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diff --git a/.gitattributes b/.gitattributes new file mode 100644 index 0000000..6833f05 --- /dev/null +++ b/.gitattributes @@ -0,0 +1,3 @@ +* text=auto +*.txt text +*.md text diff --git a/17550-0.txt b/17550-0.txt new file mode 100644 index 0000000..1a8e5e9 --- /dev/null +++ b/17550-0.txt @@ -0,0 +1,3156 @@ +The Project Gutenberg EBook of Les femmes d'artistes, by Alphonse Daudet + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Les femmes d'artistes + +Author: Alphonse Daudet + +Release Date: January 20, 2006 [EBook #17550] + +Language: French + +Character set encoding: UTF-8 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES FEMMES D'ARTISTES *** + + + + +Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online +Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. +This file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) + + + + + + LES FEMMES D'ARTISTES + + PAR + + _ALPHONSE DAUDET_ + + + PARIS + ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR + M DCCC LXXVIII + + + + + PROLOGUE + + +Etendus, le cigare aux lèvres, sur un large divan d'atelier, deux +amis—-un poëte et un peintre—-causaient un soir après dîner. + +C'était l'heure des effusions, des confidences. La lampe éclairait +doucement sous l'abat-jour, limitant son cercle de flamme à l'intimité +de la causerie, laissant à peine distinct le luxe capricieux des vastes +murailles encombrées de toiles, de panoplies, de tentures, et terminées +tout en haut par un vitrage où le bleu sombre du ciel pénétrait +librement. Seul, un portrait de femme, légèrement penché en avant comme +pour écouter, sortait à moitié de l'ombre, jeune, les yeux intelligents, +la bouche grave et bonne, avec un sourire spirituel qui semblait +défendre le chevalet du mari contre les sots et les décourageux. Une +chaise basse écartée du feu, deux petits souliers bleus traînant sur le +tapis indiquaient aussi la présence d'un enfant dans la maison; et, en +effet, de la chambre à côté, où la mère et le bébé venaient de +disparaître, sortaient par bouffées des rires doux, des gazouillements, +le joli train d'un nid qui s'endort. Tout cela répandait dans cet +intérieur artistique un vague parfum de bonheur familial que le poëte +aspirait avec délices: + +«Décidément, mon cher, disait-il à son ami, c'est toi qui as eu raison. +Il n'y a pas plusieurs façons d'être heureux. Le bonheur est là , rien +que là ... Il faut que tu me maries.» + +Le Peintre. + +Ma foi! non, par exemple... Marie-toi tout seul, si tu y tiens. Moi je +ne m'en mêle pas. + +Le Poëte. + +Et pourquoi? + +Le Peintre. + +Parce que... parce que les artistes ne doivent pas se marier. + +Le Poëte. + +Voilà qui est trop fort... Tu oses dire cela ici, et la lampe ne +s'éteint pas brusquement, les murailles ne croulent pas sur ta tête... +Mais songe donc, malheureux, que tu viens de me donner pendant deux +heures le spectacle et l'envie de ce bonheur que tu me défends. +Serais-tu par hasard comme ces mauvais riches qui doublent leur +bien-être des souffrances des autres, et savourent mieux le coin de leur +feu en songeant qu'il pleut dehors et qu'il y a de pauvres diables sans +abri?... + +Le Peintre. + +Pense de moi ce que tu voudras. Je t'aime trop pour t'aider à faire une +sottise, une sottise irréparable. + +Le Poëte. + +Voyons. Qu'y a-t-il? Tu n'es donc pas content?... Il me semble pourtant +qu'on respire le bonheur ici aussi largement que l'air du ciel à une +fenêtre de campagne. + +Le Peintre. + +Tu as raison. Je suis heureux, complètement heureux. J'aime ma femme à +plein cÅ“ur. Quand je pense à mon enfant, je ris tout seul de plaisir. Le +mariage a été pour moi un port aux eaux calmes et sûres, non pas celui +où l'on s'accroche d'un anneau à la rive au risque de s'y rouiller +éternellement, mais une de ces anses bleues où l'on répare les voiles et +les mâts pour des excursions nouvelles aux pays inconnus. Je n'ai jamais +si bien travaillé que depuis mon mariage, et mes meilleurs tableaux +datent de là . + +Le Poëte. + +Eh bien, alors! + +Le Peintre. + +Mon cher, au risque de te paraître fat, je te dirai que je regarde mon +bonheur comme une sorte de miracle, quelque chose d'anormal et +d'exceptionnel. Oui, plus je vois ce que c'est que le mariage, plus je +suis épouvanté de la chance que j'ai eue. Je ressemble à ces ignorants +du danger qui l'ont traversé sans s'en apercevoir, et qui pâlissent +après coup, stupéfaits de leur propre audace. + +Le Poëte. + +Mais quels sont donc ces dangers si terribles?... + +Le Peintre. + +Le premier, le plus grand de tous, est de perdre son talent et de +l'amoindrir. Ceci compte, je crois, pour un artiste... Car remarque bien +qu'en ce moment je ne parle pas des conditions ordinaires de la vie. Je +conviens qu'en général le mariage est une chose excellente et que la +plupart des hommes ne commencent à compter que lorsque la famille les +complète ou les agrandit. Souvent même, c'est une exigence de +profession. Un notaire garçon ne s'imagine pas. Ça n'aurait pas l'air +posé, étoffé... Mais pour nous tous, peintres, poëtes, sculpteurs, +musiciens, qui vivons en dehors de la vie, occupés seulement à +l'étudier, à la reproduire, en nous tenant toujours un peu loin d'elle, +comme on se recule d'un tableau pour mieux le voir, je dis que le +mariage ne peut être qu'une exception. À cet être nerveux, exigeant, +impressionnable, à cet homme-enfant qu'on appelle un artiste, il faut un +type de femme spécial, presque introuvable, et le plus sûr est encore de +ne pas le chercher... Ah! comme il avait bien compris cela, ce grand +Delacroix que tu admires tant! Quelle belle existence que la sienne, +bornée au mur de l'atelier, exclusivement vouée à l'art! Je regardais +l'autre jour sa maisonnette de Champrosay et ce petit jardin de curé, +rempli de roses, où il s'est promené tout seul pendant vingt ans! Cela a +le calme et l'étroitesse du célibat... Eh bien, figure-toi Delacroix +marié, père de famille, avec toutes les préoccupations des enfants à +élever, de l'argent, des maladies; crois-tu que son Å“uvre serait la +même? + +Le Poëte. + +Tu me cites Delacroix, je te répondrai Victor Hugo... Crois-tu que le +mariage l'a gêné, celui-là , pour écrire tant de livres admirables?... + +Le Peintre. + +Je pense, en effet, que le mariage ne l'a gêné pour rien du tout... Mais +tous les maris n'ont pas le génie pour se faire pardonner, ni un grand +soleil de gloire pour sécher les larmes qu'ils font répandre... Avec +cela que ce doit être amusant d'être la femme d'un homme de génie. Il y +a des femmes de cantonniers qui sont bien plus heureuses. + +Le Poëte. + +Singulière chose tout de même que ce plaidoyer contre le mariage fait +par un homme marié et heureux de l'être. + +Le Peintre. + +Je te répète que je ne parle pas d'après moi. Mon opinion est faite de +toutes les tristesses que j'ai vues ailleurs, de tous ces malentendus si +fréquents dans les ménages d'artistes et causés justement par notre vie +anormale. Regarde ce sculpteur qui, en pleine maturité d'âge et de +talent, vient de s'expatrier, de planter là sa femme, ses enfants. +L'opinion l'a condamné, et certes je ne l'excuserai pas. Et pourtant +comme je m'explique qu'il en soit arrivé là ! Voilà un garçon qui adorait +son art, avait le monde et les relations en horreur. La femme, bonne +pourtant et intelligente, au lieu de le soustraire aux milieux qui lui +déplaisaient, l'a condamné pendant dix ans à toutes sortes d'obligations +mondaines. C'est ainsi qu'elle lui faisait faire un tas de bustes +officiels, d'affreux bonshommes à calottes de velours, des femmes +fagotées et sans grâce, qu'elle le dérangeait dix fois par jour pour des +visites importunes, puis tous les soirs lui préparait un habit, des +gants clairs, et le traînait de salon en salon... Tu me diras qu'il +aurait pu se révolter, répondre carrément: «Non!» Mais ne sais-tu pas +que le fait même de nos existences sédentaires nous rend plus que les +autres hommes dépendants du foyer? L'air de la maison nous enveloppe, +et, s'il ne s'y mêle un grain d'idéal, nous alourdit et nous fatigue +vite. D'ailleurs l'artiste met en général tout ce qu'il a de force et +d'énergie dans son Å“uvre, et, après ses luttes solitaires et patientes, +se trouve sans volonté contre les minuties de la vie. Avec lui les +tyrannies féminines ont beau jeu. Nul n'est plus facilement dompté, +conquis. Seulement, gare! Il ne faut pas qu'il sente trop le joug. Si un +jour ces bandelettes invisibles dont on l'enveloppe sournoisement +serrent un peu trop fort, arrivent à empêcher l'effort artistique, d'un +seul coup il les arrache toutes et, méfiant de sa propre faiblesse, se +sauve comme notre sculpteur par delà les monts... + +La femme de celui-là est restée saisie de ce départ. La malheureuse en +est encore à se demander: «Qu'est-ce que je lui ai fait?» Rien. Elle ne +l'avait pas compris... Car il ne suffit pas d'être bonne et intelligente +pour être la vraie compagne d'un artiste. Il faut encore avoir un tact +infini, une abnégation souriante, et c'est cela qu'il est miraculeux de +trouver chez une femme jeune, ignorante et curieuse de la vie... On est +jolie, on a épousé un homme connu, reçu partout. Dame! on aime aussi à +se montrer un peu à son bras. N'est-ce pas tout naturel? Le mari, au +contraire, devenu plus sauvage depuis qu'il travaille mieux, trouvant +l'heure courte, le métier difficile, se refuse aux exhibitions. Les +voilà malheureux tous deux, et que l'homme cède ou qu'il résiste, sa vie +est désormais dérangée de son courant, de sa tranquillité... Ah! que +j'en ai connu de ces intérieurs disparates où la femme était tantôt +bourreau, tantôt victime, plus souvent bourreau que victime, et presque +toujours sans s'en douter! Tiens, l'autre soir j'étais chez le musicien +Dargenty. Il y avait quelques personnes. On le prie de se mettre au +piano. À peine a-t-il commencé une de ces jolies mazurkas à brandebourgs +qui en font l'héritier de Chopin, sa femme se met à causer, tout bas +d'abord, puis un peu plus haut. De proche en proche, le feu prend aux +conversations. Au bout d'un moment, j'étais seul à écouter. Alors il a +fermé le piano et m'a dit en souriant, d'un air navré: «C'est toujours +comme cela ici... ma femme n'aime pas la musique.» Connais-tu rien de +plus terrible? Épouser une femme qui n'aime pas votre art... Va, +crois-moi, mon cher, ne te maries pas. Tu es seul, tu es libre. Garde +précieusement ta solitude et ta liberté. + +Le Poëte. + +Parbleu! tu en parles à ton aise, toi, de la solitude. Tout à l'heure, +quand je serai parti, s'il te vient des idées de travail, auprès de ton +feu qui s'éteint tu les poursuivras doucement, sans sentir autour de toi +cette atmosphère d'isolement si vaste, si vide que l'inspiration s'y +disperse, s'y évapore... Et puis passe encore d'être seul aux heures de +travail; mais il y a les moments d'ennui, de découragement, où on doute +de soi, de son art. C'est alors qu'on doit être heureux de trouver là , +toujours prêt et fidèle, un cÅ“ur aimant où l'on peut épancher son +chagrin, sans crainte de troubler une confiance, un enthousiasme +inaltérables... Et l'enfant... Ce sourire du bébé, qui s'épanouit +toujours et sans cause, n'est-il pas le meilleur rajeunissement moral +qu'on puisse avoir? Ah! j'ai souvent pensé à cela. Pour nous autres +artistes, vaniteux comme tous ceux qui vivent du succès, de cette estime +de surface, capricieuse et flottante, qu'on appelle la vogue; pour nous +autres surtout, les enfants sont indispensables. Eux seuls peuvent nous +consoler de vieillir... Tout ce que nous perdons, c'est l'enfant qui le +gagne. Le succès qu'on n'a pas eu, on se dit: «C'est lui qui l'aura», et +à mesure que les cheveux s'en vont, on a la joie de les voir repousser, +frisés, dorés, pleins de vie, sur une petite tête blonde à côté de soi. + +Le Peintre. + +Ah! poëte, poëte... as-tu pensé aussi à toutes les becquées qu'il faut +mettre au bout d'une plume ou d'un pinceau pour nourrir une couvée?... + +Le Poëte. + +Enfin, tu auras beau dire, l'artiste est fait pour vivre en famille, et +cela est si vrai que ceux d'entre nous qui ne se marient pas +s'acoquinent dans des ménages de rencontre, comme ces voyageurs qui, las +d'être toujours sans logis, s'installent à la fin dans une chambre +d'hôtel et passent toute leur vie sous l'étiquette banale de l'enseigne: +«_Ici on loge au mois et à la nuit_.» + +Le Peintre. + +Ceux-là ont bien tort. Ils acceptent tous les ennuis du mariage et n'en +connaîtront jamais les joies. + +Le Poëte. + +Tu avoues donc qu'il y en a quelques-unes?...» + +Ici le peintre, au lieu de répondre, se leva, alla chercher parmi des +dessins, des esquisses, un manuscrit tout froissé et revenant vers son +compagnon: + +«Nous pourrions, dit-il, discuter longtemps comme cela sans nous +convaincre... Mais puisque, malgré mes observations, tu es décidé à +tâter du mariage, voici un petit ouvrage que je t'engage à lire. C'est +écrit--remarque bien--par un homme marié, très-épris de sa femme, +très-heureux dans son intérieur, un curieux qui, passant sa vie au +milieu des artistes, s'est amusé à croquer quelques-uns de ces ménages +dont je te parlais tout à l'heure. De la première à la dernière ligne de +ce livre, tout est vrai, tellement vrai que l'auteur n'a jamais voulu +l'imprimer. Lis cela, et viens, me trouver quand tu l'auras lu. Je crois +que tu auras changé d'idée:...» + +Le poëte prit le cahier et l'emporta chez lui; mais il n'en eut pas le +soin désirable, car j'ai pu détacher quelques feuillets de ce petit +livre, et je les offre au public effrontément. + + + * * * * * + + + + + I + + + MADAME HEURTEBISE + + +Celle-la, certes, n'était pas faite pour épouser un artiste, surtout ce +terrible garçon, passionné, tumultueux, exubérant, qui s'en allait dans +la vie le nez en l'air, la moustache hérissée, portant avec crânerie +comme un défi à toutes les conventions sottes, à tous les préjugés +bourgeois son nom bizarre et fringant de Heurtebise. Comment, par quel +miracle, cette petite femme, élevée dans une boutique de bijoutier, +derrière des rangées de chaînes de montres, de bagues enfilées, +trouva-t-elle moyen de séduire ce poëte? + +Imaginez les grâces d'une dame de comptoir, des traits indécis, des yeux +froids toujours souriants, une physionomie complaisante et placide, pas +de vraie élégance, mais un certain amour du luisant, du clinquant, +qu'elle avait pris sans doute à la devanture de son père, et qui lui +faisait rechercher les nÅ“uds de satin assorti, les ceintures, les +boucles; avec cela des cheveux tirés par le coiffeur, bien lissés de +cosmétique, au-dessus d'un petit front têtu, étroit, où l'absence de +rides marquait moins la jeunesse qu'une nullité complète d'idées. Ainsi +faite, Heurtebise l'aima, la demanda et, comme il avait quelque fortune, +n'eut pas de peine à l'obtenir. + +Elle, ce qui lui plaisait dans ce mariage, c'était l'idée d'épouser un +auteur, un homme connu qui lui donnerait des billets de spectacle autant +qu'elle voudrait. Quant à lui, je crois qu'en définitive cette fausse +élégance de boutique, ces façons prétentieuses, bouche pincée, petit +doigt en l'air, l'avaient ébloui comme le dernier mot de la distinction +parisienne, car il était né paysan et, au fond, malgré son esprit, il le +resta toujours. + +Tenté de bonheur paisible, de cette vie de famille dont il était privé +depuis si longtemps, Heurtebise passa deux ans loin de ses amis, +s'enfouissant à la campagne, dans des coins de banlieue, toujours à la +portée de ce grand Paris, qui le troublait et dont il recherchait +l'atmosphère affaiblie, comme ces malades auxquels on ordonne l'air de +la mer, mais qui, trop délicats pour le supporter, viennent le respirer +à quelques lieues de distance. De loin en loin son nom apparaissait dans +un journal, dans une revue, au bas d'un article; mais déjà ce n'était +plus cette verdeur de style, ces emportements d'éloquence qu'on lui +avait connus. Nous pensions: «Il est trop heureux... son bonheur le +gâte.» + +Puis un jour il revint parmi nous, et nous vîmes bien qu'il n'était pas +heureux. Sa mine pâlie, ses traits resserrés, contractés par un +perpétuel agacement, la violence de ses manières rapetissée en colère +nerveuse, son beau rire sonore déjà fêlé, en faisaient un tout autre +homme. Trop fier pour convenir qu'il s'était trompé, il ne se plaignait +pas, mais les anciens amis auxquels il rouvrit sa maison purent vite se +convaincre qu'il avait fait le plus sot des mariages, et que sa vie +était désormais hors de voie. Par contre, Mme Heurtebise nous apparut, +après deux ans de ménage, telle que nous l'avions vue dans la sacristie, +le jour des noces. Son même sourire, minaudier et calme, son même air de +boutiquière endimanchée; seulement l'aplomb lui était venu. Elle parlait +maintenant. Dans les discussions artistiques où Heurtebise se lançait +passionnément, avec des jugements absolus, le mépris brutal ou +l'enthousiasme aveugle; la voix mielleuse et fausse de sa femme venait +tout à coup l'interrompre, l'obligeant à écouter quelque raisonnement +oiseux, quelque réflexion sotte toujours en dehors du sujet. Lui, gêné, +embarrassé, nous regardait d'un Å“il qui demandait grâce, essayait de +reprendre la conversation interrompue. Puis devant la contradiction +intime et persistante, la sottise de cette petite cervelle d'oisillon, +gonflée et vide comme un échaudé, il se taisait, résigné à la laisser +aller jusqu'au bout. Mais ce mutisme exaspérait madame, lui paraissait +plus injurieux, plus dédaigneux que tout. Sa voix aigre—douce devenait +criarde, montait, piquait, bourdonnait avec un harcellement de mouche, +jusqu'à ce que le mari, furieux, éclatât à son tour, brutal et terrible. + +De ces querelles incessantes, qui se terminaient par des larmes, elle +sortait reposée, plus fraîche, comme une pelouse après l'arrosage; lui, +chaque fois brisé, fiévreux, incapable de tout travail. Peu à peu sa +violence même se lassa. Un soir que j'avais assisté à une de ces scènes +pénibles, comme Mme Heurtebise sortait de table, triomphante, je vis sur +la figure de son mari, restée baissée pendant la querelle et qu'il +relevait enfin, l'expression d'un mépris, d'une colère que les paroles +ne pouvaient plus traduire. Rouge, les yeux pleins de larmes, la bouche +tordue d'un sourire ironique et navrant, pendant que la petite femme +s'en allait en refermant la porte d'un coup sec, il lui fit, comme un +gamin dans le dos de son maître, une grimace atroce de rage et de +douleur. Au bout d'un moment, je l'entendis murmurer d'une voix +étranglée par l'émotion: «Ah! si ce n'était pas l'enfant, comme je +filerais!» + +Car ils avaient un enfant, un pauvre petit superbe et malpropre, qui se +traînait dans tous les coins, jouait avec les chiens plus grands que +lui, la terre, les araignées du jardin. La mère ne le regardait que pour +constater qu'il était «dégoûtant» et regretter de ne l'avoir pas mis en +nourrice. Elle avait en effet gardé ses traditions de petite bourgeoise +de comptoir, et leur intérieur en désordre, où elle promenait dès le +matin des robes parées et des coiffures étonnantes, rappelait les +arrière-boutiques si chères à son cÅ“ur, les pièces noires de crasse et +de manque d'air où l'on passe vite dans les entr'actes de la vie de +commerce pour manger à la hâte un repas mal fait, sur une table sans +nappe, l'oreille au guet tout le temps vers la sonnette de la porte. +Dans ce monde-là il n'y a que la rue qui compte, la rue où passent les +acheteurs, les flâneurs, et ce débordement de peuple en vacances qui, le +dimanche, remplit le trottoir et la chaussée. Aussi, comme elle +s'ennuyait, la malheureuse, à la campagne; comme elle regrettait son +Paris! Heurtebise, au contraire, avait besoin des champs pour la santé +de son esprit. Paris l'étourdissait comme un provincial en visite. La +femme ne comprenait pas cela et se plaignait beaucoup de son exil. Pour +se distraire, elle invitait d'anciennes amies. Alors, si le mari n'était +pas là , on s'amusait à feuilleter ses papiers, les notes, les travaux en +train. + +«Voyez, donc, ma chère, comme c'est drôle... Il s'enferme pour écrire +ça. Il marche, il parle tout seul... Moi d'abord je ne comprends rien à +tout ce qu'il fait.» + +Et c'étaient des regrets sans fin, des retours sur le passé. + +«Ah! si j'avais su... Quand je pense que je pouvais épouser Aubertot et +Fajon, les marchands de blanc...» + +Elle citait toujours les deux associés en même temps, comme si elle +avait dû épouser l'enseigne. En présence du mari, on ne se gênait pas +davantage. Elle le dérangeait, empêchait tout travail, installant dans +la pièce même où il écrivait la causerie niaise de femmes oisives qui +parlaient haut, pleines de dédain pour ce métier de littérateur qui +rapporte peu, et dont les heures les plus laborieuses ressemblent +toujours à une capricieuse oisiveté. + +De temps en temps, Heurtebise essayait d'échapper à cette existence +qu'il sentait devenir chaque jour plus sinistre. Il accourait à Paris, +prenait une petite chambre à l'hôtel, voulait se figurer qu'il était +garçon; mais tout à coup il pensait à son fils, et avec une envie folle +de l'embrasser retournait le soir même à la campagne. Dans ces cas-là , +pour éviter la scène du retour, il emmenait un ami avec lui, et le +gardait là -bas le plus qu'il pouvait. Dès qu'il n'était plus seul en +face de sa femme, sa belle intelligence se réveillait et ses projets de +travail interrompus peu à peu l'un après l'autre lui revenaient au cÅ“ur. +Mais quel déchirement quand on partait! Il aurait voulu retenir ses +visiteurs, s'accrochait à eux de toute la force de son ennui. Avec +quelle tristesse il nous accompagnait à la station du petit omnibus de +banlieue qui nous ramenait vers Paris! et comme, nous partis, il s'en +retournait lentement sur la route poudreuse, le dos rond, les bras +inertes, écoutant les roues qui s'éloignaient! + +C'est que le tête-à -tête était devenu insupportable. Pour l'éviter, il +prit le parti d'avoir la maison toujours pleine. Son bon cÅ“ur aidant, sa +lassitude, son insouciance, il s'entoura de tous les meurt-de-faim de la +littérature. Un tas de valets de lettres, paresseux, toqués, +visionnaires, s'installèrent chez lui, plus que lui; et comme la femme +était très-sotte, incapable de juger, elle les trouvait charmants, +supérieurs à son mari parce qu'ils criaient plus fort. La vie se passait +en discussions oiseuses. C'était un fracas de mots vides, de poudre aux +moineaux, et le pauvre Heurtebise, immobile et muet au milieu de tout ce +tapage, se contentait de sourire en haussant les épaules. Quelquefois +pourtant, quand, à la fin d'un repas interminable, tous ses convives, +les coudes sur la nappe, commençaient autour du flacon d'eau-de-vie une +de ces longues flâneries de paroles asphyxiantes comme le brouillard des +pipes, un immense dégoût le prenait et, n'ayant pas la force de renvoyer +tous ces malheureux, il s'en allait lui-même et restait huit jours sans +revenir. + +«Ma maison est pleine d'imbéciles, me disait-il un jour. Je n'ose plus +rentrer.» Avec ce train de vie, il n'écrivait plus. Son nom devenait +rare, et sa fortune, gaspillée à ce perpétuel besoin de monde au logis, +s'en allait aux mains tendues autour de lui. + +Il y avait longtemps que nous ne nous étions vus, lorsqu'un matin je +reçus un mot de sa chère petite écriture autrefois si ferme, maintenant +hésitante et tremblante.--«Nous sommes à Paris. Viens me voir. Je +m'ennuie.» Je le trouvai avec sa femme, son enfant, ses chiens, dans un +lugubre petit appartement de Batignolles. Le désordre, qui n'avait plus +l'espace pour s'étaler, semblait encore plus affreux qu'à la campagne. +Pendant que l'enfant et les chiens se roulaient dans des chambres +grandes comme des cases d'échiquier, Heurtebise, malade, était couché, +le visage au mur, dans un état de prostration complète. La femme, +toujours en tenue, toujours placide, le regardait à peine.-—«Je ne sais +pas ce qu'il a», me dit-elle avec un geste d'insouciance. Lui, en me +voyant, retrouva un moment de gaîté, une minute de son bon rire, mais +aussitôt étouffé. Comme on avait gardé à Paris les habitudes de la +banlieue, à l'heure du déjeuner, dans ce ménage bouleversé par la gêne, +la maladie, il arriva un parasite, petit homme chauve, râpé, roide, +grincheux, qu'on appelait dans la maison: «l'homme qui a lu Proudhon.» +C'est ainsi qu'Heurtebise, qui n'avait sans doute jamais su son nom, le +présentait à tout le monde. Quand on lui demandait: «Qui est ça?» il +répondait avec conviction: «Oh! un garçon très-fort, qui a beaucoup lu +Proudhon.» Il n'y paraissait guère, du reste, car cet esprit profond ne +se manifestait jamais qu'à table pour se plaindre d'un rôti mal cuit ou +d'une sauce manquée. Ce matin-là , l'homme qui avait lu Proudhon déclara +le déjeuner détestable, ce qui ne l'empêcha pas d'en dévorer la moitié à +lui tout seul. + +Qu'il me sembla long et lugubre ce repas au chevet du malade! La femme +bavardait comme toujours, avec une tape par-ci par-là à l'enfant, un os +aux chiens, un sourire au philosophe. Pas une fois Heurtebise ne se +tourna vers nous, et pourtant il ne dormait pas. Je ne sais pas même +s'il pensait... Cher et vaillant garçon! Dans ces luttes mesquines et +continuelles, le ressort de sa nature vigoureuse s'était brisé, et il +commençait déjà à mourir. Cette agonie silencieuse, qui était plutôt un +renoncement de vivre, dura quelques mois; puis Mme Heurtebise se trouva +veuve. Alors comme les larmes n'avaient pas obscurci ses yeux clairs, +qu'elle avait toujours le même soin de ses cheveux lisses, et +qu'Aubertot et Fajon étaient encore disponibles elle épousa Aubertot et +Fajon. Peut-être Aubertot, peut-être Fajon, peut-être même tous les +deux. En tout cas, elle put reprendre la vie pour laquelle elle était +faite, le bavardage facile et l'éternel sourire des dames de comptoir. + + + * * * * * + + + + + II + + + LE CREDO DE L'AMOUR + + +Elle avait toujours rêvé cela, être la femme d'un poëte!... Mais +l'implacable destinée, au lieu de l'existence romanesque et fiévreuse +qu'elle ambitionnait, lui arrangea un petit bonheur bien tranquille, en +la mariant à un riche rentier d'Auteuil, aimable et doux, un peu trop +âgé pour elle, et qui n'avait qu'une passion--tout à fait inoffensive et +reposante--l'horticulture. Le brave homme passait son temps, le sécateur +à la main, à soigner, élaguer une magnifique collection de rosiers, à +chauffer la serre, arroser les corbeilles; et ma foi! vous conviendrez +bien que pour un pauvre petit cÅ“ur affamé d'idéal il n'y avait pas là +une pâture suffisante. Pourtant pendant dix ans sa vie se maintint +droite et uniforme comme les allées finement sablées du jardin de son +mari, et elle la suivit à pas comptés en écoutant avec un ennui résigné +le bruit agaçant et sec des ciseaux toujours en mouvement, ou la pluie +monotone, infinie, qui tombait des pommes d'arrosoirs sur les plantes +touffues. Cet horticulteur enragé avait de sa femme le même soin +méticuleux que de ses fleurs. Il mesurait le froid et le chaud à son +salon encombré de bouquets, craignait pour elle la gelée d'avril ou le +soleil de mars; et, comme ces plantes en caisse que l'on sort et que +l'on rentre à des époques déterminées, la faisait vivre méthodiquement, +les yeux fixés sur le baromètre et les variations de la lune. + +Elle resta ainsi longtemps, prise entre les quatre murs du jardin +conjugal, innocente comme une clématite, mais avec des élans vers +d'autres jardins moins réguliers, moins bourgeois, où les rosiers +pousseraient toutes leurs branches, où les herbes folles seraient plus +hautes que des arbres et chargées de fleurs fantastiques, inconnues, en +liberté sous un soleil plus chaud. Ces jardins-là on ne les trouve guère +que dans les livres des poëtes; aussi lisait-elle beaucoup de vers en +cachette du pépiniériste qui ne connaissait, lui, en fait de poésies, +que des distiques d'almanach: + + + Quand il pleut à la Saint-Médard, + Il pleut quarante jours plus tard. + + +Sans choix, gloutonnement, la malheureuse dévorait les plus mauvais +poëmes, pourvu qu'elle y trouvât des rimes à «amour» et à «passion»; +puis le livre fermé, elle passait des heures à rêver, à soupirer: «Voilà +le mari qui m'aurait fallu!» + +Tout cela probablement serait toujours resté à l'état vague +d'aspirations, si à ce terrible moment de la trentaine, qui est l'âge +décisif pour la vertu des femmes comme midi est l'heure décisive pour la +beauté du jour, l'irrésistible Amaury ne s'était pas trouvé sur son +chemin; Amaury est un poëte de salon, un de ces exaltés en habit noir et +gants gris-perle, qui vont entre dix heures et minuit raconter dans le +monde leurs extases d'amour, leurs désespoirs, leurs ivresses, +mélancoliquement appuyés aux cheminées, dans la lueur des lustres, +pendant que les femmes en toilette de bal écoutent, rangées en cercle, +derrière leurs éventails. + +Celui-là peut passer pour l'idéal du genre. Tête de bottier fatal, l'Å“il +cave, le teint blême, il se coiffe à la russe et se lisse fortement de +pommade hongroise. C'est un de ces désespérés de la vie comme les dames +les aiment, toujours vêtus à la dernière mode, un lyrique refroidi chez +qui le désordre de l'inspiration se devine seulement au nÅ“ud de cravate +un peu lâche, négligemment attaché. Aussi il faut voir ce succès quand, +de sa voix stridente, il débite une tirade de son poëme, le _Credo de +l'amour_, celle surtout qui se termine par ce vers étonnant: + + + Moi je crois à l'amour comme je crois en Dieu!... + + +Remarquez que je soupçonne fort ce farceur-là de se soucier aussi peu de +Dieu que du reste; mais les femmes n'y regardent pas de si près. Elles +se prennent facilement à la glu des mots, et chaque fois qu'Amaury +récite son _Credo de l'amour_, vous êtes sûr de voir tout autour du +salon des rangées de petits becs roses s'ouvrir, se tendre vers cet +hameçon facile du sentiment. Pensez donc! Un poëte qui a de si belles +moustaches, et qui croit à l'amour comme il croit en Dieu... + +La femme du pépiniériste n'y résista pas. En trois séances elle fut +vaincue. Seulement, comme il y avait au fond de cette nature élégiaque +quelque chose d'honnête et de fier, elle ne voulut pas d'une faute +mesquine. D'ailleurs, dans son _Credo_, le poète déclarait lui-même +qu'il ne comprenait qu'une sorte d'adultère, celui qui marche la tête +haute comme un défi à la loi et à la société. Prenant donc le _Credo de +l'amour_ pour guide, la jeune femme s'évada brusquement du jardin +d'Auteuil et vint se jeter dans les bras de son poëte.--«Je ne peux plus +vivre avec cet homme! Emmène-moi.» En pareil cas, le mari s'appelle +toujours _cet homme_, même quand il est pépiniériste. + +Amaury eut un moment de stupeur. Comment diable s'imaginer qu'une petite +mère de trente ans irait prendre au sérieux un poëme d'amour et le +suivre au pied de la lettre? Pourtant il fit contre trop bonne fortune +bon cÅ“ur, et comme dans son petit jardin d'Auteuil si bien abrité la +dame s'était conservée fraîche et jolie, il l'enleva sans murmurer. Les +premiers jours, ce fut charmant. On craignait les poursuites du mari. Il +fallut se cacher sous des noms supposés, changer d'hôtel, habiter des +quartiers invraisemblables, les faubourgs de Paris, les chemins de +ceinture. Le soir, on sortait furtivement, on faisait des promenades +sentimentales le long des fortifications. Ô puissance du romanesque! +Plus elle avait peur, plus il fallait de précautions, de stores, de +voilettes abaissées, plus son poëte lui semblait grand. La nuit, ils +ouvraient la petite fenêtre de leur chambre, et regardant les étoiles +qui montaient par-dessus les fanaux du chemin de fer voisin, elle lui +faisait dire et redire sa tirade: + + + Moi, je crois à l'amour comme je crois en Dieu. + + +Et c'était bon!... + +Malheureusement cela ne dura pas. Le mari les laissa trop tranquilles. +Que voulez-vous? Il était philosophe, cet homme. Sa femme une fois +partie, il avait refermé la porte verte de son oasis et s'était +paisiblement remis à soigner ses roses, en songeant avec bonheur que +celles-là , du moins, tenant au sol par de longues racines, ne pourraient +pas s'en aller de chez lui. Nos amoureux rassurés rentrèrent dans Paris, +et tout à coup il sembla à la jeune femme qu'on lui avait changé son +poëte. La fuite, les craintes d'être surpris, les alertes perpétuelles, +toutes ces choses qui servaient sa passion n'existant plus, elle +commença à comprendre, à voir clair. Du reste, à chaque instant, dans +l'installation de leur petit ménage et ces mille détails bourgeois de la +vie de tous les jours, l'homme avec qui elle vivait se faisait mieux +connaître. + +Le peu qu'il avait en lui de sentiments généreux, héroïques ou délicats, +il le délayait dans ses vers sans en rien garder pour sa consommation +personnelle. Il était mesquin, égoïste, surtout très-ladre, ce que +l'amour ne pardonne pas. Puis il avait coupé ses moustaches, et ce +déguisement lui allait mal. Quelle différence avec ce beau ténébreux +frisé au petit fer qui lui était apparu un soir récitant son _Credo_ +entre deux candélabres! Maintenant, dans la retraite forcée qu'il +subissait à cause d'elle, il se laissait aller à toutes ses manies, dont +la plus grande était de se croire toujours malade. Dame! à force de +poser au poitrinaire, on finit par se figurer qu'on l'est réellement. Le +poëte Amaury était tisanier, s'enveloppait de papier Fayard, couvrait sa +cheminée de fioles et de poudres. Pendant quelque temps la petite femme +prit au sérieux son rôle de sÅ“ur grise. Le dévouement donnait au moins +une excuse à sa faute, un but à sa vie. Mais elle se lassa vite. Malgré +elle, dans la pièce étouffée où le poëte s'entourait de flanelle, elle +pensait à son petit jardin tout parfumé, et le bon pépiniériste, vu de +loin au milieu de ses massifs, de ses corbeilles, lui semblait simple, +touchant, désintéressé, autant que l'autre était exigeant et égoïste... + +Au bout d'un mois elle aimait son mari, et elle l'aimait réellement, non +pas d'une affection habitude, mais d'amour véritable. Un jour elle lui +écrivit une longue lettre passionnée et repentante! Il ne répondait pas. +Peut-être ne la trouvait-il pas encore assez punie. Alors elle envoya +lettres sur lettres, s'humilia, supplia pour rentrer, disant qu'elle +aimerait mieux mourir que de continuer à vivre avec cet homme. C'était +au tour de l'amant de s'appeler «cet homme.» Le rare, c'est qu'elle se +cachait de lui pour écrire; car elle le croyait encore épris, et tout en +demandant pardon à son mari, elle craignait l'exaltation de son amant. + +«Jamais il ne me laissera partir», se disait-elle. + +Aussi, lorsqu'à force de prier elle eut obtenu son pardon et que le +pépiniériste--ne vous ai-je pas dit que c'était un philosophe?