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+The Project Gutenberg EBook of Les femmes d'artistes, by Alphonse Daudet
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Les femmes d'artistes
+
+Author: Alphonse Daudet
+
+Release Date: January 20, 2006 [EBook #17550]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: UTF-8
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES FEMMES D'ARTISTES ***
+
+
+
+
+Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online
+Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net.
+This file was produced from images generously made available
+by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)
+
+
+
+
+
+ LES FEMMES D'ARTISTES
+
+ PAR
+
+ _ALPHONSE DAUDET_
+
+
+ PARIS
+ ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR
+ M DCCC LXXVIII
+
+
+
+
+ PROLOGUE
+
+
+Etendus, le cigare aux lèvres, sur un large divan d'atelier, deux
+amis—-un poëte et un peintre—-causaient un soir après dîner.
+
+C'était l'heure des effusions, des confidences. La lampe éclairait
+doucement sous l'abat-jour, limitant son cercle de flamme à l'intimité
+de la causerie, laissant à peine distinct le luxe capricieux des vastes
+murailles encombrées de toiles, de panoplies, de tentures, et terminées
+tout en haut par un vitrage où le bleu sombre du ciel pénétrait
+librement. Seul, un portrait de femme, légèrement penché en avant comme
+pour écouter, sortait à moitié de l'ombre, jeune, les yeux intelligents,
+la bouche grave et bonne, avec un sourire spirituel qui semblait
+défendre le chevalet du mari contre les sots et les décourageux. Une
+chaise basse écartée du feu, deux petits souliers bleus traînant sur le
+tapis indiquaient aussi la présence d'un enfant dans la maison; et, en
+effet, de la chambre à côté, où la mère et le bébé venaient de
+disparaître, sortaient par bouffées des rires doux, des gazouillements,
+le joli train d'un nid qui s'endort. Tout cela répandait dans cet
+intérieur artistique un vague parfum de bonheur familial que le poëte
+aspirait avec délices:
+
+«Décidément, mon cher, disait-il à son ami, c'est toi qui as eu raison.
+Il n'y a pas plusieurs façons d'être heureux. Le bonheur est là, rien
+que là... Il faut que tu me maries.»
+
+Le Peintre.
+
+Ma foi! non, par exemple... Marie-toi tout seul, si tu y tiens. Moi je
+ne m'en mêle pas.
+
+Le Poëte.
+
+Et pourquoi?
+
+Le Peintre.
+
+Parce que... parce que les artistes ne doivent pas se marier.
+
+Le Poëte.
+
+Voilà qui est trop fort... Tu oses dire cela ici, et la lampe ne
+s'éteint pas brusquement, les murailles ne croulent pas sur ta tête...
+Mais songe donc, malheureux, que tu viens de me donner pendant deux
+heures le spectacle et l'envie de ce bonheur que tu me défends.
+Serais-tu par hasard comme ces mauvais riches qui doublent leur
+bien-être des souffrances des autres, et savourent mieux le coin de leur
+feu en songeant qu'il pleut dehors et qu'il y a de pauvres diables sans
+abri?...
+
+Le Peintre.
+
+Pense de moi ce que tu voudras. Je t'aime trop pour t'aider à faire une
+sottise, une sottise irréparable.
+
+Le Poëte.
+
+Voyons. Qu'y a-t-il? Tu n'es donc pas content?... Il me semble pourtant
+qu'on respire le bonheur ici aussi largement que l'air du ciel à une
+fenêtre de campagne.
+
+Le Peintre.
+
+Tu as raison. Je suis heureux, complètement heureux. J'aime ma femme à
+plein cœur. Quand je pense à mon enfant, je ris tout seul de plaisir. Le
+mariage a été pour moi un port aux eaux calmes et sûres, non pas celui
+où l'on s'accroche d'un anneau à la rive au risque de s'y rouiller
+éternellement, mais une de ces anses bleues où l'on répare les voiles et
+les mâts pour des excursions nouvelles aux pays inconnus. Je n'ai jamais
+si bien travaillé que depuis mon mariage, et mes meilleurs tableaux
+datent de là.
+
+Le Poëte.
+
+Eh bien, alors!
+
+Le Peintre.
+
+Mon cher, au risque de te paraître fat, je te dirai que je regarde mon
+bonheur comme une sorte de miracle, quelque chose d'anormal et
+d'exceptionnel. Oui, plus je vois ce que c'est que le mariage, plus je
+suis épouvanté de la chance que j'ai eue. Je ressemble à ces ignorants
+du danger qui l'ont traversé sans s'en apercevoir, et qui pâlissent
+après coup, stupéfaits de leur propre audace.
+
+Le Poëte.
+
+Mais quels sont donc ces dangers si terribles?...
+
+Le Peintre.
+
+Le premier, le plus grand de tous, est de perdre son talent et de
+l'amoindrir. Ceci compte, je crois, pour un artiste... Car remarque bien
+qu'en ce moment je ne parle pas des conditions ordinaires de la vie. Je
+conviens qu'en général le mariage est une chose excellente et que la
+plupart des hommes ne commencent à compter que lorsque la famille les
+complète ou les agrandit. Souvent même, c'est une exigence de
+profession. Un notaire garçon ne s'imagine pas. Ça n'aurait pas l'air
+posé, étoffé... Mais pour nous tous, peintres, poëtes, sculpteurs,
+musiciens, qui vivons en dehors de la vie, occupés seulement à
+l'étudier, à la reproduire, en nous tenant toujours un peu loin d'elle,
+comme on se recule d'un tableau pour mieux le voir, je dis que le
+mariage ne peut être qu'une exception. À cet être nerveux, exigeant,
+impressionnable, à cet homme-enfant qu'on appelle un artiste, il faut un
+type de femme spécial, presque introuvable, et le plus sûr est encore de
+ne pas le chercher... Ah! comme il avait bien compris cela, ce grand
+Delacroix que tu admires tant! Quelle belle existence que la sienne,
+bornée au mur de l'atelier, exclusivement vouée à l'art! Je regardais
+l'autre jour sa maisonnette de Champrosay et ce petit jardin de curé,
+rempli de roses, où il s'est promené tout seul pendant vingt ans! Cela a
+le calme et l'étroitesse du célibat... Eh bien, figure-toi Delacroix
+marié, père de famille, avec toutes les préoccupations des enfants à
+élever, de l'argent, des maladies; crois-tu que son œuvre serait la
+même?
+
+Le Poëte.
+
+Tu me cites Delacroix, je te répondrai Victor Hugo... Crois-tu que le
+mariage l'a gêné, celui-là, pour écrire tant de livres admirables?...
+
+Le Peintre.
+
+Je pense, en effet, que le mariage ne l'a gêné pour rien du tout... Mais
+tous les maris n'ont pas le génie pour se faire pardonner, ni un grand
+soleil de gloire pour sécher les larmes qu'ils font répandre... Avec
+cela que ce doit être amusant d'être la femme d'un homme de génie. Il y
+a des femmes de cantonniers qui sont bien plus heureuses.
+
+Le Poëte.
+
+Singulière chose tout de même que ce plaidoyer contre le mariage fait
+par un homme marié et heureux de l'être.
+
+Le Peintre.
+
+Je te répète que je ne parle pas d'après moi. Mon opinion est faite de
+toutes les tristesses que j'ai vues ailleurs, de tous ces malentendus si
+fréquents dans les ménages d'artistes et causés justement par notre vie
+anormale. Regarde ce sculpteur qui, en pleine maturité d'âge et de
+talent, vient de s'expatrier, de planter là sa femme, ses enfants.
+L'opinion l'a condamné, et certes je ne l'excuserai pas. Et pourtant
+comme je m'explique qu'il en soit arrivé là! Voilà un garçon qui adorait
+son art, avait le monde et les relations en horreur. La femme, bonne
+pourtant et intelligente, au lieu de le soustraire aux milieux qui lui
+déplaisaient, l'a condamné pendant dix ans à toutes sortes d'obligations
+mondaines. C'est ainsi qu'elle lui faisait faire un tas de bustes
+officiels, d'affreux bonshommes à calottes de velours, des femmes
+fagotées et sans grâce, qu'elle le dérangeait dix fois par jour pour des
+visites importunes, puis tous les soirs lui préparait un habit, des
+gants clairs, et le traînait de salon en salon... Tu me diras qu'il
+aurait pu se révolter, répondre carrément: «Non!» Mais ne sais-tu pas
+que le fait même de nos existences sédentaires nous rend plus que les
+autres hommes dépendants du foyer? L'air de la maison nous enveloppe,
+et, s'il ne s'y mêle un grain d'idéal, nous alourdit et nous fatigue
+vite. D'ailleurs l'artiste met en général tout ce qu'il a de force et
+d'énergie dans son œuvre, et, après ses luttes solitaires et patientes,
+se trouve sans volonté contre les minuties de la vie. Avec lui les
+tyrannies féminines ont beau jeu. Nul n'est plus facilement dompté,
+conquis. Seulement, gare! Il ne faut pas qu'il sente trop le joug. Si un
+jour ces bandelettes invisibles dont on l'enveloppe sournoisement
+serrent un peu trop fort, arrivent à empêcher l'effort artistique, d'un
+seul coup il les arrache toutes et, méfiant de sa propre faiblesse, se
+sauve comme notre sculpteur par delà les monts...
+
+La femme de celui-là est restée saisie de ce départ. La malheureuse en
+est encore à se demander: «Qu'est-ce que je lui ai fait?» Rien. Elle ne
+l'avait pas compris... Car il ne suffit pas d'être bonne et intelligente
+pour être la vraie compagne d'un artiste. Il faut encore avoir un tact
+infini, une abnégation souriante, et c'est cela qu'il est miraculeux de
+trouver chez une femme jeune, ignorante et curieuse de la vie... On est
+jolie, on a épousé un homme connu, reçu partout. Dame! on aime aussi à
+se montrer un peu à son bras. N'est-ce pas tout naturel? Le mari, au
+contraire, devenu plus sauvage depuis qu'il travaille mieux, trouvant
+l'heure courte, le métier difficile, se refuse aux exhibitions. Les
+voilà malheureux tous deux, et que l'homme cède ou qu'il résiste, sa vie
+est désormais dérangée de son courant, de sa tranquillité... Ah! que
+j'en ai connu de ces intérieurs disparates où la femme était tantôt
+bourreau, tantôt victime, plus souvent bourreau que victime, et presque
+toujours sans s'en douter! Tiens, l'autre soir j'étais chez le musicien
+Dargenty. Il y avait quelques personnes. On le prie de se mettre au
+piano. À peine a-t-il commencé une de ces jolies mazurkas à brandebourgs
+qui en font l'héritier de Chopin, sa femme se met à causer, tout bas
+d'abord, puis un peu plus haut. De proche en proche, le feu prend aux
+conversations. Au bout d'un moment, j'étais seul à écouter. Alors il a
+fermé le piano et m'a dit en souriant, d'un air navré: «C'est toujours
+comme cela ici... ma femme n'aime pas la musique.» Connais-tu rien de
+plus terrible? Épouser une femme qui n'aime pas votre art... Va,
+crois-moi, mon cher, ne te maries pas. Tu es seul, tu es libre. Garde
+précieusement ta solitude et ta liberté.
+
+Le Poëte.
+
+Parbleu! tu en parles à ton aise, toi, de la solitude. Tout à l'heure,
+quand je serai parti, s'il te vient des idées de travail, auprès de ton
+feu qui s'éteint tu les poursuivras doucement, sans sentir autour de toi
+cette atmosphère d'isolement si vaste, si vide que l'inspiration s'y
+disperse, s'y évapore... Et puis passe encore d'être seul aux heures de
+travail; mais il y a les moments d'ennui, de découragement, où on doute
+de soi, de son art. C'est alors qu'on doit être heureux de trouver là,
+toujours prêt et fidèle, un cœur aimant où l'on peut épancher son
+chagrin, sans crainte de troubler une confiance, un enthousiasme
+inaltérables... Et l'enfant... Ce sourire du bébé, qui s'épanouit
+toujours et sans cause, n'est-il pas le meilleur rajeunissement moral
+qu'on puisse avoir? Ah! j'ai souvent pensé à cela. Pour nous autres
+artistes, vaniteux comme tous ceux qui vivent du succès, de cette estime
+de surface, capricieuse et flottante, qu'on appelle la vogue; pour nous
+autres surtout, les enfants sont indispensables. Eux seuls peuvent nous
+consoler de vieillir... Tout ce que nous perdons, c'est l'enfant qui le
+gagne. Le succès qu'on n'a pas eu, on se dit: «C'est lui qui l'aura», et
+à mesure que les cheveux s'en vont, on a la joie de les voir repousser,
+frisés, dorés, pleins de vie, sur une petite tête blonde à côté de soi.
+
+Le Peintre.
+
+Ah! poëte, poëte... as-tu pensé aussi à toutes les becquées qu'il faut
+mettre au bout d'une plume ou d'un pinceau pour nourrir une couvée?...
+
+Le Poëte.
+
+Enfin, tu auras beau dire, l'artiste est fait pour vivre en famille, et
+cela est si vrai que ceux d'entre nous qui ne se marient pas
+s'acoquinent dans des ménages de rencontre, comme ces voyageurs qui, las
+d'être toujours sans logis, s'installent à la fin dans une chambre
+d'hôtel et passent toute leur vie sous l'étiquette banale de l'enseigne:
+«_Ici on loge au mois et à la nuit_.»
+
+Le Peintre.
+
+Ceux-là ont bien tort. Ils acceptent tous les ennuis du mariage et n'en
+connaîtront jamais les joies.
+
+Le Poëte.
+
+Tu avoues donc qu'il y en a quelques-unes?...»
+
+Ici le peintre, au lieu de répondre, se leva, alla chercher parmi des
+dessins, des esquisses, un manuscrit tout froissé et revenant vers son
+compagnon:
+
+«Nous pourrions, dit-il, discuter longtemps comme cela sans nous
+convaincre... Mais puisque, malgré mes observations, tu es décidé à
+tâter du mariage, voici un petit ouvrage que je t'engage à lire. C'est
+écrit--remarque bien--par un homme marié, très-épris de sa femme,
+très-heureux dans son intérieur, un curieux qui, passant sa vie au
+milieu des artistes, s'est amusé à croquer quelques-uns de ces ménages
+dont je te parlais tout à l'heure. De la première à la dernière ligne de
+ce livre, tout est vrai, tellement vrai que l'auteur n'a jamais voulu
+l'imprimer. Lis cela, et viens, me trouver quand tu l'auras lu. Je crois
+que tu auras changé d'idée:...»
+
+Le poëte prit le cahier et l'emporta chez lui; mais il n'en eut pas le
+soin désirable, car j'ai pu détacher quelques feuillets de ce petit
+livre, et je les offre au public effrontément.
+
+
+ * * * * *
+
+
+
+
+ I
+
+
+ MADAME HEURTEBISE
+
+
+Celle-la, certes, n'était pas faite pour épouser un artiste, surtout ce
+terrible garçon, passionné, tumultueux, exubérant, qui s'en allait dans
+la vie le nez en l'air, la moustache hérissée, portant avec crânerie
+comme un défi à toutes les conventions sottes, à tous les préjugés
+bourgeois son nom bizarre et fringant de Heurtebise. Comment, par quel
+miracle, cette petite femme, élevée dans une boutique de bijoutier,
+derrière des rangées de chaînes de montres, de bagues enfilées,
+trouva-t-elle moyen de séduire ce poëte?
+
+Imaginez les grâces d'une dame de comptoir, des traits indécis, des yeux
+froids toujours souriants, une physionomie complaisante et placide, pas
+de vraie élégance, mais un certain amour du luisant, du clinquant,
+qu'elle avait pris sans doute à la devanture de son père, et qui lui
+faisait rechercher les nœuds de satin assorti, les ceintures, les
+boucles; avec cela des cheveux tirés par le coiffeur, bien lissés de
+cosmétique, au-dessus d'un petit front têtu, étroit, où l'absence de
+rides marquait moins la jeunesse qu'une nullité complète d'idées. Ainsi
+faite, Heurtebise l'aima, la demanda et, comme il avait quelque fortune,
+n'eut pas de peine à l'obtenir.
+
+Elle, ce qui lui plaisait dans ce mariage, c'était l'idée d'épouser un
+auteur, un homme connu qui lui donnerait des billets de spectacle autant
+qu'elle voudrait. Quant à lui, je crois qu'en définitive cette fausse
+élégance de boutique, ces façons prétentieuses, bouche pincée, petit
+doigt en l'air, l'avaient ébloui comme le dernier mot de la distinction
+parisienne, car il était né paysan et, au fond, malgré son esprit, il le
+resta toujours.
+
+Tenté de bonheur paisible, de cette vie de famille dont il était privé
+depuis si longtemps, Heurtebise passa deux ans loin de ses amis,
+s'enfouissant à la campagne, dans des coins de banlieue, toujours à la
+portée de ce grand Paris, qui le troublait et dont il recherchait
+l'atmosphère affaiblie, comme ces malades auxquels on ordonne l'air de
+la mer, mais qui, trop délicats pour le supporter, viennent le respirer
+à quelques lieues de distance. De loin en loin son nom apparaissait dans
+un journal, dans une revue, au bas d'un article; mais déjà ce n'était
+plus cette verdeur de style, ces emportements d'éloquence qu'on lui
+avait connus. Nous pensions: «Il est trop heureux... son bonheur le
+gâte.»
+
+Puis un jour il revint parmi nous, et nous vîmes bien qu'il n'était pas
+heureux. Sa mine pâlie, ses traits resserrés, contractés par un
+perpétuel agacement, la violence de ses manières rapetissée en colère
+nerveuse, son beau rire sonore déjà fêlé, en faisaient un tout autre
+homme. Trop fier pour convenir qu'il s'était trompé, il ne se plaignait
+pas, mais les anciens amis auxquels il rouvrit sa maison purent vite se
+convaincre qu'il avait fait le plus sot des mariages, et que sa vie
+était désormais hors de voie. Par contre, Mme Heurtebise nous apparut,
+après deux ans de ménage, telle que nous l'avions vue dans la sacristie,
+le jour des noces. Son même sourire, minaudier et calme, son même air de
+boutiquière endimanchée; seulement l'aplomb lui était venu. Elle parlait
+maintenant. Dans les discussions artistiques où Heurtebise se lançait
+passionnément, avec des jugements absolus, le mépris brutal ou
+l'enthousiasme aveugle; la voix mielleuse et fausse de sa femme venait
+tout à coup l'interrompre, l'obligeant à écouter quelque raisonnement
+oiseux, quelque réflexion sotte toujours en dehors du sujet. Lui, gêné,
+embarrassé, nous regardait d'un œil qui demandait grâce, essayait de
+reprendre la conversation interrompue. Puis devant la contradiction
+intime et persistante, la sottise de cette petite cervelle d'oisillon,
+gonflée et vide comme un échaudé, il se taisait, résigné à la laisser
+aller jusqu'au bout. Mais ce mutisme exaspérait madame, lui paraissait
+plus injurieux, plus dédaigneux que tout. Sa voix aigre—douce devenait
+criarde, montait, piquait, bourdonnait avec un harcellement de mouche,
+jusqu'à ce que le mari, furieux, éclatât à son tour, brutal et terrible.
+
+De ces querelles incessantes, qui se terminaient par des larmes, elle
+sortait reposée, plus fraîche, comme une pelouse après l'arrosage; lui,
+chaque fois brisé, fiévreux, incapable de tout travail. Peu à peu sa
+violence même se lassa. Un soir que j'avais assisté à une de ces scènes
+pénibles, comme Mme Heurtebise sortait de table, triomphante, je vis sur
+la figure de son mari, restée baissée pendant la querelle et qu'il
+relevait enfin, l'expression d'un mépris, d'une colère que les paroles
+ne pouvaient plus traduire. Rouge, les yeux pleins de larmes, la bouche
+tordue d'un sourire ironique et navrant, pendant que la petite femme
+s'en allait en refermant la porte d'un coup sec, il lui fit, comme un
+gamin dans le dos de son maître, une grimace atroce de rage et de
+douleur. Au bout d'un moment, je l'entendis murmurer d'une voix
+étranglée par l'émotion: «Ah! si ce n'était pas l'enfant, comme je
+filerais!»
+
+Car ils avaient un enfant, un pauvre petit superbe et malpropre, qui se
+traînait dans tous les coins, jouait avec les chiens plus grands que
+lui, la terre, les araignées du jardin. La mère ne le regardait que pour
+constater qu'il était «dégoûtant» et regretter de ne l'avoir pas mis en
+nourrice. Elle avait en effet gardé ses traditions de petite bourgeoise
+de comptoir, et leur intérieur en désordre, où elle promenait dès le
+matin des robes parées et des coiffures étonnantes, rappelait les
+arrière-boutiques si chères à son cœur, les pièces noires de crasse et
+de manque d'air où l'on passe vite dans les entr'actes de la vie de
+commerce pour manger à la hâte un repas mal fait, sur une table sans
+nappe, l'oreille au guet tout le temps vers la sonnette de la porte.
+Dans ce monde-là il n'y a que la rue qui compte, la rue où passent les
+acheteurs, les flâneurs, et ce débordement de peuple en vacances qui, le
+dimanche, remplit le trottoir et la chaussée. Aussi, comme elle
+s'ennuyait, la malheureuse, à la campagne; comme elle regrettait son
+Paris! Heurtebise, au contraire, avait besoin des champs pour la santé
+de son esprit. Paris l'étourdissait comme un provincial en visite. La
+femme ne comprenait pas cela et se plaignait beaucoup de son exil. Pour
+se distraire, elle invitait d'anciennes amies. Alors, si le mari n'était
+pas là, on s'amusait à feuilleter ses papiers, les notes, les travaux en
+train.
+
+«Voyez, donc, ma chère, comme c'est drôle... Il s'enferme pour écrire
+ça. Il marche, il parle tout seul... Moi d'abord je ne comprends rien à
+tout ce qu'il fait.»
+
+Et c'étaient des regrets sans fin, des retours sur le passé.
+
+«Ah! si j'avais su... Quand je pense que je pouvais épouser Aubertot et
+Fajon, les marchands de blanc...»
+
+Elle citait toujours les deux associés en même temps, comme si elle
+avait dû épouser l'enseigne. En présence du mari, on ne se gênait pas
+davantage. Elle le dérangeait, empêchait tout travail, installant dans
+la pièce même où il écrivait la causerie niaise de femmes oisives qui
+parlaient haut, pleines de dédain pour ce métier de littérateur qui
+rapporte peu, et dont les heures les plus laborieuses ressemblent
+toujours à une capricieuse oisiveté.
+
+De temps en temps, Heurtebise essayait d'échapper à cette existence
+qu'il sentait devenir chaque jour plus sinistre. Il accourait à Paris,
+prenait une petite chambre à l'hôtel, voulait se figurer qu'il était
+garçon; mais tout à coup il pensait à son fils, et avec une envie folle
+de l'embrasser retournait le soir même à la campagne. Dans ces cas-là,
+pour éviter la scène du retour, il emmenait un ami avec lui, et le
+gardait là-bas le plus qu'il pouvait. Dès qu'il n'était plus seul en
+face de sa femme, sa belle intelligence se réveillait et ses projets de
+travail interrompus peu à peu l'un après l'autre lui revenaient au cœur.
+Mais quel déchirement quand on partait! Il aurait voulu retenir ses
+visiteurs, s'accrochait à eux de toute la force de son ennui. Avec
+quelle tristesse il nous accompagnait à la station du petit omnibus de
+banlieue qui nous ramenait vers Paris! et comme, nous partis, il s'en
+retournait lentement sur la route poudreuse, le dos rond, les bras
+inertes, écoutant les roues qui s'éloignaient!
+
+C'est que le tête-à-tête était devenu insupportable. Pour l'éviter, il
+prit le parti d'avoir la maison toujours pleine. Son bon cœur aidant, sa
+lassitude, son insouciance, il s'entoura de tous les meurt-de-faim de la
+littérature. Un tas de valets de lettres, paresseux, toqués,
+visionnaires, s'installèrent chez lui, plus que lui; et comme la femme
+était très-sotte, incapable de juger, elle les trouvait charmants,
+supérieurs à son mari parce qu'ils criaient plus fort. La vie se passait
+en discussions oiseuses. C'était un fracas de mots vides, de poudre aux
+moineaux, et le pauvre Heurtebise, immobile et muet au milieu de tout ce
+tapage, se contentait de sourire en haussant les épaules. Quelquefois
+pourtant, quand, à la fin d'un repas interminable, tous ses convives,
+les coudes sur la nappe, commençaient autour du flacon d'eau-de-vie une
+de ces longues flâneries de paroles asphyxiantes comme le brouillard des
+pipes, un immense dégoût le prenait et, n'ayant pas la force de renvoyer
+tous ces malheureux, il s'en allait lui-même et restait huit jours sans
+revenir.
+
+«Ma maison est pleine d'imbéciles, me disait-il un jour. Je n'ose plus
+rentrer.» Avec ce train de vie, il n'écrivait plus. Son nom devenait
+rare, et sa fortune, gaspillée à ce perpétuel besoin de monde au logis,
+s'en allait aux mains tendues autour de lui.
+
+Il y avait longtemps que nous ne nous étions vus, lorsqu'un matin je
+reçus un mot de sa chère petite écriture autrefois si ferme, maintenant
+hésitante et tremblante.--«Nous sommes à Paris. Viens me voir. Je
+m'ennuie.» Je le trouvai avec sa femme, son enfant, ses chiens, dans un
+lugubre petit appartement de Batignolles. Le désordre, qui n'avait plus
+l'espace pour s'étaler, semblait encore plus affreux qu'à la campagne.
+Pendant que l'enfant et les chiens se roulaient dans des chambres
+grandes comme des cases d'échiquier, Heurtebise, malade, était couché,
+le visage au mur, dans un état de prostration complète. La femme,
+toujours en tenue, toujours placide, le regardait à peine.-—«Je ne sais
+pas ce qu'il a», me dit-elle avec un geste d'insouciance. Lui, en me
+voyant, retrouva un moment de gaîté, une minute de son bon rire, mais
+aussitôt étouffé. Comme on avait gardé à Paris les habitudes de la
+banlieue, à l'heure du déjeuner, dans ce ménage bouleversé par la gêne,
+la maladie, il arriva un parasite, petit homme chauve, râpé, roide,
+grincheux, qu'on appelait dans la maison: «l'homme qui a lu Proudhon.»
+C'est ainsi qu'Heurtebise, qui n'avait sans doute jamais su son nom, le
+présentait à tout le monde. Quand on lui demandait: «Qui est ça?» il
+répondait avec conviction: «Oh! un garçon très-fort, qui a beaucoup lu
+Proudhon.» Il n'y paraissait guère, du reste, car cet esprit profond ne
+se manifestait jamais qu'à table pour se plaindre d'un rôti mal cuit ou
+d'une sauce manquée. Ce matin-là, l'homme qui avait lu Proudhon déclara
+le déjeuner détestable, ce qui ne l'empêcha pas d'en dévorer la moitié à
+lui tout seul.
+
+Qu'il me sembla long et lugubre ce repas au chevet du malade! La femme
+bavardait comme toujours, avec une tape par-ci par-là à l'enfant, un os
+aux chiens, un sourire au philosophe. Pas une fois Heurtebise ne se
+tourna vers nous, et pourtant il ne dormait pas. Je ne sais pas même
+s'il pensait... Cher et vaillant garçon! Dans ces luttes mesquines et
+continuelles, le ressort de sa nature vigoureuse s'était brisé, et il
+commençait déjà à mourir. Cette agonie silencieuse, qui était plutôt un
+renoncement de vivre, dura quelques mois; puis Mme Heurtebise se trouva
+veuve. Alors comme les larmes n'avaient pas obscurci ses yeux clairs,
+qu'elle avait toujours le même soin de ses cheveux lisses, et
+qu'Aubertot et Fajon étaient encore disponibles elle épousa Aubertot et
+Fajon. Peut-être Aubertot, peut-être Fajon, peut-être même tous les
+deux. En tout cas, elle put reprendre la vie pour laquelle elle était
+faite, le bavardage facile et l'éternel sourire des dames de comptoir.
+
+
+ * * * * *
+
+
+
+
+ II
+
+
+ LE CREDO DE L'AMOUR
+
+
+Elle avait toujours rêvé cela, être la femme d'un poëte!... Mais
+l'implacable destinée, au lieu de l'existence romanesque et fiévreuse
+qu'elle ambitionnait, lui arrangea un petit bonheur bien tranquille, en
+la mariant à un riche rentier d'Auteuil, aimable et doux, un peu trop
+âgé pour elle, et qui n'avait qu'une passion--tout à fait inoffensive et
+reposante--l'horticulture. Le brave homme passait son temps, le sécateur
+à la main, à soigner, élaguer une magnifique collection de rosiers, à
+chauffer la serre, arroser les corbeilles; et ma foi! vous conviendrez
+bien que pour un pauvre petit cœur affamé d'idéal il n'y avait pas là
+une pâture suffisante. Pourtant pendant dix ans sa vie se maintint
+droite et uniforme comme les allées finement sablées du jardin de son
+mari, et elle la suivit à pas comptés en écoutant avec un ennui résigné
+le bruit agaçant et sec des ciseaux toujours en mouvement, ou la pluie
+monotone, infinie, qui tombait des pommes d'arrosoirs sur les plantes
+touffues. Cet horticulteur enragé avait de sa femme le même soin
+méticuleux que de ses fleurs. Il mesurait le froid et le chaud à son
+salon encombré de bouquets, craignait pour elle la gelée d'avril ou le
+soleil de mars; et, comme ces plantes en caisse que l'on sort et que
+l'on rentre à des époques déterminées, la faisait vivre méthodiquement,
+les yeux fixés sur le baromètre et les variations de la lune.
+
+Elle resta ainsi longtemps, prise entre les quatre murs du jardin
+conjugal, innocente comme une clématite, mais avec des élans vers
+d'autres jardins moins réguliers, moins bourgeois, où les rosiers
+pousseraient toutes leurs branches, où les herbes folles seraient plus
+hautes que des arbres et chargées de fleurs fantastiques, inconnues, en
+liberté sous un soleil plus chaud. Ces jardins-là on ne les trouve guère
+que dans les livres des poëtes; aussi lisait-elle beaucoup de vers en
+cachette du pépiniériste qui ne connaissait, lui, en fait de poésies,
+que des distiques d'almanach:
+
+
+ Quand il pleut à la Saint-Médard,
+ Il pleut quarante jours plus tard.
+
+
+Sans choix, gloutonnement, la malheureuse dévorait les plus mauvais
+poëmes, pourvu qu'elle y trouvât des rimes à «amour» et à «passion»;
+puis le livre fermé, elle passait des heures à rêver, à soupirer: «Voilà
+le mari qui m'aurait fallu!»
+
+Tout cela probablement serait toujours resté à l'état vague
+d'aspirations, si à ce terrible moment de la trentaine, qui est l'âge
+décisif pour la vertu des femmes comme midi est l'heure décisive pour la
+beauté du jour, l'irrésistible Amaury ne s'était pas trouvé sur son
+chemin; Amaury est un poëte de salon, un de ces exaltés en habit noir et
+gants gris-perle, qui vont entre dix heures et minuit raconter dans le
+monde leurs extases d'amour, leurs désespoirs, leurs ivresses,
+mélancoliquement appuyés aux cheminées, dans la lueur des lustres,
+pendant que les femmes en toilette de bal écoutent, rangées en cercle,
+derrière leurs éventails.
+
+Celui-là peut passer pour l'idéal du genre. Tête de bottier fatal, l'œil
+cave, le teint blême, il se coiffe à la russe et se lisse fortement de
+pommade hongroise. C'est un de ces désespérés de la vie comme les dames
+les aiment, toujours vêtus à la dernière mode, un lyrique refroidi chez
+qui le désordre de l'inspiration se devine seulement au nœud de cravate
+un peu lâche, négligemment attaché. Aussi il faut voir ce succès quand,
+de sa voix stridente, il débite une tirade de son poëme, le _Credo de
+l'amour_, celle surtout qui se termine par ce vers étonnant:
+
+
+ Moi je crois à l'amour comme je crois en Dieu!...
+
+
+Remarquez que je soupçonne fort ce farceur-là de se soucier aussi peu de
+Dieu que du reste; mais les femmes n'y regardent pas de si près. Elles
+se prennent facilement à la glu des mots, et chaque fois qu'Amaury
+récite son _Credo de l'amour_, vous êtes sûr de voir tout autour du
+salon des rangées de petits becs roses s'ouvrir, se tendre vers cet
+hameçon facile du sentiment. Pensez donc! Un poëte qui a de si belles
+moustaches, et qui croit à l'amour comme il croit en Dieu...
+
+La femme du pépiniériste n'y résista pas. En trois séances elle fut
+vaincue. Seulement, comme il y avait au fond de cette nature élégiaque
+quelque chose d'honnête et de fier, elle ne voulut pas d'une faute
+mesquine. D'ailleurs, dans son _Credo_, le poète déclarait lui-même
+qu'il ne comprenait qu'une sorte d'adultère, celui qui marche la tête
+haute comme un défi à la loi et à la société. Prenant donc le _Credo de
+l'amour_ pour guide, la jeune femme s'évada brusquement du jardin
+d'Auteuil et vint se jeter dans les bras de son poëte.--«Je ne peux plus
+vivre avec cet homme! Emmène-moi.» En pareil cas, le mari s'appelle
+toujours _cet homme_, même quand il est pépiniériste.
+
+Amaury eut un moment de stupeur. Comment diable s'imaginer qu'une petite
+mère de trente ans irait prendre au sérieux un poëme d'amour et le
+suivre au pied de la lettre? Pourtant il fit contre trop bonne fortune
+bon cœur, et comme dans son petit jardin d'Auteuil si bien abrité la
+dame s'était conservée fraîche et jolie, il l'enleva sans murmurer. Les
+premiers jours, ce fut charmant. On craignait les poursuites du mari. Il
+fallut se cacher sous des noms supposés, changer d'hôtel, habiter des
+quartiers invraisemblables, les faubourgs de Paris, les chemins de
+ceinture. Le soir, on sortait furtivement, on faisait des promenades
+sentimentales le long des fortifications. Ô puissance du romanesque!
+Plus elle avait peur, plus il fallait de précautions, de stores, de
+voilettes abaissées, plus son poëte lui semblait grand. La nuit, ils
+ouvraient la petite fenêtre de leur chambre, et regardant les étoiles
+qui montaient par-dessus les fanaux du chemin de fer voisin, elle lui
+faisait dire et redire sa tirade:
+
+
+ Moi, je crois à l'amour comme je crois en Dieu.
+
+
+Et c'était bon!...
+
+Malheureusement cela ne dura pas. Le mari les laissa trop tranquilles.
+Que voulez-vous? Il était philosophe, cet homme. Sa femme une fois
+partie, il avait refermé la porte verte de son oasis et s'était
+paisiblement remis à soigner ses roses, en songeant avec bonheur que
+celles-là, du moins, tenant au sol par de longues racines, ne pourraient
+pas s'en aller de chez lui. Nos amoureux rassurés rentrèrent dans Paris,
+et tout à coup il sembla à la jeune femme qu'on lui avait changé son
+poëte. La fuite, les craintes d'être surpris, les alertes perpétuelles,
+toutes ces choses qui servaient sa passion n'existant plus, elle
+commença à comprendre, à voir clair. Du reste, à chaque instant, dans
+l'installation de leur petit ménage et ces mille détails bourgeois de la
+vie de tous les jours, l'homme avec qui elle vivait se faisait mieux
+connaître.
+
+Le peu qu'il avait en lui de sentiments généreux, héroïques ou délicats,
+il le délayait dans ses vers sans en rien garder pour sa consommation
+personnelle. Il était mesquin, égoïste, surtout très-ladre, ce que
+l'amour ne pardonne pas. Puis il avait coupé ses moustaches, et ce
+déguisement lui allait mal. Quelle différence avec ce beau ténébreux
+frisé au petit fer qui lui était apparu un soir récitant son _Credo_
+entre deux candélabres! Maintenant, dans la retraite forcée qu'il
+subissait à cause d'elle, il se laissait aller à toutes ses manies, dont
+la plus grande était de se croire toujours malade. Dame! à force de
+poser au poitrinaire, on finit par se figurer qu'on l'est réellement. Le
+poëte Amaury était tisanier, s'enveloppait de papier Fayard, couvrait sa
+cheminée de fioles et de poudres. Pendant quelque temps la petite femme
+prit au sérieux son rôle de sœur grise. Le dévouement donnait au moins
+une excuse à sa faute, un but à sa vie. Mais elle se lassa vite. Malgré
+elle, dans la pièce étouffée où le poëte s'entourait de flanelle, elle
+pensait à son petit jardin tout parfumé, et le bon pépiniériste, vu de
+loin au milieu de ses massifs, de ses corbeilles, lui semblait simple,
+touchant, désintéressé, autant que l'autre était exigeant et égoïste...
+
+Au bout d'un mois elle aimait son mari, et elle l'aimait réellement, non
+pas d'une affection habitude, mais d'amour véritable. Un jour elle lui
+écrivit une longue lettre passionnée et repentante! Il ne répondait pas.
+Peut-être ne la trouvait-il pas encore assez punie. Alors elle envoya
+lettres sur lettres, s'humilia, supplia pour rentrer, disant qu'elle
+aimerait mieux mourir que de continuer à vivre avec cet homme. C'était
+au tour de l'amant de s'appeler «cet homme.» Le rare, c'est qu'elle se
+cachait de lui pour écrire; car elle le croyait encore épris, et tout en
+demandant pardon à son mari, elle craignait l'exaltation de son amant.
+
+«Jamais il ne me laissera partir», se disait-elle.
+
+Aussi, lorsqu'à force de prier elle eut obtenu son pardon et que le
+pépiniériste--ne vous ai-je pas dit que c'était un philosophe?--eut
+consenti à la reprendre, cette rentrée au logis conjugal eut tous les
+côtés mystérieux, dramatiques d'une fuite. Positivement elle se fit
+enlever par son mari. Ce fut sa dernière jouissance de coupable. Un soir
+que le poëte, las de la vie à deux et tout fier de ses moustaches
+repoussées, était allé dans le monde réciter son _Credo de l'amour_,
+elle sauta dans un fiacre où son vieux mari l'attendait au bout de la
+rue, et c'est ainsi qu'elle revint au petit jardin d'Auteuil, à jamais
+guérie de son ambition d'être la femme d'un poëte... Il est vrai que ce
+poëte-là l'était si peu!
+
+
+ * * * * *
+
+
+
+
+ III
+
+
+ LA TRANSTÉVÉRINE
+
+
+La pièce venait de finir. Pendant que la foule, diversement
+impressionnée, se précipitait au dehors, ondoyant aux lumières sur le
+grand perron du théâtre, quelques amis, dont j'étais, attendaient le
+poëte à la porte des artistes pour le féliciter. Son œuvre n'avait
+pourtant pas eu un immense succès. Trop forte pour l'imagination timide
+et banale du public de maintenant, elle dépassait le cadre de la scène,
+cette limite des conventions et des libertés permises. La critique
+pédante avait dit: «Ce n'est pas du théâtre!...» et les ricaneurs du
+boulevard se vengeaient de l'émotion que venaient de leur donner ces
+vers magnifiques en répétant: «Ça ne fera pas le sou!...» Nous, nous
+étions fiers de notre ami qui avait osé faire sonner, tourbillonner ses
+belles rimes d'or, tout l'essaim de sa ruche autour du soleil factice et
+meurtrier du lustre, et présenter des personnages grands comme nature,
+sans s'inquiéter de l'optique du théâtre moderne, des lorgnettes
+troubles ni des mauvais yeux.
