aussi déshonorante? N'êtes-vous pas honteuse? Allez, allez, hors
+d'ici, et dites à votre mère qu'il n'y a plus de pain ici pour elle.
+
+Combien Lina se sentait malheureuse en ce moment! Elle était donc
+pour tous un objet de haine et de mépris, comme une criminelle!
+Évitée, repoussée, redoutée comme une pestiférée! On lui
+refusait du pain, et si on l'avait pu, on aurait, à cause d'elle,
+condamné son grand-père et sa mère à mourir de faim!
+
+L'injustice des gens lui semblait si grande qu'elle se révoltait au
+fond de sa conscience, et qu'elle reparut au milieu des villageois
+résolue et la tête haute.
+
+De même que la première fois on la laissa faire quelques pas en
+avant, sans autre obstacle que des injures: mais Pauw le tortu,
+s'apercevant qu'elle voulait quitter le village et retourner chez
+elle, courut en avant avec trois ou quatre polissons, et lui barra le
+chemin.
+
+--Que voulez-vous de moi, méchante langue que vous êtes? dit Lina au
+valet d'écurie de l'_Aigle d'or_. Ne vous suffit-il pas d'avoir dit
+toute sorte de mal de moi comme un calomniateur que vous êtes, et
+faut-il encore que vous excitiez ces jeunes gens simples et crédules
+à me maltraiter? Mais je vous préviens que le premier qui ose me
+toucher apprendra à ses dépens qu'il n'a pas affaire à un enfant.
+
+Comme pour répondre à cette bravade, Pauw saisit le ruban qui
+pendait sur son épaule et lui arracha son bonnet de la tête. Mais
+mal lui en prit, car il reçut de la jeune fille un soufflet si bien
+appliqué qu'il tomba à la renverse dans la poussière.
+
+Tandis que Lina ramassait son bonnet et tâchait de le rajuster sur
+ses cheveux qui s'étaient dénoués, le valet d'écurie se releva et,
+écumant de rage, il cria à ses compagnons de jeter de la boue et des
+pierres après cette fille sans vergogne, pour la chasser du village.
+Joignant l'action aux paroles, il se baissa, et, ne trouvant pas de
+pierres sous la main, il ramassa de la boue dans l'ornière et la lui
+jeta à la figure.
+
+Excités par ces paroles haineuses, beaucoup de jeunes garçons et
+même quelques femmes suivirent son exemple. Les mottes de terre et
+la boue volaient comme un nuage autour de la tête de la malheureuse
+Lina, qui, voyant bien qu'elle était impuissante à résister plus
+longtemps, essaya d'atteindre la sortie du village.
+
+Mais, hélas! elle en fut également empêchée. Le nombre de ses
+ennemis s'était tellement accru, qu'elle se vit bientôt entourée
+de tous côtés et que, perdant courage, elle se résigna à supporter
+l'orage la tête basse et les yeux fermés, jusqu'à ce que ses
+agresseurs fassent fatigués de leur jeu cruel, ou qu'elle-même y
+succombât.
+
+Mais alors parut tout à coup au milieu du groupe hostile un vieillard
+de haute taille qui frappait sur eux avec un mètre en bois de chêne,
+et les dispersa.
+
+Un cri de délivrance s'échappa de la poitrine oppressée de Lina;
+elle s'élança vers son sauveur, se jeta à son cou, et s'écria:
+
+--Ah! grand-père, c'est Dieu qui vous envoie. Si vous n'étiez pas
+arrivé, ces méchantes gens m'auraient peut-être tuée à coups de
+pierre.
+
+--Ah! ma pauvre Lina, vous voir traitée ainsi; soupira Jean Wouters.
+Me fallait-il encore, dans mes vieux jours, voir chose pareille? J'ai
+beaucoup souffert, mais aujourd'hui......
+
+Il ne put en dire davantage et se mit à pleurer: ses larmes se
+mêlaient aux larmes de l'enfant qu'il aimait plus que la prunelle
+de ses yeux, et qu'il voyait maintenant injustement condamnée à une
+honte et à une douleur éternelles...
+
+Pauw et sa bande s'étaient mis prudemment hors des atteintes du vieux
+charpentier, mais ils continuaient à crier de loin de scandaleuses
+injures qui perçaient le cœur de Jean Wouters comme autant de coups
+de couteau. Quoi! l'on osait articuler de pareilles infamies contre
+son innocente petite-fille. C'était à mourir de douleur; c'était à
+rentrer sous terre, de honte.
+
+--Venez, mon enfant, retournons à la maison, dit-il. Mon sang bout:
+je pourrais faire un malheur et cela serait encore bien pis. Vous
+tremblez, et vous êtes effrayée? Ne craignez plus rien; j'ai encore
+assez de courage et de force pour vous défendre.
+
+Il la prit par la main et se dirigea avec elle, à pas lents, vers la
+rue latérale qui devait le conduire dans la campagne. Mais Pauw et
+ses compagnons, devinant son intention, parurent enflammés d'une
+rage nouvelle. Ils se rapprochèrent jusqu'à une certaine distance,
+redoublèrent d'injures et de gros mots contre la malheureuse Lina, et
+se remirent à lui lancer de la boue et des mottes de terre.
+
+En ce moment un gros morceau de terre durcie l'atteignit si violemment
+à l'épaule qu'elle poussa un cri de douleur.
+
+--Bourreaux stupides, brutes sans âme! cria Jean Wouters en tournant
+ses yeux qui lançaient des éclairs vers cette foule tumultueuse,
+pour voir qui avait jeté; mais le groupe était si nombreux et les
+agresseurs étaient entourés de tant de gens simplement indifférents
+ou curieux, qu'il dut reconnaître son impuissance et renoncer à
+toute idée de résistance.
+
+--Lina, Lina, venez vite, dépêchons-nous, dit-il, il n'y a pas
+d'autre moyen...
+
+A ces mots il doubla le pas et enfila la rue latérale, suivi par
+la foule qui ne le quitta qu'aux dernières maisons du village,
+et remplissait l'air de ses cris furieux et de ses vociférations
+injurieuses.
+
+
+
+
+XII
+
+
+Lorsque Jean Wouters, rentrant dans sa maison, raconta à la mère de
+Lina le traitement barbare que l'on avait infligé à la pauvre enfant
+dans le village, la maisonnette fut remplie pendant quelque temps de
+cris de désespoir et de pleurs de colère.
+
+Malgré sa propre douleur, Lina s'efforça de consoler sa mère et
+son grand-père en se mettant, en apparence du moins, au-dessus de
+la calomnie, et indifférente à la lâche agression des villageois
+égarés.
+
+Elle réussit à calmer quelque peu les vieilles gens et à les
+décider à prendre leur repas: l'heure habituelle était passée
+depuis longtemps, et le grand-père ne pouvait pas arriver trop tard
+à son travail. Tous sentaient qu'en ce moment plus qu'en tout autre
+une pareille négligence pourrait être fatale.
+
+Aussi, à peine Jean Wouters eut-il mangé, bien à contre-cœur,
+quelques pommes de terre, qu'il se leva de table, et sortit pour se
+rendre au village, où il travaillait.
+
+Lina continua ses efforts pour dépeindre à sa mère, sous des
+couleurs moins sombres, les scènes qui s'étaient passées le matin.
+Que leur importait, au fond, que les gens du village, excités par
+les filles de l'_Aigle d'or_ et leur valet d'écurie, fussent montés
+contre eux? Leur conscience leur reprochait-elle quelque chose, et
+tout ce qui se racontait là-bas était-il autre chose que fausseté
+et calomnie? D'ailleurs, cela changerait bientôt, dès que l'on
+saurait que M. Herman ne mettait plus le pied chez eux. En attendant,
+ils n'avaient pas besoin de conserver des relations avec le village;
+ils pouvaient aller aux offices à Loth, et s'y approvisionner de tout
+ce dont ils avaient besoin, comme Lina avait d'ailleurs l'intention de
+le faire cet après-midi même, dès que la table serait desservie et
+la vaisselle lavée.
+
+En causant ainsi de leur triste situation, Lina avait encore assez
+d'empire sur elle-même pour esquisser de temps en temps un sourire,
+et pour parler en plaisantant de la méchanceté des villageois. Sous
+l'influence de ces paroles consolantes, la tristesse de la veuve se
+changea petit à petit en une vive rancune contre l'aubergiste de
+l'_Aigle d'or_ et son stupide valet. L'épanchement de sa colère
+soulagea son cœur, et ramena un repos relatif dans son âme
+endolorie.
+
+D'abord elle avait approuvé le projet de sa fille d'aller chercher
+à Loth le pain qu'on lui avait refusé au village. Elle se mit à
+réfléchir pourtant, non sans effroi, que Lina pouvait rencontrer
+encore sur son chemin de méchantes gens qui l'insulteraient et
+l'injurieraient.
+
+Aussi manifesta-t-elle l'intention d'aller elle-même à Loth,
+prétendant qu'elle éprouvait le besoin de prendre un peu l'air. Elle
+avait la tête lourde, et cette promenade la remettrait tout à fait.
+
+La jeune fille ne fit pas d'objections et elle sourit même sans
+contrainte en souhaitant à sa mère une bonne promenade.
+
+Mais lorsque la veuve fut partie et eut disparu dans le chemin creux,
+Lina rentra dans sa chambre, s'affaissa sur une chaise, mit ses mains
+sur ses yeux, et commença à pleurer à chaudes larmes.
+
+Elle resta longtemps ainsi, soulageant à force de pleurer son cœur
+meurtri du poids qui l'oppressait.
+
+Enfin, le courage lui revint; elle se leva, secoua la tête et essuya
+ses larmes. Elle prit une houe, alla au jardin tout contre la haie,
+s'agenouilla sur le bord d'un parterre de verdure, et se mit à
+sarcler les jeunes carottes.
+
+Parfois elle restait immobile tout à coup, et s'absorbait dans
+ses pensées, puis après une courte interruption elle reprenait de
+nouveau son travail avec activité. Sans doute, lorsque son visage
+exprimait la tristesse et l'indignation, elle pensait aux grossières
+injures auxquelles elle avait été en butte; mais souvent un doux
+sourire entr'ouvrait ses lèvres, et une sorte d'orgueil brillait dans
+ses yeux. A quoi, à qui pensait-elle alors?
+
+Tandis que la jeune fille travaillait ainsi tout absorbée, un
+monsieur déjà avancé en âge s'avançait par le chemin de terre qui
+vient du village. Il cherchait évidemment à reconnaître le pays,
+car il regardait de tous côtés et paraissait fort impatienté.
+
+Heureusement, un paysan sorti d'un sentier latéral déboucha en ce
+moment sur le chemin.
+
+Le monsieur lui demanda quelque chose. L'homme, continuant sa route,
+lui désigna du doigt la maisonnette de Jean Wouters et murmura:
+
+--C'est là, derrière cette haie d'épine.
+
+Un sourire amer plissa les lèvres du vieux monsieur, tandis qu'il
+dirigeait ses regards vers l'humble demeure.
+
+--Ah! c'est là, derrière la haie d'épine, répéta-t-il en
+ricanant. C'est dans cette misérable hutte qu'elle demeure, la
+sorcière villageoise, la grossière sirène qui tient le fils de
+Steenvliet le millionnaire captif dans ses filets! Je sens mon front
+rougir de honte et d'humiliation. C'est donc là le pays étranger
+pour lequel mon imbécile de fils est parti? Me tromper ainsi! Ah! ah!
+nous allons mettre définitivement fin à cette indigne comédie.
+
+Cependant, lorsqu'il eut pénétré dans le jardinet à l'intérieur
+de la haie, il s'arrêta tout à coup en regardant les belles fleurs
+si bien entretenues qui parfumaient l'air aux deux côtés du sentier
+conduisant à la maison. Un sourire d'une douceur singulière éclaira
+son visage.
+
+Ces fleurs communes étaient pour lui aussi des amies d'enfance, et
+elles lui rappelaient les beaux jours de son premier amour, lorsque
+son âme n'avait pas encore perdu sa candeur printanière dans la
+bataille de la vie et la poursuite de la fortune.
+
+Ces idées l'amenèrent à considérer la maisonnette avec moins de
+prévention. Elle ressemblait réellement à la demeure des parents
+de sa défunte femme. Elle était plus petite, à la vérité; mais
+ce noyer, cette vigne, ces fenêtres vertes avec leurs petits rideaux
+plissés! Combien de fois n'avait-il pas, avec des battements de
+cœur, fait pour elle un petit bouquet de ces mêmes fleurs! Et
+comme le bon grand-père lui souriait amicalement derrière de petits
+rideaux blancs pareils à ceux-ci! Ah! il se le rappelait encore:
+le puits avait entendu le premier, le pudique aveu de son amour pour
+elle. Elle était venue puiser de l'eau, et il avait profité de
+l'occasion pour lui balbutier à l'oreille ce qu'il avait sur le
+cœur. Cette larme de bonheur sur sa joue, quel diamant pouvait avoir
+pour lui plus de prix que cette perle humide?
+
+Il secoua la tête comme pour chasser des idées importunes et
+grommela d'un ton mécontent:
+
+--Ah çà! est-ce que je deviens aussi bête que mon fils? Vais-je me
+laisser attendrir follement par des choses qu'on trouve dans toutes
+les maisons de paysan? Il ne manquerait plus que cela! Allons, allons,
+pas de folie; arrachons un fils dénaturé aux griffes de cette
+enchanteresse!
+
+La porte était grande ouverte; il entra, mais ne rencontra personne.
+
+Au lieu d'appeler, il fit l'inspection de la chambre, probablement
+dans l'espoir d'y découvrir quelque chose qui trahît la présence de
+son fils.
+
+--Rien, absolument rien! grommela-t-il. S'il est vrai, ainsi que
+l'affirment les gens du village, qu'il lui donne beaucoup d'argent,
+elle ne l'a certainement pas employé à acheter de beaux meubles.
+Tout ici indique la gêne et la pauvreté... Mais comme tout est
+propre, pourtant, et reluisant! Ce sable blanc sur les carreaux, cette
+draperie de cheminée finement plissée, ce crucifix avec sa branche
+de buis bénit entre ces deux perroquets de plâtre peints en vert...
+C'est comme dans la maison de ma mère. Je la vois encore; j'étais un
+petit garçon alors; elle me joint les mains et m'apprend à bégayer
+«Notre père qui êtes aux cieux...» Mais est-ce que je perds la
+tête? Qu'est-ce qui m'arrive donc? Me voilà tout prêt à pleurer.
+J'oublie que j'ai une tâche sérieuse à remplir ici... Personne? Mon
+fils doit être ici cependant. Il est peut-être au jardin avec elle.
+
+Poussé par cette idée, il marcha vers la porte de derrière qui
+était également ouverte. Il se disposait à appeler, lorsqu'il
+aperçut au bout du jardin une jeune fille agenouillée et
+profondément courbée vers la terre, en train d'arracher les
+mauvaises herbes d'une couche de jeunes carottes.
+
+C'était donc là l'ennemie de son bonheur, l'obstacle à
+l'élévation de son fils dans le monde. Il ne pouvait pas se tromper,
+car on lui avait dit dans le village qu'il n'y avait qu'une seule
+fille dans la maison.
+
+Pendant un instant ses yeux restèrent fixés avec amertume sur la
+jeune fille occupée à sarcler; un sourire de mépris plissa même
+ses lèvres lorsqu'il contempla ses vêtements; son corsage brun,
+sa jupe verte et son mouchoir de cou en coton à fleurs, pauvres et
+usés, quoique portés avec une certaine élégance?
+
+Un mouvement qu'elle fit permit en cet instant à M. Steenvliet de
+voir les traits de son visage. Il frémit de crainte pour son fils.
+Ah! il comprenait maintenant comment un jeune homme inexpérimenté
+avait pu se laisser charmer et séduire par une fille qui, sous le
+masque d'un frais et ravissant visage, cachait sa fausseté et sa
+cupidité. Maintenant elle paraissait travailler d'arrache-pied sans
+penser à rien; mais probablement ils l'avaient vu venir; Herman
+s'était caché quelque part, et la jeune fille rusée faisait
+semblant de ne rien savoir.
+
+--Holà! Y a-t-il quelqu'un au logis? cria-t-il!
+
+La jeune fille se leva, le regarda un instant avec étonnement, puis
+accourut vers lui avec un cri de joie et lui dit:
+
+--Bonjour, monsieur Steenvliet! Quel bonheur de vous voir ici! Et
+comment se porte M. Herman?
+
+--Quoi, M. Steenvliet? grommela l'entrepreneur, à la fois surpris et
+blessé. D'où savez-vous mon nom?
+
+--Je vous reconnais, Monsieur; votre fils vous ressemble étonnamment.
+
+--Voilà la première fois qu'on me dit cela. Vous croyez me
+flatter... Herman m'a vu venir, n'est-il pas vrai?
+
+--Ah! je vous en supplie, monsieur Steenvliet, tranquillisez-moi.
+Lorsque M. Herman nous a quittés pour la dernière fois, il était si
+triste, si désespéré! N'est-il pas malade?
+
+--Ne faites donc pas l'ignorante, dit l'entrepreneur d'un ton acerbe.
+Vous cherchez à me faire sortir du jardin; mais ces grosses malices
+ne peuvent pas réussir avec moi. Herman est ici, et je veux le voir,
+tout de suite, sans retard.
+
+--Mais pourquoi avez-vous l'air si fâché contre moi, Monsieur?
+murmura Lina de plus en plus étonnée. M. Herman serait ici? Je n'en
+sais rien. Il y a cinq jours qu'il nous a honorés la dernière fois
+de sa visite.
+
+--Vous me trompez.
+
+--Ah! Monsieur, moi vous tromper? Pourquoi?
+
+--Mon fils vient ici tous les jours.
+
+--Oui, précédemment nous le voyions deux ou trois fois par semaine;
+mais à présent il ne viendra plus jamais ici.
+
+--Alors, vous voulez me faire croire qu'il a rompu tout à fait avec
+vous?
+
+--Je ne comprends pas bien. Mon grand-père a interdit à M. Herman
+l'accès de notre maison, et M. Herman a promis d'obéir, si pénible
+que lui fût cet adieu définitif.
+
+--Serait-il possible? On a chassé mon fils d'ici?
+
+--On l'a prié, supplié, d'oublier désormais le chemin de notre
+humble maisonnette.
+
+--S'était-il donc mal conduit, même envers vous?
+
+--Non, il est la bonté et l'honnêteté même. Mais les gens du
+village disaient de nous toute sorte de mal à cause des visites que
+M. Herman nous rendait. Ils croyaient que nous l'attirions chez nous
+pour nous faire donner de l'argent, ils osaient même répandre le
+bruit que j'avais accepté de lui des robes de soie et des pendants
+d'oreilles en brillants.
+
+--Je viens du village; un honnête habitant m'a affirmé avoir vu
+de ses propres yeux vos robes de soie et vos boucles d'oreille en
+brillants... Et cela ne serait pas vrai?
+
+--Oh! Monsieur, les gens du village ne savent pas ce qu'ils disent.
+Votre fils respectait trop notre pauvreté pour nous offrir quelque
+chose, et nous attachions un trop haut prix à son estime et à son
+amitié pour accepter quelque chose de lui.
+
+L'entrepreneur ne savait que penser. Il luttait vainement contre
+l'influence enchanteresse de la naïve jeune fille, dont les doux
+yeux, la voix musicale et le langage calme et réservé étaient
+l'indice certain d'une âme pure et d'un cœur sincère.
+
+--Mais c'est incompréhensible, murmura-t-il. Vous ne me ferez
+pourtant pas croire que mon fils passait ici des journées entières
+à boire du lait battu. Que venait-il donc y faire, suivant vous?
+
+--La calomnie est une bête venimeuse, dit-elle en poussant un profond
+soupir. Ce que les villageois égarés pensent de moi peut m'affliger,
+mais non pas me décourager. Mais que vous, monsieur Steenvliet,
+vous, son père, pour qui il a tant d'affection et de respect, ayez pu
+croire aux méchants bruits répandus contre lui et contre moi, cela
+me fait saigner le cœur. Ah! permettez-moi de vous faire connaître
+la vérité. Je vous en supplie, entrez dans la maison, asseyez-vous,
+et veuillez m'écouter pendant quelques instants. Je vous dirai ce que
+M. Herman venait faire ici. Nous ne demandons rien de lui ni de vous
+que votre estime, et je suis bien sûre qu'après mes explications
+vous reconnaîtrez que vous n'avez pas le droit de nous la refuser.
+
+Dominé par sa résolution, l'entrepreneur la suivit dans la maison et
+accepta la chaise qu'elle lui offrait.
+
+--Eh bien, parlez maintenant, dit-il.
+
+--Je ne sais pas, commença la jeune fille en hésitant, comment
+vous raconter quel singulier hasard amena M. Herman chez nous pour la
+première fois. Il y avait eu une fête entre amis à l'_Aigle d'or_,
+et l'on y avait, paraît-il, bu beaucoup de vin. Très tard dans la
+soirée nous trouvâmes, sous le plus grand noyer qui est là devant
+la porte, un jeune monsieur étendu tout de son long par terre. Il
+était malade. Nous le portâmes dans la maison et nous le soignâmes.
+C'était M. Herman, votre fils. Je le reconnus du premier coup d'œil,
+et dès qu'il se fut un peu reposé et qu'il eut repris ses sens, il
+me reconnut également. Nous nous mîmes à parler des belles années
+de notre enfance, lorsque nous allions tous les jours ensemble à
+l'école, la main dans la main, et que nous jouions gaiement tous les
+deux.
+
+--Qu'est-ce que vous me racontez là? interrompit l'entrepreneur--Qui
+êtes-vous donc?
+
+--Ah! innocente que je suis, s'écria la jeune fille, ne le savez-vous
+pas, Monsieur? Mon père était autrefois votre ami, et moi j'étais
+l'inséparable compagne de jeux de votre fils.
+
+--En effet, Wouters, Victor Wouters...
+
+--C'est le nom de mon père, Monsieur.
+
+--Avez-vous donc demeuré précédemment à Ruysbroeck?
+
+--Oui, Monsieur, juste en face de votre maison.
+
+--Victor Wouters vit-il encore?
+
+--Non, Dieu l'a rappelé à lui. Ma mère est veuve depuis longtemps,
+mais son vieux père demeure avec nous.
+
+--Et vous êtes fille de Victor Wouters? Il me semble qu'il me
+souvient d'une petite fille...
+
+--Mais, Monsieur, j'ai été si souvent assise sur un de vos genoux,
+tandis que Herman enfourchait l'autre. Vous nous faisiez aller à dada
+ensemble. Ne vous en souvenez-vous plus? La petite Caroline Wouters
+avec sa tête blonde bouclée? L'enfant gâtée de la mère et de la
+grand'mère Steenvliet.
+
+--Quoi! comment! Vous êtes la petite Caroline Wouters? s'écria
+l'entrepreneur, la jolie et aimable enfant qui charmait tout le monde
+par sa douceur?
+
+Et, s'oubliant pendant un instant, il saisit les deux mains de la
+jeune fille et les serra dans les siennes, en la regardant avec une
+sorte de joyeux enthousiasme.
+
+--Vous, Caroline, murmura-t-il, vous seriez une mauvaise femme, vous
+seriez devenue une créature sans cœur et sans honneur? Impossible!
+Je ne puis, je ne veux pas le croire. Venez, mon enfant, asseyez-vous
+aussi et continuez; donnez-moi la conviction que les gens du village
+vous ont calomniée, je vous en serai reconnaissant.
+
+--Eh bien, reprit Lina, quelques jours plus tard M. Herman est revenu.
+Il nous avait dit lui-même qu'il craignait d'être conduit à sa
+perte par cette funeste habitude de boire tant de vin avec ses amis.
+Cela m'attristait profondément. Lorsque nous étions encore enfants,
+Herman m'a sauvé un jour la vie en me tirant du ruisseau le Malbeck
+où j'étais tombée, vous devez vous le rappeler, Monsieur, car vous
+n'aviez pas voulu le croire et vous l'aviez puni parce qu'il était
+rentré au logis tout couvert de boue.
+
+--En effet, je me le rappelle, pauvre garçon, il a reçu une volée
+de giffles, tandis qu'il méritait plutôt une médaille d'honneur.
+Ah! Caroline, quel joli couple d'enfants vous formiez à vous deux!
+Lui, hardi et déjà généreux, vous, aimable et douce. Je vois
+encore ma bonne et défunte femme vous serrer tous les deux dans ses
+bras, avec autant d'amour et d'orgueil que si vous aviez été aussi
+son enfant. Quelle douce et noble femme c'était, n'est-ce pas?
+
+--Elle me sourit encore souvent dans mes rêves, Monsieur.
+
+--Ne parlons plus de cela, Caroline, il n'est pas bon de penser à ces
+choses qui sont passées depuis si longtemps, il y a, hélas, dans ces
+souvenirs, tant de places devenues vides!
+
+--Comme je vous le disais, Monsieur, poursuivit la jeune fille, la
+reconnaissance me fit former le projet de sauver M. Herman à mon
+tour. Je conviens que pour atteindre ce but j'ai fait tout ce qui
+était possible pour l'attirer ici. Nuit et jour j'ai calculé les
+moyens d'y parvenir et ma mère m'y a aidée. Le bon Dieu ne devait
+pas désapprouver mon intention, puisqu'il a secondé mes efforts.
+Oui, Monsieur, mon unique désir était de tenir M. Herman éloigné
+des plaisirs malsains et des orgies où l'entraînaient ses amis.
+Ce but, je l'ai atteint. M. Herman, depuis qu'il est venu chez nous,
+évite les occasions qui pouvaient l'entraîner à boire. Il est
+guéri et sauvé. Il est vrai que j'ai à souffrir cruellement à
+cause de cela. Ce matin même on m'a chassée du village en me jetant
+de la boue et des pierres; mais je ne regrette pas ce que j'ai fait,
+au contraire, je bénis le ciel qui m'a permis de m'acquitter envers
+M. Herman du bienfait que j'ai reçu de lui dans mon enfance.
+
+L'entrepreneur la regardait avec des yeux qui ne brillaient
+pas seulement d'admiration, mais qui se mouillaient aussi
+d'attendrissement. Il comprenait parfaitement maintenant comment il se
+faisait que son fils se fût laissé charmer par l'aimable fille qui
+avait été son amie d'enfance. Lui-même, son père, malgré ses
+cheveux gris, se sentait tellement sous le charme, qu'il oubliait sa
+propre situation. Il se leva, posa son bras sur l'épaule de la jeune
+fille et effleura son front pur d'un baiser paternel.
+
+--C'est donc vous, ma bonne Caroline, dit-il doucement, qui avez tiré
+Herman du chemin dangereux de la dissipation et du vice? Oh! soyez-en
+bénie, mon enfant! Et moi qui croyais que vous étiez la seule cause
+de mon chagrin.
+
+--Moi, la cause de votre chagrin, Monsieur?
+
+--Herman devait se marier avec une jeune fille de haute noblesse. Il
+refuse... Ce rayon de bonheur dans vos yeux! Ce refus vous réjouit
+donc?
+
+--Oh! non, il me surprend et m'étonne. Il nous avait pourtant si
+fermement assuré qu'il était positivement décidé à se conformer
+à vos désirs!
+
+--A moi aussi il a promis la même chose plusieurs fois. C'était le
+vœu, le rêve de toute ma vie; j'allais toucher au but de tous mes
+efforts et maintenant, maintenant il refuse obstinément. Oui, pour se
+soustraire à mes ordres, à mes prières, peut-être pour me tromper,
+il ose m'écrire qu'il est parti pour un pays étranger.
+
+--Pour un pays étranger? Herman? O mon Dieu! s'écria la jeune fille
+dont les yeux se mouillèrent de larmes. Lui, s'en aller courir
+loin de sa patrie, loin de son père? Maintenant je comprends votre
+chagrin, Monsieur, il est votre unique enfant. Pour moi il n'est qu'un
+ancien compagnon de jeux, un ami, et cependant mon cœur se brise
+d'angoisse et de pitié.
+
+--Oui, oui, je le vois bien, dit l'entrepreneur avec inquiétude, un
+ami et probablement aussi quelque chose de plus. Il est nécessaire
+que je voie clair là-dedans. Je vais savoir, Caroline, si vous êtes
+réellement sincère et si vous ne reculez pas devant un aveu bien
+franc... Mon fils vous aime. Vous le savez, n'est-il pas vrai?
+
+Pendant un instant la jeune fille le regarda avec stupeur, comme si
+elle ne l'avait pas bien compris; mais sans doute un rayon de
+lumière descendit tout à coup dans son esprit, car une vive rougeur
+s'épanouit sur son visage.
+
+--Eh bien, vous ne répondez rien? C'est donc vrai? Ce n'est
+probablement pas votre faute, Caroline; mais du moins vous étiez
+maîtresse de votre propre cœur. L'aimez-vous?
+
+--Ah! Monsieur, que pensez-vous de moi, répondit la jeune fille en
+balbutiant et sans lever les yeux. M. Herman ne m'a jamais parlé de
+pareilles choses.
+
+--Soit, mais je répète ma réponse, l'aimez-vous?
+
+--L'aimer? Qu'est-ce que c'est qu'aimer, Monsieur? dit-elle en
+soupirant. Être capable de se dévouer pour quelqu'un, sacrifier pour
+lui sa bonne réputation et le repos de sa vie, et n'espérer rien,
+ne souhaiter aucune autre récompense que le plaisir de le rendre
+heureux, est-ce là aimer?
+
+--Cela y ressemble fort, du moins: c'est peut-être plus noble et plus
+beau.
+
+--Eh bien, oui, Monsieur, c'est ainsi que j'aime celui qui m'a sauvée
+d'une mort certaine... mais non pas comme le racontent méchamment
+les gens du village, non pas comme vous, son père, semblez le croire
+également. Non, pas ainsi.
+
+En achevant ces mots, elle avait relevé la tête et regardait M.
+Steenvliet sans aucune crainte.
+
+Il y eut un moment de silence.
+
+--Je vous remercie, ma bonne Caroline, dit l'entrepreneur. Vous êtes
+une fille intelligente. Beaucoup de dames du grand monde n'ont pas le
+cœur si haut placé que vous. Je suis millionnaire; Herman est mon
+unique héritier, il doit se marier avec une personne de sa condition.
+Vous n'avez d'ailleurs jamais eu l'idée, n'est-ce pas, que vous
+pourriez devenir sa femme?
+
+--Ah! Monsieur, ne me traitez pas si durement! s'écria Lina d'un
+ton suppliant. Nous sommes des ouvriers, de pauvres gens qui doivent
+gagner leur quotidien à la sueur de leur front. Croyez-vous que nous
+soyons capables de l'oublier? Les idées dont vous parlez seraient
+insensées et ridicules.
+
+--Par conséquent, vous ne souhaitez pas que le mariage d'Herman avec
+Clémence d'Overburg soit rompu?
+
+--Pas le moins du monde.
+
+--Et si Herman revenait ici, vous sentiriez-vous assez forte pour lui
+conseiller ce mariage?
+
+--Certes, Monsieur.
+
+--Et même pour user de toute votre influence sur lui afin de l'y
+décider, et même, au besoin, de l'y contraindre?
+
+--Ce mariage le rendra heureux ainsi que vous, je n'en doute pas, et
+cela me suffit. Oui, Monsieur, je le sens, j'ai assez d'empire sur son
+esprit pour le convaincre qu'il ne peut pas résister à votre vœu
+paternel; mais il ne reviendra plus jamais ici.
+
+--J'ai les plus sérieuses raisons de croire le contraire. Eh bien,
+promettez-moi que vous le ramènerez à des idées meilleures, et,
+une fois mon fils marié, je ne vous oublierai pas, et je vous
+récompenserai largement, vous et vos parents, de votre généreux
+sacrifice.
+
+--Ne nous méprisez pas, Monsieur, telle est la seule récompense à
+laquelle nous tenons.
+
+--Vous mépriser, Caroline! exclama l'entrepreneur. Oh! pourquoi
+Dieu ne vous a-t-il pas donné un grand nom, ou seulement une belle
+position dans le monde... Mais ayez bon espoir, Caroline: Dieu est
+juste, vous serez heureuse, car vous le méritez... Je dois vous
+quitter, mon enfant. Donnez-moi la main; je la serre avec estime et
+avec une sympathie véritable. Saluez vos parents de ma part... Vous
+me promettez donc, si mon fils revient ici, de lui persuader qu'il
+doit accepter la main de mademoiselle d'Overburg?
+
+--Oui, Monsieur.
+
+--Et que vous ne cesserez pas, jusqu'à ce que sa résistance soit
+entièrement vaincue?
+
+--Jusqu'à ce que je sois certaine de son consentement sincère.
+
+--C'est parfait comme cela, Caroline. Je ne suis pas un ingrat; nous
+nous reverrons encore; portez-vous bien.
+
+La jeune fille le salua et le suivit des yeux jusqu'à ce qu'il eût
+disparu derrière la haie. Alors elle revint à pas lents dans la
+maison, et demeura un instant immobile, les yeux cloués au sol.
+
+Tout à coup, un étrange sourire illumina son visage, et elle
+s'écria:
+
+--Il m'aimerait, lui?
+
+Mais cette parole lui paraissait un péché; sa joie s'évanouit comme
+par enchantement. Elle s'agenouilla, et soupira en levant les yeux
+vers le ciel:
+
+--O Dieu, ne le punissez pas pour cette erreur de son bon cœur. Ne
+lui retirez pas votre protection.
+
+Elle baissa la tête sur sa poitrine, et continua à prier en silence.
+
+Pendant ce temps, M. Steenvliet, la tête pleine de pensers
+contradictoires, se dirigeait vers le village. Il admirait la
+générosité de cette naïve jeune fille qui, par reconnaissance,
+par simple esprit de sacrifice, s'était exposée volontairement à la
+calomnie, et avait accepté un martyre moral pour retirer son fils
+à lui du chemin du vice. Avec l'aide d'une si puissante alliée, il
+était impossible qu'il n'eût pas raison de la résistance de son
+fils, Herman deviendrait le mari de mademoiselle d'Overburg, et ainsi
+le but de sa vie serait atteint.
+
+Ces idées consolantes caressaient encore son esprit lorsqu'il
+rencontra, à l'entrée du village, l'aubergiste de l'_Aigle d'or_ qui
+lui demanda:
+
+--Eh bien, Monsieur, ne vous ai-je pas dit la vérité? La perfide
+sorcière n'a-t-elle pas scandaleusement séduit votre fils?
+
+--Au diable! laissez-moi tranquille, grogna M. Steenvliet d'un ton
+menaçant. Vous êtes un vil et infâme calomniateur; vous n'êtes
+pas même digne d'essuyer les souliers de Caroline Wouters. Si je ne
+méprisais pas les cancans de la foule, je vous citerais devant le
+tribunal et vous ferais expier par quelques mois de prison vos lâches
+calomnies.
+
+
+
+
+XIII
+
+
+Le baron d'Overburg était allé en voiture ouverte à la station du
+chemin de fer pour aller au-devant de son oncle le marquis qui l'avait
+averti de son arrivée par télégramme.
+
+Pendant ce temps la baronne se tenait, avec tous ses enfants, dans un
+des salons du château, prête à recevoir le marquis.
+
+Quoiqu'elle fût intérieurement inquiète et triste, elle feignait
+une grande liberté d'esprit, et essayait de faire comprendre à ses
+filles qu'il était de leur devoir de se montrer gaies, afin que M. de
+la Chesnaie ne doutât pas de leur vif désir de voir s'accomplir le
+mariage de Clémence avec Herman Steenvliet.
+
+Alfred seul répondit à ces conseils par un murmure de protestation.
+Malgré sa conduite légère, le jeune homme avait un caractère fier,
+et parmi toutes ses sœurs, il avait toujours aimé Clémence
+d'une amitié particulière, à cause de son bon cœur et de sa
+complaisance. Il savait combien elle était tourmentée et même
+malade par la seule idée que cette mésalliance allait la faire
+déchoir de sa noblesse. Il reconnaissait bien, à la vérité, que ce
+mariage, imposé par la fatalité, ne pouvait pas être évité; mais
+feindre la joie en ce moment où sa sœur allait être définitivement
+condamnée, il n'en avait pas la force.
+
+Clémence, au contraire, assurait à sa mère qu'elle exécuterait ses
+promesses résolument et sans hésiter, et qu'elle ne laisserait
+pas supposer au marquis, ni par un mot, ni par un geste, qu'elle ne
+consentait que malgré elle à une alliance dont elle n'espérait
+aucun bonheur.
+
+Mais ce que la pauvre jeune fille ne pouvait cependant pas cacher,
+c'était la pâleur de son visage et la fatigue de ses yeux battus. Il
+ne pouvait pas non plus échapper à l'attention de M. de la Chesnaie
+que, depuis son départ pour Monaco, Clémence avait sensiblement
+maigri. Mais en disant qu'elle avait eu la fièvre, et qu'elle n'en
+était débarrassée que depuis quelques jours, on éviterait toute
+explication ultérieure à ce sujet.
+
+Quant aux jeunes sœurs de Clémence, celles-là étaient réellement
+joyeuses. Le mariage de leur aînée les sauvait d'un sort malheureux,
+et ouvrait devant elles un avenir sans nuages. Sans doute, elles
+eussent, pour elles-mêmes, repoussé un semblable mariage avec
+mépris; mais puisque Clémence se déclarait prête à l'accepter, et
+qu'il n'y avait pas d'autre moyen d'échapper à la déchéance, elles
+étaient disposées à faire tout ce qu'il fallait pour que le marquis
+envisageât ce mariage sous le jour le plus favorable.
+
+Tandis que la baronne les confirmait dans ces bonnes résolutions, un
+domestique vint annoncer que M. le baron et M. le marquis arrivaient
+au bout de l'avenue.
+
+Madame d'Overburg et ses enfants sortirent pour se rendre dans la cour
+d'honneur, au sommet du grand escalier du château.
+
+Dès que la voiture eut franchi la grille de fer aux lances dorées,
+et qu'ils purent apercevoir le marquis, ils se mirent à agiter leurs
+mouchoirs et à le saluer de loin de leurs compliments de bienvenue.
+
+--Que Clémence aille en avant, dit la baronne, elle est sa filleule,
+et elle doit l'embrasser la première.
+
+Le marquis de la Chesnaie était un vieillard de plus de soixante-dix
+ans, très maigre, avec un front profondément ridé et des yeux très
+enfoncés sous l'orbite. Ses cheveux, blancs comme neige, et quelque
+chose de sévère dans son regard, lui donnaient un air imposant. Sa
+physionomie inspirait le respect.
+
+En ce moment-là il ne devait pas être de bonne humeur, car il
+répondit par un sourire à peine perceptible aux bruyants souhaits de
+bienvenue de ses nièces.
+
+A peine avait-il mis pied à terre avec l'aide d'Alfred, que Clémence
+se jeta à son cou et l'embrassa avec une tendresse sincère. Elle
+avait d'ailleurs pour son parrain un profond respect et une véritable
+affection.
+
+--Ma pauvre Clémence, dit le marquis, l'amour est aveugle, je le
+sais; mais cependant je ne me serais pas attendu à pareille chose de
+votre part; une mésalliance! Vous, ma chère filleule, la femme d'un
+bourgeois!
+
+La jeune fille fit un effort sur elle-même et répondit d'une voix
+qui s'étranglait dans sa gorge:
+
+--Mon cher parrain il est si bon; son cœur est si noble!
+
+--Si vous l'aimez, si votre amour est assez profond pour que vous lui
+fassiez le sacrifice de votre noblesse...
+
+En ce moment les sœurs de Clémence accoururent avec une joyeuse
+impatience, se jetèrent au cou du vieillard et lui souhaitèrent la
+bienvenue en le comblant de marques de tendresse et en le félicitant
+chaleureusement de son heureux rétablissement.
+
+L'entretien de Clémence avec le marquis fut donc momentanément
+interrompu, et le vieux gentilhomme, traîné par beaucoup de mains
+amies, se laissa emmener dans le château et introduire au salon où
+on le fit asseoir dans le fauteuil le plus confortable.
+
+Il eut toutes les peines du monde à répondre aux nombreuses
+questions qu'on lui adressait de tous côtés sur son séjour à
+Monaco, sur sa maladie et son heureuse guérison. L'épanchement de
+la joie générale, la chaleur de ces témoignages de sympathie,
+paraissaient au marquis quelque chose d'extraordinaire. Même les
+efforts que faisaient le baron et la baronne pour le flatter et lui
+plaire, ne lui semblaient pas exempts de contrainte. Quelle raison
+pouvait-on avoir d'exagérer visiblement les manifestations de
+l'affection qu'on lui portait? Et pourquoi Clémence, la seule
+peut-être qui l'aimât sincèrement, était-elle la seule qui restât
+tranquille et réservée?
+
+Cette pensée lui fit considérer sa filleule avec plus d'attention.
+Comme elle était pâle! Non, il ne se trompait pas, elle avait
+beaucoup maigri. Qu'est-ce que cela signifiait?
+
+--Venez donc un peu près de moi, Clémence, lui dit-il, j'ai, quelque
+chose à vous demander. Votre visage, qui a d'assez fraîches couleurs
+habituellement, est à présent fort pâle. Avez-vous du chagrin?
+
+--Oui, marquis, vous l'avez deviné, se hâta de répondre le baron.
+Vous comprenez? L'inquiétude, la crainte de vous voir peut-être
+vous déclarer contre son mariage; et sans votre consentement elle
+n'oserait jamais...
+
+--Est-ce vrai, Clémence?
+
+--Oui, mon bon parrain, c'est ainsi. La crainte que...
+
+--Et cette crainte vous aurait fait maigrir?
+
+--Elle a eu la fièvre, interrompit une des sœurs, mais depuis huit
+jours elle est tout à fait guérie.
+
+Le marquis prit la main de la jeune fille.
+
+--Clémence, dit-il, je ne dois pas vous cacher que votre projet de
+mariage avec un roturier a été pour moi une source de chagrin. Cela
+me fait vraiment de la peine de penser que vous, ma chère filleule,
+vous viviez dorénavant dans un monde inférieur... Mais, si vous
+croyez que votre bonheur dépend de cette union inégale, si vous
+courez le danger de devenir gravement malade, si l'on résiste au
+vœu de votre cœur, je ne serai pas assez cruel pour sacrifier votre
+santé et votre bonheur pour des motifs de convenances sociales.
+Venez, affirmez-moi que vous souhaitez ce mariage de toutes les forces
+de votre âme.
+
+La jeune fille jeta sur lui un regard plaintif et languissant; elle
+hésitait; le mot fatal se refusait à sortir de ses lèvres.
+
+--Répondez donc, Clémence, dit sa mère d'un ton pressant.
+
+--Eh bien, mon enfant, dites-moi que vous désirez ardemment ce
+mariage, répéta le vieillard.
+
+--Oui, oui, je le désire ardemment, balbutia-t-elle.
+
+--Votre consentement la rendra si heureuse: ajouta le baron.
+
+--Eh bien, soit, Clémence, reprit le marquis. Puisque vous le voulez,
+devenez donc la femme de... Mais, ô ciel! vous frémissez? vous
+devenez encore plus pâle? Qu'est-ce que cela signifie?
+
+La jeune fille poussa un soupir étrange et se mit à trembler si
+visiblement sur ses jambes que sa mère accourut pour la soutenir,
+mais elle en profita pour murmurer à son oreille quelques paroles
+sévères, afin de lui faire comprendre que l'heure était solennelle
+et qu'elle devait tenir sa promesse.
+
+La pauvre fille rassembla tout son courage, retourna auprès du
+marquis et lui dit:
+
+--Ah! merci, mon bon parrain, c'est la joie qui m'émeut si
+profondément.
+
+Mais le marquis ne se laissa pas tromper cette fois. La méfiance
+s'était glissée dans son esprit, et il commençait à douter si
+Clémence ne lui cachait pas le véritable état de son cœur sous la
+pression d'une violence secrète.
+
+Cette pensée le blessa et l'effraya. Il se leva, regarda sévèrement
+le baron, et dit d'un ton qui n'admettait aucune réplique:
+
+--Ce consentement que l'on attend de moi est, dans tous les cas, une
+chose de la plus haute importance; il pourrait devenir, à mon insu,
+une décision fatale. Puisque j'ai à remplir ici le rôle de juge, je
+veux être bien et complètement éclairé avant de rendre mon arrêt.
+Laissez-moi causer pendant quelques instants seul avec Clémence. Si
+dans cet entretien je trouve de quoi dissiper mes doutes, je donnerai
+mon consentement sans hésiter... Venez, Clémence, ne tremblez pas:
+votre bonheur est mon unique but. Suivez-moi, mon enfant.
+
+Le baron et sa femme s'efforçaient de cacher l'inquiétude et la
+crainte que leur inspirait l'intention du marquis. Ils n'osaient pas
+faire d'objections et se bornaient à engager Clémence à la fermeté
+par leurs regards suppliants et par leurs gestes significatifs.
+
+--Entrez dans le grand salon, mon oncle, personne ne vous y
+dérangera, dit M. d'Overburg, très rassuré en apparence sur le
+résultat de cet entretien.
+
+Mais le marquis, qui connaissait parfaitement les êtres du château,
+traversa un long corridor, et ouvrit la porte d'une pièce qui avait
+vue sur le parc.
+
+--Asseyez-vous, Clémence, dit-il en lui avançant un siège. On
+dirait que vous avez peur. En ce cas, vous avez tort, car je n'ai pas
+d'autre intention que de bien savoir ce que vous désirez réellement.
+Je veux me conformer à vos souhaits, et, pour que vous ne craigniez
+pas de me dire la vérité, je fermerai la porte à clé en dedans.
+
+La jeune fille le suivait de l'œil en tremblant. Sa situation était
+véritablement cruelle, son sang se glaçait à l'idée de tromper son
+bon parrain en ce moment solennel. Si la force lui manquait pour le
+faire, elle rendait son consentement impossible, et condamnait ses
+parents et ses sœurs à la pauvreté. Par un suprême effort sur
+elle-même elle rassembla tout son courage et résolut de se résigner
+encore à ce dernier sacrifice, le plus pénible de tous. Mais, ô
+Dieu, ne succomberait-elle pas dans la lutte contre la vérité?
+
+Lorsque le marquis se fut assis en face d'elle, il lui dit:
+
+--Clémence, vous avez toujours montré, plus que vos frères et
+sœurs, que vous sentez et que vous savez quels devoirs impose à
+l'homme le privilège d'être sorti d'une race illustre. J'ai toujours
+trouvé en vous la conviction que nous devons reculer devant tous les
+actes qui peuvent ternir l'éclat du nom de nos aïeux ou souiller
+l'honneur de notre race. Aussi lorsque votre père m'écrivit que
+vous, vous-même, Clémence, vous imploriez mon consentement pour
+pouvoir contracter mariage avec le fils d'un bourgeois, je fus comme
+frappé d'un coup de foudre, et je restai pendant plusieurs heures
+absorbé par mes tristes réflexions sur ce revirement inattendu
+dans vos idées. Cela me paraissait absolument impossible; mais les
+affirmations répétées de votre père ne me permirent point de
+persister dans mes doutes. Je n'en disconviens pas, ce mariage,--une
+mésalliance au premier chef,--me rendit pendant quelques semaines
+triste et malheureux. Certainement j'aurais refusé mon consentement,
+si, d'un autre côté, je n'avais pas été forcé de reconnaître
+que ce mariage était un moyen de tirer vos parents d'une situation
+critique et très difficile. Connaissez-vous cette situation telle
+qu'elle est?
+
+--Je la connais tout à fait, répondit la jeune fille.
+
+--Eh bien, Clémence, si je m'apercevais cependant que vous n'acceptez
+la main du jeune M. Steenvliet que d'après les conseils de vos
+parents, et non sans contrainte, alors, certainement je ne me
+sentirais pas la force de concourir à votre malheur en vous donnant
+mon consentement.
+
+--J'espère que je serai heureuse, mon bon parrain. Personne n'exerce
+la moindre pression sur moi.
+
+--Alors, c'est probablement qu'une sympathie, secrète et réciproque
+vous attire l'un vers l'autre. En pareil cas, vous ne seriez
+peut-être pas malheureuse, quoique j'en doute fort. Vous l'aimez donc
+bien sincèrement? Répondez-moi sans crainte: je suis un vieillard et
+je suis votre parrain.
+
+--Je l'aimerai.
+
+--Quoi! l'amour doit encore venir?
+
+--Non, non, je l'aime maintenant, depuis longtemps, balbutia la jeune
+fille.
+
+--C'est donc un bien beau garçon?
+
+--Beau et bon. Il a un million de dot. Son père possède des
+richesses immenses; il est fils unique, et il héritera de tout.
+
+La jeune fille avait prononcé ces derniers mots avec une sorte
+d'animation fébrile; le marquis la regarda avec étonnement et secoua
+la tête d'un air de doute.
+
+--Pauvre Clémence, dit-il, seraient-ce peut-être ses millions qui
+vous séduisent? Je ne puis le croire. Pour nous surtout, l'argent
+n'est pas une source d'honneur ni de mérite. Notre richesse consiste
+dans les services que nos aïeux, de père en fils, ont rendus au
+roi et au pays, dans notre sang versé, dans les faits héroïques
+accomplis, dans tous les sacrifices pour conserver pur et sans tache
+le nom de notre race a travers tous les événements de l'histoire et
+toutes les séductions du monde.
+
+--Je le sais, mon cher parrain, soupira la jeune fille, et
+cependant...
+
+--Et cependant vous désirez vous marier avec Herman Steenvliet?
+
+--Oui, je le désire!
+
+--Bien sincèrement?
+
+--De tout mon cœur!
+
+--Vous dites tout cela d'un singulier ton, mon enfant. Enfin soit. Je
+me permettrai encore une seule réflexion: Je voudrais être convaincu
+que vous avez aussi envisagé cette affaire importante sous son aspect
+défavorable... Vous ne pouvez pas avoir oublié, Clémence, que, dans
+la bourgeoisie où vous voulez entrer, votre noblesse de race ne
+vous suivra pas. Vous-même et vos enfants vous serez désormais des
+bourgeois, et bourgeois vous resterez. Avez-vous songé combien il est
+triste pour une femme de descendre les degrés de l'échelle sociale?
+Vos frères, vos sœurs, vos parents, moi-même, nous devrons vous
+regarder d'en haut, et là où nous devions chercher une noble dame,
+avec un beau nom, une baronne, une comtesse, notre égale enfin, nous
+ne trouverons plus qu'une certaine madame Steen... Steenvliet, perdue
+dans la bourgeoisie travailleuse et esclave des affaires. Ah! ma
+pauvre filleule, j'avais rêvé pour vous un sort brillant, mais,
+puisque vous le voulez, puisque vous me suppliez de consentir à cette
+mésalliance, eh bien...
+
+Clémence, succombant aux souffrances de son cœur brisé, avait posé
+sa tête sur la poitrine du vieillard et pleurait sans rien dire; ses
+larmes coulaient en silence.
+
+Ce que venait de dire son parrain, ce n'était que la traduction des
+réflexions amères qu'elle faisait depuis longtemps dans l'insomnie
+de ses nuits solitaires, et qui la rendaient malade en faisant
+bouillir son cerveau. La douleur l'avait vaincue, et cependant elle
+luttait encore pour s'armer d'un nouveau courage et pour reprendre le
+rôle qu'on l'avait chargée de jouer.
+
+--Ah! Clémence, je le soupçonnais bien, vous me cachez quelque
+chose, murmura le marquis.
+
+--Non, non, vos paroles sévères m'émeuvent, mon cher parrain,
+murmura-t-elle en tendant vers lui ses mains suppliantes. Ah! je vous
+en prie, ne me refusez pas votre consentement, vous me rendriez bien
+malheureuse!
+
+Mais le marquis se leva et grommela avec amertume:
+
+--On me trompe ici. N'essayez pas de feindre plus longtemps,
+Clémence, je vois bien que ce mariage vous fait peur. Je ne m'étonne
+plus de vous voir si pâle et si maigre... Je ne donne pas mon
+consentement!
+
+--Mon parrain, mon bon parrain, ayez pitié de moi, ayez pitié de mon
+pauvre père.
+
+--De votre père? C'est donc lui qui vous impose sa volonté? Je
+comprends maintenant le ton étrange de ses lettres. Il voulait
+m'arracher mon consentement par la ruse; mais ce jeu indigne doit
+cesser. Je vais lui parler. S'il ne me dit pas la vérité, qu'il
+craigne les suites de ma colère.
+
+En achevant cette menace, il se dirigea vers la porte. Mais la
+jeune fille, avec de nouvelles larmes, courut se jeter à son cou et
+s'efforça de le retenir. Le vieillard, profondément blessé, demeura
+sourd à ses prières; il se dégagea de ses bras en grommelant d'un
+air sombre:
+
+--Non, non, je n'écoute plus rien. Je veux savoir la vérité. Et
+malheur à votre père si mes soupçons sont fondés!
+
+--Eh bien! restez, mon cher parrain, je vous confesserai toute la
+vérité, dit tout à coup la jeune fille, encore toute frémissante
+d'angoisse, mais avec un regard plein de résolution.
+
+Le marquis la regarda avec étonnement:
+
+--Est-ce bien sincère, cette fois, ce que vous me dites-là,
+Clémence, dit-il. Ne vous abusez pas vous-même, mon enfant, vous
+n'auriez pas le courage d'accuser votre père.
+
+--En effet, répliqua-t-elle, mais le courage ne me manquera pas pour
+remplir mon inexorable devoir, pour justifier mon pauvre père à
+vos yeux et pour vous convaincre que vous ne pouvez pas refuser votre
+consentement à mon mariage. Puisque nos confidences craintives et
+notre prudence calculée n'ont pas su vous donner cette conviction,
+la vérité, la simple et rude vérité le pourra peut-être.
+Écoutez-moi, mon bon parrain, je ne vous cacherai rien, rien
+absolument.
+
+--Quel incompréhensible secret pèse donc sur vous, mon enfant? dit
+le marquis. Vous avez peur du mariage projeté, et vous vous faites
+violence à vous-même pour m'arracher mon consentement à ce mariage!
+Parlez donc, parlez, je vous écoute.
+
+--J'ai vu à peine trois fois ce monsieur Herman Steenvliet,
+dit-elle en hésitant d'abord, mais sa voix reprit insensiblement de
+l'assurance. C'est un gentil garçon, bon, intelligent, discret et
+bien élevé. Mais je suis un rameau de l'antique souche des Overburg;
+mon cœur ne pouvait, sans y être contraint, s'ouvrir pour un homme
+qui n'a pas de sang noble dans les veines.
+
+--Vous ne l'aimez donc pas, Clémence?
+
+--Lorsque la fatalité m'imposa comme un devoir impérieux et
+implacable la nécessité d'accepter cette mésalliance, je frémis
+de tous mes membres d'aversion et de douleur. J'ai pleuré en secret,
+pendant des semaines entières, dans la solitude de mes nuits sans
+sommeil; la fleur de la santé a disparu de mes joues, et j'ai maigri
+affreusement. Ah! je vais faire abstraction de ma naissance, de ma
+noblesse; c'est comme si j'avais à faire le sacrifice de ma vie
+même. Et néanmoins, il faut que cela s'accomplisse!
+
+--Est-ce votre père qui vous contraint à ce mariage?
+
+--C'est la fatalité, l'inexorable fatalité.
+
+--Je ne vous comprends pas, mon enfant.
+
+--Mon père, par l'escroquerie du caissier de la banque _La Prudence_,
+a perdu énormément d'argent. Nous étions menacés de la ruine, de
+la pauvreté, de la honte. Tous nos biens, même notre château, le
+berceau de notre famille, allaient être vendus. Ce malheur ne pouvait
+être conjuré que par le sacrifice d'une victime expiatoire, et cette
+victime expiatoire, c'est moi!
+
+--Vous exagérez sans doute, dit le marquis en secouant la tête;
+votre père a perdu deux cent mille francs dans la faillite de la
+banque; mais cette perte le laissait bien loin de la ruine. Pourquoi
+parlez-vous donc de si terribles choses?
+
+--C'est que mon père, de crainte de vous affliger, ne vous a pas tout
+dit, reprit la jeune fille. Sa perte, à la suite de la faillite de
+_La Prudence_, s'élève à près d'un demi-million.
+
+--Un demi-million, ô ciel! Comment cela est-il possible?
+
+--Depuis longtemps, mon cher parrain, mes parents se trouvaient dans
+une situation pénible; nos revenus n'étaient plus suffisants; nous
+allions chaque jour en arrière; une déchéance lente, mais certaine,
+nous menaçait, Alors mon père à cherché des moyens d'augmenter ses
+ressources; il a grevé nos biens pour une somme de deux cent mille
+francs, pour laquelle il a pris des actions dans la banque _La
+Prudence_.
+
+--Oui. je sais cela, mon enfant, et cet argent est malheureusement
+perdu.
+
+--Ce que vous ne savez pas,--je tremble, j'hésite à vous le
+révéler, mais vous devez connaître la vérité, toute la
+vérité,--ce que vous ne savez pas, c'est que mon père s'est laissé
+entraîner par deux ou trois administrateurs de cette banque, à jouer
+avec eux à la Bourse, et qu'il a emprunté, pour cela, à la Banque,
+deux cent cinquante mille francs.
+
+--Et cette somme énorme?
+
+--Est également perdue.
+
+--Quoi? Que dites-vous? s'écria le marquis en se levant brusquement.
+Votre père a joué à la Bourse avec de l'argent qui ne lui
+appartenait pas? Mais cela est affreux!
+
+--Il s'est laissé entraîner par des hommes qui jouissaient de
+l'estime générale, par des nobles, ses amis, entre autres par
+le baron Van Listerberg, qui est devenu comme lui la victime de la
+fortune adverse.
+
+Le vieillard, profondément troublé, n'écoutait plus ses
+explications; il se passait fiévreusement les mains dans les cheveux,
+ses yeux enflammés regardaient dans le vide, et il grommelait
+d'indistinctes menaces.
+
+--Je vous en prie, cher parrain, écoutez-moi jusqu'au bout, supplia
+la jeune fille. Je vous ai dit la vérité, dans l'espoir de vous
+convaincre que vous devez donner votre consentement à mon mariage.
+Nous sommes pauvres, nous serons chassés du château de nos pères,
+si je refuse la main de M. Herman Steenvliet, Mes parents, mes frères
+et sœurs,... toute notre famille doit être sauvée de la misère et
+de la honte. Le sacrifice est pour moi pénible et effrayant; mais le
+devoir commande. Dieu, dans sa miséricorde, soutiendra mes forces et
+me récompensera.
+
+--Mais cela est inouï, cela est horrible! s'écria le marquis,
+répondant à ses propres pensées. Quoi! il dissipe un demi-million
+à des spéculations de Bourse, et quand il a livré ainsi à des
+chevaliers d'industrie le restant de son héritage paternel, il vous
+vend, vous, Clémence, la plus noble de ses enfants! Il vend votre
+naissance, votre sang, votre bonheur, pour payer sa folle imprudence!
+Marché honteux et qui crie vengeance. Et j'y consentirais? Non,
+non, jamais! Cessez, Clémence, ma colère est légitime, je suis
+inexorable. Laissez-moi sortir: votre père doit rendre compte de sa
+duplicité à mon égard. Je veux lui parler sans retard; il saura ce
+qu'il en coûte de me tromper si effrontément!
+
+Il se tourna vers la porte. La jeune fille tomba à genoux devant lui
+et l'implora, les larmes aux yeux, pour son malheureux père. Mais le
+marquis, tremblant d'indignation, la repoussa doucement en disant:
+
+--Restez ici, Clémence, restez. Séchez vos larmes, mon enfant: vous
+n'épouserez pas ce bourgeois enrichi. Je reviens près de vous tout
+de suite.
+
+Et, sans s'arrêter davantage aux plaintes désespérées de la jeune
+fille, il sortit de l'appartement.
+
+Clémence, pâle comme une morte d'inquiétude et d'effroi, sa laissa
+tomber sur une chaise. Elle pleurait à chaudes larmes, et frémissait
+à l'idée qu'en déclarant la vérité, elle ne fût la cause de plus
+grands malheurs. Non seulement le marquis allait accabler son père
+de cruels reproches, mais il le déshériterait probablement. Et ainsi
+toute espérance leur était enlevée, même dans l'avenir!
+
+Mais, parmi les réflexions qui traversaient son esprit troublé avec
+la rapidité de l'éclair, il y en avait une moins pénible et moins
+inquiétante.
+
+Son parrain avait dit: Vous ne serez pas la femme de ce bourgeois.
+Quelle était donc son intention? Aurait-il le projet magnanime
+de payer la dette de M. d'Overburg envers l'entrepreneur, et de le
+libérer ainsi de la contrainte qui pesait sur lui? C'était peu
+probable, mais qui pouvait le savoir?... et d'ailleurs, en supposant
+qu'il n'en fût rien et que son père fût déshérité, ne lui
+restait-il pas la ressource d'accepter la main d'Herman Steenvliet, et
+d'ouvrir à ses parents une nouvelle source de prospérité?
+
+Son attention fut attirée par un bruit de voix qui parvenait
+indistinctement à son oreille, à travers le mur mitoyen de la salle
+voisine. Ce bruit devint insensiblement plus fort, et bientôt
+elle distingua les voix de son père et du marquis, sans comprendre
+cependant ce qu'ils disaient. On discutait, on disputait même
+violemment; la voix de son parrain éclatait parfois en sons aigus qui
+trahissaient la colère et l'amertume.
+
+Clémence s'était levée et écoutait toute tremblante. Combien elle
+regrettait maintenant son imprudence! Elle implorait à mains jointes
+la protection de Dieu pour son malheureux père.
+
+Mais elle entendit tout à coup la porte du salon s'ouvrir avec
+violence, et sa mère pousser un cri déchirant de détresse. Elle
+sortit rapidement de la pièce où elle se tenait, et vit le marquis
+paraître au fond du couloir.
+
+--Non, s'écriait-il, en se retournant encore du côté du salon,
+non, je ne vous connais plus. Vendez votre enfant, bourreaux que vous
+êtes; moi je retourne à Monaco, et je veux y finir mes jours. Et,
+quant à mon héritage, vous n'en aurez pas un sou. Adieu!
+
+Et il dirigea ses pas avec une hâte fiévreuse vers la porte de
+sortie.
+
+La jeune fille, pleurant et gémissant, courut après lui, le
+rejoignit dans la cour d'honneur, lui jeta les bras autour du cou,
+et essaya de le ramener au château par ses pleurs, par ses
+supplications, par la violence même.
+
+--Clémence, ma pauvre filleule, ne n'empêchez pas de partir, dit
+tristement le marquis, je ne puis plus rien pour vous; hélas, vous
+êtes condamnée!
+
+--Oh! mon cher parrain, vous, mon unique espoir, mon seul refuge,
+ne m'abandonnez pas. Venez, venez, pardonnez à mon père; je vous
+aimerai, je vous remercierai, je bénirai votre nom jusqu'à mon
+dernier soupir!
+
+Des larmes jaillirent des yeux du vieillard, et épuisé par ces
+scènes successives, vaincu par le chaleureux appel de sa chère
+filleule, il se laissa ramener au château.
+
+
+
+
+XIV
+
+
+Quatre jours s'étaient écoulés depuis que Herman avait quitté
+la maison de son père, et l'on n'avait pas encore reçu de ses
+nouvelles.
+
+Cette absence inquiétait singulièrement M. Steenvliet, et du matin
+au soir il ne faisait que penser à son fils, quoi qu'il fût bien
+convaincu qu'Herman ne tarderait pas à revenir, du moins chez
+Caroline Wouters, et celle-ci le persuaderait sans doute qu'il devait
+prendre pour femme mademoiselle d'Overburg. Alors, le chemin serait
+définitivement déblayé de tous les obstacles, et l'entrepreneur
+pourrait dire encore une fois que son inébranlable volonté avait
+triomphé.
+
+Il était assis dans son cabinet et souriait en pensant à cette
+affaire. Avec quelle habileté il l'avait conduite, ou plutôt,
+comme le hasard l'avait servi! Caroline Wouters, qui pouvait être un
+obstacle insurmontable à la réalisation de ses vœux, allait devenir
+l'instrument de la soumission volontaire d'Herman! Au cours de ses
+réflexions, M. Steenvliet se demanda de quelle façon il pourrait
+le mieux récompenser Caroline Wouters et ses parents de leurs
+bons offices et de leur désintéressement. Cela lui serait facile,
+pensait-il. Le vieux père Wouters était charpentier et, comme M.
+Steenvliet l'avait appris dans le village, c'était un humble mais
+habile ouvrier. Eh bien, dès que le mariage d'Herman avec Clémence
+serait célébré, Steenvliet prêterait ou donnerait de l'argent au
+vieux Wouters pour se construire un atelier. Il lui procurerait même
+de petites entreprises de charpente, lui donnerait des conseils, de
+l'assistance, en un mot il le favoriserait de telle sorte qu'il
+lui ferait gagner au moins quatre ou cinq mille francs par an, et
+probablement même davantage, pourvu que le courage et l'habileté
+ne lui fissent pas défaut. Et ainsi Caroline et sa mère seraient
+également récompensées; et, s'il arrivait que plus tard la jeune
+fille voulût entrer en ménage avec un brave garçon de sa condition,
+l'entrepreneur lui donnerait une bonne dot, et il protégerait et
+pousserait aussi son mari.
+
+Pendant qu'il se frottait les mains avec une visible satisfaction,
+résultat de ses réflexions agréables, un valet entra dans son
+cabinet et déposa sur le pupitre devant son maître quelques lettres
+que le facteur de la poste venait d'apporter; puis il se retira sans
+rien dire.
+
+M. Steenvliet continua à suivre le cours de ses réflexions sans
+faire attention aux lettres.
+
+--En effet, se disait-il en lui-même, ces Wouters sont des gens
+simples et honnêtes, de braves gens dans toute la force du terme.
+Et feu Victor Wouters, je m'en souviens maintenant, a toujours eu
+beaucoup d'amitié pour moi et m'a rendu mille petits services. A mon
+tour maintenant! Que peut-il m'en coûter de tirer ces braves gens de
+leur situation gênée et de les rendre relativement riches? Presque
+rien. J'emploie des centaines de gens, et que je fasse gagner de
+l'argent au vieux Wouters ou à d'autres petits entrepreneurs, c'est
+la même chose pour moi. Je ferai plus pour eux, je veux les rendre
+heureux; cette idée me sourit; mais il faut d'abord que mon fils soit
+marié avec mademoiselle d'Overburg.
+
+Il prit alors les lettres qu'on venait de lui apporter, et les ouvrit
+l'une après l'autre. Elles ne contenaient évidemment rien de bien
+intéressant, car il les mit de côté avec indifférence. Mais,
+lorsqu'il jeta les yeux sur la dernière lettre, il poussa un cri de
+joie et lut à haute voix: «J'ai eu le plaisir de rencontrer hier à
+Anvers votre fils Herman. Il m'a dit qu'il était en parfaite santé,
+ce qui m'a fait beaucoup de plaisir...»
+
+--Ah! ah! le farceur! s'écria l'entrepreneur. C'est à Anvers qu'il
+s'est réfugié, C'est là le pays étranger dont il me menaçait. Il
+pense que son absence me fléchira et me fera renoncer à mes projets
+relativement à son mariage? En quoi il se trompe fort, car il ne se
+passera pas longtemps avant qu'il ne soit fatigué lui-même; il aura
+certainement besoin d'argent, et il se sentira invinciblement attiré
+à revenir près de Caroline.
+
+Il reprit la lecture de la lettre.
+
+--Que veut dire ceci? grommela-t-il d'un air inquiet, oui, ça y est
+bien en toutes lettres:
+
+«J'ai instamment prié M. Herman de venir visiter avec moi les
+travaux d'écluse, pour qu'il puisse vous annoncer que tout ici est
+pour le mieux, mais il n'avait absolument pas le temps, disait-il,
+et il m'a quitté pour se rendre à bord du steamer américain
+_Philadelphie_, qui part samedi pour New-York. J'aurais voulu lui
+souhaiter un bon voyage, mais, j'eus beau attendre, je ne réussis pas
+à le revoir.»
+
+--Ciel! qu'ai-je lu? s'écria l'entrepreneur. Sur un steamer
+américain? Le malheureux veut-il aller en Amérique? L'Océan entre
+mon fils et moi! Ne plus le voir pondant des années! Oh non, cela ne
+sera pas, cela ne peut pas être.
+
+Il appuya sa tête dans ses mains et se mit à réfléchir
+profondément aux moyens de détourner de lui un coup si douloureux.
+D'après la date de la lettre, le _Philadelphie_ ne devait partir que
+le surlendemain. Il avait donc tout le temps d'aller à Anvers et de
+tâcher de retrouver son fils. Oui, c'était ce qu'il voulait faire.
+Mais comment s'y prendre pour retenir Herman? Le supplier? le menacer
+et, au besoin, invoquer son autorité paternelle? Mais tout cela
+pouvait échouer contre une résolution arrêtée de son fils. Le
+jeune homme était majeur, et, d'après la loi, parfaitement libre et
+maître de ses actions. Herman voulait partir pour l'Amérique sans
+avoir revu Caroline Wouters? Il était donc bien clair qu'il avait
+pour but unique de se soustraire au mariage projeté avec Clémence
+d'Overburg. Le seul moyen qui restât, et qui pût exercer une
+influence décisive sur le jeune homme, était donc, pour M.
+Steenvliet, de lui dire qu'il renonçait à ce mariage... Mais il
+n'était pas possible à l'entrepreneur de renoncer au vœu de toute
+sa vie. Comment donc faire? Que lui dire? Combien il regrettait
+qu'Herman n'eût pas fait une dernière visite à Caroline Wouters.
+Elle seule eût été capable de le retenir. Mais maintenant, hélas,
+cette dernière espérance était également perdue.
+
+Pendant quelque temps M. Steenvliet resta absorbé dans ces tristes
+pensées. Vingt fois il se demanda s'il ne ferait pas mieux de ne
+plus s'occuper du mariage de son fils; mais alors son ambition et
+son orgueil paternel s'élevaient violemment contre cette idée
+humiliante, et ainsi le malheureux entrepreneur luttait péniblement
+avec lui-même sans savoir à quel parti se résoudre pour aboutir à
+un résultat satisfaisant.
+
+Nonobstant l'incertitude de la réussite de sa tentative, il résolut
+d'aller le lendemain à Anvers.
+
+Il prit en main le cordon de sonnette pour appeler son valet de
+chambre et lui ordonna de faire atteler le coupé, pondant qu'il se
+préparerait lui-même à se mettre en route...
+
+Mais voilà que tout à coup la porte s'ouvrit, et à sa grande
+stupéfaction, son fils Herman se présenta devant ses yeux.
+
+Le jeune homme paraissait triste et abattu.
+
+--Je vous croyais sur l'Océan, en route pour l'Amérique, dit M.
+Steenvliet. Vous avez donc renoncé à votre projet insensé?
+
+--Non, mon père, le paquebot ne part qu'après-demain, répondit
+Herman d'une voix étranglée.
+
+--Je comprends: vous avez besoin d'argent; mais n'attendez pas
+de secours de moi pour l'exécution d'un projet qui me déplaît
+souverainement.
+
+--Je n'ai pas besoin de secours, mon père. Un ami à qui j'ai prêté
+maintes fois de l'argent, vient de m'en prêter à son tour.
+
+--Il paraît, mon garçon, que ce voyage lointain vous sourit
+médiocrement? Votre voix est altérée, vous êtes pâle, vous vous
+sentez malheureux, je le vois bien. Eh bien, Herman, soyez mieux
+avisé: restez ici, et ne pensez plus a voyager.
+
+--Personne ne peut plus me retenir, mon père.
+
+--Que venez-vous donc faire ici?
+
+Le jeune homme répondit d'un ton suppliant:
+
+--Mon père, je vais vous quitter, peut-être pour plusieurs années.
+Je puis juger par ma propre douleur combien vous seriez affligé si
+je partais pour l'Amérique sans avoir pris d'abord congé de vous, et
+sans vous avoir donné l'assurance que ni le respect ni l'amour de mon
+bon père ne se sont affaiblis dans mon cœur. Vous ne souhaitez que
+mon bien-être, j'en suis convaincu, mais vous vous trompez sur les
+moyens de me rendre heureux. Je suis dominé par une nécessité
+implacable, et je dois fuir une destinée qui m'inspire de l'effroi,
+Que mon éloignement temporaire ne vous afflige pas trop, et n'ayez
+nulle crainte quant au sort qui m'attend. Je ne cesserai point de
+penser à vous avec reconnaissance, je resterai honnête homme et je
+ne m'exposerai pas inutilement au danger... Soyez généreux jusqu'au
+bout, mon père, donnez-moi, avec votre bénédiction, le courage
+nécessaire de ne pas succomber, sur cette terre lointaine, au regret
+et au chagrin... Permettez-moi de vous serrer dans mes bras en vous
+disant adieu.
+
+A ces mots il se jeta au cou de son père.
+
+Celui-ci, remué jusqu'aux entrailles, se prêta avec bonheur à cette
+effusion filiale, et serra vigoureusement son fils contre son cœur.
+Tous deux avaient les larmes aux yeux; ils restèrent un moment sans
+rien dire.
+
+--Étrange, singulier garçon! murmura l'entrepreneur. Vous
+me chérissez, je le sais. Comment pouvez-vous donc me faire
+volontairement un si amer chagrin? Cela n'est pas naturel. Allons,
+dites-moi que vous ne voulez plus me quitter... Vous secouez la tête?
+Vous persistez dans votre fatale résolution? Je me suis trop hâté,
+peut-être. Je ne vous ai pas laissé assez de temps pour vous
+accoutumer à l'idée de ce mariage avec mademoiselle d'Overburg? Eh
+bien, je veux me montrer accommodant: Restez ici, je ferai retarder
+le mariage, fût-ce de plusieurs mois. Que risquez-vous à accepter ce
+temps d'épreuve?
+
+--Cela ne peut point changer ma résolution, murmura Herman.
+
+--Vous exigez donc que je fasse au baron d'Overburg l'injure de
+repousser la main de sa fille?
+
+--Même cette preuve de votre immense bonté ne pourrait pas me
+retenir.
+
+--Cette fois je n'y comprends plus rien! s'écria l'entrepreneur. Je
+commence à croire, Herman, que vous avez quelque fêlure au cerveau.
+Asseyez-vous là, devant moi, et causons avec calme... Dites-moi
+franchement quel est en réalité votre projet.
+
+--Je vais à New-York, mon père et de là à Chicago.
+
+--A Chicago? à trois cents lieues dans l'intérieur du pays?
+
+--C'est dans cette ville, vous le savez, mon père, que demeure M.
+Patteels, votre ancien associé dans vos entreprises. Il y a quelques
+mois il vous écrivait encore qu'il était surchargé de travaux de
+toute espèce, et vous demandait si vous ne pouviez pas lui envoyer
+quelques jeunes gens qui eussent une certaine connaissance de la
+peinture décorative ou ornementale. Je sais dessiner; j'ai appris
+autrefois à manier le pinceau; il me donnera de l'occupation.
+M. Patteels était pour vous un ami dévoué, et il m'a toujours
+témoigné beaucoup d'intérêt. Lorsque j'aurai acquis l'expérience
+nécessaire, je risquerai, avec son aide, et avec votre exemple sous
+les yeux, je risquerai à mon tour quelques petites entreprises.
+
+--C'est donc pour gagner un peu d'argent que vous voulez quitter
+votre patrie? ricana M. Steenvliet. Mais, innocent enfant, n'en
+possédons-nous pas assez, de cet argent? Vous ai-je jamais rien
+refusé?
+
+--Gagner de l'argent n'est pas mon unique but, mon père.
+
+--Vraiment? Et quoi donc encore?
+
+--Je veux me faire une existence indépendante: je veux devenir libre,
+pour disposer de mon cœur, et de mon sort en ce monde.
+
+--Ah! ah! c'est donc une révolte contre moi? grommela l'entrepreneur
+froissé. Monsieur veut chercher les moyens de m'ôter toute influence
+sur sa destinée?
+
+--Oh! non, mon père, je veux seulement éviter le malheur de me voir
+imposer une épouse que je n'aurai pas choisie moi-même. Pour tout le
+reste, croyez-moi, je suis prêt à me soumettre avec le plus profond
+respect à vos moindres désirs.
+
+M. Steenvliet secoua la tête d'un air pensif; un sourire, moitié
+triste, moitié ironique, entr'ouvrait ses lèvres. Peut-être
+commençait-il à soupçonner quelles pouvaient être les causes de
+l'incompréhensible conduite de son fils.
