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+Project Gutenberg's Le jardinier de la Pompadour, by Eugène Demolder
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Le jardinier de la Pompadour
+
+Author: Eugène Demolder
+
+Release Date: December 15, 2005 [EBook #17311]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: UTF-8
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE JARDINIER DE LA POMPADOUR ***
+
+
+
+
+Produced by Carlo Traverso, Eric Vautier and the Online
+Distributed Proofreading Team of Europe. This file was
+produced from images generously made available by the
+Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
+http://gallica.bnf.fr.
+
+
+
+
+
+Le Jardinier de la Pompadour
+
+Eugène Demolder
+
+Quatrième édition
+
+Société du Mercure de France
+
+MCMIV
+
+À Edmond Haraucourt
+
+
+
+
+I
+
+
+Avec l'alouette la maison de Jasmin Buguet s'éveilla dans le matin de
+septembre.
+
+Elle ouvrit ses volets, lâcha les pigeons, pendit trois cages à ses murs
+escaladés par les vignes.
+
+À travers la brume les petits carreaux des fenêtres rirent sous le toit
+en tuiles rousses; la lucarne qui donnait sur le village s'enflamma au
+reflet de l'aurore.
+
+Cette humble demeure s'érigeait à Boissise-la-Bertrand, un village juché
+au bord de la Seine, à une lieue en aval de Melun, au long de la rive
+droite. Elle se présentait la première, quand on arrivait par le chemin
+de Saint-Port; elle regardait le cours d'eau, très large vers cet
+endroit, et haute d'un seul étage s'adossait à la pente du coteau sur
+lequel s'étendait le jardin.
+
+Le plus beau des jardins! Les Buguet étaient fleuristes de père en fils.
+Leurs plates-bandes rivalisaient d'éclat avec celles du petit château
+voisin, badigeonné de jaune et qui appartenait aux marquis d'Orangis.
+Jasmin avait la coquetterie de sa flore. Dès le printemps il exposait
+sous la treille, appuyés à la façade du logis, des petits «théâtres de
+fleurs»: assemblages de plantes qui s'élevaient sur des gradins les unes
+derrière les autres, en sorte que l'œil et la main se pouvaient porter
+partout sans obstacle. Il y mettait des oreilles d'ours, des renoncules
+d'or, des anémones; elles alternaient avec les tulipes jaspées qui
+éclairaient de leur flamme cette parade printanière. Un marronnier
+d'Inde abritait l'étal qu'eût dévoré le soleil. En été Jasmin disposait
+sur les gradins les œillets rouges, les glaïeuls et la
+campanule-carillon. L'automne y faisait épanouir les géraniums, les
+tricolors, les chrysanthèmes.
+
+Or ce jour de septembre le jardinier se leva avec le soleil. La veille,
+avant de retourner au château, Martine Bécot, la chambrière de Mme
+d'Étioles, lui avait dit en ouvrant des yeux cajoleurs:
+
+--Je suis en peine, Jasmin! Il me faut demain des fleurs roses pour
+orner le phaëton de ma maîtresse. Je ne sais où les trouver!
+
+Buguet s'était planté un œillet au coin de la bouche et avait répondu,
+fanfaron:
+
+--Je te donnerai toutes les fleurs de mon jardin, si tu viens prendre
+celle-ci avec tes dents!
+
+Martine avait obéi. C'est pourquoi dès l'aurore Jasmin coupait les
+fleurs de six grands lauriers roses qui dans leurs caisses peintes en
+vert clair s'alignaient devant sa maison.
+
+Ah! C'est bien pour l'amour de Martine qu'il abattit d'un coup ces
+rameaux qui balançaient au vent leurs calices parfumés! Il les sacrifia
+tous: la maisonnette fit grise mine, sa parure enlevée, et ce fut avec
+mélancolie que Jasmin couvrit la grande corbeille où il avait couché les
+jolis nériums, après avoir eu soin d'envelopper chaque branche de mousse
+humide.
+
+A six heures une charrette s'arrêta devant la porte; c'était Rémy
+Gosset, le parrain à Martine. Il venait prendre les fleurs: «Ça ne le
+gênait guère, car il allait à Corbeil porter son beurre, son fromage et
+ses œufs.»
+
+Jasmin veilla à ce que le précieux envoi ne fût pas déposé sur les
+caisses à fromages: il l'installa lui-même au-dessus des paniers d'œufs
+et fît promettre au bonhomme de se rendre d'abord au château d'Étioles.
+
+--J'y serai sur le coup de neuf heures, affirma Gosset.
+
+Il fit serment de remettre la corbeille à Martine elle-même, afin que
+personne ne laissât traîner au soleil la délicate marchandise.
+
+D'un coup de fouet il enleva son bidet: la bâche verte de la charrette
+tourna dans la ruelle et disparut.
+
+Jasmin resta sur la route et suivit des yeux le courant de la Seine: des
+bateaux de Bourgogne descendaient vers Paris des tonnes cerclées de neuf
+et avançaient lentement dans le brouillard du matin.
+
+Comme le jardinier les regardait, une fenêtre de la maison s'ouvrit et
+une vieille femme en bonnet de nuit apparut:
+
+--Jasmin! Jasmin! Arrive donc! cria-t-elle.
+
+--Voilà! voilà! mère!
+
+Quand il rentra, la vieille était descendue. Elle apostropha gaiement
+son fils:
+
+--Eh bien, mon gars! T'as la puce à l'oreille? C'est-y pour voir couler
+la Seine que tu t'es levé si tôt? A ton aise, après tout! Les
+cuisse-madame et les mouille-bouche sont cueillies. Les calvilles
+peuvent attendre. Déjeune!
+
+Elle poussa sur la table une miche, du lard et un cruchon. Jasmin sortit
+un couteau de sa poche, se servit, mangea, but à même la cruche.
+
+--L'aurore creuse l'estomac, dit-il.
+
+La mère allumait une flambée de sarments sous le trépied, au milieu de
+la grande cheminée. Le fagot fuma: la vieille n'en fut point gênée; elle
+se versa du lait dans une écuelle en terre, qu'elle mit sur les flammes;
+puis elle tailla quelques tranches de pain bis: quand l'ébullition
+commença, elle les jeta dans le lait, sala, poivra et laissa mijoter.
+
+Ces préparatifs firent tousser Jasmin.
+
+--Je vais prendre l'air, dit-il.
+
+--C'est la fumée qui te chasse, fieu! Va sentir d'où le vent vient! Tu
+me le diras!
+
+Jasmin sortit. A ce moment le ciel devint plus transparent. Sur l'eau
+flottaient des brumes: avides de lumière autant qu'amoureuses de l'onde,
+elles tiraient vers le ciel et trempaient leurs gazes dans le fleuve
+endormi.
+
+Soudain la brise réveilla tout à fait la Seine; dans un frémissement,
+sous le soleil pâle en sa rondeur d'hostie, l'eau se pailleta d'argent.
+Ebloui, Jasmin regarda les spirales opalines que le vent poussait contre
+les buissons.
+
+Il adorait la rosée; il aimait à surprendre ses diamants près d'une
+cétoine verte, au cœur des «cuisses de Nymphe». Ce matin elle le fit
+songer aux mois déjà passés. Vraiment cette année le printemps avait
+opéré le miracle des roses. La Fête-Dieu en était restée inoubliable:
+les rues avaient été jonchées de pétales, les reposoirs enguirlandés de
+branches fleuries et la petite église avait ressemblé à un temple de
+l'Amour.
+
+Aujourd'hui on payait cette débauche. Jasmin jeta un regard à ses
+rosiers épuisés par un trop fougueux renouveau: l'été était mort et ils
+ne portaient pas de fleurs «remontantes». A l'idée de cette privation
+Buguet regretta presque le cadeau fait à Martine; bien qu'il aimât fort
+la soubrette, il la maudit un brin et sentit que peut-être au fond de
+son âme il préférait à sa blonde joliesse la chair multicolore des
+bouquets.
+
+Doucement, avec un soupir, il gravit à droite de la maison un petit
+escalier de pierres qui conduisait à une terrasse où s'alignaient les
+fuschias, les basilics odorants, les orangers de savetier. Au long de
+plates-bandes bordées de thym, les œillets d'Inde répandaient leur âpre
+parfum. Au fond de la terrasse, le premier rayon aviva les roses
+trémières comme s'il les eût peintes avec un pinceau d'or.
+
+Jasmin sortit un arrosoir, en plongea le ventre dans un tonneau enfoncé
+au coin d'un parterre. Il distribua l'eau à des flox préparés pour la
+Saint-Auguste, tombant ce jour-là.
+
+--Mère, cria-t-il en promenant sur les plantes les jets fins d'un juste
+arrosage, les flox blancs sont à vendre! Trois sols!
+
+--C'est pas donné, mon garçon!
+
+Jasmin devait aller chez l'oncle Gillot pour savoir quand on commençait
+les vendanges.
+
+--Bonne idée, mon fieu! dit la Buguet. Embrasse bien mon frère pour moi.
+Hé! Porte-lui notre dernier melon.
+
+Buguet rentra, mit sa culotte noire à boucles d'argent, une chemise de
+toile bise avec un col rabattu, un gilet de pékin à pochettes et son
+habit brun en droguet: puis, ayant noué ses cheveux par derrière en
+catogan, il posa sur son front le tricorne des dimanches.
+
+Il partit, emportant sur l'épaule, au bout d'un bâton, le gros fruit
+jaune que la mère avait mis dans un panier fermé «pour attraper les
+curieux».
+
+Et il suivit le bord de la Seine, heureux de la belle journée.
+
+Passant à Saint-Assises, Jasmin aperçut dans le parc d'une
+gentilhommière le vieux jardinier qui ratissait l'allée.
+
+--Bonjour, monsieur Leturcq!
+
+--Ah! Jasmin! Entre donc!
+
+--Vous êtes bien civil, monsieur Leturcq! Buguet ôta son chapeau et
+déposa le panier près de la grille.
+
+--Viens que je te montre une plante nouvelle, continua M. Leturcq. Elle
+arrive d'Italie et fleurit ici pour la première fois.
+
+Jasmin eut un battement de cœur en pénétrant dans la petite serre. Un
+dévot n'est pas plus ému sous le porche d'une église. Cet amoureux des
+fleurs eût cherché l'eau bénite au fond des arrosoirs et se fût signé.
+Il tint son feutre sous le bras respectueusement.
+
+--Vois, dit M. Leturcq avec un geste rond et une mine satisfaite.
+
+Jasmin s'arrêta devant deux tubéreuses. Blanches sur leurs longues tiges
+vertes et rougissant, comme honteuses de la volupté qui s'émanait de
+leurs corolles, capiteuses elles s'offraient au milieu d'un groupe de
+bromélias bigarrés qui semblaient épris des nouvelles venues.
+
+--Caresse! C'est doux, dit M. Leturcq. Jasmin obéit; sa main trembla.
+
+--Et celle-ci? continua le vieux jardinier. C'était la Gordon des
+Anglais (ainsi appelait-on alors le gardénia!), tout aristocratique et
+élégante.
+
+--Sont-elles belles! murmura Buguet. Vous devez être fier de les
+montrer, monsieur Leturcq.
+
+--Dame! On a son amour-propre! Malheureusement les connaisseurs sont
+rares.
+
+Jasmin reprit sa route, émerveillé. Ces tubéreuses! Sa cervelle en était
+troublée. Il lui semblait qu'il venait d'assister au déshabillé d'une
+princesse au jour de ses noces, dans un de ces contes qu'il lisait aux
+veillées. Et il était l'époux! Il avait touché la chair blanche: sa main
+en restait parfumée!
+
+Il reconnut aussi que l'odeur des tubéreuses était pareille à celle du
+flacon que Martine lui avait donné un jour en disant:
+
+--Tiens, c'est de Mme d'Étioles!
+
+Et il songea à Mme d'Étioles. Il se la figura pareille à la fille d'un
+lord qu'il avait vue au parc de Vaux-Pralin quand il s'y trouvait en
+corvée. Cette anglaise était pâle comme la gordon et, ainsi que cette
+fleur, vêtue de mousseline blanche.
+
+Jasmin côtoyait le fleuve. Une poule d'eau s'envolant des roseaux le
+tira de sa songerie. Il prit dans sa pochette la grosse montre d'argent
+qu'il tenait de son père. Le petit forgeron du cadran frappa huit coups
+sur son enclume. Jasmin, rassuré, continua lentement sa route.
+
+Mais une femme vint l'accoster: Nicole Sansonet, la pêcheuse
+d'anguilles--une gaillarde qui n'eut point peur des chevau-légers en son
+temps et qui, frisant la quarantaine, regardait encore les garçons avec
+une flamme au fond de l'œil. Sa cornette couvrait une figure rougeaude,
+son tablier à bavette dissimulait mal de grasses rondeurs. Elle portait
+sur le dos une hotte pleine de poissons; une gourde battait ses fesses.
+
+--Belle journée, Jasmin, dit-elle. Il faut en profiter. Elles vont se
+faire rares, mon gas!
+
+Ils cheminent côte à côte. Tout à coup la commère regarde son compagnon
+en face:
+
+--A propos, toi, t'es pas encore marié? T'es dans l'âge pourtant! On
+l'avait annoncé, ton mariage! On croyait que ce serait aux prunes! Et
+puis, pan! V'la Martine à Étioles! Alors, c'est-y pour les vendanges ou
+la Noël?
+
+Jasmin rit et Nicole continue:
+
+--C'est qu'elle est avenante, la mâtine! A ta place, je n'aimerais guère
+la voir entourée de ces freluquets d'Étioles! La vertu d'une femme ça
+glisse comme l'anguille, et quand c'est parti, c'est parti! Ouvre
+l'œil, Jasmin, c'est Nicole qui te le dit.
+
+Buguet était arrivé. Il remercia la pêcheuse pour ses conseils et se
+dirigea vers la tannerie de l'oncle Gillot.
+
+Elle s'érigeait devant la Seine. Culottée par le tannin, le sang, les
+chiures de frelons, elle distribuait ses trois séchoirs et le logis du
+maître le long d'une cour brune et puante. Au milieu, une charrette
+pleine de peaux de bœufs était arrêtée.
+
+Jasmin entra. Ses parents lui firent bon accueil. La tante Gillot prit
+le melon, le flaira sous la queue. Le jardinier s'informa de l'état des
+vignes.
+
+--Eh! si septembre est chaud (chose probable, vu que le beau temps a
+pris avec la lune!) on pourra vendanger tôt!
+
+--Bonne affaire, répliqua Jasmin. En attendant je vais passer la
+journée ici et voir s'il n'y a rien à tailler dans l'enclos.
+
+--J'ai mieux pour toi, mon neveu, dit la mère Gillot. Eustache
+Chatouillard, notre voisin, a promis de venir me prendre dans sa
+carriole pour aller à Sénart, où le Roi chasse en forêt. Mais il faut
+que j'aide mon homme à mettre les peaux dessaigner dans la rivière. Va à
+Sénart à ma place!
+
+Jasmin hésita.
+
+--C'est des choses qu'on voit une fois dans sa vie, insista Gillot.
+
+Eustache arriva sur ces entrefaites. Il poussa des exclamations en
+apprenant que la mère Gillot était empêchée. Mais il enleva Jasmin.
+
+--Je suis certain que le Roi vient, affirma-t-il. Je le tiens de
+grenadiers à cheval qui raccommodaient la route.
+
+Comme Jasmin s'étonnait que des soldats vinssent réparer les chemins
+pour un seul passage de carrosses:
+
+--Ah! Ah! reprit Chatouillard, c'est qu'il y a des dames dans les
+carrosses, et les cahots, ça ne fripe pas seulement les atours! Il y a
+autre chose en dessous qu'il faut soigner!... Ça te fait rire,
+jardinier! Tu ne t'assieds pas sur tes laitues quand tu les portes au
+marché de Corbeil?
+
+--Eh! J'ai trop souci de ma marchandise!
+
+--Chacun a souci de la sienne, mon gars! Hue, Bourry!
+
+Le cheval trottait ferme, excité par les éclats de voix d'Eustache et
+les coups de fouet. Les jeunes gens atteignirent Nandy, dont la petite
+église sonna dix heures. Ils traversaient les champs déjà fauchés où les
+perdrix couraient dans le chaume. Les meules posaient leurs cônes d'or à
+côté des bosquets d'un vert sombre; une brise légère fit glisser le
+frisson pâle des feuilles retournées.
+
+Le village de Lieusaint, où ils arrivèrent bientôt, était encombré. Un
+air de fête soufflait. Les groupes de paysans allaient, venaient, avec
+des fermières en coqueluchon noir ou en chapeau de paille; une quêteuse
+de grand chemin, ses souliers à la ceinture, regardait, l'air ahuri. Un
+âne chargé d'ustensiles revenait du marché de Corbeil, accompagné de
+laitières portant le pot de cuivre sur la tête et de gamins qui avaient
+été vendre des noisettes au litron.
+
+Les grenadiers à cheval caracolaient, sous leur bonnet rouge garni de
+peau d'ourson.
+
+Ils avaient les sabres au clair; de longs fusils et des épieux battaient
+leurs cuisses.
+
+Au fond de la longue, et large route qui, bordée au bourg de fermes et
+de maisons blanches, pénétrait ensuite dans la forêt, au loin, près du
+carrefour de Villeroi, à l'extrémité de l'allée que barraient les
+grenadiers, une foule multicolore papillonnait, jetait et mêlait des
+taches blanches, pourpres, jaunes. De clairs personnages sortaient des
+coulisses de l'horizon. Ils apparaissaient, disparaissaient. Au-dessus
+de ce mouvant spectacle rayé par un soleil de clairière, les vols de
+corbeaux se débandaient par crainte des hourvaris et du forhu.
+
+Les deux garçons descendirent de carriole. Et tout à coup Jasmin se
+sentit intimidé. Il allait voir le Roi! Cette idée bouleversa son cœur.
+Dans les châteaux où il taillait les charmilles, il avait souvent
+entendu parler de Louis XV. Il savait la puissance du souverain: il lui
+parut que la forêt la recelait entière, que les cors allaient annoncer
+la présence d'une chose formidable.
+
+Eustache avait pris dans la voiture du pain et du fromage; il entraîna
+Jasmin vers les taillis.
+
+Ils se faufilèrent sous les ramées. Des gardes de la maison du roi
+empêchaient d'approcher du carrefour, «où l'on sert une halte à Sa
+Majesté», dirent-ils.
+
+Heureusement Eustache rencontra un valet de chiens de sa connaissance;
+grâce à lui ils purent approcher.
+
+--Regardez! dit le domestique.
+
+Au bord de la route c'était d'abord les chevaux de la suite royale.
+Parmi eux, un tout blanc:
+
+--Le cheval du roi, murmura le valet.
+
+Un autre, isabelle doré, avec la raie de mulet et les crins noirs.
+
+--Celui de la duchesse de Châteauroux, continua le piqueur.
+
+Cependant cette cavalerie à étriers vides empêchait les amis de voir:
+ils grimpèrent dans un orme et choisirent en ses fourches un commode
+observatoire.
+
+Aux pieds des chênes et des bouleaux où sont accrochés les cors et les
+couteaux de chasse, c'est un fracas d'uniformes, une allée et venue de
+chevau-légers, de meutes tenues en laisse, un effarement de marmitons
+qui portent sur de grands plats des hures, des lièvres rôtis et des
+fruits. Les hêtres abritent le repos de mules à panaches et oreillères
+de cuivre. Et partout où s'étendent de l'herbe et, un peu d'ombre, des
+seigneurs, des officiers, des dames se régalent, assis ou couchés autour
+de nappes jetées sur le sol.
+
+Jasmin est ébloui. Cette cour qui s'ébat parmi les mousses, l'attrait de
+ces visages, l'étourderie de ces amazones qui ménagent des retroussis de
+jupes d'où sortent de jolis pieds chaussés de maroquin violet, ces
+gentilshommes qui arborent des cordons bleus sur la poitrine et appuient
+la main sur leur cœur, ces abandons aimables, tout le charme de cette
+aristocratie, que le jardinier a déjà entrevue dans les châteaux de
+Melun, le ravissent.
+
+--Que c'est beau! murmure-t-il.
+
+Eustache lui souffle:
+
+--Le Roi!
+
+--Où?
+
+--Là!
+
+Louis XV est assis au milieu d'un grand tapis. Sur un habit de velours
+pourpre à larges galons il porte des dentelles, et sur sa perruque
+poudrée un chapeau bordé de plume blanche. Des laquais s'empressent: ils
+présentent à Sa Majesté un pâté; elle refuse et bâille.
+
+Jasmin remarque que le Roi a le visage rose et rond. Louis XV fait des
+gestes lents, porte paresseusement à sa bouche une cuisse de poulet et
+la jette au petit épagneul qui se roule à côté de son assiette. Puis il
+bâille encore et se penche vers la dame installée près de lui.
+
+--La duchesse de Châteauroux, explique Eustache, qui a travaillé à Paris
+et connaît certaines mœurs de la cour.
+
+--Ce n'est pas la Reine?
+
+--C'est la maîtresse du Roi.
+
+La duchesse a la figure pâle sous le tricorne de chasse et paraît
+souffrante dans sa robe jaune. Elle sursaute aux paroles du Roi et
+Jasmin, à qui rien n'échappe, voit son visage se contracter, ses joues
+devenir livides.
+
+--On dirait qu'elle va mourir, murmure le jardinier.
+
+Une chose l'inquiète davantage: le Roi! Malgré l'air d'ennui que se
+donne le souverain, un prestige l'entoure aux yeux du jouvenceau. Car on
+a dit à Jasmin qu'il faut savoir mourir pour lui, que c'est le chef qui
+dirige les batailles et remporte les victoires. Le fleuriste ne peut
+s'imaginer Louis XV qu'à travers cette illustration. Pourtant il
+souhaiterait son maître plus impérieux, d'une allure virile et gaie. Il
+regrette que le Roi de France ait ce pli d'amertume qui se creuse par
+instant aux commissures de ses lèvres et ce regard qui se pose avec
+mépris. Il se rappelle une gravure où Louis XV a le front libre, l'œil
+franc, le teint fleuri, l'air à la fois doux et conquérant, et où il
+fait penser en même temps au pigeon ramier et à l'aigle. Jasmin s'assure
+que c'est ainsi que le Roi doit être et dans le personnage distrait et
+fatigué il revoit le prince magnanime de la gravure.
+
+Pendant que Buguet se livrait à ces réflexions, sur la route, du côté de
+Montgeron, apparut au soleil un attelage éclatant qui jeta des reflets
+aux ornières et brilla comme un astre inattendu. Plusieurs seigneurs
+sursautèrent, se firent une visière de la main pour mieux voir.
+
+L'apparition se dessina. Les courtisans distinguèrent une femme en rose
+dans un phaëton d'azur attelé de deux chevaux blancs. Elle conduisait
+elle-même. Derrière, un négrillon tenait ouvert un grand parasol.
+
+A l'approche de la halte, la dame ralentit l'allure de ses chevaux, afin
+de recueillir les regards de la cour étonnée, où frémit un murmure.
+
+Ses larges paniers emplissaient la voiture de falbalas. Sa main gauche
+laissait flotter les rênes; la droite agitait un grand éventail.
+
+Elle portait un chapeau à la bergère sur ses cheveux poudrés et avait
+trois mouches si subtilement posées qu'elles brillaient comme des
+étincelles sur le teint pâle que relevait un rien de fard. La robe
+échancrée à la gorge montrait la naissance des seins. Tout provoquait
+dans la belle cochère: la fierté sur son front, la luxure aux fossettes
+de ses joues et aux coins de ses lèvres. La transparence de ses
+dentelles carnait d'un diabolique éclat jusqu'à ses perles, tandis que
+ses yeux armés cherchaient une victime. Son bras avait l'élégance d'un
+col de cygne, et sa toilette semblait avoir été trempée dans le sang
+enflammé des roses de Bengale.
+
+La dame traversa les groupes des chevau-légers, des grenadiers, des
+valets; elle excitait la curiosité de tous ces hommes.
+
+Elle passa devant le roi, s'inclina.
+
+Jasmin voyait tout du haut de son arbre. A l'aspect de la dame, il
+éprouva un trouble étrange. L'émoi lui fit lâcher une seconde la branche
+qui le soutenait. Il entendit battre son cœur dans sa poitrine. Ebloui
+comme si la reine des fleurs fût apparue, le jardinier cria:
+
+--Mordi, la belle femme!
+
+Mais une gerbe était là, dans la voiture, à côté de la dame. Jasmin
+proféra, la gorge serrée:
+
+--Mes fleurs!
+
+Il avait reconnu les nériums cueillis aux lueurs de l'aurore devant sa
+maisonnette et il dit, tremblant:
+
+--Mme d'Étioles.
+
+Alors, pris de vertige, il descendit de l'arbre et s'éloigna, suivi
+d'Eustache, qui s'étonnait de l'émotion de son ami.
+
+--Mme d'Étioles, répéta encore Buguet.
+
+Eustache prit un air malin:
+
+--J'ai entendu parler d'elle; on dit que c'est un morceau de roi.
+
+Il insista, hochant la tête:
+
+--Un morceau de roi!
+
+Arrivé à proximité de Lieusaint, Eustache quitta Jasmin en lui
+promettant de venir le reprendre une heure plus tard.
+
+--Merci, dit le jardinier, j'ai le temps de retourner à pied, ça me fera
+du bien.
+
+--A ton aise!
+
+Jasmin se dirige du côté de Lieusaint. Dans la route maintenant
+solitaire, il marche, abasourdi, s'arrêtant pour passer la main sur son
+front.
+
+Alors c'est cette femme merveilleuse que Martine approche à toute heure!
+
+Jasmin eût dû deviner que sa promise était au service d'une beauté
+pareille. Depuis quelque temps, elle devenait plus piquante, plus jolie:
+le reflet de Mme d'Étioles, sans doute!
+
+Jasmin pense à ces choses. Mais il entend quelques petits cris, un bruit
+de chevaux emballés. Il se retourne.
+
+Le phaëton d'azur! Mme d'Étioles! Chassée par les officiers de la
+Châteauroux, elle s'est enfuie, défaille de dépit, lâche les rênes; déjà
+le négrillon met sous le nez de sa maîtresse un flacon de cristal; le
+grand parasol roule au milieu de la route.
+
+Jasmin se précipite, arrête les chevaux. Il saute sur le marche-pied de
+la voiture et recueille la dame. Elle est évanouie.
+
+Jasmin la soulève, et avec beaucoup de peine, à cause des grands
+paniers, la porte au pied d'un arbre.
+
+Affolé il crie:
+
+--Mon Dieu, aidez-moi!
+
+Le négrillon s'agite comme un singe en délire.
+
+--Elle est morte! hurle Jasmin.
+
+Il court vers une source qu'il a rencontrée sous bois et revient avec
+son chapeau qui ruisselle. Il y trempe le bout des doigts, et, comme il
+le ferait pour ses amaryllis pâmés, secoue quelques gouttes d'eau sur le
+visage blêmissant où la bouche fardée paraît une blessure.
+
+La dame ouvre les yeux: Jasmin croit renaître lui-même à la vie. Elle
+murmure:
+
+--Où suis-je?... Que faites-vous là?
+
+Jasmin est à genoux. Le négrillon rajuste une dentelle. Mme d'Étioles,
+pâle, fronce le sourcil, sa bouche se crispe avec douleur. Elle dit,
+perdue au fond d'un rêve:
+
+--Je me souviens.
+
+Ses petites mains empoignent l'herbe à côté d'elle:
+
+--Et je me souviendrai.
+
+Puis elle s'adresse au négrillon:
+
+--Mon miroir!
+
+Elle y jette un regard:
+
+--Quel désarroi!
+
+Elle tapote ses boucles, caresse ses sourcils et, se parlant
+elle-même, avec un sourire de mépris:
+
+--Dieu, que j'ai été femme!
+
+Jasmin n'a cessé de contempler les yeux de Mme d'Étioles: ils lui
+paraissent tantôt noirs, tantôt bleus. Sous des cheveux où de vagues
+blondeurs cendrées luttent avec la poudre, le visage ovale de Mme
+d'Étioles montre une peau fine où les mouches de velours se jouent comme
+des volucelles autour d'une rose blanche.
+
+Mme d'Étioles dépose son miroir, tend une main au négrillon, l'autre à
+Jasmin:
+
+--Relevez-moi!
+
+Jasmin hésite. Il n'ose toucher aux doigts frêles.
+
+--Voyons! dit nerveusement Mme d'Étioles.
+
+Le jardinier prend la main tendue, ferme les yeux, tant le cœur lui
+défaille.
+
+Mme d'Étioles est debout.
+
+--Qui êtes-vous? demande-t-elle à Jasmin.
+
+Il murmure, la gorge serrée:
+
+--Jasmin Buguet.
+
+La grande dame dit au négrillon:
+
+--Donne un écu à cet homme.
+
+Buguet réprime un mouvement de révolte:
+
+--Merci! Oh! non! Madame!
+
+Mme d'Étioles s'aperçoit de la bonne mine du jeune garçon:
+
+--Vous regardez mes fleurs? dit-elle d'un air aimable.
+
+Jasmin baisse les paupières:
+
+--Elles viennent de mon jardin.
+
+--De votre jardin?
+
+--Je suis jardinier, c'est Martine Bécot qui me les demanda hier.
+
+--Martine! Je ne savais point.
+
+Mme d'Étioles sourit:
+
+--Vous aurez ma pratique. Jasmin!
+
+Elle remonta dans son phaëton et, ayant retrouvé toute sa grâce, prit
+les guides et partit.
+
+Jasmin la suivit du regard. Elle disparut d'un coup, par un chemin de
+traverse.
+
+Le jardinier s'en alla en songeant à nouveau.
+
+La femme qu'il avait tenue dans ses bras, et dont il se sentit un
+instant aussi parfumé que s'il avait porté une brassée de fraxinelles,
+c'était Mme d'Étioles! Ces mots chantèrent à son oreille: Mme
+d'Étioles! Un sentiment suave descendit dans ses veines, un sentiment
+triste un peu et profond, tel qu'il n'en avait encore ressenti. Il lui
+sembla que son âme se fondait. La plaine et le bois lui parurent
+mélancoliques comme la fin d'une fête.
+
+Poussé par une force irrésistible, Jasmin retourna près de l'arbre sous
+le tronc duquel Mme d'Étioles s'était reposée. Il s'assit. Un rien de
+parfum flottait encore. Le jardinier ferma les yeux: il revit la grande
+dame, avec ses œillades aux reflets de scabieuse et d'or, avec ses
+lèvres qui brillaient comme des cerises, son front hautain comme une
+étoile, ses doigts fuselés. Quand il releva les paupières, il aperçut,
+dans l'herbe, la place où Mme d'Étioles avait crispé sa main. Il se
+pencha et baisa le gazon ravagé. Puis il se releva brusquement, comme
+s'il se fût brûlé les lèvres, et murmura:
+
+--Je deviens fou.
+
+Au loin la chasse partait du côté de Quincy, les chiens lançaient leurs
+abois, au son métallique desquels se mêlaient les appels des cors. Le
+vent qui s'était levé effaçait sur la route blanche la trace des
+carrosses et le pas des chevaux. Buguet marcha dans le bois désert,
+regarda le soleil disparaître et le ciel doucement violet. Pour regagner
+son village, il s'engagea dans la plaine qui descendait vers la Seine.
+Et bientôt, parmi les mille flammes automnales des colchiques, il
+traversa les grands prés et les champs au clair de lune.
+
+
+
+
+II
+
+
+Quelques semaines plus tard Jasmin prenant son calendrier vit que
+l'automne commençait.
+
+Le ciel était triste. Chaque coup de vent apportait des nuages. Ils
+formaient de grands camps farouches. La Seine agitée avait des teintes
+d'acier.
+
+Jasmin examina les nues, tandis qu'autour de lui la rafale faisait choir
+les ciroles des grands poiriers.
+
+La mère Buguet parut:
+
+--Eh bien, fils, tu regardes le pied du temps? Il ne dit rien qui
+vaille.
+
+Elle continua:
+
+--Je viens de préparer le fruitier. Si tu m'en crois, nous cueillerons
+tout aujourd'hui. Le soleil ne chauffera plus guère. Au surplus les
+reinettes ont bonne mine et les calvilles jaunissent.
+
+Jasmin murmura:
+
+--Vous avez raison, ma mère.
+
+La Buguet reprit:
+
+--J'ai fait prévenir Etiennette Lampalaire. Elle nous aidera. Ce n'est
+point une engourdie.
+
+Jasmin alla dans le petit hangar prendre son échelle: il la mit contre
+un grand pommier, puis il fixa son panier à un crochet pour le suspendre
+aux branches. Il monta; l'arbre croulait sous le poids des fruits. Avec
+précaution, Jasmin cueillit les pommes, les déposa dans une corbeille
+sans les froisser: car «toute blessure est pourriture», il savait cela
+de naissance.
+
+Quand les paniers furent remplis, la Buguet en prit un à chaque bras et
+s'achemina vers la maison. Elle rangea les calvilles sur les claies, la
+queue en l'air. C'était une brave femme. Elle avait travaillé dur avec
+son homme, qui «avait parfois des turlutaines». Pensez! Il était le
+neveu d'un maître d'école, il savait lire! Savoir lire! Une mauvaise
+affaire qui mange le temps et déroute l'esprit! Ainsi, pendant que feu
+Buguet tenait le nez penché sur un bouquin, l'ivraie poussait, et si dru
+que souventes fois la bonne épouse vit des semis entiers étouffés par
+les bleuets et les pieds d'alouette: son mari les voulait respecter
+parce que les bleuets ressemblaient à ses yeux, à elle (ah! ça la
+faisait rire!) et que les pieds d'alouette donnaient une légèreté aux
+fleurs des plates-bandes! Tout ça, des idées qui coûtent cher au bout de
+la vie! Son fils aussi avait parfois l'air d'un songe-creux. Tout le
+monde cependant aimait Jasmin, il était de bon caractère; puis--ce qui
+devient rare!--il savait son métier.
+
+--Bien sûr, s'il a la protection d'un duc ou d'un surintendant, il ira
+loin! disaient les gens.
+
+Mais il arrivait à Jasmin de se montrer distrait, même triste. Ces
+dernières semaines surtout. Plus de sourire, plus de gaîté! Il
+réfléchissait à Dieu sait quoi! C'était depuis la chasse royale.
+Avait-il envie de se faire piqueux ou chevau-léger? Folie, lorsqu'on
+possède un bon métier et qu'on est sûr d'avoir chaque jour sa croûte à
+rompre et son lit bien chaud. Aussi La Buguet ouvre l'œil! Elle espère
+vivre assez longtemps pour marier son fils à une bonne ménagère, qui
+«veillera au grain».
+
+Mais Tiennette arrive. Ses cheveux noirs, déjetés par le vent, le
+sourire clair de ses lèvres retroussées, son visage hâlé, ses yeux bruns
+et espiègles: tout brille. Sous le corsage de l'enfant qu'elle est
+encore, les seins de la femme poussent déjà. Aussi un matin qu'elle
+portait du lait au château, le vieux marquis d'Orangis invita la
+fillette à partager sa crème au houacaca, laquelle est faite d'une
+poudre composée de cannelle et d'ambre qui vient du Portugal et
+réchauffe les sens. Tiennette raconta depuis que le vieillard l'avait
+embrassée bien fort, le gobelet vidé, puis qu'elle s'était enfuie.
+
+Aujourd'hui souriante elle aborde la mère Buguet:
+
+--Vous m'avez fait quérir, la Buguet?
+
+--Oui, mignonne, il faut que tu nous aides.
+
+--Bien volontiers.
+
+Elles se dirigent du côté de Jasmin: juché dans les arbres, un tablier
+au ventre, il se courbe, se redresse, s'allonge:
+
+--Ah! te voilà Tiennette!
+
+Il descend, tient l'échelle. Mais la petite veut grimper à l'arbre sans
+aide. Jasmin lui prête son dos: il sent à peine sur ses épaules le
+frôlement des pieds nus: Tiennette est dans les branches:
+
+--Lance un panier, Jasmin!
+
+--Attrape!
+
+Elle s'assied au-dessus du tronc. Ses mollets hâlés passent sous ses
+courts jupons, polis comme du bronze, et dans les mouvements de la
+cueillette, insoucieuse du froid, elle montre un genou rond crotté de
+mousse et le bas de ses cuisses. Un rayon vient dorer l'enfant, éclairer
+ses dents blanches. Jasmin songe aux divinités enfermées au cœur des
+arbres et qui n'en sortent que rarement, à ce qu'il a lu dans les
+livres. Tiennette ainsi perchée, avec sa peau brune contre l'écorce, son
+regard de feu, ses cheveux en broussaille où pétille un grain de soleil,
+pourrait être la petite hamadryade jaillie de ce pommier pour en goûter
+les fruits. Des déesses plus puissantes doivent sortir des hêtres et des
+chênes. Jasmin en imagine une, écartant les branches d'un garie dans la
+forêt de Sénart. Elle s'avance, brillante et vive, comme si la sève du
+taillis l'incendiait. Elle a les traits de Mme d'Étioles.
+
+Un cri d'Etiennette tire Jasmin de sa rêverie.
+
+--Oh! la grosse pomme!
+
+L'enfant a l'air de tenir une boule de feu dans ses mains brunes et
+agite ses pieds nus en signe de plaisir.
+
+--Elle est presque grosse comme un cœur de cochon, dit Tiennette.
+
+Elle retourne le fruit et ajoute, sérieuse:
+
+--Oui, c'est un cœur, un cœur gonflé comme le vôtre, vous qui soupirez
+tant!
+
+--Ce n'est pas pour toi, morveuse!
+
+--Parions que c'est à cause de Martine, jeta avec malice la fûtée.
+
+--Pas davantage!
+
+--Qui donc lui met la berlue à l'esprit? Faudra que je devine, se dit
+Tiennette.
+
+A midi elle s'en alla, inquiète pour son amie Martine.
+
+--A qui songe Jasmin? Je ne l'ai jamais vu ainsi!
+
+Perdue dans ses réflexions, elle ne vit point le marquis d'Orangis qui
+la guignait d'une petite fenêtre de son castel. Il lui faisait des
+signes avec la main qui venait de fourrer du tabac d'Espagne dans son
+nez de vieux singe. Il portait une robe de chambre d'homme de qualité et
+un ancien bonnet de mariage vénitien, couvert d'emblèmes dorés sur fond
+blanc, et trop large pour sa tête à cette heure sans perruque.
+
+Le marquis poussa un petit cri. Alors Tiennette s'aperçut de sa
+présence. Les yeux du vieillard brillaient et les rides de sa figure
+sèche étaient tirées par un sourire sans dents. Il esquissa deux
+baisers.
+
+--Vous allez vous enrhumer, monsieur le marquis, s'écria Tiennette.
+
+Elle s'enfuit, mais pour passer le ruisseau, sous les yeux du seigneur,
+elle releva sa cotte, bien que celle-ci fût déjà très courte et qu'il
+n'y eût qu'un mince filet d'eau.
+
+Le lendemain la pluie nocturne avait apaisé le vent; une légère brise
+déchira les brumes: le soleil se leva dans une claire pureté.
+
+En ouvrant leurs volets, les paysans se réjouirent. Quelle bonne journée
+pour la vendange!
+
+Voilà déjà les filles. Elles chargent les hottes; leurs bonnets de
+mousseline battent des ailes. Les «jeunesses» crient et chantent. Et les
+garçons paraissent aussi, avec les mollets nus, les manches retroussées.
+Ils sont joyeux: on dirait que l'«azur», cette fleur délicate qui couvre
+le raisin, veloute leurs sourires. Une voix s'élève: elle lance une
+ariette:
+
+Croyez-vous qu'Amour m'attrape
+De m'avoir ôté Catin?
+Qu'ai-je à faire de la grappe
+Quand j'ai foulé le raisin?
+
+La chanson vole au-dessus des haies, jusqu'à l'église, et réveille les
+échos de la Seine endormie.
+
+Jasmin restait insensible aux rumeurs du village.
+
+--Tu ne te rends point aux vendanges? lui demanda la Buguet.
+
+--Je n'en ai guère envie.
+
+La porte s'ouvrit: c'était Martine! Elle cria à Jasmin:
+
+--Eh bien! Tu n'es pas prêt!
+
+La jolie fille s'avança, poing sur la hanche, un peu moqueuse:
+
+--Vraiment, Jasmin, tu n'es point galant! Fallait savoir que j'allais
+venir! Allons! Embrasse-moi!
+
+Le jardinier lui donna un baiser sur chaque joue; puis la jeune fille
+sauta au cou de la Buguet.
+
+--Eh! dit celle-ci, que tu sens bon et que tu as la peau doucette et
+blanche! Prends-tu des bains de lait comme ta maîtresse?
+
+La soubrette éclata de rire:
+
+--Mme d'Étioles se baigne dans l'eau claire!
+
+Martine était affriolante avec son bonnet blanc, son corsage de percale,
+sa jupe d'un vert de scarabée qui laissait passer de fines chevilles et
+des souliers cambrés. Mais ce qui charmait le plus en elle, c'était,
+sous ses cheveux châtains, ses yeux de couleur indécise, comme ceux des
+chats. Il semblait qu'elle pût les aviver des tons et des lueurs qu'elle
+voulait. Martine avait le nez court, retroussé juste assez pour indiquer
+un peu d'impertinence qu'adoucissait le sourire des lèvres. Ce matin,
+elle semblait apporter une lueur de l'aurore dans les fossettes de ses
+joues. Elle dit d'une voix cristalline:
+
+--Allons, Jasmin, conduis-moi aux vendanges!
+
+Buguet fit un brin de toilette, mit ses souliers ferrés pour patauger
+dans la terre des vignes:
+
+--Me voilà prêt!
+
+Les deux jeunes gens furent bientôt au bord de la Seine.
+
+--Alors, M. Jasmin a assisté à la chasse royale? demanda Martine.
+
+--Oui!
+
+--On l'a fort remarqué. Et c'est pour le remercier de ses fleurs que
+Mme d'Étioles m'envoya hier chez ma marraine Laïde Monneau, où j'ai
+passé la nuit.
+
+--Ce n'est point vrai!
+
+--Je te l'assure. Elle s'est souvenue de ton nom. Elle m'a tout raconté
+et elle est bien heureuse, car à la suite de l'accident le Roi lui a
+envoyé dix faisans dorés, ce qui est gibier rare.
+
+Jasmin devint silencieux. Ah! Mme d'Étioles a prononcé son nom: Jasmin
+Buguet! Pour la première fois ce nom paraît fleuri au jardinier. Il
+sourit à des visions douces, à un bonheur secret. Le paysage prend à ses
+yeux une splendeur ravie. Buguet regarde avec plus de joie les vignes:
+ces petites fées vertes, qui, pendant les hivers sans soleil, versent le
+rêve aux mortels en des boissons rouges, aujourd'hui se drapent dans
+leur feuillage bordé de pourpre. Elles grimpent à pic sur le coteau
+pierreux d'où l'argile rouillée s'éboule; en procession elles s'appuient
+sur leurs échalas d'acacia ivres du vin contenu dans leurs mamelles.
+
+L'œil du garçon brille, sa physionomie s'éclaire. Il ose insinuer:
+
+--Mme d'Étioles se souvint de mon nom?
+
+--Ne te l'ai-je pas dit?
+
+--C'était dès le soir de la chasse?
+
+--Ce soir même. Je dégrafais sa robe. Elle jetait ses bagues dans un
+coffre. «Martine, dit-elle, j'ai rencontré le jardinier qui t'a donné
+les lauriers pour mon phaëton. Il s'appelle Jasmin Buguet, n'est-ce
+pas?» Je rougis. «Pourquoi as-tu honte?» continua Madame. Elle sourit:
+«C'est un joli garçon! Et ma foi il fut, lors de mon accident de
+voiture, fort civil!»
+
+Jasmin exultait.
+
+--Comme te voilà joyeux! dit la soubrette. Tu te sens bien flatté?
+
+Elle était enchantée de voir son compagnon se dérider. La fillette
+aimait beaucoup Jasmin. Enfants, ils avaient déniché des fauvettes dans
+les roseaux de la Seine, joué aux osselets, à cligne-musette, au toton,
+la toupie qui ronfle, et lancé les bulles de savon qui sortent d'un
+tuyau de pipe et crèvent au long des chaumes. En hiver, ils élevaient
+des châteaux de cartes, se penchaient sur le jeu de l'oie,
+construisaient des coqs en papier. La petite était orpheline. Une fois
+que son parrain dut s'absenter, il la confia aux Buguet; ceux-ci la
+couchèrent avec Jasmin, les enfants s'endormirent sur le même oreiller:
+on eût dit à les voir sommeiller que leurs têtes poupines souriaient au
+même rêve.
+
+--On les mariera, peut-être, dit le père Buguet en riant.
+
+Plus tard, bien qu'il n'aimât guère la danse, Jasmin conduisit Martine
+au bal champêtre, participant avec elle au moulinet, sous les tilleuls
+du bord de l'eau, aux sons de la flûte. A la fête, il la menait voir le
+montreur de boîte d'optique et celui de marionnettes; ils achetaient des
+complaintes, écoutaient les joueurs de vielle et de clarinette. Jasmin
+offrait à Martine des dorioles et autres délicatesses de bouche. Ils
+buvaient un verre d'hypocras ou de vespetro, que débitait un charlatan,
+et le soir la mère Buguet pétrissait des «roussettes».
+
+Le village les fiança. Cependant ils avaient échangé des œillades
+tendres, des serments enflammés, des baisers en cachette, derrière la
+porte, quand le garçon venait passer la veillée chez Rémy Gosset et que
+la fillette le reconduisait jusqu'au seuil, «histoire de voir les
+étoiles». Un après-midi que Martine, sortie pour cueillir des cerises,
+avait délaissé son rouet, Jasmin couvrit le fuseau de roses pompon, de
+sorte qu'elle trouva, en revenant avec son panier plein, une chose aussi
+belle et vive que le sceptre de Flore.
+
+D'ailleurs Martine était sage. On ne l'avait jamais surprise dans une
+grange, le sein hors du corsage, dans l'attitude de celles qui imitent
+sur les bottes de foin ce que les pigeons, après s'être becquetés,
+pratiquent à deux sur les gouttières. Nul galant n'était monté à la
+petite fenêtre de sa chambrette; ni son parrain Rémy Gosset, ni sa
+marraine Laïde Monneau, chez qui elle habitait parfois, n'avaient trouvé
+de chapeau d'homme sous son lit.
+
+Rien pourtant n'avait été décidé entre Buguet et la soubrette.
+Aujourd'hui le jardinier comptait vingt-trois ans et Martine atteignait
+son dix-neuvième octobre. Elle pensa qu'il était temps de songer au
+mariage:
+
+--Je vais parler!
+
+La joie revenue au cœur de Jasmin encourageait l'amoureuse. Le garçon
+s'égayait le long de la Seine. Il voulut cueillir une branche de
+salicaire et s'approcha de l'eau, parmi les joncs du bord: le reflet de
+la rivière illumina son visage d'un or fluide.
+
+--Est-il joli!
+
+Il rappela à Martine ces jeunes satyres aux chairs roses ou hâlées qu'on
+voit à Étioles dans certains tableaux: ils penchent sur des urnes ou des
+conques, parmi des plantes aquatiques, leurs tétons bruns qui frôlent
+les pétales des nymphéas.
+
+Jasmin revint, offrant à Martine la vergette empourprée de la fleur
+tardive.
+
+--Merci, dit-elle. Je la porterai dans ma chambre en souvenir de toi.
+
+Puis le jardinier interpella le sacristain Euphémin Gourbillon, qui
+promenait dans un clos son maigre personnage:
+
+--La belle récolte, Euphémin! Il y a de quoi rougir le nez à tous les
+sonneurs de cloches de notre capitainerie de Sens!
+
+Il en interpella d'autres encore et se laissa accoster par maint
+villageois, au grand dépit de Martine.
+
+Elle n'osa et ne put rien dire à Jasmin, moitié par timidité de
+jeunesse, moitié à cause des bavards de la route, et ils se trouvèrent
+ainsi près de la tannerie de Gillot.
+
+--Ah! Martine! s'écria la tante, c'est gentil de venir nous aider! Va
+de ce côté, où se trouvent les fillettes.
+
+Voici l'oncle Gillot! Il est chargé de paniers débordants de grappes
+encore froides de rosée. Il s'en débarrasse. Puis il s'essuie le front
+et tape sur l'épaule de Jasmin:
+
+--Je suis content que tu sois venu, mon neveu! Eustache Chatouillard
+nous est aussi arrivé.
+
+Près de la porte du vendangeoir, Eustache, la culotte relevée
+mi-cuisse, dans une cuve emplie de raisins, foule, le torse nu.
+
+--Bonjour, Jasmin! s'écrie-t-il. On ne s'est pas revu depuis le jour de
+la chasse.
+
+Gillot intervient:
+
+--Vous causerez tout à l'heure. Mon neveu, je t'emmène au-dessus des
+roches.
+
+Buguet disparaît avec l'oncle et plonge dans la mer des ceps.
+
+Il cueille. Sa serpette habile coupe le pédoncule des grappes au bon
+endroit. Gillot bavarde. Buguet l'écoute d'une oreille. L'air qui passe,
+chargé de frémissement d'or des coteaux, les tons de turquoise du ciel,
+le calme du fleuve qui dort son sommeil de grand serpent d'azur, tout le
+fait songer à ce qui le tourmente. La vision de Mme d'Étioles
+réapparaît au-dessus des échalas. Le sentiment qui s'est emparé de
+Buguet sur la route de Lieusaint et n'a cessé de chanter en lui redouble
+en ce moment. Pour cet amoureux des fleurs, peut-il être plus attirant
+objet que cette grande dame? Mme d'Étioles paraît au jardinier sortie
+du plus odorant promenoir d'orangers, d'un cabinet de gardénias. Le
+garçon se penche vers le sol, comme les autres vendangeurs, mais quand
+il relève la tête il la sent pleine de gloire: le décor encombré de
+rustres, qui semblent traire les vignes, se mue pour lui en parterre de
+sourires ailés. La Seine devient le fleuve complaisant: elle doit mener
+Jasmin vers il ne sait quelle cour où Mme d'Étioles trônerait comme la
+statue d'or qui se dresse au fond des grands bassins de Vaux-Pralin, où
+chaque année Buguet va tailler les tilleuls et façonner le labyrinthe.
+
+A onze heures, Jasmin et Gillot descendent; ils rencontrent la tante qui
+porte un pâté de grives, mis au four dès patro-minette. Eux-mêmes
+reviennent de la cave du tanneur, une cave naturelle creusée dans le
+tuf: ils sont chargés de grosses bouteilles cachetées de cire rouge;
+Gillot en lève une, le sang des grappes flambe dans le verre comme sous
+la peau des grains et paraît heureux de revivre au soleil.
+
+Les vendangeurs s'assoient à l'ombre d'une charrette. La mère Gillot
+entame le pâté, tandis que Martine distribue les miches.
+
+--Arrivez, les enfants! crie la soubrette.
+
+Elle est saisie et dorée par le grand air comme les pains qu'elle tend
+l'ont été par le four.
+
+Trois vignerons, deux filles, Tiennette s'avancent pour recevoir leur
+part. Eustache se roule sur l'herbe en riant et lève ses pieds et ses
+mollets rougis par le foulage. Chaque flacon que Buguet débouche fait
+sonner, ainsi qu'un pistolet qu'on décharge, le creux de son goulot. Le
+bruit attire Euphémin Gourbillon. Il a déjà trinqué avec maint
+vendangeur et sa figure s'allume, barbouillée du tabac qui tache son
+casaquin en ratine noire. L'oncle Gillot l'invite et il s'installe.
+
+Le premier coup de dents se donne avec appétit.
+
+--Les grives sentent le verjus, dit Gillot.
+
+--Elles en ont au cul avant que les autres en aient au bec!
+
+Tiennette interpelle Gourbillon:
+
+--Comme vous buvez, sacristain! On voit que vous n'êtes pas chez vous!
+
+--Effrontée! Quand le marquis d'Orangis t'offre de la citronnelle, tu
+t'en fourres plein le gosier.
+
+Tiennette éclate de rire.
+
+--Le marquis d'Orangis! Ah! non! Je n'aime point ses drogues!
+
+La garcette prend un air malicieux:
+
+--Je suis trop paysanne, avec mes sabots! M. d'Orangis aime les pieds
+bien chaussés! Il m'a promis une paire de souliers en me disant qu'il
+mettrait lui-même les bas.
+
+--Ta fortune commencerait par le pied!
+
+--En faisant son chemin elle monterait vite plus haut!
+
+--Au carrefour où tout passe! conclut Gourbillon.
+
+--Sale! cria Tiennette.
+
+Cependant Martine regardait Jasmin. Le soleil taquinait les cheveux
+bruns du gars et sa peau aussi appétissante que celle d'un brugnon. Il
+se carrait, en manches de chemise; son gilet à fleurettes laissait
+l'aise son cou et ses épaules: la camériste suivait à la dérobée le jeu
+des muscles sous le linge éclatant de lumière. Puis elle épia le visage
+de l'amoureux: la bouche rose, sans pli méchant aux commissures des
+lèvres, les yeux d'un gris d'acier qui se pailletaient de bleu. Quand
+Jasmin se retournait, Martine trouvait son profil aussi élégant que
+celui des marquis: un nez fier, aux narines mobiles, un menton ni carré,
+ni gras, qui rappelait un peu celui des femmes et se trouait d'une
+fossette. Le jardinier était distrait.
+
+--Tu n'es point gai, mon fieu, lui dit Gillot, pour un jour de vendange.
+A ton âge, j'embrassais toutes les jeunesses.
+
+--J'en ai bien envie, mais j'ai peur des rebuffades.
+
+Jasmin était descendu au repas des Gillot comme d'un ciel: après son
+rêve où les finesses de sa nature lui avaient suscité des illusions, la
+réalité lui faisait mal. Il n'accorderait aucune attention aux filles.
+
+Il rompit le pain avec Martine. Elle avait les mains rougeaudes! Il se
+rappela qu'il en avait vu de toutes blanches, qui ne semblaient faites
+que pour porter des lys.
+
+--Ah! dit la soubrette boudeuse, je n'ai pas de chance d'avoir un galant
+de ton acabit! Tu ne souffles mot. Veux-tu bonne fortune plus relevée?
+
+--Ce n'est point pour te faire affront, Martine! Le soleil m'entête.
+
+--Tu es plus chaud quand il gèle? demanda Eustache.
+
+--J'ai mal à la tête, répéta Jasmin.
+
+--Il y paraît, appuya Tiennette en prenant parti pour Martine, car pour
+ne rien trouver à répondre à tes mignoteries, ma bonne, il faut qu'il
+soit bien mal en train.
+
+--Le fait est, mon garçon, reprit Eustache, que ça ne te vaut rien de te
+frotter aux femmes. Te voilà ahuri comme le jour où tu m'as campé là,
+dans la forêt de Sénart! Tu te souviens?
+
+Jasmin baissa la tête et Tiennette intriguée demanda:
+
+--Qu'est-ce qui s'est passé dans la forêt de Sénart?
+
+--Une belle dame...
+
+--Ah!
+
+--Mme d'Étioles!
+
+--Oh!
+
+--Il rougit! Il rougit! Il en tient pour la dame! dit Tiennette.
+
+--Tais-toi, harpie! cria Jasmin. L'oncle Gillot déjà assoupi tressauta.
+
+--Allez vous chamailler plus loin que je fasse mon somme!
+
+--On ne se quitte pas sans boire un dernier coup, dit Gourbillon tendant
+son gobelet.
+
+Tous les hommes l'imitèrent; puis les bouteilles vides roulèrent sur
+l'herbe.
+
+--Ça prouve, conclut l'ivrogne, que, pour se tenir d'aplomb, il faut
+être plein.
+
+Tandis que la mère Gillot remisait les plats, ses convives s'égarèrent,
+avec les autres vendangeurs, par les sentiers. Garçons et filles, sous
+prétexte de chercher de l'ombre, se dirigèrent vers les roches. Des
+grottes y ouvraient leurs gueules bleuâtres dans la blancheur du tuf.
+Ces cavernes, voilées de vignes vierges et de viornes, se prolongeaient
+sous terre et disposaient çà et là des cellules qu'éclairait vaguement
+quelque cheminée naturelle creusée par la pluie.
+
+Martine eût volontiers entraîné Jasmin de ce côté, promenade habituelle
+des amoureux. Persiflé par Tiennette, le jardinier avait quitté ses
+amis. Mais sa promise eut beau le chercher sous les grands noyers dont
+l'ombre noire s'arrondissait par places dans l'or des vignes, parmi les
+filles que les caresses des lurons rendaient rougeaudes comme des
+écuelles de vendanges, ou dans les retraites des grottes. Rien!
+
+--Qu'as-tu fait de ton amoureux? demanda une voisine.
+
+La pauvrette avait peine à retenir des sanglots. Où était donc Jasmin?
+Quelle folie l'avait pris tout d'un coup? D'habitude, il ne se mettait
+pas en colère pour un mot, il était doux, plutôt trop calme. Martine
+était inquiète. Elle grimpa dans les rocs. Elle n'y rencontra que
+Vincent Ligouy, un propre à rien qui gardait les vaches et jetait les
+sorts. Il lui fit peur avec ses yeux pâles, ses cheveux couleur de
+chaume qui tombaient comme des couleuvres mortes. Il rit: deux grandes
+dents éclairèrent sa longue figure terminée par une barbe d'étoupe. Il
+marchait mal d'aplomb: ses jambes de grand faucheux, toujours nues,
+avaient l'air de vouloir s'emmêler à chaque pas.
+
+Martine redescendit le coteau en criant.
+
+--Qu'as-tu? lui demanda une paysanne.
+
+--Il m'a soufflé le guignon!
+
+--Qui?
+
+--Vincent!
+
+Des gars huèrent Ligouy, qui était le souffre-douleur du village:
+
+--Va-t'en, enfant de truie!
+
+On lui jeta des pierres. Une l'atteignit au front. Le sang coula. Ligouy
+porta la main à sa blessure, l'essuya au haillon de chemise qui couvrait
+sa poitrine et partit.
+
+--T'en voilà débarrassée, Martine!
+
+Le son rauque d'une corne annonça la reprise de la cueillette. On
+entendit dans les clos des appels aigres de vieilles. Le clocher de
+Saint-Port tinta.
+
+--Ah! oui! Ligouy souffle le guignon! T'as bien raison, Martine, dit une
+fillette, qui sortait des grottes en rajustant à la hâte son fichu et en
+remettant son bonnet droit.
+
+D'autres suivaient, les jupons fripés, avec leurs amoureux qui avaient
+l'air penaud.
+
+Martine revint triste à la vigne des Gillot. Elle y revit Tiennette.
+
+--Qu'est-ce qui te tourmente? lui dit la gamine. L'amoureuse sanglota.
+
+--Jasmin est parti!
+
+--Il reviendra, nigaude!
+
+--Non point!
+
+--Mais pourquoi?
+
+Essuyant ses larmes, Martine raconta l'indifférence de son amoureux
+depuis le matin, sa distraction pendant le repas, son air maussade.
+
+--Il ne m'aime plus, gémit-elle. Il est pris par une autre!
+
+--Quelle autre? Je les connais toutes au village et si Jasmin avait
+suivi les cottes d'une quelconque, je le saurais.
+
+--Que veux-tu! Il a été toute la journée plus froid qu'un glaçon. Ah! il
+n'eut qu'un moment de joie, c'est quand je lui parlai de Mme d'Étioles.
+
+--Oô!!
+
+--Alors il fut plus gai qu'un rossignol. Il eût, ma foi, dansé sans
+violon au bord de l'eau.
+
+Tiennette, tout émue, s'écria:
+
+--Pardi! C'est cela! Il en tient pour ta maîtresse! As-tu remarqué sa
+façon malhonnête de m'appeler «harpie» tout à l'heure?
+
+--Jasmin épris de ma maîtresse! Ah! tu me fais rire, répliqua Martine
+incrédule.
+
+--A ton aise! Prends garde de rire comme saint Médard! Pas plus tard
+qu'hier, je me suis aperçue que Jasmin avait l'âme à l'envers et sa mère
+me disait que c'est depuis le jour de la chasse qu'il a martel en tête!
+Il y vit Mme d'Étioles?
+
+--Elle est tombée dans ses bras.
+
+--Dans ses bras!
+
+--Il l'a déposée sur l'herbe.
+
+--Ah! Martine, songe à ce que Chatouillard nous disait pendant le
+repas, que Jasmin fut si ahuri en voyant Mme d'Étioles!
+
+Les deux filles se regardèrent au fond des yeux; la grande fronça les
+sourcils, son visage se voila d'une tristesse subite et elle mit la main
+sur son cœur: la petite à la mine fûtée avait insinué à sa compagne du
+soupçon, de la douleur.
+
+Martine quitta la vigne avant la vesprée; elle devait regagner Étioles
+dans la charrette de son parrain.
+
+Dès qu'elle arriva à Boissise, elle entra chez le jardinier. Jasmin
+s'aperçut qu'elle avait le cœur gros:
+
+--Tu viens me dire au revoir? murmura-t-il.
+
+Il prit la villageoise à la taille, l'embrassa. Puis il ferma les yeux
+et tressaillit: Martine avait déboutonné son corsage dans la hâte du
+retour, et de son linge chauffé par le soleil et par sa chair montait un
+parfum. Ah! ce parfum! Buguet en eut le vertige! C'était celui qu'il
+avait senti en relevant Mme d'Étioles.
+
+--Cela te paraît si bon? murmura l'amoureuse.
+
+--Ah! oui!
+
+La voix de Jasmin tremblait.
+
+--Encore, dit-il.
+
+Il appuya les lèvres sur la nuque de la soubrette qui se pâma, prête
+défaillir.
+
+--Tu sens le paradis, murmura le jardinier.
+
+--Oh! Jasmin! oh! Jasmin!
+
+La mère Buguet apparut.
+
+--Martine, balbutia Jasmin, tout rouge, je vais te chercher des figues
+que je t'ai promises.
+
+Le panier fut prêt en un instant. La fillette, son bonnet un peu de
+travers sur le front, l'emporta à son bras nu.
+
+--Au revoir! Au revoir! dit-elle en montant dans la carriole de Rémy
+Gosset.
+
+Déjà les vendangeurs revenaient. En avant, Gourbillon avait peine à se
+tenir.
+
+Les autres suivaient, rompus, mais joyeux. Les vendangeurs, selon la
+coutume, avaient écrasé des grappes noires sur la figure des
+vendangeuses.
+
+Des filles crièrent:
+
+--Bon voyage, Martine!
+
+Les garçons reprirent:
+
+--Tu n'emmènes donc pas Buguet? Affûte-toi pour nous faire aller à la
+noce!
+
+Martine était ravie. Elle partait, cahotée au trot de la bique à Gosset.
+Le parrain, ayant vidé beaucoup de chopines, essuyait de temps en temps
+ses paupières lourdes.
+
+La fillette songeait aux baisers de Jasmin. Elle les sentait encore,
+dans sa nuque. Ils lui donnaient des frissons qui se renouvelaient.
+C'était comme des brûlures légères.
+
+--Il m'aime, se dit-elle.
+
+Elle sourit:
+
+--Tiennette a beau dire!
+
+Comme le soir tombait, un doute se réveilla pourtant au cœur de Martine:
+
+--Tu sens le paradis, avait dit Jasmin.
+
+Etait-ce sa peau, ses cheveux, une odeur émanant d'elle qui avait ému
+son promis au point qu'il se crût au ciel? A la dérobée, la soubrette se
+pencha vers l'ouverture de son fichu. Grand Dieu! Ce parfum, c'était
+celui de sa maîtresse, le même qu'à Sénart! Avant de partir, Martine en
+avait secoué la dernière goutte entre ses seins!
+
+Elle pâlit.
+
+--Ce n'est pas moi qu'il a embrassée, se dit-elle.
+
+La fillette arriva pleine de mélancolie à Étioles. Il était plus de dix
+heures. Un valet à demi vêtu, traînant ses chausses par les allées, vint
+ouvrir.
+
+--Eh bien, dit-il, c'est ton parrain qui te ramène! Où est-il resté, ton
+cousin de vendanges?
+
+Dans sa chambrette, Martine se sentit toute abandonnée. Le valet disait
+juste! Elle n'avait plus d'amoureux! Pourtant Jasmin l'aimait depuis si
+longtemps! Ne lui avait-il pas donné, dès qu'elle les désirait, ses
+choses les plus précieuses, une fois sa tourterelle, puis un morceau de
+corail en forme de dent, et toujours une part de ses gâteaux? Quand
+elle était malade, il interrompait vingt fois son travail pour la voir
+et lui prodiguait des caresses sur le front, des poignées de mains qui
+guérissaient mieux Martine que les potions de sa marraine. En été Buguet
+menait son amoureuse en barque et cueillait dans les estuaires de la
+Seine de petites parnassies blanches qu'il jetait autour d'elle; alors
+il la regardait en ramant lentement: il semblait à la fillette que son
+promis l'enlevait très loin, à l'horizon bleu, pour lui apprendre des
+choses nouvelles et douces. Et un jour n'avait-il pas fait jurer
+Martine de ne prêter l'oreille à aucun propos galant? C'était dans la
+grange de Gosset, au moment de la moisson; les yeux de Jasmin brillaient
+étrangement dans son visage hâlé; les amoureux étaient seuls. Martine
+crut qu'il allait la prendre: elle ne se serait point défendue.
+
+--Ah! oui il m'aime et un pareil amour ne s'en va pas ainsi!
+
+La soubrette se désolait au milieu des ténèbres. Le silence de la nuit
+pesait sur sa poitrine. Elle songea à Mme d'Étioles, qui dormait sous
+des courtines de soie, comme une fée au repos.
+
+--Ce qu'elle vous retourne un homme! se dit Martine! Sait-on ce qui peut
+arriver avec des femmes pareilles! Elle a ébloui un roi!
+
+Il fallait se méfier! Mais que faire? Ah! tout d'abord quitter Étioles,
+ôter à Jasmin l'occasion d'y venir, aller retrouver le promis au
+village, revivre auprès de lui.
+
+--Je veux être sa femme, affirma Martine. Et je le serai bientôt, car,
+Boissise, je le forcerai bien à s'occuper de moi.
+
+Elle battit le briquet, alluma une chandelle, prit une feuille de papier
+et commença une lettre à sa marraine, la tante Laïde Monneau:
+
+Ma chère Marraine,
+
+Un petit chez soi vaut mieux qu'un grand chez les autres. C'est ce que
+me disait hier la mère de Jasmin en me quittant. Comme je ne pouvais
+m'endormir cette nuit, j'ai pesé ses paroles: elles valent un bon
+conseil. Je le suivrai. Aussi bien je n'ai plus rien à apprendre ici. Je
+sais coudre, repasser, faire le ménage et soigner la toilette d'une
+grande dame. C'en est assez pour être la femme d'un jardinier. Si
+j'attendais encore j'en saurais trop. Comme tant d'autres je deviendrais
+ambitieuse et le bonheur que nous souhaitons, mon promis et moi, nous
+ferait pitié. Dès demain, si j'en trouve l'occasion, je préviendrai ma
+maîtresse. Elle est bonne, je lui dirai que je me fais vieille loin de
+mon galant, qu'il me tarde de me marier, que pour cela je ne me sens pas
+le courage d'attendre la fin de mon engagement qui tombe à la louée de
+la Saint-Jean l'an prochain. Si ma maîtresse a sous la main une
+chambrière pour me remplacer, c'est chose faite. Attendez-vous à me voir
+arriver un de ces matins. Comme vous ne voulez que mon bonheur, ma chère
+marraine, j'espère que vous ne contrarierez pas mes projets et que votre
+maison sera la mienne tant que je serai fille. Prévenez Jasmin et sa
+bonne mère afin qu'ils ne tombent pas de leur haut en me voyant arriver.
+
+Votre filleule,
+
+MARTINE BÉCOT.
+
+Le lendemain, au lever du soleil, Martine donna sa missive à un
+coquaillier qui passait; contente de sa décision elle se sentit plus
+légère que la veille.
+
+Avant dix heures, Mme d'Étioles la fit venir à sa toilette.
+
+--Eh bien, Martine, le temps d'hier fut propice aux vendanges?
+
+--Oh! oui, Madame, on dit que les futailles manqueront. Gourbillon le
+sacristain s'offre à boire le trop plein des cuvées.
+
+--Une outre, ton homme d'église! Mais tu ne dis rien de ton amoureux?
+
+La soubrette pensa défaillir. C'était le moment de parler.
+
+--Ah! Madame, je pense qu'il est grand temps qu'on nous marie!
+
+--Oui, vraiment! Te voilà bien pressée. Crains-tu pour ta taille? Je te
+croyais plus sage.
+
+--Si ce n'est l'honneur, ce que pense madame me chagrinerait moins que
+ce qui arrive.
+
+--Quoi donc?
+
+--Jasmin en aime une autre!
+
+La soubrette sanglota.
+
+--Il te l'a dit?
+
+--Lui-même l'ignore peut-être, mais moi je n'en doute point.
+
+--Pauvre fille! Si tu l'aimes tant il faut l'éloigner de ta rivale.
+Qu'il entre ici comme jardinier! Tu le garderas à vue et tes attraits
+sont assez visibles pour le distraire. Et puis nous lui taillerons de la
+besogne. Compte sur moi. Allons, cesse de te rougir les yeux. Tu sais
+que je n'aime pas les visages chagrins autour de ma personne.
+
+Martine se tut. Mais toute la journée elle songea à la bonté de Mme
+d'Étioles. Elle s'avoua qu'elle avait été injuste la veille à son égard.
+En somme, que pouvait la grande dame si Jasmin s'éprenait ainsi d'elle!
+Allait-on lui reprocher de dégager ce charme captivant qui séduisit
+jusqu'à Martine, car Martine serait triste si elle devait quitter sa
+maîtresse!
+
+--On est si bien chez elle! Tout est plein de grâce. Les paroles sont
+douces. On entend de la musique tous les jours.
+
+Martine regretta presque d'avoir écrit. Mais la lettre était déjà chez
+Laïde Monneau. Celle-ci arriva à Étioles le lendemain. Elle fit appeler
+Martine sur la route, après avoir comblé de grandes révérences le valet
+qui vint à la grille. Laïde avait une de ces figures cireuses et ridées
+de paysannes où l'âge ne marque plus. Son regard était dur.
+
+--Sais-tu bien, dit-elle à Martine, qu'en lisant ton mot d'écrit j'ai
+cru que tu devenais folle? De mon temps il n'y avait que les filles
+prêtes à être colombes dans le pigeonnier d'une sage-femme pour être si
+pressées d'entrer en ménage! Aussi comme je te sais honnête et que pour
+la mémoire de ta sainte mère qui t'a confiée à mes soins je ne veux pas
+que tu donnes à jaser, j'ai pris sous mon bonnet de venir te trouver
+pour t'empêcher de faire un coup de tête dont tu te mordrais les ongles.
+
+--Allons, allons, ma marraine, reprenez votre vent et dites-moi l'avis
+de Jasmin.
+
+--Ah! ça, t'imagines-tu que je lui ai montré ta lettre à ce garçon? Ah
+bien! Ce n'aurait pas été long! Il aurait planté là sa bêche et son
+râteau pour venir te chercher. Un amoureux, ma fille, c'est un
+amoureux--tout ce que tu dis est bien dit, tout ce que tu fais est bien
+fait. Il ne voit que par tes yeux: à toi de ne point faire de bévue!
+Mais moi je ne me prête pas à tes turlutaines en te recevant dans ma
+maison qui te paraîtrait un taudis maintenant que tu as des habitudes de
+luxe.
+
+--J'avais tant envie de rentrer au pays, et de me marier, murmura
+Martine.
+
+--Ta! Ta! Ta! Je fus ravaudeuse à Paris. Eh bien, si de but en blanc
+j'avais quitté mon tonneau pour demander à ma mère de me marier un mois
+après, elle m'aurait rabattu les coutures de façon à m'en ôter l'envie.
+Quand on n'a pas un sou vaillant, ma fille, et avec ça des habitudes
+grandioses, faut savoir d'abord amasser l'argent et avant tout remplir
+son esquipot de pistoles!
+
+--Je vous obéirai, ma marraine, dit modestement Martine en baissant les
+yeux.
+
+Pendant que la paysanne lui faisait la leçon, la fine soubrette avait
+conçu un plan pour sauver l'amour de Jasmin et elle le rumina plusieurs
+jours durant.
+
+Martine se disait que jamais Buguet n'oserait parler de sa passion pour
+Mme d'Étioles. Il serait au service de la châtelaine, dans son jardin,
+que rien n'en pourrait transpirer. Elle devinait au surplus les
+ambitions de sa maîtresse et savait que cette intrigante n'était point
+femme à prêter attention à un jardinier:
+
+--C'est comme si au fond d'une cave on brûlait des chandelles pour une
+étoile!
+
+Martine soupira pourtant:
+
+--Plus jamais ce ne sera comme avant. Il y aura toujours celle-là entre
+nous.
+
+Il valait mieux que l'intruse fût Mme d'Étioles. Martine n'en souffrait
+pas moins dans son affection pour Jasmin. Elle s'apercevait de la
+profondeur de cet amour. Ne pas devenir la femme de Buguet, ça la
+tuerait! Elle l'aimait malgré tout et de toutes ses forces. Jasmin était
+sa joie, son rêve, sa vie! Il lui fallait les baisers de Jasmin, il lui
+fallait ses caresses! Elle avait grandi avec cet espoir et cet espoir
+prenait tout son cœur!
+
+Ah! jadis le garçon était distrait, trop peu chaleureux et Martine l'eût
+jugé maintefois indifférent si elle n'avait connu à fond son caractère.
+Trop souvent le baiser désiré se faisait attendre! Jasmin était calme.
+Et voilà que Mme d'Étioles avait bouleversé tout cela d'un coup!
+Martine n'avait plus reconnu son amoureux dans ce jardinier tour à tour
+boudeur et charmant, violent ou doux, fuyant sa compagne après le repas
+et lui prodiguant au départ des baisers qu'elle sentait encore!
+
+--Pour ramener Jasmin, je veux ressembler le plus possible à ma
+maîtresse, se dit la soubrette. On peut se faire pareille à une autre.
+Quand Mme d'Étioles se grime pour jouer la comédie à Chantemerle, chez
+Mme de Villemer, elle prend parfois la physionomie de certaines
+personnes dont la compagnie veut rire.
+
+Martine projeta même d'user de Mme d'Étioles auprès de Jasmin, en lui
+parlant d'elle, en arrivant embaumée de son parfum, en répétant ses
+paroles. Jeu cruel pour Martine! Jeu dangereux! Mais la soubrette,
+attachée à la grande dame par son affection et par la volonté de sa
+marraine, s'exaltait à l'idée de cette lutte amoureuse et savourait à
+l'avance les baisers plus profonds et plus fous de Buguet.
+
+
+
+
+III
+
+
+Quinze jours après Jasmin bêchait ses plates-bandes. Bien qu'on fût en
+octobre, il gelait blanc. Le jardinier se demandait s'il laisserait ses
+«tard-fleuries» orner le verger de leurs balles rouges. Ces pommes
+réjouissaient les yeux: tout n'était pas mort tant qu'elles pendaient
+aux branches! Mais, hélas! avant-courrières des premiers froids, les
+mésanges charbonnières s'abattaient sur les arbres et perçaient les
+brouillards de leurs cris aigus.
+
+--L'hiver sera précoce et rude, se dit Jasmin. Les oignons ont triple
+pelure: cela ne trompe jamais.
+
+Aussi le brave garçon se hâte de retourner la terre pendant qu'elle se
+laisse entamer par la bêche. Après, qu'il gèle à pierre fendre! Tant
+mieux! Cela détruit les larves et préserve des vers blancs, ces ennemis
+des fraises et des salades printanières.
+
+En attendant, pour remplacer le vide laissé par les dahlias disparus,
+Jasmin repique les pieds de réséda et ceux de véronique: avec les
+chrysanthèmes et les roses de Bengale, ils forment l'arrière-garde de la
+flore des jardins.
+
+A vrai dire, ces plantes ne lui importent guère. Jasmin les cultive pour
+la pratique: au fond, il les trouve rustaudes, surtout la véronique avec
+ses thyrses violets: elle fait songer aux petites vieilles qui hantent
+l'ombre des églises. Les chrysanthèmes, plus rares, ornent les tombes au
+jour des morts.
+
+Prenant une touffe de réséda, Buguet est sensible à sa bouffée bon
+odorante: elle lui rappelle Christine la berlue, une laideronne qui lui
+apprit l'amour lorsqu'il avait seize ans: quand il la retrouvait dans
+une grange, il fermait les yeux pour ne pas la voir, tandis qu'il humait
+en un baiser obscur l'haleine parfumée de la paysanne.
+
+Depuis les vendanges, Jasmin travaille avec acharnement. Déjà ses
+coffres sont en place; les épinards semés dans les vieilles couches à
+melons arriveront les premiers au marché et la planche d'oseille
+couverte de paille donnera de jeunes feuilles tout l'hiver pour les
+bouillons aux herbes. Jasmin a aussi détaché les œilletons des
+artichauts, et terminé les semis de laitue et de romaine.
+
+Aujourd'hui il attend Vincent Ligouy pour débarrasser les arbres de
+leur bois mort. Le vagabond escalade le petit mur du jardin.
+
+--Pourquoi n'entres-tu point par la porte? lui demande Buguet.
+
+Ligouy préfère risquer une entorse plutôt que d'affronter des coups de
+fourche promis par les gars du village.
+
+--Puisque tu grimpes si bien, dit Buguet, monte dans ce catillac et
+rabats les pousses qui s'emportent à la cime!
+
+Ligouy se dirige dans les branchages, avec des gestes de grand singe. Il
+quitte bientôt le poirier pour un abricotier en plein vent, qu'il
+nettoie avec autant d'adresse.
+
+Au soir la mère Buguet vint voir la besogne accomplie. Le jardin se
+trouvait rajeuni.
+
+--Bien sûr, dit-elle, le diable y a donné un coup de main!
+
+Aussi malgré Jasmin, qui voulait que Ligouy soupât avec eux, la ménagère
+donna au va-nus-pieds une tranche de bœuf bouilli dans une miche de pain
+et elle le renvoya en payant sa journée.
+
+Ligouy s'en alla par où il était venu. Arrivé dans la plaine, il chanta.
+Jasmin écouta sa chanson qui montait vers les premières étoiles.
+
+Lorsque Jasmin rentra, sa mère eut un soupir de soulagement:
+
+--Ah! te voilà, dit-elle. J'avais peur que l'idée te vînt d'accompagner
+ce sorcier à travers champs. M'est avis, mon garçon, que tu ferais bien
+de ne pas l'attirer ici. Nous sommes heureux. Ce n'est pas la peine que
+le mauvais sort pénètre chez nous à ses trousses! Les langues ont déjà
+assez marché depuis que tu l'embauches!
+
+--Allons, mère, tu sais bien que je ne m'occupe pas des autres! Pourvu
+que je te voie soigner tes lapins, tes poules et ton gars, rien ne
+manque à mon bonheur.
+
+--En attendant le reste!
+
+--Quel reste?
+
+--Que tu te maries un jour!
+
+--Ah! oui.
+
+Et Jasmin ajouta:
+
+--Mon père le jour de ses noces a planté un sorbier pour les oiseaux.
+J'élèverai, le jour des miennes, devant ma maison, un abri pour ceux qui
+vont par les routes et n'ont pas un sol.
+
+--Encore des idées saugrenues! Où ça te mènera-t-il?
+
+--Que veux-tu, ma mère! J'ai entendu souvent dire que le peuple est bien
+malheureux. Tous les villages ne sont pas avantagés comme le nôtre, qui
+est près de Melun, de Corbeil, et à portée des grands châteaux de
+Vaux-Pralin, d'Étioles, de Fleury-en-Bière, de Courance et voire de
+Fontainebleau! Les nobles ne nous pressurent point. Notre coin est
+béni, ma mère, et nous en devons de la reconnaissance à Dieu et au roi!
+Sais-tu qu'il y a dans la Bourgogne des vignerons réduits à demander
+l'aumône? Les gens de Limousin et d'Auvergne, à ce que m'a dit un
+ramona, vont servir de manœuvres en Espagne pour rapporter un peu
+d'argent à leur famille! Certains riverains de la Marne (j'en connais)
+n'ont pas trois sols par jour et couchent sur de la paille.
+
+--Que Dieu les aide! soupira la Buguet.
+
+--Oui, conclut Jasmin, nous sommes, nous, du peuple gras, comme les
+ouvriers du premier ordre, ainsi qu'on appelle à Paris les orfèvres et
+autres fins artisans!
+
+--Gras! s'écria la Buguet d'un air ironique.
+
+--Certes! Le menu peuple se nourrit souvent de pain trempé, d'eau salée
+et ne mange de chair que le mardi gras, le jour de Pâques, à la fête
+patronale et lorsqu'on va au pressoir pour le maître!
+
+Le souper fut maussade.
+
+Sa purée de pois ingurgitée, Jasmin posa la chandelle sur la cheminée,
+attisa le feu et alla prendre dans le vieux bahut deux gros livres. Ils
+étaient reliés en cuir avec une tranche rouge. Ces bouquins, intitulés:
+_Instructions pour les jardins fruitiers et potagers_, par feu M. de La
+Quintinye, directeur de tous les jardins fruitiers et potagers du Roy
+édités à Paris chez Claude Barbin, sur le second, perron de la Sainte
+Chapelle, avec privilège de Sa Majesté, avaient été donnés au père de
+Jasmin par un prince. On admirait en tête du premier tome un beau
+portrait gravé de M. de La Quintinye: avec son rabat de dentelles, son
+abondante perruque, sa grande figure ovale au nez impérieux, il
+paraissait vraiment noble. Chaque fois que Jasmin ouvrait le livre il
+regrettait de ne pas avoir pareil maître: il se voyait avec lui
+contournant un boulingrin d'herbe verte et courte à la façon anglaise;
+ils allaient béquiller dans une caisse d'oranger, tracer la ligne d'une
+avenue ou diriger des pêchers en espalier sur des treillis d'échalas
+taillés dans l'érable, le long des murs où paradaient des vases de
+marbre. A défaut du maître, Jasmin se contentait des livres. Il se
+promenait ravi dans le plan du jardin potager du Roi, à Versailles,
+errait en idée de la figuerie au parterre de fraises, s'arrêtant sous la
+voûte où l'on serre les racines, les artichauts et les choux-fleurs
+pendant l'hiver; il longeait la prunelaye, marquait la place des cerises
+précoces, des pêches chevreuses.
+
+Alors il tournait les pages et relisait les maximes de jardinage. Il
+apprenait les manières de soigner depuis les cuisse-madame et les
+salviatis, qui sont poires d'été, jusqu'aux beurrés, aux bergamotes,
+qui sont d'automne, et aux ambrettes et bons-chrétiens, qui sont
+d'hiver.
+
+Curieux de choses plus profondes, Jasmin s'attardait dans le tome
+deuxième à des discours intitulés: «réflexions sur quelques parties de
+l'agriculture.» Ils étaient précédés d'une gravure sur cuivre où l'on
+voyait, dans un parc spacieux agrémenté d'arcades, des jardiniers à
+longs cheveux et chapeaux de feutre, à longs habits et à longs bas,
+planter des arbres avec un air cérémonieux qui plaisait à Buguet. Dans
+le texte M. de La Quintinye dissertait avec autorité sur la botanique,
+s'occupait de l'origine et de l'action des racines, émettait ses idées
+sur la nature de la sève, constatant qu'elle devient puante dans
+l'oignon et l'absinthe, odoriférante dans la jonquille, poison dans
+l'aconit, contre-poison dans la rhubarbe. Phénomènes déconcertants, si
+l'on songe que, d'autre part, les figues donnent du lait, les
+marronniers d'Inde de l'huile, et que les vignes font le vin! Buguet
+s'émerveillait avec M. de La Quintinye.
+
+Le jardinier était enchanté par le traité de la culture des orangers. Il
+savait les façons de semer, d'arroser, d'encaisser, et celle de chauffer
+les serres. Il connaissait les propriétés des petites oranges de Chine
+et de Portugal, celle des Riche-dépouille et des bigarades. En lisant
+ces choses, il se rappelait ce qu'il avait entendu dire d'orangers
+célèbres: à Versailles celui qu'on appelle le grand Bourbon fut saisi
+avec les meubles du Connétable et vendu. C'était le plus bel arbre qu'il
+y eût en France et il avait soixante-dix ans. A l'époque de Jasmin il
+vivait encore, ce qui lui faisait trois siècles. A Fontainebleau on
+voyait des orangers plus vieux que les carpes aux bagues d'or, et déjà
+splendides au temps du roi François Ier!
+
+Jasmin rêvait de fleurs aux arômes musqués, aux blancheurs nuptiales, de
+balles d'or auxquelles il mêlait les cuivres pâles des limons et des
+citronniers. Il s'étourdissait en pensée avec des parfums et des
+couleurs, mariait les vermeils aux verts sombres des feuilles, faisait
+éclater des jaunes. La cervelle en fête, il lui arrivait de chanter à la
+lueur des oribus, dans l'humble salle où régnait une odeur de lard
+grillé.
+
+Ce soir-là Jasmin continua sa lecture très tard. Vers dix heures la mère
+Buguet alluma sa chandelle et se retira d'un air grognon:
+
+--Tu ne te couches pas, Jasmin?
+
+--Point encore!
+
+--Ah! tu vas devenir savant!
+
+Lorsqu'il fut seul, Jasmin ferma les livres et les remit en place,
+songeant aux jardins fruitiers alors renommés, ceux de Versailles, de
+Saint-Cloud, de Meudon, de Sceaux, de Chantilly, aux grands Mécènes des
+horticulteurs, Louis XIII, Louis XIV, Louis XV, et monseigneur le duc
+d'Orléans défunt. Il feuilleta quelques gravures éditées par le sieur
+Mariette et qui se trouvaient dans le bahut. Elles représentaient, pour
+les jardins de plaisance et de propreté, des parterres de broderie et
+des parterres de compartiment où le dessin, se répète par symétrie.
+Jasmin jeta un coup d'œil aux rinceaux, aux fleurons, aux palmettes, aux
+coquilles de gazon, vit les caprices enroulants du buis, les fonds de
+sable blanc et rouge, ceux de machefer. Et il se demanda s'il aurait le
+bonheur de tracer, piquer et soigner d'aussi resplendissants tapis.
+
+Il soupira et avant de se mettre au lit alla contempler la voûte
+étoilée. Il aimait le ciel. Les grandes clartés de l'univers lui
+paraissaient veiller sur les plantes endormies et garder pendant l'hiver
+l'âme des fleurs absentes. Cette fois l'immense désert peuplé d'astres
+lui sembla en fête. Une robe rose balayait la voie lactée.
+
+--Encore elle! J'ai beau travailler dur, je la retrouve partout!
+
+Il rentra, s'assit et se dit qu'il avait bien de la peine. S'il lisait
+des livres de jardinage, Mme d'Étioles se glissait près des buis et des
+parterres et il se voyait à ses pieds, une rose à la main. Il rêvait
+d'elle pendant son sommeil, la rencontrait le long des palissades de
+jardins, avec sa robe soyeuse, ses mouches, son éventail, devant un
+rideau de verdure que des papillons quittaient. A la vue de Jasmin,
+elle souriait comme au Roi. Il s'approchait, elle lui offrait ses seins.
+Une nuit elle lui apparut au milieu de cascades; c'était une des nymphes
+en marbre de Vaux-Pralin qui avait pris ses traits: elle s'avançait nue
+à travers les champignons d'eau, chantant un air très doux.
+
+Tentations du diable! Buguet est le jouet de chimères!
+
+Il se frappe le front:
+
+--Tu n'as pas le droit de penser à Mme d'Étioles. Tu es fils de paysan,
+Jasmin!
+
+Le jardinier se croit coupable d'une sorte de sacrilège, d'un attentat
+amoureux envers Mme d'Étioles. Il n'oserait au soleil soutenir son
+regard et il la baise et la caresse en pensée! Ah! si la terre, la
+confidente de ses espoirs, voulait le sauver! S'il pouvait, dans les
+sillons refroidis, semer les gouttes de son sang pour y faire éclore son
+délire en fleurs plus rouges que l'œillet, plus charnelles que la
+grenade! Mais la terre est sourde, et la terre boirait le sang et ne
+rendrait pas la paix au cœur de Jasmin!
+
+--Il faut pourtant se faire une raison, dit le fleuriste.
+
+Mais le peut-il? Il mourrait s'il devait ne plus revoir Mme d'Étioles.
+Il vit avec la secrète pensée de la rencontrer encore. La scène de la
+forêt passe devant ses yeux: il sent toujours le regard changeant de la
+noble dame se poser sur lui, il se rappelle la pression de sa main,
+quand il l'a relevée. Plusieurs fois en une course haletante à travers
+le pays Jasmin est retourné au pied de l'arbre sous lequel il a déposé
+la fée: il s'y assied, écoute le murmure des feuilles et pour mieux
+revoir baisse les paupières. Un matin il a cru aller jusqu'à Étioles.
+Il a résisté, mais la lutte a été si forte qu'il était brisé comme s'il
+avait déraciné un chêne. Et puis à Étioles il eût rencontré Martine!
+
+Martine!
+
+Ce nom tinte dans les pensées de Jasmin. Il songe à la jolie soubrette.
+Elle l'aime, elle. Martine est douce, elle est bonne. Elle serait la
+compagne désirable, l'amie sûre et complaisante. Brave petit cœur! Quand
+Martine lève les yeux vers Jasmin, que d'amour humble et dévoué il y
+découvre! Si la pauvrette savait le tourment qui ravage son promis!
+
+--Ça la ferait mourir!
+
+Et dans une prière fervente, pleine de tendresse, interrompue par des
+sanglots, Jasmin supplie Martine, l'amoureuse de son enfance et de sa
+jeunesse d'exorciser l'intruse et de reprendre dans son cœur la place
+qu'elle occupait seule. Il la supplie, se jette en pensée à ses genoux,
+et cherche la coulée balsamique et lénifiante des regards de la
+villageoise.
+
+Tout à coup il se lève, ricane:
+
+--Martine n'y peut rien!
+
+Mais il essaya cependant de puiser au fond de sa nature une de ces
+forces qui permettent à certains de maîtriser leur passion. Il
+chérissait les roses sans qu'elles lui parlassent, il adorait les astres
+sans pouvoir en approcher. A celle qui imposait au fond de lui son image
+ne pouvait-il consacrer pareil amour? Ne pouvait-il, pour la paix de son
+âme, en faire une étoile, une fleur éternelle, une reine sacrée? Il lui
+enverrait ses plus belles tulipes, comme des gobelets précieux où elle
+verserait quelques-uns de ses regards. Il lui tisserait des guirlandes
+de Bengale ainsi qu'à une statue. Il irait la revoir, il irait près
+d'elle, en humble, car il fallait qu'il la revît! Mais Dieu! il tuerait
+sa folie!
+
+
+
+
+IV
+
+
+Noël arriva sans bruit les pieds dans la neige. Si les cloches n'eussent
+sonné pour sa venue, on ne lui eût pas ouvert plus qu'au vagabond qui
+sort de la forêt.
+
+Depuis huit jours chaque matin Buguet à grands coups de balai éloignait
+de la maison le froid tapis qui menaçait d'intercepter l'entrée: cela
+fit un rempart qui empêcha le vent de hurler sous la porte.
+
+Le village paraissait fier de ses lucarnes encadrées de frimas, du
+collier des pignons, des capuches des cheminées. Le clocher prenait un
+beau ton jaune et le coq emmitouflé eut l'air d'une petite bête sans
+tache.
+
+Au loin les coteaux s'élevaient scintillants. Le fleuve roulait une eau
+grossie par les glaçons.
+
+
+Vers dix heures, la veille de Noël, le ciel rayonna.
+
+Depuis le matin Etiennette Lampalaire était chez les Buguet, aidant au
+ménage. Agile elle fit d'une vieille bassinoire de cuivre un vrai
+soleil, et de la poêle à crêpes, toujours enduite de graisse et qui ne
+servait qu'à la Chandeleur, une lune qu'elle pendit à un clou de la
+grande cheminée: l'intérieur noir fut éclairé.
+
+Martine avait promis de venir le soir et de passer le jour de fête à
+Boissise.
+
+
+L'après-midi Tiennette pluma l'oie. Elle n'avait pas coupé le cou à la
+bête: la plume étant son profit, elle la voulait «vive». Bien que ce fût
+pitié d'entendre crier l'oiseau, la fillette chantait en faisant à
+pleines mains neiger le duvet dans le creux de son giron.
+
+Quand le ventre de l'oie apparut gras et blanc entre les ailes
+battantes, les cheveux noirs de Tiennette étaient poudrés comme ceux
+d'une marquise. Jasmin lui en fit compliment. La fillette n'y prit point
+garde; c'était le moment où elle serrait entre ses genoux sa victime
+pour lui ouvrir la gorge. Le sang coula.
+
+Dégoûté Jasmin partit.
+
+--Grand capon! Tu ne tourneras pas le dos quand je l'apporterai à table!
+
+A la nuit tombante Laïde Monneau arriva, avec sous le bras une corbeille
+couverte d'un torchon.
+
+--Eh bien? Et Martine?
+
+--La pauvrette! Elle a fait dire à mon frère Rémy, au marché de Corbeil,
+qu'il ne fallait pas l'attendre. Il y a fête au château. Voici un petit
+mot qui en dira plus long.
+
+Jasmin prit le papier: il était satiné, plié avec soin et un pain à
+cacheter donnait un air candide à sa coquetterie. Buguet l'ouvrit: un
+parfum émut le jeune homme.
+
+--On dirait qu'elle en a versé une goutte à dessein!
+
+Il lut. L'écriture jadis si maladroite s'allégeait, devenait courante.
+
+--Elle écrit comme doit écrire sa maîtresse, se dit le jardinier.
+
+La missive trembla dans sa main.
+
+Laïde Monneau, la mère Buguet et Tiennette épiaient les nouvelles dans
+les yeux de Jasmin.
+
+Hardie, la Monneau insinua:
+
+--Eh bien, mon gars, te v'là plus troublé qu'une pucelle qui rencontre
+un grenadier dans un chemin creux!
+
+--Non, je suis seulement déçu. Mais ce n'est que partie remise! Martine
+viendra tirer les rois!... Ma mère, elle, vous envoie ses respects, et
+le bonjour à tous!
+
+--En attendant, dit la tante Monneau, découvrant la corbeille, voilà
+des saucisses pour vous aider à patienter! Et je vous prédis que ce sera
+à s'en lécher les doigts! Quel cochon! Il pesait cent vingt! Et depuis
+trois mois par tous les temps j'allais lui ramasser des glands--que
+j'en ai les reins cassés!--il ne mangeait que cela! Ah! C'est qu'il
+avait la chair plus ferme que du marbre, le pauvre goret!
+
+--C'est dommage que Martine ne vienne pas, déclara Tiennette, j'aurais
+chanté des noëls. J'en sais de nouveaux, que j'ai appris à la ferme
+d'Eloi Règneauciel.
+
+--Tu chanteras tes noëls, petite, dit la mère Buguet. Et nous
+reprendrons le refrain.
+
+Puis elle ouvrit la porte et regarda l'espace:
+
+--Pourvu que la neige n'empêche pas Gillot et sa femme de se mettre en
+route! Ils devaient arriver avant la nuit et on n'y voit plus! Allume
+les chandelles, petite, ce sera plus gai!
+
+Tiennette mit sur la table deux chandeliers brillants et une paire de
+mouchettes.
+
+Les chandelles mêlèrent aux éclats fantasques du foyer une lueur plus
+calme, qui inonda jusqu'aux recoins des poutres et illumina les salières
+d'étain.
+
+Tiennette flamba l'oie, puis elle la mit, le ventre ouvert, devant la
+mère Buguet; celle-ci bourra la bête des marrons qu'elle tirait de la
+cendre et épluchait.