+
+Parmi les machinistes, les pompiers, les figurants en cache-nez, le
+poëte s'approcha de nous, sa grande taille courbée en deux, son collet
+relevé frileusement sur sa barbe grêle et ses longs cheveux déjà
+grisonnants. Il avait l'air triste. Les applaudissements de la claque et
+des lettrés, restreints à un coin de la salle, lui prédisaient un nombre
+très-court de représentations, les spectateurs choisis et rares,
+l'affiche vite enlevée sans laisser à son nom le temps de s'imposer.
+Quand on a travaillé pendant vingt ans, qu'on est en pleine maturité de
+talent et d'âge, cette résistance de la foule à vous comprendre a
+quelque chose de lassant, de désespérant. On en vient à se dire: «Ils
+ont peut-être raison.» On a peur, on ne sait plus... Nos acclamations,
+nos poignées de main enthousiastes le réconfortèrent un peu. «Vraiment,
+vous croyez? C'est si bien que cela?... C'est vrai que j'ai fait tout ce
+que j'ai pu.» Et ses mains brûlantes de fièvre s'accrochaient aux nôtres
+avec inquiétude; ses yeux pleins de larmes cherchaient un regard sincère
+et rassurant. C'était l'angoisse suppliante du malade demandant au
+médecin: «N'est-ce pas que je ne vais pas mourir?» Non! poëte, tu ne
+mourras pas. Les opérettes et les féeries qui ont des centaines de
+représentations, des milliers de spectateurs, seront oubliées depuis
+longtemps, envolées avec leur dernière affiche, que ton œuvre restera
+toujours jeune et vivante...
+
+Pendant que sur le trottoir désert nous étions là à l'exhorter, à le
+remonter, une forte voix de contralto éclata au milieu de nous,
+trivialisée par l'accent italien.
+
+«Hé! l'artiste, assez de _pouégie_... Allons manger l'_estoufato_!...»
+
+En même temps une grosse dame entourée d'une capeline et d'un tartan à
+carreaux rouges vint passer son bras sous celui de notre ami d'un
+mouvement si brutal, si despotique, que sa physionomie, son attitude en
+furent tout de suite gênées.
+
+«Ma femme», nous dit-il; puis, se tournant vers elle avec un sourire
+hésitant:
+
+«Si nous les emmenions pour leur montrer comment tu fais l'_estoufato_?»
+
+Prise par son amour-propre de cordon bleus l'Italienne consentit assez
+gracieusement à nous recevoir, et nous voilà partis cinq ou six avec eux
+pour aller manger du bœuf à l'étouffée sur les hauteurs de Montmartre où
+ils habitaient.
+
+J'avoue que j'avais un certain désir de connaître cet intérieur
+d'artiste. Notre ami depuis son mariage vivait très-retiré, presque
+toujours à la campagne; mais ce que je savais de sa vie tentait ma
+curiosité. Il y avait quinze ans de cela, dans toute la ferveur d'une
+imagination romantique, il avait rencontré aux environs de Rome une
+superbe fille dont il était devenu très-amoureux. Maria Assunta habitait
+avec son père et toute une nichée de frères et de sœurs une de ces
+petites maisons du Transtévère qui ont les pieds dans le Tibre et un
+vieux bateau de pêche au ras de leurs murs. Un jour il aperçut cette
+belle Italienne, les pieds nus dans le sable, avec sa jupe rouge aux
+plis collants, ses manches de toile bise relevées jusqu'aux épaules,
+retirant des anguilles d'un grand filet ruisselant. Les écailles
+luisantes dans les mailles pleines d'eau, le fleuve d'or, la jupe
+écarlate, ces beaux yeux noirs, profonds, pensifs, dont la rêverie
+s'assombrissait de tout le soleil environnant, frappèrent l'artiste,
+peut-être même un peu vulgairement, comme une estampe de romance à la
+devanture d'un éditeur de musique. Par hasard la fille avait le cœur
+libre, n'ayant encore aimé qu'un gros chat sournois et roux, grand
+pêcheur d'anguilles lui aussi, et qui hérissait son poil quand on
+s'approchait de sa maîtresse.
+
+Bêtes et gens, notre amoureux parvint à apprivoiser tout ce monde, se
+maria à Sainte-Marie du Transtévère, et ramena en France la belle
+Assunta avec son _cato_...
+
+Ah! _povero_, ce qu'il aurait dû emporter aussi, c'était un rayon du
+soleil de là-bas, un pan de ciel bleu, l'excentricité du costume, et les
+roseaux du Tibre, et les grands filets tournants du _Ponte Rotto_, tout
+le cadre avec l'image. Alors il n'aurait pas eu la cruelle désillusion
+qu'il éprouva quand, le ménage installé à un petit quatrième, tout en
+haut de Montmartre, il vit sa belle Transtévérine affublée d'une
+crinoline, d'une robe à volants et d'un chapeau parisien qui, toujours
+mal équilibré sur l'édifice de ses nattes lourdes, prenait des attitudes
+complètement indépendantes. À la froide et terrible clarté des ciels de
+Paris, le malheureux s'aperçut bientôt que sa femme était bête,
+irrémissiblement bête. Ces beaux yeux noirs, perdus en des
+contemplations infinies, ne roulaient pas une pensée dans leurs ondes de
+velours. Ils brillaient animalement du calme de la digestion, d'un
+heureux reflet du jour, rien de plus. Avec cela la dame était grossière,
+rustique, habituée à conduire d'un revers de main tout le petit monde de
+la cabane, et la moindre résistance lui causait des colères terribles.
+
+Qui eût dit que cette belle bouche, contractée par le silence dans la
+forme la plus pure des visages antiques, s'ouvrait tout à coup pour
+laisser passer l'injure à flots pressés, tumultueux?... Sans respect
+d'elle ni de lui, tout haut, dans la rue, en plein théâtre, elle lui
+cherchait querelle, lui faisait des scènes de jalousie épouvantables.
+Pour l'achever, aucun sentiment des choses artistiques, une ignorance
+complète du métier de son mari, de la langue, des usages, de tout. Le
+peu de français qu'on lui apprit ne servant qu'à lui faire oublier
+l'italien, elle arriva à se composer une espèce de jargon mi-parti, qui
+était du plus haut comique. Bref cette histoire d'amour, commencée comme
+un poëme de Lamartine, se terminait comme un roman de Champfleury...
+Après avoir longtemps essayé de civiliser sa sauvagesse, le poëte vit
+bien qu'il fallait y renoncer. Trop honnête pour l'abandonner, peut-être
+amoureux encore, il prit le parti de se cloîtrer, de ne voir personne,
+de travailler beaucoup. Les rares intimes, qu'il avait admis dans son
+intérieur, s'aperçurent qu'ils le gênaient et ne vinrent plus. C'est
+ainsi que depuis quinze ans il vivait enfermé dans son ménage comme dans
+une logette de lépreux...
+
+Tout en pensant à cette misérable existence, je regardais l'étrange
+couple marcher devant moi. Lui, frêle, long, un peu voûté. Elle, carrée,
+épaisse, secouant des épaules son châle qui la gênait, indépendante dans
+sa marche comme un homme. Elle était assez gaie, parlait fort, et de
+temps en temps se retournait pour voir si nous suivions, appelant ceux
+d'entre nous qu'elle connaissait, très-haut, familièrement par leurs
+noms, en s'aidant de grands gestes, comme elle aurait hélé une barque de
+pêche sur le Tibre. Quand nous arrivâmes chez eux, le concierge, furieux
+de voir entrer à une heure indue toute une bande bruyante, ne voulait
+pas nous laisser monter. Entre l'Italienne et lui ce fut dans l'escalier
+une scène terrible. Nous étions tous échelonnés sur les marches
+tournantes, à demi éclairés par le gaz qui mourait, gênés, malheureux,
+ne sachant pas s'il fallait redescendre.
+
+«Venez vite, montons», nous dit le poëte à voix basse, et nous le
+suivîmes silencieusement, pendant qu'appuyée à la rampe qui tremblait de
+son poids et de sa colère, l'Italienne égrenait un chapelet d'injures où
+les imprécations romaines alternaient avec le vocabulaire des boulevards
+extérieurs. Quelle rentrée pour ce poëte qui venait d'agiter tout le
+Paris artistique, et gardait encore dans ses yeux enfiévrés
+l'éblouissement de sa première! Quel rappel humiliant à la vie!...
+
+Ce fut seulement près du feu de son petit salon que le froid glacial
+causé par cette sotte aventure se dissipa, et bientôt nous n'y aurions
+plus pensé, sans la voix éclatante et les gros rires de la signora qu'on
+entendait dans la cuisine raconter à sa bonne comment elle avait secoué
+cette espèce de _choulato_!... Le couvert mis, le souper préparé, elle
+vint s'asseoir au milieu de nous, sans châle, sans chapeau ni voile, et
+je pus la regarder à mon aise. Elle n'était plus belle. La figure
+carrée, le menton large, épaissi, les cheveux grisonnants et gros,
+surtout l'expression vulgaire de la bouche contrastaient singulièrement
+avec l'éternelle et banale rêverie des yeux. Les deux coudes appuyés sur
+la table, familière et avachie, elle se mêlait à la conversation sans
+perdre un instant de vue son assiette. Juste au-dessus de sa tête, fier
+parmi les mélancoliques vieilleries du salon, un grand portrait signé
+d'un nom illustre s'avançait de l'ombre: c'était Maria Assunta à vingt
+ans. Le costume de pourpre vive, le blanc laiteux de la guimpe plissée,
+l'or brillant des bijoux abondants et faux faisaient magnifiquement
+ressortir l'éclat d'un teint de soleil, l'ombre veloutée des cheveux
+épais plantés bas sur le front et qu'un duvet presque imperceptible
+rattachait à la ligne superbe et droite, des sourcils. Comment cette
+exubérance de beauté et de vie avait-elle pu arriver à tant de
+vulgarité?... Et curieusement, pendant que la Transtévérine parlait,
+j'interrogeais sur la toile son beau regard profond et doux.
+
+La chaleur de la table l'avait mise de bonne humeur. Pour ranimer le
+poète, à qui son insuccès mêlé de gloire serrait doublement le cœur,
+elle lui donnait de grandes claques dans le dos, riait la bouche pleine,
+disant en son affreux jargon que ce n'était pas la peine pour si peu de
+se flanquer la tête en bas du _campanile del domo_.
+
+«Pas vrai _il cato_?» ajoutait-elle en se tournant vers le vieux matou
+perclus de rhumatismes qui ronflait devant le feu. Puis tout à coup, au
+milieu d'une discussion intéressante, elle criait à son mari d'une voix
+bête et brutale comme un coup d'escopette:
+
+«Hé! l'artiste..., _la lampo qui filo_!»
+
+Vivement le malheureux s'interrompait pour remonter la lampe, humble,
+soumis, attentif à éviter la scène qu'il craignait et que malgré tout il
+n'évita pas.
+
+En revenant du théâtre, nous nous étions arrêtés à la _Maison d'or_ pour
+prendre une bouteille de vin fin dont on devait arroser _l'estoufato_.
+Tout le temps de la route, Maria Assunta l'avait portée religieusement
+sous son châle et posée, en arrivant, sur la table où elle la couvait
+d'un œil attendri, car les Romaines aiment le bon vin. Deux ou trois
+fois déjà, se méfiant des distractions de son mari et de ses grands
+bras, elle lui avait dit:
+
+«Prends garde à la _boteglia_..., tu vas la casser.»
+
+Enfin, en allant à la cuisine retirer elle-même le fameux _estoufato_,
+elle lui cria encore:
+
+«Surtout ne casse pas la _boteglia_.»
+
+Malheureusement, dès que sa femme ne fut plus là, le poëte en profita
+pour parler de l'art, du théâtre, du succès, si librement, avec tant de
+verve et d'abondance que... patatras!... À un geste plus éloquent que
+les autres, voilà la bouteille mirifique en mille pièces au milieu du
+salon. Jamais je n'ai vu un saisissement pareil. Il s'arrêta court,
+devint très-pâle... En même temps, le contralto d'Assunta, gronda dans
+la pièce à côté, et l'Italienne apparut sur la porte, les yeux en feu,
+la lèvre gonflée de colère, toute rouge de la chaleur des fourneaux.
+
+«La _boteglia!_» cria-t-elle d'une voix terrible.
+
+Alors, lui timidement se pencha à mon oreille:
+
+«Dis que c'est toi...»
+
+Et le pauvre diable avait si peur, que je sentait sous la table ses
+longues jambes qui tremblaient...
+
+
+ * * * * *
+
+
+
+
+ IV
+
+
+ UN MÉNAGE DE CHANTEURS
+
+
+Comment ne se seraient-ils pas aimés? Beaux et célèbres tous les deux,
+chantant dans les mêmes pièces, vivant chaque soir pendant cinq actes de
+la même vie artificielle et passionnée. On ne joue pas impunément avec
+le feu. On ne se dit pas vingt fois par mois: «Je t'aime!» sur des
+soupirs de flûte et des trémolos de violon sans finir par se prendre à
+l'émotion de sa propre voix. À la longue, la passion leur vint dans des
+enveloppements d'harmonie, des surprises de rythme, des splendeurs de
+costumes et de toiles de fond. Elle leur arriva par la fenêtre qu'Elsa
+et Lohengrin ouvrent toute grande sur la nuit vibrante de sons et de
+clartés:
+
+
+ Viens respirer les senteurs enivrantes...
+
+
+Elle se glissa entre les colonnes blanches du balcon des Capulets, où
+Roméo et Juliette s'attardent sous des lueurs d'aube:
+
+
+ Non! ce n'est pas le jour, ce n'est pas l'alouette.
+
+
+Et mollement elle surprit Faust et Marguerite dans ce rayon de lune qui
+monte du banc rustique aux volets de la petite chambre, parmi des
+entrelacements de lierre et de roses fleuries:
+
+
+ Laisse-moi, laisse-moi contempler ton visage.
+
+
+Bientôt tout Paris connut leur amour et s'y intéressa. Ce fut la
+curiosité de la saison. On venait admirer ces deux belles étoiles
+gravitant doucement l'une vers l'autre dans le ciel musical de l'Opéra.
+Enfin, un soir, après un rappel enthousiaste, comme la toile achevait de
+se baisser, séparant la salle bruyante d'applaudissements et la scène
+semée de bouquets, où la robe blanche de Juliette traînait sur des
+camélias effeuillés, les deux chanteurs furent pris d'un élan
+irrésistible, comme si leur amour, un peu factice, n'attendait pour se
+révéler que l'émotion d'un grand triomphe. Leurs mains s'étreignirent,
+des serments s'échangèrent, consacrés par les bravos lointains et
+persistants de la salle. Les deux étoiles avaient fait leur conjonction.
+
+Après le mariage, on resta quelque temps sans les revoir à la scène.
+Puis, le congé expiré, ils rentrèrent ensemble dans la même pièce. Cette
+rentrée fut une révélation. Jusqu'à ce jour, entre les deux chanteurs
+c'était l'homme qui avait primé. Plus âgé, mieux fait au public dont il
+connaissait bien les faiblesses, les préférences, il jouait du parterre
+et des loges avec sa voix. Près de lui, l'autre ne semblait guère qu'une
+élève admirablement douée, la promesse d'un génie futur; sa voix trop
+jeune avait des angles, ainsi que ses épaules un peu minces et grêles.
+Aussi, au retour, quand elle parut dans un de ses rôles d'autrefois et
+que le son plein, riche, étoffé, s'échappa dès les premières notes,
+abondant et pur comme l'eau d'une source vive, il y eut dans la salle un
+charme d'étonnement si grand que tout l'intérêt de la soirée se
+concentra autour d'elle. Ce fut pour la jeune femme un de ces jours
+heureux où l'atmosphère qui vous entoure se fait limpide, légère,
+vibrante, pour vous apporter tous les rayons, toutes les adulations du
+succès. Quant au mari, on oublia presque de l'applaudir, et comme tous
+les éblouissements font une ombre profonde auprès d'eux, il se trouva
+relégué ni plus ni moins qu'un comparse dans le coin le plus obscur de
+la scène.
+
+Après tout, cette passion qui s'était révélée dans le jeu de la
+chanteuse, dans sa voix doublée de charme et de tendresse, était
+inspirée par lui. Lui seul donnait la flamme à ces yeux profonds; et
+cette idée aurait dû le rendre fier, mais la vanité du comédien fut plus
+forte. À la fin du spectacle, il appela le chef de claque et le secoua
+de la belle façon. On avait manqué ses entrées, ses sorties, oublié le
+rappel du troisième acte. Il se plaindrait au directeur...
+
+Hélas! Il eut beau dire, et la claque eut beau faire, la faveur du
+public, désormais conquise à sa femme, lui resta définitivement. Il y
+eut pour elle un bonheur de rôles bien choisis, appropriés à son talent,
+à sa beauté, où elle apparaissait avec la tranquillité d'une mondaine
+entrant au bal parée des couleurs qui lui vont et sûre d'une ovation. À
+chaque nouveau succès le mari se montrait triste, nerveux, irritable.
+Cela lui faisait l'effet d'un vol, cette vogue qui s'en allait de lui à
+elle sans retour. Longtemps il essaya de cacher à tous, surtout à sa
+femme, cette souffrance inavouable; mais un soir, comme elle montait
+l'escalier de sa loge tenant à deux mains sa robe chargée de bouquets,
+et que toute à son triomphe elle lui disait d'une voix encore oppressée
+de la secousse des applaudissements: «Nous avions une belle salle
+aujourd'hui.» Il lui répondit un: «Tu trouves!...» si ironique, si amer,
+que l'esprit de la jeune femme s'ouvrit à la vérité subitement.
+
+Son mari était jaloux! non pas d'une jalousie d'amant qui veut sa femme
+belle pour lui seul, mais d'une jalousie d'artiste, froide, féroce,
+implacable. Parfois, quand elle s'arrêtait à la fin d'un air et que les
+bravos multipliés tombaient vers elle de toutes les mains tendues, il
+affectait une physionomie impassible, distraite, et son regard absent
+semblait dire aux spectateurs:
+
+«Quand vous aurez fini d'applaudir, moi je chanterai.»
+
+Oh! les applaudissements, ce bruit de grêle qui a de si douces
+résonnances dans les couloirs, la salle, les coulisses, lorsqu'une fois
+on l'a connu, il est impossible de s'en passer. Les grands comédiens ne
+meurent ni de maladie ni de vieillesse; ils cessent d'exister quand on
+ne les applaudit plus. Celui-ci, devant l'indifférence du public, fut
+pris d'un véritable désespoir. Il maigrissait, devenait hargneux,
+méchant. Il avait beau se raisonner, regarder bien en face son mal
+inguérissable, se répéter avant d'entrer en scène:
+
+«C'est ma femme pourtant... Et je l'aime!...»
+
+À la facticité du théâtre, le sentiment vrai tombait tout de suite. Il
+aimait encore la femme, mais il détestait la cantatrice. Elle s'en
+apercevait bien, et, comme on soigne un malade, surveillait cette triste
+manie. D'abord elle avait songé à amoindrir son succès, en se ménageant,
+en ne donnant pas toute sa voix, tous ses moyens; mais ses résolutions
+comme celles du mari ne tenaient pas devant le feu de la rampe. Son
+talent, presque indépendant d'elle-même, dépassait sa volonté. Alors
+elle s'humilia, se fit petite devant lui. C'étaient des conseils qu'elle
+lui demandait; s'il l'avait trouvée bonne, s'il comprenait bien le rôle
+ainsi...
+
+Naturellement, l'autre n'était jamais content. Avec cet air bonhomme, ce
+ton de fausse camaraderie que les comédiens ont entre eux, il lui
+disait, les soirs où elle avait le plus de succès:
+
+«Surveille-toi, petite... ça ne va pas en ce moment... tu n'es pas en
+progrès.»
+
+D'autres fois il voulait l'empêcher de chanter:
+
+«Prends garde, tu te prodigues... tu en fais trop... Ne lasse pas ta
+chance... Tiens, sais-tu! tu devrais prendre un congé.»
+
+Il descendait jusqu'aux prétextes bêtes. Elle était enrhumée, pas en
+voix. Ou bien il lui cherchait des querelles de cabotin:
+
+«Tu as repris trop vite le finale du duo... tu as tué mon effet... C'est
+un parti pris.»
+
+Sans s'apercevoir, le malheureux! que c'était lui qui la gênait dans son
+jeu, précipitait les répliques pour l'empêcher d'être applaudie et, dans
+son désir de reprendre son public, accaparait le haut bout de la scène,
+laissant sa femme chanter au second plan. Elle ne se plaignait pas, elle
+l'aimait trop. D'ailleurs, le triomphe rend indulgent, et chaque soir,
+de l'ombre où elle essayait de se blottir, de s'effacer, le succès
+l'obligeait à reparaître glorieusement en pleine lumière. Au théâtre, on
+s'aperçut vite de ce singulier cas de jalousie, et les camarades s'en
+amusèrent. On accablait le chanteur de compliments sur le talent de sa
+femme. On lui mettait sous les yeux l'article de la veille où, à la
+suite de quatre grandes colonnes consacrées à l'étoile, le critique
+accordait quelques lignes à la vogue presque éteinte du mari. Un jour,
+en venant de lire un de ces articles, il entra dans la loge de sa femme,
+furieux, le journal déployé, et lui dit, blême de colère:
+
+«Cet homme a donc été votre amant?» Il en arrivait à ce degré d'injure.
+Aussi la malheureuse femme, fêtée, enviée, dont le nom en vedette sur
+l'affiche se lisait maintenant à tous les coins de Paris, accaparé même
+par les étalages comme une chance de succès, par les étiquettes menues
+et dorées des confiseurs, des parfumeurs, avait l'existence la plus
+triste, la plus humiliée. Elle n'osait plus ouvrir un journal, de peur
+de lire son éloge, pleurait sur les fleurs qu'on lui jetait et qu'elle
+laissait mourir dans un coin de sa loge pour ne pas perpétuer à la
+maison le souvenir cruel de ses triomphantes soirées. Elle voulut
+renoncer au théâtre, mais son mari s'y opposa.
+
+«On dira que c'est moi qui t'ai fait partir.»
+
+Et l'horrible supplice continua pour tous deux.
+
+Un soir de première représentation, la chanteuse allait entrer en scène.
+Quelqu'un lui dit: «Tenez-vous bien... Il y a une cabale dans la salle
+contre vous.» Cela la fit rire. Une cabale contre elle? Et à propos de
+quoi, bon Dieu!... Elle qui n'avait que des sympathies, qui vivait en
+dehors de toute coterie. C'était bien vrai, pourtant. Au milieu de la
+pièce, dans un grand duo avec son mari, au moment où sa voix superbe,
+montée au plus haut point de son registre, achevait le son sur une suite
+de notes égales et pures comme les perles rondes d'un collier, une
+bordée de sifflets l'arrêta net. La salle était aussi émue, aussi
+surprise qu'elle-même. Le souffle des respirations paraissait suspendu,
+prisonnier dans les poitrines comme le trait qu'elle n'avait pas pu
+finir. Tout à coup une idée folle, épouvantable, lui traversa
+l'esprit... Il était seul en scène, en face d'elle. Elle le regarda
+fixement, et vit passer dans ses yeux l'éclair d'un mauvais sourire. La
+pauvre femme comprit. Les sanglots l'étouffaient. Elle ne put que fondre
+en larmes et disparaître aveuglée dans l'encombrement des coulisses...
+
+C'était son mari qui l'avait fait siffler!
+
+
+ * * * * *
+
+
+
+
+ V
+
+ UN MALENTENDU
+
+
+ * * * * *
+
+
+ _VERSION DE LA FEMME_
+
+
+Qu'est-ce qu'il a? De quoi m'en veut-il? Je n'y comprends rien. J'ai
+pourtant tout fait pour le rendre heureux... Mon Dieu! je ne dis pas
+qu'au lieu d'un poëte je n'aurais pas mieux aimé épouser un notaire, un
+avoué, quelque chose de plus posé, de moins en l'air comme profession;
+mais enfin, tel qu'il était, il me plaisait. Je le trouvais un peu
+exalté, mais gentil tout de même, bien élevé; puis il avait quelque
+fortune, et je pensais qu'une fois marié, sa poésie ne l'empêcherait pas
+de chercher une bonne place, ce qui nous mettrait tout à fait à l'aise.
+Lui aussi dans ce temps-là me trouvait à son idée. Quand il venait me
+voir chez ma tante, à la campagne, il n'avait pas assez de paroles pour
+admirer l'ordre et l'arrangement de notre petit logis, tenu comme un
+couvent. «C'est amusant!...» disait-il. Il riait, m'appelait de toutes
+sortes de noms pris dans des poëmes, des romans qu'il avait lus. Cela me
+choquait un peu, je l'avoue; je l'aurais voulu plus sérieux. Mais ce
+n'est que quand nous avons été mariés, installés à Paris, que j'ai senti
+la différence de nos deux natures.
+
+Moi qui rêvais un petit intérieur bien tenu, clair et propret, je l'ai
+vu tout de suite encombrer notre appartement de meubles inutiles, passés
+de mode, perdus de poussière, avec des tapisseries fanées, et si
+anciennes... Pour tout, ç'a été la même chose. Concevez-vous qu'il m'a
+fait mettre au grenier une très-jolie pendule Empire, qui me venait de
+ma tante, et des tableaux magnifiquement encadrés, donnés par des amies
+de pension. Il trouvait tout cela hideux. J'en suis encore à me demander
+pourquoi. Car enfin son cabinet de travail était un ramassis de vieilles
+toiles enfumées, de statuettes que j'avais honte de regarder,
+d'antiquailles ébréchées, bonnes à rien, des chandeliers pleins de
+vert-de-gris, des vases où fuyait l'eau, des tasses dépareillées. A côté
+de mon beau piano en palissandre, il en avait mis un petit, tout vilain,
+tout écaillé, où manquait la moitié des notes, et si usé qu'on
+l'entendait à peine. A part moi, je commençais à me dire: «Ah çà! mais,
+un artiste, c'est donc un peu un fou... Il n'aime que les choses
+inutiles, il méprise tout ce qui peut servir.»
+
+Quand je vis ses amis, le monde qu'il recevait, ce fut bien pis. Des
+gens à cheveux longs, à grandes barbes, mal peignés, mal habillés, qui
+ne se gênaient pas pour fumer devant moi et me faisaient mal à entendre,
+tellement toutes leurs idées se trouvaient à l'envers des miennes.
+C'étaient de grands mots, de grandes phrases, rien de naturel, rien de
+simple. Avec cela pas la moindre notion des convenances: vous pouviez
+les avoir à dîner vingt fois de suite, jamais une visite, jamais une
+politesse. Pas même une carte, un bonbon au jour de l'an. Rien...
+Quelques-uns de ces messieurs étaient mariés et nous amenaient leurs
+femmes. Il fallait voir le genre de ces personnes-là! A tous les jours
+des toilettes superbes, comme je n'en porterai jamais, Dieu merci! Et si
+mal arrangées, sans ordre ni méthode. Des cheveux bouffants, des jupes
+traînantes, puis des talents qu'elles montraient effrontément. Il y en
+avait qui chantaient comme des actrices, jouaient du piano comme des
+professeurs; toutes bavardaient de tout comme des hommes. Est-ce
+raisonnable, je vous le demande? Est-ce que des femmes sérieuses, une
+fois mariées, doivent penser à autre chose qu'aux soins de l'intérieur?
+C'est ce que j'ai essayé de faire comprendre à mon mari, qui était peiné
+de me voir abandonner la musique. La musique, c'est bon quand on est
+petite fille et qu'on n'a rien de mieux à faire. Mais, franchement, je
+me serais trouvée ridicule à me mettre tous les jours devant un piano.
+
+Oh! je le sais bien. Son grand grief contre moi, c'est que j'aie voulu
+l'arracher à cet étrange milieu si dangereux pour lui. «Vous, avez
+éloigné tous mes amis,» me reproche-t-il souvent. Oui, je l'ai fait, et
+je ne m'en repens pas. Ces gens-là auraient fini par me le rendre fou.
+Quelquefois, en les quittant, il passait la nuit à rimailler, à se
+promener de long en large en parlant haut. Comme s'il n'était pas déjà
+assez bizarre, assez original par lui-même, sans qu'on vînt encore
+l'exciter! En ai-je supporté des caprices, des lubies! Tout à coup, le
+matin, il arrivait dans ma chambre: «Vite, ton chapeau... Nous allons à
+la campagne.» Il fallait tout laisser là, la couture, le ménage, prendre
+des voitures, des chemins de fer, dépenser un argent! Et moi qui ne
+songeais qu'à économiser. Car enfin, ce n'est pas avec quinze mille
+francs de rente qu'on est riche à Paris et qu'on fait un avoir à ses
+enfants. Dans le commencement, il riait de mes observations, tâchait de
+me faire rire; puis, quand il a vu ma ferme intention de rester
+sérieuse, il m'en a voulu de ma simplicité, de mes goûts d'intérieur.
+Est-ce ma faute, à moi, si je déteste le théâtre, les concerts, toutes
+ces soirées artistiques où il voulait m'entraîner et où il retrouvait
+ses connaissances d'autrefois, un tas d'écervelés, de bohèmes, de
+dissipateurs?
+
+Un moment j'avais cru qu'il deviendrait plus raisonnable. J'étais
+parvenue à le sortir de son vilain monde, à nous faire un entourage de
+gens sensés, bien posés, à lui créer des relations utiles... Eh bien!
+non. Monsieur s'ennuyait. Il s'ennuyait du matin au soir. À nos petites
+soirées, où j'installais pourtant un whist, un thé, tout ce qu'il
+fallait, il apportait une figure, une humeur! Quand nous étions seuls,
+la même chose. Pourtant j'étais pleine d'attentions. Je lui disais:
+«Lis-moi un peu ce que tu fais.» Il me récitait des vers, des tirades.
+Je n'y comprenais rien, mais j'avais l'air de m'y intéresser, et par-ci
+par-là je faisais au hasard une petite remarque qui du reste avait le
+don de l'agacer toujours. En un an, en travaillant jour et nuit, il n'a
+pu faire de toutes ses rimes qu'un seul livre qui ne s'est pas vendu du
+tout. Je lui ai dit: «Ah!... tu vois bien...» par raison, pour l'amener
+à quelque chose de mieux compris, de plus productif. Il a eu une colère
+épouvantable, et depuis, une tristesse perpétuelle qui me rendait
+très-malheureuse. Mes amies me conseillaient de leur mieux: «Voyez-vous,
+ma chère, c'est l'ennui, la mauvaise humeur d'un homme inoccupé... S'il
+travaillait un peu plus, il ne serait pas aussi sombre.»
+
+Alors je me suis mise en quête, et tout le monde autour de moi, pour lui
+chercher une place. J'ai remué ciel et terre, j'ai fait je ne sais
+combien de visites à des femmes de secrétaires généraux, de chefs de
+division, je suis allée jusqu'au cabinet du ministre, tout cela sans
+l'avertir. C'était une surprise que je lui réservais. Je me disais:
+«Nous verrons bien s'il sera content cette fois.» Enfin, le jour où j'ai
+reçu sa nomination, une belle enveloppe à cinq cachets, je suis allée la
+porter sur sa table, folle de joie. C'était l'avenir assuré, l'aisance,
+le calme du travail, le contentement de soi... Savez-vous ce qu'il m'a
+dit? Il m'a dit «qu'il ne me pardonnerait jamais.» Après quoi il a
+déchiré la lettre du ministre en mille morceaux, et il s'est sauvé en
+battant les portes. Oh! ces artistes, ces pauvres têtes détraquées qui
+prennent la vie à rebours! Que devenir avec un homme pareil? J'aurais
+voulu lui parler, le raisonner. Mais non. On me l'avait bien dit: «C'est
+un fou.» A quoi bon lui parler, d'ailleurs? Nous n'avons pas la même
+langue. Il ne me comprendrait pas, pas plus que je ne le comprends... Et
+maintenant nous sommes là tous les deux à nous regarder. Je sens de la
+haine dans ses yeux, et pourtant j'ai de l'affection pour lui... C'est
+bien pénible.
+
+
+ _VERSION DU MARI_
+
+
+J'avais pensé à tout, pris toutes mes précautions. Je ne voulais pas
+d'une Parisienne, parce que les Parisiennes me faisaient peur. Je ne
+voulais pas d'une femme riche qui m'apporterait avec elle tout un train
+d'exigences. Je craignais aussi la famille, ce terrible enlacement
+d'affections bourgeoises, accapareuses, qui vous emprisonnent, vous
+rapetissent, vous étouffent. Ma femme était bien ce que je rêvais. Je me
+disais: «Elle me devra tout.» Quelle joie de former cet esprit naïf aux
+belles choses, d'initier cette âme pure à mes enthousiasmes, à mes
+espérances, de donner la vie à cette statue!
+
+
+ * * * * *
+
+
+C'est qu'elle avait l'air, en effet, d'une statue avec ses grands yeux
+sérieux et calmes, son profil grec si régulier, ses traits légèrement
+arrêtés et sévères, mais adoucis par le flou des jeunes visages, ce
+duvet nuancé de rose, l'ombre des cheveux soulevés. Joignez à cela un
+petit accent provincial qui faisait ma joie, que j'écoutais les yeux
+fermés comme un souvenir d'heureuse enfance, l'écho d'une vie tranquille
+dans un coin bien loin, bien ignoré! Et dire que maintenant cet
+accent-là m'est devenu insupportable!... Mais alors j'avais la foi.
+J'aimais, j'étais heureux, disposé à l'être encore plus. Plein d'ardeur
+au travail, j'avais, sitôt marié, commencé un nouveau poëme, et le soir
+je lui lisais les vers de la journée. Je voulais la faire entrer
+complètement dans mon existence. Les premières fois, elle me disait:
+«C'est gentil...» et je lui étais reconnaissant de cette approbation
+enfantine, espérant qu'à la longue elle comprendrait mieux ce qui
+faisait ma vie.
+
+
+ * * * * *
+
+
+La malheureuse! comme j'ai dû l'assommer! Après lui avoir lu mes vers,
+je les lui expliquais, cherchant dans ses beaux yeux étonnés la lueur
+attendue, croyant l'y voir toujours. Je l'obligeais à me donner son avis
+et je glissais sur les sottises pour retenir seulement ce que le hasard
+lui inspirait de bon. J'aurais tant désiré en faire ma vraie femme, la
+femme d'un artiste!... Mais non! Elle ne comprenait pas. J'avais beau
+lui lire les grands poëtes, m'adresser aux plus forts, aux plus tendres,
+les rimes d'or des poëmes d'amour tombaient devant elle avec l'ennui et
+la froideur d'une averse. Une fois, je me souviens, nous lisions la
+_Nuit d'octobre_; elle m'interrompit, pour me demander quelque chose de
+plus sérieux. J'essayai alors de lui expliquer qu'il n'y a rien de plus
+sérieux au monde que la poésie, qui est l'essence même de la vie et
+flotte au-dessus d'elle comme une lumière vibrante où les mots, les
+pensées s'élèvent et se transfigurent. Oh! le sourire dédaigneux de sa
+jolie bouche et la condescendance du regard!... On eût dit que c'était
+un enfant ou un fou qui lui parlait.
+
+
+ * * * * *
+
+
+Ce que j'ai dépensé ainsi de forces, d'éloquence inutile! Rien n'y
+pouvait. Je me butais perpétuellement à ce qu'elle appelait le bon sens,
+la raison, cette excuse éternelle des cœurs secs et des esprits étroits.
+Et ce n'est pas seulement la poésie qui l'ennuyait. Avant notre mariage,
+je l'avais crue musicienne. Elle paraissait comprendre les morceaux
+qu'elle jouait, soulignés par son professeur. A peine mariée, elle a
+fermé son piano, renoncé à la musique... Savez-vous rien de plus triste
+que cet abandon par la jeune femme de tout ce qui plaisait dans la jeune
+fille? La réplique donnée, le rôle fini, l'ingénue quitte son costume.
+Tout cela n'était qu'en vue du mariage, une surface de petits talents,
+de jolis sourires et de passagère élégance. Chez elle le changement à
+été instantané. J'avais d'abord espéré que le goût que je ne pouvais pas
+lui donner, l'intelligence de l'art, des belles choses, lui viendraient
+malgré elle dans cet admirable Paris où les yeux, l'esprit s'affinent
+sans s'en douter. Mais que faire d'une femme qui ne sait pas ouvrir un
+livre, regarder un tableau, que tout ennuie, qui ne veut rien voir? Je
+compris qu'il fallait me résigner à n'avoir près de moi qu'une ménagère
+active et économe, oh! très-économe. La femme selon Proudhon, rien de
+plus. J'en aurais pris mon parti; tant d'artistes sont dans mon cas!
+Mais ce rôle modeste ne lui suffisait pas.
+
+Peu à peu, sournoisement, silencieusement, elle est arrivée à éloigner
+tous mes amis. Devant elle, nous ne nous gênions pas. Nous parlions
+comme par le passé; et de nos exagérations artistiques, de ces axiomes
+fous, de ces paradoxes, où l'idée se travestit pour mieux sourire, elle
+ne comprenait ni la fantaisie ni l'ironie. Tout cela ne faisait que
+l'irriter et la confondre. Assise dans un petit coin du salon, elle
+écoutait sans rien dire, se promettant bien d'éliminer un à un tous ceux
+qui la choquaient si fort. Malgré le bon accueil apparent, on sentait
+déjà chez moi ce petit courant d'air froid qui vous avertit que la porte
+est entr'ouverte et qu'il sera bientôt temps de s'en aller.
+
+Mes amis partis, elle les a remplacés par les siens. Je me suis vu
+envahir par un monde inepte, étranger à l'art, ennuyeux et méprisant
+profondément la poésie, parce que «ça ne rapporte pas». Exprès, on
+citait très-haut devant moi les noms des faiseurs à la mode, des
+fabricants de pièces et de romans à la douzaine:
+
+«Un tel gagne beaucoup d'argent!...»
+
+Gagner de l'argent! tout est là pour ces monstres, et j'avais la douleur
+de voir ma femme penser avec eux. Dans ce milieu sinistre, toutes ses
+habitudes provinciales, ses vues mesquines et bornées s'étaient
+rétrécies encore en une incroyable avarice.
+
+Quinze mille francs de rente! Il me semblait pourtant qu'avec cela on
+pouvait vivre sans souci du lendemain. Eh bien! non. Je l'entendais
+toujours se plaindre, parler d'économies, de réformes, de placements
+avantageux. A mesure qu'elle m'envahissait de ces détails bêtes, je
+sentais s'en aller de moi le goût et le désir du travail. Parfois elle
+venait près de ma table, feuilletait dédaigneusement les vers
+commencés. «Que ça!» disait-elle, en comptant les heures perdues sur
+ces insignifiantes petites lignes. Ah! si j'avais voulu l'écouter, ce
+beau nom de poëte, que j'ai mis tant d'années à me faire, traînerait
+maintenant dans la boue noire des productions à outrance... Et quand je
+pense qu'à cette même femme j'avais livré d'abord tout mon cœur, tous
+mes rêves; quand je pense que ce dédain qu'elle me témoigne, parce que
+je ne gagne pas d'argent, date des premiers moments du mariage.