+
+--Eh bien, supposons qu'au bout de quelques années vous ayez plus ou
+moins atteint votre but; quoi, alors? demanda-t-il.
+
+--Alors, je reviens, mon père.
+
+--Et vous vous mariez?
+
+--Et je me marie.
+
+--Vous n'êtes pas sincère avec moi, dit l'entrepreneur avec ironie.
+Pensez-vous que je ne sache pas quelles folles idées vous trottent
+par la tête? Oui, vous reviendrez aussitôt que vous le pourrez, et
+alors vous voudrez vous marier. Avec qui!... Parlez donc. Vous
+vous taisez? Vous n'osez pas confier à votre père le nom de cette
+étrange fiancée. Vous avez peur qu'il ne se moque de vous. Ne
+serait-ce pas la fille d'un simple ouvrier charpentier, votre ancienne
+compagne de jeux, qui vous a ainsi tourné l'esprit? Il est inutile de
+chercher à me le cacher, Herman, je sais tout. Ah! ce serait donc là
+le résultat, la récompense de ma paisible et laborieuse existence,
+de voir mon fils épouser la fille de pauvres ouvriers, une fille dont
+les doux yeux et le sourire séduisent.
+
+--Ah! je vous en supplie, mon père, s'écria le jeune homme en lui
+tendant les mains, ne dites pas de mal d'elle en ma présence! Elle
+est bonne; son cœur est noble et pur comme celui d'un ange...
+
+--Je ne dirai pas de mal d'elle, mon fils, au contraire, je le
+reconnais volontiers, elle est aimable, intelligente, et elle a un
+grand cœur.
+
+--Ciel, vous l'avez donc vue, mon père?
+
+--Je l'ai vue et je lui ai parlé.
+
+--Est-il possible? Eh bien?
+
+--Ah! mon fils, si Caroline Wouters était seulement la fille d'un bon
+bourgeois, peut-être je comprendrais que vous désiriez la prendre
+pour femme; mais ayez du moins un peu de bon sens, mon garçon.
+N'est-il pas absolument impossible que le fils unique d'un
+millionnaire épouse une fille qui habite une chaumière et qui n'a
+pour vivre que le salaire quotidien d'un charpentier? Le monde entier
+se rirait de moi.
+
+--Les moqueries du monde ne durent pas longtemps, mon père, répondit
+le jeune homme d'un ton pénétré, mais un mariage sans amour est
+une chaîne, un fardeau, un malheur, qui durent jusqu'au tombeau.
+Que m'importe le monde si je dois acheter son approbation au prix du
+bonheur de toute ma vie et du bonheur de mon père lui-même.
+
+--De mon bonheur?
+
+--Oui, mon père, de la joie de vos vieux jours.
+
+--Vous êtes fou. Mon bonheur consisterait donc dans l'anéantissement
+de tout ce que j'ai rêvé pour vous?
+
+Le jeune homme, comme décidé à un suprême effort, prit la main de
+son père, et dit avec animation:
+
+--Caroline Wouters est si douce, si aimante, si reconnaissante! Elle
+vous aimerait, elle vous respecterait, elle chercherait à lire dans
+vos yeux vos moindres désirs. J'irais demeurer avec elle dans une
+maison de campagne, loin du monde, dont vous redoutez les jugements.
+Nous y vivrions tranquilles, aspirant après les heures qu'il vous
+plairait de venir passer auprès de nous. Vous y trouveriez un lieu
+de repos, après vos travaux de la ville, où tout vous sourirait avec
+amour, où tout le monde n'aurait qu'un seul but: vous aimer et vous
+rendre la vie douce... Là, personne ne se rappellerait que vous
+avez été un ouvrier, si ce n'est pour admirer l'énergie de votre
+volonté et la force de votre intelligence, pour bénir ces nobles
+mains dont le travail a créé notre bien-être... Et si la fatigue de
+la vieillesse arrive un jour pour vous, vous trouverez là des enfants
+dans les prières desquels votre nom aurait place à côté du nom du
+Seigneur...
+
+L'entrepreneur était profondément ému par les paroles éloquentes
+de son fils; mais il cherchait à dissimuler son émotion sous un rire
+d'incrédulité.
+
+--Ah! mon cher père, convenez-en, s'écria Herman, un pareil sort
+serait sans doute infiniment plus beau que si nous devions, notre
+vie durant, mendier un regard d'estime dans les salons de nobles
+gentilshommes. Quoi de plus noble et de plus digne que de savoir que
+tout ce qui nous entoure nous doit son bonheur, et que pas un regard
+ne se lève vers nous qui ne soit brillant de reconnaissance et
+d'amour!
+
+M. Steenvliet se tut un moment: il paraissait lutter contre ses
+propres idées. Peut-être, sous l'impression du touchant appel
+d'Herman, était-il sur le point de consentir à son mariage avec
+Caroline Wouters; mais en tout cas cette hésitation ne fut pas
+longue, un sourire de mécontentement ne tarda pas à plisser les
+coins de sa bouche.
+
+--Je ne vous savais pas si éloquent, mon fils, dit-il. Vous rêvez
+tout éveillé, et vous me feriez presque perdre à moi-même
+le sentiment de la réalité; mais ce sont là des enfantillages
+impossibles que vous m'avez racontés. Votre mariage avec Clémence
+est une affaire décidée, du moins en ce qui me concerne. Je suis
+lié envers le baron d'Overburg, et je ne puis retirer ma parole...
+D'ailleurs, il y a un autre obstacle: Caroline Wouters ne vous aime
+pas.
+
+--Elle ne m'aime pas? répéta Herman! Ah! mon père, si vous saviez!
+
+--Je ne le sais que trop bien. Parce que vous vous sentez attiré vers
+Caroline Wouters, vous vous figurez que son cœur doit avoir la même
+inclination pour vous. Quelle naïveté!... Voyons, dites-moi, lui
+avez-vous jamais demandé comment elle est disposée envers vous à
+cet égard?
+
+--Non, en effet; mais cela n'était pas nécessaire; par ses yeux je
+pouvais lire jusqu'au fond de son âme.
+
+--Pauvre garçon! Croyez-vous cela réellement? Comme vous vous
+trompez pourtant!
+
+--Ciel! Avez-vous des raisons sérieuses d'en douter, mon père?
+s'écria Herman pâlissant.
+
+--Certes! Elle m'a dit à moi-même qu'elle vous est reconnaissante
+parce que vous lui avez sauvé la vie autrefois, mais qu'elle ne
+vous aime pas du tout de la manière que vous l'entendez. Je sais par
+Caroline que vous ne lui avez jamais laissé soupçonner votre amour
+pour elle. Comment pouvez-vous donc savoir quels sont ses sentiments
+à votre égard?
+
+--C'est vrai! soupira le jeune homme avec consternation.
+
+--Et maintenant, vous alliez partir pour un autre monde sans
+rien savoir de ses dispositions envers vous! Innocent rêveur, ne
+comprenez-vous pas ce qui se passerait pendant votre absence? Caroline
+ferait la connaissance d'un autre jeune homme de sa condition, et à
+votre retour vous la trouveriez mariée.
+
+--Mais je lui écrirai, balbutia Herman tout déconcerté.
+
+M. Steenvliet paraissait vouloir atteindre un but caché; un sourire
+malin se jouait sur ses lèvres. Sans doute, il voulait, par détour,
+pousser son fils à faire encore une visite à Caroline Wouters, bien
+convaincu qu'il était que la jeune fille le ferait renoncer à son
+voyage en Amérique, et le persuaderait qu'il devait accepter la main
+de mademoiselle d'Overburg. Telle était, en tout cas, la dernière
+espérance de l'entrepreneur.
+
+--Vous lui écririez? de Chicago? dit-il avec ironie. A quoi cela
+servirait-il? Ses parents l'empêcheraient de vous répondre, et
+elle-même ne l'oserait pas. Les pauvres gens ont tellement peur des
+commérages du monde, que leur esprit s'épouvanterait à l'idée
+d'entretenir des relations secrètes avec vous, qui les rendraient
+coupables à leurs propres yeux.
+
+--Vous exagérez, mon père. J'ai promis au père Wouters que je
+n'essayerais plus de revoir Lina, et je veux rester fidèle à ma
+parole; mais, une fois l'Océan entre eux et moi, ils ne craindront
+plus la calomnie, et ils répondront à mes lettres, j'en suis
+certain.
+
+L'entrepreneur paraissait triste et désappointé. Il avait espéré
+amener son fils à retourner auprès de Caroline Wouters, et voilà
+que cet espoir lui échappait aussi. Cependant il ne voulut pas
+abandonner la partie sans faire une dernière tentative.
+
+--Mais vous ne savez pas, rêveur obstiné, ce qui s'est passé
+là-bas pendant votre courte absence, insista-t-il. Ce sont des choses
+si pénibles, si terribles même, que pour vous épargner un plus
+grand chagrin, j'aurais préféré les taire. Pauvre Caroline, une
+pareille honte, méritée ou imméritée, fait une blessure dont on
+conserve toujours la trace.
+
+--Ciel, que voulez-vous dire, mon père? soupira le jeune homme
+effrayé.
+
+--C'est une chose à peine croyable, Herman. Il y a quatre ou cinq
+jours, Caroline était allée au village. Les paysans l'ont accablée
+des plus odieuses injures, lui ont jeté de la boue au visage, et
+l'ont chassée de la commune à coups de pierres. Si elle en faisait
+une maladie mortelle, ce ne serait pas...
+
+--Ah Dieu! est-il possible! s'écria le jeune homme tremblant
+d'angoisse et d'indignation. On a chassé la pauvre Lina du village
+à coups de pierres? Et je suis, hélas! la seule cause de ce sort
+affreux!... Ah! mon père, ce qui n'était en moi qu'un sentiment
+égoïste d'amour, ou soif de bonheur, se change maintenant en la
+conscience d'un devoir impérieux!... Je vais voir Lina Wouters...
+Vous avez raison, mon père; avant de partir il faut que je sache si
+l'on me permettra de réparer le mal que je lui ai fait.
+
+--Je veillerai à cette réparation, Herman, si vous voulez écouter
+avec calme et avec bon vouloir ce que Caroline vous dira; car elle
+est, en effet, une fille intelligente et raisonnable.
+
+--Laissez-moi aller auprès d'elle, mon père, j'en meurs
+d'impatience. Aujourd'hui même je saurai ce que j'ai à espérer ou
+à déplorer.
+
+--Reviendrez-vous ici, Herman? Je suis aussi curieux que vous.
+
+--Mon intention est de rester avec vous jusqu'à demain soir, mon
+père.
+
+--C'est bien, je vous attendrai.
+
+Il serra la main de son fils et lui conseilla encore de s'armer contre
+toute déception, contre toute désillusion. Quoi qu'il pût advenir,
+après son retour ils examineraient ce qu'il y avait à faire pour
+tarir définitivement cette source de chagrins et d'inquiétudes.
+Caroline avait un noble cœur, et elle était incapable de cacher la
+vérité ou de la travestir; Herman devait donc avoir une foi entière
+en ses paroles.
+
+Le jeune homme sortit de l'appartement après avoir salué son père.
+
+Un sourire de triomphe illumina le visage de l'entrepreneur, et il se
+frotta joyeusement les mains en disant:
+
+--Ah! ah! voilà le candide jouvenceau en route pour aller trouver
+Caroline Wouters! Il en a coûté assez de peine pour le décider à
+cette nouvelle visite. Maintenant je suis tranquille. Caroline lui
+persuadera que ce serait une grande folie de sa part de refuser la
+main de mademoiselle d'Overburg, et une cruauté de rendre son
+père malheureux par ce refus. J'ai sa promesse solennelle; elle est
+éloquente... Herman a un excellent cœur au fond, et cela lui
+fait beaucoup de peine de m'affliger ainsi. Il hésitait déjà
+visiblement. Dieu merci, malgré toutes ces contrariétés, mon vœu
+le plus ardent se réalisera, Clémence d'Overburg deviendra la femme
+de mon fils.
+
+On frappa à la porte. Un valet entra et tendit à son maître une
+carte de visite qui, de loin, répandait un doux parfum d'ambre et de
+musc.
+
+--Quelle visite m'annoncez-vous, Jacques? demanda M. Steenvliet en
+souriant. C'est au moins une comtesse, n'est-ce pas?
+
+--Non, c'est un vieux monsieur. Il attend au salon.
+
+--Le marquis de la Chesnaie! se dit l'entrepreneur à lui-même après
+avoir jeté un coup d'œil sur la carte. Il aurait bien pu rester
+encore une couple de semaines à Monaco... Il m'apporte son
+consentement... Que lui répondrai-je? Bah, il n'a pas besoin de
+savoir qu'Herman a hésité... Allez, Jacques, annoncez au marquis de
+la Chesnaie que je viens tout de suite.
+
+Lorsque l'entrepreneur entra dans le salon, il vit un vieillard de
+haute stature, qui devait être âgé d'au moins soixante-dix ans,
+et dont le visage imposant et la chevelure blanche comme la neige
+imposait le respect.
+
+--Bonjour, monsieur le marquis, dit M. Steenvliet en s'inclinant
+profondément. J'attendais une invitation de votre part pour me rendre
+au château de M. le baron d'Overburg, mais puisque vous avez la
+bonté de m'honorer le premier d'une visite, c'est du plus profond
+de mon cœur que je vous souhaite la bienvenue. Permettez-moi de vous
+serrer la main.
+
+Il prit en effet la main du gentilhomme qui la lui abandonna, mais qui
+ne répondit à son étreinte qu'avec une froideur marquée.
+
+Un frémissement parcourut les membres de M. Steenvliet. Il se sentait
+humilié sans savoir au juste pourquoi; car il ne pouvait évidemment
+pas exiger que le marquis, qui ne le connaissait pas encore, le
+traitât comme un vieil ami dès sa première visite.
+
+Cette réflexion lui fit dominer son dépit.
+
+--Veuilles vous asseoir, monsieur de la Chesnaie, dit-il en lui
+présentant un fauteuil. Nous avons à causer d'une chose très
+importante pour nous; mais, comme je suis prêt à accepter toutes les
+conditions qu'il vous plaira de mettre à ce mariage, nous pourrons
+échanger tout de suite un consentement réciproque.
+
+Le marquis secoua la tête d'un mouvement lent.
+
+--Douteriez-vous? Croyez-vous avoir des motifs d'hésitation? murmura
+l'entrepreneur qui commençait à craindre un refus.
+
+--Je vous en prie, monsieur Steenvliet, permettez-moi, avant de
+répondre à votre question, de faire un appel à la bonté de votre
+cœur et à vos sentiments paternels, dit le marquis. Lorsque mon
+neveu, le baron d'Overburg, fut frappé si cruellement et d'une
+manière si inattendue d'un revers de fortune, et qu'il ne put trouver
+d'aide nulle part pour sauver son honneur et sa position sociale, vous
+lui avez généreusement ouvert votre caisse, et à cette occasion
+vous lui avez demandé la main de Clémence, ma filleule, pour votre
+fils Herman. Sans aucun doute, vous pensiez assurer par là le bonheur
+des deux jeunes gens. Eh bien, Monsieur, vous vous êtes trompé dans
+votre généreuse intention, complètement trompé, je vous demande la
+permission de vous en convaincre, et je ne doute pas que votre amour
+pour votre fils ne vous décide à renoncer au mariage projeté.
+
+--Mon fils a-t-il dit qu'il n'accepte qu'à contre-cœur la main de
+mademoiselle Clémence?
+
+--Non, Monsieur, je suppose même qu'il souhaite ardemment devenir son
+fiancé; mais le trop confiant jeune homme ne prévoit pas, hélas,
+le triste sort qui l'attend, surtout s'il éprouve pour Clémence une
+affection sincère.
+
+Mécontent et blessé par la prévision d'un refus catégorique, M.
+Steenvliet répondit avec un dépit visible:
+
+--Oui, je comprends parfaitement votre but, monsieur le marquis. Vous
+voudriez délier le baron de ses engagements envers moi, et ce que
+vous avez résolu de me dire ne sert qu'à enguirlander l'affront;
+mais je ne me laisserai pas égarer ainsi.
+
+--Ah! Monsieur, que pensez-vous donc de moi?
+
+--Je pense que vous êtes venu pour reprendre la parole solennelle
+du baron; mais cela ne réussira point. La promesse réciproque doit
+être tenue, sinon...
+
+--Calmez-vous, mon bon monsieur Steenvliet, dit le marquis. Je vous
+prie, avant de suspecter ma loyauté, de vouloir bien écouter mes
+raisons. Après cela, vous jugerez si vous devez, oui ou non, ajouter
+foi à mes paroles.
+
+--Soit, j'écoute.
+
+--Vous avez un noble cœur, monsieur Steenvliet; je suis certain que
+vous ne consentiriez jamais sciemment et volontairement à condamner
+une innocente jeune fille à un chagrin éternel, au désespoir, et
+peut-être même à la mort.
+
+--Vous parlez de mademoiselle Clémence?
+
+--Oui; depuis longtemps elle a la fièvre, elle pleure jour et nuit,
+elle est pâle et amaigrie; elle se consume d'inquiétude et d'effroi.
+
+--Quoi donc, monsieur la marquis, l'idée de devenir bientôt la femme
+de mon fils l'effrayerait et la rendrait malade?
+
+--En effet, Monsieur.
+
+--Non, monsieur le marquis, il n'en est pas ainsi; son père m'a
+encore assuré, il y a cinq ou six jours, que Clémence accepte avec
+joie la main de mon fils.
+
+--Ah! mon neveu n'osait pas vous révéler la vérité. Son cœur
+paternel reculait bien devant le sacrifice de sa pauvre fille, mais
+il était dominé par les fatales nécessités de sa situation. Il
+craignait que vous ne lui retirassiez votre aide et qu'il ne retombât
+de nouveau dans l'abîme dont vous l'avez si généreusement tiré.
+
+--Vraiment? Et maintenant il ne le craint plus?
+
+--Je lui ai fait espérer que, pris de pitié pour la malheureuse
+Clémence, vous lui rendriez sa parole.
+
+L'entrepreneur, qui croyait réellement qu'on cherchait à le tromper,
+se leva avec impétuosité et grommela d'un ton amer:
+
+--Eh bien, monsieur le marquis, vous avez eu tort, la chose est trop
+avancée maintenant: je ne renonce point à ce mariage. Quoi! vous
+vous imaginez qu'il me serait possible de laisser faire à mon fils
+ce sanglant outrage? Si nous ne sommes pas d'un sang illustre, nous ne
+sommes cependant pas, moins que vous tous, sensibles à l'humiliation.
+
+--Je vous crois, monsieur Steenvliet, répondit le gentilhomme avec un
+calme imperturbable, mais je crois également que, comme père, vous
+ne reculeriez pas moins que nous devant un fait qui condamnerait votre
+enfant à une douleur éternelle.
+
+--Prétextes que tout cela! s'écria l'entrepreneur. Mon fils rendra
+mademoiselle Clémence heureuse, et il sera heureux avec elle.
+
+--Fatal aveuglement! soupira le marquis. La rendre heureuse, elle, qui
+ne pourrait voir en lui que la cause de son malheur et peut-être de
+sa fin prématurée!
+
+L'entrepreneur bondit de nouveau de sa chaise; il avait peine à
+maîtriser sa colère, et il répondit vivement d'un ton presque
+brutal:
+
+--Ah çà, marquis, permettez-moi de vous le dire: notre entretien
+ne peut pas continuer sur ce pied-là. Jouons cartes sur table: Vous
+voulez refuser votre consentement, mais vous paraissez oublier que le
+mariage de mademoiselle Clémence avec mon fils est une des conditions
+du prêt que j'ai fait à son père. Quelles sont vos intentions à
+cet égard?
+
+--Je suis prêt à donner mes biens en garantie de la dette de mon
+neveu, et à vous assurer le paiement d'un bon intérêt.
+
+--Cela n'est pas suffisant, monsieur le marquis.
+
+--Fût-ce même six pour cent?
+
+--Pensez-vous donc que je sois un usurier? Ce n'est pas ainsi que je
+comprends la chose. Si vous refusez réellement votre consentement
+au mariage de mon fils, je veux recevoir en une seule fois le
+remboursement intégral du capital prêté, qui est de deux cent
+cinquante mille francs.
+
+--Ah! soyez plus accommodant, monsieur Steenvliet. Il m'est
+impossible, sans beaucoup de peine, et surtout sans grande perte, de
+rassembler une pareille somme en si peu de temps. Je voudrais
+vendre quelques fermes, de la main à la main et sans publicité.
+Accordez-moi, je vous en prie, le délai nécessaire pour attendre les
+circonstances favorables à cette réalisation. J'acquitterai la dette
+de mon neveu par des versements partiels, en trois ou quatre fois.
+
+--On est impitoyable pour moi, répliqua l'entrepreneur. Pourquoi donc
+aurais-je des complaisances pour ceux qui me font un sanglant outrage
+dans mon honneur et dans mes sentiments paternels? Vous consentirez au
+mariage de Clémence avec mon fils, ou je poursuis immédiatement le
+remboursement de la dette de M. d'Overburg envers moi.
+
+Le marquis avait courbé la tête et paraissait absorbé dans de
+pénibles réflexions.
+
+Un nouveau rayon d'espoir descendit dans le cœur de l'entrepreneur.
+Il pensait pouvoir s'attendre à ce que le marquis finît par changer
+de résolution et par donner son consentement.
+
+M. de la Chesnaie releva la tête comme s'il s'éveillait d'un songe.
+Ses yeux étaient humides.
+
+--Ce que vous exigez de moi est impossible, dit-il. Je vous en
+supplie, ayez pitié de la pauvre Clémence, ne la laissez pas mourir
+de chagrin.
+
+--Mourir? répéta M. Steenvliet en ricanant à demi. Si la jeune
+demoiselle est malade, par hasard, si elle a la fièvre comme vous le
+dites, cela se passera bien, allez!
+
+--Vous vous montrez sans pitié pour nous. Eh bien, soit! Mais
+êtes-vous donc aussi sans cœur pour votre fils, pour pouvoir
+le vouer en riant au sort le plus malheureux? s'écria le vieux
+gentilhomme d'un ton qui trahissait suffisamment toute la peine qu'il
+avait à contenir son indignation et son courroux.
+
+--Mon fils? Ne vous inquiétez pas de lui, monsieur le marquis.
+
+--Alors, ayez du moins pitié de vous-même.
+
+--De moi-même! Est-ce une menace?
+
+--Mais monsieur Steenvliet, ne sentez-vous pas que ce mariage, s'il
+était possible, vous condamnerait tous les deux à une existence
+insupportable? Vous croyez que cette alliance vous rehausserait aux
+yeux du monde? que votre sang deviendrait plus noble, parce que vous
+auriez acheté à prix d'argent la main d'une fille de noble maison?
+Détrompez-vous. Votre pauvre victime accuserait ses bourreaux
+jusqu'à son dernier soupir... et nous, membres de la vieille
+noblesse, nous vous haïrions et vous mépriserions.
+
+--Nous mépriser, ô ciel!
+
+--Oui, car vous ne seriez pour nous que la preuve éternelle de notre
+abaissement et de notre honte.
+
+L'entrepreneur fut si profondément blessé de l'injustice de ces
+reproches, qu'il regardait le marquis d'un air furieux et paraissait
+prêt à l'assaillir à poings fermés; mais il fut retenu par le
+regard froid et impérieux du vieux gentilhomme.
+
+--Vous êtes fous d'orgueil, grommela M. Steenvliet. Oser me dire en
+face que l'on nous haïra et que l'on nous méprisera parce que nous
+sommes des bourgeois, parce que nous avons travaillé depuis notre
+jeune âge et que nous avons apporté notre part au bien-être
+général! N'est-il pas vrai, marquis, c'est pour cette raison-là
+seule que vous nous méprisez?
+
+--Non, ce n'est pas pour cela, répliqua l'autre avec un calme
+exaspérant. Pour nous, tous les gens ont le même droit d'être
+estimés et respectés, excepté pourtant ces ambitieux qui, au moyen
+d'intrigue ou d'argent, s'insinuent dans nos rangs, et ont assez peu
+de vergogne pour venir implorer de nous des regards d'indulgence, avec
+le vain espoir que par là ils oublieront eux-mêmes et que d'autres
+oublieront comme eux où était placé leur berceau. De quel côté
+est l'orgueil insensé?
+
+--Assez, assez! s'écria l'entrepreneur frémissant de rage. Sortez de
+ma maison, monsieur le marquis, sortez sur-le-champ, car je le sens,
+je ne resterais pas maître de moi. Dès demain matin je donnerai
+les ordres nécessaires pour faire poursuivre judiciairement le
+remboursement immédiat des deux cent cinquante mille francs!... Mais
+vous pouvez encore revenir sur votre résolution; je vous donne du
+temps jusqu'à demain matin à dix heures.
+
+--Ceci est devenu tout à fait inutile, Monsieur, dit le marquis
+avec un tranquille sourire. Jusqu'à présent j'ai reculé à
+l'idée d'entamer si profondément ma fortune. J'espérais en votre
+générosité. Mais votre invincible aveuglement me décide; j'aime
+mieux vendre une grande partie de mes biens que de sacrifier ma pauvre
+Clémence à votre égarement. Je vous annonce, monsieur Steenvliet,
+qu'avant quatre jours les deux cent cinquante mille francs vous seront
+payés, capital et intérêts. En conséquence, j'ai le droit de
+reprendre et je reprends complètement la parole du baron d'Overburg.
+
+L'entrepreneur était comme frappé de la foudre. Le baron ne lui
+avait-il pas affirmé, à différentes reprises, que son oncle était
+un avare endurci, qui ne donnerait pas seulement mille francs pour
+sauver son neveu.
+
+Le rouge de la colère et de la honte lui montait au front, et il
+murmura, stupéfait et décontenancé.
+
+--Vous, marquis, vous paierez la somme entière, en une seule fois,
+avant qu'il se soit passé quatre jours?
+
+--Cela vous étonne? Moi aussi je possède des millions, en
+biens-fonds il est vrai, mais mes précautions sont prises; je sais
+où je puis lever l'argent nécessaire.
+
+--Il ne reste donc plus d'espoir pour mon fils? soupira l'entrepreneur
+découragé.
+
+--Allons, mon pauvre monsieur Steenvliet, soyez raisonnable, répondit
+le vieux gentilhomme avec une expression de pitié qui perça le
+cœur de son interlocuteur comme un coup de poignard. De pareilles
+mésalliances sont toujours malheureuses, aussi bien pour ceux qui
+s'élèvent que pour ceux qui s'abaissent. Vous le reconnaîtrez
+plus tard, et vous m'en saurez gré, car je n'aurai pas seulement
+préservé Clémence d'une existence douloureuse, mais en même temps
+je vous aurai rendu, à votre fils et à vous, un inappréciable
+service... Et maintenant, Monsieur, adieu, et sans rancune.
+
+Et M. de la Chesnaie sortit du salon.
+
+L'entrepreneur était tellement écrasé de dépit, de honte et
+de chagrin, qu'il ne songea pas à sonner pour faire reconduire le
+marquis.
+
+Il s'affaissa sur une chaise, les mains dans les cheveux, grommelant,
+tremblant, crispant les poings, riant convulsivement comme un homme
+qui lutte contre une effrayante catastrophe, mais qui n'a pas encore
+perdu tout espoir.
+
+Tout à coup il se leva, poussa un cri de triomphe, tira violemment le
+cordon de la sonnette, et murmura d'une voix étranglée et stridente:
+
+--Oui, ce sera ma vengeance.
+
+Un valet accourut immédiatement. M. Steenvliet lui dit:
+
+--Qu'on tire le grand landau de la remise, et qu'on y attelle les
+grands trotteurs. Vite, vite, Jacques; il faut que tout soit prêt
+dans cinq minutes.
+
+Le domestique sortit pour aller exécuter les ordres de son maître.
+
+M. Steenvliet se mit à arpenter le salon en long et en large, en
+proie à la plus vive agitation; il se parlait à lui-même, frappait
+du pied le plancher, riait fiévreusement et battait l'air de ses
+poings fermés.
+
+Quelqu'un qui l'eût surpris dans cet état aurait infailliblement
+supposé qu'il venait d'être frappé d'une attaque de démence.
+
+
+
+
+
+XV
+
+
+Dans la matinée du même jour, la mère Wouters était assise près
+de son poêle, occupée à éplucher les légumes pour le dîner.
+
+De temps en temps elle regardait du côté de la fenêtre. Il tombait
+une grosse pluie, et la bonne femme poussa un soupir en pensant qu'il
+ne serait pas possible, par une pareille averse, de continuer au
+jardin le travail commencé.
+
+Bientôt son attention fut détournée par un léger bruit qu'elle
+entendit dans l'étable. Elle écouta un instant, puis elle se dit à
+elle-même à voix basse:
+
+--Pauvre Lina, elle ne chante plus jamais. A peine puis-je l'entendre
+quand elle travaille pourtant si près de moi... Son cœur est plein
+de chagrin; elle s'efforce de nous le cacher, mais je le vois bien...
+Certes, cela me fait également beaucoup de peine que M. Herman, pour
+ne pas être obligé de se marier, s'est enfui en pays étranger et
+a si grandement attristé son pauvre père. Mais est-ce notre faute
+à nous? Y pouvons-nous quelque chose? Si nous ne songions qu'à
+notre propre bien-être, ne devrions-nous pas nous en réjouir, au
+contraire? Car maintenant M. Herman ne viendra certainement plus ici,
+et, Dieu merci, les gens finiront par reconnaître qu'ils nous ont
+calomniés...
+
+Lina entra et s'arrêta au milieu de la pièce sans prononcer une
+syllabe; elle regardait autour d'elle et avait l'air de chercher
+quelque chose. Sa mère la regarda à la dérobée et secoua la tête
+avec compassion. La jeune fille se dirigea à pas lents vers un des
+angles de la pièce, prit un carreau de dentellière, s'assit de
+l'autre côté du poêle sans rien dire, et se mit a entremêler ses
+fuseaux.
+
+--Lina, vous voilà encore bien triste aujourd'hui, dit la veuve.
+
+--Le mauvais temps me chasse hors du potager, ma mère,
+répondit-elle.
+
+--Non, ce n'est pas cela: vous pensez sans cesse à M. Herman.
+
+--Je l'avoue, mère.
+
+--Vous n'êtes pas raisonnable, mon enfant. Avoir pitié de ceux
+qui sont malheureux, même par leur propre faute, c'est assurément
+louable; mais cela ne doit pas aller jusqu'au point de se rendre
+malade soi-même.
+
+--Mais je ne suis pas malade, et ne le deviendrai pas, dit la jeune
+fille avec un sourire plutôt triste que joyeux.
+
+--Vous aviez pourtant fermement promis à grand-père de chasser ces
+idées tristes.
+
+--Ah! ma mère, nous avons beau promettre, nos idées vont et viennent
+malgré nous.
+
+--Puisque M. Herman est parti maintenant pour un pays étranger, nous
+ne le verrons probablement plus. Penser à lui plus longtemps ne peut
+lui faire ni bien ni mal; vous devriez donc l'oublier tout à fait,
+mon enfant.
+
+--Je le voudrais, mère, mais cela m'est impossible: son image est
+toujours devant mes yeux. Cette nuit même je l'ai vu, les yeux pleins
+de larmes, et me suppliant d'avoir pitié de son sort amer.
+
+La mère Wouters regarda sa fille avec étonnement; mais elle chassa
+immédiatement de son esprit le soupçon qui venait d'y pénétrer, et
+lui dit:
+
+--Allons, allons, Lina, vous êtes encore une innocente enfant. Les
+songes doivent toujours se prendre au contre-pied; nous avons donc des
+raisons de croire que M. Herman n'est pas aussi malheureux que vous
+pensez.
+
+--Pas malheureux, mère? répéta Lina avec une triste ironie. Son
+père a cherché et trouvé pour lui une fiancée, une demoiselle
+noble et riche. Le bon M. Steenvliet,--car son cœur est excellent
+au fond, croyez-le, ma mère,--était si satisfait, si joyeux de ce
+brillant mariage, qu'il considérait comme la récompense de sa longue
+vie de travail... Mais M. Herman, qui paraît avoir une aversion pour
+le mariage, s'enfuit en pays étranger et laisse son pauvre père tout
+seul! Ah! Herman a agi sans doute dans un moment d'égarement; mais,
+quoi qu'il en soit, pensez-vous, ma mère, qu'après une pareille
+action un homme puisse avoir encore un seul jour de repos? Savoir
+qu'on a rendu son vieux père malheureux, cette douloureuse conviction
+doit lui ronger le cœur comme un ver. Et vous et grand-père vous
+trouvez étonnant que j'aie pitié de celui sans la généreuse
+amitié duquel je ne serais plus de ce monde.
+
+--Il y a bien quelque chose de vrai dans vos paroles, Lina, mais vous
+exagérez.
+
+--Ah! mère, comment pouvez-vous dire cela? Supposez donc que vous
+ayez résolu, grand-père et vous, de me faire épouser quelqu'un,
+un bon et brave jeune homme, et que je m'enfuie loin d'ici; ne vous
+plaindriez-vous pas au ciel de mon ingratitude et de ma cruauté? Et
+moi, comme punition, ne mourrais-je pas de chagrin et de regret?
+
+--Oui, certes, mon enfant, mais ce n'est pas la même chose. Et, en
+tout cas, que pouvons-nous y faire?
+
+--Ah! je pourrais bien y faire quelque chose, mère, si je pouvais
+causer encore une fois avec M. Herman.
+
+--Cela est complètement impossible. Dieu sait s'il n'est pas déjà
+à plus de cent lieues d'ici?
+
+--Son père m'a dit pourtant qu'il reviendrait bientôt.
+
+--Ce n'était qu'une supposition, et d'ailleurs, innocente rêveuse
+que vous êtes, oubliez-vous donc que grand-père nous a défendu,
+très strictement défendu, de parler encore avec Herman? Et ne
+devez-vous pas, s'il reparaissait ici, fuir immédiatement sa
+présence? La calomnie veille et nous épie, mon enfant.
+
+--Que m'importe la calomnie, ma mère?
+
+--Soit! mais le chagrin, la colère de grand-père?
+
+--Cela est pis, en effet! soupira Lina découragée. Allons, mère, ne
+parlons plus de ces tristes choses, il a cessé de pleuvoir, je vais
+reprendre mon travail dans le potager.
+
+En achevant ces mots elle mit son carreau à dentelles de côté, le
+recouvrit d'un drap blanc et sortit de la pièce. La veuve, de son
+côté, continua à faire sa cuisine. Elle plaça un pot de fer sur le
+poêle, le remplit à moitié d'eau et recommença à peler ses pommes
+de terre.
+
+A peine s'était-elle remise à l'ouvrage qu'elle poussa un cri de
+surprise et d'angoisse. Elle ne pouvait en croire ses yeux, Herman,
+Herman Steenvliet, venait d'entrer.
+
+Son visage était très pâle et ses lèvres tremblaient pendant qu'il
+regardait de tous côtés autour de lui.
+
+La femme Wouters se leva précipitamment, courut à la porte du jardin
+pour la fermer, revint, éleva ses mains devant le jeune homme comme
+pour l'empêcher d'avancer et s'écria d'une vois étouffée:
+
+--Ah! monsieur Steenvliet, que venez-vous faire ici? Partez, je vous
+en prie. Voulez-vous encore nous exposer à la calomnie?
+
+--Je veux voir Lina, répondit-il.
+
+--Mais grand-père l'a strictement défendu, si Lina savait que vous
+êtes venu, elle s'enfuirait.
+
+--Je dois lui parler et je lui parlerai. Où est-elle? Au jardin?
+
+Il se dirigeait déjà vers la porte du jardin, mais la veuve
+effrayée se plaça devant lui et le supplia à mains jointes.
+
+--Pour l'amour de Dieu, Monsieur, allez-vous-en. Il y a peut-être des
+gens qui vous ont vu entrer chez nous. Que va-t-on dire encore dans le
+village?
+
+--Ça m'est égal! s'écria-t-il fiévreusement. Je pars demain pour
+l'Amérique.
+
+--Pour l'Amérique! Est-il possible? A l'autre bout du monde?
+
+--Mais je ne partirai pas sans avoir vu Lina et sans lui avoir parlé.
+Ce que j'ai à lui dire doit décider de mon sort et de ma vie.
+Allons, mère Wouters, pour la dernière fois peut-être, soyez bonne
+pour moi, rappelez Lina du jardin.
+
+--Je n'ose pas, répondit la veuve en soupirant.
+
+Mais la porte de la cour s'ouvrit et Lina rentra. Un gai sourire
+illuminait son visage.
+
+--Bonjour, monsieur Steenvliet, je vous attendais, dit-elle.
+
+--Vous m'attendiez? Ah! merci, Lina! s'écria-t-il. Le doute, le
+désespoir me déchiraient le cœur. Votre seule voix me rend le
+courage. Veuillez m'écouter et vous aussi, mère Wouters.
+
+--Nous ne pouvons pas, répliqua la vieille avec angoisse. Il faut
+partir, Monsieur... Lina, songez à grand-père, montez à votre
+chambre.
+
+--Non, ma mère, laissez parler M. Herman. Il vient nous annoncer
+qu'il ne quitte point sa patrie et qu'il accepte la main de
+mademoiselle Clémence.
+
+--Erreur, folie! grommela le jeune homme avec un sourire convulsif.
+Moi, le mari de Clémence? Jamais, jamais! j'aimerais mieux mourir!
+
+Les deux femmes le regardèrent avec une expression d'épouvante.
+Elles paraissaient croire qu'il avait perdu l'esprit.
+
+--L'impatience de connaître mon sort me brûle le sang,
+poursuivit-il. Je n'ai pas le temps de prendre des détours... Lina,
+j'ouvre mon cœur devant vous, lisez-y... Nous avons joué ensemble
+étant enfants: nous étions des amis inséparables. Oui, je vous ai
+sauvé la vie au péril de la mienne. Qu'est-ce qui me donna à
+moi, faible et innocent enfant, la force et le courage d'un pareil
+dévouement? Ah! c'est qu'alors déjà Dieu avait déposé dans mon
+âme le germe qui, après seize ans de séparation, devait se changer
+en un sentiment irrésistible. Je vous ai revue, Lina; ce que personne
+n'aurait probablement pu faire, vous l'avez accompli facilement; vous
+m'avez retiré du chemin du vice, et vous m'avez réconcilié avec
+ma conscience. Vous êtes pour moi le vivant souvenir de mon passé
+regretté, l'image de ma mère! votre bonté simple et naïve, la
+pureté de votre cœur,--et qui sait? la volonté du ciel,--tout me
+pénètre de la conviction qu'il n'y a pas de bonheur sur terre à
+espérer pour moi, sinon à vos côtés...
+
+Lina s'était affaissée sur une chaise; elle tenait la tête baissée
+et luttait contre les larmes qui voulaient jaillir de ses yeux. La
+femme Wouters, dominée par la voix frémissante du jeune homme,
+le contemplait avec un véritable ébahissement. Il lui eût été
+impossible d'articuler une parole, de sorte qu'Herman put continuer
+sans être interrompu:
+
+--Et c'est alors que l'on vient me dire: épousez Clémence
+d'Overburg, une jeune fille noble que je connais à peine, qui est
+d'une autre race et d'un autre sang que moi? Serais-je assez faible,
+assez lâche pour laisser ainsi séparer violemment deux âmes que
+Dieu lui-même a prédestinées à rester unies jusqu'au tombeau! Non,
+non, Lina, vous serez ma femme, vous ou jamais personne!
+
+--Mais Monsieur, Monsieur, que dites-vous? balbutia la veuve. Pour
+l'amour du ciel, calmez vos esprits égarés.
+
+--O Herman, songez à votre père! s'écria la jeune fille en tendant
+vers lui des mains suppliantes.
+
+--Mes esprits égarés? répéta le jeune homme. Il ne serait pas
+étonnant qu'ils le fussent en effet: mais je m'efforcerai de me
+calmer, et je vous dirai ce que je viens faire ici. Mon père, abusé
+par sa tendresse exagérée pour moi, reste inexorable et veut me
+contraindre à prendre Clémence pour femme. Moi, je ne le veux
+pas, je pars demain pour l'Amérique, à trois cents lieues dans
+l'intérieur du pays. Je vais essayer si je ne puis pas y gagner par
+mon propre travail assez d'argent pour être libre de toute contrainte
+et pour pouvoir offrir à la femme que mon cœur a choisie une
+existence modeste avec une honnête aisance. J'ai besoin de quelques
+années pour cela, et pendant ce temps je resterai éloigné de ma
+patrie; mais alors je reviens triomphant pour vous supplier, Lina, de
+me donner avec votre main le bonheur de toute ma vie... Oui, tel est
+mon projet; mais lorsque j'en ai fait part à mon père, il a énervé
+tout mon courage en m'assurant, Lina, que vous ne m'aimez pas, et que
+vous n'attendrez pas mon retour. Si cela était vrai, hélas, il ne me
+resterait plus qu'à courber la tête sous le poids de ma misère, et
+à me résigner à un avenir sans espoir... Que dois-je croire, Lina?
+Prononcez mon arrêt et délivrez-moi de cet affreux doute. Est-il
+vrai que vous ne m'aimez pas?
+
+La jeune fille jeta sur lui un regard plein de pitié, mais elle
+laissa sa question sans réponse.
+
+--Soit, reprit le jeune homme. Je comprends que vos lèvres si pures
+ne veuillent pas prononcer un tel aveu. Mais savez-vous ce que mon
+père m'a dit encore? Il m'a dit que pendant mon absence vous pourriez
+choisir un autre mari. C'est une crainte que je ne veux pas emporter
+dans mon long voyage. Ah! tandis que je travaillerais, que je
+peinerais là-bas comme un esclave, avec l'espérance de vous avoir
+un jour pour femme; tandis que cette espérance brillerait devant
+mes yeux comme une radieuse étoile, on briserait ici pour jamais
+le bonheur de ma vie? Je vous en conjure, Lina, dites-moi que vous
+attendrez mon retour!
+
+La mère Wouters essuya avec le coin de son tablier les larmes qui
+coulaient sur ses joues; la jeune fille aussi avait les yeux humides;
+elle avait frémi plus d'une fois au chaleureux appel d'Herman, et
+elle était pâle d'émotion. Mais elle avait conservé assez d'empire
+sur elle-même pour pouvoir discerner ce que le devoir exigeait d'elle
+et ce qu'elle avait promis au vieux M. Steenvliet.
+
+Elle se leva et dit d'une voix qui, quoique trahissant une émotion
+profonde, attestait néanmoins une ferme résolution:
+
+--Monsieur Herman, vous m'avez ouvert votre cœur, lisez aussi dans le
+mien maintenant. Je suis si sensible à votre extrême sympathie pour
+moi que je voudrais vous baiser les mains en signe de reconnaissance.
+Vous me demandez si je voudrais devenir votre femme? Si j'étais une
+fille de votre condition et que votre père pût bénir notre
+union, alors, oui, je vous attendrais, fût-ce pendant vingt ans, et
+fallût-il sacrifier la moitié des jours qui me restent a vivre, pour
+mériter cette grâce du ciel, je le ferais avec bonheur...
+
+--Lina, malheureuse enfant! s'écria la veuve effrayée.
+
+--Ah! cela me suffit, s'écria Herman, ivre de joie.
+
+--Non, vous vous trompez, cela ne suffit pas, répliqua Lina. Je ne
+séparerai pas le père du fils, et ne vous rendrai pas malheureux
+tous les deux.
+
+--Mon père finira par consentir à notre mariage, Lina.
+
+--N'espérez pas cela. Que serais-je pour lui? La cause de votre
+désobéissance, une ennemie qui lui aurait ravi l'amour de son unique
+enfant. Je ne pourrais pas vivre ainsi, Herman.
+
+--C'était donc la vérité, l'affreuse vérité! s'écria le jeune
+homme d'un ton plaintif. Vous ne voulez pas faire pour moi le plus
+léger sacrifice? Lina, Lina, non, vous ne m'aimez pas!
+
+--D'ailleurs, Dieu sait ce que je lui ai confessé si souvent depuis
+votre dernière visite.
+
+--Eh bien, alors?
+
+--Mais cette affection même m'impose le devoir de vous réconcilier
+avec votre père.
+
+--Et le moyen pour cela?
+
+--C'est d'épouser mademoiselle Clémence.
+
+--Mais, Lina, vous ne savez pas ce que vous dites.
+
+--Je le sais parfaitement, Herman.
+
+--Vous me déchirez le cœur.
+
+--Votre chagrin se dissipera à la longue. L'inimitié entre votre
+père et vous serait un malheur irréparable.
+
+--Ainsi, vous ne voulez pas être ma femme?
+
+--Sans le consentement de votre père? Non, positivement non...
+Voyons, écoutez-moi avec bienveillance, Herman, je vous convaincrai
+que vous devez accepter la main de mademoiselle Clémence.
+
+Mais le jeune homme, écrasé par cet arrêt, se laissa tomber sur une
+chaise et cacha sa tête dans ses mains en sanglotant.
+
+La vue de ses larmes brisa le courage des deux femmes; elles se mirent
+à pleurer aussi.
+
+Lina continua cependant à l'exhorter à se soumettre à la volonté
+paternelle; elle parla de la vie laborieuse de M. Steenvliet, de sa
+bonté, de son amour pour son fils unique, de son chagrin. Troublée
+au dernier point par le mutisme obstiné du jeune homme, elle finit
+par s'agenouiller devant lui.
+
+--Herman, mon cher Herman, s'écriait-elle en l'implorant à mains
+jointes, écoutez mes prières. Donnez-moi cette dernière preuve de
+votre généreuse amitié: Acceptez Clémence pour femme!
+
+Le jeune homme se leva d'un bond, pâle comme un linge, avec un amer
+ricanement sur les lèvres.
+
+--Vous! c'est vous qui me condamnez! exclama-t-il d'un ton de
+reproche. Eh bien, que mon sort cruel s'accomplisse. Je serai
+l'époux de Clémence, avec l'espoir que le poignard acéré que vous
+m'enfoncez dans le cœur me délivrera bientôt de ce fatal lien en
+m'ôtant la vie qui m'est à charge. Adieu, pour toujours, adieu!
+
+Et sans faire attention aux cris des deux femmes, il courut vers la
+porte.
+
+Mais à peine eut-il fait quelques pas, qu'il s'arrêta frappé de
+stupeur ou d'épouvante, en s'écriant:
+
+--Grand Dieu! mon père!
+
+Les deux femmes regardèrent également au dehors, pâles et blêmes
+d'inquiétude.
+
+Deux hommes descendaient d'une voiture qui venait de s'arrêter devant
+la maisonnette: M. Steenvliet et Jean Wouters. L'entrepreneur entra le
+premier.
+
+--Vous voulez partir? restez, je vous l'ordonne, dit-il à son fils.
+
+Il se dirigea immédiatement vers la jeune fille tremblante comme la
+feuille, lui prit la main et lui dit:
+
+--Caroline, vous aimez Herman, j'en suis certain. Vous sentez-vous
+capable de m'accorder une petite place dans votre cœur? Pourriez-vous
+aimer le vieux Steenvliet comme un père?
+
+--Ah! je vous aimais déjà de toutes les forces de mon âme,
+bégaya-t-elle.
+
+--Eh bien, Herman, eh bien, Caroline, écoutez bien ce que je
+vais vous dire. Voilà M. Jean Wouters, maître, charpentier et
+entrepreneur. Il a donné son consentement et je donne le mien. Venez,
+Herman, mon entêté, mon brave fils, tendez la main à Caroline; elle
+devient votre femme.
+
+Herman poussa un cri de bonheur, et serra son père et sa fiancée sur
+son cœur dans une même étreinte passionnée.
+
+Jean Wouters et la mère Anne, priant et pleins de reconnaissance,
+levaient vers le ciel leurs yeux mouillés de douces larmes.
+
+FIN
+
+ * * * * *
+
+IMPRIMERIE CHAIX, RUE BERGÈRE, 20, PARIS.--19062-3.
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Argent et Noblesse, by Henri Conscience
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ARGENT ET NOBLESSE ***
+
+***** This file should be named 17298-0.txt or 17298-0.zip *****
+This and all associated files of various formats will be found in:
+ https://www.gutenberg.org/1/7/2/9/17298/
+
+Produced by Frank van Drogen, Pierre Lacaze and the Online
+Distributed Proofreading Team of Europe. This file was
+produced from images generously made available by the
+Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
+http://gallica.bnf.fr.
+
+
+Updated editions will replace the previous one--the old editions
+will be renamed.
+
+Creating the works from public domain print editions means that no
+one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
+(and you!) can copy and distribute it in the United States without
+permission and without paying copyright royalties. Special rules,
+set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
+copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to
+protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project
+Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
+charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you
+do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
+rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose
+such as creation of derivative works, reports, performances and
+research. They may be modified and printed and given away--you may do
+practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is
+subject to the trademark license, especially commercial
+redistribution.
+
+
+
+*** START: FULL LICENSE ***
+
+THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
+PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK
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+To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free
+distribution of electronic works, by using or distributing this work
+(or any other work associated in any way with the phrase "Project
+Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project
+Gutenberg-tm License (available with this file or online at
+https://gutenberg.org/license).
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+electronic works
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+electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
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+the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy
+all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession.
+If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project
+Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
+terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or
+entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.
+
+1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be
+used on or associated in any way with an electronic work by people who
+agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
+things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
+even without complying with the full terms of this agreement. See
+paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
+collection are in the public domain in the United States. If an
+individual work is in the public domain in the United States and you are
+located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
+copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
+works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
+are removed. Of course, we hope that you will support the Project
+Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
+freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
+this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
+the work. You can easily comply with the terms of this agreement by
+keeping this work in the same format with its attached full Project
+Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.
+
+1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
+what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in
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+the laws of your country in addition to the terms of this agreement
+before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
+creating derivative works based on this work or any other Project
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+States.
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+or charges. If you are redistributing or providing access to a work
+with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
+work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1
+through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
+Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or
+1.E.9.
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+with the permission of the copyright holder, your use and distribution
+must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
+terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked
+to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
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+work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.
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+1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
+electronic work, or any part of this electronic work, without
+prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
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+word processing or hypertext form. However, if you provide access to or
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+"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version
+posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org),
+you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a
+copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon
+request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other
+form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm
+License as specified in paragraph 1.E.1.
+
+1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
+performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
+unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.
+
+1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing
+access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided
+that
+
+- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
+ the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
+ you already use to calculate your applicable taxes. The fee is
+ owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
+ has agreed to donate royalties under this paragraph to the
+ Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments
+ must be paid within 60 days following each date on which you
+ prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
+ returns. Royalty payments should be clearly marked as such and
+ sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
+ address specified in Section 4, "Information about donations to
+ the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."
+
+- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
+ you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
+ does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
+ License. You must require such a user to return or
+ destroy all copies of the works possessed in a physical medium
+ and discontinue all use of and all access to other copies of
+ Project Gutenberg-tm works.
+
+- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
+ money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
+ electronic work is discovered and reported to you within 90 days
+ of receipt of the work.
+
+- You comply with all other terms of this agreement for free
+ distribution of Project Gutenberg-tm works.
+
+1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
+electronic work or group of works on different terms than are set
+forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
+both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
+Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the
+Foundation as set forth in Section 3 below.
+
+1.F.
+
+1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
+effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
+public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
+collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
+works, and the medium on which they may be stored, may contain
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+property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
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+LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
+PROVIDED IN PARAGRAPH F3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
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+LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
+INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
+DAMAGE.
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+defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
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+your written explanation. The person or entity that provided you with
+the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
+refund. If you received the work electronically, the person or entity
+providing it to you may choose to give you a second opportunity to
+receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy
+is also defective, you may demand a refund in writing without further
+opportunities to fix the problem.
+
+1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
+WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
+WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
+
+1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
+warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
+If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
+law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
+interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
+the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
+provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
+
+1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
+trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
+providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
+with this agreement, and any volunteers associated with the production,
+promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
+harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at https://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit https://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ https://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
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index 0000000..9388b4e
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index 0000000..3155ebe
--- /dev/null
+++ b/17298-8.txt
@@ -0,0 +1,9774 @@
+The Project Gutenberg EBook of Argent et Noblesse, by Henri Conscience
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Argent et Noblesse
+
+Author: Henri Conscience
+
+Release Date: December 13, 2005 [EBook #17298]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ARGENT ET NOBLESSE ***
+
+
+
+
+Produced by Frank van Drogen, Pierre Lacaze and the Online
+Distributed Proofreading Team of Europe. This file was
+produced from images generously made available by the
+Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
+http://gallica.bnf.fr.
+
+
+
+
+
+
+OEUVRES COMPLÈTES
+
+DE
+
+HENRI CONSCIENCE
+
+
+
+ARGENT ET NOBLESSE
+
+
+
+
+
+OEUVRES COMPLÈTES
+
+DE
+
+HENRI CONSCIENCE
+
+Publiées dans la collection Michel Lévy.
+
+
+ Vol.
+UNE AFFAIRE EMBROUILLÉE 1
+L'ANNÉE DES MERVEILLES 1
+AURÉLIEN 2
+L'AVARE 1
+BATAVIA 1
+LES BOURGEOIS DE DARLINGEN 1
+LE BOURGMESTRE DE LIÈGE 1
+LE CANTONNIER 1
+LE CHEMIN DE LA FORTUNE 1
+LE CONSCRIT 1
+LE COUREUR DES GRÈVES 1
+LE DÉMON DE L'ARGENT 1
+LE DÉMON DU JEU 1
+LES DRAMES FLAMANDE 1
+LA FIANCÉE DU MAITRE D'ÉCOLE 1
+LE FLÉAU DU VILLAGE 1
+LE GANT PERDU 1
+LE GENTILHOMME PAUVRE 1
+LA GUERRE DES PAYSANS 1
+LE GUET-APENS 1
+HEURES DU SOIR 1
+L'ILLUSION D'UNE MÈRE 1
+LA JEUNE FEMME PALE 1
+LE JEUNE DOCTEUR 1
+HISTOIRE DE DEUX ENFANTS D'OUVRIERS 1
+LE LION DE FLANDRE 2
+LA MAISON BLEUE 1
+MAITRE VALENTIN 1
+LE MAL DU SIÈCLE 1
+LE MARCHAND D'ANVERS 1
+LE MARTYRE D'UNE MÈRE 1
+LES MARTYRES DE L'HONNEUR 1
+LA MÈRE JOB 1
+L'ONCLE ET LA NIÈCE 1
+L'ONCLE JEAN 1
+L'ONCLE REIMOND 1
+L'ORPHELINE 1
+LE PARADIS DES FOUS 1
+LE PAYS DE L'OR 1
+LA PRÉFÉRÉE 1
+LE REMPLAÇANT 1
+UN SACRIFICE 1
+LE SANG HUMAIN 1
+SCÈNES DE LA VIE FLAMANDE 2
+LES SERFS DE FLANDRE 1
+LA SORCIÈRE FLAMANDE 1
+SOUVENIRS DE JEUNESSE 1
+LE SORTILÈGE 1
+LE SUPPLICE D'UN PÈRE 1
+LE TRÉSOR DE FÉLIX RODBECK 1
+LA TOMBE DE FER 1
+LE TRIBUN DE GAND 1
+LES VEILLÉES FLAMANDES 2
+LA VOLEUSE D'ENFANT 1
+
+
+IMPRIMERIE CENTRALE DES CHEMINS DE FER.--IMPRIMERIE CHAIX.
+
+RUE BERGÈRE, 20, PARIS.--19062-3.
+
+
+ARGENT
+
+ET
+
+NOBLESSE
+
+PAR
+
+HENRI CONSCIENCE
+
+
+PARIS
+CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
+ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES
+3, RUE AUBER, 3
+
+1883
+
+
+
+
+ARGENT ET NOBLESSE
+
+
+I
+
+
+A une couple d'heures de marche, au sud-ouest de Bruxelles, à côté
+de la chaussée, s'élèvent une dizaine de maisonnettes dans le
+voisinage d'une chapelle. Elles sont habitées par de pauvres ouvriers
+surchargés d'enfants et pour lesquels un loyer dans le village voisin
+serait une trop lourde charge. Dans ce hameau, d'ailleurs, ils peuvent
+cultiver un petit lopin de terre où ils récoltent les pommes de
+terre et les légumes pour leurs provisions d'hiver.
+
+A quelques minutes de là, au milieu des champs, près d'un droit
+sentier, il y a une maison plus basse, mais plus large aussi, qui a
+l'air d'une petite métairie.
+
+En effet, elle est de chaque côté ombragée par les branches de deux
+grands noyers; une vigne fait serpenter ses rameaux flexibles sur la
+façade et entoure les deux fenêtres.
+
+Dans le jardinet, devant la maison, il y a un puits, et contre le
+pignon latéral, devant la porte de l'étable, un petit tas de fumier.
+
+La situation de cette petite maison est très pittoresque. Derrière
+le verger, clos d'une haie, coule à quelque distance un clair
+ruisseau bordé, dans tout son parcours, de prairies émaillées de
+fleurs. Du côté du levant le terrain s'affaisse petit à petit pour
+former la large vallée de la Senne, dont le versant opposé borne
+l'horizon par des hauteurs d'un vert sombre pareilles à la croupe
+d'une montagne. Du côté du couchant on voit le village et son
+clocher qui s'élève au-dessus des arbres, et plus loin, de tous
+côtés, les champs accidentés dont les ondulations, de même que
+dans tout le Brabant méridional, feraient croire que la mer est venue
+un jour jusque-là et que ses flots ont creusé dans le sol les traces
+de leur puissante houle.
+
+En l'année 1865, cette petite métairie était habitée par le
+charpentier Jean Wouters et sa famille. Ils étaient allés l'occuper
+pour trouver dans la culture d'une petite pièce de terre, l'emploi de
+leurs heures de loisir et un léger accroissement de bien-être. Il y
+avait moins une vache dans leur petite étable, une vache qui donnait
+assez de lait pour leur permettre de porter de temps en temps quelques
+livres de beurre au marché de Hal.
+
+En entrant dans la maison, on pénétrait d'abord dans la chambre
+commune où brûlait un petit poêle qui servait à la préparation
+des repas. On y voyait une armoire vitrée où brillaient des verres
+et des tasses; un _coucou_ suspendu au mur; trois ou quatre estampes
+coloriées, représentant l'histoire de l'Enfant Prodigue; une dizaine
+de livres usés (probablement de vieux livres de classe); sur la
+tablette de la cheminée un petit crucifix entre deux perroquets de
+plâtre; dans un coin un carreau à faire de la dentelle, et beaucoup
+d'autres choses encore qu'on trouve dans presque toutes les maisons de
+paysans ou d'artisans qui ne sont pas dans la misère.
+
+Une porte latérale donnait accès de plain-pied à la chambre à
+coucher du vieux charpentier Jean Wouters. A côté du lit très
+propre pendaient quelques vêtements d'homme très soignés--ses
+habits du dimanche, sans doute--sur lesquels tranchait
+désagréablement un chapeau roux, déteint et bossué. Dans un coin
+on voyait un bac en bois contenant une couple de rabots, quelques
+ciseaux, un maillet et un marteau et une scie à main.
+
+La fille du charpentier, qui était veuve, dormait probablement avec
+son unique enfant, une fille, dans une petite chambre sous le toit;
+car, hormis la laverie et l'étable, il n'y avait pas d'autre pièce
+dans la maison.
+
+Cette humble demeure de travailleur devint, dans le cours de cette
+année 1865, le théâtre de certains événements qui valent
+peut-être la peine qu'on les raconte.
+
+Un jour du commencement de mai, à la tombée de la nuit, une femme
+était occupée à préparer le repas du soir sur le petit poêle.
+Cette occupation n'exigeait pas une grande tension d'esprit; car le
+fricot qu'elle remuait ne consistait qu'en quelques pommes de terre
+avec des morceaux de lard, restes du repas précédent.
+
+Cette femme pouvait être âgée de quarante-cinq ans. Son visage
+pâle et ses joues creuses lui donnaient une apparence maladive.
+
+Des idées sérieuses devaient préoccuper son esprit; car, par
+moments, elle oubliait de remuer sa cuiller et secouait la tête d'un
+air pensif.
+
+Pendant ce temps on entendait résonner au fond de la maison la
+voix fraîche d'une jeune fille qui accompagnait le grondement de sa
+baratte d'une chanson au rythme vif et sautillant et, quoique la vache
+mêlât constamment au refrain joyeux de la chanson la dissonnance
+de ses beuglements, la jeune fille ne se laissa pas troubler dans
+l'épanchement de sa gaieté.
+
+A la fin la chanson joyeuse avait cessé de résonner dans la
+laverie et l'on n'y entendait plus que le bruit d'un tonneau que l'on
+déplaçait avec effort.
+
+--Pour l'amour de Dieu, Lina, cesse maintenant, cria la femme. Tu as
+travaillé toute la journée au jardin et voilà que tu continues à
+trimer sans relâche dans l'obscurité.
+
+--Tout de suite, mère, répondit la voix. Le beurre est fait, je vais
+m'essuyer les mains.
+
+Un instant après la jeune fille entra dans la pièce.
+
+--Lina, Lina, pourquoi n'écoutes-tu pas mon conseil? dit la femme
+avec un accent de reproche. Depuis ce matin tu retournes la terre et
+tu traînes la brouette comme un journalier. Ce n'est pourtant pas là
+un ouvrage pour une jeune fille telle que toi.
+
+--Mais, ma mère, si je ne le fais pas, qui est-ce qui le fera? Vous
+devez vous soigner pour le ménage, et d'ailleurs, quand même le bon
+Dieu exaucerait mes prières et vous procurerait la guérison, vous
+êtes encore trop faible, ma chère mère... Grand-père, n'est-ce
+pas? Avant d'aller à son ouvrage de tous les jours ou après en être
+revenu. Je ne veux pas qu'il s'échine encore comme un esclave après
+avoir travaillé toute la sainte journée.
+
+--Grand-père est un homme et il est encore robuste, mon enfant. En
+retournant tous les jours un peu la terre, il en aurait fini en peu
+de temps sans trop se fatiguer. Ne t'a-t-il pas dit qu'il terminerait
+cette semaine le travail du jardin et que tu ne dois pas y mettre la
+main?
+
+--Oui, je le sais bien, dit Lina en riant. Mais ce qui est fini,
+grand-père ne le recommencera pas.
+
+--Enfant, enfant, tu te fatigueras à travailler, soupira la femme. Et
+si tu savais combien c'est pénible d'être malade.
+
+--Eh bien, chère mère, travailler est sain, dit Lina. Quand je
+puis me remuer ainsi toute la journée, je me sens heureuse, et il me
+semble que je danserais de contentement. Venez, je vais vous aider à
+couvrir la table.
+
+Caroline Wouters était encore très jeune et n'était ni très
+grande ni très forte; mais ses joues rondes et fleuries, et ses bras
+musculeux, l'air de santé que présentait toute sa personne étaient
+bien en harmonie avec l'idée de courage et d'énergie qu'exprimaient
+ses paroles. Elle avait la bouche remarquablement petite, le sourire
+ouvert, l'air ingénu, et toute sa personne respirait un parfum de
+fraîcheur virginale.
+
+--Grand-père reste longtemps dehors aujourd'hui, dit-elle. Il sera
+allé, sans doute, chez Coba, le jardinier, chercher des échalas pour
+les pois. Voulez-vous que j'aille l'appeler?
+
+--Je comprends ce que c'est, répondit la femme. Tu sais que,
+d'après les ordres de son maître, il devait aller cet après-midi à
+l'auberge de l'_Aigle d'or_ pour établir un nouveau chantier dans
+la cave. C'est un ouvrage pressé et on le retiendra probablement
+là jusqu'à ce que le chantier soit achevé... Nous attendrons, je
+laisserai le fricot sur le poêle. Assieds-toi et repose-toi un peu,
+enfant.
+
+La jeune fille prit la chaise qu'on lui offrait et secoua la tête
+sans rien dire, comme si les dernières paroles de sa mère lui
+donnaient matière à réflexion.
+
+--A quoi songes-tu comme ça tout à coup? demanda la femme.
+
+--Et vous croyez, mère, que grand-père travaille comme cela au delà
+de son heure parce que son maître le lui a dit ou commandé?
+
+--Oui, mon enfant.
+
+--Non, non, cela n'est certes pas la raison, répliqua la jeune fille
+à demi fâchée.
+
+--Et quelle serait donc la raison, Lina?
+
+--Grand-père devient de plus en plus économe. Pour gagner quelques
+sous au-dessus de sa journée, il travaillerait même toute la nuit,
+si c'était possible. Le dimanche après-midi, il ne va plus jamais
+boire une pinte avec ses amis, et il n'allume plus que rarement une
+pipe, lui qui auparavant avait l'habitude de fumer presque constamment
+à la maison. Le tabac est trop cher, dit-il. Vraiment, mère, cela me
+fait peine quand je le vois le soir regarder autour de lui d'un air si
+préoccupé. Je sais bien ce que ses yeux cherchent; mais il résiste
+à la tentation, pour épargner une couple de cents, souvent mon coeur
+se gonfle de pitié et il me prend des envies de pleurer; mais, Dieu
+merci, cela ne durera plus longtemps.
+
+--Non, cela ne durera plus longtemps, répéta la veuve avec un accent
+de tristesse, encore quelques mois. Ma grave maladie, qui m'a tenue
+alitée tout l'hiver, nous a mis en arrière. C'est un crève-coeur
+pour notre bon père. Jamais il n'a pu supporter l'idée d'avoir des
+dettes si petites qu'elles soient. Maintenant il travaille et il peine
+pour soulager nos épaules de ce fardeau. Laisse-le faire, Lina; tu
+sais que toutes les observations sur ce point restent inutiles.
+
+--Non, je ne le laisserai pas faire, murmura la jeune fille d'un ton
+résolu. Attendez un peu, je saurai bien le forcer à fumer sa pipe
+comme devant.
+
+--Le forcer? Comment t'y prendras-tu?
+
+--Vous verrez, ma mère, quand il sera temps.
+
+En achevant ces paroles, elle se dirigea vers un coin de la pièce,
+prit son carreau de dentellière et vint s'asseoir près de la table.
+Elle découvrit une large dentelle déjà en partie achevée et se mit
+à entremêler vivement ses fuseaux en répétant joyeusement:
+
+--Oui, oui, vous le verrez, mère... Vous me regardez si curieusement?
+Allons, je vais vous dire ce que j'ai imaginé depuis quelques jours.
+Dans une couple de semaines c'est l'anniversaire de grand-père,
+n'est-ce pas? Pour ce temps-là ma dentelle sera achevée et
+Thérèse, la colporteuse, m'en donnera à peu près dix-neuf francs.
+
+--Et tu veux faire cadeau d'un nouveau chapeau à grand-père? Je le
+sais depuis longtemps.
+
+--En effet, il va maintenant à l'église avec un vieux chapeau roux
+et les gens parlent de cela. Puisqu'il ne veut pas en acheter un
+nouveau, c'est moi qui le ferai sans qu'il le sache... Mais ce n'est
+pas tout, mère. Baptiste, le fils du charron, a planté l'année
+dernière une grande pièce de tabac; il en a fait sécher et couper
+les feuilles; il en a sur son grenier la charge d'au moins trois
+brouettes. Les gens qui en ont acheté disent que ce tabac est d'une
+excellente qualité et d'un goût parfait. Eh bien, je vais acheter du
+charron plein mon tablier de tabac, et quand grand-père verra ce tas
+dans sa chambre il faudra bien qu'il fume, bon gré, mal gré.
+
+--Plein un tablier, perds-tu la tête, Lina? Tu ne peux pas faire
+cela.
+
+--Ne sommes-nous pas convenus, ma mère, que je puis disposer
+librement de l'argent que je gagne, en dehors de ma journée, à faire
+de la dentelle.
+
+--Oui, mais de cette façon tu ne garderas pas assez pour toi, pour
+t'acheter un nouveau mouchoir de tête pour l'été.
+
+--Bah, je travaillerai un peu plus tard le soir.
+
+--Non, pas ça, mon enfant, je ne puis pas le permettre. Juste ciel,
+ne travailles-tu pas déjà assez?
+
+--C'est égal, la conviction que j'ai de posséder un moyen de faire
+plaisir à grand-père me rend capable de tout. J'exécuterai mon
+projet, mère.
+
+--Silence là-dessus maintenant, Lina, dit la femme on posant un doigt
+sur ses lèvres. Voici grand-père qui vient, j'entends son pas.
+
+Un homme d'environ soixante-cinq ans, vêtu comme un ouvrier, avec une
+veste et un tablier, parut sur le seuil de la porte en murmurant un
+bonjour à voix basse. Il avait de larges épaules et semblait encore
+robuste pour son âge; mais son dos légèrement courbé et les plis
+profonds de son visage attestaient qu'il s'était usé par une vie de
+labeur incessant. Il entra et plaça sous la fenêtre, à côté de la
+porte, un sac de toile qui contenait probablement des outils.
+
+Avant qu'il se fût redressé, la jeune fille lui avait jeté les
+deux bras autour du cou et l'embrassait en lui souhaitant gaiement
+le bonsoir. Il la serra sur son coeur et lui murmura doucement à
+l'oreille:
+
+--Merci, ma chère Lina. Depuis quelque temps nous avons la vie assez
+dure; mais cependant j'ai encore des raisons de remercier Dieu. Il t'a
+donné un coeur excellent et il a rendu la santé à ta pauvre mère.
+De quoi pourrais-je me plaindre?
+
+--Allons, allons, prenez place à la table, grand-père, vous devez
+avoir faim, dit la jeune fille avec une certaine nuance d'inquiétude;
+car la voix du vieillard avait un ton qui ne lui était pas ordinaire
+et qui faisait craindre à la jeune fille qu'il ne lui fût arrivé
+quelque chose de désagréable.
+
+Tous trois prirent place à table et baissèrent la tête pour dire
+leur prière.
+
+--Bon appétit, grand-père, vite à l'oeuvre maintenant, j'ai une
+faim de loup. Ah! voilà des pommes de terre bien accommodées; c'est
+à s'en lécher les doigts. Mère, vous en avez de l'honneur.
+
+Lina avait prononcé ces paroles d'un ton joyeux évidemment pour
+dissiper les préoccupations du vieillard. Elle remarqua qu'il
+s'interrompait quelque fois de manger et qu'il secouait la tête.
+
+--Grand-père chéri, dit-elle, vous êtes si taciturne. Allons,
+racontez-nous quelque chose. Comment vont les gens de l'_Aigle d'or_?
+Léocadie se mariera-t-elle bientôt avec le fils du fermier Kanteels?
+Est-il vrai qu'Isabelle va demeurer à Bruxelles?
+
+--Que Dieu protège ces gens égarés! soupira Jean Wouters. Si le
+père Mol n'ouvre pas promptement les yeux, il déplorera trop tard
+son coupable aveuglement. Le malheur et la honte sont suspendus sur
+cette maison, tout y va mal.
+
+--Mal, comment l'entendez-vous, grand-père?
+
+--Maintenant, mes enfants, desservez d'abord la table et puis je vous
+dirai ce qui m'a fait de la peine.
+
+La jeune fille se dépêcha de porter dans la laverie le pot, les
+assiettes et les cuillers, revint, prit une chaise à côté du
+vieillard et murmura en le regardant curieusement:
+
+--Eh bien? eh bien?
+
+--Ah! mes enfants, dit-il, depuis quelques semaines il se passe de
+malheureuses choses à l'_Aigle d'or_; il y vient de temps en temps de
+riches messieurs de la ville qui y dépensent en un après-midi plus
+d'argent qu'il n'en faut pour soutenir pendant une année entière une
+famille d'ouvriers.--Vous croyez que j'exagère? Ils y boivent du vin
+et ils le font couler par terre à pleins ruisseaux; et ce vin coûte
+douze francs la bouteille!
+
+--Douze francs! comment est-ce possible? s'écria la veuve, à moins
+que ce soit de l'argent fondu!
+
+--Non, Anna, au contraire, c'est un breuvage fade. L'aubergiste m'en
+a fait goûter à la cave, cela a le goût d'eau sucrée et cela pique
+un peu le nez comme de la bière de Louvain qui est depuis longtemps
+en bouteille. Ça s'appelle du Champagne. Mais ce breuvage n'est pas
+aussi inoffensif qu'il le paraît. Il pousse d'abord les gens à la
+gaieté, il les étourdit ensuite et leur fait perdre la tête.....
+J'étais à mon travail dans la cave lorsque le jeu a commencé. Comme
+la porte de la salle du restaurant était presque constamment ouverte,
+j'entendais les sons de leurs voix confuses et j'entendais en partie
+ce qu'ils criaient; car ils parlaient tous d'un ton très élevé.
+Le reste me fut raconté par l'aubergiste ou par la servante, qui
+descendaient à chaque instant à la cave pour prendre de nouvelles
+bouteilles. Quelque chose d'incroyable me fit frémir de surprise et
+de honte. A travers tout le bruit qu'ils faisaient, j'entendais les
+filles de l'_Aigle d'or_ éclater du rire et crier à l'aide comme des
+enfants qu'on poursuit en jouant... et, pensez donc, on avait parié
+là-haut vingt bouteilles que Léocadie avait les bras plus gros que
+sa soeur Isabelle. Les jeunes filles ne paraissaient pas disposées
+a laisser mesurer leurs bras par les parieurs en gaieté; mais
+l'aubergiste les y a forcées!
+
+--Est-ce possible? murmura Lina.
+
+--L'argent, l'argent, mon enfant. L'aubergiste gagne huit francs sur
+chaque bouteille. Ce pari lui a fait gagner cent soixante francs en
+moins d'une heure, autant qu'un bon ouvrier en deux mois. Mais ses
+enfants n'y perdront-elles pas leur bonheur et leur honneur? Voilà
+la triste question. L'argent qu'on gagne d'une pareille façon ne peut
+pas profiter. Dieu est trop juste pour ça. La servante a bien voulu
+me faire accroire qu'Isabelle avait beaucoup de chances de se marier
+avec un de ces beaux messieurs de la ville; mais la pauvre fille, sans
+le savoir peut-être, sert de jouet à ces jeunes libertins... Et ce
+n'est pas encore tout; les choses devaient encore aller plus mal.
+A peine avaient-ils vidé une partie des vingt bouteilles, que leur
+gaieté bruyante se changea petit à petit en une scène scandaleuse
+de débauche. J'entendis tout à coup, au milieu des cris aigus,
+le bruit des tables et des chaises renversées et des verres qui se
+brisaient en tombant par terre. Effrayé et voulant venir en aide à
+l'aubergiste, je montai précipitamment. Il y avait au milieu de la
+salle de café un très jeune monsieur aux cheveux ébouriffés et
+aux regards allumés, qui mettait en pièces tout ce qu'il pouvait
+atteindre. Ses compagnons, l'hôtelier et ses filles assistaient
+en riant à ces actes de sauvagerie. Je ne savais que penser. Le
+garde-champêtre accourut pour expulser au nom de la loi ces ivrognes
+de l'_Aigle d'or._ J'entendis l'hôtelier lui dire: «Ces Messieurs
+s'amusent et ne font pas de mal. Si je trouve bon ce qui se passe
+dans ma maison, personne n'a le droit de s'en mêler.» Et le
+garde-champêtre s'est éloigné en levant les épaules. Le fait est
+que l'aubergiste, comme il me l'a dit lui-même à l'oreille, se fera
+payer au double et au triple la valeur des objets qu'on a brisés chez
+lui.
+
+--Et ils ont sans doute fini par se battre, grand-père?
+
+--Non, mon enfant. Ces messieurs, en jetant par terre les verres et
+les bouteilles, n'avaient pas l'air d'être fâchés. Je le comprends,
+c'est par orgueil qu'ils agissent ainsi. Ils ne peuvent pas dépenser
+assez d'argent rien qu'à boire, alors ils cassent tout et versent
+par terre le vin précieux pour montrer que l'argent n'a pas de valeur
+pour eux.
+
+--Ah! c'est affreux! soupira la femme. Il y a des milliers de pauvres
+gens, frappés par le malheur ou la maladie, qui souffrent de la faim
+avec femme et enfants. Quelques francs les sauveraient, les rendraient
+riches, leur feraient bénir la main qui les aiderait dans
+leur détresse, et là on gaspille, on dissipe l'argent dans de
+scandaleuses débauches!
+
+--Mais, mais, comme ces gens-là doivent être riches! murmura la
+jeune fille, en levant les mains.