--eut +consenti à la reprendre, cette rentrée au logis conjugal eut tous les +côtés mystérieux, dramatiques d'une fuite. Positivement elle se fit +enlever par son mari. Ce fut sa dernière jouissance de coupable. Un soir +que le poëte, las de la vie à deux et tout fier de ses moustaches +repoussées, était allé dans le monde réciter son _Credo de l'amour_, +elle sauta dans un fiacre où son vieux mari l'attendait au bout de la +rue, et c'est ainsi qu'elle revint au petit jardin d'Auteuil, à jamais +guérie de son ambition d'être la femme d'un poëte... Il est vrai que ce +poëte-là l'était si peu! + + + * * * * * + + + + + III + + + LA TRANSTÉVÉRINE + + +La pièce venait de finir. Pendant que la foule, diversement +impressionnée, se précipitait au dehors, ondoyant aux lumières sur le +grand perron du théâtre, quelques amis, dont j'étais, attendaient le +poëte à la porte des artistes pour le féliciter. Son Å“uvre n'avait +pourtant pas eu un immense succès. Trop forte pour l'imagination timide +et banale du public de maintenant, elle dépassait le cadre de la scène, +cette limite des conventions et des libertés permises. La critique +pédante avait dit: «Ce n'est pas du théâtre!...» et les ricaneurs du +boulevard se vengeaient de l'émotion que venaient de leur donner ces +vers magnifiques en répétant: «Ça ne fera pas le sou!...» Nous, nous +étions fiers de notre ami qui avait osé faire sonner, tourbillonner ses +belles rimes d'or, tout l'essaim de sa ruche autour du soleil factice et +meurtrier du lustre, et présenter des personnages grands comme nature, +sans s'inquiéter de l'optique du théâtre moderne, des lorgnettes +troubles ni des mauvais yeux. + +Parmi les machinistes, les pompiers, les figurants en cache-nez, le +poëte s'approcha de nous, sa grande taille courbée en deux, son collet +relevé frileusement sur sa barbe grêle et ses longs cheveux déjà +grisonnants. Il avait l'air triste. Les applaudissements de la claque et +des lettrés, restreints à un coin de la salle, lui prédisaient un nombre +très-court de représentations, les spectateurs choisis et rares, +l'affiche vite enlevée sans laisser à son nom le temps de s'imposer. +Quand on a travaillé pendant vingt ans, qu'on est en pleine maturité de +talent et d'âge, cette résistance de la foule à vous comprendre a +quelque chose de lassant, de désespérant. On en vient à se dire: «Ils +ont peut-être raison.» On a peur, on ne sait plus... Nos acclamations, +nos poignées de main enthousiastes le réconfortèrent un peu. «Vraiment, +vous croyez? C'est si bien que cela?... C'est vrai que j'ai fait tout ce +que j'ai pu.» Et ses mains brûlantes de fièvre s'accrochaient aux nôtres +avec inquiétude; ses yeux pleins de larmes cherchaient un regard sincère +et rassurant. C'était l'angoisse suppliante du malade demandant au +médecin: «N'est-ce pas que je ne vais pas mourir?» Non! poëte, tu ne +mourras pas. Les opérettes et les féeries qui ont des centaines de +représentations, des milliers de spectateurs, seront oubliées depuis +longtemps, envolées avec leur dernière affiche, que ton Å“uvre restera +toujours jeune et vivante... + +Pendant que sur le trottoir désert nous étions là à l'exhorter, à le +remonter, une forte voix de contralto éclata au milieu de nous, +trivialisée par l'accent italien. + +«Hé! l'artiste, assez de _pouégie_... Allons manger l'_estoufato_!...» + +En même temps une grosse dame entourée d'une capeline et d'un tartan à +carreaux rouges vint passer son bras sous celui de notre ami d'un +mouvement si brutal, si despotique, que sa physionomie, son attitude en +furent tout de suite gênées. + +«Ma femme», nous dit-il; puis, se tournant vers elle avec un sourire +hésitant: + +«Si nous les emmenions pour leur montrer comment tu fais l'_estoufato_?» + +Prise par son amour-propre de cordon bleus l'Italienne consentit assez +gracieusement à nous recevoir, et nous voilà partis cinq ou six avec eux +pour aller manger du bÅ“uf à l'étouffée sur les hauteurs de Montmartre où +ils habitaient. + +J'avoue que j'avais un certain désir de connaître cet intérieur +d'artiste. Notre ami depuis son mariage vivait très-retiré, presque +toujours à la campagne; mais ce que je savais de sa vie tentait ma +curiosité. Il y avait quinze ans de cela, dans toute la ferveur d'une +imagination romantique, il avait rencontré aux environs de Rome une +superbe fille dont il était devenu très-amoureux. Maria Assunta habitait +avec son père et toute une nichée de frères et de sÅ“urs une de ces +petites maisons du Transtévère qui ont les pieds dans le Tibre et un +vieux bateau de pêche au ras de leurs murs. Un jour il aperçut cette +belle Italienne, les pieds nus dans le sable, avec sa jupe rouge aux +plis collants, ses manches de toile bise relevées jusqu'aux épaules, +retirant des anguilles d'un grand filet ruisselant. Les écailles +luisantes dans les mailles pleines d'eau, le fleuve d'or, la jupe +écarlate, ces beaux yeux noirs, profonds, pensifs, dont la rêverie +s'assombrissait de tout le soleil environnant, frappèrent l'artiste, +peut-être même un peu vulgairement, comme une estampe de romance à la +devanture d'un éditeur de musique. Par hasard la fille avait le cÅ“ur +libre, n'ayant encore aimé qu'un gros chat sournois et roux, grand +pêcheur d'anguilles lui aussi, et qui hérissait son poil quand on +s'approchait de sa maîtresse. + +Bêtes et gens, notre amoureux parvint à apprivoiser tout ce monde, se +maria à Sainte-Marie du Transtévère, et ramena en France la belle +Assunta avec son _cato_... + +Ah! _povero_, ce qu'il aurait dû emporter aussi, c'était un rayon du +soleil de là -bas, un pan de ciel bleu, l'excentricité du costume, et les +roseaux du Tibre, et les grands filets tournants du _Ponte Rotto_, tout +le cadre avec l'image. Alors il n'aurait pas eu la cruelle désillusion +qu'il éprouva quand, le ménage installé à un petit quatrième, tout en +haut de Montmartre, il vit sa belle Transtévérine affublée d'une +crinoline, d'une robe à volants et d'un chapeau parisien qui, toujours +mal équilibré sur l'édifice de ses nattes lourdes, prenait des attitudes +complètement indépendantes. À la froide et terrible clarté des ciels de +Paris, le malheureux s'aperçut bientôt que sa femme était bête, +irrémissiblement bête. Ces beaux yeux noirs, perdus en des +contemplations infinies, ne roulaient pas une pensée dans leurs ondes de +velours. Ils brillaient animalement du calme de la digestion, d'un +heureux reflet du jour, rien de plus. Avec cela la dame était grossière, +rustique, habituée à conduire d'un revers de main tout le petit monde de +la cabane, et la moindre résistance lui causait des colères terribles. + +Qui eût dit que cette belle bouche, contractée par le silence dans la +forme la plus pure des visages antiques, s'ouvrait tout à coup pour +laisser passer l'injure à flots pressés, tumultueux?... Sans respect +d'elle ni de lui, tout haut, dans la rue, en plein théâtre, elle lui +cherchait querelle, lui faisait des scènes de jalousie épouvantables. +Pour l'achever, aucun sentiment des choses artistiques, une ignorance +complète du métier de son mari, de la langue, des usages, de tout. Le +peu de français qu'on lui apprit ne servant qu'à lui faire oublier +l'italien, elle arriva à se composer une espèce de jargon mi-parti, qui +était du plus haut comique. Bref cette histoire d'amour, commencée comme +un poëme de Lamartine, se terminait comme un roman de Champfleury... +Après avoir longtemps essayé de civiliser sa sauvagesse, le poëte vit +bien qu'il fallait y renoncer. Trop honnête pour l'abandonner, peut-être +amoureux encore, il prit le parti de se cloîtrer, de ne voir personne, +de travailler beaucoup. Les rares intimes, qu'il avait admis dans son +intérieur, s'aperçurent qu'ils le gênaient et ne vinrent plus. C'est +ainsi que depuis quinze ans il vivait enfermé dans son ménage comme dans +une logette de lépreux... + +Tout en pensant à cette misérable existence, je regardais l'étrange +couple marcher devant moi. Lui, frêle, long, un peu voûté. Elle, carrée, +épaisse, secouant des épaules son châle qui la gênait, indépendante dans +sa marche comme un homme. Elle était assez gaie, parlait fort, et de +temps en temps se retournait pour voir si nous suivions, appelant ceux +d'entre nous qu'elle connaissait, très-haut, familièrement par leurs +noms, en s'aidant de grands gestes, comme elle aurait hélé une barque de +pêche sur le Tibre. Quand nous arrivâmes chez eux, le concierge, furieux +de voir entrer à une heure indue toute une bande bruyante, ne voulait +pas nous laisser monter. Entre l'Italienne et lui ce fut dans l'escalier +une scène terrible. Nous étions tous échelonnés sur les marches +tournantes, à demi éclairés par le gaz qui mourait, gênés, malheureux, +ne sachant pas s'il fallait redescendre. + +«Venez vite, montons», nous dit le poëte à voix basse, et nous le +suivîmes silencieusement, pendant qu'appuyée à la rampe qui tremblait de +son poids et de sa colère, l'Italienne égrenait un chapelet d'injures où +les imprécations romaines alternaient avec le vocabulaire des boulevards +extérieurs. Quelle rentrée pour ce poëte qui venait d'agiter tout le +Paris artistique, et gardait encore dans ses yeux enfiévrés +l'éblouissement de sa première! Quel rappel humiliant à la vie!... + +Ce fut seulement près du feu de son petit salon que le froid glacial +causé par cette sotte aventure se dissipa, et bientôt nous n'y aurions +plus pensé, sans la voix éclatante et les gros rires de la signora qu'on +entendait dans la cuisine raconter à sa bonne comment elle avait secoué +cette espèce de _choulato_!... Le couvert mis, le souper préparé, elle +vint s'asseoir au milieu de nous, sans châle, sans chapeau ni voile, et +je pus la regarder à mon aise. Elle n'était plus belle. La figure +carrée, le menton large, épaissi, les cheveux grisonnants et gros, +surtout l'expression vulgaire de la bouche contrastaient singulièrement +avec l'éternelle et banale rêverie des yeux. Les deux coudes appuyés sur +la table, familière et avachie, elle se mêlait à la conversation sans +perdre un instant de vue son assiette. Juste au-dessus de sa tête, fier +parmi les mélancoliques vieilleries du salon, un grand portrait signé +d'un nom illustre s'avançait de l'ombre: c'était Maria Assunta à vingt +ans. Le costume de pourpre vive, le blanc laiteux de la guimpe plissée, +l'or brillant des bijoux abondants et faux faisaient magnifiquement +ressortir l'éclat d'un teint de soleil, l'ombre veloutée des cheveux +épais plantés bas sur le front et qu'un duvet presque imperceptible +rattachait à la ligne superbe et droite, des sourcils. Comment cette +exubérance de beauté et de vie avait-elle pu arriver à tant de +vulgarité?... Et curieusement, pendant que la Transtévérine parlait, +j'interrogeais sur la toile son beau regard profond et doux. + +La chaleur de la table l'avait mise de bonne humeur. Pour ranimer le +poète, à qui son insuccès mêlé de gloire serrait doublement le cÅ“ur, +elle lui donnait de grandes claques dans le dos, riait la bouche pleine, +disant en son affreux jargon que ce n'était pas la peine pour si peu de +se flanquer la tête en bas du _campanile del domo_. + +«Pas vrai _il cato_?» ajoutait-elle en se tournant vers le vieux matou +perclus de rhumatismes qui ronflait devant le feu. Puis tout à coup, au +milieu d'une discussion intéressante, elle criait à son mari d'une voix +bête et brutale comme un coup d'escopette: + +«Hé! l'artiste..., _la lampo qui filo_!» + +Vivement le malheureux s'interrompait pour remonter la lampe, humble, +soumis, attentif à éviter la scène qu'il craignait et que malgré tout il +n'évita pas. + +En revenant du théâtre, nous nous étions arrêtés à la _Maison d'or_ pour +prendre une bouteille de vin fin dont on devait arroser _l'estoufato_. +Tout le temps de la route, Maria Assunta l'avait portée religieusement +sous son châle et posée, en arrivant, sur la table où elle la couvait +d'un Å“il attendri, car les Romaines aiment le bon vin. Deux ou trois +fois déjà , se méfiant des distractions de son mari et de ses grands +bras, elle lui avait dit: + +«Prends garde à la _boteglia_..., tu vas la casser.» + +Enfin, en allant à la cuisine retirer elle-même le fameux _estoufato_, +elle lui cria encore: + +«Surtout ne casse pas la _boteglia_.» + +Malheureusement, dès que sa femme ne fut plus là , le poëte en profita +pour parler de l'art, du théâtre, du succès, si librement, avec tant de +verve et d'abondance que... patatras!... À un geste plus éloquent que +les autres, voilà la bouteille mirifique en mille pièces au milieu du +salon. Jamais je n'ai vu un saisissement pareil. Il s'arrêta court, +devint très-pâle... En même temps, le contralto d'Assunta, gronda dans +la pièce à côté, et l'Italienne apparut sur la porte, les yeux en feu, +la lèvre gonflée de colère, toute rouge de la chaleur des fourneaux. + +«La _boteglia!_» cria-t-elle d'une voix terrible. + +Alors, lui timidement se pencha à mon oreille: + +«Dis que c'est toi...» + +Et le pauvre diable avait si peur, que je sentait sous la table ses +longues jambes qui tremblaient... + + + * * * * * + + + + + IV + + + UN MÉNAGE DE CHANTEURS + + +Comment ne se seraient-ils pas aimés? Beaux et célèbres tous les deux, +chantant dans les mêmes pièces, vivant chaque soir pendant cinq actes de +la même vie artificielle et passionnée. On ne joue pas impunément avec +le feu. On ne se dit pas vingt fois par mois: «Je t'aime!» sur des +soupirs de flûte et des trémolos de violon sans finir par se prendre à +l'émotion de sa propre voix. À la longue, la passion leur vint dans des +enveloppements d'harmonie, des surprises de rythme, des splendeurs de +costumes et de toiles de fond. Elle leur arriva par la fenêtre qu'Elsa +et Lohengrin ouvrent toute grande sur la nuit vibrante de sons et de +clartés: + + + Viens respirer les senteurs enivrantes... + + +Elle se glissa entre les colonnes blanches du balcon des Capulets, où +Roméo et Juliette s'attardent sous des lueurs d'aube: + + + Non! ce n'est pas le jour, ce n'est pas l'alouette. + + +Et mollement elle surprit Faust et Marguerite dans ce rayon de lune qui +monte du banc rustique aux volets de la petite chambre, parmi des +entrelacements de lierre et de roses fleuries: + + + Laisse-moi, laisse-moi contempler ton visage. + + +Bientôt tout Paris connut leur amour et s'y intéressa. Ce fut la +curiosité de la saison. On venait admirer ces deux belles étoiles +gravitant doucement l'une vers l'autre dans le ciel musical de l'Opéra. +Enfin, un soir, après un rappel enthousiaste, comme la toile achevait de +se baisser, séparant la salle bruyante d'applaudissements et la scène +semée de bouquets, où la robe blanche de Juliette traînait sur des +camélias effeuillés, les deux chanteurs furent pris d'un élan +irrésistible, comme si leur amour, un peu factice, n'attendait pour se +révéler que l'émotion d'un grand triomphe. Leurs mains s'étreignirent, +des serments s'échangèrent, consacrés par les bravos lointains et +persistants de la salle. Les deux étoiles avaient fait leur conjonction. + +Après le mariage, on resta quelque temps sans les revoir à la scène. +Puis, le congé expiré, ils rentrèrent ensemble dans la même pièce. Cette +rentrée fut une révélation. Jusqu'à ce jour, entre les deux chanteurs +c'était l'homme qui avait primé. Plus âgé, mieux fait au public dont il +connaissait bien les faiblesses, les préférences, il jouait du parterre +et des loges avec sa voix. Près de lui, l'autre ne semblait guère qu'une +élève admirablement douée, la promesse d'un génie futur; sa voix trop +jeune avait des angles, ainsi que ses épaules un peu minces et grêles. +Aussi, au retour, quand elle parut dans un de ses rôles d'autrefois et +que le son plein, riche, étoffé, s'échappa dès les premières notes, +abondant et pur comme l'eau d'une source vive, il y eut dans la salle un +charme d'étonnement si grand que tout l'intérêt de la soirée se +concentra autour d'elle. Ce fut pour la jeune femme un de ces jours +heureux où l'atmosphère qui vous entoure se fait limpide, légère, +vibrante, pour vous apporter tous les rayons, toutes les adulations du +succès. Quant au mari, on oublia presque de l'applaudir, et comme tous +les éblouissements font une ombre profonde auprès d'eux, il se trouva +relégué ni plus ni moins qu'un comparse dans le coin le plus obscur de +la scène. + +Après tout, cette passion qui s'était révélée dans le jeu de la +chanteuse, dans sa voix doublée de charme et de tendresse, était +inspirée par lui. Lui seul donnait la flamme à ces yeux profonds; et +cette idée aurait dû le rendre fier, mais la vanité du comédien fut plus +forte. À la fin du spectacle, il appela le chef de claque et le secoua +de la belle façon. On avait manqué ses entrées, ses sorties, oublié le +rappel du troisième acte. Il se plaindrait au directeur... + +Hélas! Il eut beau dire, et la claque eut beau faire, la faveur du +public, désormais conquise à sa femme, lui resta définitivement. Il y +eut pour elle un bonheur de rôles bien choisis, appropriés à son talent, +à sa beauté, où elle apparaissait avec la tranquillité d'une mondaine +entrant au bal parée des couleurs qui lui vont et sûre d'une ovation. À +chaque nouveau succès le mari se montrait triste, nerveux, irritable. +Cela lui faisait l'effet d'un vol, cette vogue qui s'en allait de lui à +elle sans retour. Longtemps il essaya de cacher à tous, surtout à sa +femme, cette souffrance inavouable; mais un soir, comme elle montait +l'escalier de sa loge tenant à deux mains sa robe chargée de bouquets, +et que toute à son triomphe elle lui disait d'une voix encore oppressée +de la secousse des applaudissements: «Nous avions une belle salle +aujourd'hui.» Il lui répondit un: «Tu trouves!...» si ironique, si amer, +que l'esprit de la jeune femme s'ouvrit à la vérité subitement. + +Son mari était jaloux! non pas d'une jalousie d'amant qui veut sa femme +belle pour lui seul, mais d'une jalousie d'artiste, froide, féroce, +implacable. Parfois, quand elle s'arrêtait à la fin d'un air et que les +bravos multipliés tombaient vers elle de toutes les mains tendues, il +affectait une physionomie impassible, distraite, et son regard absent +semblait dire aux spectateurs: + +«Quand vous aurez fini d'applaudir, moi je chanterai.» + +Oh! les applaudissements, ce bruit de grêle qui a de si douces +résonnances dans les couloirs, la salle, les coulisses, lorsqu'une fois +on l'a connu, il est impossible de s'en passer. Les grands comédiens ne +meurent ni de maladie ni de vieillesse; ils cessent d'exister quand on +ne les applaudit plus. Celui-ci, devant l'indifférence du public, fut +pris d'un véritable désespoir. Il maigrissait, devenait hargneux, +méchant. Il avait beau se raisonner, regarder bien en face son mal +inguérissable, se répéter avant d'entrer en scène: + +«C'est ma femme pourtant... Et je l'aime!...» + +À la facticité du théâtre, le sentiment vrai tombait tout de suite. Il +aimait encore la femme, mais il détestait la cantatrice. Elle s'en +apercevait bien, et, comme on soigne un malade, surveillait cette triste +manie. D'abord elle avait songé à amoindrir son succès, en se ménageant, +en ne donnant pas toute sa voix, tous ses moyens; mais ses résolutions +comme celles du mari ne tenaient pas devant le feu de la rampe. Son +talent, presque indépendant d'elle-même, dépassait sa volonté. Alors +elle s'humilia, se fit petite devant lui. C'étaient des conseils qu'elle +lui demandait; s'il l'avait trouvée bonne, s'il comprenait bien le rôle +ainsi... + +Naturellement, l'autre n'était jamais content. Avec cet air bonhomme, ce +ton de fausse camaraderie que les comédiens ont entre eux, il lui +disait, les soirs où elle avait le plus de succès: + +«Surveille-toi, petite... ça ne va pas en ce moment... tu n'es pas en +progrès.» + +D'autres fois il voulait l'empêcher de chanter: + +«Prends garde, tu te prodigues... tu en fais trop... Ne lasse pas ta +chance... Tiens, sais-tu! tu devrais prendre un congé.» + +Il descendait jusqu'aux prétextes bêtes. Elle était enrhumée, pas en +voix. Ou bien il lui cherchait des querelles de cabotin: + +«Tu as repris trop vite le finale du duo... tu as tué mon effet... C'est +un parti pris.» + +Sans s'apercevoir, le malheureux! que c'était lui qui la gênait dans son +jeu, précipitait les répliques pour l'empêcher d'être applaudie et, dans +son désir de reprendre son public, accaparait le haut bout de la scène, +laissant sa femme chanter au second plan. Elle ne se plaignait pas, elle +l'aimait trop. D'ailleurs, le triomphe rend indulgent, et chaque soir, +de l'ombre où elle essayait de se blottir, de s'effacer, le succès +l'obligeait à reparaître glorieusement en pleine lumière. Au théâtre, on +s'aperçut vite de ce singulier cas de jalousie, et les camarades s'en +amusèrent. On accablait le chanteur de compliments sur le talent de sa +femme. On lui mettait sous les yeux l'article de la veille où, à la +suite de quatre grandes colonnes consacrées à l'étoile, le critique +accordait quelques lignes à la vogue presque éteinte du mari. Un jour, +en venant de lire un de ces articles, il entra dans la loge de sa femme, +furieux, le journal déployé, et lui dit, blême de colère: + +«Cet homme a donc été votre amant?» Il en arrivait à ce degré d'injure. +Aussi la malheureuse femme, fêtée, enviée, dont le nom en vedette sur +l'affiche se lisait maintenant à tous les coins de Paris, accaparé même +par les étalages comme une chance de succès, par les étiquettes menues +et dorées des confiseurs, des parfumeurs, avait l'existence la plus +triste, la plus humiliée. Elle n'osait plus ouvrir un journal, de peur +de lire son éloge, pleurait sur les fleurs qu'on lui jetait et qu'elle +laissait mourir dans un coin de sa loge pour ne pas perpétuer à la +maison le souvenir cruel de ses triomphantes soirées. Elle voulut +renoncer au théâtre, mais son mari s'y opposa. + +«On dira que c'est moi qui t'ai fait partir.» + +Et l'horrible supplice continua pour tous deux. + +Un soir de première représentation, la chanteuse allait entrer en scène. +Quelqu'un lui dit: «Tenez-vous bien... Il y a une cabale dans la salle +contre vous.» Cela la fit rire. Une cabale contre elle? Et à propos de +quoi, bon Dieu!... Elle qui n'avait que des sympathies, qui vivait en +dehors de toute coterie. C'était bien vrai, pourtant. Au milieu de la +pièce, dans un grand duo avec son mari, au moment où sa voix superbe, +montée au plus haut point de son registre, achevait le son sur une suite +de notes égales et pures comme les perles rondes d'un collier, une +bordée de sifflets l'arrêta net. La salle était aussi émue, aussi +surprise qu'elle-même. Le souffle des respirations paraissait suspendu, +prisonnier dans les poitrines comme le trait qu'elle n'avait pas pu +finir. Tout à coup une idée folle, épouvantable, lui traversa +l'esprit... Il était seul en scène, en face d'elle. Elle le regarda +fixement, et vit passer dans ses yeux l'éclair d'un mauvais sourire. La +pauvre femme comprit. Les sanglots l'étouffaient. Elle ne put que fondre +en larmes et disparaître aveuglée dans l'encombrement des coulisses... + +C'était son mari qui l'avait fait siffler! + + + * * * * * + + + + + V + + UN MALENTENDU + + + * * * * * + + + _VERSION DE LA FEMME_ + + +Qu'est-ce qu'il a? De quoi m'en veut-il? Je n'y comprends rien. J'ai +pourtant tout fait pour le rendre heureux... Mon Dieu! je ne dis pas +qu'au lieu d'un poëte je n'aurais pas mieux aimé épouser un notaire, un +avoué, quelque chose de plus posé, de moins en l'air comme profession; +mais enfin, tel qu'il était, il me plaisait. Je le trouvais un peu +exalté, mais gentil tout de même, bien élevé; puis il avait quelque +fortune, et je pensais qu'une fois marié, sa poésie ne l'empêcherait pas +de chercher une bonne place, ce qui nous mettrait tout à fait à l'aise. +Lui aussi dans ce temps-là me trouvait à son idée. Quand il venait me +voir chez ma tante, à la campagne, il n'avait pas assez de paroles pour +admirer l'ordre et l'arrangement de notre petit logis, tenu comme un +couvent. «C'est amusant!...» disait-il. Il riait, m'appelait de toutes +sortes de noms pris dans des poëmes, des romans qu'il avait lus. Cela me +choquait un peu, je l'avoue; je l'aurais voulu plus sérieux. Mais ce +n'est que quand nous avons été mariés, installés à Paris, que j'ai senti +la différence de nos deux natures. + +Moi qui rêvais un petit intérieur bien tenu, clair et propret, je l'ai +vu tout de suite encombrer notre appartement de meubles inutiles, passés +de mode, perdus de poussière, avec des tapisseries fanées, et si +anciennes... Pour tout, ç'a été la même chose. Concevez-vous qu'il m'a +fait mettre au grenier une très-jolie pendule Empire, qui me venait de +ma tante, et des tableaux magnifiquement encadrés, donnés par des amies +de pension. Il trouvait tout cela hideux. J'en suis encore à me demander +pourquoi. Car enfin son cabinet de travail était un ramassis de vieilles +toiles enfumées, de statuettes que j'avais honte de regarder, +d'antiquailles ébréchées, bonnes à rien, des chandeliers pleins de +vert-de-gris, des vases où fuyait l'eau, des tasses dépareillées. A côté +de mon beau piano en palissandre, il en avait mis un petit, tout vilain, +tout écaillé, où manquait la moitié des notes, et si usé qu'on +l'entendait à peine. A part moi, je commençais à me dire: «Ah çà ! mais, +un artiste, c'est donc un peu un fou... Il n'aime que les choses +inutiles, il méprise tout ce qui peut servir.» + +Quand je vis ses amis, le monde qu'il recevait, ce fut bien pis. Des +gens à cheveux longs, à grandes barbes, mal peignés, mal habillés, qui +ne se gênaient pas pour fumer devant moi et me faisaient mal à entendre, +tellement toutes leurs idées se trouvaient à l'envers des miennes. +C'étaient de grands mots, de grandes phrases, rien de naturel, rien de +simple. Avec cela pas la moindre notion des convenances: vous pouviez +les avoir à dîner vingt fois de suite, jamais une visite, jamais une +politesse. Pas même une carte, un bonbon au jour de l'an. Rien... +Quelques-uns de ces messieurs étaient mariés et nous amenaient leurs +femmes. Il fallait voir le genre de ces personnes-là ! A tous les jours +des toilettes superbes, comme je n'en porterai jamais, Dieu merci! Et si +mal arrangées, sans ordre ni méthode. Des cheveux bouffants, des jupes +traînantes, puis des talents qu'elles montraient effrontément. Il y en +avait qui chantaient comme des actrices, jouaient du piano comme des +professeurs; toutes bavardaient de tout comme des hommes. Est-ce +raisonnable, je vous le demande? Est-ce que des femmes sérieuses, une +fois mariées, doivent penser à autre chose qu'aux soins de l'intérieur? +C'est ce que j'ai essayé de faire comprendre à mon mari, qui était peiné +de me voir abandonner la musique. La musique, c'est bon quand on est +petite fille et qu'on n'a rien de mieux à faire. Mais, franchement, je +me serais trouvée ridicule à me mettre tous les jours devant un piano. + +Oh! je le sais bien. Son grand grief contre moi, c'est que j'aie voulu +l'arracher à cet étrange milieu si dangereux pour lui. «Vous, avez +éloigné tous mes amis,» me reproche-t-il souvent. Oui, je l'ai fait, et +je ne m'en repens pas. Ces gens-là auraient fini par me le rendre fou. +Quelquefois, en les quittant, il passait la nuit à rimailler, à se +promener de long en large en parlant haut. Comme s'il n'était pas déjà +assez bizarre, assez original par lui-même, sans qu'on vînt encore +l'exciter! En ai-je supporté des caprices, des lubies! Tout à coup, le +matin, il arrivait dans ma chambre: «Vite, ton chapeau... Nous allons à +la campagne.» Il fallait tout laisser là , la couture, le ménage, prendre +des voitures, des chemins de fer, dépenser un argent! Et moi qui ne +songeais qu'à économiser. Car enfin, ce n'est pas avec quinze mille +francs de rente qu'on est riche à Paris et qu'on fait un avoir à ses +enfants. Dans le commencement, il riait de mes observations, tâchait de +me faire rire; puis, quand il a vu ma ferme intention de rester +sérieuse, il m'en a voulu de ma simplicité, de mes goûts d'intérieur. +Est-ce ma faute, à moi, si je déteste le théâtre, les concerts, toutes +ces soirées artistiques où il voulait m'entraîner et où il retrouvait +ses connaissances d'autrefois, un tas d'écervelés, de bohèmes, de +dissipateurs? + +Un moment j'avais cru qu'il deviendrait plus raisonnable. J'étais +parvenue à le sortir de son vilain monde, à nous faire un entourage de +gens sensés, bien posés, à lui créer des relations utiles... Eh bien! +non. Monsieur s'ennuyait. Il s'ennuyait du matin au soir. À nos petites +soirées, où j'installais pourtant un whist, un thé, tout ce qu'il +fallait, il apportait une figure, une humeur! Quand nous étions seuls, +la même chose. Pourtant j'étais pleine d'attentions. Je lui disais: +«Lis-moi un peu ce que tu fais.» Il me récitait des vers, des tirades. +Je n'y comprenais rien, mais j'avais l'air de m'y intéresser, et par-ci +par-là je faisais au hasard une petite remarque qui du reste avait le +don de l'agacer toujours. En un an, en travaillant jour et nuit, il n'a +pu faire de toutes ses rimes qu'un seul livre qui ne s'est pas vendu du +tout. Je lui ai dit: «Ah!... tu vois bien...» par raison, pour l'amener +à quelque chose de mieux compris, de plus productif. Il a eu une colère +épouvantable, et depuis, une tristesse perpétuelle qui me rendait +très-malheureuse. Mes amies me conseillaient de leur mieux: «Voyez-vous, +ma chère, c'est l'ennui, la mauvaise humeur d'un homme inoccupé... S'il +travaillait un peu plus, il ne serait pas aussi sombre.» + +Alors je me suis mise en quête, et tout le monde autour de moi, pour lui +chercher une place. J'ai remué ciel et terre, j'ai fait je ne sais +combien de visites à des femmes de secrétaires généraux, de chefs de +division, je suis allée jusqu'au cabinet du ministre, tout cela sans +l'avertir. C'était une surprise que je lui réservais. Je me disais: +«Nous verrons bien s'il sera content cette fois.» Enfin, le jour où j'ai +reçu sa nomination, une belle enveloppe à cinq cachets, je suis allée la +porter sur sa table, folle de joie. C'était l'avenir assuré, l'aisance, +le calme du travail, le contentement de soi... Savez-vous ce qu'il m'a +dit? Il m'a dit «qu'il ne me pardonnerait jamais.» Après quoi il a +déchiré la lettre du ministre en mille morceaux, et il s'est sauvé en +battant les portes. Oh! ces artistes, ces pauvres têtes détraquées qui +prennent la vie à rebours! Que devenir avec un homme pareil? J'aurais +voulu lui parler, le raisonner. Mais non. On me l'avait bien dit: «C'est +un fou.» A quoi bon lui parler, d'ailleurs? Nous n'avons pas la même +langue. Il ne me comprendrait pas, pas plus que je ne le comprends... Et +maintenant nous sommes là tous les deux à nous regarder. Je sens de la +haine dans ses yeux, et pourtant j'ai de l'affection pour lui... C'est +bien pénible. + + + _VERSION DU MARI_ + + +J'avais pensé à tout, pris toutes mes précautions. Je ne voulais pas +d'une Parisienne, parce que les Parisiennes me faisaient peur. Je ne +voulais pas d'une femme riche qui m'apporterait avec elle tout un train +d'exigences. Je craignais aussi la famille, ce terrible enlacement +d'affections bourgeoises, accapareuses, qui vous emprisonnent, vous +rapetissent, vous étouffent. Ma femme était bien ce que je rêvais. Je me +disais: «Elle me devra tout.» Quelle joie de former cet esprit naïf aux +belles choses, d'initier cette âme pure à mes enthousiasmes, à mes +espérances, de donner la vie à cette statue! + + + * * * * * + + +C'est qu'elle avait l'air, en effet, d'une statue avec ses grands yeux +sérieux et calmes, son profil grec si régulier, ses traits légèrement +arrêtés et sévères, mais adoucis par le flou des jeunes visages, ce +duvet nuancé de rose, l'ombre des cheveux soulevés. Joignez à cela un +petit accent provincial qui faisait ma joie, que j'écoutais les yeux +fermés comme un souvenir d'heureuse enfance, l'écho d'une vie tranquille +dans un coin bien loin, bien ignoré! Et dire que maintenant cet +accent-là m'est devenu insupportable!... Mais alors j'avais la foi. +J'aimais, j'étais heureux, disposé à l'être encore plus. Plein d'ardeur +au travail, j'avais, sitôt marié, commencé un nouveau poëme, et le soir +je lui lisais les vers de la journée. Je voulais la faire entrer +complètement dans mon existence. Les premières fois, elle me disait: +«C'est gentil...» et je lui étais reconnaissant de cette approbation +enfantine, espérant qu'à la longue elle comprendrait mieux ce qui +faisait ma vie. + + + * * * * * + + +La malheureuse! comme j'ai dû l'assommer! Après lui avoir lu mes vers, +je les lui expliquais, cherchant dans ses beaux yeux étonnés la lueur +attendue, croyant l'y voir toujours. Je l'obligeais à me donner son avis +et je glissais sur les sottises pour retenir seulement ce que le hasard +lui inspirait de bon. J'aurais tant désiré en faire ma vraie femme, la +femme d'un artiste!... Mais non! Elle ne comprenait pas. J'avais beau +lui lire les grands poëtes, m'adresser aux plus forts, aux plus tendres, +les rimes d'or des poëmes d'amour tombaient devant elle avec l'ennui et +la froideur d'une averse. Une fois, je me souviens, nous lisions la +_Nuit d'octobre_; elle m'interrompit, pour me demander quelque chose de +plus sérieux. J'essayai alors de lui expliquer qu'il n'y a rien de plus +sérieux au monde que la poésie, qui est l'essence même de la vie et +flotte au-dessus d'elle comme une lumière vibrante où les mots, les +pensées s'élèvent et se transfigurent. Oh! le sourire dédaigneux de sa +jolie bouche et la condescendance du regard!... On eût dit que c'était +un enfant ou un fou qui lui parlait. + + + * * * * * + + +Ce que j'ai dépensé ainsi de forces, d'éloquence inutile! Rien n'y +pouvait. Je me butais perpétuellement à ce qu'elle appelait le bon sens, +la raison, cette excuse éternelle des cÅ“urs secs et des esprits étroits. +Et ce n'est pas seulement la poésie qui l'ennuyait. Avant notre mariage, +je l'avais crue musicienne. Elle paraissait comprendre les morceaux +qu'elle jouait, soulignés par son professeur. A peine mariée, elle a +fermé son piano, renoncé à la musique... Savez-vous rien de plus triste +que cet abandon par la jeune femme de tout ce qui plaisait dans la jeune +fille? La réplique donnée, le rôle fini, l'ingénue quitte son costume. +Tout cela n'était qu'en vue du mariage, une surface de petits talents, +de jolis sourires et de passagère élégance. Chez elle le changement à +été instantané. J'avais d'abord espéré que le goût que je ne pouvais pas +lui donner, l'intelligence de l'art, des belles choses, lui viendraient +malgré elle dans cet admirable Paris où les yeux, l'esprit s'affinent +sans s'en douter. Mais que faire d'une femme qui ne sait pas ouvrir un +livre, regarder un tableau, que tout ennuie, qui ne veut rien voir? Je +compris qu'il fallait me résigner à n'avoir près de moi qu'une ménagère +active et économe, oh! très-économe. La femme selon Proudhon, rien de +plus. J'en aurais pris mon parti; tant d'artistes sont dans mon cas! +Mais ce rôle modeste ne lui suffisait pas. + +Peu à peu, sournoisement, silencieusement, elle est arrivée à éloigner +tous mes amis. Devant elle, nous ne nous gênions pas. Nous parlions +comme par le passé; et de nos exagérations artistiques, de ces axiomes +fous, de ces paradoxes, où l'idée se travestit pour mieux sourire, elle +ne comprenait ni la fantaisie ni l'ironie. Tout cela ne faisait que +l'irriter et la confondre. Assise dans un petit coin du salon, elle +écoutait sans rien dire, se promettant bien d'éliminer un à un tous ceux +qui la choquaient si fort. Malgré le bon accueil apparent, on sentait +déjà chez moi ce petit courant d'air froid qui vous avertit que la porte +est entr'ouverte et qu'il sera bientôt temps de s'en aller. + +Mes amis partis, elle les a remplacés par les siens. Je me suis vu +envahir par un monde inepte, étranger à l'art, ennuyeux et méprisant +profondément la poésie, parce que «ça ne rapporte pas». Exprès, on +citait très-haut devant moi les noms des faiseurs à la mode, des +fabricants de pièces et de romans à la douzaine: + +«Un tel gagne beaucoup d'argent!...» + +Gagner de l'argent! tout est là pour ces monstres, et j'avais la douleur +de voir ma femme penser avec eux. Dans ce milieu sinistre, toutes ses +habitudes provinciales, ses vues mesquines et bornées s'étaient +rétrécies encore en une incroyable avarice. + +Quinze mille francs de rente! Il me semblait pourtant qu'avec cela on +pouvait vivre sans souci du lendemain. Eh bien! non. Je l'entendais +toujours se plaindre, parler d'économies, de réformes, de placements +avantageux. A mesure qu'elle m'envahissait de ces détails bêtes, je +sentais s'en aller de moi le goût et le désir du travail. Parfois elle +venait près de ma table, feuilletait dédaigneusement les vers +commencés. «Que ça!» disait-elle, en comptant les heures perdues sur +ces insignifiantes petites lignes. Ah! si j'avais voulu l'écouter, ce +beau nom de poëte, que j'ai mis tant d'années à me faire, traînerait +maintenant dans la boue noire des productions à outrance... Et quand je +pense qu'à cette même femme j'avais livré d'abord tout mon cÅ“ur, tous +mes rêves; quand je pense que ce dédain qu'elle me témoigne, parce que +je ne gagne pas d'argent, date des premiers moments du mariage. +Vraiment, j'en ai honte pour moi et pour elle. + +Je ne gagne pas d'argent! Cela explique tout, le reproche de son regard, +son admiration pour les banalités productives, jusqu'à cette démarche +qu'elle a faite dernièrement pour m'obtenir je ne sais quelle place dans +un bureau du ministère. + +Par exemple, j'ai résisté. Il ne me reste plus que cela, une volonté +inerte, faite à tous les assauts, à toutes les persuasions. Elle peut +parler pendant des heures, me glacer de son plus froid sourire, ma +pensée lui échappe toujours, lui échappera toujours... Et nous en sommes +là ! Mariés, condamnés à vivre ensemble, des lieues entières nous +séparent, ce nous sommes trop las, trop découragés pour tenter un pas +l'un vers l'autre. En voilà pour la vie. C'est horrible! + + + * * * * * + + + + + VI + + + LES VOIES DE FAIT + + + * * * * * + + +CABINET DE Me PETITBRY + +Avocat consultant. + + +_Madame Nina de B..., chez sa tante, à Moulins_. + + +Madame, conformément aux désirs de Mme votre tante, je me suis occupé de +l'affaire en question. J'ai pris les faits l'un après l'autre et soumis +tous vos griefs à l'investigation la plus scrupuleuse. Eh bien, en mon +âme et conscience, je ne trouve pas que la poire soit encore assez mûre, +ou, pour parler plus net, que vous soyez fondée d'une façon sérieuse à +introduire une demande en séparation. Ne l'oublions pas, en effet, la +loi française est une personne très-positive, qui n'a ni délicatesse ni +instinct des nuances. Elle ne connaît que le fait, le fait sérieux, +brutal, et malheureusement c'est ce fait-là qui nous manque. Certes, +j'ai été profondément touché en lisant le récit de cette première année +de mariage si pénible pour vous. Vous avez payé bien cher la gloire +d'épouser un artiste fameux, un de ces hommes chez qui la renommée, +l'adulation développent un monstrueux égoïsme, et qui doivent vivre +seuls sous peine de briser la frêle et timide existence qui tente de +s'attacher à la leur... Ah! madame, depuis le commencement de ma +carrière, combien ai-je vu de malheureuses épouses dans la triste +position où vous vous trouvez! Ces artistes, qui vivent du public et +rien que pour lui, n'apportent au foyer que la fatigue de leur gloire ou +la tristesse de leurs échecs. Une existence désoÅ“vrée, sans boussole ni +gouvernail, des idées subversives, à l'envers de toute convention +sociale, le mépris de la famille et de ses joies, l'excitation cérébrale +cherchée dans l'abus du tabac, des liqueurs fortes, sans parler du +reste, voilà ce qui constitue ce terrible élément artistique auquel +votre chère tante désire vous soustraire; mais, je vous le répète, tout +en comprenant ses inquiétudes, ses remords mêmes d'avoir consenti à un +pareil mariage, je ne vois pas que les choses soient au point pour ce +que vous demandez. + +J'ai pourtant commencé déjà un projet de mémoire judiciaire où vos +principaux griefs se trouvent groupés et mis en lumière assez +habilement. Voici les grandes divisions de l'ouvrage: + +1º _Grossièretés de Monsieur envers la famille de Madame_.