+Vraiment, j'en ai honte pour moi et pour elle.
+
+Je ne gagne pas d'argent! Cela explique tout, le reproche de son regard,
+son admiration pour les banalités productives, jusqu'à cette démarche
+qu'elle a faite dernièrement pour m'obtenir je ne sais quelle place dans
+un bureau du ministère.
+
+Par exemple, j'ai résisté. Il ne me reste plus que cela, une volonté
+inerte, faite à tous les assauts, à toutes les persuasions. Elle peut
+parler pendant des heures, me glacer de son plus froid sourire, ma
+pensée lui échappe toujours, lui échappera toujours... Et nous en sommes
+là! Mariés, condamnés à vivre ensemble, des lieues entières nous
+séparent, ce nous sommes trop las, trop découragés pour tenter un pas
+l'un vers l'autre. En voilà pour la vie. C'est horrible!
+
+
+ * * * * *
+
+
+
+
+ VI
+
+
+ LES VOIES DE FAIT
+
+
+ * * * * *
+
+
+CABINET DE Me PETITBRY
+
+Avocat consultant.
+
+
+_Madame Nina de B..., chez sa tante, à Moulins_.
+
+
+Madame, conformément aux désirs de Mme votre tante, je me suis occupé de
+l'affaire en question. J'ai pris les faits l'un après l'autre et soumis
+tous vos griefs à l'investigation la plus scrupuleuse. Eh bien, en mon
+âme et conscience, je ne trouve pas que la poire soit encore assez mûre,
+ou, pour parler plus net, que vous soyez fondée d'une façon sérieuse à
+introduire une demande en séparation. Ne l'oublions pas, en effet, la
+loi française est une personne très-positive, qui n'a ni délicatesse ni
+instinct des nuances. Elle ne connaît que le fait, le fait sérieux,
+brutal, et malheureusement c'est ce fait-là qui nous manque. Certes,
+j'ai été profondément touché en lisant le récit de cette première année
+de mariage si pénible pour vous. Vous avez payé bien cher la gloire
+d'épouser un artiste fameux, un de ces hommes chez qui la renommée,
+l'adulation développent un monstrueux égoïsme, et qui doivent vivre
+seuls sous peine de briser la frêle et timide existence qui tente de
+s'attacher à la leur... Ah! madame, depuis le commencement de ma
+carrière, combien ai-je vu de malheureuses épouses dans la triste
+position où vous vous trouvez! Ces artistes, qui vivent du public et
+rien que pour lui, n'apportent au foyer que la fatigue de leur gloire ou
+la tristesse de leurs échecs. Une existence désoœvrée, sans boussole ni
+gouvernail, des idées subversives, à l'envers de toute convention
+sociale, le mépris de la famille et de ses joies, l'excitation cérébrale
+cherchée dans l'abus du tabac, des liqueurs fortes, sans parler du
+reste, voilà ce qui constitue ce terrible élément artistique auquel
+votre chère tante désire vous soustraire; mais, je vous le répète, tout
+en comprenant ses inquiétudes, ses remords mêmes d'avoir consenti à un
+pareil mariage, je ne vois pas que les choses soient au point pour ce
+que vous demandez.
+
+J'ai pourtant commencé déjà un projet de mémoire judiciaire où vos
+principaux griefs se trouvent groupés et mis en lumière assez
+habilement. Voici les grandes divisions de l'ouvrage:
+
+1º _Grossièretés de Monsieur envers la famille de Madame_.--Refus de
+recevoir notre tante de Moulins, qui nous a élevée et qui nous
+adore.--Surnoms de Tata Bobosse, Fée Carabosse et autres, donnés à cette
+vénérable demoiselle, dont le dos est un peu voûté.--Railleries,
+épigrammes, dessins au crayon et à la plume sur ladite et son infirmité.
+
+2º _Insociabilité_.--Refus devoir les amis de Madame, de faire des
+visites de noces, d'envoyer des cartes, de répondre aux invitations,
+etc...
+
+3º _Dilapidation_.--Argent prêté sans reçu à toutes sortes de
+bohèmes.--Table toujours ouverte, maison transformée en
+hôtellerie.--Souscriptions continuelles pour des statues, des tombeaux,
+des œuvres de confrères malheureux.--Fondation d'une revue artistique et
+littéraire!!!!
+
+4º _Grossièretés envers Madame_--Avoir dit tout haut, en parlant de
+nous: «Quelle dinde!...»
+
+5º _Sévices et violences_.--Excessive brutalité de Monsieur.--Fureur aux
+moindres prétextes.--Bris de vaisselle et de meubles.--Tapage, scandale,
+expressions malsonnantes.
+
+Tout cela, comme vous le voyez, chère madame, forme un corps
+d'accusation assez respectable, mais insuffisant. Il nous manque les
+voies de fait. Ah! si nous avions seulement une voie de fait, une toute
+petite voie de fait devant témoins, notre affaire serait superbe. Mais
+ce n'est pas maintenant que vous avez mis cinquante lieues entre vous et
+votre mari que nous pouvons espérer un événement de ce genre. Je dis
+«espérer» parce que, la situation étant donnée, une brutalité de cet
+homme eût été ce qui pouvait vous arriver de plus heureux.
+
+Je suis, madame, en attendant vos ordres, votre dévoué et respectueux
+serviteur.
+
+PETITBRY.
+
+_P. S._--Brutalité devant témoins, bien entendu!...
+
+
+ * * * * *
+
+
+_Maître Petitbry, à Paris_.
+
+
+Eh! quoi, monsieur, voilà où nous en sommes! Voilà ce que vos lois ont
+fait de l'ancienne chevalerie française!... Ainsi, quand il suffit
+souvent d'un malentendu pour séparer deux cœurs à jamais, il faut à vos
+tribunaux des actes de violence pour motiver cette séparation. N'est-ce
+pas indigne, injuste, barbare, criant?... Penser que, pour recouvrer sa
+liberté, ma pauvre petite est obligée d'aller tendre son cou au
+bourreau, de se livrer à toute la fureur du monstre, de l'exciter
+même... Mais n'importe, notre parti est pris. Il faut des voies de fait.
+Eh bien! nous en aurons... Dès demain, Nina retourne à Paris. Comment
+sera-t-elle accueillie? Que va-t-il se passer là-bas? Je n'ose y songer
+sans frémir. À cette idée, ma main tremble, mes yeux se mouillent... Ah!
+monsieur... Ah! maître Petitbry... Ah!
+
+
+ LA TANTE INFORTUNÉE DE NINA.
+
+
+ * * * * *
+
+
+ÉTUDE DE Me MARESTANG
+
+Avoué près le tribunal de la Seine.
+
+_Monsieur Henri de B***, homme de lettres à Paris_.
+
+
+Du calme, du calme, du calme!... Je vous défends d'aller à Moulins, de
+vous élancer à la poursuite de votre fugitive. Il est plus sage, il est
+plus sûr de l'attendre chez vous au coin du feu. En somme, que s'est-il
+passé? Vous refusiez de recevoir cette vieille fille ridicule et
+méchante; votre femme est allée la rejoindre. Il fallait vous y
+attendre. La famille est bien forte dans le cœur d'une si jeune mariée.
+Vous avez voulu aller trop vite. Songez que c'est cette tante qui l'a
+élevée, qu'elle n'a pas d'autres parents qu'elle... Elle a son mari, me
+direz-vous... Eh! mon cher enfant, entre nous nous pouvons bien nous
+faire cet aveu, les maris ne sont pas aimables tous les jours. J'en
+connais un surtout qui, malgré son bon cœur, est d'une nervosité, d'une
+violence! Je veux bien que le travail, les préoccupations artistiques y
+soient pour quelque chose. Toujours est-il que l'oiseau s'est effarouché
+et qu'il est retourné à son ancienne cage. N'ayez pas peur; il n'y
+restera pas longtemps. Ou je me trompe fort, ou cette Parisienne d'hier
+s'ennuiera vite dans ce milieu suranné et ne sera pas longue à regretter
+les turbulences de son poëte... Surtout ne bougez pas.
+
+Votre vieil ami,
+
+MARESTANG.
+
+
+ * * * * *
+
+
+_Maître Marestang, avoué à Paris_.
+
+
+En même temps que votre lettre si raisonnable, si amicale, je reçois un
+télégramme de Moulins m'annonçant le retour de Nina. Ah! que vous avez
+été bon prophète! Elle revient ce soir, toute seule, comme elle était
+partie, sans la moindre démarche de ma part. Il s'agit maintenant de lui
+arranger une vie si douce, si agréable, qu'elle n'ait jamais plus la
+tentation de partir. J'ai fait des provisions de tendresse, de patience,
+pendant cette absence de huit jours. Il n'y a qu'un point sur lequel je
+ne varie pas: je ne veux plus voir chez nous l'horrible Tata Bobosse, ce
+bas-bleu de 1820, qui m'a donné sa nièce uniquement dans l'espoir que ma
+petite célébrité servirait à la sienne. Songez, mon cher Marestang, que
+depuis mon mariage cette méchante petite vieille s'est toujours mise
+entre ma femme et moi, roulant sa bosse à travers tous nos plaisirs,
+toutes nos fêtes, au théâtre, aux expositions, dans le monde, à la
+campagne, partout. Étonnez-vous après cela que j'aie mis une certaine
+précipitation à la congédier, à la renvoyer dans sa bonne ville de
+Moulins. Tenez! mon cher, on ne se doute pas du mal que ces vieilles
+filles, ignorantes de la vie et soupçonneuses, sont capables de faire
+dans un jeune ménage. Celle-là avait fourré dans la jolie petite tête de
+ma femme une provision d'idées fausses, arriérées, saugrenues, un
+sentimentalisme rococo du temps d'Ipsiboé, du jeune Florange: _Ah! si ma
+dame me voyait_!... Pour elle, j'étais un _poâte_, ce _poâte_ qu'on voit
+aux frontispices de Renduel ou de Ladvocat, couronné de lauriers, une
+lyre sur la hanche, et le coup de vent des hautes cimes dans un
+manteau-crispin à collet de velours. Voilà le mari qu'elle avait promis
+à sa nièce, et vous pensez si ma pauvre Nina a dû être désillusionnée.
+Du reste, je conviens que j'ai été bien maladroit avec cette chère
+enfant. Comme vous dites, j'ai voulu aller trop vite, je l'ai
+effarouchée. Cette éducation un peu étroite, faussée par le couvent et
+les rêvasseries sentimentales de la tante, c'était à moi de la refaire
+tout doucement, en laissant au bouquet provincial le temps de
+s'évaporer... Enfin tout cela est réparable, puisqu'elle revient... Elle
+revient, mon cher ami!... Ce soir, j'irai l'attendre à la gare, et nous
+rentrerons chez nous au bras l'un de l'autre, réconciliés et heureux.
+
+HENRI DE B...
+
+
+ * * * * *
+
+
+_Nina de B... à sa tante, à Moulins_.
+
+
+Il m'attendait au chemin de fer et m'a reçue en souriant, les bras
+tendus, comme si je revenais d'un voyage ordinaire. Tu penses si je lui
+ai fait ma mine la plus glacée. À peine rentrée, je me suis enfermée
+dans ma chambre, où j'ai dîné toute seule sous prétexte de fatigue.
+Ensuite, double tour de clef. Il est venu me dire bonsoir à la serrure,
+et, ce qui m'a bien surprise, s'est éloigné à pas de loup sans colère ni
+insistance... Ce matin, visite à Me Petitbry; qui m'a donné de longues
+instructions sur la façon dont je devais m'y prendre, l'heure,
+l'endroit, les témoins...--Ah! ma chère tante, à mesure que le moment
+approche, si tu savais comme j'ai peur. Ses colères sont si terribles.
+Même quand il est doux comme hier, ses yeux ont des éclairs d'orage...
+Enfin je serais forte en pensant à toi, ma chérie... D'ailleurs, comme
+m'a dit Me Petitbry, ce n'est qu'un mauvais moment à passer; puis nous
+reprendrons toutes les deux notre vie d'autrefois, calme et heureuse.
+
+NINA DE B...
+
+
+ * * * * *
+
+
+_De la même à la même_.
+
+
+Chère tante, je t'écris de mon lit, brisée par l'émotion de cette scène
+épouvantable. Qui aurait pu croire que les choses tourneraient ainsi?
+Pourtant toutes mes précautions étaient prises. J'avais prévenu Marthe
+et sa sœur qui devaient venir à une heure, et choisi pour la grande
+scène le moment où l'on sort de table, pendant que les domestiques ôtent
+le couvert dans la salle à manger voisine du cabinet de travail. Dès le
+matin mes batteries étaient préparées: une heure de gammes, d'études au
+piano, les _Cloches du monastère_, les _Rêveries de Rosellen_, tous les
+morceaux qu'il déteste. Cela ne l'avait pas empêché de travailler, sans
+la moindre irritation. Au déjeuner, même patience. Un déjeuner
+exécrable, des restes, des plats sucrés qu'il ne peut pas souffrir. Et
+si tu avais vu ma toilette! Une robe à pèlerine qui a cinq ans de date,
+un petit tablier de soie noire, des cheveux défrisés!... Je cherchais
+sur son front des signes d'irritation, ce pli droit si connu que
+monsieur creuse entre ses sourcils à la moindre contrariété. Eh bien!
+non, rien. C'était à croire qu'on m'avait changé mon mari. Il m'a dit
+d'un ton calme, un peu triste:
+
+«Tiens! vous avez repris votre ancienne coiffure?»
+
+Je répondais à peine, ne voulant rien hâter avant l'arrivée des témoins,
+et puis, c'est drôle! je me sentais émue, secouée d'avance de la scène
+que je cherchais. Enfin, à quelques réponses un peu plus sèches de ma
+part, il se leva de table et se retira chez lui. Je le suivis, toute
+tremblante. J'entendais mes amis s'installer, dans le petit salon, et
+Pierre qui allait, venait, rangeait l'argenterie et les verres. Le
+moment était venu. Il fallait l'amener aux grandes violences, et cela me
+semblait facile après ce que j'avais fait depuis le matin pour
+l'irriter.
+
+En entrant dans son cabinet, je devais être très-pâle. Je me sentais
+dans la cage du lion. Cette pensée me vint: «S'il allait me tuer!» Il
+n'avait pourtant pas l'air bien terrible, couché sur son divan, le
+cigare à la bouche.
+
+«Est-ce que je vous dérange?» demandai-je de ma voix la plus ironique.
+
+Lui, tranquillement:
+
+«Non. Vous voyez... je ne travaille pas.»
+
+Moi, toujours très-méchante:
+
+«Ah çà! vous ne travaillez donc jamais?»
+
+Lui, toujours très-doux:
+
+«Vous vous trompez, mon amie. Je travaille beaucoup, au contraire...
+Seulement, notre métier est de ceux où l'on peut travailler sans avoir
+un outil dans la main.»
+
+Moi:
+
+«Et qu'est-ce que vous faites, en ce moment?... Ah! oui, je sais, votre
+pièce en vers, toujours la même depuis deux ans. Savez-vous que c'est
+bien heureux que votre femme ait eu de la fortune!... Cela vous permet
+de paresser à votre aise.»
+
+Je croyais qu'il allait bondir. Pas du tout. Il est venu me prendre les
+mains très-gentiment.
+
+«Voyons, c'est donc toujours la même chose? Nous allons donc recommencer
+notre vie de guerre?... Alors, pourquoi êtes-vous revenue?»
+
+J'avoue que je me suis sentie un peu émue de son ton affectueux et
+triste; mais j'ai pensé à toi, ma pauvre tante, à ton exil, à tous ses
+torts, et cela m'a donné du courage. J'ai cherché ce que je pouvais lui
+dire de plus amer, de plus blessant... Est-ce que je sais, moi?... que
+j'étais désolée d'avoir épousé un artiste; qu'à Moulins, tout le monde
+me plaignait; que j'avais trouvé mes amies mariées à des magistrats, des
+hommes sérieux, influents, bien posés, tandis que lui... Encore s'il
+gagnait de l'argent. Mais non, monsieur travaillait pour la gloire. Et
+quelle gloire!... À Moulins, personne ne le connaissait; à Paris, on
+sifflait ses pièces. Ses livres ne se vendaient pas. Et patati. Et
+patata... La tête me tournait de toutes les méchantes paroles qui me
+venaient à mesure. Lui me regardait sans répondre, avec une colère
+froide. Naturellement, cette froideur m'exaspérait davantage. J'étais
+tellement excitée, que je ne reconnaissais plus ma voix montée à un
+diapason extraordinaire, et les derniers mots que je lui criai.--je ne
+sais plus quelle épigramme injuste et folle--bourdonnèrent à mes
+oreilles troublées... Pour le coup, je crus que Me Petitbry tenait sa
+voie de fait. Blême, les dents serrées, Henri avait fait deux pas vers
+moi:
+
+«Madame!...»
+
+Puis, subitement, sa colère tomba, sa figure redevint impassible, et il
+me regarda d'un air si méprisant, si insolent, si calme... Oh! ma foi,
+ma patience était à bout. Je levai la main et, vlan! je lui appliquai le
+plus beau soufflet que j'aie donné de ma vie. Au bruit, la porte
+s'ouvre, mes témoins se présentent, suffoqués, solennels:
+
+«Monsieur, c'est une indignité!...
+
+--N'est-ce pas?» disait le pauvre garçon en montrant sa joue toute
+rouge.
+
+Tu penses si j'étais confuse. Heureusement, j'ai pris le parti de
+m'évanouir et de pleurer toutes mes larmes, ce qui m'a beaucoup
+soulagée... Maintenant, Henri est dans ma chambre. Il me veille, il me
+soigne et se montre véritablement très-bon pour moi...Que faire? quelle
+impasse!... C'est Me Petitbry qui ne sera pas content.
+
+NINA DE B...
+
+
+ * * * * *
+
+
+
+
+ VII
+
+
+ LA BOHÈME EN FAMILLE
+
+
+Je ne crois pas qu'on puisse trouver dans tout Paris un intérieur plus
+bizarre et plus gai que celui du sculpteur Simaise. La vie dans cette
+maison-là est une fête perpétuelle. À quelque heure que vous arriviez,
+vous entendez des chants, des rires, le bruit d'un piano, d'une guitare,
+d'un tam-tam. Si vous entrez dans l'atelier, il est rare que vous ne
+tombiez pas au milieu d'une partie de volants, d'un temps de valse,
+d'une figure de quadrille, ou bien parmi des préparatifs de bal, des
+rognures de tulle, de rubans traînant à côté de l'ébauchoir, des fausses
+fleurs accrochées aux bustes, des jupes pailletées qui s'étalent sur un
+groupe encore humide.
+
+C'est qu'il y a là quatre grandes filles de seize à vingt-cinq ans,
+très-jolies, mais très-encombrantes; et quand ces demoiselles
+tourbillonnent leurs cheveux tombant dans le dos avec des flots de
+rubans, de longues épingles, des boucles voyantes, on dirait qu'au lieu
+de quatre elles sont huit, seize, trente-deux demoiselles Simaise aussi
+fringantes les unes que les autres, parlant haut, riant fort, ayant
+toutes cet air un peu garçon particulier aux filles d'artistes, des
+gestes d'atelier, un aplomb de rapin, et s'entendant comme personne à
+éconduire un créancier ou à savonner la tête du fournisseur assez
+insolent pour présenter sa note en temps inopportun.
+
+Ces jeunes personnes sont les véritables maîtresses de la maison. Le
+père travaille dès l'aube, sculptant, modelant sans relâche, car il n'a
+pas de fortune. Dans le commencement, il était ambitieux, s'efforçait de
+bien faire. Quelques succès d'exposition lui présageaient une certaine
+gloire. Mais cette famille exigeante à nourrir, habiller, lancer, l'a
+maintenu dans la médiocrité du métier. Quant à Mme Simaise, elle ne
+s'occupe de rien. Très-belle au moment du mariage, très-entourée dans le
+monde artistique où son mari la présenta, elle se condamna à n'être
+d'abord qu'une jolie femme et plus tard qu'une ancienne jolie femme.
+D'origine créole, à ce qu'elle prétend--bien qu'on m'assure que ses
+parents n'ont jamais quitté Courbevoie,--elle passe ses journées du
+matin au soir dans un hamac accroché tour à tour dans toutes les pièces
+de l'appartement, s'évente, fait la sieste, avec un profond dédain pour
+les détails matériels de l'existence. Elle a posé si souvent à son mari
+des Hébé, des Diane, qu'elle se figure traverser la vie un croissant au
+front, une coupe à la main, chargée d'emblèmes pour tout travail. Aussi
+il faut voir le désordre du logis. On cherche une heure les moindres
+objets.
+
+«As-tu vu mon dé?... Marthe, Éva, Geneviève, Madeleine, qui est-ce qui a
+vu mon dé?»
+
+Les tiroirs, où gisent pêle-mêle des livres, de la poudre, du rouge, des
+paillettes, des cuillers, des éventails, sont remplis jusqu'au bord mais
+ne renferment rien d'utile; d'ailleurs, ils tiennent à des meubles
+bizarres, curieux, incomplets, endommagés. Et la maison elle-même est si
+singulière! Comme on déménage souvent, on n'a pas le temps de
+s'installer, et cet intérieur joyeux a toujours l'air d'attendre le
+rangement complet, indispensable, qui suit une nuit de bal. Seulement il
+manque tant de choses que ce n'est pas la peine de ranger, et pourvu
+qu'on ait un peu de toilette, qu'on circule dans les rues avec l'éclat
+d'un météore, un semblant de chic et des apparences de luxe, l'honneur
+est sauf. Le campement n'a rien qui gêne cette tribu de nomades. Par des
+portes ouvertes, la misère se laisse voir tout à coup dans les quatre
+murs vides d'une pièce non meublée, dans le fouillis d'une chambre
+encombrée. C'est la vie de bohême en famille, une vie d'imprévu, de
+surprises...
+
+Au moment de se mettre à table, on s'aperçoit que tout manque, et qu'il
+faut aller chercher le déjeuner dehors bien vite. De cette façon, les
+heures passent rapidement, agitées, oisives; et puis cela a un avantage.
+Quand on déjeune tard, on ne dîne pas, quitte à souper au bal, où l'on
+va presque tous les soirs. Souvent aussi ces dames donnent des soirées.
+On prend le thé dans des récipients bizarres, hanaps, vidrecomes,
+coquilles japonaises, le tout ébréché par le bric-à-brac, écorné par les
+déménagements. La sérénité de la mère et des filles au milieu de cette
+détresse est quelque chose d'admirable. Elles ont, ma foi! bien d'autres
+idées en tête que le ménage. L'une s'est nattée en Suissesse, l'autre
+frisée en baby anglais, et Mme Simaise, au fond de son hamac, vit dans
+la béatitude de sa beauté d'autrefois. Quant au père Simaise, il est
+toujours ravi. Pourvu qu'il entende le joli rire de ses filles autour de
+lui, il se charge allégrement de tout le poids de cette existence
+déroutée. C'est à lui qu'on s'adresse en câlinant: «Papa, j'ai besoin
+d'un chapeau... papa, il me faut une robe.» Parfois l'hiver est dur. On
+est si répandu, on reçoit tant d'invitations... Bah! le père en est
+quitte pour se lever deux heures plus tôt. On fait un seul feu dans
+l'atelier où toute la famille se réunit. Ces demoiselles taillent,
+cousent leurs robes elles-mêmes, pendant que la corde du hamac grince
+régulièrement et que le père travaille grimpé sur son escabeau.
+
+Avez-vous quelquefois rencontré ces dames dans le monde? Dès qu'elles
+entrent, il y a une rumeur. Depuis longtemps, on connaît les deux
+aînées; mais elles sont toujours si parées, si pimpantes, que c'est à
+qui les prendra pour danseuses. Elles ont du succès autant que les sœurs
+cadettes, presque autant que la mère autrefois; d'ailleurs une grâce à
+porter les chiffons, les bijoux à la mode, un laisser-aller si charmant,
+des rires fous d'enfants mal élevées, des façons de s'éventer à
+l'espagnole... Malgré tout, elles ne se marient pas. Jamais aucun
+admirateur n'a pu résister au spectacle de cet intérieur singulier. Le
+gâchis des dépenses inutiles, le manque d'assiettes, la profusion de
+vieilles tapisseries à trous, de lustres antiques disloqués et dédorés,
+le courant d'air des portes, le coup de sonnette des créanciers, le
+négligé de ces demoiselles en pantoufles et en peignoirs traînant
+d'hôtel garni, mettent en fuite les mieux intentionnés. Que voulez-vous?
+Tout le monde ne se résigne pas à accrocher près de soi pour la vie le
+hamac d'une femme oisive.
+
+Je le crains bien, les demoiselles Simaise ne se marieront pas. Elles
+ont eu pourtant une occasion magnifique et unique de le faire pendant la
+Commune. La famille s'était réfugiée en Normandie dans une petite ville
+très-processive, pleine d'avoués, de notaires, d'agents d'affaires. Le
+père, à peine arrivé chercha des travaux. Son renom de sculpteur le
+servit; et comme il y avait de lui sur une place publique de la ville
+une statue de Cujas, ce fut parmi les notabilités de l'endroit à qui lui
+commanderait son buste. Immédiatement la mère accrocha son hamac dans un
+coin de l'atelier, et ces demoiselles organisèrent de petites fêtes.
+Elles eurent tout de suite beaucoup de succès. Ici du moins, la pauvreté
+semblait un accident d'exil, l'en-l'air de l'installation avait une
+raison d'être. Ces belles élégantes riaient elles-mêmes, très-haut de
+leur misère. On était parti sans rien emporter. De Paris fermé rien ne
+pouvait venir. Pour elles, c'était un charme de plus. Cela faisait
+penser aux tziganes en voyage qui peignent leurs beaux cheveux dans une
+grange, et se désaltèrent aux ruisseaux. Les moins poétiques les
+comparaient dans leur esprit aux exilées de Coblentz, aux dames de la
+cour de Marie-Antoinette parties bien vite, sans poudre ni paniers, ni
+camérières, obligées à toutes sortes d'expédients, apprenant à se servir
+elles-mêmes, et gardant la frivolité des cours de France, le sourire si
+piquant des mouches disparues.
+
+Chaque soir, une foule de bazochiens éblouis encombrait l'atelier
+Simaise. Avec un piano de louage, tout ce monde polkait, valsait,
+scottischait--on scottische encore en Normandie... «Je finirai bien par
+en marier une,» se disait le père Simaise; et le fait est que, la
+première partie, toutes les autres auraient suivi. Malheureusement la
+première ne partit pas, mais il s'en fallut de bien peu. Parmi les
+nombreux valseurs de ces demoiselles, dans ce corps de ballet d'avoués,
+de substituts, de notaires, le plus enragé pour la danse était un avoué
+veuf, très-assidu près de la fille aînée. Dans la maison on l'appelait
+«le premier avoué dansant», en souvenir des ballets de Molière; et
+certes, à voir le train dont le gaillard tourbillonnait, le papa Simaise
+fondait sur lui les plus grandes espérances. Mais les gens d'affaires,
+ça ne danse pas comme tout le monde. Celui-là, tout en valsant, faisait
+ses petites réflexions: «Cette famille Simaise est charmante... Tra la
+la... La la la... mais ils ont beau me presser... la la la... la la
+lère... je ne conclurai rien avant que les portes de Paris soient
+rouvertes... Tra la la... et que j'aie pu prendre mes renseignements...
+la la la...» Ainsi pensait le premier avoué dansant; et, en effet, sitôt
+Paris débloqué, il se renseigna sur la famille, et le mariage fut
+manqué.
+
+Depuis, les pauvres petites en ont manqué bien d'autres. Mais cela n'a
+troublé en rien la gaieté de ce singulier ménage. Au contraire, plus ils
+vont, plus ils sont joyeux. L'hiver dernier, ils ont déménagé trois
+fois, on les a vendus une, et ils ont tout de même donné deux grands
+bals travestis.
+
+
+ * * * * *
+
+
+
+
+ VIII
+
+
+ FRAGMENT D'UNE LETTRE DE FEMME TROUVÉE RUE NOTRE-DAME-DES-CHAMPS
+
+
+«... m'en a coûté pour avoir épousé un artiste. Ah! ma chérie, si
+j'avais su!... mais les jeunes filles se font sur toutes choses de si
+singulières idées. Figure-toi qu'à l'Exposition, quand je voyais sur le
+livret ces adresses lointaines de rues calmes, à l'extrême bout de
+Paris, je m'imaginais des vies paisibles, sédentaires, toutes au travail
+et à la famille, et je me disais, sentant d'avance combien je serais
+jalouse: «Voilà comme je veux un mari. Il sera toujours avec moi. Nous
+passerons toutes nos journées ensemble, lui à son tableau ou à sa
+sculpture, moi lisant, cousant à ses côtés dans le jour recueilli de
+l'atelier. «Pauvre innocente, va! Je ne me doutais pas alors de ce que
+c'était qu'un atelier, ni du singulier monde qu'on y rencontre. Jamais,
+en regardant ces statues de déesses si effrontément décolletées, l'idée
+ne me serait venue qu'il y avait des femmes assez osées pour... Et que
+moi-même je... Sans cela je te prie de croire que je n'aurais pas épousé
+un sculpteur. Ah! mais non, par exemple... Je dois dire qu'à la maison
+ils étaient tous contre ce mariage, malgré la fortune de mon mari, son
+nom déjà célèbre, le bel hôtel qu'il faisait bâtir pour nous deux. C'est
+moi seule qui l'ai voulu. Il était si élégant, si charmant, si empressé.
+Je trouvais pourtant qu'il se mêlait un peu trop de ma toilette, de mes
+coiffures: «Relevez donc vos cheveux comme ceci, là...» et monsieur
+s'amusait à placer une fleur tout au milieu de mes boucles avec bien
+plus d'art que n'importe laquelle de nos modistes. Tant d'expérience
+chez un homme, c'était effrayant, n'est-ce pas? J'aurais dû me méfier...
+Enfin tu vas voir. Écoute.
+
+Nous revenions de notre voyage de noces. Pendant que je m'installais
+dans mon joli appartement si bien meublé, tout ce paradis que tu
+connais, mon mari sitôt arrivé s'était mis au travail et passait ses
+journées à son atelier, en dehors de l'hôtel. Le soir, en rentrant, il
+me parlait avec fièvre de son exposition prochaine. Le sujet était une
+«dame romaine sortant du bain.» Il voulait faire rendre au marbre ce
+petit frisson de la peau au contact de l'air, la mouillure des fins
+tissus plaquant sur les épaules, et toutes sortes d'autres belles choses
+que je ne me rappelle plus. Entre nous, quand il me parle de sa
+sculpture, je ne comprends pas toujours très-bien. Tout de même, je
+disais de confiance: «Ce sera très-joli...» et je me voyais déjà sur le
+sable fin des allées, admirant l'œuvre de mon mari, un beau marbre tout
+blanc sur la tenture verte, pendant qu'on murmurait derrière moi: «la
+femme de l'auteur...»
+
+Enfin, un jour, curieuse de voir où nous en étions de notre dame
+romaine, j'eus l'idée d'aller le surprendre à son atelier, que je ne
+connaissais pas encore. C'était une de mes premières sorties toute
+seule, et je m'étais faite belle; dam!... En arrivant, je trouvai la
+porte du petit jardin, au rez-de-chaussée, grande ouverte. J'entrai donc
+tout droit, et, juge de mon indignation quand j'aperçus mon mari, en
+blouse blanche comme un maçon, mal peigné, les mains sales de terre,
+ayant en face de lui une femme, ma chère, une grande créature debout sur
+un tréteau, presque pas vêtue, et l'air tranquille dans cette tenue,
+comme si elle l'avait trouvée parfaitement naturelle. Toute une vilaine
+défroque remplie de boue, des bottines de course, un chapeau rond avec
+une plume défrisée, était jetée à côté d'elle, sur une chaise. J'ai vu
+tout cela très-vite, car tu comprends si je me suis sauvée. Étienne
+voulait me parler, me retenir, mais j'eus un geste d'horreur pour ses
+mains pleines de glaise, et je courus chez maman, où j'arrivai à peine
+vivante. Tu vois mon entrée d'ici:
+
+«Ah! mon Dieu, mon enfant, qu'est-ce que tu as?»
+
+Je raconte à maman ce que je viens de voir, comment était cette affreuse
+femme, dans quel costume. Et je pleurais, je pleurais... Ma mère,
+très-émue, essaye de me consoler, m'explique que ce devait être un
+modèle.
+
+«Comment!... mais c'est abominable... On ne m'avait pas parlé de ça,
+avant de me marier!...».
+
+Là-dessus voilà Étienne qui arrive tout effaré, et tâche à son tour de
+me faire comprendre qu'un modèle n'est pas une femme comme une autre, et
+que, d'ailleurs, les sculpteurs ne peuvent pas s'en passer; mais ces
+raisons ne me persuadent guère, et je déclare formellement que je ne
+veux plus d'un mari qui passe ses journées en tête-à-tête avec des
+demoiselles dans cette tenue-là.
+
+«Voyons, mon ami, dit alors cette pauvre maman qui s'efforce de tout
+arranger, est-ce que, par convenance pour votre femme, vous ne pourriez
+pas remplacer cela par un semblant, un cartonnage?»
+
+Mon mari mordait sa moustache avec fureur:
+
+«Mais c'est impossible, ma chère maman.
+
+--Pourtant, mon cher, il me semble... Tenez, nos modistes ont des têtes
+en carton qui leur servent à monter les bonnets... Eh bien, ce qu'on
+fait, pour la tête, ne pourrait-on pas le faire pour...?»
+
+Il paraît que ce n'était pas possible. C'est du moins ce qu'Étienne
+essaya de nous démontrer longuement, avec toutes sortes de détails, de
+mots techniques. Il avait vraiment l'air très-malheureux. Je le
+regardais du coin de l'œil tout en essuyant mes larmes, et je voyais
+bien que mon chagrin l'affligeait beaucoup. Enfin, après une
+interminable discussion, il fut convenu que, puisque le modèle était
+indispensable, toutes les fois qu'elle viendrait, je serais là. Il y
+avait justement, à côté de l'atelier, un petit débarras très-commode,
+d'où je pourrais voir sans être vue.--C'est honteux, diras-tu, d'être
+jalouse d'espèces pareilles et de montrer sa jalousie. Mais, vois-tu, ma
+biche, il faut avoir passé par ces émotions-là pour pouvoir en parler.
+
+Le lendemain, le modèle devait venir. Je prends donc mon courage à deux
+mains et je m'installe dans ma logette, avec la condition expresse qu'au
+moindre coup frappé â la cloison, mon mari viendrait vite vers moi. À
+peine étais-je enfermée, le vilain modèle de l'autre jour arrive,
+attifée Dieu sait comme, avec une tournure si misérable que je me
+demandais comment j'avais pu être jalouse d'une femme qui s'en va dans
+la rue sans manchettes blanches aux poignets, avec un vieux châle à
+franges vertes. Eh bien, ma chère, quand j'ai vu cette créature jeter
+son châle, sa robe au milieu de l'atelier, se défaire avec cette
+aisance, cette impudeur, cela m'a fait un effet que je ne peux pas te
+dire. La colère m'étouffait... Vite je frappe à la cloison... Étienne
+arrive. Je tremblais, j'étais pâle. Il se moque de moi, me rassure tout
+doucement, et s'en retourne à son travail... Maintenant la femme était
+debout, à demi nue, ses grands cheveux dénoués et tombant dans le dos
+avec une lourdeur lisse. Ce n'était plus la créature de tout à l'heure,
+mais presque une statue déjà, malgré sa mine fatiguée et commune.
+J'avais le cœur serré. Cependant je ne dis rien. Tout à coup, j'entends
+mon mari qui crie: «La jambe gauche... Avancez la jambe gauche.» Et,
+comme le modèle ne comprenait pas bien, il s'approcha d'elle, et... Ah!
+pour le coup, je n'y tiens plus. Je tape. Il ne m'entend pas. Je tape
+encore, je tape avec fureur. Cette fois il accourt, le sourcil un peu
+froncé, dans la fièvre du travail.
+
+«Voyons, Armande... soyez donc raisonnable!...» Et moi, tout en larmes,
+j'appuyais la tête sur son épaule: «C'est plus fort que moi, mon ami...
+Je ne peux pas... je ne peux pas...» Alors, brusquement, sans me
+répondre, il passa dans l'atelier et fit un signe à cette horreur de
+femme qui s'habilla et partit.
+
+Pendant quelques jours, Étienne ne retourna pas à son atelier. Il
+restait près de moi, ne sortait plus, refusait même de voir ses amis,
+toujours très-bon d'ailleurs, mais l'air si triste. Une fois je lui
+demandai bien timidement: «Vous ne travaillez donc plus?» ce qui me
+valut cette réponse: «On ne travaille pas sans modèle.» Je n'eus pas le
+courage d'insister, car je sentais combien j'étais coupable, et qu'il
+avait le droit de m'en vouloir. Pourtant, à force de tendresses, de
+gentillesses, j'obtins de lui qu'il retournerait à son atelier et qu'il
+essayerait de finir sa statue, de... Comment donc disent-ils ça?... de
+chic, c'est-à-dire d'imagination; bref, le procédé de maman. Moi, je
+trouvais cela très-faisable; mais le pauvre garçon avait bien du mal.
+Tous les soirs, il rentrait crispé, découragé, presque malade. Pour le
+remonter, j'allais le voir souvent. Je disais toujours: C'est charmant.
+Mais le fait est que la statue n'avançait guère. Je ne sais pas même
+s'il y travaillait. Quand j'arrivais, je le trouvais toujours en train
+de fumer sur son divan, ou bien roulant des boulettes d'argile qu'il
+envoyait rageusement contre le mur.
+
+Une après-midi que j'étais là à regarder cette pauvre dame romaine,
+ébauchée à demi, si longue à sortir de son bain, une idée fantasque me
+traversa l'esprit. La Romaine était à peu près de ma taille... peut-être
+qu'à la rigueur je pourrais...
+
+«Qu'est-ce qu'on appelle une jolie jambe?» demandai-je tout à coup à mon
+mari.
+
+Il m'expliqua cela très au long, en me montrant ce qui manquait encore à
+sa statue et qu'il ne pouvait pas parvenir à lui donner sans un
+modèle... Pauvre garçon! Il avait l'air si navré en disant cela...
+Sais-tu ce que j'ai fait... Ma foi, tant pis, j'ai ramassé bravement la
+draperie qui traînait dans un coin, je suis allée dans ma logette; puis,
+tout doucement, sans rien dire, pendant qu'il regardait encore sa
+statue, je suis venue me mettre sur l'estrade en face de lui, dans le
+costume et l'attitude où j'avais vu cet affreux modèle... Ah! ma chérie,
+quelle émotion quand il a relevé la tête! J'avais envie de rire et de
+pleurer. J'étais rouge... Et cette maudite mousseline qu'il fallait
+rajuster de tous les côtés... C'est égal! Étienne avait l'air si ravi
+que cela m'a rassurée bien vite. Figure-toi, ma chère, qu'à
+l'entendre...