+
+A ce moment la porte s'ouvrit et les Gillot firent leur entrée.
+
+--Ah! Vous sentez le froid! dit Jasmin en les embrassant.
+
+Il sortit pour remiser la voiture sous le hangar et attacher le cheval à
+l'écurie. Cette besogne faite, il se lava les mains dans la neige; après
+les avoir essuyées avec soin, il prit dans sa pochette la lettre de
+Martine: il la porta à ses lèvres, en aspira l'odeur. Puis, à la clarté
+de la lanterne pendue au-dessus de la crèche, il la relut plusieurs
+fois.
+
+Quand il rentra dans la salle, l'oie était exposée au feu. Tiennette
+tournait la broche en chantant un noël. Tout en se chauffant les mains
+et se séchant les pieds, les Gillot, dont les vêtements fumaient,
+accompagnaient de leur bourdonnement fêlé la voix de la fillette:
+
+Laissez paître vos bêtes,
+Pastoureaux, par monts et par vaux,
+Laissez paître vos bêtes
+Et venez chanter Nau!
+
+A ce moment un tison roula dans le plat où tombait la graisse et y mit
+le feu.
+
+--Ah! Jasmin, s'écria Tiennette, je suis cuite d'un côté, viens prendre
+ma place.
+
+Gillot avec les pincettes avait replacé la malencontreuse bûche qui,
+imbibée de sauce, flamba en pétillant.
+
+Tiennette reprit:
+
+J'ai ouï chanter le rossignol
+Qui chantait un chant si nouveau
+Si haut, si beau,
+Si résonneau;
+
+Il me rompait la tête
+Tant il prêchait et caquetait;
+Adonc pris ma houlette
+Pour aller voir Nollet.
+
+La mère Buguet interrompit, en disant à Jasmin:
+
+--Allons, petit gars, ne tourne pas si vite! Laisse-la se dorer un peu!
+Là! Arrête entre les cuisses, que la flamme pénètre! C'est jamais assez
+cuit à cet endroit! Et puis il ne faut pas que ça t'empêche de chanter
+avec les autres! En voilà  un garçon qui ne sait pas faire deux choses à
+la fois!
+
+--Ah! ben! reprit Laïde Monneau, c'est pas comme défunt mon homme! Il
+savait me battre sans quitter son verre! Avec ça il avait de longues
+jambes! Si j'évitais le coup de poing, j'attrapais le coup de pied!
+
+--Allons! Allons! interrompit la mère Buguet, laissons les morts
+tranquilles.
+
+Tiennette continua:
+
+Je m'enquis au berger Nollet:
+As-tu ouï rossignolet
+Tant joliet
+Qui gringottait
+Là-haut sur une épine?
+Ah! oui, dit-il, je l'ai ouï;
+J'en ai pris ma buccine
+Et m'en suis réjoui.
+
+--L'oie fume! Elle est cuite! dit la mère Buguet.
+
+Elle ôta la broche, et tandis qu'on apprêtait la table, sur laquelle
+Gillot posa trois bouteilles de vin qu'il avait apportées, Tiennette
+continua à chanter:
+
+Courûmes de telle roideur
+Pour voir notre doux rédempteur
+Et créateur
+Et formateur!
+Il avait (Dieu le saiche)
+De linceux assez grand besoin.
+Il gisait dans la crèche
+Sur un bouleau de foin.
+Point ne laissâmes de gaudir;
+Je lui donnai une brebis
+Au petit fils;
+Une mauvis;
+Lui donna Péronnette,
+Margot lui a donné du lait.
+Tout plein une écuellette
+Couverte d'un volet.
+
+--La belle table! s'écria Gillot.
+
+Les deux chandelles mettaient des taches claires sur la nappe bise où
+reposaient les couverts. Quelques gobelets d'étain accrochaient les
+éclats rouges du foyer. Au milieu l'oie se prélassait, juteuse, dorée ou
+rousse, tendant ses cuisses croustillantes sur un plat de faïence brune
+à fond jaune.
+
+--Si nous allumions une troisième chandelle? demanda Jasmin.
+
+--Cela porte malheur! s'écria la mère Buguet.
+
+--Asseyons-nous, conclut Gillot.
+
+Il ajouta clignant de l'œil:
+
+--C'est toujours avec un plaisir nouveau que l'on se met à table!
+
+Et se penchant vers son neveu:
+
+--Dommage que Martine manque à la fête!
+
+--Oui, dit Laïde Monneau, Mlle Bécot aime une table bien servie et les
+couverts sur une nappe! Assise auprès de son galant, elle aurait fait
+ses belles manières! Car il n'y a pas à dire, depuis qu'elle travaille
+au château, ce n'est plus la même!
+
+--Elle est bien mieux, affirma résolument Tiennette, n'est-ce pas,
+Jasmin?
+
+La Buguet avait fini de découper:
+
+--Qui veut le croupion?
+
+--Si cela ne fait envie à personne, insinua la tante Monneau, j'aime le
+grassouillet! Mais ça ne m'empêchera pas de dire que Martine a plutôt
+l'air d'une marquise que d'une future jardinière.
+
+--D'une marquise!
+
+On protesta.
+
+--Eh, oui, reprit Laïde. Il m'est revenu que Martine singeait les
+manières de sa maîtresse. Et cela depuis que je lui fis visite! A ce
+moment elle voulait quitter sa condition! Aujourd'hui elle minaude comme
+Mme d'Étioles! Ah! la jeunesse! la jeunesse!
+
+--On peut trouver plus mauvais exemple, hasarda Tiennette.
+
+--Oui, s'exclama Laïde, mais quand on veut péter plus haut que son cul,
+ma fille, on se fait un trou dans le dos!
+
+Tiennette pouffa de rire.
+
+--Pourtant, reprit Laïde Monneau en grignotant son croupion, imiter la
+maîtresse est le moindre défaut des soubrettes! J'en ai connu quand
+j'étais ravaudeuse à Paris! Les plus jolies se parent comme leur dame.
+Elles se fourrent de la poudre et du fard à tire-larigot, qu'elles ont
+des joues comme des roues de carrosse, et c'est des vrais canards pour
+barboter dans l'eau de lavande. Elles recueillent les demises, et ces
+donzelles, ma foi! falbalassent leurs jupes! J'en ai vu! J'en ai vu! Il
+est vrai, ce n'est pas de ces graillons qui ne savent que faire le lit,
+vider le pot, torcher les marmots! Ah! non! faut placer les mouches, et
+les mouches ça se place plus difficilement sur un visage...
+
+--Que sur un..., interrompit espièglement Tiennette.
+
+La Buguet lui mit la main sur la bouche, et Laïde continua:
+
+--Qu'un emplâtre sur une jambe. Puis, faut savoir monter une blonde,
+emplir un pot-pourri et, ma foi! jouer la comédie avec un financier!
+
+Laïde Monneau demanda un haut de cuisse, puis elle reprit:
+
+--Nonobstant on parle fort à Étioles des dernières robes de Martine et
+de ses nouveaux souliers qui viennent de Paris. Ceux de la boutique de
+Saint-Crépin de Corbeil ne valent donc plus rien!
+
+--Pour sûr qu'elle pourrait se contenter des souliers de Corbeil, dit la
+mère Buguet.
+
+--On dit même qu'elle se farde. Mais ce n'est pas vrai, dans notre
+famille! Moi je ne connais qu'un onguent, celui fait de bouse et de
+toile d'araignées qui mûrit les abcès! Ah! Martine ne veut plus sentir
+la vache! Nous devons la dégoûter! Dame! Elever des cochons ou soigner
+le bidet d'une marquise, c'est point la même affaire!
+
+--Le bidet d'une marquise, c'est-il son cheval? demanda Tiennette.
+
+--A peu près, répondit Laïde d'un air pincé et important.
+
+Jasmin impatienté frappait avec sa cuiller sur la nappe.
+
+Un peu avant minuit les cloches sonnèrent.
+
+--C'est le moment d'aller à la messe, dit la tante Gillot en réveillant
+son homme, qui avait fini par sommeiller auprès du feu.
+
+--Ah! fit le tanneur en se frottant les yeux, voici passés les plus doux
+instants de Noël.
+
+--Païen! répliqua sa femme. Tu attireras sur nous le feu du ciel! Tiens!
+Voilà qu'on sonne pour la deuxième fois.
+
+On sortit. Les petits sabots de Tiennette furent les premiers qui
+laissèrent leur empreinte sur la neige. Derrière marchait la tante
+Monneau: elle tenait une lanterne dont la lueur par cette blanche nuitée
+paraissait rouge et brumeuse.
+
+Le clocher envoyait des notes argentines à travers le pays silencieux
+que réveillaient seuls quelques sifflements de la bise dans le
+marronnier d'Inde ou le murmure de la Seine, qui se gonflait.
+
+Cependant les portes s'ouvraient, lançant un rai de lumière, comme une
+baguette d'or qui s'élargissait aux chemins couverts d'hermine. Des
+groupes noirs sortaient des masures. Du côté de Boissette, le village
+voisin, on entendit des voix:
+
+Oh! Oh! troupe gentille
+L'astre nous a quittés:
+C'est donc ici la ville
+Où est la majesté.
+Je crois que l'on appelle
+Jérusalem la belle;
+Demandons bien et beau
+Où est ce roi nouveau!
+
+Tous les paroissiens songeaient à Jésus couché sur la paille, aux vieux
+bergers, aux rois mages. Euphémin Gourbillon allumait, sur le grand
+autel de l'église, dix chandelles autour d'un bambin en cire qui levait
+les bras dans une crêche. Le petit orgue à travers la nuit se mit à
+chanter comme un pauvre en fête.
+
+Ce fut Etiennette qui la veille des Roys vint pétrir la galette. Elle
+n'épargna ni le beurre, ni les œufs; après avoir aminci la pâte, qui
+devint fine comme un linge sous le rouleau de buis, elle la replia
+quatre fois sur elle-même et la laissa passer la nuit ainsi pour qu'elle
+fût feuilletée et légère.
+
+Le lendemain dès l'aube elle acheva sa besogne. Elle fit de la pâte une
+grande lune, qu'elle guillocha avec symétrie après y avoir introduit la
+plus belle des fèves.
+
+Pendant ce temps Jasmin chauffait le four avec des fagots qui
+pétillèrent comme un rire dans la grande bouche ouverte. La Buguet
+voulut enfourner elle-même la galette, ainsi qu'une rouelle de veau.
+
+Etiennette mit quatre couverts sur la nappe bise, dont elle avait
+respecté les plis. Jasmin apporta un bouquet d'ellébores.
+
+--L'heure avance, fit remarquer Tiennette, et la cuisine commence à
+sentir bon! Martine ne tardera pas à venir.
+
+--Je vais au-devant d'elle! dit Buguet.
+
+--Ne baguenaude pas en route!
+
+Le jardinier n'avait pas fait cent pas qu'il aperçut une charrette
+bâchée de vert-pomme. Il la reconnut pour celle de Nicole Sansonnet.
+Elle arrivait cahin-caha. Buguet pressa le pas. Il vit que le bidet,
+cinglé de coups de fouet, allait plus vite.
+
+Puis une petite tête toute rose, encapuchonnée dans une mante, sortit de
+l'ombre verte. Une voix cria:
+
+--Bonjour, Jasmin!
+
+C'était Martine. Buguet s'approcha.
+
+--Monte, Jasmin, tu n'es pas de trop, dit la Sansonnet.
+
+--Non, non, merci! cria Martine en sautant légère dans les bras de son
+galant, qu'elle baisa sur les deux joues:
+
+--J'aime me dégourdir les jambes!
+
+--Ah oui! répliqua Nicole. Il vaut mieux n'être que deux.
+
+Elle fit claquer son fouet et trotter sa bête.
+
+--Pouah! dit Martine en secouant sa cotte avec un air précieux que
+Jasmin ne lui avait pas encore vu, ce n'était pas la peine de prendre un
+rien de benjoin pour échouer dans la charrette d'une poissarde. Je suis
+sûre que je pue l'anguille. Sens!
+
+Avec une mine agaçante elle posa sa tête sur l'épaule de Jasmin.
+Celui-ci fut galant:
+
+--Tu sens meilleur qu'un parterre d'œillets, et c'est double joie de te
+voir et de te sentir. Laisse-moi encore respirer l'odeur de tes cheveux.
+
+Elle souleva un coin de sa capuce:
+
+--Tiens!
+
+Jasmin huma une bouffée.
+
+--Et tu n'en profites pas pour m'embrasser? Tu n'es guère plus aimable
+envers moi que Monsieur d'Étioles vis-à-vis de sa femme. Il est vrai que
+le marquis est laid!
+
+Elle regarda Jasmin et fit une révérence:
+
+--Si nous nous marions, nous serons assortis! Et comme tu n'es pas plus
+mal tourné que tous les freluquets qui veulent me prendre le menton, tu
+ne seras jamais cocu!
+
+--Allons, petite peste!
+
+--Courons, dit Martine, je suis sûre que Tiennette nous guette.
+
+--Elle est là.
+
+--Elle ne perd jamais l'occasion de se frotter aux amoureux!
+
+--C'est pour s'instruire.
+
+--Eh bien! je vois qu'elle pourrait plutôt t'en remontrer là-dessus, car
+tu n'es guère dégourdi!
+
+--Que je t'attrape!
+
+Martine courut alors d'une volée jusqu'à la maison dont elle poussa la
+porte.
+
+Elle tomba sur le dos de la Buguet.
+
+--Eh bien, petite, as-tu le diable à tes trousses?
+
+--Mère Buguet, c'est votre fils qui veut me chatouiller!
+
+Jasmin arrivait. Il rougit devant sa mère. Tiennette se tenait le
+ventre.
+
+--Qu'il fait bon ici! dit Martine.
+
+Lentement, avec un geste de demoiselle emprunté dans les antichambres,
+la jeune villageoise retira sa mante en prenant soin de ne pas
+chiffonner son bonnet blanc.
+
+--Tiens, des roses de Noël!
+
+Elle prit une des fleurs du bouquet, tint du bout des doigts la tige
+charnue, et avec de petites mines entendues admira les pétales nacrés et
+livides. Puis redevenant rustaude elle mit la fleur dans sa bouche.
+
+--Prends garde! cria Jasmin, c'est du poison!
+
+--Mais non, ça guérit de la folie!
+
+--Te voilà bien savante!
+
+--Mme d'Étioles ordonna une infusion d'ellébore au duc de Gontaut qui
+s'était déclaré fou d'amour pour elle et qui ne la quitte jamais!
+
+La soubrette ajouta:
+
+--Dame! Je n'ai pas plus mes oreilles dans ma poche que ma maîtresse n'a
+les yeux dans la sienne!
+
+Tiennette posait sur la table le veau qui nageait en une sauce brune. On
+s'assit.
+
+Martine parla des élégances de sa châtelaine.
+
+Mme d'Étioles était raffinée en tout: elle possédait des pots à fard
+avec des roses et des violettes peintes parmi des ornements d'or et une
+fontaine à parfums qui représentait un grand œuf ayant à son sommet une
+petite tulipe.
+
+--Tu puises à cette fontaine? dit la Buguet moqueuse.
+
+--Elle a un petit robinet d'argent.
+
+Martine s'exprimait avec de gracieuses inflexions de voix qui charmaient
+Jasmin.
+
+--Et Mme d'Étioles se met beaucoup de rouge? demanda Tiennette.
+
+--Beaucoup. Elle n'a plus la fraîcheur d'une jeune fille. Elle a eu deux
+enfants.
+
+Puis la soubrette parla du linge de sa maîtresse. Les lingères se
+crevaient les yeux en ourlant à jour les jupons, les brodeuses ne
+trouvaient plus d'aiguilles assez fines pour festonner les fichus de
+mousseline. Mme d'Étioles portait des chemises qui passaient aisément
+dans la bague de l'abbé de Bernis.
+
+--Un abbé se prêterait à ces amusettes?
+
+--Il paraît.
+
+--Mais, dit malignement Tiennette, des chemises pareilles ça ne doit pas
+lui cacher l'honneur?
+
+--Ça le lui voile seulement.
+
+--Assez là-dessus, mes enfants, interrompit la Buguet. M'est avis que
+quand on ne cache plus rien, c'est qu'on n'a plus rien à perdre. Entre
+nous je ne donnerais pas lourd de sa vertu, à ta belle maîtresse!
+
+--Ma mère, supplia Jasmin.
+
+--Le Roi ne pense pas ainsi, s'écria Martine, et je crois qu'il
+baillerait bien sa bonne terre de Brie pour acheter tout ce qui lui en
+reste!
+
+Les yeux de Tiennette brillaient:
+
+--Martine, quand j'aurai l'âge tu me feras entrer chez Mme d'Étioles?
+J'en ai assez de ramer des pois!
+
+--C'est cela, bougonna la Buguet. Petite ambitieuse!
+
+Tiennette tint bon:
+
+--Peut-on pas rester aussi honnête au service des grands qu'à la queue
+des vaches! Regardez la fille de Règneauciel! La v'là enceinte! Et il
+paraît que ça lui est arrivé en plein champ, quand elle fanait le foin!
+Tandis que toi, Martine, es-tu pas une honnête fille?
+
+La mère Buguet disparut. Elle rentra, portant la galette dorée à l'œuf
+qui brillait comme un écu sortant de la fonderie:
+
+--Allons, Tiennette, fourre-toi sous la table et dis à qui la première
+part!
+
+Tiennette se baissa, mit un pan de la nappe sur sa tête et susurra selon
+la coutume:
+
+--Tibi, domine!
+
+--Pour qui? demanda la Buguet.
+
+--Pour Martine!
+
+Le jeu recommença jusqu'à ce que chacun eût sa part de gâteau.
+
+--Nous voilà tous servis, dit la Buguet.
+
+Après avoir scruté du regard chaque feuillet sans rien découvrir, les
+convives mordirent dans la galette. Martine poussa un petit cri joyeux:
+elle était reine!
+
+Majestueusement, avec un geste à la d'Étioles, elle laissa tomber la
+fève dans le verre de Jasmin.
+
+Alors, changeant sa voix, elle lui dit avec une œillade:
+
+--Sire! Soyez le plus heureux des rois!
+
+Elle se pencha, attendit un baiser.
+
+Jasmin crut voir s'incliner vers lui comme un reflet de Mme d'Étioles.
+Cela avait été, un peu, la même voix, c'était le même geste, peut-être
+le même regard. Il trembla et donna à Martine un baiser si étrangement
+ému qu'il confirma tous les soupçons de la soubrette et que, tout en la
+forçant à frémir de joie, il lui fit mal au fond du cœur.
+
+La Buguet versa du vin dans tous les verres. Jasmin but le premier. Les
+femmes crièrent par trois fois:
+
+--Le roi boit!
+
+Alors l'amoureux se leva et de toutes ses forces embrassa la reine.
+Cette fois elle rayonna de bonheur.
+
+--Le roi m'offrira-t-il la main pour le tour du jardin? demanda Martine
+continuant la comédie.
+
+Jasmin la prit par la taille, qu'elle avait menue (elle se serrait
+davantage!) et la baisa à la volée (car elle faisait maintenant mine de
+se défendre!) sur les cheveux, dans le cou et sur l'oreille qu'elle
+avait petite et rouge comme une crête de poulette.
+
+--Si tu continues à singer la marquise, le roi ira vite en besogne et
+nous serons bientôt à la noce, glissa à Martine la malicieuse
+Etiennette.
+
+La journée finissait, superbe. Il était cinq heures quand on alluma les
+chandelles. Martine déclara que les jours augmentaient.
+
+La mère Buguet dit:
+
+--Aux rois on s'en aperçoit.
+
+
+
+
+V
+
+
+En avril Buguet reçut de Martine la lettre que voici:
+
+Mon cher Jasmin,
+
+J'ai bien pensé à toi depuis l'Epiphanie où je fus reine de la fève et
+te pris pour roi--par devant ta bonne mère. Mais en moins de deux mois
+il est arrivé des aventures!
+
+On doit savoir à Boissise-la-Bertrand que le 25 février le Roi a donné
+un grand bal en son palais de Versailles. Ce qu'on ne sait point, c'est
+que ma maîtresse y était, et moi aussi. Garde ça pour toi, c'est un
+secret. Mais j'en ai trop lourd sur la langue, il faut que je bavarde.
+
+Ma maîtresse était déguisée en domino blanc de la plus belle soie, avec
+des ruches et des nœuds flottants couleur de rose. Son masque était
+blanc aussi. Il vient de Venise. Dans cet accoutrement sa mère elle-même
+n'aurait pu la reconnaître. Moi, j'étais en un domino de taffetas noir
+dont le bruit m'assourdissait au moindre mouvement. Avec ça mon masque
+me chauffait les joues.
+
+Il était plus de minuit quand nous sommes arrivées à Versailles en
+carrosse. Dès qu'on fut en vue du château qui était éclairé tout en haut
+de l'avenue, les chevaux n'avancèrent plus qu'au pas. Je me consolais de
+cette lenteur en regardant les cent mille lanternes. Madame piétinait
+d'impatience. Enfin on arriva tout de même, et après avoir été serrées
+dans l'escalier à ne pas pouvoir avancer d'un pas, nous avons bien
+failli entrer sur le nez dans la première salle, poussées au derrière
+par la foule qui venait de rompre les barrières. Madame a eu si
+grand'peur qu'elle a crié et moi je tremblais encore en arrivant dans la
+galerie des Glaces. Nous avions traversé bien d'autres chambres avant
+d'y arriver, qui me parurent les plus belles du monde avec leurs
+plafonds comme des paradis et la foule des danseurs et des danseuses qui
+s'y trémoussaient et le son de la musique. Il y avait des Chinois avec
+des chapeaux à sonnettes et des Turcs avec des têtes plus grosses que
+des citrouilles. Des bergères avaient de si petits chapeaux qu'ils ne
+leur coiffaient qu'une oreille. Mais dans la galerie des Glaces c'était
+encore plus magnifique. Nous sommes arrivées juste à temps pour voir la
+Reine faire son entrée en s'appuyant sur l'épaule du Dauphin déguisé en
+jardinier, ce qui m'a fait penser à toi. Il donnait la main à l'Infante
+qui était en bouquetière. Après venaient les princes, les duchesses tous
+pimpants sous la lumière des dix-huit lustres qui pendaient du plafond.
+Dix-huit lustres sais-tu combien ça fait de chandelles? Je m'étais mise
+à les compter pour te le dire, tout en me rafraîchissant la joue à une
+colonne de marbre, mais comme ça se reflétait vingt fois dans les
+glaces, ça m'embrouillait dans mes comptes.
+
+Je rejoignis Mme d'Étioles que j'avais perdue. Elle était tout au bout
+de la salle sous les feux d'une girandole qui ressemblait à une cascade
+de lumière. Il y avait non loin d'elle des seigneurs déguisés en ifs
+taillés comme ceux qui se trouvent dans le jardin du marquis d'Orangis.
+Cela t'aurait amusé de voir des hommes changés en arbres. Leurs yeux
+brillaient sous les feuilles autant que les vers luisants dans tes
+romarins. Beaucoup de dames les entouraient, paradaient devant eux en
+œillardant à leur enseigne. Mme d'Étioles n'en regardait qu'un seul. Il
+s'en aperçut et s'approcha d'elle. Alors ma maîtresse en profita pour
+l'intriguer tout à son aise. L'arbre lui faisait des compliments sur son
+esprit. Le fait est que pour bien dire elle n'a pas d'égale. Celui qui
+lui a coupé le filet n'a pas volé ses cinq sous. Ah! si tu avais pu
+comme moi lui entendre dire: «Est-ce sous votre ombre que se cache mon
+bien-aimé?» Et elle ôta son masque, juste le temps de montrer qu'elle
+était jolie à ravir, comme on le murmurait autour d'elle, et elle s'en
+fut se perdre dans la foule en laissant tomber son mouchoir. L'if le fit
+ramasser et le rejeta à Mme d'Étioles, elle le rattrapa au vol et
+plusieurs seigneurs crièrent: le mouchoir est jeté! le mouchoir est
+jeté! Ah! Mme d'Étioles était jolie en cet instant! Ses yeux brillaient
+comme jamais et son pied, qu'elle montrait sous le domino, était plus
+petit que la langue de ton chien. Il paraît que c'est un grand honneur
+quand le Roi jette le mouchoir et l'if n'était autre que le Roi. La
+preuve en est que depuis nous le revîmes au bal de l'hôtel de ville le
+dimanche gras. Il était en domino de satin noir et ma maîtresse aussi.
+Ils se sont parlé, mais la foule m'ayant séparé de Mme d'Étioles je
+n'ai pu la rejoindre que plus tard et juste à point pour réparer les
+anicroches de sa toilette et de sa coiffure. Heureusement que par haute
+protection on nous fit entrer dans un cabinet. Il était temps. Ma
+maîtresse a failli se trouver mal tant la foule l'avait serrée. Moi je
+mourais de faim! Ce n'était plus le bal de Versailles où on voyait des
+sociétés installées à manger dans des coins comme sur l'herbe. A l'hôtel
+de ville ceux qui approchaient du buffet gardaient tout pour eux.
+C'étaient des gens du commun, cela se voyait à leur gloutonnerie. Même
+qu'un abbé à qui je demandais un biscuit m'a répondu: fais un péché pour
+l'avoir, embrasse-moi sur la bouche! J'ai eu grand'honte et je cours
+encore. Après le bal on m'a plantée là. Heureusement que je ne suis pas
+empruntée. Ma maîtresse était montée dans un fiacre avec le domino noir
+et un autre masque. Depuis nous voyageons beaucoup de Paris à
+Versailles. Ma maîtresse fut à la Comédie Italienne où il y avait la
+Reine, le Roi et les plus puissants personnages. Tu vois qu'elle est
+dans les honneurs et tout cela pour un mouchoir. Après nous sommes
+restées plusieurs jours au château de Versailles. C'est un palais cent
+fois plus beau que le Louvre et entouré de jardins qui te feraient
+tourner la tête. Ma maîtresse changeait d'habits à toute heure. Tantôt
+elle était en satin bleu, tantôt en satin blanc, puis en rose. Elle
+avait emmené un coiffeur de Paris. Il fallait voir voler la poudre! On
+ne ménageait ni les parfums ni les onguents. La chambre fleurait comme
+une cassolette. C'est nécessaire à la Cour. Un jour le Roi a invité Mme
+d'Étioles à souper avec une duchesse, un prince et un ministre.
+
+Tu penses si je suis fière d'être savante pour te raconter tout cela.
+C'est pourtant grâce à ton oncle qui m'a montré à écrire. Cela me coûte
+six liards de papier, mais je ne les regrette point puisque j'ai la
+chance de te faire porter ce cahier d'écrit par le valet du marquis
+d'Orangis qui est venu me voir.
+
+Garde bien pour toi tout ce que je te dis et toutes les tendresses de ta
+petite reine Martine.
+
+Jasmin relut vingt fois cette lettre. Naïf il ne perçut pas d'emblée le
+rôle que Mme d'Étioles jouait dans l'intrigue. D'ailleurs pour la plus
+grande partie des gens, tout ce qui se passait dans l'orbe du Roi était
+sacré. L'amour du monarque, même aux yeux des bourgeois riches, était
+comme un don de fée, un bonheur suprême. Jasmin entrevit Mme d'Étioles
+dans la gloire d'un des soleils d'or de Fontainebleau, qui lui avaient
+paru, sur des portes, des horloges, des carrosses, l'emblème de la
+souveraineté. Sa déesse lui parut plus belle.
+
+Une nouvelle lettre de Martine arriva quelques jours plus tard. Assez
+courte elle annonçait que le roi partait pour la Flandre et que, pendant
+qu'on préparerait à Versailles l'ancien appartement de la duchesse de
+Châteauroux pour Mme d'Étioles, celle-ci se retirerait sans faste en
+son château des bords de la Seine. Martine invitait Jasmin à venir l'y
+voir et à apporter des fleurs pour sa maîtresse dès les premiers jours
+de mai.
+
+
+
+
+VI
+
+
+Jasmin, après avoir dépassé Corbeil, arriva au faîte du chemin qui
+descend vers Étioles. Le village en ce joli mai s'étageait dans un vaste
+entonnoir de verdure; de la neige pourprée des pommiers tardifs
+émergeaient les toits cabossés des chaumières et le clocher, qui prenait
+un ton de vieil ivoire. Des commères, jupes retroussées, apportaient de
+la navette aux tarins des cages sous les gouttières, ou posaient les
+rouets à leur seuil pour filer au bon air.
+
+Buguet était parti très tôt avec sa carriole pleine de fleurs alignées
+dans des bourriches et des pots; son attelage battait neuf comme le
+soleil printanier qui faisait briller les essieux. La voiture peinte en
+vert sortait pour la première fois et le cheval blanc trottinait
+gaiement.
+
+Ce n'était point sans peine que le garçon se trouvait maître de cet
+attelage! Sa mère ne voulait pas d'un achat aussi considérable. Pour la
+première fois une querelle avait éclaté dans la demeure du jardinier.
+
+--Ah! s'écria la Buguet, retiens ce que je dis: ce sera le commencement
+de tes malheurs. Que tu épouses Martine et en fasses une bonne ménagère,
+soit! Mais acheter une voiture pour l'aller voir, elle et sa damnée
+maîtresse, qui vous ensorcelle tous les deux, et lui porter tes plus
+belles fleurs, c'est une folie que Dieu te fera payer cher!
+
+--Je suis maître des écus que je gagne, ma mère, répondit Jasmin, la
+gorge serrée, et libre de les dépenser comme il me plaît. Foin des
+avares qui entassent pièce sur pièce! Je suis jeune et veux vivre et
+voir du pays comme cela convient à mon goût. Ce n'est point à mon père
+que tu eusses osé reprocher une seule de ses fantaisies!
+
+--Il était toqué comme toi!
+
+Le fils tint bon. Il acheta une voiture chez un carrossier réputé de
+Melun, à l'enseigne du _Panneau d'or_.
+
+
+A l'entrée d'Étioles, Jasmin aperçut les toitures du château, au-dessus
+des taillis du parc où les hêtres et les ormes éveillaient un
+crépitement de flammes vertes. Il tressauta. Les sentiments qui se
+bousculaient depuis plusieurs mois dans son cœur s'agitèrent, ainsi que
+les rameaux quand le zéphir souffle. Il songea que sa promise, derrière
+ces futaies, chaque matin écartait les courtines soyeuses du lit de la
+maîtresse. Souvent le premier regard de la châtelaine s'adressait à
+l'humble servante, qui en gardait le reflet dans ses yeux clairs.
+C'était Martine, qui, un genou sur le sol, tirait sur la jambe de la
+grande dame le fin bas; elle nouait la jarretière et tendait la
+douillette mule de satin. Puis Mme d'Étioles se dressait toute blanche
+et rose, couverte de guipures.
+
+Jasmin descendit dans le village. Les arbres balançant leurs ombres au
+milieu du chemin posaient sur les épaules du jardinier des dentelles de
+lumière. Il longea le mur du parc, arriva à la porte cochère, où il
+heurta avec le lourd marteau de fer. Le cadran bleu de la petite ferme
+qui se trouvait vis-à-vis de l'entrée marquait onze heures.
+
+Un jeune domestique ouvrit.
+
+--J'ai nom Buguet, dit Jasmin, et j'apporte des fleurs à Mme d'Étioles.
+Mandez cela à Martine Bécot.
+
+Le garçon disparut et revint avec la chambrière. Elle embrassa Jasmin
+aux deux joues, puis s'extasia sur la carriole et le cheval. Elle
+pirouetta gaiement et partit en criant:
+
+--Ne déballe pas! Je vais prévenir Madame! Je veux qu'elle voie comme
+c'est joli!
+
+Jasmin se sentit un frisson à l'échine. Du coup ses fleurs lui parurent
+ternes. Volontiers il eût fait flamber les rouges de ses tulipes d'une
+mesure de sang tirée de ses veines; il eût sacrifié ses écus pour que
+les jaunes devinssent d'un or pur, il eût donné son âme afin de rendre
+plus candides les blancs des jacinthes.
+
+Martine réapparut.
+
+--Viens!
+
+Prenant le cheval par la bride, elle le fit avancer.
+
+Ils pénétrèrent dans l'enceinte. Jasmin vit le château à gauche. Des
+deux côtés d'un corps de logis à fronton triangulaire s'alignaient
+quatre fenêtres au rez-de-chaussée et quatre à l'étage: elles trouaient
+symétriquement les murs blancs sous un grand toit de tuiles rousses.
+Deux ailes partaient à angle droit, de chaque extrémité de cette large
+façade, dont elles conservaient la hauteur, montrant aussi deux rangs de
+quatre fenêtres: elles se terminaient par des tourelles rondes
+surmontées de poivrières en ardoises bleues.
+
+Ces bâtiments entouraient une grande cour devant laquelle se
+développaient deux pelouses; une longue grille en fer, allant d'une
+muraille à l'autre, fermait le tout avec une porte de ferronnerie
+portant un blason doré.
+
+Martine ouvrit cette porte et conduisit la carriole devant le perron.
+
+Mme d'Étioles apparut dans un déshabillé de linon blanc tout
+fanfreluche de dentelles et noué de rubans vert tendre; elle ressemblait
+à un bouquet de muguets. Elle sourit sous la poudre de sa coiffure:
+
+--Les jolies fleurs! Elles viennent à point pour qu'on ne pille pas mes
+plates-bandes. Jasmin, mon ami, vous arrivez toujours à propos!
+
+Le jardinier baissa la tête. Il faillit se jeter aux pieds de Mme
+d'Étioles.
+
+--Savez-vous garnir les corbeilles? demanda-t-elle.
+
+--C'est mon métier, Madame!
+
+--Apportez vos fleurs par ici et mettez-vous à l'ouvrage! Aide-le,
+Martine!
+
+Les jeunes gens aussitôt enlevèrent les jolis fardeaux où les corolles
+multicolores se mêlaient aux calices satinés, aux thyrses rigides ou
+légers et se reflétaient sur leurs visages; ils les déposèrent dans le
+grand vestibule où pendait une lanterne soutenue par des amours rieurs
+qui émergeaient d'ornements d'argent.
+
+Jasmin n'osait lever les yeux. Il sentait la marquise près de lui comme
+on devine le voisinage d'un buisson d'aubépines.
+
+Quand la charrette fut vide, Buguet la conduisit sous un abri, en dehors
+de l'enclos et il donna lui-même le picotin à «Blanchon». Puis il
+retourna auprès des corbeilles. Martine les avait disposées sur la table
+d'un grand salon. Cette pièce, peinte en blanc avec de fines moulures
+d'or, était ornée de tableaux où Jasmin entrevit des fêtes sous les
+arbres roux, des joueurs de mandoline aux pieds de dames, des
+mascarades en loups noirs gagnant des nacelles.
+
+Lorsque Mme d'Étioles, qui était sortie, réapparut, elle fit à Buguet
+l'effet d'un personnage de ces représentations galantes. Elle portait
+une coupe en céladon à monstres verts.
+
+--Garnissez-la de muguets!
+
+Elle déposa l'objet précieux et partit.
+
+Jasmin aussitôt remplit à demi le vase d'une mousse cueillie le matin
+dans les bois de Saint-Port. Puis, tremblant autant que ses muguets, il
+les disposa avec grâce.
+
+Alors il se recula:
+
+--Crois-tu, Martine, que ce bouquet plaise à ta maîtresse?
+
+--Je vais le lui porter.
+
+Jasmin hésitait.
+
+--Attends!
+
+Il saisit une branche de lierre et la fit serpenter parmi les clochettes
+blanches.
+
+--C'est plus joli!
+
+Lorsque Martine revint:
+
+--Réjouis-toi, dit-elle. C'est la première fois que cette coupe est
+garnie au goût de Madame. Elle aurait plaisir à ce que le Roi pût la
+voir dans toute sa fraîcheur!
+
+--Le Roi, murmura Jasmin.
+
+--Oui, le Roi, déclara Martine. Mais il ne la verra pas. Il fait
+bombarder des villes. Il est en Flandre. Il écrit souvent à Mme
+d'Étioles des lettres cachetées qui portent pour devise: _discret et
+fidèle_.
+
+--Discret et fidèle!
+
+--Tu ne comprends donc pas que Mme d'Étioles est devenue la bonne amie
+du Roi?
+
+Jasmin lâcha une tulipe dont il tenait délicatement la tige.
+
+--Tu dois en être fière, Martine?
+
+--Oh! oui. Et puis mon bourcicot s'arrondit. Annonce-le à marraine pour
+la dérider.
+
+Elle continua:
+
+--Madame répond aux lettres et s'enferme des heures entières dans son
+boudoir.
+
+--Elle est seule?
+
+--Avec l'abbé de Bernis, un poète, déclara Martine en souriant.
+Aujourd'hui nous avons aussi M. de Gontaut.
+
+--Ah!... Et M. d'Étioles?
+
+Martine éclata de rire.
+
+--On l'a exilé! Il fait, en Provence, la tournée des fermiers généraux.
+C'est une figure qui est mieux, vue de loin. Tiens, regarde!
+
+La camériste prit derrière le clavecin un portrait à l'huile encadré
+d'or; Jasmin y vit un seigneur maigre, à la face jaune et prématurément
+ridée sous sa perruque. Il portait un jabot de dentelle qui retombait
+sur son gilet de satin abricot, un habit «gorge de pigeon» et une
+culotte de panne verte.
+
+--Qu'il est laid! fit Jasmin.
+
+Martine remisa l'effigie en riant.
+
+--Le Roi est un bel homme, dit-elle. Et il aime Mme d'Étioles à la
+folie. Il la comble de cadeaux. Nous avons des cages chinoises remplies
+d'oiseaux et dont les barreaux sont en or. Elles se trouvent près de tes
+fleurs et ton présent se mêle à ceux du Roi.
+
+Ces paroles, ranimant en Jasmin de secrètes fiertés, excitèrent sa joie
+de glisser des fleurs parmi les porcelaines. Il fourra des jonquilles en
+des vases d'un bleu céleste disposé autour d'un magot: elles nimbèrent
+la statuette accroupie d'un éclat de soleil. Des pots blancs portés sur
+des éléphants reçurent des bassinets d'or.
+
+Martine aidait Jasmin. Sa robe aux tons de bigarreaux jetait des reflets
+au clavecin, à l'écran laqué, aux petites tables vernies en aventurine.
+La soubrette se mirait dans les glaces des trumeaux: elle y souriait, et
+ressentait un vif plaisir à frôler les mains de Buguet quand elle lui
+prenait des fleurs. Elle mit des lilas dans un long cornet de cristal.
+
+Mme d'Étioles revint. Elle s'amusa du contraste que son arrivée
+produisit chez les jeunes gens. Martine rayonnait. Jasmin n'osait lever
+les yeux: peut-être craignait-il que la grande dame n'y pût voir passer
+sa propre image.
+
+--Buguet, vous êtes un parfait jardinier, dit-elle. Vous méritez mieux
+que de travailler pour les petites gens de Melun. Je songerai à vous. En
+attendant faites pour moi, si vous le pouvez, éclore les roses en avril!
+
+Mme d'Étioles rit d'un rire perlé qui s'égrena dans le cœur de Jasmin.
+Elle recommanda à Martine:
+
+--Que le fleuriste soit bien traité!
+
+Martine conduisit Buguet aux cuisines. Le chef, en débrochant des
+poulets de grain, veillait à ce qu'un plumeur d'oie ne gâtât la parure
+d'un paon qui gisait sur le tablier du rustre, les pattes raidies,
+l'aigrette penchée, affalé dans son royal manteau où brillaient mille
+yeux d'orgueil que n'avait pu ternir la mort.
+
+--C'est dommage, dit Jasmin, de tuer si bel oiseau.
+
+--Le dommage est qu'il sera dur, répondit le cuisinier; grâce au
+printemps précoce de cette année le paon s'est déjà accouplé. Ça rend la
+chair coriace.
+
+L'heure du repas des valets sonna. Martine installa Jasmin près d'elle à
+table. Les laquais, les marmitons s'assirent. Parmi ces derniers se
+trouvait, vis-à-vis de Martine, un grand maigre, aux yeux vagues et
+gris, qui tenait les paupières baissées et fit un grand signe de croix.
+Il avait une figure rase et pâle de vicaire pauvre; derrière son bonnet
+blanc de cuisinier, ses cheveux noirs et lustrés poussaient en forme de
+queue de canard.
+
+--Un amoureux, dit Martine en le désignant à Jasmin. Il est
+encoqueluché de moi.
+
+Le bonhomme protesta doucement en joignant les mains comme pour la
+prière.
+
+--Jarnigoi! Défroqué du diable, pas de grimace! s'écria le chef en
+riant.
+
+--Défroqué? interrogea Jasmin.
+
+--Oui, dit Martine, Agathon Piedfin, que voilà, porta la tonsure et
+prépara la cuisine chez les Prémontrés. Aujourd'hui il est le galant
+marmiton. Il m'a cueilli ce bouquet.
+
+Devant l'assiette de Martine plongeaient dans un verre des pensées, des
+jonquilles, des marguerites tressées en une sorte de palme telle qu'on
+en voit sur les reposoirs.
+
+--C'est d'un très joli arrangement, dit Buguet.
+
+--Oh! fit Agathon avec la moue d'un confesseur indulgent.
+
+--Et vous m'avez l'air d'un rival fort dangereux, continua le jardinier.
+
+--Je n'ai qu'un amour, déclara onctueusement Agathon Piedfin, c'est
+celui de la très Sainte Vierge Marie.
+
+--En ce cas, lui jeta le chef, pourquoi as-tu remis l'autre jour à
+Martine un bouquet avec le billet où tu avais griffonné des vers? Et des
+vers composés par le roi lui-même pour Mme d'Étioles et que tu copias
+en tripotant des papiers qui ne te regardaient point! Car ce n'est pas
+dans le catéchisme du diocèse que tu les as trouvés!
+
+Agathon baissa vers son assiette son nez pointu.
+
+--Quel est ce poème? demanda Jasmin.
+
+Martine imitant l'accent de Mme d'Étioles récita:
+
+Non, rien n'est si beau que Zémire.
+Ainsi que mon amour, mon bonheur est parfait;
+Dans tous les yeux j'ai le plaisir de lire
+Que chacun applaudit au beau choix que j'ai fait.
+
+Ce méchant quatrain commis par Louis XV fut couronné dans la cuisine
+d'un murmure flatteur. Le chef but à la chambrière de Zémire, à son
+amant et au marmiton qui soupirait. Agathon leva son verre d'une main
+tremblante.
+
+Après le repas Martine fit signe à Jasmin de la suivre.
+
+--Madame est à table avec le duc de Gontaut, l'abbé de Bernis, M.
+Jeliotte, son maître de chant, et M. Guibaudet, son maître de danse,
+dit-elle.
+
+Elle conduisit Jasmin au cabinet de toilette de sa maîtresse. Des
+miroirs étaient pendus dans tous les coins. Sur la table se trouvaient
+un coffret-flaconnier en galuchat, un tampon à fard, un pilon à
+parfums, le soufflet à poudre, qui avait l'air d'une grande chenille
+rouge dans une boîte en carton, un couteau à gratter.
+
+--Que d'objets! dit Jasmin.
+
+Les vases, les porcelaines, les pots avaient des teintes d'œufs de
+rossignol et de canard. Des rubans jetés faisaient songer à des
+auricules. Près de la porte pendait une poupée vêtue en religieuse avec
+trois mouches sur sa joue trop fardée.
+
+--C'est à Mlle Alexandrine, la fille de Mme d'Étioles, dit Martine.
+
+A côté du cabinet s'ouvrait la garde-robes. Des vêtements étaient
+suspendus à des patères, s'alignaient dans une armoire, reposaient sur
+les porte-manteaux. Leur aspect était à la fois riche et printanier:
+couleurs fortunées de fraises, de pourpres orangés, de lilas ivoirins,
+de verts d'eau, avec des broderies, des lamés, des dentelles. Certaines
+robes s'étalaient comme des trophées, tous plis éployés. L'une d'elles
+fit tressauter Jasmin.
+
+--C'est la robe que Mme d'Étioles portait dans la forêt de Sénart,
+s'écria-t-il étourdiment.
+
+--Oui da! fit Martine piquée et rougissante. Tu as bonne mémoire. Mais
+ne tremble pas. Personne ne viendra nous surprendre.
+
+Le jardinier vit sur l'étoffe de très légères traces en forme de larmes.
+
+
+--L'eau dont je l'ai aspergée pour la ranimer, se dit-il.
+
+Il caressa doucement la robe.
+
+--Martine, il faut être bien belle pour porter ces atours?
+
+--Nenni, ces affiquets enjolivent même les laides!
+
+Martine ajouta avec une pointe de jalousie:
+
+--Si tu voyais Mme d'Étioles à son réveil! Elle a les yeux plus fripés
+que fripons!... Ah! Si je m'avisais un jour d'être marquise!
+
+Elle lança à Buguet le regard que Mme d'Étioles avait jeté à Louis XV en
+ôtant son masque au bal. Il tressaillit.
+
+--Tiens! Retourne-toi et reste coi, dit-elle.
+
+Docile Buguet regarda par la fenêtre les pelouses désertes.
+
+--Vois! s'écria tout à coup la soubrette.
+
+Rapide comme une baladine qui change de costume dans une farce, Martine
+avait mis la robe de Mme d'Étioles. Elle s'approcha de Jasmin, passa ses
+bras autour de son cou et lui lançant un de ces regards qu'il n'avait
+revus qu'en rêve:
+
+--Mon amant, soupira-t-elle, mon cœur languissait. Je me mourrais
+d'ennui loin de toi.
+
+Ah! le son de cette voix, et les fraîches blancheurs d'une poitrine
+jeune, d'un col renversé où gazouillait le désir, et le frôlement de
+fines malines sentant la bergamote! Une folie monta au cœur du
+jardinier. Il prit Martine à la taille, se laissa glisser à ses pieds et
+lui déclara son amour avec des lèvres tremblantes, avec des larmes dans
+les yeux, avec des mots candides et tendres que n'avait jamais entendus
+son amie accoutumée aux galanteries de la valetaille et aux badinages
+des nobles libertins.
+
+Buguet couvrait de baisers les bras de Martine. Il se releva, posa ses
+lèvres sur sa gorge, caressa ses cheveux.
+
+--Si j'étais poudrée aussi, murmura la camériste.
+
+--Tes cheveux bruns ont la couleur du sillon, le soir quand je laisse
+la bêche pour regarder le ciel au-dessus d'Étioles!
+
+Il pressa la camériste sur sa poitrine.
+
+--Va-t'en, Jasmin! Tu me troubles.
+
+--Non, Martine, je t'adore!
+
+--Jasmin! L'heure passe. On pourrait venir! Que fais-tu!
+
+Elle se rejeta en arrière:
+
+--Pars! On vient!
+
+Buguet lâcha les mains qu'il avait saisies; il ramassa son tricorne et
+gagna l'escalier en chancelant.
+
+A la demande d'un jardinier, l'après-midi il s'occupa des parterres. Il
+dégagea un groseillier sanguin des branches d'un arbuste tardif qui en
+dissimulait les grappes fleuries. Grâce à lui un buisson broussailleux
+montra une floraison printanière que masquaient les ramées de lilas et
+de roseaux.
+
+De temps en temps Martine arrivait en coup de vent, rouge et peut-être
+honteuse de la scène du cabinet. Quand Jasmin était seul elle
+l'embrassait furtivement sur les deux joues.
+
+Une fois ils virent Agathon Piedfin qui prenait l'air. Son grand tablier
+lui tombait sur les pieds ainsi qu'une soutane. Il appela un pigeon qui
+vint se poser sur son épaule et prendre de la salive dans sa bouche.
+
+--Il a apprivoisé cet oiseau, dit Martine. Ça lui rappelle sans doute
+le Saint-Esprit.
+
+--Oh! Martine, répliqua Jasmin, embrasse-moi de cette façon!
+
+Ils unirent leurs lèvres.
+
+Le soir venu, Martine fit souper son ami. On avait allumé les chandelles
+dans la cuisine. Pour amuser ses compagnons, Piedfin caressait son
+pigeon sous la queue et l'obligeait ainsi à tourner sur lui même en
+roucoulant.
+
+Comme la nuit était tombée:
+
+--Pars, il est temps! dit Martine à Jasmin.
+
+Ils s'embrassèrent une dernière fois.
+
+En traversant le parc Buguet entendit des sons de violon et de basse. A
+la clarté de la lune et de quelques lanternes suspendues à des arbres,
+Mme d'Étioles dansait le menuet sur un tapis carré de gazon tondu à
+l'anglaise. Elle avait mis la robe rose et attentive regardait le bout
+de ses pieds sur l'herbe. Un maître battait la mesure, une pochette
+d'une main, un archet de l'autre. Deux musiciens jouaient dans l'ombre
+sous les branches; un abbé et un seigneur regardaient la danseuse.
+
+Elle était d'une grâce sans pareille. La lune avait l'air d'inonder
+d'argent une gerbe de roses. Le visage de Mme d'Étioles souriait dans un
+reflet furtif de lumière. Les cheveux poudrés brillaient comme un casque
+doux. Au moment où Jasmin la vit, Mme d'Étioles leva ses bras dans la
+lueur nocturne.
+
+--Reprenez, dit M. Guibaudet, le maître de danse.
+
+Quand Jasmin fut dans sa carriole, sur la route qui, par Tigery, Nandy
+et Saint-Port, mène à Boissise-la-Bertrand, il se prit à chanter sous
+l'ombre bleue des hauts arbres. Martine et Mme d'Étioles passaient
+devant ses yeux, dans la robe rose, l'une avec sa jeunesse verte,
+l'autre entourée de son aristocratique mystère. Elles se mariaient, se
+mêlaient dans sa songerie. Leurs regards se rapprochaient en un rayon,
+leurs sourires finissaient par se fondre, leurs bras, leurs gorges,
+avaient la même blancheur, leurs tailles apparaissaient semblables,
+souples et déliées, sous la pression amoureuse de Jasmin ou dans la
+grâce du menuet.
+
+
+
+
+VII
+
+
+Pendant l'été Buguet reçut plusieurs lettres de Martine. Elle lui
+annonça d'abord que Mme d'Étioles avait le titre de marquise de
+Pompadour. Puis elle fit part du retour du Roi et d'un voyage de la
+Marquise à Paris. Enfin elle rendit compte, le 14 septembre, de
+l'arrivée de sa maîtresse à Versailles. «_Il y avait_, écrivait-elle,
+_foule dans l'antichambre du Roi; Madame devait être présentée à la
+Reine, au Dauphin. Elle prit plusieurs médicaments pour se donner du
+courage_.» A la fin de septembre, Martine écrivit à Jasmin que le Roi et
+la Marquise allaient à Fontainebleau et elle pria le jardinier de s'y
+rendre.
+
+Buguet attela Blanchon à sa carriole et partit au matin. Les feuilles
+roussissaient à peine. La Seine prolongeait le sourire de l'aurore; sur
+les coteaux pétillait un jour argenté.
+
+Jasmin suivit le fleuve jusqu'à Melun, traversa la ville qui
+s'éveillait, joliette, posant entre deux bras d'onde une petite île de
+verdure et de pignons reliée par un pont à trois arches au quartier de
+Saint-Aspais: au-dessus des toits de ce dernier filait plus haut que les
+alouettes l'aiguille aiguë d'un svelte clocher. Puis Jasmin prit à
+travers bois la route large et ombragée qui montait lentement à la Table
+du Roi, une table de pierre, construite l'an 1723 au milieu d'un vaste
+carrefour et destinée à recevoir le gibier des traques.
+
+Et voici la forêt! Les allées s'ouvrent silencieuses; les grands arbres,
+qui paraissent, même en plein soleil, conserver un peu de nuit dans
+leurs branches, tant ils sont anciens, épandent une ombre calme aux
+futaies. Çà et là sous les ramures, quelques rochers couverts de mousse
+affectent des formes de monstres lépreux. La solennité de ce décor
+sauvage et taciturne met du froid à l'échine de Jasmin. Il fouette
+Blanchon: le grelot le rassure dans la forêt profonde et vieille comme
+la mer. Tout à coup, passé la Table du Grand-Maître, qui ressemble un
+peu à celle du Roi, un bruit étrange retentit, une mêlée de hurlements,
+de cris, d'abois. Un cerf apparaît sous les arbres. A la vue de Jasmin
+il s'arrête, redresse ses bois, fixe sur le jardinier de grands yeux
+bruns qui pleurent. Puis il baisse la tête, se remet en marche, traverse
+le chemin d'une allure lasse et triste; son pelage roux se glisse
+derrière une roche.
+
+Aussitôt surgit la meute: les chiens cherchent la trace de la bête au
+pied des bouleaux, parmi la fougère. Ils jappent et traînent leurs
+oreilles basses dans les feuilles mortes et les taches de soleil, tandis
+qu'au fond de la route, à la clairière de Bellecroix, des piqueurs
+galopent en habit rouge. Jasmin reconnaît la livrée du Roi.
+
+Pour ne pas être pris dans une chevauchée, il gagne la croix du
+Grand-Veneur et par la Route Royale qui vient de Paris et que
+distinguent des bornes marquées de fleurs de lys, il descend vers
+Fontainebleau. La voie sylvestre découvre une vaste part du ciel et se
+borde de façades de verdures, avec les dômes puissants des chênes; les
+chemins de traverse apportent le tintamarre des chasseurs et laissent
+voir, à quelque orée lointaine, le passage de chevaux blancs et d'hommes
+chamarrés.
+
+Bientôt voici les maisons de Fontainebleau. Buguet va remiser sa
+carriole à l'auberge de l'_Ane-Vert_. Puis il se dirige vers le château,
+comme l'a recommandé Martine; il arrive devant la façade et entre dans
+la cour du _Cheval-Blanc_. Par cette joyeuse matinée le soleil
+enflammait les briques et les ardoises des architectures seigneuriales.
+Les toits des pavillons brillaient sous un ciel de turquoise où
+couraient quelques légers nuages. Un coin de l'immense cour était dans
+l'ombre: si quelque valet en sortait, il brillait comme une fleur qu'on
+expose à l'air. L'un d'eux se précipita vers Jasmin en levant les bras.
+Costumé en jaune et vert,--la livrée de Mme de Pompadour--il s'écria:
+
+--Buguet! Buguet! Par quelle grâce de Dieu vous trouvez-vous ici?
+
+C'était Agathon Piedfin. Il avait mis un peu de poudre sur ses joues et
+portait un paroissien.
+
+--Je viens voir Martine, dit Jasmin en riant. A moins que vous ne m'ayez
+ravi son cœur!
+
+--Je suis chaste comme Suzanne.
+
+--Et ce n'est pas le Saint-Esprit dressé par vos soins qui pourrait
+séduire Martine!
+
+--Ah! mon pauvre pigeon! Il est bien malheureux et je redoute les
+oiseaux de proie de la forêt! En revanche je suis enchanté de me trouver
+dans ce château. Mme de Pompadour m'a autorisé à m'occuper de la
+chapelle. Je prépare l'encens et j'ai un fer à hosties avec lequel j'en
+fabrique d'aussi fines que des ailes de mouche. Je mets le vin dans les
+burettes, je lave les nappes d'autel et j'ai frotté les quatre anges de
+bronze. Mais je vais vous conduire auprès de Mlle Bécot.
+
+Il mena Jasmin vers la gauche de l'escalier; ils passèrent par un
+corridor sans portes et arrivèrent dans une seconde cour qui dominait un
+grand étang: au milieu d'elle s'élevait une fontaine à dégueuleux qui
+portait sur son socle un guerrier en marbre, dont le bras tendu tenait
+une tête coupée. Deux hussards gardaient la fontaine, car son eau était
+réservée au Roi.
+
+Buguet et Agathon prirent un second passage sous les bâtiments, et se
+trouvèrent dans le jardin des pins--qui arrêta brusquement le fleuriste
+par l'éclat des palmettes, des panaches et des enroulements de ses
+parterres.
+
+--Par ici, dit Agathon.
+
+Ils s'engagèrent sous une voûte ronde, ornée de fresques où
+gesticulaient des divinités nues, et que soutenait en clef une
+salamandre d'or couronnée.
+
+--Attendez quelques instants, dit Piedfin.
+
+Il disparut. Bientôt Martine arriva. Jasmin fut étonné de lui voir de la
+poudre comme sa maîtresse.
+
+La soubrette sauta au cou de Buguet qui frissonna au contact de ses bras
+nus.
+
+--C'était pour me montrer que la poudre te va comme l'aubépine au
+buisson que tu m'as fait venir? demanda-t-il.
+
+--Pour cela et pour autre chose. La marquise de Pompadour a besoin de
+tes services.
+
+--De mes services!
+
+--Certes!
+
+Ils montèrent l'escalier, firent quelques petits circuits dans les
+corridors et arrivèrent à une vaste salle dont l'aspect éblouit Jasmin.
+Elle était ornée de médaillons où paradaient des femmes nues et des
+guerriers coiffés de casques héroïques. Ces fresques étaient supportées
+par de sveltes cariatides, nymphes aux ventres triomphants et doux, aux
+jambes longues et hardies, au sourire plein d'une jeunesse ardente:
+blanches elles levaient les peintures comme des corbeilles brillantes.
+Sur le sol étaient disposés des paravents. Une baignoire de porphyre
+occupait un coin. Martine y versa des bouilloires d'eau fumante qu'un
+valet venait d'apporter.
+
+--Nous sommes ici provisoirement, dit la soubrette. Madame la Marquise
+fera bâtir un ermitage pour elle en dehors du château.
+
+Jasmin n'écoutait pas:
+
+--Les femmes ne sont point faites de cette manière, dit-il en regardant
+les nymphes aux jambes fuselées.
+
+--Tu n'as guère d'occasion d'en voir d'aussi peu vêtues, répliqua
+Martine, c'est ce qui te fait douter de la perfection. Moi j'en connais
+au moins deux aussi belles.
+
+--Vraiment!
+
+Le malin esprit poussait Martine à saisir l'occasion de montrer à son
+amant la marquise toute nue.
+
+--Oh! pensait la soubrette, une femme qui a eu deux enfants a le ventre
+moins poli, les seins moins fermes qu'une fillette à son premier baiser.
+
+Elle se promit, son coup fait, d'affronter la comparaison, ne doutant
+pas de sa jeunesse, et, affolée par son amour, ne craignant pas les
+suites d'une pareille audace.
+
+--Retire-toi, dit-elle à Jasmin. Mme de Pompadour va entrer.
+
+Le jardinier se réfugia dans un petit corridor sombre. Il alla se placer
+devant une grande fenêtre qui, au-dessus de la Porte Dorée, donnait sur
+le jardin.
+
+Tout à coup Martine apparut sur la pointe des pieds, un doigt à la
+bouche. Elle chuchota:
+
+--Viens.
+
+Elle prit le jardinier par la main:
+
+--Doucement, doucement! Qu'on ne t'entende pas!
+
+Jasmin retenait son souffle. Martine le ramenait vers la chambre. Elle
+le glissa derrière un paravent:
+
+--Regarde par la fente, et repars.
+
+Jasmin embusque un œil entre deux feuilles du paravent. Aussitôt il
+sursaute et tressaille jusqu'au fond de son être.
+
+Debout dedans la baignoire de porphyre, Mme de Pompadour toute nue se
+verse du parfum à l'épaule. Quelle nymphe, aussi, blanche et nacrée, au
+ventre de laquelle des gouttes d'eau ruissellent! Deux globes
+s'arrondissent à la poitrine, reliant par une double courbe décidée les
+touffes de poils châtains qui s'ébouriffent sous les bras. La légère
+vapeur du bain monte autour des cuisses rondes en voile transparent.
+
+Mme de Pompadour souriait; ses cheveux encore poudrés se relevaient
+en torsades givrées où luisaient des rubis; ses lèvres étaient fardées.
+Elle vida sur sa peau éclatante le petit flacon en argent qu'elle jeta
+ensuite à Martine; puis elle prit ses seins et en regarda les bouts qui
+parurent à Jasmin des boutons d'églantine.
+
+Martine s'approcha de sa maîtresse pour l'essuyer, tandis qu'une autre
+soubrette entrait, apportant une chemise de batiste et une robe
+vert-pomme et cerise.
+
+Jasmin s'esquiva. Sa poitrine se soulevait, le sang fouettait ses
+tempes. Il s'adossa au mur:
+
+--Qu'a fait Martine?
+
+La camérière arriva triomphante dans sa courte jupe, le visage rosi par
+les soins qu'elle avait donnés au corps de sa maîtresse par-dessus la
+tiédeur du bain. Sur ses bras nus coulaient les gouttes claires
+cueillies sur la peau de la Marquise; elle avait dégrafé deux boutons de
+son corsage.
+
+--Eh bien, dit-elle avec un sourire provocant, n'était-ce pas plus beau
+que des nymphes en plâtre?
+
+--Oh! Martine! murmura Jasmin.
+
+Elle était près de lui, offrant ses lèvres. Il s'inclina vers elle.
+Leurs bouches se collèrent comme les deux parts d'une fraise mûre, ils
+fermèrent les yeux, leurs mains se cherchaient.
+
+--Ne restons pas ici, susurra Martine d'une voix soudain tremblante, on
+pourrait nous surprendre.
+
+Elle entraîna Jasmin dans sa petite chambre réservée dans les anciens
+appartements de Mme de Maintenon et elle poussa le verrou.
+
+Aussitôt Buguet la prend dans ses bras, la dévore de baisers. Les
+parfums de la Marquise se réveillent dans les chairs de la jolie fille:
+le jardinier reconnaît l'arôme du flacon que jadis lui a donné Martine
+et les odeurs de fraccinelle surprises à Sénart. Le charme exquis
+l'enivre à nouveau et attise follement sa jeunesse. Fermant les yeux, il
+boit avidement les perles d'eau qu'il vient de voir aux hanches de la
+favorite et qui scintillent sur les bras de Martine. Il lui paraît que
+c'est la nymphe tout à l'heure entrevue qu'il enlace et couvre des
+attouchements fiévreux de ses lèvres. Les boutons du corsage de Martine
+sautent, un sein s'échappe: Buguet croit voir un de ceux dont la
+blancheur brillait au-dessus du bain. Martine est poudrée comme sa
+maîtresse, elle a le même sourire, avec un rien de fard aux lèvres. Ses
+yeux se noient en une tendre nonchalance, ils passent des noirs de la
+mûre aux bleus de la pervenche et rappellent les regards de la dame
+d'Étioles quand elle se ranima le jour de la grande chasse.
+
+Sur le petit lit les amoureux roulèrent. Le tablier de Martine, ses
+jupons d'un coup furent arrachés.
+
+--Jasmin, que fais-tu!
+
+Jasmin voulait enlever la chemise de son amie.
+
+--Non, pas cela!
+
+Elle implorait et consentait; son bonnet tomba, elle posa sur l'épaule
+de Jasmin sa chevelure relevée aussi en torsades.
+
+--Non, je ne veux pas, Jasmin!
+
+Elle rabattait son linge, à travers lequel Jasmin devinait des rondeurs
+roses, jusqu'à ses genoux où s'attachaient des bas blancs coquettement
+tirés.
+
+--Non, Jasmin!
+
+Mais l'amant voulait revoir la nymphe: la chemise tomba. Frileuse et
+ardente, la soubrette plongea son visage dans l'oreiller, cacha d'une
+main son giron, de l'autre ses seins.
+
+--Je t'aime, murmurait Jasmin dont elle sentait le souffle chaud au bas
+de son oreille.
+
+Il lui prit les mains. Martine poussa un grand cri de douleur et de
+joie. Jasmin la possédait; elle lui donna ses lèvres en grinçant des
+dents, puis, serrant son amoureux, se livra toute.
+
+Revenue à elle, Martine s'assit au bord de sa couchette et se prit à
+pleurer. Le bonheur d'être femme, l'imprévu de sa chute lui gonflaient
+le cœur. Le mal avait disparu. Elle ressentait une langueur délicieuse.
+Des baisers de Jasmin il lui restait une fête par toute sa chair.
+
+Buguet lui serrait la taille.
+
+--Qu'as-tu, Martine?
+
+Elle poussa un sanglot, se pencha sur l'épaule de son amant:
+
+--Tu m'aimeras toujours?
+
+--Toujours.
+
+Alors elle s'aperçut de sa nudité.
+
+--Dieu! J'ai grand'honte!
+
+La soubrette se rhabilla à la hâte:
+
+--Si Mme de Pompadour m'appelait!
+
+Elle s'enfuit en disant:
+
+--Reste, je reviendrai.
+
+Jasmin rumina les délices des courts instants passés. Une fierté de mâle
+se mêlait à sa joie.
+
+Martine revint. Elle jeta à Buguet un regard câlin et honteux.
+
+--Mme de Pompadour m'a grondée. Mais j'ai prétexté que tu étais
+arrivé et que j'avais dû t'aller chercher dans la cour du
+_Cheval-Blanc_. Elle attend.
+
+Jasmin sursauta:
+
+--Que me veut-elle?
+
+--Rien de mal, nigaud!
+
+Buguet rajusta sa cravate, caressa sa chevelure, dont Martine refit le
+nœud. Elle épousseta l'épaule de son amant:
+
+--Te voilà beau comme un astre!
+
+Elle le poussa par le bras. Ils entrèrent dans la pièce où se trouvait
+la baignoire de porphyre flanquée de son fond mouillé en mousseline
+brodée; l'atmosphère moite fit rougir Buguet. Puis Martine glissa son
+amant dans l'entrebâillement d'une porte. Il se trouva en présence de
+Mme de Pompadour.
+
+Entourée de paravents qui lui faisaient une chambre plus intime dans une
+grande salle au plafond noir, elle était assise sur le fauteuil léger
+qu'on appelle «mirliton», tout près de la fenêtre. Sa robe vert-pomme et
+cerise disparaissait sous un peignoir de percale: ses femmes la
+poudraient. L'une d'elles pressait le soufflet: la poussière blanche
+voletait autour du visage de la Marquise qui tenait un cornet devant ses
+yeux. A côté se dressait une table de coiffure chargée de boîtes à
+mouches, de peignes et d'un gracieux miroir au-dessus duquel une petite
+colombe dorée couvrait amoureusement sa compagne.
+
+Jasmin tournait son chapeau dans ses doigts. La Marquise relevant son
+cornet:
+
+--Je vous reconnais, dit-elle. Je ne vous ai vu qu'à Lieusaint et à
+Étioles. Mais vous fûtes obligeant pour moi. Quant à vos fleurs je les
+trouve ravissantes. Ne rougissez pas! Vous avez des espèces de tulipes
+et de jacinthes que je ne connaissais point. C'est joli comme le
+carnaval à Venise! Les couleurs pétillent, et pourtant se marient comme
+sur la palette de Boucher!
+
+Mme de Pompadour d'un geste de sa main blanche dissipa la poudre qui
+planait encore.
+
+--Pose-moi trois mouches, dit-elle à Martine. Une galante, une enjouée
+et une friponne!
+
+Puis se tournant vers Buguet elle lui désigna un rouleau d'étoffe sur un
+tabouret:
+
+--Etalez cela sur le sol, vous verrez ce que j'ai commandé d'après vos
+fleurs.
+
+Buguet déploya une soie où, sur un fond blanc et vert d'eau, il reconnut
+ses tulipes et ses jacinthes peintes et ordonnant des guirlandes qui
+s'enlaçaient.
+
+--C'est aussi un jardin, dit la Marquise.
+
+--Oui, Madame.
+
+Jasmin était abasourdi.
+
+--Vous avez travaillé au château de Vaux-Pralin, au château de
+Fleury-en-Bière, à celui de Courances? continua Mme de Pompadour.
+
+--Oui, Madame!
+
+--Vous êtes excellent jardinier.
+
+--Je ne sais point, Madame.
+
+--Et je vais vous attacher à ma maison.
+
+Buguet fit un geste de surprise.
+
+--Cela vous effraie? demanda la marquise en riant. N'ayez point de
+crainte. J'aime les jardiniers et les jardins.
+
+Buguet se jeta aux pieds de la Pompadour:
+
+--J'accepte avec bonheur, Madame! C'est la vie que j'avais rêvée.
+
+--Puisque vous voilà à genoux, reprit la marquise riant toujours, prenez
+mon miroir et présentez-le-moi.
+
+Jasmin saisit le petit cadre aux colombes amoureuses et le tint à
+hauteur du visage de la noble dame qui se pencha pour voir si ses
+mouches étaient assez piquantes.
+
+--Comme vous tremblez, dit-elle. On dirait que vous êtes à genoux pour
+la première fois devant votre bien-aimée.
+
+Jasmin faillit lâcher le miroir.
+
+Mais la Marquise se leva. Elle était animée. Un peu de véritable roseur
+apparaissait sur son visage pâle, au-dessus du fard. Elle se parla à
+elle-même en une sorte d'exaltation d'artiste:
+
+--Des fleurs! Des fleurs! Avec des fleurs je ferais des jolités plus
+fines qu'en Saxe, des robes qui auraient leur éclat, leur parfum, des
+bijoux et des meubles qui auraient leur grâce, et, qui sait! des
+châteaux, des palais! Et cela sortirait de mon âme!
+
+Elle s'assit, essoufflée, murmura:
+
+--Et le bon docteur Quesnay vient de me recommander d'être calme. Rien
+ne m'est permis.
+
+Elle poussa un soupir:
+
+--Jasmin, je fixerai le prix de vos services. Et je vous dois déjà
+beaucoup?
+
+--Rien, Madame.
+
+--Rien! Ce n'est point Flore elle-même qui vous fournit la croûte et le
+vin?
+
+--Oh! Madame!
+
+La Pompadour regarda le jardinier qui rayonnait de grâce confuse et de
+jeunesse aimable.
+
+--Vous êtes généreux, dit-elle en badinant. Je veux l'être aussi. Et
+comme je suis maîtresse, je puis vous obliger à accepter.
+
+Elle saisit un papier sur une table, trempa une plume d'oie dans
+l'écritoire, jeta un chiffre et un paraphe.
+
+--Allez chez mon trésorier.
+
+Jasmin prit le billet, le serra sur son cœur, s'inclina et sortit. Il
+retrouva Martine dans la petite chambre.
+
+--Jasmin, nous nous marierons?
+
+--Quand tu voudras, Martine!
+
+
+
+
+VIII
+
+Le lendemain Buguet s'éveilla tôt, ouvrit un volet: des brumes d'or
+planaient sur la Seine, les oiseaux chantaient au marronnier d'Inde,
+dont un fruit creva et fit rouler deux petites balles brunes devant les
+théâtres de fleurs où verdissaient des lauriers-thyms. Une buée couvrait
+les grappes de raisins le long de la façade. Des pigeons roucoulaient
+sur le toit. Le sorbier planté à l'entrée du verger éclatait comme une
+flamme.
+
+La mère Buguet sortit de la maison, ouvrit le poulailler. Les volatiles
+s'élancèrent, battant des ailes et secouant leurs bonnets sanglants.
+
+L'apparition de la bonne ménagère mit du chagrin au cœur du jardinier.
+
+--Oserai-je jamais lui avouer que je vais la laisser seule?
+
+Il descendit, embrassa la Buguet plus fort que les autres jours.
+
+--Tu es bien tendre! dit la vieille.
+
+Au repas de midi Jasmin annonça son prochain mariage et son engagement
+chez la marquise de Pompadour. Il le fit en rougissant, le nez dans son
+assiette.
+
+La Buguet leva les mains:
+
+--Ai-je bien entendu!
+
+La paysanne pâlit:
+
+--Y penses-tu? Abandonner la maison de ton père, ce jardin, notre
+gagne-pain, où tu es ton maître, et ça pour aller travailler à gages,
+râtisser les allées sous les pas d'une enjôleuse d'hommes! Ah! Ayez donc
+des enfants, esquintez-vous pour leur assurer un abri! C'est une pitié,
+une pitié!
+
+Jasmin ne disait rien. La mère reprit:
+
+--Quel lièvre possédé de l'esprit a passé par nos choux! La vieille
+Fourgonne qui est morte (Dieu ait son âme) m'avait bien prédit, en
+tirant les cartes après ta naissance, qu'une grande dame ferait notre
+malheur à tous! Ah! Jasmin! Jasmin!
+
+Elle se leva en sanglotant, gagna sa chambre, où elle ne voulut pas que
+son fils entrât.
+
+--Laisse-moi seule. Je vais prier le bon Dieu.
+
+L'hiver fut pluvieux. Jasmin passa le temps à jardiner, quand le ciel
+était propice, à ranger les graines par petits paquets, à réparer les
+pièges à loirs. Martine ne vint ni à Noël, ni aux Roys. La soubrette
+écrivit de Paris que la mère de Mme de Pompadour était morte le 24
+décembre et que cela peinait beaucoup sa maîtresse. Cependant quelques
+semaines après elle faisait savoir que la Marquise allait acheter la
+terre de Crécy, près de Dreux, et se disposait à replanter le parc et
+refaire les ailes du château. Elle ajoutait: «_Nous retournons à
+Versailles, car il y a un concert dans trois jours avec Mademoiselle Fel
+et Monsieur Jeliotte, et Madame de Pompadour tient aussi à présider dans
+son cabinet d'assemblée aux jeux. J'espère qu'on nous trouvera des
+emplois pour le parc de Crécy._»
+
+D'autres obtinrent ces places, car Martine n'en parla plus et ses
+nouvelles devinrent rares.
+
+Ce silence désola Jasmin. Il avait dû confesser au curé de sa paroisse
+sa faute avec sa promise. Le bon prêtre lui donna l'absolution en
+l'exhortant à se marier au plus tôt. Il venait de temps en temps rendre
+visite au jardinier. Parmi les fleurs, il n'aimait que la grenadille,
+qui est celle la Passion. En été il en cueillit une:
+
+--C'est un miracle du bon Dieu, expliqua-t-il.
+
+Il y a figuré les principaux instruments de la passion. Les feuilles
+nous représentent l'habit dont les juifs revêtirent Notre Seigneur, et
+leurs pointes aiguës les épines qui couronnèrent sa tête. Ces petits
+filets couleur de sang n'est-ce point les fouets qui le flagellèrent?
+Cette colonne rappelle celle où il fut attaché.
+
+D'autres jours, le vénérable curé, en dégustant un verre de vin,
+exhortait l'amoureux à la patience.
+
+--Il faut en avoir chez les grands. Ils ne songent pas tous les jours à
+leurs sujets et à leurs promesses. Mais vous pouvez être sûr de la
+fidélité de Martine. Je lui ai enseigné la religion, et je connais son
+cœur. D'ailleurs la patience est une vertu chrétienne. Combien d'années
+Job respira-t-il sur son fumier et saint Siméon le Stylite sur sa
+colonne? Ils ne vivaient pas comme vous parmi les roses.
+
+En octobre Jasmin n'alla point aux vendanges. Un jour de ce mois que la
+mère Buguet entrait chez elle avec une citrouille sous le bras:
+
+--On dirait que tu portes la roue de la fortune, lui jeta Jasmin.
+
+--Il vaut mieux la tenir que de courir après sur les routes de Paris et
+Versailles!
+
+La vieille avait fini par souhaiter que son fils n'épousât point
+Martine.
+
+--On dit pis que pendre de Mme d'Étioles, insinua-t-elle. Des gens de
+condition qui traversaient Melun, il n'y a pas longtemps, racontaient
+que c'est une intrigante de basse naissance qui fait la honte de la
+France, qu'elle est la fille d'une maquerelle et d'un voleur!
+
+--Ils ont menti! hurla Jasmin rouge de colère. J'eusse été là que
+j'aurais arraché leur langue! Le Roi admettrait-il pareille femme à la
+cour!
+
+--Comme te voilà!
+
+Il ne se passait rien que de banal dans le village. Eustache
+Chatouillard vint annoncer son mariage avec la fille d'un ébéniste de
+Corbeil et invita Jasmin à la noce. Il y alla. Quelques semaines plus
+tard, un matin de novembre, des éclats de voix s'élevèrent dans la rue.
+Tiennette Lampalaire, échappée du château d'Orangis, sautait les
+ruisseaux avec des bas roses et de jolis souliers à boucles. Accroché
+à la grille, le vieux marquis, la perruque de travers, les joues rouges,
+montrait le poing à la garcette. Quand elle se retournait, il lui
+envoyait un baiser.
+
+--Damnée femelle! dit Gourbillon à l'agaçante noiraude, tu as eu affaire
+au vieux marquis!
+
+--Point du tout! Il me mit bas et souliers, en essayant de vilaines
+caresses. Mais je suis partie sans qu'il m'en coutât rien!
+
+Le 1er janvier 1747 (il y avait plus d'un an qu'il n'avait vu
+Martine!), Buguet reçut de sa promise une lettre où elle le suppliait
+d'attendre encore. Mme de Pompadour était si occupée! Elle préparait le
+théâtre des petits appartements auquel n'avaient part que trois ou
+quatre grands seigneurs, des gentilshommes des menus plaisirs et
+quelques gens de la grande domesticité. «_Au surplus_, écrivait Martine,
+_Mme de Pompadour n'oublie point le jardinage. Elle vient de terminer
+deux dessins, qui seront gravés en jaspe vert. L'un représente le
+trophée qui serait le tien: arrosoir, bêche, ratissoir, serpette.
+L'autre des amours nus (que n'est-ce toi!) cultivant des lauriers_.»
+Martine envoyait des compliments, des vœux, des baisers, d'une écriture
+toujours plus fine et d'un style plus relevé.
+
+--Elle devient bien évaporée, soupira la Buguet.
+
+Jasmin eut un geste triste et l'année s'achemina vers Pâques par les
+temps d'averses et de neiges.
+
+Buguet envoyait à Martine des épîtres brûlantes où il décrivait son
+impatience: «_Tout me semble lugubre ici, je n'attends plus les fleurs
+et les fruits des arbres, mais bien ta venue, car c'est elle seule qui
+ferait ma joie. Je ne lis plus les livres de M. de la Quintinye, bien
+que j'aie beaucoup à y apprendre encore pour le temps où je serai chez
+Mme la marquise, un temps qui m'apparaît comme le paradis au bout de la
+vie. Tu devrais en hâter l'arrivée_.» La soubrette répondait qu'elle ne
+pouvait rien faire, qu'il était défendu d'interroger les maîtres. «_Mais
+Mme de Pompadour est toujours bien disposée à notre égard_,
+écrivait-elle. _Elle va faire construire un château près de Paris. Nous
+serons les jardiniers et Agathon Piedfin entrera dans les cuisines. Il
+est toujours aussi bigot et épris de ta Martine. Les autres se moquent
+de lui. Ils lui offrirent à sa fête un chapelet d'oignons et lui firent
+manger sans qu'il s'en doutât son pigeon, son saint Esprit, aux petits
+pois. Il en a pleuré et j'eus pitié de lui._»
+
+Jasmin se sentait envahi par un secret désespoir. Ses joues devenaient
+maigres, son front soucieux. Il délaissait ses plantes, négligeait son
+jardin, ne lisait plus que les missives de Martine qu'il portait sur
+lui, avec le billet paraphé par la Pompadour.
+
+Enfin au bout de l'année, il reçut une grosse nouvelle: «_J'arrive à
+Boissise en avril prochain; nous nous marierons en mai et nous partirons
+retrouver Mme de Pompadour._» C'était signé MARTINE en grande écriture
+joyeuse.
+
+Le mariage eut lieu dans les premiers jours de mai 1748.
+
+La veille, un vendredi, une lourde patache s'arrêta devant la maison du
+jardinier. Un long personnage maigre en sauta, leste, et pirouetta sur
+lui-même.
+
+--Buguet! s'écria-t-il. Buguet! Est-ce ici?
+
+Jasmin apparut.
+
+--Agathon Piedfin!
+
+--C'est moi-même! Mme la marquise de Pompadour me charge d'apporter des
+présents pour le repas de noce et d'accommoder les mets pendant que les
+mariés seront à l'église.
+
+Jasmin troublé ne sut que répondre. Sa mère arriva. Elle avait fini par
+se faire une raison au sujet du départ de son fils. La magnificence de
+la Marquise la toucha.
+
+Agathon prit dans la patache des paquets enveloppés de linges.
+
+--N'y touchez pas, disait-il.
+
+--Qu'y a-t-il là dedans? demanda Martine.
+
+--Vous verrez demain!
+
+La tante Laïde poussa des exclamations, fut désolée de ce qu'Agathon ne
+pût aller le lendemain à l'église. Elle déclara qu'elle resterait avec
+lui:
+
+--Il ferait beau voir qu'on laissât tout faire à cet aimable jeune
+homme! Je renoncerai de grand cœur à la messe, j'écosserai les petits
+pois et je goûterai les plats pour voir s'ils nous conviennent. Ah!
+C'est qu'on n'est pas accoutumé aux sauces qui emportent la goule! Les
+épices, c'est bon pour ceux qui ont le goût affadi par le trop de
+frippe!
+
+Agathon, vêtu avec une certaine recherche, portait un joli bas de soie.
+Il avait un pied très court, dont il exagérait la petitesse.
+
+Il demanda un tablier pour plumer des chapons. Martine dénoua celui
+qu'elle portait, en passa la bavette au cou du cuisinier, qui leva les
+bras et frissonna étrangement en se sentant enveloppé de la toile encore
+chaude du corps de la soubrette.
+
+Tout le monde travaillait chez Buguet. Tiennette Lampalaire fourbissait
+avec de la cendre le cuivre d'un poêlon.
+
+--Voilà que ça brille! dit-elle. M. Agathon pourra y mirer ses oreilles
+pointues. Tiens! Il ressemble à une bête en marbre de chez le marquis
+d'Orangis, comme qui dirait une espèce d'homme qui a des pieds de bouc.
+Ça court les bois aux trousses des filles. Eh bien! si M. Agathon
+voulait être mon mari, je voudrais voir avant s'il a des pieds de
+chrétien.
+
+Le lendemain tout le village était en rumeur. Le monde disait que la
+marquise de Pompadour avait envoyé son meilleur cuisinier pour fricoter
+le repas de noce.
+
+Nicole Sansonnet, la pêcheuse d'anguilles, affirmait que c'était le même
+qui, à certains jours de fête, inventait pour le Roi quarante plats
+d'entrée, neuf rôtis, sans compter les desserts.
+
+Le dernier béquillard quitta son escabeau pour voir au passage les élus
+d'un tel festin.
+
+Il faisait un joli temps de mai. La cloche de la petite église envoyait
+des sons grêles aux muguets des bois voisins, aux dernières fleurs des
+pommiers. Des tourterelles roucoulaient dans le parc du marquis
+d'Orangis.
+
+Le cortège eut peine à sortir de l'église. Tous voulaient saluer
+Martine. Elle apparut aux derniers accords du petit orgue.
+
+La mariée portait une robe de guingan bise et rose, qui faisait bien
+valoir son teint ému. Une fantaisie de Jasmin lui avait mis au corsage
+un bouquet de narcisses. Un petit bonnet blanc la coiffait.
+
+A la maison, Piedfin effeuilla un parterre de pivoines pour en faire un
+chemin aux mariés. Il posa des gerbes de lys-flamme des deux côtés de la
+porte. Au retour de la messe, ce furent des cris d'admiration:
+
+--On dirait que c'est fait par un ange, dit la tante Gillot.
+
+Agathon baissait les yeux. Il les releva sur Martine avec une flamme au
+fond de ses prunelles troubles.
+
+Nicole Sansonnet dilatait ses larges narines du côté des casseroles:
+
+--Oh! oh! On en attrape plus avec le nez qu'avec un râteau!
+
+A ce moment la vieille marquise d'Orangis et une de ses cousines
+passèrent. Ces dames revenaient de la messe de mariage; en guise de
+cadeau, elles avaient payé le violoneux, car elles étaient de dure
+desserre, comme les arbalètes de Coignac. Pratiquant les modes de
+l'ancien régime, elles se coiffaient de fontanges avec des passes de
+rayons qui leur mettaient comme des queues de perroquets bigarrés
+par-dessus le front et donnaient l'air à ces précieuses d'avoir caqueté
+aux boudoirs de la Maintenon. Elles portaient de raides gourgandines,
+des engageantes, et sur leurs joues du rouge de Portugal et des mouches,
+dont l'une se garnissait de petits brillants.
+
+Sans faire attention aux manants qui grouillaient autour d'elles, l'une
+des marquises regarda le mignon bourdaloue que sa cousine tenait--un
+vase exquis pris en vue des longueurs du sermon,--en porcelaine de Saxe,
+avec émaux translucides verts et rouges sur fond blanc.
+
+--Grand Dieu, qu'il est coquet, mais petit!
+
+--Ma bonne, je ferais dans un tuyau de plume sans en mouiller les bords.
+
+L'oncle Gillot à l'intérieur de la demeure de Buguet criait:
+
+--A table! A table!
+
+On plaça les mariés au milieu. Ils s'assirent en hésitant devant les
+jacinthes et les primevères qui ornaient leurs assiettes.
+
+Gillot leur trouva l'air de deux corps sans âme.
+
+--Si vous m'aviez vu le jour de ma noce! s'écria-t-il.
+
+Il se tourna du côté de sa femme:
+
+--Tu t'en souviens, Théodosie?... Et toi, la Buguet?
+
+La Buguet haussa les épaules avec un air de résignation et Martine
+esquissa un sourire vague. La mélancolie l'avait prise tandis qu'elle
+écoutait l'orgue à l'église. Elle songeait à la chasse de Sénart, à la
+robe rose de sa maîtresse, au matin de Fontainebleau, et à tout ce qui
+se passait au fond du cœur de Jasmin. La jeune femme se disait qu'en
+vérité ce n'était pas elle qu'épousait Buguet. Bien qu'elle fût heureuse
+du mariage, Martine se sentit presque un regret des artifices dont elle
+avait usé pour séduire son promis. Il lui semblait qu'une étrangère
+présidait à la table et que Jasmin, malgré ses rubans blancs à la
+boutonnière, ne lui appartenait pas.
+
+--Ah! sans la Marquise la fête serait moins splendide, mais je serais
+tout à fait contente!
+
+Les convives attaquèrent les andouilles à la pistache qu'Agathon avait
+apportées. Martine croqua des olives. On n'en avait jamais vu à
+Boissise-la-Bertrand. Tiennette voulut y goûter. Elle fit la grimace,
+cracha sous la table.
+
+--Ça ne vaut pas un radis rose, déclara la femme d'Eustache
+Chatouillard, qui était enceinte à son huitième mois.
+
+--Voilà des radis roses, lui dit Nicole Sansonnet. Avalez-en une poignée
+avec les feuilles. C'est souverain pour les femmes quand les cheveux de
+l'enfant commencent à leur tourner sur le cœur.
+
+De son côté Euphémin Gourbillon, pour amuser la société, tirait un
+petit livre de sa poche et le passait à ses voisins. C'était l'_Almanach
+des cocus_.
+
+--L'image représente une «forge à cornes», expliqua-t-il.
+
+La tante Gillot referma le livre avec pudeur, mais son mari s'écria:
+
+--Eh! Eh! Ça donnerait des idées!
+
+Tiennette se précipita pour voir. La tante Laïde déclara:
+
+--C'est dégoûtant. Il n'y a que les chiens qui font cela en plein air!
+
+Euphémin reprit le livre et lut quelques épigrammes:
+
+--Pour le mois de janvier!
+
+Quand Dieu bénit le mariage
+L'eau devient vin et tout est beau,
+Mais lorsque sans lui on s'engage,
+Le meilleur vin se change en eau.
+
+L'oncle Gillot se leva:
+
+--Pour toi, Jasmin, l'eau se changera en vin, tout comme aux noces de
+Cana!
+
+Gourbillon reprit:
+
+--En août:
+
+L'on doit à Dieu le plus beau cierge,
+Quand on trouve un objet dont la vertu tient bon.
+Mais qui prétend n'épouser qu'une vierge
+Peut, sur ma foi, rester garçon.
+
+Martine rougit très fort.
+
+--Ah! Celui-ci n'est point pour notre mariée, s'écria Cancri. Nous
+répondons de sa vertu.
+
+Agathon annonça des «pyramides d'Egypte». Elles étaient faites de
+rouelles de veau et de jambon hachés menu et épicés. Piedfin les déposa
+délicatement sur la table.
+
+--Quelles affaires en pointe! s'écria la Monneau.
+
+--Des Pyramides d'Egypte! Cela doit être une recette qui date des Grecs,
+comme le jeu de l'oie, sentencia Gourbillon.
+
+Les invités les trouvèrent délicieuses. Gillot n'avait jamais rien mangé
+de pareil!
+
+--Es-tu heureuse d'être au service de la Marquise! dit-il à la mariée.
+
+--Et que Martine doit être contente d'emmener son mari chez pareille
+maîtresse! ajouta Cancri.
+
+--Ah, oui, je suis bien contente, soupira Martine.
+
+Elle avait envie de pleurer.
+
+--Tu es heureuse, Martine, murmura Jasmin.
+
+Il embrassa sa femme dans le cou.
+
+--A la bonne heure! approuva Gillot. C'est pour ça qu'on se marie!
+
+On mangea des chapons du Mans dorés à point. Puis Agathon apporta à bras
+tendus un cochon de lait croustillant qui tenait un citron entre ses
+dents. Les pattes étaient enrubannées de blanc.
+
+--Les jarretières de la mariée! cria Eustache.
+
+Agathon présenta le plat aux époux et d'une voix onctueuse (il avait
+appris à prêcher!) il déclama:
+
+--Martine, ceci vous est offert par tous vos amis de l'office. Qu'il
+vous plaise de l'accepter!
+
+Il découpa lui-même et chacun se recueillit pour goûter au mets qui
+sentait la truffe.
+
+--On se croirait au ciel, affirma Tiennette.
+
+Le cuisinier disparut pour préparer le dessert. Gillot fit apporter des
+bouteilles.
+
+--Eh bien, mon garçon, dit-il à Jasmin, tu ne dis rien, tu ne bouges
+pas. Il faut boire, un jour de noces, pour se donner des forces! Voyons,
+vide ton verre! Asticote-le, Martine!
+
+--J'ai beau faire, dit celle-ci. Jasmin!
+
+Le marié donna un nouveau baiser à sa femme.
+
+--On pourrait les compter, déclara Martine.
+
+--Ils seront plus abondants ce soir, fit Gillot. N'est-ce pas, la mère
+Buguet?
+
+Dans son coin Tiennette avouait:
+
+--Je serai bien contente d'aller en condition à Paris.
+
+--A Paris? répliqua la Monneau, les graillons de ton espèce n'y manquent
+point! Et pour une qui s'en tire honnêtement, combien tiennent boutique
+su'l'devant? Ce métier-là n'est pas fait pour t'embarrasser, mâtine!
+
+Rémy Gosset intervint:
+
+--Allons! allons! tante Laïde! Faites pas la rodomont! On sait que vous
+avez été ravaudeuse à Paris et que dans un tonneau de ravaudeuse il y a
+quelquefois place pour deux!
+
+--Oui da, fit la Monneau piquée, et de mon métier j'ai gardé le secret
+de bien des mollets et la façon de tricoter un bas qui ne déforme pas la
+jambe d'une belle fille! A preuve le cadeau que j'ai préparé pour
+Martine. Tiens, détache la ficelle, petite!
+
+Elle passa un paquet à Tiennette, qui se mit à défaire le nœud avec ses
+dents.
+
+--Pouah! s'exclama la fillette, vous avez donc mis ça avec vos fromages?
+
+--Où que tu voulais donc que je les mette? C'est la seule armoire qui
+ferme à clef et où les rats ne peuvent atteindre! Mais ça ne doit pas
+sentir si fort, car j'ai pris soin de les mettre avec mon linge sur la
+planche de dessus et les fromages sont en bas.
+
+--Sentez! sentez! dit Tiennette, faisant passer le présent.
+
+Le dessert vint et apparut un «puits d'amour» empli de confiture.
+
+--Un puits d'amour, c'est vraiment pour un repas de noce!
+
+Les mariés durent se serrer la main au-dessus du gâteau. Piedfin servit
+ensuite des délicatesses qui portaient des noms inconnus: semelles à la
+Dauphine, bâtons royaux, meringues, biscotiers.
+
+Ces friandises exaltèrent les convives. La tante Monneau poussait des
+soupirs.
+
+--Quels parfums! gémissait-elle.
+
+Agathon offrit des vins plus délicats envoyés par la marquise. La femme
+d'Eustache en avala de telles lampées que son mari lui dit:
+
+--Tu veux donc que notre enfant vienne au monde en nageant?
+
+Devant ces liqueurs, qu'il trouvait divines, Euphémin s'exclama:
+
+--Vive la Marquise de Pompadour!
+
+--Il y a deux reines au repas, affirma Rémy Gosset, la Marquise et
+Martine!
+
+--Vive la mariée! Vive la Marquise! brailla toute la noce.
+
+Martine devint verte comme si une vipère l'eût piquée.
+
+Jasmin se leva en chancelant. Tiennette silencieuse frappait doucement
+sur le dos de la mère Buguet qui pleurait à chaudes larmes.
+
+On trinqua. Euphémin Gourbillon prononça un discours. Il parla de la
+sainteté du mariage.
+
+--T'as l'_Almanach des cocus_ dans ta poche! interrompit Tiennette.
+
+--Tison d'enfer! vociféra Gourbillon.
+
+Il acheva sa harangue en appelant la Buguet une heureuse mère; puis le
+violoneux vint chercher les mariés pour les conduire à la danse.
+
+Martine était fort attristée des rêveries de Buguet. Afin de le rappeler
+à elle, en se levant pour aller au bal champêtre, elle songea à la façon
+dont Mme de Pompadour entamait le menuet.
+
+Prévenus par la musique, le marquis d'Orangis et ses compagnes sortirent
+pour voir la fête villageoise. Le gentilhomme avait une perruque à la
+financière qui paraissait lourde à ses épaules. La marquise relevait
+avec dédain son nez majestueux de Junon où elle avait posé une mouche de
+jadis, «l'effrontée».
+
+Jasmin ouvrit le bal avec Martine au bord de la Seine et la marquise dut
+avouer que la rustaude avait la grâce de l'ancien temps. Laïde offrit la
+main au vieux Gillot et Tiennette dansa avec tous les garçons, ce qui
+agaça fort le seigneur d'Orangis.
+
+Tandis que les invités continuaient à sauter sous les tilleuls, les
+mariés se promenèrent au bord du fleuve.
+
+Jasmin regardait l'eau rosie par le soir tombant.
+
+Martine mit sa joue sur l'épaule de son mari:
+
+--Tu songes à Étioles et à Paris où nous allons nous rendre?
+
+--Oui, Martine, répondit Buguet qui ne savait pas que la soubrette
+connaissait les secrets de son cœur.
+
+Des larmes coulèrent sur les joues pâles de la mariée.
+
+--Eh bien, Martine, qu'as-tu?
+
+--J'ai vu tout à l'heure deux corbeaux passer en criant. J'ai peur.
+
+--Folle, murmura Jasmin.
+
+
+
+
+IX
+
+
+La marquise de Pompadour laissa Martine et son époux un mois à
+Boissise-la-Bertrand. Puis elle lui ordonna de la rejoindre avec Jasmin
+à Paris.
+
+Le jour du départ, on se leva avant le soleil. La mère avait les yeux
+rouges. Elle donna à Martine un chapelet qui avait appartenu à l'aïeule
+de son fils:
+
+--Egrène-le souvent et pense à moi!
+
+L'excellente femme remit aussi à sa bru un poulet grillé, une miche de
+pain, de la galette froide:
+
+--Vous allez faire un si long voyage, vous vous rendez si loin, mes
+pauvres enfants! Et Dieu sait où vous entraînera votre diablesse de
+marquise!
+
+Elle fit des recommandations à Jasmin:
+
+--Sois bon mari, récite tes prières!
+
+Les apprêts du départ s'accomplissaient à la lueur de deux chandelles.
+Tiennette vint, malgré qu'il fît encore nuit; elle dit à Martine:
+
+--Tu m'écriras si tu deviens enceinte.
+
+Elle embrassa sa grande amie et lui glissa à l'oreille:
+
+--Tu m'embaucheras chez la marquise de Pompadour.