--Refus de +recevoir notre tante de Moulins, qui nous a élevée et qui nous +adore.--Surnoms de Tata Bobosse, Fée Carabosse et autres, donnés à cette +vénérable demoiselle, dont le dos est un peu voûté.--Railleries, +épigrammes, dessins au crayon et à la plume sur ladite et son infirmité. + +2º _Insociabilité_.--Refus devoir les amis de Madame, de faire des +visites de noces, d'envoyer des cartes, de répondre aux invitations, +etc... + +3º _Dilapidation_.--Argent prêté sans reçu à toutes sortes de +bohèmes.--Table toujours ouverte, maison transformée en +hôtellerie.--Souscriptions continuelles pour des statues, des tombeaux, +des Å“uvres de confrères malheureux.--Fondation d'une revue artistique et +littéraire!!!! + +4º _Grossièretés envers Madame_--Avoir dit tout haut, en parlant de +nous: «Quelle dinde!...» + +5º _Sévices et violences_.--Excessive brutalité de Monsieur.--Fureur aux +moindres prétextes.--Bris de vaisselle et de meubles.--Tapage, scandale, +expressions malsonnantes. + +Tout cela, comme vous le voyez, chère madame, forme un corps +d'accusation assez respectable, mais insuffisant. Il nous manque les +voies de fait. Ah! si nous avions seulement une voie de fait, une toute +petite voie de fait devant témoins, notre affaire serait superbe. Mais +ce n'est pas maintenant que vous avez mis cinquante lieues entre vous et +votre mari que nous pouvons espérer un événement de ce genre. Je dis +«espérer» parce que, la situation étant donnée, une brutalité de cet +homme eût été ce qui pouvait vous arriver de plus heureux. + +Je suis, madame, en attendant vos ordres, votre dévoué et respectueux +serviteur. + +PETITBRY. + +_P. S._--Brutalité devant témoins, bien entendu!... + + + * * * * * + + +_Maître Petitbry, à Paris_. + + +Eh! quoi, monsieur, voilà où nous en sommes! Voilà ce que vos lois ont +fait de l'ancienne chevalerie française!... Ainsi, quand il suffit +souvent d'un malentendu pour séparer deux cÅ“urs à jamais, il faut à vos +tribunaux des actes de violence pour motiver cette séparation. N'est-ce +pas indigne, injuste, barbare, criant?... Penser que, pour recouvrer sa +liberté, ma pauvre petite est obligée d'aller tendre son cou au +bourreau, de se livrer à toute la fureur du monstre, de l'exciter +même... Mais n'importe, notre parti est pris. Il faut des voies de fait. +Eh bien! nous en aurons... Dès demain, Nina retourne à Paris. Comment +sera-t-elle accueillie? Que va-t-il se passer là -bas? Je n'ose y songer +sans frémir. À cette idée, ma main tremble, mes yeux se mouillent... Ah! +monsieur... Ah! maître Petitbry... Ah! + + + LA TANTE INFORTUNÉE DE NINA. + + + * * * * * + + +ÉTUDE DE Me MARESTANG + +Avoué près le tribunal de la Seine. + +_Monsieur Henri de B***, homme de lettres à Paris_. + + +Du calme, du calme, du calme!... Je vous défends d'aller à Moulins, de +vous élancer à la poursuite de votre fugitive. Il est plus sage, il est +plus sûr de l'attendre chez vous au coin du feu. En somme, que s'est-il +passé? Vous refusiez de recevoir cette vieille fille ridicule et +méchante; votre femme est allée la rejoindre. Il fallait vous y +attendre. La famille est bien forte dans le cÅ“ur d'une si jeune mariée. +Vous avez voulu aller trop vite. Songez que c'est cette tante qui l'a +élevée, qu'elle n'a pas d'autres parents qu'elle... Elle a son mari, me +direz-vous... Eh! mon cher enfant, entre nous nous pouvons bien nous +faire cet aveu, les maris ne sont pas aimables tous les jours. J'en +connais un surtout qui, malgré son bon cÅ“ur, est d'une nervosité, d'une +violence! Je veux bien que le travail, les préoccupations artistiques y +soient pour quelque chose. Toujours est-il que l'oiseau s'est effarouché +et qu'il est retourné à son ancienne cage. N'ayez pas peur; il n'y +restera pas longtemps. Ou je me trompe fort, ou cette Parisienne d'hier +s'ennuiera vite dans ce milieu suranné et ne sera pas longue à regretter +les turbulences de son poëte... Surtout ne bougez pas. + +Votre vieil ami, + +MARESTANG. + + + * * * * * + + +_Maître Marestang, avoué à Paris_. + + +En même temps que votre lettre si raisonnable, si amicale, je reçois un +télégramme de Moulins m'annonçant le retour de Nina. Ah! que vous avez +été bon prophète! Elle revient ce soir, toute seule, comme elle était +partie, sans la moindre démarche de ma part. Il s'agit maintenant de lui +arranger une vie si douce, si agréable, qu'elle n'ait jamais plus la +tentation de partir. J'ai fait des provisions de tendresse, de patience, +pendant cette absence de huit jours. Il n'y a qu'un point sur lequel je +ne varie pas: je ne veux plus voir chez nous l'horrible Tata Bobosse, ce +bas-bleu de 1820, qui m'a donné sa nièce uniquement dans l'espoir que ma +petite célébrité servirait à la sienne. Songez, mon cher Marestang, que +depuis mon mariage cette méchante petite vieille s'est toujours mise +entre ma femme et moi, roulant sa bosse à travers tous nos plaisirs, +toutes nos fêtes, au théâtre, aux expositions, dans le monde, à la +campagne, partout. Étonnez-vous après cela que j'aie mis une certaine +précipitation à la congédier, à la renvoyer dans sa bonne ville de +Moulins. Tenez! mon cher, on ne se doute pas du mal que ces vieilles +filles, ignorantes de la vie et soupçonneuses, sont capables de faire +dans un jeune ménage. Celle-là avait fourré dans la jolie petite tête de +ma femme une provision d'idées fausses, arriérées, saugrenues, un +sentimentalisme rococo du temps d'Ipsiboé, du jeune Florange: _Ah! si ma +dame me voyait_!... Pour elle, j'étais un _poâte_, ce _poâte_ qu'on voit +aux frontispices de Renduel ou de Ladvocat, couronné de lauriers, une +lyre sur la hanche, et le coup de vent des hautes cimes dans un +manteau-crispin à collet de velours. Voilà le mari qu'elle avait promis +à sa nièce, et vous pensez si ma pauvre Nina a dû être désillusionnée. +Du reste, je conviens que j'ai été bien maladroit avec cette chère +enfant. Comme vous dites, j'ai voulu aller trop vite, je l'ai +effarouchée. Cette éducation un peu étroite, faussée par le couvent et +les rêvasseries sentimentales de la tante, c'était à moi de la refaire +tout doucement, en laissant au bouquet provincial le temps de +s'évaporer... Enfin tout cela est réparable, puisqu'elle revient... Elle +revient, mon cher ami!... Ce soir, j'irai l'attendre à la gare, et nous +rentrerons chez nous au bras l'un de l'autre, réconciliés et heureux. + +HENRI DE B... + + + * * * * * + + +_Nina de B... à sa tante, à Moulins_. + + +Il m'attendait au chemin de fer et m'a reçue en souriant, les bras +tendus, comme si je revenais d'un voyage ordinaire. Tu penses si je lui +ai fait ma mine la plus glacée. À peine rentrée, je me suis enfermée +dans ma chambre, où j'ai dîné toute seule sous prétexte de fatigue. +Ensuite, double tour de clef. Il est venu me dire bonsoir à la serrure, +et, ce qui m'a bien surprise, s'est éloigné à pas de loup sans colère ni +insistance... Ce matin, visite à Me Petitbry; qui m'a donné de longues +instructions sur la façon dont je devais m'y prendre, l'heure, +l'endroit, les témoins...--Ah! ma chère tante, à mesure que le moment +approche, si tu savais comme j'ai peur. Ses colères sont si terribles. +Même quand il est doux comme hier, ses yeux ont des éclairs d'orage... +Enfin je serais forte en pensant à toi, ma chérie... D'ailleurs, comme +m'a dit Me Petitbry, ce n'est qu'un mauvais moment à passer; puis nous +reprendrons toutes les deux notre vie d'autrefois, calme et heureuse. + +NINA DE B... + + + * * * * * + + +_De la même à la même_. + + +Chère tante, je t'écris de mon lit, brisée par l'émotion de cette scène +épouvantable. Qui aurait pu croire que les choses tourneraient ainsi? +Pourtant toutes mes précautions étaient prises. J'avais prévenu Marthe +et sa sÅ“ur qui devaient venir à une heure, et choisi pour la grande +scène le moment où l'on sort de table, pendant que les domestiques ôtent +le couvert dans la salle à manger voisine du cabinet de travail. Dès le +matin mes batteries étaient préparées: une heure de gammes, d'études au +piano, les _Cloches du monastère_, les _Rêveries de Rosellen_, tous les +morceaux qu'il déteste. Cela ne l'avait pas empêché de travailler, sans +la moindre irritation. Au déjeuner, même patience. Un déjeuner +exécrable, des restes, des plats sucrés qu'il ne peut pas souffrir. Et +si tu avais vu ma toilette! Une robe à pèlerine qui a cinq ans de date, +un petit tablier de soie noire, des cheveux défrisés!... Je cherchais +sur son front des signes d'irritation, ce pli droit si connu que +monsieur creuse entre ses sourcils à la moindre contrariété. Eh bien! +non, rien. C'était à croire qu'on m'avait changé mon mari. Il m'a dit +d'un ton calme, un peu triste: + +«Tiens! vous avez repris votre ancienne coiffure?» + +Je répondais à peine, ne voulant rien hâter avant l'arrivée des témoins, +et puis, c'est drôle! je me sentais émue, secouée d'avance de la scène +que je cherchais. Enfin, à quelques réponses un peu plus sèches de ma +part, il se leva de table et se retira chez lui. Je le suivis, toute +tremblante. J'entendais mes amis s'installer, dans le petit salon, et +Pierre qui allait, venait, rangeait l'argenterie et les verres. Le +moment était venu. Il fallait l'amener aux grandes violences, et cela me +semblait facile après ce que j'avais fait depuis le matin pour +l'irriter. + +En entrant dans son cabinet, je devais être très-pâle. Je me sentais +dans la cage du lion. Cette pensée me vint: «S'il allait me tuer!» Il +n'avait pourtant pas l'air bien terrible, couché sur son divan, le +cigare à la bouche. + +«Est-ce que je vous dérange?» demandai-je de ma voix la plus ironique. + +Lui, tranquillement: + +«Non. Vous voyez... je ne travaille pas.» + +Moi, toujours très-méchante: + +«Ah çà ! vous ne travaillez donc jamais?» + +Lui, toujours très-doux: + +«Vous vous trompez, mon amie. Je travaille beaucoup, au contraire... +Seulement, notre métier est de ceux où l'on peut travailler sans avoir +un outil dans la main.» + +Moi: + +«Et qu'est-ce que vous faites, en ce moment?... Ah! oui, je sais, votre +pièce en vers, toujours la même depuis deux ans. Savez-vous que c'est +bien heureux que votre femme ait eu de la fortune!... Cela vous permet +de paresser à votre aise.» + +Je croyais qu'il allait bondir. Pas du tout. Il est venu me prendre les +mains très-gentiment. + +«Voyons, c'est donc toujours la même chose? Nous allons donc recommencer +notre vie de guerre?... Alors, pourquoi êtes-vous revenue?» + +J'avoue que je me suis sentie un peu émue de son ton affectueux et +triste; mais j'ai pensé à toi, ma pauvre tante, à ton exil, à tous ses +torts, et cela m'a donné du courage. J'ai cherché ce que je pouvais lui +dire de plus amer, de plus blessant... Est-ce que je sais, moi?... que +j'étais désolée d'avoir épousé un artiste; qu'à Moulins, tout le monde +me plaignait; que j'avais trouvé mes amies mariées à des magistrats, des +hommes sérieux, influents, bien posés, tandis que lui... Encore s'il +gagnait de l'argent. Mais non, monsieur travaillait pour la gloire. Et +quelle gloire!... À Moulins, personne ne le connaissait; à Paris, on +sifflait ses pièces. Ses livres ne se vendaient pas. Et patati. Et +patata... La tête me tournait de toutes les méchantes paroles qui me +venaient à mesure. Lui me regardait sans répondre, avec une colère +froide. Naturellement, cette froideur m'exaspérait davantage. J'étais +tellement excitée, que je ne reconnaissais plus ma voix montée à un +diapason extraordinaire, et les derniers mots que je lui criai.--je ne +sais plus quelle épigramme injuste et folle--bourdonnèrent à mes +oreilles troublées... Pour le coup, je crus que Me Petitbry tenait sa +voie de fait. Blême, les dents serrées, Henri avait fait deux pas vers +moi: + +«Madame!...» + +Puis, subitement, sa colère tomba, sa figure redevint impassible, et il +me regarda d'un air si méprisant, si insolent, si calme... Oh! ma foi, +ma patience était à bout. Je levai la main et, vlan! je lui appliquai le +plus beau soufflet que j'aie donné de ma vie. Au bruit, la porte +s'ouvre, mes témoins se présentent, suffoqués, solennels: + +«Monsieur, c'est une indignité!... + +--N'est-ce pas?» disait le pauvre garçon en montrant sa joue toute +rouge. + +Tu penses si j'étais confuse. Heureusement, j'ai pris le parti de +m'évanouir et de pleurer toutes mes larmes, ce qui m'a beaucoup +soulagée... Maintenant, Henri est dans ma chambre. Il me veille, il me +soigne et se montre véritablement très-bon pour moi...Que faire? quelle +impasse!... C'est Me Petitbry qui ne sera pas content. + +NINA DE B... + + + * * * * * + + + + + VII + + + LA BOHÈME EN FAMILLE + + +Je ne crois pas qu'on puisse trouver dans tout Paris un intérieur plus +bizarre et plus gai que celui du sculpteur Simaise. La vie dans cette +maison-là est une fête perpétuelle. À quelque heure que vous arriviez, +vous entendez des chants, des rires, le bruit d'un piano, d'une guitare, +d'un tam-tam. Si vous entrez dans l'atelier, il est rare que vous ne +tombiez pas au milieu d'une partie de volants, d'un temps de valse, +d'une figure de quadrille, ou bien parmi des préparatifs de bal, des +rognures de tulle, de rubans traînant à côté de l'ébauchoir, des fausses +fleurs accrochées aux bustes, des jupes pailletées qui s'étalent sur un +groupe encore humide. + +C'est qu'il y a là quatre grandes filles de seize à vingt-cinq ans, +très-jolies, mais très-encombrantes; et quand ces demoiselles +tourbillonnent leurs cheveux tombant dans le dos avec des flots de +rubans, de longues épingles, des boucles voyantes, on dirait qu'au lieu +de quatre elles sont huit, seize, trente-deux demoiselles Simaise aussi +fringantes les unes que les autres, parlant haut, riant fort, ayant +toutes cet air un peu garçon particulier aux filles d'artistes, des +gestes d'atelier, un aplomb de rapin, et s'entendant comme personne à +éconduire un créancier ou à savonner la tête du fournisseur assez +insolent pour présenter sa note en temps inopportun. + +Ces jeunes personnes sont les véritables maîtresses de la maison. Le +père travaille dès l'aube, sculptant, modelant sans relâche, car il n'a +pas de fortune. Dans le commencement, il était ambitieux, s'efforçait de +bien faire. Quelques succès d'exposition lui présageaient une certaine +gloire. Mais cette famille exigeante à nourrir, habiller, lancer, l'a +maintenu dans la médiocrité du métier. Quant à Mme Simaise, elle ne +s'occupe de rien. Très-belle au moment du mariage, très-entourée dans le +monde artistique où son mari la présenta, elle se condamna à n'être +d'abord qu'une jolie femme et plus tard qu'une ancienne jolie femme. +D'origine créole, à ce qu'elle prétend--bien qu'on m'assure que ses +parents n'ont jamais quitté Courbevoie,--elle passe ses journées du +matin au soir dans un hamac accroché tour à tour dans toutes les pièces +de l'appartement, s'évente, fait la sieste, avec un profond dédain pour +les détails matériels de l'existence. Elle a posé si souvent à son mari +des Hébé, des Diane, qu'elle se figure traverser la vie un croissant au +front, une coupe à la main, chargée d'emblèmes pour tout travail. Aussi +il faut voir le désordre du logis. On cherche une heure les moindres +objets. + +«As-tu vu mon dé?... Marthe, Éva, Geneviève, Madeleine, qui est-ce qui a +vu mon dé?» + +Les tiroirs, où gisent pêle-mêle des livres, de la poudre, du rouge, des +paillettes, des cuillers, des éventails, sont remplis jusqu'au bord mais +ne renferment rien d'utile; d'ailleurs, ils tiennent à des meubles +bizarres, curieux, incomplets, endommagés. Et la maison elle-même est si +singulière! Comme on déménage souvent, on n'a pas le temps de +s'installer, et cet intérieur joyeux a toujours l'air d'attendre le +rangement complet, indispensable, qui suit une nuit de bal. Seulement il +manque tant de choses que ce n'est pas la peine de ranger, et pourvu +qu'on ait un peu de toilette, qu'on circule dans les rues avec l'éclat +d'un météore, un semblant de chic et des apparences de luxe, l'honneur +est sauf. Le campement n'a rien qui gêne cette tribu de nomades. Par des +portes ouvertes, la misère se laisse voir tout à coup dans les quatre +murs vides d'une pièce non meublée, dans le fouillis d'une chambre +encombrée. C'est la vie de bohême en famille, une vie d'imprévu, de +surprises... + +Au moment de se mettre à table, on s'aperçoit que tout manque, et qu'il +faut aller chercher le déjeuner dehors bien vite. De cette façon, les +heures passent rapidement, agitées, oisives; et puis cela a un avantage. +Quand on déjeune tard, on ne dîne pas, quitte à souper au bal, où l'on +va presque tous les soirs. Souvent aussi ces dames donnent des soirées. +On prend le thé dans des récipients bizarres, hanaps, vidrecomes, +coquilles japonaises, le tout ébréché par le bric-à -brac, écorné par les +déménagements. La sérénité de la mère et des filles au milieu de cette +détresse est quelque chose d'admirable. Elles ont, ma foi! bien d'autres +idées en tête que le ménage. L'une s'est nattée en Suissesse, l'autre +frisée en baby anglais, et Mme Simaise, au fond de son hamac, vit dans +la béatitude de sa beauté d'autrefois. Quant au père Simaise, il est +toujours ravi. Pourvu qu'il entende le joli rire de ses filles autour de +lui, il se charge allégrement de tout le poids de cette existence +déroutée. C'est à lui qu'on s'adresse en câlinant: «Papa, j'ai besoin +d'un chapeau... papa, il me faut une robe.» Parfois l'hiver est dur. On +est si répandu, on reçoit tant d'invitations... Bah! le père en est +quitte pour se lever deux heures plus tôt. On fait un seul feu dans +l'atelier où toute la famille se réunit. Ces demoiselles taillent, +cousent leurs robes elles-mêmes, pendant que la corde du hamac grince +régulièrement et que le père travaille grimpé sur son escabeau. + +Avez-vous quelquefois rencontré ces dames dans le monde? Dès qu'elles +entrent, il y a une rumeur. Depuis longtemps, on connaît les deux +aînées; mais elles sont toujours si parées, si pimpantes, que c'est à +qui les prendra pour danseuses. Elles ont du succès autant que les sÅ“urs +cadettes, presque autant que la mère autrefois; d'ailleurs une grâce à +porter les chiffons, les bijoux à la mode, un laisser-aller si charmant, +des rires fous d'enfants mal élevées, des façons de s'éventer à +l'espagnole... Malgré tout, elles ne se marient pas. Jamais aucun +admirateur n'a pu résister au spectacle de cet intérieur singulier. Le +gâchis des dépenses inutiles, le manque d'assiettes, la profusion de +vieilles tapisseries à trous, de lustres antiques disloqués et dédorés, +le courant d'air des portes, le coup de sonnette des créanciers, le +négligé de ces demoiselles en pantoufles et en peignoirs traînant +d'hôtel garni, mettent en fuite les mieux intentionnés. Que voulez-vous? +Tout le monde ne se résigne pas à accrocher près de soi pour la vie le +hamac d'une femme oisive. + +Je le crains bien, les demoiselles Simaise ne se marieront pas. Elles +ont eu pourtant une occasion magnifique et unique de le faire pendant la +Commune. La famille s'était réfugiée en Normandie dans une petite ville +très-processive, pleine d'avoués, de notaires, d'agents d'affaires. Le +père, à peine arrivé chercha des travaux. Son renom de sculpteur le +servit; et comme il y avait de lui sur une place publique de la ville +une statue de Cujas, ce fut parmi les notabilités de l'endroit à qui lui +commanderait son buste. Immédiatement la mère accrocha son hamac dans un +coin de l'atelier, et ces demoiselles organisèrent de petites fêtes. +Elles eurent tout de suite beaucoup de succès. Ici du moins, la pauvreté +semblait un accident d'exil, l'en-l'air de l'installation avait une +raison d'être. Ces belles élégantes riaient elles-mêmes, très-haut de +leur misère. On était parti sans rien emporter. De Paris fermé rien ne +pouvait venir. Pour elles, c'était un charme de plus. Cela faisait +penser aux tziganes en voyage qui peignent leurs beaux cheveux dans une +grange, et se désaltèrent aux ruisseaux. Les moins poétiques les +comparaient dans leur esprit aux exilées de Coblentz, aux dames de la +cour de Marie-Antoinette parties bien vite, sans poudre ni paniers, ni +camérières, obligées à toutes sortes d'expédients, apprenant à se servir +elles-mêmes, et gardant la frivolité des cours de France, le sourire si +piquant des mouches disparues. + +Chaque soir, une foule de bazochiens éblouis encombrait l'atelier +Simaise. Avec un piano de louage, tout ce monde polkait, valsait, +scottischait--on scottische encore en Normandie... «Je finirai bien par +en marier une,» se disait le père Simaise; et le fait est que, la +première partie, toutes les autres auraient suivi. Malheureusement la +première ne partit pas, mais il s'en fallut de bien peu. Parmi les +nombreux valseurs de ces demoiselles, dans ce corps de ballet d'avoués, +de substituts, de notaires, le plus enragé pour la danse était un avoué +veuf, très-assidu près de la fille aînée. Dans la maison on l'appelait +«le premier avoué dansant», en souvenir des ballets de Molière; et +certes, à voir le train dont le gaillard tourbillonnait, le papa Simaise +fondait sur lui les plus grandes espérances. Mais les gens d'affaires, +ça ne danse pas comme tout le monde. Celui-là , tout en valsant, faisait +ses petites réflexions: «Cette famille Simaise est charmante... Tra la +la... La la la... mais ils ont beau me presser... la la la... la la +lère... je ne conclurai rien avant que les portes de Paris soient +rouvertes... Tra la la... et que j'aie pu prendre mes renseignements... +la la la...» Ainsi pensait le premier avoué dansant; et, en effet, sitôt +Paris débloqué, il se renseigna sur la famille, et le mariage fut +manqué. + +Depuis, les pauvres petites en ont manqué bien d'autres. Mais cela n'a +troublé en rien la gaieté de ce singulier ménage. Au contraire, plus ils +vont, plus ils sont joyeux. L'hiver dernier, ils ont déménagé trois +fois, on les a vendus une, et ils ont tout de même donné deux grands +bals travestis. + + + * * * * * + + + + + VIII + + + FRAGMENT D'UNE LETTRE DE FEMME TROUVÉE RUE NOTRE-DAME-DES-CHAMPS + + +«... m'en a coûté pour avoir épousé un artiste. Ah! ma chérie, si +j'avais su!... mais les jeunes filles se font sur toutes choses de si +singulières idées. Figure-toi qu'à l'Exposition, quand je voyais sur le +livret ces adresses lointaines de rues calmes, à l'extrême bout de +Paris, je m'imaginais des vies paisibles, sédentaires, toutes au travail +et à la famille, et je me disais, sentant d'avance combien je serais +jalouse: «Voilà comme je veux un mari. Il sera toujours avec moi. Nous +passerons toutes nos journées ensemble, lui à son tableau ou à sa +sculpture, moi lisant, cousant à ses côtés dans le jour recueilli de +l'atelier. «Pauvre innocente, va! Je ne me doutais pas alors de ce que +c'était qu'un atelier, ni du singulier monde qu'on y rencontre. Jamais, +en regardant ces statues de déesses si effrontément décolletées, l'idée +ne me serait venue qu'il y avait des femmes assez osées pour... Et que +moi-même je... Sans cela je te prie de croire que je n'aurais pas épousé +un sculpteur. Ah! mais non, par exemple... Je dois dire qu'à la maison +ils étaient tous contre ce mariage, malgré la fortune de mon mari, son +nom déjà célèbre, le bel hôtel qu'il faisait bâtir pour nous deux. C'est +moi seule qui l'ai voulu. Il était si élégant, si charmant, si empressé. +Je trouvais pourtant qu'il se mêlait un peu trop de ma toilette, de mes +coiffures: «Relevez donc vos cheveux comme ceci, là ...» et monsieur +s'amusait à placer une fleur tout au milieu de mes boucles avec bien +plus d'art que n'importe laquelle de nos modistes. Tant d'expérience +chez un homme, c'était effrayant, n'est-ce pas? J'aurais dû me méfier... +Enfin tu vas voir. Écoute. + +Nous revenions de notre voyage de noces. Pendant que je m'installais +dans mon joli appartement si bien meublé, tout ce paradis que tu +connais, mon mari sitôt arrivé s'était mis au travail et passait ses +journées à son atelier, en dehors de l'hôtel. Le soir, en rentrant, il +me parlait avec fièvre de son exposition prochaine. Le sujet était une +«dame romaine sortant du bain.» Il voulait faire rendre au marbre ce +petit frisson de la peau au contact de l'air, la mouillure des fins +tissus plaquant sur les épaules, et toutes sortes d'autres belles choses +que je ne me rappelle plus. Entre nous, quand il me parle de sa +sculpture, je ne comprends pas toujours très-bien. Tout de même, je +disais de confiance: «Ce sera très-joli...» et je me voyais déjà sur le +sable fin des allées, admirant l'Å“uvre de mon mari, un beau marbre tout +blanc sur la tenture verte, pendant qu'on murmurait derrière moi: «la +femme de l'auteur...» + +Enfin, un jour, curieuse de voir où nous en étions de notre dame +romaine, j'eus l'idée d'aller le surprendre à son atelier, que je ne +connaissais pas encore. C'était une de mes premières sorties toute +seule, et je m'étais faite belle; dam!... En arrivant, je trouvai la +porte du petit jardin, au rez-de-chaussée, grande ouverte. J'entrai donc +tout droit, et, juge de mon indignation quand j'aperçus mon mari, en +blouse blanche comme un maçon, mal peigné, les mains sales de terre, +ayant en face de lui une femme, ma chère, une grande créature debout sur +un tréteau, presque pas vêtue, et l'air tranquille dans cette tenue, +comme si elle l'avait trouvée parfaitement naturelle. Toute une vilaine +défroque remplie de boue, des bottines de course, un chapeau rond avec +une plume défrisée, était jetée à côté d'elle, sur une chaise. J'ai vu +tout cela très-vite, car tu comprends si je me suis sauvée. Étienne +voulait me parler, me retenir, mais j'eus un geste d'horreur pour ses +mains pleines de glaise, et je courus chez maman, où j'arrivai à peine +vivante. Tu vois mon entrée d'ici: + +«Ah! mon Dieu, mon enfant, qu'est-ce que tu as?» + +Je raconte à maman ce que je viens de voir, comment était cette affreuse +femme, dans quel costume. Et je pleurais, je pleurais... Ma mère, +très-émue, essaye de me consoler, m'explique que ce devait être un +modèle. + +«Comment!... mais c'est abominable... On ne m'avait pas parlé de ça, +avant de me marier!...». + +Là -dessus voilà Étienne qui arrive tout effaré, et tâche à son tour de +me faire comprendre qu'un modèle n'est pas une femme comme une autre, et +que, d'ailleurs, les sculpteurs ne peuvent pas s'en passer; mais ces +raisons ne me persuadent guère, et je déclare formellement que je ne +veux plus d'un mari qui passe ses journées en tête-à -tête avec des +demoiselles dans cette tenue-là . + +«Voyons, mon ami, dit alors cette pauvre maman qui s'efforce de tout +arranger, est-ce que, par convenance pour votre femme, vous ne pourriez +pas remplacer cela par un semblant, un cartonnage?» + +Mon mari mordait sa moustache avec fureur: + +«Mais c'est impossible, ma chère maman. + +--Pourtant, mon cher, il me semble... Tenez, nos modistes ont des têtes +en carton qui leur servent à monter les bonnets... Eh bien, ce qu'on +fait, pour la tête, ne pourrait-on pas le faire pour...?» + +Il paraît que ce n'était pas possible. C'est du moins ce qu'Étienne +essaya de nous démontrer longuement, avec toutes sortes de détails, de +mots techniques. Il avait vraiment l'air très-malheureux. Je le +regardais du coin de l'Å“il tout en essuyant mes larmes, et je voyais +bien que mon chagrin l'affligeait beaucoup. Enfin, après une +interminable discussion, il fut convenu que, puisque le modèle était +indispensable, toutes les fois qu'elle viendrait, je serais là . Il y +avait justement, à côté de l'atelier, un petit débarras très-commode, +d'où je pourrais voir sans être vue.--C'est honteux, diras-tu, d'être +jalouse d'espèces pareilles et de montrer sa jalousie. Mais, vois-tu, ma +biche, il faut avoir passé par ces émotions-là pour pouvoir en parler. + +Le lendemain, le modèle devait venir. Je prends donc mon courage à deux +mains et je m'installe dans ma logette, avec la condition expresse qu'au +moindre coup frappé â la cloison, mon mari viendrait vite vers moi. À +peine étais-je enfermée, le vilain modèle de l'autre jour arrive, +attifée Dieu sait comme, avec une tournure si misérable que je me +demandais comment j'avais pu être jalouse d'une femme qui s'en va dans +la rue sans manchettes blanches aux poignets, avec un vieux châle à +franges vertes. Eh bien, ma chère, quand j'ai vu cette créature jeter +son châle, sa robe au milieu de l'atelier, se défaire avec cette +aisance, cette impudeur, cela m'a fait un effet que je ne peux pas te +dire. La colère m'étouffait... Vite je frappe à la cloison... Étienne +arrive. Je tremblais, j'étais pâle. Il se moque de moi, me rassure tout +doucement, et s'en retourne à son travail... Maintenant la femme était +debout, à demi nue, ses grands cheveux dénoués et tombant dans le dos +avec une lourdeur lisse. Ce n'était plus la créature de tout à l'heure, +mais presque une statue déjà , malgré sa mine fatiguée et commune. +J'avais le cÅ“ur serré. Cependant je ne dis rien. Tout à coup, j'entends +mon mari qui crie: «La jambe gauche... Avancez la jambe gauche.» Et, +comme le modèle ne comprenait pas bien, il s'approcha d'elle, et... Ah! +pour le coup, je n'y tiens plus. Je tape. Il ne m'entend pas. Je tape +encore, je tape avec fureur. Cette fois il accourt, le sourcil un peu +froncé, dans la fièvre du travail. + +«Voyons, Armande... soyez donc raisonnable!...» Et moi, tout en larmes, +j'appuyais la tête sur son épaule: «C'est plus fort que moi, mon ami... +Je ne peux pas... je ne peux pas...» Alors, brusquement, sans me +répondre, il passa dans l'atelier et fit un signe à cette horreur de +femme qui s'habilla et partit. + +Pendant quelques jours, Étienne ne retourna pas à son atelier. Il +restait près de moi, ne sortait plus, refusait même de voir ses amis, +toujours très-bon d'ailleurs, mais l'air si triste. Une fois je lui +demandai bien timidement: «Vous ne travaillez donc plus?» ce qui me +valut cette réponse: «On ne travaille pas sans modèle.» Je n'eus pas le +courage d'insister, car je sentais combien j'étais coupable, et qu'il +avait le droit de m'en vouloir. Pourtant, à force de tendresses, de +gentillesses, j'obtins de lui qu'il retournerait à son atelier et qu'il +essayerait de finir sa statue, de... Comment donc disent-ils ça?... de +chic, c'est-à -dire d'imagination; bref, le procédé de maman. Moi, je +trouvais cela très-faisable; mais le pauvre garçon avait bien du mal. +Tous les soirs, il rentrait crispé, découragé, presque malade. Pour le +remonter, j'allais le voir souvent. Je disais toujours: C'est charmant. +Mais le fait est que la statue n'avançait guère. Je ne sais pas même +s'il y travaillait. Quand j'arrivais, je le trouvais toujours en train +de fumer sur son divan, ou bien roulant des boulettes d'argile qu'il +envoyait rageusement contre le mur. + +Une après-midi que j'étais là à regarder cette pauvre dame romaine, +ébauchée à demi, si longue à sortir de son bain, une idée fantasque me +traversa l'esprit. La Romaine était à peu près de ma taille... peut-être +qu'à la rigueur je pourrais... + +«Qu'est-ce qu'on appelle une jolie jambe?» demandai-je tout à coup à mon +mari. + +Il m'expliqua cela très au long, en me montrant ce qui manquait encore à +sa statue et qu'il ne pouvait pas parvenir à lui donner sans un +modèle... Pauvre garçon! Il avait l'air si navré en disant cela... +Sais-tu ce que j'ai fait... Ma foi, tant pis, j'ai ramassé bravement la +draperie qui traînait dans un coin, je suis allée dans ma logette; puis, +tout doucement, sans rien dire, pendant qu'il regardait encore sa +statue, je suis venue me mettre sur l'estrade en face de lui, dans le +costume et l'attitude où j'avais vu cet affreux modèle... Ah! ma chérie, +quelle émotion quand il a relevé la tête! J'avais envie de rire et de +pleurer. J'étais rouge... Et cette maudite mousseline qu'il fallait +rajuster de tous les côtés... C'est égal! Étienne avait l'air si ravi +que cela m'a rassurée bien vite. Figure-toi, ma chère, qu'à +l'entendre... + + + * * * * * + + + + + IX + + + LA VEUVE D'UN GRAND HOMME + + +Quand on apprit qu'elle se remariait, cela n'étonna personne. Malgré +tout son génie, peut-être même à cause de son génie, le grand homme lui +avait fait quinze ans d'une vie très-dure, traversée de caprices, de +fantaisies éclatantes dont Paris s'était quelquefois occupé. Sur la +grande route de gloire qu'il avait parcourue triomphalement et à toute +vitesse, comme ceux qui doivent mourir jeunes, elle l'avait suivi, +humble et craintive, assise dans un coin du char, s'attendant toujours à +des chocs. Quand elle se plaignait, parents, amis, tout le monde était +contre elle: «Respectez ses faiblesses, lui disait-on, ce sont les +faiblesses d'un dieu. Ne le troublez pas, ne le dérangez pas. Songez que +votre mari n'est pas à vous seulement. Il appartient bien plus au pays, +à l'art, qu'à la famille... Et qui sait si chacune de ces fautes que +vous lui reprochez ne nous a pas valu des Å“uvres sublimes?...» À la fin +pourtant, lassée de tant de patience, elle eut des révoltes, des +indignations, des injustices, si bien qu'au moment où le grand homme +mourut, ils étaient prêts à plaider en séparation et à traîner leur beau +nom célèbre à la troisième page des journaux à scandale. + +Après les agitations de cette union malheureuse, les inquiétudes de la +dernière maladie, et le coup subit de la mort qui avait réveillé pour un +moment l'affection primitive, les premiers mois de son veuvage firent à +la jeune femme l'effet salutaire, reposant, d'une saison de bains. La +retraité forcée, le charme tranquille de la douleur apaisée lui +donnèrent à trente-cinq ans une seconde jeunesse presque aussi +séduisante que la première. D'ailleurs le noir lui allait bien; puis +elle avait la contenance responsable, un peu fière, d'une femme restée +seule dans la vie avec tout l'honneur d'un grand nom à porter. +Très-soigneuse de la gloire du défunt, cette gloire maudite qui lui +avait coûté tant de larmes et qui maintenant grandissait de jour en jour +comme une fleur splendide nourrie par la terre noire du tombeau, on la +voyait, entourée de ses longs voiles sombres, apparaître chez les +directeurs de théâtres, chez les éditeurs, s'occupant de faire reprendre +les opéras de son mari, surveillant l'impression des Å“uvres posthumes, +des manuscrits inachevés, apportant à tous ces détails une espèce de +soin solennel et comme un respect de sanctuaire. + +C'est à ce moment que son second mari la rencontra. Il était musicien +lui aussi, à peu près inconnu, auteur de valses, de mélodies et de deux +petits opéras dont les partitions, délicieusement imprimées, ne +s'étaient guère plus jouées que vendues. Avec une figure aimable, une +belle fortune qu'il tenait d'une famille excessivement bourgeoise, il +avait par-dessus tout le respect suprême du génie, la curiosité des +hommes célèbres et la naïveté enthousiaste des artistes encore jeunes. +Aussi, quand on lui montra la femme du maître, il en eut un +éblouissement. C'était comme l'image même de la muse glorieuse qui lui +apparaissait. Tout de suite il fut amoureux, et la veuve commençant déjà +à revoir un peu le monde, il se fit présenter chez elle. Là sa passion +s'accrut de l'atmosphère de génie qui flottait encore dans tous les +coins du salon. C'était le buste du maître, le piano où il composait, +ses partitions étalées sur tous les meubles, mélodieuses même, à +regarder, comme si de leurs feuillets entr'ouverts les phrases écrites +résonnaient musicalement... Le charme très-réel de la veuve, fixée dans +ce souvenir austère comme dans un cadre qui lui allait bien, acheva de +le rendre éperdu d'amour. + +Après avoir hésité longtemps, le brave garçon finit par se déclarer, +mais dans des termes si humbles, si timides... Il savait combien il +était peu de chose pour elle. Il comprenait tout le regret qu'elle +pourrait