+
+--C'est l'argent de leurs parents qu'ils dissipent, répondit le
+vieillard. Un argent durement gagné peut-être et épargné sou à
+sou. Qui sait si chaque pièce d'or ne coûte pas des larmes à leur
+père et surtout à leur mère?... Il y avait dans la bande un des
+plus extravagants à qui on donnait le nom de baron. Cela m'a rappelé
+une bien triste histoire. Anna, vous souvenez-vous bien encore de
+la baronne qui a habité dans le temps le château appartenant
+actuellement à M. Dalster? Elle était veuve, la bonne et charitable
+femme, et elle n'avait qu'un fils. Celui-ci fit pendant de longues
+années comme ces jeunes gens de l'_Aigle d'or_, peut-être encore
+pis, rien ne pouvait le retenir, ni le désespoir de sa mère, ni la
+misère qui approchait à grands pas. Il fallut vendre beaucoup de
+terres, puis le château, et la pauvre baronne, accablée de honte, le
+coeur brisé, tomba gravement malade et mourut peu de temps après...
+Vers cette époque, pendant l'hiver, il y avait un maçon, père de
+beaucoup d'enfants,--il s'appelle Henri Knop--qui, sans ouvrage depuis
+longtemps et poussé par la faim, alla voler la nuit dans une ferme
+un panier de pommes de terre. Il fut condamné à cinq ans de prison,
+obtint par sa bonne conduite une diminution de peine et fut mis en
+liberté dès la troisième année. Il déplorait son méfait et
+était résolu à gagner désormais honnêtement son pain. Cependant
+personne ne voulut lui donner de l'ouvrage, on l'évita, lui et les
+siens, comme une famille flétrie, et à la fin il se vit réduit à
+quitter le village avec sa femme et ses enfants, pour ne pas mourir de
+faim devant l'impitoyable aversion des habitants. Ce qu'il est devenu
+depuis personne n'en sait rien.
+
+Le vieillard se tut un moment et les femmes, péniblement affectées
+par son récit fait d'une voix altérée, ne trahissaient leur
+émotion qu'en secouant tristement la tête et en murmurant à voix
+basse.
+
+Il reprit en souriant amèrement:
+
+--Et le fils de la baronne, demanderez-vous? Le parricide sans âme?
+Lui aussi, croyez-vous, a continué à être poursuivi par le mépris
+public? Eh bien, pas du tout. Plus tard, il a hérité d'un oncle
+et il est redevenu riche; maintenant petits et grands lui parlent le
+chapeau à la main; il est baron et bourgmestre... Ah! mes enfants,
+les hommes ne sont pas toujours justes, heureusement il y a là-haut
+un juge suprême qui ne se laisse influencer ni par l'argent ni par la
+naissance, et celui qui a martyrisé ou humilié sa mère ne trouvera
+pas de grâce devant ses yeux.
+
+Les deux femmes échangèrent encore tristement quelques réflexions
+sur la lâche conduite des jeunes gens à l'auberge de l'_Aigle d'or_;
+mais Jean Wouters, abîmé dans ses pénibles pensées, ne prit plus
+part à l'entretien que par quelques monosyllabes.
+
+Lina se leva, passa dans la chambre voisine et revint avec une pipe et
+une boite à tabac en cuivre.
+
+--Prenez, grand-père, dit-elle, voilà votre tabac. Laissons de
+côté toutes ces tristes pensées. Nous ne sommes pas riches et nous
+pouvons nous estimer heureux de n'être pas coupables de ces vilaines
+choses. Faites-moi le plaisir d'allumer votre pipe.
+
+--Non, je n'en ai pas envie, répondit-il.
+
+--Je vous en prie, faites ça pour moi, j'aime tant l'odeur du tabac.
+Elle me rafraîchit les idées et me rend toute joyeuse... Allons, ne
+me refusez pas ce petit plaisir.
+
+Pendant ce temps, elle avait bourré elle-même la pipe et la tendit
+au vieillard avec une allumette enflammée.
+
+Il commença à fumer; et cela devait véritablement lui faire du
+bien, car petit à petit son visage s'illumina d'une expression de
+contentement.
+
+Lina reprit son carreau à dentelles et la mère son tricot.
+
+Alors commença une conversation plus tranquille, où le jardin, le
+printemps et les vaches eurent la plus grande part.
+
+Pendant qu'ils causaient ainsi, ils entendirent dans le lointain des
+voix qui chantaient ou qui criaient.
+
+--Ce sont les jeunes messieurs de l'_Aigle d'or_, dit Jean Wouters.
+Ils se rendent au chemin de fer pour prendre le dernier train. Leur
+bamboche a duré jusqu'à présent.
+
+--Il me semble qu'ils se disputent, remarqua Lina.
+
+--Non, ils se connaissent très bien et ils sont habitués à faire
+une vie pareille. Depuis une couple de mois ils viennent une ou deux
+fois par semaine à l'_Aigle d'or_ et y font toujours la même vie, à
+ce que m'a dit la servante... Maintenant, ils chantent et ils crient.
+Tenez, le bruit cesse. Ils se dépêchent pour arriver au chemin de
+fer.
+
+Nos braves gens écoutèrent encore un instant le bruit qui allait en
+s'affaiblissant, puis ils reprirent leur travail et leur conversation.
+
+Une demi-heure après, pendant que le plus profond silence de la nuit
+régnait autour de la maison solitaire, Lina leva tout à coup la
+tête avec surprise de dessus son travail et demanda:
+
+--N'avez-vous pas entendu, mère?
+
+--Qu'aurais-je entendu, mon enfant?
+
+--Et vous, grand-père?
+
+--Non, rien, Lina.
+
+--Il m'a semblé que j'entendais soupirer; mais je me suis trompée,
+ce sera la vache qui aura fait du bruit... Mais non, voilà que je
+l'entends encore!
+
+--C'est comme s'il y avait à la porte un chien qui gronde, murmura la
+femme.
+
+--Non, ma mère, c'est un homme qui souffre et qui se plaint.
+
+Et elle prit la lampe pour aller voir.
+
+--Reste, reste, s'écria la mère en la retenant effrayée. Dieu sait
+ce que c'est!
+
+--C'est une créature humaine, soyez-en sûre. Un homme qui s'est
+égaré dans les ténèbres et qui est tombé, sans doute. Il s'est
+peut-être fait mal. Le laisserons-nous, sans pitié, appeler au
+secours?
+
+--Lina a raison, dit le vieux charpentier. Prends la lampe, mon
+enfant, nous irons voir.
+
+Lorsqu'elle eut ouvert la porte et envoyé les rayons de sa lumière
+sur l'avant-cour, ils virent, étendue au pied d'un des noyers, une
+personne qui remuait les bras et murmurait des menaces inintelligibles
+comme si elle se croyait entourée d'ennemis.
+
+Le vieillard et la jeune fille s'approchèrent vivement et passèrent
+tous deux le bras sous la tête de l'inconnu pour le relever.
+
+--Pauvre garçon, dit Lina, qui vous a fait du mal? De méchantes
+gens? N'ayez plus peur; nous sommes des amis. Allons, levez-vous, nous
+vous conduirons dans la maison; nous vous donnerons des secours.
+
+Ils furent obligés d'employer toutes leurs forces pour le relever;
+il laissait traîner ses jambes et pesait lourdement sur leurs bras.
+Cependant, ils parvinrent à le conduire lentement vers la maison.
+Pendant ce temps, il grommelait d'une voix rauque:
+
+--Au diable, laissez-moi, je ne vais pas avec vous, je veux
+retourner à l'_Aigle d'or_... Eh, l'hôte, vite du Champagne... dix
+bouteilles... c'est ça, versez... encore, encore...
+
+--C'est un des jeunes messieurs de l'_Aigle d'or_, murmura Jean
+Wouters. Oui, oui, le plus débauché de tous. Celui qui a mis la
+grande glace en pièces. Voilà le résultat de ces scandaleux excès
+et de...
+
+--Taisez-vous donc, grand-père, et ayez pitié de lui; le pauvre
+garçon est si malade.
+
+--Étrange maladie; tu as raison cependant, ma chère enfant. Nous
+sommes des chrétiens et il peut avoir besoin de secours. Ne songeons
+qu'à remplir notre devoir.
+
+Ils le portèrent à l'intérieur et le placèrent sur une chaise. Il
+demeura immobile, affaissé sur lui-même et les yeux fermés comme un
+être inanimé.
+
+--Mère, mère, allez chercher de l'eau, dit la jeune fille. O ciel,
+voyez, il a du sang sur sa figure! Ah! le pauvre homme!
+
+Le jeune homme, à demi évanoui ou à demi endormi, avait laissé
+tomber sa tête sur sa poitrine, les yeux toujours fermés et une
+sorte de râle sourd sortait de sa poitrine haletante.
+
+Il était encore très jeune et, autant qu'on pouvait le voir à
+travers les taches de sang mal essuyé qui lui souillaient les joues
+et les mèches de cheveux qui lui pendaient sur le front, les traits
+de son visage paraissaient très doux. Ses habits, d'une coupe
+élégante et d'une étoffe riche, étaient en désordre et couverts
+de boue.
+
+Lina, profondément émue de pitié, se dépêcha de prendre l'eau que
+sa mère était allée chercher et se mit à laver la figure du jeune
+homme.
+
+--Dieu soit loué, s'écria-t-elle toute joyeuse, ce n'est rien. Il
+est tombé, et il s'est fait un peu de mal. Une petite écorchure à
+la joue.
+
+A peine lui eut-elle rafraîchi le cerveau en l'humectant d'eau
+froide, qu'il ouvrit les yeux, regarda la jeune fille et balbutia avec
+un rire abruti:
+
+--Non, Isabelle, enlevez ce verre. Ne me faites plus boire, j'en
+ai assez pour ce soir... Tiens, tiens, ce n'est pas Isabelle... Qui
+êtes-vous donc? Ah! que voilà de jolis yeux bleus! Mais maintenant
+je n'ai pas le temps, demain, demain je vous ferai nager dans le
+champagne, si vous en avez envie; mais maintenant laissez-moi, je vais
+dormir.
+
+Tout à coup la jeune fille laissa tomber le linge qu'elle tenait
+à la main et recula de quelques pas. Elle était devenue pâle et
+paraissait profondément effrayée. Des larmes brillaient dans ses
+yeux.
+
+Le grand-père et la mère, pensant que le libre langage du jeune
+homme avait si fort blessé et attristé Lina, essayèrent de la
+consoler en lui faisant comprendre qu'un homme qui est dans un pareil
+état ne sait plus ce qu'il dit et qu'il ne faut pas prendre ses
+paroles au sérieux.
+
+La jeune fille n'écoutait pas; elle tremblait visiblement d'émotion
+et ses yeux ne quittaient pas le jeune homme qui paraissait s'être
+endormi. Elle secoura la tête, comme pour se débarrasser de pensées
+importunes et dit enfin sans oser faire un pas en avant:
+
+--Mais, grand-père, cet homme ne peut pas rester ici, conduisez-le
+dans le village, à l'_Aigle d'or_.
+
+--C'est tout à fait impossible, mon enfant, si loin et dans
+l'obscurité.
+
+--Le pauvre garçon n'a plus de jambes, ajouta la veuve. Et
+grand-père ne peut cependant pas le porter.
+
+--Laissez-moi aller chercher le docteur, ma mère, il pourrait devenir
+dangereusement malade.
+
+--Bah, bah, il n'est pas malade, répliqua le vieux charpentier. Je
+n'ai jamais été un grand buveur, mais je ne puis pas dire qu'étant
+jeune je ne me sois pas quelquefois oublié en compagnie de bons
+camarades; je connais la chose. Ce jeune monsieur, quand il aura dormi
+pendant quelques heures, ne ressentira plus rien qu'un grand mal de
+tête. Laissez-le reposer.
+
+--Ciel, il pourrait donc passer toute la nuit dans notre maison?
+s'écria Lina avec une certaine inquiétude. Non, non, grand-père,
+conduisons-le à l'_Aigle d'or_. Là on est habitué à donner à
+loger. Si c'est absolument nécessaire, je vous aiderai. Avec un peu
+de peine nous finirons par y arriver.
+
+--Mais pourquoi parais-tu si effrayée, Lina? Ce jeune homme ne fera
+de mal à personne. Il est tout à fait sans connaissance. A l'_Aigle
+d'or_ il y a sans doute encore du monde. Pensez donc quelle honte ce
+serait pour lui si nous l'amenions là dans un pareil état. On rirait
+et on se moquerait de lui. Nous pouvons et nous devons lui épargner
+cette confusion.
+
+--C'est vrai, c'est vrai, s'écria la jeune fille; mais que faire
+alors?
+
+--Rien de plus simple. Je vais tirer les bottines du jeune monsieur
+et je le coucherai tout habillé sur mon lit où il pourra dormir tout
+son saoul.
+
+--Mais vous alors, grand-père?
+
+--Je resterai ici, près du poêle, et dormirai sur une chaise.
+
+--Ça ne se peut pas, exposer votre santé!
+
+--Aimerais-tu mieux rester toi-même ici, Lina?
+
+--Moi? Oh! non, j'ai peur.
+
+--Bah, bah. Quand Jacques le jardinier était si gravement malade,
+j'ai passé plus de dix nuits à veiller auprès de son lit. Cela
+m'a-t-il fait du mal? Ne discutons pas plus longtemps. Va chercher
+son chapeau, Lina, il est sous le noyer. Et vous, Anna, aidez-moi à
+porter cet endormi sur mon lit.
+
+La jeune fille revint avec le chapeau et ne voyant plus personne
+elle fit quelques pas pour entrer dans la chambre à coucher de son
+grand-père; mais elle s'arrêta hésitante et recula comme si elle
+était retenue par une terreur secrète.
+
+Sa mère sortit seule de la chambre et dit d'un air content:
+
+--Il dort comme une pierre, le pauvre garçon. Grand-père est en
+train de le bien couvrir; car il ne fait pas trop chaud là-dedans.
+C'est dommage tout de même, n'est-ce pas, ma fille, que de pareils
+gens qui sont riches et qui peuvent jouir en paix de tout ce que leur
+coeur désire, s'abîment la santé par des excès et se rendent la
+vie amère.
+
+Lina prit la main de sa mère et, sans répondre à sa question, lui
+dit en baissant la voix:
+
+--Savez-vous, mère, pourquoi j'étais si agitée et pourquoi j'avais
+si peur? Vous ne le croirez pas, car c'est étrange. Ce jeune homme,
+devinez qui il est?
+
+--Le connais-tu donc, Lina?
+
+--Oui, je le connais, ma mère.--C'est Herman Steenvliet.
+
+--Herman Steenvliet?
+
+--Oui, ce petit garçon avec qui je jouais quand j'étais enfant.
+
+--Ah, tu te trompes, c'est impossible, murmura la femme avec un rire
+d'incrédulité.
+
+--Non, non, mère, soyez-en sûre; c'est bien lui.
+
+--Père, venez donc ici! cria la femme en voyant paraître le
+vieillard. Lina a une idée singulière. Elle croit que le jeune
+monsieur qui dort là dans votre chambre est le fils de Charles
+Steenvliet.
+
+--Le fils de M. Sleenvliet, le riche entrepreneur? Bah, Lina, tu te
+trompes certainement.
+
+--Je ne me trompe pas, grand-père; depuis mon enfance je n'ai plus
+revu Herman Steenvliet, et cependant je ne puis pas me tromper;
+un seul regard de ses grands yeux bruns a suffi pour me le faire
+reconnaître.
+
+--Tout est possible, dit le vieux charpentier, nous allons le savoir
+immédiatement. Il est couché sur le dos, et il dort si profondément
+qu'un coup de canon ne le réveillerait pas. Regardons-le de près
+avec la lumière.
+
+Les femmes le suivirent. Tandis qu'il tenait la lampe élevée
+au-dessus de la tête du dormeur tous les trois regardaient
+attentivement son visage sans dire un mot; et au bout d'un instant ils
+quittèrent la chambre, toujours silencieux.
+
+--Ce n'est pas lui, tu t'es trompée, dit le grand-père.
+
+--Il ne lui ressemble pas du tout, affirma la mère. Ç'a été une
+illusion de tes sens.
+
+--Oui, maintenant qu'il a les yeux fermés je ne sais vraiment pas
+ce que je dois en penser, dit la jeune fille hésitante. Je me serai
+peut-être trompée en effet.
+
+Et elle s'assit toute pensive près du poêle.
+
+--C'eût été un hasard surprenant, dit le vieillard. M. Steenvliet,
+le riche entrepreneur qui habite maintenant à Bruxelles, au quartier
+Léopold, une maison qui ressemble à un palais, était autrefois,
+a Ruysbroeck, le voisin de ton père, Lina, un simple manoeuvre de
+maçon, un ouvrier comme lui.
+
+--Je le sais, grand-père, ils étaient bons amis.
+
+--C'est-à-dire, fit observer la veuve, c'était de bonnes
+connaissances, mais pas des amis de coeur, car Charles Steenvliet
+était un peu fier. D'ailleurs feu ton père était charpentier
+et Steenvliet était maçon. Ils ne fréquentaient pas les mêmes
+camarades; mais il est vrai cependant, Lina, que tu as joué presque
+tous les jours avec le fils Steenvliet, un bel et brave enfant, qui ne
+paraissait prendre plaisir que dans ta compagnie.
+
+--Et comment cet apprenti maçon, ce M. Steenvliet, veux-je dire,
+est-il devenu depuis lors immensément riche?
+
+--Peuh, les gens en parlent différemment, répondit la femme en
+levant les épaules.
+
+--Oh! la chose est très simple, dit le grand-père, on voit souvent
+s'élever de ces fortunes étonnantes. Déjà, lorsque ton père
+vivait encore, Charles Steenvliet, qui était un bon ouvrier et un
+gaillard audacieux, avait risqué quelques petites entreprises et
+amassé ainsi un peu d'argent. Peu à peu il a fait des entreprises
+plus considérables, et il a fait ses affaires avec tant de bonheur
+qu'il a trouvé de gros bailleurs de fonds. C'est ainsi que sa fortune
+s'est accrue rapidement, et enfin, en entreprenant de grands travaux
+publics en pays étrangers il a gagné des sommes énormes; des
+millions, à ce qu'on dit.
+
+--Si riche! Se rappellerait-il l'amitié de feu mon père? murmura la
+jeune fille.
+
+--Je ne le crois pas, mon enfant. Il y a plus de quinze ans que mon
+pauvre fils a été enlevé subitement par le choléra, et alors
+Steenvliet était déjà allé demeurer à Bruxelles... Ne nous
+laissons pas attrister par ces douloureux souvenirs.
+
+Il essuya avec son doigt une larme qui perlait au bord de sa
+paupière. Lina baissa les yeux et poussa un soupir; mais, n'entendant
+plus la voix de son grand-père, elle releva la tête et lui demanda,
+probablement pour dissiper sa tristesse:
+
+--Et n'avez-vous plus jamais vu M. Steenvliet depuis qu'il est devenu
+riche?
+
+--Oui, quelquefois. J'ai travaillé une fois pour lui pendant
+plusieurs semaines, et j'ai même causé avec lui à différentes
+reprises quand il m'interrogeait sur mon travail.
+
+--Et il vous a sans doute reconnu?
+
+--Il ne pouvait pas me reconnaître, Lina. Quand Charles Steenvliet
+était le voisin de ton père à Ruysbroeck, moi je demeurais à
+Ternorth.
+
+--Mais vous lui avez parlé de l'amitié de feu mon père, n'est-ce
+pas? Qu'est-ce qu'il vous répondait?
+
+--Je ne lui en ai jamais parlé. Vois-tu, Lina, les gens riches, quand
+ils ont été ouvriers, n'aiment pas qu'on leur rappelle leur passé.
+D'ailleurs M. Steenvliet aurait pu supposer que je lui parlais de
+pareilles choses par orgueil ou bien pour obtenir de lui une faveur.
+Le mieux était donc de n'en point parler... Allons, enfants, allons
+nous coucher, il est déjà tard; vous voyez bien que le jeune
+monsieur, qui est ici à côté, n'a pas encore remué. Dormez
+tranquilles, je soignerai pour tout.
+
+--Si vous avez besoin de quelque chose, mon père, vous nous
+appellerez tout de suite, n'est-ce pas?
+
+--Et si le jeune monsieur se réveillait, s'il sortait de votre
+chambre à coucher, vous nous appelleriez aussi, n'est-ce pas,
+grand-père?
+
+--Sans doute, Lina, sois tranquille.
+
+--Eh bien alors, bonne nuit et bon courage, grand-père! dit la jeune
+fille en l'embrassant.
+
+Les deux femmes montèrent à l'étage. Jean Wouters s'assit près de
+la table et posa sa tête sur son coude... Au bout de quelques heures
+il écouta à moitié endormi si aucun bruit ne se faisait entendre
+dans la chambre à côté, puis il retomba dans un profond sommeil.
+
+
+
+
+II
+
+
+Lorsque la première clarté du jour se répandit dans le ciel, Jean
+Wouters ouvrit les yeux, se leva et s'approcha de la chambre voisine
+dont il ouvrit doucement la porte. Il secoua la tête avec un sourire,
+referma la porte, retourna s'asseoir en murmurant à part lui:
+
+--Il dort toujours comme un morceau de bois. Tant mieux, cela lui fera
+du bien... Comme il fait encore froid le matin, je vais me dépêcher
+d'allumer le poêle et de mettre de l'eau sur le feu; car les enfants
+ne tarderont pas à se réveiller.
+
+Peu de temps après, les deux femmes descendirent et demandèrent avec
+une curiosité inquiète comment se portait le jeune homme.
+
+--St, St, plus bas, pas de bruit, répondit le vieillard. Il n'est
+pas encore éveillé et dort toujours à poings fermés. Laissez-le
+reposer jusqu'à ce qu'il s'éveille de lui-même; sans cela il aura
+mal à la tête... Mais, Lina, tu parais prête à sortir? Où vas-tu
+donc?
+
+--Moi, sortir? pas du tout, grand-père.
+
+--C'est parce que je vois que tu as mis ta robe verte avec des noeuds
+rouges: ce n'est pas cependant aujourd'hui dimanche, à ce que je
+crois?
+
+--Non, grand-père, c'est mercredi; mais mes vêtements de travail
+sont si usés! Et tant que ce jeune monsieur étranger est dans la
+maison, vous comprenez bien, je n'aimerais pas qu'il se fît une idée
+défavorable de notre propreté.
+
+--En effet, je comprends cela, mon enfant, tu as raison.
+
+La mère était déjà occupée à faire le café. Lina prit le pain
+et le couteau pour couper les tartines.
+
+Au bout de quelques instants ils étaient assis tous les trois à
+table, silencieux et se dépêchaient de déjeuner, ce qui fut bien
+vite terminé.
+
+--Je vais faire du café un peu plus fort, dit la mère. Car il est
+probable que ce jeune monsieur en se réveillant aura besoin d'un
+réconfortant. Et rien de mieux pour l'estomac dérangé que du fort
+café.
+
+--Et moi, dit Lina, je m'en vais traire la vache. J'aurai fini mon
+ouvrage le plus pressé lorsque le jeune monsieur se réveillera. Je
+voudrais bien le regarder encore une fois avec attention avant qu'il
+s'en aille. J'ai rêvé toute la nuit qu'il pourrait bien être Herman
+Steenvliet... Oui, oui, ma mère, moquez-vous de moi. Je crois aussi
+que je me suis trompée; mais tout est possible; les montagnes ne se
+rencontrent pas; mais les hommes se rencontrent, comme on dit.
+
+En achevant ces derniers mots, elle sortit. La mère continua à
+verser le café, et le grand-père resta assis sur la chaise auprès
+du poêle, enfoncé dans ses pensées.
+
+En ce moment le jeune homme se réveilla dans la chambre voisine. La
+clarté du jour, déjà éclatante, blessa ses yeux enflammés et il
+se mit machinalement les mains sur le visage; mais cela ne dura que
+quelques secondes; il se mit sur son séant et regarda avec stupeur
+autour de la chambre. A mesure qu'il reprenait possession de
+lui-même, ses lèvres se contractaient en une expression de moquerie
+et de colère. Bientôt il appuya péniblement sa main sur sa poitrine
+et murmura:
+
+--Maudit vin, poison qui me brûle comme un feu d'enfer! ma tête,
+ma tête! Où suis-je ici? A l'_Aigle d'or_? Ah! je sais! Je n'ai pas
+voulu retourner à Bruxelles, et je suis revenu ici. Dans quel état,
+ô ciel.
+
+Il regarda encore une fois autour de lui et remarqua seulement alors
+l'ameublement singulier de cette chambre.
+
+--Que je suis tombé bas, grommela-t-il. Cet imbécile d'aubergiste et
+ses mijaurées de filles m'ont jeté au grenier ou peut-être dans un
+trou comme un animal. Ah! ils me le paieront, qu'ils attendent!
+
+En achevant ces mots, il essaya de se lever et de descendre du lit;
+mais il était encore si étourdi qu'il fit un faux pas et tomba
+lourdement par terre.
+
+Pendant qu'il faisait tous ses efforts pour se relever en poussant des
+grognements de mauvaise humeur, le vieux charpentier, attiré par le
+bruit de la chute, entra dans la chambre et courut au jeune homme pour
+le soutenir; mais celui-ci repoussa rudement la main qu'on lui tendait
+et dit avec colère:
+
+--Laissez-moi tranquille. Croyez-vous que je suis un enfant et que je
+ne sais pas encore marcher tout seul. Ne restez pas là à me regarder
+si bêtement et donnez-moi mes souliers.
+
+Cette brutalité blessa le vieillard; mais il réprima son
+mécontentement et obéit à l'ordre du jeune homme auquel il dit en
+souriant:
+
+--Soyez tranquille, Monsieur, les charpentiers sont sur votre toit et
+tapent à grands coups de marteau. C'était à prévoir; on connaît
+cette maladie et prenez courage, elle passera bientôt.
+
+--Oui, moquez-vous de moi aussi, grossier lourdaud, répondit l'autre.
+Je le mérite bien. Où est votre maître? Il dort sans doute encore,
+le grippe-sou? Lui aussi a bu du Champagne; mais s'il pouvait en
+attraper la crampe éternelle...
+
+--Mon maître? répète le vieillard. Je n'ai pas de maître.
+
+--N'êtes-vous pas le domestique de l'_Aigle d'or_?
+
+--Non, je suis le maître ici.
+
+--Ah! c'est étrange! Où suis-je donc ici?
+
+--Dans une maison d'ouvriers, près du chemin de Loth.
+
+--Et où sont restés mes camarades?
+
+--Nous n'avons vu personne que vous. Vous étiez tombé dans
+l'obscurité devant notre porte et vous vous étiez sans doute fait
+mal. Notre Lina et moi, nous vous avons relevé, porté dans la maison
+et couché sur mon lit pour vous reposer.
+
+Le jeune homme jeta sur le vieillard un regard moins hostile.
+
+--S'il en est ainsi, je vous remercie de tout coeur, brave homme,
+murmura-t-il. Mais vous auriez beaucoup mieux fait de me laisser
+coucher dehors.
+
+--Au milieu de la nuit? A l'air froid? Sur le sol humide? Ah!
+Monsieur, vous auriez pu y contracter une maladie mortelle.
+
+--C'eût été tant mieux, brave homme; je ne mérite pas de vivre.
+Je suis un lâche, un mauvais sujet. Personne n'aurait déploré ma
+perte.
+
+--Vous n'avez donc pas de père, Monsieur?
+
+Le jeune homme leva les épaules.
+
+--Une mère?
+
+--Ah! si j'avais encore ma mère, soupira le jeune monsieur en
+levant les yeux au ciel, je ne me conduirais pas comme un méprisable
+libertin.
+
+--Bah! bah! Monsieur, prenez courage, dit le vieillard d'un ton
+de compassion affectueuse. Votre coeur est encore bon, et quand le
+repentir est là l'amendement et le salut sont à la porte.
+
+Tout en parlant, le jeune homme s'était approché d'un petit
+miroir pendu à la muraille, il s'y regarda et recula avec une sorte
+d'aversion à l'aspect de son image.
+
+--Dieu que je suis laid et sale! s'écria-t-il en tremblant de honte.
+Paraître ainsi devant les gens en plein jour!
+
+--Là, sur cette petite table il y a un bassin avec de l'eau de
+pluie; un essuie-mains et un morceau de savon. Tout ce qui vous est
+nécessaire, même une brosse à habits. Monsieur veut-il s'habiller
+et s'arranger? Je vous laisse seul et j'attendrai là dehors que vous
+ayez fini. Il fait froid, notre poêle brûle bien, ma fille tient
+toute prête pour vous une tasse de fort café. Cela vous remettra
+complètement.
+
+A ces mots Jean Wouters sortit et tira la porte derrière lui.
+
+Le jeune homme commença à se laver la figure et les mains en
+grommelant. Quand il eut fini, il essaya également de nettoyer la
+terre et la boue qui couvraient ses habits; mais la brosse était
+très usée et malgré toutes les peines qu'il se donna il ne réussit
+pas à faire disparaître les nombreuses taches. Il s'en plaignit
+amèrement et même, dans son dépit et son impatience, il jeta
+la brosse par terre. Il devint encore plus mécontent lorsqu'il se
+regarda pour la seconde fois dans la petite glace. Il paraissait
+terriblement laid avec son linge chiffonné, ses habits malpropres,
+ses yeux pleins de sang, ses joues tirées, blêmes et jaunes.
+
+Et le vieillard n'avait-il pas parlé de sa fille? Il y avait donc
+encore d'autres personnes dans la maison? Des femmes? Et il lui
+faudrait rougir sous leurs yeux? Se sentir humilié en présence de
+pauvres ouvriers?
+
+Il resta au milieu de la chambre, les lèvres pincées en une pénible
+grimace qui se changea bientôt en un sourire amer et dédaigneux.
+
+--Bah! bah! murmura-t-il. Je paierai ces gens-là pour leurs peines et
+je m'en irai sans me commettre avec eux. Au cabaret de l'_Aigle d'or_
+je trouverai tout ce qui m'est nécessaire pour refaire ma toilette.
+Je puis rester là jusqu'à ce que mon affreux mal de tête soit
+un peu passé. On voudra encore me faire boire? Mais non, non, plus
+aujourd'hui!
+
+Il ouvrit la porte et entra dans l'autre chambre où une chaise
+l'attendait auprès de la table.
+
+--Approchez-vous du poêle, Monsieur, dit le vieux charpentier. Je
+l'ai bourré pour le faire ronfler; voyez, il est rouge. Vous tremblez
+de froid; je le vois.
+
+--Oui, oui, mon joli Monsieur, asseyez-vous ici, le dos au feu, ajouta
+la femme d'un air aimable. J'ai fait pour vous du fort café qui va
+vous remettre tout de suite. Et si notre café n'est pas aussi bon
+qu'en ville, songez que nous sommes de pauvres gens et que nous
+donnons ce que nous avons.
+
+Pendant ce temps elle remplit une tasse du breuvage fumant.
+
+Le jeune homme paraissait hésiter et regardait du côté de la porte.
+
+--Vous vous donnez beaucoup de peines, murmura-t-il, mais je n'ai pas
+le temps et veux m'en aller.
+
+--Vous refusez le café que j'ai préparé pour vous avec tant de
+soin? Trop de peines! Croyez-vous donc, Monsieur, qu'il ne vous est
+pas offert de tout coeur? Vous êtes malade. Allons, je vous en prie,
+asseyez-vous.
+
+Et, joignant l'action à la parole, elle le poussa vers la table et le
+força avec une douce violence de faire ce qu'elle voulait.
+
+Il se laissa tomber sur la chaise en rechignant, prit la jatte d'une
+main tremblante, et but une gorgée de café chaud.
+
+Il paraissait avoir hâte de partir. Les regards du vieillard et de
+la femme qui ne pouvaient pas se détacher de lui, le blessaient et le
+remplissaient de confusion. Aussi se leva-t-il immédiatement, mit la
+main à la poche et demanda:
+
+--Qu'est-ce que je dois ici? N'ayez pas peur de demander trop... Vous
+ne répondez pas? Voilà vingt francs, est-ce assez?
+
+Et posant une pièce d'or sur la table, il se dirigeait déjà vers la
+porte; mais le vieux charpentier le retint par le bras, le ramena à
+la table et murmura, d'un ton sévère:
+
+--Restez, Monsieur; vous ne quitterez pas ma maison avant d'avoir
+remis cet argent dans votre poche. Nous ne tenons pas un cabaret.
+Ce que nous avons fait pour vous, nous l'avons fait par charité
+chrétienne et pas autrement.
+
+Le jeune homme regarda ses hôtes avec une expression de surprise en
+même temps que d'incrédulité moqueuse, et dit en souriant:
+
+--Allons donc, c'est impossible; vous ne parlez pas sérieusement.
+Vous êtes pauvres, et vous refusez de l'argent? Pour de l'argent, on
+vend son âme, et même celle des autres. Allez plutôt le demander à
+l'_Aigle d'or_, à l'aubergiste et à ses filles.
+
+--Ramassez, Monsieur, ramassez! s'écria Jean Wouters, en colère.
+Oui, nous sommes pauvres; mais nous ne voulons pas d'argent que nous
+n'avons pas gagné par notre travail.
+
+Lina, qui jusqu'à ce moment était restée dans le jardin ou dans
+l'écurie, entendit probablement les sons élevés de la voix de son
+grand-père. Elle entra dans la chambre avec un visage souriant.
+
+--Monsieur ne me connaît-il pas? demanda-t-elle.
+
+--C'est singulier, murmura-t-il en se frottant le front, il me semble
+que je vous connais, en effet. Mais où vous ai-je vue? Mes idées
+sont un peu troubles; il doit y avoir bien longtemps.
+
+--En effet, il y a très longtemps, Monsieur. Ne vous en souvient-il
+pas? il y avait un enfant, un tout petit enfant, qui jouait avec vous
+lorsque vous demeuriez encore à Ruysbroeck avec vos parents.
+
+--Un enfant, balbutia-t-il d'une voix presque imperceptible. Un petit
+enfant, avec des yeux bleus et une chevelure blonde toute bouclée?
+
+--Comme vous dites, Monsieur.
+
+--Ciel! Cet enfant? la petite Caroline Wouters! Vous?
+
+--Moi-même, Monsieur.
+
+--Ah! mon Dieu, et c'est vous, Caroline, qui avez aidé à me ramasser
+dans la boue?
+
+Et, courbant la tête, il grogna tout bas:
+
+--Damnation! Et la honte ne me fait pas entrer sous terre!
+
+--Voyez-vous bien, mère, s'écria Lina, qu'il ne l'a pas encore
+oublié.
+
+--Oublié! répéta-t-il avec une confusion douloureuse. Oublié! ces
+jours d'innocence, de paix et de pureté! C'est la seule lueur, la
+seule étincelle lumineuse qui brille parfois encore dans mon âme
+flétrie!
+
+La jeune fille s'approcha de lui et lui dit avec une douceur
+insinuante:
+
+--Ne soyez pas si contrarié, monsieur Steenvliet. C'est un accident
+qui peut arriver à tout le monde. Vous êtes un peu malade; mais ça
+se guérit très vite. Prenez courage. Ça ne vous arrivera plus.
+
+--Ne plus m'arriver? grogna-t-il avec une sombre ironie. Je l'ai dit
+et espéré tant de fois moi-même. Maintenant il est trop tard. Je
+suis un être sans force et sans énergie. La vie m'est à charge. Ah!
+si je pouvais mourir.
+
+Lina poussa un cri d'angoisse. Des larmes brillaient dans ses yeux. Le
+jeune homme la regarda un instant avec hésitation.
+
+--Vous pleurez? dit-il avec étonnement. Vous avez pitié de moi?
+Merci, Caroline; mais je ne le mérite pas.
+
+--Ah! comment est-il possible? gémit la jeune fille. Lui, le bon, le
+généreux enfant! qui me tira un jour de la rivière au péril de sa
+vie et qui me sauva de la mort. Il serait devenu un mauvais sujet?
+un vaurien? un homme corrompu? Et je ne pleurerais pas sur un pareil
+malheur?
+
+--Je vous ai sauvé la vie? Moi? Mais non; mais non.
+
+--Comment pouvez-vous l'avoir oublié, Monsieur? En moi, du moins, le
+souvenir reconnaissant de votre bienfait ne s'est point effacé. Et
+vous revoir ainsi malade, désespéré, malheureux--car vous êtes
+malheureux--cela me déchire le coeur!
+
+Elle poussa un sanglot et cacha son visage dans ses mains.
+
+Profondément touché de l'affliction de la jeune fille, Herman
+Steenvliet sentit les larmes monter à ses yeux.
+
+Il fit un pas vers le vieillard, éleva les mains vers lui en
+s'écriant:
+
+--Oubliez l'injure que je vous ai faite, je ne vous connaissais pas;
+je suis un misérable... Pardonnez-moi... Adieu.
+
+En achevant ces mots il quitta ses hôtes ébahis; et s'enfuit hors de
+la maison dans la direction du village.
+
+
+
+
+III
+
+
+Dans la rue de la Loi, à Bruxelles, parmi les hôtels et les maisons
+de maître de ce quartier aristocratique, s'élevait une habitation
+qui se distinguait des autres par les sculptures de sa façade et par
+la hauteur de sa porte cochère, sur les panneaux en chêne veiné de
+laquelle se détachaient deux grandes têtes de lion en bronze.
+
+Derrière cette porte, entre des murs de stuc, se prolongeait une
+galerie, assez large pour livrer passage aux voitures, jusqu'au
+jardin, dont une des faces latérales était occupée par de vastes
+écuries et remises.
+
+Au commencement de cette galerie, du côté gauche, on remarquait deux
+statues,--deux oeuvres d'art--au pied de l'escalier dans les marches
+cirées duquel on eût pu facilement se mirer. Les murailles étaient
+couvertes de grands tableaux dans des cadres dorés. Les marbres
+polis et les ors brillants des moulures attestaient la richesse et
+l'opulence des maîtres du logis. A la vue de tout ce luxe, on aurait
+cru que cet hôtel devait être la demeure d'un prince, ou tout au
+moins d'un gentilhomme, grand propriétaire foncier; mais sur la
+première porte qu'on remarquait à droite de la galerie, on lisait
+ces mots en lettres d'or:
+
+_Bureaux. Entrez sans frapper._
+
+Le maître de cette demeure princière était donc un homme qui avait
+des bureaux et faisait des affaires. En effet, il n'était autre que
+M. Steenvliet, l'entrepreneur, qui avait été autrefois un simple
+maçon, et qui, par son habileté et son activité, ou par un concours
+de circonstances heureuses,--qui pouvait le savoir?--était devenu
+immensément riche, et voyait encore chaque jour l'argent affluer dans
+ses coffres.
+
+M. Steenvliet avait son cabinet particulier au bout de la galerie.
+Ami du calme et du repos, il voulait être à son aise et ne pas
+être troublé par le bruit incessant de la rue, à ce qu'il disait du
+moins. Mais la véritable raison était qu'il avait gardé de sa vie
+d'autrefois certaines habitudes qu'il s'efforçait le plus possible
+de cacher aux gens de son entourage actuel, et c'est pour cela qu'il
+craignait d'être surpris par des visites non annoncées d'avance.
+
+Ses précautions étaient bien prises; il recevait, dans un parloir
+contigu, les gens d'affaires, les propriétaires, les architectes, les
+entrepreneurs:--et quant aux fermiers, aux ouvriers, et à certains de
+ses commis qui avaient sa confiance, il les recevait dans son cabinet.
+Avec beaucoup de ces derniers il se comportait comme s'il prenait
+plaisir à montrer qu'il se souvenait de sa situation d'autrefois.
+Mais dès qu'on lui annonçait la visite d'une personne appartenant
+aux classes élevées de la société, il sortait de son cabinet par
+une porte dérobée pour aller faire toilette et se transformer autant
+que possible en ce qui concerne le costume et la manière d'être.
+
+Ce jour-là, vers onze heures du matin, M. Steenvliet était assis
+devant un pupitre, auquel il tournait à moitié le dos. Il était
+enveloppé dans une vieille robe de chambre, tenait entre les dents
+une pipe en écume de mer, et fumait à si grosses bouffées qu'il
+était entouré d'un nuage bleuâtre. Si son visage soucieux n'avait
+pas trahi la mauvaise humeur ou la contrariété à laquelle il
+était en proie, la rapidité fiévreuse avec laquelle il tirait des
+bouffées de sa pipe eût suffi pour montrer que son esprit devait
+être assombri par des réflexions inquiétantes.
+
+L'aspect de cette pièce était singulier: les murailles étaient
+ornées de tableaux et de gravures à cadres dorés; les rideaux des
+fenêtres étaient assez riches pour un palais; la pendule et les
+bronzes de la cheminée de marbre étaient de précieux objets d'art;
+mais le plancher en planches nues, jadis cirées, était çà et
+là marqué de taches humides, produites par les jets de salive que
+l'entrepreneur lançait en fumant, le drap vert du pupitre était
+presque noir de taches d'encre. En un mot, au milieu d'un grand luxe,
+beaucoup de choses portaient les traces d'une extrême négligence, ou
+peut-être d'une malpropreté volontaire.
+
+M. Steenvliet pouvait avoir dépassé un peu la cinquantaine; il
+était d'une taille élevée, solidement bâti, avec de larges mains
+et de grands pieds. Son visage, d'un rouge brique, était encadré de
+favoris grisonnants, longs et mal taillés, tandis que ses lèvres,
+habituellement pincées, laissaient voir, lorsqu'il parlait ou qu'il
+riait, des dents larges et peu soignées.
+
+Si tout cela accusait une grande force corporelle, et une non moins
+grande énergie, on en pouvait conclure en même temps que cet
+homme,--comme dit le proverbe,--n'avait pas été bercé sur les
+genoux d'une mère et qu'il n'avait pas non plus passé les années de
+sa jeunesse sur les bancs d'une université.
+
+Sous l'empire d'une réflexion plus désagréable que les autres, M.
+Steenvliet jeta sa pipe dans un coin, se leva, frappa du pied avec
+colère, et grommela:
+
+--Depuis la mort de ma pauvre femme, il n'y a plus rien de bon à
+attendre de cet imbécile! Il a encore découché, le bambocheur!....
+Malheur! quelle sera la fin scandaleuse de tout cela? Ah! je rêve
+pour lui le succès, le bonheur et la considération dans le monde;
+je me tue à piocher, pour lui laisser une grande fortune et pour le
+rendre puissant et honoré par l'argent... Et toute cette sollicitude,
+cette perpétuelle activité n'auraient pas d'autres fruits que la
+honte et l'humiliation? Mon fils unique ne deviendrait pas autre chose
+qu'un débauché vulgaire et un ivrogne? Oh! non, non, il m'obéira,
+ou cette fois je lui casse les reins, aussi vrai que j'existe! Je
+me remarie, je lui donne une marâtre... ou plutôt je renonce, aux
+affaires, je dissipe ma fortune, et je me réduis à la pauvreté. Ce
+sera la récompense de l'ingrat.
+
+Mais la violence de pareilles idées l'effraya. Il se laissa tomber
+sur une chaise, secoua la tête, et demeura ainsi, profondément
+découragé, les yeux fixés au parquet.
+
+On frappa à la porte; et comme l'entrepreneur n'entendait pas ou ne
+voulait pas entendre, on se remit à frapper plus fort.
+
+--Entrez! cria M. Steenvliet avec impatience.
+
+Un domestique en livrée ouvrit la porte.
+
+--Ne vous ai-je pas dit, lourdaud que vous êtes, que je n'y suis pour
+personne? gronda le maître de la maison.
+
+--En effet, Monsieur, mais c'est un cas particulier, et vous m'en
+voudriez, sans doute, si je renvoyais encore M. Doureet, et pour la
+troisième fois.
+
+--Doureet, l'inspecteur des travaux au quartier Louise?
+
+--Oui, Monsieur.
+
+--Eh bien! parlez, qu'est-ce qu'il veut?
+
+--Vous savez, Monsieur, c'est un Liégeois. Il a reçu une lettre qui
+lui annonce que sa vieille mère est mortellement malade et qu'elle
+désire le voir. Il a couru toute la matinée pour obtenir de vous
+l'autorisation d'aller à Liège.
+
+--Sa mère est mortellement malade? répéta l'entrepreneur.
+Pauvre Doureet, cela est grave. Le remplacer immédiatement est
+difficile..... Dites-lui néanmoins qu'il parte, et qu'il reste
+à Liège aussi longtemps que sa mère aura besoin d'aide et de
+consolation. Allez dans les bureaux, et faites part de cette affaire
+au chef de bureau. Qu'il envoie au quartier Louise le conducteur
+Dalmans avec les instructions nécessaires... Et vous, Jacques,
+oubliez que je vous ai parlé un peu durement. Vous avez bien fait de
+venir m'avertir. Mon naturel est emporté, vous le savez; n'y faites
+pas attention. Retenez bien maintenant que je veux qu'on me laisse en
+paix; je n'y suis pour personne... Dites-moi, mon fils n'est-il pas
+encore rentré?
+
+--Pas encore, Monsieur.
+
+Le valet quitta le cabinet.
+
+M. Steenvliet le suivit des yeux, puis il se remit à marcher de long
+en large, grommelant entre ses dents et faisant des gestes irrités,
+comme s'il menaçait quelqu'un qui lui aurait donné des sujets de
+colère.
+
+A peine était-il seul depuis quelques minutes, qu'il se retourna
+vivement en entendant de nouveau frapper à la porte.
+
+--Étourneau, avez-vous déjà oublié mes ordres? grogna-t-il en
+s'adressant au domestique qui avait ouvert la porte sans attendre de
+réponse. Filez sur-le-champ, je ne veux rien entendre.
+
+Mais le valet ne parut pas prendre garde à la mauvaise humeur de son
+maître: il s'approcha sans crainte et dit:
+
+--Monsieur ne désapprouvera pas ma hardiesse. M. le baron d'Overburg
+lui fait demander un moment d'entretien.
+
+Cette annonce fit un effet surprenant sur M. Steenvliet. Son visage
+exprima, en même temps, le contentement et l'inquiétude. Il demanda
+avec une précipitation visible:
+
+--Mon ami le baron d'Overburg vient me voir? L'avez-vous introduit
+dans le grand salon?
+
+--Naturellement, Monsieur.
+
+--Retournez auprès de lui, et présentez-lui mes excuses. Dites-lui
+que je le rejoindrai dans quelques instants.
+
+Et, sans attendre que le domestique fut sorti, M. Steenvliet courut
+dans une pièce voisine, peigna sa chevelure et ses favoris, et se
+dépêcha de changer de vêtements.
+
+Il n'avait même pas complètement achevé sa toilette lorsqu'il
+ouvrit la porte du salon le chapeau à main, pour saluer le visiteur.
+Il n'avait pas seulement changé de vêtements, il avait complètement
+changé de visage; sa figure exprimait ou simulait maintenant la plus
+joyeuse humeur.
+
+Le baron d'Overburg était un de ces hommes qui portent, pour ainsi
+dire, sur le front, le sceau de la noblesse. Tout en lui était
+élégant et distingué, le visage, le corps et les vêtements. De
+toute sa personne, de son langage, de ses gestes s'exhalait comme
+un parfum aristocratique qui n'avait rien de voulu, et qui était
+évidemment naturel.
+
+Par habitude de politesse, il souriait d'un air aimable, mais au fond
+de ce sourire, il y avait quelque chose de triste, de profondément
+douloureux.
+
+Ces deux hommes qui s'abordaient ainsi s'efforçaient donc de
+dissimuler, pour les mêmes raisons,--au commencement du moins--le
+chagrin qu'ils portaient au fond du coeur.
+
+Le baron s'inclina en silence en voyant entrer l'entrepreneur;
+celui-ci lui prit la main, la secoua amicalement, et s'écria:
+
+--Quoi! monsieur le baron, vous me faites l'honneur de venir me
+rendre visite à l'improviste? C'est bien à vous! Asseyons-nous, nous
+boirons un verre de vin de liqueur à votre santé.
+
+--Je vous rends grâce, je ne prends jamais rien le matin.
+
+--Monsieur le baron consentira bien à faire une exception en ma
+faveur? Ah! j'ai un vin comme peu de princes en possèdent. Je ne vous
+dirai pas combien chaque bouteille me coûte. Sachez seulement que
+le dernier ministre de France à Bruxelles lorsqu'il était encore
+ambassadeur auprès de la cour de Portugal, l'avait fait récolter et
+préparer pour lui-même, à Oporto. Je n'en ai qu'une vingtaine de
+bouteilles. Il faut que vous le goûtiez bon gré mal gré.
+
+--Eh bien, soit, si cela peut vous faire plaisir.
+
+M. Steenvliet tira un cordon de sonnette, alla au-devant du
+domestique, lui donna ses ordres, et revint vers son noble visiteur.
+
+--Je suis venu dans l'intention de vous parler d'une affaire très
+importante, balbutia le baron en hésitant.
+
+--Non, je vous en prie, ne parlons pas encore d'affaires, mon bon
+monsieur d'Overburg,--mon ami, oserai-je dire.--Causons d'abord un
+instant de choses agréables. Tout à l'heure je vous écouterai avec
+plaisir. Veuillez vous asseoir. Comment se porte madame la baronne?
+Et les enfants, surtout la charmante et spirituelle mademoiselle
+Clémence?
+
+--Dieu merci, passablement bien, Monsieur. Ils m'ont chargé de vous
+saluer en leur nom.
+
+--Quel honneur pour moi! Tant de bonté de leur part! Ah! monsieur le
+baron, je ne l'oublierai de la vie, cet après-midi que j'ai passé
+à votre château, avec mon fils Herman, au milieu de votre noble
+famille. Quelle différence avec le monde bourgeois dans lequel je
+suis obligé de vivre! Ne secouez pas la tête, monsieur le baron.
+C'est parmi les gens de votre caste qu'il faut chercher la véritable
+politesse, l'affabilité qui convient, la bienveillance unie à la
+générosité. Nous autres, bourgeois, nous consacrons toute notre vie
+à gagner de l'argent. Nous n'avons pas le temps de nous exercer à
+ces manières exquises et distinguées... Mon fils Herman a bien, il
+est vrai, reçu une bonne éducation; mais, hélas, il ne me cause que
+du chagrin et me fait craindre pour son avenir.
+
+Le domestique parut avec un plateau d'argent sur lequel il y avait
+une carafe de cristal et une couple de verres. Il posa le tout sur un
+guéridon et s'éloigna.
+
+Après avoir rempli les verres, M. Steenvliet en offrit un à son
+hôte et lui dit:
+
+--A votre santé, monsieur le baron. Eh bien, que dites-vous de ce
+Porto-là?
+
+--Il est exquis, monsieur Steenvliet. Je bois à votre santé et à
+celle de votre fils.
+
+--De mon fils? répondit l'entrepreneur avec un soupir. Le pauvre
+garçon se perdra. Il s'oublie complètement dans des plaisirs
+grossiers. Cette nuit encore... Vous ne pourriez croire combien il me
+rend malheureux.
+
+--N'est-ce que cela qui vous attriste? dit M. d'Overburg en souriant.
+Je sais ce qui s'est passé hier; mon fils Alfred y était, ils
+étaient en société avec le comte de Hautmanoir, le chevalier Van
+Beverhof et avec une douzaine d'autres jeunes sportsmen; ils étaient
+allés au château de M. Dalster, le banquier, pour voir les nouveaux
+chevaux qu'il a fait venir récemment d'Angleterre. Là, ils ont
+dégusté différents vins, ce qui leur a donné une pointe. Il
+parait qu'au retour ils se sont arrêtés en route et qu'ils ont bu
+passablement de champagne. Mon fils Alfred, qui n'est revenu qu'au
+milieu de la nuit, m'a raconté la chose ce matin, et m'a dit que M.
+Herman n'était pas le moins gai de la bande.
+
+--Fasse Dieu, dit l'entrepreneur, que tout cela n'ait pas de suites
+irréparables! Moi-même j'ai engagé mon fils,--je l'ai même forcé,
+je dois le dire,--à fréquenter des jeunes gens de bonne maison; mais
+il est trop faible, ou il n'a pas assez de raison; Il se perdra tout
+à fait. Cette crainte me ronge le coeur et me désespère.
+
+--Vous avez tort de vous désoler si fort pour cela, dit le baron. M.
+Herman n'est probablement pas le plus engagé de tous dans cette voie
+de dissipation. Nous sommes tous dans le même cas. Quand j'étais
+jeune, nos parents et le monde nous imposaient la plus grande retenue.
+Une conduite légère, en public, était sévèrement blâmée.
+Mais aujourd'hui, il en est tout autrement. Les jeunes gens de bonne
+maison, comme vous les nommez, se croiraient humiliés s'ils ne
+pouvaient pas surpasser ou du moins égaler leurs compagnons de
+plaisir en prodigalités tapageuses. C'est une triste chose, surtout
+pour les parents; mais la mode, le monde le veut ainsi. Nous devons
+nous résigner à des choses que nous ne pouvons pas empêcher. Cette
+vie de dissipation finira bien un jour ou l'autre.
+
+--Oui, mais comment finira-t-elle? Par la perte de la fortune, de la
+santé ou de l'esprit?
+
+--Oh! non; vous prenez les choses trop au tragique; la fin naturelle
+est le mariage, et après cela on ne parle plus des péchés de
+jeunesse.
+
+L'entrepreneur murmura quelques paroles inintelligibles, et demeura
+pensif.
+
+--Puis-je vous faire connaître maintenant les motifs de ma visite?
+demanda le baron d'un presque suppliant.
+
+--Excusez mon impolitesse, monsieur le baron je ne suis qu'un
+égoïste qui ne songe qu'à ce qui assombrit mon esprit. Parlez, je
+vous écoute.
+
+--C'est une terrible, une affreuse chose que vous allez apprendre,
+commença le gentilhomme. Vous croyez, monsieur Steenvliet, que je
+suis riche; du moins mon train de maison et mes propriétés vous
+le font supposer. Eh bien, je suis un homme ruiné; j'ai tout perdu,
+tout. Je ne possède plus rien...
+
+--Vous avez tout perdu! Vous ne possédez plus rien! s'écria
+l'entrepreneur au comble de la surprise. Ciel! comment est-ce
+possible?
+
+--Permettez-moi, je vous en prie, monsieur Steenvliet, de vous
+expliquer les causes de ma ruine. Mon père m'a laissé une fortune
+qui était grevée de dettes assez lourdes. Cependant, dans les
+premières années de mon mariage, il me fut possible en vivant
+avec la plus stricte économie, de tenir cachée cette situation
+embarrassée, et même de l'améliorer sensiblement. Dieu m'a
+donné sept enfants: deux fils et cinq filles. Ils grandirent. Alors
+commença pour moi une vie d'épreuves et de chagrin. Mon fils aîné,
+il est à Paris maintenant, devint un dissipateur insensé. Pour
+l'empêcher de déshonorer mon nom, j'ai dû m'imposer à différentes
+reprises les plus pénibles sacrifices. Il y a trois mois seulement,
+j'ai payé encore, en une seule fois, trente mille francs pour le
+sauver de la honte. Mon second fils Alfred, vous le savez, suit à
+peu près la même voie. Ajoutez à cela l'accroissement incessant
+des dépenses qu'il me faut faire pour tenir ma maison sur un pied
+convenable; la toilette de mes filles, l'obligation où je me trouve
+de rendre des dîners ou des soirées, et vous comprendrez, monsieur
+Steenvliet, que je devais fatalement et rapidement marcher vers la
+ruine. Il y a quelques années je me suis vu contraint de vendre deux
+fermes situées en France. Cette situation m'effraya. Il me fallait,
+si je ne voulais pas déchoir lentement mais certainement, chercher
+des moyens d'augmenter considérablement mes revenus. Ces moyens
+j'aurais voulu les chercher dans le commerce ou dans l'industrie; mais
+nous, gentilshommes de vieille race, cela nous est interdit. C'est
+dans ces tristes circonstances que je me laissai entraîner par
+quelques-unes de mes connaissances à prendre part à la fondation de
+la banque _la Prudence_. Je grevai mes biens d'une hypothèque de deux
+cent mille francs, et je devins actionnaire de la banque pour cette
+somme.
+
+--Ce n'était pas une mauvaise entreprise, fit observer M. Steenvliet.
+_La Prudence_ donne de bons dividendes et ses actions sont bien
+au-dessus du pair.
+
+--Hélas! ce n'était qu'une vaine apparence. Tandis que chacun
+pensait que la banque faisait des brillantes affaires, un caissier
+infidèle était occupé à creuser un abîme où beaucoup de fortunes
+devaient s'engloutir.
+
+--Vous m'épouvantez, monsieur le baron.
+
+--Hier, très tard dans la soirée, on m'a apporté la nouvelle de ce
+malheur. Ce caissier infidèle, après avoir pendant plus de deux ans
+détourné des millions de sa caisse et surtout des dépôts, a pris
+la fuite et a disparu sans laisser de traces.
+
+--Mais on le poursuivra, on l'arrêtera, s'écria l'entrepreneur.
+
+--Ah! ce serait parfaitement inutile, dit le baron en soupirant.
+Chacun croyait qu'il possédait personnellement une grande fortune; il
+a fait jouer à différentes Bourses en son propre nom et c'est ainsi
+qu'il a perdu les millions de la banque, perdus depuis plusieurs mois.
+Pour le moment il n'y a que quatre ou cinq personnes qui connaissent
+la catastrophe; mais à la Bourse elle sera infailliblement connue, et
+alors les actions de _la Prudence_ tomberont à rien.
+
+Bien que le baron fit tous ses efforts pour dissimuler son émotion,
+l'altération de sa voix trahissait assez l'inquiétude et le chagrin
+auxquels il était en proie.
+
+--C'est très pénible, en effet, dit l'entrepreneur.
+
+Mais cependant vous avez tort, me semble-t-il, monsieur le baron, de
+vous laisser abattre si fort par ce malheureux événement, Car enfin
+supposons que vous y perdiez cent cinquante mille francs, ce n'est pas
+encore là la ruine.
+
+--Hélas! vous ne savez pas encore tout, soupira M. d'Overburg dont
+les yeux se mouillèrent de larmes. Égaré par les conseils de
+quelques-uns de mes amis qui faisaient partie de l'administration de
+la Banque, j'acceptai leur proposition d'entrer dans un syndicat ayant
+pour but de spéculer à la Bourse pour notre propre compte. A cet
+effet, on m'ouvrit à la Banque un crédit qui me permit de faire à
+ce syndicat un apport de deux cent cinquante mille francs. J'avais
+confiance en ces amis qui avaient l'habitude de manier des sommes
+aussi considérables et qui étaient connus comme hommes d'affaires
+capables et prudents. Malheureusement ils avaient, à mon insu,
+chargé de leurs opérations le même caissier infidèle.
+
+--Et il a trompé également le syndicat?
+
+--Tout le capital de notre syndicat est perdu!
+
+--Quoi? s'écria l'entrepreneur en levant les mains. Vous perdez
+quatre cent cinquante mille francs, presque un demi-million? Quel coup
+fatal! Je vous plains, monsieur d'Overburg... Et vous dites que toute
+votre fortune y est engloutie?
+
+--Tout entière.
+
+--Mais il faut chercher les moyens de vous sauver, vous et vos
+enfants. Vos parents sont riches, ils vous aideront.
+
+--J'en ai déjà parlé à deux membres de ma famille, les seuls qui
+pourraient le faire... Ils refusent.
+
+--Tournez-vous vers les autres membres votre famille, ensemble ils
+peuvent beaucoup. Mais il faut vous presser, la chose ne souffre aucun
+retard. Cette catastrophe sera connue tout de suite. Vous ne pouvez
+échapper au déshonneur qu'en versant les deux cent cinquante mille
+francs à la Banque. Heureusement vous ne faites point partie du
+conseil d'administration, sans cela on pourrait vous rendre responsable
+du détournent de l'argent des actionnaires.
+
+--Je n'espère rien de mes parents, murmura le baron. La somme est
+trop considérable. D'ailleurs je n'ai pas le temps d'attendre.
+
+--Mais, mon pauvre monsieur d'Overburg, que croyez-vous donc pouvoir
+tenter?
+
+--Je n'ose presque pas vous le dire, répondit le baron d'un air
+craintif. Vous m'avez témoigné de l'amitié, vous m'avez fait des
+offres de service. Dans ma détresse j'ai pensé à vous comme à mon
+dernier recours.
+
+--A moi? grommela l'entrepreneur, peu flatté de la préférence. Je
+ne dis point que je n'aurais pas plaisir à venir à votre secours;
+mais deux cinquante mille francs! C'est une fortune.
+
+M. d'Overburg tendit les mains vers lui, et dit sec un ton de
+supplication:
+
+--Ah! ayez pitié de mon malheur! Vous possédez des millions. Vos
+grandes entreprises de toute nature amènent encore tous les jours de
+nouveaux capitaux dans votre caisse. Si vous consentiez à me prêter
+ce dont j'ai besoin pour acquitter ma dette envers la Banque, vous
+n'en resteriez pas moins riche.
+
+--Mais, monsieur le baron, lors même que je voudrais, il me serait
+impossible de tirer un quart de million de ma poche sans me mettre
+moi-même dans l'embarras.
+
+--Vous avez un crédit illimité, mon bon monsieur Steenvliet.
+
+--En tous cas, on ne prête pas deux ou trois cent mille francs sans
+garantie.
+
+--Non, en effet; mais je puis vous en donner une. J'évalue au moins
+deux cent mille francs l'excédent de la valeur de mes biens sur
+l'hypothèque dont ils sont grevés. Prenez là-dessus une hypothèque
+de second rang. Quant aux cinquante mille francs restants, pour
+ceux-là je ne peux pas vous donner de garantie; mais réfléchissez
+que je dois hériter de différents côtés, entre autres de mon oncle
+maternel, le marquis de la Chesnaie, qui a plus de soixante-dix ans et
+qui est tellement malade que depuis six mois il séjourne à Monaco,
+sur les bords de la Méditerranée, où il espère rétablir sa santé
+chancelante. Il possède au moins deux millions.
+
+--Eh bien, voilà le moyen, interrompit l'entrepreneur avec joie.
+Écrivez à votre oncle, il vous sauvera.
+
+--Oh! non; il est, par malheur, comme beaucoup de vieilles gens,
+extrêmement avare. Je n'obtiendrais pas seulement mille francs de
+lui. Vous voyez, monsieur Steenvliet, vous ne risquez rien, ce n'est
+qu'une affaire de temps. Allons, soyez généreux, montrez votre bon
+coeur; ne me laissez pas partir d'ici désolé. C'est à vous que nous
+devrons notre bonheur. Votre conscience vous récompensera; car elle
+vous donnera la conviction d'avoir sauvé le nom et l'honneur d'une
+vieille noble famille, qui, sans votre assistance, allait déchoir et
+s'effondrer. C'est une belle et noble action, monsieur Steenvliet, que
+de maintenir debout une race que les siècles ont fondée et le temps
+avait jusqu'à présent respectée.
+
+L'entrepreneur paraissait ému et son irrésolution se lisait dans ses
+yeux.
+
+--Tenez, mon bon monsieur Steenvliet, s'écria le baron, je vous
+supplie à mains jointes et les larmes aux yeux, ayez pitié de moi et
+de mes pauvres enfants!
+
+Au bout d'un moment de silence, M. Steenvliet prit la main de son
+visiteur et lui dit:
+
+--Croyez-moi, monsieur d'Overburg, votre malheur me touche
+profondément. Je voudrais pouvoir vous aider; mais je ne puis pas
+ainsi prendre tout à coup un parti au sujet d'un emprunt aussi
+considérable, et non seulement j'ai besoin de réfléchir; mais je
+dois savoir encore s'il me serait possible de tirer cette grosse somme
+de mes affaires courantes. Revenez demain, je vous ferai connaître ma
+résolution.
+
+--Puis-je espérer qu'elle me sera favorable?
+
+--Espérer, oui, mais vous comprenez que je ne puis pas encore me lier
+définitivement.
+
+--Ah! Et si dès aujourd'hui ma situation envers la banque est connue
+à la Bourse?
+
+--Chargez un de vos amis en ce cas de déclarer tout haut que vous
+êtes prêt à verser l'argent que vous devez... Par ce moyen, vous
+prévenez tous les bruits fâcheux. Maintenant, ayez bon courage,
+monsieur le baron, j'espère que je pourrai vous aider... Allons,
+prenez encore un verre de vin, cela vous ragaillardira et vous donnera
+des forces contre le chagrin.
+
+M. d'Overburg à demi consolé vida son verre.
+
+--Ah! puisse le bon Dieu vous inspirer de me sauver! dit-il. Vous me
+rendriez encore un autre service. Mon fils Alfred, vous le savez,
+est un désoeuvré, un dissipateur. Il est temps qu'on mette fin aux
+débordements de sa vie de jeune homme. J'étais en négociations avec
+le comte van Eeckholt qui ne paraît pas éloigné d'accorder à
+mon fils la main de sa fille cadette. Votre aide seule peut rendre
+possible cette brillante alliance.
+
+--Et vous croyez que monsieur Alfred, par ce mariage, renoncerait à
+sa vie de dissipation?
+
+--Infailliblement.
+
+--Ah! si je pouvais aussi, par le même moyen, ramener mon fils dans
+le bon chemin! soupira l'entrepreneur.
+
+--Mais vous le pouvez, cherchez une femme pour lui, dit le baron.
+
+--Croyez-vous, monsieur le baron, que cela me serait facile?
+
+--Comment pareille chose serait-elle difficile pour vous qui possédez
+des millions?
+
+L'entrepreneur secoua un instant la tête d'un air pensif.
+
+--Jusqu'à présent, dit-il, j'ai vainement cherché une femme
+possible pour Herman. Les offres n'ont certainement pas manqué; mais
+l'orgueil paternel me pousse, quand il s'agit de mon fils unique, à
+élever mes vues au-dessus des gens parmi lesquels nous avons vécu
+jusqu'à présent. Mon travail, mon esprit d'économie, un peu
+d'intelligence et beaucoup de bonheur m'ont fait gagner quelques
+millions. Je les ai gagnés honnêtement, personne n'a jamais dit une
+parole de blâme contre moi. Je me demande si, dans cette situation,
+je n'ai pas le droit d'espérer pour mon fils un meilleur lot et une
+place dans les hautes classes de la société.
+
+--Certes, vous avez ce droit, affirma le baron. Vous n'avez qu'à
+regarder autour de vous, je ne doute pas qu'en cherchant bien vous ne
+trouviez la bru que vous souhaitez.
+
+L'entrepreneur resta un moment pensif, puis il dit tout à coup:
+
+--Je crois, monsieur le baron, que j'ai découvert le moyen de vous
+délivrer en une fois de toutes vos inquiétudes...
+
+--Ah! ciel, puissiez-vous ne pas vous tromper! s'écria M. d'Overburg
+avec joie. Et cet heureux moyen?
+
+--Lorsque vous m'avez fait l'honneur de m'inviter à visiter votre
+château, mademoiselle Clémence, votre fille, et mon fils ont eu deux
+ou trois fois l'occasion de passer quelques heures de compagnie. Il
+paraît que les jeunes gens ne se haïssent point. Je suis disposé
+à donner à mon fils un million de dot. De plus, sa femme deviendra
+maîtresse dans ma maison où elle disposera de tout selon son bon
+plaisir. Qu'est-ce que vous dites de cela?
+
+Le baron le regarda avec stupeur comme s'il n'avait pas compris.
+
+--Si vous consentez à ce mariage, reprit Steenvliet, je vous prête
+immédiatement deux cent cinquante mille francs sans autre garantie
+que votre signature.
+
+Le baron parut hésiter ou réfléchir.
+
+--Quoi? vous ne répondez rien? murmura l'entrepreneur d'un ton de
+mécontentement. Est-ce donc un refus?
+
+--Oh! non, vous vous trompez, s'écria le baron effrayé. J'accepte...
+avec reconnaissance... avec joie... mais je ne puis pas, comme cela,
+prendre à l'instant une résolution définitive, sans savoir ce que
+pensent de cela ma femme et ma fille.
+
+--Madame la baronne ne peut pas refuser, et si elle devait y voir
+un certain sacrifice, elle s'y résignerait pour le bonheur et pour
+l'honneur de son époux.
+
+--En effet, soupira le baron.
+
+--Et pour ce qui regarde mademoiselle Clémence, mon fils est
+un garçon bien tourné et elle paraissait le distinguer
+particulièrement. De son côté, vous ne rencontrerez pas
+d'opposition.
+
+--Je crois également pouvoir l'espérer, mon bon monsieur Steenvliet;
+Clémence m'a parlé avec éloges de M. Herman et surtout de sa
+politesse et de sa délicate réserve; mais n'en fût-il pas ainsi,
+cela ne serait pas un obstacle insurmontable. C'est une autre
+difficulté qui m'empêche d'accepter immédiatement votre généreuse
+proposition.
+
+--Une difficulté? Avez-vous peut-être pris déjà d'autres
+engagements pour votre fille?
+
+--Non. Je vais vous expliquer. Vous êtes un homme raisonnable et vous
+le comprendrez. Au décès de mon oncle, le marquis de la Chesnaie, je
+dois entrer en possession de plus de deux millions. Il est le parrain
+de notre Clémence. Si j'allais, sans l'avoir consulté, disposer
+de la main de ma fille, il en serait tellement irrité qu'il me
+déshériterait. Vous ne pouvez donc pas exiger que je mette en péril
+la fortune future de mes enfants.
+
+--Naturellement, je ne vous le conseille même pas. Écrivez-en à
+votre oncle. Mais qu'attendez-vous? S'il refusait d'approuver ce
+projet de mariage?
+
+--Refuser, monsieur Steenvliet? Je le craindrais s'il pouvait être
+assez généreux pour me tirer de l'embarras où je suis; mais, comme
+je vous le disais, il est d'une avarice extrême et les dissipations
+de mes fils l'ont rendu inexorable sur ce point.
+
+--Et vous concluez, monsieur le baron?
+
+--Je ne puis pas vous donner ma parole décisive avant de connaître
+le sentiment de mon oncle. Je courrais le risque de vous tromper ou de
+le tromper; ma conscience me le défend.
+
+--Je ne vous demande pas une décision. Je vous demande seulement
+votre parole de gentilhomme que vous ferez sincèrement tout votre
+possible pour épargner à mon fils un refus humiliant.
+
+--Je vous la donne, monsieur Steenvliet.
+
+--Eh bien, je veux lutter de bonne volonté avec vous, dit
+l'entrepreneur en lui serrant joyeusement la main. Dès demain, si
+vous voulez, vous pouvez disposer sur ma maison pour deux cent mille
+francs, soit en une fois, soit en plusieurs. Il suffira que vous
+fassiez des mandats à ordre sur ma caisse. La chose vous va-t-elle
+ainsi?
+
+--Oh! généreux ami; s'écria le baron. Merci; mille fois merci! Vous
+êtes mon sauveur et celui de toute ma famille!
+
+--Je pousserai même plus loin mon assistance, monsieur d'Overburg. Je
+me propose, un peu plus tard, de dégrever vos biens patrimoniaux de
+leurs hypothèques... Mais si, par malheur, on me faisait l'injure de
+repousser ou de rendre impossible les projets d'union convenus entre
+nous, alors, vous le comprenez bien, je serais libre de retirer mes
+promesses et mon aide.
+
+--Ne craignez rien pour cela, répondit le baron. Une pareille
+alliance, j'en conviens, aurait peut-être rencontré autrefois
+d'insurmontables obstacles; mais aujourd'hui l'argent est devenu le
+levier tout-puissant qui abaisse les montagnes, qui comble les abîmes
+et qui, dans le monde moral, peut rendre possibles les choses qui ne
+l'étaient pas autrefois.
+
+--En tout cas, baron, au besoin, rappelez à vos parents que je me
+mettrai au lieu et place de la banque et que je serai votre créancier
+au même titre et avec les mêmes droits que cet établissement.
+
+--Si mon oncle consent je pourrai bien me passer de l'approbation
+de mes autres parents; et c'est pourquoi je pense qu'il serait très
+prudent de ne parler de ce projet de mariage qu'aux membres de nos
+deux familles et encore en leur recommandant strictement le secret.
+Sans cela des bruits prématurés pourraient encore nous susciter des
+difficultés. Par exemple si un de mes parents écrivait au marquis
+avant que celui-ci m'eût envoyé sa réponse. Mon oncle est un homme
+bizarre.
+
+--Eh bien, gardons la chose secrète entre nous jusqu'à ce que vous
+ayez reçu sa lettre. Ce sera, en effet, le plus prudent.
+
+--Je vous en prie, monsieur Steenvliet, permettez-moi de vous quitter
+pour aujourd'hui, J'ai hâte d'aller me conformer à votre sage
+conseil pour prévenir tous les bruits défavorables et en même temps
+d'écrire à mon oncle. Dès que je recevrai sa réponse, je viendrai
+vous en faire part. D'ailleurs, l'occasion ne me manquera pas
+pour vous témoigner encore, dans l'entre-temps, ma profonde
+reconnaissance. Adieu.
+
+--Au revoir, monsieur le buron.
+
+Et l'entrepreneur escorta son hôte jusqu'à la porte en lui
+prodiguant encore des paroles d'encouragement.
+
+Lorsque le baron se fut éloigné, M. Steenvliet retourna dans son
+cabinet. Il ne paraissait pas satisfait de la façon dont le baron
+avait, au commencement du moins, accueilli sa proposition. Son
+visage exprimait le mécontentement et il secouait la tête d'un air
+soucieux.
+
+Arrivé dans son cabinet il alluma sa pipe en écume de mer et se
+mit à fumer à grosses bouffées comme il avait coutume de le faire
+lorsque des pensées peu agréables assombrissaient son esprit.
+
+Enfin, lorsque ses réflexions et son tabac l'eurent insensiblement
+mené à envisager l'affaire sous un jour plus favorable, il murmura:
+
+--Le baron n'a pas accueilli ma proposition avec une grande joie. Il
+en paraissait tout troublé. Pour ce qui le concerne, je crois à son
+consentement sincère; mais il craint ses parents, surtout son oncle,
+le marquis. Certes, dans le monde c'est un avantage considérable et
+un grand honneur d'appartenir à une race illustre; mais, au fond,
+tous ces gens si fiers ne sont pas faits d'une autre essence que
+nous tous. Ah! ils pourraient bien refuser. Le baron pourrait faiblir
+devant leur résistance. Il y aurait donc une lutte entre leur orgueil
+et mon ambition paternelle? Ils ne me connaissent pas; ils ne savent
+pas que, jusqu'à présent, je n'ai pas laissé inexécuté un seul de
+mes projets... Pourquoi donc m'inquiéter du résultat? Le baron peut
+hésiter, chercher à obtenir des délais; mais est-ce que je ne le
+tiens point par l'argent? Attendre n'est rien, pourvu que j'aie des
+chances d'atteindre mon but; et ce but, je veux l'atteindre et je
+l'atteindrai.
+
+Un valet entra, après avoir frappé légèrement à porte.
+
+--Monsieur, annonça-t-il, monsieur votre fils vient d'entrer. Selon
+vos ordres, je lui ai dit que vous vouliez lui parler immédiatement.
+
+--Eh bien?
+
+--Il m'a répondu: Allez au diable! Et il est monté.
+
+--Quel air avait-il?
+
+--Très fatigué, pâle et de mauvaise humeur, Monsieur.
+
+--C'est bien.
+
+Le domestique sortit.
+
+--Il me fera avoir une attaque d'apoplexie, s'écria l'entrepreneur en
+frappant du pied avec colère. Je ne pense qu'à lui, à son bonheur,
+et lui, après une nuit de désordre et de dissipation, ne daigne pas
+seulement venir me saluer. Il méprise mes ordres en présence de mes
+domestiques. Ah! ça ne peut pas durer ainsi! Il faut qu'il sache, et
+il saura que c'est moi qui suis le maître ici.
+
+En achevant ces menaces il gravit l'escalier de marbre et ouvrit la
+porte d'une des chambres qui s'ouvraient sur le palier.
+
+Il vit son fils, qui avait déjà ôté sa redingote, debout devant
+son lit.
+
+--Mauvais sujet, s'écria-t-il, Jacques ne t'a-t-il pas dit que je
+voulais te voir à ton retour? Pourquoi ne m'obéis-tu pas?
+
+--Je suis malade, grommela le jeune homme d'un ton revêche. Je vais
+me coucher.
+
+--Malade? Tu as encore une fois passé toute la nuit dans une
+scandaleuse débauche. Tu n'es qu'un méprisable ivrogne.
