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diff --git a/.gitattributes b/.gitattributes new file mode 100644 index 0000000..6833f05 --- /dev/null +++ b/.gitattributes @@ -0,0 +1,3 @@ +* text=auto +*.txt text +*.md text diff --git a/17298-0.txt b/17298-0.txt new file mode 100644 index 0000000..af29eb1 --- /dev/null +++ b/17298-0.txt @@ -0,0 +1,9773 @@ +The Project Gutenberg EBook of Argent et Noblesse, by Henri Conscience + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Argent et Noblesse + +Author: Henri Conscience + +Release Date: December 13, 2005 [EBook #17298] + +Language: French + +Character set encoding: UTF-8 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ARGENT ET NOBLESSE *** + + + + +Produced by Frank van Drogen, Pierre Lacaze and the Online +Distributed Proofreading Team of Europe. This file was +produced from images generously made available by the +Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at +http://gallica.bnf.fr. + + + + + +Å’UVRES COMPLÈTES + +DE + +HENRI CONSCIENCE + + + +ARGENT ET NOBLESSE + + + + + +Å’UVRES COMPLÈTES + +DE + +HENRI CONSCIENCE + +Publiées dans la collection Michel Lévy. + + + Vol. +UNE AFFAIRE EMBROUILLÉE 1 +L'ANNÉE DES MERVEILLES 1 +AURÉLIEN 2 +L'AVARE 1 +BATAVIA 1 +LES BOURGEOIS DE DARLINGEN 1 +LE BOURGMESTRE DE LIÈGE 1 +LE CANTONNIER 1 +LE CHEMIN DE LA FORTUNE 1 +LE CONSCRIT 1 +LE COUREUR DES GRÈVES 1 +LE DÉMON DE L'ARGENT 1 +LE DÉMON DU JEU 1 +LES DRAMES FLAMANDE 1 +LA FIANCÉE DU MAITRE D'ÉCOLE 1 +LE FLÉAU DU VILLAGE 1 +LE GANT PERDU 1 +LE GENTILHOMME PAUVRE 1 +LA GUERRE DES PAYSANS 1 +LE GUET-APENS 1 +HEURES DU SOIR 1 +L'ILLUSION D'UNE MÈRE 1 +LA JEUNE FEMME PALE 1 +LE JEUNE DOCTEUR 1 +HISTOIRE DE DEUX ENFANTS D'OUVRIERS 1 +LE LION DE FLANDRE 2 +LA MAISON BLEUE 1 +MAITRE VALENTIN 1 +LE MAL DU SIÈCLE 1 +LE MARCHAND D'ANVERS 1 +LE MARTYRE D'UNE MÈRE 1 +LES MARTYRES DE L'HONNEUR 1 +LA MÈRE JOB 1 +L'ONCLE ET LA NIÈCE 1 +L'ONCLE JEAN 1 +L'ONCLE REIMOND 1 +L'ORPHELINE 1 +LE PARADIS DES FOUS 1 +LE PAYS DE L'OR 1 +LA PRÉFÉRÉE 1 +LE REMPLAÇANT 1 +UN SACRIFICE 1 +LE SANG HUMAIN 1 +SCÈNES DE LA VIE FLAMANDE 2 +LES SERFS DE FLANDRE 1 +LA SORCIÈRE FLAMANDE 1 +SOUVENIRS DE JEUNESSE 1 +LE SORTILÈGE 1 +LE SUPPLICE D'UN PÈRE 1 +LE TRÉSOR DE FÉLIX RODBECK 1 +LA TOMBE DE FER 1 +LE TRIBUN DE GAND 1 +LES VEILLÉES FLAMANDES 2 +LA VOLEUSE D'ENFANT 1 + + +IMPRIMERIE CENTRALE DES CHEMINS DE FER.--IMPRIMERIE CHAIX. + +RUE BERGÈRE, 20, PARIS.--19062-3. + + +ARGENT + +ET + +NOBLESSE + +PAR + +HENRI CONSCIENCE + + +PARIS +CALMANN LÉVY, ÉDITEUR +ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES +3, RUE AUBER, 3 + +1883 + + + + +ARGENT ET NOBLESSE + + +I + + +A une couple d'heures de marche, au sud-ouest de Bruxelles, à côté +de la chaussée, s'élèvent une dizaine de maisonnettes dans le +voisinage d'une chapelle. Elles sont habitées par de pauvres ouvriers +surchargés d'enfants et pour lesquels un loyer dans le village voisin +serait une trop lourde charge. Dans ce hameau, d'ailleurs, ils peuvent +cultiver un petit lopin de terre où ils récoltent les pommes de +terre et les légumes pour leurs provisions d'hiver. + +A quelques minutes de là , au milieu des champs, près d'un droit +sentier, il y a une maison plus basse, mais plus large aussi, qui a +l'air d'une petite métairie. + +En effet, elle est de chaque côté ombragée par les branches de deux +grands noyers; une vigne fait serpenter ses rameaux flexibles sur la +façade et entoure les deux fenêtres. + +Dans le jardinet, devant la maison, il y a un puits, et contre le +pignon latéral, devant la porte de l'étable, un petit tas de fumier. + +La situation de cette petite maison est très pittoresque. Derrière +le verger, clos d'une haie, coule à quelque distance un clair +ruisseau bordé, dans tout son parcours, de prairies émaillées de +fleurs. Du côté du levant le terrain s'affaisse petit à petit pour +former la large vallée de la Senne, dont le versant opposé borne +l'horizon par des hauteurs d'un vert sombre pareilles à la croupe +d'une montagne. Du côté du couchant on voit le village et son +clocher qui s'élève au-dessus des arbres, et plus loin, de tous +côtés, les champs accidentés dont les ondulations, de même que +dans tout le Brabant méridional, feraient croire que la mer est venue +un jour jusque-là et que ses flots ont creusé dans le sol les traces +de leur puissante houle. + +En l'année 1865, cette petite métairie était habitée par le +charpentier Jean Wouters et sa famille. Ils étaient allés l'occuper +pour trouver dans la culture d'une petite pièce de terre, l'emploi de +leurs heures de loisir et un léger accroissement de bien-être. Il y +avait moins une vache dans leur petite étable, une vache qui donnait +assez de lait pour leur permettre de porter de temps en temps quelques +livres de beurre au marché de Hal. + +En entrant dans la maison, on pénétrait d'abord dans la chambre +commune où brûlait un petit poêle qui servait à la préparation +des repas. On y voyait une armoire vitrée où brillaient des verres +et des tasses; un _coucou_ suspendu au mur; trois ou quatre estampes +coloriées, représentant l'histoire de l'Enfant Prodigue; une dizaine +de livres usés (probablement de vieux livres de classe); sur la +tablette de la cheminée un petit crucifix entre deux perroquets de +plâtre; dans un coin un carreau à faire de la dentelle, et beaucoup +d'autres choses encore qu'on trouve dans presque toutes les maisons de +paysans ou d'artisans qui ne sont pas dans la misère. + +Une porte latérale donnait accès de plain-pied à la chambre à +coucher du vieux charpentier Jean Wouters. A côté du lit très +propre pendaient quelques vêtements d'homme très soignés--ses +habits du dimanche, sans doute--sur lesquels tranchait +désagréablement un chapeau roux, déteint et bossué. Dans un coin +on voyait un bac en bois contenant une couple de rabots, quelques +ciseaux, un maillet et un marteau et une scie à main. + +La fille du charpentier, qui était veuve, dormait probablement avec +son unique enfant, une fille, dans une petite chambre sous le toit; +car, hormis la laverie et l'étable, il n'y avait pas d'autre pièce +dans la maison. + +Cette humble demeure de travailleur devint, dans le cours de cette +année 1865, le théâtre de certains événements qui valent +peut-être la peine qu'on les raconte. + +Un jour du commencement de mai, à la tombée de la nuit, une femme +était occupée à préparer le repas du soir sur le petit poêle. +Cette occupation n'exigeait pas une grande tension d'esprit; car le +fricot qu'elle remuait ne consistait qu'en quelques pommes de terre +avec des morceaux de lard, restes du repas précédent. + +Cette femme pouvait être âgée de quarante-cinq ans. Son visage +pâle et ses joues creuses lui donnaient une apparence maladive. + +Des idées sérieuses devaient préoccuper son esprit; car, par +moments, elle oubliait de remuer sa cuiller et secouait la tête d'un +air pensif. + +Pendant ce temps on entendait résonner au fond de la maison la +voix fraîche d'une jeune fille qui accompagnait le grondement de sa +baratte d'une chanson au rythme vif et sautillant et, quoique la vache +mêlât constamment au refrain joyeux de la chanson la dissonnance +de ses beuglements, la jeune fille ne se laissa pas troubler dans +l'épanchement de sa gaieté. + +A la fin la chanson joyeuse avait cessé de résonner dans la +laverie et l'on n'y entendait plus que le bruit d'un tonneau que l'on +déplaçait avec effort. + +--Pour l'amour de Dieu, Lina, cesse maintenant, cria la femme. Tu as +travaillé toute la journée au jardin et voilà que tu continues à +trimer sans relâche dans l'obscurité. + +--Tout de suite, mère, répondit la voix. Le beurre est fait, je vais +m'essuyer les mains. + +Un instant après la jeune fille entra dans la pièce. + +--Lina, Lina, pourquoi n'écoutes-tu pas mon conseil? dit la femme +avec un accent de reproche. Depuis ce matin tu retournes la terre et +tu traînes la brouette comme un journalier. Ce n'est pourtant pas là +un ouvrage pour une jeune fille telle que toi. + +--Mais, ma mère, si je ne le fais pas, qui est-ce qui le fera? Vous +devez vous soigner pour le ménage, et d'ailleurs, quand même le bon +Dieu exaucerait mes prières et vous procurerait la guérison, vous +êtes encore trop faible, ma chère mère... Grand-père, n'est-ce +pas? Avant d'aller à son ouvrage de tous les jours ou après en être +revenu. Je ne veux pas qu'il s'échine encore comme un esclave après +avoir travaillé toute la sainte journée. + +--Grand-père est un homme et il est encore robuste, mon enfant. En +retournant tous les jours un peu la terre, il en aurait fini en peu +de temps sans trop se fatiguer. Ne t'a-t-il pas dit qu'il terminerait +cette semaine le travail du jardin et que tu ne dois pas y mettre la +main? + +--Oui, je le sais bien, dit Lina en riant. Mais ce qui est fini, +grand-père ne le recommencera pas. + +--Enfant, enfant, tu te fatigueras à travailler, soupira la femme. Et +si tu savais combien c'est pénible d'être malade. + +--Eh bien, chère mère, travailler est sain, dit Lina. Quand je +puis me remuer ainsi toute la journée, je me sens heureuse, et il me +semble que je danserais de contentement. Venez, je vais vous aider à +couvrir la table. + +Caroline Wouters était encore très jeune et n'était ni très +grande ni très forte; mais ses joues rondes et fleuries, et ses bras +musculeux, l'air de santé que présentait toute sa personne étaient +bien en harmonie avec l'idée de courage et d'énergie qu'exprimaient +ses paroles. Elle avait la bouche remarquablement petite, le sourire +ouvert, l'air ingénu, et toute sa personne respirait un parfum de +fraîcheur virginale. + +--Grand-père reste longtemps dehors aujourd'hui, dit-elle. Il sera +allé, sans doute, chez Coba, le jardinier, chercher des échalas pour +les pois. Voulez-vous que j'aille l'appeler? + +--Je comprends ce que c'est, répondit la femme. Tu sais que, +d'après les ordres de son maître, il devait aller cet après-midi à +l'auberge de l'_Aigle d'or_ pour établir un nouveau chantier dans +la cave. C'est un ouvrage pressé et on le retiendra probablement +là jusqu'à ce que le chantier soit achevé... Nous attendrons, je +laisserai le fricot sur le poêle. Assieds-toi et repose-toi un peu, +enfant. + +La jeune fille prit la chaise qu'on lui offrait et secoua la tête +sans rien dire, comme si les dernières paroles de sa mère lui +donnaient matière à réflexion. + +--A quoi songes-tu comme ça tout à coup? demanda la femme. + +--Et vous croyez, mère, que grand-père travaille comme cela au delà +de son heure parce que son maître le lui a dit ou commandé? + +--Oui, mon enfant. + +--Non, non, cela n'est certes pas la raison, répliqua la jeune fille +à demi fâchée. + +--Et quelle serait donc la raison, Lina? + +--Grand-père devient de plus en plus économe. Pour gagner quelques +sous au-dessus de sa journée, il travaillerait même toute la nuit, +si c'était possible. Le dimanche après-midi, il ne va plus jamais +boire une pinte avec ses amis, et il n'allume plus que rarement une +pipe, lui qui auparavant avait l'habitude de fumer presque constamment +à la maison. Le tabac est trop cher, dit-il. Vraiment, mère, cela me +fait peine quand je le vois le soir regarder autour de lui d'un air si +préoccupé. Je sais bien ce que ses yeux cherchent; mais il résiste +à la tentation, pour épargner une couple de cents, souvent mon cÅ“ur +se gonfle de pitié et il me prend des envies de pleurer; mais, Dieu +merci, cela ne durera plus longtemps. + +--Non, cela ne durera plus longtemps, répéta la veuve avec un accent +de tristesse, encore quelques mois. Ma grave maladie, qui m'a tenue +alitée tout l'hiver, nous a mis en arrière. C'est un crève-cÅ“ur +pour notre bon père. Jamais il n'a pu supporter l'idée d'avoir des +dettes si petites qu'elles soient. Maintenant il travaille et il peine +pour soulager nos épaules de ce fardeau. Laisse-le faire, Lina; tu +sais que toutes les observations sur ce point restent inutiles. + +--Non, je ne le laisserai pas faire, murmura la jeune fille d'un ton +résolu. Attendez un peu, je saurai bien le forcer à fumer sa pipe +comme devant. + +--Le forcer? Comment t'y prendras-tu? + +--Vous verrez, ma mère, quand il sera temps. + +En achevant ces paroles, elle se dirigea vers un coin de la pièce, +prit son carreau de dentellière et vint s'asseoir près de la table. +Elle découvrit une large dentelle déjà en partie achevée et se mit +à entremêler vivement ses fuseaux en répétant joyeusement: + +--Oui, oui, vous le verrez, mère... Vous me regardez si curieusement? +Allons, je vais vous dire ce que j'ai imaginé depuis quelques jours. +Dans une couple de semaines c'est l'anniversaire de grand-père, +n'est-ce pas? Pour ce temps-là ma dentelle sera achevée et +Thérèse, la colporteuse, m'en donnera à peu près dix-neuf francs. + +--Et tu veux faire cadeau d'un nouveau chapeau à grand-père? Je le +sais depuis longtemps. + +--En effet, il va maintenant à l'église avec un vieux chapeau roux +et les gens parlent de cela. Puisqu'il ne veut pas en acheter un +nouveau, c'est moi qui le ferai sans qu'il le sache... Mais ce n'est +pas tout, mère. Baptiste, le fils du charron, a planté l'année +dernière une grande pièce de tabac; il en a fait sécher et couper +les feuilles; il en a sur son grenier la charge d'au moins trois +brouettes. Les gens qui en ont acheté disent que ce tabac est d'une +excellente qualité et d'un goût parfait. Eh bien, je vais acheter du +charron plein mon tablier de tabac, et quand grand-père verra ce tas +dans sa chambre il faudra bien qu'il fume, bon gré, mal gré. + +--Plein un tablier, perds-tu la tête, Lina? Tu ne peux pas faire +cela. + +--Ne sommes-nous pas convenus, ma mère, que je puis disposer +librement de l'argent que je gagne, en dehors de ma journée, à faire +de la dentelle. + +--Oui, mais de cette façon tu ne garderas pas assez pour toi, pour +t'acheter un nouveau mouchoir de tête pour l'été. + +--Bah, je travaillerai un peu plus tard le soir. + +--Non, pas ça, mon enfant, je ne puis pas le permettre. Juste ciel, +ne travailles-tu pas déjà assez? + +--C'est égal, la conviction que j'ai de posséder un moyen de faire +plaisir à grand-père me rend capable de tout. J'exécuterai mon +projet, mère. + +--Silence là -dessus maintenant, Lina, dit la femme on posant un doigt +sur ses lèvres. Voici grand-père qui vient, j'entends son pas. + +Un homme d'environ soixante-cinq ans, vêtu comme un ouvrier, avec une +veste et un tablier, parut sur le seuil de la porte en murmurant un +bonjour à voix basse. Il avait de larges épaules et semblait encore +robuste pour son âge; mais son dos légèrement courbé et les plis +profonds de son visage attestaient qu'il s'était usé par une vie de +labeur incessant. Il entra et plaça sous la fenêtre, à côté de la +porte, un sac de toile qui contenait probablement des outils. + +Avant qu'il se fût redressé, la jeune fille lui avait jeté les +deux bras autour du cou et l'embrassait en lui souhaitant gaiement +le bonsoir. Il la serra sur son cÅ“ur et lui murmura doucement à +l'oreille: + +--Merci, ma chère Lina. Depuis quelque temps nous avons la vie assez +dure; mais cependant j'ai encore des raisons de remercier Dieu. Il t'a +donné un cÅ“ur excellent et il a rendu la santé à ta pauvre mère. +De quoi pourrais-je me plaindre? + +--Allons, allons, prenez place à la table, grand-père, vous devez +avoir faim, dit la jeune fille avec une certaine nuance d'inquiétude; +car la voix du vieillard avait un ton qui ne lui était pas ordinaire +et qui faisait craindre à la jeune fille qu'il ne lui fût arrivé +quelque chose de désagréable. + +Tous trois prirent place à table et baissèrent la tête pour dire +leur prière. + +--Bon appétit, grand-père, vite à l'Å“uvre maintenant, j'ai une +faim de loup. Ah! voilà des pommes de terre bien accommodées; c'est +à s'en lécher les doigts. Mère, vous en avez de l'honneur. + +Lina avait prononcé ces paroles d'un ton joyeux évidemment pour +dissiper les préoccupations du vieillard. Elle remarqua qu'il +s'interrompait quelque fois de manger et qu'il secouait la tête. + +--Grand-père chéri, dit-elle, vous êtes si taciturne. Allons, +racontez-nous quelque chose. Comment vont les gens de l'_Aigle d'or_? +Léocadie se mariera-t-elle bientôt avec le fils du fermier Kanteels? +Est-il vrai qu'Isabelle va demeurer à Bruxelles? + +--Que Dieu protège ces gens égarés! soupira Jean Wouters. Si le +père Mol n'ouvre pas promptement les yeux, il déplorera trop tard +son coupable aveuglement. Le malheur et la honte sont suspendus sur +cette maison, tout y va mal. + +--Mal, comment l'entendez-vous, grand-père? + +--Maintenant, mes enfants, desservez d'abord la table et puis je vous +dirai ce qui m'a fait de la peine. + +La jeune fille se dépêcha de porter dans la laverie le pot, les +assiettes et les cuillers, revint, prit une chaise à côté du +vieillard et murmura en le regardant curieusement: + +--Eh bien? eh bien? + +--Ah! mes enfants, dit-il, depuis quelques semaines il se passe de +malheureuses choses à l'_Aigle d'or_; il y vient de temps en temps de +riches messieurs de la ville qui y dépensent en un après-midi plus +d'argent qu'il n'en faut pour soutenir pendant une année entière une +famille d'ouvriers.--Vous croyez que j'exagère? Ils y boivent du vin +et ils le font couler par terre à pleins ruisseaux; et ce vin coûte +douze francs la bouteille! + +--Douze francs! comment est-ce possible? s'écria la veuve, à moins +que ce soit de l'argent fondu! + +--Non, Anna, au contraire, c'est un breuvage fade. L'aubergiste m'en +a fait goûter à la cave, cela a le goût d'eau sucrée et cela pique +un peu le nez comme de la bière de Louvain qui est depuis longtemps +en bouteille. Ça s'appelle du Champagne. Mais ce breuvage n'est pas +aussi inoffensif qu'il le paraît. Il pousse d'abord les gens à la +gaieté, il les étourdit ensuite et leur fait perdre la tête..... +J'étais à mon travail dans la cave lorsque le jeu a commencé. Comme +la porte de la salle du restaurant était presque constamment ouverte, +j'entendais les sons de leurs voix confuses et j'entendais en partie +ce qu'ils criaient; car ils parlaient tous d'un ton très élevé. +Le reste me fut raconté par l'aubergiste ou par la servante, qui +descendaient à chaque instant à la cave pour prendre de nouvelles +bouteilles. Quelque chose d'incroyable me fit frémir de surprise et +de honte. A travers tout le bruit qu'ils faisaient, j'entendais les +filles de l'_Aigle d'or_ éclater du rire et crier à l'aide comme des +enfants qu'on poursuit en jouant... et, pensez donc, on avait parié +là -haut vingt bouteilles que Léocadie avait les bras plus gros que +sa sÅ“ur Isabelle. Les jeunes filles ne paraissaient pas disposées +a laisser mesurer leurs bras par les parieurs en gaieté; mais +l'aubergiste les y a forcées! + +--Est-ce possible? murmura Lina. + +--L'argent, l'argent, mon enfant. L'aubergiste gagne huit francs sur +chaque bouteille. Ce pari lui a fait gagner cent soixante francs en +moins d'une heure, autant qu'un bon ouvrier en deux mois. Mais ses +enfants n'y perdront-elles pas leur bonheur et leur honneur? Voilà +la triste question. L'argent qu'on gagne d'une pareille façon ne peut +pas profiter. Dieu est trop juste pour ça. La servante a bien voulu +me faire accroire qu'Isabelle avait beaucoup de chances de se marier +avec un de ces beaux messieurs de la ville; mais la pauvre fille, sans +le savoir peut-être, sert de jouet à ces jeunes libertins... Et ce +n'est pas encore tout; les choses devaient encore aller plus mal. +A peine avaient-ils vidé une partie des vingt bouteilles, que leur +gaieté bruyante se changea petit à petit en une scène scandaleuse +de débauche. J'entendis tout à coup, au milieu des cris aigus, +le bruit des tables et des chaises renversées et des verres qui se +brisaient en tombant par terre. Effrayé et voulant venir en aide à +l'aubergiste, je montai précipitamment. Il y avait au milieu de la +salle de café un très jeune monsieur aux cheveux ébouriffés et +aux regards allumés, qui mettait en pièces tout ce qu'il pouvait +atteindre. Ses compagnons, l'hôtelier et ses filles assistaient +en riant à ces actes de sauvagerie. Je ne savais que penser. Le +garde-champêtre accourut pour expulser au nom de la loi ces ivrognes +de l'_Aigle d'or._ J'entendis l'hôtelier lui dire: «Ces Messieurs +s'amusent et ne font pas de mal. Si je trouve bon ce qui se passe +dans ma maison, personne n'a le droit de s'en mêler.» Et le +garde-champêtre s'est éloigné en levant les épaules. Le fait est +que l'aubergiste, comme il me l'a dit lui-même à l'oreille, se fera +payer au double et au triple la valeur des objets qu'on a brisés chez +lui. + +--Et ils ont sans doute fini par se battre, grand-père? + +--Non, mon enfant. Ces messieurs, en jetant par terre les verres et +les bouteilles, n'avaient pas l'air d'être fâchés. Je le comprends, +c'est par orgueil qu'ils agissent ainsi. Ils ne peuvent pas dépenser +assez d'argent rien qu'à boire, alors ils cassent tout et versent +par terre le vin précieux pour montrer que l'argent n'a pas de valeur +pour eux. + +--Ah! c'est affreux! soupira la femme. Il y a des milliers de pauvres +gens, frappés par le malheur ou la maladie, qui souffrent de la faim +avec femme et enfants. Quelques francs les sauveraient, les rendraient +riches, leur feraient bénir la main qui les aiderait dans +leur détresse, et là on gaspille, on dissipe l'argent dans de +scandaleuses débauches! + +--Mais, mais, comme ces gens-là doivent être riches! murmura la +jeune fille, en levant les mains. + +--C'est l'argent de leurs parents qu'ils dissipent, répondit le +vieillard. Un argent durement gagné peut-être et épargné sou à +sou. Qui sait si chaque pièce d'or ne coûte pas des larmes à leur +père et surtout à leur mère?... Il y avait dans la bande un des +plus extravagants à qui on donnait le nom de baron. Cela m'a rappelé +une bien triste histoire. Anna, vous souvenez-vous bien encore de +la baronne qui a habité dans le temps le château appartenant +actuellement à M. Dalster? Elle était veuve, la bonne et charitable +femme, et elle n'avait qu'un fils. Celui-ci fit pendant de longues +années comme ces jeunes gens de l'_Aigle d'or_, peut-être encore +pis, rien ne pouvait le retenir, ni le désespoir de sa mère, ni la +misère qui approchait à grands pas. Il fallut vendre beaucoup de +terres, puis le château, et la pauvre baronne, accablée de honte, le +cÅ“ur brisé, tomba gravement malade et mourut peu de temps après... +Vers cette époque, pendant l'hiver, il y avait un maçon, père de +beaucoup d'enfants,--il s'appelle Henri Knop--qui, sans ouvrage depuis +longtemps et poussé par la faim, alla voler la nuit dans une ferme +un panier de pommes de terre. Il fut condamné à cinq ans de prison, +obtint par sa bonne conduite une diminution de peine et fut mis en +liberté dès la troisième année. Il déplorait son méfait et +était résolu à gagner désormais honnêtement son pain. Cependant +personne ne voulut lui donner de l'ouvrage, on l'évita, lui et les +siens, comme une famille flétrie, et à la fin il se vit réduit à +quitter le village avec sa femme et ses enfants, pour ne pas mourir de +faim devant l'impitoyable aversion des habitants. Ce qu'il est devenu +depuis personne n'en sait rien. + +Le vieillard se tut un moment et les femmes, péniblement affectées +par son récit fait d'une voix altérée, ne trahissaient leur +émotion qu'en secouant tristement la tête et en murmurant à voix +basse. + +Il reprit en souriant amèrement: + +--Et le fils de la baronne, demanderez-vous? Le parricide sans âme? +Lui aussi, croyez-vous, a continué à être poursuivi par le mépris +public? Eh bien, pas du tout. Plus tard, il a hérité d'un oncle +et il est redevenu riche; maintenant petits et grands lui parlent le +chapeau à la main; il est baron et bourgmestre... Ah! mes enfants, +les hommes ne sont pas toujours justes, heureusement il y a là -haut +un juge suprême qui ne se laisse influencer ni par l'argent ni par la +naissance, et celui qui a martyrisé ou humilié sa mère ne trouvera +pas de grâce devant ses yeux. + +Les deux femmes échangèrent encore tristement quelques réflexions +sur la lâche conduite des jeunes gens à l'auberge de l'_Aigle d'or_; +mais Jean Wouters, abîmé dans ses pénibles pensées, ne prit plus +part à l'entretien que par quelques monosyllabes. + +Lina se leva, passa dans la chambre voisine et revint avec une pipe et +une boite à tabac en cuivre. + +--Prenez, grand-père, dit-elle, voilà votre tabac. Laissons de +côté toutes ces tristes pensées. Nous ne sommes pas riches et nous +pouvons nous estimer heureux de n'être pas coupables de ces vilaines +choses. Faites-moi le plaisir d'allumer votre pipe. + +--Non, je n'en ai pas envie, répondit-il. + +--Je vous en prie, faites ça pour moi, j'aime tant l'odeur du tabac. +Elle me rafraîchit les idées et me rend toute joyeuse... Allons, ne +me refusez pas ce petit plaisir. + +Pendant ce temps, elle avait bourré elle-même la pipe et la tendit +au vieillard avec une allumette enflammée. + +Il commença à fumer; et cela devait véritablement lui faire du +bien, car petit à petit son visage s'illumina d'une expression de +contentement. + +Lina reprit son carreau à dentelles et la mère son tricot. + +Alors commença une conversation plus tranquille, où le jardin, le +printemps et les vaches eurent la plus grande part. + +Pendant qu'ils causaient ainsi, ils entendirent dans le lointain des +voix qui chantaient ou qui criaient. + +--Ce sont les jeunes messieurs de l'_Aigle d'or_, dit Jean Wouters. +Ils se rendent au chemin de fer pour prendre le dernier train. Leur +bamboche a duré jusqu'à présent. + +--Il me semble qu'ils se disputent, remarqua Lina. + +--Non, ils se connaissent très bien et ils sont habitués à faire +une vie pareille. Depuis une couple de mois ils viennent une ou deux +fois par semaine à l'_Aigle d'or_ et y font toujours la même vie, à +ce que m'a dit la servante... Maintenant, ils chantent et ils crient. +Tenez, le bruit cesse. Ils se dépêchent pour arriver au chemin de +fer. + +Nos braves gens écoutèrent encore un instant le bruit qui allait en +s'affaiblissant, puis ils reprirent leur travail et leur conversation. + +Une demi-heure après, pendant que le plus profond silence de la nuit +régnait autour de la maison solitaire, Lina leva tout à coup la +tête avec surprise de dessus son travail et demanda: + +--N'avez-vous pas entendu, mère? + +--Qu'aurais-je entendu, mon enfant? + +--Et vous, grand-père? + +--Non, rien, Lina. + +--Il m'a semblé que j'entendais soupirer; mais je me suis trompée, +ce sera la vache qui aura fait du bruit... Mais non, voilà que je +l'entends encore! + +--C'est comme s'il y avait à la porte un chien qui gronde, murmura la +femme. + +--Non, ma mère, c'est un homme qui souffre et qui se plaint. + +Et elle prit la lampe pour aller voir. + +--Reste, reste, s'écria la mère en la retenant effrayée. Dieu sait +ce que c'est! + +--C'est une créature humaine, soyez-en sûre. Un homme qui s'est +égaré dans les ténèbres et qui est tombé, sans doute. Il s'est +peut-être fait mal. Le laisserons-nous, sans pitié, appeler au +secours? + +--Lina a raison, dit le vieux charpentier. Prends la lampe, mon +enfant, nous irons voir. + +Lorsqu'elle eut ouvert la porte et envoyé les rayons de sa lumière +sur l'avant-cour, ils virent, étendue au pied d'un des noyers, une +personne qui remuait les bras et murmurait des menaces inintelligibles +comme si elle se croyait entourée d'ennemis. + +Le vieillard et la jeune fille s'approchèrent vivement et passèrent +tous deux le bras sous la tête de l'inconnu pour le relever. + +--Pauvre garçon, dit Lina, qui vous a fait du mal? De méchantes +gens? N'ayez plus peur; nous sommes des amis. Allons, levez-vous, nous +vous conduirons dans la maison; nous vous donnerons des secours. + +Ils furent obligés d'employer toutes leurs forces pour le relever; +il laissait traîner ses jambes et pesait lourdement sur leurs bras. +Cependant, ils parvinrent à le conduire lentement vers la maison. +Pendant ce temps, il grommelait d'une voix rauque: + +--Au diable, laissez-moi, je ne vais pas avec vous, je veux +retourner à l'_Aigle d'or_... Eh, l'hôte, vite du Champagne... dix +bouteilles... c'est ça, versez... encore, encore... + +--C'est un des jeunes messieurs de l'_Aigle d'or_, murmura Jean +Wouters. Oui, oui, le plus débauché de tous. Celui qui a mis la +grande glace en pièces. Voilà le résultat de ces scandaleux excès +et de... + +--Taisez-vous donc, grand-père, et ayez pitié de lui; le pauvre +garçon est si malade. + +--Étrange maladie; tu as raison cependant, ma chère enfant. Nous +sommes des chrétiens et il peut avoir besoin de secours. Ne songeons +qu'à remplir notre devoir. + +Ils le portèrent à l'intérieur et le placèrent sur une chaise. Il +demeura immobile, affaissé sur lui-même et les yeux fermés comme un +être inanimé. + +--Mère, mère, allez chercher de l'eau, dit la jeune fille. O ciel, +voyez, il a du sang sur sa figure! Ah! le pauvre homme! + +Le jeune homme, à demi évanoui ou à demi endormi, avait laissé +tomber sa tête sur sa poitrine, les yeux toujours fermés et une +sorte de râle sourd sortait de sa poitrine haletante. + +Il était encore très jeune et, autant qu'on pouvait le voir à +travers les taches de sang mal essuyé qui lui souillaient les joues +et les mèches de cheveux qui lui pendaient sur le front, les traits +de son visage paraissaient très doux. Ses habits, d'une coupe +élégante et d'une étoffe riche, étaient en désordre et couverts +de boue. + +Lina, profondément émue de pitié, se dépêcha de prendre l'eau que +sa mère était allée chercher et se mit à laver la figure du jeune +homme. + +--Dieu soit loué, s'écria-t-elle toute joyeuse, ce n'est rien. Il +est tombé, et il s'est fait un peu de mal. Une petite écorchure à +la joue. + +A peine lui eut-elle rafraîchi le cerveau en l'humectant d'eau +froide, qu'il ouvrit les yeux, regarda la jeune fille et balbutia avec +un rire abruti: + +--Non, Isabelle, enlevez ce verre. Ne me faites plus boire, j'en +ai assez pour ce soir... Tiens, tiens, ce n'est pas Isabelle... Qui +êtes-vous donc? Ah! que voilà de jolis yeux bleus! Mais maintenant +je n'ai pas le temps, demain, demain je vous ferai nager dans le +champagne, si vous en avez envie; mais maintenant laissez-moi, je vais +dormir. + +Tout à coup la jeune fille laissa tomber le linge qu'elle tenait +à la main et recula de quelques pas. Elle était devenue pâle et +paraissait profondément effrayée. Des larmes brillaient dans ses +yeux. + +Le grand-père et la mère, pensant que le libre langage du jeune +homme avait si fort blessé et attristé Lina, essayèrent de la +consoler en lui faisant comprendre qu'un homme qui est dans un pareil +état ne sait plus ce qu'il dit et qu'il ne faut pas prendre ses +paroles au sérieux. + +La jeune fille n'écoutait pas; elle tremblait visiblement d'émotion +et ses yeux ne quittaient pas le jeune homme qui paraissait s'être +endormi. Elle secoura la tête, comme pour se débarrasser de pensées +importunes et dit enfin sans oser faire un pas en avant: + +--Mais, grand-père, cet homme ne peut pas rester ici, conduisez-le +dans le village, à l'_Aigle d'or_. + +--C'est tout à fait impossible, mon enfant, si loin et dans +l'obscurité. + +--Le pauvre garçon n'a plus de jambes, ajouta la veuve. Et +grand-père ne peut cependant pas le porter. + +--Laissez-moi aller chercher le docteur, ma mère, il pourrait devenir +dangereusement malade. + +--Bah, bah, il n'est pas malade, répliqua le vieux charpentier. Je +n'ai jamais été un grand buveur, mais je ne puis pas dire qu'étant +jeune je ne me sois pas quelquefois oublié en compagnie de bons +camarades; je connais la chose. Ce jeune monsieur, quand il aura dormi +pendant quelques heures, ne ressentira plus rien qu'un grand mal de +tête. Laissez-le reposer. + +--Ciel, il pourrait donc passer toute la nuit dans notre maison? +s'écria Lina avec une certaine inquiétude. Non, non, grand-père, +conduisons-le à l'_Aigle d'or_. Là on est habitué à donner à +loger. Si c'est absolument nécessaire, je vous aiderai. Avec un peu +de peine nous finirons par y arriver. + +--Mais pourquoi parais-tu si effrayée, Lina? Ce jeune homme ne fera +de mal à personne. Il est tout à fait sans connaissance. A l'_Aigle +d'or_ il y a sans doute encore du monde. Pensez donc quelle honte ce +serait pour lui si nous l'amenions là dans un pareil état. On rirait +et on se moquerait de lui. Nous pouvons et nous devons lui épargner +cette confusion. + +--C'est vrai, c'est vrai, s'écria la jeune fille; mais que faire +alors? + +--Rien de plus simple. Je vais tirer les bottines du jeune monsieur +et je le coucherai tout habillé sur mon lit où il pourra dormir tout +son saoul. + +--Mais vous alors, grand-père? + +--Je resterai ici, près du poêle, et dormirai sur une chaise. + +--Ça ne se peut pas, exposer votre santé! + +--Aimerais-tu mieux rester toi-même ici, Lina? + +--Moi? Oh! non, j'ai peur. + +--Bah, bah. Quand Jacques le jardinier était si gravement malade, +j'ai passé plus de dix nuits à veiller auprès de son lit. Cela +m'a-t-il fait du mal? Ne discutons pas plus longtemps. Va chercher +son chapeau, Lina, il est sous le noyer. Et vous, Anna, aidez-moi à +porter cet endormi sur mon lit. + +La jeune fille revint avec le chapeau et ne voyant plus personne +elle fit quelques pas pour entrer dans la chambre à coucher de son +grand-père; mais elle s'arrêta hésitante et recula comme si elle +était retenue par une terreur secrète. + +Sa mère sortit seule de la chambre et dit d'un air content: + +--Il dort comme une pierre, le pauvre garçon. Grand-père est en +train de le bien couvrir; car il ne fait pas trop chaud là -dedans. +C'est dommage tout de même, n'est-ce pas, ma fille, que de pareils +gens qui sont riches et qui peuvent jouir en paix de tout ce que leur +cÅ“ur désire, s'abîment la santé par des excès et se rendent la +vie amère. + +Lina prit la main de sa mère et, sans répondre à sa question, lui +dit en baissant la voix: + +--Savez-vous, mère, pourquoi j'étais si agitée et pourquoi j'avais +si peur? Vous ne le croirez pas, car c'est étrange. Ce jeune homme, +devinez qui il est? + +--Le connais-tu donc, Lina? + +--Oui, je le connais, ma mère.--C'est Herman Steenvliet. + +--Herman Steenvliet? + +--Oui, ce petit garçon avec qui je jouais quand j'étais enfant. + +--Ah, tu te trompes, c'est impossible, murmura la femme avec un rire +d'incrédulité. + +--Non, non, mère, soyez-en sûre; c'est bien lui. + +--Père, venez donc ici! cria la femme en voyant paraître le +vieillard. Lina a une idée singulière. Elle croit que le jeune +monsieur qui dort là dans votre chambre est le fils de Charles +Steenvliet. + +--Le fils de M. Sleenvliet, le riche entrepreneur? Bah, Lina, tu te +trompes certainement. + +--Je ne me trompe pas, grand-père; depuis mon enfance je n'ai plus +revu Herman Steenvliet, et cependant je ne puis pas me tromper; +un seul regard de ses grands yeux bruns a suffi pour me le faire +reconnaître. + +--Tout est possible, dit le vieux charpentier, nous allons le savoir +immédiatement. Il est couché sur le dos, et il dort si profondément +qu'un coup de canon ne le réveillerait pas. Regardons-le de près +avec la lumière. + +Les femmes le suivirent. Tandis qu'il tenait la lampe élevée +au-dessus de la tête du dormeur tous les trois regardaient +attentivement son visage sans dire un mot; et au bout d'un instant ils +quittèrent la chambre, toujours silencieux. + +--Ce n'est pas lui, tu t'es trompée, dit le grand-père. + +--Il ne lui ressemble pas du tout, affirma la mère. Ç'a été une +illusion de tes sens. + +--Oui, maintenant qu'il a les yeux fermés je ne sais vraiment pas +ce que je dois en penser, dit la jeune fille hésitante. Je me serai +peut-être trompée en effet. + +Et elle s'assit toute pensive près du poêle. + +--C'eût été un hasard surprenant, dit le vieillard. M. Steenvliet, +le riche entrepreneur qui habite maintenant à Bruxelles, au quartier +Léopold, une maison qui ressemble à un palais, était autrefois, +a Ruysbroeck, le voisin de ton père, Lina, un simple manÅ“uvre de +maçon, un ouvrier comme lui. + +--Je le sais, grand-père, ils étaient bons amis. + +--C'est-à -dire, fit observer la veuve, c'était de bonnes +connaissances, mais pas des amis de cÅ“ur, car Charles Steenvliet +était un peu fier. D'ailleurs feu ton père était charpentier +et Steenvliet était maçon. Ils ne fréquentaient pas les mêmes +camarades; mais il est vrai cependant, Lina, que tu as joué presque +tous les jours avec le fils Steenvliet, un bel et brave enfant, qui ne +paraissait prendre plaisir que dans ta compagnie. + +--Et comment cet apprenti maçon, ce M. Steenvliet, veux-je dire, +est-il devenu depuis lors immensément riche? + +--Peuh, les gens en parlent différemment, répondit la femme en +levant les épaules. + +--Oh! la chose est très simple, dit le grand-père, on voit souvent +s'élever de ces fortunes étonnantes. Déjà , lorsque ton père +vivait encore, Charles Steenvliet, qui était un bon ouvrier et un +gaillard audacieux, avait risqué quelques petites entreprises et +amassé ainsi un peu d'argent. Peu à peu il a fait des entreprises +plus considérables, et il a fait ses affaires avec tant de bonheur +qu'il a trouvé de gros bailleurs de fonds. C'est ainsi que sa fortune +s'est accrue rapidement, et enfin, en entreprenant de grands travaux +publics en pays étrangers il a gagné des sommes énormes; des +millions, à ce qu'on dit. + +--Si riche! Se rappellerait-il l'amitié de feu mon père? murmura la +jeune fille. + +--Je ne le crois pas, mon enfant. Il y a plus de quinze ans que mon +pauvre fils a été enlevé subitement par le choléra, et alors +Steenvliet était déjà allé demeurer à Bruxelles... Ne nous +laissons pas attrister par ces douloureux souvenirs. + +Il essuya avec son doigt une larme qui perlait au bord de sa +paupière. Lina baissa les yeux et poussa un soupir; mais, n'entendant +plus la voix de son grand-père, elle releva la tête et lui demanda, +probablement pour dissiper sa tristesse: + +--Et n'avez-vous plus jamais vu M. Steenvliet depuis qu'il est devenu +riche? + +--Oui, quelquefois. J'ai travaillé une fois pour lui pendant +plusieurs semaines, et j'ai même causé avec lui à différentes +reprises quand il m'interrogeait sur mon travail. + +--Et il vous a sans doute reconnu? + +--Il ne pouvait pas me reconnaître, Lina. Quand Charles Steenvliet +était le voisin de ton père à Ruysbroeck, moi je demeurais à +Ternorth. + +--Mais vous lui avez parlé de l'amitié de feu mon père, n'est-ce +pas? Qu'est-ce qu'il vous répondait? + +--Je ne lui en ai jamais parlé. Vois-tu, Lina, les gens riches, quand +ils ont été ouvriers, n'aiment pas qu'on leur rappelle leur passé. +D'ailleurs M. Steenvliet aurait pu supposer que je lui parlais de +pareilles choses par orgueil ou bien pour obtenir de lui une faveur. +Le mieux était donc de n'en point parler... Allons, enfants, allons +nous coucher, il est déjà tard; vous voyez bien que le jeune +monsieur, qui est ici à côté, n'a pas encore remué. Dormez +tranquilles, je soignerai pour tout. + +--Si vous avez besoin de quelque chose, mon père, vous nous +appellerez tout de suite, n'est-ce pas? + +--Et si le jeune monsieur se réveillait, s'il sortait de votre +chambre à coucher, vous nous appelleriez aussi, n'est-ce pas, +grand-père? + +--Sans doute, Lina, sois tranquille. + +--Eh bien alors, bonne nuit et bon courage, grand-père! dit la jeune +fille en l'embrassant. + +Les deux femmes montèrent à l'étage. Jean Wouters s'assit près de +la table et posa sa tête sur son coude... Au bout de quelques heures +il écouta à moitié endormi si aucun bruit ne se faisait entendre +dans la chambre à côté, puis il retomba dans un profond sommeil. + + + + +II + + +Lorsque la première clarté du jour se répandit dans le ciel, Jean +Wouters ouvrit les yeux, se leva et s'approcha de la chambre voisine +dont il ouvrit doucement la porte. Il secoua la tête avec un sourire, +referma la porte, retourna s'asseoir en murmurant à part lui: + +--Il dort toujours comme un morceau de bois. Tant mieux, cela lui fera +du bien... Comme il fait encore froid le matin, je vais me dépêcher +d'allumer le poêle et de mettre de l'eau sur le feu; car les enfants +ne tarderont pas à se réveiller. + +Peu de temps après, les deux femmes descendirent et demandèrent avec +une curiosité inquiète comment se portait le jeune homme. + +--St, St, plus bas, pas de bruit, répondit le vieillard. Il n'est +pas encore éveillé et dort toujours à poings fermés. Laissez-le +reposer jusqu'à ce qu'il s'éveille de lui-même; sans cela il aura +mal à la tête... Mais, Lina, tu parais prête à sortir? Où vas-tu +donc? + +--Moi, sortir? pas du tout, grand-père. + +--C'est parce que je vois que tu as mis ta robe verte avec des nÅ“uds +rouges: ce n'est pas cependant aujourd'hui dimanche, à ce que je +crois? + +--Non, grand-père, c'est mercredi; mais mes vêtements de travail +sont si usés! Et tant que ce jeune monsieur étranger est dans la +maison, vous comprenez bien, je n'aimerais pas qu'il se fît une idée +défavorable de notre propreté. + +--En effet, je comprends cela, mon enfant, tu as raison. + +La mère était déjà occupée à faire le café. Lina prit le pain +et le couteau pour couper les tartines. + +Au bout de quelques instants ils étaient assis tous les trois à +table, silencieux et se dépêchaient de déjeuner, ce qui fut bien +vite terminé. + +--Je vais faire du café un peu plus fort, dit la mère. Car il est +probable que ce jeune monsieur en se réveillant aura besoin d'un +réconfortant. Et rien de mieux pour l'estomac dérangé que du fort +café. + +--Et moi, dit Lina, je m'en vais traire la vache. J'aurai fini mon +ouvrage le plus pressé lorsque le jeune monsieur se réveillera. Je +voudrais bien le regarder encore une fois avec attention avant qu'il +s'en aille. J'ai rêvé toute la nuit qu'il pourrait bien être Herman +Steenvliet... Oui, oui, ma mère, moquez-vous de moi. Je crois aussi +que je me suis trompée; mais tout est possible; les montagnes ne se +rencontrent pas; mais les hommes se rencontrent, comme on dit. + +En achevant ces derniers mots, elle sortit. La mère continua à +verser le café, et le grand-père resta assis sur la chaise auprès +du poêle, enfoncé dans ses pensées. + +En ce moment le jeune homme se réveilla dans la chambre voisine. La +clarté du jour, déjà éclatante, blessa ses yeux enflammés et il +se mit machinalement les mains sur le visage; mais cela ne dura que +quelques secondes; il se mit sur son séant et regarda avec stupeur +autour de la chambre. A mesure qu'il reprenait possession de +lui-même, ses lèvres se contractaient en une expression de moquerie +et de colère. Bientôt il appuya péniblement sa main sur sa poitrine +et murmura: + +--Maudit vin, poison qui me brûle comme un feu d'enfer! ma tête, +ma tête! Où suis-je ici? A l'_Aigle d'or_? Ah! je sais! Je n'ai pas +voulu retourner à Bruxelles, et je suis revenu ici. Dans quel état, +ô ciel. + +Il regarda encore une fois autour de lui et remarqua seulement alors +l'ameublement singulier de cette chambre. + +--Que je suis tombé bas, grommela-t-il. Cet imbécile d'aubergiste et +ses mijaurées de filles m'ont jeté au grenier ou peut-être dans un +trou comme un animal. Ah! ils me le paieront, qu'ils attendent! + +En achevant ces mots, il essaya de se lever et de descendre du lit; +mais il était encore si étourdi qu'il fit un faux pas et tomba +lourdement par terre. + +Pendant qu'il faisait tous ses efforts pour se relever en poussant des +grognements de mauvaise humeur, le vieux charpentier, attiré par le +bruit de la chute, entra dans la chambre et courut au jeune homme pour +le soutenir; mais celui-ci repoussa rudement la main qu'on lui tendait +et dit avec colère: + +--Laissez-moi tranquille. Croyez-vous que je suis un enfant et que je +ne sais pas encore marcher tout seul. Ne restez pas là à me regarder +si bêtement et donnez-moi mes souliers. + +Cette brutalité blessa le vieillard; mais il réprima son +mécontentement et obéit à l'ordre du jeune homme auquel il dit en +souriant: + +--Soyez tranquille, Monsieur, les charpentiers sont sur votre toit et +tapent à grands coups de marteau. C'était à prévoir; on connaît +cette maladie et prenez courage, elle passera bientôt. + +--Oui, moquez-vous de moi aussi, grossier lourdaud, répondit l'autre. +Je le mérite bien. Où est votre maître? Il dort sans doute encore, +le grippe-sou? Lui aussi a bu du Champagne; mais s'il pouvait en +attraper la crampe éternelle... + +--Mon maître? répète le vieillard. Je n'ai pas de maître. + +--N'êtes-vous pas le domestique de l'_Aigle d'or_? + +--Non, je suis le maître ici. + +--Ah! c'est étrange! Où suis-je donc ici? + +--Dans une maison d'ouvriers, près du chemin de Loth. + +--Et où sont restés mes camarades? + +--Nous n'avons vu personne que vous. Vous étiez tombé dans +l'obscurité devant notre porte et vous vous étiez sans doute fait +mal. Notre Lina et moi, nous vous avons relevé, porté dans la maison +et couché sur mon lit pour vous reposer. + +Le jeune homme jeta sur le vieillard un regard moins hostile. + +--S'il en est ainsi, je vous remercie de tout cÅ“ur, brave homme, +murmura-t-il. Mais vous auriez beaucoup mieux fait de me laisser +coucher dehors. + +--Au milieu de la nuit? A l'air froid? Sur le sol humide? Ah! +Monsieur, vous auriez pu y contracter une maladie mortelle. + +--C'eût été tant mieux, brave homme; je ne mérite pas de vivre. +Je suis un lâche, un mauvais sujet. Personne n'aurait déploré ma +perte. + +--Vous n'avez donc pas de père, Monsieur? + +Le jeune homme leva les épaules. + +--Une mère? + +--Ah! si j'avais encore ma mère, soupira le jeune monsieur en +levant les yeux au ciel, je ne me conduirais pas comme un méprisable +libertin. + +--Bah! bah! Monsieur, prenez courage, dit le vieillard d'un ton +de compassion affectueuse. Votre cÅ“ur est encore bon, et quand le +repentir est là l'amendement et le salut sont à la porte. + +Tout en parlant, le jeune homme s'était approché d'un petit +miroir pendu à la muraille, il s'y regarda et recula avec une sorte +d'aversion à l'aspect de son image. + +--Dieu que je suis laid et sale! s'écria-t-il en tremblant de honte. +Paraître ainsi devant les gens en plein jour! + +--Là , sur cette petite table il y a un bassin avec de l'eau de +pluie; un essuie-mains et un morceau de savon. Tout ce qui vous est +nécessaire, même une brosse à habits. Monsieur veut-il s'habiller +et s'arranger? Je vous laisse seul et j'attendrai là dehors que vous +ayez fini. Il fait froid, notre poêle brûle bien, ma fille tient +toute prête pour vous une tasse de fort café. Cela vous remettra +complètement. + +A ces mots Jean Wouters sortit et tira la porte derrière lui. + +Le jeune homme commença à se laver la figure et les mains en +grommelant. Quand il eut fini, il essaya également de nettoyer la +terre et la boue qui couvraient ses habits; mais la brosse était +très usée et malgré toutes les peines qu'il se donna il ne réussit +pas à faire disparaître les nombreuses taches. Il s'en plaignit +amèrement et même, dans son dépit et son impatience, il jeta +la brosse par terre. Il devint encore plus mécontent lorsqu'il se +regarda pour la seconde fois dans la petite glace. Il paraissait +terriblement laid avec son linge chiffonné, ses habits malpropres, +ses yeux pleins de sang, ses joues tirées, blêmes et jaunes. + +Et le vieillard n'avait-il pas parlé de sa fille? Il y avait donc +encore d'autres personnes dans la maison? Des femmes? Et il lui +faudrait rougir sous leurs yeux? Se sentir humilié en présence de +pauvres ouvriers? + +Il resta au milieu de la chambre, les lèvres pincées en une pénible +grimace qui se changea bientôt en un sourire amer et dédaigneux. + +--Bah! bah! murmura-t-il. Je paierai ces gens-là pour leurs peines et +je m'en irai sans me commettre avec eux. Au cabaret de l'_Aigle d'or_ +je trouverai tout ce qui m'est nécessaire pour refaire ma toilette. +Je puis rester là jusqu'à ce que mon affreux mal de tête soit +un peu passé. On voudra encore me faire boire? Mais non, non, plus +aujourd'hui! + +Il ouvrit la porte et entra dans l'autre chambre où une chaise +l'attendait auprès de la table. + +--Approchez-vous du poêle, Monsieur, dit le vieux charpentier. Je +l'ai bourré pour le faire ronfler; voyez, il est rouge. Vous tremblez +de froid; je le vois. + +--Oui, oui, mon joli Monsieur, asseyez-vous ici, le dos au feu, ajouta +la femme d'un air aimable. J'ai fait pour vous du fort café qui va +vous remettre tout de suite. Et si notre café n'est pas aussi bon +qu'en ville, songez que nous sommes de pauvres gens et que nous +donnons ce que nous avons. + +Pendant ce temps elle remplit une tasse du breuvage fumant. + +Le jeune homme paraissait hésiter et regardait du côté de la porte. + +--Vous vous donnez beaucoup de peines, murmura-t-il, mais je n'ai pas +le temps et veux m'en aller. + +--Vous refusez le café que j'ai préparé pour vous avec tant de +soin? Trop de peines! Croyez-vous donc, Monsieur, qu'il ne vous est +pas offert de tout cÅ“ur? Vous êtes malade. Allons, je vous en prie, +asseyez-vous. + +Et, joignant l'action à la parole, elle le poussa vers la table et le +força avec une douce violence de faire ce qu'elle voulait. + +Il se laissa tomber sur la chaise en rechignant, prit la jatte d'une +main tremblante, et but une gorgée de café chaud. + +Il paraissait avoir hâte de partir. Les regards du vieillard et de +la femme qui ne pouvaient pas se détacher de lui, le blessaient et le +remplissaient de confusion. Aussi se leva-t-il immédiatement, mit la +main à la poche et demanda: + +--Qu'est-ce que je dois ici? N'ayez pas peur de demander trop... Vous +ne répondez pas? Voilà vingt francs, est-ce assez? + +Et posant une pièce d'or sur la table, il se dirigeait déjà vers la +porte; mais le vieux charpentier le retint par le bras, le ramena à +la table et murmura, d'un ton sévère: + +--Restez, Monsieur; vous ne quitterez pas ma maison avant d'avoir +remis cet argent dans votre poche. Nous ne tenons pas un cabaret. +Ce que nous avons fait pour vous, nous l'avons fait par charité +chrétienne et pas autrement. + +Le jeune homme regarda ses hôtes avec une expression de surprise en +même temps que d'incrédulité moqueuse, et dit en souriant: + +--Allons donc, c'est impossible; vous ne parlez pas sérieusement. +Vous êtes pauvres, et vous refusez de l'argent? Pour de l'argent, on +vend son âme, et même celle des autres. Allez plutôt le demander à +l'_Aigle d'or_, à l'aubergiste et à ses filles. + +--Ramassez, Monsieur, ramassez! s'écria Jean Wouters, en colère. +Oui, nous sommes pauvres; mais nous ne voulons pas d'argent que nous +n'avons pas gagné par notre travail. + +Lina, qui jusqu'à ce moment était restée dans le jardin ou dans +l'écurie, entendit probablement les sons élevés de la voix de son +grand-père. Elle entra dans la chambre avec un visage souriant. + +--Monsieur ne me connaît-il pas? demanda-t-elle. + +--C'est singulier, murmura-t-il en se frottant le front, il me semble +que je vous connais, en effet. Mais où vous ai-je vue? Mes idées +sont un peu troubles; il doit y avoir bien longtemps. + +--En effet, il y a très longtemps, Monsieur. Ne vous en souvient-il +pas? il y avait un enfant, un tout petit enfant, qui jouait avec vous +lorsque vous demeuriez encore à Ruysbroeck avec vos parents. + +--Un enfant, balbutia-t-il d'une voix presque imperceptible. Un petit +enfant, avec des yeux bleus et une chevelure blonde toute bouclée? + +--Comme vous dites, Monsieur. + +--Ciel! Cet enfant? la petite Caroline Wouters! Vous? + +--Moi-même, Monsieur. + +--Ah! mon Dieu, et c'est vous, Caroline, qui avez aidé à me ramasser +dans la boue? + +Et, courbant la tête, il grogna tout bas: + +--Damnation! Et la honte ne me fait pas entrer sous terre! + +--Voyez-vous bien, mère, s'écria Lina, qu'il ne l'a pas encore +oublié. + +--Oublié! répéta-t-il avec une confusion douloureuse. Oublié! ces +jours d'innocence, de paix et de pureté! C'est la seule lueur, la +seule étincelle lumineuse qui brille parfois encore dans mon âme +flétrie! + +La jeune fille s'approcha de lui et lui dit avec une douceur +insinuante: + +--Ne soyez pas si contrarié, monsieur Steenvliet. C'est un accident +qui peut arriver à tout le monde. Vous êtes un peu malade; mais ça +se guérit très vite. Prenez courage. Ça ne vous arrivera plus. + +--Ne plus m'arriver? grogna-t-il avec une sombre ironie. Je l'ai dit +et espéré tant de fois moi-même. Maintenant il est trop tard. Je +suis un être sans force et sans énergie. La vie m'est à charge. Ah! +si je pouvais mourir. + +Lina poussa un cri d'angoisse. Des larmes brillaient dans ses yeux. Le +jeune homme la regarda un instant avec hésitation. + +--Vous pleurez? dit-il avec étonnement. Vous avez pitié de moi? +Merci, Caroline; mais je ne le mérite pas. + +--Ah! comment est-il possible? gémit la jeune fille. Lui, le bon, le +généreux enfant! qui me tira un jour de la rivière au péril de sa +vie et qui me sauva de la mort. Il serait devenu un mauvais sujet? +un vaurien? un homme corrompu? Et je ne pleurerais pas sur un pareil +malheur? + +--Je vous ai sauvé la vie? Moi? Mais non; mais non. + +--Comment pouvez-vous l'avoir oublié, Monsieur? En moi, du moins, le +souvenir reconnaissant de votre bienfait ne s'est point effacé. Et +vous revoir ainsi malade, désespéré, malheureux--car vous êtes +malheureux--cela me déchire le cÅ“ur! + +Elle poussa un sanglot et cacha son visage dans ses mains. + +Profondément touché de l'affliction de la jeune fille, Herman +Steenvliet sentit les larmes monter à ses yeux. + +Il fit un pas vers le vieillard, éleva les mains vers lui en +s'écriant: + +--Oubliez l'injure que je vous ai faite, je ne vous connaissais pas; +je suis un misérable... Pardonnez-moi... Adieu. + +En achevant ces mots il quitta ses hôtes ébahis; et s'enfuit hors de +la maison dans la direction du village. + + + + +III + + +Dans la rue de la Loi, à Bruxelles, parmi les hôtels et les maisons +de maître de ce quartier aristocratique, s'élevait une habitation +qui se distinguait des autres par les sculptures de sa façade et par +la hauteur de sa porte cochère, sur les panneaux en chêne veiné de +laquelle se détachaient deux grandes têtes de lion en bronze. + +Derrière cette porte, entre des murs de stuc, se prolongeait une +galerie, assez large pour livrer passage aux voitures, jusqu'au +jardin, dont une des faces latérales était occupée par de vastes +écuries et remises. + +Au commencement de cette galerie, du côté gauche, on remarquait deux +statues,--deux Å“uvres d'art--au pied de l'escalier dans les marches +cirées duquel on eût pu facilement se mirer. Les murailles étaient +couvertes de grands tableaux dans des cadres dorés. Les marbres +polis et les ors brillants des moulures attestaient la richesse et +l'opulence des maîtres du logis. A la vue de tout ce luxe, on aurait +cru que cet hôtel devait être la demeure d'un prince, ou tout au +moins d'un gentilhomme, grand propriétaire foncier; mais sur la +première porte qu'on remarquait à droite de la galerie, on lisait +ces mots en lettres d'or: + +_Bureaux. Entrez sans frapper._ + +Le maître de cette demeure princière était donc un homme qui avait +des bureaux et faisait des affaires. En effet, il n'était autre que +M. Steenvliet, l'entrepreneur, qui avait été autrefois un simple +maçon, et qui, par son habileté et son activité, ou par un concours +de circonstances heureuses,--qui pouvait le savoir?--était devenu +immensément riche, et voyait encore chaque jour l'argent affluer dans +ses coffres. + +M. Steenvliet avait son cabinet particulier au bout de la galerie. +Ami du calme et du repos, il voulait être à son aise et ne pas +être troublé par le bruit incessant de la rue, à ce qu'il disait du +moins. Mais la véritable raison était qu'il avait gardé de sa vie +d'autrefois certaines habitudes qu'il s'efforçait le plus possible +de cacher aux gens de son entourage actuel, et c'est pour cela qu'il +craignait d'être surpris par des visites non annoncées d'avance. + +Ses précautions étaient bien prises; il recevait, dans un parloir +contigu, les gens d'affaires, les propriétaires, les architectes, les +entrepreneurs:--et quant aux fermiers, aux ouvriers, et à certains de +ses commis qui avaient sa confiance, il les recevait dans son cabinet. +Avec beaucoup de ces derniers il se comportait comme s'il prenait +plaisir à montrer qu'il se souvenait de sa situation d'autrefois. +Mais dès qu'on lui annonçait la visite d'une personne appartenant +aux classes élevées de la société, il sortait de son cabinet par +une porte dérobée pour aller faire toilette et se transformer autant +que possible en ce qui concerne le costume et la manière d'être. + +Ce jour-là , vers onze heures du matin, M. Steenvliet était assis +devant un pupitre, auquel il tournait à moitié le dos. Il était +enveloppé dans une vieille robe de chambre, tenait entre les dents +une pipe en écume de mer, et fumait à si grosses bouffées qu'il +était entouré d'un nuage bleuâtre. Si son visage soucieux n'avait +pas trahi la mauvaise humeur ou la contrariété à laquelle il +était en proie, la rapidité fiévreuse avec laquelle il tirait des +bouffées de sa pipe eût suffi pour montrer que son esprit devait +être assombri par des réflexions inquiétantes. + +L'aspect de cette pièce était singulier: les murailles étaient +ornées de tableaux et de gravures à cadres dorés; les rideaux des +fenêtres étaient assez riches pour un palais; la pendule et les +bronzes de la cheminée de marbre étaient de précieux objets d'art; +mais le plancher en planches nues, jadis cirées, était çà et +là marqué de taches humides, produites par les jets de salive que +l'entrepreneur lançait en fumant, le drap vert du pupitre était +presque noir de taches d'encre. En un mot, au milieu d'un grand luxe, +beaucoup de choses portaient les traces d'une extrême négligence, ou +peut-être d'une malpropreté volontaire. + +M. Steenvliet pouvait avoir dépassé un peu la cinquantaine; il +était d'une taille élevée, solidement bâti, avec de larges mains +et de grands pieds. Son visage, d'un rouge brique, était encadré de +favoris grisonnants, longs et mal taillés, tandis que ses lèvres, +habituellement pincées, laissaient voir, lorsqu'il parlait ou qu'il +riait, des dents larges et peu soignées. + +Si tout cela accusait une grande force corporelle, et une non moins +grande énergie, on en pouvait conclure en même temps que cet +homme,--comme dit le proverbe,--n'avait pas été bercé sur les +genoux d'une mère et qu'il n'avait pas non plus passé les années de +sa jeunesse sur les bancs d'une université. + +Sous l'empire d'une réflexion plus désagréable que les autres, M. +Steenvliet jeta sa pipe dans un coin, se leva, frappa du pied avec +colère, et grommela: + +--Depuis la mort de ma pauvre femme, il n'y a plus rien de bon à +attendre de cet imbécile! Il a encore découché, le bambocheur!.... +Malheur! quelle sera la fin scandaleuse de tout cela? Ah! je rêve +pour lui le succès, le bonheur et la considération dans le monde; +je me tue à piocher, pour lui laisser une grande fortune et pour le +rendre puissant et honoré par l'argent... Et toute cette sollicitude, +cette perpétuelle activité n'auraient pas d'autres fruits que la +honte et l'humiliation? Mon fils unique ne deviendrait pas autre chose +qu'un débauché vulgaire et un ivrogne? Oh! non, non, il m'obéira, +ou cette fois je lui casse les reins, aussi vrai que j'existe! Je +me remarie, je lui donne une marâtre... ou plutôt je renonce, aux +affaires, je dissipe ma fortune, et je me réduis à la pauvreté. Ce +sera la récompense de l'ingrat. + +Mais la violence de pareilles idées l'effraya. Il se laissa tomber +sur une chaise, secoua la tête, et demeura ainsi, profondément +découragé, les yeux fixés au parquet. + +On frappa à la porte; et comme l'entrepreneur n'entendait pas ou ne +voulait pas entendre, on se remit à frapper plus fort. + +--Entrez! cria M. Steenvliet avec impatience. + +Un domestique en livrée ouvrit la porte. + +--Ne vous ai-je pas dit, lourdaud que vous êtes, que je n'y suis pour +personne? gronda le maître de la maison. + +--En effet, Monsieur, mais c'est un cas particulier, et vous m'en +voudriez, sans doute, si je renvoyais encore M. Doureet, et pour la +troisième fois. + +--Doureet, l'inspecteur des travaux au quartier Louise? + +--Oui, Monsieur. + +--Eh bien! parlez, qu'est-ce qu'il veut? + +--Vous savez, Monsieur, c'est un Liégeois. Il a reçu une lettre qui +lui annonce que sa vieille mère est mortellement malade et qu'elle +désire le voir. Il a couru toute la matinée pour obtenir de vous +l'autorisation d'aller à Liège. + +--Sa mère est mortellement malade? répéta l'entrepreneur. +Pauvre Doureet, cela est grave. Le remplacer immédiatement est +difficile..... Dites-lui néanmoins qu'il parte, et qu'il reste +à Liège aussi longtemps que sa mère aura besoin d'aide et de +consolation. Allez dans les bureaux, et faites part de cette affaire +au chef de bureau. Qu'il envoie au quartier Louise le conducteur +Dalmans avec les instructions nécessaires... Et vous, Jacques, +oubliez que je vous ai parlé un peu durement. Vous avez bien fait de +venir m'avertir. Mon naturel est emporté, vous le savez; n'y faites +pas attention. Retenez bien maintenant que je veux qu'on me laisse en +paix; je n'y suis pour personne... Dites-moi, mon fils n'est-il pas +encore rentré? + +--Pas encore, Monsieur. + +Le valet quitta le cabinet. + +M. Steenvliet le suivit des yeux, puis il se remit à marcher de long +en large, grommelant entre ses dents et faisant des gestes irrités, +comme s'il menaçait quelqu'un qui lui aurait donné des sujets de +colère. + +A peine était-il seul depuis quelques minutes, qu'il se retourna +vivement en entendant de nouveau frapper à la porte. + +--Étourneau, avez-vous déjà oublié mes ordres? grogna-t-il en +s'adressant au domestique qui avait ouvert la porte sans attendre de +réponse. Filez sur-le-champ, je ne veux rien entendre. + +Mais le valet ne parut pas prendre garde à la mauvaise humeur de son +maître: il s'approcha sans crainte et dit: + +--Monsieur ne désapprouvera pas ma hardiesse. M. le baron d'Overburg +lui fait demander un moment d'entretien. + +Cette annonce fit un effet surprenant sur M. Steenvliet. Son visage +exprima, en même temps, le contentement et l'inquiétude. Il demanda +avec une précipitation visible: + +--Mon ami le baron d'Overburg vient me voir? L'avez-vous introduit +dans le grand salon? + +--Naturellement, Monsieur. + +--Retournez auprès de lui, et présentez-lui mes excuses. Dites-lui +que je le rejoindrai dans quelques instants. + +Et, sans attendre que le domestique fut sorti, M. Steenvliet courut +dans une pièce voisine, peigna sa chevelure et ses favoris, et se +dépêcha de changer de vêtements. + +Il n'avait même pas complètement achevé sa toilette lorsqu'il +ouvrit la porte du salon le chapeau à main, pour saluer le visiteur. +Il n'avait pas seulement changé de vêtements, il avait complètement +changé de visage; sa figure exprimait ou simulait maintenant la plus +joyeuse humeur. + +Le baron d'Overburg était un de ces hommes qui portent, pour ainsi +dire, sur le front, le sceau de la noblesse. Tout en lui était +élégant et distingué, le visage, le corps et les vêtements. De +toute sa personne, de son langage, de ses gestes s'exhalait comme +un parfum aristocratique qui n'avait rien de voulu, et qui était +évidemment naturel. + +Par habitude de politesse, il souriait d'un air aimable, mais au fond +de ce sourire, il y avait quelque chose de triste, de profondément +douloureux. + +Ces deux hommes qui s'abordaient ainsi s'efforçaient donc de +dissimuler, pour les mêmes raisons,--au commencement du moins--le +chagrin qu'ils portaient au fond du cÅ“ur. + +Le baron s'inclina en silence en voyant entrer l'entrepreneur; +celui-ci lui prit la main, la secoua amicalement, et s'écria: + +--Quoi! monsieur le baron, vous me faites l'honneur de venir me +rendre visite à l'improviste? C'est bien à vous! Asseyons-nous, nous +boirons un verre de vin de liqueur à votre santé. + +--Je vous rends grâce, je ne prends jamais rien le matin. + +--Monsieur le baron consentira bien à faire une exception en ma +faveur? Ah! j'ai un vin comme peu de princes en possèdent. Je ne vous +dirai pas combien chaque bouteille me coûte. Sachez seulement que +le dernier ministre de France à Bruxelles lorsqu'il était encore +ambassadeur auprès de la cour de Portugal, l'avait fait récolter et +préparer pour lui-même, à Oporto. Je n'en ai qu'une vingtaine de +bouteilles. Il faut que vous le goûtiez bon gré mal gré. + +--Eh bien, soit, si cela peut vous faire plaisir. + +M. Steenvliet tira un cordon de sonnette, alla au-devant du +domestique, lui donna ses ordres, et revint vers son noble visiteur. + +--Je suis venu dans l'intention de vous parler d'une affaire très +importante, balbutia le baron en hésitant. + +--Non, je vous en prie, ne parlons pas encore d'affaires, mon bon +monsieur d'Overburg,--mon ami, oserai-je dire.--Causons d'abord un +instant de choses agréables. Tout à l'heure je vous écouterai avec +plaisir. Veuillez vous asseoir. Comment se porte madame la baronne? +Et les enfants, surtout la charmante et spirituelle mademoiselle +Clémence? + +--Dieu merci, passablement bien, Monsieur. Ils m'ont chargé de vous +saluer en leur nom. + +--Quel honneur pour moi! Tant de bonté de leur part! Ah! monsieur le +baron, je ne l'oublierai de la vie, cet après-midi que j'ai passé +à votre château, avec mon fils Herman, au milieu de votre noble +famille. Quelle différence avec le monde bourgeois dans lequel je +suis obligé de vivre! Ne secouez pas la tête, monsieur le baron. +C'est parmi les gens de votre caste qu'il faut chercher la véritable +politesse, l'affabilité qui convient, la bienveillance unie à la +générosité. Nous autres, bourgeois, nous consacrons toute notre vie +à gagner de l'argent. Nous n'avons pas le temps de nous exercer à +ces manières exquises et distinguées... Mon fils Herman a bien, il +est vrai, reçu une bonne éducation; mais, hélas, il ne me cause que +du chagrin et me fait craindre pour son avenir. + +Le domestique parut avec un plateau d'argent sur lequel il y avait +une carafe de cristal et une couple de verres. Il posa le tout sur un +guéridon et s'éloigna. + +Après avoir rempli les verres, M. Steenvliet en offrit un à son +hôte et lui dit: + +--A votre santé, monsieur le baron. Eh bien, que dites-vous de ce +Porto-là ? + +--Il est exquis, monsieur Steenvliet. Je bois à votre santé et à +celle de votre fils. + +--De mon fils? répondit l'entrepreneur avec un soupir. Le pauvre +garçon se perdra. Il s'oublie complètement dans des plaisirs +grossiers. Cette nuit encore... Vous ne pourriez croire combien il me +rend malheureux. + +--N'est-ce que cela qui vous attriste? dit M. d'Overburg en souriant. +Je sais ce qui s'est passé hier; mon fils Alfred y était, ils +étaient en société avec le comte de Hautmanoir, le chevalier Van +Beverhof et avec une douzaine d'autres jeunes sportsmen; ils étaient +allés au château de M. Dalster, le banquier, pour voir les nouveaux +chevaux qu'il a fait venir récemment d'Angleterre. Là , ils ont +dégusté différents vins, ce qui leur a donné une pointe. Il +parait qu'au retour ils se sont arrêtés en route et qu'ils ont bu +passablement de champagne. Mon fils Alfred, qui n'est revenu qu'au +milieu de la nuit, m'a raconté la chose ce matin, et m'a dit que M. +Herman n'était pas le moins gai de la bande. + +--Fasse Dieu, dit l'entrepreneur, que tout cela n'ait pas de suites +irréparables! Moi-même j'ai engagé mon fils,--je l'ai même forcé, +je dois le dire,--à fréquenter des jeunes gens de bonne maison; mais +il est trop faible, ou il n'a pas assez de raison; Il se perdra tout +à fait. Cette crainte me ronge le cÅ“ur et me désespère. + +--Vous avez tort de vous désoler si fort pour cela, dit le baron. M. +Herman n'est probablement pas le plus engagé de tous dans cette voie +de dissipation. Nous sommes tous dans le même cas. Quand j'étais +jeune, nos parents et le monde nous imposaient la plus grande retenue. +Une conduite légère, en public, était sévèrement blâmée. +Mais aujourd'hui, il en est tout autrement. Les jeunes gens de bonne +maison, comme vous les nommez, se croiraient humiliés s'ils ne +pouvaient pas surpasser ou du moins égaler leurs compagnons de +plaisir en prodigalités tapageuses. C'est une triste chose, surtout +pour les parents; mais la mode, le monde le veut ainsi. Nous devons +nous résigner à des choses que nous ne pouvons pas empêcher. Cette +vie de dissipation finira bien un jour ou l'autre. + +--Oui, mais comment finira-t-elle? Par la perte de la fortune, de la +santé ou de l'esprit? + +--Oh! non; vous prenez les choses trop au tragique; la fin naturelle +est le mariage, et après cela on ne parle plus des péchés de +jeunesse. + +L'entrepreneur murmura quelques paroles inintelligibles, et demeura +pensif. + +--Puis-je vous faire connaître maintenant les motifs de ma visite? +demanda le baron d'un presque suppliant. + +--Excusez mon impolitesse, monsieur le baron je ne suis qu'un +égoïste qui ne songe qu'à ce qui assombrit mon esprit. Parlez, je +vous écoute. + +--C'est une terrible, une affreuse chose que vous allez apprendre, +commença le gentilhomme. Vous croyez, monsieur Steenvliet, que je +suis riche; du moins mon train de maison et mes propriétés vous +le font supposer. Eh bien, je suis un homme ruiné; j'ai tout perdu, +tout. Je ne possède plus rien... + +--Vous avez tout perdu! Vous ne possédez plus rien! s'écria +l'entrepreneur au comble de la surprise. Ciel! comment est-ce +possible? + +--Permettez-moi, je vous en prie, monsieur Steenvliet, de vous +expliquer les causes de ma ruine. Mon père m'a laissé une fortune +qui était grevée de dettes assez lourdes. Cependant, dans les +premières années de mon mariage, il me fut possible en vivant +avec la plus stricte économie, de tenir cachée cette situation +embarrassée, et même de l'améliorer sensiblement. Dieu m'a +donné sept enfants: deux fils et cinq filles. Ils grandirent. Alors +commença pour moi une vie d'épreuves et de chagrin. Mon fils aîné, +il est à Paris maintenant, devint un dissipateur insensé. Pour +l'empêcher de déshonorer mon nom, j'ai dû m'imposer à différentes +reprises les plus pénibles sacrifices. Il y a trois mois seulement, +j'ai payé encore, en une seule fois, trente mille francs pour le +sauver de la honte. Mon second fils Alfred, vous le savez, suit à +peu près la même voie. Ajoutez à cela l'accroissement incessant +des dépenses qu'il me faut faire pour tenir ma maison sur un pied +convenable; la toilette de mes filles, l'obligation où je me trouve +de rendre des dîners ou des soirées, et vous comprendrez, monsieur +Steenvliet, que je devais fatalement et rapidement marcher vers la +ruine. Il y a quelques années je me suis vu contraint de vendre deux +fermes situées en France. Cette situation m'effraya. Il me fallait, +si je ne voulais pas déchoir lentement mais certainement, chercher +des moyens d'augmenter considérablement mes revenus. Ces moyens +j'aurais voulu les chercher dans le commerce ou dans l'industrie; mais +nous, gentilshommes de vieille race, cela nous est interdit. C'est +dans ces tristes circonstances que je me laissai entraîner par +quelques-unes de mes connaissances à prendre part à la fondation de +la banque _la Prudence_. Je grevai mes biens d'une hypothèque de deux +cent mille francs, et je devins actionnaire de la banque pour cette +somme. + +--Ce n'était pas une mauvaise entreprise, fit observer M. Steenvliet. +_La Prudence_ donne de bons dividendes et ses actions sont bien +au-dessus du pair. + +--Hélas! ce n'était qu'une vaine apparence. Tandis que chacun +pensait que la banque faisait des brillantes affaires, un caissier +infidèle était occupé à creuser un abîme où beaucoup de fortunes +devaient s'engloutir. + +--Vous m'épouvantez, monsieur le baron. + +--Hier, très tard dans la soirée, on m'a apporté la nouvelle de ce +malheur. Ce caissier infidèle, après avoir pendant plus de deux ans +détourné des millions de sa caisse et surtout des dépôts, a pris +la fuite et a disparu sans laisser de traces. + +--Mais on le poursuivra, on l'arrêtera, s'écria l'entrepreneur. + +--Ah! ce serait parfaitement inutile, dit le baron en soupirant. +Chacun croyait qu'il possédait personnellement une grande fortune; il +a fait jouer à différentes Bourses en son propre nom et c'est ainsi +qu'il a perdu les millions de la banque, perdus depuis plusieurs mois. +Pour le moment il n'y a que quatre ou cinq personnes qui connaissent +la catastrophe; mais à la Bourse elle sera infailliblement connue, et +alors les actions de _la Prudence_ tomberont à rien. + +Bien que le baron fit tous ses efforts pour dissimuler son émotion, +l'altération de sa voix trahissait assez l'inquiétude et le chagrin +auxquels il était en proie. + +--C'est très pénible, en effet, dit l'entrepreneur. + +Mais cependant vous avez tort, me semble-t-il, monsieur le baron, de +vous laisser abattre si fort par ce malheureux événement, Car enfin +supposons que vous y perdiez cent cinquante mille francs, ce n'est pas +encore là la ruine. + +--Hélas! vous ne savez pas encore tout, soupira M. d'Overburg dont +les yeux se mouillèrent de larmes. Égaré par les conseils de +quelques-uns de mes amis qui faisaient partie de l'administration de +la Banque, j'acceptai leur proposition d'entrer dans un syndicat ayant +pour but de spéculer à la Bourse pour notre propre compte. A cet +effet, on m'ouvrit à la Banque un crédit qui me permit de faire à +ce syndicat un apport de deux cent cinquante mille francs. J'avais +confiance en ces amis qui avaient l'habitude de manier des sommes +aussi considérables et qui étaient connus comme hommes d'affaires +capables et prudents. Malheureusement ils avaient, à mon insu, +chargé de leurs opérations le même caissier infidèle. + +--Et il a trompé également le syndicat? + +--Tout le capital de notre syndicat est perdu! + +--Quoi? s'écria l'entrepreneur en levant les mains. Vous perdez +quatre cent cinquante mille francs, presque un demi-million? Quel coup +fatal! Je vous plains, monsieur d'Overburg... Et vous dites que toute +votre fortune y est engloutie? + +--Tout entière. + +--Mais il faut chercher les moyens de vous sauver, vous et vos +enfants. Vos parents sont riches, ils vous aideront. + +--J'en ai déjà parlé à deux membres de ma famille, les seuls qui +pourraient le faire... Ils refusent. + +--Tournez-vous vers les autres membres votre famille, ensemble ils +peuvent beaucoup. Mais il faut vous presser, la chose ne souffre aucun +retard. Cette catastrophe sera connue tout de suite. Vous ne pouvez +échapper au déshonneur qu'en versant les deux cent cinquante mille +francs à la Banque. Heureusement vous ne faites point partie du +conseil d'administration, sans cela on pourrait vous rendre responsable +du détournent de l'argent des actionnaires. + +--Je n'espère rien de mes parents, murmura le baron. La somme est +trop considérable. D'ailleurs je n'ai pas le temps d'attendre. + +--Mais, mon pauvre monsieur d'Overburg, que croyez-vous donc pouvoir +tenter? + +--Je n'ose presque pas vous le dire, répondit le baron d'un air +craintif. Vous m'avez témoigné de l'amitié, vous m'avez fait des +offres de service. Dans ma détresse j'ai pensé à vous comme à mon +dernier recours. + +--A moi? grommela l'entrepreneur, peu flatté de la préférence. Je +ne dis point que je n'aurais pas plaisir à venir à votre secours; +mais deux cinquante mille francs! C'est une fortune. + +M. d'Overburg tendit les mains vers lui, et dit sec un ton de +supplication: + +--Ah! ayez pitié de mon malheur! Vous possédez des millions. Vos +grandes entreprises de toute nature amènent encore tous les jours de +nouveaux capitaux dans votre caisse. Si vous consentiez à me prêter +ce dont j'ai besoin pour acquitter ma dette envers la Banque, vous +n'en resteriez pas moins riche. + +--Mais, monsieur le baron, lors même que je voudrais, il me serait +impossible de tirer un quart de million de ma poche sans me mettre +moi-même dans l'embarras. + +--Vous avez un crédit illimité, mon bon monsieur Steenvliet. + +--En tous cas, on ne prête pas deux ou trois cent mille francs sans +garantie. + +--Non, en effet; mais je puis vous en donner une. J'évalue au moins +deux cent mille francs l'excédent de la valeur de mes biens sur +l'hypothèque dont ils sont grevés. Prenez là -dessus une hypothèque +de second rang. Quant aux cinquante mille francs restants, pour +ceux-là je ne peux pas vous donner de garantie; mais réfléchissez +que je dois hériter de différents côtés, entre autres de mon oncle +maternel, le marquis de la Chesnaie, qui a plus de soixante-dix ans et +qui est tellement malade que depuis six mois il séjourne à Monaco, +sur les bords de la Méditerranée, où il espère rétablir sa santé +chancelante. Il possède au moins deux millions. + +--Eh bien, voilà le moyen, interrompit l'entrepreneur avec joie. +Écrivez à votre oncle, il vous sauvera. + +--Oh! non; il est, par malheur, comme beaucoup de vieilles gens, +extrêmement avare. Je n'obtiendrais pas seulement mille francs de +lui. Vous voyez, monsieur Steenvliet, vous ne risquez rien, ce n'est +qu'une affaire de temps. Allons, soyez généreux, montrez votre bon +cÅ“ur; ne me laissez pas partir d'ici désolé. C'est à vous que nous +devrons notre bonheur. Votre conscience vous récompensera; car elle +vous donnera la conviction d'avoir sauvé le nom et l'honneur d'une +vieille noble famille, qui, sans votre assistance, allait déchoir et +s'effondrer. C'est une belle et noble action, monsieur Steenvliet, que +de maintenir debout une race que les siècles ont fondée et le temps +avait jusqu'à présent respectée. + +L'entrepreneur paraissait ému et son irrésolution se lisait dans ses +yeux. + +--Tenez, mon bon monsieur Steenvliet, s'écria le baron, je vous +supplie à mains jointes et les larmes aux yeux, ayez pitié de moi et +de mes pauvres enfants! + +Au bout d'un moment de silence, M. Steenvliet prit la main de son +visiteur et lui dit: + +--Croyez-moi, monsieur d'Overburg, votre malheur me touche +profondément. Je voudrais pouvoir vous aider; mais je ne puis pas +ainsi prendre tout à coup un parti au sujet d'un emprunt aussi +considérable, et non seulement j'ai besoin de réfléchir; mais je +dois savoir encore s'il me serait possible de tirer cette grosse somme +de mes affaires courantes. Revenez demain, je vous ferai connaître ma +résolution. + +--Puis-je espérer qu'elle me sera favorable? + +--Espérer, oui, mais vous comprenez que je ne puis pas encore me lier +définitivement. + +--Ah! Et si dès aujourd'hui ma situation envers la banque est connue +à la Bourse? + +--Chargez un de vos amis en ce cas de déclarer tout haut que vous +êtes prêt à verser l'argent que vous devez... Par ce moyen, vous +prévenez tous les bruits fâcheux. Maintenant, ayez bon courage, +monsieur le baron, j'espère que je pourrai vous aider... Allons, +prenez encore un verre de vin, cela vous ragaillardira et vous donnera +des forces contre le chagrin. + +M. d'Overburg à demi consolé vida son verre. + +--Ah! puisse le bon Dieu vous inspirer de me sauver! dit-il. Vous me +rendriez encore un autre service. Mon fils Alfred, vous le savez, +est un désÅ“uvré, un dissipateur. Il est temps qu'on mette fin aux +débordements de sa vie de jeune homme. J'étais en négociations avec +le comte van Eeckholt qui ne paraît pas éloigné d'accorder à +mon fils la main de sa fille cadette. Votre aide seule peut rendre +possible cette brillante alliance. + +--Et vous croyez que monsieur Alfred, par ce mariage, renoncerait à +sa vie de dissipation? + +--Infailliblement. + +--Ah! si je pouvais aussi, par le même moyen, ramener mon fils dans +le bon chemin! soupira l'entrepreneur. + +--Mais vous le pouvez, cherchez une femme pour lui, dit le baron. + +--Croyez-vous, monsieur le baron, que cela me serait facile? + +--Comment pareille chose serait-elle difficile pour vous qui possédez +des millions? + +L'entrepreneur secoua un instant la tête d'un air pensif. + +--Jusqu'à présent, dit-il, j'ai vainement cherché une femme +possible pour Herman. Les offres n'ont certainement pas manqué; mais +l'orgueil paternel me pousse, quand il s'agit de mon fils unique, à +élever mes vues au-dessus des gens parmi lesquels nous avons vécu +jusqu'à présent. Mon travail, mon esprit d'économie, un peu +d'intelligence et beaucoup de bonheur m'ont fait gagner quelques +millions. Je les ai gagnés honnêtement, personne n'a jamais dit une +parole de blâme contre moi. Je me demande si, dans cette situation, +je n'ai pas le droit d'espérer pour mon fils un meilleur lot et une +place dans les hautes classes de la société. + +--Certes, vous avez ce droit, affirma le baron. Vous n'avez qu'à +regarder autour de vous, je ne doute pas qu'en cherchant bien vous ne +trouviez la bru que vous souhaitez. + +L'entrepreneur resta un moment pensif, puis il dit tout à coup: + +--Je crois, monsieur le baron, que j'ai découvert le moyen de vous +délivrer en une fois de toutes vos inquiétudes... + +--Ah! ciel, puissiez-vous ne pas vous tromper! s'écria M. d'Overburg +avec joie. Et cet heureux moyen? + +--Lorsque vous m'avez fait l'honneur de m'inviter à visiter votre +château, mademoiselle Clémence, votre fille, et mon fils ont eu deux +ou trois fois l'occasion de passer quelques heures de compagnie. Il +paraît que les jeunes gens ne se haïssent point. Je suis disposé +à donner à mon fils un million de dot. De plus, sa femme deviendra +maîtresse dans ma maison où elle disposera de tout selon son bon +plaisir. Qu'est-ce que vous dites de cela? + +Le baron le regarda avec stupeur comme s'il n'avait pas compris. + +--Si vous consentez à ce mariage, reprit Steenvliet, je vous prête +immédiatement deux cent cinquante mille francs sans autre garantie +que votre signature. + +Le baron parut hésiter ou réfléchir. + +--Quoi? vous ne répondez rien? murmura l'entrepreneur d'un ton de +mécontentement. Est-ce donc un refus? + +--Oh! non, vous vous trompez, s'écria le baron effrayé. J'accepte... +avec reconnaissance... avec joie... mais je ne puis pas, comme cela, +prendre à l'instant une résolution définitive, sans savoir ce que +pensent de cela ma femme et ma fille. + +--Madame la baronne ne peut pas refuser, et si elle devait y voir +un certain sacrifice, elle s'y résignerait pour le bonheur et pour +l'honneur de son époux. + +--En effet, soupira le baron. + +--Et pour ce qui regarde mademoiselle Clémence, mon fils est +un garçon bien tourné et elle paraissait le distinguer +particulièrement. De son côté, vous ne rencontrerez pas +d'opposition. + +--Je crois également pouvoir l'espérer, mon bon monsieur Steenvliet; +Clémence m'a parlé avec éloges de M. Herman et surtout de sa +politesse et de sa délicate réserve; mais n'en fût-il pas ainsi, +cela ne serait pas un obstacle insurmontable. C'est une autre +difficulté qui m'empêche d'accepter immédiatement votre généreuse +proposition. + +--Une difficulté? Avez-vous peut-être pris déjà d'autres +engagements pour votre fille? + +--Non. Je vais vous expliquer. Vous êtes un homme raisonnable et vous +le comprendrez. Au décès de mon oncle, le marquis de la Chesnaie, je +dois entrer en possession de plus de deux millions. Il est le parrain +de notre Clémence. Si j'allais, sans l'avoir consulté, disposer +de la main de ma fille, il en serait tellement irrité qu'il me +déshériterait. Vous ne pouvez donc pas exiger que je mette en péril +la fortune future de mes enfants. + +--Naturellement, je ne vous le conseille même pas. Écrivez-en à +votre oncle. Mais qu'attendez-vous? S'il refusait d'approuver ce +projet de mariage? + +--Refuser, monsieur Steenvliet? Je le craindrais s'il pouvait être +assez généreux pour me tirer de l'embarras où je suis; mais, comme +je vous le disais, il est d'une avarice extrême et les dissipations +de mes fils l'ont rendu inexorable sur ce point. + +--Et vous concluez, monsieur le baron? + +--Je ne puis pas vous donner ma parole décisive avant de connaître +le sentiment de mon oncle. Je courrais le risque de vous tromper ou de +le tromper; ma conscience me le défend. + +--Je ne vous demande pas une décision. Je vous demande seulement +votre parole de gentilhomme que vous ferez sincèrement tout votre +possible pour épargner à mon fils un refus humiliant. + +--Je vous la donne, monsieur Steenvliet. + +--Eh bien, je veux lutter de bonne volonté avec vous, dit +l'entrepreneur en lui serrant joyeusement la main. Dès demain, si +vous voulez, vous pouvez disposer sur ma maison pour deux cent mille +francs, soit en une fois, soit en plusieurs. Il suffira que vous +fassiez des mandats à ordre sur ma caisse. La chose vous va-t-elle +ainsi? + +--Oh! généreux ami; s'écria le baron. Merci; mille fois merci! Vous +êtes mon sauveur et celui de toute ma famille! + +--Je pousserai même plus loin mon assistance, monsieur d'Overburg. Je +me propose, un peu plus tard, de dégrever vos biens patrimoniaux de +leurs hypothèques... Mais si, par malheur, on me faisait l'injure de +repousser ou de rendre impossible les projets d'union convenus entre +nous, alors, vous le comprenez bien, je serais libre de retirer mes +promesses et mon aide. + +--Ne craignez rien pour cela, répondit le baron. Une pareille +alliance, j'en conviens, aurait peut-être rencontré autrefois +d'insurmontables obstacles; mais aujourd'hui l'argent est devenu le +levier tout-puissant qui abaisse les montagnes, qui comble les abîmes +et qui, dans le monde moral, peut rendre possibles les choses qui ne +l'étaient pas autrefois. + +--En tout cas, baron, au besoin, rappelez à vos parents que je me +mettrai au lieu et place de la banque et que je serai votre créancier +au même titre et avec les mêmes droits que cet établissement. + +--Si mon oncle consent je pourrai bien me passer de l'approbation +de mes autres parents; et c'est pourquoi je pense qu'il serait très +prudent de ne parler de ce projet de mariage qu'aux membres de nos +deux familles et encore en leur recommandant strictement le secret. +Sans cela des bruits prématurés pourraient encore nous susciter des +difficultés. Par exemple si un de mes parents écrivait au marquis +avant que celui-ci m'eût envoyé sa réponse. Mon oncle est un homme +bizarre. + +--Eh bien, gardons la chose secrète entre nous jusqu'à ce que vous +ayez reçu sa lettre. Ce sera, en effet, le plus prudent. + +--Je vous en prie, monsieur Steenvliet, permettez-moi de vous quitter +pour aujourd'hui, J'ai hâte d'aller me conformer à votre sage +conseil pour prévenir tous les bruits défavorables et en même temps +d'écrire à mon oncle. Dès que je recevrai sa réponse, je viendrai +vous en faire part. D'ailleurs, l'occasion ne me manquera pas +pour vous témoigner encore, dans l'entre-temps, ma profonde +reconnaissance. Adieu. + +--Au revoir, monsieur le buron. + +Et l'entrepreneur escorta son hôte jusqu'à la porte en lui +prodiguant encore des paroles d'encouragement. + +Lorsque le baron se fut éloigné, M. Steenvliet retourna dans son +cabinet. Il ne paraissait pas satisfait de la façon dont le baron +avait, au commencement du moins, accueilli sa proposition. Son +visage exprimait le mécontentement et il secouait la tête d'un air +soucieux. + +Arrivé dans son cabinet il alluma sa pipe en écume de mer et se +mit à fumer à grosses bouffées comme il avait coutume de le faire +lorsque des pensées peu agréables assombrissaient son esprit. + +Enfin, lorsque ses réflexions et son tabac l'eurent insensiblement +mené à envisager l'affaire sous un jour plus favorable, il murmura: + +--Le baron n'a pas accueilli ma proposition avec une grande joie. Il +en paraissait tout troublé. Pour ce qui le concerne, je crois à son +consentement sincère; mais il craint ses parents, surtout son oncle, +le marquis. Certes, dans le monde c'est un avantage considérable et +un grand honneur d'appartenir à une race illustre; mais, au fond, +tous ces gens si fiers ne sont pas faits d'une autre essence que +nous tous. Ah! ils pourraient bien refuser. Le baron pourrait faiblir +devant leur résistance. Il y aurait donc une lutte entre leur orgueil +et mon ambition paternelle? Ils ne me connaissent pas; ils ne savent +pas que, jusqu'à présent, je n'ai pas laissé inexécuté un seul de +mes projets... Pourquoi donc m'inquiéter du résultat? Le baron peut +hésiter, chercher à obtenir des délais; mais est-ce que je ne le +tiens point par l'argent? Attendre n'est rien, pourvu que j'aie des +chances d'atteindre mon but; et ce but, je veux l'atteindre et je +l'atteindrai. + +Un valet entra, après avoir frappé légèrement à porte. + +--Monsieur, annonça-t-il, monsieur votre fils vient d'entrer. Selon +vos ordres, je lui ai dit que vous vouliez lui parler immédiatement. + +--Eh bien? + +--Il m'a répondu: Allez au diable! Et il est monté. + +--Quel air avait-il? + +--Très fatigué, pâle et de mauvaise humeur, Monsieur. + +--C'est bien. + +Le domestique sortit. + +--Il me fera avoir une attaque d'apoplexie, s'écria l'entrepreneur en +frappant du pied avec colère. Je ne pense qu'à lui, à son bonheur, +et lui, après une nuit de désordre et de dissipation, ne daigne pas +seulement venir me saluer. Il méprise mes ordres en présence de mes +domestiques. Ah! ça ne peut pas durer ainsi! Il faut qu'il sache, et +il saura que c'est moi qui suis le maître ici. + +En achevant ces menaces il gravit l'escalier de marbre et ouvrit la +porte d'une des chambres qui s'ouvraient sur le palier. + +Il vit son fils, qui avait déjà ôté sa redingote, debout devant +son lit. + +--Mauvais sujet, s'écria-t-il, Jacques ne t'a-t-il pas dit que je +voulais te voir à ton retour? Pourquoi ne m'obéis-tu pas? + +--Je suis malade, grommela le jeune homme d'un ton revêche. Je vais +me coucher. + +--Malade? Tu as encore une fois passé toute la nuit dans une +scandaleuse débauche. Tu n'es qu'un méprisable ivrogne. + +--Pas encore tout à fait, mon père; mais je crains fort de le +devenir. Et à qui la faute? + +--Et tu n'es pas honteux, fils ingrat, de me dire pareille chose? +s'écria l'entrepreneur affligé et courroucé à la fois, à moi, à +ton père qui a pioché et peiné toute sa vie pour te voir heureux? + +--Pourquoi vous cacher la vérité, mon père? Vous savez assez +vous-même que... + +--Ces griffes sur ta joue, qu'est-ce que cela signifie? Tu t'es battu, +battu avec des femmes? + +--Non, soyez tranquille, mon père, j'étais en bonne compagnie: +vous les connaissez bien les jeunes gentilshommes et les autres +dissipateurs du club. Chemin faisant nous avons bu du champagne dans +un cabaret de village, par seaux, suivant la coutume, et, pour nous +amuser, nous avons mis en pièces quelques verres et quelques glaces. +Dans l'obscurité, je me suis heurté contre un marbre; de là +vient l'égratignure de ma joue. Allons, père, ne me faites pas de +reproches inutiles. Ce n'est pas la première fois que pareille chose +m'arrive, et ce ne sera probablement pas la dernière. Soyez un peu +indulgent et laissez-moi me mettre au lit. + +L'entrepreneur, mis dans la plus violente colère par le calme +exaspérant de son fils, s'élança vers lui le poing fermé. + +--Vaurien sans cÅ“ur! vociféra-t-il. Tu n'iras pas te coucher, tu +écouteras respectueusement ce qu'il me plaira de te dire! + +--Eh! mon Dieu, ne vous mettez pas en colère, mon père. Si vous le +désirez, je resterai levé. + +--Ah! tu continueras à boire, à bambocher comme un être sans +éducation, oses-tu dire! Je comprends: tu crois que je n'ai ni le +droit, ni le pouvoir de t'imposer ma volonté. Eh bien! tu te trompes, +et joliment! N'oublie pas que quand ta mère mourut je n'avais encore +qu'une toute petite fortune. Depuis lors tu m'as coûté et tu as +dissipé au moins trois fois autant que ton petit héritage maternel. +Ce que je possède m'appartient tout à fait, à moi seul, et s'il me +plaisait de te refuser à l'avenir toute monnaie... + +--Fasse Dieu que vous me l'eussiez toujours refusée, mon père, +murmura le jeune homme sans s'émouvoir. Cet argent que d'autres +mettent au dessus de tout, je le hais comme la cause de ma misère et +de mon désespoir. Ces paroles vous fâchent, mon père? Vous croyez +que je dis cela pour vous faire de la peine! Croyez, que malgré tout, +je vous aime et je vous respecte; oui, je voudrais être la joie de +vos vieux jours; mais je ne suis plus bon à rien, plus capable de +rien. La vie m'ennuie tellement que je voudrais être mort. + +L'accent de conviction avec lequel Herman avait prononcé ces +dernières paroles, effraya profondément M. Steenvliet et fit tomber +sa colère comme par enchantement. + +--Mon fils, mon fils, si tu savais comme tu me fais de la peine! Aie +pitié de ton père! Je te donne tout ce que ton cÅ“ur peut désirer; +des chevaux de prix, des voitures de luxe, de l'argent en abondance, +et tu ne t'estimes pas encore heureux! + +--Je suis malheureux, mon père, profondément malheureux! + +--Comment cela est-il possible? As-tu peut-être une cause secrète de +chagrin? Confie-la moi, je t'aiderai à en triompher. + +--Vous la connaissez, cette cause, répondit le jeune homme. Ce n'est +pas la première fois que je vous en parle; mais vous voulez que je +vous la répète? Eh bien, soit. Mon excellente mère était une fille +de paysans. Malgré votre fortune, qui croissait tous les jours, elle +a élevé ma première jeunesse comme elle pouvait; elle m'a inculqué +sa simplicité, son amour pour la vérité et pour la vertu, en +même temps que son aversion pour le faux luxe; mais les manières +distinguées, le vernis spirituel et brillant, l'ambition de +s'élever,--qualités que l'on doit avoir sucées avec le lait +maternel pour les posséder entièrement,--elle ne pouvait me les +apprendre ou me les inspirer, ni vous non plus, mon père. L'argent ne +vous avait pas encore poussé à chercher pour moi le bonheur dans la +vie inutile et fastueuse de ce qu'on est convenu d'appeler le grand +monde. Vous et mère, vous rêviez pour moi une carrière fructueuse +et en même temps honorable. Je deviendrais artiste, peintre, et je +suivais les leçons de l'Académie. J'eus des professeurs particuliers +qui me firent faire quelques progrès; je commençai à peindre. +J'avais des dispositions, beaucoup de dispositions; tout présageait +qu'après de sérieuses études, je ferais honneur à votre nom et +à mon pays. Je regrette ce temps d'enthousiasme, d'amour du beau, +d'ardentes croyances en l'avenir. J'étais bien heureux alors! Mais la +fortune vous favorisa d'une manière aussi inattendue qu'inespérée +et, pour comble de malheur, Dieu rappela à lui ma pauvre mère. Vous +m'avez forcé alors, mon père, impitoyablement forcé, de déposer +pour jamais le crayon et le pinceau. Le fils d'un millionnaire ne +pouvait plus travailler... C'est ainsi que vous avez brisé l'espoir +de ma vie et tout mon courage; car j'ai oublié ce que j'avais appris +et maintenant il est trop tard. + +--Allons, allons, mon fils, dit l'entrepreneur d'un ton très calme. +Tout ça n'est qu'une erreur de tes sens. La migraine te rend chagrin +et grognon. Tu voulais devenir peintre? Qu'est-ce, au fond, qu'un +peintre, sans parler bien entendu de quelques génies exceptionnels +presque aussi rares que le merle blanc? Un peintre est un ouvrier qui +fait des meubles pour orner les salons des gens riches. Il s'estime +heureux lorsqu'il réussit à nouer péniblement les deux bouts de +l'année. N'est-ce pas ainsi? + +Un sourire triste et improbateur plissa les lèvres du jeune homme. + +--Oui, ris de mes paroles, continua le père. Tu ne me feras pas +croire qu'il ne serait pas de la dernière stupidité de courir avec +un tableau sous le bras pour l'offrir en vente, de se jeter aux genoux +des journalistes et des critiques d'art, ou de se laisser traîner +dans la boue par des concurrents jaloux, quand on a des millions à sa +disposition. Reconnais qu'en ceci du moins j'ai raison. + +--En tous cas, cela importe peu actuellement, répliqua le jeune +homme. Vous avez jugé qu'il valait mieux pour moi de fréquenter +les plus hautes classes de la société et de vivre sans rien faire +d'utile. Je vous ai obéi. De quoi pouvez-vous vous plaindre? + +--Mais Herman, mon pauvre garçon, ce n'est pas une raison pour te +traîner dans une crapuleuse débauche, s'écria l'entrepreneur avec +un accent d'indulgence paternelle. Que tu t'amuses dans la compagnie +des membres du Club, je n'y trouve rien à redire; mais faut-il pour +cela te livrer à de pareils excès de boisson au risque de troubler +ton intelligence et de perdre ta santé et ta bonne réputation? + +--J'ai profondément réfléchi à cette question, mon père; ce matin +encore, pendant des heures. Est-il nécessaire de faire de pareils +excès de boisson en telle compagnie? Pour moi, cela est inévitable. + +--Inévitable? Mais avec une volonté un peu ferme on peut toujours se +retenir. + +--On pourrait le croire, mon père, mais cependant ce n'est pas ainsi. +Quand je me trouve dans la compagnie de ces jeunes nobles, avant +qu'ils soient échauffés par le vin, je me sens à chaque instant +profondément humilié; car, même sans le vouloir, ils montrent assez +qu'ils ne me considèrent que comme un intrus d'un sang de qualité +inférieure. Je dois reconnaître d'ailleurs que je suis réellement +bien au-dessous d'eux: je ne parle pas leur langue, je n'ai pas leurs +belles manières, je ne puis point parler de mes ancêtres ni de mon +blason, de mon oncle le duc, ni de ma tante la comtesse; mais quand le +vin déborde sur la table et que les têtes sont allumées, alors je +deviens insensiblement leur égal et même je les dépasse tous par +la seule puissance dont vous me laissez disposer: par l'argent... Et +lorsque, en leur présence, je sème l'or à pleines poignées et que +je paie même l'écot des plus riches, alors ils m'admirent et ils +m'encensent; alors ils s'écrient que si je ne suis pas d'un sang +noble je méritais du moins d'en être. Vous voyez donc bien, mon +père, que je ne puis pas échapper à la folle vie qui vous afflige, +à moins que je ne dise adieu définitivement et pour toujours à la +dangereuse société de ces nobles gentilshommes, le désirez-vous? + +--Non, pas cela, Herman, maintenant moins que jamais. Mais si tu +t'amusais avec une certaine mesure et si tu t'arrêtais de boire dès +que tu sens que le vin va te faire mal? + +--Ah! mon père, cela n'est pas possible, je ne suis pas un ange. +Pour n'être pas dédaigné par mes nobles amis je dois du moins faire +comme eux, et si le vin m'a une fois obscurci l'esprit je n'en ai pour +cela moins d'intelligence et de volonté que les autres. + +--Essaie du moins, mon fils, promets-moi que tu l'essaieras. + +--Je veux bien promettre, murmura Herman en haussant les épaules; +promettre est facile, mon père; mais je ne réponds pas que je +pourrai tenir ma parole. Ainsi, par exemple, dans huit jours nous +avons dans le même cabaret une fête, un banquet, où l'on ne boira +pas peu de chose. Le banquier d'Alster a perdu le pari d'un dîner de +quinze couverts contre le comte de Hautmanoir. Ce dîner dégénérera +probablement en une longue bamboche, car l'hôtelier de l'_Aigle +d'or_, un fin renard, a deux filles qui, malgré leur innocence +apparente, connaissent parfaitement le truc pour nous entraîner dans +de folles dépenses d'argent. Vous me direz, mon père: «N'allez pas +à cette partie». C'est impossible: J'étais avec le baron Arthur +d'Overburg le témoin du pari. Si j'y manquais... + +--Non, pour cette fois je ne puis pas vous le conseiller, interrompit +l'entrepreneur. J'ai pour cela certaines raisons puissantes. Vas-y +et tiens-toi un peu bien et ne fais pas de choses dangereuses... +Maintenant que tu te montres raisonnable, j'ai bien envie de te parler +d'une autre affaire, mais puisque tu es fatigué j'attendrai jusqu'à +demain. + +--Ma fatigue est passée, mon père. + +L'entrepreneur prit la main de son fils: + +--Herman, dit-il, écoute mes paroles avec bonne volonté et sans +prévention. Tout ce que j'ai fait jusqu'à présent, je l'ai fait +par amour pour toi. Mon rêve était de t'élever dans le monde, de +te faire jouir dans la société des honneurs et de la considération +pour lesquels je ne suis pas né et je n'ai pas été élevé +moi-même, j'ai l'espoir maintenant que bientôt je pourrai atteindre +ce but de tous mes efforts. Tu as vingt-quatre ans, dis-moi, n'as-tu +jamais songé au mariage? + +--Jamais, mon père. + +--Eh bien si je t'offrais une femme aimable, spirituelle et charmante, +repousserais-tu sa main? + +--Je n'en sais rien. + +--Mais si je te disais que ton consentement me rendrait heureux? + +--A ces conditions je pourrais me soumettre à vos désirs. Un +changement si radical dans ma position me guérirait peut-être de +l'ennui et du dégoût de l'existence. + +--Et puis réfléchis, mon fils, qu'une maîtresse de maison est +nécessaire ici, une femme distinguée, bien élevée, qui sache +recevoir comme il convient. Je voudrais jouir un peu de ma fortune, +inviter à des dîners, à des soirées, des gens dans une belle +position... Je pourrais me remarier, oui, mais je t'aime trop pour te +donner une marâtre. Ta femme sera la maîtresse ici et c'est elle +qui tiendra la maison. Ah! Herman, si je réussis cette fois dans mes +efforts, il est probable que tu me remercieras éternellement pour un +si brillant mariage... Tu connais mademoiselle d'Overburg?... Elle est +charmante, elle séduit tout le monde par sa conversation spirituelle +et par la grâce de ses manières. + +--Quoi? c'est Clémence Overburg que vous voulez me proposer pour +fiancée? s'écria Herman avec une expression de surprise mêlée +de regret? Une fille de baron de vieille noblesse? Elle est aimable, +spirituelle, je le reconnais; mais jolie, je ne l'ai point remarqué. + +--Tu te trompes, Herman, sa figure est très bien. Et réfléchis donc +quel grand et beau nom! Tu seras donc admis dans une des familles les +plus nobles et les plus illustres de tout le pays. + +--C'est précisément cela qui m'effraie; en présence de cette +demoiselle d'Overburg d'une si haute naissance, je ne me sens qu'un +tout petit garçon, mon père. Cela m'humilie profondément. Je ne +connais ni les idées, ni les habitudes, ni le langage de ce grand +monde. Une femme qui a plus d'esprit que son mari et qui peut lui +donner des leçons sur tout, serait-ce bien la condition d'une +vie supportable? Et puis il y a les nobles parents, quel accueil +feront-ils à l'intrus qui a du sang d'ouvrier dans les veines? Ils ne +l'accueilleront qu'avec dédain naturellement. + +--Tu n'envisages que le vilain côté de l'affaire, mon fils, +répliqua l'entrepreneur. Ma grande fortune te garantira contre +l'humiliation que tu as tort de craindre... Allons, Herman, mets-y de +la bonne volonté. Promets-moi que tu ne te mettras pas en travers +de mon projet; rassure-moi. Dis-moi que tu accepteras Clémence +d'Overburg comme femme si on t'offre sa main. + +--Je consentirai pour vous plaire, mon père, mademoiselle Clémence +ou une autre, ça m'est égal. Je ne puis pas devenir plus malheureux +que je ne le suis. + +L'entrepreneur, qui s'était attendu à une vive résistance, était +étonné autant que joyeux de la condescendance de son fils. + +--Eh bien, Herman, je suis content de toi, dit il, nous ne parlerons +pas davantage aujourd'hui de cette affaire encore quelque peu +incertaine. Va te mettre au lit maintenant et tache de prendre du +repos. Cela te fera du bien. + +Et après avoir serré encore une fois la main de son fils, il sortit +de la chambre avec un joyeux sourire sur les lèvres. + + + + +IV + + +Lorsque le baron d'Overburg eut fait encore deux ou trois courses, +toutes relatives à sa situation envers la banque, il se rendit au +chemin de fer et monta dans un wagon de première classe. Dans +le compartiment où il entra il n'y avait que deux personnes qui +causaient à voix basse entre elles et qui ne firent guère +attention à lui. Il put donc se livrer, sans être troublé, à ses +réflexions, dans le coin où il avait pris place. + +Durant quelque temps sa physionomie s'illumina d'un sourire; il +réfléchissait qu'il avait été sur le bord d'un abîme. Sa fortune +était tout à fait perdue, et sa situation envers la Banque avait +été si critique et si menaçante, qu'il n'avait plus eu devant les +yeux qu'une déchéance sans espoir, une ruine complète, la honte et +la misère pour lui et ses enfants. C'est Dieu lui-même, pensait-il, +qui m'a inspiré l'idée d'invoquer le secours de M. Steenvliet, Ce +généreux bourgeois lui fournissait les moyens de cacher à tout le +monde les brèches de sa fortune, jusqu'à ce que l'autre héritage +vînt le délivrer de toute inquiétude. Sa conscience essaya bien +de lui faire voir aussi les points noirs de cette affaire. Sa fille +devrait se marier avec un jeune homme de sang roturier: elle, rejeton +de l'illustre famille des Overburg, alliée avec le fils d'un homme +qui, il le savait, avait commencé sa carrière comme journalier, +comme simple maçon. Une pareille mésalliance ne souillerait-elle pas +d'une tache ineffaçable le nom immaculé de ses ancêtres?... Mais sur +ce point-là , pensait-il, le temps a considérablement modifié les +idées. + +D'ailleurs si Clémence avait de l'inclination pour Herman Steenvliet +et acceptait librement sa main? Ce mariage ne faisait pas entrer un +bourgeois dans sa famille, à proprement parler, c'était simplement +une descendante, un rejeton féminin qui passait à l'état de +bourgeoise. Dans tous les cas et de quelque façon que la chose +se présentât, il n'avait plus le moyen de résister. Accepter la +proposition de M. Steenvliet ou se résigner à la décadence et à la +honte, il ne lui restait pas d'autre choix. + +Le train s'arrêta dans une petite station. Le baron descendit. Il +devait encore marcher pendant six ou sept minutes. Après avoir suivi +la grande route pendant quelques centaines de mètres, il prit un +chemin de traverse qu'ombrageait une double rangée de hêtres. + +Au bout de ce chemin s'élevait une large et pesante construction +flanquée d'une tour des deux côtés de la façade. C'était le +château patrimonial des barons d'Overburg. + +Sans doute, plusieurs siècles avaient passé sur cette noble demeure; +car certaines parties portaient la marque d'une haute antiquité; +mais chaque époque nouvelle y avait changé quelque chose. La vieille +porte seigneuriale existait encore, mais le pont-levis avait depuis +longtemps disparu. Les fenêtres ogivales avaient été transformées +en fenêtres carrées et les petites vitres enchâssées dans les +lamelles de plomb avaient été remplacées par de grandes glaces. + +Tel qu'il était actuellement, refait et déformé en partie, le +château, par sa grandeur et sa hauteur, donnait une idée favorable +de la richesse de ses propriétaires. Il était d'ailleurs précédé +d'un magnifique jardin et entouré d'un vaste parc planté d'arbres +séculaires. Personne n'eût pu supposer que, sous les riches lambris +de cette demeure seigneuriale régnaient la détresse et la crainte de +la ruine. + +Le baron d'Overburg entra dans son château et ouvrit la porte d'une +pièce du rez-de-chaussée dont les fenêtres s'ouvraient sur le parc. + +Son retour inattendu surprit la baronne qui était assise auprès +de la fenêtre, un ouvrage de tapisserie à la main. Elle paraissait +avoir pleuré, car ses yeux étaient encore rouges. Elle se leva comme +en sursaut et demanda avec une expression d'angoisse: + +--Marcel, vous souriez? Dites-moi vite quelles nouvelles vous +apportez. + +--De très heureuses nouvelles, Laure, nous sommes sauvés! + +--Sauvés? Ah! que Dieu soit béni de sa miséricorde, s'écria +la vieille dame en levant les mains vers le ciel. J'ai peine à +le croire, j'avais perdu tout espoir. Tranquillisez-moi, Marcel, +dites-moi qui nous prête si généreusement son secours. Notre +cousin, le chevalier d'Havenport? + +Au lieu de lui répondre, M. d'Overburg demanda: + +--Où est Clémence? + +--Elle est assise sous le berceau, près de l'étang. + +--Et les autres enfants? + +--Je les ai éloignés. Ils sont allés passer la journée à la +campagne de la douairière Van Langenhove. + +--Qu'est-ce que Clémence connaît du malheur qui nous a frappés? + +--Je lui ai dit seulement que nous avions perdu beaucoup d'argent. +Elle en est fort affligée parce qu'elle craint que ce malheur ne soit +un obstacle au mariage de son frère. Mais elle ignore absolument +que nous étions complètement ruinés par la catastrophe de _La +Prudence_. + +--Tant mieux, Laure; il faut que cela reste caché pour tout le +monde... Asseyons-nous. Je vous raconterai mon aventure, et j'ai +d'ailleurs à vous parler d'une chose fort importante. D'abord, je me +suis rendu au château de notre cousin le chevalier d'Havenport. Il +m'a refusé complètement toute assistance. Ensuite j'allai rendre +visite à Bruxelles à notre riche ami De la Croix. Il m'accueillit +avec des conseils humiliants et repoussa ma demande d'une façon +presque grossière. J'étais là , sur le pavé, désespéré et ne +sachant que tenter, lorsque le ciel m'inspira tout à coup l'idée +d'aller invoquer l'aide de M. Steenvliet. + +--De M. Steenvliet, l'entrepreneur? demanda