avoir à échanger son nom illustre contre le sien, inconnu et +chétif... Et mille autres naïvetés de ce genre. Pensez qu'au fond du +cÅ“ur la dame était très-flattée de sa conquête, mais elle joua la +comédie du cÅ“ur brisé, et prit les airs dédaigneux, blasés de la femme +dont la vie est finie sans espoir de recommencement. Elle, qui n'avait +jamais été si tranquille que depuis la mort de son grand homme, trouva +encore des larmes pour le regretter, une ardeur enthousiaste à parler de +lui. Cela, bien entendu, ne fit qu'exalter son jeune adorateur, le +rendre plus éloquent, plus persuasif. + +Bref ce veuvage sévère se termina par un mariage; mais la veuve +n'abdiqua pas, et resta--quoique mariée--plus veuve de grand homme que +jamais, comprenant bien qu'aux yeux du second mari c'était là son vrai +prestige. Comme elle se sentait moins jeune que lui, pour l'empêcher de +s'en apercevoir elle l'accabla de son dédain, d'une espèce de pitié +vague, d'un regret de mésalliance inexprimé et blessant. Mais lui ne +s'en blessait pas au contraire. Il était si convaincu de son infériorité +et trouvait si naturel que le souvenir d'un pareil homme se fût installé +despotiquement dans un cÅ“ur! Pour l'entretenir dans cette humilité +d'attitude, elle relisait quelquefois avec lui les lettres que le maître +lui écrivait quand il lui faisait la cour. Ce retour au passé la +rajeunissait de quinze ans, lui donnait l'assurance de la femme belle, +aimée, regardée à travers tous les dithyrambes amoureux, l'exagération +charmante de la passion écrite. Si elle avait changé depuis, son jeune +mari s'en inquiétait peu, l'adorait sur la foi d'un autre, en tirait je +ne sais quelle vanité singulière. Il lui semblait que ces supplications +passionnées s'ajoutaient aux siennes, et qu'il héritait de tout un passé +d'amour. + +Étrange couple! C'est dans le monde qu'ils étaient curieux à voir. Je +les apercevais quelquefois au théâtre. Personne n'aurait reconnu la +jeune femme craintive, un peu timide, qui accompagnait jadis le +_maëstro_, perdue dans l'ombre gigantesque qu'il faisait autour de lui. + +Maintenant droite au bord de la loge, elle se montrait, attirait tous +les regards à l'orgueil du sien. On eût dit qu'elle avait sur la tête +l'auréole de son premier mari, dont le nom résonnait autour d'elle comme +un hommage ou un reproche. L'autre, assis un peu en arrière, avec la +physionomie empressée des sacrifiés de la vie, observait tous ses +mouvements, attentif à la servir. + +Dans leur intérieur, cette bizarrerie d'allure était encore plus +marquée. Je me souviens d'une soirée qu'ils donnèrent un an après leur +mariage. Le mari circulait dans la foule de ses invités, fier et un peu +embarrassé de réunir chez lui tant de monde. La femme, dédaigneuse, +mélancolique, supérieure, était ce soir-là veuve de grand homme comme il +n'est pas possible de l'être plus. Elle avait une certaine façon de +regarder son mari par-dessus l'épaule, de l'appeler «mon pauvre ami» en +l'accablant des corvées de réception, d'un air de dire: «Vous n'êtes bon +qu'à ça.» Autour d'elle se tenait le cercle des intimes d'autrefois, de +ceux qui avaient assisté aux éclatants débuts du maître, à ses luttes, à +ses succès. Avec eux elle minaudait, faisait la petite fille. Ils +l'avaient connue si jeune! Presque tous l'appelaient «Anaïs» de son +petit nom. C'était comme un cénacle, dont le pauvre mari s'approchait +respectueusement pour entendre parler, de son prédécesseur. On se +rappelait les _premières_ glorieuses, ces soirs de batailles presque +toutes gagnées, puis les manies du grand homme, ses façons de travailler +quand, pour amener l'inspiration, il voulait que sa femme fût à côté de +lui, parée, décolletée... «Vous rappelez-vous, Anaïs?» Et Anaïs +soupirait, rougissait... + +De ce temps-là dataient ses belles pièces amoureuses, _Savonarole_ +surtout, la plus passionnée de toutes, avec son grand duo traversé de +clairs de lune, de parfums de rose et de trilles de rossignols. Un +enthousiaste le joua au piano, au milieu de l'émotion recueillie. À la +dernière note de cet admirable morceau, la dame fondit en larmes. «C'est +plus fort que moi, disait-elle. Je n'ai jamais pu l'entendre sans +pleurer.» Les vieux amis du maître, entourant sa malheureuse veuve de +leurs sympathiques condoléances, venaient à tour de rôle, comme aux +cérémonies funèbres, lui donner une poignée de main vibrante. + +«Allons, allons, Anaïs, du courage.» + +Et le plus drôle, c'est que le second mari, debout à côté de sa femme, +l'air ému, pénétré, distribuait des poignées de mains, lui aussi, et +prenait sa part des condoléances. + +«Quel génie! quel génie!» disait-il en s'épongeant les yeux. C'était à +la fois comique et attendrissant. + + + * * * * * + + + + + X + + + LA MENTEUSE + + +Je n'ai aimé qu'une femme dans ma vie, nous disait un jour le peintre +D... J'ai passé avec elle cinq ans de parfait bonheur, de joies +tranquilles et fécondes. Je peux dire que je lui dois ma célébrité +d'aujourd'hui, tellement à ses côtés le travail m'était facile, +l'inspiration naturelle. Dès que je l'eus rencontrée, il me sembla +qu'elle était mienne depuis toujours. Sa beauté, son caractère +répondaient à tous mes rêves. Cette femme ne m'a jamais quitté; elle est +morte chez moi, dans mes bras, en m'aimant... Eh bien, quand je pense à +elle, c'est avec colère. Si je cherche à me la représenter telle que je +l'ai vue pendant cinq ans, dans tout le rayonnement de l'amour, avec sa +grande taille pliante, sa pâleur dorée, ses traits de juive d'Orient, +réguliers et fins dans la bouffissure légère du visage, son parler lent, +velouté comme son regard, si je cherche à donner un corps à cette vision +délicieuse, c'est pour mieux lui dire: «Je te hais!...» + +Elle s'appelait Clotilde. Dans la maison amie où nous nous étions +rencontrés, on la connaissait sous le nom de Mme Deloche, et on la +disait veuve d'un capitaine au long cours. En effet, elle paraissait +avoir beaucoup voyagé. En causant, il lui arrivait de dire tout à coup: +Quand j'étais à Tampico... ou bien: une fois dans la rade de +Valparaiso... À part cela, rien dans son allure, dans son langage, ne +sentait la vie nomade, rien ne trahissait le désordre, la précipitation +des prompts départs et des brusques arrivées. Elle était Parisienne, +s'habillait avec un goût parfait, sans aucuns de ces burnous, de ces +_sarapés_ excentriques qui font reconnaître les femmes d'officiers et de +marins perpétuellement en tenue de voyage. + +Quand je sus que je l'aimais, ma première, ma seule idée fut de la +demander en mariage. Quelqu'un lui parla pour moi. Elle répondit +simplement qu'elle ne se remarierait jamais. J'évitai dès lors de la +revoir; et comme ma pensée était trop atteinte, trop occupée pour me +permettre le moindre travail, je résolus de voyager. Je faisais mes +préparatifs de départ lorsque, un matin, dans mon appartement même, +parmi l'encombrement des meubles ouverts et des malles éparses, je vis à +ma grande stupeur entrer Mme Deloche. + +«Pourquoi partez-vous? me dit-elle doucement... Parce que vous m'aimez? +Moi aussi, je vous aime... Seulement (ici sa voix trembla un peu) +seulement, je suis mariée.» Et elle me raconta son histoire. + +Tout un roman d'amour et d'abandon. Son mari buvait, la frappait. Ils +s'étaient séparés au bout de trois ans. Sa famille, dont elle semblait +très-fière, occupait une haute situation à Paris, mais depuis son +mariage on ne voulait plus la recevoir. Elle était nièce du +grand-rabbin. Sa sÅ“ur, veuve d'un officier supérieur, avait épousé en +secondes noces le garde général de la forêt de Saint-Germain. Quant à +elle, ruinée par son mari, elle avait heureusement gardé d'une éducation +première complète et très-soignée des talents dont elle se faisait une +ressource. Elle donnait des leçons de piano dans des maisons riches, +Chaussée d'Antin, faubourg Saint Honoré, et gagnait largement sa vie... + +L'histoire était touchante, mais un peu longue, pleine de ces jolies +redites, de ces incidents interminables qui embroussaillent les discours +féminins. Aussi mit-elle plusieurs jours à me la raconter. J'avais loué, +avenue de l'Impératrice, entre des rues silencieuses et des pelouses +tranquilles, une petite maison pour nous deux. J'aurais passé là un an à +l'écouter, à la regarder, sans songer au travail. Ce fut elle la +première qui me renvoya à mon atelier, et je ne pus pas l'empêcher de +reprendre ses leçons. Cette dignité de sa vie, dont elle avait souci, me +touchait beaucoup. J'admirais cette âme fière, tout en me sentant un peu +humilié devant sa volonté formelle de ne rien devoir qu'à son travail. +Toute la journée nous étions donc séparés, et réunis seulement le soir à +la petite maison. + +Avec quel bonheur je rentrais chez nous, si impatient lorsqu'elle +tardait à venir et si joyeux quand je la trouvais là avant moi! De ses +courses dans Paris elle me rapportait des bouquets, des fleurs rares. +Souvent je la forçais d'accepter quelque cadeau, mais elle se disait en +riant plus riche que moi, et le fait est que ses leçons devaient +produire beaucoup, car elle s'habillait toujours avec une élégance +chère, et le noir, dont elle se couvrait par une coquetterie de teint et +de beauté, avait des mats de velours, des luisants de satin et de jais, +des fouillis de dentelles soyeuses où l'Å“il étonné découvrait sous une +simplicité apparente des mondes d'élégance féminine dans les mille +reflets d'une couleur unique. + +Du reste son métier n'avait rien de pénible, disait-elle. Toutes ses +élèves, des filles de banquiers, d'agents de change, l'adoraient, la +respectaient; et plus d'une fois elle me montra un bracelet, une bague +qu'on lui donnait en reconnaissance de ses soins. En dehors du travail, +nous ne nous quittions jamais; nous n'allions nulle part. Seulement, le +dimanche elle partait pour Saint-Germain voir sa sÅ“ur, la femme du garde +général, avec qui, depuis quelque temps, elle avait fait sa paix. Je +l'accompagnais à la gare. Elle revenait le soir même, et souvent, dans +les longs jours, nous nous donnions rendez-vous à une station du +parcours, au bord de l'eau ou dans les bois. Elle me racontait sa +visite, la bonne mine des enfants, l'air heureux du ménage. Cela me +navrait pour elle, privée à jamais d'une vraie famille, et je redoublais +de tendresse, afin de lui faire oublier cette position fausse, qui +devait éprouver cruellement une âme de sa valeur. + +Quel temps heureux de travail et de confiance! Je ne soupçonnais rien. +Tout ce qu'elle disait avait l'air si vrai, si naturel. Je ne lui +reprochais qu'une chose. Quelquefois en me parlant des maisons où elle +allait, des familles de ses élèves, il lui venait une abondance de +détails supposés, d'intrigues, imaginaires qu'elle inventait en dépit de +tout. Si calme, elle voyait toujours le roman autour d'elle, et sa vie +se passait en combinaisons dramatiques. Ces chimères troublaient mon +bonheur. Moi qui aurais voulu m'éloigner du reste du monde pour vivre +enfermé auprès d'elle, je la trouvais trop occupée de choses +indifférentes. Mais je pouvais bien pardonner ce travers à une femme +jeune et malheureuse, dont la vie avait été jusque-là un roman triste +sans dénoûment probable. + +Une seule fois, j'eus un soupçon, ou plutôt un pressentiment. Un +dimanche soir elle ne rentra pas coucher. J'étais au désespoir. Que +faire? Aller à Saint-Germain? Je pouvais la compromettre. Pourtant, +après une nuit affreuse, j'étais décidé à partir lorsqu'elle arriva +toute pâle, toute troublée. Sa sÅ“ur était malade; elle avait dû rester +pour la soigner. Je crus ce qu'elle me disait, sans me méfier de ce flux +de paroles débordant à la moindre question, noyant toujours l'idée +principale sous une foule de détails inutiles, l'heure de l'arrivée, un +employé très-impoli, un retard du train. Deux ou trois fois dans la même +semaine, elle retourna coucher à Saint-Germain; ensuite, la maladie +finie, elle reprit sa vie régulière et tranquille. + +Malheureusement, quelque temps après, ce fut son tour de tomber malade. +Un jour, elle revint de ses leçons, tremblante, mouillée, fiévreuse. Une +fluxion de poitrine se déclara, grave tout de suite, et bientôt--me dit +le médecin--irrémédiable. J'eus une douleur folle, immense. Puis je ne +songeai plus qu'à lui rendre ses dernières heures plus douces. Cette +famille qu'elle aimait tant, dont elle était si glorieuse, je la +ramènerais à ce lit de mourante. Sans lui rien dire, j'écrivis d'abord à +sa sÅ“ur, à Saint-Germain, et moi-même je courus chez son oncle, le +grand-rabbin. Je ne sais à quelle heure indue j'arrivai. Les grandes +catastrophes bouleversent la vie jusqu'au fond, l'agitent dans ses +moindres détails... Je crois que le brave rabbin était en train de +dîner. Il vint tout effaré, me reçut dans l'antichambre. + +«Monsieur, lui dis-je, il y a des moments où toutes les haines doivent +se taire...» + +Sa figure respectable se tournait vers moi, très-étonnée. + +Je repris: + +«Votre nièce va mourir. + +--Ma nièce!... Mais je n'ai pas de nièce; vous vous trompez. + +--Oh! je vous en prie, monsieur, oubliez ces sottes rancunes de +famille... Je vous parle de Mme Deloche, la femme du capitaine... + +--Je ne connais pas de Mme Deloche... Vous confondez, mon enfant, je +vous assure.» + +Et, doucement, il me poussait vers la porte, me prenant pour un +mystificateur ou pour un fou. Je devais avoir l'air bien étrange, en +effet. Ce que j'apprenais était si inattendu, si terrible... Elle +m'avait donc menti... Pourquoi?... Tout à coup une idée me vint. Je me +fis conduire à l'adresse d'une de ses élèves dont elle me parlait +toujours, la fille d'un banquier très-connu. + +Je demande au domestique: Mme Deloche? + +«Ce n'est pas ici. + +--Oui, je sais bien... C'est une dame qui donne des leçons de piano à +vos demoiselles. + +--Nous n'avons pas de demoiselles chez nous, pas même de piano... Je ne +sais pas ce que vous voulez dire.» + +Et il me ferma la porte au nez avec humeur. + +Je n'allai pas plus loin dans mes recherches. J'étais sûr de trouver +partout la même réponse et le même désappointement. En rentrant à notre +pauvre petite maison, on me remit une lettre timbrée de Saint-Germain. +Je l'ouvris, sachant d'avance ce qu'elle renfermait. Le garde général +lui non plus ne connaissait pas Mme Deloche. Il n'avait d'ailleurs ni +femme ni enfant. + +Ce fut le dernier coup. Ainsi pendant cinq ans chacune de ses paroles +avait été un mensonge... Mille idées de jalousie me saisirent à la fois; +et follement, sans savoir ce que je faisais, j'entrai dans la chambre où +elle était en train de mourir. Toutes les questions qui me tourmentaient +tombèrent ensemble sur ce lit de douleur: «Qu'alliez-vous faire à +Saint-Germain le dimanche?... Chez qui passiez-vous vos journées?... Où +avez-vous couché cette nuit-là !... Allons, répondez-moi. «Et je me +penchais sur elle, cherchant tout au fond de ses yeux encore fiers et +beaux les réponses que j'attendais avec angoisse; mais elle resta +muette, impassible. + +Je repris en tremblant de rage: «Vous ne donniez pas de leçons. J'ai été +partout. Personne ne vous connaît... Alors, d'où venaient cet argent, +ces dentelles, ces bijoux?» Elle me jeta un regard d'une tristesse +horrible, et ce fut tout... Vraiment, j'aurais dû l'épargner, la laisser +mourir en repos... Mais je l'avais trop aimée. La jalousie était plus +forte que la pitié. Je continuai: «Tu m'as trompé pendant cinq ans. Tu +m'as menti tous les jours, à toutes les heures... Tu connaissais toute +ma vie, et moi je ne savais rien de la tienne. Rien, pas même ton nom. +Car il n'est pas à toi, n'est-ce pas? ce nom que tu portais... Oh! la +menteuse, la menteuse! Dire qu'elle va mourir, et que je ne sais de quel +nom l'appeler... Voyons, qui est-tu? D'où viens-tu? Qu'est-ce que tu es +venue faire dans ma vie?... Mais parle-moi donc! Dis-moi quelque chose.» + +Efforts perdus! Au lieu de me répondre, elle tournait péniblement la +tête vers la muraille, comme si elle avait craint que son dernier regard +me livrât son secret... Et c'est ainsi qu'elle est morte, la +malheureuse! Morte en se dérobant, menteuse jusqu'au bout. + + + * * * * * + + + + + XI + + + LA COMTESSE IRMA + + +«_M. Charles d'Athis, homme de lettres, a l'honneur de vous faire part +de la naissance de son fils Robert_. + +«_L'enfant se porte bien_.» + + +Tout le Paris lettré et artistique a reçu, il y a une dizaine d'années, +ce petit billet de part sur papier satiné, aux armes des comtes +d'Athis-Mons, dont le dernier, Charles d'Athis, avait su--si jeune +encore--se faire un vrai renom de poëte. + +«... L'enfant se porte bien.» + +Et la mère? Oh! celle-là , la lettre n'en parlait pas. Tout le monde la +connaissait trop. C'était la fille d'un vieux braconnier de +Seine-et-Oise, un ancien modèle qu'on appelait Irma Sallé, et dont le +portrait avait traîné dans toutes les expositions, comme l'original dans +tous les ateliers. Son front bas, sa lèvre relevée à l'antique, ce +hasard d'un visage de paysanne ramené aux lignes primitives--une +gardeuse de dindons avec des traits grecs--ce teint un peu hâlé des +enfances en plein air, qui donne aux cheveux blonds des reflets de soie +pâle, faisaient à cette drôlesse une espèce d'originalité sauvage que +complétaient deux yeux d'un vert magnifique, enfoncés sous d'épais +sourcils. + +Une nuit, en sortant d'un bal de l'Opéra, d'Athis l'avait emmenée +souper, et depuis deux ans le souper continuait. Mais, quoique Irma fût +entrée complètement dans la vie du poëte, ce billet de part insolent et +aristocratique vous indique assez le peu de place qu'elle y tenait. En +effet, dans ce ménage provisoire, la femme n'était guère plus qu'une +intendante, apportant à gérer la maison du poëte-gentilhomme l'âpreté de +sa double nature de paysanne et de courtisane, et s'efforçant, à +n'importe quel prix, de se rendre indispensable. Trop rustique et trop +sotte pour jamais rien comprendre au génie de d'Athis, à ces beaux vers +raffinés et mondains qui faisaient de lui une sorte de Tennyson +parisien, elle avait su pourtant se plier à tous ses dédains, à toutes +ses exigences, comme si au fond de cette nature vulgaire il était resté +un peu de l'admiration humiliée de la paysanne pour le noble, de la +vassale pour son seigneur. La naissance de l'enfant ne fit qu'accentuer +sa nullité dans la maison. + +Quand la comtesse douairière d'Athis-Mons, la mère du poëte, femme +distinguée et du plus grand monde, apprit qu'il lui était né un +petit-fils, un joli petit vicomte, bien et dûment reconnu par son +auteur, elle eut l'envie de le voir et de l'embrasser. Certes, pour une +ancienne lectrice de la reine Marie-Amélie, c'était dur de penser que +l'héritier d'un si grand nom avait une mère pareille; mais s'en tenant à +la formule des petits billets de part, la vieille dame oublia que cette +créature existait. Elle choisit, pour aller voir l'enfant en nourrice, +les jours où elle était sûre de ne rencontrer personne, l'admira, le +choya, l'adopta dans son cÅ“ur, en fit son idole, ce dernier amour des +grand'mères, qui leur est un prétexte de vivre encore quelques années +pour voir grandir et pousser les tout petits... + +Puis, lorsque bébé vicomte fut un peu plus grand, qu'il revint habiter +entre son père et sa mère, la comtesse ne pouvant renoncer à ses chères +visites, il y eut une convention faite: au coup de sonnette de la +grand'mère, Irma disparaissait humblement, silencieusement; ou bien on +amenait l'enfant chez son aïeule, et gâté par ses deux mères, il les +aimait autant l'une que l'autre, un peu étonné de sentir dans la force +de leurs caresses comme une volonté d'exclusion, d'accaparement. +D'Athis, insouciant, tout à ses vers, à sa renommée grandissante, se +contentait d'adorer son petit Robert d'en parler à tout le monde et de +s'imaginer que l'enfant était à lui, à lui seul. Cette illusion ne dura +pas. + +«Je voudrais te voir marié... lui dit un jour sa mère. + +--Oui... mais l'enfant? + +--Sois sans inquiétude. Je t'ai découvert une jeune fille noble, pauvre +et qui t'adore. Je lui ai fait connaître Robert, et ce sont déjà de +vieux amis. D'ailleurs, la première année, je garderai le cher petit +avec moi. Après, on verra. + +--Et cette... cette fille? hasarda le poëte en rougissant un peu, car +c'était la première fois qu'il parlait d'Irma devant sa mère. + +--Bah! répondit la vieille douairière en riant, nous lui ferons une +jolie dot, et je suis bien sûre qu'elle trouvera à se marier, elle +aussi. Le bourgeois de Paris n'est pas superstitieux.» + +Le soir même, d'Athis, qui n'avait jamais été fou de sa maîtresse, lui +parla de ces arrangements et la trouva, comme toujours, soumise et prête +à tout. Mais le lendemain, quand il rentra chez lui, la mère et l'enfant +étaient partis. On finit par les découvrir chez le père d'Irma, dans un +affreux petit chaume, à la lisière de la forêt de Rambouillet; et quand +le poëte arriva, son fils, son petit prince, tout en velours et en +dentelles, sautant sur les genoux du vieux braconnier, jouait avec sa +pipe, courait après les poules, heureux de secouer ses boucles blondes +au grand air. D'Athis, quoique très-ému, voulut prendre la chose en +riant et ramener tout de suite ses deux fugitifs avec lui. Mais Irma ne +l'entendit pas ainsi. On la chassait de la maison; elle emmenait son +enfant. Quoi de plus naturel?... Il ne fallut rien moins que la promesse +du poëte qu'il renonçait à se marier pour la décider à revenir. Encore +fit-elle ses conditions. On avait trop longtemps oublié qu'elle était la +mère de Robert. Se cacher toujours, disparaître quand Mme d'Athis +arrivait, cette vie-là n'était plus possible. L'enfant devenait trop +grand pour qu'elle s'exposât à ces humiliations devant lui. Il fut +convenu que, puisque Mme d'Athis ne voulait pas se rencontrer avec la +maîtresse de son fils, elle ne viendrait plus chez lui et qu'on lui +amènerait le petit tous les jours. + +Alors commença pour la vieille grand'mère un supplice véritable. Chaque +jour il y avait des prétextes d'empêchement. L'enfant avait toussé; il +faisait froid, il pleuvait. Puis c'était la promenade, l'équitation, la +gymnastique. Elle ne voyait plus son petit-fils, la pauvre vieille. +D'abord elle voulut s'en plaindre à d'Athis; mais les femmes seules ont +le secret de ces petites guerres. Leurs ruses restent invisibles, comme +les points cachés qui tiennent les volants et les dentelles de leur +toilette. Le poëte était incapable d'y rien voir; et la triste +grand'mère passait sa vie à attendre la visite de son chéri, à le +guetter dans la rue quand il sortait avec un domestique, et par ces +baisers furtifs ces regards à la hâte, elle augmentait sa passion +maternelle sans jamais arriver à la contenter. + +Pendant ce temps-là , Irma Sallé--toujours à l'aide de l'enfant--faisait +son chemin dans le cÅ“ur du père. Maintenant elle était à la tête de la +maison, recevait, donnait des fêtes, s'installait comme une femme qui +restera. Toutefois elle avait soin de dire de temps en temps au petit +vicomte, devant son père: Te rappelles-tu les poules de grand-papa +Sallé? Veux-tu que nous retournions les voir? Et par cette éternelle +menace de départ, elle préparait l'installation définitive du mariage. + +Il lui fallut cinq ans pour devenir comtesse; mais enfin elle le fut... +Un jour, le poëte vint en tremblant annoncer à sa mère qu'il était +décidé à épouser sa maîtresse, et la vieille dame, au lieu de +s'indigner, accueillit cette calamité comme une délivrance, ne voyant +qu'une chose dans ce mariage, la possibilité de retourner chez son fils +et d'aimer librement son petit Robert. Le fait est que la vraie lune de +miel fut pour la grand'mère. D'Athis, après son coup de tête, voulut +s'éloigner quelque temps de Paris. Il s'y sentait gêné. Et comme +l'enfant pendu aux jupes de sa mère menait toute la maison, on alla +s'établir dans le pays d'Irma, à côté des poules du père Sallé. C'était +bien l'intérieur le plus curieux, le plus disparate qu'on pût imaginer. +La bonne maman d'Athis et le grand-papa Sallé se rencontraient tous les +soirs au coucher de leur petit-fils. Le vieux braconnier, son bout de +pipe noire rivé au coin de la bouche, l'ancienne lectrice au Château, +avec ses cheveux poudrés, son grand air, regardaient ensemble le bel +enfant qui se roulait devant eux sur le tapis, et l'admiraient autant +tous deux. L'une lui apportait de Paris tous les nouveaux jouets, les +plus brillants, les plus chers; l'autre lui fabriquait des sifflets +magnifiques avec des bouts de sureau; et dam! le dauphin hésitait. + +En somme, parmi tous ces êtres groupés comme de force autour d'un +berceau, le seul vraiment malheureux était Charles d'Athis. Son +inspiration élégante et patricienne souffrait de cette vie au fond des +bois, comme ces Parisiennes délicates pour qui la campagne a trop de +grand air et de sève. Il ne travaillait plus, et loin de ce terrible +Paris, qui se referme si vite sur les absents, il se sentait déjà +presque oublié. Heureusement l'enfant était là , et, quand l'enfant +souriait, le père ne pensait plus à ses succès de poëte ni au passé +d'Irma Sallé. + +Et maintenant, voulez-vous savoir le dénoûment de ce singulier drame? +Lisez le petit billet encadré de noir que j'ai reçu il y a quelques +jours, et qui est comme le dernier feuillet de cette aventure +parisienne: + + + * * * * * + + +«_M. le comte et Mme la comtesse d'Athis ont la douleur de vous faire +part de la mort de leur fils Robert._» + + + * * * * * + + +Les malheureux! les voyez-vous là -bas, tous les quatre, se regardant +devant ce berceau vide!... + + + * * * * * + + + + + XII + + + LES CONFIDENCES D'UN HABIT À PALMES VERTES + + +Ce matin-là était le matin d'un beau jour pour le sculpteur Guillardin. + +Nommé de la veille membre de l'Institut, il allait inaugurer devant les +cinq académies réunies en assemblée solennelle son habit d'académicien, +un magnifique habit à palmes vertes, tout luisant du drap neuf et de la +broderie soyeuse couleur d'espérance. Le bienheureux habit, ouvert, prêt +à passer, était étalé sur un fauteuil, et Guillardin le regardait avec +amour, en achevant de nouer sa cravate blanche. + +«Surtout ne nous pressons pas... J'ai tout le temps...» pensait le +bonhomme. + +Le fait est que dans sa fièvre d'impatience il s'était habillé deux +heures trop tôt; et la belle Mme Guillardin--toujours très-longue à sa +toilette--lui avait déclaré que ce jour-là spécialement elle ne serait +prête qu'à l'heure juste; pas une minute avant, vous m'entendez bien! + +Infortuné Guillardin! que faire pour tuer le temps jusque-là ? + +«Essayons toujours notre habit», se dit-il, et doucement, comme s'il +maniait du tulle, des dentelles, il souleva la précieuse défroque, et, +l'ayant endossée avec des précautions infinies, il vint se mettre devant +sa glace. Oh! la gracieuse image que la glace lui renvoya! Quel aimable +petit académicien tout frais pondu, gras, heureux, souriant, grisonnant, +bedonnant, avec des bras trop courts qui avaient dans les manches neuves +une dignité roide et automatique! Évidemment satisfait de sa tournure, +Guillardin marchait de long en large, saluait comme pour entrer en +séance, souriait à ses collègues des beaux-arts, prenait des poses +académiques. Mais, si fier de sa personne qu'on soit, on ne peut pas +rester deux heures en tenue, debout, devant une glace. À la longue notre +académicien se fatigua, et, craignant de chiffonner son habit, prit le +parti de le retirer et de le remettre à sa place, bien soigneusement +posé sur un fauteuil. Lui-même s'assit en face, à l'autre coin de la +cheminée; puis, les jambes allongées, les deux mains croisées sur son +gilet de cérémonie, il se mit à songer délicieusement en regardant son +habit vert. + +Comme le voyageur arrivé enfin au terme de sa route aime à se souvenir +des périls, des difficultés du voyage, Guillardin reprenait sa vie année +par année depuis le jour où il avait commencé la sculpture à l'atelier +Jouffroy. Ah! les débuts sont rudes dans ce sacré métier. Il se +rappelait les hivers sans feu, les nuits sans sommeil, les courses pour +chercher de l'ouvrage, et ces rages sourdes qu'on éprouve à se sentir +tout petit, perdu, inconnu, dans l'immense foule qui vous pousse, vous +bouscule, vous renverse, vous écrase. Dire pourtant qu'à lui seul, sans +protecteurs, sans fortune, il avait su se tirer de là . Rien que par le +talent, monsieur! Et la tête renversée, les yeux à demi-clos, plongé +dans une contemplation béate, le digne homme se répétait tout haut à +lui-même: «Rien que par mon talent. Rien que par mon tal...» + +Un long éclat de rire, sec et cassé comme un rire de vieux, +l'interrompit subitement. Guillardin un peu saisi regarda autour de lui +dans la chambre. Il était seul, bien seul, en tête-à -tête avec son habit +vert, cette ombre d'académicien solennellement étalée en face de lui, de +l'autre côté du feu. Et cependant le rire insolent continuait toujours. +Alors, en regardant mieux, le sculpteur crut s'apercevoir que son habit +n'était plus à la place où il l'avait mis, mais véritablement assis dans +le fauteuil, les basques relevées, les deux manches accoudées sur les +bras du meuble, le plastron gonflé avec une apparence de vie. Chose +incroyable! c'était lui qui riait. Oui, c'était de ce singulier habit +vert que venaient ces rires fous qui l'agitaient, le secouaient, le +tordaient, le renversaient, faisaient frétiller ses basques, et par +moments ramenaient ses deux manches vers les côtés, comme pour arrêter +cet excès de gaieté surnaturelle et inextinguible. En même temps on +entendait une petite voix futée et malicieuse qui disait, entre deux +hoquets: «Mon Dieu! mon Dieu, que ça fait mal de rire!... Que ça fait +mal de rire comme ça! + +—-Qui diable est donc là , à la fin des fins?» demanda le pauvre +académicien en ouvrant de gros yeux. + +La voix reprit, encore plus futée et malicieuse: «Mais c'est moi, +monsieur Guillardin, c'est moi, votre habit à palmes, qui vous attends +pour aller à la séance. Je vous demande pardon d'avoir interrompu si +intempestivement vos songeries; mais vraiment c'était si drôle de vous +entendre parler de votre talent! Je n'ai pas pu me retenir... Voyons, +est-ce que c'est sérieux? Pensez-vous en conscience que votre talent a +suffi pour vous mener aussi vite, aussi loin, aussi haut dans la vie, +vous donner tout ce que vous avez: honneurs, position, renommée, +fortune?... Croyez-vous cela possible, Guillardin?... Descendez en +vous-même, mon ami, avant de me répondre. Descendez encore, encore, là ! +Maintenant, répondez-moi. Vous voyez bien que vous n'osez pas. + +—-Pourtant, bégaya Guillardin avec une hésitation comique, j'ai... j'ai +beaucoup travaillé. + +—-Oui, beaucoup, énormément. Vous êtes un piocheur, un manÅ“uvre, un +grand abatteur de besogne. Vous comptez vos journées à l'heure; comme un +cocher de fiacre. Mais le rayon, mon cher; l'abeille d'or qui traverse +le cerveau du véritable artiste en y mettant l'éclair et le +bourdonnement de ses ailes, quand vous a-t-elle rendu visite? Pas une +fois, vous le savez bien. Elle vous a toujours fait peur, la divine +petite abeille! Et cependant, c'est elle qui donne le vrai talent. Ah! +j'en connais qui travaillent aussi, mais autrement que vous, avec tout +le trouble, toute la fièvre des chercheurs, et qui n'arriveront jamais +où vous êtes... Tenez! convenons d'une chose, pendant que nous sommes +seuls. Votre talent à vous, ç'a été d'épouser une jolie femme. + +—-Monsieur!...» fit Guillardin, en devenant tout rouge. + +La voix reprit sans s'émouvoir: + +«À la bonne heure! Voilà une indignation qui me fait plaisir. Elle me +prouve ce que tout le monde sait, du reste: vous êtes certainement plus +bête que coquin... Là , là , vous n'avez pas besoin de me faire ces yeux +furibonds. D'abord, si vous me touchez, si j'ai seulement un faux pli ou +un accroc, impossible d'aller à là séance; et Mme Guillardin ne serait +pas contente. Car enfin c'est à elle que revient toute la gloire de +cette belle journée. C'est elle que les cinq académies vont recevoir +tout à l'heure, et je vous réponds que si j'arrivais à l'Institut passé +sur sa jolie taille, toujours élégante et droite malgré l'âge, j'aurais +un autre succès qu'avec vous... Que diable! monsieur Guillardin, il faut +se rendre compte des choses! Vous lui devez tout à cette femme-là ; tout, +votre hôtel, vos quarante mille francs de rente, vos croix, vos +lauriers, vos médailles...» + +Et d'un geste de manchot, l'habit vert avec sa manche brodée montrait au +malheureux sculpteur les cadres glorieux accrochés au mur de son alcôve. +Puis, comme s'il eût voulu, pour mieux torturer sa victime, prendre tous +les aspects, toutes les attitudes, cet habit cruel se rapprocha de la +cheminée, et se penchant en avant sur son fauteuil d'un petit air +vieillot et confidentiel, il parla familièrement sur le ton d'une +camaraderie déjà ancienne: + +«Voyons, mon vieux, ça paraît te faire de la peine, ce que je te dis là . +Il faut pourtant bien que tu saches ce que tout le monde sait. Et qui te +l'apprendra, si ce n'est pas ton habit? Tiens! raisonnons un peu. +Qu'est-ce que tu avais en te mariant? Rien. Qu'est-ce que ta femme t'a +apporté? Zéro. Alors comment t'expliques-tu ta fortune actuelle? Tu vas +me dire encore que tu as beaucoup travaillé. Mais, malheureux, en +travaillant jour et nuit, avec les faveurs, les commandes du +gouvernement, qui ne t'ont certes pas manqué depuis ton mariage, tu n'as +jamais gagné plus de quinze mille francs par an. Crois-tu que cela +suffisait dans une maison comme la vôtre? Songe que la belle Mme +Guillardin a toujours été citée comme une élégante, lancée dans tous les +mondes où l'on dépense... Parbleu! je sais bien que, claquemuré du matin +au soir dans ton atelier, tu n'as jamais réfléchi à ces choses-là . Tu te +contentais de dire à tes amis: «J'ai une femme étonnante pour s'entendre +aux affaires. Avec ce que je gagne et le train que nous menons, elle +s'arrange encore pour nous faire des économies.» + +C'est toi qui étais étonnant, pauvre homme... La vérité, c'est que tu +avais épousé un de ces jolies monstres comme il s'en trouve dans Paris, +une femme ambitieuse et galante, sérieuse pour ton compte et légère pour +le sien, sachant mener du même train vos affaires et son plaisir. La vie +de ces femmes-là , mon cher, ressemble à un carnet de bal où l'on +alignerait des chiffres à côté des noms des danseurs. La tienne s'est +fait ce raisonnement: «Mon mari n'a pas de talent, pas de fortune, pas +grande tournure non plus; mais c'est un excellent homme, complaisant, +crédule, aussi peu gênant que possible. Qu'il me laisse m'amuser +tranquille, je me charge, moi, de lui donner tout ce qui lui manque.» Et +à partir de ce jour-là , l'argent, les commandes, les croix de tous les +pays ont commencé à pleuvoir dans ton atelier avec leur joli son +métallique, leurs cordons de toutes les couleurs. Regarde ma +brochette... Puis, un matin, la fantaisie est venue à madame--fantaisie +de beauté mûre--d'être la femme d'un académicien, et c'est sa main +finement gantée qui t'a ouvert une à une toutes les portes du +sanctuaire... Dame! mon vieux, ce qu'il t'en a coûté pour porter les +palmes vertes, tes collègues seuls pourraient te le dire... + +--Tu mens, tu mens!... cria Guillardin, étranglé par l'indignation. + +--Eh! non, mon vieux, je ne mens pas... Tu n'as qu'à regarder autour de +toi tout à l'heure en entrant en séance. Tu verras de la malice au fond +de tous les yeux, des sourires au coin de toutes les lèvres, pendant +qu'on chuchotera sur ton passage: «Voilà le mari de la belle Mme +Guillardin.» Car tu ne seras jamais que cela dans la vie, mon cher, le +mari d'une jolie femme...» + +Pour le coup, Guillardin n'y tient plus. Blême de rage, il s'élance, va +saisir pour le jeter au feu, après lui avoir arraché sa jolie guirlande +verte, cet habit insolent et radoteur; mais voilà qu'une porte s'ouvre +et qu'une voix bien connue, nuancée de dédain et de douce +condescendance, vient l'éveiller à propos de son horrible rêve: + +«Ah! c'est bien vous, par exemple!... s'endormir au coin du feu un jour +pareil!...» + +Mme Guillardin est devant lui, grande, belle encore, quoique un peu trop +imposante avec son teint rose presque naturel sous ses cheveux poudrés, +et l'éclair exagéré de ses yeux peints. D'un geste de maîtresse femme, +elle prend l'habit à palmes vertes, et lestement, avec un petit sourire, +elle aide son mari à l'endosser, pendant que le pauvre homme, encore +tout trempé de la sueur de son cauchemar, respire d'un air soulagé et +pense en lui-même: «Quel bonheur!... C'était un rêve...» + + + + + + +End of Project Gutenberg's Les femmes d'artistes, by Alphonse Daudet + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES FEMMES D'ARTISTES *** + +***** This file should be named 17550-0.txt or 17550-0.