+
+
+ * * * * *
+
+
+
+
+ IX
+
+
+ LA VEUVE D'UN GRAND HOMME
+
+
+Quand on apprit qu'elle se remariait, cela n'étonna personne. Malgré
+tout son génie, peut-être même à cause de son génie, le grand homme lui
+avait fait quinze ans d'une vie très-dure, traversée de caprices, de
+fantaisies éclatantes dont Paris s'était quelquefois occupé. Sur la
+grande route de gloire qu'il avait parcourue triomphalement et à toute
+vitesse, comme ceux qui doivent mourir jeunes, elle l'avait suivi,
+humble et craintive, assise dans un coin du char, s'attendant toujours à
+des chocs. Quand elle se plaignait, parents, amis, tout le monde était
+contre elle: «Respectez ses faiblesses, lui disait-on, ce sont les
+faiblesses d'un dieu. Ne le troublez pas, ne le dérangez pas. Songez que
+votre mari n'est pas à vous seulement. Il appartient bien plus au pays,
+à l'art, qu'à la famille... Et qui sait si chacune de ces fautes que
+vous lui reprochez ne nous a pas valu des œuvres sublimes?...» À la fin
+pourtant, lassée de tant de patience, elle eut des révoltes, des
+indignations, des injustices, si bien qu'au moment où le grand homme
+mourut, ils étaient prêts à plaider en séparation et à traîner leur beau
+nom célèbre à la troisième page des journaux à scandale.
+
+Après les agitations de cette union malheureuse, les inquiétudes de la
+dernière maladie, et le coup subit de la mort qui avait réveillé pour un
+moment l'affection primitive, les premiers mois de son veuvage firent à
+la jeune femme l'effet salutaire, reposant, d'une saison de bains. La
+retraité forcée, le charme tranquille de la douleur apaisée lui
+donnèrent à trente-cinq ans une seconde jeunesse presque aussi
+séduisante que la première. D'ailleurs le noir lui allait bien; puis
+elle avait la contenance responsable, un peu fière, d'une femme restée
+seule dans la vie avec tout l'honneur d'un grand nom à porter.
+Très-soigneuse de la gloire du défunt, cette gloire maudite qui lui
+avait coûté tant de larmes et qui maintenant grandissait de jour en jour
+comme une fleur splendide nourrie par la terre noire du tombeau, on la
+voyait, entourée de ses longs voiles sombres, apparaître chez les
+directeurs de théâtres, chez les éditeurs, s'occupant de faire reprendre
+les opéras de son mari, surveillant l'impression des œuvres posthumes,
+des manuscrits inachevés, apportant à tous ces détails une espèce de
+soin solennel et comme un respect de sanctuaire.
+
+C'est à ce moment que son second mari la rencontra. Il était musicien
+lui aussi, à peu près inconnu, auteur de valses, de mélodies et de deux
+petits opéras dont les partitions, délicieusement imprimées, ne
+s'étaient guère plus jouées que vendues. Avec une figure aimable, une
+belle fortune qu'il tenait d'une famille excessivement bourgeoise, il
+avait par-dessus tout le respect suprême du génie, la curiosité des
+hommes célèbres et la naïveté enthousiaste des artistes encore jeunes.
+Aussi, quand on lui montra la femme du maître, il en eut un
+éblouissement. C'était comme l'image même de la muse glorieuse qui lui
+apparaissait. Tout de suite il fut amoureux, et la veuve commençant déjà
+à revoir un peu le monde, il se fit présenter chez elle. Là sa passion
+s'accrut de l'atmosphère de génie qui flottait encore dans tous les
+coins du salon. C'était le buste du maître, le piano où il composait,
+ses partitions étalées sur tous les meubles, mélodieuses même, à
+regarder, comme si de leurs feuillets entr'ouverts les phrases écrites
+résonnaient musicalement... Le charme très-réel de la veuve, fixée dans
+ce souvenir austère comme dans un cadre qui lui allait bien, acheva de
+le rendre éperdu d'amour.
+
+Après avoir hésité longtemps, le brave garçon finit par se déclarer,
+mais dans des termes si humbles, si timides... Il savait combien il
+était peu de chose pour elle. Il comprenait tout le regret qu'elle
+pourrait avoir à échanger son nom illustre contre le sien, inconnu et
+chétif... Et mille autres naïvetés de ce genre. Pensez qu'au fond du
+cœur la dame était très-flattée de sa conquête, mais elle joua la
+comédie du cœur brisé, et prit les airs dédaigneux, blasés de la femme
+dont la vie est finie sans espoir de recommencement. Elle, qui n'avait
+jamais été si tranquille que depuis la mort de son grand homme, trouva
+encore des larmes pour le regretter, une ardeur enthousiaste à parler de
+lui. Cela, bien entendu, ne fit qu'exalter son jeune adorateur, le
+rendre plus éloquent, plus persuasif.
+
+Bref ce veuvage sévère se termina par un mariage; mais la veuve
+n'abdiqua pas, et resta--quoique mariée--plus veuve de grand homme que
+jamais, comprenant bien qu'aux yeux du second mari c'était là son vrai
+prestige. Comme elle se sentait moins jeune que lui, pour l'empêcher de
+s'en apercevoir elle l'accabla de son dédain, d'une espèce de pitié
+vague, d'un regret de mésalliance inexprimé et blessant. Mais lui ne
+s'en blessait pas au contraire. Il était si convaincu de son infériorité
+et trouvait si naturel que le souvenir d'un pareil homme se fût installé
+despotiquement dans un cœur! Pour l'entretenir dans cette humilité
+d'attitude, elle relisait quelquefois avec lui les lettres que le maître
+lui écrivait quand il lui faisait la cour. Ce retour au passé la
+rajeunissait de quinze ans, lui donnait l'assurance de la femme belle,
+aimée, regardée à travers tous les dithyrambes amoureux, l'exagération
+charmante de la passion écrite. Si elle avait changé depuis, son jeune
+mari s'en inquiétait peu, l'adorait sur la foi d'un autre, en tirait je
+ne sais quelle vanité singulière. Il lui semblait que ces supplications
+passionnées s'ajoutaient aux siennes, et qu'il héritait de tout un passé
+d'amour.
+
+Étrange couple! C'est dans le monde qu'ils étaient curieux à voir. Je
+les apercevais quelquefois au théâtre. Personne n'aurait reconnu la
+jeune femme craintive, un peu timide, qui accompagnait jadis le
+_maëstro_, perdue dans l'ombre gigantesque qu'il faisait autour de lui.
+
+Maintenant droite au bord de la loge, elle se montrait, attirait tous
+les regards à l'orgueil du sien. On eût dit qu'elle avait sur la tête
+l'auréole de son premier mari, dont le nom résonnait autour d'elle comme
+un hommage ou un reproche. L'autre, assis un peu en arrière, avec la
+physionomie empressée des sacrifiés de la vie, observait tous ses
+mouvements, attentif à la servir.
+
+Dans leur intérieur, cette bizarrerie d'allure était encore plus
+marquée. Je me souviens d'une soirée qu'ils donnèrent un an après leur
+mariage. Le mari circulait dans la foule de ses invités, fier et un peu
+embarrassé de réunir chez lui tant de monde. La femme, dédaigneuse,
+mélancolique, supérieure, était ce soir-là veuve de grand homme comme il
+n'est pas possible de l'être plus. Elle avait une certaine façon de
+regarder son mari par-dessus l'épaule, de l'appeler «mon pauvre ami» en
+l'accablant des corvées de réception, d'un air de dire: «Vous n'êtes bon
+qu'à ça.» Autour d'elle se tenait le cercle des intimes d'autrefois, de
+ceux qui avaient assisté aux éclatants débuts du maître, à ses luttes, à
+ses succès. Avec eux elle minaudait, faisait la petite fille. Ils
+l'avaient connue si jeune! Presque tous l'appelaient «Anaïs» de son
+petit nom. C'était comme un cénacle, dont le pauvre mari s'approchait
+respectueusement pour entendre parler, de son prédécesseur. On se
+rappelait les _premières_ glorieuses, ces soirs de batailles presque
+toutes gagnées, puis les manies du grand homme, ses façons de travailler
+quand, pour amener l'inspiration, il voulait que sa femme fût à côté de
+lui, parée, décolletée... «Vous rappelez-vous, Anaïs?» Et Anaïs
+soupirait, rougissait...
+
+De ce temps-là dataient ses belles pièces amoureuses, _Savonarole_
+surtout, la plus passionnée de toutes, avec son grand duo traversé de
+clairs de lune, de parfums de rose et de trilles de rossignols. Un
+enthousiaste le joua au piano, au milieu de l'émotion recueillie. À la
+dernière note de cet admirable morceau, la dame fondit en larmes. «C'est
+plus fort que moi, disait-elle. Je n'ai jamais pu l'entendre sans
+pleurer.» Les vieux amis du maître, entourant sa malheureuse veuve de
+leurs sympathiques condoléances, venaient à tour de rôle, comme aux
+cérémonies funèbres, lui donner une poignée de main vibrante.
+
+«Allons, allons, Anaïs, du courage.»
+
+Et le plus drôle, c'est que le second mari, debout à côté de sa femme,
+l'air ému, pénétré, distribuait des poignées de mains, lui aussi, et
+prenait sa part des condoléances.
+
+«Quel génie! quel génie!» disait-il en s'épongeant les yeux. C'était à
+la fois comique et attendrissant.
+
+
+ * * * * *
+
+
+
+
+ X
+
+
+ LA MENTEUSE
+
+
+Je n'ai aimé qu'une femme dans ma vie, nous disait un jour le peintre
+D... J'ai passé avec elle cinq ans de parfait bonheur, de joies
+tranquilles et fécondes. Je peux dire que je lui dois ma célébrité
+d'aujourd'hui, tellement à ses côtés le travail m'était facile,
+l'inspiration naturelle. Dès que je l'eus rencontrée, il me sembla
+qu'elle était mienne depuis toujours. Sa beauté, son caractère
+répondaient à tous mes rêves. Cette femme ne m'a jamais quitté; elle est
+morte chez moi, dans mes bras, en m'aimant... Eh bien, quand je pense à
+elle, c'est avec colère. Si je cherche à me la représenter telle que je
+l'ai vue pendant cinq ans, dans tout le rayonnement de l'amour, avec sa
+grande taille pliante, sa pâleur dorée, ses traits de juive d'Orient,
+réguliers et fins dans la bouffissure légère du visage, son parler lent,
+velouté comme son regard, si je cherche à donner un corps à cette vision
+délicieuse, c'est pour mieux lui dire: «Je te hais!...»
+
+Elle s'appelait Clotilde. Dans la maison amie où nous nous étions
+rencontrés, on la connaissait sous le nom de Mme Deloche, et on la
+disait veuve d'un capitaine au long cours. En effet, elle paraissait
+avoir beaucoup voyagé. En causant, il lui arrivait de dire tout à coup:
+Quand j'étais à Tampico... ou bien: une fois dans la rade de
+Valparaiso... À part cela, rien dans son allure, dans son langage, ne
+sentait la vie nomade, rien ne trahissait le désordre, la précipitation
+des prompts départs et des brusques arrivées. Elle était Parisienne,
+s'habillait avec un goût parfait, sans aucuns de ces burnous, de ces
+_sarapés_ excentriques qui font reconnaître les femmes d'officiers et de
+marins perpétuellement en tenue de voyage.
+
+Quand je sus que je l'aimais, ma première, ma seule idée fut de la
+demander en mariage. Quelqu'un lui parla pour moi. Elle répondit
+simplement qu'elle ne se remarierait jamais. J'évitai dès lors de la
+revoir; et comme ma pensée était trop atteinte, trop occupée pour me
+permettre le moindre travail, je résolus de voyager. Je faisais mes
+préparatifs de départ lorsque, un matin, dans mon appartement même,
+parmi l'encombrement des meubles ouverts et des malles éparses, je vis à
+ma grande stupeur entrer Mme Deloche.
+
+«Pourquoi partez-vous? me dit-elle doucement... Parce que vous m'aimez?
+Moi aussi, je vous aime... Seulement (ici sa voix trembla un peu)
+seulement, je suis mariée.» Et elle me raconta son histoire.
+
+Tout un roman d'amour et d'abandon. Son mari buvait, la frappait. Ils
+s'étaient séparés au bout de trois ans. Sa famille, dont elle semblait
+très-fière, occupait une haute situation à Paris, mais depuis son
+mariage on ne voulait plus la recevoir. Elle était nièce du
+grand-rabbin. Sa sœur, veuve d'un officier supérieur, avait épousé en
+secondes noces le garde général de la forêt de Saint-Germain. Quant à
+elle, ruinée par son mari, elle avait heureusement gardé d'une éducation
+première complète et très-soignée des talents dont elle se faisait une
+ressource. Elle donnait des leçons de piano dans des maisons riches,
+Chaussée d'Antin, faubourg Saint Honoré, et gagnait largement sa vie...
+
+L'histoire était touchante, mais un peu longue, pleine de ces jolies
+redites, de ces incidents interminables qui embroussaillent les discours
+féminins. Aussi mit-elle plusieurs jours à me la raconter. J'avais loué,
+avenue de l'Impératrice, entre des rues silencieuses et des pelouses
+tranquilles, une petite maison pour nous deux. J'aurais passé là un an à
+l'écouter, à la regarder, sans songer au travail. Ce fut elle la
+première qui me renvoya à mon atelier, et je ne pus pas l'empêcher de
+reprendre ses leçons. Cette dignité de sa vie, dont elle avait souci, me
+touchait beaucoup. J'admirais cette âme fière, tout en me sentant un peu
+humilié devant sa volonté formelle de ne rien devoir qu'à son travail.
+Toute la journée nous étions donc séparés, et réunis seulement le soir à
+la petite maison.
+
+Avec quel bonheur je rentrais chez nous, si impatient lorsqu'elle
+tardait à venir et si joyeux quand je la trouvais là avant moi! De ses
+courses dans Paris elle me rapportait des bouquets, des fleurs rares.
+Souvent je la forçais d'accepter quelque cadeau, mais elle se disait en
+riant plus riche que moi, et le fait est que ses leçons devaient
+produire beaucoup, car elle s'habillait toujours avec une élégance
+chère, et le noir, dont elle se couvrait par une coquetterie de teint et
+de beauté, avait des mats de velours, des luisants de satin et de jais,
+des fouillis de dentelles soyeuses où l'œil étonné découvrait sous une
+simplicité apparente des mondes d'élégance féminine dans les mille
+reflets d'une couleur unique.
+
+Du reste son métier n'avait rien de pénible, disait-elle. Toutes ses
+élèves, des filles de banquiers, d'agents de change, l'adoraient, la
+respectaient; et plus d'une fois elle me montra un bracelet, une bague
+qu'on lui donnait en reconnaissance de ses soins. En dehors du travail,
+nous ne nous quittions jamais; nous n'allions nulle part. Seulement, le
+dimanche elle partait pour Saint-Germain voir sa sœur, la femme du garde
+général, avec qui, depuis quelque temps, elle avait fait sa paix. Je
+l'accompagnais à la gare. Elle revenait le soir même, et souvent, dans
+les longs jours, nous nous donnions rendez-vous à une station du
+parcours, au bord de l'eau ou dans les bois. Elle me racontait sa
+visite, la bonne mine des enfants, l'air heureux du ménage. Cela me
+navrait pour elle, privée à jamais d'une vraie famille, et je redoublais
+de tendresse, afin de lui faire oublier cette position fausse, qui
+devait éprouver cruellement une âme de sa valeur.
+
+Quel temps heureux de travail et de confiance! Je ne soupçonnais rien.
+Tout ce qu'elle disait avait l'air si vrai, si naturel. Je ne lui
+reprochais qu'une chose. Quelquefois en me parlant des maisons où elle
+allait, des familles de ses élèves, il lui venait une abondance de
+détails supposés, d'intrigues, imaginaires qu'elle inventait en dépit de
+tout. Si calme, elle voyait toujours le roman autour d'elle, et sa vie
+se passait en combinaisons dramatiques. Ces chimères troublaient mon
+bonheur. Moi qui aurais voulu m'éloigner du reste du monde pour vivre
+enfermé auprès d'elle, je la trouvais trop occupée de choses
+indifférentes. Mais je pouvais bien pardonner ce travers à une femme
+jeune et malheureuse, dont la vie avait été jusque-là un roman triste
+sans dénoûment probable.
+
+Une seule fois, j'eus un soupçon, ou plutôt un pressentiment. Un
+dimanche soir elle ne rentra pas coucher. J'étais au désespoir. Que
+faire? Aller à Saint-Germain? Je pouvais la compromettre. Pourtant,
+après une nuit affreuse, j'étais décidé à partir lorsqu'elle arriva
+toute pâle, toute troublée. Sa sœur était malade; elle avait dû rester
+pour la soigner. Je crus ce qu'elle me disait, sans me méfier de ce flux
+de paroles débordant à la moindre question, noyant toujours l'idée
+principale sous une foule de détails inutiles, l'heure de l'arrivée, un
+employé très-impoli, un retard du train. Deux ou trois fois dans la même
+semaine, elle retourna coucher à Saint-Germain; ensuite, la maladie
+finie, elle reprit sa vie régulière et tranquille.
+
+Malheureusement, quelque temps après, ce fut son tour de tomber malade.
+Un jour, elle revint de ses leçons, tremblante, mouillée, fiévreuse. Une
+fluxion de poitrine se déclara, grave tout de suite, et bientôt--me dit
+le médecin--irrémédiable. J'eus une douleur folle, immense. Puis je ne
+songeai plus qu'à lui rendre ses dernières heures plus douces. Cette
+famille qu'elle aimait tant, dont elle était si glorieuse, je la
+ramènerais à ce lit de mourante. Sans lui rien dire, j'écrivis d'abord à
+sa sœur, à Saint-Germain, et moi-même je courus chez son oncle, le
+grand-rabbin. Je ne sais à quelle heure indue j'arrivai. Les grandes
+catastrophes bouleversent la vie jusqu'au fond, l'agitent dans ses
+moindres détails... Je crois que le brave rabbin était en train de
+dîner. Il vint tout effaré, me reçut dans l'antichambre.
+
+«Monsieur, lui dis-je, il y a des moments où toutes les haines doivent
+se taire...»
+
+Sa figure respectable se tournait vers moi, très-étonnée.
+
+Je repris:
+
+«Votre nièce va mourir.
+
+--Ma nièce!... Mais je n'ai pas de nièce; vous vous trompez.
+
+--Oh! je vous en prie, monsieur, oubliez ces sottes rancunes de
+famille... Je vous parle de Mme Deloche, la femme du capitaine...
+
+--Je ne connais pas de Mme Deloche... Vous confondez, mon enfant, je
+vous assure.»
+
+Et, doucement, il me poussait vers la porte, me prenant pour un
+mystificateur ou pour un fou. Je devais avoir l'air bien étrange, en
+effet. Ce que j'apprenais était si inattendu, si terrible... Elle
+m'avait donc menti... Pourquoi?... Tout à coup une idée me vint. Je me
+fis conduire à l'adresse d'une de ses élèves dont elle me parlait
+toujours, la fille d'un banquier très-connu.
+
+Je demande au domestique: Mme Deloche?
+
+«Ce n'est pas ici.
+
+--Oui, je sais bien... C'est une dame qui donne des leçons de piano à
+vos demoiselles.
+
+--Nous n'avons pas de demoiselles chez nous, pas même de piano... Je ne
+sais pas ce que vous voulez dire.»
+
+Et il me ferma la porte au nez avec humeur.
+
+Je n'allai pas plus loin dans mes recherches. J'étais sûr de trouver
+partout la même réponse et le même désappointement. En rentrant à notre
+pauvre petite maison, on me remit une lettre timbrée de Saint-Germain.
+Je l'ouvris, sachant d'avance ce qu'elle renfermait. Le garde général
+lui non plus ne connaissait pas Mme Deloche. Il n'avait d'ailleurs ni
+femme ni enfant.
+
+Ce fut le dernier coup. Ainsi pendant cinq ans chacune de ses paroles
+avait été un mensonge... Mille idées de jalousie me saisirent à la fois;
+et follement, sans savoir ce que je faisais, j'entrai dans la chambre où
+elle était en train de mourir. Toutes les questions qui me tourmentaient
+tombèrent ensemble sur ce lit de douleur: «Qu'alliez-vous faire à
+Saint-Germain le dimanche?... Chez qui passiez-vous vos journées?... Où
+avez-vous couché cette nuit-là!... Allons, répondez-moi. «Et je me
+penchais sur elle, cherchant tout au fond de ses yeux encore fiers et
+beaux les réponses que j'attendais avec angoisse; mais elle resta
+muette, impassible.
+
+Je repris en tremblant de rage: «Vous ne donniez pas de leçons. J'ai été
+partout. Personne ne vous connaît... Alors, d'où venaient cet argent,
+ces dentelles, ces bijoux?» Elle me jeta un regard d'une tristesse
+horrible, et ce fut tout... Vraiment, j'aurais dû l'épargner, la laisser
+mourir en repos... Mais je l'avais trop aimée. La jalousie était plus
+forte que la pitié. Je continuai: «Tu m'as trompé pendant cinq ans. Tu
+m'as menti tous les jours, à toutes les heures... Tu connaissais toute
+ma vie, et moi je ne savais rien de la tienne. Rien, pas même ton nom.
+Car il n'est pas à toi, n'est-ce pas? ce nom que tu portais... Oh! la
+menteuse, la menteuse! Dire qu'elle va mourir, et que je ne sais de quel
+nom l'appeler... Voyons, qui est-tu? D'où viens-tu? Qu'est-ce que tu es
+venue faire dans ma vie?... Mais parle-moi donc! Dis-moi quelque chose.»
+
+Efforts perdus! Au lieu de me répondre, elle tournait péniblement la
+tête vers la muraille, comme si elle avait craint que son dernier regard
+me livrât son secret... Et c'est ainsi qu'elle est morte, la
+malheureuse! Morte en se dérobant, menteuse jusqu'au bout.
+
+
+ * * * * *
+
+
+
+
+ XI
+
+
+ LA COMTESSE IRMA
+
+
+«_M. Charles d'Athis, homme de lettres, a l'honneur de vous faire part
+de la naissance de son fils Robert_.
+
+«_L'enfant se porte bien_.»
+
+
+Tout le Paris lettré et artistique a reçu, il y a une dizaine d'années,
+ce petit billet de part sur papier satiné, aux armes des comtes
+d'Athis-Mons, dont le dernier, Charles d'Athis, avait su--si jeune
+encore--se faire un vrai renom de poëte.
+
+«... L'enfant se porte bien.»
+
+Et la mère? Oh! celle-là, la lettre n'en parlait pas. Tout le monde la
+connaissait trop. C'était la fille d'un vieux braconnier de
+Seine-et-Oise, un ancien modèle qu'on appelait Irma Sallé, et dont le
+portrait avait traîné dans toutes les expositions, comme l'original dans
+tous les ateliers. Son front bas, sa lèvre relevée à l'antique, ce
+hasard d'un visage de paysanne ramené aux lignes primitives--une
+gardeuse de dindons avec des traits grecs--ce teint un peu hâlé des
+enfances en plein air, qui donne aux cheveux blonds des reflets de soie
+pâle, faisaient à cette drôlesse une espèce d'originalité sauvage que
+complétaient deux yeux d'un vert magnifique, enfoncés sous d'épais
+sourcils.
+
+Une nuit, en sortant d'un bal de l'Opéra, d'Athis l'avait emmenée
+souper, et depuis deux ans le souper continuait. Mais, quoique Irma fût
+entrée complètement dans la vie du poëte, ce billet de part insolent et
+aristocratique vous indique assez le peu de place qu'elle y tenait. En
+effet, dans ce ménage provisoire, la femme n'était guère plus qu'une
+intendante, apportant à gérer la maison du poëte-gentilhomme l'âpreté de
+sa double nature de paysanne et de courtisane, et s'efforçant, à
+n'importe quel prix, de se rendre indispensable. Trop rustique et trop
+sotte pour jamais rien comprendre au génie de d'Athis, à ces beaux vers
+raffinés et mondains qui faisaient de lui une sorte de Tennyson
+parisien, elle avait su pourtant se plier à tous ses dédains, à toutes
+ses exigences, comme si au fond de cette nature vulgaire il était resté
+un peu de l'admiration humiliée de la paysanne pour le noble, de la
+vassale pour son seigneur. La naissance de l'enfant ne fit qu'accentuer
+sa nullité dans la maison.
+
+Quand la comtesse douairière d'Athis-Mons, la mère du poëte, femme
+distinguée et du plus grand monde, apprit qu'il lui était né un
+petit-fils, un joli petit vicomte, bien et dûment reconnu par son
+auteur, elle eut l'envie de le voir et de l'embrasser. Certes, pour une
+ancienne lectrice de la reine Marie-Amélie, c'était dur de penser que
+l'héritier d'un si grand nom avait une mère pareille; mais s'en tenant à
+la formule des petits billets de part, la vieille dame oublia que cette
+créature existait. Elle choisit, pour aller voir l'enfant en nourrice,
+les jours où elle était sûre de ne rencontrer personne, l'admira, le
+choya, l'adopta dans son cœur, en fit son idole, ce dernier amour des
+grand'mères, qui leur est un prétexte de vivre encore quelques années
+pour voir grandir et pousser les tout petits...
+
+Puis, lorsque bébé vicomte fut un peu plus grand, qu'il revint habiter
+entre son père et sa mère, la comtesse ne pouvant renoncer à ses chères
+visites, il y eut une convention faite: au coup de sonnette de la
+grand'mère, Irma disparaissait humblement, silencieusement; ou bien on
+amenait l'enfant chez son aïeule, et gâté par ses deux mères, il les
+aimait autant l'une que l'autre, un peu étonné de sentir dans la force
+de leurs caresses comme une volonté d'exclusion, d'accaparement.
+D'Athis, insouciant, tout à ses vers, à sa renommée grandissante, se
+contentait d'adorer son petit Robert d'en parler à tout le monde et de
+s'imaginer que l'enfant était à lui, à lui seul. Cette illusion ne dura
+pas.
+
+«Je voudrais te voir marié... lui dit un jour sa mère.
+
+--Oui... mais l'enfant?
+
+--Sois sans inquiétude. Je t'ai découvert une jeune fille noble, pauvre
+et qui t'adore. Je lui ai fait connaître Robert, et ce sont déjà de
+vieux amis. D'ailleurs, la première année, je garderai le cher petit
+avec moi. Après, on verra.
+
+--Et cette... cette fille? hasarda le poëte en rougissant un peu, car
+c'était la première fois qu'il parlait d'Irma devant sa mère.
+
+--Bah! répondit la vieille douairière en riant, nous lui ferons une
+jolie dot, et je suis bien sûre qu'elle trouvera à se marier, elle
+aussi. Le bourgeois de Paris n'est pas superstitieux.»
+
+Le soir même, d'Athis, qui n'avait jamais été fou de sa maîtresse, lui
+parla de ces arrangements et la trouva, comme toujours, soumise et prête
+à tout. Mais le lendemain, quand il rentra chez lui, la mère et l'enfant
+étaient partis. On finit par les découvrir chez le père d'Irma, dans un
+affreux petit chaume, à la lisière de la forêt de Rambouillet; et quand
+le poëte arriva, son fils, son petit prince, tout en velours et en
+dentelles, sautant sur les genoux du vieux braconnier, jouait avec sa
+pipe, courait après les poules, heureux de secouer ses boucles blondes
+au grand air. D'Athis, quoique très-ému, voulut prendre la chose en
+riant et ramener tout de suite ses deux fugitifs avec lui. Mais Irma ne
+l'entendit pas ainsi. On la chassait de la maison; elle emmenait son
+enfant. Quoi de plus naturel?... Il ne fallut rien moins que la promesse
+du poëte qu'il renonçait à se marier pour la décider à revenir. Encore
+fit-elle ses conditions. On avait trop longtemps oublié qu'elle était la
+mère de Robert. Se cacher toujours, disparaître quand Mme d'Athis
+arrivait, cette vie-là n'était plus possible. L'enfant devenait trop
+grand pour qu'elle s'exposât à ces humiliations devant lui. Il fut
+convenu que, puisque Mme d'Athis ne voulait pas se rencontrer avec la
+maîtresse de son fils, elle ne viendrait plus chez lui et qu'on lui
+amènerait le petit tous les jours.
+
+Alors commença pour la vieille grand'mère un supplice véritable. Chaque
+jour il y avait des prétextes d'empêchement. L'enfant avait toussé; il
+faisait froid, il pleuvait. Puis c'était la promenade, l'équitation, la
+gymnastique. Elle ne voyait plus son petit-fils, la pauvre vieille.
+D'abord elle voulut s'en plaindre à d'Athis; mais les femmes seules ont
+le secret de ces petites guerres. Leurs ruses restent invisibles, comme
+les points cachés qui tiennent les volants et les dentelles de leur
+toilette. Le poëte était incapable d'y rien voir; et la triste
+grand'mère passait sa vie à attendre la visite de son chéri, à le
+guetter dans la rue quand il sortait avec un domestique, et par ces
+baisers furtifs ces regards à la hâte, elle augmentait sa passion
+maternelle sans jamais arriver à la contenter.
+
+Pendant ce temps-là, Irma Sallé--toujours à l'aide de l'enfant--faisait
+son chemin dans le cœur du père. Maintenant elle était à la tête de la
+maison, recevait, donnait des fêtes, s'installait comme une femme qui
+restera. Toutefois elle avait soin de dire de temps en temps au petit
+vicomte, devant son père: Te rappelles-tu les poules de grand-papa
+Sallé? Veux-tu que nous retournions les voir? Et par cette éternelle
+menace de départ, elle préparait l'installation définitive du mariage.
+
+Il lui fallut cinq ans pour devenir comtesse; mais enfin elle le fut...
+Un jour, le poëte vint en tremblant annoncer à sa mère qu'il était
+décidé à épouser sa maîtresse, et la vieille dame, au lieu de
+s'indigner, accueillit cette calamité comme une délivrance, ne voyant
+qu'une chose dans ce mariage, la possibilité de retourner chez son fils
+et d'aimer librement son petit Robert. Le fait est que la vraie lune de
+miel fut pour la grand'mère. D'Athis, après son coup de tête, voulut
+s'éloigner quelque temps de Paris. Il s'y sentait gêné. Et comme
+l'enfant pendu aux jupes de sa mère menait toute la maison, on alla
+s'établir dans le pays d'Irma, à côté des poules du père Sallé. C'était
+bien l'intérieur le plus curieux, le plus disparate qu'on pût imaginer.
+La bonne maman d'Athis et le grand-papa Sallé se rencontraient tous les
+soirs au coucher de leur petit-fils. Le vieux braconnier, son bout de
+pipe noire rivé au coin de la bouche, l'ancienne lectrice au Château,
+avec ses cheveux poudrés, son grand air, regardaient ensemble le bel
+enfant qui se roulait devant eux sur le tapis, et l'admiraient autant
+tous deux. L'une lui apportait de Paris tous les nouveaux jouets, les
+plus brillants, les plus chers; l'autre lui fabriquait des sifflets
+magnifiques avec des bouts de sureau; et dam! le dauphin hésitait.
+
+En somme, parmi tous ces êtres groupés comme de force autour d'un
+berceau, le seul vraiment malheureux était Charles d'Athis. Son
+inspiration élégante et patricienne souffrait de cette vie au fond des
+bois, comme ces Parisiennes délicates pour qui la campagne a trop de
+grand air et de sève. Il ne travaillait plus, et loin de ce terrible
+Paris, qui se referme si vite sur les absents, il se sentait déjà
+presque oublié. Heureusement l'enfant était là, et, quand l'enfant
+souriait, le père ne pensait plus à ses succès de poëte ni au passé
+d'Irma Sallé.
+
+Et maintenant, voulez-vous savoir le dénoûment de ce singulier drame?
+Lisez le petit billet encadré de noir que j'ai reçu il y a quelques
+jours, et qui est comme le dernier feuillet de cette aventure
+parisienne:
+
+
+ * * * * *
+
+
+«_M. le comte et Mme la comtesse d'Athis ont la douleur de vous faire
+part de la mort de leur fils Robert._»
+
+
+ * * * * *
+
+
+Les malheureux! les voyez-vous là-bas, tous les quatre, se regardant
+devant ce berceau vide!...
+
+
+ * * * * *
+
+
+
+
+ XII
+
+
+ LES CONFIDENCES D'UN HABIT À PALMES VERTES
+
+
+Ce matin-là était le matin d'un beau jour pour le sculpteur Guillardin.
+
+Nommé de la veille membre de l'Institut, il allait inaugurer devant les
+cinq académies réunies en assemblée solennelle son habit d'académicien,
+un magnifique habit à palmes vertes, tout luisant du drap neuf et de la
+broderie soyeuse couleur d'espérance. Le bienheureux habit, ouvert, prêt
+à passer, était étalé sur un fauteuil, et Guillardin le regardait avec
+amour, en achevant de nouer sa cravate blanche.
+
+«Surtout ne nous pressons pas... J'ai tout le temps...» pensait le
+bonhomme.
+
+Le fait est que dans sa fièvre d'impatience il s'était habillé deux
+heures trop tôt; et la belle Mme Guillardin--toujours très-longue à sa
+toilette--lui avait déclaré que ce jour-là spécialement elle ne serait
+prête qu'à l'heure juste; pas une minute avant, vous m'entendez bien!
+
+Infortuné Guillardin! que faire pour tuer le temps jusque-là?
+
+«Essayons toujours notre habit», se dit-il, et doucement, comme s'il
+maniait du tulle, des dentelles, il souleva la précieuse défroque, et,
+l'ayant endossée avec des précautions infinies, il vint se mettre devant
+sa glace. Oh! la gracieuse image que la glace lui renvoya! Quel aimable
+petit académicien tout frais pondu, gras, heureux, souriant, grisonnant,
+bedonnant, avec des bras trop courts qui avaient dans les manches neuves
+une dignité roide et automatique! Évidemment satisfait de sa tournure,
+Guillardin marchait de long en large, saluait comme pour entrer en
+séance, souriait à ses collègues des beaux-arts, prenait des poses
+académiques. Mais, si fier de sa personne qu'on soit, on ne peut pas
+rester deux heures en tenue, debout, devant une glace. À la longue notre
+académicien se fatigua, et, craignant de chiffonner son habit, prit le
+parti de le retirer et de le remettre à sa place, bien soigneusement
+posé sur un fauteuil. Lui-même s'assit en face, à l'autre coin de la
+cheminée; puis, les jambes allongées, les deux mains croisées sur son
+gilet de cérémonie, il se mit à songer délicieusement en regardant son
+habit vert.
+
+Comme le voyageur arrivé enfin au terme de sa route aime à se souvenir
+des périls, des difficultés du voyage, Guillardin reprenait sa vie année
+par année depuis le jour où il avait commencé la sculpture à l'atelier
+Jouffroy. Ah! les débuts sont rudes dans ce sacré métier. Il se
+rappelait les hivers sans feu, les nuits sans sommeil, les courses pour
+chercher de l'ouvrage, et ces rages sourdes qu'on éprouve à se sentir
+tout petit, perdu, inconnu, dans l'immense foule qui vous pousse, vous
+bouscule, vous renverse, vous écrase. Dire pourtant qu'à lui seul, sans
+protecteurs, sans fortune, il avait su se tirer de là. Rien que par le
+talent, monsieur! Et la tête renversée, les yeux à demi-clos, plongé
+dans une contemplation béate, le digne homme se répétait tout haut à
+lui-même: «Rien que par mon talent. Rien que par mon tal...»
+
+Un long éclat de rire, sec et cassé comme un rire de vieux,
+l'interrompit subitement. Guillardin un peu saisi regarda autour de lui
+dans la chambre. Il était seul, bien seul, en tête-à-tête avec son habit
+vert, cette ombre d'académicien solennellement étalée en face de lui, de
+l'autre côté du feu. Et cependant le rire insolent continuait toujours.
+Alors, en regardant mieux, le sculpteur crut s'apercevoir que son habit
+n'était plus à la place où il l'avait mis, mais véritablement assis dans
+le fauteuil, les basques relevées, les deux manches accoudées sur les
+bras du meuble, le plastron gonflé avec une apparence de vie. Chose
+incroyable! c'était lui qui riait. Oui, c'était de ce singulier habit
+vert que venaient ces rires fous qui l'agitaient, le secouaient, le
+tordaient, le renversaient, faisaient frétiller ses basques, et par
+moments ramenaient ses deux manches vers les côtés, comme pour arrêter
+cet excès de gaieté surnaturelle et inextinguible. En même temps on
+entendait une petite voix futée et malicieuse qui disait, entre deux
+hoquets: «Mon Dieu! mon Dieu, que ça fait mal de rire!... Que ça fait
+mal de rire comme ça!
+
+—-Qui diable est donc là, à la fin des fins?» demanda le pauvre
+académicien en ouvrant de gros yeux.
+
+La voix reprit, encore plus futée et malicieuse: «Mais c'est moi,
+monsieur Guillardin, c'est moi, votre habit à palmes, qui vous attends
+pour aller à la séance. Je vous demande pardon d'avoir interrompu si
+intempestivement vos songeries; mais vraiment c'était si drôle de vous
+entendre parler de votre talent! Je n'ai pas pu me retenir... Voyons,
+est-ce que c'est sérieux? Pensez-vous en conscience que votre talent a
+suffi pour vous mener aussi vite, aussi loin, aussi haut dans la vie,
+vous donner tout ce que vous avez: honneurs, position, renommée,
+fortune?... Croyez-vous cela possible, Guillardin?... Descendez en
+vous-même, mon ami, avant de me répondre. Descendez encore, encore, là!
+Maintenant, répondez-moi. Vous voyez bien que vous n'osez pas.
+
+—-Pourtant, bégaya Guillardin avec une hésitation comique, j'ai... j'ai
+beaucoup travaillé.
+
+—-Oui, beaucoup, énormément. Vous êtes un piocheur, un manœuvre, un
+grand abatteur de besogne. Vous comptez vos journées à l'heure; comme un
+cocher de fiacre. Mais le rayon, mon cher; l'abeille d'or qui traverse
+le cerveau du véritable artiste en y mettant l'éclair et le
+bourdonnement de ses ailes, quand vous a-t-elle rendu visite? Pas une
+fois, vous le savez bien. Elle vous a toujours fait peur, la divine
+petite abeille! Et cependant, c'est elle qui donne le vrai talent. Ah!
+j'en connais qui travaillent aussi, mais autrement que vous, avec tout
+le trouble, toute la fièvre des chercheurs, et qui n'arriveront jamais
+où vous êtes... Tenez! convenons d'une chose, pendant que nous sommes
+seuls. Votre talent à vous, ç'a été d'épouser une jolie femme.
+
+—-Monsieur!...» fit Guillardin, en devenant tout rouge.
+
+La voix reprit sans s'émouvoir:
+
+«À la bonne heure! Voilà une indignation qui me fait plaisir. Elle me
+prouve ce que tout le monde sait, du reste: vous êtes certainement plus
+bête que coquin... Là, là, vous n'avez pas besoin de me faire ces yeux
+furibonds. D'abord, si vous me touchez, si j'ai seulement un faux pli ou
+un accroc, impossible d'aller à là séance; et Mme Guillardin ne serait
+pas contente. Car enfin c'est à elle que revient toute la gloire de
+cette belle journée. C'est elle que les cinq académies vont recevoir
+tout à l'heure, et je vous réponds que si j'arrivais à l'Institut passé
+sur sa jolie taille, toujours élégante et droite malgré l'âge, j'aurais
+un autre succès qu'avec vous... Que diable! monsieur Guillardin, il faut
+se rendre compte des choses! Vous lui devez tout à cette femme-là; tout,
+votre hôtel, vos quarante mille francs de rente, vos croix, vos
+lauriers, vos médailles...»