+
+--Je te le promets.
+
+Jasmin consolait sa mère:
+
+--Nous reviendrons souvent, et tu recevras tous les mois de longues
+lettres. Les Gillot et Rémy Gosset viendront te voir et Cancri veillera
+sur toi. Dirige Ligouy dans les corvées du jardin. Il connaît mes
+arbres. Si tu as peur, Tiennette logera ici. Et puis quand notre fortune
+sera faite, nous vivrons ensemble à Boissise.
+
+--Votre fortune, soupira la Buguet en secouant la tête, elle était dans
+cette petite maison.
+
+Tiennette et Martine mirent au fond de la carriole de Jasmin les caisses
+avec les vêtements, les branches de buis bénit à Pâques, puis des
+flacons d'eau divine à l'esprit de vin préparés par la mère Buguet.
+
+--Ces douceurs vous feront plaisir quand vous serez le soir à deux, dit
+la vieille.
+
+Le froid de la nuit entrait par la porte ouverte, avec le silence que
+troublait le grelot de Blanchon.
+
+La Buguet servit du lait chaud. Après l'avoir bu on s'embrassa une
+dernière fois et les deux époux montèrent dans la voiture.
+
+--Que Dieu vous garde, murmura la mère Buguet.
+
+La carriole démarra. Elle n'avait point fait vingt tours de roue qu'on
+entendit le bruit d'un poing frappant une porte, puis un immense
+sanglot. Tiennette disait:
+
+--La Buguet, ils reviendront!
+
+Martine dans l'obscurité devina que Jasmin pleurait.
+
+La petite voiture et le cheval, par Boissette, se dirigeaient vers
+Melun. Jasmin avait revendu son attelage au marchand, perdant quelques
+écus sur le prix, et il devait livrer avant de partir. Blanchon suivit
+le bord de la Seine, qui clapotait par la brise nocturne.
+
+Bientôt une lueur blafarde se dessina à l'horizon et l'aurore allongea
+dans les nues une longue barre qui fit, avec la flèche élancée de
+Saint-Aspais, une croix aux bras d'or à travers le ciel. Melun dormait
+sous ce signe.
+
+Le marchand de voitures remit quelques pièces bien sonnantes à Buguet et
+aida les jeunes époux à s'installer dans le coche d'eau qui partait pour
+Paris.
+
+Il y avait déjà à l'entrepont deux moines et trois nourrices, des
+paysans, un officier des gardes suisses, des marchands de volaille.
+Ceux-ci embarquèrent des paniers remplis de poules, d'oies, de canards,
+qui se prirent à criailler dans les cordages du tillac.
+
+On partit.
+
+Cinq chevaux traînaient le coche au moyen d'une longue corde attachée
+au mât. Parfois celle-ci, se détendant et frôlant l'eau rosie par le
+matin, y faisait comme le feu à une traînée de poudre. Les mariniers sur
+le pont se préparèrent une soupe dans une huguenote. L'onde était calme
+ainsi qu'un miroir.
+
+Le coche fut bientôt en vue de Boissise-la-Bertrand, devant laquelle il
+fallait repasser. La Buguet était au bord de la Seine avec Tiennette.
+Elles firent des gestes d'adieu. Jasmin regarda sa mère aussi longtemps
+qu'il put; lorsque le bateau s'approcha de Saint-Port, il ne distingua
+plus que le point blanc de la cornette de la vieille qui remontait la
+berge. Alors il chercha des yeux le toit de sa maison: il le reconnut
+entouré des cimes de ses arbres. Un peu de fumée s'éleva du pignon.
+Jasmin mit sa figure dans ses mains et pleura.
+
+Martine chercha à le distraire.
+
+--Voici les Gillot! dit-elle.
+
+Ils sortaient de leur tannerie. L'oncle cria:
+
+--Revenez pour les vendanges!
+
+Les roches frappées par le soleil du matin avaient des douceurs d'ambre.
+Les vignobles brillaient. La Seine, après un coude, passa entre la forêt
+de Rougeau et le bois de la Guiche. Les arbres montraient des verdures
+tendres.
+
+Dans le coche, les moines caressaient une bouteille de vin: ils buvaient
+à tour de rôle. Une nourrice chantait d'une voix aigre, et l'officier
+des gardes suisses retroussait sa moustache en regardant Martine à la
+dérobée.
+
+L'embarcation atteignit Le Coudray, un endroit clair, où la Seine
+s'élargit et refléta avec éclat le ciel devenu tout bleu. Puis ce fut
+Corbeil, avec ses bastions, ses tours et ses grands magasins de grains.
+Comme c'était jour de marché, le pont s'encombrait de charrettes, et les
+paysans descendaient, sur l'autre rive, d'Yerres et de Tigery, par la
+petite église de Saint-Germain, qui tintait gaiement, haute sur sa
+butte. On débarqua quelques paniers de volailles.
+
+Un peu plus loin apparurent à droite les toits du château d'Étioles.
+
+Jasmin se souvint: la Marquise lui réapparut parmi l'herbe enlunée,
+pleine de grâce avec sa robe rose; il revit son pied, tout petit, qui
+caressait la verdure nocturne, tandis que le son des violons montait
+vers le ciel printanier. Il se rappela l'air du menuet qu'il avait en
+vain cherché jusqu'à ce jour. Rêveur, il regarda un pêcheur qui attirait
+un brochet au bout de sa ligne et les chalands qui flottaient au gré du
+courant. Un berger, au milieu des roseaux, s'abreuvait à deux genoux
+dans le creux de son chapeau. Des lavandières se penchaient sur le flot,
+qui les peignait comme en miniature. Des villages apparaissaient avec
+des rideaux d'arbres. On allait passer à Juvisy.
+
+--Mangeons, dit Martine. Midi est loin déjà. Les angélus ont sonné
+partout.
+
+Elle déchiqueta le poulet, prit sa part et servit Buguet. Les moines
+demandèrent la carcasse et avant de la dévorer récitèrent le benedicite.
+
+A Choisy, des gens du pays apportèrent à bord des tartelettes. Jasmin en
+offrit à Martine et l'officier des gardes aux nourrices, dont l'une
+était jolie.
+
+Du château de Choisy, on ne voyait guère en passant que les grands
+toits, le bout d'un jet d'eau, la balustrade et à l'extrémité de
+celle-ci, au-dessus de parterres qui flanquaient la rive et descendaient
+jusqu'à l'eau, un salon dressé au bord du fleuve et pareil à un kiosque
+ajouré.
+
+--Je suis venue parfois ici avec la Marquise, raconta Martine. Elle a
+fait arranger ce château comme un théâtre pour une féerie.
+
+Jasmin regarda les toits avec admiration: ils lui paraissaient couvrir
+des mystères éblouissants.
+
+Cependant le coche avançait.
+
+--Nous arriverons bientôt à Paris, mes frères, dit un moine.
+
+En effet, comme le soleil tombait en une grande nappe dorée qui rendait
+la Seine pareille à un fleuve de cuivre fondu, Jasmin aperçut à
+l'horizon sur ce ciel magnifique des remparts, des toits innombrables,
+un dôme bas à gauche, une forteresse gigantesque à droite.
+
+--Paris! clama un marinier.
+
+Buguet regarda, sous les trophées du firmament, la ville rongée par la
+lumière.
+
+--Est-ce grand! dit-il à Martine.
+
+--Dame! c'est là qu'il y a le Louvre!
+
+--Et cela? demanda Jasmin en montrant la forteresse.
+
+--La Bastille. Dieu t'en préserve!
+
+Ils prirent deux crocheteurs pour les aider à porter leurs mannes. Ayant
+contourné la Bastille, dont Jasmin regarda longtemps les fenêtres
+scellées de grilles, les gros donjons, la corniche, les échauguettes et
+les canons braqués au-dessus des créneaux, ils arrivèrent à la rue
+Saint-Antoine. Des échoppes de pâtissiers, de tourneurs, de
+bimbelotiers, d'apothicaires y flanquaient les murs de la forteresse,
+comme des cages pendues aux pierres grises. Du populaire, par ce soir de
+juin, s'ébattait le long de la maison de la Pomponette, qui a une
+terrasse fleurie, de la maison de la Tournelle, qui possède une
+poivrière, de la maison du Lunetier, qui est pointue. Une vacherie
+épandait de chaudes odeurs d'étables jusqu'à l'auberge du Lion d'Or, où
+s'attablaient des gardes du Roi et jusqu'à l'hôtel de Mayence, devant
+lequel s'arrêtait un carrosse. Une chaise à porteurs passait, et deux
+grisettes troussées se hâtaient, entendant sonner l'angélus à
+l'église Sainte-Marie, qui soutient de grands vases sur des contreforts
+et dont le dôme est écaillé d'ardoises.
+
+Jasmin fut ravi par cette entrée joyeuse dans la ville. Il tirait de cet
+accueil plaisant bon augure pour son avenir.
+
+--Dieu t'entende! dit Martine.
+
+Plus loin les Buguet prirent des rues plus étroites. Jasmin s'étonna de
+la hauteur des maisons. Il s'amusait des coups de fouet des cochers, des
+embarras de charrettes et de voitures, des auvents des librairies, de
+l'éclat d'or des rôtisseries qui s'allumaient.
+
+Une grosse femme était assise sur une borne avec, sur ses genoux, un
+panier plein de bouteilles. Elle tenait un verre d'une main, un bocal de
+l'autre, et criait:
+
+--La vie! La vie!
+
+Buguet offrit à boire de son eau aux crocheteurs qui le suivaient. Ils
+toussèrent. Cela fit rire Martine.
+
+Une petite fille vendait des pots dans une hotte, clamant:
+
+--De la belle faïence!
+
+La soubrette insinua:
+
+--Pour commencer notre ménage.
+
+--Sotte! Mais voici chose meilleure!
+
+Il présenta à sa femme des gaufres à l'étal d'un pâtissier.
+
+Quand elle se fut régalée, les Buguet reprirent leur route. Jasmin
+s'attardait aux boutiques des tabaquières, des éventaillistes, des
+marchands de curiosités, bousculé par quelque petit maître qui
+descendait de son cabriolet et se retournait pour lancer à Martine un
+regard arrogant.
+
+Aux approches du Palais-Royal, à la porte d'un traiteur, une vielleuse
+jouait de son instrument. Buguet s'arrêta charmé. La musique lui rappela
+les sentiments qui avaient chanté dans son cœur et il songea à Mme de
+Pompadour.
+
+--Viens, dit Martine. Nous sommes en retard.
+
+Ils arrivèrent à un grand bâtiment de briques rouges, qui était le
+palais Mazarin, et s'arrêtèrent, après quelques détours, devant un
+hôtel. Un laquais costumé en jaune et vert les reçut:
+
+--On vous attendait.
+
+Les époux montèrent dans les combles, à une petite mansarde. Martine
+était fatiguée. Elle mangea ce qui restait des provisions de la Buguet
+et se coucha.
+
+Jasmin alla souper avec les domestiques. Agathon Piedfin lui sauta au
+cou. Le marmiton fleurait l'ail et le musc. Il semblait fatigué, avait
+les yeux battus.
+
+--La ville me pèse, dit-il. Je suis trop fait à l'existence des
+châteaux.
+
+Dès neuf heures, il entraîna Buguet dans une rôtisserie, où il allait
+chaque soir. L'enseigne représentait un soleil d'or aux lourds rayons
+entouré de raisins. On avait fini de manger. La salle sentait la sauce
+épanchée et la lie de vin. Agathon serra la main au rôtisseur, un gros
+homme qui lui remplit jusqu'au bord un gobelet, ainsi qu'à Jasmin. Le
+marmiton de la Pompadour s'empara d'un pilon de dinde qui refroidissait
+sur un plat et le plongea dans le sabot plein de sel accroché à la
+cheminée. Il le dévora.
+
+--Je ne puis manger ma propre cuisine, dit-il. J'aime mieux celle des
+autres.
+
+Il s'assit à côté de Jasmin et lui demanda:
+
+--Aimez-vous vraiment votre femme?
+
+--Plaisante question! Je ne l'eusse point épousée si elle m'avait été
+indifférente.
+
+--Tiens! C'est qu'à la noce vous aviez l'air distrait, si loin de la
+mariée!
+
+--Vous avez mal vu.
+
+--Ah! J'ai pu me tromper, répliqua humblement le cuisinier. L'homme
+n'est point infaillible. Puis le jour de la noce le marié ne se trouve
+pas dans la même situation que les autres jours de sa vie. Il est en
+proie à certaines tentations. Son âme est trouble. Il ressemble à un
+chrétien qui ne se serait pas confessé depuis longtemps.
+
+Agathon joignit les mains:
+
+--Moi je me confesse quatre fois l'an. Cela soulage, même lorsque l'on
+n'a que deux ou trois péchés minimes sur la conscience. Je me promène
+plus léger après l'absolution. Et si j'avais du loisir je m'approcherais
+souvent du tribunal de la pénitence.
+
+Il fit remplir les gobelets.
+
+--Et puis je n'aime pas les femmes, déclara-t-il à brûle-pourpoint, d'un
+ton sec. Elles sont filles de Satan. Eve nous a perdus tous; et je ne
+puis voir des jupes sans songer au péché originel. Vous aimez les
+femmes, vous, n'est-ce pas Buguet? Je lis cela dans vos yeux. Si vous
+n'êtes point très chaleureux envers Martine (je puis me tromper!), votre
+cœur doit s'enflammer aisément et brûler peut-être pour une autre.
+
+Buguet tressauta.
+
+--Oh! Ce mouvement vous trahit! s'écria le défroqué. Si mon métier
+m'oblige à regarder sous le croupion des poulardes (et je fais mon
+métier avec la résignation qui convient pour gagner le ciel!), je sais
+aussi plonger dans l'âme humaine et descendre au fond de ces puits
+obscurs qu'on nomme les consciences, car je fus tonsuré et j'ai
+fréquenté les moines les plus subtils, les ennemis des capucins, dont
+ils furent en toute controverse les vainqueurs, j'ai dit les Prémontrés!
+
+Agathon leva les yeux au ciel:
+
+--Les chers pères, murmura-t-il d'une façon extatique.
+
+Il continua:
+
+--Et l'on vit bien chez eux, ils aiment les douceurs et les partagent
+entre tous. Ils sont aimants, caressants. On ne se sent jamais seul. Et
+ils vous farcissent le cœur de bons sentiments. Encore un gobelet?
+
+--Merci, dit Jasmin.
+
+--Voyons, je régale! reprit Piedfin. Et boire du bourgogne n'est point
+pécher, je vous assure. Jésus changea l'eau en vin. A chaque messe, il
+se transforme encore lui-même en ce précieux liquide. C'est la boisson
+la plus sacrée et je me jetterais à plat ventre sous les roues des
+voitures s'il en coulait, de Champagne ou de Beaune, dans le ruisseau
+des rues.
+
+Piedfin continua:
+
+--Les pères possèdent des clos d'où l'on tire un vin magnifique.
+
+--Mais pourquoi les avoir quittés?
+
+--Ceci est un mystère, dit Agathon en baissant les paupières.
+
+Un abbé entra dans la rôtisserie. Il avait de petites mains de femme.
+Piedfin se précipita vers lui et l'embrassa. Puis il revint près de
+Buguet.
+
+--C'est un de mes plus chers amis, dit-il. Ah! ce saint homme surtout,
+que je connus jadis au séminaire, m'enseigna à détester les femmes. Je
+puis vous assurer qu'il les a en horreur. Et je suis enchanté qu'il
+m'ait appris que, dans la vie, il faut savoir se suffire à soi-même,
+sans prendre souci de s'encombrer de falbalas, de jérémiades, de petits
+airs stupides, de soupirs et d'ennuyeuses fadaises! Ah! Je ne dois
+jamais, comme ces jolis coureurs dont j'ai pitié, offrir une éclanche de
+mouton au _Treillis vert_ ou du vin blanc au _Pavillon chinois_--A
+quelque prétentieuse poissarde, à quelque figurante ou chanteuse des
+chœurs! La femelle n'empeste point mes nuits! Et quand j'acquiers
+quelque pommade à la frangipane ou du vinaigre de Vénus, je me les
+applique à moi-même!
+
+Agathon sourit d'un air malicieux:
+
+--J'aime mieux de Vénus attraper le vinaigre que le coup de pied.
+
+--Evidemment, dit Jasmin, qui écoutait assez ébahi les propos du
+marmiton.
+
+Agathon tira de sa poche un cure-dents avec lequel il soigna ses
+chicots.
+
+--Voyez, Buguet, dit-il, combien je méprise cette engeance. Ceci est un
+cure-dents à la carmeline. Je ramasse ceux de la Marquise. J'en use avec
+plaisir. Mais ce que je déplore, c'est qu'ils ont servi à une femme.
+Rien n'est impur comme la bouche d'une femme! On y trouve peut-être la
+plus grande source de péchés. La bouche savante d'une luronne damne à
+coup sûr un homme! Vous rappelez-vous le pigeon que j'apprivoisais à
+Étioles? Je remarquai que les caméristes l'embrassaient. A partir de ce
+jour je cessai de lui donner à boire entre mes lèvres. Ah! le contact
+d'Ève! Quand je fus à votre noce, Martine me passa pour plumer les
+chapons le tablier qu'elle portait. Il était tout chaud d'elle. C'eût
+été une volupté pour vous, sans aucun doute. Eh bien, il me brûla comme
+une flamme de l'enfer.
+
+--Eh! Eh! Pourtant, à Étioles, vous adressiez des bouquets et des vers à
+Martine!
+
+--C'était pour l'éprouver, déclara le cuisinier avec l'onction d'un
+prêtre.
+
+--Quelle idée!
+
+--Ah! loin de moi toujours l'idée de la fornication que je laisse aux
+bêtes! Mais quand je vois une femme à mes côtés, je la tente...
+
+--Vous avez la beauté du serpent, interrompit, Jasmin ironique.
+
+--Je la tente, reprit Piedfin, et si elle donne dans mes embûches, si
+elle se compromet, je la délaisse, et j'apprends à son père, à sa mère,
+à son fiancé, si elle est fiancée, la faute qu'elle a failli commettre!
+
+
+Agathon se redressa, sifflant entre ses longues dents jaunes:
+
+--Ainsi je me venge du péché originel!
+
+--Quel drôle d'homme vous faites!
+
+Ils bavardèrent longtemps. Dans la rue, Agathon prit à plusieurs
+reprises la main de Buguet et la pressa comme en ardent témoignage
+d'amitié.
+
+--Oh! si tu voulais un jour m'écouter et me croire, soupira-t-il.
+
+On avait éteint les lanternes. Les deux compagnons n'entendaient que
+l'appel prolongé du falot offrant du feu ou de la lumière aux rares
+passants.
+
+
+
+
+X
+
+
+Le lendemain de lourdes voitures s'arrêtèrent devant l'hôtel. Une
+fliguette à deux places, pourpre avec des paysages à moulins sur les
+caissons, pénétra dans la cour. Mme de Pompadour y monta, accompagnée
+d'un négrillon habillé de velours. Elle donna un coup de fouet au
+cheval, qui se cabra et partit. Son grand chapeau de paille battit des
+ailes au vent du porche.
+
+Dans les voitures prirent place différents personnages. A la dernière,
+Collin, «le chargé des domestiques de la maison», fit monter Buguet,
+avec Flipotte, une camériste, Edme, le porteur de barquettes, Agathon
+Piedfin et un garçon sommelier. Le même attelage enlevait des flacons
+bouchés de cire rouge et de quoi, confia Agathon, préparer en plein air
+la chiffonnade et des cailles à la Xaintonge.
+
+On allait à Meudon. Flipotte se déclara heureuse de revoir la campagne:
+elle avait son saoul des toits qui dégoûtent, des essieux gras des
+fiacres, des seigneurs portant becs de corbin qui vous pincent dans les
+rues. Elle quittait avec plaisir la grande ville où les églises puent le
+cadavre et les escaliers la fosse d'aisances, où le sang des boucheries
+se caille sous vos pieds et où des femelles mouchetées et fardées,
+assises sur des bornes, en plein midi, insultent au passage les honnêtes
+filles. Flipotte était de Touraine:
+
+--J'ai un promis à Saint-Jean-Froidmentel.
+
+Néanmoins la gaillarde se laissait prendre la taille par Edme et par le
+sommelier, et même baiser sur la gorge d'où elle faisait glisser le
+«venez y voir», qui cachait la naissance de ses seins.
+
+--Les libertins!
+
+Elle jetait des regards pleins de feu à Buguet,
+
+--Au moins avec vous on est sage! Vous êtes marié!
+
+Edme s'écria:
+
+--Peuh! Ce n'est point un motif pour rester coi! Je sais de grands
+personnages qui ont passé devant l'autel, et qui ne se gênent pas pour
+faire l'amour avec d'autres!
+
+L'allusion aux maîtres crispa Jasmin.
+
+--Oui, avec maman putain, comme disent Monseigneur le Dauphin et
+Mesdames! s'exclama Flipotte.
+
+Jasmin pâlit. Il avait déjà entendu le propos.
+
+--Ce n'est pas à nous de répéter pareilles choses, affirma-t-il avec
+colère.
+
+--Ah! Ah! Ah! s'écria Flipotte.
+
+Elle approcha son visage de celui de Jasmin et lui chanta d'un air
+provoquant ce couplet de Moncrif, mis en musique par Courtenvaux et pris
+à une parade jouée à la Cour devant le Roi:
+
+Nous autres, jeunesses,
+Nous écoutons vos raisons,
+Mais dans la belle saison,
+Nous nous en battons
+Les fesses, les fesses!
+
+Elle frappa deux fois sur ses cuisses et ses yeux noirs eurent une lueur
+insolente.
+
+Jasmin se tint silencieux. Il regarda les premiers champs dans la plaine
+de Grenelle.
+
+Alors on parla du voyage. Mme de Pompadour avait acheté de grands
+terrains au bord de la Seine, avant Sèvres, pour y bâtir.
+
+--Ce n'était point assez de la campagne de Montretout, dit aigrement
+Flipotte. Ça lui convenait mieux, ce nom-là!
+
+--Tais-toi donc! dit Jasmin.
+
+Agathon se pencha vers lui:
+
+--Vous semblez aimer beaucoup notre maîtresse.
+
+--Elle est si bonne, balbutia Buguet.
+
+On s'arrêta à mi-côte, entre Sèvres et des bois qui se trouvaient sur
+une hauteur. Collin fit descendre Buguet de voiture:
+
+--Voici votre futur jardin, dit-il en ricanant.
+
+Le terrain était aride, montagneux, bosselé, plein de pierres, de sables
+et de mousses. Quelques maigres arbustes disposaient une verdure avare
+au-dessus d'éboulis.
+
+Jasmin s'engagea à travers le coteau, puis en fit l'ascension. A mesure
+qu'il montait il découvrait le pays: la plaine qu'il avait traversée et
+Paris dans un lointain bleu; de l'autre côté, un village avec une grande
+église et un château seigneurial, puis des bois, de vastes amphithéâtres
+pleins de lumières, de hautes collines ondulant au ciel d'été. Sur
+toutes les éminences, des moulins-à-vent. Au bas du coteau, la Seine
+contournait une île et passait sous un pont en bois de vingt et une
+arches. L'eau coulait plus vite qu'à Boissise.
+
+Vers le sommet de la côte, Jasmin s'arrêta. Sur un trône rustique formé
+de cailloutage et de gazon, était assise Mme de Pompadour. Buguet la
+reconnut à sa robe de satin dont le soleil faisait briller les rubans
+multicolores. Il avait entrevu cette toilette au moment où la Marquise
+quittait son hôtel à Paris. Ici pour se garantir du vent la maîtresse du
+Roi avait jeté son chapeau de paille à côté d'elle et mis une
+bagnolette: ce capuchon, couvrant ses épaules, lui cachait la figure;
+mais elle releva le front et son visage brilla, avec une mouche au coin
+de l'œil, sous ses cheveux poudrés à frimas.
+
+Mme de Pompadour tenait sur ses genoux une chienne gredine qui aboya.
+Elle regardait, étendu à ses pieds, un plan. Du bout d'une ombrelle
+fermée elle y indiquait des tracés et des lignes à deux gentilshommes
+attentifs. Buguet se tint à distance, ne se lassant de regarder en
+tapinois le groupe éclairé par le soleil au milieu des bouquets
+d'arbustes et des ceps de vigne, avec Flipotte qui portait un manteau sur
+le bras et Martine qui tenait un bouquet de fleurs sauvages.
+
+Buguet n'avait plus vu Mme de Pompadour depuis sa visite au château de
+Fontainebleau. Sa passion se ralluma aux deux yeux qui brillaient comme
+des pierres précieuses. Et il reverrait toujours la grande dame! Il
+était de sa maison! Il se sentit au faîte du bonheur. La vue de Mme de
+Pompadour l'enivrait, le grisait. Sa poitrine était trop petite pour
+contenir pareille joie. Il avait envie de la crier au ciel.
+
+Au bout d'une demi-heure, Mme de Pompadour se leva du siège où elle
+figurait une sorte de Flore à falbalas. Suivie des deux gentilshommes,
+elle passa à proximité de Jasmin, le reconnut et lui fit signe
+d'approcher.
+
+--Vous voilà, dit-elle. Vous habiterez dorénavant cette maison que je
+baptiserai plus joliment «Brimborion» ou «Babiole», ajouta-t-elle en
+souriant à ses compagnons. Et Collin vous dira ce que vous aurez à
+faire, reprit-elle en s'adressant à Buguet. C'est là!
+
+La Marquise désignait au pied du coteau, sur le bord de la Seine, les
+toits d'une maison de plaisance entourée de charmilles.
+
+Elle-même, d'un pas léger, sous le parasol de soie jaune qu'elle avait
+ouvert et qui plongeait sa figure en un bain d'or fluide, descendit vers
+Babiole. La chienne gredine arrosait la mousse d'un air insolent.
+
+--C'est l'heure de la collation, dit la marquise de Pompadour à un
+gentilhomme qui s'empressait vers elle.
+
+
+Au trente juin, le lendemain de la fête de Saint-Pierre, quatre cents
+ouvriers arrivèrent sous les ordres de Messieurs de l'Assurance et de
+l'Isle, l'architecte et le décorateur de jardins. Ils arrachèrent les
+bouquets d'arbustes du coteau, à coups de pelles, de houes, de pioches,
+attaquèrent le sol. La poudre à canon fit voler des roches en morceaux.
+Des charrettes chaque jour enlevaient les décombres et les sables.
+
+M. de l'Isle montra à Jasmin le plan: d'un château qu'on bâtissait au
+sommet avec ses dépendances; il importait de mener par pentes douces un
+jardin vers la Seine. Les chemins dessinaient des courbes, étageaient
+des boulingrins et des parterres; leurs boucles finissaient au bord du
+fleuve à une arcade.
+
+Derrière le château, M. de l'Isle traçait des allées décoratives,
+établissait un labyrinthe, des cabinets de treillage et de verdure,
+plusieurs berceaux. Des fontainiers amèneraient les eaux pour les
+bassins, les cascades en buffet, les jets, les lames, les croisées
+d'onde et les grottes. Enfin l'architecte aménagerait des «ah! ah!»,
+c'est-à-dire des claires-voies qui feraient pousser ce cri aux visiteurs
+en admiration devant la vue que les arbres bien taillés encadreraient
+sous un pan de ciel.
+
+M. de l'Isle insista sur la superbe situation de l'endroit choisi par la
+marquise de Pompadour. Il jeta un regard circulaire:
+
+--Ce sera plus beau que des belvédères dans les jardins hauts de Marly.
+
+Il ajouta:
+
+--Nous ferons d'ailleurs mieux qu'à Marly. Vîtes-vous la colonnade de
+verdure?
+
+--Non, Monsieur!
+
+--Cette colonnade borde une salle verte, tondue par-dessous. Nous serons
+plus gracieux, quoique ce fût très bien.
+
+M. de l'Isle donna une chiquenaude à son jabot:
+
+--Il y a à Marly des galeries en ormes taillés frêlement sur leurs tiges
+découvertes. C'est élégant, mais suranné! Vraiment, avec leurs petites
+boules entre les cintres, ils font songer à des seigneurs du temps
+d'Henri II fatigués d'avoir ballé.
+
+Jasmin s'inclina. M. de l'Isle ajouta d'une façon doctorale:
+
+--Retenez, Buguet, qu'en matière horticole il est quatre maximes
+fondamentales: tout d'abord, il faut faire céder l'art à la nature;
+ensuite, n'offusquez jamais un jardin; en troisième lieu, ne le
+découvrez point trop; enfin tâchez toujours de le faire paraître plus
+grand qu'il n'est!
+
+M. de l'Isle semblait content de lui-même; il jeta à Jasmin en sorte de
+conclusion:
+
+--Mais, en somme, il faut toujours rechercher avant tout la régularité
+et l'arrangement!
+
+De nouveaux manœuvres arrivèrent bientôt. Ils plantèrent des piquets et
+des jalons jusqu'à la Garenne de Sèvres et au bois des Cotiniers,
+suivant les chemins indiqués dans les plans. Ils avaient des
+graphomètres, des équerres, agitaient des traçoirs, des bâtons longs de
+six pieds de Roi, des chaînettes de quatre toises; ils allongèrent des
+cordeaux en écorces de tillot.
+
+En même temps, au sommet de la côte, des gens de corvée creusaient les
+fondations du château et élevaient la terrasse.
+
+--La terrasse aux orangers, dit M. de l'Isle à Buguet, qui frémit
+d'aise.
+
+
+On eût dit qu'on avait versé une ruche d'hommes au bord de la Seine. Ils
+besognaient souvent le torse et les mollets nus, brûlés par le soleil.
+
+Pour les nourrir et abreuver, Nesme, le premier intendant de la marquise
+de Pompadour, réquisitionna l'aide de toutes les auberges des environs,
+même celle des cabarets à pots et à assiettes et des simples cabarets à
+pots et à pintes. En cabriolet, il s'arrêta devant toutes les enseignes
+flanquées d'un bouchon de lierre.
+
+Jasmin, sur les chantiers, allait d'un groupe à l'autre, rajustait les
+piquets, excitait au travail, embauchait des apprentis, répétant à tous
+les ordres de M. de l'Isle. On le voyait escalader ou dévaler les
+pentes, disparaître dans les bois du haut, où parfois un élagueur, les
+éperons aux pieds, collé aux arbres comme un grand pic vert, faisait
+tomber sous ses coups d'herminette, à immense fracas, les têtes trop
+libres de marronniers ou de hêtres.
+
+A la droite du domaine, les fontainiers creusaient un grand réservoir.
+Au faîte des terrains M. de l'Assurance surveillait la jetée des
+fondations du château. Son habit rouge se voyait de loin et attirait
+l'attention.
+
+Partout cela bruissait et grouillait. Une armée montant à l'assaut n'eût
+pas été plus animée. Parfois, au milieu du bruit des truelles, des
+marteaux, des moutons frappant sur les pilotis, un artisan lançait
+quelque chanson entendue à la barrière des Gobelins.
+
+
+Jasmin ne se mêlait pas trop à cette plèbe. Martine lui avait été
+enlevée par Mme de Pompadour et il couchait seul dans une chambre de
+Brimborion. Il y entendait couler la Seine, et parfois le clair de lune
+venait le réveiller. Alors il songeait à Mme de Pompadour et à
+Martine. Elles se trouvaient loin, à Versailles ou à Choisy-le-Roi.
+Jasmin avait le corps brisé par les travaux de la journée: cette fatigue
+lui paraissait délicieuse parce que c'était pour la Marquise qu'il avait
+épuisé ses forces. Il la voyait déjà aux allées du parc, parmi les
+fontaines. Il croyait surprendre un de ses regards apporté par un rayon
+de lune, et sa voix dans le murmure du fleuve. Il se levait et, par la
+lucarne, apercevait la robe rose qui traînait au ciel comme à Boissise,
+comme partout. Mais un bénitier donné par Martine lui rappelait soudain
+la douce bonté de sa femme, ses regards de tourterelle, ses soins, sa
+tendresse. Jasmin se disait que Martine rêvait de lui. Il la revoyait
+petite, dans le jardin du père Buguet, puis plus grande et déjà
+amoureuse. Elle croissait et s'attachait comme un lierre.
+
+--Elle m'aime, se disait Buguet, elle m'aime à en mourir si je la
+trahissais!
+
+Il la plaignait, s'accusait et sanglotait à la fois d'amour et de pitié
+en songeant aux deux femmes.
+
+Elles arrivaient souvent. La camériste restait plusieurs jours, logeait
+à Brimborion. Comme pour se faire pardonner ses fautes cachées, Jasmin
+dévorait Martine de baisers. Il la choyait de repentirs, de câlineries
+ardentes et parfois d'une ivresse presque douloureuse. Il avait envie de
+demander pardon à Martine, tandis que ses lèvres parcouraient sa gorge
+et ses épaules. Et l'épouse répondait à Jasmin par des caresses
+passionnées qu'elle avait devinées dans l'alcôve des favorites et
+qu'elle redoublait dès qu'elle voyait le regard de son mari plus
+lointain et sa bouche absente de la sienne.
+
+Après ces nuits l'aurore laissait Jasmin endormi. Plus vaillante Martine
+se levait au chant du merle afin de préparer un fin régal à son mari.
+
+C'était du chocolat apporté de Paris. Elle le faisait fondre dans une
+tasse de lait au-dessus du feu silencieux de trois bouts de chandelles.
+Patiente, Martine attendait l'ébullition pour éveiller d'un baiser le
+dormeur. Puis elle l'empêchait de quitter son lit.
+
+--Je veux que tu manges comme le Roi, disait-elle.
+
+Quant à Mme de Pompadour, elle ordonnait à son arrivée qu'on appelât
+Messieurs de l'Isle et de l'Assurance. Elle inspectait les constructions
+et les jardins et donnait des conseils que les architectes acceptaient.
+Elle changeait la courbe d'une rampe, la place d'une fabrique,
+agrandissait les hortolages, projetait des pattes d'oies, des
+ronds-points, des étoiles. Un jour elle fit venir Buguet:
+
+--C'est ici que je veux créer un jardin potager. Le terrain y est-il
+propice?
+
+Suivant l'usage des jardiniers, Jasmin mit une poignée de terre dans un
+verre plein d'eau et passa ensuite cette eau dans un linge. Il but.
+
+--Ce n'est ni âpre ni amer, déclara-t-il. Le sol est bon pour les
+légumes.
+
+Le Roi accompagna plusieurs fois la Marquise. On voyait arriver de loin
+les carrosses avec les escadrons rouges de la maison royale. La
+cavalcade approchait au galop. Les chevaux en masse dansante agitaient
+comme des bannières leurs cavaliers qui rebondissaient jusqu'à frôler
+les branches les plus basses des arbres. Les carrosses étaient cahotés
+à travers les ornières, et le soleil faisait briller le cuir de leur
+toit.
+
+Le Roi paraissait heureux de descendre de voiture. Il offrait la main à
+Mme de Pompadour. Louis XV marchait avec élégance sur les chemins qu'on
+avait tracés pour lui. Il s'intéressait à la coupe des arbres, au plan
+de l'orangerie, aux futurs parterres, disant que les fleurs écartent
+les idées de mort.
+
+Buguet fut plusieurs fois près du souverain, s'agenouillant, sur l'ordre
+de M. de l'Isle, pour tenir ouverte une esquisse, apportant des paquets
+de semences où le roi aimait à plonger la main. Le jardinier était
+ébloui par la majesté qu'il prêtait à son maître. Louis XV parlait
+peu, d'une voix douce, qui glissait comme une caresse d'aile.
+
+Chaque fois que le Roi venait, il prenait une collation. Agathon Piedfin
+et d'autres cuisiniers préparaient les mets et le monarque mangeait sous
+une tente qu'on dressait au-dessus du coteau et sur laquelle flottait un
+drapeau blanc aux fleurs de lys.
+
+Pendant ces visites, Jasmin suivait du regard la Marquise partout où
+elle se promenait. Agathon Piedfin lui dit:
+
+--Quand Mme de Pompadour est ici, tu as l'air d'un astrologue qui suit
+la queue d'une comète. Point ne convient de lorgner ainsi les grandes
+dames.
+
+La Marquise revenait chaque fois avec des grâces imprévues. Elle portait
+une larme en perle qui roulait sur ses cheveux poudrés, ou bien un ruban
+de velours noir qui rendait son cou si blanc et si voluptueux que Jasmin
+y songeait longtemps. Un après-midi elle ouvrit une ombrelle en soie,
+décorée de miniatures chinoises sur mica et elle parut à Buguet la
+princesse étrange d'un pays lointain.
+
+Un dimanche, comme elle revenait de l'église Saint-Romain, à Sèvres,
+elle jeta son gant qui s'était déchiré au fermoir de son paroissien--un
+gant de chevrotin, en peau blanche cousue à la diable, avec de fines
+rosettes de couleur incarnate.
+
+Jasmin, d'un geste de voleur, le ramassa au coin d'une allée, le porta à
+ses lèvres.
+
+--Cela sent bon? fit une voix ironique.
+
+C'était Agathon Piedfin.
+
+--Odeur de femme, odeur de diable! dit le marmiton.
+
+
+L'hiver vint et par ses gelées et ses neiges ralentit les travaux.
+Jasmin écrivit de longues lettres à sa mère; il faisait l'éloge du Roi
+et de la Marquise. Il se disait le plus heureux des hommes. Une seule
+chose le chagrinait: Martine, obligée de suivre sa maîtresse, n'était
+jamais près de lui. «_Cela ne durera qu'un temps_, ajoutait-il, _le
+château achevé nous logerons ensemble dans les communs_.» Néanmoins il
+avait parfois l'âme en peine; le dimanche surtout, quand, après la
+messe, il n'avait à ses côtés ni sa douce femme, ni sa bonne mère, il se
+sentait sans foyer. Souvent il mettait son repas dans un panier et
+malgré le froid s'installait sur une terrasse au milieu des pelles et
+des pioches en repos comme lui. Jasmin racontait à sa mère que Martine
+était venue de Paris, un matin de décembre, tout exprès pour lui apporter
+par le coche d'eau une chaude couverture et des mouffles de laine, ainsi
+que des bas tricotés par elle. «_La mignonne suit ton exemple, ma bonne
+mère; on voit que tu l'as élevée un peu. Elle me soigne comme tu
+soignais mon père. Ah! si j'étais sûr de l'aimer assez pour être digne
+d'un si tendre zèle! Aime-t-on jamais assez une telle femme! Toi aussi
+tu fus la meilleure des mères et je t'ai quittée! Que veux-tu? J'ai
+l'amour des grandeurs et jamais mon modeste jardin n'aurait pu me donner
+la joie que je cherchais dans les livres de M. de la Quintinye et que je
+trouve ici. Mais quand le château sera terminé, j'irai te voir. Je ne
+regarde jamais la rivière sans songer à toi et sans penser que peut-être
+tu as aussi regardé l'eau qui passe_.» Jasmin disait encore que Martine
+placerait Tiennette Lampalaire. Il envoyait des compliments à tous ceux
+de Boissise et demandait quelques nouvelles de ses arbres. La mère
+Buguet ne sachant pas écrire, c'est Gourbillon qui répondait.
+
+
+Le printemps de l'an 1749 fut délicieux. La clémence de la nature
+facilita les travaux. Le château s'éleva: on voyait le rez-de-chaussée,
+avec six fenêtres de côté et neuf croisées de face, ainsi que l'avait
+voulu le Roi. Les dépendances s'achevaient déjà, jetant, de chaque côté
+de la cour royale, deux ailes reliées par des grilles dorées.
+
+Mme de Pompadour vint plus souvent avec Martine. MM. de l'Isle et de
+l'Assurance étaient heureux de montrer les progrès des bâtisses et des
+terrasses. Le Roi réapparut. Sous la tente, à l'heure du repas, Jasmin
+surprit la Pompadour qui sucrait des cerises et les présentait à la
+bouche de son amant.
+
+Martine arriva bientôt près de Buguet avec un plat d'argent plein de
+fruits rouges:
+
+--Tiens, voici des cerises que Madame offrit au Roi. Il en reste. Je les
+ai prises pour toi.
+
+Avec les mêmes gestes gracieux, elle mit devant les lèvres du jardinier
+les fruits sur lesquels la Marquise avait promené ses jolis doigts.
+
+Quand Martine était partie, Buguet rêvait en regardant le fleuve qui
+l'avait emportée avec sa maîtresse. Au pied de Bellevue, l'île
+qu'embrassait la Seine formait du côté de Sèvres un port où les péniches
+et les allèges s'amarraient. L'autre partie était couverte de troupeaux
+qui promenaient des taches blanches au milieu du vert irisé des herbes
+et faisaient de l'îlot une sorte d'arche de Noë.
+
+La Seine était toujours animée. Des bateaux montaient, venant de la mer
+ou de Rouen et portant à Paris le tribut des marées ou les riches
+produits de Normandie. A la belle saison une multitude de barques
+conduisaient un peuple immense aux promenades de Saint-Cloud.
+
+Un jour que Jasmin contemplait ce spectacle, il vit arriver au loin un
+bateau ponté qui captiva son attention. Il avançait poussé par six rames
+rouges. Sa proue était dorée. A l'arrière un grand drapeau rose et bleu
+flottait.
+
+--Mais qu'ai-je donc, se dit le jardinier, à ne pouvoir détourner mes
+yeux de ce bateau?
+
+Il aperçut quelques femmes debout sur le pont et, bien qu'elles fussent
+au loin pareilles à des poupées, il reconnut parmi elles la Marquise et
+Martine. Il descendit au galop le coteau et vint les attendre au bord de
+la rivière. La Marquise, en paniers cadets, s'appuyait sur une longue
+canne et portait un tricorne. Le premier regard de Buguet fut pour elle.
+Martine, qui guettait les yeux de son mari, en souffrit; mais elle
+ressentait si grande joie à revoir Jasmin qu'elle l'étreignit de tout
+son cœur au milieu des autres femmes de chambre, qui riaient, voltigeant
+autour de leur maîtresse, un papillon de dentelle posé sur leur tête.
+
+Mme de Pompadour donna le couple Buguet en exemple à ses servantes:
+
+--Ils s'aiment vraiment, et je souhaite à vous toutes des époux n'aimant
+ainsi que leur femme.
+
+Jasmin fut troublé.
+
+--Il ne faut pas rougir, Buguet, reprit la Marquise.
+
+L'année suivante le château se couvrait. On avait enlevé les
+échafaudages.
+
+Devant, régnait la grande terrasse où l'on se proposait de mettre des
+orangers en caisse.
+
+Derrière, depuis l'an précédent arrivaient pour les bosquets, des lilas,
+les arbres de Judée, des érables de Virginie, les peupliers d'Italie et
+de la Caroline. M. de l'Isle les faisait venir des pépinières royales et
+répétait à leur sujet les principes du vieil escuyer Jacques Boyceau,
+intendant des jardins de Louis XIII: «Pour transplanter un arbre, il
+faut le prendre en croissance, fort et vigoureux, de belle venue, bien
+appuyé sur ses racines de tous côtés.»
+
+A la fin d'avril, les lilas et les arbres de Judée fleurirent. Les lilas
+lourds et voluptueux épandaient des senteurs bienheureuses; les arbres
+de Judée se contentaient de leur pourpre claire. C'étaient les premières
+fleurs du jardin de Bellevue. Jasmin les fit offrir à Mme de Pompadour
+par Martine et Flipotte, qui les apportèrent sur une grande claie
+d'osier. La Marquise en garda durant tout le jour au corsage. Elle
+enfonçait son bras nu dans les branches fraîches, humait les odeurs
+pénétrantes du printemps.
+
+Au soir Buguet retrouva, dans la tente dressée pour la favorite, les
+lilas qui étaient fanés. Il les prit dans ses mains, les porta à sa
+bouche, puis sa tête roula dans les thyrses et il ferma les yeux en
+cherchant d'autres parfums mêlés à ceux des plantes.
+
+Un ricanement le fit bondir. Piedfin entrait pour chercher un huilier en
+porcelaine de France.
+
+--Tu as l'air d'un épagneul qui se vautre dans les fanfioles de la
+Marquise, dit-il.
+
+Et il s'en alla, portant l'huilier avec l'air d'un desservant qui à la
+messe présente les burettes.
+
+
+Le 18 du mois de mai, des événements singuliers se produisirent. Jasmin
+entendit raconter par des menuisiers de Paris que l'émeute couvait dans
+la grande ville. Les archers de l'écuelle avaient arrêté de petits gueux
+et de jeunes bourgeois.
+
+--Pourquoi? demanda Buguet.
+
+--Nous n'oserions répéter ce qu'on dit, répondirent les artisans.
+
+Le lendemain les gardes de la maréchaussée occupèrent le pont de Sèvres.
+Jasmin les regarda descendre de cheval.
+
+En même temps derrière Bellevue, dans le chemin des Charbonniers, une
+sonnerie de trompettes signala la présence d'un régiment de dragons.
+
+--Leurs fusils sont chargés, accourut dire un aide jardinier.
+
+Buguet se rendit à Sèvres pour s'informer de ce qui se passait. Le
+village était rempli de gardes françaises, bayonnette au canon.
+
+--La populace de Paris va passer ici pour aller brûler le château de
+Versailles, raconta tout bas une femme à Jasmin. On dit que le roi est
+ladre et prend des bains de sang d'enfant comme Hérode. C'est pour lui
+que les archers de l'écuelle ramassent les petits gueux.
+
+Jasmin fut épouvanté.
+
+--Ce n'est pas possible! s'écria-t-il.
+
+La femme haussa les épaules et serra avec ostentation le poupon qu'elle
+portait dans ses bras.
+
+Buguet s'adressant à un officier se fit connaître et demanda les
+nouvelles.
+
+--Elles sont graves, dit le militaire. On a arrêté des enfants pour
+extirper la mendicité. La canaille s'est fâchée. Elle a enfoncé la porte
+d'un fourbisseur pour avoir des armes. On arrête les carrosses dans les
+rues, on tend des chaînes, on attaque les archers.
+
+Agathon Piedfin accompagnait Buguet. Il avait été envoyé par son chef
+afin d'examiner les fourneaux des cuisines et il séjournait à Bellevue
+pour quelques jours.
+
+Il trembla:
+
+--Je suis heureux de n'être ni à Paris, ni à Versailles, mais je
+voudrais aussi ne point me trouver à Sèvres.
+
+Les troubles durèrent quelque temps.
+
+Au 13 mai, le soir, un samedi, Buguet et Piedfin allèrent à Meudon pour
+se renseigner.
+
+Dans le cabaret où ils se rendirent, des gens mal vêtus, arrivés de la
+capitale, discutaient bruyamment sur les arrêts du Parlement. La
+cabaretière raconta à Buguet qu'on avait pillé des maisons et tué sept
+archers dans la journée. Les vitres de M. Duval, chef du guet, étaient
+brisées, une immense fureur s'élevait contre toute la cour.
+
+--Hé! Hé! ricana un des va-nu-pieds, on faillit massacrer, au faubourg
+Saint-Germain, la marquise de Pompadour!
+
+Jasmin se leva, pâle:
+
+--C'est-il vrai?
+
+--Je n'ai point l'habitude de mentir, dit l'homme d'une voix traînarde.
+
+Il ajouta en frappant sur sa cuisse:
+
+--Et c'est dommage qu'on n'ait point éventré la putain!
+
+--Tu dis?
+
+Le gaillard se retourna:
+
+--Ce que je dis? Que si tu me parles encore sur ce ton, c'est à la
+barrette que je parlerai, morveux!
+
+--Pendard! répliqua Buguet. N'as-tu pas appelé putain la marquise de
+Pompadour?
+
+--Eh bien, oui!
+
+La cabaretière s'approcha du Parisien et lui glissa à l'oreille:
+
+--Taisez-vous donc, c'est un des jardiniers de la Marquise.
+
+--Je m'en fous!
+
+L'homme regarda Jasmin, fit une grimace:
+
+--Il paraît que tu cultives des fleurs pour la Pompadour? Tu es un rude
+fleuriste, à en croire la chanson!
+
+L'émeutier se leva et entonna le refrain qui venait on ne sait d'où, et
+que le peuple de Paris avait mis en musique:
+
+Par vos façons nobles et franches,
+Iris, vous enchantez nos cœurs;
+Sur nos pas vous semez des fleurs,
+Mais, hélas ce sont des fleurs blanches!
+
+Buguet envoya à la tête de l'insolent son verre empli de vin.
+
+Ce fut une bataille. Deux aides de Jasmin, qui se trouvaient là, prirent
+parti pour leur maître. Les amis du Parisien sautèrent dessus. Agathon
+s'esquiva.
+
+Les mots violents partirent. Les coups de poing pleuvaient. Les tables
+tombèrent, faisant rouler les chopines.
+
+Alors la cabaretière s'arracha les cheveux:
+
+--A moi, messieurs les hussards! à moi, messieurs les gardes!
+
+Elle courut dans la rue, tandis qu'en sa cantine, sous les horions, le
+sang commençait à couler, les visages à bleuir.
+
+Jasmin jeta son adversaire sur le sol.
+
+Mais d'autres Parisiens accoururent et Buguet allait être terrassé,
+quand des soldats entrèrent. L'officier reconnut le fleuriste du
+château. Il fit arrêter les émeutiers et ils furent conduits au poste
+sous escorte.
+
+Buguet regagna Bellevue. Piedfin le rejoignit sur la route.
+
+--Marie-Joseph! clama le cuisinier, tout en coupant en «hosties» un
+saucisson qu'il venait d'acheter, êtes-vous exalté! Vraiment, ne
+savez-vous pas que la colère est péché mortel?
+
+--Peuh! fit Jasmin encore plein de rage.
+
+--Et puis quels sentiments vous professez pour la Marquise! Mon cher
+ami, on n'adore ainsi que Dieu et le Roi! On vous dirait épris d'elle!
+
+--Tais-toi!
+
+--Mais oui! Vous n'avez pas songé un instant à Martine!
+
+--Martine!
+
+--Martine est à Paris. Elle a pu courir quelque danger!
+
+Les jours suivants, l'émeute se calma. Une lettre de sa femme rassura
+Buguet. On ne vit plus de soldats aux alentours de Sèvres.
+
+Des deux côtés du château, M. de l'Isle préparait d'immenses parterres
+de broderie. On y disposait les nilles de buis d'Artois, les feuilles et
+les rinceaux que les aides emplissaient de mâchefer. Le dessin se
+déroulait avec des allures de grand serpent aux multiples têtes qui
+présentaient des palmettes, des fleurons, des panaches, des dents de
+loup; les courbes naissaient d'un nœud ou d'une agrafe et se terminaient
+en volutes. Mme de Pompadour voulut que des fleurs de lys héraldiques et
+ses propres armoiries fussent mêlées à ces caprices.
+
+En août Jasmin et ses aides se rendirent dans les bois pour déraciner
+les églantiers. Quand ces arbustes furent alignés dans la terre de
+Bellevue, Jasmin y greffa des rosiers de Virginie et de Gueldre, ceux de
+Muscat et de Chine, ceux de Damas et des panachés.
+
+Mme de Pompadour surveillait ces travaux délicats. Elle s'aventurait au
+milieu des églantiers et une fois elle passa à Jasmin le brin de laine
+nécessaire à la ligature de la greffe. Mme de Pompadour voulait beaucoup
+de fleurs dans ses jardins et Buguet l'entendait parler avec M. de
+l'Isle de la sévérité de l'horticulture française. Elle prétendait y
+jeter plus de fantaisie, plus d'éclat et plus de nature. Elle se moquait
+des vieux parterres du Louvre où jadis figuraient des chiens tenant des
+palmettes, des dauphins bizarres et des vases! Fi de tout ces
+grotesques! Mme de Pompadour voulait faire dominer les fleurs.
+
+--Ce sont les jolités du Bon Dieu!
+
+Les fleurs possédaient la vie, la grâce, la couleur! Elles étaient
+variées et innombrables comme les cœurs humains! Elles avaient des
+vices: l'orgueil, la paresse, la volupté, et des vertus: l'amour, la
+tendresse, la modestie. Le pavot versait le sommeil, l'aconit donnait la
+mort!
+
+Mme de Pompadour déclara que les fleurs étaient l'âme de tout art. Elles
+serviraient de modèle aussi bien à une toilette (n'est-ce pas la nature
+qui les pare?) qu'à une coupe (ne sont-elles pas destinées à recevoir la
+rosée du matin?)
+
+Jasmin, accroupi parmi les épines des églantiers, les pieds dans la
+terre humide qui sentait la sève, écoutait cette voix. Il n'avait jamais
+entendu parler ainsi. M. de l'Isle lui-même paraissait sous le charme.
+Longtemps, ces paroles revenaient aux oreilles de Jasmin, ailées et
+irritantes.
+
+On comptait inaugurer Bellevue à la fin de novembre. Les tapissiers
+déballaient les meubles, depuis les bras de fleurs de Vincennes, les
+feux de bronze, les girandoles, jusqu'aux brocs lapis et or, aux
+assiettes de Saxe, aux couteaux à manche vert.
+
+Le 24 novembre, le Roi, revenant de Fontainebleau arriva à Bellevue
+pour souper et dormir. Il faisait un temps gris. Le petit château tout
+neuf paraissait transi, parmi les arbres sans feuilles. Pourtant Mme de
+Pompadour voulut que ce fût fête. Elle ordonna un feu d'artifice et fit
+revêtir à sa domesticité un uniforme fabriqué exprès à Lyon.
+
+Le Roi était accompagné de plusieurs seigneurs. Mais les cheminées qui
+n'avaient pas encore essuyé l'humidité enfumèrent les appartements. Il
+fallut souper au bord de la Seine, à Brimborion, et la Marquise
+contremanda le feu d'artifice, au grand dam des badauds, qui s'étaient
+réunis à l'extrémité de la plaine de Grenelle.
+
+En revanche, le 28 janvier suivant, on joua la comédie au château de
+Bellevue. Les comédiens représentèrent l'_Homme de Fortune_ par le sieur
+Lachaussée. Après la pièce M. de la Vallière ordonna un ballet qui fit
+grand plaisir.
+
+Martine avait apporté à la marquise de Pompadour et aux autres dames des
+éventails de Nankin qui s'harmonisaient avec la salle de théâtre décorée
+à la chinoise; elle raconta le ballet à Buguet:
+
+--On vit d'abord une montagne, dit-elle, qui, bien qu'enserrée sur la
+scène, semblait plus haute qu'une tour de Notre-Dame. Elle n'avait
+pourtant qu'un peu plus de la taille des valets de coulisse. Elle
+s'ouvrit et il en sortit un petit château tout pareil à celui de
+Bellevue. Tu aurais pu compter les fenêtres et les cheminées. On voyait
+les balustres, le reflet du soleil dans les vitres. Alors des
+jardiniers--ô des jardiniers à rosettes, avec des vestes bleues
+vermicellées de rose--firent semblant de perfectionner les parterres et
+se mirent à baller! Ils étaient jolis à croquer et tout au parfait, avec
+leurs joues rouges comme la crête d'un coq et leurs perruques en aile de
+pigeon, mais je t'aime mieux qu'eux. Ils me rappelaient ces petits abbés
+qui viennent chez Madame et auxquels il ne manque que d'accoucher pour
+être des femmes! Tu ris? .... Ensuite la décoration représenta le grand
+chemin de Versailles. Et il arriva une de ces voitures qu'on appelle ici
+pots-de-chambre. Elle était ma foi pleine de femmes. Elle culbuta et les
+dames dansèrent. Ces dames étaient des petites filles de neuf à quatorze
+ans, fort mignonnes et le Roi applaudissait très fort.
+
+Ces événements enchantèrent Jasmin, d'autant plus que Martine lui fut
+rendue et que la Marquise vint plus souvent à Bellevue.
+
+Quelques centaines d'ouvriers travaillaient encore au parc en avril.
+Vers mai le domaine rayonna dans toute sa splendeur.
+
+Au milieu de ce mois, Buguet, ayant fait un matin le tour des allées,
+s'arrêta un peu avant midi près du réservoir, à l'extrémité de la
+terrasse des orangers.
+
+Une lumière diamantine caressait les murs du château; au ciel tendre un
+nuage d'un blanc pâle pénétré d'azur s'allongeait vers le zénith, comme
+un voile qu'on aurait levé.
+
+--Enfin! s'écria Jasmin.
+
+Ses fleurs brillaient épanouies. Ah! ce qu'il avait attendu l'éclosion!
+Sous les nuits étoilées, que de fois il avait écouté les plantes qui,
+poussant dans le silence, écartaient quelque miette de terre, un brin de
+paille, une feuille morte! Elles produisaient un bruit imperceptible,
+mais le jardinier en saisissait la musique. Il guettait les levées dans
+les plates-bandes, les premiers mouvements quand le zéphyr passait. Dès
+qu'un bouton apparaissait, Jasmin était heureux comme le père qui voit
+s'ouvrir les yeux de son enfant. Les pivoines sortirent du sol pareilles
+à des nichées d'oiseaux pourpres, les tulipes en cornets verts. De fins
+boutons fusèrent aux touffes de narcisses. Les iris érigèrent parmi les
+poignards de leurs feuilles leurs flammes d'abord encloses d'une
+enveloppe livide. Les ancolies ailées s'apprêtèrent à voler sur les
+tiges.
+
+Maintenant tout frémissait. De la terrasse des orangers jusqu'au bord de
+la Seine, la côte se couvrait de corbeilles où l'or et l'argent des
+alyses, les centaurées légères, la multitude douce ou révoltée des
+pavots s'embrasaient. Les auricules mêlées aux primevères posaient des
+bijoux clairs sur du velours chaud. Les adonides jetaient des gouttes
+de sang dans leur verdure aérienne.
+
+Les feuilles avaient poussé partout, tendres, jeunettes, les tillots
+offraient leurs têtes vierges à la dorure du soleil, les éventails des
+palissades allongeaient des décors d'une brillante nouveauté, les
+marronniers dressaient leurs thyrses d'ivoire.
+
+D'un coup d'œil Jasmin embrassa cette féerie. Le château lui-même, sur
+le fond des bois rajeunis, paraissait s'enlever au ciel sur les ailes
+des parterres qui s'allongeaient à ses côtés.
+
+Et Buguet vit la beauté de ce petit palais, la jolie proportion des
+fenêtres, entre lesquelles reposaient des bustes de marbre, et celle des
+balcons où les armoiries de la Marquise apparaissaient: trois tours
+dorées. Il comprit la majesté souriante des frontons sur les toits
+mansardés où les croisées s'encadraient comme des miroirs, et la juste
+échelle des huit marches qui conduisaient aux trois portes alignées. Et
+ayant saisi l'irréprochable disposition des terrasses, la mesure des
+allées, la place choisie des palissades, les engageantes combinaisons
+des chemins, il aperçut la façon divine dont la grâce du château se
+mêlait à celle des jardins. Ensemble délicat où les choses se faisaient
+valoir l'une l'autre sans jalousie! Comme pour tenter d'aimables
+avances, la pierre prenait la souplesse de la fleur, et les fleurs, dans
+leurs ensembles, frémissant comme des guitares, obéissaient à des lois
+d'élégante architecture. Les ciseaux du sculpteur et la serpette du
+jardinier se retrouvaient d'une même famille dans la joie de plaire.
+Tout se mariait, tout recelait une âme ailée, radieuse, donnant aux
+murs, aux parterres, aux arbres une physionomie spirituelle, une cadence
+parfumée, un rythme subtil.
+
+Jasmin, transporté par cette harmonie, s'agenouilla devant le
+chef-d'œuvre de MM. de l'Isle et de l'Assurance.
+
+Mais l'âme du décor apparut: Mme de Pompadour en toilette dorée sortait
+de la ruche, exquise abeille pour qui s'épanouissaient les fleurs. Elle
+ouvrit un éventail, regarda le jardin, et, suivie de Martine vêtue aussi
+de jaune, se dirigea vers un grand carrosse, un carrosse de fée, aux
+panneaux chantournés.
+
+
+
+
+XI
+
+
+Pendant des années, Jasmin soigna le jardin de Bellevue avec un zèle que
+d'habitude les jardiniers n'apportent point à leur besogne. Du matin au
+soir il y veillait et les premières lueurs de l'aube le trouvaient
+l'arrosoir au poing, le râteau à l'épaule, les pieds dans la rosée, au
+milieu des parterres. Le soir, il se reposait lorsque les ténèbres
+avaient éteint la dernière tulipe, le dernier œillet.
+
+Fervent disciple de M. de l'Isle, Jasmin voulait que les masses des
+plantes eussent des profils aussi élégants que les scabellons de marbre;
+il voulait les allées propres comme les tapis d'un salon, et aux
+boulingrins des fraîcheurs d'émeraude. Il dirigeait de minutieux
+échenillages, chassait les taupes; il lâcha dans le parc plusieurs
+vanneaux et des pluviers, après leur avoir coupé l'aile et afin qu'ils
+prissent les limaces, les taons et les turcs.
+
+Jasmin possédait d'excellents instruments qui luisaient ainsi que des
+armes, effilés ou tranchants. Certains avaient été forgés avec
+d'anciennes épées, qui fournissent les meilleurs outils de jardinage.
+Jasmin les maniait, émondant, faisant tomber les pousses et les rameaux
+qui compromettaient les symétries. Ce zèle fit répéter par M. de l'Isle
+le proverbe qui avait cours parmi les gens d'horticulture:
+
+--Les jardiniers étêteraient leur père, s'il était arbre.
+
+Ce disant M. de l'Isle riait.
+
+Buguet eut des attentions précieuses pour les orangers, ses arbres de
+joie. Il s'en approchait sur la pointe des pieds, caressait légèrement
+les fruits comme des seins de vierge. Les serres étaient chauffées par
+des terrines de fer pleines de charbon ardent ou par des poëles
+d'Allemagne. Jasmin fit ajouter des lampes suspendues, qui répandent une
+chaleur égale et uniforme.
+
+Il préparait les bouquets pour le corsage de Mme de Pompadour. Il y
+mettait à la saison beaucoup de muguets et plus tard mariait
+heureusement les roses de tons différents. Le jardinier glissait ces
+touffes dans de petites bouteilles masquées de rubans verts et emplies
+de façon à conserver la fraîcheur des plantes. Il confectionna aussi des
+«navets» à la mode du temps. Il les creusait d'un coup de couteau et y
+introduisait des oignons de jacinthes: ce mélange mis à l'eau, on
+voyait, distraction de l'époque! croître une jacinthe entourée des
+feuilles pâles du navet.
+
+Jasmin avait pour mission d'orner les pyramides dans le vestibule d'un
+blanc de carme où se dressaient les statues de M. Falconnet et M. Adam,
+qui représentaient la Poésie et la Musique. Il savait par Martine les
+robes dont la Marquise allait se vêtir. Alors il cueillait des fleurs
+pour ces toilettes. Les pyramides formaient des colonnes de flammes ou
+des cônes d'or, des échelles bigarrées ou des autels plus blancs que la
+Poésie et la Musique. Mme de Pompadour souriait en voyant la couleur de
+ses atours ainsi répétée.
+
+Les Buguet étaient installés dans une des ailes communes qui entouraient
+la cour des offices, par où les carrosses entraient avant d'arriver à la
+cour royale. Leurs lucarnes donnaient sur les boulingrins au milieu
+desquels, d'un petit bassin rond, fusait un jet d'eau. Plus à droite,
+c'étaient les jardins du potager avec les murs à espaliers et, derrière,
+dressant leurs flèches que le vent caressait comme des plumes,
+s'élevaient en deux salles les peupliers de la Caroline, puis ceux
+d'Italie. Les Buguet apercevaient aussi la grande allée, couverte d'un
+tapis de gazon où se dressait la statue de Louis XV par M. Pigalle, et
+bordée de deux larges chemins ombrés par des tilleuls façonnés en
+berceaux. C'est par cette allée que Mme de Pompadour, se faisant
+promener en chaise à porteur, gagnait le mur d'enceinte pour s'enfoncer
+dans les bois, vers les bruyères de Sèvres.
+
+D'autres fois, au «Cavalier», elle s'habituait à quelque nouveau
+cheval, et, amazone experte, tournait dans le chemin sablé, autour d'un
+grand pan de gazon orné d'un cabinet de treillage où Jasmin palissait
+des volubilis. Mme de Pompadour aimait à se vêtir en rose pour ses
+exercices d'écuyère et elle rappelait à Buguet son apparition à Sénart.
+Ou bien, décolletée en carré, des nœuds à la saignée des bras et au
+creux d'un corset garni de touffes de «soucis-d'hanneton», la Marquise
+flânant autour des bassins se penchait à leurs bords. Dès qu'elle était
+partie, Buguet se précipitait: il espérait retrouver par miracle le
+reflet de la dame, avec ses regards couleur de violette.
+
+Pour plaire au Roi, la Pompadour revêtait les costumes les plus
+imprévus. Les chroniques disent qu'on la vit en sœur grise. La
+religieuse eut-elle ce grain de beauté taillé en cœur qu'on appelait
+«l'équivoque»? A Bellevue, elle apparut en Diane, les pieds nus lacés
+dans des brodequins roses, les épaules sortant d'une tunique bleue qui
+flottait sur ses genoux. La déesse, poudrée à frimas, portait un
+croissant sur le front. Elle lançait des flèches aux ramiers du parc et
+lorsqu'elle était adroite, le Roi se précipitait pour voir mourir les
+bêtes transpercées qui tombaient des branches.
+
+Mme de Pompadour se costumait aussi en jardinière, sous un chapeau de
+paille doublé de ce bleu qui rendait son visage plus céleste. Elle
+faisait chanter dans ses nœuds toute la gamme des œillets et partait son
+panier sous le bras, décolletée, la poitrine offerte au soleil, la
+chevelure riche, la bouche, délicieusement arquée, creusant des
+fossettes aux joues en une esquisse de sourire. Jasmin la voyait
+descendre de la terrasse des orangers; elle suivait les chemins qui
+allaient vers la Seine et parfois se penchait pour cueillir.
+
+Un jour, costumée de la sorte, la Marquise fit appeler Jasmin pour
+l'aider à tresser une guirlande de roses de Bengale. Ils choisirent
+celles qui étaient dans tout leur feu. Mme de Pompadour dirigeait la
+besogne. Le garçon intimidé se piqua les doigts. Lorsque la guirlande
+fut terminée, la belle jardinière et Jasmin l'attachèrent au socle de la
+statue de Louis XV. Les fleurs éclatèrent autour du marbre de Gênes
+comme si l'on eût sacrifié un ange et qu'un peu de sang fût resté. Le
+souverain vint voir et parut flatté.
+
+--Il y a de fort belles fleurs dans le jardin, dit-il en prenant du
+tabac d'Espagne.
+
+Quelques semaines plus tard Buguet se rendait à une petite ferme située
+sur la route des Charbonniers, menant de Paris à Versailles. C'était
+derrière le parc de Bellevue, vers le bois de Meudon. La métairie
+dépendait du château. De loin le jardinier aperçut Martine et une autre
+paysanne. Celle-ci était accroupie auprès d'une vache blanche qu'elle
+trayait. Jasmin reconnut la Marquise. Il s'embusqua dans un buisson et
+entendit le bruit de frelon bourdonnant que fait le lait en tombant dans
+le seau. La Marquise, laissant la vache qui rentra seule à l'étable, se
+leva et courut vers le parc, suivie par Martine. Elles avaient la même
+taille, des bonnets clairs, des jupes courtes, les bras nus et des
+corsages semblables, en étoffe de Jouy. Jasmin se rappela avoir vu
+Martine dans une robe de Mme d'Étioles; aujourd'hui la Marquise prenait
+l'allure de la villageoise. Elles allèrent jusqu'au milieu du verger,
+puis se séparèrent. Jasmin vit le Roi, en habit rouge, à une petite
+porte pratiquée près du bosquet de la salle des Marronniers. Martine
+revint sur ses pas. Alors Buguet la saisit au passage, la baisa avec
+violence sur le cou, à la gorge et l'entraîna, mi-pâmée, vers la ferme
+où il n'y avait qu'un petit vacher endormi au soleil.
+
+En hiver Mme de Pompadour arrivait dans son traîneau que conduisait un
+cocher costumé à la moscovite.
+
+Dans le corridor elle jetait ses sabots, ôtait son toquet de fourrure,
+son manteau de loup-cervier et elle se précipitait vers les bûches du
+salon que Martine ranimait avec un soufflet en bois de cèdre.
+
+--Quel froid!
+
+Jasmin apportait les gros bouquets de roses de Noël.
+
+--Elles sont charmantes, disait la Marquise, distribuez-les un peu
+partout.
+
+Elle désignait les vases de Chine, les coupes en céladon, un singe en
+porcelaine. Les Buguet fourraient les fleurs dans ces choses élégantes,
+parmi les pots-pourris d'or qui sur les brèches blanches de la cheminée
+épandaient des odeurs de violettes et de muscades par leurs couvercles
+percés d'yeux.
+
+--Vous avez du goût, disait Mme de Pompadour.
+
+Le Roi arrivait plus tard, avec une suite de carrosses, des seigneurs et
+des musiciens. Un remue-ménage agitait le château. Toutes les cheminées
+fumaient, la meute faisait rage, les soubrettes égrenaient rapides les
+marches des escaliers et l'on voyait Piedfin, réveillé dans la chapelle,
+dégringoler vers les cuisines qui commençaient à s'éclairer des lueurs
+de graisses tombant sur les sarments rougis.
+
+Jasmin entendait des bruits de vaisselle, d'argenterie, les sons des
+instruments qui s'accordaient.
+
+Le soir, par une fenêtre, il apercevait en passant Mme de Pompadour
+debout au milieu de la salle de musique sous les petits lustres qui
+avaient l'air d'être tenus par les amours ailés voltigeant dans les
+bleus du plafond. Malgré les fatigues de la journée, en une robe jaune
+qui bouffait sur ses paniers, la favorite dansait devant le Roi avec un
+seigneur en habit blanc tout brodé d'or et qui portait sur sa nuque un
+nœud violet pareil à un immense papillon. Ils levaient un bras en l'air
+et ils se donnaient la main par-dessus leur tête; il semblait à Jasmin
+que leurs pieds glissassent sur les phrases cadencées que lâchaient la
+basse, le hautbois et les violons.
+
+Il en parla à Martine au moment où ils allaient se coucher. La soubrette
+avait une robe de laine d'un gris pâle.
+
+--Je pourrais danser comme Madame, dit-elle, mais je n'ai point d'aussi
+beaux ajustements.
+
+Elle souffla la chandelle. La lune inondait la chambre. A sa clarté
+Martine parut habillée comme sa maîtresse d'une étoffe lamée d'argent.
+Elle jeta son bonnet. La nuit la nimba. Alors elle leva le bras, tendit
+une main à un cavalier invisible et de l'autre souleva légèrement un pan
+de sa jupe. Elle entama le menuet à la musique des rayons qui frôlaient
+les arbres du parc.
+
+Jasmin et Martine vécurent ainsi dans un des plus coquets châteaux du
+monde. Leurs âmes s'étaient assouplies et les plaies qui les faisaient
+saigner jadis s'effaçaient. Martine n'avait plus de tristesse ni de
+jalousie. Jasmin n'éprouvait plus de remords. Tous les deux étaient sous
+le charme de la Marquise.
+
+Mme de Pompadour avait le secret de se faire adorer. D'une nature
+foncièrement froide, toute de calcul et d'ambition, elle savait
+pourtant, parmi les grâces et inventions, retenir le Roi: égoïste,
+volage, ennuyé, hypocrite, il avait besoin d'être charmé et séduit
+chaque jour. Heureusement, pour suffire à ce qu'elle appelait ce «combat
+perpétuel», Mme de Pompadour était douée d'un tempérament extraordinaire
+d'artiste. C'était la plus délicieuse et la plus habile comédienne de
+son siècle. Si, pour rendre son corps voluptueux--ainsi qu'elle le
+disait à Mme de Brancas, les hommes mettent beaucoup de prix à certaines
+choses,--elle usait de philtres d'Orient et de régimes échauffants, qui
+lui prodiguaient la grimace de l'amour, elle trouvait dans son génie
+toute la vénusté d'une belle danseuse, la vivacité d'un poète, la raison
+d'un philosophe; elle chantait mieux que Mlle Fel et, au clavecin, son
+jeu était suave. Elle savait dire le conte libertin comme la
+Scheherazade et voulait ôter au souverain jusqu'au souci de l'Etat. De
+cette agitation, qui torturait la favorite (car elle avait au cœur
+l'angoisse de la disgrâce et aux lèvres le sourire assuré d'une reine),
+Mme de Pompadour gardait un désir de plaire et un besoin d'attirer. Pour
+Louis XV, elle s'était faite caresse, et, pour tous, en dehors des
+heures de tristesse et de terreur qu'elle cachait, elle restait caresse.
+Avec les serviteurs elle était douce et savait se montrer d'une
+familiarité enjouée.
+
+Ce qui ravissait Jasmin, c'est que Mme de Pompadour se plaisait au
+château. «Je suis comme une enfant de revoir Bellevue», avait-elle dit
+un jour en arrivant par l'allée des tillots. Là elle se livrait toute à
+la joie de posséder des vases en céladon et des figurines de Saxe, de
+cultiver des roses, d'être musicienne, d'écrire des choses flatteuses
+à ses amis, de lire les livres des futurs Encyclopédistes, quelque
+impromptu de Gressel, un roman de chevalerie, un manuel de droit public.
+Elle causait de longues heures avec Boucher ou Marmontel et parfois
+conviait son ministre Machault pour comploter une alliance avec
+l'Autriche contre le roi de Prusse qui l'avait appelée «Cotillon IV».
+
+La Pompadour avait converti le Roi aux plaisirs de Bellevue. Fatigué des
+repas du Grand Couvert, il aimait les soupers fins du joli castel, et se
+plaisait au bosquet de lilas, sous l'Apollon en marbre de Coustou, à
+préparer lui-même son café sur une table chantournée. Les King's Charles
+de la Pompadour, Inès et Mimi, agitaient dans le soleil leurs grelots
+d'or et parfois s'élançaient furieux vers les moutons qui du verger
+gagnaient la ménagerie, en agitant par la grande allée leurs oreilles
+transparentes comme des coquillages et en sautant sur leurs sabots qui
+imitaient le bruit de la grêle. Louis XV et sa maîtresse menaient à
+Bellevue une vie que le marquis d'Argenson appelait méchamment «à pot et
+à rôt», mais qui les distrayait infiniment. Certains après-midi d'été,
+le roi vidait, à l'ombre des érables de Virginie, quelques flacons de
+vins de Champagne, dont il raffolait, et qu'on lui apportait de la
+glacière, puis il faisait la sieste dans la petite grotte, par les
+ouvertures de laquelle le monarque entrevoyait la cascade et les deux
+nymphes de Pigalle.
+
+Jasmin et Martine entretenaient avec les autres serviteurs de la
+Marquise de bonnes relations de camaraderie. Le caractère de Buguet le
+faisait aimer de l'heyduque aussi bien que du surtoutier, du délivreur
+et du maître queux. Flipotte avait oublié ses premières préventions
+contre le jardinier. C'était d'ailleurs une excellente fille, un peu
+libertine et volage, mais que voulez-vous?
+
+--J'ai un cœur mobile comme le vif argent, avouait-elle.
+
+Flipotte n'était point de ces soubrettes qui feignent des langueurs et
+des évanouissements comme leurs maîtresses, qui s'imaginent aux
+antipodes aussitôt qu'elles sont à Grenelle et se croient les plus fines
+jolivetés des hôtels de leurs patrons. Elle était rustique et gaie, ce
+qui plaisait à Martine. Cependant elle conservait l'habitude de médire
+de la Marquise, parlait de cantharides dont usait la favorite pour se
+rendre plus chaude auprès du roi:
+
+--L'autre fois, elle affirma à Mme du Hausset que Sa Majesté la trouvait
+un peu macreuse.
+
+--Macreuse? interrogea Jasmin.
+
+--C'est du gibier de carême, d'un sang très froid, répondit Agathon.
+
+--Comme celui des poissons, s'écria méchamment Flipotte.
+
+Elle ajouta que la Pompadour se fanait, qu'elle prenait du pavot pour
+dormir et du quinquina, que ses seins deviendraient bientôt pareils à
+des vessies, surtout à cause de ses fausses couches.
+
+Jasmin protesta. Il revoyait toujours la Marquise telle qu'elle était
+apparue à Sénart, huit ans auparavant, et ne s'apercevait pas des
+artifices de toilette, qui, suivant un petit maître, eussent réveillé
+des yeux morts, fait renaître des dents, embelli des cadavres, ranimé
+des squelettes.
+
+--Sais-tu, dit-il à Flipotte, qu'on vient de condamner au carcan et aux
+galères un laquais qui avait dit des sottises de sa maîtresse?
+
+--Je ne dis point des sottises, mais la vérité!
+
+--La vérité!
+
+--Qu'en sais-tu, toi? Moi je la vois partout, même sur la chaise percée!
+
+--Dégoûtante!
+
+--Crois-tu qu'elle n'y va point? Surtout les jours où elle prend de la
+poudre des Chartreux.
+
+--La poudre des Chartreux fait faire des évacuations surprenantes,
+conclut Piedfin avec onction.
+
+Martine s'amusait des réparties si salées pourtant de Flipotte. Ensemble
+elles complotaient des farces à Piedfin, lui envoyant des billets doux,
+signés de noms inconnus, qui flattaient la vanité du marmiton et le
+faisaient se noircir les sourcils de fusain et se regarder avec plus de
+complaisance dans les miroirs.
+
+Agathon avait pris en amitié un jeune négrillon, offert par un amiral à
+la Marquise, et qui, le regard atone et le front abruti, pouvait à peine
+tenir avec quelque élégance un parasol. Le cuisinier donnait à son jeune
+ami des dorioles, il récoltait pour lui les fonds des tasses de
+chocolat, lavait ses vestes de drap avec une décoction de feuilles de
+lierre, ainsi que cela se pratique dans certains couvents pour les robes
+des moines.
+
+--Tu as dû adorer la Vierge Noire à ton monastère? demanda Martine au
+défroqué.
+
+--Cela ne vous regarde point. Je catéchise ce jeune Africain et lui
+apprends à aimer Dieu et à se mettre en garde contre les tentations du
+diable et celles des filles d'Eve.
+
+Parfois les valets et les gardes organisaient des repas. On s'installait
+dans le bosquet vert ou dans le cabinet de treillage. Les gens se
+couchaient sur l'herbe, les femmes près de leurs maris, les amants près
+de leurs maîtresses, Flipotte à côté du plus bel homme et Piedfin tout
+seul.
+
+Le marmiton préparait la cuisine en plein air. Il joignait les mains
+au-dessus des marmites et apportait les plats comme s'il eût présenté le
+bon Dieu. Flipotte se moquait de lui. Il rougissait sans rien dire,
+puis, aussitôt les convives assis autour des mets, il racontait son goût
+pour le théâtre, un goût que tous lui connaissaient pour l'avoir surpris
+souvent à répéter devant le miroir des cheminées le tic des acteurs. Il
+récitait des fragments d'Athalie.
+
+--Fallait te faire comédien! lui dit Martine.
+
+--Ce métier n'est point assez bien vu du ciel!
+
+
+
+
+XII
+
+
+Un après-midi, Etiennette Lampalaire, appelée par Martine, débarqua à
+Bellevue. Jasmin l'attendait sur la berge.
+
+La fillette était d'une jeunesse éblouissante. Ses yeux noirs
+pétillaient, ses cheveux avaient la couleur de l'ébène et, malgré sa
+mise modeste de villageoise, elle attirait l'attention.
+
+Buguet l'embrassa.
+
+--Te voilà rudement belle! Il faudra que tu tapes souvent sur les mains,
+par ici!
+
+Tiennette répliqua, baissant deux longues paupières, qui adoucirent le
+feu de ses regards:
+
+--Je n'ai point peur.
+
+Elle parla du village, de la Buguet qui s'occupait du jardin et
+paraissait bien triste. Cette nouvelle fit soupirer Jasmin.
+
+--J'irai la voir, dit-il.
+
+--Ah! Tu feras bien!
+
+Quant à l'oncle Gillot, il avait eu une attaque et restait paralysé. La
+tante Laïde Monneau se portait mieux. Elle avait fait de pressantes
+recommandations à Tiennette, l'exhortant à rester sage et lui affirmant
+qu'il vaut mieux se contenter de pain et d'eau que de vivre dans la
+bonne chère aux dépens de l'honneur.
+
+Jasmin conduisait Tiennette par le jardin.
+
+--Que c'est beau! s'exclama-t-elle. C'est toi qui as fait tout ça?
+
+--J'y ai travaillé, dit modestement Jasmin.
+
+--C'est-il vrai ce qu'on dit là-bas? Toutes les fois qu'une feuille
+tombe, il faut la ramasser et on ôte celles qui jaunissent? Et sitôt que
+des traces de pas marquent les allées, on ratisse le sable?
+
+--C'est vrai.
+
+--Mais pour tout cela il faut être plus de deux!
+
+--J'ai de nombreux aides! Jamais une plante ne manque d'eau, jamais
+l'ombre ne la gêne, elle reçoit le soleil à ses heures.
+
+Le château émerveilla à tel point Etiennette qu'elle le prit pour une
+caserne à cause des domestiques chamarrés et des gardes. Martine arriva
+et les deux amies échangèrent leurs effusions.
+
+--On se bécote! railla un mousquetaire qui passait en chenille, petite
+canne et joli plumet.
+
+Il connaissait les Buguet, s'approcha, s'informa de Tiennette.
+
+--C'est grand dommage, s'exclama-t-il, qu'une aussi belle fille entre au
+service de la Marquise!
+
+Elle serait mieux à celui du Roi et de son armée!
+
+On rit. Flipotte, qui arrivait au rire comme un chien à l'appel,
+compléta le groupe.
+
+--Eh oui, continua le mousquetaire, ce serait pitié d'aller au feu des
+cuisines quand, avec ces yeux-là, elle pourrait enflammer les cœurs d'un
+régiment!
+
+--Ah ça, monsieur le capitaine, s'exclama Tiennette, je n'ignore pas ce
+que vaut l'aune de vos flatteries. Pour éviter l'embrouille, sachez que
+je ne m'embarrasse guère des mirliflores qui se gaussent des filles!
+
+--Bien parlé! dit Flipotte.
+
+Elle s'adressa au mousquetaire:
+
+--Va-t'en dans le jardin de l'hôtel de Soubise! Tu trouveras là les
+vieilles marquises qui se paient les beaux militaires! Et laisse la
+vertu en repos!
+
+Le lendemain matin, les oiseaux du parc réveillèrent Tiennette. De la
+mansarde, elle vit les boulingrins si ras tondus qu'ils lui parurent
+peints en vert. Çà et là des statues s'élevaient toutes blanches. Ah! la
+villageoise en avait vu, des statues, depuis deux jours! Quelques-unes
+étaient sans vêtement! On lui avait dit que des femmes se montraient
+ainsi à des sculpteurs. Elle n'en croyait rien. Quelle fille serait
+assez effrontée pour se mettre pareillement devant un homme? Celle-là en
+entendrait, des mots de broustille! Tiennette n'avait jamais laissé
+couler sa chemise sale sur ses talons avant d'avoir entonné la propre.
+Il est vrai que sa mère braquait toujours le regard au judas de sa
+chambrette et que le bon Dieu a l'œil partout! Mais tout de même
+n'a-t-il pas mis au monde Tiennette toute nue?
+
+--Il verrait que j'ai poussé droit, se dit-elle, il n'y a pas de honte à
+cela!
+
+Après avoir constaté que tout dormait derrière les volets clos,
+sournoisement l'enfant releva sa grossière chemise au-dessus de ses
+seins pommés, puis se mira du haut en bas dans les carreaux de vitre.
+Elle se trouva belle et rougit. Certes, dans ce logis plus d'un miroir
+étamé n'encadrait pas souvent pareil corps. La pauvrette, en revêtant
+ses humbles habits, eut la sensation qu'elle cachait un trésor.
+
+--Quand je saurai œillarder, pensa-t-elle, je vaudrai bien une
+Parisienne!
+
+Pleine d'espoir, elle réveilla Martine:
+
+--C'est-il bientôt que je vas voir la Marquise?
+
+--Comme te voilà pressée!
+
+--Pourvu qu'elle ne me trouve pas trop mal avenante! C'est que je n'ai
+pas ta dégaine. Pour venir j'ai fait raccoutrer mes souliers et Cancri
+n'y a pas ménagé les clous. J'ai ce matin essayé de me débarbouiller
+aussi bien que toi. Ma peau reste jaune.
+
+--C'est le hâle! Tes couleurs te vaudront mille compliments.
+
+--Veux-tu me dire si j'ai les oreilles propres? Je les ai curées
+jusqu'au fond.
+
+--Elles sont rouges comme des coquelicots!
+
+--Et mes ongles? Je les ai raclés tant que j'ai pu, mais le noir ne s'en
+va pas tout à fait. Ah! c'est qu'avant de partir j'ai tout fourbi à la
+cendre.
+
+--Il n'y que les fainéants qui aient les mains nettes!
+
+Un peu avant midi, Tiennette fut conduite au boudoir meublé en perse
+dorée. Mme de Pompadour était allongée sur une ottomane. Elle lisait des
+lettres qui s'éparpillaient autour d'elle. Une table à écrire, avec des
+plumes d'oie, se trouvait à sa portée.
+
+La favorite regarda la nouvelle venue. Tiennette était fort intimidée.
+Sa poitrine se soulevait, ses joues avaient une fraîcheur de rose.
+
+--Tu te nommes?
+
+--Tiennette Lampalaire.
+
+La voix de Tiennette, un peu voilée par l'émotion, était jolie.
+
+--Et tu viens?
+
+--De Boissise-la-Bertrand.
+
+La Marquise, écartant un rouleau de paperasses, se leva.
+
+--Tu as quel âge?
+
+--Vingt ans.
+
+--Un bel âge! Et tu es pucelle? demanda la Marquise en plongeant son
+regard spirituel et aigu dans les yeux noirs et veloutés de Tiennette.
+
+--Oui, Madame, répondit Tiennette étonnée.
+
+--Tu ne mens pas? insista la Marquise en levant la tête.
+
+--Non, Madame, je n'ai point menti.
+
+La Marquise avait un costume de sultane: veste turque, serrée aux
+poignets et au col, mais laissant apercevoir les seins en une ombre
+lascive et, plus bas, du ventre, par des fentes, crevés libertins que le
+moyen-âge appelait «portes de chair».
+
+Tiennette n'osait bouger, regardant les plumes de l'écritoire, ou les
+dépêches jetées sur l'ottomane.
+
+--Pourtant, dit la Pompadour, on m'avait parlé (car je suis bien
+renseignée) d'un vieux marquis qui courait à tes trousses?
+
+--Il ne m'a point eue, je vous le jure, Madame.
+
+La Pompadour se recoucha sur l'ottomane.
+
+--Tu es solide, dit-elle en souriant. Mais je n'ai point de place pour
+toi en ce château. Tu iras à Versailles.
+
+La physionomie de Tiennette s'attrista tout à coup.
+
+--Que cela ne t'ennuie! reprit la Pompadour. Tu seras bien traitée et je
+ne veux faire de toi une maritorne, peste!
+
+--Mais, Madame, il me faudra quitter Martine!
+
+La Marquise éclata de rire:
+
+--Tu la reverras souvent. Tu partiras pour Paris. De Paris on te
+conduira à Versailles. Et pour que le voyage te semble moins long,
+Martine et son mari t'accompagneront jusqu'au Pont Royal. Va!
+
+
+Quelques jours après, par un beau temps de juillet, Jasmin, Martine et
+Tiennette prenaient le coche d'eau pour Paris. Ils devaient manger à
+midi à la rôtisserie de la rue Vide-Gousset avec un vieux valet du Roi
+qui s'appelait Bachelier et un autre qui avait nom Lebel. C'est à ces
+deux hommes qu'il fallait confier Etiennette. Agathon Piedfin était du
+voyage, ayant demandé un jour de repos.
+
+Aussitôt arrivé à Paris, Piedfin s'esquiva. Martine alla avec Tiennette
+commander pour la Marquise des bimbeloteries au «Petit Dunkerque», quai
+de Conti, au coin de la rue Dauphine. Jasmin les accompagna, mais il
+quitta les femmes à l'entrée du magasin où le sieur Granchez vendait
+«sans surfaire tout ce que les arts produisaient de plus nouveau», et il
+se mit à flâner. Il était neuf heures du matin.
+
+Jasmin prit le Pont-Neuf. Il contempla d'abord la statue équestre d'un
+roi élevée sur du marbre blanc et que les gens appelaient le «cheval de
+bronze». Aux quatre coins du piédestal des hommes en métal, mi-nus,
+foulaient des cuirasses, des boucliers, des carquois et des casques.
+Comme c'était jour ouvrier, les deux trottoirs du pont se trouvaient
+couverts de tentes avec boutiques. Des forains vendaient cent objets
+pour le populaire. On se bousculait parmi les mendiants, les
+crocheteurs, les fiacres, les carrosses jaunes aux essieux rouges; une
+poissarde poussait sa brouette en criant: «Voilà le maquereau qui n'est
+pas mort, il arrive! il arrive!», un chanteur, hissé sur un tabouret,
+braillait aux sons d'un violon aigre devant la place Dauphine: bâtie sur
+l'île de la cité, celle-ci avançait vers le cheval de bronze deux
+maisons roses aux stores bleus, aux carreaux verts; l'une faisait le
+coin du quai des Orfèvres et Jasmin vit à ses fenêtres une belle jeune
+fille poudrée de blanc qui pendait ses cages.
+
+Mais un carillon tinta, joyeux comme si le ciel lui-même se fût pris à
+chanter. Ses notes tombaient du campanile doré de la Samaritaine. Buguet
+regarda les cloches. La Samaritaine avait été reconstruite en 1712 à la
+seconde arche du Pont-Neuf, du côté du Louvre. Ce bâtiment, édifié sur
+pilotis, élevait l'eau par une pompe et comprenait trois étages, dont le
+second se trouvait au niveau du pont. L'avant-corps, en bossage
+rustique, vermiculé et cintré au-dessus d'un cadran bleu, supportait un
+groupe représentant Jésus-Christ avec la Samaritaine auprès du puits de
+Jacob. Le puits était figuré par un bassin en forme de grand vase dans
+lequel tombait une nappe d'eau sortant d'une coquille à dégueuleux.
+
+Jasmin trouva à la Samaritaine l'élégance du château de Bellevue avec
+lequel il lui parut qu'elle avait des ressemblances.
+
+--Cette fontaine devrait s'élever au bord de la rivière, là-bas, se
+dit-il. On dirait vraiment qu'elle est bâtie sur les plans de la
+Marquise!
+
+Tout y était bleu, blanc et doré, et la femme debout au bord de la coupe
+souriait au Christ.
+
+La Seine, battue par les bateaux de blanchisseuses, les boutiques à
+poissons, les barques, jetait ses reflets au petit castel hydraulique,
+le baisait jusqu'à la toiture, faisait passer sur ses murs des frissons.
+Les flots qui apportaient pareille joie venaient de Juvisy, de Corbeil,
+de Boissise. Ils firent songer Jasmin à son passé: il lui sembla qu'un
+peu de son enfance claire venait avec l'onde lutiner le charmant
+édifice.
+
+Sous le bassin, il était écrit: FONS HORTORUM. Buguet demanda à un abbé
+ce que cela voulait dire.
+
+--La fontaine des jardins, répondit-il. Elle fournit de l'eau à celui
+des Tuileries.
+
+--A ces mots la Samaritaine offrit un charme de plus à Jasmin. Au-dessus
+du fleuve qui reliait Boissise à Bellevue, elle devint à ses yeux une
+source de fleurs: il aperçut des lueurs roses dans la nappe qui
+s'épandait et les petites cloches du faîte furent comme de grosses
+campanules luisant au soleil.
+
+Enchanté de sa matinée, Buguet fut à midi à la rue Vide-Gousset. Il
+retrouva dans la rôtisserie Martine, Tiennette et Agathon Piedfin, qui
+venait d'entrer.
+
+Buguet offrit un verre de vin blanc en attendant l'arrivée des laquais.
+Ceux-ci ne tardèrent point. Le vieux, Bachelier, était connu de Jasmin.
+Toujours en noir il se donnait l'air paternel d'un bon curé. L'autre,
+Lebel, jeune et coquet, entra dans la rôtisserie en faisant des
+courbettes, esquissa des gestes caressants, l'œil langoureux, la bouche
+en cœur. Les valets étaient accompagnés d'un abbé et d'un personnage
+singulier qui se présenta la tête haute, en frisant sa moustache, une
+épée à la hanche et à l'épaule une perche où pendaient des dindons, des
+poulets, des cailles et des levrauts.
+
+--Des amis, dit Bachelier d'une voix terne.
+
+On se salua. L'homme à l'épée déposa sa perche dans un coin.
+
+--Ne te trompe pas, dit-il au rôtisseur, et ne fourre pas mon gagne-pain
+à la broche.
+
+Il ôta son épée, en dardant sur Tiennette un œil plein de flammes;
+l'abbé fit un clin d'œil au rôtisseur et la petite compagnie s'installa
+autour d'une table.
+
+--Le joli morceau! dit l'homme à la perche en regardant Tiennette. Voilà
+une fille de corps de garde! Elle attirerait des recrues à nos
+boutiques, sous le drapeau armorié, et ferait signer des engagements!
+
+--Mon cher, interrompit Bachelier, elle n'est vraiment point faite pour
+servir de complice à un vendeur de chair humaine! Elle est trop jolie et
+je la conduis à Versailles, où je la mets en sécurité.
+
+--Ah! protesta le recruteur, je cherche des hommes pour les colonels qui
+les repassent au Roi. Les jolies enjôleuses servent leur souverain!
+D'ailleurs j'ai des sacs d'écus, et puis ma perche: elle excite
+l'appétit de ceux qui échappent à la luxure!
+
+Le repas fut gai. Le racoleur ne cessait de lancer des regards brûlants
+à Tiennette. La fûtée ne paraissait pas insensible à l'admiration du
+beau gars.
+
+--Vous serez heureuse à Versailles, lui dit Bachelier.
+
+Agathon se montrait aux petits soins près de l'abbé. Il lui avoua qu'il
+avait porté la tonsure.
+
+Le prêtre se prit à rire.
+
+--Nous avons eu la même vocation, dit-il en ricanant.
+
+A la fin du repas il se retira.
+
+--Quel est cet abbé? fit Jasmin.
+
+--Ce n'est pas un abbé! s'exclama le racoleur.
+
+Le gaillard, qui s'appelle Mamert Cornet, porte quelquefois l'épée,
+quelquefois la canne en bois des îles du financier. Je le vis dans la
+même journée chevalier de Saint-Louis, montreur d'ours et posticheur.
+
+--C'est un comédien?
+
+--Non, c'est un espion de la Marquise. Nous le disons à vous.
+
+--Tu aurais mieux fait de te taire, dit Bachelier.
+
+--Ah! reprit le bavard, nous sommes entre nous. Mais la Marquise n'est
+pas tendre! Lorsque Mamert pince un libelle sous un manteau, l'auteur,
+s'il le prend, va à la Bastille ou au Mont Saint-Michel dans d'horribles
+cachots! Mamert est un homme redoutable! Gare à qui tombe dans ses
+griffes!
+
+--Diable! fit Agathon.
+
+Cornet rentra, habillé en petit maître. Il était rose et frais comme si
+au lieu de vin il eût pris du bouillon ambré. Martine remarqua qu'il
+s'était mis trois dents postiches.
+
+--Vous voilà changé, dit Buguet.
+
+--Oh! c'est pour aller dans un café de nouvellistes où la soutane n'est
+pas de mise.
+
+Piedfin regardait le mouchard avec admiration. Les laquais emmenèrent
+Tiennette. Le racoleur glissa à l'oreille de Bachelier:
+
+--Quand on aura assez d'elle à Versailles, songe à moi.
+
+Il fit tinter son gousset.
