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diff --git a/.gitattributes b/.gitattributes new file mode 100644 index 0000000..6833f05 --- /dev/null +++ b/.gitattributes @@ -0,0 +1,3 @@ +* text=auto +*.txt text +*.md text diff --git a/17311-0.txt b/17311-0.txt new file mode 100644 index 0000000..1dd33bd --- /dev/null +++ b/17311-0.txt @@ -0,0 +1,8483 @@ +Project Gutenberg's Le jardinier de la Pompadour, by Eugène Demolder + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Le jardinier de la Pompadour + +Author: Eugène Demolder + +Release Date: December 15, 2005 [EBook #17311] + +Language: French + +Character set encoding: UTF-8 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE JARDINIER DE LA POMPADOUR *** + + + + +Produced by Carlo Traverso, Eric Vautier and the Online +Distributed Proofreading Team of Europe. This file was +produced from images generously made available by the +Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at +http://gallica.bnf.fr. + + + + + +Le Jardinier de la Pompadour + +Eugène Demolder + +Quatrième édition + +Société du Mercure de France + +MCMIV + +À Edmond Haraucourt + + + + +I + + +Avec l'alouette la maison de Jasmin Buguet s'éveilla dans le matin de +septembre. + +Elle ouvrit ses volets, lâcha les pigeons, pendit trois cages à ses murs +escaladés par les vignes. + +À travers la brume les petits carreaux des fenêtres rirent sous le toit +en tuiles rousses; la lucarne qui donnait sur le village s'enflamma au +reflet de l'aurore. + +Cette humble demeure s'érigeait à Boissise-la-Bertrand, un village juché +au bord de la Seine, à une lieue en aval de Melun, au long de la rive +droite. Elle se présentait la première, quand on arrivait par le chemin +de Saint-Port; elle regardait le cours d'eau, très large vers cet +endroit, et haute d'un seul étage s'adossait à la pente du coteau sur +lequel s'étendait le jardin. + +Le plus beau des jardins! Les Buguet étaient fleuristes de père en fils. +Leurs plates-bandes rivalisaient d'éclat avec celles du petit château +voisin, badigeonné de jaune et qui appartenait aux marquis d'Orangis. +Jasmin avait la coquetterie de sa flore. Dès le printemps il exposait +sous la treille, appuyés à la façade du logis, des petits «théâtres de +fleurs»: assemblages de plantes qui s'élevaient sur des gradins les unes +derrière les autres, en sorte que l'Å“il et la main se pouvaient porter +partout sans obstacle. Il y mettait des oreilles d'ours, des renoncules +d'or, des anémones; elles alternaient avec les tulipes jaspées qui +éclairaient de leur flamme cette parade printanière. Un marronnier +d'Inde abritait l'étal qu'eût dévoré le soleil. En été Jasmin disposait +sur les gradins les Å“illets rouges, les glaïeuls et la +campanule-carillon. L'automne y faisait épanouir les géraniums, les +tricolors, les chrysanthèmes. + +Or ce jour de septembre le jardinier se leva avec le soleil. La veille, +avant de retourner au château, Martine Bécot, la chambrière de Mme +d'Étioles, lui avait dit en ouvrant des yeux cajoleurs: + +--Je suis en peine, Jasmin! Il me faut demain des fleurs roses pour +orner le phaëton de ma maîtresse. Je ne sais où les trouver! + +Buguet s'était planté un Å“illet au coin de la bouche et avait répondu, +fanfaron: + +--Je te donnerai toutes les fleurs de mon jardin, si tu viens prendre +celle-ci avec tes dents! + +Martine avait obéi. C'est pourquoi dès l'aurore Jasmin coupait les +fleurs de six grands lauriers roses qui dans leurs caisses peintes en +vert clair s'alignaient devant sa maison. + +Ah! C'est bien pour l'amour de Martine qu'il abattit d'un coup ces +rameaux qui balançaient au vent leurs calices parfumés! Il les sacrifia +tous: la maisonnette fit grise mine, sa parure enlevée, et ce fut avec +mélancolie que Jasmin couvrit la grande corbeille où il avait couché les +jolis nériums, après avoir eu soin d'envelopper chaque branche de mousse +humide. + +A six heures une charrette s'arrêta devant la porte; c'était Rémy +Gosset, le parrain à Martine. Il venait prendre les fleurs: «Ça ne le +gênait guère, car il allait à Corbeil porter son beurre, son fromage et +ses Å“ufs.» + +Jasmin veilla à ce que le précieux envoi ne fût pas déposé sur les +caisses à fromages: il l'installa lui-même au-dessus des paniers d'Å“ufs +et fît promettre au bonhomme de se rendre d'abord au château d'Étioles. + +--J'y serai sur le coup de neuf heures, affirma Gosset. + +Il fit serment de remettre la corbeille à Martine elle-même, afin que +personne ne laissât traîner au soleil la délicate marchandise. + +D'un coup de fouet il enleva son bidet: la bâche verte de la charrette +tourna dans la ruelle et disparut. + +Jasmin resta sur la route et suivit des yeux le courant de la Seine: des +bateaux de Bourgogne descendaient vers Paris des tonnes cerclées de neuf +et avançaient lentement dans le brouillard du matin. + +Comme le jardinier les regardait, une fenêtre de la maison s'ouvrit et +une vieille femme en bonnet de nuit apparut: + +--Jasmin! Jasmin! Arrive donc! cria-t-elle. + +--Voilà ! voilà ! mère! + +Quand il rentra, la vieille était descendue. Elle apostropha gaiement +son fils: + +--Eh bien, mon gars! T'as la puce à l'oreille? C'est-y pour voir couler +la Seine que tu t'es levé si tôt? A ton aise, après tout! Les +cuisse-madame et les mouille-bouche sont cueillies. Les calvilles +peuvent attendre. Déjeune! + +Elle poussa sur la table une miche, du lard et un cruchon. Jasmin sortit +un couteau de sa poche, se servit, mangea, but à même la cruche. + +--L'aurore creuse l'estomac, dit-il. + +La mère allumait une flambée de sarments sous le trépied, au milieu de +la grande cheminée. Le fagot fuma: la vieille n'en fut point gênée; elle +se versa du lait dans une écuelle en terre, qu'elle mit sur les flammes; +puis elle tailla quelques tranches de pain bis: quand l'ébullition +commença, elle les jeta dans le lait, sala, poivra et laissa mijoter. + +Ces préparatifs firent tousser Jasmin. + +--Je vais prendre l'air, dit-il. + +--C'est la fumée qui te chasse, fieu! Va sentir d'où le vent vient! Tu +me le diras! + +Jasmin sortit. A ce moment le ciel devint plus transparent. Sur l'eau +flottaient des brumes: avides de lumière autant qu'amoureuses de l'onde, +elles tiraient vers le ciel et trempaient leurs gazes dans le fleuve +endormi. + +Soudain la brise réveilla tout à fait la Seine; dans un frémissement, +sous le soleil pâle en sa rondeur d'hostie, l'eau se pailleta d'argent. +Ebloui, Jasmin regarda les spirales opalines que le vent poussait contre +les buissons. + +Il adorait la rosée; il aimait à surprendre ses diamants près d'une +cétoine verte, au cÅ“ur des «cuisses de Nymphe». Ce matin elle le fit +songer aux mois déjà passés. Vraiment cette année le printemps avait +opéré le miracle des roses. La Fête-Dieu en était restée inoubliable: +les rues avaient été jonchées de pétales, les reposoirs enguirlandés de +branches fleuries et la petite église avait ressemblé à un temple de +l'Amour. + +Aujourd'hui on payait cette débauche. Jasmin jeta un regard à ses +rosiers épuisés par un trop fougueux renouveau: l'été était mort et ils +ne portaient pas de fleurs «remontantes». A l'idée de cette privation +Buguet regretta presque le cadeau fait à Martine; bien qu'il aimât fort +la soubrette, il la maudit un brin et sentit que peut-être au fond de +son âme il préférait à sa blonde joliesse la chair multicolore des +bouquets. + +Doucement, avec un soupir, il gravit à droite de la maison un petit +escalier de pierres qui conduisait à une terrasse où s'alignaient les +fuschias, les basilics odorants, les orangers de savetier. Au long de +plates-bandes bordées de thym, les Å“illets d'Inde répandaient leur âpre +parfum. Au fond de la terrasse, le premier rayon aviva les roses +trémières comme s'il les eût peintes avec un pinceau d'or. + +Jasmin sortit un arrosoir, en plongea le ventre dans un tonneau enfoncé +au coin d'un parterre. Il distribua l'eau à des flox préparés pour la +Saint-Auguste, tombant ce jour-là . + +--Mère, cria-t-il en promenant sur les plantes les jets fins d'un juste +arrosage, les flox blancs sont à vendre! Trois sols! + +--C'est pas donné, mon garçon! + +Jasmin devait aller chez l'oncle Gillot pour savoir quand on commençait +les vendanges. + +--Bonne idée, mon fieu! dit la Buguet. Embrasse bien mon frère pour moi. +Hé! Porte-lui notre dernier melon. + +Buguet rentra, mit sa culotte noire à boucles d'argent, une chemise de +toile bise avec un col rabattu, un gilet de pékin à pochettes et son +habit brun en droguet: puis, ayant noué ses cheveux par derrière en +catogan, il posa sur son front le tricorne des dimanches. + +Il partit, emportant sur l'épaule, au bout d'un bâton, le gros fruit +jaune que la mère avait mis dans un panier fermé «pour attraper les +curieux». + +Et il suivit le bord de la Seine, heureux de la belle journée. + +Passant à Saint-Assises, Jasmin aperçut dans le parc d'une +gentilhommière le vieux jardinier qui ratissait l'allée. + +--Bonjour, monsieur Leturcq! + +--Ah! Jasmin! Entre donc! + +--Vous êtes bien civil, monsieur Leturcq! Buguet ôta son chapeau et +déposa le panier près de la grille. + +--Viens que je te montre une plante nouvelle, continua M. Leturcq. Elle +arrive d'Italie et fleurit ici pour la première fois. + +Jasmin eut un battement de cÅ“ur en pénétrant dans la petite serre. Un +dévot n'est pas plus ému sous le porche d'une église. Cet amoureux des +fleurs eût cherché l'eau bénite au fond des arrosoirs et se fût signé. +Il tint son feutre sous le bras respectueusement. + +--Vois, dit M. Leturcq avec un geste rond et une mine satisfaite. + +Jasmin s'arrêta devant deux tubéreuses. Blanches sur leurs longues tiges +vertes et rougissant, comme honteuses de la volupté qui s'émanait de +leurs corolles, capiteuses elles s'offraient au milieu d'un groupe de +bromélias bigarrés qui semblaient épris des nouvelles venues. + +--Caresse! C'est doux, dit M. Leturcq. Jasmin obéit; sa main trembla. + +--Et celle-ci? continua le vieux jardinier. C'était la Gordon des +Anglais (ainsi appelait-on alors le gardénia!), tout aristocratique et +élégante. + +--Sont-elles belles! murmura Buguet. Vous devez être fier de les +montrer, monsieur Leturcq. + +--Dame! On a son amour-propre! Malheureusement les connaisseurs sont +rares. + +Jasmin reprit sa route, émerveillé. Ces tubéreuses! Sa cervelle en était +troublée. Il lui semblait qu'il venait d'assister au déshabillé d'une +princesse au jour de ses noces, dans un de ces contes qu'il lisait aux +veillées. Et il était l'époux! Il avait touché la chair blanche: sa main +en restait parfumée! + +Il reconnut aussi que l'odeur des tubéreuses était pareille à celle du +flacon que Martine lui avait donné un jour en disant: + +--Tiens, c'est de Mme d'Étioles! + +Et il songea à Mme d'Étioles. Il se la figura pareille à la fille d'un +lord qu'il avait vue au parc de Vaux-Pralin quand il s'y trouvait en +corvée. Cette anglaise était pâle comme la gordon et, ainsi que cette +fleur, vêtue de mousseline blanche. + +Jasmin côtoyait le fleuve. Une poule d'eau s'envolant des roseaux le +tira de sa songerie. Il prit dans sa pochette la grosse montre d'argent +qu'il tenait de son père. Le petit forgeron du cadran frappa huit coups +sur son enclume. Jasmin, rassuré, continua lentement sa route. + +Mais une femme vint l'accoster: Nicole Sansonet, la pêcheuse +d'anguilles--une gaillarde qui n'eut point peur des chevau-légers en son +temps et qui, frisant la quarantaine, regardait encore les garçons avec +une flamme au fond de l'Å“il. Sa cornette couvrait une figure rougeaude, +son tablier à bavette dissimulait mal de grasses rondeurs. Elle portait +sur le dos une hotte pleine de poissons; une gourde battait ses fesses. + +--Belle journée, Jasmin, dit-elle. Il faut en profiter. Elles vont se +faire rares, mon gas! + +Ils cheminent côte à côte. Tout à coup la commère regarde son compagnon +en face: + +--A propos, toi, t'es pas encore marié? T'es dans l'âge pourtant! On +l'avait annoncé, ton mariage! On croyait que ce serait aux prunes! Et +puis, pan! V'la Martine à Étioles! Alors, c'est-y pour les vendanges ou +la Noël? + +Jasmin rit et Nicole continue: + +--C'est qu'elle est avenante, la mâtine! A ta place, je n'aimerais guère +la voir entourée de ces freluquets d'Étioles! La vertu d'une femme ça +glisse comme l'anguille, et quand c'est parti, c'est parti! Ouvre +l'Å“il, Jasmin, c'est Nicole qui te le dit. + +Buguet était arrivé. Il remercia la pêcheuse pour ses conseils et se +dirigea vers la tannerie de l'oncle Gillot. + +Elle s'érigeait devant la Seine. Culottée par le tannin, le sang, les +chiures de frelons, elle distribuait ses trois séchoirs et le logis du +maître le long d'une cour brune et puante. Au milieu, une charrette +pleine de peaux de bÅ“ufs était arrêtée. + +Jasmin entra. Ses parents lui firent bon accueil. La tante Gillot prit +le melon, le flaira sous la queue. Le jardinier s'informa de l'état des +vignes. + +--Eh! si septembre est chaud (chose probable, vu que le beau temps a +pris avec la lune!) on pourra vendanger tôt! + +--Bonne affaire, répliqua Jasmin. En attendant je vais passer la +journée ici et voir s'il n'y a rien à tailler dans l'enclos. + +--J'ai mieux pour toi, mon neveu, dit la mère Gillot. Eustache +Chatouillard, notre voisin, a promis de venir me prendre dans sa +carriole pour aller à Sénart, où le Roi chasse en forêt. Mais il faut +que j'aide mon homme à mettre les peaux dessaigner dans la rivière. Va à +Sénart à ma place! + +Jasmin hésita. + +--C'est des choses qu'on voit une fois dans sa vie, insista Gillot. + +Eustache arriva sur ces entrefaites. Il poussa des exclamations en +apprenant que la mère Gillot était empêchée. Mais il enleva Jasmin. + +--Je suis certain que le Roi vient, affirma-t-il. Je le tiens de +grenadiers à cheval qui raccommodaient la route. + +Comme Jasmin s'étonnait que des soldats vinssent réparer les chemins +pour un seul passage de carrosses: + +--Ah! Ah! reprit Chatouillard, c'est qu'il y a des dames dans les +carrosses, et les cahots, ça ne fripe pas seulement les atours! Il y a +autre chose en dessous qu'il faut soigner!... Ça te fait rire, +jardinier! Tu ne t'assieds pas sur tes laitues quand tu les portes au +marché de Corbeil? + +--Eh! J'ai trop souci de ma marchandise! + +--Chacun a souci de la sienne, mon gars! Hue, Bourry! + +Le cheval trottait ferme, excité par les éclats de voix d'Eustache et +les coups de fouet. Les jeunes gens atteignirent Nandy, dont la petite +église sonna dix heures. Ils traversaient les champs déjà fauchés où les +perdrix couraient dans le chaume. Les meules posaient leurs cônes d'or à +côté des bosquets d'un vert sombre; une brise légère fit glisser le +frisson pâle des feuilles retournées. + +Le village de Lieusaint, où ils arrivèrent bientôt, était encombré. Un +air de fête soufflait. Les groupes de paysans allaient, venaient, avec +des fermières en coqueluchon noir ou en chapeau de paille; une quêteuse +de grand chemin, ses souliers à la ceinture, regardait, l'air ahuri. Un +âne chargé d'ustensiles revenait du marché de Corbeil, accompagné de +laitières portant le pot de cuivre sur la tête et de gamins qui avaient +été vendre des noisettes au litron. + +Les grenadiers à cheval caracolaient, sous leur bonnet rouge garni de +peau d'ourson. + +Ils avaient les sabres au clair; de longs fusils et des épieux battaient +leurs cuisses. + +Au fond de la longue, et large route qui, bordée au bourg de fermes et +de maisons blanches, pénétrait ensuite dans la forêt, au loin, près du +carrefour de Villeroi, à l'extrémité de l'allée que barraient les +grenadiers, une foule multicolore papillonnait, jetait et mêlait des +taches blanches, pourpres, jaunes. De clairs personnages sortaient des +coulisses de l'horizon. Ils apparaissaient, disparaissaient. Au-dessus +de ce mouvant spectacle rayé par un soleil de clairière, les vols de +corbeaux se débandaient par crainte des hourvaris et du forhu. + +Les deux garçons descendirent de carriole. Et tout à coup Jasmin se +sentit intimidé. Il allait voir le Roi! Cette idée bouleversa son cÅ“ur. +Dans les châteaux où il taillait les charmilles, il avait souvent +entendu parler de Louis XV. Il savait la puissance du souverain: il lui +parut que la forêt la recelait entière, que les cors allaient annoncer +la présence d'une chose formidable. + +Eustache avait pris dans la voiture du pain et du fromage; il entraîna +Jasmin vers les taillis. + +Ils se faufilèrent sous les ramées. Des gardes de la maison du roi +empêchaient d'approcher du carrefour, «où l'on sert une halte à Sa +Majesté», dirent-ils. + +Heureusement Eustache rencontra un valet de chiens de sa connaissance; +grâce à lui ils purent approcher. + +--Regardez! dit le domestique. + +Au bord de la route c'était d'abord les chevaux de la suite royale. +Parmi eux, un tout blanc: + +--Le cheval du roi, murmura le valet. + +Un autre, isabelle doré, avec la raie de mulet et les crins noirs. + +--Celui de la duchesse de Châteauroux, continua le piqueur. + +Cependant cette cavalerie à étriers vides empêchait les amis de voir: +ils grimpèrent dans un orme et choisirent en ses fourches un commode +observatoire. + +Aux pieds des chênes et des bouleaux où sont accrochés les cors et les +couteaux de chasse, c'est un fracas d'uniformes, une allée et venue de +chevau-légers, de meutes tenues en laisse, un effarement de marmitons +qui portent sur de grands plats des hures, des lièvres rôtis et des +fruits. Les hêtres abritent le repos de mules à panaches et oreillères +de cuivre. Et partout où s'étendent de l'herbe et, un peu d'ombre, des +seigneurs, des officiers, des dames se régalent, assis ou couchés autour +de nappes jetées sur le sol. + +Jasmin est ébloui. Cette cour qui s'ébat parmi les mousses, l'attrait de +ces visages, l'étourderie de ces amazones qui ménagent des retroussis de +jupes d'où sortent de jolis pieds chaussés de maroquin violet, ces +gentilshommes qui arborent des cordons bleus sur la poitrine et appuient +la main sur leur cÅ“ur, ces abandons aimables, tout le charme de cette +aristocratie, que le jardinier a déjà entrevue dans les châteaux de +Melun, le ravissent. + +--Que c'est beau! murmure-t-il. + +Eustache lui souffle: + +--Le Roi! + +--Où? + +--Là ! + +Louis XV est assis au milieu d'un grand tapis. Sur un habit de velours +pourpre à larges galons il porte des dentelles, et sur sa perruque +poudrée un chapeau bordé de plume blanche. Des laquais s'empressent: ils +présentent à Sa Majesté un pâté; elle refuse et bâille. + +Jasmin remarque que le Roi a le visage rose et rond. Louis XV fait des +gestes lents, porte paresseusement à sa bouche une cuisse de poulet et +la jette au petit épagneul qui se roule à côté de son assiette. Puis il +bâille encore et se penche vers la dame installée près de lui. + +--La duchesse de Châteauroux, explique Eustache, qui a travaillé à Paris +et connaît certaines mÅ“urs de la cour. + +--Ce n'est pas la Reine? + +--C'est la maîtresse du Roi. + +La duchesse a la figure pâle sous le tricorne de chasse et paraît +souffrante dans sa robe jaune. Elle sursaute aux paroles du Roi et +Jasmin, à qui rien n'échappe, voit son visage se contracter, ses joues +devenir livides. + +--On dirait qu'elle va mourir, murmure le jardinier. + +Une chose l'inquiète davantage: le Roi! Malgré l'air d'ennui que se +donne le souverain, un prestige l'entoure aux yeux du jouvenceau. Car on +a dit à Jasmin qu'il faut savoir mourir pour lui, que c'est le chef qui +dirige les batailles et remporte les victoires. Le fleuriste ne peut +s'imaginer Louis XV qu'à travers cette illustration. Pourtant il +souhaiterait son maître plus impérieux, d'une allure virile et gaie. Il +regrette que le Roi de France ait ce pli d'amertume qui se creuse par +instant aux commissures de ses lèvres et ce regard qui se pose avec +mépris. Il se rappelle une gravure où Louis XV a le front libre, l'Å“il +franc, le teint fleuri, l'air à la fois doux et conquérant, et où il +fait penser en même temps au pigeon ramier et à l'aigle. Jasmin s'assure +que c'est ainsi que le Roi doit être et dans le personnage distrait et +fatigué il revoit le prince magnanime de la gravure. + +Pendant que Buguet se livrait à ces réflexions, sur la route, du côté de +Montgeron, apparut au soleil un attelage éclatant qui jeta des reflets +aux ornières et brilla comme un astre inattendu. Plusieurs seigneurs +sursautèrent, se firent une visière de la main pour mieux voir. + +L'apparition se dessina. Les courtisans distinguèrent une femme en rose +dans un phaëton d'azur attelé de deux chevaux blancs. Elle conduisait +elle-même. Derrière, un négrillon tenait ouvert un grand parasol. + +A l'approche de la halte, la dame ralentit l'allure de ses chevaux, afin +de recueillir les regards de la cour étonnée, où frémit un murmure. + +Ses larges paniers emplissaient la voiture de falbalas. Sa main gauche +laissait flotter les rênes; la droite agitait un grand éventail. + +Elle portait un chapeau à la bergère sur ses cheveux poudrés et avait +trois mouches si subtilement posées qu'elles brillaient comme des +étincelles sur le teint pâle que relevait un rien de fard. La robe +échancrée à la gorge montrait la naissance des seins. Tout provoquait +dans la belle cochère: la fierté sur son front, la luxure aux fossettes +de ses joues et aux coins de ses lèvres. La transparence de ses +dentelles carnait d'un diabolique éclat jusqu'à ses perles, tandis que +ses yeux armés cherchaient une victime. Son bras avait l'élégance d'un +col de cygne, et sa toilette semblait avoir été trempée dans le sang +enflammé des roses de Bengale. + +La dame traversa les groupes des chevau-légers, des grenadiers, des +valets; elle excitait la curiosité de tous ces hommes. + +Elle passa devant le roi, s'inclina. + +Jasmin voyait tout du haut de son arbre. A l'aspect de la dame, il +éprouva un trouble étrange. L'émoi lui fit lâcher une seconde la branche +qui le soutenait. Il entendit battre son cÅ“ur dans sa poitrine. Ebloui +comme si la reine des fleurs fût apparue, le jardinier cria: + +--Mordi, la belle femme! + +Mais une gerbe était là , dans la voiture, à côté de la dame. Jasmin +proféra, la gorge serrée: + +--Mes fleurs! + +Il avait reconnu les nériums cueillis aux lueurs de l'aurore devant sa +maisonnette et il dit, tremblant: + +--Mme d'Étioles. + +Alors, pris de vertige, il descendit de l'arbre et s'éloigna, suivi +d'Eustache, qui s'étonnait de l'émotion de son ami. + +--Mme d'Étioles, répéta encore Buguet. + +Eustache prit un air malin: + +--J'ai entendu parler d'elle; on dit que c'est un morceau de roi. + +Il insista, hochant la tête: + +--Un morceau de roi! + +Arrivé à proximité de Lieusaint, Eustache quitta Jasmin en lui +promettant de venir le reprendre une heure plus tard. + +--Merci, dit le jardinier, j'ai le temps de retourner à pied, ça me fera +du bien. + +--A ton aise! + +Jasmin se dirige du côté de Lieusaint. Dans la route maintenant +solitaire, il marche, abasourdi, s'arrêtant pour passer la main sur son +front. + +Alors c'est cette femme merveilleuse que Martine approche à toute heure! + +Jasmin eût dû deviner que sa promise était au service d'une beauté +pareille. Depuis quelque temps, elle devenait plus piquante, plus jolie: +le reflet de Mme d'Étioles, sans doute! + +Jasmin pense à ces choses. Mais il entend quelques petits cris, un bruit +de chevaux emballés. Il se retourne. + +Le phaëton d'azur! Mme d'Étioles! Chassée par les officiers de la +Châteauroux, elle s'est enfuie, défaille de dépit, lâche les rênes; déjà +le négrillon met sous le nez de sa maîtresse un flacon de cristal; le +grand parasol roule au milieu de la route. + +Jasmin se précipite, arrête les chevaux. Il saute sur le marche-pied de +la voiture et recueille la dame. Elle est évanouie. + +Jasmin la soulève, et avec beaucoup de peine, à cause des grands +paniers, la porte au pied d'un arbre. + +Affolé il crie: + +--Mon Dieu, aidez-moi! + +Le négrillon s'agite comme un singe en délire. + +--Elle est morte! hurle Jasmin. + +Il court vers une source qu'il a rencontrée sous bois et revient avec +son chapeau qui ruisselle. Il y trempe le bout des doigts, et, comme il +le ferait pour ses amaryllis pâmés, secoue quelques gouttes d'eau sur le +visage blêmissant où la bouche fardée paraît une blessure. + +La dame ouvre les yeux: Jasmin croit renaître lui-même à la vie. Elle +murmure: + +--Où suis-je?... Que faites-vous là ? + +Jasmin est à genoux. Le négrillon rajuste une dentelle. Mme d'Étioles, +pâle, fronce le sourcil, sa bouche se crispe avec douleur. Elle dit, +perdue au fond d'un rêve: + +--Je me souviens. + +Ses petites mains empoignent l'herbe à côté d'elle: + +--Et je me souviendrai. + +Puis elle s'adresse au négrillon: + +--Mon miroir! + +Elle y jette un regard: + +--Quel désarroi! + +Elle tapote ses boucles, caresse ses sourcils et, se parlant +elle-même, avec un sourire de mépris: + +--Dieu, que j'ai été femme! + +Jasmin n'a cessé de contempler les yeux de Mme d'Étioles: ils lui +paraissent tantôt noirs, tantôt bleus. Sous des cheveux où de vagues +blondeurs cendrées luttent avec la poudre, le visage ovale de Mme +d'Étioles montre une peau fine où les mouches de velours se jouent comme +des volucelles autour d'une rose blanche. + +Mme d'Étioles dépose son miroir, tend une main au négrillon, l'autre à +Jasmin: + +--Relevez-moi! + +Jasmin hésite. Il n'ose toucher aux doigts frêles. + +--Voyons! dit nerveusement Mme d'Étioles. + +Le jardinier prend la main tendue, ferme les yeux, tant le cÅ“ur lui +défaille. + +Mme d'Étioles est debout. + +--Qui êtes-vous? demande-t-elle à Jasmin. + +Il murmure, la gorge serrée: + +--Jasmin Buguet. + +La grande dame dit au négrillon: + +--Donne un écu à cet homme. + +Buguet réprime un mouvement de révolte: + +--Merci! Oh! non! Madame! + +Mme d'Étioles s'aperçoit de la bonne mine du jeune garçon: + +--Vous regardez mes fleurs? dit-elle d'un air aimable. + +Jasmin baisse les paupières: + +--Elles viennent de mon jardin. + +--De votre jardin? + +--Je suis jardinier, c'est Martine Bécot qui me les demanda hier. + +--Martine! Je ne savais point. + +Mme d'Étioles sourit: + +--Vous aurez ma pratique. Jasmin! + +Elle remonta dans son phaëton et, ayant retrouvé toute sa grâce, prit +les guides et partit. + +Jasmin la suivit du regard. Elle disparut d'un coup, par un chemin de +traverse. + +Le jardinier s'en alla en songeant à nouveau. + +La femme qu'il avait tenue dans ses bras, et dont il se sentit un +instant aussi parfumé que s'il avait porté une brassée de fraxinelles, +c'était Mme d'Étioles! Ces mots chantèrent à son oreille: Mme +d'Étioles! Un sentiment suave descendit dans ses veines, un sentiment +triste un peu et profond, tel qu'il n'en avait encore ressenti. Il lui +sembla que son âme se fondait. La plaine et le bois lui parurent +mélancoliques comme la fin d'une fête. + +Poussé par une force irrésistible, Jasmin retourna près de l'arbre sous +le tronc duquel Mme d'Étioles s'était reposée. Il s'assit. Un rien de +parfum flottait encore. Le jardinier ferma les yeux: il revit la grande +dame, avec ses Å“illades aux reflets de scabieuse et d'or, avec ses +lèvres qui brillaient comme des cerises, son front hautain comme une +étoile, ses doigts fuselés. Quand il releva les paupières, il aperçut, +dans l'herbe, la place où Mme d'Étioles avait crispé sa main. Il se +pencha et baisa le gazon ravagé. Puis il se releva brusquement, comme +s'il se fût brûlé les lèvres, et murmura: + +--Je deviens fou. + +Au loin la chasse partait du côté de Quincy, les chiens lançaient leurs +abois, au son métallique desquels se mêlaient les appels des cors. Le +vent qui s'était levé effaçait sur la route blanche la trace des +carrosses et le pas des chevaux. Buguet marcha dans le bois désert, +regarda le soleil disparaître et le ciel doucement violet. Pour regagner +son village, il s'engagea dans la plaine qui descendait vers la Seine. +Et bientôt, parmi les mille flammes automnales des colchiques, il +traversa les grands prés et les champs au clair de lune. + + + + +II + + +Quelques semaines plus tard Jasmin prenant son calendrier vit que +l'automne commençait. + +Le ciel était triste. Chaque coup de vent apportait des nuages. Ils +formaient de grands camps farouches. La Seine agitée avait des teintes +d'acier. + +Jasmin examina les nues, tandis qu'autour de lui la rafale faisait choir +les ciroles des grands poiriers. + +La mère Buguet parut: + +--Eh bien, fils, tu regardes le pied du temps? Il ne dit rien qui +vaille. + +Elle continua: + +--Je viens de préparer le fruitier. Si tu m'en crois, nous cueillerons +tout aujourd'hui. Le soleil ne chauffera plus guère. Au surplus les +reinettes ont bonne mine et les calvilles jaunissent. + +Jasmin murmura: + +--Vous avez raison, ma mère. + +La Buguet reprit: + +--J'ai fait prévenir Etiennette Lampalaire. Elle nous aidera. Ce n'est +point une engourdie. + +Jasmin alla dans le petit hangar prendre son échelle: il la mit contre +un grand pommier, puis il fixa son panier à un crochet pour le suspendre +aux branches. Il monta; l'arbre croulait sous le poids des fruits. Avec +précaution, Jasmin cueillit les pommes, les déposa dans une corbeille +sans les froisser: car «toute blessure est pourriture», il savait cela +de naissance. + +Quand les paniers furent remplis, la Buguet en prit un à chaque bras et +s'achemina vers la maison. Elle rangea les calvilles sur les claies, la +queue en l'air. C'était une brave femme. Elle avait travaillé dur avec +son homme, qui «avait parfois des turlutaines». Pensez! Il était le +neveu d'un maître d'école, il savait lire! Savoir lire! Une mauvaise +affaire qui mange le temps et déroute l'esprit! Ainsi, pendant que feu +Buguet tenait le nez penché sur un bouquin, l'ivraie poussait, et si dru +que souventes fois la bonne épouse vit des semis entiers étouffés par +les bleuets et les pieds d'alouette: son mari les voulait respecter +parce que les bleuets ressemblaient à ses yeux, à elle (ah! ça la +faisait rire!) et que les pieds d'alouette donnaient une légèreté aux +fleurs des plates-bandes! Tout ça, des idées qui coûtent cher au bout de +la vie! Son fils aussi avait parfois l'air d'un songe-creux. Tout le +monde cependant aimait Jasmin, il était de bon caractère; puis--ce qui +devient rare!--il savait son métier. + +--Bien sûr, s'il a la protection d'un duc ou d'un surintendant, il ira +loin! disaient les gens. + +Mais il arrivait à Jasmin de se montrer distrait, même triste. Ces +dernières semaines surtout. Plus de sourire, plus de gaîté! Il +réfléchissait à Dieu sait quoi! C'était depuis la chasse royale. +Avait-il envie de se faire piqueux ou chevau-léger? Folie, lorsqu'on +possède un bon métier et qu'on est sûr d'avoir chaque jour sa croûte à +rompre et son lit bien chaud. Aussi La Buguet ouvre l'Å“il! Elle espère +vivre assez longtemps pour marier son fils à une bonne ménagère, qui +«veillera au grain». + +Mais Tiennette arrive. Ses cheveux noirs, déjetés par le vent, le +sourire clair de ses lèvres retroussées, son visage hâlé, ses yeux bruns +et espiègles: tout brille. Sous le corsage de l'enfant qu'elle est +encore, les seins de la femme poussent déjà . Aussi un matin qu'elle +portait du lait au château, le vieux marquis d'Orangis invita la +fillette à partager sa crème au houacaca, laquelle est faite d'une +poudre composée de cannelle et d'ambre qui vient du Portugal et +réchauffe les sens. Tiennette raconta depuis que le vieillard l'avait +embrassée bien fort, le gobelet vidé, puis qu'elle s'était enfuie. + +Aujourd'hui souriante elle aborde la mère Buguet: + +--Vous m'avez fait quérir, la Buguet? + +--Oui, mignonne, il faut que tu nous aides. + +--Bien volontiers. + +Elles se dirigent du côté de Jasmin: juché dans les arbres, un tablier +au ventre, il se courbe, se redresse, s'allonge: + +--Ah! te voilà Tiennette! + +Il descend, tient l'échelle. Mais la petite veut grimper à l'arbre sans +aide. Jasmin lui prête son dos: il sent à peine sur ses épaules le +frôlement des pieds nus: Tiennette est dans les branches: + +--Lance un panier, Jasmin! + +--Attrape! + +Elle s'assied au-dessus du tronc. Ses mollets hâlés passent sous ses +courts jupons, polis comme du bronze, et dans les mouvements de la +cueillette, insoucieuse du froid, elle montre un genou rond crotté de +mousse et le bas de ses cuisses. Un rayon vient dorer l'enfant, éclairer +ses dents blanches. Jasmin songe aux divinités enfermées au cÅ“ur des +arbres et qui n'en sortent que rarement, à ce qu'il a lu dans les +livres. Tiennette ainsi perchée, avec sa peau brune contre l'écorce, son +regard de feu, ses cheveux en broussaille où pétille un grain de soleil, +pourrait être la petite hamadryade jaillie de ce pommier pour en goûter +les fruits. Des déesses plus puissantes doivent sortir des hêtres et des +chênes. Jasmin en imagine une, écartant les branches d'un garie dans la +forêt de Sénart. Elle s'avance, brillante et vive, comme si la sève du +taillis l'incendiait. Elle a les traits de Mme d'Étioles. + +Un cri d'Etiennette tire Jasmin de sa rêverie. + +--Oh! la grosse pomme! + +L'enfant a l'air de tenir une boule de feu dans ses mains brunes et +agite ses pieds nus en signe de plaisir. + +--Elle est presque grosse comme un cÅ“ur de cochon, dit Tiennette. + +Elle retourne le fruit et ajoute, sérieuse: + +--Oui, c'est un cÅ“ur, un cÅ“ur gonflé comme le vôtre, vous qui soupirez +tant! + +--Ce n'est pas pour toi, morveuse! + +--Parions que c'est à cause de Martine, jeta avec malice la fûtée. + +--Pas davantage! + +--Qui donc lui met la berlue à l'esprit? Faudra que je devine, se dit +Tiennette. + +A midi elle s'en alla, inquiète pour son amie Martine. + +--A qui songe Jasmin? Je ne l'ai jamais vu ainsi! + +Perdue dans ses réflexions, elle ne vit point le marquis d'Orangis qui +la guignait d'une petite fenêtre de son castel. Il lui faisait des +signes avec la main qui venait de fourrer du tabac d'Espagne dans son +nez de vieux singe. Il portait une robe de chambre d'homme de qualité et +un ancien bonnet de mariage vénitien, couvert d'emblèmes dorés sur fond +blanc, et trop large pour sa tête à cette heure sans perruque. + +Le marquis poussa un petit cri. Alors Tiennette s'aperçut de sa +présence. Les yeux du vieillard brillaient et les rides de sa figure +sèche étaient tirées par un sourire sans dents. Il esquissa deux +baisers. + +--Vous allez vous enrhumer, monsieur le marquis, s'écria Tiennette. + +Elle s'enfuit, mais pour passer le ruisseau, sous les yeux du seigneur, +elle releva sa cotte, bien que celle-ci fût déjà très courte et qu'il +n'y eût qu'un mince filet d'eau. + +Le lendemain la pluie nocturne avait apaisé le vent; une légère brise +déchira les brumes: le soleil se leva dans une claire pureté. + +En ouvrant leurs volets, les paysans se réjouirent. Quelle bonne journée +pour la vendange! + +Voilà déjà les filles. Elles chargent les hottes; leurs bonnets de +mousseline battent des ailes. Les «jeunesses» crient et chantent. Et les +garçons paraissent aussi, avec les mollets nus, les manches retroussées. +Ils sont joyeux: on dirait que l'«azur», cette fleur délicate qui couvre +le raisin, veloute leurs sourires. Une voix s'élève: elle lance une +ariette: + +Croyez-vous qu'Amour m'attrape +De m'avoir ôté Catin? +Qu'ai-je à faire de la grappe +Quand j'ai foulé le raisin? + +La chanson vole au-dessus des haies, jusqu'à l'église, et réveille les +échos de la Seine endormie. + +Jasmin restait insensible aux rumeurs du village. + +--Tu ne te rends point aux vendanges? lui demanda la Buguet. + +--Je n'en ai guère envie. + +La porte s'ouvrit: c'était Martine! Elle cria à Jasmin: + +--Eh bien! Tu n'es pas prêt! + +La jolie fille s'avança, poing sur la hanche, un peu moqueuse: + +--Vraiment, Jasmin, tu n'es point galant! Fallait savoir que j'allais +venir! Allons! Embrasse-moi! + +Le jardinier lui donna un baiser sur chaque joue; puis la jeune fille +sauta au cou de la Buguet. + +--Eh! dit celle-ci, que tu sens bon et que tu as la peau doucette et +blanche! Prends-tu des bains de lait comme ta maîtresse? + +La soubrette éclata de rire: + +--Mme d'Étioles se baigne dans l'eau claire! + +Martine était affriolante avec son bonnet blanc, son corsage de percale, +sa jupe d'un vert de scarabée qui laissait passer de fines chevilles et +des souliers cambrés. Mais ce qui charmait le plus en elle, c'était, +sous ses cheveux châtains, ses yeux de couleur indécise, comme ceux des +chats. Il semblait qu'elle pût les aviver des tons et des lueurs qu'elle +voulait. Martine avait le nez court, retroussé juste assez pour indiquer +un peu d'impertinence qu'adoucissait le sourire des lèvres. Ce matin, +elle semblait apporter une lueur de l'aurore dans les fossettes de ses +joues. Elle dit d'une voix cristalline: + +--Allons, Jasmin, conduis-moi aux vendanges! + +Buguet fit un brin de toilette, mit ses souliers ferrés pour patauger +dans la terre des vignes: + +--Me voilà prêt! + +Les deux jeunes gens furent bientôt au bord de la Seine. + +--Alors, M. Jasmin a assisté à la chasse royale? demanda Martine. + +--Oui! + +--On l'a fort remarqué. Et c'est pour le remercier de ses fleurs que +Mme d'Étioles m'envoya hier chez ma marraine Laïde Monneau, où j'ai +passé la nuit. + +--Ce n'est point vrai! + +--Je te l'assure. Elle s'est souvenue de ton nom. Elle m'a tout raconté +et elle est bien heureuse, car à la suite de l'accident le Roi lui a +envoyé dix faisans dorés, ce qui est gibier rare. + +Jasmin devint silencieux. Ah! Mme d'Étioles a prononcé son nom: Jasmin +Buguet! Pour la première fois ce nom paraît fleuri au jardinier. Il +sourit à des visions douces, à un bonheur secret. Le paysage prend à ses +yeux une splendeur ravie. Buguet regarde avec plus de joie les vignes: +ces petites fées vertes, qui, pendant les hivers sans soleil, versent le +rêve aux mortels en des boissons rouges, aujourd'hui se drapent dans +leur feuillage bordé de pourpre. Elles grimpent à pic sur le coteau +pierreux d'où l'argile rouillée s'éboule; en procession elles s'appuient +sur leurs échalas d'acacia ivres du vin contenu dans leurs mamelles. + +L'Å“il du garçon brille, sa physionomie s'éclaire. Il ose insinuer: + +--Mme d'Étioles se souvint de mon nom? + +--Ne te l'ai-je pas dit? + +--C'était dès le soir de la chasse? + +--Ce soir même. Je dégrafais sa robe. Elle jetait ses bagues dans un +coffre. «Martine, dit-elle, j'ai rencontré le jardinier qui t'a donné +les lauriers pour mon phaëton. Il s'appelle Jasmin Buguet, n'est-ce +pas?» Je rougis. «Pourquoi as-tu honte?» continua Madame. Elle sourit: +«C'est un joli garçon! Et ma foi il fut, lors de mon accident de +voiture, fort civil!» + +Jasmin exultait. + +--Comme te voilà joyeux! dit la soubrette. Tu te sens bien flatté? + +Elle était enchantée de voir son compagnon se dérider. La fillette +aimait beaucoup Jasmin. Enfants, ils avaient déniché des fauvettes dans +les roseaux de la Seine, joué aux osselets, à cligne-musette, au toton, +la toupie qui ronfle, et lancé les bulles de savon qui sortent d'un +tuyau de pipe et crèvent au long des chaumes. En hiver, ils élevaient +des châteaux de cartes, se penchaient sur le jeu de l'oie, +construisaient des coqs en papier. La petite était orpheline. Une fois +que son parrain dut s'absenter, il la confia aux Buguet; ceux-ci la +couchèrent avec Jasmin, les enfants s'endormirent sur le même oreiller: +on eût dit à les voir sommeiller que leurs têtes poupines souriaient au +même rêve. + +--On les mariera, peut-être, dit le père Buguet en riant. + +Plus tard, bien qu'il n'aimât guère la danse, Jasmin conduisit Martine +au bal champêtre, participant avec elle au moulinet, sous les tilleuls +du bord de l'eau, aux sons de la flûte. A la fête, il la menait voir le +montreur de boîte d'optique et celui de marionnettes; ils achetaient des +complaintes, écoutaient les joueurs de vielle et de clarinette. Jasmin +offrait à Martine des dorioles et autres délicatesses de bouche. Ils +buvaient un verre d'hypocras ou de vespetro, que débitait un charlatan, +et le soir la mère Buguet pétrissait des «roussettes». + +Le village les fiança. Cependant ils avaient échangé des Å“illades +tendres, des serments enflammés, des baisers en cachette, derrière la +porte, quand le garçon venait passer la veillée chez Rémy Gosset et que +la fillette le reconduisait jusqu'au seuil, «histoire de voir les +étoiles». Un après-midi que Martine, sortie pour cueillir des cerises, +avait délaissé son rouet, Jasmin couvrit le fuseau de roses pompon, de +sorte qu'elle trouva, en revenant avec son panier plein, une chose aussi +belle et vive que le sceptre de Flore. + +D'ailleurs Martine était sage. On ne l'avait jamais surprise dans une +grange, le sein hors du corsage, dans l'attitude de celles qui imitent +sur les bottes de foin ce que les pigeons, après s'être becquetés, +pratiquent à deux sur les gouttières. Nul galant n'était monté à la +petite fenêtre de sa chambrette; ni son parrain Rémy Gosset, ni sa +marraine Laïde Monneau, chez qui elle habitait parfois, n'avaient trouvé +de chapeau d'homme sous son lit. + +Rien pourtant n'avait été décidé entre Buguet et la soubrette. +Aujourd'hui le jardinier comptait vingt-trois ans et Martine atteignait +son dix-neuvième octobre. Elle pensa qu'il était temps de songer au +mariage: + +--Je vais parler! + +La joie revenue au cÅ“ur de Jasmin encourageait l'amoureuse. Le garçon +s'égayait le long de la Seine. Il voulut cueillir une branche de +salicaire et s'approcha de l'eau, parmi les joncs du bord: le reflet de +la rivière illumina son visage d'un or fluide. + +--Est-il joli! + +Il rappela à Martine ces jeunes satyres aux chairs roses ou hâlées qu'on +voit à Étioles dans certains tableaux: ils penchent sur des urnes ou des +conques, parmi des plantes aquatiques, leurs tétons bruns qui frôlent +les pétales des nymphéas. + +Jasmin revint, offrant à Martine la vergette empourprée de la fleur +tardive. + +--Merci, dit-elle. Je la porterai dans ma chambre en souvenir de toi. + +Puis le jardinier interpella le sacristain Euphémin Gourbillon, qui +promenait dans un clos son maigre personnage: + +--La belle récolte, Euphémin! Il y a de quoi rougir le nez à tous les +sonneurs de cloches de notre capitainerie de Sens! + +Il en interpella d'autres encore et se laissa accoster par maint +villageois, au grand dépit de Martine. + +Elle n'osa et ne put rien dire à Jasmin, moitié par timidité de +jeunesse, moitié à cause des bavards de la route, et ils se trouvèrent +ainsi près de la tannerie de Gillot. + +--Ah! Martine! s'écria la tante, c'est gentil de venir nous aider! Va +de ce côté, où se trouvent les fillettes. + +Voici l'oncle Gillot! Il est chargé de paniers débordants de grappes +encore froides de rosée. Il s'en débarrasse. Puis il s'essuie le front +et tape sur l'épaule de Jasmin: + +--Je suis content que tu sois venu, mon neveu! Eustache Chatouillard +nous est aussi arrivé. + +Près de la porte du vendangeoir, Eustache, la culotte relevée +mi-cuisse, dans une cuve emplie de raisins, foule, le torse nu. + +--Bonjour, Jasmin! s'écrie-t-il. On ne s'est pas revu depuis le jour de +la chasse. + +Gillot intervient: + +--Vous causerez tout à l'heure. Mon neveu, je t'emmène au-dessus des +roches. + +Buguet disparaît avec l'oncle et plonge dans la mer des ceps. + +Il cueille. Sa serpette habile coupe le pédoncule des grappes au bon +endroit. Gillot bavarde. Buguet l'écoute d'une oreille. L'air qui passe, +chargé de frémissement d'or des coteaux, les tons de turquoise du ciel, +le calme du fleuve qui dort son sommeil de grand serpent d'azur, tout le +fait songer à ce qui le tourmente. La vision de Mme d'Étioles +réapparaît au-dessus des échalas. Le sentiment qui s'est emparé de +Buguet sur la route de Lieusaint et n'a cessé de chanter en lui redouble +en ce moment. Pour cet amoureux des fleurs, peut-il être plus attirant +objet que cette grande dame? Mme d'Étioles paraît au jardinier sortie +du plus odorant promenoir d'orangers, d'un cabinet de gardénias. Le +garçon se penche vers le sol, comme les autres vendangeurs, mais quand +il relève la tête il la sent pleine de gloire: le décor encombré de +rustres, qui semblent traire les vignes, se mue pour lui en parterre de +sourires ailés. La Seine devient le fleuve complaisant: elle doit mener +Jasmin vers il ne sait quelle cour où Mme d'Étioles trônerait comme la +statue d'or qui se dresse au fond des grands bassins de Vaux-Pralin, où +chaque année Buguet va tailler les tilleuls et façonner le labyrinthe. + +A onze heures, Jasmin et Gillot descendent; ils rencontrent la tante qui +porte un pâté de grives, mis au four dès patro-minette. Eux-mêmes +reviennent de la cave du tanneur, une cave naturelle creusée dans le +tuf: ils sont chargés de grosses bouteilles cachetées de cire rouge; +Gillot en lève une, le sang des grappes flambe dans le verre comme sous +la peau des grains et paraît heureux de revivre au soleil. + +Les vendangeurs s'assoient à l'ombre d'une charrette. La mère Gillot +entame le pâté, tandis que Martine distribue les miches. + +--Arrivez, les enfants! crie la soubrette. + +Elle est saisie et dorée par le grand air comme les pains qu'elle tend +l'ont été par le four. + +Trois vignerons, deux filles, Tiennette s'avancent pour recevoir leur +part. Eustache se roule sur l'herbe en riant et lève ses pieds et ses +mollets rougis par le foulage. Chaque flacon que Buguet débouche fait +sonner, ainsi qu'un pistolet qu'on décharge, le creux de son goulot. Le +bruit attire Euphémin Gourbillon. Il a déjà trinqué avec maint +vendangeur et sa figure s'allume, barbouillée du tabac qui tache son +casaquin en ratine noire. L'oncle Gillot l'invite et il s'installe. + +Le premier coup de dents se donne avec appétit. + +--Les grives sentent le verjus, dit Gillot. + +--Elles en ont au cul avant que les autres en aient au bec! + +Tiennette interpelle Gourbillon: + +--Comme vous buvez, sacristain! On voit que vous n'êtes pas chez vous! + +--Effrontée! Quand le marquis d'Orangis t'offre de la citronnelle, tu +t'en fourres plein le gosier. + +Tiennette éclate de rire. + +--Le marquis d'Orangis! Ah! non! Je n'aime point ses drogues! + +La garcette prend un air malicieux: + +--Je suis trop paysanne, avec mes sabots! M. d'Orangis aime les pieds +bien chaussés! Il m'a promis une paire de souliers en me disant qu'il +mettrait lui-même les bas. + +--Ta fortune commencerait par le pied! + +--En faisant son chemin elle monterait vite plus haut! + +--Au carrefour où tout passe! conclut Gourbillon. + +--Sale! cria Tiennette. + +Cependant Martine regardait Jasmin. Le soleil taquinait les cheveux +bruns du gars et sa peau aussi appétissante que celle d'un brugnon. Il +se carrait, en manches de chemise; son gilet à fleurettes laissait +l'aise son cou et ses épaules: la camériste suivait à la dérobée le jeu +des muscles sous le linge éclatant de lumière. Puis elle épia le visage +de l'amoureux: la bouche rose, sans pli méchant aux commissures des +lèvres, les yeux d'un gris d'acier qui se pailletaient de bleu. Quand +Jasmin se retournait, Martine trouvait son profil aussi élégant que +celui des marquis: un nez fier, aux narines mobiles, un menton ni carré, +ni gras, qui rappelait un peu celui des femmes et se trouait d'une +fossette. Le jardinier était distrait. + +--Tu n'es point gai, mon fieu, lui dit Gillot, pour un jour de vendange. +A ton âge, j'embrassais toutes les jeunesses. + +--J'en ai bien envie, mais j'ai peur des rebuffades. + +Jasmin était descendu au repas des Gillot comme d'un ciel: après son +rêve où les finesses de sa nature lui avaient suscité des illusions, la +réalité lui faisait mal. Il n'accorderait aucune attention aux filles. + +Il rompit le pain avec Martine. Elle avait les mains rougeaudes! Il se +rappela qu'il en avait vu de toutes blanches, qui ne semblaient faites +que pour porter des lys. + +--Ah! dit la soubrette boudeuse, je n'ai pas de chance d'avoir un galant +de ton acabit! Tu ne souffles mot. Veux-tu bonne fortune plus relevée? + +--Ce n'est point pour te faire affront, Martine! Le soleil m'entête. + +--Tu es plus chaud quand il gèle? demanda Eustache. + +--J'ai mal à la tête, répéta Jasmin. + +--Il y paraît, appuya Tiennette en prenant parti pour Martine, car pour +ne rien trouver à répondre à tes mignoteries, ma bonne, il faut qu'il +soit bien mal en train. + +--Le fait est, mon garçon, reprit Eustache, que ça ne te vaut rien de te +frotter aux femmes. Te voilà ahuri comme le jour où tu m'as campé là , +dans la forêt de Sénart! Tu te souviens? + +Jasmin baissa la tête et Tiennette intriguée demanda: + +--Qu'est-ce qui s'est passé dans la forêt de Sénart? + +--Une belle dame... + +--Ah! + +--Mme d'Étioles! + +--Oh! + +--Il rougit! Il rougit! Il en tient pour la dame! dit Tiennette. + +--Tais-toi, harpie! cria Jasmin. L'oncle Gillot déjà assoupi tressauta. + +--Allez vous chamailler plus loin que je fasse mon somme! + +--On ne se quitte pas sans boire un dernier coup, dit Gourbillon tendant +son gobelet. + +Tous les hommes l'imitèrent; puis les bouteilles vides roulèrent sur +l'herbe. + +--Ça prouve, conclut l'ivrogne, que, pour se tenir d'aplomb, il faut +être plein. + +Tandis que la mère Gillot remisait les plats, ses convives s'égarèrent, +avec les autres vendangeurs, par les sentiers. Garçons et filles, sous +prétexte de chercher de l'ombre, se dirigèrent vers les roches. Des +grottes y ouvraient leurs gueules bleuâtres dans la blancheur du tuf. +Ces cavernes, voilées de vignes vierges et de viornes, se prolongeaient +sous terre et disposaient çà et là des cellules qu'éclairait vaguement +quelque cheminée naturelle creusée par la pluie. + +Martine eût volontiers entraîné Jasmin de ce côté, promenade habituelle +des amoureux. Persiflé par Tiennette, le jardinier avait quitté ses +amis. Mais sa promise eut beau le chercher sous les grands noyers dont +l'ombre noire s'arrondissait par places dans l'or des vignes, parmi les +filles que les caresses des lurons rendaient rougeaudes comme des +écuelles de vendanges, ou dans les retraites des grottes. Rien! + +--Qu'as-tu fait de ton amoureux? demanda une voisine. + +La pauvrette avait peine à retenir des sanglots. Où était donc Jasmin? +Quelle folie l'avait pris tout d'un coup? D'habitude, il ne se mettait +pas en colère pour un mot, il était doux, plutôt trop calme. Martine +était inquiète. Elle grimpa dans les rocs. Elle n'y rencontra que +Vincent Ligouy, un propre à rien qui gardait les vaches et jetait les +sorts. Il lui fit peur avec ses yeux pâles, ses cheveux couleur de +chaume qui tombaient comme des couleuvres mortes. Il rit: deux grandes +dents éclairèrent sa longue figure terminée par une barbe d'étoupe. Il +marchait mal d'aplomb: ses jambes de grand faucheux, toujours nues, +avaient l'air de vouloir s'emmêler à chaque pas. + +Martine redescendit le coteau en criant. + +--Qu'as-tu? lui demanda une paysanne. + +--Il m'a soufflé le guignon! + +--Qui? + +--Vincent! + +Des gars huèrent Ligouy, qui était le souffre-douleur du village: + +--Va-t'en, enfant de truie! + +On lui jeta des pierres. Une l'atteignit au front. Le sang coula. Ligouy +porta la main à sa blessure, l'essuya au haillon de chemise qui couvrait +sa poitrine et partit. + +--T'en voilà débarrassée, Martine! + +Le son rauque d'une corne annonça la reprise de la cueillette. On +entendit dans les clos des appels aigres de vieilles. Le clocher de +Saint-Port tinta. + +--Ah! oui! Ligouy souffle le guignon! T'as bien raison, Martine, dit une +fillette, qui sortait des grottes en rajustant à la hâte son fichu et en +remettant son bonnet droit. + +D'autres suivaient, les jupons fripés, avec leurs amoureux qui avaient +l'air penaud. + +Martine revint triste à la vigne des Gillot. Elle y revit Tiennette. + +--Qu'est-ce qui te tourmente? lui dit la gamine. L'amoureuse sanglota. + +--Jasmin est parti! + +--Il reviendra, nigaude! + +--Non point! + +--Mais pourquoi? + +Essuyant ses larmes, Martine raconta l'indifférence de son amoureux +depuis le matin, sa distraction pendant le repas, son air maussade. + +--Il ne m'aime plus, gémit-elle. Il est pris par une autre! + +--Quelle autre? Je les connais toutes au village et si Jasmin avait +suivi les cottes d'une quelconque, je le saurais. + +--Que veux-tu! Il a été toute la journée plus froid qu'un glaçon. Ah! il +n'eut qu'un moment de joie, c'est quand je lui parlai de Mme d'Étioles. + +--Oô!! + +--Alors il fut plus gai qu'un rossignol. Il eût, ma foi, dansé sans +violon au bord de l'eau. + +Tiennette, tout émue, s'écria: + +--Pardi! C'est cela! Il en tient pour ta maîtresse! As-tu remarqué sa +façon malhonnête de m'appeler «harpie» tout à l'heure? + +--Jasmin épris de ma maîtresse! Ah! tu me fais rire, répliqua Martine +incrédule. + +--A ton aise! Prends garde de rire comme saint Médard! Pas plus tard +qu'hier, je me suis aperçue que Jasmin avait l'âme à l'envers et sa mère +me disait que c'est depuis le jour de la chasse qu'il a martel en tête! +Il y vit Mme d'Étioles? + +--Elle est tombée dans ses bras. + +--Dans ses bras! + +--Il l'a déposée sur l'herbe. + +--Ah! Martine, songe à ce que Chatouillard nous disait pendant le +repas, que Jasmin fut si ahuri en voyant Mme d'Étioles! + +Les deux filles se regardèrent au fond des yeux; la grande fronça les +sourcils, son visage se voila d'une tristesse subite et elle mit la main +sur son cÅ“ur: la petite à la mine fûtée avait insinué à sa compagne du +soupçon, de la douleur. + +Martine quitta la vigne avant la vesprée; elle devait regagner Étioles +dans la charrette de son parrain. + +Dès qu'elle arriva à Boissise, elle entra chez le jardinier. Jasmin +s'aperçut qu'elle avait le cÅ“ur gros: + +--Tu viens me dire au revoir? murmura-t-il. + +Il prit la villageoise à la taille, l'embrassa. Puis il ferma les yeux +et tressaillit: Martine avait déboutonné son corsage dans la hâte du +retour, et de son linge chauffé par le soleil et par sa chair montait un +parfum. Ah! ce parfum! Buguet en eut le vertige! C'était celui qu'il +avait senti en relevant Mme d'Étioles. + +--Cela te paraît si bon? murmura l'amoureuse. + +--Ah! oui! + +La voix de Jasmin tremblait. + +--Encore, dit-il. + +Il appuya les lèvres sur la nuque de la soubrette qui se pâma, prête +défaillir. + +--Tu sens le paradis, murmura le jardinier. + +--Oh! Jasmin! oh! Jasmin! + +La mère Buguet apparut. + +--Martine, balbutia Jasmin, tout rouge, je vais te chercher des figues +que je t'ai promises. + +Le panier fut prêt en un instant. La fillette, son bonnet un peu de +travers sur le front, l'emporta à son bras nu. + +--Au revoir! Au revoir! dit-elle en montant dans la carriole de Rémy +Gosset. + +Déjà les vendangeurs revenaient. En avant, Gourbillon avait peine à se +tenir. + +Les autres suivaient, rompus, mais joyeux. Les vendangeurs, selon la +coutume, avaient écrasé des grappes noires sur la figure des +vendangeuses. + +Des filles crièrent: + +--Bon voyage, Martine! + +Les garçons reprirent: + +--Tu n'emmènes donc pas Buguet? Affûte-toi pour nous faire aller à la +noce! + +Martine était ravie. Elle partait, cahotée au trot de la bique à Gosset. +Le parrain, ayant vidé beaucoup de chopines, essuyait de temps en temps +ses paupières lourdes. + +La fillette songeait aux baisers de Jasmin. Elle les sentait encore, +dans sa nuque. Ils lui donnaient des frissons qui se renouvelaient. +C'était comme des brûlures légères. + +--Il m'aime, se dit-elle. + +Elle sourit: + +--Tiennette a beau dire! + +Comme le soir tombait, un doute se réveilla pourtant au cÅ“ur de Martine: + +--Tu sens le paradis, avait dit Jasmin. + +Etait-ce sa peau, ses cheveux, une odeur émanant d'elle qui avait ému +son promis au point qu'il se crût au ciel? A la dérobée, la soubrette se +pencha vers l'ouverture de son fichu. Grand Dieu! Ce parfum, c'était +celui de sa maîtresse, le même qu'à Sénart! Avant de partir, Martine en +avait secoué la dernière goutte entre ses seins! + +Elle pâlit. + +--Ce n'est pas moi qu'il a embrassée, se dit-elle. + +La fillette arriva pleine de mélancolie à Étioles. Il était plus de dix +heures. Un valet à demi vêtu, traînant ses chausses par les allées, vint +ouvrir. + +--Eh bien, dit-il, c'est ton parrain qui te ramène! Où est-il resté, ton +cousin de vendanges? + +Dans sa chambrette, Martine se sentit toute abandonnée. Le valet disait +juste! Elle n'avait plus d'amoureux! Pourtant Jasmin l'aimait depuis si +longtemps! Ne lui avait-il pas donné, dès qu'elle les désirait, ses +choses les plus précieuses, une fois sa tourterelle, puis un morceau de +corail en forme de dent, et toujours une part de ses gâteaux? Quand +elle était malade, il interrompait vingt fois son travail pour la voir +et lui prodiguait des caresses sur le front, des poignées de mains qui +guérissaient mieux Martine que les potions de sa marraine. En été Buguet +menait son amoureuse en barque et cueillait dans les estuaires de la +Seine de petites parnassies blanches qu'il jetait autour d'elle; alors +il la regardait en ramant lentement: il semblait à la fillette que son +promis l'enlevait très loin, à l'horizon bleu, pour lui apprendre des +choses nouvelles et douces. Et un jour n'avait-il pas fait jurer +Martine de ne prêter l'oreille à aucun propos galant? C'était dans la +grange de Gosset, au moment de la moisson; les yeux de Jasmin brillaient +étrangement dans son visage hâlé; les amoureux étaient seuls. Martine +crut qu'il allait la prendre: elle ne se serait point défendue. + +--Ah! oui il m'aime et un pareil amour ne s'en va pas ainsi! + +La soubrette se désolait au milieu des ténèbres. Le silence de la nuit +pesait sur sa poitrine. Elle songea à Mme d'Étioles, qui dormait sous +des courtines de soie, comme une fée au repos. + +--Ce qu'elle vous retourne un homme! se dit Martine! Sait-on ce qui peut +arriver avec des femmes pareilles! Elle a ébloui un roi! + +Il fallait se méfier! Mais que faire? Ah! tout d'abord quitter Étioles, +ôter à Jasmin l'occasion d'y venir, aller retrouver le promis au +village, revivre auprès de lui. + +--Je veux être sa femme, affirma Martine. Et je le serai bientôt, car, +Boissise, je le forcerai bien à s'occuper de moi. + +Elle battit le briquet, alluma une chandelle, prit une feuille de papier +et commença une lettre à sa marraine, la tante Laïde Monneau: + +Ma chère Marraine, + +Un petit chez soi vaut mieux qu'un grand chez les autres. C'est ce que +me disait hier la mère de Jasmin en me quittant. Comme je ne pouvais +m'endormir cette nuit, j'ai pesé ses paroles: elles valent un bon +conseil. Je le suivrai. Aussi bien je n'ai plus rien à apprendre ici. Je +sais coudre, repasser, faire le ménage et soigner la toilette d'une +grande dame. C'en est assez pour être la femme d'un jardinier. Si +j'attendais encore j'en saurais trop. Comme tant d'autres je deviendrais +ambitieuse et le bonheur que nous souhaitons, mon promis et moi, nous +ferait pitié. Dès demain, si j'en trouve l'occasion, je préviendrai ma +maîtresse. Elle est bonne, je lui dirai que je me fais vieille loin de +mon galant, qu'il me tarde de me marier, que pour cela je ne me sens pas +le courage d'attendre la fin de mon engagement qui tombe à la louée de +la Saint-Jean l'an prochain. Si ma maîtresse a sous la main une +chambrière pour me remplacer, c'est chose faite. Attendez-vous à me voir +arriver un de ces matins. Comme vous ne voulez que mon bonheur, ma chère +marraine, j'espère que vous ne contrarierez pas mes projets et que votre +maison sera la mienne tant que je serai fille. Prévenez Jasmin et sa +bonne mère afin qu'ils ne tombent pas de leur haut en me voyant arriver. + +Votre filleule, + +MARTINE BÉCOT. + +Le lendemain, au lever du soleil, Martine donna sa missive à un +coquaillier qui passait; contente de sa décision elle se sentit plus +légère que la veille. + +Avant dix heures, Mme d'Étioles la fit venir à sa toilette. + +--Eh bien, Martine, le temps d'hier fut propice aux vendanges? + +--Oh! oui, Madame, on dit que les futailles manqueront. Gourbillon le +sacristain s'offre à boire le trop plein des cuvées. + +--Une outre, ton homme d'église! Mais tu ne dis rien de ton amoureux? + +La soubrette pensa défaillir. C'était le moment de parler. + +--Ah! Madame, je pense qu'il est grand temps qu'on nous marie! + +--Oui, vraiment! Te voilà bien pressée. Crains-tu pour ta taille? Je te +croyais plus sage. + +--Si ce n'est l'honneur, ce que pense madame me chagrinerait moins que +ce qui arrive. + +--Quoi donc? + +--Jasmin en aime une autre! + +La soubrette sanglota. + +--Il te l'a dit? + +--Lui-même l'ignore peut-être, mais moi je n'en doute point. + +--Pauvre fille! Si tu l'aimes tant il faut l'éloigner de ta rivale. +Qu'il entre ici comme jardinier! Tu le garderas à vue et tes attraits +sont assez visibles pour le distraire. Et puis nous lui taillerons de la +besogne. Compte sur moi. Allons, cesse de te rougir les yeux. Tu sais +que je n'aime pas les visages chagrins autour de ma personne. + +Martine se tut. Mais toute la journée elle songea à la bonté de Mme +d'Étioles. Elle s'avoua qu'elle avait été injuste la veille à son égard. +En somme, que pouvait la grande dame si Jasmin s'éprenait ainsi d'elle! +Allait-on lui reprocher de dégager ce charme captivant qui séduisit +jusqu'à Martine, car Martine serait triste si elle devait quitter sa +maîtresse! + +--On est si bien chez elle! Tout est plein de grâce. Les paroles sont +douces. On entend de la musique tous les jours. + +Martine regretta presque d'avoir écrit. Mais la lettre était déjà chez +Laïde Monneau. Celle-ci arriva à Étioles le lendemain. Elle fit appeler +Martine sur la route, après avoir comblé de grandes révérences le valet +qui vint à la grille. Laïde avait une de ces figures cireuses et ridées +de paysannes où l'âge ne marque plus. Son regard était dur. + +--Sais-tu bien, dit-elle à Martine, qu'en lisant ton mot d'écrit j'ai +cru que tu devenais folle? De mon temps il n'y avait que les filles +prêtes à être colombes dans le pigeonnier d'une sage-femme pour être si +pressées d'entrer en ménage! Aussi comme je te sais honnête et que pour +la mémoire de ta sainte mère qui t'a confiée à mes soins je ne veux pas +que tu donnes à jaser, j'ai pris sous mon bonnet de venir te trouver +pour t'empêcher de faire un coup de tête dont tu te mordrais les ongles. + +--Allons, allons, ma marraine, reprenez votre vent et dites-moi l'avis +de Jasmin. + +--Ah! ça, t'imagines-tu que je lui ai montré ta lettre à ce garçon? Ah +bien! Ce n'aurait pas été long! Il aurait planté là sa bêche et son +râteau pour venir te chercher. Un amoureux, ma fille, c'est un +amoureux--tout ce que tu dis est bien dit, tout ce que tu fais est bien +fait. Il ne voit que par tes yeux: à toi de ne point faire de bévue! +Mais moi je ne me prête pas à tes turlutaines en te recevant dans ma +maison qui te paraîtrait un taudis maintenant que tu as des habitudes de +luxe. + +--J'avais tant envie de rentrer au pays, et de me marier, murmura +Martine. + +--Ta! Ta! Ta! Je fus ravaudeuse à Paris. Eh bien, si de but en blanc +j'avais quitté mon tonneau pour demander à ma mère de me marier un mois +après, elle m'aurait rabattu les coutures de façon à m'en ôter l'envie. +Quand on n'a pas un sou vaillant, ma fille, et avec ça des habitudes +grandioses, faut savoir d'abord amasser l'argent et avant tout remplir +son esquipot de pistoles! + +--Je vous obéirai, ma marraine, dit modestement Martine en baissant les +yeux. + +Pendant que la paysanne lui faisait la leçon, la fine soubrette avait +conçu un plan pour sauver l'amour de Jasmin et elle le rumina plusieurs +jours durant. + +Martine se disait que jamais Buguet n'oserait parler de sa passion pour +Mme d'Étioles. Il serait au service de la châtelaine, dans son jardin, +que rien n'en pourrait transpirer. Elle devinait au surplus les +ambitions de sa maîtresse et savait que cette intrigante n'était point +femme à prêter attention à un jardinier: + +--C'est comme si au fond d'une cave on brûlait des chandelles pour une +étoile! + +Martine soupira pourtant: + +--Plus jamais ce ne sera comme avant. Il y aura toujours celle-là entre +nous. + +Il valait mieux que l'intruse fût Mme d'Étioles. Martine n'en souffrait +pas moins dans son affection pour Jasmin. Elle s'apercevait de la +profondeur de cet amour. Ne pas devenir la femme de Buguet, ça la +tuerait! Elle l'aimait malgré tout et de toutes ses forces. Jasmin était +sa joie, son rêve, sa vie! Il lui fallait les baisers de Jasmin, il lui +fallait ses caresses! Elle avait grandi avec cet espoir et cet espoir +prenait tout son cÅ“ur! + +Ah! jadis le garçon était distrait, trop peu chaleureux et Martine l'eût +jugé maintefois indifférent si elle n'avait connu à fond son caractère. +Trop souvent le baiser désiré se faisait attendre! Jasmin était calme. +Et voilà que Mme d'Étioles avait bouleversé tout cela d'un coup! +Martine n'avait plus reconnu son amoureux dans ce jardinier tour à tour +boudeur et charmant, violent ou doux, fuyant sa compagne après le repas +et lui prodiguant au départ des baisers qu'elle sentait encore! + +--Pour ramener Jasmin, je veux ressembler le plus possible à ma +maîtresse, se dit la soubrette. On peut se faire pareille à une autre. +Quand Mme d'Étioles se grime pour jouer la comédie à Chantemerle, chez +Mme de Villemer, elle prend parfois la physionomie de certaines +personnes dont la compagnie veut rire. + +Martine projeta même d'user de Mme d'Étioles auprès de Jasmin, en lui +parlant d'elle, en arrivant embaumée de son parfum, en répétant ses +paroles. Jeu cruel pour Martine! Jeu dangereux! Mais la soubrette, +attachée à la grande dame par son affection et par la volonté de sa +marraine, s'exaltait à l'idée de cette lutte amoureuse et savourait à +l'avance les baisers plus profonds et plus fous de Buguet. + + + + +III + + +Quinze jours après Jasmin bêchait ses plates-bandes. Bien qu'on fût en +octobre, il gelait blanc. Le jardinier se demandait s'il laisserait ses +«tard-fleuries» orner le verger de leurs balles rouges. Ces pommes +réjouissaient les yeux: tout n'était pas mort tant qu'elles pendaient +aux branches! Mais, hélas! avant-courrières des premiers froids, les +mésanges charbonnières s'abattaient sur les arbres et perçaient les +brouillards de leurs cris aigus. + +--L'hiver sera précoce et rude, se dit Jasmin. Les oignons ont triple +pelure: cela ne trompe jamais. + +Aussi le brave garçon se hâte de retourner la terre pendant qu'elle se +laisse entamer par la bêche. Après, qu'il gèle à pierre fendre! Tant +mieux! Cela détruit les larves et préserve des vers blancs, ces ennemis +des fraises et des salades printanières. + +En attendant, pour remplacer le vide laissé par les dahlias disparus, +Jasmin repique les pieds de réséda et ceux de véronique: avec les +chrysanthèmes et les roses de Bengale, ils forment l'arrière-garde de la +flore des jardins. + +A vrai dire, ces plantes ne lui importent guère. Jasmin les cultive pour +la pratique: au fond, il les trouve rustaudes, surtout la véronique avec +ses thyrses violets: elle fait songer aux petites vieilles qui hantent +l'ombre des églises. Les chrysanthèmes, plus rares, ornent les tombes au +jour des morts. + +Prenant une touffe de réséda, Buguet est sensible à sa bouffée bon +odorante: elle lui rappelle Christine la berlue, une laideronne qui lui +apprit l'amour lorsqu'il avait seize ans: quand il la retrouvait dans +une grange, il fermait les yeux pour ne pas la voir, tandis qu'il humait +en un baiser obscur l'haleine parfumée de la paysanne. + +Depuis les vendanges, Jasmin travaille avec acharnement. Déjà ses +coffres sont en place; les épinards semés dans les vieilles couches à +melons arriveront les premiers au marché et la planche d'oseille +couverte de paille donnera de jeunes feuilles tout l'hiver pour les +bouillons aux herbes. Jasmin a aussi détaché les Å“illetons des +artichauts, et terminé les semis de laitue et de romaine. + +Aujourd'hui il attend Vincent Ligouy pour débarrasser les arbres de +leur bois mort. Le vagabond escalade le petit mur du jardin. + +--Pourquoi n'entres-tu point par la porte? lui demande Buguet. + +Ligouy préfère risquer une entorse plutôt que d'affronter des coups de +fourche promis par les gars du village. + +--Puisque tu grimpes si bien, dit Buguet, monte dans ce catillac et +rabats les pousses qui s'emportent à la cime! + +Ligouy se dirige dans les branchages, avec des gestes de grand singe. Il +quitte bientôt le poirier pour un abricotier en plein vent, qu'il +nettoie avec autant d'adresse. + +Au soir la mère Buguet vint voir la besogne accomplie. Le jardin se +trouvait rajeuni. + +--Bien sûr, dit-elle, le diable y a donné un coup de main! + +Aussi malgré Jasmin, qui voulait que Ligouy soupât avec eux, la ménagère +donna au va-nus-pieds une tranche de bÅ“uf bouilli dans une miche de pain +et elle le renvoya en payant sa journée. + +Ligouy s'en alla par où il était venu. Arrivé dans la plaine, il chanta. +Jasmin écouta sa chanson qui montait vers les premières étoiles. + +Lorsque Jasmin rentra, sa mère eut un soupir de soulagement: + +--Ah! te voilà , dit-elle. J'avais peur que l'idée te vînt d'accompagner +ce sorcier à travers champs. M'est avis, mon garçon, que tu ferais bien +de ne pas l'attirer ici. Nous sommes heureux. Ce n'est pas la peine que +le mauvais sort pénètre chez nous à ses trousses! Les langues ont déjà +assez marché depuis que tu l'embauches! + +--Allons, mère, tu sais bien que je ne m'occupe pas des autres! Pourvu +que je te voie soigner tes lapins, tes poules et ton gars, rien ne +manque à mon bonheur. + +--En attendant le reste! + +--Quel reste? + +--Que tu te maries un jour! + +--Ah! oui. + +Et Jasmin ajouta: + +--Mon père le jour de ses noces a planté un sorbier pour les oiseaux. +J'élèverai, le jour des miennes, devant ma maison, un abri pour ceux qui +vont par les routes et n'ont pas un sol. + +--Encore des idées saugrenues! Où ça te mènera-t-il? + +--Que veux-tu, ma mère! J'ai entendu souvent dire que le peuple est bien +malheureux. Tous les villages ne sont pas avantagés comme le nôtre, qui +est près de Melun, de Corbeil, et à portée des grands châteaux de +Vaux-Pralin, d'Étioles, de Fleury-en-Bière, de Courance et voire de +Fontainebleau! Les nobles ne nous pressurent point. Notre coin est +béni, ma mère, et nous en devons de la reconnaissance à Dieu et au roi! +Sais-tu qu'il y a dans la Bourgogne des vignerons réduits à demander +l'aumône? Les gens de Limousin et d'Auvergne, à ce que m'a dit un +ramona, vont servir de manÅ“uvres en Espagne pour rapporter un peu +d'argent à leur famille! Certains riverains de la Marne (j'en connais) +n'ont pas trois sols par jour et couchent sur de la paille. + +--Que Dieu les aide! soupira la Buguet. + +--Oui, conclut Jasmin, nous sommes, nous, du peuple gras, comme les +ouvriers du premier ordre, ainsi qu'on appelle à Paris les orfèvres et +autres fins artisans! + +--Gras! s'écria la Buguet d'un air ironique. + +--Certes! Le menu peuple se nourrit souvent de pain trempé, d'eau salée +et ne mange de chair que le mardi gras, le jour de Pâques, à la fête +patronale et lorsqu'on va au pressoir pour le maître! + +Le souper fut maussade. + +Sa purée de pois ingurgitée, Jasmin posa la chandelle sur la cheminée, +attisa le feu et alla prendre dans le vieux bahut deux gros livres. Ils +étaient reliés en cuir avec une tranche rouge. Ces bouquins, intitulés: +_Instructions pour les jardins fruitiers et potagers_, par feu M. de La +Quintinye, directeur de tous les jardins fruitiers et potagers du Roy +édités à Paris chez Claude Barbin, sur le second, perron de la Sainte +Chapelle, avec privilège de Sa Majesté, avaient été donnés au père de +Jasmin par un prince. On admirait en tête du premier tome un beau +portrait gravé de M. de La Quintinye: avec son rabat de dentelles, son +abondante perruque, sa grande figure ovale au nez impérieux, il +paraissait vraiment noble. Chaque fois que Jasmin ouvrait le livre il +regrettait de ne pas avoir pareil maître: il se voyait avec lui +contournant un boulingrin d'herbe verte et courte à la façon anglaise; +ils allaient béquiller dans une caisse d'oranger, tracer la ligne d'une +avenue ou diriger des pêchers en espalier sur des treillis d'échalas +taillés dans l'érable, le long des murs où paradaient des vases de +marbre. A défaut du maître, Jasmin se contentait des livres. Il se +promenait ravi dans le plan du jardin potager du Roi, à Versailles, +errait en idée de la figuerie au parterre de fraises, s'arrêtant sous la +voûte où l'on serre les racines, les artichauts et les choux-fleurs +pendant l'hiver; il longeait la prunelaye, marquait la place des cerises +précoces, des pêches chevreuses. + +Alors il tournait les pages et relisait les maximes de jardinage. Il +apprenait les manières de soigner depuis les cuisse-madame et les +salviatis, qui sont poires d'été, jusqu'aux beurrés, aux bergamotes, +qui sont d'automne, et aux ambrettes et bons-chrétiens, qui sont +d'hiver. + +Curieux de choses plus profondes, Jasmin s'attardait dans le tome +deuxième à des discours intitulés: «réflexions sur quelques parties de +l'agriculture.» Ils étaient précédés d'une gravure sur cuivre où l'on +voyait, dans un parc spacieux agrémenté d'arcades, des jardiniers à +longs cheveux et chapeaux de feutre, à longs habits et à longs bas, +planter des arbres avec un air cérémonieux qui plaisait à Buguet. Dans +le texte M. de La Quintinye dissertait avec autorité sur la botanique, +s'occupait de l'origine et de l'action des racines, émettait ses idées +sur la nature de la sève, constatant qu'elle devient puante dans +l'oignon et l'absinthe, odoriférante dans la jonquille, poison dans +l'aconit, contre-poison dans la rhubarbe. Phénomènes déconcertants, si +l'on songe que, d'autre part, les figues donnent du lait, les +marronniers d'Inde de l'huile, et que les vignes font le vin! Buguet +s'émerveillait avec M. de La Quintinye. + +Le jardinier était enchanté par le traité de la culture des orangers. Il +savait les façons de semer, d'arroser, d'encaisser, et celle de chauffer +les serres. Il connaissait les propriétés des petites oranges de Chine +et de Portugal, celle des Riche-dépouille et des bigarades. En lisant +ces choses, il se rappelait ce qu'il avait entendu dire d'orangers +célèbres: à Versailles celui qu'on appelle le grand Bourbon fut saisi +avec les meubles du Connétable et vendu. C'était le plus bel arbre qu'il +y eût en France et il avait soixante-dix ans. A l'époque de Jasmin il +vivait encore, ce qui lui faisait trois siècles. A Fontainebleau on +voyait des orangers plus vieux que les carpes aux bagues d'or, et déjà +splendides au temps du roi François Ier! + +Jasmin rêvait de fleurs aux arômes musqués, aux blancheurs nuptiales, de +balles d'or auxquelles il mêlait les cuivres pâles des limons et des +citronniers. Il s'étourdissait en pensée avec des parfums et des +couleurs, mariait les vermeils aux verts sombres des feuilles, faisait +éclater des jaunes. La cervelle en fête, il lui arrivait de chanter à la +lueur des oribus, dans l'humble salle où régnait une odeur de lard +grillé. + +Ce soir-là Jasmin continua sa lecture très tard. Vers dix heures la mère +Buguet alluma sa chandelle et se retira d'un air grognon: + +--Tu ne te couches pas, Jasmin? + +--Point encore! + +--Ah! tu vas devenir savant! + +Lorsqu'il fut seul, Jasmin ferma les livres et les remit en place, +songeant aux jardins fruitiers alors renommés, ceux de Versailles, de +Saint-Cloud, de Meudon, de Sceaux, de Chantilly, aux grands Mécènes des +horticulteurs, Louis XIII, Louis XIV, Louis XV, et monseigneur le duc +d'Orléans défunt. Il feuilleta quelques gravures éditées par le sieur +Mariette et qui se trouvaient dans le bahut. Elles représentaient, pour +les jardins de plaisance et de propreté, des parterres de broderie et +des parterres de compartiment où le dessin, se répète par symétrie. +Jasmin jeta un coup d'Å“il aux rinceaux, aux fleurons, aux palmettes, aux +coquilles de gazon, vit les caprices enroulants du buis, les fonds de +sable blanc et rouge, ceux de machefer. Et il se demanda s'il aurait le +bonheur de tracer, piquer et soigner d'aussi resplendissants tapis. + +Il soupira et avant de se mettre au lit alla contempler la voûte +étoilée. Il aimait le ciel. Les grandes clartés de l'univers lui +paraissaient veiller sur les plantes endormies et garder pendant l'hiver +l'âme des fleurs absentes. Cette fois l'immense désert peuplé d'astres +lui sembla en fête. Une robe rose balayait la voie lactée. + +--Encore elle! J'ai beau travailler dur, je la retrouve partout! + +Il rentra, s'assit et se dit qu'il avait bien de la peine. S'il lisait +des livres de jardinage, Mme d'Étioles se glissait près des buis et des +parterres et il se voyait à ses pieds, une rose à la main. Il rêvait +d'elle pendant son sommeil, la rencontrait le long des palissades de +jardins, avec sa robe soyeuse, ses mouches, son éventail, devant un +rideau de verdure que des papillons quittaient. A la vue de Jasmin, +elle souriait comme au Roi. Il s'approchait, elle lui offrait ses seins. +Une nuit elle lui apparut au milieu de cascades; c'était une des nymphes +en marbre de Vaux-Pralin qui avait pris ses traits: elle s'avançait nue +à travers les champignons d'eau, chantant un air très doux. + +Tentations du diable! Buguet est le jouet de chimères! + +Il se frappe le front: + +--Tu n'as pas le droit de penser à Mme d'Étioles. Tu es fils de paysan, +Jasmin! + +Le jardinier se croit coupable d'une sorte de sacrilège, d'un attentat +amoureux envers Mme d'Étioles. Il n'oserait au soleil soutenir son +regard et il la baise et la caresse en pensée! Ah! si la terre, la +confidente de ses espoirs, voulait le sauver! S'il pouvait, dans les +sillons refroidis, semer les gouttes de son sang pour y faire éclore son +délire en fleurs plus rouges que l'Å“illet, plus charnelles que la +grenade! Mais la terre est sourde, et la terre boirait le sang et ne +rendrait pas la paix au cÅ“ur de Jasmin! + +--Il faut pourtant se faire une raison, dit le fleuriste. + +Mais le peut-il? Il mourrait s'il devait ne plus revoir Mme d'Étioles. +Il vit avec la secrète pensée de la rencontrer encore. La scène de la +forêt passe devant ses yeux: il sent toujours le regard changeant de la +noble dame se poser sur lui, il se rappelle la pression de sa main, +quand il l'a relevée. Plusieurs fois en une course haletante à travers +le pays Jasmin est retourné au pied de l'arbre sous lequel il a déposé +la fée: il s'y assied, écoute le murmure des feuilles et pour mieux +revoir baisse les paupières. Un matin il a cru aller jusqu'à Étioles. +Il a résisté, mais la lutte a été si forte qu'il était brisé comme s'il +avait déraciné un chêne. Et puis à Étioles il eût rencontré Martine! + +Martine! + +Ce nom tinte dans les pensées de Jasmin. Il songe à la jolie soubrette. +Elle l'aime, elle. Martine est douce, elle est bonne. Elle serait la +compagne désirable, l'amie sûre et complaisante. Brave petit cÅ“ur! Quand +Martine lève les yeux vers Jasmin, que d'amour humble et dévoué il y +découvre! Si la pauvrette savait le tourment qui ravage son promis! + +--Ça la ferait mourir! + +Et dans une prière fervente, pleine de tendresse, interrompue par des +sanglots, Jasmin supplie Martine, l'amoureuse de son enfance et de sa +jeunesse d'exorciser l'intruse et de reprendre dans son cÅ“ur la place +qu'elle occupait seule. Il la supplie, se jette en pensée à ses genoux, +et cherche la coulée balsamique et lénifiante des regards de la +villageoise. + +Tout à coup il se lève, ricane: + +--Martine n'y peut rien! + +Mais il essaya cependant de puiser au fond de sa nature une de ces +forces qui permettent à certains de maîtriser leur passion. Il +chérissait les roses sans qu'elles lui parlassent, il adorait les astres +sans pouvoir en approcher. A celle qui imposait au fond de lui son image +ne pouvait-il consacrer pareil amour? Ne pouvait-il, pour la paix de son +âme, en faire une étoile, une fleur éternelle, une reine sacrée? Il lui +enverrait ses plus belles tulipes, comme des gobelets précieux où elle +verserait quelques-uns de ses regards. Il lui tisserait des guirlandes +de Bengale ainsi qu'à une statue. Il irait la revoir, il irait près +d'elle, en humble, car il fallait qu'il la revît! Mais Dieu! il tuerait +sa folie! + + + + +IV + + +Noël arriva sans bruit les pieds dans la neige. Si les cloches n'eussent +sonné pour sa venue, on ne lui eût pas ouvert plus qu'au vagabond qui +sort de la forêt. + +Depuis huit jours chaque matin Buguet à grands coups de balai éloignait +de la maison le froid tapis qui menaçait d'intercepter l'entrée: cela +fit un rempart qui empêcha le vent de hurler sous la porte. + +Le village paraissait fier de ses lucarnes encadrées de frimas, du +collier des pignons, des capuches des cheminées. Le clocher prenait un +beau ton jaune et le coq emmitouflé eut l'air d'une petite bête sans +tache. + +Au loin les coteaux s'élevaient scintillants. Le fleuve roulait une eau +grossie par les glaçons. + + +Vers dix heures, la veille de Noël, le ciel rayonna. + +Depuis le matin Etiennette Lampalaire était chez les Buguet, aidant au +ménage. Agile elle fit d'une vieille bassinoire de cuivre un vrai +soleil, et de la poêle à crêpes, toujours enduite de graisse et qui ne +servait qu'à la Chandeleur, une lune qu'elle pendit à un clou de la +grande cheminée: l'intérieur noir fut éclairé. + +Martine avait promis de venir le soir et de passer le jour de fête à +Boissise. + + +L'après-midi Tiennette pluma l'oie. Elle n'avait pas coupé le cou à la +bête: la plume étant son profit, elle la voulait «vive». Bien que ce fût +pitié d'entendre crier l'oiseau, la fillette chantait en faisant à +pleines mains neiger le duvet dans le creux de son giron. + +Quand le ventre de l'oie apparut gras et blanc entre les ailes +battantes, les cheveux noirs de Tiennette étaient poudrés comme ceux +d'une marquise. Jasmin lui en fit compliment. La fillette n'y prit point +garde; c'était le moment où elle serrait entre ses genoux sa victime +pour lui ouvrir la gorge. Le sang coula. + +Dégoûté Jasmin partit. + +--Grand capon! Tu ne tourneras pas le dos quand je l'apporterai à table! + +A la nuit tombante Laïde Monneau arriva, avec sous le bras une corbeille +couverte d'un torchon. + +--Eh bien? Et Martine? + +--La pauvrette! Elle a fait dire à mon frère Rémy, au marché de Corbeil, +qu'il ne fallait pas l'attendre. Il y a fête au château. Voici un petit +mot qui en dira plus long. + +Jasmin prit le papier: il était satiné, plié avec soin et un pain à +cacheter donnait un air candide à sa coquetterie. Buguet l'ouvrit: un +parfum émut le jeune homme. + +--On dirait qu'elle en a versé une goutte à dessein! + +Il lut. L'écriture jadis si maladroite s'allégeait, devenait courante. + +--Elle écrit comme doit écrire sa maîtresse, se dit le jardinier. + +La missive trembla dans sa main. + +Laïde Monneau, la mère Buguet et Tiennette épiaient les nouvelles dans +les yeux de Jasmin. + +Hardie, la Monneau insinua: + +--Eh bien, mon gars, te v'là plus troublé qu'une pucelle qui rencontre +un grenadier dans un chemin creux! + +--Non, je suis seulement déçu. Mais ce n'est que partie remise! Martine +viendra tirer les rois!... Ma mère, elle, vous envoie ses respects, et +le bonjour à tous! + +--En attendant, dit la tante Monneau, découvrant la corbeille, voilà +des saucisses pour vous aider à patienter! Et je vous prédis que ce sera +à s'en lécher les doigts! Quel cochon! Il pesait cent vingt! Et depuis +trois mois par tous les temps j'allais lui ramasser des glands--que +j'en ai les reins cassés!