+
+Et d'un geste de manchot, l'habit vert avec sa manche brodée montrait au
+malheureux sculpteur les cadres glorieux accrochés au mur de son alcôve.
+Puis, comme s'il eût voulu, pour mieux torturer sa victime, prendre tous
+les aspects, toutes les attitudes, cet habit cruel se rapprocha de la
+cheminée, et se penchant en avant sur son fauteuil d'un petit air
+vieillot et confidentiel, il parla familièrement sur le ton d'une
+camaraderie déjà ancienne:
+
+«Voyons, mon vieux, ça paraît te faire de la peine, ce que je te dis là.
+Il faut pourtant bien que tu saches ce que tout le monde sait. Et qui te
+l'apprendra, si ce n'est pas ton habit? Tiens! raisonnons un peu.
+Qu'est-ce que tu avais en te mariant? Rien. Qu'est-ce que ta femme t'a
+apporté? Zéro. Alors comment t'expliques-tu ta fortune actuelle? Tu vas
+me dire encore que tu as beaucoup travaillé. Mais, malheureux, en
+travaillant jour et nuit, avec les faveurs, les commandes du
+gouvernement, qui ne t'ont certes pas manqué depuis ton mariage, tu n'as
+jamais gagné plus de quinze mille francs par an. Crois-tu que cela
+suffisait dans une maison comme la vôtre? Songe que la belle Mme
+Guillardin a toujours été citée comme une élégante, lancée dans tous les
+mondes où l'on dépense... Parbleu! je sais bien que, claquemuré du matin
+au soir dans ton atelier, tu n'as jamais réfléchi à ces choses-là. Tu te
+contentais de dire à tes amis: «J'ai une femme étonnante pour s'entendre
+aux affaires. Avec ce que je gagne et le train que nous menons, elle
+s'arrange encore pour nous faire des économies.»
+
+C'est toi qui étais étonnant, pauvre homme... La vérité, c'est que tu
+avais épousé un de ces jolies monstres comme il s'en trouve dans Paris,
+une femme ambitieuse et galante, sérieuse pour ton compte et légère pour
+le sien, sachant mener du même train vos affaires et son plaisir. La vie
+de ces femmes-là, mon cher, ressemble à un carnet de bal où l'on
+alignerait des chiffres à côté des noms des danseurs. La tienne s'est
+fait ce raisonnement: «Mon mari n'a pas de talent, pas de fortune, pas
+grande tournure non plus; mais c'est un excellent homme, complaisant,
+crédule, aussi peu gênant que possible. Qu'il me laisse m'amuser
+tranquille, je me charge, moi, de lui donner tout ce qui lui manque.» Et
+à partir de ce jour-là, l'argent, les commandes, les croix de tous les
+pays ont commencé à pleuvoir dans ton atelier avec leur joli son
+métallique, leurs cordons de toutes les couleurs. Regarde ma
+brochette... Puis, un matin, la fantaisie est venue à madame--fantaisie
+de beauté mûre--d'être la femme d'un académicien, et c'est sa main
+finement gantée qui t'a ouvert une à une toutes les portes du
+sanctuaire... Dame! mon vieux, ce qu'il t'en a coûté pour porter les
+palmes vertes, tes collègues seuls pourraient te le dire...
+
+--Tu mens, tu mens!... cria Guillardin, étranglé par l'indignation.
+
+--Eh! non, mon vieux, je ne mens pas... Tu n'as qu'à regarder autour de
+toi tout à l'heure en entrant en séance. Tu verras de la malice au fond
+de tous les yeux, des sourires au coin de toutes les lèvres, pendant
+qu'on chuchotera sur ton passage: «Voilà le mari de la belle Mme
+Guillardin.» Car tu ne seras jamais que cela dans la vie, mon cher, le
+mari d'une jolie femme...»
+
+Pour le coup, Guillardin n'y tient plus. Blême de rage, il s'élance, va
+saisir pour le jeter au feu, après lui avoir arraché sa jolie guirlande
+verte, cet habit insolent et radoteur; mais voilà qu'une porte s'ouvre
+et qu'une voix bien connue, nuancée de dédain et de douce
+condescendance, vient l'éveiller à propos de son horrible rêve:
+
+«Ah! c'est bien vous, par exemple!... s'endormir au coin du feu un jour
+pareil!...»
+
+Mme Guillardin est devant lui, grande, belle encore, quoique un peu trop
+imposante avec son teint rose presque naturel sous ses cheveux poudrés,
+et l'éclair exagéré de ses yeux peints. D'un geste de maîtresse femme,
+elle prend l'habit à palmes vertes, et lestement, avec un petit sourire,
+elle aide son mari à l'endosser, pendant que le pauvre homme, encore
+tout trempé de la sueur de son cauchemar, respire d'un air soulagé et
+pense en lui-même: «Quel bonheur!... C'était un rêve...»
+
+
+
+
+
+
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+
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+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
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+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
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+Foundation
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+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
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+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
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+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
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+works.
+
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+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
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+
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+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
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+
+
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+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
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diff --git a/17550-8.txt b/17550-8.txt
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index 0000000..9ecd7e3
--- /dev/null
+++ b/17550-8.txt
@@ -0,0 +1,3157 @@
+The Project Gutenberg EBook of Les femmes d'artistes, by Alphonse Daudet
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Les femmes d'artistes
+
+Author: Alphonse Daudet
+
+Release Date: January 20, 2006 [EBook #17550]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES FEMMES D'ARTISTES ***
+
+
+
+
+Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online
+Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net.
+This file was produced from images generously made available
+by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)
+
+
+
+
+
+
+ LES FEMMES D'ARTISTES
+
+ PAR
+
+ _ALPHONSE DAUDET_
+
+
+ PARIS
+ ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR
+ M DCCC LXXVIII
+
+
+
+
+ PROLOGUE
+
+
+Etendus, le cigare aux lèvres, sur un large divan d'atelier, deux
+amis---un poëte et un peintre---causaient un soir après dîner.
+
+C'était l'heure des effusions, des confidences. La lampe éclairait
+doucement sous l'abat-jour, limitant son cercle de flamme à l'intimité
+de la causerie, laissant à peine distinct le luxe capricieux des vastes
+murailles encombrées de toiles, de panoplies, de tentures, et terminées
+tout en haut par un vitrage où le bleu sombre du ciel pénétrait
+librement. Seul, un portrait de femme, légèrement penché en avant comme
+pour écouter, sortait à moitié de l'ombre, jeune, les yeux intelligents,
+la bouche grave et bonne, avec un sourire spirituel qui semblait
+défendre le chevalet du mari contre les sots et les décourageux. Une
+chaise basse écartée du feu, deux petits souliers bleus traînant sur le
+tapis indiquaient aussi la présence d'un enfant dans la maison; et, en
+effet, de la chambre à côté, où la mère et le bébé venaient de
+disparaître, sortaient par bouffées des rires doux, des gazouillements,
+le joli train d'un nid qui s'endort. Tout cela répandait dans cet
+intérieur artistique un vague parfum de bonheur familial que le poëte
+aspirait avec délices:
+
+«Décidément, mon cher, disait-il à son ami, c'est toi qui as eu raison.
+Il n'y a pas plusieurs façons d'être heureux. Le bonheur est là, rien
+que là... Il faut que tu me maries.»
+
+Le Peintre.
+
+Ma foi! non, par exemple... Marie-toi tout seul, si tu y tiens. Moi je
+ne m'en mêle pas.
+
+Le Poëte.
+
+Et pourquoi?
+
+Le Peintre.
+
+Parce que... parce que les artistes ne doivent pas se marier.
+
+Le Poëte.
+
+Voilà qui est trop fort... Tu oses dire cela ici, et la lampe ne
+s'éteint pas brusquement, les murailles ne croulent pas sur ta tête...
+Mais songe donc, malheureux, que tu viens de me donner pendant deux
+heures le spectacle et l'envie de ce bonheur que tu me défends.
+Serais-tu par hasard comme ces mauvais riches qui doublent leur
+bien-être des souffrances des autres, et savourent mieux le coin de leur
+feu en songeant qu'il pleut dehors et qu'il y a de pauvres diables sans
+abri?...
+
+Le Peintre.
+
+Pense de moi ce que tu voudras. Je t'aime trop pour t'aider à faire une
+sottise, une sottise irréparable.
+
+Le Poëte.
+
+Voyons. Qu'y a-t-il? Tu n'es donc pas content?... Il me semble pourtant
+qu'on respire le bonheur ici aussi largement que l'air du ciel à une
+fenêtre de campagne.
+
+Le Peintre.
+
+Tu as raison. Je suis heureux, complètement heureux. J'aime ma femme à
+plein coeur. Quand je pense à mon enfant, je ris tout seul de plaisir. Le
+mariage a été pour moi un port aux eaux calmes et sûres, non pas celui
+où l'on s'accroche d'un anneau à la rive au risque de s'y rouiller
+éternellement, mais une de ces anses bleues où l'on répare les voiles et
+les mâts pour des excursions nouvelles aux pays inconnus. Je n'ai jamais
+si bien travaillé que depuis mon mariage, et mes meilleurs tableaux
+datent de là.
+
+Le Poëte.
+
+Eh bien, alors!
+
+Le Peintre.
+
+Mon cher, au risque de te paraître fat, je te dirai que je regarde mon
+bonheur comme une sorte de miracle, quelque chose d'anormal et
+d'exceptionnel. Oui, plus je vois ce que c'est que le mariage, plus je
+suis épouvanté de la chance que j'ai eue. Je ressemble à ces ignorants
+du danger qui l'ont traversé sans s'en apercevoir, et qui pâlissent
+après coup, stupéfaits de leur propre audace.
+
+Le Poëte.
+
+Mais quels sont donc ces dangers si terribles?...
+
+Le Peintre.
+
+Le premier, le plus grand de tous, est de perdre son talent et de
+l'amoindrir. Ceci compte, je crois, pour un artiste... Car remarque bien
+qu'en ce moment je ne parle pas des conditions ordinaires de la vie. Je
+conviens qu'en général le mariage est une chose excellente et que la
+plupart des hommes ne commencent à compter que lorsque la famille les
+complète ou les agrandit. Souvent même, c'est une exigence de
+profession. Un notaire garçon ne s'imagine pas. Ça n'aurait pas l'air
+posé, étoffé... Mais pour nous tous, peintres, poëtes, sculpteurs,
+musiciens, qui vivons en dehors de la vie, occupés seulement à
+l'étudier, à la reproduire, en nous tenant toujours un peu loin d'elle,
+comme on se recule d'un tableau pour mieux le voir, je dis que le
+mariage ne peut être qu'une exception. À cet être nerveux, exigeant,
+impressionnable, à cet homme-enfant qu'on appelle un artiste, il faut un
+type de femme spécial, presque introuvable, et le plus sûr est encore de
+ne pas le chercher... Ah! comme il avait bien compris cela, ce grand
+Delacroix que tu admires tant! Quelle belle existence que la sienne,
+bornée au mur de l'atelier, exclusivement vouée à l'art! Je regardais
+l'autre jour sa maisonnette de Champrosay et ce petit jardin de curé,
+rempli de roses, où il s'est promené tout seul pendant vingt ans! Cela a
+le calme et l'étroitesse du célibat... Eh bien, figure-toi Delacroix
+marié, père de famille, avec toutes les préoccupations des enfants à
+élever, de l'argent, des maladies; crois-tu que son oeuvre serait la
+même?
+
+Le Poëte.
+
+Tu me cites Delacroix, je te répondrai Victor Hugo... Crois-tu que le
+mariage l'a gêné, celui-là, pour écrire tant de livres admirables?...
+
+Le Peintre.
+
+Je pense, en effet, que le mariage ne l'a gêné pour rien du tout... Mais
+tous les maris n'ont pas le génie pour se faire pardonner, ni un grand
+soleil de gloire pour sécher les larmes qu'ils font répandre... Avec
+cela que ce doit être amusant d'être la femme d'un homme de génie. Il y
+a des femmes de cantonniers qui sont bien plus heureuses.
+
+Le Poëte.
+
+Singulière chose tout de même que ce plaidoyer contre le mariage fait
+par un homme marié et heureux de l'être.
+
+Le Peintre.
+
+Je te répète que je ne parle pas d'après moi. Mon opinion est faite de
+toutes les tristesses que j'ai vues ailleurs, de tous ces malentendus si
+fréquents dans les ménages d'artistes et causés justement par notre vie
+anormale. Regarde ce sculpteur qui, en pleine maturité d'âge et de
+talent, vient de s'expatrier, de planter là sa femme, ses enfants.
+L'opinion l'a condamné, et certes je ne l'excuserai pas. Et pourtant
+comme je m'explique qu'il en soit arrivé là! Voilà un garçon qui adorait
+son art, avait le monde et les relations en horreur. La femme, bonne
+pourtant et intelligente, au lieu de le soustraire aux milieux qui lui
+déplaisaient, l'a condamné pendant dix ans à toutes sortes d'obligations
+mondaines. C'est ainsi qu'elle lui faisait faire un tas de bustes
+officiels, d'affreux bonshommes à calottes de velours, des femmes
+fagotées et sans grâce, qu'elle le dérangeait dix fois par jour pour des
+visites importunes, puis tous les soirs lui préparait un habit, des
+gants clairs, et le traînait de salon en salon... Tu me diras qu'il
+aurait pu se révolter, répondre carrément: «Non!» Mais ne sais-tu pas
+que le fait même de nos existences sédentaires nous rend plus que les
+autres hommes dépendants du foyer? L'air de la maison nous enveloppe,
+et, s'il ne s'y mêle un grain d'idéal, nous alourdit et nous fatigue
+vite. D'ailleurs l'artiste met en général tout ce qu'il a de force et
+d'énergie dans son oeuvre, et, après ses luttes solitaires et patientes,
+se trouve sans volonté contre les minuties de la vie. Avec lui les
+tyrannies féminines ont beau jeu. Nul n'est plus facilement dompté,
+conquis. Seulement, gare! Il ne faut pas qu'il sente trop le joug. Si un
+jour ces bandelettes invisibles dont on l'enveloppe sournoisement
+serrent un peu trop fort, arrivent à empêcher l'effort artistique, d'un
+seul coup il les arrache toutes et, méfiant de sa propre faiblesse, se
+sauve comme notre sculpteur par delà les monts...
+
+La femme de celui-là est restée saisie de ce départ. La malheureuse en
+est encore à se demander: «Qu'est-ce que je lui ai fait?» Rien. Elle ne
+l'avait pas compris... Car il ne suffit pas d'être bonne et intelligente
+pour être la vraie compagne d'un artiste. Il faut encore avoir un tact
+infini, une abnégation souriante, et c'est cela qu'il est miraculeux de
+trouver chez une femme jeune, ignorante et curieuse de la vie... On est
+jolie, on a épousé un homme connu, reçu partout. Dame! on aime aussi à
+se montrer un peu à son bras. N'est-ce pas tout naturel? Le mari, au
+contraire, devenu plus sauvage depuis qu'il travaille mieux, trouvant
+l'heure courte, le métier difficile, se refuse aux exhibitions. Les
+voilà malheureux tous deux, et que l'homme cède ou qu'il résiste, sa vie
+est désormais dérangée de son courant, de sa tranquillité... Ah! que
+j'en ai connu de ces intérieurs disparates où la femme était tantôt
+bourreau, tantôt victime, plus souvent bourreau que victime, et presque
+toujours sans s'en douter! Tiens, l'autre soir j'étais chez le musicien
+Dargenty. Il y avait quelques personnes. On le prie de se mettre au
+piano. À peine a-t-il commencé une de ces jolies mazurkas à brandebourgs
+qui en font l'héritier de Chopin, sa femme se met à causer, tout bas
+d'abord, puis un peu plus haut. De proche en proche, le feu prend aux
+conversations. Au bout d'un moment, j'étais seul à écouter. Alors il a
+fermé le piano et m'a dit en souriant, d'un air navré: «C'est toujours
+comme cela ici... ma femme n'aime pas la musique.» Connais-tu rien de
+plus terrible? Épouser une femme qui n'aime pas votre art... Va,
+crois-moi, mon cher, ne te maries pas. Tu es seul, tu es libre. Garde
+précieusement ta solitude et ta liberté.
+
+Le Poëte.
+
+Parbleu! tu en parles à ton aise, toi, de la solitude. Tout à l'heure,
+quand je serai parti, s'il te vient des idées de travail, auprès de ton
+feu qui s'éteint tu les poursuivras doucement, sans sentir autour de toi
+cette atmosphère d'isolement si vaste, si vide que l'inspiration s'y
+disperse, s'y évapore... Et puis passe encore d'être seul aux heures de
+travail; mais il y a les moments d'ennui, de découragement, où on doute
+de soi, de son art. C'est alors qu'on doit être heureux de trouver là,
+toujours prêt et fidèle, un coeur aimant où l'on peut épancher son
+chagrin, sans crainte de troubler une confiance, un enthousiasme
+inaltérables... Et l'enfant... Ce sourire du bébé, qui s'épanouit
+toujours et sans cause, n'est-il pas le meilleur rajeunissement moral
+qu'on puisse avoir? Ah! j'ai souvent pensé à cela. Pour nous autres
+artistes, vaniteux comme tous ceux qui vivent du succès, de cette estime
+de surface, capricieuse et flottante, qu'on appelle la vogue; pour nous
+autres surtout, les enfants sont indispensables. Eux seuls peuvent nous
+consoler de vieillir... Tout ce que nous perdons, c'est l'enfant qui le
+gagne. Le succès qu'on n'a pas eu, on se dit: «C'est lui qui l'aura», et
+à mesure que les cheveux s'en vont, on a la joie de les voir repousser,
+frisés, dorés, pleins de vie, sur une petite tête blonde à côté de soi.
+
+Le Peintre.
+
+Ah! poëte, poëte... as-tu pensé aussi à toutes les becquées qu'il faut
+mettre au bout d'une plume ou d'un pinceau pour nourrir une couvée?...
+
+Le Poëte.
+
+Enfin, tu auras beau dire, l'artiste est fait pour vivre en famille, et
+cela est si vrai que ceux d'entre nous qui ne se marient pas
+s'acoquinent dans des ménages de rencontre, comme ces voyageurs qui, las
+d'être toujours sans logis, s'installent à la fin dans une chambre
+d'hôtel et passent toute leur vie sous l'étiquette banale de l'enseigne:
+«_Ici on loge au mois et à la nuit_.»
+
+Le Peintre.
+
+Ceux-là ont bien tort. Ils acceptent tous les ennuis du mariage et n'en
+connaîtront jamais les joies.
+
+Le Poëte.
+
+Tu avoues donc qu'il y en a quelques-unes?...»
+
+Ici le peintre, au lieu de répondre, se leva, alla chercher parmi des
+dessins, des esquisses, un manuscrit tout froissé et revenant vers son
+compagnon:
+
+«Nous pourrions, dit-il, discuter longtemps comme cela sans nous
+convaincre... Mais puisque, malgré mes observations, tu es décidé à
+tâter du mariage, voici un petit ouvrage que je t'engage à lire. C'est
+écrit--remarque bien--par un homme marié, très-épris de sa femme,
+très-heureux dans son intérieur, un curieux qui, passant sa vie au
+milieu des artistes, s'est amusé à croquer quelques-uns de ces ménages
+dont je te parlais tout à l'heure. De la première à la dernière ligne de
+ce livre, tout est vrai, tellement vrai que l'auteur n'a jamais voulu
+l'imprimer. Lis cela, et viens, me trouver quand tu l'auras lu. Je crois
+que tu auras changé d'idée:...»
+
+Le poëte prit le cahier et l'emporta chez lui; mais il n'en eut pas le
+soin désirable, car j'ai pu détacher quelques feuillets de ce petit
+livre, et je les offre au public effrontément.
+
+
+ * * * * *
+
+
+
+
+ I
+
+
+ MADAME HEURTEBISE
+
+
+Celle-la, certes, n'était pas faite pour épouser un artiste, surtout ce
+terrible garçon, passionné, tumultueux, exubérant, qui s'en allait dans
+la vie le nez en l'air, la moustache hérissée, portant avec crânerie
+comme un défi à toutes les conventions sottes, à tous les préjugés
+bourgeois son nom bizarre et fringant de Heurtebise. Comment, par quel
+miracle, cette petite femme, élevée dans une boutique de bijoutier,
+derrière des rangées de chaînes de montres, de bagues enfilées,
+trouva-t-elle moyen de séduire ce poëte?
+
+Imaginez les grâces d'une dame de comptoir, des traits indécis, des yeux
+froids toujours souriants, une physionomie complaisante et placide, pas
+de vraie élégance, mais un certain amour du luisant, du clinquant,
+qu'elle avait pris sans doute à la devanture de son père, et qui lui
+faisait rechercher les noeuds de satin assorti, les ceintures, les
+boucles; avec cela des cheveux tirés par le coiffeur, bien lissés de
+cosmétique, au-dessus d'un petit front têtu, étroit, où l'absence de
+rides marquait moins la jeunesse qu'une nullité complète d'idées. Ainsi
+faite, Heurtebise l'aima, la demanda et, comme il avait quelque fortune,
+n'eut pas de peine à l'obtenir.
+
+Elle, ce qui lui plaisait dans ce mariage, c'était l'idée d'épouser un
+auteur, un homme connu qui lui donnerait des billets de spectacle autant
+qu'elle voudrait. Quant à lui, je crois qu'en définitive cette fausse
+élégance de boutique, ces façons prétentieuses, bouche pincée, petit
+doigt en l'air, l'avaient ébloui comme le dernier mot de la distinction
+parisienne, car il était né paysan et, au fond, malgré son esprit, il le
+resta toujours.
+
+Tenté de bonheur paisible, de cette vie de famille dont il était privé
+depuis si longtemps, Heurtebise passa deux ans loin de ses amis,
+s'enfouissant à la campagne, dans des coins de banlieue, toujours à la
+portée de ce grand Paris, qui le troublait et dont il recherchait
+l'atmosphère affaiblie, comme ces malades auxquels on ordonne l'air de
+la mer, mais qui, trop délicats pour le supporter, viennent le respirer
+à quelques lieues de distance. De loin en loin son nom apparaissait dans
+un journal, dans une revue, au bas d'un article; mais déjà ce n'était
+plus cette verdeur de style, ces emportements d'éloquence qu'on lui
+avait connus. Nous pensions: «Il est trop heureux... son bonheur le
+gâte.»
+
+Puis un jour il revint parmi nous, et nous vîmes bien qu'il n'était pas
+heureux. Sa mine pâlie, ses traits resserrés, contractés par un
+perpétuel agacement, la violence de ses manières rapetissée en colère
+nerveuse, son beau rire sonore déjà fêlé, en faisaient un tout autre
+homme. Trop fier pour convenir qu'il s'était trompé, il ne se plaignait
+pas, mais les anciens amis auxquels il rouvrit sa maison purent vite se
+convaincre qu'il avait fait le plus sot des mariages, et que sa vie
+était désormais hors de voie. Par contre, Mme Heurtebise nous apparut,
+après deux ans de ménage, telle que nous l'avions vue dans la sacristie,
+le jour des noces. Son même sourire, minaudier et calme, son même air de
+boutiquière endimanchée; seulement l'aplomb lui était venu. Elle parlait
+maintenant. Dans les discussions artistiques où Heurtebise se lançait
+passionnément, avec des jugements absolus, le mépris brutal ou
+l'enthousiasme aveugle; la voix mielleuse et fausse de sa femme venait
+tout à coup l'interrompre, l'obligeant à écouter quelque raisonnement
+oiseux, quelque réflexion sotte toujours en dehors du sujet. Lui, gêné,
+embarrassé, nous regardait d'un oeil qui demandait grâce, essayait de
+reprendre la conversation interrompue. Puis devant la contradiction
+intime et persistante, la sottise de cette petite cervelle d'oisillon,
+gonflée et vide comme un échaudé, il se taisait, résigné à la laisser
+aller jusqu'au bout. Mais ce mutisme exaspérait madame, lui paraissait
+plus injurieux, plus dédaigneux que tout. Sa voix aigre--douce devenait
+criarde, montait, piquait, bourdonnait avec un harcellement de mouche,
+jusqu'à ce que le mari, furieux, éclatât à son tour, brutal et terrible.
+
+De ces querelles incessantes, qui se terminaient par des larmes, elle
+sortait reposée, plus fraîche, comme une pelouse après l'arrosage; lui,
+chaque fois brisé, fiévreux, incapable de tout travail. Peu à peu sa
+violence même se lassa. Un soir que j'avais assisté à une de ces scènes
+pénibles, comme Mme Heurtebise sortait de table, triomphante, je vis sur
+la figure de son mari, restée baissée pendant la querelle et qu'il
+relevait enfin, l'expression d'un mépris, d'une colère que les paroles
+ne pouvaient plus traduire. Rouge, les yeux pleins de larmes, la bouche
+tordue d'un sourire ironique et navrant, pendant que la petite femme
+s'en allait en refermant la porte d'un coup sec, il lui fit, comme un
+gamin dans le dos de son maître, une grimace atroce de rage et de
+douleur. Au bout d'un moment, je l'entendis murmurer d'une voix
+étranglée par l'émotion: «Ah! si ce n'était pas l'enfant, comme je
+filerais!»
+
+Car ils avaient un enfant, un pauvre petit superbe et malpropre, qui se
+traînait dans tous les coins, jouait avec les chiens plus grands que
+lui, la terre, les araignées du jardin. La mère ne le regardait que pour
+constater qu'il était «dégoûtant» et regretter de ne l'avoir pas mis en
+nourrice. Elle avait en effet gardé ses traditions de petite bourgeoise
+de comptoir, et leur intérieur en désordre, où elle promenait dès le
+matin des robes parées et des coiffures étonnantes, rappelait les
+arrière-boutiques si chères à son coeur, les pièces noires de crasse et
+de manque d'air où l'on passe vite dans les entr'actes de la vie de
+commerce pour manger à la hâte un repas mal fait, sur une table sans
+nappe, l'oreille au guet tout le temps vers la sonnette de la porte.
+Dans ce monde-là il n'y a que la rue qui compte, la rue où passent les
+acheteurs, les flâneurs, et ce débordement de peuple en vacances qui, le
+dimanche, remplit le trottoir et la chaussée. Aussi, comme elle
+s'ennuyait, la malheureuse, à la campagne; comme elle regrettait son
+Paris! Heurtebise, au contraire, avait besoin des champs pour la santé
+de son esprit. Paris l'étourdissait comme un provincial en visite. La
+femme ne comprenait pas cela et se plaignait beaucoup de son exil. Pour
+se distraire, elle invitait d'anciennes amies. Alors, si le mari n'était
+pas là, on s'amusait à feuilleter ses papiers, les notes, les travaux en
+train.
+
+«Voyez, donc, ma chère, comme c'est drôle... Il s'enferme pour écrire
+ça. Il marche, il parle tout seul... Moi d'abord je ne comprends rien à
+tout ce qu'il fait.»
+
+Et c'étaient des regrets sans fin, des retours sur le passé.
+
+«Ah! si j'avais su... Quand je pense que je pouvais épouser Aubertot et
+Fajon, les marchands de blanc...»
+
+Elle citait toujours les deux associés en même temps, comme si elle
+avait dû épouser l'enseigne. En présence du mari, on ne se gênait pas
+davantage. Elle le dérangeait, empêchait tout travail, installant dans
+la pièce même où il écrivait la causerie niaise de femmes oisives qui
+parlaient haut, pleines de dédain pour ce métier de littérateur qui
+rapporte peu, et dont les heures les plus laborieuses ressemblent
+toujours à une capricieuse oisiveté.
+
+De temps en temps, Heurtebise essayait d'échapper à cette existence
+qu'il sentait devenir chaque jour plus sinistre. Il accourait à Paris,
+prenait une petite chambre à l'hôtel, voulait se figurer qu'il était
+garçon; mais tout à coup il pensait à son fils, et avec une envie folle
+de l'embrasser retournait le soir même à la campagne. Dans ces cas-là,
+pour éviter la scène du retour, il emmenait un ami avec lui, et le
+gardait là-bas le plus qu'il pouvait. Dès qu'il n'était plus seul en
+face de sa femme, sa belle intelligence se réveillait et ses projets de
+travail interrompus peu à peu l'un après l'autre lui revenaient au coeur.
+Mais quel déchirement quand on partait! Il aurait voulu retenir ses
+visiteurs, s'accrochait à eux de toute la force de son ennui. Avec
+quelle tristesse il nous accompagnait à la station du petit omnibus de
+banlieue qui nous ramenait vers Paris! et comme, nous partis, il s'en
+retournait lentement sur la route poudreuse, le dos rond, les bras
+inertes, écoutant les roues qui s'éloignaient!
+
+C'est que le tête-à-tête était devenu insupportable. Pour l'éviter, il
+prit le parti d'avoir la maison toujours pleine. Son bon coeur aidant, sa
+lassitude, son insouciance, il s'entoura de tous les meurt-de-faim de la
+littérature. Un tas de valets de lettres, paresseux, toqués,
+visionnaires, s'installèrent chez lui, plus que lui; et comme la femme
+était très-sotte, incapable de juger, elle les trouvait charmants,
+supérieurs à son mari parce qu'ils criaient plus fort. La vie se passait
+en discussions oiseuses. C'était un fracas de mots vides, de poudre aux
+moineaux, et le pauvre Heurtebise, immobile et muet au milieu de tout ce
+tapage, se contentait de sourire en haussant les épaules. Quelquefois
+pourtant, quand, à la fin d'un repas interminable, tous ses convives,
+les coudes sur la nappe, commençaient autour du flacon d'eau-de-vie une
+de ces longues flâneries de paroles asphyxiantes comme le brouillard des
+pipes, un immense dégoût le prenait et, n'ayant pas la force de renvoyer
+tous ces malheureux, il s'en allait lui-même et restait huit jours sans
+revenir.
+
+«Ma maison est pleine d'imbéciles, me disait-il un jour. Je n'ose plus
+rentrer.» Avec ce train de vie, il n'écrivait plus. Son nom devenait
+rare, et sa fortune, gaspillée à ce perpétuel besoin de monde au logis,
+s'en allait aux mains tendues autour de lui.
+
+Il y avait longtemps que nous ne nous étions vus, lorsqu'un matin je
+reçus un mot de sa chère petite écriture autrefois si ferme, maintenant
+hésitante et tremblante.--«Nous sommes à Paris. Viens me voir. Je
+m'ennuie.» Je le trouvai avec sa femme, son enfant, ses chiens, dans un
+lugubre petit appartement de Batignolles. Le désordre, qui n'avait plus
+l'espace pour s'étaler, semblait encore plus affreux qu'à la campagne.
+Pendant que l'enfant et les chiens se roulaient dans des chambres
+grandes comme des cases d'échiquier, Heurtebise, malade, était couché,
+le visage au mur, dans un état de prostration complète. La femme,
+toujours en tenue, toujours placide, le regardait à peine.---«Je ne sais
+pas ce qu'il a», me dit-elle avec un geste d'insouciance. Lui, en me
+voyant, retrouva un moment de gaîté, une minute de son bon rire, mais
+aussitôt étouffé. Comme on avait gardé à Paris les habitudes de la
+banlieue, à l'heure du déjeuner, dans ce ménage bouleversé par la gêne,
+la maladie, il arriva un parasite, petit homme chauve, râpé, roide,
+grincheux, qu'on appelait dans la maison: «l'homme qui a lu Proudhon.»
+C'est ainsi qu'Heurtebise, qui n'avait sans doute jamais su son nom, le
+présentait à tout le monde. Quand on lui demandait: «Qui est ça?» il
+répondait avec conviction: «Oh! un garçon très-fort, qui a beaucoup lu
+Proudhon.» Il n'y paraissait guère, du reste, car cet esprit profond ne
+se manifestait jamais qu'à table pour se plaindre d'un rôti mal cuit ou
+d'une sauce manquée. Ce matin-là, l'homme qui avait lu Proudhon déclara
+le déjeuner détestable, ce qui ne l'empêcha pas d'en dévorer la moitié à
+lui tout seul.
+
+Qu'il me sembla long et lugubre ce repas au chevet du malade! La femme
+bavardait comme toujours, avec une tape par-ci par-là à l'enfant, un os
+aux chiens, un sourire au philosophe. Pas une fois Heurtebise ne se
+tourna vers nous, et pourtant il ne dormait pas. Je ne sais pas même
+s'il pensait... Cher et vaillant garçon! Dans ces luttes mesquines et
+continuelles, le ressort de sa nature vigoureuse s'était brisé, et il
+commençait déjà à mourir. Cette agonie silencieuse, qui était plutôt un
+renoncement de vivre, dura quelques mois; puis Mme Heurtebise se trouva
+veuve. Alors comme les larmes n'avaient pas obscurci ses yeux clairs,
+qu'elle avait toujours le même soin de ses cheveux lisses, et
+qu'Aubertot et Fajon étaient encore disponibles elle épousa Aubertot et
+Fajon. Peut-être Aubertot, peut-être Fajon, peut-être même tous les
+deux. En tout cas, elle put reprendre la vie pour laquelle elle était
+faite, le bavardage facile et l'éternel sourire des dames de comptoir.
+
+
+ * * * * *
+
+
+
+
+ II
+
+
+ LE CREDO DE L'AMOUR
+
+
+Elle avait toujours rêvé cela, être la femme d'un poëte!... Mais
+l'implacable destinée, au lieu de l'existence romanesque et fiévreuse
+qu'elle ambitionnait, lui arrangea un petit bonheur bien tranquille, en
+la mariant à un riche rentier d'Auteuil, aimable et doux, un peu trop
+âgé pour elle, et qui n'avait qu'une passion--tout à fait inoffensive et
+reposante--l'horticulture. Le brave homme passait son temps, le sécateur
+à la main, à soigner, élaguer une magnifique collection de rosiers, à
+chauffer la serre, arroser les corbeilles; et ma foi! vous conviendrez
+bien que pour un pauvre petit coeur affamé d'idéal il n'y avait pas là
+une pâture suffisante. Pourtant pendant dix ans sa vie se maintint
+droite et uniforme comme les allées finement sablées du jardin de son
+mari, et elle la suivit à pas comptés en écoutant avec un ennui résigné
+le bruit agaçant et sec des ciseaux toujours en mouvement, ou la pluie
+monotone, infinie, qui tombait des pommes d'arrosoirs sur les plantes
+touffues. Cet horticulteur enragé avait de sa femme le même soin
+méticuleux que de ses fleurs. Il mesurait le froid et le chaud à son
+salon encombré de bouquets, craignait pour elle la gelée d'avril ou le
+soleil de mars; et, comme ces plantes en caisse que l'on sort et que
+l'on rentre à des époques déterminées, la faisait vivre méthodiquement,
+les yeux fixés sur le baromètre et les variations de la lune.
+
+Elle resta ainsi longtemps, prise entre les quatre murs du jardin
+conjugal, innocente comme une clématite, mais avec des élans vers
+d'autres jardins moins réguliers, moins bourgeois, où les rosiers
+pousseraient toutes leurs branches, où les herbes folles seraient plus
+hautes que des arbres et chargées de fleurs fantastiques, inconnues, en
+liberté sous un soleil plus chaud. Ces jardins-là on ne les trouve guère
+que dans les livres des poëtes; aussi lisait-elle beaucoup de vers en
+cachette du pépiniériste qui ne connaissait, lui, en fait de poésies,
+que des distiques d'almanach:
+
+
+ Quand il pleut à la Saint-Médard,
+ Il pleut quarante jours plus tard.
+
+
+Sans choix, gloutonnement, la malheureuse dévorait les plus mauvais
+poëmes, pourvu qu'elle y trouvât des rimes à «amour» et à «passion»;
+puis le livre fermé, elle passait des heures à rêver, à soupirer: «Voilà
+le mari qui m'aurait fallu!»
+
+Tout cela probablement serait toujours resté à l'état vague
+d'aspirations, si à ce terrible moment de la trentaine, qui est l'âge
+décisif pour la vertu des femmes comme midi est l'heure décisive pour la
+beauté du jour, l'irrésistible Amaury ne s'était pas trouvé sur son
+chemin; Amaury est un poëte de salon, un de ces exaltés en habit noir et
+gants gris-perle, qui vont entre dix heures et minuit raconter dans le
+monde leurs extases d'amour, leurs désespoirs, leurs ivresses,
+mélancoliquement appuyés aux cheminées, dans la lueur des lustres,
+pendant que les femmes en toilette de bal écoutent, rangées en cercle,
+derrière leurs éventails.
+
+Celui-là peut passer pour l'idéal du genre. Tête de bottier fatal, l'oeil
+cave, le teint blême, il se coiffe à la russe et se lisse fortement de
+pommade hongroise. C'est un de ces désespérés de la vie comme les dames
+les aiment, toujours vêtus à la dernière mode, un lyrique refroidi chez
+qui le désordre de l'inspiration se devine seulement au noeud de cravate
+un peu lâche, négligemment attaché. Aussi il faut voir ce succès quand,
+de sa voix stridente, il débite une tirade de son poëme, le _Credo de
+l'amour_, celle surtout qui se termine par ce vers étonnant:
+
+
+ Moi je crois à l'amour comme je crois en Dieu!...
+
+
+Remarquez que je soupçonne fort ce farceur-là de se soucier aussi peu de
+Dieu que du reste; mais les femmes n'y regardent pas de si près. Elles
+se prennent facilement à la glu des mots, et chaque fois qu'Amaury
+récite son _Credo de l'amour_, vous êtes sûr de voir tout autour du
+salon des rangées de petits becs roses s'ouvrir, se tendre vers cet
+hameçon facile du sentiment. Pensez donc! Un poëte qui a de si belles
+moustaches, et qui croit à l'amour comme il croit en Dieu...
+
+La femme du pépiniériste n'y résista pas. En trois séances elle fut
+vaincue. Seulement, comme il y avait au fond de cette nature élégiaque
+quelque chose d'honnête et de fier, elle ne voulut pas d'une faute
+mesquine. D'ailleurs, dans son _Credo_, le poète déclarait lui-même
+qu'il ne comprenait qu'une sorte d'adultère, celui qui marche la tête
+haute comme un défi à la loi et à la société. Prenant donc le _Credo de
+l'amour_ pour guide, la jeune femme s'évada brusquement du jardin
+d'Auteuil et vint se jeter dans les bras de son poëte.--«Je ne peux plus
+vivre avec cet homme! Emmène-moi.» En pareil cas, le mari s'appelle
+toujours _cet homme_, même quand il est pépiniériste.
+
+Amaury eut un moment de stupeur. Comment diable s'imaginer qu'une petite
+mère de trente ans irait prendre au sérieux un poëme d'amour et le
+suivre au pied de la lettre? Pourtant il fit contre trop bonne fortune
+bon coeur, et comme dans son petit jardin d'Auteuil si bien abrité la
+dame s'était conservée fraîche et jolie, il l'enleva sans murmurer. Les
+premiers jours, ce fut charmant. On craignait les poursuites du mari. Il
+fallut se cacher sous des noms supposés, changer d'hôtel, habiter des
+quartiers invraisemblables, les faubourgs de Paris, les chemins de
+ceinture. Le soir, on sortait furtivement, on faisait des promenades
+sentimentales le long des fortifications. Ô puissance du romanesque!
+Plus elle avait peur, plus il fallait de précautions, de stores, de
+voilettes abaissées, plus son poëte lui semblait grand. La nuit, ils
+ouvraient la petite fenêtre de leur chambre, et regardant les étoiles
+qui montaient par-dessus les fanaux du chemin de fer voisin, elle lui
+faisait dire et redire sa tirade:
+
+
+ Moi, je crois à l'amour comme je crois en Dieu.