madame d'Overburg avec +étonnement. + +--Oui, de M. Steenvliet, le riche entrepreneur, qui a, deux ou trois +fois déjà , passé l'après-midi ici avec son fils Herman. J'avais +peu d'espoir en sa générosité, Laure, aussi peu que vous en ce +moment. Et ce n'est qu'en hésitant et avec crainte que je me dirigeai +vers sa demeure. + +--Et il a consenti à votre demande? + +--Non seulement il nous prête, sous la seule garantie de ma +signature, les deux cent cinquante mille francs dont nous avons +besoin; mais il nous ouvre sa caisse et il nous tirera de tous nos +embarras. Il le peut; il a des millions à sa disposition. + +--Ah! quel bonheur inattendu! s'écria madame d'Overburg. Quelle +grandeur d'âme chez un homme de basse extraction! Ah! Marcel, +si affligeant que cela soit, il faut pourtant le reconnaître, +actuellement il n'est pas rare de trouver parmi les bourgeois enrichis +plus de noblesse de cÅ“ur et de bonté que parmi les gens de haute +naissance. + +--N'exagérez pas, Laure, répliqua son mari. Ces bourgeois peuvent +exercer le commerce et l'industrie. Quand la chance leur sourit, +ils gagnent énormément d'argent, et ils ne sont pas obligés de +l'épargner par devoir de famille. Nous, au contraire, si nous ne +pouvons pas conserver ce que nos parents nous ont laissé, nous allons +insensiblement, mais infailliblement vers la déchéance. + +--Mais, maintenant, Marcel, nous sommes délivrés de cette +inquiétude, n'est-ce pas? + +--Oui; mais M. Steenvliet a mis une condition à son assistance. + +--Oh! nous l'acceptons sans hésiter. + +--Naturellement, Laure; notre salut est à ce prix. + +--Et quelle est cette condition? + +--Je vais vous le dire: vous avez vu le fils de M. Steenvliet; c'est +un gentil garçon, très poli, intelligent, et de plus, réservé et +modeste. Notre Clémence paraissait se plaire particulièrement en sa +compagnie, n'est-ce pas? + +--En effet, Marcel; mais pourquoi me demandez-vous tout cela? + +--C'est parce que M. Steenvliet m'a fait la proposition de permettre +que notre Clémence épouse son fils Herman. + +La baronne se leva et regarda son mari en face avec autant +d'étonnement que si elle apprenait la chose du monde la plus +incroyable. + +--Permettre que notre Clémence épouse son fils? répéta-t-elle +lentement. Mais cela est impossible. + +--C'est regrettable à coup sûr, Laure, mais serait-ce la première +fois qu'une famille noble, pour sauver son honneur ou son existence, +se résigne à un pareil sacrifice? + +--Une mésalliance? Notre Clémence, la femme du fils d'un bourgeois +qui, à ce qu'on dit, a commencé sa fortune comme simple journalier! +Mais à la seule nouvelle d'un pareil mariage votre oncle le marquis +se mettra dans une furieuse colère, et nous déshéritera par +vengeance. + +--Ne vous inquiétez pas de cela, Laure; je vais d'abord lui demander +son approbation, et je suis certain qu'il ne me la refusera pas si +je puis lui annoncer que vous et Clémence avez donné votre +consentement. Voyons, rasseyez-vous... Vous pleurez, Laure? Non, ne +luttez pas inutilement contre une inexorable fatalité. Je comprends +votre chagrin; mais il y a des circonstances dans la vie où de +deux maux on est contraint de choisir le moindre. Vous êtes mère; +décidez: la pauvreté, la honte pour nous et nos enfants; la chute +définitive de notre race, ou bien le mariage de Clémence avec +un fils de bourgeois qui lui apporte en dot un million,--je dis un +million. Parlez, que choisissez-vous? + +--Situation terrible! Mais, hélas! je le sens bien, il n'y a pas +moyen de s'y soustraire, soupira la vieille dame d'un ton de profond +découragement. + +--Vous consentez, Laure? + +--Ah! il le faut bien; nous ne pouvons faire autrement. Pauvre +Clémence! + +--Pauvre Clémence, dites-vous, mais elle acceptera probablement avec +joie la main d'Herman Steenvliet. Il ne lui est pas antipathique; le +million que son père lui donne en dot plaidera aussi quelque peu en +sa faveur... Que pensez-vous Laure, des dispositions de Clémence à +l'égard de Herman Steenvliet? + +--Elle m'a, en effet, parlé quelquefois de lui avec éloge; mais +éprouve-t-elle pour lui une sympathie particulière, c'est ce que je +ne saurais dire. + +--Nous allons le savoir tout de suite, Laure. Allons, prenez courage, +et cachez votre tristesse. Je vais faire venir Clémence. + +Il sortit pour donner un ordre à un domestique, et revint auprès de +sa femme. + +Laure, dit-il, quel que soit le sentiment de notre fille, n'oubliez +pas qu'il faut qu'elle consente; il le faut! Ainsi, point de +faiblesse; au contraire, vous m'aiderez franchement et sans hésiter. +En ne le faisant pas, vous m'affligeriez inutilement; s'il le faut, +faites violence à votre compassion maternelle. Eh bien, que puis-je +attendre de vous? + +--Je vous aiderai de tout mon pouvoir; c'est mon devoir, je le sens +bien, répondit la vieille dame d'un ton résolu. + +--Merci, Laure, vous me faciliterez ma pénible tâche. Maintenant +tâchez de faire bon visage et de ne pas avoir l'air triste. J'entends +venir Clémence. + +--Laissez-moi entamer l'affaire, dit madame d'Overburg. Vous y +mettriez trop de précipitation, et pourriez l'effrayer. + +La jeune fille ouvrit la porte de l'appartement. Elle n'était point +particulièrement jolie de visage; mais sa taille svelte et bien +prise, et l'élégante richesse de sa claire toilette du matin lui +donnaient un extérieur des plus agréables. + +Elle se jeta au cou du baron en s'écriant: + +--Ah! vous souriez, mon cher père; vous êtes de bonne humeur; votre +chagrin est passé! Mon frère Alfred pourra-t-il devenir le fiancé +de la jeune comtesse van Eeckholt? + +--Oui, mon enfant, répondit M. d'Overburg, mais votre mère a, de son +côté, à vous communiquer une heureuse nouvelle qui vous intéresse +particulièrement. + +--Qui me concerne, moi! Parlez, mère chérie! qu'est-ce que c'est? +s'écria la jeune fille avec une vive curiosité. Me donnez-vous la +belle robe de soie bleue que nous avons admirée Montagne-de-la-Cour +à Bruxelles? + +--Il s'agit de tout autre chose; d'une chose de la plus haute +importance et du plus brillant résultat, dit la vieille dame en +saisissant les deux mains de sa fille. Vous allez aussi vous marier, +enfant. + +--Moi, me marier? + +--Oui; vous voulez bien, n'est-ce pas? + +--Sans doute, je veux bien, mère... Et qui sera mon fiancé? Est-ce +un joli homme? + +--Oui, Clémence, un très joli garçon, qui apporte un million de +dot. + +--L'ai-je déjà vu, mère? + +--Vous l'avez vu plus d'une fois et vous avez causé avec lui; vous le +trouviez même très aimable. + +--Mais qui est-ce? + +--Devinez. + +La jeune fille posa l'index sur son front et murmura toute pensive: + +--Le chevalier Van Rietwyck?... Pas celui-là ! Guillaume de Hooghe?... +Pas non plus? Paul de Deule? M. de Garchamp? + +A chaque nom la vieille dame secouait la tête en signe de +dénégation. + +Le visage du baron prit une expression d'inquiétude. Cette +conversation prenait une tournure peu favorable, à ce qu'il +lui semblait. En effet, si Clémence avait éprouvé la moindre +inclination pour Herman Steenvliet, n'est-ce pas à lui qu'elle eût +songé tout d'abord? + +--Ah! je sais qui vous voulez dire, s'écria la fille: M. de Menting. + +--Non, pas celui-là non plus, dit la mère. + +--C'est cependant un comte ou un baron pour moins, ma mère? + +--Non, mais son père possède des millions; vous pourrez briller +au-dessus des plus riches. + +--Vous ma faites frémir d'impatience. Dites-moi vite de qui il +s'agit. + +--Il s'appelle Herman. + +--Herman? Herman? Quel Herman? répéta la une fille toute surprise. + +--Herman Steenvliet, mon enfant. N'est-ce pas un joli jeune homme +distingué et digne d'être aimé? + +Une expression de pitié dédaigneuse contracta le visage de la jeune +fille, qui murmura: + +--Oui, peut-être bien, ma mère... mais le pauvre garçon n'est même +pas de sang noble. + +Et elle ajouta en riant presque aux éclats; + +--Ah! ah! moi la fiancée d'Herman Steenvliet! Alfred dit que son +père a été maçon. Mère, mère, vous avez voulu vous amuser à +mes dépens. Quoi: mon frère va épouser une comtesse, et moi je +deviendrais la femme d'un fils d'ouvrier. Quelle mauvaise plaisanterie +est-ce là ?... Vous vous taisez, mon père? Vous paraissez contrarié? +Je commence à avoir peur. Je vous en prie, rassurez-moi; dites-moi +que les paroles de ma mère n'étaient sérieuses. + +--Elles sont très sérieuses, au contraire, mon enfant, répondit le +baron. Asseyez-vous là devant moi, Clémence. Je vais tâcher de +vous faire comprendre que vous avez les meilleures raisons du monde +d'accepter cette union avec une grande joie. Herman Steenvliet est +un joli garçon, bien élevé et plein de cÅ“ur. De ce côté, +vous n'avez certes pas à vous plaindre. Son père, qui est veuf et +immensément riche, lui donne un million de dot et vous installe dans +son hôtel en souveraine maîtresse. Vous jouirez donc, à partir du +jour de votre mariage, de tout ce qui peut rendre une femme heureuse: +une demeure princière, des équipages magnifiques, de nombreux +serviteurs, des fêtes splendides où vous pourrez éclipser les plus +riches par le luxe de vos toilettes et l'éclat de vos diamants. + +--Mais tout cela ne lui donne pas une goutte de sang noble! +interrompit pour la troisième fois la jeune fille. + +Le baron, contrarié parce qu'il entrevoyait l'insuccès de ses +efforts, secoua la tête et grommela avec impatience: + +--Puisque les mérites personnels de votre futur époux, et la grande +fortune qu'il vous apporte vous laissent indifférente, j'invoquerai +d'autres raisons. + +--C'est superflu, mon père: Je ne ressens pas la moindre sympathie +pour ce M. Herman Steenvliet, et je n'ai aucune envie de vendre ma +naissance pour de l'argent. + +--Votre volonté n'est pas plus libre que la nôtre en cette affaire, +Clémence. La fatalité le veut ainsi, et au besoin j'userais de mon +autorité paternelle pour vous imposer ce mariage. + +La jeune fille s'aperçut seulement alors au ton ferme de la voix de +son père, que tout cela était sérieux. Elle prit peur, et se jeta +en pleurant au cou de la baronne. + +--Mère, mère, protégez votre enfant! gémit-elle. + +--Vous avez tort, ma chère Clémence, dit la vieille dame en faisant +violence à sa propre douleur. Cent autres à ta place béniraient le +ciel d'une union si avantageuse. + +--Mais vous me repoussez de la famille, vous me jetez dans les bras +d'un fils d'ouvrier! s'écria la jeune fille. Je perds ma noblesse et +mon mari n'en restera pas moins un roturier... + +--Soyons calmes, Clémence, ordonna M. d'Overburg. Asseyez-vous, et +comprimez vos larmes, je le veux! + +Lorsque sa fille eut obéi, il reprit d'une voix sombre et +impérieuse. + +--Ah! vous vous montrez rebelle aux conseils et aux désirs de vos +parents! Je me vois donc contraint de vous apprendre dans quelle +situation le sort nous a placés? Eh bien, écoutez, je vais vous +le dire. Pour faire honneur à notre position dans le monde, pour +pourvoir aux frais du l'éducation de vos sÅ“urs et des prodigalités +de vos frères, à demi ruiné par des pertes antérieures, j'ai été +obligé de grever nos biens d'hypothèques. En outre j'ai emprunté +une somme considérable à la société _La Prudence_ et je l'ai +confiée à des amis afin de spéculer à la Bourse pour notre compte +commun. Un serviteur infidèle a volé des millions à la banque _La +Prudence_, et dans cette catastrophe nous avons perdu toute notre +fortune. Nous ne possédons plus rien; il ne nous reste rien au monde +qu'une dette que nous ne pouvons pas payer... + +La pauvre jeune fille, pâle comme un linge, regardait son père en +tremblant et versait d'abondantes larmes, sans dire un mot. + +--S'il vous était possible de refuser ce mariage, Clémence, +savez-vous ce qu'il arriverait? poursuivit son père. Je dois à la +Banque deux cent cinquante mille francs. Pour se rembourser de cette +somme, les créanciers feraient vendre aux enchères publiques tous +nos biens, même notre château patrimonial, et nous mettraient +impitoyablement sur la rue. Que nous resterait-il à faire, alors, +poursuivis, déshonorés et réduits à la plus profonde misère? Oui, +peut-être pourrions-nous trouver, les uns ici, les autres plus loin, +un asile passager chez nos parents; mais néanmoins il nous faudrait +recevoir de mains étrangères le pain de l'aumône et le manger dans +la douleur et l'humiliation, nous, nous, rejetons de l'illustre maison +des Overburg! Acceptez la main d'Herman Steenvliet et vous vous sauvez +vous-même, et nous tous avec vous. Le père de votre mari ne m'aide +pas seulement à éteindre complètement ma dette, il purge mes +propriétés de toutes les hypothèques dont elles sont grevées... +Vous ne dites rien, Clémence. + +--Sacrifier ma noblesse! Moi, devenir la femme d'un bourgeois! +Irrévocablement, pour toujours! murmura la jeune fille frémissante +de douleur et presque de dégoût! + +--O Clémence, ayez pitié de votre malheureux père, de votre mère, +de vos frères et sÅ“urs, dit le baron d'un ton suppliant. Soyez notre +ange protecteur à tous, dévouez-vous pour sauver l'honneur de notre +race. + +La jeune fille parut hésiter. + +--Allons, ma chère enfant, soumettez-vous à la fatalité. S'il +vous en coûte de faire ce sacrifice pour notre bonheur à tous, +consolez-vous à l'idée qu'à l'époque où nous vivons, de pareilles +unions, entre nobles et bourgeois, ne sont plus, comme autrefois, +chose extraordinaire. Souvenez-vous des demoiselles Van Wiegers et Van +Sackel, et même du jeune baron de Dorp, qui a épousé récemment la +fille d'un banquier. + +--Être pour toujours déchue de noblesse, rejetée hors de notre +famille! soupira la jeune fille luttant encore. + +--Ah! Clémence, ma chère Clémence, s'écria le baron en tendant les +mains vers sa fille, voyez votre père qui vous implore les larmes aux +yeux! Soyez généreuse, sauvez-nous de la honte, de la déchéance! +consentez! + +La jeune fille releva la tête, essuya ses larmes, et répondit avec +une résolution surprenante: + +--Eh bien, mon père et vous, ma mère, peut-être que la conviction +que je me sacrifie pour l'honneur d'un grand nom--que je ne porterai +plus, hélas--suffira-t-elle pour me donner la force de subir mon +triste sort avec résignation. Je consens! Qu'Herman Steenvliet +devienne mon époux! + +--Viens sur mon cÅ“ur, ma chère, ma noble enfant, dit la vieille +dame en embrassant sa fille avec transport. Tu es l'ange gardien de la +maison d'Overburg. + +Le baron serra aussi sa fille dans ses bras avec une effusion pleine +de reconnaissance. Après ces épanchements, il reprit: + +--Clémence, une bonne Å“uvre ne doit pas rester inachevée. Puisque +vous acceptez par dévouement filial le mariage qu'on vous propose, +vous ne pouvez pas laisser supposer que cette alliance vous afflige +ou que vous n'y consentez que sous la pression d'une inéluctable +nécessité. Si l'on surprenait des larmes dans vos yeux... + +--Je pleurerai dans la solitude, mon père, quand je serai sûre que +personne ne peut me voir. + +--Et la première fois que M. Steenvliet viendra nous rendre visite, +accompagné de son fils? On ne se marie pas sans se rencontrer un +certain nombre de fois au préalable. Vous pâlissez, Clémence? +Comment accueillerez-vous votre futur? + +--L'idée de la première visite m'effraie, en effet, mon père. +J'essaierai de cacher ce qui se passe dans mon cÅ“ur; je me montrerai +envers lui aussi jolie, aussi aimable que possible... Mais, ô ciel, +s'il s'enhardissait à me parler de sympathie et d'amour. + +--Ne craignez pas cela, dit le baron, il y a une raison qui s'y +oppose. Je n'ai accepté moi-même ce projet de mariage que sous la +condition bien expresse qu'il ne pourra être, de part ni d'autre, +considéré comme décidé qu'après l'approbation de mon oncle, le +marquis de la Chesnaie. + +--Ah! mon sort dépend de mon parrain le marquis? s'écria la jeune +fille dont le regard s'illumina d'un rayon d'espoir. Il refusera. + +--Non, Clémence, il ne peut pas refuser. Je vais lui écrire. +Il aura, comme nous, à choisir entre cette union et une chute +irrémédiable. Pour pouvoir refuser, il devrait me prêter plus d'un +quart de million. L'en croyez-vous capable? + +--Hélas, non! Je suis condamnée! soupira la jeune fille en baissant +la tête avec un profond découragement. + +--Ne vous découragez pas ainsi, mon enfant, dit le baron. Vous vous +accoutumerez petit à petit à l'idée de cette union. La possession +de millions compense bien des choses. Puisez des forces dans la +conviction que vous serez la bienfaitrice de toute votre famille. +Je me retire dans mon appartement pour écrire au marquis. Votre +consentement contribuera pour beaucoup à le... + +--Ah! mon père, mon père, allez-vous déjà lui annoncer que je +consens?... + +--Que vous consentez avec joie, il le faut Clémence! + +--Oh! je vous en prie, ne faites pas cela! + +--Voudriez-vous déjà retirer votre parole? Choisissez-vous donc la +misère et la honte pour nous tous? + +--Non, non, écrivez que je consens, c'est la vérité. + +--Eh bien! prenez courage; les choses iront mieux que vous ne croyez. +En attendant, pas un mot de cette affaire à personne, songez-y bien. +Je me charge d'apprendre à vos frères et sÅ“urs ce qu'ils ont besoin +d'en savoir. + +En achevant ces mots, il sortit du salon pour se rendre dans son +cabinet. Là , il se dirigea lentement vers son bureau, mais il ne s'y +assit pas, et resta debout, la tête baissée et le regard fixé à +terre. + +Une larme vint mouiller sa paupière; il se parlait à voix basse, +et dans son triste monologue, le nom de sa chère fille et le mot de +mésalliance revenaient souvent. Cependant, après qu'il fut resté +absorbé pendant assez longtemps dans ses pénibles réflexions, il +redressa tout à coup la tête en se disant à lui-même: + +«Mais à quoi bon toutes ces douloureuses réflexions? Il faut que +cela se passe. Hésiter serait une folie; allons, prenons courage!» +Il s'assit devant son bureau et se mit à écrire. De temps en temps +il s'interrompait pour peser ses mots et pour chercher des tournures +de phrase propres à ménager les susceptibilités de son oncle, en +même temps que pour réfléchir à ce qu'il devait lui confier et à +ce dont il devait lui faire mystère. En effet, un refus du marquis ou +une exhérédation prononcée par lui étaient un malheur irréparable +qu'il devait éviter a tout prix. + +C'est en vue du résultat à obtenir qu'il raconta la catastrophe de la +banque _La Prudence_ et la perte immense qui résultait pour lui comme +pour beaucoup d'autres, des abominables malversations d'un caissier +infidèle. Il ne dit pas un mot, naturellement, de ses spéculations +à la Bourse et des spéculations qu'il avait laissé faire en son nom +par un syndicat. Il expliqua à son oncle qu'un généreux ami l'avait +sauvé de sa situation sans issue, en lui prêtant deux cent cinquante +mille francs. Il arriva à la fin à confesser que cette personne,--un +entrepreneur de grands travaux publics, riche de plusieurs millions, +et généralement entouré de l'estime de la bourgeoisie,--avait +demandé pour son fils la main de Clémence. Ce serait, malgré la +roture de M. Steenvliet, un brillant mariage, que sa femme et lui, +mais surtout Clémence, désiraient ardemment voir se réaliser; +mais ni la baronne, ni M. d'Overburg, ni Clémence, ne voulaient rien +décider à ce sujet sans avoir obtenu l'approbation de leur cher et +respectable oncle et parrain. C'est à l'effet de solliciter cette +approbation qu'il lui écrivait, et ils espéraient tous qu'il ne +tarderait pas à leur envoyer une réponse favorable. + +Il relut attentivement sa lettre, la ferma, la cacheta du sceau à ses +armes et tira un cordon de sonnette. + +Un domestique parut. + +--Tenez, lui dit le baron, remettez cette lettre à Vincent le +chasseur. Qu'il coure à la gare du chemin de fer, et qu'il la jette +dans la boîte de la poste. + + + + +V + + +M. d'Overburg, inquiété par les bruits qui couraient en ville sur +la chute de la banque _La Prudence_, avait déjà depuis quatre jours +disposé des deux cent cinquante mille francs et versé cette somme +dans la caisse de la Banque. + +A cette occasion, il était venu lui-même chez M. Steenvliet et lui +avait dit de quelle façon pressante il avait écrit à son oncle le +marquis. La réponse ne lui était pas encore parvenue, mais il ne +doutait nullement qu'elle ne fût favorable. + +A la demande de l'entrepreneur, il fut convenu entre eux que le baron +donnerait, une dizaine de jours plus tard, un grand dîner auquel il +inviterait quelques-uns de ses parents les plus considérables, ainsi +que M. Steenvliet et son fils. Et à ce dîner on ferait connaître le +projet de mariage. + +Mais néanmoins, dès que la réponse approbative du marquis +arriverait, le baron la ferait connaître à l'entrepreneur, et +celui-ci viendrait avec son fils au château, pour que Herman et +Clémence, devenus fiancés, pussent faire plus ample connaissance. +Les convenances exigeaient que jusque-là on ne ménageât pas aux +jeunes gens d'occasions de se rencontrer. + +Lorsque M. Steenvliet fit part à son fils de la joie que lui causait +la tournure favorable des choses relativement au mariage d'Herman +avec mademoiselle d'Overburg, le jeune homme se montra très froid. Il +déclara qu'il était prêt à se conformer aux désirs de son +père; mais que ce mariage réussît ou non, cela le laissait fort +indifférent. + +En attendant, le jeune Steenvliet allait tous les jours au club. Il +devait, d'après les conseils de son père, faire tous ses efforts +pour pénétrer plus avant dans l'amitié de M. Alfred, car celui-ci +pouvait contribuer pour beaucoup à disposer favorablement le cÅ“ur de +sa sÅ“ur. + +Il en résulta naturellement que Herman, qui, sans cela, n'était +déjà que trop enclin à boire, courut le danger de s'oublier dans le +vin et dans de bruyantes orgies. En effet, il rentra plus d'une fois +au logis très tard dans la nuit et avec un violent mal de tête; mais +heureusement, dans ces derniers jours, il ne se présenta pas au club +de nouvelles occasions de plaisirs excessifs. + +Plusieurs fois Herman avait pensé à la maisonnette du vieux +charpentier Jean Wouters. Parfois, lorsqu'un long repos avait +éclairci ses esprits, l'image de Lina Wouters se dressait devant ses +yeux, et alors il éprouvait un sentiment de regret et de honte, et +il chassait l'image avec un triste sourire d'ironie. Lina n'avait-elle +pas aidé à le ramasser dans la boue du chemin? Ne devait-elle pas le +considérer comme un misérable ivrogne?... Il s'efforcerait d'oublier +cette rencontre. S'il était devenu indifférent à l'opinion que le +monde pouvait avoir de lui, il ne voulait pas du moins avoir à rougir +devant les innocents compagnons des jeux de son enfance... + +Sur ces entrefaites, arriva le jour fixé pour le banquet à l'_Aigle +d'Or_. + +Pendant toute la matinée, Herman fut comme poursuivi par la question +de savoir s'il n'était pas de son devoir de profiter de cette +occasion pour aller féliciter le charpentier et sa famille de leur +généreuse conduite envers lui. Il lutta longtemps contre cette +idée, et la repoussa plus d'une fois; mais elle se représenta si +souvent qu'il finit par l'admettre, et résolut de faire une courte +visite au charpentier, afin de lui exprimer en quelques mots sa +reconnaissance. + +S'il prenait le chemin de fer, il risquait de rencontrer ses +compagnons du club. Ils voudraient savoir pourquoi il les quittait en +route, et le suivraient probablement. Pouvait-il fournir à ces jeunes +gens ironiques et railleurs l'occasion de mettre le pied sur le seuil +du charpentier? Serait-ce là la récompense qu'il devait apporter +en guise de remerciement à ces braves gens si simples? Oh! non, ce +serait une lâcheté... + +Il y avait un moyen, pensait-il, d'éviter cet inconvénient. Il +partirait par le chemin de fer, mais beaucoup plus tôt que ses amis. + +Lorsque, mettant à exécution cette résolution, il descendit peu +après quatre heures à la station de Loth, il vit le garçon de +l'hôtel de l'_Aigle d'or_ et un ouvrier qui emportaient un panier et +deux grandes caisses qu'on venait de descendre d'un wagon de bagages. +C'étaient probablement des fruits, des tartes et du dessert pour le +banquet. + +Herman se déroba, autant que possible, à l'attention de ces deux +individus, et marcha rapidement sur la chaussée. + +Après avoir marché pendant quelques minutes dans cette direction, +il prit un chemin de terre à droite, et le suivit d'un pas rapide, +jusqu'à ce que, à quelques centaines de pas plus loin, il vît se +dresser la maisonnette de Jean Wouters. + +L'humble maison d'ouvriers où on l'avait si généreusement soigné +et hébergé, était là solitaire en plein champ, à demi cachée +sous le feuillage sombre de ses noyers géants, et égayée par la +verdure plus claire des cerisiers et des pommiers du verger. Au-dessus +de la haie d'épines qui servait de clôture au jardinet précédant +la maison, s'élevaient deux buissons de syringa chargés de fleurs, +dont le parfum pénétrant se répandait au loin et que le jeune homme +respirait avec délices. + +Le clair soleil de mai versait sa lumière bienfaisante sur cette +tranquille oasis, quelques pigeons roucoulants se promenaient sur +le toit de cette pittoresque demeure, et du feuillage touffu d'un +cerisier s'élevait la chanson mélodieuse d'un rossignol. + +Herman s'arrêta impressionné: une expression étrange parut sur son +visage; l'enthousiasme et le bonheur brillaient dans ses yeux, et il +se mit à murmurer en lui-même: + +--Comme nous sentons tout à coup raviver nos souvenirs en voyant +des lieux familiers, en entendant des sons connus, en respirant des +parfums aimés!... Je revois ma grand-mère et mon vieux grand-père +qui me sourient derrière la haie de leur jardin. Ils demeuraient dans +une maisonnette pareille à celle-ci, un peu plus grande... ma mère +me tient par la main, guidant mes pas encore chancelants. Nous venons +d'entrer dans le joli mois de mai, comme à présent; c'est le jour +anniversaire de mon grand-père. Je porte un gros bouquet de fleurs; +je balbutie mon compliment de fête; le vieillard me serre en +tremblant sur son cÅ“ur; je sens une larme tomber sur mon front... +Hélas! ils ne sont plus, ces nobles cÅ“urs... et morte aussi est ma +bonne mère! + +Il secoua la tête avec tristesse, et lutta pendant un instant contre +ces pensées affligeantes. Enfin il marcha résolument vers la maison. + +Arrivé dans le jardinet qui la précédait, il s'arrêta de nouveau +pour contempler avec une satisfaction intime les humbles fleurettes +qui bordaient le chemin, et qui semblaient lui sourire comme à une +ancienne connaissance. C'étaient en effet des amies de son heureuse +enfance, et il se souvint, en ce moment, combien de fois il en avait +paré, en jouant, la tête blonde de la petite Caroline Wouters; la +violette odorante, la marguerite blanche au cÅ“ur rose, l'églantine +pourprée, le joli bouton d'or; diamants bruts de la couronne de son +innocente compagne de jeux, bien autrement beaux et précieux pour +son cÅ“ur que les fleurs rares et chères qu'il avait vues depuis +lors dans le jardin de son père ou dans les magnifiques serres de ses +nobles camarades du Club. + +Peut-être fût-il resté longtemps absorbé dans ces souvenirs et +dans cette rêverie, si une voix de femme n'avait tout à coup frappé +son oreille. + +--Eh quoi, c'est vous, M. Steenvliet; ne restez donc pas à la porte; +entrez, je vous en prie. + +--Bonjour, mère Wouters, N'y a-t-il pas d'empêchement? + +--De l'empêchement? Il n'y a jamais d'empêchement, Monsieur. Et +dans tous les cas il n'y en aurait jamais pour vous. Entrez donc. Et +comment vous portez-vous maintenant? Vous paraissez en parfaite santé +et de bonne humeur. Ah! maintenant je vous retrouve; mais l'autre +soir, j'aurais eu peine à vous reconnaître; vous aviez un si +drôle d'air! Asseyez-vous, monsieur Steenvliet. Non, pas sur cette +chaise-là : en voici une meilleure... et à quoi devons-nous l'honneur +de votre visite, s'il n'y a pas d'indiscrétion à vous le demander? + +--Je venais vous remercier tous de vos bontés envers moi, répondit +le jeune homme. + +--C'était bien ce que je pensais, Monsieur, mais cela n'était pas +nécessaire, car en pareille circonstance nous en eussions fait autant +pour tout le monde. + +--Je vous crois, mère Wouters; mais cela n'empêche cependant pas que +je ne doive de la reconnaissance à votre père et à votre fille pour +la pitié généreuse qu'ils m'ont témoignée. C'est surtout au père +Wouters que je veux exprimer ma gratitude. + +--Mon père est à son travail, au village; notre Lina est allée à +Hal... + +--Alors, je vais vous dire adieu, et je viendrai vous revoir un autre +jour. + +--A votre place, j'attendrais plutôt un peu, Monsieur, notre Lina +est allée porter à la facteuse la dentelle qu'elle venait d'achever; +elle devrait déjà être de retour: je l'attends à chaque instant... +Vous en aller sans avoir vu mon père ou ma fille? Et vous vous êtes +donné la peine de venir de Bruxelles pour cela? + +--Pas précisément, la mère; nous avons une petite fête d'amis à +l'_Aigle d'or_. + +La bonne femme le regarda avec étonnement. + +--Vous allez à l'_Aigle d'or_? murmura-t-elle. Oh! Monsieur, pour +l'amour de Dieu, ne faites pas cela! Vous allez encore vous rendre +malade... Voici justement notre Lina qui arrive. Je l'entends qui +chante. + +Un joyeux sourire éclaira la physionomie du jeune homme, pendant +qu'il prêtait l'oreille aux sons encore lointains. Il chantonnait +lui-même à demi-voix: + + Gais bergers, bergères jolies, + Sur l'herbe verte des prairies + Menez vos moutons bondissants; + Voici venir le doux printemps. + +--Vous connaissez la chanson, Monsieur? demanda la femme. + +--Si je la connais, mère Wouters? Je l'ai chantée des centaines de +fois. Ma mère m'a bercé avec cette chanson-là . + +Il se rapprocha de la porte et se mit sur le seuil. De là il vit de +loin Lina qui arrivait par le chemin de terre. + +La jeune fille, pour aller à Hal, avait mis ses habits des dimanches. +Le costume original des paysannes brabançonnes lui seyait à +merveille, surtout le madras aux couleurs tendres épinglé sur +sa tête, et qui retombait sur ses épaules en encadrant ses joues +fraîches. + +Quoique, jusqu'à ce moment, la seule cause des dispositions joyeuses +du jeune homme eût été le souvenir de son heureuse enfance que lui +rappelaient les lieux où il se trouvait, il ne put pas s'empêcher de +reconnaître pourtant que l'innocente compagne de ses jeux d'autrefois +était devenue une jolie et charmante jeune fille. Cela lui fit +véritablement plaisir pour elle. + +--Bonjour, monsieur Steenvliet, dit Lina on entrant dans la maison. +Que je suis contente de vous voir! J'étais si curieuse de savoir si +vous n'étiez pas devenu sérieusement malade après la triste nuit de +la semaine dernière; mais, Dieu soit loué, ma crainte n'était pas +fondée. + +--Je vous remercie, ma bonne Lina, répondit-il: je ne mérite pas un +si vif intérêt. + +Tout en parlant, la jeune fille avait ôté le mouchoir qui lui +couvrait la tête, et l'avait déposé sur un buffet. Elle s'approcha +de la table en disant: + +--Je suis un peu fatiguée d'avoir marché vite. Si monsieur +Steenvliet daignait prendre une chaise, je pourrais m'asseoir +également. + +Le jeune homme déféra à son désir tout en déclarant qu'il ne +pouvait pas rester longtemps. Il n'était venu que pour les remercier +des bontés qu'ils avaient tous eues pour lui. On l'attendait à +l'_Aigle d'or_. + +--Juste ciel! s'écria Lina, allez-vous encore à l'_Aigle d'or_? Ah! +Monsieur, vous me faites trembler! + +--En effet, vous paraissez tout effrayée, dit-il en souriant. +Pourquoi? + +--Comment pouvez-vous le demander? Je ne suis qu'une pauvre paysanne, +et vous un riche monsieur; Je n'ai pas le droit de vous donner des +conseils, mais je n'oublie pas cependant que, tout enfant, j'ai joué +avec vous, et que vous m'avez sauvé la vie... Si vous étiez mon +frère, je me jetterais à vos genoux et vous supplierais, les larmes +aux yeux, de ne pas aller à l'_Aigle d'or_. + +--Vous prenez la chose trop au sérieux, Lina. + +--Que ne donnerais-je pas pour vous retenir d'aller à l'_Aigle +d'or_! dit la jeune fille en soupirant. Grand-père me l'a assez fait +comprendre. Si vous retournez à l'_Aigle d'or_, vous deviendrez de +nouveau... de nouveau... malade. Sur cette pente on glisse toujours de +plus en plus, et l'on est perdu avant qu'on le sache. + +--Avec votre permission, Monsieur, ma fille a raison, ajouta la mère. +Un si gentil garçon, ah! ce serait vraiment dommage. N'oubliez pas le +proverbe qui dit: évitez les endroits où tombent les fléaux. + +--Oui, bonnes gens, murmura Herman devenu pensif, je ne dis pas qu'il +ne vaudrait point infiniment mieux pour moi de suivre votre conseil; +mais à présent cela ne se peut pas. Cet après-midi, à cinq heures, +il y aura un banquet d'amis à l'_Aigle d'or_, et il faut absolument +que j'y assiste. + +Il y eut un moment de silence; la jeune fille avait laissé retomber +sa tête sur sa poitrine, et ses yeux demeuraient baissés. + +--Lina, dit-il, je vois avec peine que mes paroles vous affligent. Je +vous remercie de l'intérêt et de l'amitié que vous me témoignez... +Pour vous prouver que je vous en suis sincèrement reconnaissant, je +vous promets que je me conduirai avec retenue à l'_Aigle d'or_ et +de ne pas y boire plus de vin qu'il ne convient à quelqu'un qui a +résolu de garder son sang-froid. Ne secouez pas la tête, Lina; plus +d'une fois on a exigé de moi semblable promesse, sans que j'aie pu la +tenir. Mais, faite à vous, cette fois, elle sera sacrée. + +Il avait prononcé ces mots avec un tel accent de conviction que Lina, +heureuse et fière de son triomphe, releva la tête et regarda le +jeune homme avec un gai sourire. + +--Merci, merci, monsieur Steenvliet, s'écria-t-elle en battant des +mains. Je vous crois; maintenant je suis contente. + +Herman se leva comme pour prendre congé. + +--Vous allez déjà nous dire adieu? demanda la mère. Il est a peine +quatre heures. Vous avez encore trois quarts d'heure de temps. + +--En effet, mère Wouters, mais je crains de vous déranger. + +--Mais pas du tout, Monsieur: je vous en prie, restez assis. + +Après un moment de silence, pendant lequel Herman regarda tout autour +de la chambre, il dit à la jeune fille, comme s'il voulait donner un +autre tour à la conversation: + +--Je le vois bien, Lina, vous n'êtes pas riche; mais néanmoins tout +respire ici le bien-être et le bonheur. Vous croyez que les grandes +richesses rendent toujours l'homme heureux? Comme vous vous trompez! +Mon père possède des millions, je puis dépenser de l'argent, en +dissiper même autant que je veux. Ah! je donnerais volontiers toute +cette richesse pour pouvoir revivre dans le passé, pour retrouver +avec la naïveté de l'enfance, la pureté de l'âme et la paix du +cÅ“ur... Vous le rappelez-vous encore, Lina, le jour, le beau jour où +je remportai à l'école le premier prix de lecture, tandis que vous +obteniez, vous, le premier prix d'écriture? Ma grand'mère, dans sa +petite ferme, avait préparé une grande marmite de riz au lait avec +du sucre et de la cannelle, et invité à la fête une vingtaine de +nos condisciples... Comme nous avons couru, dansé et sauté dans le +verger, toute cette journée-là ! + +--Si je m'en souviens! murmura la jeune fille émue. Pendant que vous +en parlez, Monsieur, je vois revivre tout cela devant mes yeux. + +--Mais ce que vous ne savez probablement plus, Lina, et ce qui vit +toujours dans ma mémoire, c'est la figure de ma mère qui, à la fin +de la fête, nous prit tous les deux dans ses bras, et prétendit +que le roi et la reine,--c'est ainsi qu'on nous nommait ce +jour-là ,--devaient s'embrasser entre eux. + +--Non, je n'ai pas souvenir de cela, dit Lina on riant. + +--C'est bien ainsi, j'étais là , s'écria la mère Wouters en battant +joyeusement des mains. C'était une joie! Et la mère Steenvliet +paraissait si heureuse! + +--Ma mère était une femme d'un excellent cÅ“ur, n'est-ce pas? + +--La bonté même: un cÅ“ur d'ange, Monsieur. + +--Ah! J'ai gardé un doux souvenir de cette journée-là , dit +Lina. Vous rappelez-vous, Herman...--pardon, je veux dire monsieur +Steenvliet. + +--Non, je vous en prie, appelez-moi simplement Herman; sans cela vous +m'obligeriez à vous appeler mademoiselle. + +--Eh bien, monsieur Herman, vous rappelez-vous encore quel livre vous +avez reçu en prix? Non? Il avait pour titre: _les Pauvres Orphelins_, +et l'histoire qu'il contenait était si belle et si touchante que j'en +pleurais tous les soirs quand votre mère nous en faisait la lecture. + +--Oui, certes, je m'en souviens, répondit le jeune homme. + +--Un jour que le grand Nicolas du forgeron m'avait battue dans la +prairie, et que je pleurais amèrement, vous m'avez donné ce livre +pour me consoler, monsieur Herman, du consentement de votre mère, car +vous n'ignoriez pas combien ce cadeau devait me faire plaisir. + +Elle se leva, s'approcha de la muraille et revint avec un petit livre +en s'écriant joyeusement: + +--Tenez, le voici, votre cadeau. Votre nom s'y trouve inscrit par +le maître d'école... Si je pense encore quelquefois à ces jours +heureux? Presque tous les dimanches je relis le soir ce joli petit +livre, et alors je revois en pensée toutes les personnes, grandes et +petites, dont il me rappelle la tendre amitié. + +--Oh! les souvenirs du cÅ“ur, quelle source de douces et pures +jouissances! dit Herman en soupirant. Laissez-moi feuilleter ce cher +petit livre... Ah! voilà mon nom; et vous, bonne Lina, pour ne pas +l'oublier, vous avez écrit dessous, de votre propre main, que je vous +en ai fait présent à Ruysbroeck, le 20 septembre 1840. + +--Lisez, donc à la page 30, monsieur Herman: ce livre raconte que les +pauvres orphelins sont sur le point de mourir de froid et de faim, et +comment la dame charitable leur donne a manger et leur distribue de +chauds vêtements. C'est surtout à ce passage que je versais des +larmes, monsieur Herman. + +Le jeune homme avait cherché la page désignée et se mit à lire à +voix basse, assez haut cependant pour être entendu de Lina, le récit +de l'extrême détresse des enfants abandonnés. + +Pendant ce temps la femme Wouters s'occupait de faire le café, et +tirait de l'armoire un pain bis et une assiette avec du beurre. + +Lorsque Herman arriva à l'endroit où les enfants affamés sont +secourus par une dame charitable, sa vue s'obscurcit tout à coup. +Il regarda la jeune fille et vit qu'à travers son sourire brillaient +deux larmes qui roulèrent sur ses joues comme deux perles. + +--Ah ah! c'est étrange! s'écria-t-il en riant également. +Nous étions redevenus enfants. Il me semblait voir ma mère qui +m'écoutait, et à côté d'elle une petite fille avec deux yeux bleus +pleins de larmes... + +--Allons, allons, mettez ce livre de côté maintenant, dit la mère +qui se préparait à étendre sur la table une nappe rayée. Vous nous +feriez oublier notre café du goûter. Si Monsieur Steenvliet voulait +nous faire l'honneur... + +--Je prendrai volontiers une tasse de café pour vous faire plaisir, +répondit-il; mais après cela il faut que je parte; mes amis +m'attendent probablement déjà depuis longtemps. + +--Comme il vous plaira, Monsieur... Maintenant, Lina, mettez-vous à +table: nous prendrons aussi notre part. + +Et les deux femmes mordirent avec appétit dans leurs tartines bises. + +Herman les regardait silencieusement avec une expression singulière, +comme s'il éprouvait un sentiment d'envie. + +--Nous avons également du pain blanc dans la maison, dit la veuve. +Mon père a l'estomac un peu débile et ne supporte pas bien le pain +de seigle. Si Monsieur a envie de goûter notre pain de froment... + +--Ah! que l'homme est un être bizarre! Un dîner princier m'attend +à l'_Aigle d'or_; il y a un chef de cuisine de Bruxelles; on nous +servira toutes les primeurs, tous les mets rares et chers... et +maintenant je vous envie, et j'ai faim d'une bouchée de ce lourd pain +de seigle! Allons, la mère, je vous en prie, donnez-moi une tartine. + +La mère Wouters, grandement étonnée, s'empressa de déférer à +son désir, et il mordit à belles dents dans la tranche de pain dur, +pendant que ses yeux brillaient de plaisir. + +--Lina, Lina, vous souvient-il encore, demanda-t-il, que ma mère, +quand nous revenions ensemble de l'école, nous tendait à tous +deux une tartine de pain bis, pareille à celle-ci, et que nous nous +jetions dessus comme deux jeunes loups? Des tranches de pain assez +grosses et assez lourdes, disait ma mère, pour jeter un paysan à bas +de son cheval?... Mais comme cela nous paraissait bon et savoureux! +Voilà plus de quinze ans que je n'avais plus goûté de ce pain-là . + +--Mais ce dont je me souviens mieux encore, répondit la jeune fille +avec animation, c'est que nous allions courir dans la prairie avec +les petits vachers, et que nous y allumions un feu de bois sec et de +feuilles sèches pour cuire nos pommes de terre dans la cendre. + +--Des pommes de terre et des cuisses de grenouilles, Lina. + +--Et comme nous jouions à la dînette alors, n'est-ce pas? + +--Et moi, comme je savais que vous aimiez beaucoup les navets, +j'allais en arracher une pleine brassée dans le champ du fermier +Christian. + +--Oui, oui, je me rappelle même qu'un jour le garde-champêtre vous +attrapa et vous arracha presque les oreilles, tant il vous les secoua; +et vous, au lieu de pleurer, vous n'en fîtes que rire. + +--Je le crois bien, Lina, j'avais fait cela pour vous; cela faisait +mon orgueil et ma force. + +--C'est dans une de ces folles journées que vous avez sauté dans le +ruisseau le Malbeek pour m'en retirer et me placer sur le bord, moi +qui étais déjà à moitié noyée. Voire père était très fâché +et vous gronda sévèrement parce que vous rentriez à la maison +couvert de boue; mais votre mère vous approuva et dit qu'elle était +fière de votre courage et de votre bon cÅ“ur. + +--Non, je ne me rappelle pas cela. + +Herman se leva. + +Immédiatement la jeune fille ajouta comme si elle voulait le retenir: + +--N'avez-vous pas oublié comment nos mères,--elles sont ensemble +au ciel maintenant,--nous avaient travestis une fois le jour des +Innocents? Vous portiez la veste de votre père, et on vous avait +tracé au-dessus de la lèvre de grosses moustaches noires avec un +morceau de tison brûlé; moi, j'étais affublée de la jaquette et +du bonnet plissé de ma mère. Nous devions aller manger des +_Couquebacques[1]_ chez grand'mère Steenvliet; mais vous me +paraissiez si laid, et j'avais tellement peur de vos grosses +moustaches noires, que je vous plantai là , et pris la fuite... + +[Note 1: Espèce de crêpes.] + +--Je dois me dépêcher d'aller à l'_Aigle d'or_, interrompit le +jeune homme. Ah! Lina, que ne peut-on passer sa vie au milieu de ces +souvenirs rayonnants de son enfance! Je ne sais pas ce qui m'arrive, +mais je suis très heureux; il y a comme une lumière, une consolante +lumière qui est descendue dans mon cÅ“ur; mais l'illusion ne peut +pas durer toujours. Maintenant il faut que, bon gré, mal gré, je me +décide à prendre congé de vous. + +--Mais il n'est pas encore quatre heures et demie, je vous en prie, +monsieur Herman, restez encore quelques minutes, dit la jeune fille +avec un regard suppliant. + +--Votre coucou retarde. Je commence réellement à croire, Lina, que +vous cherchez à m'empêcher d'aller à l'_Aigle d'or_. + +--Eh bien, oui, j'en conviens. Il me semble même que je sacrifierais +volontiers deux années de ma vie pour vous en empêcher. + +--Allons, allons, votre bon cÅ“ur vous fait craindre sans raison. +Je tiendrai la promesse que je vous ai faite. Croyez-moi, ce soir +du moins je serai très sobre, très modéré... D'ailleurs ma vie +orageuse de jeune homme va bientôt prendre fin. Je vais me marier. + +--Ah! c'est bien! s'écria joyeusement Lina. Votre future est sans +doute très riche. + +--C'est la fille d'un baron. + +--Et vous vous aimez sincèrement, n'est-il pas vrai? demanda la mère +Wouters. + +--Cela viendra peut-être, murmura Herman en levant les épaules. + +--Se marie-t-on donc sans amour chez les gens riches? + +--Quelquefois. J'épouse une très noble demoiselle que je n'ai vue +que deux fois et très peu de temps; mais je l'épouse parce que mon +père dit que ce mariage le rendra heureux. + +--Ah! c'est une autre affaire, Monsieur; comme cela je comprends la +chose. + +--Maintenant, bonnes gens, dit le jeune homme en se tournant vers la +porte, je vous renouvelle l'expression de mes sincères remerciements, +et je vous prie d'annoncer au père Wouters que je considère comme un +devoir pour moi de venir à la première occasion lui témoigner aussi +ma reconnaissance. + +--Si vous vouliez de temps en temps nous honorer d'une visite en +passant, vous nous feriez beaucoup de plaisir, murmura la jeune fille. +Pas vrai, ma mère, M. Herman sera toujours le bienvenu ici? + +--Oui, oui, Monsieur, toujours le bienvenu, affirma la vieille femme. + +--Portez-vous bien toutes deux: au revoir! + +Et Herman Steenvliet, traversant le jardinet devant la maison, enfila +le chemin de terre. + +Il pressa le pas dans la direction de l'auberge de l'_Aigle d'or_; +mais il secouait la tête en se parlant à lui-même, et souriait en +évoquant l'un après l'autre tous les doux souvenirs qui lui avaient +fait revoir, comme dans un beau rêve, les jours heureux de son +enfance. + +Il avait déjà fait un bon bout de chemin lorsque, dans sa +préoccupation, il faillit renverser en le heurtant, un vieillard qui +venait en sens contraire avec un sac de toile sur le bras. + +--Ah! père Wouters, je vous demande pardon, balbutia-t-il. J'étais +tellement distrait et absorbé que je ne vous avais pas vu. + +--Maintenant je vous reconnais bien aussi, dit le vieillard; vous +êtes M. Herman Steenvliet. + +--Oui, et je suis allé chez vous pour vous remercier de vos bons +soins. Je suis enchanté de vous rencontrer. Croyez que je vous +garderai une profonde reconnaissance. + +--Vous paraissez tout à fait rétabli et bien portant, tant mieux! +répondit le vieux paysan. Malheureusement je n'ai pas besoin de +demander à Monsieur où il se rend encore une fois, C'est facile à +deviner, car on chante et on fait déjà assez de tapage à l'_Aigle +d'or_. + +--En effet, c'est là que je vais. + +--Permettez à un vieillard de vous le dire, grommela Jean Wouters +avec une expression de profond mécontentement, qui s'expose ainsi +volontairement au danger et compromet sa santé dans de folles +orgies, ne mérite ni estime ni pitié... Et, puisqu'il en est ainsi, +Monsieur, je dois vous avertir que si je vous rencontrais encore une +fois dans le même état que la semaine dernière, je ne prendrais +plus la peine de vous ramasser. + +Sans écouter les excuses du jeune homme ébahi, le père Wouters +s'éloigna en grommelant un adieu sec et bref. + +Au moment où il allait atteindre sa demeure, il se retourna pour +suivre M. Steenvliet du regard. + +--Ah çà ! pourquoi diable m'arrêté-je ainsi en chemin? se dit +le vieillard à lui-même. Hésiterait-il? Ah! si une bonne pensée +pouvait le retenir! Il y aura un fameux train ce soir à l'_Aigle +d'or_; on y chante déjà si fort que le vacarme s'entend jusqu'au +milieu de la Place... Tiens, le voilà qui tourne à gauche et qui +disparaît entre les arbres! + +Jean Wouters regarda encore un moment, puis il continua son chemin. +Rentré chez lui, il dit aux deux femmes qui commencèrent à lui +parler de M. Steenvliet. + +--Oui, oui, je sais, je l'ai rencontré. Je n'ai pas le temps +d'écouter maintenant. Il n'y avait pas beaucoup d'ouvrage à +l'atelier. Je reviens, avec la permission de notre patron, pour +pouvoir planter encore avant le noir, dans notre petit jardin, ces +féveroles que j'ai été chercher chez Kobe le jardinier. Le temps +est favorable, il faut en profiter... Non, j'ai déjà mangé les +tartines de mon bissac; je ne veux pas de café. + +En achevant ces mots il sortit, alla prendre dans l'étable une bêche +et un rateau, et se mit immédiatement à l'Å“uvre pour planter, comme +il l'avait annoncé, les féveroles qu'il venait de rapporter... + +Il pouvait avoir fait à peu près la moitié de sa tâche lorsque le +pas précipité d'un passant lui fit lever la tête. + +--Eh quoi! monsieur Steenvliet, déjà de retour! demanda-t-il. Je +pensais précisément à vous. Je vous voyais en pensée buvant du vin +mousseux à l'auberge de l'_Aigle d'or_. + +--Je n'y suis pas allé, répondit le jeune homme. Votre sévère mais +sage avertissement, les conseils amicaux de la mère Wouters et de +Lina m'ont fait réfléchir, et m'ont donné la force de volonté +nécessaire pour prendre une bonne résolution. On ne me verra pas à +l'_Aigle d'or_ aujourd'hui. + +--Entrez donc, monsieur Steenvliet. Les femmes seront bien heureuses +d'apprendre cela. + +--Je ne peux pas; j'ai à peine le temps d'arriver au chemin de fer +avant le départ du train pour Bruxelles. + +--Mais il y a encore plusieurs départs, Monsieur. + +--Non, non, il ne fait pas bon ici pour moi. Je pourrais encore +changer de résolution. Adieu, adieu, jusqu'à la prochaine occasion! + +Et sans se retourner vers le vieillard, il suivit en toute hâte le +chemin de terre qui passait devant la maison. + + + + +VI + + +Plus de huit jours s'étaient écoulés depuis que le baron d'Overburg +avait écrit à son oncle le marquis de la Chesnaie, et aucune +réponse ne lui était encore parvenue. + +Cela le mit dans un grand embarras. Il commençait à croire que +c'était par mécontentement que le marquis le faisait attendre si +longtemps, et à craindre que la réponse tant retardée ne fût un +refus. D'ailleurs, la baron avait invité quelques-uns de ses plus +proches parents à un dîner où il se proposait de leur présenter le +file de M. Steenvliet comme le futur époux de sa fille. + +Ce dîner devait avoir lieu dans quatre jours. Faute d'une réponse +approbative de son oncle, le baron ne pouvait pas prendre sur lui +d'annoncer ces fiançailles, car dans sa lettre au marquis il avait +promis de la façon la plus formelle de garder secret ce projet +d'union jusqu'à ce qu'il eût obtenu son consentement. + +L'entrepreneur aussi montrait de l'impatience et de la méfiance à +cause du long silence du marquis; mais M. d'Overburg le rassura plus +ou moins en lui disant que son oncle était un homme bizarre, qui +ne pouvait jamais se décider à prendre un parti avant d'y avoir +réfléchi d'abord pendant toute une semaine. + +Quant au dîner au château, il était trop tard pour l'ajourner ou le +contremander. Si la réponse du marquis n'arrivait pas avant le jour +fixé, on ne parlerait pas encore du mariage; dans ce cas, +cette réunion ne serait pas autre chose qu'un moyen de faire +connaissance--et même ce serait peut-être là une circonstance +favorable, attendu que plus tard l'annonce définitive du mariage +surprendrait moins les parents de M. d'Overburg et leur paraîtrait +moins extraordinaire. + +Lorsque l'entrepreneur causait de ces choses avec son fils, Herman +continuait à montrer la même bonne volonté, mais aussi la même +indifférence. M. Steenvliet se figurait que cette froideur était en +grande partie simulée; car sans cela, comment expliquer que, depuis +qu'il était question de cette union, la conduite du jeune homme +se fût si profondément modifiée? En effet, pendant la dernière +semaine écoulée, Herman n'était allé que trois fois au Club; et +encore ne s'y était-il rendu que sur l'invitation de son père. Et +chaque fois il était rentré au logis avant onze heures, la tête +fraîche et l'esprit parfaitement dispos, Les autres soirées il les +avait passées dans sa chambre à lire ou à dessiner, chose qui ne +lui était plus arrivée depuis bien longtemps. + +M. Steenvliet ne pouvait donc pas douter qu'Herman ne songeât +continuellement à la charmante et noble fiancée que lui donnait ce +projet d'union. Ce n'était qu'un vif et profond sentiment d'amour qui +se développait dans le cÅ“ur du jeune homme, et qu'il cherchait à +cacher aux autres et à lui-même. + +Cette espérance, cette conviction, pour parler plus exactement, +réjouissait d'autant plus l'entrepreneur, qu'il croyait pouvoir +considérer la douceur, la soumission d'Herman à son égard, +comme une marque de reconnaissance pour le brillant mariage que M. +Steenvliet allait lui permettre de contracter, au prix des plus grands +sacrifices. Dans l'intervalle, Herman était retourné une fois dans +la maison de Jean Wouters. Il avait eu envie plutôt de revoir les +lieux où s'était passée son enfance, et qui lui rappelaient des +souvenirs si chers à son cÅ“ur. Herman choisit pour sa seconde visite +un dimanche après-midi, afin de rencontrer le vieux charpentier au +logis. + +Il fut reçu par le vieillard, par Lina et par sa mère avec une +cordialité et une amabilité qui n'avaient rien de contraint. La joie +de ces gens simples fut grande, lorsqu'ils apprirent de sa bouche +que, depuis sa dernière visite, il ne s'était pas seulement abstenu +d'aller à l'_Aigle d'or_, mais qu'il n'avait pas une seule fois pris +assez de vin pour être plus animé que d'habitude. + +C'était à eux, à leurs sages et bienveillants conseils, qu'il +devait ce bonheur, oui, ce bonheur inappréciable, car c'était +maintenant seulement qu'il vivait en paix avec sa conscience, qu'il +avait l'esprit calme, le cÅ“ur content, et que l'avenir lui souriait +de nouveau... + +Quoi qu'il pût lui advenir par la suite, il n'oublierait jamais +ce bienfait... Ils étaient pauvres; l'argent avait pour lui peu de +valeur. Il pouvait dissiper des milliers de francs pour satisfaire une +fantaisie; mais il n'osait pas leur offrir de l'argent, car il pensait +là -dessus comme maître Wouters, et il craignait que, si l'argent +s'en mêlait, il ne vînt diminuer leur estime réciproque, et +flétrir peut-être, ou du moins altérer dans sa pureté, leur +amitié désintéressée. Conséquemment, quoi qu'il fût tout dispos +à leur donner de l'or, beaucoup d'or même, pour les récompenser, +il leur déclara que de son propre mouvement, il ne leur ferait jamais +une pareille offre. + +Cette manière de voir plut tellement à l'honnête ouvrier, qu'il +avait les yeux humides de larmes en serrant la main du jeune homme, et +qu'il le remercia avec effusion de ses bons sentiments à leur égard; +car vraiment, s'il avait osé leur offrir de l'argent, ne fût-ce +qu'une simple pièce d'or, il l'aurait prié, ou plutôt il lui +aurait enjoint de passer désormais devant la porte de leur humble +maisonnette. + +Ils étaient donc enchantés l'un de l'autre, et se remirent à parler +du temps passé, lorsqu'ils demeuraient tous à Ruysbroeck, sauf le +grand-père, et qu'Herman et Lina étaient d'inséparables compagnons +de jeu. En évoquant ces souvenirs tantôt ils riaient et battaient +gaiement des mains, tantôt leurs yeux se mouillaient de douces larmes +d'émotion. Herman se sentait comme emporté dans un monde enchanté. +Il redevenait enfant, courait à la ronde, encore mal affermi sur ses +petites jambes, et tenant la petite Caroline par la main, au milieu +d'une nature aimable et riante, avec un soleil plus chaud, un air plus +doux, des fleurs plus odorantes, et où les sources du bonheur et de +la force n'étaient pas l'argent, mais la pureté de l'âme, la bonté +du cÅ“ur et l'amour du prochain. + +Il resta pour prendre le café de l'après-midi avec ses amis pauvres, +mais nobles à ses yeux; il mangea encore avec le même plaisir des +tartines de pain de seigle, et parla, à cette occasion, de sa bonne +mère, avec un si vif regret et une tendresse si touchante et si +communicative, que ses auditeurs avaient toutes les peines du monde à +se retenir de pleurer. + +Puis il parla de son futur mariage, et répondit aux questions de Lina +et de sa mère que sa fiancée, quoique fille d'une baronne, était +une jeune fille simple, affable et intelligente. A la vérité elle +n'avait pas des joues fleuries comme une personne dont le sang est +tonifié par le soleil, le grand air et le travail des champs; mais +elle était bien faite, distinguée, élégante, pleine de charme dans +ses manières, dans sa démarche et dans son langage. Il n'éprouvait +pas pour elle une inclination particulière; mais comme son père +y tenait si fort et que, d'ailleurs, ce mariage le retiendrait +probablement, lui Herman, de retomber dans cette vie de dissipation +dont il avait horreur aujourd'hui comme d'une chose vile et +méprisable, il accepterait cette union disproportionnée, quoi qu'il +n'espérât pas y trouver une vie agréable. + +Lina et ses parents s'efforcèrent de le consoler et de l'encourager. +D'après leur sentiment, son inquiétude était sans aucun fondement. +Comment pouvait-il craindre de n'être pas heureux avec une fiancée +noble et riche qu'il dépeignait lui-même comme aimable, douce et +distinguée. Et quant à l'amour, il viendrait insensiblement, de +lui-même. + +Là -dessus, Herman avait secoué la tête et poussé un profond +soupir, sans répondre un mot. + +Ils se levèrent de table. Jean Wouters voulut montrer à Herman le +verger et le potager. On se promena pendant quelque temps dans les +sentiers du petit jardin, on cueillit çà et là une fleur, qui +rappela naturellement aux deux jeunes gens les doux souvenirs de +leur heureuse enfance, on causa, on rit, joyeusement et naïvement, +jusqu'à l'heure où les approches du soir firent sentir à Herman +que sa visite avait assez duré. Il se leva et annonça qu'il allait +retourner à Bruxelles. + +--Quand pouvons-nous espérer que monsieur Herman nous honorera d'une +nouvelle visite? demanda Lina en lui adressant un regard suppliant. + +--Ah! répondit-il, un pareil après-dîner d'intime et amicale +causerie a plus de prix pour moi que toutes les fêtes et les plaisirs +coûteux du soi-disant grand monde. Vous revoir, bonnes gens, pouvoir +passer de temps en temps quelques instants en votre réconfortante +compagnie, cela seul, j'en suis convaincu, me donnerait la force de +ne pas retomber dans les excès de ma vie désespérée; mais je n'ose +vraiment pas vous demander la permission... + +--Vous serez toujours le très bien venu chez nous, Monsieur, dit le +charpentier. + +--Votre visite nous honorera et nous fera plaisir, ajouta la veuve. + +--N'oubliez pas, monsieur Steenvliet, que vous m'avez sauvé la +vie, et que nous vous devons, pour cela seul, une reconnaissance +éternelle, dit la jeune fille d'un ton très sérieux. + +--Soit, Lina, répondit le jeune homme avec un doux sourire. Et +maintenant, vous voulez, à votre tour, sauver mon âme, n'est-ce pas? +Ne secouez pas la tête, je pénètre votre généreuse intention. +Si vous atteignez votre but, lequel de nous deux devra le plus à +l'autre? Allons, allons, il vaut mieux ne pas discuter là -dessus. +Bonjour, au revoir! + +Herman reprit, les pas et le cÅ“ur légers, le chemin de terre qui +conduit à Loth. Il se frottait les mains, murmurait des phrases +joyeuses; il avait devant les yeux les images de Jean Wouters et de +sa fille, mais surtout l'image de Lina qui le précédait en lui +souriant. + +Cela l'amena à la fin à faire cette réflexion, qu'il était né +bien certainement pour la vie simple et tranquille de la campagne. +Et maintenant il allait se marier avec une jeune fille noble qui ne +chercherait son bonheur que dans une vie de luxe. Ce n'était +pas l'amour qui les avait poussés l'un vers l'autre; elle ne lui +apportait rien que ses quartiers de noblesse; lui, pas autre chose que +les richesses paternelles... Pour d'autres, une pareille union était +peut-être désirable; mais pour lui, il n'y paraissait destiné ni +par la volonté de Dieu, ni par sa nature intime. Mais quoi qu'il en +fût, il avait promis à son père d'accepter la main de Clémence de +bonne volonté, et il voulait tenir sa promesse. D'ailleurs, c'était +encore le mieux qu'il eût à faire, car sans cela sa triste vie +devenait encore inutile et sans but comme auparavant. + +Ces pensées occupèrent son esprit jusqu'au moment où il descendit +du train à Bruxelles, et où il se disposait à rentrer en ville. + +Mais alors il sentit tout à coup que quelqu'un lui frappait sur +l'épaule. Il se retourna et vit un homme d'une forte corpulence, +avec des joues rouges et bouffies, portant une blouse bleue et une +casquette en peau de loutre. C'était Pierre Mol, l'aubergiste de +l'_Aigle d'or_, qui lui prit familièrement la main en lui disant: + +--Ah! ah! c'est vous, monsieur Herman. Bien le bonjour. Que diable, +vous avez une mine excellente; êtes-vous tout à fait guéri? + +--Guéri? répéta le jeune homme avec étonnement. Dieu soit loué, +je n'ai pas été malade, maître Mol. Pourquoi me demandez-vous cela? + +--Mais, parce que vous n'avez pas assisté à la fête de mercredi +dernier. On vous a attendu si longtemps! Notre Isabelle aurait bien +pleuré de ne pas vous voir... Ç'a été vraiment un banquet royal. +Mais à cause de votre absence on ne s'est pas trop amusé. Je m'en +suis bien aperçu à ma cave: on n'a pas bu seulement une bouteille +de champagne par tête, et à dix heures tout le monde était déjà +parti. C'est vous, monsieur Herman, qui êtes le grand boute-en-train, +et quand vous n'êtes pas là , cela ne va pas du tout... Deux jours +après, M. Dalster nous a dit que vous étiez malade, et qu'on ne vous +avait pas encore vu au Club. Notre Léocadie ne cesse pas de marcher +la tête basse, et notre Isabelle pleure quand elle est seule. +Oui, vous comprenez cela, n'est-ce pas? La pauvre fille vous est si +attachée, si dévouée, que pendant des journées entières elle ne +pense qu'à vous. + +--A moi? s'écria le jeune homme stupéfait et quelque peu indigné. +Isabelle pense à moi? Je voudrais bien savoir pourquoi. + +--Allons, allons, fine mouche, répondit Pierre Mol en riant, ne +faites donc pas l'innocent. Vous savez parfaitement que notre Isabelle +n'est heureuse que lorsqu'elle vous voit. + +--Moi? grommela Herman, je n'en sais rien du tout. + +L'aubergiste pencha sa tête sur l'épaule d'Herman et lui souffla à +l'oreille: + +--Avez-vous donc déjà oublié ce que vous disiez à Isabelle? Vous +lui avez avoué que vous ne pouviez pas la regarder sans que votre +cÅ“ur se mît à battre... Et naturellement la pauvre enfant a fini +par raffoler tout à fait de vous. + +--Ah çà , maître Mol, interrompit Herman sans chercher à dissimuler +sa mauvaise humeur, je vous prie de ne pas m'ennuyer davantage avec +vos ridicules bavardages. Je ne sais qu'une chose, c'est que vos deux +filles--Léocadie aussi bien qu'Isabelle,--nous flattent et excitent +notre amour-propre pour nous engager à boire à l'envi et a dépenser +le plus d'argent possible. Tout ce que j'ai consommé ou cassé chez +vous, je l'ai payé; par conséquent nous sommes absolument quittes. +Passez donc votre chemin et laissez-moi tranquille. + +Pierre Mol retint le jeune homme par le bras; Herman, de crainte +d'ameuter les curieux, ne voulut pas employer la violence pour se +débarrasser de cet importun personnage. + +--Mais, monsieur Herman, consolez-moi donc un peu, je vous en prie, +dit l'aubergiste d'un ton obséquieux. Avant-hier le chevalier Van +Beverhof est venu chez nous. Il nous a fait beaucoup de peine à tous +eu nous affirmant que vous ne viendriez plus jamais à l'_Aigle d'or_! +Ce n'était qu'une plaisanterie, il nous a trompés, n'est-ce pas? + +--Je n'ai jamais rien dit de pareil, répondit Herman, mais j'entends +être entièrement libre de mes actions, et je n'ai de comptes à en +rendre à personne. + +--Ah! Monsieur, je vous en prie, ayez pitié de moi et de mes enfants! +Si vous ne venez plus chez nous, je suis tout à fait perdu. Ces +nobles jeunes gens, vos amis, cesseront également de venir, et ainsi +tout le vin dont j'ai rempli ma cave me restera pour compte. Soyez +généreux, Monsieur, promettez-moi de venir encore dans mon auberge. + +--Eh bien, oui, si j'en ai l'occasion. Adieu! grommela Herman, en +s'éloignant en toute hâte. + +Il sauta dans une voiture de place et ordonna au cocher de le conduire +rue de la Loi. + +Chemin faisant il réfléchit aux étranges paroles de Pierre Mol. +Isabelle éprouverait pour lui une inclination particulière, et +même, pour employer le mot propre, un véritable amour? Que pouvait +bien signifier ce mot-là dans la bouche de jeunes filles qui +adressaient en même temps leurs sourires à vingt jeunes gens +différents, comme un appât pour les décider à s'amuser et à +dépenser de l'argent? Si jamais il avait dit à Isabelle, même +en plaisantant, quelque chose qui fût de nature à lui donner le +ridicule espoir d'être distinguée par lui, la sympathie de la jeune +fille se comprendrait. Mais il ne lui avait jamais rien dit de pareil. +Ce n'était donc encore qu'un prétexte inventé par le rusé père +Mol pour flatter la vanité du jeune homme, et le ramener ainsi +à l'_Aigle d'or_. Mais cette ruse ne pouvait pas réussir; si, +précédemment, il n'avait ressenti ni sympathie ni estime pour +les filles intéressées de l'aubergiste, maintenant que ses yeux +s'étaient ouverts, il n'avait plus pour elles que de l'aversion et du +mépris. + +L'amour, pensait-il, est bien certainement l'effluve qui s'exhale +d'une âme encore pure; une attraction inconsciente, une abnégation +candide et désintéressée; mais il y a, auprès du cÅ“ur de l'homme, +un démon jaloux pour ternir la pureté de cette flamme ou pour +l'étouffer tout à fait: l'or, l'idole matérielle, qui fausse et +corrompt tout. + +La voiture, en s'arrêtant rue de la Loi, coupa court à ces +rêveries. Les becs de gaz étaient déjà en partie allumés. + +Il paya le cocher et entra sous la porte cochère. Le domestique de +M. Steenvliet, Jacques, vint à sa rencontre et lui annonça que son +père désirait lui parler. + +Lorsqu'il fut entré dans le cabinet, M. Steenvliet lui dit: + +--Herman, j'ai reçu des nouvelles de Monaco. M. d'Overburg est venu +et m'a montré la lettre. + +--Et le marquis de la Chesnaie consent-il à mon mariage, mon père? + +--Oui; mais comment cette affaire se terminera-t-elle, voilà la +question. Le marquis doit être un homme hardi autant qu'orgueilleux +pour oser donner une semblable réponse; mais en tout cas ce n'est pas +la faute du baron d'Overburg, qui en est encore plus affligé que moi. + +--Affligé? Les nouvelles sont-elles donc mauvaises? + +--Pas précisément mauvaises, Herman, mais elles ne sont pas comme +je les aurais souhaitées, Asseyez-vous là , je vais vous expliquer +la chose. Le marquis écrit que le projet d'une pareille +mésalliance,--il dit «mésalliance»! l'afflige au plus haut point; +mais que comme Clémence pense que ce mariage la rendra heureuse, et +que, d'autre part, il en reconnaît lui-même la nécessité, il est +prêt à y donner son consentement dès qu'il se sera personnellement +convaincu que tout ce que son neveu le baron lui a écrit à ce sujet +n'est ni mal fondé ni exagéré. A cet effet il viendra lui-même à +Bruxelles... dans trois semaines! Car bien que sa santé soit +beaucoup meilleure maintenant, le médecin de Monaco le menace d'une +inévitable rechute, si pendant près d'un mois encore il ne continue +pas à prendre des bains chauds d'eau de mer. Le marquis défend +strictement à son neveu, et sur un ton d'autorité qu'il suppose +irrésistible, de faire ou de décider rien concernant ce mariage +avant qu'il soit venu en personne donner son consentement. Ainsi, +encore un mois de délai assurément. Comment trouvez-vous cela, +Herman? + +--Eh bien, pour vous dire la vérité, mon père, répondit le jeune +homme, je trouve cela une circonstance heureuse. + +--Comment, une circonstance heureuse? + +--C'est naturel, mon père; on ne passe pas sans hésitation de la vie +libre de jeune homme dans la chaîne indissoluble du mariage. Ce mois +de répit me permettra de m'habituer à l'idée de mon nouvel état. + +--Vous n'espérez ou vous ne désirez pas cependant que votre mariage +échoue? + +--Oh! non, pas cela, mon père. + +--Du reste, cela y ferait peu de chose. Je me suis mis fermement dans +la tête que vous deviendrez l'époux de mademoiselle Clémence... Et +cela se passera comme ça, malgré le monde entier. J'ai votre parole, +et quant aux autres, je les tiens tous dans ma main grâce à mon +argent. + +--Ne vous fâchez pas, mon père; puisque le marquis écrit qu'il +consentira... + +--Oui, mais cette méfiance et ces délais m'humilient et m'énervent. +M. de la Chesnaie veut probablement prendre d'abord des informations +pour s'assurer que ma fortune n'est pas une illusion. Eh bien soit, +qu'il vienne!... Ah! oui, j'oublie de vous parler du dîner qui a lieu +au château après-demain. Pour obéir au vÅ“u, ou plutôt à l'ordre +du marquis, nous sommes convenus qu'à cette fête il ne sera pas +encore fait allusion au mariage projeté. Vous y verrez votre fiancée +et vous ferez plus ample connaissance en causant avec elle; mais +vous devez également éviter tous les deux de parler de mariage. +Aurez-vous bien assez d'empire sur vous-mêmes?... + +--Oh! rien de plus facile, mon père. + +--Eh bien, alors c'est parfait. Mais je veux vous donner encore un +autre conseil. Cette entrevue peut avoir des conséquences graves, +Vous devez tâcher de produire une impression favorable sur Clémence +et sur ses nobles parents. Quoi qu'on on dise, c'est d'après son +plumage qu'on juge l'oiseau. Apportez le plus grand soin à votre +toilette, et n'épargnez pas l'argent. + +--Mais, mon père, répondit Herman, j'ai ma toilette noire de +cérémonie toute neuve, je n'ai pas besoin d'autre chose. + +--Vous ferez du moins friser vos cheveux? + +--Naturellement, mon père. + +--Il y a quelques mois, Herman, j'ai remarqué au doigt du baron +d'Alterre un diamant qui brillait et jetait des étincelles comme un +charbon ardent. J'ai acheté une bague comme celle-là . Elle est un +peu grande pour votre doigt, mais vous irez chez le bijoutier, et la +ferez rétrécir. Ce diamant attirera tous les regards. + +--Vous voulez, mon père, que je mette cette bague? + +--Oui, elle attestera notre richesse. + +--En cela il faut pourtant que je résiste à votre désir, mon père. +Que des personnes âgées portent de pareils joyaux, c'est peut-être +une habitude dans la haute noblesse. Mais ce que je sais fort +bien, c'est que cela ne sied pas aux jeunes gens. D'ailleurs, si +mademoiselle Clémence et les autres attendent après cela pour me +témoigner de la sympathie ou de l'estime... + +--Cela suffit: assez là -dessus; je porterai moi-même la bague à mon +doigt, ça fait qu'on la verra tout de même... Dites donc, Herman, si +nous attelions nos quatre chevaux à la voiture, cela ferait joliment +de l'effet là -bas! + +--Mais, mon père, les nobles convives de M. le baron ne viendront +qu'avec deux chevaux tout ou plus. Le luxe de notre train les +blesserait profondément. + +--Eh bien, quel mal y aurait-il là -dedans? + +--Ce n'est pas le moyen de se faire accueillir favorablement, mon +père. + +--En effet, vous avez peut-être raison. Je renonce à mon idée. +Ce n'est pas pour moi que je veux convaincre tout le monde de notre +richesse. Au fond, je me moque pas mal de ce que les gens pensent de +moi; mais c'est pour vous, mon cher Herman, pour votre bonheur... Pour +finir, encore une recommandation. Le baron me fait comprendre chaque +fois que son fils Alfred n'est pas très porté pour votre mariage. +Pourquoi n'essayez-vous pas de vaincre cette résistance? Voici le +soir: allez au Club, vous y trouverez Alfred, car les membres se +réunissent aujourd'hui pour délibérer sur les courses de chevaux de +cet été. + +--Je n'en ai pas grande envie, mon père. + +--Pourquoi? + +--Parce que M. Alfred, depuis que son père lui a parlé de mon +mariage, est visiblement embarrassé en ma présence, et qu'il +m'évite. + +--Bah! bah! c'est probablement une supposition sans fondement, +Faites-moi ce plaisir, allez au Club. + +--Eh bien, soit! J'y mangerai quelque chose. A tantôt, mon père, car +je n'y resterai pas tard. + +Et le jeune homme sortit du cabinet, après avoir reçu une cordiale +et vigoureuse poignée de main en récompense de son bon vouloir. + + + + +VII + + +Le jour fixé pour le dîner au château était enfin venu. + +Le temps ne paraissait guère favoriser cette fête, car tandis que +tout le monde au château était occupé,--les valets et les servantes +à la cuisine, les jeunes filles à leur toilette,--la pluie tombait +dru au dehors. On était à la fin du mois de mai; après quelques +jours des premières chaleurs de l'été, le ciel s'était couvert et +chargé d'électricité, et depuis l'aube, de gros nuages d'un noir +menaçant passaient, signalant leur passage par des roulements de +tonnerre ou par des averses. + +Vers cinq heures de l'après-midi, le baron d'Overburg se tenait avec +sa femme, son fils Alfred et ses cinq filles,--parmi lesquelles il +y en avait deux presque encore enfants,--dans un salon du château, +prêts à recevoir leurs invités. + +Trois de ceux-ci étaient déjà présents: le chevalier de Saintenoy, +le comte de Elsdorp et la douairière Van Langenhove; les deux +derniers si vieux, si maigres et si ridés, qu'en additionnant +leurs âges ils ne devaient pas compter moins d'un siècle et demi. +Cependant, malgré leur taille au-dessus de la moyenne, ils marchaient +la tête droite. Il y avait dans leurs paroles et dans leurs gestes +quelque chose de solennel, et lors même qu'on les eût revêtus +d'une défroque de mendiants, encore leur regard ferme et fier et la +dignité hautaine de leur attitude les aurait fait reconnaître pour +des gens de haute naissance. + +Quant au chevalier de Saintenoy, il était impossible de deviner +son âge. Peut-être portait-il le poids de douze lustres; mais sa +chevelure était noire, grâce aux inventions de la chimie moderne, et +peut-être comprenait-il, comme certaines femmes, l'art de se donner +les apparences d'une interminable jeunesse. Cet homme n'avait jamais +été marié; il avait laissé échapper toutes les occasions, si +avantageuses qu'elles fussent, et toute sa vie s'était passée à +papillonner autour des femmes mariées et des jeunes filles. Aussi lui +avait-on donné le sobriquet de «voltigeur». + +Et il le méritait bien, ce sobriquet, car même ici, où chacun se +tenait prêt avec une certaine gravité à recevoir les invités, le +chevalier de Saintenoy ne pouvait pas se tenir un moment tranquille. +Il allait d'une dame à l'autre, s'inclinant jusqu'à terre, même +devant les petites filles, les accablant de fadeurs et de compliments +banals, pirouettait comme un danseur sur ses talons, et s'arrêtait +devant les glaces pour s'admirer, la main sur la hanche gauche, comme +s'il portait une épée. + +Un valet en livrée bleu et rouge ouvrit la double porte du salon et +annonça: + +--Monsieur le marquis de Hooghe!... Monsieur le baron Van Moersbeke! + +Les gentilshommes annoncés firent leur entrée, s'inclinèrent devant +chacune des personnes présentes en murmurant les saluts d'usage, +prirent place dans le cercle, et échangèrent quelques paroles +avec leurs voisins. Ils étaient vieux et gris, et même l'un d'eux +semblait ployer sous le fardeau des ans tellement il était courbé. + +Quelques instants plus tard le valet annonça le nom du chevalier Van +Dievoort. + +Celui-ci entra en riant, donna une poignée de main à chacun +des nobles convives--qui visiblement, ne s'y prêtaient qu'à +contre-cÅ“ur,--leur souhaita le bonjour d'une voix retentissante, +frappa familièrement sur l'épaule du vieux marquis van Elsdorp, et +félicita le chevalier de Saintenoy de la noirceur de ses cheveux à +un âge aussi respectable. + +Ce gentilhomme peu poli n'était pas le bienvenu, cela se voyait du +reste; mais il était un des plus proches parents, très riche et +célibataire. Il fallait donc lui faire bon visage et bon accueil, +quoique l'on n'eût pour lui que fort peu d'estime; car dans la vie +publique il faisait cause commune avec les ennemis de la noblesse, et +se vantait d'appartenir au parti populaire ou à la démocratie. + +L'entrée du chevalier avait jeté comme un froid sur la noble +assemblée. Personne ne disait plus mot, et tous semblaient plus +ou moins embarrassés. Mais comme d'ailleurs, l'heure fixée était +déjà passée, on commençait à regarder M. d'Overburg comme pour +lui demander s'il n'était pas encore temps de se mettre à table. + +--Messieurs, dit le baron, j'attends encore deux invités de +Bruxelles, M. Steenvliet et son fils. + +--M. Steenvliet? Qui est-ce cela? murmurèrent les assistants, qui +n'avaient peut-être jamais entendu parler de l'entrepreneur ou qui +feignaient de ne pas le connaître. + +--C'est un très estimable bourgeois, reprit M. d'Overburg, riche +de nombreux millions, et qui m'a rendu de grands services. Veuillez +prendre un peu de patience, Messieurs; ce retard m'étonne de sa part. +C'est un homme très exact, et je suis sûr que dans quelques instants +il sera ici. + +Les invités ne répondirent rien; mais ils se mirent a parler entre +eux à voix basse de parvenus assez mal élevés pour faire attendre +des nobles, et de millions gagnés par des moyens suspects. Le +chevalier de Saintenoy, qui connaissait mieux M. Steenvliet qu'il +n'avait voulu en convenir d'abord, dit même à l'oreille de la +douairière que l'entrepreneur millionnaire avait commencé par +être un simple ouvrier, un maçon. Cette révélation, répandue +secrètement parmi les nobles convives, provoqua de leur part un +murmure d'indignation. Seul le chevalier Van Dievoort ne paraissait ni +étonné ni mécontent. + +Enfin on entendit le bruit d'une voiture dans la cour, et bientôt +après le valet annonça: + +--Monsieur Steenvliet père; monsieur Herman Steenvliet. + +Le baron d'Overburg, pour épargner à ses nouveaux convives la +mortification d'un premier accueil peu favorable, marcha à leur +rencontre, leur serra cordialement la main, les introduisit dans +le salon, et les présenta à chacun de ses invités comme ses amis +particuliers. + +M. Steenvliet s'excusa de son arrivée tardive; c'était, dit-il, la +faute d'un de ses valets d'écurie qui avait mal serré l'écrou d'une +des roues de sa voiture, ce qui leur avait presque causé un accident +en route: heureusement un maréchal-ferrant avait pu réparer le mal. +C'est ce qui les avait mis en retard. + +L'entrepreneur, flatté et encouragé par les démonstrations +d'amitié de M. d'Overburg, parlait librement et à voix haute, et +racontait sa mésaventure avec beaucoup de paroles auxquelles les +autres ne paraissaient prêter que peu d'attention; il y en avait +même qui affectaient de regarder d'un autre côté, comme si +les explications du bourgeois enrichi leur étaient absolument +indifférentes. + +Pendant ce temps, Herman regardait Clémence qui paraissait maladive. +Lorsqu'il l'avait saluée à son entrée, elle lui avait rendu son +salut d'une façon aimable, mais néanmoins très brève. Maintenant +elle tenait les yeux baissés et semblait éviter son regard. Elle +était visiblement confuse ou embarrassée, la pauvre jeune fille; +mais pourquoi? Craignait-elle, en présence de tous ses parents, +de laisser deviner le secret qui lui avait été si strictement +recommandé? C'était probablement là la cause, car Alfred lui-même +se tenait coi et réservé, comme s'il voulait dissimuler qu'il +connaissait particulièrement Herman et que depuis longtemps ils +étaient camarades de plaisir. + +Sur un signe de la baronne la double porte de la salle à manger +s'ouvrit, et un maître-d'hôtel cria: + +--Monsieur le baron est servi. + +Avec une sollicitude qui s'expliquait facilement, madame d'Overburg +s'était tenue à côté de l'entrepreneur, et au moment de passer +dans la salle à manger, elle lui demanda son bras, avant qu'aucun +autre invité eût pu le prévenir. + +Le cÅ“ur de M. Steenvliet se gonfla de joie et d'orgueil; il poussa +son fils en avant en lui disant que c'était à lui à conduire +mademoiselle Clémence dans la salle à manger. + +Herman s'avança pour suivre le conseil de son père; mais le +chevalier de Saintenoy le prévint, et offrit le bras a Clémence au +moment même où Herman s'inclinait devant elle pour lui offrir le +sien. Pendant ce temps les autres invités avaient déjà ouvert la +marche: la douairière conduite par le comte Van Elsdorp, la sÅ“ur +puînée de Clémence par le baron de Moersbeke, puis le marquis de +Hooghe et le chevalier Van Dievoort. + +Il ne restait plus personne qu'une fillette de douze ou treize ans +qui, lorsque Herman voulut lui offrir le bras, le laissa en plan et +courut en riant rejoindre les autres convives dans la salle à manger. + +Chacun d'eux s'assit à la place que lui indiquèrent M. et madame +d'Overburg, et lorsqu'ils furent tous assis, voici dans quel ordre ils +étaient placés: + +Au milieu de la table, à la droite de l'amphitryon, la douairière +Van Langenhove, entre celle-ci et l'une des jeunes demoiselles +d'Overburg, Herman Steenvliet. A la gauche du baron, l'entrepreneur, +une autre jeune fille et le chevalier Van Dievoort. + +De l'autre côté de la table, en face de son mari, la baronne +d'Overburg avait à sa gauche d'abord le marquis de Hooghe, puis +Clémence et à côté de celle-ci le chevalier de Saintenoy, +surnommé le voltigeur. Les autres convives et les parents du baron +avaient pris place à table selon leur fantaisie. + +Herman était donc assis en face de celle qui devait être sa +fiancée. Vu la distance qui les séparait, il n'était pas obligé, +par la bienséance, de causer beaucoup; mais il pouvait cependant, si +l'envie lui en prenait, échanger de temps en temps quelques paroles +avec elle, en élevant un peu la voix. Il comprenait les raisons et la +prudence de cet arrangement et il l'approuvait intérieurement. + +Pour ce qui regarde M. Steenvliet, celui-ci se sentait transporté +au septième ciel. Assis à la droite du baron, il occupait la place +d'honneur avant tous les nobles invités présents à ce banquet. +Si le brillant mariage qu'il espérait pour son fils était une des +causes principales de la joie et de la fierté qui rayonnaient sur +son visage, d'autre part l'amour-propre flatté et la satisfaction +personnelle n'y étaient certes pas étrangers. Il était honoré +au-dessus de gentilshommes illustres par leur naissance, lui, l'ancien +ouvrier, enrichi par le travail. N'y avait-il pas de quoi être fier? + +Le service commença. On ne parlait presque pas. Cela n'était pas +étonnant, d'ailleurs; la plupart des convives étaient de vieilles +gens, sérieux et naturellement réservés... et qui sait si +l'intrusion d'un parvenu et l'amitié que lui témoignait le baron, +ne les avait pas blessés et rendus muets? En tous cas, on n'a pas +l'habitude de causer beaucoup au commencement d'un dîner, si ce n'est +à voix basse avec ses voisins. La satisfaction de l'appétit a le pas +sur les attraits de la causerie. + +Herman tournait souvent ses regards du côté de Clémence et il +épiait toutes les occasions de lui adresser la parole. Quand la +politesse ne permettait pas à la jeune fille de se taire, elle lui +répondait avec affabilité et le remerciait même d'un sourire, mais +ce sourire s'effaçait aussitôt, comme s'il n'était qu'une pénible +contraction nerveuse. + +Pendant qu'Herman se demandait à part lui quelle pouvait être la +cause de cette singulière manière d'être, il remarqua, à son grand +étonnement, que mademoiselle Clémence, lorsqu'elle causait avec son +voisin le chevalier de Saintenoy, parlait beaucoup plus librement et +que le sourire ne disparaissait pas sitôt de ses lèvres. + +Qu'est-ce que cela pouvait bien signifier? Son cÅ“ur ne pouvait +cependant éprouver aucune sympathie pour ce vieux hobereau teint et +maquillé. C'était donc sa présence à lui, Herman. qui seule +la rendait confuse. Il le comprenait bien, et même il le trouvait +naturel, car la réserve et la discrétion qu'on leur avait imposées, +devaient être pour la jeune fille une pénible contrainte qui lui +enlevait, vis-à -vis de lui du moins, toute liberté d'attitude et de +langage. + +Quant à lui-même, cette réserve obligée l'aurait peu gêné; mais +la conduite de Clémence à son égard le rendait également plus +ou moins confus, et il commençait à reconnaître que ce dîner de +cérémonie n'aurait rien de bien amusant pour lui. + +Pour ne point paraître stupide ou mal élevé, il tenta d'adresser +une humble demande à sa voisine la fière douairière Van Langenhove. +Elle fit d'abord comme si elle ne l'entendait pas; puis elle lui +répondit d'un ton si bref et si sec, que le jeune homme, froissé, se +détourna d'elle et parut donner toute son attention aux plats que les +valets lui présentaient. + +Ne sachant à quoi occuper son esprit, il se mit à regarder autour de +la salle à manger et à examiner tout ce qui s'y trouvait. + +L'appartement était richement décoré, mais tout ce qui le +garnissait avait un cachet d'antiquité. Ni les tentures, ni +les rideaux, ni les tapis, ni les meubles, ni la garniture de la +cheminée, ni même le surtout et le service de table n'avaient la +forme du siècle actuel; rien de tout cela n'était moderne. Dans +le fond de la salle, entre quelques portraits de généraux, de +gouverneurs et de diplomates, brillait un trophée d'armes composé +d'épées, de boucliers, de casques, d'armures et de hallebardes, +dont l'aspect évoqua dans l'esprit d'Herman les merveilleux romans de +chevalerie qu'il avait lus dans sa première jeunesse. + +Il reporta ensuite ses regards sur la table et lorsqu'il eut +également contemplé l'un après l'autre tous les convives, un +sourire aigre plissa le coin de ses lèvres. Il se dit en lui-même +qu'il se trouvait là dans un milieu où tous, les hommes et les +choses, appartenaient à un monde vieilli... Et c'est dans ce monde, +si antipathique à sa nature et à son origine, qu'il devrait passer +sa vie! Cette pensée le fit frémir: ce fut avec un sentiment de +tristesse qu'il reprit son couteau et sa fourchette pour découper le +morceau de faisan qu'on venait de lui servir. + +Le dîner approchait insensiblement de sa fin et les nobles convives, +réchauffés par quelques verres d'un vin généreux, devenaient +plus communicatifs. Il y en avait même deux ou trois parmi eux qui +commençaient à parler si haut qu'on pouvait les entendre d'un bout +à l'autre de la table. + +--Eh quoi! madame la douairière, s'écriait le marquis de Hooghe, +vous souriez et vous paraissez douter du sérieux de mes paroles! +Je répète et j'affirme encore que le comte du Wargnies, dont le +portrait pend à la muraille là , derrière moi, était l'ami intime +d'un de mes ancêtres. Ils portaient tous deux, comme pages d'honneur, +la traîne de la robe de l'infante Isabelle, à l'occasion de +son entrée solennelle à Bruxelles, en 1599. Je trouve cette +particularité dans les archives de ma famille. + +--Eh bien, soit, marquis, je vous crois, répondit la douairière, +mais alors tous les deux auront assurément connu le comte Van +Langenhove, qui était attaché en qualité de Grand-Louvetier à la +cour de son royal époux, l'archiduc Albert. + +L'affaire était en train maintenant. Chacun des nobles invités sut +conduire la conversation de telle sorte qu'elle lui fournît, comme +par hasard, l'occasion de mettre sur le tapis ses illustres aïeux. Le +chevalier prétendit qu'en 1542, à la bataille de Pavie, un Saintenoy +aida à faire prisonnier François Ier, roi de France. + +Un comte Van Elsdorp avait été présent, en 1419, à l'assassinat de +Jean-sans-Peur, à Montereau. + +Et, remontant plus haut encore dans l'histoire du temps passé, le +baron de Moersbeke soutint qu'en 1270, un de ses ancêtres avait été +au siège de Tunis avec saint Louis, et qu'il aida même à fermer les +yeux du roi, lorsque celui-ci fut emporté par la peste. + +On raconta des exploits héroïques; on parla de services éclatants +rendus à la patrie, de batailles gagnées, de traités de paix +conclus, et de plus personne n'oublia de rappeler les illustres +alliances de sa race, pour prouver qu'il était en possession d'un +nombre respectable de quartiers de noblesse. Ils mettaient dans +le dénombrement de ces particularités tant d'amour-propre et +d'animation, qu'ils ne trouvaient ni le temps ni l'occasion de +parler d'autre chose, même pour les demoiselles, qui n'écoutaient +peut-être pas sans ennui cette leçon d'histoire et de généalogie. + +M. Steenvliet, au contraire, semblait s'amuser beaucoup, et ne se +privait point, dans son imperturbable attention, de manifester +de temps en temps son approbation par de petits cris admiratifs. +L'amitié du baron d'Overburg et ses vins vieux l'avaient mis en belle +humeur. + +Il n'en était pas de même de son fils: celui-ci, assis entre +la hautaine douairière,--qui se comportait comme si elle avait +complètement oublié qu'il était assis à côté d'elle,--et une +fillette, une enfant, qui paraissait avoir peur de lui, était dans un +grand embarras pour se donner une contenance. D'ailleurs, quoique les +causeurs ne le fissent certainement pas avec intention, tout ce qu'il +entendait était une désapprobation implicite, mais sévère, de +son futur mariage, et une pénible humiliation pour lui qui, en fait +d'ancêtres, ne pouvait en produire d'autres que son grand-père, +lequel avait été également un simple maçon. + +Il remarqua que Clémence ne ressentait pas moins que lui les piqûres +que leur faisaient ces vantardises sur les naissances illustres et +les nobles alliances. La jeune fille, depuis le commencement de +cet entretien, était devenue beaucoup plus triste, malgré les +compliments flatteurs que ne cessait de lui adresser le cérémonieux +chevalier de Saintenoy. Herman entendit même Clémence répondre à +une question du chevalier, qu'elle ne se sentait pas très bien, et +qu'elle avait un peu mal à la tête. + +Précisément le marquis de Hooghe venait de prétendre qu'il +pouvait prouver qu'un de ses ancêtres était monté sur les murs de +Jérusalem en même temps que Godefroid de Bouillon, lorsque le sire +Van Dievoort s'écria en riant: + +--Bah! tout cela, c'est des sottes histoires! Que m'importe que mes +ancêtres aient ou n'aient pas été louvetiers, ambassadeurs ou +porte-queue de Charlemagne ou de Jacqueline de Bavière? On est ce +qu'on est, et non pas ce que d'autres ont été avant nous. Si l'un +de nous était venu au monde à Constantinople, il aurait certainement +été Turc. Nous, les Dievoort, nous sommes Bruxellois de père en +fils. En 1700, mes parents étaient encore tisserands. Mon grand-père +était, en 1740, doyen de sa corporation, et parce que sa grande +fortune lui permit de tirer d'embarras le prince de Kaunitz, +chancelier de Marie-Thérèse, l'impératrice lui octroya des lettres +de noblesse. Oui, oui, je descends d'une famille d'ouvriers, et je +m'en vante. + +Un vif murmure de désapprobation accueillit cet étrange langage. +Ceux qui avaient quelque chose à attendre de la succession de M. +Van Dievoort se taisaient et dévoraient leur dépit. Mais ceux qui +étaient entièrement indépendants ne lui ripostèrent qu'avec plus +d'indignation. + +--Dites tout ce que vous voudrez, répondit-il avec chaleur, les +mérites personnels sont les plus beaux titres de noblesse. Voici +M. Steenvliet, qui possède beaucoup de millions. Il a commencé par +être ouvrier... maçon, je crois. Eh bien, personne ne lui a rien +laissé; par sa propre intelligence, par son propre travail, il +a gagné sa grande fortune. C'est à des hommes tels que lui que +j'accorde surtout mon estime... et pour preuve, voici ma main, +monsieur Steenvliet, la main d'un véritable ami. + +L'entrepreneur, touché jusqu'aux larmes, saisit la main qui lui +était tendue, et la serra avec reconnaissance. + +Le dépit, l'indignation ou le regret se lisaient sur la figure de +tous les autres. Mais le sentiment des convenances les empêchait de +donner cours à leur colère à voix haute. La vieille douairière +grommelait à voix basse qu'on l'avait entraînée dans un affreux +piège; le comte Van Elsdorp murmurait que la place n'était pas +tenable pour un gentilhomme qui se respecte; M. d'Overburg était +confus et consterné. + +Heureusement la baronne avait mieux conservé sa présence d'esprit. +Elle jeta un coup d'Å“il à travers la table, et voyant que l'on +était à la fin du dessert, elle se leva et pria les convives de la +suivre dans un autre salon pour prendre le café. Elle interrompit +ainsi cette conversation pleine de dangers. + +Dans le salon, où le café était servi, le sire Van Dievoort fut +bloqué dans un coin par ses contradicteurs les plus acharnés et la +discussion parut y continuer, quoique sur un ton plus calme. + +Madame d'Overburg fit asseoir sa fille près d'elle, et montra à +Herman un siège à côté de Clémence, en l'invitant d'un signe à y +prendre place. + +Bien qu'il en eût peu d'envie, il obéit par politesse, et adressa, +avec une grande liberté d'esprit, quelques phrases banales à la +jeune fille. + +D'abord elle parut frémir, et ce qu'elle répondit n'était pour +ainsi dire qu'un inintelligible murmure. Mais lorsqu'elle s'aperçut +que le fiancé qu'on lui destinait ne parlait que de choses +indifférentes, et qu'elle crut être assurée qu'elle n'avait +à redouter de sa part ni avances, ni paroles indiscrètes, son +inquiétude se dissipa complètement. + +A partir de ce moment la jeune fille se montra fort aimable pour lui, +et parut prendre plaisir à sa conversation,--ou peut-être ne le +feignait-elle que par pure politesse. + +Ce qu'ils se disaient ne signifiait pas grand'chose; ils parlaient +du mauvais temps, des prochaines courses de chevaux, du dernier +Longchamps et des modes nouvelles qu'on y avait remarquées. +Prenaient-ils plaisir à se trouver ensemble! Il eût été difficile +de le dire. Quoi qu'il en fût, il y avait près d'une demi-heure +qu'ils étaient en conversation suivie, lorsque la baronne jugea +probablement qu'il était temps d'interrompre poliment ce long +entretien qui pouvait blesser ses parents. Elle se leva et dit à +Clémence: + +--Venez, ma fille, M. Herman nous excusera, la douairière nous a +déjà deux fois fait signe qu'elle a quelque chose à nous dire. + +En achevant ces mots elle s'éloigna avec Clémence pour se rendre +auprès de la vieille madame Van Langenhove. + +Herman comprit parfaitement ce que cela signifiait; on lui avait +accordé cette courte conversation avec sa future femme par +bienveillance, par condescendance pure; mais maintenant c'était +assez, il ne pouvait plus, sans inconvenance, causer avec Clémence de +toute la soirée. + +Pour se donner une contenance au milieu de la noble compagnie, il +se tourna successivement vers Alfred, vers chacune de ses sÅ“urs, +et même vers quelques-uns des vieux gentilshommes; mais tous lui +répondirent à peine par un oui ou par un non et se détournaient le +plus vite possible dès qu'ils le pouvaient sans se montrer grossiers. + +Cela le blessa profondément et fit descendre comme un sombre nuage +sur son esprit; mais ce qui l'attristait plus encore, c'était de +voir que son père s'était laissé entraîner par M. Van Dievoort +à prendre part à la discussion sur la noblesse de naissance et les +mérites personnels. Il entendait même son père déclarer hautement +qu'il était fier d'avoir été un ouvrier; et il remarqua en même +temps que le comte Van Elsdorp, le marquis de Hooghe et la douairière +Van Langenhove, mécontents et dépités, rapprochaient leurs trois +vénérables têtes comme pour comploter quelque chose. + +Le comte sortit du salon presque à la dérobée, et rentra de même +un instant après. + +Quelques minutes plus tard un valet ouvrit la porte et annonça: + +--Les voitures de M. le comte, de M. le marquis et de madame la +douairière sont avancées. + +Le baron d'Overburg pâlit. C'était une conspiration pour lui faire +sentir qu'il avait eu tort de réunir ses parents avec des gens de +basse extraction et de mauvais esprit. Néanmoins, par politesse, il +s'efforça de retenir le comte et le marquis, et eux, par convenance, +exprimèrent le sincère regret qu'ils éprouvaient de devoir le +quitter si tôt; mais la pluie, l'obscurité, l'orage qui menaçait +et le mauvais état des chemins, les forçaient de prendre congé plus +vite qu'ils n'auraient voulu. + +Et en effet, après avoir serré la main à tout le monde, excepté +au sire Van Dievoort, à M. Steenvliet et à son fils, qu'ils se +bornèrent à saluer d'un simple mouvement de tête, ils sortirent +du salon... Quelques minutes après un bruit de roues roulant sur le +pavé annonça que les voitures s'éloignaient du château. + +Le baron d'Overburg prit M. Steenvliet à part pour le convaincre que +les paroles imprudentes de M. Van Dievoort était la seule cause du +brusque départ de ses orgueilleux parents. Il n'eut pas beaucoup de +peine à persuader l'entrepreneur, car celui-ci se sentait si heureux +et si fier de sa belle soirée, passée au milieu de convives d'une +naissance illustre, qu'il eût supporté de bien plus graves offenses +sans pouvoir ou sans vouloir les remarquer. + +Pendant ce temps Herman, à la clairvoyance duquel rien n'échappait, +se tenait dans un coin, réfléchissant à tout ce qui venait de se +passer. Il souriait lorsque quelqu'un lui adressait la parole; il +causa même un court instant; mais il avait la honte et l'amertume au +fond du cÅ“ur. + +En ce moment le valet cria de nouveau: + +--La voiture de M. le baron de Moersbeke est attelée. + +Pendant que chacun s'approchait de ce gentilhomme pour lui souhaiter +un bon retour et lui manifester le regret de le voir partir de si +bonne heure, Herman rejoignit son père et lui dit tout bas: + +--Il est temps que nous partions d'ici, mon père; tout le monde s'en +va; nous ne pouvons pas rester les derniers, cela ne serait ni poli, +ni digne. Je vous en prie, permettez-moi de faire atteler notre +voiture. + +L'entrepreneur fit d'abord quelques objections, mais il se laissa +bientôt persuader, et donna à son fils l'autorisation demandée. + +--Vous aussi, mon bon monsieur Steenvliet, vous voulez déjà nous +quitter? lui dit le baron d'Overburg. Cela me fait beaucoup de +peine, croyez-le bien. Mais vous avez peut-être raison. Des éclairs +commencent à briller à l'horizon; il y a un nouvel orage dans l'air. +Mais il est encore bien loin, et vous pourrez être chez vous avant +qu'il éclate. + +M. Steenvliet et son fils prirent congé, Clémence tendit la main +à son futur, et lui souhaita le bonsoir d'un air fort aimable. +Peut-être était-ce seulement la joie de le voir partir qui illumina +pour la première fois son visage d'un sourire qui n'avait rien de +contraint. + +Lorsque Herman eut pris place à côté de son père dans la voiture, +et qu'ils se furent éloignés du château de quelques centaines de +mètres, M. Steenvliet se mit à exalter le bonheur qui attendait son +fils lorsqu'il serait membre d'une si noble famille. Herman balbutia +une timide dénégation. + +--Quoi, vous ne serez pas heureux? s'écria l'entrepreneur étonné. + +--Je ne le crois pas, mon père, répondit le jeune homme. + +--Pas encore content d'une pareille femme? Vous voudriez peut-être +épouser une reine! + +--Non, je voudrais vivre au milieu de gens qui ne nous regarderaient +pas de si haut. + +--Allons, allons, tout ça c'est des enfantillages, mon fils. +Mademoiselle Clémence n'est-elle pas une fille charmante, aimable et +spirituelle? + +--Ce n'est pas de Clémence que je veux parler mon père. + +--De qui, alors? + +--De ses parents, qui ont assez montré qu'ils nous considèrent comme +des intrus, comme des ouvriers parvenus, dont le contact les blesse et +les humilie. + +--Ah çà ! Herman, sur quelle épine avez-vous donc marché? Ces +nobles seigneurs m'ont témoigné beaucoup d'estime et d'amitié. J'en +étais même confus. Pensez donc! j'étais à la place d'honneur +au milieu de tous ces comtes et barons! Les millions sont aussi une +noblesse, mon fils. + +Le jeune homme, sentant bien que le moment était mal choisi pour +faire part à son père de ce qu'il avait remarqué et de la façon +dont il jugeait la situation, s'étendit au fond de la voiture. + +--J'ai la tête un peu lourde et je suis très fatigué, dit-il. +D'ailleurs le bruit des roues couvre à moitié le son de vos paroles. +Laissez-moi donc reposer un peu, mon père, je vous en prie. Demain +je vous dirai quelles réflexions ce dîner a fait naître dans mon +esprit. + +--Le baron d'Overburg possède une excellente cave. Vous avez +peut-être bu un verre de trop, Herman? + +--J'ai passablement bu, mon père. + +--Et cela vous alourdit? Moi, au contraire, le bon vin me +ragaillardit. Il me semble que je n'ai pas trente ans... Mais vous +ne m'écoutez pas, je crois... Allons, allons, dormez donc, si vous +pouvez. + +Herman ne répondit pas, et son père continua à se réjouir à part +lui de l'honneur et du plaisir dont il avait joui ce soir-là . + + + + +VIII + + +Le lendemain, en causant avec son père de ce dîner de cérémonie, +Herman décrivit l'étrange et blessante conduite des nobles convives +à leur égard, et s'efforça de le convaincre que s'il épousait +mademoiselle d'Overburg, ce mariage l'exposerait pendant toute sa vie +aux mêmes humiliations. Quant à Clémence elle-même, il n'avait +aucun mal à dire d'elle. Elle paraissait être, en effet, une douce +et aimable fille; mais quel que pût être son sentiment actuel +relativement à cette union, plus tard elle la regretterait comme une +irréparable erreur. + +Toutes ses raisons, si fondées qu'elles fussent, restèrent sans +effet sur l'esprit de son père, qui, toujours également heureux et +fier de la réception qu'on lui avait faite, était devenu aveugle +pour tout ce qui pouvait jeter une ombre sur son horizon, et il +ne voyait que le brillant avenir réservé à son fils. Herman +n'allait-il pas, en qualité de membre de l'antique maison des +Overburg, vivre sur un pied d'égalité avec des barons et des comtes? +L'orgueilleux père le croyait du moins, et c'était pour lui le seul +point intéressant; tout le reste lui importait peu, et il expliquait +l'hésitation d'Herman par ce sentiment naturel à tout jeune homme au +moment où il va échanger sa liberté contre l'état de mariage. +En tous cas, les millions paternels préserveraient Herman de toute +humiliation, et avec une charmante et douce fiancée comme Clémence, +il lui paraissait impossible que son fils ne fût pas heureux. + +Herman reconnut en lui-même que rien ne pourrait détourner son père +de son idée préconçue, et que tous les efforts qu'il pourrait +faire pour y parvenir n'auraient d'autre résultat que de l'attrister +inutilement. Il cessa donc de lui faire des objections, et l'assura +que malgré tout il se soumettrait à son désir, et ne refuserait pas +la main de Clémence. + +Son père le remercia par une énergique et tendre poignée de main. + +Quelques jours plus tard, le baron d'Overburg rendit visite à +M. Steenvliet pour lui apprendre qu'il avait conduit Clémence au +château d'une de ses tantes dans les environs de Liège, et qu'elle +y resterait jusqu'à ce que son parrain, le marquis de la Chesnaie, +revînt de Monaco. + +Cette nouvelle surprit l'entrepreneur et lui inspira de la méfiance; +mais le baron lui fit comprendre que le départ de Clémence n'était +pas seulement exigé par les convenances, mais qu'il était même +nécessaire pour la bonne réussite de leurs projets. En effet, si +leurs intentions relativement au mariage de leurs enfants devaient +être connues avant le retour du marquis, celui-ci s'en trouverait +peut-être blessé, et en tout cas cela lui déplairait fort. Si +Herman faisait des visites répétées au château d'Overburg, il +serait impossible de cacher le secret aux domestiques. D'ailleurs, les +rencontres d'Herman et de Clémence, pendant qu'ils étaient encore +obligés de se taire sur l'unique chose qui les préoccupait, ne +pouvaient être que contraintes et par conséquent pénibles. Ils se +reverraient avec d'autant plus de plaisir quand le consentement du +marquis leur donnerait toute liberté de parler de leur futur mariage. + +Comme M. Steenvliet avait une confiance sans bornes dans la loyauté +du baron, il se laissa facilement convaincre. L'éloignement +momentané de Clémence lui apparaissait même comme une circonstance +favorable; car de cette façon son fils n'aurait plus de nouveaux +griefs qui le feraient hésiter dans ses bonnes résolutions. + +Herman ne se montra ni étonné, ni attristé de l'absence de la jeune +fille. Le père et le fils résolurent donc unanimement d'attendre +patiemment et avec confiance le retour du marquis. Trois ou quatre +semaines seraient d'ailleurs bien vite passées. + +Herman n'allait au Club que tous les deux jours, n'y consommait +presque rien, et rentrait au logis très tôt dans la soirée. + +A la fin de la première semaine, le fils du banquier Dalster l'invita +à venir, au château de son père, admirer un jeune poulain de grande +espérance, invitation qu'Herman accepta avec empressement et même +avec joie. Plus d'une fois déjà il s'était senti porté à aller +voir encore une fois Jean Wouters et sa famille; mais la crainte +d'être indiscret, d'abuser de leur accueil amical,--peut-être +la conscience du danger qu'il pouvait faire courir à la bonne +réputation de Lina,--l'avait toujours retenu. Mais maintenant, +croyait-il, l'invitation de M. Dalster lui offrait une occasion +plausible. + +Au jour fixé, il descendit à Loth, et se dirigea par des chemins +détournés vers le château du banquier, pour éviter de passer +devant l'_Aigle d'or_. + +Après avoir admiré le beau poulain et les autres chevaux dans les +belles et vastes écuries de M. Dalster, il trouva un prétexte pour +quitter le château. + +Son intention, telle qu'il se l'avouait à lui-même, était +uniquement de dire en passant un petit bonjour à la veuve Wouters +et à sa fille... mais lorsqu'il se présenta dans leur demeure, +l'accueil amical qu'il y reçut lui fit bientôt oublier sa +résolution. + +Durant près de deux heures il resta là , toujours prêt à s'en +aller, et toujours retenu par la douce et gaie causerie de Lina. + +De quoi parlait-elle si joyeusement, ce qui le faisait rire de si +bon cÅ“ur, quel sentiment était la source de la bonne humeur et du +contentement qui brillaient dans leurs yeux serait chose difficile à +expliquer. Ils ne le savaient pas eux-mêmes. Pour Lina, c'était +sans doute la présence du compagnon des jeux de son enfance, et la +conviction flatteuse que lui, qui l'avait sauvée un jour de la mort, +serait à son tour sauvé d'un grand danger par ses conseils à elle, +la pauvre fille de paysans. Aussi se montrait-elle on ne peut plus +aimable envers lui, pour lui donner le courage de persévérer, et +pour l'armer contre l'entraînement de plaisirs bruyants. + +Pour Herman, ce n'était pas autre chose que le besoin, qu'il +éprouvait au fond du cÅ“ur, de revivre par le souvenir les beaux +jours de son heureuse enfance. Ces gens simples, leur bonté naïve, +leur langage sans apprêt, l'humble petite maisonnette, le verger, +l'étable; tout ce qu'il voyait, entendait là , lui parlait du temps +où son grand-père et sa mère étaient encore de ce monde, et où +le monde lui apparaissait, à lui, l'innocent enfant gâté par cette +double affection, comme un paradis que des images ne devaient jamais +assombrir. + +Il n'était donc nullement étonnant qu'Herman eût inventé, trois +jours plus tard, un nouveau prétexte pour leur rendre visite; et que +ces visites devinssent de plus en plus fréquentes sans que personne, +pas même le vieux charpentier, y vît le moindre mal. + +Herman Steenvliet, au contraire, avait compris dès sa seconde visite, +qu'il pouvait compromettre la bonne réputation de Lina, si quelqu'un +remarquait qu'il venait si souvent dans la petite maison de Jean +Wouters. Aussi, désireux de préserver la jeune fille de ce danger, +il avait calculé avec le plus grand soin les moyens de tenir ses +visites aussi cachées que possible. + +Tantôt il allait en chemin de fer jusqu'à Ruysbroeck, à Loth ou à +Hal, choisissait rarement le même chemin pour se rendre à la demeure +de Jean Wouters et épiait, à cet effet, le moment où il n'y avait +personne dans les environs. Il lui était très facile d'atteindre ce +but, parce que des chemins creux très profonds coupaient la campagne +de tous les côtés. + +Il croyait en toute sincérité n'être poussé à prendre ces +précautions que par la crainte de voir son amie d'enfance compromise +par ses visites réitérées, si elles étaient connues, et d'être +privé lui-même, par le fait, du calme et doux plaisir qu'il +éprouvait à se trouver dans la société de ces gens simples... + +Mais dans le courant de la troisième semaine, une lumière +inquiétante se fit dans son esprit, non pas tout à coup, mais petit +à petit, insensiblement, et pour ainsi dire malgré lui, car bien +qu'il essayât de se dissimuler la vérité à lui-même, le +bandeau lui tomba des yeux... Non, ce qui l'attirait avec une force +irrésistible vers la maisonnette de Jean Wouters, ce n'était pas +seulement l'accueil amical des habitants; ce qui faisait battre son +cÅ“ur sous le pur regard de Lina, ce n'étaient pas seulement ses +souvenirs d'enfance; un autre sentiment, plus intime, plus profond, +plus puissant, avait envahi son âme. Il ne pouvait le méconnaître, +sa conscience le lui criait tout haut: il aimait Lina. + +Sous l'influence de cette découverte, il passa plusieurs jours dans +un grand trouble d'esprit; il marchait la tête basse, soupirant et +tremblant, et luttant contre cette idée pénible que le devoir lui +commandait de cesser désormais ses visites chez le vieux charpentier. + +En effet, quelles conséquences une pareille inclination pouvait-elle +amener? La bonne renommée, l'honneur de l'innocente jeune fille +compromis, son