--il ne mangeait que cela! Ah! C'est qu'il +avait la chair plus ferme que du marbre, le pauvre goret! + +--C'est dommage que Martine ne vienne pas, déclara Tiennette, j'aurais +chanté des noëls. J'en sais de nouveaux, que j'ai appris à la ferme +d'Eloi Règneauciel. + +--Tu chanteras tes noëls, petite, dit la mère Buguet. Et nous +reprendrons le refrain. + +Puis elle ouvrit la porte et regarda l'espace: + +--Pourvu que la neige n'empêche pas Gillot et sa femme de se mettre en +route! Ils devaient arriver avant la nuit et on n'y voit plus! Allume +les chandelles, petite, ce sera plus gai! + +Tiennette mit sur la table deux chandeliers brillants et une paire de +mouchettes. + +Les chandelles mêlèrent aux éclats fantasques du foyer une lueur plus +calme, qui inonda jusqu'aux recoins des poutres et illumina les salières +d'étain. + +Tiennette flamba l'oie, puis elle la mit, le ventre ouvert, devant la +mère Buguet; celle-ci bourra la bête des marrons qu'elle tirait de la +cendre et épluchait. + +A ce moment la porte s'ouvrit et les Gillot firent leur entrée. + +--Ah! Vous sentez le froid! dit Jasmin en les embrassant. + +Il sortit pour remiser la voiture sous le hangar et attacher le cheval à +l'écurie. Cette besogne faite, il se lava les mains dans la neige; après +les avoir essuyées avec soin, il prit dans sa pochette la lettre de +Martine: il la porta à ses lèvres, en aspira l'odeur. Puis, à la clarté +de la lanterne pendue au-dessus de la crèche, il la relut plusieurs +fois. + +Quand il rentra dans la salle, l'oie était exposée au feu. Tiennette +tournait la broche en chantant un noël. Tout en se chauffant les mains +et se séchant les pieds, les Gillot, dont les vêtements fumaient, +accompagnaient de leur bourdonnement fêlé la voix de la fillette: + +Laissez paître vos bêtes, +Pastoureaux, par monts et par vaux, +Laissez paître vos bêtes +Et venez chanter Nau! + +A ce moment un tison roula dans le plat où tombait la graisse et y mit +le feu. + +--Ah! Jasmin, s'écria Tiennette, je suis cuite d'un côté, viens prendre +ma place. + +Gillot avec les pincettes avait replacé la malencontreuse bûche qui, +imbibée de sauce, flamba en pétillant. + +Tiennette reprit: + +J'ai ouï chanter le rossignol +Qui chantait un chant si nouveau +Si haut, si beau, +Si résonneau; + +Il me rompait la tête +Tant il prêchait et caquetait; +Adonc pris ma houlette +Pour aller voir Nollet. + +La mère Buguet interrompit, en disant à Jasmin: + +--Allons, petit gars, ne tourne pas si vite! Laisse-la se dorer un peu! +Là ! Arrête entre les cuisses, que la flamme pénètre! C'est jamais assez +cuit à cet endroit! Et puis il ne faut pas que ça t'empêche de chanter +avec les autres! En voilà  un garçon qui ne sait pas faire deux choses à +la fois! + +--Ah! ben! reprit Laïde Monneau, c'est pas comme défunt mon homme! Il +savait me battre sans quitter son verre! Avec ça il avait de longues +jambes! Si j'évitais le coup de poing, j'attrapais le coup de pied! + +--Allons! Allons! interrompit la mère Buguet, laissons les morts +tranquilles. + +Tiennette continua: + +Je m'enquis au berger Nollet: +As-tu ouï rossignolet +Tant joliet +Qui gringottait +Là -haut sur une épine? +Ah! oui, dit-il, je l'ai ouï; +J'en ai pris ma buccine +Et m'en suis réjoui. + +--L'oie fume! Elle est cuite! dit la mère Buguet. + +Elle ôta la broche, et tandis qu'on apprêtait la table, sur laquelle +Gillot posa trois bouteilles de vin qu'il avait apportées, Tiennette +continua à chanter: + +Courûmes de telle roideur +Pour voir notre doux rédempteur +Et créateur +Et formateur! +Il avait (Dieu le saiche) +De linceux assez grand besoin. +Il gisait dans la crèche +Sur un bouleau de foin. +Point ne laissâmes de gaudir; +Je lui donnai une brebis +Au petit fils; +Une mauvis; +Lui donna Péronnette, +Margot lui a donné du lait. +Tout plein une écuellette +Couverte d'un volet. + +--La belle table! s'écria Gillot. + +Les deux chandelles mettaient des taches claires sur la nappe bise où +reposaient les couverts. Quelques gobelets d'étain accrochaient les +éclats rouges du foyer. Au milieu l'oie se prélassait, juteuse, dorée ou +rousse, tendant ses cuisses croustillantes sur un plat de faïence brune +à fond jaune. + +--Si nous allumions une troisième chandelle? demanda Jasmin. + +--Cela porte malheur! s'écria la mère Buguet. + +--Asseyons-nous, conclut Gillot. + +Il ajouta clignant de l'Å“il: + +--C'est toujours avec un plaisir nouveau que l'on se met à table! + +Et se penchant vers son neveu: + +--Dommage que Martine manque à la fête! + +--Oui, dit Laïde Monneau, Mlle Bécot aime une table bien servie et les +couverts sur une nappe! Assise auprès de son galant, elle aurait fait +ses belles manières! Car il n'y a pas à dire, depuis qu'elle travaille +au château, ce n'est plus la même! + +--Elle est bien mieux, affirma résolument Tiennette, n'est-ce pas, +Jasmin? + +La Buguet avait fini de découper: + +--Qui veut le croupion? + +--Si cela ne fait envie à personne, insinua la tante Monneau, j'aime le +grassouillet! Mais ça ne m'empêchera pas de dire que Martine a plutôt +l'air d'une marquise que d'une future jardinière. + +--D'une marquise! + +On protesta. + +--Eh, oui, reprit Laïde. Il m'est revenu que Martine singeait les +manières de sa maîtresse. Et cela depuis que je lui fis visite! A ce +moment elle voulait quitter sa condition! Aujourd'hui elle minaude comme +Mme d'Étioles! Ah! la jeunesse! la jeunesse! + +--On peut trouver plus mauvais exemple, hasarda Tiennette. + +--Oui, s'exclama Laïde, mais quand on veut péter plus haut que son cul, +ma fille, on se fait un trou dans le dos! + +Tiennette pouffa de rire. + +--Pourtant, reprit Laïde Monneau en grignotant son croupion, imiter la +maîtresse est le moindre défaut des soubrettes! J'en ai connu quand +j'étais ravaudeuse à Paris! Les plus jolies se parent comme leur dame. +Elles se fourrent de la poudre et du fard à tire-larigot, qu'elles ont +des joues comme des roues de carrosse, et c'est des vrais canards pour +barboter dans l'eau de lavande. Elles recueillent les demises, et ces +donzelles, ma foi! falbalassent leurs jupes! J'en ai vu! J'en ai vu! Il +est vrai, ce n'est pas de ces graillons qui ne savent que faire le lit, +vider le pot, torcher les marmots! Ah! non! faut placer les mouches, et +les mouches ça se place plus difficilement sur un visage... + +--Que sur un..., interrompit espièglement Tiennette. + +La Buguet lui mit la main sur la bouche, et Laïde continua: + +--Qu'un emplâtre sur une jambe. Puis, faut savoir monter une blonde, +emplir un pot-pourri et, ma foi! jouer la comédie avec un financier! + +Laïde Monneau demanda un haut de cuisse, puis elle reprit: + +--Nonobstant on parle fort à Étioles des dernières robes de Martine et +de ses nouveaux souliers qui viennent de Paris. Ceux de la boutique de +Saint-Crépin de Corbeil ne valent donc plus rien! + +--Pour sûr qu'elle pourrait se contenter des souliers de Corbeil, dit la +mère Buguet. + +--On dit même qu'elle se farde. Mais ce n'est pas vrai, dans notre +famille! Moi je ne connais qu'un onguent, celui fait de bouse et de +toile d'araignées qui mûrit les abcès! Ah! Martine ne veut plus sentir +la vache! Nous devons la dégoûter! Dame! Elever des cochons ou soigner +le bidet d'une marquise, c'est point la même affaire! + +--Le bidet d'une marquise, c'est-il son cheval? demanda Tiennette. + +--A peu près, répondit Laïde d'un air pincé et important. + +Jasmin impatienté frappait avec sa cuiller sur la nappe. + +Un peu avant minuit les cloches sonnèrent. + +--C'est le moment d'aller à la messe, dit la tante Gillot en réveillant +son homme, qui avait fini par sommeiller auprès du feu. + +--Ah! fit le tanneur en se frottant les yeux, voici passés les plus doux +instants de Noël. + +--Païen! répliqua sa femme. Tu attireras sur nous le feu du ciel! Tiens! +Voilà qu'on sonne pour la deuxième fois. + +On sortit. Les petits sabots de Tiennette furent les premiers qui +laissèrent leur empreinte sur la neige. Derrière marchait la tante +Monneau: elle tenait une lanterne dont la lueur par cette blanche nuitée +paraissait rouge et brumeuse. + +Le clocher envoyait des notes argentines à travers le pays silencieux +que réveillaient seuls quelques sifflements de la bise dans le +marronnier d'Inde ou le murmure de la Seine, qui se gonflait. + +Cependant les portes s'ouvraient, lançant un rai de lumière, comme une +baguette d'or qui s'élargissait aux chemins couverts d'hermine. Des +groupes noirs sortaient des masures. Du côté de Boissette, le village +voisin, on entendit des voix: + +Oh! Oh! troupe gentille +L'astre nous a quittés: +C'est donc ici la ville +Où est la majesté. +Je crois que l'on appelle +Jérusalem la belle; +Demandons bien et beau +Où est ce roi nouveau! + +Tous les paroissiens songeaient à Jésus couché sur la paille, aux vieux +bergers, aux rois mages. Euphémin Gourbillon allumait, sur le grand +autel de l'église, dix chandelles autour d'un bambin en cire qui levait +les bras dans une crêche. Le petit orgue à travers la nuit se mit à +chanter comme un pauvre en fête. + +Ce fut Etiennette qui la veille des Roys vint pétrir la galette. Elle +n'épargna ni le beurre, ni les Å“ufs; après avoir aminci la pâte, qui +devint fine comme un linge sous le rouleau de buis, elle la replia +quatre fois sur elle-même et la laissa passer la nuit ainsi pour qu'elle +fût feuilletée et légère. + +Le lendemain dès l'aube elle acheva sa besogne. Elle fit de la pâte une +grande lune, qu'elle guillocha avec symétrie après y avoir introduit la +plus belle des fèves. + +Pendant ce temps Jasmin chauffait le four avec des fagots qui +pétillèrent comme un rire dans la grande bouche ouverte. La Buguet +voulut enfourner elle-même la galette, ainsi qu'une rouelle de veau. + +Etiennette mit quatre couverts sur la nappe bise, dont elle avait +respecté les plis. Jasmin apporta un bouquet d'ellébores. + +--L'heure avance, fit remarquer Tiennette, et la cuisine commence à +sentir bon! Martine ne tardera pas à venir. + +--Je vais au-devant d'elle! dit Buguet. + +--Ne baguenaude pas en route! + +Le jardinier n'avait pas fait cent pas qu'il aperçut une charrette +bâchée de vert-pomme. Il la reconnut pour celle de Nicole Sansonnet. +Elle arrivait cahin-caha. Buguet pressa le pas. Il vit que le bidet, +cinglé de coups de fouet, allait plus vite. + +Puis une petite tête toute rose, encapuchonnée dans une mante, sortit de +l'ombre verte. Une voix cria: + +--Bonjour, Jasmin! + +C'était Martine. Buguet s'approcha. + +--Monte, Jasmin, tu n'es pas de trop, dit la Sansonnet. + +--Non, non, merci! cria Martine en sautant légère dans les bras de son +galant, qu'elle baisa sur les deux joues: + +--J'aime me dégourdir les jambes! + +--Ah oui! répliqua Nicole. Il vaut mieux n'être que deux. + +Elle fit claquer son fouet et trotter sa bête. + +--Pouah! dit Martine en secouant sa cotte avec un air précieux que +Jasmin ne lui avait pas encore vu, ce n'était pas la peine de prendre un +rien de benjoin pour échouer dans la charrette d'une poissarde. Je suis +sûre que je pue l'anguille. Sens! + +Avec une mine agaçante elle posa sa tête sur l'épaule de Jasmin. +Celui-ci fut galant: + +--Tu sens meilleur qu'un parterre d'Å“illets, et c'est double joie de te +voir et de te sentir. Laisse-moi encore respirer l'odeur de tes cheveux. + +Elle souleva un coin de sa capuce: + +--Tiens! + +Jasmin huma une bouffée. + +--Et tu n'en profites pas pour m'embrasser? Tu n'es guère plus aimable +envers moi que Monsieur d'Étioles vis-à -vis de sa femme. Il est vrai que +le marquis est laid! + +Elle regarda Jasmin et fit une révérence: + +--Si nous nous marions, nous serons assortis! Et comme tu n'es pas plus +mal tourné que tous les freluquets qui veulent me prendre le menton, tu +ne seras jamais cocu! + +--Allons, petite peste! + +--Courons, dit Martine, je suis sûre que Tiennette nous guette. + +--Elle est là . + +--Elle ne perd jamais l'occasion de se frotter aux amoureux! + +--C'est pour s'instruire. + +--Eh bien! je vois qu'elle pourrait plutôt t'en remontrer là -dessus, car +tu n'es guère dégourdi! + +--Que je t'attrape! + +Martine courut alors d'une volée jusqu'à la maison dont elle poussa la +porte. + +Elle tomba sur le dos de la Buguet. + +--Eh bien, petite, as-tu le diable à tes trousses? + +--Mère Buguet, c'est votre fils qui veut me chatouiller! + +Jasmin arrivait. Il rougit devant sa mère. Tiennette se tenait le +ventre. + +--Qu'il fait bon ici! dit Martine. + +Lentement, avec un geste de demoiselle emprunté dans les antichambres, +la jeune villageoise retira sa mante en prenant soin de ne pas +chiffonner son bonnet blanc. + +--Tiens, des roses de Noël! + +Elle prit une des fleurs du bouquet, tint du bout des doigts la tige +charnue, et avec de petites mines entendues admira les pétales nacrés et +livides. Puis redevenant rustaude elle mit la fleur dans sa bouche. + +--Prends garde! cria Jasmin, c'est du poison! + +--Mais non, ça guérit de la folie! + +--Te voilà bien savante! + +--Mme d'Étioles ordonna une infusion d'ellébore au duc de Gontaut qui +s'était déclaré fou d'amour pour elle et qui ne la quitte jamais! + +La soubrette ajouta: + +--Dame! Je n'ai pas plus mes oreilles dans ma poche que ma maîtresse n'a +les yeux dans la sienne! + +Tiennette posait sur la table le veau qui nageait en une sauce brune. On +s'assit. + +Martine parla des élégances de sa châtelaine. + +Mme d'Étioles était raffinée en tout: elle possédait des pots à fard +avec des roses et des violettes peintes parmi des ornements d'or et une +fontaine à parfums qui représentait un grand Å“uf ayant à son sommet une +petite tulipe. + +--Tu puises à cette fontaine? dit la Buguet moqueuse. + +--Elle a un petit robinet d'argent. + +Martine s'exprimait avec de gracieuses inflexions de voix qui charmaient +Jasmin. + +--Et Mme d'Étioles se met beaucoup de rouge? demanda Tiennette. + +--Beaucoup. Elle n'a plus la fraîcheur d'une jeune fille. Elle a eu deux +enfants. + +Puis la soubrette parla du linge de sa maîtresse. Les lingères se +crevaient les yeux en ourlant à jour les jupons, les brodeuses ne +trouvaient plus d'aiguilles assez fines pour festonner les fichus de +mousseline. Mme d'Étioles portait des chemises qui passaient aisément +dans la bague de l'abbé de Bernis. + +--Un abbé se prêterait à ces amusettes? + +--Il paraît. + +--Mais, dit malignement Tiennette, des chemises pareilles ça ne doit pas +lui cacher l'honneur? + +--Ça le lui voile seulement. + +--Assez là -dessus, mes enfants, interrompit la Buguet. M'est avis que +quand on ne cache plus rien, c'est qu'on n'a plus rien à perdre. Entre +nous je ne donnerais pas lourd de sa vertu, à ta belle maîtresse! + +--Ma mère, supplia Jasmin. + +--Le Roi ne pense pas ainsi, s'écria Martine, et je crois qu'il +baillerait bien sa bonne terre de Brie pour acheter tout ce qui lui en +reste! + +Les yeux de Tiennette brillaient: + +--Martine, quand j'aurai l'âge tu me feras entrer chez Mme d'Étioles? +J'en ai assez de ramer des pois! + +--C'est cela, bougonna la Buguet. Petite ambitieuse! + +Tiennette tint bon: + +--Peut-on pas rester aussi honnête au service des grands qu'à la queue +des vaches! Regardez la fille de Règneauciel! La v'là enceinte! Et il +paraît que ça lui est arrivé en plein champ, quand elle fanait le foin! +Tandis que toi, Martine, es-tu pas une honnête fille? + +La mère Buguet disparut. Elle rentra, portant la galette dorée à l'Å“uf +qui brillait comme un écu sortant de la fonderie: + +--Allons, Tiennette, fourre-toi sous la table et dis à qui la première +part! + +Tiennette se baissa, mit un pan de la nappe sur sa tête et susurra selon +la coutume: + +--Tibi, domine! + +--Pour qui? demanda la Buguet. + +--Pour Martine! + +Le jeu recommença jusqu'à ce que chacun eût sa part de gâteau. + +--Nous voilà tous servis, dit la Buguet. + +Après avoir scruté du regard chaque feuillet sans rien découvrir, les +convives mordirent dans la galette. Martine poussa un petit cri joyeux: +elle était reine! + +Majestueusement, avec un geste à la d'Étioles, elle laissa tomber la +fève dans le verre de Jasmin. + +Alors, changeant sa voix, elle lui dit avec une Å“illade: + +--Sire! Soyez le plus heureux des rois! + +Elle se pencha, attendit un baiser. + +Jasmin crut voir s'incliner vers lui comme un reflet de Mme d'Étioles. +Cela avait été, un peu, la même voix, c'était le même geste, peut-être +le même regard. Il trembla et donna à Martine un baiser si étrangement +ému qu'il confirma tous les soupçons de la soubrette et que, tout en la +forçant à frémir de joie, il lui fit mal au fond du cÅ“ur. + +La Buguet versa du vin dans tous les verres. Jasmin but le premier. Les +femmes crièrent par trois fois: + +--Le roi boit! + +Alors l'amoureux se leva et de toutes ses forces embrassa la reine. +Cette fois elle rayonna de bonheur. + +--Le roi m'offrira-t-il la main pour le tour du jardin? demanda Martine +continuant la comédie. + +Jasmin la prit par la taille, qu'elle avait menue (elle se serrait +davantage!) et la baisa à la volée (car elle faisait maintenant mine de +se défendre!) sur les cheveux, dans le cou et sur l'oreille qu'elle +avait petite et rouge comme une crête de poulette. + +--Si tu continues à singer la marquise, le roi ira vite en besogne et +nous serons bientôt à la noce, glissa à Martine la malicieuse +Etiennette. + +La journée finissait, superbe. Il était cinq heures quand on alluma les +chandelles. Martine déclara que les jours augmentaient. + +La mère Buguet dit: + +--Aux rois on s'en aperçoit. + + + + +V + + +En avril Buguet reçut de Martine la lettre que voici: + +Mon cher Jasmin, + +J'ai bien pensé à toi depuis l'Epiphanie où je fus reine de la fève et +te pris pour roi--par devant ta bonne mère. Mais en moins de deux mois +il est arrivé des aventures! + +On doit savoir à Boissise-la-Bertrand que le 25 février le Roi a donné +un grand bal en son palais de Versailles. Ce qu'on ne sait point, c'est +que ma maîtresse y était, et moi aussi. Garde ça pour toi, c'est un +secret. Mais j'en ai trop lourd sur la langue, il faut que je bavarde. + +Ma maîtresse était déguisée en domino blanc de la plus belle soie, avec +des ruches et des nÅ“uds flottants couleur de rose. Son masque était +blanc aussi. Il vient de Venise. Dans cet accoutrement sa mère elle-même +n'aurait pu la reconnaître. Moi, j'étais en un domino de taffetas noir +dont le bruit m'assourdissait au moindre mouvement. Avec ça mon masque +me chauffait les joues. + +Il était plus de minuit quand nous sommes arrivées à Versailles en +carrosse. Dès qu'on fut en vue du château qui était éclairé tout en haut +de l'avenue, les chevaux n'avancèrent plus qu'au pas. Je me consolais de +cette lenteur en regardant les cent mille lanternes. Madame piétinait +d'impatience. Enfin on arriva tout de même, et après avoir été serrées +dans l'escalier à ne pas pouvoir avancer d'un pas, nous avons bien +failli entrer sur le nez dans la première salle, poussées au derrière +par la foule qui venait de rompre les barrières. Madame a eu si +grand'peur qu'elle a crié et moi je tremblais encore en arrivant dans la +galerie des Glaces. Nous avions traversé bien d'autres chambres avant +d'y arriver, qui me parurent les plus belles du monde avec leurs +plafonds comme des paradis et la foule des danseurs et des danseuses qui +s'y trémoussaient et le son de la musique. Il y avait des Chinois avec +des chapeaux à sonnettes et des Turcs avec des têtes plus grosses que +des citrouilles. Des bergères avaient de si petits chapeaux qu'ils ne +leur coiffaient qu'une oreille. Mais dans la galerie des Glaces c'était +encore plus magnifique. Nous sommes arrivées juste à temps pour voir la +Reine faire son entrée en s'appuyant sur l'épaule du Dauphin déguisé en +jardinier, ce qui m'a fait penser à toi. Il donnait la main à l'Infante +qui était en bouquetière. Après venaient les princes, les duchesses tous +pimpants sous la lumière des dix-huit lustres qui pendaient du plafond. +Dix-huit lustres sais-tu combien ça fait de chandelles? Je m'étais mise +à les compter pour te le dire, tout en me rafraîchissant la joue à une +colonne de marbre, mais comme ça se reflétait vingt fois dans les +glaces, ça m'embrouillait dans mes comptes. + +Je rejoignis Mme d'Étioles que j'avais perdue. Elle était tout au bout +de la salle sous les feux d'une girandole qui ressemblait à une cascade +de lumière. Il y avait non loin d'elle des seigneurs déguisés en ifs +taillés comme ceux qui se trouvent dans le jardin du marquis d'Orangis. +Cela t'aurait amusé de voir des hommes changés en arbres. Leurs yeux +brillaient sous les feuilles autant que les vers luisants dans tes +romarins. Beaucoup de dames les entouraient, paradaient devant eux en +Å“illardant à leur enseigne. Mme d'Étioles n'en regardait qu'un seul. Il +s'en aperçut et s'approcha d'elle. Alors ma maîtresse en profita pour +l'intriguer tout à son aise. L'arbre lui faisait des compliments sur son +esprit. Le fait est que pour bien dire elle n'a pas d'égale. Celui qui +lui a coupé le filet n'a pas volé ses cinq sous. Ah! si tu avais pu +comme moi lui entendre dire: «Est-ce sous votre ombre que se cache mon +bien-aimé?» Et elle ôta son masque, juste le temps de montrer qu'elle +était jolie à ravir, comme on le murmurait autour d'elle, et elle s'en +fut se perdre dans la foule en laissant tomber son mouchoir. L'if le fit +ramasser et le rejeta à Mme d'Étioles, elle le rattrapa au vol et +plusieurs seigneurs crièrent: le mouchoir est jeté! le mouchoir est +jeté! Ah! Mme d'Étioles était jolie en cet instant! Ses yeux brillaient +comme jamais et son pied, qu'elle montrait sous le domino, était plus +petit que la langue de ton chien. Il paraît que c'est un grand honneur +quand le Roi jette le mouchoir et l'if n'était autre que le Roi. La +preuve en est que depuis nous le revîmes au bal de l'hôtel de ville le +dimanche gras. Il était en domino de satin noir et ma maîtresse aussi. +Ils se sont parlé, mais la foule m'ayant séparé de Mme d'Étioles je +n'ai pu la rejoindre que plus tard et juste à point pour réparer les +anicroches de sa toilette et de sa coiffure. Heureusement que par haute +protection on nous fit entrer dans un cabinet. Il était temps. Ma +maîtresse a failli se trouver mal tant la foule l'avait serrée. Moi je +mourais de faim! Ce n'était plus le bal de Versailles où on voyait des +sociétés installées à manger dans des coins comme sur l'herbe. A l'hôtel +de ville ceux qui approchaient du buffet gardaient tout pour eux. +C'étaient des gens du commun, cela se voyait à leur gloutonnerie. Même +qu'un abbé à qui je demandais un biscuit m'a répondu: fais un péché pour +l'avoir, embrasse-moi sur la bouche! J'ai eu grand'honte et je cours +encore. Après le bal on m'a plantée là . Heureusement que je ne suis pas +empruntée. Ma maîtresse était montée dans un fiacre avec le domino noir +et un autre masque. Depuis nous voyageons beaucoup de Paris à +Versailles. Ma maîtresse fut à la Comédie Italienne où il y avait la +Reine, le Roi et les plus puissants personnages. Tu vois qu'elle est +dans les honneurs et tout cela pour un mouchoir. Après nous sommes +restées plusieurs jours au château de Versailles. C'est un palais cent +fois plus beau que le Louvre et entouré de jardins qui te feraient +tourner la tête. Ma maîtresse changeait d'habits à toute heure. Tantôt +elle était en satin bleu, tantôt en satin blanc, puis en rose. Elle +avait emmené un coiffeur de Paris. Il fallait voir voler la poudre! On +ne ménageait ni les parfums ni les onguents. La chambre fleurait comme +une cassolette. C'est nécessaire à la Cour. Un jour le Roi a invité Mme +d'Étioles à souper avec une duchesse, un prince et un ministre. + +Tu penses si je suis fière d'être savante pour te raconter tout cela. +C'est pourtant grâce à ton oncle qui m'a montré à écrire. Cela me coûte +six liards de papier, mais je ne les regrette point puisque j'ai la +chance de te faire porter ce cahier d'écrit par le valet du marquis +d'Orangis qui est venu me voir. + +Garde bien pour toi tout ce que je te dis et toutes les tendresses de ta +petite reine Martine. + +Jasmin relut vingt fois cette lettre. Naïf il ne perçut pas d'emblée le +rôle que Mme d'Étioles jouait dans l'intrigue. D'ailleurs pour la plus +grande partie des gens, tout ce qui se passait dans l'orbe du Roi était +sacré. L'amour du monarque, même aux yeux des bourgeois riches, était +comme un don de fée, un bonheur suprême. Jasmin entrevit Mme d'Étioles +dans la gloire d'un des soleils d'or de Fontainebleau, qui lui avaient +paru, sur des portes, des horloges, des carrosses, l'emblème de la +souveraineté. Sa déesse lui parut plus belle. + +Une nouvelle lettre de Martine arriva quelques jours plus tard. Assez +courte elle annonçait que le roi partait pour la Flandre et que, pendant +qu'on préparerait à Versailles l'ancien appartement de la duchesse de +Châteauroux pour Mme d'Étioles, celle-ci se retirerait sans faste en +son château des bords de la Seine. Martine invitait Jasmin à venir l'y +voir et à apporter des fleurs pour sa maîtresse dès les premiers jours +de mai. + + + + +VI + + +Jasmin, après avoir dépassé Corbeil, arriva au faîte du chemin qui +descend vers Étioles. Le village en ce joli mai s'étageait dans un vaste +entonnoir de verdure; de la neige pourprée des pommiers tardifs +émergeaient les toits cabossés des chaumières et le clocher, qui prenait +un ton de vieil ivoire. Des commères, jupes retroussées, apportaient de +la navette aux tarins des cages sous les gouttières, ou posaient les +rouets à leur seuil pour filer au bon air. + +Buguet était parti très tôt avec sa carriole pleine de fleurs alignées +dans des bourriches et des pots; son attelage battait neuf comme le +soleil printanier qui faisait briller les essieux. La voiture peinte en +vert sortait pour la première fois et le cheval blanc trottinait +gaiement. + +Ce n'était point sans peine que le garçon se trouvait maître de cet +attelage! Sa mère ne voulait pas d'un achat aussi considérable. Pour la +première fois une querelle avait éclaté dans la demeure du jardinier. + +--Ah! s'écria la Buguet, retiens ce que je dis: ce sera le commencement +de tes malheurs. Que tu épouses Martine et en fasses une bonne ménagère, +soit! Mais acheter une voiture pour l'aller voir, elle et sa damnée +maîtresse, qui vous ensorcelle tous les deux, et lui porter tes plus +belles fleurs, c'est une folie que Dieu te fera payer cher! + +--Je suis maître des écus que je gagne, ma mère, répondit Jasmin, la +gorge serrée, et libre de les dépenser comme il me plaît. Foin des +avares qui entassent pièce sur pièce! Je suis jeune et veux vivre et +voir du pays comme cela convient à mon goût. Ce n'est point à mon père +que tu eusses osé reprocher une seule de ses fantaisies! + +--Il était toqué comme toi! + +Le fils tint bon. Il acheta une voiture chez un carrossier réputé de +Melun, à l'enseigne du _Panneau d'or_. + + +A l'entrée d'Étioles, Jasmin aperçut les toitures du château, au-dessus +des taillis du parc où les hêtres et les ormes éveillaient un +crépitement de flammes vertes. Il tressauta. Les sentiments qui se +bousculaient depuis plusieurs mois dans son cÅ“ur s'agitèrent, ainsi que +les rameaux quand le zéphir souffle. Il songea que sa promise, derrière +ces futaies, chaque matin écartait les courtines soyeuses du lit de la +maîtresse. Souvent le premier regard de la châtelaine s'adressait à +l'humble servante, qui en gardait le reflet dans ses yeux clairs. +C'était Martine, qui, un genou sur le sol, tirait sur la jambe de la +grande dame le fin bas; elle nouait la jarretière et tendait la +douillette mule de satin. Puis Mme d'Étioles se dressait toute blanche +et rose, couverte de guipures. + +Jasmin descendit dans le village. Les arbres balançant leurs ombres au +milieu du chemin posaient sur les épaules du jardinier des dentelles de +lumière. Il longea le mur du parc, arriva à la porte cochère, où il +heurta avec le lourd marteau de fer. Le cadran bleu de la petite ferme +qui se trouvait vis-à -vis de l'entrée marquait onze heures. + +Un jeune domestique ouvrit. + +--J'ai nom Buguet, dit Jasmin, et j'apporte des fleurs à Mme d'Étioles. +Mandez cela à Martine Bécot. + +Le garçon disparut et revint avec la chambrière. Elle embrassa Jasmin +aux deux joues, puis s'extasia sur la carriole et le cheval. Elle +pirouetta gaiement et partit en criant: + +--Ne déballe pas! Je vais prévenir Madame! Je veux qu'elle voie comme +c'est joli! + +Jasmin se sentit un frisson à l'échine. Du coup ses fleurs lui parurent +ternes. Volontiers il eût fait flamber les rouges de ses tulipes d'une +mesure de sang tirée de ses veines; il eût sacrifié ses écus pour que +les jaunes devinssent d'un or pur, il eût donné son âme afin de rendre +plus candides les blancs des jacinthes. + +Martine réapparut. + +--Viens! + +Prenant le cheval par la bride, elle le fit avancer. + +Ils pénétrèrent dans l'enceinte. Jasmin vit le château à gauche. Des +deux côtés d'un corps de logis à fronton triangulaire s'alignaient +quatre fenêtres au rez-de-chaussée et quatre à l'étage: elles trouaient +symétriquement les murs blancs sous un grand toit de tuiles rousses. +Deux ailes partaient à angle droit, de chaque extrémité de cette large +façade, dont elles conservaient la hauteur, montrant aussi deux rangs de +quatre fenêtres: elles se terminaient par des tourelles rondes +surmontées de poivrières en ardoises bleues. + +Ces bâtiments entouraient une grande cour devant laquelle se +développaient deux pelouses; une longue grille en fer, allant d'une +muraille à l'autre, fermait le tout avec une porte de ferronnerie +portant un blason doré. + +Martine ouvrit cette porte et conduisit la carriole devant le perron. + +Mme d'Étioles apparut dans un déshabillé de linon blanc tout +fanfreluche de dentelles et noué de rubans vert tendre; elle ressemblait +à un bouquet de muguets. Elle sourit sous la poudre de sa coiffure: + +--Les jolies fleurs! Elles viennent à point pour qu'on ne pille pas mes +plates-bandes. Jasmin, mon ami, vous arrivez toujours à propos! + +Le jardinier baissa la tête. Il faillit se jeter aux pieds de Mme +d'Étioles. + +--Savez-vous garnir les corbeilles? demanda-t-elle. + +--C'est mon métier, Madame! + +--Apportez vos fleurs par ici et mettez-vous à l'ouvrage! Aide-le, +Martine! + +Les jeunes gens aussitôt enlevèrent les jolis fardeaux où les corolles +multicolores se mêlaient aux calices satinés, aux thyrses rigides ou +légers et se reflétaient sur leurs visages; ils les déposèrent dans le +grand vestibule où pendait une lanterne soutenue par des amours rieurs +qui émergeaient d'ornements d'argent. + +Jasmin n'osait lever les yeux. Il sentait la marquise près de lui comme +on devine le voisinage d'un buisson d'aubépines. + +Quand la charrette fut vide, Buguet la conduisit sous un abri, en dehors +de l'enclos et il donna lui-même le picotin à «Blanchon». Puis il +retourna auprès des corbeilles. Martine les avait disposées sur la table +d'un grand salon. Cette pièce, peinte en blanc avec de fines moulures +d'or, était ornée de tableaux où Jasmin entrevit des fêtes sous les +arbres roux, des joueurs de mandoline aux pieds de dames, des +mascarades en loups noirs gagnant des nacelles. + +Lorsque Mme d'Étioles, qui était sortie, réapparut, elle fit à Buguet +l'effet d'un personnage de ces représentations galantes. Elle portait +une coupe en céladon à monstres verts. + +--Garnissez-la de muguets! + +Elle déposa l'objet précieux et partit. + +Jasmin aussitôt remplit à demi le vase d'une mousse cueillie le matin +dans les bois de Saint-Port. Puis, tremblant autant que ses muguets, il +les disposa avec grâce. + +Alors il se recula: + +--Crois-tu, Martine, que ce bouquet plaise à ta maîtresse? + +--Je vais le lui porter. + +Jasmin hésitait. + +--Attends! + +Il saisit une branche de lierre et la fit serpenter parmi les clochettes +blanches. + +--C'est plus joli! + +Lorsque Martine revint: + +--Réjouis-toi, dit-elle. C'est la première fois que cette coupe est +garnie au goût de Madame. Elle aurait plaisir à ce que le Roi pût la +voir dans toute sa fraîcheur! + +--Le Roi, murmura Jasmin. + +--Oui, le Roi, déclara Martine. Mais il ne la verra pas. Il fait +bombarder des villes. Il est en Flandre. Il écrit souvent à Mme +d'Étioles des lettres cachetées qui portent pour devise: _discret et +fidèle_. + +--Discret et fidèle! + +--Tu ne comprends donc pas que Mme d'Étioles est devenue la bonne amie +du Roi? + +Jasmin lâcha une tulipe dont il tenait délicatement la tige. + +--Tu dois en être fière, Martine? + +--Oh! oui. Et puis mon bourcicot s'arrondit. Annonce-le à marraine pour +la dérider. + +Elle continua: + +--Madame répond aux lettres et s'enferme des heures entières dans son +boudoir. + +--Elle est seule? + +--Avec l'abbé de Bernis, un poète, déclara Martine en souriant. +Aujourd'hui nous avons aussi M. de Gontaut. + +--Ah!... Et M. d'Étioles? + +Martine éclata de rire. + +--On l'a exilé! Il fait, en Provence, la tournée des fermiers généraux. +C'est une figure qui est mieux, vue de loin. Tiens, regarde! + +La camériste prit derrière le clavecin un portrait à l'huile encadré +d'or; Jasmin y vit un seigneur maigre, à la face jaune et prématurément +ridée sous sa perruque. Il portait un jabot de dentelle qui retombait +sur son gilet de satin abricot, un habit «gorge de pigeon» et une +culotte de panne verte. + +--Qu'il est laid! fit Jasmin. + +Martine remisa l'effigie en riant. + +--Le Roi est un bel homme, dit-elle. Et il aime Mme d'Étioles à la +folie. Il la comble de cadeaux. Nous avons des cages chinoises remplies +d'oiseaux et dont les barreaux sont en or. Elles se trouvent près de tes +fleurs et ton présent se mêle à ceux du Roi. + +Ces paroles, ranimant en Jasmin de secrètes fiertés, excitèrent sa joie +de glisser des fleurs parmi les porcelaines. Il fourra des jonquilles en +des vases d'un bleu céleste disposé autour d'un magot: elles nimbèrent +la statuette accroupie d'un éclat de soleil. Des pots blancs portés sur +des éléphants reçurent des bassinets d'or. + +Martine aidait Jasmin. Sa robe aux tons de bigarreaux jetait des reflets +au clavecin, à l'écran laqué, aux petites tables vernies en aventurine. +La soubrette se mirait dans les glaces des trumeaux: elle y souriait, et +ressentait un vif plaisir à frôler les mains de Buguet quand elle lui +prenait des fleurs. Elle mit des lilas dans un long cornet de cristal. + +Mme d'Étioles revint. Elle s'amusa du contraste que son arrivée +produisit chez les jeunes gens. Martine rayonnait. Jasmin n'osait lever +les yeux: peut-être craignait-il que la grande dame n'y pût voir passer +sa propre image. + +--Buguet, vous êtes un parfait jardinier, dit-elle. Vous méritez mieux +que de travailler pour les petites gens de Melun. Je songerai à vous. En +attendant faites pour moi, si vous le pouvez, éclore les roses en avril! + +Mme d'Étioles rit d'un rire perlé qui s'égrena dans le cÅ“ur de Jasmin. +Elle recommanda à Martine: + +--Que le fleuriste soit bien traité! + +Martine conduisit Buguet aux cuisines. Le chef, en débrochant des +poulets de grain, veillait à ce qu'un plumeur d'oie ne gâtât la parure +d'un paon qui gisait sur le tablier du rustre, les pattes raidies, +l'aigrette penchée, affalé dans son royal manteau où brillaient mille +yeux d'orgueil que n'avait pu ternir la mort. + +--C'est dommage, dit Jasmin, de tuer si bel oiseau. + +--Le dommage est qu'il sera dur, répondit le cuisinier; grâce au +printemps précoce de cette année le paon s'est déjà accouplé. Ça rend la +chair coriace. + +L'heure du repas des valets sonna. Martine installa Jasmin près d'elle à +table. Les laquais, les marmitons s'assirent. Parmi ces derniers se +trouvait, vis-à -vis de Martine, un grand maigre, aux yeux vagues et +gris, qui tenait les paupières baissées et fit un grand signe de croix. +Il avait une figure rase et pâle de vicaire pauvre; derrière son bonnet +blanc de cuisinier, ses cheveux noirs et lustrés poussaient en forme de +queue de canard. + +--Un amoureux, dit Martine en le désignant à Jasmin. Il est +encoqueluché de moi. + +Le bonhomme protesta doucement en joignant les mains comme pour la +prière. + +--Jarnigoi! Défroqué du diable, pas de grimace! s'écria le chef en +riant. + +--Défroqué? interrogea Jasmin. + +--Oui, dit Martine, Agathon Piedfin, que voilà , porta la tonsure et +prépara la cuisine chez les Prémontrés. Aujourd'hui il est le galant +marmiton. Il m'a cueilli ce bouquet. + +Devant l'assiette de Martine plongeaient dans un verre des pensées, des +jonquilles, des marguerites tressées en une sorte de palme telle qu'on +en voit sur les reposoirs. + +--C'est d'un très joli arrangement, dit Buguet. + +--Oh! fit Agathon avec la moue d'un confesseur indulgent. + +--Et vous m'avez l'air d'un rival fort dangereux, continua le jardinier. + +--Je n'ai qu'un amour, déclara onctueusement Agathon Piedfin, c'est +celui de la très Sainte Vierge Marie. + +--En ce cas, lui jeta le chef, pourquoi as-tu remis l'autre jour à +Martine un bouquet avec le billet où tu avais griffonné des vers? Et des +vers composés par le roi lui-même pour Mme d'Étioles et que tu copias +en tripotant des papiers qui ne te regardaient point! Car ce n'est pas +dans le catéchisme du diocèse que tu les as trouvés! + +Agathon baissa vers son assiette son nez pointu. + +--Quel est ce poème? demanda Jasmin. + +Martine imitant l'accent de Mme d'Étioles récita: + +Non, rien n'est si beau que Zémire. +Ainsi que mon amour, mon bonheur est parfait; +Dans tous les yeux j'ai le plaisir de lire +Que chacun applaudit au beau choix que j'ai fait. + +Ce méchant quatrain commis par Louis XV fut couronné dans la cuisine +d'un murmure flatteur. Le chef but à la chambrière de Zémire, à son +amant et au marmiton qui soupirait. Agathon leva son verre d'une main +tremblante. + +Après le repas Martine fit signe à Jasmin de la suivre. + +--Madame est à table avec le duc de Gontaut, l'abbé de Bernis, M. +Jeliotte, son maître de chant, et M. Guibaudet, son maître de danse, +dit-elle. + +Elle conduisit Jasmin au cabinet de toilette de sa maîtresse. Des +miroirs étaient pendus dans tous les coins. Sur la table se trouvaient +un coffret-flaconnier en galuchat, un tampon à fard, un pilon à +parfums, le soufflet à poudre, qui avait l'air d'une grande chenille +rouge dans une boîte en carton, un couteau à gratter. + +--Que d'objets! dit Jasmin. + +Les vases, les porcelaines, les pots avaient des teintes d'Å“ufs de +rossignol et de canard. Des rubans jetés faisaient songer à des +auricules. Près de la porte pendait une poupée vêtue en religieuse avec +trois mouches sur sa joue trop fardée. + +--C'est à Mlle Alexandrine, la fille de Mme d'Étioles, dit Martine. + +A côté du cabinet s'ouvrait la garde-robes. Des vêtements étaient +suspendus à des patères, s'alignaient dans une armoire, reposaient sur +les porte-manteaux. Leur aspect était à la fois riche et printanier: +couleurs fortunées de fraises, de pourpres orangés, de lilas ivoirins, +de verts d'eau, avec des broderies, des lamés, des dentelles. Certaines +robes s'étalaient comme des trophées, tous plis éployés. L'une d'elles +fit tressauter Jasmin. + +--C'est la robe que Mme d'Étioles portait dans la forêt de Sénart, +s'écria-t-il étourdiment. + +--Oui da! fit Martine piquée et rougissante. Tu as bonne mémoire. Mais +ne tremble pas. Personne ne viendra nous surprendre. + +Le jardinier vit sur l'étoffe de très légères traces en forme de larmes. + + +--L'eau dont je l'ai aspergée pour la ranimer, se dit-il. + +Il caressa doucement la robe. + +--Martine, il faut être bien belle pour porter ces atours? + +--Nenni, ces affiquets enjolivent même les laides! + +Martine ajouta avec une pointe de jalousie: + +--Si tu voyais Mme d'Étioles à son réveil! Elle a les yeux plus fripés +que fripons!... Ah! Si je m'avisais un jour d'être marquise! + +Elle lança à Buguet le regard que Mme d'Étioles avait jeté à Louis XV en +ôtant son masque au bal. Il tressaillit. + +--Tiens! Retourne-toi et reste coi, dit-elle. + +Docile Buguet regarda par la fenêtre les pelouses désertes. + +--Vois! s'écria tout à coup la soubrette. + +Rapide comme une baladine qui change de costume dans une farce, Martine +avait mis la robe de Mme d'Étioles. Elle s'approcha de Jasmin, passa ses +bras autour de son cou et lui lançant un de ces regards qu'il n'avait +revus qu'en rêve: + +--Mon amant, soupira-t-elle, mon cÅ“ur languissait. Je me mourrais +d'ennui loin de toi. + +Ah! le son de cette voix, et les fraîches blancheurs d'une poitrine +jeune, d'un col renversé où gazouillait le désir, et le frôlement de +fines malines sentant la bergamote! Une folie monta au cÅ“ur du +jardinier. Il prit Martine à la taille, se laissa glisser à ses pieds et +lui déclara son amour avec des lèvres tremblantes, avec des larmes dans +les yeux, avec des mots candides et tendres que n'avait jamais entendus +son amie accoutumée aux galanteries de la valetaille et aux badinages +des nobles libertins. + +Buguet couvrait de baisers les bras de Martine. Il se releva, posa ses +lèvres sur sa gorge, caressa ses cheveux. + +--Si j'étais poudrée aussi, murmura la camériste. + +--Tes cheveux bruns ont la couleur du sillon, le soir quand je laisse +la bêche pour regarder le ciel au-dessus d'Étioles! + +Il pressa la camériste sur sa poitrine. + +--Va-t'en, Jasmin! Tu me troubles. + +--Non, Martine, je t'adore! + +--Jasmin! L'heure passe. On pourrait venir! Que fais-tu! + +Elle se rejeta en arrière: + +--Pars! On vient! + +Buguet lâcha les mains qu'il avait saisies; il ramassa son tricorne et +gagna l'escalier en chancelant. + +A la demande d'un jardinier, l'après-midi il s'occupa des parterres. Il +dégagea un groseillier sanguin des branches d'un arbuste tardif qui en +dissimulait les grappes fleuries. Grâce à lui un buisson broussailleux +montra une floraison printanière que masquaient les ramées de lilas et +de roseaux. + +De temps en temps Martine arrivait en coup de vent, rouge et peut-être +honteuse de la scène du cabinet. Quand Jasmin était seul elle +l'embrassait furtivement sur les deux joues. + +Une fois ils virent Agathon Piedfin qui prenait l'air. Son grand tablier +lui tombait sur les pieds ainsi qu'une soutane. Il appela un pigeon qui +vint se poser sur son épaule et prendre de la salive dans sa bouche. + +--Il a apprivoisé cet oiseau, dit Martine. Ça lui rappelle sans doute +le Saint-Esprit. + +--Oh! Martine, répliqua Jasmin, embrasse-moi de cette façon! + +Ils unirent leurs lèvres. + +Le soir venu, Martine fit souper son ami. On avait allumé les chandelles +dans la cuisine. Pour amuser ses compagnons, Piedfin caressait son +pigeon sous la queue et l'obligeait ainsi à tourner sur lui même en +roucoulant. + +Comme la nuit était tombée: + +--Pars, il est temps! dit Martine à Jasmin. + +Ils s'embrassèrent une dernière fois. + +En traversant le parc Buguet entendit des sons de violon et de basse. A +la clarté de la lune et de quelques lanternes suspendues à des arbres, +Mme d'Étioles dansait le menuet sur un tapis carré de gazon tondu à +l'anglaise. Elle avait mis la robe rose et attentive regardait le bout +de ses pieds sur l'herbe. Un maître battait la mesure, une pochette +d'une main, un archet de l'autre. Deux musiciens jouaient dans l'ombre +sous les branches; un abbé et un seigneur regardaient la danseuse. + +Elle était d'une grâce sans pareille. La lune avait l'air d'inonder +d'argent une gerbe de roses. Le visage de Mme d'Étioles souriait dans un +reflet furtif de lumière. Les cheveux poudrés brillaient comme un casque +doux. Au moment où Jasmin la vit, Mme d'Étioles leva ses bras dans la +lueur nocturne. + +--Reprenez, dit M. Guibaudet, le maître de danse. + +Quand Jasmin fut dans sa carriole, sur la route qui, par Tigery, Nandy +et Saint-Port, mène à Boissise-la-Bertrand, il se prit à chanter sous +l'ombre bleue des hauts arbres. Martine et Mme d'Étioles passaient +devant ses yeux, dans la robe rose, l'une avec sa jeunesse verte, +l'autre entourée de son aristocratique mystère. Elles se mariaient, se +mêlaient dans sa songerie. Leurs regards se rapprochaient en un rayon, +leurs sourires finissaient par se fondre, leurs bras, leurs gorges, +avaient la même blancheur, leurs tailles apparaissaient semblables, +souples et déliées, sous la pression amoureuse de Jasmin ou dans la +grâce du menuet. + + + + +VII + + +Pendant l'été Buguet reçut plusieurs lettres de Martine. Elle lui +annonça d'abord que Mme d'Étioles avait le titre de marquise de +Pompadour. Puis elle fit part du retour du Roi et d'un voyage de la +Marquise à Paris. Enfin elle rendit compte, le 14 septembre, de +l'arrivée de sa maîtresse à Versailles. «_Il y avait_, écrivait-elle, +_foule dans l'antichambre du Roi; Madame devait être présentée à la +Reine, au Dauphin. Elle prit plusieurs médicaments pour se donner du +courage_.» A la fin de septembre, Martine écrivit à Jasmin que le Roi et +la Marquise allaient à Fontainebleau et elle pria le jardinier de s'y +rendre. + +Buguet attela Blanchon à sa carriole et partit au matin. Les feuilles +roussissaient à peine. La Seine prolongeait le sourire de l'aurore; sur +les coteaux pétillait un jour argenté. + +Jasmin suivit le fleuve jusqu'à Melun, traversa la ville qui +s'éveillait, joliette, posant entre deux bras d'onde une petite île de +verdure et de pignons reliée par un pont à trois arches au quartier de +Saint-Aspais: au-dessus des toits de ce dernier filait plus haut que les +alouettes l'aiguille aiguë d'un svelte clocher. Puis Jasmin prit à +travers bois la route large et ombragée qui montait lentement à la Table +du Roi, une table de pierre, construite l'an 1723 au milieu d'un vaste +carrefour et destinée à recevoir le gibier des traques. + +Et voici la forêt! Les allées s'ouvrent silencieuses; les grands arbres, +qui paraissent, même en plein soleil, conserver un peu de nuit dans +leurs branches, tant ils sont anciens, épandent une ombre calme aux +futaies. Çà et là sous les ramures, quelques rochers couverts de mousse +affectent des formes de monstres lépreux. La solennité de ce décor +sauvage et taciturne met du froid à l'échine de Jasmin. Il fouette +Blanchon: le grelot le rassure dans la forêt profonde et vieille comme +la mer. Tout à coup, passé la Table du Grand-Maître, qui ressemble un +peu à celle du Roi, un bruit étrange retentit, une mêlée de hurlements, +de cris, d'abois. Un cerf apparaît sous les arbres. A la vue de Jasmin +il s'arrête, redresse ses bois, fixe sur le jardinier de grands yeux +bruns qui pleurent. Puis il baisse la tête, se remet en marche, traverse +le chemin d'une allure lasse et triste; son pelage roux se glisse +derrière une roche. + +Aussitôt surgit la meute: les chiens cherchent la trace de la bête au +pied des bouleaux, parmi la fougère. Ils jappent et traînent leurs +oreilles basses dans les feuilles mortes et les taches de soleil, tandis +qu'au fond de la route, à la clairière de Bellecroix, des piqueurs +galopent en habit rouge. Jasmin reconnaît la livrée du Roi. + +Pour ne pas être pris dans une chevauchée, il gagne la croix du +Grand-Veneur et par la Route Royale qui vient de Paris et que +distinguent des bornes marquées de fleurs de lys, il descend vers +Fontainebleau. La voie sylvestre découvre une vaste part du ciel et se +borde de façades de verdures, avec les dômes puissants des chênes; les +chemins de traverse apportent le tintamarre des chasseurs et laissent +voir, à quelque orée lointaine, le passage de chevaux blancs et d'hommes +chamarrés. + +Bientôt voici les maisons de Fontainebleau. Buguet va remiser sa +carriole à l'auberge de l'_Ane-Vert_. Puis il se dirige vers le château, +comme l'a recommandé Martine; il arrive devant la façade et entre dans +la cour du _Cheval-Blanc_. Par cette joyeuse matinée le soleil +enflammait les briques et les ardoises des architectures seigneuriales. +Les toits des pavillons brillaient sous un ciel de turquoise où +couraient quelques légers nuages. Un coin de l'immense cour était dans +l'ombre: si quelque valet en sortait, il brillait comme une fleur qu'on +expose à l'air. L'un d'eux se précipita vers Jasmin en levant les bras. +Costumé en jaune et vert,--la livrée de Mme de Pompadour--il s'écria: + +--Buguet! Buguet! Par quelle grâce de Dieu vous trouvez-vous ici? + +C'était Agathon Piedfin. Il avait mis un peu de poudre sur ses joues et +portait un paroissien. + +--Je viens voir Martine, dit Jasmin en riant. A moins que vous ne m'ayez +ravi son cÅ“ur! + +--Je suis chaste comme Suzanne. + +--Et ce n'est pas le Saint-Esprit dressé par vos soins qui pourrait +séduire Martine! + +--Ah! mon pauvre pigeon! Il est bien malheureux et je redoute les +oiseaux de proie de la forêt! En revanche je suis enchanté de me trouver +dans ce château. Mme de Pompadour m'a autorisé à m'occuper de la +chapelle. Je prépare l'encens et j'ai un fer à hosties avec lequel j'en +fabrique d'aussi fines que des ailes de mouche. Je mets le vin dans les +burettes, je lave les nappes d'autel et j'ai frotté les quatre anges de +bronze. Mais je vais vous conduire auprès de Mlle Bécot. + +Il mena Jasmin vers la gauche de l'escalier; ils passèrent par un +corridor sans portes et arrivèrent dans une seconde cour qui dominait un +grand étang: au milieu d'elle s'élevait une fontaine à dégueuleux qui +portait sur son socle un guerrier en marbre, dont le bras tendu tenait +une tête coupée. Deux hussards gardaient la fontaine, car son eau était +réservée au Roi. + +Buguet et Agathon prirent un second passage sous les bâtiments, et se +trouvèrent dans le jardin des pins--qui arrêta brusquement le fleuriste +par l'éclat des palmettes, des panaches et des enroulements de ses +parterres. + +--Par ici, dit Agathon. + +Ils s'engagèrent sous une voûte ronde, ornée de fresques où +gesticulaient des divinités nues, et que soutenait en clef une +salamandre d'or couronnée. + +--Attendez quelques instants, dit Piedfin. + +Il disparut. Bientôt Martine arriva. Jasmin fut étonné de lui voir de la +poudre comme sa maîtresse. + +La soubrette sauta au cou de Buguet qui frissonna au contact de ses bras +nus. + +--C'était pour me montrer que la poudre te va comme l'aubépine au +buisson que tu m'as fait venir? demanda-t-il. + +--Pour cela et pour autre chose. La marquise de Pompadour a besoin de +tes services. + +--De mes services! + +--Certes! + +Ils montèrent l'escalier, firent quelques petits circuits dans les +corridors et arrivèrent à une vaste salle dont l'aspect éblouit Jasmin. +Elle était ornée de médaillons où paradaient des femmes nues et des +guerriers coiffés de casques héroïques. Ces fresques étaient supportées +par de sveltes cariatides, nymphes aux ventres triomphants et doux, aux +jambes longues et hardies, au sourire plein d'une jeunesse ardente: +blanches elles levaient les peintures comme des corbeilles brillantes. +Sur le sol étaient disposés des paravents. Une baignoire de porphyre +occupait un coin. Martine y versa des bouilloires d'eau fumante qu'un +valet venait d'apporter. + +--Nous sommes ici provisoirement, dit la soubrette. Madame la Marquise +fera bâtir un ermitage pour elle en dehors du château. + +Jasmin n'écoutait pas: + +--Les femmes ne sont point faites de cette manière, dit-il en regardant +les nymphes aux jambes fuselées. + +--Tu n'as guère d'occasion d'en voir d'aussi peu vêtues, répliqua +Martine, c'est ce qui te fait douter de la perfection. Moi j'en connais +au moins deux aussi belles. + +--Vraiment! + +Le malin esprit poussait Martine à saisir l'occasion de montrer à son +amant la marquise toute nue. + +--Oh! pensait la soubrette, une femme qui a eu deux enfants a le ventre +moins poli, les seins moins fermes qu'une fillette à son premier baiser. + +Elle se promit, son coup fait, d'affronter la comparaison, ne doutant +pas de sa jeunesse, et, affolée par son amour, ne craignant pas les +suites d'une pareille audace. + +--Retire-toi, dit-elle à Jasmin. Mme de Pompadour va entrer. + +Le jardinier se réfugia dans un petit corridor sombre. Il alla se placer +devant une grande fenêtre qui, au-dessus de la Porte Dorée, donnait sur +le jardin. + +Tout à coup Martine apparut sur la pointe des pieds, un doigt à la +bouche. Elle chuchota: + +--Viens. + +Elle prit le jardinier par la main: + +--Doucement, doucement! Qu'on ne t'entende pas! + +Jasmin retenait son souffle. Martine le ramenait vers la chambre. Elle +le glissa derrière un paravent: + +--Regarde par la fente, et repars. + +Jasmin embusque un Å“il entre deux feuilles du paravent. Aussitôt il +sursaute et tressaille jusqu'au fond de son être. + +Debout dedans la baignoire de porphyre, Mme de Pompadour toute nue se +verse du parfum à l'épaule. Quelle nymphe, aussi, blanche et nacrée, au +ventre de laquelle des gouttes d'eau ruissellent! Deux globes +s'arrondissent à la poitrine, reliant par une double courbe décidée les +touffes de poils châtains qui s'ébouriffent sous les bras. La légère +vapeur du bain monte autour des cuisses rondes en voile transparent. + +Mme de Pompadour souriait; ses cheveux encore poudrés se relevaient +en torsades givrées où luisaient des rubis; ses lèvres étaient fardées. +Elle vida sur sa peau éclatante le petit flacon en argent qu'elle jeta +ensuite à Martine; puis elle prit ses seins et en regarda les bouts qui +parurent à Jasmin des boutons d'églantine. + +Martine s'approcha de sa maîtresse pour l'essuyer, tandis qu'une autre +soubrette entrait, apportant une chemise de batiste et une robe +vert-pomme et cerise. + +Jasmin s'esquiva. Sa poitrine se soulevait, le sang fouettait ses +tempes. Il s'adossa au mur: + +--Qu'a fait Martine? + +La camérière arriva triomphante dans sa courte jupe, le visage rosi par +les soins qu'elle avait donnés au corps de sa maîtresse par-dessus la +tiédeur du bain. Sur ses bras nus coulaient les gouttes claires +cueillies sur la peau de la Marquise; elle avait dégrafé deux boutons de +son corsage. + +--Eh bien, dit-elle avec un sourire provocant, n'était-ce pas plus beau +que des nymphes en plâtre? + +--Oh! Martine! murmura Jasmin. + +Elle était près de lui, offrant ses lèvres. Il s'inclina vers elle. +Leurs bouches se collèrent comme les deux parts d'une fraise mûre, ils +fermèrent les yeux, leurs mains se cherchaient. + +--Ne restons pas ici, susurra Martine d'une voix soudain tremblante, on +pourrait nous surprendre. + +Elle entraîna Jasmin dans sa petite chambre réservée dans les anciens +appartements de Mme de Maintenon et elle poussa le verrou. + +Aussitôt Buguet la prend dans ses bras, la dévore de baisers. Les +parfums de la Marquise se réveillent dans les chairs de la jolie fille: +le jardinier reconnaît l'arôme du flacon que jadis lui a donné Martine +et les odeurs de fraccinelle surprises à Sénart. Le charme exquis +l'enivre à nouveau et attise follement sa jeunesse. Fermant les yeux, il +boit avidement les perles d'eau qu'il vient de voir aux hanches de la +favorite et qui scintillent sur les bras de Martine. Il lui paraît que +c'est la nymphe tout à l'heure entrevue qu'il enlace et couvre des +attouchements fiévreux de ses lèvres. Les boutons du corsage de Martine +sautent, un sein s'échappe: Buguet croit voir un de ceux dont la +blancheur brillait au-dessus du bain. Martine est poudrée comme sa +maîtresse, elle a le même sourire, avec un rien de fard aux lèvres. Ses +yeux se noient en une tendre nonchalance, ils passent des noirs de la +mûre aux bleus de la pervenche et rappellent les regards de la dame +d'Étioles quand elle se ranima le jour de la grande chasse. + +Sur le petit lit les amoureux roulèrent. Le tablier de Martine, ses +jupons d'un coup furent arrachés. + +--Jasmin, que fais-tu! + +Jasmin voulait enlever la chemise de son amie. + +--Non, pas cela! + +Elle implorait et consentait; son bonnet tomba, elle posa sur l'épaule +de Jasmin sa chevelure relevée aussi en torsades. + +--Non, je ne veux pas, Jasmin! + +Elle rabattait son linge, à travers lequel Jasmin devinait des rondeurs +roses, jusqu'à ses genoux où s'attachaient des bas blancs coquettement +tirés. + +--Non, Jasmin! + +Mais l'amant voulait revoir la nymphe: la chemise tomba. Frileuse et +ardente, la soubrette plongea son visage dans l'oreiller, cacha d'une +main son giron, de l'autre ses seins. + +--Je t'aime, murmurait Jasmin dont elle sentait le souffle chaud au bas +de son oreille. + +Il lui prit les mains. Martine poussa un grand cri de douleur et de +joie. Jasmin la possédait; elle lui donna ses lèvres en grinçant des +dents, puis, serrant son amoureux, se livra toute. + +Revenue à elle, Martine s'assit au bord de sa couchette et se prit à +pleurer. Le bonheur d'être femme, l'imprévu de sa chute lui gonflaient +le cÅ“ur. Le mal avait disparu. Elle ressentait une langueur délicieuse. +Des baisers de Jasmin il lui restait une fête par toute sa chair. + +Buguet lui serrait la taille. + +--Qu'as-tu, Martine? + +Elle poussa un sanglot, se pencha sur l'épaule de son amant: + +--Tu m'aimeras toujours? + +--Toujours. + +Alors elle s'aperçut de sa nudité. + +--Dieu! J'ai grand'honte! + +La soubrette se rhabilla à la hâte: + +--Si Mme de Pompadour m'appelait! + +Elle s'enfuit en disant: + +--Reste, je reviendrai. + +Jasmin rumina les délices des courts instants passés. Une fierté de mâle +se mêlait à sa joie. + +Martine revint. Elle jeta à Buguet un regard câlin et honteux. + +--Mme de Pompadour m'a grondée. Mais j'ai prétexté que tu étais +arrivé et que j'avais dû t'aller chercher dans la cour du +_Cheval-Blanc_. Elle attend. + +Jasmin sursauta: + +--Que me veut-elle? + +--Rien de mal, nigaud! + +Buguet rajusta sa cravate, caressa sa chevelure, dont Martine refit le +nÅ“ud. Elle épousseta l'épaule de son amant: + +--Te voilà beau comme un astre! + +Elle le poussa par le bras. Ils entrèrent dans la pièce où se trouvait +la baignoire de porphyre flanquée de son fond mouillé en mousseline +brodée; l'atmosphère moite fit rougir Buguet. Puis Martine glissa son +amant dans l'entrebâillement d'une porte. Il se trouva en présence de +Mme de Pompadour. + +Entourée de paravents qui lui faisaient une chambre plus intime dans une +grande salle au plafond noir, elle était assise sur le fauteuil léger +qu'on appelle «mirliton», tout près de la fenêtre. Sa robe vert-pomme et +cerise disparaissait sous un peignoir de percale: ses femmes la +poudraient. L'une d'elles pressait le soufflet: la poussière blanche +voletait autour du visage de la Marquise qui tenait un cornet devant ses +yeux. A côté se dressait une table de coiffure chargée de boîtes à +mouches, de peignes et d'un gracieux miroir au-dessus duquel une petite +colombe dorée couvrait amoureusement sa compagne. + +Jasmin tournait son chapeau dans ses doigts. La Marquise relevant son +cornet: + +--Je vous reconnais, dit-elle. Je ne vous ai vu qu'à Lieusaint et à +Étioles. Mais vous fûtes obligeant pour moi. Quant à vos fleurs je les +trouve ravissantes. Ne rougissez pas! Vous avez des espèces de tulipes +et de jacinthes que je ne connaissais point. C'est joli comme le +carnaval à Venise! Les couleurs pétillent, et pourtant se marient comme +sur la palette de Boucher! + +Mme de Pompadour d'un geste de sa main blanche dissipa la poudre qui +planait encore. + +--Pose-moi trois mouches, dit-elle à Martine. Une galante, une enjouée +et une friponne! + +Puis se tournant vers Buguet elle lui désigna un rouleau d'étoffe sur un +tabouret: + +--Etalez cela sur le sol, vous verrez ce que j'ai commandé d'après vos +fleurs. + +Buguet déploya une soie où, sur un fond blanc et vert d'eau, il reconnut +ses tulipes et ses jacinthes peintes et ordonnant des guirlandes qui +s'enlaçaient. + +--C'est aussi un jardin, dit la Marquise. + +--Oui, Madame. + +Jasmin était abasourdi. + +--Vous avez travaillé au château de Vaux-Pralin, au château de +Fleury-en-Bière, à celui de Courances? continua Mme de Pompadour. + +--Oui, Madame! + +--Vous êtes excellent jardinier. + +--Je ne sais point, Madame. + +--Et je vais vous attacher à ma maison. + +Buguet fit un geste de surprise. + +--Cela vous effraie? demanda la marquise en riant. N'ayez point de +crainte. J'aime les jardiniers et les jardins. + +Buguet se jeta aux pieds de la Pompadour: + +--J'accepte avec bonheur, Madame! C'est la vie que j'avais rêvée. + +--Puisque vous voilà à genoux, reprit la marquise riant toujours, prenez +mon miroir et présentez-le-moi. + +Jasmin saisit le petit cadre aux colombes amoureuses et le tint à +hauteur du visage de la noble dame qui se pencha pour voir si ses +mouches étaient assez piquantes. + +--Comme vous tremblez, dit-elle. On dirait que vous êtes à genoux pour +la première fois devant votre bien-aimée. + +Jasmin faillit lâcher le miroir. + +Mais la Marquise se leva. Elle était animée. Un peu de véritable roseur +apparaissait sur son visage pâle, au-dessus du fard. Elle se parla à +elle-même en une sorte d'exaltation d'artiste: + +--Des fleurs! Des fleurs! Avec des fleurs je ferais des jolités plus +fines qu'en Saxe, des robes qui auraient leur éclat, leur parfum, des +bijoux et des meubles qui auraient leur grâce, et, qui sait! des +châteaux, des palais! Et cela sortirait de mon âme! + +Elle s'assit, essoufflée, murmura: + +--Et le bon docteur Quesnay vient de me recommander d'être calme. Rien +ne m'est permis. + +Elle poussa un soupir: + +--Jasmin, je fixerai le prix de vos services. Et je vous dois déjà +beaucoup? + +--Rien, Madame. + +--Rien! Ce n'est point Flore elle-même qui vous fournit la croûte et le +vin? + +--Oh! Madame! + +La Pompadour regarda le jardinier qui rayonnait de grâce confuse et de +jeunesse aimable. + +--Vous êtes généreux, dit-elle en badinant. Je veux l'être aussi. Et +comme je suis maîtresse, je puis vous obliger à accepter. + +Elle saisit un papier sur une table, trempa une plume d'oie dans +l'écritoire, jeta un chiffre et un paraphe. + +--Allez chez mon trésorier. + +Jasmin prit le billet, le serra sur son cÅ“ur, s'inclina et sortit. Il +retrouva Martine dans la petite chambre. + +--Jasmin, nous nous marierons? + +--Quand tu voudras, Martine! + + + + +VIII + +Le lendemain Buguet s'éveilla tôt, ouvrit un volet: des brumes d'or +planaient sur la Seine, les oiseaux chantaient au marronnier d'Inde, +dont un fruit creva et fit rouler deux petites balles brunes devant les +théâtres de fleurs où verdissaient des lauriers-thyms. Une buée couvrait +les grappes de raisins le long de la façade. Des pigeons roucoulaient +sur le toit. Le sorbier planté à l'entrée du verger éclatait comme une +flamme. + +La mère Buguet sortit de la maison, ouvrit le poulailler. Les volatiles +s'élancèrent, battant des ailes et secouant leurs bonnets sanglants. + +L'apparition de la bonne ménagère mit du chagrin au cÅ“ur du jardinier. + +--Oserai-je jamais lui avouer que je vais la laisser seule? + +Il descendit, embrassa la Buguet plus fort que les autres jours. + +--Tu es bien tendre! dit la vieille. + +Au repas de midi Jasmin annonça son prochain mariage et son engagement +chez la marquise de Pompadour. Il le fit en rougissant, le nez dans son +assiette. + +La Buguet leva les mains: + +--Ai-je bien entendu! + +La paysanne pâlit: + +--Y penses-tu? Abandonner la maison de ton père, ce jardin, notre +gagne-pain, où tu es ton maître, et ça pour aller travailler à gages, +râtisser les allées sous les pas d'une enjôleuse d'hommes! Ah! Ayez donc +des enfants, esquintez-vous pour leur assurer un abri! C'est une pitié, +une pitié! + +Jasmin ne disait rien. La mère reprit: + +--Quel lièvre possédé de l'esprit a passé par nos choux! La vieille +Fourgonne qui est morte (Dieu ait son âme) m'avait bien prédit, en +tirant les cartes après ta naissance, qu'une grande dame ferait notre +malheur à tous! Ah! Jasmin! Jasmin! + +Elle se leva en sanglotant, gagna sa chambre, où elle ne voulut pas que +son fils entrât. + +--Laisse-moi seule. Je vais prier le bon Dieu. + +L'hiver fut pluvieux. Jasmin passa le temps à jardiner, quand le ciel +était propice, à ranger les graines par petits paquets, à réparer les +pièges à loirs. Martine ne vint ni à Noël, ni aux Roys. La soubrette +écrivit de Paris que la mère de Mme de Pompadour était morte le 24 +décembre et que cela peinait beaucoup sa maîtresse. Cependant quelques +semaines après elle faisait savoir que la Marquise allait acheter la +terre de Crécy, près de Dreux, et se disposait à replanter le parc et +refaire les ailes du château. Elle ajoutait: «_Nous retournons à +Versailles, car il y a un concert dans trois jours avec Mademoiselle Fel +et Monsieur Jeliotte, et Madame de Pompadour tient aussi à présider dans +son cabinet d'assemblée aux jeux. J'espère qu'on nous trouvera des +emplois pour le parc de Crécy._» + +D'autres obtinrent ces places, car Martine n'en parla plus et ses +nouvelles devinrent rares. + +Ce silence désola Jasmin. Il avait dû confesser au curé de sa paroisse +sa faute avec sa promise. Le bon prêtre lui donna l'absolution en +l'exhortant à se marier au plus tôt. Il venait de temps en temps rendre +visite au jardinier. Parmi les fleurs, il n'aimait que la grenadille, +qui est celle la Passion. En été il en cueillit une: + +--C'est un miracle du bon Dieu, expliqua-t-il. + +Il y a figuré les principaux instruments de la passion. Les feuilles +nous représentent l'habit dont les juifs revêtirent Notre Seigneur, et +leurs pointes aiguës les épines qui couronnèrent sa tête. Ces petits +filets couleur de sang n'est-ce point les fouets qui le flagellèrent? +Cette colonne rappelle celle où il fut attaché. + +D'autres jours, le vénérable curé, en dégustant un verre de vin, +exhortait l'amoureux à la patience. + +--Il faut en avoir chez les grands. Ils ne songent pas tous les jours à +leurs sujets et à leurs promesses. Mais vous pouvez être sûr de la +fidélité de Martine. Je lui ai enseigné la religion, et je connais son +cÅ“ur. D'ailleurs la patience est une vertu chrétienne. Combien d'années +Job respira-t-il sur son fumier et saint Siméon le Stylite sur sa +colonne? Ils ne vivaient pas comme vous parmi les roses. + +En octobre Jasmin n'alla point aux vendanges. Un jour de ce mois que la +mère Buguet entrait chez elle avec une citrouille sous le bras: + +--On dirait que tu portes la roue de la fortune, lui jeta Jasmin. + +--Il vaut mieux la tenir que de courir après sur les routes de Paris et +Versailles! + +La vieille avait fini par souhaiter que son fils n'épousât point +Martine. + +--On dit pis que pendre de Mme d'Étioles, insinua-t-elle. Des gens de +condition qui traversaient Melun, il n'y a pas longtemps, racontaient +que c'est une intrigante de basse naissance qui fait la honte de la +France, qu'elle est la fille d'une maquerelle et d'un voleur! + +--Ils ont menti! hurla Jasmin rouge de colère. J'eusse été là que +j'aurais arraché leur langue! Le Roi admettrait-il pareille femme à la +cour! + +--Comme te voilà ! + +Il ne se passait rien que de banal dans le village. Eustache +Chatouillard vint annoncer son mariage avec la fille d'un ébéniste de +Corbeil et invita Jasmin à la noce. Il y alla. Quelques semaines plus +tard, un matin de novembre, des éclats de voix s'élevèrent dans la rue. +Tiennette Lampalaire, échappée du château d'Orangis, sautait les +ruisseaux avec des bas roses et de jolis souliers à boucles. Accroché +à la grille, le vieux marquis, la perruque de travers, les joues rouges, +montrait le poing à la garcette. Quand elle se retournait, il lui +envoyait un baiser. + +--Damnée femelle! dit Gourbillon à l'agaçante noiraude, tu as eu affaire +au vieux marquis! + +--Point du tout! Il me mit bas et souliers, en essayant de vilaines +caresses. Mais je suis partie sans qu'il m'en coutât rien! + +Le 1er janvier 1747 (il y avait plus d'un an qu'il n'avait vu +Martine!), Buguet reçut de sa promise une lettre où elle le suppliait +d'attendre encore. Mme de Pompadour était si occupée! Elle préparait le +théâtre des petits appartements auquel n'avaient part que trois ou +quatre grands seigneurs, des gentilshommes des menus plaisirs et +quelques gens de la grande domesticité. «_Au surplus_, écrivait Martine, +_Mme de Pompadour n'oublie point le jardinage. Elle vient de terminer +deux dessins, qui seront gravés en jaspe vert. L'un représente le +trophée qui serait le tien: arrosoir, bêche, ratissoir, serpette. +L'autre des amours nus (que n'est-ce toi!) cultivant des lauriers_.» +Martine envoyait des compliments, des vÅ“ux, des baisers, d'une écriture +toujours plus fine et d'un style plus relevé. + +--Elle devient bien évaporée, soupira la Buguet. + +Jasmin eut un geste triste et l'année s'achemina vers Pâques par les +temps d'averses et de neiges. + +Buguet envoyait à Martine des épîtres brûlantes où il décrivait son +impatience: «_Tout me semble lugubre ici, je n'attends plus les fleurs +et les fruits des arbres, mais bien ta venue, car c'est elle seule qui +ferait ma joie. Je ne lis plus les livres de M. de la Quintinye, bien +que j'aie beaucoup à y apprendre encore pour le temps où je serai chez +Mme la marquise, un temps qui m'apparaît comme le paradis au bout de la +vie. Tu devrais en hâter l'arrivée_.» La soubrette répondait qu'elle ne +pouvait rien faire, qu'il était défendu d'interroger les maîtres. «_Mais +Mme de Pompadour est toujours bien disposée à notre égard_, +écrivait-elle. _Elle va faire construire un château près de Paris. Nous +serons les jardiniers et Agathon Piedfin entrera dans les cuisines. Il +est toujours aussi bigot et épris de ta Martine. Les autres se moquent +de lui. Ils lui offrirent à sa fête un chapelet d'oignons et lui firent +manger sans qu'il s'en doutât son pigeon, son saint Esprit, aux petits +pois. Il en a pleuré et j'eus pitié de lui._» + +Jasmin se sentait envahi par un secret désespoir. Ses joues devenaient +maigres, son front soucieux. Il délaissait ses plantes, négligeait son +jardin, ne lisait plus que les missives de Martine qu'il portait sur +lui, avec le billet paraphé par la Pompadour. + +Enfin au bout de l'année, il reçut une grosse nouvelle: «_J'arrive à +Boissise en avril prochain; nous nous marierons en mai et nous partirons +retrouver Mme de Pompadour._» C'était signé MARTINE en grande écriture +joyeuse. + +Le mariage eut lieu dans les premiers jours de mai 1748. + +La veille, un vendredi, une lourde patache s'arrêta devant la maison du +jardinier. Un long personnage maigre en sauta, leste, et pirouetta sur +lui-même. + +--Buguet! s'écria-t-il. Buguet! Est-ce ici? + +Jasmin apparut. + +--Agathon Piedfin! + +--C'est moi-même! Mme la marquise de Pompadour me charge d'apporter des +présents pour le repas de noce et d'accommoder les mets pendant que les +mariés seront à l'église. + +Jasmin troublé ne sut que répondre. Sa mère arriva. Elle avait fini par +se faire une raison au sujet du départ de son fils. La magnificence de +la Marquise la toucha. + +Agathon prit dans la patache des paquets enveloppés de linges. + +--N'y touchez pas, disait-il. + +--Qu'y a-t-il là dedans? demanda Martine. + +--Vous verrez demain! + +La tante Laïde poussa des exclamations, fut désolée de ce qu'Agathon ne +pût aller le lendemain à l'église. Elle déclara qu'elle resterait avec +lui: + +--Il ferait beau voir qu'on laissât tout faire à cet aimable jeune +homme! Je renoncerai de grand cÅ“ur à la messe, j'écosserai les petits +pois et je goûterai les plats pour voir s'ils nous conviennent. Ah! +C'est qu'on n'est pas accoutumé aux sauces qui emportent la goule! Les +épices, c'est bon pour ceux qui ont le goût affadi par le trop de +frippe! + +Agathon, vêtu avec une certaine recherche, portait un joli bas de soie. +Il avait un pied très court, dont il exagérait la petitesse. + +Il demanda un tablier pour plumer des chapons. Martine dénoua celui +qu'elle portait, en passa la bavette au cou du cuisinier, qui leva les +bras et frissonna étrangement en se sentant enveloppé de la toile encore +chaude du corps de la soubrette. + +Tout le monde travaillait chez Buguet. Tiennette Lampalaire fourbissait +avec de la cendre le cuivre d'un poêlon. + +--Voilà que ça brille! dit-elle. M. Agathon pourra y mirer ses oreilles +pointues. Tiens! Il ressemble à une bête en marbre de chez le marquis +d'Orangis, comme qui dirait une espèce d'homme qui a des pieds de bouc. +Ça court les bois aux trousses des filles. Eh bien! si M. Agathon +voulait être mon mari, je voudrais voir avant s'il a des pieds de +chrétien. + +Le lendemain tout le village était en rumeur. Le monde disait que la +marquise de Pompadour avait envoyé son meilleur cuisinier pour fricoter +le repas de noce. + +Nicole Sansonnet, la pêcheuse d'anguilles, affirmait que c'était le même +qui, à certains jours de fête, inventait pour le Roi quarante plats +d'entrée, neuf rôtis, sans compter les desserts. + +Le dernier béquillard quitta son escabeau pour voir au passage les élus +d'un tel festin. + +Il faisait un joli temps de mai. La cloche de la petite église envoyait +des sons grêles aux muguets des bois voisins, aux dernières fleurs des +pommiers. Des tourterelles roucoulaient dans le parc du marquis +d'Orangis. + +Le cortège eut peine à sortir de l'église. Tous voulaient saluer +Martine. Elle apparut aux derniers accords du petit orgue. + +La mariée portait une robe de guingan bise et rose, qui faisait bien +valoir son teint ému. Une fantaisie de Jasmin lui avait mis au corsage +un bouquet de narcisses. Un petit bonnet blanc la coiffait. + +A la maison, Piedfin effeuilla un parterre de pivoines pour en faire un +chemin aux mariés. Il posa des gerbes de lys-flamme des deux côtés de la +porte. Au retour de la messe, ce furent des cris d'admiration: + +--On dirait que c'est fait par un ange, dit la tante Gillot. + +Agathon baissait les yeux. Il les releva sur Martine avec une flamme au +fond de ses prunelles troubles. + +Nicole Sansonnet dilatait ses larges narines du côté des casseroles: + +--Oh! oh! On en attrape plus avec le nez qu'avec un râteau! + +A ce moment la vieille marquise d'Orangis et une de ses cousines +passèrent. Ces dames revenaient de la messe de mariage; en guise de +cadeau, elles avaient payé le violoneux, car elles étaient de dure +desserre, comme les arbalètes de Coignac. Pratiquant les modes de +l'ancien régime, elles se coiffaient de fontanges avec des passes de +rayons qui leur mettaient comme des queues de perroquets bigarrés +par-dessus le front et donnaient l'air à ces précieuses d'avoir caqueté +aux boudoirs de la Maintenon. Elles portaient de raides gourgandines, +des engageantes, et sur leurs joues du rouge de Portugal et des mouches, +dont l'une se garnissait de petits brillants. + +Sans faire attention aux manants qui grouillaient autour d'elles, l'une +des marquises regarda le mignon bourdaloue que sa cousine tenait--un +vase exquis pris en vue des longueurs du sermon,--en porcelaine de Saxe, +avec émaux translucides verts et rouges sur fond blanc. + +--Grand Dieu, qu'il est coquet, mais petit! + +--Ma bonne, je ferais dans un tuyau de plume sans en mouiller les bords. + +L'oncle Gillot à l'intérieur de la demeure de Buguet criait: + +--A table! A table! + +On plaça les mariés au milieu. Ils s'assirent en hésitant devant les +jacinthes et les primevères qui ornaient leurs assiettes. + +Gillot leur trouva l'air de deux corps sans âme. + +--Si vous m'aviez vu le jour de ma noce! s'écria-t-il. + +Il se tourna du côté de sa femme: + +--Tu t'en souviens, Théodosie?... Et toi, la Buguet? + +La Buguet haussa les épaules avec un air de résignation et Martine +esquissa un sourire vague. La mélancolie l'avait prise tandis qu'elle +écoutait l'orgue à l'église. Elle songeait à la chasse de Sénart, à la +robe rose de sa maîtresse, au matin de Fontainebleau, et à tout ce qui +se passait au fond du cÅ“ur de Jasmin. La jeune femme se disait qu'en +vérité ce n'était pas elle qu'épousait Buguet. Bien qu'elle fût heureuse +du mariage, Martine se sentit presque un regret des artifices dont elle +avait usé pour séduire son promis. Il lui semblait qu'une étrangère +présidait à la table et que Jasmin, malgré ses rubans blancs à la +boutonnière, ne lui appartenait pas. + +--Ah! sans la Marquise la fête serait moins splendide, mais je serais +tout à fait contente! + +Les convives attaquèrent les andouilles à la pistache qu'Agathon avait +apportées. Martine croqua des olives. On n'en avait jamais vu à +Boissise-la-Bertrand. Tiennette voulut y goûter. Elle fit la grimace, +cracha sous la table. + +--Ça ne vaut pas un radis rose, déclara la femme d'Eustache +Chatouillard, qui était enceinte à son huitième mois. + +--Voilà des radis roses, lui dit Nicole Sansonnet. Avalez-en une poignée +avec les feuilles. C'est souverain pour les femmes quand les cheveux de +l'enfant commencent à leur tourner sur le cÅ“ur. + +De son côté Euphémin Gourbillon, pour amuser la société, tirait un +petit livre de sa poche et le passait à ses voisins. C'était l'_Almanach +des cocus_. + +--L'image représente une «forge à cornes», expliqua-t-il. + +La tante Gillot referma le livre avec pudeur, mais son mari s'écria: + +--Eh! Eh! Ça donnerait des idées! + +Tiennette se précipita pour voir. La tante Laïde déclara: + +--C'est dégoûtant. Il n'y a que les chiens qui font cela en plein air! + +Euphémin reprit le livre et lut quelques épigrammes: + +--Pour le mois de janvier! + +Quand Dieu bénit le mariage +L'eau devient vin et tout est beau, +Mais lorsque sans lui on s'engage, +Le meilleur vin se change en eau. + +L'oncle Gillot se leva: + +--Pour toi, Jasmin, l'eau se changera en vin, tout comme aux noces de +Cana! + +Gourbillon reprit: + +--En août: + +L'on doit à Dieu le plus beau cierge, +Quand on trouve un objet dont la vertu tient bon. +Mais qui prétend n'épouser qu'une vierge +Peut, sur ma foi, rester garçon. + +Martine rougit très fort. + +--Ah! Celui-ci n'est point pour notre mariée, s'écria Cancri. Nous +répondons de sa vertu. + +Agathon annonça des «pyramides d'Egypte». Elles étaient faites de +rouelles de veau et de jambon hachés menu et épicés. Piedfin les déposa +délicatement sur la table. + +--Quelles affaires en pointe! s'écria la Monneau. + +--Des Pyramides d'Egypte! Cela doit être une recette qui date des Grecs, +comme le jeu de l'oie, sentencia Gourbillon. + +Les invités les trouvèrent délicieuses. Gillot n'avait jamais rien mangé +de pareil! + +--Es-tu heureuse d'être au service de la Marquise! dit-il à la mariée. + +--Et que Martine doit être contente d'emmener son mari chez pareille +maîtresse! ajouta Cancri. + +--Ah, oui, je suis bien contente, soupira Martine. + +Elle avait envie de pleurer. + +--Tu es heureuse, Martine, murmura Jasmin. + +Il embrassa sa femme dans le cou. + +--A la bonne heure! approuva Gillot. C'est pour ça qu'on se marie! + +On mangea des chapons du Mans dorés à point. Puis Agathon apporta à bras +tendus un cochon de lait croustillant qui tenait un citron entre ses +dents. Les pattes étaient enrubannées de blanc. + +--Les jarretières de la mariée! cria Eustache. + +Agathon présenta le plat aux époux et d'une voix onctueuse (il avait +appris à prêcher!) il déclama: + +--Martine, ceci vous est offert par tous vos amis de l'office. Qu'il +vous plaise de l'accepter! + +Il découpa lui-même et chacun se recueillit pour goûter au mets qui +sentait la truffe. + +--On se croirait au ciel, affirma Tiennette. + +Le cuisinier disparut pour préparer le dessert. Gillot fit apporter des +bouteilles. + +--Eh bien, mon garçon, dit-il à Jasmin, tu ne dis rien, tu ne bouges +pas. Il faut boire, un jour de noces, pour se donner des forces! Voyons, +vide ton verre! Asticote-le, Martine! + +--J'ai beau faire, dit celle-ci. Jasmin! + +Le marié donna un nouveau baiser à sa femme. + +--On pourrait les compter, déclara Martine. + +--Ils seront plus abondants ce soir, fit Gillot. N'est-ce pas, la mère +Buguet? + +Dans son coin Tiennette avouait: + +--Je serai bien contente d'aller en condition à Paris. + +--A Paris? répliqua la Monneau, les graillons de ton espèce n'y manquent +point! Et pour une qui s'en tire honnêtement, combien tiennent boutique +su'l'devant? Ce métier-là n'est pas fait pour t'embarrasser, mâtine! + +Rémy Gosset intervint: + +--Allons! allons! tante Laïde! Faites pas la rodomont! On sait que vous +avez été ravaudeuse à Paris et que dans un tonneau de ravaudeuse il y a +quelquefois place pour deux! + +--Oui da, fit la Monneau piquée, et de mon métier j'ai gardé le secret +de bien des mollets et la façon de tricoter un bas qui ne déforme pas la +jambe d'une belle fille! A preuve le cadeau que j'ai préparé pour +Martine. Tiens, détache la ficelle, petite! + +Elle passa un paquet à Tiennette, qui se mit à défaire le nÅ“ud avec ses +dents. + +--Pouah! s'exclama la fillette, vous avez donc mis ça avec vos fromages? + +--Où que tu voulais donc que je les mette? C'est la seule armoire qui +ferme à clef et où les rats ne peuvent atteindre! Mais ça ne doit pas +sentir si fort, car j'ai pris soin de les mettre avec mon linge sur la +planche de dessus et les fromages sont en bas. + +--Sentez! sentez! dit Tiennette, faisant passer le présent. + +Le dessert vint et apparut un «puits d'amour» empli de confiture. + +--Un puits d'amour, c'est vraiment pour un repas de noce! + +Les mariés durent se serrer la main au-dessus du gâteau. Piedfin servit +ensuite des délicatesses qui portaient des noms inconnus: semelles à la +Dauphine, bâtons royaux, meringues, biscotiers. + +Ces friandises exaltèrent les convives. La tante Monneau poussait des +soupirs. + +--Quels parfums! gémissait-elle. + +Agathon offrit des vins plus délicats envoyés par la marquise. La femme +d'Eustache en avala de telles lampées que son mari lui dit: + +--Tu veux donc que notre enfant vienne au monde en nageant? + +Devant ces liqueurs, qu'il trouvait divines, Euphémin s'exclama: + +--Vive la Marquise de Pompadour! + +--Il y a deux reines au repas, affirma Rémy Gosset, la Marquise et +Martine! + +--Vive la mariée! Vive la Marquise! brailla toute la noce. + +Martine devint verte comme si une vipère l'eût piquée. + +Jasmin se leva en chancelant. Tiennette silencieuse frappait doucement +sur le dos de la mère Buguet qui pleurait à chaudes larmes. + +On trinqua. Euphémin Gourbillon prononça un discours. Il parla de la +sainteté du mariage. + +--T'as l'_Almanach des cocus_ dans ta poche! interrompit Tiennette. + +--Tison d'enfer! vociféra Gourbillon. + +Il acheva sa harangue en appelant la Buguet une heureuse mère; puis le +violoneux vint chercher les mariés pour les conduire à la danse. + +Martine était fort attristée des rêveries de Buguet. Afin de le rappeler +à elle, en se levant pour aller au bal champêtre, elle songea à la façon +dont Mme de Pompadour entamait le menuet. + +Prévenus par la musique, le marquis d'Orangis et ses compagnes sortirent +pour voir la fête villageoise. Le gentilhomme avait une perruque à la +financière qui paraissait lourde à ses épaules. La marquise relevait +avec dédain son nez majestueux de Junon où elle avait posé une mouche de +jadis, «l'effrontée». + +Jasmin ouvrit le bal avec Martine au bord de la Seine et la marquise dut +avouer que la rustaude avait la grâce de l'ancien temps. Laïde offrit la +main au vieux Gillot et Tiennette dansa avec tous les garçons, ce qui +agaça fort le seigneur d'Orangis. + +Tandis que les invités continuaient à sauter sous les tilleuls, les +mariés se promenèrent au bord du fleuve. + +Jasmin regardait l'eau rosie par le soir tombant. + +Martine mit sa joue sur l'épaule de son mari: + +--Tu songes à Étioles et à Paris où nous allons nous rendre? + +--Oui, Martine, répondit Buguet qui ne savait pas que la soubrette +connaissait les secrets de son cÅ“ur. + +Des larmes coulèrent sur les joues pâles de la mariée. + +--Eh bien, Martine, qu'as-tu? + +--J'ai vu tout à l'heure deux corbeaux passer en criant. J'ai peur. + +--Folle, murmura Jasmin. + + + + +IX + + +La marquise de Pompadour laissa Martine et son époux un mois à +Boissise-la-Bertrand. Puis elle lui ordonna de la rejoindre avec Jasmin +à Paris. + +Le jour du départ, on se leva avant le soleil. La mère avait les yeux +rouges. Elle donna à Martine un chapelet qui avait appartenu à l'aïeule +de son fils: + +--Egrène-le souvent et pense à moi! + +L'excellente femme remit aussi à sa bru un poulet grillé, une miche de +pain, de la galette froide: + +--Vous allez faire un si long voyage, vous vous rendez si loin, mes +pauvres enfants! Et Dieu sait où vous entraînera votre diablesse de +marquise! + +Elle fit des recommandations à Jasmin: + +--Sois bon mari, récite tes prières! + +Les apprêts du départ s'accomplissaient à la lueur de deux chandelles. +Tiennette vint, malgré qu'il fît encore nuit; elle dit à Martine: + +--Tu m'écriras si tu deviens enceinte. + +Elle embrassa sa grande amie et lui glissa à l'oreille: + +--Tu m'embaucheras chez la marquise de Pompadour. + +--Je te le promets. + +Jasmin consolait sa mère: + +--Nous reviendrons souvent, et tu recevras tous les mois de longues +lettres. Les Gillot et Rémy Gosset viendront te voir et