+
+--Pas encore tout à fait, mon père; mais je crains fort de le
+devenir. Et à qui la faute?
+
+--Et tu n'es pas honteux, fils ingrat, de me dire pareille chose?
+s'écria l'entrepreneur affligé et courroucé à la fois, à moi, à
+ton père qui a pioché et peiné toute sa vie pour te voir heureux?
+
+--Pourquoi vous cacher la vérité, mon père? Vous savez assez
+vous-même que...
+
+--Ces griffes sur ta joue, qu'est-ce que cela signifie? Tu t'es battu,
+battu avec des femmes?
+
+--Non, soyez tranquille, mon père, j'étais en bonne compagnie:
+vous les connaissez bien les jeunes gentilshommes et les autres
+dissipateurs du club. Chemin faisant nous avons bu du champagne dans
+un cabaret de village, par seaux, suivant la coutume, et, pour nous
+amuser, nous avons mis en pièces quelques verres et quelques glaces.
+Dans l'obscurité, je me suis heurté contre un marbre; de là
+vient l'égratignure de ma joue. Allons, père, ne me faites pas de
+reproches inutiles. Ce n'est pas la première fois que pareille chose
+m'arrive, et ce ne sera probablement pas la dernière. Soyez un peu
+indulgent et laissez-moi me mettre au lit.
+
+L'entrepreneur, mis dans la plus violente colère par le calme
+exaspérant de son fils, s'élança vers lui le poing fermé.
+
+--Vaurien sans coeur! vociféra-t-il. Tu n'iras pas te coucher, tu
+écouteras respectueusement ce qu'il me plaira de te dire!
+
+--Eh! mon Dieu, ne vous mettez pas en colère, mon père. Si vous le
+désirez, je resterai levé.
+
+--Ah! tu continueras à boire, à bambocher comme un être sans
+éducation, oses-tu dire! Je comprends: tu crois que je n'ai ni le
+droit, ni le pouvoir de t'imposer ma volonté. Eh bien! tu te trompes,
+et joliment! N'oublie pas que quand ta mère mourut je n'avais encore
+qu'une toute petite fortune. Depuis lors tu m'as coûté et tu as
+dissipé au moins trois fois autant que ton petit héritage maternel.
+Ce que je possède m'appartient tout à fait, à moi seul, et s'il me
+plaisait de te refuser à l'avenir toute monnaie...
+
+--Fasse Dieu que vous me l'eussiez toujours refusée, mon père,
+murmura le jeune homme sans s'émouvoir. Cet argent que d'autres
+mettent au dessus de tout, je le hais comme la cause de ma misère et
+de mon désespoir. Ces paroles vous fâchent, mon père? Vous croyez
+que je dis cela pour vous faire de la peine! Croyez, que malgré tout,
+je vous aime et je vous respecte; oui, je voudrais être la joie de
+vos vieux jours; mais je ne suis plus bon à rien, plus capable de
+rien. La vie m'ennuie tellement que je voudrais être mort.
+
+L'accent de conviction avec lequel Herman avait prononcé ces
+dernières paroles, effraya profondément M. Steenvliet et fit tomber
+sa colère comme par enchantement.
+
+--Mon fils, mon fils, si tu savais comme tu me fais de la peine! Aie
+pitié de ton père! Je te donne tout ce que ton coeur peut désirer;
+des chevaux de prix, des voitures de luxe, de l'argent en abondance,
+et tu ne t'estimes pas encore heureux!
+
+--Je suis malheureux, mon père, profondément malheureux!
+
+--Comment cela est-il possible? As-tu peut-être une cause secrète de
+chagrin? Confie-la moi, je t'aiderai à en triompher.
+
+--Vous la connaissez, cette cause, répondit le jeune homme. Ce n'est
+pas la première fois que je vous en parle; mais vous voulez que je
+vous la répète? Eh bien, soit. Mon excellente mère était une fille
+de paysans. Malgré votre fortune, qui croissait tous les jours, elle
+a élevé ma première jeunesse comme elle pouvait; elle m'a inculqué
+sa simplicité, son amour pour la vérité et pour la vertu, en
+même temps que son aversion pour le faux luxe; mais les manières
+distinguées, le vernis spirituel et brillant, l'ambition de
+s'élever,--qualités que l'on doit avoir sucées avec le lait
+maternel pour les posséder entièrement,--elle ne pouvait me les
+apprendre ou me les inspirer, ni vous non plus, mon père. L'argent ne
+vous avait pas encore poussé à chercher pour moi le bonheur dans la
+vie inutile et fastueuse de ce qu'on est convenu d'appeler le grand
+monde. Vous et mère, vous rêviez pour moi une carrière fructueuse
+et en même temps honorable. Je deviendrais artiste, peintre, et je
+suivais les leçons de l'Académie. J'eus des professeurs particuliers
+qui me firent faire quelques progrès; je commençai à peindre.
+J'avais des dispositions, beaucoup de dispositions; tout présageait
+qu'après de sérieuses études, je ferais honneur à votre nom et
+à mon pays. Je regrette ce temps d'enthousiasme, d'amour du beau,
+d'ardentes croyances en l'avenir. J'étais bien heureux alors! Mais la
+fortune vous favorisa d'une manière aussi inattendue qu'inespérée
+et, pour comble de malheur, Dieu rappela à lui ma pauvre mère. Vous
+m'avez forcé alors, mon père, impitoyablement forcé, de déposer
+pour jamais le crayon et le pinceau. Le fils d'un millionnaire ne
+pouvait plus travailler... C'est ainsi que vous avez brisé l'espoir
+de ma vie et tout mon courage; car j'ai oublié ce que j'avais appris
+et maintenant il est trop tard.
+
+--Allons, allons, mon fils, dit l'entrepreneur d'un ton très calme.
+Tout ça n'est qu'une erreur de tes sens. La migraine te rend chagrin
+et grognon. Tu voulais devenir peintre? Qu'est-ce, au fond, qu'un
+peintre, sans parler bien entendu de quelques génies exceptionnels
+presque aussi rares que le merle blanc? Un peintre est un ouvrier qui
+fait des meubles pour orner les salons des gens riches. Il s'estime
+heureux lorsqu'il réussit à nouer péniblement les deux bouts de
+l'année. N'est-ce pas ainsi?
+
+Un sourire triste et improbateur plissa les lèvres du jeune homme.
+
+--Oui, ris de mes paroles, continua le père. Tu ne me feras pas
+croire qu'il ne serait pas de la dernière stupidité de courir avec
+un tableau sous le bras pour l'offrir en vente, de se jeter aux genoux
+des journalistes et des critiques d'art, ou de se laisser traîner
+dans la boue par des concurrents jaloux, quand on a des millions à sa
+disposition. Reconnais qu'en ceci du moins j'ai raison.
+
+--En tous cas, cela importe peu actuellement, répliqua le jeune
+homme. Vous avez jugé qu'il valait mieux pour moi de fréquenter
+les plus hautes classes de la société et de vivre sans rien faire
+d'utile. Je vous ai obéi. De quoi pouvez-vous vous plaindre?
+
+--Mais Herman, mon pauvre garçon, ce n'est pas une raison pour te
+traîner dans une crapuleuse débauche, s'écria l'entrepreneur avec
+un accent d'indulgence paternelle. Que tu t'amuses dans la compagnie
+des membres du Club, je n'y trouve rien à redire; mais faut-il pour
+cela te livrer à de pareils excès de boisson au risque de troubler
+ton intelligence et de perdre ta santé et ta bonne réputation?
+
+--J'ai profondément réfléchi à cette question, mon père; ce matin
+encore, pendant des heures. Est-il nécessaire de faire de pareils
+excès de boisson en telle compagnie? Pour moi, cela est inévitable.
+
+--Inévitable? Mais avec une volonté un peu ferme on peut toujours se
+retenir.
+
+--On pourrait le croire, mon père, mais cependant ce n'est pas ainsi.
+Quand je me trouve dans la compagnie de ces jeunes nobles, avant
+qu'ils soient échauffés par le vin, je me sens à chaque instant
+profondément humilié; car, même sans le vouloir, ils montrent assez
+qu'ils ne me considèrent que comme un intrus d'un sang de qualité
+inférieure. Je dois reconnaître d'ailleurs que je suis réellement
+bien au-dessous d'eux: je ne parle pas leur langue, je n'ai pas leurs
+belles manières, je ne puis point parler de mes ancêtres ni de mon
+blason, de mon oncle le duc, ni de ma tante la comtesse; mais quand le
+vin déborde sur la table et que les têtes sont allumées, alors je
+deviens insensiblement leur égal et même je les dépasse tous par
+la seule puissance dont vous me laissez disposer: par l'argent... Et
+lorsque, en leur présence, je sème l'or à pleines poignées et que
+je paie même l'écot des plus riches, alors ils m'admirent et ils
+m'encensent; alors ils s'écrient que si je ne suis pas d'un sang
+noble je méritais du moins d'en être. Vous voyez donc bien, mon
+père, que je ne puis pas échapper à la folle vie qui vous afflige,
+à moins que je ne dise adieu définitivement et pour toujours à la
+dangereuse société de ces nobles gentilshommes, le désirez-vous?
+
+--Non, pas cela, Herman, maintenant moins que jamais. Mais si tu
+t'amusais avec une certaine mesure et si tu t'arrêtais de boire dès
+que tu sens que le vin va te faire mal?
+
+--Ah! mon père, cela n'est pas possible, je ne suis pas un ange.
+Pour n'être pas dédaigné par mes nobles amis je dois du moins faire
+comme eux, et si le vin m'a une fois obscurci l'esprit je n'en ai pour
+cela moins d'intelligence et de volonté que les autres.
+
+--Essaie du moins, mon fils, promets-moi que tu l'essaieras.
+
+--Je veux bien promettre, murmura Herman en haussant les épaules;
+promettre est facile, mon père; mais je ne réponds pas que je
+pourrai tenir ma parole. Ainsi, par exemple, dans huit jours nous
+avons dans le même cabaret une fête, un banquet, où l'on ne boira
+pas peu de chose. Le banquier d'Alster a perdu le pari d'un dîner de
+quinze couverts contre le comte de Hautmanoir. Ce dîner dégénérera
+probablement en une longue bamboche, car l'hôtelier de l'_Aigle
+d'or_, un fin renard, a deux filles qui, malgré leur innocence
+apparente, connaissent parfaitement le truc pour nous entraîner dans
+de folles dépenses d'argent. Vous me direz, mon père: «N'allez pas
+à cette partie». C'est impossible: J'étais avec le baron Arthur
+d'Overburg le témoin du pari. Si j'y manquais...
+
+--Non, pour cette fois je ne puis pas vous le conseiller, interrompit
+l'entrepreneur. J'ai pour cela certaines raisons puissantes. Vas-y
+et tiens-toi un peu bien et ne fais pas de choses dangereuses...
+Maintenant que tu te montres raisonnable, j'ai bien envie de te parler
+d'une autre affaire, mais puisque tu es fatigué j'attendrai jusqu'à
+demain.
+
+--Ma fatigue est passée, mon père.
+
+L'entrepreneur prit la main de son fils:
+
+--Herman, dit-il, écoute mes paroles avec bonne volonté et sans
+prévention. Tout ce que j'ai fait jusqu'à présent, je l'ai fait
+par amour pour toi. Mon rêve était de t'élever dans le monde, de
+te faire jouir dans la société des honneurs et de la considération
+pour lesquels je ne suis pas né et je n'ai pas été élevé
+moi-même, j'ai l'espoir maintenant que bientôt je pourrai atteindre
+ce but de tous mes efforts. Tu as vingt-quatre ans, dis-moi, n'as-tu
+jamais songé au mariage?
+
+--Jamais, mon père.
+
+--Eh bien si je t'offrais une femme aimable, spirituelle et charmante,
+repousserais-tu sa main?
+
+--Je n'en sais rien.
+
+--Mais si je te disais que ton consentement me rendrait heureux?
+
+--A ces conditions je pourrais me soumettre à vos désirs. Un
+changement si radical dans ma position me guérirait peut-être de
+l'ennui et du dégoût de l'existence.
+
+--Et puis réfléchis, mon fils, qu'une maîtresse de maison est
+nécessaire ici, une femme distinguée, bien élevée, qui sache
+recevoir comme il convient. Je voudrais jouir un peu de ma fortune,
+inviter à des dîners, à des soirées, des gens dans une belle
+position... Je pourrais me remarier, oui, mais je t'aime trop pour te
+donner une marâtre. Ta femme sera la maîtresse ici et c'est elle
+qui tiendra la maison. Ah! Herman, si je réussis cette fois dans mes
+efforts, il est probable que tu me remercieras éternellement pour un
+si brillant mariage... Tu connais mademoiselle d'Overburg?... Elle est
+charmante, elle séduit tout le monde par sa conversation spirituelle
+et par la grâce de ses manières.
+
+--Quoi? c'est Clémence Overburg que vous voulez me proposer pour
+fiancée? s'écria Herman avec une expression de surprise mêlée
+de regret? Une fille de baron de vieille noblesse? Elle est aimable,
+spirituelle, je le reconnais; mais jolie, je ne l'ai point remarqué.
+
+--Tu te trompes, Herman, sa figure est très bien. Et réfléchis donc
+quel grand et beau nom! Tu seras donc admis dans une des familles les
+plus nobles et les plus illustres de tout le pays.
+
+--C'est précisément cela qui m'effraie; en présence de cette
+demoiselle d'Overburg d'une si haute naissance, je ne me sens qu'un
+tout petit garçon, mon père. Cela m'humilie profondément. Je ne
+connais ni les idées, ni les habitudes, ni le langage de ce grand
+monde. Une femme qui a plus d'esprit que son mari et qui peut lui
+donner des leçons sur tout, serait-ce bien la condition d'une
+vie supportable? Et puis il y a les nobles parents, quel accueil
+feront-ils à l'intrus qui a du sang d'ouvrier dans les veines? Ils ne
+l'accueilleront qu'avec dédain naturellement.
+
+--Tu n'envisages que le vilain côté de l'affaire, mon fils,
+répliqua l'entrepreneur. Ma grande fortune te garantira contre
+l'humiliation que tu as tort de craindre... Allons, Herman, mets-y de
+la bonne volonté. Promets-moi que tu ne te mettras pas en travers
+de mon projet; rassure-moi. Dis-moi que tu accepteras Clémence
+d'Overburg comme femme si on t'offre sa main.
+
+--Je consentirai pour vous plaire, mon père, mademoiselle Clémence
+ou une autre, ça m'est égal. Je ne puis pas devenir plus malheureux
+que je ne le suis.
+
+L'entrepreneur, qui s'était attendu à une vive résistance, était
+étonné autant que joyeux de la condescendance de son fils.
+
+--Eh bien, Herman, je suis content de toi, dit il, nous ne parlerons
+pas davantage aujourd'hui de cette affaire encore quelque peu
+incertaine. Va te mettre au lit maintenant et tache de prendre du
+repos. Cela te fera du bien.
+
+Et après avoir serré encore une fois la main de son fils, il sortit
+de la chambre avec un joyeux sourire sur les lèvres.
+
+
+
+
+IV
+
+
+Lorsque le baron d'Overburg eut fait encore deux ou trois courses,
+toutes relatives à sa situation envers la banque, il se rendit au
+chemin de fer et monta dans un wagon de première classe. Dans
+le compartiment où il entra il n'y avait que deux personnes qui
+causaient à voix basse entre elles et qui ne firent guère
+attention à lui. Il put donc se livrer, sans être troublé, à ses
+réflexions, dans le coin où il avait pris place.
+
+Durant quelque temps sa physionomie s'illumina d'un sourire; il
+réfléchissait qu'il avait été sur le bord d'un abîme. Sa fortune
+était tout à fait perdue, et sa situation envers la Banque avait
+été si critique et si menaçante, qu'il n'avait plus eu devant les
+yeux qu'une déchéance sans espoir, une ruine complète, la honte et
+la misère pour lui et ses enfants. C'est Dieu lui-même, pensait-il,
+qui m'a inspiré l'idée d'invoquer le secours de M. Steenvliet, Ce
+généreux bourgeois lui fournissait les moyens de cacher à tout le
+monde les brèches de sa fortune, jusqu'à ce que l'autre héritage
+vînt le délivrer de toute inquiétude. Sa conscience essaya bien
+de lui faire voir aussi les points noirs de cette affaire. Sa fille
+devrait se marier avec un jeune homme de sang roturier: elle, rejeton
+de l'illustre famille des Overburg, alliée avec le fils d'un homme
+qui, il le savait, avait commencé sa carrière comme journalier,
+comme simple maçon. Une pareille mésalliance ne souillerait-elle pas
+d'une tache ineffaçable le nom immaculé de ses ancêtres?... Mais sur
+ce point-là, pensait-il, le temps a considérablement modifié les
+idées.
+
+D'ailleurs si Clémence avait de l'inclination pour Herman Steenvliet
+et acceptait librement sa main? Ce mariage ne faisait pas entrer un
+bourgeois dans sa famille, à proprement parler, c'était simplement
+une descendante, un rejeton féminin qui passait à l'état de
+bourgeoise. Dans tous les cas et de quelque façon que la chose
+se présentât, il n'avait plus le moyen de résister. Accepter la
+proposition de M. Steenvliet ou se résigner à la décadence et à la
+honte, il ne lui restait pas d'autre choix.
+
+Le train s'arrêta dans une petite station. Le baron descendit. Il
+devait encore marcher pendant six ou sept minutes. Après avoir suivi
+la grande route pendant quelques centaines de mètres, il prit un
+chemin de traverse qu'ombrageait une double rangée de hêtres.
+
+Au bout de ce chemin s'élevait une large et pesante construction
+flanquée d'une tour des deux côtés de la façade. C'était le
+château patrimonial des barons d'Overburg.
+
+Sans doute, plusieurs siècles avaient passé sur cette noble demeure;
+car certaines parties portaient la marque d'une haute antiquité;
+mais chaque époque nouvelle y avait changé quelque chose. La vieille
+porte seigneuriale existait encore, mais le pont-levis avait depuis
+longtemps disparu. Les fenêtres ogivales avaient été transformées
+en fenêtres carrées et les petites vitres enchâssées dans les
+lamelles de plomb avaient été remplacées par de grandes glaces.
+
+Tel qu'il était actuellement, refait et déformé en partie, le
+château, par sa grandeur et sa hauteur, donnait une idée favorable
+de la richesse de ses propriétaires. Il était d'ailleurs précédé
+d'un magnifique jardin et entouré d'un vaste parc planté d'arbres
+séculaires. Personne n'eût pu supposer que, sous les riches lambris
+de cette demeure seigneuriale régnaient la détresse et la crainte de
+la ruine.
+
+Le baron d'Overburg entra dans son château et ouvrit la porte d'une
+pièce du rez-de-chaussée dont les fenêtres s'ouvraient sur le parc.
+
+Son retour inattendu surprit la baronne qui était assise auprès
+de la fenêtre, un ouvrage de tapisserie à la main. Elle paraissait
+avoir pleuré, car ses yeux étaient encore rouges. Elle se leva comme
+en sursaut et demanda avec une expression d'angoisse:
+
+--Marcel, vous souriez? Dites-moi vite quelles nouvelles vous
+apportez.
+
+--De très heureuses nouvelles, Laure, nous sommes sauvés!
+
+--Sauvés? Ah! que Dieu soit béni de sa miséricorde, s'écria
+la vieille dame en levant les mains vers le ciel. J'ai peine à
+le croire, j'avais perdu tout espoir. Tranquillisez-moi, Marcel,
+dites-moi qui nous prête si généreusement son secours. Notre
+cousin, le chevalier d'Havenport?
+
+Au lieu de lui répondre, M. d'Overburg demanda:
+
+--Où est Clémence?
+
+--Elle est assise sous le berceau, près de l'étang.
+
+--Et les autres enfants?
+
+--Je les ai éloignés. Ils sont allés passer la journée à la
+campagne de la douairière Van Langenhove.
+
+--Qu'est-ce que Clémence connaît du malheur qui nous a frappés?
+
+--Je lui ai dit seulement que nous avions perdu beaucoup d'argent.
+Elle en est fort affligée parce qu'elle craint que ce malheur ne soit
+un obstacle au mariage de son frère. Mais elle ignore absolument
+que nous étions complètement ruinés par la catastrophe de _La
+Prudence_.
+
+--Tant mieux, Laure; il faut que cela reste caché pour tout le
+monde... Asseyons-nous. Je vous raconterai mon aventure, et j'ai
+d'ailleurs à vous parler d'une chose fort importante. D'abord, je me
+suis rendu au château de notre cousin le chevalier d'Havenport. Il
+m'a refusé complètement toute assistance. Ensuite j'allai rendre
+visite à Bruxelles à notre riche ami De la Croix. Il m'accueillit
+avec des conseils humiliants et repoussa ma demande d'une façon
+presque grossière. J'étais là, sur le pavé, désespéré et ne
+sachant que tenter, lorsque le ciel m'inspira tout à coup l'idée
+d'aller invoquer l'aide de M. Steenvliet.
+
+--De M. Steenvliet, l'entrepreneur? demanda madame d'Overburg avec
+étonnement.
+
+--Oui, de M. Steenvliet, le riche entrepreneur, qui a, deux ou trois
+fois déjà, passé l'après-midi ici avec son fils Herman. J'avais
+peu d'espoir en sa générosité, Laure, aussi peu que vous en ce
+moment. Et ce n'est qu'en hésitant et avec crainte que je me dirigeai
+vers sa demeure.
+
+--Et il a consenti à votre demande?
+
+--Non seulement il nous prête, sous la seule garantie de ma
+signature, les deux cent cinquante mille francs dont nous avons
+besoin; mais il nous ouvre sa caisse et il nous tirera de tous nos
+embarras. Il le peut; il a des millions à sa disposition.
+
+--Ah! quel bonheur inattendu! s'écria madame d'Overburg. Quelle
+grandeur d'âme chez un homme de basse extraction! Ah! Marcel,
+si affligeant que cela soit, il faut pourtant le reconnaître,
+actuellement il n'est pas rare de trouver parmi les bourgeois enrichis
+plus de noblesse de coeur et de bonté que parmi les gens de haute
+naissance.
+
+--N'exagérez pas, Laure, répliqua son mari. Ces bourgeois peuvent
+exercer le commerce et l'industrie. Quand la chance leur sourit,
+ils gagnent énormément d'argent, et ils ne sont pas obligés de
+l'épargner par devoir de famille. Nous, au contraire, si nous ne
+pouvons pas conserver ce que nos parents nous ont laissé, nous allons
+insensiblement, mais infailliblement vers la déchéance.
+
+--Mais, maintenant, Marcel, nous sommes délivrés de cette
+inquiétude, n'est-ce pas?
+
+--Oui; mais M. Steenvliet a mis une condition à son assistance.
+
+--Oh! nous l'acceptons sans hésiter.
+
+--Naturellement, Laure; notre salut est à ce prix.
+
+--Et quelle est cette condition?
+
+--Je vais vous le dire: vous avez vu le fils de M. Steenvliet; c'est
+un gentil garçon, très poli, intelligent, et de plus, réservé et
+modeste. Notre Clémence paraissait se plaire particulièrement en sa
+compagnie, n'est-ce pas?
+
+--En effet, Marcel; mais pourquoi me demandez-vous tout cela?
+
+--C'est parce que M. Steenvliet m'a fait la proposition de permettre
+que notre Clémence épouse son fils Herman.
+
+La baronne se leva et regarda son mari en face avec autant
+d'étonnement que si elle apprenait la chose du monde la plus
+incroyable.
+
+--Permettre que notre Clémence épouse son fils? répéta-t-elle
+lentement. Mais cela est impossible.
+
+--C'est regrettable à coup sûr, Laure, mais serait-ce la première
+fois qu'une famille noble, pour sauver son honneur ou son existence,
+se résigne à un pareil sacrifice?
+
+--Une mésalliance? Notre Clémence, la femme du fils d'un bourgeois
+qui, à ce qu'on dit, a commencé sa fortune comme simple journalier!
+Mais à la seule nouvelle d'un pareil mariage votre oncle le marquis
+se mettra dans une furieuse colère, et nous déshéritera par
+vengeance.
+
+--Ne vous inquiétez pas de cela, Laure; je vais d'abord lui demander
+son approbation, et je suis certain qu'il ne me la refusera pas si
+je puis lui annoncer que vous et Clémence avez donné votre
+consentement. Voyons, rasseyez-vous... Vous pleurez, Laure? Non, ne
+luttez pas inutilement contre une inexorable fatalité. Je comprends
+votre chagrin; mais il y a des circonstances dans la vie où de
+deux maux on est contraint de choisir le moindre. Vous êtes mère;
+décidez: la pauvreté, la honte pour nous et nos enfants; la chute
+définitive de notre race, ou bien le mariage de Clémence avec
+un fils de bourgeois qui lui apporte en dot un million,--je dis un
+million. Parlez, que choisissez-vous?
+
+--Situation terrible! Mais, hélas! je le sens bien, il n'y a pas
+moyen de s'y soustraire, soupira la vieille dame d'un ton de profond
+découragement.
+
+--Vous consentez, Laure?
+
+--Ah! il le faut bien; nous ne pouvons faire autrement. Pauvre
+Clémence!
+
+--Pauvre Clémence, dites-vous, mais elle acceptera probablement avec
+joie la main d'Herman Steenvliet. Il ne lui est pas antipathique; le
+million que son père lui donne en dot plaidera aussi quelque peu en
+sa faveur... Que pensez-vous Laure, des dispositions de Clémence à
+l'égard de Herman Steenvliet?
+
+--Elle m'a, en effet, parlé quelquefois de lui avec éloge; mais
+éprouve-t-elle pour lui une sympathie particulière, c'est ce que je
+ne saurais dire.
+
+--Nous allons le savoir tout de suite, Laure. Allons, prenez courage,
+et cachez votre tristesse. Je vais faire venir Clémence.
+
+Il sortit pour donner un ordre à un domestique, et revint auprès de
+sa femme.
+
+Laure, dit-il, quel que soit le sentiment de notre fille, n'oubliez
+pas qu'il faut qu'elle consente; il le faut! Ainsi, point de
+faiblesse; au contraire, vous m'aiderez franchement et sans hésiter.
+En ne le faisant pas, vous m'affligeriez inutilement; s'il le faut,
+faites violence à votre compassion maternelle. Eh bien, que puis-je
+attendre de vous?
+
+--Je vous aiderai de tout mon pouvoir; c'est mon devoir, je le sens
+bien, répondit la vieille dame d'un ton résolu.
+
+--Merci, Laure, vous me faciliterez ma pénible tâche. Maintenant
+tâchez de faire bon visage et de ne pas avoir l'air triste. J'entends
+venir Clémence.
+
+--Laissez-moi entamer l'affaire, dit madame d'Overburg. Vous y
+mettriez trop de précipitation, et pourriez l'effrayer.
+
+La jeune fille ouvrit la porte de l'appartement. Elle n'était point
+particulièrement jolie de visage; mais sa taille svelte et bien
+prise, et l'élégante richesse de sa claire toilette du matin lui
+donnaient un extérieur des plus agréables.
+
+Elle se jeta au cou du baron en s'écriant:
+
+--Ah! vous souriez, mon cher père; vous êtes de bonne humeur; votre
+chagrin est passé! Mon frère Alfred pourra-t-il devenir le fiancé
+de la jeune comtesse van Eeckholt?
+
+--Oui, mon enfant, répondit M. d'Overburg, mais votre mère a, de son
+côté, à vous communiquer une heureuse nouvelle qui vous intéresse
+particulièrement.
+
+--Qui me concerne, moi! Parlez, mère chérie! qu'est-ce que c'est?
+s'écria la jeune fille avec une vive curiosité. Me donnez-vous la
+belle robe de soie bleue que nous avons admirée Montagne-de-la-Cour
+à Bruxelles?
+
+--Il s'agit de tout autre chose; d'une chose de la plus haute
+importance et du plus brillant résultat, dit la vieille dame en
+saisissant les deux mains de sa fille. Vous allez aussi vous marier,
+enfant.
+
+--Moi, me marier?
+
+--Oui; vous voulez bien, n'est-ce pas?
+
+--Sans doute, je veux bien, mère... Et qui sera mon fiancé? Est-ce
+un joli homme?
+
+--Oui, Clémence, un très joli garçon, qui apporte un million de
+dot.
+
+--L'ai-je déjà vu, mère?
+
+--Vous l'avez vu plus d'une fois et vous avez causé avec lui; vous le
+trouviez même très aimable.
+
+--Mais qui est-ce?
+
+--Devinez.
+
+La jeune fille posa l'index sur son front et murmura toute pensive:
+
+--Le chevalier Van Rietwyck?... Pas celui-là! Guillaume de Hooghe?...
+Pas non plus? Paul de Deule? M. de Garchamp?
+
+A chaque nom la vieille dame secouait la tête en signe de
+dénégation.
+
+Le visage du baron prit une expression d'inquiétude. Cette
+conversation prenait une tournure peu favorable, à ce qu'il
+lui semblait. En effet, si Clémence avait éprouvé la moindre
+inclination pour Herman Steenvliet, n'est-ce pas à lui qu'elle eût
+songé tout d'abord?
+
+--Ah! je sais qui vous voulez dire, s'écria la fille: M. de Menting.
+
+--Non, pas celui-là non plus, dit la mère.
+
+--C'est cependant un comte ou un baron pour moins, ma mère?
+
+--Non, mais son père possède des millions; vous pourrez briller
+au-dessus des plus riches.
+
+--Vous ma faites frémir d'impatience. Dites-moi vite de qui il
+s'agit.
+
+--Il s'appelle Herman.
+
+--Herman? Herman? Quel Herman? répéta la une fille toute surprise.
+
+--Herman Steenvliet, mon enfant. N'est-ce pas un joli jeune homme
+distingué et digne d'être aimé?
+
+Une expression de pitié dédaigneuse contracta le visage de la jeune
+fille, qui murmura:
+
+--Oui, peut-être bien, ma mère... mais le pauvre garçon n'est même
+pas de sang noble.
+
+Et elle ajouta en riant presque aux éclats;
+
+--Ah! ah! moi la fiancée d'Herman Steenvliet! Alfred dit que son
+père a été maçon. Mère, mère, vous avez voulu vous amuser à
+mes dépens. Quoi: mon frère va épouser une comtesse, et moi je
+deviendrais la femme d'un fils d'ouvrier. Quelle mauvaise plaisanterie
+est-ce là?... Vous vous taisez, mon père? Vous paraissez contrarié?
+Je commence à avoir peur. Je vous en prie, rassurez-moi; dites-moi
+que les paroles de ma mère n'étaient sérieuses.
+
+--Elles sont très sérieuses, au contraire, mon enfant, répondit le
+baron. Asseyez-vous là devant moi, Clémence. Je vais tâcher de
+vous faire comprendre que vous avez les meilleures raisons du monde
+d'accepter cette union avec une grande joie. Herman Steenvliet est
+un joli garçon, bien élevé et plein de coeur. De ce côté,
+vous n'avez certes pas à vous plaindre. Son père, qui est veuf et
+immensément riche, lui donne un million de dot et vous installe dans
+son hôtel en souveraine maîtresse. Vous jouirez donc, à partir du
+jour de votre mariage, de tout ce qui peut rendre une femme heureuse:
+une demeure princière, des équipages magnifiques, de nombreux
+serviteurs, des fêtes splendides où vous pourrez éclipser les plus
+riches par le luxe de vos toilettes et l'éclat de vos diamants.
+
+--Mais tout cela ne lui donne pas une goutte de sang noble!
+interrompit pour la troisième fois la jeune fille.
+
+Le baron, contrarié parce qu'il entrevoyait l'insuccès de ses
+efforts, secoua la tête et grommela avec impatience:
+
+--Puisque les mérites personnels de votre futur époux, et la grande
+fortune qu'il vous apporte vous laissent indifférente, j'invoquerai
+d'autres raisons.
+
+--C'est superflu, mon père: Je ne ressens pas la moindre sympathie
+pour ce M. Herman Steenvliet, et je n'ai aucune envie de vendre ma
+naissance pour de l'argent.
+
+--Votre volonté n'est pas plus libre que la nôtre en cette affaire,
+Clémence. La fatalité le veut ainsi, et au besoin j'userais de mon
+autorité paternelle pour vous imposer ce mariage.
+
+La jeune fille s'aperçut seulement alors au ton ferme de la voix de
+son père, que tout cela était sérieux. Elle prit peur, et se jeta
+en pleurant au cou de la baronne.
+
+--Mère, mère, protégez votre enfant! gémit-elle.
+
+--Vous avez tort, ma chère Clémence, dit la vieille dame en faisant
+violence à sa propre douleur. Cent autres à ta place béniraient le
+ciel d'une union si avantageuse.
+
+--Mais vous me repoussez de la famille, vous me jetez dans les bras
+d'un fils d'ouvrier! s'écria la jeune fille. Je perds ma noblesse et
+mon mari n'en restera pas moins un roturier...
+
+--Soyons calmes, Clémence, ordonna M. d'Overburg. Asseyez-vous, et
+comprimez vos larmes, je le veux!
+
+Lorsque sa fille eut obéi, il reprit d'une voix sombre et
+impérieuse.
+
+--Ah! vous vous montrez rebelle aux conseils et aux désirs de vos
+parents! Je me vois donc contraint de vous apprendre dans quelle
+situation le sort nous a placés? Eh bien, écoutez, je vais vous
+le dire. Pour faire honneur à notre position dans le monde, pour
+pourvoir aux frais du l'éducation de vos soeurs et des prodigalités
+de vos frères, à demi ruiné par des pertes antérieures, j'ai été
+obligé de grever nos biens d'hypothèques. En outre j'ai emprunté
+une somme considérable à la société _La Prudence_ et je l'ai
+confiée à des amis afin de spéculer à la Bourse pour notre compte
+commun. Un serviteur infidèle a volé des millions à la banque _La
+Prudence_, et dans cette catastrophe nous avons perdu toute notre
+fortune. Nous ne possédons plus rien; il ne nous reste rien au monde
+qu'une dette que nous ne pouvons pas payer...
+
+La pauvre jeune fille, pâle comme un linge, regardait son père en
+tremblant et versait d'abondantes larmes, sans dire un mot.
+
+--S'il vous était possible de refuser ce mariage, Clémence,
+savez-vous ce qu'il arriverait? poursuivit son père. Je dois à la
+Banque deux cent cinquante mille francs. Pour se rembourser de cette
+somme, les créanciers feraient vendre aux enchères publiques tous
+nos biens, même notre château patrimonial, et nous mettraient
+impitoyablement sur la rue. Que nous resterait-il à faire, alors,
+poursuivis, déshonorés et réduits à la plus profonde misère? Oui,
+peut-être pourrions-nous trouver, les uns ici, les autres plus loin,
+un asile passager chez nos parents; mais néanmoins il nous faudrait
+recevoir de mains étrangères le pain de l'aumône et le manger dans
+la douleur et l'humiliation, nous, nous, rejetons de l'illustre maison
+des Overburg! Acceptez la main d'Herman Steenvliet et vous vous sauvez
+vous-même, et nous tous avec vous. Le père de votre mari ne m'aide
+pas seulement à éteindre complètement ma dette, il purge mes
+propriétés de toutes les hypothèques dont elles sont grevées...
+Vous ne dites rien, Clémence.
+
+--Sacrifier ma noblesse! Moi, devenir la femme d'un bourgeois!
+Irrévocablement, pour toujours! murmura la jeune fille frémissante
+de douleur et presque de dégoût!
+
+--O Clémence, ayez pitié de votre malheureux père, de votre mère,
+de vos frères et soeurs, dit le baron d'un ton suppliant. Soyez notre
+ange protecteur à tous, dévouez-vous pour sauver l'honneur de notre
+race.
+
+La jeune fille parut hésiter.
+
+--Allons, ma chère enfant, soumettez-vous à la fatalité. S'il
+vous en coûte de faire ce sacrifice pour notre bonheur à tous,
+consolez-vous à l'idée qu'à l'époque où nous vivons, de pareilles
+unions, entre nobles et bourgeois, ne sont plus, comme autrefois,
+chose extraordinaire. Souvenez-vous des demoiselles Van Wiegers et Van
+Sackel, et même du jeune baron de Dorp, qui a épousé récemment la
+fille d'un banquier.
+
+--Être pour toujours déchue de noblesse, rejetée hors de notre
+famille! soupira la jeune fille luttant encore.
+
+--Ah! Clémence, ma chère Clémence, s'écria le baron en tendant les
+mains vers sa fille, voyez votre père qui vous implore les larmes aux
+yeux! Soyez généreuse, sauvez-nous de la honte, de la déchéance!
+consentez!
+
+La jeune fille releva la tête, essuya ses larmes, et répondit avec
+une résolution surprenante:
+
+--Eh bien, mon père et vous, ma mère, peut-être que la conviction
+que je me sacrifie pour l'honneur d'un grand nom--que je ne porterai
+plus, hélas--suffira-t-elle pour me donner la force de subir mon
+triste sort avec résignation. Je consens! Qu'Herman Steenvliet
+devienne mon époux!
+
+--Viens sur mon coeur, ma chère, ma noble enfant, dit la vieille
+dame en embrassant sa fille avec transport. Tu es l'ange gardien de la
+maison d'Overburg.
+
+Le baron serra aussi sa fille dans ses bras avec une effusion pleine
+de reconnaissance. Après ces épanchements, il reprit:
+
+--Clémence, une bonne oeuvre ne doit pas rester inachevée. Puisque
+vous acceptez par dévouement filial le mariage qu'on vous propose,
+vous ne pouvez pas laisser supposer que cette alliance vous afflige
+ou que vous n'y consentez que sous la pression d'une inéluctable
+nécessité. Si l'on surprenait des larmes dans vos yeux...
+
+--Je pleurerai dans la solitude, mon père, quand je serai sûre que
+personne ne peut me voir.
+
+--Et la première fois que M. Steenvliet viendra nous rendre visite,
+accompagné de son fils? On ne se marie pas sans se rencontrer un
+certain nombre de fois au préalable. Vous pâlissez, Clémence?
+Comment accueillerez-vous votre futur?
+
+--L'idée de la première visite m'effraie, en effet, mon père.
+J'essaierai de cacher ce qui se passe dans mon coeur; je me montrerai
+envers lui aussi jolie, aussi aimable que possible... Mais, ô ciel,
+s'il s'enhardissait à me parler de sympathie et d'amour.
+
+--Ne craignez pas cela, dit le baron, il y a une raison qui s'y
+oppose. Je n'ai accepté moi-même ce projet de mariage que sous la
+condition bien expresse qu'il ne pourra être, de part ni d'autre,
+considéré comme décidé qu'après l'approbation de mon oncle, le
+marquis de la Chesnaie.
+
+--Ah! mon sort dépend de mon parrain le marquis? s'écria la jeune
+fille dont le regard s'illumina d'un rayon d'espoir. Il refusera.
+
+--Non, Clémence, il ne peut pas refuser. Je vais lui écrire.
+Il aura, comme nous, à choisir entre cette union et une chute
+irrémédiable. Pour pouvoir refuser, il devrait me prêter plus d'un
+quart de million. L'en croyez-vous capable?
+
+--Hélas, non! Je suis condamnée! soupira la jeune fille en baissant
+la tête avec un profond découragement.
+
+--Ne vous découragez pas ainsi, mon enfant, dit le baron. Vous vous
+accoutumerez petit à petit à l'idée de cette union. La possession
+de millions compense bien des choses. Puisez des forces dans la
+conviction que vous serez la bienfaitrice de toute votre famille.
+Je me retire dans mon appartement pour écrire au marquis. Votre
+consentement contribuera pour beaucoup à le...
+
+--Ah! mon père, mon père, allez-vous déjà lui annoncer que je
+consens?...
+
+--Que vous consentez avec joie, il le faut Clémence!
+
+--Oh! je vous en prie, ne faites pas cela!
+
+--Voudriez-vous déjà retirer votre parole? Choisissez-vous donc la
+misère et la honte pour nous tous?
+
+--Non, non, écrivez que je consens, c'est la vérité.
+
+--Eh bien! prenez courage; les choses iront mieux que vous ne croyez.
+En attendant, pas un mot de cette affaire à personne, songez-y bien.
+Je me charge d'apprendre à vos frères et soeurs ce qu'ils ont besoin
+d'en savoir.
+
+En achevant ces mots, il sortit du salon pour se rendre dans son
+cabinet. Là, il se dirigea lentement vers son bureau, mais il ne s'y
+assit pas, et resta debout, la tête baissée et le regard fixé à
+terre.
+
+Une larme vint mouiller sa paupière; il se parlait à voix basse,
+et dans son triste monologue, le nom de sa chère fille et le mot de
+mésalliance revenaient souvent. Cependant, après qu'il fut resté
+absorbé pendant assez longtemps dans ses pénibles réflexions, il
+redressa tout à coup la tête en se disant à lui-même:
+
+«Mais à quoi bon toutes ces douloureuses réflexions? Il faut que
+cela se passe. Hésiter serait une folie; allons, prenons courage!»
+Il s'assit devant son bureau et se mit à écrire. De temps en temps
+il s'interrompait pour peser ses mots et pour chercher des tournures
+de phrase propres à ménager les susceptibilités de son oncle, en
+même temps que pour réfléchir à ce qu'il devait lui confier et à
+ce dont il devait lui faire mystère. En effet, un refus du marquis ou
+une exhérédation prononcée par lui étaient un malheur irréparable
+qu'il devait éviter a tout prix.
+
+C'est en vue du résultat à obtenir qu'il raconta la catastrophe de la
+banque _La Prudence_ et la perte immense qui résultait pour lui comme
+pour beaucoup d'autres, des abominables malversations d'un caissier
+infidèle. Il ne dit pas un mot, naturellement, de ses spéculations
+à la Bourse et des spéculations qu'il avait laissé faire en son nom
+par un syndicat. Il expliqua à son oncle qu'un généreux ami l'avait
+sauvé de sa situation sans issue, en lui prêtant deux cent cinquante
+mille francs. Il arriva à la fin à confesser que cette personne,--un
+entrepreneur de grands travaux publics, riche de plusieurs millions,
+et généralement entouré de l'estime de la bourgeoisie,--avait
+demandé pour son fils la main de Clémence. Ce serait, malgré la
+roture de M. Steenvliet, un brillant mariage, que sa femme et lui,
+mais surtout Clémence, désiraient ardemment voir se réaliser;
+mais ni la baronne, ni M. d'Overburg, ni Clémence, ne voulaient rien
+décider à ce sujet sans avoir obtenu l'approbation de leur cher et
+respectable oncle et parrain. C'est à l'effet de solliciter cette
+approbation qu'il lui écrivait, et ils espéraient tous qu'il ne
+tarderait pas à leur envoyer une réponse favorable.
+
+Il relut attentivement sa lettre, la ferma, la cacheta du sceau à ses
+armes et tira un cordon de sonnette.
+
+Un domestique parut.
+
+--Tenez, lui dit le baron, remettez cette lettre à Vincent le
+chasseur. Qu'il coure à la gare du chemin de fer, et qu'il la jette
+dans la boîte de la poste.
+
+
+
+
+V
+
+
+M. d'Overburg, inquiété par les bruits qui couraient en ville sur
+la chute de la banque _La Prudence_, avait déjà depuis quatre jours
+disposé des deux cent cinquante mille francs et versé cette somme
+dans la caisse de la Banque.
+
+A cette occasion, il était venu lui-même chez M. Steenvliet et lui
+avait dit de quelle façon pressante il avait écrit à son oncle le
+marquis. La réponse ne lui était pas encore parvenue, mais il ne
+doutait nullement qu'elle ne fût favorable.
+
+A la demande de l'entrepreneur, il fut convenu entre eux que le baron
+donnerait, une dizaine de jours plus tard, un grand dîner auquel il
+inviterait quelques-uns de ses parents les plus considérables, ainsi
+que M. Steenvliet et son fils. Et à ce dîner on ferait connaître le
+projet de mariage.
+
+Mais néanmoins, dès que la réponse approbative du marquis
+arriverait, le baron la ferait connaître à l'entrepreneur, et
+celui-ci viendrait avec son fils au château, pour que Herman et
+Clémence, devenus fiancés, pussent faire plus ample connaissance.
+Les convenances exigeaient que jusque-là on ne ménageât pas aux
+jeunes gens d'occasions de se rencontrer.
+
+Lorsque M. Steenvliet fit part à son fils de la joie que lui causait
+la tournure favorable des choses relativement au mariage d'Herman
+avec mademoiselle d'Overburg, le jeune homme se montra très froid. Il
+déclara qu'il était prêt à se conformer aux désirs de son
+père; mais que ce mariage réussît ou non, cela le laissait fort
+indifférent.
+
+En attendant, le jeune Steenvliet allait tous les jours au club. Il
+devait, d'après les conseils de son père, faire tous ses efforts
+pour pénétrer plus avant dans l'amitié de M. Alfred, car celui-ci
+pouvait contribuer pour beaucoup à disposer favorablement le coeur de
+sa soeur.
+
+Il en résulta naturellement que Herman, qui, sans cela, n'était
+déjà que trop enclin à boire, courut le danger de s'oublier dans le
+vin et dans de bruyantes orgies. En effet, il rentra plus d'une fois
+au logis très tard dans la nuit et avec un violent mal de tête; mais
+heureusement, dans ces derniers jours, il ne se présenta pas au club
+de nouvelles occasions de plaisirs excessifs.
+
+Plusieurs fois Herman avait pensé à la maisonnette du vieux
+charpentier Jean Wouters. Parfois, lorsqu'un long repos avait
+éclairci ses esprits, l'image de Lina Wouters se dressait devant ses
+yeux, et alors il éprouvait un sentiment de regret et de honte, et
+il chassait l'image avec un triste sourire d'ironie. Lina n'avait-elle
+pas aidé à le ramasser dans la boue du chemin? Ne devait-elle pas le
+considérer comme un misérable ivrogne?... Il s'efforcerait d'oublier
+cette rencontre. S'il était devenu indifférent à l'opinion que le
+monde pouvait avoir de lui, il ne voulait pas du moins avoir à rougir
+devant les innocents compagnons des jeux de son enfance...
+
+Sur ces entrefaites, arriva le jour fixé pour le banquet à l'_Aigle
+d'Or_.
+
+Pendant toute la matinée, Herman fut comme poursuivi par la question
+de savoir s'il n'était pas de son devoir de profiter de cette
+occasion pour aller féliciter le charpentier et sa famille de leur
+généreuse conduite envers lui. Il lutta longtemps contre cette
+idée, et la repoussa plus d'une fois; mais elle se représenta si
+souvent qu'il finit par l'admettre, et résolut de faire une courte
+visite au charpentier, afin de lui exprimer en quelques mots sa
+reconnaissance.
+
+S'il prenait le chemin de fer, il risquait de rencontrer ses
+compagnons du club. Ils voudraient savoir pourquoi il les quittait en
+route, et le suivraient probablement. Pouvait-il fournir à ces jeunes
+gens ironiques et railleurs l'occasion de mettre le pied sur le seuil
+du charpentier? Serait-ce là la récompense qu'il devait apporter
+en guise de remerciement à ces braves gens si simples? Oh! non, ce
+serait une lâcheté...
+
+Il y avait un moyen, pensait-il, d'éviter cet inconvénient. Il
+partirait par le chemin de fer, mais beaucoup plus tôt que ses amis.
+
+Lorsque, mettant à exécution cette résolution, il descendit peu
+après quatre heures à la station de Loth, il vit le garçon de
+l'hôtel de l'_Aigle d'or_ et un ouvrier qui emportaient un panier et
+deux grandes caisses qu'on venait de descendre d'un wagon de bagages.
+C'étaient probablement des fruits, des tartes et du dessert pour le
+banquet.
+
+Herman se déroba, autant que possible, à l'attention de ces deux
+individus, et marcha rapidement sur la chaussée.
+
+Après avoir marché pendant quelques minutes dans cette direction,
+il prit un chemin de terre à droite, et le suivit d'un pas rapide,
+jusqu'à ce que, à quelques centaines de pas plus loin, il vît se
+dresser la maisonnette de Jean Wouters.
+
+L'humble maison d'ouvriers où on l'avait si généreusement soigné
+et hébergé, était là solitaire en plein champ, à demi cachée
+sous le feuillage sombre de ses noyers géants, et égayée par la
+verdure plus claire des cerisiers et des pommiers du verger. Au-dessus
+de la haie d'épines qui servait de clôture au jardinet précédant
+la maison, s'élevaient deux buissons de syringa chargés de fleurs,
+dont le parfum pénétrant se répandait au loin et que le jeune homme
+respirait avec délices.
+
+Le clair soleil de mai versait sa lumière bienfaisante sur cette
+tranquille oasis, quelques pigeons roucoulants se promenaient sur
+le toit de cette pittoresque demeure, et du feuillage touffu d'un
+cerisier s'élevait la chanson mélodieuse d'un rossignol.
+
+Herman s'arrêta impressionné: une expression étrange parut sur son
+visage; l'enthousiasme et le bonheur brillaient dans ses yeux, et il
+se mit à murmurer en lui-même:
+
+--Comme nous sentons tout à coup raviver nos souvenirs en voyant
+des lieux familiers, en entendant des sons connus, en respirant des
+parfums aimés!... Je revois ma grand-mère et mon vieux grand-père
+qui me sourient derrière la haie de leur jardin. Ils demeuraient dans
+une maisonnette pareille à celle-ci, un peu plus grande... ma mère
+me tient par la main, guidant mes pas encore chancelants. Nous venons
+d'entrer dans le joli mois de mai, comme à présent; c'est le jour
+anniversaire de mon grand-père. Je porte un gros bouquet de fleurs;
+je balbutie mon compliment de fête; le vieillard me serre en
+tremblant sur son coeur; je sens une larme tomber sur mon front...
+Hélas! ils ne sont plus, ces nobles coeurs... et morte aussi est ma
+bonne mère!
+
+Il secoua la tête avec tristesse, et lutta pendant un instant contre
+ces pensées affligeantes. Enfin il marcha résolument vers la maison.
+
+Arrivé dans le jardinet qui la précédait, il s'arrêta de nouveau
+pour contempler avec une satisfaction intime les humbles fleurettes
+qui bordaient le chemin, et qui semblaient lui sourire comme à une
+ancienne connaissance. C'étaient en effet des amies de son heureuse
+enfance, et il se souvint, en ce moment, combien de fois il en avait
+paré, en jouant, la tête blonde de la petite Caroline Wouters; la
+violette odorante, la marguerite blanche au coeur rose, l'églantine
+pourprée, le joli bouton d'or; diamants bruts de la couronne de son
+innocente compagne de jeux, bien autrement beaux et précieux pour
+son coeur que les fleurs rares et chères qu'il avait vues depuis
+lors dans le jardin de son père ou dans les magnifiques serres de ses
+nobles camarades du Club.
+
+Peut-être fût-il resté longtemps absorbé dans ces souvenirs et
+dans cette rêverie, si une voix de femme n'avait tout à coup frappé
+son oreille.
+
+--Eh quoi, c'est vous, M. Steenvliet; ne restez donc pas à la porte;
+entrez, je vous en prie.
+
+--Bonjour, mère Wouters, N'y a-t-il pas d'empêchement?
+
+--De l'empêchement? Il n'y a jamais d'empêchement, Monsieur. Et
+dans tous les cas il n'y en aurait jamais pour vous. Entrez donc. Et
+comment vous portez-vous maintenant? Vous paraissez en parfaite santé
+et de bonne humeur. Ah! maintenant je vous retrouve; mais l'autre
+soir, j'aurais eu peine à vous reconnaître; vous aviez un si
+drôle d'air! Asseyez-vous, monsieur Steenvliet. Non, pas sur cette
+chaise-là: en voici une meilleure... et à quoi devons-nous l'honneur
+de votre visite, s'il n'y a pas d'indiscrétion à vous le demander?
+
+--Je venais vous remercier tous de vos bontés envers moi, répondit
+le jeune homme.
+
+--C'était bien ce que je pensais, Monsieur, mais cela n'était pas
+nécessaire, car en pareille circonstance nous en eussions fait autant
+pour tout le monde.
+
+--Je vous crois, mère Wouters; mais cela n'empêche cependant pas que
+je ne doive de la reconnaissance à votre père et à votre fille pour
+la pitié généreuse qu'ils m'ont témoignée. C'est surtout au père
+Wouters que je veux exprimer ma gratitude.
+
+--Mon père est à son travail, au village; notre Lina est allée à
+Hal...
+
+--Alors, je vais vous dire adieu, et je viendrai vous revoir un autre
+jour.
+
+--A votre place, j'attendrais plutôt un peu, Monsieur, notre Lina
+est allée porter à la facteuse la dentelle qu'elle venait d'achever;
+elle devrait déjà être de retour: je l'attends à chaque instant...
+Vous en aller sans avoir vu mon père ou ma fille? Et vous vous êtes
+donné la peine de venir de Bruxelles pour cela?
+
+--Pas précisément, la mère; nous avons une petite fête d'amis à
+l'_Aigle d'or_.
+
+La bonne femme le regarda avec étonnement.
+
+--Vous allez à l'_Aigle d'or_? murmura-t-elle. Oh! Monsieur, pour
+l'amour de Dieu, ne faites pas cela! Vous allez encore vous rendre
+malade... Voici justement notre Lina qui arrive. Je l'entends qui
+chante.
+
+Un joyeux sourire éclaira la physionomie du jeune homme, pendant
+qu'il prêtait l'oreille aux sons encore lointains. Il chantonnait
+lui-même à demi-voix:
+
+ Gais bergers, bergères jolies,
+ Sur l'herbe verte des prairies
+ Menez vos moutons bondissants;
+ Voici venir le doux printemps.
+
+--Vous connaissez la chanson, Monsieur? demanda la femme.
+
+--Si je la connais, mère Wouters? Je l'ai chantée des centaines de
+fois. Ma mère m'a bercé avec cette chanson-là.
+
+Il se rapprocha de la porte et se mit sur le seuil. De là il vit de
+loin Lina qui arrivait par le chemin de terre.
+
+La jeune fille, pour aller à Hal, avait mis ses habits des dimanches.
+Le costume original des paysannes brabançonnes lui seyait à
+merveille, surtout le madras aux couleurs tendres épinglé sur
+sa tête, et qui retombait sur ses épaules en encadrant ses joues
+fraîches.
+
+Quoique, jusqu'à ce moment, la seule cause des dispositions joyeuses
+du jeune homme eût été le souvenir de son heureuse enfance que lui
+rappelaient les lieux où il se trouvait, il ne put pas s'empêcher de
+reconnaître pourtant que l'innocente compagne de ses jeux d'autrefois
+était devenue une jolie et charmante jeune fille. Cela lui fit
+véritablement plaisir pour elle.
+
+--Bonjour, monsieur Steenvliet, dit Lina on entrant dans la maison.
+Que je suis contente de vous voir! J'étais si curieuse de savoir si
+vous n'étiez pas devenu sérieusement malade après la triste nuit de
+la semaine dernière; mais, Dieu soit loué, ma crainte n'était pas
+fondée.
+
+--Je vous remercie, ma bonne Lina, répondit-il: je ne mérite pas un
+si vif intérêt.
+
+Tout en parlant, la jeune fille avait ôté le mouchoir qui lui
+couvrait la tête, et l'avait déposé sur un buffet. Elle s'approcha
+de la table en disant:
+
+--Je suis un peu fatiguée d'avoir marché vite. Si monsieur
+Steenvliet daignait prendre une chaise, je pourrais m'asseoir
+également.
+
+Le jeune homme déféra à son désir tout en déclarant qu'il ne
+pouvait pas rester longtemps. Il n'était venu que pour les remercier
+des bontés qu'ils avaient tous eues pour lui. On l'attendait à
+l'_Aigle d'or_.
+
+--Juste ciel! s'écria Lina, allez-vous encore à l'_Aigle d'or_? Ah!
+Monsieur, vous me faites trembler!
+
+--En effet, vous paraissez tout effrayée, dit-il en souriant.
+Pourquoi?
+
+--Comment pouvez-vous le demander? Je ne suis qu'une pauvre paysanne,
+et vous un riche monsieur; Je n'ai pas le droit de vous donner des
+conseils, mais je n'oublie pas cependant que, tout enfant, j'ai joué
+avec vous, et que vous m'avez sauvé la vie... Si vous étiez mon
+frère, je me jetterais à vos genoux et vous supplierais, les larmes
+aux yeux, de ne pas aller à l'_Aigle d'or_.
+
+--Vous prenez la chose trop au sérieux, Lina.
+
+--Que ne donnerais-je pas pour vous retenir d'aller à l'_Aigle
+d'or_! dit la jeune fille en soupirant. Grand-père me l'a assez fait
+comprendre. Si vous retournez à l'_Aigle d'or_, vous deviendrez de
+nouveau... de nouveau... malade. Sur cette pente on glisse toujours de
+plus en plus, et l'on est perdu avant qu'on le sache.
+
+--Avec votre permission, Monsieur, ma fille a raison, ajouta la mère.
+Un si gentil garçon, ah! ce serait vraiment dommage. N'oubliez pas le
+proverbe qui dit: évitez les endroits où tombent les fléaux.
+
+--Oui, bonnes gens, murmura Herman devenu pensif, je ne dis pas qu'il
+ne vaudrait point infiniment mieux pour moi de suivre votre conseil;
+mais à présent cela ne se peut pas. Cet après-midi, à cinq heures,
+il y aura un banquet d'amis à l'_Aigle d'or_, et il faut absolument
+que j'y assiste.
+
+Il y eut un moment de silence; la jeune fille avait laissé retomber
+sa tête sur sa poitrine, et ses yeux demeuraient baissés.
+
+--Lina, dit-il, je vois avec peine que mes paroles vous affligent. Je
+vous remercie de l'intérêt et de l'amitié que vous me témoignez...
+Pour vous prouver que je vous en suis sincèrement reconnaissant, je
+vous promets que je me conduirai avec retenue à l'_Aigle d'or_ et
+de ne pas y boire plus de vin qu'il ne convient à quelqu'un qui a
+résolu de garder son sang-froid. Ne secouez pas la tête, Lina; plus
+d'une fois on a exigé de moi semblable promesse, sans que j'aie pu la
+tenir. Mais, faite à vous, cette fois, elle sera sacrée.
+
+Il avait prononcé ces mots avec un tel accent de conviction que Lina,
+heureuse et fière de son triomphe, releva la tête et regarda le
+jeune homme avec un gai sourire.
+
+--Merci, merci, monsieur Steenvliet, s'écria-t-elle en battant des
+mains. Je vous crois; maintenant je suis contente.
+
+Herman se leva comme pour prendre congé.
+
+--Vous allez déjà nous dire adieu? demanda la mère. Il est a peine
+quatre heures. Vous avez encore trois quarts d'heure de temps.
+
+--En effet, mère Wouters, mais je crains de vous déranger.
+
+--Mais pas du tout, Monsieur: je vous en prie, restez assis.
+
+Après un moment de silence, pendant lequel Herman regarda tout autour
+de la chambre, il dit à la jeune fille, comme s'il voulait donner un
+autre tour à la conversation:
+
+--Je le vois bien, Lina, vous n'êtes pas riche; mais néanmoins tout
+respire ici le bien-être et le bonheur. Vous croyez que les grandes
+richesses rendent toujours l'homme heureux? Comme vous vous trompez!
+Mon père possède des millions, je puis dépenser de l'argent, en
+dissiper même autant que je veux. Ah! je donnerais volontiers toute
+cette richesse pour pouvoir revivre dans le passé, pour retrouver
+avec la naïveté de l'enfance, la pureté de l'âme et la paix du
+coeur... Vous le rappelez-vous encore, Lina, le jour, le beau jour où
+je remportai à l'école le premier prix de lecture, tandis que vous
+obteniez, vous, le premier prix d'écriture? Ma grand'mère, dans sa
+petite ferme, avait préparé une grande marmite de riz au lait avec
+du sucre et de la cannelle, et invité à la fête une vingtaine de
+nos condisciples... Comme nous avons couru, dansé et sauté dans le
+verger, toute cette journée-là!
+
+--Si je m'en souviens! murmura la jeune fille émue. Pendant que vous
+en parlez, Monsieur, je vois revivre tout cela devant mes yeux.
+
+--Mais ce que vous ne savez probablement plus, Lina, et ce qui vit
+toujours dans ma mémoire, c'est la figure de ma mère qui, à la fin
+de la fête, nous prit tous les deux dans ses bras, et prétendit
+que le roi et la reine,--c'est ainsi qu'on nous nommait ce
+jour-là,--devaient s'embrasser entre eux.
+
+--Non, je n'ai pas souvenir de cela, dit Lina on riant.
+
+--C'est bien ainsi, j'étais là, s'écria la mère Wouters en battant
+joyeusement des mains. C'était une joie! Et la mère Steenvliet
+paraissait si heureuse!
+
+--Ma mère était une femme d'un excellent coeur, n'est-ce pas?
+
+--La bonté même: un coeur d'ange, Monsieur.
+
+--Ah! J'ai gardé un doux souvenir de cette journée-là, dit
+Lina. Vous rappelez-vous, Herman...--pardon, je veux dire monsieur
+Steenvliet.
+
+--Non, je vous en prie, appelez-moi simplement Herman; sans cela vous
+m'obligeriez à vous appeler mademoiselle.
+
+--Eh bien, monsieur Herman, vous rappelez-vous encore quel livre vous
+avez reçu en prix? Non? Il avait pour titre: _les Pauvres Orphelins_,
+et l'histoire qu'il contenait était si belle et si touchante que j'en
+pleurais tous les soirs quand votre mère nous en faisait la lecture.
+
+--Oui, certes, je m'en souviens, répondit le jeune homme.
+
+--Un jour que le grand Nicolas du forgeron m'avait battue dans la
+prairie, et que je pleurais amèrement, vous m'avez donné ce livre
+pour me consoler, monsieur Herman, du consentement de votre mère, car
+vous n'ignoriez pas combien ce cadeau devait me faire plaisir.
+
+Elle se leva, s'approcha de la muraille et revint avec un petit livre
+en s'écriant joyeusement:
+
+--Tenez, le voici, votre cadeau. Votre nom s'y trouve inscrit par
+le maître d'école... Si je pense encore quelquefois à ces jours
+heureux? Presque tous les dimanches je relis le soir ce joli petit
+livre, et alors je revois en pensée toutes les personnes, grandes et
+petites, dont il me rappelle la tendre amitié.
+
+--Oh! les souvenirs du coeur, quelle source de douces et pures
+jouissances! dit Herman en soupirant. Laissez-moi feuilleter ce cher
+petit livre... Ah! voilà mon nom; et vous, bonne Lina, pour ne pas
+l'oublier, vous avez écrit dessous, de votre propre main, que je vous
+en ai fait présent à Ruysbroeck, le 20 septembre 1840.
+
+--Lisez, donc à la page 30, monsieur Herman: ce livre raconte que les
+pauvres orphelins sont sur le point de mourir de froid et de faim, et
+comment la dame charitable leur donne a manger et leur distribue de
+chauds vêtements. C'est surtout à ce passage que je versais des
+larmes, monsieur Herman.
+
+Le jeune homme avait cherché la page désignée et se mit à lire à
+voix basse, assez haut cependant pour être entendu de Lina, le récit
+de l'extrême détresse des enfants abandonnés.
+
+Pendant ce temps la femme Wouters s'occupait de faire le café, et
+tirait de l'armoire un pain bis et une assiette avec du beurre.
+
+Lorsque Herman arriva à l'endroit où les enfants affamés sont
+secourus par une dame charitable, sa vue s'obscurcit tout à coup.
+Il regarda la jeune fille et vit qu'à travers son sourire brillaient
+deux larmes qui roulèrent sur ses joues comme deux perles.
+
+--Ah ah! c'est étrange! s'écria-t-il en riant également.
+Nous étions redevenus enfants. Il me semblait voir ma mère qui
+m'écoutait, et à côté d'elle une petite fille avec deux yeux bleus
+pleins de larmes...
+
+--Allons, allons, mettez ce livre de côté maintenant, dit la mère
+qui se préparait à étendre sur la table une nappe rayée. Vous nous
+feriez oublier notre café du goûter. Si Monsieur Steenvliet voulait
+nous faire l'honneur...
+
+--Je prendrai volontiers une tasse de café pour vous faire plaisir,
+répondit-il; mais après cela il faut que je parte; mes amis
+m'attendent probablement déjà depuis longtemps.
+
+--Comme il vous plaira, Monsieur... Maintenant, Lina, mettez-vous à
+table: nous prendrons aussi notre part.
+
+Et les deux femmes mordirent avec appétit dans leurs tartines bises.
+
+Herman les regardait silencieusement avec une expression singulière,
+comme s'il éprouvait un sentiment d'envie.
+
+--Nous avons également du pain blanc dans la maison, dit la veuve.
+Mon père a l'estomac un peu débile et ne supporte pas bien le pain
+de seigle. Si Monsieur a envie de goûter notre pain de froment...
+
+--Ah! que l'homme est un être bizarre! Un dîner princier m'attend
+à l'_Aigle d'or_; il y a un chef de cuisine de Bruxelles; on nous
+servira toutes les primeurs, tous les mets rares et chers... et
+maintenant je vous envie, et j'ai faim d'une bouchée de ce lourd pain
+de seigle! Allons, la mère, je vous en prie, donnez-moi une tartine.
+
+La mère Wouters, grandement étonnée, s'empressa de déférer à
+son désir, et il mordit à belles dents dans la tranche de pain dur,
+pendant que ses yeux brillaient de plaisir.
+
+--Lina, Lina, vous souvient-il encore, demanda-t-il, que ma mère,
+quand nous revenions ensemble de l'école, nous tendait à tous
+deux une tartine de pain bis, pareille à celle-ci, et que nous nous
+jetions dessus comme deux jeunes loups? Des tranches de pain assez
+grosses et assez lourdes, disait ma mère, pour jeter un paysan à bas
+de son cheval?... Mais comme cela nous paraissait bon et savoureux!
+Voilà plus de quinze ans que je n'avais plus goûté de ce pain-là.
+
+--Mais ce dont je me souviens mieux encore, répondit la jeune fille
+avec animation, c'est que nous allions courir dans la prairie avec
+les petits vachers, et que nous y allumions un feu de bois sec et de
+feuilles sèches pour cuire nos pommes de terre dans la cendre.
+
+--Des pommes de terre et des cuisses de grenouilles, Lina.
+
+--Et comme nous jouions à la dînette alors, n'est-ce pas?
+
+--Et moi, comme je savais que vous aimiez beaucoup les navets,
+j'allais en arracher une pleine brassée dans le champ du fermier
+Christian.
+
+--Oui, oui, je me rappelle même qu'un jour le garde-champêtre vous
+attrapa et vous arracha presque les oreilles, tant il vous les secoua;
+et vous, au lieu de pleurer, vous n'en fîtes que rire.
+
+--Je le crois bien, Lina, j'avais fait cela pour vous; cela faisait
+mon orgueil et ma force.
+
+--C'est dans une de ces folles journées que vous avez sauté dans le
+ruisseau le Malbeek pour m'en retirer et me placer sur le bord, moi
+qui étais déjà à moitié noyée. Voire père était très fâché
+et vous gronda sévèrement parce que vous rentriez à la maison
+couvert de boue; mais votre mère vous approuva et dit qu'elle était
+fière de votre courage et de votre bon coeur.
+
+--Non, je ne me rappelle pas cela.
+
+Herman se leva.
+
+Immédiatement la jeune fille ajouta comme si elle voulait le retenir:
+
+--N'avez-vous pas oublié comment nos mères,--elles sont ensemble
+au ciel maintenant,--nous avaient travestis une fois le jour des
+Innocents? Vous portiez la veste de votre père, et on vous avait
+tracé au-dessus de la lèvre de grosses moustaches noires avec un
+morceau de tison brûlé; moi, j'étais affublée de la jaquette et
+du bonnet plissé de ma mère. Nous devions aller manger des
+_Couquebacques[1]_ chez grand'mère Steenvliet; mais vous me
+paraissiez si laid, et j'avais tellement peur de vos grosses
+moustaches noires, que je vous plantai là, et pris la fuite...
+
+[Note 1: Espèce de crêpes.]
+
+--Je dois me dépêcher d'aller à l'_Aigle d'or_, interrompit le
+jeune homme. Ah! Lina, que ne peut-on passer sa vie au milieu de ces
+souvenirs rayonnants de son enfance! Je ne sais pas ce qui m'arrive,
+mais je suis très heureux; il y a comme une lumière, une consolante
+lumière qui est descendue dans mon coeur; mais l'illusion ne peut
+pas durer toujours. Maintenant il faut que, bon gré, mal gré, je me
+décide à prendre congé de vous.
+
+--Mais il n'est pas encore quatre heures et demie, je vous en prie,
+monsieur Herman, restez encore quelques minutes, dit la jeune fille
+avec un regard suppliant.
+
+--Votre coucou retarde. Je commence réellement à croire, Lina, que
+vous cherchez à m'empêcher d'aller à l'_Aigle d'or_.
+
+--Eh bien, oui, j'en conviens. Il me semble même que je sacrifierais
+volontiers deux années de ma vie pour vous en empêcher.
+
+--Allons, allons, votre bon coeur vous fait craindre sans raison.
+Je tiendrai la promesse que je vous ai faite. Croyez-moi, ce soir
+du moins je serai très sobre, très modéré... D'ailleurs ma vie
+orageuse de jeune homme va bientôt prendre fin. Je vais me marier.
+
+--Ah! c'est bien! s'écria joyeusement Lina. Votre future est sans
+doute très riche.
+
+--C'est la fille d'un baron.
+
+--Et vous vous aimez sincèrement, n'est-il pas vrai? demanda la mère
+Wouters.
+
+--Cela viendra peut-être, murmura Herman en levant les épaules.
+
+--Se marie-t-on donc sans amour chez les gens riches?
+
+--Quelquefois. J'épouse une très noble demoiselle que je n'ai vue
+que deux fois et très peu de temps; mais je l'épouse parce que mon
+père dit que ce mariage le rendra heureux.
+
+--Ah! c'est une autre affaire, Monsieur; comme cela je comprends la
+chose.
+
+--Maintenant, bonnes gens, dit le jeune homme en se tournant vers la
+porte, je vous renouvelle l'expression de mes sincères remerciements,
+et je vous prie d'annoncer au père Wouters que je considère comme un
+devoir pour moi de venir à la première occasion lui témoigner aussi
+ma reconnaissance.
+
+--Si vous vouliez de temps en temps nous honorer d'une visite en
+passant, vous nous feriez beaucoup de plaisir, murmura la jeune fille.
+Pas vrai, ma mère, M. Herman sera toujours le bienvenu ici?
+
+--Oui, oui, Monsieur, toujours le bienvenu, affirma la vieille femme.
+
+--Portez-vous bien toutes deux: au revoir!
+
+Et Herman Steenvliet, traversant le jardinet devant la maison, enfila
+le chemin de terre.
+
+Il pressa le pas dans la direction de l'auberge de l'_Aigle d'or_;
+mais il secouait la tête en se parlant à lui-même, et souriait en
+évoquant l'un après l'autre tous les doux souvenirs qui lui avaient
+fait revoir, comme dans un beau rêve, les jours heureux de son
+enfance.
+
+Il avait déjà fait un bon bout de chemin lorsque, dans sa
+préoccupation, il faillit renverser en le heurtant, un vieillard qui
+venait en sens contraire avec un sac de toile sur le bras.
+
+--Ah! père Wouters, je vous demande pardon, balbutia-t-il. J'étais
+tellement distrait et absorbé que je ne vous avais pas vu.
+
+--Maintenant je vous reconnais bien aussi, dit le vieillard; vous
+êtes M. Herman Steenvliet.
+
+--Oui, et je suis allé chez vous pour vous remercier de vos bons
+soins. Je suis enchanté de vous rencontrer. Croyez que je vous
+garderai une profonde reconnaissance.
+
+--Vous paraissez tout à fait rétabli et bien portant, tant mieux!
+répondit le vieux paysan. Malheureusement je n'ai pas besoin de
+demander à Monsieur où il se rend encore une fois, C'est facile à
+deviner, car on chante et on fait déjà assez de tapage à l'_Aigle
+d'or_.
+
+--En effet, c'est là que je vais.
+
+--Permettez à un vieillard de vous le dire, grommela Jean Wouters
+avec une expression de profond mécontentement, qui s'expose ainsi
+volontairement au danger et compromet sa santé dans de folles
+orgies, ne mérite ni estime ni pitié... Et, puisqu'il en est ainsi,
+Monsieur, je dois vous avertir que si je vous rencontrais encore une
+fois dans le même état que la semaine dernière, je ne prendrais
+plus la peine de vous ramasser.
+
+Sans écouter les excuses du jeune homme ébahi, le père Wouters
+s'éloigna en grommelant un adieu sec et bref.
+
+Au moment où il allait atteindre sa demeure, il se retourna pour
+suivre M. Steenvliet du regard.
+
+--Ah çà! pourquoi diable m'arrêté-je ainsi en chemin? se dit
+le vieillard à lui-même. Hésiterait-il? Ah! si une bonne pensée
+pouvait le retenir! Il y aura un fameux train ce soir à l'_Aigle
+d'or_; on y chante déjà si fort que le vacarme s'entend jusqu'au
+milieu de la Place... Tiens, le voilà qui tourne à gauche et qui
+disparaît entre les arbres!
+
+Jean Wouters regarda encore un moment, puis il continua son chemin.
+Rentré chez lui, il dit aux deux femmes qui commencèrent à lui
+parler de M. Steenvliet.
+
+--Oui, oui, je sais, je l'ai rencontré. Je n'ai pas le temps
+d'écouter maintenant. Il n'y avait pas beaucoup d'ouvrage à
+l'atelier. Je reviens, avec la permission de notre patron, pour
+pouvoir planter encore avant le noir, dans notre petit jardin, ces
+féveroles que j'ai été chercher chez Kobe le jardinier. Le temps
+est favorable, il faut en profiter... Non, j'ai déjà mangé les
+tartines de mon bissac; je ne veux pas de café.
+
+En achevant ces mots il sortit, alla prendre dans l'étable une bêche
+et un rateau, et se mit immédiatement à l'oeuvre pour planter, comme
+il l'avait annoncé, les féveroles qu'il venait de rapporter...
+
+Il pouvait avoir fait à peu près la moitié de sa tâche lorsque le
+pas précipité d'un passant lui fit lever la tête.
+
+--Eh quoi! monsieur Steenvliet, déjà de retour! demanda-t-il. Je
+pensais précisément à vous. Je vous voyais en pensée buvant du vin
+mousseux à l'auberge de l'_Aigle d'or_.
+
+--Je n'y suis pas allé, répondit le jeune homme. Votre sévère mais
+sage avertissement, les conseils amicaux de la mère Wouters et de
+Lina m'ont fait réfléchir, et m'ont donné la force de volonté
+nécessaire pour prendre une bonne résolution. On ne me verra pas à
+l'_Aigle d'or_ aujourd'hui.
+
+--Entrez donc, monsieur Steenvliet. Les femmes seront bien heureuses
+d'apprendre cela.
+
+--Je ne peux pas; j'ai à peine le temps d'arriver au chemin de fer
+avant le départ du train pour Bruxelles.
+
+--Mais il y a encore plusieurs départs, Monsieur.
+
+--Non, non, il ne fait pas bon ici pour moi. Je pourrais encore
+changer de résolution. Adieu, adieu, jusqu'à la prochaine occasion!
+
+Et sans se retourner vers le vieillard, il suivit en toute hâte le
+chemin de terre qui passait devant la maison.
+
+
+
+
+VI
+
+
+Plus de huit jours s'étaient écoulés depuis que le baron d'Overburg
+avait écrit à son oncle le marquis de la Chesnaie, et aucune
+réponse ne lui était encore parvenue.
+
+Cela le mit dans un grand embarras. Il commençait à croire que
+c'était par mécontentement que le marquis le faisait attendre si
+longtemps, et à craindre que la réponse tant retardée ne fût un
+refus. D'ailleurs, la baron avait invité quelques-uns de ses plus
+proches parents à un dîner où il se proposait de leur présenter le
+file de M. Steenvliet comme le futur époux de sa fille.
+
+Ce dîner devait avoir lieu dans quatre jours. Faute d'une réponse
+approbative de son oncle, le baron ne pouvait pas prendre sur lui
+d'annoncer ces fiançailles, car dans sa lettre au marquis il avait
+promis de la façon la plus formelle de garder secret ce projet
+d'union jusqu'à ce qu'il eût obtenu son consentement.