+
+
+Et c'était bon!...
+
+Malheureusement cela ne dura pas. Le mari les laissa trop tranquilles.
+Que voulez-vous? Il était philosophe, cet homme. Sa femme une fois
+partie, il avait refermé la porte verte de son oasis et s'était
+paisiblement remis à soigner ses roses, en songeant avec bonheur que
+celles-là, du moins, tenant au sol par de longues racines, ne pourraient
+pas s'en aller de chez lui. Nos amoureux rassurés rentrèrent dans Paris,
+et tout à coup il sembla à la jeune femme qu'on lui avait changé son
+poëte. La fuite, les craintes d'être surpris, les alertes perpétuelles,
+toutes ces choses qui servaient sa passion n'existant plus, elle
+commença à comprendre, à voir clair. Du reste, à chaque instant, dans
+l'installation de leur petit ménage et ces mille détails bourgeois de la
+vie de tous les jours, l'homme avec qui elle vivait se faisait mieux
+connaître.
+
+Le peu qu'il avait en lui de sentiments généreux, héroïques ou délicats,
+il le délayait dans ses vers sans en rien garder pour sa consommation
+personnelle. Il était mesquin, égoïste, surtout très-ladre, ce que
+l'amour ne pardonne pas. Puis il avait coupé ses moustaches, et ce
+déguisement lui allait mal. Quelle différence avec ce beau ténébreux
+frisé au petit fer qui lui était apparu un soir récitant son _Credo_
+entre deux candélabres! Maintenant, dans la retraite forcée qu'il
+subissait à cause d'elle, il se laissait aller à toutes ses manies, dont
+la plus grande était de se croire toujours malade. Dame! à force de
+poser au poitrinaire, on finit par se figurer qu'on l'est réellement. Le
+poëte Amaury était tisanier, s'enveloppait de papier Fayard, couvrait sa
+cheminée de fioles et de poudres. Pendant quelque temps la petite femme
+prit au sérieux son rôle de soeur grise. Le dévouement donnait au moins
+une excuse à sa faute, un but à sa vie. Mais elle se lassa vite. Malgré
+elle, dans la pièce étouffée où le poëte s'entourait de flanelle, elle
+pensait à son petit jardin tout parfumé, et le bon pépiniériste, vu de
+loin au milieu de ses massifs, de ses corbeilles, lui semblait simple,
+touchant, désintéressé, autant que l'autre était exigeant et égoïste...
+
+Au bout d'un mois elle aimait son mari, et elle l'aimait réellement, non
+pas d'une affection habitude, mais d'amour véritable. Un jour elle lui
+écrivit une longue lettre passionnée et repentante! Il ne répondait pas.
+Peut-être ne la trouvait-il pas encore assez punie. Alors elle envoya
+lettres sur lettres, s'humilia, supplia pour rentrer, disant qu'elle
+aimerait mieux mourir que de continuer à vivre avec cet homme. C'était
+au tour de l'amant de s'appeler «cet homme.» Le rare, c'est qu'elle se
+cachait de lui pour écrire; car elle le croyait encore épris, et tout en
+demandant pardon à son mari, elle craignait l'exaltation de son amant.
+
+«Jamais il ne me laissera partir», se disait-elle.
+
+Aussi, lorsqu'à force de prier elle eut obtenu son pardon et que le
+pépiniériste--ne vous ai-je pas dit que c'était un philosophe?--eut
+consenti à la reprendre, cette rentrée au logis conjugal eut tous les
+côtés mystérieux, dramatiques d'une fuite. Positivement elle se fit
+enlever par son mari. Ce fut sa dernière jouissance de coupable. Un soir
+que le poëte, las de la vie à deux et tout fier de ses moustaches
+repoussées, était allé dans le monde réciter son _Credo de l'amour_,
+elle sauta dans un fiacre où son vieux mari l'attendait au bout de la
+rue, et c'est ainsi qu'elle revint au petit jardin d'Auteuil, à jamais
+guérie de son ambition d'être la femme d'un poëte... Il est vrai que ce
+poëte-là l'était si peu!
+
+
+ * * * * *
+
+
+
+
+ III
+
+
+ LA TRANSTÉVÉRINE
+
+
+La pièce venait de finir. Pendant que la foule, diversement
+impressionnée, se précipitait au dehors, ondoyant aux lumières sur le
+grand perron du théâtre, quelques amis, dont j'étais, attendaient le
+poëte à la porte des artistes pour le féliciter. Son oeuvre n'avait
+pourtant pas eu un immense succès. Trop forte pour l'imagination timide
+et banale du public de maintenant, elle dépassait le cadre de la scène,
+cette limite des conventions et des libertés permises. La critique
+pédante avait dit: «Ce n'est pas du théâtre!...» et les ricaneurs du
+boulevard se vengeaient de l'émotion que venaient de leur donner ces
+vers magnifiques en répétant: «Ça ne fera pas le sou!...» Nous, nous
+étions fiers de notre ami qui avait osé faire sonner, tourbillonner ses
+belles rimes d'or, tout l'essaim de sa ruche autour du soleil factice et
+meurtrier du lustre, et présenter des personnages grands comme nature,
+sans s'inquiéter de l'optique du théâtre moderne, des lorgnettes
+troubles ni des mauvais yeux.
+
+Parmi les machinistes, les pompiers, les figurants en cache-nez, le
+poëte s'approcha de nous, sa grande taille courbée en deux, son collet
+relevé frileusement sur sa barbe grêle et ses longs cheveux déjà
+grisonnants. Il avait l'air triste. Les applaudissements de la claque et
+des lettrés, restreints à un coin de la salle, lui prédisaient un nombre
+très-court de représentations, les spectateurs choisis et rares,
+l'affiche vite enlevée sans laisser à son nom le temps de s'imposer.
+Quand on a travaillé pendant vingt ans, qu'on est en pleine maturité de
+talent et d'âge, cette résistance de la foule à vous comprendre a
+quelque chose de lassant, de désespérant. On en vient à se dire: «Ils
+ont peut-être raison.» On a peur, on ne sait plus... Nos acclamations,
+nos poignées de main enthousiastes le réconfortèrent un peu. «Vraiment,
+vous croyez? C'est si bien que cela?... C'est vrai que j'ai fait tout ce
+que j'ai pu.» Et ses mains brûlantes de fièvre s'accrochaient aux nôtres
+avec inquiétude; ses yeux pleins de larmes cherchaient un regard sincère
+et rassurant. C'était l'angoisse suppliante du malade demandant au
+médecin: «N'est-ce pas que je ne vais pas mourir?» Non! poëte, tu ne
+mourras pas. Les opérettes et les féeries qui ont des centaines de
+représentations, des milliers de spectateurs, seront oubliées depuis
+longtemps, envolées avec leur dernière affiche, que ton oeuvre restera
+toujours jeune et vivante...
+
+Pendant que sur le trottoir désert nous étions là à l'exhorter, à le
+remonter, une forte voix de contralto éclata au milieu de nous,
+trivialisée par l'accent italien.
+
+«Hé! l'artiste, assez de _pouégie_... Allons manger l'_estoufato_!...»
+
+En même temps une grosse dame entourée d'une capeline et d'un tartan à
+carreaux rouges vint passer son bras sous celui de notre ami d'un
+mouvement si brutal, si despotique, que sa physionomie, son attitude en
+furent tout de suite gênées.
+
+«Ma femme», nous dit-il; puis, se tournant vers elle avec un sourire
+hésitant:
+
+«Si nous les emmenions pour leur montrer comment tu fais l'_estoufato_?»
+
+Prise par son amour-propre de cordon bleus l'Italienne consentit assez
+gracieusement à nous recevoir, et nous voilà partis cinq ou six avec eux
+pour aller manger du boeuf à l'étouffée sur les hauteurs de Montmartre où
+ils habitaient.
+
+J'avoue que j'avais un certain désir de connaître cet intérieur
+d'artiste. Notre ami depuis son mariage vivait très-retiré, presque
+toujours à la campagne; mais ce que je savais de sa vie tentait ma
+curiosité. Il y avait quinze ans de cela, dans toute la ferveur d'une
+imagination romantique, il avait rencontré aux environs de Rome une
+superbe fille dont il était devenu très-amoureux. Maria Assunta habitait
+avec son père et toute une nichée de frères et de soeurs une de ces
+petites maisons du Transtévère qui ont les pieds dans le Tibre et un
+vieux bateau de pêche au ras de leurs murs. Un jour il aperçut cette
+belle Italienne, les pieds nus dans le sable, avec sa jupe rouge aux
+plis collants, ses manches de toile bise relevées jusqu'aux épaules,
+retirant des anguilles d'un grand filet ruisselant. Les écailles
+luisantes dans les mailles pleines d'eau, le fleuve d'or, la jupe
+écarlate, ces beaux yeux noirs, profonds, pensifs, dont la rêverie
+s'assombrissait de tout le soleil environnant, frappèrent l'artiste,
+peut-être même un peu vulgairement, comme une estampe de romance à la
+devanture d'un éditeur de musique. Par hasard la fille avait le coeur
+libre, n'ayant encore aimé qu'un gros chat sournois et roux, grand
+pêcheur d'anguilles lui aussi, et qui hérissait son poil quand on
+s'approchait de sa maîtresse.
+
+Bêtes et gens, notre amoureux parvint à apprivoiser tout ce monde, se
+maria à Sainte-Marie du Transtévère, et ramena en France la belle
+Assunta avec son _cato_...
+
+Ah! _povero_, ce qu'il aurait dû emporter aussi, c'était un rayon du
+soleil de là-bas, un pan de ciel bleu, l'excentricité du costume, et les
+roseaux du Tibre, et les grands filets tournants du _Ponte Rotto_, tout
+le cadre avec l'image. Alors il n'aurait pas eu la cruelle désillusion
+qu'il éprouva quand, le ménage installé à un petit quatrième, tout en
+haut de Montmartre, il vit sa belle Transtévérine affublée d'une
+crinoline, d'une robe à volants et d'un chapeau parisien qui, toujours
+mal équilibré sur l'édifice de ses nattes lourdes, prenait des attitudes
+complètement indépendantes. À la froide et terrible clarté des ciels de
+Paris, le malheureux s'aperçut bientôt que sa femme était bête,
+irrémissiblement bête. Ces beaux yeux noirs, perdus en des
+contemplations infinies, ne roulaient pas une pensée dans leurs ondes de
+velours. Ils brillaient animalement du calme de la digestion, d'un
+heureux reflet du jour, rien de plus. Avec cela la dame était grossière,
+rustique, habituée à conduire d'un revers de main tout le petit monde de
+la cabane, et la moindre résistance lui causait des colères terribles.
+
+Qui eût dit que cette belle bouche, contractée par le silence dans la
+forme la plus pure des visages antiques, s'ouvrait tout à coup pour
+laisser passer l'injure à flots pressés, tumultueux?... Sans respect
+d'elle ni de lui, tout haut, dans la rue, en plein théâtre, elle lui
+cherchait querelle, lui faisait des scènes de jalousie épouvantables.
+Pour l'achever, aucun sentiment des choses artistiques, une ignorance
+complète du métier de son mari, de la langue, des usages, de tout. Le
+peu de français qu'on lui apprit ne servant qu'à lui faire oublier
+l'italien, elle arriva à se composer une espèce de jargon mi-parti, qui
+était du plus haut comique. Bref cette histoire d'amour, commencée comme
+un poëme de Lamartine, se terminait comme un roman de Champfleury...
+Après avoir longtemps essayé de civiliser sa sauvagesse, le poëte vit
+bien qu'il fallait y renoncer. Trop honnête pour l'abandonner, peut-être
+amoureux encore, il prit le parti de se cloîtrer, de ne voir personne,
+de travailler beaucoup. Les rares intimes, qu'il avait admis dans son
+intérieur, s'aperçurent qu'ils le gênaient et ne vinrent plus. C'est
+ainsi que depuis quinze ans il vivait enfermé dans son ménage comme dans
+une logette de lépreux...
+
+Tout en pensant à cette misérable existence, je regardais l'étrange
+couple marcher devant moi. Lui, frêle, long, un peu voûté. Elle, carrée,
+épaisse, secouant des épaules son châle qui la gênait, indépendante dans
+sa marche comme un homme. Elle était assez gaie, parlait fort, et de
+temps en temps se retournait pour voir si nous suivions, appelant ceux
+d'entre nous qu'elle connaissait, très-haut, familièrement par leurs
+noms, en s'aidant de grands gestes, comme elle aurait hélé une barque de
+pêche sur le Tibre. Quand nous arrivâmes chez eux, le concierge, furieux
+de voir entrer à une heure indue toute une bande bruyante, ne voulait
+pas nous laisser monter. Entre l'Italienne et lui ce fut dans l'escalier
+une scène terrible. Nous étions tous échelonnés sur les marches
+tournantes, à demi éclairés par le gaz qui mourait, gênés, malheureux,
+ne sachant pas s'il fallait redescendre.
+
+«Venez vite, montons», nous dit le poëte à voix basse, et nous le
+suivîmes silencieusement, pendant qu'appuyée à la rampe qui tremblait de
+son poids et de sa colère, l'Italienne égrenait un chapelet d'injures où
+les imprécations romaines alternaient avec le vocabulaire des boulevards
+extérieurs. Quelle rentrée pour ce poëte qui venait d'agiter tout le
+Paris artistique, et gardait encore dans ses yeux enfiévrés
+l'éblouissement de sa première! Quel rappel humiliant à la vie!...
+
+Ce fut seulement près du feu de son petit salon que le froid glacial
+causé par cette sotte aventure se dissipa, et bientôt nous n'y aurions
+plus pensé, sans la voix éclatante et les gros rires de la signora qu'on
+entendait dans la cuisine raconter à sa bonne comment elle avait secoué
+cette espèce de _choulato_!... Le couvert mis, le souper préparé, elle
+vint s'asseoir au milieu de nous, sans châle, sans chapeau ni voile, et
+je pus la regarder à mon aise. Elle n'était plus belle. La figure
+carrée, le menton large, épaissi, les cheveux grisonnants et gros,
+surtout l'expression vulgaire de la bouche contrastaient singulièrement
+avec l'éternelle et banale rêverie des yeux. Les deux coudes appuyés sur
+la table, familière et avachie, elle se mêlait à la conversation sans
+perdre un instant de vue son assiette. Juste au-dessus de sa tête, fier
+parmi les mélancoliques vieilleries du salon, un grand portrait signé
+d'un nom illustre s'avançait de l'ombre: c'était Maria Assunta à vingt
+ans. Le costume de pourpre vive, le blanc laiteux de la guimpe plissée,
+l'or brillant des bijoux abondants et faux faisaient magnifiquement
+ressortir l'éclat d'un teint de soleil, l'ombre veloutée des cheveux
+épais plantés bas sur le front et qu'un duvet presque imperceptible
+rattachait à la ligne superbe et droite, des sourcils. Comment cette
+exubérance de beauté et de vie avait-elle pu arriver à tant de
+vulgarité?... Et curieusement, pendant que la Transtévérine parlait,
+j'interrogeais sur la toile son beau regard profond et doux.
+
+La chaleur de la table l'avait mise de bonne humeur. Pour ranimer le
+poète, à qui son insuccès mêlé de gloire serrait doublement le coeur,
+elle lui donnait de grandes claques dans le dos, riait la bouche pleine,
+disant en son affreux jargon que ce n'était pas la peine pour si peu de
+se flanquer la tête en bas du _campanile del domo_.
+
+«Pas vrai _il cato_?» ajoutait-elle en se tournant vers le vieux matou
+perclus de rhumatismes qui ronflait devant le feu. Puis tout à coup, au
+milieu d'une discussion intéressante, elle criait à son mari d'une voix
+bête et brutale comme un coup d'escopette:
+
+«Hé! l'artiste..., _la lampo qui filo_!»
+
+Vivement le malheureux s'interrompait pour remonter la lampe, humble,
+soumis, attentif à éviter la scène qu'il craignait et que malgré tout il
+n'évita pas.
+
+En revenant du théâtre, nous nous étions arrêtés à la _Maison d'or_ pour
+prendre une bouteille de vin fin dont on devait arroser _l'estoufato_.
+Tout le temps de la route, Maria Assunta l'avait portée religieusement
+sous son châle et posée, en arrivant, sur la table où elle la couvait
+d'un oeil attendri, car les Romaines aiment le bon vin. Deux ou trois
+fois déjà, se méfiant des distractions de son mari et de ses grands
+bras, elle lui avait dit:
+
+«Prends garde à la _boteglia_..., tu vas la casser.»
+
+Enfin, en allant à la cuisine retirer elle-même le fameux _estoufato_,
+elle lui cria encore:
+
+«Surtout ne casse pas la _boteglia_.»
+
+Malheureusement, dès que sa femme ne fut plus là, le poëte en profita
+pour parler de l'art, du théâtre, du succès, si librement, avec tant de
+verve et d'abondance que... patatras!... À un geste plus éloquent que
+les autres, voilà la bouteille mirifique en mille pièces au milieu du
+salon. Jamais je n'ai vu un saisissement pareil. Il s'arrêta court,
+devint très-pâle... En même temps, le contralto d'Assunta, gronda dans
+la pièce à côté, et l'Italienne apparut sur la porte, les yeux en feu,
+la lèvre gonflée de colère, toute rouge de la chaleur des fourneaux.
+
+«La _boteglia!_» cria-t-elle d'une voix terrible.
+
+Alors, lui timidement se pencha à mon oreille:
+
+«Dis que c'est toi...»
+
+Et le pauvre diable avait si peur, que je sentait sous la table ses
+longues jambes qui tremblaient...
+
+
+ * * * * *
+
+
+
+
+ IV
+
+
+ UN MÉNAGE DE CHANTEURS
+
+
+Comment ne se seraient-ils pas aimés? Beaux et célèbres tous les deux,
+chantant dans les mêmes pièces, vivant chaque soir pendant cinq actes de
+la même vie artificielle et passionnée. On ne joue pas impunément avec
+le feu. On ne se dit pas vingt fois par mois: «Je t'aime!» sur des
+soupirs de flûte et des trémolos de violon sans finir par se prendre à
+l'émotion de sa propre voix. À la longue, la passion leur vint dans des
+enveloppements d'harmonie, des surprises de rythme, des splendeurs de
+costumes et de toiles de fond. Elle leur arriva par la fenêtre qu'Elsa
+et Lohengrin ouvrent toute grande sur la nuit vibrante de sons et de
+clartés:
+
+
+ Viens respirer les senteurs enivrantes...
+
+
+Elle se glissa entre les colonnes blanches du balcon des Capulets, où
+Roméo et Juliette s'attardent sous des lueurs d'aube:
+
+
+ Non! ce n'est pas le jour, ce n'est pas l'alouette.
+
+
+Et mollement elle surprit Faust et Marguerite dans ce rayon de lune qui
+monte du banc rustique aux volets de la petite chambre, parmi des
+entrelacements de lierre et de roses fleuries:
+
+
+ Laisse-moi, laisse-moi contempler ton visage.
+
+
+Bientôt tout Paris connut leur amour et s'y intéressa. Ce fut la
+curiosité de la saison. On venait admirer ces deux belles étoiles
+gravitant doucement l'une vers l'autre dans le ciel musical de l'Opéra.
+Enfin, un soir, après un rappel enthousiaste, comme la toile achevait de
+se baisser, séparant la salle bruyante d'applaudissements et la scène
+semée de bouquets, où la robe blanche de Juliette traînait sur des
+camélias effeuillés, les deux chanteurs furent pris d'un élan
+irrésistible, comme si leur amour, un peu factice, n'attendait pour se
+révéler que l'émotion d'un grand triomphe. Leurs mains s'étreignirent,
+des serments s'échangèrent, consacrés par les bravos lointains et
+persistants de la salle. Les deux étoiles avaient fait leur conjonction.
+
+Après le mariage, on resta quelque temps sans les revoir à la scène.
+Puis, le congé expiré, ils rentrèrent ensemble dans la même pièce. Cette
+rentrée fut une révélation. Jusqu'à ce jour, entre les deux chanteurs
+c'était l'homme qui avait primé. Plus âgé, mieux fait au public dont il
+connaissait bien les faiblesses, les préférences, il jouait du parterre
+et des loges avec sa voix. Près de lui, l'autre ne semblait guère qu'une
+élève admirablement douée, la promesse d'un génie futur; sa voix trop
+jeune avait des angles, ainsi que ses épaules un peu minces et grêles.
+Aussi, au retour, quand elle parut dans un de ses rôles d'autrefois et
+que le son plein, riche, étoffé, s'échappa dès les premières notes,
+abondant et pur comme l'eau d'une source vive, il y eut dans la salle un
+charme d'étonnement si grand que tout l'intérêt de la soirée se
+concentra autour d'elle. Ce fut pour la jeune femme un de ces jours
+heureux où l'atmosphère qui vous entoure se fait limpide, légère,
+vibrante, pour vous apporter tous les rayons, toutes les adulations du
+succès. Quant au mari, on oublia presque de l'applaudir, et comme tous
+les éblouissements font une ombre profonde auprès d'eux, il se trouva
+relégué ni plus ni moins qu'un comparse dans le coin le plus obscur de
+la scène.
+
+Après tout, cette passion qui s'était révélée dans le jeu de la
+chanteuse, dans sa voix doublée de charme et de tendresse, était
+inspirée par lui. Lui seul donnait la flamme à ces yeux profonds; et
+cette idée aurait dû le rendre fier, mais la vanité du comédien fut plus
+forte. À la fin du spectacle, il appela le chef de claque et le secoua
+de la belle façon. On avait manqué ses entrées, ses sorties, oublié le
+rappel du troisième acte. Il se plaindrait au directeur...
+
+Hélas! Il eut beau dire, et la claque eut beau faire, la faveur du
+public, désormais conquise à sa femme, lui resta définitivement. Il y
+eut pour elle un bonheur de rôles bien choisis, appropriés à son talent,
+à sa beauté, où elle apparaissait avec la tranquillité d'une mondaine
+entrant au bal parée des couleurs qui lui vont et sûre d'une ovation. À
+chaque nouveau succès le mari se montrait triste, nerveux, irritable.
+Cela lui faisait l'effet d'un vol, cette vogue qui s'en allait de lui à
+elle sans retour. Longtemps il essaya de cacher à tous, surtout à sa
+femme, cette souffrance inavouable; mais un soir, comme elle montait
+l'escalier de sa loge tenant à deux mains sa robe chargée de bouquets,
+et que toute à son triomphe elle lui disait d'une voix encore oppressée
+de la secousse des applaudissements: «Nous avions une belle salle
+aujourd'hui.» Il lui répondit un: «Tu trouves!...» si ironique, si amer,
+que l'esprit de la jeune femme s'ouvrit à la vérité subitement.
+
+Son mari était jaloux! non pas d'une jalousie d'amant qui veut sa femme
+belle pour lui seul, mais d'une jalousie d'artiste, froide, féroce,
+implacable. Parfois, quand elle s'arrêtait à la fin d'un air et que les
+bravos multipliés tombaient vers elle de toutes les mains tendues, il
+affectait une physionomie impassible, distraite, et son regard absent
+semblait dire aux spectateurs:
+
+«Quand vous aurez fini d'applaudir, moi je chanterai.»
+
+Oh! les applaudissements, ce bruit de grêle qui a de si douces
+résonnances dans les couloirs, la salle, les coulisses, lorsqu'une fois
+on l'a connu, il est impossible de s'en passer. Les grands comédiens ne
+meurent ni de maladie ni de vieillesse; ils cessent d'exister quand on
+ne les applaudit plus. Celui-ci, devant l'indifférence du public, fut
+pris d'un véritable désespoir. Il maigrissait, devenait hargneux,
+méchant. Il avait beau se raisonner, regarder bien en face son mal
+inguérissable, se répéter avant d'entrer en scène:
+
+«C'est ma femme pourtant... Et je l'aime!...»
+
+À la facticité du théâtre, le sentiment vrai tombait tout de suite. Il
+aimait encore la femme, mais il détestait la cantatrice. Elle s'en
+apercevait bien, et, comme on soigne un malade, surveillait cette triste
+manie. D'abord elle avait songé à amoindrir son succès, en se ménageant,
+en ne donnant pas toute sa voix, tous ses moyens; mais ses résolutions
+comme celles du mari ne tenaient pas devant le feu de la rampe. Son
+talent, presque indépendant d'elle-même, dépassait sa volonté. Alors
+elle s'humilia, se fit petite devant lui. C'étaient des conseils qu'elle
+lui demandait; s'il l'avait trouvée bonne, s'il comprenait bien le rôle
+ainsi...
+
+Naturellement, l'autre n'était jamais content. Avec cet air bonhomme, ce
+ton de fausse camaraderie que les comédiens ont entre eux, il lui
+disait, les soirs où elle avait le plus de succès:
+
+«Surveille-toi, petite... ça ne va pas en ce moment... tu n'es pas en
+progrès.»
+
+D'autres fois il voulait l'empêcher de chanter:
+
+«Prends garde, tu te prodigues... tu en fais trop... Ne lasse pas ta
+chance... Tiens, sais-tu! tu devrais prendre un congé.»
+
+Il descendait jusqu'aux prétextes bêtes. Elle était enrhumée, pas en
+voix. Ou bien il lui cherchait des querelles de cabotin:
+
+«Tu as repris trop vite le finale du duo... tu as tué mon effet... C'est
+un parti pris.»
+
+Sans s'apercevoir, le malheureux! que c'était lui qui la gênait dans son
+jeu, précipitait les répliques pour l'empêcher d'être applaudie et, dans
+son désir de reprendre son public, accaparait le haut bout de la scène,
+laissant sa femme chanter au second plan. Elle ne se plaignait pas, elle
+l'aimait trop. D'ailleurs, le triomphe rend indulgent, et chaque soir,
+de l'ombre où elle essayait de se blottir, de s'effacer, le succès
+l'obligeait à reparaître glorieusement en pleine lumière. Au théâtre, on
+s'aperçut vite de ce singulier cas de jalousie, et les camarades s'en
+amusèrent. On accablait le chanteur de compliments sur le talent de sa
+femme. On lui mettait sous les yeux l'article de la veille où, à la
+suite de quatre grandes colonnes consacrées à l'étoile, le critique
+accordait quelques lignes à la vogue presque éteinte du mari. Un jour,
+en venant de lire un de ces articles, il entra dans la loge de sa femme,
+furieux, le journal déployé, et lui dit, blême de colère:
+
+«Cet homme a donc été votre amant?» Il en arrivait à ce degré d'injure.
+Aussi la malheureuse femme, fêtée, enviée, dont le nom en vedette sur
+l'affiche se lisait maintenant à tous les coins de Paris, accaparé même
+par les étalages comme une chance de succès, par les étiquettes menues
+et dorées des confiseurs, des parfumeurs, avait l'existence la plus
+triste, la plus humiliée. Elle n'osait plus ouvrir un journal, de peur
+de lire son éloge, pleurait sur les fleurs qu'on lui jetait et qu'elle
+laissait mourir dans un coin de sa loge pour ne pas perpétuer à la
+maison le souvenir cruel de ses triomphantes soirées. Elle voulut
+renoncer au théâtre, mais son mari s'y opposa.
+
+«On dira que c'est moi qui t'ai fait partir.»
+
+Et l'horrible supplice continua pour tous deux.
+
+Un soir de première représentation, la chanteuse allait entrer en scène.
+Quelqu'un lui dit: «Tenez-vous bien... Il y a une cabale dans la salle
+contre vous.» Cela la fit rire. Une cabale contre elle? Et à propos de
+quoi, bon Dieu!... Elle qui n'avait que des sympathies, qui vivait en
+dehors de toute coterie. C'était bien vrai, pourtant. Au milieu de la
+pièce, dans un grand duo avec son mari, au moment où sa voix superbe,
+montée au plus haut point de son registre, achevait le son sur une suite
+de notes égales et pures comme les perles rondes d'un collier, une
+bordée de sifflets l'arrêta net. La salle était aussi émue, aussi
+surprise qu'elle-même. Le souffle des respirations paraissait suspendu,
+prisonnier dans les poitrines comme le trait qu'elle n'avait pas pu
+finir. Tout à coup une idée folle, épouvantable, lui traversa
+l'esprit... Il était seul en scène, en face d'elle. Elle le regarda
+fixement, et vit passer dans ses yeux l'éclair d'un mauvais sourire. La
+pauvre femme comprit. Les sanglots l'étouffaient. Elle ne put que fondre
+en larmes et disparaître aveuglée dans l'encombrement des coulisses...
+
+C'était son mari qui l'avait fait siffler!
+
+
+ * * * * *
+
+
+
+
+ V
+
+ UN MALENTENDU
+
+
+ * * * * *
+
+
+ _VERSION DE LA FEMME_
+
+
+Qu'est-ce qu'il a? De quoi m'en veut-il? Je n'y comprends rien. J'ai
+pourtant tout fait pour le rendre heureux... Mon Dieu! je ne dis pas
+qu'au lieu d'un poëte je n'aurais pas mieux aimé épouser un notaire, un
+avoué, quelque chose de plus posé, de moins en l'air comme profession;
+mais enfin, tel qu'il était, il me plaisait. Je le trouvais un peu
+exalté, mais gentil tout de même, bien élevé; puis il avait quelque
+fortune, et je pensais qu'une fois marié, sa poésie ne l'empêcherait pas
+de chercher une bonne place, ce qui nous mettrait tout à fait à l'aise.
+Lui aussi dans ce temps-là me trouvait à son idée. Quand il venait me
+voir chez ma tante, à la campagne, il n'avait pas assez de paroles pour
+admirer l'ordre et l'arrangement de notre petit logis, tenu comme un
+couvent. «C'est amusant!...» disait-il. Il riait, m'appelait de toutes
+sortes de noms pris dans des poëmes, des romans qu'il avait lus. Cela me
+choquait un peu, je l'avoue; je l'aurais voulu plus sérieux. Mais ce
+n'est que quand nous avons été mariés, installés à Paris, que j'ai senti
+la différence de nos deux natures.
+
+Moi qui rêvais un petit intérieur bien tenu, clair et propret, je l'ai
+vu tout de suite encombrer notre appartement de meubles inutiles, passés
+de mode, perdus de poussière, avec des tapisseries fanées, et si
+anciennes... Pour tout, ç'a été la même chose. Concevez-vous qu'il m'a
+fait mettre au grenier une très-jolie pendule Empire, qui me venait de
+ma tante, et des tableaux magnifiquement encadrés, donnés par des amies
+de pension. Il trouvait tout cela hideux. J'en suis encore à me demander
+pourquoi. Car enfin son cabinet de travail était un ramassis de vieilles
+toiles enfumées, de statuettes que j'avais honte de regarder,
+d'antiquailles ébréchées, bonnes à rien, des chandeliers pleins de
+vert-de-gris, des vases où fuyait l'eau, des tasses dépareillées. A côté
+de mon beau piano en palissandre, il en avait mis un petit, tout vilain,
+tout écaillé, où manquait la moitié des notes, et si usé qu'on
+l'entendait à peine. A part moi, je commençais à me dire: «Ah çà! mais,
+un artiste, c'est donc un peu un fou... Il n'aime que les choses
+inutiles, il méprise tout ce qui peut servir.»
+
+Quand je vis ses amis, le monde qu'il recevait, ce fut bien pis. Des
+gens à cheveux longs, à grandes barbes, mal peignés, mal habillés, qui
+ne se gênaient pas pour fumer devant moi et me faisaient mal à entendre,
+tellement toutes leurs idées se trouvaient à l'envers des miennes.
+C'étaient de grands mots, de grandes phrases, rien de naturel, rien de
+simple. Avec cela pas la moindre notion des convenances: vous pouviez
+les avoir à dîner vingt fois de suite, jamais une visite, jamais une
+politesse. Pas même une carte, un bonbon au jour de l'an. Rien...
+Quelques-uns de ces messieurs étaient mariés et nous amenaient leurs
+femmes. Il fallait voir le genre de ces personnes-là! A tous les jours
+des toilettes superbes, comme je n'en porterai jamais, Dieu merci! Et si
+mal arrangées, sans ordre ni méthode. Des cheveux bouffants, des jupes
+traînantes, puis des talents qu'elles montraient effrontément. Il y en
+avait qui chantaient comme des actrices, jouaient du piano comme des
+professeurs; toutes bavardaient de tout comme des hommes. Est-ce
+raisonnable, je vous le demande? Est-ce que des femmes sérieuses, une
+fois mariées, doivent penser à autre chose qu'aux soins de l'intérieur?
+C'est ce que j'ai essayé de faire comprendre à mon mari, qui était peiné
+de me voir abandonner la musique. La musique, c'est bon quand on est
+petite fille et qu'on n'a rien de mieux à faire. Mais, franchement, je
+me serais trouvée ridicule à me mettre tous les jours devant un piano.
+
+Oh! je le sais bien. Son grand grief contre moi, c'est que j'aie voulu
+l'arracher à cet étrange milieu si dangereux pour lui. «Vous, avez
+éloigné tous mes amis,» me reproche-t-il souvent. Oui, je l'ai fait, et
+je ne m'en repens pas. Ces gens-là auraient fini par me le rendre fou.
+Quelquefois, en les quittant, il passait la nuit à rimailler, à se
+promener de long en large en parlant haut. Comme s'il n'était pas déjà
+assez bizarre, assez original par lui-même, sans qu'on vînt encore
+l'exciter! En ai-je supporté des caprices, des lubies! Tout à coup, le
+matin, il arrivait dans ma chambre: «Vite, ton chapeau... Nous allons à
+la campagne.» Il fallait tout laisser là, la couture, le ménage, prendre
+des voitures, des chemins de fer, dépenser un argent! Et moi qui ne
+songeais qu'à économiser. Car enfin, ce n'est pas avec quinze mille
+francs de rente qu'on est riche à Paris et qu'on fait un avoir à ses
+enfants. Dans le commencement, il riait de mes observations, tâchait de
+me faire rire; puis, quand il a vu ma ferme intention de rester
+sérieuse, il m'en a voulu de ma simplicité, de mes goûts d'intérieur.
+Est-ce ma faute, à moi, si je déteste le théâtre, les concerts, toutes
+ces soirées artistiques où il voulait m'entraîner et où il retrouvait
+ses connaissances d'autrefois, un tas d'écervelés, de bohèmes, de
+dissipateurs?
+
+Un moment j'avais cru qu'il deviendrait plus raisonnable. J'étais
+parvenue à le sortir de son vilain monde, à nous faire un entourage de
+gens sensés, bien posés, à lui créer des relations utiles... Eh bien!
+non. Monsieur s'ennuyait. Il s'ennuyait du matin au soir. À nos petites
+soirées, où j'installais pourtant un whist, un thé, tout ce qu'il
+fallait, il apportait une figure, une humeur! Quand nous étions seuls,
+la même chose. Pourtant j'étais pleine d'attentions. Je lui disais:
+«Lis-moi un peu ce que tu fais.» Il me récitait des vers, des tirades.
+Je n'y comprenais rien, mais j'avais l'air de m'y intéresser, et par-ci
+par-là je faisais au hasard une petite remarque qui du reste avait le
+don de l'agacer toujours. En un an, en travaillant jour et nuit, il n'a
+pu faire de toutes ses rimes qu'un seul livre qui ne s'est pas vendu du
+tout. Je lui ai dit: «Ah!... tu vois bien...» par raison, pour l'amener
+à quelque chose de mieux compris, de plus productif. Il a eu une colère
+épouvantable, et depuis, une tristesse perpétuelle qui me rendait
+très-malheureuse. Mes amies me conseillaient de leur mieux: «Voyez-vous,
+ma chère, c'est l'ennui, la mauvaise humeur d'un homme inoccupé... S'il
+travaillait un peu plus, il ne serait pas aussi sombre.»
+
+Alors je me suis mise en quête, et tout le monde autour de moi, pour lui
+chercher une place. J'ai remué ciel et terre, j'ai fait je ne sais
+combien de visites à des femmes de secrétaires généraux, de chefs de
+division, je suis allée jusqu'au cabinet du ministre, tout cela sans
+l'avertir. C'était une surprise que je lui réservais. Je me disais:
+«Nous verrons bien s'il sera content cette fois.» Enfin, le jour où j'ai
+reçu sa nomination, une belle enveloppe à cinq cachets, je suis allée la
+porter sur sa table, folle de joie. C'était l'avenir assuré, l'aisance,
+le calme du travail, le contentement de soi... Savez-vous ce qu'il m'a
+dit? Il m'a dit «qu'il ne me pardonnerait jamais.» Après quoi il a
+déchiré la lettre du ministre en mille morceaux, et il s'est sauvé en
+battant les portes. Oh! ces artistes, ces pauvres têtes détraquées qui
+prennent la vie à rebours! Que devenir avec un homme pareil? J'aurais
+voulu lui parler, le raisonner. Mais non. On me l'avait bien dit: «C'est
+un fou.» A quoi bon lui parler, d'ailleurs? Nous n'avons pas la même
+langue. Il ne me comprendrait pas, pas plus que je ne le comprends... Et
+maintenant nous sommes là tous les deux à nous regarder. Je sens de la
+haine dans ses yeux, et pourtant j'ai de l'affection pour lui... C'est
+bien pénible.
+
+
+ _VERSION DU MARI_
+
+
+J'avais pensé à tout, pris toutes mes précautions. Je ne voulais pas
+d'une Parisienne, parce que les Parisiennes me faisaient peur. Je ne
+voulais pas d'une femme riche qui m'apporterait avec elle tout un train
+d'exigences. Je craignais aussi la famille, ce terrible enlacement
+d'affections bourgeoises, accapareuses, qui vous emprisonnent, vous
+rapetissent, vous étouffent. Ma femme était bien ce que je rêvais. Je me
+disais: «Elle me devra tout.» Quelle joie de former cet esprit naïf aux
+belles choses, d'initier cette âme pure à mes enthousiasmes, à mes
+espérances, de donner la vie à cette statue!
+
+
+ * * * * *
+
+
+C'est qu'elle avait l'air, en effet, d'une statue avec ses grands yeux
+sérieux et calmes, son profil grec si régulier, ses traits légèrement
+arrêtés et sévères, mais adoucis par le flou des jeunes visages, ce
+duvet nuancé de rose, l'ombre des cheveux soulevés. Joignez à cela un
+petit accent provincial qui faisait ma joie, que j'écoutais les yeux
+fermés comme un souvenir d'heureuse enfance, l'écho d'une vie tranquille
+dans un coin bien loin, bien ignoré! Et dire que maintenant cet
+accent-là m'est devenu insupportable!... Mais alors j'avais la foi.
+J'aimais, j'étais heureux, disposé à l'être encore plus. Plein d'ardeur
+au travail, j'avais, sitôt marié, commencé un nouveau poëme, et le soir
+je lui lisais les vers de la journée. Je voulais la faire entrer
+complètement dans mon existence. Les premières fois, elle me disait:
+«C'est gentil...» et je lui étais reconnaissant de cette approbation
+enfantine, espérant qu'à la longue elle comprendrait mieux ce qui
+faisait ma vie.