Cancri veillera +sur toi. Dirige Ligouy dans les corvées du jardin. Il connaît mes +arbres. Si tu as peur, Tiennette logera ici. Et puis quand notre fortune +sera faite, nous vivrons ensemble à Boissise. + +--Votre fortune, soupira la Buguet en secouant la tête, elle était dans +cette petite maison. + +Tiennette et Martine mirent au fond de la carriole de Jasmin les caisses +avec les vêtements, les branches de buis bénit à Pâques, puis des +flacons d'eau divine à l'esprit de vin préparés par la mère Buguet. + +--Ces douceurs vous feront plaisir quand vous serez le soir à deux, dit +la vieille. + +Le froid de la nuit entrait par la porte ouverte, avec le silence que +troublait le grelot de Blanchon. + +La Buguet servit du lait chaud. Après l'avoir bu on s'embrassa une +dernière fois et les deux époux montèrent dans la voiture. + +--Que Dieu vous garde, murmura la mère Buguet. + +La carriole démarra. Elle n'avait point fait vingt tours de roue qu'on +entendit le bruit d'un poing frappant une porte, puis un immense +sanglot. Tiennette disait: + +--La Buguet, ils reviendront! + +Martine dans l'obscurité devina que Jasmin pleurait. + +La petite voiture et le cheval, par Boissette, se dirigeaient vers +Melun. Jasmin avait revendu son attelage au marchand, perdant quelques +écus sur le prix, et il devait livrer avant de partir. Blanchon suivit +le bord de la Seine, qui clapotait par la brise nocturne. + +Bientôt une lueur blafarde se dessina à l'horizon et l'aurore allongea +dans les nues une longue barre qui fit, avec la flèche élancée de +Saint-Aspais, une croix aux bras d'or à travers le ciel. Melun dormait +sous ce signe. + +Le marchand de voitures remit quelques pièces bien sonnantes à Buguet et +aida les jeunes époux à s'installer dans le coche d'eau qui partait pour +Paris. + +Il y avait déjà à l'entrepont deux moines et trois nourrices, des +paysans, un officier des gardes suisses, des marchands de volaille. +Ceux-ci embarquèrent des paniers remplis de poules, d'oies, de canards, +qui se prirent à criailler dans les cordages du tillac. + +On partit. + +Cinq chevaux traînaient le coche au moyen d'une longue corde attachée +au mât. Parfois celle-ci, se détendant et frôlant l'eau rosie par le +matin, y faisait comme le feu à une traînée de poudre. Les mariniers sur +le pont se préparèrent une soupe dans une huguenote. L'onde était calme +ainsi qu'un miroir. + +Le coche fut bientôt en vue de Boissise-la-Bertrand, devant laquelle il +fallait repasser. La Buguet était au bord de la Seine avec Tiennette. +Elles firent des gestes d'adieu. Jasmin regarda sa mère aussi longtemps +qu'il put; lorsque le bateau s'approcha de Saint-Port, il ne distingua +plus que le point blanc de la cornette de la vieille qui remontait la +berge. Alors il chercha des yeux le toit de sa maison: il le reconnut +entouré des cimes de ses arbres. Un peu de fumée s'éleva du pignon. +Jasmin mit sa figure dans ses mains et pleura. + +Martine chercha à le distraire. + +--Voici les Gillot! dit-elle. + +Ils sortaient de leur tannerie. L'oncle cria: + +--Revenez pour les vendanges! + +Les roches frappées par le soleil du matin avaient des douceurs d'ambre. +Les vignobles brillaient. La Seine, après un coude, passa entre la forêt +de Rougeau et le bois de la Guiche. Les arbres montraient des verdures +tendres. + +Dans le coche, les moines caressaient une bouteille de vin: ils buvaient +à tour de rôle. Une nourrice chantait d'une voix aigre, et l'officier +des gardes suisses retroussait sa moustache en regardant Martine à la +dérobée. + +L'embarcation atteignit Le Coudray, un endroit clair, où la Seine +s'élargit et refléta avec éclat le ciel devenu tout bleu. Puis ce fut +Corbeil, avec ses bastions, ses tours et ses grands magasins de grains. +Comme c'était jour de marché, le pont s'encombrait de charrettes, et les +paysans descendaient, sur l'autre rive, d'Yerres et de Tigery, par la +petite église de Saint-Germain, qui tintait gaiement, haute sur sa +butte. On débarqua quelques paniers de volailles. + +Un peu plus loin apparurent à droite les toits du château d'Étioles. + +Jasmin se souvint: la Marquise lui réapparut parmi l'herbe enlunée, +pleine de grâce avec sa robe rose; il revit son pied, tout petit, qui +caressait la verdure nocturne, tandis que le son des violons montait +vers le ciel printanier. Il se rappela l'air du menuet qu'il avait en +vain cherché jusqu'à ce jour. Rêveur, il regarda un pêcheur qui attirait +un brochet au bout de sa ligne et les chalands qui flottaient au gré du +courant. Un berger, au milieu des roseaux, s'abreuvait à deux genoux +dans le creux de son chapeau. Des lavandières se penchaient sur le flot, +qui les peignait comme en miniature. Des villages apparaissaient avec +des rideaux d'arbres. On allait passer à Juvisy. + +--Mangeons, dit Martine. Midi est loin déjà . Les angélus ont sonné +partout. + +Elle déchiqueta le poulet, prit sa part et servit Buguet. Les moines +demandèrent la carcasse et avant de la dévorer récitèrent le benedicite. + +A Choisy, des gens du pays apportèrent à bord des tartelettes. Jasmin en +offrit à Martine et l'officier des gardes aux nourrices, dont l'une +était jolie. + +Du château de Choisy, on ne voyait guère en passant que les grands +toits, le bout d'un jet d'eau, la balustrade et à l'extrémité de +celle-ci, au-dessus de parterres qui flanquaient la rive et descendaient +jusqu'à l'eau, un salon dressé au bord du fleuve et pareil à un kiosque +ajouré. + +--Je suis venue parfois ici avec la Marquise, raconta Martine. Elle a +fait arranger ce château comme un théâtre pour une féerie. + +Jasmin regarda les toits avec admiration: ils lui paraissaient couvrir +des mystères éblouissants. + +Cependant le coche avançait. + +--Nous arriverons bientôt à Paris, mes frères, dit un moine. + +En effet, comme le soleil tombait en une grande nappe dorée qui rendait +la Seine pareille à un fleuve de cuivre fondu, Jasmin aperçut à +l'horizon sur ce ciel magnifique des remparts, des toits innombrables, +un dôme bas à gauche, une forteresse gigantesque à droite. + +--Paris! clama un marinier. + +Buguet regarda, sous les trophées du firmament, la ville rongée par la +lumière. + +--Est-ce grand! dit-il à Martine. + +--Dame! c'est là qu'il y a le Louvre! + +--Et cela? demanda Jasmin en montrant la forteresse. + +--La Bastille. Dieu t'en préserve! + +Ils prirent deux crocheteurs pour les aider à porter leurs mannes. Ayant +contourné la Bastille, dont Jasmin regarda longtemps les fenêtres +scellées de grilles, les gros donjons, la corniche, les échauguettes et +les canons braqués au-dessus des créneaux, ils arrivèrent à la rue +Saint-Antoine. Des échoppes de pâtissiers, de tourneurs, de +bimbelotiers, d'apothicaires y flanquaient les murs de la forteresse, +comme des cages pendues aux pierres grises. Du populaire, par ce soir de +juin, s'ébattait le long de la maison de la Pomponette, qui a une +terrasse fleurie, de la maison de la Tournelle, qui possède une +poivrière, de la maison du Lunetier, qui est pointue. Une vacherie +épandait de chaudes odeurs d'étables jusqu'à l'auberge du Lion d'Or, où +s'attablaient des gardes du Roi et jusqu'à l'hôtel de Mayence, devant +lequel s'arrêtait un carrosse. Une chaise à porteurs passait, et deux +grisettes troussées se hâtaient, entendant sonner l'angélus à +l'église Sainte-Marie, qui soutient de grands vases sur des contreforts +et dont le dôme est écaillé d'ardoises. + +Jasmin fut ravi par cette entrée joyeuse dans la ville. Il tirait de cet +accueil plaisant bon augure pour son avenir. + +--Dieu t'entende! dit Martine. + +Plus loin les Buguet prirent des rues plus étroites. Jasmin s'étonna de +la hauteur des maisons. Il s'amusait des coups de fouet des cochers, des +embarras de charrettes et de voitures, des auvents des librairies, de +l'éclat d'or des rôtisseries qui s'allumaient. + +Une grosse femme était assise sur une borne avec, sur ses genoux, un +panier plein de bouteilles. Elle tenait un verre d'une main, un bocal de +l'autre, et criait: + +--La vie! La vie! + +Buguet offrit à boire de son eau aux crocheteurs qui le suivaient. Ils +toussèrent. Cela fit rire Martine. + +Une petite fille vendait des pots dans une hotte, clamant: + +--De la belle faïence! + +La soubrette insinua: + +--Pour commencer notre ménage. + +--Sotte! Mais voici chose meilleure! + +Il présenta à sa femme des gaufres à l'étal d'un pâtissier. + +Quand elle se fut régalée, les Buguet reprirent leur route. Jasmin +s'attardait aux boutiques des tabaquières, des éventaillistes, des +marchands de curiosités, bousculé par quelque petit maître qui +descendait de son cabriolet et se retournait pour lancer à Martine un +regard arrogant. + +Aux approches du Palais-Royal, à la porte d'un traiteur, une vielleuse +jouait de son instrument. Buguet s'arrêta charmé. La musique lui rappela +les sentiments qui avaient chanté dans son cÅ“ur et il songea à Mme de +Pompadour. + +--Viens, dit Martine. Nous sommes en retard. + +Ils arrivèrent à un grand bâtiment de briques rouges, qui était le +palais Mazarin, et s'arrêtèrent, après quelques détours, devant un +hôtel. Un laquais costumé en jaune et vert les reçut: + +--On vous attendait. + +Les époux montèrent dans les combles, à une petite mansarde. Martine +était fatiguée. Elle mangea ce qui restait des provisions de la Buguet +et se coucha. + +Jasmin alla souper avec les domestiques. Agathon Piedfin lui sauta au +cou. Le marmiton fleurait l'ail et le musc. Il semblait fatigué, avait +les yeux battus. + +--La ville me pèse, dit-il. Je suis trop fait à l'existence des +châteaux. + +Dès neuf heures, il entraîna Buguet dans une rôtisserie, où il allait +chaque soir. L'enseigne représentait un soleil d'or aux lourds rayons +entouré de raisins. On avait fini de manger. La salle sentait la sauce +épanchée et la lie de vin. Agathon serra la main au rôtisseur, un gros +homme qui lui remplit jusqu'au bord un gobelet, ainsi qu'à Jasmin. Le +marmiton de la Pompadour s'empara d'un pilon de dinde qui refroidissait +sur un plat et le plongea dans le sabot plein de sel accroché à la +cheminée. Il le dévora. + +--Je ne puis manger ma propre cuisine, dit-il. J'aime mieux celle des +autres. + +Il s'assit à côté de Jasmin et lui demanda: + +--Aimez-vous vraiment votre femme? + +--Plaisante question! Je ne l'eusse point épousée si elle m'avait été +indifférente. + +--Tiens! C'est qu'à la noce vous aviez l'air distrait, si loin de la +mariée! + +--Vous avez mal vu. + +--Ah! J'ai pu me tromper, répliqua humblement le cuisinier. L'homme +n'est point infaillible. Puis le jour de la noce le marié ne se trouve +pas dans la même situation que les autres jours de sa vie. Il est en +proie à certaines tentations. Son âme est trouble. Il ressemble à un +chrétien qui ne se serait pas confessé depuis longtemps. + +Agathon joignit les mains: + +--Moi je me confesse quatre fois l'an. Cela soulage, même lorsque l'on +n'a que deux ou trois péchés minimes sur la conscience. Je me promène +plus léger après l'absolution. Et si j'avais du loisir je m'approcherais +souvent du tribunal de la pénitence. + +Il fit remplir les gobelets. + +--Et puis je n'aime pas les femmes, déclara-t-il à brûle-pourpoint, d'un +ton sec. Elles sont filles de Satan. Eve nous a perdus tous; et je ne +puis voir des jupes sans songer au péché originel. Vous aimez les +femmes, vous, n'est-ce pas Buguet? Je lis cela dans vos yeux. Si vous +n'êtes point très chaleureux envers Martine (je puis me tromper!), votre +cÅ“ur doit s'enflammer aisément et brûler peut-être pour une autre. + +Buguet tressauta. + +--Oh! Ce mouvement vous trahit! s'écria le défroqué. Si mon métier +m'oblige à regarder sous le croupion des poulardes (et je fais mon +métier avec la résignation qui convient pour gagner le ciel!), je sais +aussi plonger dans l'âme humaine et descendre au fond de ces puits +obscurs qu'on nomme les consciences, car je fus tonsuré et j'ai +fréquenté les moines les plus subtils, les ennemis des capucins, dont +ils furent en toute controverse les vainqueurs, j'ai dit les Prémontrés! + +Agathon leva les yeux au ciel: + +--Les chers pères, murmura-t-il d'une façon extatique. + +Il continua: + +--Et l'on vit bien chez eux, ils aiment les douceurs et les partagent +entre tous. Ils sont aimants, caressants. On ne se sent jamais seul. Et +ils vous farcissent le cÅ“ur de bons sentiments. Encore un gobelet? + +--Merci, dit Jasmin. + +--Voyons, je régale! reprit Piedfin. Et boire du bourgogne n'est point +pécher, je vous assure. Jésus changea l'eau en vin. A chaque messe, il +se transforme encore lui-même en ce précieux liquide. C'est la boisson +la plus sacrée et je me jetterais à plat ventre sous les roues des +voitures s'il en coulait, de Champagne ou de Beaune, dans le ruisseau +des rues. + +Piedfin continua: + +--Les pères possèdent des clos d'où l'on tire un vin magnifique. + +--Mais pourquoi les avoir quittés? + +--Ceci est un mystère, dit Agathon en baissant les paupières. + +Un abbé entra dans la rôtisserie. Il avait de petites mains de femme. +Piedfin se précipita vers lui et l'embrassa. Puis il revint près de +Buguet. + +--C'est un de mes plus chers amis, dit-il. Ah! ce saint homme surtout, +que je connus jadis au séminaire, m'enseigna à détester les femmes. Je +puis vous assurer qu'il les a en horreur. Et je suis enchanté qu'il +m'ait appris que, dans la vie, il faut savoir se suffire à soi-même, +sans prendre souci de s'encombrer de falbalas, de jérémiades, de petits +airs stupides, de soupirs et d'ennuyeuses fadaises! Ah! Je ne dois +jamais, comme ces jolis coureurs dont j'ai pitié, offrir une éclanche de +mouton au _Treillis vert_ ou du vin blanc au _Pavillon chinois_--A +quelque prétentieuse poissarde, à quelque figurante ou chanteuse des +chÅ“urs! La femelle n'empeste point mes nuits! Et quand j'acquiers +quelque pommade à la frangipane ou du vinaigre de Vénus, je me les +applique à moi-même! + +Agathon sourit d'un air malicieux: + +--J'aime mieux de Vénus attraper le vinaigre que le coup de pied. + +--Evidemment, dit Jasmin, qui écoutait assez ébahi les propos du +marmiton. + +Agathon tira de sa poche un cure-dents avec lequel il soigna ses +chicots. + +--Voyez, Buguet, dit-il, combien je méprise cette engeance. Ceci est un +cure-dents à la carmeline. Je ramasse ceux de la Marquise. J'en use avec +plaisir. Mais ce que je déplore, c'est qu'ils ont servi à une femme. +Rien n'est impur comme la bouche d'une femme! On y trouve peut-être la +plus grande source de péchés. La bouche savante d'une luronne damne à +coup sûr un homme! Vous rappelez-vous le pigeon que j'apprivoisais à +Étioles? Je remarquai que les caméristes l'embrassaient. A partir de ce +jour je cessai de lui donner à boire entre mes lèvres. Ah! le contact +d'Ève! Quand je fus à votre noce, Martine me passa pour plumer les +chapons le tablier qu'elle portait. Il était tout chaud d'elle. C'eût +été une volupté pour vous, sans aucun doute. Eh bien, il me brûla comme +une flamme de l'enfer. + +--Eh! Eh! Pourtant, à Étioles, vous adressiez des bouquets et des vers à +Martine! + +--C'était pour l'éprouver, déclara le cuisinier avec l'onction d'un +prêtre. + +--Quelle idée! + +--Ah! loin de moi toujours l'idée de la fornication que je laisse aux +bêtes! Mais quand je vois une femme à mes côtés, je la tente... + +--Vous avez la beauté du serpent, interrompit, Jasmin ironique. + +--Je la tente, reprit Piedfin, et si elle donne dans mes embûches, si +elle se compromet, je la délaisse, et j'apprends à son père, à sa mère, +à son fiancé, si elle est fiancée, la faute qu'elle a failli commettre! + + +Agathon se redressa, sifflant entre ses longues dents jaunes: + +--Ainsi je me venge du péché originel! + +--Quel drôle d'homme vous faites! + +Ils bavardèrent longtemps. Dans la rue, Agathon prit à plusieurs +reprises la main de Buguet et la pressa comme en ardent témoignage +d'amitié. + +--Oh! si tu voulais un jour m'écouter et me croire, soupira-t-il. + +On avait éteint les lanternes. Les deux compagnons n'entendaient que +l'appel prolongé du falot offrant du feu ou de la lumière aux rares +passants. + + + + +X + + +Le lendemain de lourdes voitures s'arrêtèrent devant l'hôtel. Une +fliguette à deux places, pourpre avec des paysages à moulins sur les +caissons, pénétra dans la cour. Mme de Pompadour y monta, accompagnée +d'un négrillon habillé de velours. Elle donna un coup de fouet au +cheval, qui se cabra et partit. Son grand chapeau de paille battit des +ailes au vent du porche. + +Dans les voitures prirent place différents personnages. A la dernière, +Collin, «le chargé des domestiques de la maison», fit monter Buguet, +avec Flipotte, une camériste, Edme, le porteur de barquettes, Agathon +Piedfin et un garçon sommelier. Le même attelage enlevait des flacons +bouchés de cire rouge et de quoi, confia Agathon, préparer en plein air +la chiffonnade et des cailles à la Xaintonge. + +On allait à Meudon. Flipotte se déclara heureuse de revoir la campagne: +elle avait son saoul des toits qui dégoûtent, des essieux gras des +fiacres, des seigneurs portant becs de corbin qui vous pincent dans les +rues. Elle quittait avec plaisir la grande ville où les églises puent le +cadavre et les escaliers la fosse d'aisances, où le sang des boucheries +se caille sous vos pieds et où des femelles mouchetées et fardées, +assises sur des bornes, en plein midi, insultent au passage les honnêtes +filles. Flipotte était de Touraine: + +--J'ai un promis à Saint-Jean-Froidmentel. + +Néanmoins la gaillarde se laissait prendre la taille par Edme et par le +sommelier, et même baiser sur la gorge d'où elle faisait glisser le +«venez y voir», qui cachait la naissance de ses seins. + +--Les libertins! + +Elle jetait des regards pleins de feu à Buguet, + +--Au moins avec vous on est sage! Vous êtes marié! + +Edme s'écria: + +--Peuh! Ce n'est point un motif pour rester coi! Je sais de grands +personnages qui ont passé devant l'autel, et qui ne se gênent pas pour +faire l'amour avec d'autres! + +L'allusion aux maîtres crispa Jasmin. + +--Oui, avec maman putain, comme disent Monseigneur le Dauphin et +Mesdames! s'exclama Flipotte. + +Jasmin pâlit. Il avait déjà entendu le propos. + +--Ce n'est pas à nous de répéter pareilles choses, affirma-t-il avec +colère. + +--Ah! Ah! Ah! s'écria Flipotte. + +Elle approcha son visage de celui de Jasmin et lui chanta d'un air +provoquant ce couplet de Moncrif, mis en musique par Courtenvaux et pris +à une parade jouée à la Cour devant le Roi: + +Nous autres, jeunesses, +Nous écoutons vos raisons, +Mais dans la belle saison, +Nous nous en battons +Les fesses, les fesses! + +Elle frappa deux fois sur ses cuisses et ses yeux noirs eurent une lueur +insolente. + +Jasmin se tint silencieux. Il regarda les premiers champs dans la plaine +de Grenelle. + +Alors on parla du voyage. Mme de Pompadour avait acheté de grands +terrains au bord de la Seine, avant Sèvres, pour y bâtir. + +--Ce n'était point assez de la campagne de Montretout, dit aigrement +Flipotte. Ça lui convenait mieux, ce nom-là ! + +--Tais-toi donc! dit Jasmin. + +Agathon se pencha vers lui: + +--Vous semblez aimer beaucoup notre maîtresse. + +--Elle est si bonne, balbutia Buguet. + +On s'arrêta à mi-côte, entre Sèvres et des bois qui se trouvaient sur +une hauteur. Collin fit descendre Buguet de voiture: + +--Voici votre futur jardin, dit-il en ricanant. + +Le terrain était aride, montagneux, bosselé, plein de pierres, de sables +et de mousses. Quelques maigres arbustes disposaient une verdure avare +au-dessus d'éboulis. + +Jasmin s'engagea à travers le coteau, puis en fit l'ascension. A mesure +qu'il montait il découvrait le pays: la plaine qu'il avait traversée et +Paris dans un lointain bleu; de l'autre côté, un village avec une grande +église et un château seigneurial, puis des bois, de vastes amphithéâtres +pleins de lumières, de hautes collines ondulant au ciel d'été. Sur +toutes les éminences, des moulins-à -vent. Au bas du coteau, la Seine +contournait une île et passait sous un pont en bois de vingt et une +arches. L'eau coulait plus vite qu'à Boissise. + +Vers le sommet de la côte, Jasmin s'arrêta. Sur un trône rustique formé +de cailloutage et de gazon, était assise Mme de Pompadour. Buguet la +reconnut à sa robe de satin dont le soleil faisait briller les rubans +multicolores. Il avait entrevu cette toilette au moment où la Marquise +quittait son hôtel à Paris. Ici pour se garantir du vent la maîtresse du +Roi avait jeté son chapeau de paille à côté d'elle et mis une +bagnolette: ce capuchon, couvrant ses épaules, lui cachait la figure; +mais elle releva le front et son visage brilla, avec une mouche au coin +de l'Å“il, sous ses cheveux poudrés à frimas. + +Mme de Pompadour tenait sur ses genoux une chienne gredine qui aboya. +Elle regardait, étendu à ses pieds, un plan. Du bout d'une ombrelle +fermée elle y indiquait des tracés et des lignes à deux gentilshommes +attentifs. Buguet se tint à distance, ne se lassant de regarder en +tapinois le groupe éclairé par le soleil au milieu des bouquets +d'arbustes et des ceps de vigne, avec Flipotte qui portait un manteau sur +le bras et Martine qui tenait un bouquet de fleurs sauvages. + +Buguet n'avait plus vu Mme de Pompadour depuis sa visite au château de +Fontainebleau. Sa passion se ralluma aux deux yeux qui brillaient comme +des pierres précieuses. Et il reverrait toujours la grande dame! Il +était de sa maison! Il se sentit au faîte du bonheur. La vue de Mme de +Pompadour l'enivrait, le grisait. Sa poitrine était trop petite pour +contenir pareille joie. Il avait envie de la crier au ciel. + +Au bout d'une demi-heure, Mme de Pompadour se leva du siège où elle +figurait une sorte de Flore à falbalas. Suivie des deux gentilshommes, +elle passa à proximité de Jasmin, le reconnut et lui fit signe +d'approcher. + +--Vous voilà , dit-elle. Vous habiterez dorénavant cette maison que je +baptiserai plus joliment «Brimborion» ou «Babiole», ajouta-t-elle en +souriant à ses compagnons. Et Collin vous dira ce que vous aurez à +faire, reprit-elle en s'adressant à Buguet. C'est là ! + +La Marquise désignait au pied du coteau, sur le bord de la Seine, les +toits d'une maison de plaisance entourée de charmilles. + +Elle-même, d'un pas léger, sous le parasol de soie jaune qu'elle avait +ouvert et qui plongeait sa figure en un bain d'or fluide, descendit vers +Babiole. La chienne gredine arrosait la mousse d'un air insolent. + +--C'est l'heure de la collation, dit la marquise de Pompadour à un +gentilhomme qui s'empressait vers elle. + + +Au trente juin, le lendemain de la fête de Saint-Pierre, quatre cents +ouvriers arrivèrent sous les ordres de Messieurs de l'Assurance et de +l'Isle, l'architecte et le décorateur de jardins. Ils arrachèrent les +bouquets d'arbustes du coteau, à coups de pelles, de houes, de pioches, +attaquèrent le sol. La poudre à canon fit voler des roches en morceaux. +Des charrettes chaque jour enlevaient les décombres et les sables. + +M. de l'Isle montra à Jasmin le plan: d'un château qu'on bâtissait au +sommet avec ses dépendances; il importait de mener par pentes douces un +jardin vers la Seine. Les chemins dessinaient des courbes, étageaient +des boulingrins et des parterres; leurs boucles finissaient au bord du +fleuve à une arcade. + +Derrière le château, M. de l'Isle traçait des allées décoratives, +établissait un labyrinthe, des cabinets de treillage et de verdure, +plusieurs berceaux. Des fontainiers amèneraient les eaux pour les +bassins, les cascades en buffet, les jets, les lames, les croisées +d'onde et les grottes. Enfin l'architecte aménagerait des «ah! ah!», +c'est-à -dire des claires-voies qui feraient pousser ce cri aux visiteurs +en admiration devant la vue que les arbres bien taillés encadreraient +sous un pan de ciel. + +M. de l'Isle insista sur la superbe situation de l'endroit choisi par la +marquise de Pompadour. Il jeta un regard circulaire: + +--Ce sera plus beau que des belvédères dans les jardins hauts de Marly. + +Il ajouta: + +--Nous ferons d'ailleurs mieux qu'à Marly. Vîtes-vous la colonnade de +verdure? + +--Non, Monsieur! + +--Cette colonnade borde une salle verte, tondue par-dessous. Nous serons +plus gracieux, quoique ce fût très bien. + +M. de l'Isle donna une chiquenaude à son jabot: + +--Il y a à Marly des galeries en ormes taillés frêlement sur leurs tiges +découvertes. C'est élégant, mais suranné! Vraiment, avec leurs petites +boules entre les cintres, ils font songer à des seigneurs du temps +d'Henri II fatigués d'avoir ballé. + +Jasmin s'inclina. M. de l'Isle ajouta d'une façon doctorale: + +--Retenez, Buguet, qu'en matière horticole il est quatre maximes +fondamentales: tout d'abord, il faut faire céder l'art à la nature; +ensuite, n'offusquez jamais un jardin; en troisième lieu, ne le +découvrez point trop; enfin tâchez toujours de le faire paraître plus +grand qu'il n'est! + +M. de l'Isle semblait content de lui-même; il jeta à Jasmin en sorte de +conclusion: + +--Mais, en somme, il faut toujours rechercher avant tout la régularité +et l'arrangement! + +De nouveaux manÅ“uvres arrivèrent bientôt. Ils plantèrent des piquets et +des jalons jusqu'à la Garenne de Sèvres et au bois des Cotiniers, +suivant les chemins indiqués dans les plans. Ils avaient des +graphomètres, des équerres, agitaient des traçoirs, des bâtons longs de +six pieds de Roi, des chaînettes de quatre toises; ils allongèrent des +cordeaux en écorces de tillot. + +En même temps, au sommet de la côte, des gens de corvée creusaient les +fondations du château et élevaient la terrasse. + +--La terrasse aux orangers, dit M. de l'Isle à Buguet, qui frémit +d'aise. + + +On eût dit qu'on avait versé une ruche d'hommes au bord de la Seine. Ils +besognaient souvent le torse et les mollets nus, brûlés par le soleil. + +Pour les nourrir et abreuver, Nesme, le premier intendant de la marquise +de Pompadour, réquisitionna l'aide de toutes les auberges des environs, +même celle des cabarets à pots et à assiettes et des simples cabarets à +pots et à pintes. En cabriolet, il s'arrêta devant toutes les enseignes +flanquées d'un bouchon de lierre. + +Jasmin, sur les chantiers, allait d'un groupe à l'autre, rajustait les +piquets, excitait au travail, embauchait des apprentis, répétant à tous +les ordres de M. de l'Isle. On le voyait escalader ou dévaler les +pentes, disparaître dans les bois du haut, où parfois un élagueur, les +éperons aux pieds, collé aux arbres comme un grand pic vert, faisait +tomber sous ses coups d'herminette, à immense fracas, les têtes trop +libres de marronniers ou de hêtres. + +A la droite du domaine, les fontainiers creusaient un grand réservoir. +Au faîte des terrains M. de l'Assurance surveillait la jetée des +fondations du château. Son habit rouge se voyait de loin et attirait +l'attention. + +Partout cela bruissait et grouillait. Une armée montant à l'assaut n'eût +pas été plus animée. Parfois, au milieu du bruit des truelles, des +marteaux, des moutons frappant sur les pilotis, un artisan lançait +quelque chanson entendue à la barrière des Gobelins. + + +Jasmin ne se mêlait pas trop à cette plèbe. Martine lui avait été +enlevée par Mme de Pompadour et il couchait seul dans une chambre de +Brimborion. Il y entendait couler la Seine, et parfois le clair de lune +venait le réveiller. Alors il songeait à Mme de Pompadour et à +Martine. Elles se trouvaient loin, à Versailles ou à Choisy-le-Roi. +Jasmin avait le corps brisé par les travaux de la journée: cette fatigue +lui paraissait délicieuse parce que c'était pour la Marquise qu'il avait +épuisé ses forces. Il la voyait déjà aux allées du parc, parmi les +fontaines. Il croyait surprendre un de ses regards apporté par un rayon +de lune, et sa voix dans le murmure du fleuve. Il se levait et, par la +lucarne, apercevait la robe rose qui traînait au ciel comme à Boissise, +comme partout. Mais un bénitier donné par Martine lui rappelait soudain +la douce bonté de sa femme, ses regards de tourterelle, ses soins, sa +tendresse. Jasmin se disait que Martine rêvait de lui. Il la revoyait +petite, dans le jardin du père Buguet, puis plus grande et déjà +amoureuse. Elle croissait et s'attachait comme un lierre. + +--Elle m'aime, se disait Buguet, elle m'aime à en mourir si je la +trahissais! + +Il la plaignait, s'accusait et sanglotait à la fois d'amour et de pitié +en songeant aux deux femmes. + +Elles arrivaient souvent. La camériste restait plusieurs jours, logeait +à Brimborion. Comme pour se faire pardonner ses fautes cachées, Jasmin +dévorait Martine de baisers. Il la choyait de repentirs, de câlineries +ardentes et parfois d'une ivresse presque douloureuse. Il avait envie de +demander pardon à Martine, tandis que ses lèvres parcouraient sa gorge +et ses épaules. Et l'épouse répondait à Jasmin par des caresses +passionnées qu'elle avait devinées dans l'alcôve des favorites et +qu'elle redoublait dès qu'elle voyait le regard de son mari plus +lointain et sa bouche absente de la sienne. + +Après ces nuits l'aurore laissait Jasmin endormi. Plus vaillante Martine +se levait au chant du merle afin de préparer un fin régal à son mari. + +C'était du chocolat apporté de Paris. Elle le faisait fondre dans une +tasse de lait au-dessus du feu silencieux de trois bouts de chandelles. +Patiente, Martine attendait l'ébullition pour éveiller d'un baiser le +dormeur. Puis elle l'empêchait de quitter son lit. + +--Je veux que tu manges comme le Roi, disait-elle. + +Quant à Mme de Pompadour, elle ordonnait à son arrivée qu'on appelât +Messieurs de l'Isle et de l'Assurance. Elle inspectait les constructions +et les jardins et donnait des conseils que les architectes acceptaient. +Elle changeait la courbe d'une rampe, la place d'une fabrique, +agrandissait les hortolages, projetait des pattes d'oies, des +ronds-points, des étoiles. Un jour elle fit venir Buguet: + +--C'est ici que je veux créer un jardin potager. Le terrain y est-il +propice? + +Suivant l'usage des jardiniers, Jasmin mit une poignée de terre dans un +verre plein d'eau et passa ensuite cette eau dans un linge. Il but. + +--Ce n'est ni âpre ni amer, déclara-t-il. Le sol est bon pour les +légumes. + +Le Roi accompagna plusieurs fois la Marquise. On voyait arriver de loin +les carrosses avec les escadrons rouges de la maison royale. La +cavalcade approchait au galop. Les chevaux en masse dansante agitaient +comme des bannières leurs cavaliers qui rebondissaient jusqu'à frôler +les branches les plus basses des arbres. Les carrosses étaient cahotés +à travers les ornières, et le soleil faisait briller le cuir de leur +toit. + +Le Roi paraissait heureux de descendre de voiture. Il offrait la main à +Mme de Pompadour. Louis XV marchait avec élégance sur les chemins qu'on +avait tracés pour lui. Il s'intéressait à la coupe des arbres, au plan +de l'orangerie, aux futurs parterres, disant que les fleurs écartent +les idées de mort. + +Buguet fut plusieurs fois près du souverain, s'agenouillant, sur l'ordre +de M. de l'Isle, pour tenir ouverte une esquisse, apportant des paquets +de semences où le roi aimait à plonger la main. Le jardinier était +ébloui par la majesté qu'il prêtait à son maître. Louis XV parlait +peu, d'une voix douce, qui glissait comme une caresse d'aile. + +Chaque fois que le Roi venait, il prenait une collation. Agathon Piedfin +et d'autres cuisiniers préparaient les mets et le monarque mangeait sous +une tente qu'on dressait au-dessus du coteau et sur laquelle flottait un +drapeau blanc aux fleurs de lys. + +Pendant ces visites, Jasmin suivait du regard la Marquise partout où +elle se promenait. Agathon Piedfin lui dit: + +--Quand Mme de Pompadour est ici, tu as l'air d'un astrologue qui suit +la queue d'une comète. Point ne convient de lorgner ainsi les grandes +dames. + +La Marquise revenait chaque fois avec des grâces imprévues. Elle portait +une larme en perle qui roulait sur ses cheveux poudrés, ou bien un ruban +de velours noir qui rendait son cou si blanc et si voluptueux que Jasmin +y songeait longtemps. Un après-midi elle ouvrit une ombrelle en soie, +décorée de miniatures chinoises sur mica et elle parut à Buguet la +princesse étrange d'un pays lointain. + +Un dimanche, comme elle revenait de l'église Saint-Romain, à Sèvres, +elle jeta son gant qui s'était déchiré au fermoir de son paroissien--un +gant de chevrotin, en peau blanche cousue à la diable, avec de fines +rosettes de couleur incarnate. + +Jasmin, d'un geste de voleur, le ramassa au coin d'une allée, le porta à +ses lèvres. + +--Cela sent bon? fit une voix ironique. + +C'était Agathon Piedfin. + +--Odeur de femme, odeur de diable! dit le marmiton. + + +L'hiver vint et par ses gelées et ses neiges ralentit les travaux. +Jasmin écrivit de longues lettres à sa mère; il faisait l'éloge du Roi +et de la Marquise. Il se disait le plus heureux des hommes. Une seule +chose le chagrinait: Martine, obligée de suivre sa maîtresse, n'était +jamais près de lui. «_Cela ne durera qu'un temps_, ajoutait-il, _le +château achevé nous logerons ensemble dans les communs_.» Néanmoins il +avait parfois l'âme en peine; le dimanche surtout, quand, après la +messe, il n'avait à ses côtés ni sa douce femme, ni sa bonne mère, il se +sentait sans foyer. Souvent il mettait son repas dans un panier et +malgré le froid s'installait sur une terrasse au milieu des pelles et +des pioches en repos comme lui. Jasmin racontait à sa mère que Martine +était venue de Paris, un matin de décembre, tout exprès pour lui apporter +par le coche d'eau une chaude couverture et des mouffles de laine, ainsi +que des bas tricotés par elle. «_La mignonne suit ton exemple, ma bonne +mère; on voit que tu l'as élevée un peu. Elle me soigne comme tu +soignais mon père. Ah! si j'étais sûr de l'aimer assez pour être digne +d'un si tendre zèle! Aime-t-on jamais assez une telle femme! Toi aussi +tu fus la meilleure des mères et je t'ai quittée! Que veux-tu? J'ai +l'amour des grandeurs et jamais mon modeste jardin n'aurait pu me donner +la joie que je cherchais dans les livres de M. de la Quintinye et que je +trouve ici. Mais quand le château sera terminé, j'irai te voir. Je ne +regarde jamais la rivière sans songer à toi et sans penser que peut-être +tu as aussi regardé l'eau qui passe_.» Jasmin disait encore que Martine +placerait Tiennette Lampalaire. Il envoyait des compliments à tous ceux +de Boissise et demandait quelques nouvelles de ses arbres. La mère +Buguet ne sachant pas écrire, c'est Gourbillon qui répondait. + + +Le printemps de l'an 1749 fut délicieux. La clémence de la nature +facilita les travaux. Le château s'éleva: on voyait le rez-de-chaussée, +avec six fenêtres de côté et neuf croisées de face, ainsi que l'avait +voulu le Roi. Les dépendances s'achevaient déjà , jetant, de chaque côté +de la cour royale, deux ailes reliées par des grilles dorées. + +Mme de Pompadour vint plus souvent avec Martine. MM. de l'Isle et de +l'Assurance étaient heureux de montrer les progrès des bâtisses et des +terrasses. Le Roi réapparut. Sous la tente, à l'heure du repas, Jasmin +surprit la Pompadour qui sucrait des cerises et les présentait à la +bouche de son amant. + +Martine arriva bientôt près de Buguet avec un plat d'argent plein de +fruits rouges: + +--Tiens, voici des cerises que Madame offrit au Roi. Il en reste. Je les +ai prises pour toi. + +Avec les mêmes gestes gracieux, elle mit devant les lèvres du jardinier +les fruits sur lesquels la Marquise avait promené ses jolis doigts. + +Quand Martine était partie, Buguet rêvait en regardant le fleuve qui +l'avait emportée avec sa maîtresse. Au pied de Bellevue, l'île +qu'embrassait la Seine formait du côté de Sèvres un port où les péniches +et les allèges s'amarraient. L'autre partie était couverte de troupeaux +qui promenaient des taches blanches au milieu du vert irisé des herbes +et faisaient de l'îlot une sorte d'arche de Noë. + +La Seine était toujours animée. Des bateaux montaient, venant de la mer +ou de Rouen et portant à Paris le tribut des marées ou les riches +produits de Normandie. A la belle saison une multitude de barques +conduisaient un peuple immense aux promenades de Saint-Cloud. + +Un jour que Jasmin contemplait ce spectacle, il vit arriver au loin un +bateau ponté qui captiva son attention. Il avançait poussé par six rames +rouges. Sa proue était dorée. A l'arrière un grand drapeau rose et bleu +flottait. + +--Mais qu'ai-je donc, se dit le jardinier, à ne pouvoir détourner mes +yeux de ce bateau? + +Il aperçut quelques femmes debout sur le pont et, bien qu'elles fussent +au loin pareilles à des poupées, il reconnut parmi elles la Marquise et +Martine. Il descendit au galop le coteau et vint les attendre au bord de +la rivière. La Marquise, en paniers cadets, s'appuyait sur une longue +canne et portait un tricorne. Le premier regard de Buguet fut pour elle. +Martine, qui guettait les yeux de son mari, en souffrit; mais elle +ressentait si grande joie à revoir Jasmin qu'elle l'étreignit de tout +son cÅ“ur au milieu des autres femmes de chambre, qui riaient, voltigeant +autour de leur maîtresse, un papillon de dentelle posé sur leur tête. + +Mme de Pompadour donna le couple Buguet en exemple à ses servantes: + +--Ils s'aiment vraiment, et je souhaite à vous toutes des époux n'aimant +ainsi que leur femme. + +Jasmin fut troublé. + +--Il ne faut pas rougir, Buguet, reprit la Marquise. + +L'année suivante le château se couvrait. On avait enlevé les +échafaudages. + +Devant, régnait la grande terrasse où l'on se proposait de mettre des +orangers en caisse. + +Derrière, depuis l'an précédent arrivaient pour les bosquets, des lilas, +les arbres de Judée, des érables de Virginie, les peupliers d'Italie et +de la Caroline. M. de l'Isle les faisait venir des pépinières royales et +répétait à leur sujet les principes du vieil escuyer Jacques Boyceau, +intendant des jardins de Louis XIII: «Pour transplanter un arbre, il +faut le prendre en croissance, fort et vigoureux, de belle venue, bien +appuyé sur ses racines de tous côtés.» + +A la fin d'avril, les lilas et les arbres de Judée fleurirent. Les lilas +lourds et voluptueux épandaient des senteurs bienheureuses; les arbres +de Judée se contentaient de leur pourpre claire. C'étaient les premières +fleurs du jardin de Bellevue. Jasmin les fit offrir à Mme de Pompadour +par Martine et Flipotte, qui les apportèrent sur une grande claie +d'osier. La Marquise en garda durant tout le jour au corsage. Elle +enfonçait son bras nu dans les branches fraîches, humait les odeurs +pénétrantes du printemps. + +Au soir Buguet retrouva, dans la tente dressée pour la favorite, les +lilas qui étaient fanés. Il les prit dans ses mains, les porta à sa +bouche, puis sa tête roula dans les thyrses et il ferma les yeux en +cherchant d'autres parfums mêlés à ceux des plantes. + +Un ricanement le fit bondir. Piedfin entrait pour chercher un huilier en +porcelaine de France. + +--Tu as l'air d'un épagneul qui se vautre dans les fanfioles de la +Marquise, dit-il. + +Et il s'en alla, portant l'huilier avec l'air d'un desservant qui à la +messe présente les burettes. + + +Le 18 du mois de mai, des événements singuliers se produisirent. Jasmin +entendit raconter par des menuisiers de Paris que l'émeute couvait dans +la grande ville. Les archers de l'écuelle avaient arrêté de petits gueux +et de jeunes bourgeois. + +--Pourquoi? demanda Buguet. + +--Nous n'oserions répéter ce qu'on dit, répondirent les artisans. + +Le lendemain les gardes de la maréchaussée occupèrent le pont de Sèvres. +Jasmin les regarda descendre de cheval. + +En même temps derrière Bellevue, dans le chemin des Charbonniers, une +sonnerie de trompettes signala la présence d'un régiment de dragons. + +--Leurs fusils sont chargés, accourut dire un aide jardinier. + +Buguet se rendit à Sèvres pour s'informer de ce qui se passait. Le +village était rempli de gardes françaises, bayonnette au canon. + +--La populace de Paris va passer ici pour aller brûler le château de +Versailles, raconta tout bas une femme à Jasmin. On dit que le roi est +ladre et prend des bains de sang d'enfant comme Hérode. C'est pour lui +que les archers de l'écuelle ramassent les petits gueux. + +Jasmin fut épouvanté. + +--Ce n'est pas possible! s'écria-t-il. + +La femme haussa les épaules et serra avec ostentation le poupon qu'elle +portait dans ses bras. + +Buguet s'adressant à un officier se fit connaître et demanda les +nouvelles. + +--Elles sont graves, dit le militaire. On a arrêté des enfants pour +extirper la mendicité. La canaille s'est fâchée. Elle a enfoncé la porte +d'un fourbisseur pour avoir des armes. On arrête les carrosses dans les +rues, on tend des chaînes, on attaque les archers. + +Agathon Piedfin accompagnait Buguet. Il avait été envoyé par son chef +afin d'examiner les fourneaux des cuisines et il séjournait à Bellevue +pour quelques jours. + +Il trembla: + +--Je suis heureux de n'être ni à Paris, ni à Versailles, mais je +voudrais aussi ne point me trouver à Sèvres. + +Les troubles durèrent quelque temps. + +Au 13 mai, le soir, un samedi, Buguet et Piedfin allèrent à Meudon pour +se renseigner. + +Dans le cabaret où ils se rendirent, des gens mal vêtus, arrivés de la +capitale, discutaient bruyamment sur les arrêts du Parlement. La +cabaretière raconta à Buguet qu'on avait pillé des maisons et tué sept +archers dans la journée. Les vitres de M. Duval, chef du guet, étaient +brisées, une immense fureur s'élevait contre toute la cour. + +--Hé! Hé! ricana un des va-nu-pieds, on faillit massacrer, au faubourg +Saint-Germain, la marquise de Pompadour! + +Jasmin se leva, pâle: + +--C'est-il vrai? + +--Je n'ai point l'habitude de mentir, dit l'homme d'une voix traînarde. + +Il ajouta en frappant sur sa cuisse: + +--Et c'est dommage qu'on n'ait point éventré la putain! + +--Tu dis? + +Le gaillard se retourna: + +--Ce que je dis? Que si tu me parles encore sur ce ton, c'est à la +barrette que je parlerai, morveux! + +--Pendard! répliqua Buguet. N'as-tu pas appelé putain la marquise de +Pompadour? + +--Eh bien, oui! + +La cabaretière s'approcha du Parisien et lui glissa à l'oreille: + +--Taisez-vous donc, c'est un des jardiniers de la Marquise. + +--Je m'en fous! + +L'homme regarda Jasmin, fit une grimace: + +--Il paraît que tu cultives des fleurs pour la Pompadour? Tu es un rude +fleuriste, à en croire la chanson! + +L'émeutier se leva et entonna le refrain qui venait on ne sait d'où, et +que le peuple de Paris avait mis en musique: + +Par vos façons nobles et franches, +Iris, vous enchantez nos cÅ“urs; +Sur nos pas vous semez des fleurs, +Mais, hélas ce sont des fleurs blanches! + +Buguet envoya à la tête de l'insolent son verre empli de vin. + +Ce fut une bataille. Deux aides de Jasmin, qui se trouvaient là , prirent +parti pour leur maître. Les amis du Parisien sautèrent dessus. Agathon +s'esquiva. + +Les mots violents partirent. Les coups de poing pleuvaient. Les tables +tombèrent, faisant rouler les chopines. + +Alors la cabaretière s'arracha les cheveux: + +--A moi, messieurs les hussards! à moi, messieurs les gardes! + +Elle courut dans la rue, tandis qu'en sa cantine, sous les horions, le +sang commençait à couler, les visages à bleuir. + +Jasmin jeta son adversaire sur le sol. + +Mais d'autres Parisiens accoururent et Buguet allait être terrassé, +quand des soldats entrèrent. L'officier reconnut le fleuriste du +château. Il fit arrêter les émeutiers et ils furent conduits au poste +sous escorte. + +Buguet regagna Bellevue. Piedfin le rejoignit sur la route. + +--Marie-Joseph! clama le cuisinier, tout en coupant en «hosties» un +saucisson qu'il venait d'acheter, êtes-vous exalté! Vraiment, ne +savez-vous pas que la colère est péché mortel? + +--Peuh! fit Jasmin encore plein de rage. + +--Et puis quels sentiments vous professez pour la Marquise! Mon cher +ami, on n'adore ainsi que Dieu et le Roi! On vous dirait épris d'elle! + +--Tais-toi! + +--Mais oui! Vous n'avez pas songé un instant à Martine! + +--Martine! + +--Martine est à Paris. Elle a pu courir quelque danger! + +Les jours suivants, l'émeute se calma. Une lettre de sa femme rassura +Buguet. On ne vit plus de soldats aux alentours de Sèvres. + +Des deux côtés du château, M. de l'Isle préparait d'immenses parterres +de broderie. On y disposait les nilles de buis d'Artois, les feuilles et +les rinceaux que les aides emplissaient de mâchefer. Le dessin se +déroulait avec des allures de grand serpent aux multiples têtes qui +présentaient des palmettes, des fleurons, des panaches, des dents de +loup; les courbes naissaient d'un nÅ“ud ou d'une agrafe et se terminaient +en volutes. Mme de Pompadour voulut que des fleurs de lys héraldiques et +ses propres armoiries fussent mêlées à ces caprices. + +En août Jasmin et ses aides se rendirent dans les bois pour déraciner +les églantiers. Quand ces arbustes furent alignés dans la terre de +Bellevue, Jasmin y greffa des rosiers de Virginie et de Gueldre, ceux de +Muscat et de Chine, ceux de Damas et des panachés. + +Mme de Pompadour surveillait ces travaux délicats. Elle s'aventurait au +milieu des églantiers et une fois elle passa à Jasmin le brin de laine +nécessaire à la ligature de la greffe. Mme de Pompadour voulait beaucoup +de fleurs dans ses jardins et Buguet l'entendait parler avec M. de +l'Isle de la sévérité de l'horticulture française. Elle prétendait y +jeter plus de fantaisie, plus d'éclat et plus de nature. Elle se moquait +des vieux parterres du Louvre où jadis figuraient des chiens tenant des +palmettes, des dauphins bizarres et des vases! Fi de tout ces +grotesques! Mme de Pompadour voulait faire dominer les fleurs. + +--Ce sont les jolités du Bon Dieu! + +Les fleurs possédaient la vie, la grâce, la couleur! Elles étaient +variées et innombrables comme les cÅ“urs humains! Elles avaient des +vices: l'orgueil, la paresse, la volupté, et des vertus: l'amour, la +tendresse, la modestie. Le pavot versait le sommeil, l'aconit donnait la +mort! + +Mme de Pompadour déclara que les fleurs étaient l'âme de tout art. Elles +serviraient de modèle aussi bien à une toilette (n'est-ce pas la nature +qui les pare?) qu'à une coupe (ne sont-elles pas destinées à recevoir la +rosée du matin?) + +Jasmin, accroupi parmi les épines des églantiers, les pieds dans la +terre humide qui sentait la sève, écoutait cette voix. Il n'avait jamais +entendu parler ainsi. M. de l'Isle lui-même paraissait sous le charme. +Longtemps, ces paroles revenaient aux oreilles de Jasmin, ailées et +irritantes. + +On comptait inaugurer Bellevue à la fin de novembre. Les tapissiers +déballaient les meubles, depuis les bras de fleurs de Vincennes, les +feux de bronze, les girandoles, jusqu'aux brocs lapis et or, aux +assiettes de Saxe, aux couteaux à manche vert. + +Le 24 novembre, le Roi, revenant de Fontainebleau arriva à Bellevue +pour souper et dormir. Il faisait un temps gris. Le petit château tout +neuf paraissait transi, parmi les arbres sans feuilles. Pourtant Mme de +Pompadour voulut que ce fût fête. Elle ordonna un feu d'artifice et fit +revêtir à sa domesticité un uniforme fabriqué exprès à Lyon. + +Le Roi était accompagné de plusieurs seigneurs. Mais les cheminées qui +n'avaient pas encore essuyé l'humidité enfumèrent les appartements. Il +fallut souper au bord de la Seine, à Brimborion, et la Marquise +contremanda le feu d'artifice, au grand dam des badauds, qui s'étaient +réunis à l'extrémité de la plaine de Grenelle. + +En revanche, le 28 janvier suivant, on joua la comédie au château de +Bellevue. Les comédiens représentèrent l'_Homme de Fortune_ par le sieur +Lachaussée. Après la pièce M. de la Vallière ordonna un ballet qui fit +grand plaisir. + +Martine avait apporté à la marquise de Pompadour et aux autres dames des +éventails de Nankin qui s'harmonisaient avec la salle de théâtre décorée +à la chinoise; elle raconta le ballet à Buguet: + +--On vit d'abord une montagne, dit-elle, qui, bien qu'enserrée sur la +scène, semblait plus haute qu'une tour de Notre-Dame. Elle n'avait +pourtant qu'un peu plus de la taille des valets de coulisse. Elle +s'ouvrit et il en sortit un petit château tout pareil à celui de +Bellevue. Tu aurais pu compter les fenêtres et les cheminées. On voyait +les balustres, le reflet du soleil dans les vitres. Alors des +jardiniers--ô des jardiniers à rosettes, avec des vestes bleues +vermicellées de rose--firent semblant de perfectionner les parterres et +se mirent à baller! Ils étaient jolis à croquer et tout au parfait, avec +leurs joues rouges comme la crête d'un coq et leurs perruques en aile de +pigeon, mais je t'aime mieux qu'eux. Ils me rappelaient ces petits abbés +qui viennent chez Madame et auxquels il ne manque que d'accoucher pour +être des femmes! Tu ris? .... Ensuite la décoration représenta le grand +chemin de Versailles. Et il arriva une de ces voitures qu'on appelle ici +pots-de-chambre. Elle était ma foi pleine de femmes. Elle culbuta et les +dames dansèrent. Ces dames étaient des petites filles de neuf à quatorze +ans, fort mignonnes et le Roi applaudissait très fort. + +Ces événements enchantèrent Jasmin, d'autant plus que Martine lui fut +rendue et que la Marquise vint plus souvent à Bellevue. + +Quelques centaines d'ouvriers travaillaient encore au parc en avril. +Vers mai le domaine rayonna dans toute sa splendeur. + +Au milieu de ce mois, Buguet, ayant fait un matin le tour des allées, +s'arrêta un peu avant midi près du réservoir, à l'extrémité de la +terrasse des orangers. + +Une lumière diamantine caressait les murs du château; au ciel tendre un +nuage d'un blanc pâle pénétré d'azur s'allongeait vers le zénith, comme +un voile qu'on aurait levé. + +--Enfin! s'écria Jasmin. + +Ses fleurs brillaient épanouies. Ah! ce qu'il avait attendu l'éclosion! +Sous les nuits étoilées, que de fois il avait écouté les plantes qui, +poussant dans le silence, écartaient quelque miette de terre, un brin de +paille, une feuille morte! Elles produisaient un bruit imperceptible, +mais le jardinier en saisissait la musique. Il guettait les levées dans +les plates-bandes, les premiers mouvements quand le zéphyr passait. Dès +qu'un bouton apparaissait, Jasmin était heureux comme le père qui voit +s'ouvrir les yeux de son enfant. Les pivoines sortirent du sol pareilles +à des nichées d'oiseaux pourpres, les tulipes en cornets verts. De fins +boutons fusèrent aux touffes de narcisses. Les iris érigèrent parmi les +poignards de leurs feuilles leurs flammes d'abord encloses d'une +enveloppe livide. Les ancolies ailées s'apprêtèrent à voler sur les +tiges. + +Maintenant tout frémissait. De la terrasse des orangers jusqu'au bord de +la Seine, la côte se couvrait de corbeilles où l'or et l'argent des +alyses, les centaurées légères, la multitude douce ou révoltée des +pavots s'embrasaient. Les auricules mêlées aux primevères posaient des +bijoux clairs sur du velours chaud. Les adonides jetaient des gouttes +de sang dans leur verdure aérienne. + +Les feuilles avaient poussé partout, tendres, jeunettes, les tillots +offraient leurs têtes vierges à la dorure du soleil, les éventails des +palissades allongeaient des décors d'une brillante nouveauté, les +marronniers dressaient leurs thyrses d'ivoire. + +D'un coup d'Å“il Jasmin embrassa cette féerie. Le château lui-même, sur +le fond des bois rajeunis, paraissait s'enlever au ciel sur les ailes +des parterres qui s'allongeaient à ses côtés. + +Et Buguet vit la beauté de ce petit palais, la jolie proportion des +fenêtres, entre lesquelles reposaient des bustes de marbre, et celle des +balcons où les armoiries de la Marquise apparaissaient: trois tours +dorées. Il comprit la majesté souriante des frontons sur les toits +mansardés où les croisées s'encadraient comme des miroirs, et la juste +échelle des huit marches qui conduisaient aux trois portes alignées. Et +ayant saisi l'irréprochable disposition des terrasses, la mesure des +allées, la place choisie des palissades, les engageantes combinaisons +des chemins, il aperçut la façon divine dont la grâce du château se +mêlait à celle des jardins. Ensemble délicat où les choses se faisaient +valoir l'une l'autre sans jalousie! Comme pour tenter d'aimables +avances, la pierre prenait la souplesse de la fleur, et les fleurs, dans +leurs ensembles, frémissant comme des guitares, obéissaient à des lois +d'élégante architecture. Les ciseaux du sculpteur et la serpette du +jardinier se retrouvaient d'une même famille dans la joie de plaire. +Tout se mariait, tout recelait une âme ailée, radieuse, donnant aux +murs, aux parterres, aux arbres une physionomie spirituelle, une cadence +parfumée, un rythme subtil. + +Jasmin, transporté par cette harmonie, s'agenouilla devant le +chef-d'Å“uvre de MM. de l'Isle et de l'Assurance. + +Mais l'âme du décor apparut: Mme de Pompadour en toilette dorée sortait +de la ruche, exquise abeille pour qui s'épanouissaient les fleurs. Elle +ouvrit un éventail, regarda le jardin, et, suivie de Martine vêtue aussi +de jaune, se dirigea vers un grand carrosse, un carrosse de fée, aux +panneaux chantournés. + + + + +XI + + +Pendant des années, Jasmin soigna le jardin de Bellevue avec un zèle que +d'habitude les jardiniers n'apportent point à leur besogne. Du matin au +soir il y veillait et les premières lueurs de l'aube le trouvaient +l'arrosoir au poing, le râteau à l'épaule, les pieds dans la rosée, au +milieu des parterres. Le soir, il se reposait lorsque les ténèbres +avaient éteint la dernière tulipe, le dernier Å“illet. + +Fervent disciple de M. de l'Isle, Jasmin voulait que les masses des +plantes eussent des profils aussi élégants que les scabellons de marbre; +il voulait les allées propres comme les tapis d'un salon, et aux +boulingrins des fraîcheurs d'émeraude. Il dirigeait de minutieux +échenillages, chassait les taupes; il lâcha dans le parc plusieurs +vanneaux et des pluviers, après leur avoir coupé l'aile et afin qu'ils +prissent les limaces, les taons et les turcs. + +Jasmin possédait d'excellents instruments qui luisaient ainsi que des +armes, effilés ou tranchants. Certains avaient été forgés avec +d'anciennes épées, qui fournissent les meilleurs outils de jardinage. +Jasmin les maniait, émondant, faisant tomber les pousses et les rameaux +qui compromettaient les symétries. Ce zèle fit répéter par M. de l'Isle +le proverbe qui avait cours parmi les gens d'horticulture: + +--Les jardiniers étêteraient leur père, s'il était arbre. + +Ce disant M. de l'Isle riait. + +Buguet eut des attentions précieuses pour les orangers, ses arbres de +joie. Il s'en approchait sur la pointe des pieds, caressait légèrement +les fruits comme des seins de vierge. Les serres étaient chauffées par +des terrines de fer pleines de charbon ardent ou par des poëles +d'Allemagne. Jasmin fit ajouter des lampes suspendues, qui répandent une +chaleur égale et uniforme. + +Il préparait les bouquets pour le corsage de Mme de Pompadour. Il y +mettait à la saison beaucoup de muguets et plus tard mariait +heureusement les roses de tons différents. Le jardinier glissait ces +touffes dans de petites bouteilles masquées de rubans verts et emplies +de façon à conserver la fraîcheur des plantes. Il confectionna aussi des +«navets» à la mode du temps. Il les creusait d'un coup de couteau et y +introduisait des oignons de jacinthes: ce mélange mis à l'eau, on +voyait, distraction de l'époque! croître une jacinthe entourée des +feuilles pâles du navet. + +Jasmin avait pour mission d'orner les pyramides dans le vestibule d'un +blanc de carme où se dressaient les statues de M. Falconnet et M. Adam, +qui représentaient la Poésie et la Musique. Il savait par Martine les +robes dont la Marquise allait se vêtir. Alors il cueillait des fleurs +pour ces toilettes. Les pyramides formaient des colonnes de flammes ou +des cônes d'or, des échelles bigarrées ou des autels plus blancs que la +Poésie et la Musique. Mme de Pompadour souriait en voyant la couleur de +ses atours ainsi répétée. + +Les Buguet étaient installés dans une des ailes communes qui entouraient +la cour des offices, par où les carrosses entraient avant d'arriver à la +cour royale. Leurs lucarnes donnaient sur les boulingrins au milieu +desquels, d'un petit bassin rond, fusait un jet d'eau. Plus à droite, +c'étaient les jardins du potager avec les murs à espaliers et, derrière, +dressant leurs flèches que le vent caressait comme des plumes, +s'élevaient en deux salles les peupliers de la Caroline, puis ceux +d'Italie. Les Buguet apercevaient aussi la grande allée, couverte d'un +tapis de gazon où se dressait la statue de Louis XV par M. Pigalle, et +bordée de deux larges chemins ombrés par des tilleuls façonnés en +berceaux. C'est par cette allée que Mme de Pompadour, se faisant +promener en chaise à porteur, gagnait le mur d'enceinte pour s'enfoncer +dans les bois, vers les bruyères de Sèvres. + +D'autres fois, au «Cavalier», elle s'habituait à quelque nouveau +cheval, et, amazone experte, tournait dans le chemin sablé, autour d'un +grand pan de gazon orné d'un cabinet de treillage où Jasmin palissait +des volubilis. Mme de Pompadour aimait à se vêtir en rose pour ses +exercices d'écuyère et elle rappelait à Buguet son apparition à Sénart. +Ou bien, décolletée en carré, des nÅ“uds à la saignée des bras et au +creux d'un corset garni de touffes de «soucis-d'hanneton», la Marquise +flânant autour des bassins se penchait à leurs bords. Dès qu'elle était +partie, Buguet se précipitait: il espérait retrouver par miracle le +reflet de la dame, avec ses regards couleur de violette. + +Pour plaire au Roi, la Pompadour revêtait les costumes les plus +imprévus. Les chroniques disent qu'on la vit en sÅ“ur grise. La +religieuse eut-elle ce grain de beauté taillé en cÅ“ur qu'on appelait +«l'équivoque»? A Bellevue, elle apparut en Diane, les pieds nus lacés +dans des brodequins roses, les épaules sortant d'une tunique bleue qui +flottait sur ses genoux. La déesse, poudrée à frimas, portait un +croissant sur le front. Elle lançait des flèches aux ramiers du parc et +lorsqu'elle était adroite, le Roi se précipitait pour voir mourir les +bêtes transpercées qui tombaient des branches. + +Mme de Pompadour se costumait aussi en jardinière, sous un chapeau de +paille doublé de ce bleu qui rendait son visage plus céleste. Elle +faisait chanter dans ses nÅ“uds toute la gamme des Å“illets et partait son +panier sous le bras, décolletée, la poitrine offerte au soleil, la +chevelure riche, la bouche, délicieusement arquée, creusant des +fossettes aux joues en une esquisse de sourire. Jasmin la voyait +descendre de la terrasse des orangers; elle suivait les chemins qui +allaient vers la Seine et parfois se penchait pour cueillir. + +Un jour, costumée de la sorte, la Marquise fit appeler Jasmin pour +l'aider à tresser une guirlande de roses de Bengale. Ils choisirent +celles qui étaient dans tout leur feu. Mme de Pompadour dirigeait la +besogne. Le garçon intimidé se piqua les doigts. Lorsque la guirlande +fut terminée, la belle jardinière et Jasmin l'attachèrent au socle de la +statue de Louis XV. Les fleurs éclatèrent autour du marbre de Gênes +comme si l'on eût sacrifié un ange et qu'un peu de sang fût resté. Le +souverain vint voir et parut flatté. + +--Il y a de fort belles fleurs dans le jardin, dit-il en prenant du +tabac d'Espagne. + +Quelques semaines plus tard Buguet se rendait à une petite ferme située +sur la route des Charbonniers, menant de Paris à Versailles. C'était +derrière le parc de Bellevue, vers le bois de Meudon. La métairie +dépendait du château. De loin le jardinier aperçut Martine et une autre +paysanne. Celle-ci était accroupie auprès d'une vache blanche qu'elle +trayait. Jasmin reconnut la Marquise. Il s'embusqua dans un buisson et +entendit le bruit de frelon bourdonnant que fait le lait en tombant dans +le seau. La Marquise, laissant la vache qui rentra seule à l'étable, se +leva et courut vers le parc, suivie par Martine. Elles avaient la même +taille, des bonnets clairs, des jupes courtes, les bras nus et des +corsages semblables, en étoffe de Jouy. Jasmin se rappela avoir vu +Martine dans une robe de Mme d'Étioles; aujourd'hui la Marquise prenait +l'allure de la villageoise. Elles allèrent jusqu'au milieu du verger, +puis se séparèrent. Jasmin vit le Roi, en habit rouge, à une petite +porte pratiquée près du bosquet de la salle des Marronniers. Martine +revint sur ses pas. Alors Buguet la saisit au passage, la baisa avec +violence sur le cou, à la gorge et l'entraîna, mi-pâmée, vers la ferme +où il n'y avait qu'un petit vacher endormi au soleil. + +En hiver Mme de Pompadour arrivait dans son traîneau que conduisait un +cocher costumé à la moscovite. + +Dans le corridor elle jetait ses sabots, ôtait son toquet de fourrure, +son manteau de loup-cervier et elle se précipitait vers les bûches du +salon que Martine ranimait avec un soufflet en bois de cèdre. + +--Quel froid! + +Jasmin apportait les gros bouquets de roses de Noël. + +--Elles sont charmantes, disait la Marquise, distribuez-les un peu +partout. + +Elle désignait les vases de Chine, les coupes en céladon, un singe en +porcelaine. Les Buguet fourraient les fleurs dans ces choses élégantes, +parmi les pots-pourris d'or qui sur les brèches blanches de la cheminée +épandaient des odeurs de violettes et de muscades par leurs couvercles +percés d'yeux. + +--Vous avez du goût, disait Mme de Pompadour. + +Le Roi arrivait plus tard, avec une suite de carrosses, des seigneurs et +des musiciens. Un remue-ménage agitait le château. Toutes les cheminées +fumaient, la meute faisait rage, les soubrettes égrenaient rapides les +marches des escaliers et l'on voyait Piedfin, réveillé dans la chapelle, +dégringoler vers les cuisines qui commençaient à s'éclairer des lueurs +de graisses tombant sur les sarments rougis. + +Jasmin entendait des bruits de vaisselle, d'argenterie, les sons des +instruments qui s'accordaient. + +Le soir, par une fenêtre, il apercevait en passant Mme de Pompadour +debout au milieu de la salle de musique sous les petits lustres qui +avaient l'air d'être tenus par les amours ailés voltigeant dans les +bleus du plafond. Malgré les fatigues de la journée, en une robe jaune +qui bouffait sur ses paniers, la favorite dansait devant le Roi avec un +seigneur en habit blanc tout brodé d'or et qui portait sur sa nuque un +nÅ“ud violet pareil à un immense papillon. Ils levaient un bras en l'air +et ils se donnaient la main par-dessus leur tête; il semblait à Jasmin +que leurs pieds glissassent sur les phrases cadencées que lâchaient la +basse, le hautbois et les violons. + +Il en parla à Martine au moment où ils allaient se coucher. La soubrette +avait une robe de laine d'un gris pâle. + +--Je pourrais danser comme Madame, dit-elle, mais je n'ai point d'aussi +beaux ajustements. + +Elle souffla la chandelle. La lune inondait la chambre. A sa clarté +Martine parut habillée comme sa maîtresse d'une étoffe lamée d'argent. +Elle jeta son bonnet. La nuit la nimba. Alors elle leva le bras, tendit +une main à un cavalier invisible et de l'autre souleva légèrement un pan +de sa jupe. Elle entama le menuet à la musique des rayons qui frôlaient +les arbres du parc. + +Jasmin et Martine vécurent ainsi dans un des plus coquets châteaux du +monde. Leurs âmes s'étaient assouplies et les plaies qui les faisaient +saigner jadis s'effaçaient. Martine n'avait plus de tristesse ni de +jalousie. Jasmin n'éprouvait plus de remords. Tous les deux étaient sous +le charme de la Marquise. + +Mme de Pompadour avait le secret de se faire adorer. D'une nature +foncièrement froide, toute de calcul et d'ambition, elle savait +pourtant, parmi les grâces et inventions, retenir le Roi: égoïste, +volage, ennuyé, hypocrite, il avait besoin d'être charmé et séduit +chaque jour. Heureusement, pour suffire à ce qu'elle appelait ce «combat +perpétuel», Mme de Pompadour était douée d'un tempérament extraordinaire +d'artiste. C'était la plus délicieuse et la plus habile comédienne de +son siècle. Si, pour rendre son corps voluptueux--ainsi qu'elle le +disait à Mme de Brancas, les hommes mettent beaucoup de prix à certaines +choses,--elle usait de philtres d'Orient et de régimes échauffants, qui +lui prodiguaient la grimace de l'amour, elle trouvait dans son génie +toute la vénusté d'une belle danseuse, la vivacité d'un poète, la raison +d'un philosophe; elle chantait mieux que Mlle Fel et, au clavecin, son +jeu était suave. Elle savait dire le conte libertin comme la +Scheherazade et voulait ôter au souverain jusqu'au souci de l'Etat. De +cette agitation, qui torturait la favorite (car elle avait au cÅ“ur +l'angoisse de la disgrâce et aux lèvres le sourire assuré d'une reine), +Mme de Pompadour gardait un désir de plaire et un besoin d'attirer. Pour +Louis XV, elle s'était faite caresse, et, pour tous, en dehors des +heures de tristesse et de terreur qu'elle cachait, elle restait caresse. +Avec les serviteurs elle était douce et savait se montrer d'une +familiarité enjouée. + +Ce qui ravissait Jasmin, c'est que Mme de Pompadour se plaisait au +château. «Je suis comme une enfant de revoir Bellevue», avait-elle dit +un jour en arrivant par l'allée des tillots. Là elle se livrait toute à +la joie de posséder des vases en céladon et des figurines de Saxe, de +cultiver des roses, d'être musicienne, d'écrire des choses flatteuses +à ses amis, de lire les livres des futurs Encyclopédistes, quelque +impromptu de Gressel, un roman de chevalerie, un manuel de droit public. +Elle causait de longues heures avec Boucher ou Marmontel et parfois +conviait son ministre Machault pour comploter une alliance avec +l'Autriche contre le roi de Prusse qui l'avait appelée «Cotillon IV». + +La Pompadour avait converti le Roi aux plaisirs de Bellevue. Fatigué des +repas du Grand Couvert, il aimait les soupers fins du joli castel, et se +plaisait au bosquet de lilas, sous l'Apollon en marbre de Coustou, à +préparer lui-même son café sur une table chantournée. Les King's Charles +de la Pompadour, Inès et Mimi, agitaient dans le soleil leurs grelots +d'or et parfois s'élançaient furieux vers les moutons qui du verger +gagnaient la ménagerie, en agitant par la grande allée leurs oreilles +transparentes comme des coquillages et en sautant sur leurs sabots qui +imitaient le bruit de la grêle. Louis XV et sa maîtresse menaient à +Bellevue une vie que le marquis d'Argenson appelait méchamment «à pot et +à rôt», mais qui les distrayait infiniment. Certains après-midi d'été, +le roi vidait, à l'ombre des érables de Virginie, quelques flacons de +vins de Champagne, dont il raffolait, et qu'on lui apportait de la +glacière, puis il faisait la sieste dans la petite grotte, par les +ouvertures de laquelle le monarque entrevoyait la cascade et les deux +nymphes de Pigalle. + +Jasmin et Martine entretenaient avec les autres serviteurs de la +Marquise de bonnes relations de camaraderie. Le caractère de Buguet le +faisait aimer de l'heyduque aussi bien que du surtoutier, du délivreur +et du maître queux. Flipotte avait oublié ses premières préventions +contre le jardinier. C'était d'ailleurs une excellente fille, un peu +libertine et volage, mais que voulez-vous? + +--J'ai un cÅ“ur mobile comme le vif argent, avouait-elle. + +Flipotte n'était point de ces soubrettes qui feignent des langueurs et +des évanouissements comme leurs maîtresses, qui s'imaginent aux +antipodes aussitôt qu'elles sont à Grenelle et se croient les plus fines +jolivetés des hôtels de leurs patrons. Elle était rustique et gaie, ce +qui plaisait à Martine. Cependant elle conservait l'habitude de médire +de la Marquise, parlait de cantharides dont usait la favorite pour se +rendre plus chaude auprès du roi: + +--L'autre fois, elle affirma à Mme du Hausset que Sa Majesté la trouvait +un peu macreuse. + +--Macreuse? interrogea Jasmin. + +--C'est du gibier de carême, d'un sang très froid, répondit Agathon. + +--Comme celui des poissons, s'écria méchamment Flipotte. + +Elle ajouta que la Pompadour se fanait, qu'elle prenait du pavot pour +dormir et du quinquina, que ses seins deviendraient bientôt pareils à +des vessies, surtout à cause de ses fausses couches. + +Jasmin protesta. Il revoyait toujours la Marquise telle qu'elle était +apparue à Sénart, huit ans auparavant, et ne s'apercevait pas des +artifices de toilette, qui, suivant un petit maître, eussent réveillé +des yeux morts, fait renaître des dents, embelli des cadavres, ranimé +des squelettes. + +--Sais-tu, dit-il à Flipotte, qu'on vient de condamner au carcan et aux +galères un laquais qui avait dit des sottises de sa maîtresse? + +--Je ne dis point des sottises, mais la vérité! + +--La vérité! + +--Qu'en sais-tu, toi? Moi je la vois partout, même sur la chaise percée! + +--Dégoûtante! + +--Crois-tu qu'elle n'y va point? Surtout les jours où elle prend de la +poudre des Chartreux. + +--La poudre des Chartreux fait faire des évacuations surprenantes, +conclut Piedfin avec onction. + +Martine s'amusait des réparties si salées pourtant de Flipotte. Ensemble +elles complotaient des farces à Piedfin, lui envoyant des billets doux, +signés de noms inconnus, qui flattaient la vanité du marmiton et le +faisaient se noircir les sourcils de fusain et se regarder avec plus de +complaisance dans les miroirs. + +Agathon avait pris en amitié un jeune négrillon, offert par un amiral à +la Marquise, et qui, le regard atone et le front abruti, pouvait à peine +tenir avec quelque élégance un parasol. Le cuisinier donnait à son jeune +ami des dorioles, il récoltait pour lui les fonds des tasses de +chocolat, lavait ses vestes de drap avec une décoction de feuilles de +lierre, ainsi que cela se pratique dans certains couvents pour les robes +des moines. + +--Tu as dû adorer la Vierge Noire à ton monastère? demanda Martine au +défroqué. + +--Cela ne vous regarde point. Je catéchise ce jeune Africain et lui +apprends à aimer Dieu et à se mettre en garde contre les tentations du +diable et celles des filles d'Eve. + +Parfois les valets et les gardes organisaient des repas. On s'installait +dans le bosquet vert ou dans le cabinet de treillage. Les gens se +couchaient sur l'herbe, les femmes près de leurs maris, les amants près +de leurs maîtresses, Flipotte à côté du plus bel homme et Piedfin tout +seul. + +Le marmiton préparait la cuisine en plein air. Il joignait les mains +au-dessus des marmites et apportait les plats comme s'il eût présenté le +bon Dieu. Flipotte se moquait de lui. Il rougissait sans rien dire, +puis, aussitôt les convives assis autour des mets, il racontait son goût +pour le théâtre, un goût que tous lui connaissaient pour l'avoir surpris +souvent à répéter devant le miroir des cheminées le tic des acteurs. Il +récitait des fragments d'Athalie. + +--Fallait te faire comédien! lui dit Martine. + +--Ce métier n'est point assez bien vu du ciel! + + + + +XII + + +Un après-midi, Etiennette Lampalaire, appelée par Martine, débarqua à +Bellevue. Jasmin l'attendait sur la berge. + +La fillette était d'une jeunesse éblouissante. Ses yeux noirs +pétillaient, ses cheveux avaient la couleur de l'ébène et, malgré sa +mise modeste de villageoise, elle attirait l'attention. + +Buguet l'embrassa. + +--Te voilà rudement belle! Il faudra que tu tapes souvent sur les mains, +par ici! + +Tiennette répliqua, baissant deux longues paupières, qui adoucirent le +feu de ses regards: + +--Je n'ai point peur. + +Elle parla du village, de la Buguet qui s'occupait du jardin et +paraissait bien triste. Cette nouvelle fit soupirer Jasmin. + +--J'irai la voir, dit-il. + +--Ah! Tu feras bien! + +Quant à l'oncle Gillot, il avait eu une attaque et restait paralysé. La +tante Laïde Monneau se portait mieux. Elle avait fait de pressantes +recommandations à Tiennette, l'exhortant à rester sage et lui affirmant +qu'il vaut mieux se contenter de pain et d'eau que de vivre dans la +bonne chère aux dépens de l'honneur. + +Jasmin conduisait Tiennette par le jardin. + +--Que c'est beau! s'exclama-t-elle. C'est toi qui as fait tout ça? + +--J'y ai travaillé, dit modestement Jasmin. + +--C'est-il vrai ce qu'on dit là -bas? Toutes les fois qu'une feuille +tombe, il faut la ramasser et on ôte celles qui jaunissent? Et sitôt que +des traces de pas marquent les allées, on ratisse le sable? + +--C'est vrai. + +--Mais pour tout cela il faut être plus de deux! + +--J'ai de nombreux aides! Jamais une plante ne manque d'eau, jamais +l'ombre ne la gêne, elle reçoit le soleil à ses heures. + +Le château émerveilla à tel point Etiennette qu'elle le prit pour une +caserne à cause des domestiques chamarrés et des gardes. Martine arriva +et les deux amies échangèrent leurs effusions. + +--On se bécote! railla un mousquetaire qui passait en chenille, petite +canne et joli plumet. + +Il connaissait les Buguet, s'approcha, s'informa de Tiennette. + +--C'est grand dommage, s'exclama-t-il, qu'une aussi belle fille entre au +service de la Marquise! + +Elle serait mieux à celui du Roi et de son armée! + +On rit. Flipotte, qui arrivait au rire comme un chien à l'appel, +compléta le groupe. + +--Eh oui, continua le mousquetaire, ce serait pitié d'aller au feu des +cuisines quand, avec ces yeux-là , elle pourrait enflammer les cÅ“urs d'un +régiment! + +--Ah ça, monsieur le capitaine, s'exclama Tiennette, je n'ignore pas ce +que vaut l'aune de vos flatteries. Pour éviter l'embrouille, sachez que +je ne m'embarrasse guère des mirliflores qui se gaussent des filles! + +--Bien parlé! dit Flipotte. + +Elle s'adressa au mousquetaire: + +--Va-t'en dans le jardin de l'hôtel de Soubise! Tu trouveras là les +vieilles marquises qui se paient les beaux militaires! Et laisse la +vertu en repos! + +Le lendemain matin, les oiseaux du parc réveillèrent Tiennette. De la +mansarde, elle vit les boulingrins si ras tondus qu'ils lui parurent +peints en vert. Çà et là des statues s'élevaient toutes blanches. Ah! la +villageoise en avait vu, des statues, depuis deux jours! Quelques-unes +étaient sans vêtement! On lui avait dit que des femmes se montraient +ainsi à des sculpteurs. Elle n'en croyait rien. Quelle fille serait +assez effrontée pour se mettre pareillement devant un homme? Celle-là en +entendrait, des mots de broustille! Tiennette n'avait jamais laissé +couler sa chemise sale sur ses talons avant d'avoir entonné la propre. +Il est vrai que sa mère braquait toujours le regard au judas de sa +chambrette et que le bon Dieu a l'Å“il partout! Mais tout de même +n'a-t-il pas mis au monde Tiennette toute nue? + +--Il verrait que j'ai poussé droit, se dit-elle, il n'y a pas de honte à +cela! + +Après avoir constaté que tout dormait derrière les volets clos, +sournoisement l'enfant releva sa grossière chemise au-dessus de ses +seins pommés, puis se mira du haut en bas dans les carreaux de vitre. +Elle se trouva belle et rougit. Certes, dans ce logis plus d'un miroir +étamé n'encadrait pas souvent pareil corps. La pauvrette, en revêtant +ses humbles habits, eut la sensation qu'elle cachait un trésor. + +--Quand je saurai Å“illarder, pensa-t-elle, je vaudrai bien une +Parisienne! + +Pleine d'espoir, elle réveilla Martine: + +--C'est-il bientôt que je vas voir la Marquise? + +--Comme te voilà pressée! + +--Pourvu qu'elle ne me trouve pas trop mal avenante! C'est que je n'ai +pas ta dégaine. Pour venir j'ai fait raccoutrer mes souliers et Cancri +n'y a pas ménagé les clous. J'ai ce matin essayé de me débarbouiller +aussi bien que toi. Ma peau reste jaune. + +--C'est le hâle! Tes couleurs te vaudront mille compliments. + +--Veux-tu me dire si j'ai les oreilles propres? Je les ai curées +jusqu'au fond. + +--Elles sont rouges comme des coquelicots! + +--Et mes ongles? Je les ai raclés tant que j'ai pu, mais le noir ne s'en +va pas tout à fait. Ah! c'est qu'avant de partir j'ai tout fourbi à la +cendre. + +--Il n'y que les fainéants qui aient les mains nettes! + +Un peu avant midi, Tiennette fut conduite au boudoir meublé en perse +dorée. Mme de Pompadour était allongée sur une ottomane. Elle lisait des +lettres qui s'éparpillaient autour d'elle. Une table à écrire, avec des +plumes d'oie, se trouvait à sa portée. + +La favorite regarda la nouvelle venue. Tiennette était fort intimidée. +Sa poitrine se soulevait, ses joues avaient une fraîcheur de rose. + +--Tu te nommes? + +--Tiennette Lampalaire. + +La voix de Tiennette, un peu voilée par l'émotion, était jolie. + +--Et tu viens? + +--De Boissise-la-Bertrand. + +La Marquise, écartant un rouleau de paperasses, se leva. + +--Tu as quel âge? + +--Vingt ans. + +--Un bel âge! Et tu es pucelle? demanda la Marquise en plongeant son +regard spirituel et aigu dans les yeux noirs et veloutés de Tiennette. + +--Oui, Madame, répondit Tiennette étonnée. + +--Tu ne mens pas? insista la Marquise en levant la tête. + +--Non, Madame, je n'ai point menti. + +La Marquise avait un costume de sultane: veste turque, serrée aux +poignets et au col, mais laissant apercevoir les seins en une ombre +lascive et, plus bas, du ventre, par des fentes, crevés libertins que le +moyen-âge appelait «portes de chair». + +Tiennette n'osait bouger, regardant les plumes de l'écritoire, ou les +dépêches jetées sur l'ottomane. + +--Pourtant, dit la Pompadour, on m'avait parlé (car je suis bien +renseignée) d'un vieux marquis qui courait à tes trousses? + +--Il ne m'a point eue, je vous le jure, Madame. + +La Pompadour se recoucha sur l'ottomane. + +--Tu es solide, dit-elle en souriant. Mais je n'ai point de place pour +toi en ce château. Tu iras à Versailles. + +La physionomie de Tiennette s'attrista tout à coup. + +--Que cela ne t'ennuie! reprit la Pompadour. Tu seras bien traitée et je +ne veux faire de toi une maritorne, peste! + +--Mais, Madame, il me faudra quitter Martine! + +La Marquise éclata de rire: + +--Tu la reverras souvent. Tu partiras pour Paris. De Paris on te +conduira à Versailles. Et pour que le voyage te semble moins long, +Martine et son mari t'accompagneront jusqu'au Pont Royal. Va! + + +Quelques jours après, par un beau temps de juillet, Jasmin, Martine et +Tiennette prenaient le coche d'eau pour Paris. Ils devaient manger à +midi à la rôtisserie de la rue Vide-Gousset avec un vieux valet du Roi +qui s'appelait Bachelier et un autre qui avait nom Lebel. C'est à ces +deux hommes qu'il fallait confier Etiennette. Agathon Piedfin était du +voyage, ayant demandé un jour de repos. + +Aussitôt arrivé à Paris, Piedfin s'esquiva. Martine alla avec Tiennette +commander pour la Marquise des bimbeloteries au «Petit Dunkerque», quai +de Conti, au coin de la rue Dauphine. Jasmin les accompagna, mais il +quitta les femmes à l'entrée du magasin où le sieur Granchez vendait +«sans surfaire tout ce que les arts produisaient de plus nouveau», et il +se mit à flâner. Il était neuf heures du matin. + +Jasmin prit le Pont-Neuf. Il contempla d'abord la statue équestre d'un +roi élevée sur du marbre blanc et que les gens appelaient le «cheval de +bronze». Aux quatre coins du piédestal des hommes en métal, mi-nus, +foulaient des cuirasses, des boucliers, des carquois et des casques. +Comme c'était jour ouvrier, les deux trottoirs du pont se trouvaient +couverts de tentes avec boutiques. Des forains vendaient cent objets +pour le populaire. On se bousculait parmi les mendiants, les +crocheteurs, les fiacres, les carrosses jaunes aux essieux rouges; une +poissarde poussait sa brouette en criant: «Voilà le maquereau qui n'est +pas mort, il arrive! il arrive!», un chanteur, hissé sur un tabouret, +braillait aux sons d'un violon aigre devant la place Dauphine: bâtie sur +l'île de la cité, celle-ci avançait vers le cheval de bronze deux +maisons roses aux stores bleus, aux carreaux verts; l'une faisait le +coin du quai des Orfèvres et Jasmin vit à ses fenêtres une belle jeune +fille poudrée de blanc qui pendait ses cages. + +Mais un carillon tinta, joyeux comme si le ciel lui-même se fût pris à +chanter. Ses notes tombaient du campanile doré de la Samaritaine. Buguet +regarda les cloches. La Samaritaine avait été reconstruite en 1712 à la +seconde arche du Pont-Neuf, du côté du Louvre. Ce bâtiment, édifié sur +pilotis, élevait l'eau par une pompe et comprenait trois étages, dont le +second se trouvait au niveau du pont. L'avant-corps, en bossage +rustique, vermiculé et cintré au-dessus d'un cadran bleu, supportait un +groupe représentant Jésus-Christ avec la Samaritaine auprès du puits de +Jacob. Le puits était figuré par un bassin en forme de grand vase dans +lequel tombait une nappe d'eau sortant d'une coquille à dégueuleux. + +Jasmin trouva à la Samaritaine l'élégance du château de Bellevue avec +lequel il lui parut qu'elle avait des ressemblances. + +--Cette fontaine devrait s'élever au bord de la rivière, là -bas, se +dit-il. On dirait vraiment qu'elle est bâtie sur les plans de la +Marquise! + +Tout y était bleu, blanc et doré, et la femme debout au bord de la coupe +souriait au Christ. + +La Seine, battue par les bateaux de blanchisseuses, les boutiques à +poissons, les barques, jetait ses reflets au petit castel hydraulique, +le baisait jusqu'à la toiture, faisait passer sur ses murs des frissons. +Les flots qui apportaient pareille joie venaient de Juvisy, de Corbeil, +de Boissise. Ils firent songer Jasmin à son passé: il lui sembla qu'un +peu de son enfance claire venait avec l'onde lutiner le charmant +édifice. + +Sous le bassin, il était écrit: FONS HORTORUM. Buguet demanda à un abbé +ce que cela voulait dire. + +--La fontaine des jardins, répondit-il. Elle fournit de l'eau à celui +des Tuileries. + +--A ces mots la Samaritaine offrit un charme de plus à Jasmin. Au-dessus +du fleuve qui reliait Boissise à Bellevue, elle devint à ses yeux une +source de fleurs: il aperçut des lueurs roses dans la nappe qui +s'épandait et les petites cloches du faîte furent comme de grosses +campanules luisant au soleil. + +Enchanté de sa matinée, Buguet fut à midi à la rue Vide-Gousset. Il +retrouva dans la rôtisserie Martine, Tiennette et Agathon Piedfin, qui +venait d'entrer. + +Buguet offrit un verre de vin blanc en attendant l'arrivée des laquais. +Ceux-ci ne tardèrent point. Le vieux, Bachelier, était connu de Jasmin. +Toujours en noir il se donnait l'air paternel d'un bon curé. L'autre, +Lebel, jeune et coquet, entra dans la rôtisserie en faisant des +courbettes, esquissa des gestes caressants, l'Å“il langoureux, la bouche +en cÅ“ur. Les valets étaient accompagnés d'un abbé et d'un personnage +singulier qui se présenta la tête haute, en frisant sa moustache, une +épée à la hanche et à l'épaule une perche où pendaient des dindons, des +poulets, des cailles et des levrauts. + +--Des amis, dit Bachelier d'une voix terne. + +On se salua. L'homme à l'épée déposa sa perche dans un coin. + +--Ne te trompe pas, dit-il au rôtisseur, et ne fourre pas mon gagne-pain +à la broche. + +Il ôta son épée, en dardant sur Tiennette un Å“il plein de flammes; +l'abbé fit un clin d'Å“il au rôtisseur et la petite compagnie s'installa +autour d'une table. + +--Le joli morceau! dit l'homme à la perche en regardant Tiennette. Voilà +une fille de corps de garde! Elle attirerait des recrues à nos +boutiques, sous le drapeau armorié, et ferait signer des engagements! + +--Mon cher, interrompit Bachelier, elle n'est vraiment point faite pour +servir de complice à un vendeur de chair humaine! Elle est trop jolie et +je la conduis à Versailles, où je la mets en sécurité. + +--Ah! protesta le recruteur, je cherche des hommes pour les colonels qui +les repassent au Roi. Les jolies enjôleuses servent leur souverain! +D'ailleurs j'ai des sacs d'écus, et puis ma perche: elle excite +l'appétit de ceux qui échappent à la luxure! + +Le repas fut gai. Le racoleur ne cessait de lancer des regards brûlants +à Tiennette. La fûtée ne paraissait pas insensible à l'admiration du +beau gars. + +--Vous serez heureuse à Versailles, lui dit Bachelier. + +Agathon se montrait aux petits soins près de l'abbé. Il lui avoua qu'il +avait porté la tonsure. + +Le prêtre se prit à rire. + +--Nous avons eu la même vocation, dit-il en ricanant. + +A la fin du repas il se retira. + +--Quel est cet abbé? fit Jasmin. + +--Ce n'est pas un abbé! s'exclama le racoleur. + +Le gaillard, qui s'appelle