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/1/7/5/5/17550/ + +Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online +Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. +This file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Les femmes d'artistes + +Author: Alphonse Daudet + +Release Date: January 20, 2006 [EBook #17550] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES FEMMES D'ARTISTES *** + + + + +Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online +Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. +This file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) + + + + + + + LES FEMMES D'ARTISTES + + PAR + + _ALPHONSE DAUDET_ + + + PARIS + ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR + M DCCC LXXVIII + + + + + PROLOGUE + + +Etendus, le cigare aux lèvres, sur un large divan d'atelier, deux +amis---un poëte et un peintre---causaient un soir après dîner. + +C'était l'heure des effusions, des confidences. La lampe éclairait +doucement sous l'abat-jour, limitant son cercle de flamme à l'intimité +de la causerie, laissant à peine distinct le luxe capricieux des vastes +murailles encombrées de toiles, de panoplies, de tentures, et terminées +tout en haut par un vitrage où le bleu sombre du ciel pénétrait +librement. Seul, un portrait de femme, légèrement penché en avant comme +pour écouter, sortait à moitié de l'ombre, jeune, les yeux intelligents, +la bouche grave et bonne, avec un sourire spirituel qui semblait +défendre le chevalet du mari contre les sots et les décourageux. Une +chaise basse écartée du feu, deux petits souliers bleus traînant sur le +tapis indiquaient aussi la présence d'un enfant dans la maison; et, en +effet, de la chambre à côté, où la mère et le bébé venaient de +disparaître, sortaient par bouffées des rires doux, des gazouillements, +le joli train d'un nid qui s'endort. Tout cela répandait dans cet +intérieur artistique un vague parfum de bonheur familial que le poëte +aspirait avec délices: + +«Décidément, mon cher, disait-il à son ami, c'est toi qui as eu raison. +Il n'y a pas plusieurs façons d'être heureux. Le bonheur est là, rien +que là... Il faut que tu me maries.» + +Le Peintre. + +Ma foi! non, par exemple... Marie-toi tout seul, si tu y tiens. Moi je +ne m'en mêle pas. + +Le Poëte. + +Et pourquoi? + +Le Peintre. + +Parce que... parce que les artistes ne doivent pas se marier. + +Le Poëte. + +Voilà qui est trop fort... Tu oses dire cela ici, et la lampe ne +s'éteint pas brusquement, les murailles ne croulent pas sur ta tête... +Mais songe donc, malheureux, que tu viens de me donner pendant deux +heures le spectacle et l'envie de ce bonheur que tu me défends. +Serais-tu par hasard comme ces mauvais riches qui doublent leur +bien-être des souffrances des autres, et savourent mieux le coin de leur +feu en songeant qu'il pleut dehors et qu'il y a de pauvres diables sans +abri?... + +Le Peintre. + +Pense de moi ce que tu voudras. Je t'aime trop pour t'aider à faire une +sottise, une sottise irréparable. + +Le Poëte. + +Voyons. Qu'y a-t-il? Tu n'es donc pas content?... Il me semble pourtant +qu'on respire le bonheur ici aussi largement que l'air du ciel à une +fenêtre de campagne. + +Le Peintre. + +Tu as raison. Je suis heureux, complètement heureux. J'aime ma femme à +plein coeur. Quand je pense à mon enfant, je ris tout seul de plaisir. Le +mariage a été pour moi un port aux eaux calmes et sûres, non pas celui +où l'on s'accroche d'un anneau à la rive au risque de s'y rouiller +éternellement, mais une de ces anses bleues où l'on répare les voiles et +les mâts pour des excursions nouvelles aux pays inconnus. Je n'ai jamais +si bien travaillé que depuis mon mariage, et mes meilleurs tableaux +datent de là. + +Le Poëte. + +Eh bien, alors! + +Le Peintre. + +Mon cher, au risque de te paraître fat, je te dirai que je regarde mon +bonheur comme une sorte de miracle, quelque chose d'anormal et +d'exceptionnel. Oui, plus je vois ce que c'est que le mariage, plus je +suis épouvanté de la chance que j'ai eue. Je ressemble à ces ignorants +du danger qui l'ont traversé sans s'en apercevoir, et qui pâlissent +après coup, stupéfaits de leur propre audace. + +Le Poëte. + +Mais quels sont donc ces dangers si terribles?... + +Le Peintre. + +Le premier, le plus grand de tous, est de perdre son talent et de +l'amoindrir. Ceci compte, je crois, pour un artiste... Car remarque bien +qu'en ce moment je ne parle pas des conditions ordinaires de la vie. Je +conviens qu'en général le mariage est une chose excellente et que la +plupart des hommes ne commencent à compter que lorsque la famille les +complète ou les agrandit. Souvent même, c'est une exigence de +profession. Un notaire garçon ne s'imagine pas. Ça n'aurait pas l'air +posé, étoffé... Mais pour nous tous, peintres, poëtes, sculpteurs, +musiciens, qui vivons en dehors de la vie, occupés seulement à +l'étudier, à la reproduire, en nous tenant toujours un peu loin d'elle, +comme on se recule d'un tableau pour mieux le voir, je dis que le +mariage ne peut être qu'une exception. À cet être nerveux, exigeant, +impressionnable, à cet homme-enfant qu'on appelle un artiste, il faut un +type de femme spécial, presque introuvable, et le plus sûr est encore de +ne pas le chercher... Ah! comme il avait bien compris cela, ce grand +Delacroix que tu admires tant! Quelle belle existence que la sienne, +bornée au mur de l'atelier, exclusivement vouée à l'art! Je regardais +l'autre jour sa maisonnette de Champrosay et ce petit jardin de curé, +rempli de roses, où il s'est promené tout seul pendant vingt ans! Cela a +le calme et l'étroitesse du célibat... Eh bien, figure-toi Delacroix +marié, père de famille, avec toutes les préoccupations des enfants à +élever, de l'argent, des maladies; crois-tu que son oeuvre serait la +même? + +Le Poëte. + +Tu me cites Delacroix, je te répondrai Victor Hugo... Crois-tu que le +mariage l'a gêné, celui-là, pour écrire tant de livres admirables?... + +Le Peintre. + +Je pense, en effet, que le mariage ne l'a gêné pour rien du tout... Mais +tous les maris n'ont pas le génie pour se faire pardonner, ni un grand +soleil de gloire pour sécher les larmes qu'ils font répandre... Avec +cela que ce doit être amusant d'être la femme d'un homme de génie. Il y +a des femmes de cantonniers qui sont bien plus heureuses. + +Le Poëte. + +Singulière chose tout de même que ce plaidoyer contre le mariage fait +par un homme marié et heureux de l'être. + +Le Peintre. + +Je te répète que je ne parle pas d'après moi. Mon opinion est faite de +toutes les tristesses que j'ai vues ailleurs, de tous ces malentendus si +fréquents dans les ménages d'artistes et causés justement par notre vie +anormale. Regarde ce sculpteur qui, en pleine maturité d'âge et de +talent, vient de s'expatrier, de planter là sa femme, ses enfants. +L'opinion l'a condamné, et certes je ne l'excuserai pas. Et pourtant +comme je m'explique qu'il en soit arrivé là! Voilà un garçon qui adorait +son art, avait le monde et les relations en horreur. La femme, bonne +pourtant et intelligente, au lieu de le soustraire aux milieux qui lui +déplaisaient, l'a condamné pendant dix ans à toutes sortes d'obligations +mondaines. C'est ainsi qu'elle lui faisait faire un tas de bustes +officiels, d'affreux bonshommes à calottes de velours, des femmes +fagotées et sans grâce, qu'elle le dérangeait dix fois par jour pour des +visites importunes, puis tous les soirs lui préparait un habit, des +gants clairs, et le traînait de salon en salon... Tu me diras qu'il +aurait pu se révolter, répondre carrément: «Non!» Mais ne sais-tu pas +que le fait même de nos existences sédentaires nous rend plus que les +autres hommes dépendants du foyer? L'air de la maison nous enveloppe, +et, s'il ne s'y mêle un grain d'idéal, nous alourdit et nous fatigue +vite. D'ailleurs l'artiste met en général tout ce qu'il a de force et +d'énergie dans son oeuvre, et, après ses luttes solitaires et patientes, +se trouve sans volonté contre les minuties de la vie. Avec lui les +tyrannies féminines ont beau jeu. Nul n'est plus facilement dompté, +conquis. Seulement, gare! Il ne faut pas qu'il sente trop le joug. Si un +jour ces bandelettes invisibles dont on l'enveloppe sournoisement +serrent un peu trop fort, arrivent à empêcher l'effort artistique, d'un +seul coup il les arrache toutes et, méfiant de sa propre faiblesse, se +sauve comme notre sculpteur par delà les monts... + +La femme de celui-là est restée saisie de ce départ. La malheureuse en +est encore à se demander: «Qu'est-ce que je lui ai fait?» Rien. Elle ne +l'avait pas compris... Car il ne suffit pas d'être bonne et intelligente +pour être la vraie compagne d'un artiste. Il faut encore avoir un tact +infini, une abnégation souriante, et c'est cela qu'il est miraculeux de +trouver chez une femme jeune, ignorante et curieuse de la vie... On est +jolie, on a épousé un homme connu, reçu partout. Dame! on aime aussi à +se montrer un peu à son bras. N'est-ce pas tout naturel? Le mari, au +contraire, devenu plus sauvage depuis qu'il travaille mieux, trouvant +l'heure courte, le métier difficile, se refuse aux exhibitions. Les +voilà malheureux tous deux, et que l'homme cède ou qu'il résiste, sa vie +est désormais dérangée de son courant, de sa tranquillité... Ah! que +j'en ai connu de ces intérieurs disparates où la femme était tantôt +bourreau, tantôt victime, plus souvent bourreau que victime, et presque +toujours sans s'en douter! Tiens, l'autre soir j'étais chez le musicien +Dargenty. Il y avait quelques personnes. On le prie de se mettre au +piano. À peine a-t-il commencé une de ces jolies mazurkas à brandebourgs +qui en font l'héritier de Chopin, sa femme se met à causer, tout bas +d'abord, puis un peu plus haut. De proche en proche, le feu prend aux +conversations. Au bout d'un moment, j'étais seul à écouter. Alors il a +fermé le piano et m'a dit en souriant, d'un air navré: «C'est toujours +comme cela ici... ma femme n'aime pas la musique.» Connais-tu rien de +plus terrible? Épouser une femme qui n'aime pas votre art... Va, +crois-moi, mon cher, ne te maries pas. Tu es seul, tu es libre. Garde +précieusement ta solitude et ta liberté. + +Le Poëte. + +Parbleu! tu en parles à ton aise, toi, de la solitude. Tout à l'heure, +quand je serai parti, s'il te vient des idées de travail, auprès de ton +feu qui s'éteint tu les poursuivras doucement, sans sentir autour de toi +cette atmosphère d'isolement si vaste, si vide que l'inspiration s'y +disperse, s'y évapore... Et puis passe encore d'être seul aux heures de +travail; mais il y a les moments d'ennui, de découragement, où on doute +de soi, de son art. C'est alors qu'on doit être heureux de trouver là, +toujours prêt et fidèle, un coeur aimant où l'on peut épancher son +chagrin, sans crainte de troubler une confiance, un enthousiasme +inaltérables... Et l'enfant... Ce sourire du bébé, qui s'épanouit +toujours et sans cause, n'est-il pas le meilleur rajeunissement moral +qu'on puisse avoir? Ah! j'ai souvent pensé à cela. Pour nous autres +artistes, vaniteux comme tous ceux qui vivent du succès, de cette estime +de surface, capricieuse et flottante, qu'on appelle la vogue; pour nous +autres surtout, les enfants sont indispensables. Eux seuls peuvent nous +consoler de vieillir... Tout ce que nous perdons, c'est l'enfant qui le +gagne. Le succès qu'on n'a pas eu, on se dit: «C'est lui qui l'aura», et +à mesure que les cheveux s'en vont, on a la joie de les voir repousser, +frisés, dorés, pleins de vie, sur une petite tête blonde à côté de soi. + +Le Peintre. + +Ah! poëte, poëte... as-tu pensé aussi à toutes les becquées qu'il faut +mettre au bout d'une plume ou d'un pinceau pour nourrir une couvée?... + +Le Poëte. + +Enfin, tu auras beau dire, l'artiste est fait pour vivre en famille, et +cela est si vrai que ceux d'entre nous qui ne se marient pas +s'acoquinent dans des ménages de rencontre, comme ces voyageurs qui, las +d'être toujours sans logis, s'installent à la fin dans une chambre +d'hôtel et passent toute leur vie sous l'étiquette banale de l'enseigne: +«_Ici on loge au mois et à la nuit_.» + +Le Peintre. + +Ceux-là ont bien tort. Ils acceptent tous les ennuis du mariage et n'en +connaîtront jamais les joies. + +Le Poëte. + +Tu avoues donc qu'il y en a quelques-unes?...» + +Ici le peintre, au lieu de répondre, se leva, alla chercher parmi des +dessins, des esquisses, un manuscrit tout froissé et revenant vers son +compagnon: + +«Nous pourrions, dit-il, discuter longtemps comme cela sans nous +convaincre... Mais puisque, malgré mes observations, tu es décidé à +tâter du mariage, voici un petit ouvrage que je t'engage à lire. C'est +écrit--remarque bien--par un homme marié, très-épris de sa femme, +très-heureux dans son intérieur, un curieux qui, passant sa vie au +milieu des artistes, s'est amusé à croquer quelques-uns de ces ménages +dont je te parlais tout à l'heure. De la première à la dernière ligne de +ce livre, tout est vrai, tellement vrai que l'auteur n'a jamais voulu +l'imprimer. Lis cela, et viens, me trouver quand tu l'auras lu. Je crois +que tu auras changé d'idée:...» + +Le poëte prit le cahier et l'emporta chez lui; mais il n'en eut pas le +soin désirable, car j'ai pu détacher quelques feuillets de ce petit +livre, et je les offre au public effrontément. + + + * * * * * + + + + + I + + + MADAME HEURTEBISE + + +Celle-la, certes, n'était pas faite pour épouser un artiste, surtout ce +terrible garçon, passionné, tumultueux, exubérant, qui s'en allait dans +la vie le nez en l'air, la moustache hérissée, portant avec crânerie +comme un défi à toutes les conventions sottes, à tous les préjugés +bourgeois son nom bizarre et fringant de Heurtebise. Comment, par quel +miracle, cette petite femme, élevée dans une boutique de bijoutier, +derrière des rangées de chaînes de montres, de bagues enfilées, +trouva-t-elle moyen de séduire ce poëte? + +Imaginez les grâces d'une dame de comptoir, des traits indécis, des yeux +froids toujours souriants, une physionomie complaisante et placide, pas +de vraie élégance, mais un certain amour du luisant, du clinquant, +qu'elle avait pris sans doute à la devanture de son père, et qui lui +faisait rechercher les noeuds de satin assorti, les ceintures, les +boucles; avec cela des cheveux tirés par le coiffeur, bien lissés de +cosmétique, au-dessus d'un petit front têtu, étroit, où l'absence de +rides marquait moins la jeunesse qu'une nullité complète d'idées. Ainsi +faite, Heurtebise l'aima, la demanda et, comme il avait quelque fortune, +n'eut pas de peine à l'obtenir. + +Elle, ce qui lui plaisait dans ce mariage, c'était l'idée d'épouser un +auteur, un homme connu qui lui donnerait des billets de spectacle autant +qu'elle voudrait. Quant à lui, je crois qu'en définitive cette fausse +élégance de boutique, ces façons prétentieuses, bouche pincée, petit +doigt en l'air, l'avaient ébloui comme le dernier mot de la distinction +parisienne, car il était né paysan et, au fond, malgré son esprit, il le +resta toujours. + +Tenté de bonheur paisible, de cette vie de famille dont il était privé +depuis si longtemps, Heurtebise passa deux ans loin de ses amis, +s'enfouissant à la campagne, dans des coins de banlieue, toujours à la +portée de ce grand Paris, qui le troublait et dont il recherchait +l'atmosphère affaiblie, comme ces malades auxquels on ordonne l'air de +la mer, mais qui, trop délicats pour le supporter, viennent le respirer +à quelques lieues de distance. De loin en loin son nom apparaissait dans +un journal, dans une revue, au bas d'un article; mais déjà ce n'était +plus cette verdeur de style, ces emportements d'éloquence qu'on lui +avait connus. Nous pensions: «Il est trop heureux... son bonheur le +gâte.» + +Puis un jour il revint parmi nous, et nous vîmes bien qu'il n'était pas +heureux. Sa mine pâlie, ses traits resserrés, contractés par un +perpétuel agacement, la violence de ses manières rapetissée en colère +nerveuse, son beau rire sonore déjà fêlé, en faisaient un tout autre +homme. Trop fier pour convenir qu'il s'était trompé, il ne se plaignait +pas, mais les anciens amis auxquels il rouvrit sa maison purent vite se +convaincre qu'il avait fait le plus sot des mariages, et que sa vie +était désormais hors de voie. Par contre, Mme Heurtebise nous apparut, +après deux ans de ménage, telle que nous l'avions vue dans la sacristie, +le jour des noces. Son même sourire, minaudier et calme, son même air de +boutiquière endimanchée; seulement l'aplomb lui était venu. Elle parlait +maintenant. Dans les discussions artistiques où Heurtebise se lançait +passionnément, avec des jugements absolus, le mépris brutal ou +l'enthousiasme aveugle; la voix mielleuse et fausse de sa femme venait +tout à coup l'interrompre, l'obligeant à écouter quelque raisonnement +oiseux, quelque réflexion sotte toujours en dehors du sujet. Lui, gêné, +embarrassé, nous regardait d'un oeil qui demandait grâce, essayait de +reprendre la conversation interrompue. Puis devant la contradiction +intime et persistante, la sottise de cette petite cervelle d'oisillon, +gonflée et vide comme un échaudé, il se taisait, résigné à la laisser +aller jusqu'au bout. Mais ce mutisme exaspérait madame, lui paraissait +plus injurieux, plus dédaigneux que tout. Sa voix aigre--douce devenait +criarde, montait, piquait, bourdonnait avec un harcellement de mouche, +jusqu'à ce que le mari, furieux, éclatât à son tour, brutal et terrible. + +De ces querelles incessantes, qui se terminaient par des larmes, elle +sortait reposée, plus fraîche, comme une pelouse après l'arrosage; lui, +chaque fois brisé, fiévreux, incapable de tout travail. Peu à peu sa +violence même se lassa. Un soir que j'avais assisté à une de ces scènes +pénibles, comme Mme Heurtebise sortait de table, triomphante, je vis sur +la figure de son mari, restée baissée pendant la querelle et qu'il +relevait enfin, l'expression d'un mépris, d'une colère que les paroles +ne pouvaient plus traduire. Rouge, les yeux pleins de larmes, la bouche +tordue d'un sourire ironique et navrant, pendant que la petite femme +s'en allait en refermant la porte d'un coup sec, il lui fit, comme un +gamin dans le dos de son maître, une grimace atroce de rage et de +douleur. Au bout d'un moment, je l'entendis murmurer d'une voix +étranglée par l'émotion: «Ah! si ce n'était pas l'enfant, comme je +filerais!» + +Car ils avaient un enfant, un pauvre petit superbe et malpropre, qui se +traînait dans tous les coins, jouait avec les chiens plus grands que +lui, la terre, les araignées du jardin. La mère ne le regardait que pour +constater qu'il était «dégoûtant» et regretter de ne l'avoir pas mis en +nourrice. Elle avait en effet gardé ses traditions de petite bourgeoise +de comptoir, et leur intérieur en désordre, où elle promenait dès le +matin des robes parées et des coiffures étonnantes, rappelait les +arrière-boutiques si chères à son coeur, les pièces noires de crasse et +de manque d'air où l'on passe vite dans les entr'actes de la vie de +commerce pour manger à la hâte un repas mal fait, sur une table sans +nappe, l'oreille au guet tout le temps vers la sonnette de la porte. +Dans ce monde-là il n'y a que la rue qui compte, la rue où passent les +acheteurs, les flâneurs, et ce débordement de peuple en vacances qui, le +dimanche, remplit le trottoir et la chaussée. Aussi, comme elle +s'ennuyait, la malheureuse, à la campagne; comme elle regrettait son +Paris! Heurtebise, au contraire, avait besoin des champs pour la santé +de son esprit. Paris l'étourdissait comme un provincial en visite. La +femme ne comprenait pas cela et se plaignait beaucoup de son exil. Pour +se distraire, elle invitait d'anciennes amies. Alors, si le mari n'était +pas là, on s'amusait à feuilleter ses papiers, les notes, les travaux en +train. + +«Voyez, donc, ma chère, comme c'est drôle... Il s'enferme pour écrire +ça. Il marche, il parle tout seul... Moi d'abord je ne comprends rien à +tout ce qu'il fait.» + +Et c'étaient des regrets sans fin, des retours sur le passé. + +«Ah! si j'avais su... Quand je pense que je pouvais épouser Aubertot et +Fajon, les marchands de blanc...» + +Elle citait toujours les deux associés en même temps, comme si elle +avait dû épouser l'enseigne. En présence du mari, on ne se gênait pas +davantage. Elle le dérangeait, empêchait tout travail, installant dans +la pièce même où il écrivait la causerie niaise de femmes oisives qui +parlaient haut, pleines de dédain pour ce métier de littérateur qui +rapporte peu, et dont les heures les plus laborieuses ressemblent +toujours à une capricieuse oisiveté. + +De temps en temps, Heurtebise essayait d'échapper à cette existence +qu'il sentait devenir chaque jour plus sinistre. Il accourait à Paris, +prenait une petite chambre à l'hôtel, voulait se figurer qu'il était +garçon; mais tout à coup il pensait à son fils, et avec une envie folle +de l'embrasser retournait le soir même à la campagne. Dans ces cas-là, +pour éviter la scène du retour, il emmenait un ami avec lui, et le +gardait là-bas le plus qu'il pouvait. Dès qu'il n'était plus seul en +face de sa femme, sa belle intelligence se réveillait et ses projets de +travail interrompus peu à peu l'un après l'autre lui revenaient au coeur. +Mais quel déchirement quand on partait! Il aurait voulu retenir ses +visiteurs, s'accrochait à eux de toute la force de son ennui. Avec +quelle tristesse il nous accompagnait à la station du petit omnibus de +banlieue qui nous ramenait vers Paris! et comme, nous partis, il s'en +retournait lentement sur la route poudreuse, le dos rond, les bras +inertes, écoutant les roues qui s'éloignaient! + +C'est que le tête-à-tête était devenu insupportable. Pour l'éviter, il +prit le parti d'avoir la maison toujours pleine. Son bon coeur aidant, sa +lassitude, son insouciance, il s'entoura de tous les meurt-de-faim de la +littérature. Un tas de valets de lettres, paresseux, toqués, +visionnaires, s'installèrent chez lui, plus que lui; et comme la femme +était très-sotte, incapable de juger, elle les trouvait charmants, +supérieurs à son mari parce qu'ils criaient plus fort. La vie se passait +en discussions oiseuses. C'était un fracas de mots vides, de poudre aux +moineaux, et le pauvre Heurtebise, immobile et muet au milieu de tout ce +tapage, se contentait de sourire en haussant les épaules. Quelquefois +pourtant, quand, à la fin d'un repas interminable, tous ses convives, +les coudes sur la nappe, commençaient autour du flacon d'eau-de-vie une +de ces longues flâneries de paroles asphyxiantes comme le brouillard des +pipes, un immense dégoût le prenait et, n'ayant pas la force de renvoyer +tous ces malheureux, il s'en allait lui-même et restait huit jours sans +revenir. + +«Ma maison est pleine d'imbéciles, me disait-il un jour. Je n'ose plus +rentrer.» Avec ce train de vie, il n'écrivait plus. Son nom devenait +rare, et sa fortune, gaspillée à ce perpétuel besoin de monde au logis, +s'en allait aux mains tendues autour de lui. + +Il y avait longtemps que nous ne nous étions vus, lorsqu'un matin je +reçus un mot de sa chère petite écriture autrefois si ferme, maintenant +hésitante et tremblante.--«Nous sommes à Paris. Viens me voir. Je +m'ennuie.» Je le trouvai avec sa femme, son enfant, ses chiens, dans un +lugubre petit appartement de Batignolles. Le désordre, qui n'avait plus +l'espace pour s'étaler, semblait encore plus affreux qu'à la campagne. +Pendant que l'enfant et les chiens se roulaient dans des chambres +grandes comme des cases d'échiquier, Heurtebise, malade, était couché, +le visage au mur, dans un état de prostration complète. La femme, +toujours en tenue, toujours placide, le regardait à peine.---«Je ne sais +pas ce qu'il a», me dit-elle avec un geste d'insouciance. Lui, en me +voyant, retrouva un moment de gaîté, une minute de son bon rire, mais +aussitôt étouffé. Comme on avait gardé à Paris les habitudes de la +banlieue, à l'heure du déjeuner, dans ce ménage bouleversé par la gêne, +la maladie, il arriva un parasite, petit homme chauve, râpé, roide, +grincheux, qu'on appelait dans la maison: «l'homme qui a lu Proudhon.» +C'est ainsi qu'Heurtebise, qui n'avait sans doute jamais su son nom, le +présentait à tout le monde. Quand on lui demandait: «Qui est ça?» il +répondait avec conviction: «Oh! un garçon très-fort, qui a beaucoup lu +Proudhon.» Il n'y paraissait guère, du reste, car cet esprit profond ne +se manifestait jamais qu'à table pour se plaindre d'un rôti mal cuit ou +d'une sauce manquée. Ce matin-là, l'homme qui avait lu Proudhon déclara +le déjeuner détestable, ce qui ne l'empêcha pas d'en dévorer la moitié à +lui tout seul. + +Qu'il me sembla long et lugubre ce repas au chevet du malade! La femme +bavardait comme toujours, avec une tape par-ci par-là à l'enfant, un os +aux chiens, un sourire au philosophe. Pas une fois Heurtebise ne se +tourna vers nous, et pourtant il ne dormait pas. Je ne sais pas même +s'il pensait... Cher et vaillant garçon! Dans ces luttes mesquines et +continuelles, le ressort de sa nature vigoureuse s'était brisé, et il +commençait déjà à mourir. Cette agonie silencieuse, qui était plutôt un +renoncement de vivre, dura quelques mois; puis Mme Heurtebise se trouva +veuve. Alors comme les larmes n'avaient pas obscurci ses yeux clairs, +qu'elle avait toujours le même soin de ses cheveux lisses, et +qu'Aubertot et Fajon étaient encore disponibles elle épousa Aubertot et +Fajon. Peut-être Aubertot, peut-être Fajon, peut-être même tous les +deux. En tout cas, elle put reprendre la vie pour laquelle elle était +faite, le bavardage facile et l'éternel sourire des dames de comptoir. + + + * * * * * + + + + + II + + + LE CREDO DE L'AMOUR + + +Elle avait toujours rêvé cela, être la femme d'un poëte!... Mais +l'implacable destinée, au lieu de l'existence romanesque et fiévreuse +qu'elle ambitionnait, lui arrangea un petit bonheur bien tranquille, en +la mariant à un riche rentier d'Auteuil, aimable et doux, un peu trop +âgé pour elle, et qui n'avait qu'une passion--tout à fait inoffensive et +reposante--l'horticulture. Le brave homme passait son temps, le sécateur +à la main, à soigner, élaguer une magnifique collection de rosiers, à +chauffer la serre, arroser les corbeilles; et ma foi! vous conviendrez +bien que pour un pauvre petit coeur affamé d'idéal il n'y avait pas là +une pâture suffisante. Pourtant pendant dix ans sa vie se maintint +droite et uniforme comme les allées finement sablées du jardin de son +mari, et elle la suivit à pas comptés en écoutant avec un ennui résigné +le bruit agaçant et sec des ciseaux toujours en mouvement, ou la pluie +monotone, infinie, qui tombait des pommes d'arrosoirs sur les plantes +touffues. Cet horticulteur enragé avait de sa femme le même soin +méticuleux que de ses fleurs. Il mesurait le froid et le chaud à son +salon encombré de bouquets, craignait pour elle la gelée d'avril ou le +soleil de mars; et, comme ces plantes en caisse que l'on sort et que +l'on rentre à des époques déterminées, la faisait vivre méthodiquement, +les yeux fixés sur le baromètre et les variations de la lune. + +Elle resta ainsi longtemps, prise entre les quatre murs du jardin +conjugal, innocente comme une clématite, mais avec des élans vers +d'autres jardins moins réguliers, moins bourgeois, où les rosiers +pousseraient toutes leurs branches, où les herbes folles seraient plus +hautes que des arbres et chargées de fleurs fantastiques, inconnues, en +liberté sous un soleil plus chaud. Ces jardins-là on ne les trouve guère +que dans les livres des poëtes; aussi lisait-elle beaucoup de vers en +cachette du pépiniériste qui ne connaissait, lui, en fait de poésies, +que des distiques d'almanach: + + + Quand il pleut à la Saint-Médard, + Il pleut quarante jours plus tard. + + +Sans choix, gloutonnement, la malheureuse dévorait les plus mauvais +poëmes, pourvu qu'elle y trouvât des rimes à «amour» et à «passion»; +puis le livre fermé, elle passait des heures à rêver, à soupirer: «Voilà +le mari qui m'aurait fallu!» + +Tout cela probablement serait toujours resté à l'état vague +d'aspirations, si à ce terrible moment de la trentaine, qui est l'âge +décisif pour la vertu des femmes comme midi est l'heure décisive pour la +beauté du jour, l'irrésistible Amaury ne s'était pas trouvé sur son +chemin; Amaury est un poëte de salon, un de ces exaltés en habit noir et +gants gris-perle, qui vont entre dix heures et minuit raconter dans le +monde leurs extases d'amour, leurs désespoirs, leurs ivresses, +mélancoliquement appuyés aux cheminées, dans la lueur des lustres, +pendant que les femmes en toilette de bal écoutent, rangées en cercle, +derrière leurs éventails. + +Celui-là peut passer pour l'idéal du genre. Tête de bottier fatal, l'oeil +cave, le teint blême, il se coiffe à la russe et se lisse fortement de +pommade hongroise. C'est un de ces désespérés de la vie comme les dames +les aiment, toujours vêtus à la dernière mode, un lyrique refroidi chez +qui le désordre de l'inspiration se devine seulement au noeud de cravate +un peu lâche, négligemment attaché. Aussi il faut voir ce succès quand, +de sa voix stridente, il débite une tirade de son poëme, le _Credo de +l'amour_, celle surtout qui se termine par ce vers étonnant: + + + Moi je crois à l'amour comme je crois en Dieu!... + + +Remarquez que je soupçonne fort ce farceur-là de se soucier aussi peu de +Dieu que du reste; mais les femmes n'y regardent pas de si près. Elles +se prennent facilement à la glu des mots, et chaque fois qu'Amaury +récite son _Credo de l'amour_, vous êtes sûr de voir tout autour du +salon des rangées de petits becs roses s'ouvrir, se tendre vers cet +hameçon facile du sentiment. Pensez donc! Un poëte qui a de si belles +moustaches, et qui croit à l'amour comme il croit en Dieu... + +La femme du pépiniériste n'y résista pas. En trois séances elle fut +vaincue. Seulement, comme il y avait au fond de cette nature élégiaque +quelque chose d'honnête et de fier, elle ne voulut pas d'une faute +mesquine. D'ailleurs, dans son _Credo_, le poète déclarait lui-même +qu'il ne comprenait qu'une sorte d'adultère, celui qui marche la tête +haute comme un défi à la loi et à la société. Prenant donc le _Credo de +l'amour_ pour guide, la jeune femme s'évada brusquement du jardin +d'Auteuil et vint se jeter dans les bras de son poëte.--«Je ne peux plus +vivre avec cet homme! Emmène-moi.» En pareil cas, le mari s'appelle +toujours _cet homme_, même quand il est pépiniériste. + +Amaury eut un moment de stupeur. Comment diable s'imaginer qu'une petite +mère de trente ans irait prendre au sérieux un poëme d'amour et le +suivre au pied de la lettre? Pourtant il fit contre trop bonne fortune +bon coeur, et comme dans son petit jardin d'Auteuil si bien abrité la +dame s'était conservée fraîche et jolie, il l'enleva sans murmurer. Les +premiers jours, ce fut charmant. On craignait les poursuites du mari. Il +fallut se cacher sous des noms supposés, changer d'hôtel, habiter des +quartiers invraisemblables, les faubourgs de Paris, les chemins de +ceinture. Le soir, on sortait furtivement, on faisait des promenades +sentimentales le long des fortifications. Ô puissance du romanesque! +Plus elle avait peur, plus il fallait de précautions, de stores, de +voilettes abaissées, plus son poëte lui semblait grand. La nuit, ils +ouvraient la petite fenêtre de leur chambre, et regardant les étoiles +qui montaient par-dessus les fanaux du chemin de fer voisin, elle lui +faisait dire et redire sa tirade: + + + Moi, je crois à l'amour comme je crois en Dieu. + + +Et c'était bon!... + +Malheureusement cela ne dura pas. Le mari les laissa trop tranquilles. +Que voulez-vous? Il était philosophe, cet homme. Sa femme une fois +partie, il avait refermé la porte verte de son oasis et s'était +paisiblement remis à soigner ses roses, en songeant avec bonheur que +celles-là, du moins, tenant au sol par de longues racines, ne pourraient +pas s'en aller de chez lui. Nos amoureux rassurés rentrèrent dans Paris, +et tout à coup il sembla à la jeune femme qu'on lui avait changé son +poëte. La fuite, les craintes d'être surpris, les alertes perpétuelles, +toutes ces choses qui servaient sa passion n'existant plus, elle +commença à comprendre, à voir clair. Du reste, à chaque instant, dans +l'installation de leur petit ménage et ces mille détails bourgeois de la +vie de tous les jours, l'homme avec qui elle vivait se faisait mieux +connaître. + +Le peu qu'il avait en lui de sentiments généreux, héroïques ou délicats, +il le délayait dans ses vers sans en rien garder pour sa consommation +personnelle. Il était mesquin, égoïste, surtout très-ladre, ce que +l'amour ne pardonne pas. Puis il avait coupé ses moustaches, et ce +déguisement lui allait mal. Quelle différence avec ce beau ténébreux +frisé au petit fer qui lui était apparu un soir récitant son _Credo_ +entre deux candélabres! Maintenant, dans la retraite forcée qu'il +subissait à cause d'elle, il se laissait aller à toutes ses manies, dont +la plus grande était de se croire toujours malade. Dame! à force de +poser au poitrinaire, on finit par se figurer qu'on l'est réellement. Le +poëte Amaury était tisanier, s'enveloppait de papier Fayard, couvrait sa +cheminée de fioles et de poudres. Pendant quelque temps la petite femme +prit au sérieux son rôle de soeur grise. Le dévouement donnait au moins +une excuse à sa faute, un but à sa vie. Mais elle se lassa vite. Malgré +elle, dans la pièce étouffée où le poëte s'entourait de flanelle, elle +pensait à son petit jardin tout parfumé, et le bon pépiniériste, vu de +loin au milieu de ses massifs, de ses corbeilles, lui semblait simple, +touchant, désintéressé, autant que l'autre était exigeant et égoïste... + +Au bout d'un mois elle aimait son mari, et elle l'aimait réellement, non +pas d'une affection habitude, mais d'amour véritable. Un jour elle lui +écrivit une longue lettre passionnée et repentante! Il ne répondait pas. +Peut-être ne la trouvait-il pas encore assez punie. Alors elle envoya +lettres sur lettres, s'humilia, supplia pour rentrer, disant qu'elle +aimerait mieux mourir que de continuer à vivre avec cet homme. C'était +au tour de l'amant de s'appeler «cet homme.» Le rare, c'est qu'elle se +cachait de lui pour écrire; car elle le croyait encore épris, et tout en +demandant pardon à son mari, elle craignait l'exaltation de son amant. + +«Jamais il ne me laissera partir», se disait-elle. + +Aussi, lorsqu'à force de prier elle eut obtenu son pardon et que le +pépiniériste--ne vous ai-je pas dit que c'était un philosophe?