+
+L'entrepreneur aussi montrait de l'impatience et de la méfiance à
+cause du long silence du marquis; mais M. d'Overburg le rassura plus
+ou moins en lui disant que son oncle était un homme bizarre, qui
+ne pouvait jamais se décider à prendre un parti avant d'y avoir
+réfléchi d'abord pendant toute une semaine.
+
+Quant au dîner au château, il était trop tard pour l'ajourner ou le
+contremander. Si la réponse du marquis n'arrivait pas avant le jour
+fixé, on ne parlerait pas encore du mariage; dans ce cas,
+cette réunion ne serait pas autre chose qu'un moyen de faire
+connaissance--et même ce serait peut-être là une circonstance
+favorable, attendu que plus tard l'annonce définitive du mariage
+surprendrait moins les parents de M. d'Overburg et leur paraîtrait
+moins extraordinaire.
+
+Lorsque l'entrepreneur causait de ces choses avec son fils, Herman
+continuait à montrer la même bonne volonté, mais aussi la même
+indifférence. M. Steenvliet se figurait que cette froideur était en
+grande partie simulée; car sans cela, comment expliquer que, depuis
+qu'il était question de cette union, la conduite du jeune homme
+se fût si profondément modifiée? En effet, pendant la dernière
+semaine écoulée, Herman n'était allé que trois fois au Club; et
+encore ne s'y était-il rendu que sur l'invitation de son père. Et
+chaque fois il était rentré au logis avant onze heures, la tête
+fraîche et l'esprit parfaitement dispos, Les autres soirées il les
+avait passées dans sa chambre à lire ou à dessiner, chose qui ne
+lui était plus arrivée depuis bien longtemps.
+
+M. Steenvliet ne pouvait donc pas douter qu'Herman ne songeât
+continuellement à la charmante et noble fiancée que lui donnait ce
+projet d'union. Ce n'était qu'un vif et profond sentiment d'amour qui
+se développait dans le coeur du jeune homme, et qu'il cherchait à
+cacher aux autres et à lui-même.
+
+Cette espérance, cette conviction, pour parler plus exactement,
+réjouissait d'autant plus l'entrepreneur, qu'il croyait pouvoir
+considérer la douceur, la soumission d'Herman à son égard,
+comme une marque de reconnaissance pour le brillant mariage que M.
+Steenvliet allait lui permettre de contracter, au prix des plus grands
+sacrifices. Dans l'intervalle, Herman était retourné une fois dans
+la maison de Jean Wouters. Il avait eu envie plutôt de revoir les
+lieux où s'était passée son enfance, et qui lui rappelaient des
+souvenirs si chers à son coeur. Herman choisit pour sa seconde visite
+un dimanche après-midi, afin de rencontrer le vieux charpentier au
+logis.
+
+Il fut reçu par le vieillard, par Lina et par sa mère avec une
+cordialité et une amabilité qui n'avaient rien de contraint. La joie
+de ces gens simples fut grande, lorsqu'ils apprirent de sa bouche
+que, depuis sa dernière visite, il ne s'était pas seulement abstenu
+d'aller à l'_Aigle d'or_, mais qu'il n'avait pas une seule fois pris
+assez de vin pour être plus animé que d'habitude.
+
+C'était à eux, à leurs sages et bienveillants conseils, qu'il
+devait ce bonheur, oui, ce bonheur inappréciable, car c'était
+maintenant seulement qu'il vivait en paix avec sa conscience, qu'il
+avait l'esprit calme, le coeur content, et que l'avenir lui souriait
+de nouveau...
+
+Quoi qu'il pût lui advenir par la suite, il n'oublierait jamais
+ce bienfait... Ils étaient pauvres; l'argent avait pour lui peu de
+valeur. Il pouvait dissiper des milliers de francs pour satisfaire une
+fantaisie; mais il n'osait pas leur offrir de l'argent, car il pensait
+là-dessus comme maître Wouters, et il craignait que, si l'argent
+s'en mêlait, il ne vînt diminuer leur estime réciproque, et
+flétrir peut-être, ou du moins altérer dans sa pureté, leur
+amitié désintéressée. Conséquemment, quoi qu'il fût tout dispos
+à leur donner de l'or, beaucoup d'or même, pour les récompenser,
+il leur déclara que de son propre mouvement, il ne leur ferait jamais
+une pareille offre.
+
+Cette manière de voir plut tellement à l'honnête ouvrier, qu'il
+avait les yeux humides de larmes en serrant la main du jeune homme, et
+qu'il le remercia avec effusion de ses bons sentiments à leur égard;
+car vraiment, s'il avait osé leur offrir de l'argent, ne fût-ce
+qu'une simple pièce d'or, il l'aurait prié, ou plutôt il lui
+aurait enjoint de passer désormais devant la porte de leur humble
+maisonnette.
+
+Ils étaient donc enchantés l'un de l'autre, et se remirent à parler
+du temps passé, lorsqu'ils demeuraient tous à Ruysbroeck, sauf le
+grand-père, et qu'Herman et Lina étaient d'inséparables compagnons
+de jeu. En évoquant ces souvenirs tantôt ils riaient et battaient
+gaiement des mains, tantôt leurs yeux se mouillaient de douces larmes
+d'émotion. Herman se sentait comme emporté dans un monde enchanté.
+Il redevenait enfant, courait à la ronde, encore mal affermi sur ses
+petites jambes, et tenant la petite Caroline par la main, au milieu
+d'une nature aimable et riante, avec un soleil plus chaud, un air plus
+doux, des fleurs plus odorantes, et où les sources du bonheur et de
+la force n'étaient pas l'argent, mais la pureté de l'âme, la bonté
+du coeur et l'amour du prochain.
+
+Il resta pour prendre le café de l'après-midi avec ses amis pauvres,
+mais nobles à ses yeux; il mangea encore avec le même plaisir des
+tartines de pain de seigle, et parla, à cette occasion, de sa bonne
+mère, avec un si vif regret et une tendresse si touchante et si
+communicative, que ses auditeurs avaient toutes les peines du monde à
+se retenir de pleurer.
+
+Puis il parla de son futur mariage, et répondit aux questions de Lina
+et de sa mère que sa fiancée, quoique fille d'une baronne, était
+une jeune fille simple, affable et intelligente. A la vérité elle
+n'avait pas des joues fleuries comme une personne dont le sang est
+tonifié par le soleil, le grand air et le travail des champs; mais
+elle était bien faite, distinguée, élégante, pleine de charme dans
+ses manières, dans sa démarche et dans son langage. Il n'éprouvait
+pas pour elle une inclination particulière; mais comme son père
+y tenait si fort et que, d'ailleurs, ce mariage le retiendrait
+probablement, lui Herman, de retomber dans cette vie de dissipation
+dont il avait horreur aujourd'hui comme d'une chose vile et
+méprisable, il accepterait cette union disproportionnée, quoi qu'il
+n'espérât pas y trouver une vie agréable.
+
+Lina et ses parents s'efforcèrent de le consoler et de l'encourager.
+D'après leur sentiment, son inquiétude était sans aucun fondement.
+Comment pouvait-il craindre de n'être pas heureux avec une fiancée
+noble et riche qu'il dépeignait lui-même comme aimable, douce et
+distinguée. Et quant à l'amour, il viendrait insensiblement, de
+lui-même.
+
+Là-dessus, Herman avait secoué la tête et poussé un profond
+soupir, sans répondre un mot.
+
+Ils se levèrent de table. Jean Wouters voulut montrer à Herman le
+verger et le potager. On se promena pendant quelque temps dans les
+sentiers du petit jardin, on cueillit çà et là une fleur, qui
+rappela naturellement aux deux jeunes gens les doux souvenirs de
+leur heureuse enfance, on causa, on rit, joyeusement et naïvement,
+jusqu'à l'heure où les approches du soir firent sentir à Herman
+que sa visite avait assez duré. Il se leva et annonça qu'il allait
+retourner à Bruxelles.
+
+--Quand pouvons-nous espérer que monsieur Herman nous honorera d'une
+nouvelle visite? demanda Lina en lui adressant un regard suppliant.
+
+--Ah! répondit-il, un pareil après-dîner d'intime et amicale
+causerie a plus de prix pour moi que toutes les fêtes et les plaisirs
+coûteux du soi-disant grand monde. Vous revoir, bonnes gens, pouvoir
+passer de temps en temps quelques instants en votre réconfortante
+compagnie, cela seul, j'en suis convaincu, me donnerait la force de
+ne pas retomber dans les excès de ma vie désespérée; mais je n'ose
+vraiment pas vous demander la permission...
+
+--Vous serez toujours le très bien venu chez nous, Monsieur, dit le
+charpentier.
+
+--Votre visite nous honorera et nous fera plaisir, ajouta la veuve.
+
+--N'oubliez pas, monsieur Steenvliet, que vous m'avez sauvé la
+vie, et que nous vous devons, pour cela seul, une reconnaissance
+éternelle, dit la jeune fille d'un ton très sérieux.
+
+--Soit, Lina, répondit le jeune homme avec un doux sourire. Et
+maintenant, vous voulez, à votre tour, sauver mon âme, n'est-ce pas?
+Ne secouez pas la tête, je pénètre votre généreuse intention.
+Si vous atteignez votre but, lequel de nous deux devra le plus à
+l'autre? Allons, allons, il vaut mieux ne pas discuter là-dessus.
+Bonjour, au revoir!
+
+Herman reprit, les pas et le coeur légers, le chemin de terre qui
+conduit à Loth. Il se frottait les mains, murmurait des phrases
+joyeuses; il avait devant les yeux les images de Jean Wouters et de
+sa fille, mais surtout l'image de Lina qui le précédait en lui
+souriant.
+
+Cela l'amena à la fin à faire cette réflexion, qu'il était né
+bien certainement pour la vie simple et tranquille de la campagne.
+Et maintenant il allait se marier avec une jeune fille noble qui ne
+chercherait son bonheur que dans une vie de luxe. Ce n'était
+pas l'amour qui les avait poussés l'un vers l'autre; elle ne lui
+apportait rien que ses quartiers de noblesse; lui, pas autre chose que
+les richesses paternelles... Pour d'autres, une pareille union était
+peut-être désirable; mais pour lui, il n'y paraissait destiné ni
+par la volonté de Dieu, ni par sa nature intime. Mais quoi qu'il en
+fût, il avait promis à son père d'accepter la main de Clémence de
+bonne volonté, et il voulait tenir sa promesse. D'ailleurs, c'était
+encore le mieux qu'il eût à faire, car sans cela sa triste vie
+devenait encore inutile et sans but comme auparavant.
+
+Ces pensées occupèrent son esprit jusqu'au moment où il descendit
+du train à Bruxelles, et où il se disposait à rentrer en ville.
+
+Mais alors il sentit tout à coup que quelqu'un lui frappait sur
+l'épaule. Il se retourna et vit un homme d'une forte corpulence,
+avec des joues rouges et bouffies, portant une blouse bleue et une
+casquette en peau de loutre. C'était Pierre Mol, l'aubergiste de
+l'_Aigle d'or_, qui lui prit familièrement la main en lui disant:
+
+--Ah! ah! c'est vous, monsieur Herman. Bien le bonjour. Que diable,
+vous avez une mine excellente; êtes-vous tout à fait guéri?
+
+--Guéri? répéta le jeune homme avec étonnement. Dieu soit loué,
+je n'ai pas été malade, maître Mol. Pourquoi me demandez-vous cela?
+
+--Mais, parce que vous n'avez pas assisté à la fête de mercredi
+dernier. On vous a attendu si longtemps! Notre Isabelle aurait bien
+pleuré de ne pas vous voir... Ç'a été vraiment un banquet royal.
+Mais à cause de votre absence on ne s'est pas trop amusé. Je m'en
+suis bien aperçu à ma cave: on n'a pas bu seulement une bouteille
+de champagne par tête, et à dix heures tout le monde était déjà
+parti. C'est vous, monsieur Herman, qui êtes le grand boute-en-train,
+et quand vous n'êtes pas là, cela ne va pas du tout... Deux jours
+après, M. Dalster nous a dit que vous étiez malade, et qu'on ne vous
+avait pas encore vu au Club. Notre Léocadie ne cesse pas de marcher
+la tête basse, et notre Isabelle pleure quand elle est seule.
+Oui, vous comprenez cela, n'est-ce pas? La pauvre fille vous est si
+attachée, si dévouée, que pendant des journées entières elle ne
+pense qu'à vous.
+
+--A moi? s'écria le jeune homme stupéfait et quelque peu indigné.
+Isabelle pense à moi? Je voudrais bien savoir pourquoi.
+
+--Allons, allons, fine mouche, répondit Pierre Mol en riant, ne
+faites donc pas l'innocent. Vous savez parfaitement que notre Isabelle
+n'est heureuse que lorsqu'elle vous voit.
+
+--Moi? grommela Herman, je n'en sais rien du tout.
+
+L'aubergiste pencha sa tête sur l'épaule d'Herman et lui souffla à
+l'oreille:
+
+--Avez-vous donc déjà oublié ce que vous disiez à Isabelle? Vous
+lui avez avoué que vous ne pouviez pas la regarder sans que votre
+coeur se mît à battre... Et naturellement la pauvre enfant a fini
+par raffoler tout à fait de vous.
+
+--Ah çà, maître Mol, interrompit Herman sans chercher à dissimuler
+sa mauvaise humeur, je vous prie de ne pas m'ennuyer davantage avec
+vos ridicules bavardages. Je ne sais qu'une chose, c'est que vos deux
+filles--Léocadie aussi bien qu'Isabelle,--nous flattent et excitent
+notre amour-propre pour nous engager à boire à l'envi et a dépenser
+le plus d'argent possible. Tout ce que j'ai consommé ou cassé chez
+vous, je l'ai payé; par conséquent nous sommes absolument quittes.
+Passez donc votre chemin et laissez-moi tranquille.
+
+Pierre Mol retint le jeune homme par le bras; Herman, de crainte
+d'ameuter les curieux, ne voulut pas employer la violence pour se
+débarrasser de cet importun personnage.
+
+--Mais, monsieur Herman, consolez-moi donc un peu, je vous en prie,
+dit l'aubergiste d'un ton obséquieux. Avant-hier le chevalier Van
+Beverhof est venu chez nous. Il nous a fait beaucoup de peine à tous
+eu nous affirmant que vous ne viendriez plus jamais à l'_Aigle d'or_!
+Ce n'était qu'une plaisanterie, il nous a trompés, n'est-ce pas?
+
+--Je n'ai jamais rien dit de pareil, répondit Herman, mais j'entends
+être entièrement libre de mes actions, et je n'ai de comptes à en
+rendre à personne.
+
+--Ah! Monsieur, je vous en prie, ayez pitié de moi et de mes enfants!
+Si vous ne venez plus chez nous, je suis tout à fait perdu. Ces
+nobles jeunes gens, vos amis, cesseront également de venir, et ainsi
+tout le vin dont j'ai rempli ma cave me restera pour compte. Soyez
+généreux, Monsieur, promettez-moi de venir encore dans mon auberge.
+
+--Eh bien, oui, si j'en ai l'occasion. Adieu! grommela Herman, en
+s'éloignant en toute hâte.
+
+Il sauta dans une voiture de place et ordonna au cocher de le conduire
+rue de la Loi.
+
+Chemin faisant il réfléchit aux étranges paroles de Pierre Mol.
+Isabelle éprouverait pour lui une inclination particulière, et
+même, pour employer le mot propre, un véritable amour? Que pouvait
+bien signifier ce mot-là dans la bouche de jeunes filles qui
+adressaient en même temps leurs sourires à vingt jeunes gens
+différents, comme un appât pour les décider à s'amuser et à
+dépenser de l'argent? Si jamais il avait dit à Isabelle, même
+en plaisantant, quelque chose qui fût de nature à lui donner le
+ridicule espoir d'être distinguée par lui, la sympathie de la jeune
+fille se comprendrait. Mais il ne lui avait jamais rien dit de pareil.
+Ce n'était donc encore qu'un prétexte inventé par le rusé père
+Mol pour flatter la vanité du jeune homme, et le ramener ainsi
+à l'_Aigle d'or_. Mais cette ruse ne pouvait pas réussir; si,
+précédemment, il n'avait ressenti ni sympathie ni estime pour
+les filles intéressées de l'aubergiste, maintenant que ses yeux
+s'étaient ouverts, il n'avait plus pour elles que de l'aversion et du
+mépris.
+
+L'amour, pensait-il, est bien certainement l'effluve qui s'exhale
+d'une âme encore pure; une attraction inconsciente, une abnégation
+candide et désintéressée; mais il y a, auprès du coeur de l'homme,
+un démon jaloux pour ternir la pureté de cette flamme ou pour
+l'étouffer tout à fait: l'or, l'idole matérielle, qui fausse et
+corrompt tout.
+
+La voiture, en s'arrêtant rue de la Loi, coupa court à ces
+rêveries. Les becs de gaz étaient déjà en partie allumés.
+
+Il paya le cocher et entra sous la porte cochère. Le domestique de
+M. Steenvliet, Jacques, vint à sa rencontre et lui annonça que son
+père désirait lui parler.
+
+Lorsqu'il fut entré dans le cabinet, M. Steenvliet lui dit:
+
+--Herman, j'ai reçu des nouvelles de Monaco. M. d'Overburg est venu
+et m'a montré la lettre.
+
+--Et le marquis de la Chesnaie consent-il à mon mariage, mon père?
+
+--Oui; mais comment cette affaire se terminera-t-elle, voilà la
+question. Le marquis doit être un homme hardi autant qu'orgueilleux
+pour oser donner une semblable réponse; mais en tout cas ce n'est pas
+la faute du baron d'Overburg, qui en est encore plus affligé que moi.
+
+--Affligé? Les nouvelles sont-elles donc mauvaises?
+
+--Pas précisément mauvaises, Herman, mais elles ne sont pas comme
+je les aurais souhaitées, Asseyez-vous là, je vais vous expliquer
+la chose. Le marquis écrit que le projet d'une pareille
+mésalliance,--il dit «mésalliance»! l'afflige au plus haut point;
+mais que comme Clémence pense que ce mariage la rendra heureuse, et
+que, d'autre part, il en reconnaît lui-même la nécessité, il est
+prêt à y donner son consentement dès qu'il se sera personnellement
+convaincu que tout ce que son neveu le baron lui a écrit à ce sujet
+n'est ni mal fondé ni exagéré. A cet effet il viendra lui-même à
+Bruxelles... dans trois semaines! Car bien que sa santé soit
+beaucoup meilleure maintenant, le médecin de Monaco le menace d'une
+inévitable rechute, si pendant près d'un mois encore il ne continue
+pas à prendre des bains chauds d'eau de mer. Le marquis défend
+strictement à son neveu, et sur un ton d'autorité qu'il suppose
+irrésistible, de faire ou de décider rien concernant ce mariage
+avant qu'il soit venu en personne donner son consentement. Ainsi,
+encore un mois de délai assurément. Comment trouvez-vous cela,
+Herman?
+
+--Eh bien, pour vous dire la vérité, mon père, répondit le jeune
+homme, je trouve cela une circonstance heureuse.
+
+--Comment, une circonstance heureuse?
+
+--C'est naturel, mon père; on ne passe pas sans hésitation de la vie
+libre de jeune homme dans la chaîne indissoluble du mariage. Ce mois
+de répit me permettra de m'habituer à l'idée de mon nouvel état.
+
+--Vous n'espérez ou vous ne désirez pas cependant que votre mariage
+échoue?
+
+--Oh! non, pas cela, mon père.
+
+--Du reste, cela y ferait peu de chose. Je me suis mis fermement dans
+la tête que vous deviendrez l'époux de mademoiselle Clémence... Et
+cela se passera comme ça, malgré le monde entier. J'ai votre parole,
+et quant aux autres, je les tiens tous dans ma main grâce à mon
+argent.
+
+--Ne vous fâchez pas, mon père; puisque le marquis écrit qu'il
+consentira...
+
+--Oui, mais cette méfiance et ces délais m'humilient et m'énervent.
+M. de la Chesnaie veut probablement prendre d'abord des informations
+pour s'assurer que ma fortune n'est pas une illusion. Eh bien soit,
+qu'il vienne!... Ah! oui, j'oublie de vous parler du dîner qui a lieu
+au château après-demain. Pour obéir au voeu, ou plutôt à l'ordre
+du marquis, nous sommes convenus qu'à cette fête il ne sera pas
+encore fait allusion au mariage projeté. Vous y verrez votre fiancée
+et vous ferez plus ample connaissance en causant avec elle; mais
+vous devez également éviter tous les deux de parler de mariage.
+Aurez-vous bien assez d'empire sur vous-mêmes?...
+
+--Oh! rien de plus facile, mon père.
+
+--Eh bien, alors c'est parfait. Mais je veux vous donner encore un
+autre conseil. Cette entrevue peut avoir des conséquences graves,
+Vous devez tâcher de produire une impression favorable sur Clémence
+et sur ses nobles parents. Quoi qu'on on dise, c'est d'après son
+plumage qu'on juge l'oiseau. Apportez le plus grand soin à votre
+toilette, et n'épargnez pas l'argent.
+
+--Mais, mon père, répondit Herman, j'ai ma toilette noire de
+cérémonie toute neuve, je n'ai pas besoin d'autre chose.
+
+--Vous ferez du moins friser vos cheveux?
+
+--Naturellement, mon père.
+
+--Il y a quelques mois, Herman, j'ai remarqué au doigt du baron
+d'Alterre un diamant qui brillait et jetait des étincelles comme un
+charbon ardent. J'ai acheté une bague comme celle-là. Elle est un
+peu grande pour votre doigt, mais vous irez chez le bijoutier, et la
+ferez rétrécir. Ce diamant attirera tous les regards.
+
+--Vous voulez, mon père, que je mette cette bague?
+
+--Oui, elle attestera notre richesse.
+
+--En cela il faut pourtant que je résiste à votre désir, mon père.
+Que des personnes âgées portent de pareils joyaux, c'est peut-être
+une habitude dans la haute noblesse. Mais ce que je sais fort
+bien, c'est que cela ne sied pas aux jeunes gens. D'ailleurs, si
+mademoiselle Clémence et les autres attendent après cela pour me
+témoigner de la sympathie ou de l'estime...
+
+--Cela suffit: assez là-dessus; je porterai moi-même la bague à mon
+doigt, ça fait qu'on la verra tout de même... Dites donc, Herman, si
+nous attelions nos quatre chevaux à la voiture, cela ferait joliment
+de l'effet là-bas!
+
+--Mais, mon père, les nobles convives de M. le baron ne viendront
+qu'avec deux chevaux tout ou plus. Le luxe de notre train les
+blesserait profondément.
+
+--Eh bien, quel mal y aurait-il là-dedans?
+
+--Ce n'est pas le moyen de se faire accueillir favorablement, mon
+père.
+
+--En effet, vous avez peut-être raison. Je renonce à mon idée.
+Ce n'est pas pour moi que je veux convaincre tout le monde de notre
+richesse. Au fond, je me moque pas mal de ce que les gens pensent de
+moi; mais c'est pour vous, mon cher Herman, pour votre bonheur... Pour
+finir, encore une recommandation. Le baron me fait comprendre chaque
+fois que son fils Alfred n'est pas très porté pour votre mariage.
+Pourquoi n'essayez-vous pas de vaincre cette résistance? Voici le
+soir: allez au Club, vous y trouverez Alfred, car les membres se
+réunissent aujourd'hui pour délibérer sur les courses de chevaux de
+cet été.
+
+--Je n'en ai pas grande envie, mon père.
+
+--Pourquoi?
+
+--Parce que M. Alfred, depuis que son père lui a parlé de mon
+mariage, est visiblement embarrassé en ma présence, et qu'il
+m'évite.
+
+--Bah! bah! c'est probablement une supposition sans fondement,
+Faites-moi ce plaisir, allez au Club.
+
+--Eh bien, soit! J'y mangerai quelque chose. A tantôt, mon père, car
+je n'y resterai pas tard.
+
+Et le jeune homme sortit du cabinet, après avoir reçu une cordiale
+et vigoureuse poignée de main en récompense de son bon vouloir.
+
+
+
+
+VII
+
+
+Le jour fixé pour le dîner au château était enfin venu.
+
+Le temps ne paraissait guère favoriser cette fête, car tandis que
+tout le monde au château était occupé,--les valets et les servantes
+à la cuisine, les jeunes filles à leur toilette,--la pluie tombait
+dru au dehors. On était à la fin du mois de mai; après quelques
+jours des premières chaleurs de l'été, le ciel s'était couvert et
+chargé d'électricité, et depuis l'aube, de gros nuages d'un noir
+menaçant passaient, signalant leur passage par des roulements de
+tonnerre ou par des averses.
+
+Vers cinq heures de l'après-midi, le baron d'Overburg se tenait avec
+sa femme, son fils Alfred et ses cinq filles,--parmi lesquelles il
+y en avait deux presque encore enfants,--dans un salon du château,
+prêts à recevoir leurs invités.
+
+Trois de ceux-ci étaient déjà présents: le chevalier de Saintenoy,
+le comte de Elsdorp et la douairière Van Langenhove; les deux
+derniers si vieux, si maigres et si ridés, qu'en additionnant
+leurs âges ils ne devaient pas compter moins d'un siècle et demi.
+Cependant, malgré leur taille au-dessus de la moyenne, ils marchaient
+la tête droite. Il y avait dans leurs paroles et dans leurs gestes
+quelque chose de solennel, et lors même qu'on les eût revêtus
+d'une défroque de mendiants, encore leur regard ferme et fier et la
+dignité hautaine de leur attitude les aurait fait reconnaître pour
+des gens de haute naissance.
+
+Quant au chevalier de Saintenoy, il était impossible de deviner
+son âge. Peut-être portait-il le poids de douze lustres; mais sa
+chevelure était noire, grâce aux inventions de la chimie moderne, et
+peut-être comprenait-il, comme certaines femmes, l'art de se donner
+les apparences d'une interminable jeunesse. Cet homme n'avait jamais
+été marié; il avait laissé échapper toutes les occasions, si
+avantageuses qu'elles fussent, et toute sa vie s'était passée à
+papillonner autour des femmes mariées et des jeunes filles. Aussi lui
+avait-on donné le sobriquet de «voltigeur».
+
+Et il le méritait bien, ce sobriquet, car même ici, où chacun se
+tenait prêt avec une certaine gravité à recevoir les invités, le
+chevalier de Saintenoy ne pouvait pas se tenir un moment tranquille.
+Il allait d'une dame à l'autre, s'inclinant jusqu'à terre, même
+devant les petites filles, les accablant de fadeurs et de compliments
+banals, pirouettait comme un danseur sur ses talons, et s'arrêtait
+devant les glaces pour s'admirer, la main sur la hanche gauche, comme
+s'il portait une épée.
+
+Un valet en livrée bleu et rouge ouvrit la double porte du salon et
+annonça:
+
+--Monsieur le marquis de Hooghe!... Monsieur le baron Van Moersbeke!
+
+Les gentilshommes annoncés firent leur entrée, s'inclinèrent devant
+chacune des personnes présentes en murmurant les saluts d'usage,
+prirent place dans le cercle, et échangèrent quelques paroles
+avec leurs voisins. Ils étaient vieux et gris, et même l'un d'eux
+semblait ployer sous le fardeau des ans tellement il était courbé.
+
+Quelques instants plus tard le valet annonça le nom du chevalier Van
+Dievoort.
+
+Celui-ci entra en riant, donna une poignée de main à chacun
+des nobles convives--qui visiblement, ne s'y prêtaient qu'à
+contre-coeur,--leur souhaita le bonjour d'une voix retentissante,
+frappa familièrement sur l'épaule du vieux marquis van Elsdorp, et
+félicita le chevalier de Saintenoy de la noirceur de ses cheveux à
+un âge aussi respectable.
+
+Ce gentilhomme peu poli n'était pas le bienvenu, cela se voyait du
+reste; mais il était un des plus proches parents, très riche et
+célibataire. Il fallait donc lui faire bon visage et bon accueil,
+quoique l'on n'eût pour lui que fort peu d'estime; car dans la vie
+publique il faisait cause commune avec les ennemis de la noblesse, et
+se vantait d'appartenir au parti populaire ou à la démocratie.
+
+L'entrée du chevalier avait jeté comme un froid sur la noble
+assemblée. Personne ne disait plus mot, et tous semblaient plus
+ou moins embarrassés. Mais comme d'ailleurs, l'heure fixée était
+déjà passée, on commençait à regarder M. d'Overburg comme pour
+lui demander s'il n'était pas encore temps de se mettre à table.
+
+--Messieurs, dit le baron, j'attends encore deux invités de
+Bruxelles, M. Steenvliet et son fils.
+
+--M. Steenvliet? Qui est-ce cela? murmurèrent les assistants, qui
+n'avaient peut-être jamais entendu parler de l'entrepreneur ou qui
+feignaient de ne pas le connaître.
+
+--C'est un très estimable bourgeois, reprit M. d'Overburg, riche
+de nombreux millions, et qui m'a rendu de grands services. Veuillez
+prendre un peu de patience, Messieurs; ce retard m'étonne de sa part.
+C'est un homme très exact, et je suis sûr que dans quelques instants
+il sera ici.
+
+Les invités ne répondirent rien; mais ils se mirent a parler entre
+eux à voix basse de parvenus assez mal élevés pour faire attendre
+des nobles, et de millions gagnés par des moyens suspects. Le
+chevalier de Saintenoy, qui connaissait mieux M. Steenvliet qu'il
+n'avait voulu en convenir d'abord, dit même à l'oreille de la
+douairière que l'entrepreneur millionnaire avait commencé par
+être un simple ouvrier, un maçon. Cette révélation, répandue
+secrètement parmi les nobles convives, provoqua de leur part un
+murmure d'indignation. Seul le chevalier Van Dievoort ne paraissait ni
+étonné ni mécontent.
+
+Enfin on entendit le bruit d'une voiture dans la cour, et bientôt
+après le valet annonça:
+
+--Monsieur Steenvliet père; monsieur Herman Steenvliet.
+
+Le baron d'Overburg, pour épargner à ses nouveaux convives la
+mortification d'un premier accueil peu favorable, marcha à leur
+rencontre, leur serra cordialement la main, les introduisit dans
+le salon, et les présenta à chacun de ses invités comme ses amis
+particuliers.
+
+M. Steenvliet s'excusa de son arrivée tardive; c'était, dit-il, la
+faute d'un de ses valets d'écurie qui avait mal serré l'écrou d'une
+des roues de sa voiture, ce qui leur avait presque causé un accident
+en route: heureusement un maréchal-ferrant avait pu réparer le mal.
+C'est ce qui les avait mis en retard.
+
+L'entrepreneur, flatté et encouragé par les démonstrations
+d'amitié de M. d'Overburg, parlait librement et à voix haute, et
+racontait sa mésaventure avec beaucoup de paroles auxquelles les
+autres ne paraissaient prêter que peu d'attention; il y en avait
+même qui affectaient de regarder d'un autre côté, comme si
+les explications du bourgeois enrichi leur étaient absolument
+indifférentes.
+
+Pendant ce temps, Herman regardait Clémence qui paraissait maladive.
+Lorsqu'il l'avait saluée à son entrée, elle lui avait rendu son
+salut d'une façon aimable, mais néanmoins très brève. Maintenant
+elle tenait les yeux baissés et semblait éviter son regard. Elle
+était visiblement confuse ou embarrassée, la pauvre jeune fille;
+mais pourquoi? Craignait-elle, en présence de tous ses parents,
+de laisser deviner le secret qui lui avait été si strictement
+recommandé? C'était probablement là la cause, car Alfred lui-même
+se tenait coi et réservé, comme s'il voulait dissimuler qu'il
+connaissait particulièrement Herman et que depuis longtemps ils
+étaient camarades de plaisir.
+
+Sur un signe de la baronne la double porte de la salle à manger
+s'ouvrit, et un maître-d'hôtel cria:
+
+--Monsieur le baron est servi.
+
+Avec une sollicitude qui s'expliquait facilement, madame d'Overburg
+s'était tenue à côté de l'entrepreneur, et au moment de passer
+dans la salle à manger, elle lui demanda son bras, avant qu'aucun
+autre invité eût pu le prévenir.
+
+Le coeur de M. Steenvliet se gonfla de joie et d'orgueil; il poussa
+son fils en avant en lui disant que c'était à lui à conduire
+mademoiselle Clémence dans la salle à manger.
+
+Herman s'avança pour suivre le conseil de son père; mais le
+chevalier de Saintenoy le prévint, et offrit le bras a Clémence au
+moment même où Herman s'inclinait devant elle pour lui offrir le
+sien. Pendant ce temps les autres invités avaient déjà ouvert la
+marche: la douairière conduite par le comte Van Elsdorp, la soeur
+puînée de Clémence par le baron de Moersbeke, puis le marquis de
+Hooghe et le chevalier Van Dievoort.
+
+Il ne restait plus personne qu'une fillette de douze ou treize ans
+qui, lorsque Herman voulut lui offrir le bras, le laissa en plan et
+courut en riant rejoindre les autres convives dans la salle à manger.
+
+Chacun d'eux s'assit à la place que lui indiquèrent M. et madame
+d'Overburg, et lorsqu'ils furent tous assis, voici dans quel ordre ils
+étaient placés:
+
+Au milieu de la table, à la droite de l'amphitryon, la douairière
+Van Langenhove, entre celle-ci et l'une des jeunes demoiselles
+d'Overburg, Herman Steenvliet. A la gauche du baron, l'entrepreneur,
+une autre jeune fille et le chevalier Van Dievoort.
+
+De l'autre côté de la table, en face de son mari, la baronne
+d'Overburg avait à sa gauche d'abord le marquis de Hooghe, puis
+Clémence et à côté de celle-ci le chevalier de Saintenoy,
+surnommé le voltigeur. Les autres convives et les parents du baron
+avaient pris place à table selon leur fantaisie.
+
+Herman était donc assis en face de celle qui devait être sa
+fiancée. Vu la distance qui les séparait, il n'était pas obligé,
+par la bienséance, de causer beaucoup; mais il pouvait cependant, si
+l'envie lui en prenait, échanger de temps en temps quelques paroles
+avec elle, en élevant un peu la voix. Il comprenait les raisons et la
+prudence de cet arrangement et il l'approuvait intérieurement.
+
+Pour ce qui regarde M. Steenvliet, celui-ci se sentait transporté
+au septième ciel. Assis à la droite du baron, il occupait la place
+d'honneur avant tous les nobles invités présents à ce banquet.
+Si le brillant mariage qu'il espérait pour son fils était une des
+causes principales de la joie et de la fierté qui rayonnaient sur
+son visage, d'autre part l'amour-propre flatté et la satisfaction
+personnelle n'y étaient certes pas étrangers. Il était honoré
+au-dessus de gentilshommes illustres par leur naissance, lui, l'ancien
+ouvrier, enrichi par le travail. N'y avait-il pas de quoi être fier?
+
+Le service commença. On ne parlait presque pas. Cela n'était pas
+étonnant, d'ailleurs; la plupart des convives étaient de vieilles
+gens, sérieux et naturellement réservés... et qui sait si
+l'intrusion d'un parvenu et l'amitié que lui témoignait le baron,
+ne les avait pas blessés et rendus muets? En tous cas, on n'a pas
+l'habitude de causer beaucoup au commencement d'un dîner, si ce n'est
+à voix basse avec ses voisins. La satisfaction de l'appétit a le pas
+sur les attraits de la causerie.
+
+Herman tournait souvent ses regards du côté de Clémence et il
+épiait toutes les occasions de lui adresser la parole. Quand la
+politesse ne permettait pas à la jeune fille de se taire, elle lui
+répondait avec affabilité et le remerciait même d'un sourire, mais
+ce sourire s'effaçait aussitôt, comme s'il n'était qu'une pénible
+contraction nerveuse.
+
+Pendant qu'Herman se demandait à part lui quelle pouvait être la
+cause de cette singulière manière d'être, il remarqua, à son grand
+étonnement, que mademoiselle Clémence, lorsqu'elle causait avec son
+voisin le chevalier de Saintenoy, parlait beaucoup plus librement et
+que le sourire ne disparaissait pas sitôt de ses lèvres.
+
+Qu'est-ce que cela pouvait bien signifier? Son coeur ne pouvait
+cependant éprouver aucune sympathie pour ce vieux hobereau teint et
+maquillé. C'était donc sa présence à lui, Herman. qui seule
+la rendait confuse. Il le comprenait bien, et même il le trouvait
+naturel, car la réserve et la discrétion qu'on leur avait imposées,
+devaient être pour la jeune fille une pénible contrainte qui lui
+enlevait, vis-à-vis de lui du moins, toute liberté d'attitude et de
+langage.
+
+Quant à lui-même, cette réserve obligée l'aurait peu gêné; mais
+la conduite de Clémence à son égard le rendait également plus
+ou moins confus, et il commençait à reconnaître que ce dîner de
+cérémonie n'aurait rien de bien amusant pour lui.
+
+Pour ne point paraître stupide ou mal élevé, il tenta d'adresser
+une humble demande à sa voisine la fière douairière Van Langenhove.
+Elle fit d'abord comme si elle ne l'entendait pas; puis elle lui
+répondit d'un ton si bref et si sec, que le jeune homme, froissé, se
+détourna d'elle et parut donner toute son attention aux plats que les
+valets lui présentaient.
+
+Ne sachant à quoi occuper son esprit, il se mit à regarder autour de
+la salle à manger et à examiner tout ce qui s'y trouvait.
+
+L'appartement était richement décoré, mais tout ce qui le
+garnissait avait un cachet d'antiquité. Ni les tentures, ni
+les rideaux, ni les tapis, ni les meubles, ni la garniture de la
+cheminée, ni même le surtout et le service de table n'avaient la
+forme du siècle actuel; rien de tout cela n'était moderne. Dans
+le fond de la salle, entre quelques portraits de généraux, de
+gouverneurs et de diplomates, brillait un trophée d'armes composé
+d'épées, de boucliers, de casques, d'armures et de hallebardes,
+dont l'aspect évoqua dans l'esprit d'Herman les merveilleux romans de
+chevalerie qu'il avait lus dans sa première jeunesse.
+
+Il reporta ensuite ses regards sur la table et lorsqu'il eut
+également contemplé l'un après l'autre tous les convives, un
+sourire aigre plissa le coin de ses lèvres. Il se dit en lui-même
+qu'il se trouvait là dans un milieu où tous, les hommes et les
+choses, appartenaient à un monde vieilli... Et c'est dans ce monde,
+si antipathique à sa nature et à son origine, qu'il devrait passer
+sa vie! Cette pensée le fit frémir: ce fut avec un sentiment de
+tristesse qu'il reprit son couteau et sa fourchette pour découper le
+morceau de faisan qu'on venait de lui servir.
+
+Le dîner approchait insensiblement de sa fin et les nobles convives,
+réchauffés par quelques verres d'un vin généreux, devenaient
+plus communicatifs. Il y en avait même deux ou trois parmi eux qui
+commençaient à parler si haut qu'on pouvait les entendre d'un bout
+à l'autre de la table.
+
+--Eh quoi! madame la douairière, s'écriait le marquis de Hooghe,
+vous souriez et vous paraissez douter du sérieux de mes paroles!
+Je répète et j'affirme encore que le comte du Wargnies, dont le
+portrait pend à la muraille là, derrière moi, était l'ami intime
+d'un de mes ancêtres. Ils portaient tous deux, comme pages d'honneur,
+la traîne de la robe de l'infante Isabelle, à l'occasion de
+son entrée solennelle à Bruxelles, en 1599. Je trouve cette
+particularité dans les archives de ma famille.
+
+--Eh bien, soit, marquis, je vous crois, répondit la douairière,
+mais alors tous les deux auront assurément connu le comte Van
+Langenhove, qui était attaché en qualité de Grand-Louvetier à la
+cour de son royal époux, l'archiduc Albert.
+
+L'affaire était en train maintenant. Chacun des nobles invités sut
+conduire la conversation de telle sorte qu'elle lui fournît, comme
+par hasard, l'occasion de mettre sur le tapis ses illustres aïeux. Le
+chevalier prétendit qu'en 1542, à la bataille de Pavie, un Saintenoy
+aida à faire prisonnier François Ier, roi de France.
+
+Un comte Van Elsdorp avait été présent, en 1419, à l'assassinat de
+Jean-sans-Peur, à Montereau.
+
+Et, remontant plus haut encore dans l'histoire du temps passé, le
+baron de Moersbeke soutint qu'en 1270, un de ses ancêtres avait été
+au siège de Tunis avec saint Louis, et qu'il aida même à fermer les
+yeux du roi, lorsque celui-ci fut emporté par la peste.
+
+On raconta des exploits héroïques; on parla de services éclatants
+rendus à la patrie, de batailles gagnées, de traités de paix
+conclus, et de plus personne n'oublia de rappeler les illustres
+alliances de sa race, pour prouver qu'il était en possession d'un
+nombre respectable de quartiers de noblesse. Ils mettaient dans
+le dénombrement de ces particularités tant d'amour-propre et
+d'animation, qu'ils ne trouvaient ni le temps ni l'occasion de
+parler d'autre chose, même pour les demoiselles, qui n'écoutaient
+peut-être pas sans ennui cette leçon d'histoire et de généalogie.
+
+M. Steenvliet, au contraire, semblait s'amuser beaucoup, et ne se
+privait point, dans son imperturbable attention, de manifester
+de temps en temps son approbation par de petits cris admiratifs.
+L'amitié du baron d'Overburg et ses vins vieux l'avaient mis en belle
+humeur.
+
+Il n'en était pas de même de son fils: celui-ci, assis entre
+la hautaine douairière,--qui se comportait comme si elle avait
+complètement oublié qu'il était assis à côté d'elle,--et une
+fillette, une enfant, qui paraissait avoir peur de lui, était dans un
+grand embarras pour se donner une contenance. D'ailleurs, quoique les
+causeurs ne le fissent certainement pas avec intention, tout ce qu'il
+entendait était une désapprobation implicite, mais sévère, de
+son futur mariage, et une pénible humiliation pour lui qui, en fait
+d'ancêtres, ne pouvait en produire d'autres que son grand-père,
+lequel avait été également un simple maçon.
+
+Il remarqua que Clémence ne ressentait pas moins que lui les piqûres
+que leur faisaient ces vantardises sur les naissances illustres et
+les nobles alliances. La jeune fille, depuis le commencement de
+cet entretien, était devenue beaucoup plus triste, malgré les
+compliments flatteurs que ne cessait de lui adresser le cérémonieux
+chevalier de Saintenoy. Herman entendit même Clémence répondre à
+une question du chevalier, qu'elle ne se sentait pas très bien, et
+qu'elle avait un peu mal à la tête.
+
+Précisément le marquis de Hooghe venait de prétendre qu'il
+pouvait prouver qu'un de ses ancêtres était monté sur les murs de
+Jérusalem en même temps que Godefroid de Bouillon, lorsque le sire
+Van Dievoort s'écria en riant:
+
+--Bah! tout cela, c'est des sottes histoires! Que m'importe que mes
+ancêtres aient ou n'aient pas été louvetiers, ambassadeurs ou
+porte-queue de Charlemagne ou de Jacqueline de Bavière? On est ce
+qu'on est, et non pas ce que d'autres ont été avant nous. Si l'un
+de nous était venu au monde à Constantinople, il aurait certainement
+été Turc. Nous, les Dievoort, nous sommes Bruxellois de père en
+fils. En 1700, mes parents étaient encore tisserands. Mon grand-père
+était, en 1740, doyen de sa corporation, et parce que sa grande
+fortune lui permit de tirer d'embarras le prince de Kaunitz,
+chancelier de Marie-Thérèse, l'impératrice lui octroya des lettres
+de noblesse. Oui, oui, je descends d'une famille d'ouvriers, et je
+m'en vante.
+
+Un vif murmure de désapprobation accueillit cet étrange langage.
+Ceux qui avaient quelque chose à attendre de la succession de M.
+Van Dievoort se taisaient et dévoraient leur dépit. Mais ceux qui
+étaient entièrement indépendants ne lui ripostèrent qu'avec plus
+d'indignation.
+
+--Dites tout ce que vous voudrez, répondit-il avec chaleur, les
+mérites personnels sont les plus beaux titres de noblesse. Voici
+M. Steenvliet, qui possède beaucoup de millions. Il a commencé par
+être ouvrier... maçon, je crois. Eh bien, personne ne lui a rien
+laissé; par sa propre intelligence, par son propre travail, il
+a gagné sa grande fortune. C'est à des hommes tels que lui que
+j'accorde surtout mon estime... et pour preuve, voici ma main,
+monsieur Steenvliet, la main d'un véritable ami.
+
+L'entrepreneur, touché jusqu'aux larmes, saisit la main qui lui
+était tendue, et la serra avec reconnaissance.
+
+Le dépit, l'indignation ou le regret se lisaient sur la figure de
+tous les autres. Mais le sentiment des convenances les empêchait de
+donner cours à leur colère à voix haute. La vieille douairière
+grommelait à voix basse qu'on l'avait entraînée dans un affreux
+piège; le comte Van Elsdorp murmurait que la place n'était pas
+tenable pour un gentilhomme qui se respecte; M. d'Overburg était
+confus et consterné.
+
+Heureusement la baronne avait mieux conservé sa présence d'esprit.
+Elle jeta un coup d'oeil à travers la table, et voyant que l'on
+était à la fin du dessert, elle se leva et pria les convives de la
+suivre dans un autre salon pour prendre le café. Elle interrompit
+ainsi cette conversation pleine de dangers.
+
+Dans le salon, où le café était servi, le sire Van Dievoort fut
+bloqué dans un coin par ses contradicteurs les plus acharnés et la
+discussion parut y continuer, quoique sur un ton plus calme.
+
+Madame d'Overburg fit asseoir sa fille près d'elle, et montra à
+Herman un siège à côté de Clémence, en l'invitant d'un signe à y
+prendre place.
+
+Bien qu'il en eût peu d'envie, il obéit par politesse, et adressa,
+avec une grande liberté d'esprit, quelques phrases banales à la
+jeune fille.
+
+D'abord elle parut frémir, et ce qu'elle répondit n'était pour
+ainsi dire qu'un inintelligible murmure. Mais lorsqu'elle s'aperçut
+que le fiancé qu'on lui destinait ne parlait que de choses
+indifférentes, et qu'elle crut être assurée qu'elle n'avait
+à redouter de sa part ni avances, ni paroles indiscrètes, son
+inquiétude se dissipa complètement.
+
+A partir de ce moment la jeune fille se montra fort aimable pour lui,
+et parut prendre plaisir à sa conversation,--ou peut-être ne le
+feignait-elle que par pure politesse.
+
+Ce qu'ils se disaient ne signifiait pas grand'chose; ils parlaient
+du mauvais temps, des prochaines courses de chevaux, du dernier
+Longchamps et des modes nouvelles qu'on y avait remarquées.
+Prenaient-ils plaisir à se trouver ensemble! Il eût été difficile
+de le dire. Quoi qu'il en fût, il y avait près d'une demi-heure
+qu'ils étaient en conversation suivie, lorsque la baronne jugea
+probablement qu'il était temps d'interrompre poliment ce long
+entretien qui pouvait blesser ses parents. Elle se leva et dit à
+Clémence:
+
+--Venez, ma fille, M. Herman nous excusera, la douairière nous a
+déjà deux fois fait signe qu'elle a quelque chose à nous dire.
+
+En achevant ces mots elle s'éloigna avec Clémence pour se rendre
+auprès de la vieille madame Van Langenhove.
+
+Herman comprit parfaitement ce que cela signifiait; on lui avait
+accordé cette courte conversation avec sa future femme par
+bienveillance, par condescendance pure; mais maintenant c'était
+assez, il ne pouvait plus, sans inconvenance, causer avec Clémence de
+toute la soirée.
+
+Pour se donner une contenance au milieu de la noble compagnie, il
+se tourna successivement vers Alfred, vers chacune de ses soeurs,
+et même vers quelques-uns des vieux gentilshommes; mais tous lui
+répondirent à peine par un oui ou par un non et se détournaient le
+plus vite possible dès qu'ils le pouvaient sans se montrer grossiers.
+
+Cela le blessa profondément et fit descendre comme un sombre nuage
+sur son esprit; mais ce qui l'attristait plus encore, c'était de
+voir que son père s'était laissé entraîner par M. Van Dievoort
+à prendre part à la discussion sur la noblesse de naissance et les
+mérites personnels. Il entendait même son père déclarer hautement
+qu'il était fier d'avoir été un ouvrier; et il remarqua en même
+temps que le comte Van Elsdorp, le marquis de Hooghe et la douairière
+Van Langenhove, mécontents et dépités, rapprochaient leurs trois
+vénérables têtes comme pour comploter quelque chose.
+
+Le comte sortit du salon presque à la dérobée, et rentra de même
+un instant après.
+
+Quelques minutes plus tard un valet ouvrit la porte et annonça:
+
+--Les voitures de M. le comte, de M. le marquis et de madame la
+douairière sont avancées.
+
+Le baron d'Overburg pâlit. C'était une conspiration pour lui faire
+sentir qu'il avait eu tort de réunir ses parents avec des gens de
+basse extraction et de mauvais esprit. Néanmoins, par politesse, il
+s'efforça de retenir le comte et le marquis, et eux, par convenance,
+exprimèrent le sincère regret qu'ils éprouvaient de devoir le
+quitter si tôt; mais la pluie, l'obscurité, l'orage qui menaçait
+et le mauvais état des chemins, les forçaient de prendre congé plus
+vite qu'ils n'auraient voulu.
+
+Et en effet, après avoir serré la main à tout le monde, excepté
+au sire Van Dievoort, à M. Steenvliet et à son fils, qu'ils se
+bornèrent à saluer d'un simple mouvement de tête, ils sortirent
+du salon... Quelques minutes après un bruit de roues roulant sur le
+pavé annonça que les voitures s'éloignaient du château.
+
+Le baron d'Overburg prit M. Steenvliet à part pour le convaincre que
+les paroles imprudentes de M. Van Dievoort était la seule cause du
+brusque départ de ses orgueilleux parents. Il n'eut pas beaucoup de
+peine à persuader l'entrepreneur, car celui-ci se sentait si heureux
+et si fier de sa belle soirée, passée au milieu de convives d'une
+naissance illustre, qu'il eût supporté de bien plus graves offenses
+sans pouvoir ou sans vouloir les remarquer.
+
+Pendant ce temps Herman, à la clairvoyance duquel rien n'échappait,
+se tenait dans un coin, réfléchissant à tout ce qui venait de se
+passer. Il souriait lorsque quelqu'un lui adressait la parole; il
+causa même un court instant; mais il avait la honte et l'amertume au
+fond du coeur.
+
+En ce moment le valet cria de nouveau:
+
+--La voiture de M. le baron de Moersbeke est attelée.
+
+Pendant que chacun s'approchait de ce gentilhomme pour lui souhaiter
+un bon retour et lui manifester le regret de le voir partir de si
+bonne heure, Herman rejoignit son père et lui dit tout bas:
+
+--Il est temps que nous partions d'ici, mon père; tout le monde s'en
+va; nous ne pouvons pas rester les derniers, cela ne serait ni poli,
+ni digne. Je vous en prie, permettez-moi de faire atteler notre
+voiture.
+
+L'entrepreneur fit d'abord quelques objections, mais il se laissa
+bientôt persuader, et donna à son fils l'autorisation demandée.
+
+--Vous aussi, mon bon monsieur Steenvliet, vous voulez déjà nous
+quitter? lui dit le baron d'Overburg. Cela me fait beaucoup de
+peine, croyez-le bien. Mais vous avez peut-être raison. Des éclairs
+commencent à briller à l'horizon; il y a un nouvel orage dans l'air.
+Mais il est encore bien loin, et vous pourrez être chez vous avant
+qu'il éclate.
+
+M. Steenvliet et son fils prirent congé, Clémence tendit la main
+à son futur, et lui souhaita le bonsoir d'un air fort aimable.
+Peut-être était-ce seulement la joie de le voir partir qui illumina
+pour la première fois son visage d'un sourire qui n'avait rien de
+contraint.
+
+Lorsque Herman eut pris place à côté de son père dans la voiture,
+et qu'ils se furent éloignés du château de quelques centaines de
+mètres, M. Steenvliet se mit à exalter le bonheur qui attendait son
+fils lorsqu'il serait membre d'une si noble famille. Herman balbutia
+une timide dénégation.
+
+--Quoi, vous ne serez pas heureux? s'écria l'entrepreneur étonné.
+
+--Je ne le crois pas, mon père, répondit le jeune homme.
+
+--Pas encore content d'une pareille femme? Vous voudriez peut-être
+épouser une reine!
+
+--Non, je voudrais vivre au milieu de gens qui ne nous regarderaient
+pas de si haut.
+
+--Allons, allons, tout ça c'est des enfantillages, mon fils.
+Mademoiselle Clémence n'est-elle pas une fille charmante, aimable et
+spirituelle?
+
+--Ce n'est pas de Clémence que je veux parler mon père.
+
+--De qui, alors?
+
+--De ses parents, qui ont assez montré qu'ils nous considèrent comme
+des intrus, comme des ouvriers parvenus, dont le contact les blesse et
+les humilie.
+
+--Ah çà! Herman, sur quelle épine avez-vous donc marché? Ces
+nobles seigneurs m'ont témoigné beaucoup d'estime et d'amitié. J'en
+étais même confus. Pensez donc! j'étais à la place d'honneur
+au milieu de tous ces comtes et barons! Les millions sont aussi une
+noblesse, mon fils.
+
+Le jeune homme, sentant bien que le moment était mal choisi pour
+faire part à son père de ce qu'il avait remarqué et de la façon
+dont il jugeait la situation, s'étendit au fond de la voiture.
+
+--J'ai la tête un peu lourde et je suis très fatigué, dit-il.
+D'ailleurs le bruit des roues couvre à moitié le son de vos paroles.
+Laissez-moi donc reposer un peu, mon père, je vous en prie. Demain
+je vous dirai quelles réflexions ce dîner a fait naître dans mon
+esprit.
+
+--Le baron d'Overburg possède une excellente cave. Vous avez
+peut-être bu un verre de trop, Herman?
+
+--J'ai passablement bu, mon père.
+
+--Et cela vous alourdit? Moi, au contraire, le bon vin me
+ragaillardit. Il me semble que je n'ai pas trente ans... Mais vous
+ne m'écoutez pas, je crois... Allons, allons, dormez donc, si vous
+pouvez.
+
+Herman ne répondit pas, et son père continua à se réjouir à part
+lui de l'honneur et du plaisir dont il avait joui ce soir-là.
+
+
+
+
+VIII
+
+
+Le lendemain, en causant avec son père de ce dîner de cérémonie,
+Herman décrivit l'étrange et blessante conduite des nobles convives
+à leur égard, et s'efforça de le convaincre que s'il épousait
+mademoiselle d'Overburg, ce mariage l'exposerait pendant toute sa vie
+aux mêmes humiliations. Quant à Clémence elle-même, il n'avait
+aucun mal à dire d'elle. Elle paraissait être, en effet, une douce
+et aimable fille; mais quel que pût être son sentiment actuel
+relativement à cette union, plus tard elle la regretterait comme une
+irréparable erreur.
+
+Toutes ses raisons, si fondées qu'elles fussent, restèrent sans
+effet sur l'esprit de son père, qui, toujours également heureux et
+fier de la réception qu'on lui avait faite, était devenu aveugle
+pour tout ce qui pouvait jeter une ombre sur son horizon, et il
+ne voyait que le brillant avenir réservé à son fils. Herman
+n'allait-il pas, en qualité de membre de l'antique maison des
+Overburg, vivre sur un pied d'égalité avec des barons et des comtes?
+L'orgueilleux père le croyait du moins, et c'était pour lui le seul
+point intéressant; tout le reste lui importait peu, et il expliquait
+l'hésitation d'Herman par ce sentiment naturel à tout jeune homme au
+moment où il va échanger sa liberté contre l'état de mariage.
+En tous cas, les millions paternels préserveraient Herman de toute
+humiliation, et avec une charmante et douce fiancée comme Clémence,
+il lui paraissait impossible que son fils ne fût pas heureux.
+
+Herman reconnut en lui-même que rien ne pourrait détourner son père
+de son idée préconçue, et que tous les efforts qu'il pourrait
+faire pour y parvenir n'auraient d'autre résultat que de l'attrister
+inutilement. Il cessa donc de lui faire des objections, et l'assura
+que malgré tout il se soumettrait à son désir, et ne refuserait pas
+la main de Clémence.
+
+Son père le remercia par une énergique et tendre poignée de main.
+
+Quelques jours plus tard, le baron d'Overburg rendit visite à
+M. Steenvliet pour lui apprendre qu'il avait conduit Clémence au
+château d'une de ses tantes dans les environs de Liège, et qu'elle
+y resterait jusqu'à ce que son parrain, le marquis de la Chesnaie,
+revînt de Monaco.
+
+Cette nouvelle surprit l'entrepreneur et lui inspira de la méfiance;
+mais le baron lui fit comprendre que le départ de Clémence n'était
+pas seulement exigé par les convenances, mais qu'il était même
+nécessaire pour la bonne réussite de leurs projets. En effet, si
+leurs intentions relativement au mariage de leurs enfants devaient
+être connues avant le retour du marquis, celui-ci s'en trouverait
+peut-être blessé, et en tout cas cela lui déplairait fort. Si
+Herman faisait des visites répétées au château d'Overburg, il
+serait impossible de cacher le secret aux domestiques. D'ailleurs, les
+rencontres d'Herman et de Clémence, pendant qu'ils étaient encore
+obligés de se taire sur l'unique chose qui les préoccupait, ne
+pouvaient être que contraintes et par conséquent pénibles. Ils se
+reverraient avec d'autant plus de plaisir quand le consentement du
+marquis leur donnerait toute liberté de parler de leur futur mariage.
+
+Comme M. Steenvliet avait une confiance sans bornes dans la loyauté
+du baron, il se laissa facilement convaincre. L'éloignement
+momentané de Clémence lui apparaissait même comme une circonstance
+favorable; car de cette façon son fils n'aurait plus de nouveaux
+griefs qui le feraient hésiter dans ses bonnes résolutions.
+
+Herman ne se montra ni étonné, ni attristé de l'absence de la jeune
+fille. Le père et le fils résolurent donc unanimement d'attendre
+patiemment et avec confiance le retour du marquis. Trois ou quatre
+semaines seraient d'ailleurs bien vite passées.
+
+Herman n'allait au Club que tous les deux jours, n'y consommait
+presque rien, et rentrait au logis très tôt dans la soirée.
+
+A la fin de la première semaine, le fils du banquier Dalster l'invita
+à venir, au château de son père, admirer un jeune poulain de grande
+espérance, invitation qu'Herman accepta avec empressement et même
+avec joie. Plus d'une fois déjà il s'était senti porté à aller
+voir encore une fois Jean Wouters et sa famille; mais la crainte
+d'être indiscret, d'abuser de leur accueil amical,--peut-être
+la conscience du danger qu'il pouvait faire courir à la bonne
+réputation de Lina,--l'avait toujours retenu. Mais maintenant,
+croyait-il, l'invitation de M. Dalster lui offrait une occasion
+plausible.
+
+Au jour fixé, il descendit à Loth, et se dirigea par des chemins
+détournés vers le château du banquier, pour éviter de passer
+devant l'_Aigle d'or_.
+
+Après avoir admiré le beau poulain et les autres chevaux dans les
+belles et vastes écuries de M. Dalster, il trouva un prétexte pour
+quitter le château.
+
+Son intention, telle qu'il se l'avouait à lui-même, était
+uniquement de dire en passant un petit bonjour à la veuve Wouters
+et à sa fille... mais lorsqu'il se présenta dans leur demeure,
+l'accueil amical qu'il y reçut lui fit bientôt oublier sa
+résolution.
+
+Durant près de deux heures il resta là, toujours prêt à s'en
+aller, et toujours retenu par la douce et gaie causerie de Lina.
+
+De quoi parlait-elle si joyeusement, ce qui le faisait rire de si
+bon coeur, quel sentiment était la source de la bonne humeur et du
+contentement qui brillaient dans leurs yeux serait chose difficile à
+expliquer. Ils ne le savaient pas eux-mêmes. Pour Lina, c'était
+sans doute la présence du compagnon des jeux de son enfance, et la
+conviction flatteuse que lui, qui l'avait sauvée un jour de la mort,
+serait à son tour sauvé d'un grand danger par ses conseils à elle,
+la pauvre fille de paysans. Aussi se montrait-elle on ne peut plus
+aimable envers lui, pour lui donner le courage de persévérer, et
+pour l'armer contre l'entraînement de plaisirs bruyants.
+
+Pour Herman, ce n'était pas autre chose que le besoin, qu'il
+éprouvait au fond du coeur, de revivre par le souvenir les beaux
+jours de son heureuse enfance. Ces gens simples, leur bonté naïve,
+leur langage sans apprêt, l'humble petite maisonnette, le verger,
+l'étable; tout ce qu'il voyait, entendait là, lui parlait du temps
+où son grand-père et sa mère étaient encore de ce monde, et où
+le monde lui apparaissait, à lui, l'innocent enfant gâté par cette
+double affection, comme un paradis que des images ne devaient jamais
+assombrir.
+
+Il n'était donc nullement étonnant qu'Herman eût inventé, trois
+jours plus tard, un nouveau prétexte pour leur rendre visite; et que
+ces visites devinssent de plus en plus fréquentes sans que personne,
+pas même le vieux charpentier, y vît le moindre mal.
+
+Herman Steenvliet, au contraire, avait compris dès sa seconde visite,
+qu'il pouvait compromettre la bonne réputation de Lina, si quelqu'un
+remarquait qu'il venait si souvent dans la petite maison de Jean
+Wouters. Aussi, désireux de préserver la jeune fille de ce danger,
+il avait calculé avec le plus grand soin les moyens de tenir ses
+visites aussi cachées que possible.
+
+Tantôt il allait en chemin de fer jusqu'à Ruysbroeck, à Loth ou à
+Hal, choisissait rarement le même chemin pour se rendre à la demeure
+de Jean Wouters et épiait, à cet effet, le moment où il n'y avait
+personne dans les environs. Il lui était très facile d'atteindre ce
+but, parce que des chemins creux très profonds coupaient la campagne
+de tous les côtés.
+
+Il croyait en toute sincérité n'être poussé à prendre ces
+précautions que par la crainte de voir son amie d'enfance compromise
+par ses visites réitérées, si elles étaient connues, et d'être
+privé lui-même, par le fait, du calme et doux plaisir qu'il
+éprouvait à se trouver dans la société de ces gens simples...
+
+Mais dans le courant de la troisième semaine, une lumière
+inquiétante se fit dans son esprit, non pas tout à coup, mais petit
+à petit, insensiblement, et pour ainsi dire malgré lui, car bien
+qu'il essayât de se dissimuler la vérité à lui-même, le
+bandeau lui tomba des yeux... Non, ce qui l'attirait avec une force
+irrésistible vers la maisonnette de Jean Wouters, ce n'était pas
+seulement l'accueil amical des habitants; ce qui faisait battre son
+coeur sous le pur regard de Lina, ce n'étaient pas seulement ses
+souvenirs d'enfance; un autre sentiment, plus intime, plus profond,
+plus puissant, avait envahi son âme. Il ne pouvait le méconnaître,
+sa conscience le lui criait tout haut: il aimait Lina.
+
+Sous l'influence de cette découverte, il passa plusieurs jours dans
+un grand trouble d'esprit; il marchait la tête basse, soupirant et
+tremblant, et luttant contre cette idée pénible que le devoir lui
+commandait de cesser désormais ses visites chez le vieux charpentier.
+
+En effet, quelles conséquences une pareille inclination pouvait-elle
+amener? La bonne renommée, l'honneur de l'innocente jeune fille
+compromis, son angélique bonté récompensée par une tache
+ineffaçable, et peut-être la paix de son coeur troublée pour
+jamais.
+
+Il se disait bien parfois en lui-même qu'il renoncerait volontiers
+à tout, à l'héritage de son père et à la considération du monde,
+pour pouvoir faire de Lina sa femme, et pour pouvoir passer sa vie
+avec elle dans la solitude et l'obscurité... Mais ce n'était
+qu'un vague souhait de son coeur, et il le refoulait chaque fois en
+lui-même avec un sourire amer.
+
+Car il n'y fallait point penser. Lui, l'héritier de plusieurs
+millions, qui devait se marier avec une jeune fille de haute
+naissance, oserait-il jamais exprimer le désir d'épouser la fille
+d'un pauvre artisan? Le moindre mot sur ce sujet ferait éclater son
+père d'une légitime colère, et le rendrait probablement malade...
+Et combien serait-il raillé et plaisanté, ce pauvre père, par ses
+amis et connaissances, qui savaient tous parfaitement que l'ambition
+et l'orgueil de sa vie entière était l'élévation de son fils
+unique.
+
+Non, non, il n'y avait pas d'hésitation possible; le devoir
+était évident. Si quelqu'un devait souffrir, cruellement souffrir
+peut-être à cause de l'erreur de ses sens, ce serait lui seul,
+lui Herman. Heureusement pas un mot, pas un geste de sa part,--il le
+croyait du moins--ne pouvait avoir trahi le secret de son âme; il
+était donc libre de tenir ce secret caché pour tout le monde et pour
+toujours.
+
+Sa résolution était irrévocablement prise: il ne retournerait plus
+à la maisonnette de Jean Wouters; il attendrait patiemment le retour
+du marquis de la Chesnaie, accepterait Clémence pour femme, et, dans
+sa nouvelle situation, il oublierait insensiblement le sentiment qui
+lui tenait si fort au coeur.
+
+Il persista dans cette bonne résolution bien que d'autres idées
+vinssent continuellement l'assaillir et que l'image de Lina, qu'il
+s'efforçait vainement de chasser, fût toujours devant ses yeux.
+
+Ah! combien la victoire est difficile à remporter dans ces
+luttes contre notre propre coeur! Le pauvre jeune homme résista
+courageusement pendant quatre jours, au bout desquels son énergie et
+sa volonté succombèrent sous l'attraction irrésistible.
+
+Ne plus revoir Lina, jamais, jamais, plus une seule fois, cela était
+au-dessus de ses forces: mais il se dissimula à lui-même sa défaite
+et essaya de rassurer sa conscience par la certitude que, s'il voulait
+retourner encore une fois à la maisonnette de Jean Wouters, c'était
+uniquement pour colorer son éloignement de l'un ou de l'autre
+prétexte aux yeux de ces braves gens, et en même temps pour prendre
+définitivement congé d'eux. Il ne pouvait pas décemment, après
+avoir été accueilli avec tant d'amitié et de cordialité,
+s'éloigner tout à coup sans adieu et sans un seul mot d'explication.
+
+A la suite de cette résolution nouvelle, il monta en chemin de fer et
+descendit à la station de Loth.
+
+A peine avait-il marché pendant quelques minutes dans le chemin
+creux, qu'il s'arrêta en secouant la tête d'un air pensif. Qu'est-ce
+qui le faisait hésiter ainsi tout à coup? Pourquoi son coeur
+battait-il si violemment? Pourquoi frissonnait-il comme un coupable?
+
+Ah! il le sentait bien: Lina n'était plus la même pour lui; elle
+n'était pas seulement la compagne des jeux de son enfance, dont la
+présence était pour lui la source des plus doux souvenirs de son
+passé; non, c'était une femme pour laquelle il nourrissait une
+secrète mais puissante affection; ses yeux, sa réserve, sa timidité
+même ne trahiraient-ils pas ce qui se passait dans son coeur? Et
+comment supporterait-il maintenant le clair regard de la jeune fille?
+
+Retourner sur ses pas?... Il ne pouvait pas s'y décider. Il y avait
+déjà six jours que les braves gens ne l'avaient plus vu. Sans
+doute ils étaient inquiets et se demandaient les motifs de sa
+longue absence; il ne pouvait pas se dispenser d'aller les rassurer.
+D'ailleurs il y avait un moyen de prévenir toute impression
+désavantageuse; c'était de prétexter qu'il était très pressé,
+d'abréger sa visite autant que possible, et de ne pas même consentir
+à prendre un siège.
+
+Il poursuivit rapidement son chemin sous l'influence de ces idées, et
+il approcha bientôt de la demeure du père Wouters.
+
+Lina était dans le jardinet devant la maison, près du puits; elle
+était occupée à puiser de l'eau. A peine eut-elle aperçu le
+jeune homme, qu'elle leva les bras et se mit à battre des mains si
+joyeusement que sa mère accourut au bruit. Elle aussi accueillit
+Herman avec les plus vives démonstrations de joie.
+
+--Entrez, entrez donc, monsieur Herman Steenvliet, dit la veuve en le
+prenant familièrement par le bras. Ah! que vous nous avez inquiétés
+en restant si longtemps sans venir nous voir et sans nous donner de
+vos nouvelles! Lina était bien triste depuis deux ou trois jours.
+
+--Triste? De mon absence? murmura Herman.
+
+--Oui, certes, fort triste, répondit la jeune fille, Nous craignions
+que vous ne fussiez tombé malade. Pensez donc, monsieur Herman,
+nous avons prié pour vous tous ensemble; mais Dieu soit loué! notre
+inquiétude n'était pas fondée. Vous n'avez pas l'air malade du
+tout; cela me rend si joyeuse que j'ai des envies de chanter.
+
+--Ce n'est pas seulement l'incertitude au sujet de votre santé
+qui nous rendait inquiètes, ajouta la veuve. Une autre idée nous
+effrayait; grand-père supposait que vous vous étiez encore une fois
+laissé... comment dirai-je... entraîner à l'_Aigle d'or_ par ces
+jeunes messieurs qui... Vous me comprenez bien, n'est-ce pas, monsieur
+Steenvliet?
+
+--En effet, mes bons amis, je vous comprends, dit le jeune homme
+avec un sourire de reconnaissance. Heureusement vos craintes étaient
+également mal fondées sous ce rapport-là. Je ne sais comment
+expliquer cela, mais vos bons conseils, vos paroles d'encouragement,
+votre douce compagnie m'ont inspiré un profond dégoût pour ces
+dissipations et ces plaisirs bruyants. Quoi qu'il advienne de moi par
+la suite, je n'oublierai jamais que c'est vous qui, par votre amitié
+désintéressée, m'avez détourné du chemin du vice où sans cela je
+me serais perdu définitivement...
+
+--Aussi, monsieur Herman, vous ne pouvez plus rester si longtemps sans
+venir nous voir, interrompit la jeune fille. Quand nous restons
+tant de jours sans vous voir, il nous vient tout de suite des idées
+noires, des inquiétudes. Si vous vous laissiez entraîner de nouveau
+à l'_Aigle d'or_ par vos riches amis, quel malheur!
+
+--Si ce n'est que cette crainte qui vous fait désirer ma présence,
+soyez pleinement rassurée, Lina. Mais aujourd'hui je suis venu
+pour...
+
+--Ce n'est pas cette crainte seule, répliqua la mère Wouters.
+Avouez-le franchement, Lina: dès que deux ou trois jours se sont
+passés depuis la dernière visite de M. Steenvliet, nous ne savons
+plus ce qui nous manque. Nous allons constamment sur la porte pour
+voir s'il ne vient pas, et nous ne parlons que de vous, Monsieur. Vous
+êtes si bon, vous avez tant d'esprit, et l'on a tant de plaisir à
+vous entendre parler! Dans notre solitaire et tranquille existence,
+votre présence n'est pas seulement un grand honneur, c'est aussi un
+grand bonheur pour nous. Ah! si vous deviez tout à coup cesser de
+venir ici, il me semble que nous le regretterions longtemps.
+
+Herman avait eu sur les lèvres l'annonce d'une séparation
+définitive, et il avait déjà commencé à prononcer les premiers
+mots d'adieu, mais la force lui manqua pour affliger si cruellement
+ces braves gens. Vaincu, il se laissa tomber sur la chaise qu'on lui
+offrait vainement depuis qu'il était entré, et écouta, avec une
+délicieuse émotion, les témoignages d'amitié et de dévouement
+dont les deux femmes l'accablaient à l'envi.
+
+D'abord il répondit aux questions pleines de sollicitude de la jeune
+fille, qu'en effet il se sentait un peu indisposé, et qu'il avait
+un gros mal de tête, il ne pourrait donc pas rester longtemps;
+d'ailleurs, des affaires urgentes le rappelaient à la maison.
+
+Mais sa volonté et son courage ne résistèrent pas au charme magique
+de l'aimable conversation de Lina. L'innocente fille, pensait-il, ne
+pouvait pas soupçonner ce qui le troublait si profondément en sa
+présence. Il n'y avait donc pas de danger immédiat. S'il ne
+trouvait pas la force de lui dire de vive voix adieu pour toujours, il
+chercherait un autre moyen, dût-il le lendemain écrire une lettre à
+ce sujet à Jean Wouters.
+
+Bientôt il eut oublié complètement ses bonnes résolutions, et
+se livra sans arrière-pensée au bonheur de regarder et d'écouter
+encore une fois Lina aussi longtemps que possible. C'était la
+dernière, pensait-il.
+
+C'est ainsi qu'il se fit que deux grandes heures s'étaient déjà
+passées avant que Herman songeât à quitter ces braves gens.
+
+Il se leva et hésita un instant: l'idée lui venait encore une lois
+de leur déclarer qu'à son grand chagrin il se voyait contraint de
+leur dire adieu pour longtemps; mais Lina et sa mère l'empêchèrent
+d'exprimer son intention, en le suppliant toutes deux de ne plus
+rester plusieurs jours sans venir les voir. Elles lui demandèrent
+avec de si vives instances de leur épargner ce chagrin, que Herman,
+retombant dans sa précédente irrésolution, s'en alla en balbutiant
+une promesse vague de donner satisfaction à leur ardent désir.
+
+Lorsqu'il eut dépassé la haie qui servait de clôture au petit
+jardinet devant la maison, il remarqua avec une certaine surprise un
+homme qui se tenait caché derrière un des arbres du chemin, et qui
+paraissait l'espionner.
+
+Cette supposition le blessa et l'effraya en même temps; il marcha
+droit à l'homme qui se cachait ainsi, pour lui demander compte de sa
+hardiesse. Mais l'homme en le voyant venir, poussa un grand éclat
+de rire, et s'enfuit à toutes jambes dans la direction du village.
+Herman avait reconnu dans cet espion Pauw le tortu, le domestique de
+l'_Aigle d'or_. Il en fut très contrarié, car il devinait ce qui
+s'était passé, et il prévoyait ce qui allait se passer encore.
+Quelqu'un devait avoir remarqué ses visites dans la maison de Jean
+Wouters, et cela était probablement venu aux oreilles du père Mol,
+l'aubergiste. Celui-ci, aigri contre Herman Steenvliet parce qu'il ne
+voulait plus venir à l'_Aigle d'or_, avait envoyé son garçon pour
+s'assurer de la vérité de la nouvelle.
+
+Quelle en serait maintenant la conséquence? Mol et ses filles
+ne pouvaient pas se venger sur lui; il était au-dessus de leurs
+atteintes. Mais Lina, la pauvre Lina? Combien il leur serait facile
+de ternir la réputation de la noble et pure jeune fille par de
+méchantes insinuations et des faux bruits.
+
+Et que pouvait-il, lui, l'unique cause du tout le mal, que pouvait-il
+pour défendre son innocente amie contre la calomnie? Rien, hélas?
+
+Ces pénibles pensées lui gonflaient le coeur. Ce fut en soupirant
+tout bas et en se plaignant de son sort, qu'il s'éloigna et disparut
+entre les hauts escarpements du chemin creux.
+
+
+
+
+IX
+
+
+Ce que Herman Steenvliet avait prévu ne tarda pas a se réaliser.
+Dès le lendemain déjà les gens du village se réunissaient par
+petits groupes et se parlaient mystérieusement à l'oreille avec une
+expression de doute et d'indignation. On levait les bras a ciel,
+on déplorait la corruption du siècle, on poussait des hélas!
+hypocrites au sujet de la honte et du scandale qui rejaillissaient sur
+la commune, mais tout cela si bas, si bas, qu'à un pas de distance il
+eût été impossible d'entendre ce qui se disait.
+
+Et il en était de même partout: dans les maisons, dans les rues,
+dans les champs. Tout le monde savait que Lina Wouters recevait
+presque tous les jours la visite d'un jeune monsieur de la ville, d'un
+de ces riches dissipateurs qui précédemment avaient mené une vie de
+polichinelle à l'_Aigle d'or_.