Mamert Cornet, porte quelquefois l'épée, +quelquefois la canne en bois des îles du financier. Je le vis dans la +même journée chevalier de Saint-Louis, montreur d'ours et posticheur. + +--C'est un comédien? + +--Non, c'est un espion de la Marquise. Nous le disons à vous. + +--Tu aurais mieux fait de te taire, dit Bachelier. + +--Ah! reprit le bavard, nous sommes entre nous. Mais la Marquise n'est +pas tendre! Lorsque Mamert pince un libelle sous un manteau, l'auteur, +s'il le prend, va à la Bastille ou au Mont Saint-Michel dans d'horribles +cachots! Mamert est un homme redoutable! Gare à qui tombe dans ses +griffes! + +--Diable! fit Agathon. + +Cornet rentra, habillé en petit maître. Il était rose et frais comme si +au lieu de vin il eût pris du bouillon ambré. Martine remarqua qu'il +s'était mis trois dents postiches. + +--Vous voilà changé, dit Buguet. + +--Oh! c'est pour aller dans un café de nouvellistes où la soutane n'est +pas de mise. + +Piedfin regardait le mouchard avec admiration. Les laquais emmenèrent +Tiennette. Le racoleur glissa à l'oreille de Bachelier: + +--Quand on aura assez d'elle à Versailles, songe à moi. + +Il fit tinter son gousset. + +--Je paie cher la bonne marchandise. + +Il s'inclina: + +--Et nous sommes tous les deux fournisseurs du roi! + +Les adieux de Tiennette à Martine furent larmoyants. + +--Est-ce loin, Versailles? demandait la jeune fille. + +--En carrosse, à peine trois heures, dit Bachelier. + +--Défie-toi des galants, insinua Martine. + +On se sépara. Mamert Cornet profita d'un instant où Martine était seule +pour lui demander un rendez-vous. + +--Je suis honnête, dit-elle. Et je vous prie de ne point insister. Si je +répétais la chose à Jasmin, il vous casserait les reins. + +La vie habituelle reprit pour Jasmin et Martine parmi les dames +coquettes, dont les corsages serrés au-dessus des jupes bouffantes +avaient l'air de grands cÅ“urs, parmi ces petits-maîtres qui portaient +des perruques à l'oiseau royal et se mettaient des bouquets gros comme +la gorge d'une nourrice. Mme de Pompadour donnait souvent des fêtes. Et +Jasmin prenait grand plaisir à la voir célébrée par les seigneurs +orgueilleux dont les habits à pans bouillonnés se mariaient aux massifs +et aux parterres, grâce à leurs tons de fleurs de pommiers, de verts +réséda et de violettes, fournis d'argent et d'or. Dans les allées, les +dames de qualité avaient des airs de cloches parées avec leurs jupes +pompeuses sur les paniers et sur les «jansénistes»; leurs brocarts +orfèvrés de pivoines et de coquelicots, les ramages des soies légères, +les gerbes peintes sur cotonnade d'Inde--tout cela parsemait le +labyrinthe et les salles de verdure de grands bouquets cérémonieux qui +enchantaient Jasmin. Les femmes avaient de délicieuses petites têtes +poudrées et promenaient sur les boulingrins les regards étourdis de +leurs yeux en amande, des yeux «à la chinoise», et leurs nez retroussés +«tournés à la friandise». Les gentilshommes faisaient la révérence en +portant les mains jusqu'à terre. Dans ce monde chamarré de grâces on se +faisait un plaisir, comme l'écrivait un auteur précieux, de se renvoyer +l'un à l'autre, à l'aide des zéphyrs, des tourbillons de poudre à la +maréchale ou d'ambre gris. Et parfois, flambant des rubans vifs de +Lyon, de Gênes ou de Palerme, toute la compagnie dansait la ronde (le +Roi aimait cela!) par les bosquets du baldaquin ou sous les arbres de +Judée. Les danseurs se tenaient à bras très allongés, à cause des +paniers en gondole ou à guéridon, et Mme de Pompadour, d'une voix qui +faisait songer Jasmin à l'orgue de son église au printemps, chantait: + +Nous n'irons plus au bois, +Les lauriers sont coupés! + +Dans les premières années de son séjour à Bellevue Jasmin aperçut +souvent à ces réunions l'abbé de Bernis, qu'il avait entrevu à Étioles. +Il le trouva plus replet et d'un air plus grave. Il en fit la remarque. + +--Ah! s'écria Flipotte, il n'en est plus au temps où, lorsqu'on +l'invitait, ses amis lui donnaient un petit écu pour payer son fiacre! + +--Il vient souvent chez la Marquise, dit Agathon. + +--C'est que déjà à Étioles il était du dernier bien avec elle! + +Jasmin serra les poings. Mais Martine intervint: + +--Non point! + +--Comment! s'écria Flipotte, mais Madame l'appelle son bébé, son +poupard, son pigeon! + +--Bah! reprit Martine, j'ai entendu devant Mme du Hausset la Marquise +dire que l'abbé de Bernis est un pantin qui l'amuse, et qu'elle +l'habillerait et le déshabillerait sans songer à mal. Il va partir pour +Venise, où il sera ambassadeur. + +Jasmin soupira. Et Agathon avoua que le départ de M. de Bernis le +navrait autant que l'avait enchanté celui de M. de Voltaire pour la +Prusse. + +--Je crois bien, s'écria Flipotte, tu allais jeter de l'eau bénite à la +place où M. de Voltaire avait passé. Cela te fait une besogne en moins! + +Piedfin haussa les épaules, caressa son menton glabre et regarda les +autres avec l'air d'un prestolet qui se croit l'étoffe d'un évêque. + +Chaque fois qu'il y avait foule à Bellevue, Mamert Cornet, l'espion, +apparaissait parmi la valetaille ou les seigneurs, souvent richement +vêtu comme tous les coqueplumets, mousquetaires, dragons, timbaliers qui +formaient les suites et les escortes. Piedfin l'avait pris en affection. +Il préparait de petits plats pour Cornet, lequel était gourmand, et en +échange l'espion lui apprenait des choses de son métier. + +Cornet, à chaque visite, poursuivait Martine de ses assiduités, mais la +soubrette se défendait. Le mouchard en vint à la moquerie et aux +menaces. + +--La fidélité est une vertu de village, dit-il. + +--Eh bien, je suis villageoise, répliqua Martine, et n'ai point été +élevée parmi les grands fripons de Paris. + +--Malpeste! Est-elle gothique! s'écria Cornet esquissant une pirouette. +Mais je te rattraperai, la belle! + +Il y avait aussi à Bellevue des représentations théâtrales, des feux +d'artifice, des mascarades. + +Les mascarades commençaient l'été au crépuscule et se prolongeaient dans +la nuit. Jasmin élevait des arcs de fleurs, des portiques parfumés et le +soir il regardait passer les turcs, les dominos, les bergères, les +arlequins, des gilles, des pèlerins. Les femmes déguisées montraient, +sans panier, des corps souples et dansants, et du rire vermeil à la +fente des masques. Quand la nuit tombait, Buguet s'employait avec les +gens à poser des torches enflammées qui jetaient des reflets sanglants +aux ramures et aux soies rayées, à allumer des étoiles de godets rouges, +des frises, des lanternes et parfois de grands feux au delà des murs. + +Un soir de fête, Buguet s'occupait à l'illumination du bosquet de la +cascade; la Marquise, en bayadère, arriva près de lui, poussant quelques +petits cris et suivie de Martine. + +--Oh! comme j'ai mal au pied! Voyez donc, Martine! + +Mme de Pompadour était fort décolletée. Avec le sans-gêne des grands +pour les domestiques, elle ordonna à Jasmin: + +--Soutenez-moi! + +Jasmin hésitait. + +--Vite, ou je tombe! s'écria la Marquise. + +Jasmin lui prêta son bras. Tandis que Martine accroupie ôtait son +soulier dont elle retirait une épine, Jasmin sentit contre lui respirer +la Pompadour. Elle était palpitante, et Buguet dut fermer les yeux pour +ne pas être tenté d'embrasser à lèvres folles la nuque qui semblait +s'offrir. + +L'épine enlevée, la Marquise partit rieuse vers un groupe de masques qui +agitaient des castagnettes. + +On jouait souvent au théâtre de Bellevue. Le spectacle des petits +appartements, qui se donnait jadis à Versailles et au sujet duquel +Martine avait écrit à Jasmin, lorsqu'elle était son accordée, y fut +transporté. Mme de Pompadour devint la principale actrice. On donna +l'_Impromptu à la Cour de marbre_, _Zélisca_, le _Préjugé à la Mode_, +les _Fêtes de Thalie_, _Vénus et Adonis_, le _Devin du village_. Ces +spectacles étaient mêlés de concerts délicieux. Quelques seigneurs y +assistaient, un triolet de velours à la garde de leur épée. Jasmin put +se glisser un jour et apercevoir Mme de Pompadour dans le rôle de Vénus. +Elle avait le corps, les basques et une grande queue d'étoffe bleue, +mosaïqués d'argent et elle brillait aux lueurs d'un soleil éclairé de +mille bougies. Elle commandait, d'un sourire étoilé de mouches subtiles +où Buguet retrouva l'étincelante séduction qui l'avait charmé dans la +forêt de Sénart. Autour de la Marquise, les danseuses--des enfants de +dix à quatorze ans--travesties en Plaisirs, portaient des jupes de +taffetas blanc tamponnées de gaze d'Italie et parées de fleurs +artificielles; elles firent songer Buguet aux vingt-huit figurines de +Saxe que possédait la favorite et qui représentaient des amours +déguisés. + +Lorsque Mme de Pompadour chantait, Buguet s'approchait du théâtre. +Celui-ci résonnait de l'harmonie du clavecin, des violons, des +violoncelles, des bassons, des violes, des flûtes et des hautbois. La +voix de la Marquise s'élevait au milieu de ces phrases caressantes. Elle +montait vers les étoiles. La voix était souple et chaude comme une fleur +au soleil. Aux moments passionnés elle faisait frémir Jasmin. Le parfum +des plantes qui dormaient autour de lui dans l'ombre achevaient de +l'étourdir et il lui semblait qu'il n'était plus du monde. + +Martine, qui assistait depuis Étioles aux études vocales de sa +maîtresse, l'imitait à ravir. + +Et une nuit d'été que toute la maison était couchée, elle osa mener +Jasmin dans la grotte que la Marquise venait de quitter. + +Assise sur les coussins au milieu desquels la favorite, s'accompagnant +sur la mandoline, avait détaillé pour le Roi des airs de Rameau, +Martine, dans l'obscurité voluptueuse, chanta pour Jasmin comme Mme de +Pompadour. + + + + +XIII + + +Cette année-là , en 1755, un jeune domestique nommé Valère Loriot fut +admis au château de Bellevue. Il avait quatorze ans, venait de Lille en +Flandre et paraissait garder dans ses yeux le bleu du ciel des +carillons. François Boucher le trouva joli: «Il semble, dit-il, que +Valère a assisté à la naissance de Vénus.» Il le peignit nu, empoignant +des tourterelles dans une cage. Une autre fois il le fit poser avec un +carquois au dos et le cothurne au pied. + +Valère Loriot fut choyé par Martine, Flipotte, Buguet, et tous +accueillirent avec joie ce blondin qui restait gracieux même auprès des +statues. La Pompadour l'employa à tenir son parasol ouvert ou la traîne +de sa robe. + +Quand les maîtres n'étaient point là , Valère, suivant une habitude prise +aux canaux de Flandre, gagnait quelque bassin du parc, se déshabillait +et se jetait à l'eau. Il était pâle sous la nappe fluide, mais dès +qu'il en sortait il avait l'air d'un Adonis éclairé par l'aurore. + +Souvent pour amuser l'enfant, quelque domestique donnait l'élan à un jet +qui débouchait du tuyau avec des bruits de pétard. Valère y sautait, +s'éclaboussait, s'enivrait de fraîcheur, se faisait fouetter, une main +protectrice au bas ventre. + +Il aimait aussi s'ébattre dans une fontaine ombragée de vignes vierges, +au fond d'un cabinet de treillage. Là jaillissaient des bouillons de six +pieds de chaque côté d'un petit gradin dont l'onde formait en retombant +une nappe circulaire. Aux flancs du gradin montaient des chandeliers +d'eau avec trois masques cracheurs à leur gaîne. Tout cela formait un +refuge humide, plein de murmures et de sanglots, où la lumière coulait +avec des douceurs fuyantes sur le marbre et lui donnait un peu de la +lueur dorée des vignes vierges. Valère présentait les épaules, le +ventre, les tétons aux cierges hydrauliques; ils le baisaient, le +caressaient, se brisaient sur sa peau vierge en gouttes étincelantes. + +Ravi par ces blandices, Valère passait la main sur la nappe d'eau pour +la flatter, essayait de rendre leurs cajoleries aux claires chandelles, +les entourait de ses bras, les frôlait de son haleine. + +Une fois qu'il s'essayait à ce jeu il entendit un bruit et s'étant +retourné il vit Agathon Piedfin embusqué derrière le treillage. Rieur, +l'enfant envoya un paquet qui inonda les habits du curieux. + +--Va te sécher au fourneau! s'écria-t-il. + +Valère découvrit autour d'un autre bassin diverses machines hydrauliques +très à la mode dans les jardins royaux. L'une présentait plusieurs +oiseaux: ils chantaient quand une chouette se retournait vers eux et +cessaient leur ramage dès qu'elle leur montrait la queue. Autour du +bord, suspendus sur de minces jets, tournaient des globes argentés qui +retombaient en un entonnoir, mais étaient relancés aussitôt et dansaient +sur une aigrette de perles. + +Ces fantaisies ravirent le garçonnet. Il fit chanter les oiseaux +mécaniques, enleva les boules argentées, s'amusant de les voir retomber +dans le bassin où lui-même plongeait jusqu'au haut des cuisses et où, +surnageant, elles venaient le frôler. + +Valère surprit encore Piedfin. Il était tapi derrière la machine. + +--Agathon! s'écria l'enfant, viens-tu jouer aux boules? + +Il sortit de l'eau, une balle dans chaque main: il les levait, formant +des anses à la jolie amphore de chair blonde et rose qu'il figurait. + +Agathon devint écarlate. Son corps tremblait. La gorge oppressée, il +balbutia: + +--Je cherche comment on fait chanter les oiseaux. + +Il regardait à droite et à gauche, comme pour s'assurer que personne ne +venait. + +Jasmin parut au bout de l'allée. Alors Agathon s'enfuit en criant: + +--Jésus! Maria! Jésus! Maria! + +Valère le poursuivit en jetant des mottes de terre. Quand ils arrivèrent +près de Buguet, celui-ci se prit à rire. + +--En voilà une tenue! s'écria-t-il. Va te rhabiller, morveux! Et ne +recommence plus! + +Puis il regarda Piedfin: + +--Eh bien, Agathon, tu trembles. On dirait que tu viens d'échapper à un +grand malheur! Tu ne peut donc plus courir? C'est-y la fumée des fricots +qui t'affaiblit? + +--Non, ce petit drôle m'a fait peur en me voulant atteindre avec des +pierres! + +--Veux-tu que je lui tire les oreilles? + +--Non! Non! Non! s'écria Piedfin implorant. + +La remontrance de Buguet ne produisit aucun effet. Valère devint plus +impudique. Au lieu de se rhabiller dans le parc il rentra nu à sa +chambre, qui se trouvait près de celles de Buguet et d'Agathon. + +--Est-il gentil, dit Flipotte. Depuis que je l'ai aperçu ainsi, le cÅ“ur +me fond quand il me regarde. + +--Il est si jeune! répliqua-t-on. + +--Peuh! + +Elle eut l'occasion de constater que Valère, au moindre contact, +devenait homme. Comme il rentrait en Adam, il rencontra une chèvre +attachée à la grille de la cour. Badinant il la prit par les cornes et +se mit à califourchon dessus, dans une attitude de Bacchus. Il caressa +la bête au col, se frotta à son poil. Elle baissait la tête, se +débattait. Finalement la chèvre désarçonna son cavalier: il se releva +riant, gambada, barbouillé de verdure, joyeux, fier et droit comme +Priape, le dieu des jardins. + +--Je ne le dirai point aux amies, se promit Flipotte. + +Valère regagna sa mansarde. Il y entra chantant. + +Sa voix caressante fit se pâmer la Tourangelle. La gaillarde était dans +la chambre de Martine. + +--Qu'il chante bien! + +Le refrain cessa brusquement et on entendit Valère crier: + +--Allons, Piedfin! Laisse-moi m'essuyer! Tu es fou! O le laid! +Lâche-moi! + +--Que fait-il? dit Flipotte en fronçant les sourcils. + +Soudain Valère hurla: + +--Le sale homme! + +Flipotte et Martine accoururent. + +--Bouc! s'écria Martine en apercevant Piedfin. + +Flipotte s'élança vers le jeune Valère et l'attira contre elle: + +--Pauvre petit! + +Valère ouvrait de grands yeux bleus. Il regarda Flipotte en souriant. + +Alors Piedfin mit ses mains dans ses poches, releva le nez et siffla aux +commères: + +--Je ne lui faisais rien! Peut-on pas être de bons amis! Dieu défend-il +de s'embrasser entre hommes? Un seul baiser est ignoble, celui de Judas. +Et d'ailleurs est-ce que je m'occupe de vous quand vous chuchotez à deux +dans le grenier comme des pies borgnesses? + +--Ah! tu nous crois des gueuses de ton espèce! répliqua Flipotte. Je +vais te servir, défroqué, quelques giroflées à cinq feuilles! + +--Effrontée! Tu paieras ces menaces en enfer! + +--C'est toi qui iras chez le diable pour t'achever, mal cuit! + +Valère écoutait abasourdi. La figure décomposée du marmiton lui fit +peur. Il se frottait à Flipotte, ce qui augmenta la rage de Piedfin. + +--Cloaques d'infection, lança-t-il aux femmes, puantes bêtes, pots +fêlés, serves de Belzébuth, bourbiers d'immondices, avec le fard dont +vous frottez vos figures pour attirer les mâles, pareilles à des +écrevisses, vous allez à reculons dans la voie du ciel! C'est ce qu'un +prédicateur m'a dit! + +--Ce prêcheur doit être laid comme toi! interrompit Flipotte. + +--Il avait raison de vous honnir, ô vous les viandes pourries que le +démon offrit à saint Antoine et sur lesquelles ce saint cracha! + +--C'était un bougre de ta sorte! + +--Ferme ta bouche, créature, dit Agathon devenu vert, et ne te sers pas +pour blasphémer de la langue que Dieu t'accorda pour la prière! + +Flipotte se mit à rire: + +--Il a une araignée dans sa vieille tonsure. + +Elle embrassa Valère d'un air qu'elle essaya de rendre maternel. Alors +Agathon vociféra rauque de fureur: + +--Débauchées! Que le diable vous perfore! + +Martine s'élança vers le drôle, menaçante: + +--Que me reproches-tu, enfin? + +--Comme toutes les femmes (car elles ont toutes sur leur corps un poil +de la Reine de Saba!) tu es une coureuse, une libertine! + +Un soufflet interrompit le marmiton. + +--Pouah! fit-il en se jetant en arrière. La main d'une femelle! + +Il se retira dans sa chambre, se tenant la joue comme s'il avait eu mal +aux dents. + +Flipotte resta avec Valère: + +--Je vais rhabiller cet enfant! + +Martine rentra chez elle, reprit sa toilette. Mais les deux femmes +n'eussent pas été aussi à l'aise si elles avaient pu voir le défroqué +frotter sa joue, la parfumer en marmottant des choses qui n'étaient pas +des litanies: + +--Par saint Barnabé, je ferai chasser ces impies, ces éhontées! Leur +place est chez la Paris, rue de Bagneux, où elles recevront d'abondantes +visites et où leur vertu se mesurera au cordon d'Angleterre! Mais leur +présence ici est comme l'ombre de Satan! Hors d'ici, les vipères, hors +d'ici, les diablesses! + +Il se mit un peu de poudre: + +--Hé! hé! Doux Jésus! Le nigaud de Jasmin ne se doute point que je +connais le fond de son cÅ“ur, que je sais qui il aime et ce qui le +tourmente! L'homme est faible et stupide. Hé! Hé! Au lieu de laisser son +âme s'épanouir à la grâce de Dieu, s'enmouracher d'une marquise, d'une +maîtresse de roi! Ce fleuriste est vraiment digne de porter les +reliques! + +Agathon ricana: + +--Et je sais où il cache une signature de Mme de Pompadour sur laquelle +il va poser en cachette ses lèvres comme pour narguer les patènes et les +baisers de paix! Je sais où il a mis le gant, et un soulier qu'elle +perdit en descendant de sa fliguette! Hé! Hé! grâce aux saints du +paradis et aux conseils de mon ami Mamert Cornet, j'ouvre son coffret +sans clef et je connais la place d'où l'on peut épier ses simagrées. Hé! +Hé! je soufflerai le sabbat dans sa vie! + +Piedfin roula des yeux troubles: + +--Ma conscience est à l'abri! Je ne dois pas souffrir qu'un amoureux de +Mme de Pompadour vive à proximité du Roi. Ah! si c'était encore quelque +petit-maître, plein de jolies fadeurs! Mais un rustre qui manie la bêche +et la serpette! Le Roi a peur des assassins. Sait-on ce que la jalousie +peut provoquer et à quel crime se livrera un brutal épris avec pareille +frénésie? Jésus, Marie, j'aime mon maître et je sacrifierais ma propre +vie pour la sécurité du Roi. + +Agathon continua en souriant: + +--D'ailleurs Cornet m'a assuré qu'en toute circonstance je pouvais +compter sur lui; va donc, Piedfin, va donc! + +Le cuisinier sortit de sa chambre, dégringola vers les casseroles, dans +lesquelles il se mira en s'ajustant un toquet blanc. Sur la table se +trouvaient des andouillettes. Il les compta avec l'allure d'un +sacristain qui range des chandelles. + + +Quelques jours plus tard le défroqué préparait dans la cuisine une +liqueur à son usage. A cet effet, il avait cueilli des Å“illets rouges +et en coupait la partie herbeuse. Deux cruches de grès pleines +d'eau-de-vie s'alignaient sur un dressoir à côté de lui, avec du sucre +royal, de la cannelle fine, du macis, de la coriandre et des clous de +girofle. + +Buguet vint chercher du vin blanc. + +--Ah! te voilà , Piedfin! Tu prépares une chose qui sent bon! + +--C'est du rossoli. + +--Elle est bonne, ta drogue? + +--Le rossoli fortifie le cÅ“ur, ranime la mémoire, préserve de la +malignité en temps de peste. + +Agathon coupait avec vivacité les Å“illets comme s'il eût ressenti du +plaisir à plonger un couteau dans une chair quelconque: + +--Assieds-toi, dit-il à Jasmin. + +Buguet s'installa. Le défroqué sortit de sa poche un petit calendrier au +chiffre de la Pompadour: + +--Il est de l'an dernier. Mme de Pompadour le tint plusieurs mois sur sa +poitrine. Le veux-tu? + +Jasmin saisit le calendrier, puis il hésita: + +--Je ne sais pas si je dois l'accepter. + +--Oh! les choses qui appartiennent à notre maîtresse sont un peu à nous. + +--Pourquoi me fais-tu des cadeaux? Tu as eu avec Martine l'autre jour +une querelle qui doit.... + +--Mince affaire! Histoire de femmes! Colères de femmes! + +--Tu les détestes toujours? + +--Comme toutes les choses qu'on peut avoir aisément. + +--Tu n'es guère aimable! + +--Hé! Hé! Les laquais qui prennent le droit le porter la montre d'or, de +se poudrer, de courir en chenille comme leur maître, séduisent avec +aisance les plus belles filles. Il suffit de bourdonner une chanson +d'amour à leur oreille et de les inviter à quelque promenade dans une +désobligeante azurée. Ce que ces coquins peuvent faire nous +l'accomplirions aisément, sans avoir besoin de nous adoniser la figure +et par notre seul esprit. Mais ne parlons pas de cela! J'ai pardonné à +Martine. Jésus n'a-t-il point dit: «si l'on te frappe sur une joue, +offre l'autre!» Garde le calendrier, et pour te prouver que je ne t'en +veux point je vais t'offrir quelques autres objets qui ont appartenu à +notre maîtresse. Oh! de petites pertintailles sans valeur, mais elles +feront plaisir à Martine. + +--Pourquoi me donner tout cela? + +--Cela me rappellera l'époque où j'étais au couvent. Nous échangions +souvent de minces bagatelles entre frères et cela rendait plus profondes +nos liaisons. + +--Tu as l'air de t'être plu au monastère. Pourquoi l'as-tu donc quitté? + +Comme toujours Piedfin répondit: + +--C'est un mystère. + +Et yeux baissés, lèvres closes, il prit l'attitude d'un saint François +d'Assises qu'il avait vu sculpté en bois et qu'il aimait à imiter. + +--Viens! dit-il brusquement. + +Ils allèrent dans la chambre de Piedfin. Le lit ressemblait à la couche +d'un moine. A la muraille pendaient des rameaux, un bénitier, de petits +miroirs, l'image d'un saint Sébastien au torse nu, à l'Å“il pâmé. + +--Voici, dit Agathon. + +Il sortit d'un tiroir une boucle de corset: + +--Elle a servi trois fois. + +Puis ce fut une navette à frivolité, un pot à oille, une houpette, un +gland d'argent: + +--Ce gland provient du costume de Vestale que portait Mme de Pompadour +dans Baucis. C'est trop païen. Je ne veux pas garder cet attirail de +diable. + +Jasmin prit les riens que lui offrait le cuisinier et les porta au +coffret qu'il fermait avec soin et où Martine elle-même ne pouvait jeter +le moindre regard. Il baisa tous les objets comme il le faisait +d'habitude, il sourit au soulier à talon violet, au gant de chevrotin, +et rangea près d'eux les cadeaux de Piedfin. Il ferma la boîte et +descendit au parc sans voir Agathon qui, retourné à la cuisine, s'y +trouvait seul et dansait en faisant des signes de croix. + +Quelques jours après le Roi vint avec Mme de Pompadour. Le ciel d'août +dorait les cimes des arbres et au loin les blés. Les moulins tournaient. +La Seine était paresseuse et le château de Bellevue semblait prêt à +s'endormir parmi ses fleurs et ses statues. Mamert Cornet se trouvait du +voyage. Il était costumé en piqueur de cerf et portait des gants de +vénerie. Il se mêla aux domestiques. Agathon seul le reconnut. + +--Le Roi est triste, dit un cocher qui avait conduit le carrosse du +monarque. Dans chaque village il a demandé combien on avait depuis un +mois creusé de tombes neuves. Il a peur de mourir. + +--Dame, fit Agathon, à chacun son tour d'aller au ciel, au purgatoire ou +en enfer! Mais le Roi est-il préoccupé de ces idées? + +--Sa Majesté prédit que les mânes de Ravaillac se réveilleraient un jour +et qu'elle mourrait comme Henri IV! + +--Ceci est grave et il faut qu'on prenne des précautions, reprit +Agathon. + +--Est-ce que le Roi s'est fait dire l'avenir? demanda quelqu'un. + +--C'est notre maîtresse qui va chez la tireuse de cartes avec une verrue +postiche et un faux nez, répliqua Flipotte! + +On rit. Jasmin sortit. Il alla soigner les bêtes: le sapajou attaché par +une chaîne d'acier à sa boule brillante, les perroquets verts et rouges +avec lesquels se disputait Valère Loriot, tous les oiseaux rares que Mme +de Pompadour fit peindre par Oudry, perchés sur un cerisier. Agathon +Piedfin disparut avec Mamert Cornet du côté des goulettes. Ils parlaient +mystérieusement et le marmiton désigna de loin au piqueur de cerfs +certaines places sur les toits des communs du château. + + +Trois mois plus tard, vers la fin d'octobre l'intendant des domestiques, +Collin, vint trouver Buguet et lui dit d'un air ennuyé: + +--J'ai une fâcheuse nouvelle à vous apprendre. + +--Laquelle? + +--Le Roi vous ordonne de quitter le château avec Martine. + +--Quitter le château? + +Jasmin devint blême. Ses jambes flageolèrent. Il dut s'appuyer à un +orme. + +--Oui, dit l'intendant. Et cela dans les deux jours. Sa Majesté +s'apprête à venir et elle ne veut plus vous voir ici. + +--Mais, s'écria Jasmin, le Roi n'est-il point satisfait de mon zèle? + +--Oui! + +--Je me lève avant le soleil! + +--C'est vrai. + +--Que puis-je faire de plus? + +--Il ne s'agit pas de cela, murmura l'intendant. + +--Ah! si je pouvais sacrifier mes nuits, me passer de sommeil et +travailler toujours. Mais depuis que je suis ici je n'ai pas pris le +temps d'aller revoir ma mère. + +--Mon pauvre ami, ceci importe peu au Roi. Ce que j'ai à vous dire est +difficile. Je sais combien vous êtes courageux et bon jardinier. Mais +vous avez la tête folle, un caractère léger! + +--La tête folle! + +--Oui. Il est dans votre chambre un coffret et dans ce coffret, que vous +croyez fermé à tous, se trouvent vingt objets que vous aller baiser. + +Jasmin sursauta: + +--Qui l'a vu? + +--Oh! Ne niez pas. Vous avez été dénoncé. A la cour il faut craindre les +envieux et se défier de son ombre! Il y a des gens qui savent prendre la +couleur des murailles pour épier et qui voient à travers tout. On m'a +fait monter sur le toit. Je vous ai vu ouvrir le coffret et je viens de +confisquer les objets que vous portiez avec tant de passion à vos +lèvres: ce papier paraphé, le soulier, le gant, le pot à oille, j'ai +tout reconnu. + +Jasmin était atterré. + +--Un homme amoureux de votre façon peut, à ce qu'il fût expliqué à la +police du Roi, devenir jaloux et dangereux. Le Roi redoute les gens +dont il n'est pas sûr. + +Buguet se prit la tête dans les mains: + +--Ah! hurla-t-il. Quel démon est entré dans ma vie! Mais vous me rendez +fou! + +L'intendant s'apitoya: + +--Oui, c'est bien malheureux. + +--Martine se jettera aux pieds de la Marquise! + +Elle lui dira la religion que j'ai pour sa personne, et comme je suis +inoffensif! Elle lui dira que tout mon bonheur est de tailler ses arbres +et faire pousser ses fleurs. + +Collin haussa les épaules: + +--Martine ne sera point entendue et ne reverra pas Mme la Marquise. Ici +on n'enfreint pas les ordres. Ils sont formels. J'ai même mission de +veiller à ce que vous ne séjourniez pas dans ce pays ni l'un ni l'autre. + +--Malheureux que nous sommes! soupira sourdement Jasmin. + +Il s'en fut affolé au fond d'un bosquet et là il pleura longtemps au +milieu des feuilles mortes qui tombaient. + +--Pauvre garçon! se dit l'intendant. Il n'a pas même demandé en sa +candeur le nom du traître. + + +Au soir, Buguet se retrouva vis-à -vis de Martine, dans sa chambre. Le +crépuscule éclairait tout d'une lueur grise. Derrière les arbres +mi-dépouillés une barre cuivrée s'allongeait au ciel triste. Des +corbeaux qui avaient été picorer dans la plaine de Billancourt +regagnaient les bois de Meudon. + +--Martine, dit doucement Buguet en retenant avec peine un sanglot. + +--Jasmin? + +--Sais-tu, Martine, ce qui est arrivé? + +--Oui, Jasmin, je le sais. Piedfin est venu me le dire. Il avait l'air +navré, le brave garçon! + +--Il t'a dit que nous étions chassés? + +--Oui. + +--Que tu ne pourrais revoir la Marquise? + +--Oui. + +--Que nous devions nous éloigner tout de suite? + +--Oui, Jasmin. + +Buguet hésitait. Il jeta son chapeau sur le lit. + +--Pauvre Martine, murmura-t-il. + +Il embrassa sa femme sur la joue, et la pressa sur son cÅ“ur. + +--Mon pauvre Jasmin, répliqua la soubrette. + +Jasmin regarda par la lucarne le jardin désert où la nuit commençait à +descendre. Le fleuriste poussait de profonds soupirs. Il s'approcha de +sa femme et d'une voix tremblante: + +--Tu sais pourquoi? + +Martine baissa les yeux et murmura: + +--Je le sais. + +--Dieu! + +--Oui, Piedfin me l'a rapporté. Mais ne crains rien. Il m'a affirmé que +lui seul le savait parmi les gens, par un hasard divin, a-t-il ajouté. + +--Alors pourquoi t'avoir fait cette peine, c'est lâche! Mais toi! O +Martine, Martine, tu dois me maudire! + +--Non, Jasmin. + +--Et tu ne me chasses pas, toi aussi! + +--Je voudrais te reprendre entièrement, au contraire! + +--Martine! + +--Il y a longtemps que je savais tout. + +--Tu dis? + +--Depuis le premier jour, celui des vendanges, après la rencontre dans +la forêt de Sénart, j'ai deviné qu'elle t'avait pris. + +--Ah! Ce n'est pas possible! + +--Oui, Jasmin. + +Buguet avait le vertige comme si un abîme s'était creusé sous ses pieds. + +--Et tu voulus de moi? s'écria-t-il. + +--Je t'aimais tant! dit Martine doucement. + + + + +XIV + + +Le départ, deux jours après, fut des plus tristes. Le petit château, +dans la lumière d'hiver, parut à Jasmin pâle comme le visage d'un mort. +Le parc était en deuil, des corbeaux vinrent du bois de Boulogne battant +des ailes vers Grenelle. A côté de Martine, Flipotte s'essuyait les +yeux. Valère embrassa dix fois les époux. Les aides jardiniers se +montrèrent navrés. Mais personne n'osait trop parler. On ne savait au +juste pourquoi les Buguet partaient et nul ne voulait se compromettre. +Agathon Piedfin fut le dernier de la maison que Jasmin aperçut. Le +marmiton s'écria: + +--Je prierai pour vous! + +La barque, chargée de mannes, se détacha de la rive et bientôt Bellevue +disparut dans le brouillard. Il sembla à Jasmin qu'on lui volait un +morceau de lui-même, qu'une part de sa vie s'évanouissait et que plus +jamais le soleil ne transpercerait les lourds nuages qui encombraient le +ciel. + +L'eau clapota à l'avant du bateau. Dans la campagne de Billancourt les +labourés bruns s'estompaient derrière les buées. Chaillot montra à +gauche ses villas trempées par les pluies, puis ce fut à droite, au +fond de l'esplanade, l'hôtel des Invalides, solitaire dans la vaste +plaine de Grenelle, avec la majestueuse façade de Mansard et le dôme à +lanterne où l'or luttait avec la tristesse embrumée du ciel. Vis-à -vis, +sur l'autre rive, autour d'un tapis de gazon, le Cours-la-Reine +arrondissait en un cirque des rangées d'arbres où l'humidité noyait les +dernières feuilles. + +La barque s'arrêta au Pont-Royal. Jasmin et sa femme en descendirent et +allèrent rue du Pot-de-Fer, chez un éperonnier avec lequel ils avaient +lié des relations d'amitié à Bellevue, où il vendait aux piqueurs et aux +gardes. Ils tombèrent au milieu d'une petite fête. La femme de +l'éperonnier venait d'accoucher et les voisins accouraient avaler le +coup de vin à la santé du poupon. Un potier d'étain était parrain et les +parents avaient pris une perruquière pour marraine. + +--Ainsi l'on pourra dire qu'il est né coiffé, fit le père. + +Les Buguet furent reçus avec joie. + +--Vous allez voir le petit! s'écria l'éperonnier. Il pèse déjà six +livres! Une rôtisseuse de la famille nous offre une dinde qui pèse deux +fois son poids pour le dîner de baptême! Vous la mangerez avec nous. Et +nous irons, une fois n'est pas coutume, prendre des huîtres chez +l'écaillière! + +Jasmin soupira: + +--Mon bon ami, nous partageons votre bonheur. Mais vraiment nous serions +des trouble-fête! Nous partons demain avant l'aurore pour Boissise la +Bertrand! + +--Pour Boissise! Votre mère est malade? + +--Nous ne sommes plus chez la marquise de Pompadour, dit Buguet. + +--Vous n'êtes plus chez la Marquise! + +L'artisan leva les bras au ciel. + +--Je ne m'explique pas notre départ, raconta Buguet. On a rapporté je ne +sais quoi à mon sujet et on m'a congédié sans vouloir m'entendre. + +--Vraiment! + +La révélation de Jasmin avait chassé le sourire de son hôte. Il +bredouilla: + +--Vous étiez heureux là . Et il n'y a pas moyen de rentrer? + +--Oh! non! sanglota Martine. + +--Diable! + +L'éperonnier prit une bouteille. + +--Mais cela ne nous empêchera point de boire à mon enfant. Il a nom +Nicolas-Daniel. + +Le Parisien remplit les verres. + +--A la santé de Nicolas-Daniel! + +On but. Alors l'artisan, qui avait l'air embarrassé depuis l'aveu de +Jasmin, déclara: + +--C'est vraiment fâcheux que vous soyez arrivés aujourd'hui. La +sage-femme loge dans la chambre qui vous était destinée et la maison est +pleine. + +Buguet fut gêné: + +--Oh! nous ne voudrions pas être importuns. + +--En d'autres circonstances, nous vous recevrions comme des frères, +affirma l'éperonnier. Mais aujourd'hui! Vous voyez ce que je suis occupé +et ma femme est au lit! + +--Nous nous en irons! + +--Ah! pas sans avoir vu Nicolas-Daniel, protesta le jeune père. + +Il alla prendre le nouveau-né, l'apporta vagissant, roulé dans une +tavayolle: + +--Il rit déjà ! + +Les Buguet regardaient le petit être rougeaud, aux chairs plissées, au +nez épaté, qui crispait les poings dans la mousseline. + +--Est-il joli! murmura Martine. + +--On a dit qu'il me ressemblait, répliqua l'éperonnier. + +Les Buguet allèrent loger dans une petite auberge dont le patron était +de leur pays. Là ils n'avouèrent plus qu'ils avaient été chassés de +Bellevue. Mais l'hôte, enflammé par quelques «topettes de sacré chien», +parla de la favorite: + +--Ici on l'appelle la coquine au Roi. Sa mère est morte de la vérole et +voici l'épitaphe qu'on fit à cette maquerelle: + +Ci-gît qui, sortant d'un fumier +Pour faire une fortune entière, +Vendit son honneur au fermier +Et sa fille au propriétaire. + +Jasmin souffrait. + +--Des contes, dit-il. Il y a des gens méchants. + +Mais l'aubergiste insistait: + +--Vous verrez, Buguet, le peuple se révoltera. La Marquise dilapide les +fonds du pays à des futilités. Elle fait tournevirer de jolies filles +par d'ignobles valets pour les fournir au Roi dans une petite maison +bâtie sur l'ancien Parc aux Cerfs de Versailles. Elle compromet de +toutes façons le Bien-Aimé, qui n'ose plus venir à Paris et donne ses +fêtes à Versailles, à Bellevue, à Crécy, à Fontainebleau! Eh! Cela +finira mal! Vous vivez au milieu des grandeurs, vous, mais dans ces +affaires-là c'est l'opinion des poissardes, des charbonniers, des +blanchisseuses, qui importe! Ah! Buguet, vous verrez un jour tout ce qui +sortira des halles, des ateliers, des greniers et des caves pour s'en +prendre aux rois et à leur sacrée bande! J'ai senti ça, moi, aux émeutes +de mai. Et depuis lors cela bout toujours, dans le fond de la grande +marmite! + +--Peuh! vous écoutez trop les gens qui croient à tout et vous vous +faites des idées noires! + +--Des idées noires! Avez-vous vu déjà le peuple furieux? Non! Ah! Moi, +j'ai frôlé des gaillards qui faisaient rage dans les rues et qui +parlaient d'élever des barricades et de porter sur des piques les têtes +des nobles! + +--Vraiment! + +--Ah! oui! C'était des crève-de-faim et des va-nus-pieds! Que +voulez-vous, quand l'estomac crie et que les pieds saignent! + +--Ils feraient un jour des choses pareilles? + +--Ma foi, j'en ai bien peur! + +Jasmin pâlit. Il vit une tête exsangue, terrible, le col rouge, +au-dessus d'une canaille noire que dominaient des poings crispés. + +--Pourvu que cela n'arrive pas, se dit-il. Malgré tout j'en mourrais +aussi. + +Le lendemain, au lever du soleil, Jasmin et Martine naviguaient dans le +coche d'eau au long de la plaine de Juvisy. L'aube blafarde éclaira le +chemin de halage, où pataugeaient les chevaux. + +Sept ans auparavant, Jasmin, par une matinée de juin, avait voyagé là , +plein d'espoir. Aujourd'hui il remontait la Seine l'âme navrée. Le rêve +était brisé, les illusions étaient mortes, l'enchantement s'était +évanoui. Il lui restait au cÅ“ur une blessure profonde qui lui fit bien +mal lorsque le coche, ayant dépassé Champrosay, arriva en vue d'Étioles. +Martine se cachait au fond de la cabine, n'osait regarder son mari. +Jasmin poussa un grand soupir. + +--Plus jamais! Plus jamais! dit-il en serrant les poings. + +Cela pesait sur sa poitrine comme un poids de fer. En ce moment il crut +que sa vie était terminée. + +Corbeil apparut sous une averse. Le pont s'allongeait sans personne au +dos de ses arches. Bientôt, à un tournant du fleuve, Jasmin aperçut dans +le gris les coteaux du Coudray, avec l'endroit appelé la Demi-Lune, où +les abbés de Mennecy avaient fait bâtir une sorte de donjon. + +--Nous approchons de Boissise, pensa-t-il. + +Et il se demanda ce qui l'attendait après une aussi longue absence. Une +angoisse le saisit. Il lui sembla que le coche n'avançait plus. Déjà à +Corbeil il avait prié un cavalier de sa connaissance qui regagnait Melun +par la rive d'annoncer l'arrivée. + +Le bateau doubla la tannerie de l'oncle Gillot. Tout était fermé. Puis +ce fut Saint-Port, Saint-Assise. Vis-à -vis de Boissise-la-Bertrand, une +barque stationnait au milieu du courant. + +Un jeune homme s'y trouvait. Jasmin ne le reconnut pas d'abord. Puis, +l'ayant dévisagé, il s'écria: + +--Eloi Règneauciel! + +C'était le premier amoureux d'Etiennette Lampalaire. Il venait aux +nouvelles. + +--Bonjour, Jasmin! Bonjour, Martine! disait-il en recevant les paquets +qu'on lui passait du coche. + +--Comment! c'est toi, petit? dit Martine. Comme ça te va de vieillir, +ajouta-t-elle en sautant dans la barque. + +--La mère Buguet n'est pas malade? demanda Jasmin anxieux, en +s'installant au milieu des bagages. + +--Malade, non. Mais l'âge lui pèse. Vous aurez peine à la reconnaître. +J'aime mieux vous prévenir pour que vous n'ayez pas l'air de la trouver +changée, ça lui ferait de la peine, et elle en a eu tout son saoul +depuis que vous êtes partis. + +Jasmin retint un sanglot. + +--Passe-moi les rames, ça ira plus vite! + +Chaque fois qu'il se penchait, d'un grand bond la barque se rapprochait +de la rive. + +Comme Martine ignorant le sort de Tiennette ne pouvait répondre aux +questions du garçon, tous se taisaient lorsque la pointe de +l'embarcation s'enfonça dans les joncs de la berge. + +Sans se retourner, Jasmin escalada la rive, suivi de Martine qui avait +confié son butin au passeur. Ils allaient sans rien voir que la maison: +elle était presque méconnaissable avec ses volets clos, le pignon +humide et le marronnier qui avait grandi, mal taillé, et s'emportait à +la cime. + +La mère Buguet apparut à la porte. D'une main elle s'appuyait sur un +bâton, de l'autre elle se tenait au chambranle. De loin on lui voyait le +front assombri, les orbites embrumées de tristesse, les joues pâles, +d'une pâleur un peu verte, le dos voûté. Jasmin s'élança, franchit le +jardinet, enfonçant dans la pourriture des feuilles mortes. La vieille +pour lui tendre les bras s'accota au mur. Elle pleurait. + +--Ne pleurez pas! Ne pleurez pas! supplia Jasmin. C'est pour toujours +que nous revenons. + +--Laisse, laisse, petit, ça fait du bien. + +Une quinte de toux secoua la vieille. Quand elle fut calmée, elle +s'assit, s'informa: étaient-ils contents? Pour elle il ne fallait pas +abandonner leur place. Et tous ces beaux jardins que Jasmin avait faits +là -bas? Ce devait être magnifique! Par contraste le sien allait bien le +dégoûter! Tant qu'elle avait eu la force, elle l'avait entretenu, mais +depuis deux ans, oui! c'était juste au départ de Tiennette que ça +l'avait prise, comme une grande fatigue, l'ennui de vivre. + +--Dame, ça se comprend, cette petite, elle me parlait de vous, elle ne +voyait rien de mieux au monde et là -dessus on s'entendait. A force +d'envier un bonheur pareil au vôtre, elle m'y faisait croire. Et +maintenant, plus je vous regarde, plus je doute que vous soyez heureux! +Les grands sont ingrats, bien souvent. + +--Mais non, la Marquise a toujours été bonne. Malgré cela on ne peut +être toute sa vie chez les autres, et puis nous en avions assez d'être +loin de vous, dit affectueusement Martine. + +--Oh! ma fille! C'est toi qui as eu la bonne idée de revenir! Et moi qui +t'accusais de me l'avoir pris pour toujours. Dieu est juste! Il me +semblait que j'avais mérité de vous revoir! Enfin! Enfin! Je suis bien +heureuse! + +Elle haletait; ses enfants furent effrayés. Sur leur conseil elle se mit +au lit. A ce moment la tante Laïde Monneau entra sans frapper: + +--Eh bien! Eh bien! En voilà une histoire! C'est comme ça qu'on revient +sans prévenir le monde! Quand le garçon à Cancri m'a avertie, j'ai +tressauté si fort sur ma chaise que ma chaufferette a culbuté. Au bout +de sept ans! Revenir comme ça sans crier gare! Au risque de donner le +coup de mort à cette pauvre Buguet! Enfin, puisque vous voilà , +laissez-moi vous embrasser et vous regarder à mon aise! + +La bavarde reprit: + +--J'espère que ce n'est pas les mains vides que vous revenez? Vous devez +pourtant avoir eu du tourment.... Ça se voit à votre mine.... Enfin! Si +votre affaire est faite! + +--Tante Laïde, interrompit doucement Martine, nous sommes assez de deux +pour compter notre fortune. Là -dessus, laissons dormir la mère. + +Elle sortit en affectant de marcher sur la pointe des pieds. Jasmin et +Laïde la suivirent. + +Dehors une rumeur attira leur attention. Des villageois arrivaient aux +nouvelles. Cancri le cordonnier portait sur sa tête frisée et +grisonnante un des paquets de Jasmin. Euphémin Gourbillon suivait, le +dos courbé sous une manne assez légère: il se déchargea de son fardeau, +mais son échine ne se redressa point. Le joyeux dévot avait un nez +rouge, les yeux éraillés, les joues bourgeonnées. Il souhaita le bon +retour aux Buguet d'un air triste. Nicole Sansonnet vint. A un de ses +bras devenus trop courts, elle tenait un panier rond où bâillaient des +poissons sortant du vivier. Elle les apportait pour se faire une entrée. + +--A Paris on n'en mange pas d'aussi frais, dit-elle. Mais à Bellevue ça +doit être un plaisir! On les engraisse bien sûr! Aussi vous devez être +difficiles! Mais si vous nous restez il faudra vous réhabituer aux +petits poissons et aux petites gens! + +--Ce n'est pas pour toi que tu parles, riposta Martine. Tes rotondités +font honneur à ta marchandise! + +Nicole minauda en serrant les lèvres. Un sale propos de Gourbillon la +fit pouffer d'un large rire édenté, qui ouvrit un trou noir dans son +visage. + +Martine et Jasmin observaient avec tristesse les décrépitudes de leurs +anciens voisins. + +--Comme on devient! + +Pourtant, en ce moment, la curiosité animait le visage de tous ces +rustres et faisait luire leurs regards. + +Ils étaient venus pleins d'envie. Ils repartirent heureux. Les femmes +trouvaient que Martine «en avait rabattu», qu'elle n'était plus aussi +fière, que d'ailleurs «il n'y avait pas de quoi», car elle faisait moins +envie que pitié avec ses yeux caves et son front soucieux. + +--Ils vous ont des airs de chiens fouettés! + +--On voit qu'ils en ont gros sur le cÅ“ur! + +--M'est avis qu'ils sont revenus avec un chétif butin! + +--Tout de même, ils sont bien discrets sur la cause de leur départ, +affirma une Règneauciel. + +--C'était le meilleur moyen de vous clore le bec, tas de pies! répliqua +Cancri. A vous entendre jacasser sans rien savoir, on se demande ce que +ce serait si vous étiez renseignées! + +--Bien dit, savetier! affirma Gourbillon. Là -dessus allons boire à la +santé des revenants! + +--Tu nous invites, Euphémin? demanda la Sansonnet. + +--Après tous vos bavardages, un seau d'eau vaudra mieux pour vous rincer +la langue! + +Le soir même l'état de la mère Buguet empira. + +Martine, qui toute la journée avait nettoyé le logis, sommeillait, la +tête entre ses bras étendus sur la table. Au chevet de la malade Jasmin +veillait. + +Atterré, le jardinier voyait la fièvre empourprer le visage aux +pommettes saillantes de la Buguet, brûler ses pauvres mains dont les +veines se gonflaient de sang noir. Ses mains, à lui, étaient froides, un +peu tremblantes: doucement, il les posa sur le front de sa mère. Elle +sourit vaguement sous cette fraîche caresse. Jasmin la renouvela souvent +et chaque fois il fut payé d'un regard tendre, en même temps que la +vieille murmurait, comme sortant d'un cauchemar: + +--Ah! c'est toi! Que je suis heureuse! Je vais dormir encore un peu, tu +ne vas pas me quitter? + +La nuit se passa ainsi. Martine, avec des simples ramassées en leur +saison, fabriquait des tisanes qu'elle sucrait de miel, pour apaiser les +quintes de toux devenues plus fréquentes. + +A l'aube Jasmin courut à Melun chercher un médecin. Il faisait grand +jour lorsque la berline du vieux praticien traversa le village. Elle +s'arrêta devant la maison Buguet. Ce fut Laïde Monneau qui ouvrit la +porte. + +--Hélas! Hélas! s'écria-t-elle en levant les bras, le curé lui serait +peut-être plus utile, soit dit sans vous offenser! La pauvre femme ne +peut plus rien avaler! + +Le médecin alla droit au lit, d'où s'élevait un râle. Il regarda +tristement la malade: + +--Laissez-la en repos, le temps achève son Å“uvre. + +D'un geste lent de vieux philosophe, il remit son gant de laine qu'il +avait ôté en entrant. + +--Il n'y a rien à faire, mon pauvre ami, avoua-t-il à Jasmin. + +--Rien? + +--Rien. + +Le médecin partit. Alors des voisins firent irruption dans la maison. +Ils s'informèrent de ce qu'il avait ordonné et tous protestèrent. + +--Ce n'est pas la peine de l'appeler pour qu'il ne donne pas une +recette! + +Chacun proposa un remède. + +--Une bonne saignée, ça fait revenir de loin, dit la tante Gillot. La +sage-femme de Corbeil s'y entend. Elle a la main légère. Son coup de +lancette fait moins mal qu'une piqûre d'aiguille. Grâce à elle mon homme +n'est que paralysé au lieu d'être mort. + +--Quand j'étais grosse de mon petit dernier, surenchérit la femme +d'Eustache Chatouillard, qui se trouvait à Boissise chez des parents, +elle m'a guérie d'une mauvaise toux qui me tenaillait le ventre +jusqu'au tréfond, rien qu'en me bouchonnant avec une poignée d'orties! +Ah, dame, il m'en a cuit longtemps, mais je suis arrivée à terme. Sans +ce remède, j'avortais, bien sûr! + +Laïde Monneau interrompit: + +--Bien sûr! Bien sûr! Rien n'est sûr en ce monde, la Chatouillard! En +tous cas, c'est pas votre sage-femme qui tirera la Buguet de là . Et si +le diable la guette, il est grand temps d'aller chercher le curé, car +elle pourrait passer, la pauvre femme! + +--J'y cours, dit la Sansonnet. + +--On la dirait morte, reprit Laïde. + +Martine, toute éplorée, traversa la chambre. + +Devant son chagrin le silence se fit. Très vite elle monta l'escalier de +sa chambre; là elle déficela un grand panier, le fouilla et y prit un +coffret. Elle en retira une chose précieuse, enveloppée d'un mouchoir, +puis redescendit l'escalier en courant. + +--Du courage, ma bonne, lui dit la femme d'Eustache. Si tu as besoin +d'un coup de main pour la remuer, je suis là . + +--Merci, répondit Martine, nous sommes déjà trop autour d'elle. Ça +mange l'air. + +La tante Gillot, penchée sur le lit, observait la mourante: + +--Mon Dieu! Vlà son nez qui se pince, on ne l'entend plus respirer! Et +le curé qui ne vient pas! + +Martine s'approcha de Jasmin. Elle lui remit l'objet qu'elle tenait. +C'était un coquet miroir encadré d'écaille que la marquise de Pompadour +avait abandonné à la soubrette parce qu'il était fêlé. Le jardinier jeta +un regard triste sur la glace brisée, puis, se penchant vers sa mère, +qu'il baisa au front, il le lui mit au-dessus des lèvres. + +--Vois, Martine, elle respire. Le miroir est terni! + +A ce moment le curé entra. Martine et Jasmin soulevèrent la malade sur +l'oreiller. Elle soupira: + +--A boire! + +Une lueur passa dans les yeux de Jasmin. Avec une cuiller, Martine fit +prendre à la Buguet deux gorgées d'eau à la fleur d'oranger. La vieille +rouvrit les yeux, regarda son fils: + +--Ah! J'ai trop dormi! J'ai trop dormi! Donne tes mains! + +Mais elle ne tendit pas les siennes. Comme deux chauves-souris abattues +qui cherchent l'ombre, elles couraient incertaines sur le drap de grosse +toile; elles le saisissaient, le tiraient dans un vague désir +d'ensevelissement, qui n'aboutissait pas et renaissait toujours avec la +même ardeur impuissante. + +--Laissez-nous seuls, dit le curé. + +--Non! Qu'ils restent! Ah! J'ai trop dormi, soupira la mourante. + +Comme ses paupières étaient closes, Martine et Jasmin s'éloignèrent sur +un geste du prêtre. + +Quand ils rentrèrent tout le monde les imita. + +La Monneau, de son Å“il sec de vieille poule, suivait toute la cérémonie. +A la communion elle dit: + +--Pourra-t-elle garder le bon Dieu? + +Elle découvrit les pieds pour qu'on y mît les saintes huiles. + +La tante Gillot était affolée, ses soupirs gonflaient son épaisse +poitrine, ses joues luisaient sous les larmes. Mais elle pleurait plutôt +sur elle-même, car elle répétait avec douleur: + +--A qui sera-ce le tour maintenant? + +La femme d'Eustache, l'air hébété, tenait dans ses bras son dernier-né, +qui frappait de ses petits pieds le ventre de sa mère, resté gros. +Pendant la prière des agonisants, Laïde, qui en épiait l'effet sur les +traits de la moribonde, s'écria tout à coup: + +--Elle a passé! + +D'une main fébrile, Jasmin présenta le miroir aux lèvres de sa mère: il +ne ternit pas. Le jardinier chancela. Le miroir roula sur le sol. + +--Heureusement que j'arrive, dit Nicole Sansonnet, qui retint Jasmin +dans ses bras. Jetez-lui de l'eau à la figure! + +Martine était déjà près de son mari. Elle baisait son visage douloureux, +frappait le creux de ses mains; elle tira de sa poche un vieux flacon de +sels trouvé dans les rebuts de la Marquise et le lui fit respirer. +Jasmin se ranima. Alors Rose Sansonnet lui remit le miroir qu'elle +avait ramassé: une nouvelle fente traversant la première faisait une +croix dans sa clarté. + +--Lequel de vous deux va fermer les yeux à la défunte? demanda Laïde +Monneau. + +Martine repoussa doucement son mari, voulant lui éviter ce cruel devoir. +Elle se pencha sur la Buguet, posa une bouche brûlante sur le front +immobile, puis murmura en baissant les paupières de la morte: + +--Vous ne verrez plus les méchants! + +Elle ajouta: + +--Dis-lui adieu, Jasmin, et laissons-la dormir. + +Le fils embrassa la mère et, docile, suivit sa femme, qui l'entraîna +hors de la chambre funèbre. + +--Ce que c'est que de nous! soupira la tante Gillot. + +Le curé avait rejoint Jasmin. Il consolait le jardinier: + +--Vous reverrez votre mère à la Résurrection. Elle sera comme elle fut +au temps de sa pleine jeunesse. Saint Thomas a annoncé que le miracle +aurait lieu au crépuscule, au moment où le soleil et la lune seront à +l'endroit même où ils furent créés. L'archange saint Michel sonnera de +la trompe avec tant de force que les morts l'entendront et les anges +gardiens reconstruiront le corps de leurs anciens pupilles. + + + + +XV + + +Tous ces événements avaient anéanti Buguet. Durant l'hiver, Martine vit +son mari penché des jours entiers sur les livres de M. de la Quintinye, +mais le soir descendait sur la même page que l'aube avait éclairée. Et +qu'importait à Buguet les lois de l'horticulture! Il avait planté un +paradis et il ne pouvait oublier qu'il en était chassé! Des souvenirs +poignants se bousculaient en lui. + +Les époux ne parlaient jamais du passé, sentant que des paroles les +eussent fait souffrir davantage et que les consolations étaient +inutiles. + +Mais pour distraire Jasmin, Martine se prit à l'exciter au travail. +Emoussant les arbres fruitiers pendant le jour, au soir elle fourbissait +les sécateurs, la serpette, l'égoïne, dont la rouille rongeait les +lames. Une nuit de gel que la faucille sortait brillante de ses mains, +elle dit à Buguet: + +--Vois-tu, mon pauvre homme, si tu le veux, nous pouvons aussi nous +décrasser de notre misère. Le présent n'est pas pire pour nous que pour +les autres. Combien se contenteraient de notre sort? Avec nos économies +et l'argent que nous a laissé ta mère nous possédons mille écus +sonnants! Et puis, Dieu merci, nous avons nos bras! + +Jasmin ne dit mot. + +--Hier, reprit Martine, en passant devant le parc du marquis d'Orangis, +j'ai vu que ses arbres étaient en aussi piteux état que les nôtres. Va +lui offrir tes services, que son père ne dédaignait pas. + +--J'irai, promit Jasmin. + +Les jours passèrent. Il fallait se décider. + +--Après les gels poussent les bourgeons, ce sera trop tard, dit Martine. + +Par un clair matin de février Jasmin se présenta à la porte du parc. + +Depuis que le vieux marquis avait disparu, son petit-fils habitait le +château. Insolent et dur, il affectait de ne pas regarder les +villageois. Il exigeait des corvées, donnait des coups de cravache et +viola, dit-on, une des filles aux Règneauciel. + +Ce fut dans le fond de son parc, où il tirait des pics-verts, que +Jasmin, conduit par un domestique, aborda le jeune seigneur. Il lui fit +ses offres pour façonner le jardin au goût du jour, tailler les arbres: + +--Beaucoup de ceux-ci ont été plantés par mon père. Cet érable a plus de +quatre-vingts ans. Mon grand-père l'élagua le premier. Son tronc n'a +pas un chancre. On le dirait de marbre. + +Buguet passa la main sur l'écorce fine et jaspée. + +--Il meurt malheureusement par la cime, continua-t-il. C'est dommage. Il +faudrait le rabattre. + +Le châtelain, qui n'avait pas encore ouvert la bouche, arma son +arquebuse et, tirant sur l'érable, fracassa une branche. + +--Voilà comment je taille mes arbres, railla le gentilhomme. Mais +crois-tu, manant, qu'il soit aisé d'entrer chez un d'Orangis? Je t'ai +écouté trop longtemps. De qui te recommandes-tu? + +--J'ai planté les jardins de Bellevue, sous les ordres de M. de l'Isle, +et suis resté près de neuf ans comme jardinier au service de Mme la +marquise de Pompadour. + +--Et pourquoi la Marquise t'a-t-elle chassé? + +--Je l'ignore, répondit Buguet en baissant la tête. + +--Va le lui demander et reviens me le dire. + +Le marquis rechargea son arme et regarda le jardinier s'éloigner. +L'homme marchait le dos courbé, embarrassé de ses bras qui lui +semblaient gourds et lâches. + +En rentrant Buguet dit à Martine, d'un ton qu'il voulut rendre +indifférent: + +--Le marquis est un braque qui taille ses arbres à coups d'arquebuse et +n'a que faire de mon travail. + +Martine exigea des détails. Jasmin ne put s'empêcher de tout lui +raconter, rougissant encore de l'affront. + +La paysanne eut une révolte. + +--Les nobles, s'exclama-t-elle, les nobles, des égoïstes, des sans-cÅ“ur, +ils nous piétineraient sans vergogne. Nous ne sommes rien pour eux. Ah! +qui sait, on se vengera! + +Ces mots rappelèrent à Jasmin les murmures de la populace qui avaient +monté un jour jusqu'à Bellevue. + +--Le peuple a aussi ses méchants, dit-il. + +Quelque temps après, Buguet se dirigea vers le château de Courances, +espérant y trouver l'emploi d'aide jardinier. Il traversa la Seine, +grimpa par Vosves, Perthe, Cély. C'était un froid matin où la rosée +semblait de lait sous le ciel bleu. L'hiver pluvieux avait empêché de +travailler la terre et avancé la pousse des bourgeons. Toutes les fleurs +vivaces perçaient déjà les plates-bandes. + +Le concierge de Courances ne reconnut pas Jasmin, tant il avait changé. +Buguet dut se nommer. L'homme eut un mouvement de plaisir à revoir une +ancienne connaissance. Mais son sourire s'effaça bientôt: + +--Tu sais, camarade, les gens de la marquise de Pompadour sont vus ici +d'un mauvais Å“il. J'ai le regret de ne pouvoir te garder plus longtemps. + + +Il fit un pas pour reconduire Jasmin. Celui-ci insista: + +--Je ne suis plus à Bellevue. J'ai repris mon ancien métier de fleuriste +avec l'aide de ma femme, et comme autrefois je façonne les jardins, je +fais des corvées et j'ai pensé qu'en cette saison on pourrait m'occuper. + +--En ce cas, c'est une autre affaire. Viens voir le maître jardinier, un +nouveau, pas commode. + +Il conduisit Jasmin vers les serres; un homme y donnait des ordres brefs +à des jeunes gars occupés à lever les paillassons qui interceptaient le +soleil. Buguet lui fit sa demande que le portier appuya en disant: + +--Il sait son métier. + +--D'où sors-tu? demanda le maître. + +--De Bellevue. + +--Je n'ai point de place ici pour les gens qui ont servi chez la catin +du Roi. Monsieur le comte me chasserait si je t'embauchais! + +Pendant quelques secondes Buguet resta hébété, puis les larmes lui +montèrent aux yeux et il s'esquiva comme un voleur, évitant le +concierge, qui ne le vit pas sortir. + +Cette tentative fut la dernière. A partir de ce jour Buguet s'enferma +chez lui. Mais l'ivraie qui avait envahi son jardin étouffait aussi son +courage. Il ne s'occupa plus guère que des arbres à fruits. + +En août un confiseur de Melun vint chercher ses prunes, qui étaient +réputées. En septembre il descendit ses poires fines au marché de +Corbeil. Le voyage fut dur, car il faisait du vent et les vaguelettes de +Seine se brisaient à l'avant de l'embarcation. A Corbeil, Jasmin regarda +au loin, avec amertume, les peupliers qui voilaient Étioles, et son cÅ“ur +se serra. A la fin d'octobre des marchands enlevèrent ses pommes. + +Ils avaient un chaland accoté à la rive. Quand il fut plein ils jetèrent +de grandes bâches vertes sur les fruits rouges et blonds et descendirent +vers Paris. + +Jasmin ne retrouvait plus la force de cultiver des fleurs, sauf pour +Martine: quelques violettes en mars, puis des jonquilles ou des +bassinets, des croix de Jérusalem et quelques géraniums. Ces plantes +ornaient les petits théâtres que Jasmin avait raccoutrés et elles +suffirent, avec les fleurs des pommiers et des cerisiers au printemps, +puis en automne les flammes des sorbiers et des buissons ardents. +D'ailleurs Martine ne sortait jamais sans rapporter un bouquet des +champs; elle excellait à découvrir les places mystérieuses où poussent +les orchidées sauvages, telles que l'ophris, qui croît en juin sur les +coteaux exposés au levant. + +Les Buguet vivaient solitaires. Les pauvres autant que les seigneurs +leur faisaient grise mine. + +Seul Vincent Ligouy venait quelquefois travailler au verger. Il +chantait, et cela faisait rêver Buguet. L'insensé montrait de la +tendresse plein ses yeux, dès qu'il entrait et souvent il embrassait la +main du jardinier qu'il avait prise brusquement. + +Les autres reprochaient aux époux la mort de la mère Buguet. Laïde +Monneau, qui gagnait une figure bouffie sous ses cheveux blancs et +marchait comme une canne, s'apitoyait dès qu'elle voyait Martine: + +--La pauvre défunte! clamait-elle d'une voix aussi verte que la luzerne. +Elle eût vécu encore si on ne l'avait laissée seule! Moi qui veillais +sur elle comme si j'avais été sa fille, je la voyais se manger les sangs +tous les jours! Elle se minait! Elle se minait! + +Quand Jasmin allait porter quelques pauvres chrysanthèmes au cimetière, +les gens le dévisageaient avec des yeux sournois. + +--Ça l'avance bien à cette heure, la vieille, dit une des Règneauciel. Il +fallait lui donner plus de soins pendant sa vie. Les fleurs ne profitent +qu'aux abeilles, maintenant qu'elle mange les pissenlits par la racine! + +Comme Jasmin ne travaillait plus autant: + +--Le fainéant! disait-on. Il a appris chez les grands à passer de +grasses journées pendant que sa mère préparait elle-même son pain noir. + + +A cause du décès de la mère et des objets du ménage qu'ils durent +renouveler, les Buguet furent forcés, dès la seconde année de leur +retour, d'entamer fortement leurs économies. Les commandes n'arrivant +pas, le pécule s'épuisait. Le fleuriste vendit au prieur de +Saint-Guenault, à Corbeil, les livres de M. de la Quintinye, et ses +gravures de jardins de propreté aux religieuses Augustines qui voulaient +créer des parterres près de leur église de Saint-Jean-de-l'Ermitage. +Elles employèrent même Buguet durant quelques jours. Il dut orner les +autels et se rappela la façon dont Piedfin formait jadis les bouquets +destinés au culte. Le talent qu'il montra le fit rappeler pour garnir +des églises et les jardins des curés, à Notre-Dame de Corbeil, à +Saint-Léonard et à Saint-Jacques. + +Mais ces profits ne suffisaient point à rendre à la maison de Buguet sa +petite aisance. D'ailleurs, les dîmes, la gabelle, les corvées +augmentaient. L'Etat saignait le peuple à fond. Les artisans et les +laboureurs se plaignaient. + +Un maréchal ferrant, qui venait quelquefois chez Jasmin prendre des +feuilles et des fleurs de châtaignier pour guérir les chevaux poussifs, +racontait les misères des pauvres et la méchante humeur de ceux qui +souffraient: + +--Les gens deviennent des bêtes, affirmait-il. + +Dans le village on accusait les Buguet: + +--Ils ont eu leur part à la galette des rois quand ils étaient à +Bellevue. + +Deux événements aggravèrent cette hostilité. + +On apprit par les laquais du marquis d'Orangis qu'Agathon Piedfin était +compromis dans une affaire de beugrerie. Les villageois se rappelèrent +qu'il était venu à la noce de Jasmin. + +Laïde Monneau accourut: + +--Quand je pense que j'ai plumé des volailles avec lui! Mon Dieu! Ce +qu'on risque à se frotter comme ça au premier venu! Et puis, de vider +des chapons tout seul avec une femme, ça peut leur donner des idées, à +ces coquins-là ! + +Vers le même temps le bruit arriva que Tiennette Lampalaire, dont +personne ne recevait plus de nouvelles, avait servi au Roi, dans la +maison du Parc aux Cerfs, à Versailles. + +--Elle est restée longtemps chez le Roi, avait dit un valet du marquis +d'Orangis. Puis, attirée par un racoleur, elle est venue fringuer à +Paris et fut bientôt la plus délurée danseuse de guinguette connue au +Petit-Chantilly et au Grand-Vainqueur. Puis je la vis rue +Pierre-au-Lard, criant aux passants: chit! chit! le soir, par son volet +entr'ouvert. + +Le village fut bouleversé. + +--C'est-il Dieu possible! s'écria la tante Monneau. Evertuez-vous à +prêcher d'exemple pour éduquer la jeunesse! C'est pourtant pas les bons +conseils qui lui ont manqué! Pour ma part je l'ai mise en garde contre +tous les dangers qui guettent une honnête fille à son arrivée dans le +grand monde. Et moi qui un jour l'ai caressée d'un revers de main parce +qu'elle venait écouter ce que nous nous disions entre femmes, Rose +Sansonnet et moi! Ah! faut qu'elle en ait entendu bien d'autres, à +Bellevue, pour en arriver là . C'était donc un repaire de paillards et de +catins, votre château? + +--Pourtant, dit Rose Sansonnet, elle a eu la bonne fortune la plus +relevée, puisqu'elle a couché avec le Roi! + +--Peuh! c'était pas la peine qu'elle aille au catéchisme pour devenir +pareille à la marquise de Pompadour! + +Jasmin était atterré: + +--Que de calomnies! s'écria-t-il. + +Martine, qui en savait plus que son mari, fit un geste vague. + +Alors les commères la traitèrent d'entremetteuse. + +--On t'a payé cher l'honneur de Tiennette? Martine se sauva. Des enfants +lui lançaient des pierres. + +A la suite de ces nouvelles, Eloi Règneauciel et plusieurs de ses amis +attaquèrent Jasmin un soir, au bord de la Seine. Il allait sans doute +être jeté dans le fleuve quand de violents coups de bâton plurent sur la +tête des agresseurs. C'était Vincent Ligouy. Il sentait qu'un danger +planait sur Jasmin et il veillait. + +Vers la fin d'avril 1764, un matin, Laïde Monneau et Nicole Sansonnet +passèrent devant la maison de Buguet. Il faisait un joli temps +printanier. Les alouettes planaient au-dessus des champs et la Seine +était bleue. Les deux paysannes paraissaient solennelles comme le jour +de Pâques. + +--Elle a crevé, dit Laïde à Jasmin. + +--Qui? + +--La coquine au Roi. + +Le jardinier pâlit. + +--Oui, dit Nicole, le 15 de ce mois, dans les petits appartements, à +Versailles. On ne parle que de cela au marché de Melun. Elle est +enterrée, à ce qu'on m'a dit, au couvent des Capucins. La v'là à son +tour dans une boîte, celle qui mit tant de monde au cachot! + +--On ne dit pas de quoi elle est morte, reprit Laïde. Des femmes comme +celle-là on ne sait pas de quoi ça meurt. + +--Allez-vous-en! hurla Buguet. + +Il avait l'air si étrange que les deux bavardes obéirent. Alors le +jardinier s'affala sur un escabeau. + +Toute la douleur retenue au fond de son cÅ“ur depuis des années sauta à +sa gorge, creva en sanglots. + +Maintenant, c'est bien fini! Toujours Jasmin a espéré. Chaque matin il +attendait un billet de Mme de Pompadour. Souvent il avait cru tenir le +papier de petit format, doré sur tranche, avec le cachet aux trois tours +qui le rappelait... Mais, c'est fini! Les crachements de sang ont tué la +Marquise. Buguet la voit pâle, très pâle, plus pâle qu'elle n'était les +lendemains de fête, quand elle buvait du lait d'ânesse. + +Elle est morte! Cela pèse sur Jasmin. Il a le vertige du passé. Une +angoisse l'étreint. Il étouffe, ouvre la porte et les fenêtres à l'air +qui entre chargé des arômes du printemps. + +--Les fleurs! murmure Buguet. Elle les aimait! + +Il sort, la poitrine gonflée, et machinalement cueille sur les petits +théâtres des anémones, des primevères, des auricules. Il cueille sans +plus penser, sentant le soleil sur son dos, sur ses tempes qui +grisonnent. Il cueille d'une main tremblante et verse des larmes dans +les calices. + +Martine arrive: + +--Tu me fais un bouquet? + +Le jardinier, serrant les tiges, cache son visage ruisselant. + +--Tu sanglotes, Jasmin? + +Jasmin laisse rouler sa tête sur l'épaule de sa femme. + +--Elle est morte, murmure-t-il. + +Martine comprend. Elle saisit le bras de Buguet: + +--Rentre, il ne faut pas qu'on te voie pleurer! + +Elle installe Jasmin près de la table, mais ne trouve point de mots pour +le consoler. + +--Avons-nous été malheureux! dit Buguet. + +--Que veux-tu? Nous avons eu nos jours de bonheur. Et tous n'en ont pas +dans la vie. + +Elle passe le bras autour du cou de Jasmin: + +--Mais je te reste! + +--Oui, ma bonne Martine, je me plains et tu es là ! J'ai dû souvent te +navrer le cÅ“ur! + +--Non, Jasmin, rien n'est arrivé par ta faute. + +--Je t'ai mortifiée, Martine! + +--Allons, mon pauvre homme, ne te lamente pas sur des peines passées! De +te voir si chagriné ça me fait du mal, et à notre maîtresse aussi, +ajouta Martine très doucement, car maintenant qu'elle est là -haut elle +reconnaît ceux qui lui sont fidèles. + +--Oui, oui, dit Jasmin d'une voix sanglotante. Elle me pardonnera ma +folie. Tu m'as bien pardonné, toi, Martine. Et pourtant il a dû t'en +coûter de faire bien des choses.... + +--C'était pour te forcer à m'aimer. Tout à cet effet m'était doux. Et à +vrai dire jamais notre maîtresse ne m'a porté ombrage. Et même, voici +la preuve que je ne fus point jalouse. + +Martine disparut dans la chambre voisine. Jasmin entendit un bruit de +clef. Martine revint avec une gravure qu'elle déroula. + +--Elle! s'écria Jasmin. + +--Dieu me pardonne, dit Martine, c'est la seule chose que je volai en ma +vie! + +C'était la Pompadour en «belle Jardinière», portant sur la tête un +chapeau de paille, au bras gauche un panier de fleurs, de la main droite +une branche de jacinthe. + +Buguet prit l'estampe: + +--J'ose la contempler devant toi, Martine. Maintenant ce n'est plus ni +lâche ni méchant. + +Martine laissa Buguet regarder la gravure, puis elle dit: + +--Je veux ce portrait à notre muraille. Nous l'aurons chaque jour devant +les yeux. + +--Oh! Martine! Cela te ferait souffrir! + +--Non! Ce qui peut te consoler ne peut me déplaire. J'aimais aussi la +Marquise et de la savoir disparue cela me fait de la peine. Elle était +si bonne pour moi. Jamais je ne croirai qu'elle fut cause de nos +malheurs. + +Quelques jours après l'image ornait la chambre. Jasmin et Martine +entretinrent des bouquets de fleurs sous le portrait de leur ancienne +maîtresse. + +Et la favorite, qui posséda tant de jardins et de parcs splendides, +garda, après sa mort, alors qu'elle était oubliée, un parterre que des +humbles cultivaient dans un coin de village. + + + + +XVI + + +Depuis des temps éloignés, les Buguet n'avaient cessé d'être la proie du +village; leurs cheveux blancs ne faisaient pas cesser les rancunes, que +les rustres, avec des méchancetés de bêtes fauves, transmettaient à +leurs enfants. + +Quand il se rendait le dimanche à l'église, Jasmin entendait toujours +les mêmes propos. On lui reprochait la mort de la mère Buguet, la +disparition de Tiennette Lampalaire. Personne n'oubliait que le +jardinier s'était vu chassé de Bellevue après avoir été le serviteur de +la «putain du Roi». Les nouveau-nés, à Boissise, paraissaient téter +cette haine avec le lait de leurs mères. Les Règneauciel et les +Lampalaire se montraient les plus venimeux et les plus hostiles. Ils +menacèrent plusieurs fois les Buguet de mort. + +Le curé seul venait chez Jasmin avec un bon sourire. Il consolait, +prêchait la résignation. Il était maigre et pâle. On disait qu'il avait +bien cent ans. Il trouva pour Buguet quelques travaux dans des cures et +des couvents. + +De son côté Martine allait coudre à Melun chez des bourgeois. Elle +rapportait quelques sols. Mais elle était obligée de revenir au bord de +la Seine par des nuits où le vent sifflait. Jasmin allait à sa rencontre +et ils rentraient sans espérance de jours meilleurs. En hiver, ils se +couchaient tôt pour ne consommer ni huile ni chandelle, et ils ne se +nourrissaient souvent que de pain d'orge et d'avoine. Jasmin, le dos +voûté, rattachait ses semelles avec des cordes pour peiner dans son +jardin et Martine, les traits tirés, la mine creuse, finit, quand elle +se rendait à Melun, par ressembler à une vieille pauvresse qui va quêter +par les chemins. + +Les Buguet avaient toujours gardé à leur muraille le portrait de la +marquise de Pompadour. Jasmin cultivait quelques fleurs pour composer +des bouquets qu'il mettait pieusement sous l'image. + +Cette fidélité redoublait l'acharnement du village. Les gens rendaient +les pauvres jardiniers responsables des exactions croissantes qui +amaigrissaient leurs pitances. On leur montrait le poing: + +--Vous recracherez ce que vous avez avalé chez les nobles! + +Les paysans récriminaient contre le droit exclusif de chasse, celui de +fuies et de colombiers. La dîme les exaspérait. + +--C'est pour payer les frais de vos ripailles à Bellevue que nous sommes +réduits à manger l'herbe! criaient-ils aux Buguet. + +Ceux-ci protestaient doucement. Jasmin se hasarda un jour à dire que la +Marquise avait des goûts de bergère. + +--De porchère! lui fut-il hurlé. Elle a gardé sur terre les cochons du +diable et elle les soigne en enfer! + +Cependant depuis trente années les événements s'étaient pressés. + +Louis XV était mort. La nouvelle reine était une Autrichienne, que +personne n'aimait. + +En 1789, le bruit se répandit que Louis XVI était ruiné et qu'il voulait +demander de l'argent au peuple. + +--Tu vois, dirent les paysans au vieux Jasmin, c'est nous qui paierons +les violons! + +Quelque temps après un des Règneauciel, Pierre, garçon de vingt ans, +accourut essoufflé de Melun: + +--Le peuple de Paris a pris la Bastille d'assaut! s'écria-t-il. Ils ont +massacré la garnison! + +On s'assembla vis-à -vis de l'église. Pierre, qui avait vécu dans la +capitale, parla de la liberté conquise. Il voulait aller se battre +contre les Suisses et les Allemands du Roi. + +A ces nouvelles, le vieux Jasmin vacilla sur ses jambes. Son visage, +tout fripé par les rides et qu'encadrait une barbe argentée, devint plus +pâle. + +--On vit trop! On vit trop! murmura-t-il en levant une main tremblante. + +Pierre Règneauciel entra chez lui, désigna le portrait de la Pompadour: + +--Tu devrais brûler cela! + +--Non! s'écria le vieillard d'une voix rauque. + +--Cela te portera malheur! + +Les jours suivants, Pierre se promena dans le village avec quelques +galvaudeux. Ils donnaient les détails sur l'événement du 14 juillet. Ils +mirent des feuilles vertes sur leurs feutres cabossés pour imiter +Camille Desmoulins au Palais-Royal: ils remplacèrent bientôt les +feuilles par une cocarde rouge et bleue et Règneauciel agita une pique +de garde national, qu'un marinier lui avait apportée de Paris. + +Bientôt on apprit que les paysans boutaient le feu aux châteaux par +toute la France. Jasmin craignit pour celui de Bellevue. Il le voyait +avec ses quatre murailles noires, son toit écroulé, les serres +détruites, les orangers jetés sur le sol comme les révoltés que la +mitraille avait tués le long des murs de la Bastille. Le soir il +fouillait l'horizon du côté d'Étioles. + +Cependant les événements se calmèrent pour de longs mois. Une ère +fleurie semblait renaître. Il vint de Paris quelques vagues espérances. +Une fête avait eu lieu au Champ-de-Mars, où le Roi avait embrassé les +représentants de la commune et les fédérés des départements. On se +répétait jusqu'à Boissise les inscriptions patriotiques de l'arc de +triomphe. L'Assemblée constituante ayant aboli les titres, les +armoiries, les livrées et les ordres de chevalerie, Pierre Règneauciel +affecta d'appeler le seigneur du village «citoyen Orangis». + +Mais peu après les manants virent plusieurs berlines attelées chacune de +six chevaux s'arrêter devant le château. Le marquis descendit de l'une +d'elles, botté à l'anglaise, sanglé dans un habit vert-dragon, les +jambes serrées en une culotte de peau de daim. Il portait un chapeau +rond qu'il s'enfonça, d'un geste colère, en pénétrant dans son parc. + +Les valets hissèrent de grosses malles dans les voitures. Des villageois +vinrent regarder. Les laquais les chassèrent avec furie. + +Quand les berlines furent chargées, elles partirent au galop. + +Pierre Règneauciel courut derrière le cortège en agitant un vieux +pistolet sans amorce: + +--Ils émigrent! Ils émigrent! + +Il revint essoufflé devant l'église et cria: + +--Vive la nation! + +Jasmin hocha la tête: + +--Cette fuite ne présage rien de bon. + +Ses pressentiments ne le trompèrent pas. On sut que Louis XVI avait fui +aussi et que, ressaisi du côté de Varennes, il était sous la garde de la +nation. + +Pierre Règneauciel, en revenant de Melun, cria plusieurs fois: + +--Vive la République! + +Beaucoup de paysans ne comprirent pas ce mot. Pierre expliqua que +c'était la suppression des rois. + +Ses auditeurs frémirent. + +--Au moins aurons-nous le pain quotidien? + +--On pillerait! + +Puis des bruits de guerre circulèrent. Toute l'Europe, excitée par les +émigrés, s'apprêtait à envahir la France. Règneauciel raconta qu'il +avait vu des poteaux rouges sur lesquels il était inscrit: «Citoyens, la +patrie est en danger.» Il parla de s'engager dans les armées qui +allaient se battre à la frontière. Sa pique de garde national ne le +quittait plus. + +Jasmin entrevit des choses épouvantables. Les châteaux flambaient dans +ses rêves. On massacrait les habitants. Il se réveillait hagard, et +murmurait: + +--Dieu! qu'il ne lui arrive point de mal! + +La vieille Martine savait pour qui son mari craignait. Elle n'osait lui +rappeler que la marquise de Pompadour était morte depuis longtemps. Mais +quand le jour pointait Buguet se souvenait et disait en hochant la +tête: + +--C'est fini! Tout est fini! + +En août 1792, l'écho des canons qui avait tonné à travers les Tuileries +parvint à Boissise. Buguet trembla pour les beaux arbres et les statues. +Au mois de septembre, Règneauciel arriva chez le jardinier. + +--On en a massacré des centaines! s'écria-t-il. + +--Des centaines? demanda Jasmin anxieux. + +--Des aristocrates! + +Règneauciel se pencha pour regarder Buguet d'un air menaçant: + +--Et des suspects! + +Règneauciel désigna le portrait de la Pompadour d'un doigt farouche: + +--Si celle-là eût vécu, on l'aurait massacrée! + +Il cracha sur la Belle Jardinière et partit. + +Buguet essaya de courir sur les pas du garçon. Ses mains se levaient +pour étrangler l'insolent. Celui-ci, déjà loin, sifflait, le nez en +l'air. + +Le vieillard suffoqué s'appuya sur le coin de sa table. Puis il prit un +coquemar plein d'eau, se hissa d'un mouvement caduc sur une chaise et +lava le cadre. Buguet fut heureux de se trouver tout près de la figure +au clair regard, au chapeau gaillardement posé sur l'oreille gauche. +D'ordinaire ses yeux faibles la voyaient à travers un brouillard. Il +embrassa le bas de la gravure et demanda: + +--Pardon! + +A la fin du mois, Jasmin et Martine virent par la fenêtre Règneauciel +qui arrivait, un bonnet rouge sur la tête, en agitant un bâton et +escorté de gaillards qui braillaient. Martine se précipita pour fermer +la porte. Règneauciel se prit à ricaner. + +--La République est proclamée! s'écria-t-il. Vive la République! + +Il poussa la porte. + +--Crie donc: Vive la République! hurla-t-il à Buguet. + +Le vieux jardinier de la Pompadour ne répondit pas. + +--Vas-tu m'obéir, canaille! + +Règneauciel fit mine de vouloir briser le portrait de la favorite. +Alors, branlant la tête et d'une voix chevrotante, Buguet murmura: + +--Vive la République! + +--Plus fort! s'écria Règneauciel. + +Il leva son bâton vers la Belle Jardinière. + +--Vive la République! cria le vieillard de toute la force de ses pauvres +poumons. + +Règneauciel partit en criant: + +--A bas Louis Capet! + +L'exécution de Louis XVI épouvanta Jasmin. Dans ses idées, le souverain +restait le Roi au visage rose et rond sous la poudre blanche, le Roi à +la démarche élégante et ennuyée qu'il avait vu à Bellevue. C'est à ce +cou cravaté de dentelles qu'il imagina la raie de la guillotine et, +longtemps, son front chauve dans ses mains gourdes, il hoqueta: + +--Mon Dieu! mon Dieu! + +Les mois suivants des bruits de guerre et d'échafaud continuèrent à +arriver aux oreilles de Jasmin. Les prêtres du pays étaient partis. On +raconta que des «Jacobins» avaient fait périr la Reine. Des «brûlements» +eurent lieu à Corbeil et à Melun, où l'on faisait flamber tout ce qui +rappelait la «tyrannie» et la «superstition»: armoiries, titres, +reliques, livres, drapeaux. Règneauciel racontait qu'on accomplissait +ces cérémonies au son de la musique et il ne manquait point d'aller +acclamer. + +--Tu ferais mieux de brûler de la poudre contre les Autrichiens, lui dit +Martine. + +--Je me fous de toi! répliqua le sans-culotte. + +Des bandes passaient dans les bourgs pillant les églises. L'une d'elles +apparut un matin à Boissise. Ces hommes étaient plus de cent et venaient +on ne savait d'où. Déguenillés, ils avaient l'air de sortir d'une +prison. Des femmes échevelées portaient des bonnets rouges. Tous avaient +des piques, des fusils, des sabres. Les villageois se réfugièrent dans +les bois de La Mée. Règneauciel se joignit à la bande et la conduisit à +l'église. + +Buguet et Martine n'avaient pu fuir. Ils s'enfermèrent dans leur maison. + +Des cris retentissaient par le village. Martine, qui avait conservé de +bons yeux, aperçut une fumée épaisse qui montait du cimetière. + +--Ils brûlent les livres de messe, dit-elle, et les catéchismes. + +Elle observa par une lucarne. Des coups de feu éclatèrent. + +--Ils tirent sur la croix! + +Martine crispait ses mains à une poutre, se hissant pour mieux voir. + +--Ils décapitent saint Antoine devant la maison de Cancri!... Ciel, le +saint ciboire!... + +Elle fit le signe de la croix. + +--Ils jettent les hosties! Bon Dieu! Ils outragent la Sainte Vierge! + +Martine lâcha la poutre et vint haletante s'asseoir près de son mari. + +Les émeutiers entonnèrent un «Dies iræ» qu'ils coupaient des refrains de +la «Carmagnole». Les Buguet entendirent briser les vitres de l'église et +le bruit de la cloche qui tombait. Ils prièrent. + +Tout à coup, la bande encombra le chemin qui descendait vers la Seine. +Jasmin les aperçut par la fenêtre. Ils s'étaient vêtus de chasubles et +de surplis qui leur mettaient au dos de l'or et des croix noires. Ils +brandissaient le goupillon, les encensoirs, les cierges bénits. La +statue de la Vierge était promenée au milieu de leur bande sur un âne et +une grosse «Mariane» toute rouge brandissait le petit porc de saint +Antoine. Trois hommes sur une planche portaient la cloche. Tous +hurlaient. Au milieu, Pierre Règneauciel, coiffé du bonnet phrygien, +agitait sa pique au bout de laquelle se trouvait enfilée une toque de +curé. + +--C'est là ! dit-il. + +Il montrait du doigt la maison de Jasmin. Quatre gaillards enfoncèrent +la porte. Les Buguet se blottirent au fond de la chambre. + +Un homme entra, en chemise déchirée, les mollets nus. Ses yeux +brillèrent quand il aperçut la Belle Jardinière: + +--La Pompadour, je l'ai connue en ma jeunesse! J'ai logé à la Bastille +pour un pamphlet à cause de cette arrogante Poisson! Voyez, mes amis! Je +la retrouve! + +Il agita un sabre sous la gravure: + +--Tiens, crève, grisette formée pour le bordel, comme l'a chanté ton ami +de Voltaire, crève, honte de la France! + +Il donna trois coups à l'image. Le cadre vola en éclats, le portrait fut +déchiré. + +--Monstre! s'écria Jasmin. + +Il s'élança, armé d'un couteau, vers le brigand. Mais celui-ci l'arrêta +avec la pointe de son sabre et étendit le vieux jardinier sur le sol: + +--Ainsi périssent les ennemis de la liberté! + +Jasmin râle. Le sang coule sur sa poitrine. + +--J'étouffe, dit-il. + +Martine se jette sur son mari, déchire sa veste, cherche la plaie. + +--Jasmin! Reviens! Reviens! + +Buguet ne répond pas. + +--Jasmin! hurle Martine. + +Il pâlit davantage. + +--Reviens donc! Ah! Tu reviendras! + +Rapide comme à Étioles, elle escalade l'escalier, fait glisser d'un coin +du grenier un coffre qu'elle ouvre. Elle en tire une robe rose et la +déploie. + +Cette robe! Celle que sa maîtresse portait à Sénart, que Martine mit à +Étioles devant Jasmin et que, Buguet vit à la Marquise quand elle +dansait à la lueur des étoiles! Martine s'en revêt; fanée et fripée, la +robe est lâche à la taille, se décollette sur la poitrine vide de la +vieille, embarrasse ses pas. Qu'importe! Martine la prit pour rappeler +Jasmin si, un jour, il voulait la quitter! Et Jasmin s'en va! + +Trébuchante, Martine redescend, se précipite sur le blessé. Elle sourit +d'une façon étrange: + +--Jasmin, reviens donc! Pourquoi partir? + +La vieille a imité l'accent de Mme d'Étioles. Buguet ouvre les yeux, ses +lèvres remuent, il saisit la robe d'un geste vague. Jadis il épandit sur +l'étoffe soyeuse des gouttes d'eau. Il la tache de sang. Ses doigts se +crispent sur les rubans, s'accrochent aux nÅ“uds. Ses narines paraissent +chercher un relent de parfum. Martine roule sa tête sur le corps de son +mari en riant aux éclats: + +--Je savais bien que tu reviendrais! + +Mais la bouche du jardinier reste ouverte, ses yeux deviennent vitreux, +ses mains inertes. + +Alors Martine se relève avec un sourire édenté; elle prend un coin de sa +robe, et, fardée de sang, poudrée par la vieillesse, elle entame autour +de Jasmin le menuet, tandis que, d'une voix brisée, elle chante un air +sautillant de Lulli qu'aimait la Pompadour. + + + + + +End of Project Gutenberg's Le jardinier de la Pompadour, by Eugène Demolder + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE JARDINIER DE LA POMPADOUR *** + +***** This file should be named 17311-0.txt or 17311-0.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/1/7/3/1/17311/ + +Produced by Carlo Traverso, Eric Vautier and the Online +Distributed Proofreading Team of Europe. 