angélique bonté récompensée par une tache +ineffaçable, et peut-être la paix de son cÅ“ur troublée pour +jamais. + +Il se disait bien parfois en lui-même qu'il renoncerait volontiers +à tout, à l'héritage de son père et à la considération du monde, +pour pouvoir faire de Lina sa femme, et pour pouvoir passer sa vie +avec elle dans la solitude et l'obscurité... Mais ce n'était +qu'un vague souhait de son cÅ“ur, et il le refoulait chaque fois en +lui-même avec un sourire amer. + +Car il n'y fallait point penser. Lui, l'héritier de plusieurs +millions, qui devait se marier avec une jeune fille de haute +naissance, oserait-il jamais exprimer le désir d'épouser la fille +d'un pauvre artisan? Le moindre mot sur ce sujet ferait éclater son +père d'une légitime colère, et le rendrait probablement malade... +Et combien serait-il raillé et plaisanté, ce pauvre père, par ses +amis et connaissances, qui savaient tous parfaitement que l'ambition +et l'orgueil de sa vie entière était l'élévation de son fils +unique. + +Non, non, il n'y avait pas d'hésitation possible; le devoir +était évident. Si quelqu'un devait souffrir, cruellement souffrir +peut-être à cause de l'erreur de ses sens, ce serait lui seul, +lui Herman. Heureusement pas un mot, pas un geste de sa part,--il le +croyait du moins--ne pouvait avoir trahi le secret de son âme; il +était donc libre de tenir ce secret caché pour tout le monde et pour +toujours. + +Sa résolution était irrévocablement prise: il ne retournerait plus +à la maisonnette de Jean Wouters; il attendrait patiemment le retour +du marquis de la Chesnaie, accepterait Clémence pour femme, et, dans +sa nouvelle situation, il oublierait insensiblement le sentiment qui +lui tenait si fort au cÅ“ur. + +Il persista dans cette bonne résolution bien que d'autres idées +vinssent continuellement l'assaillir et que l'image de Lina, qu'il +s'efforçait vainement de chasser, fût toujours devant ses yeux. + +Ah! combien la victoire est difficile à remporter dans ces +luttes contre notre propre cÅ“ur! Le pauvre jeune homme résista +courageusement pendant quatre jours, au bout desquels son énergie et +sa volonté succombèrent sous l'attraction irrésistible. + +Ne plus revoir Lina, jamais, jamais, plus une seule fois, cela était +au-dessus de ses forces: mais il se dissimula à lui-même sa défaite +et essaya de rassurer sa conscience par la certitude que, s'il voulait +retourner encore une fois à la maisonnette de Jean Wouters, c'était +uniquement pour colorer son éloignement de l'un ou de l'autre +prétexte aux yeux de ces braves gens, et en même temps pour prendre +définitivement congé d'eux. Il ne pouvait pas décemment, après +avoir été accueilli avec tant d'amitié et de cordialité, +s'éloigner tout à coup sans adieu et sans un seul mot d'explication. + +A la suite de cette résolution nouvelle, il monta en chemin de fer et +descendit à la station de Loth. + +A peine avait-il marché pendant quelques minutes dans le chemin +creux, qu'il s'arrêta en secouant la tête d'un air pensif. Qu'est-ce +qui le faisait hésiter ainsi tout à coup? Pourquoi son cÅ“ur +battait-il si violemment? Pourquoi frissonnait-il comme un coupable? + +Ah! il le sentait bien: Lina n'était plus la même pour lui; elle +n'était pas seulement la compagne des jeux de son enfance, dont la +présence était pour lui la source des plus doux souvenirs de son +passé; non, c'était une femme pour laquelle il nourrissait une +secrète mais puissante affection; ses yeux, sa réserve, sa timidité +même ne trahiraient-ils pas ce qui se passait dans son cÅ“ur? Et +comment supporterait-il maintenant le clair regard de la jeune fille? + +Retourner sur ses pas?... Il ne pouvait pas s'y décider. Il y avait +déjà six jours que les braves gens ne l'avaient plus vu. Sans +doute ils étaient inquiets et se demandaient les motifs de sa +longue absence; il ne pouvait pas se dispenser d'aller les rassurer. +D'ailleurs il y avait un moyen de prévenir toute impression +désavantageuse; c'était de prétexter qu'il était très pressé, +d'abréger sa visite autant que possible, et de ne pas même consentir +à prendre un siège. + +Il poursuivit rapidement son chemin sous l'influence de ces idées, et +il approcha bientôt de la demeure du père Wouters. + +Lina était dans le jardinet devant la maison, près du puits; elle +était occupée à puiser de l'eau. A peine eut-elle aperçu le +jeune homme, qu'elle leva les bras et se mit à battre des mains si +joyeusement que sa mère accourut au bruit. Elle aussi accueillit +Herman avec les plus vives démonstrations de joie. + +--Entrez, entrez donc, monsieur Herman Steenvliet, dit la veuve en le +prenant familièrement par le bras. Ah! que vous nous avez inquiétés +en restant si longtemps sans venir nous voir et sans nous donner de +vos nouvelles! Lina était bien triste depuis deux ou trois jours. + +--Triste? De mon absence? murmura Herman. + +--Oui, certes, fort triste, répondit la jeune fille, Nous craignions +que vous ne fussiez tombé malade. Pensez donc, monsieur Herman, +nous avons prié pour vous tous ensemble; mais Dieu soit loué! notre +inquiétude n'était pas fondée. Vous n'avez pas l'air malade du +tout; cela me rend si joyeuse que j'ai des envies de chanter. + +--Ce n'est pas seulement l'incertitude au sujet de votre santé +qui nous rendait inquiètes, ajouta la veuve. Une autre idée nous +effrayait; grand-père supposait que vous vous étiez encore une fois +laissé... comment dirai-je... entraîner à l'_Aigle d'or_ par ces +jeunes messieurs qui... Vous me comprenez bien, n'est-ce pas, monsieur +Steenvliet? + +--En effet, mes bons amis, je vous comprends, dit le jeune homme +avec un sourire de reconnaissance. Heureusement vos craintes étaient +également mal fondées sous ce rapport-là . Je ne sais comment +expliquer cela, mais vos bons conseils, vos paroles d'encouragement, +votre douce compagnie m'ont inspiré un profond dégoût pour ces +dissipations et ces plaisirs bruyants. Quoi qu'il advienne de moi par +la suite, je n'oublierai jamais que c'est vous qui, par votre amitié +désintéressée, m'avez détourné du chemin du vice où sans cela je +me serais perdu définitivement... + +--Aussi, monsieur Herman, vous ne pouvez plus rester si longtemps sans +venir nous voir, interrompit la jeune fille. Quand nous restons +tant de jours sans vous voir, il nous vient tout de suite des idées +noires, des inquiétudes. Si vous vous laissiez entraîner de nouveau +à l'_Aigle d'or_ par vos riches amis, quel malheur! + +--Si ce n'est que cette crainte qui vous fait désirer ma présence, +soyez pleinement rassurée, Lina. Mais aujourd'hui je suis venu +pour... + +--Ce n'est pas cette crainte seule, répliqua la mère Wouters. +Avouez-le franchement, Lina: dès que deux ou trois jours se sont +passés depuis la dernière visite de M. Steenvliet, nous ne savons +plus ce qui nous manque. Nous allons constamment sur la porte pour +voir s'il ne vient pas, et nous ne parlons que de vous, Monsieur. Vous +êtes si bon, vous avez tant d'esprit, et l'on a tant de plaisir à +vous entendre parler! Dans notre solitaire et tranquille existence, +votre présence n'est pas seulement un grand honneur, c'est aussi un +grand bonheur pour nous. Ah! si vous deviez tout à coup cesser de +venir ici, il me semble que nous le regretterions longtemps. + +Herman avait eu sur les lèvres l'annonce d'une séparation +définitive, et il avait déjà commencé à prononcer les premiers +mots d'adieu, mais la force lui manqua pour affliger si cruellement +ces braves gens. Vaincu, il se laissa tomber sur la chaise qu'on lui +offrait vainement depuis qu'il était entré, et écouta, avec une +délicieuse émotion, les témoignages d'amitié et de dévouement +dont les deux femmes l'accablaient à l'envi. + +D'abord il répondit aux questions pleines de sollicitude de la jeune +fille, qu'en effet il se sentait un peu indisposé, et qu'il avait +un gros mal de tête, il ne pourrait donc pas rester longtemps; +d'ailleurs, des affaires urgentes le rappelaient à la maison. + +Mais sa volonté et son courage ne résistèrent pas au charme magique +de l'aimable conversation de Lina. L'innocente fille, pensait-il, ne +pouvait pas soupçonner ce qui le troublait si profondément en sa +présence. Il n'y avait donc pas de danger immédiat. S'il ne +trouvait pas la force de lui dire de vive voix adieu pour toujours, il +chercherait un autre moyen, dût-il le lendemain écrire une lettre à +ce sujet à Jean Wouters. + +Bientôt il eut oublié complètement ses bonnes résolutions, et +se livra sans arrière-pensée au bonheur de regarder et d'écouter +encore une fois Lina aussi longtemps que possible. C'était la +dernière, pensait-il. + +C'est ainsi qu'il se fit que deux grandes heures s'étaient déjà +passées avant que Herman songeât à quitter ces braves gens. + +Il se leva et hésita un instant: l'idée lui venait encore une lois +de leur déclarer qu'à son grand chagrin il se voyait contraint de +leur dire adieu pour longtemps; mais Lina et sa mère l'empêchèrent +d'exprimer son intention, en le suppliant toutes deux de ne plus +rester plusieurs jours sans venir les voir. Elles lui demandèrent +avec de si vives instances de leur épargner ce chagrin, que Herman, +retombant dans sa précédente irrésolution, s'en alla en balbutiant +une promesse vague de donner satisfaction à leur ardent désir. + +Lorsqu'il eut dépassé la haie qui servait de clôture au petit +jardinet devant la maison, il remarqua avec une certaine surprise un +homme qui se tenait caché derrière un des arbres du chemin, et qui +paraissait l'espionner. + +Cette supposition le blessa et l'effraya en même temps; il marcha +droit à l'homme qui se cachait ainsi, pour lui demander compte de sa +hardiesse. Mais l'homme en le voyant venir, poussa un grand éclat +de rire, et s'enfuit à toutes jambes dans la direction du village. +Herman avait reconnu dans cet espion Pauw le tortu, le domestique de +l'_Aigle d'or_. Il en fut très contrarié, car il devinait ce qui +s'était passé, et il prévoyait ce qui allait se passer encore. +Quelqu'un devait avoir remarqué ses visites dans la maison de Jean +Wouters, et cela était probablement venu aux oreilles du père Mol, +l'aubergiste. Celui-ci, aigri contre Herman Steenvliet parce qu'il ne +voulait plus venir à l'_Aigle d'or_, avait envoyé son garçon pour +s'assurer de la vérité de la nouvelle. + +Quelle en serait maintenant la conséquence? Mol et ses filles +ne pouvaient pas se venger sur lui; il était au-dessus de leurs +atteintes. Mais Lina, la pauvre Lina? Combien il leur serait facile +de ternir la réputation de la noble et pure jeune fille par de +méchantes insinuations et des faux bruits. + +Et que pouvait-il, lui, l'unique cause du tout le mal, que pouvait-il +pour défendre son innocente amie contre la calomnie? Rien, hélas? + +Ces pénibles pensées lui gonflaient le cÅ“ur. Ce fut en soupirant +tout bas et en se plaignant de son sort, qu'il s'éloigna et disparut +entre les hauts escarpements du chemin creux. + + + + +IX + + +Ce que Herman Steenvliet avait prévu ne tarda pas a se réaliser. +Dès le lendemain déjà les gens du village se réunissaient par +petits groupes et se parlaient mystérieusement à l'oreille avec une +expression de doute et d'indignation. On levait les bras a ciel, +on déplorait la corruption du siècle, on poussait des hélas! +hypocrites au sujet de la honte et du scandale qui rejaillissaient sur +la commune, mais tout cela si bas, si bas, qu'à un pas de distance il +eût été impossible d'entendre ce qui se disait. + +Et il en était de même partout: dans les maisons, dans les rues, +dans les champs. Tout le monde savait que Lina Wouters recevait +presque tous les jours la visite d'un jeune monsieur de la ville, d'un +de ces riches dissipateurs qui précédemment avaient mené une vie de +polichinelle à l'_Aigle d'or_. + +Sans doute l'aubergiste Mol et ses filles n'étaient pas étrangers à +la diffusion de ce bruit; mais comment, en moins d'un jour, pouvait-il +avoir pénétré jusqu'au fond des maisons les plus isolées du +village, puisque personne ne l'exprimait à haute voix, et qu'on se le +disait seulement à l'oreille. + +Telle est la nature de la médisance: en apparence une parole de +pitié, murmurée à voix basse, sur les défauts du prochain; mais en +réalité un monstre invisible, un serpent ailé qui s'avance avec la +rapidité de l'éclair, et verse dans tous les cÅ“urs, même dans les +plus nobles, le venin qui doit souiller l'honneur ou empoisonner la +vie d'une victime souvent innocente. + +La médisance se transforme rapidement en calomnie: On ne peut pas +toujours rester dans le vague. Il faut que les choses aient un nom. +Aussi, c'était chose étonnante, ce que l'on racontait déjà , dès +le troisième jour, sur le compte de Lina Wouters et du jeune monsieur +de la ville: et comme chacun y ajoutait de son propre chef quelque +détail inédit, il était à craindre qu'avant la fin de la semaine +la jeune fille ne fût, aux yeux de tous, assez coupable pour mériter +d'être chassée du village à coups de pierre. + +Comme d'ordinaire, les victimes de la calomnie étaient les seules +personnes qui, jusque-là , n'avaient rien appris des bruits qui +couraient. S'amuser à dire du mal d'autrui, c'était un plaisir que +les villageois voulaient bien se donner; mais assumer vis-à -vis de +ceux qu'ils calomniaient la responsabilité de cette mauvaise action, +ils ne l'osaient pas. + +Ce matin-là , Jean Wouters était dans l'atelier de son maître, +occupé à travailler à son établi de menuisier, et maniant la +varlope avec ardeur. Deux autres charpentiers étaient derrière lui +dans un coin, en train d'ajuster les ais d'une porte. Ils regardaient +du coin de l'Å“il leur camarade aux cheveux gris, puis échangèrent +un regard d'intelligence et haussèrent les épaules en ricanant à +demi, mais sans rien dire. + +Jean Wouters souriait en travaillant, et paraissait de la meilleure +humeur du monde. Il pensait à Lina, à la joie, à l'orgueil de ses +vieux jours. Quelle tendre affection elle lui portait. Pauvre enfant, +cÅ“ur aimant et généreux, n'avait-elle point, pendant des mois, +abîmé ses yeux à faire de la dentelle, pour pouvoir acheter un +chapeau neuf à son grand-père, un chapeau si fin et d'une forme +si nouvelle, que dimanche, à l'église, bien des gens l'avaient +remarqué. Et ce n'était pas encore assez: comme elle savait qu'il +aimait à fumer une bonne pipe, elle lui avait fait cadeau, pour son +anniversaire, d'un gros paquet d'excellent tabac. + +Son lot avait été dur sur cette terre. Depuis son enfance, il avait +rudement peiné pour gagner son pain quotidien. Il avait perdu de +bonne heure sa femme et son fils bien-aimé, et depuis lors il avait +lutté plus d'une fois contre le besoin et la maladie; mais cependant, +il bénissait Dieu avec une sincère gratitude, d'avoir fait rayonner +sur ses cheveux blancs l'amour de Lina, comme le soleil sur la neige. + +Un joyeux sourire éclairait son visage. Il murmurait précisément le +doux nom de sa chère petite-fille, lorsqu'un des apprentis vint lui +annoncer que le maître avait quelque chose à lui dire, et le pria de +passer dans l'arrière-boutique. + +Jean Wouters déposa sa varlope et quitta l'atelier. Dans le corridor +il rencontra son patron. + +--Vous m'avez fait demander, patron? lui dit-il. + +--Oui, suivez-moi, j'ai à vous parler d'une chose importante, +répondit le maître charpentier d'un ton dont le sérieux étonna le +vieillard. + +Lorsqu'ils furent dans l'arrière-boutique, le maître ferma la porte +et dit: + +--Wouters, vous devinez probablement ce dont je veux vous parler? + +--Non, maître, je ne m'en doute pas. + +--Quoi! vous n'avez rien appris des bruits qui courent sur votre +compte? Tout le village en est plein. + +--Quels bruits, maître? Je n'en connais rien. + +--Ce sont des bruits terribles; mais je ne crois pas un mot de ces +perfides calomnies. Ne vous ai-je pas, depuis de longues années, +connu et estimé comme un honnête homme? Ne sais-je pas que vous +êtes incapable de faire ou de tolérer des choses qui pourraient +attirer la honte sur vous ou sur la commune? + +--J'espère, maître, répondit le vieillard sans s'émouvoir, que je +n'ai rien perdu de votre estime. Je resterai honnête homme jusqu'à +mon dernier jour. + +--Je n'en doute nullement, Wouters, malgré tout le mal que les +méchantes langues racontent de vous. + +--Mais dites-moi donc ce qu'on raconte de si terrible contre moi? + +--Je n'ose presque pas le répéter; tellement cela paraît méchant +et ridicule. Mais c'est mon devoir de vous avertir. Vous savez bien, +Wouters, que des jeunes gens de la ville venaient de temps en temps à +l'_Aigle d'or_, des dissipateurs, des ivrognes, qui, pour le scandale +des habitants, se comportaient là comme une bande de sauvages, sans +vergogne et sans foi? + +Jean Wouters fit un signe affirmatif. + +--Eh bien, savez-vous ce qu'on ose raconter? On prétend qu'un de ces +jeunes libertins, un certain M. Steenvliet, vient presque tous les +jours dans votre maison, aussi bien pendant que vous y êtes que +pendant que vous travaillez ici. Quoique beaucoup de gens soutiennent +avoir vu ce M. Steenvliet sortir de chez vous, je ne crois pas que ce +soit possible. + +--C'est pourtant vrai, dit le vieux charpentier. + +--Qu'est-ce qui est vrai? + +--Que M. Herman Steenvliet nous honore de temps en temps de sa visite. + +--Ciel! ce ne serait donc pas une calomnie! Ce citadin fréquente +réellement votre maison, et vous le permettez? + +--Mais, cher patron, quel mal y a-t-il à cela? + +--Comment, quel mal il y a? C'est vous, Jean Wouters, un homme de +soixante-cinq ans, qui me faites pareille question?... Pourquoi, +pensez-vous, ce jeune monsieur vient-il si souvent chez vous? + +--Nous lui avons rendu un service; il vient nous voir par +reconnaissance. + +--Par reconnaissance? Pour vous témoigner sa gratitude, à vous ou à +la mère Anna? répéta le maître charpentier avec un accent d'amère +raillerie. Peut-être êtes-vous sincère dans votre croyance; mais +homme simple et naïf que vous êtes, ne comprenez-vous pas ce que +veut ce jeune étourneau et ce qu'il vient faire chez vous? C'est un +loup; vous avez un tendre agneau dans la maison; il veut le dévorer. + +Le vieillard commençait seulement à deviner à qui faisaient +allusion les malignes insinuations de son maître. Une expression de +mépris plissa ses lèvres, et il répondit d'un ton très calme: + +--Ce que d'autres personnes disent de moi ou de notre Lina m'importe +fort peu, tant que ma conscience ne me reproche rien; mais que vous, +maître, qui avez toujours été bon pour moi, vous paraissiez douter +de notre honnêteté, cela me fait de la peine. Le jeune monsieur dont +vous parlez se montre chez nous si réservé et si poli, que les gens +les plus sévères et les plus scrupuleux ne pourraient rien trouver +à redire à sa conduite. Dans tous les cas il n'est pas un étranger +pour nous: lorsqu'il était encore enfant, ses parents demeuraient à +Ruysbroeck à côté de la maison de mon fils, et alors il jouait tous +les jours avec notre Lina. + +Le martre charpentier secoua la tête. + +--Oui, voilà ce que c'est, murmura-t-il. Le jeune monsieur, le loup +vorace, a trouvé là -dedans une occasion de se rapprocher de l'agneau +sans défiance... Et vous, Jean Wouters, vous êtes assez innocent +pour vous laisser abuser par de pareils prétextes? Hélas! mon ami, +je vous plains du fond du cÅ“ur. Vous êtes aveugle; vous seul ne +savez peut-être pas ce qui se passe: vos yeux s'ouvriront quand il +sera trop tard. Ah! si vous saviez ce qu'on raconte dans le village! +Ce que beaucoup de gens prétendent avoir vu de leurs propres yeux! + +--Eh bien, que raconte-t-on? Je vous en prie, maître, cessez de me +parler par énigmes ou par insinuations. Expliquez-vous clairement, +dites-moi franchement ce que l'on met à notre charge; je ne crains +pas la vérité. + +--Tout cela est-il bien vrai, c'est ce que je n'oserais pas affirmer; +mais je ne doute pas plus longtemps du terrible danger que vous +fait courir votre fatal aveuglement... Voyons, répondez-moi avec +sincérité, Wouters. Pendant bien des mois vous êtes allé le +dimanche à l'église avec un chapeau usé et bossué, et vous +déclariez à qui voulait l'entendre que vous ne pouviez pas en +acheter un autre parce que la longue maladie de votre fille vous +imposait la plus sévère économie. Il n'y a rien de changé dans +votre situation, et cependant vous avez maintenant un beau chapeau à +la dernière mode. Comment cela se fait-il? + +--Comment cela se fait, maître? dit Jean Wouters en riant. C'est on +ne peut plus simple. Notre Lina a travaillé le soir, même la nuit, +en dehors des heures ordinaires, à faire de la dentelle, pour gagner +un peu d'argent, et quand est venu le jour de mon anniversaire, la +brave enfant m'a fait cadeau de ce chapeau. + +--Ah! cet argent provient de la dentelle? + +--Et d'où proviendrait-il sans cela, maître? + +--Et les nouvelles boucles d'oreilles que porte votre petite-fille? + +--Quelles boucles d'oreilles? Notre Lina n'en a pas d'autres que +celles dont sa grand'mère lui a fait présent à l'occasion de sa +première communion. + +--Non, non, de nouvelles, de grandes, enrichies de brillants; on les a +vues à ses oreilles pas plus tard que dimanche dernier. + +Le vieux charpentier, profondément blessé et indigné, releva la +tête et dit: + +--Ça, maître, cela va trop loin. Je commence seulement à bien +comprendre de quoi l'on nous accuse. Ou veut dire que nous recevons de +l'argent de M. Steenvliet, n'est-ce pas? Et c'est avec cet argent que +notre Lina aurait acheté non seulement mon chapeau, mais aussi de +nouveaux pendants d'oreille? Lina n'a point de nouveaux pendants +d'oreilles, je l'affirme. Qui donc ose raconter ces méchancetés +bêtes? + +--Certainement ces choses-là doivent vous être pénibles, répliqua +le maître charpentier. Probablement qu'on vous trompe, et que vous +êtes en effet très ignorant de ce qui se passe; mais c'est un devoir +pour moi, comme maître et comme ami, de vous arracher le bandeau des +yeux... Attendez, j'ai un moyen de vous convaincre. Lucas, l'apprenti, +a vu les boucles d'oreilles. Je vais l'appeler. + +Il sortit en achevant ces mots. + +Jean Wouters, lorsqu'il fut seul, posa sa main sur son front brûlant +et se mit à réfléchir. Il frémissait d'indignation et s'efforçait +de prendre assez d'empire sur lui-même pour mépriser cette vile +calomnie; mais un sentiment d'angoisse et de tristesse descendit dans +mon cÅ“ur à l'idée que sa bonne Lina était l'objet des suppositions +malveillantes des villageois. Il déplorait comme un malheur qu'Herman +Steenvliet eût mis le pied sur le seuil de sa porte. + +Le maître charpentier rentra suivi de l'apprenti. Celui-ci ne +paraissait pas à son aise et regardait le vieillard avec frayeur. + +--Lucas, dit le maître, vous avez vu les nouvelles boucles d'oreilles +de Lina Wouters. Attestez-le à son grand-père... N'ayez pas peur, +je vous ordonne de dire franchement ce que vous savez et Jean Wouters +vous y invite aussi. + +--Je n'ai pas vu les boucles d'oreilles, maître, répondit +l'apprenti. C'est Mathieu Romyn qui m'en a parlé. + +--Et Romyn les a-t-il vues? + +--Il ne les as pas vues non plus. + +--Alors qui? + +--Puis-je le dire, maître? + +--Certes, vous devez le dire. + +--Eh bien, il y a un marchand de bestiaux de Ruysbroeck qui connaît +bien Lina. Celui-ci a dit à Mathieu Romyn qu'il a rencontré, il y +a huit jours, à Bruxelles, Lina Wouters au bras d'un jeune monsieur. +Elle portait une robe de soie comme une demoiselle de la ville, et de +grandes boucles d'oreilles qui brillaient comme des diamants. Je n'en +sais pas davantage. + +Le vieillard était devenu tout pâle et ses lèvres tremblaient; mais +il ne disait pas un mot, et paraissait muet de colère et de chagrin. + +Sur un signe du maître l'apprenti sortit. + +--Pauvre Wouters, si pareilles choses n'étaient pas des calomnies, +comme ce serait terrible. Le soupçon seul est déjà un malheur, +n'est-il pas vrai? + +Pour toute réponse le vieux charpentier poussa un cri de désespoir, +se laissa tomber sur un siège, cacha sa figure dans ses mains, et sa +mit a pleurer amèrement. + +Après un moment de silence, son maître lui dit: + +--Allons, Wouters, consolez-vous. Il n'est probablement pas trop tard +pour ramener Lina dans le bon chemin. + +--Mais tout est faux, tout! s'écria le vieillard. Ceux qui répandent +ces bruits sont des serpents venimeux qui crachent leur venin sur un +ange. Lina est innocente et pure comme l'enfant qui vient de naître. + +--Oui, je le crois; vous avez peut-être raison mais vous ne pouvez +pas en être tout à fait certain. Qu'allez-vous faire maintenant? + +--Je n'en sais rien, maître. Puis-je fermer la bouche aux méchantes +gens? + +--Oui, vous pouvez le faire et vous le ferez sans retard. Si vous ne +montrez pas en cette circonstance que vous êtes resté réellement un +honnête homme, je serais contraint de vous donner congé. Qui aime +la honte doit la porter lui-même sans faire peser sur les épaules +d'autrui une partie de ce lourd fardeau. Écoutez donc mon conseil +avec calme et avec bon vouloir. Il importe peu que Lina soit coupable +ou ne le soit pas; mais qu'un jeune homme de la ville, un de ces +riches désÅ“uvrés et libertin, fréquente habituellement votre +maison, c'est là que gît le scandale de l'affaire, et, quoi que vous +fassiez, le nom de votre petite-fille en restera, hélas! à jamais +terni. Et s'il y avait quelque chose de vrai dans les bruits qui +courent? + +--Il ne peut y avoir rien de vrai là -dedans. + +--Naturellement, telle est votre idée; mais dans de pareilles +affaires il arrive que le plus vigilant soit trompé. En tout cas, +votre devoir, comme grand-père et comme homme d'honneur, est de +défendre votre porte à ce jeune effronté, sans hésitation et sans +faiblesse, et si sévèrement qu'il perde toute velléité de revenir. +Quel est votre sentiment à cet égard? + +--Vous avez raison, maître. Oui, c'est là mon devoir et je +l'accomplirai: mais soupçonner notre Lina? Jamais, jamais; elle est +l'innocence et la pureté mêmes! + +--Soit, Wouters, vous pouvez penser là -dessus ce que vous voulez. +Faites seulement en sorte que ce M, Steenvliet n'ait plus l'occasion +de voir ou de rencontrer Lina, alors le temps fera le reste, petit à +petit les bruits cesseront et vous oublierez de votre côté... Mais +il y a un autre côté de l'affaire qui m'échappe. Auriez-vous par +hasard conçu l'espérance insensée qu'un mariage pourrait devenir +possible entre votre Lina et ce jeune monsieur? + +Un rire d'ironie fut la seule réponse du vieillard. + +En ce moment l'apprenti rouvrit la porte et fit signe à son maître +qu'il avait quelque chose a lui annoncer. En effet, il lui souffla +quelques paroles à l'oreille, puis il repartit immédiatement. + +Jean Wouters, dit le maître charpentier, voulez-vous savoir quelle +nouvelle Lucas vient de m'apporter là ? Pauw le tortu, le domestique +de l'_Aigle d'Or_, vient de Bruxelles. Il affirme qu'il a vu M. Herman +Steenvliet descendre du train à la station de Loth. Sans doute le +jeune monsieur est déjà chez vous. Voilà une bonne occasion pour +vous de mettre fin à cette déplorable affaire. Retournez chez vous, +restez-y aussi longtemps qu'il sera nécessaire, prenez courage, pas +de faiblesse, faites votre devoir. + +--Oui, je ferai mon devoir, répondit le vieux charpentier du ton le +plus douloureux, mais avec l'accent d'une ferme résolution. Je vous +remercie de votre bonté, maître; mais, je vous en prie, croyez-moi, +tout ce que l'on raconte est un tissu de faussetés. Après +aujourd'hui, Herman Steenvliet ne mettra plus les pieds dans notre +maison. Ce qui m'effraie, c'est de devoir dire à la pauvre Lina des +choses dont elle est tellement innocente qu'elle n'en a même pas +la moindre idée... Mais au nom du ciel, je le sens bien, il n'y pas +moyen de s'y soustraire. + +En achevant ces mots il traversa l'atelier à la hâte et quitta la +maison de son maître. + +Toujours soutenu par la conviction de l'innocence de Lina, il passa +par la rue du village la tête droite et en regardant les gens bien en +face, mais lorsqu'il eut atteint le chemin de terra et qu'il se +trouva tout seul dans la campagne, il pencha lentement sa tête sur +sa poitrine et poussa un profond soupir. A quoi cela pouvait-il leur +servir, qu'il se révoltât au dedans de lui-même contre la calomnie? +Si injustes, si fausses que fussent au fond les accusations +contre Lina, n'avait-on pas fait à sa bonne renommée une brèche +irréparable? Comme elle allait souffrir! Ne succomberait-elle pas +sous le coup de cette honte imméritée? + +Le courage du vieillard faiblit à cette idée et des larmes +jaillirent de ses yeux. + +Il réfléchit, chemin faisant, à tout ce que son maître lui avait +dit; sans doute il croyait fermement à l'innocence de Lina... mais +pourquoi un frisson glacial lui parcourait-il parfois les membres? +D'où venait cette sueur froide qui perlait sur son front? + +Pauvre homme, il luttait contre le doute qui, pareil à un serpent +venimeux, voulait, malgré sa résistance, se glisser dans son esprit. +Non, non, Lina était incapable de le tromper... Mais, ô ciel, si le +jeune monsieur Steenvliet était un trompeur, un séducteur, un loup, +comme avait dit le maître charpentier? S'il avait noué un bandeau +sur les yeux de la pauvre enfant et s'il lui avait ôté ainsi la +conscience du bien et du mal? On avait déjà vu ces choses-là ... +Cela était-il possible? Herman se comportait envers Lina avec +réserve, avec respect, jamais il n'avait laissé échapper une +parole douteuse. Un homme ne peut pourtant pas feindre à ce point... +Calomnie, rien que calomnie. + +Alors il redressait la tête et souriait... mais presque aussitôt +son visage redevenait sombre, sous l'influence de réflexions plus +inquiétantes. + +--Un marchand de bestiaux de Ruysbroeck, murmurait-il, affirme avoir +vu Lina à Bruxelles au bras de M. Herman? Et vêtue de soie comme une +demoiselle? Ah! quelle sottise! Depuis plusieurs mois elle n'est +plus allée à ... Ciel! s'interrompit-il tout à coup en cessant +de marcher; elle a été à Bruxelles, il y a huit jours... pour +m'acheter un chapeau! Aurait-elle rencontré M. Herman? s'est-elle +promenée avec lui, à son bras? Me l'aurait-elle caché par crainte, +par remords, par honte? + +Il tremblait et essuyait machinalement les larmes qui lui troublaient +la vue. + +L'inquiétude me rend fou, reprit-il, en secouant douloureusement +la tête. Que l'homme est faible contre la calomnie! Moi, son +grand-père, moi qui l'aime et qui l'admire pour la pureté de son +âme, je la soupçonnerais d'hypocrisie et de fausseté! Loin de moi +ces sottes et odieuses pensées! Lina est restée ce qu'elle était: +innocente et pure. + +C'est ainsi que le malheureux vieillard luttait contre les tourments +du doute et de l'incertitude, tantôt rejetant toutes les suppositions +contraires, tantôt succombant à l'angoisse qui lui étreignait le +cÅ“ur. + +Au moment où il approchait de sa maison, son esprit avait repris un +peu de calme et de clarté. + +--Ces craintes, ces alternatives d'inquiétude et de sécurité, de +doute et de certitude, ne suivent à rien, se disait-il en lui-même. +Je vais savoir ce qu'il y a à craindre. Quoi qu'il en soit, le plus +coupable, c'est moi. C'est moi qui ai charge d'âmes; je suis vieux, +je suis le père, c'était à moi à veiller sur un enfant sans +expérience. Ah! fasse Dieu qu'il ne soit point trop tard! Maintenant +du moins mes yeux se sont ouverts et je veillerai avec sollicitude, +sans me laisser retenir par quoi que ce soit. J'accomplirai mon +devoir, pas de respect, pas de pitié! M. Herman doit sortir de ma +maison sur-le-champ, pour ne plus jamais y remettre les pieds... De la +prudence pourtant, car s'il n'y avait rien, absolument rien de fondé +dans tous ces bruits? J'accuserais donc injustement Lina, je la ferais +rougir inutilement? + +Il traversa le petit jardin devant la maison et entra dans sa demeure. +La mère Anne était seule dans la pièce. + +--Où est Lina? demanda-t-il. + +--Lina est dans le potager, qui travaille. + +--M. Herman n'est pas ici? + +--M. Herman? Non. Pourquoi me demandez-vous cela d'un ton si +singulier, mon père? + +--Appelez Lina, j'ai à lui parler. + +--Vous êtes si pâle! On dirait presque que vous avez pleuré! +murmura la veuve avec un accent de frayeur. Ciel! est-il arrivé un +malheur? + +--Non; faites ce que je vous dis: appelez Lina, vous allez le savoir. + +La veuve obéit. Il la suivit du regard à travers la porte vitrée du +jardin. + +Il vit de loin Lina venir à lui, par l'allée du milieu, avec un +doux et aimable sourire sur les lèvres. Son regard était si clair, +l'expression de son visage si sereine, si pure et si gaie, qu'il eut +l'envie de serrer l'innocente enfant dans ses bras et de lui demander +pardon; mais sa conscience le cuirassa contre cette faiblesse. + +--Bonjour, grand-père, s'écria Lina. Déjà de retour? Vous +avez quelque chose à me dire? est-ce une bonne nouvelle?... Mais +qu'avez-vous, grand-père? Êtes-vous malade? + +--Non, mon enfant, je ne suis pas malade; j'ai beaucoup de chagrin. + +--Du chagrin? Pauvre grand-père, venez, asseyez-vous, et racontez-moi +ce que c'est, je vous consolerai bien, moi! + +Elle lui passa le bras autour du cou et voulut le conduire à un +siège; mais il se dégagea et lui dit: + +--Lina, ma chère Lina, ce que j'ai à vous demander vous fera aussi +beaucoup de peine. Pardonnez-le moi, ce n'est pas ma faute. Soyez-en +bien sûre, mon enfant, de tout ce que l'on dit dans le village, je +ne crois rien; mais il faut que je soulage mon cÅ“ur du poids qui +m'étouffe. + +--Ah! grand-père, allez-vous écouter maintenant les vains propos des +gens? + +Mais le vieillard lui prit la main et lui demanda d'un ton presque +suppliant: + +--Lina, promettez-moi de me dire la vérité, toute la vérité? + +--Qu'est-ce que c'est que cette demande-là ? grommela la mère Anne +stupéfaite. Avez-vous jamais pris Lina en délit de mensonge? + +--Non, mais cette fois, si elle me cachait quelque chose, elle me +rendrait profondément malheureux. + +--Mon cher grand-père, dit la jeune fille, je ne vous comprends +vraiment pas. Qu'est-ce que je pourrais vous cacher? + +--Eh bien, soyez sincère. Vous êtes allée à Bruxelles, il y a huit +jours? + +--Oui, pour vous acheter un nouveau chapeau, vous le savez bien. + +--Et n'y avez-vous rencontré personne? + +--Naturellement; toute sorte de gens; à Bruxelles il y a toujours +beaucoup de monde dans les rues. Mais pourquoi me demandez-vous cela, +grand-père? + +--N'avez-vous pas rencontré M. Herman Steenvliet, à Bruxelles? + +--Non. + +--Et si vous l'aviez réellement rencontré? Si vous vous étiez +promenée avec lui, me l'avoueriez-vous? + +--Ah! pauvre grand-père, s'écria-t-elle, si cela était, pourquoi +vous en aurais-je fait mystère? M. Herman lui-même vous l'aurait +dit. Est-ce là les sottes histoires que l'on raconte dans le village? +Et vous vous attristez pour de semblables cancans? + +--Mais, mon père, qu'est-ce que vous avez donc dans l'esprit? murmura +la veuve d'un ton de reproche. Croyez-vous donc que notre Lina ne +sache pas comment une honnête fille doit se conduire? Je suis +bien sûre que si M. Steenvliet l'avait rencontrée, elle se serait +contentée de lui dire simplement bonjour, et empressée de passer son +chemin. + +--M. Herman, d'ailleurs, ne m'aborderait pas au milieu de la rue, +ajouta Lina, il a beaucoup trop d'esprit pour cela. Laissez donc jaser +les ignorants, grand-père, ils ne savent pas ce qu'ils disent. + +Jean Wouters demeura un instant silencieux. Il était pleinement +convaincu de l'innocence de la jeune fille et il allait renoncer à +toute question ultérieure; cependant, obéissant à ce qu'il croyait +être de son devoir, il demanda encore: + +--Lina, vous n'avez jamais, n'est-ce pas, porté d'autres vêtements +que ceux que nous connaissons, votre mère et moi? Jamais un autre +bijou que les boucles d'oreilles, de votre grand'mère défunte, n'a +brillé à vos oreilles? + +Les deux femmes, muettes et comme ahuries, le regardèrent comme si +elles ne le comprenaient pas. + +--Répondez-moi, je vous en supplie, soupira le grand-père. + +--Mais, pour l'amour du ciel, mon père, qu'est-ce qui vous arrive? +s'écria la veuve. Des habits, des joyaux, notre Lina? Où sont donc +vos esprits? + +Le vieillard s'absorba dans ses réflexions; un sourire de +satisfaction entr'ouvrait ses lèvres. Mais sa physionomie redevint +tout de suite sérieuse, car il se souvint du conseil, de la menace +de son patron, et en même temps de la promesse formelle, à lui Jean +Wouters. Il secoua tristement la tête et dit: + +--Ah! mes enfants, qu'il y a de méchantes gens au monde! Tout ce que +l'on raconte n'est que fausseté, calomnie et venin. Mais nous n'avons +pas d'autre richesse que notre honneur, et lorsque le soin de notre +bonne renommée et la défense de notre réputation exigent de nous +certains sacrifices, nous ne pouvons pas hésiter... Asseyez-vous +toutes deux, je vous expliquerai ce qui m'a rendu triste et malade. +Je ne vous dirai pas tout,--cela n'est pas nécessaire,--mais assez du +moins pour vous faire comprendre ce que le devoir nous commande. + +Dès qu'ils furent tous assis, il dit avec un embarras visible, et en +cherchant ses mots: + +--M. Herman Steenvliet vient ici deux ou trois fois par semaine. +Nous savons qu'il n'est amené chez nous que par reconnaissance, +par amitié peut-être, et cela nous suffit pour l'accueillir sans +arrière-pensée. Oui, vous, Lina, et votre mère, vous avez engagé +M. Herman à renouveler ses visites le plus souvent possible. Nous +croyions que nous pouvions contribuer par là à le tenir éloigné +de ses liaisons dangereuses. Notre but, du moins, était louable... +Hélas! mes enfants nous sommes des cÅ“urs simples et nous ne +connaissons pas le monde. Tandis que nous vivions ici en pleine +sécurité, la calomnie courait dans le village pour dire toute sorte +de mal de nous. Par exemple, on a l'impudence d'affirmer que nous +attirons ici M. Herman par cupidité, par calcul. On ose même +prétendre, Lina, que vous portez des robes de soie et des boucles +d'oreilles enrichies de brillants, que vous auriez acceptées de M. +Herman. + +--Moi? des robes de soie, des boucles d'oreilles de M. Herman? +répéta la jeune fille en riant. Quelle folie est-ce là ? Et qui +répand ces bruits absurdes, grand-père? + +--Ce sont de méchantes gens, de mauvaises langues, mon enfant. Ne +vous en inquiétez pas! s'écria la mère. + +--Des langues envenimées, c'est certain, reprit le vieillard; mais +elles n'ont pas tout à fait tort; nous sommes coupables du moins +d'une grave imprudence. Ce que nous avons perdu de vue, c'est que les +visites d'un jeune monsieur si riche dans notre humble petite maison +devaient naturellement amener beaucoup de commentaires. En effet, les +villageois ne peuvent pas comprendre quel plaisir un monsieur de +la ville, riche et instruit, peut trouver dans la société de gens +simples, de pauvres ouvriers tels que nous. Dans leur ignorance, ils +se forgent toute sorte de mauvaises pensées sur notre compte; ils +bavardent entre eux sur nous, et disent des choses dont la seule +idée... En un mot ils nous volent notre honneur et ternissent notre +bonne renommée. + +Jean Wouters, qui avait d'abord l'intention de faire connaître en +peu de mots les raisons de son retour inopiné au logis, tombait +maintenant d'une hésitation dans l'autre. Il n'osait pas déclarer +quelles raisons on attribuait dans le village aux visites d'Herman +Steenvliet. L'innocente Lina n'avait pas mérité une si cruelle +injure; lui, son grand-père, ne pouvait pas trouver le courage de lui +plonger ce poignard dans le cÅ“ur. + +--Allons, grand-père, ne vous tourmentez pas pour cela, dit la jeune +fille. C'est affreux, c'est agir méchamment avec nous qui n'avons +jamais fait de mal à personne; mais nous ne pouvons pas empêcher les +méchantes langues d'aller leur train. Que nous fait leur bavardage, +aussi longtemps que nous n'avons rien à nous reprocher? + +--Oui, mon père, pourquoi nous laisser troubler par ces vains cancans +tant que notre conscience ne nous reproche rien? + +--Nous avons quelque chose à nous reprocher, enfants. Non, nous +n'avons pas fait notre devoir comme il convenait de le faire, dit le +vieillard d'une voix plus ferme. Il ne suffit pas de ne point faire le +mal, il faut également écarter toute apparence de mal, et ne point +donner aux gens de prétexte à commentaires malveillants... Ah! je ne +sais vraiment pas comment vous faire comprendre ce que je veux dire... +Mon maître m'a appelé dans son arrière-boutique et m'a expliqué +comment tout le village fait scandale autour de notre nom parce que +M. Herman vient chez nous. Un si riche monsieur de la ville dans la +maison d'un pauvre ouvrier, cela ne peut pas durer, prétend-il; cela +nous ravirait pour toujours notre réputation d'honnêtes gens; tous +les habitants du village nous considéreraient comme des gens sans +honneur... J'ai promis à mon patron que nous défendrons à M. +Steenvliet l'entrée de notre maison, et qu'il ne remettrait plus +jamais les pieds chez nous. + +--Quoi? que dites-vous là , grand-père? s'écria impétueusement la +jeune fille avec incrédulité! Vous chasseriez M. Herman de notre +maison? Cela ne se peut pas. Quel mal nous a-t-il fait? + +--Oui, oui, mon père, répondez, quel mal ce bon jeune homme nous +a-t-il fait? Le chasser pour faire plaisir à quelques langues +envenimées du village? Vous n'en aurez certainement pas le courage. + +--Dites ce que vous voudrez, mes enfants, il m'est défendu de rien +entendre. Herman Steenvliet ne peut plus nous rendre visite. S'il +vient encore une fois chez nous après aujourd'hui, mon patron me +renverra de l'atelier. Quelle honte! Et d'ailleurs, où trouverai-je +alors du travail et du pain? + +Ces mots, qui résonnaient à ses oreilles comme une condamnation, +arrachèrent à Lina un cri d'angoisse. Elle se cacha la figure +dans les mains et se mit à pleurer en silence. Bientôt les larmes +ruisselèrent à travers ses doigts. + +Jean Wouters la regardait le cÅ“ur serré. Cette extrême tristesse +à la seule annonce de l'éloignement de Herman, qu'est-ce que cela +signifiait? Ciel, allait-il apprendre un déplorable secret? Avait-il +en effet été aveugle, aveugle pour un terrible danger? Se verrait-il +forcé de bénir les calomniateurs qui l'avaient rappelé à temps à +la conscience de ses devoirs paternels? + +Pendant qu'il était assailli de ses pénibles pensées, la mère Anne +continuait ses efforts pour lui faire comprendre qu'il n'avait pas +le droit d'interdire ainsi brusquement et grossièrement à M. Herman +l'entrée de leur maison. Certes, elle pensait aussi maintenant qu'il +valait mieux que le jeune homme cessât ses visites, mais on pouvait +le lui faire sentir petit à petit. Il était, après tout, un jeune +homme bien élevé, auquel ils n'avaient rien à reprocher, et on ne +chasse pas ainsi des honnêtes gens comme un voleur ou un mendiant. + +La vue de la profonde émotion de Lina semblait avoir irrité le +vieillard. Un feu sombre brillait dans ses yeux fixes; ses lèvres +étaient contractées, et ce fut d'un ton bref et tranchant qu'il +répondit enfin: + +--Je n'écoute rien, Anna. C'est mon maître qui m'a envoyé ici. Pauw +le tortu a vu M. Herman descendre du train à Loth. Il n'est pas ici; +je le regrette. S'il vient en mon absence, envoyez immédiatement +Lina à l'atelier pour m'appeler. Je ferai connaître à M. Herman ma +résolution irrévocable. + +--Ah! mon père, réfléchissez encore quelques jours. + +--Plus un mot, Anna; le sentiment du devoir me rend inexorable. Je +veux être obéi. + +Il se dirigea vers la porte, prêt à partir. Mais malgré ses +suppositions douloureuses, son cÅ“ur s'ouvrit à la pitié; il alla à +Lina, lui prit la main, et lui dit tristement: + +--Allons, Lina, séchez vos larmes et prenez courage. La pensée que +M. Herman ne reviendra plus jamais ici vous afflige profondément; +malheureuse enfant, mettez-vous donc le plaisir de sa société +au-dessus du soin de votre propre réputation? Reconnaissez votre +devoir: soumettez-vous avec résignation à la nécessité, et votre +chagrin sera bien vite passé. + +--Mon chagrin, grand-père! répéta la jeune fille; mon chagrin n'est +rien... Mais lui, le pauvre jeune homme, vous allez donc le chasser +comme un mauvais homme? + +--Le chasser, Lina? C'est-à -dire que je lui ferai comprendre qu'il +ne peut plus venir nous rendre visite, et qu'il doit se comporter +dorénavant comme s'il ne nous avait jamais connus. L'intégrité de +notre honneur, le repos de notre vie sont à ce prix. + +--Oh! grand-père, comment pouvez-vous être devenu tout à coup +si cruel et si impitoyable? Vous allez rendre M. Herman malheureux, +peut-être pour toujours. N'affirme-t-il pas lui-même que c'est notre +amitié seule qui lui prête la force de ne pas retomber dans les +écarts de sa conduite passée? Vous voulez l'abandonner maintenant +sans aide, sans soutien, à la séduction des plaisirs bruyants. +Prenez encore un peu de patience, quelques semaines seulement, +jusqu'à ce qu'il se marie. + +--Pas de patience, Lina, cela n'est pas possible. Si M. Herman vient +encore nous rendre visite aujourd'hui, comme cela est probable, il +faut qu'il entende un adieu définitif. + +--Mais, grand-père, ce jeune homme m'a sauvée de la mort. + +--Oui, je le sais, mon enfant, mais cela ne fait rien, toutes ces +paroles sont superflues. Je ne veux pas être chassé de mon atelier +avec la crainte douloureuse de l'avoir peut-être mérité. Maintenant +que je sais quel est mon devoir de père et d'honnête homme, rien +ne peut me faire reculer. Écoutez-moi bien, Lina. Si M. Herman vient +encore ici aujourd'hui, courez au village sans perdre une minute pour +m'annoncer son arrivée. Je veux, j'ordonne que vous m'obéissiez en +cela. Si vous restiez auprès de M. Herman, si vous lui parliez de +toutes ces choses, songez-y, je ne vous le pardonnerais jamais. Vous +m'avez bien compris, n'est-ce pas? + +Les deux femmes tremblaient en écoutant le son de sa voix qui avait +pris un accent impérieux. Jamais elles ne l'avaient vu si sévère, +si résolu, si implacable. Il était déjà sorti qu'elles tendaient +encore les mains vers lui. + +Mais tout à coup il rentra en disant précipitamment: + +--La-bas, au bas du chemin creux, arrive M. Herman. Montez toutes les +deux à l'étage. Dépêchez-vous. Ne m'entendez-vous pas? Montez, +vous dis-je. + +La jeune fille poussa un cri de désespoir; elle sa laissa tomber à +genoux devant son grand-père et lui dit en pleurant: + +--Ah! grand-père, ayez pitié de lui! Il est si bon! Ne lui dites +point de paroles dures; ne le rejetez pas dans le désespoir. + +--Cela dépendra de lui-même, Lina. Je n'aimerais pas de lui dire +des paroles dures, mais s'il veut s'insurger contre la raison et +le devoir, alors... Anne, obéissez-moi, montez avec Lina, et ne +redescendez pas avant que je ne vous appelle. Je veux être tout à +fait seul avec M. Steenvliet. + +Lina se leva, et quoiqu'elle tremblât de tous ses membres, elle prit +le bras de sa mère et monta l'escalier d'un pas ferme. + +Le vieillard agité passa sa main sur son front et essaya de +reprendre son calme. La profonde tristesse de Lina, la chaleur de ses +supplications en faveur de Herman l'avaient rendu inquiet et défiant. +Il commençait seulement à comprendre clairement qu'il devait rester +impitoyable... Mais d'un autre côté sa raison lui disait qu'il +n'avait pas le droit de parler durement ni impoliment au jeune homme, +attendu qu'il ne savait pas si, au fond, il avait à lui reprocher +autre chose que l'imprudence dont ils s'étaient tous rendus +coupables. Il devait donc rester calme et faire connaître à M. +Herman sa volonté sans colère. Mais s'il advenait qu'il opposât de +la résistance, s'il refusait de cesser définitivement ses visites, +alors lui, Jean Wouters, lui prouverait que les sentiments d'honneur +peuvent donner même à un vieillard usé par le travail, la force et +la volonté d'accomplir son devoir sans crainte. + +A peine ses réflexions l'avaient-elles amené à cette résolution, +que Herman Steenvliet parut sur la porte, regarda tout autour de la +pièce, et demanda son chapeau à la main. + +--Bonjour, père Wouters. Quelle chance et quel plaisir de vous +rencontrer ici à cette heure? Je ne m'y attendais pas. Vous n'êtes +pas seul à la maison, n'est-ce pas? + +--Voici une chaise, Monsieur, grogna le vieux charpentier. J'ai à +causer avec vous sérieusement, très sérieusement. + +Herman, frappé du ton inaccoutumé du vieillard, le regarda avec +étonnement. + +--Vous me faites trembler, maître. Est-il arrivé ici un accident? + +--Un malheur, un grand malheur! répondit l'autre. + +--Ciel! Lina est-elle tombée malade? + +--Non, personne n'est malade. Allons, je vous en prie, Monsieur, +asseyez-vous, et écoutez avec attention ce que j'ai à vous dire. +Je n'ai pas beaucoup de temps; notre entretien doit être court... Le +hasard vous a conduit dans notre maison; vous avez trouvé bon, après +cela, de venir nous voir différentes fois,--trop souvent pour notre +bonheur, hélas!--et nous, dans notre simplicité, nous vous avons +reçu sans arrière-pensée, avec plaisir même. Nous sommes de +pauvres ouvriers; vous, vous êtes le fils d'un homme riche à +millions. Il paraît que, à cause de cette grande différence de +conditions, vos assiduités dans cette maison sont considérées par +le monde comme compromettantes pour nous. Si vous saviez, Monsieur, +quelles choses odieuses on raconte de nous dans le village! + +--Je le craignais: l'aubergiste de l'_Aigle d'or_ s'est vengé! +soupira Herman. + +--L'aubergiste de l'_Aigle d'or_ ou d'autres, cela n'y fait rien. +La vérité, la triste vérité est que notre pauvre Lina a perdu +sa bonne réputation peut-être pour toujours. A peine si j'ose vous +déclarer ce que l'on dit et ce que l'on croit d'elle. On assure +qu'elle vous attire ici pour avoir de l'argent de vous; que vous +lui donnez des robes de soie et des bijoux. Qu'on l'a rencontrée à +Bruxelles se promenant a votre bras... + +--Ah! les vipères! s'écria le jeune homme qui se leva en serrant les +poings. Les serpents, qui crachent leur bave sur Lina, sur cet ange si +pur, si noble de cÅ“ur!... Ah! cela ne durera pas longtemps: je +cours au village, et je saurai bien fermer la bouche à ces lâches +calomniateurs. + +--Non, Monsieur, vous ne ferez pas cela, je vous le défends, dit le +vieillard en lui faisant signe de se rasseoir. Voulez-vous donc par +votre intervention publique, donner raison à la malignité des gens +et rendre tout le village hostile à notre pauvre Lina? Ce n'est pas +par la violence que l'on peut combattre la calomnie: au contraire, +ce serait jeter de l'huile sur le feu. Il n'y avait qu'un moyen de +prévenir le mal; il n'y a qu'un moyen pour en diminuer l'effet autant +que possible, maintenant que le mal s'est produit. Vous avez plus +d'esprit, plus d'expérience du monde que nous, vous, Monsieur +Steenvliet. Votre conscience, votre cÅ“ur devraient vous avoir depuis +longtemps indiqué ce moyen. + +--Ah! ils me l'ont indiqué, murmura le jeune homme. + +--Est-il possible? Et vous n'avez pas écouté leur voix? + +--Ce qui est arrivé, je le craignais depuis longtemps. Il y a plus de +quinze jours que je voulais vous annoncer ma ferme résolution de ne +plus venir vous voir désormais. + +--Hélas! pourquoi ne l'avez-vous pas fait? + +--Vingt fois j'ai eu l'adieu sur les lèvres, père Wouters; mais +chaque fois le courage de le prononcer m'a manqué. Je n'ai pas bien +agi, je le reconnais trop tard. Pardonnez-le moi. + +--Vous reculiez devant le chagrin que vous pensiez devoir résulter +pour Lina de votre départ? + +--Non, ce n'était pas là la cause de ma faiblesse. Je ne veux pas +vous tromper, c'est l'égoïsme qui m'a retenu. Et qu'il y a-t-il +d'étonnant? Réfléchissez un peu, père Wouters: feu ma mère m'a +mis au cÅ“ur le désir des plaisirs tranquilles, simples, modestes, +l'aspiration vers une amitié douce et désintéressée... et +malgré cela, j'étais en voie de perdre complètement ma santé, mon +intelligence et mon honneur dans les débordements d'un libertinage +stupide. Je me méprisais moi-même; j'étais dégoûté de la vie. +Ici, dans votre humble maisonnette, mon âme a retrouvé la paix; +j'ai été réconcilié avec ma conscience, et la vie m'a souri +de nouveau... Renoncer à ce bonheur, à cette délivrance,... me +retrouver seul, sans appui, sans consolation, dans un monde que je +hais! Ah! c'était trop pénible. Dire pour toujours adieu à vous, à +la bonne mère Anne, à Lina, cela m'effrayait; et si bien convaincu +que je sois que cet adieu définitif devra tout de même être +prononcé une fois, je différais cette triste échéance pour +prolonger mon bonheur d'un jour, d'un seul jour. + +--Mais maintenant, Monsieur? + +--A présent, père Wouters, c'est décidé. Après aujourd'hui, je ne +ferai plus aucun effort pour vous revoir, ni votre femme, ni +Lina... Ah! si vous saviez, père Wouters, comme cette séparation +irrévocable me déchire le cÅ“ur! + +Jean Wouters était ému. + +--Allons, mon jeune ami, dit-il d'un ton consolant, ne perdez pas +courage. Nous avons été tous également imprudents. Peut-être, +lorsque vous ne viendrez plus chez nous, les gens reconnaîtront-ils +leur erreur. Mais si même notre bonne réputation devait en rester +atteinte, comme cela est à craindre, eh bien, nous le supporterons +sans vous accuser pour cela. + +--Oui, vous êtes assez généreux pour me pardonner ma faiblesse, dit +Herman d'un ton amer, mais je ne me la pardonne pas moi-même; je ne +me pardonne pas d'avoir, par lâche égoïsme, exposé votre bonne +Lina à la calomnie des mauvaises langues. Je le regretterai toute ma +vie. Hélas, l'innocente compagne de jeux de mon enfance, elle dont la +douce amitié m'a tiré de l'abîme de l'abjection et du désespoir, +je l'ai jetée en pâture à la malignité publique; je suis cause que +son nom est souillé du venin de la calomnie, et restera peut-être +souillé. Dieu, qui lit dans mon cÅ“ur, sait bien que je donnerais +tout au monde pour racheter le mal que je lui ai fait... mais je ne +le puis pas!... Pourquoi ne suis-je pas un pauvre ouvrier comme vous? +Pourquoi cet argent maudit se trouve-t-il entre nous, si ce n'est pour +m'empêcher de vous faire triompher de la calomnie en vous élevant +au-dessus d'elle? Ah! ciel, je suis fou de colère et de chagrin. Ma +tête tourne... Je ne sais plus ce que je dis! + +Herman s'était levé et avait pris la main du vieillard. + +--Maintenant, père Wouters, adieu! murmura-t-il les larmes aux yeux. +Je m'en vais: vous ne me reverrez plus. + +--Monsieur Herman, nous nous comprenons bien, n'est-ce pas, plus +jamais? + +--Non, plus jamais... Je vais me marier avec une demoiselle de la +haute noblesse. Priez Dieu pour moi, père Wouters, afin que, dans ce +brillant mariage, il me fasse retrouver quelques miettes du bonheur, +de la paix de l'âme que me fait perdre cette douloureuse séparation. + +Il se dirigea vers la porte d'un pas ferme et résolu; mais là il +s'arrêta et regarda le charpentier d'un air suppliant, comme pour lui +demander quelque chose. + +--Soyez généreux, répondit le vieillard à cette prière muette; +épargnez-leur cette triste émotion. + +--Un mot, un seul mot! + +--Les larmes de deux pauvres femmes changeraient-elles quelque chose +à la fatalité qui pèse sur nous? + +--Non, vous avez raison, maître. Adieu! Adieu! Et, étouffant un cri +de désespoir, Herman Steenvliet sortit de la maison en courant et +reprit le chemin creux, sans remarquer deux ou trois paysans qui +l'épiaient et qui le suivirent des yeux en échangeant de grossières +plaisanteries. + + + + +X + + +Herman Steenvliet, le cÅ“ur plein d'angoisse et de chagrin, marchait +dans le chemin creux qui devait le conduire à Loth, près de la +station de chemin de fer; mais, arrivé là , il se sentit un tel +dégoût pour la société des hommes, et un tel besoin de solitude, +qu'il résolut d'aller à pied jusqu'à Bruxelles, en suivant les +bords du canal de Charleroy. + +En chemin il s'arrêtait souvent, secouant la tête, se parlait tout +haut à lui-même et se faisait violence pour retenir les larmes qui +voulaient à chaque instant jaillir de ses yeux. + +Sa conscience l'accusait; il comprenait fort bien que l'honneur et +la bonne réputation de Lina resteraient compromis, car au village +surtout, les souillures que la calomnie répand sur ses victimes sont, +de leur nature, ineffaçables. Lui, Herman, avait prévu le mal et +l'avait redouté; par égoïsme ou par faiblesse il avait continué +ses visites, et conséquemment c'était par sa faute que son amie +d'enfance allait rester méprisée et blâmée. C'est ainsi qu'il +avait récompensé ces braves gens de l'amitié désintéressée +qu'ils lui avaient témoignée. + +Cette conviction lui était extrêmement pénible. Il se creusait le +cerveau à chercher un moyen de défendre Lina contre les soupçons +injurieux des gens du village; mais son esprit restait stérile. +Considérant que tout ce qu'il pouvait tenter aurait pour unique +résultat de provoquer des calomnies nouvelles et plus odieuses +encore contre l'innocente jeune fille, il devait se soumettre avec +résignation à la fatalité qui pesait sur lui. + +Il ne reverrait plus jamais Lina Wouters; tout était rompu entre elle +et lui; leurs relations ne devaient jamais se renouer. + +Ah! il mesurait maintenant toute l'étendue, toute la puissance de son +amour pour la naïve compagne de son enfance, et il s'en effrayait. Et +quoique le serment de fidélité qu'il allait jurer au pied des autels +à une autre femme lui fît un devoir devant Dieu d'oublier Lina, il +sentait bien, hélas! qu'il ne le pourrait pas. Ah! si les millions de +son père ne s'élevaient pas entre lui et la victime de son égoïste +imprudence, s'il était pauvre, avec quelle joie triomphante il +élèverait Lina au-dessus des atteintes de la calomnie! Mais il ne +pouvait pas y penser: il ne pouvait pas se soustraire à son triste +sort; il fallait qu'il devînt l'époux de Clémence d'Overburg. + +Ces douloureuses pensées tourbillonnaient dans son esprit et lui +faisaient saigner le cÅ“ur. + +Lorsqu'il arriva enfin chez lui, il était tout à fait abattu et +découragé. Il monta à sa chambre, se laissa tomber dans un fauteuil +et resta là , le regard fixe, perdu dans le vide, luttant contre +l'obsession de l'image de Lina qu'il voyait constamment devant lui, +tantôt les yeux pleins de larmes, tantôt souriant du plus doux +sourire. + +Pour échapper à cette vision, il sortit de nouveau et alla se +promener très loin sur la route de Tervueren; mais rien n'adoucit +sa douleur, et plus cette lutte contre les arrêts du sort se +prolongeait, plus profondément s'enracinait en lui la conviction que +rien au monde n'était assez puissant pour affaiblir dans son cÅ“ur la +sentiment qui l'enchaînait à Lina Wouters. + +Durant trois jours, il resta en proie aux luttes intérieures les plus +pénibles sans parvenir à déterminer clairement ce qui lui restait +à faire. Mais le quatrième jour, après de longues heures passées +dans sa chambre à réfléchir et à méditer, il se leva tout à +coup, l'Å“il brillant d'une ferme résolution: + +--C'est décidé: attendre plus longtemps ne servirait de rien, Que +mon sort s'accomplisse! Mon pauvre père croira que je l'attriste sans +hésitation et sans pitié. Ah! s'il pouvait lire dans mon cÅ“ur! Ce +qu'il désire voir se réaliser lui est inspiré par son affection +pour moi, je le sais bien. Mais il se trompe. Je ne peux pas +consentir à être pendant toute ma vie la victime d'une erreur de +sa tendresse... et, lors même que je le voudrais, je demeurerais +impuissant contre une chose qui est plus forte que ma volonté... +L'argent est le tyran qui me condamne à l'avenir le plus amer; eh +bien, je veux, en ce qui me concerne, briser ce sceptre infernal; +je serai pauvre, peut-être, et obligé de gagner mon pain en +travaillant; mais libre, du moins, et maître de mon cÅ“ur et de mes +actions. + +En prononçant ces paroles à voix haute, il descendit rapidement et +entra sans frapper dans le cabinet de son père. + +--Ah! ah! on vous voit donc à la fin! lui dit joyeusement M. +Steenvliet. Que diable, mon fils, où donc êtes-vous toute la +journée? Je vous ai à peine entrevu deux ou trois fois depuis le +commencement de la semaine. + +--Mon père, j'ai à vous parler d'une affaire importante, répondit +le jeune homme. Je vous en prie, ayez la bonté de m'écouter avec +calme. + +--Quelle mine sérieuse vous avez, Herman! Vous piquez ma curiosité. +Il ne s'agit pas de votre prochain mariage? + +--Si, mon père. + +--Mais sur ce point, il n'y a plus rien à dire. Parlez, cependant. +Quelque nouvel enfantillage? + +--Jugez-en, mon père. Depuis quatre jours j'ai la tête en feu; +depuis quatre jours j'ai la fièvre, mes nerfs sont tendus à se +rompre, parce que je m'effraye à l'idée de vous déplaire et de vous +faire du chagrin; car, je le reconnais, vous êtes bon pour moi, vous +m'aimez, et dans tout ce que vous faites vous n'avez en vue que mon +bien-être, tel que vous le comprenez, du moins. + +--Ah çà ! qu'est-ce que tout cela signifie? Vous n'allez pas pleurer, +n'est-ce pas? + +--Non, mon père, mais je m'efforce de vous faire comprendre que je +vous suis reconnaissant et que je vous respecte... + +--Je le sais bien, mon garçon. Laissez là ces détours, et allez +droit au but. Que désirez-vous? De l'argent? + +--Non; je veux vous faire part d'une résolution, d'une immuable +résolution que j'ai prise. + +--Immuable! Nous verrons bien. J'écoute. + +Le jeune homme hésita et parut rassembler ses forces. Il dit enfin +d'un ton décidé: + +--Mon père, je n'épouse pas mademoiselle d'Overburg. + +--Ne l'avais-je pas deviné? s'écria l'entrepreneur. Vous voilà +encore une fois! De pareilles hésitations sont peut-être naturelles; +mais elles ne sont certainement pas sérieuses. Quand il en sera +temps, vous vous estimerez heureux de pouvoir donner le nom d'épouse +à la noble demoiselle Clémence. + +--Croyez là -dessus ce qu'il vous plaira, mon père, mais je vous +déclare que jamais, non jamais, je n'accepterai la main de Clémence +d'Overburg. + +M. Steenvliet éclata de rire. + +--Ah! ah! vous tournez comme une girouette! dit-il en ricanant; +aujourd'hui par-ci, demain par-là . Allez encore vous promener un peu, +Herman, et venez me dire ce soir quelles sont vos intentions. Vous +aurez encore une fois changé d'avis. + +Le jeune homme frémissait d'impatience, mais il se contint, et +répondit avec un calme apparent: + +--Vous êtes un homme énergique, mon père; tout le monde vante la +fermeté de votre volonté. Moi, au contraire, j'ai été jusqu'à +présent un être faible et hésitant, parce que l'on a contrarié +tous les penchants de ma nature primitive. Mais votre sang coule dans +mes veines. Ne vous étonnez donc pas, mon père, qu'après quatre +jours de réflexions et de souffrances, je sois arrivé à prendre une +résolution si ferme et si irrévocable que rien au monde ne pourrait +la changer... + +--Pas même la volonté de votre père? + +--Non. + +--Ni mes prières? + +--Je vous demande bien humblement pardon, mon père, mais mon parti +est pris. Je n'épouserai pas Clémence d'Overburg. + +Cependant M. Steenvliet se refusait à croire que son fils parlait +sérieusement, quoique le ton grave du jeune homme, son air décidé, +et la résolution de son regard ne fussent point sans inquiéter +l'entrepreneur. + +--Mais, Herman, dit-il, je ne vous comprends pas. Expliquez-moi +donc quelles raisons vous poussent à rompre ainsi vos engagements. +Avez-vous appris, sur Clémence ou sur ses parents, quelque chose qui +vous blesse? + +--Non, mon père. A quoi bon vous répéter encore une fois les +raisons qui, dès le premier moment, me firent considérer cette union +disproportionnée comme devant faire le malheur de toute ma vie? Avec +votre argent vous achetez une bru, rameau d'une antique et illustre +souche. Elle ne peut pas m'aimer jamais, moi, le fils d'un ouvrier +enrichi, le bourgeois égoïste dont l'orgueil veut anéantir et +absorber sa noblesse. Je lirais sans cesse cette accusation dans +ses yeux... Ses parents se vengeraient sur moi par une haine +irréconciliable, et me mépriseraient... Et moi, moi, je devrais +baisser humblement et sans résistance la tête devant cette +humiliation! car ma conscience me dirait que je l'ai méritée. + +--Bah! bah! folies que tout cela. Cela n'a pas le sens commun. C'est +peut-être la quatrième fois que vous me répétez ces réflexions +défavorables, et chaque fois vous avez reconnu qu'elles n'étaient +pas fondées. + +--En effet, mon père, chaque fois je me suis soumis par respect, par +affection pour vous. Et s'il n'avait pas surgi d'autres raisons pour +me faire reculer, j'aurais probablement accepté mon sort, si triste +qu'il me parût. + +--Ah! bon, il y a une nouvelle raison? + +--Clémence d'Overburg n'a pas la moindre inclination pour moi; au +contraire! + +--Vous vous trompez, Herman, soyez-en sûr, son père me disait encore +dernièrement qu'elle parle de vous dans chacune de ses lettres, et +qu'elle s'informe avec intérêt de votre santé. + +--Cela se peut; mais son frère Alfred, sans me le déclarer +positivement, m'a fait suffisamment comprendre que mademoiselle +Clémence redoute le mariage projeté comme une mésalliance +déshonorante. + +--Vous avez mal compris ses paroles. + +--Ah! n'est-ce pas naturel? Clémence courbe la tête sous la volonté +de son père, sous la pression de la fatalité. Elle se sacrifie à +l'honneur et au bien être de sa race; elle se vend pour sauver ses +parents d'une décadence scandaleuse. Certes, cette abnégation de +soi-même est un acte digne d'éloges; mais plus noble Clémence se +montre, plus lâche et plus cruel serais-je en consentant à conduire +à l'abattoir cet innocent agneau. Non, je ne le ferai pas, jamais, +jamais! Ce rôle de bourreau me répugne. L'idée que je devrais vivre +jusqu'à la fin de mes jours côte à côte avec ma victime, me fait +trembler d'horreur... Et je vous le répète, mon père, rien au monde +ne peut me faire consentir à épouser mademoiselle d'Overburg. + +L'entrepreneur secoua la tête avec impatience. + +--Vous êtes de bien mauvaise humeur aujourd'hui, dit-il. Les paroles +sans portée d'Alfred d'Overburg vous ont indisposé: mais je +veux croire que cet accès de dépit se passera bientôt, comme +précédemment; sans cela votre hardiesse, la légèreté avec +laquelle vous essayez de reprendre vos promesses, me mettraient dans +une juste colère. Ah! mon sang coule dans vos veines? Ah! vous +avez une volonté ferme? Mais moi, je suis votre père, et j'ai +une volonté qui n'a jamais plié. Si cela devenait nécessaire, je +saurais vous montrer que quand une fois j'ai mûrement et fermement +décidé quelque chose, tout doit se courber devant moi: vous surtout, +qui êtes mon fils... Allons, poussez votre audace jusqu'au bout: +osez me répéter que vous refuseriez d'obéir à mes ordres, à mes +prières! Est-ce ainsi que vous voulez me récompenser de toute ma vie +de dévouement et de sacrifices? + +Le jeune homme, qui ne voulait pas répondre à cette question, avait +laissé tomber sa tête sur sa poitrine, et regardait obstinément +le parquet, sans rien dire. Son attitude humble fut prise par M. +Steenvliet pour un signe d'hésitation ou de regret. + +--Voyons, mon bon Herman, dit-il, ne vous laissez pas aller à toutes +ces sottes idées. Elles vous attristent inutilement; car, à supposer +qu'elles soient fondées en partie, à quoi cela vous avancerait-il? +L'affaire est poussée trop loin pour que l'on puisse revenir sur +ses pas. Puis-je aller dire maintenant au baron d'Overburg que nous +refusons la main de sa fille? Je n'oserais jamais lui faire un si +sanglant affront. Cela est complètement impossible, et d'ailleurs je +ne le voudrais pas. Oubliez-vous donc, Herman, que l'unique but de +mes efforts, de mes labeurs, de mes épargnes, de ma vie, a été +de préparer et de réaliser votre élévation dans le monde. Et +maintenant que mon vÅ“u le plus ardent va s'accomplir, maintenant +que vous allez devenir l'époux d'une jeune fille de haute noblesse, +maintenant que le vieux maçon,--devenu riche grâce à son habileté +et à son travail,--va voir son sang plébéien se mêler au sang +illustre des Overburg, vous renonceriez à cette brillante alliance? +Ah! ah! quelle folie! Soyez plus avisé; dites-moi que vous acceptez +avec gratitude la main de Clémence. + +--Je ne l'accepte pas, mon père! + +--Ah çà ! êtes-vous ensorcelé? s'écria l'entrepreneur irrité. +Ne comprenez-vous donc pas que si je prenais au sérieux votre +proposition insensée, vous me rendriez profondément malheureux? + +--Je le sais, mon père, et pourtant... + +--Pourtant quoi? + +--Pourtant je dois refuser. Si je n'épouse pas Clémence, vous en +aurez du chagrin pendant quelque temps; mais si je l'épouse, je me +condamne moi-même à une existence sans amour, sans espoir, sans +dignité. Je ne veux pas m'acheminer vers le tombeau, courbé sous +l'humiliation et la haine... C'est une loi: de deux maux il faut +choisir le moindre. Mademoiselle d'Overburg ne sera jamais ma femme. + +--Par le diable, c'est ce que nous verrons! + +Herman fit quelques pas en arrière, comme pour s'en aller. + +--Restez! commanda M. Steenvliet. Je devrais me fâcher, mais je suis +trop fermement convaincu que votre nouvelle lubie ne tiendra pas. +Ah! si ce que vous venez de dire était bien mûrement réfléchi et +délibéré, si, par hasard, vous persistiez dans votre refus, je +me vengerais impitoyablement de votre désobéissance et de votre +opiniâtreté. Je puis vivre assez longtemps encore pour dissiper +toute ma fortune, et pour m'en aller de ce monde aussi pauvre que j'y +suis venu. Alors vous n'auriez rien. + +--Agissez en cela comme vous le trouverez bon, mon père, répondit le +jeune homme avec le plus grand calme. Je suis assez grand pour gagner +ma vie en travaillant. + +--Vous allez peut-être devenir peintre? ricana le père. + +--Peintre ou autre chose. Votre exemple m'a appris ce que l'on peut +avec de la volonté et de la persévérance. + +--Allons, Herman, vous perdez la tête. Les millions que j'ai gagnés +pour vous ne serviraient donc à rien? + +--Ils serviront du moins, mon père, à me faire apprécier +l'humilité et à me rendre malheureux pour toute ma vie. + +--Ah! c'est ainsi: Monsieur va demander son gagne-pain au travail de +ses mains, et dès qu'il gagnera un peu d'argent, il épousera l'une +ou l'autre petite paysanne; qui sait? peut-être même la fille de +quelque artisan. + +--Une femme de cette condition ne reprochera pas, du moins, à mon +père d'avoir été maçon, grommela le jeune homme d'un ton acerbe. +Ce serait un mariage avec un amour partagé et un respect réciproque. + +--Vous radotez. Voyez-vous le fils unique du millionnaire Steenvliet +demeurer dans une hutte et souffrir de la faim? Allez vous mettre au +lit, Herman, reposez-vous un peu et laissez vos esprits se calmer; +car, vraiment, vous êtes à moitié fou. Demain ce sera passé. En +tout cas, n'espérez pas que dans cette affaire importante je prête +les mains à vos caprices et à vos lubies. Clémence d'Overburg sera +votre femme; c'est décidé, et cela reste décidé. + +--Est-ce bien votre dernier mot, mon père? + +--Mon tout dernier mot. + +--Soit donc! Je sais ce qu'il me reste à faire. + +En achevant ces paroles, Herman sortit du cabinet. + +L'entrepreneur le suivit un instant des yeux d'un air pensif, puis il +secoua la tête et se dit à lui-même en souriant: + +--Pauvre garçon! La crainte de ne pas être aimé de mademoiselle +Clémence le jette maintenant dans un doute pénible. Son cÅ“ur est +trop sensible, trop tendre. Il tient cela de sa mère. Sans amour sa +vie serait triste, en effet; mais il se trompe complètement. Dès +le premier abord Clémence a montré une sympathie particulière pour +lui. Je lui fournirai les moyens de satisfaire les moindres désirs de +sa femme. Et si réellement elle n'éprouvait pas encore un véritable +amour pour lui, cela viendra tout seul plus tard. L'argent est une +baguette magique toute-puissante sur le cÅ“ur des hommes... Si l'on +devait décider définitivement aujourd'hui de ce mariage, peut-être +Herman n'y consentirait-il pas. Il est singulièrement mal disposé +à cet égard; mais l'effet des paroles d'Alfred ne tardera pas à se +dissiper. Nous avons tout le temps d'attendre. Ce qui m'inquiète plus +que les lubies de mon fils, c'est l'hésitation et les atermoiements +du marquis de la Chesnaie. Il ne consentira qu'après avoir ici même +en personne examiné la situation de mes affaires. L'idée qu'une +demoiselle d'Overburg épouserait le fils d'un ouvrier enrichi le +blesse et l'humilie. S'il allait refuser? Je manquerais donc le but de +tous mes efforts?... Mais je crois vraiment que la folie de mon fils +me rend à mon tour hésitant! Est-ce que je ne les domine pas tous +par l'argent? Seraient-ils capables de préférer le déshonneur et la +déchéance? Non, non, j'ai tort de m'inquiéter, l'affaire suivra son +cours comme je l'ai résolu... + +Un valet ouvrit la porte et annonça à son maître que M. le baron +d'Overburg était venu pour lui parler, et qu'il l'attendait au salon. + +--Ah! le père de Clémence maintenant, grommela l'entrepreneur en +ôtant sa robe de chambre. Pourvu que celui-ci ne vienne pas à son +tour avec des hésitations et des faux-fuyants. Je finirais par perdre +patience. Bah! peut-être m'apporte-t-il, au contraire, de bonnes +nouvelles; car lui, du moins, est un homme sensé et il sait ce +qu'il fait, ou du moins ce qu'il peut faire. Voyons, nous allons bien +savoir. + +En entrant dans le salon, il alla à la rencontre de son noble +visiteur avec un sourire aimable, lui serra la main et lui dit: + +--Bonjour, monsieur le baron. Voilà une agréable surprise, à +laquelle je ne m'attendais pas aujourd'hui. Vous deviez être en +ville pour vos affaires; et vous n'avez pas voulu retourner à votre +château sans m'honorer d'une visite. Je vous remercie du fond du +cÅ“ur pour cette bonne idée. Veuillez vous asseoir, monsieur le +baron... Mais je ne sais pas ce que je vois à l'air de votre visage. +Auriez-vous du chagrin? Tout ne marche-t-il pas au gré de vos +désirs? + +--Non, pas tout, monsieur Steenvliet, répondit le baron. Il y a +certaines choses qui m'inquiètent depuis une couple de jours. Je suis +venu pour causer de cela très sérieusement avec vous. + +Mais d'abord, je dois vous annoncer que mon oncle, le marquis de la +Chesnaie, m'a écrit qu'il part aujourd'hui de Monaco, et arrangera +son voyage de manière à arriver jeudi prochain à Bruxelles. Vous +pouvez donc vous attendre à notre visite pour la fin de la semaine +prochaine. + +--Peut-être le marquis préférerait-il que je vinsse lui parler à +votre château? + +--En ce cas, monsieur Steenvliet, je vous le ferais savoir. + +--Et peut-on supposer, d'après les termes de sa lettre, qu'il est +toujours favorablement disposé? + +--Toujours favorablement. Ce n'est que pour la forme qu'il diffère +son approbation définitive, jusqu'à ce qu'il ait obtenu par +lui-même les renseignements nécessaires. Mais ces renseignements +seront-ils bien de nature à le satisfaire complètement? Voilà la +question que je me pose, et qui m'inquiète depuis deux jours. + +--Et qu'est-ce qui pourrait bien y manquer, monsieur le baron? Vous +lui avez fait connaître avec une entière sincérité la véritable +situation des choses. N'est-il pas vrai que vous lui avez écrit tout +ce qui pouvait exercer quelque influence sur sa décision?... Quoi? +Vous secouez la tête? + +--Ce que j'ignorais alors, je ne pouvais naturellement pas le lui +mander. S'il l'apprend--et je crains fort qu'il ne l'apprenne--alors +il est probable qu'il s'opposera au mariage de Clémence. Vous avez ma +parole, monsieur Steenvliet, la mauvaise tournure de mes affaires, le +généreux secours que vous m'avez prêté, me rendent votre obligé +et m'engagent envers vous. Je n'hésiterais pas à conclure ce +mariage, même sans le consentement de mon oncle; mais le marquis nous +déshériterait et mes enfants y perdraient plus de deux millions. Je +vous en prie, mon bon monsieur Steenvliet, ayez pour la seconde fois +pitié d'un malheureux gentilhomme! Employez toute votre autorité +paternelle pour faire cesser un scandale qui, du moins en présence +des projets d'union qui existent entre nous, est déshonorant pour +votre fils, pour ma pauvre Clémence, pour vous même et pour toute ma +famille. + +--Mais parlez donc clairement, monsieur le baron, murmura M. +Steenvliet épouvanté. Un scandale? Que voulez-vous dire? + +--C'est difficile à dire, répondit le baron. Ce sont des choses que +nous voyons, hélas, se passer trop souvent. Mais nous, qui sommes +d'une autre époque, nous reculons devant une pareille publicité. + +--Pour l'amour de Dieu, ne mettez pas ma patience à une si rude +épreuve! s'écria l'entrepreneur. Un scandale? Et mon fils en serait +l'auteur? Vous faites signe que oui? J'espère bien, du moins, qu'il +n'a ni volé, ni tué? + +--Non, non, calmez-vous, je vais vous dire ce que c'est... D'après +des bruits dont la vérité n'est pas douteuse, M. Herman ne va +presque plus au Club et il n'y reste que quelques instants quand il +y va. Ses camarades d'autrefois ne le rencontrent nulle part. +Savez-vous, monsieur Steenvliet, où votre fils passe tout son temps +depuis un mois? + +--Sans doute que je le sais, répondit l'entrepreneur avec un rire +triomphant. Le mariage projeté l'a rendu tout à coup sérieux, +beaucoup trop sérieux même à mon avis, le jeune homme se promène, +dessine, lit et rêve. + +--Ainsi, vous ignorez qu'on peut le trouver du matin au soir dans +certaine maison d'ouvriers située au bord d'un chemin isolé, pas +bien loin du village où le banquier Dalster a son château? + +--Bah! bah! Quelle folie! Que diable mon fils irait-il faire là ? + +--L'ouvrier a une fille qui, à ce qu'il paraît, n'est pas seulement +très jolie, mais aussi très madrée et très artificieuse. + +--Et vous voulez dire, monsieur d'Overburg, que c'est là que mon +fils s'amuse? Voilà ce que je ne crois pas et, en tous cas, ce que je +n'approuverais pas. Mais en serait-il bien ainsi? + +--Le mal est déjà assez grave lors même qu'il resterait caché; +mais, ce qui ne se peut supporter surtout par nous, gentilshommes, +c'est que ce mal soit publié. Votre fils, au vu et au su de tout +le monde, passe des journées entières dans cette pauvre maison +d'ouvriers, il y mange à la table commune comme s'il faisait partie +de la famille, il achète à la fille des robes de soie et des bijoux, +il se promène dans les rues de Bruxelles avec cette jeune effrontée +à son bras. + +Péniblement atteint par cette révélation, l'entrepreneur secoua la +tête et répondit après un moment d'hésitation: + +--Mais, mon cher monsieur d'Overburg, tout cela ne serait-il pas une +simple médisance? Pour des choses de cette nature mon fils était, +jusqu'à présent, beaucoup plus réservé que d'autres jeunes gens de +son âge. + +--Le vieux monsieur Dalster est mon témoin. Informez-vous de la +vérité dans le village, vous apprendrez que les habitants sont +indignés de la conduite de M. Herman et de celle qui le tient +captif dans ses filets. Et si de simples paysans, qui ne sont en +rien responsables des actes de la fille de l'ouvrier, se sentent +déshonorés par ces relations blâmables, que dois-je dire, moi, +gentilhomme, moi, père de la future femme de votre fils? + +--Je lui parlerai de cela aujourd'hui même, monsieur le baron, et si +vos renseignements sont fondés... + +--Ils sont fondés, n'en doutez pas. + +--Et bien, je lui ferai comprendre qu'il doit rompre avec cette fille. + +Le baron frémissait d'impatience et de dépit. + +--Hélas! monsieur Steenvliet, dit-il, je m'effraye de vous voir +si calme, et de ne pas vous trouver pénétré de l'impérieuse +nécessité d'une rupture immédiate et complète de ces +déshonorantes relations. Si ces bruits parvenaient aux oreilles de ma +fille Clémence, n'aurait-elle pas le droit de refuser sa main, contre +ma volonté, à un homme qui, d'avance et publiquement, manque au +respect qu'il doit à sa future femme? Et si mon oncle, le marquis, +devait apprendre quelque chose de cette triste affaire, lui si fier et +si susceptible sur le point d'honneur, il m'accablerait de reproches +et soulèverait toute ma famille contre moi. Vous-même, monsieur +Steenvliet, vous regretteriez profondément, n'est-ce pas, que des +circonstances imprévues vinssent rendre impossible le mariage de +votre fils. + +--Mais, jusqu'à présent, ce mariage ne court pas de danger, +j'espère? + +--Si, un grand danger. Je vous en conjure, prenez des mesures +énergiques pour nous préserver de ce malheur; car pour moi, vous le +savez, la non-réussite de ce mariage serait une catastrophe. Je n'ai +pas d'autre moyen de reconnaître votre bienfait et de mériter la +continuation de votre généreux secours. + +--Mais, mon digne monsieur d'Overburg, que puis-je faire, sinon de +montrer à mon fils son imprudence, son étourderie? + +--Lui défendre sévèrement, absolument, de remettre les pieds dans +cette maison; lui faire promettre fermement et irrévocablement de +rompre désormais toutes relations avec cette méprisable fille. + +--N'est-ce que cela que vous désirez, monsieur le baron? Soyez donc +bien tranquille: Herman n'ira plus dans ce village. Je vous le promets +en son nom. + +--Et s'il refusait de vous obéir? + +--Non, pas cela. Herman peut avoir une faiblesse et faire une folie; +mais c'est un garçon raisonnable et il a un cÅ“ur excellent. En +tout cas, je n'ai pas l'habitude de voir ma volonté méconnue... +Doutez-vous encore? Souhaitez-vous qu'Herman vienne lui-même +s'excuser auprès de vous et vous promettre d'éviter désormais tout +prétexte de soupçon ou de médisance? + +--Oh! non, je n'exige pas cela, s'écria joyeusement M. d'Overburg. Je +vous remercie, mon bon monsieur Steenvliet: j'ai foi en votre parole. +Il me suffit de pouvoir au besoin déclarer et affirmer que ces bruits +n'ont plus de fondement... Allons, écartons toutes ces douloureuses +inquiétudes et espérons que rien n'empêchera ni ne retardera le +mariage souhaité. A la fin de la semaine prochaine, je viendrai vous +rendre visite avec mon oncle le marquis. Nous réglerons tout alors en +sa présence... Permettez-moi de vous dire adieu pour aujourd'hui. Je +dois partir pour Liège où je vais chercher Clémence. Je vous serre +la main, rassuré et consolé. + +Près de la porte cochère, et prêt à remonter en voiture, le baron +murmura a l'oreille de l'entrepreneur: + +--N'oubliez pas vos promesses. Je vous en supplie, soyez énergique. +Notre bonheur à tous en dépend. + +--Je n'ai jamais laissé protester une promesse, répondit M. +Steenvliet. Soyez sans aucune crainte. + +La voiture s'éloigna, et l'entrepreneur retourna à pas lents à son +cabinet, où il se laissa tomber sur une chaise. Il y resta longtemps +pensif et immobile. + +En présence du baron, il avait caché ses impressions pour amoindrir +autant que possible la faute d'Herman; mais, maintenant qu'il se +trouvait seul, l'expression de son visage changea et devint amère. + +--L'imbécile! grommela-t-il. A quels ridicules enfantillages va-t-il +se livrer au moment même où l'on prépare son mariage avec la fille +d'un baron! Lui, si indifférent pour toutes les jeunes filles, si +riches et si jolies qu'elles soient, se laisserait charmer par une +fille d'ouvrier? Il lui achèterait des robes de soie et des bijoux! +Il se promènerait avec elle dans les rues de Bruxelles? Tout ce qu'il +me disait de son aversion pour une union disproportionnée n'était +donc que fausseté? Oui, car la distance entre lui et une simple +ouvrière est infiniment plus grande que la distance entre moi et +M. d'Overburg. Il repousserait et dédaignerait mes ordres et mes +prières, par amour pour une fine mouche de village, qui n'a pas +d'autre but que de lui soutirer de l'argent, beaucoup d'argent? Et +moi, son père, je devrais céder à une aussi méprisable adversaire? +Ah! ah! cela ne sera pas! Il ne jouera pas un jour de plus avec mon +honneur, et ne me rendra pas plus longtemps ridicule aux yeux de +quiconque nous connaît. Que dis-je, un jour? Non, pas une heure; je +vais sur-le-champ lui signifier ma volonté, et malheur à lui s'il ne +m'obéit pas immédiatement. + +En achevant ces mots, il sortit de son cabinet, monta l'escalier en +courant, ouvrit la porte d'Herman, et fit irruption dans la chambre le +poing en avant. + +Mais il s'arrêta surpris et désappointé, car son fils n'y était +pas. + +--Il n'est pas là ! grommela-t-il. L'entêté coquin serait-il déjà +sorti?... Oui, voilà son bonnet grec qui pend là ; son chapeau n'y +est pas, et je ne vois pas non plus son pardessus. Il veut donc rester +dehors jusqu'à la nuit? Où peut-il être?... Ah! je comprends; mais +il n'y restera pas, dussé-je aller l'en arracher. + +Il alla dans un des angles de la pièce et tira un cordon de sonnette. +Un valet ne tarda pas à paraître. + +--Jacques, avez-vous vu sortir mon fils? demanda-t-il. + +--Hélas! oui, Monsieur, répondit l'autre, j'en suis encore +profondément troublé. + +--Troublé? Pourquoi? + +--Notre jeune maître avait les larmes aux yeux; il m'a serré la main +et m'a dit adieu d'un ton singulier, comme s'il voulait dire que je ne +le reverrais jamais. + +M. Steenvliet pâlit visiblement; mais il maîtrisa son émotion, et +demanda avec un calme simulé: + +--Avait-il des bagages? + +--Rien que sa petite sacoche de cuir. + +--Et où est-il allé? + +--Je ne sais pas, Monsieur. Il m'a fait chercher un fiacre, et +lorsqu'il y est monté après m'avoir serré encore une fois la main, +je l'ai entendu qui disait au cocher: gare du Nord, ventre à terre. + +--Êtes-vous bien sûr de ne pas vous tromper, Jacques? Herman +n'a-t-il pas dit: gare du Midi? + +--Non, Monsieur, j'ai très bien entendu. Il a positivement dit Nord. + +--Eh bien, allez aussi me chercher ma voiture; mais pas un mot de +tout cela. Entendez-vous. C'est une lubie d'Herman qui sera oubliée +demain. Personne n'a à se mêler de cela. + +--Je comprends, Monsieur. + +--Allez, courez et ramenez-moi une voiture. + +L'entrepreneur rentra chez lui, endossa fiévreusement une redingote +et courut à la porte cochère avant que le valet, qui n'avait qu'à +aller jusqu'au coin de la rue, pût être de retour. + +Cette courte attente parut encore trop longue à M. Steenvliet; il +marronnait en lui-même, frappait du pied, serrait les poings et +paraissait en proie à un profond chagrin et à une vive inquiétude. + +Enfin, sans dire un mot de plus à son domestique, il monta en voiture +en criant au cocher: + +--Au Nord. Double prix si nous allons vite. + +Le cocher enleva ses chevaux d'un coup de fouet et les stimula +tellement que la voiture faillit verser en tournant l'angle de la rue +de la Loi. + +M. Steenvliet ne savait que penser. Pourquoi Herman s'était-il fait +conduire à la gare du Nord? + +Il n'était donc pas allé au village où demeurait la fille de +l'ouvrier? Car il ne pouvait y aller que par la ligne du Midi. Où +était-il donc allé? Quoique le pauvre père essayât de se persuader +que ses craintes n'étaient pas fondées, de temps en temps un frisson +glacial parcourait ses membres. + +Sous sa froideur et sa dureté apparentes se cachait une tendresse +excessive pour son fils; on pouvait même dire que celui-ci était +l'unique objet de son amour et de sa sollicitude. Herman avait dit +adieu au domestique les larmes aux yeux, un adieu solennel! Qu'est-ce +donc que le pauvre jeune homme pouvait bien avoir en tête? Herman +paraissait faible et irrésolu, mais l'entrepreneur savait bien qu'une +volonté ferme et énergique se cachait au fond du caractère de son +fils. C'était dans le sang. Cette résolution ne pouvait-elle pas le +rendre capable de prendre le parti le plus insensé? Ah! Dieu, +combien son cÅ“ur paternel était tourmenté par les plus effrayantes +prévisions!... Mais son fils n'était probablement pas encore parti; +il le trouverait encore au chemin de fer, il le retiendrait, le +menacerait de sa colère, au besoin il le supplierait de renoncer à +son projet; et, s'il fallait absolument lui permettre de refuser la +main de Clémence, eh bien, M. Steenvliet sacrifierait l'espoir de +toute sa vie pour sauver son enfant égaré! + +M. Steenvliet n'eut pas beaucoup le temps de réfléchir. La voiture +s'arrêta devant la gare. Il sauta à terre, jeta une pièce de cinq +francs au cocher et courut dans la station à droite et à gauche, +regardant de tous côtés pour voir s'il n'apercevait pas Herman. + +Mais toutes ses recherches furent infructueuses. Il se retourna vers +les distributeurs de coupons; il s'adressa aux employés, aux hommes +d'équipe, aux hommes de peine, leur décrivit la personne et le +costume de son fils et leur demanda s'ils ne l'avaient pas remarqué, +ou s'ils ne savaient pas dans quelle direction il était parti. + +Quelques-uns répondirent qu'ils avaient bien vu un jeune homme +répondant au signalement donné; mais l'un affirmait qu'il avait pris +un coupon pour Liège; un second disait qu'il l'avait vu monter dans +le train d'Anvers, tandis qu'un troisième prétendait qu'il était +parti pour Ostende. + +Après avoir perdu là plus d'une heure, l'entrepreneur comprit +l'inutilité de ses efforts, et monta dans un fiacre pour se faire +ramener chez lui. + +Alors seulement, et loin des yeux du monde, il se livra au chagrin +et à l'inquiétude qui lui serraient le cÅ“ur. Il resta longtemps +immobile, la tête basse, les yeux fixes, perdu dans la contemplation +de visions effrayantes. Peut-être craignait-il de perdre son fils +pour toujours. + +Sans qu'il s'en aperçût, des larmes coulaient lentement sur ses +joues. + +Quand la voiture s'arrêta devant sa porte et qu'il vit qu'il était +chez lui, alors seulement il s'éveilla de son pénible rêve, et +essuya d'un mouvement nerveux ses yeux noyés de pleurs. + +Il ouvrit la portière, sauta à terre, paya le cocher sans prononcer +une syllabe, rentra chez lui, et hâta le pas pour aller s'enfermer +dans son cabinet. Mais Jacques, le vieux domestique, vint à sa +rencontre tenant à la main un papier plié. + +--Monsieur, lui dit-il, voici un télégramme pour vous. + +--Un télégramme? Donnez, donnez vite, s'écria l'entrepreneur. C'est +peut-être de lui. + +Il ouvrit la dépêche et lut: + +«Mon père, je pars pour un pays étranger. Ne soyez pas inquiet de +moi. Dès que j'aurai trouvé un séjour fixe, je vous écrirai. +Quoi qu'il m'arrive, je vous aimerai toujours, et je vous serai +éternellement reconnaissant. + +--Hypocrite! grommela le père blessé, en froissant le télégramme +avec colère. + +--Monsieur, s'il vous plaît, m'est-il permis de vous demander si ce +télégramme vient de M. Herman? demanda le vieux domestique. + +--Oui, Jacques, il vient de l'étourneau. Mais soyez tranquille, c'est +encore une folle lubie sans gravité. + +--Ah! Dieu soit loué! + +M. Steenvliet entra dans son cabinet et se laissa tomber sur une +chaise, épuisé. Mais il se releva aussitôt, serra les poings +d'un air menaçant, et murmura avec une expression de colère et +d'amertume: + +--Le sans cÅ“ur! le bourreau! Moi, son père, me faire souffrir +ainsi, me faire mourir d'angoisse, d'inquiétude et de peur! Ah! c'est +affreux. L'hypocrite! Il m'aime, il me respecte? Il me déchire le +cÅ“ur sans pitié! Ah! il me le paiera cher, très cher. Pense-t-il +donc rendre impossible son mariage avec Clémence d'Overburg? Eh bien, +il se trompe. J'ai confiance dans le temps; j'ai une patience que rien +ne lasse, et une volonté de fer. Herman n'a pas d'argent; il faudra +bien qu'il revienne au bout de quelques mois ou de quelques semaines, +cela m'est égal. Il épousera tout de même mademoiselle d'Overburg, +ne fût-ce que pour le punir de son affreuse cruauté envers moi. Oui, +il se mariera, aussi vrai que j'existe. + +Et l'entrepreneur appuya cet arrêt d'un violent coup de poing sur son +bureau. + + + + +XI + + +Ce matin-là , Lina était assise près du poêle, la tête penchée +sur sa poitrine et aussi immobile que si elle était endormie. + +A ses pieds il y avait un chaudron plein d'eau; sur ses genoux une +pelure de pomme de terre en spirale, et elle tenait encore à la main +le couteau dont elle venait de se servir pour les besoins du ménage. + +Sa mère sortit de l'étable et la surprit dans cette attitude. Elle +haussa les épaules avec compassion et lui dit: + +--Lina, mon enfant, vous avez tort de rêvasser toujours ainsi en +vous-même. A quoi réfléchissez-vous si profondément? + +--Comment pouvez-vous le demander, ma mère? répondit la jeune fille. +A quoi, à qui pensez-vous vous-même du matin au soir? Je voudrais +savoir comment il va maintenant, mère. Ah! s'il allait retomber dans +ses erreurs passées! La crainte qu'il pourrait devenir malheureux +et se perdre peut-être m'afflige profondément. Cela est-il si +étonnant! + +--Non, mon enfant, je suis aussi inquiète que vous à cet égard, +j'en conviens; mais il faut garder une juste mesure en tout. Vous +êtes tellement absorbée dans vos idées, que vous laissez là votre +ouvrage pour vous abandonner à vos rêveries. + +--Mon ouvrage est fini, ma mère, dit la jeune fille en se levant. Je +vais allumer le poêle et mettre les pommes de terre sur le feu. + +--Innocente, où sont vos esprits? Il est encore une grosse heure trop +tôt. + +--Alors, je continuerai au jardin à piquer des tuteurs auprès des +jeunes pois. + +--Cela ne presse pas, Lina. Je vous ferai une autre proposition. J'ai +remarqué tout à l'heure qu'il ne nous reste plus assez de pain; +demain le café nous manquera également. Il fait un temps superbe; +allez au village, cela vous distraira un peu. + +--Au village, ma mère? Et dimanche, suivant votre conseil, je suis +allée à la messe à Hal pour ne pas rencontrer une de ces méchantes +langues. + +--Bah! Lina, depuis lors les commérages ont bien diminué; +d'ailleurs, vous ne pouvez pas rester éternellement sans vous montrer +au village; cela paraîtrait encore plus étrange. Il vaut encore +mieux que l'on vous voie, mon enfant. De cette façon vous pourrez du +moins convaincre nos amis qu'ils se sont trompés sur notre compte... +Allez, Lina, cette promenade vous fera du bien; allez au village +chercher du pain et du café. + +--Eh bien, j'irai, ma mère, si vous le désirez. Au fond, je n'ai +pas d'objection à y faire. On peut penser de moi ce qu'on veut; ma +conscience est pure, et l'on ne me mangera pas là -bas. + +La jeune fille ôta son tablier, se coiffa d'un autre bonnet, et se +dirigea vers le village par le chemin de terre. + +Le ciel n'avait pas un nuage; un doux vent d'ouest susurrait dans +le feuillage vert des arbres et tempérait l'ardeur du soleil. Des +milliers de fleurs étoilaient les champs et les prairies, et les +oiseaux célébraient par leurs chansons amoureuses le retour du gai +printemps. + +Sous l'influence heureuse de ce beau temps, Lina redressait la +tête et respirait à pleins poumons l'air chargé de senteurs +printanières. Des idées consolantes surgissaient dans son esprit; +un doux sourire entr'ouvrait ses lèvres, et elle marchait d'un pas +allègre sous les arbres du chemin. + +Insensiblement, cependant, elle ralentit le pas, et l'expression de +son visage redevint sérieuse. Elle s'arrêta même tout à fait et +demeura immobile, les yeux fixés au sol comme si elle interrogeait la +terre sur des choses douteuses dont la solution lui tenait au cÅ“ur. +La réponse qui se présentait à son esprit ne devait pas être +favorable, car elle secoua la tête avec un certain découragement. + +Tout à coup un sourire éclaira de nouveau ses traits rassérénés, +et elle dirigea joyeusement son regard sur les champs longeant le +chemin, où elle voyait s'agiter au-dessus des fleurs jaunes des +pissenlits une foule de boules floconneuses. + +C'est la coutume, parmi les jeunes villageoises de certaines +contrées, lorsqu'elles désirent ardemment quoique chose, de +consulter, en soufflant dessus, les têtes floconneuses des pissenlits +montés en graine. C'est ce que Lina voulait faire également. + +Elle entra dans la prairie, choisit une de ces touffes de graines, +l'approcha de sa bouche, et demanda à haute voix: + +--Est-il malade? Est-il bien portant? + +Elle répéta plusieurs fois ces questions, et chaque fois elle +souffla avec force sur la touffe, jusqu'à ce que le dernier flocon +de graine se fût envolé et eût ainsi répondu affirmativement à la +dernière question posée. + +Le résultat final de cette consultation fut sans doute favorable, car +le visage de Lina respirait le contentement, et elle jeta vers le ciel +un coup d'Å“il furtif, comme si elle éprouvait le besoin de remercier +Dieu. + +Elle s'était déjà retournée et se disposait à sortir de la +prairie, lorsqu'une idée lui vint; Elle s'arrêta, regarda +les pissenlits en hésitant, et, obéissant à une attraction +mystérieuse, elle cueillit une nouvelle tête floconneuse de +pissenlit, et demanda d'une voix à peine perceptible: + +--Le reverrai-je encore?... Ne le reverrai-je plus jamais? + +Sa main tremblait; elle osait à peine souffler, et à mesure que les +graines se détachaient de la tige, son anxiété grandissait. Elle +craignait évidemment une réponse défavorable. + +Sans attendre le résultat final de l'épreuve, elle jeta la tête du +pissenlit, éclata de rire et s'écria: + +--Ah! folle que je suis! Qu'est-ce que cette innocente fleur sait de +ces choses-là ? + +Elle ajouta d'une voix plus contenue: + +--Je ne peux plus le revoir, et je ne désire pas le voir encore... +Que c'est cruel, cependant! C'est comme si une autre Lina vivait +en moi, une Lina qui pense, qui souhaite et qui espère, sans ma +participation, et même contre mon gré... Mais tout cela, ce sont +des folies. Que dirait ma mère si elle me voyait dans la prairie, +interrogeant les pissenlits comme une enfant? Allons, allons, +acquittons-nous de notre commission. + +Elle rentra dans le chemin de terre, pressa le pas, et atteignit peu +de temps après les premières maisons du village. + +Elle ne remarqua point que çà et là , lorsqu'elle passait, certaines +gens venaient sur le seuil de leur porte pour la suivre des yeux, et +que même un vieux paysan tendit vers elle son poing menaçant. + +Dans la première rue, elle vit venir la petite Catherine, la fille +du forgeron, qui avait toujours été une de ses bonnes amies. Elle +voulait aller au-devant d'elle et prononçait déjà son nom; mais +à peine la petite Catherine eut-elle reconnu celle qui l'appelait, +qu'une expression de mépris et d'aversion se montra sur sa figure, et +qu'elle s'enfuit en toute hâte dans le village. + +Lina soupçonnait les raisons de cette étrange conduite. La bonne +petite Catherine s'était laissé tromper par les commérages. Lina en +fut profondément affligée, mais Catherine était une fille naïve +et crédule. Lina, après avoir fini ses commissions, se proposait +d'aller chez elle, et quelques paroles suffiraient pour convaincre +le forgeron, qui était un homme raisonnable, et sa fille, qu'ils +s'étaient laissé conter des fables ridicules par de méchantes +langues. + +C'est dans ces consolantes dispositions d'esprit que Lina arriva sur +la grand'place du village. L'auberge de l'_Aigle d'or_ était droit +devant elle. Elle vit les deux filles, Léocadie et Isabelle, qui se +tenaient derrière la fenêtre, et la regardaient avec une expression +de haine et de mépris, en lui faisant des gestes de menace. + +Loin d'être embarrassée ou confuse, Lina regarda de son côté les +deux filles bien en face, d'un air de bravade. Les gens de l'_Aigle +d'or_ n'étaient-ils pas les ennemis d'Herman? Léocadie et Isabelle, +par dépit de ce qu'il ne voulait plus venir à l'_Aigle d'or_, +n'avaient-elles pas été les premières à répandre sur son compte +la médisance et la calomnie? + +Cela suffisait pour rendre à Lina tout le courage, tonte la fierté +de l'innocence. Elle passa devant l'_Aigle d'or_ avec un sourire +moqueur, et l'expression de son visage signifiait qu'elle ne faisait +aucun cas de l'estime de personnes telles qu'Isabelle et Léocadie. + +Préoccupée de cette circonstance, elle ne remarqua pas, bien loin, +à côté de l'église, un groupe nombreux de gens qui la regardaient. +On y procédait à la vente à la criée du mobilier et du bétail de +la veuve Struyf, récemment décédée, et à cette occasion la maison +mortuaire était pleine de monde. + +Lina entra dans la boutique de l'épicier. Deux autres chalands se +tenaient devant le comptoir, attendant leur tour d'être servis. +C'étaient une jeune fille et un garçon bien connus de Lina. Au +village, tout le monde se connaît. + +--Bonjour, Fifine Bals. Beau temps aujourd'hui, n'est-ce pas? Bonjour, +Martin Palinck. On nous a dit que vous aviez la fièvre; mais, Dieu +soit loué! vous paraissez frais comme une rose. Votre vache tachetée +est-elle vendue? + +La seule réponse qu'elle obtint fut un grognement inintelligible, et +elle remarqua avec un certain effroi que la jeune fille et le jeune +garçon reculaient insensiblement pour s'éloigner d'elle le plus +possible. + +--Mais, braves gens, dit-elle d'un ton plaintif, pensez-vous que j'aie +le choléra et que je vous le communiquerai? + +--C'est tout comme, grommela Fifine Bals. Qui traîne sa réputation +dans la boue doit rester éloigné des honnêtes gens. + +--Ah! vous aussi, vous avez ajouté foi à la calomnie? répliqua +Lina. Mais de tout ce qu'on dit il n'y a rien de vrai. + +--Vous nous prenez donc pour des enfants innocents? ricana Martin +Palinck. Beaucoup de gens,--et moi-même,--ont vu de leurs propres +yeux, vu, depuis bien des semaines, qu'un riche monsieur de la ville +vient presque tous les jours dans votre maison. Cela n'est pas vrai +non plus, dites? + +Lina parut déconcertée. + +--Oui, cela est vrai, balbutia-t-elle, mais il venait par pure +amitié. + +--Naturellement; ce n'est pas la haine qui l'amenait, c'est certain. + +--Dès qu'il a appris qu'on interprétait mal ses visites, il est +parti pour ne plus jamais revenir. + +--Faites croire cela aux oies. + +--Mais, mon ami, soyez donc raisonnable, et laissez-moi vous +expliquer... + +--Mon ami, osez-vous dire! Fi, je vous le défends. Appelez votre ami +celui qui vous donne des boucles d'oreilles de diamant. + +Attristée jusqu'aux larmes, Lina essaya encore de se justifier; mais +le jeune homme, aigri et irrité, l'interrompit aussitôt et dit à la +boutiquière: + +--Je ne sais pas comment cette impudente linotte ose encore mettre +les pieds dans votre boutique. Dépêchez-vous de la servir, patronne, +pour qu'elle s'en aille bien vite. + +--Oui, alors nous serons délivrés de sa déshonorable présence, +ajouta Finie. + +Lina avait le cÅ“ur brisé. Elle s'approcha du comptoir d'un air +craintif et demanda timidement ce dont elle avait besoin, en regardant +l'épicière dans les yeux tristement et avec une supplication muette, +comme pour implorer sa pitié. + +La boutiquière haussa les épaules et se mit à peser sans rien dire +le café demandé. + +Pendant ce temps, on entendait dans la rue un bruit de voix qui se +rapprochait insensiblement, et qui, redoublant de force, semblait +s'arrêter devant la boutique. + +Lina n'avait plus le cÅ“ur de regarder vers la porte. Au frémissement +de ses membres, aux grosses larmes qui brillaient dans ses yeux, +on voyait qu'elle comprenait ce que signifiait ce rassemblement des +villageois devant la boutique de l'épicière. + +En effet, dès qu'Isabelle et Léocadie eurent annoncé à leur père +la présence de Lina Wouters dans le village, celui-ci s'était rendu +auprès de son valet d'écurie, un lourd et méchant imbécile, et +l'avait envoyé sur la Grand'Place pour exciter les gens contre la +jeune fille. Pauw le tortu s'était immédiatement acquitté de cette +commission, et il se tenait maintenant au milieu d'une trentaine de +jeunes garçons, de femmes, et d'hommes âgés, devant la porte de la +boutique. + +D'abord on n'entendait pas distinctement ce qui se disait dans +les rangs de cette foule malveillante; la plupart des assistants +n'étaient venus là que par curiosité, et les autres n'étaient +pas encore assez montés pour se répandre en injures et en paroles +grossières. + +Mais le valet d'écurie de l'_Aigle d'or_ éleva la voix, et cria tout +haut de manière à être entendu jusqu'au fond de la boutique: + +--Jetez cette sale coureuse à la porte! Ahou! Ahou! + +Et il ajouta un chapelet de paroles si grossières, qu'en tout autres +circonstances elles eussent fait rougir de honte les auditeurs. + +--Tenez, malheureuse fille, voilà le café demandé, dit la +boutiquière. Les gens sont bien montés contre vous. Vous voyez +maintenant ce qu'il en coûte de ne pas conserver sa bonne renommée. +Retournez bien vite chez vous, c'est le mieux que vous pouvez faire. + +Lina aurait bien voulu suivre ce conseil, mais elle avait encore à +chercher du pain chez le boulanger. De plus, elle était blessée et +indignée d'entendre le valet de l'_Aigle d'or_ élever la voix et +exciter la foule contre elle. Elle n'ignorait pas quel rôle actif +et méchant Pauw le tortu avait joué dans les calomnies répandues +contre Herman Steenvliet et contre elle-même. + +Avec une sorte de résolution virile elle redressa la tête et sortit +hardiment de la boutique. Son attitude décidée fit reculer les +jeunes garçons groupés dans la rue, qui lui livrèrent passage pour +se rendre à la boulangerie. Mais elle fut immédiatement suivie +à deux ou trois pas de distance, et accablée des injures les plus +grossières. + +Malgré les excitations de Pauw, Lina atteignit pourtant la maison +du boulanger, où elle entra pendant que l'on criait furieusement +derrière elle: + +--Pas de pain pour la coureuse, ne lui donnez pas de pain! + +--Sortez de ma maison, et n'y rentrez plus jamais, dit la boulangère +à la pauvre fille terrifiée. + +Comment osez-vous encore vous montrer au village après une conduite +aussi déshonorante? N'êtes-vous pas honteuse? Allez, allez, hors +d'ici, et dites à votre mère qu'il n'y a plus de pain ici pour elle. + +Combien Lina se sentait malheureuse en ce moment! Elle était donc +pour tous un objet de haine et de mépris, comme une criminelle! +Évitée, repoussée, redoutée comme une pestiférée! On lui +refusait du pain, et si on l'avait pu, on aurait, à cause d'elle, +condamné son grand-père et sa mère à mourir de faim! + +L'injustice des gens lui semblait si grande qu'elle se révoltait au +fond de sa conscience, et qu'elle reparut au milieu des villageois +résolue et la tête haute. + +De même que la première fois on la laissa faire quelques pas en +avant, sans autre obstacle que des injures: mais Pauw le tortu, +s'apercevant qu'elle voulait quitter le village et retourner chez +elle, courut en avant avec trois ou quatre polissons, et lui barra le +chemin. + +--Que voulez-vous de moi, méchante langue que vous êtes? dit Lina au +valet d'écurie de l'_Aigle d'or_. Ne vous suffit-il pas d'avoir dit +toute sorte de mal de moi comme un calomniateur que vous êtes, et +faut-il encore que vous excitiez ces jeunes gens simples et crédules +à me maltraiter? Mais je vous préviens que le premier qui ose me +toucher apprendra à ses dépens qu'il n'a pas affaire à un enfant. + +Comme pour répondre à cette bravade, Pauw saisit le ruban qui +pendait sur son épaule et lui arracha son bonnet de la tête. Mais +mal lui en prit, car il reçut de la jeune fille un soufflet si bien +appliqué qu'il tomba à la renverse dans la poussière. + +Tandis que Lina ramassait son bonnet et tâchait de le rajuster sur +ses cheveux qui s'étaient dénoués, le valet d'écurie se releva et, +écumant de rage, il cria à ses compagnons de jeter de la boue et des +pierres après cette fille sans vergogne, pour la chasser du village. +Joignant l'action aux paroles, il se baissa, et, ne trouvant pas de +pierres sous la main, il ramassa de la boue dans l'ornière et la lui +jeta à la figure. + +Excités par ces paroles haineuses, beaucoup de jeunes garçons et +même quelques femmes suivirent son exemple. Les mottes de terre et +la boue volaient comme un nuage autour de la tête de la malheureuse +Lina, qui, voyant bien qu'elle était impuissante à résister plus +longtemps, essaya d'atteindre la sortie du village. + +Mais, hélas! elle en fut également empêchée. Le nombre de ses +ennemis s'était tellement accru, qu'elle se vit bientôt entourée +de tous côtés et que, perdant courage, elle se résigna à supporter +l'orage la tête basse et les yeux fermés, jusqu'à ce que ses +agresseurs fassent fatigués de leur jeu cruel, ou qu'elle-même y +succombât. + +Mais alors parut tout à coup au milieu du groupe hostile un vieillard +de haute taille qui frappait sur eux avec un mètre en bois de chêne, +et les dispersa. + +Un cri de délivrance s'échappa de la poitrine oppressée de Lina; +elle s'élança vers son sauveur, se jeta à son cou, et s'écria: + +--Ah! grand-père, c'est Dieu qui vous envoie. Si vous n'étiez pas +arrivé, ces méchantes gens m'auraient peut-être tuée à coups de +pierre. + +--Ah! ma pauvre Lina, vous voir traitée ainsi; soupira Jean Wouters. +Me fallait-il encore, dans mes vieux jours, voir chose pareille? J'ai +beaucoup souffert, mais aujourd'hui...... + +Il ne put en dire davantage et se mit à pleurer: ses larmes se +mêlaient aux larmes de l'enfant qu'il aimait plus que la prunelle +de