+
+--Je paie cher la bonne marchandise.
+
+Il s'inclina:
+
+--Et nous sommes tous les deux fournisseurs du roi!
+
+Les adieux de Tiennette à Martine furent larmoyants.
+
+--Est-ce loin, Versailles? demandait la jeune fille.
+
+--En carrosse, à peine trois heures, dit Bachelier.
+
+--Défie-toi des galants, insinua Martine.
+
+On se sépara. Mamert Cornet profita d'un instant où Martine était seule
+pour lui demander un rendez-vous.
+
+--Je suis honnête, dit-elle. Et je vous prie de ne point insister. Si je
+répétais la chose à Jasmin, il vous casserait les reins.
+
+La vie habituelle reprit pour Jasmin et Martine parmi les dames
+coquettes, dont les corsages serrés au-dessus des jupes bouffantes
+avaient l'air de grands cœurs, parmi ces petits-maîtres qui portaient
+des perruques à l'oiseau royal et se mettaient des bouquets gros comme
+la gorge d'une nourrice. Mme de Pompadour donnait souvent des fêtes. Et
+Jasmin prenait grand plaisir à la voir célébrée par les seigneurs
+orgueilleux dont les habits à pans bouillonnés se mariaient aux massifs
+et aux parterres, grâce à leurs tons de fleurs de pommiers, de verts
+réséda et de violettes, fournis d'argent et d'or. Dans les allées, les
+dames de qualité avaient des airs de cloches parées avec leurs jupes
+pompeuses sur les paniers et sur les «jansénistes»; leurs brocarts
+orfèvrés de pivoines et de coquelicots, les ramages des soies légères,
+les gerbes peintes sur cotonnade d'Inde--tout cela parsemait le
+labyrinthe et les salles de verdure de grands bouquets cérémonieux qui
+enchantaient Jasmin. Les femmes avaient de délicieuses petites têtes
+poudrées et promenaient sur les boulingrins les regards étourdis de
+leurs yeux en amande, des yeux «à la chinoise», et leurs nez retroussés
+«tournés à la friandise». Les gentilshommes faisaient la révérence en
+portant les mains jusqu'à terre. Dans ce monde chamarré de grâces on se
+faisait un plaisir, comme l'écrivait un auteur précieux, de se renvoyer
+l'un à l'autre, à l'aide des zéphyrs, des tourbillons de poudre à la
+maréchale ou d'ambre gris. Et parfois, flambant des rubans vifs de
+Lyon, de Gênes ou de Palerme, toute la compagnie dansait la ronde (le
+Roi aimait cela!) par les bosquets du baldaquin ou sous les arbres de
+Judée. Les danseurs se tenaient à bras très allongés, à cause des
+paniers en gondole ou à guéridon, et Mme de Pompadour, d'une voix qui
+faisait songer Jasmin à l'orgue de son église au printemps, chantait:
+
+Nous n'irons plus au bois,
+Les lauriers sont coupés!
+
+Dans les premières années de son séjour à Bellevue Jasmin aperçut
+souvent à ces réunions l'abbé de Bernis, qu'il avait entrevu à Étioles.
+Il le trouva plus replet et d'un air plus grave. Il en fit la remarque.
+
+--Ah! s'écria Flipotte, il n'en est plus au temps où, lorsqu'on
+l'invitait, ses amis lui donnaient un petit écu pour payer son fiacre!
+
+--Il vient souvent chez la Marquise, dit Agathon.
+
+--C'est que déjà à Étioles il était du dernier bien avec elle!
+
+Jasmin serra les poings. Mais Martine intervint:
+
+--Non point!
+
+--Comment! s'écria Flipotte, mais Madame l'appelle son bébé, son
+poupard, son pigeon!
+
+--Bah! reprit Martine, j'ai entendu devant Mme du Hausset la Marquise
+dire que l'abbé de Bernis est un pantin qui l'amuse, et qu'elle
+l'habillerait et le déshabillerait sans songer à mal. Il va partir pour
+Venise, où il sera ambassadeur.
+
+Jasmin soupira. Et Agathon avoua que le départ de M. de Bernis le
+navrait autant que l'avait enchanté celui de M. de Voltaire pour la
+Prusse.
+
+--Je crois bien, s'écria Flipotte, tu allais jeter de l'eau bénite à la
+place où M. de Voltaire avait passé. Cela te fait une besogne en moins!
+
+Piedfin haussa les épaules, caressa son menton glabre et regarda les
+autres avec l'air d'un prestolet qui se croit l'étoffe d'un évêque.
+
+Chaque fois qu'il y avait foule à Bellevue, Mamert Cornet, l'espion,
+apparaissait parmi la valetaille ou les seigneurs, souvent richement
+vêtu comme tous les coqueplumets, mousquetaires, dragons, timbaliers qui
+formaient les suites et les escortes. Piedfin l'avait pris en affection.
+Il préparait de petits plats pour Cornet, lequel était gourmand, et en
+échange l'espion lui apprenait des choses de son métier.
+
+Cornet, à chaque visite, poursuivait Martine de ses assiduités, mais la
+soubrette se défendait. Le mouchard en vint à la moquerie et aux
+menaces.
+
+--La fidélité est une vertu de village, dit-il.
+
+--Eh bien, je suis villageoise, répliqua Martine, et n'ai point été
+élevée parmi les grands fripons de Paris.
+
+--Malpeste! Est-elle gothique! s'écria Cornet esquissant une pirouette.
+Mais je te rattraperai, la belle!
+
+Il y avait aussi à Bellevue des représentations théâtrales, des feux
+d'artifice, des mascarades.
+
+Les mascarades commençaient l'été au crépuscule et se prolongeaient dans
+la nuit. Jasmin élevait des arcs de fleurs, des portiques parfumés et le
+soir il regardait passer les turcs, les dominos, les bergères, les
+arlequins, des gilles, des pèlerins. Les femmes déguisées montraient,
+sans panier, des corps souples et dansants, et du rire vermeil à la
+fente des masques. Quand la nuit tombait, Buguet s'employait avec les
+gens à poser des torches enflammées qui jetaient des reflets sanglants
+aux ramures et aux soies rayées, à allumer des étoiles de godets rouges,
+des frises, des lanternes et parfois de grands feux au delà des murs.
+
+Un soir de fête, Buguet s'occupait à l'illumination du bosquet de la
+cascade; la Marquise, en bayadère, arriva près de lui, poussant quelques
+petits cris et suivie de Martine.
+
+--Oh! comme j'ai mal au pied! Voyez donc, Martine!
+
+Mme de Pompadour était fort décolletée. Avec le sans-gêne des grands
+pour les domestiques, elle ordonna à Jasmin:
+
+--Soutenez-moi!
+
+Jasmin hésitait.
+
+--Vite, ou je tombe! s'écria la Marquise.
+
+Jasmin lui prêta son bras. Tandis que Martine accroupie ôtait son
+soulier dont elle retirait une épine, Jasmin sentit contre lui respirer
+la Pompadour. Elle était palpitante, et Buguet dut fermer les yeux pour
+ne pas être tenté d'embrasser à lèvres folles la nuque qui semblait
+s'offrir.
+
+L'épine enlevée, la Marquise partit rieuse vers un groupe de masques qui
+agitaient des castagnettes.
+
+On jouait souvent au théâtre de Bellevue. Le spectacle des petits
+appartements, qui se donnait jadis à Versailles et au sujet duquel
+Martine avait écrit à Jasmin, lorsqu'elle était son accordée, y fut
+transporté. Mme de Pompadour devint la principale actrice. On donna
+l'_Impromptu à la Cour de marbre_, _Zélisca_, le _Préjugé à la Mode_,
+les _Fêtes de Thalie_, _Vénus et Adonis_, le _Devin du village_. Ces
+spectacles étaient mêlés de concerts délicieux. Quelques seigneurs y
+assistaient, un triolet de velours à la garde de leur épée. Jasmin put
+se glisser un jour et apercevoir Mme de Pompadour dans le rôle de Vénus.
+Elle avait le corps, les basques et une grande queue d'étoffe bleue,
+mosaïqués d'argent et elle brillait aux lueurs d'un soleil éclairé de
+mille bougies. Elle commandait, d'un sourire étoilé de mouches subtiles
+où Buguet retrouva l'étincelante séduction qui l'avait charmé dans la
+forêt de Sénart. Autour de la Marquise, les danseuses--des enfants de
+dix à quatorze ans--travesties en Plaisirs, portaient des jupes de
+taffetas blanc tamponnées de gaze d'Italie et parées de fleurs
+artificielles; elles firent songer Buguet aux vingt-huit figurines de
+Saxe que possédait la favorite et qui représentaient des amours
+déguisés.
+
+Lorsque Mme de Pompadour chantait, Buguet s'approchait du théâtre.
+Celui-ci résonnait de l'harmonie du clavecin, des violons, des
+violoncelles, des bassons, des violes, des flûtes et des hautbois. La
+voix de la Marquise s'élevait au milieu de ces phrases caressantes. Elle
+montait vers les étoiles. La voix était souple et chaude comme une fleur
+au soleil. Aux moments passionnés elle faisait frémir Jasmin. Le parfum
+des plantes qui dormaient autour de lui dans l'ombre achevaient de
+l'étourdir et il lui semblait qu'il n'était plus du monde.
+
+Martine, qui assistait depuis Étioles aux études vocales de sa
+maîtresse, l'imitait à ravir.
+
+Et une nuit d'été que toute la maison était couchée, elle osa mener
+Jasmin dans la grotte que la Marquise venait de quitter.
+
+Assise sur les coussins au milieu desquels la favorite, s'accompagnant
+sur la mandoline, avait détaillé pour le Roi des airs de Rameau,
+Martine, dans l'obscurité voluptueuse, chanta pour Jasmin comme Mme de
+Pompadour.
+
+
+
+
+XIII
+
+
+Cette année-là, en 1755, un jeune domestique nommé Valère Loriot fut
+admis au château de Bellevue. Il avait quatorze ans, venait de Lille en
+Flandre et paraissait garder dans ses yeux le bleu du ciel des
+carillons. François Boucher le trouva joli: «Il semble, dit-il, que
+Valère a assisté à la naissance de Vénus.» Il le peignit nu, empoignant
+des tourterelles dans une cage. Une autre fois il le fit poser avec un
+carquois au dos et le cothurne au pied.
+
+Valère Loriot fut choyé par Martine, Flipotte, Buguet, et tous
+accueillirent avec joie ce blondin qui restait gracieux même auprès des
+statues. La Pompadour l'employa à tenir son parasol ouvert ou la traîne
+de sa robe.
+
+Quand les maîtres n'étaient point là, Valère, suivant une habitude prise
+aux canaux de Flandre, gagnait quelque bassin du parc, se déshabillait
+et se jetait à l'eau. Il était pâle sous la nappe fluide, mais dès
+qu'il en sortait il avait l'air d'un Adonis éclairé par l'aurore.
+
+Souvent pour amuser l'enfant, quelque domestique donnait l'élan à un jet
+qui débouchait du tuyau avec des bruits de pétard. Valère y sautait,
+s'éclaboussait, s'enivrait de fraîcheur, se faisait fouetter, une main
+protectrice au bas ventre.
+
+Il aimait aussi s'ébattre dans une fontaine ombragée de vignes vierges,
+au fond d'un cabinet de treillage. Là jaillissaient des bouillons de six
+pieds de chaque côté d'un petit gradin dont l'onde formait en retombant
+une nappe circulaire. Aux flancs du gradin montaient des chandeliers
+d'eau avec trois masques cracheurs à leur gaîne. Tout cela formait un
+refuge humide, plein de murmures et de sanglots, où la lumière coulait
+avec des douceurs fuyantes sur le marbre et lui donnait un peu de la
+lueur dorée des vignes vierges. Valère présentait les épaules, le
+ventre, les tétons aux cierges hydrauliques; ils le baisaient, le
+caressaient, se brisaient sur sa peau vierge en gouttes étincelantes.
+
+Ravi par ces blandices, Valère passait la main sur la nappe d'eau pour
+la flatter, essayait de rendre leurs cajoleries aux claires chandelles,
+les entourait de ses bras, les frôlait de son haleine.
+
+Une fois qu'il s'essayait à ce jeu il entendit un bruit et s'étant
+retourné il vit Agathon Piedfin embusqué derrière le treillage. Rieur,
+l'enfant envoya un paquet qui inonda les habits du curieux.
+
+--Va te sécher au fourneau! s'écria-t-il.
+
+Valère découvrit autour d'un autre bassin diverses machines hydrauliques
+très à la mode dans les jardins royaux. L'une présentait plusieurs
+oiseaux: ils chantaient quand une chouette se retournait vers eux et
+cessaient leur ramage dès qu'elle leur montrait la queue. Autour du
+bord, suspendus sur de minces jets, tournaient des globes argentés qui
+retombaient en un entonnoir, mais étaient relancés aussitôt et dansaient
+sur une aigrette de perles.
+
+Ces fantaisies ravirent le garçonnet. Il fit chanter les oiseaux
+mécaniques, enleva les boules argentées, s'amusant de les voir retomber
+dans le bassin où lui-même plongeait jusqu'au haut des cuisses et où,
+surnageant, elles venaient le frôler.
+
+Valère surprit encore Piedfin. Il était tapi derrière la machine.
+
+--Agathon! s'écria l'enfant, viens-tu jouer aux boules?
+
+Il sortit de l'eau, une balle dans chaque main: il les levait, formant
+des anses à la jolie amphore de chair blonde et rose qu'il figurait.
+
+Agathon devint écarlate. Son corps tremblait. La gorge oppressée, il
+balbutia:
+
+--Je cherche comment on fait chanter les oiseaux.
+
+Il regardait à droite et à gauche, comme pour s'assurer que personne ne
+venait.
+
+Jasmin parut au bout de l'allée. Alors Agathon s'enfuit en criant:
+
+--Jésus! Maria! Jésus! Maria!
+
+Valère le poursuivit en jetant des mottes de terre. Quand ils arrivèrent
+près de Buguet, celui-ci se prit à rire.
+
+--En voilà une tenue! s'écria-t-il. Va te rhabiller, morveux! Et ne
+recommence plus!
+
+Puis il regarda Piedfin:
+
+--Eh bien, Agathon, tu trembles. On dirait que tu viens d'échapper à un
+grand malheur! Tu ne peut donc plus courir? C'est-y la fumée des fricots
+qui t'affaiblit?
+
+--Non, ce petit drôle m'a fait peur en me voulant atteindre avec des
+pierres!
+
+--Veux-tu que je lui tire les oreilles?
+
+--Non! Non! Non! s'écria Piedfin implorant.
+
+La remontrance de Buguet ne produisit aucun effet. Valère devint plus
+impudique. Au lieu de se rhabiller dans le parc il rentra nu à sa
+chambre, qui se trouvait près de celles de Buguet et d'Agathon.
+
+--Est-il gentil, dit Flipotte. Depuis que je l'ai aperçu ainsi, le cœur
+me fond quand il me regarde.
+
+--Il est si jeune! répliqua-t-on.
+
+--Peuh!
+
+Elle eut l'occasion de constater que Valère, au moindre contact,
+devenait homme. Comme il rentrait en Adam, il rencontra une chèvre
+attachée à la grille de la cour. Badinant il la prit par les cornes et
+se mit à califourchon dessus, dans une attitude de Bacchus. Il caressa
+la bête au col, se frotta à son poil. Elle baissait la tête, se
+débattait. Finalement la chèvre désarçonna son cavalier: il se releva
+riant, gambada, barbouillé de verdure, joyeux, fier et droit comme
+Priape, le dieu des jardins.
+
+--Je ne le dirai point aux amies, se promit Flipotte.
+
+Valère regagna sa mansarde. Il y entra chantant.
+
+Sa voix caressante fit se pâmer la Tourangelle. La gaillarde était dans
+la chambre de Martine.
+
+--Qu'il chante bien!
+
+Le refrain cessa brusquement et on entendit Valère crier:
+
+--Allons, Piedfin! Laisse-moi m'essuyer! Tu es fou! O le laid!
+Lâche-moi!
+
+--Que fait-il? dit Flipotte en fronçant les sourcils.
+
+Soudain Valère hurla:
+
+--Le sale homme!
+
+Flipotte et Martine accoururent.
+
+--Bouc! s'écria Martine en apercevant Piedfin.
+
+Flipotte s'élança vers le jeune Valère et l'attira contre elle:
+
+--Pauvre petit!
+
+Valère ouvrait de grands yeux bleus. Il regarda Flipotte en souriant.
+
+Alors Piedfin mit ses mains dans ses poches, releva le nez et siffla aux
+commères:
+
+--Je ne lui faisais rien! Peut-on pas être de bons amis! Dieu défend-il
+de s'embrasser entre hommes? Un seul baiser est ignoble, celui de Judas.
+Et d'ailleurs est-ce que je m'occupe de vous quand vous chuchotez à deux
+dans le grenier comme des pies borgnesses?
+
+--Ah! tu nous crois des gueuses de ton espèce! répliqua Flipotte. Je
+vais te servir, défroqué, quelques giroflées à cinq feuilles!
+
+--Effrontée! Tu paieras ces menaces en enfer!
+
+--C'est toi qui iras chez le diable pour t'achever, mal cuit!
+
+Valère écoutait abasourdi. La figure décomposée du marmiton lui fit
+peur. Il se frottait à Flipotte, ce qui augmenta la rage de Piedfin.
+
+--Cloaques d'infection, lança-t-il aux femmes, puantes bêtes, pots
+fêlés, serves de Belzébuth, bourbiers d'immondices, avec le fard dont
+vous frottez vos figures pour attirer les mâles, pareilles à des
+écrevisses, vous allez à reculons dans la voie du ciel! C'est ce qu'un
+prédicateur m'a dit!
+
+--Ce prêcheur doit être laid comme toi! interrompit Flipotte.
+
+--Il avait raison de vous honnir, ô vous les viandes pourries que le
+démon offrit à saint Antoine et sur lesquelles ce saint cracha!
+
+--C'était un bougre de ta sorte!
+
+--Ferme ta bouche, créature, dit Agathon devenu vert, et ne te sers pas
+pour blasphémer de la langue que Dieu t'accorda pour la prière!
+
+Flipotte se mit à rire:
+
+--Il a une araignée dans sa vieille tonsure.
+
+Elle embrassa Valère d'un air qu'elle essaya de rendre maternel. Alors
+Agathon vociféra rauque de fureur:
+
+--Débauchées! Que le diable vous perfore!
+
+Martine s'élança vers le drôle, menaçante:
+
+--Que me reproches-tu, enfin?
+
+--Comme toutes les femmes (car elles ont toutes sur leur corps un poil
+de la Reine de Saba!) tu es une coureuse, une libertine!
+
+Un soufflet interrompit le marmiton.
+
+--Pouah! fit-il en se jetant en arrière. La main d'une femelle!
+
+Il se retira dans sa chambre, se tenant la joue comme s'il avait eu mal
+aux dents.
+
+Flipotte resta avec Valère:
+
+--Je vais rhabiller cet enfant!
+
+Martine rentra chez elle, reprit sa toilette. Mais les deux femmes
+n'eussent pas été aussi à l'aise si elles avaient pu voir le défroqué
+frotter sa joue, la parfumer en marmottant des choses qui n'étaient pas
+des litanies:
+
+--Par saint Barnabé, je ferai chasser ces impies, ces éhontées! Leur
+place est chez la Paris, rue de Bagneux, où elles recevront d'abondantes
+visites et où leur vertu se mesurera au cordon d'Angleterre! Mais leur
+présence ici est comme l'ombre de Satan! Hors d'ici, les vipères, hors
+d'ici, les diablesses!
+
+Il se mit un peu de poudre:
+
+--Hé! hé! Doux Jésus! Le nigaud de Jasmin ne se doute point que je
+connais le fond de son cœur, que je sais qui il aime et ce qui le
+tourmente! L'homme est faible et stupide. Hé! Hé! Au lieu de laisser son
+âme s'épanouir à la grâce de Dieu, s'enmouracher d'une marquise, d'une
+maîtresse de roi! Ce fleuriste est vraiment digne de porter les
+reliques!
+
+Agathon ricana:
+
+--Et je sais où il cache une signature de Mme de Pompadour sur laquelle
+il va poser en cachette ses lèvres comme pour narguer les patènes et les
+baisers de paix! Je sais où il a mis le gant, et un soulier qu'elle
+perdit en descendant de sa fliguette! Hé! Hé! grâce aux saints du
+paradis et aux conseils de mon ami Mamert Cornet, j'ouvre son coffret
+sans clef et je connais la place d'où l'on peut épier ses simagrées. Hé!
+Hé! je soufflerai le sabbat dans sa vie!
+
+Piedfin roula des yeux troubles:
+
+--Ma conscience est à l'abri! Je ne dois pas souffrir qu'un amoureux de
+Mme de Pompadour vive à proximité du Roi. Ah! si c'était encore quelque
+petit-maître, plein de jolies fadeurs! Mais un rustre qui manie la bêche
+et la serpette! Le Roi a peur des assassins. Sait-on ce que la jalousie
+peut provoquer et à quel crime se livrera un brutal épris avec pareille
+frénésie? Jésus, Marie, j'aime mon maître et je sacrifierais ma propre
+vie pour la sécurité du Roi.
+
+Agathon continua en souriant:
+
+--D'ailleurs Cornet m'a assuré qu'en toute circonstance je pouvais
+compter sur lui; va donc, Piedfin, va donc!
+
+Le cuisinier sortit de sa chambre, dégringola vers les casseroles, dans
+lesquelles il se mira en s'ajustant un toquet blanc. Sur la table se
+trouvaient des andouillettes. Il les compta avec l'allure d'un
+sacristain qui range des chandelles.
+
+
+Quelques jours plus tard le défroqué préparait dans la cuisine une
+liqueur à son usage. A cet effet, il avait cueilli des œillets rouges
+et en coupait la partie herbeuse. Deux cruches de grès pleines
+d'eau-de-vie s'alignaient sur un dressoir à côté de lui, avec du sucre
+royal, de la cannelle fine, du macis, de la coriandre et des clous de
+girofle.
+
+Buguet vint chercher du vin blanc.
+
+--Ah! te voilà, Piedfin! Tu prépares une chose qui sent bon!
+
+--C'est du rossoli.
+
+--Elle est bonne, ta drogue?
+
+--Le rossoli fortifie le cœur, ranime la mémoire, préserve de la
+malignité en temps de peste.
+
+Agathon coupait avec vivacité les œillets comme s'il eût ressenti du
+plaisir à plonger un couteau dans une chair quelconque:
+
+--Assieds-toi, dit-il à Jasmin.
+
+Buguet s'installa. Le défroqué sortit de sa poche un petit calendrier au
+chiffre de la Pompadour:
+
+--Il est de l'an dernier. Mme de Pompadour le tint plusieurs mois sur sa
+poitrine. Le veux-tu?
+
+Jasmin saisit le calendrier, puis il hésita:
+
+--Je ne sais pas si je dois l'accepter.
+
+--Oh! les choses qui appartiennent à notre maîtresse sont un peu à nous.
+
+--Pourquoi me fais-tu des cadeaux? Tu as eu avec Martine l'autre jour
+une querelle qui doit....
+
+--Mince affaire! Histoire de femmes! Colères de femmes!
+
+--Tu les détestes toujours?
+
+--Comme toutes les choses qu'on peut avoir aisément.
+
+--Tu n'es guère aimable!
+
+--Hé! Hé! Les laquais qui prennent le droit le porter la montre d'or, de
+se poudrer, de courir en chenille comme leur maître, séduisent avec
+aisance les plus belles filles. Il suffit de bourdonner une chanson
+d'amour à leur oreille et de les inviter à quelque promenade dans une
+désobligeante azurée. Ce que ces coquins peuvent faire nous
+l'accomplirions aisément, sans avoir besoin de nous adoniser la figure
+et par notre seul esprit. Mais ne parlons pas de cela! J'ai pardonné à
+Martine. Jésus n'a-t-il point dit: «si l'on te frappe sur une joue,
+offre l'autre!» Garde le calendrier, et pour te prouver que je ne t'en
+veux point je vais t'offrir quelques autres objets qui ont appartenu à
+notre maîtresse. Oh! de petites pertintailles sans valeur, mais elles
+feront plaisir à Martine.
+
+--Pourquoi me donner tout cela?
+
+--Cela me rappellera l'époque où j'étais au couvent. Nous échangions
+souvent de minces bagatelles entre frères et cela rendait plus profondes
+nos liaisons.
+
+--Tu as l'air de t'être plu au monastère. Pourquoi l'as-tu donc quitté?
+
+Comme toujours Piedfin répondit:
+
+--C'est un mystère.
+
+Et yeux baissés, lèvres closes, il prit l'attitude d'un saint François
+d'Assises qu'il avait vu sculpté en bois et qu'il aimait à imiter.
+
+--Viens! dit-il brusquement.
+
+Ils allèrent dans la chambre de Piedfin. Le lit ressemblait à la couche
+d'un moine. A la muraille pendaient des rameaux, un bénitier, de petits
+miroirs, l'image d'un saint Sébastien au torse nu, à l'œil pâmé.
+
+--Voici, dit Agathon.
+
+Il sortit d'un tiroir une boucle de corset:
+
+--Elle a servi trois fois.
+
+Puis ce fut une navette à frivolité, un pot à oille, une houpette, un
+gland d'argent:
+
+--Ce gland provient du costume de Vestale que portait Mme de Pompadour
+dans Baucis. C'est trop païen. Je ne veux pas garder cet attirail de
+diable.
+
+Jasmin prit les riens que lui offrait le cuisinier et les porta au
+coffret qu'il fermait avec soin et où Martine elle-même ne pouvait jeter
+le moindre regard. Il baisa tous les objets comme il le faisait
+d'habitude, il sourit au soulier à talon violet, au gant de chevrotin,
+et rangea près d'eux les cadeaux de Piedfin. Il ferma la boîte et
+descendit au parc sans voir Agathon qui, retourné à la cuisine, s'y
+trouvait seul et dansait en faisant des signes de croix.
+
+Quelques jours après le Roi vint avec Mme de Pompadour. Le ciel d'août
+dorait les cimes des arbres et au loin les blés. Les moulins tournaient.
+La Seine était paresseuse et le château de Bellevue semblait prêt à
+s'endormir parmi ses fleurs et ses statues. Mamert Cornet se trouvait du
+voyage. Il était costumé en piqueur de cerf et portait des gants de
+vénerie. Il se mêla aux domestiques. Agathon seul le reconnut.
+
+--Le Roi est triste, dit un cocher qui avait conduit le carrosse du
+monarque. Dans chaque village il a demandé combien on avait depuis un
+mois creusé de tombes neuves. Il a peur de mourir.
+
+--Dame, fit Agathon, à chacun son tour d'aller au ciel, au purgatoire ou
+en enfer! Mais le Roi est-il préoccupé de ces idées?
+
+--Sa Majesté prédit que les mânes de Ravaillac se réveilleraient un jour
+et qu'elle mourrait comme Henri IV!
+
+--Ceci est grave et il faut qu'on prenne des précautions, reprit
+Agathon.
+
+--Est-ce que le Roi s'est fait dire l'avenir? demanda quelqu'un.
+
+--C'est notre maîtresse qui va chez la tireuse de cartes avec une verrue
+postiche et un faux nez, répliqua Flipotte!
+
+On rit. Jasmin sortit. Il alla soigner les bêtes: le sapajou attaché par
+une chaîne d'acier à sa boule brillante, les perroquets verts et rouges
+avec lesquels se disputait Valère Loriot, tous les oiseaux rares que Mme
+de Pompadour fit peindre par Oudry, perchés sur un cerisier. Agathon
+Piedfin disparut avec Mamert Cornet du côté des goulettes. Ils parlaient
+mystérieusement et le marmiton désigna de loin au piqueur de cerfs
+certaines places sur les toits des communs du château.
+
+
+Trois mois plus tard, vers la fin d'octobre l'intendant des domestiques,
+Collin, vint trouver Buguet et lui dit d'un air ennuyé:
+
+--J'ai une fâcheuse nouvelle à vous apprendre.
+
+--Laquelle?
+
+--Le Roi vous ordonne de quitter le château avec Martine.
+
+--Quitter le château?
+
+Jasmin devint blême. Ses jambes flageolèrent. Il dut s'appuyer à un
+orme.
+
+--Oui, dit l'intendant. Et cela dans les deux jours. Sa Majesté
+s'apprête à venir et elle ne veut plus vous voir ici.
+
+--Mais, s'écria Jasmin, le Roi n'est-il point satisfait de mon zèle?
+
+--Oui!
+
+--Je me lève avant le soleil!
+
+--C'est vrai.
+
+--Que puis-je faire de plus?
+
+--Il ne s'agit pas de cela, murmura l'intendant.
+
+--Ah! si je pouvais sacrifier mes nuits, me passer de sommeil et
+travailler toujours. Mais depuis que je suis ici je n'ai pas pris le
+temps d'aller revoir ma mère.
+
+--Mon pauvre ami, ceci importe peu au Roi. Ce que j'ai à vous dire est
+difficile. Je sais combien vous êtes courageux et bon jardinier. Mais
+vous avez la tête folle, un caractère léger!
+
+--La tête folle!
+
+--Oui. Il est dans votre chambre un coffret et dans ce coffret, que vous
+croyez fermé à tous, se trouvent vingt objets que vous aller baiser.
+
+Jasmin sursauta:
+
+--Qui l'a vu?
+
+--Oh! Ne niez pas. Vous avez été dénoncé. A la cour il faut craindre les
+envieux et se défier de son ombre! Il y a des gens qui savent prendre la
+couleur des murailles pour épier et qui voient à travers tout. On m'a
+fait monter sur le toit. Je vous ai vu ouvrir le coffret et je viens de
+confisquer les objets que vous portiez avec tant de passion à vos
+lèvres: ce papier paraphé, le soulier, le gant, le pot à oille, j'ai
+tout reconnu.
+
+Jasmin était atterré.
+
+--Un homme amoureux de votre façon peut, à ce qu'il fût expliqué à la
+police du Roi, devenir jaloux et dangereux. Le Roi redoute les gens
+dont il n'est pas sûr.
+
+Buguet se prit la tête dans les mains:
+
+--Ah! hurla-t-il. Quel démon est entré dans ma vie! Mais vous me rendez
+fou!
+
+L'intendant s'apitoya:
+
+--Oui, c'est bien malheureux.
+
+--Martine se jettera aux pieds de la Marquise!
+
+Elle lui dira la religion que j'ai pour sa personne, et comme je suis
+inoffensif! Elle lui dira que tout mon bonheur est de tailler ses arbres
+et faire pousser ses fleurs.
+
+Collin haussa les épaules:
+
+--Martine ne sera point entendue et ne reverra pas Mme la Marquise. Ici
+on n'enfreint pas les ordres. Ils sont formels. J'ai même mission de
+veiller à ce que vous ne séjourniez pas dans ce pays ni l'un ni l'autre.
+
+--Malheureux que nous sommes! soupira sourdement Jasmin.
+
+Il s'en fut affolé au fond d'un bosquet et là il pleura longtemps au
+milieu des feuilles mortes qui tombaient.
+
+--Pauvre garçon! se dit l'intendant. Il n'a pas même demandé en sa
+candeur le nom du traître.
+
+
+Au soir, Buguet se retrouva vis-à-vis de Martine, dans sa chambre. Le
+crépuscule éclairait tout d'une lueur grise. Derrière les arbres
+mi-dépouillés une barre cuivrée s'allongeait au ciel triste. Des
+corbeaux qui avaient été picorer dans la plaine de Billancourt
+regagnaient les bois de Meudon.
+
+--Martine, dit doucement Buguet en retenant avec peine un sanglot.
+
+--Jasmin?
+
+--Sais-tu, Martine, ce qui est arrivé?
+
+--Oui, Jasmin, je le sais. Piedfin est venu me le dire. Il avait l'air
+navré, le brave garçon!
+
+--Il t'a dit que nous étions chassés?
+
+--Oui.
+
+--Que tu ne pourrais revoir la Marquise?
+
+--Oui.
+
+--Que nous devions nous éloigner tout de suite?
+
+--Oui, Jasmin.
+
+Buguet hésitait. Il jeta son chapeau sur le lit.
+
+--Pauvre Martine, murmura-t-il.
+
+Il embrassa sa femme sur la joue, et la pressa sur son cœur.
+
+--Mon pauvre Jasmin, répliqua la soubrette.
+
+Jasmin regarda par la lucarne le jardin désert où la nuit commençait à
+descendre. Le fleuriste poussait de profonds soupirs. Il s'approcha de
+sa femme et d'une voix tremblante:
+
+--Tu sais pourquoi?
+
+Martine baissa les yeux et murmura:
+
+--Je le sais.
+
+--Dieu!
+
+--Oui, Piedfin me l'a rapporté. Mais ne crains rien. Il m'a affirmé que
+lui seul le savait parmi les gens, par un hasard divin, a-t-il ajouté.
+
+--Alors pourquoi t'avoir fait cette peine, c'est lâche! Mais toi! O
+Martine, Martine, tu dois me maudire!
+
+--Non, Jasmin.
+
+--Et tu ne me chasses pas, toi aussi!
+
+--Je voudrais te reprendre entièrement, au contraire!
+
+--Martine!
+
+--Il y a longtemps que je savais tout.
+
+--Tu dis?
+
+--Depuis le premier jour, celui des vendanges, après la rencontre dans
+la forêt de Sénart, j'ai deviné qu'elle t'avait pris.
+
+--Ah! Ce n'est pas possible!
+
+--Oui, Jasmin.
+
+Buguet avait le vertige comme si un abîme s'était creusé sous ses pieds.
+
+--Et tu voulus de moi? s'écria-t-il.
+
+--Je t'aimais tant! dit Martine doucement.
+
+
+
+
+XIV
+
+
+Le départ, deux jours après, fut des plus tristes. Le petit château,
+dans la lumière d'hiver, parut à Jasmin pâle comme le visage d'un mort.
+Le parc était en deuil, des corbeaux vinrent du bois de Boulogne battant
+des ailes vers Grenelle. A côté de Martine, Flipotte s'essuyait les
+yeux. Valère embrassa dix fois les époux. Les aides jardiniers se
+montrèrent navrés. Mais personne n'osait trop parler. On ne savait au
+juste pourquoi les Buguet partaient et nul ne voulait se compromettre.
+Agathon Piedfin fut le dernier de la maison que Jasmin aperçut. Le
+marmiton s'écria:
+
+--Je prierai pour vous!
+
+La barque, chargée de mannes, se détacha de la rive et bientôt Bellevue
+disparut dans le brouillard. Il sembla à Jasmin qu'on lui volait un
+morceau de lui-même, qu'une part de sa vie s'évanouissait et que plus
+jamais le soleil ne transpercerait les lourds nuages qui encombraient le
+ciel.
+
+L'eau clapota à l'avant du bateau. Dans la campagne de Billancourt les
+labourés bruns s'estompaient derrière les buées. Chaillot montra à
+gauche ses villas trempées par les pluies, puis ce fut à droite, au
+fond de l'esplanade, l'hôtel des Invalides, solitaire dans la vaste
+plaine de Grenelle, avec la majestueuse façade de Mansard et le dôme à
+lanterne où l'or luttait avec la tristesse embrumée du ciel. Vis-à-vis,
+sur l'autre rive, autour d'un tapis de gazon, le Cours-la-Reine
+arrondissait en un cirque des rangées d'arbres où l'humidité noyait les
+dernières feuilles.
+
+La barque s'arrêta au Pont-Royal. Jasmin et sa femme en descendirent et
+allèrent rue du Pot-de-Fer, chez un éperonnier avec lequel ils avaient
+lié des relations d'amitié à Bellevue, où il vendait aux piqueurs et aux
+gardes. Ils tombèrent au milieu d'une petite fête. La femme de
+l'éperonnier venait d'accoucher et les voisins accouraient avaler le
+coup de vin à la santé du poupon. Un potier d'étain était parrain et les
+parents avaient pris une perruquière pour marraine.
+
+--Ainsi l'on pourra dire qu'il est né coiffé, fit le père.
+
+Les Buguet furent reçus avec joie.
+
+--Vous allez voir le petit! s'écria l'éperonnier. Il pèse déjà six
+livres! Une rôtisseuse de la famille nous offre une dinde qui pèse deux
+fois son poids pour le dîner de baptême! Vous la mangerez avec nous. Et
+nous irons, une fois n'est pas coutume, prendre des huîtres chez
+l'écaillière!
+
+Jasmin soupira:
+
+--Mon bon ami, nous partageons votre bonheur. Mais vraiment nous serions
+des trouble-fête! Nous partons demain avant l'aurore pour Boissise la
+Bertrand!
+
+--Pour Boissise! Votre mère est malade?
+
+--Nous ne sommes plus chez la marquise de Pompadour, dit Buguet.
+
+--Vous n'êtes plus chez la Marquise!
+
+L'artisan leva les bras au ciel.
+
+--Je ne m'explique pas notre départ, raconta Buguet. On a rapporté je ne
+sais quoi à mon sujet et on m'a congédié sans vouloir m'entendre.
+
+--Vraiment!
+
+La révélation de Jasmin avait chassé le sourire de son hôte. Il
+bredouilla:
+
+--Vous étiez heureux là. Et il n'y a pas moyen de rentrer?
+
+--Oh! non! sanglota Martine.
+
+--Diable!
+
+L'éperonnier prit une bouteille.
+
+--Mais cela ne nous empêchera point de boire à mon enfant. Il a nom
+Nicolas-Daniel.
+
+Le Parisien remplit les verres.
+
+--A la santé de Nicolas-Daniel!
+
+On but. Alors l'artisan, qui avait l'air embarrassé depuis l'aveu de
+Jasmin, déclara:
+
+--C'est vraiment fâcheux que vous soyez arrivés aujourd'hui. La
+sage-femme loge dans la chambre qui vous était destinée et la maison est
+pleine.
+
+Buguet fut gêné:
+
+--Oh! nous ne voudrions pas être importuns.
+
+--En d'autres circonstances, nous vous recevrions comme des frères,
+affirma l'éperonnier. Mais aujourd'hui! Vous voyez ce que je suis occupé
+et ma femme est au lit!
+
+--Nous nous en irons!
+
+--Ah! pas sans avoir vu Nicolas-Daniel, protesta le jeune père.
+
+Il alla prendre le nouveau-né, l'apporta vagissant, roulé dans une
+tavayolle:
+
+--Il rit déjà!
+
+Les Buguet regardaient le petit être rougeaud, aux chairs plissées, au
+nez épaté, qui crispait les poings dans la mousseline.
+
+--Est-il joli! murmura Martine.
+
+--On a dit qu'il me ressemblait, répliqua l'éperonnier.
+
+Les Buguet allèrent loger dans une petite auberge dont le patron était
+de leur pays. Là ils n'avouèrent plus qu'ils avaient été chassés de
+Bellevue. Mais l'hôte, enflammé par quelques «topettes de sacré chien»,
+parla de la favorite:
+
+--Ici on l'appelle la coquine au Roi. Sa mère est morte de la vérole et
+voici l'épitaphe qu'on fit à cette maquerelle:
+
+Ci-gît qui, sortant d'un fumier
+Pour faire une fortune entière,
+Vendit son honneur au fermier
+Et sa fille au propriétaire.
+
+Jasmin souffrait.
+
+--Des contes, dit-il. Il y a des gens méchants.
+
+Mais l'aubergiste insistait:
+
+--Vous verrez, Buguet, le peuple se révoltera. La Marquise dilapide les
+fonds du pays à des futilités. Elle fait tournevirer de jolies filles
+par d'ignobles valets pour les fournir au Roi dans une petite maison
+bâtie sur l'ancien Parc aux Cerfs de Versailles. Elle compromet de
+toutes façons le Bien-Aimé, qui n'ose plus venir à Paris et donne ses
+fêtes à Versailles, à Bellevue, à Crécy, à Fontainebleau! Eh! Cela
+finira mal! Vous vivez au milieu des grandeurs, vous, mais dans ces
+affaires-là c'est l'opinion des poissardes, des charbonniers, des
+blanchisseuses, qui importe! Ah! Buguet, vous verrez un jour tout ce qui
+sortira des halles, des ateliers, des greniers et des caves pour s'en
+prendre aux rois et à leur sacrée bande! J'ai senti ça, moi, aux émeutes
+de mai. Et depuis lors cela bout toujours, dans le fond de la grande
+marmite!
+
+--Peuh! vous écoutez trop les gens qui croient à tout et vous vous
+faites des idées noires!
+
+--Des idées noires! Avez-vous vu déjà le peuple furieux? Non! Ah! Moi,
+j'ai frôlé des gaillards qui faisaient rage dans les rues et qui
+parlaient d'élever des barricades et de porter sur des piques les têtes
+des nobles!
+
+--Vraiment!
+
+--Ah! oui! C'était des crève-de-faim et des va-nus-pieds! Que
+voulez-vous, quand l'estomac crie et que les pieds saignent!
+
+--Ils feraient un jour des choses pareilles?
+
+--Ma foi, j'en ai bien peur!
+
+Jasmin pâlit. Il vit une tête exsangue, terrible, le col rouge,
+au-dessus d'une canaille noire que dominaient des poings crispés.
+
+--Pourvu que cela n'arrive pas, se dit-il. Malgré tout j'en mourrais
+aussi.
+
+Le lendemain, au lever du soleil, Jasmin et Martine naviguaient dans le
+coche d'eau au long de la plaine de Juvisy. L'aube blafarde éclaira le
+chemin de halage, où pataugeaient les chevaux.
+
+Sept ans auparavant, Jasmin, par une matinée de juin, avait voyagé là,
+plein d'espoir. Aujourd'hui il remontait la Seine l'âme navrée. Le rêve
+était brisé, les illusions étaient mortes, l'enchantement s'était
+évanoui. Il lui restait au cœur une blessure profonde qui lui fit bien
+mal lorsque le coche, ayant dépassé Champrosay, arriva en vue d'Étioles.
+Martine se cachait au fond de la cabine, n'osait regarder son mari.
+Jasmin poussa un grand soupir.
+
+--Plus jamais! Plus jamais! dit-il en serrant les poings.
+
+Cela pesait sur sa poitrine comme un poids de fer. En ce moment il crut
+que sa vie était terminée.
+
+Corbeil apparut sous une averse. Le pont s'allongeait sans personne au
+dos de ses arches. Bientôt, à un tournant du fleuve, Jasmin aperçut dans
+le gris les coteaux du Coudray, avec l'endroit appelé la Demi-Lune, où
+les abbés de Mennecy avaient fait bâtir une sorte de donjon.
+
+--Nous approchons de Boissise, pensa-t-il.
+
+Et il se demanda ce qui l'attendait après une aussi longue absence. Une
+angoisse le saisit. Il lui sembla que le coche n'avançait plus. Déjà à
+Corbeil il avait prié un cavalier de sa connaissance qui regagnait Melun
+par la rive d'annoncer l'arrivée.
+
+Le bateau doubla la tannerie de l'oncle Gillot. Tout était fermé. Puis
+ce fut Saint-Port, Saint-Assise. Vis-à-vis de Boissise-la-Bertrand, une
+barque stationnait au milieu du courant.
+
+Un jeune homme s'y trouvait. Jasmin ne le reconnut pas d'abord. Puis,
+l'ayant dévisagé, il s'écria:
+
+--Eloi Règneauciel!
+
+C'était le premier amoureux d'Etiennette Lampalaire. Il venait aux
+nouvelles.
+
+--Bonjour, Jasmin! Bonjour, Martine! disait-il en recevant les paquets
+qu'on lui passait du coche.
+
+--Comment! c'est toi, petit? dit Martine. Comme ça te va de vieillir,
+ajouta-t-elle en sautant dans la barque.
+
+--La mère Buguet n'est pas malade? demanda Jasmin anxieux, en
+s'installant au milieu des bagages.
+
+--Malade, non. Mais l'âge lui pèse. Vous aurez peine à la reconnaître.
+J'aime mieux vous prévenir pour que vous n'ayez pas l'air de la trouver
+changée, ça lui ferait de la peine, et elle en a eu tout son saoul
+depuis que vous êtes partis.
+
+Jasmin retint un sanglot.
+
+--Passe-moi les rames, ça ira plus vite!
+
+Chaque fois qu'il se penchait, d'un grand bond la barque se rapprochait
+de la rive.
+
+Comme Martine ignorant le sort de Tiennette ne pouvait répondre aux
+questions du garçon, tous se taisaient lorsque la pointe de
+l'embarcation s'enfonça dans les joncs de la berge.
+
+Sans se retourner, Jasmin escalada la rive, suivi de Martine qui avait
+confié son butin au passeur. Ils allaient sans rien voir que la maison:
+elle était presque méconnaissable avec ses volets clos, le pignon
+humide et le marronnier qui avait grandi, mal taillé, et s'emportait à
+la cime.
+
+La mère Buguet apparut à la porte. D'une main elle s'appuyait sur un
+bâton, de l'autre elle se tenait au chambranle. De loin on lui voyait le
+front assombri, les orbites embrumées de tristesse, les joues pâles,
+d'une pâleur un peu verte, le dos voûté. Jasmin s'élança, franchit le
+jardinet, enfonçant dans la pourriture des feuilles mortes. La vieille
+pour lui tendre les bras s'accota au mur. Elle pleurait.
+
+--Ne pleurez pas! Ne pleurez pas! supplia Jasmin. C'est pour toujours
+que nous revenons.
+
+--Laisse, laisse, petit, ça fait du bien.
+
+Une quinte de toux secoua la vieille. Quand elle fut calmée, elle
+s'assit, s'informa: étaient-ils contents? Pour elle il ne fallait pas
+abandonner leur place. Et tous ces beaux jardins que Jasmin avait faits
+là-bas? Ce devait être magnifique! Par contraste le sien allait bien le
+dégoûter! Tant qu'elle avait eu la force, elle l'avait entretenu, mais
+depuis deux ans, oui! c'était juste au départ de Tiennette que ça
+l'avait prise, comme une grande fatigue, l'ennui de vivre.
+
+--Dame, ça se comprend, cette petite, elle me parlait de vous, elle ne
+voyait rien de mieux au monde et là-dessus on s'entendait. A force
+d'envier un bonheur pareil au vôtre, elle m'y faisait croire. Et
+maintenant, plus je vous regarde, plus je doute que vous soyez heureux!
+Les grands sont ingrats, bien souvent.
+
+--Mais non, la Marquise a toujours été bonne. Malgré cela on ne peut
+être toute sa vie chez les autres, et puis nous en avions assez d'être
+loin de vous, dit affectueusement Martine.
+
+--Oh! ma fille! C'est toi qui as eu la bonne idée de revenir! Et moi qui
+t'accusais de me l'avoir pris pour toujours. Dieu est juste! Il me
+semblait que j'avais mérité de vous revoir! Enfin! Enfin! Je suis bien
+heureuse!
+
+Elle haletait; ses enfants furent effrayés. Sur leur conseil elle se mit
+au lit. A ce moment la tante Laïde Monneau entra sans frapper:
+
+--Eh bien! Eh bien! En voilà une histoire! C'est comme ça qu'on revient
+sans prévenir le monde! Quand le garçon à Cancri m'a avertie, j'ai
+tressauté si fort sur ma chaise que ma chaufferette a culbuté. Au bout
+de sept ans! Revenir comme ça sans crier gare! Au risque de donner le
+coup de mort à cette pauvre Buguet! Enfin, puisque vous voilà,
+laissez-moi vous embrasser et vous regarder à mon aise!
+
+La bavarde reprit:
+
+--J'espère que ce n'est pas les mains vides que vous revenez? Vous devez
+pourtant avoir eu du tourment.... Ça se voit à votre mine.... Enfin! Si
+votre affaire est faite!
+
+--Tante Laïde, interrompit doucement Martine, nous sommes assez de deux
+pour compter notre fortune. Là-dessus, laissons dormir la mère.
+
+Elle sortit en affectant de marcher sur la pointe des pieds. Jasmin et
+Laïde la suivirent.
+
+Dehors une rumeur attira leur attention. Des villageois arrivaient aux
+nouvelles. Cancri le cordonnier portait sur sa tête frisée et
+grisonnante un des paquets de Jasmin. Euphémin Gourbillon suivait, le
+dos courbé sous une manne assez légère: il se déchargea de son fardeau,
+mais son échine ne se redressa point. Le joyeux dévot avait un nez
+rouge, les yeux éraillés, les joues bourgeonnées. Il souhaita le bon
+retour aux Buguet d'un air triste. Nicole Sansonnet vint. A un de ses
+bras devenus trop courts, elle tenait un panier rond où bâillaient des
+poissons sortant du vivier. Elle les apportait pour se faire une entrée.
+
+--A Paris on n'en mange pas d'aussi frais, dit-elle. Mais à Bellevue ça
+doit être un plaisir! On les engraisse bien sûr! Aussi vous devez être
+difficiles! Mais si vous nous restez il faudra vous réhabituer aux
+petits poissons et aux petites gens!
+
+--Ce n'est pas pour toi que tu parles, riposta Martine. Tes rotondités
+font honneur à ta marchandise!
+
+Nicole minauda en serrant les lèvres. Un sale propos de Gourbillon la
+fit pouffer d'un large rire édenté, qui ouvrit un trou noir dans son
+visage.
+
+Martine et Jasmin observaient avec tristesse les décrépitudes de leurs
+anciens voisins.
+
+--Comme on devient!
+
+Pourtant, en ce moment, la curiosité animait le visage de tous ces
+rustres et faisait luire leurs regards.
+
+Ils étaient venus pleins d'envie. Ils repartirent heureux. Les femmes
+trouvaient que Martine «en avait rabattu», qu'elle n'était plus aussi
+fière, que d'ailleurs «il n'y avait pas de quoi», car elle faisait moins
+envie que pitié avec ses yeux caves et son front soucieux.
+
+--Ils vous ont des airs de chiens fouettés!
+
+--On voit qu'ils en ont gros sur le cœur!
+
+--M'est avis qu'ils sont revenus avec un chétif butin!
+
+--Tout de même, ils sont bien discrets sur la cause de leur départ,
+affirma une Règneauciel.
+
+--C'était le meilleur moyen de vous clore le bec, tas de pies! répliqua
+Cancri. A vous entendre jacasser sans rien savoir, on se demande ce que
+ce serait si vous étiez renseignées!
+
+--Bien dit, savetier! affirma Gourbillon. Là-dessus allons boire à la
+santé des revenants!
+
+--Tu nous invites, Euphémin? demanda la Sansonnet.
+
+--Après tous vos bavardages, un seau d'eau vaudra mieux pour vous rincer
+la langue!
+
+Le soir même l'état de la mère Buguet empira.
+
+Martine, qui toute la journée avait nettoyé le logis, sommeillait, la
+tête entre ses bras étendus sur la table. Au chevet de la malade Jasmin
+veillait.
+
+Atterré, le jardinier voyait la fièvre empourprer le visage aux
+pommettes saillantes de la Buguet, brûler ses pauvres mains dont les
+veines se gonflaient de sang noir. Ses mains, à lui, étaient froides, un
+peu tremblantes: doucement, il les posa sur le front de sa mère. Elle
+sourit vaguement sous cette fraîche caresse. Jasmin la renouvela souvent
+et chaque fois il fut payé d'un regard tendre, en même temps que la
+vieille murmurait, comme sortant d'un cauchemar:
+
+--Ah! c'est toi! Que je suis heureuse! Je vais dormir encore un peu, tu
+ne vas pas me quitter?
+
+La nuit se passa ainsi. Martine, avec des simples ramassées en leur
+saison, fabriquait des tisanes qu'elle sucrait de miel, pour apaiser les
+quintes de toux devenues plus fréquentes.
+
+A l'aube Jasmin courut à Melun chercher un médecin. Il faisait grand
+jour lorsque la berline du vieux praticien traversa le village. Elle
+s'arrêta devant la maison Buguet. Ce fut Laïde Monneau qui ouvrit la
+porte.
+
+--Hélas! Hélas! s'écria-t-elle en levant les bras, le curé lui serait
+peut-être plus utile, soit dit sans vous offenser! La pauvre femme ne
+peut plus rien avaler!
+
+Le médecin alla droit au lit, d'où s'élevait un râle. Il regarda
+tristement la malade:
+
+--Laissez-la en repos, le temps achève son œuvre.
+
+D'un geste lent de vieux philosophe, il remit son gant de laine qu'il
+avait ôté en entrant.
+
+--Il n'y a rien à faire, mon pauvre ami, avoua-t-il à Jasmin.
+
+--Rien?
+
+--Rien.
+
+Le médecin partit. Alors des voisins firent irruption dans la maison.
+Ils s'informèrent de ce qu'il avait ordonné et tous protestèrent.
+
+--Ce n'est pas la peine de l'appeler pour qu'il ne donne pas une
+recette!
+
+Chacun proposa un remède.
+
+--Une bonne saignée, ça fait revenir de loin, dit la tante Gillot. La
+sage-femme de Corbeil s'y entend. Elle a la main légère. Son coup de
+lancette fait moins mal qu'une piqûre d'aiguille. Grâce à elle mon homme
+n'est que paralysé au lieu d'être mort.
+
+--Quand j'étais grosse de mon petit dernier, surenchérit la femme
+d'Eustache Chatouillard, qui se trouvait à Boissise chez des parents,
+elle m'a guérie d'une mauvaise toux qui me tenaillait le ventre
+jusqu'au tréfond, rien qu'en me bouchonnant avec une poignée d'orties!
+Ah, dame, il m'en a cuit longtemps, mais je suis arrivée à terme. Sans
+ce remède, j'avortais, bien sûr!
+
+Laïde Monneau interrompit:
+
+--Bien sûr! Bien sûr! Rien n'est sûr en ce monde, la Chatouillard! En
+tous cas, c'est pas votre sage-femme qui tirera la Buguet de là. Et si
+le diable la guette, il est grand temps d'aller chercher le curé, car
+elle pourrait passer, la pauvre femme!
+
+--J'y cours, dit la Sansonnet.
+
+--On la dirait morte, reprit Laïde.
+
+Martine, toute éplorée, traversa la chambre.
+
+Devant son chagrin le silence se fit. Très vite elle monta l'escalier de
+sa chambre; là elle déficela un grand panier, le fouilla et y prit un
+coffret. Elle en retira une chose précieuse, enveloppée d'un mouchoir,
+puis redescendit l'escalier en courant.
+
+--Du courage, ma bonne, lui dit la femme d'Eustache. Si tu as besoin
+d'un coup de main pour la remuer, je suis là.
+
+--Merci, répondit Martine, nous sommes déjà trop autour d'elle. Ça
+mange l'air.
+
+La tante Gillot, penchée sur le lit, observait la mourante:
+
+--Mon Dieu! Vlà son nez qui se pince, on ne l'entend plus respirer! Et
+le curé qui ne vient pas!
+
+Martine s'approcha de Jasmin. Elle lui remit l'objet qu'elle tenait.
+C'était un coquet miroir encadré d'écaille que la marquise de Pompadour
+avait abandonné à la soubrette parce qu'il était fêlé. Le jardinier jeta
+un regard triste sur la glace brisée, puis, se penchant vers sa mère,
+qu'il baisa au front, il le lui mit au-dessus des lèvres.
+
+--Vois, Martine, elle respire. Le miroir est terni!
+
+A ce moment le curé entra. Martine et Jasmin soulevèrent la malade sur
+l'oreiller. Elle soupira:
+
+--A boire!
+
+Une lueur passa dans les yeux de Jasmin. Avec une cuiller, Martine fit
+prendre à la Buguet deux gorgées d'eau à la fleur d'oranger. La vieille
+rouvrit les yeux, regarda son fils:
+
+--Ah! J'ai trop dormi! J'ai trop dormi! Donne tes mains!
+
+Mais elle ne tendit pas les siennes. Comme deux chauves-souris abattues
+qui cherchent l'ombre, elles couraient incertaines sur le drap de grosse
+toile; elles le saisissaient, le tiraient dans un vague désir
+d'ensevelissement, qui n'aboutissait pas et renaissait toujours avec la
+même ardeur impuissante.
+
+--Laissez-nous seuls, dit le curé.
+
+--Non! Qu'ils restent! Ah! J'ai trop dormi, soupira la mourante.
+
+Comme ses paupières étaient closes, Martine et Jasmin s'éloignèrent sur
+un geste du prêtre.
+
+Quand ils rentrèrent tout le monde les imita.
+
+La Monneau, de son œil sec de vieille poule, suivait toute la cérémonie.
+A la communion elle dit:
+
+--Pourra-t-elle garder le bon Dieu?
+
+Elle découvrit les pieds pour qu'on y mît les saintes huiles.
+
+La tante Gillot était affolée, ses soupirs gonflaient son épaisse
+poitrine, ses joues luisaient sous les larmes. Mais elle pleurait plutôt
+sur elle-même, car elle répétait avec douleur:
+
+--A qui sera-ce le tour maintenant?
+
+La femme d'Eustache, l'air hébété, tenait dans ses bras son dernier-né,
+qui frappait de ses petits pieds le ventre de sa mère, resté gros.
+Pendant la prière des agonisants, Laïde, qui en épiait l'effet sur les
+traits de la moribonde, s'écria tout à coup:
+
+--Elle a passé!
+
+D'une main fébrile, Jasmin présenta le miroir aux lèvres de sa mère: il
+ne ternit pas. Le jardinier chancela. Le miroir roula sur le sol.
+
+--Heureusement que j'arrive, dit Nicole Sansonnet, qui retint Jasmin
+dans ses bras. Jetez-lui de l'eau à la figure!
+
+Martine était déjà près de son mari. Elle baisait son visage douloureux,
+frappait le creux de ses mains; elle tira de sa poche un vieux flacon de
+sels trouvé dans les rebuts de la Marquise et le lui fit respirer.
+Jasmin se ranima. Alors Rose Sansonnet lui remit le miroir qu'elle
+avait ramassé: une nouvelle fente traversant la première faisait une
+croix dans sa clarté.
+
+--Lequel de vous deux va fermer les yeux à la défunte? demanda Laïde
+Monneau.
+
+Martine repoussa doucement son mari, voulant lui éviter ce cruel devoir.
+Elle se pencha sur la Buguet, posa une bouche brûlante sur le front
+immobile, puis murmura en baissant les paupières de la morte:
+
+--Vous ne verrez plus les méchants!
+
+Elle ajouta:
+
+--Dis-lui adieu, Jasmin, et laissons-la dormir.
+
+Le fils embrassa la mère et, docile, suivit sa femme, qui l'entraîna
+hors de la chambre funèbre.
+
+--Ce que c'est que de nous! soupira la tante Gillot.
+
+Le curé avait rejoint Jasmin. Il consolait le jardinier:
+
+--Vous reverrez votre mère à la Résurrection. Elle sera comme elle fut
+au temps de sa pleine jeunesse. Saint Thomas a annoncé que le miracle
+aurait lieu au crépuscule, au moment où le soleil et la lune seront à
+l'endroit même où ils furent créés. L'archange saint Michel sonnera de
+la trompe avec tant de force que les morts l'entendront et les anges
+gardiens reconstruiront le corps de leurs anciens pupilles.
+
+
+
+
+XV
+
+
+Tous ces événements avaient anéanti Buguet. Durant l'hiver, Martine vit
+son mari penché des jours entiers sur les livres de M. de la Quintinye,
+mais le soir descendait sur la même page que l'aube avait éclairée. Et
+qu'importait à Buguet les lois de l'horticulture! Il avait planté un
+paradis et il ne pouvait oublier qu'il en était chassé! Des souvenirs
+poignants se bousculaient en lui.
+
+Les époux ne parlaient jamais du passé, sentant que des paroles les
+eussent fait souffrir davantage et que les consolations étaient
+inutiles.
+
+Mais pour distraire Jasmin, Martine se prit à l'exciter au travail.
+Emoussant les arbres fruitiers pendant le jour, au soir elle fourbissait
+les sécateurs, la serpette, l'égoïne, dont la rouille rongeait les
+lames. Une nuit de gel que la faucille sortait brillante de ses mains,
+elle dit à Buguet:
+
+--Vois-tu, mon pauvre homme, si tu le veux, nous pouvons aussi nous
+décrasser de notre misère. Le présent n'est pas pire pour nous que pour
+les autres. Combien se contenteraient de notre sort? Avec nos économies
+et l'argent que nous a laissé ta mère nous possédons mille écus
+sonnants! Et puis, Dieu merci, nous avons nos bras!
+
+Jasmin ne dit mot.
+
+--Hier, reprit Martine, en passant devant le parc du marquis d'Orangis,
+j'ai vu que ses arbres étaient en aussi piteux état que les nôtres. Va
+lui offrir tes services, que son père ne dédaignait pas.
+
+--J'irai, promit Jasmin.
+
+Les jours passèrent. Il fallait se décider.
+
+--Après les gels poussent les bourgeons, ce sera trop tard, dit Martine.
+
+Par un clair matin de février Jasmin se présenta à la porte du parc.
+
+Depuis que le vieux marquis avait disparu, son petit-fils habitait le
+château. Insolent et dur, il affectait de ne pas regarder les
+villageois. Il exigeait des corvées, donnait des coups de cravache et
+viola, dit-on, une des filles aux Règneauciel.
+
+Ce fut dans le fond de son parc, où il tirait des pics-verts, que
+Jasmin, conduit par un domestique, aborda le jeune seigneur. Il lui fit
+ses offres pour façonner le jardin au goût du jour, tailler les arbres:
+
+--Beaucoup de ceux-ci ont été plantés par mon père. Cet érable a plus de
+quatre-vingts ans. Mon grand-père l'élagua le premier. Son tronc n'a
+pas un chancre. On le dirait de marbre.
+
+Buguet passa la main sur l'écorce fine et jaspée.
+
+--Il meurt malheureusement par la cime, continua-t-il. C'est dommage. Il
+faudrait le rabattre.
+
+Le châtelain, qui n'avait pas encore ouvert la bouche, arma son
+arquebuse et, tirant sur l'érable, fracassa une branche.
+
+--Voilà comment je taille mes arbres, railla le gentilhomme. Mais
+crois-tu, manant, qu'il soit aisé d'entrer chez un d'Orangis? Je t'ai
+écouté trop longtemps. De qui te recommandes-tu?
+
+--J'ai planté les jardins de Bellevue, sous les ordres de M. de l'Isle,
+et suis resté près de neuf ans comme jardinier au service de Mme la
+marquise de Pompadour.
+
+--Et pourquoi la Marquise t'a-t-elle chassé?
+
+--Je l'ignore, répondit Buguet en baissant la tête.
+
+--Va le lui demander et reviens me le dire.
+
+Le marquis rechargea son arme et regarda le jardinier s'éloigner.
+L'homme marchait le dos courbé, embarrassé de ses bras qui lui
+semblaient gourds et lâches.
+
+En rentrant Buguet dit à Martine, d'un ton qu'il voulut rendre
+indifférent:
+
+--Le marquis est un braque qui taille ses arbres à coups d'arquebuse et
+n'a que faire de mon travail.
+
+Martine exigea des détails. Jasmin ne put s'empêcher de tout lui
+raconter, rougissant encore de l'affront.
+
+La paysanne eut une révolte.
+
+--Les nobles, s'exclama-t-elle, les nobles, des égoïstes, des sans-cœur,
+ils nous piétineraient sans vergogne. Nous ne sommes rien pour eux. Ah!
+qui sait, on se vengera!
+
+Ces mots rappelèrent à Jasmin les murmures de la populace qui avaient
+monté un jour jusqu'à Bellevue.
+
+--Le peuple a aussi ses méchants, dit-il.
+
+Quelque temps après, Buguet se dirigea vers le château de Courances,
+espérant y trouver l'emploi d'aide jardinier. Il traversa la Seine,
+grimpa par Vosves, Perthe, Cély. C'était un froid matin où la rosée
+semblait de lait sous le ciel bleu. L'hiver pluvieux avait empêché de
+travailler la terre et avancé la pousse des bourgeons. Toutes les fleurs
+vivaces perçaient déjà les plates-bandes.
+
+Le concierge de Courances ne reconnut pas Jasmin, tant il avait changé.
+Buguet dut se nommer. L'homme eut un mouvement de plaisir à revoir une
+ancienne connaissance. Mais son sourire s'effaça bientôt:
+
+--Tu sais, camarade, les gens de la marquise de Pompadour sont vus ici
+d'un mauvais œil. J'ai le regret de ne pouvoir te garder plus longtemps.
+
+
+Il fit un pas pour reconduire Jasmin. Celui-ci insista:
+
+--Je ne suis plus à Bellevue. J'ai repris mon ancien métier de fleuriste
+avec l'aide de ma femme, et comme autrefois je façonne les jardins, je
+fais des corvées et j'ai pensé qu'en cette saison on pourrait m'occuper.
+
+--En ce cas, c'est une autre affaire. Viens voir le maître jardinier, un
+nouveau, pas commode.
+
+Il conduisit Jasmin vers les serres; un homme y donnait des ordres brefs
+à des jeunes gars occupés à lever les paillassons qui interceptaient le
+soleil. Buguet lui fit sa demande que le portier appuya en disant:
+
+--Il sait son métier.
+
+--D'où sors-tu? demanda le maître.
+
+--De Bellevue.
+
+--Je n'ai point de place ici pour les gens qui ont servi chez la catin
+du Roi. Monsieur le comte me chasserait si je t'embauchais!
+
+Pendant quelques secondes Buguet resta hébété, puis les larmes lui
+montèrent aux yeux et il s'esquiva comme un voleur, évitant le
+concierge, qui ne le vit pas sortir.
+
+Cette tentative fut la dernière. A partir de ce jour Buguet s'enferma
+chez lui. Mais l'ivraie qui avait envahi son jardin étouffait aussi son
+courage. Il ne s'occupa plus guère que des arbres à fruits.
+
+En août un confiseur de Melun vint chercher ses prunes, qui étaient
+réputées. En septembre il descendit ses poires fines au marché de
+Corbeil. Le voyage fut dur, car il faisait du vent et les vaguelettes de
+Seine se brisaient à l'avant de l'embarcation. A Corbeil, Jasmin regarda
+au loin, avec amertume, les peupliers qui voilaient Étioles, et son cœur
+se serra. A la fin d'octobre des marchands enlevèrent ses pommes.
+
+Ils avaient un chaland accoté à la rive. Quand il fut plein ils jetèrent
+de grandes bâches vertes sur les fruits rouges et blonds et descendirent
+vers Paris.
+
+Jasmin ne retrouvait plus la force de cultiver des fleurs, sauf pour
+Martine: quelques violettes en mars, puis des jonquilles ou des
+bassinets, des croix de Jérusalem et quelques géraniums. Ces plantes
+ornaient les petits théâtres que Jasmin avait raccoutrés et elles
+suffirent, avec les fleurs des pommiers et des cerisiers au printemps,
+puis en automne les flammes des sorbiers et des buissons ardents.
+D'ailleurs Martine ne sortait jamais sans rapporter un bouquet des
+champs; elle excellait à découvrir les places mystérieuses où poussent
+les orchidées sauvages, telles que l'ophris, qui croît en juin sur les
+coteaux exposés au levant.
+
+Les Buguet vivaient solitaires. Les pauvres autant que les seigneurs
+leur faisaient grise mine.
+
+Seul Vincent Ligouy venait quelquefois travailler au verger. Il
+chantait, et cela faisait rêver Buguet. L'insensé montrait de la
+tendresse plein ses yeux, dès qu'il entrait et souvent il embrassait la
+main du jardinier qu'il avait prise brusquement.
+
+Les autres reprochaient aux époux la mort de la mère Buguet. Laïde
+Monneau, qui gagnait une figure bouffie sous ses cheveux blancs et
+marchait comme une canne, s'apitoyait dès qu'elle voyait Martine:
+
+--La pauvre défunte! clamait-elle d'une voix aussi verte que la luzerne.
+Elle eût vécu encore si on ne l'avait laissée seule! Moi qui veillais
+sur elle comme si j'avais été sa fille, je la voyais se manger les sangs
+tous les jours! Elle se minait! Elle se minait!
+
+Quand Jasmin allait porter quelques pauvres chrysanthèmes au cimetière,
+les gens le dévisageaient avec des yeux sournois.
+
+--Ça l'avance bien à cette heure, la vieille, dit une des Règneauciel. Il
+fallait lui donner plus de soins pendant sa vie. Les fleurs ne profitent
+qu'aux abeilles, maintenant qu'elle mange les pissenlits par la racine!
+
+Comme Jasmin ne travaillait plus autant:
+
+--Le fainéant! disait-on. Il a appris chez les grands à passer de
+grasses journées pendant que sa mère préparait elle-même son pain noir.
+
+
+A cause du décès de la mère et des objets du ménage qu'ils durent
+renouveler, les Buguet furent forcés, dès la seconde année de leur
+retour, d'entamer fortement leurs économies. Les commandes n'arrivant
+pas, le pécule s'épuisait. Le fleuriste vendit au prieur de
+Saint-Guenault, à Corbeil, les livres de M. de la Quintinye, et ses
+gravures de jardins de propreté aux religieuses Augustines qui voulaient
+créer des parterres près de leur église de Saint-Jean-de-l'Ermitage.
+Elles employèrent même Buguet durant quelques jours. Il dut orner les
+autels et se rappela la façon dont Piedfin formait jadis les bouquets
+destinés au culte. Le talent qu'il montra le fit rappeler pour garnir
+des églises et les jardins des curés, à Notre-Dame de Corbeil, à
+Saint-Léonard et à Saint-Jacques.
+
+Mais ces profits ne suffisaient point à rendre à la maison de Buguet sa
+petite aisance. D'ailleurs, les dîmes, la gabelle, les corvées
+augmentaient. L'Etat saignait le peuple à fond. Les artisans et les
+laboureurs se plaignaient.
+
+Un maréchal ferrant, qui venait quelquefois chez Jasmin prendre des
+feuilles et des fleurs de châtaignier pour guérir les chevaux poussifs,
+racontait les misères des pauvres et la méchante humeur de ceux qui
+souffraient:
+
+--Les gens deviennent des bêtes, affirmait-il.
+
+Dans le village on accusait les Buguet:
+
+--Ils ont eu leur part à la galette des rois quand ils étaient à
+Bellevue.
+
+Deux événements aggravèrent cette hostilité.
+
+On apprit par les laquais du marquis d'Orangis qu'Agathon Piedfin était
+compromis dans une affaire de beugrerie. Les villageois se rappelèrent
+qu'il était venu à la noce de Jasmin.
+
+Laïde Monneau accourut:
+
+--Quand je pense que j'ai plumé des volailles avec lui! Mon Dieu! Ce
+qu'on risque à se frotter comme ça au premier venu! Et puis, de vider
+des chapons tout seul avec une femme, ça peut leur donner des idées, à
+ces coquins-là!
+
+Vers le même temps le bruit arriva que Tiennette Lampalaire, dont
+personne ne recevait plus de nouvelles, avait servi au Roi, dans la
+maison du Parc aux Cerfs, à Versailles.
+
+--Elle est restée longtemps chez le Roi, avait dit un valet du marquis
+d'Orangis. Puis, attirée par un racoleur, elle est venue fringuer à
+Paris et fut bientôt la plus délurée danseuse de guinguette connue au
+Petit-Chantilly et au Grand-Vainqueur. Puis je la vis rue
+Pierre-au-Lard, criant aux passants: chit! chit! le soir, par son volet
+entr'ouvert.
+
+Le village fut bouleversé.
+
+--C'est-il Dieu possible! s'écria la tante Monneau. Evertuez-vous à
+prêcher d'exemple pour éduquer la jeunesse! C'est pourtant pas les bons
+conseils qui lui ont manqué! Pour ma part je l'ai mise en garde contre
+tous les dangers qui guettent une honnête fille à son arrivée dans le
+grand monde. Et moi qui un jour l'ai caressée d'un revers de main parce
+qu'elle venait écouter ce que nous nous disions entre femmes, Rose
+Sansonnet et moi! Ah! faut qu'elle en ait entendu bien d'autres, à
+Bellevue, pour en arriver là. C'était donc un repaire de paillards et de
+catins, votre château?
+
+--Pourtant, dit Rose Sansonnet, elle a eu la bonne fortune la plus
+relevée, puisqu'elle a couché avec le Roi!
+
+--Peuh! c'était pas la peine qu'elle aille au catéchisme pour devenir
+pareille à la marquise de Pompadour!
+
+Jasmin était atterré:
+
+--Que de calomnies! s'écria-t-il.
+
+Martine, qui en savait plus que son mari, fit un geste vague.
+
+Alors les commères la traitèrent d'entremetteuse.
+
+--On t'a payé cher l'honneur de Tiennette? Martine se sauva. Des enfants
+lui lançaient des pierres.
+
+A la suite de ces nouvelles, Eloi Règneauciel et plusieurs de ses amis
+attaquèrent Jasmin un soir, au bord de la Seine. Il allait sans doute
+être jeté dans le fleuve quand de violents coups de bâton plurent sur la
+tête des agresseurs. C'était Vincent Ligouy. Il sentait qu'un danger
+planait sur Jasmin et il veillait.
+
+Vers la fin d'avril 1764, un matin, Laïde Monneau et Nicole Sansonnet
+passèrent devant la maison de Buguet. Il faisait un joli temps
+printanier. Les alouettes planaient au-dessus des champs et la Seine
+était bleue. Les deux paysannes paraissaient solennelles comme le jour
+de Pâques.
+
+--Elle a crevé, dit Laïde à Jasmin.
+
+--Qui?
+
+--La coquine au Roi.
+
+Le jardinier pâlit.
+
+--Oui, dit Nicole, le 15 de ce mois, dans les petits appartements, à
+Versailles. On ne parle que de cela au marché de Melun. Elle est
+enterrée, à ce qu'on m'a dit, au couvent des Capucins. La v'là à son
+tour dans une boîte, celle qui mit tant de monde au cachot!
+
+--On ne dit pas de quoi elle est morte, reprit Laïde. Des femmes comme
+celle-là on ne sait pas de quoi ça meurt.
+
+--Allez-vous-en! hurla Buguet.
+
+Il avait l'air si étrange que les deux bavardes obéirent. Alors le
+jardinier s'affala sur un escabeau.
+
+Toute la douleur retenue au fond de son cœur depuis des années sauta à
+sa gorge, creva en sanglots.
+
+Maintenant, c'est bien fini! Toujours Jasmin a espéré. Chaque matin il
+attendait un billet de Mme de Pompadour. Souvent il avait cru tenir le
+papier de petit format, doré sur tranche, avec le cachet aux trois tours
+qui le rappelait... Mais, c'est fini! Les crachements de sang ont tué la
+Marquise. Buguet la voit pâle, très pâle, plus pâle qu'elle n'était les
+lendemains de fête, quand elle buvait du lait d'ânesse.
+
+Elle est morte! Cela pèse sur Jasmin. Il a le vertige du passé. Une
+angoisse l'étreint. Il étouffe, ouvre la porte et les fenêtres à l'air
+qui entre chargé des arômes du printemps.
+
+--Les fleurs! murmure Buguet. Elle les aimait!
+
+Il sort, la poitrine gonflée, et machinalement cueille sur les petits
+théâtres des anémones, des primevères, des auricules. Il cueille sans
+plus penser, sentant le soleil sur son dos, sur ses tempes qui
+grisonnent. Il cueille d'une main tremblante et verse des larmes dans
+les calices.
+
+Martine arrive:
+
+--Tu me fais un bouquet?
+
+Le jardinier, serrant les tiges, cache son visage ruisselant.
+
+--Tu sanglotes, Jasmin?
+
+Jasmin laisse rouler sa tête sur l'épaule de sa femme.
+
+--Elle est morte, murmure-t-il.
+
+Martine comprend. Elle saisit le bras de Buguet:
+
+--Rentre, il ne faut pas qu'on te voie pleurer!
+
+Elle installe Jasmin près de la table, mais ne trouve point de mots pour
+le consoler.
+
+--Avons-nous été malheureux! dit Buguet.
+
+--Que veux-tu? Nous avons eu nos jours de bonheur. Et tous n'en ont pas
+dans la vie.
+
+Elle passe le bras autour du cou de Jasmin:
+
+--Mais je te reste!
+
+--Oui, ma bonne Martine, je me plains et tu es là! J'ai dû souvent te
+navrer le cœur!
+
+--Non, Jasmin, rien n'est arrivé par ta faute.
+
+--Je t'ai mortifiée, Martine!
+
+--Allons, mon pauvre homme, ne te lamente pas sur des peines passées! De
+te voir si chagriné ça me fait du mal, et à notre maîtresse aussi,
+ajouta Martine très doucement, car maintenant qu'elle est là-haut elle
+reconnaît ceux qui lui sont fidèles.
+
+--Oui, oui, dit Jasmin d'une voix sanglotante. Elle me pardonnera ma
+folie. Tu m'as bien pardonné, toi, Martine. Et pourtant il a dû t'en
+coûter de faire bien des choses....
+
+--C'était pour te forcer à m'aimer. Tout à cet effet m'était doux. Et à
+vrai dire jamais notre maîtresse ne m'a porté ombrage. Et même, voici
+la preuve que je ne fus point jalouse.
+
+Martine disparut dans la chambre voisine. Jasmin entendit un bruit de
+clef. Martine revint avec une gravure qu'elle déroula.
+
+--Elle! s'écria Jasmin.
+
+--Dieu me pardonne, dit Martine, c'est la seule chose que je volai en ma
+vie!
+
+C'était la Pompadour en «belle Jardinière», portant sur la tête un
+chapeau de paille, au bras gauche un panier de fleurs, de la main droite
+une branche de jacinthe.
+
+Buguet prit l'estampe:
+
+--J'ose la contempler devant toi, Martine. Maintenant ce n'est plus ni
+lâche ni méchant.
+
+Martine laissa Buguet regarder la gravure, puis elle dit:
+
+--Je veux ce portrait à notre muraille. Nous l'aurons chaque jour devant
+les yeux.
+
+--Oh! Martine! Cela te ferait souffrir!
+
+--Non! Ce qui peut te consoler ne peut me déplaire. J'aimais aussi la
+Marquise et de la savoir disparue cela me fait de la peine. Elle était
+si bonne pour moi. Jamais je ne croirai qu'elle fut cause de nos
+malheurs.
+
+Quelques jours après l'image ornait la chambre. Jasmin et Martine
+entretinrent des bouquets de fleurs sous le portrait de leur ancienne
+maîtresse.
+
+Et la favorite, qui posséda tant de jardins et de parcs splendides,
+garda, après sa mort, alors qu'elle était oubliée, un parterre que des
+humbles cultivaient dans un coin de village.
+
+
+
+
+XVI
+
+
+Depuis des temps éloignés, les Buguet n'avaient cessé d'être la proie du
+village; leurs cheveux blancs ne faisaient pas cesser les rancunes, que
+les rustres, avec des méchancetés de bêtes fauves, transmettaient à
+leurs enfants.
+
+Quand il se rendait le dimanche à l'église, Jasmin entendait toujours
+les mêmes propos. On lui reprochait la mort de la mère Buguet, la
+disparition de Tiennette Lampalaire. Personne n'oubliait que le
+jardinier s'était vu chassé de Bellevue après avoir été le serviteur de
+la «putain du Roi». Les nouveau-nés, à Boissise, paraissaient téter
+cette haine avec le lait de leurs mères. Les Règneauciel et les
+Lampalaire se montraient les plus venimeux et les plus hostiles. Ils
+menacèrent plusieurs fois les Buguet de mort.
+
+Le curé seul venait chez Jasmin avec un bon sourire. Il consolait,
+prêchait la résignation. Il était maigre et pâle. On disait qu'il avait
+bien cent ans. Il trouva pour Buguet quelques travaux dans des cures et
+des couvents.
+
+De son côté Martine allait coudre à Melun chez des bourgeois. Elle
+rapportait quelques sols. Mais elle était obligée de revenir au bord de
+la Seine par des nuits où le vent sifflait. Jasmin allait à sa rencontre
+et ils rentraient sans espérance de jours meilleurs. En hiver, ils se
+couchaient tôt pour ne consommer ni huile ni chandelle, et ils ne se
+nourrissaient souvent que de pain d'orge et d'avoine. Jasmin, le dos
+voûté, rattachait ses semelles avec des cordes pour peiner dans son
+jardin et Martine, les traits tirés, la mine creuse, finit, quand elle
+se rendait à Melun, par ressembler à une vieille pauvresse qui va quêter
+par les chemins.
+
+Les Buguet avaient toujours gardé à leur muraille le portrait de la
+marquise de Pompadour. Jasmin cultivait quelques fleurs pour composer
+des bouquets qu'il mettait pieusement sous l'image.
+
+Cette fidélité redoublait l'acharnement du village. Les gens rendaient
+les pauvres jardiniers responsables des exactions croissantes qui
+amaigrissaient leurs pitances. On leur montrait le poing:
+
+--Vous recracherez ce que vous avez avalé chez les nobles!
+
+Les paysans récriminaient contre le droit exclusif de chasse, celui de
+fuies et de colombiers. La dîme les exaspérait.
+
+--C'est pour payer les frais de vos ripailles à Bellevue que nous sommes
+réduits à manger l'herbe! criaient-ils aux Buguet.
+
+Ceux-ci protestaient doucement. Jasmin se hasarda un jour à dire que la
+Marquise avait des goûts de bergère.
+
+--De porchère! lui fut-il hurlé. Elle a gardé sur terre les cochons du
+diable et elle les soigne en enfer!
+
+Cependant depuis trente années les événements s'étaient pressés.
+
+Louis XV était mort. La nouvelle reine était une Autrichienne, que
+personne n'aimait.
+
+En 1789, le bruit se répandit que Louis XVI était ruiné et qu'il voulait
+demander de l'argent au peuple.
+
+--Tu vois, dirent les paysans au vieux Jasmin, c'est nous qui paierons
+les violons!
+
+Quelque temps après un des Règneauciel, Pierre, garçon de vingt ans,
+accourut essoufflé de Melun:
+
+--Le peuple de Paris a pris la Bastille d'assaut! s'écria-t-il. Ils ont
+massacré la garnison!
+
+On s'assembla vis-à-vis de l'église. Pierre, qui avait vécu dans la
+capitale, parla de la liberté conquise. Il voulait aller se battre
+contre les Suisses et les Allemands du Roi.
+
+A ces nouvelles, le vieux Jasmin vacilla sur ses jambes. Son visage,
+tout fripé par les rides et qu'encadrait une barbe argentée, devint plus
+pâle.
+
+--On vit trop! On vit trop! murmura-t-il en levant une main tremblante.
+
+Pierre Règneauciel entra chez lui, désigna le portrait de la Pompadour:
+
+--Tu devrais brûler cela!
+
+--Non! s'écria le vieillard d'une voix rauque.
+
+--Cela te portera malheur!
+
+Les jours suivants, Pierre se promena dans le village avec quelques
+galvaudeux. Ils donnaient les détails sur l'événement du 14 juillet. Ils
+mirent des feuilles vertes sur leurs feutres cabossés pour imiter
+Camille Desmoulins au Palais-Royal: ils remplacèrent bientôt les
+feuilles par une cocarde rouge et bleue et Règneauciel agita une pique
+de garde national, qu'un marinier lui avait apportée de Paris.
+
+Bientôt on apprit que les paysans boutaient le feu aux châteaux par
+toute la France. Jasmin craignit pour celui de Bellevue. Il le voyait
+avec ses quatre murailles noires, son toit écroulé, les serres
+détruites, les orangers jetés sur le sol comme les révoltés que la
+mitraille avait tués le long des murs de la Bastille. Le soir il
+fouillait l'horizon du côté d'Étioles.
+
+Cependant les événements se calmèrent pour de longs mois. Une ère
+fleurie semblait renaître. Il vint de Paris quelques vagues espérances.
+Une fête avait eu lieu au Champ-de-Mars, où le Roi avait embrassé les
+représentants de la commune et les fédérés des départements. On se
+répétait jusqu'à Boissise les inscriptions patriotiques de l'arc de
+triomphe. L'Assemblée constituante ayant aboli les titres, les
+armoiries, les livrées et les ordres de chevalerie, Pierre Règneauciel
+affecta d'appeler le seigneur du village «citoyen Orangis».
+
+Mais peu après les manants virent plusieurs berlines attelées chacune de
+six chevaux s'arrêter devant le château. Le marquis descendit de l'une
+d'elles, botté à l'anglaise, sanglé dans un habit vert-dragon, les
+jambes serrées en une culotte de peau de daim. Il portait un chapeau
+rond qu'il s'enfonça, d'un geste colère, en pénétrant dans son parc.
+
+Les valets hissèrent de grosses malles dans les voitures. Des villageois
+vinrent regarder. Les laquais les chassèrent avec furie.
+
+Quand les berlines furent chargées, elles partirent au galop.
+
+Pierre Règneauciel courut derrière le cortège en agitant un vieux
+pistolet sans amorce:
+
+--Ils émigrent! Ils émigrent!
+
+Il revint essoufflé devant l'église et cria:
+
+--Vive la nation!
+
+Jasmin hocha la tête:
+
+--Cette fuite ne présage rien de bon.
+
+Ses pressentiments ne le trompèrent pas. On sut que Louis XVI avait fui
+aussi et que, ressaisi du côté de Varennes, il était sous la garde de la
+nation.
+
+Pierre Règneauciel, en revenant de Melun, cria plusieurs fois:
+
+--Vive la République!
+
+Beaucoup de paysans ne comprirent pas ce mot. Pierre expliqua que
+c'était la suppression des rois.
+
+Ses auditeurs frémirent.
+
+--Au moins aurons-nous le pain quotidien?
+
+--On pillerait!
+
+Puis des bruits de guerre circulèrent. Toute l'Europe, excitée par les
+émigrés, s'apprêtait à envahir la France. Règneauciel raconta qu'il
+avait vu des poteaux rouges sur lesquels il était inscrit: «Citoyens, la
+patrie est en danger.» Il parla de s'engager dans les armées qui
+allaient se battre à la frontière. Sa pique de garde national ne le
+quittait plus.
+
+Jasmin entrevit des choses épouvantables. Les châteaux flambaient dans
+ses rêves. On massacrait les habitants. Il se réveillait hagard, et
+murmurait:
+
+--Dieu! qu'il ne lui arrive point de mal!
+
+La vieille Martine savait pour qui son mari craignait. Elle n'osait lui
+rappeler que la marquise de Pompadour était morte depuis longtemps. Mais
+quand le jour pointait Buguet se souvenait et disait en hochant la
+tête:
+
+--C'est fini! Tout est fini!
+
+En août 1792, l'écho des canons qui avait tonné à travers les Tuileries
+parvint à Boissise. Buguet trembla pour les beaux arbres et les statues.
+Au mois de septembre, Règneauciel arriva chez le jardinier.
+
+--On en a massacré des centaines! s'écria-t-il.
+
+--Des centaines? demanda Jasmin anxieux.
+
+--Des aristocrates!
+
+Règneauciel se pencha pour regarder Buguet d'un air menaçant:
+
+--Et des suspects!
+
+Règneauciel désigna le portrait de la Pompadour d'un doigt farouche:
+
+--Si celle-là eût vécu, on l'aurait massacrée!
+
+Il cracha sur la Belle Jardinière et partit.
+
+Buguet essaya de courir sur les pas du garçon. Ses mains se levaient
+pour étrangler l'insolent. Celui-ci, déjà loin, sifflait, le nez en
+l'air.
+
+Le vieillard suffoqué s'appuya sur le coin de sa table. Puis il prit un
+coquemar plein d'eau, se hissa d'un mouvement caduc sur une chaise et
+lava le cadre. Buguet fut heureux de se trouver tout près de la figure
+au clair regard, au chapeau gaillardement posé sur l'oreille gauche.
+D'ordinaire ses yeux faibles la voyaient à travers un brouillard. Il
+embrassa le bas de la gravure et demanda:
+
+--Pardon!
+
+A la fin du mois, Jasmin et Martine virent par la fenêtre Règneauciel
+qui arrivait, un bonnet rouge sur la tête, en agitant un bâton et
+escorté de gaillards qui braillaient. Martine se précipita pour fermer
+la porte. Règneauciel se prit à ricaner.
+
+--La République est proclamée! s'écria-t-il. Vive la République!
+
+Il poussa la porte.
+
+--Crie donc: Vive la République! hurla-t-il à Buguet.
+
+Le vieux jardinier de la Pompadour ne répondit pas.
+
+--Vas-tu m'obéir, canaille!
+
+Règneauciel fit mine de vouloir briser le portrait de la favorite.
+Alors, branlant la tête et d'une voix chevrotante, Buguet murmura:
+
+--Vive la République!
+
+--Plus fort! s'écria Règneauciel.
+
+Il leva son bâton vers la Belle Jardinière.
+
+--Vive la République! cria le vieillard de toute la force de ses pauvres
+poumons.
+
+Règneauciel partit en criant:
+
+--A bas Louis Capet!
+
+L'exécution de Louis XVI épouvanta Jasmin. Dans ses idées, le souverain
+restait le Roi au visage rose et rond sous la poudre blanche, le Roi à
+la démarche élégante et ennuyée qu'il avait vu à Bellevue. C'est à ce
+cou cravaté de dentelles qu'il imagina la raie de la guillotine et,
+longtemps, son front chauve dans ses mains gourdes, il hoqueta:
+
+--Mon Dieu! mon Dieu!
+
+Les mois suivants des bruits de guerre et d'échafaud continuèrent à
+arriver aux oreilles de Jasmin. Les prêtres du pays étaient partis. On
+raconta que des «Jacobins» avaient fait périr la Reine. Des «brûlements»
+eurent lieu à Corbeil et à Melun, où l'on faisait flamber tout ce qui
+rappelait la «tyrannie» et la «superstition»: armoiries, titres,
+reliques, livres, drapeaux. Règneauciel racontait qu'on accomplissait
+ces cérémonies au son de la musique et il ne manquait point d'aller
+acclamer.
+
+--Tu ferais mieux de brûler de la poudre contre les Autrichiens, lui dit
+Martine.
+
+--Je me fous de toi! répliqua le sans-culotte.
+
+Des bandes passaient dans les bourgs pillant les églises. L'une d'elles
+apparut un matin à Boissise. Ces hommes étaient plus de cent et venaient
+on ne savait d'où. Déguenillés, ils avaient l'air de sortir d'une
+prison. Des femmes échevelées portaient des bonnets rouges. Tous avaient
+des piques, des fusils, des sabres. Les villageois se réfugièrent dans
+les bois de La Mée. Règneauciel se joignit à la bande et la conduisit à
+l'église.
+
+Buguet et Martine n'avaient pu fuir. Ils s'enfermèrent dans leur maison.
+
+Des cris retentissaient par le village. Martine, qui avait conservé de
+bons yeux, aperçut une fumée épaisse qui montait du cimetière.
+
+--Ils brûlent les livres de messe, dit-elle, et les catéchismes.
+
+Elle observa par une lucarne. Des coups de feu éclatèrent.
+
+--Ils tirent sur la croix!
+
+Martine crispait ses mains à une poutre, se hissant pour mieux voir.
+
+--Ils décapitent saint Antoine devant la maison de Cancri!... Ciel, le
+saint ciboire!...
+
+Elle fit le signe de la croix.
+
+--Ils jettent les hosties! Bon Dieu! Ils outragent la Sainte Vierge!
+
+Martine lâcha la poutre et vint haletante s'asseoir près de son mari.
+
+Les émeutiers entonnèrent un «Dies iræ» qu'ils coupaient des refrains de
+la «Carmagnole». Les Buguet entendirent briser les vitres de l'église et
+le bruit de la cloche qui tombait. Ils prièrent.
+
+Tout à coup, la bande encombra le chemin qui descendait vers la Seine.
+Jasmin les aperçut par la fenêtre. Ils s'étaient vêtus de chasubles et
+de surplis qui leur mettaient au dos de l'or et des croix noires. Ils
+brandissaient le goupillon, les encensoirs, les cierges bénits. La
+statue de la Vierge était promenée au milieu de leur bande sur un âne et
+une grosse «Mariane» toute rouge brandissait le petit porc de saint
+Antoine. Trois hommes sur une planche portaient la cloche. Tous
+hurlaient. Au milieu, Pierre Règneauciel, coiffé du bonnet phrygien,
+agitait sa pique au bout de laquelle se trouvait enfilée une toque de
+curé.
+
+--C'est là! dit-il.
+
+Il montrait du doigt la maison de Jasmin. Quatre gaillards enfoncèrent
+la porte. Les Buguet se blottirent au fond de la chambre.
+
+Un homme entra, en chemise déchirée, les mollets nus. Ses yeux
+brillèrent quand il aperçut la Belle Jardinière:
+
+--La Pompadour, je l'ai connue en ma jeunesse! J'ai logé à la Bastille
+pour un pamphlet à cause de cette arrogante Poisson! Voyez, mes amis! Je
+la retrouve!
+
+Il agita un sabre sous la gravure:
+
+--Tiens, crève, grisette formée pour le bordel, comme l'a chanté ton ami
+de Voltaire, crève, honte de la France!
+
+Il donna trois coups à l'image. Le cadre vola en éclats, le portrait fut
+déchiré.
+
+--Monstre! s'écria Jasmin.
+
+Il s'élança, armé d'un couteau, vers le brigand. Mais celui-ci l'arrêta
+avec la pointe de son sabre et étendit le vieux jardinier sur le sol:
+
+--Ainsi périssent les ennemis de la liberté!
+
+Jasmin râle. Le sang coule sur sa poitrine.
+
+--J'étouffe, dit-il.
+
+Martine se jette sur son mari, déchire sa veste, cherche la plaie.
+
+--Jasmin! Reviens! Reviens!
+
+Buguet ne répond pas.
+
+--Jasmin! hurle Martine.
+
+Il pâlit davantage.
+
+--Reviens donc! Ah! Tu reviendras!
+
+Rapide comme à Étioles, elle escalade l'escalier, fait glisser d'un coin
+du grenier un coffre qu'elle ouvre. Elle en tire une robe rose et la
+déploie.
+
+Cette robe! Celle que sa maîtresse portait à Sénart, que Martine mit à
+Étioles devant Jasmin et que, Buguet vit à la Marquise quand elle
+dansait à la lueur des étoiles! Martine s'en revêt; fanée et fripée, la
+robe est lâche à la taille, se décollette sur la poitrine vide de la
+vieille, embarrasse ses pas. Qu'importe! Martine la prit pour rappeler
+Jasmin si, un jour, il voulait la quitter! Et Jasmin s'en va!
+
+Trébuchante, Martine redescend, se précipite sur le blessé. Elle sourit
+d'une façon étrange:
+
+--Jasmin, reviens donc! Pourquoi partir?
+
+La vieille a imité l'accent de Mme d'Étioles. Buguet ouvre les yeux, ses
+lèvres remuent, il saisit la robe d'un geste vague. Jadis il épandit sur
+l'étoffe soyeuse des gouttes d'eau. Il la tache de sang. Ses doigts se
+crispent sur les rubans, s'accrochent aux nœuds. Ses narines paraissent
+chercher un relent de parfum. Martine roule sa tête sur le corps de son
+mari en riant aux éclats:
+
+--Je savais bien que tu reviendrais!
+
+Mais la bouche du jardinier reste ouverte, ses yeux deviennent vitreux,
+ses mains inertes.
+
+Alors Martine se relève avec un sourire édenté; elle prend un coin de sa
+robe, et, fardée de sang, poudrée par la vieillesse, elle entame autour
+de Jasmin le menuet, tandis que, d'une voix brisée, elle chante un air
+sautillant de Lulli qu'aimait la Pompadour.
+
+
+
+
+
+End of Project Gutenberg's Le jardinier de la Pompadour, by Eugène Demolder
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE JARDINIER DE LA POMPADOUR ***
+
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+WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
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+warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
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+interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
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+provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
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+trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
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+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
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+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
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+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at https://pglaf.org
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+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
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+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
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+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit https://pglaf.org
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+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ https://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
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@@ -0,0 +1,8484 @@
+Project Gutenberg's Le jardinier de la Pompadour, by Eugène Demolder
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Le jardinier de la Pompadour
+
+Author: Eugène Demolder
+
+Release Date: December 15, 2005 [EBook #17311]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE JARDINIER DE LA POMPADOUR ***
+
+
+
+
+Produced by Carlo Traverso, Eric Vautier and the Online
+Distributed Proofreading Team of Europe. This file was
+produced from images generously made available by the
+Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
+http://gallica.bnf.fr.