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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Le jardinier de la Pompadour + +Author: Eugène Demolder + +Release Date: December 15, 2005 [EBook #17311] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE JARDINIER DE LA POMPADOUR *** + + + + +Produced by Carlo Traverso, Eric Vautier and the Online +Distributed Proofreading Team of Europe. This file was +produced from images generously made available by the +Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at +http://gallica.bnf.fr. + + + + + + +Le Jardinier de la Pompadour + +Eugène Demolder + +Quatrième édition + +Société du Mercure de France + +MCMIV + +À Edmond Haraucourt + + + + +I + + +Avec l'alouette la maison de Jasmin Buguet s'éveilla dans le matin de +septembre. + +Elle ouvrit ses volets, lâcha les pigeons, pendit trois cages à ses murs +escaladés par les vignes. + +À travers la brume les petits carreaux des fenêtres rirent sous le toit +en tuiles rousses; la lucarne qui donnait sur le village s'enflamma au +reflet de l'aurore. + +Cette humble demeure s'érigeait à Boissise-la-Bertrand, un village juché +au bord de la Seine, à une lieue en aval de Melun, au long de la rive +droite. Elle se présentait la première, quand on arrivait par le chemin +de Saint-Port; elle regardait le cours d'eau, très large vers cet +endroit, et haute d'un seul étage s'adossait à la pente du coteau sur +lequel s'étendait le jardin. + +Le plus beau des jardins! Les Buguet étaient fleuristes de père en fils. +Leurs plates-bandes rivalisaient d'éclat avec celles du petit château +voisin, badigeonné de jaune et qui appartenait aux marquis d'Orangis. +Jasmin avait la coquetterie de sa flore. Dès le printemps il exposait +sous la treille, appuyés à la façade du logis, des petits «théâtres de +fleurs»: assemblages de plantes qui s'élevaient sur des gradins les unes +derrière les autres, en sorte que l'oeil et la main se pouvaient porter +partout sans obstacle. Il y mettait des oreilles d'ours, des renoncules +d'or, des anémones; elles alternaient avec les tulipes jaspées qui +éclairaient de leur flamme cette parade printanière. Un marronnier +d'Inde abritait l'étal qu'eût dévoré le soleil. En été Jasmin disposait +sur les gradins les oeillets rouges, les glaïeuls et la +campanule-carillon. L'automne y faisait épanouir les géraniums, les +tricolors, les chrysanthèmes. + +Or ce jour de septembre le jardinier se leva avec le soleil. La veille, +avant de retourner au château, Martine Bécot, la chambrière de Mme +d'Étioles, lui avait dit en ouvrant des yeux cajoleurs: + +--Je suis en peine, Jasmin! Il me faut demain des fleurs roses pour +orner le phaëton de ma maîtresse. Je ne sais où les trouver! + +Buguet s'était planté un oeillet au coin de la bouche et avait répondu, +fanfaron: + +--Je te donnerai toutes les fleurs de mon jardin, si tu viens prendre +celle-ci avec tes dents! + +Martine avait obéi. C'est pourquoi dès l'aurore Jasmin coupait les +fleurs de six grands lauriers roses qui dans leurs caisses peintes en +vert clair s'alignaient devant sa maison. + +Ah! C'est bien pour l'amour de Martine qu'il abattit d'un coup ces +rameaux qui balançaient au vent leurs calices parfumés! Il les sacrifia +tous: la maisonnette fit grise mine, sa parure enlevée, et ce fut avec +mélancolie que Jasmin couvrit la grande corbeille où il avait couché les +jolis nériums, après avoir eu soin d'envelopper chaque branche de mousse +humide. + +A six heures une charrette s'arrêta devant la porte; c'était Rémy +Gosset, le parrain à Martine. Il venait prendre les fleurs: «Ça ne le +gênait guère, car il allait à Corbeil porter son beurre, son fromage et +ses oeufs.» + +Jasmin veilla à ce que le précieux envoi ne fût pas déposé sur les +caisses à fromages: il l'installa lui-même au-dessus des paniers d'oeufs +et fît promettre au bonhomme de se rendre d'abord au château d'Étioles. + +--J'y serai sur le coup de neuf heures, affirma Gosset. + +Il fit serment de remettre la corbeille à Martine elle-même, afin que +personne ne laissât traîner au soleil la délicate marchandise. + +D'un coup de fouet il enleva son bidet: la bâche verte de la charrette +tourna dans la ruelle et disparut. + +Jasmin resta sur la route et suivit des yeux le courant de la Seine: des +bateaux de Bourgogne descendaient vers Paris des tonnes cerclées de neuf +et avançaient lentement dans le brouillard du matin. + +Comme le jardinier les regardait, une fenêtre de la maison s'ouvrit et +une vieille femme en bonnet de nuit apparut: + +--Jasmin! Jasmin! Arrive donc! cria-t-elle. + +--Voilà! voilà! mère! + +Quand il rentra, la vieille était descendue. Elle apostropha gaiement +son fils: + +--Eh bien, mon gars! T'as la puce à l'oreille? C'est-y pour voir couler +la Seine que tu t'es levé si tôt? A ton aise, après tout! Les +cuisse-madame et les mouille-bouche sont cueillies. Les calvilles +peuvent attendre. Déjeune! + +Elle poussa sur la table une miche, du lard et un cruchon. Jasmin sortit +un couteau de sa poche, se servit, mangea, but à même la cruche. + +--L'aurore creuse l'estomac, dit-il. + +La mère allumait une flambée de sarments sous le trépied, au milieu de +la grande cheminée. Le fagot fuma: la vieille n'en fut point gênée; elle +se versa du lait dans une écuelle en terre, qu'elle mit sur les flammes; +puis elle tailla quelques tranches de pain bis: quand l'ébullition +commença, elle les jeta dans le lait, sala, poivra et laissa mijoter. + +Ces préparatifs firent tousser Jasmin. + +--Je vais prendre l'air, dit-il. + +--C'est la fumée qui te chasse, fieu! Va sentir d'où le vent vient! Tu +me le diras! + +Jasmin sortit. A ce moment le ciel devint plus transparent. Sur l'eau +flottaient des brumes: avides de lumière autant qu'amoureuses de l'onde, +elles tiraient vers le ciel et trempaient leurs gazes dans le fleuve +endormi. + +Soudain la brise réveilla tout à fait la Seine; dans un frémissement, +sous le soleil pâle en sa rondeur d'hostie, l'eau se pailleta d'argent. +Ebloui, Jasmin regarda les spirales opalines que le vent poussait contre +les buissons. + +Il adorait la rosée; il aimait à surprendre ses diamants près d'une +cétoine verte, au coeur des «cuisses de Nymphe». Ce matin elle le fit +songer aux mois déjà passés. Vraiment cette année le printemps avait +opéré le miracle des roses. La Fête-Dieu en était restée inoubliable: +les rues avaient été jonchées de pétales, les reposoirs enguirlandés de +branches fleuries et la petite église avait ressemblé à un temple de +l'Amour. + +Aujourd'hui on payait cette débauche. Jasmin jeta un regard à ses +rosiers épuisés par un trop fougueux renouveau: l'été était mort et ils +ne portaient pas de fleurs «remontantes». A l'idée de cette privation +Buguet regretta presque le cadeau fait à Martine; bien qu'il aimât fort +la soubrette, il la maudit un brin et sentit que peut-être au fond de +son âme il préférait à sa blonde joliesse la chair multicolore des +bouquets. + +Doucement, avec un soupir, il gravit à droite de la maison un petit +escalier de pierres qui conduisait à une terrasse où s'alignaient les +fuschias, les basilics odorants, les orangers de savetier. Au long de +plates-bandes bordées de thym, les oeillets d'Inde répandaient leur âpre +parfum. Au fond de la terrasse, le premier rayon aviva les roses +trémières comme s'il les eût peintes avec un pinceau d'or. + +Jasmin sortit un arrosoir, en plongea le ventre dans un tonneau enfoncé +au coin d'un parterre. Il distribua l'eau à des flox préparés pour la +Saint-Auguste, tombant ce jour-là. + +--Mère, cria-t-il en promenant sur les plantes les jets fins d'un juste +arrosage, les flox blancs sont à vendre! Trois sols! + +--C'est pas donné, mon garçon! + +Jasmin devait aller chez l'oncle Gillot pour savoir quand on commençait +les vendanges. + +--Bonne idée, mon fieu! dit la Buguet. Embrasse bien mon frère pour moi. +Hé! Porte-lui notre dernier melon. + +Buguet rentra, mit sa culotte noire à boucles d'argent, une chemise de +toile bise avec un col rabattu, un gilet de pékin à pochettes et son +habit brun en droguet: puis, ayant noué ses cheveux par derrière en +catogan, il posa sur son front le tricorne des dimanches. + +Il partit, emportant sur l'épaule, au bout d'un bâton, le gros fruit +jaune que la mère avait mis dans un panier fermé «pour attraper les +curieux». + +Et il suivit le bord de la Seine, heureux de la belle journée. + +Passant à Saint-Assises, Jasmin aperçut dans le parc d'une +gentilhommière le vieux jardinier qui ratissait l'allée. + +--Bonjour, monsieur Leturcq! + +--Ah! Jasmin! Entre donc! + +--Vous êtes bien civil, monsieur Leturcq! Buguet ôta son chapeau et +déposa le panier près de la grille. + +--Viens que je te montre une plante nouvelle, continua M. Leturcq. Elle +arrive d'Italie et fleurit ici pour la première fois. + +Jasmin eut un battement de coeur en pénétrant dans la petite serre. Un +dévot n'est pas plus ému sous le porche d'une église. Cet amoureux des +fleurs eût cherché l'eau bénite au fond des arrosoirs et se fût signé. +Il tint son feutre sous le bras respectueusement. + +--Vois, dit M. Leturcq avec un geste rond et une mine satisfaite. + +Jasmin s'arrêta devant deux tubéreuses. Blanches sur leurs longues tiges +vertes et rougissant, comme honteuses de la volupté qui s'émanait de +leurs corolles, capiteuses elles s'offraient au milieu d'un groupe de +bromélias bigarrés qui semblaient épris des nouvelles venues. + +--Caresse! C'est doux, dit M. Leturcq. Jasmin obéit; sa main trembla. + +--Et celle-ci? continua le vieux jardinier. C'était la Gordon des +Anglais (ainsi appelait-on alors le gardénia!), tout aristocratique et +élégante. + +--Sont-elles belles! murmura Buguet. Vous devez être fier de les +montrer, monsieur Leturcq. + +--Dame! On a son amour-propre! Malheureusement les connaisseurs sont +rares. + +Jasmin reprit sa route, émerveillé. Ces tubéreuses! Sa cervelle en était +troublée. Il lui semblait qu'il venait d'assister au déshabillé d'une +princesse au jour de ses noces, dans un de ces contes qu'il lisait aux +veillées. Et il était l'époux! Il avait touché la chair blanche: sa main +en restait parfumée! + +Il reconnut aussi que l'odeur des tubéreuses était pareille à celle du +flacon que Martine lui avait donné un jour en disant: + +--Tiens, c'est de Mme d'Étioles! + +Et il songea à Mme d'Étioles. Il se la figura pareille à la fille d'un +lord qu'il avait vue au parc de Vaux-Pralin quand il s'y trouvait en +corvée. Cette anglaise était pâle comme la gordon et, ainsi que cette +fleur, vêtue de mousseline blanche. + +Jasmin côtoyait le fleuve. Une poule d'eau s'envolant des roseaux le +tira de sa songerie. Il prit dans sa pochette la grosse montre d'argent +qu'il tenait de son père. Le petit forgeron du cadran frappa huit coups +sur son enclume. Jasmin, rassuré, continua lentement sa route. + +Mais une femme vint l'accoster: Nicole Sansonet, la pêcheuse +d'anguilles--une gaillarde qui n'eut point peur des chevau-légers en son +temps et qui, frisant la quarantaine, regardait encore les garçons avec +une flamme au fond de l'oeil. Sa cornette couvrait une figure rougeaude, +son tablier à bavette dissimulait mal de grasses rondeurs. Elle portait +sur le dos une hotte pleine de poissons; une gourde battait ses fesses. + +--Belle journée, Jasmin, dit-elle. Il faut en profiter. Elles vont se +faire rares, mon gas! + +Ils cheminent côte à côte. Tout à coup la commère regarde son compagnon +en face: + +--A propos, toi, t'es pas encore marié? T'es dans l'âge pourtant! On +l'avait annoncé, ton mariage! On croyait que ce serait aux prunes! Et +puis, pan! V'la Martine à Étioles! Alors, c'est-y pour les vendanges ou +la Noël? + +Jasmin rit et Nicole continue: + +--C'est qu'elle est avenante, la mâtine! A ta place, je n'aimerais guère +la voir entourée de ces freluquets d'Étioles! La vertu d'une femme ça +glisse comme l'anguille, et quand c'est parti, c'est parti! Ouvre +l'oeil, Jasmin, c'est Nicole qui te le dit. + +Buguet était arrivé. Il remercia la pêcheuse pour ses conseils et se +dirigea vers la tannerie de l'oncle Gillot. + +Elle s'érigeait devant la Seine. Culottée par le tannin, le sang, les +chiures de frelons, elle distribuait ses trois séchoirs et le logis du +maître le long d'une cour brune et puante. Au milieu, une charrette +pleine de peaux de boeufs était arrêtée. + +Jasmin entra. Ses parents lui firent bon accueil. La tante Gillot prit +le melon, le flaira sous la queue. Le jardinier s'informa de l'état des +vignes. + +--Eh! si septembre est chaud (chose probable, vu que le beau temps a +pris avec la lune!) on pourra vendanger tôt! + +--Bonne affaire, répliqua Jasmin. En attendant je vais passer la +journée ici et voir s'il n'y a rien à tailler dans l'enclos. + +--J'ai mieux pour toi, mon neveu, dit la mère Gillot. Eustache +Chatouillard, notre voisin, a promis de venir me prendre dans sa +carriole pour aller à Sénart, où le Roi chasse en forêt. Mais il faut +que j'aide mon homme à mettre les peaux dessaigner dans la rivière. Va à +Sénart à ma place! + +Jasmin hésita. + +--C'est des choses qu'on voit une fois dans sa vie, insista Gillot. + +Eustache arriva sur ces entrefaites. Il poussa des exclamations en +apprenant que la mère Gillot était empêchée. Mais il enleva Jasmin. + +--Je suis certain que le Roi vient, affirma-t-il. Je le tiens de +grenadiers à cheval qui raccommodaient la route. + +Comme Jasmin s'étonnait que des soldats vinssent réparer les chemins +pour un seul passage de carrosses: + +--Ah! Ah! reprit Chatouillard, c'est qu'il y a des dames dans les +carrosses, et les cahots, ça ne fripe pas seulement les atours! Il y a +autre chose en dessous qu'il faut soigner!... Ça te fait rire, +jardinier! Tu ne t'assieds pas sur tes laitues quand tu les portes au +marché de Corbeil? + +--Eh! J'ai trop souci de ma marchandise! + +--Chacun a souci de la sienne, mon gars! Hue, Bourry! + +Le cheval trottait ferme, excité par les éclats de voix d'Eustache et +les coups de fouet. Les jeunes gens atteignirent Nandy, dont la petite +église sonna dix heures. Ils traversaient les champs déjà fauchés où les +perdrix couraient dans le chaume. Les meules posaient leurs cônes d'or à +côté des bosquets d'un vert sombre; une brise légère fit glisser le +frisson pâle des feuilles retournées. + +Le village de Lieusaint, où ils arrivèrent bientôt, était encombré. Un +air de fête soufflait. Les groupes de paysans allaient, venaient, avec +des fermières en coqueluchon noir ou en chapeau de paille; une quêteuse +de grand chemin, ses souliers à la ceinture, regardait, l'air ahuri. Un +âne chargé d'ustensiles revenait du marché de Corbeil, accompagné de +laitières portant le pot de cuivre sur la tête et de gamins qui avaient +été vendre des noisettes au litron. + +Les grenadiers à cheval caracolaient, sous leur bonnet rouge garni de +peau d'ourson. + +Ils avaient les sabres au clair; de longs fusils et des épieux battaient +leurs cuisses. + +Au fond de la longue, et large route qui, bordée au bourg de fermes et +de maisons blanches, pénétrait ensuite dans la forêt, au loin, près du +carrefour de Villeroi, à l'extrémité de l'allée que barraient les +grenadiers, une foule multicolore papillonnait, jetait et mêlait des +taches blanches, pourpres, jaunes. De clairs personnages sortaient des +coulisses de l'horizon. Ils apparaissaient, disparaissaient. Au-dessus +de ce mouvant spectacle rayé par un soleil de clairière, les vols de +corbeaux se débandaient par crainte des hourvaris et du forhu. + +Les deux garçons descendirent de carriole. Et tout à coup Jasmin se +sentit intimidé. Il allait voir le Roi! Cette idée bouleversa son coeur. +Dans les châteaux où il taillait les charmilles, il avait souvent +entendu parler de Louis XV. Il savait la puissance du souverain: il lui +parut que la forêt la recelait entière, que les cors allaient annoncer +la présence d'une chose formidable. + +Eustache avait pris dans la voiture du pain et du fromage; il entraîna +Jasmin vers les taillis. + +Ils se faufilèrent sous les ramées. Des gardes de la maison du roi +empêchaient d'approcher du carrefour, «où l'on sert une halte à Sa +Majesté», dirent-ils. + +Heureusement Eustache rencontra un valet de chiens de sa connaissance; +grâce à lui ils purent approcher. + +--Regardez! dit le domestique. + +Au bord de la route c'était d'abord les chevaux de la suite royale. +Parmi eux, un tout blanc: + +--Le cheval du roi, murmura le valet. + +Un autre, isabelle doré, avec la raie de mulet et les crins noirs. + +--Celui de la duchesse de Châteauroux, continua le piqueur. + +Cependant cette cavalerie à étriers vides empêchait les amis de voir: +ils grimpèrent dans un orme et choisirent en ses fourches un commode +observatoire. + +Aux pieds des chênes et des bouleaux où sont accrochés les cors et les +couteaux de chasse, c'est un fracas d'uniformes, une allée et venue de +chevau-légers, de meutes tenues en laisse, un effarement de marmitons +qui portent sur de grands plats des hures, des lièvres rôtis et des +fruits. Les hêtres abritent le repos de mules à panaches et oreillères +de cuivre. Et partout où s'étendent de l'herbe et, un peu d'ombre, des +seigneurs, des officiers, des dames se régalent, assis ou couchés autour +de nappes jetées sur le sol. + +Jasmin est ébloui. Cette cour qui s'ébat parmi les mousses, l'attrait de +ces visages, l'étourderie de ces amazones qui ménagent des retroussis de +jupes d'où sortent de jolis pieds chaussés de maroquin violet, ces +gentilshommes qui arborent des cordons bleus sur la poitrine et appuient +la main sur leur coeur, ces abandons aimables, tout le charme de cette +aristocratie, que le jardinier a déjà entrevue dans les châteaux de +Melun, le ravissent. + +--Que c'est beau! murmure-t-il. + +Eustache lui souffle: + +--Le Roi! + +--Où? + +--Là! + +Louis XV est assis au milieu d'un grand tapis. Sur un habit de velours +pourpre à larges galons il porte des dentelles, et sur sa perruque +poudrée un chapeau bordé de plume blanche. Des laquais s'empressent: ils +présentent à Sa Majesté un pâté; elle refuse et bâille. + +Jasmin remarque que le Roi a le visage rose et rond. Louis XV fait des +gestes lents, porte paresseusement à sa bouche une cuisse de poulet et +la jette au petit épagneul qui se roule à côté de son assiette. Puis il +bâille encore et se penche vers la dame installée près de lui. + +--La duchesse de Châteauroux, explique Eustache, qui a travaillé à Paris +et connaît certaines moeurs de la cour. + +--Ce n'est pas la Reine? + +--C'est la maîtresse du Roi. + +La duchesse a la figure pâle sous le tricorne de chasse et paraît +souffrante dans sa robe jaune. Elle sursaute aux paroles du Roi et +Jasmin, à qui rien n'échappe, voit son visage se contracter, ses joues +devenir livides. + +--On dirait qu'elle va mourir, murmure le jardinier. + +Une chose l'inquiète davantage: le Roi! Malgré l'air d'ennui que se +donne le souverain, un prestige l'entoure aux yeux du jouvenceau. Car on +a dit à Jasmin qu'il faut savoir mourir pour lui, que c'est le chef qui +dirige les batailles et remporte les victoires. Le fleuriste ne peut +s'imaginer Louis XV qu'à travers cette illustration. Pourtant il +souhaiterait son maître plus impérieux, d'une allure virile et gaie. Il +regrette que le Roi de France ait ce pli d'amertume qui se creuse par +instant aux commissures de ses lèvres et ce regard qui se pose avec +mépris. Il se rappelle une gravure où Louis XV a le front libre, l'oeil +franc, le teint fleuri, l'air à la fois doux et conquérant, et où il +fait penser en même temps au pigeon ramier et à l'aigle. Jasmin s'assure +que c'est ainsi que le Roi doit être et dans le personnage distrait et +fatigué il revoit le prince magnanime de la gravure. + +Pendant que Buguet se livrait à ces réflexions, sur la route, du côté de +Montgeron, apparut au soleil un attelage éclatant qui jeta des reflets +aux ornières et brilla comme un astre inattendu. Plusieurs seigneurs +sursautèrent, se firent une visière de la main pour mieux voir. + +L'apparition se dessina. Les courtisans distinguèrent une femme en rose +dans un phaëton d'azur attelé de deux chevaux blancs. Elle conduisait +elle-même. Derrière, un négrillon tenait ouvert un grand parasol. + +A l'approche de la halte, la dame ralentit l'allure de ses chevaux, afin +de recueillir les regards de la cour étonnée, où frémit un murmure. + +Ses larges paniers emplissaient la voiture de falbalas. Sa main gauche +laissait flotter les rênes; la droite agitait un grand éventail. + +Elle portait un chapeau à la bergère sur ses cheveux poudrés et avait +trois mouches si subtilement posées qu'elles brillaient comme des +étincelles sur le teint pâle que relevait un rien de fard. La robe +échancrée à la gorge montrait la naissance des seins. Tout provoquait +dans la belle cochère: la fierté sur son front, la luxure aux fossettes +de ses joues et aux coins de ses lèvres. La transparence de ses +dentelles carnait d'un diabolique éclat jusqu'à ses perles, tandis que +ses yeux armés cherchaient une victime. Son bras avait l'élégance d'un +col de cygne, et sa toilette semblait avoir été trempée dans le sang +enflammé des roses de Bengale. + +La dame traversa les groupes des chevau-légers, des grenadiers, des +valets; elle excitait la curiosité de tous ces hommes. + +Elle passa devant le roi, s'inclina. + +Jasmin voyait tout du haut de son arbre. A l'aspect de la dame, il +éprouva un trouble étrange. L'émoi lui fit lâcher une seconde la branche +qui le soutenait. Il entendit battre son coeur dans sa poitrine. Ebloui +comme si la reine des fleurs fût apparue, le jardinier cria: + +--Mordi, la belle femme! + +Mais une gerbe était là, dans la voiture, à côté de la dame. Jasmin +proféra, la gorge serrée: + +--Mes fleurs! + +Il avait reconnu les nériums cueillis aux lueurs de l'aurore devant sa +maisonnette et il dit, tremblant: + +--Mme d'Étioles. + +Alors, pris de vertige, il descendit de l'arbre et s'éloigna, suivi +d'Eustache, qui s'étonnait de l'émotion de son ami. + +--Mme d'Étioles, répéta encore Buguet. + +Eustache prit un air malin: + +--J'ai entendu parler d'elle; on dit que c'est un morceau de roi. + +Il insista, hochant la tête: + +--Un morceau de roi! + +Arrivé à proximité de Lieusaint, Eustache quitta Jasmin en lui +promettant de venir le reprendre une heure plus tard. + +--Merci, dit le jardinier, j'ai le temps de retourner à pied, ça me fera +du bien. + +--A ton aise! + +Jasmin se dirige du côté de Lieusaint. Dans la route maintenant +solitaire, il marche, abasourdi, s'arrêtant pour passer la main sur son +front. + +Alors c'est cette femme merveilleuse que Martine approche à toute heure! + +Jasmin eût dû deviner que sa promise était au service d'une beauté +pareille. Depuis quelque temps, elle devenait plus piquante, plus jolie: +le reflet de Mme d'Étioles, sans doute! + +Jasmin pense à ces choses. Mais il entend quelques petits cris, un bruit +de chevaux emballés. Il se retourne. + +Le phaëton d'azur! Mme d'Étioles! Chassée par les officiers de la +Châteauroux, elle s'est enfuie, défaille de dépit, lâche les rênes; déjà +le négrillon met sous le nez de sa maîtresse un flacon de cristal; le +grand parasol roule au milieu de la route. + +Jasmin se précipite, arrête les chevaux. Il saute sur le marche-pied de +la voiture et recueille la dame. Elle est évanouie. + +Jasmin la soulève, et avec beaucoup de peine, à cause des grands +paniers, la porte au pied d'un arbre. + +Affolé il crie: + +--Mon Dieu, aidez-moi! + +Le négrillon s'agite comme un singe en délire. + +--Elle est morte! hurle Jasmin. + +Il court vers une source qu'il a rencontrée sous bois et revient avec +son chapeau qui ruisselle. Il y trempe le bout des doigts, et, comme il +le ferait pour ses amaryllis pâmés, secoue quelques gouttes d'eau sur le +visage blêmissant où la bouche fardée paraît une blessure. + +La dame ouvre les yeux: Jasmin croit renaître lui-même à la vie. Elle +murmure: + +--Où suis-je?... Que faites-vous là? + +Jasmin est à genoux. Le négrillon rajuste une dentelle. Mme d'Étioles, +pâle, fronce le sourcil, sa bouche se crispe avec douleur. Elle dit, +perdue au fond d'un rêve: + +--Je me souviens. + +Ses petites mains empoignent l'herbe à côté d'elle: + +--Et je me souviendrai. + +Puis elle s'adresse au négrillon: + +--Mon miroir! + +Elle y jette un regard: + +--Quel désarroi! + +Elle tapote ses boucles, caresse ses sourcils et, se parlant +elle-même, avec un sourire de mépris: + +--Dieu, que j'ai été femme! + +Jasmin n'a cessé de contempler les yeux de Mme d'Étioles: ils lui +paraissent tantôt noirs, tantôt bleus. Sous des cheveux où de vagues +blondeurs cendrées luttent avec la poudre, le visage ovale de Mme +d'Étioles montre une peau fine où les mouches de velours se jouent comme +des volucelles autour d'une rose blanche. + +Mme d'Étioles dépose son miroir, tend une main au négrillon, l'autre à +Jasmin: + +--Relevez-moi! + +Jasmin hésite. Il n'ose toucher aux doigts frêles. + +--Voyons! dit nerveusement Mme d'Étioles. + +Le jardinier prend la main tendue, ferme les yeux, tant le coeur lui +défaille. + +Mme d'Étioles est debout. + +--Qui êtes-vous? demande-t-elle à Jasmin. + +Il murmure, la gorge serrée: + +--Jasmin Buguet. + +La grande dame dit au négrillon: + +--Donne un écu à cet homme. + +Buguet réprime un mouvement de révolte: + +--Merci! Oh! non! Madame! + +Mme d'Étioles s'aperçoit de la bonne mine du jeune garçon: + +--Vous regardez mes fleurs? dit-elle d'un air aimable. + +Jasmin baisse les paupières: + +--Elles viennent de mon jardin. + +--De votre jardin? + +--Je suis jardinier, c'est Martine Bécot qui me les demanda hier. + +--Martine! Je ne savais point. + +Mme d'Étioles sourit: + +--Vous aurez ma pratique. Jasmin! + +Elle remonta dans son phaëton et, ayant retrouvé toute sa grâce, prit +les guides et partit. + +Jasmin la suivit du regard. Elle disparut d'un coup, par un chemin de +traverse. + +Le jardinier s'en alla en songeant à nouveau. + +La femme qu'il avait tenue dans ses bras, et dont il se sentit un +instant aussi parfumé que s'il avait porté une brassée de fraxinelles, +c'était Mme d'Étioles! Ces mots chantèrent à son oreille: Mme +d'Étioles! Un sentiment suave descendit dans ses veines, un sentiment +triste un peu et profond, tel qu'il n'en avait encore ressenti. Il lui +sembla que son âme se fondait. La plaine et le bois lui parurent +mélancoliques comme la fin d'une fête. + +Poussé par une force irrésistible, Jasmin retourna près de l'arbre sous +le tronc duquel Mme d'Étioles s'était reposée. Il s'assit. Un rien de +parfum flottait encore. Le jardinier ferma les yeux: il revit la grande +dame, avec ses oeillades aux reflets de scabieuse et d'or, avec ses +lèvres qui brillaient comme des cerises, son front hautain comme une +étoile, ses doigts fuselés. Quand il releva les paupières, il aperçut, +dans l'herbe, la place où Mme d'Étioles avait crispé sa main. Il se +pencha et baisa le gazon ravagé. Puis il se releva brusquement, comme +s'il se fût brûlé les lèvres, et murmura: + +--Je deviens fou. + +Au loin la chasse partait du côté de Quincy, les chiens lançaient leurs +abois, au son métallique desquels se mêlaient les appels des cors. Le +vent qui s'était levé effaçait sur la route blanche la trace des +carrosses et le pas des chevaux. Buguet marcha dans le bois désert, +regarda le soleil disparaître et le ciel doucement violet. Pour regagner +son village, il s'engagea dans la plaine qui descendait vers la Seine. +Et bientôt, parmi les mille flammes automnales des colchiques, il +traversa les grands prés et les champs au clair de lune. + + + + +II + + +Quelques semaines plus tard Jasmin prenant son calendrier vit que +l'automne commençait. + +Le ciel était triste. Chaque coup de vent apportait des nuages. Ils +formaient de grands camps farouches. La Seine agitée avait des teintes +d'acier. + +Jasmin examina les nues, tandis qu'autour de lui la rafale faisait choir +les ciroles des grands poiriers. + +La mère Buguet parut: + +--Eh bien, fils, tu regardes le pied du temps? Il ne dit rien qui +vaille. + +Elle continua: + +--Je viens de préparer le fruitier. Si tu m'en crois, nous cueillerons +tout aujourd'hui. Le soleil ne chauffera plus guère. Au surplus les +reinettes ont bonne mine et les calvilles jaunissent. + +Jasmin murmura: + +--Vous avez raison, ma mère. + +La Buguet reprit: + +--J'ai fait prévenir Etiennette Lampalaire. Elle nous aidera. Ce n'est +point une engourdie. + +Jasmin alla dans le petit hangar prendre son échelle: il la mit contre +un grand pommier, puis il fixa son panier à un crochet pour le suspendre +aux branches. Il monta; l'arbre croulait sous le poids des fruits. Avec +précaution, Jasmin cueillit les pommes, les déposa dans une corbeille +sans les froisser: car «toute blessure est pourriture», il savait cela +de naissance. + +Quand les paniers furent remplis, la Buguet en prit un à chaque bras et +s'achemina vers la maison. Elle rangea les calvilles sur les claies, la +queue en l'air. C'était une brave femme. Elle avait travaillé dur avec +son homme, qui «avait parfois des turlutaines». Pensez! Il était le +neveu d'un maître d'école, il savait lire! Savoir lire! Une mauvaise +affaire qui mange le temps et déroute l'esprit! Ainsi, pendant que feu +Buguet tenait le nez penché sur un bouquin, l'ivraie poussait, et si dru +que souventes fois la bonne épouse vit des semis entiers étouffés par +les bleuets et les pieds d'alouette: son mari les voulait respecter +parce que les bleuets ressemblaient à ses yeux, à elle (ah! ça la +faisait rire!) et que les pieds d'alouette donnaient une légèreté aux +fleurs des plates-bandes! Tout ça, des idées qui coûtent cher au bout de +la vie! Son fils aussi avait parfois l'air d'un songe-creux. Tout le +monde cependant aimait Jasmin, il était de bon caractère; puis--ce qui +devient rare!--il savait son métier. + +--Bien sûr, s'il a la protection d'un duc ou d'un surintendant, il ira +loin! disaient les gens. + +Mais il arrivait à Jasmin de se montrer distrait, même triste. Ces +dernières semaines surtout. Plus de sourire, plus de gaîté! Il +réfléchissait à Dieu sait quoi! C'était depuis la chasse royale. +Avait-il envie de se faire piqueux ou chevau-léger? Folie, lorsqu'on +possède un bon métier et qu'on est sûr d'avoir chaque jour sa croûte à +rompre et son lit bien chaud. Aussi La Buguet ouvre l'oeil! Elle espère +vivre assez longtemps pour marier son fils à une bonne ménagère, qui +«veillera au grain». + +Mais Tiennette arrive. Ses cheveux noirs, déjetés par le vent, le +sourire clair de ses lèvres retroussées, son visage hâlé, ses yeux bruns +et espiègles: tout brille. Sous le corsage de l'enfant qu'elle est +encore, les seins de la femme poussent déjà. Aussi un matin qu'elle +portait du lait au château, le vieux marquis d'Orangis invita la +fillette à partager sa crème au houacaca, laquelle est faite d'une +poudre composée de cannelle et d'ambre qui vient du Portugal et +réchauffe les sens. Tiennette raconta depuis que le vieillard l'avait +embrassée bien fort, le gobelet vidé, puis qu'elle s'était enfuie. + +Aujourd'hui souriante elle aborde la mère Buguet: + +--Vous m'avez fait quérir, la Buguet? + +--Oui, mignonne, il faut que tu nous aides. + +--Bien volontiers. + +Elles se dirigent du côté de Jasmin: juché dans les arbres, un tablier +au ventre, il se courbe, se redresse, s'allonge: + +--Ah! te voilà Tiennette! + +Il descend, tient l'échelle. Mais la petite veut grimper à l'arbre sans +aide. Jasmin lui prête son dos: il sent à peine sur ses épaules le +frôlement des pieds nus: Tiennette est dans les branches: + +--Lance un panier, Jasmin! + +--Attrape! + +Elle s'assied au-dessus du tronc. Ses mollets hâlés passent sous ses +courts jupons, polis comme du bronze, et dans les mouvements de la +cueillette, insoucieuse du froid, elle montre un genou rond crotté de +mousse et le bas de ses cuisses. Un rayon vient dorer l'enfant, éclairer +ses dents blanches. Jasmin songe aux divinités enfermées au coeur des +arbres et qui n'en sortent que rarement, à ce qu'il a lu dans les +livres. Tiennette ainsi perchée, avec sa peau brune contre l'écorce, son +regard de feu, ses cheveux en broussaille où pétille un grain de soleil, +pourrait être la petite hamadryade jaillie de ce pommier pour en goûter +les fruits. Des déesses plus puissantes doivent sortir des hêtres et des +chênes. Jasmin en imagine une, écartant les branches d'un garie dans la +forêt de Sénart. Elle s'avance, brillante et vive, comme si la sève du +taillis l'incendiait. Elle a les traits de Mme d'Étioles. + +Un cri d'Etiennette tire Jasmin de sa rêverie. + +--Oh! la grosse pomme! + +L'enfant a l'air de tenir une boule de feu dans ses mains brunes et +agite ses pieds nus en signe de plaisir. + +--Elle est presque grosse comme un coeur de cochon, dit Tiennette. + +Elle retourne le fruit et ajoute, sérieuse: + +--Oui, c'est un coeur, un coeur gonflé comme le vôtre, vous qui soupirez +tant! + +--Ce n'est pas pour toi, morveuse! + +--Parions que c'est à cause de Martine, jeta avec malice la fûtée. + +--Pas davantage! + +--Qui donc lui met la berlue à l'esprit? Faudra que je devine, se dit +Tiennette. + +A midi elle s'en alla, inquiète pour son amie Martine. + +--A qui songe Jasmin? Je ne l'ai jamais vu ainsi! + +Perdue dans ses réflexions, elle ne vit point le marquis d'Orangis qui +la guignait d'une petite fenêtre de son castel. Il lui faisait des +signes avec la main qui venait de fourrer du tabac d'Espagne dans son +nez de vieux singe. Il portait une robe de chambre d'homme de qualité et +un ancien bonnet de mariage vénitien, couvert d'emblèmes dorés sur fond +blanc, et trop large pour sa tête à cette heure sans perruque. + +Le marquis poussa un petit cri. Alors Tiennette s'aperçut de sa +présence. Les yeux du vieillard brillaient et les rides de sa figure +sèche étaient tirées par un sourire sans dents. Il esquissa deux +baisers. + +--Vous allez vous enrhumer, monsieur le marquis, s'écria Tiennette. + +Elle s'enfuit, mais pour passer le ruisseau, sous les yeux du seigneur, +elle releva sa cotte, bien que celle-ci fût déjà très courte et qu'il +n'y eût qu'un mince filet d'eau. + +Le lendemain la pluie nocturne avait apaisé le vent; une légère brise +déchira les brumes: le soleil se leva dans une claire pureté. + +En ouvrant leurs volets, les paysans se réjouirent. Quelle bonne journée +pour la vendange! + +Voilà déjà les filles. Elles chargent les hottes; leurs bonnets de +mousseline battent des ailes. Les «jeunesses» crient et chantent. Et les +garçons paraissent aussi, avec les mollets nus, les manches retroussées. +Ils sont joyeux: on dirait que l'«azur», cette fleur délicate qui couvre +le raisin, veloute leurs sourires. Une voix s'élève: elle lance une +ariette: + +Croyez-vous qu'Amour m'attrape +De m'avoir ôté Catin? +Qu'ai-je à faire de la grappe +Quand j'ai foulé le raisin? + +La chanson vole au-dessus des haies, jusqu'à l'église, et réveille les +échos de la Seine endormie. + +Jasmin restait insensible aux rumeurs du village. + +--Tu ne te rends point aux vendanges? lui demanda la Buguet. + +--Je n'en ai guère envie. + +La porte s'ouvrit: c'était Martine! Elle cria à Jasmin: + +--Eh bien! Tu n'es pas prêt! + +La jolie fille s'avança, poing sur la hanche, un peu moqueuse: + +--Vraiment, Jasmin, tu n'es point galant! Fallait savoir que j'allais +venir! Allons! Embrasse-moi! + +Le jardinier lui donna un baiser sur chaque joue; puis la jeune fille +sauta au cou de la Buguet. + +--Eh! dit celle-ci, que tu sens bon et que tu as la peau doucette et +blanche! Prends-tu des bains de lait comme ta maîtresse? + +La soubrette éclata de rire: + +--Mme d'Étioles se baigne dans l'eau claire! + +Martine était affriolante avec son bonnet blanc, son corsage de percale, +sa jupe d'un vert de scarabée qui laissait passer de fines chevilles et +des souliers cambrés. Mais ce qui charmait le plus en elle, c'était, +sous ses cheveux châtains, ses yeux de couleur indécise, comme ceux des +chats. Il semblait qu'elle pût les aviver des tons et des lueurs qu'elle +voulait. Martine avait le nez court, retroussé juste assez pour indiquer +un peu d'impertinence qu'adoucissait le sourire des lèvres. Ce matin, +elle semblait apporter une lueur de l'aurore dans les fossettes de ses +joues. Elle dit d'une voix cristalline: + +--Allons, Jasmin, conduis-moi aux vendanges! + +Buguet fit un brin de toilette, mit ses souliers ferrés pour patauger +dans la terre des vignes: + +--Me voilà prêt! + +Les deux jeunes gens furent bientôt au bord de la Seine. + +--Alors, M. Jasmin a assisté à la chasse royale? demanda Martine. + +--Oui! + +--On l'a fort remarqué. Et c'est pour le remercier de ses fleurs que +Mme d'Étioles m'envoya hier chez ma marraine Laïde Monneau, où j'ai +passé la nuit. + +--Ce n'est point vrai! + +--Je te l'assure. Elle s'est souvenue de ton nom. Elle m'a tout raconté +et elle est bien heureuse, car à la suite de l'accident le Roi lui a +envoyé dix faisans dorés, ce qui est gibier rare. + +Jasmin devint silencieux. Ah! Mme d'Étioles a prononcé son nom: Jasmin +Buguet! Pour la première fois ce nom paraît fleuri au jardinier. Il +sourit à des visions douces, à un bonheur secret. Le paysage prend à ses +yeux une splendeur ravie. Buguet regarde avec plus de joie les vignes: +ces petites fées vertes, qui, pendant les hivers sans soleil, versent le +rêve aux mortels en des boissons rouges, aujourd'hui se drapent dans +leur feuillage bordé de pourpre. Elles grimpent à pic sur le coteau +pierreux d'où l'argile rouillée s'éboule; en procession elles s'appuient +sur leurs échalas d'acacia ivres du vin contenu dans leurs mamelles. + +L'oeil du garçon brille, sa physionomie s'éclaire. Il ose insinuer: + +--Mme d'Étioles se souvint de mon nom? + +--Ne te l'ai-je pas dit? + +--C'était dès le soir de la chasse? + +--Ce soir même. Je dégrafais sa robe. Elle jetait ses bagues dans un +coffre. «Martine, dit-elle, j'ai rencontré le jardinier qui t'a donné +les lauriers pour mon phaëton. Il s'appelle Jasmin Buguet, n'est-ce +pas?» Je rougis. «Pourquoi as-tu honte?» continua Madame. Elle sourit: +«C'est un joli garçon! Et ma foi il fut, lors de mon accident de +voiture, fort civil!» + +Jasmin exultait. + +--Comme te voilà joyeux! dit la soubrette. Tu te sens bien flatté? + +Elle était enchantée de voir son compagnon se dérider. La fillette +aimait beaucoup Jasmin. Enfants, ils avaient déniché des fauvettes dans +les roseaux de la Seine, joué aux osselets, à cligne-musette, au toton, +la toupie qui ronfle, et lancé les bulles de savon qui sortent d'un +tuyau de pipe et crèvent au long des chaumes. En hiver, ils élevaient +des châteaux de cartes, se penchaient sur le jeu de l'oie, +construisaient des coqs en papier. La petite était orpheline. Une fois +que son parrain dut s'absenter, il la confia aux Buguet; ceux-ci la +couchèrent avec Jasmin, les enfants s'endormirent sur le même oreiller: +on eût dit à les voir sommeiller que leurs têtes poupines souriaient au +même rêve. + +--On les mariera, peut-être, dit le père Buguet en riant. + +Plus tard, bien qu'il n'aimât guère la danse, Jasmin conduisit Martine +au bal champêtre, participant avec elle au moulinet, sous les tilleuls +du bord de l'eau, aux sons de la flûte. A la fête, il la menait voir le +montreur de boîte d'optique et celui de marionnettes; ils achetaient des +complaintes, écoutaient les joueurs de vielle et de clarinette. Jasmin +offrait à Martine des dorioles et autres délicatesses de bouche. Ils +buvaient un verre d'hypocras ou de vespetro, que débitait un charlatan, +et le soir la mère Buguet pétrissait des «roussettes». + +Le village les fiança. Cependant ils avaient échangé des oeillades +tendres, des serments enflammés, des baisers en cachette, derrière la +porte, quand le garçon venait passer la veillée chez Rémy Gosset et que +la fillette le reconduisait jusqu'au seuil, «histoire de voir les +étoiles». Un après-midi que Martine, sortie pour cueillir des cerises, +avait délaissé son rouet, Jasmin couvrit le fuseau de roses pompon, de +sorte qu'elle trouva, en revenant avec son panier plein, une chose aussi +belle et vive que le sceptre de Flore. + +D'ailleurs Martine était sage. On ne l'avait jamais surprise dans une +grange, le sein hors du corsage, dans l'attitude de celles qui imitent +sur les bottes de foin ce que les pigeons, après s'être becquetés, +pratiquent à deux sur les gouttières. Nul galant n'était monté à la +petite fenêtre de sa chambrette; ni son parrain Rémy Gosset, ni sa +marraine Laïde Monneau, chez qui elle habitait parfois, n'avaient trouvé +de chapeau d'homme sous son lit. + +Rien pourtant n'avait été décidé entre Buguet et la soubrette. +Aujourd'hui le jardinier comptait vingt-trois ans et Martine atteignait +son dix-neuvième octobre. Elle pensa qu'il était temps de songer au +mariage: + +--Je vais parler! + +La joie revenue au coeur de Jasmin encourageait l'amoureuse. Le garçon +s'égayait le long de la Seine. Il voulut cueillir une branche de +salicaire et s'approcha de l'eau, parmi les joncs du bord: le reflet de +la rivière illumina son visage d'un or fluide. + +--Est-il joli! + +Il rappela à Martine ces jeunes satyres aux chairs roses ou hâlées qu'on +voit à Étioles dans certains tableaux: ils penchent sur des urnes ou des +conques, parmi des plantes aquatiques, leurs tétons bruns qui frôlent +les pétales des nymphéas. + +Jasmin revint, offrant à Martine la vergette empourprée de la fleur +tardive. + +--Merci, dit-elle. Je la porterai dans ma chambre en souvenir de toi. + +Puis le jardinier interpella le sacristain Euphémin Gourbillon, qui +promenait dans un clos son maigre personnage: + +--La belle récolte, Euphémin! Il y a de quoi rougir le nez à tous les +sonneurs de cloches de notre capitainerie de Sens! + +Il en interpella d'autres encore et se laissa accoster par maint +villageois, au grand dépit de Martine. + +Elle n'osa et ne put rien dire à Jasmin, moitié par timidité de +jeunesse, moitié à cause des bavards de la route, et ils se trouvèrent +ainsi près de la tannerie de Gillot. + +--Ah! Martine! s'écria la tante, c'est gentil de venir nous aider! Va +de ce côté, où se trouvent les fillettes. + +Voici l'oncle Gillot! Il est chargé de paniers débordants de grappes +encore froides de rosée. Il s'en débarrasse. Puis il s'essuie le front +et tape sur l'épaule de Jasmin: + +--Je suis content que tu sois venu, mon neveu! Eustache Chatouillard +nous est aussi arrivé. + +Près de la porte du vendangeoir, Eustache, la culotte relevée +mi-cuisse, dans une cuve emplie de raisins, foule, le torse nu. + +--Bonjour, Jasmin! s'écrie-t-il. On ne s'est pas revu depuis le jour de +la chasse. + +Gillot intervient: + +--Vous causerez tout à l'heure. Mon neveu, je t'emmène au-dessus des +roches. + +Buguet disparaît avec l'oncle et plonge dans la mer des ceps. + +Il cueille. Sa serpette habile coupe le pédoncule des grappes au bon +endroit. Gillot bavarde. Buguet l'écoute d'une oreille. L'air qui passe, +chargé de frémissement d'or des coteaux, les tons de turquoise du ciel, +le calme du fleuve qui dort son sommeil de grand serpent d'azur, tout le +fait songer à ce qui le tourmente. La vision de Mme d'Étioles +réapparaît au-dessus des échalas. Le sentiment qui s'est emparé de +Buguet sur la route de Lieusaint et n'a cessé de chanter en lui redouble +en ce moment. Pour cet amoureux des fleurs, peut-il être plus attirant +objet que cette grande dame? Mme d'Étioles paraît au jardinier sortie +du plus odorant promenoir d'orangers, d'un cabinet de gardénias. Le +garçon se penche vers le sol, comme les autres vendangeurs, mais quand +il relève la tête il la sent pleine de gloire: le décor encombré de +rustres, qui semblent traire les vignes, se mue pour lui en parterre de +sourires ailés. La Seine devient le fleuve complaisant: elle doit mener +Jasmin vers il ne sait quelle cour où Mme d'Étioles trônerait comme la +statue d'or qui se dresse au fond des grands bassins de Vaux-Pralin, où +chaque année Buguet va tailler les tilleuls et façonner le labyrinthe. + +A onze heures, Jasmin et Gillot descendent; ils rencontrent la tante qui +porte un pâté de grives, mis au four dès patro-minette. Eux-mêmes +reviennent de la cave du tanneur, une cave naturelle creusée dans le +tuf: ils sont chargés de grosses bouteilles cachetées de cire rouge; +Gillot en lève une, le sang des grappes flambe dans le verre comme sous +la peau des grains et paraît heureux de revivre au soleil. + +Les vendangeurs s'assoient à l'ombre d'une charrette. La mère Gillot +entame le pâté, tandis que Martine distribue les miches. + +--Arrivez, les enfants! crie la soubrette. + +Elle est saisie et dorée par le grand air comme les pains qu'elle tend +l'ont été par le four. + +Trois vignerons, deux filles, Tiennette s'avancent pour recevoir leur +part. Eustache se roule sur l'herbe en riant et lève ses pieds et ses +mollets rougis par le foulage. Chaque flacon que Buguet débouche fait +sonner, ainsi qu'un pistolet qu'on décharge, le creux de son goulot. Le +bruit attire Euphémin Gourbillon. Il a déjà trinqué avec maint +vendangeur et sa figure s'allume, barbouillée du tabac qui tache son +casaquin en ratine noire. L'oncle Gillot l'invite et il s'installe. + +Le premier coup de dents se donne avec appétit. + +--Les grives sentent le verjus, dit Gillot. + +--Elles en ont au cul avant que les autres en aient au bec! + +Tiennette interpelle Gourbillon: + +--Comme vous buvez, sacristain! On voit que vous n'êtes pas chez vous! + +--Effrontée! Quand le marquis d'Orangis t'offre de la citronnelle, tu +t'en fourres plein le gosier. + +Tiennette éclate de rire. + +--Le marquis d'Orangis! Ah! non! Je n'aime point ses drogues! + +La garcette prend un air malicieux: + +--Je suis trop paysanne, avec mes sabots! M. d'Orangis aime les pieds +bien chaussés! Il m'a promis une paire de souliers en me disant qu'il +mettrait lui-même les bas. + +--Ta fortune commencerait par le pied! + +--En faisant son chemin elle monterait vite plus haut! + +--Au carrefour où tout passe! conclut Gourbillon. + +--Sale! cria Tiennette. + +Cependant Martine regardait Jasmin. Le soleil taquinait les cheveux +bruns du gars et sa peau aussi appétissante que celle d'un brugnon. Il +se carrait, en manches de chemise; son gilet à fleurettes laissait +l'aise son cou et ses épaules: la camériste suivait à la dérobée le jeu +des muscles sous le linge éclatant de lumière. Puis elle épia le visage +de l'amoureux: la bouche rose, sans pli méchant aux commissures des +lèvres, les yeux d'un gris d'acier qui se pailletaient de bleu. Quand +Jasmin se retournait, Martine trouvait son profil aussi élégant que +celui des marquis: un nez fier, aux narines mobiles, un menton ni carré, +ni gras, qui rappelait un peu celui des femmes et se trouait d'une +fossette. Le jardinier était distrait. + +--Tu n'es point gai, mon fieu, lui dit Gillot, pour un jour de vendange. +A ton âge, j'embrassais toutes les jeunesses. + +--J'en ai bien envie, mais j'ai peur des rebuffades. + +Jasmin était descendu au repas des Gillot comme d'un ciel: après son +rêve où les finesses de sa nature lui avaient suscité des illusions, la +réalité lui faisait mal. Il n'accorderait aucune attention aux filles. + +Il rompit le pain avec Martine. Elle avait les mains rougeaudes! Il se +rappela qu'il en avait vu de toutes blanches, qui ne semblaient faites +que pour porter des lys. + +--Ah! dit la soubrette boudeuse, je n'ai pas de chance d'avoir un galant +de ton acabit! Tu ne souffles mot. Veux-tu bonne fortune plus relevée? + +--Ce n'est point pour te faire affront, Martine! Le soleil m'entête. + +--Tu es plus chaud quand il gèle? demanda Eustache. + +--J'ai mal à la tête, répéta Jasmin. + +--Il y paraît, appuya Tiennette en prenant parti pour Martine, car pour +ne rien trouver à répondre à tes mignoteries, ma bonne, il faut qu'il +soit bien mal en train. + +--Le fait est, mon garçon, reprit Eustache, que ça ne te vaut rien de te +frotter aux femmes. Te voilà ahuri comme le jour où tu m'as campé là, +dans la forêt de Sénart! Tu te souviens? + +Jasmin baissa la tête et Tiennette intriguée demanda: + +--Qu'est-ce qui s'est passé dans la forêt de Sénart? + +--Une belle dame... + +--Ah! + +--Mme d'Étioles! + +--Oh! + +--Il rougit! Il rougit! Il en tient pour la dame! dit Tiennette. + +--Tais-toi, harpie! cria Jasmin. L'oncle Gillot déjà assoupi tressauta. + +--Allez vous chamailler plus loin que je fasse mon somme! + +--On ne se quitte pas sans boire un dernier coup, dit Gourbillon tendant +son gobelet. + +Tous les hommes l'imitèrent; puis les bouteilles vides roulèrent sur +l'herbe. + +--Ça prouve, conclut l'ivrogne, que, pour se tenir d'aplomb, il faut +être plein. + +Tandis que la mère Gillot remisait les plats, ses convives s'égarèrent, +avec les autres vendangeurs, par les sentiers. Garçons et filles, sous +prétexte de chercher de l'ombre, se dirigèrent vers les roches. Des +grottes y ouvraient leurs gueules bleuâtres dans la blancheur du tuf. +Ces cavernes, voilées de vignes vierges et de viornes, se prolongeaient +sous terre et disposaient çà et là des cellules qu'éclairait vaguement +quelque cheminée naturelle creusée par la pluie. + +Martine eût volontiers entraîné Jasmin de ce côté, promenade habituelle +des amoureux. Persiflé par Tiennette, le jardinier avait quitté ses +amis. Mais sa promise eut beau le chercher sous les grands noyers dont +l'ombre noire s'arrondissait par places dans l'or des vignes, parmi les +filles que les caresses des lurons rendaient rougeaudes comme des +écuelles de vendanges, ou dans les retraites des grottes. Rien! + +--Qu'as-tu fait de ton amoureux? demanda une voisine. + +La pauvrette avait peine à retenir des sanglots. Où était donc Jasmin? +Quelle folie l'avait pris tout d'un coup? D'habitude, il ne se mettait +pas en colère pour un mot, il était doux, plutôt trop calme. Martine +était inquiète. Elle grimpa dans les rocs. Elle n'y rencontra que +Vincent Ligouy, un propre à rien qui gardait les vaches et jetait les +sorts. Il lui fit peur avec ses yeux pâles, ses cheveux couleur de +chaume qui tombaient comme des couleuvres mortes. Il rit: deux grandes +dents éclairèrent sa longue figure terminée par une barbe d'étoupe. Il +marchait mal d'aplomb: ses jambes de grand faucheux, toujours nues, +avaient l'air de vouloir s'emmêler à chaque pas. + +Martine redescendit le coteau en criant. + +--Qu'as-tu? lui demanda une paysanne. + +--Il m'a soufflé le guignon! + +--Qui? + +--Vincent! + +Des gars huèrent Ligouy, qui était le souffre-douleur du village: + +--Va-t'en, enfant de truie! + +On lui jeta des pierres. Une l'atteignit au front. Le sang coula. Ligouy +porta la main à sa blessure, l'essuya au haillon de chemise qui couvrait +sa poitrine et partit. + +--T'en voilà débarrassée, Martine! + +Le son rauque d'une corne annonça la reprise de la cueillette. On +entendit dans les clos des appels aigres de vieilles. Le clocher de +Saint-Port tinta. + +--Ah! oui! Ligouy souffle le guignon! T'as bien raison, Martine, dit une +fillette, qui sortait des grottes en rajustant à la hâte son fichu et en +remettant son bonnet droit. + +D'autres suivaient, les jupons fripés, avec leurs amoureux qui avaient +l'air penaud. + +Martine revint triste à la vigne des Gillot. Elle y revit Tiennette. + +--Qu'est-ce qui te tourmente? lui dit la gamine. L'amoureuse sanglota. + +--Jasmin est parti! + +--Il reviendra, nigaude! + +--Non point! + +--Mais pourquoi? + +Essuyant ses larmes, Martine raconta l'indifférence de son amoureux +depuis le matin, sa distraction pendant le repas, son air maussade. + +--Il ne m'aime plus, gémit-elle. Il est pris par une autre! + +--Quelle autre? Je les connais toutes au village et si Jasmin avait +suivi les cottes d'une quelconque, je le saurais. + +--Que veux-tu! Il a été toute la journée plus froid qu'un glaçon. Ah! il +n'eut qu'un moment de joie, c'est quand je lui parlai de Mme d'Étioles. + +--Oô!! + +--Alors il fut plus gai qu'un rossignol. Il eût, ma foi, dansé sans +violon au bord de l'eau. + +Tiennette, tout émue, s'écria: + +--Pardi! C'est cela! Il en tient pour ta maîtresse! As-tu remarqué sa +façon malhonnête de m'appeler «harpie» tout à l'heure? + +--Jasmin épris de ma maîtresse! Ah! tu me fais rire, répliqua Martine +incrédule. + +--A ton aise! Prends garde de rire comme saint Médard! Pas plus tard +qu'hier, je me suis aperçue que Jasmin avait l'âme à l'envers et sa mère +me disait que c'est depuis le jour de la chasse qu'il a martel en tête! +Il y vit Mme d'Étioles? + +--Elle est tombée dans ses bras. + +--Dans ses bras! + +--Il l'a déposée sur l'herbe. + +--Ah! Martine, songe à ce que Chatouillard nous disait pendant le +repas, que Jasmin fut si ahuri en voyant Mme d'Étioles! + +Les deux filles se regardèrent au fond des yeux; la grande fronça les +sourcils, son visage se voila d'une tristesse subite et elle mit la main +sur son coeur: la petite à la mine fûtée avait insinué à sa compagne du +soupçon, de la douleur. + +Martine quitta la vigne avant la vesprée; elle devait regagner Étioles +dans la charrette de son parrain. + +Dès qu'elle arriva à Boissise, elle entra chez le jardinier. Jasmin +s'aperçut qu'elle avait le coeur gros: + +--Tu viens me dire au revoir? murmura-t-il. + +Il prit la villageoise à la taille, l'embrassa. Puis il ferma les yeux +et tressaillit: Martine avait déboutonné son corsage dans la hâte du +retour, et de son linge chauffé par le soleil et par sa chair montait un +parfum. Ah! ce parfum! Buguet en eut le vertige! C'était celui qu'il +avait senti en relevant Mme d'Étioles. + +--Cela te paraît si bon? murmura l'amoureuse. + +--Ah! oui! + +La voix de Jasmin tremblait. + +--Encore, dit-il. + +Il appuya les lèvres sur la nuque de la soubrette qui se pâma, prête +défaillir. + +--Tu sens le paradis, murmura le jardinier. + +--Oh! Jasmin! oh! Jasmin! + +La mère Buguet apparut. + +--Martine, balbutia Jasmin, tout rouge, je vais te chercher des figues +que je t'ai promises. + +Le panier fut prêt en un instant. La fillette, son bonnet un peu de +travers sur le front, l'emporta à son bras nu. + +--Au revoir! Au revoir! dit-elle en montant dans la carriole de Rémy +Gosset. + +Déjà les vendangeurs revenaient. En avant, Gourbillon avait peine à se +tenir. + +Les autres suivaient, rompus, mais joyeux. Les vendangeurs, selon la +coutume, avaient écrasé des grappes noires sur la figure des +vendangeuses. + +Des filles crièrent: + +--Bon voyage, Martine! + +Les garçons reprirent: + +--Tu n'emmènes donc pas Buguet? Affûte-toi pour nous faire aller à la +noce! + +Martine était ravie. Elle partait, cahotée au trot de la bique à Gosset. +Le parrain, ayant vidé beaucoup de chopines, essuyait de temps en temps +ses paupières lourdes. + +La fillette songeait aux baisers de Jasmin. Elle les sentait encore, +dans sa nuque. Ils lui donnaient des frissons qui se renouvelaient. +C'était comme des brûlures légères. + +--Il m'aime, se dit-elle. + +Elle sourit: + +--Tiennette a beau dire! + +Comme le soir tombait, un doute se réveilla pourtant au coeur de Martine: + +--Tu sens le paradis, avait dit Jasmin. + +Etait-ce sa peau, ses cheveux, une odeur émanant d'elle qui avait ému +son promis au point qu'il se crût au ciel? A la dérobée, la soubrette se +pencha vers l'ouverture de son fichu. Grand Dieu! Ce parfum, c'était +celui de sa maîtresse, le même qu'à Sénart! Avant de partir, Martine en +avait secoué la dernière goutte entre ses seins! + +Elle pâlit. + +--Ce n'est pas moi qu'il a embrassée, se dit-elle. + +La fillette arriva pleine de mélancolie à Étioles. Il était plus de dix +heures. Un valet à demi vêtu, traînant ses chausses par les allées, vint +ouvrir. + +--Eh bien, dit-il, c'est ton parrain qui te ramène! Où est-il resté, ton +cousin de vendanges? + +Dans sa chambrette, Martine se sentit toute abandonnée. Le valet disait +juste! Elle n'avait plus d'amoureux! Pourtant Jasmin l'aimait depuis si +longtemps! Ne lui avait-il pas donné, dès qu'elle les désirait, ses +choses les plus précieuses, une fois sa tourterelle, puis un morceau de +corail en forme de dent, et toujours une part de ses gâteaux? Quand +elle était malade, il interrompait vingt fois son travail pour la voir +et lui prodiguait des caresses sur le front, des poignées de mains qui +guérissaient mieux Martine que les potions de sa marraine. En été Buguet +menait son amoureuse en barque et cueillait dans les estuaires de la +Seine de petites parnassies blanches qu'il jetait autour d'elle; alors +il la regardait en ramant lentement: il semblait à la fillette que son +promis l'enlevait très loin, à l'horizon bleu, pour lui apprendre des +choses nouvelles et douces. Et un jour n'avait-il pas fait jurer +Martine de ne prêter l'oreille à aucun propos galant? C'était dans la +grange de Gosset, au moment de la moisson; les yeux de Jasmin brillaient +étrangement dans son visage hâlé; les amoureux étaient seuls. Martine +crut qu'il allait la prendre: elle ne se serait point défendue. + +--Ah! oui il m'aime et un pareil amour ne s'en va pas ainsi! + +La soubrette se désolait au milieu des ténèbres. Le silence de la nuit +pesait sur sa poitrine. Elle songea à Mme d'Étioles, qui dormait sous +des courtines de soie, comme une fée au repos. + +--Ce qu'elle vous retourne un homme! se dit Martine! Sait-on ce qui peut +arriver avec des femmes pareilles! Elle a ébloui un roi! + +Il fallait se méfier! Mais que faire? Ah! tout d'abord quitter Étioles, +ôter à Jasmin l'occasion d'y venir, aller retrouver le promis au +village, revivre auprès de lui. + +--Je veux être sa femme, affirma Martine. Et je le serai bientôt, car, +Boissise, je le forcerai bien à s'occuper de moi. + +Elle battit le briquet, alluma une chandelle, prit une feuille de papier +et commença une lettre à sa marraine, la tante Laïde Monneau: + +Ma chère Marraine, + +Un petit chez soi vaut mieux qu'un grand chez les autres. C'est ce que +me disait hier la mère de Jasmin en me quittant. Comme je ne pouvais +m'endormir cette nuit, j'ai pesé ses paroles: elles valent un bon +conseil. Je le suivrai. Aussi bien je n'ai plus rien à apprendre ici. Je +sais coudre, repasser, faire le ménage et soigner la toilette d'une +grande dame. C'en est assez pour être la femme d'un jardinier. Si +j'attendais encore j'en saurais trop. Comme tant d'autres je deviendrais +ambitieuse et le bonheur que nous souhaitons, mon promis et moi, nous +ferait pitié. Dès demain, si j'en trouve l'occasion, je préviendrai ma +maîtresse. Elle est bonne, je lui dirai que je me fais vieille loin de +mon galant, qu'il me tarde de me marier, que pour cela je ne me sens pas +le courage d'attendre la fin de mon engagement qui tombe à la louée de +la Saint-Jean l'an prochain. Si ma maîtresse a sous la main une +chambrière pour me remplacer, c'est chose faite. Attendez-vous à me voir +arriver un de ces matins. Comme vous ne voulez que mon bonheur, ma chère +marraine, j'espère que vous ne contrarierez pas mes projets et que votre +maison sera la mienne tant que je serai fille. Prévenez Jasmin et sa +bonne mère afin qu'ils ne tombent pas de leur haut en me voyant arriver. + +Votre filleule, + +MARTINE BÉCOT. + +Le lendemain, au lever du soleil, Martine donna sa missive à un +coquaillier qui passait; contente de sa décision elle se sentit plus +légère que la veille. + +Avant dix heures, Mme d'Étioles la fit venir à sa toilette. + +--Eh bien, Martine, le temps d'hier fut propice aux vendanges? + +--Oh! oui, Madame, on dit que les futailles manqueront. Gourbillon le +sacristain s'offre à boire le trop plein des cuvées. + +--Une outre, ton homme d'église! Mais tu ne dis rien de ton amoureux? + +La soubrette pensa défaillir. C'était le moment de parler. + +--Ah! Madame, je pense qu'il est grand temps qu'on nous marie! + +--Oui, vraiment! Te voilà bien pressée. Crains-tu pour ta taille? Je te +croyais plus sage. + +--Si ce n'est l'honneur, ce que pense madame me chagrinerait moins que +ce qui arrive. + +--Quoi donc? + +--Jasmin en aime une autre! + +La soubrette sanglota. + +--Il te l'a dit? + +--Lui-même l'ignore peut-être, mais moi je n'en doute point. + +--Pauvre fille! Si tu l'aimes tant il faut l'éloigner de ta rivale. +Qu'il entre ici comme jardinier! Tu le garderas à vue et tes attraits +sont assez visibles pour le distraire. Et puis nous lui taillerons de la +besogne. Compte sur moi. Allons, cesse de te rougir les yeux. Tu sais +que je n'aime pas les visages chagrins autour de ma personne. + +Martine se tut. Mais toute la journée elle songea à la bonté de Mme +d'Étioles. Elle s'avoua qu'elle avait été injuste la veille à son égard. +En somme, que pouvait la grande dame si Jasmin s'éprenait ainsi d'elle! +Allait-on lui reprocher de dégager ce charme captivant qui séduisit +jusqu'à Martine, car Martine serait triste si elle devait quitter sa +maîtresse! + +--On est si bien chez elle! Tout est plein de grâce. Les paroles sont +douces. On entend de la musique tous les jours. + +Martine regretta presque d'avoir écrit. Mais la lettre était déjà chez +Laïde Monneau. Celle-ci arriva à Étioles le lendemain. Elle fit appeler +Martine sur la route, après avoir comblé de grandes révérences le valet +qui vint à la grille. Laïde avait une de ces figures cireuses et ridées +de paysannes où l'âge ne marque plus. Son regard était dur. + +--Sais-tu bien, dit-elle à Martine, qu'en lisant ton mot d'écrit j'ai +cru que tu devenais folle? De mon temps il n'y avait que les filles +prêtes à être colombes dans le pigeonnier d'une sage-femme pour être si +pressées d'entrer en ménage! Aussi comme je te sais honnête et que pour +la mémoire de ta sainte mère qui t'a confiée à mes soins je ne veux pas +que tu donnes à jaser, j'ai pris sous mon bonnet de venir te trouver +pour t'empêcher de faire un coup de tête dont tu te mordrais les ongles. + +--Allons, allons, ma marraine, reprenez votre vent et dites-moi l'avis +de Jasmin. + +--Ah! ça, t'imagines-tu que je lui ai montré ta lettre à ce garçon? Ah +bien! Ce n'aurait pas été long! Il aurait planté là sa bêche et son +râteau pour venir te chercher. Un amoureux, ma fille, c'est un +amoureux--tout ce que tu dis est bien dit, tout ce que tu fais est bien +fait. Il ne voit que par tes yeux: à toi de ne point faire de bévue! +Mais moi je ne me prête pas à tes turlutaines en te recevant dans ma +maison qui te paraîtrait un taudis maintenant que tu as des habitudes de +luxe. + +--J'avais tant envie de rentrer au pays, et de me marier, murmura +Martine. + +--Ta! Ta! Ta! Je fus ravaudeuse à Paris. Eh bien, si de but en blanc +j'avais quitté mon tonneau pour demander à ma mère de me marier un mois +après, elle m'aurait rabattu les coutures de façon à m'en ôter l'envie. +Quand on n'a pas un sou vaillant, ma fille, et avec ça des habitudes +grandioses, faut savoir d'abord amasser l'argent et avant tout remplir +son esquipot de pistoles! + +--Je vous obéirai, ma marraine, dit modestement Martine en baissant les +yeux. + +Pendant que la paysanne lui faisait la leçon, la fine soubrette avait +conçu un plan pour sauver l'amour de Jasmin et elle le rumina plusieurs +jours durant. + +Martine se disait que jamais Buguet n'oserait parler de sa passion pour +Mme d'Étioles. Il serait au service de la châtelaine, dans son jardin, +que rien n'en pourrait transpirer. Elle devinait au surplus les +ambitions de sa maîtresse et savait que cette intrigante n'était point +femme à prêter attention à un jardinier: + +--C'est comme si au fond d'une cave on brûlait des chandelles pour une +étoile! + +Martine soupira pourtant: + +--Plus jamais ce ne sera comme avant. Il y aura toujours celle-là entre +nous. + +Il valait mieux que l'intruse fût Mme d'Étioles. Martine n'en souffrait +pas moins dans son affection pour Jasmin. Elle s'apercevait de la +profondeur de cet amour. Ne pas devenir la femme de Buguet, ça la +tuerait! Elle l'aimait malgré tout et de toutes ses forces. Jasmin était +sa joie, son rêve, sa vie! Il lui fallait les baisers de Jasmin, il lui +fallait ses caresses! Elle avait grandi avec cet espoir et cet espoir +prenait tout son coeur! + +Ah! jadis le garçon était distrait, trop peu chaleureux et Martine l'eût +jugé maintefois indifférent si elle n'avait connu à fond son caractère. +Trop souvent le baiser désiré se faisait attendre! Jasmin était calme. +Et voilà que Mme d'Étioles avait bouleversé tout cela d'un coup! +Martine n'avait plus reconnu son amoureux dans ce jardinier tour à tour +boudeur et charmant, violent ou doux, fuyant sa compagne après le repas +et lui prodiguant au départ des baisers qu'elle sentait encore! + +--Pour ramener Jasmin, je veux ressembler le plus possible à ma +maîtresse, se dit la soubrette. On peut se faire pareille à une autre. +Quand Mme d'Étioles se grime pour jouer la comédie à Chantemerle, chez +Mme de Villemer, elle prend parfois la physionomie de certaines +personnes dont la compagnie veut rire. + +Martine projeta même d'user de Mme d'Étioles auprès de Jasmin, en lui +parlant d'elle, en arrivant embaumée de son parfum, en répétant ses +paroles. Jeu cruel pour Martine! Jeu dangereux! Mais la soubrette, +attachée à la grande dame par son affection et par la volonté de sa +marraine, s'exaltait à l'idée de cette lutte amoureuse et savourait à +l'avance les baisers plus profonds et plus fous de Buguet. + + + + +III + + +Quinze jours après Jasmin bêchait ses plates-bandes. Bien qu'on fût en +octobre, il gelait blanc. Le jardinier se demandait s'il laisserait ses +«tard-fleuries» orner le verger de leurs balles rouges. Ces pommes +réjouissaient les yeux: tout n'était pas mort tant qu'elles pendaient +aux branches! Mais, hélas! avant-courrières des premiers froids, les +mésanges charbonnières s'abattaient sur les arbres et perçaient les +brouillards de leurs cris aigus. + +--L'hiver sera précoce et rude, se dit Jasmin. Les oignons ont triple +pelure: cela ne trompe jamais. + +Aussi le brave garçon se hâte de retourner la terre pendant qu'elle se +laisse entamer par la bêche. Après, qu'il gèle à pierre fendre! Tant +mieux! Cela détruit les larves et préserve des vers blancs, ces ennemis +des fraises et des salades printanières. + +En attendant, pour remplacer le vide laissé par les dahlias disparus, +Jasmin repique les pieds de réséda et ceux de véronique: avec les +chrysanthèmes et les roses de Bengale, ils forment l'arrière-garde de la +flore des jardins. + +A vrai dire, ces plantes ne lui importent guère. Jasmin les cultive pour +la pratique: au fond, il les trouve rustaudes, surtout la véronique avec +ses thyrses violets: elle fait songer aux petites vieilles qui hantent +l'ombre des églises. Les chrysanthèmes, plus rares, ornent les tombes au +jour des morts. + +Prenant une touffe de réséda, Buguet est sensible à sa bouffée bon +odorante: elle lui rappelle Christine la berlue, une laideronne qui lui +apprit l'amour lorsqu'il avait seize ans: quand il la retrouvait dans +une grange, il fermait les yeux pour ne pas la voir, tandis qu'il humait +en un baiser obscur l'haleine parfumée de la paysanne. + +Depuis les vendanges, Jasmin travaille avec acharnement. Déjà ses +coffres sont en place; les épinards semés dans les vieilles couches à +melons arriveront les premiers au marché et la planche d'oseille +couverte de paille donnera de jeunes feuilles tout l'hiver pour les +bouillons aux herbes. Jasmin a aussi détaché les oeilletons des +artichauts, et terminé les semis de laitue et de romaine. + +Aujourd'hui il attend Vincent Ligouy pour débarrasser les arbres de +leur bois mort. Le vagabond escalade le petit mur du jardin. + +--Pourquoi n'entres-tu point par la porte? lui demande Buguet. + +Ligouy préfère risquer une entorse plutôt que d'affronter des coups de +fourche promis par les gars du village. + +--Puisque tu grimpes si bien, dit Buguet, monte dans ce catillac et +rabats les pousses qui s'emportent à la cime! + +Ligouy se dirige dans les branchages, avec des gestes de grand singe. Il +quitte bientôt le poirier pour un abricotier en plein vent, qu'il +nettoie avec autant d'adresse. + +Au soir la mère Buguet vint voir la besogne accomplie. Le jardin se +trouvait rajeuni. + +--Bien sûr, dit-elle, le diable y a donné un coup de main! + +Aussi malgré Jasmin, qui voulait que Ligouy soupât avec eux, la ménagère +donna au va-nus-pieds une tranche de boeuf bouilli dans une miche de pain +et elle le renvoya en payant sa journée. + +Ligouy s'en alla par où il était venu. Arrivé dans la plaine, il chanta. +Jasmin écouta sa chanson qui montait vers les premières étoiles. + +Lorsque Jasmin rentra, sa mère eut un soupir de soulagement: + +--Ah! te voilà, dit-elle. J'avais peur que l'idée te vînt d'accompagner +ce sorcier à travers champs. M'est avis, mon garçon, que tu ferais bien +de ne pas l'attirer ici. Nous sommes heureux. Ce n'est pas la peine que +le mauvais sort pénètre chez nous à ses trousses! Les langues ont déjà +assez marché depuis que tu l'embauches! + +--Allons, mère, tu sais bien que je ne m'occupe pas des autres! Pourvu +que je te voie soigner tes lapins, tes poules et ton gars, rien ne +manque à mon bonheur. + +--En attendant le reste! + +--Quel reste? + +--Que tu te maries un jour! + +--Ah! oui. + +Et Jasmin ajouta: + +--Mon père le jour de ses noces a planté un sorbier pour les oiseaux. +J'élèverai, le jour des miennes, devant ma maison, un abri pour ceux qui +vont par les routes et n'ont pas un sol. + +--Encore des idées saugrenues! Où ça te mènera-t-il? + +--Que veux-tu, ma mère! J'ai entendu souvent dire que le peuple est bien +malheureux. Tous les villages ne sont pas avantagés comme le nôtre, qui +est près de Melun, de Corbeil, et à portée des grands châteaux de +Vaux-Pralin, d'Étioles, de Fleury-en-Bière, de Courance et voire de +Fontainebleau! Les nobles ne nous pressurent point. Notre coin est +béni, ma mère, et nous en devons de la reconnaissance à Dieu et au roi! +Sais-tu qu'il y a dans la Bourgogne des vignerons réduits à demander +l'aumône? Les gens de Limousin et d'Auvergne, à ce que m'a dit un +ramona, vont servir de manoeuvres en Espagne pour rapporter un peu +d'argent à leur famille! Certains riverains de la Marne (j'en connais) +n'ont pas trois sols par jour et couchent sur de la paille. + +--Que Dieu les aide! soupira la Buguet. + +--Oui, conclut Jasmin, nous sommes, nous, du peuple gras, comme les +ouvriers du premier ordre, ainsi qu'on appelle à Paris les orfèvres et +autres fins artisans! + +--Gras! s'écria la Buguet d'un air ironique. + +--Certes! Le menu peuple se nourrit souvent de pain trempé, d'eau salée +et ne mange de chair que le mardi gras, le jour de Pâques, à la fête +patronale et lorsqu'on va au pressoir pour le maître! + +Le souper fut maussade. + +Sa purée de pois ingurgitée, Jasmin posa la chandelle sur la cheminée, +attisa le feu et alla prendre dans le vieux bahut deux gros livres. Ils +étaient reliés en cuir avec une tranche rouge. Ces bouquins, intitulés: +_Instructions pour les jardins fruitiers et potagers_, par feu M. de La +Quintinye, directeur de tous les jardins fruitiers et potagers du Roy +édités à Paris chez Claude Barbin, sur le second, perron de la Sainte +Chapelle, avec privilège de Sa Majesté, avaient été donnés au père de +Jasmin par un prince. On admirait en tête du premier tome un beau +portrait gravé de M. de La Quintinye: avec son rabat de dentelles, son +abondante perruque, sa grande figure ovale au nez impérieux, il +paraissait vraiment noble. Chaque fois que Jasmin ouvrait le livre il +regrettait de ne pas avoir pareil maître: il se voyait avec lui +contournant un boulingrin d'herbe verte et courte à la façon anglaise; +ils allaient béquiller dans une caisse d'oranger, tracer la ligne d'une +avenue ou diriger des pêchers en espalier sur des treillis d'échalas +taillés dans l'érable, le long des murs où paradaient des vases de +marbre. A défaut du maître, Jasmin se contentait des livres. Il se +promenait ravi dans le plan du jardin potager du Roi, à Versailles, +errait en idée de la figuerie au parterre de fraises, s'arrêtant sous la +voûte où l'on serre les racines, les artichauts et les choux-fleurs +pendant l'hiver; il longeait la prunelaye, marquait la place des cerises +précoces, des pêches chevreuses. + +Alors il tournait les pages et relisait les maximes de jardinage. Il +apprenait les manières de soigner depuis les cuisse-madame et les +salviatis, qui sont poires d'été, jusqu'aux beurrés, aux bergamotes, +qui sont d'automne, et aux ambrettes et bons-chrétiens, qui sont +d'hiver. + +Curieux de choses plus profondes, Jasmin s'attardait dans le tome +deuxième à des discours intitulés: «réflexions sur quelques parties de +l'agriculture.» Ils étaient précédés d'une gravure sur cuivre où l'on +voyait, dans un parc spacieux agrémenté d'arcades, des jardiniers à +longs cheveux et chapeaux de feutre, à longs habits et à longs bas, +planter des arbres avec un air cérémonieux qui plaisait à Buguet. Dans +le texte M. de La Quintinye dissertait avec autorité sur la botanique, +s'occupait de l'origine et de l'action des racines, émettait ses idées +sur la nature de la sève, constatant qu'elle devient puante dans +l'oignon et l'absinthe, odoriférante dans la jonquille, poison dans +l'aconit, contre-poison dans la rhubarbe. Phénomènes déconcertants, si +l'on songe que, d'autre part, les figues donnent du lait, les +marronniers d'Inde de l'huile, et que les vignes font le vin! Buguet +s'émerveillait avec M. de La Quintinye. + +Le jardinier était enchanté par le traité de la culture des orangers. Il +savait les façons de semer, d'arroser, d'encaisser, et celle de chauffer +les serres. Il connaissait les propriétés des petites oranges de Chine +et de Portugal, celle des Riche-dépouille et des bigarades. En lisant +ces choses, il se rappelait ce qu'il avait entendu dire d'orangers +célèbres: à Versailles celui qu'on appelle le grand Bourbon fut saisi +avec les meubles du Connétable et vendu. C'était le plus bel arbre qu'il +y eût en France et il avait soixante-dix ans. A l'époque de Jasmin il +vivait encore, ce qui lui faisait trois siècles. A Fontainebleau on +voyait des orangers plus vieux que les carpes aux bagues d'or, et déjà +splendides au temps du roi François Ier! + +Jasmin rêvait de fleurs aux arômes musqués, aux blancheurs nuptiales, de +balles d'or auxquelles il mêlait les cuivres pâles des limons et des +citronniers. Il s'étourdissait en pensée avec des parfums et des +couleurs, mariait les vermeils aux verts sombres des feuilles, faisait +éclater des jaunes. La cervelle en fête, il lui arrivait de chanter à la +lueur des oribus, dans l'humble salle où régnait une odeur de lard +grillé. + +Ce soir-là Jasmin continua sa lecture très tard. Vers dix heures la mère +Buguet alluma sa chandelle et se retira d'un air grognon: + +--Tu ne te couches pas, Jasmin? + +--Point encore! + +--Ah! tu vas devenir savant! + +Lorsqu'il fut seul, Jasmin ferma les livres et les remit en place, +songeant aux jardins fruitiers alors renommés, ceux de Versailles, de +Saint-Cloud, de Meudon, de Sceaux, de Chantilly, aux grands Mécènes des +horticulteurs, Louis XIII, Louis XIV, Louis XV, et monseigneur le duc +d'Orléans défunt. Il feuilleta quelques gravures éditées par le sieur +Mariette et qui se trouvaient dans le bahut. Elles représentaient, pour +les jardins de plaisance et de propreté, des parterres de broderie et +des parterres de compartiment où le dessin, se répète par symétrie. +Jasmin jeta un coup d'oeil aux rinceaux, aux fleurons, aux palmettes, aux +coquilles de gazon, vit les caprices enroulants du buis, les fonds de +sable blanc et rouge, ceux de machefer. Et il se demanda s'il aurait le +bonheur de tracer, piquer et soigner d'aussi resplendissants tapis. + +Il soupira et avant de se mettre au lit alla contempler la voûte +étoilée. Il aimait le ciel. Les grandes clartés de l'univers lui +paraissaient veiller sur les plantes endormies et garder pendant l'hiver +l'âme des fleurs absentes. Cette fois l'immense désert peuplé d'astres +lui sembla en fête. Une robe rose balayait la voie lactée. + +--Encore elle! J'ai beau travailler dur, je la retrouve partout! + +Il rentra, s'assit et se dit qu'il avait bien de la peine. S'il lisait +des livres de jardinage, Mme d'Étioles se glissait près des buis et des +parterres et il se voyait à ses pieds, une rose à la main. Il rêvait +d'elle pendant son sommeil, la rencontrait le long des palissades de +jardins, avec sa robe soyeuse, ses mouches, son éventail, devant un +rideau de verdure que des papillons quittaient. A la vue de Jasmin, +elle souriait comme au Roi. Il s'approchait, elle lui offrait ses seins. +Une nuit elle lui apparut au milieu de cascades; c'était une des nymphes +en marbre de Vaux-Pralin qui avait pris ses traits: elle s'avançait nue +à travers les champignons d'eau, chantant un air très doux. + +Tentations du diable! Buguet est le jouet de chimères! + +Il se frappe le front: + +--Tu n'as pas le droit de penser à Mme d'Étioles. Tu es fils de paysan, +Jasmin! + +Le jardinier se croit coupable d'une sorte de sacrilège, d'un attentat +amoureux envers Mme d'Étioles. Il n'oserait au soleil soutenir son +regard et il la baise et la caresse en pensée! Ah! si la terre, la +confidente de ses espoirs, voulait le sauver! S'il pouvait, dans les +sillons refroidis, semer les gouttes de son sang pour y faire éclore son +délire en fleurs plus rouges que l'oeillet, plus charnelles que la +grenade! Mais la terre est sourde, et la terre boirait le sang et ne +rendrait pas la paix au coeur de Jasmin! + +--Il faut pourtant se faire une raison, dit le fleuriste. + +Mais le peut-il? Il mourrait s'il devait ne plus revoir Mme d'Étioles. +Il vit avec la secrète pensée de la rencontrer encore. La scène de la +forêt passe devant ses yeux: il sent toujours le regard changeant de la +noble dame se poser sur lui, il se rappelle la pression de sa main, +quand il l'a relevée. Plusieurs fois en une course haletante à travers +le pays Jasmin est retourné au pied de l'arbre sous lequel il a déposé +la fée: il s'y assied, écoute le murmure des feuilles et pour mieux +revoir baisse les paupières. Un matin il a cru aller jusqu'à Étioles. +Il a résisté, mais la lutte a été si forte qu'il était brisé comme s'il +avait déraciné un chêne. Et puis à Étioles il eût rencontré Martine! + +Martine! + +Ce nom tinte dans les pensées de Jasmin. Il songe à la jolie soubrette. +Elle l'aime, elle. Martine est douce, elle est bonne. Elle serait la +compagne désirable, l'amie sûre et complaisante. Brave petit coeur! Quand +Martine lève les yeux vers Jasmin, que d'amour humble et dévoué il y +découvre! Si la pauvrette savait le tourment qui ravage son promis! + +--Ça la ferait mourir! + +Et dans une prière fervente, pleine de tendresse, interrompue par des +sanglots, Jasmin supplie Martine, l'amoureuse de son enfance et de sa +jeunesse d'exorciser l'intruse et de reprendre dans son coeur la place +qu'elle occupait seule. Il la supplie, se jette en pensée à ses genoux, +et cherche la coulée balsamique et lénifiante des regards de la +villageoise. + +Tout à coup il se lève, ricane: + +--Martine n'y peut rien! + +Mais il essaya cependant de puiser au fond de sa nature une de ces +forces qui permettent à certains de maîtriser leur passion. Il +chérissait les roses sans qu'elles lui parlassent, il adorait les astres +sans pouvoir en approcher. A celle qui imposait au fond de lui son image +ne pouvait-il consacrer pareil amour? Ne pouvait-il, pour la paix de son +âme, en faire une étoile, une fleur éternelle, une reine sacrée? Il lui +enverrait ses plus belles tulipes, comme des gobelets précieux où elle +verserait quelques-uns de ses regards. Il lui tisserait des guirlandes +de Bengale ainsi qu'à une statue. Il irait la revoir, il irait près +d'elle, en humble, car il fallait qu'il la revît! Mais Dieu! il tuerait +sa folie! + + + + +IV + + +Noël arriva sans bruit les pieds dans la neige. Si les cloches n'eussent +sonné pour sa venue, on ne lui eût pas ouvert plus qu'au vagabond qui +sort de la forêt. + +Depuis huit jours chaque matin Buguet à grands coups de balai éloignait +de la maison le froid tapis qui menaçait d'intercepter l'entrée: cela +fit un rempart qui empêcha le vent de hurler sous la porte. + +Le village paraissait fier de ses lucarnes encadrées de frimas, du +collier des pignons, des capuches des cheminées. Le clocher prenait un +beau ton jaune et le coq emmitouflé eut l'air d'une petite bête sans +tache. + +Au loin les coteaux s'élevaient scintillants. Le fleuve roulait une eau +grossie par les glaçons. + + +Vers dix heures, la veille de Noël, le ciel rayonna. + +Depuis le matin Etiennette Lampalaire était chez les Buguet, aidant au +ménage. Agile elle fit d'une vieille bassinoire de cuivre un vrai +soleil, et de la poêle à crêpes, toujours enduite de graisse et qui ne +servait qu'à la Chandeleur, une lune qu'elle pendit à un clou de la +grande cheminée: l'intérieur noir fut éclairé. + +Martine avait promis de venir le soir et de passer le jour de fête à +Boissise. + + +L'après-midi Tiennette pluma l'oie. Elle n'avait pas coupé le cou à la +bête: la plume étant son profit, elle la voulait «vive». Bien que ce fût +pitié d'entendre crier l'oiseau, la fillette chantait en faisant à +pleines mains neiger le duvet dans le creux de son giron. + +Quand le ventre de l'oie apparut gras et blanc entre les ailes +battantes, les cheveux noirs de Tiennette étaient poudrés comme ceux +d'une marquise. Jasmin lui en fit compliment. La fillette n'y prit point +garde; c'était le moment où elle serrait entre ses genoux sa victime +pour lui ouvrir la gorge. Le sang coula. + +Dégoûté Jasmin partit. + +--Grand capon! Tu ne tourneras pas le dos quand je l'apporterai à table! + +A la nuit tombante Laïde Monneau arriva, avec sous le bras une corbeille +couverte d'un torchon. + +--Eh bien? Et Martine? + +--La pauvrette! Elle a fait dire à mon frère Rémy, au marché de Corbeil, +qu'il ne fallait pas l'attendre. Il y a fête au château. Voici un petit +mot qui en dira plus long. + +Jasmin prit le papier: il était satiné, plié avec soin et un pain à +cacheter donnait un air candide à sa coquetterie. Buguet l'ouvrit: un +parfum émut le jeune homme. + +--On dirait qu'elle en a versé une goutte à dessein! + +Il lut. L'écriture jadis si maladroite s'allégeait, devenait courante. + +--Elle écrit comme doit écrire sa maîtresse, se dit le jardinier. + +La missive trembla dans sa main. + +Laïde Monneau, la mère Buguet et Tiennette épiaient les nouvelles dans +les yeux de Jasmin. + +Hardie, la Monneau insinua: + +--Eh bien, mon gars, te v'là plus troublé qu'une pucelle qui rencontre +un grenadier dans un chemin creux! + +--Non, je suis seulement déçu. Mais ce n'est que partie remise! Martine +viendra tirer les rois!... Ma mère, elle, vous envoie ses respects, et +le bonjour à tous! + +--En attendant, dit la tante Monneau, découvrant la corbeille, voilà +des saucisses pour vous aider à patienter! Et je vous prédis que ce sera +à s'en lécher les doigts! Quel cochon! Il pesait cent vingt! Et depuis +trois mois par tous les temps j'allais lui ramasser des glands--que +j'en ai les reins cassés!