+
+Sans doute l'aubergiste Mol et ses filles n'étaient pas étrangers à
+la diffusion de ce bruit; mais comment, en moins d'un jour, pouvait-il
+avoir pénétré jusqu'au fond des maisons les plus isolées du
+village, puisque personne ne l'exprimait à haute voix, et qu'on se le
+disait seulement à l'oreille.
+
+Telle est la nature de la médisance: en apparence une parole de
+pitié, murmurée à voix basse, sur les défauts du prochain; mais en
+réalité un monstre invisible, un serpent ailé qui s'avance avec la
+rapidité de l'éclair, et verse dans tous les coeurs, même dans les
+plus nobles, le venin qui doit souiller l'honneur ou empoisonner la
+vie d'une victime souvent innocente.
+
+La médisance se transforme rapidement en calomnie: On ne peut pas
+toujours rester dans le vague. Il faut que les choses aient un nom.
+Aussi, c'était chose étonnante, ce que l'on racontait déjà, dès
+le troisième jour, sur le compte de Lina Wouters et du jeune monsieur
+de la ville: et comme chacun y ajoutait de son propre chef quelque
+détail inédit, il était à craindre qu'avant la fin de la semaine
+la jeune fille ne fût, aux yeux de tous, assez coupable pour mériter
+d'être chassée du village à coups de pierre.
+
+Comme d'ordinaire, les victimes de la calomnie étaient les seules
+personnes qui, jusque-là, n'avaient rien appris des bruits qui
+couraient. S'amuser à dire du mal d'autrui, c'était un plaisir que
+les villageois voulaient bien se donner; mais assumer vis-à-vis de
+ceux qu'ils calomniaient la responsabilité de cette mauvaise action,
+ils ne l'osaient pas.
+
+Ce matin-là, Jean Wouters était dans l'atelier de son maître,
+occupé à travailler à son établi de menuisier, et maniant la
+varlope avec ardeur. Deux autres charpentiers étaient derrière lui
+dans un coin, en train d'ajuster les ais d'une porte. Ils regardaient
+du coin de l'oeil leur camarade aux cheveux gris, puis échangèrent
+un regard d'intelligence et haussèrent les épaules en ricanant à
+demi, mais sans rien dire.
+
+Jean Wouters souriait en travaillant, et paraissait de la meilleure
+humeur du monde. Il pensait à Lina, à la joie, à l'orgueil de ses
+vieux jours. Quelle tendre affection elle lui portait. Pauvre enfant,
+coeur aimant et généreux, n'avait-elle point, pendant des mois,
+abîmé ses yeux à faire de la dentelle, pour pouvoir acheter un
+chapeau neuf à son grand-père, un chapeau si fin et d'une forme
+si nouvelle, que dimanche, à l'église, bien des gens l'avaient
+remarqué. Et ce n'était pas encore assez: comme elle savait qu'il
+aimait à fumer une bonne pipe, elle lui avait fait cadeau, pour son
+anniversaire, d'un gros paquet d'excellent tabac.
+
+Son lot avait été dur sur cette terre. Depuis son enfance, il avait
+rudement peiné pour gagner son pain quotidien. Il avait perdu de
+bonne heure sa femme et son fils bien-aimé, et depuis lors il avait
+lutté plus d'une fois contre le besoin et la maladie; mais cependant,
+il bénissait Dieu avec une sincère gratitude, d'avoir fait rayonner
+sur ses cheveux blancs l'amour de Lina, comme le soleil sur la neige.
+
+Un joyeux sourire éclairait son visage. Il murmurait précisément le
+doux nom de sa chère petite-fille, lorsqu'un des apprentis vint lui
+annoncer que le maître avait quelque chose à lui dire, et le pria de
+passer dans l'arrière-boutique.
+
+Jean Wouters déposa sa varlope et quitta l'atelier. Dans le corridor
+il rencontra son patron.
+
+--Vous m'avez fait demander, patron? lui dit-il.
+
+--Oui, suivez-moi, j'ai à vous parler d'une chose importante,
+répondit le maître charpentier d'un ton dont le sérieux étonna le
+vieillard.
+
+Lorsqu'ils furent dans l'arrière-boutique, le maître ferma la porte
+et dit:
+
+--Wouters, vous devinez probablement ce dont je veux vous parler?
+
+--Non, maître, je ne m'en doute pas.
+
+--Quoi! vous n'avez rien appris des bruits qui courent sur votre
+compte? Tout le village en est plein.
+
+--Quels bruits, maître? Je n'en connais rien.
+
+--Ce sont des bruits terribles; mais je ne crois pas un mot de ces
+perfides calomnies. Ne vous ai-je pas, depuis de longues années,
+connu et estimé comme un honnête homme? Ne sais-je pas que vous
+êtes incapable de faire ou de tolérer des choses qui pourraient
+attirer la honte sur vous ou sur la commune?
+
+--J'espère, maître, répondit le vieillard sans s'émouvoir, que je
+n'ai rien perdu de votre estime. Je resterai honnête homme jusqu'à
+mon dernier jour.
+
+--Je n'en doute nullement, Wouters, malgré tout le mal que les
+méchantes langues racontent de vous.
+
+--Mais dites-moi donc ce qu'on raconte de si terrible contre moi?
+
+--Je n'ose presque pas le répéter; tellement cela paraît méchant
+et ridicule. Mais c'est mon devoir de vous avertir. Vous savez bien,
+Wouters, que des jeunes gens de la ville venaient de temps en temps à
+l'_Aigle d'or_, des dissipateurs, des ivrognes, qui, pour le scandale
+des habitants, se comportaient là comme une bande de sauvages, sans
+vergogne et sans foi?
+
+Jean Wouters fit un signe affirmatif.
+
+--Eh bien, savez-vous ce qu'on ose raconter? On prétend qu'un de ces
+jeunes libertins, un certain M. Steenvliet, vient presque tous les
+jours dans votre maison, aussi bien pendant que vous y êtes que
+pendant que vous travaillez ici. Quoique beaucoup de gens soutiennent
+avoir vu ce M. Steenvliet sortir de chez vous, je ne crois pas que ce
+soit possible.
+
+--C'est pourtant vrai, dit le vieux charpentier.
+
+--Qu'est-ce qui est vrai?
+
+--Que M. Herman Steenvliet nous honore de temps en temps de sa visite.
+
+--Ciel! ce ne serait donc pas une calomnie! Ce citadin fréquente
+réellement votre maison, et vous le permettez?
+
+--Mais, cher patron, quel mal y a-t-il à cela?
+
+--Comment, quel mal il y a? C'est vous, Jean Wouters, un homme de
+soixante-cinq ans, qui me faites pareille question?... Pourquoi,
+pensez-vous, ce jeune monsieur vient-il si souvent chez vous?
+
+--Nous lui avons rendu un service; il vient nous voir par
+reconnaissance.
+
+--Par reconnaissance? Pour vous témoigner sa gratitude, à vous ou à
+la mère Anna? répéta le maître charpentier avec un accent d'amère
+raillerie. Peut-être êtes-vous sincère dans votre croyance; mais
+homme simple et naïf que vous êtes, ne comprenez-vous pas ce que
+veut ce jeune étourneau et ce qu'il vient faire chez vous? C'est un
+loup; vous avez un tendre agneau dans la maison; il veut le dévorer.
+
+Le vieillard commençait seulement à deviner à qui faisaient
+allusion les malignes insinuations de son maître. Une expression de
+mépris plissa ses lèvres, et il répondit d'un ton très calme:
+
+--Ce que d'autres personnes disent de moi ou de notre Lina m'importe
+fort peu, tant que ma conscience ne me reproche rien; mais que vous,
+maître, qui avez toujours été bon pour moi, vous paraissiez douter
+de notre honnêteté, cela me fait de la peine. Le jeune monsieur dont
+vous parlez se montre chez nous si réservé et si poli, que les gens
+les plus sévères et les plus scrupuleux ne pourraient rien trouver
+à redire à sa conduite. Dans tous les cas il n'est pas un étranger
+pour nous: lorsqu'il était encore enfant, ses parents demeuraient à
+Ruysbroeck à côté de la maison de mon fils, et alors il jouait tous
+les jours avec notre Lina.
+
+Le martre charpentier secoua la tête.
+
+--Oui, voilà ce que c'est, murmura-t-il. Le jeune monsieur, le loup
+vorace, a trouvé là-dedans une occasion de se rapprocher de l'agneau
+sans défiance... Et vous, Jean Wouters, vous êtes assez innocent
+pour vous laisser abuser par de pareils prétextes? Hélas! mon ami,
+je vous plains du fond du coeur. Vous êtes aveugle; vous seul ne
+savez peut-être pas ce qui se passe: vos yeux s'ouvriront quand il
+sera trop tard. Ah! si vous saviez ce qu'on raconte dans le village!
+Ce que beaucoup de gens prétendent avoir vu de leurs propres yeux!
+
+--Eh bien, que raconte-t-on? Je vous en prie, maître, cessez de me
+parler par énigmes ou par insinuations. Expliquez-vous clairement,
+dites-moi franchement ce que l'on met à notre charge; je ne crains
+pas la vérité.
+
+--Tout cela est-il bien vrai, c'est ce que je n'oserais pas affirmer;
+mais je ne doute pas plus longtemps du terrible danger que vous
+fait courir votre fatal aveuglement... Voyons, répondez-moi avec
+sincérité, Wouters. Pendant bien des mois vous êtes allé le
+dimanche à l'église avec un chapeau usé et bossué, et vous
+déclariez à qui voulait l'entendre que vous ne pouviez pas en
+acheter un autre parce que la longue maladie de votre fille vous
+imposait la plus sévère économie. Il n'y a rien de changé dans
+votre situation, et cependant vous avez maintenant un beau chapeau à
+la dernière mode. Comment cela se fait-il?
+
+--Comment cela se fait, maître? dit Jean Wouters en riant. C'est on
+ne peut plus simple. Notre Lina a travaillé le soir, même la nuit,
+en dehors des heures ordinaires, à faire de la dentelle, pour gagner
+un peu d'argent, et quand est venu le jour de mon anniversaire, la
+brave enfant m'a fait cadeau de ce chapeau.
+
+--Ah! cet argent provient de la dentelle?
+
+--Et d'où proviendrait-il sans cela, maître?
+
+--Et les nouvelles boucles d'oreilles que porte votre petite-fille?
+
+--Quelles boucles d'oreilles? Notre Lina n'en a pas d'autres que
+celles dont sa grand'mère lui a fait présent à l'occasion de sa
+première communion.
+
+--Non, non, de nouvelles, de grandes, enrichies de brillants; on les a
+vues à ses oreilles pas plus tard que dimanche dernier.
+
+Le vieux charpentier, profondément blessé et indigné, releva la
+tête et dit:
+
+--Ça, maître, cela va trop loin. Je commence seulement à bien
+comprendre de quoi l'on nous accuse. Ou veut dire que nous recevons de
+l'argent de M. Steenvliet, n'est-ce pas? Et c'est avec cet argent que
+notre Lina aurait acheté non seulement mon chapeau, mais aussi de
+nouveaux pendants d'oreille? Lina n'a point de nouveaux pendants
+d'oreilles, je l'affirme. Qui donc ose raconter ces méchancetés
+bêtes?
+
+--Certainement ces choses-là doivent vous être pénibles, répliqua
+le maître charpentier. Probablement qu'on vous trompe, et que vous
+êtes en effet très ignorant de ce qui se passe; mais c'est un devoir
+pour moi, comme maître et comme ami, de vous arracher le bandeau des
+yeux... Attendez, j'ai un moyen de vous convaincre. Lucas, l'apprenti,
+a vu les boucles d'oreilles. Je vais l'appeler.
+
+Il sortit en achevant ces mots.
+
+Jean Wouters, lorsqu'il fut seul, posa sa main sur son front brûlant
+et se mit à réfléchir. Il frémissait d'indignation et s'efforçait
+de prendre assez d'empire sur lui-même pour mépriser cette vile
+calomnie; mais un sentiment d'angoisse et de tristesse descendit dans
+mon coeur à l'idée que sa bonne Lina était l'objet des suppositions
+malveillantes des villageois. Il déplorait comme un malheur qu'Herman
+Steenvliet eût mis le pied sur le seuil de sa porte.
+
+Le maître charpentier rentra suivi de l'apprenti. Celui-ci ne
+paraissait pas à son aise et regardait le vieillard avec frayeur.
+
+--Lucas, dit le maître, vous avez vu les nouvelles boucles d'oreilles
+de Lina Wouters. Attestez-le à son grand-père... N'ayez pas peur,
+je vous ordonne de dire franchement ce que vous savez et Jean Wouters
+vous y invite aussi.
+
+--Je n'ai pas vu les boucles d'oreilles, maître, répondit
+l'apprenti. C'est Mathieu Romyn qui m'en a parlé.
+
+--Et Romyn les a-t-il vues?
+
+--Il ne les as pas vues non plus.
+
+--Alors qui?
+
+--Puis-je le dire, maître?
+
+--Certes, vous devez le dire.
+
+--Eh bien, il y a un marchand de bestiaux de Ruysbroeck qui connaît
+bien Lina. Celui-ci a dit à Mathieu Romyn qu'il a rencontré, il y
+a huit jours, à Bruxelles, Lina Wouters au bras d'un jeune monsieur.
+Elle portait une robe de soie comme une demoiselle de la ville, et de
+grandes boucles d'oreilles qui brillaient comme des diamants. Je n'en
+sais pas davantage.
+
+Le vieillard était devenu tout pâle et ses lèvres tremblaient; mais
+il ne disait pas un mot, et paraissait muet de colère et de chagrin.
+
+Sur un signe du maître l'apprenti sortit.
+
+--Pauvre Wouters, si pareilles choses n'étaient pas des calomnies,
+comme ce serait terrible. Le soupçon seul est déjà un malheur,
+n'est-il pas vrai?
+
+Pour toute réponse le vieux charpentier poussa un cri de désespoir,
+se laissa tomber sur un siège, cacha sa figure dans ses mains, et sa
+mit a pleurer amèrement.
+
+Après un moment de silence, son maître lui dit:
+
+--Allons, Wouters, consolez-vous. Il n'est probablement pas trop tard
+pour ramener Lina dans le bon chemin.
+
+--Mais tout est faux, tout! s'écria le vieillard. Ceux qui répandent
+ces bruits sont des serpents venimeux qui crachent leur venin sur un
+ange. Lina est innocente et pure comme l'enfant qui vient de naître.
+
+--Oui, je le crois; vous avez peut-être raison mais vous ne pouvez
+pas en être tout à fait certain. Qu'allez-vous faire maintenant?
+
+--Je n'en sais rien, maître. Puis-je fermer la bouche aux méchantes
+gens?
+
+--Oui, vous pouvez le faire et vous le ferez sans retard. Si vous ne
+montrez pas en cette circonstance que vous êtes resté réellement un
+honnête homme, je serais contraint de vous donner congé. Qui aime
+la honte doit la porter lui-même sans faire peser sur les épaules
+d'autrui une partie de ce lourd fardeau. Écoutez donc mon conseil
+avec calme et avec bon vouloir. Il importe peu que Lina soit coupable
+ou ne le soit pas; mais qu'un jeune homme de la ville, un de ces
+riches désoeuvrés et libertin, fréquente habituellement votre
+maison, c'est là que gît le scandale de l'affaire, et, quoi que vous
+fassiez, le nom de votre petite-fille en restera, hélas! à jamais
+terni. Et s'il y avait quelque chose de vrai dans les bruits qui
+courent?
+
+--Il ne peut y avoir rien de vrai là-dedans.
+
+--Naturellement, telle est votre idée; mais dans de pareilles
+affaires il arrive que le plus vigilant soit trompé. En tout cas,
+votre devoir, comme grand-père et comme homme d'honneur, est de
+défendre votre porte à ce jeune effronté, sans hésitation et sans
+faiblesse, et si sévèrement qu'il perde toute velléité de revenir.
+Quel est votre sentiment à cet égard?
+
+--Vous avez raison, maître. Oui, c'est là mon devoir et je
+l'accomplirai: mais soupçonner notre Lina? Jamais, jamais; elle est
+l'innocence et la pureté mêmes!
+
+--Soit, Wouters, vous pouvez penser là-dessus ce que vous voulez.
+Faites seulement en sorte que ce M, Steenvliet n'ait plus l'occasion
+de voir ou de rencontrer Lina, alors le temps fera le reste, petit à
+petit les bruits cesseront et vous oublierez de votre côté... Mais
+il y a un autre côté de l'affaire qui m'échappe. Auriez-vous par
+hasard conçu l'espérance insensée qu'un mariage pourrait devenir
+possible entre votre Lina et ce jeune monsieur?
+
+Un rire d'ironie fut la seule réponse du vieillard.
+
+En ce moment l'apprenti rouvrit la porte et fit signe à son maître
+qu'il avait quelque chose a lui annoncer. En effet, il lui souffla
+quelques paroles à l'oreille, puis il repartit immédiatement.
+
+Jean Wouters, dit le maître charpentier, voulez-vous savoir quelle
+nouvelle Lucas vient de m'apporter là? Pauw le tortu, le domestique
+de l'_Aigle d'Or_, vient de Bruxelles. Il affirme qu'il a vu M. Herman
+Steenvliet descendre du train à la station de Loth. Sans doute le
+jeune monsieur est déjà chez vous. Voilà une bonne occasion pour
+vous de mettre fin à cette déplorable affaire. Retournez chez vous,
+restez-y aussi longtemps qu'il sera nécessaire, prenez courage, pas
+de faiblesse, faites votre devoir.
+
+--Oui, je ferai mon devoir, répondit le vieux charpentier du ton le
+plus douloureux, mais avec l'accent d'une ferme résolution. Je vous
+remercie de votre bonté, maître; mais, je vous en prie, croyez-moi,
+tout ce que l'on raconte est un tissu de faussetés. Après
+aujourd'hui, Herman Steenvliet ne mettra plus les pieds dans notre
+maison. Ce qui m'effraie, c'est de devoir dire à la pauvre Lina des
+choses dont elle est tellement innocente qu'elle n'en a même pas
+la moindre idée... Mais au nom du ciel, je le sens bien, il n'y pas
+moyen de s'y soustraire.
+
+En achevant ces mots il traversa l'atelier à la hâte et quitta la
+maison de son maître.
+
+Toujours soutenu par la conviction de l'innocence de Lina, il passa
+par la rue du village la tête droite et en regardant les gens bien en
+face, mais lorsqu'il eut atteint le chemin de terra et qu'il se
+trouva tout seul dans la campagne, il pencha lentement sa tête sur
+sa poitrine et poussa un profond soupir. A quoi cela pouvait-il leur
+servir, qu'il se révoltât au dedans de lui-même contre la calomnie?
+Si injustes, si fausses que fussent au fond les accusations
+contre Lina, n'avait-on pas fait à sa bonne renommée une brèche
+irréparable? Comme elle allait souffrir! Ne succomberait-elle pas
+sous le coup de cette honte imméritée?
+
+Le courage du vieillard faiblit à cette idée et des larmes
+jaillirent de ses yeux.
+
+Il réfléchit, chemin faisant, à tout ce que son maître lui avait
+dit; sans doute il croyait fermement à l'innocence de Lina... mais
+pourquoi un frisson glacial lui parcourait-il parfois les membres?
+D'où venait cette sueur froide qui perlait sur son front?
+
+Pauvre homme, il luttait contre le doute qui, pareil à un serpent
+venimeux, voulait, malgré sa résistance, se glisser dans son esprit.
+Non, non, Lina était incapable de le tromper... Mais, ô ciel, si le
+jeune monsieur Steenvliet était un trompeur, un séducteur, un loup,
+comme avait dit le maître charpentier? S'il avait noué un bandeau
+sur les yeux de la pauvre enfant et s'il lui avait ôté ainsi la
+conscience du bien et du mal? On avait déjà vu ces choses-là...
+Cela était-il possible? Herman se comportait envers Lina avec
+réserve, avec respect, jamais il n'avait laissé échapper une
+parole douteuse. Un homme ne peut pourtant pas feindre à ce point...
+Calomnie, rien que calomnie.
+
+Alors il redressait la tête et souriait... mais presque aussitôt
+son visage redevenait sombre, sous l'influence de réflexions plus
+inquiétantes.
+
+--Un marchand de bestiaux de Ruysbroeck, murmurait-il, affirme avoir
+vu Lina à Bruxelles au bras de M. Herman? Et vêtue de soie comme une
+demoiselle? Ah! quelle sottise! Depuis plusieurs mois elle n'est
+plus allée à... Ciel! s'interrompit-il tout à coup en cessant
+de marcher; elle a été à Bruxelles, il y a huit jours... pour
+m'acheter un chapeau! Aurait-elle rencontré M. Herman? s'est-elle
+promenée avec lui, à son bras? Me l'aurait-elle caché par crainte,
+par remords, par honte?
+
+Il tremblait et essuyait machinalement les larmes qui lui troublaient
+la vue.
+
+L'inquiétude me rend fou, reprit-il, en secouant douloureusement
+la tête. Que l'homme est faible contre la calomnie! Moi, son
+grand-père, moi qui l'aime et qui l'admire pour la pureté de son
+âme, je la soupçonnerais d'hypocrisie et de fausseté! Loin de moi
+ces sottes et odieuses pensées! Lina est restée ce qu'elle était:
+innocente et pure.
+
+C'est ainsi que le malheureux vieillard luttait contre les tourments
+du doute et de l'incertitude, tantôt rejetant toutes les suppositions
+contraires, tantôt succombant à l'angoisse qui lui étreignait le
+coeur.
+
+Au moment où il approchait de sa maison, son esprit avait repris un
+peu de calme et de clarté.
+
+--Ces craintes, ces alternatives d'inquiétude et de sécurité, de
+doute et de certitude, ne suivent à rien, se disait-il en lui-même.
+Je vais savoir ce qu'il y a à craindre. Quoi qu'il en soit, le plus
+coupable, c'est moi. C'est moi qui ai charge d'âmes; je suis vieux,
+je suis le père, c'était à moi à veiller sur un enfant sans
+expérience. Ah! fasse Dieu qu'il ne soit point trop tard! Maintenant
+du moins mes yeux se sont ouverts et je veillerai avec sollicitude,
+sans me laisser retenir par quoi que ce soit. J'accomplirai mon
+devoir, pas de respect, pas de pitié! M. Herman doit sortir de ma
+maison sur-le-champ, pour ne plus jamais y remettre les pieds... De la
+prudence pourtant, car s'il n'y avait rien, absolument rien de fondé
+dans tous ces bruits? J'accuserais donc injustement Lina, je la ferais
+rougir inutilement?
+
+Il traversa le petit jardin devant la maison et entra dans sa demeure.
+La mère Anne était seule dans la pièce.
+
+--Où est Lina? demanda-t-il.
+
+--Lina est dans le potager, qui travaille.
+
+--M. Herman n'est pas ici?
+
+--M. Herman? Non. Pourquoi me demandez-vous cela d'un ton si
+singulier, mon père?
+
+--Appelez Lina, j'ai à lui parler.
+
+--Vous êtes si pâle! On dirait presque que vous avez pleuré!
+murmura la veuve avec un accent de frayeur. Ciel! est-il arrivé un
+malheur?
+
+--Non; faites ce que je vous dis: appelez Lina, vous allez le savoir.
+
+La veuve obéit. Il la suivit du regard à travers la porte vitrée du
+jardin.
+
+Il vit de loin Lina venir à lui, par l'allée du milieu, avec un
+doux et aimable sourire sur les lèvres. Son regard était si clair,
+l'expression de son visage si sereine, si pure et si gaie, qu'il eut
+l'envie de serrer l'innocente enfant dans ses bras et de lui demander
+pardon; mais sa conscience le cuirassa contre cette faiblesse.
+
+--Bonjour, grand-père, s'écria Lina. Déjà de retour? Vous
+avez quelque chose à me dire? est-ce une bonne nouvelle?... Mais
+qu'avez-vous, grand-père? Êtes-vous malade?
+
+--Non, mon enfant, je ne suis pas malade; j'ai beaucoup de chagrin.
+
+--Du chagrin? Pauvre grand-père, venez, asseyez-vous, et racontez-moi
+ce que c'est, je vous consolerai bien, moi!
+
+Elle lui passa le bras autour du cou et voulut le conduire à un
+siège; mais il se dégagea et lui dit:
+
+--Lina, ma chère Lina, ce que j'ai à vous demander vous fera aussi
+beaucoup de peine. Pardonnez-le moi, ce n'est pas ma faute. Soyez-en
+bien sûre, mon enfant, de tout ce que l'on dit dans le village, je
+ne crois rien; mais il faut que je soulage mon coeur du poids qui
+m'étouffe.
+
+--Ah! grand-père, allez-vous écouter maintenant les vains propos des
+gens?
+
+Mais le vieillard lui prit la main et lui demanda d'un ton presque
+suppliant:
+
+--Lina, promettez-moi de me dire la vérité, toute la vérité?
+
+--Qu'est-ce que c'est que cette demande-là? grommela la mère Anne
+stupéfaite. Avez-vous jamais pris Lina en délit de mensonge?
+
+--Non, mais cette fois, si elle me cachait quelque chose, elle me
+rendrait profondément malheureux.
+
+--Mon cher grand-père, dit la jeune fille, je ne vous comprends
+vraiment pas. Qu'est-ce que je pourrais vous cacher?
+
+--Eh bien, soyez sincère. Vous êtes allée à Bruxelles, il y a huit
+jours?
+
+--Oui, pour vous acheter un nouveau chapeau, vous le savez bien.
+
+--Et n'y avez-vous rencontré personne?
+
+--Naturellement; toute sorte de gens; à Bruxelles il y a toujours
+beaucoup de monde dans les rues. Mais pourquoi me demandez-vous cela,
+grand-père?
+
+--N'avez-vous pas rencontré M. Herman Steenvliet, à Bruxelles?
+
+--Non.
+
+--Et si vous l'aviez réellement rencontré? Si vous vous étiez
+promenée avec lui, me l'avoueriez-vous?
+
+--Ah! pauvre grand-père, s'écria-t-elle, si cela était, pourquoi
+vous en aurais-je fait mystère? M. Herman lui-même vous l'aurait
+dit. Est-ce là les sottes histoires que l'on raconte dans le village?
+Et vous vous attristez pour de semblables cancans?
+
+--Mais, mon père, qu'est-ce que vous avez donc dans l'esprit? murmura
+la veuve d'un ton de reproche. Croyez-vous donc que notre Lina ne
+sache pas comment une honnête fille doit se conduire? Je suis
+bien sûre que si M. Steenvliet l'avait rencontrée, elle se serait
+contentée de lui dire simplement bonjour, et empressée de passer son
+chemin.
+
+--M. Herman, d'ailleurs, ne m'aborderait pas au milieu de la rue,
+ajouta Lina, il a beaucoup trop d'esprit pour cela. Laissez donc jaser
+les ignorants, grand-père, ils ne savent pas ce qu'ils disent.
+
+Jean Wouters demeura un instant silencieux. Il était pleinement
+convaincu de l'innocence de la jeune fille et il allait renoncer à
+toute question ultérieure; cependant, obéissant à ce qu'il croyait
+être de son devoir, il demanda encore:
+
+--Lina, vous n'avez jamais, n'est-ce pas, porté d'autres vêtements
+que ceux que nous connaissons, votre mère et moi? Jamais un autre
+bijou que les boucles d'oreilles, de votre grand'mère défunte, n'a
+brillé à vos oreilles?
+
+Les deux femmes, muettes et comme ahuries, le regardèrent comme si
+elles ne le comprenaient pas.
+
+--Répondez-moi, je vous en supplie, soupira le grand-père.
+
+--Mais, pour l'amour du ciel, mon père, qu'est-ce qui vous arrive?
+s'écria la veuve. Des habits, des joyaux, notre Lina? Où sont donc
+vos esprits?
+
+Le vieillard s'absorba dans ses réflexions; un sourire de
+satisfaction entr'ouvrait ses lèvres. Mais sa physionomie redevint
+tout de suite sérieuse, car il se souvint du conseil, de la menace
+de son patron, et en même temps de la promesse formelle, à lui Jean
+Wouters. Il secoua tristement la tête et dit:
+
+--Ah! mes enfants, qu'il y a de méchantes gens au monde! Tout ce que
+l'on raconte n'est que fausseté, calomnie et venin. Mais nous n'avons
+pas d'autre richesse que notre honneur, et lorsque le soin de notre
+bonne renommée et la défense de notre réputation exigent de nous
+certains sacrifices, nous ne pouvons pas hésiter... Asseyez-vous
+toutes deux, je vous expliquerai ce qui m'a rendu triste et malade.
+Je ne vous dirai pas tout,--cela n'est pas nécessaire,--mais assez du
+moins pour vous faire comprendre ce que le devoir nous commande.
+
+Dès qu'ils furent tous assis, il dit avec un embarras visible, et en
+cherchant ses mots:
+
+--M. Herman Steenvliet vient ici deux ou trois fois par semaine.
+Nous savons qu'il n'est amené chez nous que par reconnaissance,
+par amitié peut-être, et cela nous suffit pour l'accueillir sans
+arrière-pensée. Oui, vous, Lina, et votre mère, vous avez engagé
+M. Herman à renouveler ses visites le plus souvent possible. Nous
+croyions que nous pouvions contribuer par là à le tenir éloigné
+de ses liaisons dangereuses. Notre but, du moins, était louable...
+Hélas! mes enfants nous sommes des coeurs simples et nous ne
+connaissons pas le monde. Tandis que nous vivions ici en pleine
+sécurité, la calomnie courait dans le village pour dire toute sorte
+de mal de nous. Par exemple, on a l'impudence d'affirmer que nous
+attirons ici M. Herman par cupidité, par calcul. On ose même
+prétendre, Lina, que vous portez des robes de soie et des boucles
+d'oreilles enrichies de brillants, que vous auriez acceptées de M.
+Herman.
+
+--Moi? des robes de soie, des boucles d'oreilles de M. Herman?
+répéta la jeune fille en riant. Quelle folie est-ce là? Et qui
+répand ces bruits absurdes, grand-père?
+
+--Ce sont de méchantes gens, de mauvaises langues, mon enfant. Ne
+vous en inquiétez pas! s'écria la mère.
+
+--Des langues envenimées, c'est certain, reprit le vieillard; mais
+elles n'ont pas tout à fait tort; nous sommes coupables du moins
+d'une grave imprudence. Ce que nous avons perdu de vue, c'est que les
+visites d'un jeune monsieur si riche dans notre humble petite maison
+devaient naturellement amener beaucoup de commentaires. En effet, les
+villageois ne peuvent pas comprendre quel plaisir un monsieur de
+la ville, riche et instruit, peut trouver dans la société de gens
+simples, de pauvres ouvriers tels que nous. Dans leur ignorance, ils
+se forgent toute sorte de mauvaises pensées sur notre compte; ils
+bavardent entre eux sur nous, et disent des choses dont la seule
+idée... En un mot ils nous volent notre honneur et ternissent notre
+bonne renommée.
+
+Jean Wouters, qui avait d'abord l'intention de faire connaître en
+peu de mots les raisons de son retour inopiné au logis, tombait
+maintenant d'une hésitation dans l'autre. Il n'osait pas déclarer
+quelles raisons on attribuait dans le village aux visites d'Herman
+Steenvliet. L'innocente Lina n'avait pas mérité une si cruelle
+injure; lui, son grand-père, ne pouvait pas trouver le courage de lui
+plonger ce poignard dans le coeur.
+
+--Allons, grand-père, ne vous tourmentez pas pour cela, dit la jeune
+fille. C'est affreux, c'est agir méchamment avec nous qui n'avons
+jamais fait de mal à personne; mais nous ne pouvons pas empêcher les
+méchantes langues d'aller leur train. Que nous fait leur bavardage,
+aussi longtemps que nous n'avons rien à nous reprocher?
+
+--Oui, mon père, pourquoi nous laisser troubler par ces vains cancans
+tant que notre conscience ne nous reproche rien?
+
+--Nous avons quelque chose à nous reprocher, enfants. Non, nous
+n'avons pas fait notre devoir comme il convenait de le faire, dit le
+vieillard d'une voix plus ferme. Il ne suffit pas de ne point faire le
+mal, il faut également écarter toute apparence de mal, et ne point
+donner aux gens de prétexte à commentaires malveillants... Ah! je ne
+sais vraiment pas comment vous faire comprendre ce que je veux dire...
+Mon maître m'a appelé dans son arrière-boutique et m'a expliqué
+comment tout le village fait scandale autour de notre nom parce que
+M. Herman vient chez nous. Un si riche monsieur de la ville dans la
+maison d'un pauvre ouvrier, cela ne peut pas durer, prétend-il; cela
+nous ravirait pour toujours notre réputation d'honnêtes gens; tous
+les habitants du village nous considéreraient comme des gens sans
+honneur... J'ai promis à mon patron que nous défendrons à M.
+Steenvliet l'entrée de notre maison, et qu'il ne remettrait plus
+jamais les pieds chez nous.
+
+--Quoi? que dites-vous là, grand-père? s'écria impétueusement la
+jeune fille avec incrédulité! Vous chasseriez M. Herman de notre
+maison? Cela ne se peut pas. Quel mal nous a-t-il fait?
+
+--Oui, oui, mon père, répondez, quel mal ce bon jeune homme nous
+a-t-il fait? Le chasser pour faire plaisir à quelques langues
+envenimées du village? Vous n'en aurez certainement pas le courage.
+
+--Dites ce que vous voudrez, mes enfants, il m'est défendu de rien
+entendre. Herman Steenvliet ne peut plus nous rendre visite. S'il
+vient encore une fois chez nous après aujourd'hui, mon patron me
+renverra de l'atelier. Quelle honte! Et d'ailleurs, où trouverai-je
+alors du travail et du pain?
+
+Ces mots, qui résonnaient à ses oreilles comme une condamnation,
+arrachèrent à Lina un cri d'angoisse. Elle se cacha la figure
+dans les mains et se mit à pleurer en silence. Bientôt les larmes
+ruisselèrent à travers ses doigts.
+
+Jean Wouters la regardait le coeur serré. Cette extrême tristesse
+à la seule annonce de l'éloignement de Herman, qu'est-ce que cela
+signifiait? Ciel, allait-il apprendre un déplorable secret? Avait-il
+en effet été aveugle, aveugle pour un terrible danger? Se verrait-il
+forcé de bénir les calomniateurs qui l'avaient rappelé à temps à
+la conscience de ses devoirs paternels?
+
+Pendant qu'il était assailli de ses pénibles pensées, la mère Anne
+continuait ses efforts pour lui faire comprendre qu'il n'avait pas
+le droit d'interdire ainsi brusquement et grossièrement à M. Herman
+l'entrée de leur maison. Certes, elle pensait aussi maintenant qu'il
+valait mieux que le jeune homme cessât ses visites, mais on pouvait
+le lui faire sentir petit à petit. Il était, après tout, un jeune
+homme bien élevé, auquel ils n'avaient rien à reprocher, et on ne
+chasse pas ainsi des honnêtes gens comme un voleur ou un mendiant.
+
+La vue de la profonde émotion de Lina semblait avoir irrité le
+vieillard. Un feu sombre brillait dans ses yeux fixes; ses lèvres
+étaient contractées, et ce fut d'un ton bref et tranchant qu'il
+répondit enfin:
+
+--Je n'écoute rien, Anna. C'est mon maître qui m'a envoyé ici. Pauw
+le tortu a vu M. Herman descendre du train à Loth. Il n'est pas ici;
+je le regrette. S'il vient en mon absence, envoyez immédiatement
+Lina à l'atelier pour m'appeler. Je ferai connaître à M. Herman ma
+résolution irrévocable.
+
+--Ah! mon père, réfléchissez encore quelques jours.
+
+--Plus un mot, Anna; le sentiment du devoir me rend inexorable. Je
+veux être obéi.
+
+Il se dirigea vers la porte, prêt à partir. Mais malgré ses
+suppositions douloureuses, son coeur s'ouvrit à la pitié; il alla à
+Lina, lui prit la main, et lui dit tristement:
+
+--Allons, Lina, séchez vos larmes et prenez courage. La pensée que
+M. Herman ne reviendra plus jamais ici vous afflige profondément;
+malheureuse enfant, mettez-vous donc le plaisir de sa société
+au-dessus du soin de votre propre réputation? Reconnaissez votre
+devoir: soumettez-vous avec résignation à la nécessité, et votre
+chagrin sera bien vite passé.
+
+--Mon chagrin, grand-père! répéta la jeune fille; mon chagrin n'est
+rien... Mais lui, le pauvre jeune homme, vous allez donc le chasser
+comme un mauvais homme?
+
+--Le chasser, Lina? C'est-à-dire que je lui ferai comprendre qu'il
+ne peut plus venir nous rendre visite, et qu'il doit se comporter
+dorénavant comme s'il ne nous avait jamais connus. L'intégrité de
+notre honneur, le repos de notre vie sont à ce prix.
+
+--Oh! grand-père, comment pouvez-vous être devenu tout à coup
+si cruel et si impitoyable? Vous allez rendre M. Herman malheureux,
+peut-être pour toujours. N'affirme-t-il pas lui-même que c'est notre
+amitié seule qui lui prête la force de ne pas retomber dans les
+écarts de sa conduite passée? Vous voulez l'abandonner maintenant
+sans aide, sans soutien, à la séduction des plaisirs bruyants.
+Prenez encore un peu de patience, quelques semaines seulement,
+jusqu'à ce qu'il se marie.
+
+--Pas de patience, Lina, cela n'est pas possible. Si M. Herman vient
+encore nous rendre visite aujourd'hui, comme cela est probable, il
+faut qu'il entende un adieu définitif.
+
+--Mais, grand-père, ce jeune homme m'a sauvée de la mort.
+
+--Oui, je le sais, mon enfant, mais cela ne fait rien, toutes ces
+paroles sont superflues. Je ne veux pas être chassé de mon atelier
+avec la crainte douloureuse de l'avoir peut-être mérité. Maintenant
+que je sais quel est mon devoir de père et d'honnête homme, rien
+ne peut me faire reculer. Écoutez-moi bien, Lina. Si M. Herman vient
+encore ici aujourd'hui, courez au village sans perdre une minute pour
+m'annoncer son arrivée. Je veux, j'ordonne que vous m'obéissiez en
+cela. Si vous restiez auprès de M. Herman, si vous lui parliez de
+toutes ces choses, songez-y, je ne vous le pardonnerais jamais. Vous
+m'avez bien compris, n'est-ce pas?
+
+Les deux femmes tremblaient en écoutant le son de sa voix qui avait
+pris un accent impérieux. Jamais elles ne l'avaient vu si sévère,
+si résolu, si implacable. Il était déjà sorti qu'elles tendaient
+encore les mains vers lui.
+
+Mais tout à coup il rentra en disant précipitamment:
+
+--La-bas, au bas du chemin creux, arrive M. Herman. Montez toutes les
+deux à l'étage. Dépêchez-vous. Ne m'entendez-vous pas? Montez,
+vous dis-je.
+
+La jeune fille poussa un cri de désespoir; elle sa laissa tomber à
+genoux devant son grand-père et lui dit en pleurant:
+
+--Ah! grand-père, ayez pitié de lui! Il est si bon! Ne lui dites
+point de paroles dures; ne le rejetez pas dans le désespoir.
+
+--Cela dépendra de lui-même, Lina. Je n'aimerais pas de lui dire
+des paroles dures, mais s'il veut s'insurger contre la raison et
+le devoir, alors... Anne, obéissez-moi, montez avec Lina, et ne
+redescendez pas avant que je ne vous appelle. Je veux être tout à
+fait seul avec M. Steenvliet.
+
+Lina se leva, et quoiqu'elle tremblât de tous ses membres, elle prit
+le bras de sa mère et monta l'escalier d'un pas ferme.
+
+Le vieillard agité passa sa main sur son front et essaya de
+reprendre son calme. La profonde tristesse de Lina, la chaleur de ses
+supplications en faveur de Herman l'avaient rendu inquiet et défiant.
+Il commençait seulement à comprendre clairement qu'il devait rester
+impitoyable... Mais d'un autre côté sa raison lui disait qu'il
+n'avait pas le droit de parler durement ni impoliment au jeune homme,
+attendu qu'il ne savait pas si, au fond, il avait à lui reprocher
+autre chose que l'imprudence dont ils s'étaient tous rendus
+coupables. Il devait donc rester calme et faire connaître à M.
+Herman sa volonté sans colère. Mais s'il advenait qu'il opposât de
+la résistance, s'il refusait de cesser définitivement ses visites,
+alors lui, Jean Wouters, lui prouverait que les sentiments d'honneur
+peuvent donner même à un vieillard usé par le travail, la force et
+la volonté d'accomplir son devoir sans crainte.
+
+A peine ses réflexions l'avaient-elles amené à cette résolution,
+que Herman Steenvliet parut sur la porte, regarda tout autour de la
+pièce, et demanda son chapeau à la main.
+
+--Bonjour, père Wouters. Quelle chance et quel plaisir de vous
+rencontrer ici à cette heure? Je ne m'y attendais pas. Vous n'êtes
+pas seul à la maison, n'est-ce pas?
+
+--Voici une chaise, Monsieur, grogna le vieux charpentier. J'ai à
+causer avec vous sérieusement, très sérieusement.
+
+Herman, frappé du ton inaccoutumé du vieillard, le regarda avec
+étonnement.
+
+--Vous me faites trembler, maître. Est-il arrivé ici un accident?
+
+--Un malheur, un grand malheur! répondit l'autre.
+
+--Ciel! Lina est-elle tombée malade?
+
+--Non, personne n'est malade. Allons, je vous en prie, Monsieur,
+asseyez-vous, et écoutez avec attention ce que j'ai à vous dire.
+Je n'ai pas beaucoup de temps; notre entretien doit être court... Le
+hasard vous a conduit dans notre maison; vous avez trouvé bon, après
+cela, de venir nous voir différentes fois,--trop souvent pour notre
+bonheur, hélas!--et nous, dans notre simplicité, nous vous avons
+reçu sans arrière-pensée, avec plaisir même. Nous sommes de
+pauvres ouvriers; vous, vous êtes le fils d'un homme riche à
+millions. Il paraît que, à cause de cette grande différence de
+conditions, vos assiduités dans cette maison sont considérées par
+le monde comme compromettantes pour nous. Si vous saviez, Monsieur,
+quelles choses odieuses on raconte de nous dans le village!
+
+--Je le craignais: l'aubergiste de l'_Aigle d'or_ s'est vengé!
+soupira Herman.
+
+--L'aubergiste de l'_Aigle d'or_ ou d'autres, cela n'y fait rien.
+La vérité, la triste vérité est que notre pauvre Lina a perdu
+sa bonne réputation peut-être pour toujours. A peine si j'ose vous
+déclarer ce que l'on dit et ce que l'on croit d'elle. On assure
+qu'elle vous attire ici pour avoir de l'argent de vous; que vous
+lui donnez des robes de soie et des bijoux. Qu'on l'a rencontrée à
+Bruxelles se promenant a votre bras...
+
+--Ah! les vipères! s'écria le jeune homme qui se leva en serrant les
+poings. Les serpents, qui crachent leur bave sur Lina, sur cet ange si
+pur, si noble de coeur!... Ah! cela ne durera pas longtemps: je
+cours au village, et je saurai bien fermer la bouche à ces lâches
+calomniateurs.
+
+--Non, Monsieur, vous ne ferez pas cela, je vous le défends, dit le
+vieillard en lui faisant signe de se rasseoir. Voulez-vous donc par
+votre intervention publique, donner raison à la malignité des gens
+et rendre tout le village hostile à notre pauvre Lina? Ce n'est pas
+par la violence que l'on peut combattre la calomnie: au contraire,
+ce serait jeter de l'huile sur le feu. Il n'y avait qu'un moyen de
+prévenir le mal; il n'y a qu'un moyen pour en diminuer l'effet autant
+que possible, maintenant que le mal s'est produit. Vous avez plus
+d'esprit, plus d'expérience du monde que nous, vous, Monsieur
+Steenvliet. Votre conscience, votre coeur devraient vous avoir depuis
+longtemps indiqué ce moyen.
+
+--Ah! ils me l'ont indiqué, murmura le jeune homme.
+
+--Est-il possible? Et vous n'avez pas écouté leur voix?
+
+--Ce qui est arrivé, je le craignais depuis longtemps. Il y a plus de
+quinze jours que je voulais vous annoncer ma ferme résolution de ne
+plus venir vous voir désormais.
+
+--Hélas! pourquoi ne l'avez-vous pas fait?
+
+--Vingt fois j'ai eu l'adieu sur les lèvres, père Wouters; mais
+chaque fois le courage de le prononcer m'a manqué. Je n'ai pas bien
+agi, je le reconnais trop tard. Pardonnez-le moi.
+
+--Vous reculiez devant le chagrin que vous pensiez devoir résulter
+pour Lina de votre départ?
+
+--Non, ce n'était pas là la cause de ma faiblesse. Je ne veux pas
+vous tromper, c'est l'égoïsme qui m'a retenu. Et qu'il y a-t-il
+d'étonnant? Réfléchissez un peu, père Wouters: feu ma mère m'a
+mis au coeur le désir des plaisirs tranquilles, simples, modestes,
+l'aspiration vers une amitié douce et désintéressée... et
+malgré cela, j'étais en voie de perdre complètement ma santé, mon
+intelligence et mon honneur dans les débordements d'un libertinage
+stupide. Je me méprisais moi-même; j'étais dégoûté de la vie.
+Ici, dans votre humble maisonnette, mon âme a retrouvé la paix;
+j'ai été réconcilié avec ma conscience, et la vie m'a souri
+de nouveau... Renoncer à ce bonheur, à cette délivrance,... me
+retrouver seul, sans appui, sans consolation, dans un monde que je
+hais! Ah! c'était trop pénible. Dire pour toujours adieu à vous, à
+la bonne mère Anne, à Lina, cela m'effrayait; et si bien convaincu
+que je sois que cet adieu définitif devra tout de même être
+prononcé une fois, je différais cette triste échéance pour
+prolonger mon bonheur d'un jour, d'un seul jour.
+
+--Mais maintenant, Monsieur?
+
+--A présent, père Wouters, c'est décidé. Après aujourd'hui, je ne
+ferai plus aucun effort pour vous revoir, ni votre femme, ni
+Lina... Ah! si vous saviez, père Wouters, comme cette séparation
+irrévocable me déchire le coeur!
+
+Jean Wouters était ému.
+
+--Allons, mon jeune ami, dit-il d'un ton consolant, ne perdez pas
+courage. Nous avons été tous également imprudents. Peut-être,
+lorsque vous ne viendrez plus chez nous, les gens reconnaîtront-ils
+leur erreur. Mais si même notre bonne réputation devait en rester
+atteinte, comme cela est à craindre, eh bien, nous le supporterons
+sans vous accuser pour cela.
+
+--Oui, vous êtes assez généreux pour me pardonner ma faiblesse, dit
+Herman d'un ton amer, mais je ne me la pardonne pas moi-même; je ne
+me pardonne pas d'avoir, par lâche égoïsme, exposé votre bonne
+Lina à la calomnie des mauvaises langues. Je le regretterai toute ma
+vie. Hélas, l'innocente compagne de jeux de mon enfance, elle dont la
+douce amitié m'a tiré de l'abîme de l'abjection et du désespoir,
+je l'ai jetée en pâture à la malignité publique; je suis cause que
+son nom est souillé du venin de la calomnie, et restera peut-être
+souillé. Dieu, qui lit dans mon coeur, sait bien que je donnerais
+tout au monde pour racheter le mal que je lui ai fait... mais je ne
+le puis pas!... Pourquoi ne suis-je pas un pauvre ouvrier comme vous?
+Pourquoi cet argent maudit se trouve-t-il entre nous, si ce n'est pour
+m'empêcher de vous faire triompher de la calomnie en vous élevant
+au-dessus d'elle? Ah! ciel, je suis fou de colère et de chagrin. Ma
+tête tourne... Je ne sais plus ce que je dis!
+
+Herman s'était levé et avait pris la main du vieillard.
+
+--Maintenant, père Wouters, adieu! murmura-t-il les larmes aux yeux.
+Je m'en vais: vous ne me reverrez plus.
+
+--Monsieur Herman, nous nous comprenons bien, n'est-ce pas, plus
+jamais?
+
+--Non, plus jamais... Je vais me marier avec une demoiselle de la
+haute noblesse. Priez Dieu pour moi, père Wouters, afin que, dans ce
+brillant mariage, il me fasse retrouver quelques miettes du bonheur,
+de la paix de l'âme que me fait perdre cette douloureuse séparation.
+
+Il se dirigea vers la porte d'un pas ferme et résolu; mais là il
+s'arrêta et regarda le charpentier d'un air suppliant, comme pour lui
+demander quelque chose.
+
+--Soyez généreux, répondit le vieillard à cette prière muette;
+épargnez-leur cette triste émotion.
+
+--Un mot, un seul mot!
+
+--Les larmes de deux pauvres femmes changeraient-elles quelque chose
+à la fatalité qui pèse sur nous?
+
+--Non, vous avez raison, maître. Adieu! Adieu! Et, étouffant un cri
+de désespoir, Herman Steenvliet sortit de la maison en courant et
+reprit le chemin creux, sans remarquer deux ou trois paysans qui
+l'épiaient et qui le suivirent des yeux en échangeant de grossières
+plaisanteries.
+
+
+
+
+X
+
+
+Herman Steenvliet, le coeur plein d'angoisse et de chagrin, marchait
+dans le chemin creux qui devait le conduire à Loth, près de la
+station de chemin de fer; mais, arrivé là, il se sentit un tel
+dégoût pour la société des hommes, et un tel besoin de solitude,
+qu'il résolut d'aller à pied jusqu'à Bruxelles, en suivant les
+bords du canal de Charleroy.
+
+En chemin il s'arrêtait souvent, secouant la tête, se parlait tout
+haut à lui-même et se faisait violence pour retenir les larmes qui
+voulaient à chaque instant jaillir de ses yeux.
+
+Sa conscience l'accusait; il comprenait fort bien que l'honneur et
+la bonne réputation de Lina resteraient compromis, car au village
+surtout, les souillures que la calomnie répand sur ses victimes sont,
+de leur nature, ineffaçables. Lui, Herman, avait prévu le mal et
+l'avait redouté; par égoïsme ou par faiblesse il avait continué
+ses visites, et conséquemment c'était par sa faute que son amie
+d'enfance allait rester méprisée et blâmée. C'est ainsi qu'il
+avait récompensé ces braves gens de l'amitié désintéressée
+qu'ils lui avaient témoignée.
+
+Cette conviction lui était extrêmement pénible. Il se creusait le
+cerveau à chercher un moyen de défendre Lina contre les soupçons
+injurieux des gens du village; mais son esprit restait stérile.
+Considérant que tout ce qu'il pouvait tenter aurait pour unique
+résultat de provoquer des calomnies nouvelles et plus odieuses
+encore contre l'innocente jeune fille, il devait se soumettre avec
+résignation à la fatalité qui pesait sur lui.
+
+Il ne reverrait plus jamais Lina Wouters; tout était rompu entre elle
+et lui; leurs relations ne devaient jamais se renouer.
+
+Ah! il mesurait maintenant toute l'étendue, toute la puissance de son
+amour pour la naïve compagne de son enfance, et il s'en effrayait. Et
+quoique le serment de fidélité qu'il allait jurer au pied des autels
+à une autre femme lui fît un devoir devant Dieu d'oublier Lina, il
+sentait bien, hélas! qu'il ne le pourrait pas. Ah! si les millions de
+son père ne s'élevaient pas entre lui et la victime de son égoïste
+imprudence, s'il était pauvre, avec quelle joie triomphante il
+élèverait Lina au-dessus des atteintes de la calomnie! Mais il ne
+pouvait pas y penser: il ne pouvait pas se soustraire à son triste
+sort; il fallait qu'il devînt l'époux de Clémence d'Overburg.
+
+Ces douloureuses pensées tourbillonnaient dans son esprit et lui
+faisaient saigner le coeur.
+
+Lorsqu'il arriva enfin chez lui, il était tout à fait abattu et
+découragé. Il monta à sa chambre, se laissa tomber dans un fauteuil
+et resta là, le regard fixe, perdu dans le vide, luttant contre
+l'obsession de l'image de Lina qu'il voyait constamment devant lui,
+tantôt les yeux pleins de larmes, tantôt souriant du plus doux
+sourire.
+
+Pour échapper à cette vision, il sortit de nouveau et alla se
+promener très loin sur la route de Tervueren; mais rien n'adoucit
+sa douleur, et plus cette lutte contre les arrêts du sort se
+prolongeait, plus profondément s'enracinait en lui la conviction que
+rien au monde n'était assez puissant pour affaiblir dans son coeur la
+sentiment qui l'enchaînait à Lina Wouters.
+
+Durant trois jours, il resta en proie aux luttes intérieures les plus
+pénibles sans parvenir à déterminer clairement ce qui lui restait
+à faire. Mais le quatrième jour, après de longues heures passées
+dans sa chambre à réfléchir et à méditer, il se leva tout à
+coup, l'oeil brillant d'une ferme résolution:
+
+--C'est décidé: attendre plus longtemps ne servirait de rien, Que
+mon sort s'accomplisse! Mon pauvre père croira que je l'attriste sans
+hésitation et sans pitié. Ah! s'il pouvait lire dans mon coeur! Ce
+qu'il désire voir se réaliser lui est inspiré par son affection
+pour moi, je le sais bien. Mais il se trompe. Je ne peux pas
+consentir à être pendant toute ma vie la victime d'une erreur de
+sa tendresse... et, lors même que je le voudrais, je demeurerais
+impuissant contre une chose qui est plus forte que ma volonté...
+L'argent est le tyran qui me condamne à l'avenir le plus amer; eh
+bien, je veux, en ce qui me concerne, briser ce sceptre infernal;
+je serai pauvre, peut-être, et obligé de gagner mon pain en
+travaillant; mais libre, du moins, et maître de mon coeur et de mes
+actions.
+
+En prononçant ces paroles à voix haute, il descendit rapidement et
+entra sans frapper dans le cabinet de son père.
+
+--Ah! ah! on vous voit donc à la fin! lui dit joyeusement M.
+Steenvliet. Que diable, mon fils, où donc êtes-vous toute la
+journée? Je vous ai à peine entrevu deux ou trois fois depuis le
+commencement de la semaine.
+
+--Mon père, j'ai à vous parler d'une affaire importante, répondit
+le jeune homme. Je vous en prie, ayez la bonté de m'écouter avec
+calme.
+
+--Quelle mine sérieuse vous avez, Herman! Vous piquez ma curiosité.
+Il ne s'agit pas de votre prochain mariage?
+
+--Si, mon père.
+
+--Mais sur ce point, il n'y a plus rien à dire. Parlez, cependant.
+Quelque nouvel enfantillage?
+
+--Jugez-en, mon père. Depuis quatre jours j'ai la tête en feu;
+depuis quatre jours j'ai la fièvre, mes nerfs sont tendus à se
+rompre, parce que je m'effraye à l'idée de vous déplaire et de vous
+faire du chagrin; car, je le reconnais, vous êtes bon pour moi, vous
+m'aimez, et dans tout ce que vous faites vous n'avez en vue que mon
+bien-être, tel que vous le comprenez, du moins.
+
+--Ah çà! qu'est-ce que tout cela signifie? Vous n'allez pas pleurer,
+n'est-ce pas?
+
+--Non, mon père, mais je m'efforce de vous faire comprendre que je
+vous suis reconnaissant et que je vous respecte...
+
+--Je le sais bien, mon garçon. Laissez là ces détours, et allez
+droit au but. Que désirez-vous? De l'argent?
+
+--Non; je veux vous faire part d'une résolution, d'une immuable
+résolution que j'ai prise.
+
+--Immuable! Nous verrons bien. J'écoute.
+
+Le jeune homme hésita et parut rassembler ses forces. Il dit enfin
+d'un ton décidé:
+
+--Mon père, je n'épouse pas mademoiselle d'Overburg.
+
+--Ne l'avais-je pas deviné? s'écria l'entrepreneur. Vous voilà
+encore une fois! De pareilles hésitations sont peut-être naturelles;
+mais elles ne sont certainement pas sérieuses. Quand il en sera
+temps, vous vous estimerez heureux de pouvoir donner le nom d'épouse
+à la noble demoiselle Clémence.
+
+--Croyez là-dessus ce qu'il vous plaira, mon père, mais je vous
+déclare que jamais, non jamais, je n'accepterai la main de Clémence
+d'Overburg.
+
+M. Steenvliet éclata de rire.
+
+--Ah! ah! vous tournez comme une girouette! dit-il en ricanant;
+aujourd'hui par-ci, demain par-là. Allez encore vous promener un peu,
+Herman, et venez me dire ce soir quelles sont vos intentions. Vous
+aurez encore une fois changé d'avis.
+
+Le jeune homme frémissait d'impatience, mais il se contint, et
+répondit avec un calme apparent:
+
+--Vous êtes un homme énergique, mon père; tout le monde vante la
+fermeté de votre volonté. Moi, au contraire, j'ai été jusqu'à
+présent un être faible et hésitant, parce que l'on a contrarié
+tous les penchants de ma nature primitive. Mais votre sang coule dans
+mes veines. Ne vous étonnez donc pas, mon père, qu'après quatre
+jours de réflexions et de souffrances, je sois arrivé à prendre une
+résolution si ferme et si irrévocable que rien au monde ne pourrait
+la changer...
+
+--Pas même la volonté de votre père?
+
+--Non.
+
+--Ni mes prières?
+
+--Je vous demande bien humblement pardon, mon père, mais mon parti
+est pris. Je n'épouserai pas Clémence d'Overburg.
+
+Cependant M. Steenvliet se refusait à croire que son fils parlait
+sérieusement, quoique le ton grave du jeune homme, son air décidé,
+et la résolution de son regard ne fussent point sans inquiéter
+l'entrepreneur.
+
+--Mais, Herman, dit-il, je ne vous comprends pas. Expliquez-moi
+donc quelles raisons vous poussent à rompre ainsi vos engagements.
+Avez-vous appris, sur Clémence ou sur ses parents, quelque chose qui
+vous blesse?
+
+--Non, mon père. A quoi bon vous répéter encore une fois les
+raisons qui, dès le premier moment, me firent considérer cette union
+disproportionnée comme devant faire le malheur de toute ma vie? Avec
+votre argent vous achetez une bru, rameau d'une antique et illustre
+souche. Elle ne peut pas m'aimer jamais, moi, le fils d'un ouvrier
+enrichi, le bourgeois égoïste dont l'orgueil veut anéantir et
+absorber sa noblesse. Je lirais sans cesse cette accusation dans
+ses yeux... Ses parents se vengeraient sur moi par une haine
+irréconciliable, et me mépriseraient... Et moi, moi, je devrais
+baisser humblement et sans résistance la tête devant cette
+humiliation! car ma conscience me dirait que je l'ai méritée.
+
+--Bah! bah! folies que tout cela. Cela n'a pas le sens commun. C'est
+peut-être la quatrième fois que vous me répétez ces réflexions
+défavorables, et chaque fois vous avez reconnu qu'elles n'étaient
+pas fondées.
+
+--En effet, mon père, chaque fois je me suis soumis par respect, par
+affection pour vous. Et s'il n'avait pas surgi d'autres raisons pour
+me faire reculer, j'aurais probablement accepté mon sort, si triste
+qu'il me parût.
+
+--Ah! bon, il y a une nouvelle raison?
+
+--Clémence d'Overburg n'a pas la moindre inclination pour moi; au
+contraire!
+
+--Vous vous trompez, Herman, soyez-en sûr, son père me disait encore
+dernièrement qu'elle parle de vous dans chacune de ses lettres, et
+qu'elle s'informe avec intérêt de votre santé.
+
+--Cela se peut; mais son frère Alfred, sans me le déclarer
+positivement, m'a fait suffisamment comprendre que mademoiselle
+Clémence redoute le mariage projeté comme une mésalliance
+déshonorante.
+
+--Vous avez mal compris ses paroles.
+
+--Ah! n'est-ce pas naturel? Clémence courbe la tête sous la volonté
+de son père, sous la pression de la fatalité. Elle se sacrifie à
+l'honneur et au bien être de sa race; elle se vend pour sauver ses
+parents d'une décadence scandaleuse. Certes, cette abnégation de
+soi-même est un acte digne d'éloges; mais plus noble Clémence se
+montre, plus lâche et plus cruel serais-je en consentant à conduire
+à l'abattoir cet innocent agneau. Non, je ne le ferai pas, jamais,
+jamais! Ce rôle de bourreau me répugne. L'idée que je devrais vivre
+jusqu'à la fin de mes jours côte à côte avec ma victime, me fait
+trembler d'horreur... Et je vous le répète, mon père, rien au monde
+ne peut me faire consentir à épouser mademoiselle d'Overburg.
+
+L'entrepreneur secoua la tête avec impatience.
+
+--Vous êtes de bien mauvaise humeur aujourd'hui, dit-il. Les paroles
+sans portée d'Alfred d'Overburg vous ont indisposé: mais je
+veux croire que cet accès de dépit se passera bientôt, comme
+précédemment; sans cela votre hardiesse, la légèreté avec
+laquelle vous essayez de reprendre vos promesses, me mettraient dans
+une juste colère. Ah! mon sang coule dans vos veines? Ah! vous
+avez une volonté ferme? Mais moi, je suis votre père, et j'ai
+une volonté qui n'a jamais plié. Si cela devenait nécessaire, je
+saurais vous montrer que quand une fois j'ai mûrement et fermement
+décidé quelque chose, tout doit se courber devant moi: vous surtout,
+qui êtes mon fils... Allons, poussez votre audace jusqu'au bout:
+osez me répéter que vous refuseriez d'obéir à mes ordres, à mes
+prières! Est-ce ainsi que vous voulez me récompenser de toute ma vie
+de dévouement et de sacrifices?
+
+Le jeune homme, qui ne voulait pas répondre à cette question, avait
+laissé tomber sa tête sur sa poitrine, et regardait obstinément
+le parquet, sans rien dire. Son attitude humble fut prise par M.
+Steenvliet pour un signe d'hésitation ou de regret.
+
+--Voyons, mon bon Herman, dit-il, ne vous laissez pas aller à toutes
+ces sottes idées. Elles vous attristent inutilement; car, à supposer
+qu'elles soient fondées en partie, à quoi cela vous avancerait-il?
+L'affaire est poussée trop loin pour que l'on puisse revenir sur
+ses pas. Puis-je aller dire maintenant au baron d'Overburg que nous
+refusons la main de sa fille? Je n'oserais jamais lui faire un si
+sanglant affront. Cela est complètement impossible, et d'ailleurs je
+ne le voudrais pas. Oubliez-vous donc, Herman, que l'unique but de
+mes efforts, de mes labeurs, de mes épargnes, de ma vie, a été
+de préparer et de réaliser votre élévation dans le monde. Et
+maintenant que mon voeu le plus ardent va s'accomplir, maintenant
+que vous allez devenir l'époux d'une jeune fille de haute noblesse,
+maintenant que le vieux maçon,--devenu riche grâce à son habileté
+et à son travail,--va voir son sang plébéien se mêler au sang
+illustre des Overburg, vous renonceriez à cette brillante alliance?
+Ah! ah! quelle folie! Soyez plus avisé; dites-moi que vous acceptez
+avec gratitude la main de Clémence.
+
+--Je ne l'accepte pas, mon père!
+
+--Ah çà! êtes-vous ensorcelé? s'écria l'entrepreneur irrité.
+Ne comprenez-vous donc pas que si je prenais au sérieux votre
+proposition insensée, vous me rendriez profondément malheureux?
+
+--Je le sais, mon père, et pourtant...
+
+--Pourtant quoi?
+
+--Pourtant je dois refuser. Si je n'épouse pas Clémence, vous en
+aurez du chagrin pendant quelque temps; mais si je l'épouse, je me
+condamne moi-même à une existence sans amour, sans espoir, sans
+dignité. Je ne veux pas m'acheminer vers le tombeau, courbé sous
+l'humiliation et la haine... C'est une loi: de deux maux il faut
+choisir le moindre. Mademoiselle d'Overburg ne sera jamais ma femme.
+
+--Par le diable, c'est ce que nous verrons!
+
+Herman fit quelques pas en arrière, comme pour s'en aller.
+
+--Restez! commanda M. Steenvliet. Je devrais me fâcher, mais je suis
+trop fermement convaincu que votre nouvelle lubie ne tiendra pas.
+Ah! si ce que vous venez de dire était bien mûrement réfléchi et
+délibéré, si, par hasard, vous persistiez dans votre refus, je
+me vengerais impitoyablement de votre désobéissance et de votre
+opiniâtreté. Je puis vivre assez longtemps encore pour dissiper
+toute ma fortune, et pour m'en aller de ce monde aussi pauvre que j'y
+suis venu. Alors vous n'auriez rien.
+
+--Agissez en cela comme vous le trouverez bon, mon père, répondit le
+jeune homme avec le plus grand calme. Je suis assez grand pour gagner
+ma vie en travaillant.
+
+--Vous allez peut-être devenir peintre? ricana le père.
+
+--Peintre ou autre chose. Votre exemple m'a appris ce que l'on peut
+avec de la volonté et de la persévérance.
+
+--Allons, Herman, vous perdez la tête. Les millions que j'ai gagnés
+pour vous ne serviraient donc à rien?
+
+--Ils serviront du moins, mon père, à me faire apprécier
+l'humilité et à me rendre malheureux pour toute ma vie.
+
+--Ah! c'est ainsi: Monsieur va demander son gagne-pain au travail de
+ses mains, et dès qu'il gagnera un peu d'argent, il épousera l'une
+ou l'autre petite paysanne; qui sait? peut-être même la fille de
+quelque artisan.
+
+--Une femme de cette condition ne reprochera pas, du moins, à mon
+père d'avoir été maçon, grommela le jeune homme d'un ton acerbe.
+Ce serait un mariage avec un amour partagé et un respect réciproque.
+
+--Vous radotez. Voyez-vous le fils unique du millionnaire Steenvliet
+demeurer dans une hutte et souffrir de la faim? Allez vous mettre au
+lit, Herman, reposez-vous un peu et laissez vos esprits se calmer;
+car, vraiment, vous êtes à moitié fou. Demain ce sera passé. En
+tout cas, n'espérez pas que dans cette affaire importante je prête
+les mains à vos caprices et à vos lubies. Clémence d'Overburg sera
+votre femme; c'est décidé, et cela reste décidé.
+
+--Est-ce bien votre dernier mot, mon père?
+
+--Mon tout dernier mot.
+
+--Soit donc! Je sais ce qu'il me reste à faire.
+
+En achevant ces paroles, Herman sortit du cabinet.
+
+L'entrepreneur le suivit un instant des yeux d'un air pensif, puis il
+secoua la tête et se dit à lui-même en souriant:
+
+--Pauvre garçon! La crainte de ne pas être aimé de mademoiselle
+Clémence le jette maintenant dans un doute pénible. Son coeur est
+trop sensible, trop tendre. Il tient cela de sa mère. Sans amour sa
+vie serait triste, en effet; mais il se trompe complètement. Dès
+le premier abord Clémence a montré une sympathie particulière pour
+lui. Je lui fournirai les moyens de satisfaire les moindres désirs de
+sa femme. Et si réellement elle n'éprouvait pas encore un véritable
+amour pour lui, cela viendra tout seul plus tard. L'argent est une
+baguette magique toute-puissante sur le coeur des hommes... Si l'on
+devait décider définitivement aujourd'hui de ce mariage, peut-être
+Herman n'y consentirait-il pas. Il est singulièrement mal disposé
+à cet égard; mais l'effet des paroles d'Alfred ne tardera pas à se
+dissiper. Nous avons tout le temps d'attendre. Ce qui m'inquiète plus
+que les lubies de mon fils, c'est l'hésitation et les atermoiements
+du marquis de la Chesnaie. Il ne consentira qu'après avoir ici même
+en personne examiné la situation de mes affaires. L'idée qu'une
+demoiselle d'Overburg épouserait le fils d'un ouvrier enrichi le
+blesse et l'humilie. S'il allait refuser? Je manquerais donc le but de
+tous mes efforts?... Mais je crois vraiment que la folie de mon fils
+me rend à mon tour hésitant! Est-ce que je ne les domine pas tous
+par l'argent? Seraient-ils capables de préférer le déshonneur et la
+déchéance? Non, non, j'ai tort de m'inquiéter, l'affaire suivra son
+cours comme je l'ai résolu...
+
+Un valet ouvrit la porte et annonça à son maître que M. le baron
+d'Overburg était venu pour lui parler, et qu'il l'attendait au salon.
+
+--Ah! le père de Clémence maintenant, grommela l'entrepreneur en
+ôtant sa robe de chambre. Pourvu que celui-ci ne vienne pas à son
+tour avec des hésitations et des faux-fuyants. Je finirais par perdre
+patience. Bah! peut-être m'apporte-t-il, au contraire, de bonnes
+nouvelles; car lui, du moins, est un homme sensé et il sait ce
+qu'il fait, ou du moins ce qu'il peut faire. Voyons, nous allons bien
+savoir.
+
+En entrant dans le salon, il alla à la rencontre de son noble
+visiteur avec un sourire aimable, lui serra la main et lui dit:
+
+--Bonjour, monsieur le baron. Voilà une agréable surprise, à
+laquelle je ne m'attendais pas aujourd'hui. Vous deviez être en
+ville pour vos affaires; et vous n'avez pas voulu retourner à votre
+château sans m'honorer d'une visite. Je vous remercie du fond du
+coeur pour cette bonne idée. Veuillez vous asseoir, monsieur le
+baron... Mais je ne sais pas ce que je vois à l'air de votre visage.
+Auriez-vous du chagrin? Tout ne marche-t-il pas au gré de vos
+désirs?
+
+--Non, pas tout, monsieur Steenvliet, répondit le baron. Il y a
+certaines choses qui m'inquiètent depuis une couple de jours. Je suis
+venu pour causer de cela très sérieusement avec vous.
+
+Mais d'abord, je dois vous annoncer que mon oncle, le marquis de la
+Chesnaie, m'a écrit qu'il part aujourd'hui de Monaco, et arrangera
+son voyage de manière à arriver jeudi prochain à Bruxelles. Vous
+pouvez donc vous attendre à notre visite pour la fin de la semaine
+prochaine.
+
+--Peut-être le marquis préférerait-il que je vinsse lui parler à
+votre château?
+
+--En ce cas, monsieur Steenvliet, je vous le ferais savoir.
+
+--Et peut-on supposer, d'après les termes de sa lettre, qu'il est
+toujours favorablement disposé?
+
+--Toujours favorablement. Ce n'est que pour la forme qu'il diffère
+son approbation définitive, jusqu'à ce qu'il ait obtenu par
+lui-même les renseignements nécessaires. Mais ces renseignements
+seront-ils bien de nature à le satisfaire complètement? Voilà la
+question que je me pose, et qui m'inquiète depuis deux jours.
+
+--Et qu'est-ce qui pourrait bien y manquer, monsieur le baron? Vous
+lui avez fait connaître avec une entière sincérité la véritable
+situation des choses. N'est-il pas vrai que vous lui avez écrit tout
+ce qui pouvait exercer quelque influence sur sa décision?... Quoi?
+Vous secouez la tête?
+
+--Ce que j'ignorais alors, je ne pouvais naturellement pas le lui
+mander. S'il l'apprend--et je crains fort qu'il ne l'apprenne--alors
+il est probable qu'il s'opposera au mariage de Clémence. Vous avez ma
+parole, monsieur Steenvliet, la mauvaise tournure de mes affaires, le
+généreux secours que vous m'avez prêté, me rendent votre obligé
+et m'engagent envers vous. Je n'hésiterais pas à conclure ce
+mariage, même sans le consentement de mon oncle; mais le marquis nous
+déshériterait et mes enfants y perdraient plus de deux millions. Je
+vous en prie, mon bon monsieur Steenvliet, ayez pour la seconde fois
+pitié d'un malheureux gentilhomme! Employez toute votre autorité
+paternelle pour faire cesser un scandale qui, du moins en présence
+des projets d'union qui existent entre nous, est déshonorant pour
+votre fils, pour ma pauvre Clémence, pour vous même et pour toute ma
+famille.
+
+--Mais parlez donc clairement, monsieur le baron, murmura M.
+Steenvliet épouvanté. Un scandale? Que voulez-vous dire?
+
+--C'est difficile à dire, répondit le baron. Ce sont des choses que
+nous voyons, hélas, se passer trop souvent. Mais nous, qui sommes
+d'une autre époque, nous reculons devant une pareille publicité.
+
+--Pour l'amour de Dieu, ne mettez pas ma patience à une si rude
+épreuve! s'écria l'entrepreneur. Un scandale? Et mon fils en serait
+l'auteur? Vous faites signe que oui? J'espère bien, du moins, qu'il
+n'a ni volé, ni tué?
+
+--Non, non, calmez-vous, je vais vous dire ce que c'est... D'après
+des bruits dont la vérité n'est pas douteuse, M. Herman ne va
+presque plus au Club et il n'y reste que quelques instants quand il
+y va. Ses camarades d'autrefois ne le rencontrent nulle part.
+Savez-vous, monsieur Steenvliet, où votre fils passe tout son temps
+depuis un mois?
+
+--Sans doute que je le sais, répondit l'entrepreneur avec un rire
+triomphant. Le mariage projeté l'a rendu tout à coup sérieux,
+beaucoup trop sérieux même à mon avis, le jeune homme se promène,
+dessine, lit et rêve.
+
+--Ainsi, vous ignorez qu'on peut le trouver du matin au soir dans
+certaine maison d'ouvriers située au bord d'un chemin isolé, pas
+bien loin du village où le banquier Dalster a son château?
+
+--Bah! bah! Quelle folie! Que diable mon fils irait-il faire là?
+
+--L'ouvrier a une fille qui, à ce qu'il paraît, n'est pas seulement
+très jolie, mais aussi très madrée et très artificieuse.
+
+--Et vous voulez dire, monsieur d'Overburg, que c'est là que mon
+fils s'amuse? Voilà ce que je ne crois pas et, en tous cas, ce que je
+n'approuverais pas. Mais en serait-il bien ainsi?
+
+--Le mal est déjà assez grave lors même qu'il resterait caché;
+mais, ce qui ne se peut supporter surtout par nous, gentilshommes,
+c'est que ce mal soit publié. Votre fils, au vu et au su de tout
+le monde, passe des journées entières dans cette pauvre maison
+d'ouvriers, il y mange à la table commune comme s'il faisait partie
+de la famille, il achète à la fille des robes de soie et des bijoux,
+il se promène dans les rues de Bruxelles avec cette jeune effrontée
+à son bras.
+
+Péniblement atteint par cette révélation, l'entrepreneur secoua la
+tête et répondit après un moment d'hésitation:
+
+--Mais, mon cher monsieur d'Overburg, tout cela ne serait-il pas une
+simple médisance? Pour des choses de cette nature mon fils était,
+jusqu'à présent, beaucoup plus réservé que d'autres jeunes gens de
+son âge.
+
+--Le vieux monsieur Dalster est mon témoin. Informez-vous de la
+vérité dans le village, vous apprendrez que les habitants sont
+indignés de la conduite de M. Herman et de celle qui le tient
+captif dans ses filets. Et si de simples paysans, qui ne sont en
+rien responsables des actes de la fille de l'ouvrier, se sentent
+déshonorés par ces relations blâmables, que dois-je dire, moi,
+gentilhomme, moi, père de la future femme de votre fils?
+
+--Je lui parlerai de cela aujourd'hui même, monsieur le baron, et si
+vos renseignements sont fondés...
+
+--Ils sont fondés, n'en doutez pas.
+
+--Et bien, je lui ferai comprendre qu'il doit rompre avec cette fille.
+
+Le baron frémissait d'impatience et de dépit.
+
+--Hélas! monsieur Steenvliet, dit-il, je m'effraye de vous voir
+si calme, et de ne pas vous trouver pénétré de l'impérieuse
+nécessité d'une rupture immédiate et complète de ces
+déshonorantes relations. Si ces bruits parvenaient aux oreilles de ma
+fille Clémence, n'aurait-elle pas le droit de refuser sa main, contre
+ma volonté, à un homme qui, d'avance et publiquement, manque au
+respect qu'il doit à sa future femme? Et si mon oncle, le marquis,
+devait apprendre quelque chose de cette triste affaire, lui si fier et
+si susceptible sur le point d'honneur, il m'accablerait de reproches
+et soulèverait toute ma famille contre moi. Vous-même, monsieur
+Steenvliet, vous regretteriez profondément, n'est-ce pas, que des
+circonstances imprévues vinssent rendre impossible le mariage de
+votre fils.