+
+
+ * * * * *
+
+
+La malheureuse! comme j'ai dû l'assommer! Après lui avoir lu mes vers,
+je les lui expliquais, cherchant dans ses beaux yeux étonnés la lueur
+attendue, croyant l'y voir toujours. Je l'obligeais à me donner son avis
+et je glissais sur les sottises pour retenir seulement ce que le hasard
+lui inspirait de bon. J'aurais tant désiré en faire ma vraie femme, la
+femme d'un artiste!... Mais non! Elle ne comprenait pas. J'avais beau
+lui lire les grands poëtes, m'adresser aux plus forts, aux plus tendres,
+les rimes d'or des poëmes d'amour tombaient devant elle avec l'ennui et
+la froideur d'une averse. Une fois, je me souviens, nous lisions la
+_Nuit d'octobre_; elle m'interrompit, pour me demander quelque chose de
+plus sérieux. J'essayai alors de lui expliquer qu'il n'y a rien de plus
+sérieux au monde que la poésie, qui est l'essence même de la vie et
+flotte au-dessus d'elle comme une lumière vibrante où les mots, les
+pensées s'élèvent et se transfigurent. Oh! le sourire dédaigneux de sa
+jolie bouche et la condescendance du regard!... On eût dit que c'était
+un enfant ou un fou qui lui parlait.
+
+
+ * * * * *
+
+
+Ce que j'ai dépensé ainsi de forces, d'éloquence inutile! Rien n'y
+pouvait. Je me butais perpétuellement à ce qu'elle appelait le bon sens,
+la raison, cette excuse éternelle des coeurs secs et des esprits étroits.
+Et ce n'est pas seulement la poésie qui l'ennuyait. Avant notre mariage,
+je l'avais crue musicienne. Elle paraissait comprendre les morceaux
+qu'elle jouait, soulignés par son professeur. A peine mariée, elle a
+fermé son piano, renoncé à la musique... Savez-vous rien de plus triste
+que cet abandon par la jeune femme de tout ce qui plaisait dans la jeune
+fille? La réplique donnée, le rôle fini, l'ingénue quitte son costume.
+Tout cela n'était qu'en vue du mariage, une surface de petits talents,
+de jolis sourires et de passagère élégance. Chez elle le changement à
+été instantané. J'avais d'abord espéré que le goût que je ne pouvais pas
+lui donner, l'intelligence de l'art, des belles choses, lui viendraient
+malgré elle dans cet admirable Paris où les yeux, l'esprit s'affinent
+sans s'en douter. Mais que faire d'une femme qui ne sait pas ouvrir un
+livre, regarder un tableau, que tout ennuie, qui ne veut rien voir? Je
+compris qu'il fallait me résigner à n'avoir près de moi qu'une ménagère
+active et économe, oh! très-économe. La femme selon Proudhon, rien de
+plus. J'en aurais pris mon parti; tant d'artistes sont dans mon cas!
+Mais ce rôle modeste ne lui suffisait pas.
+
+Peu à peu, sournoisement, silencieusement, elle est arrivée à éloigner
+tous mes amis. Devant elle, nous ne nous gênions pas. Nous parlions
+comme par le passé; et de nos exagérations artistiques, de ces axiomes
+fous, de ces paradoxes, où l'idée se travestit pour mieux sourire, elle
+ne comprenait ni la fantaisie ni l'ironie. Tout cela ne faisait que
+l'irriter et la confondre. Assise dans un petit coin du salon, elle
+écoutait sans rien dire, se promettant bien d'éliminer un à un tous ceux
+qui la choquaient si fort. Malgré le bon accueil apparent, on sentait
+déjà chez moi ce petit courant d'air froid qui vous avertit que la porte
+est entr'ouverte et qu'il sera bientôt temps de s'en aller.
+
+Mes amis partis, elle les a remplacés par les siens. Je me suis vu
+envahir par un monde inepte, étranger à l'art, ennuyeux et méprisant
+profondément la poésie, parce que «ça ne rapporte pas». Exprès, on
+citait très-haut devant moi les noms des faiseurs à la mode, des
+fabricants de pièces et de romans à la douzaine:
+
+«Un tel gagne beaucoup d'argent!...»
+
+Gagner de l'argent! tout est là pour ces monstres, et j'avais la douleur
+de voir ma femme penser avec eux. Dans ce milieu sinistre, toutes ses
+habitudes provinciales, ses vues mesquines et bornées s'étaient
+rétrécies encore en une incroyable avarice.
+
+Quinze mille francs de rente! Il me semblait pourtant qu'avec cela on
+pouvait vivre sans souci du lendemain. Eh bien! non. Je l'entendais
+toujours se plaindre, parler d'économies, de réformes, de placements
+avantageux. A mesure qu'elle m'envahissait de ces détails bêtes, je
+sentais s'en aller de moi le goût et le désir du travail. Parfois elle
+venait près de ma table, feuilletait dédaigneusement les vers
+commencés. «Que ça!» disait-elle, en comptant les heures perdues sur
+ces insignifiantes petites lignes. Ah! si j'avais voulu l'écouter, ce
+beau nom de poëte, que j'ai mis tant d'années à me faire, traînerait
+maintenant dans la boue noire des productions à outrance... Et quand je
+pense qu'à cette même femme j'avais livré d'abord tout mon coeur, tous
+mes rêves; quand je pense que ce dédain qu'elle me témoigne, parce que
+je ne gagne pas d'argent, date des premiers moments du mariage.
+Vraiment, j'en ai honte pour moi et pour elle.
+
+Je ne gagne pas d'argent! Cela explique tout, le reproche de son regard,
+son admiration pour les banalités productives, jusqu'à cette démarche
+qu'elle a faite dernièrement pour m'obtenir je ne sais quelle place dans
+un bureau du ministère.
+
+Par exemple, j'ai résisté. Il ne me reste plus que cela, une volonté
+inerte, faite à tous les assauts, à toutes les persuasions. Elle peut
+parler pendant des heures, me glacer de son plus froid sourire, ma
+pensée lui échappe toujours, lui échappera toujours... Et nous en sommes
+là! Mariés, condamnés à vivre ensemble, des lieues entières nous
+séparent, ce nous sommes trop las, trop découragés pour tenter un pas
+l'un vers l'autre. En voilà pour la vie. C'est horrible!
+
+
+ * * * * *
+
+
+
+
+ VI
+
+
+ LES VOIES DE FAIT
+
+
+ * * * * *
+
+
+CABINET DE Me PETITBRY
+
+Avocat consultant.
+
+
+_Madame Nina de B..., chez sa tante, à Moulins_.
+
+
+Madame, conformément aux désirs de Mme votre tante, je me suis occupé de
+l'affaire en question. J'ai pris les faits l'un après l'autre et soumis
+tous vos griefs à l'investigation la plus scrupuleuse. Eh bien, en mon
+âme et conscience, je ne trouve pas que la poire soit encore assez mûre,
+ou, pour parler plus net, que vous soyez fondée d'une façon sérieuse à
+introduire une demande en séparation. Ne l'oublions pas, en effet, la
+loi française est une personne très-positive, qui n'a ni délicatesse ni
+instinct des nuances. Elle ne connaît que le fait, le fait sérieux,
+brutal, et malheureusement c'est ce fait-là qui nous manque. Certes,
+j'ai été profondément touché en lisant le récit de cette première année
+de mariage si pénible pour vous. Vous avez payé bien cher la gloire
+d'épouser un artiste fameux, un de ces hommes chez qui la renommée,
+l'adulation développent un monstrueux égoïsme, et qui doivent vivre
+seuls sous peine de briser la frêle et timide existence qui tente de
+s'attacher à la leur... Ah! madame, depuis le commencement de ma
+carrière, combien ai-je vu de malheureuses épouses dans la triste
+position où vous vous trouvez! Ces artistes, qui vivent du public et
+rien que pour lui, n'apportent au foyer que la fatigue de leur gloire ou
+la tristesse de leurs échecs. Une existence désooevrée, sans boussole ni
+gouvernail, des idées subversives, à l'envers de toute convention
+sociale, le mépris de la famille et de ses joies, l'excitation cérébrale
+cherchée dans l'abus du tabac, des liqueurs fortes, sans parler du
+reste, voilà ce qui constitue ce terrible élément artistique auquel
+votre chère tante désire vous soustraire; mais, je vous le répète, tout
+en comprenant ses inquiétudes, ses remords mêmes d'avoir consenti à un
+pareil mariage, je ne vois pas que les choses soient au point pour ce
+que vous demandez.
+
+J'ai pourtant commencé déjà un projet de mémoire judiciaire où vos
+principaux griefs se trouvent groupés et mis en lumière assez
+habilement. Voici les grandes divisions de l'ouvrage:
+
+1º _Grossièretés de Monsieur envers la famille de Madame_.--Refus de
+recevoir notre tante de Moulins, qui nous a élevée et qui nous
+adore.--Surnoms de Tata Bobosse, Fée Carabosse et autres, donnés à cette
+vénérable demoiselle, dont le dos est un peu voûté.--Railleries,
+épigrammes, dessins au crayon et à la plume sur ladite et son infirmité.
+
+2º _Insociabilité_.--Refus devoir les amis de Madame, de faire des
+visites de noces, d'envoyer des cartes, de répondre aux invitations,
+etc...
+
+3º _Dilapidation_.--Argent prêté sans reçu à toutes sortes de
+bohèmes.--Table toujours ouverte, maison transformée en
+hôtellerie.--Souscriptions continuelles pour des statues, des tombeaux,
+des oeuvres de confrères malheureux.--Fondation d'une revue artistique et
+littéraire!!!!
+
+4º _Grossièretés envers Madame_--Avoir dit tout haut, en parlant de
+nous: «Quelle dinde!...»
+
+5º _Sévices et violences_.--Excessive brutalité de Monsieur.--Fureur aux
+moindres prétextes.--Bris de vaisselle et de meubles.--Tapage, scandale,
+expressions malsonnantes.
+
+Tout cela, comme vous le voyez, chère madame, forme un corps
+d'accusation assez respectable, mais insuffisant. Il nous manque les
+voies de fait. Ah! si nous avions seulement une voie de fait, une toute
+petite voie de fait devant témoins, notre affaire serait superbe. Mais
+ce n'est pas maintenant que vous avez mis cinquante lieues entre vous et
+votre mari que nous pouvons espérer un événement de ce genre. Je dis
+«espérer» parce que, la situation étant donnée, une brutalité de cet
+homme eût été ce qui pouvait vous arriver de plus heureux.
+
+Je suis, madame, en attendant vos ordres, votre dévoué et respectueux
+serviteur.
+
+PETITBRY.
+
+_P. S._--Brutalité devant témoins, bien entendu!...
+
+
+ * * * * *
+
+
+_Maître Petitbry, à Paris_.
+
+
+Eh! quoi, monsieur, voilà où nous en sommes! Voilà ce que vos lois ont
+fait de l'ancienne chevalerie française!... Ainsi, quand il suffit
+souvent d'un malentendu pour séparer deux coeurs à jamais, il faut à vos
+tribunaux des actes de violence pour motiver cette séparation. N'est-ce
+pas indigne, injuste, barbare, criant?... Penser que, pour recouvrer sa
+liberté, ma pauvre petite est obligée d'aller tendre son cou au
+bourreau, de se livrer à toute la fureur du monstre, de l'exciter
+même... Mais n'importe, notre parti est pris. Il faut des voies de fait.
+Eh bien! nous en aurons... Dès demain, Nina retourne à Paris. Comment
+sera-t-elle accueillie? Que va-t-il se passer là-bas? Je n'ose y songer
+sans frémir. À cette idée, ma main tremble, mes yeux se mouillent... Ah!
+monsieur... Ah! maître Petitbry... Ah!
+
+
+ LA TANTE INFORTUNÉE DE NINA.
+
+
+ * * * * *
+
+
+ÉTUDE DE Me MARESTANG
+
+Avoué près le tribunal de la Seine.
+
+_Monsieur Henri de B***, homme de lettres à Paris_.
+
+
+Du calme, du calme, du calme!... Je vous défends d'aller à Moulins, de
+vous élancer à la poursuite de votre fugitive. Il est plus sage, il est
+plus sûr de l'attendre chez vous au coin du feu. En somme, que s'est-il
+passé? Vous refusiez de recevoir cette vieille fille ridicule et
+méchante; votre femme est allée la rejoindre. Il fallait vous y
+attendre. La famille est bien forte dans le coeur d'une si jeune mariée.
+Vous avez voulu aller trop vite. Songez que c'est cette tante qui l'a
+élevée, qu'elle n'a pas d'autres parents qu'elle... Elle a son mari, me
+direz-vous... Eh! mon cher enfant, entre nous nous pouvons bien nous
+faire cet aveu, les maris ne sont pas aimables tous les jours. J'en
+connais un surtout qui, malgré son bon coeur, est d'une nervosité, d'une
+violence! Je veux bien que le travail, les préoccupations artistiques y
+soient pour quelque chose. Toujours est-il que l'oiseau s'est effarouché
+et qu'il est retourné à son ancienne cage. N'ayez pas peur; il n'y
+restera pas longtemps. Ou je me trompe fort, ou cette Parisienne d'hier
+s'ennuiera vite dans ce milieu suranné et ne sera pas longue à regretter
+les turbulences de son poëte... Surtout ne bougez pas.
+
+Votre vieil ami,
+
+MARESTANG.
+
+
+ * * * * *
+
+
+_Maître Marestang, avoué à Paris_.
+
+
+En même temps que votre lettre si raisonnable, si amicale, je reçois un
+télégramme de Moulins m'annonçant le retour de Nina. Ah! que vous avez
+été bon prophète! Elle revient ce soir, toute seule, comme elle était
+partie, sans la moindre démarche de ma part. Il s'agit maintenant de lui
+arranger une vie si douce, si agréable, qu'elle n'ait jamais plus la
+tentation de partir. J'ai fait des provisions de tendresse, de patience,
+pendant cette absence de huit jours. Il n'y a qu'un point sur lequel je
+ne varie pas: je ne veux plus voir chez nous l'horrible Tata Bobosse, ce
+bas-bleu de 1820, qui m'a donné sa nièce uniquement dans l'espoir que ma
+petite célébrité servirait à la sienne. Songez, mon cher Marestang, que
+depuis mon mariage cette méchante petite vieille s'est toujours mise
+entre ma femme et moi, roulant sa bosse à travers tous nos plaisirs,
+toutes nos fêtes, au théâtre, aux expositions, dans le monde, à la
+campagne, partout. Étonnez-vous après cela que j'aie mis une certaine
+précipitation à la congédier, à la renvoyer dans sa bonne ville de
+Moulins. Tenez! mon cher, on ne se doute pas du mal que ces vieilles
+filles, ignorantes de la vie et soupçonneuses, sont capables de faire
+dans un jeune ménage. Celle-là avait fourré dans la jolie petite tête de
+ma femme une provision d'idées fausses, arriérées, saugrenues, un
+sentimentalisme rococo du temps d'Ipsiboé, du jeune Florange: _Ah! si ma
+dame me voyait_!... Pour elle, j'étais un _poâte_, ce _poâte_ qu'on voit
+aux frontispices de Renduel ou de Ladvocat, couronné de lauriers, une
+lyre sur la hanche, et le coup de vent des hautes cimes dans un
+manteau-crispin à collet de velours. Voilà le mari qu'elle avait promis
+à sa nièce, et vous pensez si ma pauvre Nina a dû être désillusionnée.
+Du reste, je conviens que j'ai été bien maladroit avec cette chère
+enfant. Comme vous dites, j'ai voulu aller trop vite, je l'ai
+effarouchée. Cette éducation un peu étroite, faussée par le couvent et
+les rêvasseries sentimentales de la tante, c'était à moi de la refaire
+tout doucement, en laissant au bouquet provincial le temps de
+s'évaporer... Enfin tout cela est réparable, puisqu'elle revient... Elle
+revient, mon cher ami!... Ce soir, j'irai l'attendre à la gare, et nous
+rentrerons chez nous au bras l'un de l'autre, réconciliés et heureux.
+
+HENRI DE B...
+
+
+ * * * * *
+
+
+_Nina de B... à sa tante, à Moulins_.
+
+
+Il m'attendait au chemin de fer et m'a reçue en souriant, les bras
+tendus, comme si je revenais d'un voyage ordinaire. Tu penses si je lui
+ai fait ma mine la plus glacée. À peine rentrée, je me suis enfermée
+dans ma chambre, où j'ai dîné toute seule sous prétexte de fatigue.
+Ensuite, double tour de clef. Il est venu me dire bonsoir à la serrure,
+et, ce qui m'a bien surprise, s'est éloigné à pas de loup sans colère ni
+insistance... Ce matin, visite à Me Petitbry; qui m'a donné de longues
+instructions sur la façon dont je devais m'y prendre, l'heure,
+l'endroit, les témoins...--Ah! ma chère tante, à mesure que le moment
+approche, si tu savais comme j'ai peur. Ses colères sont si terribles.
+Même quand il est doux comme hier, ses yeux ont des éclairs d'orage...
+Enfin je serais forte en pensant à toi, ma chérie... D'ailleurs, comme
+m'a dit Me Petitbry, ce n'est qu'un mauvais moment à passer; puis nous
+reprendrons toutes les deux notre vie d'autrefois, calme et heureuse.
+
+NINA DE B...
+
+
+ * * * * *
+
+
+_De la même à la même_.
+
+
+Chère tante, je t'écris de mon lit, brisée par l'émotion de cette scène
+épouvantable. Qui aurait pu croire que les choses tourneraient ainsi?
+Pourtant toutes mes précautions étaient prises. J'avais prévenu Marthe
+et sa soeur qui devaient venir à une heure, et choisi pour la grande
+scène le moment où l'on sort de table, pendant que les domestiques ôtent
+le couvert dans la salle à manger voisine du cabinet de travail. Dès le
+matin mes batteries étaient préparées: une heure de gammes, d'études au
+piano, les _Cloches du monastère_, les _Rêveries de Rosellen_, tous les
+morceaux qu'il déteste. Cela ne l'avait pas empêché de travailler, sans
+la moindre irritation. Au déjeuner, même patience. Un déjeuner
+exécrable, des restes, des plats sucrés qu'il ne peut pas souffrir. Et
+si tu avais vu ma toilette! Une robe à pèlerine qui a cinq ans de date,
+un petit tablier de soie noire, des cheveux défrisés!... Je cherchais
+sur son front des signes d'irritation, ce pli droit si connu que
+monsieur creuse entre ses sourcils à la moindre contrariété. Eh bien!
+non, rien. C'était à croire qu'on m'avait changé mon mari. Il m'a dit
+d'un ton calme, un peu triste:
+
+«Tiens! vous avez repris votre ancienne coiffure?»
+
+Je répondais à peine, ne voulant rien hâter avant l'arrivée des témoins,
+et puis, c'est drôle! je me sentais émue, secouée d'avance de la scène
+que je cherchais. Enfin, à quelques réponses un peu plus sèches de ma
+part, il se leva de table et se retira chez lui. Je le suivis, toute
+tremblante. J'entendais mes amis s'installer, dans le petit salon, et
+Pierre qui allait, venait, rangeait l'argenterie et les verres. Le
+moment était venu. Il fallait l'amener aux grandes violences, et cela me
+semblait facile après ce que j'avais fait depuis le matin pour
+l'irriter.
+
+En entrant dans son cabinet, je devais être très-pâle. Je me sentais
+dans la cage du lion. Cette pensée me vint: «S'il allait me tuer!» Il
+n'avait pourtant pas l'air bien terrible, couché sur son divan, le
+cigare à la bouche.
+
+«Est-ce que je vous dérange?» demandai-je de ma voix la plus ironique.
+
+Lui, tranquillement:
+
+«Non. Vous voyez... je ne travaille pas.»
+
+Moi, toujours très-méchante:
+
+«Ah çà! vous ne travaillez donc jamais?»
+
+Lui, toujours très-doux:
+
+«Vous vous trompez, mon amie. Je travaille beaucoup, au contraire...
+Seulement, notre métier est de ceux où l'on peut travailler sans avoir
+un outil dans la main.»
+
+Moi:
+
+«Et qu'est-ce que vous faites, en ce moment?... Ah! oui, je sais, votre
+pièce en vers, toujours la même depuis deux ans. Savez-vous que c'est
+bien heureux que votre femme ait eu de la fortune!... Cela vous permet
+de paresser à votre aise.»
+
+Je croyais qu'il allait bondir. Pas du tout. Il est venu me prendre les
+mains très-gentiment.
+
+«Voyons, c'est donc toujours la même chose? Nous allons donc recommencer
+notre vie de guerre?... Alors, pourquoi êtes-vous revenue?»
+
+J'avoue que je me suis sentie un peu émue de son ton affectueux et
+triste; mais j'ai pensé à toi, ma pauvre tante, à ton exil, à tous ses
+torts, et cela m'a donné du courage. J'ai cherché ce que je pouvais lui
+dire de plus amer, de plus blessant... Est-ce que je sais, moi?... que
+j'étais désolée d'avoir épousé un artiste; qu'à Moulins, tout le monde
+me plaignait; que j'avais trouvé mes amies mariées à des magistrats, des
+hommes sérieux, influents, bien posés, tandis que lui... Encore s'il
+gagnait de l'argent. Mais non, monsieur travaillait pour la gloire. Et
+quelle gloire!... À Moulins, personne ne le connaissait; à Paris, on
+sifflait ses pièces. Ses livres ne se vendaient pas. Et patati. Et
+patata... La tête me tournait de toutes les méchantes paroles qui me
+venaient à mesure. Lui me regardait sans répondre, avec une colère
+froide. Naturellement, cette froideur m'exaspérait davantage. J'étais
+tellement excitée, que je ne reconnaissais plus ma voix montée à un
+diapason extraordinaire, et les derniers mots que je lui criai.--je ne
+sais plus quelle épigramme injuste et folle--bourdonnèrent à mes
+oreilles troublées... Pour le coup, je crus que Me Petitbry tenait sa
+voie de fait. Blême, les dents serrées, Henri avait fait deux pas vers
+moi:
+
+«Madame!...»
+
+Puis, subitement, sa colère tomba, sa figure redevint impassible, et il
+me regarda d'un air si méprisant, si insolent, si calme... Oh! ma foi,
+ma patience était à bout. Je levai la main et, vlan! je lui appliquai le
+plus beau soufflet que j'aie donné de ma vie. Au bruit, la porte
+s'ouvre, mes témoins se présentent, suffoqués, solennels:
+
+«Monsieur, c'est une indignité!...
+
+--N'est-ce pas?» disait le pauvre garçon en montrant sa joue toute
+rouge.
+
+Tu penses si j'étais confuse. Heureusement, j'ai pris le parti de
+m'évanouir et de pleurer toutes mes larmes, ce qui m'a beaucoup
+soulagée... Maintenant, Henri est dans ma chambre. Il me veille, il me
+soigne et se montre véritablement très-bon pour moi...Que faire? quelle
+impasse!... C'est Me Petitbry qui ne sera pas content.
+
+NINA DE B...
+
+
+ * * * * *
+
+
+
+
+ VII
+
+
+ LA BOHÈME EN FAMILLE
+
+
+Je ne crois pas qu'on puisse trouver dans tout Paris un intérieur plus
+bizarre et plus gai que celui du sculpteur Simaise. La vie dans cette
+maison-là est une fête perpétuelle. À quelque heure que vous arriviez,
+vous entendez des chants, des rires, le bruit d'un piano, d'une guitare,
+d'un tam-tam. Si vous entrez dans l'atelier, il est rare que vous ne
+tombiez pas au milieu d'une partie de volants, d'un temps de valse,
+d'une figure de quadrille, ou bien parmi des préparatifs de bal, des
+rognures de tulle, de rubans traînant à côté de l'ébauchoir, des fausses
+fleurs accrochées aux bustes, des jupes pailletées qui s'étalent sur un
+groupe encore humide.
+
+C'est qu'il y a là quatre grandes filles de seize à vingt-cinq ans,
+très-jolies, mais très-encombrantes; et quand ces demoiselles
+tourbillonnent leurs cheveux tombant dans le dos avec des flots de
+rubans, de longues épingles, des boucles voyantes, on dirait qu'au lieu
+de quatre elles sont huit, seize, trente-deux demoiselles Simaise aussi
+fringantes les unes que les autres, parlant haut, riant fort, ayant
+toutes cet air un peu garçon particulier aux filles d'artistes, des
+gestes d'atelier, un aplomb de rapin, et s'entendant comme personne à
+éconduire un créancier ou à savonner la tête du fournisseur assez
+insolent pour présenter sa note en temps inopportun.
+
+Ces jeunes personnes sont les véritables maîtresses de la maison. Le
+père travaille dès l'aube, sculptant, modelant sans relâche, car il n'a
+pas de fortune. Dans le commencement, il était ambitieux, s'efforçait de
+bien faire. Quelques succès d'exposition lui présageaient une certaine
+gloire. Mais cette famille exigeante à nourrir, habiller, lancer, l'a
+maintenu dans la médiocrité du métier. Quant à Mme Simaise, elle ne
+s'occupe de rien. Très-belle au moment du mariage, très-entourée dans le
+monde artistique où son mari la présenta, elle se condamna à n'être
+d'abord qu'une jolie femme et plus tard qu'une ancienne jolie femme.
+D'origine créole, à ce qu'elle prétend--bien qu'on m'assure que ses
+parents n'ont jamais quitté Courbevoie,--elle passe ses journées du
+matin au soir dans un hamac accroché tour à tour dans toutes les pièces
+de l'appartement, s'évente, fait la sieste, avec un profond dédain pour
+les détails matériels de l'existence. Elle a posé si souvent à son mari
+des Hébé, des Diane, qu'elle se figure traverser la vie un croissant au
+front, une coupe à la main, chargée d'emblèmes pour tout travail. Aussi
+il faut voir le désordre du logis. On cherche une heure les moindres
+objets.
+
+«As-tu vu mon dé?... Marthe, Éva, Geneviève, Madeleine, qui est-ce qui a
+vu mon dé?»
+
+Les tiroirs, où gisent pêle-mêle des livres, de la poudre, du rouge, des
+paillettes, des cuillers, des éventails, sont remplis jusqu'au bord mais
+ne renferment rien d'utile; d'ailleurs, ils tiennent à des meubles
+bizarres, curieux, incomplets, endommagés. Et la maison elle-même est si
+singulière! Comme on déménage souvent, on n'a pas le temps de
+s'installer, et cet intérieur joyeux a toujours l'air d'attendre le
+rangement complet, indispensable, qui suit une nuit de bal. Seulement il
+manque tant de choses que ce n'est pas la peine de ranger, et pourvu
+qu'on ait un peu de toilette, qu'on circule dans les rues avec l'éclat
+d'un météore, un semblant de chic et des apparences de luxe, l'honneur
+est sauf. Le campement n'a rien qui gêne cette tribu de nomades. Par des
+portes ouvertes, la misère se laisse voir tout à coup dans les quatre
+murs vides d'une pièce non meublée, dans le fouillis d'une chambre
+encombrée. C'est la vie de bohême en famille, une vie d'imprévu, de
+surprises...
+
+Au moment de se mettre à table, on s'aperçoit que tout manque, et qu'il
+faut aller chercher le déjeuner dehors bien vite. De cette façon, les
+heures passent rapidement, agitées, oisives; et puis cela a un avantage.
+Quand on déjeune tard, on ne dîne pas, quitte à souper au bal, où l'on
+va presque tous les soirs. Souvent aussi ces dames donnent des soirées.
+On prend le thé dans des récipients bizarres, hanaps, vidrecomes,
+coquilles japonaises, le tout ébréché par le bric-à-brac, écorné par les
+déménagements. La sérénité de la mère et des filles au milieu de cette
+détresse est quelque chose d'admirable. Elles ont, ma foi! bien d'autres
+idées en tête que le ménage. L'une s'est nattée en Suissesse, l'autre
+frisée en baby anglais, et Mme Simaise, au fond de son hamac, vit dans
+la béatitude de sa beauté d'autrefois. Quant au père Simaise, il est
+toujours ravi. Pourvu qu'il entende le joli rire de ses filles autour de
+lui, il se charge allégrement de tout le poids de cette existence
+déroutée. C'est à lui qu'on s'adresse en câlinant: «Papa, j'ai besoin
+d'un chapeau... papa, il me faut une robe.» Parfois l'hiver est dur. On
+est si répandu, on reçoit tant d'invitations... Bah! le père en est
+quitte pour se lever deux heures plus tôt. On fait un seul feu dans
+l'atelier où toute la famille se réunit. Ces demoiselles taillent,
+cousent leurs robes elles-mêmes, pendant que la corde du hamac grince
+régulièrement et que le père travaille grimpé sur son escabeau.
+
+Avez-vous quelquefois rencontré ces dames dans le monde? Dès qu'elles
+entrent, il y a une rumeur. Depuis longtemps, on connaît les deux
+aînées; mais elles sont toujours si parées, si pimpantes, que c'est à
+qui les prendra pour danseuses. Elles ont du succès autant que les soeurs
+cadettes, presque autant que la mère autrefois; d'ailleurs une grâce à
+porter les chiffons, les bijoux à la mode, un laisser-aller si charmant,
+des rires fous d'enfants mal élevées, des façons de s'éventer à
+l'espagnole... Malgré tout, elles ne se marient pas. Jamais aucun
+admirateur n'a pu résister au spectacle de cet intérieur singulier. Le
+gâchis des dépenses inutiles, le manque d'assiettes, la profusion de
+vieilles tapisseries à trous, de lustres antiques disloqués et dédorés,
+le courant d'air des portes, le coup de sonnette des créanciers, le
+négligé de ces demoiselles en pantoufles et en peignoirs traînant
+d'hôtel garni, mettent en fuite les mieux intentionnés. Que voulez-vous?
+Tout le monde ne se résigne pas à accrocher près de soi pour la vie le
+hamac d'une femme oisive.
+
+Je le crains bien, les demoiselles Simaise ne se marieront pas. Elles
+ont eu pourtant une occasion magnifique et unique de le faire pendant la
+Commune. La famille s'était réfugiée en Normandie dans une petite ville
+très-processive, pleine d'avoués, de notaires, d'agents d'affaires. Le
+père, à peine arrivé chercha des travaux. Son renom de sculpteur le
+servit; et comme il y avait de lui sur une place publique de la ville
+une statue de Cujas, ce fut parmi les notabilités de l'endroit à qui lui
+commanderait son buste. Immédiatement la mère accrocha son hamac dans un
+coin de l'atelier, et ces demoiselles organisèrent de petites fêtes.
+Elles eurent tout de suite beaucoup de succès. Ici du moins, la pauvreté
+semblait un accident d'exil, l'en-l'air de l'installation avait une
+raison d'être. Ces belles élégantes riaient elles-mêmes, très-haut de
+leur misère. On était parti sans rien emporter. De Paris fermé rien ne
+pouvait venir. Pour elles, c'était un charme de plus. Cela faisait
+penser aux tziganes en voyage qui peignent leurs beaux cheveux dans une
+grange, et se désaltèrent aux ruisseaux. Les moins poétiques les
+comparaient dans leur esprit aux exilées de Coblentz, aux dames de la
+cour de Marie-Antoinette parties bien vite, sans poudre ni paniers, ni
+camérières, obligées à toutes sortes d'expédients, apprenant à se servir
+elles-mêmes, et gardant la frivolité des cours de France, le sourire si
+piquant des mouches disparues.
+
+Chaque soir, une foule de bazochiens éblouis encombrait l'atelier
+Simaise. Avec un piano de louage, tout ce monde polkait, valsait,
+scottischait--on scottische encore en Normandie... «Je finirai bien par
+en marier une,» se disait le père Simaise; et le fait est que, la
+première partie, toutes les autres auraient suivi. Malheureusement la
+première ne partit pas, mais il s'en fallut de bien peu. Parmi les
+nombreux valseurs de ces demoiselles, dans ce corps de ballet d'avoués,
+de substituts, de notaires, le plus enragé pour la danse était un avoué
+veuf, très-assidu près de la fille aînée. Dans la maison on l'appelait
+«le premier avoué dansant», en souvenir des ballets de Molière; et
+certes, à voir le train dont le gaillard tourbillonnait, le papa Simaise
+fondait sur lui les plus grandes espérances. Mais les gens d'affaires,
+ça ne danse pas comme tout le monde. Celui-là, tout en valsant, faisait
+ses petites réflexions: «Cette famille Simaise est charmante... Tra la
+la... La la la... mais ils ont beau me presser... la la la... la la
+lère... je ne conclurai rien avant que les portes de Paris soient
+rouvertes... Tra la la... et que j'aie pu prendre mes renseignements...
+la la la...» Ainsi pensait le premier avoué dansant; et, en effet, sitôt
+Paris débloqué, il se renseigna sur la famille, et le mariage fut
+manqué.
+
+Depuis, les pauvres petites en ont manqué bien d'autres. Mais cela n'a
+troublé en rien la gaieté de ce singulier ménage. Au contraire, plus ils
+vont, plus ils sont joyeux. L'hiver dernier, ils ont déménagé trois
+fois, on les a vendus une, et ils ont tout de même donné deux grands
+bals travestis.
+
+
+ * * * * *
+
+
+
+
+ VIII
+
+
+ FRAGMENT D'UNE LETTRE DE FEMME TROUVÉE RUE NOTRE-DAME-DES-CHAMPS
+
+
+«... m'en a coûté pour avoir épousé un artiste. Ah! ma chérie, si
+j'avais su!... mais les jeunes filles se font sur toutes choses de si
+singulières idées. Figure-toi qu'à l'Exposition, quand je voyais sur le
+livret ces adresses lointaines de rues calmes, à l'extrême bout de
+Paris, je m'imaginais des vies paisibles, sédentaires, toutes au travail
+et à la famille, et je me disais, sentant d'avance combien je serais
+jalouse: «Voilà comme je veux un mari. Il sera toujours avec moi. Nous
+passerons toutes nos journées ensemble, lui à son tableau ou à sa
+sculpture, moi lisant, cousant à ses côtés dans le jour recueilli de
+l'atelier. «Pauvre innocente, va! Je ne me doutais pas alors de ce que
+c'était qu'un atelier, ni du singulier monde qu'on y rencontre. Jamais,
+en regardant ces statues de déesses si effrontément décolletées, l'idée
+ne me serait venue qu'il y avait des femmes assez osées pour... Et que
+moi-même je... Sans cela je te prie de croire que je n'aurais pas épousé
+un sculpteur. Ah! mais non, par exemple... Je dois dire qu'à la maison
+ils étaient tous contre ce mariage, malgré la fortune de mon mari, son
+nom déjà célèbre, le bel hôtel qu'il faisait bâtir pour nous deux. C'est
+moi seule qui l'ai voulu. Il était si élégant, si charmant, si empressé.
+Je trouvais pourtant qu'il se mêlait un peu trop de ma toilette, de mes
+coiffures: «Relevez donc vos cheveux comme ceci, là...» et monsieur
+s'amusait à placer une fleur tout au milieu de mes boucles avec bien
+plus d'art que n'importe laquelle de nos modistes. Tant d'expérience
+chez un homme, c'était effrayant, n'est-ce pas? J'aurais dû me méfier...
+Enfin tu vas voir. Écoute.
+
+Nous revenions de notre voyage de noces. Pendant que je m'installais
+dans mon joli appartement si bien meublé, tout ce paradis que tu
+connais, mon mari sitôt arrivé s'était mis au travail et passait ses
+journées à son atelier, en dehors de l'hôtel. Le soir, en rentrant, il
+me parlait avec fièvre de son exposition prochaine. Le sujet était une
+«dame romaine sortant du bain.» Il voulait faire rendre au marbre ce
+petit frisson de la peau au contact de l'air, la mouillure des fins
+tissus plaquant sur les épaules, et toutes sortes d'autres belles choses
+que je ne me rappelle plus. Entre nous, quand il me parle de sa
+sculpture, je ne comprends pas toujours très-bien. Tout de même, je
+disais de confiance: «Ce sera très-joli...» et je me voyais déjà sur le
+sable fin des allées, admirant l'oeuvre de mon mari, un beau marbre tout
+blanc sur la tenture verte, pendant qu'on murmurait derrière moi: «la
+femme de l'auteur...»
+
+Enfin, un jour, curieuse de voir où nous en étions de notre dame
+romaine, j'eus l'idée d'aller le surprendre à son atelier, que je ne
+connaissais pas encore. C'était une de mes premières sorties toute
+seule, et je m'étais faite belle; dam!... En arrivant, je trouvai la
+porte du petit jardin, au rez-de-chaussée, grande ouverte. J'entrai donc
+tout droit, et, juge de mon indignation quand j'aperçus mon mari, en
+blouse blanche comme un maçon, mal peigné, les mains sales de terre,
+ayant en face de lui une femme, ma chère, une grande créature debout sur
+un tréteau, presque pas vêtue, et l'air tranquille dans cette tenue,
+comme si elle l'avait trouvée parfaitement naturelle. Toute une vilaine
+défroque remplie de boue, des bottines de course, un chapeau rond avec
+une plume défrisée, était jetée à côté d'elle, sur une chaise. J'ai vu
+tout cela très-vite, car tu comprends si je me suis sauvée. Étienne
+voulait me parler, me retenir, mais j'eus un geste d'horreur pour ses
+mains pleines de glaise, et je courus chez maman, où j'arrivai à peine
+vivante. Tu vois mon entrée d'ici:
+
+«Ah! mon Dieu, mon enfant, qu'est-ce que tu as?»
+
+Je raconte à maman ce que je viens de voir, comment était cette affreuse
+femme, dans quel costume. Et je pleurais, je pleurais... Ma mère,
+très-émue, essaye de me consoler, m'explique que ce devait être un
+modèle.
+
+«Comment!... mais c'est abominable... On ne m'avait pas parlé de ça,
+avant de me marier!...».
+
+Là-dessus voilà Étienne qui arrive tout effaré, et tâche à son tour de
+me faire comprendre qu'un modèle n'est pas une femme comme une autre, et
+que, d'ailleurs, les sculpteurs ne peuvent pas s'en passer; mais ces
+raisons ne me persuadent guère, et je déclare formellement que je ne
+veux plus d'un mari qui passe ses journées en tête-à-tête avec des
+demoiselles dans cette tenue-là.
+
+«Voyons, mon ami, dit alors cette pauvre maman qui s'efforce de tout
+arranger, est-ce que, par convenance pour votre femme, vous ne pourriez
+pas remplacer cela par un semblant, un cartonnage?»
+
+Mon mari mordait sa moustache avec fureur:
+
+«Mais c'est impossible, ma chère maman.
+
+--Pourtant, mon cher, il me semble... Tenez, nos modistes ont des têtes
+en carton qui leur servent à monter les bonnets... Eh bien, ce qu'on
+fait, pour la tête, ne pourrait-on pas le faire pour...?»
+
+Il paraît que ce n'était pas possible. C'est du moins ce qu'Étienne
+essaya de nous démontrer longuement, avec toutes sortes de détails, de
+mots techniques. Il avait vraiment l'air très-malheureux. Je le
+regardais du coin de l'oeil tout en essuyant mes larmes, et je voyais
+bien que mon chagrin l'affligeait beaucoup. Enfin, après une
+interminable discussion, il fut convenu que, puisque le modèle était
+indispensable, toutes les fois qu'elle viendrait, je serais là. Il y
+avait justement, à côté de l'atelier, un petit débarras très-commode,
+d'où je pourrais voir sans être vue.--C'est honteux, diras-tu, d'être
+jalouse d'espèces pareilles et de montrer sa jalousie. Mais, vois-tu, ma
+biche, il faut avoir passé par ces émotions-là pour pouvoir en parler.