--il ne mangeait que cela! Ah! C'est qu'il +avait la chair plus ferme que du marbre, le pauvre goret! + +--C'est dommage que Martine ne vienne pas, déclara Tiennette, j'aurais +chanté des noëls. J'en sais de nouveaux, que j'ai appris à la ferme +d'Eloi Règneauciel. + +--Tu chanteras tes noëls, petite, dit la mère Buguet. Et nous +reprendrons le refrain. + +Puis elle ouvrit la porte et regarda l'espace: + +--Pourvu que la neige n'empêche pas Gillot et sa femme de se mettre en +route! Ils devaient arriver avant la nuit et on n'y voit plus! Allume +les chandelles, petite, ce sera plus gai! + +Tiennette mit sur la table deux chandeliers brillants et une paire de +mouchettes. + +Les chandelles mêlèrent aux éclats fantasques du foyer une lueur plus +calme, qui inonda jusqu'aux recoins des poutres et illumina les salières +d'étain. + +Tiennette flamba l'oie, puis elle la mit, le ventre ouvert, devant la +mère Buguet; celle-ci bourra la bête des marrons qu'elle tirait de la +cendre et épluchait. + +A ce moment la porte s'ouvrit et les Gillot firent leur entrée. + +--Ah! Vous sentez le froid! dit Jasmin en les embrassant. + +Il sortit pour remiser la voiture sous le hangar et attacher le cheval à +l'écurie. Cette besogne faite, il se lava les mains dans la neige; après +les avoir essuyées avec soin, il prit dans sa pochette la lettre de +Martine: il la porta à ses lèvres, en aspira l'odeur. Puis, à la clarté +de la lanterne pendue au-dessus de la crèche, il la relut plusieurs +fois. + +Quand il rentra dans la salle, l'oie était exposée au feu. Tiennette +tournait la broche en chantant un noël. Tout en se chauffant les mains +et se séchant les pieds, les Gillot, dont les vêtements fumaient, +accompagnaient de leur bourdonnement fêlé la voix de la fillette: + +Laissez paître vos bêtes, +Pastoureaux, par monts et par vaux, +Laissez paître vos bêtes +Et venez chanter Nau! + +A ce moment un tison roula dans le plat où tombait la graisse et y mit +le feu. + +--Ah! Jasmin, s'écria Tiennette, je suis cuite d'un côté, viens prendre +ma place. + +Gillot avec les pincettes avait replacé la malencontreuse bûche qui, +imbibée de sauce, flamba en pétillant. + +Tiennette reprit: + +J'ai ouï chanter le rossignol +Qui chantait un chant si nouveau +Si haut, si beau, +Si résonneau; + +Il me rompait la tête +Tant il prêchait et caquetait; +Adonc pris ma houlette +Pour aller voir Nollet. + +La mère Buguet interrompit, en disant à Jasmin: + +--Allons, petit gars, ne tourne pas si vite! Laisse-la se dorer un peu! +Là! Arrête entre les cuisses, que la flamme pénètre! C'est jamais assez +cuit à cet endroit! Et puis il ne faut pas que ça t'empêche de chanter +avec les autres! En voilà un garçon qui ne sait pas faire deux choses à +la fois! + +--Ah! ben! reprit Laïde Monneau, c'est pas comme défunt mon homme! Il +savait me battre sans quitter son verre! Avec ça il avait de longues +jambes! Si j'évitais le coup de poing, j'attrapais le coup de pied! + +--Allons! Allons! interrompit la mère Buguet, laissons les morts +tranquilles. + +Tiennette continua: + +Je m'enquis au berger Nollet: +As-tu ouï rossignolet +Tant joliet +Qui gringottait +Là-haut sur une épine? +Ah! oui, dit-il, je l'ai ouï; +J'en ai pris ma buccine +Et m'en suis réjoui. + +--L'oie fume! Elle est cuite! dit la mère Buguet. + +Elle ôta la broche, et tandis qu'on apprêtait la table, sur laquelle +Gillot posa trois bouteilles de vin qu'il avait apportées, Tiennette +continua à chanter: + +Courûmes de telle roideur +Pour voir notre doux rédempteur +Et créateur +Et formateur! +Il avait (Dieu le saiche) +De linceux assez grand besoin. +Il gisait dans la crèche +Sur un bouleau de foin. +Point ne laissâmes de gaudir; +Je lui donnai une brebis +Au petit fils; +Une mauvis; +Lui donna Péronnette, +Margot lui a donné du lait. +Tout plein une écuellette +Couverte d'un volet. + +--La belle table! s'écria Gillot. + +Les deux chandelles mettaient des taches claires sur la nappe bise où +reposaient les couverts. Quelques gobelets d'étain accrochaient les +éclats rouges du foyer. Au milieu l'oie se prélassait, juteuse, dorée ou +rousse, tendant ses cuisses croustillantes sur un plat de faïence brune +à fond jaune. + +--Si nous allumions une troisième chandelle? demanda Jasmin. + +--Cela porte malheur! s'écria la mère Buguet. + +--Asseyons-nous, conclut Gillot. + +Il ajouta clignant de l'oeil: + +--C'est toujours avec un plaisir nouveau que l'on se met à table! + +Et se penchant vers son neveu: + +--Dommage que Martine manque à la fête! + +--Oui, dit Laïde Monneau, Mlle Bécot aime une table bien servie et les +couverts sur une nappe! Assise auprès de son galant, elle aurait fait +ses belles manières! Car il n'y a pas à dire, depuis qu'elle travaille +au château, ce n'est plus la même! + +--Elle est bien mieux, affirma résolument Tiennette, n'est-ce pas, +Jasmin? + +La Buguet avait fini de découper: + +--Qui veut le croupion? + +--Si cela ne fait envie à personne, insinua la tante Monneau, j'aime le +grassouillet! Mais ça ne m'empêchera pas de dire que Martine a plutôt +l'air d'une marquise que d'une future jardinière. + +--D'une marquise! + +On protesta. + +--Eh, oui, reprit Laïde. Il m'est revenu que Martine singeait les +manières de sa maîtresse. Et cela depuis que je lui fis visite! A ce +moment elle voulait quitter sa condition! Aujourd'hui elle minaude comme +Mme d'Étioles! Ah! la jeunesse! la jeunesse! + +--On peut trouver plus mauvais exemple, hasarda Tiennette. + +--Oui, s'exclama Laïde, mais quand on veut péter plus haut que son cul, +ma fille, on se fait un trou dans le dos! + +Tiennette pouffa de rire. + +--Pourtant, reprit Laïde Monneau en grignotant son croupion, imiter la +maîtresse est le moindre défaut des soubrettes! J'en ai connu quand +j'étais ravaudeuse à Paris! Les plus jolies se parent comme leur dame. +Elles se fourrent de la poudre et du fard à tire-larigot, qu'elles ont +des joues comme des roues de carrosse, et c'est des vrais canards pour +barboter dans l'eau de lavande. Elles recueillent les demises, et ces +donzelles, ma foi! falbalassent leurs jupes! J'en ai vu! J'en ai vu! Il +est vrai, ce n'est pas de ces graillons qui ne savent que faire le lit, +vider le pot, torcher les marmots! Ah! non! faut placer les mouches, et +les mouches ça se place plus difficilement sur un visage... + +--Que sur un..., interrompit espièglement Tiennette. + +La Buguet lui mit la main sur la bouche, et Laïde continua: + +--Qu'un emplâtre sur une jambe. Puis, faut savoir monter une blonde, +emplir un pot-pourri et, ma foi! jouer la comédie avec un financier! + +Laïde Monneau demanda un haut de cuisse, puis elle reprit: + +--Nonobstant on parle fort à Étioles des dernières robes de Martine et +de ses nouveaux souliers qui viennent de Paris. Ceux de la boutique de +Saint-Crépin de Corbeil ne valent donc plus rien! + +--Pour sûr qu'elle pourrait se contenter des souliers de Corbeil, dit la +mère Buguet. + +--On dit même qu'elle se farde. Mais ce n'est pas vrai, dans notre +famille! Moi je ne connais qu'un onguent, celui fait de bouse et de +toile d'araignées qui mûrit les abcès! Ah! Martine ne veut plus sentir +la vache! Nous devons la dégoûter! Dame! Elever des cochons ou soigner +le bidet d'une marquise, c'est point la même affaire! + +--Le bidet d'une marquise, c'est-il son cheval? demanda Tiennette. + +--A peu près, répondit Laïde d'un air pincé et important. + +Jasmin impatienté frappait avec sa cuiller sur la nappe. + +Un peu avant minuit les cloches sonnèrent. + +--C'est le moment d'aller à la messe, dit la tante Gillot en réveillant +son homme, qui avait fini par sommeiller auprès du feu. + +--Ah! fit le tanneur en se frottant les yeux, voici passés les plus doux +instants de Noël. + +--Païen! répliqua sa femme. Tu attireras sur nous le feu du ciel! Tiens! +Voilà qu'on sonne pour la deuxième fois. + +On sortit. Les petits sabots de Tiennette furent les premiers qui +laissèrent leur empreinte sur la neige. Derrière marchait la tante +Monneau: elle tenait une lanterne dont la lueur par cette blanche nuitée +paraissait rouge et brumeuse. + +Le clocher envoyait des notes argentines à travers le pays silencieux +que réveillaient seuls quelques sifflements de la bise dans le +marronnier d'Inde ou le murmure de la Seine, qui se gonflait. + +Cependant les portes s'ouvraient, lançant un rai de lumière, comme une +baguette d'or qui s'élargissait aux chemins couverts d'hermine. Des +groupes noirs sortaient des masures. Du côté de Boissette, le village +voisin, on entendit des voix: + +Oh! Oh! troupe gentille +L'astre nous a quittés: +C'est donc ici la ville +Où est la majesté. +Je crois que l'on appelle +Jérusalem la belle; +Demandons bien et beau +Où est ce roi nouveau! + +Tous les paroissiens songeaient à Jésus couché sur la paille, aux vieux +bergers, aux rois mages. Euphémin Gourbillon allumait, sur le grand +autel de l'église, dix chandelles autour d'un bambin en cire qui levait +les bras dans une crêche. Le petit orgue à travers la nuit se mit à +chanter comme un pauvre en fête. + +Ce fut Etiennette qui la veille des Roys vint pétrir la galette. Elle +n'épargna ni le beurre, ni les oeufs; après avoir aminci la pâte, qui +devint fine comme un linge sous le rouleau de buis, elle la replia +quatre fois sur elle-même et la laissa passer la nuit ainsi pour qu'elle +fût feuilletée et légère. + +Le lendemain dès l'aube elle acheva sa besogne. Elle fit de la pâte une +grande lune, qu'elle guillocha avec symétrie après y avoir introduit la +plus belle des fèves. + +Pendant ce temps Jasmin chauffait le four avec des fagots qui +pétillèrent comme un rire dans la grande bouche ouverte. La Buguet +voulut enfourner elle-même la galette, ainsi qu'une rouelle de veau. + +Etiennette mit quatre couverts sur la nappe bise, dont elle avait +respecté les plis. Jasmin apporta un bouquet d'ellébores. + +--L'heure avance, fit remarquer Tiennette, et la cuisine commence à +sentir bon! Martine ne tardera pas à venir. + +--Je vais au-devant d'elle! dit Buguet. + +--Ne baguenaude pas en route! + +Le jardinier n'avait pas fait cent pas qu'il aperçut une charrette +bâchée de vert-pomme. Il la reconnut pour celle de Nicole Sansonnet. +Elle arrivait cahin-caha. Buguet pressa le pas. Il vit que le bidet, +cinglé de coups de fouet, allait plus vite. + +Puis une petite tête toute rose, encapuchonnée dans une mante, sortit de +l'ombre verte. Une voix cria: + +--Bonjour, Jasmin! + +C'était Martine. Buguet s'approcha. + +--Monte, Jasmin, tu n'es pas de trop, dit la Sansonnet. + +--Non, non, merci! cria Martine en sautant légère dans les bras de son +galant, qu'elle baisa sur les deux joues: + +--J'aime me dégourdir les jambes! + +--Ah oui! répliqua Nicole. Il vaut mieux n'être que deux. + +Elle fit claquer son fouet et trotter sa bête. + +--Pouah! dit Martine en secouant sa cotte avec un air précieux que +Jasmin ne lui avait pas encore vu, ce n'était pas la peine de prendre un +rien de benjoin pour échouer dans la charrette d'une poissarde. Je suis +sûre que je pue l'anguille. Sens! + +Avec une mine agaçante elle posa sa tête sur l'épaule de Jasmin. +Celui-ci fut galant: + +--Tu sens meilleur qu'un parterre d'oeillets, et c'est double joie de te +voir et de te sentir. Laisse-moi encore respirer l'odeur de tes cheveux. + +Elle souleva un coin de sa capuce: + +--Tiens! + +Jasmin huma une bouffée. + +--Et tu n'en profites pas pour m'embrasser? Tu n'es guère plus aimable +envers moi que Monsieur d'Étioles vis-à-vis de sa femme. Il est vrai que +le marquis est laid! + +Elle regarda Jasmin et fit une révérence: + +--Si nous nous marions, nous serons assortis! Et comme tu n'es pas plus +mal tourné que tous les freluquets qui veulent me prendre le menton, tu +ne seras jamais cocu! + +--Allons, petite peste! + +--Courons, dit Martine, je suis sûre que Tiennette nous guette. + +--Elle est là. + +--Elle ne perd jamais l'occasion de se frotter aux amoureux! + +--C'est pour s'instruire. + +--Eh bien! je vois qu'elle pourrait plutôt t'en remontrer là-dessus, car +tu n'es guère dégourdi! + +--Que je t'attrape! + +Martine courut alors d'une volée jusqu'à la maison dont elle poussa la +porte. + +Elle tomba sur le dos de la Buguet. + +--Eh bien, petite, as-tu le diable à tes trousses? + +--Mère Buguet, c'est votre fils qui veut me chatouiller! + +Jasmin arrivait. Il rougit devant sa mère. Tiennette se tenait le +ventre. + +--Qu'il fait bon ici! dit Martine. + +Lentement, avec un geste de demoiselle emprunté dans les antichambres, +la jeune villageoise retira sa mante en prenant soin de ne pas +chiffonner son bonnet blanc. + +--Tiens, des roses de Noël! + +Elle prit une des fleurs du bouquet, tint du bout des doigts la tige +charnue, et avec de petites mines entendues admira les pétales nacrés et +livides. Puis redevenant rustaude elle mit la fleur dans sa bouche. + +--Prends garde! cria Jasmin, c'est du poison! + +--Mais non, ça guérit de la folie! + +--Te voilà bien savante! + +--Mme d'Étioles ordonna une infusion d'ellébore au duc de Gontaut qui +s'était déclaré fou d'amour pour elle et qui ne la quitte jamais! + +La soubrette ajouta: + +--Dame! Je n'ai pas plus mes oreilles dans ma poche que ma maîtresse n'a +les yeux dans la sienne! + +Tiennette posait sur la table le veau qui nageait en une sauce brune. On +s'assit. + +Martine parla des élégances de sa châtelaine. + +Mme d'Étioles était raffinée en tout: elle possédait des pots à fard +avec des roses et des violettes peintes parmi des ornements d'or et une +fontaine à parfums qui représentait un grand oeuf ayant à son sommet une +petite tulipe. + +--Tu puises à cette fontaine? dit la Buguet moqueuse. + +--Elle a un petit robinet d'argent. + +Martine s'exprimait avec de gracieuses inflexions de voix qui charmaient +Jasmin. + +--Et Mme d'Étioles se met beaucoup de rouge? demanda Tiennette. + +--Beaucoup. Elle n'a plus la fraîcheur d'une jeune fille. Elle a eu deux +enfants. + +Puis la soubrette parla du linge de sa maîtresse. Les lingères se +crevaient les yeux en ourlant à jour les jupons, les brodeuses ne +trouvaient plus d'aiguilles assez fines pour festonner les fichus de +mousseline. Mme d'Étioles portait des chemises qui passaient aisément +dans la bague de l'abbé de Bernis. + +--Un abbé se prêterait à ces amusettes? + +--Il paraît. + +--Mais, dit malignement Tiennette, des chemises pareilles ça ne doit pas +lui cacher l'honneur? + +--Ça le lui voile seulement. + +--Assez là-dessus, mes enfants, interrompit la Buguet. M'est avis que +quand on ne cache plus rien, c'est qu'on n'a plus rien à perdre. Entre +nous je ne donnerais pas lourd de sa vertu, à ta belle maîtresse! + +--Ma mère, supplia Jasmin. + +--Le Roi ne pense pas ainsi, s'écria Martine, et je crois qu'il +baillerait bien sa bonne terre de Brie pour acheter tout ce qui lui en +reste! + +Les yeux de Tiennette brillaient: + +--Martine, quand j'aurai l'âge tu me feras entrer chez Mme d'Étioles? +J'en ai assez de ramer des pois! + +--C'est cela, bougonna la Buguet. Petite ambitieuse! + +Tiennette tint bon: + +--Peut-on pas rester aussi honnête au service des grands qu'à la queue +des vaches! Regardez la fille de Règneauciel! La v'là enceinte! Et il +paraît que ça lui est arrivé en plein champ, quand elle fanait le foin! +Tandis que toi, Martine, es-tu pas une honnête fille? + +La mère Buguet disparut. Elle rentra, portant la galette dorée à l'oeuf +qui brillait comme un écu sortant de la fonderie: + +--Allons, Tiennette, fourre-toi sous la table et dis à qui la première +part! + +Tiennette se baissa, mit un pan de la nappe sur sa tête et susurra selon +la coutume: + +--Tibi, domine! + +--Pour qui? demanda la Buguet. + +--Pour Martine! + +Le jeu recommença jusqu'à ce que chacun eût sa part de gâteau. + +--Nous voilà tous servis, dit la Buguet. + +Après avoir scruté du regard chaque feuillet sans rien découvrir, les +convives mordirent dans la galette. Martine poussa un petit cri joyeux: +elle était reine! + +Majestueusement, avec un geste à la d'Étioles, elle laissa tomber la +fève dans le verre de Jasmin. + +Alors, changeant sa voix, elle lui dit avec une oeillade: + +--Sire! Soyez le plus heureux des rois! + +Elle se pencha, attendit un baiser. + +Jasmin crut voir s'incliner vers lui comme un reflet de Mme d'Étioles. +Cela avait été, un peu, la même voix, c'était le même geste, peut-être +le même regard. Il trembla et donna à Martine un baiser si étrangement +ému qu'il confirma tous les soupçons de la soubrette et que, tout en la +forçant à frémir de joie, il lui fit mal au fond du coeur. + +La Buguet versa du vin dans tous les verres. Jasmin but le premier. Les +femmes crièrent par trois fois: + +--Le roi boit! + +Alors l'amoureux se leva et de toutes ses forces embrassa la reine. +Cette fois elle rayonna de bonheur. + +--Le roi m'offrira-t-il la main pour le tour du jardin? demanda Martine +continuant la comédie. + +Jasmin la prit par la taille, qu'elle avait menue (elle se serrait +davantage!) et la baisa à la volée (car elle faisait maintenant mine de +se défendre!) sur les cheveux, dans le cou et sur l'oreille qu'elle +avait petite et rouge comme une crête de poulette. + +--Si tu continues à singer la marquise, le roi ira vite en besogne et +nous serons bientôt à la noce, glissa à Martine la malicieuse +Etiennette. + +La journée finissait, superbe. Il était cinq heures quand on alluma les +chandelles. Martine déclara que les jours augmentaient. + +La mère Buguet dit: + +--Aux rois on s'en aperçoit. + + + + +V + + +En avril Buguet reçut de Martine la lettre que voici: + +Mon cher Jasmin, + +J'ai bien pensé à toi depuis l'Epiphanie où je fus reine de la fève et +te pris pour roi--par devant ta bonne mère. Mais en moins de deux mois +il est arrivé des aventures! + +On doit savoir à Boissise-la-Bertrand que le 25 février le Roi a donné +un grand bal en son palais de Versailles. Ce qu'on ne sait point, c'est +que ma maîtresse y était, et moi aussi. Garde ça pour toi, c'est un +secret. Mais j'en ai trop lourd sur la langue, il faut que je bavarde. + +Ma maîtresse était déguisée en domino blanc de la plus belle soie, avec +des ruches et des noeuds flottants couleur de rose. Son masque était +blanc aussi. Il vient de Venise. Dans cet accoutrement sa mère elle-même +n'aurait pu la reconnaître. Moi, j'étais en un domino de taffetas noir +dont le bruit m'assourdissait au moindre mouvement. Avec ça mon masque +me chauffait les joues. + +Il était plus de minuit quand nous sommes arrivées à Versailles en +carrosse. Dès qu'on fut en vue du château qui était éclairé tout en haut +de l'avenue, les chevaux n'avancèrent plus qu'au pas. Je me consolais de +cette lenteur en regardant les cent mille lanternes. Madame piétinait +d'impatience. Enfin on arriva tout de même, et après avoir été serrées +dans l'escalier à ne pas pouvoir avancer d'un pas, nous avons bien +failli entrer sur le nez dans la première salle, poussées au derrière +par la foule qui venait de rompre les barrières. Madame a eu si +grand'peur qu'elle a crié et moi je tremblais encore en arrivant dans la +galerie des Glaces. Nous avions traversé bien d'autres chambres avant +d'y arriver, qui me parurent les plus belles du monde avec leurs +plafonds comme des paradis et la foule des danseurs et des danseuses qui +s'y trémoussaient et le son de la musique. Il y avait des Chinois avec +des chapeaux à sonnettes et des Turcs avec des têtes plus grosses que +des citrouilles. Des bergères avaient de si petits chapeaux qu'ils ne +leur coiffaient qu'une oreille. Mais dans la galerie des Glaces c'était +encore plus magnifique. Nous sommes arrivées juste à temps pour voir la +Reine faire son entrée en s'appuyant sur l'épaule du Dauphin déguisé en +jardinier, ce qui m'a fait penser à toi. Il donnait la main à l'Infante +qui était en bouquetière. Après venaient les princes, les duchesses tous +pimpants sous la lumière des dix-huit lustres qui pendaient du plafond. +Dix-huit lustres sais-tu combien ça fait de chandelles? Je m'étais mise +à les compter pour te le dire, tout en me rafraîchissant la joue à une +colonne de marbre, mais comme ça se reflétait vingt fois dans les +glaces, ça m'embrouillait dans mes comptes. + +Je rejoignis Mme d'Étioles que j'avais perdue. Elle était tout au bout +de la salle sous les feux d'une girandole qui ressemblait à une cascade +de lumière. Il y avait non loin d'elle des seigneurs déguisés en ifs +taillés comme ceux qui se trouvent dans le jardin du marquis d'Orangis. +Cela t'aurait amusé de voir des hommes changés en arbres. Leurs yeux +brillaient sous les feuilles autant que les vers luisants dans tes +romarins. Beaucoup de dames les entouraient, paradaient devant eux en +oeillardant à leur enseigne. Mme d'Étioles n'en regardait qu'un seul. Il +s'en aperçut et s'approcha d'elle. Alors ma maîtresse en profita pour +l'intriguer tout à son aise. L'arbre lui faisait des compliments sur son +esprit. Le fait est que pour bien dire elle n'a pas d'égale. Celui qui +lui a coupé le filet n'a pas volé ses cinq sous. Ah! si tu avais pu +comme moi lui entendre dire: «Est-ce sous votre ombre que se cache mon +bien-aimé?» Et elle ôta son masque, juste le temps de montrer qu'elle +était jolie à ravir, comme on le murmurait autour d'elle, et elle s'en +fut se perdre dans la foule en laissant tomber son mouchoir. L'if le fit +ramasser et le rejeta à Mme d'Étioles, elle le rattrapa au vol et +plusieurs seigneurs crièrent: le mouchoir est jeté! le mouchoir est +jeté! Ah! Mme d'Étioles était jolie en cet instant! Ses yeux brillaient +comme jamais et son pied, qu'elle montrait sous le domino, était plus +petit que la langue de ton chien. Il paraît que c'est un grand honneur +quand le Roi jette le mouchoir et l'if n'était autre que le Roi. La +preuve en est que depuis nous le revîmes au bal de l'hôtel de ville le +dimanche gras. Il était en domino de satin noir et ma maîtresse aussi. +Ils se sont parlé, mais la foule m'ayant séparé de Mme d'Étioles je +n'ai pu la rejoindre que plus tard et juste à point pour réparer les +anicroches de sa toilette et de sa coiffure. Heureusement que par haute +protection on nous fit entrer dans un cabinet. Il était temps. Ma +maîtresse a failli se trouver mal tant la foule l'avait serrée. Moi je +mourais de faim! Ce n'était plus le bal de Versailles où on voyait des +sociétés installées à manger dans des coins comme sur l'herbe. A l'hôtel +de ville ceux qui approchaient du buffet gardaient tout pour eux. +C'étaient des gens du commun, cela se voyait à leur gloutonnerie. Même +qu'un abbé à qui je demandais un biscuit m'a répondu: fais un péché pour +l'avoir, embrasse-moi sur la bouche! J'ai eu grand'honte et je cours +encore. Après le bal on m'a plantée là. Heureusement que je ne suis pas +empruntée. Ma maîtresse était montée dans un fiacre avec le domino noir +et un autre masque. Depuis nous voyageons beaucoup de Paris à +Versailles. Ma maîtresse fut à la Comédie Italienne où il y avait la +Reine, le Roi et les plus puissants personnages. Tu vois qu'elle est +dans les honneurs et tout cela pour un mouchoir. Après nous sommes +restées plusieurs jours au château de Versailles. C'est un palais cent +fois plus beau que le Louvre et entouré de jardins qui te feraient +tourner la tête. Ma maîtresse changeait d'habits à toute heure. Tantôt +elle était en satin bleu, tantôt en satin blanc, puis en rose. Elle +avait emmené un coiffeur de Paris. Il fallait voir voler la poudre! On +ne ménageait ni les parfums ni les onguents. La chambre fleurait comme +une cassolette. C'est nécessaire à la Cour. Un jour le Roi a invité Mme +d'Étioles à souper avec une duchesse, un prince et un ministre. + +Tu penses si je suis fière d'être savante pour te raconter tout cela. +C'est pourtant grâce à ton oncle qui m'a montré à écrire. Cela me coûte +six liards de papier, mais je ne les regrette point puisque j'ai la +chance de te faire porter ce cahier d'écrit par le valet du marquis +d'Orangis qui est venu me voir. + +Garde bien pour toi tout ce que je te dis et toutes les tendresses de ta +petite reine Martine. + +Jasmin relut vingt fois cette lettre. Naïf il ne perçut pas d'emblée le +rôle que Mme d'Étioles jouait dans l'intrigue. D'ailleurs pour la plus +grande partie des gens, tout ce qui se passait dans l'orbe du Roi était +sacré. L'amour du monarque, même aux yeux des bourgeois riches, était +comme un don de fée, un bonheur suprême. Jasmin entrevit Mme d'Étioles +dans la gloire d'un des soleils d'or de Fontainebleau, qui lui avaient +paru, sur des portes, des horloges, des carrosses, l'emblème de la +souveraineté. Sa déesse lui parut plus belle. + +Une nouvelle lettre de Martine arriva quelques jours plus tard. Assez +courte elle annonçait que le roi partait pour la Flandre et que, pendant +qu'on préparerait à Versailles l'ancien appartement de la duchesse de +Châteauroux pour Mme d'Étioles, celle-ci se retirerait sans faste en +son château des bords de la Seine. Martine invitait Jasmin à venir l'y +voir et à apporter des fleurs pour sa maîtresse dès les premiers jours +de mai. + + + + +VI + + +Jasmin, après avoir dépassé Corbeil, arriva au faîte du chemin qui +descend vers Étioles. Le village en ce joli mai s'étageait dans un vaste +entonnoir de verdure; de la neige pourprée des pommiers tardifs +émergeaient les toits cabossés des chaumières et le clocher, qui prenait +un ton de vieil ivoire. Des commères, jupes retroussées, apportaient de +la navette aux tarins des cages sous les gouttières, ou posaient les +rouets à leur seuil pour filer au bon air. + +Buguet était parti très tôt avec sa carriole pleine de fleurs alignées +dans des bourriches et des pots; son attelage battait neuf comme le +soleil printanier qui faisait briller les essieux. La voiture peinte en +vert sortait pour la première fois et le cheval blanc trottinait +gaiement. + +Ce n'était point sans peine que le garçon se trouvait maître de cet +attelage! Sa mère ne voulait pas d'un achat aussi considérable. Pour la +première fois une querelle avait éclaté dans la demeure du jardinier. + +--Ah! s'écria la Buguet, retiens ce que je dis: ce sera le commencement +de tes malheurs. Que tu épouses Martine et en fasses une bonne ménagère, +soit! Mais acheter une voiture pour l'aller voir, elle et sa damnée +maîtresse, qui vous ensorcelle tous les deux, et lui porter tes plus +belles fleurs, c'est une folie que Dieu te fera payer cher! + +--Je suis maître des écus que je gagne, ma mère, répondit Jasmin, la +gorge serrée, et libre de les dépenser comme il me plaît. Foin des +avares qui entassent pièce sur pièce! Je suis jeune et veux vivre et +voir du pays comme cela convient à mon goût. Ce n'est point à mon père +que tu eusses osé reprocher une seule de ses fantaisies! + +--Il était toqué comme toi! + +Le fils tint bon. Il acheta une voiture chez un carrossier réputé de +Melun, à l'enseigne du _Panneau d'or_. + + +A l'entrée d'Étioles, Jasmin aperçut les toitures du château, au-dessus +des taillis du parc où les hêtres et les ormes éveillaient un +crépitement de flammes vertes. Il tressauta. Les sentiments qui se +bousculaient depuis plusieurs mois dans son coeur s'agitèrent, ainsi que +les rameaux quand le zéphir souffle. Il songea que sa promise, derrière +ces futaies, chaque matin écartait les courtines soyeuses du lit de la +maîtresse. Souvent le premier regard de la châtelaine s'adressait à +l'humble servante, qui en gardait le reflet dans ses yeux clairs. +C'était Martine, qui, un genou sur le sol, tirait sur la jambe de la +grande dame le fin bas; elle nouait la jarretière et tendait la +douillette mule de satin. Puis Mme d'Étioles se dressait toute blanche +et rose, couverte de guipures. + +Jasmin descendit dans le village. Les arbres balançant leurs ombres au +milieu du chemin posaient sur les épaules du jardinier des dentelles de +lumière. Il longea le mur du parc, arriva à la porte cochère, où il +heurta avec le lourd marteau de fer. Le cadran bleu de la petite ferme +qui se trouvait vis-à-vis de l'entrée marquait onze heures. + +Un jeune domestique ouvrit. + +--J'ai nom Buguet, dit Jasmin, et j'apporte des fleurs à Mme d'Étioles. +Mandez cela à Martine Bécot. + +Le garçon disparut et revint avec la chambrière. Elle embrassa Jasmin +aux deux joues, puis s'extasia sur la carriole et le cheval. Elle +pirouetta gaiement et partit en criant: + +--Ne déballe pas! Je vais prévenir Madame! Je veux qu'elle voie comme +c'est joli! + +Jasmin se sentit un frisson à l'échine. Du coup ses fleurs lui parurent +ternes. Volontiers il eût fait flamber les rouges de ses tulipes d'une +mesure de sang tirée de ses veines; il eût sacrifié ses écus pour que +les jaunes devinssent d'un or pur, il eût donné son âme afin de rendre +plus candides les blancs des jacinthes. + +Martine réapparut. + +--Viens! + +Prenant le cheval par la bride, elle le fit avancer. + +Ils pénétrèrent dans l'enceinte. Jasmin vit le château à gauche. Des +deux côtés d'un corps de logis à fronton triangulaire s'alignaient +quatre fenêtres au rez-de-chaussée et quatre à l'étage: elles trouaient +symétriquement les murs blancs sous un grand toit de tuiles rousses. +Deux ailes partaient à angle droit, de chaque extrémité de cette large +façade, dont elles conservaient la hauteur, montrant aussi deux rangs de +quatre fenêtres: elles se terminaient par des tourelles rondes +surmontées de poivrières en ardoises bleues. + +Ces bâtiments entouraient une grande cour devant laquelle se +développaient deux pelouses; une longue grille en fer, allant d'une +muraille à l'autre, fermait le tout avec une porte de ferronnerie +portant un blason doré. + +Martine ouvrit cette porte et conduisit la carriole devant le perron. + +Mme d'Étioles apparut dans un déshabillé de linon blanc tout +fanfreluche de dentelles et noué de rubans vert tendre; elle ressemblait +à un bouquet de muguets. Elle sourit sous la poudre de sa coiffure: + +--Les jolies fleurs! Elles viennent à point pour qu'on ne pille pas mes +plates-bandes. Jasmin, mon ami, vous arrivez toujours à propos! + +Le jardinier baissa la tête. Il faillit se jeter aux pieds de Mme +d'Étioles. + +--Savez-vous garnir les corbeilles? demanda-t-elle. + +--C'est mon métier, Madame! + +--Apportez vos fleurs par ici et mettez-vous à l'ouvrage! Aide-le, +Martine! + +Les jeunes gens aussitôt enlevèrent les jolis fardeaux où les corolles +multicolores se mêlaient aux calices satinés, aux thyrses rigides ou +légers et se reflétaient sur leurs visages; ils les déposèrent dans le +grand vestibule où pendait une lanterne soutenue par des amours rieurs +qui émergeaient d'ornements d'argent. + +Jasmin n'osait lever les yeux. Il sentait la marquise près de lui comme +on devine le voisinage d'un buisson d'aubépines. + +Quand la charrette fut vide, Buguet la conduisit sous un abri, en dehors +de l'enclos et il donna lui-même le picotin à «Blanchon». Puis il +retourna auprès des corbeilles. Martine les avait disposées sur la table +d'un grand salon. Cette pièce, peinte en blanc avec de fines moulures +d'or, était ornée de tableaux où Jasmin entrevit des fêtes sous les +arbres roux, des joueurs de mandoline aux pieds de dames, des +mascarades en loups noirs gagnant des nacelles. + +Lorsque Mme d'Étioles, qui était sortie, réapparut, elle fit à Buguet +l'effet d'un personnage de ces représentations galantes. Elle portait +une coupe en céladon à monstres verts. + +--Garnissez-la de muguets! + +Elle déposa l'objet précieux et partit. + +Jasmin aussitôt remplit à demi le vase d'une mousse cueillie le matin +dans les bois de Saint-Port. Puis, tremblant autant que ses muguets, il +les disposa avec grâce. + +Alors il se recula: + +--Crois-tu, Martine, que ce bouquet plaise à ta maîtresse? + +--Je vais le lui porter. + +Jasmin hésitait. + +--Attends! + +Il saisit une branche de lierre et la fit serpenter parmi les clochettes +blanches. + +--C'est plus joli! + +Lorsque Martine revint: + +--Réjouis-toi, dit-elle. C'est la première fois que cette coupe est +garnie au goût de Madame. Elle aurait plaisir à ce que le Roi pût la +voir dans toute sa fraîcheur! + +--Le Roi, murmura Jasmin. + +--Oui, le Roi, déclara Martine. Mais il ne la verra pas. Il fait +bombarder des villes. Il est en Flandre. Il écrit souvent à Mme +d'Étioles des lettres cachetées qui portent pour devise: _discret et +fidèle_. + +--Discret et fidèle! + +--Tu ne comprends donc pas que Mme d'Étioles est devenue la bonne amie +du Roi? + +Jasmin lâcha une tulipe dont il tenait délicatement la tige. + +--Tu dois en être fière, Martine? + +--Oh! oui. Et puis mon bourcicot s'arrondit. Annonce-le à marraine pour +la dérider. + +Elle continua: + +--Madame répond aux lettres et s'enferme des heures entières dans son +boudoir. + +--Elle est seule? + +--Avec l'abbé de Bernis, un poète, déclara Martine en souriant. +Aujourd'hui nous avons aussi M. de Gontaut. + +--Ah!... Et M. d'Étioles? + +Martine éclata de rire. + +--On l'a exilé! Il fait, en Provence, la tournée des fermiers généraux. +C'est une figure qui est mieux, vue de loin. Tiens, regarde! + +La camériste prit derrière le clavecin un portrait à l'huile encadré +d'or; Jasmin y vit un seigneur maigre, à la face jaune et prématurément +ridée sous sa perruque. Il portait un jabot de dentelle qui retombait +sur son gilet de satin abricot, un habit «gorge de pigeon» et une +culotte de panne verte. + +--Qu'il est laid! fit Jasmin. + +Martine remisa l'effigie en riant. + +--Le Roi est un bel homme, dit-elle. Et il aime Mme d'Étioles à la +folie. Il la comble de cadeaux. Nous avons des cages chinoises remplies +d'oiseaux et dont les barreaux sont en or. Elles se trouvent près de tes +fleurs et ton présent se mêle à ceux du Roi. + +Ces paroles, ranimant en Jasmin de secrètes fiertés, excitèrent sa joie +de glisser des fleurs parmi les porcelaines. Il fourra des jonquilles en +des vases d'un bleu céleste disposé autour d'un magot: elles nimbèrent +la statuette accroupie d'un éclat de soleil. Des pots blancs portés sur +des éléphants reçurent des bassinets d'or. + +Martine aidait Jasmin. Sa robe aux tons de bigarreaux jetait des reflets +au clavecin, à l'écran laqué, aux petites tables vernies en aventurine. +La soubrette se mirait dans les glaces des trumeaux: elle y souriait, et +ressentait un vif plaisir à frôler les mains de Buguet quand elle lui +prenait des fleurs. Elle mit des lilas dans un long cornet de cristal. + +Mme d'Étioles revint. Elle s'amusa du contraste que son arrivée +produisit chez les jeunes gens. Martine rayonnait. Jasmin n'osait lever +les yeux: peut-être craignait-il que la grande dame n'y pût voir passer +sa propre image. + +--Buguet, vous êtes un parfait jardinier, dit-elle. Vous méritez mieux +que de travailler pour les petites gens de Melun. Je songerai à vous. En +attendant faites pour moi, si vous le pouvez, éclore les roses en avril! + +Mme d'Étioles rit d'un rire perlé qui s'égrena dans le coeur de Jasmin. +Elle recommanda à Martine: + +--Que le fleuriste soit bien traité! + +Martine conduisit Buguet aux cuisines. Le chef, en débrochant des +poulets de grain, veillait à ce qu'un plumeur d'oie ne gâtât la parure +d'un paon qui gisait sur le tablier du rustre, les pattes raidies, +l'aigrette penchée, affalé dans son royal manteau où brillaient mille +yeux d'orgueil que n'avait pu ternir la mort. + +--C'est dommage, dit Jasmin, de tuer si bel oiseau. + +--Le dommage est qu'il sera dur, répondit le cuisinier; grâce au +printemps précoce de cette année le paon s'est déjà accouplé. Ça rend la +chair coriace. + +L'heure du repas des valets sonna. Martine installa Jasmin près d'elle à +table. Les laquais, les marmitons s'assirent. Parmi ces derniers se +trouvait, vis-à-vis de Martine, un grand maigre, aux yeux vagues et +gris, qui tenait les paupières baissées et fit un grand signe de croix. +Il avait une figure rase et pâle de vicaire pauvre; derrière son bonnet +blanc de cuisinier, ses cheveux noirs et lustrés poussaient en forme de +queue de canard. + +--Un amoureux, dit Martine en le désignant à Jasmin. Il est +encoqueluché de moi. + +Le bonhomme protesta doucement en joignant les mains comme pour la +prière. + +--Jarnigoi! Défroqué du diable, pas de grimace! s'écria le chef en +riant. + +--Défroqué? interrogea Jasmin. + +--Oui, dit Martine, Agathon Piedfin, que voilà, porta la tonsure et +prépara la cuisine chez les Prémontrés. Aujourd'hui il est le galant +marmiton. Il m'a cueilli ce bouquet. + +Devant l'assiette de Martine plongeaient dans un verre des pensées, des +jonquilles, des marguerites tressées en une sorte de palme telle qu'on +en voit sur les reposoirs. + +--C'est d'un très joli arrangement, dit Buguet. + +--Oh! fit Agathon avec la moue d'un confesseur indulgent. + +--Et vous m'avez l'air d'un rival fort dangereux, continua le jardinier. + +--Je n'ai qu'un amour, déclara onctueusement Agathon Piedfin, c'est +celui de la très Sainte Vierge Marie. + +--En ce cas, lui jeta le chef, pourquoi as-tu remis l'autre jour à +Martine un bouquet avec le billet où tu avais griffonné des vers? Et des +vers composés par le roi lui-même pour Mme d'Étioles et que tu copias +en tripotant des papiers qui ne te regardaient point! Car ce n'est pas +dans le catéchisme du diocèse que tu les as trouvés! + +Agathon baissa vers son assiette son nez pointu. + +--Quel est ce poème? demanda Jasmin. + +Martine imitant l'accent de Mme d'Étioles récita: + +Non, rien n'est si beau que Zémire. +Ainsi que mon amour, mon bonheur est parfait; +Dans tous les yeux j'ai le plaisir de lire +Que chacun applaudit au beau choix que j'ai fait. + +Ce méchant quatrain commis par Louis XV fut couronné dans la cuisine +d'un murmure flatteur. Le chef but à la chambrière de Zémire, à son +amant et au marmiton qui soupirait. Agathon leva son verre d'une main +tremblante. + +Après le repas Martine fit signe à Jasmin de la suivre. + +--Madame est à table avec le duc de Gontaut, l'abbé de Bernis, M. +Jeliotte, son maître de chant, et M. Guibaudet, son maître de danse, +dit-elle. + +Elle conduisit Jasmin au cabinet de toilette de sa maîtresse. Des +miroirs étaient pendus dans tous les coins. Sur la table se trouvaient +un coffret-flaconnier en galuchat, un tampon à fard, un pilon à +parfums, le soufflet à poudre, qui avait l'air d'une grande chenille +rouge dans une boîte en carton, un couteau à gratter. + +--Que d'objets! dit Jasmin. + +Les vases, les porcelaines, les pots avaient des teintes d'oeufs de +rossignol et de canard. Des rubans jetés faisaient songer à des +auricules. Près de la porte pendait une poupée vêtue en religieuse avec +trois mouches sur sa joue trop fardée. + +--C'est à Mlle Alexandrine, la fille de Mme d'Étioles, dit Martine. + +A côté du cabinet s'ouvrait la garde-robes. Des vêtements étaient +suspendus à des patères, s'alignaient dans une armoire, reposaient sur +les porte-manteaux. Leur aspect était à la fois riche et printanier: +couleurs fortunées de fraises, de pourpres orangés, de lilas ivoirins, +de verts d'eau, avec des broderies, des lamés, des dentelles. Certaines +robes s'étalaient comme des trophées, tous plis éployés. L'une d'elles +fit tressauter Jasmin. + +--C'est la robe que Mme d'Étioles portait dans la forêt de Sénart, +s'écria-t-il étourdiment. + +--Oui da! fit Martine piquée et rougissante. Tu as bonne mémoire. Mais +ne tremble pas. Personne ne viendra nous surprendre. + +Le jardinier vit sur l'étoffe de très légères traces en forme de larmes. + + +--L'eau dont je l'ai aspergée pour la ranimer, se dit-il. + +Il caressa doucement la robe. + +--Martine, il faut être bien belle pour porter ces atours? + +--Nenni, ces affiquets enjolivent même les laides! + +Martine ajouta avec une pointe de jalousie: + +--Si tu voyais Mme d'Étioles à son réveil! Elle a les yeux plus fripés +que fripons!... Ah! Si je m'avisais un jour d'être marquise! + +Elle lança à Buguet le regard que Mme d'Étioles avait jeté à Louis XV en +ôtant son masque au bal. Il tressaillit. + +--Tiens! Retourne-toi et reste coi, dit-elle. + +Docile Buguet regarda par la fenêtre les pelouses désertes. + +--Vois! s'écria tout à coup la soubrette. + +Rapide comme une baladine qui change de costume dans une farce, Martine +avait mis la robe de Mme d'Étioles. Elle s'approcha de Jasmin, passa ses +bras autour de son cou et lui lançant un de ces regards qu'il n'avait +revus qu'en rêve: + +--Mon amant, soupira-t-elle, mon coeur languissait. Je me mourrais +d'ennui loin de toi. + +Ah! le son de cette voix, et les fraîches blancheurs d'une poitrine +jeune, d'un col renversé où gazouillait le désir, et le frôlement de +fines malines sentant la bergamote! Une folie monta au coeur du +jardinier. Il prit Martine à la taille, se laissa glisser à ses pieds et +lui déclara son amour avec des lèvres tremblantes, avec des larmes dans +les yeux, avec des mots candides et tendres que n'avait jamais entendus +son amie accoutumée aux galanteries de la valetaille et aux badinages +des nobles libertins. + +Buguet couvrait de baisers les bras de Martine. Il se releva, posa ses +lèvres sur sa gorge, caressa ses cheveux. + +--Si j'étais poudrée aussi, murmura la camériste. + +--Tes cheveux bruns ont la couleur du sillon, le soir quand je laisse +la bêche pour regarder le ciel au-dessus d'Étioles! + +Il pressa la camériste sur sa poitrine. + +--Va-t'en, Jasmin! Tu me troubles. + +--Non, Martine, je t'adore! + +--Jasmin! L'heure passe. On pourrait venir! Que fais-tu! + +Elle se rejeta en arrière: + +--Pars! On vient! + +Buguet lâcha les mains qu'il avait saisies; il ramassa son tricorne et +gagna l'escalier en chancelant. + +A la demande d'un jardinier, l'après-midi il s'occupa des parterres. Il +dégagea un groseillier sanguin des branches d'un arbuste tardif qui en +dissimulait les grappes fleuries. Grâce à lui un buisson broussailleux +montra une floraison printanière que masquaient les ramées de lilas et +de roseaux. + +De temps en temps Martine arrivait en coup de vent, rouge et peut-être +honteuse de la scène du cabinet. Quand Jasmin était seul elle +l'embrassait furtivement sur les deux joues. + +Une fois ils virent Agathon Piedfin qui prenait l'air. Son grand tablier +lui tombait sur les pieds ainsi qu'une soutane. Il appela un pigeon qui +vint se poser sur son épaule et prendre de la salive dans sa bouche. + +--Il a apprivoisé cet oiseau, dit Martine. Ça lui rappelle sans doute +le Saint-Esprit. + +--Oh! Martine, répliqua Jasmin, embrasse-moi de cette façon! + +Ils unirent leurs lèvres. + +Le soir venu, Martine fit souper son ami. On avait allumé les chandelles +dans la cuisine. Pour amuser ses compagnons, Piedfin caressait son +pigeon sous la queue et l'obligeait ainsi à tourner sur lui même en +roucoulant. + +Comme la nuit était tombée: + +--Pars, il est temps! dit Martine à Jasmin. + +Ils s'embrassèrent une dernière fois. + +En traversant le parc Buguet entendit des sons de violon et de basse. A +la clarté de la lune et de quelques lanternes suspendues à des arbres, +Mme d'Étioles dansait le menuet sur un tapis carré de gazon tondu à +l'anglaise. Elle avait mis la robe rose et attentive regardait le bout +de ses pieds sur l'herbe. Un maître battait la mesure, une pochette +d'une main, un archet de l'autre. Deux musiciens jouaient dans l'ombre +sous les branches; un abbé et un seigneur regardaient la danseuse. + +Elle était d'une grâce sans pareille. La lune avait l'air d'inonder +d'argent une gerbe de roses. Le visage de Mme d'Étioles souriait dans un +reflet furtif de lumière. Les cheveux poudrés brillaient comme un casque +doux. Au moment où Jasmin la vit, Mme d'Étioles leva ses bras dans la +lueur nocturne. + +--Reprenez, dit M. Guibaudet, le maître de danse. + +Quand Jasmin fut dans sa carriole, sur la route qui, par Tigery, Nandy +et Saint-Port, mène à Boissise-la-Bertrand, il se prit à chanter sous +l'ombre bleue des hauts arbres. Martine et Mme d'Étioles passaient +devant ses yeux, dans la robe rose, l'une avec sa jeunesse verte, +l'autre entourée de son aristocratique mystère. Elles se mariaient, se +mêlaient dans sa songerie. Leurs regards se rapprochaient en un rayon, +leurs sourires finissaient par se fondre, leurs bras, leurs gorges, +avaient la même blancheur, leurs tailles apparaissaient semblables, +souples et déliées, sous la pression amoureuse de Jasmin ou dans la +grâce du menuet. + + + + +VII + + +Pendant l'été Buguet reçut plusieurs lettres de Martine. Elle lui +annonça d'abord que Mme d'Étioles avait le titre de marquise de +Pompadour. Puis elle fit part du retour du Roi et d'un voyage de la +Marquise à Paris. Enfin elle rendit compte, le 14 septembre, de +l'arrivée de sa maîtresse à Versailles. «_Il y avait_, écrivait-elle, +_foule dans l'antichambre du Roi; Madame devait être présentée à la +Reine, au Dauphin. Elle prit plusieurs médicaments pour se donner du +courage_.» A la fin de septembre, Martine écrivit à Jasmin que le Roi et +la Marquise allaient à Fontainebleau et elle pria le jardinier de s'y +rendre. + +Buguet attela Blanchon à sa carriole et partit au matin. Les feuilles +roussissaient à peine. La Seine prolongeait le sourire de l'aurore; sur +les coteaux pétillait un jour argenté. + +Jasmin suivit le fleuve jusqu'à Melun, traversa la ville qui +s'éveillait, joliette, posant entre deux bras d'onde une petite île de +verdure et de pignons reliée par un pont à trois arches au quartier de +Saint-Aspais: au-dessus des toits de ce dernier filait plus haut que les +alouettes l'aiguille aiguë d'un svelte clocher. Puis Jasmin prit à +travers bois la route large et ombragée qui montait lentement à la Table +du Roi, une table de pierre, construite l'an 1723 au milieu d'un vaste +carrefour et destinée à recevoir le gibier des traques. + +Et voici la forêt! Les allées s'ouvrent silencieuses; les grands arbres, +qui paraissent, même en plein soleil, conserver un peu de nuit dans +leurs branches, tant ils sont anciens, épandent une ombre calme aux +futaies. Çà et là sous les ramures, quelques rochers couverts de mousse +affectent des formes de monstres lépreux. La solennité de ce décor +sauvage et taciturne met du froid à l'échine de Jasmin. Il fouette +Blanchon: le grelot le rassure dans la forêt profonde et vieille comme +la mer. Tout à coup, passé la Table du Grand-Maître, qui ressemble un +peu à celle du Roi, un bruit étrange retentit, une mêlée de hurlements, +de cris, d'abois. Un cerf apparaît sous les arbres. A la vue de Jasmin +il s'arrête, redresse ses bois, fixe sur le jardinier de grands yeux +bruns qui pleurent. Puis il baisse la tête, se remet en marche, traverse +le chemin d'une allure lasse et triste; son pelage roux se glisse +derrière une roche. + +Aussitôt surgit la meute: les chiens cherchent la trace de la bête au +pied des bouleaux, parmi la fougère. Ils jappent et traînent leurs +oreilles basses dans les feuilles mortes et les taches de soleil, tandis +qu'au fond de la route, à la clairière de Bellecroix, des piqueurs +galopent en habit rouge. Jasmin reconnaît la livrée du Roi. + +Pour ne pas être pris dans une chevauchée, il gagne la croix du +Grand-Veneur et par la Route Royale qui vient de Paris et que +distinguent des bornes marquées de fleurs de lys, il descend vers +Fontainebleau. La voie sylvestre découvre une vaste part du ciel et se +borde de façades de verdures, avec les dômes puissants des chênes; les +chemins de traverse apportent le tintamarre des chasseurs et laissent +voir, à quelque orée lointaine, le passage de chevaux blancs et d'hommes +chamarrés. + +Bientôt voici les maisons de Fontainebleau. Buguet va remiser sa +carriole à l'auberge de l'_Ane-Vert_. Puis il se dirige vers le château, +comme l'a recommandé Martine; il arrive devant la façade et entre dans +la cour du _Cheval-Blanc_. Par cette joyeuse matinée le soleil +enflammait les briques et les ardoises des architectures seigneuriales. +Les toits des pavillons brillaient sous un ciel de turquoise où +couraient quelques légers nuages. Un coin de l'immense cour était dans +l'ombre: si quelque valet en sortait, il brillait comme une fleur qu'on +expose à l'air. L'un d'eux se précipita vers Jasmin en levant les bras. +Costumé en jaune et vert,--la livrée de Mme de Pompadour--il s'écria: + +--Buguet! Buguet! Par quelle grâce de Dieu vous trouvez-vous ici? + +C'était Agathon Piedfin. Il avait mis un peu de poudre sur ses joues et +portait un paroissien. + +--Je viens voir Martine, dit Jasmin en riant. A moins que vous ne m'ayez +ravi son coeur! + +--Je suis chaste comme Suzanne. + +--Et ce n'est pas le Saint-Esprit dressé par vos soins qui pourrait +séduire Martine! + +--Ah! mon pauvre pigeon! Il est bien malheureux et je redoute les +oiseaux de proie de la forêt! En revanche je suis enchanté de me trouver +dans ce château. Mme de Pompadour m'a autorisé à m'occuper de la +chapelle. Je prépare l'encens et j'ai un fer à hosties avec lequel j'en +fabrique d'aussi fines que des ailes de mouche. Je mets le vin dans les +burettes, je lave les nappes d'autel et j'ai frotté les quatre anges de +bronze. Mais je vais vous conduire auprès de Mlle Bécot. + +Il mena Jasmin vers la gauche de l'escalier; ils passèrent par un +corridor sans portes et arrivèrent dans une seconde cour qui dominait un +grand étang: au milieu d'elle s'élevait une fontaine à dégueuleux qui +portait sur son socle un guerrier en marbre, dont le bras tendu tenait +une tête coupée. Deux hussards gardaient la fontaine, car son eau était +réservée au Roi. + +Buguet et Agathon prirent un second passage sous les bâtiments, et se +trouvèrent dans le jardin des pins--qui arrêta brusquement le fleuriste +par l'éclat des palmettes, des panaches et des enroulements de ses +parterres. + +--Par ici, dit Agathon. + +Ils s'engagèrent sous une voûte ronde, ornée de fresques où +gesticulaient des divinités nues, et que soutenait en clef une +salamandre d'or couronnée. + +--Attendez quelques instants, dit Piedfin. + +Il disparut. Bientôt Martine arriva. Jasmin fut étonné de lui voir de la +poudre comme sa maîtresse. + +La soubrette sauta au cou de Buguet qui frissonna au contact de ses bras +nus. + +--C'était pour me montrer que la poudre te va comme l'aubépine au +buisson que tu m'as fait venir? demanda-t-il. + +--Pour cela et pour autre chose. La marquise de Pompadour a besoin de +tes services. + +--De mes services! + +--Certes! + +Ils montèrent l'escalier, firent quelques petits circuits dans les +corridors et arrivèrent à une vaste salle dont l'aspect éblouit Jasmin. +Elle était ornée de médaillons où paradaient des femmes nues et des +guerriers coiffés de casques héroïques. Ces fresques étaient supportées +par de sveltes cariatides, nymphes aux ventres triomphants et doux, aux +jambes longues et hardies, au sourire plein d'une jeunesse ardente: +blanches elles levaient les peintures comme des corbeilles brillantes. +Sur le sol étaient disposés des paravents. Une baignoire de porphyre +occupait un coin. Martine y versa des bouilloires d'eau fumante qu'un +valet venait d'apporter. + +--Nous sommes ici provisoirement, dit la soubrette. Madame la Marquise +fera bâtir un ermitage pour elle en dehors du château. + +Jasmin n'écoutait pas: + +--Les femmes ne sont point faites de cette manière, dit-il en regardant +les nymphes aux jambes fuselées. + +--Tu n'as guère d'occasion d'en voir d'aussi peu vêtues, répliqua +Martine, c'est ce qui te fait douter de la perfection. Moi j'en connais +au moins deux aussi belles. + +--Vraiment! + +Le malin esprit poussait Martine à saisir l'occasion de montrer à son +amant la marquise toute nue. + +--Oh! pensait la soubrette, une femme qui a eu deux enfants a le ventre +moins poli, les seins moins fermes qu'une fillette à son premier baiser. + +Elle se promit, son coup fait, d'affronter la comparaison, ne doutant +pas de sa jeunesse, et, affolée par son amour, ne craignant pas les +suites d'une pareille audace. + +--Retire-toi, dit-elle à Jasmin. Mme de Pompadour va entrer. + +Le jardinier se réfugia dans un petit corridor sombre. Il alla se placer +devant une grande fenêtre qui, au-dessus de la Porte Dorée, donnait sur +le jardin. + +Tout à coup Martine apparut sur la pointe des pieds, un doigt à la +bouche. Elle chuchota: + +--Viens. + +Elle prit le jardinier par la main: + +--Doucement, doucement! Qu'on ne t'entende pas! + +Jasmin retenait son souffle. Martine le ramenait vers la chambre. Elle +le glissa derrière un paravent: + +--Regarde par la fente, et repars. + +Jasmin embusque un oeil entre deux feuilles du paravent. Aussitôt il +sursaute et tressaille jusqu'au fond de son être. + +Debout dedans la baignoire de porphyre, Mme de Pompadour toute nue se +verse du parfum à l'épaule. Quelle nymphe, aussi, blanche et nacrée, au +ventre de laquelle des gouttes d'eau ruissellent! Deux globes +s'arrondissent à la poitrine, reliant par une double courbe décidée les +touffes de poils châtains qui s'ébouriffent sous les bras. La légère +vapeur du bain monte autour des cuisses rondes en voile transparent. + +Mme de Pompadour souriait; ses cheveux encore poudrés se relevaient +en torsades givrées où luisaient des rubis; ses lèvres étaient fardées. +Elle vida sur sa peau éclatante le petit flacon en argent qu'elle jeta +ensuite à Martine; puis elle prit ses seins et en regarda les bouts qui +parurent à Jasmin des boutons d'églantine. + +Martine s'approcha de sa maîtresse pour l'essuyer, tandis qu'une autre +soubrette entrait, apportant une chemise de batiste et une robe +vert-pomme et cerise. + +Jasmin s'esquiva. Sa poitrine se soulevait, le sang fouettait ses +tempes. Il s'adossa au mur: + +--Qu'a fait Martine? + +La camérière arriva triomphante dans sa courte jupe, le visage rosi par +les soins qu'elle avait donnés au corps de sa maîtresse par-dessus la +tiédeur du bain. Sur ses bras nus coulaient les gouttes claires +cueillies sur la peau de la Marquise; elle avait dégrafé deux boutons de +son corsage. + +--Eh bien, dit-elle avec un sourire provocant, n'était-ce pas plus beau +que des nymphes en plâtre? + +--Oh! Martine! murmura Jasmin. + +Elle était près de lui, offrant ses lèvres. Il s'inclina vers elle. +Leurs bouches se collèrent comme les deux parts d'une fraise mûre, ils +fermèrent les yeux, leurs mains se cherchaient. + +--Ne restons pas ici, susurra Martine d'une voix soudain tremblante, on +pourrait nous surprendre. + +Elle entraîna Jasmin dans sa petite chambre réservée dans les anciens +appartements de Mme de Maintenon et elle poussa le verrou. + +Aussitôt Buguet la prend dans ses bras, la dévore de baisers. Les +parfums de la Marquise se réveillent dans les chairs de la jolie fille: +le jardinier reconnaît l'arôme du flacon que jadis lui a donné Martine +et les odeurs de fraccinelle surprises à Sénart. Le charme exquis +l'enivre à nouveau et attise follement sa jeunesse. Fermant les yeux, il +boit avidement les perles d'eau qu'il vient de voir aux hanches de la +favorite et qui scintillent sur les bras de Martine. Il lui paraît que +c'est la nymphe tout à l'heure entrevue qu'il enlace et couvre des +attouchements fiévreux de ses lèvres. Les boutons du corsage de Martine +sautent, un sein s'échappe: Buguet croit voir un de ceux dont la +blancheur brillait au-dessus du bain. Martine est poudrée comme sa +maîtresse, elle a le même sourire, avec un rien de fard aux lèvres. Ses +yeux se noient en une tendre nonchalance, ils passent des noirs de la +mûre aux bleus de la pervenche et rappellent les regards de la dame +d'Étioles quand elle se ranima le jour de la grande chasse. + +Sur le petit lit les amoureux roulèrent. Le tablier de Martine, ses +jupons d'un coup furent arrachés. + +--Jasmin, que fais-tu! + +Jasmin voulait enlever la chemise de son amie. + +--Non, pas cela! + +Elle implorait et consentait; son bonnet tomba, elle posa sur l'épaule +de Jasmin sa chevelure relevée aussi en torsades. + +--Non, je ne veux pas, Jasmin! + +Elle rabattait son linge, à travers lequel Jasmin devinait des rondeurs +roses, jusqu'à ses genoux où s'attachaient des bas blancs coquettement +tirés. + +--Non, Jasmin! + +Mais l'amant voulait revoir la nymphe: la chemise tomba. Frileuse et +ardente, la soubrette plongea son visage dans l'oreiller, cacha d'une +main son giron, de l'autre ses seins. + +--Je t'aime, murmurait Jasmin dont elle sentait le souffle chaud au bas +de son oreille. + +Il lui prit les mains. Martine poussa un grand cri de douleur et de +joie. Jasmin la possédait; elle lui donna ses lèvres en grinçant des +dents, puis, serrant son amoureux, se livra toute. + +Revenue à elle, Martine s'assit au bord de sa couchette et se prit à +pleurer. Le bonheur d'être femme, l'imprévu de sa chute lui gonflaient +le coeur. Le mal avait disparu. Elle ressentait une langueur délicieuse. +Des baisers de Jasmin il lui restait une fête par toute sa chair. + +Buguet lui serrait la taille. + +--Qu'as-tu, Martine? + +Elle poussa un sanglot, se pencha sur l'épaule de son amant: + +--Tu m'aimeras toujours? + +--Toujours. + +Alors elle s'aperçut de sa nudité. + +--Dieu! J'ai grand'honte! + +La soubrette se rhabilla à la hâte: + +--Si Mme de Pompadour m'appelait! + +Elle s'enfuit en disant: + +--Reste, je reviendrai. + +Jasmin rumina les délices des courts instants passés. Une fierté de mâle +se mêlait à sa joie. + +Martine revint. Elle jeta à Buguet un regard câlin et honteux. + +--Mme de Pompadour m'a grondée. Mais j'ai prétexté que tu étais +arrivé et que j'avais dû t'aller chercher dans la cour du +_Cheval-Blanc_. Elle attend. + +Jasmin sursauta: + +--Que me veut-elle? + +--Rien de mal, nigaud! + +Buguet rajusta sa cravate, caressa sa chevelure, dont Martine refit le +noeud. Elle épousseta l'épaule de son amant: + +--Te voilà beau comme un astre! + +Elle le poussa par le bras. Ils entrèrent dans la pièce où se trouvait +la baignoire de porphyre flanquée de son fond mouillé en mousseline +brodée; l'atmosphère moite fit rougir Buguet. Puis Martine glissa son +amant dans l'entrebâillement d'une porte. Il se trouva en présence de +Mme de Pompadour. + +Entourée de paravents qui lui faisaient une chambre plus intime dans une +grande salle au plafond noir, elle était assise sur le fauteuil léger +qu'on appelle «mirliton», tout près de la fenêtre. Sa robe vert-pomme et +cerise disparaissait sous un peignoir de percale: ses femmes la +poudraient. L'une d'elles pressait le soufflet: la poussière blanche +voletait autour du visage de la Marquise qui tenait un cornet devant ses +yeux. A côté se dressait une table de coiffure chargée de boîtes à +mouches, de peignes et d'un gracieux miroir au-dessus duquel une petite +colombe dorée couvrait amoureusement sa compagne. + +Jasmin tournait son chapeau dans ses doigts. La Marquise relevant son +cornet: + +--Je vous reconnais, dit-elle. Je ne vous ai vu qu'à Lieusaint et à +Étioles. Mais vous fûtes obligeant pour moi. Quant à vos fleurs je les +trouve ravissantes. Ne rougissez pas! Vous avez des espèces de tulipes +et de jacinthes que je ne connaissais point. C'est joli comme le +carnaval à Venise! Les couleurs pétillent, et pourtant se marient comme +sur la palette de Boucher! + +Mme de Pompadour d'un geste de sa main blanche dissipa la poudre qui +planait encore. + +--Pose-moi trois mouches, dit-elle à Martine. Une galante, une enjouée +et une friponne! + +Puis se tournant vers Buguet elle lui désigna un rouleau d'étoffe sur un +tabouret: + +--Etalez cela sur le sol, vous verrez ce que j'ai commandé d'après vos +fleurs. + +Buguet déploya une soie où, sur un fond blanc et vert d'eau, il reconnut +ses tulipes et ses jacinthes peintes et ordonnant des guirlandes qui +s'enlaçaient. + +--C'est aussi un jardin, dit la Marquise. + +--Oui, Madame. + +Jasmin était abasourdi. + +--Vous avez travaillé au château de Vaux-Pralin, au château de +Fleury-en-Bière, à celui de Courances? continua Mme de Pompadour. + +--Oui, Madame! + +--Vous êtes excellent jardinier. + +--Je ne sais point, Madame. + +--Et je vais vous attacher à ma maison. + +Buguet fit un geste de surprise. + +--Cela vous effraie? demanda la marquise en riant. N'ayez point de +crainte. J'aime les jardiniers et les jardins. + +Buguet se jeta aux pieds de la Pompadour: + +--J'accepte avec bonheur, Madame! C'est la vie que j'avais rêvée. + +--Puisque vous voilà à genoux, reprit la marquise riant toujours, prenez +mon miroir et présentez-le-moi. + +Jasmin saisit le petit cadre aux colombes amoureuses et le tint à +hauteur du visage de la noble dame qui se pencha pour voir si ses +mouches étaient assez piquantes. + +--Comme vous tremblez, dit-elle. On dirait que vous êtes à genoux pour +la première fois devant votre bien-aimée. + +Jasmin faillit lâcher le miroir. + +Mais la Marquise se leva. Elle était animée. Un peu de véritable roseur +apparaissait sur son visage pâle, au-dessus du fard. Elle se parla à +elle-même en une sorte d'exaltation d'artiste: + +--Des fleurs! Des fleurs! Avec des fleurs je ferais des jolités plus +fines qu'en Saxe, des robes qui auraient leur éclat, leur parfum, des +bijoux et des meubles qui auraient leur grâce, et, qui sait! des +châteaux, des palais! Et cela sortirait de mon âme! + +Elle s'assit, essoufflée, murmura: + +--Et le bon docteur Quesnay vient de me recommander d'être calme. Rien +ne m'est permis. + +Elle poussa un soupir: + +--Jasmin, je fixerai le prix de vos services. Et je vous dois déjà +beaucoup? + +--Rien, Madame. + +--Rien! Ce n'est point Flore elle-même qui vous fournit la croûte et le +vin? + +--Oh! Madame! + +La Pompadour regarda le jardinier qui rayonnait de grâce confuse et de +jeunesse aimable. + +--Vous êtes généreux, dit-elle en badinant. Je veux l'être aussi. Et +comme je suis maîtresse, je puis vous obliger à accepter. + +Elle saisit un papier sur une table, trempa une plume d'oie dans +l'écritoire, jeta un chiffre et un paraphe. + +--Allez chez mon trésorier. + +Jasmin prit le billet, le serra sur son coeur, s'inclina et sortit. Il +retrouva Martine dans la petite chambre. + +--Jasmin, nous nous marierons? + +--Quand tu voudras, Martine! + + + + +VIII + +Le lendemain Buguet s'éveilla tôt, ouvrit un volet: des brumes d'or +planaient sur la Seine, les oiseaux chantaient au marronnier d'Inde, +dont un fruit creva et fit rouler deux petites balles brunes devant les +théâtres de fleurs où verdissaient des lauriers-thyms. Une buée couvrait +les grappes de raisins le long de la façade. Des pigeons roucoulaient +sur le toit. Le sorbier planté à l'entrée du verger éclatait comme une +flamme. + +La mère Buguet sortit de la maison, ouvrit le poulailler. Les volatiles +s'élancèrent, battant des ailes et secouant leurs bonnets sanglants. + +L'apparition de la bonne ménagère mit du chagrin au coeur du jardinier. + +--Oserai-je jamais lui avouer que je vais la laisser seule? + +Il descendit, embrassa la Buguet plus fort que les autres jours. + +--Tu es bien tendre! dit la vieille. + +Au repas de midi Jasmin annonça son prochain mariage et son engagement +chez la marquise de Pompadour. Il le fit en rougissant, le nez dans son +assiette. + +La Buguet leva les mains: + +--Ai-je bien entendu! + +La paysanne pâlit: + +--Y penses-tu? Abandonner la maison de ton père, ce jardin, notre +gagne-pain, où tu es ton maître, et ça pour aller travailler à gages, +râtisser les allées sous les pas d'une enjôleuse d'hommes! Ah! Ayez donc +des enfants, esquintez-vous pour leur assurer un abri! C'est une pitié, +une pitié! + +Jasmin ne disait rien. La mère reprit: + +--Quel lièvre possédé de l'esprit a passé par nos choux! La vieille +Fourgonne qui est morte (Dieu ait son âme) m'avait bien prédit, en +tirant les cartes après ta naissance, qu'une grande dame ferait notre +malheur à tous! Ah! Jasmin! Jasmin! + +Elle se leva en sanglotant, gagna sa chambre, où elle ne voulut pas que +son fils entrât. + +--Laisse-moi seule. Je vais prier le bon Dieu. + +L'hiver fut pluvieux. Jasmin passa le temps à jardiner, quand le ciel +était propice, à ranger les graines par petits paquets, à réparer les +pièges à loirs. Martine ne vint ni à Noël, ni aux Roys. La soubrette +écrivit de Paris que la mère de Mme de Pompadour était morte le 24 +décembre et que cela peinait beaucoup sa maîtresse. Cependant quelques +semaines après elle faisait savoir que la Marquise allait acheter la +terre de Crécy, près de Dreux, et se disposait à replanter le parc et +refaire les ailes du château. Elle ajoutait: «_Nous retournons à +Versailles, car il y a un concert dans trois jours avec Mademoiselle Fel +et Monsieur Jeliotte, et Madame de Pompadour tient aussi à présider dans +son cabinet d'assemblée aux jeux. J'espère qu'on nous trouvera des +emplois pour le parc de Crécy._» + +D'autres obtinrent ces places, car Martine n'en parla plus et ses +nouvelles devinrent rares. + +Ce silence désola Jasmin. Il avait dû confesser au curé de sa paroisse +sa faute avec sa promise. Le bon prêtre lui donna l'absolution en +l'exhortant à se marier au plus tôt. Il venait de temps en temps rendre +visite au jardinier. Parmi les fleurs, il n'aimait que la grenadille, +qui est celle la Passion. En été il en cueillit une: + +--C'est un miracle du bon Dieu, expliqua-t-il. + +Il y a figuré les principaux instruments de la passion. Les feuilles +nous représentent l'habit dont les juifs revêtirent Notre Seigneur, et +leurs pointes aiguës les épines qui couronnèrent sa tête. Ces petits +filets couleur de sang n'est-ce point les fouets qui le flagellèrent? +Cette colonne rappelle celle où il fut attaché. + +D'autres jours, le vénérable curé, en dégustant un verre de vin, +exhortait l'amoureux à la patience. + +--Il faut en avoir chez les grands. Ils ne songent pas tous les jours à +leurs sujets et à leurs promesses. Mais vous pouvez être sûr de la +fidélité de Martine. Je lui ai enseigné la religion, et je connais son +coeur. D'ailleurs la patience est une vertu chrétienne. Combien d'années +Job respira-t-il sur son fumier et saint Siméon le Stylite sur sa +colonne? Ils ne vivaient pas comme vous parmi les roses. + +En octobre Jasmin n'alla point aux vendanges. Un jour de ce mois que la +mère Buguet entrait chez elle avec une citrouille sous le bras: + +--On dirait que tu portes la roue de la fortune, lui jeta Jasmin. + +--Il vaut mieux la tenir que de courir après sur les routes de Paris et +Versailles! + +La vieille avait fini par souhaiter que son fils n'épousât point +Martine. + +--On dit pis que pendre de Mme d'Étioles, insinua-t-elle. Des gens de +condition qui traversaient Melun, il n'y a pas longtemps, racontaient +que c'est une intrigante de basse naissance qui fait la honte de la +France, qu'elle est la fille d'une maquerelle et d'un voleur! + +--Ils ont menti! hurla Jasmin rouge de colère. J'eusse été là que +j'aurais arraché leur langue! Le Roi admettrait-il pareille femme à la +cour! + +--Comme te voilà! + +Il ne se passait rien que de banal dans le village. Eustache +Chatouillard vint annoncer son mariage avec la fille d'un ébéniste de +Corbeil et invita Jasmin à la noce. Il y alla. Quelques semaines plus +tard, un matin de novembre, des éclats de voix s'élevèrent dans la rue. +Tiennette Lampalaire, échappée du château d'Orangis, sautait les +ruisseaux avec des bas roses et de jolis souliers à boucles. Accroché +à la grille, le vieux marquis, la perruque de travers, les joues rouges, +montrait le poing à la garcette. Quand elle se retournait, il lui +envoyait un baiser. + +--Damnée femelle! dit Gourbillon à l'agaçante noiraude, tu as eu affaire +au vieux marquis! + +--Point du tout! Il me mit bas et souliers, en essayant de vilaines +caresses. Mais je suis partie sans qu'il m'en coutât rien! + +Le 1er janvier 1747 (il y avait plus d'un an qu'il n'avait vu +Martine!), Buguet reçut de sa promise une lettre où elle le suppliait +d'attendre encore. Mme de Pompadour était si occupée! Elle préparait le +théâtre des petits appartements auquel n'avaient part que trois ou +quatre grands seigneurs, des gentilshommes des menus plaisirs et +quelques gens de la grande domesticité. «_Au surplus_, écrivait Martine, +_Mme de Pompadour n'oublie point le jardinage. Elle vient de terminer +deux dessins, qui seront gravés en jaspe vert. L'un représente le +trophée qui serait le tien: arrosoir, bêche, ratissoir, serpette. +L'autre des amours nus (que n'est-ce toi!) cultivant des lauriers_.» +Martine envoyait des compliments, des voeux, des baisers, d'une écriture +toujours plus fine et d'un style plus relevé. + +--Elle devient bien évaporée, soupira la Buguet. + +Jasmin eut un geste triste et l'année s'achemina vers Pâques par les +temps d'averses et de neiges. + +Buguet envoyait à Martine des épîtres brûlantes où il décrivait son +impatience: «_Tout me semble lugubre ici, je n'attends plus les fleurs +et les fruits des arbres, mais bien ta venue, car c'est elle seule qui +ferait ma joie. Je ne lis plus les livres de M. de la Quintinye, bien +que j'aie beaucoup à y apprendre encore pour le temps où je serai chez +Mme la marquise, un temps qui m'apparaît comme le paradis au bout de la +vie. Tu devrais en hâter l'arrivée_.» La soubrette répondait qu'elle ne +pouvait rien faire, qu'il était défendu d'interroger les maîtres. «_Mais +Mme de Pompadour est toujours bien disposée à notre égard_, +écrivait-elle. _Elle va faire construire un château près de Paris. Nous +serons les jardiniers et Agathon Piedfin entrera dans les cuisines. Il +est toujours aussi bigot et épris de ta Martine. Les autres se moquent +de lui. Ils lui offrirent à sa fête un chapelet d'oignons et lui firent +manger sans qu'il s'en doutât son pigeon, son saint Esprit, aux petits +pois. Il en a pleuré et j'eus pitié de lui._» + +Jasmin se sentait envahi par un secret désespoir. Ses joues devenaient +maigres, son front soucieux. Il délaissait ses plantes, négligeait son +jardin, ne lisait plus que les missives de Martine qu'il portait sur +lui, avec le billet paraphé par la Pompadour. + +Enfin au bout de l'année, il reçut une grosse nouvelle: «_J'arrive à +Boissise en avril prochain; nous nous marierons en mai et nous partirons +retrouver Mme de Pompadour._» C'était signé MARTINE en grande écriture +joyeuse. + +Le mariage eut lieu dans les premiers jours de mai 1748. + +La veille, un vendredi, une lourde patache s'arrêta devant la maison du +jardinier. Un long personnage maigre en sauta, leste, et pirouetta sur +lui-même. + +--Buguet! s'écria-t-il. Buguet! Est-ce ici? + +Jasmin apparut. + +--Agathon Piedfin! + +--C'est moi-même! Mme la marquise de Pompadour me charge d'apporter des +présents pour le repas de noce et d'accommoder les mets pendant que les +mariés seront à l'église. + +Jasmin troublé ne sut que répondre. Sa mère arriva. Elle avait fini par +se faire une raison au sujet du départ de son fils. La magnificence de +la Marquise la toucha. + +Agathon prit dans la patache des paquets enveloppés de linges. + +--N'y touchez pas, disait-il. + +--Qu'y a-t-il là dedans? demanda Martine. + +--Vous verrez demain! + +La tante Laïde poussa des exclamations, fut désolée de ce qu'Agathon ne +pût aller le lendemain à l'église. Elle déclara qu'elle resterait avec +lui: + +--Il ferait beau voir qu'on laissât tout faire à cet aimable jeune +homme! Je renoncerai de grand coeur à la messe, j'écosserai les petits +pois et je goûterai les plats pour voir s'ils nous conviennent. Ah! +C'est qu'on n'est pas accoutumé aux sauces qui emportent la goule! Les +épices, c'est bon pour ceux qui ont le goût affadi par le trop de +frippe! + +Agathon, vêtu avec une certaine recherche, portait un joli bas de soie. +Il avait un pied très court, dont il exagérait la petitesse. + +Il demanda un tablier pour plumer des chapons. Martine dénoua celui +qu'elle portait, en passa la bavette au cou du cuisinier, qui leva les +bras et frissonna étrangement en se sentant enveloppé de la toile encore +chaude du corps de la soubrette. + +Tout le monde travaillait chez Buguet. Tiennette Lampalaire fourbissait +avec de la cendre le cuivre d'un poêlon. + +--Voilà que ça brille! dit-elle. M. Agathon pourra y mirer ses oreilles +pointues. Tiens! Il ressemble à une bête en marbre de chez le marquis +d'Orangis, comme qui dirait une espèce d'homme qui a des pieds de bouc. +Ça court les bois aux trousses des filles. Eh bien! si M. Agathon +voulait être mon mari, je voudrais voir avant s'il a des pieds de +chrétien. + +Le lendemain tout le village était en rumeur. Le monde disait que la +marquise de Pompadour avait envoyé son meilleur cuisinier pour fricoter +le repas de noce. + +Nicole Sansonnet, la pêcheuse d'anguilles, affirmait que c'était le même +qui, à certains jours de fête, inventait pour le Roi quarante plats +d'entrée, neuf rôtis, sans compter les desserts. + +Le dernier béquillard quitta son escabeau pour voir au passage les élus +d'un tel festin. + +Il faisait un joli temps de mai. La cloche de la petite église envoyait +des sons grêles aux muguets des bois voisins, aux dernières fleurs des +pommiers. Des tourterelles roucoulaient dans le parc du marquis +d'Orangis. + +Le cortège eut peine à sortir de l'église. Tous voulaient saluer +Martine. Elle apparut aux derniers accords du petit orgue. + +La mariée portait une robe de guingan bise et rose, qui faisait bien +valoir son teint ému. Une fantaisie de Jasmin lui avait mis au corsage +un bouquet de narcisses. Un petit bonnet blanc la coiffait. + +A la maison, Piedfin effeuilla un parterre de pivoines pour en faire un +chemin aux mariés. Il posa des gerbes de lys-flamme des deux côtés de la +porte. Au retour de la messe, ce furent des cris d'admiration: + +--On dirait que c'est fait par un ange, dit la tante Gillot. + +Agathon baissait les yeux. Il les releva sur Martine avec une flamme au +fond de ses prunelles troubles. + +Nicole Sansonnet dilatait ses larges narines du côté des casseroles: + +--Oh! oh! On en attrape plus avec le nez qu'avec un râteau! + +A ce moment la vieille marquise d'Orangis et une de ses cousines +passèrent. Ces dames revenaient de la messe de mariage; en guise de +cadeau, elles avaient payé le violoneux, car elles étaient de dure +desserre, comme les arbalètes de Coignac. Pratiquant les modes de +l'ancien régime, elles se coiffaient de fontanges avec des passes de +rayons qui leur mettaient comme des queues de perroquets bigarrés +par-dessus le front et donnaient l'air à ces précieuses d'avoir caqueté +aux boudoirs de la Maintenon. Elles portaient de raides gourgandines, +des engageantes, et sur leurs joues du rouge de Portugal et des mouches, +dont l'une se garnissait de petits brillants. + +Sans faire attention aux manants qui grouillaient autour d'elles, l'une +des marquises regarda le mignon bourdaloue que sa cousine tenait--un +vase exquis pris en vue des longueurs du sermon,--en porcelaine de Saxe, +avec émaux translucides verts et rouges sur fond blanc. + +--Grand Dieu, qu'il est coquet, mais petit! + +--Ma bonne, je ferais dans un tuyau de plume sans en mouiller les bords. + +L'oncle Gillot à l'intérieur de la demeure de Buguet criait: + +--A table! A table! + +On plaça les mariés au milieu. Ils s'assirent en hésitant devant les +jacinthes et les primevères qui ornaient leurs assiettes. + +Gillot leur trouva l'air de deux corps sans âme. + +--Si vous m'aviez vu le jour de ma noce! s'écria-t-il. + +Il se tourna du côté de sa femme: + +--Tu t'en souviens, Théodosie?... Et toi, la Buguet? + +La Buguet haussa les épaules avec un air de résignation et Martine +esquissa un sourire vague. La mélancolie l'avait prise tandis qu'elle +écoutait l'orgue à l'église. Elle songeait à la chasse de Sénart, à la +robe rose de sa maîtresse, au matin de Fontainebleau, et à tout ce qui +se passait au fond du coeur de Jasmin. La jeune femme se disait qu'en +vérité ce n'était pas elle qu'épousait Buguet. Bien qu'elle fût heureuse +du mariage, Martine se sentit presque un regret des artifices dont elle +avait usé pour séduire son promis. Il lui semblait qu'une étrangère +présidait à la table et que Jasmin, malgré ses rubans blancs à la +boutonnière, ne lui appartenait pas. + +--Ah! sans la Marquise la fête serait moins splendide, mais je serais +tout à fait contente! + +Les convives attaquèrent les andouilles à la pistache qu'Agathon avait +apportées. Martine croqua des olives. On n'en avait jamais vu à +Boissise-la-Bertrand. Tiennette voulut y goûter. Elle fit la grimace, +cracha sous la table. + +--Ça ne vaut pas un radis rose, déclara la femme d'Eustache +Chatouillard, qui était enceinte à son huitième mois. + +--Voilà des radis roses, lui dit Nicole Sansonnet. Avalez-en une poignée +avec les feuilles. C'est souverain pour les femmes quand les cheveux de +l'enfant commencent à leur tourner sur le coeur. + +De son côté Euphémin Gourbillon, pour amuser la société, tirait un +petit livre de sa poche et le passait à ses voisins. C'était l'_Almanach +des cocus_. + +--L'image représente une «forge à cornes», expliqua-t-il. + +La tante Gillot referma le livre avec pudeur, mais son mari s'écria: + +--Eh! Eh! Ça donnerait des idées! + +Tiennette se précipita pour voir. La tante Laïde déclara: + +--C'est dégoûtant. Il n'y a que les chiens qui font cela en plein air! + +Euphémin reprit le livre et lut quelques épigrammes: + +--Pour le mois de janvier! + +Quand Dieu bénit le mariage +L'eau devient vin et tout est beau, +Mais lorsque sans lui on s'engage, +Le meilleur vin se change en eau. + +L'oncle Gillot se leva: + +--Pour toi, Jasmin, l'eau se changera en vin, tout comme aux noces de +Cana! + +Gourbillon reprit: + +--En août: + +L'on doit à Dieu le plus beau cierge, +Quand on trouve un objet dont la vertu tient bon. +Mais qui prétend n'épouser qu'une vierge +Peut, sur ma foi, rester garçon. + +Martine rougit très fort. + +--Ah! Celui-ci n'est point pour notre mariée, s'écria Cancri. Nous +répondons de sa vertu. + +Agathon annonça des «pyramides d'Egypte». Elles étaient faites de +rouelles de veau et de jambon hachés menu et épicés. Piedfin les déposa +délicatement sur la table. + +--Quelles affaires en pointe! s'écria la Monneau. + +--Des Pyramides d'Egypte! Cela doit être une recette qui date des Grecs, +comme le jeu de l'oie, sentencia Gourbillon. + +Les invités les trouvèrent délicieuses. Gillot n'avait jamais rien mangé +de pareil! + +--Es-tu heureuse d'être au service de la Marquise! dit-il à la mariée. + +--Et que Martine doit être contente d'emmener son mari chez pareille +maîtresse! ajouta Cancri. + +--Ah, oui, je suis bien contente, soupira Martine. + +Elle avait envie de pleurer. + +--Tu es heureuse, Martine, murmura Jasmin. + +Il embrassa sa femme dans le cou. + +--A la bonne heure! approuva Gillot. C'est pour ça qu'on se marie! + +On mangea des chapons du Mans dorés à point. Puis Agathon apporta à bras +tendus un cochon de lait croustillant qui tenait un citron entre ses +dents. Les pattes étaient enrubannées de blanc. + +--Les jarretières de la mariée! cria Eustache. + +Agathon présenta le plat aux époux et d'une voix onctueuse (il avait +appris à prêcher!) il déclama: + +--Martine, ceci vous est offert par tous vos amis de l'office. Qu'il +vous plaise de l'accepter! + +Il découpa lui-même et chacun se recueillit pour goûter au mets qui +sentait la truffe. + +--On se croirait au ciel, affirma Tiennette. + +Le cuisinier disparut pour préparer le dessert. Gillot fit apporter des +bouteilles. + +--Eh bien, mon garçon, dit-il à Jasmin, tu ne dis rien, tu ne bouges +pas. Il faut boire, un jour de noces, pour se donner des forces! Voyons, +vide ton verre! Asticote-le, Martine! + +--J'ai beau faire, dit celle-ci. Jasmin! + +Le marié donna un nouveau baiser à sa femme. + +--On pourrait les compter, déclara Martine. + +--Ils seront plus abondants ce soir, fit Gillot. N'est-ce pas, la mère +Buguet? + +Dans son coin Tiennette avouait: + +--Je serai bien contente d'aller en condition à Paris. + +--A Paris? répliqua la Monneau, les graillons de ton espèce n'y manquent +point! Et pour une qui s'en tire honnêtement, combien tiennent boutique +su'l'devant? Ce métier-là n'est pas fait pour t'embarrasser, mâtine! + +Rémy Gosset intervint: + +--Allons! allons! tante Laïde! Faites pas la rodomont! On sait que vous +avez été ravaudeuse à Paris et que dans un tonneau de ravaudeuse il y a +quelquefois place pour deux! + +--Oui da, fit la Monneau piquée, et de mon métier j'ai gardé le secret +de bien des mollets et la façon de tricoter un bas qui ne déforme pas la +jambe d'une belle fille! A preuve le cadeau que j'ai préparé pour +Martine. Tiens, détache la ficelle, petite! + +Elle passa un paquet à Tiennette, qui se mit à défaire le noeud avec ses +dents. + +--Pouah! s'exclama la fillette, vous avez donc mis ça avec vos fromages? + +--Où que tu voulais donc que je les mette? C'est la seule armoire qui +ferme à clef et où les rats ne peuvent atteindre! Mais ça ne doit pas +sentir si fort, car j'ai pris soin de les mettre avec mon linge sur la +planche de dessus et les fromages sont en bas. + +--Sentez! sentez! dit Tiennette, faisant passer le présent. + +Le dessert vint et apparut un «puits d'amour» empli de confiture. + +--Un puits d'amour, c'est vraiment pour un repas de noce! + +Les mariés durent se serrer la main au-dessus du gâteau. Piedfin servit +ensuite des délicatesses qui portaient des noms inconnus: semelles à la +Dauphine, bâtons royaux, meringues, biscotiers. + +Ces friandises exaltèrent les convives. La tante Monneau poussait des +soupirs. + +--Quels parfums! gémissait-elle. + +Agathon offrit des vins plus délicats envoyés par la marquise. La femme +d'Eustache en avala de telles lampées que son mari lui dit: + +--Tu veux donc que notre enfant vienne au monde en nageant? + +Devant ces liqueurs, qu'il trouvait divines, Euphémin s'exclama: + +--Vive la Marquise de Pompadour! + +--Il y a deux reines au repas, affirma Rémy Gosset, la Marquise et +Martine! + +--Vive la mariée! Vive la Marquise! brailla toute la noce. + +Martine devint verte comme si une vipère l'eût piquée. + +Jasmin se leva en chancelant. Tiennette silencieuse frappait doucement +sur le dos de la mère Buguet qui pleurait à chaudes larmes. + +On trinqua. Euphémin Gourbillon prononça un discours. Il parla de la +sainteté du mariage. + +--T'as l'_Almanach des cocus_ dans ta poche! interrompit Tiennette. + +--Tison d'enfer! vociféra Gourbillon. + +Il acheva sa harangue en appelant la Buguet une heureuse mère; puis le +violoneux vint chercher les mariés pour les conduire à la danse. + +Martine était fort attristée des rêveries de Buguet. Afin de le rappeler +à elle, en se levant pour aller au bal champêtre, elle songea à la façon +dont Mme de Pompadour entamait le menuet. + +Prévenus par la musique, le marquis d'Orangis et ses compagnes sortirent +pour voir la fête villageoise. Le gentilhomme avait une perruque à la +financière qui paraissait lourde à ses épaules. La marquise relevait +avec dédain son nez majestueux de Junon où elle avait posé une mouche de +jadis, «l'effrontée». + +Jasmin ouvrit le bal avec Martine au bord de la Seine et la marquise dut +avouer que la rustaude avait la grâce de l'ancien temps. Laïde offrit la +main au vieux Gillot et Tiennette dansa avec tous les garçons, ce qui +agaça fort le seigneur d'Orangis. + +Tandis que les invités continuaient à sauter sous les tilleuls, les +mariés se promenèrent au bord du fleuve. + +Jasmin regardait l'eau rosie par le soir tombant. + +Martine mit sa joue sur l'épaule de son mari: + +--Tu songes à Étioles et à Paris où nous allons nous rendre? + +--Oui, Martine, répondit Buguet qui ne savait pas que la soubrette +connaissait les secrets de son coeur. + +Des larmes coulèrent sur les joues pâles de la mariée. + +--Eh bien, Martine, qu'as-tu? + +--J'ai vu tout à l'heure deux corbeaux passer en criant. J'ai peur. + +--Folle, murmura Jasmin. + + + + +IX + + +La marquise de Pompadour laissa Martine et son époux un mois à +Boissise-la-Bertrand. Puis elle lui ordonna de la rejoindre avec Jasmin +à Paris. + +Le jour du départ, on se leva avant le soleil. La mère avait les yeux +rouges. Elle donna à Martine un chapelet qui avait appartenu à l'aïeule +de son fils: + +--Egrène-le souvent et pense à moi! + +L'excellente femme remit aussi à sa bru un poulet grillé, une miche de +pain, de la galette froide: + +--Vous allez faire un si long voyage, vous vous rendez si loin, mes +pauvres enfants! Et Dieu sait où vous entraînera votre diablesse de +marquise! + +Elle fit des recommandations à Jasmin: + +--Sois bon mari, récite tes prières! + +Les apprêts du départ s'accomplissaient à la lueur de deux chandelles. +Tiennette vint, malgré qu'il fît encore nuit; elle dit à Martine: + +--Tu m'écriras si tu deviens enceinte. + +Elle embrassa sa grande amie et lui glissa à l'oreille: + +--Tu m'embaucheras chez la marquise de Pompadour. + +--Je te le promets. + +Jasmin consolait sa mère: + +--Nous reviendrons souvent, et tu recevras tous les mois de longues +lettres. Les Gillot et Rémy Gosset viendront te voir et Cancri veillera +sur toi. Dirige Ligouy dans les corvées du jardin. Il connaît mes +arbres. Si tu as peur, Tiennette logera ici. Et puis quand notre fortune +sera faite, nous vivrons ensemble à Boissise. + +--Votre fortune, soupira la Buguet en secouant la tête, elle était dans +cette petite maison. + +Tiennette et Martine mirent au fond de la carriole de Jasmin les caisses +avec les vêtements, les branches de buis