ses yeux, et qu'il voyait maintenant injustement condamnée à une +honte et à une douleur éternelles... + +Pauw et sa bande s'étaient mis prudemment hors des atteintes du vieux +charpentier, mais ils continuaient à crier de loin de scandaleuses +injures qui perçaient le cÅ“ur de Jean Wouters comme autant de coups +de couteau. Quoi! l'on osait articuler de pareilles infamies contre +son innocente petite-fille. C'était à mourir de douleur; c'était à +rentrer sous terre, de honte. + +--Venez, mon enfant, retournons à la maison, dit-il. Mon sang bout: +je pourrais faire un malheur et cela serait encore bien pis. Vous +tremblez, et vous êtes effrayée? Ne craignez plus rien; j'ai encore +assez de courage et de force pour vous défendre. + +Il la prit par la main et se dirigea avec elle, à pas lents, vers la +rue latérale qui devait le conduire dans la campagne. Mais Pauw et +ses compagnons, devinant son intention, parurent enflammés d'une +rage nouvelle. Ils se rapprochèrent jusqu'à une certaine distance, +redoublèrent d'injures et de gros mots contre la malheureuse Lina, et +se remirent à lui lancer de la boue et des mottes de terre. + +En ce moment un gros morceau de terre durcie l'atteignit si violemment +à l'épaule qu'elle poussa un cri de douleur. + +--Bourreaux stupides, brutes sans âme! cria Jean Wouters en tournant +ses yeux qui lançaient des éclairs vers cette foule tumultueuse, +pour voir qui avait jeté; mais le groupe était si nombreux et les +agresseurs étaient entourés de tant de gens simplement indifférents +ou curieux, qu'il dut reconnaître son impuissance et renoncer à +toute idée de résistance. + +--Lina, Lina, venez vite, dépêchons-nous, dit-il, il n'y a pas +d'autre moyen... + +A ces mots il doubla le pas et enfila la rue latérale, suivi par +la foule qui ne le quitta qu'aux dernières maisons du village, +et remplissait l'air de ses cris furieux et de ses vociférations +injurieuses. + + + + +XII + + +Lorsque Jean Wouters, rentrant dans sa maison, raconta à la mère de +Lina le traitement barbare que l'on avait infligé à la pauvre enfant +dans le village, la maisonnette fut remplie pendant quelque temps de +cris de désespoir et de pleurs de colère. + +Malgré sa propre douleur, Lina s'efforça de consoler sa mère et +son grand-père en se mettant, en apparence du moins, au-dessus de +la calomnie, et indifférente à la lâche agression des villageois +égarés. + +Elle réussit à calmer quelque peu les vieilles gens et à les +décider à prendre leur repas: l'heure habituelle était passée +depuis longtemps, et le grand-père ne pouvait pas arriver trop tard +à son travail. Tous sentaient qu'en ce moment plus qu'en tout autre +une pareille négligence pourrait être fatale. + +Aussi, à peine Jean Wouters eut-il mangé, bien à contre-cÅ“ur, +quelques pommes de terre, qu'il se leva de table, et sortit pour se +rendre au village, où il travaillait. + +Lina continua ses efforts pour dépeindre à sa mère, sous des +couleurs moins sombres, les scènes qui s'étaient passées le matin. +Que leur importait, au fond, que les gens du village, excités par +les filles de l'_Aigle d'or_ et leur valet d'écurie, fussent montés +contre eux? Leur conscience leur reprochait-elle quelque chose, et +tout ce qui se racontait là -bas était-il autre chose que fausseté +et calomnie? D'ailleurs, cela changerait bientôt, dès que l'on +saurait que M. Herman ne mettait plus le pied chez eux. En attendant, +ils n'avaient pas besoin de conserver des relations avec le village; +ils pouvaient aller aux offices à Loth, et s'y approvisionner de tout +ce dont ils avaient besoin, comme Lina avait d'ailleurs l'intention de +le faire cet après-midi même, dès que la table serait desservie et +la vaisselle lavée. + +En causant ainsi de leur triste situation, Lina avait encore assez +d'empire sur elle-même pour esquisser de temps en temps un sourire, +et pour parler en plaisantant de la méchanceté des villageois. Sous +l'influence de ces paroles consolantes, la tristesse de la veuve se +changea petit à petit en une vive rancune contre l'aubergiste de +l'_Aigle d'or_ et son stupide valet. L'épanchement de sa colère +soulagea son cÅ“ur, et ramena un repos relatif dans son âme +endolorie. + +D'abord elle avait approuvé le projet de sa fille d'aller chercher +à Loth le pain qu'on lui avait refusé au village. Elle se mit à +réfléchir pourtant, non sans effroi, que Lina pouvait rencontrer +encore sur son chemin de méchantes gens qui l'insulteraient et +l'injurieraient. + +Aussi manifesta-t-elle l'intention d'aller elle-même à Loth, +prétendant qu'elle éprouvait le besoin de prendre un peu l'air. Elle +avait la tête lourde, et cette promenade la remettrait tout à fait. + +La jeune fille ne fit pas d'objections et elle sourit même sans +contrainte en souhaitant à sa mère une bonne promenade. + +Mais lorsque la veuve fut partie et eut disparu dans le chemin creux, +Lina rentra dans sa chambre, s'affaissa sur une chaise, mit ses mains +sur ses yeux, et commença à pleurer à chaudes larmes. + +Elle resta longtemps ainsi, soulageant à force de pleurer son cÅ“ur +meurtri du poids qui l'oppressait. + +Enfin, le courage lui revint; elle se leva, secoua la tête et essuya +ses larmes. Elle prit une houe, alla au jardin tout contre la haie, +s'agenouilla sur le bord d'un parterre de verdure, et se mit à +sarcler les jeunes carottes. + +Parfois elle restait immobile tout à coup, et s'absorbait dans +ses pensées, puis après une courte interruption elle reprenait de +nouveau son travail avec activité. Sans doute, lorsque son visage +exprimait la tristesse et l'indignation, elle pensait aux grossières +injures auxquelles elle avait été en butte; mais souvent un doux +sourire entr'ouvrait ses lèvres, et une sorte d'orgueil brillait dans +ses yeux. A quoi, à qui pensait-elle alors? + +Tandis que la jeune fille travaillait ainsi tout absorbée, un +monsieur déjà avancé en âge s'avançait par le chemin de terre qui +vient du village. Il cherchait évidemment à reconnaître le pays, +car il regardait de tous côtés et paraissait fort impatienté. + +Heureusement, un paysan sorti d'un sentier latéral déboucha en ce +moment sur le chemin. + +Le monsieur lui demanda quelque chose. L'homme, continuant sa route, +lui désigna du doigt la maisonnette de Jean Wouters et murmura: + +--C'est là , derrière cette haie d'épine. + +Un sourire amer plissa les lèvres du vieux monsieur, tandis qu'il +dirigeait ses regards vers l'humble demeure. + +--Ah! c'est là , derrière la haie d'épine, répéta-t-il en +ricanant. C'est dans cette misérable hutte qu'elle demeure, la +sorcière villageoise, la grossière sirène qui tient le fils de +Steenvliet le millionnaire captif dans ses filets! Je sens mon front +rougir de honte et d'humiliation. C'est donc là le pays étranger +pour lequel mon imbécile de fils est parti? Me tromper ainsi! Ah! ah! +nous allons mettre définitivement fin à cette indigne comédie. + +Cependant, lorsqu'il eut pénétré dans le jardinet à l'intérieur +de la haie, il s'arrêta tout à coup en regardant les belles fleurs +si bien entretenues qui parfumaient l'air aux deux côtés du sentier +conduisant à la maison. Un sourire d'une douceur singulière éclaira +son visage. + +Ces fleurs communes étaient pour lui aussi des amies d'enfance, et +elles lui rappelaient les beaux jours de son premier amour, lorsque +son âme n'avait pas encore perdu sa candeur printanière dans la +bataille de la vie et la poursuite de la fortune. + +Ces idées l'amenèrent à considérer la maisonnette avec moins de +prévention. Elle ressemblait réellement à la demeure des parents +de sa défunte femme. Elle était plus petite, à la vérité; mais +ce noyer, cette vigne, ces fenêtres vertes avec leurs petits rideaux +plissés! Combien de fois n'avait-il pas, avec des battements de +cÅ“ur, fait pour elle un petit bouquet de ces mêmes fleurs! Et +comme le bon grand-père lui souriait amicalement derrière de petits +rideaux blancs pareils à ceux-ci! Ah! il se le rappelait encore: +le puits avait entendu le premier, le pudique aveu de son amour pour +elle. Elle était venue puiser de l'eau, et il avait profité de +l'occasion pour lui balbutier à l'oreille ce qu'il avait sur le +cÅ“ur. Cette larme de bonheur sur sa joue, quel diamant pouvait avoir +pour lui plus de prix que cette perle humide? + +Il secoua la tête comme pour chasser des idées importunes et +grommela d'un ton mécontent: + +--Ah çà ! est-ce que je deviens aussi bête que mon fils? Vais-je me +laisser attendrir follement par des choses qu'on trouve dans toutes +les maisons de paysan? Il ne manquerait plus que cela! Allons, allons, +pas de folie; arrachons un fils dénaturé aux griffes de cette +enchanteresse! + +La porte était grande ouverte; il entra, mais ne rencontra personne. + +Au lieu d'appeler, il fit l'inspection de la chambre, probablement +dans l'espoir d'y découvrir quelque chose qui trahît la présence de +son fils. + +--Rien, absolument rien! grommela-t-il. S'il est vrai, ainsi que +l'affirment les gens du village, qu'il lui donne beaucoup d'argent, +elle ne l'a certainement pas employé à acheter de beaux meubles. +Tout ici indique la gêne et la pauvreté... Mais comme tout est +propre, pourtant, et reluisant! Ce sable blanc sur les carreaux, cette +draperie de cheminée finement plissée, ce crucifix avec sa branche +de buis bénit entre ces deux perroquets de plâtre peints en vert... +C'est comme dans la maison de ma mère. Je la vois encore; j'étais un +petit garçon alors; elle me joint les mains et m'apprend à bégayer +«Notre père qui êtes aux cieux...» Mais est-ce que je perds la +tête? Qu'est-ce qui m'arrive donc? Me voilà tout prêt à pleurer. +J'oublie que j'ai une tâche sérieuse à remplir ici... Personne? Mon +fils doit être ici cependant. Il est peut-être au jardin avec elle. + +Poussé par cette idée, il marcha vers la porte de derrière qui +était également ouverte. Il se disposait à appeler, lorsqu'il +aperçut au bout du jardin une jeune fille agenouillée et +profondément courbée vers la terre, en train d'arracher les +mauvaises herbes d'une couche de jeunes carottes. + +C'était donc là l'ennemie de son bonheur, l'obstacle à +l'élévation de son fils dans le monde. Il ne pouvait pas se tromper, +car on lui avait dit dans le village qu'il n'y avait qu'une seule +fille dans la maison. + +Pendant un instant ses yeux restèrent fixés avec amertume sur la +jeune fille occupée à sarcler; un sourire de mépris plissa même +ses lèvres lorsqu'il contempla ses vêtements; son corsage brun, +sa jupe verte et son mouchoir de cou en coton à fleurs, pauvres et +usés, quoique portés avec une certaine élégance? + +Un mouvement qu'elle fit permit en cet instant à M. Steenvliet de +voir les traits de son visage. Il frémit de crainte pour son fils. +Ah! il comprenait maintenant comment un jeune homme inexpérimenté +avait pu se laisser charmer et séduire par une fille qui, sous le +masque d'un frais et ravissant visage, cachait sa fausseté et sa +cupidité. Maintenant elle paraissait travailler d'arrache-pied sans +penser à rien; mais probablement ils l'avaient vu venir; Herman +s'était caché quelque part, et la jeune fille rusée faisait +semblant de ne rien savoir. + +--Holà ! Y a-t-il quelqu'un au logis? cria-t-il! + +La jeune fille se leva, le regarda un instant avec étonnement, puis +accourut vers lui avec un cri de joie et lui dit: + +--Bonjour, monsieur Steenvliet! Quel bonheur de vous voir ici! Et +comment se porte M. Herman? + +--Quoi, M. Steenvliet? grommela l'entrepreneur, à la fois surpris et +blessé. D'où savez-vous mon nom? + +--Je vous reconnais, Monsieur; votre fils vous ressemble étonnamment. + +--Voilà la première fois qu'on me dit cela. Vous croyez me +flatter... Herman m'a vu venir, n'est-il pas vrai? + +--Ah! je vous en supplie, monsieur Steenvliet, tranquillisez-moi. +Lorsque M. Herman nous a quittés pour la dernière fois, il était si +triste, si désespéré! N'est-il pas malade? + +--Ne faites donc pas l'ignorante, dit l'entrepreneur d'un ton acerbe. +Vous cherchez à me faire sortir du jardin; mais ces grosses malices +ne peuvent pas réussir avec moi. Herman est ici, et je veux le voir, +tout de suite, sans retard. + +--Mais pourquoi avez-vous l'air si fâché contre moi, Monsieur? +murmura Lina de plus en plus étonnée. M. Herman serait ici? Je n'en +sais rien. Il y a cinq jours qu'il nous a honorés la dernière fois +de sa visite. + +--Vous me trompez. + +--Ah! Monsieur, moi vous tromper? Pourquoi? + +--Mon fils vient ici tous les jours. + +--Oui, précédemment nous le voyions deux ou trois fois par semaine; +mais à présent il ne viendra plus jamais ici. + +--Alors, vous voulez me faire croire qu'il a rompu tout à fait avec +vous? + +--Je ne comprends pas bien. Mon grand-père a interdit à M. Herman +l'accès de notre maison, et M. Herman a promis d'obéir, si pénible +que lui fût cet adieu définitif. + +--Serait-il possible? On a chassé mon fils d'ici? + +--On l'a prié, supplié, d'oublier désormais le chemin de notre +humble maisonnette. + +--S'était-il donc mal conduit, même envers vous? + +--Non, il est la bonté et l'honnêteté même. Mais les gens du +village disaient de nous toute sorte de mal à cause des visites que +M. Herman nous rendait. Ils croyaient que nous l'attirions chez nous +pour nous faire donner de l'argent, ils osaient même répandre le +bruit que j'avais accepté de lui des robes de soie et des pendants +d'oreilles en brillants. + +--Je viens du village; un honnête habitant m'a affirmé avoir vu +de ses propres yeux vos robes de soie et vos boucles d'oreille en +brillants... Et cela ne serait pas vrai? + +--Oh! Monsieur, les gens du village ne savent pas ce qu'ils disent. +Votre fils respectait trop notre pauvreté pour nous offrir quelque +chose, et nous attachions un trop haut prix à son estime et à son +amitié pour accepter quelque chose de lui. + +L'entrepreneur ne savait que penser. Il luttait vainement contre +l'influence enchanteresse de la naïve jeune fille, dont les doux +yeux, la voix musicale et le langage calme et réservé étaient +l'indice certain d'une âme pure et d'un cÅ“ur sincère. + +--Mais c'est incompréhensible, murmura-t-il. Vous ne me ferez +pourtant pas croire que mon fils passait ici des journées entières +à boire du lait battu. Que venait-il donc y faire, suivant vous? + +--La calomnie est une bête venimeuse, dit-elle en poussant un profond +soupir. Ce que les villageois égarés pensent de moi peut m'affliger, +mais non pas me décourager. Mais que vous, monsieur Steenvliet, +vous, son père, pour qui il a tant d'affection et de respect, ayez pu +croire aux méchants bruits répandus contre lui et contre moi, cela +me fait saigner le cÅ“ur. Ah! permettez-moi de vous faire connaître +la vérité. Je vous en supplie, entrez dans la maison, asseyez-vous, +et veuillez m'écouter pendant quelques instants. Je vous dirai ce que +M. Herman venait faire ici. Nous ne demandons rien de lui ni de vous +que votre estime, et je suis bien sûre qu'après mes explications +vous reconnaîtrez que vous n'avez pas le droit de nous la refuser. + +Dominé par sa résolution, l'entrepreneur la suivit dans la maison et +accepta la chaise qu'elle lui offrait. + +--Eh bien, parlez maintenant, dit-il. + +--Je ne sais pas, commença la jeune fille en hésitant, comment +vous raconter quel singulier hasard amena M. Herman chez nous pour la +première fois. Il y avait eu une fête entre amis à l'_Aigle d'or_, +et l'on y avait, paraît-il, bu beaucoup de vin. Très tard dans la +soirée nous trouvâmes, sous le plus grand noyer qui est là devant +la porte, un jeune monsieur étendu tout de son long par terre. Il +était malade. Nous le portâmes dans la maison et nous le soignâmes. +C'était M. Herman, votre fils. Je le reconnus du premier coup d'Å“il, +et dès qu'il se fut un peu reposé et qu'il eut repris ses sens, il +me reconnut également. Nous nous mîmes à parler des belles années +de notre enfance, lorsque nous allions tous les jours ensemble à +l'école, la main dans la main, et que nous jouions gaiement tous les +deux. + +--Qu'est-ce que vous me racontez là ? interrompit l'entrepreneur--Qui +êtes-vous donc? + +--Ah! innocente que je suis, s'écria la jeune fille, ne le savez-vous +pas, Monsieur? Mon père était autrefois votre ami, et moi j'étais +l'inséparable compagne de jeux de votre fils. + +--En effet, Wouters, Victor Wouters... + +--C'est le nom de mon père, Monsieur. + +--Avez-vous donc demeuré précédemment à Ruysbroeck? + +--Oui, Monsieur, juste en face de votre maison. + +--Victor Wouters vit-il encore? + +--Non, Dieu l'a rappelé à lui. Ma mère est veuve depuis longtemps, +mais son vieux père demeure avec nous. + +--Et vous êtes fille de Victor Wouters? Il me semble qu'il me +souvient d'une petite fille... + +--Mais, Monsieur, j'ai été si souvent assise sur un de vos genoux, +tandis que Herman enfourchait l'autre. Vous nous faisiez aller à dada +ensemble. Ne vous en souvenez-vous plus? La petite Caroline Wouters +avec sa tête blonde bouclée? L'enfant gâtée de la mère et de la +grand'mère Steenvliet. + +--Quoi! comment! Vous êtes la petite Caroline Wouters? s'écria +l'entrepreneur, la jolie et aimable enfant qui charmait tout le monde +par sa douceur? + +Et, s'oubliant pendant un instant, il saisit les deux mains de la +jeune fille et les serra dans les siennes, en la regardant avec une +sorte de joyeux enthousiasme. + +--Vous, Caroline, murmura-t-il, vous seriez une mauvaise femme, vous +seriez devenue une créature sans cÅ“ur et sans honneur? Impossible! +Je ne puis, je ne veux pas le croire. Venez, mon enfant, asseyez-vous +aussi et continuez; donnez-moi la conviction que les gens du village +vous ont calomniée, je vous en serai reconnaissant. + +--Eh bien, reprit Lina, quelques jours plus tard M. Herman est revenu. +Il nous avait dit lui-même qu'il craignait d'être conduit à sa +perte par cette funeste habitude de boire tant de vin avec ses amis. +Cela m'attristait profondément. Lorsque nous étions encore enfants, +Herman m'a sauvé un jour la vie en me tirant du ruisseau le Malbeck +où j'étais tombée, vous devez vous le rappeler, Monsieur, car vous +n'aviez pas voulu le croire et vous l'aviez puni parce qu'il était +rentré au logis tout couvert de boue. + +--En effet, je me le rappelle, pauvre garçon, il a reçu une volée +de giffles, tandis qu'il méritait plutôt une médaille d'honneur. +Ah! Caroline, quel joli couple d'enfants vous formiez à vous deux! +Lui, hardi et déjà généreux, vous, aimable et douce. Je vois +encore ma bonne et défunte femme vous serrer tous les deux dans ses +bras, avec autant d'amour et d'orgueil que si vous aviez été aussi +son enfant. Quelle douce et noble femme c'était, n'est-ce pas? + +--Elle me sourit encore souvent dans mes rêves, Monsieur. + +--Ne parlons plus de cela, Caroline, il n'est pas bon de penser à ces +choses qui sont passées depuis si longtemps, il y a, hélas, dans ces +souvenirs, tant de places devenues vides! + +--Comme je vous le disais, Monsieur, poursuivit la jeune fille, la +reconnaissance me fit former le projet de sauver M. Herman à mon +tour. Je conviens que pour atteindre ce but j'ai fait tout ce qui +était possible pour l'attirer ici. Nuit et jour j'ai calculé les +moyens d'y parvenir et ma mère m'y a aidée. Le bon Dieu ne devait +pas désapprouver mon intention, puisqu'il a secondé mes efforts. +Oui, Monsieur, mon unique désir était de tenir M. Herman éloigné +des plaisirs malsains et des orgies où l'entraînaient ses amis. +Ce but, je l'ai atteint. M. Herman, depuis qu'il est venu chez nous, +évite les occasions qui pouvaient l'entraîner à boire. Il est +guéri et sauvé. Il est vrai que j'ai à souffrir cruellement à +cause de cela. Ce matin même on m'a chassée du village en me jetant +de la boue et des pierres; mais je ne regrette pas ce que j'ai fait, +au contraire, je bénis le ciel qui m'a permis de m'acquitter envers +M. Herman du bienfait que j'ai reçu de lui dans mon enfance. + +L'entrepreneur la regardait avec des yeux qui ne brillaient +pas seulement d'admiration, mais qui se mouillaient aussi +d'attendrissement. Il comprenait parfaitement maintenant comment il se +faisait que son fils se fût laissé charmer par l'aimable fille qui +avait été son amie d'enfance. Lui-même, son père, malgré ses +cheveux gris, se sentait tellement sous le charme, qu'il oubliait sa +propre situation. Il se leva, posa son bras sur l'épaule de la jeune +fille et effleura son front pur d'un baiser paternel. + +--C'est donc vous, ma bonne Caroline, dit-il doucement, qui avez tiré +Herman du chemin dangereux de la dissipation et du vice? Oh! soyez-en +bénie, mon enfant! Et moi qui croyais que vous étiez la seule cause +de mon chagrin. + +--Moi, la cause de votre chagrin, Monsieur? + +--Herman devait se marier avec une jeune fille de haute noblesse. Il +refuse... Ce rayon de bonheur dans vos yeux! Ce refus vous réjouit +donc? + +--Oh! non, il me surprend et m'étonne. Il nous avait pourtant si +fermement assuré qu'il était positivement décidé à se conformer +à vos désirs! + +--A moi aussi il a promis la même chose plusieurs fois. C'était le +vÅ“u, le rêve de toute ma vie; j'allais toucher au but de tous mes +efforts et maintenant, maintenant il refuse obstinément. Oui, pour se +soustraire à mes ordres, à mes prières, peut-être pour me tromper, +il ose m'écrire qu'il est parti pour un pays étranger. + +--Pour un pays étranger? Herman? O mon Dieu! s'écria la jeune fille +dont les yeux se mouillèrent de larmes. Lui, s'en aller courir +loin de sa patrie, loin de son père? Maintenant je comprends votre +chagrin, Monsieur, il est votre unique enfant. Pour moi il n'est qu'un +ancien compagnon de jeux, un ami, et cependant mon cÅ“ur se brise +d'angoisse et de pitié. + +--Oui, oui, je le vois bien, dit l'entrepreneur avec inquiétude, un +ami et probablement aussi quelque chose de plus. Il est nécessaire +que je voie clair là -dedans. Je vais savoir, Caroline, si vous êtes +réellement sincère et si vous ne reculez pas devant un aveu bien +franc... Mon fils vous aime. Vous le savez, n'est-il pas vrai? + +Pendant un instant la jeune fille le regarda avec stupeur, comme si +elle ne l'avait pas bien compris; mais sans doute un rayon de +lumière descendit tout à coup dans son esprit, car une vive rougeur +s'épanouit sur son visage. + +--Eh bien, vous ne répondez rien? C'est donc vrai? Ce n'est +probablement pas votre faute, Caroline; mais du moins vous étiez +maîtresse de votre propre cÅ“ur. L'aimez-vous? + +--Ah! Monsieur, que pensez-vous de moi, répondit la jeune fille en +balbutiant et sans lever les yeux. M. Herman ne m'a jamais parlé de +pareilles choses. + +--Soit, mais je répète ma réponse, l'aimez-vous? + +--L'aimer? Qu'est-ce que c'est qu'aimer, Monsieur? dit-elle en +soupirant. Être capable de se dévouer pour quelqu'un, sacrifier pour +lui sa bonne réputation et le repos de sa vie, et n'espérer rien, +ne souhaiter aucune autre récompense que le plaisir de le rendre +heureux, est-ce là aimer? + +--Cela y ressemble fort, du moins: c'est peut-être plus noble et plus +beau. + +--Eh bien, oui, Monsieur, c'est ainsi que j'aime celui qui m'a sauvée +d'une mort certaine... mais non pas comme le racontent méchamment +les gens du village, non pas comme vous, son père, semblez le croire +également. Non, pas ainsi. + +En achevant ces mots, elle avait relevé la tête et regardait M. +Steenvliet sans aucune crainte. + +Il y eut un moment de silence. + +--Je vous remercie, ma bonne Caroline, dit l'entrepreneur. Vous êtes +une fille intelligente. Beaucoup de dames du grand monde n'ont pas le +cÅ“ur si haut placé que vous. Je suis millionnaire; Herman est mon +unique héritier, il doit se marier avec une personne de sa condition. +Vous n'avez d'ailleurs jamais eu l'idée, n'est-ce pas, que vous +pourriez devenir sa femme? + +--Ah! Monsieur, ne me traitez pas si durement! s'écria Lina d'un +ton suppliant. Nous sommes des ouvriers, de pauvres gens qui doivent +gagner leur quotidien à la sueur de leur front. Croyez-vous que nous +soyons capables de l'oublier? Les idées dont vous parlez seraient +insensées et ridicules. + +--Par conséquent, vous ne souhaitez pas que le mariage d'Herman avec +Clémence d'Overburg soit rompu? + +--Pas le moins du monde. + +--Et si Herman revenait ici, vous sentiriez-vous assez forte pour lui +conseiller ce mariage? + +--Certes, Monsieur. + +--Et même pour user de toute votre influence sur lui afin de l'y +décider, et même, au besoin, de l'y contraindre? + +--Ce mariage le rendra heureux ainsi que vous, je n'en doute pas, et +cela me suffit. Oui, Monsieur, je le sens, j'ai assez d'empire sur son +esprit pour le convaincre qu'il ne peut pas résister à votre vÅ“u +paternel; mais il ne reviendra plus jamais ici. + +--J'ai les plus sérieuses raisons de croire le contraire. Eh bien, +promettez-moi que vous le ramènerez à des idées meilleures, et, +une fois mon fils marié, je ne vous oublierai pas, et je vous +récompenserai largement, vous et vos parents, de votre généreux +sacrifice. + +--Ne nous méprisez pas, Monsieur, telle est la seule récompense à +laquelle nous tenons. + +--Vous mépriser, Caroline! exclama l'entrepreneur. Oh! pourquoi +Dieu ne vous a-t-il pas donné un grand nom, ou seulement une belle +position dans le monde... Mais ayez bon espoir, Caroline: Dieu est +juste, vous serez heureuse, car vous le méritez... Je dois vous +quitter, mon enfant. Donnez-moi la main; je la serre avec estime et +avec une sympathie véritable. Saluez vos parents de ma part... Vous +me promettez donc, si mon fils revient ici, de lui persuader qu'il +doit accepter la main de mademoiselle d'Overburg? + +--Oui, Monsieur. + +--Et que vous ne cesserez pas, jusqu'à ce que sa résistance soit +entièrement vaincue? + +--Jusqu'à ce que je sois certaine de son consentement sincère. + +--C'est parfait comme cela, Caroline. Je ne suis pas un ingrat; nous +nous reverrons encore; portez-vous bien. + +La jeune fille le salua et le suivit des yeux jusqu'à ce qu'il eût +disparu derrière la haie. Alors elle revint à pas lents dans la +maison, et demeura un instant immobile, les yeux cloués au sol. + +Tout à coup, un étrange sourire illumina son visage, et elle +s'écria: + +--Il m'aimerait, lui? + +Mais cette parole lui paraissait un péché; sa joie s'évanouit comme +par enchantement. Elle s'agenouilla, et soupira en levant les yeux +vers le ciel: + +--O Dieu, ne le punissez pas pour cette erreur de son bon cÅ“ur. Ne +lui retirez pas votre protection. + +Elle baissa la tête sur sa poitrine, et continua à prier en silence. + +Pendant ce temps, M. Steenvliet, la tête pleine de pensers +contradictoires, se dirigeait vers le village. Il admirait la +générosité de cette naïve jeune fille qui, par reconnaissance, +par simple esprit de sacrifice, s'était exposée volontairement à la +calomnie, et avait accepté un martyre moral pour retirer son fils +à lui du chemin du vice. Avec l'aide d'une si puissante alliée, il +était impossible qu'il n'eût pas raison de la résistance de son +fils, Herman deviendrait le mari de mademoiselle d'Overburg, et ainsi +le but de sa vie serait atteint. + +Ces idées consolantes caressaient encore son esprit lorsqu'il +rencontra, à l'entrée du village, l'aubergiste de l'_Aigle d'or_ qui +lui demanda: + +--Eh bien, Monsieur, ne vous ai-je pas dit la vérité? La perfide +sorcière n'a-t-elle pas scandaleusement séduit votre fils? + +--Au diable! laissez-moi tranquille, grogna M. Steenvliet d'un ton +menaçant. Vous êtes un vil et infâme calomniateur; vous n'êtes +pas même digne d'essuyer les souliers de Caroline Wouters. Si je ne +méprisais pas les cancans de la foule, je vous citerais devant le +tribunal et vous ferais expier par quelques mois de prison vos lâches +calomnies. + + + + +XIII + + +Le baron d'Overburg était allé en voiture ouverte à la station du +chemin de fer pour aller au-devant de son oncle le marquis qui l'avait +averti de son arrivée par télégramme. + +Pendant ce temps la baronne se tenait, avec tous ses enfants, dans un +des salons du château, prête à recevoir le marquis. + +Quoiqu'elle fût intérieurement inquiète et triste, elle feignait +une grande liberté d'esprit, et essayait de faire comprendre à ses +filles qu'il était de leur devoir de se montrer gaies, afin que M. de +la Chesnaie ne doutât pas de leur vif désir de voir s'accomplir le +mariage de Clémence avec Herman Steenvliet. + +Alfred seul répondit à ces conseils par un murmure de protestation. +Malgré sa conduite légère, le jeune homme avait un caractère fier, +et parmi toutes ses sÅ“urs, il avait toujours aimé Clémence +d'une amitié particulière, à cause de son bon cÅ“ur et de sa +complaisance. Il savait combien elle était tourmentée et même +malade par la seule idée que cette mésalliance allait la faire +déchoir de sa noblesse. Il reconnaissait bien, à la vérité, que ce +mariage, imposé par la fatalité, ne pouvait pas être évité; mais +feindre la joie en ce moment où sa sÅ“ur allait être définitivement +condamnée, il n'en avait pas la force. + +Clémence, au contraire, assurait à sa mère qu'elle exécuterait ses +promesses résolument et sans hésiter, et qu'elle ne laisserait +pas supposer au marquis, ni par un mot, ni par un geste, qu'elle ne +consentait que malgré elle à une alliance dont elle n'espérait +aucun bonheur. + +Mais ce que la pauvre jeune fille ne pouvait cependant pas cacher, +c'était la pâleur de son visage et la fatigue de ses yeux battus. Il +ne pouvait pas non plus échapper à l'attention de M. de la Chesnaie +que, depuis son départ pour Monaco, Clémence avait sensiblement +maigri. Mais en disant qu'elle avait eu la fièvre, et qu'elle n'en +était débarrassée que depuis quelques jours, on éviterait toute +explication ultérieure à ce sujet. + +Quant aux jeunes sÅ“urs de Clémence, celles-là étaient réellement +joyeuses. Le mariage de leur aînée les sauvait d'un sort malheureux, +et ouvrait devant elles un avenir sans nuages. Sans doute, elles +eussent, pour elles-mêmes, repoussé un semblable mariage avec +mépris; mais puisque Clémence se déclarait prête à l'accepter, et +qu'il n'y avait pas d'autre moyen d'échapper à la déchéance, elles +étaient disposées à faire tout ce qu'il fallait pour que le marquis +envisageât ce mariage sous le jour le plus favorable. + +Tandis que la baronne les confirmait dans ces bonnes résolutions, un +domestique vint annoncer que M. le baron et M. le marquis arrivaient +au bout de l'avenue. + +Madame d'Overburg et ses enfants sortirent pour se rendre dans la cour +d'honneur, au sommet du grand escalier du château. + +Dès que la voiture eut franchi la grille de fer aux lances dorées, +et qu'ils purent apercevoir le marquis, ils se mirent à agiter leurs +mouchoirs et à le saluer de loin de leurs compliments de bienvenue. + +--Que Clémence aille en avant, dit la baronne, elle est sa filleule, +et elle doit l'embrasser la première. + +Le marquis de la Chesnaie était un vieillard de plus de soixante-dix +ans, très maigre, avec un front profondément ridé et des yeux très +enfoncés sous l'orbite. Ses cheveux, blancs comme neige, et quelque +chose de sévère dans son regard, lui donnaient un air imposant. Sa +physionomie inspirait le respect. + +En ce moment-là il ne devait pas être de bonne humeur, car il +répondit par un sourire à peine perceptible aux bruyants souhaits de +bienvenue de ses nièces. + +A peine avait-il mis pied à terre avec l'aide d'Alfred, que Clémence +se jeta à son cou et l'embrassa avec une tendresse sincère. Elle +avait d'ailleurs pour son parrain un profond respect et une véritable +affection. + +--Ma pauvre Clémence, dit le marquis, l'amour est aveugle, je le +sais; mais cependant je ne me serais pas attendu à pareille chose de +votre part; une mésalliance! Vous, ma chère filleule, la femme d'un +bourgeois! + +La jeune fille fit un effort sur elle-même et répondit d'une voix +qui s'étranglait dans sa gorge: + +--Mon cher parrain il est si bon; son cÅ“ur est si noble! + +--Si vous l'aimez, si votre amour est assez profond pour que vous lui +fassiez le sacrifice de votre noblesse... + +En ce moment les sÅ“urs de Clémence accoururent avec une joyeuse +impatience, se jetèrent au cou du vieillard et lui souhaitèrent la +bienvenue en le comblant de marques de tendresse et en le félicitant +chaleureusement de son heureux rétablissement. + +L'entretien de Clémence avec le marquis fut donc momentanément +interrompu, et le vieux gentilhomme, traîné par beaucoup de mains +amies, se laissa emmener dans le château et introduire au salon où +on le fit asseoir dans le fauteuil le plus confortable. + +Il eut toutes les peines du monde à répondre aux nombreuses +questions qu'on lui adressait de tous côtés sur son séjour à +Monaco, sur sa maladie et son heureuse guérison. L'épanchement de +la joie générale, la chaleur de ces témoignages de sympathie, +paraissaient au marquis quelque chose d'extraordinaire. Même les +efforts que faisaient le baron et la baronne pour le flatter et lui +plaire, ne lui semblaient pas exempts de contrainte. Quelle raison +pouvait-on avoir d'exagérer visiblement les manifestations de +l'affection qu'on lui portait? Et pourquoi Clémence, la seule +peut-être qui l'aimât sincèrement, était-elle la seule qui restât +tranquille et réservée? + +Cette pensée lui fit considérer sa filleule avec plus d'attention. +Comme elle était pâle! Non, il ne se trompait pas, elle avait +beaucoup maigri. Qu'est-ce que cela signifiait? + +--Venez donc un peu près de moi, Clémence, lui dit-il, j'ai, quelque +chose à vous demander. Votre visage, qui a d'assez fraîches couleurs +habituellement, est à présent fort pâle. Avez-vous du chagrin? + +--Oui, marquis, vous l'avez deviné, se hâta de répondre le baron. +Vous comprenez? L'inquiétude, la crainte de vous voir peut-être +vous déclarer contre son mariage; et sans votre consentement elle +n'oserait jamais... + +--Est-ce vrai, Clémence? + +--Oui, mon bon parrain, c'est ainsi. La crainte que... + +--Et cette crainte vous aurait fait maigrir? + +--Elle a eu la fièvre, interrompit une des sÅ“urs, mais depuis huit +jours elle est tout à fait guérie. + +Le marquis prit la main de la jeune fille. + +--Clémence, dit-il, je ne dois pas vous cacher que votre projet de +mariage avec un roturier a été pour moi une source de chagrin. Cela +me fait vraiment de la peine de penser que vous, ma chère filleule, +vous viviez dorénavant dans un monde inférieur... Mais, si vous +croyez que votre bonheur dépend de cette union inégale, si vous +courez le danger de devenir gravement malade, si l'on résiste au +vÅ“u de votre cÅ“ur, je ne serai pas assez cruel pour sacrifier votre +santé et votre bonheur pour des motifs de convenances sociales. +Venez, affirmez-moi que vous souhaitez ce mariage de toutes les forces +de votre âme. + +La jeune fille jeta sur lui un regard plaintif et languissant; elle +hésitait; le mot fatal se refusait à sortir de ses lèvres. + +--Répondez donc, Clémence, dit sa mère d'un ton pressant. + +--Eh bien, mon enfant, dites-moi que vous désirez ardemment ce +mariage, répéta le vieillard. + +--Oui, oui, je le désire ardemment, balbutia-t-elle. + +--Votre consentement la rendra si heureuse: ajouta le baron. + +--Eh bien, soit, Clémence, reprit le marquis. Puisque vous le voulez, +devenez donc la femme de... Mais, ô ciel! vous frémissez? vous +devenez encore plus pâle? Qu'est-ce que cela signifie? + +La jeune fille poussa un soupir étrange et se mit à trembler si +visiblement sur ses jambes que sa mère accourut pour la soutenir, +mais elle en profita pour murmurer à son oreille quelques paroles +sévères, afin de lui faire comprendre que l'heure était solennelle +et qu'elle devait tenir sa promesse. + +La pauvre fille rassembla tout son courage, retourna auprès du +marquis et lui dit: + +--Ah! merci, mon bon parrain, c'est la joie qui m'émeut si +profondément. + +Mais le marquis ne se laissa pas tromper cette fois. La méfiance +s'était glissée dans son esprit, et il commençait à douter si +Clémence ne lui cachait pas le véritable état de son cÅ“ur sous la +pression d'une violence secrète. + +Cette pensée le blessa et l'effraya. Il se leva, regarda sévèrement +le baron, et dit d'un ton qui n'admettait aucune réplique: + +--Ce consentement que l'on attend de moi est, dans tous les cas, une +chose de la plus haute importance; il pourrait devenir, à mon insu, +une décision fatale. Puisque j'ai à remplir ici le rôle de juge, je +veux être bien et complètement éclairé avant de rendre mon arrêt. +Laissez-moi causer pendant quelques instants seul avec Clémence. Si +dans cet entretien je trouve de quoi dissiper mes doutes, je donnerai +mon consentement sans hésiter... Venez, Clémence, ne tremblez pas: +votre bonheur est mon unique but. Suivez-moi, mon enfant. + +Le baron et sa femme s'efforçaient de cacher l'inquiétude et la +crainte que leur inspirait l'intention du marquis. Ils n'osaient pas +faire d'objections et se bornaient à engager Clémence à la fermeté +par leurs regards suppliants et par leurs gestes significatifs. + +--Entrez dans le grand salon, mon oncle, personne ne vous y +dérangera, dit M. d'Overburg, très rassuré en apparence sur le +résultat de cet entretien. + +Mais le marquis, qui connaissait parfaitement les êtres du château, +traversa un long corridor, et ouvrit la porte d'une pièce qui avait +vue sur le parc. + +--Asseyez-vous, Clémence, dit-il en lui avançant un siège. On +dirait que vous avez peur. En ce cas, vous avez tort, car je n'ai pas +d'autre intention que de bien savoir ce que vous désirez réellement. +Je veux me conformer à vos souhaits, et, pour que vous ne craigniez +pas de me dire la vérité, je fermerai la porte à clé en dedans. + +La jeune fille le suivait de l'Å“il en tremblant. Sa situation était +véritablement cruelle, son sang se glaçait à l'idée de tromper son +bon parrain en ce moment solennel. Si la force lui manquait pour le +faire, elle rendait son consentement impossible, et condamnait ses +parents et ses sÅ“urs à la pauvreté. Par un suprême effort sur +elle-même elle rassembla tout son courage et résolut de se résigner +encore à ce dernier sacrifice, le plus pénible de tous. Mais, ô +Dieu, ne succomberait-elle pas dans la lutte contre la vérité? + +Lorsque le marquis se fut assis en face d'elle, il lui dit: + +--Clémence, vous avez toujours montré, plus que vos frères et +sÅ“urs, que vous sentez et que vous savez quels devoirs impose à +l'homme le privilège d'être sorti d'une race illustre. J'ai toujours +trouvé en vous la conviction que nous devons reculer devant tous les +actes qui peuvent ternir l'éclat du nom de nos aïeux ou souiller +l'honneur de notre race. Aussi lorsque votre père m'écrivit que +vous, vous-même, Clémence, vous imploriez mon consentement pour +pouvoir contracter mariage avec le fils d'un bourgeois, je fus comme +frappé d'un coup de foudre, et je restai pendant plusieurs heures +absorbé par mes tristes réflexions sur ce revirement inattendu +dans vos idées. Cela me paraissait absolument impossible; mais les +affirmations répétées de votre père ne me permirent point de +persister dans mes doutes. Je n'en disconviens pas, ce mariage,--une +mésalliance au premier chef,--me rendit pendant quelques semaines +triste et malheureux. Certainement j'aurais refusé mon consentement, +si, d'un autre côté, je n'avais pas été forcé de reconnaître +que ce mariage était un moyen de tirer vos parents d'une situation +critique et très difficile. Connaissez-vous cette situation telle +qu'elle est? + +--Je la connais tout à fait, répondit la jeune fille. + +--Eh bien, Clémence, si je m'apercevais cependant que vous n'acceptez +la main du jeune M. Steenvliet que d'après les conseils de vos +parents, et non sans contrainte, alors, certainement je ne me +sentirais pas la force de concourir à votre malheur en vous donnant +mon consentement. + +--J'espère que je serai heureuse, mon bon parrain. Personne n'exerce +la moindre pression sur moi. + +--Alors, c'est probablement qu'une sympathie, secrète et réciproque +vous attire l'un vers l'autre. En pareil cas, vous ne seriez +peut-être pas malheureuse, quoique j'en doute fort. Vous l'aimez donc +bien sincèrement? Répondez-moi sans crainte: je suis un vieillard et +je suis votre parrain. + +--Je l'aimerai. + +--Quoi! l'amour doit encore venir? + +--Non, non, je l'aime maintenant, depuis longtemps, balbutia la jeune +fille. + +--C'est donc un bien beau garçon? + +--Beau et bon. Il a un million de dot. Son père possède des +richesses immenses; il est fils unique, et il héritera de tout. + +La jeune fille avait prononcé ces derniers mots avec une sorte +d'animation fébrile; le marquis la regarda avec étonnement et secoua +la tête d'un air de doute. + +--Pauvre Clémence, dit-il, seraient-ce peut-être ses millions qui +vous séduisent? Je ne puis le croire. Pour nous surtout, l'argent +n'est pas une source d'honneur ni de mérite. Notre richesse consiste +dans les services que nos aïeux, de père en fils, ont rendus au +roi et au pays, dans notre sang versé, dans les faits héroïques +accomplis, dans tous les sacrifices pour conserver pur et sans tache +le nom de notre race a travers tous les événements de l'histoire et +toutes les séductions du monde. + +--Je le sais, mon cher parrain, soupira la jeune fille, et +cependant... + +--Et cependant vous désirez vous marier avec Herman Steenvliet? + +--Oui, je le désire! + +--Bien sincèrement? + +--De tout mon cÅ“ur! + +--Vous dites tout cela d'un singulier ton, mon enfant. Enfin soit. Je +me permettrai encore une seule réflexion: Je voudrais être convaincu +que vous avez aussi envisagé cette affaire importante sous son aspect +défavorable... Vous ne pouvez pas avoir oublié, Clémence, que, dans +la bourgeoisie où vous voulez entrer, votre noblesse de race ne +vous suivra pas. Vous-même et vos enfants vous serez désormais des +bourgeois, et bourgeois vous resterez. Avez-vous songé combien il est +triste pour une femme de descendre les degrés de l'échelle sociale? +Vos frères, vos sÅ“urs, vos parents, moi-même, nous devrons vous +regarder d'en haut, et là où nous devions chercher une noble dame, +avec un beau nom, une baronne, une comtesse, notre égale enfin, nous +ne trouverons plus qu'une certaine madame Steen... Steenvliet, perdue +dans la bourgeoisie travailleuse et esclave des affaires. Ah! ma +pauvre filleule, j'avais rêvé pour vous un sort brillant, mais, +puisque vous le voulez, puisque vous me suppliez de consentir à cette +mésalliance, eh bien... + +Clémence, succombant aux souffrances de son cÅ“ur brisé, avait posé +sa tête sur la poitrine du vieillard et pleurait sans rien dire; ses +larmes coulaient en silence. + +Ce que venait de dire son parrain, ce n'était que la traduction des +réflexions amères qu'elle faisait depuis longtemps dans l'insomnie +de ses nuits solitaires, et qui la rendaient malade en faisant +bouillir son cerveau. La douleur l'avait vaincue, et cependant elle +luttait encore pour s'armer d'un nouveau courage et pour reprendre le +rôle qu'on l'avait chargée de jouer. + +--Ah! Clémence, je le soupçonnais bien, vous me cachez quelque +chose, murmura le marquis. + +--Non, non, vos paroles sévères m'émeuvent, mon cher parrain, +murmura-t-elle en tendant vers lui ses mains suppliantes. Ah! je vous +en prie, ne me refusez pas votre consentement, vous me rendriez bien +malheureuse! + +Mais le marquis se leva et grommela avec amertume: + +--On me trompe ici. N'essayez pas de feindre plus longtemps, +Clémence, je vois bien que ce mariage vous fait peur. Je ne m'étonne +plus de vous voir si pâle et si maigre... Je ne donne pas mon +consentement! + +--Mon parrain, mon bon parrain, ayez pitié de moi, ayez pitié de mon +pauvre père. + +--De votre père? C'est donc lui qui vous impose sa volonté? Je +comprends maintenant le ton étrange de ses lettres. Il voulait +m'arracher mon consentement par la ruse; mais ce jeu indigne doit +cesser. Je vais lui parler. S'il ne me dit pas la vérité, qu'il +craigne les suites de ma colère. + +En achevant cette menace, il se dirigea vers la porte. Mais la +jeune fille, avec de nouvelles larmes, courut se jeter à son cou et +s'efforça de le retenir. Le vieillard, profondément blessé, demeura +sourd à ses prières; il se dégagea de ses bras en grommelant d'un +air sombre: + +--Non, non, je n'écoute plus rien. Je veux savoir la vérité. Et +malheur à votre père si mes soupçons sont fondés! + +--Eh bien! restez, mon cher parrain, je vous confesserai toute la +vérité, dit tout à coup la jeune fille, encore toute frémissante +d'angoisse, mais avec un regard plein de résolution. + +Le marquis la regarda avec étonnement: + +--Est-ce bien sincère, cette fois, ce que vous me dites-là , +Clémence, dit-il. Ne vous abusez pas vous-même, mon enfant, vous +n'auriez pas le courage d'accuser votre père. + +--En effet, répliqua-t-elle, mais le courage ne me manquera pas pour +remplir mon inexorable devoir, pour justifier mon pauvre père à +vos yeux et pour vous convaincre que vous ne pouvez pas refuser votre +consentement à mon mariage. Puisque nos confidences craintives et +notre prudence calculée n'ont pas su vous donner cette conviction, +la vérité, la simple et rude vérité le pourra peut-être. +Écoutez-moi, mon bon parrain, je ne vous cacherai rien, rien +absolument. + +--Quel incompréhensible secret pèse donc sur vous, mon enfant? dit +le marquis. Vous avez peur du mariage projeté, et vous vous faites +violence à vous-même pour m'arracher mon consentement à ce mariage! +Parlez donc, parlez, je vous écoute. + +--J'ai vu à peine trois fois ce monsieur Herman Steenvliet, +dit-elle en hésitant d'abord, mais sa voix reprit insensiblement de +l'assurance. C'est un gentil garçon, bon, intelligent, discret et +bien élevé. Mais je suis un rameau de l'antique souche des Overburg; +mon cÅ“ur ne pouvait, sans y être contraint, s'ouvrir pour un homme +qui n'a pas de sang noble dans les veines. + +--Vous ne l'aimez donc pas, Clémence? + +--Lorsque la fatalité m'imposa comme un devoir impérieux et +implacable la nécessité d'accepter cette mésalliance, je frémis +de tous mes membres d'aversion et de douleur. J'ai pleuré en secret, +pendant des semaines entières, dans la solitude de mes nuits sans +sommeil; la fleur de la santé a disparu de mes joues, et j'ai maigri +affreusement. Ah! je vais faire abstraction de ma naissance, de ma +noblesse; c'est comme si j'avais à faire le sacrifice de ma vie +même. Et néanmoins, il faut que cela s'accomplisse! + +--Est-ce votre père qui vous contraint à ce mariage? + +--C'est la fatalité, l'inexorable fatalité. + +--Je ne vous comprends pas, mon enfant. + +--Mon père, par l'escroquerie du caissier de la banque _La Prudence_, +a perdu énormément d'argent. Nous étions menacés de la ruine, de +la pauvreté, de la honte. Tous nos biens, même notre château, le +berceau de notre famille, allaient être vendus. Ce malheur ne pouvait +être conjuré que par le sacrifice d'une victime expiatoire, et cette +victime expiatoire, c'est moi! + +--Vous exagérez sans doute, dit le marquis en secouant la tête; +votre père a perdu deux cent mille francs dans la faillite de la +banque; mais cette perte le laissait bien loin de la ruine. Pourquoi +parlez-vous donc de si terribles choses? + +--C'est que mon père, de crainte de vous affliger, ne vous a pas tout +dit, reprit la jeune fille. Sa perte, à la suite de la faillite de +_La Prudence_, s'élève à près d'un demi-million. + +--Un demi-million, ô ciel! Comment cela est-il possible? + +--Depuis longtemps, mon cher parrain, mes parents se trouvaient dans +une situation pénible; nos revenus n'étaient plus suffisants; nous +allions chaque jour en arrière; une déchéance lente, mais certaine, +nous menaçait, Alors mon père à cherché des moyens d'augmenter ses +ressources; il a grevé nos biens pour une somme de deux cent mille +francs, pour laquelle il a pris des actions dans la banque _La +Prudence_. + +--Oui. je sais cela, mon enfant, et cet argent est malheureusement +perdu. + +--Ce que vous ne savez pas,--je tremble, j'hésite à vous le +révéler, mais vous devez connaître la vérité, toute la +vérité,--ce que vous ne savez pas, c'est que mon père s'est laissé +entraîner par deux ou trois administrateurs de cette banque, à jouer +avec eux à la Bourse, et qu'il a emprunté, pour cela, à la Banque, +deux cent cinquante mille francs. + +--Et cette somme énorme? + +--Est également perdue. + +--Quoi? Que dites-vous? s'écria le marquis en se levant brusquement. +Votre père a joué à la Bourse avec de l'argent qui ne lui +appartenait pas? Mais cela est affreux! + +--Il s'est laissé entraîner par des hommes qui jouissaient de +l'estime générale, par des nobles, ses amis, entre autres par +le baron Van Listerberg, qui est devenu comme lui la victime de la +fortune adverse. + +Le vieillard, profondément troublé, n'écoutait plus ses +explications; il se passait fiévreusement les mains dans les cheveux, +ses yeux enflammés regardaient dans le vide, et il grommelait +d'indistinctes menaces. + +--Je vous en prie, cher parrain, écoutez-moi jusqu'au bout, supplia +la jeune fille. Je vous ai dit la vérité, dans l'espoir de vous +convaincre que vous devez donner votre consentement à mon mariage. +Nous sommes pauvres, nous serons chassés du château de nos pères, +si je refuse la main de M. Herman Steenvliet, Mes parents, mes frères +et sÅ“urs,... toute notre famille doit être sauvée de la misère et +de la honte. Le sacrifice est pour moi pénible et effrayant; mais le +devoir commande. Dieu, dans sa miséricorde, soutiendra mes forces et +me récompensera. + +--Mais cela est inouï, cela est horrible! s'écria le marquis, +répondant à ses propres pensées. Quoi! il dissipe un demi-million +à des spéculations de Bourse, et quand il a livré ainsi à des +chevaliers d'industrie le restant de son héritage paternel, il vous +vend, vous, Clémence, la plus noble de ses enfants! Il vend votre +naissance, votre sang, votre bonheur, pour payer sa folle imprudence! +Marché honteux et qui crie vengeance. Et j'y consentirais? Non, +non, jamais! Cessez, Clémence, ma colère est légitime, je suis +inexorable. Laissez-moi sortir: votre père doit rendre compte de sa +duplicité à mon égard. Je veux lui parler sans retard; il saura ce +qu'il en coûte de me tromper si effrontément! + +Il se tourna vers la porte. La jeune fille tomba à genoux devant lui +et l'implora, les larmes aux yeux, pour son malheureux père. Mais le +marquis, tremblant d'indignation, la repoussa doucement en disant: + +--Restez ici, Clémence, restez. Séchez vos larmes, mon enfant: vous +n'épouserez pas ce bourgeois enrichi. Je reviens près de vous tout +de suite. + +Et, sans s'arrêter davantage aux plaintes désespérées de la jeune +fille, il sortit de l'appartement. + +Clémence, pâle comme une morte d'inquiétude et d'effroi, sa laissa +tomber sur une chaise. Elle pleurait à chaudes larmes, et frémissait +à l'idée qu'en déclarant la vérité, elle ne fût la cause de plus +grands malheurs. Non seulement le marquis allait accabler son père +de cruels reproches, mais il le déshériterait probablement. Et ainsi +toute espérance leur était enlevée, même dans l'avenir! + +Mais, parmi les réflexions qui traversaient son esprit troublé avec +la rapidité de l'éclair, il y en avait une moins pénible et moins +inquiétante. + +Son parrain avait dit: Vous ne serez pas la femme de ce bourgeois. +Quelle était donc son intention? Aurait-il le projet magnanime +de payer la dette de M. d'Overburg envers l'entrepreneur, et de le +libérer ainsi de la contrainte qui pesait sur lui? C'était peu +probable, mais qui pouvait le savoir?... et d'ailleurs, en supposant +qu'il n'en fût rien et que son père fût déshérité, ne lui +restait-il pas la ressource d'accepter la main d'Herman Steenvliet, et +d'ouvrir à ses parents une nouvelle source de prospérité? + +Son attention fut attirée par un bruit de voix qui parvenait +indistinctement à son oreille, à travers le mur mitoyen de la salle +voisine. Ce bruit devint insensiblement plus fort, et bientôt +elle distingua les voix de son père et du marquis, sans comprendre +cependant ce qu'ils disaient. On discutait, on disputait même +violemment; la voix de son parrain éclatait parfois en sons aigus qui +trahissaient la colère et l'amertume. + +Clémence s'était levée et écoutait toute tremblante. Combien elle +regrettait maintenant son imprudence! Elle implorait à mains jointes +la protection de Dieu pour son malheureux père. + +Mais elle entendit tout à coup la porte du salon s'ouvrir avec +violence, et sa mère pousser un cri déchirant de détresse. Elle +sortit rapidement de la pièce où elle se tenait, et vit le marquis +paraître au fond du couloir. + +--Non, s'écriait-il, en se retournant encore du côté du salon, +non, je ne vous connais plus. Vendez votre enfant, bourreaux que vous +êtes; moi je retourne à Monaco, et je veux y finir mes jours. Et, +quant à mon héritage, vous n'en aurez pas un sou. Adieu! + +Et il dirigea ses pas avec une hâte fiévreuse vers la porte de +sortie. + +La jeune fille, pleurant et gémissant, courut après lui, le +rejoignit dans la cour d'honneur, lui jeta les bras autour du cou, +et essaya de le ramener au château par ses pleurs, par ses +supplications, par la violence même. + +--Clémence, ma pauvre filleule, ne n'empêchez pas de partir, dit +tristement le marquis, je ne puis plus rien pour vous; hélas, vous +êtes condamnée! + +--Oh! mon cher parrain, vous, mon unique espoir, mon seul refuge, +ne m'abandonnez pas. Venez, venez, pardonnez à mon père; je vous +aimerai, je vous remercierai, je bénirai votre nom jusqu'à mon +dernier soupir! + +Des larmes jaillirent des yeux du vieillard, et épuisé par ces +scènes successives, vaincu par le chaleureux appel de sa chère +filleule, il se laissa ramener au château. + + + + +XIV + + +Quatre jours s'étaient écoulés depuis que Herman avait quitté +la maison de son père, et l'on n'avait pas encore reçu de ses +nouvelles. + +Cette absence inquiétait singulièrement M. Steenvliet, et du matin +au soir il ne faisait que penser à son fils, quoi qu'il fût bien +convaincu qu'Herman ne tarderait pas à revenir, du moins chez +Caroline Wouters, et celle-ci le persuaderait sans doute qu'il devait +prendre pour femme mademoiselle d'Overburg. Alors, le chemin serait +définitivement déblayé de tous les obstacles, et l'entrepreneur +pourrait dire encore une fois que son inébranlable volonté avait +triomphé. + +Il était assis dans son cabinet et souriait en pensant à cette +affaire. Avec quelle habileté il l'avait conduite, ou plutôt, +comme le hasard l'avait servi! Caroline Wouters, qui pouvait être un +obstacle insurmontable à la réalisation de ses vÅ“ux, allait devenir +l'instrument de la soumission volontaire d'Herman! Au cours de ses +réflexions, M. Steenvliet se demanda de quelle façon il pourrait +le mieux récompenser Caroline Wouters et ses parents de leurs +bons offices et de leur désintéressement. Cela lui serait facile, +pensait-il. Le vieux père Wouters était charpentier et, comme M. +Steenvliet l'avait appris dans le village, c'était un humble mais +habile ouvrier. Eh bien, dès que le mariage d'Herman avec Clémence +serait célébré, Steenvliet prêterait ou donnerait de l'argent au +vieux Wouters pour se construire un atelier. Il lui procurerait même +de petites entreprises de charpente, lui donnerait des conseils, de +l'assistance, en un mot il le favoriserait de telle sorte qu'il +lui ferait gagner au moins quatre ou cinq mille francs par an, et +probablement même davantage, pourvu que le courage et l'habileté +ne lui fissent pas défaut. Et ainsi Caroline et sa mère seraient +également récompensées; et, s'il arrivait que plus tard la jeune +fille voulût entrer en ménage avec un brave garçon de sa condition, +l'entrepreneur lui donnerait une bonne dot, et il protégerait et +pousserait aussi son mari. + +Pendant qu'il se frottait les mains avec une visible satisfaction, +résultat de ses réflexions agréables, un valet entra dans son +cabinet et déposa sur le pupitre devant son maître quelques lettres +que le facteur de la poste venait d'apporter; puis il se retira sans +rien dire. + +M. Steenvliet continua à suivre le cours de ses réflexions sans +faire attention aux lettres. + +--En effet, se disait-il en lui-même, ces Wouters sont des gens +simples et honnêtes, de braves gens dans toute la force du terme. +Et feu Victor Wouters, je m'en souviens maintenant, a toujours eu +beaucoup d'amitié pour moi et m'a rendu mille petits services. A mon +tour maintenant! Que peut-il m'en coûter de tirer ces braves gens de +leur situation gênée et de les rendre relativement riches? Presque +rien. J'emploie des centaines de gens, et que je fasse gagner de +l'argent au vieux Wouters ou à d'autres petits entrepreneurs, c'est +la même chose pour moi. Je ferai plus pour eux, je veux les rendre +heureux; cette idée me sourit; mais il faut d'abord que mon fils soit +marié avec mademoiselle d'Overburg. + +Il prit alors les lettres qu'on venait de lui apporter, et les ouvrit +l'une après l'autre. Elles ne contenaient évidemment rien de bien +intéressant, car il les mit de côté avec indifférence. Mais, +lorsqu'il jeta les yeux sur la dernière lettre, il poussa un cri de +joie et lut à haute voix: «J'ai eu le plaisir de rencontrer hier à +Anvers votre fils Herman. Il m'a dit qu'il était en parfaite santé, +ce qui m'a fait beaucoup de plaisir...» + +--Ah! ah! le farceur! s'écria l'entrepreneur. C'est à Anvers qu'il +s'est réfugié, C'est là le pays étranger dont il me menaçait. Il +pense que son absence me fléchira et me fera renoncer à mes projets +relativement à son mariage? En quoi il se trompe fort, car il ne se +passera pas longtemps avant qu'il ne soit fatigué lui-même; il aura +certainement besoin d'argent, et il se sentira invinciblement attiré +à revenir près de Caroline. + +Il reprit la lecture de la lettre. + +--Que veut dire ceci? grommela-t-il d'un air inquiet, oui, ça y est +bien en toutes lettres: + +«J'ai instamment prié M. Herman de venir visiter avec moi les +travaux d'écluse, pour qu'il puisse vous annoncer que tout ici est +pour le mieux, mais il n'avait absolument pas le temps, disait-il, +et il m'a quitté pour se rendre à bord du steamer américain +_Philadelphie_, qui part samedi pour New-York. J'aurais voulu lui +souhaiter un bon voyage, mais, j'eus beau attendre, je ne réussis pas +à le revoir.» + +--Ciel! qu'ai-je lu? s'écria l'entrepreneur. Sur un steamer +américain? Le malheureux veut-il aller en Amérique? L'Océan entre +mon fils et moi! Ne plus le voir pondant des années! Oh non, cela ne +sera pas, cela ne peut pas être. + +Il appuya sa tête dans ses mains et se mit à réfléchir +profondément aux moyens de détourner de lui un coup si douloureux. +D'après la date de la lettre, le _Philadelphie_ ne devait partir que +le surlendemain. Il avait donc tout le temps d'aller à Anvers et de +tâcher de retrouver son fils. Oui, c'était ce qu'il voulait faire. +Mais comment s'y prendre pour retenir Herman? Le supplier? le menacer +et, au besoin, invoquer son autorité paternelle? Mais tout cela +pouvait échouer contre une résolution arrêtée de son fils. Le +jeune homme était majeur, et, d'après la loi, parfaitement libre et +maître de ses actions. Herman voulait partir pour l'Amérique sans +avoir revu Caroline Wouters? Il était donc bien clair qu'il avait +pour but unique de se soustraire au mariage projeté avec Clémence +d'Overburg. Le seul moyen qui restât, et qui pût exercer une +influence décisive sur le jeune homme, était donc, pour M. +Steenvliet, de lui dire qu'il renonçait à ce mariage... Mais il +n'était pas possible à l'entrepreneur de renoncer au vÅ“u de toute +sa vie. Comment donc faire? Que lui dire? Combien il regrettait +qu'Herman n'eût pas fait une dernière visite à Caroline Wouters. +Elle seule eût été capable de le retenir. Mais maintenant, hélas, +cette dernière espérance était également perdue. + +Pendant quelque temps M. Steenvliet resta absorbé dans ces tristes +pensées. Vingt fois il se demanda s'il ne ferait pas mieux de ne +plus s'occuper du mariage de son fils; mais alors son ambition et +son orgueil paternel s'élevaient violemment contre cette idée +humiliante, et ainsi le malheureux entrepreneur luttait péniblement +avec lui-même sans savoir à quel parti se résoudre pour aboutir à +un résultat satisfaisant. + +Nonobstant l'incertitude de la réussite de sa tentative, il résolut +d'aller le lendemain à Anvers. + +Il prit en main le cordon de sonnette pour appeler son valet de +chambre et lui ordonna de faire atteler le coupé, pondant qu'il se +préparerait lui-même à se mettre en route... + +Mais voilà que tout à coup la porte s'ouvrit, et à sa grande +stupéfaction, son fils Herman se présenta devant ses yeux. + +Le jeune homme paraissait triste et abattu. + +--Je vous croyais sur l'Océan, en route pour l'Amérique, dit M. +Steenvliet. Vous avez donc renoncé à votre projet insensé? + +--Non, mon père, le paquebot ne part qu'après-demain, répondit +Herman d'une voix étranglée. + +--Je comprends: vous avez besoin d'argent; mais n'attendez pas +de secours de moi pour l'exécution d'un projet qui me déplaît +souverainement. + +--Je n'ai pas besoin de secours, mon père. Un ami à qui j'ai prêté +maintes fois de l'argent, vient de m'en prêter à son tour. + +--Il paraît, mon garçon, que ce voyage lointain vous sourit +médiocrement? Votre voix est altérée, vous êtes pâle, vous vous +sentez malheureux, je le vois bien. Eh bien, Herman, soyez mieux +avisé: restez ici, et ne pensez plus a voyager. + +--Personne ne peut plus me retenir, mon père. + +--Que venez-vous donc faire ici? + +Le jeune homme répondit d'un ton suppliant: + +--Mon père, je vais vous quitter, peut-être pour plusieurs années. +Je puis juger par ma propre douleur combien vous seriez affligé si +je partais pour l'Amérique sans avoir pris d'abord congé de vous, et +sans vous avoir donné l'assurance que ni le respect ni l'amour de mon +bon père ne se sont affaiblis dans mon cÅ“ur. Vous ne souhaitez que +mon bien-être, j'en suis convaincu, mais vous vous trompez sur les +moyens de me rendre heureux. Je suis dominé par une nécessité +implacable, et je dois fuir une destinée qui m'inspire de l'effroi, +Que mon éloignement temporaire ne vous afflige pas trop, et n'ayez +nulle crainte quant au sort qui m'attend. Je ne cesserai point de +penser à vous avec reconnaissance, je resterai honnête homme et je +ne m'exposerai pas inutilement au danger... Soyez généreux jusqu'au +bout, mon père, donnez-moi, avec votre bénédiction, le courage +nécessaire de ne pas succomber, sur cette terre lointaine, au regret +et au chagrin... Permettez-moi de vous serrer dans mes bras en vous +disant adieu. + +A ces mots il se jeta au cou de son père. + +Celui-ci, remué jusqu'aux entrailles, se prêta avec bonheur à cette +effusion filiale, et serra vigoureusement son fils contre son cÅ“ur. +Tous deux avaient les larmes aux yeux; ils restèrent un moment sans +rien dire. + +--Étrange, singulier garçon! murmura l'entrepreneur. Vous +me chérissez, je le sais. Comment pouvez-vous donc me faire +volontairement un si amer chagrin? Cela n'est pas naturel. Allons, +dites-moi que vous ne voulez plus me quitter... Vous secouez la tête? +Vous persistez dans votre fatale résolution? Je me suis trop hâté, +peut-être. Je ne vous ai pas laissé assez de temps pour vous +accoutumer à l'idée de ce mariage avec mademoiselle d'Overburg? Eh +bien, je veux me montrer accommodant: Restez ici, je ferai retarder +le mariage, fût-ce de plusieurs mois. Que risquez-vous à accepter ce +temps d'épreuve? + +--Cela ne peut point changer ma résolution, murmura Herman. + +--Vous exigez donc que je fasse au baron d'Overburg l'injure de +repousser la main de sa fille? + +--Même cette preuve de votre immense bonté ne pourrait pas me +retenir. + +--Cette fois je n'y comprends plus rien! s'écria l'entrepreneur. Je +commence à croire, Herman, que vous avez quelque fêlure au cerveau. +Asseyez-vous là , devant moi, et causons avec calme... Dites-moi +franchement quel est en réalité votre projet. + +--Je vais à New-York, mon père et de là à Chicago. + +--A Chicago? à trois cents lieues dans l'intérieur du pays? + +--C'est dans cette ville, vous le savez, mon père, que demeure M. +Patteels, votre ancien associé dans vos entreprises. Il y a quelques +mois il vous écrivait encore qu'il était surchargé de travaux de +toute espèce, et vous demandait si vous ne pouviez pas lui envoyer +quelques jeunes gens qui eussent une certaine connaissance de la +peinture décorative ou ornementale. Je sais dessiner; j'ai appris +autrefois à manier le pinceau; il me donnera de l'occupation. +M. Patteels était pour vous un ami dévoué, et il m'a toujours +témoigné beaucoup d'intérêt. Lorsque j'aurai acquis l'expérience +nécessaire, je risquerai, avec son aide, et avec votre exemple sous +les yeux, je risquerai à mon tour quelques petites entreprises. + +--C'est donc pour gagner un peu d'argent que vous voulez quitter +votre patrie? ricana M. Steenvliet. Mais, innocent enfant, n'en +possédons-nous pas assez, de cet argent? Vous ai-je jamais rien +refusé? + +--Gagner de l'argent n'est pas mon unique but, mon père. + +--Vraiment? Et quoi donc encore? + +--Je veux me faire une existence indépendante: je veux devenir libre, +pour disposer de mon cÅ“ur, et de mon sort en ce monde. + +--Ah! ah! c'est donc une révolte contre moi? grommela l'entrepreneur +froissé. Monsieur veut chercher les moyens de m'ôter toute influence +sur sa destinée? + +--Oh! non, mon père, je veux seulement éviter le malheur de me voir +imposer une épouse que je n'aurai pas choisie moi-même. Pour tout le +reste, croyez-moi, je suis prêt à me soumettre avec le plus profond +respect à vos moindres désirs. + +M. Steenvliet secoua la tête d'un air pensif; un sourire, moitié +triste, moitié ironique, entr'ouvrait ses lèvres. Peut-être +commençait-il à soupçonner quelles pouvaient être les causes de +l'incompréhensible conduite de son fils. + +--Eh bien, supposons qu'au bout de quelques années vous ayez plus ou +moins atteint votre but; quoi, alors? demanda-t-il. + +--Alors, je reviens, mon père. + +--Et vous vous mariez? + +--Et je me marie. + +--Vous n'êtes pas sincère avec moi, dit l'entrepreneur avec ironie. +Pensez-vous que je ne sache pas quelles folles idées vous trottent +par la tête? Oui, vous reviendrez aussitôt que vous le pourrez, et +alors vous voudrez vous marier. Avec qui!... Parlez donc. Vous +vous taisez? Vous n'osez pas confier à votre père le nom de cette +étrange fiancée. Vous avez peur qu'il ne se moque de vous. Ne +serait-ce pas la fille d'un simple ouvrier charpentier, votre ancienne +compagne de jeux, qui vous a ainsi tourné l'esprit? Il est inutile de +chercher à me le cacher, Herman, je sais tout. Ah! ce serait donc là +le résultat, la récompense de ma paisible et laborieuse existence, +de voir mon fils épouser la fille de pauvres ouvriers, une fille dont +les doux yeux et le sourire séduisent. + +--Ah! je vous en supplie, mon père, s'écria le jeune homme en lui +tendant les mains, ne dites pas de mal d'elle en ma présence! Elle +est bonne; son cÅ“ur est noble et pur comme celui d'un ange... + +--Je ne dirai pas de mal d'elle, mon fils, au contraire, je le +reconnais volontiers, elle est aimable, intelligente, et elle a un +grand cÅ“ur. + +--Ciel, vous l'avez donc vue, mon père? + +--Je l'ai vue et je lui ai parlé. + +--Est-il possible? Eh bien? + +--Ah! mon fils, si Caroline Wouters était seulement la fille d'un bon +bourgeois, peut-être je comprendrais que vous désiriez la prendre +pour femme; mais ayez du moins un peu de bon sens, mon garçon. +N'est-il pas absolument impossible que le fils unique d'un +millionnaire épouse une fille qui habite une chaumière et qui n'a +pour vivre que le salaire quotidien d'un charpentier? Le monde entier +se rirait de moi. + +--Les moqueries du monde ne durent pas longtemps, mon père, répondit +le jeune homme d'un ton pénétré, mais un mariage sans amour est +une chaîne, un fardeau, un malheur, qui durent jusqu'au tombeau. +Que m'importe le monde si je dois acheter son approbation au prix du +bonheur de toute ma vie et du bonheur de mon père lui-même. + +--De mon bonheur? + +--Oui, mon père, de la joie de vos vieux jours. + +--Vous êtes fou. Mon bonheur consisterait donc dans l'anéantissement +de tout ce que j'ai rêvé pour vous? + +Le jeune homme, comme décidé à un suprême effort, prit la main de +son père, et dit avec animation: + +--Caroline Wouters est si douce, si aimante, si reconnaissante! Elle +vous aimerait, elle vous respecterait, elle chercherait à lire dans +vos yeux vos moindres désirs. J'irais demeurer avec elle dans une +maison de campagne, loin du monde, dont vous redoutez les jugements. +Nous y vivrions tranquilles, aspirant après les heures qu'il vous +plairait de venir passer auprès de nous. Vous y trouveriez un lieu +de repos, après vos travaux de la ville, où tout vous sourirait avec +amour, où tout le monde n'aurait qu'un seul but: vous aimer et vous +rendre la vie douce... Là , personne ne se rappellerait que vous +avez été un ouvrier, si ce n'est pour admirer l'énergie de votre +volonté et la force de votre intelligence, pour bénir ces nobles +mains dont le travail a créé notre bien-être... Et si la fatigue de +la vieillesse arrive un jour pour vous, vous trouverez là des enfants +dans les prières desquels votre nom aurait place à côté du nom du +Seigneur... + +L'entrepreneur était profondément ému par les paroles éloquentes +de son fils; mais il cherchait à dissimuler son émotion sous un rire +d'incrédulité. + +--Ah! mon cher père, convenez-en, s'écria Herman, un pareil sort +serait sans doute infiniment plus beau que si nous devions, notre +vie durant, mendier un regard d'estime dans les salons de nobles +gentilshommes. Quoi de plus noble et de plus digne que de savoir que +tout ce qui nous entoure nous doit son bonheur, et que pas un regard +ne se lève vers nous qui ne soit brillant de reconnaissance et +d'amour! + +M. Steenvliet se tut un moment: il paraissait lutter contre ses +propres idées. Peut-être, sous l'impression du touchant appel +d'Herman, était-il sur le point de consentir à son mariage avec +Caroline Wouters; mais en tout cas cette hésitation ne fut pas +longue, un sourire de mécontentement ne tarda pas à plisser les +coins de sa bouche. + +--Je ne vous savais pas si éloquent, mon fils, dit-il. Vous rêvez +tout éveillé, et vous me feriez presque perdre à moi-même +le sentiment de la réalité; mais ce sont là des enfantillages +impossibles que vous m'avez racontés. Votre mariage avec Clémence +est une affaire décidée, du moins en ce qui me concerne. Je suis +lié envers le baron d'Overburg, et je ne puis retirer ma parole... +D'ailleurs, il y a un autre obstacle: Caroline Wouters ne vous aime +pas. + +--Elle ne m'aime pas? répéta Herman! Ah! mon père, si vous saviez! + +--Je ne le sais que trop bien. Parce que vous vous sentez attiré vers +Caroline Wouters, vous vous figurez que son cÅ“ur doit avoir la même +inclination pour vous. Quelle naïveté!... Voyons, dites-moi, lui +avez-vous jamais demandé comment elle est disposée envers vous à +cet égard? + +--Non, en effet; mais cela n'était pas nécessaire; par ses yeux je +pouvais lire jusqu'au fond de son âme. + +--Pauvre garçon! Croyez-vous cela réellement? Comme vous vous +trompez pourtant! + +--Ciel! Avez-vous des raisons sérieuses d'en douter, mon père? +s'écria Herman pâlissant. + +--Certes! Elle m'a dit à moi-même qu'elle vous est reconnaissante +parce que vous lui avez sauvé la vie autrefois, mais qu'elle ne +vous aime pas du tout de la manière que vous l'entendez. Je sais par +Caroline que vous ne lui avez jamais laissé soupçonner votre amour +pour elle. Comment pouvez-vous donc savoir quels sont ses sentiments +à votre égard? + +--C'est vrai! soupira le jeune homme avec consternation. + +--Et maintenant, vous alliez partir pour un autre monde sans +rien savoir de ses dispositions envers vous! Innocent rêveur, ne +comprenez-vous pas ce qui se passerait pendant votre absence? Caroline +ferait la connaissance d'un autre jeune homme de sa condition, et à +votre retour vous la trouveriez mariée. + +--Mais je lui écrirai, balbutia Herman tout déconcerté. + +M. Steenvliet paraissait vouloir atteindre un but caché; un sourire +malin se jouait sur ses lèvres. Sans doute, il voulait, par détour, +pousser son fils à faire encore une visite à Caroline Wouters, bien +convaincu qu'il était que la jeune fille le ferait renoncer à son +voyage en Amérique, et le persuaderait qu'il devait accepter la main +de mademoiselle d'Overburg. Telle était, en tout cas, la dernière +espérance de l'entrepreneur. + +--Vous lui écririez? de Chicago? dit-il avec ironie. A quoi cela +servirait-il? Ses parents l'empêcheraient de vous répondre, et +elle-même ne l'oserait pas. Les pauvres gens ont tellement peur des +commérages du monde, que leur esprit s'épouvanterait à l'idée +d'entretenir des relations secrètes avec vous, qui les rendraient +coupables à leurs propres yeux. + +--Vous exagérez, mon père. J'ai promis au père Wouters que je +n'essayerais plus de revoir Lina, et je veux rester fidèle à ma +parole; mais, une fois l'Océan entre eux et moi, ils ne craindront +plus la calomnie, et ils répondront à mes lettres, j'en suis +certain. + +L'entrepreneur paraissait triste et désappointé. Il avait espéré +amener son fils à retourner auprès de Caroline Wouters, et voilà +que cet espoir lui échappait aussi. Cependant il ne voulut pas +abandonner la partie sans faire une dernière tentative. + +--Mais vous ne savez pas, rêveur obstiné, ce qui s'est passé +là -bas pendant votre courte absence, insista-t-il. Ce sont des choses +si pénibles, si terribles même, que pour vous épargner un plus +grand chagrin, j'aurais préféré les taire. Pauvre Caroline, une +pareille honte, méritée ou imméritée, fait une blessure dont on +conserve toujours la trace. + +--Ciel, que voulez-vous dire, mon père? soupira le jeune homme +effrayé. + +--C'est une chose à peine croyable, Herman. Il y a quatre ou cinq +jours, Caroline était allée au village. Les paysans l'ont accablée +des plus odieuses injures, lui ont jeté de la boue au visage, et +l'ont chassée de la commune à coups de pierres. Si elle en faisait +une maladie mortelle, ce ne serait pas... + +--Ah Dieu! est-il possible! s'écria le jeune homme tremblant +d'angoisse et d'indignation. On a chassé la pauvre Lina du village +à coups de pierres? Et je suis, hélas! la seule cause de ce sort +affreux!... Ah! mon père, ce qui n'était en moi qu'un sentiment +égoïste d'amour, ou soif de bonheur, se change maintenant en la +conscience d'un devoir impérieux!... Je vais voir Lina Wouters... +Vous avez raison, mon père; avant de partir il faut que je sache si +l'on me permettra de réparer le mal que je lui ai fait. + +--Je veillerai à cette réparation, Herman, si vous voulez écouter +avec calme et avec bon vouloir ce que Caroline vous dira; car elle +est, en effet, une fille intelligente et raisonnable. + +--Laissez-moi aller auprès d'elle, mon père, j'en meurs +d'impatience. Aujourd'hui même je saurai ce que j'ai à espérer ou +à déplorer. + +--Reviendrez-vous ici, Herman? Je suis aussi curieux que vous. + +--Mon intention est de rester avec vous jusqu'à demain soir, mon +père. + +--C'est bien, je vous attendrai. + +Il serra la main de son fils et lui conseilla encore de s'armer contre +toute déception, contre toute désillusion. Quoi qu'il pût advenir, +après son retour ils examineraient ce qu'il y avait à faire pour +tarir définitivement cette source de chagrins et d'inquiétudes. +Caroline avait un noble cÅ“ur, et elle était incapable de cacher la +vérité ou de la travestir; Herman devait donc avoir une foi entière +en ses paroles. + +Le jeune homme sortit de l'appartement après avoir salué son père. + +Un sourire de triomphe illumina le visage de l'entrepreneur, et il se +frotta joyeusement les mains en disant: + +--Ah! ah! voilà le candide jouvenceau en route pour aller trouver +Caroline Wouters! Il en a coûté assez de peine pour le décider à +cette nouvelle visite. Maintenant je suis tranquille. Caroline lui +persuadera que ce serait une grande folie de sa part de refuser la +main de mademoiselle d'Overburg, et une cruauté de rendre son +père malheureux par ce refus. J'ai sa promesse solennelle; elle est +éloquente... Herman a un excellent cÅ“ur au fond, et cela lui +fait beaucoup de peine de m'affliger ainsi. Il hésitait déjà +visiblement. Dieu merci, malgré toutes ces contrariétés, mon vÅ“u +le plus ardent se réalisera, Clémence d'Overburg deviendra la femme +de mon fils. + +On frappa à la porte. Un valet entra et tendit à son maître une +carte de visite qui, de loin, répandait un doux parfum d'ambre et de +musc. + +--Quelle visite m'annoncez-vous, Jacques? demanda M. Steenvliet en +souriant. C'est au moins une comtesse, n'est-ce pas? + +--Non, c'est un vieux monsieur. Il attend au salon. + +--Le marquis de la Chesnaie! se dit l'entrepreneur à lui-même après +avoir jeté un coup d'Å“il sur la carte. Il aurait bien pu rester +encore une couple de semaines à Monaco... Il m'apporte son +consentement... Que lui répondrai-je? Bah, il n'a pas besoin de +savoir qu'Herman a hésité... Allez, Jacques, annoncez au marquis de +la Chesnaie que je viens tout de suite. + +Lorsque l'entrepreneur entra dans le salon, il vit un vieillard de +haute stature, qui devait être âgé d'au moins soixante-dix ans, +et dont le visage imposant et la chevelure blanche comme la neige +imposait le respect. + +--Bonjour, monsieur le marquis, dit M. Steenvliet en s'inclinant +profondément. J'attendais une invitation de votre part pour me rendre +au château de M. le baron d'Overburg, mais puisque vous avez la +bonté de m'honorer le premier d'une visite, c'est du plus profond +de mon cÅ“ur que je vous souhaite la bienvenue. Permettez-moi de vous +serrer la main. + +Il prit en effet la main du gentilhomme qui la lui abandonna, mais qui +ne répondit à son étreinte qu'avec une froideur marquée. + +Un frémissement parcourut les membres de M. Steenvliet. Il se sentait +humilié sans savoir au juste pourquoi; car il ne pouvait évidemment +pas exiger que le marquis, qui ne le connaissait pas encore, le +traitât comme un vieil ami dès sa première visite. + +Cette réflexion lui fit dominer son dépit. + +--Veuilles vous asseoir, monsieur de la Chesnaie, dit-il en lui +présentant un fauteuil. Nous avons à causer d'une chose très +importante pour nous; mais, comme je suis prêt à accepter toutes les +conditions qu'il vous plaira de mettre à ce mariage, nous pourrons +échanger tout de suite un consentement réciproque. + +Le marquis secoua la tête d'un mouvement lent. + +--Douteriez-vous? Croyez-vous avoir des motifs d'hésitation? murmura +l'entrepreneur qui commençait à craindre un refus. + +--Je vous en prie, monsieur Steenvliet, permettez-moi, avant de +répondre à votre question, de faire un appel à la bonté de votre +cÅ“ur et à vos sentiments paternels, dit le marquis. Lorsque mon +neveu, le baron d'Overburg, fut frappé si cruellement et d'une +manière si inattendue d'un revers de fortune, et qu'il ne put trouver +d'aide nulle part pour sauver son honneur et sa position sociale, vous +lui avez généreusement ouvert votre caisse, et à cette occasion +vous lui avez demandé la main de Clémence, ma filleule, pour votre +fils Herman. Sans aucun doute, vous pensiez assurer par là le bonheur +des deux jeunes gens. Eh bien, Monsieur, vous vous êtes trompé dans +votre généreuse intention, complètement trompé, je vous demande la +permission de vous en convaincre, et je ne doute pas que votre amour +pour votre fils ne vous décide à renoncer au mariage projeté. + +--Mon fils a-t-il dit qu'il n'accepte qu'à contre-cÅ“ur la main de +mademoiselle Clémence? + +--Non, Monsieur, je suppose même qu'il souhaite ardemment devenir son +fiancé; mais le trop confiant jeune homme ne prévoit pas, hélas, +le triste sort qui l'attend, surtout s'il éprouve pour Clémence une +affection sincère. + +Mécontent et blessé par la prévision d'un refus catégorique, M. +Steenvliet répondit avec un dépit visible: + +--Oui, je comprends parfaitement votre but, monsieur le marquis. Vous +voudriez délier le baron de ses engagements envers moi, et ce que +vous avez résolu de me dire ne sert qu'à enguirlander l'affront; +mais je ne me laisserai pas égarer ainsi. + +--Ah! Monsieur, que pensez-vous donc de moi? + +--Je pense que vous êtes venu pour reprendre la parole solennelle +du baron; mais cela ne réussira point. La promesse réciproque doit +être tenue, sinon... + +--Calmez-vous, mon bon monsieur Steenvliet, dit le marquis. Je vous +prie, avant de suspecter ma loyauté, de vouloir bien écouter mes +raisons. Après cela, vous jugerez si vous devez, oui ou non, ajouter +foi à mes paroles. + +--Soit, j'écoute. + +--Vous avez un noble cÅ“ur, monsieur Steenvliet; je suis certain que +vous ne consentiriez jamais sciemment et volontairement à condamner +une innocente jeune fille à un chagrin éternel, au désespoir, et +peut-être même à la mort. + +--Vous parlez de mademoiselle Clémence? + +--Oui; depuis longtemps elle a la fièvre, elle pleure jour et nuit, +elle est pâle et amaigrie; elle se consume d'inquiétude et d'effroi. + +--Quoi donc, monsieur la marquis, l'idée de devenir bientôt la femme +de mon fils l'effrayerait et la rendrait malade? + +--En effet, Monsieur. + +--Non, monsieur le marquis, il n'en est pas ainsi; son père m'a +encore assuré, il y a cinq ou six jours, que Clémence accepte avec +joie la main de mon fils. + +--Ah! mon neveu n'osait pas vous révéler la vérité. Son cÅ“ur +paternel reculait bien devant le sacrifice de sa pauvre fille, mais +il était dominé par les fatales nécessités de sa situation. Il +craignait que vous ne lui retirassiez votre aide et qu'il ne retombât +de nouveau dans l'abîme dont vous l'avez si généreusement tiré. + +--Vraiment? Et maintenant il ne le craint plus? + +--Je lui ai fait espérer que, pris de pitié pour la malheureuse +Clémence, vous lui rendriez sa parole. + +L'entrepreneur, qui croyait réellement qu'on cherchait à le tromper, +se leva avec impétuosité et grommela d'un ton amer: + +--Eh bien, monsieur le marquis, vous avez eu tort, la chose est trop +avancée maintenant: je ne renonce point à ce mariage. Quoi! vous +vous imaginez qu'il me serait possible de laisser faire à mon fils +ce sanglant outrage? Si nous ne sommes pas d'un sang illustre, nous ne +sommes cependant pas, moins que vous tous, sensibles à l'humiliation. + +--Je vous crois, monsieur Steenvliet, répondit le gentilhomme avec un +calme imperturbable, mais je crois également que, comme père, vous +ne reculeriez pas moins que nous devant un fait qui condamnerait votre +enfant à une douleur éternelle. + +--Prétextes que tout cela! s'écria l'entrepreneur. Mon fils rendra +mademoiselle Clémence heureuse, et il sera heureux avec elle. + +--Fatal aveuglement! soupira le marquis. La rendre heureuse, elle, qui +ne pourrait voir en lui que la cause de son malheur et peut-être de +sa fin prématurée! + +L'entrepreneur bondit de nouveau de sa chaise; il avait peine à +maîtriser sa colère, et il répondit vivement d'un ton presque +brutal: + +--Ah çà , marquis, permettez-moi de vous le dire: notre entretien +ne peut pas continuer sur ce pied-là . Jouons cartes sur table: Vous +voulez refuser votre consentement, mais vous paraissez oublier que le +mariage de mademoiselle Clémence avec mon fils est une des conditions +du prêt que j'ai fait à son père. Quelles sont vos intentions à +cet égard? + +--Je suis prêt à donner mes biens en garantie de la dette de mon +neveu, et à vous assurer le paiement d'un bon intérêt. + +--Cela n'est pas suffisant, monsieur le marquis. + +--Fût-ce même six pour cent? + +--Pensez-vous donc que je sois un usurier? Ce n'est pas ainsi que je +comprends la chose. Si vous refusez réellement votre consentement +au mariage de mon fils, je veux recevoir en une seule fois le +remboursement intégral du capital prêté, qui est de deux cent +cinquante mille francs. + +--Ah! soyez plus accommodant, monsieur Steenvliet. Il m'est +impossible, sans beaucoup de peine, et surtout sans grande perte, de +rassembler une pareille somme en si peu de temps. Je voudrais +vendre quelques fermes, de la main à la main et sans publicité. +Accordez-moi, je vous en prie, le délai nécessaire pour attendre les +circonstances favorables à cette réalisation. J'acquitterai la dette +de mon neveu par des versements partiels, en trois ou quatre fois. + +--On est impitoyable pour moi, répliqua l'entrepreneur. Pourquoi donc +aurais-je des complaisances pour ceux qui me font un sanglant outrage +dans mon honneur et dans mes sentiments paternels? Vous consentirez au +mariage de Clémence avec mon fils, ou je poursuis immédiatement le +remboursement de la dette de M. d'Overburg envers moi. + +Le marquis avait courbé la tête et paraissait absorbé dans de +pénibles réflexions. + +Un nouveau rayon d'espoir descendit dans le cÅ“ur de l'entrepreneur. +Il pensait pouvoir s'attendre à ce que le marquis finît par changer +de résolution et par donner son consentement. + +M. de la Chesnaie releva la tête comme s'il s'éveillait d'un songe. +Ses yeux étaient humides. + +--Ce que vous exigez de moi est impossible, dit-il. Je vous en +supplie, ayez pitié de la pauvre Clémence, ne la laissez pas mourir +de chagrin. + +--Mourir? répéta M. Steenvliet en ricanant à demi. Si la jeune +demoiselle est malade, par hasard, si elle a la fièvre comme vous le +dites, cela se passera bien, allez! + +--Vous vous montrez sans pitié pour nous. Eh bien, soit! Mais +êtes-vous donc aussi sans cÅ“ur pour votre fils, pour pouvoir +le vouer en riant au sort le plus malheureux? s'écria le vieux +gentilhomme d'un ton qui trahissait suffisamment toute la peine qu'il +avait à contenir son indignation et son courroux. + +--Mon fils? Ne vous inquiétez pas de lui, monsieur le marquis. + +--Alors, ayez du moins pitié de vous-même. + +--De moi-même! Est-ce une menace? + +--Mais monsieur Steenvliet, ne sentez-vous pas que ce mariage, s'il +était possible, vous condamnerait tous les deux à une existence +insupportable? Vous croyez que cette alliance vous rehausserait aux +yeux du monde? que votre sang deviendrait plus noble, parce que vous +auriez acheté à prix d'argent la main d'une fille de noble maison? +Détrompez-vous. Votre pauvre victime accuserait ses bourreaux +jusqu'à son dernier soupir... et nous, membres de la vieille +noblesse, nous vous haïrions et vous mépriserions. + +--Nous mépriser, ô ciel! + +--Oui, car vous ne seriez pour nous que la preuve éternelle de notre +abaissement et de notre honte. + +L'entrepreneur fut si profondément blessé de l'injustice de ces +reproches, qu'il regardait le marquis d'un air furieux et paraissait +prêt à l'assaillir à poings fermés; mais il fut retenu par le +regard froid et impérieux du vieux gentilhomme. + +--Vous êtes fous d'orgueil, grommela M. Steenvliet. Oser me dire en +face que l'on nous haïra et que l'on nous méprisera parce que nous +sommes des bourgeois, parce que nous avons travaillé depuis notre +jeune âge et que nous avons apporté notre part au bien-être +général! N'est-il pas vrai, marquis, c'est pour cette raison-là +seule que vous nous méprisez? + +--Non, ce n'est pas pour cela, répliqua l'autre avec un calme +exaspérant. Pour nous, tous les gens ont le même droit d'être +estimés et respectés, excepté pourtant ces ambitieux qui, au moyen +d'intrigue ou d'argent, s'insinuent dans nos rangs, et ont assez peu +de vergogne pour venir implorer de nous des regards d'indulgence, avec +le vain espoir que par là ils oublieront eux-mêmes et que d'autres +oublieront comme eux où était placé leur berceau. De quel côté +est l'orgueil insensé? + +--Assez, assez! s'écria l'entrepreneur frémissant de rage. Sortez de +ma maison, monsieur le marquis, sortez sur-le-champ, car je le sens, +je ne resterais pas maître de moi. Dès demain matin je donnerai +les ordres nécessaires pour faire poursuivre judiciairement le +remboursement immédiat des deux cent cinquante mille francs!... Mais +vous pouvez encore revenir sur votre résolution; je vous donne du +temps jusqu'à demain matin à dix heures. + +--Ceci est devenu tout à fait inutile, Monsieur, dit le marquis +avec un tranquille sourire. Jusqu'à présent j'ai reculé à +l'idée d'entamer si profondément ma fortune. J'espérais en votre +générosité. Mais votre invincible aveuglement me décide; j'aime +mieux vendre une grande partie de mes biens que de sacrifier ma pauvre +Clémence à votre égarement. Je vous annonce, monsieur Steenvliet, +qu'avant quatre jours les deux cent cinquante mille francs vous seront +payés, capital et intérêts. En conséquence, j'ai le droit de +reprendre et je reprends complètement la parole du baron d'Overburg. + +L'entrepreneur était comme frappé de la foudre. Le baron ne lui +avait-il pas affirmé, à différentes reprises, que son oncle était +un avare endurci, qui ne donnerait pas seulement mille francs pour +sauver son neveu. + +Le rouge de la colère et de la honte lui montait au front, et il +murmura, stupéfait et décontenancé. + +--Vous, marquis, vous paierez la somme entière, en une seule fois, +avant qu'il se soit passé quatre jours? + +--Cela vous étonne? Moi aussi je possède des millions, en +biens-fonds il est vrai, mais mes précautions sont prises; je sais +où je puis lever l'argent nécessaire. + +--Il ne reste donc plus d'espoir pour mon fils? soupira l'entrepreneur +découragé. + +--Allons, mon pauvre monsieur Steenvliet, soyez raisonnable, répondit +le vieux gentilhomme avec une expression de pitié qui perça le +cÅ“ur de son interlocuteur comme un coup de poignard. De pareilles +mésalliances sont toujours malheureuses, aussi bien pour ceux qui +s'élèvent que pour ceux qui s'abaissent. Vous le reconnaîtrez +plus tard, et vous m'en saurez gré, car je n'aurai pas seulement +préservé Clémence d'une existence douloureuse, mais en même temps +je vous aurai rendu, à votre fils et à vous, un inappréciable +service... Et maintenant, Monsieur, adieu, et sans rancune. + +Et M. de la Chesnaie sortit du salon. + +L'entrepreneur était tellement écrasé de dépit, de honte et +de chagrin, qu'il ne songea pas à sonner pour faire reconduire le +marquis. + +Il s'affaissa sur une chaise, les mains dans les cheveux, grommelant, +tremblant, crispant les poings, riant convulsivement comme un homme +qui lutte contre une effrayante catastrophe, mais qui n'a pas encore +perdu tout espoir. + +Tout à coup il se leva, poussa un cri de triomphe, tira violemment le +cordon de la sonnette, et murmura d'une voix étranglée et stridente: + +--Oui, ce sera ma vengeance. + +Un valet accourut immédiatement. M. Steenvliet lui dit: + +--Qu'on tire le grand landau de la remise, et qu'on y attelle les +grands trotteurs. Vite, vite, Jacques; il faut que tout soit prêt +dans cinq minutes. + +Le domestique sortit pour aller exécuter les ordres de son maître. + +M. Steenvliet se mit à arpenter le salon en long et en large, en +proie à la plus vive agitation; il se parlait à lui-même, frappait +du pied le plancher, riait fiévreusement et battait l'air de ses +poings fermés. + +Quelqu'un qui l'eût surpris dans cet état aurait infailliblement +supposé qu'il venait d'être frappé d'une attaque de démence. + + + + + +XV + + +Dans la matinée du même jour, la mère Wouters était assise près +de son poêle, occupée à éplucher les légumes pour le dîner. + +De temps en temps elle regardait du côté de la fenêtre. Il tombait +une grosse pluie, et la bonne femme poussa un soupir en pensant qu'il +ne serait pas possible, par une pareille averse, de continuer au +jardin le travail commencé. + +Bientôt son attention fut détournée par un léger bruit qu'elle +entendit dans l'étable. Elle écouta un instant, puis elle se dit à +elle-même à voix basse: + +--Pauvre Lina, elle ne chante plus jamais. A peine puis-je l'entendre +quand elle travaille pourtant si près de moi... Son cÅ“ur est plein +de chagrin; elle s'efforce de nous le cacher, mais je le vois bien... +Certes, cela me fait également beaucoup de peine que M. Herman, pour +ne pas être obligé de se marier, s'est enfui en pays étranger et +a si grandement attristé son pauvre père. Mais est-ce notre faute +à nous? Y pouvons-nous quelque chose? Si nous ne songions qu'à +notre propre bien-être, ne devrions-nous pas nous en réjouir, au +contraire? Car maintenant M. Herman ne viendra certainement plus ici, +et, Dieu merci, les gens finiront par reconnaître qu'ils nous ont +calomniés... + +Lina entra et s'arrêta au milieu de la pièce sans prononcer une +syllabe; elle regardait autour d'elle et avait l'air de chercher +quelque chose. Sa mère la regarda à la dérobée et secoua la tête +avec compassion. La jeune fille se dirigea à pas lents vers un des +angles de la pièce, prit un carreau de dentellière, s'assit de +l'autre côté du poêle sans rien dire, et se mit a entremêler ses +fuseaux. + +--Lina, vous voilà encore bien triste aujourd'hui, dit la veuve. + +--Le mauvais temps me chasse hors du potager, ma mère, +répondit-elle. + +--Non, ce n'est pas cela: vous pensez sans cesse à M. Herman. + +--Je l'avoue, mère. + +--Vous n'êtes pas raisonnable, mon enfant. Avoir pitié de ceux +qui sont malheureux, même par leur propre faute, c'est assurément +louable; mais cela ne doit pas aller jusqu'au point de se rendre +malade soi-même. + +--Mais je ne suis pas malade, et ne le deviendrai pas, dit la jeune +fille avec un sourire plutôt triste que joyeux. + +--Vous aviez pourtant fermement promis à grand-père de chasser ces +idées tristes. + +--Ah! ma mère, nous avons beau promettre, nos idées vont et viennent +malgré nous. + +--Puisque M. Herman est parti maintenant pour un pays étranger, nous +ne le verrons probablement plus. Penser à lui plus longtemps ne peut +lui faire ni bien ni mal; vous devriez donc l'oublier tout à fait, +mon enfant. + +--Je le voudrais, mère, mais cela m'est impossible: son image est +toujours devant mes yeux. Cette nuit même je l'ai vu, les yeux pleins +de larmes, et me suppliant d'avoir pitié de son sort amer. + +La mère Wouters regarda sa fille avec étonnement; mais elle chassa +immédiatement de son esprit le soupçon qui venait d'y pénétrer, et +lui dit: + +--Allons, allons, Lina, vous êtes encore une innocente enfant. Les +songes doivent toujours se prendre au contre-pied; nous avons donc des +raisons de croire que M. Herman n'est pas aussi malheureux que vous +pensez. + +--Pas malheureux, mère? répéta Lina avec une triste ironie. Son +père a cherché et trouvé pour lui une fiancée, une demoiselle +noble et riche. Le bon M. Steenvliet,--car son cÅ“ur est excellent +au fond, croyez-le, ma mère,--était si satisfait, si joyeux de ce +brillant mariage, qu'il considérait comme la récompense de sa longue +vie de travail... Mais M. Herman, qui paraît avoir une aversion pour +le mariage, s'enfuit en pays étranger et laisse son pauvre père tout +seul! Ah! Herman a agi sans doute dans un moment d'égarement; mais, +quoi qu'il en soit, pensez-vous, ma mère, qu'après une pareille +action un homme puisse avoir encore un seul jour de repos? Savoir +qu'on a rendu son vieux père malheureux, cette douloureuse conviction +doit lui ronger le cÅ“ur comme un ver. Et vous et grand-père vous +trouvez étonnant que j'aie pitié de celui sans la généreuse +amitié duquel je ne serais plus de ce monde. + +--Il y a bien quelque chose de vrai dans vos paroles, Lina, mais vous +exagérez. + +--Ah! mère, comment pouvez-vous dire cela? Supposez donc que vous +ayez résolu, grand-père et vous, de me faire épouser quelqu'un, +un bon et brave jeune homme, et que je m'enfuie loin d'ici; ne vous +plaindriez-vous pas au ciel de mon ingratitude et de ma cruauté? Et +moi, comme punition, ne mourrais-je pas de chagrin et de regret? + +--Oui, certes, mon enfant, mais ce n'est pas la même chose. Et, en +tout cas, que pouvons-nous y faire? + +--Ah! je pourrais bien y faire quelque chose, mère, si je pouvais +causer encore une fois avec M. Herman. + +--Cela est complètement impossible. Dieu sait s'il n'est pas déjà +à plus de cent lieues d'ici? + +--Son père m'a dit pourtant qu'il reviendrait bientôt. + +--Ce n'était qu'une supposition, et d'ailleurs, innocente rêveuse +que vous êtes, oubliez-vous donc que grand-père nous a défendu, +très strictement défendu, de parler encore avec Herman? Et ne +devez-vous pas, s'il reparaissait ici, fuir immédiatement sa +présence? La calomnie veille et nous épie, mon enfant. + +--Que m'importe la calomnie, ma mère? + +--Soit! mais le chagrin, la colère de grand-père? + +--Cela est pis, en effet! soupira Lina découragée. Allons, mère, ne +parlons plus de ces tristes choses, il a cessé de pleuvoir, je vais +reprendre mon travail dans le potager. + +En achevant ces mots elle mit son carreau à dentelles de côté, le +recouvrit d'un drap blanc et sortit de la pièce. La veuve, de son +côté, continua à faire sa cuisine. Elle plaça un pot de fer sur le +poêle, le remplit à moitié d'eau et recommença à peler ses pommes +de terre. + +A peine s'était-elle remise à l'ouvrage qu'elle poussa un cri de +surprise et d'angoisse. Elle ne pouvait en croire ses yeux, Herman, +Herman Steenvliet, venait d'entrer. + +Son visage était très pâle et ses lèvres tremblaient pendant qu'il +regardait de tous côtés autour de lui. + +La femme Wouters se leva précipitamment, courut à la porte du jardin +pour la fermer, revint, éleva ses mains devant le jeune homme comme +pour l'empêcher d'avancer et s'écria d'une vois étouffée: + +--Ah! monsieur Steenvliet, que venez-vous faire ici? Partez, je vous +en prie. Voulez-vous encore nous exposer à la calomnie? + +--Je veux voir Lina, répondit-il. + +--Mais grand-père l'a strictement défendu, si Lina savait que vous +êtes venu, elle s'enfuirait. + +--Je dois lui parler et je lui parlerai. Où est-elle? Au jardin? + +Il se dirigeait déjà vers la porte du jardin, mais la veuve +effrayée se plaça devant lui et le supplia à mains jointes. + +--Pour l'amour de Dieu, Monsieur, allez-vous-en. Il y a peut-être des +gens qui vous ont vu entrer chez nous. Que va-t-on dire encore dans le +village? + +--Ça m'est égal! s'écria-t-il fiévreusement. Je pars demain pour +l'Amérique. + +--Pour l'Amérique! Est-il possible? A l'autre bout du monde? + +--Mais je ne partirai pas sans avoir vu Lina et sans lui avoir parlé. +Ce que j'ai à lui dire doit décider de mon sort et de ma vie. +Allons, mère Wouters, pour la dernière fois peut-être, soyez bonne +pour moi, rappelez Lina du jardin. + +--Je n'ose pas, répondit la veuve en soupirant. + +Mais la porte de la cour s'ouvrit et Lina rentra. Un gai sourire +illuminait son visage. + +--Bonjour, monsieur Steenvliet, je vous attendais, dit-elle. + +--Vous m'attendiez? Ah! merci, Lina! s'écria-t-il. Le doute, le +désespoir me déchiraient le cÅ“ur. Votre seule voix me rend le +courage. Veuillez m'écouter et vous aussi, mère Wouters. + +--Nous ne pouvons pas, répliqua la vieille avec angoisse. Il faut +partir, Monsieur... Lina, songez à grand-père, montez à votre +chambre. + +--Non, ma mère, laissez parler M. Herman. Il vient nous annoncer +qu'il ne quitte point sa patrie et qu'il accepte la main de +mademoiselle Clémence. + +--Erreur, folie! grommela le jeune homme avec un sourire convulsif. +Moi, le mari de Clémence? Jamais, jamais! j'aimerais mieux mourir! + +Les deux femmes le regardèrent avec une expression d'épouvante. +Elles paraissaient croire qu'il avait perdu l'esprit. + +--L'impatience de connaître mon sort me brûle le sang, +poursuivit-il. Je n'ai pas le temps de prendre des détours... Lina, +j'ouvre mon cÅ“ur devant vous, lisez-y... Nous avons joué ensemble +étant enfants: nous étions des amis inséparables. Oui, je vous ai +sauvé la vie au péril de la mienne. Qu'est-ce qui me donna à +moi, faible et innocent enfant, la force et le courage d'un pareil +dévouement? Ah! c'est qu'alors déjà Dieu avait déposé dans mon +âme le germe qui, après seize ans de séparation, devait se changer +en un sentiment irrésistible. Je vous ai revue, Lina; ce que personne +n'aurait probablement pu faire, vous l'avez accompli facilement; vous +m'avez retiré du chemin du vice, et vous m'avez réconcilié avec +ma conscience. Vous êtes pour moi le vivant souvenir de mon passé +regretté, l'image de ma mère! votre bonté simple et naïve, la +pureté de votre cÅ“ur,--et qui sait? la volonté du ciel,--tout me +pénètre de la conviction qu'il n'y a pas de bonheur sur terre à +espérer pour moi, sinon à vos côtés... + +Lina s'était affaissée sur une chaise; elle tenait la tête baissée +et luttait contre les larmes qui voulaient jaillir de ses yeux. La +femme Wouters, dominée par la voix frémissante du jeune homme, +le contemplait avec un véritable ébahissement. Il lui eût été +impossible d'articuler une parole, de sorte qu'Herman put continuer +sans être interrompu: + +--Et c'est alors que l'on vient me dire: épousez Clémence +d'Overburg, une jeune fille noble que je connais à peine, qui est +d'une autre race et d'un autre sang que moi? Serais-je assez faible, +assez lâche pour laisser ainsi séparer violemment deux âmes que +Dieu lui-même a prédestinées à rester unies jusqu'au tombeau! Non, +non, Lina, vous serez ma femme, vous ou jamais personne! + +--Mais Monsieur, Monsieur, que dites-vous? balbutia la veuve. Pour +l'amour du ciel, calmez vos esprits égarés. + +--O Herman, songez à votre père! s'écria la jeune fille en tendant +vers lui des mains suppliantes. + +--Mes esprits égarés? répéta le jeune homme. Il ne serait pas +étonnant qu'ils le fussent en effet: mais je m'efforcerai de me +calmer, et je vous dirai ce que je viens faire ici. Mon père, abusé +par sa tendresse exagérée pour moi, reste inexorable et veut me +contraindre à prendre Clémence pour femme. Moi, je ne le veux +pas, je pars demain pour l'Amérique, à trois cents lieues dans +l'intérieur du pays. Je vais essayer si je ne puis pas y gagner par +mon propre travail assez d'argent pour être libre de toute contrainte +et pour pouvoir offrir à la femme que mon cÅ“ur a choisie une +existence modeste avec une honnête aisance. J'ai besoin de quelques +années pour cela, et pendant ce temps je resterai éloigné de ma +patrie; mais alors je reviens triomphant pour vous supplier, Lina, de +me donner avec votre main le bonheur de toute ma vie... Oui, tel est +mon projet; mais lorsque j'en ai fait part à mon père, il a énervé +tout mon courage en m'assurant, Lina, que vous ne m'aimez pas, et que +vous n'attendrez pas mon retour. Si cela était vrai, hélas, il ne me +resterait plus qu'à courber la tête sous le poids de ma misère, et +à me résigner à un avenir sans espoir... Que dois-je croire, Lina? +Prononcez mon arrêt et délivrez-moi de cet affreux doute. Est-il +vrai que vous ne m'aimez pas? + +La jeune fille jeta sur lui un regard plein de pitié, mais elle +laissa sa question sans réponse. + +--Soit, reprit le jeune homme. Je comprends que vos lèvres si pures +ne veuillent pas prononcer un tel aveu. Mais savez-vous ce que mon +père m'a dit encore? Il m'a dit que pendant mon absence vous pourriez +choisir un autre mari. C'est une crainte que je ne veux pas emporter +dans mon long voyage. Ah! tandis que je travaillerais, que je +peinerais là -bas comme un esclave, avec l'espérance de vous avoir +un jour pour femme; tandis que cette espérance brillerait devant +mes yeux comme une radieuse étoile, on briserait ici pour jamais +le bonheur de ma vie? Je vous en conjure, Lina, dites-moi que vous +attendrez mon retour! + +La mère Wouters essuya avec le coin de son tablier les larmes qui +coulaient sur ses joues; la jeune fille aussi avait les yeux humides; +elle avait frémi plus d'une fois au chaleureux appel d'Herman, et +elle était pâle d'émotion. Mais elle avait conservé assez d'empire +sur elle-même pour pouvoir discerner ce que le devoir exigeait d'elle +et ce qu'elle avait promis au vieux M. Steenvliet. + +Elle se leva et dit d'une voix qui, quoique trahissant une émotion +profonde, attestait néanmoins une ferme résolution: + +--Monsieur Herman, vous m'avez ouvert votre cÅ“ur, lisez aussi dans le +mien maintenant. Je suis si sensible à votre extrême sympathie pour +moi que je voudrais vous baiser les mains en signe de reconnaissance. +Vous me demandez si je voudrais devenir votre femme? Si j'étais une +fille de votre condition et que votre père pût bénir notre +union, alors, oui, je vous attendrais, fût-ce pendant vingt ans, et +fallût-il sacrifier la moitié des jours qui me restent a vivre, pour +mériter cette grâce du ciel, je le ferais avec bonheur... + +--Lina, malheureuse enfant! s'écria la veuve effrayée. + +--Ah! cela me suffit, s'écria Herman, ivre de joie. + +--Non, vous vous trompez, cela ne suffit pas, répliqua Lina. Je ne +séparerai pas le père du fils, et ne vous rendrai pas malheureux +tous les deux. + +--Mon père finira par consentir à notre mariage, Lina. + +--N'espérez pas cela. Que serais-je pour lui? La cause de votre +désobéissance, une ennemie qui lui aurait ravi l'amour de son unique +enfant. Je ne pourrais pas vivre ainsi, Herman. + +--C'était donc la vérité, l'affreuse vérité! s'écria le jeune +homme d'un ton plaintif. Vous ne voulez pas faire pour moi le plus +léger sacrifice? Lina, Lina, non, vous ne m'aimez pas! + +--D'ailleurs, Dieu sait ce que je lui ai confessé si souvent depuis +votre dernière visite. + +--Eh bien, alors? + +--Mais cette affection même m'impose le devoir de vous réconcilier +avec votre père. + +--Et le moyen pour cela? + +--C'est d'épouser mademoiselle Clémence. + +--Mais, Lina, vous ne savez pas ce que vous dites. + +--Je le sais parfaitement, Herman. + +--Vous me déchirez le cÅ“ur. + +--Votre chagrin se dissipera à la longue. L'inimitié entre votre +père et vous serait un malheur irréparable. + +--Ainsi, vous ne voulez pas être ma femme? + +--Sans le consentement de votre père? Non, positivement non... +Voyons, écoutez-moi avec bienveillance, Herman, je vous convaincrai +que vous devez accepter la main de mademoiselle Clémence. + +Mais le jeune homme, écrasé par cet arrêt, se laissa tomber sur une +chaise et cacha sa tête dans ses mains en sanglotant. + +La vue de ses larmes brisa le courage des deux femmes; elles se mirent +à pleurer aussi. + +Lina continua cependant à l'exhorter à se soumettre à la volonté +paternelle; elle parla de la vie laborieuse de M. Steenvliet, de sa +bonté, de son amour pour son fils unique, de son chagrin. Troublée +au dernier point par le mutisme obstiné du jeune homme, elle finit +par s'agenouiller devant lui. + +--Herman, mon cher Herman, s'écriait-elle en l'implorant à mains +jointes, écoutez mes prières. Donnez-moi cette dernière preuve de +votre généreuse amitié: Acceptez Clémence pour femme! + +Le jeune homme se leva d'un bond, pâle comme un linge, avec un amer +ricanement sur les lèvres. + +--Vous! c'est vous qui me condamnez! exclama-t-il d'un ton de +reproche. Eh bien, que mon sort cruel s'accomplisse. Je serai +l'époux de Clémence, avec l'espoir que le poignard acéré que vous +m'enfoncez dans le cÅ“ur me délivrera bientôt de ce fatal lien en +m'ôtant la vie qui m'est à charge. Adieu, pour toujours, adieu! + +Et sans faire attention aux cris des deux femmes, il courut vers la +porte. + +Mais à peine eut-il fait quelques pas, qu'il s'arrêta frappé de +stupeur ou d'épouvante, en s'écriant: + +--Grand Dieu! mon père! + +Les deux femmes regardèrent également au dehors, pâles et blêmes +d'inquiétude. + +Deux hommes descendaient d'une voiture qui venait de s'arrêter devant +la maisonnette: M. Steenvliet et Jean Wouters. L'entrepreneur entra le +premier. + +--Vous voulez partir? restez, je vous l'ordonne, dit-il à son fils. + +Il se dirigea immédiatement vers la jeune fille tremblante comme la +feuille, lui prit la main et lui dit: + +--Caroline, vous aimez Herman, j'en suis certain. Vous sentez-vous +capable de m'accorder une petite place dans votre cÅ“ur? Pourriez-vous +aimer le vieux Steenvliet comme un père? + +--Ah! je vous aimais déjà de toutes les forces de mon âme, +bégaya-t-elle. + +--Eh bien, Herman, eh bien, Caroline, écoutez bien ce que je +vais vous dire. Voilà M. Jean Wouters, maître, charpentier et +entrepreneur. Il a donné son consentement et je donne le mien. Venez, +Herman, mon entêté, mon brave fils, tendez la main à Caroline; elle +devient votre femme. + +Herman poussa un cri de bonheur, et serra son père et sa fiancée sur +son cÅ“ur dans une même étreinte passionnée. + +Jean Wouters et la mère Anne, priant et pleins de reconnaissance, +levaient vers le ciel leurs yeux mouillés de douces larmes. + +FIN + + * * * * * + +IMPRIMERIE CHAIX, RUE BERGÈRE, 20, PARIS.--19062-3. + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Argent et Noblesse, by Henri Conscience + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ARGENT ET NOBLESSE *** + +***** This file should be named 17298-0.txt or 17298-0.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/1/7/2/9/17298/ + +Produced by Frank van Drogen, Pierre Lacaze and the Online +Distributed Proofreading Team of Europe. 