+
+
+
+
+
+
+Le Jardinier de la Pompadour
+
+Eugène Demolder
+
+Quatrième édition
+
+Société du Mercure de France
+
+MCMIV
+
+À Edmond Haraucourt
+
+
+
+
+I
+
+
+Avec l'alouette la maison de Jasmin Buguet s'éveilla dans le matin de
+septembre.
+
+Elle ouvrit ses volets, lâcha les pigeons, pendit trois cages à ses murs
+escaladés par les vignes.
+
+À travers la brume les petits carreaux des fenêtres rirent sous le toit
+en tuiles rousses; la lucarne qui donnait sur le village s'enflamma au
+reflet de l'aurore.
+
+Cette humble demeure s'érigeait à Boissise-la-Bertrand, un village juché
+au bord de la Seine, à une lieue en aval de Melun, au long de la rive
+droite. Elle se présentait la première, quand on arrivait par le chemin
+de Saint-Port; elle regardait le cours d'eau, très large vers cet
+endroit, et haute d'un seul étage s'adossait à la pente du coteau sur
+lequel s'étendait le jardin.
+
+Le plus beau des jardins! Les Buguet étaient fleuristes de père en fils.
+Leurs plates-bandes rivalisaient d'éclat avec celles du petit château
+voisin, badigeonné de jaune et qui appartenait aux marquis d'Orangis.
+Jasmin avait la coquetterie de sa flore. Dès le printemps il exposait
+sous la treille, appuyés à la façade du logis, des petits «théâtres de
+fleurs»: assemblages de plantes qui s'élevaient sur des gradins les unes
+derrière les autres, en sorte que l'oeil et la main se pouvaient porter
+partout sans obstacle. Il y mettait des oreilles d'ours, des renoncules
+d'or, des anémones; elles alternaient avec les tulipes jaspées qui
+éclairaient de leur flamme cette parade printanière. Un marronnier
+d'Inde abritait l'étal qu'eût dévoré le soleil. En été Jasmin disposait
+sur les gradins les oeillets rouges, les glaïeuls et la
+campanule-carillon. L'automne y faisait épanouir les géraniums, les
+tricolors, les chrysanthèmes.
+
+Or ce jour de septembre le jardinier se leva avec le soleil. La veille,
+avant de retourner au château, Martine Bécot, la chambrière de Mme
+d'Étioles, lui avait dit en ouvrant des yeux cajoleurs:
+
+--Je suis en peine, Jasmin! Il me faut demain des fleurs roses pour
+orner le phaëton de ma maîtresse. Je ne sais où les trouver!
+
+Buguet s'était planté un oeillet au coin de la bouche et avait répondu,
+fanfaron:
+
+--Je te donnerai toutes les fleurs de mon jardin, si tu viens prendre
+celle-ci avec tes dents!
+
+Martine avait obéi. C'est pourquoi dès l'aurore Jasmin coupait les
+fleurs de six grands lauriers roses qui dans leurs caisses peintes en
+vert clair s'alignaient devant sa maison.
+
+Ah! C'est bien pour l'amour de Martine qu'il abattit d'un coup ces
+rameaux qui balançaient au vent leurs calices parfumés! Il les sacrifia
+tous: la maisonnette fit grise mine, sa parure enlevée, et ce fut avec
+mélancolie que Jasmin couvrit la grande corbeille où il avait couché les
+jolis nériums, après avoir eu soin d'envelopper chaque branche de mousse
+humide.
+
+A six heures une charrette s'arrêta devant la porte; c'était Rémy
+Gosset, le parrain à Martine. Il venait prendre les fleurs: «Ça ne le
+gênait guère, car il allait à Corbeil porter son beurre, son fromage et
+ses oeufs.»
+
+Jasmin veilla à ce que le précieux envoi ne fût pas déposé sur les
+caisses à fromages: il l'installa lui-même au-dessus des paniers d'oeufs
+et fît promettre au bonhomme de se rendre d'abord au château d'Étioles.
+
+--J'y serai sur le coup de neuf heures, affirma Gosset.
+
+Il fit serment de remettre la corbeille à Martine elle-même, afin que
+personne ne laissât traîner au soleil la délicate marchandise.
+
+D'un coup de fouet il enleva son bidet: la bâche verte de la charrette
+tourna dans la ruelle et disparut.
+
+Jasmin resta sur la route et suivit des yeux le courant de la Seine: des
+bateaux de Bourgogne descendaient vers Paris des tonnes cerclées de neuf
+et avançaient lentement dans le brouillard du matin.
+
+Comme le jardinier les regardait, une fenêtre de la maison s'ouvrit et
+une vieille femme en bonnet de nuit apparut:
+
+--Jasmin! Jasmin! Arrive donc! cria-t-elle.
+
+--Voilà! voilà! mère!
+
+Quand il rentra, la vieille était descendue. Elle apostropha gaiement
+son fils:
+
+--Eh bien, mon gars! T'as la puce à l'oreille? C'est-y pour voir couler
+la Seine que tu t'es levé si tôt? A ton aise, après tout! Les
+cuisse-madame et les mouille-bouche sont cueillies. Les calvilles
+peuvent attendre. Déjeune!
+
+Elle poussa sur la table une miche, du lard et un cruchon. Jasmin sortit
+un couteau de sa poche, se servit, mangea, but à même la cruche.
+
+--L'aurore creuse l'estomac, dit-il.
+
+La mère allumait une flambée de sarments sous le trépied, au milieu de
+la grande cheminée. Le fagot fuma: la vieille n'en fut point gênée; elle
+se versa du lait dans une écuelle en terre, qu'elle mit sur les flammes;
+puis elle tailla quelques tranches de pain bis: quand l'ébullition
+commença, elle les jeta dans le lait, sala, poivra et laissa mijoter.
+
+Ces préparatifs firent tousser Jasmin.
+
+--Je vais prendre l'air, dit-il.
+
+--C'est la fumée qui te chasse, fieu! Va sentir d'où le vent vient! Tu
+me le diras!
+
+Jasmin sortit. A ce moment le ciel devint plus transparent. Sur l'eau
+flottaient des brumes: avides de lumière autant qu'amoureuses de l'onde,
+elles tiraient vers le ciel et trempaient leurs gazes dans le fleuve
+endormi.
+
+Soudain la brise réveilla tout à fait la Seine; dans un frémissement,
+sous le soleil pâle en sa rondeur d'hostie, l'eau se pailleta d'argent.
+Ebloui, Jasmin regarda les spirales opalines que le vent poussait contre
+les buissons.
+
+Il adorait la rosée; il aimait à surprendre ses diamants près d'une
+cétoine verte, au coeur des «cuisses de Nymphe». Ce matin elle le fit
+songer aux mois déjà passés. Vraiment cette année le printemps avait
+opéré le miracle des roses. La Fête-Dieu en était restée inoubliable:
+les rues avaient été jonchées de pétales, les reposoirs enguirlandés de
+branches fleuries et la petite église avait ressemblé à un temple de
+l'Amour.
+
+Aujourd'hui on payait cette débauche. Jasmin jeta un regard à ses
+rosiers épuisés par un trop fougueux renouveau: l'été était mort et ils
+ne portaient pas de fleurs «remontantes». A l'idée de cette privation
+Buguet regretta presque le cadeau fait à Martine; bien qu'il aimât fort
+la soubrette, il la maudit un brin et sentit que peut-être au fond de
+son âme il préférait à sa blonde joliesse la chair multicolore des
+bouquets.
+
+Doucement, avec un soupir, il gravit à droite de la maison un petit
+escalier de pierres qui conduisait à une terrasse où s'alignaient les
+fuschias, les basilics odorants, les orangers de savetier. Au long de
+plates-bandes bordées de thym, les oeillets d'Inde répandaient leur âpre
+parfum. Au fond de la terrasse, le premier rayon aviva les roses
+trémières comme s'il les eût peintes avec un pinceau d'or.
+
+Jasmin sortit un arrosoir, en plongea le ventre dans un tonneau enfoncé
+au coin d'un parterre. Il distribua l'eau à des flox préparés pour la
+Saint-Auguste, tombant ce jour-là.
+
+--Mère, cria-t-il en promenant sur les plantes les jets fins d'un juste
+arrosage, les flox blancs sont à vendre! Trois sols!
+
+--C'est pas donné, mon garçon!
+
+Jasmin devait aller chez l'oncle Gillot pour savoir quand on commençait
+les vendanges.
+
+--Bonne idée, mon fieu! dit la Buguet. Embrasse bien mon frère pour moi.
+Hé! Porte-lui notre dernier melon.
+
+Buguet rentra, mit sa culotte noire à boucles d'argent, une chemise de
+toile bise avec un col rabattu, un gilet de pékin à pochettes et son
+habit brun en droguet: puis, ayant noué ses cheveux par derrière en
+catogan, il posa sur son front le tricorne des dimanches.
+
+Il partit, emportant sur l'épaule, au bout d'un bâton, le gros fruit
+jaune que la mère avait mis dans un panier fermé «pour attraper les
+curieux».
+
+Et il suivit le bord de la Seine, heureux de la belle journée.
+
+Passant à Saint-Assises, Jasmin aperçut dans le parc d'une
+gentilhommière le vieux jardinier qui ratissait l'allée.
+
+--Bonjour, monsieur Leturcq!
+
+--Ah! Jasmin! Entre donc!
+
+--Vous êtes bien civil, monsieur Leturcq! Buguet ôta son chapeau et
+déposa le panier près de la grille.
+
+--Viens que je te montre une plante nouvelle, continua M. Leturcq. Elle
+arrive d'Italie et fleurit ici pour la première fois.
+
+Jasmin eut un battement de coeur en pénétrant dans la petite serre. Un
+dévot n'est pas plus ému sous le porche d'une église. Cet amoureux des
+fleurs eût cherché l'eau bénite au fond des arrosoirs et se fût signé.
+Il tint son feutre sous le bras respectueusement.
+
+--Vois, dit M. Leturcq avec un geste rond et une mine satisfaite.
+
+Jasmin s'arrêta devant deux tubéreuses. Blanches sur leurs longues tiges
+vertes et rougissant, comme honteuses de la volupté qui s'émanait de
+leurs corolles, capiteuses elles s'offraient au milieu d'un groupe de
+bromélias bigarrés qui semblaient épris des nouvelles venues.
+
+--Caresse! C'est doux, dit M. Leturcq. Jasmin obéit; sa main trembla.
+
+--Et celle-ci? continua le vieux jardinier. C'était la Gordon des
+Anglais (ainsi appelait-on alors le gardénia!), tout aristocratique et
+élégante.
+
+--Sont-elles belles! murmura Buguet. Vous devez être fier de les
+montrer, monsieur Leturcq.
+
+--Dame! On a son amour-propre! Malheureusement les connaisseurs sont
+rares.
+
+Jasmin reprit sa route, émerveillé. Ces tubéreuses! Sa cervelle en était
+troublée. Il lui semblait qu'il venait d'assister au déshabillé d'une
+princesse au jour de ses noces, dans un de ces contes qu'il lisait aux
+veillées. Et il était l'époux! Il avait touché la chair blanche: sa main
+en restait parfumée!
+
+Il reconnut aussi que l'odeur des tubéreuses était pareille à celle du
+flacon que Martine lui avait donné un jour en disant:
+
+--Tiens, c'est de Mme d'Étioles!
+
+Et il songea à Mme d'Étioles. Il se la figura pareille à la fille d'un
+lord qu'il avait vue au parc de Vaux-Pralin quand il s'y trouvait en
+corvée. Cette anglaise était pâle comme la gordon et, ainsi que cette
+fleur, vêtue de mousseline blanche.
+
+Jasmin côtoyait le fleuve. Une poule d'eau s'envolant des roseaux le
+tira de sa songerie. Il prit dans sa pochette la grosse montre d'argent
+qu'il tenait de son père. Le petit forgeron du cadran frappa huit coups
+sur son enclume. Jasmin, rassuré, continua lentement sa route.
+
+Mais une femme vint l'accoster: Nicole Sansonet, la pêcheuse
+d'anguilles--une gaillarde qui n'eut point peur des chevau-légers en son
+temps et qui, frisant la quarantaine, regardait encore les garçons avec
+une flamme au fond de l'oeil. Sa cornette couvrait une figure rougeaude,
+son tablier à bavette dissimulait mal de grasses rondeurs. Elle portait
+sur le dos une hotte pleine de poissons; une gourde battait ses fesses.
+
+--Belle journée, Jasmin, dit-elle. Il faut en profiter. Elles vont se
+faire rares, mon gas!
+
+Ils cheminent côte à côte. Tout à coup la commère regarde son compagnon
+en face:
+
+--A propos, toi, t'es pas encore marié? T'es dans l'âge pourtant! On
+l'avait annoncé, ton mariage! On croyait que ce serait aux prunes! Et
+puis, pan! V'la Martine à Étioles! Alors, c'est-y pour les vendanges ou
+la Noël?
+
+Jasmin rit et Nicole continue:
+
+--C'est qu'elle est avenante, la mâtine! A ta place, je n'aimerais guère
+la voir entourée de ces freluquets d'Étioles! La vertu d'une femme ça
+glisse comme l'anguille, et quand c'est parti, c'est parti! Ouvre
+l'oeil, Jasmin, c'est Nicole qui te le dit.
+
+Buguet était arrivé. Il remercia la pêcheuse pour ses conseils et se
+dirigea vers la tannerie de l'oncle Gillot.
+
+Elle s'érigeait devant la Seine. Culottée par le tannin, le sang, les
+chiures de frelons, elle distribuait ses trois séchoirs et le logis du
+maître le long d'une cour brune et puante. Au milieu, une charrette
+pleine de peaux de boeufs était arrêtée.
+
+Jasmin entra. Ses parents lui firent bon accueil. La tante Gillot prit
+le melon, le flaira sous la queue. Le jardinier s'informa de l'état des
+vignes.
+
+--Eh! si septembre est chaud (chose probable, vu que le beau temps a
+pris avec la lune!) on pourra vendanger tôt!
+
+--Bonne affaire, répliqua Jasmin. En attendant je vais passer la
+journée ici et voir s'il n'y a rien à tailler dans l'enclos.
+
+--J'ai mieux pour toi, mon neveu, dit la mère Gillot. Eustache
+Chatouillard, notre voisin, a promis de venir me prendre dans sa
+carriole pour aller à Sénart, où le Roi chasse en forêt. Mais il faut
+que j'aide mon homme à mettre les peaux dessaigner dans la rivière. Va à
+Sénart à ma place!
+
+Jasmin hésita.
+
+--C'est des choses qu'on voit une fois dans sa vie, insista Gillot.
+
+Eustache arriva sur ces entrefaites. Il poussa des exclamations en
+apprenant que la mère Gillot était empêchée. Mais il enleva Jasmin.
+
+--Je suis certain que le Roi vient, affirma-t-il. Je le tiens de
+grenadiers à cheval qui raccommodaient la route.
+
+Comme Jasmin s'étonnait que des soldats vinssent réparer les chemins
+pour un seul passage de carrosses:
+
+--Ah! Ah! reprit Chatouillard, c'est qu'il y a des dames dans les
+carrosses, et les cahots, ça ne fripe pas seulement les atours! Il y a
+autre chose en dessous qu'il faut soigner!... Ça te fait rire,
+jardinier! Tu ne t'assieds pas sur tes laitues quand tu les portes au
+marché de Corbeil?
+
+--Eh! J'ai trop souci de ma marchandise!
+
+--Chacun a souci de la sienne, mon gars! Hue, Bourry!
+
+Le cheval trottait ferme, excité par les éclats de voix d'Eustache et
+les coups de fouet. Les jeunes gens atteignirent Nandy, dont la petite
+église sonna dix heures. Ils traversaient les champs déjà fauchés où les
+perdrix couraient dans le chaume. Les meules posaient leurs cônes d'or à
+côté des bosquets d'un vert sombre; une brise légère fit glisser le
+frisson pâle des feuilles retournées.
+
+Le village de Lieusaint, où ils arrivèrent bientôt, était encombré. Un
+air de fête soufflait. Les groupes de paysans allaient, venaient, avec
+des fermières en coqueluchon noir ou en chapeau de paille; une quêteuse
+de grand chemin, ses souliers à la ceinture, regardait, l'air ahuri. Un
+âne chargé d'ustensiles revenait du marché de Corbeil, accompagné de
+laitières portant le pot de cuivre sur la tête et de gamins qui avaient
+été vendre des noisettes au litron.
+
+Les grenadiers à cheval caracolaient, sous leur bonnet rouge garni de
+peau d'ourson.
+
+Ils avaient les sabres au clair; de longs fusils et des épieux battaient
+leurs cuisses.
+
+Au fond de la longue, et large route qui, bordée au bourg de fermes et
+de maisons blanches, pénétrait ensuite dans la forêt, au loin, près du
+carrefour de Villeroi, à l'extrémité de l'allée que barraient les
+grenadiers, une foule multicolore papillonnait, jetait et mêlait des
+taches blanches, pourpres, jaunes. De clairs personnages sortaient des
+coulisses de l'horizon. Ils apparaissaient, disparaissaient. Au-dessus
+de ce mouvant spectacle rayé par un soleil de clairière, les vols de
+corbeaux se débandaient par crainte des hourvaris et du forhu.
+
+Les deux garçons descendirent de carriole. Et tout à coup Jasmin se
+sentit intimidé. Il allait voir le Roi! Cette idée bouleversa son coeur.
+Dans les châteaux où il taillait les charmilles, il avait souvent
+entendu parler de Louis XV. Il savait la puissance du souverain: il lui
+parut que la forêt la recelait entière, que les cors allaient annoncer
+la présence d'une chose formidable.
+
+Eustache avait pris dans la voiture du pain et du fromage; il entraîna
+Jasmin vers les taillis.
+
+Ils se faufilèrent sous les ramées. Des gardes de la maison du roi
+empêchaient d'approcher du carrefour, «où l'on sert une halte à Sa
+Majesté», dirent-ils.
+
+Heureusement Eustache rencontra un valet de chiens de sa connaissance;
+grâce à lui ils purent approcher.
+
+--Regardez! dit le domestique.
+
+Au bord de la route c'était d'abord les chevaux de la suite royale.
+Parmi eux, un tout blanc:
+
+--Le cheval du roi, murmura le valet.
+
+Un autre, isabelle doré, avec la raie de mulet et les crins noirs.
+
+--Celui de la duchesse de Châteauroux, continua le piqueur.
+
+Cependant cette cavalerie à étriers vides empêchait les amis de voir:
+ils grimpèrent dans un orme et choisirent en ses fourches un commode
+observatoire.
+
+Aux pieds des chênes et des bouleaux où sont accrochés les cors et les
+couteaux de chasse, c'est un fracas d'uniformes, une allée et venue de
+chevau-légers, de meutes tenues en laisse, un effarement de marmitons
+qui portent sur de grands plats des hures, des lièvres rôtis et des
+fruits. Les hêtres abritent le repos de mules à panaches et oreillères
+de cuivre. Et partout où s'étendent de l'herbe et, un peu d'ombre, des
+seigneurs, des officiers, des dames se régalent, assis ou couchés autour
+de nappes jetées sur le sol.
+
+Jasmin est ébloui. Cette cour qui s'ébat parmi les mousses, l'attrait de
+ces visages, l'étourderie de ces amazones qui ménagent des retroussis de
+jupes d'où sortent de jolis pieds chaussés de maroquin violet, ces
+gentilshommes qui arborent des cordons bleus sur la poitrine et appuient
+la main sur leur coeur, ces abandons aimables, tout le charme de cette
+aristocratie, que le jardinier a déjà entrevue dans les châteaux de
+Melun, le ravissent.
+
+--Que c'est beau! murmure-t-il.
+
+Eustache lui souffle:
+
+--Le Roi!
+
+--Où?
+
+--Là!
+
+Louis XV est assis au milieu d'un grand tapis. Sur un habit de velours
+pourpre à larges galons il porte des dentelles, et sur sa perruque
+poudrée un chapeau bordé de plume blanche. Des laquais s'empressent: ils
+présentent à Sa Majesté un pâté; elle refuse et bâille.
+
+Jasmin remarque que le Roi a le visage rose et rond. Louis XV fait des
+gestes lents, porte paresseusement à sa bouche une cuisse de poulet et
+la jette au petit épagneul qui se roule à côté de son assiette. Puis il
+bâille encore et se penche vers la dame installée près de lui.
+
+--La duchesse de Châteauroux, explique Eustache, qui a travaillé à Paris
+et connaît certaines moeurs de la cour.
+
+--Ce n'est pas la Reine?
+
+--C'est la maîtresse du Roi.
+
+La duchesse a la figure pâle sous le tricorne de chasse et paraît
+souffrante dans sa robe jaune. Elle sursaute aux paroles du Roi et
+Jasmin, à qui rien n'échappe, voit son visage se contracter, ses joues
+devenir livides.
+
+--On dirait qu'elle va mourir, murmure le jardinier.
+
+Une chose l'inquiète davantage: le Roi! Malgré l'air d'ennui que se
+donne le souverain, un prestige l'entoure aux yeux du jouvenceau. Car on
+a dit à Jasmin qu'il faut savoir mourir pour lui, que c'est le chef qui
+dirige les batailles et remporte les victoires. Le fleuriste ne peut
+s'imaginer Louis XV qu'à travers cette illustration. Pourtant il
+souhaiterait son maître plus impérieux, d'une allure virile et gaie. Il
+regrette que le Roi de France ait ce pli d'amertume qui se creuse par
+instant aux commissures de ses lèvres et ce regard qui se pose avec
+mépris. Il se rappelle une gravure où Louis XV a le front libre, l'oeil
+franc, le teint fleuri, l'air à la fois doux et conquérant, et où il
+fait penser en même temps au pigeon ramier et à l'aigle. Jasmin s'assure
+que c'est ainsi que le Roi doit être et dans le personnage distrait et
+fatigué il revoit le prince magnanime de la gravure.
+
+Pendant que Buguet se livrait à ces réflexions, sur la route, du côté de
+Montgeron, apparut au soleil un attelage éclatant qui jeta des reflets
+aux ornières et brilla comme un astre inattendu. Plusieurs seigneurs
+sursautèrent, se firent une visière de la main pour mieux voir.
+
+L'apparition se dessina. Les courtisans distinguèrent une femme en rose
+dans un phaëton d'azur attelé de deux chevaux blancs. Elle conduisait
+elle-même. Derrière, un négrillon tenait ouvert un grand parasol.
+
+A l'approche de la halte, la dame ralentit l'allure de ses chevaux, afin
+de recueillir les regards de la cour étonnée, où frémit un murmure.
+
+Ses larges paniers emplissaient la voiture de falbalas. Sa main gauche
+laissait flotter les rênes; la droite agitait un grand éventail.
+
+Elle portait un chapeau à la bergère sur ses cheveux poudrés et avait
+trois mouches si subtilement posées qu'elles brillaient comme des
+étincelles sur le teint pâle que relevait un rien de fard. La robe
+échancrée à la gorge montrait la naissance des seins. Tout provoquait
+dans la belle cochère: la fierté sur son front, la luxure aux fossettes
+de ses joues et aux coins de ses lèvres. La transparence de ses
+dentelles carnait d'un diabolique éclat jusqu'à ses perles, tandis que
+ses yeux armés cherchaient une victime. Son bras avait l'élégance d'un
+col de cygne, et sa toilette semblait avoir été trempée dans le sang
+enflammé des roses de Bengale.
+
+La dame traversa les groupes des chevau-légers, des grenadiers, des
+valets; elle excitait la curiosité de tous ces hommes.
+
+Elle passa devant le roi, s'inclina.
+
+Jasmin voyait tout du haut de son arbre. A l'aspect de la dame, il
+éprouva un trouble étrange. L'émoi lui fit lâcher une seconde la branche
+qui le soutenait. Il entendit battre son coeur dans sa poitrine. Ebloui
+comme si la reine des fleurs fût apparue, le jardinier cria:
+
+--Mordi, la belle femme!
+
+Mais une gerbe était là, dans la voiture, à côté de la dame. Jasmin
+proféra, la gorge serrée:
+
+--Mes fleurs!
+
+Il avait reconnu les nériums cueillis aux lueurs de l'aurore devant sa
+maisonnette et il dit, tremblant:
+
+--Mme d'Étioles.
+
+Alors, pris de vertige, il descendit de l'arbre et s'éloigna, suivi
+d'Eustache, qui s'étonnait de l'émotion de son ami.
+
+--Mme d'Étioles, répéta encore Buguet.
+
+Eustache prit un air malin:
+
+--J'ai entendu parler d'elle; on dit que c'est un morceau de roi.
+
+Il insista, hochant la tête:
+
+--Un morceau de roi!
+
+Arrivé à proximité de Lieusaint, Eustache quitta Jasmin en lui
+promettant de venir le reprendre une heure plus tard.
+
+--Merci, dit le jardinier, j'ai le temps de retourner à pied, ça me fera
+du bien.
+
+--A ton aise!
+
+Jasmin se dirige du côté de Lieusaint. Dans la route maintenant
+solitaire, il marche, abasourdi, s'arrêtant pour passer la main sur son
+front.
+
+Alors c'est cette femme merveilleuse que Martine approche à toute heure!
+
+Jasmin eût dû deviner que sa promise était au service d'une beauté
+pareille. Depuis quelque temps, elle devenait plus piquante, plus jolie:
+le reflet de Mme d'Étioles, sans doute!
+
+Jasmin pense à ces choses. Mais il entend quelques petits cris, un bruit
+de chevaux emballés. Il se retourne.
+
+Le phaëton d'azur! Mme d'Étioles! Chassée par les officiers de la
+Châteauroux, elle s'est enfuie, défaille de dépit, lâche les rênes; déjà
+le négrillon met sous le nez de sa maîtresse un flacon de cristal; le
+grand parasol roule au milieu de la route.
+
+Jasmin se précipite, arrête les chevaux. Il saute sur le marche-pied de
+la voiture et recueille la dame. Elle est évanouie.
+
+Jasmin la soulève, et avec beaucoup de peine, à cause des grands
+paniers, la porte au pied d'un arbre.
+
+Affolé il crie:
+
+--Mon Dieu, aidez-moi!
+
+Le négrillon s'agite comme un singe en délire.
+
+--Elle est morte! hurle Jasmin.
+
+Il court vers une source qu'il a rencontrée sous bois et revient avec
+son chapeau qui ruisselle. Il y trempe le bout des doigts, et, comme il
+le ferait pour ses amaryllis pâmés, secoue quelques gouttes d'eau sur le
+visage blêmissant où la bouche fardée paraît une blessure.
+
+La dame ouvre les yeux: Jasmin croit renaître lui-même à la vie. Elle
+murmure:
+
+--Où suis-je?... Que faites-vous là?
+
+Jasmin est à genoux. Le négrillon rajuste une dentelle. Mme d'Étioles,
+pâle, fronce le sourcil, sa bouche se crispe avec douleur. Elle dit,
+perdue au fond d'un rêve:
+
+--Je me souviens.
+
+Ses petites mains empoignent l'herbe à côté d'elle:
+
+--Et je me souviendrai.
+
+Puis elle s'adresse au négrillon:
+
+--Mon miroir!
+
+Elle y jette un regard:
+
+--Quel désarroi!
+
+Elle tapote ses boucles, caresse ses sourcils et, se parlant
+elle-même, avec un sourire de mépris:
+
+--Dieu, que j'ai été femme!
+
+Jasmin n'a cessé de contempler les yeux de Mme d'Étioles: ils lui
+paraissent tantôt noirs, tantôt bleus. Sous des cheveux où de vagues
+blondeurs cendrées luttent avec la poudre, le visage ovale de Mme
+d'Étioles montre une peau fine où les mouches de velours se jouent comme
+des volucelles autour d'une rose blanche.
+
+Mme d'Étioles dépose son miroir, tend une main au négrillon, l'autre à
+Jasmin:
+
+--Relevez-moi!
+
+Jasmin hésite. Il n'ose toucher aux doigts frêles.
+
+--Voyons! dit nerveusement Mme d'Étioles.
+
+Le jardinier prend la main tendue, ferme les yeux, tant le coeur lui
+défaille.
+
+Mme d'Étioles est debout.
+
+--Qui êtes-vous? demande-t-elle à Jasmin.
+
+Il murmure, la gorge serrée:
+
+--Jasmin Buguet.
+
+La grande dame dit au négrillon:
+
+--Donne un écu à cet homme.
+
+Buguet réprime un mouvement de révolte:
+
+--Merci! Oh! non! Madame!
+
+Mme d'Étioles s'aperçoit de la bonne mine du jeune garçon:
+
+--Vous regardez mes fleurs? dit-elle d'un air aimable.
+
+Jasmin baisse les paupières:
+
+--Elles viennent de mon jardin.
+
+--De votre jardin?
+
+--Je suis jardinier, c'est Martine Bécot qui me les demanda hier.
+
+--Martine! Je ne savais point.
+
+Mme d'Étioles sourit:
+
+--Vous aurez ma pratique. Jasmin!
+
+Elle remonta dans son phaëton et, ayant retrouvé toute sa grâce, prit
+les guides et partit.
+
+Jasmin la suivit du regard. Elle disparut d'un coup, par un chemin de
+traverse.
+
+Le jardinier s'en alla en songeant à nouveau.
+
+La femme qu'il avait tenue dans ses bras, et dont il se sentit un
+instant aussi parfumé que s'il avait porté une brassée de fraxinelles,
+c'était Mme d'Étioles! Ces mots chantèrent à son oreille: Mme
+d'Étioles! Un sentiment suave descendit dans ses veines, un sentiment
+triste un peu et profond, tel qu'il n'en avait encore ressenti. Il lui
+sembla que son âme se fondait. La plaine et le bois lui parurent
+mélancoliques comme la fin d'une fête.
+
+Poussé par une force irrésistible, Jasmin retourna près de l'arbre sous
+le tronc duquel Mme d'Étioles s'était reposée. Il s'assit. Un rien de
+parfum flottait encore. Le jardinier ferma les yeux: il revit la grande
+dame, avec ses oeillades aux reflets de scabieuse et d'or, avec ses
+lèvres qui brillaient comme des cerises, son front hautain comme une
+étoile, ses doigts fuselés. Quand il releva les paupières, il aperçut,
+dans l'herbe, la place où Mme d'Étioles avait crispé sa main. Il se
+pencha et baisa le gazon ravagé. Puis il se releva brusquement, comme
+s'il se fût brûlé les lèvres, et murmura:
+
+--Je deviens fou.
+
+Au loin la chasse partait du côté de Quincy, les chiens lançaient leurs
+abois, au son métallique desquels se mêlaient les appels des cors. Le
+vent qui s'était levé effaçait sur la route blanche la trace des
+carrosses et le pas des chevaux. Buguet marcha dans le bois désert,
+regarda le soleil disparaître et le ciel doucement violet. Pour regagner
+son village, il s'engagea dans la plaine qui descendait vers la Seine.
+Et bientôt, parmi les mille flammes automnales des colchiques, il
+traversa les grands prés et les champs au clair de lune.
+
+
+
+
+II
+
+
+Quelques semaines plus tard Jasmin prenant son calendrier vit que
+l'automne commençait.
+
+Le ciel était triste. Chaque coup de vent apportait des nuages. Ils
+formaient de grands camps farouches. La Seine agitée avait des teintes
+d'acier.
+
+Jasmin examina les nues, tandis qu'autour de lui la rafale faisait choir
+les ciroles des grands poiriers.
+
+La mère Buguet parut:
+
+--Eh bien, fils, tu regardes le pied du temps? Il ne dit rien qui
+vaille.
+
+Elle continua:
+
+--Je viens de préparer le fruitier. Si tu m'en crois, nous cueillerons
+tout aujourd'hui. Le soleil ne chauffera plus guère. Au surplus les
+reinettes ont bonne mine et les calvilles jaunissent.
+
+Jasmin murmura:
+
+--Vous avez raison, ma mère.
+
+La Buguet reprit:
+
+--J'ai fait prévenir Etiennette Lampalaire. Elle nous aidera. Ce n'est
+point une engourdie.
+
+Jasmin alla dans le petit hangar prendre son échelle: il la mit contre
+un grand pommier, puis il fixa son panier à un crochet pour le suspendre
+aux branches. Il monta; l'arbre croulait sous le poids des fruits. Avec
+précaution, Jasmin cueillit les pommes, les déposa dans une corbeille
+sans les froisser: car «toute blessure est pourriture», il savait cela
+de naissance.
+
+Quand les paniers furent remplis, la Buguet en prit un à chaque bras et
+s'achemina vers la maison. Elle rangea les calvilles sur les claies, la
+queue en l'air. C'était une brave femme. Elle avait travaillé dur avec
+son homme, qui «avait parfois des turlutaines». Pensez! Il était le
+neveu d'un maître d'école, il savait lire! Savoir lire! Une mauvaise
+affaire qui mange le temps et déroute l'esprit! Ainsi, pendant que feu
+Buguet tenait le nez penché sur un bouquin, l'ivraie poussait, et si dru
+que souventes fois la bonne épouse vit des semis entiers étouffés par
+les bleuets et les pieds d'alouette: son mari les voulait respecter
+parce que les bleuets ressemblaient à ses yeux, à elle (ah! ça la
+faisait rire!) et que les pieds d'alouette donnaient une légèreté aux
+fleurs des plates-bandes! Tout ça, des idées qui coûtent cher au bout de
+la vie! Son fils aussi avait parfois l'air d'un songe-creux. Tout le
+monde cependant aimait Jasmin, il était de bon caractère; puis--ce qui
+devient rare!--il savait son métier.
+
+--Bien sûr, s'il a la protection d'un duc ou d'un surintendant, il ira
+loin! disaient les gens.
+
+Mais il arrivait à Jasmin de se montrer distrait, même triste. Ces
+dernières semaines surtout. Plus de sourire, plus de gaîté! Il
+réfléchissait à Dieu sait quoi! C'était depuis la chasse royale.
+Avait-il envie de se faire piqueux ou chevau-léger? Folie, lorsqu'on
+possède un bon métier et qu'on est sûr d'avoir chaque jour sa croûte à
+rompre et son lit bien chaud. Aussi La Buguet ouvre l'oeil! Elle espère
+vivre assez longtemps pour marier son fils à une bonne ménagère, qui
+«veillera au grain».
+
+Mais Tiennette arrive. Ses cheveux noirs, déjetés par le vent, le
+sourire clair de ses lèvres retroussées, son visage hâlé, ses yeux bruns
+et espiègles: tout brille. Sous le corsage de l'enfant qu'elle est
+encore, les seins de la femme poussent déjà. Aussi un matin qu'elle
+portait du lait au château, le vieux marquis d'Orangis invita la
+fillette à partager sa crème au houacaca, laquelle est faite d'une
+poudre composée de cannelle et d'ambre qui vient du Portugal et
+réchauffe les sens. Tiennette raconta depuis que le vieillard l'avait
+embrassée bien fort, le gobelet vidé, puis qu'elle s'était enfuie.
+
+Aujourd'hui souriante elle aborde la mère Buguet:
+
+--Vous m'avez fait quérir, la Buguet?
+
+--Oui, mignonne, il faut que tu nous aides.
+
+--Bien volontiers.
+
+Elles se dirigent du côté de Jasmin: juché dans les arbres, un tablier
+au ventre, il se courbe, se redresse, s'allonge:
+
+--Ah! te voilà Tiennette!
+
+Il descend, tient l'échelle. Mais la petite veut grimper à l'arbre sans
+aide. Jasmin lui prête son dos: il sent à peine sur ses épaules le
+frôlement des pieds nus: Tiennette est dans les branches:
+
+--Lance un panier, Jasmin!
+
+--Attrape!
+
+Elle s'assied au-dessus du tronc. Ses mollets hâlés passent sous ses
+courts jupons, polis comme du bronze, et dans les mouvements de la
+cueillette, insoucieuse du froid, elle montre un genou rond crotté de
+mousse et le bas de ses cuisses. Un rayon vient dorer l'enfant, éclairer
+ses dents blanches. Jasmin songe aux divinités enfermées au coeur des
+arbres et qui n'en sortent que rarement, à ce qu'il a lu dans les
+livres. Tiennette ainsi perchée, avec sa peau brune contre l'écorce, son
+regard de feu, ses cheveux en broussaille où pétille un grain de soleil,
+pourrait être la petite hamadryade jaillie de ce pommier pour en goûter
+les fruits. Des déesses plus puissantes doivent sortir des hêtres et des
+chênes. Jasmin en imagine une, écartant les branches d'un garie dans la
+forêt de Sénart. Elle s'avance, brillante et vive, comme si la sève du
+taillis l'incendiait. Elle a les traits de Mme d'Étioles.
+
+Un cri d'Etiennette tire Jasmin de sa rêverie.
+
+--Oh! la grosse pomme!
+
+L'enfant a l'air de tenir une boule de feu dans ses mains brunes et
+agite ses pieds nus en signe de plaisir.
+
+--Elle est presque grosse comme un coeur de cochon, dit Tiennette.
+
+Elle retourne le fruit et ajoute, sérieuse:
+
+--Oui, c'est un coeur, un coeur gonflé comme le vôtre, vous qui soupirez
+tant!
+
+--Ce n'est pas pour toi, morveuse!
+
+--Parions que c'est à cause de Martine, jeta avec malice la fûtée.
+
+--Pas davantage!
+
+--Qui donc lui met la berlue à l'esprit? Faudra que je devine, se dit
+Tiennette.
+
+A midi elle s'en alla, inquiète pour son amie Martine.
+
+--A qui songe Jasmin? Je ne l'ai jamais vu ainsi!
+
+Perdue dans ses réflexions, elle ne vit point le marquis d'Orangis qui
+la guignait d'une petite fenêtre de son castel. Il lui faisait des
+signes avec la main qui venait de fourrer du tabac d'Espagne dans son
+nez de vieux singe. Il portait une robe de chambre d'homme de qualité et
+un ancien bonnet de mariage vénitien, couvert d'emblèmes dorés sur fond
+blanc, et trop large pour sa tête à cette heure sans perruque.
+
+Le marquis poussa un petit cri. Alors Tiennette s'aperçut de sa
+présence. Les yeux du vieillard brillaient et les rides de sa figure
+sèche étaient tirées par un sourire sans dents. Il esquissa deux
+baisers.
+
+--Vous allez vous enrhumer, monsieur le marquis, s'écria Tiennette.
+
+Elle s'enfuit, mais pour passer le ruisseau, sous les yeux du seigneur,
+elle releva sa cotte, bien que celle-ci fût déjà très courte et qu'il
+n'y eût qu'un mince filet d'eau.
+
+Le lendemain la pluie nocturne avait apaisé le vent; une légère brise
+déchira les brumes: le soleil se leva dans une claire pureté.
+
+En ouvrant leurs volets, les paysans se réjouirent. Quelle bonne journée
+pour la vendange!
+
+Voilà déjà les filles. Elles chargent les hottes; leurs bonnets de
+mousseline battent des ailes. Les «jeunesses» crient et chantent. Et les
+garçons paraissent aussi, avec les mollets nus, les manches retroussées.
+Ils sont joyeux: on dirait que l'«azur», cette fleur délicate qui couvre
+le raisin, veloute leurs sourires. Une voix s'élève: elle lance une
+ariette:
+
+Croyez-vous qu'Amour m'attrape
+De m'avoir ôté Catin?
+Qu'ai-je à faire de la grappe
+Quand j'ai foulé le raisin?
+
+La chanson vole au-dessus des haies, jusqu'à l'église, et réveille les
+échos de la Seine endormie.
+
+Jasmin restait insensible aux rumeurs du village.
+
+--Tu ne te rends point aux vendanges? lui demanda la Buguet.
+
+--Je n'en ai guère envie.
+
+La porte s'ouvrit: c'était Martine! Elle cria à Jasmin:
+
+--Eh bien! Tu n'es pas prêt!
+
+La jolie fille s'avança, poing sur la hanche, un peu moqueuse:
+
+--Vraiment, Jasmin, tu n'es point galant! Fallait savoir que j'allais
+venir! Allons! Embrasse-moi!
+
+Le jardinier lui donna un baiser sur chaque joue; puis la jeune fille
+sauta au cou de la Buguet.
+
+--Eh! dit celle-ci, que tu sens bon et que tu as la peau doucette et
+blanche! Prends-tu des bains de lait comme ta maîtresse?
+
+La soubrette éclata de rire:
+
+--Mme d'Étioles se baigne dans l'eau claire!
+
+Martine était affriolante avec son bonnet blanc, son corsage de percale,
+sa jupe d'un vert de scarabée qui laissait passer de fines chevilles et
+des souliers cambrés. Mais ce qui charmait le plus en elle, c'était,
+sous ses cheveux châtains, ses yeux de couleur indécise, comme ceux des
+chats. Il semblait qu'elle pût les aviver des tons et des lueurs qu'elle
+voulait. Martine avait le nez court, retroussé juste assez pour indiquer
+un peu d'impertinence qu'adoucissait le sourire des lèvres. Ce matin,
+elle semblait apporter une lueur de l'aurore dans les fossettes de ses
+joues. Elle dit d'une voix cristalline:
+
+--Allons, Jasmin, conduis-moi aux vendanges!
+
+Buguet fit un brin de toilette, mit ses souliers ferrés pour patauger
+dans la terre des vignes:
+
+--Me voilà prêt!
+
+Les deux jeunes gens furent bientôt au bord de la Seine.
+
+--Alors, M. Jasmin a assisté à la chasse royale? demanda Martine.
+
+--Oui!
+
+--On l'a fort remarqué. Et c'est pour le remercier de ses fleurs que
+Mme d'Étioles m'envoya hier chez ma marraine Laïde Monneau, où j'ai
+passé la nuit.
+
+--Ce n'est point vrai!
+
+--Je te l'assure. Elle s'est souvenue de ton nom. Elle m'a tout raconté
+et elle est bien heureuse, car à la suite de l'accident le Roi lui a
+envoyé dix faisans dorés, ce qui est gibier rare.
+
+Jasmin devint silencieux. Ah! Mme d'Étioles a prononcé son nom: Jasmin
+Buguet! Pour la première fois ce nom paraît fleuri au jardinier. Il
+sourit à des visions douces, à un bonheur secret. Le paysage prend à ses
+yeux une splendeur ravie. Buguet regarde avec plus de joie les vignes:
+ces petites fées vertes, qui, pendant les hivers sans soleil, versent le
+rêve aux mortels en des boissons rouges, aujourd'hui se drapent dans
+leur feuillage bordé de pourpre. Elles grimpent à pic sur le coteau
+pierreux d'où l'argile rouillée s'éboule; en procession elles s'appuient
+sur leurs échalas d'acacia ivres du vin contenu dans leurs mamelles.
+
+L'oeil du garçon brille, sa physionomie s'éclaire. Il ose insinuer:
+
+--Mme d'Étioles se souvint de mon nom?
+
+--Ne te l'ai-je pas dit?
+
+--C'était dès le soir de la chasse?
+
+--Ce soir même. Je dégrafais sa robe. Elle jetait ses bagues dans un
+coffre. «Martine, dit-elle, j'ai rencontré le jardinier qui t'a donné
+les lauriers pour mon phaëton. Il s'appelle Jasmin Buguet, n'est-ce
+pas?» Je rougis. «Pourquoi as-tu honte?» continua Madame. Elle sourit:
+«C'est un joli garçon! Et ma foi il fut, lors de mon accident de
+voiture, fort civil!»
+
+Jasmin exultait.
+
+--Comme te voilà joyeux! dit la soubrette. Tu te sens bien flatté?
+
+Elle était enchantée de voir son compagnon se dérider. La fillette
+aimait beaucoup Jasmin. Enfants, ils avaient déniché des fauvettes dans
+les roseaux de la Seine, joué aux osselets, à cligne-musette, au toton,
+la toupie qui ronfle, et lancé les bulles de savon qui sortent d'un
+tuyau de pipe et crèvent au long des chaumes. En hiver, ils élevaient
+des châteaux de cartes, se penchaient sur le jeu de l'oie,
+construisaient des coqs en papier. La petite était orpheline. Une fois
+que son parrain dut s'absenter, il la confia aux Buguet; ceux-ci la
+couchèrent avec Jasmin, les enfants s'endormirent sur le même oreiller:
+on eût dit à les voir sommeiller que leurs têtes poupines souriaient au
+même rêve.
+
+--On les mariera, peut-être, dit le père Buguet en riant.
+
+Plus tard, bien qu'il n'aimât guère la danse, Jasmin conduisit Martine
+au bal champêtre, participant avec elle au moulinet, sous les tilleuls
+du bord de l'eau, aux sons de la flûte. A la fête, il la menait voir le
+montreur de boîte d'optique et celui de marionnettes; ils achetaient des
+complaintes, écoutaient les joueurs de vielle et de clarinette. Jasmin
+offrait à Martine des dorioles et autres délicatesses de bouche. Ils
+buvaient un verre d'hypocras ou de vespetro, que débitait un charlatan,
+et le soir la mère Buguet pétrissait des «roussettes».
+
+Le village les fiança. Cependant ils avaient échangé des oeillades
+tendres, des serments enflammés, des baisers en cachette, derrière la
+porte, quand le garçon venait passer la veillée chez Rémy Gosset et que
+la fillette le reconduisait jusqu'au seuil, «histoire de voir les
+étoiles». Un après-midi que Martine, sortie pour cueillir des cerises,
+avait délaissé son rouet, Jasmin couvrit le fuseau de roses pompon, de
+sorte qu'elle trouva, en revenant avec son panier plein, une chose aussi
+belle et vive que le sceptre de Flore.
+
+D'ailleurs Martine était sage. On ne l'avait jamais surprise dans une
+grange, le sein hors du corsage, dans l'attitude de celles qui imitent
+sur les bottes de foin ce que les pigeons, après s'être becquetés,
+pratiquent à deux sur les gouttières. Nul galant n'était monté à la
+petite fenêtre de sa chambrette; ni son parrain Rémy Gosset, ni sa
+marraine Laïde Monneau, chez qui elle habitait parfois, n'avaient trouvé
+de chapeau d'homme sous son lit.
+
+Rien pourtant n'avait été décidé entre Buguet et la soubrette.
+Aujourd'hui le jardinier comptait vingt-trois ans et Martine atteignait
+son dix-neuvième octobre. Elle pensa qu'il était temps de songer au
+mariage:
+
+--Je vais parler!
+
+La joie revenue au coeur de Jasmin encourageait l'amoureuse. Le garçon
+s'égayait le long de la Seine. Il voulut cueillir une branche de
+salicaire et s'approcha de l'eau, parmi les joncs du bord: le reflet de
+la rivière illumina son visage d'un or fluide.
+
+--Est-il joli!
+
+Il rappela à Martine ces jeunes satyres aux chairs roses ou hâlées qu'on
+voit à Étioles dans certains tableaux: ils penchent sur des urnes ou des
+conques, parmi des plantes aquatiques, leurs tétons bruns qui frôlent
+les pétales des nymphéas.
+
+Jasmin revint, offrant à Martine la vergette empourprée de la fleur
+tardive.
+
+--Merci, dit-elle. Je la porterai dans ma chambre en souvenir de toi.
+
+Puis le jardinier interpella le sacristain Euphémin Gourbillon, qui
+promenait dans un clos son maigre personnage:
+
+--La belle récolte, Euphémin! Il y a de quoi rougir le nez à tous les
+sonneurs de cloches de notre capitainerie de Sens!
+
+Il en interpella d'autres encore et se laissa accoster par maint
+villageois, au grand dépit de Martine.
+
+Elle n'osa et ne put rien dire à Jasmin, moitié par timidité de
+jeunesse, moitié à cause des bavards de la route, et ils se trouvèrent
+ainsi près de la tannerie de Gillot.
+
+--Ah! Martine! s'écria la tante, c'est gentil de venir nous aider! Va
+de ce côté, où se trouvent les fillettes.
+
+Voici l'oncle Gillot! Il est chargé de paniers débordants de grappes
+encore froides de rosée. Il s'en débarrasse. Puis il s'essuie le front
+et tape sur l'épaule de Jasmin:
+
+--Je suis content que tu sois venu, mon neveu! Eustache Chatouillard
+nous est aussi arrivé.
+
+Près de la porte du vendangeoir, Eustache, la culotte relevée
+mi-cuisse, dans une cuve emplie de raisins, foule, le torse nu.
+
+--Bonjour, Jasmin! s'écrie-t-il. On ne s'est pas revu depuis le jour de
+la chasse.
+
+Gillot intervient:
+
+--Vous causerez tout à l'heure. Mon neveu, je t'emmène au-dessus des
+roches.
+
+Buguet disparaît avec l'oncle et plonge dans la mer des ceps.
+
+Il cueille. Sa serpette habile coupe le pédoncule des grappes au bon
+endroit. Gillot bavarde. Buguet l'écoute d'une oreille. L'air qui passe,
+chargé de frémissement d'or des coteaux, les tons de turquoise du ciel,
+le calme du fleuve qui dort son sommeil de grand serpent d'azur, tout le
+fait songer à ce qui le tourmente. La vision de Mme d'Étioles
+réapparaît au-dessus des échalas. Le sentiment qui s'est emparé de
+Buguet sur la route de Lieusaint et n'a cessé de chanter en lui redouble
+en ce moment. Pour cet amoureux des fleurs, peut-il être plus attirant
+objet que cette grande dame? Mme d'Étioles paraît au jardinier sortie
+du plus odorant promenoir d'orangers, d'un cabinet de gardénias. Le
+garçon se penche vers le sol, comme les autres vendangeurs, mais quand
+il relève la tête il la sent pleine de gloire: le décor encombré de
+rustres, qui semblent traire les vignes, se mue pour lui en parterre de
+sourires ailés. La Seine devient le fleuve complaisant: elle doit mener
+Jasmin vers il ne sait quelle cour où Mme d'Étioles trônerait comme la
+statue d'or qui se dresse au fond des grands bassins de Vaux-Pralin, où
+chaque année Buguet va tailler les tilleuls et façonner le labyrinthe.
+
+A onze heures, Jasmin et Gillot descendent; ils rencontrent la tante qui
+porte un pâté de grives, mis au four dès patro-minette. Eux-mêmes
+reviennent de la cave du tanneur, une cave naturelle creusée dans le
+tuf: ils sont chargés de grosses bouteilles cachetées de cire rouge;
+Gillot en lève une, le sang des grappes flambe dans le verre comme sous
+la peau des grains et paraît heureux de revivre au soleil.
+
+Les vendangeurs s'assoient à l'ombre d'une charrette. La mère Gillot
+entame le pâté, tandis que Martine distribue les miches.
+
+--Arrivez, les enfants! crie la soubrette.
+
+Elle est saisie et dorée par le grand air comme les pains qu'elle tend
+l'ont été par le four.
+
+Trois vignerons, deux filles, Tiennette s'avancent pour recevoir leur
+part. Eustache se roule sur l'herbe en riant et lève ses pieds et ses
+mollets rougis par le foulage. Chaque flacon que Buguet débouche fait
+sonner, ainsi qu'un pistolet qu'on décharge, le creux de son goulot. Le
+bruit attire Euphémin Gourbillon. Il a déjà trinqué avec maint
+vendangeur et sa figure s'allume, barbouillée du tabac qui tache son
+casaquin en ratine noire. L'oncle Gillot l'invite et il s'installe.
+
+Le premier coup de dents se donne avec appétit.
+
+--Les grives sentent le verjus, dit Gillot.
+
+--Elles en ont au cul avant que les autres en aient au bec!
+
+Tiennette interpelle Gourbillon:
+
+--Comme vous buvez, sacristain! On voit que vous n'êtes pas chez vous!
+
+--Effrontée! Quand le marquis d'Orangis t'offre de la citronnelle, tu
+t'en fourres plein le gosier.
+
+Tiennette éclate de rire.
+
+--Le marquis d'Orangis! Ah! non! Je n'aime point ses drogues!
+
+La garcette prend un air malicieux:
+
+--Je suis trop paysanne, avec mes sabots! M. d'Orangis aime les pieds
+bien chaussés! Il m'a promis une paire de souliers en me disant qu'il
+mettrait lui-même les bas.
+
+--Ta fortune commencerait par le pied!
+
+--En faisant son chemin elle monterait vite plus haut!
+
+--Au carrefour où tout passe! conclut Gourbillon.
+
+--Sale! cria Tiennette.
+
+Cependant Martine regardait Jasmin. Le soleil taquinait les cheveux
+bruns du gars et sa peau aussi appétissante que celle d'un brugnon. Il
+se carrait, en manches de chemise; son gilet à fleurettes laissait
+l'aise son cou et ses épaules: la camériste suivait à la dérobée le jeu
+des muscles sous le linge éclatant de lumière. Puis elle épia le visage
+de l'amoureux: la bouche rose, sans pli méchant aux commissures des
+lèvres, les yeux d'un gris d'acier qui se pailletaient de bleu. Quand
+Jasmin se retournait, Martine trouvait son profil aussi élégant que
+celui des marquis: un nez fier, aux narines mobiles, un menton ni carré,
+ni gras, qui rappelait un peu celui des femmes et se trouait d'une
+fossette. Le jardinier était distrait.
+
+--Tu n'es point gai, mon fieu, lui dit Gillot, pour un jour de vendange.
+A ton âge, j'embrassais toutes les jeunesses.
+
+--J'en ai bien envie, mais j'ai peur des rebuffades.
+
+Jasmin était descendu au repas des Gillot comme d'un ciel: après son
+rêve où les finesses de sa nature lui avaient suscité des illusions, la
+réalité lui faisait mal. Il n'accorderait aucune attention aux filles.
+
+Il rompit le pain avec Martine. Elle avait les mains rougeaudes! Il se
+rappela qu'il en avait vu de toutes blanches, qui ne semblaient faites
+que pour porter des lys.
+
+--Ah! dit la soubrette boudeuse, je n'ai pas de chance d'avoir un galant
+de ton acabit! Tu ne souffles mot. Veux-tu bonne fortune plus relevée?
+
+--Ce n'est point pour te faire affront, Martine! Le soleil m'entête.
+
+--Tu es plus chaud quand il gèle? demanda Eustache.
+
+--J'ai mal à la tête, répéta Jasmin.
+
+--Il y paraît, appuya Tiennette en prenant parti pour Martine, car pour
+ne rien trouver à répondre à tes mignoteries, ma bonne, il faut qu'il
+soit bien mal en train.
+
+--Le fait est, mon garçon, reprit Eustache, que ça ne te vaut rien de te
+frotter aux femmes. Te voilà ahuri comme le jour où tu m'as campé là,
+dans la forêt de Sénart! Tu te souviens?
+
+Jasmin baissa la tête et Tiennette intriguée demanda:
+
+--Qu'est-ce qui s'est passé dans la forêt de Sénart?
+
+--Une belle dame...
+
+--Ah!
+
+--Mme d'Étioles!
+
+--Oh!
+
+--Il rougit! Il rougit! Il en tient pour la dame! dit Tiennette.
+
+--Tais-toi, harpie! cria Jasmin. L'oncle Gillot déjà assoupi tressauta.
+
+--Allez vous chamailler plus loin que je fasse mon somme!
+
+--On ne se quitte pas sans boire un dernier coup, dit Gourbillon tendant
+son gobelet.
+
+Tous les hommes l'imitèrent; puis les bouteilles vides roulèrent sur
+l'herbe.
+
+--Ça prouve, conclut l'ivrogne, que, pour se tenir d'aplomb, il faut
+être plein.
+
+Tandis que la mère Gillot remisait les plats, ses convives s'égarèrent,
+avec les autres vendangeurs, par les sentiers. Garçons et filles, sous
+prétexte de chercher de l'ombre, se dirigèrent vers les roches. Des
+grottes y ouvraient leurs gueules bleuâtres dans la blancheur du tuf.
+Ces cavernes, voilées de vignes vierges et de viornes, se prolongeaient
+sous terre et disposaient çà et là des cellules qu'éclairait vaguement
+quelque cheminée naturelle creusée par la pluie.
+
+Martine eût volontiers entraîné Jasmin de ce côté, promenade habituelle
+des amoureux. Persiflé par Tiennette, le jardinier avait quitté ses
+amis. Mais sa promise eut beau le chercher sous les grands noyers dont
+l'ombre noire s'arrondissait par places dans l'or des vignes, parmi les
+filles que les caresses des lurons rendaient rougeaudes comme des
+écuelles de vendanges, ou dans les retraites des grottes. Rien!
+
+--Qu'as-tu fait de ton amoureux? demanda une voisine.
+
+La pauvrette avait peine à retenir des sanglots. Où était donc Jasmin?
+Quelle folie l'avait pris tout d'un coup? D'habitude, il ne se mettait
+pas en colère pour un mot, il était doux, plutôt trop calme. Martine
+était inquiète. Elle grimpa dans les rocs. Elle n'y rencontra que
+Vincent Ligouy, un propre à rien qui gardait les vaches et jetait les
+sorts. Il lui fit peur avec ses yeux pâles, ses cheveux couleur de
+chaume qui tombaient comme des couleuvres mortes. Il rit: deux grandes
+dents éclairèrent sa longue figure terminée par une barbe d'étoupe. Il
+marchait mal d'aplomb: ses jambes de grand faucheux, toujours nues,
+avaient l'air de vouloir s'emmêler à chaque pas.
+
+Martine redescendit le coteau en criant.
+
+--Qu'as-tu? lui demanda une paysanne.
+
+--Il m'a soufflé le guignon!
+
+--Qui?
+
+--Vincent!
+
+Des gars huèrent Ligouy, qui était le souffre-douleur du village:
+
+--Va-t'en, enfant de truie!
+
+On lui jeta des pierres. Une l'atteignit au front. Le sang coula. Ligouy
+porta la main à sa blessure, l'essuya au haillon de chemise qui couvrait
+sa poitrine et partit.
+
+--T'en voilà débarrassée, Martine!
+
+Le son rauque d'une corne annonça la reprise de la cueillette. On
+entendit dans les clos des appels aigres de vieilles. Le clocher de
+Saint-Port tinta.
+
+--Ah! oui! Ligouy souffle le guignon! T'as bien raison, Martine, dit une
+fillette, qui sortait des grottes en rajustant à la hâte son fichu et en
+remettant son bonnet droit.
+
+D'autres suivaient, les jupons fripés, avec leurs amoureux qui avaient
+l'air penaud.
+
+Martine revint triste à la vigne des Gillot. Elle y revit Tiennette.
+
+--Qu'est-ce qui te tourmente? lui dit la gamine. L'amoureuse sanglota.
+
+--Jasmin est parti!
+
+--Il reviendra, nigaude!
+
+--Non point!
+
+--Mais pourquoi?
+
+Essuyant ses larmes, Martine raconta l'indifférence de son amoureux
+depuis le matin, sa distraction pendant le repas, son air maussade.
+
+--Il ne m'aime plus, gémit-elle. Il est pris par une autre!
+
+--Quelle autre? Je les connais toutes au village et si Jasmin avait
+suivi les cottes d'une quelconque, je le saurais.
+
+--Que veux-tu! Il a été toute la journée plus froid qu'un glaçon. Ah! il
+n'eut qu'un moment de joie, c'est quand je lui parlai de Mme d'Étioles.
+
+--Oô!!
+
+--Alors il fut plus gai qu'un rossignol. Il eût, ma foi, dansé sans
+violon au bord de l'eau.
+
+Tiennette, tout émue, s'écria:
+
+--Pardi! C'est cela! Il en tient pour ta maîtresse! As-tu remarqué sa
+façon malhonnête de m'appeler «harpie» tout à l'heure?
+
+--Jasmin épris de ma maîtresse! Ah! tu me fais rire, répliqua Martine
+incrédule.
+
+--A ton aise! Prends garde de rire comme saint Médard! Pas plus tard
+qu'hier, je me suis aperçue que Jasmin avait l'âme à l'envers et sa mère
+me disait que c'est depuis le jour de la chasse qu'il a martel en tête!
+Il y vit Mme d'Étioles?
+
+--Elle est tombée dans ses bras.
+
+--Dans ses bras!
+
+--Il l'a déposée sur l'herbe.
+
+--Ah! Martine, songe à ce que Chatouillard nous disait pendant le
+repas, que Jasmin fut si ahuri en voyant Mme d'Étioles!
+
+Les deux filles se regardèrent au fond des yeux; la grande fronça les
+sourcils, son visage se voila d'une tristesse subite et elle mit la main
+sur son coeur: la petite à la mine fûtée avait insinué à sa compagne du
+soupçon, de la douleur.
+
+Martine quitta la vigne avant la vesprée; elle devait regagner Étioles
+dans la charrette de son parrain.
+
+Dès qu'elle arriva à Boissise, elle entra chez le jardinier. Jasmin
+s'aperçut qu'elle avait le coeur gros:
+
+--Tu viens me dire au revoir? murmura-t-il.
+
+Il prit la villageoise à la taille, l'embrassa. Puis il ferma les yeux
+et tressaillit: Martine avait déboutonné son corsage dans la hâte du
+retour, et de son linge chauffé par le soleil et par sa chair montait un
+parfum. Ah! ce parfum! Buguet en eut le vertige! C'était celui qu'il
+avait senti en relevant Mme d'Étioles.
+
+--Cela te paraît si bon? murmura l'amoureuse.
+
+--Ah! oui!
+
+La voix de Jasmin tremblait.
+
+--Encore, dit-il.
+
+Il appuya les lèvres sur la nuque de la soubrette qui se pâma, prête
+défaillir.
+
+--Tu sens le paradis, murmura le jardinier.
+
+--Oh! Jasmin! oh! Jasmin!
+
+La mère Buguet apparut.
+
+--Martine, balbutia Jasmin, tout rouge, je vais te chercher des figues
+que je t'ai promises.
+
+Le panier fut prêt en un instant. La fillette, son bonnet un peu de
+travers sur le front, l'emporta à son bras nu.
+
+--Au revoir! Au revoir! dit-elle en montant dans la carriole de Rémy
+Gosset.
+
+Déjà les vendangeurs revenaient. En avant, Gourbillon avait peine à se
+tenir.
+
+Les autres suivaient, rompus, mais joyeux. Les vendangeurs, selon la
+coutume, avaient écrasé des grappes noires sur la figure des
+vendangeuses.
+
+Des filles crièrent:
+
+--Bon voyage, Martine!
+
+Les garçons reprirent:
+
+--Tu n'emmènes donc pas Buguet? Affûte-toi pour nous faire aller à la
+noce!
+
+Martine était ravie. Elle partait, cahotée au trot de la bique à Gosset.
+Le parrain, ayant vidé beaucoup de chopines, essuyait de temps en temps
+ses paupières lourdes.
+
+La fillette songeait aux baisers de Jasmin. Elle les sentait encore,
+dans sa nuque. Ils lui donnaient des frissons qui se renouvelaient.
+C'était comme des brûlures légères.
+
+--Il m'aime, se dit-elle.
+
+Elle sourit:
+
+--Tiennette a beau dire!
+
+Comme le soir tombait, un doute se réveilla pourtant au coeur de Martine:
+
+--Tu sens le paradis, avait dit Jasmin.
+
+Etait-ce sa peau, ses cheveux, une odeur émanant d'elle qui avait ému
+son promis au point qu'il se crût au ciel? A la dérobée, la soubrette se
+pencha vers l'ouverture de son fichu. Grand Dieu! Ce parfum, c'était
+celui de sa maîtresse, le même qu'à Sénart! Avant de partir, Martine en
+avait secoué la dernière goutte entre ses seins!
+
+Elle pâlit.
+
+--Ce n'est pas moi qu'il a embrassée, se dit-elle.
+
+La fillette arriva pleine de mélancolie à Étioles. Il était plus de dix
+heures. Un valet à demi vêtu, traînant ses chausses par les allées, vint
+ouvrir.
+
+--Eh bien, dit-il, c'est ton parrain qui te ramène! Où est-il resté, ton
+cousin de vendanges?
+
+Dans sa chambrette, Martine se sentit toute abandonnée. Le valet disait
+juste! Elle n'avait plus d'amoureux! Pourtant Jasmin l'aimait depuis si
+longtemps! Ne lui avait-il pas donné, dès qu'elle les désirait, ses
+choses les plus précieuses, une fois sa tourterelle, puis un morceau de
+corail en forme de dent, et toujours une part de ses gâteaux? Quand
+elle était malade, il interrompait vingt fois son travail pour la voir
+et lui prodiguait des caresses sur le front, des poignées de mains qui
+guérissaient mieux Martine que les potions de sa marraine. En été Buguet
+menait son amoureuse en barque et cueillait dans les estuaires de la
+Seine de petites parnassies blanches qu'il jetait autour d'elle; alors
+il la regardait en ramant lentement: il semblait à la fillette que son
+promis l'enlevait très loin, à l'horizon bleu, pour lui apprendre des
+choses nouvelles et douces. Et un jour n'avait-il pas fait jurer
+Martine de ne prêter l'oreille à aucun propos galant? C'était dans la
+grange de Gosset, au moment de la moisson; les yeux de Jasmin brillaient
+étrangement dans son visage hâlé; les amoureux étaient seuls. Martine
+crut qu'il allait la prendre: elle ne se serait point défendue.
+
+--Ah! oui il m'aime et un pareil amour ne s'en va pas ainsi!
+
+La soubrette se désolait au milieu des ténèbres. Le silence de la nuit
+pesait sur sa poitrine. Elle songea à Mme d'Étioles, qui dormait sous
+des courtines de soie, comme une fée au repos.
+
+--Ce qu'elle vous retourne un homme! se dit Martine! Sait-on ce qui peut
+arriver avec des femmes pareilles! Elle a ébloui un roi!
+
+Il fallait se méfier! Mais que faire? Ah! tout d'abord quitter Étioles,
+ôter à Jasmin l'occasion d'y venir, aller retrouver le promis au
+village, revivre auprès de lui.
+
+--Je veux être sa femme, affirma Martine. Et je le serai bientôt, car,
+Boissise, je le forcerai bien à s'occuper de moi.
+
+Elle battit le briquet, alluma une chandelle, prit une feuille de papier
+et commença une lettre à sa marraine, la tante Laïde Monneau:
+
+Ma chère Marraine,
+
+Un petit chez soi vaut mieux qu'un grand chez les autres. C'est ce que
+me disait hier la mère de Jasmin en me quittant. Comme je ne pouvais
+m'endormir cette nuit, j'ai pesé ses paroles: elles valent un bon
+conseil. Je le suivrai. Aussi bien je n'ai plus rien à apprendre ici. Je
+sais coudre, repasser, faire le ménage et soigner la toilette d'une
+grande dame. C'en est assez pour être la femme d'un jardinier. Si
+j'attendais encore j'en saurais trop. Comme tant d'autres je deviendrais
+ambitieuse et le bonheur que nous souhaitons, mon promis et moi, nous
+ferait pitié. Dès demain, si j'en trouve l'occasion, je préviendrai ma
+maîtresse. Elle est bonne, je lui dirai que je me fais vieille loin de
+mon galant, qu'il me tarde de me marier, que pour cela je ne me sens pas
+le courage d'attendre la fin de mon engagement qui tombe à la louée de
+la Saint-Jean l'an prochain. Si ma maîtresse a sous la main une
+chambrière pour me remplacer, c'est chose faite. Attendez-vous à me voir
+arriver un de ces matins. Comme vous ne voulez que mon bonheur, ma chère
+marraine, j'espère que vous ne contrarierez pas mes projets et que votre
+maison sera la mienne tant que je serai fille. Prévenez Jasmin et sa
+bonne mère afin qu'ils ne tombent pas de leur haut en me voyant arriver.
+
+Votre filleule,
+
+MARTINE BÉCOT.
+
+Le lendemain, au lever du soleil, Martine donna sa missive à un
+coquaillier qui passait; contente de sa décision elle se sentit plus
+légère que la veille.
+
+Avant dix heures, Mme d'Étioles la fit venir à sa toilette.
+
+--Eh bien, Martine, le temps d'hier fut propice aux vendanges?
+
+--Oh! oui, Madame, on dit que les futailles manqueront. Gourbillon le
+sacristain s'offre à boire le trop plein des cuvées.
+
+--Une outre, ton homme d'église! Mais tu ne dis rien de ton amoureux?
+
+La soubrette pensa défaillir. C'était le moment de parler.
+
+--Ah! Madame, je pense qu'il est grand temps qu'on nous marie!
+
+--Oui, vraiment! Te voilà bien pressée. Crains-tu pour ta taille? Je te
+croyais plus sage.
+
+--Si ce n'est l'honneur, ce que pense madame me chagrinerait moins que
+ce qui arrive.
+
+--Quoi donc?
+
+--Jasmin en aime une autre!
+
+La soubrette sanglota.
+
+--Il te l'a dit?
+
+--Lui-même l'ignore peut-être, mais moi je n'en doute point.
+
+--Pauvre fille! Si tu l'aimes tant il faut l'éloigner de ta rivale.
+Qu'il entre ici comme jardinier! Tu le garderas à vue et tes attraits
+sont assez visibles pour le distraire. Et puis nous lui taillerons de la
+besogne. Compte sur moi. Allons, cesse de te rougir les yeux. Tu sais
+que je n'aime pas les visages chagrins autour de ma personne.
+
+Martine se tut. Mais toute la journée elle songea à la bonté de Mme
+d'Étioles. Elle s'avoua qu'elle avait été injuste la veille à son égard.
+En somme, que pouvait la grande dame si Jasmin s'éprenait ainsi d'elle!
+Allait-on lui reprocher de dégager ce charme captivant qui séduisit
+jusqu'à Martine, car Martine serait triste si elle devait quitter sa
+maîtresse!
+
+--On est si bien chez elle! Tout est plein de grâce. Les paroles sont
+douces. On entend de la musique tous les jours.
+
+Martine regretta presque d'avoir écrit. Mais la lettre était déjà chez
+Laïde Monneau. Celle-ci arriva à Étioles le lendemain. Elle fit appeler
+Martine sur la route, après avoir comblé de grandes révérences le valet
+qui vint à la grille. Laïde avait une de ces figures cireuses et ridées
+de paysannes où l'âge ne marque plus. Son regard était dur.
+
+--Sais-tu bien, dit-elle à Martine, qu'en lisant ton mot d'écrit j'ai
+cru que tu devenais folle? De mon temps il n'y avait que les filles
+prêtes à être colombes dans le pigeonnier d'une sage-femme pour être si
+pressées d'entrer en ménage! Aussi comme je te sais honnête et que pour
+la mémoire de ta sainte mère qui t'a confiée à mes soins je ne veux pas
+que tu donnes à jaser, j'ai pris sous mon bonnet de venir te trouver
+pour t'empêcher de faire un coup de tête dont tu te mordrais les ongles.
+
+--Allons, allons, ma marraine, reprenez votre vent et dites-moi l'avis
+de Jasmin.
+
+--Ah! ça, t'imagines-tu que je lui ai montré ta lettre à ce garçon? Ah
+bien! Ce n'aurait pas été long! Il aurait planté là sa bêche et son
+râteau pour venir te chercher. Un amoureux, ma fille, c'est un
+amoureux--tout ce que tu dis est bien dit, tout ce que tu fais est bien
+fait. Il ne voit que par tes yeux: à toi de ne point faire de bévue!
+Mais moi je ne me prête pas à tes turlutaines en te recevant dans ma
+maison qui te paraîtrait un taudis maintenant que tu as des habitudes de
+luxe.
+
+--J'avais tant envie de rentrer au pays, et de me marier, murmura
+Martine.
+
+--Ta! Ta! Ta! Je fus ravaudeuse à Paris. Eh bien, si de but en blanc
+j'avais quitté mon tonneau pour demander à ma mère de me marier un mois
+après, elle m'aurait rabattu les coutures de façon à m'en ôter l'envie.
+Quand on n'a pas un sou vaillant, ma fille, et avec ça des habitudes
+grandioses, faut savoir d'abord amasser l'argent et avant tout remplir
+son esquipot de pistoles!
+
+--Je vous obéirai, ma marraine, dit modestement Martine en baissant les
+yeux.
+
+Pendant que la paysanne lui faisait la leçon, la fine soubrette avait
+conçu un plan pour sauver l'amour de Jasmin et elle le rumina plusieurs
+jours durant.
+
+Martine se disait que jamais Buguet n'oserait parler de sa passion pour
+Mme d'Étioles. Il serait au service de la châtelaine, dans son jardin,
+que rien n'en pourrait transpirer. Elle devinait au surplus les
+ambitions de sa maîtresse et savait que cette intrigante n'était point
+femme à prêter attention à un jardinier:
+
+--C'est comme si au fond d'une cave on brûlait des chandelles pour une
+étoile!
+
+Martine soupira pourtant:
+
+--Plus jamais ce ne sera comme avant. Il y aura toujours celle-là entre
+nous.
+
+Il valait mieux que l'intruse fût Mme d'Étioles. Martine n'en souffrait
+pas moins dans son affection pour Jasmin. Elle s'apercevait de la
+profondeur de cet amour. Ne pas devenir la femme de Buguet, ça la
+tuerait! Elle l'aimait malgré tout et de toutes ses forces. Jasmin était
+sa joie, son rêve, sa vie! Il lui fallait les baisers de Jasmin, il lui
+fallait ses caresses! Elle avait grandi avec cet espoir et cet espoir
+prenait tout son coeur!
+
+Ah! jadis le garçon était distrait, trop peu chaleureux et Martine l'eût
+jugé maintefois indifférent si elle n'avait connu à fond son caractère.
+Trop souvent le baiser désiré se faisait attendre! Jasmin était calme.
+Et voilà que Mme d'Étioles avait bouleversé tout cela d'un coup!
+Martine n'avait plus reconnu son amoureux dans ce jardinier tour à tour
+boudeur et charmant, violent ou doux, fuyant sa compagne après le repas
+et lui prodiguant au départ des baisers qu'elle sentait encore!
+
+--Pour ramener Jasmin, je veux ressembler le plus possible à ma
+maîtresse, se dit la soubrette. On peut se faire pareille à une autre.
+Quand Mme d'Étioles se grime pour jouer la comédie à Chantemerle, chez
+Mme de Villemer, elle prend parfois la physionomie de certaines
+personnes dont la compagnie veut rire.
+
+Martine projeta même d'user de Mme d'Étioles auprès de Jasmin, en lui
+parlant d'elle, en arrivant embaumée de son parfum, en répétant ses
+paroles. Jeu cruel pour Martine! Jeu dangereux! Mais la soubrette,
+attachée à la grande dame par son affection et par la volonté de sa
+marraine, s'exaltait à l'idée de cette lutte amoureuse et savourait à
+l'avance les baisers plus profonds et plus fous de Buguet.
+
+
+
+
+III
+
+
+Quinze jours après Jasmin bêchait ses plates-bandes. Bien qu'on fût en
+octobre, il gelait blanc. Le jardinier se demandait s'il laisserait ses
+«tard-fleuries» orner le verger de leurs balles rouges. Ces pommes
+réjouissaient les yeux: tout n'était pas mort tant qu'elles pendaient
+aux branches! Mais, hélas! avant-courrières des premiers froids, les
+mésanges charbonnières s'abattaient sur les arbres et perçaient les
+brouillards de leurs cris aigus.
+
+--L'hiver sera précoce et rude, se dit Jasmin. Les oignons ont triple
+pelure: cela ne trompe jamais.
+
+Aussi le brave garçon se hâte de retourner la terre pendant qu'elle se
+laisse entamer par la bêche. Après, qu'il gèle à pierre fendre! Tant
+mieux! Cela détruit les larves et préserve des vers blancs, ces ennemis
+des fraises et des salades printanières.
+
+En attendant, pour remplacer le vide laissé par les dahlias disparus,
+Jasmin repique les pieds de réséda et ceux de véronique: avec les
+chrysanthèmes et les roses de Bengale, ils forment l'arrière-garde de la
+flore des jardins.
+
+A vrai dire, ces plantes ne lui importent guère. Jasmin les cultive pour
+la pratique: au fond, il les trouve rustaudes, surtout la véronique avec
+ses thyrses violets: elle fait songer aux petites vieilles qui hantent
+l'ombre des églises. Les chrysanthèmes, plus rares, ornent les tombes au
+jour des morts.
+
+Prenant une touffe de réséda, Buguet est sensible à sa bouffée bon
+odorante: elle lui rappelle Christine la berlue, une laideronne qui lui
+apprit l'amour lorsqu'il avait seize ans: quand il la retrouvait dans
+une grange, il fermait les yeux pour ne pas la voir, tandis qu'il humait
+en un baiser obscur l'haleine parfumée de la paysanne.
+
+Depuis les vendanges, Jasmin travaille avec acharnement. Déjà ses
+coffres sont en place; les épinards semés dans les vieilles couches à
+melons arriveront les premiers au marché et la planche d'oseille
+couverte de paille donnera de jeunes feuilles tout l'hiver pour les
+bouillons aux herbes. Jasmin a aussi détaché les oeilletons des
+artichauts, et terminé les semis de laitue et de romaine.
+
+Aujourd'hui il attend Vincent Ligouy pour débarrasser les arbres de
+leur bois mort. Le vagabond escalade le petit mur du jardin.
+
+--Pourquoi n'entres-tu point par la porte? lui demande Buguet.
+
+Ligouy préfère risquer une entorse plutôt que d'affronter des coups de
+fourche promis par les gars du village.
+
+--Puisque tu grimpes si bien, dit Buguet, monte dans ce catillac et
+rabats les pousses qui s'emportent à la cime!
+
+Ligouy se dirige dans les branchages, avec des gestes de grand singe. Il
+quitte bientôt le poirier pour un abricotier en plein vent, qu'il
+nettoie avec autant d'adresse.
+
+Au soir la mère Buguet vint voir la besogne accomplie. Le jardin se
+trouvait rajeuni.
+
+--Bien sûr, dit-elle, le diable y a donné un coup de main!
+
+Aussi malgré Jasmin, qui voulait que Ligouy soupât avec eux, la ménagère
+donna au va-nus-pieds une tranche de boeuf bouilli dans une miche de pain
+et elle le renvoya en payant sa journée.
+
+Ligouy s'en alla par où il était venu. Arrivé dans la plaine, il chanta.
+Jasmin écouta sa chanson qui montait vers les premières étoiles.
+
+Lorsque Jasmin rentra, sa mère eut un soupir de soulagement:
+
+--Ah! te voilà, dit-elle. J'avais peur que l'idée te vînt d'accompagner
+ce sorcier à travers champs. M'est avis, mon garçon, que tu ferais bien
+de ne pas l'attirer ici. Nous sommes heureux. Ce n'est pas la peine que
+le mauvais sort pénètre chez nous à ses trousses! Les langues ont déjà
+assez marché depuis que tu l'embauches!
+
+--Allons, mère, tu sais bien que je ne m'occupe pas des autres! Pourvu
+que je te voie soigner tes lapins, tes poules et ton gars, rien ne
+manque à mon bonheur.
+
+--En attendant le reste!
+
+--Quel reste?
+
+--Que tu te maries un jour!
+
+--Ah! oui.
+
+Et Jasmin ajouta:
+
+--Mon père le jour de ses noces a planté un sorbier pour les oiseaux.
+J'élèverai, le jour des miennes, devant ma maison, un abri pour ceux qui
+vont par les routes et n'ont pas un sol.
+
+--Encore des idées saugrenues! Où ça te mènera-t-il?
+
+--Que veux-tu, ma mère! J'ai entendu souvent dire que le peuple est bien
+malheureux. Tous les villages ne sont pas avantagés comme le nôtre, qui
+est près de Melun, de Corbeil, et à portée des grands châteaux de
+Vaux-Pralin, d'Étioles, de Fleury-en-Bière, de Courance et voire de
+Fontainebleau! Les nobles ne nous pressurent point. Notre coin est
+béni, ma mère, et nous en devons de la reconnaissance à Dieu et au roi!
+Sais-tu qu'il y a dans la Bourgogne des vignerons réduits à demander
+l'aumône? Les gens de Limousin et d'Auvergne, à ce que m'a dit un
+ramona, vont servir de manoeuvres en Espagne pour rapporter un peu
+d'argent à leur famille! Certains riverains de la Marne (j'en connais)
+n'ont pas trois sols par jour et couchent sur de la paille.
+
+--Que Dieu les aide! soupira la Buguet.
+
+--Oui, conclut Jasmin, nous sommes, nous, du peuple gras, comme les
+ouvriers du premier ordre, ainsi qu'on appelle à Paris les orfèvres et
+autres fins artisans!
+
+--Gras! s'écria la Buguet d'un air ironique.
+
+--Certes! Le menu peuple se nourrit souvent de pain trempé, d'eau salée
+et ne mange de chair que le mardi gras, le jour de Pâques, à la fête
+patronale et lorsqu'on va au pressoir pour le maître!
+
+Le souper fut maussade.
+
+Sa purée de pois ingurgitée, Jasmin posa la chandelle sur la cheminée,
+attisa le feu et alla prendre dans le vieux bahut deux gros livres. Ils
+étaient reliés en cuir avec une tranche rouge. Ces bouquins, intitulés:
+_Instructions pour les jardins fruitiers et potagers_, par feu M. de La
+Quintinye, directeur de tous les jardins fruitiers et potagers du Roy
+édités à Paris chez Claude Barbin, sur le second, perron de la Sainte
+Chapelle, avec privilège de Sa Majesté, avaient été donnés au père de
+Jasmin par un prince. On admirait en tête du premier tome un beau
+portrait gravé de M. de La Quintinye: avec son rabat de dentelles, son
+abondante perruque, sa grande figure ovale au nez impérieux, il
+paraissait vraiment noble. Chaque fois que Jasmin ouvrait le livre il
+regrettait de ne pas avoir pareil maître: il se voyait avec lui
+contournant un boulingrin d'herbe verte et courte à la façon anglaise;
+ils allaient béquiller dans une caisse d'oranger, tracer la ligne d'une
+avenue ou diriger des pêchers en espalier sur des treillis d'échalas
+taillés dans l'érable, le long des murs où paradaient des vases de
+marbre. A défaut du maître, Jasmin se contentait des livres. Il se
+promenait ravi dans le plan du jardin potager du Roi, à Versailles,
+errait en idée de la figuerie au parterre de fraises, s'arrêtant sous la
+voûte où l'on serre les racines, les artichauts et les choux-fleurs
+pendant l'hiver; il longeait la prunelaye, marquait la place des cerises
+précoces, des pêches chevreuses.
+
+Alors il tournait les pages et relisait les maximes de jardinage. Il
+apprenait les manières de soigner depuis les cuisse-madame et les
+salviatis, qui sont poires d'été, jusqu'aux beurrés, aux bergamotes,
+qui sont d'automne, et aux ambrettes et bons-chrétiens, qui sont
+d'hiver.
+
+Curieux de choses plus profondes, Jasmin s'attardait dans le tome
+deuxième à des discours intitulés: «réflexions sur quelques parties de
+l'agriculture.» Ils étaient précédés d'une gravure sur cuivre où l'on
+voyait, dans un parc spacieux agrémenté d'arcades, des jardiniers à
+longs cheveux et chapeaux de feutre, à longs habits et à longs bas,
+planter des arbres avec un air cérémonieux qui plaisait à Buguet. Dans
+le texte M. de La Quintinye dissertait avec autorité sur la botanique,
+s'occupait de l'origine et de l'action des racines, émettait ses idées
+sur la nature de la sève, constatant qu'elle devient puante dans
+l'oignon et l'absinthe, odoriférante dans la jonquille, poison dans
+l'aconit, contre-poison dans la rhubarbe. Phénomènes déconcertants, si
+l'on songe que, d'autre part, les figues donnent du lait, les
+marronniers d'Inde de l'huile, et que les vignes font le vin! Buguet
+s'émerveillait avec M. de La Quintinye.
+
+Le jardinier était enchanté par le traité de la culture des orangers. Il
+savait les façons de semer, d'arroser, d'encaisser, et celle de chauffer
+les serres. Il connaissait les propriétés des petites oranges de Chine
+et de Portugal, celle des Riche-dépouille et des bigarades. En lisant
+ces choses, il se rappelait ce qu'il avait entendu dire d'orangers
+célèbres: à Versailles celui qu'on appelle le grand Bourbon fut saisi
+avec les meubles du Connétable et vendu. C'était le plus bel arbre qu'il
+y eût en France et il avait soixante-dix ans. A l'époque de Jasmin il
+vivait encore, ce qui lui faisait trois siècles. A Fontainebleau on
+voyait des orangers plus vieux que les carpes aux bagues d'or, et déjà
+splendides au temps du roi François Ier!
+
+Jasmin rêvait de fleurs aux arômes musqués, aux blancheurs nuptiales, de
+balles d'or auxquelles il mêlait les cuivres pâles des limons et des
+citronniers. Il s'étourdissait en pensée avec des parfums et des
+couleurs, mariait les vermeils aux verts sombres des feuilles, faisait
+éclater des jaunes. La cervelle en fête, il lui arrivait de chanter à la
+lueur des oribus, dans l'humble salle où régnait une odeur de lard
+grillé.
+
+Ce soir-là Jasmin continua sa lecture très tard. Vers dix heures la mère
+Buguet alluma sa chandelle et se retira d'un air grognon:
+
+--Tu ne te couches pas, Jasmin?
+
+--Point encore!
+
+--Ah! tu vas devenir savant!
+
+Lorsqu'il fut seul, Jasmin ferma les livres et les remit en place,
+songeant aux jardins fruitiers alors renommés, ceux de Versailles, de
+Saint-Cloud, de Meudon, de Sceaux, de Chantilly, aux grands Mécènes des
+horticulteurs, Louis XIII, Louis XIV, Louis XV, et monseigneur le duc
+d'Orléans défunt. Il feuilleta quelques gravures éditées par le sieur
+Mariette et qui se trouvaient dans le bahut. Elles représentaient, pour
+les jardins de plaisance et de propreté, des parterres de broderie et
+des parterres de compartiment où le dessin, se répète par symétrie.
+Jasmin jeta un coup d'oeil aux rinceaux, aux fleurons, aux palmettes, aux
+coquilles de gazon, vit les caprices enroulants du buis, les fonds de
+sable blanc et rouge, ceux de machefer. Et il se demanda s'il aurait le
+bonheur de tracer, piquer et soigner d'aussi resplendissants tapis.
+
+Il soupira et avant de se mettre au lit alla contempler la voûte
+étoilée. Il aimait le ciel. Les grandes clartés de l'univers lui
+paraissaient veiller sur les plantes endormies et garder pendant l'hiver
+l'âme des fleurs absentes. Cette fois l'immense désert peuplé d'astres
+lui sembla en fête. Une robe rose balayait la voie lactée.
+
+--Encore elle! J'ai beau travailler dur, je la retrouve partout!
+
+Il rentra, s'assit et se dit qu'il avait bien de la peine. S'il lisait
+des livres de jardinage, Mme d'Étioles se glissait près des buis et des
+parterres et il se voyait à ses pieds, une rose à la main. Il rêvait
+d'elle pendant son sommeil, la rencontrait le long des palissades de
+jardins, avec sa robe soyeuse, ses mouches, son éventail, devant un
+rideau de verdure que des papillons quittaient. A la vue de Jasmin,
+elle souriait comme au Roi. Il s'approchait, elle lui offrait ses seins.
+Une nuit elle lui apparut au milieu de cascades; c'était une des nymphes
+en marbre de Vaux-Pralin qui avait pris ses traits: elle s'avançait nue
+à travers les champignons d'eau, chantant un air très doux.
+
+Tentations du diable! Buguet est le jouet de chimères!
+
+Il se frappe le front:
+
+--Tu n'as pas le droit de penser à Mme d'Étioles. Tu es fils de paysan,
+Jasmin!
+
+Le jardinier se croit coupable d'une sorte de sacrilège, d'un attentat
+amoureux envers Mme d'Étioles. Il n'oserait au soleil soutenir son
+regard et il la baise et la caresse en pensée! Ah! si la terre, la
+confidente de ses espoirs, voulait le sauver! S'il pouvait, dans les
+sillons refroidis, semer les gouttes de son sang pour y faire éclore son
+délire en fleurs plus rouges que l'oeillet, plus charnelles que la
+grenade! Mais la terre est sourde, et la terre boirait le sang et ne
+rendrait pas la paix au coeur de Jasmin!
+
+--Il faut pourtant se faire une raison, dit le fleuriste.
+
+Mais le peut-il? Il mourrait s'il devait ne plus revoir Mme d'Étioles.
+Il vit avec la secrète pensée de la rencontrer encore. La scène de la
+forêt passe devant ses yeux: il sent toujours le regard changeant de la
+noble dame se poser sur lui, il se rappelle la pression de sa main,
+quand il l'a relevée. Plusieurs fois en une course haletante à travers
+le pays Jasmin est retourné au pied de l'arbre sous lequel il a déposé
+la fée: il s'y assied, écoute le murmure des feuilles et pour mieux
+revoir baisse les paupières. Un matin il a cru aller jusqu'à Étioles.
+Il a résisté, mais la lutte a été si forte qu'il était brisé comme s'il
+avait déraciné un chêne. Et puis à Étioles il eût rencontré Martine!
+
+Martine!
+
+Ce nom tinte dans les pensées de Jasmin. Il songe à la jolie soubrette.
+Elle l'aime, elle. Martine est douce, elle est bonne. Elle serait la
+compagne désirable, l'amie sûre et complaisante. Brave petit coeur! Quand
+Martine lève les yeux vers Jasmin, que d'amour humble et dévoué il y
+découvre! Si la pauvrette savait le tourment qui ravage son promis!
+
+--Ça la ferait mourir!
+
+Et dans une prière fervente, pleine de tendresse, interrompue par des
+sanglots, Jasmin supplie Martine, l'amoureuse de son enfance et de sa
+jeunesse d'exorciser l'intruse et de reprendre dans son coeur la place
+qu'elle occupait seule. Il la supplie, se jette en pensée à ses genoux,
+et cherche la coulée balsamique et lénifiante des regards de la
+villageoise.
+
+Tout à coup il se lève, ricane:
+
+--Martine n'y peut rien!
+
+Mais il essaya cependant de puiser au fond de sa nature une de ces
+forces qui permettent à certains de maîtriser leur passion. Il
+chérissait les roses sans qu'elles lui parlassent, il adorait les astres
+sans pouvoir en approcher. A celle qui imposait au fond de lui son image
+ne pouvait-il consacrer pareil amour? Ne pouvait-il, pour la paix de son
+âme, en faire une étoile, une fleur éternelle, une reine sacrée? Il lui
+enverrait ses plus belles tulipes, comme des gobelets précieux où elle
+verserait quelques-uns de ses regards. Il lui tisserait des guirlandes
+de Bengale ainsi qu'à une statue. Il irait la revoir, il irait près
+d'elle, en humble, car il fallait qu'il la revît! Mais Dieu! il tuerait
+sa folie!
+
+
+
+
+IV
+
+
+Noël arriva sans bruit les pieds dans la neige. Si les cloches n'eussent
+sonné pour sa venue, on ne lui eût pas ouvert plus qu'au vagabond qui
+sort de la forêt.
+
+Depuis huit jours chaque matin Buguet à grands coups de balai éloignait
+de la maison le froid tapis qui menaçait d'intercepter l'entrée: cela
+fit un rempart qui empêcha le vent de hurler sous la porte.
+
+Le village paraissait fier de ses lucarnes encadrées de frimas, du
+collier des pignons, des capuches des cheminées. Le clocher prenait un
+beau ton jaune et le coq emmitouflé eut l'air d'une petite bête sans
+tache.
+
+Au loin les coteaux s'élevaient scintillants. Le fleuve roulait une eau
+grossie par les glaçons.
+
+
+Vers dix heures, la veille de Noël, le ciel rayonna.
+
+Depuis le matin Etiennette Lampalaire était chez les Buguet, aidant au
+ménage. Agile elle fit d'une vieille bassinoire de cuivre un vrai
+soleil, et de la poêle à crêpes, toujours enduite de graisse et qui ne
+servait qu'à la Chandeleur, une lune qu'elle pendit à un clou de la
+grande cheminée: l'intérieur noir fut éclairé.
+
+Martine avait promis de venir le soir et de passer le jour de fête à
+Boissise.
+
+
+L'après-midi Tiennette pluma l'oie. Elle n'avait pas coupé le cou à la
+bête: la plume étant son profit, elle la voulait «vive». Bien que ce fût
+pitié d'entendre crier l'oiseau, la fillette chantait en faisant à
+pleines mains neiger le duvet dans le creux de son giron.
+
+Quand le ventre de l'oie apparut gras et blanc entre les ailes
+battantes, les cheveux noirs de Tiennette étaient poudrés comme ceux
+d'une marquise. Jasmin lui en fit compliment. La fillette n'y prit point
+garde; c'était le moment où elle serrait entre ses genoux sa victime
+pour lui ouvrir la gorge. Le sang coula.
+
+Dégoûté Jasmin partit.
+
+--Grand capon! Tu ne tourneras pas le dos quand je l'apporterai à table!
+
+A la nuit tombante Laïde Monneau arriva, avec sous le bras une corbeille
+couverte d'un torchon.
+
+--Eh bien? Et Martine?
+
+--La pauvrette! Elle a fait dire à mon frère Rémy, au marché de Corbeil,
+qu'il ne fallait pas l'attendre. Il y a fête au château. Voici un petit
+mot qui en dira plus long.
+
+Jasmin prit le papier: il était satiné, plié avec soin et un pain à
+cacheter donnait un air candide à sa coquetterie. Buguet l'ouvrit: un
+parfum émut le jeune homme.
+
+--On dirait qu'elle en a versé une goutte à dessein!
+
+Il lut. L'écriture jadis si maladroite s'allégeait, devenait courante.
+
+--Elle écrit comme doit écrire sa maîtresse, se dit le jardinier.
+
+La missive trembla dans sa main.
+
+Laïde Monneau, la mère Buguet et Tiennette épiaient les nouvelles dans
+les yeux de Jasmin.
+
+Hardie, la Monneau insinua:
+
+--Eh bien, mon gars, te v'là plus troublé qu'une pucelle qui rencontre
+un grenadier dans un chemin creux!
+
+--Non, je suis seulement déçu. Mais ce n'est que partie remise! Martine
+viendra tirer les rois!... Ma mère, elle, vous envoie ses respects, et
+le bonjour à tous!
+
+--En attendant, dit la tante Monneau, découvrant la corbeille, voilà
+des saucisses pour vous aider à patienter! Et je vous prédis que ce sera
+à s'en lécher les doigts! Quel cochon! Il pesait cent vingt! Et depuis
+trois mois par tous les temps j'allais lui ramasser des glands--que
+j'en ai les reins cassés!--il ne mangeait que cela! Ah! C'est qu'il
+avait la chair plus ferme que du marbre, le pauvre goret!
+
+--C'est dommage que Martine ne vienne pas, déclara Tiennette, j'aurais
+chanté des noëls. J'en sais de nouveaux, que j'ai appris à la ferme
+d'Eloi Règneauciel.
+
+--Tu chanteras tes noëls, petite, dit la mère Buguet. Et nous
+reprendrons le refrain.
+
+Puis elle ouvrit la porte et regarda l'espace:
+
+--Pourvu que la neige n'empêche pas Gillot et sa femme de se mettre en
+route! Ils devaient arriver avant la nuit et on n'y voit plus! Allume
+les chandelles, petite, ce sera plus gai!
+
+Tiennette mit sur la table deux chandeliers brillants et une paire de
+mouchettes.
+
+Les chandelles mêlèrent aux éclats fantasques du foyer une lueur plus
+calme, qui inonda jusqu'aux recoins des poutres et illumina les salières
+d'étain.
+
+Tiennette flamba l'oie, puis elle la mit, le ventre ouvert, devant la
+mère Buguet; celle-ci bourra la bête des marrons qu'elle tirait de la
+cendre et épluchait.
+
+A ce moment la porte s'ouvrit et les Gillot firent leur entrée.