+
+--Mais, jusqu'à présent, ce mariage ne court pas de danger,
+j'espère?
+
+--Si, un grand danger. Je vous en conjure, prenez des mesures
+énergiques pour nous préserver de ce malheur; car pour moi, vous le
+savez, la non-réussite de ce mariage serait une catastrophe. Je n'ai
+pas d'autre moyen de reconnaître votre bienfait et de mériter la
+continuation de votre généreux secours.
+
+--Mais, mon digne monsieur d'Overburg, que puis-je faire, sinon de
+montrer à mon fils son imprudence, son étourderie?
+
+--Lui défendre sévèrement, absolument, de remettre les pieds dans
+cette maison; lui faire promettre fermement et irrévocablement de
+rompre désormais toutes relations avec cette méprisable fille.
+
+--N'est-ce que cela que vous désirez, monsieur le baron? Soyez donc
+bien tranquille: Herman n'ira plus dans ce village. Je vous le promets
+en son nom.
+
+--Et s'il refusait de vous obéir?
+
+--Non, pas cela. Herman peut avoir une faiblesse et faire une folie;
+mais c'est un garçon raisonnable et il a un coeur excellent. En
+tout cas, je n'ai pas l'habitude de voir ma volonté méconnue...
+Doutez-vous encore? Souhaitez-vous qu'Herman vienne lui-même
+s'excuser auprès de vous et vous promettre d'éviter désormais tout
+prétexte de soupçon ou de médisance?
+
+--Oh! non, je n'exige pas cela, s'écria joyeusement M. d'Overburg. Je
+vous remercie, mon bon monsieur Steenvliet: j'ai foi en votre parole.
+Il me suffit de pouvoir au besoin déclarer et affirmer que ces bruits
+n'ont plus de fondement... Allons, écartons toutes ces douloureuses
+inquiétudes et espérons que rien n'empêchera ni ne retardera le
+mariage souhaité. A la fin de la semaine prochaine, je viendrai vous
+rendre visite avec mon oncle le marquis. Nous réglerons tout alors en
+sa présence... Permettez-moi de vous dire adieu pour aujourd'hui. Je
+dois partir pour Liège où je vais chercher Clémence. Je vous serre
+la main, rassuré et consolé.
+
+Près de la porte cochère, et prêt à remonter en voiture, le baron
+murmura a l'oreille de l'entrepreneur:
+
+--N'oubliez pas vos promesses. Je vous en supplie, soyez énergique.
+Notre bonheur à tous en dépend.
+
+--Je n'ai jamais laissé protester une promesse, répondit M.
+Steenvliet. Soyez sans aucune crainte.
+
+La voiture s'éloigna, et l'entrepreneur retourna à pas lents à son
+cabinet, où il se laissa tomber sur une chaise. Il y resta longtemps
+pensif et immobile.
+
+En présence du baron, il avait caché ses impressions pour amoindrir
+autant que possible la faute d'Herman; mais, maintenant qu'il se
+trouvait seul, l'expression de son visage changea et devint amère.
+
+--L'imbécile! grommela-t-il. A quels ridicules enfantillages va-t-il
+se livrer au moment même où l'on prépare son mariage avec la fille
+d'un baron! Lui, si indifférent pour toutes les jeunes filles, si
+riches et si jolies qu'elles soient, se laisserait charmer par une
+fille d'ouvrier? Il lui achèterait des robes de soie et des bijoux!
+Il se promènerait avec elle dans les rues de Bruxelles? Tout ce qu'il
+me disait de son aversion pour une union disproportionnée n'était
+donc que fausseté? Oui, car la distance entre lui et une simple
+ouvrière est infiniment plus grande que la distance entre moi et
+M. d'Overburg. Il repousserait et dédaignerait mes ordres et mes
+prières, par amour pour une fine mouche de village, qui n'a pas
+d'autre but que de lui soutirer de l'argent, beaucoup d'argent? Et
+moi, son père, je devrais céder à une aussi méprisable adversaire?
+Ah! ah! cela ne sera pas! Il ne jouera pas un jour de plus avec mon
+honneur, et ne me rendra pas plus longtemps ridicule aux yeux de
+quiconque nous connaît. Que dis-je, un jour? Non, pas une heure; je
+vais sur-le-champ lui signifier ma volonté, et malheur à lui s'il ne
+m'obéit pas immédiatement.
+
+En achevant ces mots, il sortit de son cabinet, monta l'escalier en
+courant, ouvrit la porte d'Herman, et fit irruption dans la chambre le
+poing en avant.
+
+Mais il s'arrêta surpris et désappointé, car son fils n'y était
+pas.
+
+--Il n'est pas là! grommela-t-il. L'entêté coquin serait-il déjà
+sorti?... Oui, voilà son bonnet grec qui pend là; son chapeau n'y
+est pas, et je ne vois pas non plus son pardessus. Il veut donc rester
+dehors jusqu'à la nuit? Où peut-il être?... Ah! je comprends; mais
+il n'y restera pas, dussé-je aller l'en arracher.
+
+Il alla dans un des angles de la pièce et tira un cordon de sonnette.
+Un valet ne tarda pas à paraître.
+
+--Jacques, avez-vous vu sortir mon fils? demanda-t-il.
+
+--Hélas! oui, Monsieur, répondit l'autre, j'en suis encore
+profondément troublé.
+
+--Troublé? Pourquoi?
+
+--Notre jeune maître avait les larmes aux yeux; il m'a serré la main
+et m'a dit adieu d'un ton singulier, comme s'il voulait dire que je ne
+le reverrais jamais.
+
+M. Steenvliet pâlit visiblement; mais il maîtrisa son émotion, et
+demanda avec un calme simulé:
+
+--Avait-il des bagages?
+
+--Rien que sa petite sacoche de cuir.
+
+--Et où est-il allé?
+
+--Je ne sais pas, Monsieur. Il m'a fait chercher un fiacre, et
+lorsqu'il y est monté après m'avoir serré encore une fois la main,
+je l'ai entendu qui disait au cocher: gare du Nord, ventre à terre.
+
+--Êtes-vous bien sûr de ne pas vous tromper, Jacques? Herman
+n'a-t-il pas dit: gare du Midi?
+
+--Non, Monsieur, j'ai très bien entendu. Il a positivement dit Nord.
+
+--Eh bien, allez aussi me chercher ma voiture; mais pas un mot de
+tout cela. Entendez-vous. C'est une lubie d'Herman qui sera oubliée
+demain. Personne n'a à se mêler de cela.
+
+--Je comprends, Monsieur.
+
+--Allez, courez et ramenez-moi une voiture.
+
+L'entrepreneur rentra chez lui, endossa fiévreusement une redingote
+et courut à la porte cochère avant que le valet, qui n'avait qu'à
+aller jusqu'au coin de la rue, pût être de retour.
+
+Cette courte attente parut encore trop longue à M. Steenvliet; il
+marronnait en lui-même, frappait du pied, serrait les poings et
+paraissait en proie à un profond chagrin et à une vive inquiétude.
+
+Enfin, sans dire un mot de plus à son domestique, il monta en voiture
+en criant au cocher:
+
+--Au Nord. Double prix si nous allons vite.
+
+Le cocher enleva ses chevaux d'un coup de fouet et les stimula
+tellement que la voiture faillit verser en tournant l'angle de la rue
+de la Loi.
+
+M. Steenvliet ne savait que penser. Pourquoi Herman s'était-il fait
+conduire à la gare du Nord?
+
+Il n'était donc pas allé au village où demeurait la fille de
+l'ouvrier? Car il ne pouvait y aller que par la ligne du Midi. Où
+était-il donc allé? Quoique le pauvre père essayât de se persuader
+que ses craintes n'étaient pas fondées, de temps en temps un frisson
+glacial parcourait ses membres.
+
+Sous sa froideur et sa dureté apparentes se cachait une tendresse
+excessive pour son fils; on pouvait même dire que celui-ci était
+l'unique objet de son amour et de sa sollicitude. Herman avait dit
+adieu au domestique les larmes aux yeux, un adieu solennel! Qu'est-ce
+donc que le pauvre jeune homme pouvait bien avoir en tête? Herman
+paraissait faible et irrésolu, mais l'entrepreneur savait bien qu'une
+volonté ferme et énergique se cachait au fond du caractère de son
+fils. C'était dans le sang. Cette résolution ne pouvait-elle pas le
+rendre capable de prendre le parti le plus insensé? Ah! Dieu,
+combien son coeur paternel était tourmenté par les plus effrayantes
+prévisions!... Mais son fils n'était probablement pas encore parti;
+il le trouverait encore au chemin de fer, il le retiendrait, le
+menacerait de sa colère, au besoin il le supplierait de renoncer à
+son projet; et, s'il fallait absolument lui permettre de refuser la
+main de Clémence, eh bien, M. Steenvliet sacrifierait l'espoir de
+toute sa vie pour sauver son enfant égaré!
+
+M. Steenvliet n'eut pas beaucoup le temps de réfléchir. La voiture
+s'arrêta devant la gare. Il sauta à terre, jeta une pièce de cinq
+francs au cocher et courut dans la station à droite et à gauche,
+regardant de tous côtés pour voir s'il n'apercevait pas Herman.
+
+Mais toutes ses recherches furent infructueuses. Il se retourna vers
+les distributeurs de coupons; il s'adressa aux employés, aux hommes
+d'équipe, aux hommes de peine, leur décrivit la personne et le
+costume de son fils et leur demanda s'ils ne l'avaient pas remarqué,
+ou s'ils ne savaient pas dans quelle direction il était parti.
+
+Quelques-uns répondirent qu'ils avaient bien vu un jeune homme
+répondant au signalement donné; mais l'un affirmait qu'il avait pris
+un coupon pour Liège; un second disait qu'il l'avait vu monter dans
+le train d'Anvers, tandis qu'un troisième prétendait qu'il était
+parti pour Ostende.
+
+Après avoir perdu là plus d'une heure, l'entrepreneur comprit
+l'inutilité de ses efforts, et monta dans un fiacre pour se faire
+ramener chez lui.
+
+Alors seulement, et loin des yeux du monde, il se livra au chagrin
+et à l'inquiétude qui lui serraient le coeur. Il resta longtemps
+immobile, la tête basse, les yeux fixes, perdu dans la contemplation
+de visions effrayantes. Peut-être craignait-il de perdre son fils
+pour toujours.
+
+Sans qu'il s'en aperçût, des larmes coulaient lentement sur ses
+joues.
+
+Quand la voiture s'arrêta devant sa porte et qu'il vit qu'il était
+chez lui, alors seulement il s'éveilla de son pénible rêve, et
+essuya d'un mouvement nerveux ses yeux noyés de pleurs.
+
+Il ouvrit la portière, sauta à terre, paya le cocher sans prononcer
+une syllabe, rentra chez lui, et hâta le pas pour aller s'enfermer
+dans son cabinet. Mais Jacques, le vieux domestique, vint à sa
+rencontre tenant à la main un papier plié.
+
+--Monsieur, lui dit-il, voici un télégramme pour vous.
+
+--Un télégramme? Donnez, donnez vite, s'écria l'entrepreneur. C'est
+peut-être de lui.
+
+Il ouvrit la dépêche et lut:
+
+«Mon père, je pars pour un pays étranger. Ne soyez pas inquiet de
+moi. Dès que j'aurai trouvé un séjour fixe, je vous écrirai.
+Quoi qu'il m'arrive, je vous aimerai toujours, et je vous serai
+éternellement reconnaissant.
+
+--Hypocrite! grommela le père blessé, en froissant le télégramme
+avec colère.
+
+--Monsieur, s'il vous plaît, m'est-il permis de vous demander si ce
+télégramme vient de M. Herman? demanda le vieux domestique.
+
+--Oui, Jacques, il vient de l'étourneau. Mais soyez tranquille, c'est
+encore une folle lubie sans gravité.
+
+--Ah! Dieu soit loué!
+
+M. Steenvliet entra dans son cabinet et se laissa tomber sur une
+chaise, épuisé. Mais il se releva aussitôt, serra les poings
+d'un air menaçant, et murmura avec une expression de colère et
+d'amertume:
+
+--Le sans coeur! le bourreau! Moi, son père, me faire souffrir
+ainsi, me faire mourir d'angoisse, d'inquiétude et de peur! Ah! c'est
+affreux. L'hypocrite! Il m'aime, il me respecte? Il me déchire le
+coeur sans pitié! Ah! il me le paiera cher, très cher. Pense-t-il
+donc rendre impossible son mariage avec Clémence d'Overburg? Eh bien,
+il se trompe. J'ai confiance dans le temps; j'ai une patience que rien
+ne lasse, et une volonté de fer. Herman n'a pas d'argent; il faudra
+bien qu'il revienne au bout de quelques mois ou de quelques semaines,
+cela m'est égal. Il épousera tout de même mademoiselle d'Overburg,
+ne fût-ce que pour le punir de son affreuse cruauté envers moi. Oui,
+il se mariera, aussi vrai que j'existe.
+
+Et l'entrepreneur appuya cet arrêt d'un violent coup de poing sur son
+bureau.
+
+
+
+
+XI
+
+
+Ce matin-là, Lina était assise près du poêle, la tête penchée
+sur sa poitrine et aussi immobile que si elle était endormie.
+
+A ses pieds il y avait un chaudron plein d'eau; sur ses genoux une
+pelure de pomme de terre en spirale, et elle tenait encore à la main
+le couteau dont elle venait de se servir pour les besoins du ménage.
+
+Sa mère sortit de l'étable et la surprit dans cette attitude. Elle
+haussa les épaules avec compassion et lui dit:
+
+--Lina, mon enfant, vous avez tort de rêvasser toujours ainsi en
+vous-même. A quoi réfléchissez-vous si profondément?
+
+--Comment pouvez-vous le demander, ma mère? répondit la jeune fille.
+A quoi, à qui pensez-vous vous-même du matin au soir? Je voudrais
+savoir comment il va maintenant, mère. Ah! s'il allait retomber dans
+ses erreurs passées! La crainte qu'il pourrait devenir malheureux
+et se perdre peut-être m'afflige profondément. Cela est-il si
+étonnant!
+
+--Non, mon enfant, je suis aussi inquiète que vous à cet égard,
+j'en conviens; mais il faut garder une juste mesure en tout. Vous
+êtes tellement absorbée dans vos idées, que vous laissez là votre
+ouvrage pour vous abandonner à vos rêveries.
+
+--Mon ouvrage est fini, ma mère, dit la jeune fille en se levant. Je
+vais allumer le poêle et mettre les pommes de terre sur le feu.
+
+--Innocente, où sont vos esprits? Il est encore une grosse heure trop
+tôt.
+
+--Alors, je continuerai au jardin à piquer des tuteurs auprès des
+jeunes pois.
+
+--Cela ne presse pas, Lina. Je vous ferai une autre proposition. J'ai
+remarqué tout à l'heure qu'il ne nous reste plus assez de pain;
+demain le café nous manquera également. Il fait un temps superbe;
+allez au village, cela vous distraira un peu.
+
+--Au village, ma mère? Et dimanche, suivant votre conseil, je suis
+allée à la messe à Hal pour ne pas rencontrer une de ces méchantes
+langues.
+
+--Bah! Lina, depuis lors les commérages ont bien diminué;
+d'ailleurs, vous ne pouvez pas rester éternellement sans vous montrer
+au village; cela paraîtrait encore plus étrange. Il vaut encore
+mieux que l'on vous voie, mon enfant. De cette façon vous pourrez du
+moins convaincre nos amis qu'ils se sont trompés sur notre compte...
+Allez, Lina, cette promenade vous fera du bien; allez au village
+chercher du pain et du café.
+
+--Eh bien, j'irai, ma mère, si vous le désirez. Au fond, je n'ai
+pas d'objection à y faire. On peut penser de moi ce qu'on veut; ma
+conscience est pure, et l'on ne me mangera pas là-bas.
+
+La jeune fille ôta son tablier, se coiffa d'un autre bonnet, et se
+dirigea vers le village par le chemin de terre.
+
+Le ciel n'avait pas un nuage; un doux vent d'ouest susurrait dans
+le feuillage vert des arbres et tempérait l'ardeur du soleil. Des
+milliers de fleurs étoilaient les champs et les prairies, et les
+oiseaux célébraient par leurs chansons amoureuses le retour du gai
+printemps.
+
+Sous l'influence heureuse de ce beau temps, Lina redressait la
+tête et respirait à pleins poumons l'air chargé de senteurs
+printanières. Des idées consolantes surgissaient dans son esprit;
+un doux sourire entr'ouvrait ses lèvres, et elle marchait d'un pas
+allègre sous les arbres du chemin.
+
+Insensiblement, cependant, elle ralentit le pas, et l'expression de
+son visage redevint sérieuse. Elle s'arrêta même tout à fait et
+demeura immobile, les yeux fixés au sol comme si elle interrogeait la
+terre sur des choses douteuses dont la solution lui tenait au coeur.
+La réponse qui se présentait à son esprit ne devait pas être
+favorable, car elle secoua la tête avec un certain découragement.
+
+Tout à coup un sourire éclaira de nouveau ses traits rassérénés,
+et elle dirigea joyeusement son regard sur les champs longeant le
+chemin, où elle voyait s'agiter au-dessus des fleurs jaunes des
+pissenlits une foule de boules floconneuses.
+
+C'est la coutume, parmi les jeunes villageoises de certaines
+contrées, lorsqu'elles désirent ardemment quoique chose, de
+consulter, en soufflant dessus, les têtes floconneuses des pissenlits
+montés en graine. C'est ce que Lina voulait faire également.
+
+Elle entra dans la prairie, choisit une de ces touffes de graines,
+l'approcha de sa bouche, et demanda à haute voix:
+
+--Est-il malade? Est-il bien portant?
+
+Elle répéta plusieurs fois ces questions, et chaque fois elle
+souffla avec force sur la touffe, jusqu'à ce que le dernier flocon
+de graine se fût envolé et eût ainsi répondu affirmativement à la
+dernière question posée.
+
+Le résultat final de cette consultation fut sans doute favorable, car
+le visage de Lina respirait le contentement, et elle jeta vers le ciel
+un coup d'oeil furtif, comme si elle éprouvait le besoin de remercier
+Dieu.
+
+Elle s'était déjà retournée et se disposait à sortir de la
+prairie, lorsqu'une idée lui vint; Elle s'arrêta, regarda
+les pissenlits en hésitant, et, obéissant à une attraction
+mystérieuse, elle cueillit une nouvelle tête floconneuse de
+pissenlit, et demanda d'une voix à peine perceptible:
+
+--Le reverrai-je encore?... Ne le reverrai-je plus jamais?
+
+Sa main tremblait; elle osait à peine souffler, et à mesure que les
+graines se détachaient de la tige, son anxiété grandissait. Elle
+craignait évidemment une réponse défavorable.
+
+Sans attendre le résultat final de l'épreuve, elle jeta la tête du
+pissenlit, éclata de rire et s'écria:
+
+--Ah! folle que je suis! Qu'est-ce que cette innocente fleur sait de
+ces choses-là?
+
+Elle ajouta d'une voix plus contenue:
+
+--Je ne peux plus le revoir, et je ne désire pas le voir encore...
+Que c'est cruel, cependant! C'est comme si une autre Lina vivait
+en moi, une Lina qui pense, qui souhaite et qui espère, sans ma
+participation, et même contre mon gré... Mais tout cela, ce sont
+des folies. Que dirait ma mère si elle me voyait dans la prairie,
+interrogeant les pissenlits comme une enfant? Allons, allons,
+acquittons-nous de notre commission.
+
+Elle rentra dans le chemin de terre, pressa le pas, et atteignit peu
+de temps après les premières maisons du village.
+
+Elle ne remarqua point que çà et là, lorsqu'elle passait, certaines
+gens venaient sur le seuil de leur porte pour la suivre des yeux, et
+que même un vieux paysan tendit vers elle son poing menaçant.
+
+Dans la première rue, elle vit venir la petite Catherine, la fille
+du forgeron, qui avait toujours été une de ses bonnes amies. Elle
+voulait aller au-devant d'elle et prononçait déjà son nom; mais
+à peine la petite Catherine eut-elle reconnu celle qui l'appelait,
+qu'une expression de mépris et d'aversion se montra sur sa figure, et
+qu'elle s'enfuit en toute hâte dans le village.
+
+Lina soupçonnait les raisons de cette étrange conduite. La bonne
+petite Catherine s'était laissé tromper par les commérages. Lina en
+fut profondément affligée, mais Catherine était une fille naïve
+et crédule. Lina, après avoir fini ses commissions, se proposait
+d'aller chez elle, et quelques paroles suffiraient pour convaincre
+le forgeron, qui était un homme raisonnable, et sa fille, qu'ils
+s'étaient laissé conter des fables ridicules par de méchantes
+langues.
+
+C'est dans ces consolantes dispositions d'esprit que Lina arriva sur
+la grand'place du village. L'auberge de l'_Aigle d'or_ était droit
+devant elle. Elle vit les deux filles, Léocadie et Isabelle, qui se
+tenaient derrière la fenêtre, et la regardaient avec une expression
+de haine et de mépris, en lui faisant des gestes de menace.
+
+Loin d'être embarrassée ou confuse, Lina regarda de son côté les
+deux filles bien en face, d'un air de bravade. Les gens de l'_Aigle
+d'or_ n'étaient-ils pas les ennemis d'Herman? Léocadie et Isabelle,
+par dépit de ce qu'il ne voulait plus venir à l'_Aigle d'or_,
+n'avaient-elles pas été les premières à répandre sur son compte
+la médisance et la calomnie?
+
+Cela suffisait pour rendre à Lina tout le courage, tonte la fierté
+de l'innocence. Elle passa devant l'_Aigle d'or_ avec un sourire
+moqueur, et l'expression de son visage signifiait qu'elle ne faisait
+aucun cas de l'estime de personnes telles qu'Isabelle et Léocadie.
+
+Préoccupée de cette circonstance, elle ne remarqua pas, bien loin,
+à côté de l'église, un groupe nombreux de gens qui la regardaient.
+On y procédait à la vente à la criée du mobilier et du bétail de
+la veuve Struyf, récemment décédée, et à cette occasion la maison
+mortuaire était pleine de monde.
+
+Lina entra dans la boutique de l'épicier. Deux autres chalands se
+tenaient devant le comptoir, attendant leur tour d'être servis.
+C'étaient une jeune fille et un garçon bien connus de Lina. Au
+village, tout le monde se connaît.
+
+--Bonjour, Fifine Bals. Beau temps aujourd'hui, n'est-ce pas? Bonjour,
+Martin Palinck. On nous a dit que vous aviez la fièvre; mais, Dieu
+soit loué! vous paraissez frais comme une rose. Votre vache tachetée
+est-elle vendue?
+
+La seule réponse qu'elle obtint fut un grognement inintelligible, et
+elle remarqua avec un certain effroi que la jeune fille et le jeune
+garçon reculaient insensiblement pour s'éloigner d'elle le plus
+possible.
+
+--Mais, braves gens, dit-elle d'un ton plaintif, pensez-vous que j'aie
+le choléra et que je vous le communiquerai?
+
+--C'est tout comme, grommela Fifine Bals. Qui traîne sa réputation
+dans la boue doit rester éloigné des honnêtes gens.
+
+--Ah! vous aussi, vous avez ajouté foi à la calomnie? répliqua
+Lina. Mais de tout ce qu'on dit il n'y a rien de vrai.
+
+--Vous nous prenez donc pour des enfants innocents? ricana Martin
+Palinck. Beaucoup de gens,--et moi-même,--ont vu de leurs propres
+yeux, vu, depuis bien des semaines, qu'un riche monsieur de la ville
+vient presque tous les jours dans votre maison. Cela n'est pas vrai
+non plus, dites?
+
+Lina parut déconcertée.
+
+--Oui, cela est vrai, balbutia-t-elle, mais il venait par pure
+amitié.
+
+--Naturellement; ce n'est pas la haine qui l'amenait, c'est certain.
+
+--Dès qu'il a appris qu'on interprétait mal ses visites, il est
+parti pour ne plus jamais revenir.
+
+--Faites croire cela aux oies.
+
+--Mais, mon ami, soyez donc raisonnable, et laissez-moi vous
+expliquer...
+
+--Mon ami, osez-vous dire! Fi, je vous le défends. Appelez votre ami
+celui qui vous donne des boucles d'oreilles de diamant.
+
+Attristée jusqu'aux larmes, Lina essaya encore de se justifier; mais
+le jeune homme, aigri et irrité, l'interrompit aussitôt et dit à la
+boutiquière:
+
+--Je ne sais pas comment cette impudente linotte ose encore mettre
+les pieds dans votre boutique. Dépêchez-vous de la servir, patronne,
+pour qu'elle s'en aille bien vite.
+
+--Oui, alors nous serons délivrés de sa déshonorable présence,
+ajouta Finie.
+
+Lina avait le coeur brisé. Elle s'approcha du comptoir d'un air
+craintif et demanda timidement ce dont elle avait besoin, en regardant
+l'épicière dans les yeux tristement et avec une supplication muette,
+comme pour implorer sa pitié.
+
+La boutiquière haussa les épaules et se mit à peser sans rien dire
+le café demandé.
+
+Pendant ce temps, on entendait dans la rue un bruit de voix qui se
+rapprochait insensiblement, et qui, redoublant de force, semblait
+s'arrêter devant la boutique.
+
+Lina n'avait plus le coeur de regarder vers la porte. Au frémissement
+de ses membres, aux grosses larmes qui brillaient dans ses yeux,
+on voyait qu'elle comprenait ce que signifiait ce rassemblement des
+villageois devant la boutique de l'épicière.
+
+En effet, dès qu'Isabelle et Léocadie eurent annoncé à leur père
+la présence de Lina Wouters dans le village, celui-ci s'était rendu
+auprès de son valet d'écurie, un lourd et méchant imbécile, et
+l'avait envoyé sur la Grand'Place pour exciter les gens contre la
+jeune fille. Pauw le tortu s'était immédiatement acquitté de cette
+commission, et il se tenait maintenant au milieu d'une trentaine de
+jeunes garçons, de femmes, et d'hommes âgés, devant la porte de la
+boutique.
+
+D'abord on n'entendait pas distinctement ce qui se disait dans
+les rangs de cette foule malveillante; la plupart des assistants
+n'étaient venus là que par curiosité, et les autres n'étaient
+pas encore assez montés pour se répandre en injures et en paroles
+grossières.
+
+Mais le valet d'écurie de l'_Aigle d'or_ éleva la voix, et cria tout
+haut de manière à être entendu jusqu'au fond de la boutique:
+
+--Jetez cette sale coureuse à la porte! Ahou! Ahou!
+
+Et il ajouta un chapelet de paroles si grossières, qu'en tout autres
+circonstances elles eussent fait rougir de honte les auditeurs.
+
+--Tenez, malheureuse fille, voilà le café demandé, dit la
+boutiquière. Les gens sont bien montés contre vous. Vous voyez
+maintenant ce qu'il en coûte de ne pas conserver sa bonne renommée.
+Retournez bien vite chez vous, c'est le mieux que vous pouvez faire.
+
+Lina aurait bien voulu suivre ce conseil, mais elle avait encore à
+chercher du pain chez le boulanger. De plus, elle était blessée et
+indignée d'entendre le valet de l'_Aigle d'or_ élever la voix et
+exciter la foule contre elle. Elle n'ignorait pas quel rôle actif
+et méchant Pauw le tortu avait joué dans les calomnies répandues
+contre Herman Steenvliet et contre elle-même.
+
+Avec une sorte de résolution virile elle redressa la tête et sortit
+hardiment de la boutique. Son attitude décidée fit reculer les
+jeunes garçons groupés dans la rue, qui lui livrèrent passage pour
+se rendre à la boulangerie. Mais elle fut immédiatement suivie
+à deux ou trois pas de distance, et accablée des injures les plus
+grossières.
+
+Malgré les excitations de Pauw, Lina atteignit pourtant la maison
+du boulanger, où elle entra pendant que l'on criait furieusement
+derrière elle:
+
+--Pas de pain pour la coureuse, ne lui donnez pas de pain!
+
+--Sortez de ma maison, et n'y rentrez plus jamais, dit la boulangère
+à la pauvre fille terrifiée.
+
+Comment osez-vous encore vous montrer au village après une conduite
+aussi déshonorante? N'êtes-vous pas honteuse? Allez, allez, hors
+d'ici, et dites à votre mère qu'il n'y a plus de pain ici pour elle.
+
+Combien Lina se sentait malheureuse en ce moment! Elle était donc
+pour tous un objet de haine et de mépris, comme une criminelle!
+Évitée, repoussée, redoutée comme une pestiférée! On lui
+refusait du pain, et si on l'avait pu, on aurait, à cause d'elle,
+condamné son grand-père et sa mère à mourir de faim!
+
+L'injustice des gens lui semblait si grande qu'elle se révoltait au
+fond de sa conscience, et qu'elle reparut au milieu des villageois
+résolue et la tête haute.
+
+De même que la première fois on la laissa faire quelques pas en
+avant, sans autre obstacle que des injures: mais Pauw le tortu,
+s'apercevant qu'elle voulait quitter le village et retourner chez
+elle, courut en avant avec trois ou quatre polissons, et lui barra le
+chemin.
+
+--Que voulez-vous de moi, méchante langue que vous êtes? dit Lina au
+valet d'écurie de l'_Aigle d'or_. Ne vous suffit-il pas d'avoir dit
+toute sorte de mal de moi comme un calomniateur que vous êtes, et
+faut-il encore que vous excitiez ces jeunes gens simples et crédules
+à me maltraiter? Mais je vous préviens que le premier qui ose me
+toucher apprendra à ses dépens qu'il n'a pas affaire à un enfant.
+
+Comme pour répondre à cette bravade, Pauw saisit le ruban qui
+pendait sur son épaule et lui arracha son bonnet de la tête. Mais
+mal lui en prit, car il reçut de la jeune fille un soufflet si bien
+appliqué qu'il tomba à la renverse dans la poussière.
+
+Tandis que Lina ramassait son bonnet et tâchait de le rajuster sur
+ses cheveux qui s'étaient dénoués, le valet d'écurie se releva et,
+écumant de rage, il cria à ses compagnons de jeter de la boue et des
+pierres après cette fille sans vergogne, pour la chasser du village.
+Joignant l'action aux paroles, il se baissa, et, ne trouvant pas de
+pierres sous la main, il ramassa de la boue dans l'ornière et la lui
+jeta à la figure.
+
+Excités par ces paroles haineuses, beaucoup de jeunes garçons et
+même quelques femmes suivirent son exemple. Les mottes de terre et
+la boue volaient comme un nuage autour de la tête de la malheureuse
+Lina, qui, voyant bien qu'elle était impuissante à résister plus
+longtemps, essaya d'atteindre la sortie du village.
+
+Mais, hélas! elle en fut également empêchée. Le nombre de ses
+ennemis s'était tellement accru, qu'elle se vit bientôt entourée
+de tous côtés et que, perdant courage, elle se résigna à supporter
+l'orage la tête basse et les yeux fermés, jusqu'à ce que ses
+agresseurs fassent fatigués de leur jeu cruel, ou qu'elle-même y
+succombât.
+
+Mais alors parut tout à coup au milieu du groupe hostile un vieillard
+de haute taille qui frappait sur eux avec un mètre en bois de chêne,
+et les dispersa.
+
+Un cri de délivrance s'échappa de la poitrine oppressée de Lina;
+elle s'élança vers son sauveur, se jeta à son cou, et s'écria:
+
+--Ah! grand-père, c'est Dieu qui vous envoie. Si vous n'étiez pas
+arrivé, ces méchantes gens m'auraient peut-être tuée à coups de
+pierre.
+
+--Ah! ma pauvre Lina, vous voir traitée ainsi; soupira Jean Wouters.
+Me fallait-il encore, dans mes vieux jours, voir chose pareille? J'ai
+beaucoup souffert, mais aujourd'hui......
+
+Il ne put en dire davantage et se mit à pleurer: ses larmes se
+mêlaient aux larmes de l'enfant qu'il aimait plus que la prunelle
+de ses yeux, et qu'il voyait maintenant injustement condamnée à une
+honte et à une douleur éternelles...
+
+Pauw et sa bande s'étaient mis prudemment hors des atteintes du vieux
+charpentier, mais ils continuaient à crier de loin de scandaleuses
+injures qui perçaient le coeur de Jean Wouters comme autant de coups
+de couteau. Quoi! l'on osait articuler de pareilles infamies contre
+son innocente petite-fille. C'était à mourir de douleur; c'était à
+rentrer sous terre, de honte.
+
+--Venez, mon enfant, retournons à la maison, dit-il. Mon sang bout:
+je pourrais faire un malheur et cela serait encore bien pis. Vous
+tremblez, et vous êtes effrayée? Ne craignez plus rien; j'ai encore
+assez de courage et de force pour vous défendre.
+
+Il la prit par la main et se dirigea avec elle, à pas lents, vers la
+rue latérale qui devait le conduire dans la campagne. Mais Pauw et
+ses compagnons, devinant son intention, parurent enflammés d'une
+rage nouvelle. Ils se rapprochèrent jusqu'à une certaine distance,
+redoublèrent d'injures et de gros mots contre la malheureuse Lina, et
+se remirent à lui lancer de la boue et des mottes de terre.
+
+En ce moment un gros morceau de terre durcie l'atteignit si violemment
+à l'épaule qu'elle poussa un cri de douleur.
+
+--Bourreaux stupides, brutes sans âme! cria Jean Wouters en tournant
+ses yeux qui lançaient des éclairs vers cette foule tumultueuse,
+pour voir qui avait jeté; mais le groupe était si nombreux et les
+agresseurs étaient entourés de tant de gens simplement indifférents
+ou curieux, qu'il dut reconnaître son impuissance et renoncer à
+toute idée de résistance.
+
+--Lina, Lina, venez vite, dépêchons-nous, dit-il, il n'y a pas
+d'autre moyen...
+
+A ces mots il doubla le pas et enfila la rue latérale, suivi par
+la foule qui ne le quitta qu'aux dernières maisons du village,
+et remplissait l'air de ses cris furieux et de ses vociférations
+injurieuses.
+
+
+
+
+XII
+
+
+Lorsque Jean Wouters, rentrant dans sa maison, raconta à la mère de
+Lina le traitement barbare que l'on avait infligé à la pauvre enfant
+dans le village, la maisonnette fut remplie pendant quelque temps de
+cris de désespoir et de pleurs de colère.
+
+Malgré sa propre douleur, Lina s'efforça de consoler sa mère et
+son grand-père en se mettant, en apparence du moins, au-dessus de
+la calomnie, et indifférente à la lâche agression des villageois
+égarés.
+
+Elle réussit à calmer quelque peu les vieilles gens et à les
+décider à prendre leur repas: l'heure habituelle était passée
+depuis longtemps, et le grand-père ne pouvait pas arriver trop tard
+à son travail. Tous sentaient qu'en ce moment plus qu'en tout autre
+une pareille négligence pourrait être fatale.
+
+Aussi, à peine Jean Wouters eut-il mangé, bien à contre-coeur,
+quelques pommes de terre, qu'il se leva de table, et sortit pour se
+rendre au village, où il travaillait.
+
+Lina continua ses efforts pour dépeindre à sa mère, sous des
+couleurs moins sombres, les scènes qui s'étaient passées le matin.
+Que leur importait, au fond, que les gens du village, excités par
+les filles de l'_Aigle d'or_ et leur valet d'écurie, fussent montés
+contre eux? Leur conscience leur reprochait-elle quelque chose, et
+tout ce qui se racontait là-bas était-il autre chose que fausseté
+et calomnie? D'ailleurs, cela changerait bientôt, dès que l'on
+saurait que M. Herman ne mettait plus le pied chez eux. En attendant,
+ils n'avaient pas besoin de conserver des relations avec le village;
+ils pouvaient aller aux offices à Loth, et s'y approvisionner de tout
+ce dont ils avaient besoin, comme Lina avait d'ailleurs l'intention de
+le faire cet après-midi même, dès que la table serait desservie et
+la vaisselle lavée.
+
+En causant ainsi de leur triste situation, Lina avait encore assez
+d'empire sur elle-même pour esquisser de temps en temps un sourire,
+et pour parler en plaisantant de la méchanceté des villageois. Sous
+l'influence de ces paroles consolantes, la tristesse de la veuve se
+changea petit à petit en une vive rancune contre l'aubergiste de
+l'_Aigle d'or_ et son stupide valet. L'épanchement de sa colère
+soulagea son coeur, et ramena un repos relatif dans son âme
+endolorie.
+
+D'abord elle avait approuvé le projet de sa fille d'aller chercher
+à Loth le pain qu'on lui avait refusé au village. Elle se mit à
+réfléchir pourtant, non sans effroi, que Lina pouvait rencontrer
+encore sur son chemin de méchantes gens qui l'insulteraient et
+l'injurieraient.
+
+Aussi manifesta-t-elle l'intention d'aller elle-même à Loth,
+prétendant qu'elle éprouvait le besoin de prendre un peu l'air. Elle
+avait la tête lourde, et cette promenade la remettrait tout à fait.
+
+La jeune fille ne fit pas d'objections et elle sourit même sans
+contrainte en souhaitant à sa mère une bonne promenade.
+
+Mais lorsque la veuve fut partie et eut disparu dans le chemin creux,
+Lina rentra dans sa chambre, s'affaissa sur une chaise, mit ses mains
+sur ses yeux, et commença à pleurer à chaudes larmes.
+
+Elle resta longtemps ainsi, soulageant à force de pleurer son coeur
+meurtri du poids qui l'oppressait.
+
+Enfin, le courage lui revint; elle se leva, secoua la tête et essuya
+ses larmes. Elle prit une houe, alla au jardin tout contre la haie,
+s'agenouilla sur le bord d'un parterre de verdure, et se mit à
+sarcler les jeunes carottes.
+
+Parfois elle restait immobile tout à coup, et s'absorbait dans
+ses pensées, puis après une courte interruption elle reprenait de
+nouveau son travail avec activité. Sans doute, lorsque son visage
+exprimait la tristesse et l'indignation, elle pensait aux grossières
+injures auxquelles elle avait été en butte; mais souvent un doux
+sourire entr'ouvrait ses lèvres, et une sorte d'orgueil brillait dans
+ses yeux. A quoi, à qui pensait-elle alors?
+
+Tandis que la jeune fille travaillait ainsi tout absorbée, un
+monsieur déjà avancé en âge s'avançait par le chemin de terre qui
+vient du village. Il cherchait évidemment à reconnaître le pays,
+car il regardait de tous côtés et paraissait fort impatienté.
+
+Heureusement, un paysan sorti d'un sentier latéral déboucha en ce
+moment sur le chemin.
+
+Le monsieur lui demanda quelque chose. L'homme, continuant sa route,
+lui désigna du doigt la maisonnette de Jean Wouters et murmura:
+
+--C'est là, derrière cette haie d'épine.
+
+Un sourire amer plissa les lèvres du vieux monsieur, tandis qu'il
+dirigeait ses regards vers l'humble demeure.
+
+--Ah! c'est là, derrière la haie d'épine, répéta-t-il en
+ricanant. C'est dans cette misérable hutte qu'elle demeure, la
+sorcière villageoise, la grossière sirène qui tient le fils de
+Steenvliet le millionnaire captif dans ses filets! Je sens mon front
+rougir de honte et d'humiliation. C'est donc là le pays étranger
+pour lequel mon imbécile de fils est parti? Me tromper ainsi! Ah! ah!
+nous allons mettre définitivement fin à cette indigne comédie.
+
+Cependant, lorsqu'il eut pénétré dans le jardinet à l'intérieur
+de la haie, il s'arrêta tout à coup en regardant les belles fleurs
+si bien entretenues qui parfumaient l'air aux deux côtés du sentier
+conduisant à la maison. Un sourire d'une douceur singulière éclaira
+son visage.
+
+Ces fleurs communes étaient pour lui aussi des amies d'enfance, et
+elles lui rappelaient les beaux jours de son premier amour, lorsque
+son âme n'avait pas encore perdu sa candeur printanière dans la
+bataille de la vie et la poursuite de la fortune.
+
+Ces idées l'amenèrent à considérer la maisonnette avec moins de
+prévention. Elle ressemblait réellement à la demeure des parents
+de sa défunte femme. Elle était plus petite, à la vérité; mais
+ce noyer, cette vigne, ces fenêtres vertes avec leurs petits rideaux
+plissés! Combien de fois n'avait-il pas, avec des battements de
+coeur, fait pour elle un petit bouquet de ces mêmes fleurs! Et
+comme le bon grand-père lui souriait amicalement derrière de petits
+rideaux blancs pareils à ceux-ci! Ah! il se le rappelait encore:
+le puits avait entendu le premier, le pudique aveu de son amour pour
+elle. Elle était venue puiser de l'eau, et il avait profité de
+l'occasion pour lui balbutier à l'oreille ce qu'il avait sur le
+coeur. Cette larme de bonheur sur sa joue, quel diamant pouvait avoir
+pour lui plus de prix que cette perle humide?
+
+Il secoua la tête comme pour chasser des idées importunes et
+grommela d'un ton mécontent:
+
+--Ah çà! est-ce que je deviens aussi bête que mon fils? Vais-je me
+laisser attendrir follement par des choses qu'on trouve dans toutes
+les maisons de paysan? Il ne manquerait plus que cela! Allons, allons,
+pas de folie; arrachons un fils dénaturé aux griffes de cette
+enchanteresse!
+
+La porte était grande ouverte; il entra, mais ne rencontra personne.
+
+Au lieu d'appeler, il fit l'inspection de la chambre, probablement
+dans l'espoir d'y découvrir quelque chose qui trahît la présence de
+son fils.
+
+--Rien, absolument rien! grommela-t-il. S'il est vrai, ainsi que
+l'affirment les gens du village, qu'il lui donne beaucoup d'argent,
+elle ne l'a certainement pas employé à acheter de beaux meubles.
+Tout ici indique la gêne et la pauvreté... Mais comme tout est
+propre, pourtant, et reluisant! Ce sable blanc sur les carreaux, cette
+draperie de cheminée finement plissée, ce crucifix avec sa branche
+de buis bénit entre ces deux perroquets de plâtre peints en vert...
+C'est comme dans la maison de ma mère. Je la vois encore; j'étais un
+petit garçon alors; elle me joint les mains et m'apprend à bégayer
+«Notre père qui êtes aux cieux...» Mais est-ce que je perds la
+tête? Qu'est-ce qui m'arrive donc? Me voilà tout prêt à pleurer.
+J'oublie que j'ai une tâche sérieuse à remplir ici... Personne? Mon
+fils doit être ici cependant. Il est peut-être au jardin avec elle.
+
+Poussé par cette idée, il marcha vers la porte de derrière qui
+était également ouverte. Il se disposait à appeler, lorsqu'il
+aperçut au bout du jardin une jeune fille agenouillée et
+profondément courbée vers la terre, en train d'arracher les
+mauvaises herbes d'une couche de jeunes carottes.
+
+C'était donc là l'ennemie de son bonheur, l'obstacle à
+l'élévation de son fils dans le monde. Il ne pouvait pas se tromper,
+car on lui avait dit dans le village qu'il n'y avait qu'une seule
+fille dans la maison.
+
+Pendant un instant ses yeux restèrent fixés avec amertume sur la
+jeune fille occupée à sarcler; un sourire de mépris plissa même
+ses lèvres lorsqu'il contempla ses vêtements; son corsage brun,
+sa jupe verte et son mouchoir de cou en coton à fleurs, pauvres et
+usés, quoique portés avec une certaine élégance?
+
+Un mouvement qu'elle fit permit en cet instant à M. Steenvliet de
+voir les traits de son visage. Il frémit de crainte pour son fils.
+Ah! il comprenait maintenant comment un jeune homme inexpérimenté
+avait pu se laisser charmer et séduire par une fille qui, sous le
+masque d'un frais et ravissant visage, cachait sa fausseté et sa
+cupidité. Maintenant elle paraissait travailler d'arrache-pied sans
+penser à rien; mais probablement ils l'avaient vu venir; Herman
+s'était caché quelque part, et la jeune fille rusée faisait
+semblant de ne rien savoir.
+
+--Holà! Y a-t-il quelqu'un au logis? cria-t-il!
+
+La jeune fille se leva, le regarda un instant avec étonnement, puis
+accourut vers lui avec un cri de joie et lui dit:
+
+--Bonjour, monsieur Steenvliet! Quel bonheur de vous voir ici! Et
+comment se porte M. Herman?
+
+--Quoi, M. Steenvliet? grommela l'entrepreneur, à la fois surpris et
+blessé. D'où savez-vous mon nom?
+
+--Je vous reconnais, Monsieur; votre fils vous ressemble étonnamment.
+
+--Voilà la première fois qu'on me dit cela. Vous croyez me
+flatter... Herman m'a vu venir, n'est-il pas vrai?
+
+--Ah! je vous en supplie, monsieur Steenvliet, tranquillisez-moi.
+Lorsque M. Herman nous a quittés pour la dernière fois, il était si
+triste, si désespéré! N'est-il pas malade?
+
+--Ne faites donc pas l'ignorante, dit l'entrepreneur d'un ton acerbe.
+Vous cherchez à me faire sortir du jardin; mais ces grosses malices
+ne peuvent pas réussir avec moi. Herman est ici, et je veux le voir,
+tout de suite, sans retard.
+
+--Mais pourquoi avez-vous l'air si fâché contre moi, Monsieur?
+murmura Lina de plus en plus étonnée. M. Herman serait ici? Je n'en
+sais rien. Il y a cinq jours qu'il nous a honorés la dernière fois
+de sa visite.
+
+--Vous me trompez.
+
+--Ah! Monsieur, moi vous tromper? Pourquoi?
+
+--Mon fils vient ici tous les jours.
+
+--Oui, précédemment nous le voyions deux ou trois fois par semaine;
+mais à présent il ne viendra plus jamais ici.
+
+--Alors, vous voulez me faire croire qu'il a rompu tout à fait avec
+vous?
+
+--Je ne comprends pas bien. Mon grand-père a interdit à M. Herman
+l'accès de notre maison, et M. Herman a promis d'obéir, si pénible
+que lui fût cet adieu définitif.
+
+--Serait-il possible? On a chassé mon fils d'ici?
+
+--On l'a prié, supplié, d'oublier désormais le chemin de notre
+humble maisonnette.
+
+--S'était-il donc mal conduit, même envers vous?
+
+--Non, il est la bonté et l'honnêteté même. Mais les gens du
+village disaient de nous toute sorte de mal à cause des visites que
+M. Herman nous rendait. Ils croyaient que nous l'attirions chez nous
+pour nous faire donner de l'argent, ils osaient même répandre le
+bruit que j'avais accepté de lui des robes de soie et des pendants
+d'oreilles en brillants.
+
+--Je viens du village; un honnête habitant m'a affirmé avoir vu
+de ses propres yeux vos robes de soie et vos boucles d'oreille en
+brillants... Et cela ne serait pas vrai?
+
+--Oh! Monsieur, les gens du village ne savent pas ce qu'ils disent.
+Votre fils respectait trop notre pauvreté pour nous offrir quelque
+chose, et nous attachions un trop haut prix à son estime et à son
+amitié pour accepter quelque chose de lui.
+
+L'entrepreneur ne savait que penser. Il luttait vainement contre
+l'influence enchanteresse de la naïve jeune fille, dont les doux
+yeux, la voix musicale et le langage calme et réservé étaient
+l'indice certain d'une âme pure et d'un coeur sincère.
+
+--Mais c'est incompréhensible, murmura-t-il. Vous ne me ferez
+pourtant pas croire que mon fils passait ici des journées entières
+à boire du lait battu. Que venait-il donc y faire, suivant vous?
+
+--La calomnie est une bête venimeuse, dit-elle en poussant un profond
+soupir. Ce que les villageois égarés pensent de moi peut m'affliger,
+mais non pas me décourager. Mais que vous, monsieur Steenvliet,
+vous, son père, pour qui il a tant d'affection et de respect, ayez pu
+croire aux méchants bruits répandus contre lui et contre moi, cela
+me fait saigner le coeur. Ah! permettez-moi de vous faire connaître
+la vérité. Je vous en supplie, entrez dans la maison, asseyez-vous,
+et veuillez m'écouter pendant quelques instants. Je vous dirai ce que
+M. Herman venait faire ici. Nous ne demandons rien de lui ni de vous
+que votre estime, et je suis bien sûre qu'après mes explications
+vous reconnaîtrez que vous n'avez pas le droit de nous la refuser.
+
+Dominé par sa résolution, l'entrepreneur la suivit dans la maison et
+accepta la chaise qu'elle lui offrait.
+
+--Eh bien, parlez maintenant, dit-il.
+
+--Je ne sais pas, commença la jeune fille en hésitant, comment
+vous raconter quel singulier hasard amena M. Herman chez nous pour la
+première fois. Il y avait eu une fête entre amis à l'_Aigle d'or_,
+et l'on y avait, paraît-il, bu beaucoup de vin. Très tard dans la
+soirée nous trouvâmes, sous le plus grand noyer qui est là devant
+la porte, un jeune monsieur étendu tout de son long par terre. Il
+était malade. Nous le portâmes dans la maison et nous le soignâmes.
+C'était M. Herman, votre fils. Je le reconnus du premier coup d'oeil,
+et dès qu'il se fut un peu reposé et qu'il eut repris ses sens, il
+me reconnut également. Nous nous mîmes à parler des belles années
+de notre enfance, lorsque nous allions tous les jours ensemble à
+l'école, la main dans la main, et que nous jouions gaiement tous les
+deux.
+
+--Qu'est-ce que vous me racontez là? interrompit l'entrepreneur--Qui
+êtes-vous donc?
+
+--Ah! innocente que je suis, s'écria la jeune fille, ne le savez-vous
+pas, Monsieur? Mon père était autrefois votre ami, et moi j'étais
+l'inséparable compagne de jeux de votre fils.
+
+--En effet, Wouters, Victor Wouters...
+
+--C'est le nom de mon père, Monsieur.
+
+--Avez-vous donc demeuré précédemment à Ruysbroeck?
+
+--Oui, Monsieur, juste en face de votre maison.
+
+--Victor Wouters vit-il encore?
+
+--Non, Dieu l'a rappelé à lui. Ma mère est veuve depuis longtemps,
+mais son vieux père demeure avec nous.
+
+--Et vous êtes fille de Victor Wouters? Il me semble qu'il me
+souvient d'une petite fille...
+
+--Mais, Monsieur, j'ai été si souvent assise sur un de vos genoux,
+tandis que Herman enfourchait l'autre. Vous nous faisiez aller à dada
+ensemble. Ne vous en souvenez-vous plus? La petite Caroline Wouters
+avec sa tête blonde bouclée? L'enfant gâtée de la mère et de la
+grand'mère Steenvliet.
+
+--Quoi! comment! Vous êtes la petite Caroline Wouters? s'écria
+l'entrepreneur, la jolie et aimable enfant qui charmait tout le monde
+par sa douceur?
+
+Et, s'oubliant pendant un instant, il saisit les deux mains de la
+jeune fille et les serra dans les siennes, en la regardant avec une
+sorte de joyeux enthousiasme.
+
+--Vous, Caroline, murmura-t-il, vous seriez une mauvaise femme, vous
+seriez devenue une créature sans coeur et sans honneur? Impossible!
+Je ne puis, je ne veux pas le croire. Venez, mon enfant, asseyez-vous
+aussi et continuez; donnez-moi la conviction que les gens du village
+vous ont calomniée, je vous en serai reconnaissant.
+
+--Eh bien, reprit Lina, quelques jours plus tard M. Herman est revenu.
+Il nous avait dit lui-même qu'il craignait d'être conduit à sa
+perte par cette funeste habitude de boire tant de vin avec ses amis.
+Cela m'attristait profondément. Lorsque nous étions encore enfants,
+Herman m'a sauvé un jour la vie en me tirant du ruisseau le Malbeck
+où j'étais tombée, vous devez vous le rappeler, Monsieur, car vous
+n'aviez pas voulu le croire et vous l'aviez puni parce qu'il était
+rentré au logis tout couvert de boue.
+
+--En effet, je me le rappelle, pauvre garçon, il a reçu une volée
+de giffles, tandis qu'il méritait plutôt une médaille d'honneur.
+Ah! Caroline, quel joli couple d'enfants vous formiez à vous deux!
+Lui, hardi et déjà généreux, vous, aimable et douce. Je vois
+encore ma bonne et défunte femme vous serrer tous les deux dans ses
+bras, avec autant d'amour et d'orgueil que si vous aviez été aussi
+son enfant. Quelle douce et noble femme c'était, n'est-ce pas?
+
+--Elle me sourit encore souvent dans mes rêves, Monsieur.
+
+--Ne parlons plus de cela, Caroline, il n'est pas bon de penser à ces
+choses qui sont passées depuis si longtemps, il y a, hélas, dans ces
+souvenirs, tant de places devenues vides!
+
+--Comme je vous le disais, Monsieur, poursuivit la jeune fille, la
+reconnaissance me fit former le projet de sauver M. Herman à mon
+tour. Je conviens que pour atteindre ce but j'ai fait tout ce qui
+était possible pour l'attirer ici. Nuit et jour j'ai calculé les
+moyens d'y parvenir et ma mère m'y a aidée. Le bon Dieu ne devait
+pas désapprouver mon intention, puisqu'il a secondé mes efforts.
+Oui, Monsieur, mon unique désir était de tenir M. Herman éloigné
+des plaisirs malsains et des orgies où l'entraînaient ses amis.
+Ce but, je l'ai atteint. M. Herman, depuis qu'il est venu chez nous,
+évite les occasions qui pouvaient l'entraîner à boire. Il est
+guéri et sauvé. Il est vrai que j'ai à souffrir cruellement à
+cause de cela. Ce matin même on m'a chassée du village en me jetant
+de la boue et des pierres; mais je ne regrette pas ce que j'ai fait,
+au contraire, je bénis le ciel qui m'a permis de m'acquitter envers
+M. Herman du bienfait que j'ai reçu de lui dans mon enfance.
+
+L'entrepreneur la regardait avec des yeux qui ne brillaient
+pas seulement d'admiration, mais qui se mouillaient aussi
+d'attendrissement. Il comprenait parfaitement maintenant comment il se
+faisait que son fils se fût laissé charmer par l'aimable fille qui
+avait été son amie d'enfance. Lui-même, son père, malgré ses
+cheveux gris, se sentait tellement sous le charme, qu'il oubliait sa
+propre situation. Il se leva, posa son bras sur l'épaule de la jeune
+fille et effleura son front pur d'un baiser paternel.
+
+--C'est donc vous, ma bonne Caroline, dit-il doucement, qui avez tiré
+Herman du chemin dangereux de la dissipation et du vice? Oh! soyez-en
+bénie, mon enfant! Et moi qui croyais que vous étiez la seule cause
+de mon chagrin.
+
+--Moi, la cause de votre chagrin, Monsieur?
+
+--Herman devait se marier avec une jeune fille de haute noblesse. Il
+refuse... Ce rayon de bonheur dans vos yeux! Ce refus vous réjouit
+donc?
+
+--Oh! non, il me surprend et m'étonne. Il nous avait pourtant si
+fermement assuré qu'il était positivement décidé à se conformer
+à vos désirs!
+
+--A moi aussi il a promis la même chose plusieurs fois. C'était le
+voeu, le rêve de toute ma vie; j'allais toucher au but de tous mes
+efforts et maintenant, maintenant il refuse obstinément. Oui, pour se
+soustraire à mes ordres, à mes prières, peut-être pour me tromper,
+il ose m'écrire qu'il est parti pour un pays étranger.
+
+--Pour un pays étranger? Herman? O mon Dieu! s'écria la jeune fille
+dont les yeux se mouillèrent de larmes. Lui, s'en aller courir
+loin de sa patrie, loin de son père? Maintenant je comprends votre
+chagrin, Monsieur, il est votre unique enfant. Pour moi il n'est qu'un
+ancien compagnon de jeux, un ami, et cependant mon coeur se brise
+d'angoisse et de pitié.
+
+--Oui, oui, je le vois bien, dit l'entrepreneur avec inquiétude, un
+ami et probablement aussi quelque chose de plus. Il est nécessaire
+que je voie clair là-dedans. Je vais savoir, Caroline, si vous êtes
+réellement sincère et si vous ne reculez pas devant un aveu bien
+franc... Mon fils vous aime. Vous le savez, n'est-il pas vrai?
+
+Pendant un instant la jeune fille le regarda avec stupeur, comme si
+elle ne l'avait pas bien compris; mais sans doute un rayon de
+lumière descendit tout à coup dans son esprit, car une vive rougeur
+s'épanouit sur son visage.
+
+--Eh bien, vous ne répondez rien? C'est donc vrai? Ce n'est
+probablement pas votre faute, Caroline; mais du moins vous étiez
+maîtresse de votre propre coeur. L'aimez-vous?
+
+--Ah! Monsieur, que pensez-vous de moi, répondit la jeune fille en
+balbutiant et sans lever les yeux. M. Herman ne m'a jamais parlé de
+pareilles choses.
+
+--Soit, mais je répète ma réponse, l'aimez-vous?
+
+--L'aimer? Qu'est-ce que c'est qu'aimer, Monsieur? dit-elle en
+soupirant. Être capable de se dévouer pour quelqu'un, sacrifier pour
+lui sa bonne réputation et le repos de sa vie, et n'espérer rien,
+ne souhaiter aucune autre récompense que le plaisir de le rendre
+heureux, est-ce là aimer?
+
+--Cela y ressemble fort, du moins: c'est peut-être plus noble et plus
+beau.
+
+--Eh bien, oui, Monsieur, c'est ainsi que j'aime celui qui m'a sauvée
+d'une mort certaine... mais non pas comme le racontent méchamment
+les gens du village, non pas comme vous, son père, semblez le croire
+également. Non, pas ainsi.
+
+En achevant ces mots, elle avait relevé la tête et regardait M.
+Steenvliet sans aucune crainte.
+
+Il y eut un moment de silence.
+
+--Je vous remercie, ma bonne Caroline, dit l'entrepreneur. Vous êtes
+une fille intelligente. Beaucoup de dames du grand monde n'ont pas le
+coeur si haut placé que vous. Je suis millionnaire; Herman est mon
+unique héritier, il doit se marier avec une personne de sa condition.
+Vous n'avez d'ailleurs jamais eu l'idée, n'est-ce pas, que vous
+pourriez devenir sa femme?
+
+--Ah! Monsieur, ne me traitez pas si durement! s'écria Lina d'un
+ton suppliant. Nous sommes des ouvriers, de pauvres gens qui doivent
+gagner leur quotidien à la sueur de leur front. Croyez-vous que nous
+soyons capables de l'oublier? Les idées dont vous parlez seraient
+insensées et ridicules.
+
+--Par conséquent, vous ne souhaitez pas que le mariage d'Herman avec
+Clémence d'Overburg soit rompu?
+
+--Pas le moins du monde.
+
+--Et si Herman revenait ici, vous sentiriez-vous assez forte pour lui
+conseiller ce mariage?
+
+--Certes, Monsieur.
+
+--Et même pour user de toute votre influence sur lui afin de l'y
+décider, et même, au besoin, de l'y contraindre?
+
+--Ce mariage le rendra heureux ainsi que vous, je n'en doute pas, et
+cela me suffit. Oui, Monsieur, je le sens, j'ai assez d'empire sur son
+esprit pour le convaincre qu'il ne peut pas résister à votre voeu
+paternel; mais il ne reviendra plus jamais ici.
+
+--J'ai les plus sérieuses raisons de croire le contraire. Eh bien,
+promettez-moi que vous le ramènerez à des idées meilleures, et,
+une fois mon fils marié, je ne vous oublierai pas, et je vous
+récompenserai largement, vous et vos parents, de votre généreux
+sacrifice.
+
+--Ne nous méprisez pas, Monsieur, telle est la seule récompense à
+laquelle nous tenons.
+
+--Vous mépriser, Caroline! exclama l'entrepreneur. Oh! pourquoi
+Dieu ne vous a-t-il pas donné un grand nom, ou seulement une belle
+position dans le monde... Mais ayez bon espoir, Caroline: Dieu est
+juste, vous serez heureuse, car vous le méritez... Je dois vous
+quitter, mon enfant. Donnez-moi la main; je la serre avec estime et
+avec une sympathie véritable. Saluez vos parents de ma part... Vous
+me promettez donc, si mon fils revient ici, de lui persuader qu'il
+doit accepter la main de mademoiselle d'Overburg?
+
+--Oui, Monsieur.
+
+--Et que vous ne cesserez pas, jusqu'à ce que sa résistance soit
+entièrement vaincue?
+
+--Jusqu'à ce que je sois certaine de son consentement sincère.
+
+--C'est parfait comme cela, Caroline. Je ne suis pas un ingrat; nous
+nous reverrons encore; portez-vous bien.
+
+La jeune fille le salua et le suivit des yeux jusqu'à ce qu'il eût
+disparu derrière la haie. Alors elle revint à pas lents dans la
+maison, et demeura un instant immobile, les yeux cloués au sol.
+
+Tout à coup, un étrange sourire illumina son visage, et elle
+s'écria:
+
+--Il m'aimerait, lui?
+
+Mais cette parole lui paraissait un péché; sa joie s'évanouit comme
+par enchantement. Elle s'agenouilla, et soupira en levant les yeux
+vers le ciel:
+
+--O Dieu, ne le punissez pas pour cette erreur de son bon coeur. Ne
+lui retirez pas votre protection.
+
+Elle baissa la tête sur sa poitrine, et continua à prier en silence.
+
+Pendant ce temps, M. Steenvliet, la tête pleine de pensers
+contradictoires, se dirigeait vers le village. Il admirait la
+générosité de cette naïve jeune fille qui, par reconnaissance,
+par simple esprit de sacrifice, s'était exposée volontairement à la
+calomnie, et avait accepté un martyre moral pour retirer son fils
+à lui du chemin du vice. Avec l'aide d'une si puissante alliée, il
+était impossible qu'il n'eût pas raison de la résistance de son
+fils, Herman deviendrait le mari de mademoiselle d'Overburg, et ainsi
+le but de sa vie serait atteint.
+
+Ces idées consolantes caressaient encore son esprit lorsqu'il
+rencontra, à l'entrée du village, l'aubergiste de l'_Aigle d'or_ qui
+lui demanda:
+
+--Eh bien, Monsieur, ne vous ai-je pas dit la vérité? La perfide
+sorcière n'a-t-elle pas scandaleusement séduit votre fils?
+
+--Au diable! laissez-moi tranquille, grogna M. Steenvliet d'un ton
+menaçant. Vous êtes un vil et infâme calomniateur; vous n'êtes
+pas même digne d'essuyer les souliers de Caroline Wouters. Si je ne
+méprisais pas les cancans de la foule, je vous citerais devant le
+tribunal et vous ferais expier par quelques mois de prison vos lâches
+calomnies.
+
+
+
+
+XIII
+
+
+Le baron d'Overburg était allé en voiture ouverte à la station du
+chemin de fer pour aller au-devant de son oncle le marquis qui l'avait
+averti de son arrivée par télégramme.
+
+Pendant ce temps la baronne se tenait, avec tous ses enfants, dans un
+des salons du château, prête à recevoir le marquis.
+
+Quoiqu'elle fût intérieurement inquiète et triste, elle feignait
+une grande liberté d'esprit, et essayait de faire comprendre à ses
+filles qu'il était de leur devoir de se montrer gaies, afin que M. de
+la Chesnaie ne doutât pas de leur vif désir de voir s'accomplir le
+mariage de Clémence avec Herman Steenvliet.
+
+Alfred seul répondit à ces conseils par un murmure de protestation.
+Malgré sa conduite légère, le jeune homme avait un caractère fier,
+et parmi toutes ses soeurs, il avait toujours aimé Clémence
+d'une amitié particulière, à cause de son bon coeur et de sa
+complaisance. Il savait combien elle était tourmentée et même
+malade par la seule idée que cette mésalliance allait la faire
+déchoir de sa noblesse. Il reconnaissait bien, à la vérité, que ce
+mariage, imposé par la fatalité, ne pouvait pas être évité; mais
+feindre la joie en ce moment où sa soeur allait être définitivement
+condamnée, il n'en avait pas la force.
+
+Clémence, au contraire, assurait à sa mère qu'elle exécuterait ses
+promesses résolument et sans hésiter, et qu'elle ne laisserait
+pas supposer au marquis, ni par un mot, ni par un geste, qu'elle ne
+consentait que malgré elle à une alliance dont elle n'espérait
+aucun bonheur.
+
+Mais ce que la pauvre jeune fille ne pouvait cependant pas cacher,
+c'était la pâleur de son visage et la fatigue de ses yeux battus. Il
+ne pouvait pas non plus échapper à l'attention de M. de la Chesnaie
+que, depuis son départ pour Monaco, Clémence avait sensiblement
+maigri. Mais en disant qu'elle avait eu la fièvre, et qu'elle n'en
+était débarrassée que depuis quelques jours, on éviterait toute
+explication ultérieure à ce sujet.
+
+Quant aux jeunes soeurs de Clémence, celles-là étaient réellement
+joyeuses. Le mariage de leur aînée les sauvait d'un sort malheureux,
+et ouvrait devant elles un avenir sans nuages. Sans doute, elles
+eussent, pour elles-mêmes, repoussé un semblable mariage avec
+mépris; mais puisque Clémence se déclarait prête à l'accepter, et
+qu'il n'y avait pas d'autre moyen d'échapper à la déchéance, elles
+étaient disposées à faire tout ce qu'il fallait pour que le marquis
+envisageât ce mariage sous le jour le plus favorable.
+
+Tandis que la baronne les confirmait dans ces bonnes résolutions, un
+domestique vint annoncer que M. le baron et M. le marquis arrivaient
+au bout de l'avenue.
+
+Madame d'Overburg et ses enfants sortirent pour se rendre dans la cour
+d'honneur, au sommet du grand escalier du château.
+
+Dès que la voiture eut franchi la grille de fer aux lances dorées,
+et qu'ils purent apercevoir le marquis, ils se mirent à agiter leurs
+mouchoirs et à le saluer de loin de leurs compliments de bienvenue.
+
+--Que Clémence aille en avant, dit la baronne, elle est sa filleule,
+et elle doit l'embrasser la première.
+
+Le marquis de la Chesnaie était un vieillard de plus de soixante-dix
+ans, très maigre, avec un front profondément ridé et des yeux très
+enfoncés sous l'orbite. Ses cheveux, blancs comme neige, et quelque
+chose de sévère dans son regard, lui donnaient un air imposant. Sa
+physionomie inspirait le respect.
+
+En ce moment-là il ne devait pas être de bonne humeur, car il
+répondit par un sourire à peine perceptible aux bruyants souhaits de
+bienvenue de ses nièces.
+
+A peine avait-il mis pied à terre avec l'aide d'Alfred, que Clémence
+se jeta à son cou et l'embrassa avec une tendresse sincère. Elle
+avait d'ailleurs pour son parrain un profond respect et une véritable
+affection.
+
+--Ma pauvre Clémence, dit le marquis, l'amour est aveugle, je le
+sais; mais cependant je ne me serais pas attendu à pareille chose de
+votre part; une mésalliance! Vous, ma chère filleule, la femme d'un
+bourgeois!
+
+La jeune fille fit un effort sur elle-même et répondit d'une voix
+qui s'étranglait dans sa gorge:
+
+--Mon cher parrain il est si bon; son coeur est si noble!
+
+--Si vous l'aimez, si votre amour est assez profond pour que vous lui
+fassiez le sacrifice de votre noblesse...
+
+En ce moment les soeurs de Clémence accoururent avec une joyeuse
+impatience, se jetèrent au cou du vieillard et lui souhaitèrent la
+bienvenue en le comblant de marques de tendresse et en le félicitant
+chaleureusement de son heureux rétablissement.
+
+L'entretien de Clémence avec le marquis fut donc momentanément
+interrompu, et le vieux gentilhomme, traîné par beaucoup de mains
+amies, se laissa emmener dans le château et introduire au salon où
+on le fit asseoir dans le fauteuil le plus confortable.
+
+Il eut toutes les peines du monde à répondre aux nombreuses
+questions qu'on lui adressait de tous côtés sur son séjour à
+Monaco, sur sa maladie et son heureuse guérison. L'épanchement de
+la joie générale, la chaleur de ces témoignages de sympathie,
+paraissaient au marquis quelque chose d'extraordinaire. Même les
+efforts que faisaient le baron et la baronne pour le flatter et lui
+plaire, ne lui semblaient pas exempts de contrainte. Quelle raison
+pouvait-on avoir d'exagérer visiblement les manifestations de
+l'affection qu'on lui portait? Et pourquoi Clémence, la seule
+peut-être qui l'aimât sincèrement, était-elle la seule qui restât
+tranquille et réservée?
+
+Cette pensée lui fit considérer sa filleule avec plus d'attention.
+Comme elle était pâle! Non, il ne se trompait pas, elle avait
+beaucoup maigri. Qu'est-ce que cela signifiait?
+
+--Venez donc un peu près de moi, Clémence, lui dit-il, j'ai, quelque
+chose à vous demander. Votre visage, qui a d'assez fraîches couleurs
+habituellement, est à présent fort pâle. Avez-vous du chagrin?
+
+--Oui, marquis, vous l'avez deviné, se hâta de répondre le baron.
+Vous comprenez? L'inquiétude, la crainte de vous voir peut-être
+vous déclarer contre son mariage; et sans votre consentement elle
+n'oserait jamais...
+
+--Est-ce vrai, Clémence?
+
+--Oui, mon bon parrain, c'est ainsi. La crainte que...
+
+--Et cette crainte vous aurait fait maigrir?
+
+--Elle a eu la fièvre, interrompit une des soeurs, mais depuis huit
+jours elle est tout à fait guérie.
+
+Le marquis prit la main de la jeune fille.
+
+--Clémence, dit-il, je ne dois pas vous cacher que votre projet de
+mariage avec un roturier a été pour moi une source de chagrin. Cela
+me fait vraiment de la peine de penser que vous, ma chère filleule,
+vous viviez dorénavant dans un monde inférieur... Mais, si vous
+croyez que votre bonheur dépend de cette union inégale, si vous
+courez le danger de devenir gravement malade, si l'on résiste au
+voeu de votre coeur, je ne serai pas assez cruel pour sacrifier votre
+santé et votre bonheur pour des motifs de convenances sociales.
+Venez, affirmez-moi que vous souhaitez ce mariage de toutes les forces
+de votre âme.
+
+La jeune fille jeta sur lui un regard plaintif et languissant; elle
+hésitait; le mot fatal se refusait à sortir de ses lèvres.
+
+--Répondez donc, Clémence, dit sa mère d'un ton pressant.
+
+--Eh bien, mon enfant, dites-moi que vous désirez ardemment ce
+mariage, répéta le vieillard.
+
+--Oui, oui, je le désire ardemment, balbutia-t-elle.
+
+--Votre consentement la rendra si heureuse: ajouta le baron.
+
+--Eh bien, soit, Clémence, reprit le marquis. Puisque vous le voulez,
+devenez donc la femme de... Mais, ô ciel! vous frémissez? vous
+devenez encore plus pâle? Qu'est-ce que cela signifie?
+
+La jeune fille poussa un soupir étrange et se mit à trembler si
+visiblement sur ses jambes que sa mère accourut pour la soutenir,
+mais elle en profita pour murmurer à son oreille quelques paroles
+sévères, afin de lui faire comprendre que l'heure était solennelle
+et qu'elle devait tenir sa promesse.
+
+La pauvre fille rassembla tout son courage, retourna auprès du
+marquis et lui dit:
+
+--Ah! merci, mon bon parrain, c'est la joie qui m'émeut si
+profondément.
+
+Mais le marquis ne se laissa pas tromper cette fois. La méfiance
+s'était glissée dans son esprit, et il commençait à douter si
+Clémence ne lui cachait pas le véritable état de son coeur sous la
+pression d'une violence secrète.
+
+Cette pensée le blessa et l'effraya. Il se leva, regarda sévèrement
+le baron, et dit d'un ton qui n'admettait aucune réplique:
+
+--Ce consentement que l'on attend de moi est, dans tous les cas, une
+chose de la plus haute importance; il pourrait devenir, à mon insu,
+une décision fatale. Puisque j'ai à remplir ici le rôle de juge, je
+veux être bien et complètement éclairé avant de rendre mon arrêt.
+Laissez-moi causer pendant quelques instants seul avec Clémence. Si
+dans cet entretien je trouve de quoi dissiper mes doutes, je donnerai
+mon consentement sans hésiter... Venez, Clémence, ne tremblez pas:
+votre bonheur est mon unique but. Suivez-moi, mon enfant.
+
+Le baron et sa femme s'efforçaient de cacher l'inquiétude et la
+crainte que leur inspirait l'intention du marquis. Ils n'osaient pas
+faire d'objections et se bornaient à engager Clémence à la fermeté
+par leurs regards suppliants et par leurs gestes significatifs.
+
+--Entrez dans le grand salon, mon oncle, personne ne vous y
+dérangera, dit M. d'Overburg, très rassuré en apparence sur le
+résultat de cet entretien.
+
+Mais le marquis, qui connaissait parfaitement les êtres du château,
+traversa un long corridor, et ouvrit la porte d'une pièce qui avait
+vue sur le parc.
+
+--Asseyez-vous, Clémence, dit-il en lui avançant un siège. On
+dirait que vous avez peur. En ce cas, vous avez tort, car je n'ai pas
+d'autre intention que de bien savoir ce que vous désirez réellement.
+Je veux me conformer à vos souhaits, et, pour que vous ne craigniez
+pas de me dire la vérité, je fermerai la porte à clé en dedans.
+
+La jeune fille le suivait de l'oeil en tremblant. Sa situation était
+véritablement cruelle, son sang se glaçait à l'idée de tromper son
+bon parrain en ce moment solennel. Si la force lui manquait pour le
+faire, elle rendait son consentement impossible, et condamnait ses
+parents et ses soeurs à la pauvreté. Par un suprême effort sur
+elle-même elle rassembla tout son courage et résolut de se résigner
+encore à ce dernier sacrifice, le plus pénible de tous. Mais, ô
+Dieu, ne succomberait-elle pas dans la lutte contre la vérité?
+
+Lorsque le marquis se fut assis en face d'elle, il lui dit:
+
+--Clémence, vous avez toujours montré, plus que vos frères et
+soeurs, que vous sentez et que vous savez quels devoirs impose à
+l'homme le privilège d'être sorti d'une race illustre. J'ai toujours
+trouvé en vous la conviction que nous devons reculer devant tous les
+actes qui peuvent ternir l'éclat du nom de nos aïeux ou souiller
+l'honneur de notre race. Aussi lorsque votre père m'écrivit que
+vous, vous-même, Clémence, vous imploriez mon consentement pour
+pouvoir contracter mariage avec le fils d'un bourgeois, je fus comme
+frappé d'un coup de foudre, et je restai pendant plusieurs heures
+absorbé par mes tristes réflexions sur ce revirement inattendu
+dans vos idées. Cela me paraissait absolument impossible; mais les
+affirmations répétées de votre père ne me permirent point de
+persister dans mes doutes. Je n'en disconviens pas, ce mariage,--une
+mésalliance au premier chef,--me rendit pendant quelques semaines
+triste et malheureux. Certainement j'aurais refusé mon consentement,
+si, d'un autre côté, je n'avais pas été forcé de reconnaître
+que ce mariage était un moyen de tirer vos parents d'une situation
+critique et très difficile. Connaissez-vous cette situation telle
+qu'elle est?
+
+--Je la connais tout à fait, répondit la jeune fille.
+
+--Eh bien, Clémence, si je m'apercevais cependant que vous n'acceptez
+la main du jeune M. Steenvliet que d'après les conseils de vos
+parents, et non sans contrainte, alors, certainement je ne me
+sentirais pas la force de concourir à votre malheur en vous donnant
+mon consentement.
+
+--J'espère que je serai heureuse, mon bon parrain. Personne n'exerce
+la moindre pression sur moi.
+
+--Alors, c'est probablement qu'une sympathie, secrète et réciproque
+vous attire l'un vers l'autre. En pareil cas, vous ne seriez
+peut-être pas malheureuse, quoique j'en doute fort. Vous l'aimez donc
+bien sincèrement? Répondez-moi sans crainte: je suis un vieillard et
+je suis votre parrain.