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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Argent et Noblesse + +Author: Henri Conscience + +Release Date: December 13, 2005 [EBook #17298] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ARGENT ET NOBLESSE *** + + + + +Produced by Frank van Drogen, Pierre Lacaze and the Online +Distributed Proofreading Team of Europe. This file was +produced from images generously made available by the +Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at +http://gallica.bnf.fr. + + + + + + +OEUVRES COMPLÈTES + +DE + +HENRI CONSCIENCE + + + +ARGENT ET NOBLESSE + + + + + +OEUVRES COMPLÈTES + +DE + +HENRI CONSCIENCE + +Publiées dans la collection Michel Lévy. + + + Vol. +UNE AFFAIRE EMBROUILLÉE 1 +L'ANNÉE DES MERVEILLES 1 +AURÉLIEN 2 +L'AVARE 1 +BATAVIA 1 +LES BOURGEOIS DE DARLINGEN 1 +LE BOURGMESTRE DE LIÈGE 1 +LE CANTONNIER 1 +LE CHEMIN DE LA FORTUNE 1 +LE CONSCRIT 1 +LE COUREUR DES GRÈVES 1 +LE DÉMON DE L'ARGENT 1 +LE DÉMON DU JEU 1 +LES DRAMES FLAMANDE 1 +LA FIANCÉE DU MAITRE D'ÉCOLE 1 +LE FLÉAU DU VILLAGE 1 +LE GANT PERDU 1 +LE GENTILHOMME PAUVRE 1 +LA GUERRE DES PAYSANS 1 +LE GUET-APENS 1 +HEURES DU SOIR 1 +L'ILLUSION D'UNE MÈRE 1 +LA JEUNE FEMME PALE 1 +LE JEUNE DOCTEUR 1 +HISTOIRE DE DEUX ENFANTS D'OUVRIERS 1 +LE LION DE FLANDRE 2 +LA MAISON BLEUE 1 +MAITRE VALENTIN 1 +LE MAL DU SIÈCLE 1 +LE MARCHAND D'ANVERS 1 +LE MARTYRE D'UNE MÈRE 1 +LES MARTYRES DE L'HONNEUR 1 +LA MÈRE JOB 1 +L'ONCLE ET LA NIÈCE 1 +L'ONCLE JEAN 1 +L'ONCLE REIMOND 1 +L'ORPHELINE 1 +LE PARADIS DES FOUS 1 +LE PAYS DE L'OR 1 +LA PRÉFÉRÉE 1 +LE REMPLAÇANT 1 +UN SACRIFICE 1 +LE SANG HUMAIN 1 +SCÈNES DE LA VIE FLAMANDE 2 +LES SERFS DE FLANDRE 1 +LA SORCIÈRE FLAMANDE 1 +SOUVENIRS DE JEUNESSE 1 +LE SORTILÈGE 1 +LE SUPPLICE D'UN PÈRE 1 +LE TRÉSOR DE FÉLIX RODBECK 1 +LA TOMBE DE FER 1 +LE TRIBUN DE GAND 1 +LES VEILLÉES FLAMANDES 2 +LA VOLEUSE D'ENFANT 1 + + +IMPRIMERIE CENTRALE DES CHEMINS DE FER.--IMPRIMERIE CHAIX. + +RUE BERGÈRE, 20, PARIS.--19062-3. + + +ARGENT + +ET + +NOBLESSE + +PAR + +HENRI CONSCIENCE + + +PARIS +CALMANN LÉVY, ÉDITEUR +ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES +3, RUE AUBER, 3 + +1883 + + + + +ARGENT ET NOBLESSE + + +I + + +A une couple d'heures de marche, au sud-ouest de Bruxelles, à côté +de la chaussée, s'élèvent une dizaine de maisonnettes dans le +voisinage d'une chapelle. Elles sont habitées par de pauvres ouvriers +surchargés d'enfants et pour lesquels un loyer dans le village voisin +serait une trop lourde charge. Dans ce hameau, d'ailleurs, ils peuvent +cultiver un petit lopin de terre où ils récoltent les pommes de +terre et les légumes pour leurs provisions d'hiver. + +A quelques minutes de là, au milieu des champs, près d'un droit +sentier, il y a une maison plus basse, mais plus large aussi, qui a +l'air d'une petite métairie. + +En effet, elle est de chaque côté ombragée par les branches de deux +grands noyers; une vigne fait serpenter ses rameaux flexibles sur la +façade et entoure les deux fenêtres. + +Dans le jardinet, devant la maison, il y a un puits, et contre le +pignon latéral, devant la porte de l'étable, un petit tas de fumier. + +La situation de cette petite maison est très pittoresque. Derrière +le verger, clos d'une haie, coule à quelque distance un clair +ruisseau bordé, dans tout son parcours, de prairies émaillées de +fleurs. Du côté du levant le terrain s'affaisse petit à petit pour +former la large vallée de la Senne, dont le versant opposé borne +l'horizon par des hauteurs d'un vert sombre pareilles à la croupe +d'une montagne. Du côté du couchant on voit le village et son +clocher qui s'élève au-dessus des arbres, et plus loin, de tous +côtés, les champs accidentés dont les ondulations, de même que +dans tout le Brabant méridional, feraient croire que la mer est venue +un jour jusque-là et que ses flots ont creusé dans le sol les traces +de leur puissante houle. + +En l'année 1865, cette petite métairie était habitée par le +charpentier Jean Wouters et sa famille. Ils étaient allés l'occuper +pour trouver dans la culture d'une petite pièce de terre, l'emploi de +leurs heures de loisir et un léger accroissement de bien-être. Il y +avait moins une vache dans leur petite étable, une vache qui donnait +assez de lait pour leur permettre de porter de temps en temps quelques +livres de beurre au marché de Hal. + +En entrant dans la maison, on pénétrait d'abord dans la chambre +commune où brûlait un petit poêle qui servait à la préparation +des repas. On y voyait une armoire vitrée où brillaient des verres +et des tasses; un _coucou_ suspendu au mur; trois ou quatre estampes +coloriées, représentant l'histoire de l'Enfant Prodigue; une dizaine +de livres usés (probablement de vieux livres de classe); sur la +tablette de la cheminée un petit crucifix entre deux perroquets de +plâtre; dans un coin un carreau à faire de la dentelle, et beaucoup +d'autres choses encore qu'on trouve dans presque toutes les maisons de +paysans ou d'artisans qui ne sont pas dans la misère. + +Une porte latérale donnait accès de plain-pied à la chambre à +coucher du vieux charpentier Jean Wouters. A côté du lit très +propre pendaient quelques vêtements d'homme très soignés--ses +habits du dimanche, sans doute--sur lesquels tranchait +désagréablement un chapeau roux, déteint et bossué. Dans un coin +on voyait un bac en bois contenant une couple de rabots, quelques +ciseaux, un maillet et un marteau et une scie à main. + +La fille du charpentier, qui était veuve, dormait probablement avec +son unique enfant, une fille, dans une petite chambre sous le toit; +car, hormis la laverie et l'étable, il n'y avait pas d'autre pièce +dans la maison. + +Cette humble demeure de travailleur devint, dans le cours de cette +année 1865, le théâtre de certains événements qui valent +peut-être la peine qu'on les raconte. + +Un jour du commencement de mai, à la tombée de la nuit, une femme +était occupée à préparer le repas du soir sur le petit poêle. +Cette occupation n'exigeait pas une grande tension d'esprit; car le +fricot qu'elle remuait ne consistait qu'en quelques pommes de terre +avec des morceaux de lard, restes du repas précédent. + +Cette femme pouvait être âgée de quarante-cinq ans. Son visage +pâle et ses joues creuses lui donnaient une apparence maladive. + +Des idées sérieuses devaient préoccuper son esprit; car, par +moments, elle oubliait de remuer sa cuiller et secouait la tête d'un +air pensif. + +Pendant ce temps on entendait résonner au fond de la maison la +voix fraîche d'une jeune fille qui accompagnait le grondement de sa +baratte d'une chanson au rythme vif et sautillant et, quoique la vache +mêlât constamment au refrain joyeux de la chanson la dissonnance +de ses beuglements, la jeune fille ne se laissa pas troubler dans +l'épanchement de sa gaieté. + +A la fin la chanson joyeuse avait cessé de résonner dans la +laverie et l'on n'y entendait plus que le bruit d'un tonneau que l'on +déplaçait avec effort. + +--Pour l'amour de Dieu, Lina, cesse maintenant, cria la femme. Tu as +travaillé toute la journée au jardin et voilà que tu continues à +trimer sans relâche dans l'obscurité. + +--Tout de suite, mère, répondit la voix. Le beurre est fait, je vais +m'essuyer les mains. + +Un instant après la jeune fille entra dans la pièce. + +--Lina, Lina, pourquoi n'écoutes-tu pas mon conseil? dit la femme +avec un accent de reproche. Depuis ce matin tu retournes la terre et +tu traînes la brouette comme un journalier. Ce n'est pourtant pas là +un ouvrage pour une jeune fille telle que toi. + +--Mais, ma mère, si je ne le fais pas, qui est-ce qui le fera? Vous +devez vous soigner pour le ménage, et d'ailleurs, quand même le bon +Dieu exaucerait mes prières et vous procurerait la guérison, vous +êtes encore trop faible, ma chère mère... Grand-père, n'est-ce +pas? Avant d'aller à son ouvrage de tous les jours ou après en être +revenu. Je ne veux pas qu'il s'échine encore comme un esclave après +avoir travaillé toute la sainte journée. + +--Grand-père est un homme et il est encore robuste, mon enfant. En +retournant tous les jours un peu la terre, il en aurait fini en peu +de temps sans trop se fatiguer. Ne t'a-t-il pas dit qu'il terminerait +cette semaine le travail du jardin et que tu ne dois pas y mettre la +main? + +--Oui, je le sais bien, dit Lina en riant. Mais ce qui est fini, +grand-père ne le recommencera pas. + +--Enfant, enfant, tu te fatigueras à travailler, soupira la femme. Et +si tu savais combien c'est pénible d'être malade. + +--Eh bien, chère mère, travailler est sain, dit Lina. Quand je +puis me remuer ainsi toute la journée, je me sens heureuse, et il me +semble que je danserais de contentement. Venez, je vais vous aider à +couvrir la table. + +Caroline Wouters était encore très jeune et n'était ni très +grande ni très forte; mais ses joues rondes et fleuries, et ses bras +musculeux, l'air de santé que présentait toute sa personne étaient +bien en harmonie avec l'idée de courage et d'énergie qu'exprimaient +ses paroles. Elle avait la bouche remarquablement petite, le sourire +ouvert, l'air ingénu, et toute sa personne respirait un parfum de +fraîcheur virginale. + +--Grand-père reste longtemps dehors aujourd'hui, dit-elle. Il sera +allé, sans doute, chez Coba, le jardinier, chercher des échalas pour +les pois. Voulez-vous que j'aille l'appeler? + +--Je comprends ce que c'est, répondit la femme. Tu sais que, +d'après les ordres de son maître, il devait aller cet après-midi à +l'auberge de l'_Aigle d'or_ pour établir un nouveau chantier dans +la cave. C'est un ouvrage pressé et on le retiendra probablement +là jusqu'à ce que le chantier soit achevé... Nous attendrons, je +laisserai le fricot sur le poêle. Assieds-toi et repose-toi un peu, +enfant. + +La jeune fille prit la chaise qu'on lui offrait et secoua la tête +sans rien dire, comme si les dernières paroles de sa mère lui +donnaient matière à réflexion. + +--A quoi songes-tu comme ça tout à coup? demanda la femme. + +--Et vous croyez, mère, que grand-père travaille comme cela au delà +de son heure parce que son maître le lui a dit ou commandé? + +--Oui, mon enfant. + +--Non, non, cela n'est certes pas la raison, répliqua la jeune fille +à demi fâchée. + +--Et quelle serait donc la raison, Lina? + +--Grand-père devient de plus en plus économe. Pour gagner quelques +sous au-dessus de sa journée, il travaillerait même toute la nuit, +si c'était possible. Le dimanche après-midi, il ne va plus jamais +boire une pinte avec ses amis, et il n'allume plus que rarement une +pipe, lui qui auparavant avait l'habitude de fumer presque constamment +à la maison. Le tabac est trop cher, dit-il. Vraiment, mère, cela me +fait peine quand je le vois le soir regarder autour de lui d'un air si +préoccupé. Je sais bien ce que ses yeux cherchent; mais il résiste +à la tentation, pour épargner une couple de cents, souvent mon coeur +se gonfle de pitié et il me prend des envies de pleurer; mais, Dieu +merci, cela ne durera plus longtemps. + +--Non, cela ne durera plus longtemps, répéta la veuve avec un accent +de tristesse, encore quelques mois. Ma grave maladie, qui m'a tenue +alitée tout l'hiver, nous a mis en arrière. C'est un crève-coeur +pour notre bon père. Jamais il n'a pu supporter l'idée d'avoir des +dettes si petites qu'elles soient. Maintenant il travaille et il peine +pour soulager nos épaules de ce fardeau. Laisse-le faire, Lina; tu +sais que toutes les observations sur ce point restent inutiles. + +--Non, je ne le laisserai pas faire, murmura la jeune fille d'un ton +résolu. Attendez un peu, je saurai bien le forcer à fumer sa pipe +comme devant. + +--Le forcer? Comment t'y prendras-tu? + +--Vous verrez, ma mère, quand il sera temps. + +En achevant ces paroles, elle se dirigea vers un coin de la pièce, +prit son carreau de dentellière et vint s'asseoir près de la table. +Elle découvrit une large dentelle déjà en partie achevée et se mit +à entremêler vivement ses fuseaux en répétant joyeusement: + +--Oui, oui, vous le verrez, mère... Vous me regardez si curieusement? +Allons, je vais vous dire ce que j'ai imaginé depuis quelques jours. +Dans une couple de semaines c'est l'anniversaire de grand-père, +n'est-ce pas? Pour ce temps-là ma dentelle sera achevée et +Thérèse, la colporteuse, m'en donnera à peu près dix-neuf francs. + +--Et tu veux faire cadeau d'un nouveau chapeau à grand-père? Je le +sais depuis longtemps. + +--En effet, il va maintenant à l'église avec un vieux chapeau roux +et les gens parlent de cela. Puisqu'il ne veut pas en acheter un +nouveau, c'est moi qui le ferai sans qu'il le sache... Mais ce n'est +pas tout, mère. Baptiste, le fils du charron, a planté l'année +dernière une grande pièce de tabac; il en a fait sécher et couper +les feuilles; il en a sur son grenier la charge d'au moins trois +brouettes. Les gens qui en ont acheté disent que ce tabac est d'une +excellente qualité et d'un goût parfait. Eh bien, je vais acheter du +charron plein mon tablier de tabac, et quand grand-père verra ce tas +dans sa chambre il faudra bien qu'il fume, bon gré, mal gré. + +--Plein un tablier, perds-tu la tête, Lina? Tu ne peux pas faire +cela. + +--Ne sommes-nous pas convenus, ma mère, que je puis disposer +librement de l'argent que je gagne, en dehors de ma journée, à faire +de la dentelle. + +--Oui, mais de cette façon tu ne garderas pas assez pour toi, pour +t'acheter un nouveau mouchoir de tête pour l'été. + +--Bah, je travaillerai un peu plus tard le soir. + +--Non, pas ça, mon enfant, je ne puis pas le permettre. Juste ciel, +ne travailles-tu pas déjà assez? + +--C'est égal, la conviction que j'ai de posséder un moyen de faire +plaisir à grand-père me rend capable de tout. J'exécuterai mon +projet, mère. + +--Silence là-dessus maintenant, Lina, dit la femme on posant un doigt +sur ses lèvres. Voici grand-père qui vient, j'entends son pas. + +Un homme d'environ soixante-cinq ans, vêtu comme un ouvrier, avec une +veste et un tablier, parut sur le seuil de la porte en murmurant un +bonjour à voix basse. Il avait de larges épaules et semblait encore +robuste pour son âge; mais son dos légèrement courbé et les plis +profonds de son visage attestaient qu'il s'était usé par une vie de +labeur incessant. Il entra et plaça sous la fenêtre, à côté de la +porte, un sac de toile qui contenait probablement des outils. + +Avant qu'il se fût redressé, la jeune fille lui avait jeté les +deux bras autour du cou et l'embrassait en lui souhaitant gaiement +le bonsoir. Il la serra sur son coeur et lui murmura doucement à +l'oreille: + +--Merci, ma chère Lina. Depuis quelque temps nous avons la vie assez +dure; mais cependant j'ai encore des raisons de remercier Dieu. Il t'a +donné un coeur excellent et il a rendu la santé à ta pauvre mère. +De quoi pourrais-je me plaindre? + +--Allons, allons, prenez place à la table, grand-père, vous devez +avoir faim, dit la jeune fille avec une certaine nuance d'inquiétude; +car la voix du vieillard avait un ton qui ne lui était pas ordinaire +et qui faisait craindre à la jeune fille qu'il ne lui fût arrivé +quelque chose de désagréable. + +Tous trois prirent place à table et baissèrent la tête pour dire +leur prière. + +--Bon appétit, grand-père, vite à l'oeuvre maintenant, j'ai une +faim de loup. Ah! voilà des pommes de terre bien accommodées; c'est +à s'en lécher les doigts. Mère, vous en avez de l'honneur. + +Lina avait prononcé ces paroles d'un ton joyeux évidemment pour +dissiper les préoccupations du vieillard. Elle remarqua qu'il +s'interrompait quelque fois de manger et qu'il secouait la tête. + +--Grand-père chéri, dit-elle, vous êtes si taciturne. Allons, +racontez-nous quelque chose. Comment vont les gens de l'_Aigle d'or_? +Léocadie se mariera-t-elle bientôt avec le fils du fermier Kanteels? +Est-il vrai qu'Isabelle va demeurer à Bruxelles? + +--Que Dieu protège ces gens égarés! soupira Jean Wouters. Si le +père Mol n'ouvre pas promptement les yeux, il déplorera trop tard +son coupable aveuglement. Le malheur et la honte sont suspendus sur +cette maison, tout y va mal. + +--Mal, comment l'entendez-vous, grand-père? + +--Maintenant, mes enfants, desservez d'abord la table et puis je vous +dirai ce qui m'a fait de la peine. + +La jeune fille se dépêcha de porter dans la laverie le pot, les +assiettes et les cuillers, revint, prit une chaise à côté du +vieillard et murmura en le regardant curieusement: + +--Eh bien? eh bien? + +--Ah! mes enfants, dit-il, depuis quelques semaines il se passe de +malheureuses choses à l'_Aigle d'or_; il y vient de temps en temps de +riches messieurs de la ville qui y dépensent en un après-midi plus +d'argent qu'il n'en faut pour soutenir pendant une année entière une +famille d'ouvriers.--Vous croyez que j'exagère? Ils y boivent du vin +et ils le font couler par terre à pleins ruisseaux; et ce vin coûte +douze francs la bouteille! + +--Douze francs! comment est-ce possible? s'écria la veuve, à moins +que ce soit de l'argent fondu! + +--Non, Anna, au contraire, c'est un breuvage fade. L'aubergiste m'en +a fait goûter à la cave, cela a le goût d'eau sucrée et cela pique +un peu le nez comme de la bière de Louvain qui est depuis longtemps +en bouteille. Ça s'appelle du Champagne. Mais ce breuvage n'est pas +aussi inoffensif qu'il le paraît. Il pousse d'abord les gens à la +gaieté, il les étourdit ensuite et leur fait perdre la tête..... +J'étais à mon travail dans la cave lorsque le jeu a commencé. Comme +la porte de la salle du restaurant était presque constamment ouverte, +j'entendais les sons de leurs voix confuses et j'entendais en partie +ce qu'ils criaient; car ils parlaient tous d'un ton très élevé. +Le reste me fut raconté par l'aubergiste ou par la servante, qui +descendaient à chaque instant à la cave pour prendre de nouvelles +bouteilles. Quelque chose d'incroyable me fit frémir de surprise et +de honte. A travers tout le bruit qu'ils faisaient, j'entendais les +filles de l'_Aigle d'or_ éclater du rire et crier à l'aide comme des +enfants qu'on poursuit en jouant... et, pensez donc, on avait parié +là-haut vingt bouteilles que Léocadie avait les bras plus gros que +sa soeur Isabelle. Les jeunes filles ne paraissaient pas disposées +a laisser mesurer leurs bras par les parieurs en gaieté; mais +l'aubergiste les y a forcées! + +--Est-ce possible? murmura Lina. + +--L'argent, l'argent, mon enfant. L'aubergiste gagne huit francs sur +chaque bouteille. Ce pari lui a fait gagner cent soixante francs en +moins d'une heure, autant qu'un bon ouvrier en deux mois. Mais ses +enfants n'y perdront-elles pas leur bonheur et leur honneur? Voilà +la triste question. L'argent qu'on gagne d'une pareille façon ne peut +pas profiter. Dieu est trop juste pour ça. La servante a bien voulu +me faire accroire qu'Isabelle avait beaucoup de chances de se marier +avec un de ces beaux messieurs de la ville; mais la pauvre fille, sans +le savoir peut-être, sert de jouet à ces jeunes libertins... Et ce +n'est pas encore tout; les choses devaient encore aller plus mal. +A peine avaient-ils vidé une partie des vingt bouteilles, que leur +gaieté bruyante se changea petit à petit en une scène scandaleuse +de débauche. J'entendis tout à coup, au milieu des cris aigus, +le bruit des tables et des chaises renversées et des verres qui se +brisaient en tombant par terre. Effrayé et voulant venir en aide à +l'aubergiste, je montai précipitamment. Il y avait au milieu de la +salle de café un très jeune monsieur aux cheveux ébouriffés et +aux regards allumés, qui mettait en pièces tout ce qu'il pouvait +atteindre. Ses compagnons, l'hôtelier et ses filles assistaient +en riant à ces actes de sauvagerie. Je ne savais que penser. Le +garde-champêtre accourut pour expulser au nom de la loi ces ivrognes +de l'_Aigle d'or._ J'entendis l'hôtelier lui dire: «Ces Messieurs +s'amusent et ne font pas de mal. Si je trouve bon ce qui se passe +dans ma maison, personne n'a le droit de s'en mêler.» Et le +garde-champêtre s'est éloigné en levant les épaules. Le fait est +que l'aubergiste, comme il me l'a dit lui-même à l'oreille, se fera +payer au double et au triple la valeur des objets qu'on a brisés chez +lui. + +--Et ils ont sans doute fini par se battre, grand-père? + +--Non, mon enfant. Ces messieurs, en jetant par terre les verres et +les bouteilles, n'avaient pas l'air d'être fâchés. Je le comprends, +c'est par orgueil qu'ils agissent ainsi. Ils ne peuvent pas dépenser +assez d'argent rien qu'à boire, alors ils cassent tout et versent +par terre le vin précieux pour montrer que l'argent n'a pas de valeur +pour eux. + +--Ah! c'est affreux! soupira la femme. Il y a des milliers de pauvres +gens, frappés par le malheur ou la maladie, qui souffrent de la faim +avec femme et enfants. Quelques francs les sauveraient, les rendraient +riches, leur feraient bénir la main qui les aiderait dans +leur détresse, et là on gaspille, on dissipe l'argent dans de +scandaleuses débauches! + +--Mais, mais, comme ces gens-là doivent être riches! murmura la +jeune fille, en levant les mains. + +--C'est l'argent de leurs parents qu'ils dissipent, répondit le +vieillard. Un argent durement gagné peut-être et épargné sou à +sou. Qui sait si chaque pièce d'or ne coûte pas des larmes à leur +père et surtout à leur mère?... Il y avait dans la bande un des +plus extravagants à qui on donnait le nom de baron. Cela m'a rappelé +une bien triste histoire. Anna, vous souvenez-vous bien encore de +la baronne qui a habité dans le temps le château appartenant +actuellement à M. Dalster? Elle était veuve, la bonne et charitable +femme, et elle n'avait qu'un fils. Celui-ci fit pendant de longues +années comme ces jeunes gens de l'_Aigle d'or_, peut-être encore +pis, rien ne pouvait le retenir, ni le désespoir de sa mère, ni la +misère qui approchait à grands pas. Il fallut vendre beaucoup de +terres, puis le château, et la pauvre baronne, accablée de honte, le +coeur brisé, tomba gravement malade et mourut peu de temps après... +Vers cette époque, pendant l'hiver, il y avait un maçon, père de +beaucoup d'enfants,--il s'appelle Henri Knop--qui, sans ouvrage depuis +longtemps et poussé par la faim, alla voler la nuit dans une ferme +un panier de pommes de terre. Il fut condamné à cinq ans de prison, +obtint par sa bonne conduite une diminution de peine et fut mis en +liberté dès la troisième année. Il déplorait son méfait et +était résolu à gagner désormais honnêtement son pain. Cependant +personne ne voulut lui donner de l'ouvrage, on l'évita, lui et les +siens, comme une famille flétrie, et à la fin il se vit réduit à +quitter le village avec sa femme et ses enfants, pour ne pas mourir de +faim devant l'impitoyable aversion des habitants. Ce qu'il est devenu +depuis personne n'en sait rien. + +Le vieillard se tut un moment et les femmes, péniblement affectées +par son récit fait d'une voix altérée, ne trahissaient leur +émotion qu'en secouant tristement la tête et en murmurant à voix +basse. + +Il reprit en souriant amèrement: + +--Et le fils de la baronne, demanderez-vous? Le parricide sans âme? +Lui aussi, croyez-vous, a continué à être poursuivi par le mépris +public? Eh bien, pas du tout. Plus tard, il a hérité d'un oncle +et il est redevenu riche; maintenant petits et grands lui parlent le +chapeau à la main; il est baron et bourgmestre... Ah! mes enfants, +les hommes ne sont pas toujours justes, heureusement il y a là-haut +un juge suprême qui ne se laisse influencer ni par l'argent ni par la +naissance, et celui qui a martyrisé ou humilié sa mère ne trouvera +pas de grâce devant ses yeux. + +Les deux femmes échangèrent encore tristement quelques réflexions +sur la lâche conduite des jeunes gens à l'auberge de l'_Aigle d'or_; +mais Jean Wouters, abîmé dans ses pénibles pensées, ne prit plus +part à l'entretien que par quelques monosyllabes. + +Lina se leva, passa dans la chambre voisine et revint avec une pipe et +une boite à tabac en cuivre. + +--Prenez, grand-père, dit-elle, voilà votre tabac. Laissons de +côté toutes ces tristes pensées. Nous ne sommes pas riches et nous +pouvons nous estimer heureux de n'être pas coupables de ces vilaines +choses. Faites-moi le plaisir d'allumer votre pipe. + +--Non, je n'en ai pas envie, répondit-il. + +--Je vous en prie, faites ça pour moi, j'aime tant l'odeur du tabac. +Elle me rafraîchit les idées et me rend toute joyeuse... Allons, ne +me refusez pas ce petit plaisir. + +Pendant ce temps, elle avait bourré elle-même la pipe et la tendit +au vieillard avec une allumette enflammée. + +Il commença à fumer; et cela devait véritablement lui faire du +bien, car petit à petit son visage s'illumina d'une expression de +contentement. + +Lina reprit son carreau à dentelles et la mère son tricot. + +Alors commença une conversation plus tranquille, où le jardin, le +printemps et les vaches eurent la plus grande part. + +Pendant qu'ils causaient ainsi, ils entendirent dans le lointain des +voix qui chantaient ou qui criaient. + +--Ce sont les jeunes messieurs de l'_Aigle d'or_, dit Jean Wouters. +Ils se rendent au chemin de fer pour prendre le dernier train. Leur +bamboche a duré jusqu'à présent. + +--Il me semble qu'ils se disputent, remarqua Lina. + +--Non, ils se connaissent très bien et ils sont habitués à faire +une vie pareille. Depuis une couple de mois ils viennent une ou deux +fois par semaine à l'_Aigle d'or_ et y font toujours la même vie, à +ce que m'a dit la servante... Maintenant, ils chantent et ils crient. +Tenez, le bruit cesse. Ils se dépêchent pour arriver au chemin de +fer. + +Nos braves gens écoutèrent encore un instant le bruit qui allait en +s'affaiblissant, puis ils reprirent leur travail et leur conversation. + +Une demi-heure après, pendant que le plus profond silence de la nuit +régnait autour de la maison solitaire, Lina leva tout à coup la +tête avec surprise de dessus son travail et demanda: + +--N'avez-vous pas entendu, mère? + +--Qu'aurais-je entendu, mon enfant? + +--Et vous, grand-père? + +--Non, rien, Lina. + +--Il m'a semblé que j'entendais soupirer; mais je me suis trompée, +ce sera la vache qui aura fait du bruit... Mais non, voilà que je +l'entends encore! + +--C'est comme s'il y avait à la porte un chien qui gronde, murmura la +femme. + +--Non, ma mère, c'est un homme qui souffre et qui se plaint. + +Et elle prit la lampe pour aller voir. + +--Reste, reste, s'écria la mère en la retenant effrayée. Dieu sait +ce que c'est! + +--C'est une créature humaine, soyez-en sûre. Un homme qui s'est +égaré dans les ténèbres et qui est tombé, sans doute. Il s'est +peut-être fait mal. Le laisserons-nous, sans pitié, appeler au +secours? + +--Lina a raison, dit le vieux charpentier. Prends la lampe, mon +enfant, nous irons voir. + +Lorsqu'elle eut ouvert la porte et envoyé les rayons de sa lumière +sur l'avant-cour, ils virent, étendue au pied d'un des noyers, une +personne qui remuait les bras et murmurait des menaces inintelligibles +comme si elle se croyait entourée d'ennemis. + +Le vieillard et la jeune fille s'approchèrent vivement et passèrent +tous deux le bras sous la tête de l'inconnu pour le relever. + +--Pauvre garçon, dit Lina, qui vous a fait du mal? De méchantes +gens? N'ayez plus peur; nous sommes des amis. Allons, levez-vous, nous +vous conduirons dans la maison; nous vous donnerons des secours. + +Ils furent obligés d'employer toutes leurs forces pour le relever; +il laissait traîner ses jambes et pesait lourdement sur leurs bras. +Cependant, ils parvinrent à le conduire lentement vers la maison. +Pendant ce temps, il grommelait d'une voix rauque: + +--Au diable, laissez-moi, je ne vais pas avec vous, je veux +retourner à l'_Aigle d'or_... Eh, l'hôte, vite du Champagne... dix +bouteilles... c'est ça, versez... encore, encore... + +--C'est un des jeunes messieurs de l'_Aigle d'or_, murmura Jean +Wouters. Oui, oui, le plus débauché de tous. Celui qui a mis la +grande glace en pièces. Voilà le résultat de ces scandaleux excès +et de... + +--Taisez-vous donc, grand-père, et ayez pitié de lui; le pauvre +garçon est si malade. + +--Étrange maladie; tu as raison cependant, ma chère enfant. Nous +sommes des chrétiens et il peut avoir besoin de secours. Ne songeons +qu'à remplir notre devoir. + +Ils le portèrent à l'intérieur et le placèrent sur une chaise. Il +demeura immobile, affaissé sur lui-même et les yeux fermés comme un +être inanimé. + +--Mère, mère, allez chercher de l'eau, dit la jeune fille. O ciel, +voyez, il a du sang sur sa figure! Ah! le pauvre homme! + +Le jeune homme, à demi évanoui ou à demi endormi, avait laissé +tomber sa tête sur sa poitrine, les yeux toujours fermés et une +sorte de râle sourd sortait de sa poitrine haletante. + +Il était encore très jeune et, autant qu'on pouvait le voir à +travers les taches de sang mal essuyé qui lui souillaient les joues +et les mèches de cheveux qui lui pendaient sur le front, les traits +de son visage paraissaient très doux. Ses habits, d'une coupe +élégante et d'une étoffe riche, étaient en désordre et couverts +de boue. + +Lina, profondément émue de pitié, se dépêcha de prendre l'eau que +sa mère était allée chercher et se mit à laver la figure du jeune +homme. + +--Dieu soit loué, s'écria-t-elle toute joyeuse, ce n'est rien. Il +est tombé, et il s'est fait un peu de mal. Une petite écorchure à +la joue. + +A peine lui eut-elle rafraîchi le cerveau en l'humectant d'eau +froide, qu'il ouvrit les yeux, regarda la jeune fille et balbutia avec +un rire abruti: + +--Non, Isabelle, enlevez ce verre. Ne me faites plus boire, j'en +ai assez pour ce soir... Tiens, tiens, ce n'est pas Isabelle... Qui +êtes-vous donc? Ah! que voilà de jolis yeux bleus! Mais maintenant +je n'ai pas le temps, demain, demain je vous ferai nager dans le +champagne, si vous en avez envie; mais maintenant laissez-moi, je vais +dormir. + +Tout à coup la jeune fille laissa tomber le linge qu'elle tenait +à la main et recula de quelques pas. Elle était devenue pâle et +paraissait profondément effrayée. Des larmes brillaient dans ses +yeux. + +Le grand-père et la mère, pensant que le libre langage du jeune +homme avait si fort blessé et attristé Lina, essayèrent de la +consoler en lui faisant comprendre qu'un homme qui est dans un pareil +état ne sait plus ce qu'il dit et qu'il ne faut pas prendre ses +paroles au sérieux. + +La jeune fille n'écoutait pas; elle tremblait visiblement d'émotion +et ses yeux ne quittaient pas le jeune homme qui paraissait s'être +endormi. Elle secoura la tête, comme pour se débarrasser de pensées +importunes et dit enfin sans oser faire un pas en avant: + +--Mais, grand-père, cet homme ne peut pas rester ici, conduisez-le +dans le village, à l'_Aigle d'or_. + +--C'est tout à fait impossible, mon enfant, si loin et dans +l'obscurité. + +--Le pauvre garçon n'a plus de jambes, ajouta la veuve. Et +grand-père ne peut cependant pas le porter. + +--Laissez-moi aller chercher le docteur, ma mère, il pourrait devenir +dangereusement malade. + +--Bah, bah, il n'est pas malade, répliqua le vieux charpentier. Je +n'ai jamais été un grand buveur, mais je ne puis pas dire qu'étant +jeune je ne me sois pas quelquefois oublié en compagnie de bons +camarades; je connais la chose. Ce jeune monsieur, quand il aura dormi +pendant quelques heures, ne ressentira plus rien qu'un grand mal de +tête. Laissez-le reposer. + +--Ciel, il pourrait donc passer toute la nuit dans notre maison? +s'écria Lina avec une certaine inquiétude. Non, non, grand-père, +conduisons-le à l'_Aigle d'or_. Là on est habitué à donner à +loger. Si c'est absolument nécessaire, je vous aiderai. Avec un peu +de peine nous finirons par y arriver. + +--Mais pourquoi parais-tu si effrayée, Lina? Ce jeune homme ne fera +de mal à personne. Il est tout à fait sans connaissance. A l'_Aigle +d'or_ il y a sans doute encore du monde. Pensez donc quelle honte ce +serait pour lui si nous l'amenions là dans un pareil état. On rirait +et on se moquerait de lui. Nous pouvons et nous devons lui épargner +cette confusion. + +--C'est vrai, c'est vrai, s'écria la jeune fille; mais que faire +alors? + +--Rien de plus simple. Je vais tirer les bottines du jeune monsieur +et je le coucherai tout habillé sur mon lit où il pourra dormir tout +son saoul. + +--Mais vous alors, grand-père? + +--Je resterai ici, près du poêle, et dormirai sur une chaise. + +--Ça ne se peut pas, exposer votre santé! + +--Aimerais-tu mieux rester toi-même ici, Lina? + +--Moi? Oh! non, j'ai peur. + +--Bah, bah. Quand Jacques le jardinier était si gravement malade, +j'ai passé plus de dix nuits à veiller auprès de son lit. Cela +m'a-t-il fait du mal? Ne discutons pas plus longtemps. Va chercher +son chapeau, Lina, il est sous le noyer. Et vous, Anna, aidez-moi à +porter cet endormi sur mon lit. + +La jeune fille revint avec le chapeau et ne voyant plus personne +elle fit quelques pas pour entrer dans la chambre à coucher de son +grand-père; mais elle s'arrêta hésitante et recula comme si elle +était retenue par une terreur secrète. + +Sa mère sortit seule de la chambre et dit d'un air content: + +--Il dort comme une pierre, le pauvre garçon. Grand-père est en +train de le bien couvrir; car il ne fait pas trop chaud là-dedans. +C'est dommage tout de même, n'est-ce pas, ma fille, que de pareils +gens qui sont riches et qui peuvent jouir en paix de tout ce que leur +coeur désire, s'abîment la santé par des excès et se rendent la +vie amère. + +Lina prit la main de sa mère et, sans répondre à sa question, lui +dit en baissant la voix: + +--Savez-vous, mère, pourquoi j'étais si agitée et pourquoi j'avais +si peur? Vous ne le croirez pas, car c'est étrange. Ce jeune homme, +devinez qui il est? + +--Le connais-tu donc, Lina? + +--Oui, je le connais, ma mère.--C'est Herman Steenvliet. + +--Herman Steenvliet? + +--Oui, ce petit garçon avec qui je jouais quand j'étais enfant. + +--Ah, tu te trompes, c'est impossible, murmura la femme avec un rire +d'incrédulité. + +--Non, non, mère, soyez-en sûre; c'est bien lui. + +--Père, venez donc ici! cria la femme en voyant paraître le +vieillard. Lina a une idée singulière. Elle croit que le jeune +monsieur qui dort là dans votre chambre est le fils de Charles +Steenvliet. + +--Le fils de M. Sleenvliet, le riche entrepreneur? Bah, Lina, tu te +trompes certainement. + +--Je ne me trompe pas, grand-père; depuis mon enfance je n'ai plus +revu Herman Steenvliet, et cependant je ne puis pas me tromper; +un seul regard de ses grands yeux bruns a suffi pour me le faire +reconnaître. + +--Tout est possible, dit le vieux charpentier, nous allons le savoir +immédiatement. Il est couché sur le dos, et il dort si profondément +qu'un coup de canon ne le réveillerait pas. Regardons-le de près +avec la lumière. + +Les femmes le suivirent. Tandis qu'il tenait la lampe élevée +au-dessus de la tête du dormeur tous les trois regardaient +attentivement son visage sans dire un mot; et au bout d'un instant ils +quittèrent la chambre, toujours silencieux. + +--Ce n'est pas lui, tu t'es trompée, dit le grand-père. + +--Il ne lui ressemble pas du tout, affirma la mère. Ç'a été une +illusion de tes sens. + +--Oui, maintenant qu'il a les yeux fermés je ne sais vraiment pas +ce que je dois en penser, dit la jeune fille hésitante. Je me serai +peut-être trompée en effet. + +Et elle s'assit toute pensive près du poêle. + +--C'eût été un hasard surprenant, dit le vieillard. M. Steenvliet, +le riche entrepreneur qui habite maintenant à Bruxelles, au quartier +Léopold, une maison qui ressemble à un palais, était autrefois, +a Ruysbroeck, le voisin de ton père, Lina, un simple manoeuvre de +maçon, un ouvrier comme lui. + +--Je le sais, grand-père, ils étaient bons amis. + +--C'est-à-dire, fit observer la veuve, c'était de bonnes +connaissances, mais pas des amis de coeur, car Charles Steenvliet +était un peu fier. D'ailleurs feu ton père était charpentier +et Steenvliet était maçon. Ils ne fréquentaient pas les mêmes +camarades; mais il est vrai cependant, Lina, que tu as joué presque +tous les jours avec le fils Steenvliet, un bel et brave enfant, qui ne +paraissait prendre plaisir que dans ta compagnie. + +--Et comment cet apprenti maçon, ce M. Steenvliet, veux-je dire, +est-il devenu depuis lors immensément riche? + +--Peuh, les gens en parlent différemment, répondit la femme en +levant les épaules. + +--Oh! la chose est très simple, dit le grand-père, on voit souvent +s'élever de ces fortunes étonnantes. Déjà, lorsque ton père +vivait encore, Charles Steenvliet, qui était un bon ouvrier et un +gaillard audacieux, avait risqué quelques petites entreprises et +amassé ainsi un peu d'argent. Peu à peu il a fait des entreprises +plus considérables, et il a fait ses affaires avec tant de bonheur +qu'il a trouvé de gros bailleurs de fonds. C'est ainsi que sa fortune +s'est accrue rapidement, et enfin, en entreprenant de grands travaux +publics en pays étrangers il a gagné des sommes énormes; des +millions, à ce qu'on dit. + +--Si riche! Se rappellerait-il l'amitié de feu mon père? murmura la +jeune fille. + +--Je ne le crois pas, mon enfant. Il y a plus de quinze ans que mon +pauvre fils a été enlevé subitement par le choléra, et alors +Steenvliet était déjà allé demeurer à Bruxelles... Ne nous +laissons pas attrister par ces douloureux souvenirs. + +Il essuya avec son doigt une larme qui perlait au bord de sa +paupière. Lina baissa les yeux et poussa un soupir; mais, n'entendant +plus la voix de son grand-père, elle releva la tête et lui demanda, +probablement pour dissiper sa tristesse: + +--Et n'avez-vous plus jamais vu M. Steenvliet depuis qu'il est devenu +riche? + +--Oui, quelquefois. J'ai travaillé une fois pour lui pendant +plusieurs semaines, et j'ai même causé avec lui à différentes +reprises quand il m'interrogeait sur mon travail. + +--Et il vous a sans doute reconnu? + +--Il ne pouvait pas me reconnaître, Lina. Quand Charles Steenvliet +était le voisin de ton père à Ruysbroeck, moi je demeurais à +Ternorth. + +--Mais vous lui avez parlé de l'amitié de feu mon père, n'est-ce +pas? Qu'est-ce qu'il vous répondait? + +--Je ne lui en ai jamais parlé. Vois-tu, Lina, les gens riches, quand +ils ont été ouvriers, n'aiment pas qu'on leur rappelle leur passé. +D'ailleurs M. Steenvliet aurait pu supposer que je lui parlais de +pareilles choses par orgueil ou bien pour obtenir de lui une faveur. +Le mieux était donc de n'en point parler... Allons, enfants, allons +nous coucher, il est déjà tard; vous voyez bien que le jeune +monsieur, qui est ici à côté, n'a pas encore remué. Dormez +tranquilles, je soignerai pour tout. + +--Si vous avez besoin de quelque chose, mon père, vous nous +appellerez tout de suite, n'est-ce pas? + +--Et si le jeune monsieur se réveillait, s'il sortait de votre +chambre à coucher, vous nous appelleriez aussi, n'est-ce pas, +grand-père? + +--Sans doute, Lina, sois tranquille. + +--Eh bien alors, bonne nuit et bon courage, grand-père! dit la jeune +fille en l'embrassant. + +Les deux femmes montèrent à l'étage. Jean Wouters s'assit près de +la table et posa sa tête sur son coude... Au bout de quelques heures +il écouta à moitié endormi si aucun bruit ne se faisait entendre +dans la chambre à côté, puis il retomba dans un profond sommeil. + + + + +II + + +Lorsque la première clarté du jour se répandit dans le ciel, Jean +Wouters ouvrit les yeux, se leva et s'approcha de la chambre voisine +dont il ouvrit doucement la porte. Il secoua la tête avec un sourire, +referma la porte, retourna s'asseoir en murmurant à part lui: + +--Il dort toujours comme un morceau de bois. Tant mieux, cela lui fera +du bien... Comme il fait encore froid le matin, je vais me dépêcher +d'allumer le poêle et de mettre de l'eau sur le feu; car les enfants +ne tarderont pas à se réveiller. + +Peu de temps après, les deux femmes descendirent et demandèrent avec +une curiosité inquiète comment se portait le jeune homme. + +--St, St, plus bas, pas de bruit, répondit le vieillard. Il n'est +pas encore éveillé et dort toujours à poings fermés. Laissez-le +reposer jusqu'à ce qu'il s'éveille de lui-même; sans cela il aura +mal à la tête... Mais, Lina, tu parais prête à sortir? Où vas-tu +donc? + +--Moi, sortir? pas du tout, grand-père. + +--C'est parce que je vois que tu as mis ta robe verte avec des noeuds +rouges: ce n'est pas cependant aujourd'hui dimanche, à ce que je +crois? + +--Non, grand-père, c'est mercredi; mais mes vêtements de travail +sont si usés! Et tant que ce jeune monsieur étranger est dans la +maison, vous comprenez bien, je n'aimerais pas qu'il se fît une idée +défavorable de notre propreté. + +--En effet, je comprends cela, mon enfant, tu as raison. + +La mère était déjà occupée à faire le café. Lina prit le pain +et le couteau pour couper les tartines. + +Au bout de quelques instants ils étaient assis tous les trois à +table, silencieux et se dépêchaient de déjeuner, ce qui fut bien +vite terminé. + +--Je vais faire du café un peu plus fort, dit la mère. Car il est +probable que ce jeune monsieur en se réveillant aura besoin d'un +réconfortant. Et rien de mieux pour l'estomac dérangé que du fort +café. + +--Et moi, dit Lina, je m'en vais traire la vache. J'aurai fini mon +ouvrage le plus pressé lorsque le jeune monsieur se réveillera. Je +voudrais bien le regarder encore une fois avec attention avant qu'il +s'en aille. J'ai rêvé toute la nuit qu'il pourrait bien être Herman +Steenvliet... Oui, oui, ma mère, moquez-vous de moi. Je crois aussi +que je me suis trompée; mais tout est possible; les montagnes ne se +rencontrent pas; mais les hommes se rencontrent, comme on dit. + +En achevant ces derniers mots, elle sortit. La mère continua à +verser le café, et le grand-père resta assis sur la chaise auprès +du poêle, enfoncé dans ses pensées. + +En ce moment le jeune homme se réveilla dans la chambre voisine. La +clarté du jour, déjà éclatante, blessa ses yeux enflammés et il +se mit machinalement les mains sur le visage; mais cela ne dura que +quelques secondes; il se mit sur son séant et regarda avec stupeur +autour de la chambre. A mesure qu'il reprenait possession de +lui-même, ses lèvres se contractaient en une expression de moquerie +et de colère. Bientôt il appuya péniblement sa main sur sa poitrine +et murmura: + +--Maudit vin, poison qui me brûle comme un feu d'enfer! ma tête, +ma tête! Où suis-je ici? A l'_Aigle d'or_? Ah! je sais! Je n'ai pas +voulu retourner à Bruxelles, et je suis revenu ici. Dans quel état, +ô ciel. + +Il regarda encore une fois autour de lui et remarqua seulement alors +l'ameublement singulier de cette chambre. + +--Que je suis tombé bas, grommela-t-il. Cet imbécile d'aubergiste et +ses mijaurées de filles m'ont jeté au grenier ou peut-être dans un +trou comme un animal. Ah! ils me le paieront, qu'ils attendent! + +En achevant ces mots, il essaya de se lever et de descendre du lit; +mais il était encore si étourdi qu'il fit un faux pas et tomba +lourdement par terre. + +Pendant qu'il faisait tous ses efforts pour se relever en poussant des +grognements de mauvaise humeur, le vieux charpentier, attiré par le +bruit de la chute, entra dans la chambre et courut au jeune homme pour +le soutenir; mais celui-ci repoussa rudement la main qu'on lui tendait +et dit avec colère: + +--Laissez-moi tranquille. Croyez-vous que je suis un enfant et que je +ne sais pas encore marcher tout seul. Ne restez pas là à me regarder +si bêtement et donnez-moi mes souliers. + +Cette brutalité blessa le vieillard; mais il réprima son +mécontentement et obéit à l'ordre du jeune homme auquel il dit en +souriant: + +--Soyez tranquille, Monsieur, les charpentiers sont sur votre toit et +tapent à grands coups de marteau. C'était à prévoir; on connaît +cette maladie et prenez courage, elle passera bientôt. + +--Oui, moquez-vous de moi aussi, grossier lourdaud, répondit l'autre. +Je le mérite bien. Où est votre maître? Il dort sans doute encore, +le grippe-sou? Lui aussi a bu du Champagne; mais s'il pouvait en +attraper la crampe éternelle... + +--Mon maître? répète le vieillard. Je n'ai pas de maître. + +--N'êtes-vous pas le domestique de l'_Aigle d'or_? + +--Non, je suis le maître ici. + +--Ah! c'est étrange! Où suis-je donc ici? + +--Dans une maison d'ouvriers, près du chemin de Loth. + +--Et où sont restés mes camarades? + +--Nous n'avons vu personne que vous. Vous étiez tombé dans +l'obscurité devant notre porte et vous vous étiez sans doute fait +mal. Notre Lina et moi, nous vous avons relevé, porté dans la maison +et couché sur mon lit pour vous reposer. + +Le jeune homme jeta sur le vieillard un regard moins hostile. + +--S'il en est ainsi, je vous remercie de tout coeur, brave homme, +murmura-t-il. Mais vous auriez beaucoup mieux fait de me laisser +coucher dehors. + +--Au milieu de la nuit? A l'air froid? Sur le sol humide? Ah! +Monsieur, vous auriez pu y contracter une maladie mortelle. + +--C'eût été tant mieux, brave homme; je ne mérite pas de vivre. +Je suis un lâche, un mauvais sujet. Personne n'aurait déploré ma +perte. + +--Vous n'avez donc pas de père, Monsieur? + +Le jeune homme leva les épaules. + +--Une mère? + +--Ah! si j'avais encore ma mère, soupira le jeune monsieur en +levant les yeux au ciel, je ne me conduirais pas comme un méprisable +libertin. + +--Bah! bah! Monsieur, prenez courage, dit le vieillard d'un ton +de compassion affectueuse. Votre coeur est encore bon, et quand le +repentir est là l'amendement et le salut sont à la porte. + +Tout en parlant, le jeune homme s'était approché d'un petit +miroir pendu à la muraille, il s'y regarda et recula avec une sorte +d'aversion à l'aspect de son image. + +--Dieu que je suis laid et sale! s'écria-t-il en tremblant de honte. +Paraître ainsi devant les gens en plein jour! + +--Là, sur cette petite table il y a un bassin avec de l'eau de +pluie; un essuie-mains et un morceau de savon. Tout ce qui vous est +nécessaire, même une brosse à habits. Monsieur veut-il s'habiller +et s'arranger? Je vous laisse seul et j'attendrai là dehors que vous +ayez fini. Il fait froid, notre poêle brûle bien, ma fille tient +toute prête pour vous une tasse de fort café. Cela vous remettra +complètement. + +A ces mots Jean Wouters sortit et tira la porte derrière lui. + +Le jeune homme commença à se laver la figure et les mains en +grommelant. Quand il eut fini, il essaya également de nettoyer la +terre et la boue qui couvraient ses habits; mais la brosse était +très usée et malgré toutes les peines qu'il se donna il ne réussit +pas à faire disparaître les nombreuses taches. Il s'en plaignit +amèrement et même, dans son dépit et son impatience, il jeta +la brosse par terre. Il devint encore plus mécontent lorsqu'il se +regarda pour la seconde fois dans la petite glace. Il paraissait +terriblement laid avec son linge chiffonné, ses habits malpropres, +ses yeux pleins de sang, ses joues tirées, blêmes et jaunes. + +Et le vieillard n'avait-il pas parlé de sa fille? Il y avait donc +encore d'autres personnes dans la maison? Des femmes? Et il lui +faudrait rougir sous leurs yeux? Se sentir humilié en présence de +pauvres ouvriers? + +Il resta au milieu de la chambre, les lèvres pincées en une pénible +grimace qui se changea bientôt en un sourire amer et dédaigneux. + +--Bah! bah! murmura-t-il. Je paierai ces gens-là pour leurs peines et +je m'en irai sans me commettre avec eux. Au cabaret de l'_Aigle d'or_ +je trouverai tout ce qui m'est nécessaire pour refaire ma toilette. +Je puis rester là jusqu'à ce que mon affreux mal de tête soit +un peu passé. On voudra encore me faire boire? Mais non, non, plus +aujourd'hui! + +Il ouvrit la porte et entra dans l'autre chambre où une chaise +l'attendait auprès de la table. + +--Approchez-vous du poêle, Monsieur, dit le vieux charpentier. Je +l'ai bourré pour le faire ronfler; voyez, il est rouge. Vous tremblez +de froid; je le vois. + +--Oui, oui, mon joli Monsieur, asseyez-vous ici, le dos au feu, ajouta +la femme d'un air aimable. J'ai fait pour vous du fort café qui va +vous remettre tout de suite. Et si notre café n'est pas aussi bon +qu'en ville, songez que nous sommes de pauvres gens et que nous +donnons ce que nous avons. + +Pendant ce temps elle remplit une tasse du breuvage fumant. + +Le jeune homme paraissait hésiter et regardait du côté de la porte. + +--Vous vous donnez beaucoup de peines, murmura-t-il, mais je n'ai pas +le temps et veux m'en aller. + +--Vous refusez le café que j'ai préparé pour vous avec tant de +soin? Trop de peines! Croyez-vous donc, Monsieur, qu'il ne vous est +pas offert de tout coeur? Vous êtes malade. Allons, je vous en prie, +asseyez-vous. + +Et, joignant l'action à la parole, elle le poussa vers la table et le +força avec une douce violence de faire ce qu'elle voulait. + +Il se laissa tomber sur la chaise en rechignant, prit la jatte d'une +main tremblante, et but une gorgée de café chaud. + +Il paraissait avoir hâte de partir. Les regards du vieillard et de +la femme qui ne pouvaient pas se détacher de lui, le blessaient et le +remplissaient de confusion. Aussi se leva-t-il immédiatement, mit la +main à la poche et demanda: + +--Qu'est-ce que je dois ici? N'ayez pas peur de demander trop... Vous +ne répondez pas? Voilà vingt francs, est-ce assez? + +Et posant une pièce d'or sur la table, il se dirigeait déjà vers la +porte; mais le vieux charpentier le retint par le bras, le ramena à +la table et murmura, d'un ton sévère: + +--Restez, Monsieur; vous ne quitterez pas ma maison avant d'avoir +remis cet argent dans votre poche. Nous ne tenons pas un cabaret. +Ce que nous avons fait pour vous, nous l'avons fait par charité +chrétienne et pas autrement. + +Le jeune homme regarda ses hôtes avec une expression de surprise en +même temps que d'incrédulité moqueuse, et dit en souriant: + +--Allons donc, c'est impossible; vous ne parlez pas sérieusement. +Vous êtes pauvres, et vous refusez de l'argent? Pour de l'argent, on +vend son âme, et même celle des autres. Allez plutôt le demander à +l'_Aigle d'or_, à l'aubergiste et à ses filles. + +--Ramassez, Monsieur, ramassez! s'écria Jean Wouters, en colère. +Oui, nous sommes pauvres; mais nous ne voulons pas d'argent que nous +n'avons pas gagné par notre travail. + +Lina, qui jusqu'à ce moment était restée dans le jardin ou dans +l'écurie, entendit probablement les sons élevés de la voix de son +grand-père. Elle entra dans la chambre avec un visage souriant. + +--Monsieur ne me connaît-il pas? demanda-t-elle. + +--C'est singulier, murmura-t-il en se frottant le front, il me semble +que je vous connais, en effet. Mais où vous ai-je vue? Mes idées +sont un peu troubles; il doit y avoir bien longtemps. + +--En effet, il y a très longtemps, Monsieur. Ne vous en souvient-il +pas? il y avait un enfant, un tout petit enfant, qui jouait avec vous +lorsque vous demeuriez encore à Ruysbroeck avec vos parents. + +--Un enfant, balbutia-t-il d'une voix presque imperceptible. Un petit +enfant, avec des yeux bleus et une chevelure blonde toute bouclée? + +--Comme vous dites, Monsieur. + +--Ciel! Cet enfant? la petite Caroline Wouters! Vous? + +--Moi-même, Monsieur. + +--Ah! mon Dieu, et c'est vous, Caroline, qui avez aidé à me ramasser +dans la boue? + +Et, courbant la tête, il grogna tout bas: + +--Damnation! Et la honte ne me fait pas entrer sous terre! + +--Voyez-vous bien, mère, s'écria Lina, qu'il ne l'a pas encore +oublié. + +--Oublié! répéta-t-il avec une confusion douloureuse. Oublié! ces +jours d'innocence, de paix et de pureté! C'est la seule lueur, la +seule étincelle lumineuse qui brille parfois encore dans mon âme +flétrie! + +La jeune fille s'approcha de lui et lui dit avec une douceur +insinuante: + +--Ne soyez pas si contrarié, monsieur Steenvliet. C'est un accident +qui peut arriver à tout le monde. Vous êtes un peu malade; mais ça +se guérit très vite. Prenez courage. Ça ne vous arrivera plus. + +--Ne plus m'arriver? grogna-t-il avec une sombre ironie. Je l'ai dit +et espéré tant de fois moi-même. Maintenant il est trop tard. Je +suis un être sans force et sans énergie. La vie m'est à charge. Ah! +si je pouvais mourir. + +Lina poussa un cri d'angoisse. Des larmes brillaient dans ses yeux. Le +jeune homme la regarda un instant avec hésitation. + +--Vous pleurez? dit-il avec étonnement. Vous avez pitié de moi? +Merci, Caroline; mais je ne le mérite pas. + +--Ah! comment est-il possible? gémit la jeune fille. Lui, le bon, le +généreux enfant! qui me tira un jour de la rivière au péril de sa +vie et qui me sauva de la mort. Il serait devenu un mauvais sujet? +un vaurien? un homme corrompu? Et je ne pleurerais pas sur un pareil +malheur? + +--Je vous ai sauvé la vie? Moi? Mais non; mais non. + +--Comment pouvez-vous l'avoir oublié, Monsieur? En moi, du moins, le +souvenir reconnaissant de votre bienfait ne s'est point effacé. Et +vous revoir ainsi malade, désespéré, malheureux--car vous êtes +malheureux--cela me déchire le coeur! + +Elle poussa un sanglot et cacha son visage dans ses mains. + +Profondément touché de l'affliction de la jeune fille, Herman +Steenvliet sentit les larmes monter à ses yeux. + +Il fit un pas vers le vieillard, éleva les mains vers lui en +s'écriant: + +--Oubliez l'injure que je vous ai faite, je ne vous connaissais pas; +je suis un misérable... Pardonnez-moi... Adieu. + +En achevant ces mots il quitta ses hôtes ébahis; et s'enfuit hors de +la maison dans la direction du village. + + + + +III + + +Dans la rue de la Loi, à Bruxelles, parmi les hôtels et les maisons +de maître de ce quartier aristocratique, s'élevait une habitation +qui se distinguait des autres par les sculptures de sa façade et par +la hauteur de sa porte cochère, sur les panneaux en chêne veiné de +laquelle se détachaient deux grandes têtes de lion en bronze. + +Derrière cette porte, entre des murs de stuc, se prolongeait une +galerie, assez large pour livrer passage aux voitures, jusqu'au +jardin, dont une des faces latérales était occupée par de vastes +écuries et remises. + +Au commencement de cette galerie, du côté gauche, on remarquait deux +statues,--deux oeuvres d'art--au pied de l'escalier dans les marches +cirées duquel on eût pu facilement se mirer. Les murailles étaient +couvertes de grands tableaux dans des cadres dorés. Les marbres +polis et les ors brillants des moulures attestaient la richesse et +l'opulence des maîtres du logis. A la vue de tout ce luxe, on aurait +cru que cet hôtel devait être la demeure d'un prince, ou tout au +moins d'un gentilhomme, grand propriétaire foncier; mais sur la +première porte qu'on remarquait à droite de la galerie, on lisait +ces mots en lettres d'or: + +_Bureaux. Entrez sans frapper._ + +Le maître de cette demeure princière était donc un homme qui avait +des bureaux et faisait des affaires. En effet, il n'était autre que +M. Steenvliet, l'entrepreneur, qui avait été autrefois un simple +maçon, et qui, par son habileté et son activité, ou par un concours +de circonstances heureuses,--qui pouvait le savoir?--était devenu +immensément riche, et voyait encore chaque jour l'argent affluer dans +ses coffres. + +M. Steenvliet avait son cabinet particulier au bout de la galerie. +Ami du calme et du repos, il voulait être à son aise et ne pas +être troublé par le bruit incessant de la rue, à ce qu'il disait du +moins. Mais la véritable raison était qu'il avait gardé de sa vie +d'autrefois certaines habitudes qu'il s'efforçait le plus possible +de cacher aux gens de son entourage actuel, et c'est pour cela qu'il +craignait d'être surpris par des visites non annoncées d'avance. + +Ses précautions étaient bien prises; il recevait, dans un parloir +contigu, les gens d'affaires, les propriétaires, les architectes, les +entrepreneurs:--et quant aux fermiers, aux ouvriers, et à certains de +ses commis qui avaient sa confiance, il les recevait dans son cabinet. +Avec beaucoup de ces derniers il se comportait comme s'il prenait +plaisir à montrer qu'il se souvenait de sa situation d'autrefois. +Mais dès qu'on lui annonçait la visite d'une personne appartenant +aux classes élevées de la société, il sortait de son cabinet par +une porte dérobée pour aller faire toilette et se transformer autant +que possible en ce qui concerne le costume et la manière d'être. + +Ce jour-là, vers onze heures du matin, M. Steenvliet était assis +devant un pupitre, auquel il tournait à moitié le dos. Il était +enveloppé dans une vieille robe de chambre, tenait entre les dents +une pipe en écume de mer, et fumait à si grosses bouffées qu'il +était entouré d'un nuage bleuâtre. Si son visage soucieux n'avait +pas trahi la mauvaise humeur ou la contrariété à laquelle il +était en proie, la rapidité fiévreuse avec laquelle il tirait des +bouffées de sa pipe eût suffi pour montrer que son esprit devait +être assombri par des réflexions inquiétantes. + +L'aspect de cette pièce était singulier: les murailles étaient +ornées de tableaux et de gravures à cadres dorés; les rideaux des +fenêtres étaient assez riches pour un palais; la pendule et les +bronzes de la cheminée de marbre étaient de précieux objets d'art; +mais le plancher en planches nues, jadis cirées, était çà et +là marqué de taches humides, produites par les jets de salive que +l'entrepreneur lançait en fumant, le drap vert du pupitre était +presque noir de taches d'encre. En un mot, au milieu d'un grand luxe, +beaucoup de choses portaient les traces d'une extrême négligence, ou +peut-être d'une malpropreté volontaire. + +M. Steenvliet pouvait avoir dépassé un peu la cinquantaine; il +était d'une taille élevée, solidement bâti, avec de larges mains +et de grands pieds. Son visage, d'un rouge brique, était encadré de +favoris grisonnants, longs et mal taillés, tandis que ses lèvres, +habituellement pincées, laissaient voir, lorsqu'il parlait ou qu'il +riait, des dents larges et peu soignées. + +Si tout cela accusait une grande force corporelle, et une non moins +grande énergie, on en pouvait conclure en même temps que cet +homme,--comme dit le proverbe,--n'avait pas été bercé sur les +genoux d'une mère et qu'il n'avait pas non plus passé les années de +sa jeunesse sur les bancs d'une université. + +Sous l'empire d'une réflexion plus désagréable que les autres, M. +Steenvliet jeta sa pipe dans un coin, se leva, frappa du pied avec +colère, et grommela: + +--Depuis la mort de ma pauvre femme, il n'y a plus rien de bon à +attendre de cet imbécile! Il a encore découché, le bambocheur!.... +Malheur! quelle sera la fin scandaleuse de tout cela? Ah! je rêve +pour lui le succès, le bonheur et la considération dans le monde; +je me tue à piocher, pour lui laisser une grande fortune et pour le +rendre puissant et honoré par l'argent... Et toute cette sollicitude, +cette perpétuelle activité n'auraient pas d'autres fruits que la +honte et l'humiliation? Mon fils unique ne deviendrait pas autre chose +qu'un débauché vulgaire et un ivrogne? Oh! non, non, il m'obéira, +ou cette fois je lui casse les reins, aussi vrai que j'existe! Je +me remarie, je lui donne une marâtre... ou plutôt je renonce, aux +affaires, je dissipe ma fortune, et je me réduis à la pauvreté. Ce +sera la récompense de l'ingrat. + +Mais la violence de pareilles idées l'effraya. Il se laissa tomber +sur une chaise, secoua la tête, et demeura ainsi, profondément +découragé, les yeux fixés au parquet. + +On frappa à la porte; et comme l'entrepreneur n'entendait pas ou ne +voulait pas entendre, on se remit à frapper plus fort. + +--Entrez! cria M. Steenvliet avec impatience. + +Un domestique en livrée ouvrit la porte. + +--Ne vous ai-je pas dit, lourdaud que vous êtes, que je n'y suis pour +personne? gronda le maître de la maison. + +--En effet, Monsieur, mais c'est un cas particulier, et vous m'en +voudriez, sans doute, si je renvoyais encore M. Doureet, et pour la +troisième fois. + +--Doureet, l'inspecteur des travaux au quartier Louise? + +--Oui, Monsieur. + +--Eh bien! parlez, qu'est-ce qu'il veut? + +--Vous savez, Monsieur, c'est un Liégeois. Il a reçu une lettre qui +lui annonce que sa vieille mère est mortellement malade et qu'elle +désire le voir. Il a couru toute la matinée pour obtenir de vous +l'autorisation d'aller à Liège. + +--Sa mère est mortellement malade? répéta l'entrepreneur. +Pauvre Doureet, cela est grave. Le remplacer immédiatement est +difficile..... Dites-lui néanmoins qu'il parte, et qu'il reste +à Liège aussi longtemps que sa mère aura besoin d'aide et de +consolation. Allez dans les bureaux, et faites part de cette affaire +au chef de bureau. Qu'il envoie au quartier Louise le conducteur +Dalmans avec les instructions nécessaires... Et vous, Jacques, +oubliez que je vous ai parlé un peu durement. Vous avez bien fait de +venir m'avertir. Mon naturel est emporté, vous le savez; n'y faites +pas attention. Retenez bien maintenant que je veux qu'on me laisse en +paix; je n'y suis pour personne... Dites-moi, mon fils n'est-il pas +encore rentré? + +--Pas encore, Monsieur. + +Le valet quitta le cabinet. + +M. Steenvliet le suivit des yeux, puis il se remit à marcher de long +en large, grommelant entre ses dents et faisant des gestes irrités, +comme s'il menaçait quelqu'un qui lui aurait donné des sujets de +colère. + +A peine était-il seul depuis quelques minutes, qu'il se retourna +vivement en entendant de nouveau frapper à la porte. + +--Étourneau, avez-vous déjà oublié mes ordres? grogna-t-il en +s'adressant au domestique qui avait ouvert la porte sans attendre de +réponse. Filez sur-le-champ, je ne veux rien entendre. + +Mais le valet ne parut pas prendre garde à la mauvaise humeur de son +maître: il s'approcha sans crainte et dit: + +--Monsieur ne désapprouvera pas ma hardiesse. M. le baron d'Overburg +lui fait demander un moment d'entretien. + +Cette annonce fit un effet surprenant sur M. Steenvliet. Son visage +exprima, en même temps, le contentement et l'inquiétude. Il demanda +avec une précipitation visible: + +--Mon ami le baron d'Overburg vient me voir? L'avez-vous introduit +dans le grand salon? + +--Naturellement, Monsieur. + +--Retournez auprès de lui, et présentez-lui mes excuses. Dites-lui +que je le rejoindrai dans quelques instants. + +Et, sans attendre que le domestique fut sorti, M. Steenvliet courut +dans une pièce voisine, peigna sa chevelure et ses favoris, et se +dépêcha de changer de vêtements. + +Il n'avait même pas complètement achevé sa toilette lorsqu'il +ouvrit la porte du salon le chapeau à main, pour saluer le visiteur. +Il n'avait pas seulement changé de vêtements, il avait complètement +changé de visage; sa figure exprimait ou simulait maintenant la plus +joyeuse humeur. + +Le baron d'Overburg était un de ces hommes qui portent, pour ainsi +dire, sur le front, le sceau de la noblesse. Tout en lui était +élégant et distingué, le visage, le corps et les vêtements. De +toute sa personne, de son langage, de ses gestes s'exhalait comme +un parfum aristocratique qui n'avait rien de voulu, et qui était +évidemment naturel. + +Par habitude de politesse, il souriait d'un air aimable, mais au fond +de ce sourire, il y avait quelque chose de triste, de profondément +douloureux. + +Ces deux hommes qui s'abordaient ainsi s'efforçaient donc de +dissimuler, pour les mêmes raisons,--au commencement du moins--le +chagrin qu'ils portaient au fond du coeur. + +Le baron s'inclina en silence en voyant entrer l'entrepreneur; +celui-ci lui prit la main, la secoua amicalement, et s'écria: + +--Quoi! monsieur le baron, vous me faites l'honneur de venir me +rendre visite à l'improviste? C'est bien à vous! Asseyons-nous, nous +boirons un verre de vin de liqueur à votre santé. + +--Je vous rends grâce, je ne prends jamais rien le matin. + +--Monsieur le baron consentira bien à faire une exception en ma +faveur? Ah! j'ai un vin comme peu de princes en possèdent. Je ne vous +dirai pas combien chaque bouteille me coûte. Sachez seulement que +le dernier ministre de France à Bruxelles lorsqu'il était encore +ambassadeur auprès de la cour de Portugal, l'avait fait récolter et +préparer pour lui-même, à Oporto. Je n'en ai qu'une vingtaine de +bouteilles. Il faut que vous le goûtiez bon gré mal gré. + +--Eh bien, soit, si cela peut vous faire plaisir. + +M. Steenvliet tira un cordon de sonnette, alla au-devant du +domestique, lui donna ses ordres, et revint vers son noble visiteur. + +--Je suis venu dans l'intention de vous parler d'une affaire très +importante, balbutia le baron en hésitant. + +--Non, je vous en prie, ne parlons pas encore d'affaires, mon bon +monsieur d'Overburg,--mon ami, oserai-je dire.--Causons d'abord un +instant de choses agréables. Tout à l'heure je vous écouterai avec +plaisir. Veuillez vous asseoir. Comment se porte madame la baronne? +Et les enfants, surtout la charmante et spirituelle mademoiselle +Clémence? + +--Dieu merci, passablement bien, Monsieur. Ils m'ont chargé de vous +saluer en leur nom. + +--Quel honneur pour moi! Tant de bonté de leur part! Ah! monsieur le +baron, je ne l'oublierai de la vie, cet après-midi que j'ai passé +à votre château, avec mon fils Herman, au milieu de votre noble +famille. Quelle différence avec le monde bourgeois dans lequel je +suis obligé de vivre! Ne secouez pas la tête, monsieur le baron. +C'est parmi les gens de votre caste qu'il faut chercher la véritable +politesse, l'affabilité qui convient, la bienveillance unie à la +générosité. Nous autres, bourgeois, nous consacrons toute notre vie +à gagner de l'argent. Nous n'avons pas le temps de nous exercer à +ces manières exquises et distinguées... Mon fils Herman a bien, il +est vrai, reçu une bonne éducation; mais, hélas, il ne me cause que +du chagrin et me fait craindre pour son avenir. + +Le domestique parut avec un plateau d'argent sur lequel il y avait +une carafe de cristal et une couple de verres. Il posa le tout sur un +guéridon et s'éloigna. + +Après avoir rempli les verres, M. Steenvliet en offrit un à son +hôte et lui dit: + +--A votre santé, monsieur le baron. Eh bien, que dites-vous de ce +Porto-là? + +--Il est exquis, monsieur Steenvliet. Je bois à votre santé et à +celle de votre fils. + +--De mon fils? répondit l'entrepreneur avec un soupir. Le pauvre +garçon se perdra. Il s'oublie complètement dans des plaisirs +grossiers. Cette nuit encore... Vous ne pourriez croire combien il me +rend malheureux. + +--N'est-ce que cela qui vous attriste? dit M. d'Overburg en souriant. +Je sais ce qui s'est passé hier; mon fils Alfred y était, ils +étaient en société avec le comte de Hautmanoir, le chevalier Van +Beverhof et avec une douzaine d'autres jeunes sportsmen; ils étaient +allés au château de M. Dalster, le banquier, pour voir les nouveaux +chevaux qu'il a fait venir récemment d'Angleterre. Là, ils ont +dégusté différents vins, ce qui leur a donné une pointe. Il +parait qu'au retour ils se sont arrêtés en route et qu'ils ont bu +passablement de champagne. Mon fils Alfred, qui n'est revenu qu'au +milieu de la nuit, m'a raconté la chose ce matin, et m'a dit que M. +Herman n'était pas le moins gai de la bande. + +--Fasse Dieu, dit l'entrepreneur, que tout cela n'ait pas de suites +irréparables! Moi-même j'ai engagé mon fils,--je l'ai même forcé, +je dois le dire,--à fréquenter des jeunes gens de bonne maison; mais +il est trop faible, ou il n'a pas assez de raison; Il se perdra tout +à fait. Cette crainte me ronge le coeur et me désespère. + +--Vous avez tort de vous désoler si fort pour cela, dit le baron. M. +Herman n'est probablement pas le plus engagé de tous dans cette voie +de dissipation. Nous sommes tous dans le même cas. Quand j'étais +jeune, nos parents et le monde nous imposaient la plus grande retenue. +Une conduite légère, en public, était sévèrement blâmée. +Mais aujourd'hui, il en est tout autrement. Les jeunes gens de bonne +maison, comme vous les nommez, se croiraient humiliés s'ils ne +pouvaient pas surpasser ou du moins égaler leurs compagnons de +plaisir en prodigalités tapageuses. C'est une triste chose, surtout +pour les parents; mais la mode, le monde le veut ainsi. Nous devons +nous résigner à des choses que nous ne pouvons pas empêcher. Cette +vie de dissipation finira bien un jour ou l'autre. + +--Oui, mais comment finira-t-elle? Par la perte de la fortune, de la +santé ou de l'esprit? + +--Oh! non; vous prenez les choses trop au tragique; la fin naturelle +est le mariage, et après cela on ne parle plus des péchés de +jeunesse. + +L'entrepreneur murmura quelques paroles inintelligibles, et demeura +pensif. + +--Puis-je vous faire connaître maintenant les motifs de ma visite? +demanda le baron d'un presque suppliant. + +--Excusez mon impolitesse, monsieur le baron je ne suis qu'un +égoïste qui ne songe qu'à ce qui assombrit mon esprit. Parlez, je +vous écoute. + +--C'est une terrible, une affreuse chose que vous allez apprendre, +commença le gentilhomme. Vous croyez, monsieur Steenvliet, que je +suis riche; du moins mon train de maison et mes propriétés vous +le font supposer. Eh bien, je suis un homme ruiné; j'ai tout perdu, +tout. Je ne possède plus rien... + +--Vous avez tout perdu! Vous ne possédez plus rien! s'écria +l'entrepreneur au comble de la surprise. Ciel! comment est-ce +possible? + +--Permettez-moi, je vous en prie, monsieur Steenvliet, de vous +expliquer les causes de ma ruine. Mon père m'a laissé une fortune +qui était grevée de dettes assez lourdes. Cependant, dans les +premières années de mon mariage, il me fut possible en vivant +avec la plus stricte économie, de tenir cachée cette situation +embarrassée, et même de l'améliorer sensiblement. Dieu m'a +donné sept enfants: deux fils et cinq filles. Ils grandirent. Alors +commença pour moi une vie d'épreuves et de chagrin. Mon fils aîné, +il est à Paris maintenant, devint un dissipateur insensé. Pour +l'empêcher de déshonorer mon nom, j'ai dû m'imposer à différentes +reprises les plus pénibles sacrifices. Il y a trois mois seulement, +j'ai payé encore, en une seule fois, trente mille francs pour le +sauver de la honte. Mon second fils Alfred, vous le savez, suit à +peu près la même voie. Ajoutez à cela l'accroissement incessant +des dépenses qu'il me faut faire pour tenir ma maison sur un pied +convenable; la toilette de mes filles, l'obligation où je me trouve +de rendre des dîners ou des soirées, et vous comprendrez, monsieur +Steenvliet, que je devais fatalement et rapidement marcher vers la +ruine. Il y a quelques années je me suis vu contraint de vendre deux +fermes situées en France. Cette situation m'effraya. Il me fallait, +si je ne voulais pas déchoir lentement mais certainement, chercher +des moyens d'augmenter considérablement mes revenus. Ces moyens +j'aurais voulu les chercher dans le commerce ou dans l'industrie; mais +nous, gentilshommes de vieille race, cela nous est interdit. C'est +dans ces tristes circonstances que je me laissai entraîner par +quelques-unes de mes connaissances à prendre part à la fondation de +la banque _la Prudence_. Je grevai mes biens d'une hypothèque de deux +cent mille francs, et je devins actionnaire de la banque pour cette +somme. + +--Ce n'était pas une mauvaise entreprise, fit observer M. Steenvliet. +_La Prudence_ donne de bons dividendes et ses actions sont bien +au-dessus du pair. + +--Hélas! ce n'était qu'une vaine apparence. Tandis que chacun +pensait que la banque faisait des brillantes affaires, un caissier +infidèle était occupé à creuser un abîme où beaucoup de fortunes +devaient s'engloutir. + +--Vous m'épouvantez, monsieur le baron. + +--Hier, très tard dans la soirée, on m'a apporté la nouvelle de ce +malheur. Ce caissier infidèle, après avoir pendant plus de deux ans +détourné des millions de sa caisse et surtout des dépôts, a pris +la fuite et a disparu sans laisser de traces. + +--Mais on le poursuivra, on l'arrêtera, s'écria l'entrepreneur. + +--Ah! ce serait parfaitement inutile, dit le baron en soupirant. +Chacun croyait qu'il possédait personnellement une grande fortune; il +a fait jouer à différentes Bourses en son propre nom et c'est ainsi +qu'il a perdu les millions de la banque, perdus depuis plusieurs mois. +Pour le moment il n'y a que quatre ou cinq personnes qui connaissent +la catastrophe; mais à la Bourse elle sera infailliblement connue, et +alors les actions de _la Prudence_ tomberont à rien. + +Bien que le baron fit tous ses efforts pour dissimuler son émotion, +l'altération de sa voix trahissait assez l'inquiétude et le chagrin +auxquels il était en proie. + +--C'est très pénible, en effet, dit l'entrepreneur. + +Mais cependant vous avez tort, me semble-t-il, monsieur le baron, de +vous laisser abattre si fort par ce malheureux événement, Car enfin +supposons que vous y perdiez cent cinquante mille francs, ce n'est pas +encore là la ruine. + +--Hélas! vous ne savez pas encore tout, soupira M. d'Overburg dont +les yeux se mouillèrent de larmes. Égaré par les conseils de +quelques-uns de mes amis qui faisaient partie de l'administration de +la Banque, j'acceptai leur proposition d'entrer dans un syndicat ayant +pour but de spéculer à la Bourse pour notre propre compte. A cet +effet, on m'ouvrit à la Banque un crédit qui me permit de faire à +ce syndicat un apport de deux cent cinquante mille francs. J'avais +confiance en ces amis qui avaient l'habitude de manier des sommes +aussi considérables et qui étaient connus comme hommes d'affaires +capables et prudents. Malheureusement ils avaient, à mon insu, +chargé de leurs opérations le même caissier infidèle. + +--Et il a trompé également le syndicat? + +--Tout le capital de notre syndicat est perdu! + +--Quoi? s'écria l'entrepreneur en levant les mains. Vous perdez +quatre cent cinquante mille francs, presque un demi-million? Quel coup +fatal! Je vous plains, monsieur d'Overburg... Et vous dites que toute +votre fortune y est engloutie? + +--Tout entière. + +--Mais il faut chercher les moyens de vous sauver, vous et vos +enfants. Vos parents sont riches, ils vous aideront. + +--J'en ai déjà parlé à deux membres de ma famille, les seuls qui +pourraient le faire... Ils refusent. + +--Tournez-vous vers les autres membres votre famille, ensemble ils +peuvent beaucoup. Mais il faut vous presser, la chose ne souffre aucun +retard. Cette catastrophe sera connue tout de suite. Vous ne pouvez +échapper au déshonneur qu'en versant les deux cent cinquante mille +francs à la Banque. Heureusement vous ne faites point partie du +conseil d'administration, sans cela on pourrait vous rendre responsable +du détournent de l'argent des actionnaires. + +--Je n'espère rien de mes parents, murmura le baron. La somme est +trop considérable. D'ailleurs je n'ai pas le temps d'attendre. + +--Mais, mon pauvre monsieur d'Overburg, que croyez-vous donc pouvoir +tenter? + +--Je n'ose presque pas vous le dire, répondit le baron d'un air +craintif. Vous m'avez témoigné de l'amitié, vous m'avez fait des +offres de service. Dans ma détresse j'ai pensé à vous comme à mon +dernier recours. + +--A moi? grommela l'entrepreneur, peu flatté de la préférence. Je +ne dis point que je n'aurais pas plaisir à venir à votre secours; +mais deux cinquante mille francs! C'est une fortune. + +M. d'Overburg tendit les mains vers lui, et dit sec un ton de +supplication: + +--Ah! ayez pitié de mon malheur! Vous possédez des millions. Vos +grandes entreprises de toute nature amènent encore tous les jours de +nouveaux capitaux dans votre caisse. Si vous consentiez à me prêter +ce dont j'ai besoin pour acquitter ma dette envers la Banque, vous +n'en resteriez pas moins riche. + +--Mais, monsieur le baron, lors même que je voudrais, il me serait +impossible de tirer un quart de million de ma poche sans me mettre +moi-même dans l'embarras. + +--Vous avez un crédit illimité, mon bon monsieur Steenvliet. + +--En tous cas, on ne prête pas deux ou trois cent mille francs sans +garantie. + +--Non, en effet; mais je puis vous en donner une. J'évalue au moins +deux cent mille francs l'excédent de la valeur de mes biens sur +l'hypothèque dont ils sont grevés. Prenez là-dessus une hypothèque +de second rang. Quant aux cinquante mille francs restants, pour +ceux-là je ne peux pas vous donner de garantie; mais réfléchissez +que je dois hériter de différents côtés, entre autres de mon oncle +maternel, le marquis de la Chesnaie, qui a plus de soixante-dix ans et +qui est tellement malade que depuis six mois il séjourne à Monaco, +sur les bords de la Méditerranée, où il espère rétablir sa santé +chancelante. Il possède au moins deux millions. + +--Eh bien, voilà le moyen, interrompit l'entrepreneur avec joie. +Écrivez à votre oncle, il vous sauvera. + +--Oh! non; il est, par malheur, comme beaucoup de vieilles gens, +extrêmement avare. Je n'obtiendrais pas seulement mille francs de +lui. Vous voyez, monsieur Steenvliet, vous ne risquez rien, ce n'est +qu'une affaire de temps. Allons, soyez généreux, montrez votre bon +coeur; ne me laissez pas partir d'ici désolé. C'est à vous que nous +devrons notre bonheur. Votre conscience vous récompensera; car elle +vous donnera la conviction d'avoir sauvé le nom et l'honneur d'une +vieille noble famille, qui, sans votre assistance, allait déchoir et +s'effondrer. C'est une belle et noble action, monsieur Steenvliet, que +de maintenir debout une race que les siècles ont fondée et le temps +avait jusqu'à présent respectée. + +L'entrepreneur paraissait ému et son irrésolution se lisait dans ses +yeux. + +--Tenez, mon bon monsieur Steenvliet, s'écria le baron, je vous +supplie à mains jointes et les larmes aux yeux, ayez pitié de moi et +de mes pauvres enfants! + +Au bout d'un moment de silence, M. Steenvliet prit la main de son +visiteur et lui dit: + +--Croyez-moi, monsieur d'Overburg, votre malheur me touche +profondément. Je voudrais pouvoir vous aider; mais je ne puis pas +ainsi prendre tout à coup un parti au sujet d'un emprunt aussi +considérable, et non seulement j'ai besoin de réfléchir; mais je +dois savoir encore s'il me serait possible de tirer cette grosse somme +de mes affaires courantes. Revenez demain, je vous ferai connaître ma +résolution. + +--Puis-je espérer qu'elle me sera favorable? + +--Espérer, oui, mais vous comprenez que je ne puis pas encore me lier +définitivement. + +--Ah! Et si dès aujourd'hui ma situation envers la banque est connue +à la Bourse? + +--Chargez un de vos amis en ce cas de déclarer tout haut que vous +êtes prêt à verser l'argent que vous devez... Par ce moyen, vous +prévenez tous les bruits fâcheux. Maintenant, ayez bon courage, +monsieur le baron, j'espère que je pourrai vous aider... Allons, +prenez encore un verre de vin, cela vous ragaillardira et vous donnera +des forces contre le chagrin. + +M. d'Overburg à demi consolé vida son verre. + +--Ah! puisse le bon Dieu vous inspirer de me sauver! dit-il. Vous me +rendriez encore un autre service. Mon fils Alfred, vous le savez, +est un désoeuvré, un dissipateur. Il est temps qu'on mette fin aux +débordements de sa vie de jeune homme. J'étais en négociations avec +le comte van Eeckholt qui ne paraît pas éloigné d'accorder à +mon fils la main de sa fille cadette. Votre aide seule peut rendre +possible cette brillante alliance. + +--Et vous croyez que monsieur Alfred, par ce mariage, renoncerait à +sa vie de dissipation? + +--Infailliblement. + +--Ah! si je pouvais aussi, par le même moyen, ramener mon fils dans +le bon chemin! soupira l'entrepreneur. + +--Mais vous le pouvez, cherchez une femme pour lui, dit le baron. + +--Croyez-vous, monsieur le baron, que cela me serait facile? + +--Comment pareille chose serait-elle difficile pour vous qui possédez +des millions? + +L'entrepreneur secoua un instant la tête d'un air pensif. + +--Jusqu'à présent, dit-il, j'ai vainement cherché une femme +possible pour Herman. Les offres n'ont certainement pas manqué; mais +l'orgueil paternel me pousse, quand il s'agit de mon fils unique, à +élever mes vues au-dessus des gens parmi lesquels nous avons vécu +jusqu'à présent. Mon travail, mon esprit d'économie, un peu +d'intelligence et beaucoup de bonheur m'ont fait gagner quelques +millions. Je les ai gagnés honnêtement, personne n'a jamais dit une +parole de blâme contre moi. Je me demande si, dans cette situation, +je n'ai pas le droit d'espérer pour mon fils un meilleur lot et une +place dans les hautes classes de la société. + +--Certes, vous avez ce droit, affirma le baron. Vous n'avez qu'à +regarder autour de vous, je ne doute pas qu'en cherchant bien vous ne +trouviez la bru que vous souhaitez. + +L'entrepreneur resta un moment pensif, puis il dit tout à coup: + +--Je crois, monsieur le baron, que j'ai découvert le moyen de vous +délivrer en une fois de toutes vos inquiétudes... + +--Ah! ciel, puissiez-vous ne pas vous tromper! s'écria M. d'Overburg +avec joie. Et cet heureux moyen? + +--Lorsque vous m'avez fait l'honneur de m'inviter à visiter votre +château, mademoiselle Clémence, votre fille, et mon fils ont eu deux +ou trois fois l'occasion de passer quelques heures de compagnie. Il +paraît que les jeunes gens ne se haïssent point. Je suis disposé +à donner à mon fils un million de dot. De plus, sa femme deviendra +maîtresse dans ma maison où elle disposera de tout selon son bon +plaisir. Qu'est-ce que vous dites de cela? + +Le baron le regarda avec stupeur comme s'il n'avait pas compris. + +--Si vous consentez à ce mariage, reprit Steenvliet, je vous prête +immédiatement deux cent cinquante mille francs sans autre garantie +que votre signature. + +Le baron parut hésiter ou réfléchir. + +--Quoi? vous ne répondez rien? murmura l'entrepreneur d'un ton de +mécontentement. Est-ce donc un refus? + +--Oh! non, vous vous trompez, s'écria le baron effrayé. J'accepte... +avec reconnaissance... avec joie... mais je ne puis pas, comme cela, +prendre à l'instant une résolution définitive, sans savoir ce que +pensent de cela ma femme et ma fille. + +--Madame la baronne ne peut pas refuser, et si elle devait y voir +un certain sacrifice, elle s'y résignerait pour le bonheur et pour +l'honneur de son époux. + +--En effet, soupira le baron. + +--Et pour ce qui regarde mademoiselle Clémence, mon fils est +un garçon bien tourné et elle paraissait le distinguer +particulièrement. De son côté, vous ne rencontrerez pas +d'opposition. + +--Je crois également pouvoir l'espérer, mon bon monsieur Steenvliet; +Clémence m'a parlé avec éloges de M. Herman et surtout de sa +politesse et de sa délicate réserve; mais n'en fût-il pas ainsi, +cela ne serait pas un obstacle insurmontable. C'est une autre +difficulté qui m'empêche d'accepter immédiatement votre généreuse +proposition. + +--Une difficulté? Avez-vous peut-être pris déjà d'autres +engagements pour votre fille? + +--Non. Je vais vous expliquer. Vous êtes un homme raisonnable et vous +le comprendrez. Au décès de mon oncle, le marquis de la Chesnaie, je +dois entrer en possession de plus de deux millions. Il est le parrain +de notre Clémence. Si j'allais, sans l'avoir consulté, disposer +de la main de ma fille, il en serait tellement irrité qu'il me +déshériterait. Vous ne pouvez donc pas exiger que je mette en péril +la fortune future de mes enfants. + +--Naturellement, je ne vous le conseille même pas. Écrivez-en à +votre oncle. Mais qu'attendez-vous? S'il refusait d'approuver ce +projet de mariage? + +--Refuser, monsieur Steenvliet? Je le craindrais s'il pouvait être +assez généreux pour me tirer de l'embarras où je suis; mais, comme +je vous le disais, il est d'une avarice extrême et les dissipations +de mes fils l'ont rendu inexorable sur ce point. + +--Et vous concluez, monsieur le baron? + +--Je ne puis pas vous donner ma parole décisive avant de connaître +le sentiment de mon oncle. Je courrais le risque de vous tromper ou de +le tromper; ma conscience me le défend. + +--Je ne vous demande pas une décision. Je vous demande seulement +votre parole de gentilhomme que vous ferez sincèrement tout votre +possible pour épargner à mon fils un refus humiliant. + +--Je vous la donne, monsieur Steenvliet. + +--Eh bien, je veux lutter de bonne volonté avec vous, dit +l'entrepreneur en lui serrant joyeusement la main. Dès demain, si +vous voulez, vous pouvez disposer sur ma maison pour deux cent mille +francs, soit en une fois, soit en plusieurs. Il suffira que vous +fassiez des mandats à ordre sur ma caisse. La chose vous va-t-elle +ainsi? + +--Oh! généreux ami; s'écria le baron. Merci; mille fois merci! Vous +êtes mon sauveur et celui de toute ma famille! + +--Je pousserai même plus loin mon assistance, monsieur d'Overburg. Je +me propose, un peu plus tard, de dégrever vos biens patrimoniaux de +leurs hypothèques... Mais si, par malheur, on me faisait l'injure de +repousser ou de rendre impossible les projets d'union convenus entre +nous, alors, vous le comprenez bien, je serais libre de retirer mes +promesses et mon aide. + +--Ne craignez rien pour cela, répondit le baron. Une pareille +alliance, j'en conviens, aurait peut-être rencontré autrefois +d'insurmontables obstacles; mais aujourd'hui l'argent est devenu le +levier tout-puissant qui abaisse les montagnes, qui comble les abîmes +et qui, dans le monde moral, peut rendre possibles les choses qui ne +l'étaient pas autrefois. + +--En tout cas, baron, au besoin, rappelez à vos parents que je me +mettrai au lieu et place de la banque et que je serai votre créancier +au même titre et avec les mêmes droits que cet établissement. + +--Si mon oncle consent je pourrai bien me passer de l'approbation +de mes autres parents; et c'est pourquoi je pense qu'il serait très +prudent de ne parler de ce projet de mariage qu'aux membres de nos +deux familles et encore en leur recommandant strictement le secret. +Sans cela des bruits prématurés pourraient encore nous susciter des +difficultés. Par exemple si un de mes parents écrivait au marquis +avant que celui-ci m'eût envoyé sa réponse. Mon oncle est un homme +bizarre. + +--Eh bien, gardons la chose secrète entre nous jusqu'à ce que vous +ayez reçu sa lettre. Ce sera, en effet, le plus prudent. + +--Je vous en prie, monsieur Steenvliet, permettez-moi de vous quitter +pour aujourd'hui, J'ai hâte d'aller me conformer à votre sage +conseil pour prévenir tous les bruits défavorables et en même temps +d'écrire à mon oncle. Dès que je recevrai sa réponse, je viendrai +vous en faire part. D'ailleurs, l'occasion ne me manquera pas +pour vous témoigner encore, dans l'entre-temps, ma profonde +reconnaissance. Adieu. + +--Au revoir, monsieur le buron. + +Et l'entrepreneur escorta son hôte jusqu'à la porte en lui +prodiguant encore des paroles d'encouragement. + +Lorsque le baron se fut éloigné, M. Steenvliet retourna dans son +cabinet. Il ne paraissait pas satisfait de la façon dont le baron +avait, au commencement du moins, accueilli sa proposition. Son +visage exprimait le mécontentement et il secouait la tête d'un air +soucieux. + +Arrivé dans son cabinet il alluma sa pipe en écume de mer et se +mit à fumer à grosses bouffées comme il avait coutume de le faire +lorsque des pensées peu agréables assombrissaient son esprit. + +Enfin, lorsque ses réflexions et son tabac l'eurent insensiblement +mené à envisager l'affaire sous un jour plus favorable, il murmura: + +--Le baron n'a pas accueilli ma proposition avec une grande joie. Il +en paraissait tout troublé. Pour ce qui le concerne, je crois à son +consentement sincère; mais il craint ses parents, surtout son oncle, +le marquis. Certes, dans le monde c'est un avantage considérable et +un grand honneur d'appartenir à une race illustre; mais, au fond, +tous ces gens si fiers ne sont pas faits d'une autre essence que +nous tous. Ah! ils pourraient bien refuser. Le baron pourrait faiblir +devant leur résistance. Il y aurait donc une lutte entre leur orgueil +et mon ambition paternelle? Ils ne me connaissent pas; ils ne savent +pas que, jusqu'à présent, je n'ai pas laissé inexécuté un seul de +mes projets... Pourquoi donc m'inquiéter du résultat? Le baron peut +hésiter, chercher à obtenir des délais; mais est-ce que je ne le +tiens point par l'argent? Attendre n'est rien, pourvu que j'aie des +chances d'atteindre mon but; et ce but, je veux l'atteindre et je +l'atteindrai. + +Un valet entra, après avoir frappé légèrement à porte. + +--Monsieur, annonça-t-il, monsieur votre fils vient d'entrer. Selon +vos ordres, je lui ai dit que vous vouliez lui parler immédiatement. + +--Eh bien? + +--Il m'a répondu: Allez au diable! Et il est monté. + +--Quel air avait-il? + +--Très fatigué, pâle et de mauvaise humeur, Monsieur. + +--C'est bien. + +Le domestique sortit. + +--Il me fera avoir une attaque d'apoplexie, s'écria l'entrepreneur en +frappant du pied avec colère. Je ne pense qu'à lui, à son bonheur, +et lui, après une nuit de désordre et de dissipation, ne daigne pas +seulement venir me saluer. Il méprise mes ordres en présence de mes +domestiques. Ah! ça ne peut pas durer ainsi! Il faut qu'il sache, et +il saura que c'est moi qui suis le maître ici. + +En achevant ces menaces il gravit l'escalier de marbre et ouvrit la +porte d'une des chambres qui s'ouvraient sur le palier. + +Il vit son fils, qui avait déjà ôté sa redingote, debout devant +son lit. + +--Mauvais sujet, s'écria-t-il, Jacques ne t'a-t-il pas dit que je +voulais te voir à ton retour? Pourquoi ne m'obéis-tu pas? + +--Je suis malade, grommela le jeune homme d'un ton revêche. Je vais +me coucher. + +--Malade? Tu as encore une fois passé toute la nuit dans une +scandaleuse débauche. Tu n'es qu'un méprisable ivrogne. + +--Pas encore tout à fait, mon père; mais je crains fort de le +devenir. Et à qui la faute? + +--Et tu n'es pas honteux, fils ingrat, de me dire pareille chose? +s'écria l'entrepreneur affligé et courroucé à la fois, à moi, à +ton père qui a pioché et peiné toute sa vie pour te voir heureux? + +--Pourquoi vous cacher la vérité, mon père? Vous savez assez +vous-même que... + +--Ces griffes sur ta joue, qu'est-ce que cela signifie? Tu t'es battu, +battu avec des femmes? + +--Non, soyez tranquille, mon père, j'étais en bonne compagnie: +vous les connaissez bien les jeunes gentilshommes et les autres +dissipateurs du club. Chemin faisant nous avons bu du champagne dans +un cabaret de village, par seaux, suivant la coutume, et, pour nous +amuser, nous avons mis en pièces quelques verres et quelques glaces. +Dans l'obscurité, je me suis heurté contre un marbre; de là +vient l'égratignure de ma joue. Allons, père, ne me faites pas de +reproches inutiles. Ce n'est pas la première fois que pareille chose +m'arrive, et ce ne sera probablement pas la dernière. Soyez un peu +indulgent et laissez-moi me mettre au lit. + +L'entrepreneur, mis dans la plus violente colère par le calme +exaspérant de son fils, s'élança vers lui le poing fermé. + +--Vaurien sans coeur! vociféra-t-il. Tu n'iras pas te coucher, tu +écouteras respectueusement ce qu'il me plaira de te dire! + +--Eh! mon Dieu, ne vous mettez pas en colère, mon père. Si vous le +désirez, je resterai levé. + +--Ah! tu continueras à boire, à bambocher comme un être sans +éducation, oses-tu dire! Je comprends: tu crois que je n'ai ni le +droit, ni le pouvoir de t'imposer ma volonté. Eh bien! tu te trompes, +et joliment! N'oublie pas que quand ta mère mourut je n'avais encore +qu'une toute petite fortune. Depuis lors tu m'as coûté et tu as +dissipé au moins trois fois autant que ton petit héritage maternel. +Ce que je possède m'appartient tout à fait, à moi seul, et s'il me +plaisait de te refuser à l'avenir toute monnaie... + +--Fasse Dieu que vous me l'eussiez toujours refusée, mon père, +murmura le jeune homme sans s'émouvoir. Cet argent que d'autres +mettent au dessus de tout, je le hais comme la cause de ma misère et +de mon désespoir. Ces paroles vous fâchent, mon père? Vous croyez +que je dis cela pour vous faire de la peine! Croyez, que malgré tout, +je vous aime et je vous respecte; oui, je voudrais être la joie de +vos vieux jours; mais je ne suis plus bon à rien, plus capable de +rien. La vie m'ennuie tellement que je voudrais être mort. + +L'accent de conviction avec lequel Herman avait prononcé ces +dernières paroles, effraya profondément M. Steenvliet et fit tomber +sa colère comme par enchantement. + +--Mon fils, mon fils, si tu savais comme tu me fais de la peine! Aie +pitié de ton père! Je te donne tout ce que ton coeur peut désirer; +des chevaux de prix, des voitures de luxe, de l'argent en abondance, +et tu ne t'estimes pas encore heureux! + +--Je suis malheureux, mon père, profondément malheureux! + +--Comment cela est-il possible? As-tu peut-être une cause secrète de +chagrin? Confie-la moi, je t'aiderai à en triompher. + +--Vous la connaissez, cette cause, répondit le jeune homme. Ce n'est +pas la première fois que je vous en parle; mais vous voulez que je +vous la répète? Eh bien, soit. Mon excellente mère était une fille +de paysans. Malgré votre fortune, qui croissait tous les jours, elle +a élevé ma première jeunesse comme elle pouvait; elle m'a inculqué +sa simplicité, son amour pour la vérité et pour la vertu, en +même temps que son aversion pour le faux luxe; mais les manières +distinguées, le vernis spirituel et brillant, l'ambition de +s'élever,--qualités que l'on doit avoir sucées avec le lait +maternel pour les posséder entièrement,--elle ne pouvait me les +apprendre ou me les inspirer, ni vous non plus, mon père. L'argent ne +vous avait pas encore poussé à chercher pour moi le bonheur dans la +vie inutile et fastueuse de ce qu'on est convenu d'appeler le grand +monde. Vous et mère, vous rêviez pour moi une carrière fructueuse +et en même temps honorable. Je deviendrais artiste, peintre, et je +suivais les leçons de l'Académie. J'eus des professeurs particuliers +qui me firent faire quelques progrès; je commençai à peindre. +J'avais des dispositions, beaucoup de dispositions; tout présageait +qu'après de sérieuses études, je ferais honneur à votre nom et +à mon pays. Je regrette ce temps d'enthousiasme, d'amour du beau, +d'ardentes croyances en l'avenir. J'étais bien heureux alors! Mais la +fortune vous favorisa d'une manière aussi inattendue qu'inespérée +et, pour comble de malheur, Dieu rappela à lui ma pauvre mère. Vous +m'avez forcé alors, mon père, impitoyablement forcé, de déposer +pour jamais le crayon et le pinceau. Le fils d'un millionnaire ne +pouvait plus travailler... C'est ainsi que vous avez brisé l'espoir +de ma vie et tout mon courage; car j'ai oublié ce que j'avais appris +et maintenant il est trop tard. + +--Allons, allons, mon fils, dit l'entrepreneur d'un ton très calme. +Tout ça n'est qu'une erreur de tes sens. La migraine te rend chagrin +et grognon. Tu voulais devenir peintre? Qu'est-ce, au fond, qu'un +peintre, sans parler bien entendu de quelques génies exceptionnels +presque aussi rares que le merle blanc? Un peintre est un ouvrier qui +fait des meubles pour orner les salons des gens riches. Il s'estime +heureux lorsqu'il réussit à nouer péniblement les deux bouts de +l'année. N'est-ce pas ainsi? + +Un sourire triste et improbateur plissa les lèvres du jeune homme. + +--Oui, ris de mes paroles, continua le père. Tu ne me feras pas +croire qu'il ne serait pas de la dernière stupidité de courir avec +un tableau sous le bras pour l'offrir en vente, de se jeter aux genoux +des journalistes et des critiques d'art, ou de se laisser traîner +dans la boue par des concurrents jaloux, quand on a des millions à sa +disposition. Reconnais qu'en ceci du moins j'ai raison. + +--En tous cas, cela importe peu actuellement, répliqua le jeune +homme. Vous avez jugé qu'il valait mieux pour moi de fréquenter +les plus hautes classes de la société et de vivre sans rien faire +d'utile. Je vous ai obéi. De quoi pouvez-vous vous plaindre? + +--Mais Herman, mon pauvre garçon, ce n'est pas une raison pour te +traîner dans une crapuleuse débauche, s'écria l'entrepreneur avec +un accent d'indulgence paternelle. Que tu t'amuses dans la compagnie +des membres du Club, je n'y trouve rien à redire; mais faut-il pour +cela te livrer à de pareils excès de boisson au risque de troubler +ton intelligence et de perdre ta santé et ta bonne réputation? + +--J'ai profondément réfléchi à cette question, mon père; ce matin +encore, pendant des heures. Est-il nécessaire de faire de pareils +excès de boisson en telle compagnie? Pour moi, cela est inévitable. + +--Inévitable? Mais avec une volonté un peu ferme on peut toujours se +retenir. + +--On pourrait le croire, mon père, mais cependant ce n'est pas ainsi. +Quand je me trouve dans la compagnie de ces jeunes nobles, avant +qu'ils soient échauffés par le vin, je me sens à chaque instant +profondément humilié; car, même sans le vouloir, ils montrent assez +qu'ils ne me considèrent que comme un intrus d'un sang de qualité +inférieure. Je dois reconnaître d'ailleurs que je suis réellement +bien au-dessous d'eux: je ne parle pas leur langue, je n'ai pas leurs +belles manières, je ne puis point parler de mes ancêtres ni de mon +blason, de mon oncle le duc, ni de ma tante la comtesse; mais quand le +vin déborde sur la table et que les têtes sont allumées, alors je +deviens insensiblement leur égal et même je les dépasse tous par +la seule puissance dont vous me laissez disposer: par l'argent... Et +lorsque, en leur présence, je sème l'or à pleines poignées et que +je paie même l'écot des plus riches, alors ils m'admirent et ils +m'encensent; alors ils s'écrient que si je ne suis pas d'un sang +noble je méritais du moins d'en être. Vous voyez donc bien, mon +père, que je ne puis pas échapper à la folle vie qui vous afflige, +à moins que je ne dise adieu définitivement et pour toujours à la +dangereuse société de ces nobles gentilshommes, le désirez-vous? + +--Non, pas cela, Herman, maintenant moins que jamais. Mais si tu +t'amusais avec une certaine mesure et si tu t'arrêtais de boire dès +que tu sens que le vin va te faire mal? + +--Ah! mon père, cela n'est pas possible, je ne suis pas un ange. +Pour n'être pas dédaigné par mes nobles amis je dois du moins faire +comme eux, et si le vin m'a une fois obscurci l'esprit je n'en ai pour +cela moins d'intelligence et de volonté que les autres. + +--Essaie du moins, mon fils, promets-moi que tu l'essaieras. + +--Je veux bien promettre, murmura Herman en haussant les épaules; +promettre est facile, mon père; mais je ne réponds pas que je +pourrai tenir ma parole. Ainsi, par exemple, dans huit jours nous +avons dans le même cabaret une fête, un banquet, où l'on ne boira +pas peu de chose. Le banquier d'Alster a perdu le pari d'un dîner de +quinze couverts contre le comte de Hautmanoir. Ce dîner dégénérera +probablement en une longue bamboche, car l'hôtelier de l'_Aigle +d'or_, un fin renard, a deux filles qui, malgré leur innocence +apparente, connaissent parfaitement le truc pour nous entraîner dans +de folles dépenses d'argent. Vous me direz, mon père: «N'allez pas +à cette partie». C'est impossible: J'étais avec le baron Arthur +d'Overburg le témoin du pari. Si j'y manquais... + +--Non, pour cette fois je ne puis pas vous le conseiller, interrompit +l'entrepreneur. J'ai pour cela certaines raisons puissantes. Vas-y +et tiens-toi un peu bien et ne fais pas de choses dangereuses... +Maintenant que tu te montres raisonnable, j'ai bien envie de te parler +d'une autre affaire, mais puisque tu es fatigué j'attendrai jusqu'à +demain. + +--Ma fatigue est passée, mon père. + +L'entrepreneur prit la main de son fils: + +--Herman, dit-il, écoute mes paroles avec bonne volonté et sans +prévention. Tout ce que j'ai fait jusqu'à présent, je l'ai fait +par amour pour toi. Mon rêve était de t'élever dans le monde, de +te faire jouir dans la société des honneurs et de la considération +pour lesquels je ne suis pas né et je n'ai pas été élevé +moi-même, j'ai l'espoir maintenant que bientôt je pourrai atteindre +ce but de tous mes efforts. Tu as vingt-quatre ans, dis-moi, n'as-tu +jamais songé au mariage? + +--Jamais, mon père. + +--Eh bien si je t'offrais une femme aimable, spirituelle et charmante, +repousserais-tu sa main? + +--Je n'en sais rien. + +--Mais si je te disais que ton consentement me rendrait heureux? + +--A ces conditions je pourrais me soumettre à vos désirs. Un +changement si radical dans ma position me guérirait peut-être de +l'ennui et du dégoût de l'existence. + +--Et puis réfléchis, mon fils, qu'une maîtresse de maison est +nécessaire ici, une femme distinguée, bien élevée, qui sache +recevoir comme il convient. Je voudrais jouir un peu de ma fortune, +inviter à des dîners, à des soirées, des gens dans une belle +position... Je pourrais me remarier, oui, mais je t'aime trop pour te +donner une marâtre. Ta femme sera la maîtresse ici et c'est elle +qui tiendra la maison. Ah! Herman, si je réussis cette fois dans mes +efforts, il est probable que tu me remercieras éternellement pour un +si brillant mariage... Tu connais mademoiselle d'Overburg?... Elle est +charmante, elle séduit tout le monde par sa conversation spirituelle +et par la grâce de ses manières. + +--Quoi? c'est Clémence Overburg que vous voulez me proposer pour +fiancée? s'écria Herman avec une expression de surprise mêlée +de regret? Une fille de baron de vieille noblesse? Elle est aimable, +spirituelle, je le reconnais; mais jolie, je ne l'ai point remarqué. + +--Tu te trompes, Herman, sa figure est très bien. Et réfléchis donc +quel grand et beau nom! Tu seras donc admis dans une des familles les +plus nobles et les plus illustres de tout le pays. + +--C'est précisément cela qui m'effraie; en présence de cette +demoiselle d'Overburg d'une si haute naissance, je ne me sens qu'un +tout petit garçon, mon père. Cela m'humilie profondément. Je ne +connais ni les idées, ni les habitudes, ni le langage de ce grand +monde. Une femme qui a plus d'esprit que son mari et qui peut lui +donner des leçons sur tout, serait-ce bien la condition d'une +vie supportable? Et puis il y a les nobles parents, quel accueil +feront-ils à l'intrus qui a du sang d'ouvrier dans les veines? Ils ne +l'accueilleront qu'avec dédain naturellement. + +--Tu n'envisages que le vilain côté de l'affaire, mon fils, +répliqua l'entrepreneur. Ma grande fortune te garantira contre +l'humiliation que tu as tort de craindre... Allons, Herman, mets-y de +la bonne volonté. Promets-moi que tu ne te mettras pas en travers +de mon projet; rassure-moi. Dis-moi que tu accepteras Clémence +d'Overburg comme femme si on t'offre sa main. + +--Je consentirai pour vous plaire, mon père, mademoiselle Clémence +ou une autre, ça m'est égal. Je ne puis pas devenir plus malheureux +que je ne le suis. + +L'entrepreneur, qui s'était attendu à une vive résistance, était +étonné autant que joyeux de la condescendance de son fils. + +--Eh bien, Herman, je suis content de toi, dit il, nous ne parlerons +pas davantage aujourd'hui de cette affaire encore quelque peu +incertaine. Va te mettre au lit maintenant et tache de prendre du +repos. Cela te fera du bien. + +Et après avoir serré encore une fois la main de son fils, il sortit +de la chambre avec un joyeux sourire sur les lèvres. + + + + +IV + + +Lorsque le baron d'Overburg eut fait encore deux ou trois courses, +toutes relatives à sa situation envers la banque, il se rendit au +chemin de fer et monta dans un wagon de première classe. Dans +le compartiment où il entra il n'y avait que deux personnes qui +causaient à voix basse entre elles et qui ne firent guère +attention à lui. Il put donc se livrer, sans être troublé, à ses +réflexions, dans le coin où il avait pris place. + +Durant quelque temps sa physionomie s'illumina d'un sourire; il +réfléchissait qu'il avait été sur le bord d'un abîme. Sa fortune +était tout à fait perdue, et sa situation envers la Banque avait +été si critique et si menaçante, qu'il n'avait plus eu devant les +yeux qu'une déchéance sans espoir, une ruine complète, la honte et +la misère pour lui et ses enfants. C'est Dieu lui-même, pensait-il, +qui m'a inspiré l'idée d'invoquer le secours de M. Steenvliet, Ce +généreux bourgeois lui fournissait les moyens de cacher à tout le +monde les brèches de sa fortune, jusqu'à ce que l'autre héritage +vînt le délivrer de toute inquiétude. Sa conscience essaya bien +de lui faire voir aussi les points noirs de cette affaire. Sa fille +devrait se marier avec un jeune homme de sang roturier: elle, rejeton +de l'illustre famille des Overburg, alliée avec le fils d'un homme +qui, il le savait, avait commencé sa carrière comme journalier, +comme simple maçon. Une pareille mésalliance ne souillerait-elle pas +d'une tache ineffaçable le nom immaculé de ses ancêtres?... Mais sur +ce point-là, pensait-il, le temps a considérablement modifié les +idées. + +D'ailleurs si Clémence avait de l'inclination pour Herman Steenvliet +et acceptait librement sa main? Ce mariage ne faisait pas entrer un +bourgeois dans sa famille, à proprement parler, c'était simplement +une descendante, un rejeton féminin qui passait à l'état de +bourgeoise. Dans tous les cas et de quelque façon que la chose +se présentât, il n'avait plus le moyen de résister. Accepter la +proposition de M. Steenvliet ou se résigner à la décadence et à la +honte, il ne lui restait pas d'autre choix. + +Le train s'arrêta dans une petite station. Le baron descendit. Il +devait encore marcher pendant six ou sept minutes. Après avoir suivi +la grande route pendant quelques centaines de mètres, il prit un +chemin de traverse qu'ombrageait une double rangée de hêtres. + +Au bout de ce chemin s'élevait une large et pesante construction +flanquée d'une tour des deux côtés de la façade. C'était le +château patrimonial des barons d'Overburg. + +Sans doute, plusieurs siècles avaient passé sur cette noble demeure; +car certaines parties portaient la marque d'une haute antiquité; +mais chaque époque nouvelle y avait changé quelque chose. La vieille +porte seigneuriale existait encore, mais le pont-levis avait depuis +longtemps disparu. Les fenêtres ogivales avaient été transformées +en fenêtres carrées et les petites vitres enchâssées dans les +lamelles de plomb avaient été remplacées par de grandes glaces. + +Tel qu'il était actuellement, refait et déformé en partie, le +château, par sa grandeur et sa hauteur, donnait une idée favorable +de la richesse de ses propriétaires. Il était d'ailleurs précédé +d'un magnifique jardin et entouré d'un vaste parc planté d'arbres +séculaires. Personne n'eût pu supposer que, sous les riches lambris +de cette demeure seigneuriale régnaient la détresse et la crainte de +la ruine. + +Le baron d'Overburg entra dans son château et ouvrit la porte d'une +pièce du rez-de-chaussée dont les fenêtres s'ouvraient sur le parc. + +Son retour inattendu surprit la baronne qui était assise auprès +de la fenêtre, un ouvrage de tapisserie à la main. Elle paraissait +avoir pleuré, car ses yeux étaient encore rouges. Elle se leva comme +en sursaut et demanda avec une expression d'angoisse: + +--Marcel, vous souriez? Dites-moi vite quelles nouvelles vous +apportez. + +--De très heureuses nouvelles, Laure, nous sommes sauvés! + +--Sauvés? Ah! que Dieu soit béni de sa miséricorde, s'écria +la vieille dame en levant les mains vers le ciel. J'ai peine à +le croire, j'avais perdu tout espoir. Tranquillisez-moi, Marcel, +dites-moi qui nous prête si généreusement son secours. Notre +cousin, le chevalier d'Havenport? + +Au lieu de lui répondre, M. d'Overburg demanda: + +--Où est Clémence? + +--Elle est assise sous le berceau, près de l'étang. + +--Et les autres enfants? + +--Je les ai éloignés. Ils sont allés passer la journée à la +campagne de la douairière Van Langenhove. + +--Qu'est-ce que Clémence connaît du malheur qui nous a frappés? + +--Je lui ai dit seulement que nous avions perdu beaucoup d'argent. +Elle en est fort affligée parce qu'elle craint que ce malheur ne soit +un obstacle au mariage de son frère. Mais elle ignore absolument +que nous étions complètement ruinés par la catastrophe de _La +Prudence_. + +--Tant mieux, Laure; il faut que cela reste caché pour tout le +monde... Asseyons-nous. Je vous raconterai mon aventure, et j'ai +d'ailleurs à vous parler d'une chose fort importante. D'abord, je me +suis rendu au château de notre cousin le chevalier d'Havenport. Il +m'a refusé complètement toute assistance. Ensuite j'allai rendre +visite à Bruxelles à notre riche ami De la Croix. Il m'accueillit +avec des conseils humiliants et repoussa ma demande d'une façon +presque grossière. J'étais là, sur le pavé, désespéré et ne +sachant que tenter, lorsque le ciel m'inspira tout à coup l'idée +d'aller invoquer l'aide de M. Steenvliet. + +--De M. Steenvliet, l'entrepreneur? demanda madame d'Overburg avec +étonnement. + +--Oui, de M. Steenvliet, le riche entrepreneur, qui a, deux ou trois +fois déjà, passé l'après-midi ici avec son fils Herman. J'avais +peu d'espoir en sa générosité, Laure, aussi peu que vous en ce +moment. Et ce n'est qu'en hésitant et avec crainte que je me dirigeai +vers sa demeure. + +--Et il a consenti à votre demande? + +--Non