+
+--Ah! Vous sentez le froid! dit Jasmin en les embrassant.
+
+Il sortit pour remiser la voiture sous le hangar et attacher le cheval à
+l'écurie. Cette besogne faite, il se lava les mains dans la neige; après
+les avoir essuyées avec soin, il prit dans sa pochette la lettre de
+Martine: il la porta à ses lèvres, en aspira l'odeur. Puis, à la clarté
+de la lanterne pendue au-dessus de la crèche, il la relut plusieurs
+fois.
+
+Quand il rentra dans la salle, l'oie était exposée au feu. Tiennette
+tournait la broche en chantant un noël. Tout en se chauffant les mains
+et se séchant les pieds, les Gillot, dont les vêtements fumaient,
+accompagnaient de leur bourdonnement fêlé la voix de la fillette:
+
+Laissez paître vos bêtes,
+Pastoureaux, par monts et par vaux,
+Laissez paître vos bêtes
+Et venez chanter Nau!
+
+A ce moment un tison roula dans le plat où tombait la graisse et y mit
+le feu.
+
+--Ah! Jasmin, s'écria Tiennette, je suis cuite d'un côté, viens prendre
+ma place.
+
+Gillot avec les pincettes avait replacé la malencontreuse bûche qui,
+imbibée de sauce, flamba en pétillant.
+
+Tiennette reprit:
+
+J'ai ouï chanter le rossignol
+Qui chantait un chant si nouveau
+Si haut, si beau,
+Si résonneau;
+
+Il me rompait la tête
+Tant il prêchait et caquetait;
+Adonc pris ma houlette
+Pour aller voir Nollet.
+
+La mère Buguet interrompit, en disant à Jasmin:
+
+--Allons, petit gars, ne tourne pas si vite! Laisse-la se dorer un peu!
+Là! Arrête entre les cuisses, que la flamme pénètre! C'est jamais assez
+cuit à cet endroit! Et puis il ne faut pas que ça t'empêche de chanter
+avec les autres! En voilà  un garçon qui ne sait pas faire deux choses à
+la fois!
+
+--Ah! ben! reprit Laïde Monneau, c'est pas comme défunt mon homme! Il
+savait me battre sans quitter son verre! Avec ça il avait de longues
+jambes! Si j'évitais le coup de poing, j'attrapais le coup de pied!
+
+--Allons! Allons! interrompit la mère Buguet, laissons les morts
+tranquilles.
+
+Tiennette continua:
+
+Je m'enquis au berger Nollet:
+As-tu ouï rossignolet
+Tant joliet
+Qui gringottait
+Là-haut sur une épine?
+Ah! oui, dit-il, je l'ai ouï;
+J'en ai pris ma buccine
+Et m'en suis réjoui.
+
+--L'oie fume! Elle est cuite! dit la mère Buguet.
+
+Elle ôta la broche, et tandis qu'on apprêtait la table, sur laquelle
+Gillot posa trois bouteilles de vin qu'il avait apportées, Tiennette
+continua à chanter:
+
+Courûmes de telle roideur
+Pour voir notre doux rédempteur
+Et créateur
+Et formateur!
+Il avait (Dieu le saiche)
+De linceux assez grand besoin.
+Il gisait dans la crèche
+Sur un bouleau de foin.
+Point ne laissâmes de gaudir;
+Je lui donnai une brebis
+Au petit fils;
+Une mauvis;
+Lui donna Péronnette,
+Margot lui a donné du lait.
+Tout plein une écuellette
+Couverte d'un volet.
+
+--La belle table! s'écria Gillot.
+
+Les deux chandelles mettaient des taches claires sur la nappe bise où
+reposaient les couverts. Quelques gobelets d'étain accrochaient les
+éclats rouges du foyer. Au milieu l'oie se prélassait, juteuse, dorée ou
+rousse, tendant ses cuisses croustillantes sur un plat de faïence brune
+à fond jaune.
+
+--Si nous allumions une troisième chandelle? demanda Jasmin.
+
+--Cela porte malheur! s'écria la mère Buguet.
+
+--Asseyons-nous, conclut Gillot.
+
+Il ajouta clignant de l'oeil:
+
+--C'est toujours avec un plaisir nouveau que l'on se met à table!
+
+Et se penchant vers son neveu:
+
+--Dommage que Martine manque à la fête!
+
+--Oui, dit Laïde Monneau, Mlle Bécot aime une table bien servie et les
+couverts sur une nappe! Assise auprès de son galant, elle aurait fait
+ses belles manières! Car il n'y a pas à dire, depuis qu'elle travaille
+au château, ce n'est plus la même!
+
+--Elle est bien mieux, affirma résolument Tiennette, n'est-ce pas,
+Jasmin?
+
+La Buguet avait fini de découper:
+
+--Qui veut le croupion?
+
+--Si cela ne fait envie à personne, insinua la tante Monneau, j'aime le
+grassouillet! Mais ça ne m'empêchera pas de dire que Martine a plutôt
+l'air d'une marquise que d'une future jardinière.
+
+--D'une marquise!
+
+On protesta.
+
+--Eh, oui, reprit Laïde. Il m'est revenu que Martine singeait les
+manières de sa maîtresse. Et cela depuis que je lui fis visite! A ce
+moment elle voulait quitter sa condition! Aujourd'hui elle minaude comme
+Mme d'Étioles! Ah! la jeunesse! la jeunesse!
+
+--On peut trouver plus mauvais exemple, hasarda Tiennette.
+
+--Oui, s'exclama Laïde, mais quand on veut péter plus haut que son cul,
+ma fille, on se fait un trou dans le dos!
+
+Tiennette pouffa de rire.
+
+--Pourtant, reprit Laïde Monneau en grignotant son croupion, imiter la
+maîtresse est le moindre défaut des soubrettes! J'en ai connu quand
+j'étais ravaudeuse à Paris! Les plus jolies se parent comme leur dame.
+Elles se fourrent de la poudre et du fard à tire-larigot, qu'elles ont
+des joues comme des roues de carrosse, et c'est des vrais canards pour
+barboter dans l'eau de lavande. Elles recueillent les demises, et ces
+donzelles, ma foi! falbalassent leurs jupes! J'en ai vu! J'en ai vu! Il
+est vrai, ce n'est pas de ces graillons qui ne savent que faire le lit,
+vider le pot, torcher les marmots! Ah! non! faut placer les mouches, et
+les mouches ça se place plus difficilement sur un visage...
+
+--Que sur un..., interrompit espièglement Tiennette.
+
+La Buguet lui mit la main sur la bouche, et Laïde continua:
+
+--Qu'un emplâtre sur une jambe. Puis, faut savoir monter une blonde,
+emplir un pot-pourri et, ma foi! jouer la comédie avec un financier!
+
+Laïde Monneau demanda un haut de cuisse, puis elle reprit:
+
+--Nonobstant on parle fort à Étioles des dernières robes de Martine et
+de ses nouveaux souliers qui viennent de Paris. Ceux de la boutique de
+Saint-Crépin de Corbeil ne valent donc plus rien!
+
+--Pour sûr qu'elle pourrait se contenter des souliers de Corbeil, dit la
+mère Buguet.
+
+--On dit même qu'elle se farde. Mais ce n'est pas vrai, dans notre
+famille! Moi je ne connais qu'un onguent, celui fait de bouse et de
+toile d'araignées qui mûrit les abcès! Ah! Martine ne veut plus sentir
+la vache! Nous devons la dégoûter! Dame! Elever des cochons ou soigner
+le bidet d'une marquise, c'est point la même affaire!
+
+--Le bidet d'une marquise, c'est-il son cheval? demanda Tiennette.
+
+--A peu près, répondit Laïde d'un air pincé et important.
+
+Jasmin impatienté frappait avec sa cuiller sur la nappe.
+
+Un peu avant minuit les cloches sonnèrent.
+
+--C'est le moment d'aller à la messe, dit la tante Gillot en réveillant
+son homme, qui avait fini par sommeiller auprès du feu.
+
+--Ah! fit le tanneur en se frottant les yeux, voici passés les plus doux
+instants de Noël.
+
+--Païen! répliqua sa femme. Tu attireras sur nous le feu du ciel! Tiens!
+Voilà qu'on sonne pour la deuxième fois.
+
+On sortit. Les petits sabots de Tiennette furent les premiers qui
+laissèrent leur empreinte sur la neige. Derrière marchait la tante
+Monneau: elle tenait une lanterne dont la lueur par cette blanche nuitée
+paraissait rouge et brumeuse.
+
+Le clocher envoyait des notes argentines à travers le pays silencieux
+que réveillaient seuls quelques sifflements de la bise dans le
+marronnier d'Inde ou le murmure de la Seine, qui se gonflait.
+
+Cependant les portes s'ouvraient, lançant un rai de lumière, comme une
+baguette d'or qui s'élargissait aux chemins couverts d'hermine. Des
+groupes noirs sortaient des masures. Du côté de Boissette, le village
+voisin, on entendit des voix:
+
+Oh! Oh! troupe gentille
+L'astre nous a quittés:
+C'est donc ici la ville
+Où est la majesté.
+Je crois que l'on appelle
+Jérusalem la belle;
+Demandons bien et beau
+Où est ce roi nouveau!
+
+Tous les paroissiens songeaient à Jésus couché sur la paille, aux vieux
+bergers, aux rois mages. Euphémin Gourbillon allumait, sur le grand
+autel de l'église, dix chandelles autour d'un bambin en cire qui levait
+les bras dans une crêche. Le petit orgue à travers la nuit se mit à
+chanter comme un pauvre en fête.
+
+Ce fut Etiennette qui la veille des Roys vint pétrir la galette. Elle
+n'épargna ni le beurre, ni les oeufs; après avoir aminci la pâte, qui
+devint fine comme un linge sous le rouleau de buis, elle la replia
+quatre fois sur elle-même et la laissa passer la nuit ainsi pour qu'elle
+fût feuilletée et légère.
+
+Le lendemain dès l'aube elle acheva sa besogne. Elle fit de la pâte une
+grande lune, qu'elle guillocha avec symétrie après y avoir introduit la
+plus belle des fèves.
+
+Pendant ce temps Jasmin chauffait le four avec des fagots qui
+pétillèrent comme un rire dans la grande bouche ouverte. La Buguet
+voulut enfourner elle-même la galette, ainsi qu'une rouelle de veau.
+
+Etiennette mit quatre couverts sur la nappe bise, dont elle avait
+respecté les plis. Jasmin apporta un bouquet d'ellébores.
+
+--L'heure avance, fit remarquer Tiennette, et la cuisine commence à
+sentir bon! Martine ne tardera pas à venir.
+
+--Je vais au-devant d'elle! dit Buguet.
+
+--Ne baguenaude pas en route!
+
+Le jardinier n'avait pas fait cent pas qu'il aperçut une charrette
+bâchée de vert-pomme. Il la reconnut pour celle de Nicole Sansonnet.
+Elle arrivait cahin-caha. Buguet pressa le pas. Il vit que le bidet,
+cinglé de coups de fouet, allait plus vite.
+
+Puis une petite tête toute rose, encapuchonnée dans une mante, sortit de
+l'ombre verte. Une voix cria:
+
+--Bonjour, Jasmin!
+
+C'était Martine. Buguet s'approcha.
+
+--Monte, Jasmin, tu n'es pas de trop, dit la Sansonnet.
+
+--Non, non, merci! cria Martine en sautant légère dans les bras de son
+galant, qu'elle baisa sur les deux joues:
+
+--J'aime me dégourdir les jambes!
+
+--Ah oui! répliqua Nicole. Il vaut mieux n'être que deux.
+
+Elle fit claquer son fouet et trotter sa bête.
+
+--Pouah! dit Martine en secouant sa cotte avec un air précieux que
+Jasmin ne lui avait pas encore vu, ce n'était pas la peine de prendre un
+rien de benjoin pour échouer dans la charrette d'une poissarde. Je suis
+sûre que je pue l'anguille. Sens!
+
+Avec une mine agaçante elle posa sa tête sur l'épaule de Jasmin.
+Celui-ci fut galant:
+
+--Tu sens meilleur qu'un parterre d'oeillets, et c'est double joie de te
+voir et de te sentir. Laisse-moi encore respirer l'odeur de tes cheveux.
+
+Elle souleva un coin de sa capuce:
+
+--Tiens!
+
+Jasmin huma une bouffée.
+
+--Et tu n'en profites pas pour m'embrasser? Tu n'es guère plus aimable
+envers moi que Monsieur d'Étioles vis-à-vis de sa femme. Il est vrai que
+le marquis est laid!
+
+Elle regarda Jasmin et fit une révérence:
+
+--Si nous nous marions, nous serons assortis! Et comme tu n'es pas plus
+mal tourné que tous les freluquets qui veulent me prendre le menton, tu
+ne seras jamais cocu!
+
+--Allons, petite peste!
+
+--Courons, dit Martine, je suis sûre que Tiennette nous guette.
+
+--Elle est là.
+
+--Elle ne perd jamais l'occasion de se frotter aux amoureux!
+
+--C'est pour s'instruire.
+
+--Eh bien! je vois qu'elle pourrait plutôt t'en remontrer là-dessus, car
+tu n'es guère dégourdi!
+
+--Que je t'attrape!
+
+Martine courut alors d'une volée jusqu'à la maison dont elle poussa la
+porte.
+
+Elle tomba sur le dos de la Buguet.
+
+--Eh bien, petite, as-tu le diable à tes trousses?
+
+--Mère Buguet, c'est votre fils qui veut me chatouiller!
+
+Jasmin arrivait. Il rougit devant sa mère. Tiennette se tenait le
+ventre.
+
+--Qu'il fait bon ici! dit Martine.
+
+Lentement, avec un geste de demoiselle emprunté dans les antichambres,
+la jeune villageoise retira sa mante en prenant soin de ne pas
+chiffonner son bonnet blanc.
+
+--Tiens, des roses de Noël!
+
+Elle prit une des fleurs du bouquet, tint du bout des doigts la tige
+charnue, et avec de petites mines entendues admira les pétales nacrés et
+livides. Puis redevenant rustaude elle mit la fleur dans sa bouche.
+
+--Prends garde! cria Jasmin, c'est du poison!
+
+--Mais non, ça guérit de la folie!
+
+--Te voilà bien savante!
+
+--Mme d'Étioles ordonna une infusion d'ellébore au duc de Gontaut qui
+s'était déclaré fou d'amour pour elle et qui ne la quitte jamais!
+
+La soubrette ajouta:
+
+--Dame! Je n'ai pas plus mes oreilles dans ma poche que ma maîtresse n'a
+les yeux dans la sienne!
+
+Tiennette posait sur la table le veau qui nageait en une sauce brune. On
+s'assit.
+
+Martine parla des élégances de sa châtelaine.
+
+Mme d'Étioles était raffinée en tout: elle possédait des pots à fard
+avec des roses et des violettes peintes parmi des ornements d'or et une
+fontaine à parfums qui représentait un grand oeuf ayant à son sommet une
+petite tulipe.
+
+--Tu puises à cette fontaine? dit la Buguet moqueuse.
+
+--Elle a un petit robinet d'argent.
+
+Martine s'exprimait avec de gracieuses inflexions de voix qui charmaient
+Jasmin.
+
+--Et Mme d'Étioles se met beaucoup de rouge? demanda Tiennette.
+
+--Beaucoup. Elle n'a plus la fraîcheur d'une jeune fille. Elle a eu deux
+enfants.
+
+Puis la soubrette parla du linge de sa maîtresse. Les lingères se
+crevaient les yeux en ourlant à jour les jupons, les brodeuses ne
+trouvaient plus d'aiguilles assez fines pour festonner les fichus de
+mousseline. Mme d'Étioles portait des chemises qui passaient aisément
+dans la bague de l'abbé de Bernis.
+
+--Un abbé se prêterait à ces amusettes?
+
+--Il paraît.
+
+--Mais, dit malignement Tiennette, des chemises pareilles ça ne doit pas
+lui cacher l'honneur?
+
+--Ça le lui voile seulement.
+
+--Assez là-dessus, mes enfants, interrompit la Buguet. M'est avis que
+quand on ne cache plus rien, c'est qu'on n'a plus rien à perdre. Entre
+nous je ne donnerais pas lourd de sa vertu, à ta belle maîtresse!
+
+--Ma mère, supplia Jasmin.
+
+--Le Roi ne pense pas ainsi, s'écria Martine, et je crois qu'il
+baillerait bien sa bonne terre de Brie pour acheter tout ce qui lui en
+reste!
+
+Les yeux de Tiennette brillaient:
+
+--Martine, quand j'aurai l'âge tu me feras entrer chez Mme d'Étioles?
+J'en ai assez de ramer des pois!
+
+--C'est cela, bougonna la Buguet. Petite ambitieuse!
+
+Tiennette tint bon:
+
+--Peut-on pas rester aussi honnête au service des grands qu'à la queue
+des vaches! Regardez la fille de Règneauciel! La v'là enceinte! Et il
+paraît que ça lui est arrivé en plein champ, quand elle fanait le foin!
+Tandis que toi, Martine, es-tu pas une honnête fille?
+
+La mère Buguet disparut. Elle rentra, portant la galette dorée à l'oeuf
+qui brillait comme un écu sortant de la fonderie:
+
+--Allons, Tiennette, fourre-toi sous la table et dis à qui la première
+part!
+
+Tiennette se baissa, mit un pan de la nappe sur sa tête et susurra selon
+la coutume:
+
+--Tibi, domine!
+
+--Pour qui? demanda la Buguet.
+
+--Pour Martine!
+
+Le jeu recommença jusqu'à ce que chacun eût sa part de gâteau.
+
+--Nous voilà tous servis, dit la Buguet.
+
+Après avoir scruté du regard chaque feuillet sans rien découvrir, les
+convives mordirent dans la galette. Martine poussa un petit cri joyeux:
+elle était reine!
+
+Majestueusement, avec un geste à la d'Étioles, elle laissa tomber la
+fève dans le verre de Jasmin.
+
+Alors, changeant sa voix, elle lui dit avec une oeillade:
+
+--Sire! Soyez le plus heureux des rois!
+
+Elle se pencha, attendit un baiser.
+
+Jasmin crut voir s'incliner vers lui comme un reflet de Mme d'Étioles.
+Cela avait été, un peu, la même voix, c'était le même geste, peut-être
+le même regard. Il trembla et donna à Martine un baiser si étrangement
+ému qu'il confirma tous les soupçons de la soubrette et que, tout en la
+forçant à frémir de joie, il lui fit mal au fond du coeur.
+
+La Buguet versa du vin dans tous les verres. Jasmin but le premier. Les
+femmes crièrent par trois fois:
+
+--Le roi boit!
+
+Alors l'amoureux se leva et de toutes ses forces embrassa la reine.
+Cette fois elle rayonna de bonheur.
+
+--Le roi m'offrira-t-il la main pour le tour du jardin? demanda Martine
+continuant la comédie.
+
+Jasmin la prit par la taille, qu'elle avait menue (elle se serrait
+davantage!) et la baisa à la volée (car elle faisait maintenant mine de
+se défendre!) sur les cheveux, dans le cou et sur l'oreille qu'elle
+avait petite et rouge comme une crête de poulette.
+
+--Si tu continues à singer la marquise, le roi ira vite en besogne et
+nous serons bientôt à la noce, glissa à Martine la malicieuse
+Etiennette.
+
+La journée finissait, superbe. Il était cinq heures quand on alluma les
+chandelles. Martine déclara que les jours augmentaient.
+
+La mère Buguet dit:
+
+--Aux rois on s'en aperçoit.
+
+
+
+
+V
+
+
+En avril Buguet reçut de Martine la lettre que voici:
+
+Mon cher Jasmin,
+
+J'ai bien pensé à toi depuis l'Epiphanie où je fus reine de la fève et
+te pris pour roi--par devant ta bonne mère. Mais en moins de deux mois
+il est arrivé des aventures!
+
+On doit savoir à Boissise-la-Bertrand que le 25 février le Roi a donné
+un grand bal en son palais de Versailles. Ce qu'on ne sait point, c'est
+que ma maîtresse y était, et moi aussi. Garde ça pour toi, c'est un
+secret. Mais j'en ai trop lourd sur la langue, il faut que je bavarde.
+
+Ma maîtresse était déguisée en domino blanc de la plus belle soie, avec
+des ruches et des noeuds flottants couleur de rose. Son masque était
+blanc aussi. Il vient de Venise. Dans cet accoutrement sa mère elle-même
+n'aurait pu la reconnaître. Moi, j'étais en un domino de taffetas noir
+dont le bruit m'assourdissait au moindre mouvement. Avec ça mon masque
+me chauffait les joues.
+
+Il était plus de minuit quand nous sommes arrivées à Versailles en
+carrosse. Dès qu'on fut en vue du château qui était éclairé tout en haut
+de l'avenue, les chevaux n'avancèrent plus qu'au pas. Je me consolais de
+cette lenteur en regardant les cent mille lanternes. Madame piétinait
+d'impatience. Enfin on arriva tout de même, et après avoir été serrées
+dans l'escalier à ne pas pouvoir avancer d'un pas, nous avons bien
+failli entrer sur le nez dans la première salle, poussées au derrière
+par la foule qui venait de rompre les barrières. Madame a eu si
+grand'peur qu'elle a crié et moi je tremblais encore en arrivant dans la
+galerie des Glaces. Nous avions traversé bien d'autres chambres avant
+d'y arriver, qui me parurent les plus belles du monde avec leurs
+plafonds comme des paradis et la foule des danseurs et des danseuses qui
+s'y trémoussaient et le son de la musique. Il y avait des Chinois avec
+des chapeaux à sonnettes et des Turcs avec des têtes plus grosses que
+des citrouilles. Des bergères avaient de si petits chapeaux qu'ils ne
+leur coiffaient qu'une oreille. Mais dans la galerie des Glaces c'était
+encore plus magnifique. Nous sommes arrivées juste à temps pour voir la
+Reine faire son entrée en s'appuyant sur l'épaule du Dauphin déguisé en
+jardinier, ce qui m'a fait penser à toi. Il donnait la main à l'Infante
+qui était en bouquetière. Après venaient les princes, les duchesses tous
+pimpants sous la lumière des dix-huit lustres qui pendaient du plafond.
+Dix-huit lustres sais-tu combien ça fait de chandelles? Je m'étais mise
+à les compter pour te le dire, tout en me rafraîchissant la joue à une
+colonne de marbre, mais comme ça se reflétait vingt fois dans les
+glaces, ça m'embrouillait dans mes comptes.
+
+Je rejoignis Mme d'Étioles que j'avais perdue. Elle était tout au bout
+de la salle sous les feux d'une girandole qui ressemblait à une cascade
+de lumière. Il y avait non loin d'elle des seigneurs déguisés en ifs
+taillés comme ceux qui se trouvent dans le jardin du marquis d'Orangis.
+Cela t'aurait amusé de voir des hommes changés en arbres. Leurs yeux
+brillaient sous les feuilles autant que les vers luisants dans tes
+romarins. Beaucoup de dames les entouraient, paradaient devant eux en
+oeillardant à leur enseigne. Mme d'Étioles n'en regardait qu'un seul. Il
+s'en aperçut et s'approcha d'elle. Alors ma maîtresse en profita pour
+l'intriguer tout à son aise. L'arbre lui faisait des compliments sur son
+esprit. Le fait est que pour bien dire elle n'a pas d'égale. Celui qui
+lui a coupé le filet n'a pas volé ses cinq sous. Ah! si tu avais pu
+comme moi lui entendre dire: «Est-ce sous votre ombre que se cache mon
+bien-aimé?» Et elle ôta son masque, juste le temps de montrer qu'elle
+était jolie à ravir, comme on le murmurait autour d'elle, et elle s'en
+fut se perdre dans la foule en laissant tomber son mouchoir. L'if le fit
+ramasser et le rejeta à Mme d'Étioles, elle le rattrapa au vol et
+plusieurs seigneurs crièrent: le mouchoir est jeté! le mouchoir est
+jeté! Ah! Mme d'Étioles était jolie en cet instant! Ses yeux brillaient
+comme jamais et son pied, qu'elle montrait sous le domino, était plus
+petit que la langue de ton chien. Il paraît que c'est un grand honneur
+quand le Roi jette le mouchoir et l'if n'était autre que le Roi. La
+preuve en est que depuis nous le revîmes au bal de l'hôtel de ville le
+dimanche gras. Il était en domino de satin noir et ma maîtresse aussi.
+Ils se sont parlé, mais la foule m'ayant séparé de Mme d'Étioles je
+n'ai pu la rejoindre que plus tard et juste à point pour réparer les
+anicroches de sa toilette et de sa coiffure. Heureusement que par haute
+protection on nous fit entrer dans un cabinet. Il était temps. Ma
+maîtresse a failli se trouver mal tant la foule l'avait serrée. Moi je
+mourais de faim! Ce n'était plus le bal de Versailles où on voyait des
+sociétés installées à manger dans des coins comme sur l'herbe. A l'hôtel
+de ville ceux qui approchaient du buffet gardaient tout pour eux.
+C'étaient des gens du commun, cela se voyait à leur gloutonnerie. Même
+qu'un abbé à qui je demandais un biscuit m'a répondu: fais un péché pour
+l'avoir, embrasse-moi sur la bouche! J'ai eu grand'honte et je cours
+encore. Après le bal on m'a plantée là. Heureusement que je ne suis pas
+empruntée. Ma maîtresse était montée dans un fiacre avec le domino noir
+et un autre masque. Depuis nous voyageons beaucoup de Paris à
+Versailles. Ma maîtresse fut à la Comédie Italienne où il y avait la
+Reine, le Roi et les plus puissants personnages. Tu vois qu'elle est
+dans les honneurs et tout cela pour un mouchoir. Après nous sommes
+restées plusieurs jours au château de Versailles. C'est un palais cent
+fois plus beau que le Louvre et entouré de jardins qui te feraient
+tourner la tête. Ma maîtresse changeait d'habits à toute heure. Tantôt
+elle était en satin bleu, tantôt en satin blanc, puis en rose. Elle
+avait emmené un coiffeur de Paris. Il fallait voir voler la poudre! On
+ne ménageait ni les parfums ni les onguents. La chambre fleurait comme
+une cassolette. C'est nécessaire à la Cour. Un jour le Roi a invité Mme
+d'Étioles à souper avec une duchesse, un prince et un ministre.
+
+Tu penses si je suis fière d'être savante pour te raconter tout cela.
+C'est pourtant grâce à ton oncle qui m'a montré à écrire. Cela me coûte
+six liards de papier, mais je ne les regrette point puisque j'ai la
+chance de te faire porter ce cahier d'écrit par le valet du marquis
+d'Orangis qui est venu me voir.
+
+Garde bien pour toi tout ce que je te dis et toutes les tendresses de ta
+petite reine Martine.
+
+Jasmin relut vingt fois cette lettre. Naïf il ne perçut pas d'emblée le
+rôle que Mme d'Étioles jouait dans l'intrigue. D'ailleurs pour la plus
+grande partie des gens, tout ce qui se passait dans l'orbe du Roi était
+sacré. L'amour du monarque, même aux yeux des bourgeois riches, était
+comme un don de fée, un bonheur suprême. Jasmin entrevit Mme d'Étioles
+dans la gloire d'un des soleils d'or de Fontainebleau, qui lui avaient
+paru, sur des portes, des horloges, des carrosses, l'emblème de la
+souveraineté. Sa déesse lui parut plus belle.
+
+Une nouvelle lettre de Martine arriva quelques jours plus tard. Assez
+courte elle annonçait que le roi partait pour la Flandre et que, pendant
+qu'on préparerait à Versailles l'ancien appartement de la duchesse de
+Châteauroux pour Mme d'Étioles, celle-ci se retirerait sans faste en
+son château des bords de la Seine. Martine invitait Jasmin à venir l'y
+voir et à apporter des fleurs pour sa maîtresse dès les premiers jours
+de mai.
+
+
+
+
+VI
+
+
+Jasmin, après avoir dépassé Corbeil, arriva au faîte du chemin qui
+descend vers Étioles. Le village en ce joli mai s'étageait dans un vaste
+entonnoir de verdure; de la neige pourprée des pommiers tardifs
+émergeaient les toits cabossés des chaumières et le clocher, qui prenait
+un ton de vieil ivoire. Des commères, jupes retroussées, apportaient de
+la navette aux tarins des cages sous les gouttières, ou posaient les
+rouets à leur seuil pour filer au bon air.
+
+Buguet était parti très tôt avec sa carriole pleine de fleurs alignées
+dans des bourriches et des pots; son attelage battait neuf comme le
+soleil printanier qui faisait briller les essieux. La voiture peinte en
+vert sortait pour la première fois et le cheval blanc trottinait
+gaiement.
+
+Ce n'était point sans peine que le garçon se trouvait maître de cet
+attelage! Sa mère ne voulait pas d'un achat aussi considérable. Pour la
+première fois une querelle avait éclaté dans la demeure du jardinier.
+
+--Ah! s'écria la Buguet, retiens ce que je dis: ce sera le commencement
+de tes malheurs. Que tu épouses Martine et en fasses une bonne ménagère,
+soit! Mais acheter une voiture pour l'aller voir, elle et sa damnée
+maîtresse, qui vous ensorcelle tous les deux, et lui porter tes plus
+belles fleurs, c'est une folie que Dieu te fera payer cher!
+
+--Je suis maître des écus que je gagne, ma mère, répondit Jasmin, la
+gorge serrée, et libre de les dépenser comme il me plaît. Foin des
+avares qui entassent pièce sur pièce! Je suis jeune et veux vivre et
+voir du pays comme cela convient à mon goût. Ce n'est point à mon père
+que tu eusses osé reprocher une seule de ses fantaisies!
+
+--Il était toqué comme toi!
+
+Le fils tint bon. Il acheta une voiture chez un carrossier réputé de
+Melun, à l'enseigne du _Panneau d'or_.
+
+
+A l'entrée d'Étioles, Jasmin aperçut les toitures du château, au-dessus
+des taillis du parc où les hêtres et les ormes éveillaient un
+crépitement de flammes vertes. Il tressauta. Les sentiments qui se
+bousculaient depuis plusieurs mois dans son coeur s'agitèrent, ainsi que
+les rameaux quand le zéphir souffle. Il songea que sa promise, derrière
+ces futaies, chaque matin écartait les courtines soyeuses du lit de la
+maîtresse. Souvent le premier regard de la châtelaine s'adressait à
+l'humble servante, qui en gardait le reflet dans ses yeux clairs.
+C'était Martine, qui, un genou sur le sol, tirait sur la jambe de la
+grande dame le fin bas; elle nouait la jarretière et tendait la
+douillette mule de satin. Puis Mme d'Étioles se dressait toute blanche
+et rose, couverte de guipures.
+
+Jasmin descendit dans le village. Les arbres balançant leurs ombres au
+milieu du chemin posaient sur les épaules du jardinier des dentelles de
+lumière. Il longea le mur du parc, arriva à la porte cochère, où il
+heurta avec le lourd marteau de fer. Le cadran bleu de la petite ferme
+qui se trouvait vis-à-vis de l'entrée marquait onze heures.
+
+Un jeune domestique ouvrit.
+
+--J'ai nom Buguet, dit Jasmin, et j'apporte des fleurs à Mme d'Étioles.
+Mandez cela à Martine Bécot.
+
+Le garçon disparut et revint avec la chambrière. Elle embrassa Jasmin
+aux deux joues, puis s'extasia sur la carriole et le cheval. Elle
+pirouetta gaiement et partit en criant:
+
+--Ne déballe pas! Je vais prévenir Madame! Je veux qu'elle voie comme
+c'est joli!
+
+Jasmin se sentit un frisson à l'échine. Du coup ses fleurs lui parurent
+ternes. Volontiers il eût fait flamber les rouges de ses tulipes d'une
+mesure de sang tirée de ses veines; il eût sacrifié ses écus pour que
+les jaunes devinssent d'un or pur, il eût donné son âme afin de rendre
+plus candides les blancs des jacinthes.
+
+Martine réapparut.
+
+--Viens!
+
+Prenant le cheval par la bride, elle le fit avancer.
+
+Ils pénétrèrent dans l'enceinte. Jasmin vit le château à gauche. Des
+deux côtés d'un corps de logis à fronton triangulaire s'alignaient
+quatre fenêtres au rez-de-chaussée et quatre à l'étage: elles trouaient
+symétriquement les murs blancs sous un grand toit de tuiles rousses.
+Deux ailes partaient à angle droit, de chaque extrémité de cette large
+façade, dont elles conservaient la hauteur, montrant aussi deux rangs de
+quatre fenêtres: elles se terminaient par des tourelles rondes
+surmontées de poivrières en ardoises bleues.
+
+Ces bâtiments entouraient une grande cour devant laquelle se
+développaient deux pelouses; une longue grille en fer, allant d'une
+muraille à l'autre, fermait le tout avec une porte de ferronnerie
+portant un blason doré.
+
+Martine ouvrit cette porte et conduisit la carriole devant le perron.
+
+Mme d'Étioles apparut dans un déshabillé de linon blanc tout
+fanfreluche de dentelles et noué de rubans vert tendre; elle ressemblait
+à un bouquet de muguets. Elle sourit sous la poudre de sa coiffure:
+
+--Les jolies fleurs! Elles viennent à point pour qu'on ne pille pas mes
+plates-bandes. Jasmin, mon ami, vous arrivez toujours à propos!
+
+Le jardinier baissa la tête. Il faillit se jeter aux pieds de Mme
+d'Étioles.
+
+--Savez-vous garnir les corbeilles? demanda-t-elle.
+
+--C'est mon métier, Madame!
+
+--Apportez vos fleurs par ici et mettez-vous à l'ouvrage! Aide-le,
+Martine!
+
+Les jeunes gens aussitôt enlevèrent les jolis fardeaux où les corolles
+multicolores se mêlaient aux calices satinés, aux thyrses rigides ou
+légers et se reflétaient sur leurs visages; ils les déposèrent dans le
+grand vestibule où pendait une lanterne soutenue par des amours rieurs
+qui émergeaient d'ornements d'argent.
+
+Jasmin n'osait lever les yeux. Il sentait la marquise près de lui comme
+on devine le voisinage d'un buisson d'aubépines.
+
+Quand la charrette fut vide, Buguet la conduisit sous un abri, en dehors
+de l'enclos et il donna lui-même le picotin à «Blanchon». Puis il
+retourna auprès des corbeilles. Martine les avait disposées sur la table
+d'un grand salon. Cette pièce, peinte en blanc avec de fines moulures
+d'or, était ornée de tableaux où Jasmin entrevit des fêtes sous les
+arbres roux, des joueurs de mandoline aux pieds de dames, des
+mascarades en loups noirs gagnant des nacelles.
+
+Lorsque Mme d'Étioles, qui était sortie, réapparut, elle fit à Buguet
+l'effet d'un personnage de ces représentations galantes. Elle portait
+une coupe en céladon à monstres verts.
+
+--Garnissez-la de muguets!
+
+Elle déposa l'objet précieux et partit.
+
+Jasmin aussitôt remplit à demi le vase d'une mousse cueillie le matin
+dans les bois de Saint-Port. Puis, tremblant autant que ses muguets, il
+les disposa avec grâce.
+
+Alors il se recula:
+
+--Crois-tu, Martine, que ce bouquet plaise à ta maîtresse?
+
+--Je vais le lui porter.
+
+Jasmin hésitait.
+
+--Attends!
+
+Il saisit une branche de lierre et la fit serpenter parmi les clochettes
+blanches.
+
+--C'est plus joli!
+
+Lorsque Martine revint:
+
+--Réjouis-toi, dit-elle. C'est la première fois que cette coupe est
+garnie au goût de Madame. Elle aurait plaisir à ce que le Roi pût la
+voir dans toute sa fraîcheur!
+
+--Le Roi, murmura Jasmin.
+
+--Oui, le Roi, déclara Martine. Mais il ne la verra pas. Il fait
+bombarder des villes. Il est en Flandre. Il écrit souvent à Mme
+d'Étioles des lettres cachetées qui portent pour devise: _discret et
+fidèle_.
+
+--Discret et fidèle!
+
+--Tu ne comprends donc pas que Mme d'Étioles est devenue la bonne amie
+du Roi?
+
+Jasmin lâcha une tulipe dont il tenait délicatement la tige.
+
+--Tu dois en être fière, Martine?
+
+--Oh! oui. Et puis mon bourcicot s'arrondit. Annonce-le à marraine pour
+la dérider.
+
+Elle continua:
+
+--Madame répond aux lettres et s'enferme des heures entières dans son
+boudoir.
+
+--Elle est seule?
+
+--Avec l'abbé de Bernis, un poète, déclara Martine en souriant.
+Aujourd'hui nous avons aussi M. de Gontaut.
+
+--Ah!... Et M. d'Étioles?
+
+Martine éclata de rire.
+
+--On l'a exilé! Il fait, en Provence, la tournée des fermiers généraux.
+C'est une figure qui est mieux, vue de loin. Tiens, regarde!
+
+La camériste prit derrière le clavecin un portrait à l'huile encadré
+d'or; Jasmin y vit un seigneur maigre, à la face jaune et prématurément
+ridée sous sa perruque. Il portait un jabot de dentelle qui retombait
+sur son gilet de satin abricot, un habit «gorge de pigeon» et une
+culotte de panne verte.
+
+--Qu'il est laid! fit Jasmin.
+
+Martine remisa l'effigie en riant.
+
+--Le Roi est un bel homme, dit-elle. Et il aime Mme d'Étioles à la
+folie. Il la comble de cadeaux. Nous avons des cages chinoises remplies
+d'oiseaux et dont les barreaux sont en or. Elles se trouvent près de tes
+fleurs et ton présent se mêle à ceux du Roi.
+
+Ces paroles, ranimant en Jasmin de secrètes fiertés, excitèrent sa joie
+de glisser des fleurs parmi les porcelaines. Il fourra des jonquilles en
+des vases d'un bleu céleste disposé autour d'un magot: elles nimbèrent
+la statuette accroupie d'un éclat de soleil. Des pots blancs portés sur
+des éléphants reçurent des bassinets d'or.
+
+Martine aidait Jasmin. Sa robe aux tons de bigarreaux jetait des reflets
+au clavecin, à l'écran laqué, aux petites tables vernies en aventurine.
+La soubrette se mirait dans les glaces des trumeaux: elle y souriait, et
+ressentait un vif plaisir à frôler les mains de Buguet quand elle lui
+prenait des fleurs. Elle mit des lilas dans un long cornet de cristal.
+
+Mme d'Étioles revint. Elle s'amusa du contraste que son arrivée
+produisit chez les jeunes gens. Martine rayonnait. Jasmin n'osait lever
+les yeux: peut-être craignait-il que la grande dame n'y pût voir passer
+sa propre image.
+
+--Buguet, vous êtes un parfait jardinier, dit-elle. Vous méritez mieux
+que de travailler pour les petites gens de Melun. Je songerai à vous. En
+attendant faites pour moi, si vous le pouvez, éclore les roses en avril!
+
+Mme d'Étioles rit d'un rire perlé qui s'égrena dans le coeur de Jasmin.
+Elle recommanda à Martine:
+
+--Que le fleuriste soit bien traité!
+
+Martine conduisit Buguet aux cuisines. Le chef, en débrochant des
+poulets de grain, veillait à ce qu'un plumeur d'oie ne gâtât la parure
+d'un paon qui gisait sur le tablier du rustre, les pattes raidies,
+l'aigrette penchée, affalé dans son royal manteau où brillaient mille
+yeux d'orgueil que n'avait pu ternir la mort.
+
+--C'est dommage, dit Jasmin, de tuer si bel oiseau.
+
+--Le dommage est qu'il sera dur, répondit le cuisinier; grâce au
+printemps précoce de cette année le paon s'est déjà accouplé. Ça rend la
+chair coriace.
+
+L'heure du repas des valets sonna. Martine installa Jasmin près d'elle à
+table. Les laquais, les marmitons s'assirent. Parmi ces derniers se
+trouvait, vis-à-vis de Martine, un grand maigre, aux yeux vagues et
+gris, qui tenait les paupières baissées et fit un grand signe de croix.
+Il avait une figure rase et pâle de vicaire pauvre; derrière son bonnet
+blanc de cuisinier, ses cheveux noirs et lustrés poussaient en forme de
+queue de canard.
+
+--Un amoureux, dit Martine en le désignant à Jasmin. Il est
+encoqueluché de moi.
+
+Le bonhomme protesta doucement en joignant les mains comme pour la
+prière.
+
+--Jarnigoi! Défroqué du diable, pas de grimace! s'écria le chef en
+riant.
+
+--Défroqué? interrogea Jasmin.
+
+--Oui, dit Martine, Agathon Piedfin, que voilà, porta la tonsure et
+prépara la cuisine chez les Prémontrés. Aujourd'hui il est le galant
+marmiton. Il m'a cueilli ce bouquet.
+
+Devant l'assiette de Martine plongeaient dans un verre des pensées, des
+jonquilles, des marguerites tressées en une sorte de palme telle qu'on
+en voit sur les reposoirs.
+
+--C'est d'un très joli arrangement, dit Buguet.
+
+--Oh! fit Agathon avec la moue d'un confesseur indulgent.
+
+--Et vous m'avez l'air d'un rival fort dangereux, continua le jardinier.
+
+--Je n'ai qu'un amour, déclara onctueusement Agathon Piedfin, c'est
+celui de la très Sainte Vierge Marie.
+
+--En ce cas, lui jeta le chef, pourquoi as-tu remis l'autre jour à
+Martine un bouquet avec le billet où tu avais griffonné des vers? Et des
+vers composés par le roi lui-même pour Mme d'Étioles et que tu copias
+en tripotant des papiers qui ne te regardaient point! Car ce n'est pas
+dans le catéchisme du diocèse que tu les as trouvés!
+
+Agathon baissa vers son assiette son nez pointu.
+
+--Quel est ce poème? demanda Jasmin.
+
+Martine imitant l'accent de Mme d'Étioles récita:
+
+Non, rien n'est si beau que Zémire.
+Ainsi que mon amour, mon bonheur est parfait;
+Dans tous les yeux j'ai le plaisir de lire
+Que chacun applaudit au beau choix que j'ai fait.
+
+Ce méchant quatrain commis par Louis XV fut couronné dans la cuisine
+d'un murmure flatteur. Le chef but à la chambrière de Zémire, à son
+amant et au marmiton qui soupirait. Agathon leva son verre d'une main
+tremblante.
+
+Après le repas Martine fit signe à Jasmin de la suivre.
+
+--Madame est à table avec le duc de Gontaut, l'abbé de Bernis, M.
+Jeliotte, son maître de chant, et M. Guibaudet, son maître de danse,
+dit-elle.
+
+Elle conduisit Jasmin au cabinet de toilette de sa maîtresse. Des
+miroirs étaient pendus dans tous les coins. Sur la table se trouvaient
+un coffret-flaconnier en galuchat, un tampon à fard, un pilon à
+parfums, le soufflet à poudre, qui avait l'air d'une grande chenille
+rouge dans une boîte en carton, un couteau à gratter.
+
+--Que d'objets! dit Jasmin.
+
+Les vases, les porcelaines, les pots avaient des teintes d'oeufs de
+rossignol et de canard. Des rubans jetés faisaient songer à des
+auricules. Près de la porte pendait une poupée vêtue en religieuse avec
+trois mouches sur sa joue trop fardée.
+
+--C'est à Mlle Alexandrine, la fille de Mme d'Étioles, dit Martine.
+
+A côté du cabinet s'ouvrait la garde-robes. Des vêtements étaient
+suspendus à des patères, s'alignaient dans une armoire, reposaient sur
+les porte-manteaux. Leur aspect était à la fois riche et printanier:
+couleurs fortunées de fraises, de pourpres orangés, de lilas ivoirins,
+de verts d'eau, avec des broderies, des lamés, des dentelles. Certaines
+robes s'étalaient comme des trophées, tous plis éployés. L'une d'elles
+fit tressauter Jasmin.
+
+--C'est la robe que Mme d'Étioles portait dans la forêt de Sénart,
+s'écria-t-il étourdiment.
+
+--Oui da! fit Martine piquée et rougissante. Tu as bonne mémoire. Mais
+ne tremble pas. Personne ne viendra nous surprendre.
+
+Le jardinier vit sur l'étoffe de très légères traces en forme de larmes.
+
+
+--L'eau dont je l'ai aspergée pour la ranimer, se dit-il.
+
+Il caressa doucement la robe.
+
+--Martine, il faut être bien belle pour porter ces atours?
+
+--Nenni, ces affiquets enjolivent même les laides!
+
+Martine ajouta avec une pointe de jalousie:
+
+--Si tu voyais Mme d'Étioles à son réveil! Elle a les yeux plus fripés
+que fripons!... Ah! Si je m'avisais un jour d'être marquise!
+
+Elle lança à Buguet le regard que Mme d'Étioles avait jeté à Louis XV en
+ôtant son masque au bal. Il tressaillit.
+
+--Tiens! Retourne-toi et reste coi, dit-elle.
+
+Docile Buguet regarda par la fenêtre les pelouses désertes.
+
+--Vois! s'écria tout à coup la soubrette.
+
+Rapide comme une baladine qui change de costume dans une farce, Martine
+avait mis la robe de Mme d'Étioles. Elle s'approcha de Jasmin, passa ses
+bras autour de son cou et lui lançant un de ces regards qu'il n'avait
+revus qu'en rêve:
+
+--Mon amant, soupira-t-elle, mon coeur languissait. Je me mourrais
+d'ennui loin de toi.
+
+Ah! le son de cette voix, et les fraîches blancheurs d'une poitrine
+jeune, d'un col renversé où gazouillait le désir, et le frôlement de
+fines malines sentant la bergamote! Une folie monta au coeur du
+jardinier. Il prit Martine à la taille, se laissa glisser à ses pieds et
+lui déclara son amour avec des lèvres tremblantes, avec des larmes dans
+les yeux, avec des mots candides et tendres que n'avait jamais entendus
+son amie accoutumée aux galanteries de la valetaille et aux badinages
+des nobles libertins.
+
+Buguet couvrait de baisers les bras de Martine. Il se releva, posa ses
+lèvres sur sa gorge, caressa ses cheveux.
+
+--Si j'étais poudrée aussi, murmura la camériste.
+
+--Tes cheveux bruns ont la couleur du sillon, le soir quand je laisse
+la bêche pour regarder le ciel au-dessus d'Étioles!
+
+Il pressa la camériste sur sa poitrine.
+
+--Va-t'en, Jasmin! Tu me troubles.
+
+--Non, Martine, je t'adore!
+
+--Jasmin! L'heure passe. On pourrait venir! Que fais-tu!
+
+Elle se rejeta en arrière:
+
+--Pars! On vient!
+
+Buguet lâcha les mains qu'il avait saisies; il ramassa son tricorne et
+gagna l'escalier en chancelant.
+
+A la demande d'un jardinier, l'après-midi il s'occupa des parterres. Il
+dégagea un groseillier sanguin des branches d'un arbuste tardif qui en
+dissimulait les grappes fleuries. Grâce à lui un buisson broussailleux
+montra une floraison printanière que masquaient les ramées de lilas et
+de roseaux.
+
+De temps en temps Martine arrivait en coup de vent, rouge et peut-être
+honteuse de la scène du cabinet. Quand Jasmin était seul elle
+l'embrassait furtivement sur les deux joues.
+
+Une fois ils virent Agathon Piedfin qui prenait l'air. Son grand tablier
+lui tombait sur les pieds ainsi qu'une soutane. Il appela un pigeon qui
+vint se poser sur son épaule et prendre de la salive dans sa bouche.
+
+--Il a apprivoisé cet oiseau, dit Martine. Ça lui rappelle sans doute
+le Saint-Esprit.
+
+--Oh! Martine, répliqua Jasmin, embrasse-moi de cette façon!
+
+Ils unirent leurs lèvres.
+
+Le soir venu, Martine fit souper son ami. On avait allumé les chandelles
+dans la cuisine. Pour amuser ses compagnons, Piedfin caressait son
+pigeon sous la queue et l'obligeait ainsi à tourner sur lui même en
+roucoulant.
+
+Comme la nuit était tombée:
+
+--Pars, il est temps! dit Martine à Jasmin.
+
+Ils s'embrassèrent une dernière fois.
+
+En traversant le parc Buguet entendit des sons de violon et de basse. A
+la clarté de la lune et de quelques lanternes suspendues à des arbres,
+Mme d'Étioles dansait le menuet sur un tapis carré de gazon tondu à
+l'anglaise. Elle avait mis la robe rose et attentive regardait le bout
+de ses pieds sur l'herbe. Un maître battait la mesure, une pochette
+d'une main, un archet de l'autre. Deux musiciens jouaient dans l'ombre
+sous les branches; un abbé et un seigneur regardaient la danseuse.
+
+Elle était d'une grâce sans pareille. La lune avait l'air d'inonder
+d'argent une gerbe de roses. Le visage de Mme d'Étioles souriait dans un
+reflet furtif de lumière. Les cheveux poudrés brillaient comme un casque
+doux. Au moment où Jasmin la vit, Mme d'Étioles leva ses bras dans la
+lueur nocturne.
+
+--Reprenez, dit M. Guibaudet, le maître de danse.
+
+Quand Jasmin fut dans sa carriole, sur la route qui, par Tigery, Nandy
+et Saint-Port, mène à Boissise-la-Bertrand, il se prit à chanter sous
+l'ombre bleue des hauts arbres. Martine et Mme d'Étioles passaient
+devant ses yeux, dans la robe rose, l'une avec sa jeunesse verte,
+l'autre entourée de son aristocratique mystère. Elles se mariaient, se
+mêlaient dans sa songerie. Leurs regards se rapprochaient en un rayon,
+leurs sourires finissaient par se fondre, leurs bras, leurs gorges,
+avaient la même blancheur, leurs tailles apparaissaient semblables,
+souples et déliées, sous la pression amoureuse de Jasmin ou dans la
+grâce du menuet.
+
+
+
+
+VII
+
+
+Pendant l'été Buguet reçut plusieurs lettres de Martine. Elle lui
+annonça d'abord que Mme d'Étioles avait le titre de marquise de
+Pompadour. Puis elle fit part du retour du Roi et d'un voyage de la
+Marquise à Paris. Enfin elle rendit compte, le 14 septembre, de
+l'arrivée de sa maîtresse à Versailles. «_Il y avait_, écrivait-elle,
+_foule dans l'antichambre du Roi; Madame devait être présentée à la
+Reine, au Dauphin. Elle prit plusieurs médicaments pour se donner du
+courage_.» A la fin de septembre, Martine écrivit à Jasmin que le Roi et
+la Marquise allaient à Fontainebleau et elle pria le jardinier de s'y
+rendre.
+
+Buguet attela Blanchon à sa carriole et partit au matin. Les feuilles
+roussissaient à peine. La Seine prolongeait le sourire de l'aurore; sur
+les coteaux pétillait un jour argenté.
+
+Jasmin suivit le fleuve jusqu'à Melun, traversa la ville qui
+s'éveillait, joliette, posant entre deux bras d'onde une petite île de
+verdure et de pignons reliée par un pont à trois arches au quartier de
+Saint-Aspais: au-dessus des toits de ce dernier filait plus haut que les
+alouettes l'aiguille aiguë d'un svelte clocher. Puis Jasmin prit à
+travers bois la route large et ombragée qui montait lentement à la Table
+du Roi, une table de pierre, construite l'an 1723 au milieu d'un vaste
+carrefour et destinée à recevoir le gibier des traques.
+
+Et voici la forêt! Les allées s'ouvrent silencieuses; les grands arbres,
+qui paraissent, même en plein soleil, conserver un peu de nuit dans
+leurs branches, tant ils sont anciens, épandent une ombre calme aux
+futaies. Çà et là sous les ramures, quelques rochers couverts de mousse
+affectent des formes de monstres lépreux. La solennité de ce décor
+sauvage et taciturne met du froid à l'échine de Jasmin. Il fouette
+Blanchon: le grelot le rassure dans la forêt profonde et vieille comme
+la mer. Tout à coup, passé la Table du Grand-Maître, qui ressemble un
+peu à celle du Roi, un bruit étrange retentit, une mêlée de hurlements,
+de cris, d'abois. Un cerf apparaît sous les arbres. A la vue de Jasmin
+il s'arrête, redresse ses bois, fixe sur le jardinier de grands yeux
+bruns qui pleurent. Puis il baisse la tête, se remet en marche, traverse
+le chemin d'une allure lasse et triste; son pelage roux se glisse
+derrière une roche.
+
+Aussitôt surgit la meute: les chiens cherchent la trace de la bête au
+pied des bouleaux, parmi la fougère. Ils jappent et traînent leurs
+oreilles basses dans les feuilles mortes et les taches de soleil, tandis
+qu'au fond de la route, à la clairière de Bellecroix, des piqueurs
+galopent en habit rouge. Jasmin reconnaît la livrée du Roi.
+
+Pour ne pas être pris dans une chevauchée, il gagne la croix du
+Grand-Veneur et par la Route Royale qui vient de Paris et que
+distinguent des bornes marquées de fleurs de lys, il descend vers
+Fontainebleau. La voie sylvestre découvre une vaste part du ciel et se
+borde de façades de verdures, avec les dômes puissants des chênes; les
+chemins de traverse apportent le tintamarre des chasseurs et laissent
+voir, à quelque orée lointaine, le passage de chevaux blancs et d'hommes
+chamarrés.
+
+Bientôt voici les maisons de Fontainebleau. Buguet va remiser sa
+carriole à l'auberge de l'_Ane-Vert_. Puis il se dirige vers le château,
+comme l'a recommandé Martine; il arrive devant la façade et entre dans
+la cour du _Cheval-Blanc_. Par cette joyeuse matinée le soleil
+enflammait les briques et les ardoises des architectures seigneuriales.
+Les toits des pavillons brillaient sous un ciel de turquoise où
+couraient quelques légers nuages. Un coin de l'immense cour était dans
+l'ombre: si quelque valet en sortait, il brillait comme une fleur qu'on
+expose à l'air. L'un d'eux se précipita vers Jasmin en levant les bras.
+Costumé en jaune et vert,--la livrée de Mme de Pompadour--il s'écria:
+
+--Buguet! Buguet! Par quelle grâce de Dieu vous trouvez-vous ici?
+
+C'était Agathon Piedfin. Il avait mis un peu de poudre sur ses joues et
+portait un paroissien.
+
+--Je viens voir Martine, dit Jasmin en riant. A moins que vous ne m'ayez
+ravi son coeur!
+
+--Je suis chaste comme Suzanne.
+
+--Et ce n'est pas le Saint-Esprit dressé par vos soins qui pourrait
+séduire Martine!
+
+--Ah! mon pauvre pigeon! Il est bien malheureux et je redoute les
+oiseaux de proie de la forêt! En revanche je suis enchanté de me trouver
+dans ce château. Mme de Pompadour m'a autorisé à m'occuper de la
+chapelle. Je prépare l'encens et j'ai un fer à hosties avec lequel j'en
+fabrique d'aussi fines que des ailes de mouche. Je mets le vin dans les
+burettes, je lave les nappes d'autel et j'ai frotté les quatre anges de
+bronze. Mais je vais vous conduire auprès de Mlle Bécot.
+
+Il mena Jasmin vers la gauche de l'escalier; ils passèrent par un
+corridor sans portes et arrivèrent dans une seconde cour qui dominait un
+grand étang: au milieu d'elle s'élevait une fontaine à dégueuleux qui
+portait sur son socle un guerrier en marbre, dont le bras tendu tenait
+une tête coupée. Deux hussards gardaient la fontaine, car son eau était
+réservée au Roi.
+
+Buguet et Agathon prirent un second passage sous les bâtiments, et se
+trouvèrent dans le jardin des pins--qui arrêta brusquement le fleuriste
+par l'éclat des palmettes, des panaches et des enroulements de ses
+parterres.
+
+--Par ici, dit Agathon.
+
+Ils s'engagèrent sous une voûte ronde, ornée de fresques où
+gesticulaient des divinités nues, et que soutenait en clef une
+salamandre d'or couronnée.
+
+--Attendez quelques instants, dit Piedfin.
+
+Il disparut. Bientôt Martine arriva. Jasmin fut étonné de lui voir de la
+poudre comme sa maîtresse.
+
+La soubrette sauta au cou de Buguet qui frissonna au contact de ses bras
+nus.
+
+--C'était pour me montrer que la poudre te va comme l'aubépine au
+buisson que tu m'as fait venir? demanda-t-il.
+
+--Pour cela et pour autre chose. La marquise de Pompadour a besoin de
+tes services.
+
+--De mes services!
+
+--Certes!
+
+Ils montèrent l'escalier, firent quelques petits circuits dans les
+corridors et arrivèrent à une vaste salle dont l'aspect éblouit Jasmin.
+Elle était ornée de médaillons où paradaient des femmes nues et des
+guerriers coiffés de casques héroïques. Ces fresques étaient supportées
+par de sveltes cariatides, nymphes aux ventres triomphants et doux, aux
+jambes longues et hardies, au sourire plein d'une jeunesse ardente:
+blanches elles levaient les peintures comme des corbeilles brillantes.
+Sur le sol étaient disposés des paravents. Une baignoire de porphyre
+occupait un coin. Martine y versa des bouilloires d'eau fumante qu'un
+valet venait d'apporter.
+
+--Nous sommes ici provisoirement, dit la soubrette. Madame la Marquise
+fera bâtir un ermitage pour elle en dehors du château.
+
+Jasmin n'écoutait pas:
+
+--Les femmes ne sont point faites de cette manière, dit-il en regardant
+les nymphes aux jambes fuselées.
+
+--Tu n'as guère d'occasion d'en voir d'aussi peu vêtues, répliqua
+Martine, c'est ce qui te fait douter de la perfection. Moi j'en connais
+au moins deux aussi belles.
+
+--Vraiment!
+
+Le malin esprit poussait Martine à saisir l'occasion de montrer à son
+amant la marquise toute nue.
+
+--Oh! pensait la soubrette, une femme qui a eu deux enfants a le ventre
+moins poli, les seins moins fermes qu'une fillette à son premier baiser.
+
+Elle se promit, son coup fait, d'affronter la comparaison, ne doutant
+pas de sa jeunesse, et, affolée par son amour, ne craignant pas les
+suites d'une pareille audace.
+
+--Retire-toi, dit-elle à Jasmin. Mme de Pompadour va entrer.
+
+Le jardinier se réfugia dans un petit corridor sombre. Il alla se placer
+devant une grande fenêtre qui, au-dessus de la Porte Dorée, donnait sur
+le jardin.
+
+Tout à coup Martine apparut sur la pointe des pieds, un doigt à la
+bouche. Elle chuchota:
+
+--Viens.
+
+Elle prit le jardinier par la main:
+
+--Doucement, doucement! Qu'on ne t'entende pas!
+
+Jasmin retenait son souffle. Martine le ramenait vers la chambre. Elle
+le glissa derrière un paravent:
+
+--Regarde par la fente, et repars.
+
+Jasmin embusque un oeil entre deux feuilles du paravent. Aussitôt il
+sursaute et tressaille jusqu'au fond de son être.
+
+Debout dedans la baignoire de porphyre, Mme de Pompadour toute nue se
+verse du parfum à l'épaule. Quelle nymphe, aussi, blanche et nacrée, au
+ventre de laquelle des gouttes d'eau ruissellent! Deux globes
+s'arrondissent à la poitrine, reliant par une double courbe décidée les
+touffes de poils châtains qui s'ébouriffent sous les bras. La légère
+vapeur du bain monte autour des cuisses rondes en voile transparent.
+
+Mme de Pompadour souriait; ses cheveux encore poudrés se relevaient
+en torsades givrées où luisaient des rubis; ses lèvres étaient fardées.
+Elle vida sur sa peau éclatante le petit flacon en argent qu'elle jeta
+ensuite à Martine; puis elle prit ses seins et en regarda les bouts qui
+parurent à Jasmin des boutons d'églantine.
+
+Martine s'approcha de sa maîtresse pour l'essuyer, tandis qu'une autre
+soubrette entrait, apportant une chemise de batiste et une robe
+vert-pomme et cerise.
+
+Jasmin s'esquiva. Sa poitrine se soulevait, le sang fouettait ses
+tempes. Il s'adossa au mur:
+
+--Qu'a fait Martine?
+
+La camérière arriva triomphante dans sa courte jupe, le visage rosi par
+les soins qu'elle avait donnés au corps de sa maîtresse par-dessus la
+tiédeur du bain. Sur ses bras nus coulaient les gouttes claires
+cueillies sur la peau de la Marquise; elle avait dégrafé deux boutons de
+son corsage.
+
+--Eh bien, dit-elle avec un sourire provocant, n'était-ce pas plus beau
+que des nymphes en plâtre?
+
+--Oh! Martine! murmura Jasmin.
+
+Elle était près de lui, offrant ses lèvres. Il s'inclina vers elle.
+Leurs bouches se collèrent comme les deux parts d'une fraise mûre, ils
+fermèrent les yeux, leurs mains se cherchaient.
+
+--Ne restons pas ici, susurra Martine d'une voix soudain tremblante, on
+pourrait nous surprendre.
+
+Elle entraîna Jasmin dans sa petite chambre réservée dans les anciens
+appartements de Mme de Maintenon et elle poussa le verrou.
+
+Aussitôt Buguet la prend dans ses bras, la dévore de baisers. Les
+parfums de la Marquise se réveillent dans les chairs de la jolie fille:
+le jardinier reconnaît l'arôme du flacon que jadis lui a donné Martine
+et les odeurs de fraccinelle surprises à Sénart. Le charme exquis
+l'enivre à nouveau et attise follement sa jeunesse. Fermant les yeux, il
+boit avidement les perles d'eau qu'il vient de voir aux hanches de la
+favorite et qui scintillent sur les bras de Martine. Il lui paraît que
+c'est la nymphe tout à l'heure entrevue qu'il enlace et couvre des
+attouchements fiévreux de ses lèvres. Les boutons du corsage de Martine
+sautent, un sein s'échappe: Buguet croit voir un de ceux dont la
+blancheur brillait au-dessus du bain. Martine est poudrée comme sa
+maîtresse, elle a le même sourire, avec un rien de fard aux lèvres. Ses
+yeux se noient en une tendre nonchalance, ils passent des noirs de la
+mûre aux bleus de la pervenche et rappellent les regards de la dame
+d'Étioles quand elle se ranima le jour de la grande chasse.
+
+Sur le petit lit les amoureux roulèrent. Le tablier de Martine, ses
+jupons d'un coup furent arrachés.
+
+--Jasmin, que fais-tu!
+
+Jasmin voulait enlever la chemise de son amie.
+
+--Non, pas cela!
+
+Elle implorait et consentait; son bonnet tomba, elle posa sur l'épaule
+de Jasmin sa chevelure relevée aussi en torsades.
+
+--Non, je ne veux pas, Jasmin!
+
+Elle rabattait son linge, à travers lequel Jasmin devinait des rondeurs
+roses, jusqu'à ses genoux où s'attachaient des bas blancs coquettement
+tirés.
+
+--Non, Jasmin!
+
+Mais l'amant voulait revoir la nymphe: la chemise tomba. Frileuse et
+ardente, la soubrette plongea son visage dans l'oreiller, cacha d'une
+main son giron, de l'autre ses seins.
+
+--Je t'aime, murmurait Jasmin dont elle sentait le souffle chaud au bas
+de son oreille.
+
+Il lui prit les mains. Martine poussa un grand cri de douleur et de
+joie. Jasmin la possédait; elle lui donna ses lèvres en grinçant des
+dents, puis, serrant son amoureux, se livra toute.
+
+Revenue à elle, Martine s'assit au bord de sa couchette et se prit à
+pleurer. Le bonheur d'être femme, l'imprévu de sa chute lui gonflaient
+le coeur. Le mal avait disparu. Elle ressentait une langueur délicieuse.
+Des baisers de Jasmin il lui restait une fête par toute sa chair.
+
+Buguet lui serrait la taille.
+
+--Qu'as-tu, Martine?
+
+Elle poussa un sanglot, se pencha sur l'épaule de son amant:
+
+--Tu m'aimeras toujours?
+
+--Toujours.
+
+Alors elle s'aperçut de sa nudité.
+
+--Dieu! J'ai grand'honte!
+
+La soubrette se rhabilla à la hâte:
+
+--Si Mme de Pompadour m'appelait!
+
+Elle s'enfuit en disant:
+
+--Reste, je reviendrai.
+
+Jasmin rumina les délices des courts instants passés. Une fierté de mâle
+se mêlait à sa joie.
+
+Martine revint. Elle jeta à Buguet un regard câlin et honteux.
+
+--Mme de Pompadour m'a grondée. Mais j'ai prétexté que tu étais
+arrivé et que j'avais dû t'aller chercher dans la cour du
+_Cheval-Blanc_. Elle attend.
+
+Jasmin sursauta:
+
+--Que me veut-elle?
+
+--Rien de mal, nigaud!
+
+Buguet rajusta sa cravate, caressa sa chevelure, dont Martine refit le
+noeud. Elle épousseta l'épaule de son amant:
+
+--Te voilà beau comme un astre!
+
+Elle le poussa par le bras. Ils entrèrent dans la pièce où se trouvait
+la baignoire de porphyre flanquée de son fond mouillé en mousseline
+brodée; l'atmosphère moite fit rougir Buguet. Puis Martine glissa son
+amant dans l'entrebâillement d'une porte. Il se trouva en présence de
+Mme de Pompadour.
+
+Entourée de paravents qui lui faisaient une chambre plus intime dans une
+grande salle au plafond noir, elle était assise sur le fauteuil léger
+qu'on appelle «mirliton», tout près de la fenêtre. Sa robe vert-pomme et
+cerise disparaissait sous un peignoir de percale: ses femmes la
+poudraient. L'une d'elles pressait le soufflet: la poussière blanche
+voletait autour du visage de la Marquise qui tenait un cornet devant ses
+yeux. A côté se dressait une table de coiffure chargée de boîtes à
+mouches, de peignes et d'un gracieux miroir au-dessus duquel une petite
+colombe dorée couvrait amoureusement sa compagne.
+
+Jasmin tournait son chapeau dans ses doigts. La Marquise relevant son
+cornet:
+
+--Je vous reconnais, dit-elle. Je ne vous ai vu qu'à Lieusaint et à
+Étioles. Mais vous fûtes obligeant pour moi. Quant à vos fleurs je les
+trouve ravissantes. Ne rougissez pas! Vous avez des espèces de tulipes
+et de jacinthes que je ne connaissais point. C'est joli comme le
+carnaval à Venise! Les couleurs pétillent, et pourtant se marient comme
+sur la palette de Boucher!
+
+Mme de Pompadour d'un geste de sa main blanche dissipa la poudre qui
+planait encore.
+
+--Pose-moi trois mouches, dit-elle à Martine. Une galante, une enjouée
+et une friponne!
+
+Puis se tournant vers Buguet elle lui désigna un rouleau d'étoffe sur un
+tabouret:
+
+--Etalez cela sur le sol, vous verrez ce que j'ai commandé d'après vos
+fleurs.
+
+Buguet déploya une soie où, sur un fond blanc et vert d'eau, il reconnut
+ses tulipes et ses jacinthes peintes et ordonnant des guirlandes qui
+s'enlaçaient.
+
+--C'est aussi un jardin, dit la Marquise.
+
+--Oui, Madame.
+
+Jasmin était abasourdi.
+
+--Vous avez travaillé au château de Vaux-Pralin, au château de
+Fleury-en-Bière, à celui de Courances? continua Mme de Pompadour.
+
+--Oui, Madame!
+
+--Vous êtes excellent jardinier.
+
+--Je ne sais point, Madame.
+
+--Et je vais vous attacher à ma maison.
+
+Buguet fit un geste de surprise.
+
+--Cela vous effraie? demanda la marquise en riant. N'ayez point de
+crainte. J'aime les jardiniers et les jardins.
+
+Buguet se jeta aux pieds de la Pompadour:
+
+--J'accepte avec bonheur, Madame! C'est la vie que j'avais rêvée.
+
+--Puisque vous voilà à genoux, reprit la marquise riant toujours, prenez
+mon miroir et présentez-le-moi.
+
+Jasmin saisit le petit cadre aux colombes amoureuses et le tint à
+hauteur du visage de la noble dame qui se pencha pour voir si ses
+mouches étaient assez piquantes.
+
+--Comme vous tremblez, dit-elle. On dirait que vous êtes à genoux pour
+la première fois devant votre bien-aimée.
+
+Jasmin faillit lâcher le miroir.
+
+Mais la Marquise se leva. Elle était animée. Un peu de véritable roseur
+apparaissait sur son visage pâle, au-dessus du fard. Elle se parla à
+elle-même en une sorte d'exaltation d'artiste:
+
+--Des fleurs! Des fleurs! Avec des fleurs je ferais des jolités plus
+fines qu'en Saxe, des robes qui auraient leur éclat, leur parfum, des
+bijoux et des meubles qui auraient leur grâce, et, qui sait! des
+châteaux, des palais! Et cela sortirait de mon âme!
+
+Elle s'assit, essoufflée, murmura:
+
+--Et le bon docteur Quesnay vient de me recommander d'être calme. Rien
+ne m'est permis.
+
+Elle poussa un soupir:
+
+--Jasmin, je fixerai le prix de vos services. Et je vous dois déjà
+beaucoup?
+
+--Rien, Madame.
+
+--Rien! Ce n'est point Flore elle-même qui vous fournit la croûte et le
+vin?
+
+--Oh! Madame!
+
+La Pompadour regarda le jardinier qui rayonnait de grâce confuse et de
+jeunesse aimable.
+
+--Vous êtes généreux, dit-elle en badinant. Je veux l'être aussi. Et
+comme je suis maîtresse, je puis vous obliger à accepter.
+
+Elle saisit un papier sur une table, trempa une plume d'oie dans
+l'écritoire, jeta un chiffre et un paraphe.
+
+--Allez chez mon trésorier.
+
+Jasmin prit le billet, le serra sur son coeur, s'inclina et sortit. Il
+retrouva Martine dans la petite chambre.
+
+--Jasmin, nous nous marierons?
+
+--Quand tu voudras, Martine!
+
+
+
+
+VIII
+
+Le lendemain Buguet s'éveilla tôt, ouvrit un volet: des brumes d'or
+planaient sur la Seine, les oiseaux chantaient au marronnier d'Inde,
+dont un fruit creva et fit rouler deux petites balles brunes devant les
+théâtres de fleurs où verdissaient des lauriers-thyms. Une buée couvrait
+les grappes de raisins le long de la façade. Des pigeons roucoulaient
+sur le toit. Le sorbier planté à l'entrée du verger éclatait comme une
+flamme.
+
+La mère Buguet sortit de la maison, ouvrit le poulailler. Les volatiles
+s'élancèrent, battant des ailes et secouant leurs bonnets sanglants.
+
+L'apparition de la bonne ménagère mit du chagrin au coeur du jardinier.
+
+--Oserai-je jamais lui avouer que je vais la laisser seule?
+
+Il descendit, embrassa la Buguet plus fort que les autres jours.
+
+--Tu es bien tendre! dit la vieille.
+
+Au repas de midi Jasmin annonça son prochain mariage et son engagement
+chez la marquise de Pompadour. Il le fit en rougissant, le nez dans son
+assiette.
+
+La Buguet leva les mains:
+
+--Ai-je bien entendu!
+
+La paysanne pâlit:
+
+--Y penses-tu? Abandonner la maison de ton père, ce jardin, notre
+gagne-pain, où tu es ton maître, et ça pour aller travailler à gages,
+râtisser les allées sous les pas d'une enjôleuse d'hommes! Ah! Ayez donc
+des enfants, esquintez-vous pour leur assurer un abri! C'est une pitié,
+une pitié!
+
+Jasmin ne disait rien. La mère reprit:
+
+--Quel lièvre possédé de l'esprit a passé par nos choux! La vieille
+Fourgonne qui est morte (Dieu ait son âme) m'avait bien prédit, en
+tirant les cartes après ta naissance, qu'une grande dame ferait notre
+malheur à tous! Ah! Jasmin! Jasmin!
+
+Elle se leva en sanglotant, gagna sa chambre, où elle ne voulut pas que
+son fils entrât.
+
+--Laisse-moi seule. Je vais prier le bon Dieu.
+
+L'hiver fut pluvieux. Jasmin passa le temps à jardiner, quand le ciel
+était propice, à ranger les graines par petits paquets, à réparer les
+pièges à loirs. Martine ne vint ni à Noël, ni aux Roys. La soubrette
+écrivit de Paris que la mère de Mme de Pompadour était morte le 24
+décembre et que cela peinait beaucoup sa maîtresse. Cependant quelques
+semaines après elle faisait savoir que la Marquise allait acheter la
+terre de Crécy, près de Dreux, et se disposait à replanter le parc et
+refaire les ailes du château. Elle ajoutait: «_Nous retournons à
+Versailles, car il y a un concert dans trois jours avec Mademoiselle Fel
+et Monsieur Jeliotte, et Madame de Pompadour tient aussi à présider dans
+son cabinet d'assemblée aux jeux. J'espère qu'on nous trouvera des
+emplois pour le parc de Crécy._»
+
+D'autres obtinrent ces places, car Martine n'en parla plus et ses
+nouvelles devinrent rares.
+
+Ce silence désola Jasmin. Il avait dû confesser au curé de sa paroisse
+sa faute avec sa promise. Le bon prêtre lui donna l'absolution en
+l'exhortant à se marier au plus tôt. Il venait de temps en temps rendre
+visite au jardinier. Parmi les fleurs, il n'aimait que la grenadille,
+qui est celle la Passion. En été il en cueillit une:
+
+--C'est un miracle du bon Dieu, expliqua-t-il.
+
+Il y a figuré les principaux instruments de la passion. Les feuilles
+nous représentent l'habit dont les juifs revêtirent Notre Seigneur, et
+leurs pointes aiguës les épines qui couronnèrent sa tête. Ces petits
+filets couleur de sang n'est-ce point les fouets qui le flagellèrent?
+Cette colonne rappelle celle où il fut attaché.
+
+D'autres jours, le vénérable curé, en dégustant un verre de vin,
+exhortait l'amoureux à la patience.
+
+--Il faut en avoir chez les grands. Ils ne songent pas tous les jours à
+leurs sujets et à leurs promesses. Mais vous pouvez être sûr de la
+fidélité de Martine. Je lui ai enseigné la religion, et je connais son
+coeur. D'ailleurs la patience est une vertu chrétienne. Combien d'années
+Job respira-t-il sur son fumier et saint Siméon le Stylite sur sa
+colonne? Ils ne vivaient pas comme vous parmi les roses.
+
+En octobre Jasmin n'alla point aux vendanges. Un jour de ce mois que la
+mère Buguet entrait chez elle avec une citrouille sous le bras:
+
+--On dirait que tu portes la roue de la fortune, lui jeta Jasmin.
+
+--Il vaut mieux la tenir que de courir après sur les routes de Paris et
+Versailles!
+
+La vieille avait fini par souhaiter que son fils n'épousât point
+Martine.
+
+--On dit pis que pendre de Mme d'Étioles, insinua-t-elle. Des gens de
+condition qui traversaient Melun, il n'y a pas longtemps, racontaient
+que c'est une intrigante de basse naissance qui fait la honte de la
+France, qu'elle est la fille d'une maquerelle et d'un voleur!
+
+--Ils ont menti! hurla Jasmin rouge de colère. J'eusse été là que
+j'aurais arraché leur langue! Le Roi admettrait-il pareille femme à la
+cour!
+
+--Comme te voilà!
+
+Il ne se passait rien que de banal dans le village. Eustache
+Chatouillard vint annoncer son mariage avec la fille d'un ébéniste de
+Corbeil et invita Jasmin à la noce. Il y alla. Quelques semaines plus
+tard, un matin de novembre, des éclats de voix s'élevèrent dans la rue.
+Tiennette Lampalaire, échappée du château d'Orangis, sautait les
+ruisseaux avec des bas roses et de jolis souliers à boucles. Accroché
+à la grille, le vieux marquis, la perruque de travers, les joues rouges,
+montrait le poing à la garcette. Quand elle se retournait, il lui
+envoyait un baiser.
+
+--Damnée femelle! dit Gourbillon à l'agaçante noiraude, tu as eu affaire
+au vieux marquis!
+
+--Point du tout! Il me mit bas et souliers, en essayant de vilaines
+caresses. Mais je suis partie sans qu'il m'en coutât rien!
+
+Le 1er janvier 1747 (il y avait plus d'un an qu'il n'avait vu
+Martine!), Buguet reçut de sa promise une lettre où elle le suppliait
+d'attendre encore. Mme de Pompadour était si occupée! Elle préparait le
+théâtre des petits appartements auquel n'avaient part que trois ou
+quatre grands seigneurs, des gentilshommes des menus plaisirs et
+quelques gens de la grande domesticité. «_Au surplus_, écrivait Martine,
+_Mme de Pompadour n'oublie point le jardinage. Elle vient de terminer
+deux dessins, qui seront gravés en jaspe vert. L'un représente le
+trophée qui serait le tien: arrosoir, bêche, ratissoir, serpette.
+L'autre des amours nus (que n'est-ce toi!) cultivant des lauriers_.»
+Martine envoyait des compliments, des voeux, des baisers, d'une écriture
+toujours plus fine et d'un style plus relevé.
+
+--Elle devient bien évaporée, soupira la Buguet.
+
+Jasmin eut un geste triste et l'année s'achemina vers Pâques par les
+temps d'averses et de neiges.
+
+Buguet envoyait à Martine des épîtres brûlantes où il décrivait son
+impatience: «_Tout me semble lugubre ici, je n'attends plus les fleurs
+et les fruits des arbres, mais bien ta venue, car c'est elle seule qui
+ferait ma joie. Je ne lis plus les livres de M. de la Quintinye, bien
+que j'aie beaucoup à y apprendre encore pour le temps où je serai chez
+Mme la marquise, un temps qui m'apparaît comme le paradis au bout de la
+vie. Tu devrais en hâter l'arrivée_.» La soubrette répondait qu'elle ne
+pouvait rien faire, qu'il était défendu d'interroger les maîtres. «_Mais
+Mme de Pompadour est toujours bien disposée à notre égard_,
+écrivait-elle. _Elle va faire construire un château près de Paris. Nous
+serons les jardiniers et Agathon Piedfin entrera dans les cuisines. Il
+est toujours aussi bigot et épris de ta Martine. Les autres se moquent
+de lui. Ils lui offrirent à sa fête un chapelet d'oignons et lui firent
+manger sans qu'il s'en doutât son pigeon, son saint Esprit, aux petits
+pois. Il en a pleuré et j'eus pitié de lui._»
+
+Jasmin se sentait envahi par un secret désespoir. Ses joues devenaient
+maigres, son front soucieux. Il délaissait ses plantes, négligeait son
+jardin, ne lisait plus que les missives de Martine qu'il portait sur
+lui, avec le billet paraphé par la Pompadour.
+
+Enfin au bout de l'année, il reçut une grosse nouvelle: «_J'arrive à
+Boissise en avril prochain; nous nous marierons en mai et nous partirons
+retrouver Mme de Pompadour._» C'était signé MARTINE en grande écriture
+joyeuse.
+
+Le mariage eut lieu dans les premiers jours de mai 1748.
+
+La veille, un vendredi, une lourde patache s'arrêta devant la maison du
+jardinier. Un long personnage maigre en sauta, leste, et pirouetta sur
+lui-même.
+
+--Buguet! s'écria-t-il. Buguet! Est-ce ici?
+
+Jasmin apparut.
+
+--Agathon Piedfin!
+
+--C'est moi-même! Mme la marquise de Pompadour me charge d'apporter des
+présents pour le repas de noce et d'accommoder les mets pendant que les
+mariés seront à l'église.
+
+Jasmin troublé ne sut que répondre. Sa mère arriva. Elle avait fini par
+se faire une raison au sujet du départ de son fils. La magnificence de
+la Marquise la toucha.
+
+Agathon prit dans la patache des paquets enveloppés de linges.
+
+--N'y touchez pas, disait-il.
+
+--Qu'y a-t-il là dedans? demanda Martine.
+
+--Vous verrez demain!
+
+La tante Laïde poussa des exclamations, fut désolée de ce qu'Agathon ne
+pût aller le lendemain à l'église. Elle déclara qu'elle resterait avec
+lui:
+
+--Il ferait beau voir qu'on laissât tout faire à cet aimable jeune
+homme! Je renoncerai de grand coeur à la messe, j'écosserai les petits
+pois et je goûterai les plats pour voir s'ils nous conviennent. Ah!
+C'est qu'on n'est pas accoutumé aux sauces qui emportent la goule! Les
+épices, c'est bon pour ceux qui ont le goût affadi par le trop de
+frippe!
+
+Agathon, vêtu avec une certaine recherche, portait un joli bas de soie.
+Il avait un pied très court, dont il exagérait la petitesse.
+
+Il demanda un tablier pour plumer des chapons. Martine dénoua celui
+qu'elle portait, en passa la bavette au cou du cuisinier, qui leva les
+bras et frissonna étrangement en se sentant enveloppé de la toile encore
+chaude du corps de la soubrette.
+
+Tout le monde travaillait chez Buguet. Tiennette Lampalaire fourbissait
+avec de la cendre le cuivre d'un poêlon.
+
+--Voilà que ça brille! dit-elle. M. Agathon pourra y mirer ses oreilles
+pointues. Tiens! Il ressemble à une bête en marbre de chez le marquis
+d'Orangis, comme qui dirait une espèce d'homme qui a des pieds de bouc.
+Ça court les bois aux trousses des filles. Eh bien! si M. Agathon
+voulait être mon mari, je voudrais voir avant s'il a des pieds de
+chrétien.
+
+Le lendemain tout le village était en rumeur. Le monde disait que la
+marquise de Pompadour avait envoyé son meilleur cuisinier pour fricoter
+le repas de noce.
+
+Nicole Sansonnet, la pêcheuse d'anguilles, affirmait que c'était le même
+qui, à certains jours de fête, inventait pour le Roi quarante plats
+d'entrée, neuf rôtis, sans compter les desserts.
+
+Le dernier béquillard quitta son escabeau pour voir au passage les élus
+d'un tel festin.
+
+Il faisait un joli temps de mai. La cloche de la petite église envoyait
+des sons grêles aux muguets des bois voisins, aux dernières fleurs des
+pommiers. Des tourterelles roucoulaient dans le parc du marquis
+d'Orangis.
+
+Le cortège eut peine à sortir de l'église. Tous voulaient saluer
+Martine. Elle apparut aux derniers accords du petit orgue.
+
+La mariée portait une robe de guingan bise et rose, qui faisait bien
+valoir son teint ému. Une fantaisie de Jasmin lui avait mis au corsage
+un bouquet de narcisses. Un petit bonnet blanc la coiffait.
+
+A la maison, Piedfin effeuilla un parterre de pivoines pour en faire un
+chemin aux mariés. Il posa des gerbes de lys-flamme des deux côtés de la
+porte. Au retour de la messe, ce furent des cris d'admiration:
+
+--On dirait que c'est fait par un ange, dit la tante Gillot.
+
+Agathon baissait les yeux. Il les releva sur Martine avec une flamme au
+fond de ses prunelles troubles.
+
+Nicole Sansonnet dilatait ses larges narines du côté des casseroles:
+
+--Oh! oh! On en attrape plus avec le nez qu'avec un râteau!
+
+A ce moment la vieille marquise d'Orangis et une de ses cousines
+passèrent. Ces dames revenaient de la messe de mariage; en guise de
+cadeau, elles avaient payé le violoneux, car elles étaient de dure
+desserre, comme les arbalètes de Coignac. Pratiquant les modes de
+l'ancien régime, elles se coiffaient de fontanges avec des passes de
+rayons qui leur mettaient comme des queues de perroquets bigarrés
+par-dessus le front et donnaient l'air à ces précieuses d'avoir caqueté
+aux boudoirs de la Maintenon. Elles portaient de raides gourgandines,
+des engageantes, et sur leurs joues du rouge de Portugal et des mouches,
+dont l'une se garnissait de petits brillants.
+
+Sans faire attention aux manants qui grouillaient autour d'elles, l'une
+des marquises regarda le mignon bourdaloue que sa cousine tenait--un
+vase exquis pris en vue des longueurs du sermon,--en porcelaine de Saxe,
+avec émaux translucides verts et rouges sur fond blanc.
+
+--Grand Dieu, qu'il est coquet, mais petit!
+
+--Ma bonne, je ferais dans un tuyau de plume sans en mouiller les bords.
+
+L'oncle Gillot à l'intérieur de la demeure de Buguet criait:
+
+--A table! A table!
+
+On plaça les mariés au milieu. Ils s'assirent en hésitant devant les
+jacinthes et les primevères qui ornaient leurs assiettes.
+
+Gillot leur trouva l'air de deux corps sans âme.
+
+--Si vous m'aviez vu le jour de ma noce! s'écria-t-il.
+
+Il se tourna du côté de sa femme:
+
+--Tu t'en souviens, Théodosie?... Et toi, la Buguet?
+
+La Buguet haussa les épaules avec un air de résignation et Martine
+esquissa un sourire vague. La mélancolie l'avait prise tandis qu'elle
+écoutait l'orgue à l'église. Elle songeait à la chasse de Sénart, à la
+robe rose de sa maîtresse, au matin de Fontainebleau, et à tout ce qui
+se passait au fond du coeur de Jasmin. La jeune femme se disait qu'en
+vérité ce n'était pas elle qu'épousait Buguet. Bien qu'elle fût heureuse
+du mariage, Martine se sentit presque un regret des artifices dont elle
+avait usé pour séduire son promis. Il lui semblait qu'une étrangère
+présidait à la table et que Jasmin, malgré ses rubans blancs à la
+boutonnière, ne lui appartenait pas.
+
+--Ah! sans la Marquise la fête serait moins splendide, mais je serais
+tout à fait contente!
+
+Les convives attaquèrent les andouilles à la pistache qu'Agathon avait
+apportées. Martine croqua des olives. On n'en avait jamais vu à
+Boissise-la-Bertrand. Tiennette voulut y goûter. Elle fit la grimace,
+cracha sous la table.
+
+--Ça ne vaut pas un radis rose, déclara la femme d'Eustache
+Chatouillard, qui était enceinte à son huitième mois.
+
+--Voilà des radis roses, lui dit Nicole Sansonnet. Avalez-en une poignée
+avec les feuilles. C'est souverain pour les femmes quand les cheveux de
+l'enfant commencent à leur tourner sur le coeur.
+
+De son côté Euphémin Gourbillon, pour amuser la société, tirait un
+petit livre de sa poche et le passait à ses voisins. C'était l'_Almanach
+des cocus_.
+
+--L'image représente une «forge à cornes», expliqua-t-il.
+
+La tante Gillot referma le livre avec pudeur, mais son mari s'écria:
+
+--Eh! Eh! Ça donnerait des idées!
+
+Tiennette se précipita pour voir. La tante Laïde déclara:
+
+--C'est dégoûtant. Il n'y a que les chiens qui font cela en plein air!
+
+Euphémin reprit le livre et lut quelques épigrammes:
+
+--Pour le mois de janvier!
+
+Quand Dieu bénit le mariage
+L'eau devient vin et tout est beau,
+Mais lorsque sans lui on s'engage,
+Le meilleur vin se change en eau.
+
+L'oncle Gillot se leva:
+
+--Pour toi, Jasmin, l'eau se changera en vin, tout comme aux noces de
+Cana!
+
+Gourbillon reprit:
+
+--En août:
+
+L'on doit à Dieu le plus beau cierge,
+Quand on trouve un objet dont la vertu tient bon.
+Mais qui prétend n'épouser qu'une vierge
+Peut, sur ma foi, rester garçon.
+
+Martine rougit très fort.
+
+--Ah! Celui-ci n'est point pour notre mariée, s'écria Cancri. Nous
+répondons de sa vertu.
+
+Agathon annonça des «pyramides d'Egypte». Elles étaient faites de
+rouelles de veau et de jambon hachés menu et épicés. Piedfin les déposa
+délicatement sur la table.
+
+--Quelles affaires en pointe! s'écria la Monneau.
+
+--Des Pyramides d'Egypte! Cela doit être une recette qui date des Grecs,
+comme le jeu de l'oie, sentencia Gourbillon.
+
+Les invités les trouvèrent délicieuses. Gillot n'avait jamais rien mangé
+de pareil!
+
+--Es-tu heureuse d'être au service de la Marquise! dit-il à la mariée.
+
+--Et que Martine doit être contente d'emmener son mari chez pareille
+maîtresse! ajouta Cancri.
+
+--Ah, oui, je suis bien contente, soupira Martine.
+
+Elle avait envie de pleurer.
+
+--Tu es heureuse, Martine, murmura Jasmin.
+
+Il embrassa sa femme dans le cou.
+
+--A la bonne heure! approuva Gillot. C'est pour ça qu'on se marie!
+
+On mangea des chapons du Mans dorés à point. Puis Agathon apporta à bras
+tendus un cochon de lait croustillant qui tenait un citron entre ses
+dents. Les pattes étaient enrubannées de blanc.
+
+--Les jarretières de la mariée! cria Eustache.
+
+Agathon présenta le plat aux époux et d'une voix onctueuse (il avait
+appris à prêcher!) il déclama:
+
+--Martine, ceci vous est offert par tous vos amis de l'office. Qu'il
+vous plaise de l'accepter!
+
+Il découpa lui-même et chacun se recueillit pour goûter au mets qui
+sentait la truffe.
+
+--On se croirait au ciel, affirma Tiennette.
+
+Le cuisinier disparut pour préparer le dessert. Gillot fit apporter des
+bouteilles.
+
+--Eh bien, mon garçon, dit-il à Jasmin, tu ne dis rien, tu ne bouges
+pas. Il faut boire, un jour de noces, pour se donner des forces! Voyons,
+vide ton verre! Asticote-le, Martine!
+
+--J'ai beau faire, dit celle-ci. Jasmin!
+
+Le marié donna un nouveau baiser à sa femme.
+
+--On pourrait les compter, déclara Martine.
+
+--Ils seront plus abondants ce soir, fit Gillot. N'est-ce pas, la mère
+Buguet?
+
+Dans son coin Tiennette avouait:
+
+--Je serai bien contente d'aller en condition à Paris.
+
+--A Paris? répliqua la Monneau, les graillons de ton espèce n'y manquent
+point! Et pour une qui s'en tire honnêtement, combien tiennent boutique
+su'l'devant? Ce métier-là n'est pas fait pour t'embarrasser, mâtine!
+
+Rémy Gosset intervint:
+
+--Allons! allons! tante Laïde! Faites pas la rodomont! On sait que vous
+avez été ravaudeuse à Paris et que dans un tonneau de ravaudeuse il y a
+quelquefois place pour deux!
+
+--Oui da, fit la Monneau piquée, et de mon métier j'ai gardé le secret
+de bien des mollets et la façon de tricoter un bas qui ne déforme pas la
+jambe d'une belle fille! A preuve le cadeau que j'ai préparé pour
+Martine. Tiens, détache la ficelle, petite!
+
+Elle passa un paquet à Tiennette, qui se mit à défaire le noeud avec ses
+dents.
+
+--Pouah! s'exclama la fillette, vous avez donc mis ça avec vos fromages?
+
+--Où que tu voulais donc que je les mette? C'est la seule armoire qui
+ferme à clef et où les rats ne peuvent atteindre! Mais ça ne doit pas
+sentir si fort, car j'ai pris soin de les mettre avec mon linge sur la
+planche de dessus et les fromages sont en bas.
+
+--Sentez! sentez! dit Tiennette, faisant passer le présent.
+
+Le dessert vint et apparut un «puits d'amour» empli de confiture.
+
+--Un puits d'amour, c'est vraiment pour un repas de noce!
+
+Les mariés durent se serrer la main au-dessus du gâteau. Piedfin servit
+ensuite des délicatesses qui portaient des noms inconnus: semelles à la
+Dauphine, bâtons royaux, meringues, biscotiers.
+
+Ces friandises exaltèrent les convives. La tante Monneau poussait des
+soupirs.
+
+--Quels parfums! gémissait-elle.
+
+Agathon offrit des vins plus délicats envoyés par la marquise. La femme
+d'Eustache en avala de telles lampées que son mari lui dit:
+
+--Tu veux donc que notre enfant vienne au monde en nageant?
+
+Devant ces liqueurs, qu'il trouvait divines, Euphémin s'exclama:
+
+--Vive la Marquise de Pompadour!
+
+--Il y a deux reines au repas, affirma Rémy Gosset, la Marquise et
+Martine!
+
+--Vive la mariée! Vive la Marquise! brailla toute la noce.
+
+Martine devint verte comme si une vipère l'eût piquée.
+
+Jasmin se leva en chancelant. Tiennette silencieuse frappait doucement
+sur le dos de la mère Buguet qui pleurait à chaudes larmes.
+
+On trinqua. Euphémin Gourbillon prononça un discours. Il parla de la
+sainteté du mariage.
+
+--T'as l'_Almanach des cocus_ dans ta poche! interrompit Tiennette.
+
+--Tison d'enfer! vociféra Gourbillon.
+
+Il acheva sa harangue en appelant la Buguet une heureuse mère; puis le
+violoneux vint chercher les mariés pour les conduire à la danse.
+
+Martine était fort attristée des rêveries de Buguet. Afin de le rappeler
+à elle, en se levant pour aller au bal champêtre, elle songea à la façon
+dont Mme de Pompadour entamait le menuet.
+
+Prévenus par la musique, le marquis d'Orangis et ses compagnes sortirent
+pour voir la fête villageoise. Le gentilhomme avait une perruque à la
+financière qui paraissait lourde à ses épaules. La marquise relevait
+avec dédain son nez majestueux de Junon où elle avait posé une mouche de
+jadis, «l'effrontée».
+
+Jasmin ouvrit le bal avec Martine au bord de la Seine et la marquise dut
+avouer que la rustaude avait la grâce de l'ancien temps. Laïde offrit la
+main au vieux Gillot et Tiennette dansa avec tous les garçons, ce qui
+agaça fort le seigneur d'Orangis.
+
+Tandis que les invités continuaient à sauter sous les tilleuls, les
+mariés se promenèrent au bord du fleuve.
+
+Jasmin regardait l'eau rosie par le soir tombant.
+
+Martine mit sa joue sur l'épaule de son mari:
+
+--Tu songes à Étioles et à Paris où nous allons nous rendre?
+
+--Oui, Martine, répondit Buguet qui ne savait pas que la soubrette
+connaissait les secrets de son coeur.
+
+Des larmes coulèrent sur les joues pâles de la mariée.
+
+--Eh bien, Martine, qu'as-tu?
+
+--J'ai vu tout à l'heure deux corbeaux passer en criant. J'ai peur.
+
+--Folle, murmura Jasmin.
+
+
+
+
+IX
+
+
+La marquise de Pompadour laissa Martine et son époux un mois à
+Boissise-la-Bertrand. Puis elle lui ordonna de la rejoindre avec Jasmin
+à Paris.
+
+Le jour du départ, on se leva avant le soleil. La mère avait les yeux
+rouges. Elle donna à Martine un chapelet qui avait appartenu à l'aïeule
+de son fils:
+
+--Egrène-le souvent et pense à moi!
+
+L'excellente femme remit aussi à sa bru un poulet grillé, une miche de
+pain, de la galette froide:
+
+--Vous allez faire un si long voyage, vous vous rendez si loin, mes
+pauvres enfants! Et Dieu sait où vous entraînera votre diablesse de
+marquise!
+
+Elle fit des recommandations à Jasmin:
+
+--Sois bon mari, récite tes prières!
+
+Les apprêts du départ s'accomplissaient à la lueur de deux chandelles.
+Tiennette vint, malgré qu'il fît encore nuit; elle dit à Martine:
+
+--Tu m'écriras si tu deviens enceinte.
+
+Elle embrassa sa grande amie et lui glissa à l'oreille:
+
+--Tu m'embaucheras chez la marquise de Pompadour.
+
+--Je te le promets.