--eut +consenti à la reprendre, cette rentrée au logis conjugal eut tous les +côtés mystérieux, dramatiques d'une fuite. Positivement elle se fit +enlever par son mari. Ce fut sa dernière jouissance de coupable. Un soir +que le poëte, las de la vie à deux et tout fier de ses moustaches +repoussées, était allé dans le monde réciter son _Credo de l'amour_, +elle sauta dans un fiacre où son vieux mari l'attendait au bout de la +rue, et c'est ainsi qu'elle revint au petit jardin d'Auteuil, à jamais +guérie de son ambition d'être la femme d'un poëte... Il est vrai que ce +poëte-là l'était si peu! + + + * * * * * + + + + + III + + + LA TRANSTÉVÉRINE + + +La pièce venait de finir. Pendant que la foule, diversement +impressionnée, se précipitait au dehors, ondoyant aux lumières sur le +grand perron du théâtre, quelques amis, dont j'étais, attendaient le +poëte à la porte des artistes pour le féliciter. Son oeuvre n'avait +pourtant pas eu un immense succès. Trop forte pour l'imagination timide +et banale du public de maintenant, elle dépassait le cadre de la scène, +cette limite des conventions et des libertés permises. La critique +pédante avait dit: «Ce n'est pas du théâtre!...» et les ricaneurs du +boulevard se vengeaient de l'émotion que venaient de leur donner ces +vers magnifiques en répétant: «Ça ne fera pas le sou!...» Nous, nous +étions fiers de notre ami qui avait osé faire sonner, tourbillonner ses +belles rimes d'or, tout l'essaim de sa ruche autour du soleil factice et +meurtrier du lustre, et présenter des personnages grands comme nature, +sans s'inquiéter de l'optique du théâtre moderne, des lorgnettes +troubles ni des mauvais yeux. + +Parmi les machinistes, les pompiers, les figurants en cache-nez, le +poëte s'approcha de nous, sa grande taille courbée en deux, son collet +relevé frileusement sur sa barbe grêle et ses longs cheveux déjà +grisonnants. Il avait l'air triste. Les applaudissements de la claque et +des lettrés, restreints à un coin de la salle, lui prédisaient un nombre +très-court de représentations, les spectateurs choisis et rares, +l'affiche vite enlevée sans laisser à son nom le temps de s'imposer. +Quand on a travaillé pendant vingt ans, qu'on est en pleine maturité de +talent et d'âge, cette résistance de la foule à vous comprendre a +quelque chose de lassant, de désespérant. On en vient à se dire: «Ils +ont peut-être raison.» On a peur, on ne sait plus... Nos acclamations, +nos poignées de main enthousiastes le réconfortèrent un peu. «Vraiment, +vous croyez? C'est si bien que cela?... C'est vrai que j'ai fait tout ce +que j'ai pu.» Et ses mains brûlantes de fièvre s'accrochaient aux nôtres +avec inquiétude; ses yeux pleins de larmes cherchaient un regard sincère +et rassurant. C'était l'angoisse suppliante du malade demandant au +médecin: «N'est-ce pas que je ne vais pas mourir?» Non! poëte, tu ne +mourras pas. Les opérettes et les féeries qui ont des centaines de +représentations, des milliers de spectateurs, seront oubliées depuis +longtemps, envolées avec leur dernière affiche, que ton oeuvre restera +toujours jeune et vivante... + +Pendant que sur le trottoir désert nous étions là à l'exhorter, à le +remonter, une forte voix de contralto éclata au milieu de nous, +trivialisée par l'accent italien. + +«Hé! l'artiste, assez de _pouégie_... Allons manger l'_estoufato_!...» + +En même temps une grosse dame entourée d'une capeline et d'un tartan à +carreaux rouges vint passer son bras sous celui de notre ami d'un +mouvement si brutal, si despotique, que sa physionomie, son attitude en +furent tout de suite gênées. + +«Ma femme», nous dit-il; puis, se tournant vers elle avec un sourire +hésitant: + +«Si nous les emmenions pour leur montrer comment tu fais l'_estoufato_?» + +Prise par son amour-propre de cordon bleus l'Italienne consentit assez +gracieusement à nous recevoir, et nous voilà partis cinq ou six avec eux +pour aller manger du boeuf à l'étouffée sur les hauteurs de Montmartre où +ils habitaient. + +J'avoue que j'avais un certain désir de connaître cet intérieur +d'artiste. Notre ami depuis son mariage vivait très-retiré, presque +toujours à la campagne; mais ce que je savais de sa vie tentait ma +curiosité. Il y avait quinze ans de cela, dans toute la ferveur d'une +imagination romantique, il avait rencontré aux environs de Rome une +superbe fille dont il était devenu très-amoureux. Maria Assunta habitait +avec son père et toute une nichée de frères et de soeurs une de ces +petites maisons du Transtévère qui ont les pieds dans le Tibre et un +vieux bateau de pêche au ras de leurs murs. Un jour il aperçut cette +belle Italienne, les pieds nus dans le sable, avec sa jupe rouge aux +plis collants, ses manches de toile bise relevées jusqu'aux épaules, +retirant des anguilles d'un grand filet ruisselant. Les écailles +luisantes dans les mailles pleines d'eau, le fleuve d'or, la jupe +écarlate, ces beaux yeux noirs, profonds, pensifs, dont la rêverie +s'assombrissait de tout le soleil environnant, frappèrent l'artiste, +peut-être même un peu vulgairement, comme une estampe de romance à la +devanture d'un éditeur de musique. Par hasard la fille avait le coeur +libre, n'ayant encore aimé qu'un gros chat sournois et roux, grand +pêcheur d'anguilles lui aussi, et qui hérissait son poil quand on +s'approchait de sa maîtresse. + +Bêtes et gens, notre amoureux parvint à apprivoiser tout ce monde, se +maria à Sainte-Marie du Transtévère, et ramena en France la belle +Assunta avec son _cato_... + +Ah! _povero_, ce qu'il aurait dû emporter aussi, c'était un rayon du +soleil de là-bas, un pan de ciel bleu, l'excentricité du costume, et les +roseaux du Tibre, et les grands filets tournants du _Ponte Rotto_, tout +le cadre avec l'image. Alors il n'aurait pas eu la cruelle désillusion +qu'il éprouva quand, le ménage installé à un petit quatrième, tout en +haut de Montmartre, il vit sa belle Transtévérine affublée d'une +crinoline, d'une robe à volants et d'un chapeau parisien qui, toujours +mal équilibré sur l'édifice de ses nattes lourdes, prenait des attitudes +complètement indépendantes. À la froide et terrible clarté des ciels de +Paris, le malheureux s'aperçut bientôt que sa femme était bête, +irrémissiblement bête. Ces beaux yeux noirs, perdus en des +contemplations infinies, ne roulaient pas une pensée dans leurs ondes de +velours. Ils brillaient animalement du calme de la digestion, d'un +heureux reflet du jour, rien de plus. Avec cela la dame était grossière, +rustique, habituée à conduire d'un revers de main tout le petit monde de +la cabane, et la moindre résistance lui causait des colères terribles. + +Qui eût dit que cette belle bouche, contractée par le silence dans la +forme la plus pure des visages antiques, s'ouvrait tout à coup pour +laisser passer l'injure à flots pressés, tumultueux?... Sans respect +d'elle ni de lui, tout haut, dans la rue, en plein théâtre, elle lui +cherchait querelle, lui faisait des scènes de jalousie épouvantables. +Pour l'achever, aucun sentiment des choses artistiques, une ignorance +complète du métier de son mari, de la langue, des usages, de tout. Le +peu de français qu'on lui apprit ne servant qu'à lui faire oublier +l'italien, elle arriva à se composer une espèce de jargon mi-parti, qui +était du plus haut comique. Bref cette histoire d'amour, commencée comme +un poëme de Lamartine, se terminait comme un roman de Champfleury... +Après avoir longtemps essayé de civiliser sa sauvagesse, le poëte vit +bien qu'il fallait y renoncer. Trop honnête pour l'abandonner, peut-être +amoureux encore, il prit le parti de se cloîtrer, de ne voir personne, +de travailler beaucoup. Les rares intimes, qu'il avait admis dans son +intérieur, s'aperçurent qu'ils le gênaient et ne vinrent plus. C'est +ainsi que depuis quinze ans il vivait enfermé dans son ménage comme dans +une logette de lépreux... + +Tout en pensant à cette misérable existence, je regardais l'étrange +couple marcher devant moi. Lui, frêle, long, un peu voûté. Elle, carrée, +épaisse, secouant des épaules son châle qui la gênait, indépendante dans +sa marche comme un homme. Elle était assez gaie, parlait fort, et de +temps en temps se retournait pour voir si nous suivions, appelant ceux +d'entre nous qu'elle connaissait, très-haut, familièrement par leurs +noms, en s'aidant de grands gestes, comme elle aurait hélé une barque de +pêche sur le Tibre. Quand nous arrivâmes chez eux, le concierge, furieux +de voir entrer à une heure indue toute une bande bruyante, ne voulait +pas nous laisser monter. Entre l'Italienne et lui ce fut dans l'escalier +une scène terrible. Nous étions tous échelonnés sur les marches +tournantes, à demi éclairés par le gaz qui mourait, gênés, malheureux, +ne sachant pas s'il fallait redescendre. + +«Venez vite, montons», nous dit le poëte à voix basse, et nous le +suivîmes silencieusement, pendant qu'appuyée à la rampe qui tremblait de +son poids et de sa colère, l'Italienne égrenait un chapelet d'injures où +les imprécations romaines alternaient avec le vocabulaire des boulevards +extérieurs. Quelle rentrée pour ce poëte qui venait d'agiter tout le +Paris artistique, et gardait encore dans ses yeux enfiévrés +l'éblouissement de sa première! Quel rappel humiliant à la vie!... + +Ce fut seulement près du feu de son petit salon que le froid glacial +causé par cette sotte aventure se dissipa, et bientôt nous n'y aurions +plus pensé, sans la voix éclatante et les gros rires de la signora qu'on +entendait dans la cuisine raconter à sa bonne comment elle avait secoué +cette espèce de _choulato_!... Le couvert mis, le souper préparé, elle +vint s'asseoir au milieu de nous, sans châle, sans chapeau ni voile, et +je pus la regarder à mon aise. Elle n'était plus belle. La figure +carrée, le menton large, épaissi, les cheveux grisonnants et gros, +surtout l'expression vulgaire de la bouche contrastaient singulièrement +avec l'éternelle et banale rêverie des yeux. Les deux coudes appuyés sur +la table, familière et avachie, elle se mêlait à la conversation sans +perdre un instant de vue son assiette. Juste au-dessus de sa tête, fier +parmi les mélancoliques vieilleries du salon, un grand portrait signé +d'un nom illustre s'avançait de l'ombre: c'était Maria Assunta à vingt +ans. Le costume de pourpre vive, le blanc laiteux de la guimpe plissée, +l'or brillant des bijoux abondants et faux faisaient magnifiquement +ressortir l'éclat d'un teint de soleil, l'ombre veloutée des cheveux +épais plantés bas sur le front et qu'un duvet presque imperceptible +rattachait à la ligne superbe et droite, des sourcils. Comment cette +exubérance de beauté et de vie avait-elle pu arriver à tant de +vulgarité?... Et curieusement, pendant que la Transtévérine parlait, +j'interrogeais sur la toile son beau regard profond et doux. + +La chaleur de la table l'avait mise de bonne humeur. Pour ranimer le +poète, à qui son insuccès mêlé de gloire serrait doublement le coeur, +elle lui donnait de grandes claques dans le dos, riait la bouche pleine, +disant en son affreux jargon que ce n'était pas la peine pour si peu de +se flanquer la tête en bas du _campanile del domo_. + +«Pas vrai _il cato_?» ajoutait-elle en se tournant vers le vieux matou +perclus de rhumatismes qui ronflait devant le feu. Puis tout à coup, au +milieu d'une discussion intéressante, elle criait à son mari d'une voix +bête et brutale comme un coup d'escopette: + +«Hé! l'artiste..., _la lampo qui filo_!» + +Vivement le malheureux s'interrompait pour remonter la lampe, humble, +soumis, attentif à éviter la scène qu'il craignait et que malgré tout il +n'évita pas. + +En revenant du théâtre, nous nous étions arrêtés à la _Maison d'or_ pour +prendre une bouteille de vin fin dont on devait arroser _l'estoufato_. +Tout le temps de la route, Maria Assunta l'avait portée religieusement +sous son châle et posée, en arrivant, sur la table où elle la couvait +d'un oeil attendri, car les Romaines aiment le bon vin. Deux ou trois +fois déjà, se méfiant des distractions de son mari et de ses grands +bras, elle lui avait dit: + +«Prends garde à la _boteglia_..., tu vas la casser.» + +Enfin, en allant à la cuisine retirer elle-même le fameux _estoufato_, +elle lui cria encore: + +«Surtout ne casse pas la _boteglia_.» + +Malheureusement, dès que sa femme ne fut plus là, le poëte en profita +pour parler de l'art, du théâtre, du succès, si librement, avec tant de +verve et d'abondance que... patatras!... À un geste plus éloquent que +les autres, voilà la bouteille mirifique en mille pièces au milieu du +salon. Jamais je n'ai vu un saisissement pareil. Il s'arrêta court, +devint très-pâle... En même temps, le contralto d'Assunta, gronda dans +la pièce à côté, et l'Italienne apparut sur la porte, les yeux en feu, +la lèvre gonflée de colère, toute rouge de la chaleur des fourneaux. + +«La _boteglia!_» cria-t-elle d'une voix terrible. + +Alors, lui timidement se pencha à mon oreille: + +«Dis que c'est toi...» + +Et le pauvre diable avait si peur, que je sentait sous la table ses +longues jambes qui tremblaient... + + + * * * * * + + + + + IV + + + UN MÉNAGE DE CHANTEURS + + +Comment ne se seraient-ils pas aimés? Beaux et célèbres tous les deux, +chantant dans les mêmes pièces, vivant chaque soir pendant cinq actes de +la même vie artificielle et passionnée. On ne joue pas impunément avec +le feu. On ne se dit pas vingt fois par mois: «Je t'aime!» sur des +soupirs de flûte et des trémolos de violon sans finir par se prendre à +l'émotion de sa propre voix. À la longue, la passion leur vint dans des +enveloppements d'harmonie, des surprises de rythme, des splendeurs de +costumes et de toiles de fond. Elle leur arriva par la fenêtre qu'Elsa +et Lohengrin ouvrent toute grande sur la nuit vibrante de sons et de +clartés: + + + Viens respirer les senteurs enivrantes... + + +Elle se glissa entre les colonnes blanches du balcon des Capulets, où +Roméo et Juliette s'attardent sous des lueurs d'aube: + + + Non! ce n'est pas le jour, ce n'est pas l'alouette. + + +Et mollement elle surprit Faust et Marguerite dans ce rayon de lune qui +monte du banc rustique aux volets de la petite chambre, parmi des +entrelacements de lierre et de roses fleuries: + + + Laisse-moi, laisse-moi contempler ton visage. + + +Bientôt tout Paris connut leur amour et s'y intéressa. Ce fut la +curiosité de la saison. On venait admirer ces deux belles étoiles +gravitant doucement l'une vers l'autre dans le ciel musical de l'Opéra. +Enfin, un soir, après un rappel enthousiaste, comme la toile achevait de +se baisser, séparant la salle bruyante d'applaudissements et la scène +semée de bouquets, où la robe blanche de Juliette traînait sur des +camélias effeuillés, les deux chanteurs furent pris d'un élan +irrésistible, comme si leur amour, un peu factice, n'attendait pour se +révéler que l'émotion d'un grand triomphe. Leurs mains s'étreignirent, +des serments s'échangèrent, consacrés par les bravos lointains et +persistants de la salle. Les deux étoiles avaient fait leur conjonction. + +Après le mariage, on resta quelque temps sans les revoir à la scène. +Puis, le congé expiré, ils rentrèrent ensemble dans la même pièce. Cette +rentrée fut une révélation. Jusqu'à ce jour, entre les deux chanteurs +c'était l'homme qui avait primé. Plus âgé, mieux fait au public dont il +connaissait bien les faiblesses, les préférences, il jouait du parterre +et des loges avec sa voix. Près de lui, l'autre ne semblait guère qu'une +élève admirablement douée, la promesse d'un génie futur; sa voix trop +jeune avait des angles, ainsi que ses épaules un peu minces et grêles. +Aussi, au retour, quand elle parut dans un de ses rôles d'autrefois et +que le son plein, riche, étoffé, s'échappa dès les premières notes, +abondant et pur comme l'eau d'une source vive, il y eut dans la salle un +charme d'étonnement si grand que tout l'intérêt de la soirée se +concentra autour d'elle. Ce fut pour la jeune femme un de ces jours +heureux où l'atmosphère qui vous entoure se fait limpide, légère, +vibrante, pour vous apporter tous les rayons, toutes les adulations du +succès. Quant au mari, on oublia presque de l'applaudir, et comme tous +les éblouissements font une ombre profonde auprès d'eux, il se trouva +relégué ni plus ni moins qu'un comparse dans le coin le plus obscur de +la scène. + +Après tout, cette passion qui s'était révélée dans le jeu de la +chanteuse, dans sa voix doublée de charme et de tendresse, était +inspirée par lui. Lui seul donnait la flamme à ces yeux profonds; et +cette idée aurait dû le rendre fier, mais la vanité du comédien fut plus +forte. À la fin du spectacle, il appela le chef de claque et le secoua +de la belle façon. On avait manqué ses entrées, ses sorties, oublié le +rappel du troisième acte. Il se plaindrait au directeur... + +Hélas! Il eut beau dire, et la claque eut beau faire, la faveur du +public, désormais conquise à sa femme, lui resta définitivement. Il y +eut pour elle un bonheur de rôles bien choisis, appropriés à son talent, +à sa beauté, où elle apparaissait avec la tranquillité d'une mondaine +entrant au bal parée des couleurs qui lui vont et sûre d'une ovation. À +chaque nouveau succès le mari se montrait triste, nerveux, irritable. +Cela lui faisait l'effet d'un vol, cette vogue qui s'en allait de lui à +elle sans retour. Longtemps il essaya de cacher à tous, surtout à sa +femme, cette souffrance inavouable; mais un soir, comme elle montait +l'escalier de sa loge tenant à deux mains sa robe chargée de bouquets, +et que toute à son triomphe elle lui disait d'une voix encore oppressée +de la secousse des applaudissements: «Nous avions une belle salle +aujourd'hui.» Il lui répondit un: «Tu trouves!...» si ironique, si amer, +que l'esprit de la jeune femme s'ouvrit à la vérité subitement. + +Son mari était jaloux! non pas d'une jalousie d'amant qui veut sa femme +belle pour lui seul, mais d'une jalousie d'artiste, froide, féroce, +implacable. Parfois, quand elle s'arrêtait à la fin d'un air et que les +bravos multipliés tombaient vers elle de toutes les mains tendues, il +affectait une physionomie impassible, distraite, et son regard absent +semblait dire aux spectateurs: + +«Quand vous aurez fini d'applaudir, moi je chanterai.» + +Oh! les applaudissements, ce bruit de grêle qui a de si douces +résonnances dans les couloirs, la salle, les coulisses, lorsqu'une fois +on l'a connu, il est impossible de s'en passer. Les grands comédiens ne +meurent ni de maladie ni de vieillesse; ils cessent d'exister quand on +ne les applaudit plus. Celui-ci, devant l'indifférence du public, fut +pris d'un véritable désespoir. Il maigrissait, devenait hargneux, +méchant. Il avait beau se raisonner, regarder bien en face son mal +inguérissable, se répéter avant d'entrer en scène: + +«C'est ma femme pourtant... Et je l'aime!...» + +À la facticité du théâtre, le sentiment vrai tombait tout de suite. Il +aimait encore la femme, mais il détestait la cantatrice. Elle s'en +apercevait bien, et, comme on soigne un malade, surveillait cette triste +manie. D'abord elle avait songé à amoindrir son succès, en se ménageant, +en ne donnant pas toute sa voix, tous ses moyens; mais ses résolutions +comme celles du mari ne tenaient pas devant le feu de la rampe. Son +talent, presque indépendant d'elle-même, dépassait sa volonté. Alors +elle s'humilia, se fit petite devant lui. C'étaient des conseils qu'elle +lui demandait; s'il l'avait trouvée bonne, s'il comprenait bien le rôle +ainsi... + +Naturellement, l'autre n'était jamais content. Avec cet air bonhomme, ce +ton de fausse camaraderie que les comédiens ont entre eux, il lui +disait, les soirs où elle avait le plus de succès: + +«Surveille-toi, petite... ça ne va pas en ce moment... tu n'es pas en +progrès.» + +D'autres fois il voulait l'empêcher de chanter: + +«Prends garde, tu te prodigues... tu en fais trop... Ne lasse pas ta +chance... Tiens, sais-tu! tu devrais prendre un congé.» + +Il descendait jusqu'aux prétextes bêtes. Elle était enrhumée, pas en +voix. Ou bien il lui cherchait des querelles de cabotin: + +«Tu as repris trop vite le finale du duo... tu as tué mon effet... C'est +un parti pris.» + +Sans s'apercevoir, le malheureux! que c'était lui qui la gênait dans son +jeu, précipitait les répliques pour l'empêcher d'être applaudie et, dans +son désir de reprendre son public, accaparait le haut bout de la scène, +laissant sa femme chanter au second plan. Elle ne se plaignait pas, elle +l'aimait trop. D'ailleurs, le triomphe rend indulgent, et chaque soir, +de l'ombre où elle essayait de se blottir, de s'effacer, le succès +l'obligeait à reparaître glorieusement en pleine lumière. Au théâtre, on +s'aperçut vite de ce singulier cas de jalousie, et les camarades s'en +amusèrent. On accablait le chanteur de compliments sur le talent de sa +femme. On lui mettait sous les yeux l'article de la veille où, à la +suite de quatre grandes colonnes consacrées à l'étoile, le critique +accordait quelques lignes à la vogue presque éteinte du mari. Un jour, +en venant de lire un de ces articles, il entra dans la loge de sa femme, +furieux, le journal déployé, et lui dit, blême de colère: + +«Cet homme a donc été votre amant?» Il en arrivait à ce degré d'injure. +Aussi la malheureuse femme, fêtée, enviée, dont le nom en vedette sur +l'affiche se lisait maintenant à tous les coins de Paris, accaparé même +par les étalages comme une chance de succès, par les étiquettes menues +et dorées des confiseurs, des parfumeurs, avait l'existence la plus +triste, la plus humiliée. Elle n'osait plus ouvrir un journal, de peur +de lire son éloge, pleurait sur les fleurs qu'on lui jetait et qu'elle +laissait mourir dans un coin de sa loge pour ne pas perpétuer à la +maison le souvenir cruel de ses triomphantes soirées. Elle voulut +renoncer au théâtre, mais son mari s'y opposa. + +«On dira que c'est moi qui t'ai fait partir.» + +Et l'horrible supplice continua pour tous deux. + +Un soir de première représentation, la chanteuse allait entrer en scène. +Quelqu'un lui dit: «Tenez-vous bien... Il y a une cabale dans la salle +contre vous.» Cela la fit rire. Une cabale contre elle? Et à propos de +quoi, bon Dieu!... Elle qui n'avait que des sympathies, qui vivait en +dehors de toute coterie. C'était bien vrai, pourtant. Au milieu de la +pièce, dans un grand duo avec son mari, au moment où sa voix superbe, +montée au plus haut point de son registre, achevait le son sur une suite +de notes égales et pures comme les perles rondes d'un collier, une +bordée de sifflets l'arrêta net. La salle était aussi émue, aussi +surprise qu'elle-même. Le souffle des respirations paraissait suspendu, +prisonnier dans les poitrines comme le trait qu'elle n'avait pas pu +finir. Tout à coup une idée folle, épouvantable, lui traversa +l'esprit... Il était seul en scène, en face d'elle. Elle le regarda +fixement, et vit passer dans ses yeux l'éclair d'un mauvais sourire. La +pauvre femme comprit. Les sanglots l'étouffaient. Elle ne put que fondre +en larmes et disparaître aveuglée dans l'encombrement des coulisses... + +C'était son mari qui l'avait fait siffler! + + + * * * * * + + + + + V + + UN MALENTENDU + + + * * * * * + + + _VERSION DE LA FEMME_ + + +Qu'est-ce qu'il a? De quoi m'en veut-il? Je n'y comprends rien. J'ai +pourtant tout fait pour le rendre heureux... Mon Dieu! je ne dis pas +qu'au lieu d'un poëte je n'aurais pas mieux aimé épouser un notaire, un +avoué, quelque chose de plus posé, de moins en l'air comme profession; +mais enfin, tel qu'il était, il me plaisait. Je le trouvais un peu +exalté, mais gentil tout de même, bien élevé; puis il avait quelque +fortune, et je pensais qu'une fois marié, sa poésie ne l'empêcherait pas +de chercher une bonne place, ce qui nous mettrait tout à fait à l'aise. +Lui aussi dans ce temps-là me trouvait à son idée. Quand il venait me +voir chez ma tante, à la campagne, il n'avait pas assez de paroles pour +admirer l'ordre et l'arrangement de notre petit logis, tenu comme un +couvent. «C'est amusant!...» disait-il. Il riait, m'appelait de toutes +sortes de noms pris dans des poëmes, des romans qu'il avait lus. Cela me +choquait un peu, je l'avoue; je l'aurais voulu plus sérieux. Mais ce +n'est que quand nous avons été mariés, installés à Paris, que j'ai senti +la différence de nos deux natures. + +Moi qui rêvais un petit intérieur bien tenu, clair et propret, je l'ai +vu tout de suite encombrer notre appartement de meubles inutiles, passés +de mode, perdus de poussière, avec des tapisseries fanées, et si +anciennes... Pour tout, ç'a été la même chose. Concevez-vous qu'il m'a +fait mettre au grenier une très-jolie pendule Empire, qui me venait de +ma tante, et des tableaux magnifiquement encadrés, donnés par des amies +de pension. Il trouvait tout cela hideux. J'en suis encore à me demander +pourquoi. Car enfin son cabinet de travail était un ramassis de vieilles +toiles enfumées, de statuettes que j'avais honte de regarder, +d'antiquailles ébréchées, bonnes à rien, des chandeliers pleins de +vert-de-gris, des vases où fuyait l'eau, des tasses dépareillées. A côté +de mon beau piano en palissandre, il en avait mis un petit, tout vilain, +tout écaillé, où manquait la moitié des notes, et si usé qu'on +l'entendait à peine. A part moi, je commençais à me dire: «Ah çà! mais, +un artiste, c'est donc un peu un fou... Il n'aime que les choses +inutiles, il méprise tout ce qui peut servir.» + +Quand je vis ses amis, le monde qu'il recevait, ce fut bien pis. Des +gens à cheveux longs, à grandes barbes, mal peignés, mal habillés, qui +ne se gênaient pas pour fumer devant moi et me faisaient mal à entendre, +tellement toutes leurs idées se trouvaient à l'envers des miennes. +C'étaient de grands mots, de grandes phrases, rien de naturel, rien de +simple. Avec cela pas la moindre notion des convenances: vous pouviez +les avoir à dîner vingt fois de suite, jamais une visite, jamais une +politesse. Pas même une carte, un bonbon au jour de l'an. Rien... +Quelques-uns de ces messieurs étaient mariés et nous amenaient leurs +femmes. Il fallait voir le genre de ces personnes-là! A tous les jours +des toilettes superbes, comme je n'en porterai jamais, Dieu merci! Et si +mal arrangées, sans ordre ni méthode. Des cheveux bouffants, des jupes +traînantes, puis des talents qu'elles montraient effrontément. Il y en +avait qui chantaient comme des actrices, jouaient du piano comme des +professeurs; toutes bavardaient de tout comme des hommes. Est-ce +raisonnable, je vous le demande? Est-ce que des femmes sérieuses, une +fois mariées, doivent penser à autre chose qu'aux soins de l'intérieur? +C'est ce que j'ai essayé de faire comprendre à mon mari, qui était peiné +de me voir abandonner la musique. La musique, c'est bon quand on est +petite fille et qu'on n'a rien de mieux à faire. Mais, franchement, je +me serais trouvée ridicule à me mettre tous les jours devant un piano. + +Oh! je le sais bien. Son grand grief contre moi, c'est que j'aie voulu +l'arracher à cet étrange milieu si dangereux pour lui. «Vous, avez +éloigné tous mes amis,» me reproche-t-il souvent. Oui, je l'ai fait, et +je ne m'en repens pas. Ces gens-là auraient fini par me le rendre fou. +Quelquefois, en les quittant, il passait la nuit à rimailler, à se +promener de long en large en parlant haut. Comme s'il n'était pas déjà +assez bizarre, assez original par lui-même, sans qu'on vînt encore +l'exciter! En ai-je supporté des caprices, des lubies! Tout à coup, le +matin, il arrivait dans ma chambre: «Vite, ton chapeau... Nous allons à +la campagne.» Il fallait tout laisser là, la couture, le ménage, prendre +des voitures, des chemins de fer, dépenser un argent! Et moi qui ne +songeais qu'à économiser. Car enfin, ce n'est pas avec quinze mille +francs de rente qu'on est riche à Paris et qu'on fait un avoir à ses +enfants. Dans le commencement, il riait de mes observations, tâchait de +me faire rire; puis, quand il a vu ma ferme intention de rester +sérieuse, il m'en a voulu de ma simplicité, de mes goûts d'intérieur. +Est-ce ma faute, à moi, si je déteste le théâtre, les concerts, toutes +ces soirées artistiques où il voulait m'entraîner et où il retrouvait +ses connaissances d'autrefois, un tas d'écervelés, de bohèmes, de +dissipateurs? + +Un moment j'avais cru qu'il deviendrait plus raisonnable. J'étais +parvenue à le sortir de son vilain monde, à nous faire un entourage de +gens sensés, bien posés, à lui créer des relations utiles... Eh bien! +non. Monsieur s'ennuyait. Il s'ennuyait du matin au soir. À nos petites +soirées, où j'installais pourtant un whist, un thé, tout ce qu'il +fallait, il apportait une figure, une humeur! Quand nous étions seuls, +la même chose. Pourtant j'étais pleine d'attentions. Je lui disais: +«Lis-moi un peu ce que tu fais.» Il me récitait des vers, des tirades. +Je n'y comprenais rien, mais j'avais l'air de m'y intéresser, et par-ci +par-là je faisais au hasard une petite remarque qui du reste avait le +don de l'agacer toujours. En un an, en travaillant jour et nuit, il n'a +pu faire de toutes ses rimes qu'un seul livre qui ne s'est pas vendu du +tout. Je lui ai dit: «Ah!... tu vois bien...» par raison, pour l'amener +à quelque chose de mieux compris, de plus productif. Il a eu une colère +épouvantable, et depuis, une tristesse perpétuelle qui me rendait +très-malheureuse. Mes amies me conseillaient de leur mieux: «Voyez-vous, +ma chère, c'est l'ennui, la mauvaise humeur d'un homme inoccupé... S'il +travaillait un peu plus, il ne serait pas aussi sombre.» + +Alors je me suis mise en quête, et tout le monde autour de moi, pour lui +chercher une place. J'ai remué ciel et terre, j'ai fait je ne sais +combien de visites à des femmes de secrétaires généraux, de chefs de +division, je suis allée jusqu'au cabinet du ministre, tout cela sans +l'avertir. C'était une surprise que je lui réservais. Je me disais: +«Nous verrons bien s'il sera content cette fois.» Enfin, le jour où j'ai +reçu sa nomination, une belle enveloppe à cinq cachets, je suis allée la +porter sur sa table, folle de joie. C'était l'avenir assuré, l'aisance, +le calme du travail, le contentement de soi... Savez-vous ce qu'il m'a +dit? Il m'a dit «qu'il ne me pardonnerait jamais.» Après quoi il a +déchiré la lettre du ministre en mille morceaux, et il s'est sauvé en +battant les portes. Oh! ces artistes, ces pauvres têtes détraquées qui +prennent la vie à rebours! Que devenir avec un homme pareil? J'aurais +voulu lui parler, le raisonner. Mais non. On me l'avait bien dit: «C'est +un fou.» A quoi bon lui parler, d'ailleurs? Nous n'avons pas la même +langue. Il ne me comprendrait pas, pas plus que je ne le comprends... Et +maintenant nous sommes là tous les deux à nous regarder. Je sens de la +haine dans ses yeux, et pourtant j'ai de l'affection pour lui... C'est +bien pénible. + + + _VERSION DU MARI_ + + +J'avais pensé à tout, pris toutes mes précautions. Je ne voulais pas +d'une Parisienne, parce que les Parisiennes me faisaient peur. Je ne +voulais pas d'une femme riche qui m'apporterait avec elle tout un train +d'exigences. Je craignais aussi la famille, ce terrible enlacement +d'affections bourgeoises, accapareuses, qui vous emprisonnent, vous +rapetissent, vous étouffent. Ma femme était bien ce que je rêvais. Je me +disais: «Elle me devra tout.» Quelle joie de former cet esprit naïf aux +belles choses, d'initier cette âme pure à mes enthousiasmes, à mes +espérances, de donner la vie à cette statue! + + + * * * * * + + +C'est qu'elle avait l'air, en effet, d'une statue avec ses grands yeux +sérieux et calmes, son profil grec si régulier, ses traits légèrement +arrêtés et sévères, mais adoucis par le flou des jeunes visages, ce +duvet nuancé de rose, l'ombre des cheveux soulevés. Joignez à cela un +petit accent provincial qui faisait ma joie, que j'écoutais les yeux +fermés comme un souvenir d'heureuse enfance, l'écho d'une vie tranquille +dans un coin bien loin, bien ignoré! Et dire que maintenant cet +accent-là m'est devenu insupportable!... Mais alors j'avais la foi. +J'aimais, j'étais heureux, disposé à l'être encore plus. Plein d'ardeur +au travail, j'avais, sitôt marié, commencé un nouveau poëme, et le soir +je lui lisais les vers de la journée. Je voulais la faire entrer +complètement dans mon existence. Les premières fois, elle me disait: +«C'est gentil...» et je lui étais reconnaissant de cette approbation +enfantine, espérant qu'à la longue elle comprendrait mieux ce qui +faisait ma vie. + + + * * * * * + + +La malheureuse! comme j'ai dû l'assommer! Après lui avoir lu mes vers, +je les lui expliquais, cherchant dans ses beaux yeux étonnés la lueur +attendue, croyant l'y voir toujours. Je l'obligeais à me donner son avis +et je glissais sur les sottises pour retenir seulement ce que le hasard +lui inspirait de bon. J'aurais tant désiré en faire ma vraie femme, la +femme d'un artiste!... Mais non! Elle ne comprenait pas. J'avais beau +lui lire les grands poëtes, m'adresser aux plus forts, aux plus tendres, +les rimes d'or des poëmes d'amour tombaient devant elle avec l'ennui et +la froideur d'une averse. Une fois, je me souviens, nous lisions la +_Nuit d'octobre_; elle m'interrompit, pour me demander quelque chose de +plus sérieux. J'essayai alors de lui expliquer qu'il n'y a rien de plus +sérieux au monde que la poésie, qui est l'essence même de la vie et +flotte au-dessus d'elle comme une lumière vibrante où les mots, les +pensées s'élèvent et se transfigurent. Oh! le sourire dédaigneux de sa +jolie bouche et la condescendance du regard!... On eût dit que c'était +un enfant ou un fou qui lui parlait. + + + * * * * * + + +Ce que j'ai dépensé ainsi de forces, d'éloquence inutile! Rien n'y +pouvait. Je me butais perpétuellement à ce qu'elle appelait le bon sens, +la raison, cette excuse éternelle des coeurs secs et des esprits étroits. +Et ce n'est pas seulement la poésie qui l'ennuyait. Avant notre mariage, +je l'avais crue musicienne. Elle paraissait comprendre les morceaux +qu'elle jouait, soulignés par son professeur. A peine mariée, elle a +fermé son piano, renoncé à la musique... Savez-vous rien de plus triste +que cet abandon par la jeune femme de tout ce qui plaisait dans la jeune +fille? La réplique donnée, le rôle fini, l'ingénue quitte son costume. +Tout cela n'était qu'en vue du mariage, une surface de petits talents, +de jolis sourires et de passagère élégance. Chez elle le changement à +été instantané. J'avais d'abord espéré que le goût que je ne pouvais pas +lui donner, l'intelligence de l'art, des belles choses, lui viendraient +malgré elle dans cet admirable Paris où les yeux, l'esprit s'affinent +sans s'en douter. Mais que faire d'une femme qui ne sait pas ouvrir un +livre, regarder un tableau, que tout ennuie, qui ne veut rien voir? Je +compris qu'il fallait me résigner à n'avoir près de moi qu'une ménagère +active et économe, oh! très-économe. La femme selon Proudhon, rien de +plus. J'en aurais pris mon parti; tant d'artistes sont dans mon cas! +Mais ce rôle modeste ne lui suffisait pas. + +Peu à peu, sournoisement, silencieusement, elle est arrivée à éloigner +tous mes amis. Devant elle, nous ne nous gênions pas. Nous parlions +comme par le passé; et de nos exagérations artistiques, de ces axiomes +fous, de ces paradoxes, où l'idée se travestit pour mieux sourire, elle +ne comprenait ni la fantaisie ni l'ironie. Tout cela ne faisait que +l'irriter et la confondre. Assise dans un petit coin du salon, elle +écoutait sans rien dire, se promettant bien d'éliminer un à un tous ceux +qui la choquaient si fort. Malgré le bon accueil apparent, on sentait +déjà chez moi ce petit courant d'air froid qui vous avertit que la porte +est entr'ouverte et qu'il sera bientôt temps de s'en aller. + +Mes amis partis, elle les a remplacés par les siens. Je me suis vu +envahir par un monde inepte, étranger à l'art, ennuyeux et méprisant +profondément la poésie, parce que «ça ne rapporte pas». Exprès, on +citait très-haut devant moi les noms des faiseurs à la mode, des +fabricants de pièces et de romans à la douzaine: + +«Un tel gagne beaucoup d'argent!...» + +Gagner de l'argent! tout est là pour ces monstres, et j'avais la douleur +de voir ma femme penser avec eux. Dans ce milieu sinistre, toutes ses +habitudes provinciales, ses vues mesquines et bornées s'étaient +rétrécies encore en une incroyable avarice. + +Quinze mille francs de rente! Il me semblait pourtant qu'avec cela on +pouvait vivre sans souci du lendemain. Eh bien! non. Je l'entendais +toujours se plaindre, parler d'économies, de réformes, de placements +avantageux. A mesure qu'elle m'envahissait de ces détails bêtes, je +sentais s'en aller de moi le goût et le désir du travail. Parfois elle +venait près de ma table, feuilletait dédaigneusement les vers +commencés. «Que ça!» disait-elle, en comptant les heures perdues sur +ces insignifiantes petites lignes. Ah! si j'avais voulu l'écouter, ce +beau nom de poëte, que j'ai mis tant d'années à me faire, traînerait +maintenant dans la boue noire des productions à outrance... Et quand je +pense qu'à cette même femme j'avais livré d'abord tout mon coeur, tous +mes rêves; quand je pense que ce dédain qu'elle me témoigne, parce que +je ne gagne pas d'argent, date des premiers moments du mariage. +Vraiment, j'en ai honte pour moi et pour elle. + +Je ne gagne pas d'argent! Cela explique tout, le reproche de son regard, +son admiration pour les banalités productives, jusqu'à cette démarche +qu'elle a faite dernièrement pour m'obtenir je ne sais quelle place dans +un bureau du ministère. + +Par exemple, j'ai résisté. Il ne me reste plus que cela, une volonté +inerte, faite à tous les assauts, à toutes les persuasions. Elle peut +parler pendant des heures, me glacer de son plus froid sourire, ma +pensée lui échappe toujours, lui échappera toujours... Et nous en sommes +là! Mariés, condamnés à vivre ensemble, des lieues entières nous +séparent, ce nous sommes trop las, trop découragés pour tenter un pas +l'un vers l'autre. En voilà pour la vie. C'est horrible! + + + * * * * * + + + + + VI + + + LES VOIES DE FAIT + + + * * * * * + + +CABINET DE Me PETITBRY + +Avocat consultant. + + +_Madame Nina de B..., chez sa tante, à Moulins_. + + +Madame, conformément aux désirs de Mme votre tante, je me suis occupé de +l'affaire en question. J'ai pris les faits l'un après l'autre et soumis +tous vos griefs à l'investigation la plus scrupuleuse. Eh bien, en mon +âme et conscience, je ne trouve pas que la poire soit encore assez mûre, +ou, pour parler plus net, que vous soyez fondée d'une façon sérieuse à +introduire une demande en séparation. Ne l'oublions pas, en effet, la +loi française est une personne très-positive, qui n'a ni délicatesse ni +instinct des nuances. Elle ne connaît que le fait, le fait sérieux, +brutal, et malheureusement c'est ce fait-là qui nous manque. Certes, +j'ai été profondément touché en lisant le récit de cette première année +de mariage si pénible pour vous. Vous avez payé bien cher la gloire +d'épouser un artiste fameux, un de ces hommes chez qui la renommée, +l'adulation développent un monstrueux égoïsme, et qui doivent vivre +seuls sous peine de briser la frêle et timide existence qui tente de +s'attacher à la leur... Ah! madame, depuis le commencement de ma +carrière, combien ai-je vu de malheureuses épouses dans la triste +position où vous vous trouvez! Ces artistes, qui vivent du public et +rien que pour lui, n'apportent au foyer que la fatigue de leur gloire ou +la tristesse de leurs échecs. Une existence désooevrée, sans boussole ni +gouvernail, des idées subversives, à l'envers de toute convention +sociale, le mépris de la famille et de ses joies, l'excitation cérébrale +cherchée dans l'abus du tabac, des liqueurs fortes, sans parler du +reste, voilà ce qui constitue ce terrible élément artistique auquel +votre chère tante désire vous soustraire; mais, je vous le répète, tout +en comprenant ses inquiétudes, ses remords mêmes d'avoir consenti à un +pareil mariage, je ne vois pas que les choses soient au point pour ce +que vous demandez. + +J'ai pourtant commencé déjà un projet de mémoire judiciaire où vos +principaux griefs se trouvent groupés et mis en lumière assez +habilement. Voici les grandes divisions de l'ouvrage: + +1º _Grossièretés de Monsieur envers la famille de Madame_.