bénit à Pâques, puis des +flacons d'eau divine à l'esprit de vin préparés par la mère Buguet. + +--Ces douceurs vous feront plaisir quand vous serez le soir à deux, dit +la vieille. + +Le froid de la nuit entrait par la porte ouverte, avec le silence que +troublait le grelot de Blanchon. + +La Buguet servit du lait chaud. Après l'avoir bu on s'embrassa une +dernière fois et les deux époux montèrent dans la voiture. + +--Que Dieu vous garde, murmura la mère Buguet. + +La carriole démarra. Elle n'avait point fait vingt tours de roue qu'on +entendit le bruit d'un poing frappant une porte, puis un immense +sanglot. Tiennette disait: + +--La Buguet, ils reviendront! + +Martine dans l'obscurité devina que Jasmin pleurait. + +La petite voiture et le cheval, par Boissette, se dirigeaient vers +Melun. Jasmin avait revendu son attelage au marchand, perdant quelques +écus sur le prix, et il devait livrer avant de partir. Blanchon suivit +le bord de la Seine, qui clapotait par la brise nocturne. + +Bientôt une lueur blafarde se dessina à l'horizon et l'aurore allongea +dans les nues une longue barre qui fit, avec la flèche élancée de +Saint-Aspais, une croix aux bras d'or à travers le ciel. Melun dormait +sous ce signe. + +Le marchand de voitures remit quelques pièces bien sonnantes à Buguet et +aida les jeunes époux à s'installer dans le coche d'eau qui partait pour +Paris. + +Il y avait déjà à l'entrepont deux moines et trois nourrices, des +paysans, un officier des gardes suisses, des marchands de volaille. +Ceux-ci embarquèrent des paniers remplis de poules, d'oies, de canards, +qui se prirent à criailler dans les cordages du tillac. + +On partit. + +Cinq chevaux traînaient le coche au moyen d'une longue corde attachée +au mât. Parfois celle-ci, se détendant et frôlant l'eau rosie par le +matin, y faisait comme le feu à une traînée de poudre. Les mariniers sur +le pont se préparèrent une soupe dans une huguenote. L'onde était calme +ainsi qu'un miroir. + +Le coche fut bientôt en vue de Boissise-la-Bertrand, devant laquelle il +fallait repasser. La Buguet était au bord de la Seine avec Tiennette. +Elles firent des gestes d'adieu. Jasmin regarda sa mère aussi longtemps +qu'il put; lorsque le bateau s'approcha de Saint-Port, il ne distingua +plus que le point blanc de la cornette de la vieille qui remontait la +berge. Alors il chercha des yeux le toit de sa maison: il le reconnut +entouré des cimes de ses arbres. Un peu de fumée s'éleva du pignon. +Jasmin mit sa figure dans ses mains et pleura. + +Martine chercha à le distraire. + +--Voici les Gillot! dit-elle. + +Ils sortaient de leur tannerie. L'oncle cria: + +--Revenez pour les vendanges! + +Les roches frappées par le soleil du matin avaient des douceurs d'ambre. +Les vignobles brillaient. La Seine, après un coude, passa entre la forêt +de Rougeau et le bois de la Guiche. Les arbres montraient des verdures +tendres. + +Dans le coche, les moines caressaient une bouteille de vin: ils buvaient +à tour de rôle. Une nourrice chantait d'une voix aigre, et l'officier +des gardes suisses retroussait sa moustache en regardant Martine à la +dérobée. + +L'embarcation atteignit Le Coudray, un endroit clair, où la Seine +s'élargit et refléta avec éclat le ciel devenu tout bleu. Puis ce fut +Corbeil, avec ses bastions, ses tours et ses grands magasins de grains. +Comme c'était jour de marché, le pont s'encombrait de charrettes, et les +paysans descendaient, sur l'autre rive, d'Yerres et de Tigery, par la +petite église de Saint-Germain, qui tintait gaiement, haute sur sa +butte. On débarqua quelques paniers de volailles. + +Un peu plus loin apparurent à droite les toits du château d'Étioles. + +Jasmin se souvint: la Marquise lui réapparut parmi l'herbe enlunée, +pleine de grâce avec sa robe rose; il revit son pied, tout petit, qui +caressait la verdure nocturne, tandis que le son des violons montait +vers le ciel printanier. Il se rappela l'air du menuet qu'il avait en +vain cherché jusqu'à ce jour. Rêveur, il regarda un pêcheur qui attirait +un brochet au bout de sa ligne et les chalands qui flottaient au gré du +courant. Un berger, au milieu des roseaux, s'abreuvait à deux genoux +dans le creux de son chapeau. Des lavandières se penchaient sur le flot, +qui les peignait comme en miniature. Des villages apparaissaient avec +des rideaux d'arbres. On allait passer à Juvisy. + +--Mangeons, dit Martine. Midi est loin déjà. Les angélus ont sonné +partout. + +Elle déchiqueta le poulet, prit sa part et servit Buguet. Les moines +demandèrent la carcasse et avant de la dévorer récitèrent le benedicite. + +A Choisy, des gens du pays apportèrent à bord des tartelettes. Jasmin en +offrit à Martine et l'officier des gardes aux nourrices, dont l'une +était jolie. + +Du château de Choisy, on ne voyait guère en passant que les grands +toits, le bout d'un jet d'eau, la balustrade et à l'extrémité de +celle-ci, au-dessus de parterres qui flanquaient la rive et descendaient +jusqu'à l'eau, un salon dressé au bord du fleuve et pareil à un kiosque +ajouré. + +--Je suis venue parfois ici avec la Marquise, raconta Martine. Elle a +fait arranger ce château comme un théâtre pour une féerie. + +Jasmin regarda les toits avec admiration: ils lui paraissaient couvrir +des mystères éblouissants. + +Cependant le coche avançait. + +--Nous arriverons bientôt à Paris, mes frères, dit un moine. + +En effet, comme le soleil tombait en une grande nappe dorée qui rendait +la Seine pareille à un fleuve de cuivre fondu, Jasmin aperçut à +l'horizon sur ce ciel magnifique des remparts, des toits innombrables, +un dôme bas à gauche, une forteresse gigantesque à droite. + +--Paris! clama un marinier. + +Buguet regarda, sous les trophées du firmament, la ville rongée par la +lumière. + +--Est-ce grand! dit-il à Martine. + +--Dame! c'est là qu'il y a le Louvre! + +--Et cela? demanda Jasmin en montrant la forteresse. + +--La Bastille. Dieu t'en préserve! + +Ils prirent deux crocheteurs pour les aider à porter leurs mannes. Ayant +contourné la Bastille, dont Jasmin regarda longtemps les fenêtres +scellées de grilles, les gros donjons, la corniche, les échauguettes et +les canons braqués au-dessus des créneaux, ils arrivèrent à la rue +Saint-Antoine. Des échoppes de pâtissiers, de tourneurs, de +bimbelotiers, d'apothicaires y flanquaient les murs de la forteresse, +comme des cages pendues aux pierres grises. Du populaire, par ce soir de +juin, s'ébattait le long de la maison de la Pomponette, qui a une +terrasse fleurie, de la maison de la Tournelle, qui possède une +poivrière, de la maison du Lunetier, qui est pointue. Une vacherie +épandait de chaudes odeurs d'étables jusqu'à l'auberge du Lion d'Or, où +s'attablaient des gardes du Roi et jusqu'à l'hôtel de Mayence, devant +lequel s'arrêtait un carrosse. Une chaise à porteurs passait, et deux +grisettes troussées se hâtaient, entendant sonner l'angélus à +l'église Sainte-Marie, qui soutient de grands vases sur des contreforts +et dont le dôme est écaillé d'ardoises. + +Jasmin fut ravi par cette entrée joyeuse dans la ville. Il tirait de cet +accueil plaisant bon augure pour son avenir. + +--Dieu t'entende! dit Martine. + +Plus loin les Buguet prirent des rues plus étroites. Jasmin s'étonna de +la hauteur des maisons. Il s'amusait des coups de fouet des cochers, des +embarras de charrettes et de voitures, des auvents des librairies, de +l'éclat d'or des rôtisseries qui s'allumaient. + +Une grosse femme était assise sur une borne avec, sur ses genoux, un +panier plein de bouteilles. Elle tenait un verre d'une main, un bocal de +l'autre, et criait: + +--La vie! La vie! + +Buguet offrit à boire de son eau aux crocheteurs qui le suivaient. Ils +toussèrent. Cela fit rire Martine. + +Une petite fille vendait des pots dans une hotte, clamant: + +--De la belle faïence! + +La soubrette insinua: + +--Pour commencer notre ménage. + +--Sotte! Mais voici chose meilleure! + +Il présenta à sa femme des gaufres à l'étal d'un pâtissier. + +Quand elle se fut régalée, les Buguet reprirent leur route. Jasmin +s'attardait aux boutiques des tabaquières, des éventaillistes, des +marchands de curiosités, bousculé par quelque petit maître qui +descendait de son cabriolet et se retournait pour lancer à Martine un +regard arrogant. + +Aux approches du Palais-Royal, à la porte d'un traiteur, une vielleuse +jouait de son instrument. Buguet s'arrêta charmé. La musique lui rappela +les sentiments qui avaient chanté dans son coeur et il songea à Mme de +Pompadour. + +--Viens, dit Martine. Nous sommes en retard. + +Ils arrivèrent à un grand bâtiment de briques rouges, qui était le +palais Mazarin, et s'arrêtèrent, après quelques détours, devant un +hôtel. Un laquais costumé en jaune et vert les reçut: + +--On vous attendait. + +Les époux montèrent dans les combles, à une petite mansarde. Martine +était fatiguée. Elle mangea ce qui restait des provisions de la Buguet +et se coucha. + +Jasmin alla souper avec les domestiques. Agathon Piedfin lui sauta au +cou. Le marmiton fleurait l'ail et le musc. Il semblait fatigué, avait +les yeux battus. + +--La ville me pèse, dit-il. Je suis trop fait à l'existence des +châteaux. + +Dès neuf heures, il entraîna Buguet dans une rôtisserie, où il allait +chaque soir. L'enseigne représentait un soleil d'or aux lourds rayons +entouré de raisins. On avait fini de manger. La salle sentait la sauce +épanchée et la lie de vin. Agathon serra la main au rôtisseur, un gros +homme qui lui remplit jusqu'au bord un gobelet, ainsi qu'à Jasmin. Le +marmiton de la Pompadour s'empara d'un pilon de dinde qui refroidissait +sur un plat et le plongea dans le sabot plein de sel accroché à la +cheminée. Il le dévora. + +--Je ne puis manger ma propre cuisine, dit-il. J'aime mieux celle des +autres. + +Il s'assit à côté de Jasmin et lui demanda: + +--Aimez-vous vraiment votre femme? + +--Plaisante question! Je ne l'eusse point épousée si elle m'avait été +indifférente. + +--Tiens! C'est qu'à la noce vous aviez l'air distrait, si loin de la +mariée! + +--Vous avez mal vu. + +--Ah! J'ai pu me tromper, répliqua humblement le cuisinier. L'homme +n'est point infaillible. Puis le jour de la noce le marié ne se trouve +pas dans la même situation que les autres jours de sa vie. Il est en +proie à certaines tentations. Son âme est trouble. Il ressemble à un +chrétien qui ne se serait pas confessé depuis longtemps. + +Agathon joignit les mains: + +--Moi je me confesse quatre fois l'an. Cela soulage, même lorsque l'on +n'a que deux ou trois péchés minimes sur la conscience. Je me promène +plus léger après l'absolution. Et si j'avais du loisir je m'approcherais +souvent du tribunal de la pénitence. + +Il fit remplir les gobelets. + +--Et puis je n'aime pas les femmes, déclara-t-il à brûle-pourpoint, d'un +ton sec. Elles sont filles de Satan. Eve nous a perdus tous; et je ne +puis voir des jupes sans songer au péché originel. Vous aimez les +femmes, vous, n'est-ce pas Buguet? Je lis cela dans vos yeux. Si vous +n'êtes point très chaleureux envers Martine (je puis me tromper!), votre +coeur doit s'enflammer aisément et brûler peut-être pour une autre. + +Buguet tressauta. + +--Oh! Ce mouvement vous trahit! s'écria le défroqué. Si mon métier +m'oblige à regarder sous le croupion des poulardes (et je fais mon +métier avec la résignation qui convient pour gagner le ciel!), je sais +aussi plonger dans l'âme humaine et descendre au fond de ces puits +obscurs qu'on nomme les consciences, car je fus tonsuré et j'ai +fréquenté les moines les plus subtils, les ennemis des capucins, dont +ils furent en toute controverse les vainqueurs, j'ai dit les Prémontrés! + +Agathon leva les yeux au ciel: + +--Les chers pères, murmura-t-il d'une façon extatique. + +Il continua: + +--Et l'on vit bien chez eux, ils aiment les douceurs et les partagent +entre tous. Ils sont aimants, caressants. On ne se sent jamais seul. Et +ils vous farcissent le coeur de bons sentiments. Encore un gobelet? + +--Merci, dit Jasmin. + +--Voyons, je régale! reprit Piedfin. Et boire du bourgogne n'est point +pécher, je vous assure. Jésus changea l'eau en vin. A chaque messe, il +se transforme encore lui-même en ce précieux liquide. C'est la boisson +la plus sacrée et je me jetterais à plat ventre sous les roues des +voitures s'il en coulait, de Champagne ou de Beaune, dans le ruisseau +des rues. + +Piedfin continua: + +--Les pères possèdent des clos d'où l'on tire un vin magnifique. + +--Mais pourquoi les avoir quittés? + +--Ceci est un mystère, dit Agathon en baissant les paupières. + +Un abbé entra dans la rôtisserie. Il avait de petites mains de femme. +Piedfin se précipita vers lui et l'embrassa. Puis il revint près de +Buguet. + +--C'est un de mes plus chers amis, dit-il. Ah! ce saint homme surtout, +que je connus jadis au séminaire, m'enseigna à détester les femmes. Je +puis vous assurer qu'il les a en horreur. Et je suis enchanté qu'il +m'ait appris que, dans la vie, il faut savoir se suffire à soi-même, +sans prendre souci de s'encombrer de falbalas, de jérémiades, de petits +airs stupides, de soupirs et d'ennuyeuses fadaises! Ah! Je ne dois +jamais, comme ces jolis coureurs dont j'ai pitié, offrir une éclanche de +mouton au _Treillis vert_ ou du vin blanc au _Pavillon chinois_--A +quelque prétentieuse poissarde, à quelque figurante ou chanteuse des +choeurs! La femelle n'empeste point mes nuits! Et quand j'acquiers +quelque pommade à la frangipane ou du vinaigre de Vénus, je me les +applique à moi-même! + +Agathon sourit d'un air malicieux: + +--J'aime mieux de Vénus attraper le vinaigre que le coup de pied. + +--Evidemment, dit Jasmin, qui écoutait assez ébahi les propos du +marmiton. + +Agathon tira de sa poche un cure-dents avec lequel il soigna ses +chicots. + +--Voyez, Buguet, dit-il, combien je méprise cette engeance. Ceci est un +cure-dents à la carmeline. Je ramasse ceux de la Marquise. J'en use avec +plaisir. Mais ce que je déplore, c'est qu'ils ont servi à une femme. +Rien n'est impur comme la bouche d'une femme! On y trouve peut-être la +plus grande source de péchés. La bouche savante d'une luronne damne à +coup sûr un homme! Vous rappelez-vous le pigeon que j'apprivoisais à +Étioles? Je remarquai que les caméristes l'embrassaient. A partir de ce +jour je cessai de lui donner à boire entre mes lèvres. Ah! le contact +d'Ève! Quand je fus à votre noce, Martine me passa pour plumer les +chapons le tablier qu'elle portait. Il était tout chaud d'elle. C'eût +été une volupté pour vous, sans aucun doute. Eh bien, il me brûla comme +une flamme de l'enfer. + +--Eh! Eh! Pourtant, à Étioles, vous adressiez des bouquets et des vers à +Martine! + +--C'était pour l'éprouver, déclara le cuisinier avec l'onction d'un +prêtre. + +--Quelle idée! + +--Ah! loin de moi toujours l'idée de la fornication que je laisse aux +bêtes! Mais quand je vois une femme à mes côtés, je la tente... + +--Vous avez la beauté du serpent, interrompit, Jasmin ironique. + +--Je la tente, reprit Piedfin, et si elle donne dans mes embûches, si +elle se compromet, je la délaisse, et j'apprends à son père, à sa mère, +à son fiancé, si elle est fiancée, la faute qu'elle a failli commettre! + + +Agathon se redressa, sifflant entre ses longues dents jaunes: + +--Ainsi je me venge du péché originel! + +--Quel drôle d'homme vous faites! + +Ils bavardèrent longtemps. Dans la rue, Agathon prit à plusieurs +reprises la main de Buguet et la pressa comme en ardent témoignage +d'amitié. + +--Oh! si tu voulais un jour m'écouter et me croire, soupira-t-il. + +On avait éteint les lanternes. Les deux compagnons n'entendaient que +l'appel prolongé du falot offrant du feu ou de la lumière aux rares +passants. + + + + +X + + +Le lendemain de lourdes voitures s'arrêtèrent devant l'hôtel. Une +fliguette à deux places, pourpre avec des paysages à moulins sur les +caissons, pénétra dans la cour. Mme de Pompadour y monta, accompagnée +d'un négrillon habillé de velours. Elle donna un coup de fouet au +cheval, qui se cabra et partit. Son grand chapeau de paille battit des +ailes au vent du porche. + +Dans les voitures prirent place différents personnages. A la dernière, +Collin, «le chargé des domestiques de la maison», fit monter Buguet, +avec Flipotte, une camériste, Edme, le porteur de barquettes, Agathon +Piedfin et un garçon sommelier. Le même attelage enlevait des flacons +bouchés de cire rouge et de quoi, confia Agathon, préparer en plein air +la chiffonnade et des cailles à la Xaintonge. + +On allait à Meudon. Flipotte se déclara heureuse de revoir la campagne: +elle avait son saoul des toits qui dégoûtent, des essieux gras des +fiacres, des seigneurs portant becs de corbin qui vous pincent dans les +rues. Elle quittait avec plaisir la grande ville où les églises puent le +cadavre et les escaliers la fosse d'aisances, où le sang des boucheries +se caille sous vos pieds et où des femelles mouchetées et fardées, +assises sur des bornes, en plein midi, insultent au passage les honnêtes +filles. Flipotte était de Touraine: + +--J'ai un promis à Saint-Jean-Froidmentel. + +Néanmoins la gaillarde se laissait prendre la taille par Edme et par le +sommelier, et même baiser sur la gorge d'où elle faisait glisser le +«venez y voir», qui cachait la naissance de ses seins. + +--Les libertins! + +Elle jetait des regards pleins de feu à Buguet, + +--Au moins avec vous on est sage! Vous êtes marié! + +Edme s'écria: + +--Peuh! Ce n'est point un motif pour rester coi! Je sais de grands +personnages qui ont passé devant l'autel, et qui ne se gênent pas pour +faire l'amour avec d'autres! + +L'allusion aux maîtres crispa Jasmin. + +--Oui, avec maman putain, comme disent Monseigneur le Dauphin et +Mesdames! s'exclama Flipotte. + +Jasmin pâlit. Il avait déjà entendu le propos. + +--Ce n'est pas à nous de répéter pareilles choses, affirma-t-il avec +colère. + +--Ah! Ah! Ah! s'écria Flipotte. + +Elle approcha son visage de celui de Jasmin et lui chanta d'un air +provoquant ce couplet de Moncrif, mis en musique par Courtenvaux et pris +à une parade jouée à la Cour devant le Roi: + +Nous autres, jeunesses, +Nous écoutons vos raisons, +Mais dans la belle saison, +Nous nous en battons +Les fesses, les fesses! + +Elle frappa deux fois sur ses cuisses et ses yeux noirs eurent une lueur +insolente. + +Jasmin se tint silencieux. Il regarda les premiers champs dans la plaine +de Grenelle. + +Alors on parla du voyage. Mme de Pompadour avait acheté de grands +terrains au bord de la Seine, avant Sèvres, pour y bâtir. + +--Ce n'était point assez de la campagne de Montretout, dit aigrement +Flipotte. Ça lui convenait mieux, ce nom-là! + +--Tais-toi donc! dit Jasmin. + +Agathon se pencha vers lui: + +--Vous semblez aimer beaucoup notre maîtresse. + +--Elle est si bonne, balbutia Buguet. + +On s'arrêta à mi-côte, entre Sèvres et des bois qui se trouvaient sur +une hauteur. Collin fit descendre Buguet de voiture: + +--Voici votre futur jardin, dit-il en ricanant. + +Le terrain était aride, montagneux, bosselé, plein de pierres, de sables +et de mousses. Quelques maigres arbustes disposaient une verdure avare +au-dessus d'éboulis. + +Jasmin s'engagea à travers le coteau, puis en fit l'ascension. A mesure +qu'il montait il découvrait le pays: la plaine qu'il avait traversée et +Paris dans un lointain bleu; de l'autre côté, un village avec une grande +église et un château seigneurial, puis des bois, de vastes amphithéâtres +pleins de lumières, de hautes collines ondulant au ciel d'été. Sur +toutes les éminences, des moulins-à-vent. Au bas du coteau, la Seine +contournait une île et passait sous un pont en bois de vingt et une +arches. L'eau coulait plus vite qu'à Boissise. + +Vers le sommet de la côte, Jasmin s'arrêta. Sur un trône rustique formé +de cailloutage et de gazon, était assise Mme de Pompadour. Buguet la +reconnut à sa robe de satin dont le soleil faisait briller les rubans +multicolores. Il avait entrevu cette toilette au moment où la Marquise +quittait son hôtel à Paris. Ici pour se garantir du vent la maîtresse du +Roi avait jeté son chapeau de paille à côté d'elle et mis une +bagnolette: ce capuchon, couvrant ses épaules, lui cachait la figure; +mais elle releva le front et son visage brilla, avec une mouche au coin +de l'oeil, sous ses cheveux poudrés à frimas. + +Mme de Pompadour tenait sur ses genoux une chienne gredine qui aboya. +Elle regardait, étendu à ses pieds, un plan. Du bout d'une ombrelle +fermée elle y indiquait des tracés et des lignes à deux gentilshommes +attentifs. Buguet se tint à distance, ne se lassant de regarder en +tapinois le groupe éclairé par le soleil au milieu des bouquets +d'arbustes et des ceps de vigne, avec Flipotte qui portait un manteau sur +le bras et Martine qui tenait un bouquet de fleurs sauvages. + +Buguet n'avait plus vu Mme de Pompadour depuis sa visite au château de +Fontainebleau. Sa passion se ralluma aux deux yeux qui brillaient comme +des pierres précieuses. Et il reverrait toujours la grande dame! Il +était de sa maison! Il se sentit au faîte du bonheur. La vue de Mme de +Pompadour l'enivrait, le grisait. Sa poitrine était trop petite pour +contenir pareille joie. Il avait envie de la crier au ciel. + +Au bout d'une demi-heure, Mme de Pompadour se leva du siège où elle +figurait une sorte de Flore à falbalas. Suivie des deux gentilshommes, +elle passa à proximité de Jasmin, le reconnut et lui fit signe +d'approcher. + +--Vous voilà, dit-elle. Vous habiterez dorénavant cette maison que je +baptiserai plus joliment «Brimborion» ou «Babiole», ajouta-t-elle en +souriant à ses compagnons. Et Collin vous dira ce que vous aurez à +faire, reprit-elle en s'adressant à Buguet. C'est là! + +La Marquise désignait au pied du coteau, sur le bord de la Seine, les +toits d'une maison de plaisance entourée de charmilles. + +Elle-même, d'un pas léger, sous le parasol de soie jaune qu'elle avait +ouvert et qui plongeait sa figure en un bain d'or fluide, descendit vers +Babiole. La chienne gredine arrosait la mousse d'un air insolent. + +--C'est l'heure de la collation, dit la marquise de Pompadour à un +gentilhomme qui s'empressait vers elle. + + +Au trente juin, le lendemain de la fête de Saint-Pierre, quatre cents +ouvriers arrivèrent sous les ordres de Messieurs de l'Assurance et de +l'Isle, l'architecte et le décorateur de jardins. Ils arrachèrent les +bouquets d'arbustes du coteau, à coups de pelles, de houes, de pioches, +attaquèrent le sol. La poudre à canon fit voler des roches en morceaux. +Des charrettes chaque jour enlevaient les décombres et les sables. + +M. de l'Isle montra à Jasmin le plan: d'un château qu'on bâtissait au +sommet avec ses dépendances; il importait de mener par pentes douces un +jardin vers la Seine. Les chemins dessinaient des courbes, étageaient +des boulingrins et des parterres; leurs boucles finissaient au bord du +fleuve à une arcade. + +Derrière le château, M. de l'Isle traçait des allées décoratives, +établissait un labyrinthe, des cabinets de treillage et de verdure, +plusieurs berceaux. Des fontainiers amèneraient les eaux pour les +bassins, les cascades en buffet, les jets, les lames, les croisées +d'onde et les grottes. Enfin l'architecte aménagerait des «ah! ah!», +c'est-à-dire des claires-voies qui feraient pousser ce cri aux visiteurs +en admiration devant la vue que les arbres bien taillés encadreraient +sous un pan de ciel. + +M. de l'Isle insista sur la superbe situation de l'endroit choisi par la +marquise de Pompadour. Il jeta un regard circulaire: + +--Ce sera plus beau que des belvédères dans les jardins hauts de Marly. + +Il ajouta: + +--Nous ferons d'ailleurs mieux qu'à Marly. Vîtes-vous la colonnade de +verdure? + +--Non, Monsieur! + +--Cette colonnade borde une salle verte, tondue par-dessous. Nous serons +plus gracieux, quoique ce fût très bien. + +M. de l'Isle donna une chiquenaude à son jabot: + +--Il y a à Marly des galeries en ormes taillés frêlement sur leurs tiges +découvertes. C'est élégant, mais suranné! Vraiment, avec leurs petites +boules entre les cintres, ils font songer à des seigneurs du temps +d'Henri II fatigués d'avoir ballé. + +Jasmin s'inclina. M. de l'Isle ajouta d'une façon doctorale: + +--Retenez, Buguet, qu'en matière horticole il est quatre maximes +fondamentales: tout d'abord, il faut faire céder l'art à la nature; +ensuite, n'offusquez jamais un jardin; en troisième lieu, ne le +découvrez point trop; enfin tâchez toujours de le faire paraître plus +grand qu'il n'est! + +M. de l'Isle semblait content de lui-même; il jeta à Jasmin en sorte de +conclusion: + +--Mais, en somme, il faut toujours rechercher avant tout la régularité +et l'arrangement! + +De nouveaux manoeuvres arrivèrent bientôt. Ils plantèrent des piquets et +des jalons jusqu'à la Garenne de Sèvres et au bois des Cotiniers, +suivant les chemins indiqués dans les plans. Ils avaient des +graphomètres, des équerres, agitaient des traçoirs, des bâtons longs de +six pieds de Roi, des chaînettes de quatre toises; ils allongèrent des +cordeaux en écorces de tillot. + +En même temps, au sommet de la côte, des gens de corvée creusaient les +fondations du château et élevaient la terrasse. + +--La terrasse aux orangers, dit M. de l'Isle à Buguet, qui frémit +d'aise. + + +On eût dit qu'on avait versé une ruche d'hommes au bord de la Seine. Ils +besognaient souvent le torse et les mollets nus, brûlés par le soleil. + +Pour les nourrir et abreuver, Nesme, le premier intendant de la marquise +de Pompadour, réquisitionna l'aide de toutes les auberges des environs, +même celle des cabarets à pots et à assiettes et des simples cabarets à +pots et à pintes. En cabriolet, il s'arrêta devant toutes les enseignes +flanquées d'un bouchon de lierre. + +Jasmin, sur les chantiers, allait d'un groupe à l'autre, rajustait les +piquets, excitait au travail, embauchait des apprentis, répétant à tous +les ordres de M. de l'Isle. On le voyait escalader ou dévaler les +pentes, disparaître dans les bois du haut, où parfois un élagueur, les +éperons aux pieds, collé aux arbres comme un grand pic vert, faisait +tomber sous ses coups d'herminette, à immense fracas, les têtes trop +libres de marronniers ou de hêtres. + +A la droite du domaine, les fontainiers creusaient un grand réservoir. +Au faîte des terrains M. de l'Assurance surveillait la jetée des +fondations du château. Son habit rouge se voyait de loin et attirait +l'attention. + +Partout cela bruissait et grouillait. Une armée montant à l'assaut n'eût +pas été plus animée. Parfois, au milieu du bruit des truelles, des +marteaux, des moutons frappant sur les pilotis, un artisan lançait +quelque chanson entendue à la barrière des Gobelins. + + +Jasmin ne se mêlait pas trop à cette plèbe. Martine lui avait été +enlevée par Mme de Pompadour et il couchait seul dans une chambre de +Brimborion. Il y entendait couler la Seine, et parfois le clair de lune +venait le réveiller. Alors il songeait à Mme de Pompadour et à +Martine. Elles se trouvaient loin, à Versailles ou à Choisy-le-Roi. +Jasmin avait le corps brisé par les travaux de la journée: cette fatigue +lui paraissait délicieuse parce que c'était pour la Marquise qu'il avait +épuisé ses forces. Il la voyait déjà aux allées du parc, parmi les +fontaines. Il croyait surprendre un de ses regards apporté par un rayon +de lune, et sa voix dans le murmure du fleuve. Il se levait et, par la +lucarne, apercevait la robe rose qui traînait au ciel comme à Boissise, +comme partout. Mais un bénitier donné par Martine lui rappelait soudain +la douce bonté de sa femme, ses regards de tourterelle, ses soins, sa +tendresse. Jasmin se disait que Martine rêvait de lui. Il la revoyait +petite, dans le jardin du père Buguet, puis plus grande et déjà +amoureuse. Elle croissait et s'attachait comme un lierre. + +--Elle m'aime, se disait Buguet, elle m'aime à en mourir si je la +trahissais! + +Il la plaignait, s'accusait et sanglotait à la fois d'amour et de pitié +en songeant aux deux femmes. + +Elles arrivaient souvent. La camériste restait plusieurs jours, logeait +à Brimborion. Comme pour se faire pardonner ses fautes cachées, Jasmin +dévorait Martine de baisers. Il la choyait de repentirs, de câlineries +ardentes et parfois d'une ivresse presque douloureuse. Il avait envie de +demander pardon à Martine, tandis que ses lèvres parcouraient sa gorge +et ses épaules. Et l'épouse répondait à Jasmin par des caresses +passionnées qu'elle avait devinées dans l'alcôve des favorites et +qu'elle redoublait dès qu'elle voyait le regard de son mari plus +lointain et sa bouche absente de la sienne. + +Après ces nuits l'aurore laissait Jasmin endormi. Plus vaillante Martine +se levait au chant du merle afin de préparer un fin régal à son mari. + +C'était du chocolat apporté de Paris. Elle le faisait fondre dans une +tasse de lait au-dessus du feu silencieux de trois bouts de chandelles. +Patiente, Martine attendait l'ébullition pour éveiller d'un baiser le +dormeur. Puis elle l'empêchait de quitter son lit. + +--Je veux que tu manges comme le Roi, disait-elle. + +Quant à Mme de Pompadour, elle ordonnait à son arrivée qu'on appelât +Messieurs de l'Isle et de l'Assurance. Elle inspectait les constructions +et les jardins et donnait des conseils que les architectes acceptaient. +Elle changeait la courbe d'une rampe, la place d'une fabrique, +agrandissait les hortolages, projetait des pattes d'oies, des +ronds-points, des étoiles. Un jour elle fit venir Buguet: + +--C'est ici que je veux créer un jardin potager. Le terrain y est-il +propice? + +Suivant l'usage des jardiniers, Jasmin mit une poignée de terre dans un +verre plein d'eau et passa ensuite cette eau dans un linge. Il but. + +--Ce n'est ni âpre ni amer, déclara-t-il. Le sol est bon pour les +légumes. + +Le Roi accompagna plusieurs fois la Marquise. On voyait arriver de loin +les carrosses avec les escadrons rouges de la maison royale. La +cavalcade approchait au galop. Les chevaux en masse dansante agitaient +comme des bannières leurs cavaliers qui rebondissaient jusqu'à frôler +les branches les plus basses des arbres. Les carrosses étaient cahotés +à travers les ornières, et le soleil faisait briller le cuir de leur +toit. + +Le Roi paraissait heureux de descendre de voiture. Il offrait la main à +Mme de Pompadour. Louis XV marchait avec élégance sur les chemins qu'on +avait tracés pour lui. Il s'intéressait à la coupe des arbres, au plan +de l'orangerie, aux futurs parterres, disant que les fleurs écartent +les idées de mort. + +Buguet fut plusieurs fois près du souverain, s'agenouillant, sur l'ordre +de M. de l'Isle, pour tenir ouverte une esquisse, apportant des paquets +de semences où le roi aimait à plonger la main. Le jardinier était +ébloui par la majesté qu'il prêtait à son maître. Louis XV parlait +peu, d'une voix douce, qui glissait comme une caresse d'aile. + +Chaque fois que le Roi venait, il prenait une collation. Agathon Piedfin +et d'autres cuisiniers préparaient les mets et le monarque mangeait sous +une tente qu'on dressait au-dessus du coteau et sur laquelle flottait un +drapeau blanc aux fleurs de lys. + +Pendant ces visites, Jasmin suivait du regard la Marquise partout où +elle se promenait. Agathon Piedfin lui dit: + +--Quand Mme de Pompadour est ici, tu as l'air d'un astrologue qui suit +la queue d'une comète. Point ne convient de lorgner ainsi les grandes +dames. + +La Marquise revenait chaque fois avec des grâces imprévues. Elle portait +une larme en perle qui roulait sur ses cheveux poudrés, ou bien un ruban +de velours noir qui rendait son cou si blanc et si voluptueux que Jasmin +y songeait longtemps. Un après-midi elle ouvrit une ombrelle en soie, +décorée de miniatures chinoises sur mica et elle parut à Buguet la +princesse étrange d'un pays lointain. + +Un dimanche, comme elle revenait de l'église Saint-Romain, à Sèvres, +elle jeta son gant qui s'était déchiré au fermoir de son paroissien--un +gant de chevrotin, en peau blanche cousue à la diable, avec de fines +rosettes de couleur incarnate. + +Jasmin, d'un geste de voleur, le ramassa au coin d'une allée, le porta à +ses lèvres. + +--Cela sent bon? fit une voix ironique. + +C'était Agathon Piedfin. + +--Odeur de femme, odeur de diable! dit le marmiton. + + +L'hiver vint et par ses gelées et ses neiges ralentit les travaux. +Jasmin écrivit de longues lettres à sa mère; il faisait l'éloge du Roi +et de la Marquise. Il se disait le plus heureux des hommes. Une seule +chose le chagrinait: Martine, obligée de suivre sa maîtresse, n'était +jamais près de lui. «_Cela ne durera qu'un temps_, ajoutait-il, _le +château achevé nous logerons ensemble dans les communs_.» Néanmoins il +avait parfois l'âme en peine; le dimanche surtout, quand, après la +messe, il n'avait à ses côtés ni sa douce femme, ni sa bonne mère, il se +sentait sans foyer. Souvent il mettait son repas dans un panier et +malgré le froid s'installait sur une terrasse au milieu des pelles et +des pioches en repos comme lui. Jasmin racontait à sa mère que Martine +était venue de Paris, un matin de décembre, tout exprès pour lui apporter +par le coche d'eau une chaude couverture et des mouffles de laine, ainsi +que des bas tricotés par elle. «_La mignonne suit ton exemple, ma bonne +mère; on voit que tu l'as élevée un peu. Elle me soigne comme tu +soignais mon père. Ah! si j'étais sûr de l'aimer assez pour être digne +d'un si tendre zèle! Aime-t-on jamais assez une telle femme! Toi aussi +tu fus la meilleure des mères et je t'ai quittée! Que veux-tu? J'ai +l'amour des grandeurs et jamais mon modeste jardin n'aurait pu me donner +la joie que je cherchais dans les livres de M. de la Quintinye et que je +trouve ici. Mais quand le château sera terminé, j'irai te voir. Je ne +regarde jamais la rivière sans songer à toi et sans penser que peut-être +tu as aussi regardé l'eau qui passe_.» Jasmin disait encore que Martine +placerait Tiennette Lampalaire. Il envoyait des compliments à tous ceux +de Boissise et demandait quelques nouvelles de ses arbres. La mère +Buguet ne sachant pas écrire, c'est Gourbillon qui répondait. + + +Le printemps de l'an 1749 fut délicieux. La clémence de la nature +facilita les travaux. Le château s'éleva: on voyait le rez-de-chaussée, +avec six fenêtres de côté et neuf croisées de face, ainsi que l'avait +voulu le Roi. Les dépendances s'achevaient déjà, jetant, de chaque côté +de la cour royale, deux ailes reliées par des grilles dorées. + +Mme de Pompadour vint plus souvent avec Martine. MM. de l'Isle et de +l'Assurance étaient heureux de montrer les progrès des bâtisses et des +terrasses. Le Roi réapparut. Sous la tente, à l'heure du repas, Jasmin +surprit la Pompadour qui sucrait des cerises et les présentait à la +bouche de son amant. + +Martine arriva bientôt près de Buguet avec un plat d'argent plein de +fruits rouges: + +--Tiens, voici des cerises que Madame offrit au Roi. Il en reste. Je les +ai prises pour toi. + +Avec les mêmes gestes gracieux, elle mit devant les lèvres du jardinier +les fruits sur lesquels la Marquise avait promené ses jolis doigts. + +Quand Martine était partie, Buguet rêvait en regardant le fleuve qui +l'avait emportée avec sa maîtresse. Au pied de Bellevue, l'île +qu'embrassait la Seine formait du côté de Sèvres un port où les péniches +et les allèges s'amarraient. L'autre partie était couverte de troupeaux +qui promenaient des taches blanches au milieu du vert irisé des herbes +et faisaient de l'îlot une sorte d'arche de Noë. + +La Seine était toujours animée. Des bateaux montaient, venant de la mer +ou de Rouen et portant à Paris le tribut des marées ou les riches +produits de Normandie. A la belle saison une multitude de barques +conduisaient un peuple immense aux promenades de Saint-Cloud. + +Un jour que Jasmin contemplait ce spectacle, il vit arriver au loin un +bateau ponté qui captiva son attention. Il avançait poussé par six rames +rouges. Sa proue était dorée. A l'arrière un grand drapeau rose et bleu +flottait. + +--Mais qu'ai-je donc, se dit le jardinier, à ne pouvoir détourner mes +yeux de ce bateau? + +Il aperçut quelques femmes debout sur le pont et, bien qu'elles fussent +au loin pareilles à des poupées, il reconnut parmi elles la Marquise et +Martine. Il descendit au galop le coteau et vint les attendre au bord de +la rivière. La Marquise, en paniers cadets, s'appuyait sur une longue +canne et portait un tricorne. Le premier regard de Buguet fut pour elle. +Martine, qui guettait les yeux de son mari, en souffrit; mais elle +ressentait si grande joie à revoir Jasmin qu'elle l'étreignit de tout +son coeur au milieu des autres femmes de chambre, qui riaient, voltigeant +autour de leur maîtresse, un papillon de dentelle posé sur leur tête. + +Mme de Pompadour donna le couple Buguet en exemple à ses servantes: + +--Ils s'aiment vraiment, et je souhaite à vous toutes des époux n'aimant +ainsi que leur femme. + +Jasmin fut troublé. + +--Il ne faut pas rougir, Buguet, reprit la Marquise. + +L'année suivante le château se couvrait. On avait enlevé les +échafaudages. + +Devant, régnait la grande terrasse où l'on se proposait de mettre des +orangers en caisse. + +Derrière, depuis l'an précédent arrivaient pour les bosquets, des lilas, +les arbres de Judée, des érables de Virginie, les peupliers d'Italie et +de la Caroline. M. de l'Isle les faisait venir des pépinières royales et +répétait à leur sujet les principes du vieil escuyer Jacques Boyceau, +intendant des jardins de Louis XIII: «Pour transplanter un arbre, il +faut le prendre en croissance, fort et vigoureux, de belle venue, bien +appuyé sur ses racines de tous côtés.» + +A la fin d'avril, les lilas et les arbres de Judée fleurirent. Les lilas +lourds et voluptueux épandaient des senteurs bienheureuses; les arbres +de Judée se contentaient de leur pourpre claire. C'étaient les premières +fleurs du jardin de Bellevue. Jasmin les fit offrir à Mme de Pompadour +par Martine et Flipotte, qui les apportèrent sur une grande claie +d'osier. La Marquise en garda durant tout le jour au corsage. Elle +enfonçait son bras nu dans les branches fraîches, humait les odeurs +pénétrantes du printemps. + +Au soir Buguet retrouva, dans la tente dressée pour la favorite, les +lilas qui étaient fanés. Il les prit dans ses mains, les porta à sa +bouche, puis sa tête roula dans les thyrses et il ferma les yeux en +cherchant d'autres parfums mêlés à ceux des plantes. + +Un ricanement le fit bondir. Piedfin entrait pour chercher un huilier en +porcelaine de France. + +--Tu as l'air d'un épagneul qui se vautre dans les fanfioles de la +Marquise, dit-il. + +Et il s'en alla, portant l'huilier avec l'air d'un desservant qui à la +messe présente les burettes. + + +Le 18 du mois de mai, des événements singuliers se produisirent. Jasmin +entendit raconter par des menuisiers de Paris que l'émeute couvait dans +la grande ville. Les archers de l'écuelle avaient arrêté de petits gueux +et de jeunes bourgeois. + +--Pourquoi? demanda Buguet. + +--Nous n'oserions répéter ce qu'on dit, répondirent les artisans. + +Le lendemain les gardes de la maréchaussée occupèrent le pont de Sèvres. +Jasmin les regarda descendre de cheval. + +En même temps derrière Bellevue, dans le chemin des Charbonniers, une +sonnerie de trompettes signala la présence d'un régiment de dragons. + +--Leurs fusils sont chargés, accourut dire un aide jardinier. + +Buguet se rendit à Sèvres pour s'informer de ce qui se passait. Le +village était rempli de gardes françaises, bayonnette au canon. + +--La populace de Paris va passer ici pour aller brûler le château de +Versailles, raconta tout bas une femme à Jasmin. On dit que le roi est +ladre et prend des bains de sang d'enfant comme Hérode. C'est pour lui +que les archers de l'écuelle ramassent les petits gueux. + +Jasmin fut épouvanté. + +--Ce n'est pas possible! s'écria-t-il. + +La femme haussa les épaules et serra avec ostentation le poupon qu'elle +portait dans ses bras. + +Buguet s'adressant à un officier se fit connaître et demanda les +nouvelles. + +--Elles sont graves, dit le militaire. On a arrêté des enfants pour +extirper la mendicité. La canaille s'est fâchée. Elle a enfoncé la porte +d'un fourbisseur pour avoir des armes. On arrête les carrosses dans les +rues, on tend des chaînes, on attaque les archers. + +Agathon Piedfin accompagnait Buguet. Il avait été envoyé par son chef +afin d'examiner les fourneaux des cuisines et il séjournait à Bellevue +pour quelques jours. + +Il trembla: + +--Je suis heureux de n'être ni à Paris, ni à Versailles, mais je +voudrais aussi ne point me trouver à Sèvres. + +Les troubles durèrent quelque temps. + +Au 13 mai, le soir, un samedi, Buguet et Piedfin allèrent à Meudon pour +se renseigner. + +Dans le cabaret où ils se rendirent, des gens mal vêtus, arrivés de la +capitale, discutaient bruyamment sur les arrêts du Parlement. La +cabaretière raconta à Buguet qu'on avait pillé des maisons et tué sept +archers dans la journée. Les vitres de M. Duval, chef du guet, étaient +brisées, une immense fureur s'élevait contre toute la cour. + +--Hé! Hé! ricana un des va-nu-pieds, on faillit massacrer, au faubourg +Saint-Germain, la marquise de Pompadour! + +Jasmin se leva, pâle: + +--C'est-il vrai? + +--Je n'ai point l'habitude de mentir, dit l'homme d'une voix traînarde. + +Il ajouta en frappant sur sa cuisse: + +--Et c'est dommage qu'on n'ait point éventré la putain! + +--Tu dis? + +Le gaillard se retourna: + +--Ce que je dis? Que si tu me parles encore sur ce ton, c'est à la +barrette que je parlerai, morveux! + +--Pendard! répliqua Buguet. N'as-tu pas appelé putain la marquise de +Pompadour? + +--Eh bien, oui! + +La cabaretière s'approcha du Parisien et lui glissa à l'oreille: + +--Taisez-vous donc, c'est un des jardiniers de la Marquise. + +--Je m'en fous! + +L'homme regarda Jasmin, fit une grimace: + +--Il paraît que tu cultives des fleurs pour la Pompadour? Tu es un rude +fleuriste, à en croire la chanson! + +L'émeutier se leva et entonna le refrain qui venait on ne sait d'où, et +que le peuple de Paris avait mis en musique: + +Par vos façons nobles et franches, +Iris, vous enchantez nos coeurs; +Sur nos pas vous semez des fleurs, +Mais, hélas ce sont des fleurs blanches! + +Buguet envoya à la tête de l'insolent son verre empli de vin. + +Ce fut une bataille. Deux aides de Jasmin, qui se trouvaient là, prirent +parti pour leur maître. Les amis du Parisien sautèrent dessus. Agathon +s'esquiva. + +Les mots violents partirent. Les coups de poing pleuvaient. Les tables +tombèrent, faisant rouler les chopines. + +Alors la cabaretière s'arracha les cheveux: + +--A moi, messieurs les hussards! à moi, messieurs les gardes! + +Elle courut dans la rue, tandis qu'en sa cantine, sous les horions, le +sang commençait à couler, les visages à bleuir. + +Jasmin jeta son adversaire sur le sol. + +Mais d'autres Parisiens accoururent et Buguet allait être terrassé, +quand des soldats entrèrent. L'officier reconnut le fleuriste du +château. Il fit arrêter les émeutiers et ils furent conduits au poste +sous escorte. + +Buguet regagna Bellevue. Piedfin le rejoignit sur la route. + +--Marie-Joseph! clama le cuisinier, tout en coupant en «hosties» un +saucisson qu'il venait d'acheter, êtes-vous exalté! Vraiment, ne +savez-vous pas que la colère est péché mortel? + +--Peuh! fit Jasmin encore plein de rage. + +--Et puis quels sentiments vous professez pour la Marquise! Mon cher +ami, on n'adore ainsi que Dieu et le Roi! On vous dirait épris d'elle! + +--Tais-toi! + +--Mais oui! Vous n'avez pas songé un instant à Martine! + +--Martine! + +--Martine est à Paris. Elle a pu courir quelque danger! + +Les jours suivants, l'émeute se calma. Une lettre de sa femme rassura +Buguet. On ne vit plus de soldats aux alentours de Sèvres. + +Des deux côtés du château, M. de l'Isle préparait d'immenses parterres +de broderie. On y disposait les nilles de buis d'Artois, les feuilles et +les rinceaux que les aides emplissaient de mâchefer. Le dessin se +déroulait avec des allures de grand serpent aux multiples têtes qui +présentaient des palmettes, des fleurons, des panaches, des dents de +loup; les courbes naissaient d'un noeud ou d'une agrafe et se terminaient +en volutes. Mme de Pompadour voulut que des fleurs de lys héraldiques et +ses propres armoiries fussent mêlées à ces caprices. + +En août Jasmin et ses aides se rendirent dans les bois pour déraciner +les églantiers. Quand ces arbustes furent alignés dans la terre de +Bellevue, Jasmin y greffa des rosiers de Virginie et de Gueldre, ceux de +Muscat et de Chine, ceux de Damas et des panachés. + +Mme de Pompadour surveillait ces travaux délicats. Elle s'aventurait au +milieu des églantiers et une fois elle passa à Jasmin le brin de laine +nécessaire à la ligature de la greffe. Mme de Pompadour voulait beaucoup +de fleurs dans ses jardins et Buguet l'entendait parler avec M. de +l'Isle de la sévérité de l'horticulture française. Elle prétendait y +jeter plus de fantaisie, plus d'éclat et plus de nature. Elle se moquait +des vieux parterres du Louvre où jadis figuraient des chiens tenant des +palmettes, des dauphins bizarres et des vases! Fi de tout ces +grotesques! Mme de Pompadour voulait faire dominer les fleurs. + +--Ce sont les jolités du Bon Dieu! + +Les fleurs possédaient la vie, la grâce, la couleur! Elles étaient +variées et innombrables comme les coeurs humains! Elles avaient des +vices: l'orgueil, la paresse, la volupté, et des vertus: l'amour, la +tendresse, la modestie. Le pavot versait le sommeil, l'aconit donnait la +mort! + +Mme de Pompadour déclara que les fleurs étaient l'âme de tout art. Elles +serviraient de modèle aussi bien à une toilette (n'est-ce pas la nature +qui les pare?) qu'à une coupe (ne sont-elles pas destinées à recevoir la +rosée du matin?) + +Jasmin, accroupi parmi les épines des églantiers, les pieds dans la +terre humide qui sentait la sève, écoutait cette voix. Il n'avait jamais +entendu parler ainsi. M. de l'Isle lui-même paraissait sous le charme. +Longtemps, ces paroles revenaient aux oreilles de Jasmin, ailées et +irritantes. + +On comptait inaugurer Bellevue à la fin de novembre. Les tapissiers +déballaient les meubles, depuis les bras de fleurs de Vincennes, les +feux de bronze, les girandoles, jusqu'aux brocs lapis et or, aux +assiettes de Saxe, aux couteaux à manche vert. + +Le 24 novembre, le Roi, revenant de Fontainebleau arriva à Bellevue +pour souper et dormir. Il faisait un temps gris. Le petit château tout +neuf paraissait transi, parmi les arbres sans feuilles. Pourtant Mme de +Pompadour voulut que ce fût fête. Elle ordonna un feu d'artifice et fit +revêtir à sa domesticité un uniforme fabriqué exprès à Lyon. + +Le Roi était accompagné de plusieurs seigneurs. Mais les cheminées qui +n'avaient pas encore essuyé l'humidité enfumèrent les appartements. Il +fallut souper au bord de la Seine, à Brimborion, et la Marquise +contremanda le feu d'artifice, au grand dam des badauds, qui s'étaient +réunis à l'extrémité de la plaine de Grenelle. + +En revanche, le 28 janvier suivant, on joua la comédie au château de +Bellevue. Les comédiens représentèrent l'_Homme de Fortune_ par le sieur +Lachaussée. Après la pièce M. de la Vallière ordonna un ballet qui fit +grand plaisir. + +Martine avait apporté à la marquise de Pompadour et aux autres dames des +éventails de Nankin qui s'harmonisaient avec la salle de théâtre décorée +à la chinoise; elle raconta le ballet à Buguet: + +--On vit d'abord une montagne, dit-elle, qui, bien qu'enserrée sur la +scène, semblait plus haute qu'une tour de Notre-Dame. Elle n'avait +pourtant qu'un peu plus de la taille des valets de coulisse. Elle +s'ouvrit et il en sortit un petit château tout pareil à celui de +Bellevue. Tu aurais pu compter les fenêtres et les cheminées. On voyait +les balustres, le reflet du soleil dans les vitres. Alors des +jardiniers--ô des jardiniers à rosettes, avec des vestes bleues +vermicellées de rose--firent semblant de perfectionner les parterres et +se mirent à baller! Ils étaient jolis à croquer et tout au parfait, avec +leurs joues rouges comme la crête d'un coq et leurs perruques en aile de +pigeon, mais je t'aime mieux qu'eux. Ils me rappelaient ces petits abbés +qui viennent chez Madame et auxquels il ne manque que d'accoucher pour +être des femmes! Tu ris? .... Ensuite la décoration représenta le grand +chemin de Versailles. Et il arriva une de ces voitures qu'on appelle ici +pots-de-chambre. Elle était ma foi pleine de femmes. Elle culbuta et les +dames dansèrent. Ces dames étaient des petites filles de neuf à quatorze +ans, fort mignonnes et le Roi applaudissait très fort. + +Ces événements enchantèrent Jasmin, d'autant plus que Martine lui fut +rendue et que la Marquise vint plus souvent à Bellevue. + +Quelques centaines d'ouvriers travaillaient encore au parc en avril. +Vers mai le domaine rayonna dans toute sa splendeur. + +Au milieu de ce mois, Buguet, ayant fait un matin le tour des allées, +s'arrêta un peu avant midi près du réservoir, à l'extrémité de la +terrasse des orangers. + +Une lumière diamantine caressait les murs du château; au ciel tendre un +nuage d'un blanc pâle pénétré d'azur s'allongeait vers le zénith, comme +un voile qu'on aurait levé. + +--Enfin! s'écria Jasmin. + +Ses fleurs brillaient épanouies. Ah! ce qu'il avait attendu l'éclosion! +Sous les nuits étoilées, que de fois il avait écouté les plantes qui, +poussant dans le silence, écartaient quelque miette de terre, un brin de +paille, une feuille morte! Elles produisaient un bruit imperceptible, +mais le jardinier en saisissait la musique. Il guettait les levées dans +les plates-bandes, les premiers mouvements quand le zéphyr passait. Dès +qu'un bouton apparaissait, Jasmin était heureux comme le père qui voit +s'ouvrir les yeux de son enfant. Les pivoines sortirent du sol pareilles +à des nichées d'oiseaux pourpres, les tulipes en cornets verts. De fins +boutons fusèrent aux touffes de narcisses. Les iris érigèrent parmi les +poignards de leurs feuilles leurs flammes d'abord encloses d'une +enveloppe livide. Les ancolies ailées s'apprêtèrent à voler sur les +tiges. + +Maintenant tout frémissait. De la terrasse des orangers jusqu'au bord de +la Seine, la côte se couvrait de corbeilles où l'or et l'argent des +alyses, les centaurées légères, la multitude douce ou révoltée des +pavots s'embrasaient. Les auricules mêlées aux primevères posaient des +bijoux clairs sur du velours chaud. Les adonides jetaient des gouttes +de sang dans leur verdure aérienne. + +Les feuilles avaient poussé partout, tendres, jeunettes, les tillots +offraient leurs têtes vierges à la dorure du soleil, les éventails des +palissades allongeaient des décors d'une brillante nouveauté, les +marronniers dressaient leurs thyrses d'ivoire. + +D'un coup d'oeil Jasmin embrassa cette féerie. Le château lui-même, sur +le fond des bois rajeunis, paraissait s'enlever au ciel sur les ailes +des parterres qui s'allongeaient à ses côtés. + +Et Buguet vit la beauté de ce petit palais, la jolie proportion des +fenêtres, entre lesquelles reposaient des bustes de marbre, et celle des +balcons où les armoiries de la Marquise apparaissaient: trois tours +dorées. Il comprit la majesté souriante des frontons sur les toits +mansardés où les croisées s'encadraient comme des miroirs, et la juste +échelle des huit marches qui conduisaient aux trois portes alignées. Et +ayant saisi l'irréprochable disposition des terrasses, la mesure des +allées, la place choisie des palissades, les engageantes combinaisons +des chemins, il aperçut la façon divine dont la grâce du château se +mêlait à celle des jardins. Ensemble délicat où les choses se faisaient +valoir l'une l'autre sans jalousie! Comme pour tenter d'aimables +avances, la pierre prenait la souplesse de la fleur, et les fleurs, dans +leurs ensembles, frémissant comme des guitares, obéissaient à des lois +d'élégante architecture. Les ciseaux du sculpteur et la serpette du +jardinier se retrouvaient d'une même famille dans la joie de plaire. +Tout se mariait, tout recelait une âme ailée, radieuse, donnant aux +murs, aux parterres, aux arbres une physionomie spirituelle, une cadence +parfumée, un rythme subtil. + +Jasmin, transporté par cette harmonie, s'agenouilla devant le +chef-d'oeuvre de MM. de l'Isle et de l'Assurance. + +Mais l'âme du décor apparut: Mme de Pompadour en toilette dorée sortait +de la ruche, exquise abeille pour qui s'épanouissaient les fleurs. Elle +ouvrit un éventail, regarda le jardin, et, suivie de Martine vêtue aussi +de jaune, se dirigea vers un grand carrosse, un carrosse de fée, aux +panneaux chantournés. + + + + +XI + + +Pendant des années, Jasmin soigna le jardin de Bellevue avec un zèle que +d'habitude les jardiniers n'apportent point à leur besogne. Du matin au +soir il y veillait et les premières lueurs de l'aube le trouvaient +l'arrosoir au poing, le râteau à l'épaule, les pieds dans la rosée, au +milieu des parterres. Le soir, il se reposait lorsque les ténèbres +avaient éteint la dernière tulipe, le dernier oeillet. + +Fervent disciple de M. de l'Isle, Jasmin voulait que les masses des +plantes eussent des profils aussi élégants que les scabellons de marbre; +il voulait les allées propres comme les tapis d'un salon, et aux +boulingrins des fraîcheurs d'émeraude. Il dirigeait de minutieux +échenillages, chassait les taupes; il lâcha dans le parc plusieurs +vanneaux et des pluviers, après leur avoir coupé l'aile et afin qu'ils +prissent les limaces, les taons et les turcs. + +Jasmin possédait d'excellents instruments qui luisaient ainsi que des +armes, effilés ou tranchants. Certains avaient été forgés avec +d'anciennes épées, qui fournissent les meilleurs outils de jardinage. +Jasmin les maniait, émondant, faisant tomber les pousses et les rameaux +qui compromettaient les symétries. Ce zèle fit répéter par M. de l'Isle +le proverbe qui avait cours parmi les gens d'horticulture: + +--Les jardiniers étêteraient leur père, s'il était arbre. + +Ce disant M. de l'Isle riait. + +Buguet eut des attentions précieuses pour les orangers, ses arbres de +joie. Il s'en approchait sur la pointe des pieds, caressait légèrement +les fruits comme des seins de vierge. Les serres étaient chauffées par +des terrines de fer pleines de charbon ardent ou par des poëles +d'Allemagne. Jasmin fit ajouter des lampes suspendues, qui répandent une +chaleur égale et uniforme. + +Il préparait les bouquets pour le corsage de Mme de Pompadour. Il y +mettait à la saison beaucoup de muguets et plus tard mariait +heureusement les roses de tons différents. Le jardinier glissait ces +touffes dans de petites bouteilles masquées de rubans verts et emplies +de façon à conserver la fraîcheur des plantes. Il confectionna aussi des +«navets» à la mode du temps. Il les creusait d'un coup de couteau et y +introduisait des oignons de jacinthes: ce mélange mis à l'eau, on +voyait, distraction de l'époque! croître une jacinthe entourée des +feuilles pâles du navet. + +Jasmin avait pour mission d'orner les pyramides dans le vestibule d'un +blanc de carme où se dressaient les statues de M. Falconnet et M. Adam, +qui représentaient la Poésie et la Musique. Il savait par Martine les +robes dont la Marquise allait se vêtir. Alors il cueillait des fleurs +pour ces toilettes. Les pyramides formaient des colonnes de flammes ou +des cônes d'or, des échelles bigarrées ou des autels plus blancs que la +Poésie et la Musique. Mme de Pompadour souriait en voyant la couleur de +ses atours ainsi répétée. + +Les Buguet étaient installés dans une des ailes communes qui entouraient +la cour des offices, par où les carrosses entraient avant d'arriver à la +cour royale. Leurs lucarnes donnaient sur les boulingrins au milieu +desquels, d'un petit bassin rond, fusait un jet d'eau. Plus à droite, +c'étaient les jardins du potager avec les murs à espaliers et, derrière, +dressant leurs flèches que le vent caressait comme des plumes, +s'élevaient en deux salles les peupliers de la Caroline, puis ceux +d'Italie. Les Buguet apercevaient aussi la grande allée, couverte d'un +tapis de gazon où se dressait la statue de Louis XV par M. Pigalle, et +bordée de deux larges chemins ombrés par des tilleuls façonnés en +berceaux. C'est par cette allée que Mme de Pompadour, se faisant +promener en chaise à porteur, gagnait le mur d'enceinte pour s'enfoncer +dans les bois, vers les bruyères de Sèvres. + +D'autres fois, au «Cavalier», elle s'habituait à quelque nouveau +cheval, et, amazone experte, tournait dans le chemin sablé, autour d'un +grand pan de gazon orné d'un cabinet de treillage où Jasmin palissait +des volubilis. Mme de Pompadour aimait à se vêtir en rose pour ses +exercices d'écuyère et elle rappelait à Buguet son apparition à Sénart. +Ou bien, décolletée en carré, des noeuds à la saignée des bras et au +creux d'un corset garni de touffes de «soucis-d'hanneton», la Marquise +flânant autour des bassins se penchait à leurs bords. Dès qu'elle était +partie, Buguet se précipitait: il espérait retrouver par miracle le +reflet de la dame, avec ses regards couleur de violette. + +Pour plaire au Roi, la Pompadour revêtait les costumes les plus +imprévus. Les chroniques disent qu'on la vit en soeur grise. La +religieuse eut-elle ce grain de beauté taillé en coeur qu'on appelait +«l'équivoque»? A Bellevue, elle apparut en Diane, les pieds nus lacés +dans des brodequins roses, les épaules sortant d'une tunique bleue qui +flottait sur ses genoux. La déesse, poudrée à frimas, portait un +croissant sur le front. Elle lançait des flèches aux ramiers du parc et +lorsqu'elle était adroite, le Roi se précipitait pour voir mourir les +bêtes transpercées qui tombaient des branches. + +Mme de Pompadour se costumait aussi en jardinière, sous un chapeau de +paille doublé de ce bleu qui rendait son visage plus céleste. Elle +faisait chanter dans ses noeuds toute la gamme des oeillets et partait son +panier sous le bras, décolletée, la poitrine offerte au soleil, la +chevelure riche, la bouche, délicieusement arquée, creusant des +fossettes aux joues en une esquisse de sourire. Jasmin la voyait +descendre de la terrasse des orangers; elle suivait les chemins qui +allaient vers la Seine et parfois se penchait pour cueillir. + +Un jour, costumée de la sorte, la Marquise fit appeler Jasmin pour +l'aider à tresser une guirlande de roses de Bengale. Ils choisirent +celles qui étaient dans tout leur feu. Mme de Pompadour dirigeait la +besogne. Le garçon intimidé se piqua les doigts. Lorsque la guirlande +fut terminée, la belle jardinière et Jasmin l'attachèrent au socle de la +statue de Louis XV. Les fleurs éclatèrent autour du marbre de Gênes +comme si l'on eût sacrifié un ange et qu'un peu de sang fût resté. Le +souverain vint voir et parut flatté. + +--Il y a de fort belles fleurs dans le jardin, dit-il en prenant du +tabac d'Espagne. + +Quelques semaines plus tard Buguet se rendait à une petite ferme située +sur la route des Charbonniers, menant de Paris à Versailles. C'était +derrière le parc de Bellevue, vers le bois de Meudon. La métairie +dépendait du château. De loin le jardinier aperçut Martine et une autre +paysanne. Celle-ci était accroupie auprès d'une vache blanche qu'elle +trayait. Jasmin reconnut la Marquise. Il s'embusqua dans un buisson et +entendit le bruit de frelon bourdonnant que fait le lait en tombant dans +le seau. La Marquise, laissant la vache qui rentra seule à l'étable, se +leva et courut vers le parc, suivie par Martine. Elles avaient la même +taille, des bonnets clairs, des jupes courtes, les bras nus et des +corsages semblables, en étoffe de Jouy. Jasmin se rappela avoir vu +Martine dans une robe de Mme d'Étioles; aujourd'hui la Marquise prenait +l'allure de la villageoise. Elles allèrent jusqu'au milieu du verger, +puis se séparèrent. Jasmin vit le Roi, en habit rouge, à une petite +porte pratiquée près du bosquet de la salle des Marronniers. Martine +revint sur ses pas. Alors Buguet la saisit au passage, la baisa avec +violence sur le cou, à la gorge et l'entraîna, mi-pâmée, vers la ferme +où il n'y avait qu'un petit vacher endormi au soleil. + +En hiver Mme de Pompadour arrivait dans son traîneau que conduisait un +cocher costumé à la moscovite. + +Dans le corridor elle jetait ses sabots, ôtait son toquet de fourrure, +son manteau de loup-cervier et elle se précipitait vers les bûches du +salon que Martine ranimait avec un soufflet en bois de cèdre. + +--Quel froid! + +Jasmin apportait les gros bouquets de roses de Noël. + +--Elles sont charmantes, disait la Marquise, distribuez-les un peu +partout. + +Elle désignait les vases de Chine, les coupes en céladon, un singe en +porcelaine. Les Buguet fourraient les fleurs dans ces choses élégantes, +parmi les pots-pourris d'or qui sur les brèches blanches de la cheminée +épandaient des odeurs de violettes et de muscades par leurs couvercles +percés d'yeux. + +--Vous avez du goût, disait Mme de Pompadour. + +Le Roi arrivait plus tard, avec une suite de carrosses, des seigneurs et +des musiciens. Un remue-ménage agitait le château. Toutes les cheminées +fumaient, la meute faisait rage, les soubrettes égrenaient rapides les +marches des escaliers et l'on voyait Piedfin, réveillé dans la chapelle, +dégringoler vers les cuisines qui commençaient à s'éclairer des lueurs +de graisses tombant sur les sarments rougis. + +Jasmin entendait des bruits de vaisselle, d'argenterie, les sons des +instruments qui s'accordaient. + +Le soir, par une fenêtre, il apercevait en passant Mme de Pompadour +debout au milieu de la salle de musique sous les petits lustres qui +avaient l'air d'être tenus par les amours ailés voltigeant dans les +bleus du plafond. Malgré les fatigues de la journée, en une robe jaune +qui bouffait sur ses paniers, la favorite dansait devant le Roi avec un +seigneur en habit blanc tout brodé d'or et qui portait sur sa nuque un +noeud violet pareil à un immense papillon. Ils levaient un bras en l'air +et ils se donnaient la main par-dessus leur tête; il semblait à Jasmin +que leurs pieds glissassent sur les phrases cadencées que lâchaient la +basse, le hautbois et les violons. + +Il en parla à Martine au moment où ils allaient se coucher. La soubrette +avait une robe de laine d'un gris pâle. + +--Je pourrais danser comme Madame, dit-elle, mais je n'ai point d'aussi +beaux ajustements. + +Elle souffla la chandelle. La lune inondait la chambre. A sa clarté +Martine parut habillée comme sa maîtresse d'une étoffe lamée d'argent. +Elle jeta son bonnet. La nuit la nimba. Alors elle leva le bras, tendit +une main à un cavalier invisible et de l'autre souleva légèrement un pan +de sa jupe. Elle entama le menuet à la musique des rayons qui frôlaient +les arbres du parc. + +Jasmin et Martine vécurent ainsi dans un des plus coquets châteaux du +monde. Leurs âmes s'étaient assouplies et les plaies qui les faisaient +saigner jadis s'effaçaient. Martine n'avait plus de tristesse ni de +jalousie. Jasmin n'éprouvait plus de remords. Tous les deux étaient sous +le charme de la Marquise. + +Mme de Pompadour avait le secret de se faire adorer. D'une nature +foncièrement froide, toute de calcul et d'ambition, elle savait +pourtant, parmi les grâces et inventions, retenir le Roi: égoïste, +volage, ennuyé, hypocrite, il avait besoin d'être charmé et séduit +chaque jour. Heureusement, pour suffire à ce qu'elle appelait ce «combat +perpétuel», Mme de Pompadour était douée d'un tempérament extraordinaire +d'artiste. C'était la plus délicieuse et la plus habile comédienne de +son siècle. Si, pour rendre son corps voluptueux--ainsi qu'elle le +disait à Mme de Brancas, les hommes mettent beaucoup de prix à certaines +choses,--elle usait de philtres d'Orient et de régimes échauffants, qui +lui prodiguaient la grimace de l'amour, elle trouvait dans son génie +toute la vénusté d'une belle danseuse, la vivacité d'un poète, la raison +d'un philosophe; elle chantait mieux que Mlle Fel et, au clavecin, son +jeu était suave. Elle savait dire le conte libertin comme la +Scheherazade et voulait ôter au souverain jusqu'au souci de l'Etat. De +cette agitation, qui torturait la favorite (car elle avait au coeur +l'angoisse de la disgrâce et aux lèvres le sourire assuré d'une reine), +Mme de Pompadour gardait un désir de plaire et un besoin d'attirer. Pour +Louis XV, elle s'était faite caresse, et, pour tous, en dehors des +heures de tristesse et de terreur qu'elle cachait, elle restait caresse. +Avec les serviteurs elle était douce et savait se montrer d'une +familiarité enjouée. + +Ce qui ravissait Jasmin, c'est que Mme de Pompadour se plaisait au +château. «Je suis comme une enfant de revoir Bellevue», avait-elle dit +un jour en arrivant par l'allée des tillots. Là elle se livrait toute à +la joie de posséder des vases en céladon et des figurines de Saxe, de +cultiver des roses, d'être musicienne, d'écrire des choses flatteuses +à ses amis, de lire les livres des futurs Encyclopédistes, quelque +impromptu de Gressel, un roman de chevalerie, un manuel de droit public. +Elle causait de longues heures avec Boucher ou Marmontel et parfois +conviait son ministre Machault pour comploter une alliance avec +l'Autriche contre le roi de Prusse qui l'avait appelée «Cotillon IV». + +La Pompadour avait converti le Roi aux plaisirs de Bellevue. Fatigué des +repas du Grand Couvert, il aimait les soupers fins du joli castel, et se +plaisait au bosquet de lilas, sous l'Apollon en marbre de Coustou, à +préparer lui-même son café sur une table chantournée. Les King's Charles +de la Pompadour, Inès et Mimi, agitaient dans le soleil leurs grelots +d'or et parfois s'élançaient furieux vers les moutons qui du verger +gagnaient la ménagerie, en agitant par la grande allée leurs oreilles +transparentes comme des coquillages et en sautant sur leurs sabots qui +imitaient le bruit de la grêle. Louis XV et sa maîtresse menaient à +Bellevue une vie que le marquis d'Argenson appelait méchamment «à pot et +à rôt», mais qui les distrayait infiniment. Certains après-midi d'été, +le roi vidait, à l'ombre des érables de Virginie, quelques flacons de +vins de Champagne, dont il raffolait, et qu'on lui apportait de la +glacière, puis il faisait la sieste dans la petite grotte, par les +ouvertures de laquelle le monarque entrevoyait la cascade et les deux +nymphes de Pigalle. + +Jasmin et Martine entretenaient avec les autres serviteurs de la +Marquise de bonnes relations de camaraderie. Le caractère de Buguet le +faisait aimer de l'heyduque aussi bien que du surtoutier, du délivreur +et du maître queux. Flipotte avait oublié ses premières préventions +contre le jardinier. C'était d'ailleurs une excellente fille, un peu +libertine et volage, mais que voulez-vous? + +--J'ai un coeur mobile comme le vif argent, avouait-elle. + +Flipotte n'était point de ces soubrettes qui feignent des langueurs et +des évanouissements comme leurs maîtresses, qui s'imaginent aux +antipodes aussitôt qu'elles sont à Grenelle et se croient les plus fines +jolivetés des hôtels de leurs patrons. Elle était rustique et gaie, ce +qui plaisait à Martine. Cependant elle conservait l'habitude de médire +de la Marquise, parlait de cantharides dont usait la favorite pour se +rendre plus chaude auprès du roi: + +--L'autre fois, elle affirma à Mme du Hausset que Sa Majesté la trouvait +un peu macreuse. + +--Macreuse? interrogea Jasmin. + +--C'est du gibier de carême, d'un sang très froid, répondit Agathon. + +--Comme celui des poissons, s'écria méchamment Flipotte. + +Elle ajouta que la Pompadour se fanait, qu'elle prenait du pavot pour +dormir et du quinquina, que ses seins deviendraient bientôt pareils à +des vessies, surtout à cause de ses fausses couches. + +Jasmin protesta. Il revoyait toujours la Marquise telle qu'elle était +apparue à Sénart, huit ans auparavant, et ne s'apercevait pas des +artifices de toilette, qui, suivant un petit maître, eussent réveillé +des yeux morts, fait renaître des dents, embelli des cadavres, ranimé +des squelettes. + +--Sais-tu, dit-il à Flipotte, qu'on vient de condamner au carcan et aux +galères un laquais qui avait dit des sottises de sa maîtresse? + +--Je ne dis point des sottises, mais la vérité! + +--La vérité! + +--Qu'en sais-tu, toi? Moi je la vois partout, même sur la chaise percée! + +--Dégoûtante! + +--Crois-tu qu'elle n'y va point? Surtout les jours où elle prend de la +poudre des Chartreux. + +--La poudre des Chartreux fait faire des évacuations surprenantes, +conclut Piedfin avec onction. + +Martine s'amusait des réparties si salées pourtant de Flipotte. Ensemble +elles complotaient des farces à Piedfin, lui envoyant des billets doux, +signés de noms inconnus, qui flattaient la vanité du marmiton et le +faisaient se noircir les sourcils de fusain et se regarder avec plus de +complaisance dans les miroirs. + +Agathon avait pris en amitié un jeune négrillon, offert par un amiral à +la Marquise, et qui, le regard atone et le front abruti, pouvait à peine +tenir avec quelque élégance un parasol. Le cuisinier donnait à son jeune +ami des dorioles, il récoltait pour lui les fonds des tasses de +chocolat, lavait ses vestes de drap avec une décoction de feuilles de +lierre, ainsi que cela se pratique dans certains couvents pour les robes +des moines. + +--Tu as dû adorer la Vierge Noire à ton monastère? demanda Martine au +défroqué. + +--Cela ne vous regarde point. Je catéchise ce jeune Africain et lui +apprends à aimer Dieu et à se mettre en garde contre les tentations du +diable et celles des filles d'Eve. + +Parfois les valets et les gardes organisaient des repas. On s'installait +dans le bosquet vert ou dans le cabinet de treillage. Les gens se +couchaient sur l'herbe, les femmes près de leurs maris, les amants près +de leurs maîtresses, Flipotte à côté du plus bel homme et Piedfin tout +seul. + +Le marmiton préparait la cuisine en plein air. Il joignait les mains +au-dessus des marmites et apportait les plats comme s'il eût présenté le +bon Dieu. Flipotte se moquait de lui. Il rougissait sans rien dire, +puis, aussitôt les convives assis autour des mets, il racontait son goût +pour le théâtre, un goût que tous lui connaissaient pour l'avoir surpris +souvent à répéter devant le miroir des cheminées le tic des acteurs. Il +récitait des fragments d'Athalie. + +--Fallait te faire comédien! lui dit Martine. + +--Ce métier n'est point assez bien vu du ciel! + + + + +XII + + +Un après-midi, Etiennette Lampalaire, appelée par Martine, débarqua à +Bellevue. Jasmin l'attendait sur la berge. + +La fillette était d'une jeunesse éblouissante. Ses yeux noirs +pétillaient, ses cheveux avaient la couleur de l'ébène et, malgré sa +mise modeste de villageoise, elle attirait l'attention. + +Buguet l'embrassa. + +--Te voilà rudement belle! Il faudra que tu tapes souvent sur les mains, +par ici! + +Tiennette répliqua, baissant deux longues paupières, qui adoucirent le +feu de ses regards: + +--Je n'ai point peur. + +Elle parla du village, de la Buguet qui s'occupait du jardin et +paraissait bien triste. Cette nouvelle fit soupirer Jasmin. + +--J'irai la voir, dit-il. + +--Ah! Tu feras bien! + +Quant à l'oncle Gillot, il avait eu une attaque et restait paralysé. La +tante Laïde Monneau se portait mieux. Elle avait fait de pressantes +recommandations à Tiennette, l'exhortant à rester sage et lui affirmant +qu'il vaut mieux se contenter de pain et d'eau que de vivre dans la +bonne chère aux dépens de l'honneur. + +Jasmin conduisait Tiennette par le jardin. + +--Que c'est beau! s'exclama-t-elle. C'est toi qui as fait tout ça? + +--J'y ai travaillé, dit modestement Jasmin. + +--C'est-il vrai ce qu'on dit là-bas? Toutes les fois qu'une feuille +tombe, il faut la ramasser et on ôte celles qui jaunissent? Et sitôt que +des traces de pas marquent les allées, on ratisse le sable? + +--C'est vrai. + +--Mais pour tout cela il faut être plus de deux! + +--J'ai de nombreux aides! Jamais une plante ne manque d'eau, jamais +l'ombre ne la gêne, elle reçoit le soleil à ses heures. + +Le château émerveilla à tel point Etiennette qu'elle le prit pour une +caserne à cause des domestiques chamarrés et des gardes. Martine arriva +et les deux amies échangèrent leurs effusions. + +--On se bécote! railla un mousquetaire qui passait en chenille, petite +canne et joli plumet. + +Il connaissait les Buguet, s'approcha, s'informa de Tiennette. + +--C'est grand dommage, s'exclama-t-il, qu'une aussi belle fille entre au +service de la Marquise! + +Elle serait mieux à celui du Roi et de son armée! + +On rit. Flipotte, qui arrivait au rire comme un chien à l'appel, +compléta le groupe. + +--Eh oui, continua le mousquetaire, ce serait pitié d'aller au feu des +cuisines quand, avec ces yeux-là, elle pourrait enflammer les coeurs d'un +régiment! + +--Ah ça, monsieur le capitaine, s'exclama Tiennette, je n'ignore pas ce +que vaut l'aune de vos flatteries. Pour éviter l'embrouille, sachez que +je ne m'embarrasse guère des mirliflores qui se gaussent des filles! + +--Bien parlé! dit Flipotte. + +Elle s'adressa au mousquetaire: + +--Va-t'en dans le jardin de l'hôtel de Soubise! Tu trouveras là les +vieilles marquises qui se paient les beaux militaires! Et laisse la +vertu en repos! + +Le lendemain matin, les oiseaux du parc réveillèrent Tiennette. De la +mansarde, elle vit les boulingrins si ras tondus qu'ils lui parurent +peints en vert. Çà et là des statues s'élevaient toutes blanches. Ah! la +villageoise en avait vu, des statues, depuis deux jours! Quelques-unes +étaient sans vêtement! On lui avait dit que des femmes se montraient +ainsi à des sculpteurs. Elle n'en croyait rien. Quelle fille serait +assez effrontée pour se mettre pareillement devant un homme? Celle-là en +entendrait, des mots de broustille! Tiennette n'avait jamais laissé +couler sa chemise sale sur ses talons avant d'avoir entonné la propre. +Il est vrai que sa mère braquait toujours le regard au judas de sa +chambrette et que le bon Dieu a l'oeil partout! Mais tout de même +n'a-t-il pas mis au monde Tiennette toute nue? + +--Il verrait que j'ai poussé droit, se dit-elle, il n'y a pas de honte à +cela! + +Après avoir constaté que tout dormait derrière les volets clos, +sournoisement l'enfant releva sa grossière chemise au-dessus de ses +seins pommés, puis se mira du haut en bas dans les carreaux de vitre. +Elle se trouva belle et rougit. Certes, dans ce logis plus d'un miroir +étamé n'encadrait pas souvent pareil corps. La pauvrette, en revêtant +ses humbles habits, eut la sensation qu'elle cachait un trésor. + +--Quand je saurai oeillarder, pensa-t-elle, je vaudrai bien une +Parisienne! + +Pleine d'espoir, elle réveilla Martine: + +--C'est-il bientôt que je vas voir la Marquise? + +--Comme te voilà pressée! + +--Pourvu qu'elle ne me trouve pas trop mal avenante! C'est que je n'ai +pas ta dégaine. Pour venir j'ai fait raccoutrer mes souliers et Cancri +n'y a pas ménagé les clous. J'ai ce matin essayé de me débarbouiller +aussi bien que toi. Ma peau reste jaune. + +--C'est le hâle! Tes couleurs te vaudront mille compliments. + +--Veux-tu me dire si j'ai les oreilles propres? Je les ai curées +jusqu'au fond. + +--Elles sont rouges comme des coquelicots! + +--Et mes ongles? Je les ai raclés tant que j'ai pu, mais le noir ne s'en +va pas tout à fait. Ah! c'est qu'avant de partir j'ai tout fourbi à la +cendre. + +--Il n'y que les fainéants qui aient les mains nettes! + +Un peu avant midi, Tiennette fut conduite au boudoir meublé en perse +dorée. Mme de Pompadour était allongée sur une ottomane. Elle lisait des +lettres qui s'éparpillaient autour d'elle. Une table à écrire, avec des +plumes d'oie, se trouvait à sa portée. + +La favorite regarda la nouvelle venue. Tiennette était fort intimidée. +Sa poitrine se soulevait, ses joues avaient une fraîcheur de rose. + +--Tu te nommes? + +--Tiennette Lampalaire. + +La voix de Tiennette, un peu voilée par l'émotion, était jolie. + +--Et tu viens? + +--De Boissise-la-Bertrand. + +La Marquise, écartant un rouleau de paperasses, se leva. + +--Tu as quel âge? + +--Vingt ans. + +--Un bel âge! Et tu es pucelle? demanda la Marquise en plongeant son +regard spirituel et aigu dans les yeux noirs et veloutés de Tiennette. + +--Oui, Madame, répondit Tiennette étonnée. + +--Tu ne mens pas? insista la Marquise en levant la tête. + +--Non, Madame, je n'ai point menti. + +La Marquise avait un costume de sultane: veste turque, serrée aux +poignets et au col, mais laissant apercevoir les seins en une ombre +lascive et, plus bas, du ventre, par des fentes, crevés libertins que le +moyen-âge appelait «portes de chair». + +Tiennette n'osait bouger, regardant les plumes de l'écritoire, ou les +dépêches jetées sur l'ottomane. + +--Pourtant, dit la Pompadour, on m'avait parlé (car je suis bien +renseignée) d'un vieux marquis qui courait à tes trousses? + +--Il ne m'a point eue, je vous le jure, Madame. + +La Pompadour se recoucha sur l'ottomane. + +--Tu es solide, dit-elle en souriant. Mais je n'ai point de place pour +toi en ce château. Tu iras à Versailles. + +La physionomie de Tiennette s'attrista tout à coup. + +--Que cela ne t'ennuie! reprit la Pompadour. Tu seras bien traitée et je +ne veux faire de toi une maritorne, peste! + +--Mais, Madame, il me faudra quitter Martine! + +La Marquise éclata de rire: + +--Tu la reverras souvent. Tu partiras pour Paris. De Paris on te +conduira à Versailles. Et pour que le voyage te semble moins long, +Martine et son mari t'accompagneront jusqu'au Pont Royal. Va! + + +Quelques jours après, par un beau temps de juillet, Jasmin, Martine et +Tiennette prenaient le coche d'eau pour Paris. Ils devaient manger à +midi à la rôtisserie de la rue Vide-Gousset avec un vieux valet du Roi +qui s'appelait Bachelier et un autre qui avait nom Lebel. C'est à ces +deux hommes qu'il fallait confier Etiennette. Agathon Piedfin était du +voyage, ayant demandé un jour de repos. + +Aussitôt arrivé à Paris, Piedfin s'esquiva. Martine alla avec Tiennette +commander pour la Marquise des bimbeloteries au «Petit Dunkerque», quai +de Conti, au coin de la rue Dauphine. Jasmin les accompagna, mais il +quitta les femmes à l'entrée du magasin où le sieur Granchez vendait +«sans surfaire tout ce que les arts produisaient de plus nouveau», et il +se mit à flâner. Il était neuf heures du matin. + +Jasmin prit le Pont-Neuf. Il contempla d'abord la statue équestre d'un +roi élevée sur du marbre blanc et que les gens appelaient le «cheval de +bronze». Aux quatre coins du piédestal des hommes en métal, mi-nus, +foulaient des cuirasses, des boucliers, des carquois et des casques. +Comme c'était jour ouvrier, les deux trottoirs du pont se trouvaient +couverts de tentes avec boutiques. Des forains vendaient cent objets +pour le populaire. On se bousculait parmi les mendiants, les +crocheteurs, les fiacres, les carrosses jaunes aux essieux rouges; une +poissarde poussait sa brouette en criant: «Voilà le maquereau qui n'est +pas mort, il arrive! il arrive!», un chanteur, hissé sur un tabouret, +braillait aux sons d'un violon aigre devant la place Dauphine: bâtie sur +l'île de la cité, celle-ci avançait vers le cheval de bronze deux +maisons roses aux stores bleus, aux carreaux verts; l'une faisait le +coin du quai des Orfèvres et Jasmin vit à ses fenêtres une belle jeune +fille poudrée de blanc qui pendait ses cages. + +Mais un carillon tinta, joyeux comme si le ciel lui-même se fût pris à +chanter. Ses notes tombaient du campanile doré de la Samaritaine. Buguet +regarda les cloches. La Samaritaine avait été reconstruite en 1712 à la +seconde arche du Pont-Neuf, du côté du Louvre. Ce bâtiment, édifié sur +pilotis, élevait l'eau par une pompe et comprenait trois étages, dont le +second se trouvait au niveau du pont. L'avant-corps, en bossage +rustique, vermiculé et cintré au-dessus d'un cadran bleu, supportait un +groupe représentant Jésus-Christ avec la Samaritaine auprès du puits de +Jacob. Le puits était figuré par un bassin en forme de grand vase dans +lequel tombait une nappe d'eau sortant d'une coquille à dégueuleux. + +Jasmin trouva à la Samaritaine l'élégance du château de Bellevue avec +lequel il lui parut qu'elle avait des ressemblances. + +--Cette fontaine devrait s'élever au bord de la rivière, là-bas, se +dit-il. On dirait vraiment qu'elle est bâtie sur les plans de la +Marquise! + +Tout y était bleu, blanc et doré, et la femme debout au bord de la coupe +souriait au Christ. + +La Seine, battue par les bateaux de blanchisseuses, les boutiques à +poissons, les barques, jetait ses reflets au petit castel hydraulique, +le baisait jusqu'à la toiture, faisait passer sur ses murs des frissons. +Les flots qui apportaient pareille joie venaient de Juvisy, de Corbeil, +de Boissise. Ils firent songer Jasmin à son passé: il lui sembla qu'un +peu de son enfance claire venait avec l'onde lutiner le charmant +édifice. + +Sous le bassin, il était écrit: FONS HORTORUM. Buguet demanda à un abbé +ce que cela voulait dire. + +--La fontaine des jardins, répondit-il. Elle fournit de l'eau à celui +des Tuileries. + +--A ces mots la Samaritaine offrit un charme de plus à Jasmin. Au-dessus +du fleuve qui reliait Boissise à Bellevue, elle devint à ses yeux une +source de fleurs: il aperçut des lueurs roses dans la nappe qui +s'épandait et les petites cloches du faîte furent comme de grosses +campanules luisant au soleil. + +Enchanté de sa matinée, Buguet fut à midi à la rue Vide-Gousset. Il +retrouva dans la rôtisserie Martine, Tiennette et Agathon Piedfin, qui +venait d'entrer. + +Buguet offrit un verre de vin blanc en attendant l'arrivée des laquais. +Ceux-ci ne tardèrent point. Le vieux, Bachelier, était connu de Jasmin. +Toujours en noir il se donnait l'air paternel d'un bon curé. L'autre, +Lebel, jeune et coquet, entra dans la rôtisserie en faisant des +courbettes, esquissa des gestes caressants, l'oeil langoureux, la bouche +en coeur. Les valets étaient accompagnés d'un abbé et d'un personnage +singulier qui se présenta la tête haute, en frisant sa moustache, une +épée à la hanche et à l'épaule une perche où pendaient des dindons, des +poulets, des cailles et des levrauts. + +--Des amis, dit Bachelier d'une voix terne. + +On se salua. L'homme à l'épée déposa sa perche dans un coin. + +--Ne te trompe pas, dit-il au rôtisseur, et ne fourre pas mon gagne-pain +à la broche. + +Il ôta son épée, en dardant sur Tiennette un oeil plein de flammes; +l'abbé fit un clin d'oeil au rôtisseur et la petite compagnie s'installa +autour d'une table. + +--Le joli morceau! dit l'homme à la perche en regardant Tiennette. Voilà +une fille de corps de garde! Elle attirerait des recrues à nos +boutiques, sous le drapeau armorié, et ferait signer des engagements! + +--Mon cher, interrompit Bachelier, elle n'est vraiment point faite pour +servir de complice à un vendeur de chair humaine! Elle est trop jolie et +je la conduis à Versailles, où je la mets en sécurité. + +--Ah! protesta le recruteur, je cherche des hommes pour les colonels qui +les repassent au Roi. Les jolies enjôleuses servent leur souverain! +D'ailleurs j'ai des sacs d'écus, et puis ma perche: elle excite +l'appétit de ceux qui échappent à la luxure! + +Le repas fut gai. Le racoleur ne cessait de lancer des regards brûlants +à Tiennette. La fûtée ne paraissait pas insensible à l'admiration du +beau gars. + +--Vous serez heureuse à Versailles, lui dit Bachelier. + +Agathon se montrait aux petits soins près de l'abbé. Il lui avoua qu'il +avait porté la tonsure. + +Le prêtre se prit à rire. + +--Nous avons eu la même vocation, dit-il en ricanant. + +A la fin du repas il se retira. + +--Quel est cet abbé? fit Jasmin. + +--Ce n'est pas un abbé! s'exclama le racoleur. + +Le gaillard, qui s'appelle Mamert Cornet, porte quelquefois l'épée, +quelquefois la canne en bois des îles du financier. Je le vis dans la +même journée chevalier de Saint-Louis, montreur d'ours et posticheur. + +--C'est un comédien? + +--Non, c'est un espion de la Marquise. Nous le disons à vous. + +--Tu aurais mieux fait de te taire, dit Bachelier. + +--Ah! reprit le bavard, nous sommes entre nous. Mais la Marquise n'est +pas tendre! Lorsque Mamert