+
+Jasmin consolait sa mère:
+
+--Nous reviendrons souvent, et tu recevras tous les mois de longues
+lettres. Les Gillot et Rémy Gosset viendront te voir et Cancri veillera
+sur toi. Dirige Ligouy dans les corvées du jardin. Il connaît mes
+arbres. Si tu as peur, Tiennette logera ici. Et puis quand notre fortune
+sera faite, nous vivrons ensemble à Boissise.
+
+--Votre fortune, soupira la Buguet en secouant la tête, elle était dans
+cette petite maison.
+
+Tiennette et Martine mirent au fond de la carriole de Jasmin les caisses
+avec les vêtements, les branches de buis bénit à Pâques, puis des
+flacons d'eau divine à l'esprit de vin préparés par la mère Buguet.
+
+--Ces douceurs vous feront plaisir quand vous serez le soir à deux, dit
+la vieille.
+
+Le froid de la nuit entrait par la porte ouverte, avec le silence que
+troublait le grelot de Blanchon.
+
+La Buguet servit du lait chaud. Après l'avoir bu on s'embrassa une
+dernière fois et les deux époux montèrent dans la voiture.
+
+--Que Dieu vous garde, murmura la mère Buguet.
+
+La carriole démarra. Elle n'avait point fait vingt tours de roue qu'on
+entendit le bruit d'un poing frappant une porte, puis un immense
+sanglot. Tiennette disait:
+
+--La Buguet, ils reviendront!
+
+Martine dans l'obscurité devina que Jasmin pleurait.
+
+La petite voiture et le cheval, par Boissette, se dirigeaient vers
+Melun. Jasmin avait revendu son attelage au marchand, perdant quelques
+écus sur le prix, et il devait livrer avant de partir. Blanchon suivit
+le bord de la Seine, qui clapotait par la brise nocturne.
+
+Bientôt une lueur blafarde se dessina à l'horizon et l'aurore allongea
+dans les nues une longue barre qui fit, avec la flèche élancée de
+Saint-Aspais, une croix aux bras d'or à travers le ciel. Melun dormait
+sous ce signe.
+
+Le marchand de voitures remit quelques pièces bien sonnantes à Buguet et
+aida les jeunes époux à s'installer dans le coche d'eau qui partait pour
+Paris.
+
+Il y avait déjà à l'entrepont deux moines et trois nourrices, des
+paysans, un officier des gardes suisses, des marchands de volaille.
+Ceux-ci embarquèrent des paniers remplis de poules, d'oies, de canards,
+qui se prirent à criailler dans les cordages du tillac.
+
+On partit.
+
+Cinq chevaux traînaient le coche au moyen d'une longue corde attachée
+au mât. Parfois celle-ci, se détendant et frôlant l'eau rosie par le
+matin, y faisait comme le feu à une traînée de poudre. Les mariniers sur
+le pont se préparèrent une soupe dans une huguenote. L'onde était calme
+ainsi qu'un miroir.
+
+Le coche fut bientôt en vue de Boissise-la-Bertrand, devant laquelle il
+fallait repasser. La Buguet était au bord de la Seine avec Tiennette.
+Elles firent des gestes d'adieu. Jasmin regarda sa mère aussi longtemps
+qu'il put; lorsque le bateau s'approcha de Saint-Port, il ne distingua
+plus que le point blanc de la cornette de la vieille qui remontait la
+berge. Alors il chercha des yeux le toit de sa maison: il le reconnut
+entouré des cimes de ses arbres. Un peu de fumée s'éleva du pignon.
+Jasmin mit sa figure dans ses mains et pleura.
+
+Martine chercha à le distraire.
+
+--Voici les Gillot! dit-elle.
+
+Ils sortaient de leur tannerie. L'oncle cria:
+
+--Revenez pour les vendanges!
+
+Les roches frappées par le soleil du matin avaient des douceurs d'ambre.
+Les vignobles brillaient. La Seine, après un coude, passa entre la forêt
+de Rougeau et le bois de la Guiche. Les arbres montraient des verdures
+tendres.
+
+Dans le coche, les moines caressaient une bouteille de vin: ils buvaient
+à tour de rôle. Une nourrice chantait d'une voix aigre, et l'officier
+des gardes suisses retroussait sa moustache en regardant Martine à la
+dérobée.
+
+L'embarcation atteignit Le Coudray, un endroit clair, où la Seine
+s'élargit et refléta avec éclat le ciel devenu tout bleu. Puis ce fut
+Corbeil, avec ses bastions, ses tours et ses grands magasins de grains.
+Comme c'était jour de marché, le pont s'encombrait de charrettes, et les
+paysans descendaient, sur l'autre rive, d'Yerres et de Tigery, par la
+petite église de Saint-Germain, qui tintait gaiement, haute sur sa
+butte. On débarqua quelques paniers de volailles.
+
+Un peu plus loin apparurent à droite les toits du château d'Étioles.
+
+Jasmin se souvint: la Marquise lui réapparut parmi l'herbe enlunée,
+pleine de grâce avec sa robe rose; il revit son pied, tout petit, qui
+caressait la verdure nocturne, tandis que le son des violons montait
+vers le ciel printanier. Il se rappela l'air du menuet qu'il avait en
+vain cherché jusqu'à ce jour. Rêveur, il regarda un pêcheur qui attirait
+un brochet au bout de sa ligne et les chalands qui flottaient au gré du
+courant. Un berger, au milieu des roseaux, s'abreuvait à deux genoux
+dans le creux de son chapeau. Des lavandières se penchaient sur le flot,
+qui les peignait comme en miniature. Des villages apparaissaient avec
+des rideaux d'arbres. On allait passer à Juvisy.
+
+--Mangeons, dit Martine. Midi est loin déjà. Les angélus ont sonné
+partout.
+
+Elle déchiqueta le poulet, prit sa part et servit Buguet. Les moines
+demandèrent la carcasse et avant de la dévorer récitèrent le benedicite.
+
+A Choisy, des gens du pays apportèrent à bord des tartelettes. Jasmin en
+offrit à Martine et l'officier des gardes aux nourrices, dont l'une
+était jolie.
+
+Du château de Choisy, on ne voyait guère en passant que les grands
+toits, le bout d'un jet d'eau, la balustrade et à l'extrémité de
+celle-ci, au-dessus de parterres qui flanquaient la rive et descendaient
+jusqu'à l'eau, un salon dressé au bord du fleuve et pareil à un kiosque
+ajouré.
+
+--Je suis venue parfois ici avec la Marquise, raconta Martine. Elle a
+fait arranger ce château comme un théâtre pour une féerie.
+
+Jasmin regarda les toits avec admiration: ils lui paraissaient couvrir
+des mystères éblouissants.
+
+Cependant le coche avançait.
+
+--Nous arriverons bientôt à Paris, mes frères, dit un moine.
+
+En effet, comme le soleil tombait en une grande nappe dorée qui rendait
+la Seine pareille à un fleuve de cuivre fondu, Jasmin aperçut à
+l'horizon sur ce ciel magnifique des remparts, des toits innombrables,
+un dôme bas à gauche, une forteresse gigantesque à droite.
+
+--Paris! clama un marinier.
+
+Buguet regarda, sous les trophées du firmament, la ville rongée par la
+lumière.
+
+--Est-ce grand! dit-il à Martine.
+
+--Dame! c'est là qu'il y a le Louvre!
+
+--Et cela? demanda Jasmin en montrant la forteresse.
+
+--La Bastille. Dieu t'en préserve!
+
+Ils prirent deux crocheteurs pour les aider à porter leurs mannes. Ayant
+contourné la Bastille, dont Jasmin regarda longtemps les fenêtres
+scellées de grilles, les gros donjons, la corniche, les échauguettes et
+les canons braqués au-dessus des créneaux, ils arrivèrent à la rue
+Saint-Antoine. Des échoppes de pâtissiers, de tourneurs, de
+bimbelotiers, d'apothicaires y flanquaient les murs de la forteresse,
+comme des cages pendues aux pierres grises. Du populaire, par ce soir de
+juin, s'ébattait le long de la maison de la Pomponette, qui a une
+terrasse fleurie, de la maison de la Tournelle, qui possède une
+poivrière, de la maison du Lunetier, qui est pointue. Une vacherie
+épandait de chaudes odeurs d'étables jusqu'à l'auberge du Lion d'Or, où
+s'attablaient des gardes du Roi et jusqu'à l'hôtel de Mayence, devant
+lequel s'arrêtait un carrosse. Une chaise à porteurs passait, et deux
+grisettes troussées se hâtaient, entendant sonner l'angélus à
+l'église Sainte-Marie, qui soutient de grands vases sur des contreforts
+et dont le dôme est écaillé d'ardoises.
+
+Jasmin fut ravi par cette entrée joyeuse dans la ville. Il tirait de cet
+accueil plaisant bon augure pour son avenir.
+
+--Dieu t'entende! dit Martine.
+
+Plus loin les Buguet prirent des rues plus étroites. Jasmin s'étonna de
+la hauteur des maisons. Il s'amusait des coups de fouet des cochers, des
+embarras de charrettes et de voitures, des auvents des librairies, de
+l'éclat d'or des rôtisseries qui s'allumaient.
+
+Une grosse femme était assise sur une borne avec, sur ses genoux, un
+panier plein de bouteilles. Elle tenait un verre d'une main, un bocal de
+l'autre, et criait:
+
+--La vie! La vie!
+
+Buguet offrit à boire de son eau aux crocheteurs qui le suivaient. Ils
+toussèrent. Cela fit rire Martine.
+
+Une petite fille vendait des pots dans une hotte, clamant:
+
+--De la belle faïence!
+
+La soubrette insinua:
+
+--Pour commencer notre ménage.
+
+--Sotte! Mais voici chose meilleure!
+
+Il présenta à sa femme des gaufres à l'étal d'un pâtissier.
+
+Quand elle se fut régalée, les Buguet reprirent leur route. Jasmin
+s'attardait aux boutiques des tabaquières, des éventaillistes, des
+marchands de curiosités, bousculé par quelque petit maître qui
+descendait de son cabriolet et se retournait pour lancer à Martine un
+regard arrogant.
+
+Aux approches du Palais-Royal, à la porte d'un traiteur, une vielleuse
+jouait de son instrument. Buguet s'arrêta charmé. La musique lui rappela
+les sentiments qui avaient chanté dans son coeur et il songea à Mme de
+Pompadour.
+
+--Viens, dit Martine. Nous sommes en retard.
+
+Ils arrivèrent à un grand bâtiment de briques rouges, qui était le
+palais Mazarin, et s'arrêtèrent, après quelques détours, devant un
+hôtel. Un laquais costumé en jaune et vert les reçut:
+
+--On vous attendait.
+
+Les époux montèrent dans les combles, à une petite mansarde. Martine
+était fatiguée. Elle mangea ce qui restait des provisions de la Buguet
+et se coucha.
+
+Jasmin alla souper avec les domestiques. Agathon Piedfin lui sauta au
+cou. Le marmiton fleurait l'ail et le musc. Il semblait fatigué, avait
+les yeux battus.
+
+--La ville me pèse, dit-il. Je suis trop fait à l'existence des
+châteaux.
+
+Dès neuf heures, il entraîna Buguet dans une rôtisserie, où il allait
+chaque soir. L'enseigne représentait un soleil d'or aux lourds rayons
+entouré de raisins. On avait fini de manger. La salle sentait la sauce
+épanchée et la lie de vin. Agathon serra la main au rôtisseur, un gros
+homme qui lui remplit jusqu'au bord un gobelet, ainsi qu'à Jasmin. Le
+marmiton de la Pompadour s'empara d'un pilon de dinde qui refroidissait
+sur un plat et le plongea dans le sabot plein de sel accroché à la
+cheminée. Il le dévora.
+
+--Je ne puis manger ma propre cuisine, dit-il. J'aime mieux celle des
+autres.
+
+Il s'assit à côté de Jasmin et lui demanda:
+
+--Aimez-vous vraiment votre femme?
+
+--Plaisante question! Je ne l'eusse point épousée si elle m'avait été
+indifférente.
+
+--Tiens! C'est qu'à la noce vous aviez l'air distrait, si loin de la
+mariée!
+
+--Vous avez mal vu.
+
+--Ah! J'ai pu me tromper, répliqua humblement le cuisinier. L'homme
+n'est point infaillible. Puis le jour de la noce le marié ne se trouve
+pas dans la même situation que les autres jours de sa vie. Il est en
+proie à certaines tentations. Son âme est trouble. Il ressemble à un
+chrétien qui ne se serait pas confessé depuis longtemps.
+
+Agathon joignit les mains:
+
+--Moi je me confesse quatre fois l'an. Cela soulage, même lorsque l'on
+n'a que deux ou trois péchés minimes sur la conscience. Je me promène
+plus léger après l'absolution. Et si j'avais du loisir je m'approcherais
+souvent du tribunal de la pénitence.
+
+Il fit remplir les gobelets.
+
+--Et puis je n'aime pas les femmes, déclara-t-il à brûle-pourpoint, d'un
+ton sec. Elles sont filles de Satan. Eve nous a perdus tous; et je ne
+puis voir des jupes sans songer au péché originel. Vous aimez les
+femmes, vous, n'est-ce pas Buguet? Je lis cela dans vos yeux. Si vous
+n'êtes point très chaleureux envers Martine (je puis me tromper!), votre
+coeur doit s'enflammer aisément et brûler peut-être pour une autre.
+
+Buguet tressauta.
+
+--Oh! Ce mouvement vous trahit! s'écria le défroqué. Si mon métier
+m'oblige à regarder sous le croupion des poulardes (et je fais mon
+métier avec la résignation qui convient pour gagner le ciel!), je sais
+aussi plonger dans l'âme humaine et descendre au fond de ces puits
+obscurs qu'on nomme les consciences, car je fus tonsuré et j'ai
+fréquenté les moines les plus subtils, les ennemis des capucins, dont
+ils furent en toute controverse les vainqueurs, j'ai dit les Prémontrés!
+
+Agathon leva les yeux au ciel:
+
+--Les chers pères, murmura-t-il d'une façon extatique.
+
+Il continua:
+
+--Et l'on vit bien chez eux, ils aiment les douceurs et les partagent
+entre tous. Ils sont aimants, caressants. On ne se sent jamais seul. Et
+ils vous farcissent le coeur de bons sentiments. Encore un gobelet?
+
+--Merci, dit Jasmin.
+
+--Voyons, je régale! reprit Piedfin. Et boire du bourgogne n'est point
+pécher, je vous assure. Jésus changea l'eau en vin. A chaque messe, il
+se transforme encore lui-même en ce précieux liquide. C'est la boisson
+la plus sacrée et je me jetterais à plat ventre sous les roues des
+voitures s'il en coulait, de Champagne ou de Beaune, dans le ruisseau
+des rues.
+
+Piedfin continua:
+
+--Les pères possèdent des clos d'où l'on tire un vin magnifique.
+
+--Mais pourquoi les avoir quittés?
+
+--Ceci est un mystère, dit Agathon en baissant les paupières.
+
+Un abbé entra dans la rôtisserie. Il avait de petites mains de femme.
+Piedfin se précipita vers lui et l'embrassa. Puis il revint près de
+Buguet.
+
+--C'est un de mes plus chers amis, dit-il. Ah! ce saint homme surtout,
+que je connus jadis au séminaire, m'enseigna à détester les femmes. Je
+puis vous assurer qu'il les a en horreur. Et je suis enchanté qu'il
+m'ait appris que, dans la vie, il faut savoir se suffire à soi-même,
+sans prendre souci de s'encombrer de falbalas, de jérémiades, de petits
+airs stupides, de soupirs et d'ennuyeuses fadaises! Ah! Je ne dois
+jamais, comme ces jolis coureurs dont j'ai pitié, offrir une éclanche de
+mouton au _Treillis vert_ ou du vin blanc au _Pavillon chinois_--A
+quelque prétentieuse poissarde, à quelque figurante ou chanteuse des
+choeurs! La femelle n'empeste point mes nuits! Et quand j'acquiers
+quelque pommade à la frangipane ou du vinaigre de Vénus, je me les
+applique à moi-même!
+
+Agathon sourit d'un air malicieux:
+
+--J'aime mieux de Vénus attraper le vinaigre que le coup de pied.
+
+--Evidemment, dit Jasmin, qui écoutait assez ébahi les propos du
+marmiton.
+
+Agathon tira de sa poche un cure-dents avec lequel il soigna ses
+chicots.
+
+--Voyez, Buguet, dit-il, combien je méprise cette engeance. Ceci est un
+cure-dents à la carmeline. Je ramasse ceux de la Marquise. J'en use avec
+plaisir. Mais ce que je déplore, c'est qu'ils ont servi à une femme.
+Rien n'est impur comme la bouche d'une femme! On y trouve peut-être la
+plus grande source de péchés. La bouche savante d'une luronne damne à
+coup sûr un homme! Vous rappelez-vous le pigeon que j'apprivoisais à
+Étioles? Je remarquai que les caméristes l'embrassaient. A partir de ce
+jour je cessai de lui donner à boire entre mes lèvres. Ah! le contact
+d'Ève! Quand je fus à votre noce, Martine me passa pour plumer les
+chapons le tablier qu'elle portait. Il était tout chaud d'elle. C'eût
+été une volupté pour vous, sans aucun doute. Eh bien, il me brûla comme
+une flamme de l'enfer.
+
+--Eh! Eh! Pourtant, à Étioles, vous adressiez des bouquets et des vers à
+Martine!
+
+--C'était pour l'éprouver, déclara le cuisinier avec l'onction d'un
+prêtre.
+
+--Quelle idée!
+
+--Ah! loin de moi toujours l'idée de la fornication que je laisse aux
+bêtes! Mais quand je vois une femme à mes côtés, je la tente...
+
+--Vous avez la beauté du serpent, interrompit, Jasmin ironique.
+
+--Je la tente, reprit Piedfin, et si elle donne dans mes embûches, si
+elle se compromet, je la délaisse, et j'apprends à son père, à sa mère,
+à son fiancé, si elle est fiancée, la faute qu'elle a failli commettre!
+
+
+Agathon se redressa, sifflant entre ses longues dents jaunes:
+
+--Ainsi je me venge du péché originel!
+
+--Quel drôle d'homme vous faites!
+
+Ils bavardèrent longtemps. Dans la rue, Agathon prit à plusieurs
+reprises la main de Buguet et la pressa comme en ardent témoignage
+d'amitié.
+
+--Oh! si tu voulais un jour m'écouter et me croire, soupira-t-il.
+
+On avait éteint les lanternes. Les deux compagnons n'entendaient que
+l'appel prolongé du falot offrant du feu ou de la lumière aux rares
+passants.
+
+
+
+
+X
+
+
+Le lendemain de lourdes voitures s'arrêtèrent devant l'hôtel. Une
+fliguette à deux places, pourpre avec des paysages à moulins sur les
+caissons, pénétra dans la cour. Mme de Pompadour y monta, accompagnée
+d'un négrillon habillé de velours. Elle donna un coup de fouet au
+cheval, qui se cabra et partit. Son grand chapeau de paille battit des
+ailes au vent du porche.
+
+Dans les voitures prirent place différents personnages. A la dernière,
+Collin, «le chargé des domestiques de la maison», fit monter Buguet,
+avec Flipotte, une camériste, Edme, le porteur de barquettes, Agathon
+Piedfin et un garçon sommelier. Le même attelage enlevait des flacons
+bouchés de cire rouge et de quoi, confia Agathon, préparer en plein air
+la chiffonnade et des cailles à la Xaintonge.
+
+On allait à Meudon. Flipotte se déclara heureuse de revoir la campagne:
+elle avait son saoul des toits qui dégoûtent, des essieux gras des
+fiacres, des seigneurs portant becs de corbin qui vous pincent dans les
+rues. Elle quittait avec plaisir la grande ville où les églises puent le
+cadavre et les escaliers la fosse d'aisances, où le sang des boucheries
+se caille sous vos pieds et où des femelles mouchetées et fardées,
+assises sur des bornes, en plein midi, insultent au passage les honnêtes
+filles. Flipotte était de Touraine:
+
+--J'ai un promis à Saint-Jean-Froidmentel.
+
+Néanmoins la gaillarde se laissait prendre la taille par Edme et par le
+sommelier, et même baiser sur la gorge d'où elle faisait glisser le
+«venez y voir», qui cachait la naissance de ses seins.
+
+--Les libertins!
+
+Elle jetait des regards pleins de feu à Buguet,
+
+--Au moins avec vous on est sage! Vous êtes marié!
+
+Edme s'écria:
+
+--Peuh! Ce n'est point un motif pour rester coi! Je sais de grands
+personnages qui ont passé devant l'autel, et qui ne se gênent pas pour
+faire l'amour avec d'autres!
+
+L'allusion aux maîtres crispa Jasmin.
+
+--Oui, avec maman putain, comme disent Monseigneur le Dauphin et
+Mesdames! s'exclama Flipotte.
+
+Jasmin pâlit. Il avait déjà entendu le propos.
+
+--Ce n'est pas à nous de répéter pareilles choses, affirma-t-il avec
+colère.
+
+--Ah! Ah! Ah! s'écria Flipotte.
+
+Elle approcha son visage de celui de Jasmin et lui chanta d'un air
+provoquant ce couplet de Moncrif, mis en musique par Courtenvaux et pris
+à une parade jouée à la Cour devant le Roi:
+
+Nous autres, jeunesses,
+Nous écoutons vos raisons,
+Mais dans la belle saison,
+Nous nous en battons
+Les fesses, les fesses!
+
+Elle frappa deux fois sur ses cuisses et ses yeux noirs eurent une lueur
+insolente.
+
+Jasmin se tint silencieux. Il regarda les premiers champs dans la plaine
+de Grenelle.
+
+Alors on parla du voyage. Mme de Pompadour avait acheté de grands
+terrains au bord de la Seine, avant Sèvres, pour y bâtir.
+
+--Ce n'était point assez de la campagne de Montretout, dit aigrement
+Flipotte. Ça lui convenait mieux, ce nom-là!
+
+--Tais-toi donc! dit Jasmin.
+
+Agathon se pencha vers lui:
+
+--Vous semblez aimer beaucoup notre maîtresse.
+
+--Elle est si bonne, balbutia Buguet.
+
+On s'arrêta à mi-côte, entre Sèvres et des bois qui se trouvaient sur
+une hauteur. Collin fit descendre Buguet de voiture:
+
+--Voici votre futur jardin, dit-il en ricanant.
+
+Le terrain était aride, montagneux, bosselé, plein de pierres, de sables
+et de mousses. Quelques maigres arbustes disposaient une verdure avare
+au-dessus d'éboulis.
+
+Jasmin s'engagea à travers le coteau, puis en fit l'ascension. A mesure
+qu'il montait il découvrait le pays: la plaine qu'il avait traversée et
+Paris dans un lointain bleu; de l'autre côté, un village avec une grande
+église et un château seigneurial, puis des bois, de vastes amphithéâtres
+pleins de lumières, de hautes collines ondulant au ciel d'été. Sur
+toutes les éminences, des moulins-à-vent. Au bas du coteau, la Seine
+contournait une île et passait sous un pont en bois de vingt et une
+arches. L'eau coulait plus vite qu'à Boissise.
+
+Vers le sommet de la côte, Jasmin s'arrêta. Sur un trône rustique formé
+de cailloutage et de gazon, était assise Mme de Pompadour. Buguet la
+reconnut à sa robe de satin dont le soleil faisait briller les rubans
+multicolores. Il avait entrevu cette toilette au moment où la Marquise
+quittait son hôtel à Paris. Ici pour se garantir du vent la maîtresse du
+Roi avait jeté son chapeau de paille à côté d'elle et mis une
+bagnolette: ce capuchon, couvrant ses épaules, lui cachait la figure;
+mais elle releva le front et son visage brilla, avec une mouche au coin
+de l'oeil, sous ses cheveux poudrés à frimas.
+
+Mme de Pompadour tenait sur ses genoux une chienne gredine qui aboya.
+Elle regardait, étendu à ses pieds, un plan. Du bout d'une ombrelle
+fermée elle y indiquait des tracés et des lignes à deux gentilshommes
+attentifs. Buguet se tint à distance, ne se lassant de regarder en
+tapinois le groupe éclairé par le soleil au milieu des bouquets
+d'arbustes et des ceps de vigne, avec Flipotte qui portait un manteau sur
+le bras et Martine qui tenait un bouquet de fleurs sauvages.
+
+Buguet n'avait plus vu Mme de Pompadour depuis sa visite au château de
+Fontainebleau. Sa passion se ralluma aux deux yeux qui brillaient comme
+des pierres précieuses. Et il reverrait toujours la grande dame! Il
+était de sa maison! Il se sentit au faîte du bonheur. La vue de Mme de
+Pompadour l'enivrait, le grisait. Sa poitrine était trop petite pour
+contenir pareille joie. Il avait envie de la crier au ciel.
+
+Au bout d'une demi-heure, Mme de Pompadour se leva du siège où elle
+figurait une sorte de Flore à falbalas. Suivie des deux gentilshommes,
+elle passa à proximité de Jasmin, le reconnut et lui fit signe
+d'approcher.
+
+--Vous voilà, dit-elle. Vous habiterez dorénavant cette maison que je
+baptiserai plus joliment «Brimborion» ou «Babiole», ajouta-t-elle en
+souriant à ses compagnons. Et Collin vous dira ce que vous aurez à
+faire, reprit-elle en s'adressant à Buguet. C'est là!
+
+La Marquise désignait au pied du coteau, sur le bord de la Seine, les
+toits d'une maison de plaisance entourée de charmilles.
+
+Elle-même, d'un pas léger, sous le parasol de soie jaune qu'elle avait
+ouvert et qui plongeait sa figure en un bain d'or fluide, descendit vers
+Babiole. La chienne gredine arrosait la mousse d'un air insolent.
+
+--C'est l'heure de la collation, dit la marquise de Pompadour à un
+gentilhomme qui s'empressait vers elle.
+
+
+Au trente juin, le lendemain de la fête de Saint-Pierre, quatre cents
+ouvriers arrivèrent sous les ordres de Messieurs de l'Assurance et de
+l'Isle, l'architecte et le décorateur de jardins. Ils arrachèrent les
+bouquets d'arbustes du coteau, à coups de pelles, de houes, de pioches,
+attaquèrent le sol. La poudre à canon fit voler des roches en morceaux.
+Des charrettes chaque jour enlevaient les décombres et les sables.
+
+M. de l'Isle montra à Jasmin le plan: d'un château qu'on bâtissait au
+sommet avec ses dépendances; il importait de mener par pentes douces un
+jardin vers la Seine. Les chemins dessinaient des courbes, étageaient
+des boulingrins et des parterres; leurs boucles finissaient au bord du
+fleuve à une arcade.
+
+Derrière le château, M. de l'Isle traçait des allées décoratives,
+établissait un labyrinthe, des cabinets de treillage et de verdure,
+plusieurs berceaux. Des fontainiers amèneraient les eaux pour les
+bassins, les cascades en buffet, les jets, les lames, les croisées
+d'onde et les grottes. Enfin l'architecte aménagerait des «ah! ah!»,
+c'est-à-dire des claires-voies qui feraient pousser ce cri aux visiteurs
+en admiration devant la vue que les arbres bien taillés encadreraient
+sous un pan de ciel.
+
+M. de l'Isle insista sur la superbe situation de l'endroit choisi par la
+marquise de Pompadour. Il jeta un regard circulaire:
+
+--Ce sera plus beau que des belvédères dans les jardins hauts de Marly.
+
+Il ajouta:
+
+--Nous ferons d'ailleurs mieux qu'à Marly. Vîtes-vous la colonnade de
+verdure?
+
+--Non, Monsieur!
+
+--Cette colonnade borde une salle verte, tondue par-dessous. Nous serons
+plus gracieux, quoique ce fût très bien.
+
+M. de l'Isle donna une chiquenaude à son jabot:
+
+--Il y a à Marly des galeries en ormes taillés frêlement sur leurs tiges
+découvertes. C'est élégant, mais suranné! Vraiment, avec leurs petites
+boules entre les cintres, ils font songer à des seigneurs du temps
+d'Henri II fatigués d'avoir ballé.
+
+Jasmin s'inclina. M. de l'Isle ajouta d'une façon doctorale:
+
+--Retenez, Buguet, qu'en matière horticole il est quatre maximes
+fondamentales: tout d'abord, il faut faire céder l'art à la nature;
+ensuite, n'offusquez jamais un jardin; en troisième lieu, ne le
+découvrez point trop; enfin tâchez toujours de le faire paraître plus
+grand qu'il n'est!
+
+M. de l'Isle semblait content de lui-même; il jeta à Jasmin en sorte de
+conclusion:
+
+--Mais, en somme, il faut toujours rechercher avant tout la régularité
+et l'arrangement!
+
+De nouveaux manoeuvres arrivèrent bientôt. Ils plantèrent des piquets et
+des jalons jusqu'à la Garenne de Sèvres et au bois des Cotiniers,
+suivant les chemins indiqués dans les plans. Ils avaient des
+graphomètres, des équerres, agitaient des traçoirs, des bâtons longs de
+six pieds de Roi, des chaînettes de quatre toises; ils allongèrent des
+cordeaux en écorces de tillot.
+
+En même temps, au sommet de la côte, des gens de corvée creusaient les
+fondations du château et élevaient la terrasse.
+
+--La terrasse aux orangers, dit M. de l'Isle à Buguet, qui frémit
+d'aise.
+
+
+On eût dit qu'on avait versé une ruche d'hommes au bord de la Seine. Ils
+besognaient souvent le torse et les mollets nus, brûlés par le soleil.
+
+Pour les nourrir et abreuver, Nesme, le premier intendant de la marquise
+de Pompadour, réquisitionna l'aide de toutes les auberges des environs,
+même celle des cabarets à pots et à assiettes et des simples cabarets à
+pots et à pintes. En cabriolet, il s'arrêta devant toutes les enseignes
+flanquées d'un bouchon de lierre.
+
+Jasmin, sur les chantiers, allait d'un groupe à l'autre, rajustait les
+piquets, excitait au travail, embauchait des apprentis, répétant à tous
+les ordres de M. de l'Isle. On le voyait escalader ou dévaler les
+pentes, disparaître dans les bois du haut, où parfois un élagueur, les
+éperons aux pieds, collé aux arbres comme un grand pic vert, faisait
+tomber sous ses coups d'herminette, à immense fracas, les têtes trop
+libres de marronniers ou de hêtres.
+
+A la droite du domaine, les fontainiers creusaient un grand réservoir.
+Au faîte des terrains M. de l'Assurance surveillait la jetée des
+fondations du château. Son habit rouge se voyait de loin et attirait
+l'attention.
+
+Partout cela bruissait et grouillait. Une armée montant à l'assaut n'eût
+pas été plus animée. Parfois, au milieu du bruit des truelles, des
+marteaux, des moutons frappant sur les pilotis, un artisan lançait
+quelque chanson entendue à la barrière des Gobelins.
+
+
+Jasmin ne se mêlait pas trop à cette plèbe. Martine lui avait été
+enlevée par Mme de Pompadour et il couchait seul dans une chambre de
+Brimborion. Il y entendait couler la Seine, et parfois le clair de lune
+venait le réveiller. Alors il songeait à Mme de Pompadour et à
+Martine. Elles se trouvaient loin, à Versailles ou à Choisy-le-Roi.
+Jasmin avait le corps brisé par les travaux de la journée: cette fatigue
+lui paraissait délicieuse parce que c'était pour la Marquise qu'il avait
+épuisé ses forces. Il la voyait déjà aux allées du parc, parmi les
+fontaines. Il croyait surprendre un de ses regards apporté par un rayon
+de lune, et sa voix dans le murmure du fleuve. Il se levait et, par la
+lucarne, apercevait la robe rose qui traînait au ciel comme à Boissise,
+comme partout. Mais un bénitier donné par Martine lui rappelait soudain
+la douce bonté de sa femme, ses regards de tourterelle, ses soins, sa
+tendresse. Jasmin se disait que Martine rêvait de lui. Il la revoyait
+petite, dans le jardin du père Buguet, puis plus grande et déjà
+amoureuse. Elle croissait et s'attachait comme un lierre.
+
+--Elle m'aime, se disait Buguet, elle m'aime à en mourir si je la
+trahissais!
+
+Il la plaignait, s'accusait et sanglotait à la fois d'amour et de pitié
+en songeant aux deux femmes.
+
+Elles arrivaient souvent. La camériste restait plusieurs jours, logeait
+à Brimborion. Comme pour se faire pardonner ses fautes cachées, Jasmin
+dévorait Martine de baisers. Il la choyait de repentirs, de câlineries
+ardentes et parfois d'une ivresse presque douloureuse. Il avait envie de
+demander pardon à Martine, tandis que ses lèvres parcouraient sa gorge
+et ses épaules. Et l'épouse répondait à Jasmin par des caresses
+passionnées qu'elle avait devinées dans l'alcôve des favorites et
+qu'elle redoublait dès qu'elle voyait le regard de son mari plus
+lointain et sa bouche absente de la sienne.
+
+Après ces nuits l'aurore laissait Jasmin endormi. Plus vaillante Martine
+se levait au chant du merle afin de préparer un fin régal à son mari.
+
+C'était du chocolat apporté de Paris. Elle le faisait fondre dans une
+tasse de lait au-dessus du feu silencieux de trois bouts de chandelles.
+Patiente, Martine attendait l'ébullition pour éveiller d'un baiser le
+dormeur. Puis elle l'empêchait de quitter son lit.
+
+--Je veux que tu manges comme le Roi, disait-elle.
+
+Quant à Mme de Pompadour, elle ordonnait à son arrivée qu'on appelât
+Messieurs de l'Isle et de l'Assurance. Elle inspectait les constructions
+et les jardins et donnait des conseils que les architectes acceptaient.
+Elle changeait la courbe d'une rampe, la place d'une fabrique,
+agrandissait les hortolages, projetait des pattes d'oies, des
+ronds-points, des étoiles. Un jour elle fit venir Buguet:
+
+--C'est ici que je veux créer un jardin potager. Le terrain y est-il
+propice?
+
+Suivant l'usage des jardiniers, Jasmin mit une poignée de terre dans un
+verre plein d'eau et passa ensuite cette eau dans un linge. Il but.
+
+--Ce n'est ni âpre ni amer, déclara-t-il. Le sol est bon pour les
+légumes.
+
+Le Roi accompagna plusieurs fois la Marquise. On voyait arriver de loin
+les carrosses avec les escadrons rouges de la maison royale. La
+cavalcade approchait au galop. Les chevaux en masse dansante agitaient
+comme des bannières leurs cavaliers qui rebondissaient jusqu'à frôler
+les branches les plus basses des arbres. Les carrosses étaient cahotés
+à travers les ornières, et le soleil faisait briller le cuir de leur
+toit.
+
+Le Roi paraissait heureux de descendre de voiture. Il offrait la main à
+Mme de Pompadour. Louis XV marchait avec élégance sur les chemins qu'on
+avait tracés pour lui. Il s'intéressait à la coupe des arbres, au plan
+de l'orangerie, aux futurs parterres, disant que les fleurs écartent
+les idées de mort.
+
+Buguet fut plusieurs fois près du souverain, s'agenouillant, sur l'ordre
+de M. de l'Isle, pour tenir ouverte une esquisse, apportant des paquets
+de semences où le roi aimait à plonger la main. Le jardinier était
+ébloui par la majesté qu'il prêtait à son maître. Louis XV parlait
+peu, d'une voix douce, qui glissait comme une caresse d'aile.
+
+Chaque fois que le Roi venait, il prenait une collation. Agathon Piedfin
+et d'autres cuisiniers préparaient les mets et le monarque mangeait sous
+une tente qu'on dressait au-dessus du coteau et sur laquelle flottait un
+drapeau blanc aux fleurs de lys.
+
+Pendant ces visites, Jasmin suivait du regard la Marquise partout où
+elle se promenait. Agathon Piedfin lui dit:
+
+--Quand Mme de Pompadour est ici, tu as l'air d'un astrologue qui suit
+la queue d'une comète. Point ne convient de lorgner ainsi les grandes
+dames.
+
+La Marquise revenait chaque fois avec des grâces imprévues. Elle portait
+une larme en perle qui roulait sur ses cheveux poudrés, ou bien un ruban
+de velours noir qui rendait son cou si blanc et si voluptueux que Jasmin
+y songeait longtemps. Un après-midi elle ouvrit une ombrelle en soie,
+décorée de miniatures chinoises sur mica et elle parut à Buguet la
+princesse étrange d'un pays lointain.
+
+Un dimanche, comme elle revenait de l'église Saint-Romain, à Sèvres,
+elle jeta son gant qui s'était déchiré au fermoir de son paroissien--un
+gant de chevrotin, en peau blanche cousue à la diable, avec de fines
+rosettes de couleur incarnate.
+
+Jasmin, d'un geste de voleur, le ramassa au coin d'une allée, le porta à
+ses lèvres.
+
+--Cela sent bon? fit une voix ironique.
+
+C'était Agathon Piedfin.
+
+--Odeur de femme, odeur de diable! dit le marmiton.
+
+
+L'hiver vint et par ses gelées et ses neiges ralentit les travaux.
+Jasmin écrivit de longues lettres à sa mère; il faisait l'éloge du Roi
+et de la Marquise. Il se disait le plus heureux des hommes. Une seule
+chose le chagrinait: Martine, obligée de suivre sa maîtresse, n'était
+jamais près de lui. «_Cela ne durera qu'un temps_, ajoutait-il, _le
+château achevé nous logerons ensemble dans les communs_.» Néanmoins il
+avait parfois l'âme en peine; le dimanche surtout, quand, après la
+messe, il n'avait à ses côtés ni sa douce femme, ni sa bonne mère, il se
+sentait sans foyer. Souvent il mettait son repas dans un panier et
+malgré le froid s'installait sur une terrasse au milieu des pelles et
+des pioches en repos comme lui. Jasmin racontait à sa mère que Martine
+était venue de Paris, un matin de décembre, tout exprès pour lui apporter
+par le coche d'eau une chaude couverture et des mouffles de laine, ainsi
+que des bas tricotés par elle. «_La mignonne suit ton exemple, ma bonne
+mère; on voit que tu l'as élevée un peu. Elle me soigne comme tu
+soignais mon père. Ah! si j'étais sûr de l'aimer assez pour être digne
+d'un si tendre zèle! Aime-t-on jamais assez une telle femme! Toi aussi
+tu fus la meilleure des mères et je t'ai quittée! Que veux-tu? J'ai
+l'amour des grandeurs et jamais mon modeste jardin n'aurait pu me donner
+la joie que je cherchais dans les livres de M. de la Quintinye et que je
+trouve ici. Mais quand le château sera terminé, j'irai te voir. Je ne
+regarde jamais la rivière sans songer à toi et sans penser que peut-être
+tu as aussi regardé l'eau qui passe_.» Jasmin disait encore que Martine
+placerait Tiennette Lampalaire. Il envoyait des compliments à tous ceux
+de Boissise et demandait quelques nouvelles de ses arbres. La mère
+Buguet ne sachant pas écrire, c'est Gourbillon qui répondait.
+
+
+Le printemps de l'an 1749 fut délicieux. La clémence de la nature
+facilita les travaux. Le château s'éleva: on voyait le rez-de-chaussée,
+avec six fenêtres de côté et neuf croisées de face, ainsi que l'avait
+voulu le Roi. Les dépendances s'achevaient déjà, jetant, de chaque côté
+de la cour royale, deux ailes reliées par des grilles dorées.
+
+Mme de Pompadour vint plus souvent avec Martine. MM. de l'Isle et de
+l'Assurance étaient heureux de montrer les progrès des bâtisses et des
+terrasses. Le Roi réapparut. Sous la tente, à l'heure du repas, Jasmin
+surprit la Pompadour qui sucrait des cerises et les présentait à la
+bouche de son amant.
+
+Martine arriva bientôt près de Buguet avec un plat d'argent plein de
+fruits rouges:
+
+--Tiens, voici des cerises que Madame offrit au Roi. Il en reste. Je les
+ai prises pour toi.
+
+Avec les mêmes gestes gracieux, elle mit devant les lèvres du jardinier
+les fruits sur lesquels la Marquise avait promené ses jolis doigts.
+
+Quand Martine était partie, Buguet rêvait en regardant le fleuve qui
+l'avait emportée avec sa maîtresse. Au pied de Bellevue, l'île
+qu'embrassait la Seine formait du côté de Sèvres un port où les péniches
+et les allèges s'amarraient. L'autre partie était couverte de troupeaux
+qui promenaient des taches blanches au milieu du vert irisé des herbes
+et faisaient de l'îlot une sorte d'arche de Noë.
+
+La Seine était toujours animée. Des bateaux montaient, venant de la mer
+ou de Rouen et portant à Paris le tribut des marées ou les riches
+produits de Normandie. A la belle saison une multitude de barques
+conduisaient un peuple immense aux promenades de Saint-Cloud.
+
+Un jour que Jasmin contemplait ce spectacle, il vit arriver au loin un
+bateau ponté qui captiva son attention. Il avançait poussé par six rames
+rouges. Sa proue était dorée. A l'arrière un grand drapeau rose et bleu
+flottait.
+
+--Mais qu'ai-je donc, se dit le jardinier, à ne pouvoir détourner mes
+yeux de ce bateau?
+
+Il aperçut quelques femmes debout sur le pont et, bien qu'elles fussent
+au loin pareilles à des poupées, il reconnut parmi elles la Marquise et
+Martine. Il descendit au galop le coteau et vint les attendre au bord de
+la rivière. La Marquise, en paniers cadets, s'appuyait sur une longue
+canne et portait un tricorne. Le premier regard de Buguet fut pour elle.
+Martine, qui guettait les yeux de son mari, en souffrit; mais elle
+ressentait si grande joie à revoir Jasmin qu'elle l'étreignit de tout
+son coeur au milieu des autres femmes de chambre, qui riaient, voltigeant
+autour de leur maîtresse, un papillon de dentelle posé sur leur tête.
+
+Mme de Pompadour donna le couple Buguet en exemple à ses servantes:
+
+--Ils s'aiment vraiment, et je souhaite à vous toutes des époux n'aimant
+ainsi que leur femme.
+
+Jasmin fut troublé.
+
+--Il ne faut pas rougir, Buguet, reprit la Marquise.
+
+L'année suivante le château se couvrait. On avait enlevé les
+échafaudages.
+
+Devant, régnait la grande terrasse où l'on se proposait de mettre des
+orangers en caisse.
+
+Derrière, depuis l'an précédent arrivaient pour les bosquets, des lilas,
+les arbres de Judée, des érables de Virginie, les peupliers d'Italie et
+de la Caroline. M. de l'Isle les faisait venir des pépinières royales et
+répétait à leur sujet les principes du vieil escuyer Jacques Boyceau,
+intendant des jardins de Louis XIII: «Pour transplanter un arbre, il
+faut le prendre en croissance, fort et vigoureux, de belle venue, bien
+appuyé sur ses racines de tous côtés.»
+
+A la fin d'avril, les lilas et les arbres de Judée fleurirent. Les lilas
+lourds et voluptueux épandaient des senteurs bienheureuses; les arbres
+de Judée se contentaient de leur pourpre claire. C'étaient les premières
+fleurs du jardin de Bellevue. Jasmin les fit offrir à Mme de Pompadour
+par Martine et Flipotte, qui les apportèrent sur une grande claie
+d'osier. La Marquise en garda durant tout le jour au corsage. Elle
+enfonçait son bras nu dans les branches fraîches, humait les odeurs
+pénétrantes du printemps.
+
+Au soir Buguet retrouva, dans la tente dressée pour la favorite, les
+lilas qui étaient fanés. Il les prit dans ses mains, les porta à sa
+bouche, puis sa tête roula dans les thyrses et il ferma les yeux en
+cherchant d'autres parfums mêlés à ceux des plantes.
+
+Un ricanement le fit bondir. Piedfin entrait pour chercher un huilier en
+porcelaine de France.
+
+--Tu as l'air d'un épagneul qui se vautre dans les fanfioles de la
+Marquise, dit-il.
+
+Et il s'en alla, portant l'huilier avec l'air d'un desservant qui à la
+messe présente les burettes.
+
+
+Le 18 du mois de mai, des événements singuliers se produisirent. Jasmin
+entendit raconter par des menuisiers de Paris que l'émeute couvait dans
+la grande ville. Les archers de l'écuelle avaient arrêté de petits gueux
+et de jeunes bourgeois.
+
+--Pourquoi? demanda Buguet.
+
+--Nous n'oserions répéter ce qu'on dit, répondirent les artisans.
+
+Le lendemain les gardes de la maréchaussée occupèrent le pont de Sèvres.
+Jasmin les regarda descendre de cheval.
+
+En même temps derrière Bellevue, dans le chemin des Charbonniers, une
+sonnerie de trompettes signala la présence d'un régiment de dragons.
+
+--Leurs fusils sont chargés, accourut dire un aide jardinier.
+
+Buguet se rendit à Sèvres pour s'informer de ce qui se passait. Le
+village était rempli de gardes françaises, bayonnette au canon.
+
+--La populace de Paris va passer ici pour aller brûler le château de
+Versailles, raconta tout bas une femme à Jasmin. On dit que le roi est
+ladre et prend des bains de sang d'enfant comme Hérode. C'est pour lui
+que les archers de l'écuelle ramassent les petits gueux.
+
+Jasmin fut épouvanté.
+
+--Ce n'est pas possible! s'écria-t-il.
+
+La femme haussa les épaules et serra avec ostentation le poupon qu'elle
+portait dans ses bras.
+
+Buguet s'adressant à un officier se fit connaître et demanda les
+nouvelles.
+
+--Elles sont graves, dit le militaire. On a arrêté des enfants pour
+extirper la mendicité. La canaille s'est fâchée. Elle a enfoncé la porte
+d'un fourbisseur pour avoir des armes. On arrête les carrosses dans les
+rues, on tend des chaînes, on attaque les archers.
+
+Agathon Piedfin accompagnait Buguet. Il avait été envoyé par son chef
+afin d'examiner les fourneaux des cuisines et il séjournait à Bellevue
+pour quelques jours.
+
+Il trembla:
+
+--Je suis heureux de n'être ni à Paris, ni à Versailles, mais je
+voudrais aussi ne point me trouver à Sèvres.
+
+Les troubles durèrent quelque temps.
+
+Au 13 mai, le soir, un samedi, Buguet et Piedfin allèrent à Meudon pour
+se renseigner.
+
+Dans le cabaret où ils se rendirent, des gens mal vêtus, arrivés de la
+capitale, discutaient bruyamment sur les arrêts du Parlement. La
+cabaretière raconta à Buguet qu'on avait pillé des maisons et tué sept
+archers dans la journée. Les vitres de M. Duval, chef du guet, étaient
+brisées, une immense fureur s'élevait contre toute la cour.
+
+--Hé! Hé! ricana un des va-nu-pieds, on faillit massacrer, au faubourg
+Saint-Germain, la marquise de Pompadour!
+
+Jasmin se leva, pâle:
+
+--C'est-il vrai?
+
+--Je n'ai point l'habitude de mentir, dit l'homme d'une voix traînarde.
+
+Il ajouta en frappant sur sa cuisse:
+
+--Et c'est dommage qu'on n'ait point éventré la putain!
+
+--Tu dis?
+
+Le gaillard se retourna:
+
+--Ce que je dis? Que si tu me parles encore sur ce ton, c'est à la
+barrette que je parlerai, morveux!
+
+--Pendard! répliqua Buguet. N'as-tu pas appelé putain la marquise de
+Pompadour?
+
+--Eh bien, oui!
+
+La cabaretière s'approcha du Parisien et lui glissa à l'oreille:
+
+--Taisez-vous donc, c'est un des jardiniers de la Marquise.
+
+--Je m'en fous!
+
+L'homme regarda Jasmin, fit une grimace:
+
+--Il paraît que tu cultives des fleurs pour la Pompadour? Tu es un rude
+fleuriste, à en croire la chanson!
+
+L'émeutier se leva et entonna le refrain qui venait on ne sait d'où, et
+que le peuple de Paris avait mis en musique:
+
+Par vos façons nobles et franches,
+Iris, vous enchantez nos coeurs;
+Sur nos pas vous semez des fleurs,
+Mais, hélas ce sont des fleurs blanches!
+
+Buguet envoya à la tête de l'insolent son verre empli de vin.
+
+Ce fut une bataille. Deux aides de Jasmin, qui se trouvaient là, prirent
+parti pour leur maître. Les amis du Parisien sautèrent dessus. Agathon
+s'esquiva.
+
+Les mots violents partirent. Les coups de poing pleuvaient. Les tables
+tombèrent, faisant rouler les chopines.
+
+Alors la cabaretière s'arracha les cheveux:
+
+--A moi, messieurs les hussards! à moi, messieurs les gardes!
+
+Elle courut dans la rue, tandis qu'en sa cantine, sous les horions, le
+sang commençait à couler, les visages à bleuir.
+
+Jasmin jeta son adversaire sur le sol.
+
+Mais d'autres Parisiens accoururent et Buguet allait être terrassé,
+quand des soldats entrèrent. L'officier reconnut le fleuriste du
+château. Il fit arrêter les émeutiers et ils furent conduits au poste
+sous escorte.
+
+Buguet regagna Bellevue. Piedfin le rejoignit sur la route.
+
+--Marie-Joseph! clama le cuisinier, tout en coupant en «hosties» un
+saucisson qu'il venait d'acheter, êtes-vous exalté! Vraiment, ne
+savez-vous pas que la colère est péché mortel?
+
+--Peuh! fit Jasmin encore plein de rage.
+
+--Et puis quels sentiments vous professez pour la Marquise! Mon cher
+ami, on n'adore ainsi que Dieu et le Roi! On vous dirait épris d'elle!
+
+--Tais-toi!
+
+--Mais oui! Vous n'avez pas songé un instant à Martine!
+
+--Martine!
+
+--Martine est à Paris. Elle a pu courir quelque danger!
+
+Les jours suivants, l'émeute se calma. Une lettre de sa femme rassura
+Buguet. On ne vit plus de soldats aux alentours de Sèvres.
+
+Des deux côtés du château, M. de l'Isle préparait d'immenses parterres
+de broderie. On y disposait les nilles de buis d'Artois, les feuilles et
+les rinceaux que les aides emplissaient de mâchefer. Le dessin se
+déroulait avec des allures de grand serpent aux multiples têtes qui
+présentaient des palmettes, des fleurons, des panaches, des dents de
+loup; les courbes naissaient d'un noeud ou d'une agrafe et se terminaient
+en volutes. Mme de Pompadour voulut que des fleurs de lys héraldiques et
+ses propres armoiries fussent mêlées à ces caprices.
+
+En août Jasmin et ses aides se rendirent dans les bois pour déraciner
+les églantiers. Quand ces arbustes furent alignés dans la terre de
+Bellevue, Jasmin y greffa des rosiers de Virginie et de Gueldre, ceux de
+Muscat et de Chine, ceux de Damas et des panachés.
+
+Mme de Pompadour surveillait ces travaux délicats. Elle s'aventurait au
+milieu des églantiers et une fois elle passa à Jasmin le brin de laine
+nécessaire à la ligature de la greffe. Mme de Pompadour voulait beaucoup
+de fleurs dans ses jardins et Buguet l'entendait parler avec M. de
+l'Isle de la sévérité de l'horticulture française. Elle prétendait y
+jeter plus de fantaisie, plus d'éclat et plus de nature. Elle se moquait
+des vieux parterres du Louvre où jadis figuraient des chiens tenant des
+palmettes, des dauphins bizarres et des vases! Fi de tout ces
+grotesques! Mme de Pompadour voulait faire dominer les fleurs.
+
+--Ce sont les jolités du Bon Dieu!
+
+Les fleurs possédaient la vie, la grâce, la couleur! Elles étaient
+variées et innombrables comme les coeurs humains! Elles avaient des
+vices: l'orgueil, la paresse, la volupté, et des vertus: l'amour, la
+tendresse, la modestie. Le pavot versait le sommeil, l'aconit donnait la
+mort!
+
+Mme de Pompadour déclara que les fleurs étaient l'âme de tout art. Elles
+serviraient de modèle aussi bien à une toilette (n'est-ce pas la nature
+qui les pare?) qu'à une coupe (ne sont-elles pas destinées à recevoir la
+rosée du matin?)
+
+Jasmin, accroupi parmi les épines des églantiers, les pieds dans la
+terre humide qui sentait la sève, écoutait cette voix. Il n'avait jamais
+entendu parler ainsi. M. de l'Isle lui-même paraissait sous le charme.
+Longtemps, ces paroles revenaient aux oreilles de Jasmin, ailées et
+irritantes.
+
+On comptait inaugurer Bellevue à la fin de novembre. Les tapissiers
+déballaient les meubles, depuis les bras de fleurs de Vincennes, les
+feux de bronze, les girandoles, jusqu'aux brocs lapis et or, aux
+assiettes de Saxe, aux couteaux à manche vert.
+
+Le 24 novembre, le Roi, revenant de Fontainebleau arriva à Bellevue
+pour souper et dormir. Il faisait un temps gris. Le petit château tout
+neuf paraissait transi, parmi les arbres sans feuilles. Pourtant Mme de
+Pompadour voulut que ce fût fête. Elle ordonna un feu d'artifice et fit
+revêtir à sa domesticité un uniforme fabriqué exprès à Lyon.
+
+Le Roi était accompagné de plusieurs seigneurs. Mais les cheminées qui
+n'avaient pas encore essuyé l'humidité enfumèrent les appartements. Il
+fallut souper au bord de la Seine, à Brimborion, et la Marquise
+contremanda le feu d'artifice, au grand dam des badauds, qui s'étaient
+réunis à l'extrémité de la plaine de Grenelle.
+
+En revanche, le 28 janvier suivant, on joua la comédie au château de
+Bellevue. Les comédiens représentèrent l'_Homme de Fortune_ par le sieur
+Lachaussée. Après la pièce M. de la Vallière ordonna un ballet qui fit
+grand plaisir.
+
+Martine avait apporté à la marquise de Pompadour et aux autres dames des
+éventails de Nankin qui s'harmonisaient avec la salle de théâtre décorée
+à la chinoise; elle raconta le ballet à Buguet:
+
+--On vit d'abord une montagne, dit-elle, qui, bien qu'enserrée sur la
+scène, semblait plus haute qu'une tour de Notre-Dame. Elle n'avait
+pourtant qu'un peu plus de la taille des valets de coulisse. Elle
+s'ouvrit et il en sortit un petit château tout pareil à celui de
+Bellevue. Tu aurais pu compter les fenêtres et les cheminées. On voyait
+les balustres, le reflet du soleil dans les vitres. Alors des
+jardiniers--ô des jardiniers à rosettes, avec des vestes bleues
+vermicellées de rose--firent semblant de perfectionner les parterres et
+se mirent à baller! Ils étaient jolis à croquer et tout au parfait, avec
+leurs joues rouges comme la crête d'un coq et leurs perruques en aile de
+pigeon, mais je t'aime mieux qu'eux. Ils me rappelaient ces petits abbés
+qui viennent chez Madame et auxquels il ne manque que d'accoucher pour
+être des femmes! Tu ris? .... Ensuite la décoration représenta le grand
+chemin de Versailles. Et il arriva une de ces voitures qu'on appelle ici
+pots-de-chambre. Elle était ma foi pleine de femmes. Elle culbuta et les
+dames dansèrent. Ces dames étaient des petites filles de neuf à quatorze
+ans, fort mignonnes et le Roi applaudissait très fort.
+
+Ces événements enchantèrent Jasmin, d'autant plus que Martine lui fut
+rendue et que la Marquise vint plus souvent à Bellevue.
+
+Quelques centaines d'ouvriers travaillaient encore au parc en avril.
+Vers mai le domaine rayonna dans toute sa splendeur.
+
+Au milieu de ce mois, Buguet, ayant fait un matin le tour des allées,
+s'arrêta un peu avant midi près du réservoir, à l'extrémité de la
+terrasse des orangers.
+
+Une lumière diamantine caressait les murs du château; au ciel tendre un
+nuage d'un blanc pâle pénétré d'azur s'allongeait vers le zénith, comme
+un voile qu'on aurait levé.
+
+--Enfin! s'écria Jasmin.
+
+Ses fleurs brillaient épanouies. Ah! ce qu'il avait attendu l'éclosion!
+Sous les nuits étoilées, que de fois il avait écouté les plantes qui,
+poussant dans le silence, écartaient quelque miette de terre, un brin de
+paille, une feuille morte! Elles produisaient un bruit imperceptible,
+mais le jardinier en saisissait la musique. Il guettait les levées dans
+les plates-bandes, les premiers mouvements quand le zéphyr passait. Dès
+qu'un bouton apparaissait, Jasmin était heureux comme le père qui voit
+s'ouvrir les yeux de son enfant. Les pivoines sortirent du sol pareilles
+à des nichées d'oiseaux pourpres, les tulipes en cornets verts. De fins
+boutons fusèrent aux touffes de narcisses. Les iris érigèrent parmi les
+poignards de leurs feuilles leurs flammes d'abord encloses d'une
+enveloppe livide. Les ancolies ailées s'apprêtèrent à voler sur les
+tiges.
+
+Maintenant tout frémissait. De la terrasse des orangers jusqu'au bord de
+la Seine, la côte se couvrait de corbeilles où l'or et l'argent des
+alyses, les centaurées légères, la multitude douce ou révoltée des
+pavots s'embrasaient. Les auricules mêlées aux primevères posaient des
+bijoux clairs sur du velours chaud. Les adonides jetaient des gouttes
+de sang dans leur verdure aérienne.
+
+Les feuilles avaient poussé partout, tendres, jeunettes, les tillots
+offraient leurs têtes vierges à la dorure du soleil, les éventails des
+palissades allongeaient des décors d'une brillante nouveauté, les
+marronniers dressaient leurs thyrses d'ivoire.
+
+D'un coup d'oeil Jasmin embrassa cette féerie. Le château lui-même, sur
+le fond des bois rajeunis, paraissait s'enlever au ciel sur les ailes
+des parterres qui s'allongeaient à ses côtés.
+
+Et Buguet vit la beauté de ce petit palais, la jolie proportion des
+fenêtres, entre lesquelles reposaient des bustes de marbre, et celle des
+balcons où les armoiries de la Marquise apparaissaient: trois tours
+dorées. Il comprit la majesté souriante des frontons sur les toits
+mansardés où les croisées s'encadraient comme des miroirs, et la juste
+échelle des huit marches qui conduisaient aux trois portes alignées. Et
+ayant saisi l'irréprochable disposition des terrasses, la mesure des
+allées, la place choisie des palissades, les engageantes combinaisons
+des chemins, il aperçut la façon divine dont la grâce du château se
+mêlait à celle des jardins. Ensemble délicat où les choses se faisaient
+valoir l'une l'autre sans jalousie! Comme pour tenter d'aimables
+avances, la pierre prenait la souplesse de la fleur, et les fleurs, dans
+leurs ensembles, frémissant comme des guitares, obéissaient à des lois
+d'élégante architecture. Les ciseaux du sculpteur et la serpette du
+jardinier se retrouvaient d'une même famille dans la joie de plaire.
+Tout se mariait, tout recelait une âme ailée, radieuse, donnant aux
+murs, aux parterres, aux arbres une physionomie spirituelle, une cadence
+parfumée, un rythme subtil.
+
+Jasmin, transporté par cette harmonie, s'agenouilla devant le
+chef-d'oeuvre de MM. de l'Isle et de l'Assurance.
+
+Mais l'âme du décor apparut: Mme de Pompadour en toilette dorée sortait
+de la ruche, exquise abeille pour qui s'épanouissaient les fleurs. Elle
+ouvrit un éventail, regarda le jardin, et, suivie de Martine vêtue aussi
+de jaune, se dirigea vers un grand carrosse, un carrosse de fée, aux
+panneaux chantournés.
+
+
+
+
+XI
+
+
+Pendant des années, Jasmin soigna le jardin de Bellevue avec un zèle que
+d'habitude les jardiniers n'apportent point à leur besogne. Du matin au
+soir il y veillait et les premières lueurs de l'aube le trouvaient
+l'arrosoir au poing, le râteau à l'épaule, les pieds dans la rosée, au
+milieu des parterres. Le soir, il se reposait lorsque les ténèbres
+avaient éteint la dernière tulipe, le dernier oeillet.
+
+Fervent disciple de M. de l'Isle, Jasmin voulait que les masses des
+plantes eussent des profils aussi élégants que les scabellons de marbre;
+il voulait les allées propres comme les tapis d'un salon, et aux
+boulingrins des fraîcheurs d'émeraude. Il dirigeait de minutieux
+échenillages, chassait les taupes; il lâcha dans le parc plusieurs
+vanneaux et des pluviers, après leur avoir coupé l'aile et afin qu'ils
+prissent les limaces, les taons et les turcs.
+
+Jasmin possédait d'excellents instruments qui luisaient ainsi que des
+armes, effilés ou tranchants. Certains avaient été forgés avec
+d'anciennes épées, qui fournissent les meilleurs outils de jardinage.
+Jasmin les maniait, émondant, faisant tomber les pousses et les rameaux
+qui compromettaient les symétries. Ce zèle fit répéter par M. de l'Isle
+le proverbe qui avait cours parmi les gens d'horticulture:
+
+--Les jardiniers étêteraient leur père, s'il était arbre.
+
+Ce disant M. de l'Isle riait.
+
+Buguet eut des attentions précieuses pour les orangers, ses arbres de
+joie. Il s'en approchait sur la pointe des pieds, caressait légèrement
+les fruits comme des seins de vierge. Les serres étaient chauffées par
+des terrines de fer pleines de charbon ardent ou par des poëles
+d'Allemagne. Jasmin fit ajouter des lampes suspendues, qui répandent une
+chaleur égale et uniforme.
+
+Il préparait les bouquets pour le corsage de Mme de Pompadour. Il y
+mettait à la saison beaucoup de muguets et plus tard mariait
+heureusement les roses de tons différents. Le jardinier glissait ces
+touffes dans de petites bouteilles masquées de rubans verts et emplies
+de façon à conserver la fraîcheur des plantes. Il confectionna aussi des
+«navets» à la mode du temps. Il les creusait d'un coup de couteau et y
+introduisait des oignons de jacinthes: ce mélange mis à l'eau, on
+voyait, distraction de l'époque! croître une jacinthe entourée des
+feuilles pâles du navet.
+
+Jasmin avait pour mission d'orner les pyramides dans le vestibule d'un
+blanc de carme où se dressaient les statues de M. Falconnet et M. Adam,
+qui représentaient la Poésie et la Musique. Il savait par Martine les
+robes dont la Marquise allait se vêtir. Alors il cueillait des fleurs
+pour ces toilettes. Les pyramides formaient des colonnes de flammes ou
+des cônes d'or, des échelles bigarrées ou des autels plus blancs que la
+Poésie et la Musique. Mme de Pompadour souriait en voyant la couleur de
+ses atours ainsi répétée.
+
+Les Buguet étaient installés dans une des ailes communes qui entouraient
+la cour des offices, par où les carrosses entraient avant d'arriver à la
+cour royale. Leurs lucarnes donnaient sur les boulingrins au milieu
+desquels, d'un petit bassin rond, fusait un jet d'eau. Plus à droite,
+c'étaient les jardins du potager avec les murs à espaliers et, derrière,
+dressant leurs flèches que le vent caressait comme des plumes,
+s'élevaient en deux salles les peupliers de la Caroline, puis ceux
+d'Italie. Les Buguet apercevaient aussi la grande allée, couverte d'un
+tapis de gazon où se dressait la statue de Louis XV par M. Pigalle, et
+bordée de deux larges chemins ombrés par des tilleuls façonnés en
+berceaux. C'est par cette allée que Mme de Pompadour, se faisant
+promener en chaise à porteur, gagnait le mur d'enceinte pour s'enfoncer
+dans les bois, vers les bruyères de Sèvres.
+
+D'autres fois, au «Cavalier», elle s'habituait à quelque nouveau
+cheval, et, amazone experte, tournait dans le chemin sablé, autour d'un
+grand pan de gazon orné d'un cabinet de treillage où Jasmin palissait
+des volubilis. Mme de Pompadour aimait à se vêtir en rose pour ses
+exercices d'écuyère et elle rappelait à Buguet son apparition à Sénart.
+Ou bien, décolletée en carré, des noeuds à la saignée des bras et au
+creux d'un corset garni de touffes de «soucis-d'hanneton», la Marquise
+flânant autour des bassins se penchait à leurs bords. Dès qu'elle était
+partie, Buguet se précipitait: il espérait retrouver par miracle le
+reflet de la dame, avec ses regards couleur de violette.
+
+Pour plaire au Roi, la Pompadour revêtait les costumes les plus
+imprévus. Les chroniques disent qu'on la vit en soeur grise. La
+religieuse eut-elle ce grain de beauté taillé en coeur qu'on appelait
+«l'équivoque»? A Bellevue, elle apparut en Diane, les pieds nus lacés
+dans des brodequins roses, les épaules sortant d'une tunique bleue qui
+flottait sur ses genoux. La déesse, poudrée à frimas, portait un
+croissant sur le front. Elle lançait des flèches aux ramiers du parc et
+lorsqu'elle était adroite, le Roi se précipitait pour voir mourir les
+bêtes transpercées qui tombaient des branches.
+
+Mme de Pompadour se costumait aussi en jardinière, sous un chapeau de
+paille doublé de ce bleu qui rendait son visage plus céleste. Elle
+faisait chanter dans ses noeuds toute la gamme des oeillets et partait son
+panier sous le bras, décolletée, la poitrine offerte au soleil, la
+chevelure riche, la bouche, délicieusement arquée, creusant des
+fossettes aux joues en une esquisse de sourire. Jasmin la voyait
+descendre de la terrasse des orangers; elle suivait les chemins qui
+allaient vers la Seine et parfois se penchait pour cueillir.
+
+Un jour, costumée de la sorte, la Marquise fit appeler Jasmin pour
+l'aider à tresser une guirlande de roses de Bengale. Ils choisirent
+celles qui étaient dans tout leur feu. Mme de Pompadour dirigeait la
+besogne. Le garçon intimidé se piqua les doigts. Lorsque la guirlande
+fut terminée, la belle jardinière et Jasmin l'attachèrent au socle de la
+statue de Louis XV. Les fleurs éclatèrent autour du marbre de Gênes
+comme si l'on eût sacrifié un ange et qu'un peu de sang fût resté. Le
+souverain vint voir et parut flatté.
+
+--Il y a de fort belles fleurs dans le jardin, dit-il en prenant du
+tabac d'Espagne.
+
+Quelques semaines plus tard Buguet se rendait à une petite ferme située
+sur la route des Charbonniers, menant de Paris à Versailles. C'était
+derrière le parc de Bellevue, vers le bois de Meudon. La métairie
+dépendait du château. De loin le jardinier aperçut Martine et une autre
+paysanne. Celle-ci était accroupie auprès d'une vache blanche qu'elle
+trayait. Jasmin reconnut la Marquise. Il s'embusqua dans un buisson et
+entendit le bruit de frelon bourdonnant que fait le lait en tombant dans
+le seau. La Marquise, laissant la vache qui rentra seule à l'étable, se
+leva et courut vers le parc, suivie par Martine. Elles avaient la même
+taille, des bonnets clairs, des jupes courtes, les bras nus et des
+corsages semblables, en étoffe de Jouy. Jasmin se rappela avoir vu
+Martine dans une robe de Mme d'Étioles; aujourd'hui la Marquise prenait
+l'allure de la villageoise. Elles allèrent jusqu'au milieu du verger,
+puis se séparèrent. Jasmin vit le Roi, en habit rouge, à une petite
+porte pratiquée près du bosquet de la salle des Marronniers. Martine
+revint sur ses pas. Alors Buguet la saisit au passage, la baisa avec
+violence sur le cou, à la gorge et l'entraîna, mi-pâmée, vers la ferme
+où il n'y avait qu'un petit vacher endormi au soleil.
+
+En hiver Mme de Pompadour arrivait dans son traîneau que conduisait un
+cocher costumé à la moscovite.
+
+Dans le corridor elle jetait ses sabots, ôtait son toquet de fourrure,
+son manteau de loup-cervier et elle se précipitait vers les bûches du
+salon que Martine ranimait avec un soufflet en bois de cèdre.
+
+--Quel froid!
+
+Jasmin apportait les gros bouquets de roses de Noël.
+
+--Elles sont charmantes, disait la Marquise, distribuez-les un peu
+partout.
+
+Elle désignait les vases de Chine, les coupes en céladon, un singe en
+porcelaine. Les Buguet fourraient les fleurs dans ces choses élégantes,
+parmi les pots-pourris d'or qui sur les brèches blanches de la cheminée
+épandaient des odeurs de violettes et de muscades par leurs couvercles
+percés d'yeux.
+
+--Vous avez du goût, disait Mme de Pompadour.
+
+Le Roi arrivait plus tard, avec une suite de carrosses, des seigneurs et
+des musiciens. Un remue-ménage agitait le château. Toutes les cheminées
+fumaient, la meute faisait rage, les soubrettes égrenaient rapides les
+marches des escaliers et l'on voyait Piedfin, réveillé dans la chapelle,
+dégringoler vers les cuisines qui commençaient à s'éclairer des lueurs
+de graisses tombant sur les sarments rougis.
+
+Jasmin entendait des bruits de vaisselle, d'argenterie, les sons des
+instruments qui s'accordaient.
+
+Le soir, par une fenêtre, il apercevait en passant Mme de Pompadour
+debout au milieu de la salle de musique sous les petits lustres qui
+avaient l'air d'être tenus par les amours ailés voltigeant dans les
+bleus du plafond. Malgré les fatigues de la journée, en une robe jaune
+qui bouffait sur ses paniers, la favorite dansait devant le Roi avec un
+seigneur en habit blanc tout brodé d'or et qui portait sur sa nuque un
+noeud violet pareil à un immense papillon. Ils levaient un bras en l'air
+et ils se donnaient la main par-dessus leur tête; il semblait à Jasmin
+que leurs pieds glissassent sur les phrases cadencées que lâchaient la
+basse, le hautbois et les violons.
+
+Il en parla à Martine au moment où ils allaient se coucher. La soubrette
+avait une robe de laine d'un gris pâle.
+
+--Je pourrais danser comme Madame, dit-elle, mais je n'ai point d'aussi
+beaux ajustements.
+
+Elle souffla la chandelle. La lune inondait la chambre. A sa clarté
+Martine parut habillée comme sa maîtresse d'une étoffe lamée d'argent.
+Elle jeta son bonnet. La nuit la nimba. Alors elle leva le bras, tendit
+une main à un cavalier invisible et de l'autre souleva légèrement un pan
+de sa jupe. Elle entama le menuet à la musique des rayons qui frôlaient
+les arbres du parc.
+
+Jasmin et Martine vécurent ainsi dans un des plus coquets châteaux du
+monde. Leurs âmes s'étaient assouplies et les plaies qui les faisaient
+saigner jadis s'effaçaient. Martine n'avait plus de tristesse ni de
+jalousie. Jasmin n'éprouvait plus de remords. Tous les deux étaient sous
+le charme de la Marquise.
+
+Mme de Pompadour avait le secret de se faire adorer. D'une nature
+foncièrement froide, toute de calcul et d'ambition, elle savait
+pourtant, parmi les grâces et inventions, retenir le Roi: égoïste,
+volage, ennuyé, hypocrite, il avait besoin d'être charmé et séduit
+chaque jour. Heureusement, pour suffire à ce qu'elle appelait ce «combat
+perpétuel», Mme de Pompadour était douée d'un tempérament extraordinaire
+d'artiste. C'était la plus délicieuse et la plus habile comédienne de
+son siècle. Si, pour rendre son corps voluptueux--ainsi qu'elle le
+disait à Mme de Brancas, les hommes mettent beaucoup de prix à certaines
+choses,--elle usait de philtres d'Orient et de régimes échauffants, qui
+lui prodiguaient la grimace de l'amour, elle trouvait dans son génie
+toute la vénusté d'une belle danseuse, la vivacité d'un poète, la raison
+d'un philosophe; elle chantait mieux que Mlle Fel et, au clavecin, son
+jeu était suave. Elle savait dire le conte libertin comme la
+Scheherazade et voulait ôter au souverain jusqu'au souci de l'Etat. De
+cette agitation, qui torturait la favorite (car elle avait au coeur
+l'angoisse de la disgrâce et aux lèvres le sourire assuré d'une reine),
+Mme de Pompadour gardait un désir de plaire et un besoin d'attirer. Pour
+Louis XV, elle s'était faite caresse, et, pour tous, en dehors des
+heures de tristesse et de terreur qu'elle cachait, elle restait caresse.
+Avec les serviteurs elle était douce et savait se montrer d'une
+familiarité enjouée.
+
+Ce qui ravissait Jasmin, c'est que Mme de Pompadour se plaisait au
+château. «Je suis comme une enfant de revoir Bellevue», avait-elle dit
+un jour en arrivant par l'allée des tillots. Là elle se livrait toute à
+la joie de posséder des vases en céladon et des figurines de Saxe, de
+cultiver des roses, d'être musicienne, d'écrire des choses flatteuses
+à ses amis, de lire les livres des futurs Encyclopédistes, quelque
+impromptu de Gressel, un roman de chevalerie, un manuel de droit public.
+Elle causait de longues heures avec Boucher ou Marmontel et parfois
+conviait son ministre Machault pour comploter une alliance avec
+l'Autriche contre le roi de Prusse qui l'avait appelée «Cotillon IV».
+
+La Pompadour avait converti le Roi aux plaisirs de Bellevue. Fatigué des
+repas du Grand Couvert, il aimait les soupers fins du joli castel, et se
+plaisait au bosquet de lilas, sous l'Apollon en marbre de Coustou, à
+préparer lui-même son café sur une table chantournée. Les King's Charles
+de la Pompadour, Inès et Mimi, agitaient dans le soleil leurs grelots
+d'or et parfois s'élançaient furieux vers les moutons qui du verger
+gagnaient la ménagerie, en agitant par la grande allée leurs oreilles
+transparentes comme des coquillages et en sautant sur leurs sabots qui
+imitaient le bruit de la grêle. Louis XV et sa maîtresse menaient à
+Bellevue une vie que le marquis d'Argenson appelait méchamment «à pot et
+à rôt», mais qui les distrayait infiniment. Certains après-midi d'été,
+le roi vidait, à l'ombre des érables de Virginie, quelques flacons de
+vins de Champagne, dont il raffolait, et qu'on lui apportait de la
+glacière, puis il faisait la sieste dans la petite grotte, par les
+ouvertures de laquelle le monarque entrevoyait la cascade et les deux
+nymphes de Pigalle.
+
+Jasmin et Martine entretenaient avec les autres serviteurs de la
+Marquise de bonnes relations de camaraderie. Le caractère de Buguet le
+faisait aimer de l'heyduque aussi bien que du surtoutier, du délivreur
+et du maître queux. Flipotte avait oublié ses premières préventions
+contre le jardinier. C'était d'ailleurs une excellente fille, un peu
+libertine et volage, mais que voulez-vous?
+
+--J'ai un coeur mobile comme le vif argent, avouait-elle.
+
+Flipotte n'était point de ces soubrettes qui feignent des langueurs et
+des évanouissements comme leurs maîtresses, qui s'imaginent aux
+antipodes aussitôt qu'elles sont à Grenelle et se croient les plus fines
+jolivetés des hôtels de leurs patrons. Elle était rustique et gaie, ce
+qui plaisait à Martine. Cependant elle conservait l'habitude de médire
+de la Marquise, parlait de cantharides dont usait la favorite pour se
+rendre plus chaude auprès du roi:
+
+--L'autre fois, elle affirma à Mme du Hausset que Sa Majesté la trouvait
+un peu macreuse.
+
+--Macreuse? interrogea Jasmin.
+
+--C'est du gibier de carême, d'un sang très froid, répondit Agathon.
+
+--Comme celui des poissons, s'écria méchamment Flipotte.
+
+Elle ajouta que la Pompadour se fanait, qu'elle prenait du pavot pour
+dormir et du quinquina, que ses seins deviendraient bientôt pareils à
+des vessies, surtout à cause de ses fausses couches.
+
+Jasmin protesta. Il revoyait toujours la Marquise telle qu'elle était
+apparue à Sénart, huit ans auparavant, et ne s'apercevait pas des
+artifices de toilette, qui, suivant un petit maître, eussent réveillé
+des yeux morts, fait renaître des dents, embelli des cadavres, ranimé
+des squelettes.
+
+--Sais-tu, dit-il à Flipotte, qu'on vient de condamner au carcan et aux
+galères un laquais qui avait dit des sottises de sa maîtresse?
+
+--Je ne dis point des sottises, mais la vérité!
+
+--La vérité!
+
+--Qu'en sais-tu, toi? Moi je la vois partout, même sur la chaise percée!
+
+--Dégoûtante!
+
+--Crois-tu qu'elle n'y va point? Surtout les jours où elle prend de la
+poudre des Chartreux.
+
+--La poudre des Chartreux fait faire des évacuations surprenantes,
+conclut Piedfin avec onction.
+
+Martine s'amusait des réparties si salées pourtant de Flipotte. Ensemble
+elles complotaient des farces à Piedfin, lui envoyant des billets doux,
+signés de noms inconnus, qui flattaient la vanité du marmiton et le
+faisaient se noircir les sourcils de fusain et se regarder avec plus de
+complaisance dans les miroirs.
+
+Agathon avait pris en amitié un jeune négrillon, offert par un amiral à
+la Marquise, et qui, le regard atone et le front abruti, pouvait à peine
+tenir avec quelque élégance un parasol. Le cuisinier donnait à son jeune
+ami des dorioles, il récoltait pour lui les fonds des tasses de
+chocolat, lavait ses vestes de drap avec une décoction de feuilles de
+lierre, ainsi que cela se pratique dans certains couvents pour les robes
+des moines.
+
+--Tu as dû adorer la Vierge Noire à ton monastère? demanda Martine au
+défroqué.
+
+--Cela ne vous regarde point. Je catéchise ce jeune Africain et lui
+apprends à aimer Dieu et à se mettre en garde contre les tentations du
+diable et celles des filles d'Eve.
+
+Parfois les valets et les gardes organisaient des repas. On s'installait
+dans le bosquet vert ou dans le cabinet de treillage. Les gens se
+couchaient sur l'herbe, les femmes près de leurs maris, les amants près
+de leurs maîtresses, Flipotte à côté du plus bel homme et Piedfin tout
+seul.
+
+Le marmiton préparait la cuisine en plein air. Il joignait les mains
+au-dessus des marmites et apportait les plats comme s'il eût présenté le
+bon Dieu. Flipotte se moquait de lui. Il rougissait sans rien dire,
+puis, aussitôt les convives assis autour des mets, il racontait son goût
+pour le théâtre, un goût que tous lui connaissaient pour l'avoir surpris
+souvent à répéter devant le miroir des cheminées le tic des acteurs. Il
+récitait des fragments d'Athalie.
+
+--Fallait te faire comédien! lui dit Martine.
+
+--Ce métier n'est point assez bien vu du ciel!
+
+
+
+
+XII
+
+
+Un après-midi, Etiennette Lampalaire, appelée par Martine, débarqua à
+Bellevue. Jasmin l'attendait sur la berge.
+
+La fillette était d'une jeunesse éblouissante. Ses yeux noirs
+pétillaient, ses cheveux avaient la couleur de l'ébène et, malgré sa
+mise modeste de villageoise, elle attirait l'attention.
+
+Buguet l'embrassa.
+
+--Te voilà rudement belle! Il faudra que tu tapes souvent sur les mains,
+par ici!
+
+Tiennette répliqua, baissant deux longues paupières, qui adoucirent le
+feu de ses regards:
+
+--Je n'ai point peur.
+
+Elle parla du village, de la Buguet qui s'occupait du jardin et
+paraissait bien triste. Cette nouvelle fit soupirer Jasmin.
+
+--J'irai la voir, dit-il.
+
+--Ah! Tu feras bien!
+
+Quant à l'oncle Gillot, il avait eu une attaque et restait paralysé. La
+tante Laïde Monneau se portait mieux. Elle avait fait de pressantes
+recommandations à Tiennette, l'exhortant à rester sage et lui affirmant
+qu'il vaut mieux se contenter de pain et d'eau que de vivre dans la
+bonne chère aux dépens de l'honneur.
+
+Jasmin conduisait Tiennette par le jardin.
+
+--Que c'est beau! s'exclama-t-elle. C'est toi qui as fait tout ça?
+
+--J'y ai travaillé, dit modestement Jasmin.
+
+--C'est-il vrai ce qu'on dit là-bas? Toutes les fois qu'une feuille
+tombe, il faut la ramasser et on ôte celles qui jaunissent? Et sitôt que
+des traces de pas marquent les allées, on ratisse le sable?
+
+--C'est vrai.
+
+--Mais pour tout cela il faut être plus de deux!
+
+--J'ai de nombreux aides! Jamais une plante ne manque d'eau, jamais
+l'ombre ne la gêne, elle reçoit le soleil à ses heures.
+
+Le château émerveilla à tel point Etiennette qu'elle le prit pour une
+caserne à cause des domestiques chamarrés et des gardes. Martine arriva
+et les deux amies échangèrent leurs effusions.
+
+--On se bécote! railla un mousquetaire qui passait en chenille, petite
+canne et joli plumet.
+
+Il connaissait les Buguet, s'approcha, s'informa de Tiennette.
+
+--C'est grand dommage, s'exclama-t-il, qu'une aussi belle fille entre au
+service de la Marquise!
+
+Elle serait mieux à celui du Roi et de son armée!
+
+On rit. Flipotte, qui arrivait au rire comme un chien à l'appel,
+compléta le groupe.
+
+--Eh oui, continua le mousquetaire, ce serait pitié d'aller au feu des
+cuisines quand, avec ces yeux-là, elle pourrait enflammer les coeurs d'un
+régiment!
+
+--Ah ça, monsieur le capitaine, s'exclama Tiennette, je n'ignore pas ce
+que vaut l'aune de vos flatteries. Pour éviter l'embrouille, sachez que
+je ne m'embarrasse guère des mirliflores qui se gaussent des filles!
+
+--Bien parlé! dit Flipotte.
+
+Elle s'adressa au mousquetaire:
+
+--Va-t'en dans le jardin de l'hôtel de Soubise! Tu trouveras là les
+vieilles marquises qui se paient les beaux militaires! Et laisse la
+vertu en repos!
+
+Le lendemain matin, les oiseaux du parc réveillèrent Tiennette. De la
+mansarde, elle vit les boulingrins si ras tondus qu'ils lui parurent
+peints en vert. Çà et là des statues s'élevaient toutes blanches. Ah! la
+villageoise en avait vu, des statues, depuis deux jours! Quelques-unes
+étaient sans vêtement! On lui avait dit que des femmes se montraient
+ainsi à des sculpteurs. Elle n'en croyait rien. Quelle fille serait
+assez effrontée pour se mettre pareillement devant un homme? Celle-là en
+entendrait, des mots de broustille! Tiennette n'avait jamais laissé
+couler sa chemise sale sur ses talons avant d'avoir entonné la propre.
+Il est vrai que sa mère braquait toujours le regard au judas de sa
+chambrette et que le bon Dieu a l'oeil partout! Mais tout de même
+n'a-t-il pas mis au monde Tiennette toute nue?
+
+--Il verrait que j'ai poussé droit, se dit-elle, il n'y a pas de honte à
+cela!
+
+Après avoir constaté que tout dormait derrière les volets clos,
+sournoisement l'enfant releva sa grossière chemise au-dessus de ses
+seins pommés, puis se mira du haut en bas dans les carreaux de vitre.
+Elle se trouva belle et rougit. Certes, dans ce logis plus d'un miroir
+étamé n'encadrait pas souvent pareil corps. La pauvrette, en revêtant
+ses humbles habits, eut la sensation qu'elle cachait un trésor.
+
+--Quand je saurai oeillarder, pensa-t-elle, je vaudrai bien une
+Parisienne!
+
+Pleine d'espoir, elle réveilla Martine:
+
+--C'est-il bientôt que je vas voir la Marquise?
+
+--Comme te voilà pressée!
+
+--Pourvu qu'elle ne me trouve pas trop mal avenante! C'est que je n'ai
+pas ta dégaine. Pour venir j'ai fait raccoutrer mes souliers et Cancri
+n'y a pas ménagé les clous. J'ai ce matin essayé de me débarbouiller
+aussi bien que toi. Ma peau reste jaune.
+
+--C'est le hâle! Tes couleurs te vaudront mille compliments.
+
+--Veux-tu me dire si j'ai les oreilles propres? Je les ai curées
+jusqu'au fond.
+
+--Elles sont rouges comme des coquelicots!
+
+--Et mes ongles? Je les ai raclés tant que j'ai pu, mais le noir ne s'en
+va pas tout à fait. Ah! c'est qu'avant de partir j'ai tout fourbi à la
+cendre.
+
+--Il n'y que les fainéants qui aient les mains nettes!
+
+Un peu avant midi, Tiennette fut conduite au boudoir meublé en perse
+dorée. Mme de Pompadour était allongée sur une ottomane. Elle lisait des
+lettres qui s'éparpillaient autour d'elle. Une table à écrire, avec des
+plumes d'oie, se trouvait à sa portée.
+
+La favorite regarda la nouvelle venue. Tiennette était fort intimidée.
+Sa poitrine se soulevait, ses joues avaient une fraîcheur de rose.
+
+--Tu te nommes?
+
+--Tiennette Lampalaire.
+
+La voix de Tiennette, un peu voilée par l'émotion, était jolie.
+
+--Et tu viens?
+
+--De Boissise-la-Bertrand.
+
+La Marquise, écartant un rouleau de paperasses, se leva.
+
+--Tu as quel âge?
+
+--Vingt ans.
+
+--Un bel âge! Et tu es pucelle? demanda la Marquise en plongeant son
+regard spirituel et aigu dans les yeux noirs et veloutés de Tiennette.
+
+--Oui, Madame, répondit Tiennette étonnée.
+
+--Tu ne mens pas? insista la Marquise en levant la tête.
+
+--Non, Madame, je n'ai point menti.
+
+La Marquise avait un costume de sultane: veste turque, serrée aux
+poignets et au col, mais laissant apercevoir les seins en une ombre
+lascive et, plus bas, du ventre, par des fentes, crevés libertins que le
+moyen-âge appelait «portes de chair».
+
+Tiennette n'osait bouger, regardant les plumes de l'écritoire, ou les
+dépêches jetées sur l'ottomane.
+
+--Pourtant, dit la Pompadour, on m'avait parlé (car je suis bien
+renseignée) d'un vieux marquis qui courait à tes trousses?
+
+--Il ne m'a point eue, je vous le jure, Madame.
+
+La Pompadour se recoucha sur l'ottomane.
+
+--Tu es solide, dit-elle en souriant. Mais je n'ai point de place pour
+toi en ce château. Tu iras à Versailles.
+
+La physionomie de Tiennette s'attrista tout à coup.
+
+--Que cela ne t'ennuie! reprit la Pompadour. Tu seras bien traitée et je
+ne veux faire de toi une maritorne, peste!
+
+--Mais, Madame, il me faudra quitter Martine!
+
+La Marquise éclata de rire:
+
+--Tu la reverras souvent. Tu partiras pour Paris. De Paris on te
+conduira à Versailles. Et pour que le voyage te semble moins long,
+Martine et son mari t'accompagneront jusqu'au Pont Royal. Va!
+
+
+Quelques jours après, par un beau temps de juillet, Jasmin, Martine et
+Tiennette prenaient le coche d'eau pour Paris. Ils devaient manger à
+midi à la rôtisserie de la rue Vide-Gousset avec un vieux valet du Roi
+qui s'appelait Bachelier et un autre qui avait nom Lebel. C'est à ces
+deux hommes qu'il fallait confier Etiennette. Agathon Piedfin était du
+voyage, ayant demandé un jour de repos.
+
+Aussitôt arrivé à Paris, Piedfin s'esquiva. Martine alla avec Tiennette
+commander pour la Marquise des bimbeloteries au «Petit Dunkerque», quai
+de Conti, au coin de la rue Dauphine. Jasmin les accompagna, mais il
+quitta les femmes à l'entrée du magasin où le sieur Granchez vendait
+«sans surfaire tout ce que les arts produisaient de plus nouveau», et il
+se mit à flâner. Il était neuf heures du matin.
+
+Jasmin prit le Pont-Neuf. Il contempla d'abord la statue équestre d'un
+roi élevée sur du marbre blanc et que les gens appelaient le «cheval de
+bronze». Aux quatre coins du piédestal des hommes en métal, mi-nus,
+foulaient des cuirasses, des boucliers, des carquois et des casques.
+Comme c'était jour ouvrier, les deux trottoirs du pont se trouvaient
+couverts de tentes avec boutiques. Des forains vendaient cent objets
+pour le populaire. On se bousculait parmi les mendiants, les
+crocheteurs, les fiacres, les carrosses jaunes aux essieux rouges; une
+poissarde poussait sa brouette en criant: «Voilà le maquereau qui n'est
+pas mort, il arrive! il arrive!», un chanteur, hissé sur un tabouret,
+braillait aux sons d'un violon aigre devant la place Dauphine: bâtie sur
+l'île de la cité, celle-ci avançait vers le cheval de bronze deux
+maisons roses aux stores bleus, aux carreaux verts; l'une faisait le
+coin du quai des Orfèvres et Jasmin vit à ses fenêtres une belle jeune
+fille poudrée de blanc qui pendait ses cages.
+
+Mais un carillon tinta, joyeux comme si le ciel lui-même se fût pris à
+chanter. Ses notes tombaient du campanile doré de la Samaritaine. Buguet
+regarda les cloches. La Samaritaine avait été reconstruite en 1712 à la
+seconde arche du Pont-Neuf, du côté du Louvre. Ce bâtiment, édifié sur
+pilotis, élevait l'eau par une pompe et comprenait trois étages, dont le
+second se trouvait au niveau du pont. L'avant-corps, en bossage
+rustique, vermiculé et cintré au-dessus d'un cadran bleu, supportait un
+groupe représentant Jésus-Christ avec la Samaritaine auprès du puits de
+Jacob. Le puits était figuré par un bassin en forme de grand vase dans
+lequel tombait une nappe d'eau sortant d'une coquille à dégueuleux.
+
+Jasmin trouva à la Samaritaine l'élégance du château de Bellevue avec
+lequel il lui parut qu'elle avait des ressemblances.
+
+--Cette fontaine devrait s'élever au bord de la rivière, là-bas, se
+dit-il. On dirait vraiment qu'elle est bâtie sur les plans de la
+Marquise!
+
+Tout y était bleu, blanc et doré, et la femme debout au bord de la coupe
+souriait au Christ.
+
+La Seine, battue par les bateaux de blanchisseuses, les boutiques à
+poissons, les barques, jetait ses reflets au petit castel hydraulique,
+le baisait jusqu'à la toiture, faisait passer sur ses murs des frissons.
+Les flots qui apportaient pareille joie venaient de Juvisy, de Corbeil,
+de Boissise. Ils firent songer Jasmin à son passé: il lui sembla qu'un
+peu de son enfance claire venait avec l'onde lutiner le charmant
+édifice.
+
+Sous le bassin, il était écrit: FONS HORTORUM. Buguet demanda à un abbé
+ce que cela voulait dire.
+
+--La fontaine des jardins, répondit-il. Elle fournit de l'eau à celui
+des Tuileries.
+
+--A ces mots la Samaritaine offrit un charme de plus à Jasmin. Au-dessus
+du fleuve qui reliait Boissise à Bellevue, elle devint à ses yeux une
+source de fleurs: il aperçut des lueurs roses dans la nappe qui
+s'épandait et les petites cloches du faîte furent comme de grosses
+campanules luisant au soleil.
+
+Enchanté de sa matinée, Buguet fut à midi à la rue Vide-Gousset. Il
+retrouva dans la rôtisserie Martine, Tiennette et Agathon Piedfin, qui
+venait d'entrer.
+
+Buguet offrit un verre de vin blanc en attendant l'arrivée des laquais.
+Ceux-ci ne tardèrent point. Le vieux, Bachelier, était connu de Jasmin.
+Toujours en noir il se donnait l'air paternel d'un bon curé. L'autre,
+Lebel, jeune et coquet, entra dans la rôtisserie en faisant des
+courbettes, esquissa des gestes caressants, l'oeil langoureux, la bouche
+en coeur. Les valets étaient accompagnés d'un abbé et d'un personnage
+singulier qui se présenta la tête haute, en frisant sa moustache, une
+épée à la hanche et à l'épaule une perche où pendaient des dindons, des
+poulets, des cailles et des levrauts.
+
+--Des amis, dit Bachelier d'une voix terne.
+
+On se salua. L'homme à l'épée déposa sa perche dans un coin.
+
+--Ne te trompe pas, dit-il au rôtisseur, et ne fourre pas mon gagne-pain
+à la broche.
+
+Il ôta son épée, en dardant sur Tiennette un oeil plein de flammes;
+l'abbé fit un clin d'oeil au rôtisseur et la petite compagnie s'installa
+autour d'une table.
+
+--Le joli morceau! dit l'homme à la perche en regardant Tiennette. Voilà
+une fille de corps de garde! Elle attirerait des recrues à nos
+boutiques, sous le drapeau armorié, et ferait signer des engagements!
+
+--Mon cher, interrompit Bachelier, elle n'est vraiment point faite pour
+servir de complice à un vendeur de chair humaine! Elle est trop jolie et
+je la conduis à Versailles, où je la mets en sécurité.
+
+--Ah! protesta le recruteur, je cherche des hommes pour les colonels qui
+les repassent au Roi. Les jolies enjôleuses servent leur souverain!
+D'ailleurs j'ai des sacs d'écus, et puis ma perche: elle excite
+l'appétit de ceux qui échappent à la luxure!
+
+Le repas fut gai. Le racoleur ne cessait de lancer des regards brûlants
+à Tiennette. La fûtée ne paraissait pas insensible à l'admiration du
+beau gars.
+
+--Vous serez heureuse à Versailles, lui dit Bachelier.
+
+Agathon se montrait aux petits soins près de l'abbé. Il lui avoua qu'il
+avait porté la tonsure.
+
+Le prêtre se prit à rire.
+
+--Nous avons eu la même vocation, dit-il en ricanant.
+
+A la fin du repas il se retira.
+
+--Quel est cet abbé? fit Jasmin.
+
+--Ce n'est pas un abbé! s'exclama le racoleur.
+
+Le gaillard, qui s'appelle Mamert Cornet, porte quelquefois l'épée,
+quelquefois la canne en bois des îles du financier. Je le vis dans la
+même journée chevalier de Saint-Louis, montreur d'ours et posticheur.
+
+--C'est un comédien?
+
+--Non, c'est un espion de la Marquise. Nous le disons à vous.
+
+--Tu aurais mieux fait de te taire, dit Bachelier.
+
+--Ah! reprit le bavard, nous sommes entre nous. Mais la Marquise n'est
+pas tendre! Lorsque Mamert pince un libelle sous un manteau, l'auteur,
+s'il le prend, va à la Bastille ou au Mont Saint-Michel dans d'horribles
+cachots! Mamert est un homme redoutable! Gare à qui tombe dans ses
+griffes!
+
+--Diable! fit Agathon.
+
+Cornet rentra, habillé en petit maître. Il était rose et frais comme si
+au lieu de vin il eût pris du bouillon ambré. Martine remarqua qu'il
+s'était mis trois dents postiches.
+
+--Vous voilà changé, dit Buguet.
+
+--Oh! c'est pour aller dans un café de nouvellistes où la soutane n'est
+pas de mise.
+
+Piedfin regardait le mouchard avec admiration. Les laquais emmenèrent
+Tiennette. Le racoleur glissa à l'oreille de Bachelier:
+
+--Quand on aura assez d'elle à Versailles, songe à moi.
+
+Il fit tinter son gousset.
+
+--Je paie cher la bonne marchandise.