seulement il nous prête, sous la seule garantie de ma +signature, les deux cent cinquante mille francs dont nous avons +besoin; mais il nous ouvre sa caisse et il nous tirera de tous nos +embarras. Il le peut; il a des millions à sa disposition. + +--Ah! quel bonheur inattendu! s'écria madame d'Overburg. Quelle +grandeur d'âme chez un homme de basse extraction! Ah! Marcel, +si affligeant que cela soit, il faut pourtant le reconnaître, +actuellement il n'est pas rare de trouver parmi les bourgeois enrichis +plus de noblesse de coeur et de bonté que parmi les gens de haute +naissance. + +--N'exagérez pas, Laure, répliqua son mari. Ces bourgeois peuvent +exercer le commerce et l'industrie. Quand la chance leur sourit, +ils gagnent énormément d'argent, et ils ne sont pas obligés de +l'épargner par devoir de famille. Nous, au contraire, si nous ne +pouvons pas conserver ce que nos parents nous ont laissé, nous allons +insensiblement, mais infailliblement vers la déchéance. + +--Mais, maintenant, Marcel, nous sommes délivrés de cette +inquiétude, n'est-ce pas? + +--Oui; mais M. Steenvliet a mis une condition à son assistance. + +--Oh! nous l'acceptons sans hésiter. + +--Naturellement, Laure; notre salut est à ce prix. + +--Et quelle est cette condition? + +--Je vais vous le dire: vous avez vu le fils de M. Steenvliet; c'est +un gentil garçon, très poli, intelligent, et de plus, réservé et +modeste. Notre Clémence paraissait se plaire particulièrement en sa +compagnie, n'est-ce pas? + +--En effet, Marcel; mais pourquoi me demandez-vous tout cela? + +--C'est parce que M. Steenvliet m'a fait la proposition de permettre +que notre Clémence épouse son fils Herman. + +La baronne se leva et regarda son mari en face avec autant +d'étonnement que si elle apprenait la chose du monde la plus +incroyable. + +--Permettre que notre Clémence épouse son fils? répéta-t-elle +lentement. Mais cela est impossible. + +--C'est regrettable à coup sûr, Laure, mais serait-ce la première +fois qu'une famille noble, pour sauver son honneur ou son existence, +se résigne à un pareil sacrifice? + +--Une mésalliance? Notre Clémence, la femme du fils d'un bourgeois +qui, à ce qu'on dit, a commencé sa fortune comme simple journalier! +Mais à la seule nouvelle d'un pareil mariage votre oncle le marquis +se mettra dans une furieuse colère, et nous déshéritera par +vengeance. + +--Ne vous inquiétez pas de cela, Laure; je vais d'abord lui demander +son approbation, et je suis certain qu'il ne me la refusera pas si +je puis lui annoncer que vous et Clémence avez donné votre +consentement. Voyons, rasseyez-vous... Vous pleurez, Laure? Non, ne +luttez pas inutilement contre une inexorable fatalité. Je comprends +votre chagrin; mais il y a des circonstances dans la vie où de +deux maux on est contraint de choisir le moindre. Vous êtes mère; +décidez: la pauvreté, la honte pour nous et nos enfants; la chute +définitive de notre race, ou bien le mariage de Clémence avec +un fils de bourgeois qui lui apporte en dot un million,--je dis un +million. Parlez, que choisissez-vous? + +--Situation terrible! Mais, hélas! je le sens bien, il n'y a pas +moyen de s'y soustraire, soupira la vieille dame d'un ton de profond +découragement. + +--Vous consentez, Laure? + +--Ah! il le faut bien; nous ne pouvons faire autrement. Pauvre +Clémence! + +--Pauvre Clémence, dites-vous, mais elle acceptera probablement avec +joie la main d'Herman Steenvliet. Il ne lui est pas antipathique; le +million que son père lui donne en dot plaidera aussi quelque peu en +sa faveur... Que pensez-vous Laure, des dispositions de Clémence à +l'égard de Herman Steenvliet? + +--Elle m'a, en effet, parlé quelquefois de lui avec éloge; mais +éprouve-t-elle pour lui une sympathie particulière, c'est ce que je +ne saurais dire. + +--Nous allons le savoir tout de suite, Laure. Allons, prenez courage, +et cachez votre tristesse. Je vais faire venir Clémence. + +Il sortit pour donner un ordre à un domestique, et revint auprès de +sa femme. + +Laure, dit-il, quel que soit le sentiment de notre fille, n'oubliez +pas qu'il faut qu'elle consente; il le faut! Ainsi, point de +faiblesse; au contraire, vous m'aiderez franchement et sans hésiter. +En ne le faisant pas, vous m'affligeriez inutilement; s'il le faut, +faites violence à votre compassion maternelle. Eh bien, que puis-je +attendre de vous? + +--Je vous aiderai de tout mon pouvoir; c'est mon devoir, je le sens +bien, répondit la vieille dame d'un ton résolu. + +--Merci, Laure, vous me faciliterez ma pénible tâche. Maintenant +tâchez de faire bon visage et de ne pas avoir l'air triste. J'entends +venir Clémence. + +--Laissez-moi entamer l'affaire, dit madame d'Overburg. Vous y +mettriez trop de précipitation, et pourriez l'effrayer. + +La jeune fille ouvrit la porte de l'appartement. Elle n'était point +particulièrement jolie de visage; mais sa taille svelte et bien +prise, et l'élégante richesse de sa claire toilette du matin lui +donnaient un extérieur des plus agréables. + +Elle se jeta au cou du baron en s'écriant: + +--Ah! vous souriez, mon cher père; vous êtes de bonne humeur; votre +chagrin est passé! Mon frère Alfred pourra-t-il devenir le fiancé +de la jeune comtesse van Eeckholt? + +--Oui, mon enfant, répondit M. d'Overburg, mais votre mère a, de son +côté, à vous communiquer une heureuse nouvelle qui vous intéresse +particulièrement. + +--Qui me concerne, moi! Parlez, mère chérie! qu'est-ce que c'est? +s'écria la jeune fille avec une vive curiosité. Me donnez-vous la +belle robe de soie bleue que nous avons admirée Montagne-de-la-Cour +à Bruxelles? + +--Il s'agit de tout autre chose; d'une chose de la plus haute +importance et du plus brillant résultat, dit la vieille dame en +saisissant les deux mains de sa fille. Vous allez aussi vous marier, +enfant. + +--Moi, me marier? + +--Oui; vous voulez bien, n'est-ce pas? + +--Sans doute, je veux bien, mère... Et qui sera mon fiancé? Est-ce +un joli homme? + +--Oui, Clémence, un très joli garçon, qui apporte un million de +dot. + +--L'ai-je déjà vu, mère? + +--Vous l'avez vu plus d'une fois et vous avez causé avec lui; vous le +trouviez même très aimable. + +--Mais qui est-ce? + +--Devinez. + +La jeune fille posa l'index sur son front et murmura toute pensive: + +--Le chevalier Van Rietwyck?... Pas celui-là! Guillaume de Hooghe?... +Pas non plus? Paul de Deule? M. de Garchamp? + +A chaque nom la vieille dame secouait la tête en signe de +dénégation. + +Le visage du baron prit une expression d'inquiétude. Cette +conversation prenait une tournure peu favorable, à ce qu'il +lui semblait. En effet, si Clémence avait éprouvé la moindre +inclination pour Herman Steenvliet, n'est-ce pas à lui qu'elle eût +songé tout d'abord? + +--Ah! je sais qui vous voulez dire, s'écria la fille: M. de Menting. + +--Non, pas celui-là non plus, dit la mère. + +--C'est cependant un comte ou un baron pour moins, ma mère? + +--Non, mais son père possède des millions; vous pourrez briller +au-dessus des plus riches. + +--Vous ma faites frémir d'impatience. Dites-moi vite de qui il +s'agit. + +--Il s'appelle Herman. + +--Herman? Herman? Quel Herman? répéta la une fille toute surprise. + +--Herman Steenvliet, mon enfant. N'est-ce pas un joli jeune homme +distingué et digne d'être aimé? + +Une expression de pitié dédaigneuse contracta le visage de la jeune +fille, qui murmura: + +--Oui, peut-être bien, ma mère... mais le pauvre garçon n'est même +pas de sang noble. + +Et elle ajouta en riant presque aux éclats; + +--Ah! ah! moi la fiancée d'Herman Steenvliet! Alfred dit que son +père a été maçon. Mère, mère, vous avez voulu vous amuser à +mes dépens. Quoi: mon frère va épouser une comtesse, et moi je +deviendrais la femme d'un fils d'ouvrier. Quelle mauvaise plaisanterie +est-ce là?... Vous vous taisez, mon père? Vous paraissez contrarié? +Je commence à avoir peur. Je vous en prie, rassurez-moi; dites-moi +que les paroles de ma mère n'étaient sérieuses. + +--Elles sont très sérieuses, au contraire, mon enfant, répondit le +baron. Asseyez-vous là devant moi, Clémence. Je vais tâcher de +vous faire comprendre que vous avez les meilleures raisons du monde +d'accepter cette union avec une grande joie. Herman Steenvliet est +un joli garçon, bien élevé et plein de coeur. De ce côté, +vous n'avez certes pas à vous plaindre. Son père, qui est veuf et +immensément riche, lui donne un million de dot et vous installe dans +son hôtel en souveraine maîtresse. Vous jouirez donc, à partir du +jour de votre mariage, de tout ce qui peut rendre une femme heureuse: +une demeure princière, des équipages magnifiques, de nombreux +serviteurs, des fêtes splendides où vous pourrez éclipser les plus +riches par le luxe de vos toilettes et l'éclat de vos diamants. + +--Mais tout cela ne lui donne pas une goutte de sang noble! +interrompit pour la troisième fois la jeune fille. + +Le baron, contrarié parce qu'il entrevoyait l'insuccès de ses +efforts, secoua la tête et grommela avec impatience: + +--Puisque les mérites personnels de votre futur époux, et la grande +fortune qu'il vous apporte vous laissent indifférente, j'invoquerai +d'autres raisons. + +--C'est superflu, mon père: Je ne ressens pas la moindre sympathie +pour ce M. Herman Steenvliet, et je n'ai aucune envie de vendre ma +naissance pour de l'argent. + +--Votre volonté n'est pas plus libre que la nôtre en cette affaire, +Clémence. La fatalité le veut ainsi, et au besoin j'userais de mon +autorité paternelle pour vous imposer ce mariage. + +La jeune fille s'aperçut seulement alors au ton ferme de la voix de +son père, que tout cela était sérieux. Elle prit peur, et se jeta +en pleurant au cou de la baronne. + +--Mère, mère, protégez votre enfant! gémit-elle. + +--Vous avez tort, ma chère Clémence, dit la vieille dame en faisant +violence à sa propre douleur. Cent autres à ta place béniraient le +ciel d'une union si avantageuse. + +--Mais vous me repoussez de la famille, vous me jetez dans les bras +d'un fils d'ouvrier! s'écria la jeune fille. Je perds ma noblesse et +mon mari n'en restera pas moins un roturier... + +--Soyons calmes, Clémence, ordonna M. d'Overburg. Asseyez-vous, et +comprimez vos larmes, je le veux! + +Lorsque sa fille eut obéi, il reprit d'une voix sombre et +impérieuse. + +--Ah! vous vous montrez rebelle aux conseils et aux désirs de vos +parents! Je me vois donc contraint de vous apprendre dans quelle +situation le sort nous a placés? Eh bien, écoutez, je vais vous +le dire. Pour faire honneur à notre position dans le monde, pour +pourvoir aux frais du l'éducation de vos soeurs et des prodigalités +de vos frères, à demi ruiné par des pertes antérieures, j'ai été +obligé de grever nos biens d'hypothèques. En outre j'ai emprunté +une somme considérable à la société _La Prudence_ et je l'ai +confiée à des amis afin de spéculer à la Bourse pour notre compte +commun. Un serviteur infidèle a volé des millions à la banque _La +Prudence_, et dans cette catastrophe nous avons perdu toute notre +fortune. Nous ne possédons plus rien; il ne nous reste rien au monde +qu'une dette que nous ne pouvons pas payer... + +La pauvre jeune fille, pâle comme un linge, regardait son père en +tremblant et versait d'abondantes larmes, sans dire un mot. + +--S'il vous était possible de refuser ce mariage, Clémence, +savez-vous ce qu'il arriverait? poursuivit son père. Je dois à la +Banque deux cent cinquante mille francs. Pour se rembourser de cette +somme, les créanciers feraient vendre aux enchères publiques tous +nos biens, même notre château patrimonial, et nous mettraient +impitoyablement sur la rue. Que nous resterait-il à faire, alors, +poursuivis, déshonorés et réduits à la plus profonde misère? Oui, +peut-être pourrions-nous trouver, les uns ici, les autres plus loin, +un asile passager chez nos parents; mais néanmoins il nous faudrait +recevoir de mains étrangères le pain de l'aumône et le manger dans +la douleur et l'humiliation, nous, nous, rejetons de l'illustre maison +des Overburg! Acceptez la main d'Herman Steenvliet et vous vous sauvez +vous-même, et nous tous avec vous. Le père de votre mari ne m'aide +pas seulement à éteindre complètement ma dette, il purge mes +propriétés de toutes les hypothèques dont elles sont grevées... +Vous ne dites rien, Clémence. + +--Sacrifier ma noblesse! Moi, devenir la femme d'un bourgeois! +Irrévocablement, pour toujours! murmura la jeune fille frémissante +de douleur et presque de dégoût! + +--O Clémence, ayez pitié de votre malheureux père, de votre mère, +de vos frères et soeurs, dit le baron d'un ton suppliant. Soyez notre +ange protecteur à tous, dévouez-vous pour sauver l'honneur de notre +race. + +La jeune fille parut hésiter. + +--Allons, ma chère enfant, soumettez-vous à la fatalité. S'il +vous en coûte de faire ce sacrifice pour notre bonheur à tous, +consolez-vous à l'idée qu'à l'époque où nous vivons, de pareilles +unions, entre nobles et bourgeois, ne sont plus, comme autrefois, +chose extraordinaire. Souvenez-vous des demoiselles Van Wiegers et Van +Sackel, et même du jeune baron de Dorp, qui a épousé récemment la +fille d'un banquier. + +--Être pour toujours déchue de noblesse, rejetée hors de notre +famille! soupira la jeune fille luttant encore. + +--Ah! Clémence, ma chère Clémence, s'écria le baron en tendant les +mains vers sa fille, voyez votre père qui vous implore les larmes aux +yeux! Soyez généreuse, sauvez-nous de la honte, de la déchéance! +consentez! + +La jeune fille releva la tête, essuya ses larmes, et répondit avec +une résolution surprenante: + +--Eh bien, mon père et vous, ma mère, peut-être que la conviction +que je me sacrifie pour l'honneur d'un grand nom--que je ne porterai +plus, hélas--suffira-t-elle pour me donner la force de subir mon +triste sort avec résignation. Je consens! Qu'Herman Steenvliet +devienne mon époux! + +--Viens sur mon coeur, ma chère, ma noble enfant, dit la vieille +dame en embrassant sa fille avec transport. Tu es l'ange gardien de la +maison d'Overburg. + +Le baron serra aussi sa fille dans ses bras avec une effusion pleine +de reconnaissance. Après ces épanchements, il reprit: + +--Clémence, une bonne oeuvre ne doit pas rester inachevée. Puisque +vous acceptez par dévouement filial le mariage qu'on vous propose, +vous ne pouvez pas laisser supposer que cette alliance vous afflige +ou que vous n'y consentez que sous la pression d'une inéluctable +nécessité. Si l'on surprenait des larmes dans vos yeux... + +--Je pleurerai dans la solitude, mon père, quand je serai sûre que +personne ne peut me voir. + +--Et la première fois que M. Steenvliet viendra nous rendre visite, +accompagné de son fils? On ne se marie pas sans se rencontrer un +certain nombre de fois au préalable. Vous pâlissez, Clémence? +Comment accueillerez-vous votre futur? + +--L'idée de la première visite m'effraie, en effet, mon père. +J'essaierai de cacher ce qui se passe dans mon coeur; je me montrerai +envers lui aussi jolie, aussi aimable que possible... Mais, ô ciel, +s'il s'enhardissait à me parler de sympathie et d'amour. + +--Ne craignez pas cela, dit le baron, il y a une raison qui s'y +oppose. Je n'ai accepté moi-même ce projet de mariage que sous la +condition bien expresse qu'il ne pourra être, de part ni d'autre, +considéré comme décidé qu'après l'approbation de mon oncle, le +marquis de la Chesnaie. + +--Ah! mon sort dépend de mon parrain le marquis? s'écria la jeune +fille dont le regard s'illumina d'un rayon d'espoir. Il refusera. + +--Non, Clémence, il ne peut pas refuser. Je vais lui écrire. +Il aura, comme nous, à choisir entre cette union et une chute +irrémédiable. Pour pouvoir refuser, il devrait me prêter plus d'un +quart de million. L'en croyez-vous capable? + +--Hélas, non! Je suis condamnée! soupira la jeune fille en baissant +la tête avec un profond découragement. + +--Ne vous découragez pas ainsi, mon enfant, dit le baron. Vous vous +accoutumerez petit à petit à l'idée de cette union. La possession +de millions compense bien des choses. Puisez des forces dans la +conviction que vous serez la bienfaitrice de toute votre famille. +Je me retire dans mon appartement pour écrire au marquis. Votre +consentement contribuera pour beaucoup à le... + +--Ah! mon père, mon père, allez-vous déjà lui annoncer que je +consens?... + +--Que vous consentez avec joie, il le faut Clémence! + +--Oh! je vous en prie, ne faites pas cela! + +--Voudriez-vous déjà retirer votre parole? Choisissez-vous donc la +misère et la honte pour nous tous? + +--Non, non, écrivez que je consens, c'est la vérité. + +--Eh bien! prenez courage; les choses iront mieux que vous ne croyez. +En attendant, pas un mot de cette affaire à personne, songez-y bien. +Je me charge d'apprendre à vos frères et soeurs ce qu'ils ont besoin +d'en savoir. + +En achevant ces mots, il sortit du salon pour se rendre dans son +cabinet. Là, il se dirigea lentement vers son bureau, mais il ne s'y +assit pas, et resta debout, la tête baissée et le regard fixé à +terre. + +Une larme vint mouiller sa paupière; il se parlait à voix basse, +et dans son triste monologue, le nom de sa chère fille et le mot de +mésalliance revenaient souvent. Cependant, après qu'il fut resté +absorbé pendant assez longtemps dans ses pénibles réflexions, il +redressa tout à coup la tête en se disant à lui-même: + +«Mais à quoi bon toutes ces douloureuses réflexions? Il faut que +cela se passe. Hésiter serait une folie; allons, prenons courage!» +Il s'assit devant son bureau et se mit à écrire. De temps en temps +il s'interrompait pour peser ses mots et pour chercher des tournures +de phrase propres à ménager les susceptibilités de son oncle, en +même temps que pour réfléchir à ce qu'il devait lui confier et à +ce dont il devait lui faire mystère. En effet, un refus du marquis ou +une exhérédation prononcée par lui étaient un malheur irréparable +qu'il devait éviter a tout prix. + +C'est en vue du résultat à obtenir qu'il raconta la catastrophe de la +banque _La Prudence_ et la perte immense qui résultait pour lui comme +pour beaucoup d'autres, des abominables malversations d'un caissier +infidèle. Il ne dit pas un mot, naturellement, de ses spéculations +à la Bourse et des spéculations qu'il avait laissé faire en son nom +par un syndicat. Il expliqua à son oncle qu'un généreux ami l'avait +sauvé de sa situation sans issue, en lui prêtant deux cent cinquante +mille francs. Il arriva à la fin à confesser que cette personne,--un +entrepreneur de grands travaux publics, riche de plusieurs millions, +et généralement entouré de l'estime de la bourgeoisie,--avait +demandé pour son fils la main de Clémence. Ce serait, malgré la +roture de M. Steenvliet, un brillant mariage, que sa femme et lui, +mais surtout Clémence, désiraient ardemment voir se réaliser; +mais ni la baronne, ni M. d'Overburg, ni Clémence, ne voulaient rien +décider à ce sujet sans avoir obtenu l'approbation de leur cher et +respectable oncle et parrain. C'est à l'effet de solliciter cette +approbation qu'il lui écrivait, et ils espéraient tous qu'il ne +tarderait pas à leur envoyer une réponse favorable. + +Il relut attentivement sa lettre, la ferma, la cacheta du sceau à ses +armes et tira un cordon de sonnette. + +Un domestique parut. + +--Tenez, lui dit le baron, remettez cette lettre à Vincent le +chasseur. Qu'il coure à la gare du chemin de fer, et qu'il la jette +dans la boîte de la poste. + + + + +V + + +M. d'Overburg, inquiété par les bruits qui couraient en ville sur +la chute de la banque _La Prudence_, avait déjà depuis quatre jours +disposé des deux cent cinquante mille francs et versé cette somme +dans la caisse de la Banque. + +A cette occasion, il était venu lui-même chez M. Steenvliet et lui +avait dit de quelle façon pressante il avait écrit à son oncle le +marquis. La réponse ne lui était pas encore parvenue, mais il ne +doutait nullement qu'elle ne fût favorable. + +A la demande de l'entrepreneur, il fut convenu entre eux que le baron +donnerait, une dizaine de jours plus tard, un grand dîner auquel il +inviterait quelques-uns de ses parents les plus considérables, ainsi +que M. Steenvliet et son fils. Et à ce dîner on ferait connaître le +projet de mariage. + +Mais néanmoins, dès que la réponse approbative du marquis +arriverait, le baron la ferait connaître à l'entrepreneur, et +celui-ci viendrait avec son fils au château, pour que Herman et +Clémence, devenus fiancés, pussent faire plus ample connaissance. +Les convenances exigeaient que jusque-là on ne ménageât pas aux +jeunes gens d'occasions de se rencontrer. + +Lorsque M. Steenvliet fit part à son fils de la joie que lui causait +la tournure favorable des choses relativement au mariage d'Herman +avec mademoiselle d'Overburg, le jeune homme se montra très froid. Il +déclara qu'il était prêt à se conformer aux désirs de son +père; mais que ce mariage réussît ou non, cela le laissait fort +indifférent. + +En attendant, le jeune Steenvliet allait tous les jours au club. Il +devait, d'après les conseils de son père, faire tous ses efforts +pour pénétrer plus avant dans l'amitié de M. Alfred, car celui-ci +pouvait contribuer pour beaucoup à disposer favorablement le coeur de +sa soeur. + +Il en résulta naturellement que Herman, qui, sans cela, n'était +déjà que trop enclin à boire, courut le danger de s'oublier dans le +vin et dans de bruyantes orgies. En effet, il rentra plus d'une fois +au logis très tard dans la nuit et avec un violent mal de tête; mais +heureusement, dans ces derniers jours, il ne se présenta pas au club +de nouvelles occasions de plaisirs excessifs. + +Plusieurs fois Herman avait pensé à la maisonnette du vieux +charpentier Jean Wouters. Parfois, lorsqu'un long repos avait +éclairci ses esprits, l'image de Lina Wouters se dressait devant ses +yeux, et alors il éprouvait un sentiment de regret et de honte, et +il chassait l'image avec un triste sourire d'ironie. Lina n'avait-elle +pas aidé à le ramasser dans la boue du chemin? Ne devait-elle pas le +considérer comme un misérable ivrogne?... Il s'efforcerait d'oublier +cette rencontre. S'il était devenu indifférent à l'opinion que le +monde pouvait avoir de lui, il ne voulait pas du moins avoir à rougir +devant les innocents compagnons des jeux de son enfance... + +Sur ces entrefaites, arriva le jour fixé pour le banquet à l'_Aigle +d'Or_. + +Pendant toute la matinée, Herman fut comme poursuivi par la question +de savoir s'il n'était pas de son devoir de profiter de cette +occasion pour aller féliciter le charpentier et sa famille de leur +généreuse conduite envers lui. Il lutta longtemps contre cette +idée, et la repoussa plus d'une fois; mais elle se représenta si +souvent qu'il finit par l'admettre, et résolut de faire une courte +visite au charpentier, afin de lui exprimer en quelques mots sa +reconnaissance. + +S'il prenait le chemin de fer, il risquait de rencontrer ses +compagnons du club. Ils voudraient savoir pourquoi il les quittait en +route, et le suivraient probablement. Pouvait-il fournir à ces jeunes +gens ironiques et railleurs l'occasion de mettre le pied sur le seuil +du charpentier? Serait-ce là la récompense qu'il devait apporter +en guise de remerciement à ces braves gens si simples? Oh! non, ce +serait une lâcheté... + +Il y avait un moyen, pensait-il, d'éviter cet inconvénient. Il +partirait par le chemin de fer, mais beaucoup plus tôt que ses amis. + +Lorsque, mettant à exécution cette résolution, il descendit peu +après quatre heures à la station de Loth, il vit le garçon de +l'hôtel de l'_Aigle d'or_ et un ouvrier qui emportaient un panier et +deux grandes caisses qu'on venait de descendre d'un wagon de bagages. +C'étaient probablement des fruits, des tartes et du dessert pour le +banquet. + +Herman se déroba, autant que possible, à l'attention de ces deux +individus, et marcha rapidement sur la chaussée. + +Après avoir marché pendant quelques minutes dans cette direction, +il prit un chemin de terre à droite, et le suivit d'un pas rapide, +jusqu'à ce que, à quelques centaines de pas plus loin, il vît se +dresser la maisonnette de Jean Wouters. + +L'humble maison d'ouvriers où on l'avait si généreusement soigné +et hébergé, était là solitaire en plein champ, à demi cachée +sous le feuillage sombre de ses noyers géants, et égayée par la +verdure plus claire des cerisiers et des pommiers du verger. Au-dessus +de la haie d'épines qui servait de clôture au jardinet précédant +la maison, s'élevaient deux buissons de syringa chargés de fleurs, +dont le parfum pénétrant se répandait au loin et que le jeune homme +respirait avec délices. + +Le clair soleil de mai versait sa lumière bienfaisante sur cette +tranquille oasis, quelques pigeons roucoulants se promenaient sur +le toit de cette pittoresque demeure, et du feuillage touffu d'un +cerisier s'élevait la chanson mélodieuse d'un rossignol. + +Herman s'arrêta impressionné: une expression étrange parut sur son +visage; l'enthousiasme et le bonheur brillaient dans ses yeux, et il +se mit à murmurer en lui-même: + +--Comme nous sentons tout à coup raviver nos souvenirs en voyant +des lieux familiers, en entendant des sons connus, en respirant des +parfums aimés!... Je revois ma grand-mère et mon vieux grand-père +qui me sourient derrière la haie de leur jardin. Ils demeuraient dans +une maisonnette pareille à celle-ci, un peu plus grande... ma mère +me tient par la main, guidant mes pas encore chancelants. Nous venons +d'entrer dans le joli mois de mai, comme à présent; c'est le jour +anniversaire de mon grand-père. Je porte un gros bouquet de fleurs; +je balbutie mon compliment de fête; le vieillard me serre en +tremblant sur son coeur; je sens une larme tomber sur mon front... +Hélas! ils ne sont plus, ces nobles coeurs... et morte aussi est ma +bonne mère! + +Il secoua la tête avec tristesse, et lutta pendant un instant contre +ces pensées affligeantes. Enfin il marcha résolument vers la maison. + +Arrivé dans le jardinet qui la précédait, il s'arrêta de nouveau +pour contempler avec une satisfaction intime les humbles fleurettes +qui bordaient le chemin, et qui semblaient lui sourire comme à une +ancienne connaissance. C'étaient en effet des amies de son heureuse +enfance, et il se souvint, en ce moment, combien de fois il en avait +paré, en jouant, la tête blonde de la petite Caroline Wouters; la +violette odorante, la marguerite blanche au coeur rose, l'églantine +pourprée, le joli bouton d'or; diamants bruts de la couronne de son +innocente compagne de jeux, bien autrement beaux et précieux pour +son coeur que les fleurs rares et chères qu'il avait vues depuis +lors dans le jardin de son père ou dans les magnifiques serres de ses +nobles camarades du Club. + +Peut-être fût-il resté longtemps absorbé dans ces souvenirs et +dans cette rêverie, si une voix de femme n'avait tout à coup frappé +son oreille. + +--Eh quoi, c'est vous, M. Steenvliet; ne restez donc pas à la porte; +entrez, je vous en prie. + +--Bonjour, mère Wouters, N'y a-t-il pas d'empêchement? + +--De l'empêchement? Il n'y a jamais d'empêchement, Monsieur. Et +dans tous les cas il n'y en aurait jamais pour vous. Entrez donc. Et +comment vous portez-vous maintenant? Vous paraissez en parfaite santé +et de bonne humeur. Ah! maintenant je vous retrouve; mais l'autre +soir, j'aurais eu peine à vous reconnaître; vous aviez un si +drôle d'air! Asseyez-vous, monsieur Steenvliet. Non, pas sur cette +chaise-là: en voici une meilleure... et à quoi devons-nous l'honneur +de votre visite, s'il n'y a pas d'indiscrétion à vous le demander? + +--Je venais vous remercier tous de vos bontés envers moi, répondit +le jeune homme. + +--C'était bien ce que je pensais, Monsieur, mais cela n'était pas +nécessaire, car en pareille circonstance nous en eussions fait autant +pour tout le monde. + +--Je vous crois, mère Wouters; mais cela n'empêche cependant pas que +je ne doive de la reconnaissance à votre père et à votre fille pour +la pitié généreuse qu'ils m'ont témoignée. C'est surtout au père +Wouters que je veux exprimer ma gratitude. + +--Mon père est à son travail, au village; notre Lina est allée à +Hal... + +--Alors, je vais vous dire adieu, et je viendrai vous revoir un autre +jour. + +--A votre place, j'attendrais plutôt un peu, Monsieur, notre Lina +est allée porter à la facteuse la dentelle qu'elle venait d'achever; +elle devrait déjà être de retour: je l'attends à chaque instant... +Vous en aller sans avoir vu mon père ou ma fille? Et vous vous êtes +donné la peine de venir de Bruxelles pour cela? + +--Pas précisément, la mère; nous avons une petite fête d'amis à +l'_Aigle d'or_. + +La bonne femme le regarda avec étonnement. + +--Vous allez à l'_Aigle d'or_? murmura-t-elle. Oh! Monsieur, pour +l'amour de Dieu, ne faites pas cela! Vous allez encore vous rendre +malade... Voici justement notre Lina qui arrive. Je l'entends qui +chante. + +Un joyeux sourire éclaira la physionomie du jeune homme, pendant +qu'il prêtait l'oreille aux sons encore lointains. Il chantonnait +lui-même à demi-voix: + + Gais bergers, bergères jolies, + Sur l'herbe verte des prairies + Menez vos moutons bondissants; + Voici venir le doux printemps. + +--Vous connaissez la chanson, Monsieur? demanda la femme. + +--Si je la connais, mère Wouters? Je l'ai chantée des centaines de +fois. Ma mère m'a bercé avec cette chanson-là. + +Il se rapprocha de la porte et se mit sur le seuil. De là il vit de +loin Lina qui arrivait par le chemin de terre. + +La jeune fille, pour aller à Hal, avait mis ses habits des dimanches. +Le costume original des paysannes brabançonnes lui seyait à +merveille, surtout le madras aux couleurs tendres épinglé sur +sa tête, et qui retombait sur ses épaules en encadrant ses joues +fraîches. + +Quoique, jusqu'à ce moment, la seule cause des dispositions joyeuses +du jeune homme eût été le souvenir de son heureuse enfance que lui +rappelaient les lieux où il se trouvait, il ne put pas s'empêcher de +reconnaître pourtant que l'innocente compagne de ses jeux d'autrefois +était devenue une jolie et charmante jeune fille. Cela lui fit +véritablement plaisir pour elle. + +--Bonjour, monsieur Steenvliet, dit Lina on entrant dans la maison. +Que je suis contente de vous voir! J'étais si curieuse de savoir si +vous n'étiez pas devenu sérieusement malade après la triste nuit de +la semaine dernière; mais, Dieu soit loué, ma crainte n'était pas +fondée. + +--Je vous remercie, ma bonne Lina, répondit-il: je ne mérite pas un +si vif intérêt. + +Tout en parlant, la jeune fille avait ôté le mouchoir qui lui +couvrait la tête, et l'avait déposé sur un buffet. Elle s'approcha +de la table en disant: + +--Je suis un peu fatiguée d'avoir marché vite. Si monsieur +Steenvliet daignait prendre une chaise, je pourrais m'asseoir +également. + +Le jeune homme déféra à son désir tout en déclarant qu'il ne +pouvait pas rester longtemps. Il n'était venu que pour les remercier +des bontés qu'ils avaient tous eues pour lui. On l'attendait à +l'_Aigle d'or_. + +--Juste ciel! s'écria Lina, allez-vous encore à l'_Aigle d'or_? Ah! +Monsieur, vous me faites trembler! + +--En effet, vous paraissez tout effrayée, dit-il en souriant. +Pourquoi? + +--Comment pouvez-vous le demander? Je ne suis qu'une pauvre paysanne, +et vous un riche monsieur; Je n'ai pas le droit de vous donner des +conseils, mais je n'oublie pas cependant que, tout enfant, j'ai joué +avec vous, et que vous m'avez sauvé la vie... Si vous étiez mon +frère, je me jetterais à vos genoux et vous supplierais, les larmes +aux yeux, de ne pas aller à l'_Aigle d'or_. + +--Vous prenez la chose trop au sérieux, Lina. + +--Que ne donnerais-je pas pour vous retenir d'aller à l'_Aigle +d'or_! dit la jeune fille en soupirant. Grand-père me l'a assez fait +comprendre. Si vous retournez à l'_Aigle d'or_, vous deviendrez de +nouveau... de nouveau... malade. Sur cette pente on glisse toujours de +plus en plus, et l'on est perdu avant qu'on le sache. + +--Avec votre permission, Monsieur, ma fille a raison, ajouta la mère. +Un si gentil garçon, ah! ce serait vraiment dommage. N'oubliez pas le +proverbe qui dit: évitez les endroits où tombent les fléaux. + +--Oui, bonnes gens, murmura Herman devenu pensif, je ne dis pas qu'il +ne vaudrait point infiniment mieux pour moi de suivre votre conseil; +mais à présent cela ne se peut pas. Cet après-midi, à cinq heures, +il y aura un banquet d'amis à l'_Aigle d'or_, et il faut absolument +que j'y assiste. + +Il y eut un moment de silence; la jeune fille avait laissé retomber +sa tête sur sa poitrine, et ses yeux demeuraient baissés. + +--Lina, dit-il, je vois avec peine que mes paroles vous affligent. Je +vous remercie de l'intérêt et de l'amitié que vous me témoignez... +Pour vous prouver que je vous en suis sincèrement reconnaissant, je +vous promets que je me conduirai avec retenue à l'_Aigle d'or_ et +de ne pas y boire plus de vin qu'il ne convient à quelqu'un qui a +résolu de garder son sang-froid. Ne secouez pas la tête, Lina; plus +d'une fois on a exigé de moi semblable promesse, sans que j'aie pu la +tenir. Mais, faite à vous, cette fois, elle sera sacrée. + +Il avait prononcé ces mots avec un tel accent de conviction que Lina, +heureuse et fière de son triomphe, releva la tête et regarda le +jeune homme avec un gai sourire. + +--Merci, merci, monsieur Steenvliet, s'écria-t-elle en battant des +mains. Je vous crois; maintenant je suis contente. + +Herman se leva comme pour prendre congé. + +--Vous allez déjà nous dire adieu? demanda la mère. Il est a peine +quatre heures. Vous avez encore trois quarts d'heure de temps. + +--En effet, mère Wouters, mais je crains de vous déranger. + +--Mais pas du tout, Monsieur: je vous en prie, restez assis. + +Après un moment de silence, pendant lequel Herman regarda tout autour +de la chambre, il dit à la jeune fille, comme s'il voulait donner un +autre tour à la conversation: + +--Je le vois bien, Lina, vous n'êtes pas riche; mais néanmoins tout +respire ici le bien-être et le bonheur. Vous croyez que les grandes +richesses rendent toujours l'homme heureux? Comme vous vous trompez! +Mon père possède des millions, je puis dépenser de l'argent, en +dissiper même autant que je veux. Ah! je donnerais volontiers toute +cette richesse pour pouvoir revivre dans le passé, pour retrouver +avec la naïveté de l'enfance, la pureté de l'âme et la paix du +coeur... Vous le rappelez-vous encore, Lina, le jour, le beau jour où +je remportai à l'école le premier prix de lecture, tandis que vous +obteniez, vous, le premier prix d'écriture? Ma grand'mère, dans sa +petite ferme, avait préparé une grande marmite de riz au lait avec +du sucre et de la cannelle, et invité à la fête une vingtaine de +nos condisciples... Comme nous avons couru, dansé et sauté dans le +verger, toute cette journée-là! + +--Si je m'en souviens! murmura la jeune fille émue. Pendant que vous +en parlez, Monsieur, je vois revivre tout cela devant mes yeux. + +--Mais ce que vous ne savez probablement plus, Lina, et ce qui vit +toujours dans ma mémoire, c'est la figure de ma mère qui, à la fin +de la fête, nous prit tous les deux dans ses bras, et prétendit +que le roi et la reine,--c'est ainsi qu'on nous nommait ce +jour-là,--devaient s'embrasser entre eux. + +--Non, je n'ai pas souvenir de cela, dit Lina on riant. + +--C'est bien ainsi, j'étais là, s'écria la mère Wouters en battant +joyeusement des mains. C'était une joie! Et la mère Steenvliet +paraissait si heureuse! + +--Ma mère était une femme d'un excellent coeur, n'est-ce pas? + +--La bonté même: un coeur d'ange, Monsieur. + +--Ah! J'ai gardé un doux souvenir de cette journée-là, dit +Lina. Vous rappelez-vous, Herman...--pardon, je veux dire monsieur +Steenvliet. + +--Non, je vous en prie, appelez-moi simplement Herman; sans cela vous +m'obligeriez à vous appeler mademoiselle. + +--Eh bien, monsieur Herman, vous rappelez-vous encore quel livre vous +avez reçu en prix? Non? Il avait pour titre: _les Pauvres Orphelins_, +et l'histoire qu'il contenait était si belle et si touchante que j'en +pleurais tous les soirs quand votre mère nous en faisait la lecture. + +--Oui, certes, je m'en souviens, répondit le jeune homme. + +--Un jour que le grand Nicolas du forgeron m'avait battue dans la +prairie, et que je pleurais amèrement, vous m'avez donné ce livre +pour me consoler, monsieur Herman, du consentement de votre mère, car +vous n'ignoriez pas combien ce cadeau devait me faire plaisir. + +Elle se leva, s'approcha de la muraille et revint avec un petit livre +en s'écriant joyeusement: + +--Tenez, le voici, votre cadeau. Votre nom s'y trouve inscrit par +le maître d'école... Si je pense encore quelquefois à ces jours +heureux? Presque tous les dimanches je relis le soir ce joli petit +livre, et alors je revois en pensée toutes les personnes, grandes et +petites, dont il me rappelle la tendre amitié. + +--Oh! les souvenirs du coeur, quelle source de douces et pures +jouissances! dit Herman en soupirant. Laissez-moi feuilleter ce cher +petit livre... Ah! voilà mon nom; et vous, bonne Lina, pour ne pas +l'oublier, vous avez écrit dessous, de votre propre main, que je vous +en ai fait présent à Ruysbroeck, le 20 septembre 1840. + +--Lisez, donc à la page 30, monsieur Herman: ce livre raconte que les +pauvres orphelins sont sur le point de mourir de froid et de faim, et +comment la dame charitable leur donne a manger et leur distribue de +chauds vêtements. C'est surtout à ce passage que je versais des +larmes, monsieur Herman. + +Le jeune homme avait cherché la page désignée et se mit à lire à +voix basse, assez haut cependant pour être entendu de Lina, le récit +de l'extrême détresse des enfants abandonnés. + +Pendant ce temps la femme Wouters s'occupait de faire le café, et +tirait de l'armoire un pain bis et une assiette avec du beurre. + +Lorsque Herman arriva à l'endroit où les enfants affamés sont +secourus par une dame charitable, sa vue s'obscurcit tout à coup. +Il regarda la jeune fille et vit qu'à travers son sourire brillaient +deux larmes qui roulèrent sur ses joues comme deux perles. + +--Ah ah! c'est étrange! s'écria-t-il en riant également. +Nous étions redevenus enfants. Il me semblait voir ma mère qui +m'écoutait, et à côté d'elle une petite fille avec deux yeux bleus +pleins de larmes... + +--Allons, allons, mettez ce livre de côté maintenant, dit la mère +qui se préparait à étendre sur la table une nappe rayée. Vous nous +feriez oublier notre café du goûter. Si Monsieur Steenvliet voulait +nous faire l'honneur... + +--Je prendrai volontiers une tasse de café pour vous faire plaisir, +répondit-il; mais après cela il faut que je parte; mes amis +m'attendent probablement déjà depuis longtemps. + +--Comme il vous plaira, Monsieur... Maintenant, Lina, mettez-vous à +table: nous prendrons aussi notre part. + +Et les deux femmes mordirent avec appétit dans leurs tartines bises. + +Herman les regardait silencieusement avec une expression singulière, +comme s'il éprouvait un sentiment d'envie. + +--Nous avons également du pain blanc dans la maison, dit la veuve. +Mon père a l'estomac un peu débile et ne supporte pas bien le pain +de seigle. Si Monsieur a envie de goûter notre pain de froment... + +--Ah! que l'homme est un être bizarre! Un dîner princier m'attend +à l'_Aigle d'or_; il y a un chef de cuisine de Bruxelles; on nous +servira toutes les primeurs, tous les mets rares et chers... et +maintenant je vous envie, et j'ai faim d'une bouchée de ce lourd pain +de seigle! Allons, la mère, je vous en prie, donnez-moi une tartine. + +La mère Wouters, grandement étonnée, s'empressa de déférer à +son désir, et il mordit à belles dents dans la tranche de pain dur, +pendant que ses yeux brillaient de plaisir. + +--Lina, Lina, vous souvient-il encore, demanda-t-il, que ma mère, +quand nous revenions ensemble de l'école, nous tendait à tous +deux une tartine de pain bis, pareille à celle-ci, et que nous nous +jetions dessus comme deux jeunes loups? Des tranches de pain assez +grosses et assez lourdes, disait ma mère, pour jeter un paysan à bas +de son cheval?... Mais comme cela nous paraissait bon et savoureux! +Voilà plus de quinze ans que je n'avais plus goûté de ce pain-là. + +--Mais ce dont je me souviens mieux encore, répondit la jeune fille +avec animation, c'est que nous allions courir dans la prairie avec +les petits vachers, et que nous y allumions un feu de bois sec et de +feuilles sèches pour cuire nos pommes de terre dans la cendre. + +--Des pommes de terre et des cuisses de grenouilles, Lina. + +--Et comme nous jouions à la dînette alors, n'est-ce pas? + +--Et moi, comme je savais que vous aimiez beaucoup les navets, +j'allais en arracher une pleine brassée dans le champ du fermier +Christian. + +--Oui, oui, je me rappelle même qu'un jour le garde-champêtre vous +attrapa et vous arracha presque les oreilles, tant il vous les secoua; +et vous, au lieu de pleurer, vous n'en fîtes que rire. + +--Je le crois bien, Lina, j'avais fait cela pour vous; cela faisait +mon orgueil et ma force. + +--C'est dans une de ces folles journées que vous avez sauté dans le +ruisseau le Malbeek pour m'en retirer et me placer sur le bord, moi +qui étais déjà à moitié noyée. Voire père était très fâché +et vous gronda sévèrement parce que vous rentriez à la maison +couvert de boue; mais votre mère vous approuva et dit qu'elle était +fière de votre courage et de votre bon coeur. + +--Non, je ne me rappelle pas cela. + +Herman se leva. + +Immédiatement la jeune fille ajouta comme si elle voulait le retenir: + +--N'avez-vous pas oublié comment nos mères,--elles sont ensemble +au ciel maintenant,--nous avaient travestis une fois le jour des +Innocents? Vous portiez la veste de votre père, et on vous avait +tracé au-dessus de la lèvre de grosses moustaches noires avec un +morceau de tison brûlé; moi, j'étais affublée de la jaquette et +du bonnet plissé de ma mère. Nous devions aller manger des +_Couquebacques[1]_ chez grand'mère Steenvliet; mais vous me +paraissiez si laid, et j'avais tellement peur de vos grosses +moustaches noires, que je vous plantai là, et pris la fuite... + +[Note 1: Espèce de crêpes.] + +--Je dois me dépêcher d'aller à l'_Aigle d'or_, interrompit le +jeune homme. Ah! Lina, que ne peut-on passer sa vie au milieu de ces +souvenirs rayonnants de son enfance! Je ne sais pas ce qui m'arrive, +mais je suis très heureux; il y a comme une lumière, une consolante +lumière qui est descendue dans mon coeur; mais l'illusion ne peut +pas durer toujours. Maintenant il faut que, bon gré, mal gré, je me +décide à prendre congé de vous. + +--Mais il n'est pas encore quatre heures et demie, je vous en prie, +monsieur Herman, restez encore quelques minutes, dit la jeune fille +avec un regard suppliant. + +--Votre coucou retarde. Je commence réellement à croire, Lina, que +vous cherchez à m'empêcher d'aller à l'_Aigle d'or_. + +--Eh bien, oui, j'en conviens. Il me semble même que je sacrifierais +volontiers deux années de ma vie pour vous en empêcher. + +--Allons, allons, votre bon coeur vous fait craindre sans raison. +Je tiendrai la promesse que je vous ai faite. Croyez-moi, ce soir +du moins je serai très sobre, très modéré... D'ailleurs ma vie +orageuse de jeune homme va bientôt prendre fin. Je vais me marier. + +--Ah! c'est bien! s'écria joyeusement Lina. Votre future est sans +doute très riche. + +--C'est la fille d'un baron. + +--Et vous vous aimez sincèrement, n'est-il pas vrai? demanda la mère +Wouters. + +--Cela viendra peut-être, murmura Herman en levant les épaules. + +--Se marie-t-on donc sans amour chez les gens riches? + +--Quelquefois. J'épouse une très noble demoiselle que je n'ai vue +que deux fois et très peu de temps; mais je l'épouse parce que mon +père dit que ce mariage le rendra heureux. + +--Ah! c'est une autre affaire, Monsieur; comme cela je comprends la +chose. + +--Maintenant, bonnes gens, dit le jeune homme en se tournant vers la +porte, je vous renouvelle l'expression de mes sincères remerciements, +et je vous prie d'annoncer au père Wouters que je considère comme un +devoir pour moi de venir à la première occasion lui témoigner aussi +ma reconnaissance. + +--Si vous vouliez de temps en temps nous honorer d'une visite en +passant, vous nous feriez beaucoup de plaisir, murmura la jeune fille. +Pas vrai, ma mère, M. Herman sera toujours le bienvenu ici? + +--Oui, oui, Monsieur, toujours le bienvenu, affirma la vieille femme. + +--Portez-vous bien toutes deux: au revoir! + +Et Herman Steenvliet, traversant le jardinet devant la maison, enfila +le chemin de terre. + +Il pressa le pas dans la direction de l'auberge de l'_Aigle d'or_; +mais il secouait la tête en se parlant à lui-même, et souriait en +évoquant l'un après l'autre tous les doux souvenirs qui lui avaient +fait revoir, comme dans un beau rêve, les jours heureux de son +enfance. + +Il avait déjà fait un bon bout de chemin lorsque, dans sa +préoccupation, il faillit renverser en le heurtant, un vieillard qui +venait en sens contraire avec un sac de toile sur le bras. + +--Ah! père Wouters, je vous demande pardon, balbutia-t-il. J'étais +tellement distrait et absorbé que je ne vous avais pas vu. + +--Maintenant je vous reconnais bien aussi, dit le vieillard; vous +êtes M. Herman Steenvliet. + +--Oui, et je suis allé chez vous pour vous remercier de vos bons +soins. Je suis enchanté de vous rencontrer. Croyez que je vous +garderai une profonde reconnaissance. + +--Vous paraissez tout à fait rétabli et bien portant, tant mieux! +répondit le vieux paysan. Malheureusement je n'ai pas besoin de +demander à Monsieur où il se rend encore une fois, C'est facile à +deviner, car on chante et on fait déjà assez de tapage à l'_Aigle +d'or_. + +--En effet, c'est là que je vais. + +--Permettez à un vieillard de vous le dire, grommela Jean Wouters +avec une expression de profond mécontentement, qui s'expose ainsi +volontairement au danger et compromet sa santé dans de folles +orgies, ne mérite ni estime ni pitié... Et, puisqu'il en est ainsi, +Monsieur, je dois vous avertir que si je vous rencontrais encore une +fois dans le même état que la semaine dernière, je ne prendrais +plus la peine de vous ramasser. + +Sans écouter les excuses du jeune homme ébahi, le père Wouters +s'éloigna en grommelant un adieu sec et bref. + +Au moment où il allait atteindre sa demeure, il se retourna pour +suivre M. Steenvliet du regard. + +--Ah çà! pourquoi diable m'arrêté-je ainsi en chemin? se dit +le vieillard à lui-même. Hésiterait-il? Ah! si une bonne pensée +pouvait le retenir! Il y aura un fameux train ce soir à l'_Aigle +d'or_; on y chante déjà si fort que le vacarme s'entend jusqu'au +milieu de la Place... Tiens, le voilà qui tourne à gauche et qui +disparaît entre les arbres! + +Jean Wouters regarda encore un moment, puis il continua son chemin. +Rentré chez lui, il dit aux deux femmes qui commencèrent à lui +parler de M. Steenvliet. + +--Oui, oui, je sais, je l'ai rencontré. Je n'ai pas le temps +d'écouter maintenant. Il n'y avait pas beaucoup d'ouvrage à +l'atelier. Je reviens, avec la permission de notre patron, pour +pouvoir planter encore avant le noir, dans notre petit jardin, ces +féveroles que j'ai été chercher chez Kobe le jardinier. Le temps +est favorable, il faut en profiter... Non, j'ai déjà mangé les +tartines de mon bissac; je ne veux pas de café. + +En achevant ces mots il sortit, alla prendre dans l'étable une bêche +et un rateau, et se mit immédiatement à l'oeuvre pour planter, comme +il l'avait annoncé, les féveroles qu'il venait de rapporter... + +Il pouvait avoir fait à peu près la moitié de sa tâche lorsque le +pas précipité d'un passant lui fit lever la tête. + +--Eh quoi! monsieur Steenvliet, déjà de retour! demanda-t-il. Je +pensais précisément à vous. Je vous voyais en pensée buvant du vin +mousseux à l'auberge de l'_Aigle d'or_. + +--Je n'y suis pas allé, répondit le jeune homme. Votre sévère mais +sage avertissement, les conseils amicaux de la mère Wouters et de +Lina m'ont fait réfléchir, et m'ont donné la force de volonté +nécessaire pour prendre une bonne résolution. On ne me verra pas à +l'_Aigle d'or_ aujourd'hui. + +--Entrez donc, monsieur Steenvliet. Les femmes seront bien heureuses +d'apprendre cela. + +--Je ne peux pas; j'ai à peine le temps d'arriver au chemin de fer +avant le départ du train pour Bruxelles. + +--Mais il y a encore plusieurs départs, Monsieur. + +--Non, non, il ne fait pas bon ici pour moi. Je pourrais encore +changer de résolution. Adieu, adieu, jusqu'à la prochaine occasion! + +Et sans se retourner vers le vieillard, il suivit en toute hâte le +chemin de terre qui passait devant la maison. + + + + +VI + + +Plus de huit jours s'étaient écoulés depuis que le baron d'Overburg +avait écrit à son oncle le marquis de la Chesnaie, et aucune +réponse ne lui était encore parvenue. + +Cela le mit dans un grand embarras. Il commençait à croire que +c'était par mécontentement que le marquis le faisait attendre si +longtemps, et à craindre que la réponse tant retardée ne fût un +refus. D'ailleurs, la baron avait invité quelques-uns de ses plus +proches parents à un dîner où il se proposait de leur présenter le +file de M. Steenvliet comme le futur époux de sa fille. + +Ce dîner devait avoir lieu dans quatre jours. Faute d'une réponse +approbative de son oncle, le baron ne pouvait pas prendre sur lui +d'annoncer ces fiançailles, car dans sa lettre au marquis il avait +promis de la façon la plus formelle de garder secret ce projet +d'union jusqu'à ce qu'il eût obtenu son consentement. + +L'entrepreneur aussi montrait de l'impatience et de la méfiance à +cause du long silence du marquis; mais M. d'Overburg le rassura plus +ou moins en lui disant que son oncle était un homme bizarre, qui +ne pouvait jamais se décider à prendre un parti avant d'y avoir +réfléchi d'abord pendant toute une semaine. + +Quant au dîner au château, il était trop tard pour l'ajourner ou le +contremander. Si la réponse du marquis n'arrivait pas avant le jour +fixé, on ne parlerait pas encore du mariage; dans ce cas, +cette réunion ne serait pas autre chose qu'un moyen de faire +connaissance--et même ce serait peut-être là une circonstance +favorable, attendu que plus tard l'annonce définitive du mariage +surprendrait moins les parents de M. d'Overburg et leur paraîtrait +moins extraordinaire. + +Lorsque l'entrepreneur causait de ces choses avec son fils, Herman +continuait à montrer la même bonne volonté, mais aussi la même +indifférence. M. Steenvliet se figurait que cette froideur était en +grande partie simulée; car sans cela, comment expliquer que, depuis +qu'il était question de cette union, la conduite du jeune homme +se fût si profondément modifiée? En effet, pendant la dernière +semaine écoulée, Herman n'était allé que trois fois au Club; et +encore ne s'y était-il rendu que sur l'invitation de son père. Et +chaque fois il était rentré au logis avant onze heures, la tête +fraîche et l'esprit parfaitement dispos, Les autres soirées il les +avait passées dans sa chambre à lire ou à dessiner, chose qui ne +lui était plus arrivée depuis bien longtemps. + +M. Steenvliet ne pouvait donc pas douter qu'Herman ne songeât +continuellement à la charmante et noble fiancée que lui donnait ce +projet d'union. Ce n'était qu'un vif et profond sentiment d'amour qui +se développait dans le coeur du jeune homme, et qu'il cherchait à +cacher aux autres et à lui-même. + +Cette espérance, cette conviction, pour parler plus exactement, +réjouissait d'autant plus l'entrepreneur, qu'il croyait pouvoir +considérer la douceur, la soumission d'Herman à son égard, +comme une marque de reconnaissance pour le brillant mariage que M. +Steenvliet allait lui permettre de contracter, au prix des plus grands +sacrifices. Dans l'intervalle, Herman était retourné une fois dans +la maison de Jean Wouters. Il avait eu envie plutôt de revoir les +lieux où s'était passée son enfance, et qui lui rappelaient des +souvenirs si chers à son coeur. Herman choisit pour sa seconde visite +un dimanche après-midi, afin de rencontrer le vieux charpentier au +logis. + +Il fut reçu par le vieillard, par Lina et par sa mère avec une +cordialité et une amabilité qui n'avaient rien de contraint. La joie +de ces gens simples fut grande, lorsqu'ils apprirent de sa bouche +que, depuis sa dernière visite, il ne s'était pas seulement abstenu +d'aller à l'_Aigle d'or_, mais qu'il n'avait pas une seule fois pris +assez de vin pour être plus animé que d'habitude. + +C'était à eux, à leurs sages et bienveillants conseils, qu'il +devait ce bonheur, oui, ce bonheur inappréciable, car c'était +maintenant seulement qu'il vivait en paix avec sa conscience, qu'il +avait l'esprit calme, le coeur content, et que l'avenir lui souriait +de nouveau... + +Quoi qu'il pût lui advenir par la suite, il n'oublierait jamais +ce bienfait... Ils étaient pauvres; l'argent avait pour lui peu de +valeur. Il pouvait dissiper des milliers de francs pour satisfaire une +fantaisie; mais il n'osait pas leur offrir de l'argent, car il pensait +là-dessus comme maître Wouters, et il craignait que, si l'argent +s'en mêlait, il ne vînt diminuer leur estime réciproque, et +flétrir peut-être, ou du moins altérer dans sa pureté, leur +amitié désintéressée. Conséquemment, quoi qu'il fût tout dispos +à leur donner de l'or, beaucoup d'or même, pour les récompenser, +il leur déclara que de son propre mouvement, il ne leur ferait jamais +une pareille offre. + +Cette manière de voir plut tellement à l'honnête ouvrier, qu'il +avait les yeux humides de larmes en serrant la main du jeune homme, et +qu'il le remercia avec effusion de ses bons sentiments à leur égard; +car vraiment, s'il avait osé leur offrir de l'argent, ne fût-ce +qu'une simple pièce d'or, il l'aurait prié, ou plutôt il lui +aurait enjoint de passer désormais devant la porte de leur humble +maisonnette. + +Ils étaient donc enchantés l'un de l'autre, et se remirent à parler +du temps passé, lorsqu'ils demeuraient tous à Ruysbroeck, sauf le +grand-père, et qu'Herman et Lina étaient d'inséparables compagnons +de jeu. En évoquant ces souvenirs tantôt ils riaient et battaient +gaiement des mains, tantôt leurs yeux se mouillaient de douces larmes +d'émotion. Herman se sentait comme emporté dans un monde enchanté. +Il redevenait enfant, courait à la ronde, encore mal affermi sur ses +petites jambes, et tenant la petite Caroline par la main, au milieu +d'une nature aimable et riante, avec un soleil plus chaud, un air plus +doux, des fleurs plus odorantes, et où les sources du bonheur et de +la force n'étaient pas l'argent, mais la pureté de l'âme, la bonté +du coeur et l'amour du prochain. + +Il resta pour prendre le café de l'après-midi avec ses amis pauvres, +mais nobles à ses yeux; il mangea encore avec le même plaisir des +tartines de pain de seigle, et parla, à cette occasion, de sa bonne +mère, avec un si vif regret et une tendresse si touchante et si +communicative, que ses auditeurs avaient toutes les peines du monde à +se retenir de pleurer. + +Puis il parla de son futur mariage, et répondit aux questions de Lina +et de sa mère que sa fiancée, quoique fille d'une baronne, était +une jeune fille simple, affable et intelligente. A la vérité elle +n'avait pas des joues fleuries comme une personne dont le sang est +tonifié par le soleil, le grand air et le travail des champs; mais +elle était bien faite, distinguée, élégante, pleine de charme dans +ses manières, dans sa démarche et dans son langage. Il n'éprouvait +pas pour elle une inclination particulière; mais comme son père +y tenait si fort et que, d'ailleurs, ce mariage le retiendrait +probablement, lui Herman, de retomber dans cette vie de dissipation +dont il avait horreur aujourd'hui comme d'une chose vile et +méprisable, il accepterait cette union disproportionnée, quoi qu'il +n'espérât pas y trouver une vie agréable. + +Lina et ses parents s'efforcèrent de le consoler et de l'encourager. +D'après leur sentiment, son inquiétude était sans aucun fondement. +Comment pouvait-il craindre de n'être pas heureux avec une fiancée +noble et riche qu'il dépeignait lui-même comme aimable, douce et +distinguée. Et quant à l'amour, il viendrait insensiblement, de +lui-même. + +Là-dessus, Herman avait secoué la tête et poussé un profond +soupir, sans répondre un mot. + +Ils se levèrent de table. Jean Wouters voulut montrer à Herman le +verger et le potager. On se promena pendant quelque temps dans les +sentiers du petit jardin, on cueillit çà et là une fleur, qui +rappela naturellement aux deux jeunes gens les doux souvenirs de +leur heureuse enfance, on causa, on rit, joyeusement et naïvement, +jusqu'à l'heure où les approches du soir firent sentir à Herman +que sa visite avait assez duré. Il se leva et annonça qu'il allait +retourner à Bruxelles. + +--Quand pouvons-nous espérer que monsieur Herman nous honorera d'une +nouvelle visite? demanda Lina en lui adressant un regard suppliant. + +--Ah! répondit-il, un pareil après-dîner d'intime et amicale +causerie a plus de prix pour moi que toutes les fêtes et les plaisirs +coûteux du soi-disant grand monde. Vous revoir, bonnes gens, pouvoir +passer de temps en temps quelques instants en votre réconfortante +compagnie, cela seul, j'en suis convaincu, me donnerait la force de +ne pas retomber dans les excès de ma vie désespérée; mais je n'ose +vraiment pas vous demander la permission... + +--Vous serez toujours le très bien venu chez nous, Monsieur, dit le +charpentier. + +--Votre visite nous honorera et nous fera plaisir, ajouta la veuve. + +--N'oubliez pas, monsieur Steenvliet, que vous m'avez sauvé la +vie, et que nous vous devons, pour cela seul, une reconnaissance +éternelle, dit la jeune fille d'un ton très sérieux. + +--Soit, Lina, répondit le jeune homme avec un doux sourire. Et +maintenant, vous voulez, à votre tour, sauver mon âme, n'est-ce pas? +Ne secouez pas la tête, je pénètre votre généreuse intention. +Si vous atteignez votre but, lequel de nous deux devra le plus à +l'autre? Allons, allons, il vaut mieux ne pas discuter là-dessus. +Bonjour, au revoir! + +Herman reprit, les pas et le coeur légers, le chemin de terre qui +conduit à Loth. Il se frottait les mains, murmurait des phrases +joyeuses; il avait devant les yeux les images de Jean Wouters et de +sa fille, mais surtout l'image de Lina qui le précédait en lui +souriant. + +Cela l'amena à la fin à faire cette réflexion, qu'il était né +bien certainement pour la vie simple et tranquille de la campagne. +Et maintenant il allait se marier avec une jeune fille noble qui ne +chercherait son bonheur que dans une vie de luxe. Ce n'était +pas l'amour qui les avait poussés l'un vers l'autre; elle ne lui +apportait rien que ses quartiers de noblesse; lui, pas autre chose que +les richesses paternelles... Pour d'autres, une pareille union était +peut-être désirable; mais pour lui, il n'y paraissait destiné ni +par la volonté de Dieu, ni par sa nature intime. Mais quoi qu'il en +fût, il avait promis à son père d'accepter la main de Clémence de +bonne volonté, et il voulait tenir sa promesse. D'ailleurs, c'était +encore le mieux qu'il eût à faire, car sans cela sa triste vie +devenait encore inutile et sans but comme auparavant. + +Ces pensées occupèrent son esprit jusqu'au moment où il descendit +du train à Bruxelles, et où il se disposait à rentrer en ville. + +Mais alors il sentit tout à coup que quelqu'un lui frappait sur +l'épaule. Il se retourna et vit un homme d'une forte corpulence, +avec des joues rouges et bouffies, portant une blouse bleue et une +casquette en peau de loutre. C'était Pierre Mol, l'aubergiste de +l'_Aigle d'or_, qui lui prit familièrement la main en lui disant: + +--Ah! ah! c'est vous, monsieur Herman. Bien le bonjour. Que diable, +vous avez une mine excellente; êtes-vous tout à fait guéri? + +--Guéri? répéta le jeune homme avec étonnement. Dieu soit loué, +je n'ai pas été malade, maître Mol. Pourquoi me demandez-vous cela? + +--Mais, parce que vous n'avez pas assisté à la fête de mercredi +dernier. On vous a attendu si longtemps! Notre Isabelle aurait bien +pleuré de ne pas vous voir... Ç'a été vraiment un banquet royal. +Mais à cause de votre absence on ne s'est pas trop amusé. Je m'en +suis bien aperçu à ma cave: on n'a pas bu seulement une bouteille +de champagne par tête, et à dix heures tout le monde était déjà +parti. C'est vous, monsieur Herman, qui êtes le grand boute-en-train, +et quand vous n'êtes pas là, cela ne va pas du tout... Deux jours +après, M. Dalster nous a dit que vous étiez malade, et qu'on ne vous +avait pas encore vu au Club. Notre Léocadie ne cesse pas de marcher +la tête basse, et notre Isabelle pleure quand elle est seule. +Oui, vous comprenez cela, n'est-ce pas? La pauvre fille vous est si +attachée, si dévouée, que pendant des journées entières elle ne +pense qu'à vous. + +--A moi? s'écria le jeune homme stupéfait et quelque peu indigné. +Isabelle pense à moi? Je voudrais bien savoir pourquoi. + +--Allons, allons, fine mouche, répondit Pierre Mol en riant, ne +faites donc pas l'innocent. Vous savez parfaitement que notre Isabelle +n'est heureuse que lorsqu'elle vous voit. + +--Moi? grommela Herman, je n'en sais rien du tout. + +L'aubergiste pencha sa tête sur l'épaule d'Herman et lui souffla à +l'oreille: + +--Avez-vous donc déjà oublié ce que vous disiez à Isabelle? Vous +lui avez avoué que vous ne pouviez pas la regarder sans que votre +coeur se mît à battre... Et naturellement la pauvre enfant a fini +par raffoler tout à fait de vous. + +--Ah çà, maître Mol, interrompit Herman sans chercher à dissimuler +sa mauvaise humeur, je vous prie de ne pas m'ennuyer davantage avec +vos ridicules bavardages. Je ne sais qu'une chose, c'est que vos deux +filles--Léocadie aussi bien qu'Isabelle,--nous flattent et excitent +notre amour-propre pour nous engager à boire à l'envi et a dépenser +le plus d'argent possible. Tout ce que j'ai consommé ou cassé chez +vous, je l'ai payé; par conséquent nous sommes absolument quittes. +Passez donc votre chemin et laissez-moi tranquille. + +Pierre Mol retint le jeune homme par le bras; Herman, de crainte +d'ameuter les curieux, ne voulut pas employer la violence pour se +débarrasser de cet importun personnage. + +--Mais, monsieur Herman, consolez-moi donc un peu, je vous en prie, +dit l'aubergiste d'un ton obséquieux. Avant-hier le chevalier Van +Beverhof est venu chez nous. Il nous a fait beaucoup de peine à tous +eu nous affirmant que vous ne viendriez plus jamais à l'_Aigle d'or_! +Ce n'était qu'une plaisanterie, il nous a trompés, n'est-ce pas? + +--Je n'ai jamais rien dit de pareil, répondit Herman, mais j'entends +être entièrement libre de mes actions, et je n'ai de comptes à en +rendre à personne. + +--Ah! Monsieur, je vous en prie, ayez pitié de moi et de mes enfants! +Si vous ne venez plus chez nous, je suis tout à fait perdu. Ces +nobles jeunes gens, vos amis, cesseront également de venir, et ainsi +tout le vin dont j'ai rempli ma cave me restera pour compte. Soyez +généreux, Monsieur, promettez-moi de venir encore dans mon auberge. + +--Eh bien, oui, si j'en ai l'occasion. Adieu! grommela Herman, en +s'éloignant en toute hâte. + +Il sauta dans une voiture de place et ordonna au cocher de le conduire +rue de la Loi. + +Chemin faisant il réfléchit aux étranges paroles de Pierre Mol. +Isabelle éprouverait pour lui une inclination particulière, et +même, pour employer le mot propre, un véritable amour? Que pouvait +bien signifier ce mot-là dans la bouche de jeunes filles qui +adressaient en même temps leurs sourires à vingt jeunes gens +différents, comme un appât pour les décider à s'amuser et à +dépenser de l'argent? Si jamais il avait dit à Isabelle, même +en plaisantant, quelque chose qui fût de nature à lui donner le +ridicule espoir d'être distinguée par lui, la sympathie de la jeune +fille se comprendrait. Mais il ne lui avait jamais rien dit de pareil. +Ce n'était donc encore qu'un prétexte inventé par le rusé père +Mol pour flatter la vanité du jeune homme, et le ramener ainsi +à l'_Aigle d'or_. Mais cette ruse ne pouvait pas réussir; si, +précédemment, il n'avait ressenti ni sympathie ni estime pour +les filles intéressées de l'aubergiste, maintenant que ses yeux +s'étaient ouverts, il n'avait plus pour elles que de l'aversion et du +mépris. + +L'amour, pensait-il, est bien certainement l'effluve qui s'exhale +d'une âme encore pure; une attraction inconsciente, une abnégation +candide et désintéressée; mais il y a, auprès du coeur de l'homme, +un démon jaloux pour ternir la pureté de cette flamme ou pour +l'étouffer tout à fait: l'or, l'idole matérielle, qui fausse et +corrompt tout. + +La voiture, en s'arrêtant rue de la Loi, coupa court à ces +rêveries. Les becs de gaz étaient déjà en partie allumés. + +Il paya le cocher et entra sous la porte cochère. Le domestique de +M. Steenvliet, Jacques, vint à sa rencontre et lui annonça que son +père désirait lui parler. + +Lorsqu'il fut entré dans le cabinet, M. Steenvliet lui dit: + +--Herman, j'ai reçu des nouvelles de Monaco. M. d'Overburg est venu +et m'a montré la lettre. + +--Et le marquis de la Chesnaie consent-il à mon mariage, mon père? + +--Oui; mais comment cette affaire se terminera-t-elle, voilà la +question. Le marquis doit être un homme hardi autant qu'orgueilleux +pour oser donner une semblable réponse; mais en tout cas ce n'est pas +la faute du baron d'Overburg, qui en est encore plus affligé que moi. + +--Affligé? Les nouvelles sont-elles donc mauvaises? + +--Pas précisément mauvaises, Herman, mais elles ne sont pas comme +je les aurais souhaitées, Asseyez-vous là, je vais vous expliquer +la chose. Le marquis écrit que le projet d'une pareille +mésalliance,--il dit «mésalliance»! l'afflige au plus haut point; +mais que comme Clémence pense que ce mariage la rendra heureuse, et +que, d'autre part, il en reconnaît lui-même la nécessité, il est +prêt à y donner son consentement dès qu'il se sera personnellement +convaincu que tout ce que son neveu le baron lui a écrit à ce sujet +n'est ni mal fondé ni exagéré. A cet effet il viendra lui-même à +Bruxelles... dans trois semaines! Car bien que sa santé soit +beaucoup meilleure maintenant, le médecin de Monaco le menace d'une +inévitable rechute, si pendant près d'un mois encore il ne continue +pas à prendre des bains chauds d'eau de mer. Le marquis défend +strictement à son neveu, et sur un ton d'autorité qu'il suppose +irrésistible, de faire ou de décider rien concernant ce mariage +avant qu'il soit venu en personne donner son consentement. Ainsi, +encore un mois de délai assurément. Comment trouvez-vous cela, +Herman? + +--Eh bien, pour vous dire la vérité, mon père, répondit le jeune +homme, je trouve cela une circonstance heureuse. + +--Comment, une circonstance heureuse? + +--C'est naturel, mon père; on ne passe pas sans hésitation de la vie +libre de jeune homme dans la chaîne indissoluble du mariage. Ce mois +de répit me permettra de m'habituer à l'idée de mon nouvel état. + +--Vous n'espérez ou vous ne désirez pas cependant que votre mariage +échoue? + +--Oh! non, pas cela, mon père. + +--Du reste, cela y ferait peu de chose. Je me suis mis fermement dans +la tête que vous deviendrez l'époux de mademoiselle Clémence... Et +cela se passera comme ça, malgré le monde entier. J'ai votre parole, +et quant aux autres, je les tiens tous dans ma main grâce à mon +argent. + +--Ne vous fâchez pas, mon père; puisque le marquis écrit qu'il +consentira... + +--Oui, mais cette méfiance et ces délais m'humilient et m'énervent. +M. de la Chesnaie veut probablement prendre d'abord des informations +pour s'assurer que ma fortune n'est pas une illusion. Eh bien soit, +qu'il vienne!... Ah! oui, j'oublie de vous parler du dîner qui a lieu +au château après-demain. Pour obéir au voeu, ou plutôt à l'ordre +du marquis, nous sommes convenus qu'à cette fête il ne sera pas +encore fait allusion au mariage projeté. Vous y verrez votre fiancée +et vous ferez plus ample connaissance en causant avec elle; mais +vous devez également éviter tous les deux de parler de mariage. +Aurez-vous bien assez d'empire sur vous-mêmes?... + +--Oh! rien de plus facile, mon père. + +--Eh bien, alors c'est parfait. Mais je veux vous donner encore un +autre conseil. Cette entrevue peut avoir des conséquences graves, +Vous devez tâcher de produire une impression favorable sur Clémence +et sur ses nobles parents. Quoi qu'on on dise, c'est d'après son +plumage qu'on juge l'oiseau. Apportez le plus grand soin à votre +toilette, et n'épargnez pas l'argent. + +--Mais, mon père, répondit Herman, j'ai ma toilette noire de +cérémonie toute neuve, je n'ai pas besoin d'autre chose. + +--Vous ferez du moins friser vos cheveux? + +--Naturellement, mon père. + +--Il y a quelques mois, Herman, j'ai remarqué au doigt du baron +d'Alterre un diamant qui brillait et jetait des étincelles comme un +charbon ardent. J'ai acheté une bague comme celle-là. Elle est un +peu grande pour votre doigt, mais vous irez chez le bijoutier, et la +ferez rétrécir. Ce diamant attirera tous les regards. + +--Vous voulez, mon père, que je mette cette bague? + +--Oui, elle attestera notre richesse. + +--En cela il faut pourtant que je résiste à votre désir, mon père. +Que des personnes âgées portent de pareils joyaux, c'est peut-être +une habitude dans la haute noblesse. Mais ce que je sais fort +bien, c'est que cela ne sied pas aux jeunes gens. D'ailleurs, si +mademoiselle Clémence et les autres attendent après cela pour me +témoigner de la sympathie ou de l'estime... + +--Cela suffit: assez là-dessus; je porterai moi-même la bague à mon +doigt, ça fait qu'on la verra tout de même... Dites donc, Herman, si +nous attelions nos quatre chevaux à la voiture, cela ferait joliment +de l'effet là-bas! + +--Mais, mon père, les nobles convives de M. le baron ne viendront +qu'avec deux chevaux tout ou plus. Le luxe de notre train les +blesserait profondément. + +--Eh bien, quel mal y aurait-il là-dedans? + +--Ce n'est pas le moyen de se faire accueillir favorablement, mon +père. + +--En effet, vous avez peut-être raison. Je renonce à mon idée. +Ce n'est pas pour moi que je veux convaincre tout le monde de notre +richesse. Au fond, je me moque pas mal de ce que les gens pensent de +moi; mais c'est pour vous, mon cher Herman, pour votre bonheur... Pour +finir, encore une recommandation. Le baron me fait comprendre chaque +fois que son fils Alfred n'est pas très porté pour votre mariage. +Pourquoi n'essayez-vous pas de vaincre cette résistance? Voici le +soir: allez au Club, vous y trouverez Alfred, car les membres se +réunissent aujourd'hui pour délibérer sur les courses de chevaux de +cet été. + +--Je n'en ai pas grande envie, mon père. + +--Pourquoi? + +--Parce que M. Alfred, depuis que son père lui a parlé de mon +mariage, est visiblement embarrassé en ma présence, et qu'il +m'évite. + +--Bah! bah! c'est probablement une supposition sans fondement, +Faites-moi ce plaisir, allez au Club. + +--Eh bien, soit! J'y mangerai quelque chose. A tantôt, mon père, car +je n'y resterai pas tard. + +Et le jeune homme sortit du cabinet, après avoir reçu une cordiale +et vigoureuse poignée de main en récompense de son bon vouloir. + + + + +VII + + +Le jour fixé pour le dîner au château était enfin venu. + +Le temps ne paraissait guère favoriser cette fête, car tandis que +tout le monde au château était occupé,--les valets et les servantes +à la cuisine, les jeunes filles à leur toilette,--la pluie tombait +dru au dehors. On était à la fin du mois de mai; après quelques +jours des premières chaleurs de l'été, le ciel s'était couvert et +chargé d'électricité, et depuis l'aube, de gros nuages d'un noir +menaçant passaient, signalant leur passage par des roulements de +tonnerre ou par des averses. + +Vers cinq heures de l'après-midi, le baron d'Overburg se tenait avec +sa femme, son fils Alfred et ses cinq filles,--parmi lesquelles il +y en avait deux presque encore enfants,--dans un salon du château, +prêts à recevoir leurs invités. + +Trois de ceux-ci étaient déjà présents: le chevalier de Saintenoy, +le comte de Elsdorp et la douairière Van Langenhove; les deux +derniers si vieux, si maigres et si ridés, qu'en additionnant +leurs âges ils ne devaient pas compter moins d'un siècle et demi. +Cependant, malgré leur taille au-dessus de la moyenne, ils marchaient +la tête droite. Il y avait dans leurs paroles et dans leurs gestes +quelque chose de solennel, et lors même qu'on les eût revêtus +d'une défroque de mendiants, encore leur regard ferme et fier et la +dignité hautaine de leur attitude les aurait fait reconnaître pour +des gens de haute naissance. + +Quant au chevalier de Saintenoy, il était impossible de deviner +son âge. Peut-être portait-il le poids de douze lustres; mais sa +chevelure était noire, grâce aux inventions de la chimie moderne, et +peut-être comprenait-il, comme certaines femmes, l'art de se donner +les apparences d'une interminable jeunesse. Cet homme n'avait jamais +été marié; il avait laissé échapper toutes les occasions, si +avantageuses qu'elles fussent, et toute sa vie s'était passée à +papillonner autour des femmes mariées et des jeunes filles. Aussi lui +avait-on donné le sobriquet de «voltigeur». + +Et il le méritait bien, ce sobriquet, car même ici, où chacun se +tenait prêt avec une certaine gravité à recevoir les invités, le +chevalier de Saintenoy ne pouvait pas se tenir un moment tranquille. +Il allait d'une dame à l'autre, s'inclinant jusqu'à terre, même +devant les petites filles, les accablant de fadeurs et de compliments +banals, pirouettait comme un danseur sur ses talons, et s'arrêtait +devant les glaces pour s'admirer, la main sur la hanche gauche, comme +s'il portait une épée. + +Un valet en livrée bleu et rouge ouvrit la double porte du salon et +annonça: + +--Monsieur le marquis de Hooghe!... Monsieur le baron Van Moersbeke! + +Les gentilshommes annoncés firent leur entrée, s'inclinèrent devant +chacune des personnes présentes en murmurant les saluts d'usage, +prirent place dans le cercle, et échangèrent quelques paroles +avec leurs voisins. Ils étaient vieux et gris, et même l'un d'eux +semblait ployer sous le fardeau des ans tellement il était courbé. + +Quelques instants plus tard le valet annonça le nom du chevalier Van +Dievoort. + +Celui-ci entra en riant, donna une poignée de main à chacun +des nobles convives--qui visiblement, ne s'y prêtaient qu'à +contre-coeur,--leur souhaita le bonjour d'une voix retentissante, +frappa familièrement sur l'épaule du vieux marquis van Elsdorp, et +félicita le chevalier de Saintenoy de la noirceur de ses cheveux à +un âge aussi respectable. + +Ce gentilhomme peu poli n'était pas le bienvenu, cela se voyait du +reste; mais il était un des plus proches parents, très riche et +célibataire. Il fallait donc lui faire bon visage et bon accueil, +quoique l'on n'eût pour lui que fort peu d'estime; car dans la vie +publique il faisait cause commune avec les ennemis de la noblesse, et +se vantait d'appartenir au parti populaire ou à la démocratie. + +L'entrée du chevalier avait jeté comme un froid sur la noble +assemblée. Personne ne disait plus mot, et tous semblaient plus +ou moins embarrassés. Mais comme d'ailleurs, l'heure fixée était +déjà passée, on commençait à regarder M. d'Overburg comme pour +lui demander s'il n'était pas encore temps de se mettre à table. + +--Messieurs, dit le baron, j'attends encore deux invités de +Bruxelles, M. Steenvliet et son fils. + +--M. Steenvliet? Qui est-ce cela? murmurèrent les assistants, qui +n'avaient peut-être jamais entendu parler de l'entrepreneur ou qui +feignaient de ne pas le connaître. + +--C'est un très estimable bourgeois, reprit M. d'Overburg, riche +de nombreux millions, et qui m'a rendu de grands services. Veuillez +prendre un peu de patience, Messieurs; ce retard m'étonne de sa part. +C'est un homme très exact, et je suis sûr que dans quelques instants +il sera ici. + +Les invités ne répondirent rien; mais ils se mirent a parler entre +eux à voix basse de parvenus assez mal élevés pour faire attendre +des nobles, et de millions gagnés par des moyens suspects. Le +chevalier de Saintenoy, qui connaissait mieux M. Steenvliet qu'il +n'avait voulu en convenir d'abord, dit même à l'oreille de la +douairière que l'entrepreneur millionnaire avait commencé par +être un simple ouvrier, un maçon. Cette révélation, répandue +secrètement parmi les nobles convives, provoqua de leur part un +murmure d'indignation. Seul le chevalier Van Dievoort ne paraissait ni +étonné ni mécontent. + +Enfin on entendit le bruit d'une voiture dans la cour, et bientôt +après le valet annonça: + +--Monsieur Steenvliet père; monsieur Herman Steenvliet. + +Le baron d'Overburg, pour épargner à ses nouveaux convives la +mortification d'un premier accueil peu favorable, marcha à leur +rencontre, leur serra cordialement la main, les introduisit dans +le salon, et les présenta à chacun de ses invités comme ses amis +particuliers. + +M. Steenvliet s'excusa de son arrivée tardive; c'était, dit-il, la +faute d'un de ses valets d'écurie qui avait mal serré l'écrou d'une +des roues de sa voiture, ce qui leur avait presque causé un accident +en route: heureusement un maréchal-ferrant avait pu réparer le mal. +C'est ce qui les avait mis en retard. + +L'entrepreneur, flatté et encouragé par les démonstrations +d'amitié de M. d'Overburg, parlait librement et à voix haute, et +racontait sa mésaventure avec beaucoup de paroles auxquelles les +autres ne paraissaient prêter que peu d'attention; il y en avait +même qui affectaient de regarder d'un autre côté, comme si +les explications du bourgeois enrichi leur étaient absolument +indifférentes. + +Pendant ce temps, Herman regardait Clémence qui paraissait maladive. +Lorsqu'il l'avait saluée à son entrée, elle lui avait rendu son +salut d'une façon aimable, mais néanmoins très brève. Maintenant +elle tenait les yeux baissés et semblait éviter son regard. Elle +était visiblement confuse ou embarrassée, la pauvre jeune fille; +mais pourquoi? Craignait-elle, en présence de tous ses parents, +de laisser deviner le secret qui lui avait été si strictement +recommandé? C'était probablement là la cause, car Alfred lui-même +se tenait coi et réservé, comme s'il voulait dissimuler qu'il +connaissait particulièrement Herman et que depuis longtemps ils +étaient camarades de plaisir. + +Sur un signe de la baronne la double porte de la salle à manger +s'ouvrit, et un maître-d'hôtel cria: + +--Monsieur le baron est servi. + +Avec une sollicitude qui s'expliquait facilement, madame d'Overburg +s'était tenue à côté de l'entrepreneur, et au moment de passer +dans la salle à manger, elle lui demanda son bras, avant qu'aucun +autre invité eût pu le prévenir. + +Le coeur de M. Steenvliet se gonfla de joie et d'orgueil; il poussa +son fils en avant en lui disant que c'était à lui à conduire +mademoiselle Clémence dans la salle à manger. + +Herman s'avança pour suivre le conseil de son père; mais le +chevalier de Saintenoy le prévint, et offrit le bras a Clémence au +moment même où Herman s'inclinait devant elle pour lui offrir le +sien. Pendant ce temps les autres invités avaient déjà ouvert la +marche: la douairière conduite par le comte Van Elsdorp, la soeur +puînée de Clémence par le baron de Moersbeke, puis le marquis de +Hooghe et le chevalier Van Dievoort. + +Il ne restait plus personne qu'une fillette de douze ou treize ans +qui, lorsque Herman voulut lui offrir le bras, le laissa en plan et +courut en riant rejoindre les autres convives dans la salle à manger. + +Chacun d'eux s'assit à la place que lui indiquèrent M. et madame +d'Overburg, et lorsqu'ils furent tous assis, voici dans quel ordre ils +étaient placés: + +Au milieu de la table, à la droite de l'amphitryon, la douairière +Van Langenhove, entre celle-ci et l'une des jeunes demoiselles +d'Overburg, Herman Steenvliet. A la gauche du baron, l'entrepreneur, +une autre jeune fille et le chevalier Van Dievoort. + +De l'autre côté de la table, en face de son mari, la baronne +d'Overburg avait à sa gauche d'abord le marquis de Hooghe, puis +Clémence et à côté de celle-ci le chevalier de Saintenoy, +surnommé le voltigeur. Les autres convives et les parents du baron +avaient pris place à table selon leur fantaisie. + +Herman était donc assis en face de celle qui devait être sa +fiancée. Vu la distance qui les séparait, il n'était pas obligé, +par la bienséance, de causer beaucoup; mais il pouvait cependant, si +l'envie lui en prenait, échanger de temps en temps quelques paroles +avec elle, en élevant un peu la voix. Il comprenait les raisons et la +prudence de cet arrangement et il l'approuvait intérieurement. + +Pour ce qui regarde M. Steenvliet, celui-ci se sentait transporté +au septième ciel. Assis à la droite du baron, il occupait la place +d'honneur avant tous les nobles invités présents à ce banquet. +Si le brillant mariage qu'il espérait pour son fils était une des +causes principales de la joie et de la fierté qui rayonnaient sur +son visage, d'autre part l'amour-propre flatté et la satisfaction +personnelle n'y étaient certes pas étrangers. Il était honoré +au-dessus de gentilshommes illustres par leur naissance, lui, l'ancien +ouvrier, enrichi par le travail. N'y avait-il pas de quoi être fier? + +Le service commença. On ne parlait presque pas. Cela n'était pas +étonnant, d'ailleurs; la plupart des convives étaient de vieilles +gens, sérieux et naturellement réservés... et qui sait si +l'intrusion d'un parvenu et l'amitié que lui témoignait le baron, +ne les avait pas blessés et rendus muets? En tous cas, on n'a pas +l'habitude de causer beaucoup au commencement d'un dîner, si ce n'est +à voix basse avec ses voisins. La satisfaction de l'appétit a le pas +sur les attraits de la causerie. + +Herman tournait souvent ses regards du côté de Clémence et il +épiait toutes les occasions de lui adresser la parole. Quand la +politesse ne permettait pas à la jeune fille de se taire, elle lui +répondait avec affabilité et le remerciait même d'un sourire, mais +ce sourire s'effaçait aussitôt, comme s'il n'était qu'une pénible +contraction nerveuse. + +Pendant qu'Herman se demandait à part lui quelle pouvait être la +cause de cette singulière manière d'être, il remarqua, à son grand +étonnement, que mademoiselle Clémence, lorsqu'elle causait avec son +voisin le chevalier de Saintenoy, parlait beaucoup plus librement et +que le sourire ne disparaissait pas sitôt de ses lèvres. + +Qu'est-ce que cela pouvait bien signifier? Son coeur ne pouvait +cependant éprouver aucune sympathie pour ce vieux hobereau teint et +maquillé. C'était donc sa présence à lui, Herman. qui seule +la rendait confuse. Il le comprenait bien, et même il le trouvait +naturel, car la réserve et la discrétion qu'on leur avait imposées, +devaient être pour la jeune fille une pénible contrainte qui lui +enlevait, vis-à-vis de lui du moins, toute liberté d'attitude et de +langage. + +Quant à lui-même, cette réserve obligée l'aurait peu gêné; mais +la conduite de Clémence à son égard le rendait également plus +ou moins confus, et il commençait à reconnaître que ce dîner de +cérémonie n'aurait rien de bien amusant pour lui. + +Pour ne point paraître stupide ou mal élevé, il tenta d'adresser +une humble demande à sa voisine la fière douairière Van Langenhove. +Elle fit d'abord comme si elle ne l'entendait pas; puis elle lui +répondit d'un ton si bref et si sec, que le jeune homme, froissé, se +détourna d'elle et parut donner toute son attention aux plats que les +valets lui présentaient. + +Ne sachant à quoi occuper son esprit, il se mit à regarder autour de +la salle à manger et à examiner tout ce qui s'y trouvait. + +L'appartement était richement décoré, mais tout ce qui le +garnissait avait un cachet d'antiquité. Ni les tentures, ni +les rideaux, ni les tapis, ni les meubles, ni la garniture de la +cheminée, ni même le surtout et le service de table n'avaient la +forme du siècle actuel; rien de tout cela n'était moderne. Dans +le fond de la salle, entre quelques portraits de généraux, de +gouverneurs et de diplomates, brillait un trophée d'armes composé +d'épées, de boucliers, de casques, d'armures et de hallebardes, +dont l'aspect évoqua dans l'esprit d'Herman les merveilleux romans de +chevalerie qu'il avait lus dans sa première jeunesse. + +Il reporta ensuite ses regards sur la table et lorsqu'il eut +également contemplé l'un après l'autre tous les convives, un +sourire aigre plissa le coin de ses lèvres. Il se dit en lui-même +qu'il se trouvait là dans un milieu où tous, les hommes et les +choses, appartenaient à un monde vieilli... Et c'est dans ce monde, +si antipathique à sa nature et à son origine, qu'il devrait passer +sa vie! Cette pensée le fit frémir: ce fut avec un sentiment de +tristesse qu'il reprit son couteau et sa fourchette pour découper le +morceau de faisan qu'on venait de lui servir. + +Le dîner approchait insensiblement de sa fin et les nobles convives, +réchauffés par quelques verres d'un vin généreux, devenaient +plus communicatifs. Il y en avait même deux ou trois parmi eux qui +commençaient à parler si haut qu'on pouvait les entendre d'un bout +à l'autre de la table. + +--Eh quoi! madame la douairière, s'écriait le marquis de Hooghe, +vous souriez et vous paraissez douter du sérieux de mes paroles! +Je répète et j'affirme encore que le comte du Wargnies, dont le +portrait pend à la muraille là, derrière moi, était l'ami intime +d'un de mes ancêtres. Ils portaient tous deux, comme pages d'honneur, +la traîne de la robe de l'infante Isabelle, à l'occasion de +son entrée solennelle à Bruxelles, en 1599. Je trouve cette +particularité dans les archives de ma famille. + +--Eh bien, soit, marquis, je vous crois, répondit la douairière, +mais alors tous les deux auront assurément connu le comte Van +Langenhove, qui était attaché en qualité de Grand-Louvetier à la +cour de son royal époux, l'archiduc Albert. + +L'affaire était en train maintenant. Chacun des nobles invités sut +conduire la conversation de telle sorte qu'elle lui fournît, comme +par hasard, l'occasion de mettre sur le tapis ses illustres aïeux. Le +chevalier prétendit qu'en 1542, à la bataille de Pavie, un Saintenoy +aida à faire prisonnier François Ier, roi de France. + +Un comte Van Elsdorp avait été présent, en 1419, à l'assassinat de +Jean-sans-Peur, à Montereau. + +Et, remontant plus haut encore dans l'histoire du temps passé, le +baron de Moersbeke soutint qu'en 1270, un de ses ancêtres avait été +au siège de Tunis avec saint Louis, et qu'il aida même à fermer les +yeux du roi, lorsque celui-ci fut emporté par la peste. + +On raconta des exploits héroïques; on parla de services éclatants +rendus à la patrie, de batailles gagnées, de traités de paix +conclus, et de plus personne n'oublia de rappeler les illustres +alliances de sa race, pour prouver qu'il était en possession d'un +nombre respectable de quartiers de noblesse. Ils mettaient dans +le dénombrement de ces particularités tant d'amour-propre et +d'animation, qu'ils ne trouvaient ni le temps ni l'occasion de +parler d'autre chose, même pour les demoiselles, qui n'écoutaient +peut-être pas sans ennui cette leçon d'histoire et de généalogie. + +M. Steenvliet, au contraire, semblait s'amuser beaucoup, et ne se +privait point, dans son imperturbable attention, de manifester +de temps en temps son approbation par de petits cris admiratifs. +L'amitié du baron d'Overburg et ses vins vieux l'avaient mis en belle +humeur. + +Il n'en était pas de même de son fils: celui-ci, assis entre +la hautaine douairière,--qui se comportait comme si elle avait +complètement oublié qu'il était assis à côté d'elle,--et une +fillette, une enfant, qui paraissait avoir peur de lui, était dans un +grand embarras pour se donner une contenance. D'ailleurs, quoique les +causeurs ne le fissent certainement pas avec intention, tout ce qu'il +entendait était une désapprobation implicite, mais sévère, de +son futur mariage, et une pénible humiliation pour lui qui, en fait +d'ancêtres, ne pouvait en produire d'autres que son grand-père, +lequel avait été également un simple maçon. + +Il remarqua que Clémence ne ressentait pas moins que lui les piqûres +que leur faisaient ces vantardises sur les naissances illustres et +les nobles alliances. La jeune fille, depuis le commencement de +cet entretien, était devenue beaucoup plus triste, malgré les +compliments flatteurs que ne cessait de lui adresser le cérémonieux +chevalier de Saintenoy. Herman entendit même Clémence répondre à +une question du chevalier, qu'elle ne se sentait pas très bien, et +qu'elle avait un peu mal à la tête. + +Précisément le marquis de Hooghe venait de prétendre qu'il +pouvait prouver qu'un de ses ancêtres était monté sur les murs de +Jérusalem en même temps que Godefroid de Bouillon, lorsque le sire +Van Dievoort s'écria en riant: + +--Bah! tout cela, c'est des sottes histoires! Que m'importe que mes +ancêtres aient ou n'aient pas été louvetiers, ambassadeurs ou +porte-queue de Charlemagne ou de Jacqueline de Bavière? On est ce +qu'on est, et non pas ce que d'autres ont été avant nous. Si l'un +de nous était venu au monde à Constantinople, il aurait certainement +été Turc. Nous, les Dievoort, nous sommes Bruxellois de père en +fils. En 1700, mes parents étaient encore tisserands. Mon grand-père +était, en 1740, doyen de sa corporation, et parce que sa grande +fortune lui permit de tirer d'embarras le prince de Kaunitz, +chancelier de Marie-Thérèse, l'impératrice lui octroya des lettres +de noblesse. Oui, oui, je descends d'une famille d'ouvriers, et je +m'en vante. + +Un vif murmure de désapprobation accueillit cet étrange langage. +Ceux qui avaient quelque chose à attendre de la succession de M. +Van Dievoort se taisaient et dévoraient leur dépit. Mais ceux qui +étaient entièrement indépendants ne lui ripostèrent qu'avec plus +d'indignation. + +--Dites tout ce que vous voudrez, répondit-il avec chaleur, les +mérites personnels sont les plus beaux titres de noblesse. Voici +M. Steenvliet, qui possède beaucoup de millions. Il a commencé par +être ouvrier... maçon, je crois. Eh bien, personne ne lui a rien +laissé; par sa propre intelligence, par son propre travail, il +a gagné sa grande fortune. C'est à des hommes tels que lui que +j'accorde surtout mon estime... et pour preuve, voici ma main, +monsieur Steenvliet, la main d'un véritable ami. + +L'entrepreneur, touché jusqu'aux larmes, saisit la main qui lui +était tendue, et la serra avec reconnaissance. + +Le dépit, l'indignation ou le regret se lisaient sur la figure de +tous les autres. Mais le sentiment des convenances les empêchait de +donner cours à leur colère à voix haute. La vieille douairière +grommelait à voix basse qu'on l'avait entraînée dans un affreux +piège; le comte Van Elsdorp murmurait que la place n'était pas +tenable pour un gentilhomme qui se respecte; M. d'Overburg était +confus et consterné. + +Heureusement la baronne avait mieux conservé sa présence d'esprit. +Elle jeta un coup d'oeil à travers la table, et voyant que l'on +était à la fin du dessert, elle se leva et pria les convives de la +suivre dans un autre salon pour prendre le café. Elle interrompit +ainsi cette conversation pleine de dangers. + +Dans le salon, où le café était servi, le sire Van Dievoort fut +bloqué dans un coin par ses contradicteurs les plus acharnés et la +discussion parut y continuer, quoique sur un ton plus calme. + +Madame d'Overburg fit asseoir sa fille près d'elle, et montra à +Herman un siège à côté de Clémence, en l'invitant d'un signe à y +prendre place. + +Bien qu'il en eût peu d'envie, il obéit par politesse, et adressa, +avec une grande liberté d'esprit, quelques phrases banales à la +jeune fille. + +D'abord elle parut frémir, et ce qu'elle répondit n'était pour +ainsi dire qu'un inintelligible murmure. Mais lorsqu'elle s'aperçut +que le fiancé qu'on lui destinait ne parlait que de choses +indifférentes, et qu'elle crut être assurée qu'elle n'avait +à redouter de sa part ni avances, ni paroles indiscrètes, son +inquiétude se dissipa complètement. + +A partir de ce moment la jeune fille se montra fort aimable pour lui, +et parut prendre plaisir à sa conversation,--ou peut-être ne le +feignait-elle que par pure politesse. + +Ce qu'ils se disaient ne signifiait pas grand'chose; ils parlaient +du mauvais temps, des prochaines courses de chevaux, du dernier +Longchamps et des modes nouvelles qu'on y avait remarquées. +Prenaient-ils plaisir à se trouver ensemble! Il eût été difficile +de le dire. Quoi qu'il en fût, il y avait près d'une demi-heure +qu'ils étaient en conversation suivie, lorsque la baronne jugea +probablement qu'il était temps d'interrompre poliment ce long +entretien qui pouvait blesser ses parents. Elle se leva et dit à +Clémence: + +--Venez, ma fille, M. Herman nous excusera, la douairière nous a +déjà deux fois fait signe qu'elle a quelque chose à nous dire. + +En achevant ces mots elle s'éloigna avec Clémence pour se rendre +auprès de la vieille madame Van Langenhove. + +Herman comprit parfaitement ce que cela signifiait; on lui avait +accordé cette courte conversation avec sa future femme par +bienveillance, par condescendance pure; mais maintenant c'était +assez, il ne pouvait plus, sans inconvenance, causer avec Clémence de +toute la soirée. + +Pour se donner une contenance au milieu de la noble compagnie, il +se tourna successivement vers Alfred, vers chacune de ses soeurs, +et même vers quelques-uns des vieux gentilshommes; mais tous lui +répondirent à peine par un oui ou par un non et se détournaient le +plus vite possible dès qu'ils le pouvaient sans se montrer grossiers. + +Cela le blessa profondément et fit descendre comme un sombre nuage +sur son esprit; mais ce qui l'attristait plus encore, c'était de +voir que son père s'était laissé entraîner par M. Van Dievoort +à prendre part à la discussion sur la noblesse de naissance et les +mérites personnels. Il entendait même son père déclarer hautement +qu'il était fier d'avoir été un ouvrier; et il remarqua en même +temps que le comte Van Elsdorp, le marquis de Hooghe et la douairière +Van Langenhove, mécontents et dépités, rapprochaient leurs trois +vénérables têtes comme pour comploter quelque chose. + +Le comte sortit du salon presque à la dérobée, et rentra de même +un instant après. + +Quelques minutes plus tard un valet ouvrit la porte et annonça: + +--Les voitures de M. le comte, de M. le marquis et de madame la +douairière sont avancées. + +Le baron d'Overburg pâlit. C'était une conspiration pour lui faire +sentir qu'il avait eu tort de réunir ses parents avec des gens de +basse extraction et de mauvais esprit. Néanmoins, par politesse, il +s'efforça de retenir le comte et le marquis, et eux, par convenance, +exprimèrent le sincère regret qu'ils éprouvaient de devoir le +quitter si tôt; mais la pluie, l'obscurité, l'orage qui menaçait +et le mauvais état des chemins, les forçaient de prendre congé plus +vite qu'ils n'auraient voulu. + +Et en effet, après avoir serré la main à tout le monde, excepté +au sire Van Dievoort, à M. Steenvliet et à son fils, qu'ils se +bornèrent à saluer d'un simple mouvement de tête, ils sortirent +du salon... Quelques minutes après un bruit de roues roulant sur le +pavé annonça que les voitures s'éloignaient du château. + +Le baron d'Overburg prit M. Steenvliet à part pour le convaincre que +les paroles imprudentes de M. Van Dievoort était la seule cause du +brusque départ de ses orgueilleux parents. Il n'eut pas beaucoup de +peine à persuader l'entrepreneur, car celui-ci se sentait si heureux +et si fier de sa belle soirée, passée au milieu de convives d'une +naissance illustre, qu'il eût supporté de bien plus graves offenses +sans pouvoir ou sans vouloir les remarquer. + +Pendant ce temps Herman, à la clairvoyance duquel rien n'échappait, +se tenait dans un coin, réfléchissant à tout ce qui venait de se +passer. Il souriait lorsque quelqu'un lui adressait la parole; il +causa même un court instant; mais il avait la honte et l'amertume au +fond du coeur. + +En ce moment le valet cria de nouveau: + +--La voiture de M. le baron de Moersbeke est attelée. + +Pendant que chacun s'approchait de ce gentilhomme pour lui souhaiter +un bon retour et lui manifester le regret de le voir partir de si +bonne heure, Herman rejoignit son père et lui dit tout bas: + +--Il est temps que nous partions d'ici, mon père; tout le monde s'en +va; nous ne pouvons pas rester les derniers, cela ne serait ni poli, +ni digne. Je vous en prie, permettez-moi de faire atteler notre +voiture. + +L'entrepreneur fit d'abord quelques objections, mais il se laissa +bientôt persuader, et donna à son fils l'autorisation demandée. + +--Vous aussi, mon bon monsieur Steenvliet, vous voulez déjà nous +quitter? lui dit le baron d'Overburg. Cela me fait beaucoup de +peine, croyez-le bien. Mais vous avez peut-être raison. Des éclairs +commencent à briller à l'horizon; il y a un nouvel orage dans l'air. +Mais il est encore bien loin, et vous pourrez être chez vous avant +qu'il éclate. + +M. Steenvliet et son fils prirent congé, Clémence tendit la main +à son futur, et lui souhaita le bonsoir d'un air fort aimable. +Peut-être était-ce seulement la joie de le voir partir qui illumina +pour la première fois son visage d'un sourire qui n'avait rien de +contraint. + +Lorsque Herman eut pris place à côté de son père dans la voiture, +et qu'ils se furent éloignés du château de quelques centaines de +mètres, M. Steenvliet se mit à exalter le bonheur qui attendait son +fils lorsqu'il serait membre d'une si noble famille. Herman balbutia +une timide dénégation. + +--Quoi, vous ne serez pas heureux? s'écria l'entrepreneur étonné. + +--Je ne le crois pas, mon père, répondit le jeune homme. + +--Pas encore content d'une pareille femme? Vous voudriez peut-être +épouser une reine! + +--Non, je voudrais vivre au milieu de gens qui ne nous regarderaient +pas de si haut. + +--Allons, allons, tout ça c'est des enfantillages, mon fils. +Mademoiselle Clémence n'est-elle pas une fille charmante, aimable et +spirituelle? + +--Ce n'est pas de Clémence que je veux parler mon père. + +--De qui, alors? + +--De ses parents, qui ont assez montré qu'ils nous considèrent comme +des intrus, comme des ouvriers parvenus, dont le contact les blesse et +les humilie. + +--Ah çà! Herman, sur quelle épine avez-vous donc marché? Ces +nobles seigneurs m'ont témoigné beaucoup d'estime et d'amitié. J'en +étais même confus. Pensez donc! j'étais à la place d'honneur +au milieu de tous ces comtes et barons! Les millions sont aussi une +noblesse, mon fils. + +Le jeune homme, sentant bien que le moment était mal choisi pour +faire part à son père de ce qu'il avait remarqué et de la façon +dont il jugeait la situation, s'étendit au fond de la voiture. + +--J'ai la tête un peu lourde et je suis très fatigué, dit-il. +D'ailleurs le bruit des roues couvre à moitié le son de vos paroles. +Laissez-moi donc reposer un peu, mon père, je vous en prie. Demain +je vous dirai quelles réflexions ce dîner a fait naître dans mon +esprit. + +--Le baron d'Overburg possède une excellente cave. Vous avez +peut-être bu un verre de trop, Herman? + +--J'ai passablement bu, mon père. + +--Et cela vous alourdit? Moi, au contraire, le bon vin me +ragaillardit. Il me semble que je n'ai pas trente ans... Mais vous +ne m'écoutez pas, je crois... Allons, allons, dormez donc, si vous +pouvez. + +Herman ne répondit pas, et son père continua à se réjouir à part +lui de l'honneur et du plaisir dont il avait joui ce soir-là. + + + + +VIII + + +Le lendemain, en causant avec son père de ce dîner de cérémonie, +Herman décrivit l'étrange et blessante conduite des nobles convives +à leur égard, et s'efforça de le convaincre que s'il épousait +mademoiselle d'Overburg, ce mariage l'exposerait pendant toute sa vie +aux mêmes humiliations. Quant à Clémence elle-même, il n'avait +aucun mal à dire d'elle. Elle paraissait être, en effet, une douce +et aimable fille; mais quel que pût être son sentiment actuel +relativement à cette union, plus tard elle la regretterait comme une +irréparable erreur. + +Toutes ses raisons, si fondées qu'elles fussent, restèrent sans +effet sur l'esprit de son père, qui, toujours également heureux et +fier de la réception qu'on lui avait faite, était devenu aveugle +pour tout ce qui pouvait jeter une ombre sur son horizon, et il +ne voyait que le brillant avenir réservé à son fils. Herman +n'allait-il pas, en qualité de membre de l'antique maison des +Overburg, vivre sur un pied d'égalité avec des barons et des comtes? +L'orgueilleux père le croyait du moins, et c'était pour lui le seul +point intéressant; tout le reste lui importait peu, et il expliquait +l'hésitation d'Herman par ce sentiment naturel à tout jeune homme au +moment où il va échanger sa liberté contre l'état de mariage. +En tous cas, les millions paternels préserveraient Herman de toute +humiliation, et avec une charmante et douce fiancée comme Clémence, +il lui paraissait impossible que son fils ne fût pas heureux. + +Herman reconnut en lui-même que rien ne pourrait détourner son père +de son idée préconçue, et que tous les efforts qu'il pourrait +faire pour y parvenir n'auraient d'autre résultat que de l'attrister +inutilement. Il cessa donc de lui faire des objections, et l'assura +que malgré tout il se soumettrait à son désir, et ne refuserait pas +la main de Clémence. + +Son père le remercia par une énergique et tendre poignée de main. + +Quelques jours plus tard, le baron d'Overburg rendit visite à +M. Steenvliet pour lui apprendre qu'il avait conduit Clémence au +château d'une de ses tantes dans les environs de Liège, et qu'elle +y resterait jusqu'à ce que son parrain, le marquis de la Chesnaie, +revînt de Monaco. + +Cette nouvelle surprit l'entrepreneur et lui inspira de la méfiance; +mais le baron lui fit comprendre que le départ de Clémence n'était +pas seulement exigé par les convenances, mais qu'il était même +nécessaire pour la bonne réussite de leurs projets. En effet, si +leurs intentions relativement au mariage de leurs enfants devaient +être connues avant le retour du marquis, celui-ci s'en trouverait +peut-être blessé, et en tout cas cela lui déplairait fort. Si +Herman faisait des visites répétées au château d'Overburg, il +serait impossible de cacher le secret aux domestiques. D'ailleurs, les +rencontres d'Herman et de Clémence, pendant qu'ils étaient encore +obligés de se taire sur l'unique chose qui les préoccupait, ne +pouvaient être que contraintes et par conséquent pénibles. Ils se +reverraient avec d'autant plus de plaisir quand le consentement du +marquis leur donnerait toute liberté de parler de leur futur mariage. + +Comme M. Steenvliet avait une confiance sans bornes dans la loyauté +du baron, il se laissa facilement convaincre. L'éloignement +momentané de Clémence lui apparaissait même comme une circonstance +favorable; car de cette façon son fils n'aurait plus de nouveaux +griefs qui le feraient hésiter dans ses bonnes résolutions. + +Herman ne se montra ni étonné, ni attristé de l'absence de la jeune +fille. Le père et le fils résolurent donc unanimement d'attendre +patiemment et avec confiance le retour du marquis. Trois ou quatre +semaines seraient d'ailleurs bien vite passées. + +Herman n'allait au Club que tous les deux jours, n'y consommait +presque rien, et rentrait au logis très tôt dans la soirée. + +A la fin de la première semaine, le fils du banquier Dalster l'invita +à venir, au château de son père, admirer un jeune poulain de grande +espérance, invitation qu'Herman accepta avec empressement et même +avec joie. Plus d'une fois déjà il s'était senti porté à aller +voir encore une fois Jean Wouters et sa famille; mais la crainte +d'être indiscret, d'abuser de leur accueil amical,--peut-être +la conscience du danger qu'il pouvait faire courir à la bonne +réputation de Lina,--l'avait toujours retenu. Mais maintenant, +croyait-il, l'invitation de M. Dalster lui offrait une occasion +plausible. + +Au jour fixé, il descendit à Loth, et se dirigea par des chemins +détournés vers le château du banquier, pour éviter de passer +devant l'_Aigle d'or_. + +Après avoir admiré le beau poulain et les autres chevaux dans les +belles et vastes écuries de M. Dalster, il trouva un prétexte pour +quitter le château. + +Son intention, telle qu'il se l'avouait à lui-même, était +uniquement de dire en passant un petit bonjour à la veuve Wouters +et à sa fille... mais lorsqu'il se présenta dans leur demeure, +l'accueil amical qu'il y reçut lui fit bientôt oublier sa +résolution. + +Durant près de deux heures il resta là, toujours prêt à s'en +aller, et toujours retenu par la douce et gaie causerie de Lina. + +De quoi parlait-elle si joyeusement, ce qui le faisait rire de si +bon coeur, quel sentiment était la source de la bonne humeur et du +contentement qui brillaient dans leurs yeux serait chose difficile à +expliquer. Ils ne le savaient pas eux-mêmes. Pour Lina, c'était +sans doute la présence du compagnon des jeux de son enfance, et la +conviction flatteuse que lui, qui l'avait sauvée un jour de la mort, +serait à son tour sauvé d'un grand danger par ses conseils à elle, +la pauvre fille de paysans. Aussi se montrait-elle on ne peut plus +aimable envers lui, pour lui donner le courage de persévérer, et +pour l'armer contre l'entraînement de plaisirs bruyants. + +Pour Herman, ce n'était pas autre chose que le besoin, qu'il +éprouvait au fond du coeur, de revivre par le souvenir les beaux +jours de son heureuse enfance. Ces gens simples, leur bonté naïve, +leur langage sans apprêt, l'humble petite maisonnette, le verger, +l'étable; tout ce qu'il voyait, entendait là, lui parlait du temps +où son grand-père et sa mère étaient encore de ce monde, et où +le monde lui apparaissait, à lui, l'innocent enfant gâté par cette +double affection, comme un paradis que des images ne devaient jamais +assombrir. + +Il n'était donc nullement étonnant qu'Herman eût inventé, trois +jours plus tard, un nouveau prétexte pour leur rendre visite; et que +ces visites devinssent de plus en plus fréquentes sans que personne, +pas même le vieux charpentier, y vît le moindre mal. + +Herman Steenvliet, au contraire, avait compris dès sa seconde visite, +qu'il pouvait compromettre la bonne réputation de Lina, si quelqu'un +remarquait qu'il venait si souvent dans la petite maison de Jean +Wouters. Aussi, désireux de préserver la jeune fille de ce danger, +il avait calculé avec le plus grand soin les moyens de tenir ses +visites aussi cachées que possible. + +Tantôt il allait en chemin de fer jusqu'à Ruysbroeck, à Loth ou à +Hal, choisissait rarement le même chemin pour se rendre à la demeure +de Jean Wouters et épiait, à cet effet, le moment où il n'y avait +personne dans les environs. Il lui était très facile d'atteindre ce +but, parce que des chemins creux très profonds coupaient la campagne +de tous les côtés. + +Il croyait en toute sincérité n'être poussé à prendre ces +précautions que par la crainte de voir son amie d'enfance compromise +par ses visites réitérées, si elles étaient connues, et d'être +privé lui-même, par le fait, du calme et doux plaisir qu'il +éprouvait à se trouver dans la société de ces gens simples... + +Mais dans le courant de la troisième semaine, une lumière +inquiétante se fit dans son esprit, non pas tout à coup, mais petit +à petit, insensiblement, et pour ainsi dire malgré lui, car bien +qu'il essayât de se dissimuler la vérité à lui-même, le +bandeau lui tomba des yeux... Non, ce qui l'attirait avec une force +irrésistible vers la maisonnette de Jean Wouters, ce n'était pas +seulement l'accueil amical des habitants; ce qui faisait battre son +coeur sous le pur regard de Lina, ce n'étaient pas seulement ses +souvenirs d'enfance; un autre sentiment, plus intime, plus profond, +plus puissant, avait envahi son âme. Il ne pouvait le méconnaître, +sa conscience le lui criait tout haut: il aimait Lina. + +Sous l'influence de cette découverte, il passa plusieurs jours dans +un grand trouble d'esprit; il marchait la tête basse, soupirant et +tremblant, et luttant contre cette idée pénible que le devoir lui +commandait de cesser désormais ses visites chez le vieux charpentier. + +En effet, quelles conséquences une pareille inclination pouvait-elle +amener? La bonne renommée, l'honneur de l'innocente jeune fille +compromis, son angélique bonté récompensée par une tache +ineffaçable, et peut-être la paix de son coeur troublée pour +jamais. + +Il se disait bien parfois en lui-même qu'il renoncerait volontiers +à tout, à l'héritage de son père et à la considération du monde, +pour pouvoir faire de Lina sa femme, et pour pouvoir passer sa vie +avec elle dans la solitude et l'obscurité... Mais ce n'était +qu'un vague souhait de son coeur, et il