--Refus de +recevoir notre tante de Moulins, qui nous a élevée et qui nous +adore.--Surnoms de Tata Bobosse, Fée Carabosse et autres, donnés à cette +vénérable demoiselle, dont le dos est un peu voûté.--Railleries, +épigrammes, dessins au crayon et à la plume sur ladite et son infirmité. + +2º _Insociabilité_.--Refus devoir les amis de Madame, de faire des +visites de noces, d'envoyer des cartes, de répondre aux invitations, +etc... + +3º _Dilapidation_.--Argent prêté sans reçu à toutes sortes de +bohèmes.--Table toujours ouverte, maison transformée en +hôtellerie.--Souscriptions continuelles pour des statues, des tombeaux, +des oeuvres de confrères malheureux.--Fondation d'une revue artistique et +littéraire!!!! + +4º _Grossièretés envers Madame_--Avoir dit tout haut, en parlant de +nous: «Quelle dinde!...» + +5º _Sévices et violences_.--Excessive brutalité de Monsieur.--Fureur aux +moindres prétextes.--Bris de vaisselle et de meubles.--Tapage, scandale, +expressions malsonnantes. + +Tout cela, comme vous le voyez, chère madame, forme un corps +d'accusation assez respectable, mais insuffisant. Il nous manque les +voies de fait. Ah! si nous avions seulement une voie de fait, une toute +petite voie de fait devant témoins, notre affaire serait superbe. Mais +ce n'est pas maintenant que vous avez mis cinquante lieues entre vous et +votre mari que nous pouvons espérer un événement de ce genre. Je dis +«espérer» parce que, la situation étant donnée, une brutalité de cet +homme eût été ce qui pouvait vous arriver de plus heureux. + +Je suis, madame, en attendant vos ordres, votre dévoué et respectueux +serviteur. + +PETITBRY. + +_P. S._--Brutalité devant témoins, bien entendu!... + + + * * * * * + + +_Maître Petitbry, à Paris_. + + +Eh! quoi, monsieur, voilà où nous en sommes! Voilà ce que vos lois ont +fait de l'ancienne chevalerie française!... Ainsi, quand il suffit +souvent d'un malentendu pour séparer deux coeurs à jamais, il faut à vos +tribunaux des actes de violence pour motiver cette séparation. N'est-ce +pas indigne, injuste, barbare, criant?... Penser que, pour recouvrer sa +liberté, ma pauvre petite est obligée d'aller tendre son cou au +bourreau, de se livrer à toute la fureur du monstre, de l'exciter +même... Mais n'importe, notre parti est pris. Il faut des voies de fait. +Eh bien! nous en aurons... Dès demain, Nina retourne à Paris. Comment +sera-t-elle accueillie? Que va-t-il se passer là-bas? Je n'ose y songer +sans frémir. À cette idée, ma main tremble, mes yeux se mouillent... Ah! +monsieur... Ah! maître Petitbry... Ah! + + + LA TANTE INFORTUNÉE DE NINA. + + + * * * * * + + +ÉTUDE DE Me MARESTANG + +Avoué près le tribunal de la Seine. + +_Monsieur Henri de B***, homme de lettres à Paris_. + + +Du calme, du calme, du calme!... Je vous défends d'aller à Moulins, de +vous élancer à la poursuite de votre fugitive. Il est plus sage, il est +plus sûr de l'attendre chez vous au coin du feu. En somme, que s'est-il +passé? Vous refusiez de recevoir cette vieille fille ridicule et +méchante; votre femme est allée la rejoindre. Il fallait vous y +attendre. La famille est bien forte dans le coeur d'une si jeune mariée. +Vous avez voulu aller trop vite. Songez que c'est cette tante qui l'a +élevée, qu'elle n'a pas d'autres parents qu'elle... Elle a son mari, me +direz-vous... Eh! mon cher enfant, entre nous nous pouvons bien nous +faire cet aveu, les maris ne sont pas aimables tous les jours. J'en +connais un surtout qui, malgré son bon coeur, est d'une nervosité, d'une +violence! Je veux bien que le travail, les préoccupations artistiques y +soient pour quelque chose. Toujours est-il que l'oiseau s'est effarouché +et qu'il est retourné à son ancienne cage. N'ayez pas peur; il n'y +restera pas longtemps. Ou je me trompe fort, ou cette Parisienne d'hier +s'ennuiera vite dans ce milieu suranné et ne sera pas longue à regretter +les turbulences de son poëte... Surtout ne bougez pas. + +Votre vieil ami, + +MARESTANG. + + + * * * * * + + +_Maître Marestang, avoué à Paris_. + + +En même temps que votre lettre si raisonnable, si amicale, je reçois un +télégramme de Moulins m'annonçant le retour de Nina. Ah! que vous avez +été bon prophète! Elle revient ce soir, toute seule, comme elle était +partie, sans la moindre démarche de ma part. Il s'agit maintenant de lui +arranger une vie si douce, si agréable, qu'elle n'ait jamais plus la +tentation de partir. J'ai fait des provisions de tendresse, de patience, +pendant cette absence de huit jours. Il n'y a qu'un point sur lequel je +ne varie pas: je ne veux plus voir chez nous l'horrible Tata Bobosse, ce +bas-bleu de 1820, qui m'a donné sa nièce uniquement dans l'espoir que ma +petite célébrité servirait à la sienne. Songez, mon cher Marestang, que +depuis mon mariage cette méchante petite vieille s'est toujours mise +entre ma femme et moi, roulant sa bosse à travers tous nos plaisirs, +toutes nos fêtes, au théâtre, aux expositions, dans le monde, à la +campagne, partout. Étonnez-vous après cela que j'aie mis une certaine +précipitation à la congédier, à la renvoyer dans sa bonne ville de +Moulins. Tenez! mon cher, on ne se doute pas du mal que ces vieilles +filles, ignorantes de la vie et soupçonneuses, sont capables de faire +dans un jeune ménage. Celle-là avait fourré dans la jolie petite tête de +ma femme une provision d'idées fausses, arriérées, saugrenues, un +sentimentalisme rococo du temps d'Ipsiboé, du jeune Florange: _Ah! si ma +dame me voyait_!... Pour elle, j'étais un _poâte_, ce _poâte_ qu'on voit +aux frontispices de Renduel ou de Ladvocat, couronné de lauriers, une +lyre sur la hanche, et le coup de vent des hautes cimes dans un +manteau-crispin à collet de velours. Voilà le mari qu'elle avait promis +à sa nièce, et vous pensez si ma pauvre Nina a dû être désillusionnée. +Du reste, je conviens que j'ai été bien maladroit avec cette chère +enfant. Comme vous dites, j'ai voulu aller trop vite, je l'ai +effarouchée. Cette éducation un peu étroite, faussée par le couvent et +les rêvasseries sentimentales de la tante, c'était à moi de la refaire +tout doucement, en laissant au bouquet provincial le temps de +s'évaporer... Enfin tout cela est réparable, puisqu'elle revient... Elle +revient, mon cher ami!... Ce soir, j'irai l'attendre à la gare, et nous +rentrerons chez nous au bras l'un de l'autre, réconciliés et heureux. + +HENRI DE B... + + + * * * * * + + +_Nina de B... à sa tante, à Moulins_. + + +Il m'attendait au chemin de fer et m'a reçue en souriant, les bras +tendus, comme si je revenais d'un voyage ordinaire. Tu penses si je lui +ai fait ma mine la plus glacée. À peine rentrée, je me suis enfermée +dans ma chambre, où j'ai dîné toute seule sous prétexte de fatigue. +Ensuite, double tour de clef. Il est venu me dire bonsoir à la serrure, +et, ce qui m'a bien surprise, s'est éloigné à pas de loup sans colère ni +insistance... Ce matin, visite à Me Petitbry; qui m'a donné de longues +instructions sur la façon dont je devais m'y prendre, l'heure, +l'endroit, les témoins...--Ah! ma chère tante, à mesure que le moment +approche, si tu savais comme j'ai peur. Ses colères sont si terribles. +Même quand il est doux comme hier, ses yeux ont des éclairs d'orage... +Enfin je serais forte en pensant à toi, ma chérie... D'ailleurs, comme +m'a dit Me Petitbry, ce n'est qu'un mauvais moment à passer; puis nous +reprendrons toutes les deux notre vie d'autrefois, calme et heureuse. + +NINA DE B... + + + * * * * * + + +_De la même à la même_. + + +Chère tante, je t'écris de mon lit, brisée par l'émotion de cette scène +épouvantable. Qui aurait pu croire que les choses tourneraient ainsi? +Pourtant toutes mes précautions étaient prises. J'avais prévenu Marthe +et sa soeur qui devaient venir à une heure, et choisi pour la grande +scène le moment où l'on sort de table, pendant que les domestiques ôtent +le couvert dans la salle à manger voisine du cabinet de travail. Dès le +matin mes batteries étaient préparées: une heure de gammes, d'études au +piano, les _Cloches du monastère_, les _Rêveries de Rosellen_, tous les +morceaux qu'il déteste. Cela ne l'avait pas empêché de travailler, sans +la moindre irritation. Au déjeuner, même patience. Un déjeuner +exécrable, des restes, des plats sucrés qu'il ne peut pas souffrir. Et +si tu avais vu ma toilette! Une robe à pèlerine qui a cinq ans de date, +un petit tablier de soie noire, des cheveux défrisés!... Je cherchais +sur son front des signes d'irritation, ce pli droit si connu que +monsieur creuse entre ses sourcils à la moindre contrariété. Eh bien! +non, rien. C'était à croire qu'on m'avait changé mon mari. Il m'a dit +d'un ton calme, un peu triste: + +«Tiens! vous avez repris votre ancienne coiffure?» + +Je répondais à peine, ne voulant rien hâter avant l'arrivée des témoins, +et puis, c'est drôle! je me sentais émue, secouée d'avance de la scène +que je cherchais. Enfin, à quelques réponses un peu plus sèches de ma +part, il se leva de table et se retira chez lui. Je le suivis, toute +tremblante. J'entendais mes amis s'installer, dans le petit salon, et +Pierre qui allait, venait, rangeait l'argenterie et les verres. Le +moment était venu. Il fallait l'amener aux grandes violences, et cela me +semblait facile après ce que j'avais fait depuis le matin pour +l'irriter. + +En entrant dans son cabinet, je devais être très-pâle. Je me sentais +dans la cage du lion. Cette pensée me vint: «S'il allait me tuer!» Il +n'avait pourtant pas l'air bien terrible, couché sur son divan, le +cigare à la bouche. + +«Est-ce que je vous dérange?» demandai-je de ma voix la plus ironique. + +Lui, tranquillement: + +«Non. Vous voyez... je ne travaille pas.» + +Moi, toujours très-méchante: + +«Ah çà! vous ne travaillez donc jamais?» + +Lui, toujours très-doux: + +«Vous vous trompez, mon amie. Je travaille beaucoup, au contraire... +Seulement, notre métier est de ceux où l'on peut travailler sans avoir +un outil dans la main.» + +Moi: + +«Et qu'est-ce que vous faites, en ce moment?... Ah! oui, je sais, votre +pièce en vers, toujours la même depuis deux ans. Savez-vous que c'est +bien heureux que votre femme ait eu de la fortune!... Cela vous permet +de paresser à votre aise.» + +Je croyais qu'il allait bondir. Pas du tout. Il est venu me prendre les +mains très-gentiment. + +«Voyons, c'est donc toujours la même chose? Nous allons donc recommencer +notre vie de guerre?... Alors, pourquoi êtes-vous revenue?» + +J'avoue que je me suis sentie un peu émue de son ton affectueux et +triste; mais j'ai pensé à toi, ma pauvre tante, à ton exil, à tous ses +torts, et cela m'a donné du courage. J'ai cherché ce que je pouvais lui +dire de plus amer, de plus blessant... Est-ce que je sais, moi?... que +j'étais désolée d'avoir épousé un artiste; qu'à Moulins, tout le monde +me plaignait; que j'avais trouvé mes amies mariées à des magistrats, des +hommes sérieux, influents, bien posés, tandis que lui... Encore s'il +gagnait de l'argent. Mais non, monsieur travaillait pour la gloire. Et +quelle gloire!... À Moulins, personne ne le connaissait; à Paris, on +sifflait ses pièces. Ses livres ne se vendaient pas. Et patati. Et +patata... La tête me tournait de toutes les méchantes paroles qui me +venaient à mesure. Lui me regardait sans répondre, avec une colère +froide. Naturellement, cette froideur m'exaspérait davantage. J'étais +tellement excitée, que je ne reconnaissais plus ma voix montée à un +diapason extraordinaire, et les derniers mots que je lui criai.--je ne +sais plus quelle épigramme injuste et folle--bourdonnèrent à mes +oreilles troublées... Pour le coup, je crus que Me Petitbry tenait sa +voie de fait. Blême, les dents serrées, Henri avait fait deux pas vers +moi: + +«Madame!...» + +Puis, subitement, sa colère tomba, sa figure redevint impassible, et il +me regarda d'un air si méprisant, si insolent, si calme... Oh! ma foi, +ma patience était à bout. Je levai la main et, vlan! je lui appliquai le +plus beau soufflet que j'aie donné de ma vie. Au bruit, la porte +s'ouvre, mes témoins se présentent, suffoqués, solennels: + +«Monsieur, c'est une indignité!... + +--N'est-ce pas?» disait le pauvre garçon en montrant sa joue toute +rouge. + +Tu penses si j'étais confuse. Heureusement, j'ai pris le parti de +m'évanouir et de pleurer toutes mes larmes, ce qui m'a beaucoup +soulagée... Maintenant, Henri est dans ma chambre. Il me veille, il me +soigne et se montre véritablement très-bon pour moi...Que faire? quelle +impasse!... C'est Me Petitbry qui ne sera pas content. + +NINA DE B... + + + * * * * * + + + + + VII + + + LA BOHÈME EN FAMILLE + + +Je ne crois pas qu'on puisse trouver dans tout Paris un intérieur plus +bizarre et plus gai que celui du sculpteur Simaise. La vie dans cette +maison-là est une fête perpétuelle. À quelque heure que vous arriviez, +vous entendez des chants, des rires, le bruit d'un piano, d'une guitare, +d'un tam-tam. Si vous entrez dans l'atelier, il est rare que vous ne +tombiez pas au milieu d'une partie de volants, d'un temps de valse, +d'une figure de quadrille, ou bien parmi des préparatifs de bal, des +rognures de tulle, de rubans traînant à côté de l'ébauchoir, des fausses +fleurs accrochées aux bustes, des jupes pailletées qui s'étalent sur un +groupe encore humide. + +C'est qu'il y a là quatre grandes filles de seize à vingt-cinq ans, +très-jolies, mais très-encombrantes; et quand ces demoiselles +tourbillonnent leurs cheveux tombant dans le dos avec des flots de +rubans, de longues épingles, des boucles voyantes, on dirait qu'au lieu +de quatre elles sont huit, seize, trente-deux demoiselles Simaise aussi +fringantes les unes que les autres, parlant haut, riant fort, ayant +toutes cet air un peu garçon particulier aux filles d'artistes, des +gestes d'atelier, un aplomb de rapin, et s'entendant comme personne à +éconduire un créancier ou à savonner la tête du fournisseur assez +insolent pour présenter sa note en temps inopportun. + +Ces jeunes personnes sont les véritables maîtresses de la maison. Le +père travaille dès l'aube, sculptant, modelant sans relâche, car il n'a +pas de fortune. Dans le commencement, il était ambitieux, s'efforçait de +bien faire. Quelques succès d'exposition lui présageaient une certaine +gloire. Mais cette famille exigeante à nourrir, habiller, lancer, l'a +maintenu dans la médiocrité du métier. Quant à Mme Simaise, elle ne +s'occupe de rien. Très-belle au moment du mariage, très-entourée dans le +monde artistique où son mari la présenta, elle se condamna à n'être +d'abord qu'une jolie femme et plus tard qu'une ancienne jolie femme. +D'origine créole, à ce qu'elle prétend--bien qu'on m'assure que ses +parents n'ont jamais quitté Courbevoie,--elle passe ses journées du +matin au soir dans un hamac accroché tour à tour dans toutes les pièces +de l'appartement, s'évente, fait la sieste, avec un profond dédain pour +les détails matériels de l'existence. Elle a posé si souvent à son mari +des Hébé, des Diane, qu'elle se figure traverser la vie un croissant au +front, une coupe à la main, chargée d'emblèmes pour tout travail. Aussi +il faut voir le désordre du logis. On cherche une heure les moindres +objets. + +«As-tu vu mon dé?... Marthe, Éva, Geneviève, Madeleine, qui est-ce qui a +vu mon dé?» + +Les tiroirs, où gisent pêle-mêle des livres, de la poudre, du rouge, des +paillettes, des cuillers, des éventails, sont remplis jusqu'au bord mais +ne renferment rien d'utile; d'ailleurs, ils tiennent à des meubles +bizarres, curieux, incomplets, endommagés. Et la maison elle-même est si +singulière! Comme on déménage souvent, on n'a pas le temps de +s'installer, et cet intérieur joyeux a toujours l'air d'attendre le +rangement complet, indispensable, qui suit une nuit de bal. Seulement il +manque tant de choses que ce n'est pas la peine de ranger, et pourvu +qu'on ait un peu de toilette, qu'on circule dans les rues avec l'éclat +d'un météore, un semblant de chic et des apparences de luxe, l'honneur +est sauf. Le campement n'a rien qui gêne cette tribu de nomades. Par des +portes ouvertes, la misère se laisse voir tout à coup dans les quatre +murs vides d'une pièce non meublée, dans le fouillis d'une chambre +encombrée. C'est la vie de bohême en famille, une vie d'imprévu, de +surprises... + +Au moment de se mettre à table, on s'aperçoit que tout manque, et qu'il +faut aller chercher le déjeuner dehors bien vite. De cette façon, les +heures passent rapidement, agitées, oisives; et puis cela a un avantage. +Quand on déjeune tard, on ne dîne pas, quitte à souper au bal, où l'on +va presque tous les soirs. Souvent aussi ces dames donnent des soirées. +On prend le thé dans des récipients bizarres, hanaps, vidrecomes, +coquilles japonaises, le tout ébréché par le bric-à-brac, écorné par les +déménagements. La sérénité de la mère et des filles au milieu de cette +détresse est quelque chose d'admirable. Elles ont, ma foi! bien d'autres +idées en tête que le ménage. L'une s'est nattée en Suissesse, l'autre +frisée en baby anglais, et Mme Simaise, au fond de son hamac, vit dans +la béatitude de sa beauté d'autrefois. Quant au père Simaise, il est +toujours ravi. Pourvu qu'il entende le joli rire de ses filles autour de +lui, il se charge allégrement de tout le poids de cette existence +déroutée. C'est à lui qu'on s'adresse en câlinant: «Papa, j'ai besoin +d'un chapeau... papa, il me faut une robe.» Parfois l'hiver est dur. On +est si répandu, on reçoit tant d'invitations... Bah! le père en est +quitte pour se lever deux heures plus tôt. On fait un seul feu dans +l'atelier où toute la famille se réunit. Ces demoiselles taillent, +cousent leurs robes elles-mêmes, pendant que la corde du hamac grince +régulièrement et que le père travaille grimpé sur son escabeau. + +Avez-vous quelquefois rencontré ces dames dans le monde? Dès qu'elles +entrent, il y a une rumeur. Depuis longtemps, on connaît les deux +aînées; mais elles sont toujours si parées, si pimpantes, que c'est à +qui les prendra pour danseuses. Elles ont du succès autant que les soeurs +cadettes, presque autant que la mère autrefois; d'ailleurs une grâce à +porter les chiffons, les bijoux à la mode, un laisser-aller si charmant, +des rires fous d'enfants mal élevées, des façons de s'éventer à +l'espagnole... Malgré tout, elles ne se marient pas. Jamais aucun +admirateur n'a pu résister au spectacle de cet intérieur singulier. Le +gâchis des dépenses inutiles, le manque d'assiettes, la profusion de +vieilles tapisseries à trous, de lustres antiques disloqués et dédorés, +le courant d'air des portes, le coup de sonnette des créanciers, le +négligé de ces demoiselles en pantoufles et en peignoirs traînant +d'hôtel garni, mettent en fuite les mieux intentionnés. Que voulez-vous? +Tout le monde ne se résigne pas à accrocher près de soi pour la vie le +hamac d'une femme oisive. + +Je le crains bien, les demoiselles Simaise ne se marieront pas. Elles +ont eu pourtant une occasion magnifique et unique de le faire pendant la +Commune. La famille s'était réfugiée en Normandie dans une petite ville +très-processive, pleine d'avoués, de notaires, d'agents d'affaires. Le +père, à peine arrivé chercha des travaux. Son renom de sculpteur le +servit; et comme il y avait de lui sur une place publique de la ville +une statue de Cujas, ce fut parmi les notabilités de l'endroit à qui lui +commanderait son buste. Immédiatement la mère accrocha son hamac dans un +coin de l'atelier, et ces demoiselles organisèrent de petites fêtes. +Elles eurent tout de suite beaucoup de succès. Ici du moins, la pauvreté +semblait un accident d'exil, l'en-l'air de l'installation avait une +raison d'être. Ces belles élégantes riaient elles-mêmes, très-haut de +leur misère. On était parti sans rien emporter. De Paris fermé rien ne +pouvait venir. Pour elles, c'était un charme de plus. Cela faisait +penser aux tziganes en voyage qui peignent leurs beaux cheveux dans une +grange, et se désaltèrent aux ruisseaux. Les moins poétiques les +comparaient dans leur esprit aux exilées de Coblentz, aux dames de la +cour de Marie-Antoinette parties bien vite, sans poudre ni paniers, ni +camérières, obligées à toutes sortes d'expédients, apprenant à se servir +elles-mêmes, et gardant la frivolité des cours de France, le sourire si +piquant des mouches disparues. + +Chaque soir, une foule de bazochiens éblouis encombrait l'atelier +Simaise. Avec un piano de louage, tout ce monde polkait, valsait, +scottischait--on scottische encore en Normandie... «Je finirai bien par +en marier une,» se disait le père Simaise; et le fait est que, la +première partie, toutes les autres auraient suivi. Malheureusement la +première ne partit pas, mais il s'en fallut de bien peu. Parmi les +nombreux valseurs de ces demoiselles, dans ce corps de ballet d'avoués, +de substituts, de notaires, le plus enragé pour la danse était un avoué +veuf, très-assidu près de la fille aînée. Dans la maison on l'appelait +«le premier avoué dansant», en souvenir des ballets de Molière; et +certes, à voir le train dont le gaillard tourbillonnait, le papa Simaise +fondait sur lui les plus grandes espérances. Mais les gens d'affaires, +ça ne danse pas comme tout le monde. Celui-là, tout en valsant, faisait +ses petites réflexions: «Cette famille Simaise est charmante... Tra la +la... La la la... mais ils ont beau me presser... la la la... la la +lère... je ne conclurai rien avant que les portes de Paris soient +rouvertes... Tra la la... et que j'aie pu prendre mes renseignements... +la la la...» Ainsi pensait le premier avoué dansant; et, en effet, sitôt +Paris débloqué, il se renseigna sur la famille, et le mariage fut +manqué. + +Depuis, les pauvres petites en ont manqué bien d'autres. Mais cela n'a +troublé en rien la gaieté de ce singulier ménage. Au contraire, plus ils +vont, plus ils sont joyeux. L'hiver dernier, ils ont déménagé trois +fois, on les a vendus une, et ils ont tout de même donné deux grands +bals travestis. + + + * * * * * + + + + + VIII + + + FRAGMENT D'UNE LETTRE DE FEMME TROUVÉE RUE NOTRE-DAME-DES-CHAMPS + + +«... m'en a coûté pour avoir épousé un artiste. Ah! ma chérie, si +j'avais su!... mais les jeunes filles se font sur toutes choses de si +singulières idées. Figure-toi qu'à l'Exposition, quand je voyais sur le +livret ces adresses lointaines de rues calmes, à l'extrême bout de +Paris, je m'imaginais des vies paisibles, sédentaires, toutes au travail +et à la famille, et je me disais, sentant d'avance combien je serais +jalouse: «Voilà comme je veux un mari. Il sera toujours avec moi. Nous +passerons toutes nos journées ensemble, lui à son tableau ou à sa +sculpture, moi lisant, cousant à ses côtés dans le jour recueilli de +l'atelier. «Pauvre innocente, va! Je ne me doutais pas alors de ce que +c'était qu'un atelier, ni du singulier monde qu'on y rencontre. Jamais, +en regardant ces statues de déesses si effrontément décolletées, l'idée +ne me serait venue qu'il y avait des femmes assez osées pour... Et que +moi-même je... Sans cela je te prie de croire que je n'aurais pas épousé +un sculpteur. Ah! mais non, par exemple... Je dois dire qu'à la maison +ils étaient tous contre ce mariage, malgré la fortune de mon mari, son +nom déjà célèbre, le bel hôtel qu'il faisait bâtir pour nous deux. C'est +moi seule qui l'ai voulu. Il était si élégant, si charmant, si empressé. +Je trouvais pourtant qu'il se mêlait un peu trop de ma toilette, de mes +coiffures: «Relevez donc vos cheveux comme ceci, là...» et monsieur +s'amusait à placer une fleur tout au milieu de mes boucles avec bien +plus d'art que n'importe laquelle de nos modistes. Tant d'expérience +chez un homme, c'était effrayant, n'est-ce pas? J'aurais dû me méfier... +Enfin tu vas voir. Écoute. + +Nous revenions de notre voyage de noces. Pendant que je m'installais +dans mon joli appartement si bien meublé, tout ce paradis que tu +connais, mon mari sitôt arrivé s'était mis au travail et passait ses +journées à son atelier, en dehors de l'hôtel. Le soir, en rentrant, il +me parlait avec fièvre de son exposition prochaine. Le sujet était une +«dame romaine sortant du bain.» Il voulait faire rendre au marbre ce +petit frisson de la peau au contact de l'air, la mouillure des fins +tissus plaquant sur les épaules, et toutes sortes d'autres belles choses +que je ne me rappelle plus. Entre nous, quand il me parle de sa +sculpture, je ne comprends pas toujours très-bien. Tout de même, je +disais de confiance: «Ce sera très-joli...» et je me voyais déjà sur le +sable fin des allées, admirant l'oeuvre de mon mari, un beau marbre tout +blanc sur la tenture verte, pendant qu'on murmurait derrière moi: «la +femme de l'auteur...» + +Enfin, un jour, curieuse de voir où nous en étions de notre dame +romaine, j'eus l'idée d'aller le surprendre à son atelier, que je ne +connaissais pas encore. C'était une de mes premières sorties toute +seule, et je m'étais faite belle; dam!... En arrivant, je trouvai la +porte du petit jardin, au rez-de-chaussée, grande ouverte. J'entrai donc +tout droit, et, juge de mon indignation quand j'aperçus mon mari, en +blouse blanche comme un maçon, mal peigné, les mains sales de terre, +ayant en face de lui une femme, ma chère, une grande créature debout sur +un tréteau, presque pas vêtue, et l'air tranquille dans cette tenue, +comme si elle l'avait trouvée parfaitement naturelle. Toute une vilaine +défroque remplie de boue, des bottines de course, un chapeau rond avec +une plume défrisée, était jetée à côté d'elle, sur une chaise. J'ai vu +tout cela très-vite, car tu comprends si je me suis sauvée. Étienne +voulait me parler, me retenir, mais j'eus un geste d'horreur pour ses +mains pleines de glaise, et je courus chez maman, où j'arrivai à peine +vivante. Tu vois mon entrée d'ici: + +«Ah! mon Dieu, mon enfant, qu'est-ce que tu as?» + +Je raconte à maman ce que je viens de voir, comment était cette affreuse +femme, dans quel costume. Et je pleurais, je pleurais... Ma mère, +très-émue, essaye de me consoler, m'explique que ce devait être un +modèle. + +«Comment!... mais c'est abominable... On ne m'avait pas parlé de ça, +avant de me marier!...». + +Là-dessus voilà Étienne qui arrive tout effaré, et tâche à son tour de +me faire comprendre qu'un modèle n'est pas une femme comme une autre, et +que, d'ailleurs, les sculpteurs ne peuvent pas s'en passer; mais ces +raisons ne me persuadent guère, et je déclare formellement que je ne +veux plus d'un mari qui passe ses journées en tête-à-tête avec des +demoiselles dans cette tenue-là. + +«Voyons, mon ami, dit alors cette pauvre maman qui s'efforce de tout +arranger, est-ce que, par convenance pour votre femme, vous ne pourriez +pas remplacer cela par un semblant, un cartonnage?» + +Mon mari mordait sa moustache avec fureur: + +«Mais c'est impossible, ma chère maman. + +--Pourtant, mon cher, il me semble... Tenez, nos modistes ont des têtes +en carton qui leur servent à monter les bonnets... Eh bien, ce qu'on +fait, pour la tête, ne pourrait-on pas le faire pour...?» + +Il paraît que ce n'était pas possible. C'est du moins ce qu'Étienne +essaya de nous démontrer longuement, avec toutes sortes de détails, de +mots techniques. Il avait vraiment l'air très-malheureux. Je le +regardais du coin de l'oeil tout en essuyant mes larmes, et je voyais +bien que mon chagrin l'affligeait beaucoup. Enfin, après une +interminable discussion, il fut convenu que, puisque le modèle était +indispensable, toutes les fois qu'elle viendrait, je serais là. Il y +avait justement, à côté de l'atelier, un petit débarras très-commode, +d'où je pourrais voir sans être vue.--C'est honteux, diras-tu, d'être +jalouse d'espèces pareilles et de montrer sa jalousie. Mais, vois-tu, ma +biche, il faut avoir passé par ces émotions-là pour pouvoir en parler. + +Le lendemain, le modèle devait venir. Je prends donc mon courage à deux +mains et je m'installe dans ma logette, avec la condition expresse qu'au +moindre coup frappé â la cloison, mon mari viendrait vite vers moi. À +peine étais-je enfermée, le vilain modèle de l'autre jour arrive, +attifée Dieu sait comme, avec une tournure si misérable que je me +demandais comment j'avais pu être jalouse d'une femme qui s'en va dans +la rue sans manchettes blanches aux poignets, avec un vieux châle à +franges vertes. Eh bien, ma chère, quand j'ai vu cette créature jeter +son châle, sa robe au milieu de l'atelier, se défaire avec cette +aisance, cette impudeur, cela m'a fait un effet que je ne peux pas te +dire. La colère m'étouffait... Vite je frappe à la cloison... Étienne +arrive. Je tremblais, j'étais pâle. Il se moque de moi, me rassure tout +doucement, et s'en retourne à son travail... Maintenant la femme était +debout, à demi nue, ses grands cheveux dénoués et tombant dans le dos +avec une lourdeur lisse. Ce n'était plus la créature de tout à l'heure, +mais presque une statue déjà, malgré sa mine fatiguée et commune. +J'avais le coeur serré. Cependant je ne dis rien. Tout à coup, j'entends +mon mari qui crie: «La jambe gauche... Avancez la jambe gauche.» Et, +comme le modèle ne comprenait pas bien, il s'approcha d'elle, et... Ah! +pour le coup, je n'y tiens plus. Je tape. Il ne m'entend pas. Je tape +encore, je tape avec fureur. Cette fois il accourt, le sourcil un peu +froncé, dans la fièvre du travail. + +«Voyons, Armande... soyez donc raisonnable!...» Et moi, tout en larmes, +j'appuyais la tête sur son épaule: «C'est plus fort que moi, mon ami... +Je ne peux pas... je ne peux pas...» Alors, brusquement, sans me +répondre, il passa dans l'atelier et fit un signe à cette horreur de +femme qui s'habilla et partit. + +Pendant quelques jours, Étienne ne retourna pas à son atelier. Il +restait près de moi, ne sortait plus, refusait même de voir ses amis, +toujours très-bon d'ailleurs, mais l'air si triste. Une fois je lui +demandai bien timidement: «Vous ne travaillez donc plus?» ce qui me +valut cette réponse: «On ne travaille pas sans modèle.» Je n'eus pas le +courage d'insister, car je sentais combien j'étais coupable, et qu'il +avait le droit de m'en vouloir. Pourtant, à force de tendresses, de +gentillesses, j'obtins de lui qu'il retournerait à son atelier et qu'il +essayerait de finir sa statue, de... Comment donc disent-ils ça?... de +chic, c'est-à-dire d'imagination; bref, le procédé de maman. Moi, je +trouvais cela très-faisable; mais le pauvre garçon avait bien du mal. +Tous les soirs, il rentrait crispé, découragé, presque malade. Pour le +remonter, j'allais le voir souvent. Je disais toujours: C'est charmant. +Mais le fait est que la statue n'avançait guère. Je ne sais pas même +s'il y travaillait. Quand j'arrivais, je le trouvais toujours en train +de fumer sur son divan, ou bien roulant des boulettes d'argile qu'il +envoyait rageusement contre le mur. + +Une après-midi que j'étais là à regarder cette pauvre dame romaine, +ébauchée à demi, si longue à sortir de son bain, une idée fantasque me +traversa l'esprit. La Romaine était à peu près de ma taille... peut-être +qu'à la rigueur je pourrais... + +«Qu'est-ce qu'on appelle une jolie jambe?» demandai-je tout à coup à mon +mari. + +Il m'expliqua cela très au long, en me montrant ce qui manquait encore à +sa statue et qu'il ne pouvait pas parvenir à lui donner sans un +modèle... Pauvre garçon! Il avait l'air si navré en disant cela... +Sais-tu ce que j'ai fait... Ma foi, tant pis, j'ai ramassé bravement la +draperie qui traînait dans un coin, je suis allée dans ma logette; puis, +tout doucement, sans rien dire, pendant qu'il regardait encore sa +statue, je suis venue me mettre sur l'estrade en face de lui, dans le +costume et l'attitude où j'avais vu cet affreux modèle... Ah! ma chérie, +quelle émotion quand il a relevé la tête! J'avais envie de rire et de +pleurer. J'étais rouge... Et cette maudite mousseline qu'il fallait +rajuster de tous les côtés... C'est égal! Étienne avait l'air si ravi +que cela m'a rassurée bien vite. Figure-toi, ma chère, qu'à +l'entendre... + + + * * * * * + + + + + IX + + + LA VEUVE D'UN GRAND HOMME + + +Quand on apprit qu'elle se remariait, cela n'étonna personne. Malgré +tout son génie, peut-être même à cause de son génie, le grand homme lui +avait fait quinze ans d'une vie très-dure, traversée de caprices, de +fantaisies éclatantes dont Paris s'était quelquefois occupé. Sur la +grande route de gloire qu'il avait parcourue triomphalement et à toute +vitesse, comme ceux qui doivent mourir jeunes, elle l'avait suivi, +humble et craintive, assise dans un coin du char, s'attendant toujours à +des chocs. Quand elle se plaignait, parents, amis, tout le monde était +contre elle: «Respectez ses faiblesses, lui disait-on, ce sont les +faiblesses d'un dieu. Ne le troublez pas, ne le dérangez pas. Songez que +votre mari n'est pas à vous seulement. Il appartient bien plus au pays, +à l'art, qu'à la famille... Et qui sait si chacune de ces fautes que +vous lui reprochez ne nous a pas valu des oeuvres sublimes?...» À la fin +pourtant, lassée de tant de patience, elle eut des révoltes, des +indignations, des injustices, si bien qu'au moment où le grand homme +mourut, ils étaient prêts à plaider en séparation et à traîner leur beau +nom célèbre à la troisième page des journaux à scandale. + +Après les agitations de cette union malheureuse, les inquiétudes de la +dernière maladie, et le coup subit de la mort qui avait réveillé pour un +moment l'affection primitive, les premiers mois de son veuvage firent à +la jeune femme l'effet salutaire, reposant, d'une saison de bains. La +retraité forcée, le charme tranquille de la douleur apaisée lui +donnèrent à trente-cinq ans une seconde jeunesse presque aussi +séduisante que la première. D'ailleurs le noir lui allait bien; puis +elle avait la contenance responsable, un peu fière, d'une femme restée +seule dans la vie avec tout l'honneur d'un grand nom à porter. +Très-soigneuse de la gloire du défunt, cette gloire maudite qui lui +avait coûté tant de larmes et qui maintenant grandissait de jour en jour +comme une fleur splendide nourrie par la terre noire du tombeau, on la +voyait, entourée de ses longs voiles sombres, apparaître chez les +directeurs de théâtres, chez les éditeurs, s'occupant de faire reprendre +les opéras de son mari, surveillant l'impression des oeuvres posthumes, +des manuscrits inachevés, apportant à tous ces détails une espèce de +soin solennel et comme un respect de sanctuaire. + +C'est à ce moment que son second mari la rencontra. Il était musicien +lui aussi, à peu près inconnu, auteur de valses, de mélodies et de deux +petits opéras dont les partitions, délicieusement imprimées, ne +s'étaient guère plus jouées que vendues. Avec une figure aimable, une +belle fortune qu'il tenait d'une famille excessivement bourgeoise, il +avait par-dessus tout le respect suprême du génie, la curiosité des +hommes célèbres et la naïveté enthousiaste des artistes encore jeunes. +Aussi, quand on lui montra la femme du maître, il en eut un +éblouissement. C'était comme l'image même de la muse glorieuse qui lui +apparaissait. Tout de suite il fut amoureux, et la veuve commençant déjà +à revoir un peu le monde, il se fit présenter chez elle. Là sa passion +s'accrut de l'atmosphère de génie qui flottait encore dans tous les +coins du salon. C'était le buste du maître, le piano où il composait, +ses partitions étalées sur tous les meubles, mélodieuses même, à +regarder, comme si de leurs feuillets entr'ouverts les phrases écrites +résonnaient musicalement... Le charme très-réel de la veuve, fixée dans +ce souvenir austère comme dans un cadre qui lui allait bien, acheva de +le rendre éperdu d'amour. + +Après avoir hésité longtemps, le brave garçon finit par se déclarer, +mais dans des termes si humbles, si timides... Il savait combien il +était peu de chose pour elle. Il comprenait tout le regret qu'elle +pourrait avoir à échanger son nom illustre contre le sien, inconnu et +chétif... Et mille autres naïvetés de ce genre. Pensez qu'au fond du +coeur la dame était très-flattée de sa conquête, mais elle joua la +comédie du coeur brisé, et prit les airs dédaigneux, blasés de la femme +dont la vie est finie sans espoir de recommencement. Elle, qui n'avait +jamais été si tranquille que depuis la mort de son