+
+Il s'inclina:
+
+--Et nous sommes tous les deux fournisseurs du roi!
+
+Les adieux de Tiennette à Martine furent larmoyants.
+
+--Est-ce loin, Versailles? demandait la jeune fille.
+
+--En carrosse, à peine trois heures, dit Bachelier.
+
+--Défie-toi des galants, insinua Martine.
+
+On se sépara. Mamert Cornet profita d'un instant où Martine était seule
+pour lui demander un rendez-vous.
+
+--Je suis honnête, dit-elle. Et je vous prie de ne point insister. Si je
+répétais la chose à Jasmin, il vous casserait les reins.
+
+La vie habituelle reprit pour Jasmin et Martine parmi les dames
+coquettes, dont les corsages serrés au-dessus des jupes bouffantes
+avaient l'air de grands coeurs, parmi ces petits-maîtres qui portaient
+des perruques à l'oiseau royal et se mettaient des bouquets gros comme
+la gorge d'une nourrice. Mme de Pompadour donnait souvent des fêtes. Et
+Jasmin prenait grand plaisir à la voir célébrée par les seigneurs
+orgueilleux dont les habits à pans bouillonnés se mariaient aux massifs
+et aux parterres, grâce à leurs tons de fleurs de pommiers, de verts
+réséda et de violettes, fournis d'argent et d'or. Dans les allées, les
+dames de qualité avaient des airs de cloches parées avec leurs jupes
+pompeuses sur les paniers et sur les «jansénistes»; leurs brocarts
+orfèvrés de pivoines et de coquelicots, les ramages des soies légères,
+les gerbes peintes sur cotonnade d'Inde--tout cela parsemait le
+labyrinthe et les salles de verdure de grands bouquets cérémonieux qui
+enchantaient Jasmin. Les femmes avaient de délicieuses petites têtes
+poudrées et promenaient sur les boulingrins les regards étourdis de
+leurs yeux en amande, des yeux «à la chinoise», et leurs nez retroussés
+«tournés à la friandise». Les gentilshommes faisaient la révérence en
+portant les mains jusqu'à terre. Dans ce monde chamarré de grâces on se
+faisait un plaisir, comme l'écrivait un auteur précieux, de se renvoyer
+l'un à l'autre, à l'aide des zéphyrs, des tourbillons de poudre à la
+maréchale ou d'ambre gris. Et parfois, flambant des rubans vifs de
+Lyon, de Gênes ou de Palerme, toute la compagnie dansait la ronde (le
+Roi aimait cela!) par les bosquets du baldaquin ou sous les arbres de
+Judée. Les danseurs se tenaient à bras très allongés, à cause des
+paniers en gondole ou à guéridon, et Mme de Pompadour, d'une voix qui
+faisait songer Jasmin à l'orgue de son église au printemps, chantait:
+
+Nous n'irons plus au bois,
+Les lauriers sont coupés!
+
+Dans les premières années de son séjour à Bellevue Jasmin aperçut
+souvent à ces réunions l'abbé de Bernis, qu'il avait entrevu à Étioles.
+Il le trouva plus replet et d'un air plus grave. Il en fit la remarque.
+
+--Ah! s'écria Flipotte, il n'en est plus au temps où, lorsqu'on
+l'invitait, ses amis lui donnaient un petit écu pour payer son fiacre!
+
+--Il vient souvent chez la Marquise, dit Agathon.
+
+--C'est que déjà à Étioles il était du dernier bien avec elle!
+
+Jasmin serra les poings. Mais Martine intervint:
+
+--Non point!
+
+--Comment! s'écria Flipotte, mais Madame l'appelle son bébé, son
+poupard, son pigeon!
+
+--Bah! reprit Martine, j'ai entendu devant Mme du Hausset la Marquise
+dire que l'abbé de Bernis est un pantin qui l'amuse, et qu'elle
+l'habillerait et le déshabillerait sans songer à mal. Il va partir pour
+Venise, où il sera ambassadeur.
+
+Jasmin soupira. Et Agathon avoua que le départ de M. de Bernis le
+navrait autant que l'avait enchanté celui de M. de Voltaire pour la
+Prusse.
+
+--Je crois bien, s'écria Flipotte, tu allais jeter de l'eau bénite à la
+place où M. de Voltaire avait passé. Cela te fait une besogne en moins!
+
+Piedfin haussa les épaules, caressa son menton glabre et regarda les
+autres avec l'air d'un prestolet qui se croit l'étoffe d'un évêque.
+
+Chaque fois qu'il y avait foule à Bellevue, Mamert Cornet, l'espion,
+apparaissait parmi la valetaille ou les seigneurs, souvent richement
+vêtu comme tous les coqueplumets, mousquetaires, dragons, timbaliers qui
+formaient les suites et les escortes. Piedfin l'avait pris en affection.
+Il préparait de petits plats pour Cornet, lequel était gourmand, et en
+échange l'espion lui apprenait des choses de son métier.
+
+Cornet, à chaque visite, poursuivait Martine de ses assiduités, mais la
+soubrette se défendait. Le mouchard en vint à la moquerie et aux
+menaces.
+
+--La fidélité est une vertu de village, dit-il.
+
+--Eh bien, je suis villageoise, répliqua Martine, et n'ai point été
+élevée parmi les grands fripons de Paris.
+
+--Malpeste! Est-elle gothique! s'écria Cornet esquissant une pirouette.
+Mais je te rattraperai, la belle!
+
+Il y avait aussi à Bellevue des représentations théâtrales, des feux
+d'artifice, des mascarades.
+
+Les mascarades commençaient l'été au crépuscule et se prolongeaient dans
+la nuit. Jasmin élevait des arcs de fleurs, des portiques parfumés et le
+soir il regardait passer les turcs, les dominos, les bergères, les
+arlequins, des gilles, des pèlerins. Les femmes déguisées montraient,
+sans panier, des corps souples et dansants, et du rire vermeil à la
+fente des masques. Quand la nuit tombait, Buguet s'employait avec les
+gens à poser des torches enflammées qui jetaient des reflets sanglants
+aux ramures et aux soies rayées, à allumer des étoiles de godets rouges,
+des frises, des lanternes et parfois de grands feux au delà des murs.
+
+Un soir de fête, Buguet s'occupait à l'illumination du bosquet de la
+cascade; la Marquise, en bayadère, arriva près de lui, poussant quelques
+petits cris et suivie de Martine.
+
+--Oh! comme j'ai mal au pied! Voyez donc, Martine!
+
+Mme de Pompadour était fort décolletée. Avec le sans-gêne des grands
+pour les domestiques, elle ordonna à Jasmin:
+
+--Soutenez-moi!
+
+Jasmin hésitait.
+
+--Vite, ou je tombe! s'écria la Marquise.
+
+Jasmin lui prêta son bras. Tandis que Martine accroupie ôtait son
+soulier dont elle retirait une épine, Jasmin sentit contre lui respirer
+la Pompadour. Elle était palpitante, et Buguet dut fermer les yeux pour
+ne pas être tenté d'embrasser à lèvres folles la nuque qui semblait
+s'offrir.
+
+L'épine enlevée, la Marquise partit rieuse vers un groupe de masques qui
+agitaient des castagnettes.
+
+On jouait souvent au théâtre de Bellevue. Le spectacle des petits
+appartements, qui se donnait jadis à Versailles et au sujet duquel
+Martine avait écrit à Jasmin, lorsqu'elle était son accordée, y fut
+transporté. Mme de Pompadour devint la principale actrice. On donna
+l'_Impromptu à la Cour de marbre_, _Zélisca_, le _Préjugé à la Mode_,
+les _Fêtes de Thalie_, _Vénus et Adonis_, le _Devin du village_. Ces
+spectacles étaient mêlés de concerts délicieux. Quelques seigneurs y
+assistaient, un triolet de velours à la garde de leur épée. Jasmin put
+se glisser un jour et apercevoir Mme de Pompadour dans le rôle de Vénus.
+Elle avait le corps, les basques et une grande queue d'étoffe bleue,
+mosaïqués d'argent et elle brillait aux lueurs d'un soleil éclairé de
+mille bougies. Elle commandait, d'un sourire étoilé de mouches subtiles
+où Buguet retrouva l'étincelante séduction qui l'avait charmé dans la
+forêt de Sénart. Autour de la Marquise, les danseuses--des enfants de
+dix à quatorze ans--travesties en Plaisirs, portaient des jupes de
+taffetas blanc tamponnées de gaze d'Italie et parées de fleurs
+artificielles; elles firent songer Buguet aux vingt-huit figurines de
+Saxe que possédait la favorite et qui représentaient des amours
+déguisés.
+
+Lorsque Mme de Pompadour chantait, Buguet s'approchait du théâtre.
+Celui-ci résonnait de l'harmonie du clavecin, des violons, des
+violoncelles, des bassons, des violes, des flûtes et des hautbois. La
+voix de la Marquise s'élevait au milieu de ces phrases caressantes. Elle
+montait vers les étoiles. La voix était souple et chaude comme une fleur
+au soleil. Aux moments passionnés elle faisait frémir Jasmin. Le parfum
+des plantes qui dormaient autour de lui dans l'ombre achevaient de
+l'étourdir et il lui semblait qu'il n'était plus du monde.
+
+Martine, qui assistait depuis Étioles aux études vocales de sa
+maîtresse, l'imitait à ravir.
+
+Et une nuit d'été que toute la maison était couchée, elle osa mener
+Jasmin dans la grotte que la Marquise venait de quitter.
+
+Assise sur les coussins au milieu desquels la favorite, s'accompagnant
+sur la mandoline, avait détaillé pour le Roi des airs de Rameau,
+Martine, dans l'obscurité voluptueuse, chanta pour Jasmin comme Mme de
+Pompadour.
+
+
+
+
+XIII
+
+
+Cette année-là, en 1755, un jeune domestique nommé Valère Loriot fut
+admis au château de Bellevue. Il avait quatorze ans, venait de Lille en
+Flandre et paraissait garder dans ses yeux le bleu du ciel des
+carillons. François Boucher le trouva joli: «Il semble, dit-il, que
+Valère a assisté à la naissance de Vénus.» Il le peignit nu, empoignant
+des tourterelles dans une cage. Une autre fois il le fit poser avec un
+carquois au dos et le cothurne au pied.
+
+Valère Loriot fut choyé par Martine, Flipotte, Buguet, et tous
+accueillirent avec joie ce blondin qui restait gracieux même auprès des
+statues. La Pompadour l'employa à tenir son parasol ouvert ou la traîne
+de sa robe.
+
+Quand les maîtres n'étaient point là, Valère, suivant une habitude prise
+aux canaux de Flandre, gagnait quelque bassin du parc, se déshabillait
+et se jetait à l'eau. Il était pâle sous la nappe fluide, mais dès
+qu'il en sortait il avait l'air d'un Adonis éclairé par l'aurore.
+
+Souvent pour amuser l'enfant, quelque domestique donnait l'élan à un jet
+qui débouchait du tuyau avec des bruits de pétard. Valère y sautait,
+s'éclaboussait, s'enivrait de fraîcheur, se faisait fouetter, une main
+protectrice au bas ventre.
+
+Il aimait aussi s'ébattre dans une fontaine ombragée de vignes vierges,
+au fond d'un cabinet de treillage. Là jaillissaient des bouillons de six
+pieds de chaque côté d'un petit gradin dont l'onde formait en retombant
+une nappe circulaire. Aux flancs du gradin montaient des chandeliers
+d'eau avec trois masques cracheurs à leur gaîne. Tout cela formait un
+refuge humide, plein de murmures et de sanglots, où la lumière coulait
+avec des douceurs fuyantes sur le marbre et lui donnait un peu de la
+lueur dorée des vignes vierges. Valère présentait les épaules, le
+ventre, les tétons aux cierges hydrauliques; ils le baisaient, le
+caressaient, se brisaient sur sa peau vierge en gouttes étincelantes.
+
+Ravi par ces blandices, Valère passait la main sur la nappe d'eau pour
+la flatter, essayait de rendre leurs cajoleries aux claires chandelles,
+les entourait de ses bras, les frôlait de son haleine.
+
+Une fois qu'il s'essayait à ce jeu il entendit un bruit et s'étant
+retourné il vit Agathon Piedfin embusqué derrière le treillage. Rieur,
+l'enfant envoya un paquet qui inonda les habits du curieux.
+
+--Va te sécher au fourneau! s'écria-t-il.
+
+Valère découvrit autour d'un autre bassin diverses machines hydrauliques
+très à la mode dans les jardins royaux. L'une présentait plusieurs
+oiseaux: ils chantaient quand une chouette se retournait vers eux et
+cessaient leur ramage dès qu'elle leur montrait la queue. Autour du
+bord, suspendus sur de minces jets, tournaient des globes argentés qui
+retombaient en un entonnoir, mais étaient relancés aussitôt et dansaient
+sur une aigrette de perles.
+
+Ces fantaisies ravirent le garçonnet. Il fit chanter les oiseaux
+mécaniques, enleva les boules argentées, s'amusant de les voir retomber
+dans le bassin où lui-même plongeait jusqu'au haut des cuisses et où,
+surnageant, elles venaient le frôler.
+
+Valère surprit encore Piedfin. Il était tapi derrière la machine.
+
+--Agathon! s'écria l'enfant, viens-tu jouer aux boules?
+
+Il sortit de l'eau, une balle dans chaque main: il les levait, formant
+des anses à la jolie amphore de chair blonde et rose qu'il figurait.
+
+Agathon devint écarlate. Son corps tremblait. La gorge oppressée, il
+balbutia:
+
+--Je cherche comment on fait chanter les oiseaux.
+
+Il regardait à droite et à gauche, comme pour s'assurer que personne ne
+venait.
+
+Jasmin parut au bout de l'allée. Alors Agathon s'enfuit en criant:
+
+--Jésus! Maria! Jésus! Maria!
+
+Valère le poursuivit en jetant des mottes de terre. Quand ils arrivèrent
+près de Buguet, celui-ci se prit à rire.
+
+--En voilà une tenue! s'écria-t-il. Va te rhabiller, morveux! Et ne
+recommence plus!
+
+Puis il regarda Piedfin:
+
+--Eh bien, Agathon, tu trembles. On dirait que tu viens d'échapper à un
+grand malheur! Tu ne peut donc plus courir? C'est-y la fumée des fricots
+qui t'affaiblit?
+
+--Non, ce petit drôle m'a fait peur en me voulant atteindre avec des
+pierres!
+
+--Veux-tu que je lui tire les oreilles?
+
+--Non! Non! Non! s'écria Piedfin implorant.
+
+La remontrance de Buguet ne produisit aucun effet. Valère devint plus
+impudique. Au lieu de se rhabiller dans le parc il rentra nu à sa
+chambre, qui se trouvait près de celles de Buguet et d'Agathon.
+
+--Est-il gentil, dit Flipotte. Depuis que je l'ai aperçu ainsi, le coeur
+me fond quand il me regarde.
+
+--Il est si jeune! répliqua-t-on.
+
+--Peuh!
+
+Elle eut l'occasion de constater que Valère, au moindre contact,
+devenait homme. Comme il rentrait en Adam, il rencontra une chèvre
+attachée à la grille de la cour. Badinant il la prit par les cornes et
+se mit à califourchon dessus, dans une attitude de Bacchus. Il caressa
+la bête au col, se frotta à son poil. Elle baissait la tête, se
+débattait. Finalement la chèvre désarçonna son cavalier: il se releva
+riant, gambada, barbouillé de verdure, joyeux, fier et droit comme
+Priape, le dieu des jardins.
+
+--Je ne le dirai point aux amies, se promit Flipotte.
+
+Valère regagna sa mansarde. Il y entra chantant.
+
+Sa voix caressante fit se pâmer la Tourangelle. La gaillarde était dans
+la chambre de Martine.
+
+--Qu'il chante bien!
+
+Le refrain cessa brusquement et on entendit Valère crier:
+
+--Allons, Piedfin! Laisse-moi m'essuyer! Tu es fou! O le laid!
+Lâche-moi!
+
+--Que fait-il? dit Flipotte en fronçant les sourcils.
+
+Soudain Valère hurla:
+
+--Le sale homme!
+
+Flipotte et Martine accoururent.
+
+--Bouc! s'écria Martine en apercevant Piedfin.
+
+Flipotte s'élança vers le jeune Valère et l'attira contre elle:
+
+--Pauvre petit!
+
+Valère ouvrait de grands yeux bleus. Il regarda Flipotte en souriant.
+
+Alors Piedfin mit ses mains dans ses poches, releva le nez et siffla aux
+commères:
+
+--Je ne lui faisais rien! Peut-on pas être de bons amis! Dieu défend-il
+de s'embrasser entre hommes? Un seul baiser est ignoble, celui de Judas.
+Et d'ailleurs est-ce que je m'occupe de vous quand vous chuchotez à deux
+dans le grenier comme des pies borgnesses?
+
+--Ah! tu nous crois des gueuses de ton espèce! répliqua Flipotte. Je
+vais te servir, défroqué, quelques giroflées à cinq feuilles!
+
+--Effrontée! Tu paieras ces menaces en enfer!
+
+--C'est toi qui iras chez le diable pour t'achever, mal cuit!
+
+Valère écoutait abasourdi. La figure décomposée du marmiton lui fit
+peur. Il se frottait à Flipotte, ce qui augmenta la rage de Piedfin.
+
+--Cloaques d'infection, lança-t-il aux femmes, puantes bêtes, pots
+fêlés, serves de Belzébuth, bourbiers d'immondices, avec le fard dont
+vous frottez vos figures pour attirer les mâles, pareilles à des
+écrevisses, vous allez à reculons dans la voie du ciel! C'est ce qu'un
+prédicateur m'a dit!
+
+--Ce prêcheur doit être laid comme toi! interrompit Flipotte.
+
+--Il avait raison de vous honnir, ô vous les viandes pourries que le
+démon offrit à saint Antoine et sur lesquelles ce saint cracha!
+
+--C'était un bougre de ta sorte!
+
+--Ferme ta bouche, créature, dit Agathon devenu vert, et ne te sers pas
+pour blasphémer de la langue que Dieu t'accorda pour la prière!
+
+Flipotte se mit à rire:
+
+--Il a une araignée dans sa vieille tonsure.
+
+Elle embrassa Valère d'un air qu'elle essaya de rendre maternel. Alors
+Agathon vociféra rauque de fureur:
+
+--Débauchées! Que le diable vous perfore!
+
+Martine s'élança vers le drôle, menaçante:
+
+--Que me reproches-tu, enfin?
+
+--Comme toutes les femmes (car elles ont toutes sur leur corps un poil
+de la Reine de Saba!) tu es une coureuse, une libertine!
+
+Un soufflet interrompit le marmiton.
+
+--Pouah! fit-il en se jetant en arrière. La main d'une femelle!
+
+Il se retira dans sa chambre, se tenant la joue comme s'il avait eu mal
+aux dents.
+
+Flipotte resta avec Valère:
+
+--Je vais rhabiller cet enfant!
+
+Martine rentra chez elle, reprit sa toilette. Mais les deux femmes
+n'eussent pas été aussi à l'aise si elles avaient pu voir le défroqué
+frotter sa joue, la parfumer en marmottant des choses qui n'étaient pas
+des litanies:
+
+--Par saint Barnabé, je ferai chasser ces impies, ces éhontées! Leur
+place est chez la Paris, rue de Bagneux, où elles recevront d'abondantes
+visites et où leur vertu se mesurera au cordon d'Angleterre! Mais leur
+présence ici est comme l'ombre de Satan! Hors d'ici, les vipères, hors
+d'ici, les diablesses!
+
+Il se mit un peu de poudre:
+
+--Hé! hé! Doux Jésus! Le nigaud de Jasmin ne se doute point que je
+connais le fond de son coeur, que je sais qui il aime et ce qui le
+tourmente! L'homme est faible et stupide. Hé! Hé! Au lieu de laisser son
+âme s'épanouir à la grâce de Dieu, s'enmouracher d'une marquise, d'une
+maîtresse de roi! Ce fleuriste est vraiment digne de porter les
+reliques!
+
+Agathon ricana:
+
+--Et je sais où il cache une signature de Mme de Pompadour sur laquelle
+il va poser en cachette ses lèvres comme pour narguer les patènes et les
+baisers de paix! Je sais où il a mis le gant, et un soulier qu'elle
+perdit en descendant de sa fliguette! Hé! Hé! grâce aux saints du
+paradis et aux conseils de mon ami Mamert Cornet, j'ouvre son coffret
+sans clef et je connais la place d'où l'on peut épier ses simagrées. Hé!
+Hé! je soufflerai le sabbat dans sa vie!
+
+Piedfin roula des yeux troubles:
+
+--Ma conscience est à l'abri! Je ne dois pas souffrir qu'un amoureux de
+Mme de Pompadour vive à proximité du Roi. Ah! si c'était encore quelque
+petit-maître, plein de jolies fadeurs! Mais un rustre qui manie la bêche
+et la serpette! Le Roi a peur des assassins. Sait-on ce que la jalousie
+peut provoquer et à quel crime se livrera un brutal épris avec pareille
+frénésie? Jésus, Marie, j'aime mon maître et je sacrifierais ma propre
+vie pour la sécurité du Roi.
+
+Agathon continua en souriant:
+
+--D'ailleurs Cornet m'a assuré qu'en toute circonstance je pouvais
+compter sur lui; va donc, Piedfin, va donc!
+
+Le cuisinier sortit de sa chambre, dégringola vers les casseroles, dans
+lesquelles il se mira en s'ajustant un toquet blanc. Sur la table se
+trouvaient des andouillettes. Il les compta avec l'allure d'un
+sacristain qui range des chandelles.
+
+
+Quelques jours plus tard le défroqué préparait dans la cuisine une
+liqueur à son usage. A cet effet, il avait cueilli des oeillets rouges
+et en coupait la partie herbeuse. Deux cruches de grès pleines
+d'eau-de-vie s'alignaient sur un dressoir à côté de lui, avec du sucre
+royal, de la cannelle fine, du macis, de la coriandre et des clous de
+girofle.
+
+Buguet vint chercher du vin blanc.
+
+--Ah! te voilà, Piedfin! Tu prépares une chose qui sent bon!
+
+--C'est du rossoli.
+
+--Elle est bonne, ta drogue?
+
+--Le rossoli fortifie le coeur, ranime la mémoire, préserve de la
+malignité en temps de peste.
+
+Agathon coupait avec vivacité les oeillets comme s'il eût ressenti du
+plaisir à plonger un couteau dans une chair quelconque:
+
+--Assieds-toi, dit-il à Jasmin.
+
+Buguet s'installa. Le défroqué sortit de sa poche un petit calendrier au
+chiffre de la Pompadour:
+
+--Il est de l'an dernier. Mme de Pompadour le tint plusieurs mois sur sa
+poitrine. Le veux-tu?
+
+Jasmin saisit le calendrier, puis il hésita:
+
+--Je ne sais pas si je dois l'accepter.
+
+--Oh! les choses qui appartiennent à notre maîtresse sont un peu à nous.
+
+--Pourquoi me fais-tu des cadeaux? Tu as eu avec Martine l'autre jour
+une querelle qui doit....
+
+--Mince affaire! Histoire de femmes! Colères de femmes!
+
+--Tu les détestes toujours?
+
+--Comme toutes les choses qu'on peut avoir aisément.
+
+--Tu n'es guère aimable!
+
+--Hé! Hé! Les laquais qui prennent le droit le porter la montre d'or, de
+se poudrer, de courir en chenille comme leur maître, séduisent avec
+aisance les plus belles filles. Il suffit de bourdonner une chanson
+d'amour à leur oreille et de les inviter à quelque promenade dans une
+désobligeante azurée. Ce que ces coquins peuvent faire nous
+l'accomplirions aisément, sans avoir besoin de nous adoniser la figure
+et par notre seul esprit. Mais ne parlons pas de cela! J'ai pardonné à
+Martine. Jésus n'a-t-il point dit: «si l'on te frappe sur une joue,
+offre l'autre!» Garde le calendrier, et pour te prouver que je ne t'en
+veux point je vais t'offrir quelques autres objets qui ont appartenu à
+notre maîtresse. Oh! de petites pertintailles sans valeur, mais elles
+feront plaisir à Martine.
+
+--Pourquoi me donner tout cela?
+
+--Cela me rappellera l'époque où j'étais au couvent. Nous échangions
+souvent de minces bagatelles entre frères et cela rendait plus profondes
+nos liaisons.
+
+--Tu as l'air de t'être plu au monastère. Pourquoi l'as-tu donc quitté?
+
+Comme toujours Piedfin répondit:
+
+--C'est un mystère.
+
+Et yeux baissés, lèvres closes, il prit l'attitude d'un saint François
+d'Assises qu'il avait vu sculpté en bois et qu'il aimait à imiter.
+
+--Viens! dit-il brusquement.
+
+Ils allèrent dans la chambre de Piedfin. Le lit ressemblait à la couche
+d'un moine. A la muraille pendaient des rameaux, un bénitier, de petits
+miroirs, l'image d'un saint Sébastien au torse nu, à l'oeil pâmé.
+
+--Voici, dit Agathon.
+
+Il sortit d'un tiroir une boucle de corset:
+
+--Elle a servi trois fois.
+
+Puis ce fut une navette à frivolité, un pot à oille, une houpette, un
+gland d'argent:
+
+--Ce gland provient du costume de Vestale que portait Mme de Pompadour
+dans Baucis. C'est trop païen. Je ne veux pas garder cet attirail de
+diable.
+
+Jasmin prit les riens que lui offrait le cuisinier et les porta au
+coffret qu'il fermait avec soin et où Martine elle-même ne pouvait jeter
+le moindre regard. Il baisa tous les objets comme il le faisait
+d'habitude, il sourit au soulier à talon violet, au gant de chevrotin,
+et rangea près d'eux les cadeaux de Piedfin. Il ferma la boîte et
+descendit au parc sans voir Agathon qui, retourné à la cuisine, s'y
+trouvait seul et dansait en faisant des signes de croix.
+
+Quelques jours après le Roi vint avec Mme de Pompadour. Le ciel d'août
+dorait les cimes des arbres et au loin les blés. Les moulins tournaient.
+La Seine était paresseuse et le château de Bellevue semblait prêt à
+s'endormir parmi ses fleurs et ses statues. Mamert Cornet se trouvait du
+voyage. Il était costumé en piqueur de cerf et portait des gants de
+vénerie. Il se mêla aux domestiques. Agathon seul le reconnut.
+
+--Le Roi est triste, dit un cocher qui avait conduit le carrosse du
+monarque. Dans chaque village il a demandé combien on avait depuis un
+mois creusé de tombes neuves. Il a peur de mourir.
+
+--Dame, fit Agathon, à chacun son tour d'aller au ciel, au purgatoire ou
+en enfer! Mais le Roi est-il préoccupé de ces idées?
+
+--Sa Majesté prédit que les mânes de Ravaillac se réveilleraient un jour
+et qu'elle mourrait comme Henri IV!
+
+--Ceci est grave et il faut qu'on prenne des précautions, reprit
+Agathon.
+
+--Est-ce que le Roi s'est fait dire l'avenir? demanda quelqu'un.
+
+--C'est notre maîtresse qui va chez la tireuse de cartes avec une verrue
+postiche et un faux nez, répliqua Flipotte!
+
+On rit. Jasmin sortit. Il alla soigner les bêtes: le sapajou attaché par
+une chaîne d'acier à sa boule brillante, les perroquets verts et rouges
+avec lesquels se disputait Valère Loriot, tous les oiseaux rares que Mme
+de Pompadour fit peindre par Oudry, perchés sur un cerisier. Agathon
+Piedfin disparut avec Mamert Cornet du côté des goulettes. Ils parlaient
+mystérieusement et le marmiton désigna de loin au piqueur de cerfs
+certaines places sur les toits des communs du château.
+
+
+Trois mois plus tard, vers la fin d'octobre l'intendant des domestiques,
+Collin, vint trouver Buguet et lui dit d'un air ennuyé:
+
+--J'ai une fâcheuse nouvelle à vous apprendre.
+
+--Laquelle?
+
+--Le Roi vous ordonne de quitter le château avec Martine.
+
+--Quitter le château?
+
+Jasmin devint blême. Ses jambes flageolèrent. Il dut s'appuyer à un
+orme.
+
+--Oui, dit l'intendant. Et cela dans les deux jours. Sa Majesté
+s'apprête à venir et elle ne veut plus vous voir ici.
+
+--Mais, s'écria Jasmin, le Roi n'est-il point satisfait de mon zèle?
+
+--Oui!
+
+--Je me lève avant le soleil!
+
+--C'est vrai.
+
+--Que puis-je faire de plus?
+
+--Il ne s'agit pas de cela, murmura l'intendant.
+
+--Ah! si je pouvais sacrifier mes nuits, me passer de sommeil et
+travailler toujours. Mais depuis que je suis ici je n'ai pas pris le
+temps d'aller revoir ma mère.
+
+--Mon pauvre ami, ceci importe peu au Roi. Ce que j'ai à vous dire est
+difficile. Je sais combien vous êtes courageux et bon jardinier. Mais
+vous avez la tête folle, un caractère léger!
+
+--La tête folle!
+
+--Oui. Il est dans votre chambre un coffret et dans ce coffret, que vous
+croyez fermé à tous, se trouvent vingt objets que vous aller baiser.
+
+Jasmin sursauta:
+
+--Qui l'a vu?
+
+--Oh! Ne niez pas. Vous avez été dénoncé. A la cour il faut craindre les
+envieux et se défier de son ombre! Il y a des gens qui savent prendre la
+couleur des murailles pour épier et qui voient à travers tout. On m'a
+fait monter sur le toit. Je vous ai vu ouvrir le coffret et je viens de
+confisquer les objets que vous portiez avec tant de passion à vos
+lèvres: ce papier paraphé, le soulier, le gant, le pot à oille, j'ai
+tout reconnu.
+
+Jasmin était atterré.
+
+--Un homme amoureux de votre façon peut, à ce qu'il fût expliqué à la
+police du Roi, devenir jaloux et dangereux. Le Roi redoute les gens
+dont il n'est pas sûr.
+
+Buguet se prit la tête dans les mains:
+
+--Ah! hurla-t-il. Quel démon est entré dans ma vie! Mais vous me rendez
+fou!
+
+L'intendant s'apitoya:
+
+--Oui, c'est bien malheureux.
+
+--Martine se jettera aux pieds de la Marquise!
+
+Elle lui dira la religion que j'ai pour sa personne, et comme je suis
+inoffensif! Elle lui dira que tout mon bonheur est de tailler ses arbres
+et faire pousser ses fleurs.
+
+Collin haussa les épaules:
+
+--Martine ne sera point entendue et ne reverra pas Mme la Marquise. Ici
+on n'enfreint pas les ordres. Ils sont formels. J'ai même mission de
+veiller à ce que vous ne séjourniez pas dans ce pays ni l'un ni l'autre.
+
+--Malheureux que nous sommes! soupira sourdement Jasmin.
+
+Il s'en fut affolé au fond d'un bosquet et là il pleura longtemps au
+milieu des feuilles mortes qui tombaient.
+
+--Pauvre garçon! se dit l'intendant. Il n'a pas même demandé en sa
+candeur le nom du traître.
+
+
+Au soir, Buguet se retrouva vis-à-vis de Martine, dans sa chambre. Le
+crépuscule éclairait tout d'une lueur grise. Derrière les arbres
+mi-dépouillés une barre cuivrée s'allongeait au ciel triste. Des
+corbeaux qui avaient été picorer dans la plaine de Billancourt
+regagnaient les bois de Meudon.
+
+--Martine, dit doucement Buguet en retenant avec peine un sanglot.
+
+--Jasmin?
+
+--Sais-tu, Martine, ce qui est arrivé?
+
+--Oui, Jasmin, je le sais. Piedfin est venu me le dire. Il avait l'air
+navré, le brave garçon!
+
+--Il t'a dit que nous étions chassés?
+
+--Oui.
+
+--Que tu ne pourrais revoir la Marquise?
+
+--Oui.
+
+--Que nous devions nous éloigner tout de suite?
+
+--Oui, Jasmin.
+
+Buguet hésitait. Il jeta son chapeau sur le lit.
+
+--Pauvre Martine, murmura-t-il.
+
+Il embrassa sa femme sur la joue, et la pressa sur son coeur.
+
+--Mon pauvre Jasmin, répliqua la soubrette.
+
+Jasmin regarda par la lucarne le jardin désert où la nuit commençait à
+descendre. Le fleuriste poussait de profonds soupirs. Il s'approcha de
+sa femme et d'une voix tremblante:
+
+--Tu sais pourquoi?
+
+Martine baissa les yeux et murmura:
+
+--Je le sais.
+
+--Dieu!
+
+--Oui, Piedfin me l'a rapporté. Mais ne crains rien. Il m'a affirmé que
+lui seul le savait parmi les gens, par un hasard divin, a-t-il ajouté.
+
+--Alors pourquoi t'avoir fait cette peine, c'est lâche! Mais toi! O
+Martine, Martine, tu dois me maudire!
+
+--Non, Jasmin.
+
+--Et tu ne me chasses pas, toi aussi!
+
+--Je voudrais te reprendre entièrement, au contraire!
+
+--Martine!
+
+--Il y a longtemps que je savais tout.
+
+--Tu dis?
+
+--Depuis le premier jour, celui des vendanges, après la rencontre dans
+la forêt de Sénart, j'ai deviné qu'elle t'avait pris.
+
+--Ah! Ce n'est pas possible!
+
+--Oui, Jasmin.
+
+Buguet avait le vertige comme si un abîme s'était creusé sous ses pieds.
+
+--Et tu voulus de moi? s'écria-t-il.
+
+--Je t'aimais tant! dit Martine doucement.
+
+
+
+
+XIV
+
+
+Le départ, deux jours après, fut des plus tristes. Le petit château,
+dans la lumière d'hiver, parut à Jasmin pâle comme le visage d'un mort.
+Le parc était en deuil, des corbeaux vinrent du bois de Boulogne battant
+des ailes vers Grenelle. A côté de Martine, Flipotte s'essuyait les
+yeux. Valère embrassa dix fois les époux. Les aides jardiniers se
+montrèrent navrés. Mais personne n'osait trop parler. On ne savait au
+juste pourquoi les Buguet partaient et nul ne voulait se compromettre.
+Agathon Piedfin fut le dernier de la maison que Jasmin aperçut. Le
+marmiton s'écria:
+
+--Je prierai pour vous!
+
+La barque, chargée de mannes, se détacha de la rive et bientôt Bellevue
+disparut dans le brouillard. Il sembla à Jasmin qu'on lui volait un
+morceau de lui-même, qu'une part de sa vie s'évanouissait et que plus
+jamais le soleil ne transpercerait les lourds nuages qui encombraient le
+ciel.
+
+L'eau clapota à l'avant du bateau. Dans la campagne de Billancourt les
+labourés bruns s'estompaient derrière les buées. Chaillot montra à
+gauche ses villas trempées par les pluies, puis ce fut à droite, au
+fond de l'esplanade, l'hôtel des Invalides, solitaire dans la vaste
+plaine de Grenelle, avec la majestueuse façade de Mansard et le dôme à
+lanterne où l'or luttait avec la tristesse embrumée du ciel. Vis-à-vis,
+sur l'autre rive, autour d'un tapis de gazon, le Cours-la-Reine
+arrondissait en un cirque des rangées d'arbres où l'humidité noyait les
+dernières feuilles.
+
+La barque s'arrêta au Pont-Royal. Jasmin et sa femme en descendirent et
+allèrent rue du Pot-de-Fer, chez un éperonnier avec lequel ils avaient
+lié des relations d'amitié à Bellevue, où il vendait aux piqueurs et aux
+gardes. Ils tombèrent au milieu d'une petite fête. La femme de
+l'éperonnier venait d'accoucher et les voisins accouraient avaler le
+coup de vin à la santé du poupon. Un potier d'étain était parrain et les
+parents avaient pris une perruquière pour marraine.
+
+--Ainsi l'on pourra dire qu'il est né coiffé, fit le père.
+
+Les Buguet furent reçus avec joie.
+
+--Vous allez voir le petit! s'écria l'éperonnier. Il pèse déjà six
+livres! Une rôtisseuse de la famille nous offre une dinde qui pèse deux
+fois son poids pour le dîner de baptême! Vous la mangerez avec nous. Et
+nous irons, une fois n'est pas coutume, prendre des huîtres chez
+l'écaillière!
+
+Jasmin soupira:
+
+--Mon bon ami, nous partageons votre bonheur. Mais vraiment nous serions
+des trouble-fête! Nous partons demain avant l'aurore pour Boissise la
+Bertrand!
+
+--Pour Boissise! Votre mère est malade?
+
+--Nous ne sommes plus chez la marquise de Pompadour, dit Buguet.
+
+--Vous n'êtes plus chez la Marquise!
+
+L'artisan leva les bras au ciel.
+
+--Je ne m'explique pas notre départ, raconta Buguet. On a rapporté je ne
+sais quoi à mon sujet et on m'a congédié sans vouloir m'entendre.
+
+--Vraiment!
+
+La révélation de Jasmin avait chassé le sourire de son hôte. Il
+bredouilla:
+
+--Vous étiez heureux là. Et il n'y a pas moyen de rentrer?
+
+--Oh! non! sanglota Martine.
+
+--Diable!
+
+L'éperonnier prit une bouteille.
+
+--Mais cela ne nous empêchera point de boire à mon enfant. Il a nom
+Nicolas-Daniel.
+
+Le Parisien remplit les verres.
+
+--A la santé de Nicolas-Daniel!
+
+On but. Alors l'artisan, qui avait l'air embarrassé depuis l'aveu de
+Jasmin, déclara:
+
+--C'est vraiment fâcheux que vous soyez arrivés aujourd'hui. La
+sage-femme loge dans la chambre qui vous était destinée et la maison est
+pleine.
+
+Buguet fut gêné:
+
+--Oh! nous ne voudrions pas être importuns.
+
+--En d'autres circonstances, nous vous recevrions comme des frères,
+affirma l'éperonnier. Mais aujourd'hui! Vous voyez ce que je suis occupé
+et ma femme est au lit!
+
+--Nous nous en irons!
+
+--Ah! pas sans avoir vu Nicolas-Daniel, protesta le jeune père.
+
+Il alla prendre le nouveau-né, l'apporta vagissant, roulé dans une
+tavayolle:
+
+--Il rit déjà!
+
+Les Buguet regardaient le petit être rougeaud, aux chairs plissées, au
+nez épaté, qui crispait les poings dans la mousseline.
+
+--Est-il joli! murmura Martine.
+
+--On a dit qu'il me ressemblait, répliqua l'éperonnier.
+
+Les Buguet allèrent loger dans une petite auberge dont le patron était
+de leur pays. Là ils n'avouèrent plus qu'ils avaient été chassés de
+Bellevue. Mais l'hôte, enflammé par quelques «topettes de sacré chien»,
+parla de la favorite:
+
+--Ici on l'appelle la coquine au Roi. Sa mère est morte de la vérole et
+voici l'épitaphe qu'on fit à cette maquerelle:
+
+Ci-gît qui, sortant d'un fumier
+Pour faire une fortune entière,
+Vendit son honneur au fermier
+Et sa fille au propriétaire.
+
+Jasmin souffrait.
+
+--Des contes, dit-il. Il y a des gens méchants.
+
+Mais l'aubergiste insistait:
+
+--Vous verrez, Buguet, le peuple se révoltera. La Marquise dilapide les
+fonds du pays à des futilités. Elle fait tournevirer de jolies filles
+par d'ignobles valets pour les fournir au Roi dans une petite maison
+bâtie sur l'ancien Parc aux Cerfs de Versailles. Elle compromet de
+toutes façons le Bien-Aimé, qui n'ose plus venir à Paris et donne ses
+fêtes à Versailles, à Bellevue, à Crécy, à Fontainebleau! Eh! Cela
+finira mal! Vous vivez au milieu des grandeurs, vous, mais dans ces
+affaires-là c'est l'opinion des poissardes, des charbonniers, des
+blanchisseuses, qui importe! Ah! Buguet, vous verrez un jour tout ce qui
+sortira des halles, des ateliers, des greniers et des caves pour s'en
+prendre aux rois et à leur sacrée bande! J'ai senti ça, moi, aux émeutes
+de mai. Et depuis lors cela bout toujours, dans le fond de la grande
+marmite!
+
+--Peuh! vous écoutez trop les gens qui croient à tout et vous vous
+faites des idées noires!
+
+--Des idées noires! Avez-vous vu déjà le peuple furieux? Non! Ah! Moi,
+j'ai frôlé des gaillards qui faisaient rage dans les rues et qui
+parlaient d'élever des barricades et de porter sur des piques les têtes
+des nobles!
+
+--Vraiment!
+
+--Ah! oui! C'était des crève-de-faim et des va-nus-pieds! Que
+voulez-vous, quand l'estomac crie et que les pieds saignent!
+
+--Ils feraient un jour des choses pareilles?
+
+--Ma foi, j'en ai bien peur!
+
+Jasmin pâlit. Il vit une tête exsangue, terrible, le col rouge,
+au-dessus d'une canaille noire que dominaient des poings crispés.
+
+--Pourvu que cela n'arrive pas, se dit-il. Malgré tout j'en mourrais
+aussi.
+
+Le lendemain, au lever du soleil, Jasmin et Martine naviguaient dans le
+coche d'eau au long de la plaine de Juvisy. L'aube blafarde éclaira le
+chemin de halage, où pataugeaient les chevaux.
+
+Sept ans auparavant, Jasmin, par une matinée de juin, avait voyagé là,
+plein d'espoir. Aujourd'hui il remontait la Seine l'âme navrée. Le rêve
+était brisé, les illusions étaient mortes, l'enchantement s'était
+évanoui. Il lui restait au coeur une blessure profonde qui lui fit bien
+mal lorsque le coche, ayant dépassé Champrosay, arriva en vue d'Étioles.
+Martine se cachait au fond de la cabine, n'osait regarder son mari.
+Jasmin poussa un grand soupir.
+
+--Plus jamais! Plus jamais! dit-il en serrant les poings.
+
+Cela pesait sur sa poitrine comme un poids de fer. En ce moment il crut
+que sa vie était terminée.
+
+Corbeil apparut sous une averse. Le pont s'allongeait sans personne au
+dos de ses arches. Bientôt, à un tournant du fleuve, Jasmin aperçut dans
+le gris les coteaux du Coudray, avec l'endroit appelé la Demi-Lune, où
+les abbés de Mennecy avaient fait bâtir une sorte de donjon.
+
+--Nous approchons de Boissise, pensa-t-il.
+
+Et il se demanda ce qui l'attendait après une aussi longue absence. Une
+angoisse le saisit. Il lui sembla que le coche n'avançait plus. Déjà à
+Corbeil il avait prié un cavalier de sa connaissance qui regagnait Melun
+par la rive d'annoncer l'arrivée.
+
+Le bateau doubla la tannerie de l'oncle Gillot. Tout était fermé. Puis
+ce fut Saint-Port, Saint-Assise. Vis-à-vis de Boissise-la-Bertrand, une
+barque stationnait au milieu du courant.
+
+Un jeune homme s'y trouvait. Jasmin ne le reconnut pas d'abord. Puis,
+l'ayant dévisagé, il s'écria:
+
+--Eloi Règneauciel!
+
+C'était le premier amoureux d'Etiennette Lampalaire. Il venait aux
+nouvelles.
+
+--Bonjour, Jasmin! Bonjour, Martine! disait-il en recevant les paquets
+qu'on lui passait du coche.
+
+--Comment! c'est toi, petit? dit Martine. Comme ça te va de vieillir,
+ajouta-t-elle en sautant dans la barque.
+
+--La mère Buguet n'est pas malade? demanda Jasmin anxieux, en
+s'installant au milieu des bagages.
+
+--Malade, non. Mais l'âge lui pèse. Vous aurez peine à la reconnaître.
+J'aime mieux vous prévenir pour que vous n'ayez pas l'air de la trouver
+changée, ça lui ferait de la peine, et elle en a eu tout son saoul
+depuis que vous êtes partis.
+
+Jasmin retint un sanglot.
+
+--Passe-moi les rames, ça ira plus vite!
+
+Chaque fois qu'il se penchait, d'un grand bond la barque se rapprochait
+de la rive.
+
+Comme Martine ignorant le sort de Tiennette ne pouvait répondre aux
+questions du garçon, tous se taisaient lorsque la pointe de
+l'embarcation s'enfonça dans les joncs de la berge.
+
+Sans se retourner, Jasmin escalada la rive, suivi de Martine qui avait
+confié son butin au passeur. Ils allaient sans rien voir que la maison:
+elle était presque méconnaissable avec ses volets clos, le pignon
+humide et le marronnier qui avait grandi, mal taillé, et s'emportait à
+la cime.
+
+La mère Buguet apparut à la porte. D'une main elle s'appuyait sur un
+bâton, de l'autre elle se tenait au chambranle. De loin on lui voyait le
+front assombri, les orbites embrumées de tristesse, les joues pâles,
+d'une pâleur un peu verte, le dos voûté. Jasmin s'élança, franchit le
+jardinet, enfonçant dans la pourriture des feuilles mortes. La vieille
+pour lui tendre les bras s'accota au mur. Elle pleurait.
+
+--Ne pleurez pas! Ne pleurez pas! supplia Jasmin. C'est pour toujours
+que nous revenons.
+
+--Laisse, laisse, petit, ça fait du bien.
+
+Une quinte de toux secoua la vieille. Quand elle fut calmée, elle
+s'assit, s'informa: étaient-ils contents? Pour elle il ne fallait pas
+abandonner leur place. Et tous ces beaux jardins que Jasmin avait faits
+là-bas? Ce devait être magnifique! Par contraste le sien allait bien le
+dégoûter! Tant qu'elle avait eu la force, elle l'avait entretenu, mais
+depuis deux ans, oui! c'était juste au départ de Tiennette que ça
+l'avait prise, comme une grande fatigue, l'ennui de vivre.
+
+--Dame, ça se comprend, cette petite, elle me parlait de vous, elle ne
+voyait rien de mieux au monde et là-dessus on s'entendait. A force
+d'envier un bonheur pareil au vôtre, elle m'y faisait croire. Et
+maintenant, plus je vous regarde, plus je doute que vous soyez heureux!
+Les grands sont ingrats, bien souvent.
+
+--Mais non, la Marquise a toujours été bonne. Malgré cela on ne peut
+être toute sa vie chez les autres, et puis nous en avions assez d'être
+loin de vous, dit affectueusement Martine.
+
+--Oh! ma fille! C'est toi qui as eu la bonne idée de revenir! Et moi qui
+t'accusais de me l'avoir pris pour toujours. Dieu est juste! Il me
+semblait que j'avais mérité de vous revoir! Enfin! Enfin! Je suis bien
+heureuse!
+
+Elle haletait; ses enfants furent effrayés. Sur leur conseil elle se mit
+au lit. A ce moment la tante Laïde Monneau entra sans frapper:
+
+--Eh bien! Eh bien! En voilà une histoire! C'est comme ça qu'on revient
+sans prévenir le monde! Quand le garçon à Cancri m'a avertie, j'ai
+tressauté si fort sur ma chaise que ma chaufferette a culbuté. Au bout
+de sept ans! Revenir comme ça sans crier gare! Au risque de donner le
+coup de mort à cette pauvre Buguet! Enfin, puisque vous voilà,
+laissez-moi vous embrasser et vous regarder à mon aise!
+
+La bavarde reprit:
+
+--J'espère que ce n'est pas les mains vides que vous revenez? Vous devez
+pourtant avoir eu du tourment.... Ça se voit à votre mine.... Enfin! Si
+votre affaire est faite!
+
+--Tante Laïde, interrompit doucement Martine, nous sommes assez de deux
+pour compter notre fortune. Là-dessus, laissons dormir la mère.
+
+Elle sortit en affectant de marcher sur la pointe des pieds. Jasmin et
+Laïde la suivirent.
+
+Dehors une rumeur attira leur attention. Des villageois arrivaient aux
+nouvelles. Cancri le cordonnier portait sur sa tête frisée et
+grisonnante un des paquets de Jasmin. Euphémin Gourbillon suivait, le
+dos courbé sous une manne assez légère: il se déchargea de son fardeau,
+mais son échine ne se redressa point. Le joyeux dévot avait un nez
+rouge, les yeux éraillés, les joues bourgeonnées. Il souhaita le bon
+retour aux Buguet d'un air triste. Nicole Sansonnet vint. A un de ses
+bras devenus trop courts, elle tenait un panier rond où bâillaient des
+poissons sortant du vivier. Elle les apportait pour se faire une entrée.
+
+--A Paris on n'en mange pas d'aussi frais, dit-elle. Mais à Bellevue ça
+doit être un plaisir! On les engraisse bien sûr! Aussi vous devez être
+difficiles! Mais si vous nous restez il faudra vous réhabituer aux
+petits poissons et aux petites gens!
+
+--Ce n'est pas pour toi que tu parles, riposta Martine. Tes rotondités
+font honneur à ta marchandise!
+
+Nicole minauda en serrant les lèvres. Un sale propos de Gourbillon la
+fit pouffer d'un large rire édenté, qui ouvrit un trou noir dans son
+visage.
+
+Martine et Jasmin observaient avec tristesse les décrépitudes de leurs
+anciens voisins.
+
+--Comme on devient!
+
+Pourtant, en ce moment, la curiosité animait le visage de tous ces
+rustres et faisait luire leurs regards.
+
+Ils étaient venus pleins d'envie. Ils repartirent heureux. Les femmes
+trouvaient que Martine «en avait rabattu», qu'elle n'était plus aussi
+fière, que d'ailleurs «il n'y avait pas de quoi», car elle faisait moins
+envie que pitié avec ses yeux caves et son front soucieux.
+
+--Ils vous ont des airs de chiens fouettés!
+
+--On voit qu'ils en ont gros sur le coeur!
+
+--M'est avis qu'ils sont revenus avec un chétif butin!
+
+--Tout de même, ils sont bien discrets sur la cause de leur départ,
+affirma une Règneauciel.
+
+--C'était le meilleur moyen de vous clore le bec, tas de pies! répliqua
+Cancri. A vous entendre jacasser sans rien savoir, on se demande ce que
+ce serait si vous étiez renseignées!
+
+--Bien dit, savetier! affirma Gourbillon. Là-dessus allons boire à la
+santé des revenants!
+
+--Tu nous invites, Euphémin? demanda la Sansonnet.
+
+--Après tous vos bavardages, un seau d'eau vaudra mieux pour vous rincer
+la langue!
+
+Le soir même l'état de la mère Buguet empira.
+
+Martine, qui toute la journée avait nettoyé le logis, sommeillait, la
+tête entre ses bras étendus sur la table. Au chevet de la malade Jasmin
+veillait.
+
+Atterré, le jardinier voyait la fièvre empourprer le visage aux
+pommettes saillantes de la Buguet, brûler ses pauvres mains dont les
+veines se gonflaient de sang noir. Ses mains, à lui, étaient froides, un
+peu tremblantes: doucement, il les posa sur le front de sa mère. Elle
+sourit vaguement sous cette fraîche caresse. Jasmin la renouvela souvent
+et chaque fois il fut payé d'un regard tendre, en même temps que la
+vieille murmurait, comme sortant d'un cauchemar:
+
+--Ah! c'est toi! Que je suis heureuse! Je vais dormir encore un peu, tu
+ne vas pas me quitter?
+
+La nuit se passa ainsi. Martine, avec des simples ramassées en leur
+saison, fabriquait des tisanes qu'elle sucrait de miel, pour apaiser les
+quintes de toux devenues plus fréquentes.
+
+A l'aube Jasmin courut à Melun chercher un médecin. Il faisait grand
+jour lorsque la berline du vieux praticien traversa le village. Elle
+s'arrêta devant la maison Buguet. Ce fut Laïde Monneau qui ouvrit la
+porte.
+
+--Hélas! Hélas! s'écria-t-elle en levant les bras, le curé lui serait
+peut-être plus utile, soit dit sans vous offenser! La pauvre femme ne
+peut plus rien avaler!
+
+Le médecin alla droit au lit, d'où s'élevait un râle. Il regarda
+tristement la malade:
+
+--Laissez-la en repos, le temps achève son oeuvre.
+
+D'un geste lent de vieux philosophe, il remit son gant de laine qu'il
+avait ôté en entrant.
+
+--Il n'y a rien à faire, mon pauvre ami, avoua-t-il à Jasmin.
+
+--Rien?
+
+--Rien.
+
+Le médecin partit. Alors des voisins firent irruption dans la maison.
+Ils s'informèrent de ce qu'il avait ordonné et tous protestèrent.
+
+--Ce n'est pas la peine de l'appeler pour qu'il ne donne pas une
+recette!
+
+Chacun proposa un remède.
+
+--Une bonne saignée, ça fait revenir de loin, dit la tante Gillot. La
+sage-femme de Corbeil s'y entend. Elle a la main légère. Son coup de
+lancette fait moins mal qu'une piqûre d'aiguille. Grâce à elle mon homme
+n'est que paralysé au lieu d'être mort.
+
+--Quand j'étais grosse de mon petit dernier, surenchérit la femme
+d'Eustache Chatouillard, qui se trouvait à Boissise chez des parents,
+elle m'a guérie d'une mauvaise toux qui me tenaillait le ventre
+jusqu'au tréfond, rien qu'en me bouchonnant avec une poignée d'orties!
+Ah, dame, il m'en a cuit longtemps, mais je suis arrivée à terme. Sans
+ce remède, j'avortais, bien sûr!
+
+Laïde Monneau interrompit:
+
+--Bien sûr! Bien sûr! Rien n'est sûr en ce monde, la Chatouillard! En
+tous cas, c'est pas votre sage-femme qui tirera la Buguet de là. Et si
+le diable la guette, il est grand temps d'aller chercher le curé, car
+elle pourrait passer, la pauvre femme!
+
+--J'y cours, dit la Sansonnet.
+
+--On la dirait morte, reprit Laïde.
+
+Martine, toute éplorée, traversa la chambre.
+
+Devant son chagrin le silence se fit. Très vite elle monta l'escalier de
+sa chambre; là elle déficela un grand panier, le fouilla et y prit un
+coffret. Elle en retira une chose précieuse, enveloppée d'un mouchoir,
+puis redescendit l'escalier en courant.
+
+--Du courage, ma bonne, lui dit la femme d'Eustache. Si tu as besoin
+d'un coup de main pour la remuer, je suis là.
+
+--Merci, répondit Martine, nous sommes déjà trop autour d'elle. Ça
+mange l'air.
+
+La tante Gillot, penchée sur le lit, observait la mourante:
+
+--Mon Dieu! Vlà son nez qui se pince, on ne l'entend plus respirer! Et
+le curé qui ne vient pas!
+
+Martine s'approcha de Jasmin. Elle lui remit l'objet qu'elle tenait.
+C'était un coquet miroir encadré d'écaille que la marquise de Pompadour
+avait abandonné à la soubrette parce qu'il était fêlé. Le jardinier jeta
+un regard triste sur la glace brisée, puis, se penchant vers sa mère,
+qu'il baisa au front, il le lui mit au-dessus des lèvres.
+
+--Vois, Martine, elle respire. Le miroir est terni!
+
+A ce moment le curé entra. Martine et Jasmin soulevèrent la malade sur
+l'oreiller. Elle soupira:
+
+--A boire!
+
+Une lueur passa dans les yeux de Jasmin. Avec une cuiller, Martine fit
+prendre à la Buguet deux gorgées d'eau à la fleur d'oranger. La vieille
+rouvrit les yeux, regarda son fils:
+
+--Ah! J'ai trop dormi! J'ai trop dormi! Donne tes mains!
+
+Mais elle ne tendit pas les siennes. Comme deux chauves-souris abattues
+qui cherchent l'ombre, elles couraient incertaines sur le drap de grosse
+toile; elles le saisissaient, le tiraient dans un vague désir
+d'ensevelissement, qui n'aboutissait pas et renaissait toujours avec la
+même ardeur impuissante.
+
+--Laissez-nous seuls, dit le curé.
+
+--Non! Qu'ils restent! Ah! J'ai trop dormi, soupira la mourante.
+
+Comme ses paupières étaient closes, Martine et Jasmin s'éloignèrent sur
+un geste du prêtre.
+
+Quand ils rentrèrent tout le monde les imita.
+
+La Monneau, de son oeil sec de vieille poule, suivait toute la cérémonie.
+A la communion elle dit:
+
+--Pourra-t-elle garder le bon Dieu?
+
+Elle découvrit les pieds pour qu'on y mît les saintes huiles.
+
+La tante Gillot était affolée, ses soupirs gonflaient son épaisse
+poitrine, ses joues luisaient sous les larmes. Mais elle pleurait plutôt
+sur elle-même, car elle répétait avec douleur:
+
+--A qui sera-ce le tour maintenant?
+
+La femme d'Eustache, l'air hébété, tenait dans ses bras son dernier-né,
+qui frappait de ses petits pieds le ventre de sa mère, resté gros.
+Pendant la prière des agonisants, Laïde, qui en épiait l'effet sur les
+traits de la moribonde, s'écria tout à coup:
+
+--Elle a passé!
+
+D'une main fébrile, Jasmin présenta le miroir aux lèvres de sa mère: il
+ne ternit pas. Le jardinier chancela. Le miroir roula sur le sol.
+
+--Heureusement que j'arrive, dit Nicole Sansonnet, qui retint Jasmin
+dans ses bras. Jetez-lui de l'eau à la figure!
+
+Martine était déjà près de son mari. Elle baisait son visage douloureux,
+frappait le creux de ses mains; elle tira de sa poche un vieux flacon de
+sels trouvé dans les rebuts de la Marquise et le lui fit respirer.
+Jasmin se ranima. Alors Rose Sansonnet lui remit le miroir qu'elle
+avait ramassé: une nouvelle fente traversant la première faisait une
+croix dans sa clarté.
+
+--Lequel de vous deux va fermer les yeux à la défunte? demanda Laïde
+Monneau.
+
+Martine repoussa doucement son mari, voulant lui éviter ce cruel devoir.
+Elle se pencha sur la Buguet, posa une bouche brûlante sur le front
+immobile, puis murmura en baissant les paupières de la morte:
+
+--Vous ne verrez plus les méchants!
+
+Elle ajouta:
+
+--Dis-lui adieu, Jasmin, et laissons-la dormir.
+
+Le fils embrassa la mère et, docile, suivit sa femme, qui l'entraîna
+hors de la chambre funèbre.
+
+--Ce que c'est que de nous! soupira la tante Gillot.
+
+Le curé avait rejoint Jasmin. Il consolait le jardinier:
+
+--Vous reverrez votre mère à la Résurrection. Elle sera comme elle fut
+au temps de sa pleine jeunesse. Saint Thomas a annoncé que le miracle
+aurait lieu au crépuscule, au moment où le soleil et la lune seront à
+l'endroit même où ils furent créés. L'archange saint Michel sonnera de
+la trompe avec tant de force que les morts l'entendront et les anges
+gardiens reconstruiront le corps de leurs anciens pupilles.
+
+
+
+
+XV
+
+
+Tous ces événements avaient anéanti Buguet. Durant l'hiver, Martine vit
+son mari penché des jours entiers sur les livres de M. de la Quintinye,
+mais le soir descendait sur la même page que l'aube avait éclairée. Et
+qu'importait à Buguet les lois de l'horticulture! Il avait planté un
+paradis et il ne pouvait oublier qu'il en était chassé! Des souvenirs
+poignants se bousculaient en lui.
+
+Les époux ne parlaient jamais du passé, sentant que des paroles les
+eussent fait souffrir davantage et que les consolations étaient
+inutiles.
+
+Mais pour distraire Jasmin, Martine se prit à l'exciter au travail.
+Emoussant les arbres fruitiers pendant le jour, au soir elle fourbissait
+les sécateurs, la serpette, l'égoïne, dont la rouille rongeait les
+lames. Une nuit de gel que la faucille sortait brillante de ses mains,
+elle dit à Buguet:
+
+--Vois-tu, mon pauvre homme, si tu le veux, nous pouvons aussi nous
+décrasser de notre misère. Le présent n'est pas pire pour nous que pour
+les autres. Combien se contenteraient de notre sort? Avec nos économies
+et l'argent que nous a laissé ta mère nous possédons mille écus
+sonnants! Et puis, Dieu merci, nous avons nos bras!
+
+Jasmin ne dit mot.
+
+--Hier, reprit Martine, en passant devant le parc du marquis d'Orangis,
+j'ai vu que ses arbres étaient en aussi piteux état que les nôtres. Va
+lui offrir tes services, que son père ne dédaignait pas.
+
+--J'irai, promit Jasmin.
+
+Les jours passèrent. Il fallait se décider.
+
+--Après les gels poussent les bourgeons, ce sera trop tard, dit Martine.
+
+Par un clair matin de février Jasmin se présenta à la porte du parc.
+
+Depuis que le vieux marquis avait disparu, son petit-fils habitait le
+château. Insolent et dur, il affectait de ne pas regarder les
+villageois. Il exigeait des corvées, donnait des coups de cravache et
+viola, dit-on, une des filles aux Règneauciel.
+
+Ce fut dans le fond de son parc, où il tirait des pics-verts, que
+Jasmin, conduit par un domestique, aborda le jeune seigneur. Il lui fit
+ses offres pour façonner le jardin au goût du jour, tailler les arbres:
+
+--Beaucoup de ceux-ci ont été plantés par mon père. Cet érable a plus de
+quatre-vingts ans. Mon grand-père l'élagua le premier. Son tronc n'a
+pas un chancre. On le dirait de marbre.
+
+Buguet passa la main sur l'écorce fine et jaspée.
+
+--Il meurt malheureusement par la cime, continua-t-il. C'est dommage. Il
+faudrait le rabattre.
+
+Le châtelain, qui n'avait pas encore ouvert la bouche, arma son
+arquebuse et, tirant sur l'érable, fracassa une branche.
+
+--Voilà comment je taille mes arbres, railla le gentilhomme. Mais
+crois-tu, manant, qu'il soit aisé d'entrer chez un d'Orangis? Je t'ai
+écouté trop longtemps. De qui te recommandes-tu?
+
+--J'ai planté les jardins de Bellevue, sous les ordres de M. de l'Isle,
+et suis resté près de neuf ans comme jardinier au service de Mme la
+marquise de Pompadour.
+
+--Et pourquoi la Marquise t'a-t-elle chassé?
+
+--Je l'ignore, répondit Buguet en baissant la tête.
+
+--Va le lui demander et reviens me le dire.
+
+Le marquis rechargea son arme et regarda le jardinier s'éloigner.
+L'homme marchait le dos courbé, embarrassé de ses bras qui lui
+semblaient gourds et lâches.
+
+En rentrant Buguet dit à Martine, d'un ton qu'il voulut rendre
+indifférent:
+
+--Le marquis est un braque qui taille ses arbres à coups d'arquebuse et
+n'a que faire de mon travail.
+
+Martine exigea des détails. Jasmin ne put s'empêcher de tout lui
+raconter, rougissant encore de l'affront.
+
+La paysanne eut une révolte.
+
+--Les nobles, s'exclama-t-elle, les nobles, des égoïstes, des sans-coeur,
+ils nous piétineraient sans vergogne. Nous ne sommes rien pour eux. Ah!
+qui sait, on se vengera!
+
+Ces mots rappelèrent à Jasmin les murmures de la populace qui avaient
+monté un jour jusqu'à Bellevue.
+
+--Le peuple a aussi ses méchants, dit-il.
+
+Quelque temps après, Buguet se dirigea vers le château de Courances,
+espérant y trouver l'emploi d'aide jardinier. Il traversa la Seine,
+grimpa par Vosves, Perthe, Cély. C'était un froid matin où la rosée
+semblait de lait sous le ciel bleu. L'hiver pluvieux avait empêché de
+travailler la terre et avancé la pousse des bourgeons. Toutes les fleurs
+vivaces perçaient déjà les plates-bandes.
+
+Le concierge de Courances ne reconnut pas Jasmin, tant il avait changé.
+Buguet dut se nommer. L'homme eut un mouvement de plaisir à revoir une
+ancienne connaissance. Mais son sourire s'effaça bientôt:
+
+--Tu sais, camarade, les gens de la marquise de Pompadour sont vus ici
+d'un mauvais oeil. J'ai le regret de ne pouvoir te garder plus longtemps.
+
+
+Il fit un pas pour reconduire Jasmin. Celui-ci insista:
+
+--Je ne suis plus à Bellevue. J'ai repris mon ancien métier de fleuriste
+avec l'aide de ma femme, et comme autrefois je façonne les jardins, je
+fais des corvées et j'ai pensé qu'en cette saison on pourrait m'occuper.
+
+--En ce cas, c'est une autre affaire. Viens voir le maître jardinier, un
+nouveau, pas commode.
+
+Il conduisit Jasmin vers les serres; un homme y donnait des ordres brefs
+à des jeunes gars occupés à lever les paillassons qui interceptaient le
+soleil. Buguet lui fit sa demande que le portier appuya en disant:
+
+--Il sait son métier.
+
+--D'où sors-tu? demanda le maître.
+
+--De Bellevue.
+
+--Je n'ai point de place ici pour les gens qui ont servi chez la catin
+du Roi. Monsieur le comte me chasserait si je t'embauchais!
+
+Pendant quelques secondes Buguet resta hébété, puis les larmes lui
+montèrent aux yeux et il s'esquiva comme un voleur, évitant le
+concierge, qui ne le vit pas sortir.
+
+Cette tentative fut la dernière. A partir de ce jour Buguet s'enferma
+chez lui. Mais l'ivraie qui avait envahi son jardin étouffait aussi son
+courage. Il ne s'occupa plus guère que des arbres à fruits.
+
+En août un confiseur de Melun vint chercher ses prunes, qui étaient
+réputées. En septembre il descendit ses poires fines au marché de
+Corbeil. Le voyage fut dur, car il faisait du vent et les vaguelettes de
+Seine se brisaient à l'avant de l'embarcation. A Corbeil, Jasmin regarda
+au loin, avec amertume, les peupliers qui voilaient Étioles, et son coeur
+se serra. A la fin d'octobre des marchands enlevèrent ses pommes.
+
+Ils avaient un chaland accoté à la rive. Quand il fut plein ils jetèrent
+de grandes bâches vertes sur les fruits rouges et blonds et descendirent
+vers Paris.
+
+Jasmin ne retrouvait plus la force de cultiver des fleurs, sauf pour
+Martine: quelques violettes en mars, puis des jonquilles ou des
+bassinets, des croix de Jérusalem et quelques géraniums. Ces plantes
+ornaient les petits théâtres que Jasmin avait raccoutrés et elles
+suffirent, avec les fleurs des pommiers et des cerisiers au printemps,
+puis en automne les flammes des sorbiers et des buissons ardents.
+D'ailleurs Martine ne sortait jamais sans rapporter un bouquet des
+champs; elle excellait à découvrir les places mystérieuses où poussent
+les orchidées sauvages, telles que l'ophris, qui croît en juin sur les
+coteaux exposés au levant.
+
+Les Buguet vivaient solitaires. Les pauvres autant que les seigneurs
+leur faisaient grise mine.
+
+Seul Vincent Ligouy venait quelquefois travailler au verger. Il
+chantait, et cela faisait rêver Buguet. L'insensé montrait de la
+tendresse plein ses yeux, dès qu'il entrait et souvent il embrassait la
+main du jardinier qu'il avait prise brusquement.
+
+Les autres reprochaient aux époux la mort de la mère Buguet. Laïde
+Monneau, qui gagnait une figure bouffie sous ses cheveux blancs et
+marchait comme une canne, s'apitoyait dès qu'elle voyait Martine:
+
+--La pauvre défunte! clamait-elle d'une voix aussi verte que la luzerne.
+Elle eût vécu encore si on ne l'avait laissée seule! Moi qui veillais
+sur elle comme si j'avais été sa fille, je la voyais se manger les sangs
+tous les jours! Elle se minait! Elle se minait!
+
+Quand Jasmin allait porter quelques pauvres chrysanthèmes au cimetière,
+les gens le dévisageaient avec des yeux sournois.
+
+--Ça l'avance bien à cette heure, la vieille, dit une des Règneauciel. Il
+fallait lui donner plus de soins pendant sa vie. Les fleurs ne profitent
+qu'aux abeilles, maintenant qu'elle mange les pissenlits par la racine!
+
+Comme Jasmin ne travaillait plus autant:
+
+--Le fainéant! disait-on. Il a appris chez les grands à passer de
+grasses journées pendant que sa mère préparait elle-même son pain noir.
+
+
+A cause du décès de la mère et des objets du ménage qu'ils durent
+renouveler, les Buguet furent forcés, dès la seconde année de leur
+retour, d'entamer fortement leurs économies. Les commandes n'arrivant
+pas, le pécule s'épuisait. Le fleuriste vendit au prieur de
+Saint-Guenault, à Corbeil, les livres de M. de la Quintinye, et ses
+gravures de jardins de propreté aux religieuses Augustines qui voulaient
+créer des parterres près de leur église de Saint-Jean-de-l'Ermitage.
+Elles employèrent même Buguet durant quelques jours. Il dut orner les
+autels et se rappela la façon dont Piedfin formait jadis les bouquets
+destinés au culte. Le talent qu'il montra le fit rappeler pour garnir
+des églises et les jardins des curés, à Notre-Dame de Corbeil, à
+Saint-Léonard et à Saint-Jacques.
+
+Mais ces profits ne suffisaient point à rendre à la maison de Buguet sa
+petite aisance. D'ailleurs, les dîmes, la gabelle, les corvées
+augmentaient. L'Etat saignait le peuple à fond. Les artisans et les
+laboureurs se plaignaient.
+
+Un maréchal ferrant, qui venait quelquefois chez Jasmin prendre des
+feuilles et des fleurs de châtaignier pour guérir les chevaux poussifs,
+racontait les misères des pauvres et la méchante humeur de ceux qui
+souffraient:
+
+--Les gens deviennent des bêtes, affirmait-il.
+
+Dans le village on accusait les Buguet:
+
+--Ils ont eu leur part à la galette des rois quand ils étaient à
+Bellevue.
+
+Deux événements aggravèrent cette hostilité.
+
+On apprit par les laquais du marquis d'Orangis qu'Agathon Piedfin était
+compromis dans une affaire de beugrerie. Les villageois se rappelèrent
+qu'il était venu à la noce de Jasmin.
+
+Laïde Monneau accourut:
+
+--Quand je pense que j'ai plumé des volailles avec lui! Mon Dieu! Ce
+qu'on risque à se frotter comme ça au premier venu! Et puis, de vider
+des chapons tout seul avec une femme, ça peut leur donner des idées, à
+ces coquins-là!
+
+Vers le même temps le bruit arriva que Tiennette Lampalaire, dont
+personne ne recevait plus de nouvelles, avait servi au Roi, dans la
+maison du Parc aux Cerfs, à Versailles.
+
+--Elle est restée longtemps chez le Roi, avait dit un valet du marquis
+d'Orangis. Puis, attirée par un racoleur, elle est venue fringuer à
+Paris et fut bientôt la plus délurée danseuse de guinguette connue au
+Petit-Chantilly et au Grand-Vainqueur. Puis je la vis rue
+Pierre-au-Lard, criant aux passants: chit! chit! le soir, par son volet
+entr'ouvert.
+
+Le village fut bouleversé.
+
+--C'est-il Dieu possible! s'écria la tante Monneau. Evertuez-vous à
+prêcher d'exemple pour éduquer la jeunesse! C'est pourtant pas les bons
+conseils qui lui ont manqué! Pour ma part je l'ai mise en garde contre
+tous les dangers qui guettent une honnête fille à son arrivée dans le
+grand monde. Et moi qui un jour l'ai caressée d'un revers de main parce
+qu'elle venait écouter ce que nous nous disions entre femmes, Rose
+Sansonnet et moi! Ah! faut qu'elle en ait entendu bien d'autres, à
+Bellevue, pour en arriver là. C'était donc un repaire de paillards et de
+catins, votre château?
+
+--Pourtant, dit Rose Sansonnet, elle a eu la bonne fortune la plus
+relevée, puisqu'elle a couché avec le Roi!
+
+--Peuh! c'était pas la peine qu'elle aille au catéchisme pour devenir
+pareille à la marquise de Pompadour!
+
+Jasmin était atterré:
+
+--Que de calomnies! s'écria-t-il.
+
+Martine, qui en savait plus que son mari, fit un geste vague.
+
+Alors les commères la traitèrent d'entremetteuse.
+
+--On t'a payé cher l'honneur de Tiennette? Martine se sauva. Des enfants
+lui lançaient des pierres.
+
+A la suite de ces nouvelles, Eloi Règneauciel et plusieurs de ses amis
+attaquèrent Jasmin un soir, au bord de la Seine. Il allait sans doute
+être jeté dans le fleuve quand de violents coups de bâton plurent sur la
+tête des agresseurs. C'était Vincent Ligouy. Il sentait qu'un danger
+planait sur Jasmin et il veillait.
+
+Vers la fin d'avril 1764, un matin, Laïde Monneau et Nicole Sansonnet
+passèrent devant la maison de Buguet. Il faisait un joli temps
+printanier. Les alouettes planaient au-dessus des champs et la Seine
+était bleue. Les deux paysannes paraissaient solennelles comme le jour
+de Pâques.
+
+--Elle a crevé, dit Laïde à Jasmin.
+
+--Qui?
+
+--La coquine au Roi.
+
+Le jardinier pâlit.
+
+--Oui, dit Nicole, le 15 de ce mois, dans les petits appartements, à
+Versailles. On ne parle que de cela au marché de Melun. Elle est
+enterrée, à ce qu'on m'a dit, au couvent des Capucins. La v'là à son
+tour dans une boîte, celle qui mit tant de monde au cachot!
+
+--On ne dit pas de quoi elle est morte, reprit Laïde. Des femmes comme
+celle-là on ne sait pas de quoi ça meurt.
+
+--Allez-vous-en! hurla Buguet.
+
+Il avait l'air si étrange que les deux bavardes obéirent. Alors le
+jardinier s'affala sur un escabeau.
+
+Toute la douleur retenue au fond de son coeur depuis des années sauta à
+sa gorge, creva en sanglots.
+
+Maintenant, c'est bien fini! Toujours Jasmin a espéré. Chaque matin il
+attendait un billet de Mme de Pompadour. Souvent il avait cru tenir le
+papier de petit format, doré sur tranche, avec le cachet aux trois tours
+qui le rappelait... Mais, c'est fini! Les crachements de sang ont tué la
+Marquise. Buguet la voit pâle, très pâle, plus pâle qu'elle n'était les
+lendemains de fête, quand elle buvait du lait d'ânesse.
+
+Elle est morte! Cela pèse sur Jasmin. Il a le vertige du passé. Une
+angoisse l'étreint. Il étouffe, ouvre la porte et les fenêtres à l'air
+qui entre chargé des arômes du printemps.
+
+--Les fleurs! murmure Buguet. Elle les aimait!
+
+Il sort, la poitrine gonflée, et machinalement cueille sur les petits
+théâtres des anémones, des primevères, des auricules. Il cueille sans
+plus penser, sentant le soleil sur son dos, sur ses tempes qui
+grisonnent. Il cueille d'une main tremblante et verse des larmes dans
+les calices.
+
+Martine arrive:
+
+--Tu me fais un bouquet?
+
+Le jardinier, serrant les tiges, cache son visage ruisselant.
+
+--Tu sanglotes, Jasmin?
+
+Jasmin laisse rouler sa tête sur l'épaule de sa femme.
+
+--Elle est morte, murmure-t-il.
+
+Martine comprend. Elle saisit le bras de Buguet:
+
+--Rentre, il ne faut pas qu'on te voie pleurer!
+
+Elle installe Jasmin près de la table, mais ne trouve point de mots pour
+le consoler.
+
+--Avons-nous été malheureux! dit Buguet.
+
+--Que veux-tu? Nous avons eu nos jours de bonheur. Et tous n'en ont pas
+dans la vie.
+
+Elle passe le bras autour du cou de Jasmin:
+
+--Mais je te reste!
+
+--Oui, ma bonne Martine, je me plains et tu es là! J'ai dû souvent te
+navrer le coeur!
+
+--Non, Jasmin, rien n'est arrivé par ta faute.
+
+--Je t'ai mortifiée, Martine!
+
+--Allons, mon pauvre homme, ne te lamente pas sur des peines passées! De
+te voir si chagriné ça me fait du mal, et à notre maîtresse aussi,
+ajouta Martine très doucement, car maintenant qu'elle est là-haut elle
+reconnaît ceux qui lui sont fidèles.
+
+--Oui, oui, dit Jasmin d'une voix sanglotante. Elle me pardonnera ma
+folie. Tu m'as bien pardonné, toi, Martine. Et pourtant il a dû t'en
+coûter de faire bien des choses....
+
+--C'était pour te forcer à m'aimer. Tout à cet effet m'était doux. Et à
+vrai dire jamais notre maîtresse ne m'a porté ombrage. Et même, voici
+la preuve que je ne fus point jalouse.
+
+Martine disparut dans la chambre voisine. Jasmin entendit un bruit de
+clef. Martine revint avec une gravure qu'elle déroula.
+
+--Elle! s'écria Jasmin.
+
+--Dieu me pardonne, dit Martine, c'est la seule chose que je volai en ma
+vie!
+
+C'était la Pompadour en «belle Jardinière», portant sur la tête un
+chapeau de paille, au bras gauche un panier de fleurs, de la main droite
+une branche de jacinthe.
+
+Buguet prit l'estampe:
+
+--J'ose la contempler devant toi, Martine. Maintenant ce n'est plus ni
+lâche ni méchant.
+
+Martine laissa Buguet regarder la gravure, puis elle dit:
+
+--Je veux ce portrait à notre muraille. Nous l'aurons chaque jour devant
+les yeux.
+
+--Oh! Martine! Cela te ferait souffrir!
+
+--Non! Ce qui peut te consoler ne peut me déplaire. J'aimais aussi la
+Marquise et de la savoir disparue cela me fait de la peine. Elle était
+si bonne pour moi. Jamais je ne croirai qu'elle fut cause de nos
+malheurs.
+
+Quelques jours après l'image ornait la chambre. Jasmin et Martine
+entretinrent des bouquets de fleurs sous le portrait de leur ancienne
+maîtresse.
+
+Et la favorite, qui posséda tant de jardins et de parcs splendides,
+garda, après sa mort, alors qu'elle était oubliée, un parterre que des
+humbles cultivaient dans un coin de village.
+
+
+
+
+XVI
+
+
+Depuis des temps éloignés, les Buguet n'avaient cessé d'être la proie du
+village; leurs cheveux blancs ne faisaient pas cesser les rancunes, que
+les rustres, avec des méchancetés de bêtes fauves, transmettaient à
+leurs enfants.
+
+Quand il se rendait le dimanche à l'église, Jasmin entendait toujours
+les mêmes propos. On lui reprochait la mort de la mère Buguet, la
+disparition de Tiennette Lampalaire. Personne n'oubliait que le
+jardinier s'était vu chassé de Bellevue après avoir été le serviteur de
+la «putain du Roi». Les nouveau-nés, à Boissise, paraissaient téter
+cette haine avec le lait de leurs mères. Les Règneauciel et les
+Lampalaire se montraient les plus venimeux et les plus hostiles. Ils
+menacèrent plusieurs fois les Buguet de mort.
+
+Le curé seul venait chez Jasmin avec un bon sourire. Il consolait,
+prêchait la résignation. Il était maigre et pâle. On disait qu'il avait
+bien cent ans. Il trouva pour Buguet quelques travaux dans des cures et
+des couvents.
+
+De son côté Martine allait coudre à Melun chez des bourgeois. Elle
+rapportait quelques sols. Mais elle était obligée de revenir au bord de
+la Seine par des nuits où le vent sifflait. Jasmin allait à sa rencontre
+et ils rentraient sans espérance de jours meilleurs. En hiver, ils se
+couchaient tôt pour ne consommer ni huile ni chandelle, et ils ne se
+nourrissaient souvent que de pain d'orge et d'avoine. Jasmin, le dos
+voûté, rattachait ses semelles avec des cordes pour peiner dans son
+jardin et Martine, les traits tirés, la mine creuse, finit, quand elle
+se rendait à Melun, par ressembler à une vieille pauvresse qui va quêter
+par les chemins.
+
+Les Buguet avaient toujours gardé à leur muraille le portrait de la
+marquise de Pompadour. Jasmin cultivait quelques fleurs pour composer
+des bouquets qu'il mettait pieusement sous l'image.
+
+Cette fidélité redoublait l'acharnement du village. Les gens rendaient
+les pauvres jardiniers responsables des exactions croissantes qui
+amaigrissaient leurs pitances. On leur montrait le poing:
+
+--Vous recracherez ce que vous avez avalé chez les nobles!
+
+Les paysans récriminaient contre le droit exclusif de chasse, celui de
+fuies et de colombiers. La dîme les exaspérait.
+
+--C'est pour payer les frais de vos ripailles à Bellevue que nous sommes
+réduits à manger l'herbe! criaient-ils aux Buguet.
+
+Ceux-ci protestaient doucement. Jasmin se hasarda un jour à dire que la
+Marquise avait des goûts de bergère.
+
+--De porchère! lui fut-il hurlé. Elle a gardé sur terre les cochons du
+diable et elle les soigne en enfer!
+
+Cependant depuis trente années les événements s'étaient pressés.
+
+Louis XV était mort. La nouvelle reine était une Autrichienne, que
+personne n'aimait.
+
+En 1789, le bruit se répandit que Louis XVI était ruiné et qu'il voulait
+demander de l'argent au peuple.
+
+--Tu vois, dirent les paysans au vieux Jasmin, c'est nous qui paierons
+les violons!
+
+Quelque temps après un des Règneauciel, Pierre, garçon de vingt ans,
+accourut essoufflé de Melun:
+
+--Le peuple de Paris a pris la Bastille d'assaut! s'écria-t-il. Ils ont
+massacré la garnison!
+
+On s'assembla vis-à-vis de l'église. Pierre, qui avait vécu dans la
+capitale, parla de la liberté conquise. Il voulait aller se battre
+contre les Suisses et les Allemands du Roi.
+
+A ces nouvelles, le vieux Jasmin vacilla sur ses jambes. Son visage,
+tout fripé par les rides et qu'encadrait une barbe argentée, devint plus
+pâle.
+
+--On vit trop! On vit trop! murmura-t-il en levant une main tremblante.
+
+Pierre Règneauciel entra chez lui, désigna le portrait de la Pompadour:
+
+--Tu devrais brûler cela!
+
+--Non! s'écria le vieillard d'une voix rauque.
+
+--Cela te portera malheur!
+
+Les jours suivants, Pierre se promena dans le village avec quelques
+galvaudeux. Ils donnaient les détails sur l'événement du 14 juillet. Ils
+mirent des feuilles vertes sur leurs feutres cabossés pour imiter
+Camille Desmoulins au Palais-Royal: ils remplacèrent bientôt les
+feuilles par une cocarde rouge et bleue et Règneauciel agita une pique
+de garde national, qu'un marinier lui avait apportée de Paris.
+
+Bientôt on apprit que les paysans boutaient le feu aux châteaux par
+toute la France. Jasmin craignit pour celui de Bellevue. Il le voyait
+avec ses quatre murailles noires, son toit écroulé, les serres
+détruites, les orangers jetés sur le sol comme les révoltés que la
+mitraille avait tués le long des murs de la Bastille. Le soir il
+fouillait l'horizon du côté d'Étioles.
+
+Cependant les événements se calmèrent pour de longs mois. Une ère
+fleurie semblait renaître. Il vint de Paris quelques vagues espérances.
+Une fête avait eu lieu au Champ-de-Mars, où le Roi avait embrassé les
+représentants de la commune et les fédérés des départements. On se
+répétait jusqu'à Boissise les inscriptions patriotiques de l'arc de
+triomphe. L'Assemblée constituante ayant aboli les titres, les
+armoiries, les livrées et les ordres de chevalerie, Pierre Règneauciel
+affecta d'appeler le seigneur du village «citoyen Orangis».
+
+Mais peu après les manants virent plusieurs berlines attelées chacune de
+six chevaux s'arrêter devant le château. Le marquis descendit de l'une
+d'elles, botté à l'anglaise, sanglé dans un habit vert-dragon, les
+jambes serrées en une culotte de peau de daim. Il portait un chapeau
+rond qu'il s'enfonça, d'un geste colère, en pénétrant dans son parc.
+
+Les valets hissèrent de grosses malles dans les voitures. Des villageois
+vinrent regarder. Les laquais les chassèrent avec furie.
+
+Quand les berlines furent chargées, elles partirent au galop.
+
+Pierre Règneauciel courut derrière le cortège en agitant un vieux
+pistolet sans amorce:
+
+--Ils émigrent! Ils émigrent!
+
+Il revint essoufflé devant l'église et cria:
+
+--Vive la nation!
+
+Jasmin hocha la tête:
+
+--Cette fuite ne présage rien de bon.
+
+Ses pressentiments ne le trompèrent pas. On sut que Louis XVI avait fui
+aussi et que, ressaisi du côté de Varennes, il était sous la garde de la
+nation.
+
+Pierre Règneauciel, en revenant de Melun, cria plusieurs fois:
+
+--Vive la République!
+
+Beaucoup de paysans ne comprirent pas ce mot. Pierre expliqua que
+c'était la suppression des rois.
+
+Ses auditeurs frémirent.
+
+--Au moins aurons-nous le pain quotidien?
+
+--On pillerait!
+
+Puis des bruits de guerre circulèrent. Toute l'Europe, excitée par les
+émigrés, s'apprêtait à envahir la France. Règneauciel raconta qu'il
+avait vu des poteaux rouges sur lesquels il était inscrit: «Citoyens, la
+patrie est en danger.» Il parla de s'engager dans les armées qui
+allaient se battre à la frontière. Sa pique de garde national ne le
+quittait plus.
+
+Jasmin entrevit des choses épouvantables. Les châteaux flambaient dans
+ses rêves. On massacrait les habitants. Il se réveillait hagard, et
+murmurait:
+
+--Dieu! qu'il ne lui arrive point de mal!
+
+La vieille Martine savait pour qui son mari craignait. Elle n'osait lui
+rappeler que la marquise de Pompadour était morte depuis longtemps. Mais
+quand le jour pointait Buguet se souvenait et disait en hochant la
+tête:
+
+--C'est fini! Tout est fini!
+
+En août 1792, l'écho des canons qui avait tonné à travers les Tuileries
+parvint à Boissise. Buguet trembla pour les beaux arbres et les statues.
+Au mois de septembre, Règneauciel arriva chez le jardinier.
+
+--On en a massacré des centaines! s'écria-t-il.
+
+--Des centaines? demanda Jasmin anxieux.
+
+--Des aristocrates!
+
+Règneauciel se pencha pour regarder Buguet d'un air menaçant:
+
+--Et des suspects!
+
+Règneauciel désigna le portrait de la Pompadour d'un doigt farouche:
+
+--Si celle-là eût vécu, on l'aurait massacrée!
+
+Il cracha sur la Belle Jardinière et partit.
+
+Buguet essaya de courir sur les pas du garçon. Ses mains se levaient
+pour étrangler l'insolent. Celui-ci, déjà loin, sifflait, le nez en
+l'air.
+
+Le vieillard suffoqué s'appuya sur le coin de sa table. Puis il prit un
+coquemar plein d'eau, se hissa d'un mouvement caduc sur une chaise et
+lava le cadre. Buguet fut heureux de se trouver tout près de la figure
+au clair regard, au chapeau gaillardement posé sur l'oreille gauche.
+D'ordinaire ses yeux faibles la voyaient à travers un brouillard. Il
+embrassa le bas de la gravure et demanda:
+
+--Pardon!
+
+A la fin du mois, Jasmin et Martine virent par la fenêtre Règneauciel
+qui arrivait, un bonnet rouge sur la tête, en agitant un bâton et
+escorté de gaillards qui braillaient. Martine se précipita pour fermer
+la porte. Règneauciel se prit à ricaner.
+
+--La République est proclamée! s'écria-t-il. Vive la République!
+
+Il poussa la porte.
+
+--Crie donc: Vive la République! hurla-t-il à Buguet.
+
+Le vieux jardinier de la Pompadour ne répondit pas.
+
+--Vas-tu m'obéir, canaille!
+
+Règneauciel fit mine de vouloir briser le portrait de la favorite.
+Alors, branlant la tête et d'une voix chevrotante, Buguet murmura:
+
+--Vive la République!
+
+--Plus fort! s'écria Règneauciel.
+
+Il leva son bâton vers la Belle Jardinière.
+
+--Vive la République! cria le vieillard de toute la force de ses pauvres
+poumons.
+
+Règneauciel partit en criant:
+
+--A bas Louis Capet!
+
+L'exécution de Louis XVI épouvanta Jasmin. Dans ses idées, le souverain
+restait le Roi au visage rose et rond sous la poudre blanche, le Roi à
+la démarche élégante et ennuyée qu'il avait vu à Bellevue. C'est à ce
+cou cravaté de dentelles qu'il imagina la raie de la guillotine et,
+longtemps, son front chauve dans ses mains gourdes, il hoqueta:
+
+--Mon Dieu! mon Dieu!
+
+Les mois suivants des bruits de guerre et d'échafaud continuèrent à
+arriver aux oreilles de Jasmin. Les prêtres du pays étaient partis. On
+raconta que des «Jacobins» avaient fait périr la Reine. Des «brûlements»
+eurent lieu à Corbeil et à Melun, où l'on faisait flamber tout ce qui
+rappelait la «tyrannie» et la «superstition»: armoiries, titres,
+reliques, livres, drapeaux. Règneauciel racontait qu'on accomplissait
+ces cérémonies au son de la musique et il ne manquait point d'aller
+acclamer.
+
+--Tu ferais mieux de brûler de la poudre contre les Autrichiens, lui dit
+Martine.
+
+--Je me fous de toi! répliqua le sans-culotte.
+
+Des bandes passaient dans les bourgs pillant les églises. L'une d'elles
+apparut un matin à Boissise. Ces hommes étaient plus de cent et venaient
+on ne savait d'où. Déguenillés, ils avaient l'air de sortir d'une
+prison. Des femmes échevelées portaient des bonnets rouges. Tous avaient
+des piques, des fusils, des sabres. Les villageois se réfugièrent dans
+les bois de La Mée. Règneauciel se joignit à la bande et la conduisit à
+l'église.
+
+Buguet et Martine n'avaient pu fuir. Ils s'enfermèrent dans leur maison.
+
+Des cris retentissaient par le village. Martine, qui avait conservé de
+bons yeux, aperçut une fumée épaisse qui montait du cimetière.
+
+--Ils brûlent les livres de messe, dit-elle, et les catéchismes.
+
+Elle observa par une lucarne. Des coups de feu éclatèrent.
+
+--Ils tirent sur la croix!
+
+Martine crispait ses mains à une poutre, se hissant pour mieux voir.
+
+--Ils décapitent saint Antoine devant la maison de Cancri!... Ciel, le
+saint ciboire!...
+
+Elle fit le signe de la croix.
+
+--Ils jettent les hosties! Bon Dieu! Ils outragent la Sainte Vierge!
+
+Martine lâcha la poutre et vint haletante s'asseoir près de son mari.
+
+Les émeutiers entonnèrent un «Dies iræ» qu'ils coupaient des refrains de
+la «Carmagnole». Les Buguet entendirent briser les vitres de l'église et
+le bruit de la cloche qui tombait. Ils prièrent.
+
+Tout à coup, la bande encombra le chemin qui descendait vers la Seine.
+Jasmin les aperçut par la fenêtre. Ils s'étaient vêtus de chasubles et
+de surplis qui leur mettaient au dos de l'or et des croix noires. Ils
+brandissaient le goupillon, les encensoirs, les cierges bénits. La
+statue de la Vierge était promenée au milieu de leur bande sur un âne et
+une grosse «Mariane» toute rouge brandissait le petit porc de saint
+Antoine. Trois hommes sur une planche portaient la cloche. Tous
+hurlaient. Au milieu, Pierre Règneauciel, coiffé du bonnet phrygien,
+agitait sa pique au bout de laquelle se trouvait enfilée une toque de
+curé.
+
+--C'est là! dit-il.
+
+Il montrait du doigt la maison de Jasmin. Quatre gaillards enfoncèrent
+la porte. Les Buguet se blottirent au fond de la chambre.
+
+Un homme entra, en chemise déchirée, les mollets nus. Ses yeux
+brillèrent quand il aperçut la Belle Jardinière:
+
+--La Pompadour, je l'ai connue en ma jeunesse! J'ai logé à la Bastille
+pour un pamphlet à cause de cette arrogante Poisson! Voyez, mes amis! Je
+la retrouve!
+
+Il agita un sabre sous la gravure:
+
+--Tiens, crève, grisette formée pour le bordel, comme l'a chanté ton ami
+de Voltaire, crève, honte de la France!
+
+Il donna trois coups à l'image. Le cadre vola en éclats, le portrait fut
+déchiré.
+
+--Monstre! s'écria Jasmin.
+
+Il s'élança, armé d'un couteau, vers le brigand. Mais celui-ci l'arrêta
+avec la pointe de son sabre et étendit le vieux jardinier sur le sol:
+
+--Ainsi périssent les ennemis de la liberté!
+
+Jasmin râle. Le sang coule sur sa poitrine.
+
+--J'étouffe, dit-il.
+
+Martine se jette sur son mari, déchire sa veste, cherche la plaie.
+
+--Jasmin! Reviens! Reviens!
+
+Buguet ne répond pas.
+
+--Jasmin! hurle Martine.
+
+Il pâlit davantage.
+
+--Reviens donc! Ah! Tu reviendras!
+
+Rapide comme à Étioles, elle escalade l'escalier, fait glisser d'un coin
+du grenier un coffre qu'elle ouvre. Elle en tire une robe rose et la
+déploie.
+
+Cette robe! Celle que sa maîtresse portait à Sénart, que Martine mit à
+Étioles devant Jasmin et que, Buguet vit à la Marquise quand elle
+dansait à la lueur des étoiles! Martine s'en revêt; fanée et fripée, la
+robe est lâche à la taille, se décollette sur la poitrine vide de la
+vieille, embarrasse ses pas. Qu'importe! Martine la prit pour rappeler
+Jasmin si, un jour, il voulait la quitter! Et Jasmin s'en va!
+
+Trébuchante, Martine redescend, se précipite sur le blessé. Elle sourit
+d'une façon étrange:
+
+--Jasmin, reviens donc! Pourquoi partir?
+
+La vieille a imité l'accent de Mme d'Étioles. Buguet ouvre les yeux, ses
+lèvres remuent, il saisit la robe d'un geste vague. Jadis il épandit sur
+l'étoffe soyeuse des gouttes d'eau. Il la tache de sang. Ses doigts se
+crispent sur les rubans, s'accrochent aux noeuds. Ses narines paraissent
+chercher un relent de parfum. Martine roule sa tête sur le corps de son
+mari en riant aux éclats:
+
+--Je savais bien que tu reviendrais!
+
+Mais la bouche du jardinier reste ouverte, ses yeux deviennent vitreux,
+ses mains inertes.
+
+Alors Martine se relève avec un sourire édenté; elle prend un coin de sa
+robe, et, fardée de sang, poudrée par la vieillesse, elle entame autour
+de Jasmin le menuet, tandis que, d'une voix brisée, elle chante un air
+sautillant de Lulli qu'aimait la Pompadour.
+
+
+
+
+
+End of Project Gutenberg's Le jardinier de la Pompadour, by Eugène Demolder
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE JARDINIER DE LA POMPADOUR ***
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+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at https://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit https://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ https://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
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+This eBook, including all associated images, markup, improvements,
+metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be
+in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES.
+
+Procedures for determining public domain status are described in
+the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org.
+
+No investigation has been made concerning possible copyrights in
+jurisdictions other than the United States. Anyone seeking to utilize
+this eBook outside of the United States should confirm copyright
+status under the laws that apply to them.
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+Project Gutenberg (https://www.gutenberg.org) public repository for
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