le refoulait chaque fois en +lui-même avec un sourire amer. + +Car il n'y fallait point penser. Lui, l'héritier de plusieurs +millions, qui devait se marier avec une jeune fille de haute +naissance, oserait-il jamais exprimer le désir d'épouser la fille +d'un pauvre artisan? Le moindre mot sur ce sujet ferait éclater son +père d'une légitime colère, et le rendrait probablement malade... +Et combien serait-il raillé et plaisanté, ce pauvre père, par ses +amis et connaissances, qui savaient tous parfaitement que l'ambition +et l'orgueil de sa vie entière était l'élévation de son fils +unique. + +Non, non, il n'y avait pas d'hésitation possible; le devoir +était évident. Si quelqu'un devait souffrir, cruellement souffrir +peut-être à cause de l'erreur de ses sens, ce serait lui seul, +lui Herman. Heureusement pas un mot, pas un geste de sa part,--il le +croyait du moins--ne pouvait avoir trahi le secret de son âme; il +était donc libre de tenir ce secret caché pour tout le monde et pour +toujours. + +Sa résolution était irrévocablement prise: il ne retournerait plus +à la maisonnette de Jean Wouters; il attendrait patiemment le retour +du marquis de la Chesnaie, accepterait Clémence pour femme, et, dans +sa nouvelle situation, il oublierait insensiblement le sentiment qui +lui tenait si fort au coeur. + +Il persista dans cette bonne résolution bien que d'autres idées +vinssent continuellement l'assaillir et que l'image de Lina, qu'il +s'efforçait vainement de chasser, fût toujours devant ses yeux. + +Ah! combien la victoire est difficile à remporter dans ces +luttes contre notre propre coeur! Le pauvre jeune homme résista +courageusement pendant quatre jours, au bout desquels son énergie et +sa volonté succombèrent sous l'attraction irrésistible. + +Ne plus revoir Lina, jamais, jamais, plus une seule fois, cela était +au-dessus de ses forces: mais il se dissimula à lui-même sa défaite +et essaya de rassurer sa conscience par la certitude que, s'il voulait +retourner encore une fois à la maisonnette de Jean Wouters, c'était +uniquement pour colorer son éloignement de l'un ou de l'autre +prétexte aux yeux de ces braves gens, et en même temps pour prendre +définitivement congé d'eux. Il ne pouvait pas décemment, après +avoir été accueilli avec tant d'amitié et de cordialité, +s'éloigner tout à coup sans adieu et sans un seul mot d'explication. + +A la suite de cette résolution nouvelle, il monta en chemin de fer et +descendit à la station de Loth. + +A peine avait-il marché pendant quelques minutes dans le chemin +creux, qu'il s'arrêta en secouant la tête d'un air pensif. Qu'est-ce +qui le faisait hésiter ainsi tout à coup? Pourquoi son coeur +battait-il si violemment? Pourquoi frissonnait-il comme un coupable? + +Ah! il le sentait bien: Lina n'était plus la même pour lui; elle +n'était pas seulement la compagne des jeux de son enfance, dont la +présence était pour lui la source des plus doux souvenirs de son +passé; non, c'était une femme pour laquelle il nourrissait une +secrète mais puissante affection; ses yeux, sa réserve, sa timidité +même ne trahiraient-ils pas ce qui se passait dans son coeur? Et +comment supporterait-il maintenant le clair regard de la jeune fille? + +Retourner sur ses pas?... Il ne pouvait pas s'y décider. Il y avait +déjà six jours que les braves gens ne l'avaient plus vu. Sans +doute ils étaient inquiets et se demandaient les motifs de sa +longue absence; il ne pouvait pas se dispenser d'aller les rassurer. +D'ailleurs il y avait un moyen de prévenir toute impression +désavantageuse; c'était de prétexter qu'il était très pressé, +d'abréger sa visite autant que possible, et de ne pas même consentir +à prendre un siège. + +Il poursuivit rapidement son chemin sous l'influence de ces idées, et +il approcha bientôt de la demeure du père Wouters. + +Lina était dans le jardinet devant la maison, près du puits; elle +était occupée à puiser de l'eau. A peine eut-elle aperçu le +jeune homme, qu'elle leva les bras et se mit à battre des mains si +joyeusement que sa mère accourut au bruit. Elle aussi accueillit +Herman avec les plus vives démonstrations de joie. + +--Entrez, entrez donc, monsieur Herman Steenvliet, dit la veuve en le +prenant familièrement par le bras. Ah! que vous nous avez inquiétés +en restant si longtemps sans venir nous voir et sans nous donner de +vos nouvelles! Lina était bien triste depuis deux ou trois jours. + +--Triste? De mon absence? murmura Herman. + +--Oui, certes, fort triste, répondit la jeune fille, Nous craignions +que vous ne fussiez tombé malade. Pensez donc, monsieur Herman, +nous avons prié pour vous tous ensemble; mais Dieu soit loué! notre +inquiétude n'était pas fondée. Vous n'avez pas l'air malade du +tout; cela me rend si joyeuse que j'ai des envies de chanter. + +--Ce n'est pas seulement l'incertitude au sujet de votre santé +qui nous rendait inquiètes, ajouta la veuve. Une autre idée nous +effrayait; grand-père supposait que vous vous étiez encore une fois +laissé... comment dirai-je... entraîner à l'_Aigle d'or_ par ces +jeunes messieurs qui... Vous me comprenez bien, n'est-ce pas, monsieur +Steenvliet? + +--En effet, mes bons amis, je vous comprends, dit le jeune homme +avec un sourire de reconnaissance. Heureusement vos craintes étaient +également mal fondées sous ce rapport-là. Je ne sais comment +expliquer cela, mais vos bons conseils, vos paroles d'encouragement, +votre douce compagnie m'ont inspiré un profond dégoût pour ces +dissipations et ces plaisirs bruyants. Quoi qu'il advienne de moi par +la suite, je n'oublierai jamais que c'est vous qui, par votre amitié +désintéressée, m'avez détourné du chemin du vice où sans cela je +me serais perdu définitivement... + +--Aussi, monsieur Herman, vous ne pouvez plus rester si longtemps sans +venir nous voir, interrompit la jeune fille. Quand nous restons +tant de jours sans vous voir, il nous vient tout de suite des idées +noires, des inquiétudes. Si vous vous laissiez entraîner de nouveau +à l'_Aigle d'or_ par vos riches amis, quel malheur! + +--Si ce n'est que cette crainte qui vous fait désirer ma présence, +soyez pleinement rassurée, Lina. Mais aujourd'hui je suis venu +pour... + +--Ce n'est pas cette crainte seule, répliqua la mère Wouters. +Avouez-le franchement, Lina: dès que deux ou trois jours se sont +passés depuis la dernière visite de M. Steenvliet, nous ne savons +plus ce qui nous manque. Nous allons constamment sur la porte pour +voir s'il ne vient pas, et nous ne parlons que de vous, Monsieur. Vous +êtes si bon, vous avez tant d'esprit, et l'on a tant de plaisir à +vous entendre parler! Dans notre solitaire et tranquille existence, +votre présence n'est pas seulement un grand honneur, c'est aussi un +grand bonheur pour nous. Ah! si vous deviez tout à coup cesser de +venir ici, il me semble que nous le regretterions longtemps. + +Herman avait eu sur les lèvres l'annonce d'une séparation +définitive, et il avait déjà commencé à prononcer les premiers +mots d'adieu, mais la force lui manqua pour affliger si cruellement +ces braves gens. Vaincu, il se laissa tomber sur la chaise qu'on lui +offrait vainement depuis qu'il était entré, et écouta, avec une +délicieuse émotion, les témoignages d'amitié et de dévouement +dont les deux femmes l'accablaient à l'envi. + +D'abord il répondit aux questions pleines de sollicitude de la jeune +fille, qu'en effet il se sentait un peu indisposé, et qu'il avait +un gros mal de tête, il ne pourrait donc pas rester longtemps; +d'ailleurs, des affaires urgentes le rappelaient à la maison. + +Mais sa volonté et son courage ne résistèrent pas au charme magique +de l'aimable conversation de Lina. L'innocente fille, pensait-il, ne +pouvait pas soupçonner ce qui le troublait si profondément en sa +présence. Il n'y avait donc pas de danger immédiat. S'il ne +trouvait pas la force de lui dire de vive voix adieu pour toujours, il +chercherait un autre moyen, dût-il le lendemain écrire une lettre à +ce sujet à Jean Wouters. + +Bientôt il eut oublié complètement ses bonnes résolutions, et +se livra sans arrière-pensée au bonheur de regarder et d'écouter +encore une fois Lina aussi longtemps que possible. C'était la +dernière, pensait-il. + +C'est ainsi qu'il se fit que deux grandes heures s'étaient déjà +passées avant que Herman songeât à quitter ces braves gens. + +Il se leva et hésita un instant: l'idée lui venait encore une lois +de leur déclarer qu'à son grand chagrin il se voyait contraint de +leur dire adieu pour longtemps; mais Lina et sa mère l'empêchèrent +d'exprimer son intention, en le suppliant toutes deux de ne plus +rester plusieurs jours sans venir les voir. Elles lui demandèrent +avec de si vives instances de leur épargner ce chagrin, que Herman, +retombant dans sa précédente irrésolution, s'en alla en balbutiant +une promesse vague de donner satisfaction à leur ardent désir. + +Lorsqu'il eut dépassé la haie qui servait de clôture au petit +jardinet devant la maison, il remarqua avec une certaine surprise un +homme qui se tenait caché derrière un des arbres du chemin, et qui +paraissait l'espionner. + +Cette supposition le blessa et l'effraya en même temps; il marcha +droit à l'homme qui se cachait ainsi, pour lui demander compte de sa +hardiesse. Mais l'homme en le voyant venir, poussa un grand éclat +de rire, et s'enfuit à toutes jambes dans la direction du village. +Herman avait reconnu dans cet espion Pauw le tortu, le domestique de +l'_Aigle d'or_. Il en fut très contrarié, car il devinait ce qui +s'était passé, et il prévoyait ce qui allait se passer encore. +Quelqu'un devait avoir remarqué ses visites dans la maison de Jean +Wouters, et cela était probablement venu aux oreilles du père Mol, +l'aubergiste. Celui-ci, aigri contre Herman Steenvliet parce qu'il ne +voulait plus venir à l'_Aigle d'or_, avait envoyé son garçon pour +s'assurer de la vérité de la nouvelle. + +Quelle en serait maintenant la conséquence? Mol et ses filles +ne pouvaient pas se venger sur lui; il était au-dessus de leurs +atteintes. Mais Lina, la pauvre Lina? Combien il leur serait facile +de ternir la réputation de la noble et pure jeune fille par de +méchantes insinuations et des faux bruits. + +Et que pouvait-il, lui, l'unique cause du tout le mal, que pouvait-il +pour défendre son innocente amie contre la calomnie? Rien, hélas? + +Ces pénibles pensées lui gonflaient le coeur. Ce fut en soupirant +tout bas et en se plaignant de son sort, qu'il s'éloigna et disparut +entre les hauts escarpements du chemin creux. + + + + +IX + + +Ce que Herman Steenvliet avait prévu ne tarda pas a se réaliser. +Dès le lendemain déjà les gens du village se réunissaient par +petits groupes et se parlaient mystérieusement à l'oreille avec une +expression de doute et d'indignation. On levait les bras a ciel, +on déplorait la corruption du siècle, on poussait des hélas! +hypocrites au sujet de la honte et du scandale qui rejaillissaient sur +la commune, mais tout cela si bas, si bas, qu'à un pas de distance il +eût été impossible d'entendre ce qui se disait. + +Et il en était de même partout: dans les maisons, dans les rues, +dans les champs. Tout le monde savait que Lina Wouters recevait +presque tous les jours la visite d'un jeune monsieur de la ville, d'un +de ces riches dissipateurs qui précédemment avaient mené une vie de +polichinelle à l'_Aigle d'or_. + +Sans doute l'aubergiste Mol et ses filles n'étaient pas étrangers à +la diffusion de ce bruit; mais comment, en moins d'un jour, pouvait-il +avoir pénétré jusqu'au fond des maisons les plus isolées du +village, puisque personne ne l'exprimait à haute voix, et qu'on se le +disait seulement à l'oreille. + +Telle est la nature de la médisance: en apparence une parole de +pitié, murmurée à voix basse, sur les défauts du prochain; mais en +réalité un monstre invisible, un serpent ailé qui s'avance avec la +rapidité de l'éclair, et verse dans tous les coeurs, même dans les +plus nobles, le venin qui doit souiller l'honneur ou empoisonner la +vie d'une victime souvent innocente. + +La médisance se transforme rapidement en calomnie: On ne peut pas +toujours rester dans le vague. Il faut que les choses aient un nom. +Aussi, c'était chose étonnante, ce que l'on racontait déjà, dès +le troisième jour, sur le compte de Lina Wouters et du jeune monsieur +de la ville: et comme chacun y ajoutait de son propre chef quelque +détail inédit, il était à craindre qu'avant la fin de la semaine +la jeune fille ne fût, aux yeux de tous, assez coupable pour mériter +d'être chassée du village à coups de pierre. + +Comme d'ordinaire, les victimes de la calomnie étaient les seules +personnes qui, jusque-là, n'avaient rien appris des bruits qui +couraient. S'amuser à dire du mal d'autrui, c'était un plaisir que +les villageois voulaient bien se donner; mais assumer vis-à-vis de +ceux qu'ils calomniaient la responsabilité de cette mauvaise action, +ils ne l'osaient pas. + +Ce matin-là, Jean Wouters était dans l'atelier de son maître, +occupé à travailler à son établi de menuisier, et maniant la +varlope avec ardeur. Deux autres charpentiers étaient derrière lui +dans un coin, en train d'ajuster les ais d'une porte. Ils regardaient +du coin de l'oeil leur camarade aux cheveux gris, puis échangèrent +un regard d'intelligence et haussèrent les épaules en ricanant à +demi, mais sans rien dire. + +Jean Wouters souriait en travaillant, et paraissait de la meilleure +humeur du monde. Il pensait à Lina, à la joie, à l'orgueil de ses +vieux jours. Quelle tendre affection elle lui portait. Pauvre enfant, +coeur aimant et généreux, n'avait-elle point, pendant des mois, +abîmé ses yeux à faire de la dentelle, pour pouvoir acheter un +chapeau neuf à son grand-père, un chapeau si fin et d'une forme +si nouvelle, que dimanche, à l'église, bien des gens l'avaient +remarqué. Et ce n'était pas encore assez: comme elle savait qu'il +aimait à fumer une bonne pipe, elle lui avait fait cadeau, pour son +anniversaire, d'un gros paquet d'excellent tabac. + +Son lot avait été dur sur cette terre. Depuis son enfance, il avait +rudement peiné pour gagner son pain quotidien. Il avait perdu de +bonne heure sa femme et son fils bien-aimé, et depuis lors il avait +lutté plus d'une fois contre le besoin et la maladie; mais cependant, +il bénissait Dieu avec une sincère gratitude, d'avoir fait rayonner +sur ses cheveux blancs l'amour de Lina, comme le soleil sur la neige. + +Un joyeux sourire éclairait son visage. Il murmurait précisément le +doux nom de sa chère petite-fille, lorsqu'un des apprentis vint lui +annoncer que le maître avait quelque chose à lui dire, et le pria de +passer dans l'arrière-boutique. + +Jean Wouters déposa sa varlope et quitta l'atelier. Dans le corridor +il rencontra son patron. + +--Vous m'avez fait demander, patron? lui dit-il. + +--Oui, suivez-moi, j'ai à vous parler d'une chose importante, +répondit le maître charpentier d'un ton dont le sérieux étonna le +vieillard. + +Lorsqu'ils furent dans l'arrière-boutique, le maître ferma la porte +et dit: + +--Wouters, vous devinez probablement ce dont je veux vous parler? + +--Non, maître, je ne m'en doute pas. + +--Quoi! vous n'avez rien appris des bruits qui courent sur votre +compte? Tout le village en est plein. + +--Quels bruits, maître? Je n'en connais rien. + +--Ce sont des bruits terribles; mais je ne crois pas un mot de ces +perfides calomnies. Ne vous ai-je pas, depuis de longues années, +connu et estimé comme un honnête homme? Ne sais-je pas que vous +êtes incapable de faire ou de tolérer des choses qui pourraient +attirer la honte sur vous ou sur la commune? + +--J'espère, maître, répondit le vieillard sans s'émouvoir, que je +n'ai rien perdu de votre estime. Je resterai honnête homme jusqu'à +mon dernier jour. + +--Je n'en doute nullement, Wouters, malgré tout le mal que les +méchantes langues racontent de vous. + +--Mais dites-moi donc ce qu'on raconte de si terrible contre moi? + +--Je n'ose presque pas le répéter; tellement cela paraît méchant +et ridicule. Mais c'est mon devoir de vous avertir. Vous savez bien, +Wouters, que des jeunes gens de la ville venaient de temps en temps à +l'_Aigle d'or_, des dissipateurs, des ivrognes, qui, pour le scandale +des habitants, se comportaient là comme une bande de sauvages, sans +vergogne et sans foi? + +Jean Wouters fit un signe affirmatif. + +--Eh bien, savez-vous ce qu'on ose raconter? On prétend qu'un de ces +jeunes libertins, un certain M. Steenvliet, vient presque tous les +jours dans votre maison, aussi bien pendant que vous y êtes que +pendant que vous travaillez ici. Quoique beaucoup de gens soutiennent +avoir vu ce M. Steenvliet sortir de chez vous, je ne crois pas que ce +soit possible. + +--C'est pourtant vrai, dit le vieux charpentier. + +--Qu'est-ce qui est vrai? + +--Que M. Herman Steenvliet nous honore de temps en temps de sa visite. + +--Ciel! ce ne serait donc pas une calomnie! Ce citadin fréquente +réellement votre maison, et vous le permettez? + +--Mais, cher patron, quel mal y a-t-il à cela? + +--Comment, quel mal il y a? C'est vous, Jean Wouters, un homme de +soixante-cinq ans, qui me faites pareille question?... Pourquoi, +pensez-vous, ce jeune monsieur vient-il si souvent chez vous? + +--Nous lui avons rendu un service; il vient nous voir par +reconnaissance. + +--Par reconnaissance? Pour vous témoigner sa gratitude, à vous ou à +la mère Anna? répéta le maître charpentier avec un accent d'amère +raillerie. Peut-être êtes-vous sincère dans votre croyance; mais +homme simple et naïf que vous êtes, ne comprenez-vous pas ce que +veut ce jeune étourneau et ce qu'il vient faire chez vous? C'est un +loup; vous avez un tendre agneau dans la maison; il veut le dévorer. + +Le vieillard commençait seulement à deviner à qui faisaient +allusion les malignes insinuations de son maître. Une expression de +mépris plissa ses lèvres, et il répondit d'un ton très calme: + +--Ce que d'autres personnes disent de moi ou de notre Lina m'importe +fort peu, tant que ma conscience ne me reproche rien; mais que vous, +maître, qui avez toujours été bon pour moi, vous paraissiez douter +de notre honnêteté, cela me fait de la peine. Le jeune monsieur dont +vous parlez se montre chez nous si réservé et si poli, que les gens +les plus sévères et les plus scrupuleux ne pourraient rien trouver +à redire à sa conduite. Dans tous les cas il n'est pas un étranger +pour nous: lorsqu'il était encore enfant, ses parents demeuraient à +Ruysbroeck à côté de la maison de mon fils, et alors il jouait tous +les jours avec notre Lina. + +Le martre charpentier secoua la tête. + +--Oui, voilà ce que c'est, murmura-t-il. Le jeune monsieur, le loup +vorace, a trouvé là-dedans une occasion de se rapprocher de l'agneau +sans défiance... Et vous, Jean Wouters, vous êtes assez innocent +pour vous laisser abuser par de pareils prétextes? Hélas! mon ami, +je vous plains du fond du coeur. Vous êtes aveugle; vous seul ne +savez peut-être pas ce qui se passe: vos yeux s'ouvriront quand il +sera trop tard. Ah! si vous saviez ce qu'on raconte dans le village! +Ce que beaucoup de gens prétendent avoir vu de leurs propres yeux! + +--Eh bien, que raconte-t-on? Je vous en prie, maître, cessez de me +parler par énigmes ou par insinuations. Expliquez-vous clairement, +dites-moi franchement ce que l'on met à notre charge; je ne crains +pas la vérité. + +--Tout cela est-il bien vrai, c'est ce que je n'oserais pas affirmer; +mais je ne doute pas plus longtemps du terrible danger que vous +fait courir votre fatal aveuglement... Voyons, répondez-moi avec +sincérité, Wouters. Pendant bien des mois vous êtes allé le +dimanche à l'église avec un chapeau usé et bossué, et vous +déclariez à qui voulait l'entendre que vous ne pouviez pas en +acheter un autre parce que la longue maladie de votre fille vous +imposait la plus sévère économie. Il n'y a rien de changé dans +votre situation, et cependant vous avez maintenant un beau chapeau à +la dernière mode. Comment cela se fait-il? + +--Comment cela se fait, maître? dit Jean Wouters en riant. C'est on +ne peut plus simple. Notre Lina a travaillé le soir, même la nuit, +en dehors des heures ordinaires, à faire de la dentelle, pour gagner +un peu d'argent, et quand est venu le jour de mon anniversaire, la +brave enfant m'a fait cadeau de ce chapeau. + +--Ah! cet argent provient de la dentelle? + +--Et d'où proviendrait-il sans cela, maître? + +--Et les nouvelles boucles d'oreilles que porte votre petite-fille? + +--Quelles boucles d'oreilles? Notre Lina n'en a pas d'autres que +celles dont sa grand'mère lui a fait présent à l'occasion de sa +première communion. + +--Non, non, de nouvelles, de grandes, enrichies de brillants; on les a +vues à ses oreilles pas plus tard que dimanche dernier. + +Le vieux charpentier, profondément blessé et indigné, releva la +tête et dit: + +--Ça, maître, cela va trop loin. Je commence seulement à bien +comprendre de quoi l'on nous accuse. Ou veut dire que nous recevons de +l'argent de M. Steenvliet, n'est-ce pas? Et c'est avec cet argent que +notre Lina aurait acheté non seulement mon chapeau, mais aussi de +nouveaux pendants d'oreille? Lina n'a point de nouveaux pendants +d'oreilles, je l'affirme. Qui donc ose raconter ces méchancetés +bêtes? + +--Certainement ces choses-là doivent vous être pénibles, répliqua +le maître charpentier. Probablement qu'on vous trompe, et que vous +êtes en effet très ignorant de ce qui se passe; mais c'est un devoir +pour moi, comme maître et comme ami, de vous arracher le bandeau des +yeux... Attendez, j'ai un moyen de vous convaincre. Lucas, l'apprenti, +a vu les boucles d'oreilles. Je vais l'appeler. + +Il sortit en achevant ces mots. + +Jean Wouters, lorsqu'il fut seul, posa sa main sur son front brûlant +et se mit à réfléchir. Il frémissait d'indignation et s'efforçait +de prendre assez d'empire sur lui-même pour mépriser cette vile +calomnie; mais un sentiment d'angoisse et de tristesse descendit dans +mon coeur à l'idée que sa bonne Lina était l'objet des suppositions +malveillantes des villageois. Il déplorait comme un malheur qu'Herman +Steenvliet eût mis le pied sur le seuil de sa porte. + +Le maître charpentier rentra suivi de l'apprenti. Celui-ci ne +paraissait pas à son aise et regardait le vieillard avec frayeur. + +--Lucas, dit le maître, vous avez vu les nouvelles boucles d'oreilles +de Lina Wouters. Attestez-le à son grand-père... N'ayez pas peur, +je vous ordonne de dire franchement ce que vous savez et Jean Wouters +vous y invite aussi. + +--Je n'ai pas vu les boucles d'oreilles, maître, répondit +l'apprenti. C'est Mathieu Romyn qui m'en a parlé. + +--Et Romyn les a-t-il vues? + +--Il ne les as pas vues non plus. + +--Alors qui? + +--Puis-je le dire, maître? + +--Certes, vous devez le dire. + +--Eh bien, il y a un marchand de bestiaux de Ruysbroeck qui connaît +bien Lina. Celui-ci a dit à Mathieu Romyn qu'il a rencontré, il y +a huit jours, à Bruxelles, Lina Wouters au bras d'un jeune monsieur. +Elle portait une robe de soie comme une demoiselle de la ville, et de +grandes boucles d'oreilles qui brillaient comme des diamants. Je n'en +sais pas davantage. + +Le vieillard était devenu tout pâle et ses lèvres tremblaient; mais +il ne disait pas un mot, et paraissait muet de colère et de chagrin. + +Sur un signe du maître l'apprenti sortit. + +--Pauvre Wouters, si pareilles choses n'étaient pas des calomnies, +comme ce serait terrible. Le soupçon seul est déjà un malheur, +n'est-il pas vrai? + +Pour toute réponse le vieux charpentier poussa un cri de désespoir, +se laissa tomber sur un siège, cacha sa figure dans ses mains, et sa +mit a pleurer amèrement. + +Après un moment de silence, son maître lui dit: + +--Allons, Wouters, consolez-vous. Il n'est probablement pas trop tard +pour ramener Lina dans le bon chemin. + +--Mais tout est faux, tout! s'écria le vieillard. Ceux qui répandent +ces bruits sont des serpents venimeux qui crachent leur venin sur un +ange. Lina est innocente et pure comme l'enfant qui vient de naître. + +--Oui, je le crois; vous avez peut-être raison mais vous ne pouvez +pas en être tout à fait certain. Qu'allez-vous faire maintenant? + +--Je n'en sais rien, maître. Puis-je fermer la bouche aux méchantes +gens? + +--Oui, vous pouvez le faire et vous le ferez sans retard. Si vous ne +montrez pas en cette circonstance que vous êtes resté réellement un +honnête homme, je serais contraint de vous donner congé. Qui aime +la honte doit la porter lui-même sans faire peser sur les épaules +d'autrui une partie de ce lourd fardeau. Écoutez donc mon conseil +avec calme et avec bon vouloir. Il importe peu que Lina soit coupable +ou ne le soit pas; mais qu'un jeune homme de la ville, un de ces +riches désoeuvrés et libertin, fréquente habituellement votre +maison, c'est là que gît le scandale de l'affaire, et, quoi que vous +fassiez, le nom de votre petite-fille en restera, hélas! à jamais +terni. Et s'il y avait quelque chose de vrai dans les bruits qui +courent? + +--Il ne peut y avoir rien de vrai là-dedans. + +--Naturellement, telle est votre idée; mais dans de pareilles +affaires il arrive que le plus vigilant soit trompé. En tout cas, +votre devoir, comme grand-père et comme homme d'honneur, est de +défendre votre porte à ce jeune effronté, sans hésitation et sans +faiblesse, et si sévèrement qu'il perde toute velléité de revenir. +Quel est votre sentiment à cet égard? + +--Vous avez raison, maître. Oui, c'est là mon devoir et je +l'accomplirai: mais soupçonner notre Lina? Jamais, jamais; elle est +l'innocence et la pureté mêmes! + +--Soit, Wouters, vous pouvez penser là-dessus ce que vous voulez. +Faites seulement en sorte que ce M, Steenvliet n'ait plus l'occasion +de voir ou de rencontrer Lina, alors le temps fera le reste, petit à +petit les bruits cesseront et vous oublierez de votre côté... Mais +il y a un autre côté de l'affaire qui m'échappe. Auriez-vous par +hasard conçu l'espérance insensée qu'un mariage pourrait devenir +possible entre votre Lina et ce jeune monsieur? + +Un rire d'ironie fut la seule réponse du vieillard. + +En ce moment l'apprenti rouvrit la porte et fit signe à son maître +qu'il avait quelque chose a lui annoncer. En effet, il lui souffla +quelques paroles à l'oreille, puis il repartit immédiatement. + +Jean Wouters, dit le maître charpentier, voulez-vous savoir quelle +nouvelle Lucas vient de m'apporter là? Pauw le tortu, le domestique +de l'_Aigle d'Or_, vient de Bruxelles. Il affirme qu'il a vu M. Herman +Steenvliet descendre du train à la station de Loth. Sans doute le +jeune monsieur est déjà chez vous. Voilà une bonne occasion pour +vous de mettre fin à cette déplorable affaire. Retournez chez vous, +restez-y aussi longtemps qu'il sera nécessaire, prenez courage, pas +de faiblesse, faites votre devoir. + +--Oui, je ferai mon devoir, répondit le vieux charpentier du ton le +plus douloureux, mais avec l'accent d'une ferme résolution. Je vous +remercie de votre bonté, maître; mais, je vous en prie, croyez-moi, +tout ce que l'on raconte est un tissu de faussetés. Après +aujourd'hui, Herman Steenvliet ne mettra plus les pieds dans notre +maison. Ce qui m'effraie, c'est de devoir dire à la pauvre Lina des +choses dont elle est tellement innocente qu'elle n'en a même pas +la moindre idée... Mais au nom du ciel, je le sens bien, il n'y pas +moyen de s'y soustraire. + +En achevant ces mots il traversa l'atelier à la hâte et quitta la +maison de son maître. + +Toujours soutenu par la conviction de l'innocence de Lina, il passa +par la rue du village la tête droite et en regardant les gens bien en +face, mais lorsqu'il eut atteint le chemin de terra et qu'il se +trouva tout seul dans la campagne, il pencha lentement sa tête sur +sa poitrine et poussa un profond soupir. A quoi cela pouvait-il leur +servir, qu'il se révoltât au dedans de lui-même contre la calomnie? +Si injustes, si fausses que fussent au fond les accusations +contre Lina, n'avait-on pas fait à sa bonne renommée une brèche +irréparable? Comme elle allait souffrir! Ne succomberait-elle pas +sous le coup de cette honte imméritée? + +Le courage du vieillard faiblit à cette idée et des larmes +jaillirent de ses yeux. + +Il réfléchit, chemin faisant, à tout ce que son maître lui avait +dit; sans doute il croyait fermement à l'innocence de Lina... mais +pourquoi un frisson glacial lui parcourait-il parfois les membres? +D'où venait cette sueur froide qui perlait sur son front? + +Pauvre homme, il luttait contre le doute qui, pareil à un serpent +venimeux, voulait, malgré sa résistance, se glisser dans son esprit. +Non, non, Lina était incapable de le tromper... Mais, ô ciel, si le +jeune monsieur Steenvliet était un trompeur, un séducteur, un loup, +comme avait dit le maître charpentier? S'il avait noué un bandeau +sur les yeux de la pauvre enfant et s'il lui avait ôté ainsi la +conscience du bien et du mal? On avait déjà vu ces choses-là... +Cela était-il possible? Herman se comportait envers Lina avec +réserve, avec respect, jamais il n'avait laissé échapper une +parole douteuse. Un homme ne peut pourtant pas feindre à ce point... +Calomnie, rien que calomnie. + +Alors il redressait la tête et souriait... mais presque aussitôt +son visage redevenait sombre, sous l'influence de réflexions plus +inquiétantes. + +--Un marchand de bestiaux de Ruysbroeck, murmurait-il, affirme avoir +vu Lina à Bruxelles au bras de M. Herman? Et vêtue de soie comme une +demoiselle? Ah! quelle sottise! Depuis plusieurs mois elle n'est +plus allée à... Ciel! s'interrompit-il tout à coup en cessant +de marcher; elle a été à Bruxelles, il y a huit jours... pour +m'acheter un chapeau! Aurait-elle rencontré M. Herman? s'est-elle +promenée avec lui, à son bras? Me l'aurait-elle caché par crainte, +par remords, par honte? + +Il tremblait et essuyait machinalement les larmes qui lui troublaient +la vue. + +L'inquiétude me rend fou, reprit-il, en secouant douloureusement +la tête. Que l'homme est faible contre la calomnie! Moi, son +grand-père, moi qui l'aime et qui l'admire pour la pureté de son +âme, je la soupçonnerais d'hypocrisie et de fausseté! Loin de moi +ces sottes et odieuses pensées! Lina est restée ce qu'elle était: +innocente et pure. + +C'est ainsi que le malheureux vieillard luttait contre les tourments +du doute et de l'incertitude, tantôt rejetant toutes les suppositions +contraires, tantôt succombant à l'angoisse qui lui étreignait le +coeur. + +Au moment où il approchait de sa maison, son esprit avait repris un +peu de calme et de clarté. + +--Ces craintes, ces alternatives d'inquiétude et de sécurité, de +doute et de certitude, ne suivent à rien, se disait-il en lui-même. +Je vais savoir ce qu'il y a à craindre. Quoi qu'il en soit, le plus +coupable, c'est moi. C'est moi qui ai charge d'âmes; je suis vieux, +je suis le père, c'était à moi à veiller sur un enfant sans +expérience. Ah! fasse Dieu qu'il ne soit point trop tard! Maintenant +du moins mes yeux se sont ouverts et je veillerai avec sollicitude, +sans me laisser retenir par quoi que ce soit. J'accomplirai mon +devoir, pas de respect, pas de pitié! M. Herman doit sortir de ma +maison sur-le-champ, pour ne plus jamais y remettre les pieds... De la +prudence pourtant, car s'il n'y avait rien, absolument rien de fondé +dans tous ces bruits? J'accuserais donc injustement Lina, je la ferais +rougir inutilement? + +Il traversa le petit jardin devant la maison et entra dans sa demeure. +La mère Anne était seule dans la pièce. + +--Où est Lina? demanda-t-il. + +--Lina est dans le potager, qui travaille. + +--M. Herman n'est pas ici? + +--M. Herman? Non. Pourquoi me demandez-vous cela d'un ton si +singulier, mon père? + +--Appelez Lina, j'ai à lui parler. + +--Vous êtes si pâle! On dirait presque que vous avez pleuré! +murmura la veuve avec un accent de frayeur. Ciel! est-il arrivé un +malheur? + +--Non; faites ce que je vous dis: appelez Lina, vous allez le savoir. + +La veuve obéit. Il la suivit du regard à travers la porte vitrée du +jardin. + +Il vit de loin Lina venir à lui, par l'allée du milieu, avec un +doux et aimable sourire sur les lèvres. Son regard était si clair, +l'expression de son visage si sereine, si pure et si gaie, qu'il eut +l'envie de serrer l'innocente enfant dans ses bras et de lui demander +pardon; mais sa conscience le cuirassa contre cette faiblesse. + +--Bonjour, grand-père, s'écria Lina. Déjà de retour? Vous +avez quelque chose à me dire? est-ce une bonne nouvelle?... Mais +qu'avez-vous, grand-père? Êtes-vous malade? + +--Non, mon enfant, je ne suis pas malade; j'ai beaucoup de chagrin. + +--Du chagrin? Pauvre grand-père, venez, asseyez-vous, et racontez-moi +ce que c'est, je vous consolerai bien, moi! + +Elle lui passa le bras autour du cou et voulut le conduire à un +siège; mais il se dégagea et lui dit: + +--Lina, ma chère Lina, ce que j'ai à vous demander vous fera aussi +beaucoup de peine. Pardonnez-le moi, ce n'est pas ma faute. Soyez-en +bien sûre, mon enfant, de tout ce que l'on dit dans le village, je +ne crois rien; mais il faut que je soulage mon coeur du poids qui +m'étouffe. + +--Ah! grand-père, allez-vous écouter maintenant les vains propos des +gens? + +Mais le vieillard lui prit la main et lui demanda d'un ton presque +suppliant: + +--Lina, promettez-moi de me dire la vérité, toute la vérité? + +--Qu'est-ce que c'est que cette demande-là? grommela la mère Anne +stupéfaite. Avez-vous jamais pris Lina en délit de mensonge? + +--Non, mais cette fois, si elle me cachait quelque chose, elle me +rendrait profondément malheureux. + +--Mon cher grand-père, dit la jeune fille, je ne vous comprends +vraiment pas. Qu'est-ce que je pourrais vous cacher? + +--Eh bien, soyez sincère. Vous êtes allée à Bruxelles, il y a huit +jours? + +--Oui, pour vous acheter un nouveau chapeau, vous le savez bien. + +--Et n'y avez-vous rencontré personne? + +--Naturellement; toute sorte de gens; à Bruxelles il y a toujours +beaucoup de monde dans les rues. Mais pourquoi me demandez-vous cela, +grand-père? + +--N'avez-vous pas rencontré M. Herman Steenvliet, à Bruxelles? + +--Non. + +--Et si vous l'aviez réellement rencontré? Si vous vous étiez +promenée avec lui, me l'avoueriez-vous? + +--Ah! pauvre grand-père, s'écria-t-elle, si cela était, pourquoi +vous en aurais-je fait mystère? M. Herman lui-même vous l'aurait +dit. Est-ce là les sottes histoires que l'on raconte dans le village? +Et vous vous attristez pour de semblables cancans? + +--Mais, mon père, qu'est-ce que vous avez donc dans l'esprit? murmura +la veuve d'un ton de reproche. Croyez-vous donc que notre Lina ne +sache pas comment une honnête fille doit se conduire? Je suis +bien sûre que si M. Steenvliet l'avait rencontrée, elle se serait +contentée de lui dire simplement bonjour, et empressée de passer son +chemin. + +--M. Herman, d'ailleurs, ne m'aborderait pas au milieu de la rue, +ajouta Lina, il a beaucoup trop d'esprit pour cela. Laissez donc jaser +les ignorants, grand-père, ils ne savent pas ce qu'ils disent. + +Jean Wouters demeura un instant silencieux. Il était pleinement +convaincu de l'innocence de la jeune fille et il allait renoncer à +toute question ultérieure; cependant, obéissant à ce qu'il croyait +être de son devoir, il demanda encore: + +--Lina, vous n'avez jamais, n'est-ce pas, porté d'autres vêtements +que ceux que nous connaissons, votre mère et moi? Jamais un autre +bijou que les boucles d'oreilles, de votre grand'mère défunte, n'a +brillé à vos oreilles? + +Les deux femmes, muettes et comme ahuries, le regardèrent comme si +elles ne le comprenaient pas. + +--Répondez-moi, je vous en supplie, soupira le grand-père. + +--Mais, pour l'amour du ciel, mon père, qu'est-ce qui vous arrive? +s'écria la veuve. Des habits, des joyaux, notre Lina? Où sont donc +vos esprits? + +Le vieillard s'absorba dans ses réflexions; un sourire de +satisfaction entr'ouvrait ses lèvres. Mais sa physionomie redevint +tout de suite sérieuse, car il se souvint du conseil, de la menace +de son patron, et en même temps de la promesse formelle, à lui Jean +Wouters. Il secoua tristement la tête et dit: + +--Ah! mes enfants, qu'il y a de méchantes gens au monde! Tout ce que +l'on raconte n'est que fausseté, calomnie et venin. Mais nous n'avons +pas d'autre richesse que notre honneur, et lorsque le soin de notre +bonne renommée et la défense de notre réputation exigent de nous +certains sacrifices, nous ne pouvons pas hésiter... Asseyez-vous +toutes deux, je vous expliquerai ce qui m'a rendu triste et malade. +Je ne vous dirai pas tout,--cela n'est pas nécessaire,--mais assez du +moins pour vous faire comprendre ce que le devoir nous commande. + +Dès qu'ils furent tous assis, il dit avec un embarras visible, et en +cherchant ses mots: + +--M. Herman Steenvliet vient ici deux ou trois fois par semaine. +Nous savons qu'il n'est amené chez nous que par reconnaissance, +par amitié peut-être, et cela nous suffit pour l'accueillir sans +arrière-pensée. Oui, vous, Lina, et votre mère, vous avez engagé +M. Herman à renouveler ses visites le plus souvent possible. Nous +croyions que nous pouvions contribuer par là à le tenir éloigné +de ses liaisons dangereuses. Notre but, du moins, était louable... +Hélas! mes enfants nous sommes des coeurs simples et nous ne +connaissons pas le monde. Tandis que nous vivions ici en pleine +sécurité, la calomnie courait dans le village pour dire toute sorte +de mal de nous. Par exemple, on a l'impudence d'affirmer que nous +attirons ici M. Herman par cupidité, par calcul. On ose même +prétendre, Lina, que vous portez des robes de soie et des boucles +d'oreilles enrichies de brillants, que vous auriez acceptées de M. +Herman. + +--Moi? des robes de soie, des boucles d'oreilles de M. Herman? +répéta la jeune fille en riant. Quelle folie est-ce là? Et qui +répand ces bruits absurdes, grand-père? + +--Ce sont de méchantes gens, de mauvaises langues, mon enfant. Ne +vous en inquiétez pas! s'écria la mère. + +--Des langues envenimées, c'est certain, reprit le vieillard; mais +elles n'ont pas tout à fait tort; nous sommes coupables du moins +d'une grave imprudence. Ce que nous avons perdu de vue, c'est que les +visites d'un jeune monsieur si riche dans notre humble petite maison +devaient naturellement amener beaucoup de commentaires. En effet, les +villageois ne peuvent pas comprendre quel plaisir un monsieur de +la ville, riche et instruit, peut trouver dans la société de gens +simples, de pauvres ouvriers tels que nous. Dans leur ignorance, ils +se forgent toute sorte de mauvaises pensées sur notre compte; ils +bavardent entre eux sur nous, et disent des choses dont la seule +idée... En un mot ils nous volent notre honneur et ternissent notre +bonne renommée. + +Jean Wouters, qui avait d'abord l'intention de faire connaître en +peu de mots les raisons de son retour inopiné au logis, tombait +maintenant d'une hésitation dans l'autre. Il n'osait pas déclarer +quelles raisons on attribuait dans le village aux visites d'Herman +Steenvliet. L'innocente Lina n'avait pas mérité une si cruelle +injure; lui, son grand-père, ne pouvait pas trouver le courage de lui +plonger ce poignard dans le coeur. + +--Allons, grand-père, ne vous tourmentez pas pour cela, dit la jeune +fille. C'est affreux, c'est agir méchamment avec nous qui n'avons +jamais fait de mal à personne; mais nous ne pouvons pas empêcher les +méchantes langues d'aller leur train. Que nous fait leur bavardage, +aussi longtemps que nous n'avons rien à nous reprocher? + +--Oui, mon père, pourquoi nous laisser troubler par ces vains cancans +tant que notre conscience ne nous reproche rien? + +--Nous avons quelque chose à nous reprocher, enfants. Non, nous +n'avons pas fait notre devoir comme il convenait de le faire, dit le +vieillard d'une voix plus ferme. Il ne suffit pas de ne point faire le +mal, il faut également écarter toute apparence de mal, et ne point +donner aux gens de prétexte à commentaires malveillants... Ah! je ne +sais vraiment pas comment vous faire comprendre ce que je veux dire... +Mon maître m'a appelé dans son arrière-boutique et m'a expliqué +comment tout le village fait scandale autour de notre nom parce que +M. Herman vient chez nous. Un si riche monsieur de la ville dans la +maison d'un pauvre ouvrier, cela ne peut pas durer, prétend-il; cela +nous ravirait pour toujours notre réputation d'honnêtes gens; tous +les habitants du village nous considéreraient comme des gens sans +honneur... J'ai promis à mon patron que nous défendrons à M. +Steenvliet l'entrée de notre maison, et qu'il ne remettrait plus +jamais les pieds chez nous. + +--Quoi? que dites-vous là, grand-père? s'écria impétueusement la +jeune fille avec incrédulité! Vous chasseriez M. Herman de notre +maison? Cela ne se peut pas. Quel mal nous a-t-il fait? + +--Oui, oui, mon père, répondez, quel mal ce bon jeune homme nous +a-t-il fait? Le chasser pour faire plaisir à quelques langues +envenimées du village? Vous n'en aurez certainement pas le courage. + +--Dites ce que vous voudrez, mes enfants, il m'est défendu de rien +entendre. Herman Steenvliet ne peut plus nous rendre visite. S'il +vient encore une fois chez nous après aujourd'hui, mon patron me +renverra de l'atelier. Quelle honte! Et d'ailleurs, où trouverai-je +alors du travail et du pain? + +Ces mots, qui résonnaient à ses oreilles comme une condamnation, +arrachèrent à Lina un cri d'angoisse. Elle se cacha la figure +dans les mains et se mit à pleurer en silence. Bientôt les larmes +ruisselèrent à travers ses doigts. + +Jean Wouters la regardait le coeur serré. Cette extrême tristesse +à la seule annonce de l'éloignement de Herman, qu'est-ce que cela +signifiait? Ciel, allait-il apprendre un déplorable secret? Avait-il +en effet été aveugle, aveugle pour un terrible danger? Se verrait-il +forcé de bénir les calomniateurs qui l'avaient rappelé à temps à +la conscience de ses devoirs paternels? + +Pendant qu'il était assailli de ses pénibles pensées, la mère Anne +continuait ses efforts pour lui faire comprendre qu'il n'avait pas +le droit d'interdire ainsi brusquement et grossièrement à M. Herman +l'entrée de leur maison. Certes, elle pensait aussi maintenant qu'il +valait mieux que le jeune homme cessât ses visites, mais on pouvait +le lui faire sentir petit à petit. Il était, après tout, un jeune +homme bien élevé, auquel ils n'avaient rien à reprocher, et on ne +chasse pas ainsi des honnêtes gens comme un voleur ou un mendiant. + +La vue de la profonde émotion de Lina semblait avoir irrité le +vieillard. Un feu sombre brillait dans ses yeux fixes; ses lèvres +étaient contractées, et ce fut d'un ton bref et tranchant qu'il +répondit enfin: + +--Je n'écoute rien, Anna. C'est mon maître qui m'a envoyé ici. Pauw +le tortu a vu M. Herman descendre du train à Loth. Il n'est pas ici; +je le regrette. S'il vient en mon absence, envoyez immédiatement +Lina à l'atelier pour m'appeler. Je ferai connaître à M. Herman ma +résolution irrévocable. + +--Ah! mon père, réfléchissez encore quelques jours. + +--Plus un mot, Anna; le sentiment du devoir me rend inexorable. Je +veux être obéi. + +Il se dirigea vers la porte, prêt à partir. Mais malgré ses +suppositions douloureuses, son coeur s'ouvrit à la pitié; il alla à +Lina, lui prit la main, et lui dit tristement: + +--Allons, Lina, séchez vos larmes et prenez courage. La pensée que +M. Herman ne reviendra plus jamais ici vous afflige profondément; +malheureuse enfant, mettez-vous donc le plaisir de sa société +au-dessus du soin de votre propre réputation? Reconnaissez votre +devoir: soumettez-vous avec résignation à la nécessité, et votre +chagrin sera bien vite passé. + +--Mon chagrin, grand-père! répéta la jeune fille; mon chagrin n'est +rien... Mais lui, le pauvre jeune homme, vous allez donc le chasser +comme un mauvais homme? + +--Le chasser, Lina? C'est-à-dire que je lui ferai comprendre qu'il +ne peut plus venir nous rendre visite, et qu'il doit se comporter +dorénavant comme s'il ne nous avait jamais connus. L'intégrité de +notre honneur, le repos de notre vie sont à ce prix. + +--Oh! grand-père, comment pouvez-vous être devenu tout à coup +si cruel et si impitoyable? Vous allez rendre M. Herman malheureux, +peut-être pour toujours. N'affirme-t-il pas lui-même que c'est notre +amitié seule qui lui prête la force de ne pas retomber dans les +écarts de sa conduite passée? Vous voulez l'abandonner maintenant +sans aide, sans soutien, à la séduction des plaisirs bruyants. +Prenez encore un peu de patience, quelques semaines seulement, +jusqu'à ce qu'il se marie. + +--Pas de patience, Lina, cela n'est pas possible. Si M. Herman vient +encore nous rendre visite aujourd'hui, comme cela est probable, il +faut qu'il entende un adieu définitif. + +--Mais, grand-père, ce jeune homme m'a sauvée de la mort. + +--Oui, je le sais, mon enfant, mais cela ne fait rien, toutes ces +paroles sont superflues. Je ne veux pas être chassé de mon atelier +avec la crainte douloureuse de l'avoir peut-être mérité. Maintenant +que je sais quel est mon devoir de père et d'honnête homme, rien +ne peut me faire reculer. Écoutez-moi bien, Lina. Si M. Herman vient +encore ici aujourd'hui, courez au village sans perdre une minute pour +m'annoncer son arrivée. Je veux, j'ordonne que vous m'obéissiez en +cela. Si vous restiez auprès de M. Herman, si vous lui parliez de +toutes ces choses, songez-y, je ne vous le pardonnerais jamais. Vous +m'avez bien compris, n'est-ce pas? + +Les deux femmes tremblaient en écoutant le son de sa voix qui avait +pris un accent impérieux. Jamais elles ne l'avaient vu si sévère, +si résolu, si implacable. Il était déjà sorti qu'elles tendaient +encore les mains vers lui. + +Mais tout à coup il rentra en disant précipitamment: + +--La-bas, au bas du chemin creux, arrive M. Herman. Montez toutes les +deux à l'étage. Dépêchez-vous. Ne m'entendez-vous pas? Montez, +vous dis-je. + +La jeune fille poussa un cri de désespoir; elle sa laissa tomber à +genoux devant son grand-père et lui dit en pleurant: + +--Ah! grand-père, ayez pitié de lui! Il est si bon! Ne lui dites +point de paroles dures; ne le rejetez pas dans le désespoir. + +--Cela dépendra de lui-même, Lina. Je n'aimerais pas de lui dire +des paroles dures, mais s'il veut s'insurger contre la raison et +le devoir, alors... Anne, obéissez-moi, montez avec Lina, et ne +redescendez pas avant que je ne vous appelle. Je veux être tout à +fait seul avec M. Steenvliet. + +Lina se leva, et quoiqu'elle tremblât de tous ses membres, elle prit +le bras de sa mère et monta l'escalier d'un pas ferme. + +Le vieillard agité passa sa main sur son front et essaya de +reprendre son calme. La profonde tristesse de Lina, la chaleur de ses +supplications en faveur de Herman l'avaient rendu inquiet et défiant. +Il commençait seulement à comprendre clairement qu'il devait rester +impitoyable... Mais d'un autre côté sa raison lui disait qu'il +n'avait pas le droit de parler durement ni impoliment au jeune homme, +attendu qu'il ne savait pas si, au fond, il avait à lui reprocher +autre chose que l'imprudence dont ils s'étaient tous rendus +coupables. Il devait donc rester calme et faire connaître à M. +Herman sa volonté sans colère. Mais s'il advenait qu'il opposât de +la résistance, s'il refusait de cesser définitivement ses visites, +alors lui, Jean Wouters, lui prouverait que les sentiments d'honneur +peuvent donner même à un vieillard usé par le travail, la force et +la volonté d'accomplir son devoir sans crainte. + +A peine ses réflexions l'avaient-elles amené à cette résolution, +que Herman Steenvliet parut sur la porte, regarda tout autour de la +pièce, et demanda son chapeau à la main. + +--Bonjour, père Wouters. Quelle chance et quel plaisir de vous +rencontrer ici à cette heure? Je ne m'y attendais pas. Vous n'êtes +pas seul à la maison, n'est-ce pas? + +--Voici une chaise, Monsieur, grogna le vieux charpentier. J'ai à +causer avec vous sérieusement, très sérieusement. + +Herman, frappé du ton inaccoutumé du vieillard, le regarda avec +étonnement. + +--Vous me faites trembler, maître. Est-il arrivé ici un accident? + +--Un malheur, un grand malheur! répondit l'autre. + +--Ciel! Lina est-elle tombée malade? + +--Non, personne n'est malade. Allons, je vous en prie, Monsieur, +asseyez-vous, et écoutez avec attention ce que j'ai à vous dire. +Je n'ai pas beaucoup de temps; notre entretien doit être court... Le +hasard vous a conduit dans notre maison; vous avez trouvé bon, après +cela, de venir nous voir différentes fois,--trop souvent pour notre +bonheur, hélas!--et nous, dans notre simplicité, nous vous avons +reçu sans arrière-pensée, avec plaisir même. Nous sommes de +pauvres ouvriers; vous, vous êtes le fils d'un homme riche à +millions. Il paraît que, à cause de cette grande différence de +conditions, vos assiduités dans cette maison sont considérées par +le monde comme compromettantes pour nous. Si vous saviez, Monsieur, +quelles choses odieuses on raconte de nous dans le village! + +--Je le craignais: l'aubergiste de l'_Aigle d'or_ s'est vengé! +soupira Herman. + +--L'aubergiste de l'_Aigle d'or_ ou d'autres, cela n'y fait rien. +La vérité, la triste vérité est que notre pauvre Lina a perdu +sa bonne réputation peut-être pour toujours. A peine si j'ose vous +déclarer ce que l'on dit et ce que l'on croit d'elle. On assure +qu'elle vous attire ici pour avoir de l'argent de vous; que vous +lui donnez des robes de soie et des bijoux. Qu'on l'a rencontrée à +Bruxelles se promenant a votre bras... + +--Ah! les vipères! s'écria le jeune homme qui se leva en serrant les +poings. Les serpents, qui crachent leur bave sur Lina, sur cet ange si +pur, si noble de coeur!... Ah! cela ne durera pas longtemps: je +cours au village, et je saurai bien fermer la bouche à ces lâches +calomniateurs. + +--Non, Monsieur, vous ne ferez pas cela, je vous le défends, dit le +vieillard en lui faisant signe de se rasseoir. Voulez-vous donc par +votre intervention publique, donner raison à la malignité des gens +et rendre tout le village hostile à notre pauvre Lina? Ce n'est pas +par la violence que l'on peut combattre la calomnie: au contraire, +ce serait jeter de l'huile sur le feu. Il n'y avait qu'un moyen de +prévenir le mal; il n'y a qu'un moyen pour en diminuer l'effet autant +que possible, maintenant que le mal s'est produit. Vous avez plus +d'esprit, plus d'expérience du monde que nous, vous, Monsieur +Steenvliet. Votre conscience, votre coeur devraient vous avoir depuis +longtemps indiqué ce moyen. + +--Ah! ils me l'ont indiqué, murmura le jeune homme. + +--Est-il possible? Et vous n'avez pas écouté leur voix? + +--Ce qui est arrivé, je le craignais depuis longtemps. Il y a plus de +quinze jours que je voulais vous annoncer ma ferme résolution de ne +plus venir vous voir désormais. + +--Hélas! pourquoi ne l'avez-vous pas fait? + +--Vingt fois j'ai eu l'adieu sur les lèvres, père Wouters; mais +chaque fois le courage de le prononcer m'a manqué. Je n'ai pas bien +agi, je le reconnais trop tard. Pardonnez-le moi. + +--Vous reculiez devant le chagrin que vous pensiez devoir résulter +pour Lina de votre départ? + +--Non, ce n'était pas là la cause de ma faiblesse. Je ne veux pas +vous tromper, c'est l'égoïsme qui m'a retenu. Et qu'il y a-t-il +d'étonnant? Réfléchissez un peu, père Wouters: feu ma mère m'a +mis au coeur le désir des plaisirs tranquilles, simples, modestes, +l'aspiration vers une amitié douce et désintéressée... et +malgré cela, j'étais en voie de perdre complètement ma santé, mon +intelligence et mon honneur dans les débordements d'un libertinage +stupide. Je me méprisais moi-même; j'étais dégoûté de la vie. +Ici, dans votre humble maisonnette, mon âme a retrouvé la paix; +j'ai été réconcilié avec ma conscience, et la vie m'a souri +de nouveau... Renoncer à ce bonheur, à cette délivrance,... me +retrouver seul, sans appui, sans consolation, dans un monde que je +hais! Ah! c'était trop pénible. Dire pour toujours adieu à vous, à +la bonne mère Anne, à Lina, cela m'effrayait; et si bien convaincu +que je sois que cet adieu définitif devra tout de même être +prononcé une fois, je différais cette triste échéance pour +prolonger mon bonheur d'un jour, d'un seul jour. + +--Mais maintenant, Monsieur? + +--A présent, père Wouters, c'est décidé. Après aujourd'hui, je ne +ferai plus aucun effort pour vous revoir, ni votre femme, ni +Lina... Ah! si vous saviez, père Wouters, comme cette séparation +irrévocable me déchire le coeur! + +Jean Wouters était ému. + +--Allons, mon jeune ami, dit-il d'un ton consolant, ne perdez pas +courage. Nous avons été tous également imprudents. Peut-être, +lorsque vous ne viendrez plus chez nous, les gens reconnaîtront-ils +leur erreur. Mais si même notre bonne réputation devait en rester +atteinte, comme cela est à craindre, eh bien, nous le supporterons +sans vous accuser pour cela. + +--Oui, vous êtes assez généreux pour me pardonner ma faiblesse, dit +Herman d'un ton amer, mais je ne me la pardonne pas moi-même; je ne +me pardonne pas d'avoir, par lâche égoïsme, exposé votre bonne +Lina à la calomnie des mauvaises langues. Je le regretterai toute ma +vie. Hélas, l'innocente compagne de jeux de mon enfance, elle dont la +douce amitié m'a tiré de l'abîme de l'abjection et du désespoir, +je l'ai jetée en pâture à la malignité publique; je suis cause que +son nom est souillé du venin de la calomnie, et restera peut-être +souillé. Dieu, qui lit dans mon coeur, sait bien que je donnerais +tout au monde pour racheter le mal que je lui ai fait... mais je ne +le puis pas!... Pourquoi ne suis-je pas un pauvre ouvrier comme vous? +Pourquoi cet argent maudit se trouve-t-il entre nous, si ce n'est pour +m'empêcher de vous faire triompher de la calomnie en vous élevant +au-dessus d'elle? Ah! ciel, je suis fou de colère et de chagrin. Ma +tête tourne... Je ne sais plus ce que je dis! + +Herman s'était levé et avait pris la main du vieillard. + +--Maintenant, père Wouters, adieu! murmura-t-il les larmes aux yeux. +Je m'en vais: vous ne me reverrez plus. + +--Monsieur Herman, nous nous comprenons bien, n'est-ce pas, plus +jamais? + +--Non, plus jamais... Je vais me marier avec une demoiselle de la +haute noblesse. Priez Dieu pour moi, père Wouters, afin que, dans ce +brillant mariage, il me fasse retrouver quelques miettes du bonheur, +de la paix de l'âme que me fait perdre cette douloureuse séparation. + +Il se dirigea vers la porte d'un pas ferme et résolu; mais là il +s'arrêta et regarda le charpentier d'un air suppliant, comme pour lui +demander quelque chose. + +--Soyez généreux, répondit le vieillard à cette prière muette; +épargnez-leur cette triste émotion. + +--Un mot, un seul mot! + +--Les larmes de deux pauvres femmes changeraient-elles quelque chose +à la fatalité qui pèse sur nous? + +--Non, vous avez raison, maître. Adieu! Adieu! Et, étouffant un cri +de désespoir, Herman Steenvliet sortit de la maison en courant et +reprit le chemin creux, sans remarquer deux ou trois paysans qui +l'épiaient et qui le suivirent des yeux en échangeant de grossières +plaisanteries. + + + + +X + + +Herman Steenvliet, le coeur plein d'angoisse et de chagrin, marchait +dans le chemin creux qui devait le conduire à Loth, près de la +station de chemin de fer; mais, arrivé là, il se sentit un tel +dégoût pour la société des hommes, et un tel besoin de solitude, +qu'il résolut d'aller à pied jusqu'à Bruxelles, en suivant les +bords du canal de Charleroy. + +En chemin il s'arrêtait souvent, secouant la tête, se parlait tout +haut à lui-même et se faisait violence pour retenir les larmes qui +voulaient à chaque instant jaillir de ses yeux. + +Sa conscience l'accusait; il comprenait fort bien que l'honneur et +la bonne réputation de Lina resteraient compromis, car au village +surtout, les souillures que la calomnie répand sur ses victimes sont, +de leur nature, ineffaçables. Lui, Herman, avait prévu le mal et +l'avait redouté; par égoïsme ou par faiblesse il avait continué +ses visites, et conséquemment c'était par sa faute que son amie +d'enfance allait rester méprisée et blâmée. C'est ainsi qu'il +avait récompensé ces braves gens de l'amitié désintéressée +qu'ils lui avaient témoignée. + +Cette conviction lui était extrêmement pénible. Il se creusait le +cerveau à chercher un moyen de défendre Lina contre les soupçons +injurieux des gens du village; mais son esprit restait stérile. +Considérant que tout ce qu'il pouvait tenter aurait pour unique +résultat de provoquer des calomnies nouvelles et plus odieuses +encore contre l'innocente jeune fille, il devait se soumettre avec +résignation à la fatalité qui pesait sur lui. + +Il ne reverrait plus jamais Lina Wouters; tout était rompu entre elle +et lui; leurs relations ne devaient jamais se renouer. + +Ah! il mesurait maintenant toute l'étendue, toute la puissance de son +amour pour la naïve compagne de son enfance, et il s'en effrayait. Et +quoique le serment de fidélité qu'il allait jurer au pied des autels +à une autre femme lui fît un devoir devant Dieu d'oublier Lina, il +sentait bien, hélas! qu'il ne le pourrait pas. Ah! si les millions de +son père ne s'élevaient pas entre lui et la victime de son égoïste +imprudence, s'il était pauvre, avec quelle joie triomphante il +élèverait Lina au-dessus des atteintes de la calomnie! Mais il ne +pouvait pas y penser: il ne pouvait pas se soustraire à son triste +sort; il fallait qu'il devînt l'époux de Clémence d'Overburg. + +Ces douloureuses pensées tourbillonnaient dans son esprit et lui +faisaient saigner le coeur. + +Lorsqu'il arriva enfin chez lui, il était tout à fait abattu et +découragé. Il monta à sa chambre, se laissa tomber dans un fauteuil +et resta là, le regard fixe, perdu dans le vide, luttant contre +l'obsession de l'image de Lina qu'il voyait constamment devant lui, +tantôt les yeux pleins de larmes, tantôt souriant du plus doux +sourire. + +Pour échapper à cette vision, il sortit de nouveau et alla se +promener très loin sur la route de Tervueren; mais rien n'adoucit +sa douleur, et plus cette lutte contre les arrêts du sort se +prolongeait, plus profondément s'enracinait en lui la conviction que +rien au monde n'était assez puissant pour affaiblir dans son coeur la +sentiment qui l'enchaînait à Lina Wouters. + +Durant trois jours, il resta en proie aux luttes intérieures les plus +pénibles sans parvenir à déterminer clairement ce qui lui restait +à faire. Mais le quatrième jour, après de longues heures passées +dans sa chambre à réfléchir et à méditer, il se leva tout à +coup, l'oeil brillant d'une ferme résolution: + +--C'est décidé: attendre plus longtemps ne servirait de rien, Que +mon sort s'accomplisse! Mon pauvre père croira que je l'attriste sans +hésitation et sans pitié. Ah! s'il pouvait lire dans mon coeur! Ce +qu'il désire voir se réaliser lui est inspiré par son affection +pour moi, je le sais bien. Mais il se trompe. Je ne peux pas +consentir à être pendant toute ma vie la victime d'une erreur de +sa tendresse... et, lors même que je le voudrais, je demeurerais +impuissant contre une chose qui est plus forte que ma volonté... +L'argent est le tyran qui me condamne à l'avenir le plus amer; eh +bien, je veux, en ce qui me concerne, briser ce sceptre infernal; +je serai pauvre, peut-être, et obligé de gagner mon pain en +travaillant; mais libre, du moins, et maître de mon coeur et de mes +actions. + +En prononçant ces paroles à voix haute, il descendit rapidement et +entra sans frapper dans le cabinet de son père. + +--Ah! ah! on vous voit donc à la fin! lui dit joyeusement M. +Steenvliet. Que diable, mon fils, où donc êtes-vous toute la +journée? Je vous ai à peine entrevu deux ou trois fois depuis le +commencement de la semaine. + +--Mon père, j'ai à vous parler d'une affaire importante, répondit +le jeune homme. Je vous en prie, ayez la bonté de m'écouter avec +calme. + +--Quelle mine sérieuse vous avez, Herman! Vous piquez ma curiosité. +Il ne s'agit pas de votre prochain mariage? + +--Si, mon père. + +--Mais sur ce point, il n'y a plus rien à dire. Parlez, cependant. +Quelque nouvel enfantillage? + +--Jugez-en, mon père. Depuis quatre jours j'ai la tête en feu; +depuis quatre jours j'ai la fièvre, mes nerfs sont tendus à se +rompre, parce que je m'effraye à l'idée de vous déplaire et de vous +faire du chagrin; car, je le reconnais, vous êtes bon pour moi, vous +m'aimez, et dans tout ce que vous faites vous n'avez en vue que mon +bien-être, tel que vous le comprenez, du moins. + +--Ah çà! qu'est-ce que tout cela signifie? Vous n'allez pas pleurer, +n'est-ce pas? + +--Non, mon père, mais je m'efforce de vous faire comprendre que je +vous suis reconnaissant et que je vous respecte... + +--Je le sais bien, mon garçon. Laissez là ces détours, et allez +droit au but. Que désirez-vous? De l'argent? + +--Non; je veux vous faire part d'une résolution, d'une immuable +résolution que j'ai prise. + +--Immuable! Nous verrons bien. J'écoute. + +Le jeune homme hésita et parut rassembler ses forces. Il dit enfin +d'un ton décidé: + +--Mon père, je n'épouse pas mademoiselle d'Overburg. + +--Ne l'avais-je pas deviné? s'écria l'entrepreneur. Vous voilà +encore une fois! De pareilles hésitations sont peut-être naturelles; +mais elles ne sont certainement pas sérieuses. Quand il en sera +temps, vous vous estimerez heureux de pouvoir donner le nom d'épouse +à la noble demoiselle Clémence. + +--Croyez là-dessus ce qu'il vous plaira, mon père, mais je vous +déclare que jamais, non jamais, je n'accepterai la main de Clémence +d'Overburg. + +M. Steenvliet éclata de rire. + +--Ah! ah! vous tournez comme une girouette! dit-il en ricanant; +aujourd'hui par-ci, demain par-là. Allez encore vous promener un peu, +Herman, et venez me dire ce soir quelles sont vos intentions. Vous +aurez encore une fois changé d'avis. + +Le jeune homme frémissait d'impatience, mais il se contint, et +répondit avec un calme apparent: + +--Vous êtes un homme énergique, mon père; tout le monde vante la +fermeté de votre volonté. Moi, au contraire, j'ai été jusqu'à +présent un être faible et hésitant, parce que l'on a contrarié +tous les penchants de ma nature primitive. Mais votre sang coule dans +mes veines. Ne vous étonnez donc pas, mon père, qu'après quatre +jours de réflexions et de souffrances, je sois arrivé à prendre une +résolution si ferme et si irrévocable que rien au monde ne pourrait +la changer... + +--Pas même la volonté de votre père? + +--Non. + +--Ni mes prières? + +--Je vous demande bien humblement pardon, mon père, mais mon parti +est pris. Je n'épouserai pas Clémence d'Overburg. + +Cependant M. Steenvliet se refusait à croire que son fils parlait +sérieusement, quoique le ton grave du jeune homme, son air décidé, +et la résolution de son regard ne fussent point sans inquiéter +l'entrepreneur. + +--Mais, Herman, dit-il, je ne vous comprends pas. Expliquez-moi +donc quelles raisons vous poussent à rompre ainsi vos engagements. +Avez-vous appris, sur Clémence ou sur ses parents, quelque chose qui +vous blesse? + +--Non, mon père. A quoi bon vous répéter encore une fois les +raisons qui, dès le premier moment, me firent considérer cette union +disproportionnée comme devant faire le malheur de toute ma vie? Avec +votre argent vous achetez une bru, rameau d'une antique et illustre +souche. Elle ne peut pas m'aimer jamais, moi, le fils d'un ouvrier +enrichi, le bourgeois égoïste dont l'orgueil veut anéantir et +absorber sa noblesse. Je lirais sans cesse cette accusation dans +ses yeux... Ses parents se vengeraient sur moi par une haine +irréconciliable, et me mépriseraient... Et moi, moi, je devrais +baisser humblement et sans résistance la tête devant cette +humiliation! car ma conscience me dirait que je l'ai méritée. + +--Bah! bah! folies que tout cela. Cela n'a pas le sens commun. C'est +peut-être la quatrième fois que vous me répétez ces réflexions +défavorables, et chaque fois vous avez reconnu qu'elles n'étaient +pas fondées. + +--En effet, mon père, chaque fois je me suis soumis par respect, par +affection pour vous. Et s'il n'avait pas surgi d'autres raisons pour +me faire reculer, j'aurais probablement accepté mon sort, si triste +qu'il me parût. + +--Ah! bon, il y a une nouvelle raison? + +--Clémence d'Overburg n'a pas la moindre inclination pour moi; au +contraire! + +--Vous vous trompez, Herman, soyez-en sûr, son père me disait encore +dernièrement qu'elle parle de vous dans chacune de ses lettres, et +qu'elle s'informe avec intérêt de votre santé. + +--Cela se peut; mais son frère Alfred, sans me le déclarer +positivement, m'a fait suffisamment comprendre que mademoiselle +Clémence redoute le mariage projeté comme une mésalliance +déshonorante. + +--Vous avez mal compris ses paroles. + +--Ah! n'est-ce pas naturel? Clémence courbe la tête sous la volonté +de son père, sous la pression de la fatalité. Elle se sacrifie à +l'honneur et au bien être de sa race; elle se vend pour sauver ses +parents d'une décadence scandaleuse. Certes, cette abnégation de +soi-même est un acte digne d'éloges; mais plus noble Clémence se +montre, plus lâche et plus cruel serais-je en consentant à conduire +à l'abattoir cet innocent agneau. Non, je ne le ferai pas, jamais, +jamais! Ce rôle de bourreau me répugne. L'idée que je devrais vivre +jusqu'à la fin de mes jours côte à côte avec ma victime, me fait +trembler d'horreur... Et je vous le répète, mon père, rien au monde +ne peut me faire consentir à épouser mademoiselle d'Overburg. + +L'entrepreneur secoua la tête avec impatience. + +--Vous êtes de bien mauvaise humeur aujourd'hui, dit-il. Les paroles +sans portée d'Alfred d'Overburg vous ont indisposé: mais je +veux croire que cet accès de dépit se passera bientôt, comme +précédemment; sans cela votre hardiesse, la légèreté avec +laquelle vous essayez de reprendre vos promesses, me mettraient dans +une juste colère. Ah! mon sang coule dans vos veines? Ah! vous +avez une volonté ferme? Mais moi, je suis votre père, et j'ai +une volonté qui n'a jamais plié. Si cela devenait nécessaire, je +saurais vous montrer que quand une fois j'ai mûrement et fermement +décidé quelque chose, tout doit se courber devant moi: vous surtout, +qui êtes mon fils... Allons, poussez votre audace jusqu'au bout: +osez me répéter que vous refuseriez d'obéir à mes ordres, à mes +prières! Est-ce ainsi que vous voulez me récompenser de toute ma vie +de dévouement et de sacrifices? + +Le jeune homme, qui ne voulait pas répondre à cette question, avait +laissé tomber sa tête sur sa poitrine, et regardait obstinément +le parquet, sans rien dire. Son attitude humble fut prise par M. +Steenvliet pour un signe d'hésitation ou de regret. + +--Voyons, mon bon Herman, dit-il, ne vous laissez pas aller à toutes +ces sottes idées. Elles vous attristent inutilement; car, à supposer +qu'elles soient fondées en partie, à quoi cela vous avancerait-il? +L'affaire est poussée trop loin pour que l'on puisse revenir sur +ses pas. Puis-je aller dire maintenant au baron d'Overburg que nous +refusons la main de sa fille? Je n'oserais jamais lui faire un si +sanglant affront. Cela est complètement impossible, et d'ailleurs je +ne le voudrais pas. Oubliez-vous donc, Herman, que l'unique but de +mes efforts, de mes labeurs, de mes épargnes, de ma vie, a été +de préparer et de réaliser votre élévation dans le monde. Et +maintenant que mon voeu le plus ardent va s'accomplir, maintenant +que vous allez devenir l'époux d'une jeune fille de haute noblesse, +maintenant que le vieux maçon,--devenu riche grâce à son habileté +et à son travail,--va voir son sang plébéien se mêler au sang +illustre des Overburg, vous renonceriez à cette brillante alliance? +Ah! ah! quelle folie! Soyez plus avisé; dites-moi que vous acceptez +avec gratitude la main de Clémence. + +--Je ne l'accepte pas, mon père! + +--Ah çà! êtes-vous ensorcelé? s'écria l'entrepreneur irrité. +Ne comprenez-vous donc pas que si je prenais au sérieux votre +proposition insensée, vous me rendriez profondément malheureux? + +--Je le sais, mon père, et pourtant... + +--Pourtant quoi? + +--Pourtant je dois refuser. Si je n'épouse pas Clémence, vous en +aurez du chagrin pendant quelque temps; mais si je l'épouse, je me +condamne moi-même à une existence sans amour, sans espoir, sans +dignité. Je ne veux pas m'acheminer vers le tombeau, courbé sous +l'humiliation et la haine... C'est une loi: de deux maux il faut +choisir le moindre. Mademoiselle d'Overburg ne sera jamais ma femme. + +--Par le diable, c'est ce que nous verrons! + +Herman fit quelques pas en arrière, comme pour s'en aller. + +--Restez! commanda M. Steenvliet. Je devrais me fâcher, mais je suis +trop fermement convaincu que votre nouvelle lubie ne tiendra pas. +Ah! si ce que vous venez de dire était bien mûrement réfléchi et +délibéré, si, par hasard, vous persistiez dans votre refus, je +me vengerais impitoyablement de votre désobéissance et de votre +opiniâtreté. Je puis vivre assez longtemps encore pour dissiper +toute ma fortune, et pour m'en aller de ce monde aussi pauvre que j'y +suis venu. Alors vous n'auriez rien. + +--Agissez en cela comme vous le trouverez bon, mon père, répondit le +jeune homme avec le plus grand calme. Je suis assez grand pour gagner +ma vie en travaillant. + +--Vous allez peut-être devenir peintre? ricana le père. + +--Peintre ou autre chose. Votre exemple m'a appris ce que l'on peut +avec de la volonté et de la persévérance. + +--Allons, Herman, vous perdez la tête. Les millions que j'ai gagnés +pour vous ne serviraient donc à rien? + +--Ils serviront du moins, mon père, à me faire apprécier +l'humilité et à me rendre malheureux pour toute ma vie. + +--Ah! c'est ainsi: Monsieur va demander son gagne-pain au travail de +ses mains, et dès qu'il gagnera un peu d'argent, il épousera l'une +ou l'autre petite paysanne; qui sait? peut-être même la fille de +quelque artisan. + +--Une femme de cette condition ne reprochera pas, du moins, à mon +père d'avoir été maçon, grommela le jeune homme d'un ton acerbe. +Ce serait un mariage avec un amour partagé et un respect réciproque. + +--Vous radotez. Voyez-vous le fils unique du millionnaire Steenvliet +demeurer dans une hutte et souffrir de la faim? Allez vous mettre au +lit, Herman, reposez-vous un peu et laissez vos esprits se calmer; +car, vraiment, vous êtes à moitié fou. Demain ce sera passé. En +tout cas, n'espérez pas que dans cette affaire importante je prête +les mains à vos caprices et à vos lubies. Clémence d'Overburg sera +votre femme; c'est décidé, et cela reste décidé. + +--Est-ce bien votre dernier mot, mon père? + +--Mon tout dernier mot. + +--Soit donc! Je sais ce qu'il me reste à faire. + +En achevant ces paroles, Herman sortit du cabinet. + +L'entrepreneur le suivit un instant des yeux d'un air pensif, puis il +secoua la tête et se dit à lui-même en souriant: + +--Pauvre garçon! La crainte de ne pas être aimé de mademoiselle +Clémence le jette maintenant dans un doute pénible. Son coeur est +trop sensible, trop tendre. Il tient cela de sa mère. Sans amour sa +vie serait triste, en effet; mais il se trompe complètement. Dès +le premier abord Clémence a montré une sympathie particulière pour +lui. Je lui fournirai les moyens de satisfaire les moindres désirs de +sa femme. Et si réellement elle n'éprouvait pas encore un véritable +amour pour lui, cela viendra tout seul plus tard. L'argent est une +baguette magique toute-puissante sur le coeur des hommes... Si l'on +devait décider définitivement aujourd'hui de ce mariage, peut-être +Herman n'y consentirait-il pas. Il est singulièrement mal disposé +à cet égard; mais l'effet des paroles d'Alfred ne tardera pas à se +dissiper. Nous avons tout le temps d'attendre. Ce qui m'inquiète plus +que les lubies de mon fils, c'est l'hésitation et les atermoiements +du marquis de la Chesnaie. Il ne consentira qu'après avoir ici même +en personne examiné la situation de mes affaires. L'idée qu'une +demoiselle d'Overburg épouserait le fils d'un ouvrier enrichi le +blesse et l'humilie. S'il allait refuser? Je manquerais donc le but de +tous mes efforts?... Mais je crois vraiment que la folie de mon fils +me rend à mon tour hésitant! Est-ce que je ne les domine pas tous +par l'argent? Seraient-ils capables de préférer le déshonneur et la +déchéance? Non, non, j'ai tort de m'inquiéter, l'affaire suivra son +cours comme je l'ai résolu... + +Un valet ouvrit la porte et annonça à son maître que M. le baron +d'Overburg était venu pour lui parler, et qu'il l'attendait au salon. + +--Ah! le père de Clémence maintenant, grommela l'entrepreneur en +ôtant sa robe de chambre. Pourvu que celui-ci ne vienne pas à son +tour avec des hésitations et des faux-fuyants. Je finirais par perdre +patience. Bah! peut-être m'apporte-t-il, au contraire, de bonnes +nouvelles; car lui, du moins, est un homme sensé et il sait ce +qu'il fait, ou du moins ce qu'il peut faire. Voyons, nous allons bien +savoir. + +En entrant dans le salon, il alla à la rencontre de son noble +visiteur avec un sourire aimable, lui serra la main et lui dit: + +--Bonjour, monsieur le baron. Voilà une agréable surprise, à +laquelle je ne m'attendais pas aujourd'hui. Vous deviez être en +ville pour vos affaires; et vous n'avez pas voulu retourner à votre +château sans m'honorer d'une visite. Je vous remercie du fond du +coeur pour cette bonne idée. Veuillez vous asseoir, monsieur le +baron... Mais je ne sais pas ce que je vois à l'air de votre visage. +Auriez-vous du chagrin? Tout ne marche-t-il pas au gré de vos +désirs? + +--Non, pas tout, monsieur Steenvliet, répondit le baron. Il y a +certaines choses qui m'inquiètent depuis une couple de jours. Je suis +venu pour causer de cela très sérieusement avec vous. + +Mais d'abord, je dois vous annoncer que mon oncle, le marquis de la +Chesnaie, m'a écrit qu'il part aujourd'hui de Monaco, et arrangera +son voyage de manière à arriver jeudi prochain à Bruxelles. Vous +pouvez donc vous attendre à notre visite pour la fin de la semaine +prochaine. + +--Peut-être le marquis préférerait-il que je vinsse lui parler à +votre château? + +--En ce cas, monsieur Steenvliet, je vous le ferais savoir. + +--Et peut-on supposer, d'après les termes de sa lettre, qu'il est +toujours favorablement disposé? + +--Toujours favorablement. Ce n'est que pour la forme qu'il diffère +son approbation définitive, jusqu'à ce qu'il ait obtenu par +lui-même les renseignements nécessaires. Mais ces renseignements +seront-ils bien de nature à le satisfaire complètement? Voilà la +question que je me pose, et qui m'inquiète depuis deux jours. + +--Et qu'est-ce qui pourrait bien y manquer, monsieur le baron? Vous +lui avez fait connaître avec une entière sincérité la véritable +situation des choses. N'est-il pas vrai que vous lui avez écrit tout +ce qui pouvait exercer quelque influence sur sa décision?... Quoi? +Vous secouez la tête? + +--Ce que j'ignorais alors, je ne pouvais naturellement pas le lui +mander. S'il l'apprend--et je crains fort qu'il ne l'apprenne--alors +il est probable qu'il s'opposera au mariage de Clémence. Vous avez ma +parole, monsieur Steenvliet, la mauvaise tournure de mes affaires, le +généreux secours que vous m'avez prêté, me rendent votre obligé +et m'engagent envers vous. Je n'hésiterais pas à conclure ce +mariage, même sans le consentement de mon oncle; mais le marquis nous +déshériterait et mes enfants y perdraient plus de deux millions. Je +vous en prie, mon bon monsieur Steenvliet, ayez pour la seconde fois +pitié d'un malheureux gentilhomme! Employez toute votre autorité +paternelle pour faire cesser un scandale qui, du moins en présence +des projets d'union qui existent entre nous, est déshonorant pour +votre fils, pour ma pauvre Clémence, pour vous même et pour toute ma +famille. + +--Mais parlez donc clairement, monsieur le baron, murmura M. +Steenvliet épouvanté. Un scandale? Que voulez-vous dire? + +--C'est difficile à dire, répondit le baron. Ce sont des choses que +nous voyons, hélas, se passer trop souvent. Mais nous, qui sommes +d'une autre époque, nous reculons devant une pareille publicité. + +--Pour l'amour de Dieu, ne mettez pas ma patience à une si rude +épreuve! s'écria l'entrepreneur. Un scandale? Et mon fils en serait +l'auteur? Vous faites signe que oui? J'espère bien, du moins, qu'il +n'a ni volé, ni tué? + +--Non, non, calmez-vous, je vais vous dire ce que c'est... D'après +des bruits dont la vérité n'est pas douteuse, M. Herman ne va +presque plus au Club et il n'y reste que quelques instants quand il +y va. Ses camarades d'autrefois ne le rencontrent nulle part. +Savez-vous, monsieur Steenvliet, où votre fils passe tout son temps +depuis un mois? + +--Sans doute que je le sais, répondit l'entrepreneur avec un rire +triomphant. Le mariage projeté l'a rendu tout à coup sérieux, +beaucoup trop sérieux même à mon avis, le jeune homme se promène, +dessine, lit et rêve. + +--Ainsi, vous ignorez qu'on peut le trouver du matin au soir dans +certaine maison d'ouvriers située au bord d'un chemin isolé, pas +bien loin du village où le banquier Dalster a son château? + +--Bah! bah! Quelle folie! Que diable mon fils irait-il faire là? + +--L'ouvrier a une fille qui, à ce qu'il paraît, n'est pas seulement +très jolie, mais aussi très madrée et très artificieuse. + +--Et vous voulez dire, monsieur d'Overburg, que c'est là que mon +fils s'amuse? Voilà ce que je ne crois pas et, en tous cas, ce que je +n'approuverais pas. Mais en serait-il bien ainsi? + +--Le mal est déjà assez grave lors même qu'il resterait caché; +mais, ce qui ne se peut supporter surtout par nous, gentilshommes, +c'est que ce mal soit publié. Votre fils, au vu et au su de tout +le monde, passe des journées entières dans cette pauvre maison +d'ouvriers, il y mange à la table commune comme s'il faisait partie +de la famille, il achète à la fille des robes de soie et des bijoux, +il se promène dans les rues de Bruxelles avec cette jeune effrontée +à son bras. + +Péniblement atteint par cette révélation, l'entrepreneur secoua la +tête et répondit après un moment d'hésitation: + +--Mais, mon cher monsieur d'Overburg, tout cela ne serait-il pas une +simple médisance? Pour des choses de cette nature mon fils était, +jusqu'à présent, beaucoup plus réservé que d'autres jeunes gens de +son âge. + +--Le vieux monsieur Dalster est mon témoin. Informez-vous de la +vérité dans le village, vous apprendrez que les habitants sont +indignés de la conduite de M. Herman et de celle qui le tient +captif dans ses filets. Et si de simples paysans, qui ne sont en +rien responsables des actes de la fille de l'ouvrier, se sentent +déshonorés par ces relations blâmables, que dois-je dire, moi, +gentilhomme, moi, père de la future femme de votre fils? + +--Je lui parlerai de cela aujourd'hui même, monsieur le baron, et si +vos renseignements sont fondés... + +--Ils sont fondés, n'en doutez pas. + +--Et bien, je lui ferai comprendre qu'il doit rompre avec cette fille. + +Le baron frémissait d'impatience et de dépit. + +--Hélas! monsieur Steenvliet, dit-il, je m'effraye de vous voir +si calme, et de ne pas vous trouver pénétré de l'impérieuse +nécessité d'une rupture immédiate et complète de ces +déshonorantes relations. Si ces bruits parvenaient aux oreilles de ma +fille Clémence, n'aurait-elle pas le droit de refuser sa main, contre +ma volonté, à un homme qui, d'avance et publiquement, manque au +respect qu'il doit à sa future femme? Et si mon oncle, le marquis, +devait apprendre quelque chose de cette triste affaire, lui si fier et +si susceptible sur le point d'honneur, il m'accablerait de reproches +et soulèverait toute ma famille contre moi. Vous-même, monsieur +Steenvliet, vous regretteriez profondément, n'est-ce pas, que des +circonstances imprévues vinssent rendre impossible le mariage de +votre fils. + +--Mais, jusqu'à présent, ce mariage ne court pas de danger, +j'espère? + +--Si, un grand danger. Je vous en conjure, prenez des mesures +énergiques pour nous préserver de ce malheur; car pour moi, vous le +savez, la non-réussite de ce mariage serait une catastrophe. Je n'ai +pas d'autre moyen de reconnaître votre bienfait et de mériter la +continuation de votre généreux secours. + +--Mais, mon digne monsieur d'Overburg, que puis-je faire, sinon de +montrer à mon fils son imprudence, son étourderie? + +--Lui défendre sévèrement, absolument, de remettre les pieds dans +cette maison; lui faire promettre fermement et irrévocablement de +rompre désormais toutes relations avec cette méprisable fille. + +--N'est-ce que cela que vous désirez, monsieur le baron? Soyez donc +bien tranquille: Herman n'ira plus dans ce village. Je vous le promets +en son nom. + +--Et s'il refusait de vous obéir? + +--Non, pas cela. Herman peut avoir une faiblesse et faire une folie; +mais c'est un garçon raisonnable et il a un coeur excellent. En +tout cas, je n'ai pas l'habitude de voir ma volonté méconnue... +Doutez-vous encore? Souhaitez-vous qu'Herman vienne lui-même +s'excuser auprès de vous et vous promettre d'éviter désormais tout +prétexte de soupçon ou de médisance? + +--Oh! non, je n'exige pas cela, s'écria joyeusement M. d'Overburg. Je +vous remercie, mon bon monsieur Steenvliet: j'ai foi en votre parole. +Il me suffit de pouvoir au besoin déclarer et affirmer que ces bruits +n'ont plus de fondement... Allons, écartons toutes ces douloureuses +inquiétudes et espérons que rien n'empêchera ni ne retardera le +mariage souhaité. A la fin de la semaine prochaine, je viendrai vous +rendre visite avec mon oncle le marquis. Nous réglerons tout alors en +sa présence... Permettez-moi de vous dire adieu pour aujourd'hui. Je +dois partir pour Liège où je vais chercher Clémence. Je vous serre +la main, rassuré et consolé. + +Près de la porte cochère, et prêt à remonter en voiture, le baron +murmura a l'oreille de l'entrepreneur: + +--N'oubliez pas vos promesses. Je vous en supplie, soyez énergique. +Notre bonheur à tous en dépend. + +--Je n'ai jamais laissé protester une promesse, répondit M. +Steenvliet. Soyez sans aucune crainte. + +La voiture s'éloigna, et l'entrepreneur retourna à pas lents à son +cabinet, où il se laissa tomber sur une chaise. Il y resta longtemps +pensif et immobile. + +En présence du baron, il avait caché ses impressions pour amoindrir +autant que possible la faute d'Herman; mais, maintenant qu'il se +trouvait seul, l'expression de son visage changea et devint amère. + +--L'imbécile! grommela-t-il. A quels ridicules enfantillages va-t-il +se livrer au moment même où l'on prépare son mariage avec la fille +d'un baron! Lui, si indifférent pour toutes les jeunes filles, si +riches et si jolies qu'elles soient, se laisserait charmer par une +fille d'ouvrier? Il lui achèterait des robes de soie et des bijoux! +Il se promènerait avec elle dans les rues de Bruxelles? Tout ce qu'il +me disait de son aversion pour une union disproportionnée n'était +donc que fausseté? Oui, car la distance entre lui et une simple +ouvrière est infiniment plus grande que la distance entre moi et +M. d'Overburg. Il repousserait et dédaignerait mes ordres et mes +prières, par amour pour une fine mouche de village, qui n'a pas +d'autre but que de lui soutirer de l'argent, beaucoup d'argent? Et +moi, son père, je devrais céder à une aussi méprisable adversaire? +Ah! ah! cela ne sera pas! Il ne jouera pas un jour de plus avec mon +honneur, et ne me rendra pas plus longtemps ridicule aux yeux de +quiconque nous connaît. Que dis-je, un jour? Non, pas une heure; je +vais sur-le-champ lui signifier ma volonté, et malheur à lui s'il ne +m'obéit pas immédiatement. + +En achevant ces mots, il sortit de son cabinet, monta l'escalier en +courant, ouvrit la porte d'Herman, et fit irruption dans la chambre le +poing en avant. + +Mais il s'arrêta surpris et désappointé, car son fils n'y était +pas. + +--Il n'est pas là! grommela-t-il. L'entêté coquin serait-il déjà +sorti?... Oui, voilà son bonnet grec qui pend là; son chapeau n'y +est pas, et je ne vois pas non plus son pardessus. Il veut donc rester +dehors jusqu'à la nuit? Où peut-il être?... Ah! je comprends; mais +il n'y restera pas, dussé-je aller l'en arracher. + +Il alla dans un des angles de la pièce et tira un cordon de sonnette. +Un valet ne tarda pas à paraître. + +--Jacques, avez-vous vu sortir mon fils? demanda-t-il. + +--Hélas! oui, Monsieur, répondit l'autre, j'en suis encore +profondément troublé. + +--Troublé? Pourquoi? + +--Notre jeune maître avait les larmes aux yeux; il m'a serré la main +et m'a dit adieu d'un ton singulier, comme s'il voulait dire que je ne +le reverrais jamais. + +M. Steenvliet pâlit visiblement; mais il maîtrisa son émotion, et +demanda avec un calme simulé: + +--Avait-il des bagages? + +--Rien que sa petite sacoche de cuir. + +--Et où est-il allé? + +--Je ne sais pas, Monsieur. Il m'a fait chercher un fiacre, et +lorsqu'il y est monté après m'avoir serré encore une fois la main, +je l'ai entendu qui disait au cocher: gare du Nord, ventre à terre. + +--Êtes-vous bien sûr de ne pas vous tromper, Jacques? Herman +n'a-t-il pas dit: gare du Midi? + +--Non, Monsieur, j'ai très bien entendu. Il a positivement dit Nord. + +--Eh bien, allez aussi me chercher ma voiture; mais pas un mot de +tout cela. Entendez-vous. C'est une lubie d'Herman qui sera oubliée +demain. Personne n'a à se mêler de cela. + +--Je comprends, Monsieur. + +--Allez, courez et ramenez-moi une voiture. + +L'entrepreneur rentra chez lui, endossa fiévreusement une redingote +et courut à la porte cochère avant que le valet, qui n'avait qu'à +aller jusqu'au coin de la rue, pût être de retour. + +Cette courte attente parut encore trop longue à M. Steenvliet; il +marronnait en lui-même, frappait du pied, serrait les poings et +paraissait en proie à un profond chagrin et à une vive inquiétude. + +Enfin, sans dire un mot de plus à son domestique, il monta en voiture +en criant au cocher: + +--Au Nord. Double prix si nous allons vite. + +Le cocher enleva ses chevaux d'un coup de fouet et les stimula +tellement que la voiture faillit verser en tournant l'angle de la rue +de la Loi. + +M. Steenvliet ne savait que penser. Pourquoi Herman s'était-il fait +conduire à la gare du Nord? + +Il n'était donc pas allé au village où demeurait la fille de +l'ouvrier? Car il ne pouvait y aller que par la ligne du Midi. Où +était-il donc allé? Quoique le pauvre père essayât de se persuader +que ses craintes n'étaient pas fondées, de temps en temps un frisson +glacial parcourait ses membres. + +Sous sa froideur et sa dureté apparentes se cachait une tendresse +excessive pour son fils; on pouvait même dire que celui-ci était +l'unique objet de son amour et de sa sollicitude. Herman avait dit +adieu au domestique les larmes aux yeux, un adieu solennel! Qu'est-ce +donc que le pauvre jeune homme pouvait bien avoir en tête? Herman +paraissait faible et irrésolu, mais l'entrepreneur savait bien qu'une +volonté ferme et énergique se cachait au fond du caractère de son +fils. C'était dans le sang. Cette résolution ne pouvait-elle pas le +rendre capable de prendre le parti le plus insensé? Ah! Dieu, +combien son coeur paternel était tourmenté par les plus effrayantes +prévisions!... Mais son fils n'était probablement pas encore parti; +il le trouverait encore au chemin de fer, il le retiendrait, le +menacerait de sa colère, au besoin il le supplierait de renoncer à +son projet; et, s'il fallait absolument lui permettre de refuser la +main de Clémence, eh bien, M. Steenvliet sacrifierait l'espoir de +toute sa vie pour sauver son enfant égaré! + +M. Steenvliet n'eut pas beaucoup le temps de réfléchir. La voiture +s'arrêta devant la gare. Il sauta à terre, jeta une pièce de cinq +francs au cocher et courut dans la station à droite et à gauche, +regardant de tous côtés pour voir s'il n'apercevait pas Herman. + +Mais toutes ses recherches furent infructueuses. Il se retourna vers +les distributeurs de coupons; il s'adressa aux employés, aux hommes +d'équipe, aux hommes de peine, leur décrivit la personne et le +costume de son fils et leur demanda s'ils ne l'avaient pas remarqué, +ou s'ils ne savaient pas dans quelle direction il était parti. + +Quelques-uns répondirent qu'ils avaient bien vu un jeune homme +répondant au signalement donné; mais l'un affirmait qu'il avait pris +un coupon pour Liège; un second disait qu'il l'avait vu monter dans +le train d'Anvers, tandis qu'un troisième prétendait qu'il était +parti pour Ostende. + +Après avoir perdu là plus d'une heure, l'entrepreneur comprit +l'inutilité de ses efforts, et monta dans un fiacre pour se faire +ramener chez lui. + +Alors seulement, et loin des yeux du monde, il se livra au chagrin +et à l'inquiétude qui lui serraient le coeur. Il resta longtemps +immobile, la tête basse, les yeux fixes, perdu dans la contemplation +de visions effrayantes. Peut-être craignait-il de perdre son fils +pour toujours. + +Sans qu'il s'en aperçût, des larmes coulaient lentement sur ses +joues. + +Quand la voiture s'arrêta devant sa porte et qu'il vit qu'il était +chez lui, alors seulement il s'éveilla de son pénible rêve, et +essuya d'un mouvement nerveux ses yeux noyés de pleurs. + +Il ouvrit la portière, sauta à terre, paya le cocher sans prononcer +une syllabe, rentra chez lui, et hâta le pas pour aller s'enfermer +dans son cabinet. Mais Jacques, le vieux domestique, vint à sa +rencontre tenant à la main un papier plié. + +--Monsieur, lui dit-il, voici un télégramme pour vous. + +--Un télégramme? Donnez, donnez vite, s'écria l'entrepreneur. C'est +peut-être de lui. + +Il ouvrit la dépêche et lut: + +«Mon père, je pars pour un pays étranger. Ne soyez pas inquiet de +moi. Dès que j'aurai trouvé un séjour fixe, je vous écrirai. +Quoi qu'il m'arrive, je vous aimerai toujours, et je vous serai +éternellement reconnaissant. + +--Hypocrite! grommela le père blessé, en froissant le télégramme +avec colère. + +--Monsieur, s'il vous plaît, m'est-il permis de vous demander si ce +télégramme vient de M. Herman? demanda le vieux domestique. + +--Oui, Jacques, il vient de l'étourneau. Mais soyez tranquille, c'est +encore une folle lubie sans gravité. + +--Ah! Dieu soit loué! + +M. Steenvliet entra dans son cabinet et se laissa tomber sur une +chaise, épuisé. Mais il se releva aussitôt, serra les poings +d'un air menaçant, et murmura avec une expression de colère et +d'amertume: + +--Le sans coeur! le bourreau! Moi, son père, me faire souffrir +ainsi, me faire mourir d'angoisse, d'inquiétude et de peur! Ah! c'est +affreux. L'hypocrite! Il m'aime, il me respecte? Il me déchire le +coeur sans pitié! Ah! il me le paiera cher, très cher. Pense-t-il +donc rendre impossible son mariage avec Clémence d'Overburg? Eh bien, +il se trompe. J'ai confiance dans le temps; j'ai une patience que rien +ne lasse, et une volonté de fer. Herman n'a pas d'argent; il faudra +bien qu'il revienne au bout de quelques mois ou de quelques semaines, +cela m'est égal. Il épousera tout de même mademoiselle d'Overburg, +ne fût-ce que pour le punir de son affreuse cruauté envers moi. Oui, +il se mariera, aussi vrai que j'existe. + +Et l'entrepreneur appuya cet arrêt d'un violent coup de poing sur son +bureau. + + + + +XI + + +Ce matin-là, Lina était assise près du poêle, la tête penchée +sur sa poitrine et aussi immobile que si elle était endormie. + +A ses pieds il y avait un chaudron plein d'eau; sur ses genoux une +pelure de pomme de terre en spirale, et elle tenait encore à la main +le couteau dont elle venait de se servir pour les besoins du ménage. + +Sa mère sortit de l'étable et la surprit dans cette attitude. Elle +haussa les épaules avec compassion et lui dit: + +--Lina, mon enfant, vous avez tort de rêvasser toujours ainsi en +vous-même. A quoi réfléchissez-vous si profondément? + +--Comment pouvez-vous le demander, ma mère? répondit la jeune fille. +A quoi, à qui pensez-vous vous-même du matin au soir? Je voudrais +savoir comment il va maintenant, mère. Ah! s'il allait retomber dans +ses erreurs passées! La crainte qu'il pourrait devenir malheureux +et se perdre peut-être m'afflige profondément. Cela est-il si +étonnant! + +--Non, mon enfant, je suis aussi inquiète que vous à cet égard, +j'en conviens; mais il faut garder une juste mesure en tout. Vous +êtes tellement absorbée dans vos idées, que vous laissez là votre +ouvrage pour vous abandonner à vos rêveries. + +--Mon ouvrage est fini, ma mère, dit la jeune fille en se levant. Je +vais allumer le poêle et mettre les pommes de terre sur le feu. + +--Innocente, où sont vos esprits? Il est encore une grosse heure trop +tôt. + +--Alors, je continuerai au jardin à piquer des tuteurs auprès des +jeunes pois. + +--Cela ne presse pas, Lina. Je vous ferai une autre proposition. J'ai +remarqué tout à l'heure qu'il ne nous reste plus assez de pain; +demain le café nous manquera également. Il fait un temps superbe; +allez au village, cela vous distraira un peu. + +--Au village, ma mère? Et dimanche, suivant votre conseil, je suis +allée à la messe à Hal pour ne pas rencontrer une de ces méchantes +langues. + +--Bah! Lina, depuis lors les commérages ont bien diminué; +d'ailleurs, vous ne pouvez pas rester éternellement sans vous montrer +au village; cela paraîtrait encore plus étrange. Il vaut encore +mieux que l'on vous voie, mon enfant. De cette façon vous pourrez du +moins convaincre nos amis qu'ils se sont trompés sur notre compte... +Allez, Lina, cette promenade vous fera du bien; allez au village +chercher du pain et du café. + +--Eh bien, j'irai, ma mère, si vous le désirez. Au fond, je n'ai +pas d'objection à y faire. On peut penser de moi ce qu'on veut; ma +conscience est pure, et l'on ne me mangera pas là-bas. + +La jeune fille ôta son tablier, se coiffa d'un autre bonnet, et se +dirigea vers le village par le chemin de terre. + +Le ciel n'avait pas un nuage; un doux vent d'ouest susurrait dans +le feuillage vert des arbres et tempérait l'ardeur du soleil. Des +milliers de fleurs étoilaient les champs et les prairies, et les +oiseaux célébraient par leurs chansons amoureuses le retour du gai +printemps. + +Sous l'influence heureuse de ce beau temps, Lina redressait la +tête et respirait à pleins poumons l'air chargé de senteurs +printanières. Des idées consolantes surgissaient dans son esprit; +un doux sourire entr'ouvrait ses lèvres, et elle marchait d'un pas +allègre sous les arbres du chemin. + +Insensiblement, cependant, elle ralentit le pas, et l'expression de +son visage redevint sérieuse. Elle s'arrêta même tout à fait et +demeura immobile, les yeux fixés au sol comme si elle interrogeait la +terre sur des choses douteuses dont la solution lui tenait au coeur. +La réponse qui se présentait à son esprit ne devait pas être +favorable, car elle secoua la tête avec un certain découragement. + +Tout à coup un sourire éclaira de nouveau ses traits rassérénés, +et elle dirigea joyeusement son regard sur les champs longeant le +chemin, où elle voyait s'agiter au-dessus des fleurs jaunes des +pissenlits une foule de boules floconneuses. + +C'est la coutume, parmi les jeunes villageoises de certaines +contrées, lorsqu'elles désirent ardemment quoique chose, de +consulter, en soufflant dessus, les têtes floconneuses des pissenlits +montés en graine. C'est ce que Lina voulait faire également. + +Elle entra dans la prairie, choisit une de ces touffes de graines, +l'approcha de sa bouche, et demanda à haute voix: + +--Est-il malade? Est-il bien portant? + +Elle répéta plusieurs fois ces questions, et chaque fois elle +souffla avec force sur la touffe, jusqu'à ce que le dernier flocon +de graine se fût envolé et eût ainsi répondu affirmativement à la +dernière question posée. + +Le résultat final de cette consultation fut sans doute favorable, car +le visage de Lina respirait le contentement, et elle jeta vers le ciel +un coup d'oeil furtif, comme si elle éprouvait le besoin de remercier +Dieu. + +Elle s'était déjà retournée et se disposait à sortir de la +prairie, lorsqu'une idée lui vint; Elle s'arrêta, regarda +les pissenlits en hésitant, et, obéissant à une attraction +mystérieuse, elle cueillit une nouvelle tête floconneuse de +pissenlit, et demanda d'une voix à peine perceptible: + +--Le reverrai-je encore?... Ne le reverrai-je plus jamais? + +Sa main tremblait; elle osait à peine souffler, et à mesure que les +graines se détachaient de la tige, son anxiété grandissait. Elle +craignait évidemment une réponse défavorable. + +Sans attendre le résultat final de l'épreuve, elle jeta la tête du +pissenlit, éclata de rire et s'écria: + +--Ah! folle que je suis! Qu'est-ce que cette innocente fleur sait de +ces choses-là? + +Elle ajouta d'une voix plus contenue: + +--Je ne peux plus le revoir, et je ne désire pas le voir encore... +Que c'est cruel, cependant! C'est comme si une autre Lina vivait +en moi, une Lina qui pense, qui souhaite et qui espère, sans ma +participation, et même contre mon gré... Mais tout cela, ce sont +des folies. Que dirait ma mère si elle me voyait dans la prairie, +interrogeant les pissenlits comme une enfant? Allons, allons, +acquittons-nous de notre commission. + +Elle rentra dans le chemin de terre, pressa le pas, et atteignit peu +de temps après les premières maisons du village. + +Elle ne remarqua point que çà et là, lorsqu'elle passait, certaines +gens venaient sur le seuil de leur porte pour la suivre des yeux, et +que même un vieux paysan tendit vers elle son poing menaçant. + +Dans la première rue, elle vit venir la petite Catherine, la fille +du forgeron, qui avait toujours été une de ses bonnes amies. Elle +voulait aller au-devant d'elle et prononçait déjà son nom; mais +à peine la petite Catherine eut-elle reconnu celle qui l'appelait, +qu'une expression de mépris et d'aversion se montra sur sa figure, et +qu'elle s'enfuit en toute hâte dans le village. + +Lina soupçonnait les raisons de cette étrange conduite. La bonne +petite Catherine s'était laissé tromper par les commérages. Lina en +fut profondément affligée, mais Catherine était une fille naïve +et crédule. Lina, après avoir fini ses commissions, se proposait +d'aller chez elle, et quelques paroles suffiraient pour convaincre +le forgeron, qui était un homme raisonnable, et sa fille, qu'ils +s'étaient laissé conter des fables ridicules par de méchantes +langues. + +C'est dans ces consolantes dispositions d'esprit que Lina arriva sur +la grand'place du village. L'auberge de l'_Aigle d'or_ était droit +devant elle. Elle vit les deux filles, Léocadie et Isabelle, qui se +tenaient derrière la fenêtre, et la regardaient avec une expression +de haine et de mépris, en lui faisant des gestes de menace. + +Loin d'être embarrassée ou confuse, Lina regarda de son côté les +deux filles bien en face, d'un air de bravade. Les gens de l'_Aigle +d'or_ n'étaient-ils pas les ennemis d'Herman? Léocadie et Isabelle, +par dépit de ce qu'il ne voulait plus venir à l'_Aigle d'or_, +n'avaient-elles pas été les premières à répandre sur son compte +la médisance et la calomnie? + +Cela suffisait pour rendre à Lina tout le courage, tonte la fierté +de l'innocence. Elle passa devant l'_Aigle d'or_ avec un sourire +moqueur, et l'expression de son visage signifiait qu'elle ne faisait +aucun cas de l'estime de personnes telles qu'Isabelle et Léocadie. + +Préoccupée de cette circonstance, elle ne remarqua pas, bien loin, +à côté de l'église, un groupe nombreux de gens qui la regardaient. +On y procédait à la vente à la criée du mobilier et du bétail de +la veuve Struyf, récemment décédée, et à cette occasion la maison +mortuaire était pleine de monde. + +Lina entra dans la boutique de l'épicier. Deux autres chalands se +tenaient devant le comptoir, attendant leur tour d'être servis. +C'étaient une jeune fille et un garçon bien connus de Lina. Au +village, tout le monde se connaît. + +--Bonjour, Fifine Bals. Beau temps aujourd'hui, n'est-ce pas? Bonjour, +Martin Palinck. On nous a dit que vous aviez la fièvre; mais, Dieu +soit loué! vous paraissez frais comme une rose. Votre vache tachetée +est-elle vendue? + +La seule réponse qu'elle obtint fut un grognement inintelligible, et +elle remarqua avec un certain effroi que la jeune fille et le jeune +garçon reculaient insensiblement pour s'éloigner d'elle le plus +possible. + +--Mais, braves gens, dit-elle d'un ton plaintif, pensez-vous que j'aie +le choléra et que je vous le communiquerai? + +--C'est tout comme, grommela Fifine Bals. Qui traîne sa réputation +dans la boue doit rester éloigné des honnêtes gens. + +--Ah! vous aussi, vous avez ajouté foi à la calomnie? répliqua +Lina. Mais de tout ce qu'on dit il n'y a rien de vrai. + +--Vous nous prenez donc pour des enfants innocents? ricana Martin +Palinck. Beaucoup de gens,--et moi-même,--ont vu de leurs propres +yeux, vu, depuis bien des semaines, qu'un riche monsieur de la ville +vient presque tous les jours dans votre maison. Cela n'est pas vrai +non plus, dites? + +Lina parut déconcertée. + +--Oui, cela est vrai, balbutia-t-elle, mais il venait par pure +amitié. + +--Naturellement; ce n'est pas la haine qui l'amenait, c'est certain. + +--Dès qu'il a appris qu'on interprétait mal ses visites, il est +parti pour ne plus jamais revenir. + +--Faites croire cela aux oies. + +--Mais, mon ami, soyez donc raisonnable, et laissez-moi vous +expliquer... + +--Mon ami, osez-vous dire! Fi, je vous le défends. Appelez votre ami +celui qui vous donne des boucles d'oreilles de diamant. + +Attristée jusqu'aux larmes, Lina essaya encore de se justifier; mais +le jeune homme, aigri et irrité, l'interrompit aussitôt et dit à la +boutiquière: + +--Je ne sais pas comment cette impudente linotte ose encore mettre +les pieds dans votre boutique. Dépêchez-vous de la servir, patronne, +pour qu'elle s'en aille bien vite. + +--Oui, alors nous serons délivrés de sa déshonorable présence, +ajouta Finie. + +Lina avait le coeur brisé. Elle s'approcha du comptoir d'un air +craintif et demanda timidement ce dont elle avait besoin, en regardant +l'épicière dans les yeux tristement et avec une supplication muette, +comme pour implorer sa pitié. + +La boutiquière haussa les épaules et se mit à peser sans rien dire +le café demandé. + +Pendant ce temps, on entendait dans la rue un bruit de voix qui se +rapprochait insensiblement, et qui, redoublant de force, semblait +s'arrêter devant la boutique. + +Lina n'avait plus le coeur de regarder vers la porte. Au frémissement +de ses membres, aux grosses larmes qui brillaient dans ses yeux, +on voyait qu'elle comprenait ce que signifiait ce rassemblement des +villageois devant la boutique de l'épicière. + +En effet, dès qu'Isabelle et Léocadie eurent annoncé à leur père +la présence de Lina Wouters dans le village, celui-ci s'était rendu +auprès de son valet d'écurie, un lourd et méchant imbécile, et +l'avait envoyé sur la Grand'Place pour exciter les gens contre la +jeune fille. Pauw le tortu s'était immédiatement acquitté de cette +commission, et il se tenait maintenant au milieu d'une trentaine de +jeunes garçons, de femmes, et d'hommes âgés, devant la porte de la +boutique. + +D'abord on n'entendait pas distinctement ce qui se disait dans +les rangs de cette foule malveillante; la plupart des assistants +n'étaient venus là que par curiosité, et les autres n'étaient +pas encore assez montés pour se répandre en injures et en paroles +grossières. + +Mais le valet d'écurie de l'_Aigle d'or_ éleva la voix, et cria tout +haut de manière à être entendu jusqu'au fond de la boutique: + +--Jetez cette sale coureuse à la porte! Ahou! Ahou! + +Et il ajouta un chapelet de paroles si grossières, qu'en tout autres +circonstances elles eussent fait rougir de honte les auditeurs. + +--Tenez, malheureuse fille, voilà le café demandé, dit la +boutiquière. Les gens sont bien montés contre vous. Vous voyez +maintenant ce qu'il en coûte de ne pas conserver sa bonne renommée. +Retournez bien vite chez vous, c'est le mieux que vous pouvez faire. + +Lina aurait bien voulu suivre ce conseil, mais elle avait encore à +chercher du pain chez le boulanger. De plus, elle était blessée et +indignée d'entendre le valet de l'_Aigle d'or_ élever la voix et +exciter la foule contre elle. Elle n'ignorait pas quel rôle actif +et méchant Pauw le tortu avait joué dans les calomnies répandues +contre Herman Steenvliet et contre elle-même. + +Avec une sorte de résolution virile elle redressa la tête et sortit +hardiment de la boutique. Son attitude décidée fit reculer les +jeunes garçons groupés dans la rue, qui lui livrèrent passage pour +se rendre à la boulangerie. Mais elle fut immédiatement suivie +à deux ou trois pas de distance, et accablée des injures les plus +grossières. + +Malgré les excitations de Pauw, Lina atteignit pourtant la maison +du boulanger, où elle entra pendant que l'on criait furieusement +derrière elle: + +--Pas de pain pour la coureuse, ne lui donnez pas de pain! + +--Sortez de ma maison, et n'y rentrez plus jamais, dit la boulangère +à la pauvre fille terrifiée. + +Comment osez-vous encore vous montrer au village après une conduite +aussi déshonorante? N'êtes-vous pas honteuse? Allez, allez, hors +d'ici, et dites à votre mère qu'il n'y a plus de pain ici pour elle. + +Combien Lina se sentait malheureuse en ce moment! Elle était donc +pour tous un objet de haine et de mépris, comme une criminelle! +Évitée, repoussée, redoutée comme une pestiférée! On lui +refusait du pain, et si on l'avait pu, on aurait, à cause d'elle, +condamné son grand-père et sa mère à mourir de faim! + +L'injustice des gens lui semblait si grande qu'elle se révoltait au +fond de sa conscience, et qu'elle reparut au milieu des villageois +résolue et la tête haute. + +De même que la première fois on la laissa faire quelques pas en +avant, sans autre obstacle que des injures: mais Pauw le tortu, +s'apercevant qu'elle voulait quitter le village et retourner chez +elle, courut en avant avec trois ou quatre polissons, et lui barra le +chemin. + +--Que voulez-vous de moi, méchante langue que vous êtes? dit Lina au +valet d'écurie de l'_Aigle d'or_. Ne vous suffit-il pas d'avoir dit +toute sorte de mal de moi comme un calomniateur que vous êtes, et +faut-il encore que vous excitiez ces jeunes gens simples et crédules +à me maltraiter? Mais je vous préviens que le premier qui ose me +toucher apprendra à ses dépens qu'il n'a pas affaire à un enfant. + +Comme pour répondre à cette bravade, Pauw saisit le ruban qui +pendait sur son épaule et lui arracha son bonnet de la tête. Mais +mal lui en prit, car il reçut de la jeune fille un soufflet si bien +appliqué qu'il tomba à la renverse dans la poussière. + +Tandis que Lina ramassait son bonnet et tâchait de le rajuster sur +ses cheveux qui s'étaient dénoués, le valet d'écurie se releva et, +écumant de rage, il cria à ses compagnons de jeter de la boue et des +pierres après cette fille sans vergogne, pour la chasser du village. +Joignant l'action aux paroles, il se baissa, et, ne trouvant pas de +pierres sous la main, il ramassa de la boue dans l'ornière et la lui +jeta à la figure. + +Excités par ces paroles haineuses, beaucoup de jeunes garçons et +même quelques femmes suivirent son exemple. Les mottes de terre et +la boue volaient comme un nuage autour de la tête de la malheureuse +Lina, qui, voyant bien qu'elle était impuissante à résister plus +longtemps, essaya d'atteindre la sortie du village. + +Mais, hélas! elle en fut également empêchée. Le nombre de ses +ennemis s'était tellement accru, qu'elle se vit bientôt entourée +de tous côtés et que, perdant courage, elle se résigna à supporter +l'orage la tête basse et les yeux fermés, jusqu'à ce que ses +agresseurs fassent fatigués de leur jeu cruel, ou qu'elle-même y +succombât. + +Mais alors parut tout à coup au milieu du groupe hostile un vieillard +de haute taille qui frappait sur eux avec un mètre en bois de chêne, +et les dispersa. + +Un cri de délivrance s'échappa de la poitrine oppressée de Lina; +elle s'élança vers son sauveur, se jeta à son cou, et s'écria: + +--Ah! grand-père, c'est Dieu qui vous envoie. Si vous n'étiez pas +arrivé, ces méchantes gens m'auraient peut-être tuée à coups de +pierre. + +--Ah! ma pauvre Lina, vous voir traitée ainsi; soupira Jean Wouters. +Me fallait-il encore, dans mes vieux jours, voir chose pareille? J'ai +beaucoup souffert, mais aujourd'hui...... + +Il ne put en dire davantage et se mit à pleurer: ses larmes se +mêlaient aux larmes de l'enfant qu'il aimait plus que la prunelle +de ses yeux, et qu'il voyait maintenant injustement condamnée à une +honte et à une douleur éternelles... + +Pauw et sa bande s'étaient mis prudemment hors des atteintes du vieux +charpentier, mais ils continuaient à crier de loin de scandaleuses +injures qui perçaient le coeur de Jean Wouters comme autant de coups +de couteau. Quoi! l'on osait articuler de pareilles infamies contre +son innocente petite-fille. C'était à mourir de douleur; c'était