grand homme, trouva +encore des larmes pour le regretter, une ardeur enthousiaste à parler de +lui. Cela, bien entendu, ne fit qu'exalter son jeune adorateur, le +rendre plus éloquent, plus persuasif. + +Bref ce veuvage sévère se termina par un mariage; mais la veuve +n'abdiqua pas, et resta--quoique mariée--plus veuve de grand homme que +jamais, comprenant bien qu'aux yeux du second mari c'était là son vrai +prestige. Comme elle se sentait moins jeune que lui, pour l'empêcher de +s'en apercevoir elle l'accabla de son dédain, d'une espèce de pitié +vague, d'un regret de mésalliance inexprimé et blessant. Mais lui ne +s'en blessait pas au contraire. Il était si convaincu de son infériorité +et trouvait si naturel que le souvenir d'un pareil homme se fût installé +despotiquement dans un coeur! Pour l'entretenir dans cette humilité +d'attitude, elle relisait quelquefois avec lui les lettres que le maître +lui écrivait quand il lui faisait la cour. Ce retour au passé la +rajeunissait de quinze ans, lui donnait l'assurance de la femme belle, +aimée, regardée à travers tous les dithyrambes amoureux, l'exagération +charmante de la passion écrite. Si elle avait changé depuis, son jeune +mari s'en inquiétait peu, l'adorait sur la foi d'un autre, en tirait je +ne sais quelle vanité singulière. Il lui semblait que ces supplications +passionnées s'ajoutaient aux siennes, et qu'il héritait de tout un passé +d'amour. + +Étrange couple! C'est dans le monde qu'ils étaient curieux à voir. Je +les apercevais quelquefois au théâtre. Personne n'aurait reconnu la +jeune femme craintive, un peu timide, qui accompagnait jadis le +_maëstro_, perdue dans l'ombre gigantesque qu'il faisait autour de lui. + +Maintenant droite au bord de la loge, elle se montrait, attirait tous +les regards à l'orgueil du sien. On eût dit qu'elle avait sur la tête +l'auréole de son premier mari, dont le nom résonnait autour d'elle comme +un hommage ou un reproche. L'autre, assis un peu en arrière, avec la +physionomie empressée des sacrifiés de la vie, observait tous ses +mouvements, attentif à la servir. + +Dans leur intérieur, cette bizarrerie d'allure était encore plus +marquée. Je me souviens d'une soirée qu'ils donnèrent un an après leur +mariage. Le mari circulait dans la foule de ses invités, fier et un peu +embarrassé de réunir chez lui tant de monde. La femme, dédaigneuse, +mélancolique, supérieure, était ce soir-là veuve de grand homme comme il +n'est pas possible de l'être plus. Elle avait une certaine façon de +regarder son mari par-dessus l'épaule, de l'appeler «mon pauvre ami» en +l'accablant des corvées de réception, d'un air de dire: «Vous n'êtes bon +qu'à ça.» Autour d'elle se tenait le cercle des intimes d'autrefois, de +ceux qui avaient assisté aux éclatants débuts du maître, à ses luttes, à +ses succès. Avec eux elle minaudait, faisait la petite fille. Ils +l'avaient connue si jeune! Presque tous l'appelaient «Anaïs» de son +petit nom. C'était comme un cénacle, dont le pauvre mari s'approchait +respectueusement pour entendre parler, de son prédécesseur. On se +rappelait les _premières_ glorieuses, ces soirs de batailles presque +toutes gagnées, puis les manies du grand homme, ses façons de travailler +quand, pour amener l'inspiration, il voulait que sa femme fût à côté de +lui, parée, décolletée... «Vous rappelez-vous, Anaïs?» Et Anaïs +soupirait, rougissait... + +De ce temps-là dataient ses belles pièces amoureuses, _Savonarole_ +surtout, la plus passionnée de toutes, avec son grand duo traversé de +clairs de lune, de parfums de rose et de trilles de rossignols. Un +enthousiaste le joua au piano, au milieu de l'émotion recueillie. À la +dernière note de cet admirable morceau, la dame fondit en larmes. «C'est +plus fort que moi, disait-elle. Je n'ai jamais pu l'entendre sans +pleurer.» Les vieux amis du maître, entourant sa malheureuse veuve de +leurs sympathiques condoléances, venaient à tour de rôle, comme aux +cérémonies funèbres, lui donner une poignée de main vibrante. + +«Allons, allons, Anaïs, du courage.» + +Et le plus drôle, c'est que le second mari, debout à côté de sa femme, +l'air ému, pénétré, distribuait des poignées de mains, lui aussi, et +prenait sa part des condoléances. + +«Quel génie! quel génie!» disait-il en s'épongeant les yeux. C'était à +la fois comique et attendrissant. + + + * * * * * + + + + + X + + + LA MENTEUSE + + +Je n'ai aimé qu'une femme dans ma vie, nous disait un jour le peintre +D... J'ai passé avec elle cinq ans de parfait bonheur, de joies +tranquilles et fécondes. Je peux dire que je lui dois ma célébrité +d'aujourd'hui, tellement à ses côtés le travail m'était facile, +l'inspiration naturelle. Dès que je l'eus rencontrée, il me sembla +qu'elle était mienne depuis toujours. Sa beauté, son caractère +répondaient à tous mes rêves. Cette femme ne m'a jamais quitté; elle est +morte chez moi, dans mes bras, en m'aimant... Eh bien, quand je pense à +elle, c'est avec colère. Si je cherche à me la représenter telle que je +l'ai vue pendant cinq ans, dans tout le rayonnement de l'amour, avec sa +grande taille pliante, sa pâleur dorée, ses traits de juive d'Orient, +réguliers et fins dans la bouffissure légère du visage, son parler lent, +velouté comme son regard, si je cherche à donner un corps à cette vision +délicieuse, c'est pour mieux lui dire: «Je te hais!...» + +Elle s'appelait Clotilde. Dans la maison amie où nous nous étions +rencontrés, on la connaissait sous le nom de Mme Deloche, et on la +disait veuve d'un capitaine au long cours. En effet, elle paraissait +avoir beaucoup voyagé. En causant, il lui arrivait de dire tout à coup: +Quand j'étais à Tampico... ou bien: une fois dans la rade de +Valparaiso... À part cela, rien dans son allure, dans son langage, ne +sentait la vie nomade, rien ne trahissait le désordre, la précipitation +des prompts départs et des brusques arrivées. Elle était Parisienne, +s'habillait avec un goût parfait, sans aucuns de ces burnous, de ces +_sarapés_ excentriques qui font reconnaître les femmes d'officiers et de +marins perpétuellement en tenue de voyage. + +Quand je sus que je l'aimais, ma première, ma seule idée fut de la +demander en mariage. Quelqu'un lui parla pour moi. Elle répondit +simplement qu'elle ne se remarierait jamais. J'évitai dès lors de la +revoir; et comme ma pensée était trop atteinte, trop occupée pour me +permettre le moindre travail, je résolus de voyager. Je faisais mes +préparatifs de départ lorsque, un matin, dans mon appartement même, +parmi l'encombrement des meubles ouverts et des malles éparses, je vis à +ma grande stupeur entrer Mme Deloche. + +«Pourquoi partez-vous? me dit-elle doucement... Parce que vous m'aimez? +Moi aussi, je vous aime... Seulement (ici sa voix trembla un peu) +seulement, je suis mariée.» Et elle me raconta son histoire. + +Tout un roman d'amour et d'abandon. Son mari buvait, la frappait. Ils +s'étaient séparés au bout de trois ans. Sa famille, dont elle semblait +très-fière, occupait une haute situation à Paris, mais depuis son +mariage on ne voulait plus la recevoir. Elle était nièce du +grand-rabbin. Sa soeur, veuve d'un officier supérieur, avait épousé en +secondes noces le garde général de la forêt de Saint-Germain. Quant à +elle, ruinée par son mari, elle avait heureusement gardé d'une éducation +première complète et très-soignée des talents dont elle se faisait une +ressource. Elle donnait des leçons de piano dans des maisons riches, +Chaussée d'Antin, faubourg Saint Honoré, et gagnait largement sa vie... + +L'histoire était touchante, mais un peu longue, pleine de ces jolies +redites, de ces incidents interminables qui embroussaillent les discours +féminins. Aussi mit-elle plusieurs jours à me la raconter. J'avais loué, +avenue de l'Impératrice, entre des rues silencieuses et des pelouses +tranquilles, une petite maison pour nous deux. J'aurais passé là un an à +l'écouter, à la regarder, sans songer au travail. Ce fut elle la +première qui me renvoya à mon atelier, et je ne pus pas l'empêcher de +reprendre ses leçons. Cette dignité de sa vie, dont elle avait souci, me +touchait beaucoup. J'admirais cette âme fière, tout en me sentant un peu +humilié devant sa volonté formelle de ne rien devoir qu'à son travail. +Toute la journée nous étions donc séparés, et réunis seulement le soir à +la petite maison. + +Avec quel bonheur je rentrais chez nous, si impatient lorsqu'elle +tardait à venir et si joyeux quand je la trouvais là avant moi! De ses +courses dans Paris elle me rapportait des bouquets, des fleurs rares. +Souvent je la forçais d'accepter quelque cadeau, mais elle se disait en +riant plus riche que moi, et le fait est que ses leçons devaient +produire beaucoup, car elle s'habillait toujours avec une élégance +chère, et le noir, dont elle se couvrait par une coquetterie de teint et +de beauté, avait des mats de velours, des luisants de satin et de jais, +des fouillis de dentelles soyeuses où l'oeil étonné découvrait sous une +simplicité apparente des mondes d'élégance féminine dans les mille +reflets d'une couleur unique. + +Du reste son métier n'avait rien de pénible, disait-elle. Toutes ses +élèves, des filles de banquiers, d'agents de change, l'adoraient, la +respectaient; et plus d'une fois elle me montra un bracelet, une bague +qu'on lui donnait en reconnaissance de ses soins. En dehors du travail, +nous ne nous quittions jamais; nous n'allions nulle part. Seulement, le +dimanche elle partait pour Saint-Germain voir sa soeur, la femme du garde +général, avec qui, depuis quelque temps, elle avait fait sa paix. Je +l'accompagnais à la gare. Elle revenait le soir même, et souvent, dans +les longs jours, nous nous donnions rendez-vous à une station du +parcours, au bord de l'eau ou dans les bois. Elle me racontait sa +visite, la bonne mine des enfants, l'air heureux du ménage. Cela me +navrait pour elle, privée à jamais d'une vraie famille, et je redoublais +de tendresse, afin de lui faire oublier cette position fausse, qui +devait éprouver cruellement une âme de sa valeur. + +Quel temps heureux de travail et de confiance! Je ne soupçonnais rien. +Tout ce qu'elle disait avait l'air si vrai, si naturel. Je ne lui +reprochais qu'une chose. Quelquefois en me parlant des maisons où elle +allait, des familles de ses élèves, il lui venait une abondance de +détails supposés, d'intrigues, imaginaires qu'elle inventait en dépit de +tout. Si calme, elle voyait toujours le roman autour d'elle, et sa vie +se passait en combinaisons dramatiques. Ces chimères troublaient mon +bonheur. Moi qui aurais voulu m'éloigner du reste du monde pour vivre +enfermé auprès d'elle, je la trouvais trop occupée de choses +indifférentes. Mais je pouvais bien pardonner ce travers à une femme +jeune et malheureuse, dont la vie avait été jusque-là un roman triste +sans dénoûment probable. + +Une seule fois, j'eus un soupçon, ou plutôt un pressentiment. Un +dimanche soir elle ne rentra pas coucher. J'étais au désespoir. Que +faire? Aller à Saint-Germain? Je pouvais la compromettre. Pourtant, +après une nuit affreuse, j'étais décidé à partir lorsqu'elle arriva +toute pâle, toute troublée. Sa soeur était malade; elle avait dû rester +pour la soigner. Je crus ce qu'elle me disait, sans me méfier de ce flux +de paroles débordant à la moindre question, noyant toujours l'idée +principale sous une foule de détails inutiles, l'heure de l'arrivée, un +employé très-impoli, un retard du train. Deux ou trois fois dans la même +semaine, elle retourna coucher à Saint-Germain; ensuite, la maladie +finie, elle reprit sa vie régulière et tranquille. + +Malheureusement, quelque temps après, ce fut son tour de tomber malade. +Un jour, elle revint de ses leçons, tremblante, mouillée, fiévreuse. Une +fluxion de poitrine se déclara, grave tout de suite, et bientôt--me dit +le médecin--irrémédiable. J'eus une douleur folle, immense. Puis je ne +songeai plus qu'à lui rendre ses dernières heures plus douces. Cette +famille qu'elle aimait tant, dont elle était si glorieuse, je la +ramènerais à ce lit de mourante. Sans lui rien dire, j'écrivis d'abord à +sa soeur, à Saint-Germain, et moi-même je courus chez son oncle, le +grand-rabbin. Je ne sais à quelle heure indue j'arrivai. Les grandes +catastrophes bouleversent la vie jusqu'au fond, l'agitent dans ses +moindres détails... Je crois que le brave rabbin était en train de +dîner. Il vint tout effaré, me reçut dans l'antichambre. + +«Monsieur, lui dis-je, il y a des moments où toutes les haines doivent +se taire...» + +Sa figure respectable se tournait vers moi, très-étonnée. + +Je repris: + +«Votre nièce va mourir. + +--Ma nièce!... Mais je n'ai pas de nièce; vous vous trompez. + +--Oh! je vous en prie, monsieur, oubliez ces sottes rancunes de +famille... Je vous parle de Mme Deloche, la femme du capitaine... + +--Je ne connais pas de Mme Deloche... Vous confondez, mon enfant, je +vous assure.» + +Et, doucement, il me poussait vers la porte, me prenant pour un +mystificateur ou pour un fou. Je devais avoir l'air bien étrange, en +effet. Ce que j'apprenais était si inattendu, si terrible... Elle +m'avait donc menti... Pourquoi?... Tout à coup une idée me vint. Je me +fis conduire à l'adresse d'une de ses élèves dont elle me parlait +toujours, la fille d'un banquier très-connu. + +Je demande au domestique: Mme Deloche? + +«Ce n'est pas ici. + +--Oui, je sais bien... C'est une dame qui donne des leçons de piano à +vos demoiselles. + +--Nous n'avons pas de demoiselles chez nous, pas même de piano... Je ne +sais pas ce que vous voulez dire.» + +Et il me ferma la porte au nez avec humeur. + +Je n'allai pas plus loin dans mes recherches. J'étais sûr de trouver +partout la même réponse et le même désappointement. En rentrant à notre +pauvre petite maison, on me remit une lettre timbrée de Saint-Germain. +Je l'ouvris, sachant d'avance ce qu'elle renfermait. Le garde général +lui non plus ne connaissait pas Mme Deloche. Il n'avait d'ailleurs ni +femme ni enfant. + +Ce fut le dernier coup. Ainsi pendant cinq ans chacune de ses paroles +avait été un mensonge... Mille idées de jalousie me saisirent à la fois; +et follement, sans savoir ce que je faisais, j'entrai dans la chambre où +elle était en train de mourir. Toutes les questions qui me tourmentaient +tombèrent ensemble sur ce lit de douleur: «Qu'alliez-vous faire à +Saint-Germain le dimanche?... Chez qui passiez-vous vos journées?... Où +avez-vous couché cette nuit-là!... Allons, répondez-moi. «Et je me +penchais sur elle, cherchant tout au fond de ses yeux encore fiers et +beaux les réponses que j'attendais avec angoisse; mais elle resta +muette, impassible. + +Je repris en tremblant de rage: «Vous ne donniez pas de leçons. J'ai été +partout. Personne ne vous connaît... Alors, d'où venaient cet argent, +ces dentelles, ces bijoux?» Elle me jeta un regard d'une tristesse +horrible, et ce fut tout... Vraiment, j'aurais dû l'épargner, la laisser +mourir en repos... Mais je l'avais trop aimée. La jalousie était plus +forte que la pitié. Je continuai: «Tu m'as trompé pendant cinq ans. Tu +m'as menti tous les jours, à toutes les heures... Tu connaissais toute +ma vie, et moi je ne savais rien de la tienne. Rien, pas même ton nom. +Car il n'est pas à toi, n'est-ce pas? ce nom que tu portais... Oh! la +menteuse, la menteuse! Dire qu'elle va mourir, et que je ne sais de quel +nom l'appeler... Voyons, qui est-tu? D'où viens-tu? Qu'est-ce que tu es +venue faire dans ma vie?... Mais parle-moi donc! Dis-moi quelque chose.» + +Efforts perdus! Au lieu de me répondre, elle tournait péniblement la +tête vers la muraille, comme si elle avait craint que son dernier regard +me livrât son secret... Et c'est ainsi qu'elle est morte, la +malheureuse! Morte en se dérobant, menteuse jusqu'au bout. + + + * * * * * + + + + + XI + + + LA COMTESSE IRMA + + +«_M. Charles d'Athis, homme de lettres, a l'honneur de vous faire part +de la naissance de son fils Robert_. + +«_L'enfant se porte bien_.» + + +Tout le Paris lettré et artistique a reçu, il y a une dizaine d'années, +ce petit billet de part sur papier satiné, aux armes des comtes +d'Athis-Mons, dont le dernier, Charles d'Athis, avait su--si jeune +encore--se faire un vrai renom de poëte. + +«... L'enfant se porte bien.» + +Et la mère? Oh! celle-là, la lettre n'en parlait pas. Tout le monde la +connaissait trop. C'était la fille d'un vieux braconnier de +Seine-et-Oise, un ancien modèle qu'on appelait Irma Sallé, et dont le +portrait avait traîné dans toutes les expositions, comme l'original dans +tous les ateliers. Son front bas, sa lèvre relevée à l'antique, ce +hasard d'un visage de paysanne ramené aux lignes primitives--une +gardeuse de dindons avec des traits grecs--ce teint un peu hâlé des +enfances en plein air, qui donne aux cheveux blonds des reflets de soie +pâle, faisaient à cette drôlesse une espèce d'originalité sauvage que +complétaient deux yeux d'un vert magnifique, enfoncés sous d'épais +sourcils. + +Une nuit, en sortant d'un bal de l'Opéra, d'Athis l'avait emmenée +souper, et depuis deux ans le souper continuait. Mais, quoique Irma fût +entrée complètement dans la vie du poëte, ce billet de part insolent et +aristocratique vous indique assez le peu de place qu'elle y tenait. En +effet, dans ce ménage provisoire, la femme n'était guère plus qu'une +intendante, apportant à gérer la maison du poëte-gentilhomme l'âpreté de +sa double nature de paysanne et de courtisane, et s'efforçant, à +n'importe quel prix, de se rendre indispensable. Trop rustique et trop +sotte pour jamais rien comprendre au génie de d'Athis, à ces beaux vers +raffinés et mondains qui faisaient de lui une sorte de Tennyson +parisien, elle avait su pourtant se plier à tous ses dédains, à toutes +ses exigences, comme si au fond de cette nature vulgaire il était resté +un peu de l'admiration humiliée de la paysanne pour le noble, de la +vassale pour son seigneur. La naissance de l'enfant ne fit qu'accentuer +sa nullité dans la maison. + +Quand la comtesse douairière d'Athis-Mons, la mère du poëte, femme +distinguée et du plus grand monde, apprit qu'il lui était né un +petit-fils, un joli petit vicomte, bien et dûment reconnu par son +auteur, elle eut l'envie de le voir et de l'embrasser. Certes, pour une +ancienne lectrice de la reine Marie-Amélie, c'était dur de penser que +l'héritier d'un si grand nom avait une mère pareille; mais s'en tenant à +la formule des petits billets de part, la vieille dame oublia que cette +créature existait. Elle choisit, pour aller voir l'enfant en nourrice, +les jours où elle était sûre de ne rencontrer personne, l'admira, le +choya, l'adopta dans son coeur, en fit son idole, ce dernier amour des +grand'mères, qui leur est un prétexte de vivre encore quelques années +pour voir grandir et pousser les tout petits... + +Puis, lorsque bébé vicomte fut un peu plus grand, qu'il revint habiter +entre son père et sa mère, la comtesse ne pouvant renoncer à ses chères +visites, il y eut une convention faite: au coup de sonnette de la +grand'mère, Irma disparaissait humblement, silencieusement; ou bien on +amenait l'enfant chez son aïeule, et gâté par ses deux mères, il les +aimait autant l'une que l'autre, un peu étonné de sentir dans la force +de leurs caresses comme une volonté d'exclusion, d'accaparement. +D'Athis, insouciant, tout à ses vers, à sa renommée grandissante, se +contentait d'adorer son petit Robert d'en parler à tout le monde et de +s'imaginer que l'enfant était à lui, à lui seul. Cette illusion ne dura +pas. + +«Je voudrais te voir marié... lui dit un jour sa mère. + +--Oui... mais l'enfant? + +--Sois sans inquiétude. Je t'ai découvert une jeune fille noble, pauvre +et qui t'adore. Je lui ai fait connaître Robert, et ce sont déjà de +vieux amis. D'ailleurs, la première année, je garderai le cher petit +avec moi. Après, on verra. + +--Et cette... cette fille? hasarda le poëte en rougissant un peu, car +c'était la première fois qu'il parlait d'Irma devant sa mère. + +--Bah! répondit la vieille douairière en riant, nous lui ferons une +jolie dot, et je suis bien sûre qu'elle trouvera à se marier, elle +aussi. Le bourgeois de Paris n'est pas superstitieux.» + +Le soir même, d'Athis, qui n'avait jamais été fou de sa maîtresse, lui +parla de ces arrangements et la trouva, comme toujours, soumise et prête +à tout. Mais le lendemain, quand il rentra chez lui, la mère et l'enfant +étaient partis. On finit par les découvrir chez le père d'Irma, dans un +affreux petit chaume, à la lisière de la forêt de Rambouillet; et quand +le poëte arriva, son fils, son petit prince, tout en velours et en +dentelles, sautant sur les genoux du vieux braconnier, jouait avec sa +pipe, courait après les poules, heureux de secouer ses boucles blondes +au grand air. D'Athis, quoique très-ému, voulut prendre la chose en +riant et ramener tout de suite ses deux fugitifs avec lui. Mais Irma ne +l'entendit pas ainsi. On la chassait de la maison; elle emmenait son +enfant. Quoi de plus naturel?... Il ne fallut rien moins que la promesse +du poëte qu'il renonçait à se marier pour la décider à revenir. Encore +fit-elle ses conditions. On avait trop longtemps oublié qu'elle était la +mère de Robert. Se cacher toujours, disparaître quand Mme d'Athis +arrivait, cette vie-là n'était plus possible. L'enfant devenait trop +grand pour qu'elle s'exposât à ces humiliations devant lui. Il fut +convenu que, puisque Mme d'Athis ne voulait pas se rencontrer avec la +maîtresse de son fils, elle ne viendrait plus chez lui et qu'on lui +amènerait le petit tous les jours. + +Alors commença pour la vieille grand'mère un supplice véritable. Chaque +jour il y avait des prétextes d'empêchement. L'enfant avait toussé; il +faisait froid, il pleuvait. Puis c'était la promenade, l'équitation, la +gymnastique. Elle ne voyait plus son petit-fils, la pauvre vieille. +D'abord elle voulut s'en plaindre à d'Athis; mais les femmes seules ont +le secret de ces petites guerres. Leurs ruses restent invisibles, comme +les points cachés qui tiennent les volants et les dentelles de leur +toilette. Le poëte était incapable d'y rien voir; et la triste +grand'mère passait sa vie à attendre la visite de son chéri, à le +guetter dans la rue quand il sortait avec un domestique, et par ces +baisers furtifs ces regards à la hâte, elle augmentait sa passion +maternelle sans jamais arriver à la contenter. + +Pendant ce temps-là, Irma Sallé--toujours à l'aide de l'enfant--faisait +son chemin dans le coeur du père. Maintenant elle était à la tête de la +maison, recevait, donnait des fêtes, s'installait comme une femme qui +restera. Toutefois elle avait soin de dire de temps en temps au petit +vicomte, devant son père: Te rappelles-tu les poules de grand-papa +Sallé? Veux-tu que nous retournions les voir? Et par cette éternelle +menace de départ, elle préparait l'installation définitive du mariage. + +Il lui fallut cinq ans pour devenir comtesse; mais enfin elle le fut... +Un jour, le poëte vint en tremblant annoncer à sa mère qu'il était +décidé à épouser sa maîtresse, et la vieille dame, au lieu de +s'indigner, accueillit cette calamité comme une délivrance, ne voyant +qu'une chose dans ce mariage, la possibilité de retourner chez son fils +et d'aimer librement son petit Robert. Le fait est que la vraie lune de +miel fut pour la grand'mère. D'Athis, après son coup de tête, voulut +s'éloigner quelque temps de Paris. Il s'y sentait gêné. Et comme +l'enfant pendu aux jupes de sa mère menait toute la maison, on alla +s'établir dans le pays d'Irma, à côté des poules du père Sallé. C'était +bien l'intérieur le plus curieux, le plus disparate qu'on pût imaginer. +La bonne maman d'Athis et le grand-papa Sallé se rencontraient tous les +soirs au coucher de leur petit-fils. Le vieux braconnier, son bout de +pipe noire rivé au coin de la bouche, l'ancienne lectrice au Château, +avec ses cheveux poudrés, son grand air, regardaient ensemble le bel +enfant qui se roulait devant eux sur le tapis, et l'admiraient autant +tous deux. L'une lui apportait de Paris tous les nouveaux jouets, les +plus brillants, les plus chers; l'autre lui fabriquait des sifflets +magnifiques avec des bouts de sureau; et dam! le dauphin hésitait. + +En somme, parmi tous ces êtres groupés comme de force autour d'un +berceau, le seul vraiment malheureux était Charles d'Athis. Son +inspiration élégante et patricienne souffrait de cette vie au fond des +bois, comme ces Parisiennes délicates pour qui la campagne a trop de +grand air et de sève. Il ne travaillait plus, et loin de ce terrible +Paris, qui se referme si vite sur les absents, il se sentait déjà +presque oublié. Heureusement l'enfant était là, et, quand l'enfant +souriait, le père ne pensait plus à ses succès de poëte ni au passé +d'Irma Sallé. + +Et maintenant, voulez-vous savoir le dénoûment de ce singulier drame? +Lisez le petit billet encadré de noir que j'ai reçu il y a quelques +jours, et qui est comme le dernier feuillet de cette aventure +parisienne: + + + * * * * * + + +«_M. le comte et Mme la comtesse d'Athis ont la douleur de vous faire +part de la mort de leur fils Robert._» + + + * * * * * + + +Les malheureux! les voyez-vous là-bas, tous les quatre, se regardant +devant ce berceau vide!... + + + * * * * * + + + + + XII + + + LES CONFIDENCES D'UN HABIT À PALMES VERTES + + +Ce matin-là était le matin d'un beau jour pour le sculpteur Guillardin. + +Nommé de la veille membre de l'Institut, il allait inaugurer devant les +cinq académies réunies en assemblée solennelle son habit d'académicien, +un magnifique habit à palmes vertes, tout luisant du drap neuf et de la +broderie soyeuse couleur d'espérance. Le bienheureux habit, ouvert, prêt +à passer, était étalé sur un fauteuil, et Guillardin le regardait avec +amour, en achevant de nouer sa cravate blanche. + +«Surtout ne nous pressons pas... J'ai tout le temps...» pensait le +bonhomme. + +Le fait est que dans sa fièvre d'impatience il s'était habillé deux +heures trop tôt; et la belle Mme Guillardin--toujours très-longue à sa +toilette--lui avait déclaré que ce jour-là spécialement elle ne serait +prête qu'à l'heure juste; pas une minute avant, vous m'entendez bien! + +Infortuné Guillardin! que faire pour tuer le temps jusque-là? + +«Essayons toujours notre habit», se dit-il, et doucement, comme s'il +maniait du tulle, des dentelles, il souleva la précieuse défroque, et, +l'ayant endossée avec des précautions infinies, il vint se mettre devant +sa glace. Oh! la gracieuse image que la glace lui renvoya! Quel aimable +petit académicien tout frais pondu, gras, heureux, souriant, grisonnant, +bedonnant, avec des bras trop courts qui avaient dans les manches neuves +une dignité roide et automatique! Évidemment satisfait de sa tournure, +Guillardin marchait de long en large, saluait comme pour entrer en +séance, souriait à ses collègues des beaux-arts, prenait des poses +académiques. Mais, si fier de sa personne qu'on soit, on ne peut pas +rester deux heures en tenue, debout, devant une glace. À la longue notre +académicien se fatigua, et, craignant de chiffonner son habit, prit le +parti de le retirer et de le remettre à sa place, bien soigneusement +posé sur un fauteuil. Lui-même s'assit en face, à l'autre coin de la +cheminée; puis, les jambes allongées, les deux mains croisées sur son +gilet de cérémonie, il se mit à songer délicieusement en regardant son +habit vert. + +Comme le voyageur arrivé enfin au terme de sa route aime à se souvenir +des périls, des difficultés du voyage, Guillardin reprenait sa vie année +par année depuis le jour où il avait commencé la sculpture à l'atelier +Jouffroy. Ah! les débuts sont rudes dans ce sacré métier. Il se +rappelait les hivers sans feu, les nuits sans sommeil, les courses pour +chercher de l'ouvrage, et ces rages sourdes qu'on éprouve à se sentir +tout petit, perdu, inconnu, dans l'immense foule qui vous pousse, vous +bouscule, vous renverse, vous écrase. Dire pourtant qu'à lui seul, sans +protecteurs, sans fortune, il avait su se tirer de là. Rien que par le +talent, monsieur! Et la tête renversée, les yeux à demi-clos, plongé +dans une contemplation béate, le digne homme se répétait tout haut à +lui-même: «Rien que par mon talent. Rien que par mon tal...» + +Un long éclat de rire, sec et cassé comme un rire de vieux, +l'interrompit subitement. Guillardin un peu saisi regarda autour de lui +dans la chambre. Il était seul, bien seul, en tête-à-tête avec son habit +vert, cette ombre d'académicien solennellement étalée en face de lui, de +l'autre côté du feu. Et cependant le rire insolent continuait toujours. +Alors, en regardant mieux, le sculpteur crut s'apercevoir que son habit +n'était plus à la place où il l'avait mis, mais véritablement assis dans +le fauteuil, les basques relevées, les deux manches accoudées sur les +bras du meuble, le plastron gonflé avec une apparence de vie. Chose +incroyable! c'était lui qui riait. Oui, c'était de ce singulier habit +vert que venaient ces rires fous qui l'agitaient, le secouaient, le +tordaient, le renversaient, faisaient frétiller ses basques, et par +moments ramenaient ses deux manches vers les côtés, comme pour arrêter +cet excès de gaieté surnaturelle et inextinguible. En même temps on +entendait une petite voix futée et malicieuse qui disait, entre deux +hoquets: «Mon Dieu! mon Dieu, que ça fait mal de rire!... Que ça fait +mal de rire comme ça! + +---Qui diable est donc là, à la fin des fins?» demanda le pauvre +académicien en ouvrant de gros yeux. + +La voix reprit, encore plus futée et malicieuse: «Mais c'est moi, +monsieur Guillardin, c'est moi, votre habit à palmes, qui vous attends +pour aller à la séance. Je vous demande pardon d'avoir interrompu si +intempestivement vos songeries; mais vraiment c'était si drôle de vous +entendre parler de votre talent! Je n'ai pas pu me retenir... Voyons, +est-ce que c'est sérieux? Pensez-vous en conscience que votre talent a +suffi pour vous mener aussi vite, aussi loin, aussi haut dans la vie, +vous donner tout ce que vous avez: honneurs, position, renommée, +fortune?... Croyez-vous cela possible, Guillardin?... Descendez en +vous-même, mon ami, avant de me répondre. Descendez encore, encore, là! +Maintenant, répondez-moi. Vous voyez bien que vous n'osez pas. + +---Pourtant, bégaya Guillardin avec une hésitation comique, j'ai... j'ai +beaucoup travaillé. + +---Oui, beaucoup, énormément. Vous êtes un piocheur, un manoeuvre, un +grand abatteur de besogne. Vous comptez vos journées à l'heure; comme un +cocher de fiacre. Mais le rayon, mon cher; l'abeille d'or qui traverse +le cerveau du véritable artiste en y mettant l'éclair et le +bourdonnement de ses ailes, quand vous a-t-elle rendu visite? Pas une +fois, vous le savez bien. Elle vous a toujours fait peur, la divine +petite abeille! Et cependant, c'est elle qui donne le vrai talent. Ah! +j'en connais qui travaillent aussi, mais autrement que vous, avec tout +le trouble, toute la fièvre des chercheurs, et qui n'arriveront jamais +où vous êtes... Tenez! convenons d'une chose, pendant que nous sommes +seuls. Votre talent à vous, ç'a été d'épouser une jolie femme. + +---Monsieur!...» fit Guillardin, en devenant tout rouge. + +La voix reprit sans s'émouvoir: + +«À la bonne heure! Voilà une indignation qui me fait plaisir. Elle me +prouve ce que tout le monde sait, du reste: vous êtes certainement plus +bête que coquin... Là, là, vous n'avez pas besoin de me faire ces yeux +furibonds. D'abord, si vous me touchez, si j'ai seulement un faux pli ou +un accroc, impossible d'aller à là séance; et Mme Guillardin ne serait +pas contente. Car enfin c'est à elle que revient toute la gloire de +cette belle journée. C'est elle que les cinq académies vont recevoir +tout à l'heure, et je vous réponds que si j'arrivais à l'Institut passé +sur sa jolie taille, toujours élégante et droite malgré l'âge, j'aurais +un autre succès qu'avec vous... Que diable! monsieur Guillardin, il faut +se rendre compte des choses! Vous lui devez tout à cette femme-là; tout, +votre hôtel, vos quarante mille francs de rente, vos croix, vos +lauriers, vos médailles...» + +Et d'un geste de manchot, l'habit vert avec sa manche brodée montrait au +malheureux sculpteur les cadres glorieux accrochés au mur de son alcôve. +Puis, comme s'il eût voulu, pour mieux torturer sa victime, prendre tous +les aspects, toutes les attitudes, cet habit cruel se rapprocha de la +cheminée, et se penchant en avant sur son fauteuil d'un petit air +vieillot et confidentiel, il parla familièrement sur le ton d'une +camaraderie déjà ancienne: + +«Voyons, mon vieux, ça paraît te faire de la peine, ce que je te dis là. +Il faut pourtant bien que tu saches ce que tout le monde sait. Et qui te +l'apprendra, si ce n'est pas ton habit? Tiens! raisonnons un peu. +Qu'est-ce que tu avais en te mariant? Rien. Qu'est-ce que ta femme t'a +apporté? Zéro. Alors comment t'expliques-tu ta fortune actuelle? Tu vas +me dire encore que tu as beaucoup travaillé. Mais, malheureux, en +travaillant jour et nuit, avec les faveurs, les commandes du +gouvernement, qui ne t'ont certes pas manqué depuis ton mariage, tu n'as +jamais gagné plus de quinze mille francs par an. Crois-tu que cela +suffisait dans une maison comme la vôtre? Songe que la belle Mme +Guillardin a toujours été citée comme une élégante, lancée dans tous les +mondes où l'on dépense... Parbleu! je sais bien que, claquemuré du matin +au soir dans ton atelier, tu n'as jamais réfléchi à ces choses-là. Tu te +contentais de dire à tes amis: «J'ai une femme étonnante pour s'entendre +aux affaires. Avec ce que je gagne et le train que nous menons, elle +s'arrange encore pour nous faire des économies.» + +C'est toi qui étais étonnant, pauvre homme... La vérité, c'est que tu +avais épousé un de ces jolies monstres comme il s'en trouve dans Paris, +une femme ambitieuse et galante, sérieuse pour ton compte et légère pour +le sien, sachant mener du même train vos affaires et son plaisir. La vie +de ces femmes-là, mon cher, ressemble à un carnet de bal où l'on +alignerait des chiffres à côté des noms des danseurs. La tienne s'est +fait ce raisonnement: «Mon mari n'a pas de talent, pas de fortune, pas +grande tournure non plus; mais c'est un excellent homme, complaisant, +crédule, aussi peu gênant que possible. Qu'il me laisse m'amuser +tranquille, je me charge, moi, de lui donner tout ce qui lui manque.» Et +à partir de ce jour-là, l'argent, les commandes, les croix de tous les +pays ont commencé à pleuvoir dans ton atelier avec leur joli son +métallique, leurs cordons de toutes les couleurs. Regarde ma +brochette... Puis, un matin, la fantaisie est venue à madame--fantaisie +de beauté mûre--d'être la femme d'un académicien, et c'est sa main +finement gantée qui t'a ouvert une à une toutes les portes du +sanctuaire... Dame! mon vieux, ce qu'il t'en a coûté pour porter les +palmes vertes, tes collègues seuls pourraient te le dire... + +--Tu mens, tu mens!... cria Guillardin, étranglé par l'indignation. + +--Eh! non, mon vieux, je ne mens pas... Tu n'as qu'à regarder autour de +toi tout à l'heure en entrant en séance. Tu verras de la malice au fond +de tous les yeux, des sourires au coin de toutes les lèvres, pendant +qu'on chuchotera sur ton passage: «Voilà le mari de la belle Mme +Guillardin.» Car tu ne seras jamais que cela dans la vie, mon cher, le +mari d'une jolie femme...» + +Pour le coup, Guillardin n'y tient plus. Blême de rage, il s'élance, va +saisir pour le jeter au feu, après lui avoir arraché sa jolie guirlande +verte, cet habit insolent et radoteur; mais voilà qu'une porte s'ouvre +et qu'une voix bien connue, nuancée de dédain et de douce +condescendance, vient l'éveiller à propos de son horrible rêve: + +«Ah! c'est bien vous, par exemple!... s'endormir au coin du feu un jour +pareil!...» + +Mme Guillardin est devant lui, grande, belle encore, quoique un peu trop +imposante avec son teint rose presque naturel sous ses cheveux poudrés, +et l'éclair exagéré de ses yeux peints. D'un geste de maîtresse femme, +elle prend l'habit à palmes vertes, et lestement, avec un petit sourire, +elle aide son mari à l'endosser, pendant que le pauvre homme, encore +tout trempé de la sueur de son cauchemar, respire d'un air soulagé et +pense en lui-même: «Quel bonheur!... C'était un rêve...» + + + + + + +End of Project Gutenberg's Les femmes d'artistes, by Alphonse Daudet + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES FEMMES D'ARTISTES *** + +***** This file should be named 17550-8.txt or 17550-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/1/7/5/5/17550/ + +Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online +Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. +This file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact +information can be found at the Foundation's web site and official +page at http://pglaf.org + +For additional contact information: + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. 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