pince un libelle sous un manteau, l'auteur, +s'il le prend, va à la Bastille ou au Mont Saint-Michel dans d'horribles +cachots! Mamert est un homme redoutable! Gare à qui tombe dans ses +griffes! + +--Diable! fit Agathon. + +Cornet rentra, habillé en petit maître. Il était rose et frais comme si +au lieu de vin il eût pris du bouillon ambré. Martine remarqua qu'il +s'était mis trois dents postiches. + +--Vous voilà changé, dit Buguet. + +--Oh! c'est pour aller dans un café de nouvellistes où la soutane n'est +pas de mise. + +Piedfin regardait le mouchard avec admiration. Les laquais emmenèrent +Tiennette. Le racoleur glissa à l'oreille de Bachelier: + +--Quand on aura assez d'elle à Versailles, songe à moi. + +Il fit tinter son gousset. + +--Je paie cher la bonne marchandise. + +Il s'inclina: + +--Et nous sommes tous les deux fournisseurs du roi! + +Les adieux de Tiennette à Martine furent larmoyants. + +--Est-ce loin, Versailles? demandait la jeune fille. + +--En carrosse, à peine trois heures, dit Bachelier. + +--Défie-toi des galants, insinua Martine. + +On se sépara. Mamert Cornet profita d'un instant où Martine était seule +pour lui demander un rendez-vous. + +--Je suis honnête, dit-elle. Et je vous prie de ne point insister. Si je +répétais la chose à Jasmin, il vous casserait les reins. + +La vie habituelle reprit pour Jasmin et Martine parmi les dames +coquettes, dont les corsages serrés au-dessus des jupes bouffantes +avaient l'air de grands coeurs, parmi ces petits-maîtres qui portaient +des perruques à l'oiseau royal et se mettaient des bouquets gros comme +la gorge d'une nourrice. Mme de Pompadour donnait souvent des fêtes. Et +Jasmin prenait grand plaisir à la voir célébrée par les seigneurs +orgueilleux dont les habits à pans bouillonnés se mariaient aux massifs +et aux parterres, grâce à leurs tons de fleurs de pommiers, de verts +réséda et de violettes, fournis d'argent et d'or. Dans les allées, les +dames de qualité avaient des airs de cloches parées avec leurs jupes +pompeuses sur les paniers et sur les «jansénistes»; leurs brocarts +orfèvrés de pivoines et de coquelicots, les ramages des soies légères, +les gerbes peintes sur cotonnade d'Inde--tout cela parsemait le +labyrinthe et les salles de verdure de grands bouquets cérémonieux qui +enchantaient Jasmin. Les femmes avaient de délicieuses petites têtes +poudrées et promenaient sur les boulingrins les regards étourdis de +leurs yeux en amande, des yeux «à la chinoise», et leurs nez retroussés +«tournés à la friandise». Les gentilshommes faisaient la révérence en +portant les mains jusqu'à terre. Dans ce monde chamarré de grâces on se +faisait un plaisir, comme l'écrivait un auteur précieux, de se renvoyer +l'un à l'autre, à l'aide des zéphyrs, des tourbillons de poudre à la +maréchale ou d'ambre gris. Et parfois, flambant des rubans vifs de +Lyon, de Gênes ou de Palerme, toute la compagnie dansait la ronde (le +Roi aimait cela!) par les bosquets du baldaquin ou sous les arbres de +Judée. Les danseurs se tenaient à bras très allongés, à cause des +paniers en gondole ou à guéridon, et Mme de Pompadour, d'une voix qui +faisait songer Jasmin à l'orgue de son église au printemps, chantait: + +Nous n'irons plus au bois, +Les lauriers sont coupés! + +Dans les premières années de son séjour à Bellevue Jasmin aperçut +souvent à ces réunions l'abbé de Bernis, qu'il avait entrevu à Étioles. +Il le trouva plus replet et d'un air plus grave. Il en fit la remarque. + +--Ah! s'écria Flipotte, il n'en est plus au temps où, lorsqu'on +l'invitait, ses amis lui donnaient un petit écu pour payer son fiacre! + +--Il vient souvent chez la Marquise, dit Agathon. + +--C'est que déjà à Étioles il était du dernier bien avec elle! + +Jasmin serra les poings. Mais Martine intervint: + +--Non point! + +--Comment! s'écria Flipotte, mais Madame l'appelle son bébé, son +poupard, son pigeon! + +--Bah! reprit Martine, j'ai entendu devant Mme du Hausset la Marquise +dire que l'abbé de Bernis est un pantin qui l'amuse, et qu'elle +l'habillerait et le déshabillerait sans songer à mal. Il va partir pour +Venise, où il sera ambassadeur. + +Jasmin soupira. Et Agathon avoua que le départ de M. de Bernis le +navrait autant que l'avait enchanté celui de M. de Voltaire pour la +Prusse. + +--Je crois bien, s'écria Flipotte, tu allais jeter de l'eau bénite à la +place où M. de Voltaire avait passé. Cela te fait une besogne en moins! + +Piedfin haussa les épaules, caressa son menton glabre et regarda les +autres avec l'air d'un prestolet qui se croit l'étoffe d'un évêque. + +Chaque fois qu'il y avait foule à Bellevue, Mamert Cornet, l'espion, +apparaissait parmi la valetaille ou les seigneurs, souvent richement +vêtu comme tous les coqueplumets, mousquetaires, dragons, timbaliers qui +formaient les suites et les escortes. Piedfin l'avait pris en affection. +Il préparait de petits plats pour Cornet, lequel était gourmand, et en +échange l'espion lui apprenait des choses de son métier. + +Cornet, à chaque visite, poursuivait Martine de ses assiduités, mais la +soubrette se défendait. Le mouchard en vint à la moquerie et aux +menaces. + +--La fidélité est une vertu de village, dit-il. + +--Eh bien, je suis villageoise, répliqua Martine, et n'ai point été +élevée parmi les grands fripons de Paris. + +--Malpeste! Est-elle gothique! s'écria Cornet esquissant une pirouette. +Mais je te rattraperai, la belle! + +Il y avait aussi à Bellevue des représentations théâtrales, des feux +d'artifice, des mascarades. + +Les mascarades commençaient l'été au crépuscule et se prolongeaient dans +la nuit. Jasmin élevait des arcs de fleurs, des portiques parfumés et le +soir il regardait passer les turcs, les dominos, les bergères, les +arlequins, des gilles, des pèlerins. Les femmes déguisées montraient, +sans panier, des corps souples et dansants, et du rire vermeil à la +fente des masques. Quand la nuit tombait, Buguet s'employait avec les +gens à poser des torches enflammées qui jetaient des reflets sanglants +aux ramures et aux soies rayées, à allumer des étoiles de godets rouges, +des frises, des lanternes et parfois de grands feux au delà des murs. + +Un soir de fête, Buguet s'occupait à l'illumination du bosquet de la +cascade; la Marquise, en bayadère, arriva près de lui, poussant quelques +petits cris et suivie de Martine. + +--Oh! comme j'ai mal au pied! Voyez donc, Martine! + +Mme de Pompadour était fort décolletée. Avec le sans-gêne des grands +pour les domestiques, elle ordonna à Jasmin: + +--Soutenez-moi! + +Jasmin hésitait. + +--Vite, ou je tombe! s'écria la Marquise. + +Jasmin lui prêta son bras. Tandis que Martine accroupie ôtait son +soulier dont elle retirait une épine, Jasmin sentit contre lui respirer +la Pompadour. Elle était palpitante, et Buguet dut fermer les yeux pour +ne pas être tenté d'embrasser à lèvres folles la nuque qui semblait +s'offrir. + +L'épine enlevée, la Marquise partit rieuse vers un groupe de masques qui +agitaient des castagnettes. + +On jouait souvent au théâtre de Bellevue. Le spectacle des petits +appartements, qui se donnait jadis à Versailles et au sujet duquel +Martine avait écrit à Jasmin, lorsqu'elle était son accordée, y fut +transporté. Mme de Pompadour devint la principale actrice. On donna +l'_Impromptu à la Cour de marbre_, _Zélisca_, le _Préjugé à la Mode_, +les _Fêtes de Thalie_, _Vénus et Adonis_, le _Devin du village_. Ces +spectacles étaient mêlés de concerts délicieux. Quelques seigneurs y +assistaient, un triolet de velours à la garde de leur épée. Jasmin put +se glisser un jour et apercevoir Mme de Pompadour dans le rôle de Vénus. +Elle avait le corps, les basques et une grande queue d'étoffe bleue, +mosaïqués d'argent et elle brillait aux lueurs d'un soleil éclairé de +mille bougies. Elle commandait, d'un sourire étoilé de mouches subtiles +où Buguet retrouva l'étincelante séduction qui l'avait charmé dans la +forêt de Sénart. Autour de la Marquise, les danseuses--des enfants de +dix à quatorze ans--travesties en Plaisirs, portaient des jupes de +taffetas blanc tamponnées de gaze d'Italie et parées de fleurs +artificielles; elles firent songer Buguet aux vingt-huit figurines de +Saxe que possédait la favorite et qui représentaient des amours +déguisés. + +Lorsque Mme de Pompadour chantait, Buguet s'approchait du théâtre. +Celui-ci résonnait de l'harmonie du clavecin, des violons, des +violoncelles, des bassons, des violes, des flûtes et des hautbois. La +voix de la Marquise s'élevait au milieu de ces phrases caressantes. Elle +montait vers les étoiles. La voix était souple et chaude comme une fleur +au soleil. Aux moments passionnés elle faisait frémir Jasmin. Le parfum +des plantes qui dormaient autour de lui dans l'ombre achevaient de +l'étourdir et il lui semblait qu'il n'était plus du monde. + +Martine, qui assistait depuis Étioles aux études vocales de sa +maîtresse, l'imitait à ravir. + +Et une nuit d'été que toute la maison était couchée, elle osa mener +Jasmin dans la grotte que la Marquise venait de quitter. + +Assise sur les coussins au milieu desquels la favorite, s'accompagnant +sur la mandoline, avait détaillé pour le Roi des airs de Rameau, +Martine, dans l'obscurité voluptueuse, chanta pour Jasmin comme Mme de +Pompadour. + + + + +XIII + + +Cette année-là, en 1755, un jeune domestique nommé Valère Loriot fut +admis au château de Bellevue. Il avait quatorze ans, venait de Lille en +Flandre et paraissait garder dans ses yeux le bleu du ciel des +carillons. François Boucher le trouva joli: «Il semble, dit-il, que +Valère a assisté à la naissance de Vénus.» Il le peignit nu, empoignant +des tourterelles dans une cage. Une autre fois il le fit poser avec un +carquois au dos et le cothurne au pied. + +Valère Loriot fut choyé par Martine, Flipotte, Buguet, et tous +accueillirent avec joie ce blondin qui restait gracieux même auprès des +statues. La Pompadour l'employa à tenir son parasol ouvert ou la traîne +de sa robe. + +Quand les maîtres n'étaient point là, Valère, suivant une habitude prise +aux canaux de Flandre, gagnait quelque bassin du parc, se déshabillait +et se jetait à l'eau. Il était pâle sous la nappe fluide, mais dès +qu'il en sortait il avait l'air d'un Adonis éclairé par l'aurore. + +Souvent pour amuser l'enfant, quelque domestique donnait l'élan à un jet +qui débouchait du tuyau avec des bruits de pétard. Valère y sautait, +s'éclaboussait, s'enivrait de fraîcheur, se faisait fouetter, une main +protectrice au bas ventre. + +Il aimait aussi s'ébattre dans une fontaine ombragée de vignes vierges, +au fond d'un cabinet de treillage. Là jaillissaient des bouillons de six +pieds de chaque côté d'un petit gradin dont l'onde formait en retombant +une nappe circulaire. Aux flancs du gradin montaient des chandeliers +d'eau avec trois masques cracheurs à leur gaîne. Tout cela formait un +refuge humide, plein de murmures et de sanglots, où la lumière coulait +avec des douceurs fuyantes sur le marbre et lui donnait un peu de la +lueur dorée des vignes vierges. Valère présentait les épaules, le +ventre, les tétons aux cierges hydrauliques; ils le baisaient, le +caressaient, se brisaient sur sa peau vierge en gouttes étincelantes. + +Ravi par ces blandices, Valère passait la main sur la nappe d'eau pour +la flatter, essayait de rendre leurs cajoleries aux claires chandelles, +les entourait de ses bras, les frôlait de son haleine. + +Une fois qu'il s'essayait à ce jeu il entendit un bruit et s'étant +retourné il vit Agathon Piedfin embusqué derrière le treillage. Rieur, +l'enfant envoya un paquet qui inonda les habits du curieux. + +--Va te sécher au fourneau! s'écria-t-il. + +Valère découvrit autour d'un autre bassin diverses machines hydrauliques +très à la mode dans les jardins royaux. L'une présentait plusieurs +oiseaux: ils chantaient quand une chouette se retournait vers eux et +cessaient leur ramage dès qu'elle leur montrait la queue. Autour du +bord, suspendus sur de minces jets, tournaient des globes argentés qui +retombaient en un entonnoir, mais étaient relancés aussitôt et dansaient +sur une aigrette de perles. + +Ces fantaisies ravirent le garçonnet. Il fit chanter les oiseaux +mécaniques, enleva les boules argentées, s'amusant de les voir retomber +dans le bassin où lui-même plongeait jusqu'au haut des cuisses et où, +surnageant, elles venaient le frôler. + +Valère surprit encore Piedfin. Il était tapi derrière la machine. + +--Agathon! s'écria l'enfant, viens-tu jouer aux boules? + +Il sortit de l'eau, une balle dans chaque main: il les levait, formant +des anses à la jolie amphore de chair blonde et rose qu'il figurait. + +Agathon devint écarlate. Son corps tremblait. La gorge oppressée, il +balbutia: + +--Je cherche comment on fait chanter les oiseaux. + +Il regardait à droite et à gauche, comme pour s'assurer que personne ne +venait. + +Jasmin parut au bout de l'allée. Alors Agathon s'enfuit en criant: + +--Jésus! Maria! Jésus! Maria! + +Valère le poursuivit en jetant des mottes de terre. Quand ils arrivèrent +près de Buguet, celui-ci se prit à rire. + +--En voilà une tenue! s'écria-t-il. Va te rhabiller, morveux! Et ne +recommence plus! + +Puis il regarda Piedfin: + +--Eh bien, Agathon, tu trembles. On dirait que tu viens d'échapper à un +grand malheur! Tu ne peut donc plus courir? C'est-y la fumée des fricots +qui t'affaiblit? + +--Non, ce petit drôle m'a fait peur en me voulant atteindre avec des +pierres! + +--Veux-tu que je lui tire les oreilles? + +--Non! Non! Non! s'écria Piedfin implorant. + +La remontrance de Buguet ne produisit aucun effet. Valère devint plus +impudique. Au lieu de se rhabiller dans le parc il rentra nu à sa +chambre, qui se trouvait près de celles de Buguet et d'Agathon. + +--Est-il gentil, dit Flipotte. Depuis que je l'ai aperçu ainsi, le coeur +me fond quand il me regarde. + +--Il est si jeune! répliqua-t-on. + +--Peuh! + +Elle eut l'occasion de constater que Valère, au moindre contact, +devenait homme. Comme il rentrait en Adam, il rencontra une chèvre +attachée à la grille de la cour. Badinant il la prit par les cornes et +se mit à califourchon dessus, dans une attitude de Bacchus. Il caressa +la bête au col, se frotta à son poil. Elle baissait la tête, se +débattait. Finalement la chèvre désarçonna son cavalier: il se releva +riant, gambada, barbouillé de verdure, joyeux, fier et droit comme +Priape, le dieu des jardins. + +--Je ne le dirai point aux amies, se promit Flipotte. + +Valère regagna sa mansarde. Il y entra chantant. + +Sa voix caressante fit se pâmer la Tourangelle. La gaillarde était dans +la chambre de Martine. + +--Qu'il chante bien! + +Le refrain cessa brusquement et on entendit Valère crier: + +--Allons, Piedfin! Laisse-moi m'essuyer! Tu es fou! O le laid! +Lâche-moi! + +--Que fait-il? dit Flipotte en fronçant les sourcils. + +Soudain Valère hurla: + +--Le sale homme! + +Flipotte et Martine accoururent. + +--Bouc! s'écria Martine en apercevant Piedfin. + +Flipotte s'élança vers le jeune Valère et l'attira contre elle: + +--Pauvre petit! + +Valère ouvrait de grands yeux bleus. Il regarda Flipotte en souriant. + +Alors Piedfin mit ses mains dans ses poches, releva le nez et siffla aux +commères: + +--Je ne lui faisais rien! Peut-on pas être de bons amis! Dieu défend-il +de s'embrasser entre hommes? Un seul baiser est ignoble, celui de Judas. +Et d'ailleurs est-ce que je m'occupe de vous quand vous chuchotez à deux +dans le grenier comme des pies borgnesses? + +--Ah! tu nous crois des gueuses de ton espèce! répliqua Flipotte. Je +vais te servir, défroqué, quelques giroflées à cinq feuilles! + +--Effrontée! Tu paieras ces menaces en enfer! + +--C'est toi qui iras chez le diable pour t'achever, mal cuit! + +Valère écoutait abasourdi. La figure décomposée du marmiton lui fit +peur. Il se frottait à Flipotte, ce qui augmenta la rage de Piedfin. + +--Cloaques d'infection, lança-t-il aux femmes, puantes bêtes, pots +fêlés, serves de Belzébuth, bourbiers d'immondices, avec le fard dont +vous frottez vos figures pour attirer les mâles, pareilles à des +écrevisses, vous allez à reculons dans la voie du ciel! C'est ce qu'un +prédicateur m'a dit! + +--Ce prêcheur doit être laid comme toi! interrompit Flipotte. + +--Il avait raison de vous honnir, ô vous les viandes pourries que le +démon offrit à saint Antoine et sur lesquelles ce saint cracha! + +--C'était un bougre de ta sorte! + +--Ferme ta bouche, créature, dit Agathon devenu vert, et ne te sers pas +pour blasphémer de la langue que Dieu t'accorda pour la prière! + +Flipotte se mit à rire: + +--Il a une araignée dans sa vieille tonsure. + +Elle embrassa Valère d'un air qu'elle essaya de rendre maternel. Alors +Agathon vociféra rauque de fureur: + +--Débauchées! Que le diable vous perfore! + +Martine s'élança vers le drôle, menaçante: + +--Que me reproches-tu, enfin? + +--Comme toutes les femmes (car elles ont toutes sur leur corps un poil +de la Reine de Saba!) tu es une coureuse, une libertine! + +Un soufflet interrompit le marmiton. + +--Pouah! fit-il en se jetant en arrière. La main d'une femelle! + +Il se retira dans sa chambre, se tenant la joue comme s'il avait eu mal +aux dents. + +Flipotte resta avec Valère: + +--Je vais rhabiller cet enfant! + +Martine rentra chez elle, reprit sa toilette. Mais les deux femmes +n'eussent pas été aussi à l'aise si elles avaient pu voir le défroqué +frotter sa joue, la parfumer en marmottant des choses qui n'étaient pas +des litanies: + +--Par saint Barnabé, je ferai chasser ces impies, ces éhontées! Leur +place est chez la Paris, rue de Bagneux, où elles recevront d'abondantes +visites et où leur vertu se mesurera au cordon d'Angleterre! Mais leur +présence ici est comme l'ombre de Satan! Hors d'ici, les vipères, hors +d'ici, les diablesses! + +Il se mit un peu de poudre: + +--Hé! hé! Doux Jésus! Le nigaud de Jasmin ne se doute point que je +connais le fond de son coeur, que je sais qui il aime et ce qui le +tourmente! L'homme est faible et stupide. Hé! Hé! Au lieu de laisser son +âme s'épanouir à la grâce de Dieu, s'enmouracher d'une marquise, d'une +maîtresse de roi! Ce fleuriste est vraiment digne de porter les +reliques! + +Agathon ricana: + +--Et je sais où il cache une signature de Mme de Pompadour sur laquelle +il va poser en cachette ses lèvres comme pour narguer les patènes et les +baisers de paix! Je sais où il a mis le gant, et un soulier qu'elle +perdit en descendant de sa fliguette! Hé! Hé! grâce aux saints du +paradis et aux conseils de mon ami Mamert Cornet, j'ouvre son coffret +sans clef et je connais la place d'où l'on peut épier ses simagrées. Hé! +Hé! je soufflerai le sabbat dans sa vie! + +Piedfin roula des yeux troubles: + +--Ma conscience est à l'abri! Je ne dois pas souffrir qu'un amoureux de +Mme de Pompadour vive à proximité du Roi. Ah! si c'était encore quelque +petit-maître, plein de jolies fadeurs! Mais un rustre qui manie la bêche +et la serpette! Le Roi a peur des assassins. Sait-on ce que la jalousie +peut provoquer et à quel crime se livrera un brutal épris avec pareille +frénésie? Jésus, Marie, j'aime mon maître et je sacrifierais ma propre +vie pour la sécurité du Roi. + +Agathon continua en souriant: + +--D'ailleurs Cornet m'a assuré qu'en toute circonstance je pouvais +compter sur lui; va donc, Piedfin, va donc! + +Le cuisinier sortit de sa chambre, dégringola vers les casseroles, dans +lesquelles il se mira en s'ajustant un toquet blanc. Sur la table se +trouvaient des andouillettes. Il les compta avec l'allure d'un +sacristain qui range des chandelles. + + +Quelques jours plus tard le défroqué préparait dans la cuisine une +liqueur à son usage. A cet effet, il avait cueilli des oeillets rouges +et en coupait la partie herbeuse. Deux cruches de grès pleines +d'eau-de-vie s'alignaient sur un dressoir à côté de lui, avec du sucre +royal, de la cannelle fine, du macis, de la coriandre et des clous de +girofle. + +Buguet vint chercher du vin blanc. + +--Ah! te voilà, Piedfin! Tu prépares une chose qui sent bon! + +--C'est du rossoli. + +--Elle est bonne, ta drogue? + +--Le rossoli fortifie le coeur, ranime la mémoire, préserve de la +malignité en temps de peste. + +Agathon coupait avec vivacité les oeillets comme s'il eût ressenti du +plaisir à plonger un couteau dans une chair quelconque: + +--Assieds-toi, dit-il à Jasmin. + +Buguet s'installa. Le défroqué sortit de sa poche un petit calendrier au +chiffre de la Pompadour: + +--Il est de l'an dernier. Mme de Pompadour le tint plusieurs mois sur sa +poitrine. Le veux-tu? + +Jasmin saisit le calendrier, puis il hésita: + +--Je ne sais pas si je dois l'accepter. + +--Oh! les choses qui appartiennent à notre maîtresse sont un peu à nous. + +--Pourquoi me fais-tu des cadeaux? Tu as eu avec Martine l'autre jour +une querelle qui doit.... + +--Mince affaire! Histoire de femmes! Colères de femmes! + +--Tu les détestes toujours? + +--Comme toutes les choses qu'on peut avoir aisément. + +--Tu n'es guère aimable! + +--Hé! Hé! Les laquais qui prennent le droit le porter la montre d'or, de +se poudrer, de courir en chenille comme leur maître, séduisent avec +aisance les plus belles filles. Il suffit de bourdonner une chanson +d'amour à leur oreille et de les inviter à quelque promenade dans une +désobligeante azurée. Ce que ces coquins peuvent faire nous +l'accomplirions aisément, sans avoir besoin de nous adoniser la figure +et par notre seul esprit. Mais ne parlons pas de cela! J'ai pardonné à +Martine. Jésus n'a-t-il point dit: «si l'on te frappe sur une joue, +offre l'autre!» Garde le calendrier, et pour te prouver que je ne t'en +veux point je vais t'offrir quelques autres objets qui ont appartenu à +notre maîtresse. Oh! de petites pertintailles sans valeur, mais elles +feront plaisir à Martine. + +--Pourquoi me donner tout cela? + +--Cela me rappellera l'époque où j'étais au couvent. Nous échangions +souvent de minces bagatelles entre frères et cela rendait plus profondes +nos liaisons. + +--Tu as l'air de t'être plu au monastère. Pourquoi l'as-tu donc quitté? + +Comme toujours Piedfin répondit: + +--C'est un mystère. + +Et yeux baissés, lèvres closes, il prit l'attitude d'un saint François +d'Assises qu'il avait vu sculpté en bois et qu'il aimait à imiter. + +--Viens! dit-il brusquement. + +Ils allèrent dans la chambre de Piedfin. Le lit ressemblait à la couche +d'un moine. A la muraille pendaient des rameaux, un bénitier, de petits +miroirs, l'image d'un saint Sébastien au torse nu, à l'oeil pâmé. + +--Voici, dit Agathon. + +Il sortit d'un tiroir une boucle de corset: + +--Elle a servi trois fois. + +Puis ce fut une navette à frivolité, un pot à oille, une houpette, un +gland d'argent: + +--Ce gland provient du costume de Vestale que portait Mme de Pompadour +dans Baucis. C'est trop païen. Je ne veux pas garder cet attirail de +diable. + +Jasmin prit les riens que lui offrait le cuisinier et les porta au +coffret qu'il fermait avec soin et où Martine elle-même ne pouvait jeter +le moindre regard. Il baisa tous les objets comme il le faisait +d'habitude, il sourit au soulier à talon violet, au gant de chevrotin, +et rangea près d'eux les cadeaux de Piedfin. Il ferma la boîte et +descendit au parc sans voir Agathon qui, retourné à la cuisine, s'y +trouvait seul et dansait en faisant des signes de croix. + +Quelques jours après le Roi vint avec Mme de Pompadour. Le ciel d'août +dorait les cimes des arbres et au loin les blés. Les moulins tournaient. +La Seine était paresseuse et le château de Bellevue semblait prêt à +s'endormir parmi ses fleurs et ses statues. Mamert Cornet se trouvait du +voyage. Il était costumé en piqueur de cerf et portait des gants de +vénerie. Il se mêla aux domestiques. Agathon seul le reconnut. + +--Le Roi est triste, dit un cocher qui avait conduit le carrosse du +monarque. Dans chaque village il a demandé combien on avait depuis un +mois creusé de tombes neuves. Il a peur de mourir. + +--Dame, fit Agathon, à chacun son tour d'aller au ciel, au purgatoire ou +en enfer! Mais le Roi est-il préoccupé de ces idées? + +--Sa Majesté prédit que les mânes de Ravaillac se réveilleraient un jour +et qu'elle mourrait comme Henri IV! + +--Ceci est grave et il faut qu'on prenne des précautions, reprit +Agathon. + +--Est-ce que le Roi s'est fait dire l'avenir? demanda quelqu'un. + +--C'est notre maîtresse qui va chez la tireuse de cartes avec une verrue +postiche et un faux nez, répliqua Flipotte! + +On rit. Jasmin sortit. Il alla soigner les bêtes: le sapajou attaché par +une chaîne d'acier à sa boule brillante, les perroquets verts et rouges +avec lesquels se disputait Valère Loriot, tous les oiseaux rares que Mme +de Pompadour fit peindre par Oudry, perchés sur un cerisier. Agathon +Piedfin disparut avec Mamert Cornet du côté des goulettes. Ils parlaient +mystérieusement et le marmiton désigna de loin au piqueur de cerfs +certaines places sur les toits des communs du château. + + +Trois mois plus tard, vers la fin d'octobre l'intendant des domestiques, +Collin, vint trouver Buguet et lui dit d'un air ennuyé: + +--J'ai une fâcheuse nouvelle à vous apprendre. + +--Laquelle? + +--Le Roi vous ordonne de quitter le château avec Martine. + +--Quitter le château? + +Jasmin devint blême. Ses jambes flageolèrent. Il dut s'appuyer à un +orme. + +--Oui, dit l'intendant. Et cela dans les deux jours. Sa Majesté +s'apprête à venir et elle ne veut plus vous voir ici. + +--Mais, s'écria Jasmin, le Roi n'est-il point satisfait de mon zèle? + +--Oui! + +--Je me lève avant le soleil! + +--C'est vrai. + +--Que puis-je faire de plus? + +--Il ne s'agit pas de cela, murmura l'intendant. + +--Ah! si je pouvais sacrifier mes nuits, me passer de sommeil et +travailler toujours. Mais depuis que je suis ici je n'ai pas pris le +temps d'aller revoir ma mère. + +--Mon pauvre ami, ceci importe peu au Roi. Ce que j'ai à vous dire est +difficile. Je sais combien vous êtes courageux et bon jardinier. Mais +vous avez la tête folle, un caractère léger! + +--La tête folle! + +--Oui. Il est dans votre chambre un coffret et dans ce coffret, que vous +croyez fermé à tous, se trouvent vingt objets que vous aller baiser. + +Jasmin sursauta: + +--Qui l'a vu? + +--Oh! Ne niez pas. Vous avez été dénoncé. A la cour il faut craindre les +envieux et se défier de son ombre! Il y a des gens qui savent prendre la +couleur des murailles pour épier et qui voient à travers tout. On m'a +fait monter sur le toit. Je vous ai vu ouvrir le coffret et je viens de +confisquer les objets que vous portiez avec tant de passion à vos +lèvres: ce papier paraphé, le soulier, le gant, le pot à oille, j'ai +tout reconnu. + +Jasmin était atterré. + +--Un homme amoureux de votre façon peut, à ce qu'il fût expliqué à la +police du Roi, devenir jaloux et dangereux. Le Roi redoute les gens +dont il n'est pas sûr. + +Buguet se prit la tête dans les mains: + +--Ah! hurla-t-il. Quel démon est entré dans ma vie! Mais vous me rendez +fou! + +L'intendant s'apitoya: + +--Oui, c'est bien malheureux. + +--Martine se jettera aux pieds de la Marquise! + +Elle lui dira la religion que j'ai pour sa personne, et comme je suis +inoffensif! Elle lui dira que tout mon bonheur est de tailler ses arbres +et faire pousser ses fleurs. + +Collin haussa les épaules: + +--Martine ne sera point entendue et ne reverra pas Mme la Marquise. Ici +on n'enfreint pas les ordres. Ils sont formels. J'ai même mission de +veiller à ce que vous ne séjourniez pas dans ce pays ni l'un ni l'autre. + +--Malheureux que nous sommes! soupira sourdement Jasmin. + +Il s'en fut affolé au fond d'un bosquet et là il pleura longtemps au +milieu des feuilles mortes qui tombaient. + +--Pauvre garçon! se dit l'intendant. Il n'a pas même demandé en sa +candeur le nom du traître. + + +Au soir, Buguet se retrouva vis-à-vis de Martine, dans sa chambre. Le +crépuscule éclairait tout d'une lueur grise. Derrière les arbres +mi-dépouillés une barre cuivrée s'allongeait au ciel triste. Des +corbeaux qui avaient été picorer dans la plaine de Billancourt +regagnaient les bois de Meudon. + +--Martine, dit doucement Buguet en retenant avec peine un sanglot. + +--Jasmin? + +--Sais-tu, Martine, ce qui est arrivé? + +--Oui, Jasmin, je le sais. Piedfin est venu me le dire. Il avait l'air +navré, le brave garçon! + +--Il t'a dit que nous étions chassés? + +--Oui. + +--Que tu ne pourrais revoir la Marquise? + +--Oui. + +--Que nous devions nous éloigner tout de suite? + +--Oui, Jasmin. + +Buguet hésitait. Il jeta son chapeau sur le lit. + +--Pauvre Martine, murmura-t-il. + +Il embrassa sa femme sur la joue, et la pressa sur son coeur. + +--Mon pauvre Jasmin, répliqua la soubrette. + +Jasmin regarda par la lucarne le jardin désert où la nuit commençait à +descendre. Le fleuriste poussait de profonds soupirs. Il s'approcha de +sa femme et d'une voix tremblante: + +--Tu sais pourquoi? + +Martine baissa les yeux et murmura: + +--Je le sais. + +--Dieu! + +--Oui, Piedfin me l'a rapporté. Mais ne crains rien. Il m'a affirmé que +lui seul le savait parmi les gens, par un hasard divin, a-t-il ajouté. + +--Alors pourquoi t'avoir fait cette peine, c'est lâche! Mais toi! O +Martine, Martine, tu dois me maudire! + +--Non, Jasmin. + +--Et tu ne me chasses pas, toi aussi! + +--Je voudrais te reprendre entièrement, au contraire! + +--Martine! + +--Il y a longtemps que je savais tout. + +--Tu dis? + +--Depuis le premier jour, celui des vendanges, après la rencontre dans +la forêt de Sénart, j'ai deviné qu'elle t'avait pris. + +--Ah! Ce n'est pas possible! + +--Oui, Jasmin. + +Buguet avait le vertige comme si un abîme s'était creusé sous ses pieds. + +--Et tu voulus de moi? s'écria-t-il. + +--Je t'aimais tant! dit Martine doucement. + + + + +XIV + + +Le départ, deux jours après, fut des plus tristes. Le petit château, +dans la lumière d'hiver, parut à Jasmin pâle comme le visage d'un mort. +Le parc était en deuil, des corbeaux vinrent du bois de Boulogne battant +des ailes vers Grenelle. A côté de Martine, Flipotte s'essuyait les +yeux. Valère embrassa dix fois les époux. Les aides jardiniers se +montrèrent navrés. Mais personne n'osait trop parler. On ne savait au +juste pourquoi les Buguet partaient et nul ne voulait se compromettre. +Agathon Piedfin fut le dernier de la maison que Jasmin aperçut. Le +marmiton s'écria: + +--Je prierai pour vous! + +La barque, chargée de mannes, se détacha de la rive et bientôt Bellevue +disparut dans le brouillard. Il sembla à Jasmin qu'on lui volait un +morceau de lui-même, qu'une part de sa vie s'évanouissait et que plus +jamais le soleil ne transpercerait les lourds nuages qui encombraient le +ciel. + +L'eau clapota à l'avant du bateau. Dans la campagne de Billancourt les +labourés bruns s'estompaient derrière les buées. Chaillot montra à +gauche ses villas trempées par les pluies, puis ce fut à droite, au +fond de l'esplanade, l'hôtel des Invalides, solitaire dans la vaste +plaine de Grenelle, avec la majestueuse façade de Mansard et le dôme à +lanterne où l'or luttait avec la tristesse embrumée du ciel. Vis-à-vis, +sur l'autre rive, autour d'un tapis de gazon, le Cours-la-Reine +arrondissait en un cirque des rangées d'arbres où l'humidité noyait les +dernières feuilles. + +La barque s'arrêta au Pont-Royal. Jasmin et sa femme en descendirent et +allèrent rue du Pot-de-Fer, chez un éperonnier avec lequel ils avaient +lié des relations d'amitié à Bellevue, où il vendait aux piqueurs et aux +gardes. Ils tombèrent au milieu d'une petite fête. La femme de +l'éperonnier venait d'accoucher et les voisins accouraient avaler le +coup de vin à la santé du poupon. Un potier d'étain était parrain et les +parents avaient pris une perruquière pour marraine. + +--Ainsi l'on pourra dire qu'il est né coiffé, fit le père. + +Les Buguet furent reçus avec joie. + +--Vous allez voir le petit! s'écria l'éperonnier. Il pèse déjà six +livres! Une rôtisseuse de la famille nous offre une dinde qui pèse deux +fois son poids pour le dîner de baptême! Vous la mangerez avec nous. Et +nous irons, une fois n'est pas coutume, prendre des huîtres chez +l'écaillière! + +Jasmin soupira: + +--Mon bon ami, nous partageons votre bonheur. Mais vraiment nous serions +des trouble-fête! Nous partons demain avant l'aurore pour Boissise la +Bertrand! + +--Pour Boissise! Votre mère est malade? + +--Nous ne sommes plus chez la marquise de Pompadour, dit Buguet. + +--Vous n'êtes plus chez la Marquise! + +L'artisan leva les bras au ciel. + +--Je ne m'explique pas notre départ, raconta Buguet. On a rapporté je ne +sais quoi à mon sujet et on m'a congédié sans vouloir m'entendre. + +--Vraiment! + +La révélation de Jasmin avait chassé le sourire de son hôte. Il +bredouilla: + +--Vous étiez heureux là. Et il n'y a pas moyen de rentrer? + +--Oh! non! sanglota Martine. + +--Diable! + +L'éperonnier prit une bouteille. + +--Mais cela ne nous empêchera point de boire à mon enfant. Il a nom +Nicolas-Daniel. + +Le Parisien remplit les verres. + +--A la santé de Nicolas-Daniel! + +On but. Alors l'artisan, qui avait l'air embarrassé depuis l'aveu de +Jasmin, déclara: + +--C'est vraiment fâcheux que vous soyez arrivés aujourd'hui. La +sage-femme loge dans la chambre qui vous était destinée et la maison est +pleine. + +Buguet fut gêné: + +--Oh! nous ne voudrions pas être importuns. + +--En d'autres circonstances, nous vous recevrions comme des frères, +affirma l'éperonnier. Mais aujourd'hui! Vous voyez ce que je suis occupé +et ma femme est au lit! + +--Nous nous en irons! + +--Ah! pas sans avoir vu Nicolas-Daniel, protesta le jeune père. + +Il alla prendre le nouveau-né, l'apporta vagissant, roulé dans une +tavayolle: + +--Il rit déjà! + +Les Buguet regardaient le petit être rougeaud, aux chairs plissées, au +nez épaté, qui crispait les poings dans la mousseline. + +--Est-il joli! murmura Martine. + +--On a dit qu'il me ressemblait, répliqua l'éperonnier. + +Les Buguet allèrent loger dans une petite auberge dont le patron était +de leur pays. Là ils n'avouèrent plus qu'ils avaient été chassés de +Bellevue. Mais l'hôte, enflammé par quelques «topettes de sacré chien», +parla de la favorite: + +--Ici on l'appelle la coquine au Roi. Sa mère est morte de la vérole et +voici l'épitaphe qu'on fit à cette maquerelle: + +Ci-gît qui, sortant d'un fumier +Pour faire une fortune entière, +Vendit son honneur au fermier +Et sa fille au propriétaire. + +Jasmin souffrait. + +--Des contes, dit-il. Il y a des gens méchants. + +Mais l'aubergiste insistait: + +--Vous verrez, Buguet, le peuple se révoltera. La Marquise dilapide les +fonds du pays à des futilités. Elle fait tournevirer de jolies filles +par d'ignobles valets pour les fournir au Roi dans une petite maison +bâtie sur l'ancien Parc aux Cerfs de Versailles. Elle compromet de +toutes façons le Bien-Aimé, qui n'ose plus venir à Paris et donne ses +fêtes à Versailles, à Bellevue, à Crécy, à Fontainebleau! Eh! Cela +finira mal! Vous vivez au milieu des grandeurs, vous, mais dans ces +affaires-là c'est l'opinion des poissardes, des charbonniers, des +blanchisseuses, qui importe! Ah! Buguet, vous verrez un jour tout ce qui +sortira des halles, des ateliers, des greniers et des caves pour s'en +prendre aux rois et à leur sacrée bande! J'ai senti ça, moi, aux émeutes +de mai. Et depuis lors cela bout toujours, dans le fond de la grande +marmite! + +--Peuh! vous écoutez trop les gens qui croient à tout et vous vous +faites des idées noires! + +--Des idées noires! Avez-vous vu déjà le peuple furieux? Non! Ah! Moi, +j'ai frôlé des gaillards qui faisaient rage dans les rues et qui +parlaient d'élever des barricades et de porter sur des piques les têtes +des nobles! + +--Vraiment! + +--Ah! oui! C'était des crève-de-faim et des va-nus-pieds! Que +voulez-vous, quand l'estomac crie et que les pieds saignent! + +--Ils feraient un jour des choses pareilles? + +--Ma foi, j'en ai bien peur! + +Jasmin pâlit. Il vit une tête exsangue, terrible, le col rouge, +au-dessus d'une canaille noire que dominaient des poings crispés. + +--Pourvu que cela n'arrive pas, se dit-il. Malgré tout j'en mourrais +aussi. + +Le lendemain, au lever du soleil, Jasmin et Martine naviguaient dans le +coche d'eau au long de la plaine de Juvisy. L'aube blafarde éclaira le +chemin de halage, où pataugeaient les chevaux. + +Sept ans auparavant, Jasmin, par une matinée de juin, avait voyagé là, +plein d'espoir. Aujourd'hui il remontait la Seine l'âme navrée. Le rêve +était brisé, les illusions étaient mortes, l'enchantement s'était +évanoui. Il lui restait au coeur une blessure profonde qui lui fit bien +mal lorsque le coche, ayant dépassé Champrosay, arriva en vue d'Étioles. +Martine se cachait au fond de la cabine, n'osait regarder son mari. +Jasmin poussa un grand soupir. + +--Plus jamais! Plus jamais! dit-il en serrant les poings. + +Cela pesait sur sa poitrine comme un poids de fer. En ce moment il crut +que sa vie était terminée. + +Corbeil apparut sous une averse. Le pont s'allongeait sans personne au +dos de ses arches. Bientôt, à un tournant du fleuve, Jasmin aperçut dans +le gris les coteaux du Coudray, avec l'endroit appelé la Demi-Lune, où +les abbés de Mennecy avaient fait bâtir une sorte de donjon. + +--Nous approchons de Boissise, pensa-t-il. + +Et il se demanda ce qui l'attendait après une aussi longue absence. Une +angoisse le saisit. Il lui sembla que le coche n'avançait plus. Déjà à +Corbeil il avait prié un cavalier de sa connaissance qui regagnait Melun +par la rive d'annoncer l'arrivée. + +Le bateau doubla la tannerie de l'oncle Gillot. Tout était fermé. Puis +ce fut Saint-Port, Saint-Assise. Vis-à-vis de Boissise-la-Bertrand, une +barque stationnait au milieu du courant. + +Un jeune homme s'y trouvait. Jasmin ne le reconnut pas d'abord. Puis, +l'ayant dévisagé, il s'écria: + +--Eloi Règneauciel! + +C'était le premier amoureux d'Etiennette Lampalaire. Il venait aux +nouvelles. + +--Bonjour, Jasmin! Bonjour, Martine! disait-il en recevant les paquets +qu'on lui passait du coche. + +--Comment! c'est toi, petit? dit Martine. Comme ça te va de vieillir, +ajouta-t-elle en sautant dans la barque. + +--La mère Buguet n'est pas malade? demanda Jasmin anxieux, en +s'installant au milieu des bagages. + +--Malade, non. Mais l'âge lui pèse. Vous aurez peine à la reconnaître. +J'aime mieux vous prévenir pour que vous n'ayez pas l'air de la trouver +changée, ça lui ferait de la peine, et elle en a eu tout son saoul +depuis que vous êtes partis. + +Jasmin retint un sanglot. + +--Passe-moi les rames, ça ira plus vite! + +Chaque fois qu'il se penchait, d'un grand bond la barque se rapprochait +de la rive. + +Comme Martine ignorant le sort de Tiennette ne pouvait répondre aux +questions du garçon, tous se taisaient lorsque la pointe de +l'embarcation s'enfonça dans les joncs de la berge. + +Sans se retourner, Jasmin escalada la rive, suivi de Martine qui avait +confié son butin au passeur. Ils allaient sans rien voir que la maison: +elle était presque méconnaissable avec ses volets clos, le pignon +humide et le marronnier qui avait grandi, mal taillé, et s'emportait à +la cime. + +La mère Buguet apparut à la porte. D'une main elle s'appuyait sur un +bâton, de l'autre elle se tenait au chambranle. De loin on lui voyait le +front assombri, les orbites embrumées de tristesse, les joues pâles, +d'une pâleur un peu verte, le dos voûté. Jasmin s'élança, franchit le +jardinet, enfonçant dans la pourriture des feuilles mortes. La vieille +pour lui tendre les bras s'accota au mur. Elle pleurait. + +--Ne pleurez pas! Ne pleurez pas! supplia Jasmin. C'est pour toujours +que nous revenons. + +--Laisse, laisse, petit, ça fait du bien. + +Une quinte de toux secoua la vieille. Quand elle fut calmée, elle +s'assit, s'informa: étaient-ils contents? Pour elle il ne fallait pas +abandonner leur place. Et tous ces beaux jardins que Jasmin avait faits +là-bas? Ce devait être magnifique! Par contraste le sien allait bien le +dégoûter! Tant qu'elle avait eu la force, elle l'avait entretenu, mais +depuis deux ans, oui! c'était juste au départ de Tiennette que ça +l'avait prise, comme une grande fatigue, l'ennui de vivre. + +--Dame, ça se comprend, cette petite, elle me parlait de vous, elle ne +voyait rien de mieux au monde et là-dessus on s'entendait. A force +d'envier un bonheur pareil au vôtre, elle m'y faisait croire. Et +maintenant, plus je vous regarde, plus je doute que vous soyez heureux! +Les grands sont ingrats, bien souvent. + +--Mais non, la Marquise a toujours été bonne. Malgré cela on ne peut +être toute sa vie chez les autres, et puis nous en avions assez d'être +loin de vous, dit affectueusement Martine. + +--Oh! ma fille! C'est toi qui as eu la bonne idée de revenir! Et moi qui +t'accusais de me l'avoir pris pour toujours. Dieu est juste! Il me +semblait que j'avais mérité de vous revoir! Enfin! Enfin! Je suis bien +heureuse! + +Elle haletait; ses enfants furent effrayés. Sur leur conseil elle se mit +au lit. A ce moment la tante Laïde Monneau entra sans frapper: + +--Eh bien! Eh bien! En voilà une histoire! C'est comme ça qu'on revient +sans prévenir le monde! Quand le garçon à Cancri m'a avertie, j'ai +tressauté si fort sur ma chaise que ma chaufferette a culbuté. Au bout +de sept ans! Revenir comme ça sans crier gare! Au risque de donner le +coup de mort à cette pauvre Buguet! Enfin, puisque vous voilà, +laissez-moi vous embrasser et vous regarder à mon aise! + +La bavarde reprit: + +--J'espère que ce n'est pas les mains vides que vous revenez? Vous devez +pourtant avoir eu du tourment.... Ça se voit à votre mine.... Enfin! Si +votre affaire est faite! + +--Tante Laïde, interrompit doucement Martine, nous sommes assez de deux +pour compter notre fortune. Là-dessus, laissons dormir la mère. + +Elle sortit en affectant de marcher sur la pointe des pieds. Jasmin et +Laïde la suivirent. + +Dehors une rumeur attira leur attention. Des villageois arrivaient aux +nouvelles. Cancri le cordonnier portait sur sa tête frisée et +grisonnante un des paquets de Jasmin. Euphémin Gourbillon suivait, le +dos courbé sous une manne assez légère: il se déchargea de son fardeau, +mais son échine ne se redressa point. Le joyeux dévot avait un nez +rouge, les yeux éraillés, les joues bourgeonnées. Il souhaita le bon +retour aux Buguet d'un air triste. Nicole Sansonnet vint. A un de ses +bras devenus trop courts, elle tenait un panier rond où bâillaient des +poissons sortant du vivier. Elle les apportait pour se faire une entrée. + +--A Paris on n'en mange pas d'aussi frais, dit-elle. Mais à Bellevue ça +doit être un plaisir! On les engraisse bien sûr! Aussi vous devez être +difficiles! Mais si vous nous restez il faudra vous réhabituer aux +petits poissons et aux petites gens! + +--Ce n'est pas pour toi que tu parles, riposta Martine. Tes rotondités +font honneur à ta marchandise! + +Nicole minauda en serrant les lèvres. Un sale propos de Gourbillon la +fit pouffer d'un large rire édenté, qui ouvrit un trou noir dans son +visage. + +Martine et Jasmin observaient avec tristesse les décrépitudes de leurs +anciens voisins. + +--Comme on devient! + +Pourtant, en ce moment, la curiosité animait le visage de tous ces +rustres et faisait luire leurs regards. + +Ils étaient venus pleins d'envie. Ils repartirent heureux. Les femmes +trouvaient que Martine «en avait rabattu», qu'elle n'était plus aussi +fière, que d'ailleurs «il n'y avait pas de quoi», car elle faisait moins +envie que pitié avec ses yeux caves et son front soucieux. + +--Ils vous ont des airs de chiens fouettés! + +--On voit qu'ils en ont gros sur le coeur! + +--M'est avis qu'ils sont revenus avec un chétif butin! + +--Tout de même, ils sont bien discrets sur la cause de leur départ, +affirma une Règneauciel. + +--C'était le meilleur moyen de vous clore le bec, tas de pies! répliqua +Cancri. A vous entendre jacasser sans rien savoir, on se demande ce que +ce serait si vous étiez renseignées! + +--Bien dit, savetier! affirma Gourbillon. Là-dessus allons boire à la +santé des revenants! + +--Tu nous invites, Euphémin? demanda la Sansonnet. + +--Après tous vos bavardages, un seau d'eau vaudra mieux pour vous rincer +la langue! + +Le soir même l'état de la mère Buguet empira. + +Martine, qui toute la journée avait nettoyé le logis, sommeillait, la +tête entre ses bras étendus sur la table. Au chevet de la malade Jasmin +veillait. + +Atterré, le jardinier voyait la fièvre empourprer le visage aux +pommettes saillantes de la Buguet, brûler ses pauvres mains dont les +veines se gonflaient de sang noir. Ses mains, à lui, étaient froides, un +peu tremblantes: doucement, il les posa sur le front de sa mère. Elle +sourit vaguement sous cette fraîche caresse. Jasmin la renouvela souvent +et chaque fois il fut payé d'un regard tendre, en même temps que la +vieille murmurait, comme sortant d'un cauchemar: + +--Ah! c'est toi! Que je suis heureuse! Je vais dormir encore un peu, tu +ne vas pas me quitter? + +La nuit se passa ainsi. Martine, avec des simples ramassées en leur +saison, fabriquait des tisanes qu'elle sucrait de miel, pour apaiser les +quintes de toux devenues plus fréquentes. + +A l'aube Jasmin courut à Melun chercher un médecin. Il faisait grand +jour lorsque la berline du vieux praticien traversa le village. Elle +s'arrêta devant la maison Buguet. Ce fut Laïde Monneau qui ouvrit la +porte. + +--Hélas! Hélas! s'écria-t-elle en levant les bras, le curé lui serait +peut-être plus utile, soit dit sans vous offenser! La pauvre femme ne +peut plus rien avaler! + +Le médecin alla droit au lit, d'où s'élevait un râle. Il regarda +tristement la malade: + +--Laissez-la en repos, le temps achève son oeuvre. + +D'un geste lent de vieux philosophe, il remit son gant de laine qu'il +avait ôté en entrant. + +--Il n'y a rien à faire, mon pauvre ami, avoua-t-il à Jasmin. + +--Rien? + +--Rien. + +Le médecin partit. Alors des voisins firent irruption dans la maison. +Ils s'informèrent de ce qu'il avait ordonné et tous protestèrent. + +--Ce n'est pas la peine de l'appeler pour qu'il ne donne pas une +recette! + +Chacun proposa un remède. + +--Une bonne saignée, ça fait revenir de loin, dit la tante Gillot. La +sage-femme de Corbeil s'y entend. Elle a la main légère. Son coup de +lancette fait moins mal qu'une piqûre d'aiguille. Grâce à elle mon homme +n'est que paralysé au lieu d'être mort. + +--Quand j'étais grosse de mon petit dernier, surenchérit la femme +d'Eustache Chatouillard, qui se trouvait à Boissise chez des parents, +elle m'a guérie d'une mauvaise toux qui me tenaillait le ventre +jusqu'au tréfond, rien qu'en me bouchonnant avec une poignée d'orties! +Ah, dame, il m'en a cuit longtemps, mais je suis arrivée à terme. Sans +ce remède, j'avortais, bien sûr! + +Laïde Monneau interrompit: + +--Bien sûr! Bien sûr! Rien n'est sûr en ce monde, la Chatouillard! En +tous cas, c'est pas votre sage-femme qui tirera la Buguet de là. Et si +le diable la guette, il est grand temps d'aller chercher le curé, car +elle pourrait passer, la pauvre femme! + +--J'y cours, dit la Sansonnet. + +--On la dirait morte, reprit Laïde. + +Martine, toute éplorée, traversa la chambre. + +Devant son chagrin le silence se fit. Très vite elle monta l'escalier de +sa chambre; là elle déficela un grand panier, le fouilla et y prit un +coffret. Elle en retira une chose précieuse, enveloppée d'un mouchoir, +puis redescendit l'escalier en courant. + +--Du courage, ma bonne, lui dit la femme d'Eustache. Si tu as besoin +d'un coup de main pour la remuer, je suis là. + +--Merci, répondit Martine, nous sommes déjà trop autour d'elle. Ça +mange l'air. + +La tante Gillot, penchée sur le lit, observait la mourante: + +--Mon Dieu! Vlà son nez qui se pince, on ne l'entend plus respirer! Et +le curé qui ne vient pas! + +Martine s'approcha de Jasmin. Elle lui remit l'objet qu'elle tenait. +C'était un coquet miroir encadré d'écaille que la marquise de Pompadour +avait abandonné à la soubrette parce qu'il était fêlé. Le jardinier jeta +un regard triste sur la glace brisée, puis, se penchant vers sa mère, +qu'il baisa au front, il le lui mit au-dessus des lèvres. + +--Vois, Martine, elle respire. Le miroir est terni! + +A ce moment le curé entra. Martine et Jasmin soulevèrent la malade sur +l'oreiller. Elle soupira: + +--A boire! + +Une lueur passa dans les yeux de Jasmin. Avec une cuiller, Martine fit +prendre à la Buguet deux gorgées d'eau à la fleur d'oranger. La vieille +rouvrit les yeux, regarda son fils: + +--Ah! J'ai trop dormi! J'ai trop dormi! Donne tes mains! + +Mais elle ne tendit pas les siennes. Comme deux chauves-souris abattues +qui cherchent l'ombre, elles couraient incertaines sur le drap de grosse +toile; elles le saisissaient, le tiraient dans un vague désir +d'ensevelissement, qui n'aboutissait pas et renaissait toujours avec la +même ardeur impuissante. + +--Laissez-nous seuls, dit le curé. + +--Non! Qu'ils restent! Ah! J'ai trop dormi, soupira la mourante. + +Comme ses paupières étaient closes, Martine et Jasmin s'éloignèrent sur +un geste du prêtre. + +Quand ils rentrèrent tout le monde les imita. + +La Monneau, de son oeil sec de vieille poule, suivait toute la cérémonie. +A la communion elle dit: + +--Pourra-t-elle garder le bon Dieu? + +Elle découvrit les pieds pour qu'on y mît les saintes huiles. + +La tante Gillot était affolée, ses soupirs gonflaient son épaisse +poitrine, ses joues luisaient sous les larmes. Mais elle pleurait plutôt +sur elle-même, car elle répétait avec douleur: + +--A qui sera-ce le tour maintenant? + +La femme d'Eustache, l'air hébété, tenait dans ses bras son dernier-né, +qui frappait de ses petits pieds le ventre de sa mère, resté gros. +Pendant la prière des agonisants, Laïde, qui en épiait l'effet sur les +traits de la moribonde, s'écria tout à coup: + +--Elle a passé! + +D'une main fébrile, Jasmin présenta le miroir aux lèvres de sa mère: il +ne ternit pas. Le jardinier chancela. Le miroir roula sur le sol. + +--Heureusement que j'arrive, dit Nicole Sansonnet, qui retint Jasmin +dans ses bras. Jetez-lui de l'eau à la figure! + +Martine était déjà près de son mari. Elle baisait son visage douloureux, +frappait le creux de ses mains; elle tira de sa poche un vieux flacon de +sels trouvé dans les rebuts de la Marquise et le lui fit respirer. +Jasmin se ranima. Alors Rose Sansonnet lui remit le miroir qu'elle +avait ramassé: une nouvelle fente traversant la première faisait une +croix dans sa clarté. + +--Lequel de vous deux va fermer les yeux à la défunte? demanda Laïde +Monneau. + +Martine repoussa doucement son mari, voulant lui éviter ce cruel devoir. +Elle se pencha sur la Buguet, posa une bouche brûlante sur le front +immobile, puis murmura en baissant les paupières de la morte: + +--Vous ne verrez plus les méchants! + +Elle ajouta: + +--Dis-lui adieu, Jasmin, et laissons-la dormir. + +Le fils embrassa la mère et, docile, suivit sa femme, qui l'entraîna +hors de la chambre funèbre. + +--Ce que c'est que de nous! soupira la tante Gillot. + +Le curé avait rejoint Jasmin. Il consolait le jardinier: + +--Vous reverrez votre mère à la Résurrection. Elle sera comme elle fut +au temps de sa pleine jeunesse. Saint Thomas a annoncé que le miracle +aurait lieu au crépuscule, au moment où le soleil et la lune seront à +l'endroit même où ils furent créés. L'archange saint Michel sonnera de +la trompe avec tant de force que les morts l'entendront et les anges +gardiens reconstruiront le corps de leurs anciens pupilles. + + + + +XV + + +Tous ces événements avaient anéanti Buguet. Durant l'hiver, Martine vit +son mari penché des jours entiers sur les livres de M. de la Quintinye, +mais le soir descendait sur la même page que l'aube avait éclairée. Et +qu'importait à Buguet les lois de l'horticulture! Il avait planté un +paradis et il ne pouvait oublier qu'il en était chassé! Des souvenirs +poignants se bousculaient en lui. + +Les époux ne parlaient jamais du passé, sentant que des paroles les +eussent fait souffrir davantage et que les consolations étaient +inutiles. + +Mais pour distraire Jasmin, Martine se prit à l'exciter au travail. +Emoussant les arbres fruitiers pendant le jour, au soir elle fourbissait +les sécateurs, la serpette, l'égoïne, dont la rouille rongeait les +lames. Une nuit de gel que la faucille sortait brillante de ses mains, +elle dit à Buguet: + +--Vois-tu, mon pauvre homme, si tu le veux, nous pouvons aussi nous +décrasser de notre misère. Le présent n'est pas pire pour nous que pour +les autres. Combien se contenteraient de notre sort? Avec nos économies +et l'argent que nous a laissé ta mère nous possédons mille écus +sonnants! Et puis, Dieu merci, nous avons nos bras! + +Jasmin ne dit mot. + +--Hier, reprit Martine, en passant devant le parc du marquis d'Orangis, +j'ai vu que ses arbres étaient en aussi piteux état que les nôtres. Va +lui offrir tes services, que son père ne dédaignait pas. + +--J'irai, promit Jasmin. + +Les jours passèrent. Il fallait se décider. + +--Après les gels poussent les bourgeons, ce sera trop tard, dit Martine. + +Par un clair matin de février Jasmin se présenta à la porte du parc. + +Depuis que le vieux marquis avait disparu, son petit-fils habitait le +château. Insolent et dur, il affectait de ne pas regarder les +villageois. Il exigeait des corvées, donnait des coups de cravache et +viola, dit-on, une des filles aux Règneauciel. + +Ce fut dans le fond de son parc, où il tirait des pics-verts, que +Jasmin, conduit par un domestique, aborda le jeune seigneur. Il lui fit +ses offres pour façonner le jardin au goût du jour, tailler les arbres: + +--Beaucoup de ceux-ci ont été plantés par mon père. Cet érable a plus de +quatre-vingts ans. Mon grand-père l'élagua le premier. Son tronc n'a +pas un chancre. On le dirait de marbre. + +Buguet passa la main sur l'écorce fine et jaspée. + +--Il meurt malheureusement par la cime, continua-t-il. C'est dommage. Il +faudrait le rabattre. + +Le châtelain, qui n'avait pas encore ouvert la bouche, arma son +arquebuse et, tirant sur l'érable, fracassa une branche. + +--Voilà comment je taille mes arbres, railla le gentilhomme. Mais +crois-tu, manant, qu'il soit aisé d'entrer chez un d'Orangis? Je t'ai +écouté trop longtemps. De qui te recommandes-tu? + +--J'ai planté les jardins de Bellevue, sous les ordres de M. de l'Isle, +et suis resté près de neuf ans comme jardinier au service de Mme la +marquise de Pompadour. + +--Et pourquoi la Marquise t'a-t-elle chassé? + +--Je l'ignore, répondit Buguet en baissant la tête. + +--Va le lui demander et reviens me le dire. + +Le marquis rechargea son arme et regarda le jardinier s'éloigner. +L'homme marchait le dos courbé, embarrassé de ses bras qui lui +semblaient gourds et lâches. + +En rentrant Buguet dit à Martine, d'un ton qu'il voulut rendre +indifférent: + +--Le marquis est un braque qui taille ses arbres à coups d'arquebuse et +n'a que faire de mon travail. + +Martine exigea des détails. Jasmin ne put s'empêcher de tout lui +raconter, rougissant encore de l'affront. + +La paysanne eut une révolte. + +--Les nobles, s'exclama-t-elle, les nobles, des égoïstes, des sans-coeur, +ils nous piétineraient sans vergogne. Nous ne sommes rien pour eux. Ah! +qui sait, on se vengera! + +Ces mots rappelèrent à Jasmin les murmures de la populace qui avaient +monté un jour jusqu'à Bellevue. + +--Le peuple a aussi ses méchants, dit-il. + +Quelque temps après, Buguet se dirigea vers le château de Courances, +espérant y trouver l'emploi d'aide jardinier. Il traversa la Seine, +grimpa par Vosves, Perthe, Cély. C'était un froid matin où la rosée +semblait de lait sous le ciel bleu. L'hiver pluvieux avait empêché de +travailler la terre et avancé la pousse des bourgeons. Toutes les fleurs +vivaces perçaient déjà les plates-bandes. + +Le concierge de Courances ne reconnut pas Jasmin, tant il avait changé. +Buguet dut se nommer. L'homme eut un mouvement de plaisir à revoir une +ancienne connaissance. Mais son sourire s'effaça bientôt: + +--Tu sais, camarade, les gens de la marquise de Pompadour sont vus ici +d'un mauvais oeil. J'ai le regret de ne pouvoir te garder plus longtemps. + + +Il fit un pas pour reconduire Jasmin. Celui-ci insista: + +--Je ne suis plus à Bellevue. J'ai repris mon ancien métier de fleuriste +avec l'aide de ma femme, et comme autrefois je façonne les jardins, je +fais des corvées et j'ai pensé qu'en cette saison on pourrait m'occuper. + +--En ce cas, c'est une autre affaire. Viens voir le maître jardinier, un +nouveau, pas commode. + +Il conduisit Jasmin vers les serres; un homme y donnait des ordres brefs +à des jeunes gars occupés à lever les paillassons qui interceptaient le +soleil. Buguet lui fit sa demande que le portier appuya en disant: + +--Il sait son métier. + +--D'où sors-tu? demanda le maître. + +--De Bellevue. + +--Je n'ai point de place ici pour les gens qui ont servi chez la catin +du Roi. Monsieur le comte me chasserait si je t'embauchais! + +Pendant quelques secondes Buguet resta hébété, puis les larmes lui +montèrent aux yeux et il s'esquiva comme un voleur, évitant le +concierge, qui ne le vit pas sortir. + +Cette tentative fut la dernière. A partir de ce jour Buguet s'enferma +chez lui. Mais l'ivraie qui avait envahi son jardin étouffait aussi son +courage. Il ne s'occupa plus guère que des arbres à fruits. + +En août un confiseur de Melun vint chercher ses prunes, qui étaient +réputées. En septembre il descendit ses poires fines au marché de +Corbeil. Le voyage fut dur, car il faisait du vent et les vaguelettes de +Seine se brisaient à l'avant de l'embarcation. A Corbeil, Jasmin regarda +au loin, avec amertume, les peupliers qui voilaient Étioles, et son coeur +se serra. A la fin d'octobre des marchands enlevèrent ses pommes. + +Ils avaient un chaland accoté à la rive. Quand il fut plein ils jetèrent +de grandes bâches vertes sur les fruits rouges et blonds et descendirent +vers Paris. + +Jasmin ne retrouvait plus la force de cultiver des fleurs, sauf pour +Martine: quelques violettes en mars, puis des jonquilles ou des +bassinets, des croix de Jérusalem et quelques géraniums. Ces plantes +ornaient les petits théâtres que Jasmin avait raccoutrés et elles +suffirent, avec les fleurs des pommiers et des cerisiers au printemps, +puis en automne les flammes des sorbiers et des buissons ardents. +D'ailleurs Martine ne sortait jamais sans rapporter un bouquet des +champs; elle excellait à découvrir les places mystérieuses où poussent +les orchidées sauvages, telles que l'ophris, qui croît en juin sur les +coteaux exposés au levant. + +Les Buguet vivaient solitaires. Les pauvres autant que les seigneurs +leur faisaient grise mine. + +Seul Vincent Ligouy venait quelquefois travailler au verger. Il +chantait, et cela faisait rêver Buguet. L'insensé montrait de la +tendresse plein ses yeux, dès qu'il entrait et souvent il embrassait la +main du jardinier qu'il avait prise brusquement. + +Les autres reprochaient aux époux la mort de la mère Buguet. Laïde +Monneau, qui gagnait une figure bouffie sous ses cheveux blancs et +marchait comme une canne, s'apitoyait dès qu'elle voyait Martine: + +--La pauvre défunte! clamait-elle d'une voix aussi verte que la luzerne. +Elle eût vécu encore si on ne l'avait laissée seule! Moi qui veillais +sur elle comme si j'avais été sa fille, je la voyais se manger les sangs +tous les jours! Elle se minait! Elle se minait! + +Quand Jasmin allait porter quelques pauvres chrysanthèmes au cimetière, +les gens le dévisageaient avec des yeux sournois. + +--Ça l'avance bien à cette heure, la vieille, dit une des Règneauciel. Il +fallait lui donner plus de soins pendant sa vie. Les fleurs ne profitent +qu'aux abeilles, maintenant qu'elle mange les pissenlits par la racine! + +Comme Jasmin ne travaillait plus autant: + +--Le fainéant! disait-on. Il a appris chez les grands à passer de +grasses journées pendant que sa mère préparait elle-même son pain noir. + + +A cause du décès de la mère et des objets du ménage qu'ils durent +renouveler, les Buguet furent forcés, dès la seconde année de leur +retour, d'entamer fortement leurs économies. Les commandes n'arrivant +pas, le pécule s'épuisait. Le fleuriste vendit au prieur de +Saint-Guenault, à Corbeil, les livres de M. de la Quintinye, et ses +gravures de jardins de propreté aux religieuses Augustines qui voulaient +créer des parterres près de leur église de Saint-Jean-de-l'Ermitage. +Elles employèrent même Buguet durant quelques jours. Il dut orner les +autels et se rappela la façon dont Piedfin formait jadis les bouquets +destinés au culte. Le talent qu'il montra le fit rappeler pour garnir +des églises et les jardins des curés, à Notre-Dame de Corbeil, à +Saint-Léonard et à Saint-Jacques. + +Mais ces profits ne suffisaient point à rendre à la maison de Buguet sa +petite aisance. D'ailleurs, les dîmes, la gabelle, les corvées +augmentaient. L'Etat saignait le peuple à fond. Les artisans et les +laboureurs se plaignaient. + +Un maréchal ferrant, qui venait quelquefois chez Jasmin prendre des +feuilles et des fleurs de châtaignier pour guérir les chevaux poussifs, +racontait les misères des pauvres et la méchante humeur de ceux qui +souffraient: + +--Les gens deviennent des bêtes, affirmait-il. + +Dans le village on accusait les Buguet: + +--Ils ont eu leur part à la galette des rois quand ils étaient à +Bellevue. + +Deux événements aggravèrent cette hostilité. + +On apprit par les laquais du marquis d'Orangis qu'Agathon Piedfin était +compromis dans une affaire de beugrerie. Les villageois se rappelèrent +qu'il était venu à la noce de Jasmin. + +Laïde Monneau accourut: + +--Quand je pense que j'ai plumé des volailles avec lui! Mon Dieu! Ce +qu'on risque à se frotter comme ça au premier venu! Et puis, de vider +des chapons tout seul avec une femme, ça peut leur donner des idées, à +ces coquins-là! + +Vers le même temps le bruit arriva que Tiennette Lampalaire, dont +personne ne recevait plus de nouvelles, avait servi au Roi, dans la +maison du Parc aux Cerfs, à Versailles. + +--Elle est restée longtemps chez le Roi, avait dit un valet du marquis +d'Orangis. Puis, attirée par un racoleur, elle est venue fringuer à +Paris et fut bientôt la plus délurée danseuse de guinguette connue au +Petit-Chantilly et au Grand-Vainqueur. Puis je la vis rue +Pierre-au-Lard, criant aux passants: chit! chit! le soir, par son volet +entr'ouvert. + +Le village fut bouleversé. + +--C'est-il Dieu possible! s'écria la tante Monneau. Evertuez-vous à +prêcher d'exemple pour éduquer la jeunesse! C'est pourtant pas les bons +conseils qui lui ont manqué! Pour ma part je l'ai mise en garde contre +tous les dangers qui guettent une honnête fille à son arrivée dans le +grand monde. Et moi qui un jour l'ai caressée d'un revers de main parce +qu'elle venait écouter ce que nous nous disions entre femmes, Rose +Sansonnet et moi! Ah! faut qu'elle en ait entendu bien d'autres, à +Bellevue, pour en arriver là. C'était donc un repaire de paillards et de +catins, votre château? + +--Pourtant, dit Rose Sansonnet, elle a eu la bonne fortune la plus +relevée, puisqu'elle a couché avec le Roi! + +--Peuh! c'était pas la peine qu'elle aille au catéchisme pour devenir +pareille à la marquise de Pompadour! + +Jasmin était atterré: + +--Que de calomnies! s'écria-t-il. + +Martine, qui en savait plus que son mari, fit un geste vague. + +Alors les commères la traitèrent d'entremetteuse. + +--On t'a payé cher l'honneur de Tiennette? Martine se sauva. Des enfants +lui lançaient des pierres. + +A la suite de ces nouvelles, Eloi Règneauciel et plusieurs de ses amis +attaquèrent Jasmin un soir, au bord de la Seine. Il allait sans doute +être jeté dans le fleuve quand de violents coups de bâton plurent sur la +tête des agresseurs. C'était Vincent Ligouy. Il sentait qu'un danger +planait sur Jasmin et il veillait. + +Vers la fin d'avril 1764, un matin, Laïde Monneau et Nicole Sansonnet +passèrent devant la maison de Buguet. Il faisait un joli temps +printanier. Les alouettes planaient au-dessus des champs et la Seine +était bleue. Les deux paysannes paraissaient solennelles comme le jour +de Pâques. + +--Elle a crevé, dit Laïde à Jasmin. + +--Qui? + +--La coquine au Roi. + +Le jardinier pâlit. + +--Oui, dit Nicole, le 15 de ce mois, dans les petits appartements, à +Versailles. On ne parle que de cela au marché de Melun. Elle est +enterrée, à ce qu'on m'a dit, au couvent des Capucins. La v'là à son +tour dans une boîte, celle qui mit tant de monde au cachot! + +--On ne dit pas de quoi elle est morte, reprit Laïde. Des femmes comme +celle-là on ne sait pas de quoi ça meurt. + +--Allez-vous-en! hurla Buguet. + +Il avait l'air si étrange que les deux bavardes obéirent. Alors le +jardinier s'affala sur un escabeau. + +Toute la douleur retenue au fond de son coeur depuis des années sauta à +sa gorge, creva en sanglots. + +Maintenant, c'est bien fini! Toujours Jasmin a espéré. Chaque matin il +attendait un billet de Mme de Pompadour. Souvent il avait cru tenir le +papier de petit format, doré sur tranche, avec le cachet aux trois tours +qui le rappelait... Mais, c'est fini! Les crachements de sang ont tué la +Marquise. Buguet la voit pâle, très pâle, plus pâle qu'elle n'était les +lendemains de fête, quand elle buvait du lait d'ânesse. + +Elle est morte! Cela pèse sur Jasmin. Il a le vertige du passé. Une +angoisse l'étreint. Il étouffe, ouvre la porte et les fenêtres à l'air +qui entre chargé des arômes du printemps. + +--Les fleurs! murmure Buguet. Elle les aimait! + +Il sort, la poitrine gonflée, et machinalement cueille sur les petits +théâtres des anémones, des primevères, des auricules. Il cueille sans +plus penser, sentant le soleil sur son dos, sur ses tempes qui +grisonnent. Il cueille d'une main tremblante et verse des larmes dans +les calices. + +Martine arrive: + +--Tu me fais un bouquet? + +Le jardinier, serrant les tiges, cache son visage ruisselant. + +--Tu sanglotes, Jasmin? + +Jasmin laisse rouler sa tête sur l'épaule de sa femme. + +--Elle est morte, murmure-t-il. + +Martine comprend. Elle saisit le bras de Buguet: + +--Rentre, il ne faut pas qu'on te voie pleurer! + +Elle installe Jasmin près de la table, mais ne trouve point de mots pour +le consoler. + +--Avons-nous été malheureux! dit Buguet. + +--Que veux-tu? Nous avons eu nos jours de bonheur. Et tous n'en ont pas +dans la vie. + +Elle passe le bras autour du cou de Jasmin: + +--Mais je te reste! + +--Oui, ma bonne Martine, je me plains et tu es là! J'ai dû souvent te +navrer le coeur! + +--Non, Jasmin, rien n'est arrivé par ta faute. + +--Je t'ai mortifiée, Martine! + +--Allons, mon pauvre homme, ne te lamente pas sur des peines passées! De +te voir si chagriné ça me fait du mal, et à notre maîtresse aussi, +ajouta Martine très doucement, car maintenant qu'elle est là-haut elle +reconnaît ceux qui lui sont fidèles. + +--Oui, oui, dit Jasmin d'une voix sanglotante. Elle me pardonnera ma +folie. Tu m'as bien pardonné, toi, Martine. Et pourtant il a dû t'en +coûter de faire bien des choses.... + +--C'était pour te forcer à m'aimer. Tout à cet effet m'était doux. Et à +vrai dire jamais notre maîtresse ne m'a porté ombrage. Et même, voici +la preuve que je ne fus point jalouse. + +Martine disparut dans la chambre voisine. Jasmin entendit un bruit de +clef. Martine revint avec une gravure qu'elle déroula. + +--Elle! s'écria Jasmin. + +--Dieu me pardonne, dit Martine, c'est la seule chose que je volai en ma +vie! + +C'était la Pompadour en «belle Jardinière», portant sur la tête un +chapeau de paille, au bras gauche un panier de fleurs, de la main droite +une branche de jacinthe. + +Buguet prit l'estampe: + +--J'ose la contempler devant toi, Martine. Maintenant ce n'est plus ni +lâche ni méchant. + +Martine laissa Buguet regarder la gravure, puis elle dit: + +--Je veux ce portrait à notre muraille. Nous l'aurons chaque jour devant +les yeux. + +--Oh! Martine! Cela te ferait souffrir! + +--Non! Ce qui peut te consoler ne peut me déplaire. J'aimais aussi la +Marquise et de la savoir disparue cela me fait de la peine. Elle était +si bonne pour moi. Jamais je ne croirai qu'elle fut cause de nos +malheurs. + +Quelques jours après l'image ornait la chambre. Jasmin et Martine +entretinrent des bouquets de fleurs sous le portrait de leur ancienne +maîtresse. + +Et la favorite, qui posséda tant de jardins et de parcs splendides, +garda, après sa mort, alors qu'elle était oubliée, un parterre que des +humbles cultivaient dans un coin de village. + + + + +XVI + + +Depuis des temps éloignés, les Buguet n'avaient cessé d'être la proie du +village; leurs cheveux blancs ne faisaient pas cesser les rancunes, que +les rustres, avec des méchancetés de bêtes fauves, transmettaient à +leurs enfants. + +Quand il se rendait le dimanche à l'église, Jasmin entendait toujours +les mêmes propos. On lui reprochait la mort de la mère Buguet, la +disparition de Tiennette Lampalaire. Personne n'oubliait que le +jardinier s'était vu chassé de Bellevue après avoir été le serviteur de +la «putain du Roi». Les nouveau-nés, à Boissise, paraissaient téter +cette haine avec le lait de leurs mères. Les Règneauciel et les +Lampalaire se montraient les plus venimeux et les plus hostiles. Ils +menacèrent plusieurs fois les Buguet de mort. + +Le curé seul venait chez Jasmin avec un bon sourire. Il consolait, +prêchait la résignation. Il était maigre et pâle. On disait qu'il avait +bien cent ans. Il trouva pour Buguet quelques travaux dans des cures et +des couvents. + +De son côté Martine allait coudre à Melun chez des bourgeois. Elle +rapportait quelques sols. Mais elle était obligée de revenir au bord de +la Seine par des nuits où le vent sifflait. Jasmin allait à sa rencontre +et ils rentraient sans espérance de jours meilleurs. En hiver, ils se +couchaient tôt pour ne consommer ni huile ni chandelle, et ils ne se +nourrissaient souvent que de pain d'orge et d'avoine. Jasmin, le dos +voûté, rattachait ses semelles avec des cordes pour peiner dans son +jardin et Martine, les traits tirés, la mine creuse, finit, quand elle +se rendait à Melun, par ressembler à une vieille pauvresse qui va quêter +par les chemins. + +Les Buguet avaient toujours gardé à leur muraille le portrait de la +marquise de Pompadour. Jasmin cultivait quelques fleurs pour composer +des bouquets qu'il mettait pieusement sous l'image. + +Cette fidélité redoublait l'acharnement du village. Les gens rendaient +les pauvres jardiniers responsables des exactions croissantes qui +amaigrissaient leurs pitances. On leur montrait le poing: + +--Vous recracherez ce que vous avez avalé chez les nobles! + +Les paysans récriminaient contre le droit exclusif de chasse, celui de +fuies et de colombiers. La dîme les exaspérait. + +--C'est pour payer les frais de vos ripailles à Bellevue que nous sommes +réduits à manger l'herbe! criaient-ils aux Buguet. + +Ceux-ci protestaient doucement. Jasmin se hasarda un jour à dire que la +Marquise avait des goûts de bergère. + +--De porchère! lui fut-il hurlé. Elle a gardé sur terre les cochons du +diable et elle les soigne en enfer! + +Cependant depuis trente années les événements s'étaient pressés. + +Louis XV était mort. La nouvelle reine était une Autrichienne, que +personne n'aimait. + +En 1789, le bruit se répandit que Louis XVI était ruiné et qu'il voulait +demander de l'argent au peuple. + +--Tu vois, dirent les paysans au vieux Jasmin, c'est nous qui paierons +les violons! + +Quelque temps après un des Règneauciel, Pierre, garçon de vingt ans, +accourut essoufflé de Melun: + +--Le peuple de Paris a pris la Bastille d'assaut! s'écria-t-il. Ils ont +massacré la garnison! + +On s'assembla vis-à-vis de l'église. Pierre, qui avait vécu dans la +capitale, parla de la liberté conquise. Il voulait aller se battre +contre les Suisses et les Allemands du Roi. + +A ces nouvelles, le vieux Jasmin vacilla sur ses jambes. Son visage, +tout fripé par les rides et qu'encadrait une barbe argentée, devint plus +pâle. + +--On vit trop! On vit trop! murmura-t-il en levant une main tremblante. + +Pierre Règneauciel entra chez lui, désigna le portrait de la Pompadour: + +--Tu devrais brûler cela! + +--Non! s'écria le vieillard d'une voix rauque. + +--Cela te portera malheur! + +Les jours suivants, Pierre se promena dans le village avec quelques +galvaudeux. Ils donnaient les détails sur l'événement du 14 juillet. Ils +mirent des feuilles vertes sur leurs feutres cabossés pour imiter +Camille Desmoulins au Palais-Royal: ils remplacèrent bientôt les +feuilles par une cocarde rouge et bleue et Règneauciel agita une pique +de garde national, qu'un marinier lui avait apportée de Paris. + +Bientôt on apprit que les paysans boutaient le feu aux châteaux par +toute la France. Jasmin craignit pour celui de Bellevue. Il le voyait +avec ses quatre murailles noires, son toit écroulé, les serres +détruites, les orangers jetés sur le sol comme les révoltés que la +mitraille avait tués le long des murs de la Bastille. Le soir il +fouillait l'horizon du côté d'Étioles. + +Cependant les événements se calmèrent pour de longs mois. Une ère +fleurie semblait renaître. Il vint de Paris quelques vagues espérances. +Une fête avait eu lieu au Champ-de-Mars, où le Roi avait embrassé les +représentants de la commune et les fédérés des départements. On se +répétait jusqu'à Boissise les inscriptions patriotiques de l'arc de +triomphe. L'Assemblée constituante ayant aboli les titres, les +armoiries, les livrées et les ordres de chevalerie, Pierre Règneauciel +affecta d'appeler le seigneur du village «citoyen Orangis». + +Mais peu après les manants virent plusieurs berlines attelées chacune de +six chevaux s'arrêter devant le château. Le marquis descendit de l'une +d'elles, botté à l'anglaise, sanglé dans un habit vert-dragon, les +jambes serrées en une culotte de peau de daim. Il portait un chapeau +rond qu'il s'enfonça, d'un geste colère, en pénétrant dans son parc. + +Les valets hissèrent de grosses malles dans les voitures. Des villageois +vinrent regarder. Les laquais les chassèrent avec furie. + +Quand les berlines furent chargées, elles partirent au galop. + +Pierre Règneauciel courut derrière le cortège en agitant un vieux +pistolet sans amorce: + +--Ils émigrent! Ils émigrent! + +Il revint essoufflé devant l'église et cria: + +--Vive la nation! + +Jasmin hocha la tête: + +--Cette fuite ne présage rien de bon. + +Ses pressentiments ne le trompèrent pas. On sut que Louis XVI avait fui +aussi et que, ressaisi du côté de Varennes, il était sous la garde de la +nation. + +Pierre Règneauciel, en revenant de Melun, cria plusieurs fois: + +--Vive la République! + +Beaucoup de paysans ne comprirent pas ce mot. Pierre expliqua que +c'était la suppression des rois. + +Ses auditeurs frémirent. + +--Au moins aurons-nous le pain quotidien? + +--On pillerait! + +Puis des bruits de guerre circulèrent. Toute l'Europe, excitée par les +émigrés, s'apprêtait à envahir la France. Règneauciel raconta qu'il +avait vu des poteaux rouges sur lesquels il était inscrit: «Citoyens, la +patrie est en danger.» Il parla de s'engager dans les armées qui +allaient se battre à la frontière. Sa pique de garde national ne le +quittait plus. + +Jasmin entrevit des choses épouvantables. Les châteaux flambaient dans +ses rêves. On massacrait les habitants. Il se réveillait hagard, et +murmurait: + +--Dieu! qu'il ne lui arrive point de mal! + +La vieille Martine savait pour qui son mari craignait. Elle n'osait lui +rappeler que la marquise de Pompadour était morte depuis longtemps. Mais +quand le jour pointait Buguet se souvenait et disait en hochant la +tête: + +--C'est fini! Tout est fini! + +En août 1792, l'écho des canons qui avait tonné à travers les Tuileries +parvint à Boissise. Buguet trembla pour les beaux arbres et les statues. +Au mois de septembre, Règneauciel arriva chez le jardinier. + +--On en a massacré des centaines! s'écria-t-il. + +--Des centaines? demanda Jasmin anxieux. + +--Des aristocrates! + +Règneauciel se pencha pour regarder Buguet d'un air menaçant: + +--Et des suspects! + +Règneauciel désigna le portrait de la Pompadour d'un doigt farouche: + +--Si celle-là eût vécu, on l'aurait massacrée! + +Il cracha sur la Belle Jardinière et partit. + +Buguet essaya de courir sur les pas du garçon. Ses mains se levaient +pour étrangler l'insolent. Celui-ci, déjà loin, sifflait, le nez en +l'air. + +Le vieillard suffoqué s'appuya sur le coin de sa table. Puis il prit un +coquemar plein d'eau, se hissa d'un mouvement caduc sur une chaise et +lava le cadre. Buguet fut heureux de se trouver tout près de la figure +au clair regard, au chapeau gaillardement posé sur l'oreille gauche. +D'ordinaire ses yeux faibles la voyaient à travers un brouillard. Il +embrassa le bas de la gravure et demanda: + +--Pardon! + +A la fin du mois, Jasmin et Martine virent par la fenêtre Règneauciel +qui arrivait, un bonnet rouge sur la tête, en agitant un bâton et +escorté de gaillards qui braillaient. Martine se précipita pour fermer +la porte. Règneauciel se prit à ricaner. + +--La République est proclamée! s'écria-t-il. Vive la République! + +Il poussa la porte. + +--Crie donc: Vive la République! hurla-t-il à Buguet. + +Le vieux jardinier de la Pompadour ne répondit pas. + +--Vas-tu m'obéir, canaille! + +Règneauciel fit mine de vouloir briser le portrait de la favorite. +Alors, branlant la tête et d'une voix chevrotante, Buguet murmura: + +--Vive la République! + +--Plus fort! s'écria Règneauciel. + +Il leva son bâton vers la Belle Jardinière. + +--Vive la République! cria le vieillard de toute la force de ses pauvres +poumons. + +Règneauciel partit en criant: + +--A bas Louis Capet! + +L'exécution de Louis XVI épouvanta Jasmin. Dans ses idées, le souverain +restait le Roi au visage rose et rond sous la poudre blanche, le Roi à +la démarche élégante et ennuyée qu'il avait vu à Bellevue. C'est à ce +cou cravaté de dentelles qu'il imagina la raie de la guillotine et, +longtemps, son front chauve dans ses mains gourdes, il hoqueta: + +--Mon Dieu! mon Dieu! + +Les mois suivants des bruits de guerre et d'échafaud continuèrent à +arriver aux oreilles de Jasmin. Les prêtres du pays étaient partis. On +raconta que des «Jacobins» avaient fait périr la Reine. Des «brûlements» +eurent lieu à Corbeil et à Melun, où l'on faisait flamber tout ce qui +rappelait la «tyrannie» et la «superstition»: armoiries, titres, +reliques, livres, drapeaux. Règneauciel racontait qu'on accomplissait +ces cérémonies au son de la musique et il ne manquait point d'aller +acclamer. + +--Tu ferais mieux de brûler de la poudre contre les Autrichiens, lui dit +Martine. + +--Je me fous de toi! répliqua le sans-culotte. + +Des bandes passaient dans les bourgs pillant les églises. L'une d'elles +apparut un matin à Boissise. Ces hommes étaient plus de cent et venaient +on ne savait d'où. Déguenillés, ils avaient l'air de sortir d'une +prison. Des femmes échevelées portaient des bonnets rouges. Tous avaient +des piques, des fusils, des sabres. Les villageois se réfugièrent dans +les bois de La Mée. Règneauciel se joignit à la bande et la conduisit à +l'église. + +Buguet et Martine n'avaient pu fuir. Ils s'enfermèrent dans leur maison. + +Des cris retentissaient par le village. Martine, qui avait conservé de +bons yeux, aperçut une fumée épaisse qui montait du cimetière. + +--Ils brûlent les livres de messe, dit-elle, et les catéchismes. + +Elle observa par une lucarne. Des coups de feu éclatèrent. + +--Ils tirent sur la croix! + +Martine crispait ses mains à une poutre, se hissant pour mieux voir. + +--Ils décapitent saint Antoine devant la maison de Cancri!... Ciel, le +saint ciboire!... + +Elle fit le signe de la croix. + +--Ils jettent les hosties! Bon Dieu! Ils outragent la Sainte Vierge! + +Martine lâcha la poutre et vint haletante s'asseoir près de son mari. + +Les émeutiers entonnèrent un «Dies iræ» qu'ils coupaient des refrains de +la «Carmagnole». Les Buguet entendirent briser les vitres de l'église et +le bruit de la cloche qui tombait. Ils prièrent. + +Tout à coup, la bande encombra le chemin qui descendait vers la Seine. +Jasmin les aperçut par la fenêtre. Ils s'étaient vêtus de chasubles et +de surplis qui leur mettaient au dos de l'or et des croix noires. Ils +brandissaient le goupillon, les encensoirs, les cierges bénits. La +statue de la Vierge était promenée au milieu de leur bande sur un âne et +une grosse «Mariane» toute rouge brandissait le petit porc de saint +Antoine. Trois hommes sur une planche portaient la cloche. Tous +hurlaient. Au milieu, Pierre Règneauciel, coiffé du bonnet phrygien, +agitait sa pique au bout de laquelle se trouvait enfilée une toque de +curé. + +--C'est là! dit-il. + +Il montrait du doigt la maison de Jasmin. Quatre gaillards enfoncèrent +la porte. Les Buguet se blottirent au fond de la chambre. + +Un homme entra, en chemise déchirée, les mollets nus. Ses yeux +brillèrent quand il aperçut la Belle Jardinière: + +--La Pompadour, je l'ai connue en ma jeunesse! J'ai logé à la Bastille +pour un pamphlet à cause de cette arrogante Poisson! Voyez, mes amis! Je +la retrouve! + +Il agita un sabre sous la gravure: + +--Tiens, crève, grisette formée pour le bordel, comme l'a chanté ton ami +de Voltaire, crève, honte de la France! + +Il donna trois coups à l'image. Le cadre vola en éclats, le portrait fut +déchiré. + +--Monstre! s'écria Jasmin. + +Il s'élança, armé d'un couteau, vers le brigand. Mais celui-ci l'arrêta +avec la pointe de son sabre et étendit le vieux jardinier sur le sol: + +--Ainsi périssent les ennemis de la liberté! + +Jasmin râle. Le sang coule sur sa poitrine. + +--J'étouffe, dit-il. + +Martine se jette sur son mari, déchire sa veste, cherche la plaie. + +--Jasmin! Reviens! Reviens! + +Buguet ne répond pas. + +--Jasmin! hurle Martine. + +Il pâlit davantage. + +--Reviens donc! Ah! Tu reviendras! + +Rapide comme à Étioles, elle escalade l'escalier, fait glisser d'un coin +du grenier un coffre qu'elle ouvre. Elle en tire une robe rose et la +déploie. + +Cette robe! Celle que sa maîtresse portait à Sénart, que Martine mit à +Étioles devant Jasmin et que, Buguet vit à la Marquise quand elle +dansait à la lueur des étoiles! Martine s'en revêt; fanée et fripée, la +robe est lâche à la taille, se décollette sur la poitrine vide de la +vieille, embarrasse ses pas. Qu'importe! Martine la prit pour rappeler +Jasmin si, un jour, il voulait la quitter! Et Jasmin s'en va! + +Trébuchante, Martine redescend, se précipite sur le blessé. Elle sourit +d'une façon étrange: + +--Jasmin, reviens donc! Pourquoi partir? + +La vieille a imité l'accent de Mme d'Étioles. Buguet ouvre les yeux, ses +lèvres remuent, il saisit la robe d'un geste vague. Jadis il épandit sur +l'étoffe soyeuse des gouttes d'eau. Il la tache de sang. Ses doigts se +crispent sur les rubans, s'accrochent aux noeuds. Ses narines paraissent +chercher un relent de parfum. Martine roule sa tête sur le corps de son +mari en riant aux éclats: + +--Je savais bien que tu reviendrais! + +Mais la bouche du jardinier reste ouverte, ses yeux deviennent vitreux, +ses mains inertes. + +Alors Martine se relève avec un sourire édenté; elle prend un coin de sa +robe, et, fardée de sang, poudrée par la vieillesse, elle entame autour +de Jasmin le menuet, tandis que, d'une voix brisée, elle chante un air +sautillant de Lulli qu'aimait la Pompadour. + + + + + +End of Project Gutenberg's Le jardinier de la Pompadour, by Eugène Demolder + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE JARDINIER DE LA POMPADOUR *** + +***** This file should be named 17311-8.txt or 17311-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/1/7/3/1/17311/ + +Produced by Carlo Traverso, Eric Vautier and the Online +Distributed Proofreading Team of Europe. 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Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + https://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. diff --git a/17311-8.zip b/17311-8.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..18dcb69 --- /dev/null +++ b/17311-8.zip diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. 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