à +rentrer sous terre, de honte. + +--Venez, mon enfant, retournons à la maison, dit-il. Mon sang bout: +je pourrais faire un malheur et cela serait encore bien pis. Vous +tremblez, et vous êtes effrayée? Ne craignez plus rien; j'ai encore +assez de courage et de force pour vous défendre. + +Il la prit par la main et se dirigea avec elle, à pas lents, vers la +rue latérale qui devait le conduire dans la campagne. Mais Pauw et +ses compagnons, devinant son intention, parurent enflammés d'une +rage nouvelle. Ils se rapprochèrent jusqu'à une certaine distance, +redoublèrent d'injures et de gros mots contre la malheureuse Lina, et +se remirent à lui lancer de la boue et des mottes de terre. + +En ce moment un gros morceau de terre durcie l'atteignit si violemment +à l'épaule qu'elle poussa un cri de douleur. + +--Bourreaux stupides, brutes sans âme! cria Jean Wouters en tournant +ses yeux qui lançaient des éclairs vers cette foule tumultueuse, +pour voir qui avait jeté; mais le groupe était si nombreux et les +agresseurs étaient entourés de tant de gens simplement indifférents +ou curieux, qu'il dut reconnaître son impuissance et renoncer à +toute idée de résistance. + +--Lina, Lina, venez vite, dépêchons-nous, dit-il, il n'y a pas +d'autre moyen... + +A ces mots il doubla le pas et enfila la rue latérale, suivi par +la foule qui ne le quitta qu'aux dernières maisons du village, +et remplissait l'air de ses cris furieux et de ses vociférations +injurieuses. + + + + +XII + + +Lorsque Jean Wouters, rentrant dans sa maison, raconta à la mère de +Lina le traitement barbare que l'on avait infligé à la pauvre enfant +dans le village, la maisonnette fut remplie pendant quelque temps de +cris de désespoir et de pleurs de colère. + +Malgré sa propre douleur, Lina s'efforça de consoler sa mère et +son grand-père en se mettant, en apparence du moins, au-dessus de +la calomnie, et indifférente à la lâche agression des villageois +égarés. + +Elle réussit à calmer quelque peu les vieilles gens et à les +décider à prendre leur repas: l'heure habituelle était passée +depuis longtemps, et le grand-père ne pouvait pas arriver trop tard +à son travail. Tous sentaient qu'en ce moment plus qu'en tout autre +une pareille négligence pourrait être fatale. + +Aussi, à peine Jean Wouters eut-il mangé, bien à contre-coeur, +quelques pommes de terre, qu'il se leva de table, et sortit pour se +rendre au village, où il travaillait. + +Lina continua ses efforts pour dépeindre à sa mère, sous des +couleurs moins sombres, les scènes qui s'étaient passées le matin. +Que leur importait, au fond, que les gens du village, excités par +les filles de l'_Aigle d'or_ et leur valet d'écurie, fussent montés +contre eux? Leur conscience leur reprochait-elle quelque chose, et +tout ce qui se racontait là-bas était-il autre chose que fausseté +et calomnie? D'ailleurs, cela changerait bientôt, dès que l'on +saurait que M. Herman ne mettait plus le pied chez eux. En attendant, +ils n'avaient pas besoin de conserver des relations avec le village; +ils pouvaient aller aux offices à Loth, et s'y approvisionner de tout +ce dont ils avaient besoin, comme Lina avait d'ailleurs l'intention de +le faire cet après-midi même, dès que la table serait desservie et +la vaisselle lavée. + +En causant ainsi de leur triste situation, Lina avait encore assez +d'empire sur elle-même pour esquisser de temps en temps un sourire, +et pour parler en plaisantant de la méchanceté des villageois. Sous +l'influence de ces paroles consolantes, la tristesse de la veuve se +changea petit à petit en une vive rancune contre l'aubergiste de +l'_Aigle d'or_ et son stupide valet. L'épanchement de sa colère +soulagea son coeur, et ramena un repos relatif dans son âme +endolorie. + +D'abord elle avait approuvé le projet de sa fille d'aller chercher +à Loth le pain qu'on lui avait refusé au village. Elle se mit à +réfléchir pourtant, non sans effroi, que Lina pouvait rencontrer +encore sur son chemin de méchantes gens qui l'insulteraient et +l'injurieraient. + +Aussi manifesta-t-elle l'intention d'aller elle-même à Loth, +prétendant qu'elle éprouvait le besoin de prendre un peu l'air. Elle +avait la tête lourde, et cette promenade la remettrait tout à fait. + +La jeune fille ne fit pas d'objections et elle sourit même sans +contrainte en souhaitant à sa mère une bonne promenade. + +Mais lorsque la veuve fut partie et eut disparu dans le chemin creux, +Lina rentra dans sa chambre, s'affaissa sur une chaise, mit ses mains +sur ses yeux, et commença à pleurer à chaudes larmes. + +Elle resta longtemps ainsi, soulageant à force de pleurer son coeur +meurtri du poids qui l'oppressait. + +Enfin, le courage lui revint; elle se leva, secoua la tête et essuya +ses larmes. Elle prit une houe, alla au jardin tout contre la haie, +s'agenouilla sur le bord d'un parterre de verdure, et se mit à +sarcler les jeunes carottes. + +Parfois elle restait immobile tout à coup, et s'absorbait dans +ses pensées, puis après une courte interruption elle reprenait de +nouveau son travail avec activité. Sans doute, lorsque son visage +exprimait la tristesse et l'indignation, elle pensait aux grossières +injures auxquelles elle avait été en butte; mais souvent un doux +sourire entr'ouvrait ses lèvres, et une sorte d'orgueil brillait dans +ses yeux. A quoi, à qui pensait-elle alors? + +Tandis que la jeune fille travaillait ainsi tout absorbée, un +monsieur déjà avancé en âge s'avançait par le chemin de terre qui +vient du village. Il cherchait évidemment à reconnaître le pays, +car il regardait de tous côtés et paraissait fort impatienté. + +Heureusement, un paysan sorti d'un sentier latéral déboucha en ce +moment sur le chemin. + +Le monsieur lui demanda quelque chose. L'homme, continuant sa route, +lui désigna du doigt la maisonnette de Jean Wouters et murmura: + +--C'est là, derrière cette haie d'épine. + +Un sourire amer plissa les lèvres du vieux monsieur, tandis qu'il +dirigeait ses regards vers l'humble demeure. + +--Ah! c'est là, derrière la haie d'épine, répéta-t-il en +ricanant. C'est dans cette misérable hutte qu'elle demeure, la +sorcière villageoise, la grossière sirène qui tient le fils de +Steenvliet le millionnaire captif dans ses filets! Je sens mon front +rougir de honte et d'humiliation. C'est donc là le pays étranger +pour lequel mon imbécile de fils est parti? Me tromper ainsi! Ah! ah! +nous allons mettre définitivement fin à cette indigne comédie. + +Cependant, lorsqu'il eut pénétré dans le jardinet à l'intérieur +de la haie, il s'arrêta tout à coup en regardant les belles fleurs +si bien entretenues qui parfumaient l'air aux deux côtés du sentier +conduisant à la maison. Un sourire d'une douceur singulière éclaira +son visage. + +Ces fleurs communes étaient pour lui aussi des amies d'enfance, et +elles lui rappelaient les beaux jours de son premier amour, lorsque +son âme n'avait pas encore perdu sa candeur printanière dans la +bataille de la vie et la poursuite de la fortune. + +Ces idées l'amenèrent à considérer la maisonnette avec moins de +prévention. Elle ressemblait réellement à la demeure des parents +de sa défunte femme. Elle était plus petite, à la vérité; mais +ce noyer, cette vigne, ces fenêtres vertes avec leurs petits rideaux +plissés! Combien de fois n'avait-il pas, avec des battements de +coeur, fait pour elle un petit bouquet de ces mêmes fleurs! Et +comme le bon grand-père lui souriait amicalement derrière de petits +rideaux blancs pareils à ceux-ci! Ah! il se le rappelait encore: +le puits avait entendu le premier, le pudique aveu de son amour pour +elle. Elle était venue puiser de l'eau, et il avait profité de +l'occasion pour lui balbutier à l'oreille ce qu'il avait sur le +coeur. Cette larme de bonheur sur sa joue, quel diamant pouvait avoir +pour lui plus de prix que cette perle humide? + +Il secoua la tête comme pour chasser des idées importunes et +grommela d'un ton mécontent: + +--Ah çà! est-ce que je deviens aussi bête que mon fils? Vais-je me +laisser attendrir follement par des choses qu'on trouve dans toutes +les maisons de paysan? Il ne manquerait plus que cela! Allons, allons, +pas de folie; arrachons un fils dénaturé aux griffes de cette +enchanteresse! + +La porte était grande ouverte; il entra, mais ne rencontra personne. + +Au lieu d'appeler, il fit l'inspection de la chambre, probablement +dans l'espoir d'y découvrir quelque chose qui trahît la présence de +son fils. + +--Rien, absolument rien! grommela-t-il. S'il est vrai, ainsi que +l'affirment les gens du village, qu'il lui donne beaucoup d'argent, +elle ne l'a certainement pas employé à acheter de beaux meubles. +Tout ici indique la gêne et la pauvreté... Mais comme tout est +propre, pourtant, et reluisant! Ce sable blanc sur les carreaux, cette +draperie de cheminée finement plissée, ce crucifix avec sa branche +de buis bénit entre ces deux perroquets de plâtre peints en vert... +C'est comme dans la maison de ma mère. Je la vois encore; j'étais un +petit garçon alors; elle me joint les mains et m'apprend à bégayer +«Notre père qui êtes aux cieux...» Mais est-ce que je perds la +tête? Qu'est-ce qui m'arrive donc? Me voilà tout prêt à pleurer. +J'oublie que j'ai une tâche sérieuse à remplir ici... Personne? Mon +fils doit être ici cependant. Il est peut-être au jardin avec elle. + +Poussé par cette idée, il marcha vers la porte de derrière qui +était également ouverte. Il se disposait à appeler, lorsqu'il +aperçut au bout du jardin une jeune fille agenouillée et +profondément courbée vers la terre, en train d'arracher les +mauvaises herbes d'une couche de jeunes carottes. + +C'était donc là l'ennemie de son bonheur, l'obstacle à +l'élévation de son fils dans le monde. Il ne pouvait pas se tromper, +car on lui avait dit dans le village qu'il n'y avait qu'une seule +fille dans la maison. + +Pendant un instant ses yeux restèrent fixés avec amertume sur la +jeune fille occupée à sarcler; un sourire de mépris plissa même +ses lèvres lorsqu'il contempla ses vêtements; son corsage brun, +sa jupe verte et son mouchoir de cou en coton à fleurs, pauvres et +usés, quoique portés avec une certaine élégance? + +Un mouvement qu'elle fit permit en cet instant à M. Steenvliet de +voir les traits de son visage. Il frémit de crainte pour son fils. +Ah! il comprenait maintenant comment un jeune homme inexpérimenté +avait pu se laisser charmer et séduire par une fille qui, sous le +masque d'un frais et ravissant visage, cachait sa fausseté et sa +cupidité. Maintenant elle paraissait travailler d'arrache-pied sans +penser à rien; mais probablement ils l'avaient vu venir; Herman +s'était caché quelque part, et la jeune fille rusée faisait +semblant de ne rien savoir. + +--Holà! Y a-t-il quelqu'un au logis? cria-t-il! + +La jeune fille se leva, le regarda un instant avec étonnement, puis +accourut vers lui avec un cri de joie et lui dit: + +--Bonjour, monsieur Steenvliet! Quel bonheur de vous voir ici! Et +comment se porte M. Herman? + +--Quoi, M. Steenvliet? grommela l'entrepreneur, à la fois surpris et +blessé. D'où savez-vous mon nom? + +--Je vous reconnais, Monsieur; votre fils vous ressemble étonnamment. + +--Voilà la première fois qu'on me dit cela. Vous croyez me +flatter... Herman m'a vu venir, n'est-il pas vrai? + +--Ah! je vous en supplie, monsieur Steenvliet, tranquillisez-moi. +Lorsque M. Herman nous a quittés pour la dernière fois, il était si +triste, si désespéré! N'est-il pas malade? + +--Ne faites donc pas l'ignorante, dit l'entrepreneur d'un ton acerbe. +Vous cherchez à me faire sortir du jardin; mais ces grosses malices +ne peuvent pas réussir avec moi. Herman est ici, et je veux le voir, +tout de suite, sans retard. + +--Mais pourquoi avez-vous l'air si fâché contre moi, Monsieur? +murmura Lina de plus en plus étonnée. M. Herman serait ici? Je n'en +sais rien. Il y a cinq jours qu'il nous a honorés la dernière fois +de sa visite. + +--Vous me trompez. + +--Ah! Monsieur, moi vous tromper? Pourquoi? + +--Mon fils vient ici tous les jours. + +--Oui, précédemment nous le voyions deux ou trois fois par semaine; +mais à présent il ne viendra plus jamais ici. + +--Alors, vous voulez me faire croire qu'il a rompu tout à fait avec +vous? + +--Je ne comprends pas bien. Mon grand-père a interdit à M. Herman +l'accès de notre maison, et M. Herman a promis d'obéir, si pénible +que lui fût cet adieu définitif. + +--Serait-il possible? On a chassé mon fils d'ici? + +--On l'a prié, supplié, d'oublier désormais le chemin de notre +humble maisonnette. + +--S'était-il donc mal conduit, même envers vous? + +--Non, il est la bonté et l'honnêteté même. Mais les gens du +village disaient de nous toute sorte de mal à cause des visites que +M. Herman nous rendait. Ils croyaient que nous l'attirions chez nous +pour nous faire donner de l'argent, ils osaient même répandre le +bruit que j'avais accepté de lui des robes de soie et des pendants +d'oreilles en brillants. + +--Je viens du village; un honnête habitant m'a affirmé avoir vu +de ses propres yeux vos robes de soie et vos boucles d'oreille en +brillants... Et cela ne serait pas vrai? + +--Oh! Monsieur, les gens du village ne savent pas ce qu'ils disent. +Votre fils respectait trop notre pauvreté pour nous offrir quelque +chose, et nous attachions un trop haut prix à son estime et à son +amitié pour accepter quelque chose de lui. + +L'entrepreneur ne savait que penser. Il luttait vainement contre +l'influence enchanteresse de la naïve jeune fille, dont les doux +yeux, la voix musicale et le langage calme et réservé étaient +l'indice certain d'une âme pure et d'un coeur sincère. + +--Mais c'est incompréhensible, murmura-t-il. Vous ne me ferez +pourtant pas croire que mon fils passait ici des journées entières +à boire du lait battu. Que venait-il donc y faire, suivant vous? + +--La calomnie est une bête venimeuse, dit-elle en poussant un profond +soupir. Ce que les villageois égarés pensent de moi peut m'affliger, +mais non pas me décourager. Mais que vous, monsieur Steenvliet, +vous, son père, pour qui il a tant d'affection et de respect, ayez pu +croire aux méchants bruits répandus contre lui et contre moi, cela +me fait saigner le coeur. Ah! permettez-moi de vous faire connaître +la vérité. Je vous en supplie, entrez dans la maison, asseyez-vous, +et veuillez m'écouter pendant quelques instants. Je vous dirai ce que +M. Herman venait faire ici. Nous ne demandons rien de lui ni de vous +que votre estime, et je suis bien sûre qu'après mes explications +vous reconnaîtrez que vous n'avez pas le droit de nous la refuser. + +Dominé par sa résolution, l'entrepreneur la suivit dans la maison et +accepta la chaise qu'elle lui offrait. + +--Eh bien, parlez maintenant, dit-il. + +--Je ne sais pas, commença la jeune fille en hésitant, comment +vous raconter quel singulier hasard amena M. Herman chez nous pour la +première fois. Il y avait eu une fête entre amis à l'_Aigle d'or_, +et l'on y avait, paraît-il, bu beaucoup de vin. Très tard dans la +soirée nous trouvâmes, sous le plus grand noyer qui est là devant +la porte, un jeune monsieur étendu tout de son long par terre. Il +était malade. Nous le portâmes dans la maison et nous le soignâmes. +C'était M. Herman, votre fils. Je le reconnus du premier coup d'oeil, +et dès qu'il se fut un peu reposé et qu'il eut repris ses sens, il +me reconnut également. Nous nous mîmes à parler des belles années +de notre enfance, lorsque nous allions tous les jours ensemble à +l'école, la main dans la main, et que nous jouions gaiement tous les +deux. + +--Qu'est-ce que vous me racontez là? interrompit l'entrepreneur--Qui +êtes-vous donc? + +--Ah! innocente que je suis, s'écria la jeune fille, ne le savez-vous +pas, Monsieur? Mon père était autrefois votre ami, et moi j'étais +l'inséparable compagne de jeux de votre fils. + +--En effet, Wouters, Victor Wouters... + +--C'est le nom de mon père, Monsieur. + +--Avez-vous donc demeuré précédemment à Ruysbroeck? + +--Oui, Monsieur, juste en face de votre maison. + +--Victor Wouters vit-il encore? + +--Non, Dieu l'a rappelé à lui. Ma mère est veuve depuis longtemps, +mais son vieux père demeure avec nous. + +--Et vous êtes fille de Victor Wouters? Il me semble qu'il me +souvient d'une petite fille... + +--Mais, Monsieur, j'ai été si souvent assise sur un de vos genoux, +tandis que Herman enfourchait l'autre. Vous nous faisiez aller à dada +ensemble. Ne vous en souvenez-vous plus? La petite Caroline Wouters +avec sa tête blonde bouclée? L'enfant gâtée de la mère et de la +grand'mère Steenvliet. + +--Quoi! comment! Vous êtes la petite Caroline Wouters? s'écria +l'entrepreneur, la jolie et aimable enfant qui charmait tout le monde +par sa douceur? + +Et, s'oubliant pendant un instant, il saisit les deux mains de la +jeune fille et les serra dans les siennes, en la regardant avec une +sorte de joyeux enthousiasme. + +--Vous, Caroline, murmura-t-il, vous seriez une mauvaise femme, vous +seriez devenue une créature sans coeur et sans honneur? Impossible! +Je ne puis, je ne veux pas le croire. Venez, mon enfant, asseyez-vous +aussi et continuez; donnez-moi la conviction que les gens du village +vous ont calomniée, je vous en serai reconnaissant. + +--Eh bien, reprit Lina, quelques jours plus tard M. Herman est revenu. +Il nous avait dit lui-même qu'il craignait d'être conduit à sa +perte par cette funeste habitude de boire tant de vin avec ses amis. +Cela m'attristait profondément. Lorsque nous étions encore enfants, +Herman m'a sauvé un jour la vie en me tirant du ruisseau le Malbeck +où j'étais tombée, vous devez vous le rappeler, Monsieur, car vous +n'aviez pas voulu le croire et vous l'aviez puni parce qu'il était +rentré au logis tout couvert de boue. + +--En effet, je me le rappelle, pauvre garçon, il a reçu une volée +de giffles, tandis qu'il méritait plutôt une médaille d'honneur. +Ah! Caroline, quel joli couple d'enfants vous formiez à vous deux! +Lui, hardi et déjà généreux, vous, aimable et douce. Je vois +encore ma bonne et défunte femme vous serrer tous les deux dans ses +bras, avec autant d'amour et d'orgueil que si vous aviez été aussi +son enfant. Quelle douce et noble femme c'était, n'est-ce pas? + +--Elle me sourit encore souvent dans mes rêves, Monsieur. + +--Ne parlons plus de cela, Caroline, il n'est pas bon de penser à ces +choses qui sont passées depuis si longtemps, il y a, hélas, dans ces +souvenirs, tant de places devenues vides! + +--Comme je vous le disais, Monsieur, poursuivit la jeune fille, la +reconnaissance me fit former le projet de sauver M. Herman à mon +tour. Je conviens que pour atteindre ce but j'ai fait tout ce qui +était possible pour l'attirer ici. Nuit et jour j'ai calculé les +moyens d'y parvenir et ma mère m'y a aidée. Le bon Dieu ne devait +pas désapprouver mon intention, puisqu'il a secondé mes efforts. +Oui, Monsieur, mon unique désir était de tenir M. Herman éloigné +des plaisirs malsains et des orgies où l'entraînaient ses amis. +Ce but, je l'ai atteint. M. Herman, depuis qu'il est venu chez nous, +évite les occasions qui pouvaient l'entraîner à boire. Il est +guéri et sauvé. Il est vrai que j'ai à souffrir cruellement à +cause de cela. Ce matin même on m'a chassée du village en me jetant +de la boue et des pierres; mais je ne regrette pas ce que j'ai fait, +au contraire, je bénis le ciel qui m'a permis de m'acquitter envers +M. Herman du bienfait que j'ai reçu de lui dans mon enfance. + +L'entrepreneur la regardait avec des yeux qui ne brillaient +pas seulement d'admiration, mais qui se mouillaient aussi +d'attendrissement. Il comprenait parfaitement maintenant comment il se +faisait que son fils se fût laissé charmer par l'aimable fille qui +avait été son amie d'enfance. Lui-même, son père, malgré ses +cheveux gris, se sentait tellement sous le charme, qu'il oubliait sa +propre situation. Il se leva, posa son bras sur l'épaule de la jeune +fille et effleura son front pur d'un baiser paternel. + +--C'est donc vous, ma bonne Caroline, dit-il doucement, qui avez tiré +Herman du chemin dangereux de la dissipation et du vice? Oh! soyez-en +bénie, mon enfant! Et moi qui croyais que vous étiez la seule cause +de mon chagrin. + +--Moi, la cause de votre chagrin, Monsieur? + +--Herman devait se marier avec une jeune fille de haute noblesse. Il +refuse... Ce rayon de bonheur dans vos yeux! Ce refus vous réjouit +donc? + +--Oh! non, il me surprend et m'étonne. Il nous avait pourtant si +fermement assuré qu'il était positivement décidé à se conformer +à vos désirs! + +--A moi aussi il a promis la même chose plusieurs fois. C'était le +voeu, le rêve de toute ma vie; j'allais toucher au but de tous mes +efforts et maintenant, maintenant il refuse obstinément. Oui, pour se +soustraire à mes ordres, à mes prières, peut-être pour me tromper, +il ose m'écrire qu'il est parti pour un pays étranger. + +--Pour un pays étranger? Herman? O mon Dieu! s'écria la jeune fille +dont les yeux se mouillèrent de larmes. Lui, s'en aller courir +loin de sa patrie, loin de son père? Maintenant je comprends votre +chagrin, Monsieur, il est votre unique enfant. Pour moi il n'est qu'un +ancien compagnon de jeux, un ami, et cependant mon coeur se brise +d'angoisse et de pitié. + +--Oui, oui, je le vois bien, dit l'entrepreneur avec inquiétude, un +ami et probablement aussi quelque chose de plus. Il est nécessaire +que je voie clair là-dedans. Je vais savoir, Caroline, si vous êtes +réellement sincère et si vous ne reculez pas devant un aveu bien +franc... Mon fils vous aime. Vous le savez, n'est-il pas vrai? + +Pendant un instant la jeune fille le regarda avec stupeur, comme si +elle ne l'avait pas bien compris; mais sans doute un rayon de +lumière descendit tout à coup dans son esprit, car une vive rougeur +s'épanouit sur son visage. + +--Eh bien, vous ne répondez rien? C'est donc vrai? Ce n'est +probablement pas votre faute, Caroline; mais du moins vous étiez +maîtresse de votre propre coeur. L'aimez-vous? + +--Ah! Monsieur, que pensez-vous de moi, répondit la jeune fille en +balbutiant et sans lever les yeux. M. Herman ne m'a jamais parlé de +pareilles choses. + +--Soit, mais je répète ma réponse, l'aimez-vous? + +--L'aimer? Qu'est-ce que c'est qu'aimer, Monsieur? dit-elle en +soupirant. Être capable de se dévouer pour quelqu'un, sacrifier pour +lui sa bonne réputation et le repos de sa vie, et n'espérer rien, +ne souhaiter aucune autre récompense que le plaisir de le rendre +heureux, est-ce là aimer? + +--Cela y ressemble fort, du moins: c'est peut-être plus noble et plus +beau. + +--Eh bien, oui, Monsieur, c'est ainsi que j'aime celui qui m'a sauvée +d'une mort certaine... mais non pas comme le racontent méchamment +les gens du village, non pas comme vous, son père, semblez le croire +également. Non, pas ainsi. + +En achevant ces mots, elle avait relevé la tête et regardait M. +Steenvliet sans aucune crainte. + +Il y eut un moment de silence. + +--Je vous remercie, ma bonne Caroline, dit l'entrepreneur. Vous êtes +une fille intelligente. Beaucoup de dames du grand monde n'ont pas le +coeur si haut placé que vous. Je suis millionnaire; Herman est mon +unique héritier, il doit se marier avec une personne de sa condition. +Vous n'avez d'ailleurs jamais eu l'idée, n'est-ce pas, que vous +pourriez devenir sa femme? + +--Ah! Monsieur, ne me traitez pas si durement! s'écria Lina d'un +ton suppliant. Nous sommes des ouvriers, de pauvres gens qui doivent +gagner leur quotidien à la sueur de leur front. Croyez-vous que nous +soyons capables de l'oublier? Les idées dont vous parlez seraient +insensées et ridicules. + +--Par conséquent, vous ne souhaitez pas que le mariage d'Herman avec +Clémence d'Overburg soit rompu? + +--Pas le moins du monde. + +--Et si Herman revenait ici, vous sentiriez-vous assez forte pour lui +conseiller ce mariage? + +--Certes, Monsieur. + +--Et même pour user de toute votre influence sur lui afin de l'y +décider, et même, au besoin, de l'y contraindre? + +--Ce mariage le rendra heureux ainsi que vous, je n'en doute pas, et +cela me suffit. Oui, Monsieur, je le sens, j'ai assez d'empire sur son +esprit pour le convaincre qu'il ne peut pas résister à votre voeu +paternel; mais il ne reviendra plus jamais ici. + +--J'ai les plus sérieuses raisons de croire le contraire. Eh bien, +promettez-moi que vous le ramènerez à des idées meilleures, et, +une fois mon fils marié, je ne vous oublierai pas, et je vous +récompenserai largement, vous et vos parents, de votre généreux +sacrifice. + +--Ne nous méprisez pas, Monsieur, telle est la seule récompense à +laquelle nous tenons. + +--Vous mépriser, Caroline! exclama l'entrepreneur. Oh! pourquoi +Dieu ne vous a-t-il pas donné un grand nom, ou seulement une belle +position dans le monde... Mais ayez bon espoir, Caroline: Dieu est +juste, vous serez heureuse, car vous le méritez... Je dois vous +quitter, mon enfant. Donnez-moi la main; je la serre avec estime et +avec une sympathie véritable. Saluez vos parents de ma part... Vous +me promettez donc, si mon fils revient ici, de lui persuader qu'il +doit accepter la main de mademoiselle d'Overburg? + +--Oui, Monsieur. + +--Et que vous ne cesserez pas, jusqu'à ce que sa résistance soit +entièrement vaincue? + +--Jusqu'à ce que je sois certaine de son consentement sincère. + +--C'est parfait comme cela, Caroline. Je ne suis pas un ingrat; nous +nous reverrons encore; portez-vous bien. + +La jeune fille le salua et le suivit des yeux jusqu'à ce qu'il eût +disparu derrière la haie. Alors elle revint à pas lents dans la +maison, et demeura un instant immobile, les yeux cloués au sol. + +Tout à coup, un étrange sourire illumina son visage, et elle +s'écria: + +--Il m'aimerait, lui? + +Mais cette parole lui paraissait un péché; sa joie s'évanouit comme +par enchantement. Elle s'agenouilla, et soupira en levant les yeux +vers le ciel: + +--O Dieu, ne le punissez pas pour cette erreur de son bon coeur. Ne +lui retirez pas votre protection. + +Elle baissa la tête sur sa poitrine, et continua à prier en silence. + +Pendant ce temps, M. Steenvliet, la tête pleine de pensers +contradictoires, se dirigeait vers le village. Il admirait la +générosité de cette naïve jeune fille qui, par reconnaissance, +par simple esprit de sacrifice, s'était exposée volontairement à la +calomnie, et avait accepté un martyre moral pour retirer son fils +à lui du chemin du vice. Avec l'aide d'une si puissante alliée, il +était impossible qu'il n'eût pas raison de la résistance de son +fils, Herman deviendrait le mari de mademoiselle d'Overburg, et ainsi +le but de sa vie serait atteint. + +Ces idées consolantes caressaient encore son esprit lorsqu'il +rencontra, à l'entrée du village, l'aubergiste de l'_Aigle d'or_ qui +lui demanda: + +--Eh bien, Monsieur, ne vous ai-je pas dit la vérité? La perfide +sorcière n'a-t-elle pas scandaleusement séduit votre fils? + +--Au diable! laissez-moi tranquille, grogna M. Steenvliet d'un ton +menaçant. Vous êtes un vil et infâme calomniateur; vous n'êtes +pas même digne d'essuyer les souliers de Caroline Wouters. Si je ne +méprisais pas les cancans de la foule, je vous citerais devant le +tribunal et vous ferais expier par quelques mois de prison vos lâches +calomnies. + + + + +XIII + + +Le baron d'Overburg était allé en voiture ouverte à la station du +chemin de fer pour aller au-devant de son oncle le marquis qui l'avait +averti de son arrivée par télégramme. + +Pendant ce temps la baronne se tenait, avec tous ses enfants, dans un +des salons du château, prête à recevoir le marquis. + +Quoiqu'elle fût intérieurement inquiète et triste, elle feignait +une grande liberté d'esprit, et essayait de faire comprendre à ses +filles qu'il était de leur devoir de se montrer gaies, afin que M. de +la Chesnaie ne doutât pas de leur vif désir de voir s'accomplir le +mariage de Clémence avec Herman Steenvliet. + +Alfred seul répondit à ces conseils par un murmure de protestation. +Malgré sa conduite légère, le jeune homme avait un caractère fier, +et parmi toutes ses soeurs, il avait toujours aimé Clémence +d'une amitié particulière, à cause de son bon coeur et de sa +complaisance. Il savait combien elle était tourmentée et même +malade par la seule idée que cette mésalliance allait la faire +déchoir de sa noblesse. Il reconnaissait bien, à la vérité, que ce +mariage, imposé par la fatalité, ne pouvait pas être évité; mais +feindre la joie en ce moment où sa soeur allait être définitivement +condamnée, il n'en avait pas la force. + +Clémence, au contraire, assurait à sa mère qu'elle exécuterait ses +promesses résolument et sans hésiter, et qu'elle ne laisserait +pas supposer au marquis, ni par un mot, ni par un geste, qu'elle ne +consentait que malgré elle à une alliance dont elle n'espérait +aucun bonheur. + +Mais ce que la pauvre jeune fille ne pouvait cependant pas cacher, +c'était la pâleur de son visage et la fatigue de ses yeux battus. Il +ne pouvait pas non plus échapper à l'attention de M. de la Chesnaie +que, depuis son départ pour Monaco, Clémence avait sensiblement +maigri. Mais en disant qu'elle avait eu la fièvre, et qu'elle n'en +était débarrassée que depuis quelques jours, on éviterait toute +explication ultérieure à ce sujet. + +Quant aux jeunes soeurs de Clémence, celles-là étaient réellement +joyeuses. Le mariage de leur aînée les sauvait d'un sort malheureux, +et ouvrait devant elles un avenir sans nuages. Sans doute, elles +eussent, pour elles-mêmes, repoussé un semblable mariage avec +mépris; mais puisque Clémence se déclarait prête à l'accepter, et +qu'il n'y avait pas d'autre moyen d'échapper à la déchéance, elles +étaient disposées à faire tout ce qu'il fallait pour que le marquis +envisageât ce mariage sous le jour le plus favorable. + +Tandis que la baronne les confirmait dans ces bonnes résolutions, un +domestique vint annoncer que M. le baron et M. le marquis arrivaient +au bout de l'avenue. + +Madame d'Overburg et ses enfants sortirent pour se rendre dans la cour +d'honneur, au sommet du grand escalier du château. + +Dès que la voiture eut franchi la grille de fer aux lances dorées, +et qu'ils purent apercevoir le marquis, ils se mirent à agiter leurs +mouchoirs et à le saluer de loin de leurs compliments de bienvenue. + +--Que Clémence aille en avant, dit la baronne, elle est sa filleule, +et elle doit l'embrasser la première. + +Le marquis de la Chesnaie était un vieillard de plus de soixante-dix +ans, très maigre, avec un front profondément ridé et des yeux très +enfoncés sous l'orbite. Ses cheveux, blancs comme neige, et quelque +chose de sévère dans son regard, lui donnaient un air imposant. Sa +physionomie inspirait le respect. + +En ce moment-là il ne devait pas être de bonne humeur, car il +répondit par un sourire à peine perceptible aux bruyants souhaits de +bienvenue de ses nièces. + +A peine avait-il mis pied à terre avec l'aide d'Alfred, que Clémence +se jeta à son cou et l'embrassa avec une tendresse sincère. Elle +avait d'ailleurs pour son parrain un profond respect et une véritable +affection. + +--Ma pauvre Clémence, dit le marquis, l'amour est aveugle, je le +sais; mais cependant je ne me serais pas attendu à pareille chose de +votre part; une mésalliance! Vous, ma chère filleule, la femme d'un +bourgeois! + +La jeune fille fit un effort sur elle-même et répondit d'une voix +qui s'étranglait dans sa gorge: + +--Mon cher parrain il est si bon; son coeur est si noble! + +--Si vous l'aimez, si votre amour est assez profond pour que vous lui +fassiez le sacrifice de votre noblesse... + +En ce moment les soeurs de Clémence accoururent avec une joyeuse +impatience, se jetèrent au cou du vieillard et lui souhaitèrent la +bienvenue en le comblant de marques de tendresse et en le félicitant +chaleureusement de son heureux rétablissement. + +L'entretien de Clémence avec le marquis fut donc momentanément +interrompu, et le vieux gentilhomme, traîné par beaucoup de mains +amies, se laissa emmener dans le château et introduire au salon où +on le fit asseoir dans le fauteuil le plus confortable. + +Il eut toutes les peines du monde à répondre aux nombreuses +questions qu'on lui adressait de tous côtés sur son séjour à +Monaco, sur sa maladie et son heureuse guérison. L'épanchement de +la joie générale, la chaleur de ces témoignages de sympathie, +paraissaient au marquis quelque chose d'extraordinaire. Même les +efforts que faisaient le baron et la baronne pour le flatter et lui +plaire, ne lui semblaient pas exempts de contrainte. Quelle raison +pouvait-on avoir d'exagérer visiblement les manifestations de +l'affection qu'on lui portait? Et pourquoi Clémence, la seule +peut-être qui l'aimât sincèrement, était-elle la seule qui restât +tranquille et réservée? + +Cette pensée lui fit considérer sa filleule avec plus d'attention. +Comme elle était pâle! Non, il ne se trompait pas, elle avait +beaucoup maigri. Qu'est-ce que cela signifiait? + +--Venez donc un peu près de moi, Clémence, lui dit-il, j'ai, quelque +chose à vous demander. Votre visage, qui a d'assez fraîches couleurs +habituellement, est à présent fort pâle. Avez-vous du chagrin? + +--Oui, marquis, vous l'avez deviné, se hâta de répondre le baron. +Vous comprenez? L'inquiétude, la crainte de vous voir peut-être +vous déclarer contre son mariage; et sans votre consentement elle +n'oserait jamais... + +--Est-ce vrai, Clémence? + +--Oui, mon bon parrain, c'est ainsi. La crainte que... + +--Et cette crainte vous aurait fait maigrir? + +--Elle a eu la fièvre, interrompit une des soeurs, mais depuis huit +jours elle est tout à fait guérie. + +Le marquis prit la main de la jeune fille. + +--Clémence, dit-il, je ne dois pas vous cacher que votre projet de +mariage avec un roturier a été pour moi une source de chagrin. Cela +me fait vraiment de la peine de penser que vous, ma chère filleule, +vous viviez dorénavant dans un monde inférieur... Mais, si vous +croyez que votre bonheur dépend de cette union inégale, si vous +courez le danger de devenir gravement malade, si l'on résiste au +voeu de votre coeur, je ne serai pas assez cruel pour sacrifier votre +santé et votre bonheur pour des motifs de convenances sociales. +Venez, affirmez-moi que vous souhaitez ce mariage de toutes les forces +de votre âme. + +La jeune fille jeta sur lui un regard plaintif et languissant; elle +hésitait; le mot fatal se refusait à sortir de ses lèvres. + +--Répondez donc, Clémence, dit sa mère d'un ton pressant. + +--Eh bien, mon enfant, dites-moi que vous désirez ardemment ce +mariage, répéta le vieillard. + +--Oui, oui, je le désire ardemment, balbutia-t-elle. + +--Votre consentement la rendra si heureuse: ajouta le baron. + +--Eh bien, soit, Clémence, reprit le marquis. Puisque vous le voulez, +devenez donc la femme de... Mais, ô ciel! vous frémissez? vous +devenez encore plus pâle? Qu'est-ce que cela signifie? + +La jeune fille poussa un soupir étrange et se mit à trembler si +visiblement sur ses jambes que sa mère accourut pour la soutenir, +mais elle en profita pour murmurer à son oreille quelques paroles +sévères, afin de lui faire comprendre que l'heure était solennelle +et qu'elle devait tenir sa promesse. + +La pauvre fille rassembla tout son courage, retourna auprès du +marquis et lui dit: + +--Ah! merci, mon bon parrain, c'est la joie qui m'émeut si +profondément. + +Mais le marquis ne se laissa pas tromper cette fois. La méfiance +s'était glissée dans son esprit, et il commençait à douter si +Clémence ne lui cachait pas le véritable état de son coeur sous la +pression d'une violence secrète. + +Cette pensée le blessa et l'effraya. Il se leva, regarda sévèrement +le baron, et dit d'un ton qui n'admettait aucune réplique: + +--Ce consentement que l'on attend de moi est, dans tous les cas, une +chose de la plus haute importance; il pourrait devenir, à mon insu, +une décision fatale. Puisque j'ai à remplir ici le rôle de juge, je +veux être bien et complètement éclairé avant de rendre mon arrêt. +Laissez-moi causer pendant quelques instants seul avec Clémence. Si +dans cet entretien je trouve de quoi dissiper mes doutes, je donnerai +mon consentement sans hésiter... Venez, Clémence, ne tremblez pas: +votre bonheur est mon unique but. Suivez-moi, mon enfant. + +Le baron et sa femme s'efforçaient de cacher l'inquiétude et la +crainte que leur inspirait l'intention du marquis. Ils n'osaient pas +faire d'objections et se bornaient à engager Clémence à la fermeté +par leurs regards suppliants et par leurs gestes significatifs. + +--Entrez dans le grand salon, mon oncle, personne ne vous y +dérangera, dit M. d'Overburg, très rassuré en apparence sur le +résultat de cet entretien. + +Mais le marquis, qui connaissait parfaitement les êtres du château, +traversa un long corridor, et ouvrit la porte d'une pièce qui avait +vue sur le parc. + +--Asseyez-vous, Clémence, dit-il en lui avançant un siège. On +dirait que vous avez peur. En ce cas, vous avez tort, car je n'ai pas +d'autre intention que de bien savoir ce que vous désirez réellement. +Je veux me conformer à vos souhaits, et, pour que vous ne craigniez +pas de me dire la vérité, je fermerai la porte à clé en dedans. + +La jeune fille le suivait de l'oeil en tremblant. Sa situation était +véritablement cruelle, son sang se glaçait à l'idée de tromper son +bon parrain en ce moment solennel. Si la force lui manquait pour le +faire, elle rendait son consentement impossible, et condamnait ses +parents et ses soeurs à la pauvreté. Par un suprême effort sur +elle-même elle rassembla tout son courage et résolut de se résigner +encore à ce dernier sacrifice, le plus pénible de tous. Mais, ô +Dieu, ne succomberait-elle pas dans la lutte contre la vérité? + +Lorsque le marquis se fut assis en face d'elle, il lui dit: + +--Clémence, vous avez toujours montré, plus que vos frères et +soeurs, que vous sentez et que vous savez quels devoirs impose à +l'homme le privilège d'être sorti d'une race illustre. J'ai toujours +trouvé en vous la conviction que nous devons reculer devant tous les +actes qui peuvent ternir l'éclat du nom de nos aïeux ou souiller +l'honneur de notre race. Aussi lorsque votre père m'écrivit que +vous, vous-même, Clémence, vous imploriez mon consentement pour +pouvoir contracter mariage avec le fils d'un bourgeois, je fus comme +frappé d'un coup de foudre, et je restai pendant plusieurs heures +absorbé par mes tristes réflexions sur ce revirement inattendu +dans vos idées. Cela me paraissait absolument impossible; mais les +affirmations répétées de votre père ne me permirent point de +persister dans mes doutes. Je n'en disconviens pas, ce mariage,--une +mésalliance au premier chef,--me rendit pendant quelques semaines +triste et malheureux. Certainement j'aurais refusé mon consentement, +si, d'un autre côté, je n'avais pas été forcé de reconnaître +que ce mariage était un moyen de tirer vos parents d'une situation +critique et très difficile. Connaissez-vous cette situation telle +qu'elle est? + +--Je la connais tout à fait, répondit la jeune fille. + +--Eh bien, Clémence, si je m'apercevais cependant que vous n'acceptez +la main du jeune M. Steenvliet que d'après les conseils de vos +parents, et non sans contrainte, alors, certainement je ne me +sentirais pas la force de concourir à votre malheur en vous donnant +mon consentement. + +--J'espère que je serai heureuse, mon bon parrain. Personne n'exerce +la moindre pression sur moi. + +--Alors, c'est probablement qu'une sympathie, secrète et réciproque +vous attire l'un vers l'autre. En pareil cas, vous ne seriez +peut-être pas malheureuse, quoique j'en doute fort. Vous l'aimez donc +bien sincèrement? Répondez-moi sans crainte: je suis un vieillard et +je suis votre parrain. + +--Je l'aimerai. + +--Quoi! l'amour doit encore venir? + +--Non, non, je l'aime maintenant, depuis longtemps, balbutia la jeune +fille. + +--C'est donc un bien beau garçon? + +--Beau et bon. Il a un million de dot. Son père possède des +richesses immenses; il est fils unique, et il héritera de tout. + +La jeune fille avait prononcé ces derniers mots avec une sorte +d'animation fébrile; le marquis la regarda avec étonnement et secoua +la tête d'un air de doute. + +--Pauvre Clémence, dit-il, seraient-ce peut-être ses millions qui +vous séduisent? Je ne puis le croire. Pour nous surtout, l'argent +n'est pas une source d'honneur ni de mérite. Notre richesse consiste +dans les services que nos aïeux, de père en fils, ont rendus au +roi et au pays, dans notre sang versé, dans les faits héroïques +accomplis, dans tous les sacrifices pour conserver pur et sans tache +le nom de notre race a travers tous les événements de l'histoire et +toutes les séductions du monde. + +--Je le sais, mon cher parrain, soupira la jeune fille, et +cependant... + +--Et cependant vous désirez vous marier avec Herman Steenvliet? + +--Oui, je le désire! + +--Bien sincèrement? + +--De tout mon coeur! + +--Vous dites tout cela d'un singulier ton, mon enfant. Enfin soit. Je +me permettrai encore une seule réflexion: Je voudrais être convaincu +que vous avez aussi envisagé cette affaire importante sous son aspect +défavorable... Vous ne pouvez pas avoir oublié, Clémence, que, dans +la bourgeoisie où vous voulez entrer, votre noblesse de race ne +vous suivra pas. Vous-même et vos enfants vous serez désormais des +bourgeois, et bourgeois vous resterez. Avez-vous songé combien il est +triste pour une femme de descendre les degrés de l'échelle sociale? +Vos frères, vos soeurs, vos parents, moi-même, nous devrons vous +regarder d'en haut, et là où nous devions chercher une noble dame, +avec un beau nom, une baronne, une comtesse, notre égale enfin, nous +ne trouverons plus qu'une certaine madame Steen... Steenvliet, perdue +dans la bourgeoisie travailleuse et esclave des affaires. Ah! ma +pauvre filleule, j'avais rêvé pour vous un sort brillant, mais, +puisque vous le voulez, puisque vous me suppliez de consentir à cette +mésalliance, eh bien... + +Clémence, succombant aux souffrances de son coeur brisé, avait posé +sa tête sur la poitrine du vieillard et pleurait sans rien dire; ses +larmes coulaient en silence. + +Ce que venait de dire son parrain, ce n'était que la traduction des +réflexions amères qu'elle faisait depuis longtemps dans l'insomnie +de ses nuits solitaires, et qui la rendaient malade en faisant +bouillir son cerveau. La douleur l'avait vaincue, et cependant elle +luttait encore pour s'armer d'un nouveau courage et pour reprendre le +rôle qu'on l'avait chargée de jouer. + +--Ah! Clémence, je le soupçonnais bien, vous me cachez quelque +chose, murmura le marquis. + +--Non, non, vos paroles sévères m'émeuvent, mon cher parrain, +murmura-t-elle en tendant vers lui ses mains suppliantes. Ah! je vous +en prie, ne me refusez pas votre consentement, vous me rendriez bien +malheureuse! + +Mais le marquis se leva et grommela avec amertume: + +--On me trompe ici. N'essayez pas de feindre plus longtemps, +Clémence, je vois bien que ce mariage vous fait peur. Je ne m'étonne +plus de vous voir si pâle et si maigre... Je ne donne pas mon +consentement! + +--Mon parrain, mon bon parrain, ayez pitié de moi, ayez pitié de mon +pauvre père. + +--De votre père? C'est donc lui qui vous impose sa volonté? Je +comprends maintenant le ton étrange de ses lettres. Il voulait +m'arracher mon consentement par la ruse; mais ce jeu indigne doit +cesser. Je vais lui parler. S'il ne me dit pas la vérité, qu'il +craigne les suites de ma colère. + +En achevant cette menace, il se dirigea vers la porte. Mais la +jeune fille, avec de nouvelles larmes, courut se jeter à son cou et +s'efforça de le retenir. Le vieillard, profondément blessé, demeura +sourd à ses prières; il se dégagea de ses bras en grommelant d'un +air sombre: + +--Non, non, je n'écoute plus rien. Je veux savoir la vérité. Et +malheur à votre père si mes soupçons sont fondés! + +--Eh bien! restez, mon cher parrain, je vous confesserai toute la +vérité, dit tout à coup la jeune fille, encore toute frémissante +d'angoisse, mais avec un regard plein de résolution. + +Le marquis la regarda avec étonnement: + +--Est-ce bien sincère, cette fois, ce que vous me dites-là, +Clémence, dit-il. Ne vous abusez pas vous-même, mon enfant, vous +n'auriez pas le courage d'accuser votre père. + +--En effet, répliqua-t-elle, mais le courage ne me manquera pas pour +remplir mon inexorable devoir, pour justifier mon pauvre père à +vos yeux et pour vous convaincre que vous ne pouvez pas refuser votre +consentement à mon mariage. Puisque nos confidences craintives et +notre prudence calculée n'ont pas su vous donner cette conviction, +la vérité, la simple et rude vérité le pourra peut-être. +Écoutez-moi, mon bon parrain, je ne vous cacherai rien, rien +absolument. + +--Quel incompréhensible secret pèse donc sur vous, mon enfant? dit +le marquis. Vous avez peur du mariage projeté, et vous vous faites +violence à vous-même pour m'arracher mon consentement à ce mariage! +Parlez donc, parlez, je vous écoute. + +--J'ai vu à peine trois fois ce monsieur Herman Steenvliet, +dit-elle en hésitant d'abord, mais sa voix reprit insensiblement de +l'assurance. C'est un gentil garçon, bon, intelligent, discret et +bien élevé. Mais je suis un rameau de l'antique souche des Overburg; +mon coeur ne pouvait, sans y être contraint, s'ouvrir pour un homme +qui n'a pas de sang noble dans les veines. + +--Vous ne l'aimez donc pas, Clémence? + +--Lorsque la fatalité m'imposa comme un devoir impérieux et +implacable la nécessité d'accepter cette mésalliance, je frémis +de tous mes membres d'aversion et de douleur. J'ai pleuré en secret, +pendant des semaines entières, dans la solitude de mes nuits sans +sommeil; la fleur de la santé a disparu de mes joues, et j'ai maigri +affreusement. Ah! je vais faire abstraction de ma naissance, de ma +noblesse; c'est comme si j'avais à faire le sacrifice de ma vie +même. Et néanmoins, il faut que cela s'accomplisse! + +--Est-ce votre père qui vous contraint à ce mariage? + +--C'est la fatalité, l'inexorable fatalité. + +--Je ne vous comprends pas, mon enfant. + +--Mon père, par l'escroquerie du caissier de la banque _La Prudence_, +a perdu énormément d'argent. Nous étions menacés de la ruine, de +la pauvreté, de la honte. Tous nos biens, même notre château, le +berceau de notre famille, allaient être vendus. Ce malheur ne pouvait +être conjuré que par le sacrifice d'une victime expiatoire, et cette +victime expiatoire, c'est moi! + +--Vous exagérez sans doute, dit le marquis en secouant la tête; +votre père a perdu deux cent mille francs dans la faillite de la +banque; mais cette perte le laissait bien loin de la ruine. Pourquoi +parlez-vous donc de si terribles choses? + +--C'est que mon père, de crainte de vous affliger, ne vous a pas tout +dit, reprit la jeune fille. Sa perte, à la suite de la faillite de +_La Prudence_, s'élève à près d'un demi-million. + +--Un demi-million, ô ciel! Comment cela est-il possible? + +--Depuis longtemps, mon cher parrain, mes parents se trouvaient dans +une situation pénible; nos revenus n'étaient plus suffisants; nous +allions chaque jour en arrière; une déchéance lente, mais certaine, +nous menaçait, Alors mon père à cherché des moyens d'augmenter ses +ressources; il a grevé nos biens pour une somme de deux cent mille +francs, pour laquelle il a pris des actions dans la banque _La +Prudence_. + +--Oui. je sais cela, mon enfant, et cet argent est malheureusement +perdu. + +--Ce que vous ne savez pas,--je tremble, j'hésite à vous le +révéler, mais vous devez connaître la vérité, toute la +vérité,--ce que vous ne savez pas, c'est que mon père s'est laissé +entraîner par deux ou trois administrateurs de cette banque, à jouer +avec eux à la Bourse, et qu'il a emprunté, pour cela, à la Banque, +deux cent cinquante mille francs. + +--Et cette somme énorme? + +--Est également perdue. + +--Quoi? Que dites-vous? s'écria le marquis en se levant brusquement. +Votre père a joué à la Bourse avec de l'argent qui ne lui +appartenait pas? Mais cela est affreux! + +--Il s'est laissé entraîner par des hommes qui jouissaient de +l'estime générale, par des nobles, ses amis, entre autres par +le baron Van Listerberg, qui est devenu comme lui la victime de la +fortune adverse. + +Le vieillard, profondément troublé, n'écoutait plus ses +explications; il se passait fiévreusement les mains dans les cheveux, +ses yeux enflammés regardaient dans le vide, et il grommelait +d'indistinctes menaces. + +--Je vous en prie, cher parrain, écoutez-moi jusqu'au bout, supplia +la jeune fille. Je vous ai dit la vérité, dans l'espoir de vous +convaincre que vous devez donner votre consentement à mon mariage. +Nous sommes pauvres, nous serons chassés du château de nos pères, +si je refuse la main de M. Herman Steenvliet, Mes parents, mes frères +et soeurs,... toute notre famille doit être sauvée de la misère et +de la honte. Le sacrifice est pour moi pénible et effrayant; mais le +devoir commande. Dieu, dans sa miséricorde, soutiendra mes forces et +me récompensera. + +--Mais cela est inouï, cela est horrible! s'écria le marquis, +répondant à ses propres pensées. Quoi! il dissipe un demi-million +à des spéculations de Bourse, et quand il a livré ainsi à des +chevaliers d'industrie le restant de son héritage paternel, il vous +vend, vous, Clémence, la plus noble de ses enfants! Il vend votre +naissance, votre sang, votre bonheur, pour payer sa folle imprudence! +Marché honteux et qui crie vengeance. Et j'y consentirais? Non, +non, jamais! Cessez, Clémence, ma colère est légitime, je suis +inexorable. Laissez-moi sortir: votre père doit rendre compte de sa +duplicité à mon égard. Je veux lui parler sans retard; il saura ce +qu'il en coûte de me tromper si effrontément! + +Il se tourna vers la porte. La jeune fille tomba à genoux devant lui +et l'implora, les larmes aux yeux, pour son malheureux père. Mais le +marquis, tremblant d'indignation, la repoussa doucement en disant: + +--Restez ici, Clémence, restez. Séchez vos larmes, mon enfant: vous +n'épouserez pas ce bourgeois enrichi. Je reviens près de vous tout +de suite. + +Et, sans s'arrêter davantage aux plaintes désespérées de la jeune +fille, il sortit de l'appartement. + +Clémence, pâle comme une morte d'inquiétude et d'effroi, sa laissa +tomber sur une chaise. Elle pleurait à chaudes larmes, et frémissait +à l'idée qu'en déclarant la vérité, elle ne fût la cause de plus +grands malheurs. Non seulement le marquis allait accabler son père +de cruels reproches, mais il le déshériterait probablement. Et ainsi +toute espérance leur était enlevée, même dans l'avenir! + +Mais, parmi les réflexions qui traversaient son esprit troublé avec +la rapidité de l'éclair, il y en avait une moins pénible et moins +inquiétante. + +Son parrain avait dit: Vous ne serez pas la femme de ce bourgeois. +Quelle était donc son intention? Aurait-il le projet magnanime +de payer la dette de M. d'Overburg envers l'entrepreneur, et de le +libérer ainsi de la contrainte qui pesait sur lui? C'était peu +probable, mais qui pouvait le savoir?... et d'ailleurs, en supposant +qu'il n'en fût rien et que son père fût déshérité, ne lui +restait-il pas la ressource d'accepter la main d'Herman Steenvliet, et +d'ouvrir à ses parents une nouvelle source de prospérité? + +Son attention fut attirée par un bruit de voix qui parvenait +indistinctement à son oreille, à travers le mur mitoyen de la salle +voisine. Ce bruit devint insensiblement plus fort, et bientôt +elle distingua les voix de son père et du marquis, sans comprendre +cependant ce qu'ils disaient. On discutait, on disputait même +violemment; la voix de son parrain éclatait parfois en sons aigus qui +trahissaient la colère et l'amertume. + +Clémence s'était levée et écoutait toute tremblante. Combien elle +regrettait maintenant son imprudence! Elle implorait à mains jointes +la protection de Dieu pour son malheureux père. + +Mais elle entendit tout à coup la porte du salon s'ouvrir avec +violence, et sa mère pousser un cri déchirant de détresse. Elle +sortit rapidement de la pièce où elle se tenait, et vit le marquis +paraître au fond du couloir. + +--Non, s'écriait-il, en se retournant encore du côté du salon, +non, je ne vous connais plus. Vendez votre enfant, bourreaux que vous +êtes; moi je retourne à Monaco, et je veux y finir mes jours. Et, +quant à mon héritage, vous n'en aurez pas un sou. Adieu! + +Et il dirigea ses pas avec une hâte fiévreuse vers la porte de +sortie. + +La jeune fille, pleurant et gémissant, courut après lui, le +rejoignit dans la cour d'honneur, lui jeta les bras autour du cou, +et essaya de le ramener au château par ses pleurs, par ses +supplications, par la violence même. + +--Clémence, ma pauvre filleule, ne n'empêchez pas de partir, dit +tristement le marquis, je ne puis plus rien pour vous; hélas, vous +êtes condamnée! + +--Oh! mon cher parrain, vous, mon unique espoir, mon seul refuge, +ne m'abandonnez pas. Venez, venez, pardonnez à mon père; je vous +aimerai, je vous remercierai, je bénirai votre nom jusqu'à mon +dernier soupir! + +Des larmes jaillirent des yeux du vieillard, et épuisé par ces +scènes successives, vaincu par le chaleureux appel de sa chère +filleule, il se laissa ramener au château. + + + + +XIV + + +Quatre jours s'étaient écoulés depuis que Herman avait quitté +la maison de son père, et l'on n'avait pas encore reçu de ses +nouvelles. + +Cette absence inquiétait singulièrement M. Steenvliet, et du matin +au soir il ne faisait que penser à son fils, quoi qu'il fût bien +convaincu qu'Herman ne tarderait pas à revenir, du moins chez +Caroline Wouters, et celle-ci le persuaderait sans doute qu'il devait +prendre pour femme mademoiselle d'Overburg. Alors, le chemin serait +définitivement déblayé de tous les obstacles, et l'entrepreneur +pourrait dire encore une fois que son inébranlable volonté avait +triomphé. + +Il était assis dans son cabinet et souriait en pensant à cette +affaire. Avec quelle habileté il l'avait conduite, ou plutôt, +comme le hasard l'avait servi! Caroline Wouters, qui pouvait être un +obstacle insurmontable à la réalisation de ses voeux, allait devenir +l'instrument de la soumission volontaire d'Herman! Au cours de ses +réflexions, M. Steenvliet se demanda de quelle façon il pourrait +le mieux récompenser Caroline Wouters et ses parents de leurs +bons offices et de leur désintéressement. Cela lui serait facile, +pensait-il. Le vieux père Wouters était charpentier et, comme M. +Steenvliet l'avait appris dans le village, c'était un humble mais +habile ouvrier. Eh bien, dès que le mariage d'Herman avec Clémence +serait célébré, Steenvliet prêterait ou donnerait de l'argent au +vieux Wouters pour se construire un atelier. Il lui procurerait même +de petites entreprises de charpente, lui donnerait des conseils, de +l'assistance, en un mot il le favoriserait de telle sorte qu'il +lui ferait gagner au moins quatre ou cinq mille francs par an, et +probablement même davantage, pourvu que le courage et l'habileté +ne lui fissent pas défaut. Et ainsi Caroline et sa mère seraient +également récompensées; et, s'il arrivait que plus tard la jeune +fille voulût entrer en ménage avec un brave garçon de sa condition, +l'entrepreneur lui donnerait une bonne dot, et il protégerait et +pousserait aussi son mari. + +Pendant qu'il se frottait les mains avec une visible satisfaction, +résultat de ses réflexions agréables, un valet entra dans son +cabinet et déposa sur le pupitre devant son maître quelques lettres +que le facteur de la poste venait d'apporter; puis il se retira sans +rien dire. + +M. Steenvliet continua à suivre le cours de ses réflexions sans +faire attention aux lettres. + +--En effet, se disait-il en lui-même, ces Wouters sont des gens +simples et honnêtes, de braves gens dans toute la force du terme. +Et feu Victor Wouters, je m'en souviens maintenant, a toujours eu +beaucoup d'amitié pour moi et m'a rendu mille petits services. A mon +tour maintenant! Que peut-il m'en coûter de tirer ces braves gens de +leur situation gênée et de les rendre relativement riches? Presque +rien. J'emploie des centaines de gens, et que je fasse gagner de +l'argent au vieux Wouters ou à d'autres petits entrepreneurs, c'est +la même chose pour moi. Je ferai plus pour eux, je veux les rendre +heureux; cette idée me sourit; mais il faut d'abord que mon fils soit +marié avec mademoiselle d'Overburg. + +Il prit alors les lettres qu'on venait de lui apporter, et les ouvrit +l'une après l'autre. Elles ne contenaient évidemment rien de bien +intéressant, car il les mit de côté avec indifférence. Mais, +lorsqu'il jeta les yeux sur la dernière lettre, il poussa un cri de +joie et lut à haute voix: «J'ai eu le plaisir de rencontrer hier à +Anvers votre fils Herman. Il m'a dit qu'il était en parfaite santé, +ce qui m'a fait beaucoup de plaisir...» + +--Ah! ah! le farceur! s'écria l'entrepreneur. C'est à Anvers qu'il +s'est réfugié, C'est là le pays étranger dont il me menaçait. Il +pense que son absence me fléchira et me fera renoncer à mes projets +relativement à son mariage? En quoi il se trompe fort, car il ne se +passera pas longtemps avant qu'il ne soit fatigué lui-même; il aura +certainement besoin d'argent, et il se sentira invinciblement attiré +à revenir près de Caroline. + +Il reprit la lecture de la lettre. + +--Que veut dire ceci? grommela-t-il d'un air inquiet, oui, ça y est +bien en toutes lettres: + +«J'ai instamment prié M. Herman de venir visiter avec moi les +travaux d'écluse, pour qu'il puisse vous annoncer que tout ici est +pour le mieux, mais il n'avait absolument pas le temps, disait-il, +et il m'a quitté pour se rendre à bord du steamer américain +_Philadelphie_, qui part samedi pour New-York. J'aurais voulu lui +souhaiter un bon voyage, mais, j'eus beau attendre, je ne réussis pas +à le revoir.» + +--Ciel! qu'ai-je lu? s'écria l'entrepreneur. Sur un steamer +américain? Le malheureux veut-il aller en Amérique? L'Océan entre +mon fils et moi! Ne plus le voir pondant des années! Oh non, cela ne +sera pas, cela ne peut pas être. + +Il appuya sa tête dans ses mains et se mit à réfléchir +profondément aux moyens de détourner de lui un coup si douloureux. +D'après la date de la lettre, le _Philadelphie_ ne devait partir que +le surlendemain. Il avait donc tout le temps d'aller à Anvers et de +tâcher de retrouver son fils. Oui, c'était ce qu'il voulait faire. +Mais comment s'y prendre pour retenir Herman? Le supplier? le menacer +et, au besoin, invoquer son autorité paternelle? Mais tout cela +pouvait échouer contre une résolution arrêtée de son fils. Le +jeune homme était majeur, et, d'après la loi, parfaitement libre et +maître de ses actions. Herman voulait partir pour l'Amérique sans +avoir revu Caroline Wouters? Il était donc bien clair qu'il avait +pour but unique de se soustraire au mariage projeté avec Clémence +d'Overburg. Le seul moyen qui restât, et qui pût exercer une +influence décisive sur le jeune homme, était donc, pour M. +Steenvliet, de lui dire qu'il renonçait à ce mariage... Mais il +n'était pas possible à l'entrepreneur de renoncer au voeu de toute +sa vie. Comment donc faire? Que lui dire? Combien il regrettait +qu'Herman n'eût pas fait une dernière visite à Caroline Wouters. +Elle seule eût été capable de le retenir. Mais maintenant, hélas, +cette dernière espérance était également perdue. + +Pendant quelque temps M. Steenvliet resta absorbé dans ces tristes +pensées. Vingt fois il se demanda s'il ne ferait pas mieux de ne +plus s'occuper du mariage de son fils; mais alors son ambition et +son orgueil paternel s'élevaient violemment contre cette idée +humiliante, et ainsi le malheureux entrepreneur luttait péniblement +avec lui-même sans savoir à quel parti se résoudre pour aboutir à +un résultat satisfaisant. + +Nonobstant l'incertitude de la réussite de sa tentative, il résolut +d'aller le lendemain à Anvers. + +Il prit en main le cordon de sonnette pour appeler son valet de +chambre et lui ordonna de faire atteler le coupé, pondant qu'il se +préparerait lui-même à se mettre en route... + +Mais voilà que tout à coup la porte s'ouvrit, et à sa grande +stupéfaction, son fils Herman se présenta devant ses yeux. + +Le jeune homme paraissait triste et abattu. + +--Je vous croyais sur l'Océan, en route pour l'Amérique, dit M. +Steenvliet. Vous avez donc renoncé à votre projet insensé? + +--Non, mon père, le paquebot ne part qu'après-demain, répondit +Herman d'une voix étranglée. + +--Je comprends: vous avez besoin d'argent; mais n'attendez pas +de secours de moi pour l'exécution d'un projet qui me déplaît +souverainement. + +--Je n'ai pas besoin de secours, mon père. Un ami à qui j'ai prêté +maintes fois de l'argent, vient de m'en prêter à son tour. + +--Il paraît, mon garçon, que ce voyage lointain vous sourit +médiocrement? Votre voix est altérée, vous êtes pâle, vous vous +sentez malheureux, je le vois bien. Eh bien, Herman, soyez mieux +avisé: restez ici, et ne pensez plus a voyager. + +--Personne ne peut plus me retenir, mon père. + +--Que venez-vous donc faire ici? + +Le jeune homme répondit d'un ton suppliant: + +--Mon père, je vais vous quitter, peut-être pour plusieurs années. +Je puis juger par ma propre douleur combien vous seriez affligé si +je partais pour l'Amérique sans avoir pris d'abord congé de vous, et +sans vous avoir donné l'assurance que ni le respect ni l'amour de mon +bon père ne se sont affaiblis dans mon coeur. Vous ne souhaitez que +mon bien-être, j'en suis convaincu, mais vous vous trompez sur les +moyens de me rendre heureux. Je suis dominé par une nécessité +implacable, et je dois fuir une destinée qui m'inspire de l'effroi, +Que mon éloignement temporaire ne vous afflige pas trop, et n'ayez +nulle crainte quant au sort qui m'attend. Je ne cesserai point de +penser à vous avec reconnaissance, je resterai honnête homme et je +ne m'exposerai pas inutilement au danger... Soyez généreux jusqu'au +bout, mon père, donnez-moi, avec votre bénédiction, le courage +nécessaire de ne pas succomber, sur cette terre lointaine, au regret +et au chagrin... Permettez-moi de vous serrer dans mes bras en vous +disant adieu. + +A ces mots il se jeta au cou de son père. + +Celui-ci, remué jusqu'aux entrailles, se prêta avec bonheur à cette +effusion filiale, et serra vigoureusement son fils contre son coeur. +Tous deux avaient les larmes aux yeux; ils restèrent un moment sans +rien dire. + +--Étrange, singulier garçon! murmura l'entrepreneur. Vous +me chérissez, je le sais. Comment pouvez-vous donc me faire +volontairement un si amer chagrin? Cela n'est pas naturel. Allons, +dites-moi que vous ne voulez plus me quitter... Vous secouez la tête? +Vous persistez dans votre fatale résolution? Je me suis trop hâté, +peut-être. Je ne vous ai pas laissé assez de temps pour vous +accoutumer à l'idée de ce mariage avec mademoiselle d'Overburg? Eh +bien, je veux me montrer accommodant: Restez ici, je ferai retarder +le mariage, fût-ce de plusieurs mois. Que risquez-vous à accepter ce +temps d'épreuve? + +--Cela ne peut point changer ma résolution, murmura Herman. + +--Vous exigez donc que je fasse au baron d'Overburg l'injure de +repousser la main de sa fille? + +--Même cette preuve de votre immense bonté ne pourrait pas me +retenir. + +--Cette fois je n'y comprends plus rien! s'écria l'entrepreneur. Je +commence à croire, Herman, que vous avez quelque fêlure au cerveau. +Asseyez-vous là, devant moi, et causons avec calme... Dites-moi +franchement quel est en réalité votre projet. + +--Je vais à New-York, mon père et de là à Chicago. + +--A Chicago? à trois cents lieues dans l'intérieur du pays? + +--C'est dans cette ville, vous le savez, mon père, que demeure M. +Patteels, votre ancien associé dans vos entreprises. Il y a quelques +mois il vous écrivait encore qu'il était surchargé de travaux de +toute espèce, et vous demandait si vous ne pouviez pas lui envoyer +quelques jeunes gens qui eussent une certaine connaissance de la +peinture décorative ou ornementale. Je sais dessiner; j'ai appris +autrefois à manier le pinceau; il me donnera de l'occupation. +M. Patteels était pour vous un ami dévoué, et il m'a toujours +témoigné beaucoup d'intérêt. Lorsque j'aurai acquis l'expérience +nécessaire, je risquerai, avec son aide, et avec votre exemple sous +les yeux, je risquerai à mon tour quelques petites entreprises. + +--C'est donc pour gagner un peu d'argent que vous voulez quitter +votre patrie? ricana M. Steenvliet. Mais, innocent enfant, n'en +possédons-nous pas assez, de cet argent? Vous ai-je jamais rien +refusé? + +--Gagner de l'argent n'est pas mon unique but, mon père. + +--Vraiment? Et quoi donc encore? + +--Je veux me faire une existence indépendante: je veux devenir libre, +pour disposer de mon coeur, et de mon sort en ce monde. + +--Ah! ah! c'est donc une révolte contre moi? grommela l'entrepreneur +froissé. Monsieur veut chercher les moyens de m'ôter toute influence +sur sa destinée? + +--Oh! non, mon père, je veux seulement éviter le malheur de me voir +imposer une épouse que je n'aurai pas choisie moi-même. Pour tout le +reste, croyez-moi, je suis prêt à me soumettre avec le plus profond +respect à vos moindres désirs. + +M. Steenvliet secoua la tête d'un air pensif; un sourire, moitié +triste, moitié ironique, entr'ouvrait ses lèvres. Peut-être +commençait-il à soupçonner quelles pouvaient être les causes de +l'incompréhensible conduite de son fils. + +--Eh bien, supposons qu'au bout de quelques années vous ayez plus ou +moins atteint votre but; quoi, alors? demanda-t-il. + +--Alors, je reviens, mon père. + +--Et vous vous mariez? + +--Et je me marie. + +--Vous n'êtes pas sincère avec moi, dit l'entrepreneur avec ironie. +Pensez-vous que je ne sache pas quelles folles idées vous trottent +par la tête? Oui, vous reviendrez aussitôt que vous le pourrez, et +alors vous voudrez vous marier. Avec qui!... Parlez donc. Vous +vous taisez? Vous n'osez pas confier à votre père le nom de cette +étrange fiancée. Vous avez peur qu'il ne se moque de vous. Ne +serait-ce pas la fille d'un simple ouvrier charpentier, votre ancienne +compagne de jeux, qui vous a ainsi tourné l'esprit? Il est inutile de +chercher à me le cacher, Herman, je sais tout. Ah! ce serait donc là +le résultat, la récompense de ma paisible et laborieuse existence, +de voir mon fils épouser la fille de pauvres ouvriers, une fille dont +les doux yeux et le sourire séduisent. + +--Ah! je vous en supplie, mon père, s'écria le jeune homme en lui +tendant les mains, ne dites pas de mal d'elle en ma présence! Elle +est bonne; son coeur est noble et pur comme celui d'un ange... + +--Je ne dirai pas de mal d'elle, mon fils, au contraire, je le +reconnais volontiers, elle est aimable, intelligente, et elle a un +grand coeur. + +--Ciel, vous l'avez donc vue, mon père? + +--Je l'ai vue et je lui ai parlé. + +--Est-il possible? Eh bien? + +--Ah! mon fils, si Caroline Wouters était seulement la fille d'un bon +bourgeois, peut-être je comprendrais que vous désiriez la prendre +pour femme; mais ayez du moins un peu de bon sens, mon garçon. +N'est-il pas absolument impossible que le fils unique d'un +millionnaire épouse une fille qui habite une chaumière et qui n'a +pour vivre que le salaire quotidien d'un charpentier? Le monde entier +se rirait de moi. + +--Les moqueries du monde ne durent pas longtemps, mon père, répondit +le jeune homme d'un ton pénétré, mais un mariage sans amour est +une chaîne, un fardeau, un malheur, qui durent jusqu'au tombeau. +Que m'importe le monde si je dois acheter son approbation au prix du +bonheur de toute ma vie et du bonheur de mon père lui-même. + +--De mon bonheur? + +--Oui, mon père, de la joie de vos vieux jours. + +--Vous êtes fou. Mon bonheur consisterait donc dans l'anéantissement +de tout ce que j'ai rêvé pour vous? + +Le jeune homme, comme décidé à un suprême effort, prit la main de +son père, et dit avec animation: + +--Caroline Wouters est si douce, si aimante, si reconnaissante! Elle +vous aimerait, elle vous respecterait, elle chercherait à lire dans +vos yeux vos moindres désirs. J'irais demeurer avec elle dans une +maison de campagne, loin du monde, dont vous redoutez les jugements. +Nous y vivrions tranquilles, aspirant après les heures qu'il vous +plairait de venir passer auprès de nous. Vous y trouveriez un lieu +de repos, après vos travaux de la ville, où tout vous sourirait avec +amour, où tout le monde n'aurait qu'un seul but: vous aimer et vous +rendre la vie douce... Là, personne ne se rappellerait que vous +avez été un ouvrier, si ce n'est pour admirer l'énergie de votre +volonté et la force de votre intelligence, pour bénir ces nobles +mains dont le travail a créé notre bien-être... Et si la fatigue de +la vieillesse arrive un jour pour vous, vous trouverez là des enfants +dans les prières desquels votre nom aurait place à côté du nom du +Seigneur... + +L'entrepreneur était profondément ému par les paroles éloquentes +de son fils; mais il cherchait à dissimuler son émotion sous un rire +d'incrédulité. + +--Ah! mon cher père, convenez-en, s'écria Herman, un pareil sort +serait sans doute infiniment plus beau que si nous devions, notre +vie durant, mendier un regard d'estime dans les salons de nobles +gentilshommes. Quoi de plus noble et de plus digne que de savoir que +tout ce qui nous entoure nous doit son bonheur, et que pas un regard +ne se lève vers nous qui ne soit brillant de reconnaissance et +d'amour! + +M. Steenvliet se tut un moment: il paraissait lutter contre ses +propres idées. Peut-être, sous l'impression du touchant appel +d'Herman, était-il sur le point de consentir à son mariage avec +Caroline Wouters; mais en tout cas cette hésitation ne fut pas +longue, un sourire de mécontentement ne tarda pas à plisser les +coins de sa bouche. + +--Je ne vous savais pas si éloquent, mon fils, dit-il. Vous rêvez +tout éveillé, et vous me feriez presque perdre à moi-même +le sentiment de la réalité; mais ce sont là des enfantillages +impossibles que vous m'avez racontés. Votre mariage avec Clémence +est une affaire décidée, du moins en ce qui me concerne. Je suis +lié envers le baron d'Overburg, et je ne puis retirer ma parole... +D'ailleurs, il y a un autre obstacle: Caroline Wouters ne vous aime +pas. + +--Elle ne m'aime pas? répéta Herman! Ah! mon père, si vous saviez! + +--Je ne le sais que trop bien. Parce que vous vous sentez attiré vers +Caroline Wouters, vous vous figurez que son coeur doit avoir la même +inclination pour vous. Quelle naïveté!... Voyons, dites-moi, lui +avez-vous jamais demandé comment elle est disposée envers vous à +cet égard? + +--Non, en effet; mais cela n'était pas nécessaire; par ses yeux je +pouvais lire jusqu'au fond de son âme. + +--Pauvre garçon! Croyez-vous cela réellement? Comme vous vous +trompez pourtant! + +--Ciel! Avez-vous des raisons sérieuses d'en douter, mon père? +s'écria Herman pâlissant. + +--Certes! Elle m'a dit à moi-même qu'elle vous est reconnaissante +parce que vous lui avez sauvé la vie autrefois, mais qu'elle ne +vous aime pas du tout de la manière que vous l'entendez. Je sais par +Caroline que vous ne lui avez jamais laissé soupçonner votre amour +pour elle. Comment pouvez-vous donc savoir quels sont ses sentiments +à votre égard? + +--C'est vrai! soupira le jeune homme avec consternation. + +--Et maintenant, vous alliez partir pour un autre monde sans +rien savoir de ses dispositions envers vous! Innocent rêveur, ne +comprenez-vous pas ce qui se passerait pendant votre absence? Caroline +ferait la connaissance d'un autre jeune homme de sa condition, et à +votre retour vous la trouveriez mariée. + +--Mais je lui écrirai, balbutia Herman tout déconcerté. + +M. Steenvliet paraissait vouloir atteindre un but caché; un sourire +malin se jouait sur ses lèvres. Sans doute, il voulait, par détour, +pousser son fils à faire encore une visite à Caroline Wouters, bien +convaincu qu'il était que la jeune fille le ferait renoncer à son +voyage en Amérique, et le persuaderait qu'il devait accepter la main +de mademoiselle d'Overburg. Telle était, en tout cas, la dernière +espérance de l'entrepreneur. + +--Vous lui écririez? de Chicago? dit-il avec ironie. A quoi cela +servirait-il? Ses parents l'empêcheraient de vous répondre, et +elle-même ne l'oserait pas. Les pauvres gens ont tellement peur des +commérages du monde, que leur esprit s'épouvanterait à l'idée +d'entretenir des relations secrètes avec vous, qui les rendraient +coupables à leurs propres yeux. + +--Vous exagérez, mon père. J'ai promis au père Wouters que je +n'essayerais plus de revoir Lina, et je veux rester fidèle à ma +parole; mais, une fois l'Océan entre eux et moi, ils ne craindront +plus la calomnie, et ils répondront à mes lettres, j'en suis +certain. + +L'entrepreneur paraissait triste et désappointé. Il avait espéré +amener son fils à retourner auprès de Caroline Wouters, et voilà +que cet espoir lui échappait aussi. Cependant il ne voulut pas +abandonner la partie sans faire une dernière tentative. + +--Mais vous ne savez pas, rêveur obstiné, ce qui s'est passé +là-bas pendant votre courte absence, insista-t-il. Ce sont des choses +si pénibles, si terribles même, que pour vous épargner un plus +grand chagrin, j'aurais préféré les taire. Pauvre Caroline, une +pareille honte, méritée ou imméritée, fait une blessure dont on +conserve toujours la trace. + +--Ciel, que voulez-vous dire, mon père? soupira le jeune homme +effrayé. + +--C'est une chose à peine croyable, Herman. Il y a quatre ou cinq +jours, Caroline était allée au village. Les paysans l'ont accablée +des plus odieuses injures, lui ont jeté de la boue au visage, et +l'ont chassée de la commune à coups de pierres. Si elle en faisait +une maladie mortelle, ce ne serait pas... + +--Ah Dieu! est-il possible! s'écria le jeune homme tremblant +d'angoisse et d'indignation. On a chassé la pauvre Lina du village +à coups de pierres? Et je suis, hélas! la seule cause de ce sort +affreux!... Ah! mon père, ce qui n'était en moi qu'un sentiment +égoïste d'amour, ou soif de bonheur, se change maintenant en la +conscience d'un devoir impérieux!... Je vais voir Lina Wouters... +Vous avez raison, mon père; avant de partir il faut que je sache si +l'on me permettra de réparer le mal que je lui ai fait. + +--Je veillerai à cette réparation, Herman, si vous voulez écouter +avec calme et avec bon vouloir ce que Caroline vous dira; car elle +est, en effet, une fille intelligente et raisonnable. + +--Laissez-moi aller auprès d'elle, mon père, j'en meurs +d'impatience. Aujourd'hui même je saurai ce que j'ai à espérer ou +à déplorer. + +--Reviendrez-vous ici, Herman? Je suis aussi curieux que vous. + +--Mon intention est de rester avec vous jusqu'à demain soir, mon +père. + +--C'est bien, je vous attendrai. + +Il serra la main de son fils et lui conseilla encore de s'armer contre +toute déception, contre toute désillusion. Quoi qu'il pût advenir, +après son retour ils examineraient ce qu'il y avait à faire pour +tarir définitivement cette source de chagrins et d'inquiétudes. +Caroline avait un noble coeur, et elle était incapable de cacher la +vérité ou de la travestir; Herman devait donc avoir une foi entière +en ses paroles. + +Le jeune homme sortit de l'appartement après avoir salué son père. + +Un sourire de triomphe illumina le visage de l'entrepreneur, et il se +frotta joyeusement les mains en disant: + +--Ah! ah! voilà le candide jouvenceau en route pour aller trouver +Caroline Wouters! Il en a coûté assez de peine pour le décider à +cette nouvelle visite. Maintenant je suis tranquille. Caroline lui +persuadera que ce serait une grande folie de sa part de refuser la +main de mademoiselle d'Overburg, et une cruauté de rendre son +père malheureux par ce refus. J'ai sa promesse solennelle; elle est +éloquente... Herman a un excellent coeur au fond, et cela lui +fait beaucoup de peine de m'affliger ainsi. Il hésitait déjà +visiblement. Dieu merci, malgré toutes ces contrariétés, mon voeu +le plus ardent se réalisera, Clémence d'Overburg deviendra la femme +de mon fils. + +On frappa à la porte. Un valet entra et tendit à son maître une +carte de visite qui, de loin, répandait un doux parfum d'ambre et de +musc. + +--Quelle visite m'annoncez-vous, Jacques? demanda M. Steenvliet en +souriant. C'est au moins une comtesse, n'est-ce pas? + +--Non, c'est un vieux monsieur. Il attend au salon. + +--Le marquis de la Chesnaie! se dit l'entrepreneur à lui-même après +avoir jeté un coup d'oeil sur la carte. Il aurait bien pu rester +encore une couple de semaines à Monaco... Il m'apporte son +consentement... Que lui répondrai-je? Bah, il n'a pas besoin de +savoir qu'Herman a hésité... Allez, Jacques, annoncez au marquis de +la Chesnaie que je viens tout de suite. + +Lorsque l'entrepreneur entra dans le salon, il vit un vieillard de +haute stature, qui devait être âgé d'au moins soixante-dix ans, +et dont le visage imposant et la chevelure blanche comme la neige +imposait le respect. + +--Bonjour, monsieur le marquis, dit M. Steenvliet en s'inclinant +profondément. J'attendais une invitation de votre part pour me rendre +au château de M. le baron d'Overburg, mais puisque vous avez la +bonté de m'honorer le premier d'une visite, c'est du plus profond +de mon coeur que je vous souhaite la bienvenue. Permettez-moi de vous +serrer la main. + +Il prit en effet la main du gentilhomme qui la lui abandonna, mais qui +ne répondit à son étreinte qu'avec une froideur marquée. + +Un frémissement parcourut les membres de M. Steenvliet. Il se sentait +humilié sans savoir au juste pourquoi; car il ne pouvait évidemment +pas exiger que le marquis, qui ne le connaissait pas encore, le +traitât comme un vieil ami dès sa première visite. + +Cette réflexion lui fit dominer son dépit. + +--Veuilles vous asseoir, monsieur de la Chesnaie, dit-il en lui +présentant un fauteuil. Nous avons à causer d'une chose très +importante pour nous; mais, comme je suis prêt à accepter toutes les +conditions qu'il vous plaira de mettre à ce mariage, nous pourrons +échanger tout de suite un consentement réciproque. + +Le marquis secoua la tête d'un mouvement lent. + +--Douteriez-vous? Croyez-vous avoir des motifs d'hésitation? murmura +l'entrepreneur qui commençait à craindre un refus. + +--Je vous en prie, monsieur Steenvliet, permettez-moi, avant de +répondre à votre question, de faire un appel à la bonté de votre +coeur et à vos sentiments paternels, dit le marquis. Lorsque mon +neveu, le baron d'Overburg, fut frappé si cruellement et d'une +manière si inattendue d'un revers de fortune, et qu'il ne put trouver +d'aide nulle part pour sauver son honneur et sa position sociale, vous +lui avez généreusement ouvert votre caisse, et à cette occasion +vous lui avez demandé la main de Clémence, ma filleule, pour votre +fils Herman. Sans aucun doute, vous pensiez assurer par là le bonheur +des deux jeunes gens. Eh bien, Monsieur, vous vous êtes trompé dans +votre généreuse intention, complètement trompé, je vous demande la +permission de vous en convaincre, et je ne doute pas que votre amour +pour votre fils ne vous décide à renoncer au mariage projeté. + +--Mon fils a-t-il dit qu'il n'accepte qu'à contre-coeur la main de +mademoiselle Clémence? + +--Non, Monsieur, je suppose même qu'il souhaite ardemment devenir son +fiancé; mais le trop confiant jeune homme ne prévoit pas, hélas, +le triste sort qui l'attend, surtout s'il éprouve pour Clémence une +affection sincère. + +Mécontent et blessé par la prévision d'un refus catégorique, M. +Steenvliet répondit avec un dépit visible: + +--Oui, je comprends parfaitement votre but, monsieur le marquis. Vous +voudriez délier le baron de ses engagements envers moi, et ce que +vous avez résolu de me dire ne sert qu'à enguirlander l'affront; +mais je ne me laisserai pas égarer ainsi. + +--Ah! Monsieur, que pensez-vous donc de moi? + +--Je pense que vous êtes venu pour reprendre la parole solennelle +du baron; mais cela ne réussira point. La promesse réciproque doit +être tenue, sinon... + +--Calmez-vous, mon bon monsieur Steenvliet, dit le marquis. Je vous +prie, avant de suspecter ma loyauté, de vouloir bien écouter mes +raisons. Après cela, vous jugerez si vous devez, oui ou non, ajouter +foi à mes paroles. + +--Soit, j'écoute. + +--Vous avez un noble coeur, monsieur Steenvliet; je suis certain que +vous ne consentiriez jamais sciemment et volontairement à condamner +une innocente jeune fille à un chagrin éternel, au désespoir, et +peut-être même à la mort. + +--Vous parlez de mademoiselle Clémence? + +--Oui; depuis longtemps elle a la fièvre, elle pleure jour et nuit, +elle est pâle et amaigrie; elle se consume d'inquiétude et d'effroi. + +--Quoi donc, monsieur la marquis, l'idée de devenir bientôt la femme +de mon fils l'effrayerait et la rendrait malade? + +--En effet, Monsieur. + +--Non, monsieur le marquis, il n'en est pas ainsi; son père m'a +encore assuré, il y a cinq ou six jours, que Clémence accepte avec +joie la main de mon fils. + +--Ah! mon neveu n'osait pas vous révéler la vérité. Son coeur +paternel reculait bien devant le sacrifice de sa pauvre fille, mais +il était dominé par les fatales nécessités de sa situation. Il +craignait que vous ne lui retirassiez votre aide et qu'il ne retombât +de nouveau dans l'abîme dont vous l'avez si généreusement tiré. + +--Vraiment? Et maintenant il ne le craint plus? + +--Je lui ai fait espérer que, pris de pitié pour la malheureuse +Clémence, vous lui rendriez sa parole. + +L'entrepreneur, qui croyait réellement qu'on cherchait à le tromper, +se leva avec impétuosité et grommela d'un ton amer: + +--Eh bien, monsieur le marquis, vous avez eu tort, la chose est trop +avancée maintenant: je ne renonce point à ce mariage. Quoi! vous +vous imaginez qu'il me serait possible de laisser faire à mon fils +ce sanglant outrage? Si nous ne sommes pas d'un sang illustre, nous ne +sommes cependant pas, moins que vous tous, sensibles à l'humiliation. + +--Je vous crois, monsieur Steenvliet, répondit le gentilhomme avec un +calme imperturbable, mais je crois également que, comme père, vous +ne reculeriez pas moins que nous devant un fait qui condamnerait votre +enfant à une douleur éternelle. + +--Prétextes que tout cela! s'écria l'entrepreneur. Mon fils rendra +mademoiselle Clémence heureuse, et il sera heureux avec elle. + +--Fatal aveuglement! soupira le marquis. La rendre heureuse, elle, qui +ne pourrait voir en lui que la cause de son malheur et peut-être de +sa fin prématurée! + +L'entrepreneur bondit de nouveau de sa chaise; il avait peine à +maîtriser sa colère, et il répondit vivement d'un ton presque +brutal: + +--Ah çà, marquis, permettez-moi de vous le dire: notre entretien +ne peut pas continuer sur ce pied-là. Jouons cartes sur table: Vous +voulez refuser votre consentement, mais vous paraissez oublier que le +mariage de mademoiselle Clémence avec mon fils est une des conditions +du prêt que j'ai fait à son père. Quelles sont vos intentions à +cet égard? + +--Je suis prêt à donner mes biens en garantie de la dette de mon +neveu, et à vous assurer le paiement d'un bon intérêt. + +--Cela n'est pas suffisant, monsieur le marquis. + +--Fût-ce même six pour cent? + +--Pensez-vous donc que je sois un usurier? Ce n'est pas ainsi que je +comprends la chose. Si vous refusez réellement votre consentement +au mariage de mon fils, je veux recevoir en une seule fois le +remboursement intégral du capital prêté, qui est de deux cent +cinquante mille francs. + +--Ah! soyez plus accommodant, monsieur Steenvliet. Il m'est +impossible, sans beaucoup de peine, et surtout sans grande perte, de +rassembler une pareille somme en si peu de temps. Je voudrais +vendre quelques fermes, de la main à la main et sans publicité. +Accordez-moi, je vous en prie, le délai nécessaire pour attendre les +circonstances favorables à cette réalisation. J'acquitterai la dette +de mon neveu par des versements partiels, en trois ou quatre fois. + +--On est impitoyable pour moi, répliqua l'entrepreneur. Pourquoi donc +aurais-je des complaisances pour ceux qui me font un sanglant outrage +dans mon honneur et dans mes sentiments paternels? Vous consentirez au +mariage de Clémence avec mon fils, ou je poursuis immédiatement le +remboursement de la dette de M. d'Overburg envers moi. + +Le marquis avait courbé la tête et paraissait absorbé dans de +pénibles réflexions. + +Un nouveau rayon d'espoir descendit dans le coeur de l'entrepreneur. +Il pensait pouvoir s'attendre à ce que le marquis finît par changer +de résolution et par donner son consentement. + +M. de la Chesnaie releva la tête comme s'il s'éveillait d'un songe. +Ses yeux étaient humides. + +--Ce que vous exigez de moi est impossible, dit-il. Je vous en +supplie, ayez pitié de la pauvre Clémence, ne la laissez pas mourir +de chagrin. + +--Mourir? répéta M. Steenvliet en ricanant à demi. Si la jeune +demoiselle est malade, par hasard, si elle a la fièvre comme vous le +dites, cela se passera bien, allez! + +--Vous vous montrez sans pitié pour nous. Eh bien, soit! Mais +êtes-vous donc aussi sans coeur pour votre fils, pour pouvoir +le vouer en riant au sort le plus malheureux? s'écria le vieux +gentilhomme d'un ton qui trahissait suffisamment toute la peine qu'il +avait à contenir son indignation et son courroux. + +--Mon fils? Ne vous inquiétez pas de lui, monsieur le marquis. + +--Alors, ayez du moins pitié de vous-même. + +--De moi-même! Est-ce une menace? + +--Mais monsieur Steenvliet, ne sentez-vous pas que ce mariage, s'il +était possible, vous condamnerait tous les deux à une existence +insupportable? Vous croyez que cette alliance vous rehausserait aux +yeux du monde? que votre sang deviendrait plus noble, parce que vous +auriez acheté à prix d'argent la main d'une fille de noble maison? +Détrompez-vous. Votre pauvre victime accuserait ses bourreaux +jusqu'à son dernier soupir... et nous, membres de la vieille +noblesse, nous vous haïrions et vous mépriserions. + +--Nous mépriser, ô ciel! + +--Oui, car vous ne seriez pour nous que la preuve éternelle de notre +abaissement et de notre honte. + +L'entrepreneur fut si profondément blessé de l'injustice de ces +reproches, qu'il regardait le marquis d'un air furieux et paraissait +prêt à l'assaillir à poings fermés; mais il fut retenu par le +regard froid et impérieux du vieux gentilhomme. + +--Vous êtes fous d'orgueil, grommela M. Steenvliet. Oser me dire en +face que l'on nous haïra et que l'on nous méprisera parce que nous +sommes des bourgeois, parce que nous avons travaillé depuis notre +jeune âge et que nous avons apporté notre part au bien-être +général! N'est-il pas vrai, marquis, c'est pour cette raison-là +seule que vous nous méprisez? + +--Non, ce n'est pas pour cela, répliqua l'autre avec un calme +exaspérant. Pour nous, tous les gens ont le même droit d'être +estimés et respectés, excepté pourtant ces ambitieux qui, au moyen +d'intrigue ou d'argent, s'insinuent dans nos rangs, et ont assez peu +de vergogne pour venir implorer de nous des regards d'indulgence, avec +le vain espoir que par là ils oublieront eux-mêmes et que d'autres +oublieront comme eux où était placé leur berceau. De quel côté +est l'orgueil insensé? + +--Assez, assez! s'écria l'entrepreneur frémissant de rage. Sortez de +ma maison, monsieur le marquis, sortez sur-le-champ, car je le sens, +je ne resterais pas maître de moi. Dès demain matin je donnerai +les ordres nécessaires pour faire poursuivre judiciairement le +remboursement immédiat des deux cent cinquante mille francs!... Mais +vous pouvez encore revenir sur votre résolution; je vous donne du +temps jusqu'à demain matin à dix heures. + +--Ceci est devenu tout à fait inutile, Monsieur, dit le marquis +avec un tranquille sourire. Jusqu'à présent j'ai reculé à +l'idée d'entamer si profondément ma fortune. J'espérais en votre +générosité. Mais votre invincible aveuglement me décide; j'aime +mieux vendre une grande partie de mes biens que de sacrifier ma pauvre +Clémence à votre égarement. Je vous annonce, monsieur Steenvliet, +qu'avant quatre jours les deux cent cinquante mille francs vous seront +payés, capital et intérêts. En conséquence, j'ai le droit de +reprendre et je reprends complètement la parole du baron d'Overburg. + +L'entrepreneur était comme frappé de la foudre. Le baron ne lui +avait-il pas affirmé, à différentes reprises, que son oncle était +un avare endurci, qui ne donnerait pas seulement mille francs pour +sauver son neveu. + +Le rouge de la colère et de la honte lui montait au front, et il +murmura, stupéfait et décontenancé. + +--Vous, marquis, vous paierez la somme entière, en une seule fois, +avant qu'il se soit passé quatre jours? + +--Cela vous étonne? Moi aussi je possède des millions, en +biens-fonds il est vrai, mais mes précautions sont prises; je sais +où je puis lever l'argent nécessaire. + +--Il ne reste donc plus d'espoir pour mon fils? soupira l'entrepreneur +découragé. + +--Allons, mon pauvre monsieur Steenvliet, soyez raisonnable, répondit +le vieux gentilhomme avec une expression de pitié qui perça le +coeur de son interlocuteur comme un coup de poignard. De pareilles +mésalliances sont toujours malheureuses, aussi bien pour ceux qui +s'élèvent que pour ceux qui s'abaissent. Vous le reconnaîtrez +plus tard, et vous m'en saurez gré, car je n'aurai pas seulement +préservé Clémence d'une existence douloureuse, mais en même temps +je vous aurai rendu, à votre fils et à vous, un inappréciable +service... Et maintenant, Monsieur, adieu, et sans rancune. + +Et M. de la Chesnaie sortit du salon. + +L'entrepreneur était tellement écrasé de dépit, de honte et +de chagrin, qu'il ne songea pas à sonner pour faire reconduire le +marquis. + +Il s'affaissa sur une chaise, les mains dans les cheveux, grommelant, +tremblant, crispant les poings, riant convulsivement comme un homme +qui lutte contre une effrayante catastrophe, mais qui n'a pas encore +perdu tout espoir. + +Tout à coup il se leva, poussa un cri de triomphe, tira violemment le +cordon de la sonnette, et murmura d'une voix étranglée et stridente: + +--Oui, ce sera ma vengeance. + +Un valet accourut immédiatement. M. Steenvliet lui dit: + +--Qu'on tire le grand landau de la remise, et qu'on y attelle les +grands trotteurs. Vite, vite, Jacques; il faut que tout soit prêt +dans cinq minutes. + +Le domestique sortit pour aller exécuter les ordres de son maître. + +M. Steenvliet se mit à arpenter le salon en long et en large, en +proie à la plus vive agitation; il se parlait à lui-même, frappait +du pied le plancher, riait fiévreusement et battait l'air de ses +poings fermés. + +Quelqu'un qui l'eût surpris dans cet état aurait infailliblement +supposé qu'il venait d'être frappé d'une attaque de démence. + + + + + +XV + + +Dans la matinée du même jour, la mère Wouters était assise près +de son poêle, occupée à éplucher les légumes pour le dîner. + +De temps en temps elle regardait du côté de la fenêtre. Il tombait +une grosse pluie, et la bonne femme poussa un soupir en pensant qu'il +ne serait pas possible, par une pareille averse, de continuer au +jardin le travail commencé. + +Bientôt son attention fut détournée par un léger bruit qu'elle +entendit dans l'étable. Elle écouta un instant, puis elle se dit à +elle-même à voix basse: + +--Pauvre Lina, elle ne chante plus jamais. A peine puis-je l'entendre +quand elle travaille pourtant si près de moi... Son coeur est plein +de chagrin; elle s'efforce de nous le cacher, mais je le vois bien... +Certes, cela me fait également beaucoup de peine que M. Herman, pour +ne pas être obligé de se marier, s'est enfui en pays étranger et +a si grandement attristé son pauvre père. Mais est-ce notre faute +à nous? Y pouvons-nous quelque chose? Si nous ne songions qu'à +notre propre bien-être, ne devrions-nous pas nous en réjouir, au +contraire? Car maintenant M. Herman ne viendra certainement plus ici, +et, Dieu merci, les gens finiront par reconnaître qu'ils nous ont +calomniés... + +Lina entra et s'arrêta au milieu de la pièce sans prononcer une +syllabe; elle regardait autour d'elle et avait l'air de chercher +quelque chose. Sa mère la regarda à la dérobée et secoua la tête +avec compassion. La jeune fille se dirigea à pas lents vers un des +angles de la pièce, prit un carreau de dentellière, s'assit de +l'autre côté du poêle sans rien dire, et se mit a entremêler ses +fuseaux. + +--Lina, vous voilà encore bien triste aujourd'hui, dit la veuve. + +--Le mauvais temps me chasse hors du potager, ma mère, +répondit-elle. + +--Non, ce n'est pas cela: vous pensez sans cesse à M. Herman. + +--Je l'avoue, mère. + +--Vous n'êtes pas raisonnable, mon enfant. Avoir pitié de ceux +qui sont malheureux, même par leur propre faute, c'est assurément +louable; mais cela ne doit pas aller jusqu'au point de se rendre +malade soi-même. + +--Mais je ne suis pas malade, et ne le deviendrai pas, dit la jeune +fille avec un sourire plutôt triste que joyeux. + +--Vous aviez pourtant fermement promis à grand-père de chasser ces +idées tristes. + +--Ah! ma mère, nous avons beau promettre, nos idées vont et viennent +malgré nous. + +--Puisque M. Herman est parti maintenant pour un pays étranger, nous +ne le verrons probablement plus. Penser à lui plus longtemps ne peut +lui faire ni bien ni mal; vous devriez donc l'oublier tout à fait, +mon enfant. + +--Je le voudrais, mère, mais cela m'est impossible: son image est +toujours devant mes yeux. Cette nuit même je l'ai vu, les yeux pleins +de larmes, et me suppliant d'avoir pitié de son sort amer. + +La mère Wouters regarda sa fille avec étonnement; mais elle chassa +immédiatement de son esprit le soupçon qui venait d'y pénétrer, et +lui dit: + +--Allons, allons, Lina, vous êtes encore une innocente enfant. Les +songes doivent toujours se prendre au contre-pied; nous avons donc des +raisons de croire que M. Herman n'est pas aussi malheureux que vous +pensez. + +--Pas malheureux, mère? répéta Lina avec une triste ironie. Son +père a cherché et trouvé pour lui une fiancée, une demoiselle +noble et riche. Le bon M. Steenvliet,--car son coeur est excellent +au fond, croyez-le, ma mère,--était si satisfait, si joyeux de ce +brillant mariage, qu'il considérait comme la récompense de sa longue +vie de travail... Mais M. Herman, qui paraît avoir une aversion pour +le mariage, s'enfuit en pays étranger et laisse son pauvre père tout +seul! Ah! Herman a agi sans doute dans un moment d'égarement; mais, +quoi qu'il en soit, pensez-vous, ma mère, qu'après une pareille +action un homme puisse avoir encore un seul jour de repos? Savoir +qu'on a rendu son vieux père malheureux, cette douloureuse conviction +doit lui ronger le coeur comme un ver. Et vous et grand-père vous +trouvez étonnant que j'aie pitié de celui sans la généreuse +amitié duquel je ne serais plus de ce monde. + +--Il y a bien quelque chose de vrai dans vos paroles, Lina, mais vous +exagérez. + +--Ah! mère, comment pouvez-vous dire cela? Supposez donc que vous +ayez résolu, grand-père et vous, de me faire épouser quelqu'un, +un bon et brave jeune homme, et que je m'enfuie loin d'ici; ne vous +plaindriez-vous pas au ciel de mon ingratitude et de ma cruauté? Et +moi, comme punition, ne mourrais-je pas de chagrin et de regret? + +--Oui, certes, mon enfant, mais ce n'est pas la même chose. Et, en +tout cas, que pouvons-nous y faire? + +--Ah! je pourrais bien y faire quelque chose, mère, si je pouvais +causer encore une fois avec M. Herman. + +--Cela est complètement impossible. Dieu sait s'il n'est pas déjà +à plus de cent lieues d'ici? + +--Son père m'a dit pourtant qu'il reviendrait bientôt. + +--Ce n'était qu'une supposition, et d'ailleurs, innocente rêveuse +que vous êtes, oubliez-vous donc que grand-père nous a défendu, +très strictement défendu, de parler encore avec Herman? Et ne +devez-vous pas, s'il reparaissait ici, fuir immédiatement sa +présence? La calomnie veille et nous épie, mon enfant. + +--Que m'importe la calomnie, ma mère? + +--Soit! mais le chagrin, la colère de grand-père? + +--Cela est pis, en effet! soupira Lina découragée. Allons, mère, ne +parlons plus de ces tristes choses, il a cessé de pleuvoir, je vais +reprendre mon travail dans le potager. + +En achevant ces mots elle mit son carreau à dentelles de côté, le +recouvrit d'un drap blanc et sortit de la pièce. La veuve, de son +côté, continua à faire sa cuisine. Elle plaça un pot de fer sur le +poêle, le remplit à moitié d'eau et recommença à peler ses pommes +de terre. + +A peine s'était-elle remise à l'ouvrage qu'elle poussa un cri de +surprise et d'angoisse. Elle ne pouvait en croire ses yeux, Herman, +Herman Steenvliet, venait d'entrer. + +Son visage était très pâle et ses lèvres tremblaient pendant qu'il +regardait de tous côtés autour de lui. + +La femme Wouters se leva précipitamment, courut à la porte du jardin +pour la fermer, revint, éleva ses mains devant le jeune homme comme +pour l'empêcher d'avancer et s'écria d'une vois étouffée: + +--Ah! monsieur Steenvliet, que venez-vous faire ici? Partez, je vous +en prie. Voulez-vous encore nous exposer à la calomnie? + +--Je veux voir Lina, répondit-il. + +--Mais grand-père l'a strictement défendu, si Lina savait que vous +êtes venu, elle s'enfuirait. + +--Je dois lui parler et je lui parlerai. Où est-elle? Au jardin? + +Il se dirigeait déjà vers la porte du jardin, mais la veuve +effrayée se plaça devant lui et le supplia à mains jointes. + +--Pour l'amour de Dieu, Monsieur, allez-vous-en. Il y a peut-être des +gens qui vous ont vu entrer chez nous. Que va-t-on dire encore dans le +village? + +--Ça m'est égal! s'écria-t-il fiévreusement. Je pars demain pour +l'Amérique. + +--Pour l'Amérique! Est-il possible? A l'autre bout du monde? + +--Mais je ne partirai pas sans avoir vu Lina et sans lui avoir parlé. +Ce que j'ai à lui dire doit décider de mon sort et de ma vie. +Allons, mère Wouters, pour la dernière fois peut-être, soyez bonne +pour moi, rappelez Lina du jardin. + +--Je n'ose pas, répondit la veuve en soupirant. + +Mais la porte de la cour s'ouvrit et Lina rentra. Un gai sourire +illuminait son visage. + +--Bonjour, monsieur Steenvliet, je vous attendais, dit-elle. + +--Vous m'attendiez? Ah! merci, Lina! s'écria-t-il. Le doute, le +désespoir me déchiraient le coeur. Votre seule voix me rend le +courage. Veuillez m'écouter et vous aussi, mère Wouters. + +--Nous ne pouvons pas, répliqua la vieille avec angoisse. Il faut +partir, Monsieur... Lina, songez à grand-père, montez à votre +chambre. + +--Non, ma mère, laissez parler M. Herman. Il vient nous annoncer +qu'il ne quitte point sa patrie et qu'il accepte la main de +mademoiselle Clémence. + +--Erreur, folie! grommela le jeune homme avec un sourire convulsif. +Moi, le mari de Clémence? Jamais, jamais! j'aimerais mieux mourir! + +Les deux femmes le regardèrent avec une expression d'épouvante. +Elles paraissaient croire qu'il avait perdu l'esprit. + +--L'impatience de connaître mon sort me brûle le sang, +poursuivit-il. Je n'ai pas le temps de prendre des détours... Lina, +j'ouvre mon coeur devant vous, lisez-y... Nous avons joué ensemble +étant enfants: nous étions des amis inséparables. Oui, je vous ai +sauvé la vie au péril de la mienne. Qu'est-ce qui me donna à +moi, faible et innocent enfant, la force et le courage d'un pareil +dévouement? Ah! c'est qu'alors déjà Dieu avait déposé dans mon +âme le germe qui, après seize ans de séparation, devait se changer +en un sentiment irrésistible. Je vous ai revue, Lina; ce que personne +n'aurait probablement pu faire, vous l'avez accompli facilement; vous +m'avez retiré du chemin du vice, et vous m'avez réconcilié avec +ma conscience. Vous êtes pour moi le vivant souvenir de mon passé +regretté, l'image de ma mère! votre bonté simple et naïve, la +pureté de votre coeur,--et qui sait? la volonté du ciel,--tout me +pénètre de la conviction qu'il n'y a pas de bonheur sur terre à +espérer pour moi, sinon à vos côtés... + +Lina s'était affaissée sur une chaise; elle tenait la tête baissée +et luttait contre les larmes qui voulaient jaillir de ses yeux. La +femme Wouters, dominée par la voix frémissante du jeune homme, +le contemplait avec un véritable ébahissement. Il lui eût été +impossible d'articuler une parole, de sorte qu'Herman put continuer +sans être interrompu: + +--Et c'est alors que l'on vient me dire: épousez Clémence +d'Overburg, une jeune fille noble que je connais à peine, qui est +d'une autre race et d'un autre sang que moi? Serais-je assez faible, +assez lâche pour laisser ainsi séparer violemment deux âmes que +Dieu lui-même a prédestinées à rester unies jusqu'au tombeau! Non, +non, Lina, vous serez ma femme, vous ou jamais personne! + +--Mais Monsieur, Monsieur, que dites-vous? balbutia la veuve. Pour +l'amour du ciel, calmez vos esprits égarés. + +--O Herman, songez à votre père! s'écria la jeune fille en tendant +vers lui des mains suppliantes. + +--Mes esprits égarés? répéta le jeune homme. Il ne serait pas +étonnant qu'ils le fussent en effet: mais je m'efforcerai de me +calmer, et je vous dirai ce que je viens faire ici. Mon père, abusé +par sa tendresse exagérée pour moi, reste inexorable et veut me +contraindre à prendre Clémence pour femme. Moi, je ne le veux +pas, je pars demain pour l'Amérique, à trois cents lieues dans +l'intérieur du pays. Je vais essayer si je ne puis pas y gagner par +mon propre travail assez d'argent pour être libre de toute contrainte +et pour pouvoir offrir à la femme que mon coeur a choisie une +existence modeste avec une honnête aisance. J'ai besoin de quelques +années pour cela, et pendant ce temps je resterai éloigné de ma +patrie; mais alors je reviens triomphant pour vous supplier, Lina, de +me donner avec votre main le bonheur de toute ma vie... Oui, tel est +mon projet; mais lorsque j'en ai fait part à mon père, il a énervé +tout mon courage en m'assurant, Lina, que vous ne m'aimez pas, et que +vous n'attendrez pas mon retour. Si cela était vrai, hélas, il ne me +resterait plus qu'à courber la tête sous le poids de ma misère, et +à me résigner à un avenir sans espoir... Que dois-je croire, Lina? +Prononcez mon arrêt et délivrez-moi de cet affreux doute. Est-il +vrai que vous ne m'aimez pas? + +La jeune fille jeta sur lui un regard plein de pitié, mais elle +laissa sa question sans réponse. + +--Soit, reprit le jeune homme. Je comprends que vos lèvres si pures +ne veuillent pas prononcer un tel aveu. Mais savez-vous ce que mon +père m'a dit encore? Il m'a dit que pendant mon absence vous pourriez +choisir un autre mari. C'est une crainte que je ne veux pas emporter +dans mon long voyage. Ah! tandis que je travaillerais, que je +peinerais là-bas comme un esclave, avec l'espérance de vous avoir +un jour pour femme; tandis que cette espérance brillerait devant +mes yeux comme une radieuse étoile, on briserait ici pour jamais +le bonheur de ma vie? Je vous en conjure, Lina, dites-moi que vous +attendrez mon retour! + +La mère Wouters essuya avec le coin de son tablier les larmes qui +coulaient sur ses joues; la jeune fille aussi avait les yeux humides; +elle avait frémi plus d'une fois au chaleureux appel d'Herman, et +elle était pâle d'émotion. Mais elle avait conservé assez d'empire +sur elle-même pour pouvoir discerner ce que le devoir exigeait d'elle +et ce qu'elle avait promis au vieux M. Steenvliet. + +Elle se leva et dit d'une voix qui, quoique trahissant une émotion +profonde, attestait néanmoins une ferme résolution: + +--Monsieur Herman, vous m'avez ouvert votre coeur, lisez aussi dans le +mien maintenant. Je suis si sensible à votre extrême sympathie pour +moi que je voudrais vous baiser les mains en signe de reconnaissance. +Vous me demandez si je voudrais devenir votre femme? Si j'étais une +fille de votre condition et que votre père pût bénir notre +union, alors, oui, je vous attendrais, fût-ce pendant vingt ans, et +fallût-il sacrifier la moitié des jours qui me restent a vivre, pour +mériter cette grâce du ciel, je le ferais avec bonheur... + +--Lina, malheureuse enfant! s'écria la veuve effrayée. + +--Ah! cela me suffit, s'écria Herman, ivre de joie. + +--Non, vous vous trompez, cela ne suffit pas, répliqua Lina. Je ne +séparerai pas le père du fils, et ne vous rendrai pas malheureux +tous les deux. + +--Mon père finira par consentir à notre mariage, Lina. + +--N'espérez pas cela. Que serais-je pour lui? La cause de votre +désobéissance, une ennemie qui lui aurait ravi l'amour de son unique +enfant. Je ne pourrais pas vivre ainsi, Herman. + +--C'était donc la vérité, l'affreuse vérité! s'écria le jeune +homme d'un ton plaintif. Vous ne voulez pas faire pour moi le plus +léger sacrifice? Lina, Lina, non, vous ne m'aimez pas! + +--D'ailleurs, Dieu sait ce que je lui ai confessé si souvent depuis +votre dernière visite. + +--Eh bien, alors? + +--Mais cette affection même m'impose le devoir de vous réconcilier +avec votre père. + +--Et le moyen pour cela? + +--C'est d'épouser mademoiselle Clémence. + +--Mais, Lina, vous ne savez pas ce que vous dites. + +--Je le sais parfaitement, Herman. + +--Vous me déchirez le coeur. + +--Votre chagrin se dissipera à la longue. L'inimitié entre votre +père et vous serait un malheur irréparable. + +--Ainsi, vous ne voulez pas être ma femme? + +--Sans le consentement de votre père? Non, positivement non... +Voyons, écoutez-moi avec bienveillance, Herman, je vous convaincrai +que vous devez accepter la main de mademoiselle Clémence. + +Mais le jeune homme, écrasé par cet arrêt, se laissa tomber sur une +chaise et cacha sa tête dans ses mains en sanglotant. + +La vue de ses larmes brisa le courage des deux femmes; elles se mirent +à pleurer aussi. + +Lina continua cependant à l'exhorter à se soumettre à la volonté +paternelle; elle parla de la vie laborieuse de M. Steenvliet, de sa +bonté, de son amour pour son fils unique, de son chagrin. Troublée +au dernier point par le mutisme obstiné du jeune homme, elle finit +par s'agenouiller devant lui. + +--Herman, mon cher Herman, s'écriait-elle en l'implorant à mains +jointes, écoutez mes prières. Donnez-moi cette dernière preuve de +votre généreuse amitié: Acceptez Clémence pour femme! + +Le jeune homme se leva d'un bond, pâle comme un linge, avec un amer +ricanement sur les lèvres. + +--Vous! c'est vous qui me condamnez! exclama-t-il d'un ton de +reproche. Eh bien, que mon sort cruel s'accomplisse. Je serai +l'époux de Clémence, avec l'espoir que le poignard acéré que vous +m'enfoncez dans le coeur me délivrera bientôt de ce fatal lien en +m'ôtant la vie qui m'est à charge. Adieu, pour toujours, adieu! + +Et sans faire attention aux cris des deux femmes, il courut vers la +porte. + +Mais à peine eut-il fait quelques pas, qu'il s'arrêta frappé de +stupeur ou d'épouvante, en s'écriant: + +--Grand Dieu! mon père! + +Les deux femmes regardèrent également au dehors, pâles et blêmes +d'inquiétude. + +Deux hommes descendaient d'une voiture qui venait de s'arrêter devant +la maisonnette: M. Steenvliet et Jean Wouters. L'entrepreneur entra le +premier. + +--Vous voulez partir? restez, je vous l'ordonne, dit-il à son fils. + +Il se dirigea immédiatement vers la jeune fille tremblante comme la +feuille, lui prit la main et lui dit: + +--Caroline, vous aimez Herman, j'en suis certain. Vous sentez-vous +capable de m'accorder une petite place dans votre coeur? Pourriez-vous +aimer le vieux Steenvliet comme un père? + +--Ah! je vous aimais déjà de toutes les forces de mon âme, +bégaya-t-elle. + +--Eh bien, Herman, eh bien, Caroline, écoutez bien ce que je +vais vous dire. Voilà M. Jean Wouters, maître, charpentier et +entrepreneur. Il a donné son consentement et je donne le mien. Venez, +Herman, mon entêté, mon brave fils, tendez la main à Caroline; elle +devient votre femme. + +Herman poussa un cri de bonheur, et serra son père et sa fiancée sur +son coeur dans une même étreinte passionnée. + +Jean Wouters et la mère Anne, priant et pleins de reconnaissance, +levaient vers le ciel leurs yeux mouillés de douces larmes. + +FIN + + * * * * * + +IMPRIMERIE CHAIX, RUE BERGÈRE, 20, PARIS.--19062-3. + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Argent et Noblesse, by Henri Conscience + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ARGENT ET NOBLESSE *** + +***** This file should be named 17298-8.txt or 17298-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/1/7/2/9/17298/ + +Produced by Frank van Drogen, Pierre Lacaze and the Online +Distributed Proofreading Team of Europe. 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Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + https://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. diff --git a/17298-8.zip b/17298-8.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..8e35775 --- /dev/null +++ b/17298-8.zip diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. 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