+
+--Je l'aimerai.
+
+--Quoi! l'amour doit encore venir?
+
+--Non, non, je l'aime maintenant, depuis longtemps, balbutia la jeune
+fille.
+
+--C'est donc un bien beau garçon?
+
+--Beau et bon. Il a un million de dot. Son père possède des
+richesses immenses; il est fils unique, et il héritera de tout.
+
+La jeune fille avait prononcé ces derniers mots avec une sorte
+d'animation fébrile; le marquis la regarda avec étonnement et secoua
+la tête d'un air de doute.
+
+--Pauvre Clémence, dit-il, seraient-ce peut-être ses millions qui
+vous séduisent? Je ne puis le croire. Pour nous surtout, l'argent
+n'est pas une source d'honneur ni de mérite. Notre richesse consiste
+dans les services que nos aïeux, de père en fils, ont rendus au
+roi et au pays, dans notre sang versé, dans les faits héroïques
+accomplis, dans tous les sacrifices pour conserver pur et sans tache
+le nom de notre race a travers tous les événements de l'histoire et
+toutes les séductions du monde.
+
+--Je le sais, mon cher parrain, soupira la jeune fille, et
+cependant...
+
+--Et cependant vous désirez vous marier avec Herman Steenvliet?
+
+--Oui, je le désire!
+
+--Bien sincèrement?
+
+--De tout mon coeur!
+
+--Vous dites tout cela d'un singulier ton, mon enfant. Enfin soit. Je
+me permettrai encore une seule réflexion: Je voudrais être convaincu
+que vous avez aussi envisagé cette affaire importante sous son aspect
+défavorable... Vous ne pouvez pas avoir oublié, Clémence, que, dans
+la bourgeoisie où vous voulez entrer, votre noblesse de race ne
+vous suivra pas. Vous-même et vos enfants vous serez désormais des
+bourgeois, et bourgeois vous resterez. Avez-vous songé combien il est
+triste pour une femme de descendre les degrés de l'échelle sociale?
+Vos frères, vos soeurs, vos parents, moi-même, nous devrons vous
+regarder d'en haut, et là où nous devions chercher une noble dame,
+avec un beau nom, une baronne, une comtesse, notre égale enfin, nous
+ne trouverons plus qu'une certaine madame Steen... Steenvliet, perdue
+dans la bourgeoisie travailleuse et esclave des affaires. Ah! ma
+pauvre filleule, j'avais rêvé pour vous un sort brillant, mais,
+puisque vous le voulez, puisque vous me suppliez de consentir à cette
+mésalliance, eh bien...
+
+Clémence, succombant aux souffrances de son coeur brisé, avait posé
+sa tête sur la poitrine du vieillard et pleurait sans rien dire; ses
+larmes coulaient en silence.
+
+Ce que venait de dire son parrain, ce n'était que la traduction des
+réflexions amères qu'elle faisait depuis longtemps dans l'insomnie
+de ses nuits solitaires, et qui la rendaient malade en faisant
+bouillir son cerveau. La douleur l'avait vaincue, et cependant elle
+luttait encore pour s'armer d'un nouveau courage et pour reprendre le
+rôle qu'on l'avait chargée de jouer.
+
+--Ah! Clémence, je le soupçonnais bien, vous me cachez quelque
+chose, murmura le marquis.
+
+--Non, non, vos paroles sévères m'émeuvent, mon cher parrain,
+murmura-t-elle en tendant vers lui ses mains suppliantes. Ah! je vous
+en prie, ne me refusez pas votre consentement, vous me rendriez bien
+malheureuse!
+
+Mais le marquis se leva et grommela avec amertume:
+
+--On me trompe ici. N'essayez pas de feindre plus longtemps,
+Clémence, je vois bien que ce mariage vous fait peur. Je ne m'étonne
+plus de vous voir si pâle et si maigre... Je ne donne pas mon
+consentement!
+
+--Mon parrain, mon bon parrain, ayez pitié de moi, ayez pitié de mon
+pauvre père.
+
+--De votre père? C'est donc lui qui vous impose sa volonté? Je
+comprends maintenant le ton étrange de ses lettres. Il voulait
+m'arracher mon consentement par la ruse; mais ce jeu indigne doit
+cesser. Je vais lui parler. S'il ne me dit pas la vérité, qu'il
+craigne les suites de ma colère.
+
+En achevant cette menace, il se dirigea vers la porte. Mais la
+jeune fille, avec de nouvelles larmes, courut se jeter à son cou et
+s'efforça de le retenir. Le vieillard, profondément blessé, demeura
+sourd à ses prières; il se dégagea de ses bras en grommelant d'un
+air sombre:
+
+--Non, non, je n'écoute plus rien. Je veux savoir la vérité. Et
+malheur à votre père si mes soupçons sont fondés!
+
+--Eh bien! restez, mon cher parrain, je vous confesserai toute la
+vérité, dit tout à coup la jeune fille, encore toute frémissante
+d'angoisse, mais avec un regard plein de résolution.
+
+Le marquis la regarda avec étonnement:
+
+--Est-ce bien sincère, cette fois, ce que vous me dites-là,
+Clémence, dit-il. Ne vous abusez pas vous-même, mon enfant, vous
+n'auriez pas le courage d'accuser votre père.
+
+--En effet, répliqua-t-elle, mais le courage ne me manquera pas pour
+remplir mon inexorable devoir, pour justifier mon pauvre père à
+vos yeux et pour vous convaincre que vous ne pouvez pas refuser votre
+consentement à mon mariage. Puisque nos confidences craintives et
+notre prudence calculée n'ont pas su vous donner cette conviction,
+la vérité, la simple et rude vérité le pourra peut-être.
+Écoutez-moi, mon bon parrain, je ne vous cacherai rien, rien
+absolument.
+
+--Quel incompréhensible secret pèse donc sur vous, mon enfant? dit
+le marquis. Vous avez peur du mariage projeté, et vous vous faites
+violence à vous-même pour m'arracher mon consentement à ce mariage!
+Parlez donc, parlez, je vous écoute.
+
+--J'ai vu à peine trois fois ce monsieur Herman Steenvliet,
+dit-elle en hésitant d'abord, mais sa voix reprit insensiblement de
+l'assurance. C'est un gentil garçon, bon, intelligent, discret et
+bien élevé. Mais je suis un rameau de l'antique souche des Overburg;
+mon coeur ne pouvait, sans y être contraint, s'ouvrir pour un homme
+qui n'a pas de sang noble dans les veines.
+
+--Vous ne l'aimez donc pas, Clémence?
+
+--Lorsque la fatalité m'imposa comme un devoir impérieux et
+implacable la nécessité d'accepter cette mésalliance, je frémis
+de tous mes membres d'aversion et de douleur. J'ai pleuré en secret,
+pendant des semaines entières, dans la solitude de mes nuits sans
+sommeil; la fleur de la santé a disparu de mes joues, et j'ai maigri
+affreusement. Ah! je vais faire abstraction de ma naissance, de ma
+noblesse; c'est comme si j'avais à faire le sacrifice de ma vie
+même. Et néanmoins, il faut que cela s'accomplisse!
+
+--Est-ce votre père qui vous contraint à ce mariage?
+
+--C'est la fatalité, l'inexorable fatalité.
+
+--Je ne vous comprends pas, mon enfant.
+
+--Mon père, par l'escroquerie du caissier de la banque _La Prudence_,
+a perdu énormément d'argent. Nous étions menacés de la ruine, de
+la pauvreté, de la honte. Tous nos biens, même notre château, le
+berceau de notre famille, allaient être vendus. Ce malheur ne pouvait
+être conjuré que par le sacrifice d'une victime expiatoire, et cette
+victime expiatoire, c'est moi!
+
+--Vous exagérez sans doute, dit le marquis en secouant la tête;
+votre père a perdu deux cent mille francs dans la faillite de la
+banque; mais cette perte le laissait bien loin de la ruine. Pourquoi
+parlez-vous donc de si terribles choses?
+
+--C'est que mon père, de crainte de vous affliger, ne vous a pas tout
+dit, reprit la jeune fille. Sa perte, à la suite de la faillite de
+_La Prudence_, s'élève à près d'un demi-million.
+
+--Un demi-million, ô ciel! Comment cela est-il possible?
+
+--Depuis longtemps, mon cher parrain, mes parents se trouvaient dans
+une situation pénible; nos revenus n'étaient plus suffisants; nous
+allions chaque jour en arrière; une déchéance lente, mais certaine,
+nous menaçait, Alors mon père à cherché des moyens d'augmenter ses
+ressources; il a grevé nos biens pour une somme de deux cent mille
+francs, pour laquelle il a pris des actions dans la banque _La
+Prudence_.
+
+--Oui. je sais cela, mon enfant, et cet argent est malheureusement
+perdu.
+
+--Ce que vous ne savez pas,--je tremble, j'hésite à vous le
+révéler, mais vous devez connaître la vérité, toute la
+vérité,--ce que vous ne savez pas, c'est que mon père s'est laissé
+entraîner par deux ou trois administrateurs de cette banque, à jouer
+avec eux à la Bourse, et qu'il a emprunté, pour cela, à la Banque,
+deux cent cinquante mille francs.
+
+--Et cette somme énorme?
+
+--Est également perdue.
+
+--Quoi? Que dites-vous? s'écria le marquis en se levant brusquement.
+Votre père a joué à la Bourse avec de l'argent qui ne lui
+appartenait pas? Mais cela est affreux!
+
+--Il s'est laissé entraîner par des hommes qui jouissaient de
+l'estime générale, par des nobles, ses amis, entre autres par
+le baron Van Listerberg, qui est devenu comme lui la victime de la
+fortune adverse.
+
+Le vieillard, profondément troublé, n'écoutait plus ses
+explications; il se passait fiévreusement les mains dans les cheveux,
+ses yeux enflammés regardaient dans le vide, et il grommelait
+d'indistinctes menaces.
+
+--Je vous en prie, cher parrain, écoutez-moi jusqu'au bout, supplia
+la jeune fille. Je vous ai dit la vérité, dans l'espoir de vous
+convaincre que vous devez donner votre consentement à mon mariage.
+Nous sommes pauvres, nous serons chassés du château de nos pères,
+si je refuse la main de M. Herman Steenvliet, Mes parents, mes frères
+et soeurs,... toute notre famille doit être sauvée de la misère et
+de la honte. Le sacrifice est pour moi pénible et effrayant; mais le
+devoir commande. Dieu, dans sa miséricorde, soutiendra mes forces et
+me récompensera.
+
+--Mais cela est inouï, cela est horrible! s'écria le marquis,
+répondant à ses propres pensées. Quoi! il dissipe un demi-million
+à des spéculations de Bourse, et quand il a livré ainsi à des
+chevaliers d'industrie le restant de son héritage paternel, il vous
+vend, vous, Clémence, la plus noble de ses enfants! Il vend votre
+naissance, votre sang, votre bonheur, pour payer sa folle imprudence!
+Marché honteux et qui crie vengeance. Et j'y consentirais? Non,
+non, jamais! Cessez, Clémence, ma colère est légitime, je suis
+inexorable. Laissez-moi sortir: votre père doit rendre compte de sa
+duplicité à mon égard. Je veux lui parler sans retard; il saura ce
+qu'il en coûte de me tromper si effrontément!
+
+Il se tourna vers la porte. La jeune fille tomba à genoux devant lui
+et l'implora, les larmes aux yeux, pour son malheureux père. Mais le
+marquis, tremblant d'indignation, la repoussa doucement en disant:
+
+--Restez ici, Clémence, restez. Séchez vos larmes, mon enfant: vous
+n'épouserez pas ce bourgeois enrichi. Je reviens près de vous tout
+de suite.
+
+Et, sans s'arrêter davantage aux plaintes désespérées de la jeune
+fille, il sortit de l'appartement.
+
+Clémence, pâle comme une morte d'inquiétude et d'effroi, sa laissa
+tomber sur une chaise. Elle pleurait à chaudes larmes, et frémissait
+à l'idée qu'en déclarant la vérité, elle ne fût la cause de plus
+grands malheurs. Non seulement le marquis allait accabler son père
+de cruels reproches, mais il le déshériterait probablement. Et ainsi
+toute espérance leur était enlevée, même dans l'avenir!
+
+Mais, parmi les réflexions qui traversaient son esprit troublé avec
+la rapidité de l'éclair, il y en avait une moins pénible et moins
+inquiétante.
+
+Son parrain avait dit: Vous ne serez pas la femme de ce bourgeois.
+Quelle était donc son intention? Aurait-il le projet magnanime
+de payer la dette de M. d'Overburg envers l'entrepreneur, et de le
+libérer ainsi de la contrainte qui pesait sur lui? C'était peu
+probable, mais qui pouvait le savoir?... et d'ailleurs, en supposant
+qu'il n'en fût rien et que son père fût déshérité, ne lui
+restait-il pas la ressource d'accepter la main d'Herman Steenvliet, et
+d'ouvrir à ses parents une nouvelle source de prospérité?
+
+Son attention fut attirée par un bruit de voix qui parvenait
+indistinctement à son oreille, à travers le mur mitoyen de la salle
+voisine. Ce bruit devint insensiblement plus fort, et bientôt
+elle distingua les voix de son père et du marquis, sans comprendre
+cependant ce qu'ils disaient. On discutait, on disputait même
+violemment; la voix de son parrain éclatait parfois en sons aigus qui
+trahissaient la colère et l'amertume.
+
+Clémence s'était levée et écoutait toute tremblante. Combien elle
+regrettait maintenant son imprudence! Elle implorait à mains jointes
+la protection de Dieu pour son malheureux père.
+
+Mais elle entendit tout à coup la porte du salon s'ouvrir avec
+violence, et sa mère pousser un cri déchirant de détresse. Elle
+sortit rapidement de la pièce où elle se tenait, et vit le marquis
+paraître au fond du couloir.
+
+--Non, s'écriait-il, en se retournant encore du côté du salon,
+non, je ne vous connais plus. Vendez votre enfant, bourreaux que vous
+êtes; moi je retourne à Monaco, et je veux y finir mes jours. Et,
+quant à mon héritage, vous n'en aurez pas un sou. Adieu!
+
+Et il dirigea ses pas avec une hâte fiévreuse vers la porte de
+sortie.
+
+La jeune fille, pleurant et gémissant, courut après lui, le
+rejoignit dans la cour d'honneur, lui jeta les bras autour du cou,
+et essaya de le ramener au château par ses pleurs, par ses
+supplications, par la violence même.
+
+--Clémence, ma pauvre filleule, ne n'empêchez pas de partir, dit
+tristement le marquis, je ne puis plus rien pour vous; hélas, vous
+êtes condamnée!
+
+--Oh! mon cher parrain, vous, mon unique espoir, mon seul refuge,
+ne m'abandonnez pas. Venez, venez, pardonnez à mon père; je vous
+aimerai, je vous remercierai, je bénirai votre nom jusqu'à mon
+dernier soupir!
+
+Des larmes jaillirent des yeux du vieillard, et épuisé par ces
+scènes successives, vaincu par le chaleureux appel de sa chère
+filleule, il se laissa ramener au château.
+
+
+
+
+XIV
+
+
+Quatre jours s'étaient écoulés depuis que Herman avait quitté
+la maison de son père, et l'on n'avait pas encore reçu de ses
+nouvelles.
+
+Cette absence inquiétait singulièrement M. Steenvliet, et du matin
+au soir il ne faisait que penser à son fils, quoi qu'il fût bien
+convaincu qu'Herman ne tarderait pas à revenir, du moins chez
+Caroline Wouters, et celle-ci le persuaderait sans doute qu'il devait
+prendre pour femme mademoiselle d'Overburg. Alors, le chemin serait
+définitivement déblayé de tous les obstacles, et l'entrepreneur
+pourrait dire encore une fois que son inébranlable volonté avait
+triomphé.
+
+Il était assis dans son cabinet et souriait en pensant à cette
+affaire. Avec quelle habileté il l'avait conduite, ou plutôt,
+comme le hasard l'avait servi! Caroline Wouters, qui pouvait être un
+obstacle insurmontable à la réalisation de ses voeux, allait devenir
+l'instrument de la soumission volontaire d'Herman! Au cours de ses
+réflexions, M. Steenvliet se demanda de quelle façon il pourrait
+le mieux récompenser Caroline Wouters et ses parents de leurs
+bons offices et de leur désintéressement. Cela lui serait facile,
+pensait-il. Le vieux père Wouters était charpentier et, comme M.
+Steenvliet l'avait appris dans le village, c'était un humble mais
+habile ouvrier. Eh bien, dès que le mariage d'Herman avec Clémence
+serait célébré, Steenvliet prêterait ou donnerait de l'argent au
+vieux Wouters pour se construire un atelier. Il lui procurerait même
+de petites entreprises de charpente, lui donnerait des conseils, de
+l'assistance, en un mot il le favoriserait de telle sorte qu'il
+lui ferait gagner au moins quatre ou cinq mille francs par an, et
+probablement même davantage, pourvu que le courage et l'habileté
+ne lui fissent pas défaut. Et ainsi Caroline et sa mère seraient
+également récompensées; et, s'il arrivait que plus tard la jeune
+fille voulût entrer en ménage avec un brave garçon de sa condition,
+l'entrepreneur lui donnerait une bonne dot, et il protégerait et
+pousserait aussi son mari.
+
+Pendant qu'il se frottait les mains avec une visible satisfaction,
+résultat de ses réflexions agréables, un valet entra dans son
+cabinet et déposa sur le pupitre devant son maître quelques lettres
+que le facteur de la poste venait d'apporter; puis il se retira sans
+rien dire.
+
+M. Steenvliet continua à suivre le cours de ses réflexions sans
+faire attention aux lettres.
+
+--En effet, se disait-il en lui-même, ces Wouters sont des gens
+simples et honnêtes, de braves gens dans toute la force du terme.
+Et feu Victor Wouters, je m'en souviens maintenant, a toujours eu
+beaucoup d'amitié pour moi et m'a rendu mille petits services. A mon
+tour maintenant! Que peut-il m'en coûter de tirer ces braves gens de
+leur situation gênée et de les rendre relativement riches? Presque
+rien. J'emploie des centaines de gens, et que je fasse gagner de
+l'argent au vieux Wouters ou à d'autres petits entrepreneurs, c'est
+la même chose pour moi. Je ferai plus pour eux, je veux les rendre
+heureux; cette idée me sourit; mais il faut d'abord que mon fils soit
+marié avec mademoiselle d'Overburg.
+
+Il prit alors les lettres qu'on venait de lui apporter, et les ouvrit
+l'une après l'autre. Elles ne contenaient évidemment rien de bien
+intéressant, car il les mit de côté avec indifférence. Mais,
+lorsqu'il jeta les yeux sur la dernière lettre, il poussa un cri de
+joie et lut à haute voix: «J'ai eu le plaisir de rencontrer hier à
+Anvers votre fils Herman. Il m'a dit qu'il était en parfaite santé,
+ce qui m'a fait beaucoup de plaisir...»
+
+--Ah! ah! le farceur! s'écria l'entrepreneur. C'est à Anvers qu'il
+s'est réfugié, C'est là le pays étranger dont il me menaçait. Il
+pense que son absence me fléchira et me fera renoncer à mes projets
+relativement à son mariage? En quoi il se trompe fort, car il ne se
+passera pas longtemps avant qu'il ne soit fatigué lui-même; il aura
+certainement besoin d'argent, et il se sentira invinciblement attiré
+à revenir près de Caroline.
+
+Il reprit la lecture de la lettre.
+
+--Que veut dire ceci? grommela-t-il d'un air inquiet, oui, ça y est
+bien en toutes lettres:
+
+«J'ai instamment prié M. Herman de venir visiter avec moi les
+travaux d'écluse, pour qu'il puisse vous annoncer que tout ici est
+pour le mieux, mais il n'avait absolument pas le temps, disait-il,
+et il m'a quitté pour se rendre à bord du steamer américain
+_Philadelphie_, qui part samedi pour New-York. J'aurais voulu lui
+souhaiter un bon voyage, mais, j'eus beau attendre, je ne réussis pas
+à le revoir.»
+
+--Ciel! qu'ai-je lu? s'écria l'entrepreneur. Sur un steamer
+américain? Le malheureux veut-il aller en Amérique? L'Océan entre
+mon fils et moi! Ne plus le voir pondant des années! Oh non, cela ne
+sera pas, cela ne peut pas être.
+
+Il appuya sa tête dans ses mains et se mit à réfléchir
+profondément aux moyens de détourner de lui un coup si douloureux.
+D'après la date de la lettre, le _Philadelphie_ ne devait partir que
+le surlendemain. Il avait donc tout le temps d'aller à Anvers et de
+tâcher de retrouver son fils. Oui, c'était ce qu'il voulait faire.
+Mais comment s'y prendre pour retenir Herman? Le supplier? le menacer
+et, au besoin, invoquer son autorité paternelle? Mais tout cela
+pouvait échouer contre une résolution arrêtée de son fils. Le
+jeune homme était majeur, et, d'après la loi, parfaitement libre et
+maître de ses actions. Herman voulait partir pour l'Amérique sans
+avoir revu Caroline Wouters? Il était donc bien clair qu'il avait
+pour but unique de se soustraire au mariage projeté avec Clémence
+d'Overburg. Le seul moyen qui restât, et qui pût exercer une
+influence décisive sur le jeune homme, était donc, pour M.
+Steenvliet, de lui dire qu'il renonçait à ce mariage... Mais il
+n'était pas possible à l'entrepreneur de renoncer au voeu de toute
+sa vie. Comment donc faire? Que lui dire? Combien il regrettait
+qu'Herman n'eût pas fait une dernière visite à Caroline Wouters.
+Elle seule eût été capable de le retenir. Mais maintenant, hélas,
+cette dernière espérance était également perdue.
+
+Pendant quelque temps M. Steenvliet resta absorbé dans ces tristes
+pensées. Vingt fois il se demanda s'il ne ferait pas mieux de ne
+plus s'occuper du mariage de son fils; mais alors son ambition et
+son orgueil paternel s'élevaient violemment contre cette idée
+humiliante, et ainsi le malheureux entrepreneur luttait péniblement
+avec lui-même sans savoir à quel parti se résoudre pour aboutir à
+un résultat satisfaisant.
+
+Nonobstant l'incertitude de la réussite de sa tentative, il résolut
+d'aller le lendemain à Anvers.
+
+Il prit en main le cordon de sonnette pour appeler son valet de
+chambre et lui ordonna de faire atteler le coupé, pondant qu'il se
+préparerait lui-même à se mettre en route...
+
+Mais voilà que tout à coup la porte s'ouvrit, et à sa grande
+stupéfaction, son fils Herman se présenta devant ses yeux.
+
+Le jeune homme paraissait triste et abattu.
+
+--Je vous croyais sur l'Océan, en route pour l'Amérique, dit M.
+Steenvliet. Vous avez donc renoncé à votre projet insensé?
+
+--Non, mon père, le paquebot ne part qu'après-demain, répondit
+Herman d'une voix étranglée.
+
+--Je comprends: vous avez besoin d'argent; mais n'attendez pas
+de secours de moi pour l'exécution d'un projet qui me déplaît
+souverainement.
+
+--Je n'ai pas besoin de secours, mon père. Un ami à qui j'ai prêté
+maintes fois de l'argent, vient de m'en prêter à son tour.
+
+--Il paraît, mon garçon, que ce voyage lointain vous sourit
+médiocrement? Votre voix est altérée, vous êtes pâle, vous vous
+sentez malheureux, je le vois bien. Eh bien, Herman, soyez mieux
+avisé: restez ici, et ne pensez plus a voyager.
+
+--Personne ne peut plus me retenir, mon père.
+
+--Que venez-vous donc faire ici?
+
+Le jeune homme répondit d'un ton suppliant:
+
+--Mon père, je vais vous quitter, peut-être pour plusieurs années.
+Je puis juger par ma propre douleur combien vous seriez affligé si
+je partais pour l'Amérique sans avoir pris d'abord congé de vous, et
+sans vous avoir donné l'assurance que ni le respect ni l'amour de mon
+bon père ne se sont affaiblis dans mon coeur. Vous ne souhaitez que
+mon bien-être, j'en suis convaincu, mais vous vous trompez sur les
+moyens de me rendre heureux. Je suis dominé par une nécessité
+implacable, et je dois fuir une destinée qui m'inspire de l'effroi,
+Que mon éloignement temporaire ne vous afflige pas trop, et n'ayez
+nulle crainte quant au sort qui m'attend. Je ne cesserai point de
+penser à vous avec reconnaissance, je resterai honnête homme et je
+ne m'exposerai pas inutilement au danger... Soyez généreux jusqu'au
+bout, mon père, donnez-moi, avec votre bénédiction, le courage
+nécessaire de ne pas succomber, sur cette terre lointaine, au regret
+et au chagrin... Permettez-moi de vous serrer dans mes bras en vous
+disant adieu.
+
+A ces mots il se jeta au cou de son père.
+
+Celui-ci, remué jusqu'aux entrailles, se prêta avec bonheur à cette
+effusion filiale, et serra vigoureusement son fils contre son coeur.
+Tous deux avaient les larmes aux yeux; ils restèrent un moment sans
+rien dire.
+
+--Étrange, singulier garçon! murmura l'entrepreneur. Vous
+me chérissez, je le sais. Comment pouvez-vous donc me faire
+volontairement un si amer chagrin? Cela n'est pas naturel. Allons,
+dites-moi que vous ne voulez plus me quitter... Vous secouez la tête?
+Vous persistez dans votre fatale résolution? Je me suis trop hâté,
+peut-être. Je ne vous ai pas laissé assez de temps pour vous
+accoutumer à l'idée de ce mariage avec mademoiselle d'Overburg? Eh
+bien, je veux me montrer accommodant: Restez ici, je ferai retarder
+le mariage, fût-ce de plusieurs mois. Que risquez-vous à accepter ce
+temps d'épreuve?
+
+--Cela ne peut point changer ma résolution, murmura Herman.
+
+--Vous exigez donc que je fasse au baron d'Overburg l'injure de
+repousser la main de sa fille?
+
+--Même cette preuve de votre immense bonté ne pourrait pas me
+retenir.
+
+--Cette fois je n'y comprends plus rien! s'écria l'entrepreneur. Je
+commence à croire, Herman, que vous avez quelque fêlure au cerveau.
+Asseyez-vous là, devant moi, et causons avec calme... Dites-moi
+franchement quel est en réalité votre projet.
+
+--Je vais à New-York, mon père et de là à Chicago.
+
+--A Chicago? à trois cents lieues dans l'intérieur du pays?
+
+--C'est dans cette ville, vous le savez, mon père, que demeure M.
+Patteels, votre ancien associé dans vos entreprises. Il y a quelques
+mois il vous écrivait encore qu'il était surchargé de travaux de
+toute espèce, et vous demandait si vous ne pouviez pas lui envoyer
+quelques jeunes gens qui eussent une certaine connaissance de la
+peinture décorative ou ornementale. Je sais dessiner; j'ai appris
+autrefois à manier le pinceau; il me donnera de l'occupation.
+M. Patteels était pour vous un ami dévoué, et il m'a toujours
+témoigné beaucoup d'intérêt. Lorsque j'aurai acquis l'expérience
+nécessaire, je risquerai, avec son aide, et avec votre exemple sous
+les yeux, je risquerai à mon tour quelques petites entreprises.
+
+--C'est donc pour gagner un peu d'argent que vous voulez quitter
+votre patrie? ricana M. Steenvliet. Mais, innocent enfant, n'en
+possédons-nous pas assez, de cet argent? Vous ai-je jamais rien
+refusé?
+
+--Gagner de l'argent n'est pas mon unique but, mon père.
+
+--Vraiment? Et quoi donc encore?
+
+--Je veux me faire une existence indépendante: je veux devenir libre,
+pour disposer de mon coeur, et de mon sort en ce monde.
+
+--Ah! ah! c'est donc une révolte contre moi? grommela l'entrepreneur
+froissé. Monsieur veut chercher les moyens de m'ôter toute influence
+sur sa destinée?
+
+--Oh! non, mon père, je veux seulement éviter le malheur de me voir
+imposer une épouse que je n'aurai pas choisie moi-même. Pour tout le
+reste, croyez-moi, je suis prêt à me soumettre avec le plus profond
+respect à vos moindres désirs.
+
+M. Steenvliet secoua la tête d'un air pensif; un sourire, moitié
+triste, moitié ironique, entr'ouvrait ses lèvres. Peut-être
+commençait-il à soupçonner quelles pouvaient être les causes de
+l'incompréhensible conduite de son fils.
+
+--Eh bien, supposons qu'au bout de quelques années vous ayez plus ou
+moins atteint votre but; quoi, alors? demanda-t-il.
+
+--Alors, je reviens, mon père.
+
+--Et vous vous mariez?
+
+--Et je me marie.
+
+--Vous n'êtes pas sincère avec moi, dit l'entrepreneur avec ironie.
+Pensez-vous que je ne sache pas quelles folles idées vous trottent
+par la tête? Oui, vous reviendrez aussitôt que vous le pourrez, et
+alors vous voudrez vous marier. Avec qui!... Parlez donc. Vous
+vous taisez? Vous n'osez pas confier à votre père le nom de cette
+étrange fiancée. Vous avez peur qu'il ne se moque de vous. Ne
+serait-ce pas la fille d'un simple ouvrier charpentier, votre ancienne
+compagne de jeux, qui vous a ainsi tourné l'esprit? Il est inutile de
+chercher à me le cacher, Herman, je sais tout. Ah! ce serait donc là
+le résultat, la récompense de ma paisible et laborieuse existence,
+de voir mon fils épouser la fille de pauvres ouvriers, une fille dont
+les doux yeux et le sourire séduisent.
+
+--Ah! je vous en supplie, mon père, s'écria le jeune homme en lui
+tendant les mains, ne dites pas de mal d'elle en ma présence! Elle
+est bonne; son coeur est noble et pur comme celui d'un ange...
+
+--Je ne dirai pas de mal d'elle, mon fils, au contraire, je le
+reconnais volontiers, elle est aimable, intelligente, et elle a un
+grand coeur.
+
+--Ciel, vous l'avez donc vue, mon père?
+
+--Je l'ai vue et je lui ai parlé.
+
+--Est-il possible? Eh bien?
+
+--Ah! mon fils, si Caroline Wouters était seulement la fille d'un bon
+bourgeois, peut-être je comprendrais que vous désiriez la prendre
+pour femme; mais ayez du moins un peu de bon sens, mon garçon.
+N'est-il pas absolument impossible que le fils unique d'un
+millionnaire épouse une fille qui habite une chaumière et qui n'a
+pour vivre que le salaire quotidien d'un charpentier? Le monde entier
+se rirait de moi.
+
+--Les moqueries du monde ne durent pas longtemps, mon père, répondit
+le jeune homme d'un ton pénétré, mais un mariage sans amour est
+une chaîne, un fardeau, un malheur, qui durent jusqu'au tombeau.
+Que m'importe le monde si je dois acheter son approbation au prix du
+bonheur de toute ma vie et du bonheur de mon père lui-même.
+
+--De mon bonheur?
+
+--Oui, mon père, de la joie de vos vieux jours.
+
+--Vous êtes fou. Mon bonheur consisterait donc dans l'anéantissement
+de tout ce que j'ai rêvé pour vous?
+
+Le jeune homme, comme décidé à un suprême effort, prit la main de
+son père, et dit avec animation:
+
+--Caroline Wouters est si douce, si aimante, si reconnaissante! Elle
+vous aimerait, elle vous respecterait, elle chercherait à lire dans
+vos yeux vos moindres désirs. J'irais demeurer avec elle dans une
+maison de campagne, loin du monde, dont vous redoutez les jugements.
+Nous y vivrions tranquilles, aspirant après les heures qu'il vous
+plairait de venir passer auprès de nous. Vous y trouveriez un lieu
+de repos, après vos travaux de la ville, où tout vous sourirait avec
+amour, où tout le monde n'aurait qu'un seul but: vous aimer et vous
+rendre la vie douce... Là, personne ne se rappellerait que vous
+avez été un ouvrier, si ce n'est pour admirer l'énergie de votre
+volonté et la force de votre intelligence, pour bénir ces nobles
+mains dont le travail a créé notre bien-être... Et si la fatigue de
+la vieillesse arrive un jour pour vous, vous trouverez là des enfants
+dans les prières desquels votre nom aurait place à côté du nom du
+Seigneur...
+
+L'entrepreneur était profondément ému par les paroles éloquentes
+de son fils; mais il cherchait à dissimuler son émotion sous un rire
+d'incrédulité.
+
+--Ah! mon cher père, convenez-en, s'écria Herman, un pareil sort
+serait sans doute infiniment plus beau que si nous devions, notre
+vie durant, mendier un regard d'estime dans les salons de nobles
+gentilshommes. Quoi de plus noble et de plus digne que de savoir que
+tout ce qui nous entoure nous doit son bonheur, et que pas un regard
+ne se lève vers nous qui ne soit brillant de reconnaissance et
+d'amour!
+
+M. Steenvliet se tut un moment: il paraissait lutter contre ses
+propres idées. Peut-être, sous l'impression du touchant appel
+d'Herman, était-il sur le point de consentir à son mariage avec
+Caroline Wouters; mais en tout cas cette hésitation ne fut pas
+longue, un sourire de mécontentement ne tarda pas à plisser les
+coins de sa bouche.
+
+--Je ne vous savais pas si éloquent, mon fils, dit-il. Vous rêvez
+tout éveillé, et vous me feriez presque perdre à moi-même
+le sentiment de la réalité; mais ce sont là des enfantillages
+impossibles que vous m'avez racontés. Votre mariage avec Clémence
+est une affaire décidée, du moins en ce qui me concerne. Je suis
+lié envers le baron d'Overburg, et je ne puis retirer ma parole...
+D'ailleurs, il y a un autre obstacle: Caroline Wouters ne vous aime
+pas.
+
+--Elle ne m'aime pas? répéta Herman! Ah! mon père, si vous saviez!
+
+--Je ne le sais que trop bien. Parce que vous vous sentez attiré vers
+Caroline Wouters, vous vous figurez que son coeur doit avoir la même
+inclination pour vous. Quelle naïveté!... Voyons, dites-moi, lui
+avez-vous jamais demandé comment elle est disposée envers vous à
+cet égard?
+
+--Non, en effet; mais cela n'était pas nécessaire; par ses yeux je
+pouvais lire jusqu'au fond de son âme.
+
+--Pauvre garçon! Croyez-vous cela réellement? Comme vous vous
+trompez pourtant!
+
+--Ciel! Avez-vous des raisons sérieuses d'en douter, mon père?
+s'écria Herman pâlissant.
+
+--Certes! Elle m'a dit à moi-même qu'elle vous est reconnaissante
+parce que vous lui avez sauvé la vie autrefois, mais qu'elle ne
+vous aime pas du tout de la manière que vous l'entendez. Je sais par
+Caroline que vous ne lui avez jamais laissé soupçonner votre amour
+pour elle. Comment pouvez-vous donc savoir quels sont ses sentiments
+à votre égard?
+
+--C'est vrai! soupira le jeune homme avec consternation.
+
+--Et maintenant, vous alliez partir pour un autre monde sans
+rien savoir de ses dispositions envers vous! Innocent rêveur, ne
+comprenez-vous pas ce qui se passerait pendant votre absence? Caroline
+ferait la connaissance d'un autre jeune homme de sa condition, et à
+votre retour vous la trouveriez mariée.
+
+--Mais je lui écrirai, balbutia Herman tout déconcerté.
+
+M. Steenvliet paraissait vouloir atteindre un but caché; un sourire
+malin se jouait sur ses lèvres. Sans doute, il voulait, par détour,
+pousser son fils à faire encore une visite à Caroline Wouters, bien
+convaincu qu'il était que la jeune fille le ferait renoncer à son
+voyage en Amérique, et le persuaderait qu'il devait accepter la main
+de mademoiselle d'Overburg. Telle était, en tout cas, la dernière
+espérance de l'entrepreneur.
+
+--Vous lui écririez? de Chicago? dit-il avec ironie. A quoi cela
+servirait-il? Ses parents l'empêcheraient de vous répondre, et
+elle-même ne l'oserait pas. Les pauvres gens ont tellement peur des
+commérages du monde, que leur esprit s'épouvanterait à l'idée
+d'entretenir des relations secrètes avec vous, qui les rendraient
+coupables à leurs propres yeux.
+
+--Vous exagérez, mon père. J'ai promis au père Wouters que je
+n'essayerais plus de revoir Lina, et je veux rester fidèle à ma
+parole; mais, une fois l'Océan entre eux et moi, ils ne craindront
+plus la calomnie, et ils répondront à mes lettres, j'en suis
+certain.
+
+L'entrepreneur paraissait triste et désappointé. Il avait espéré
+amener son fils à retourner auprès de Caroline Wouters, et voilà
+que cet espoir lui échappait aussi. Cependant il ne voulut pas
+abandonner la partie sans faire une dernière tentative.
+
+--Mais vous ne savez pas, rêveur obstiné, ce qui s'est passé
+là-bas pendant votre courte absence, insista-t-il. Ce sont des choses
+si pénibles, si terribles même, que pour vous épargner un plus
+grand chagrin, j'aurais préféré les taire. Pauvre Caroline, une
+pareille honte, méritée ou imméritée, fait une blessure dont on
+conserve toujours la trace.
+
+--Ciel, que voulez-vous dire, mon père? soupira le jeune homme
+effrayé.
+
+--C'est une chose à peine croyable, Herman. Il y a quatre ou cinq
+jours, Caroline était allée au village. Les paysans l'ont accablée
+des plus odieuses injures, lui ont jeté de la boue au visage, et
+l'ont chassée de la commune à coups de pierres. Si elle en faisait
+une maladie mortelle, ce ne serait pas...
+
+--Ah Dieu! est-il possible! s'écria le jeune homme tremblant
+d'angoisse et d'indignation. On a chassé la pauvre Lina du village
+à coups de pierres? Et je suis, hélas! la seule cause de ce sort
+affreux!... Ah! mon père, ce qui n'était en moi qu'un sentiment
+égoïste d'amour, ou soif de bonheur, se change maintenant en la
+conscience d'un devoir impérieux!... Je vais voir Lina Wouters...
+Vous avez raison, mon père; avant de partir il faut que je sache si
+l'on me permettra de réparer le mal que je lui ai fait.
+
+--Je veillerai à cette réparation, Herman, si vous voulez écouter
+avec calme et avec bon vouloir ce que Caroline vous dira; car elle
+est, en effet, une fille intelligente et raisonnable.
+
+--Laissez-moi aller auprès d'elle, mon père, j'en meurs
+d'impatience. Aujourd'hui même je saurai ce que j'ai à espérer ou
+à déplorer.
+
+--Reviendrez-vous ici, Herman? Je suis aussi curieux que vous.
+
+--Mon intention est de rester avec vous jusqu'à demain soir, mon
+père.
+
+--C'est bien, je vous attendrai.
+
+Il serra la main de son fils et lui conseilla encore de s'armer contre
+toute déception, contre toute désillusion. Quoi qu'il pût advenir,
+après son retour ils examineraient ce qu'il y avait à faire pour
+tarir définitivement cette source de chagrins et d'inquiétudes.
+Caroline avait un noble coeur, et elle était incapable de cacher la
+vérité ou de la travestir; Herman devait donc avoir une foi entière
+en ses paroles.
+
+Le jeune homme sortit de l'appartement après avoir salué son père.
+
+Un sourire de triomphe illumina le visage de l'entrepreneur, et il se
+frotta joyeusement les mains en disant:
+
+--Ah! ah! voilà le candide jouvenceau en route pour aller trouver
+Caroline Wouters! Il en a coûté assez de peine pour le décider à
+cette nouvelle visite. Maintenant je suis tranquille. Caroline lui
+persuadera que ce serait une grande folie de sa part de refuser la
+main de mademoiselle d'Overburg, et une cruauté de rendre son
+père malheureux par ce refus. J'ai sa promesse solennelle; elle est
+éloquente... Herman a un excellent coeur au fond, et cela lui
+fait beaucoup de peine de m'affliger ainsi. Il hésitait déjà
+visiblement. Dieu merci, malgré toutes ces contrariétés, mon voeu
+le plus ardent se réalisera, Clémence d'Overburg deviendra la femme
+de mon fils.
+
+On frappa à la porte. Un valet entra et tendit à son maître une
+carte de visite qui, de loin, répandait un doux parfum d'ambre et de
+musc.
+
+--Quelle visite m'annoncez-vous, Jacques? demanda M. Steenvliet en
+souriant. C'est au moins une comtesse, n'est-ce pas?
+
+--Non, c'est un vieux monsieur. Il attend au salon.
+
+--Le marquis de la Chesnaie! se dit l'entrepreneur à lui-même après
+avoir jeté un coup d'oeil sur la carte. Il aurait bien pu rester
+encore une couple de semaines à Monaco... Il m'apporte son
+consentement... Que lui répondrai-je? Bah, il n'a pas besoin de
+savoir qu'Herman a hésité... Allez, Jacques, annoncez au marquis de
+la Chesnaie que je viens tout de suite.
+
+Lorsque l'entrepreneur entra dans le salon, il vit un vieillard de
+haute stature, qui devait être âgé d'au moins soixante-dix ans,
+et dont le visage imposant et la chevelure blanche comme la neige
+imposait le respect.
+
+--Bonjour, monsieur le marquis, dit M. Steenvliet en s'inclinant
+profondément. J'attendais une invitation de votre part pour me rendre
+au château de M. le baron d'Overburg, mais puisque vous avez la
+bonté de m'honorer le premier d'une visite, c'est du plus profond
+de mon coeur que je vous souhaite la bienvenue. Permettez-moi de vous
+serrer la main.
+
+Il prit en effet la main du gentilhomme qui la lui abandonna, mais qui
+ne répondit à son étreinte qu'avec une froideur marquée.
+
+Un frémissement parcourut les membres de M. Steenvliet. Il se sentait
+humilié sans savoir au juste pourquoi; car il ne pouvait évidemment
+pas exiger que le marquis, qui ne le connaissait pas encore, le
+traitât comme un vieil ami dès sa première visite.
+
+Cette réflexion lui fit dominer son dépit.
+
+--Veuilles vous asseoir, monsieur de la Chesnaie, dit-il en lui
+présentant un fauteuil. Nous avons à causer d'une chose très
+importante pour nous; mais, comme je suis prêt à accepter toutes les
+conditions qu'il vous plaira de mettre à ce mariage, nous pourrons
+échanger tout de suite un consentement réciproque.
+
+Le marquis secoua la tête d'un mouvement lent.
+
+--Douteriez-vous? Croyez-vous avoir des motifs d'hésitation? murmura
+l'entrepreneur qui commençait à craindre un refus.
+
+--Je vous en prie, monsieur Steenvliet, permettez-moi, avant de
+répondre à votre question, de faire un appel à la bonté de votre
+coeur et à vos sentiments paternels, dit le marquis. Lorsque mon
+neveu, le baron d'Overburg, fut frappé si cruellement et d'une
+manière si inattendue d'un revers de fortune, et qu'il ne put trouver
+d'aide nulle part pour sauver son honneur et sa position sociale, vous
+lui avez généreusement ouvert votre caisse, et à cette occasion
+vous lui avez demandé la main de Clémence, ma filleule, pour votre
+fils Herman. Sans aucun doute, vous pensiez assurer par là le bonheur
+des deux jeunes gens. Eh bien, Monsieur, vous vous êtes trompé dans
+votre généreuse intention, complètement trompé, je vous demande la
+permission de vous en convaincre, et je ne doute pas que votre amour
+pour votre fils ne vous décide à renoncer au mariage projeté.
+
+--Mon fils a-t-il dit qu'il n'accepte qu'à contre-coeur la main de
+mademoiselle Clémence?
+
+--Non, Monsieur, je suppose même qu'il souhaite ardemment devenir son
+fiancé; mais le trop confiant jeune homme ne prévoit pas, hélas,
+le triste sort qui l'attend, surtout s'il éprouve pour Clémence une
+affection sincère.
+
+Mécontent et blessé par la prévision d'un refus catégorique, M.
+Steenvliet répondit avec un dépit visible:
+
+--Oui, je comprends parfaitement votre but, monsieur le marquis. Vous
+voudriez délier le baron de ses engagements envers moi, et ce que
+vous avez résolu de me dire ne sert qu'à enguirlander l'affront;
+mais je ne me laisserai pas égarer ainsi.
+
+--Ah! Monsieur, que pensez-vous donc de moi?
+
+--Je pense que vous êtes venu pour reprendre la parole solennelle
+du baron; mais cela ne réussira point. La promesse réciproque doit
+être tenue, sinon...
+
+--Calmez-vous, mon bon monsieur Steenvliet, dit le marquis. Je vous
+prie, avant de suspecter ma loyauté, de vouloir bien écouter mes
+raisons. Après cela, vous jugerez si vous devez, oui ou non, ajouter
+foi à mes paroles.
+
+--Soit, j'écoute.
+
+--Vous avez un noble coeur, monsieur Steenvliet; je suis certain que
+vous ne consentiriez jamais sciemment et volontairement à condamner
+une innocente jeune fille à un chagrin éternel, au désespoir, et
+peut-être même à la mort.
+
+--Vous parlez de mademoiselle Clémence?
+
+--Oui; depuis longtemps elle a la fièvre, elle pleure jour et nuit,
+elle est pâle et amaigrie; elle se consume d'inquiétude et d'effroi.
+
+--Quoi donc, monsieur la marquis, l'idée de devenir bientôt la femme
+de mon fils l'effrayerait et la rendrait malade?
+
+--En effet, Monsieur.
+
+--Non, monsieur le marquis, il n'en est pas ainsi; son père m'a
+encore assuré, il y a cinq ou six jours, que Clémence accepte avec
+joie la main de mon fils.
+
+--Ah! mon neveu n'osait pas vous révéler la vérité. Son coeur
+paternel reculait bien devant le sacrifice de sa pauvre fille, mais
+il était dominé par les fatales nécessités de sa situation. Il
+craignait que vous ne lui retirassiez votre aide et qu'il ne retombât
+de nouveau dans l'abîme dont vous l'avez si généreusement tiré.
+
+--Vraiment? Et maintenant il ne le craint plus?
+
+--Je lui ai fait espérer que, pris de pitié pour la malheureuse
+Clémence, vous lui rendriez sa parole.
+
+L'entrepreneur, qui croyait réellement qu'on cherchait à le tromper,
+se leva avec impétuosité et grommela d'un ton amer:
+
+--Eh bien, monsieur le marquis, vous avez eu tort, la chose est trop
+avancée maintenant: je ne renonce point à ce mariage. Quoi! vous
+vous imaginez qu'il me serait possible de laisser faire à mon fils
+ce sanglant outrage? Si nous ne sommes pas d'un sang illustre, nous ne
+sommes cependant pas, moins que vous tous, sensibles à l'humiliation.
+
+--Je vous crois, monsieur Steenvliet, répondit le gentilhomme avec un
+calme imperturbable, mais je crois également que, comme père, vous
+ne reculeriez pas moins que nous devant un fait qui condamnerait votre
+enfant à une douleur éternelle.
+
+--Prétextes que tout cela! s'écria l'entrepreneur. Mon fils rendra
+mademoiselle Clémence heureuse, et il sera heureux avec elle.
+
+--Fatal aveuglement! soupira le marquis. La rendre heureuse, elle, qui
+ne pourrait voir en lui que la cause de son malheur et peut-être de
+sa fin prématurée!
+
+L'entrepreneur bondit de nouveau de sa chaise; il avait peine à
+maîtriser sa colère, et il répondit vivement d'un ton presque
+brutal:
+
+--Ah çà, marquis, permettez-moi de vous le dire: notre entretien
+ne peut pas continuer sur ce pied-là. Jouons cartes sur table: Vous
+voulez refuser votre consentement, mais vous paraissez oublier que le
+mariage de mademoiselle Clémence avec mon fils est une des conditions
+du prêt que j'ai fait à son père. Quelles sont vos intentions à
+cet égard?
+
+--Je suis prêt à donner mes biens en garantie de la dette de mon
+neveu, et à vous assurer le paiement d'un bon intérêt.
+
+--Cela n'est pas suffisant, monsieur le marquis.
+
+--Fût-ce même six pour cent?
+
+--Pensez-vous donc que je sois un usurier? Ce n'est pas ainsi que je
+comprends la chose. Si vous refusez réellement votre consentement
+au mariage de mon fils, je veux recevoir en une seule fois le
+remboursement intégral du capital prêté, qui est de deux cent
+cinquante mille francs.
+
+--Ah! soyez plus accommodant, monsieur Steenvliet. Il m'est
+impossible, sans beaucoup de peine, et surtout sans grande perte, de
+rassembler une pareille somme en si peu de temps. Je voudrais
+vendre quelques fermes, de la main à la main et sans publicité.
+Accordez-moi, je vous en prie, le délai nécessaire pour attendre les
+circonstances favorables à cette réalisation. J'acquitterai la dette
+de mon neveu par des versements partiels, en trois ou quatre fois.
+
+--On est impitoyable pour moi, répliqua l'entrepreneur. Pourquoi donc
+aurais-je des complaisances pour ceux qui me font un sanglant outrage
+dans mon honneur et dans mes sentiments paternels? Vous consentirez au
+mariage de Clémence avec mon fils, ou je poursuis immédiatement le
+remboursement de la dette de M. d'Overburg envers moi.
+
+Le marquis avait courbé la tête et paraissait absorbé dans de
+pénibles réflexions.
+
+Un nouveau rayon d'espoir descendit dans le coeur de l'entrepreneur.
+Il pensait pouvoir s'attendre à ce que le marquis finît par changer
+de résolution et par donner son consentement.
+
+M. de la Chesnaie releva la tête comme s'il s'éveillait d'un songe.
+Ses yeux étaient humides.
+
+--Ce que vous exigez de moi est impossible, dit-il. Je vous en
+supplie, ayez pitié de la pauvre Clémence, ne la laissez pas mourir
+de chagrin.
+
+--Mourir? répéta M. Steenvliet en ricanant à demi. Si la jeune
+demoiselle est malade, par hasard, si elle a la fièvre comme vous le
+dites, cela se passera bien, allez!
+
+--Vous vous montrez sans pitié pour nous. Eh bien, soit! Mais
+êtes-vous donc aussi sans coeur pour votre fils, pour pouvoir
+le vouer en riant au sort le plus malheureux? s'écria le vieux
+gentilhomme d'un ton qui trahissait suffisamment toute la peine qu'il
+avait à contenir son indignation et son courroux.
+
+--Mon fils? Ne vous inquiétez pas de lui, monsieur le marquis.
+
+--Alors, ayez du moins pitié de vous-même.
+
+--De moi-même! Est-ce une menace?
+
+--Mais monsieur Steenvliet, ne sentez-vous pas que ce mariage, s'il
+était possible, vous condamnerait tous les deux à une existence
+insupportable? Vous croyez que cette alliance vous rehausserait aux
+yeux du monde? que votre sang deviendrait plus noble, parce que vous
+auriez acheté à prix d'argent la main d'une fille de noble maison?
+Détrompez-vous. Votre pauvre victime accuserait ses bourreaux
+jusqu'à son dernier soupir... et nous, membres de la vieille
+noblesse, nous vous haïrions et vous mépriserions.
+
+--Nous mépriser, ô ciel!
+
+--Oui, car vous ne seriez pour nous que la preuve éternelle de notre
+abaissement et de notre honte.
+
+L'entrepreneur fut si profondément blessé de l'injustice de ces
+reproches, qu'il regardait le marquis d'un air furieux et paraissait
+prêt à l'assaillir à poings fermés; mais il fut retenu par le
+regard froid et impérieux du vieux gentilhomme.
+
+--Vous êtes fous d'orgueil, grommela M. Steenvliet. Oser me dire en
+face que l'on nous haïra et que l'on nous méprisera parce que nous
+sommes des bourgeois, parce que nous avons travaillé depuis notre
+jeune âge et que nous avons apporté notre part au bien-être
+général! N'est-il pas vrai, marquis, c'est pour cette raison-là
+seule que vous nous méprisez?
+
+--Non, ce n'est pas pour cela, répliqua l'autre avec un calme
+exaspérant. Pour nous, tous les gens ont le même droit d'être
+estimés et respectés, excepté pourtant ces ambitieux qui, au moyen
+d'intrigue ou d'argent, s'insinuent dans nos rangs, et ont assez peu
+de vergogne pour venir implorer de nous des regards d'indulgence, avec
+le vain espoir que par là ils oublieront eux-mêmes et que d'autres
+oublieront comme eux où était placé leur berceau. De quel côté
+est l'orgueil insensé?
+
+--Assez, assez! s'écria l'entrepreneur frémissant de rage. Sortez de
+ma maison, monsieur le marquis, sortez sur-le-champ, car je le sens,
+je ne resterais pas maître de moi. Dès demain matin je donnerai
+les ordres nécessaires pour faire poursuivre judiciairement le
+remboursement immédiat des deux cent cinquante mille francs!... Mais
+vous pouvez encore revenir sur votre résolution; je vous donne du
+temps jusqu'à demain matin à dix heures.
+
+--Ceci est devenu tout à fait inutile, Monsieur, dit le marquis
+avec un tranquille sourire. Jusqu'à présent j'ai reculé à
+l'idée d'entamer si profondément ma fortune. J'espérais en votre
+générosité. Mais votre invincible aveuglement me décide; j'aime
+mieux vendre une grande partie de mes biens que de sacrifier ma pauvre
+Clémence à votre égarement. Je vous annonce, monsieur Steenvliet,
+qu'avant quatre jours les deux cent cinquante mille francs vous seront
+payés, capital et intérêts. En conséquence, j'ai le droit de
+reprendre et je reprends complètement la parole du baron d'Overburg.
+
+L'entrepreneur était comme frappé de la foudre. Le baron ne lui
+avait-il pas affirmé, à différentes reprises, que son oncle était
+un avare endurci, qui ne donnerait pas seulement mille francs pour
+sauver son neveu.
+
+Le rouge de la colère et de la honte lui montait au front, et il
+murmura, stupéfait et décontenancé.
+
+--Vous, marquis, vous paierez la somme entière, en une seule fois,
+avant qu'il se soit passé quatre jours?
+
+--Cela vous étonne? Moi aussi je possède des millions, en
+biens-fonds il est vrai, mais mes précautions sont prises; je sais
+où je puis lever l'argent nécessaire.
+
+--Il ne reste donc plus d'espoir pour mon fils? soupira l'entrepreneur
+découragé.
+
+--Allons, mon pauvre monsieur Steenvliet, soyez raisonnable, répondit
+le vieux gentilhomme avec une expression de pitié qui perça le
+coeur de son interlocuteur comme un coup de poignard. De pareilles
+mésalliances sont toujours malheureuses, aussi bien pour ceux qui
+s'élèvent que pour ceux qui s'abaissent. Vous le reconnaîtrez
+plus tard, et vous m'en saurez gré, car je n'aurai pas seulement
+préservé Clémence d'une existence douloureuse, mais en même temps
+je vous aurai rendu, à votre fils et à vous, un inappréciable
+service... Et maintenant, Monsieur, adieu, et sans rancune.
+
+Et M. de la Chesnaie sortit du salon.
+
+L'entrepreneur était tellement écrasé de dépit, de honte et
+de chagrin, qu'il ne songea pas à sonner pour faire reconduire le
+marquis.
+
+Il s'affaissa sur une chaise, les mains dans les cheveux, grommelant,
+tremblant, crispant les poings, riant convulsivement comme un homme
+qui lutte contre une effrayante catastrophe, mais qui n'a pas encore
+perdu tout espoir.
+
+Tout à coup il se leva, poussa un cri de triomphe, tira violemment le
+cordon de la sonnette, et murmura d'une voix étranglée et stridente:
+
+--Oui, ce sera ma vengeance.
+
+Un valet accourut immédiatement. M. Steenvliet lui dit:
+
+--Qu'on tire le grand landau de la remise, et qu'on y attelle les
+grands trotteurs. Vite, vite, Jacques; il faut que tout soit prêt
+dans cinq minutes.
+
+Le domestique sortit pour aller exécuter les ordres de son maître.
+
+M. Steenvliet se mit à arpenter le salon en long et en large, en
+proie à la plus vive agitation; il se parlait à lui-même, frappait
+du pied le plancher, riait fiévreusement et battait l'air de ses
+poings fermés.
+
+Quelqu'un qui l'eût surpris dans cet état aurait infailliblement
+supposé qu'il venait d'être frappé d'une attaque de démence.
+
+
+
+
+
+XV
+
+
+Dans la matinée du même jour, la mère Wouters était assise près
+de son poêle, occupée à éplucher les légumes pour le dîner.
+
+De temps en temps elle regardait du côté de la fenêtre. Il tombait
+une grosse pluie, et la bonne femme poussa un soupir en pensant qu'il
+ne serait pas possible, par une pareille averse, de continuer au
+jardin le travail commencé.
+
+Bientôt son attention fut détournée par un léger bruit qu'elle
+entendit dans l'étable. Elle écouta un instant, puis elle se dit à
+elle-même à voix basse:
+
+--Pauvre Lina, elle ne chante plus jamais. A peine puis-je l'entendre
+quand elle travaille pourtant si près de moi... Son coeur est plein
+de chagrin; elle s'efforce de nous le cacher, mais je le vois bien...
+Certes, cela me fait également beaucoup de peine que M. Herman, pour
+ne pas être obligé de se marier, s'est enfui en pays étranger et
+a si grandement attristé son pauvre père. Mais est-ce notre faute
+à nous? Y pouvons-nous quelque chose? Si nous ne songions qu'à
+notre propre bien-être, ne devrions-nous pas nous en réjouir, au
+contraire? Car maintenant M. Herman ne viendra certainement plus ici,
+et, Dieu merci, les gens finiront par reconnaître qu'ils nous ont
+calomniés...
+
+Lina entra et s'arrêta au milieu de la pièce sans prononcer une
+syllabe; elle regardait autour d'elle et avait l'air de chercher
+quelque chose. Sa mère la regarda à la dérobée et secoua la tête
+avec compassion. La jeune fille se dirigea à pas lents vers un des
+angles de la pièce, prit un carreau de dentellière, s'assit de
+l'autre côté du poêle sans rien dire, et se mit a entremêler ses
+fuseaux.
+
+--Lina, vous voilà encore bien triste aujourd'hui, dit la veuve.
+
+--Le mauvais temps me chasse hors du potager, ma mère,
+répondit-elle.
+
+--Non, ce n'est pas cela: vous pensez sans cesse à M. Herman.
+
+--Je l'avoue, mère.
+
+--Vous n'êtes pas raisonnable, mon enfant. Avoir pitié de ceux
+qui sont malheureux, même par leur propre faute, c'est assurément
+louable; mais cela ne doit pas aller jusqu'au point de se rendre
+malade soi-même.
+
+--Mais je ne suis pas malade, et ne le deviendrai pas, dit la jeune
+fille avec un sourire plutôt triste que joyeux.
+
+--Vous aviez pourtant fermement promis à grand-père de chasser ces
+idées tristes.
+
+--Ah! ma mère, nous avons beau promettre, nos idées vont et viennent
+malgré nous.
+
+--Puisque M. Herman est parti maintenant pour un pays étranger, nous
+ne le verrons probablement plus. Penser à lui plus longtemps ne peut
+lui faire ni bien ni mal; vous devriez donc l'oublier tout à fait,
+mon enfant.
+
+--Je le voudrais, mère, mais cela m'est impossible: son image est
+toujours devant mes yeux. Cette nuit même je l'ai vu, les yeux pleins
+de larmes, et me suppliant d'avoir pitié de son sort amer.
+
+La mère Wouters regarda sa fille avec étonnement; mais elle chassa
+immédiatement de son esprit le soupçon qui venait d'y pénétrer, et
+lui dit:
+
+--Allons, allons, Lina, vous êtes encore une innocente enfant. Les
+songes doivent toujours se prendre au contre-pied; nous avons donc des
+raisons de croire que M. Herman n'est pas aussi malheureux que vous
+pensez.
+
+--Pas malheureux, mère? répéta Lina avec une triste ironie. Son
+père a cherché et trouvé pour lui une fiancée, une demoiselle
+noble et riche. Le bon M. Steenvliet,--car son coeur est excellent
+au fond, croyez-le, ma mère,--était si satisfait, si joyeux de ce
+brillant mariage, qu'il considérait comme la récompense de sa longue
+vie de travail... Mais M. Herman, qui paraît avoir une aversion pour
+le mariage, s'enfuit en pays étranger et laisse son pauvre père tout
+seul! Ah! Herman a agi sans doute dans un moment d'égarement; mais,
+quoi qu'il en soit, pensez-vous, ma mère, qu'après une pareille
+action un homme puisse avoir encore un seul jour de repos? Savoir
+qu'on a rendu son vieux père malheureux, cette douloureuse conviction
+doit lui ronger le coeur comme un ver. Et vous et grand-père vous
+trouvez étonnant que j'aie pitié de celui sans la généreuse
+amitié duquel je ne serais plus de ce monde.
+
+--Il y a bien quelque chose de vrai dans vos paroles, Lina, mais vous
+exagérez.
+
+--Ah! mère, comment pouvez-vous dire cela? Supposez donc que vous
+ayez résolu, grand-père et vous, de me faire épouser quelqu'un,
+un bon et brave jeune homme, et que je m'enfuie loin d'ici; ne vous
+plaindriez-vous pas au ciel de mon ingratitude et de ma cruauté? Et
+moi, comme punition, ne mourrais-je pas de chagrin et de regret?
+
+--Oui, certes, mon enfant, mais ce n'est pas la même chose. Et, en
+tout cas, que pouvons-nous y faire?
+
+--Ah! je pourrais bien y faire quelque chose, mère, si je pouvais
+causer encore une fois avec M. Herman.
+
+--Cela est complètement impossible. Dieu sait s'il n'est pas déjà
+à plus de cent lieues d'ici?
+
+--Son père m'a dit pourtant qu'il reviendrait bientôt.
+
+--Ce n'était qu'une supposition, et d'ailleurs, innocente rêveuse
+que vous êtes, oubliez-vous donc que grand-père nous a défendu,
+très strictement défendu, de parler encore avec Herman? Et ne
+devez-vous pas, s'il reparaissait ici, fuir immédiatement sa
+présence? La calomnie veille et nous épie, mon enfant.
+
+--Que m'importe la calomnie, ma mère?
+
+--Soit! mais le chagrin, la colère de grand-père?
+
+--Cela est pis, en effet! soupira Lina découragée. Allons, mère, ne
+parlons plus de ces tristes choses, il a cessé de pleuvoir, je vais
+reprendre mon travail dans le potager.
+
+En achevant ces mots elle mit son carreau à dentelles de côté, le
+recouvrit d'un drap blanc et sortit de la pièce. La veuve, de son
+côté, continua à faire sa cuisine. Elle plaça un pot de fer sur le
+poêle, le remplit à moitié d'eau et recommença à peler ses pommes
+de terre.
+
+A peine s'était-elle remise à l'ouvrage qu'elle poussa un cri de
+surprise et d'angoisse. Elle ne pouvait en croire ses yeux, Herman,
+Herman Steenvliet, venait d'entrer.
+
+Son visage était très pâle et ses lèvres tremblaient pendant qu'il
+regardait de tous côtés autour de lui.
+
+La femme Wouters se leva précipitamment, courut à la porte du jardin
+pour la fermer, revint, éleva ses mains devant le jeune homme comme
+pour l'empêcher d'avancer et s'écria d'une vois étouffée:
+
+--Ah! monsieur Steenvliet, que venez-vous faire ici? Partez, je vous
+en prie. Voulez-vous encore nous exposer à la calomnie?
+
+--Je veux voir Lina, répondit-il.
+
+--Mais grand-père l'a strictement défendu, si Lina savait que vous
+êtes venu, elle s'enfuirait.
+
+--Je dois lui parler et je lui parlerai. Où est-elle? Au jardin?
+
+Il se dirigeait déjà vers la porte du jardin, mais la veuve
+effrayée se plaça devant lui et le supplia à mains jointes.
+
+--Pour l'amour de Dieu, Monsieur, allez-vous-en. Il y a peut-être des
+gens qui vous ont vu entrer chez nous. Que va-t-on dire encore dans le
+village?
+
+--Ça m'est égal! s'écria-t-il fiévreusement. Je pars demain pour
+l'Amérique.
+
+--Pour l'Amérique! Est-il possible? A l'autre bout du monde?
+
+--Mais je ne partirai pas sans avoir vu Lina et sans lui avoir parlé.
+Ce que j'ai à lui dire doit décider de mon sort et de ma vie.
+Allons, mère Wouters, pour la dernière fois peut-être, soyez bonne
+pour moi, rappelez Lina du jardin.
+
+--Je n'ose pas, répondit la veuve en soupirant.
+
+Mais la porte de la cour s'ouvrit et Lina rentra. Un gai sourire
+illuminait son visage.
+
+--Bonjour, monsieur Steenvliet, je vous attendais, dit-elle.
+
+--Vous m'attendiez? Ah! merci, Lina! s'écria-t-il. Le doute, le
+désespoir me déchiraient le coeur. Votre seule voix me rend le
+courage. Veuillez m'écouter et vous aussi, mère Wouters.
+
+--Nous ne pouvons pas, répliqua la vieille avec angoisse. Il faut
+partir, Monsieur... Lina, songez à grand-père, montez à votre
+chambre.
+
+--Non, ma mère, laissez parler M. Herman. Il vient nous annoncer
+qu'il ne quitte point sa patrie et qu'il accepte la main de
+mademoiselle Clémence.
+
+--Erreur, folie! grommela le jeune homme avec un sourire convulsif.
+Moi, le mari de Clémence? Jamais, jamais! j'aimerais mieux mourir!
+
+Les deux femmes le regardèrent avec une expression d'épouvante.
+Elles paraissaient croire qu'il avait perdu l'esprit.
+
+--L'impatience de connaître mon sort me brûle le sang,
+poursuivit-il. Je n'ai pas le temps de prendre des détours... Lina,
+j'ouvre mon coeur devant vous, lisez-y... Nous avons joué ensemble
+étant enfants: nous étions des amis inséparables. Oui, je vous ai
+sauvé la vie au péril de la mienne. Qu'est-ce qui me donna à
+moi, faible et innocent enfant, la force et le courage d'un pareil
+dévouement? Ah! c'est qu'alors déjà Dieu avait déposé dans mon
+âme le germe qui, après seize ans de séparation, devait se changer
+en un sentiment irrésistible. Je vous ai revue, Lina; ce que personne
+n'aurait probablement pu faire, vous l'avez accompli facilement; vous
+m'avez retiré du chemin du vice, et vous m'avez réconcilié avec
+ma conscience. Vous êtes pour moi le vivant souvenir de mon passé
+regretté, l'image de ma mère! votre bonté simple et naïve, la
+pureté de votre coeur,--et qui sait? la volonté du ciel,--tout me
+pénètre de la conviction qu'il n'y a pas de bonheur sur terre à
+espérer pour moi, sinon à vos côtés...
+
+Lina s'était affaissée sur une chaise; elle tenait la tête baissée
+et luttait contre les larmes qui voulaient jaillir de ses yeux. La
+femme Wouters, dominée par la voix frémissante du jeune homme,
+le contemplait avec un véritable ébahissement. Il lui eût été
+impossible d'articuler une parole, de sorte qu'Herman put continuer
+sans être interrompu:
+
+--Et c'est alors que l'on vient me dire: épousez Clémence
+d'Overburg, une jeune fille noble que je connais à peine, qui est
+d'une autre race et d'un autre sang que moi? Serais-je assez faible,
+assez lâche pour laisser ainsi séparer violemment deux âmes que
+Dieu lui-même a prédestinées à rester unies jusqu'au tombeau! Non,
+non, Lina, vous serez ma femme, vous ou jamais personne!
+
+--Mais Monsieur, Monsieur, que dites-vous? balbutia la veuve. Pour
+l'amour du ciel, calmez vos esprits égarés.
+
+--O Herman, songez à votre père! s'écria la jeune fille en tendant
+vers lui des mains suppliantes.
+
+--Mes esprits égarés? répéta le jeune homme. Il ne serait pas
+étonnant qu'ils le fussent en effet: mais je m'efforcerai de me
+calmer, et je vous dirai ce que je viens faire ici. Mon père, abusé
+par sa tendresse exagérée pour moi, reste inexorable et veut me
+contraindre à prendre Clémence pour femme. Moi, je ne le veux
+pas, je pars demain pour l'Amérique, à trois cents lieues dans
+l'intérieur du pays. Je vais essayer si je ne puis pas y gagner par
+mon propre travail assez d'argent pour être libre de toute contrainte
+et pour pouvoir offrir à la femme que mon coeur a choisie une
+existence modeste avec une honnête aisance. J'ai besoin de quelques
+années pour cela, et pendant ce temps je resterai éloigné de ma
+patrie; mais alors je reviens triomphant pour vous supplier, Lina, de
+me donner avec votre main le bonheur de toute ma vie... Oui, tel est
+mon projet; mais lorsque j'en ai fait part à mon père, il a énervé
+tout mon courage en m'assurant, Lina, que vous ne m'aimez pas, et que
+vous n'attendrez pas mon retour. Si cela était vrai, hélas, il ne me
+resterait plus qu'à courber la tête sous le poids de ma misère, et
+à me résigner à un avenir sans espoir... Que dois-je croire, Lina?
+Prononcez mon arrêt et délivrez-moi de cet affreux doute. Est-il
+vrai que vous ne m'aimez pas?
+
+La jeune fille jeta sur lui un regard plein de pitié, mais elle
+laissa sa question sans réponse.
+
+--Soit, reprit le jeune homme. Je comprends que vos lèvres si pures
+ne veuillent pas prononcer un tel aveu. Mais savez-vous ce que mon
+père m'a dit encore? Il m'a dit que pendant mon absence vous pourriez
+choisir un autre mari. C'est une crainte que je ne veux pas emporter
+dans mon long voyage. Ah! tandis que je travaillerais, que je
+peinerais là-bas comme un esclave, avec l'espérance de vous avoir
+un jour pour femme; tandis que cette espérance brillerait devant
+mes yeux comme une radieuse étoile, on briserait ici pour jamais
+le bonheur de ma vie? Je vous en conjure, Lina, dites-moi que vous
+attendrez mon retour!
+
+La mère Wouters essuya avec le coin de son tablier les larmes qui
+coulaient sur ses joues; la jeune fille aussi avait les yeux humides;
+elle avait frémi plus d'une fois au chaleureux appel d'Herman, et
+elle était pâle d'émotion. Mais elle avait conservé assez d'empire
+sur elle-même pour pouvoir discerner ce que le devoir exigeait d'elle
+et ce qu'elle avait promis au vieux M. Steenvliet.
+
+Elle se leva et dit d'une voix qui, quoique trahissant une émotion
+profonde, attestait néanmoins une ferme résolution:
+
+--Monsieur Herman, vous m'avez ouvert votre coeur, lisez aussi dans le
+mien maintenant. Je suis si sensible à votre extrême sympathie pour
+moi que je voudrais vous baiser les mains en signe de reconnaissance.
+Vous me demandez si je voudrais devenir votre femme? Si j'étais une
+fille de votre condition et que votre père pût bénir notre
+union, alors, oui, je vous attendrais, fût-ce pendant vingt ans, et
+fallût-il sacrifier la moitié des jours qui me restent a vivre, pour
+mériter cette grâce du ciel, je le ferais avec bonheur...
+
+--Lina, malheureuse enfant! s'écria la veuve effrayée.
+
+--Ah! cela me suffit, s'écria Herman, ivre de joie.
+
+--Non, vous vous trompez, cela ne suffit pas, répliqua Lina. Je ne
+séparerai pas le père du fils, et ne vous rendrai pas malheureux
+tous les deux.
+
+--Mon père finira par consentir à notre mariage, Lina.
+
+--N'espérez pas cela. Que serais-je pour lui? La cause de votre
+désobéissance, une ennemie qui lui aurait ravi l'amour de son unique
+enfant. Je ne pourrais pas vivre ainsi, Herman.
+
+--C'était donc la vérité, l'affreuse vérité! s'écria le jeune
+homme d'un ton plaintif. Vous ne voulez pas faire pour moi le plus
+léger sacrifice? Lina, Lina, non, vous ne m'aimez pas!
+
+--D'ailleurs, Dieu sait ce que je lui ai confessé si souvent depuis
+votre dernière visite.
+
+--Eh bien, alors?
+
+--Mais cette affection même m'impose le devoir de vous réconcilier
+avec votre père.
+
+--Et le moyen pour cela?
+
+--C'est d'épouser mademoiselle Clémence.
+
+--Mais, Lina, vous ne savez pas ce que vous dites.
+
+--Je le sais parfaitement, Herman.
+
+--Vous me déchirez le coeur.
+
+--Votre chagrin se dissipera à la longue. L'inimitié entre votre
+père et vous serait un malheur irréparable.
+
+--Ainsi, vous ne voulez pas être ma femme?
+
+--Sans le consentement de votre père? Non, positivement non...
+Voyons, écoutez-moi avec bienveillance, Herman, je vous convaincrai
+que vous devez accepter la main de mademoiselle Clémence.
+
+Mais le jeune homme, écrasé par cet arrêt, se laissa tomber sur une
+chaise et cacha sa tête dans ses mains en sanglotant.
+
+La vue de ses larmes brisa le courage des deux femmes; elles se mirent
+à pleurer aussi.
+
+Lina continua cependant à l'exhorter à se soumettre à la volonté
+paternelle; elle parla de la vie laborieuse de M. Steenvliet, de sa
+bonté, de son amour pour son fils unique, de son chagrin. Troublée
+au dernier point par le mutisme obstiné du jeune homme, elle finit
+par s'agenouiller devant lui.
+
+--Herman, mon cher Herman, s'écriait-elle en l'implorant à mains
+jointes, écoutez mes prières. Donnez-moi cette dernière preuve de
+votre généreuse amitié: Acceptez Clémence pour femme!
+
+Le jeune homme se leva d'un bond, pâle comme un linge, avec un amer
+ricanement sur les lèvres.
+
+--Vous! c'est vous qui me condamnez! exclama-t-il d'un ton de
+reproche. Eh bien, que mon sort cruel s'accomplisse. Je serai
+l'époux de Clémence, avec l'espoir que le poignard acéré que vous
+m'enfoncez dans le coeur me délivrera bientôt de ce fatal lien en
+m'ôtant la vie qui m'est à charge. Adieu, pour toujours, adieu!
+
+Et sans faire attention aux cris des deux femmes, il courut vers la
+porte.
+
+Mais à peine eut-il fait quelques pas, qu'il s'arrêta frappé de
+stupeur ou d'épouvante, en s'écriant:
+
+--Grand Dieu! mon père!
+
+Les deux femmes regardèrent également au dehors, pâles et blêmes
+d'inquiétude.
+
+Deux hommes descendaient d'une voiture qui venait de s'arrêter devant
+la maisonnette: M. Steenvliet et Jean Wouters. L'entrepreneur entra le
+premier.
+
+--Vous voulez partir? restez, je vous l'ordonne, dit-il à son fils.
+
+Il se dirigea immédiatement vers la jeune fille tremblante comme la
+feuille, lui prit la main et lui dit:
+
+--Caroline, vous aimez Herman, j'en suis certain. Vous sentez-vous
+capable de m'accorder une petite place dans votre coeur? Pourriez-vous
+aimer le vieux Steenvliet comme un père?
+
+--Ah! je vous aimais déjà de toutes les forces de mon âme,
+bégaya-t-elle.
+
+--Eh bien, Herman, eh bien, Caroline, écoutez bien ce que je
+vais vous dire. Voilà M. Jean Wouters, maître, charpentier et
+entrepreneur. Il a donné son consentement et je donne le mien. Venez,
+Herman, mon entêté, mon brave fils, tendez la main à Caroline; elle
+devient votre femme.
+
+Herman poussa un cri de bonheur, et serra son père et sa fiancée sur
+son coeur dans une même étreinte passionnée.
+
+Jean Wouters et la mère Anne, priant et pleins de reconnaissance,
+levaient vers le ciel leurs yeux mouillés de douces larmes.
+
+FIN
+
+ * * * * *
+
+IMPRIMERIE CHAIX, RUE BERGÈRE, 20, PARIS.--19062-3.
+
+
+
+
+
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+
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+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
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+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
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+
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+
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+concept of a library of electronic works that could be freely shared
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+
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