+
+Le lendemain, le modèle devait venir. Je prends donc mon courage à deux
+mains et je m'installe dans ma logette, avec la condition expresse qu'au
+moindre coup frappé â la cloison, mon mari viendrait vite vers moi. À
+peine étais-je enfermée, le vilain modèle de l'autre jour arrive,
+attifée Dieu sait comme, avec une tournure si misérable que je me
+demandais comment j'avais pu être jalouse d'une femme qui s'en va dans
+la rue sans manchettes blanches aux poignets, avec un vieux châle à
+franges vertes. Eh bien, ma chère, quand j'ai vu cette créature jeter
+son châle, sa robe au milieu de l'atelier, se défaire avec cette
+aisance, cette impudeur, cela m'a fait un effet que je ne peux pas te
+dire. La colère m'étouffait... Vite je frappe à la cloison... Étienne
+arrive. Je tremblais, j'étais pâle. Il se moque de moi, me rassure tout
+doucement, et s'en retourne à son travail... Maintenant la femme était
+debout, à demi nue, ses grands cheveux dénoués et tombant dans le dos
+avec une lourdeur lisse. Ce n'était plus la créature de tout à l'heure,
+mais presque une statue déjà, malgré sa mine fatiguée et commune.
+J'avais le coeur serré. Cependant je ne dis rien. Tout à coup, j'entends
+mon mari qui crie: «La jambe gauche... Avancez la jambe gauche.» Et,
+comme le modèle ne comprenait pas bien, il s'approcha d'elle, et... Ah!
+pour le coup, je n'y tiens plus. Je tape. Il ne m'entend pas. Je tape
+encore, je tape avec fureur. Cette fois il accourt, le sourcil un peu
+froncé, dans la fièvre du travail.
+
+«Voyons, Armande... soyez donc raisonnable!...» Et moi, tout en larmes,
+j'appuyais la tête sur son épaule: «C'est plus fort que moi, mon ami...
+Je ne peux pas... je ne peux pas...» Alors, brusquement, sans me
+répondre, il passa dans l'atelier et fit un signe à cette horreur de
+femme qui s'habilla et partit.
+
+Pendant quelques jours, Étienne ne retourna pas à son atelier. Il
+restait près de moi, ne sortait plus, refusait même de voir ses amis,
+toujours très-bon d'ailleurs, mais l'air si triste. Une fois je lui
+demandai bien timidement: «Vous ne travaillez donc plus?» ce qui me
+valut cette réponse: «On ne travaille pas sans modèle.» Je n'eus pas le
+courage d'insister, car je sentais combien j'étais coupable, et qu'il
+avait le droit de m'en vouloir. Pourtant, à force de tendresses, de
+gentillesses, j'obtins de lui qu'il retournerait à son atelier et qu'il
+essayerait de finir sa statue, de... Comment donc disent-ils ça?... de
+chic, c'est-à-dire d'imagination; bref, le procédé de maman. Moi, je
+trouvais cela très-faisable; mais le pauvre garçon avait bien du mal.
+Tous les soirs, il rentrait crispé, découragé, presque malade. Pour le
+remonter, j'allais le voir souvent. Je disais toujours: C'est charmant.
+Mais le fait est que la statue n'avançait guère. Je ne sais pas même
+s'il y travaillait. Quand j'arrivais, je le trouvais toujours en train
+de fumer sur son divan, ou bien roulant des boulettes d'argile qu'il
+envoyait rageusement contre le mur.
+
+Une après-midi que j'étais là à regarder cette pauvre dame romaine,
+ébauchée à demi, si longue à sortir de son bain, une idée fantasque me
+traversa l'esprit. La Romaine était à peu près de ma taille... peut-être
+qu'à la rigueur je pourrais...
+
+«Qu'est-ce qu'on appelle une jolie jambe?» demandai-je tout à coup à mon
+mari.
+
+Il m'expliqua cela très au long, en me montrant ce qui manquait encore à
+sa statue et qu'il ne pouvait pas parvenir à lui donner sans un
+modèle... Pauvre garçon! Il avait l'air si navré en disant cela...
+Sais-tu ce que j'ai fait... Ma foi, tant pis, j'ai ramassé bravement la
+draperie qui traînait dans un coin, je suis allée dans ma logette; puis,
+tout doucement, sans rien dire, pendant qu'il regardait encore sa
+statue, je suis venue me mettre sur l'estrade en face de lui, dans le
+costume et l'attitude où j'avais vu cet affreux modèle... Ah! ma chérie,
+quelle émotion quand il a relevé la tête! J'avais envie de rire et de
+pleurer. J'étais rouge... Et cette maudite mousseline qu'il fallait
+rajuster de tous les côtés... C'est égal! Étienne avait l'air si ravi
+que cela m'a rassurée bien vite. Figure-toi, ma chère, qu'à
+l'entendre...
+
+
+ * * * * *
+
+
+
+
+ IX
+
+
+ LA VEUVE D'UN GRAND HOMME
+
+
+Quand on apprit qu'elle se remariait, cela n'étonna personne. Malgré
+tout son génie, peut-être même à cause de son génie, le grand homme lui
+avait fait quinze ans d'une vie très-dure, traversée de caprices, de
+fantaisies éclatantes dont Paris s'était quelquefois occupé. Sur la
+grande route de gloire qu'il avait parcourue triomphalement et à toute
+vitesse, comme ceux qui doivent mourir jeunes, elle l'avait suivi,
+humble et craintive, assise dans un coin du char, s'attendant toujours à
+des chocs. Quand elle se plaignait, parents, amis, tout le monde était
+contre elle: «Respectez ses faiblesses, lui disait-on, ce sont les
+faiblesses d'un dieu. Ne le troublez pas, ne le dérangez pas. Songez que
+votre mari n'est pas à vous seulement. Il appartient bien plus au pays,
+à l'art, qu'à la famille... Et qui sait si chacune de ces fautes que
+vous lui reprochez ne nous a pas valu des oeuvres sublimes?...» À la fin
+pourtant, lassée de tant de patience, elle eut des révoltes, des
+indignations, des injustices, si bien qu'au moment où le grand homme
+mourut, ils étaient prêts à plaider en séparation et à traîner leur beau
+nom célèbre à la troisième page des journaux à scandale.
+
+Après les agitations de cette union malheureuse, les inquiétudes de la
+dernière maladie, et le coup subit de la mort qui avait réveillé pour un
+moment l'affection primitive, les premiers mois de son veuvage firent à
+la jeune femme l'effet salutaire, reposant, d'une saison de bains. La
+retraité forcée, le charme tranquille de la douleur apaisée lui
+donnèrent à trente-cinq ans une seconde jeunesse presque aussi
+séduisante que la première. D'ailleurs le noir lui allait bien; puis
+elle avait la contenance responsable, un peu fière, d'une femme restée
+seule dans la vie avec tout l'honneur d'un grand nom à porter.
+Très-soigneuse de la gloire du défunt, cette gloire maudite qui lui
+avait coûté tant de larmes et qui maintenant grandissait de jour en jour
+comme une fleur splendide nourrie par la terre noire du tombeau, on la
+voyait, entourée de ses longs voiles sombres, apparaître chez les
+directeurs de théâtres, chez les éditeurs, s'occupant de faire reprendre
+les opéras de son mari, surveillant l'impression des oeuvres posthumes,
+des manuscrits inachevés, apportant à tous ces détails une espèce de
+soin solennel et comme un respect de sanctuaire.
+
+C'est à ce moment que son second mari la rencontra. Il était musicien
+lui aussi, à peu près inconnu, auteur de valses, de mélodies et de deux
+petits opéras dont les partitions, délicieusement imprimées, ne
+s'étaient guère plus jouées que vendues. Avec une figure aimable, une
+belle fortune qu'il tenait d'une famille excessivement bourgeoise, il
+avait par-dessus tout le respect suprême du génie, la curiosité des
+hommes célèbres et la naïveté enthousiaste des artistes encore jeunes.
+Aussi, quand on lui montra la femme du maître, il en eut un
+éblouissement. C'était comme l'image même de la muse glorieuse qui lui
+apparaissait. Tout de suite il fut amoureux, et la veuve commençant déjà
+à revoir un peu le monde, il se fit présenter chez elle. Là sa passion
+s'accrut de l'atmosphère de génie qui flottait encore dans tous les
+coins du salon. C'était le buste du maître, le piano où il composait,
+ses partitions étalées sur tous les meubles, mélodieuses même, à
+regarder, comme si de leurs feuillets entr'ouverts les phrases écrites
+résonnaient musicalement... Le charme très-réel de la veuve, fixée dans
+ce souvenir austère comme dans un cadre qui lui allait bien, acheva de
+le rendre éperdu d'amour.
+
+Après avoir hésité longtemps, le brave garçon finit par se déclarer,
+mais dans des termes si humbles, si timides... Il savait combien il
+était peu de chose pour elle. Il comprenait tout le regret qu'elle
+pourrait avoir à échanger son nom illustre contre le sien, inconnu et
+chétif... Et mille autres naïvetés de ce genre. Pensez qu'au fond du
+coeur la dame était très-flattée de sa conquête, mais elle joua la
+comédie du coeur brisé, et prit les airs dédaigneux, blasés de la femme
+dont la vie est finie sans espoir de recommencement. Elle, qui n'avait
+jamais été si tranquille que depuis la mort de son grand homme, trouva
+encore des larmes pour le regretter, une ardeur enthousiaste à parler de
+lui. Cela, bien entendu, ne fit qu'exalter son jeune adorateur, le
+rendre plus éloquent, plus persuasif.
+
+Bref ce veuvage sévère se termina par un mariage; mais la veuve
+n'abdiqua pas, et resta--quoique mariée--plus veuve de grand homme que
+jamais, comprenant bien qu'aux yeux du second mari c'était là son vrai
+prestige. Comme elle se sentait moins jeune que lui, pour l'empêcher de
+s'en apercevoir elle l'accabla de son dédain, d'une espèce de pitié
+vague, d'un regret de mésalliance inexprimé et blessant. Mais lui ne
+s'en blessait pas au contraire. Il était si convaincu de son infériorité
+et trouvait si naturel que le souvenir d'un pareil homme se fût installé
+despotiquement dans un coeur! Pour l'entretenir dans cette humilité
+d'attitude, elle relisait quelquefois avec lui les lettres que le maître
+lui écrivait quand il lui faisait la cour. Ce retour au passé la
+rajeunissait de quinze ans, lui donnait l'assurance de la femme belle,
+aimée, regardée à travers tous les dithyrambes amoureux, l'exagération
+charmante de la passion écrite. Si elle avait changé depuis, son jeune
+mari s'en inquiétait peu, l'adorait sur la foi d'un autre, en tirait je
+ne sais quelle vanité singulière. Il lui semblait que ces supplications
+passionnées s'ajoutaient aux siennes, et qu'il héritait de tout un passé
+d'amour.
+
+Étrange couple! C'est dans le monde qu'ils étaient curieux à voir. Je
+les apercevais quelquefois au théâtre. Personne n'aurait reconnu la
+jeune femme craintive, un peu timide, qui accompagnait jadis le
+_maëstro_, perdue dans l'ombre gigantesque qu'il faisait autour de lui.
+
+Maintenant droite au bord de la loge, elle se montrait, attirait tous
+les regards à l'orgueil du sien. On eût dit qu'elle avait sur la tête
+l'auréole de son premier mari, dont le nom résonnait autour d'elle comme
+un hommage ou un reproche. L'autre, assis un peu en arrière, avec la
+physionomie empressée des sacrifiés de la vie, observait tous ses
+mouvements, attentif à la servir.
+
+Dans leur intérieur, cette bizarrerie d'allure était encore plus
+marquée. Je me souviens d'une soirée qu'ils donnèrent un an après leur
+mariage. Le mari circulait dans la foule de ses invités, fier et un peu
+embarrassé de réunir chez lui tant de monde. La femme, dédaigneuse,
+mélancolique, supérieure, était ce soir-là veuve de grand homme comme il
+n'est pas possible de l'être plus. Elle avait une certaine façon de
+regarder son mari par-dessus l'épaule, de l'appeler «mon pauvre ami» en
+l'accablant des corvées de réception, d'un air de dire: «Vous n'êtes bon
+qu'à ça.» Autour d'elle se tenait le cercle des intimes d'autrefois, de
+ceux qui avaient assisté aux éclatants débuts du maître, à ses luttes, à
+ses succès. Avec eux elle minaudait, faisait la petite fille. Ils
+l'avaient connue si jeune! Presque tous l'appelaient «Anaïs» de son
+petit nom. C'était comme un cénacle, dont le pauvre mari s'approchait
+respectueusement pour entendre parler, de son prédécesseur. On se
+rappelait les _premières_ glorieuses, ces soirs de batailles presque
+toutes gagnées, puis les manies du grand homme, ses façons de travailler
+quand, pour amener l'inspiration, il voulait que sa femme fût à côté de
+lui, parée, décolletée... «Vous rappelez-vous, Anaïs?» Et Anaïs
+soupirait, rougissait...
+
+De ce temps-là dataient ses belles pièces amoureuses, _Savonarole_
+surtout, la plus passionnée de toutes, avec son grand duo traversé de
+clairs de lune, de parfums de rose et de trilles de rossignols. Un
+enthousiaste le joua au piano, au milieu de l'émotion recueillie. À la
+dernière note de cet admirable morceau, la dame fondit en larmes. «C'est
+plus fort que moi, disait-elle. Je n'ai jamais pu l'entendre sans
+pleurer.» Les vieux amis du maître, entourant sa malheureuse veuve de
+leurs sympathiques condoléances, venaient à tour de rôle, comme aux
+cérémonies funèbres, lui donner une poignée de main vibrante.
+
+«Allons, allons, Anaïs, du courage.»
+
+Et le plus drôle, c'est que le second mari, debout à côté de sa femme,
+l'air ému, pénétré, distribuait des poignées de mains, lui aussi, et
+prenait sa part des condoléances.
+
+«Quel génie! quel génie!» disait-il en s'épongeant les yeux. C'était à
+la fois comique et attendrissant.
+
+
+ * * * * *
+
+
+
+
+ X
+
+
+ LA MENTEUSE
+
+
+Je n'ai aimé qu'une femme dans ma vie, nous disait un jour le peintre
+D... J'ai passé avec elle cinq ans de parfait bonheur, de joies
+tranquilles et fécondes. Je peux dire que je lui dois ma célébrité
+d'aujourd'hui, tellement à ses côtés le travail m'était facile,
+l'inspiration naturelle. Dès que je l'eus rencontrée, il me sembla
+qu'elle était mienne depuis toujours. Sa beauté, son caractère
+répondaient à tous mes rêves. Cette femme ne m'a jamais quitté; elle est
+morte chez moi, dans mes bras, en m'aimant... Eh bien, quand je pense à
+elle, c'est avec colère. Si je cherche à me la représenter telle que je
+l'ai vue pendant cinq ans, dans tout le rayonnement de l'amour, avec sa
+grande taille pliante, sa pâleur dorée, ses traits de juive d'Orient,
+réguliers et fins dans la bouffissure légère du visage, son parler lent,
+velouté comme son regard, si je cherche à donner un corps à cette vision
+délicieuse, c'est pour mieux lui dire: «Je te hais!...»
+
+Elle s'appelait Clotilde. Dans la maison amie où nous nous étions
+rencontrés, on la connaissait sous le nom de Mme Deloche, et on la
+disait veuve d'un capitaine au long cours. En effet, elle paraissait
+avoir beaucoup voyagé. En causant, il lui arrivait de dire tout à coup:
+Quand j'étais à Tampico... ou bien: une fois dans la rade de
+Valparaiso... À part cela, rien dans son allure, dans son langage, ne
+sentait la vie nomade, rien ne trahissait le désordre, la précipitation
+des prompts départs et des brusques arrivées. Elle était Parisienne,
+s'habillait avec un goût parfait, sans aucuns de ces burnous, de ces
+_sarapés_ excentriques qui font reconnaître les femmes d'officiers et de
+marins perpétuellement en tenue de voyage.
+
+Quand je sus que je l'aimais, ma première, ma seule idée fut de la
+demander en mariage. Quelqu'un lui parla pour moi. Elle répondit
+simplement qu'elle ne se remarierait jamais. J'évitai dès lors de la
+revoir; et comme ma pensée était trop atteinte, trop occupée pour me
+permettre le moindre travail, je résolus de voyager. Je faisais mes
+préparatifs de départ lorsque, un matin, dans mon appartement même,
+parmi l'encombrement des meubles ouverts et des malles éparses, je vis à
+ma grande stupeur entrer Mme Deloche.
+
+«Pourquoi partez-vous? me dit-elle doucement... Parce que vous m'aimez?
+Moi aussi, je vous aime... Seulement (ici sa voix trembla un peu)
+seulement, je suis mariée.» Et elle me raconta son histoire.
+
+Tout un roman d'amour et d'abandon. Son mari buvait, la frappait. Ils
+s'étaient séparés au bout de trois ans. Sa famille, dont elle semblait
+très-fière, occupait une haute situation à Paris, mais depuis son
+mariage on ne voulait plus la recevoir. Elle était nièce du
+grand-rabbin. Sa soeur, veuve d'un officier supérieur, avait épousé en
+secondes noces le garde général de la forêt de Saint-Germain. Quant à
+elle, ruinée par son mari, elle avait heureusement gardé d'une éducation
+première complète et très-soignée des talents dont elle se faisait une
+ressource. Elle donnait des leçons de piano dans des maisons riches,
+Chaussée d'Antin, faubourg Saint Honoré, et gagnait largement sa vie...
+
+L'histoire était touchante, mais un peu longue, pleine de ces jolies
+redites, de ces incidents interminables qui embroussaillent les discours
+féminins. Aussi mit-elle plusieurs jours à me la raconter. J'avais loué,
+avenue de l'Impératrice, entre des rues silencieuses et des pelouses
+tranquilles, une petite maison pour nous deux. J'aurais passé là un an à
+l'écouter, à la regarder, sans songer au travail. Ce fut elle la
+première qui me renvoya à mon atelier, et je ne pus pas l'empêcher de
+reprendre ses leçons. Cette dignité de sa vie, dont elle avait souci, me
+touchait beaucoup. J'admirais cette âme fière, tout en me sentant un peu
+humilié devant sa volonté formelle de ne rien devoir qu'à son travail.
+Toute la journée nous étions donc séparés, et réunis seulement le soir à
+la petite maison.
+
+Avec quel bonheur je rentrais chez nous, si impatient lorsqu'elle
+tardait à venir et si joyeux quand je la trouvais là avant moi! De ses
+courses dans Paris elle me rapportait des bouquets, des fleurs rares.
+Souvent je la forçais d'accepter quelque cadeau, mais elle se disait en
+riant plus riche que moi, et le fait est que ses leçons devaient
+produire beaucoup, car elle s'habillait toujours avec une élégance
+chère, et le noir, dont elle se couvrait par une coquetterie de teint et
+de beauté, avait des mats de velours, des luisants de satin et de jais,
+des fouillis de dentelles soyeuses où l'oeil étonné découvrait sous une
+simplicité apparente des mondes d'élégance féminine dans les mille
+reflets d'une couleur unique.
+
+Du reste son métier n'avait rien de pénible, disait-elle. Toutes ses
+élèves, des filles de banquiers, d'agents de change, l'adoraient, la
+respectaient; et plus d'une fois elle me montra un bracelet, une bague
+qu'on lui donnait en reconnaissance de ses soins. En dehors du travail,
+nous ne nous quittions jamais; nous n'allions nulle part. Seulement, le
+dimanche elle partait pour Saint-Germain voir sa soeur, la femme du garde
+général, avec qui, depuis quelque temps, elle avait fait sa paix. Je
+l'accompagnais à la gare. Elle revenait le soir même, et souvent, dans
+les longs jours, nous nous donnions rendez-vous à une station du
+parcours, au bord de l'eau ou dans les bois. Elle me racontait sa
+visite, la bonne mine des enfants, l'air heureux du ménage. Cela me
+navrait pour elle, privée à jamais d'une vraie famille, et je redoublais
+de tendresse, afin de lui faire oublier cette position fausse, qui
+devait éprouver cruellement une âme de sa valeur.
+
+Quel temps heureux de travail et de confiance! Je ne soupçonnais rien.
+Tout ce qu'elle disait avait l'air si vrai, si naturel. Je ne lui
+reprochais qu'une chose. Quelquefois en me parlant des maisons où elle
+allait, des familles de ses élèves, il lui venait une abondance de
+détails supposés, d'intrigues, imaginaires qu'elle inventait en dépit de
+tout. Si calme, elle voyait toujours le roman autour d'elle, et sa vie
+se passait en combinaisons dramatiques. Ces chimères troublaient mon
+bonheur. Moi qui aurais voulu m'éloigner du reste du monde pour vivre
+enfermé auprès d'elle, je la trouvais trop occupée de choses
+indifférentes. Mais je pouvais bien pardonner ce travers à une femme
+jeune et malheureuse, dont la vie avait été jusque-là un roman triste
+sans dénoûment probable.
+
+Une seule fois, j'eus un soupçon, ou plutôt un pressentiment. Un
+dimanche soir elle ne rentra pas coucher. J'étais au désespoir. Que
+faire? Aller à Saint-Germain? Je pouvais la compromettre. Pourtant,
+après une nuit affreuse, j'étais décidé à partir lorsqu'elle arriva
+toute pâle, toute troublée. Sa soeur était malade; elle avait dû rester
+pour la soigner. Je crus ce qu'elle me disait, sans me méfier de ce flux
+de paroles débordant à la moindre question, noyant toujours l'idée
+principale sous une foule de détails inutiles, l'heure de l'arrivée, un
+employé très-impoli, un retard du train. Deux ou trois fois dans la même
+semaine, elle retourna coucher à Saint-Germain; ensuite, la maladie
+finie, elle reprit sa vie régulière et tranquille.
+
+Malheureusement, quelque temps après, ce fut son tour de tomber malade.
+Un jour, elle revint de ses leçons, tremblante, mouillée, fiévreuse. Une
+fluxion de poitrine se déclara, grave tout de suite, et bientôt--me dit
+le médecin--irrémédiable. J'eus une douleur folle, immense. Puis je ne
+songeai plus qu'à lui rendre ses dernières heures plus douces. Cette
+famille qu'elle aimait tant, dont elle était si glorieuse, je la
+ramènerais à ce lit de mourante. Sans lui rien dire, j'écrivis d'abord à
+sa soeur, à Saint-Germain, et moi-même je courus chez son oncle, le
+grand-rabbin. Je ne sais à quelle heure indue j'arrivai. Les grandes
+catastrophes bouleversent la vie jusqu'au fond, l'agitent dans ses
+moindres détails... Je crois que le brave rabbin était en train de
+dîner. Il vint tout effaré, me reçut dans l'antichambre.
+
+«Monsieur, lui dis-je, il y a des moments où toutes les haines doivent
+se taire...»
+
+Sa figure respectable se tournait vers moi, très-étonnée.
+
+Je repris:
+
+«Votre nièce va mourir.
+
+--Ma nièce!... Mais je n'ai pas de nièce; vous vous trompez.
+
+--Oh! je vous en prie, monsieur, oubliez ces sottes rancunes de
+famille... Je vous parle de Mme Deloche, la femme du capitaine...
+
+--Je ne connais pas de Mme Deloche... Vous confondez, mon enfant, je
+vous assure.»
+
+Et, doucement, il me poussait vers la porte, me prenant pour un
+mystificateur ou pour un fou. Je devais avoir l'air bien étrange, en
+effet. Ce que j'apprenais était si inattendu, si terrible... Elle
+m'avait donc menti... Pourquoi?... Tout à coup une idée me vint. Je me
+fis conduire à l'adresse d'une de ses élèves dont elle me parlait
+toujours, la fille d'un banquier très-connu.
+
+Je demande au domestique: Mme Deloche?
+
+«Ce n'est pas ici.
+
+--Oui, je sais bien... C'est une dame qui donne des leçons de piano à
+vos demoiselles.
+
+--Nous n'avons pas de demoiselles chez nous, pas même de piano... Je ne
+sais pas ce que vous voulez dire.»
+
+Et il me ferma la porte au nez avec humeur.
+
+Je n'allai pas plus loin dans mes recherches. J'étais sûr de trouver
+partout la même réponse et le même désappointement. En rentrant à notre
+pauvre petite maison, on me remit une lettre timbrée de Saint-Germain.
+Je l'ouvris, sachant d'avance ce qu'elle renfermait. Le garde général
+lui non plus ne connaissait pas Mme Deloche. Il n'avait d'ailleurs ni
+femme ni enfant.
+
+Ce fut le dernier coup. Ainsi pendant cinq ans chacune de ses paroles
+avait été un mensonge... Mille idées de jalousie me saisirent à la fois;
+et follement, sans savoir ce que je faisais, j'entrai dans la chambre où
+elle était en train de mourir. Toutes les questions qui me tourmentaient
+tombèrent ensemble sur ce lit de douleur: «Qu'alliez-vous faire à
+Saint-Germain le dimanche?... Chez qui passiez-vous vos journées?... Où
+avez-vous couché cette nuit-là!... Allons, répondez-moi. «Et je me
+penchais sur elle, cherchant tout au fond de ses yeux encore fiers et
+beaux les réponses que j'attendais avec angoisse; mais elle resta
+muette, impassible.
+
+Je repris en tremblant de rage: «Vous ne donniez pas de leçons. J'ai été
+partout. Personne ne vous connaît... Alors, d'où venaient cet argent,
+ces dentelles, ces bijoux?» Elle me jeta un regard d'une tristesse
+horrible, et ce fut tout... Vraiment, j'aurais dû l'épargner, la laisser
+mourir en repos... Mais je l'avais trop aimée. La jalousie était plus
+forte que la pitié. Je continuai: «Tu m'as trompé pendant cinq ans. Tu
+m'as menti tous les jours, à toutes les heures... Tu connaissais toute
+ma vie, et moi je ne savais rien de la tienne. Rien, pas même ton nom.
+Car il n'est pas à toi, n'est-ce pas? ce nom que tu portais... Oh! la
+menteuse, la menteuse! Dire qu'elle va mourir, et que je ne sais de quel
+nom l'appeler... Voyons, qui est-tu? D'où viens-tu? Qu'est-ce que tu es
+venue faire dans ma vie?... Mais parle-moi donc! Dis-moi quelque chose.»
+
+Efforts perdus! Au lieu de me répondre, elle tournait péniblement la
+tête vers la muraille, comme si elle avait craint que son dernier regard
+me livrât son secret... Et c'est ainsi qu'elle est morte, la
+malheureuse! Morte en se dérobant, menteuse jusqu'au bout.
+
+
+ * * * * *
+
+
+
+
+ XI
+
+
+ LA COMTESSE IRMA
+
+
+«_M. Charles d'Athis, homme de lettres, a l'honneur de vous faire part
+de la naissance de son fils Robert_.
+
+«_L'enfant se porte bien_.»
+
+
+Tout le Paris lettré et artistique a reçu, il y a une dizaine d'années,
+ce petit billet de part sur papier satiné, aux armes des comtes
+d'Athis-Mons, dont le dernier, Charles d'Athis, avait su--si jeune
+encore--se faire un vrai renom de poëte.
+
+«... L'enfant se porte bien.»
+
+Et la mère? Oh! celle-là, la lettre n'en parlait pas. Tout le monde la
+connaissait trop. C'était la fille d'un vieux braconnier de
+Seine-et-Oise, un ancien modèle qu'on appelait Irma Sallé, et dont le
+portrait avait traîné dans toutes les expositions, comme l'original dans
+tous les ateliers. Son front bas, sa lèvre relevée à l'antique, ce
+hasard d'un visage de paysanne ramené aux lignes primitives--une
+gardeuse de dindons avec des traits grecs--ce teint un peu hâlé des
+enfances en plein air, qui donne aux cheveux blonds des reflets de soie
+pâle, faisaient à cette drôlesse une espèce d'originalité sauvage que
+complétaient deux yeux d'un vert magnifique, enfoncés sous d'épais
+sourcils.
+
+Une nuit, en sortant d'un bal de l'Opéra, d'Athis l'avait emmenée
+souper, et depuis deux ans le souper continuait. Mais, quoique Irma fût
+entrée complètement dans la vie du poëte, ce billet de part insolent et
+aristocratique vous indique assez le peu de place qu'elle y tenait. En
+effet, dans ce ménage provisoire, la femme n'était guère plus qu'une
+intendante, apportant à gérer la maison du poëte-gentilhomme l'âpreté de
+sa double nature de paysanne et de courtisane, et s'efforçant, à
+n'importe quel prix, de se rendre indispensable. Trop rustique et trop
+sotte pour jamais rien comprendre au génie de d'Athis, à ces beaux vers
+raffinés et mondains qui faisaient de lui une sorte de Tennyson
+parisien, elle avait su pourtant se plier à tous ses dédains, à toutes
+ses exigences, comme si au fond de cette nature vulgaire il était resté
+un peu de l'admiration humiliée de la paysanne pour le noble, de la
+vassale pour son seigneur. La naissance de l'enfant ne fit qu'accentuer
+sa nullité dans la maison.
+
+Quand la comtesse douairière d'Athis-Mons, la mère du poëte, femme
+distinguée et du plus grand monde, apprit qu'il lui était né un
+petit-fils, un joli petit vicomte, bien et dûment reconnu par son
+auteur, elle eut l'envie de le voir et de l'embrasser. Certes, pour une
+ancienne lectrice de la reine Marie-Amélie, c'était dur de penser que
+l'héritier d'un si grand nom avait une mère pareille; mais s'en tenant à
+la formule des petits billets de part, la vieille dame oublia que cette
+créature existait. Elle choisit, pour aller voir l'enfant en nourrice,
+les jours où elle était sûre de ne rencontrer personne, l'admira, le
+choya, l'adopta dans son coeur, en fit son idole, ce dernier amour des
+grand'mères, qui leur est un prétexte de vivre encore quelques années
+pour voir grandir et pousser les tout petits...
+
+Puis, lorsque bébé vicomte fut un peu plus grand, qu'il revint habiter
+entre son père et sa mère, la comtesse ne pouvant renoncer à ses chères
+visites, il y eut une convention faite: au coup de sonnette de la
+grand'mère, Irma disparaissait humblement, silencieusement; ou bien on
+amenait l'enfant chez son aïeule, et gâté par ses deux mères, il les
+aimait autant l'une que l'autre, un peu étonné de sentir dans la force
+de leurs caresses comme une volonté d'exclusion, d'accaparement.
+D'Athis, insouciant, tout à ses vers, à sa renommée grandissante, se
+contentait d'adorer son petit Robert d'en parler à tout le monde et de
+s'imaginer que l'enfant était à lui, à lui seul. Cette illusion ne dura
+pas.
+
+«Je voudrais te voir marié... lui dit un jour sa mère.
+
+--Oui... mais l'enfant?
+
+--Sois sans inquiétude. Je t'ai découvert une jeune fille noble, pauvre
+et qui t'adore. Je lui ai fait connaître Robert, et ce sont déjà de
+vieux amis. D'ailleurs, la première année, je garderai le cher petit
+avec moi. Après, on verra.
+
+--Et cette... cette fille? hasarda le poëte en rougissant un peu, car
+c'était la première fois qu'il parlait d'Irma devant sa mère.
+
+--Bah! répondit la vieille douairière en riant, nous lui ferons une
+jolie dot, et je suis bien sûre qu'elle trouvera à se marier, elle
+aussi. Le bourgeois de Paris n'est pas superstitieux.»
+
+Le soir même, d'Athis, qui n'avait jamais été fou de sa maîtresse, lui
+parla de ces arrangements et la trouva, comme toujours, soumise et prête
+à tout. Mais le lendemain, quand il rentra chez lui, la mère et l'enfant
+étaient partis. On finit par les découvrir chez le père d'Irma, dans un
+affreux petit chaume, à la lisière de la forêt de Rambouillet; et quand
+le poëte arriva, son fils, son petit prince, tout en velours et en
+dentelles, sautant sur les genoux du vieux braconnier, jouait avec sa
+pipe, courait après les poules, heureux de secouer ses boucles blondes
+au grand air. D'Athis, quoique très-ému, voulut prendre la chose en
+riant et ramener tout de suite ses deux fugitifs avec lui. Mais Irma ne
+l'entendit pas ainsi. On la chassait de la maison; elle emmenait son
+enfant. Quoi de plus naturel?... Il ne fallut rien moins que la promesse
+du poëte qu'il renonçait à se marier pour la décider à revenir. Encore
+fit-elle ses conditions. On avait trop longtemps oublié qu'elle était la
+mère de Robert. Se cacher toujours, disparaître quand Mme d'Athis
+arrivait, cette vie-là n'était plus possible. L'enfant devenait trop
+grand pour qu'elle s'exposât à ces humiliations devant lui. Il fut
+convenu que, puisque Mme d'Athis ne voulait pas se rencontrer avec la
+maîtresse de son fils, elle ne viendrait plus chez lui et qu'on lui
+amènerait le petit tous les jours.
+
+Alors commença pour la vieille grand'mère un supplice véritable. Chaque
+jour il y avait des prétextes d'empêchement. L'enfant avait toussé; il
+faisait froid, il pleuvait. Puis c'était la promenade, l'équitation, la
+gymnastique. Elle ne voyait plus son petit-fils, la pauvre vieille.
+D'abord elle voulut s'en plaindre à d'Athis; mais les femmes seules ont
+le secret de ces petites guerres. Leurs ruses restent invisibles, comme
+les points cachés qui tiennent les volants et les dentelles de leur
+toilette. Le poëte était incapable d'y rien voir; et la triste
+grand'mère passait sa vie à attendre la visite de son chéri, à le
+guetter dans la rue quand il sortait avec un domestique, et par ces
+baisers furtifs ces regards à la hâte, elle augmentait sa passion
+maternelle sans jamais arriver à la contenter.
+
+Pendant ce temps-là, Irma Sallé--toujours à l'aide de l'enfant--faisait
+son chemin dans le coeur du père. Maintenant elle était à la tête de la
+maison, recevait, donnait des fêtes, s'installait comme une femme qui
+restera. Toutefois elle avait soin de dire de temps en temps au petit
+vicomte, devant son père: Te rappelles-tu les poules de grand-papa
+Sallé? Veux-tu que nous retournions les voir? Et par cette éternelle
+menace de départ, elle préparait l'installation définitive du mariage.
+
+Il lui fallut cinq ans pour devenir comtesse; mais enfin elle le fut...
+Un jour, le poëte vint en tremblant annoncer à sa mère qu'il était
+décidé à épouser sa maîtresse, et la vieille dame, au lieu de
+s'indigner, accueillit cette calamité comme une délivrance, ne voyant
+qu'une chose dans ce mariage, la possibilité de retourner chez son fils
+et d'aimer librement son petit Robert. Le fait est que la vraie lune de
+miel fut pour la grand'mère. D'Athis, après son coup de tête, voulut
+s'éloigner quelque temps de Paris. Il s'y sentait gêné. Et comme
+l'enfant pendu aux jupes de sa mère menait toute la maison, on alla
+s'établir dans le pays d'Irma, à côté des poules du père Sallé. C'était
+bien l'intérieur le plus curieux, le plus disparate qu'on pût imaginer.
+La bonne maman d'Athis et le grand-papa Sallé se rencontraient tous les
+soirs au coucher de leur petit-fils. Le vieux braconnier, son bout de
+pipe noire rivé au coin de la bouche, l'ancienne lectrice au Château,
+avec ses cheveux poudrés, son grand air, regardaient ensemble le bel
+enfant qui se roulait devant eux sur le tapis, et l'admiraient autant
+tous deux. L'une lui apportait de Paris tous les nouveaux jouets, les
+plus brillants, les plus chers; l'autre lui fabriquait des sifflets
+magnifiques avec des bouts de sureau; et dam! le dauphin hésitait.
+
+En somme, parmi tous ces êtres groupés comme de force autour d'un
+berceau, le seul vraiment malheureux était Charles d'Athis. Son
+inspiration élégante et patricienne souffrait de cette vie au fond des
+bois, comme ces Parisiennes délicates pour qui la campagne a trop de
+grand air et de sève. Il ne travaillait plus, et loin de ce terrible
+Paris, qui se referme si vite sur les absents, il se sentait déjà
+presque oublié. Heureusement l'enfant était là, et, quand l'enfant
+souriait, le père ne pensait plus à ses succès de poëte ni au passé
+d'Irma Sallé.
+
+Et maintenant, voulez-vous savoir le dénoûment de ce singulier drame?
+Lisez le petit billet encadré de noir que j'ai reçu il y a quelques
+jours, et qui est comme le dernier feuillet de cette aventure
+parisienne:
+
+
+ * * * * *
+
+
+«_M. le comte et Mme la comtesse d'Athis ont la douleur de vous faire
+part de la mort de leur fils Robert._»
+
+
+ * * * * *
+
+
+Les malheureux! les voyez-vous là-bas, tous les quatre, se regardant
+devant ce berceau vide!...
+
+
+ * * * * *
+
+
+
+
+ XII
+
+
+ LES CONFIDENCES D'UN HABIT À PALMES VERTES
+
+
+Ce matin-là était le matin d'un beau jour pour le sculpteur Guillardin.
+
+Nommé de la veille membre de l'Institut, il allait inaugurer devant les
+cinq académies réunies en assemblée solennelle son habit d'académicien,
+un magnifique habit à palmes vertes, tout luisant du drap neuf et de la
+broderie soyeuse couleur d'espérance. Le bienheureux habit, ouvert, prêt
+à passer, était étalé sur un fauteuil, et Guillardin le regardait avec
+amour, en achevant de nouer sa cravate blanche.
+
+«Surtout ne nous pressons pas... J'ai tout le temps...» pensait le
+bonhomme.
+
+Le fait est que dans sa fièvre d'impatience il s'était habillé deux
+heures trop tôt; et la belle Mme Guillardin--toujours très-longue à sa
+toilette--lui avait déclaré que ce jour-là spécialement elle ne serait
+prête qu'à l'heure juste; pas une minute avant, vous m'entendez bien!
+
+Infortuné Guillardin! que faire pour tuer le temps jusque-là?
+
+«Essayons toujours notre habit», se dit-il, et doucement, comme s'il
+maniait du tulle, des dentelles, il souleva la précieuse défroque, et,
+l'ayant endossée avec des précautions infinies, il vint se mettre devant
+sa glace. Oh! la gracieuse image que la glace lui renvoya! Quel aimable
+petit académicien tout frais pondu, gras, heureux, souriant, grisonnant,
+bedonnant, avec des bras trop courts qui avaient dans les manches neuves
+une dignité roide et automatique! Évidemment satisfait de sa tournure,
+Guillardin marchait de long en large, saluait comme pour entrer en
+séance, souriait à ses collègues des beaux-arts, prenait des poses
+académiques. Mais, si fier de sa personne qu'on soit, on ne peut pas
+rester deux heures en tenue, debout, devant une glace. À la longue notre
+académicien se fatigua, et, craignant de chiffonner son habit, prit le
+parti de le retirer et de le remettre à sa place, bien soigneusement
+posé sur un fauteuil. Lui-même s'assit en face, à l'autre coin de la
+cheminée; puis, les jambes allongées, les deux mains croisées sur son
+gilet de cérémonie, il se mit à songer délicieusement en regardant son
+habit vert.
+
+Comme le voyageur arrivé enfin au terme de sa route aime à se souvenir
+des périls, des difficultés du voyage, Guillardin reprenait sa vie année
+par année depuis le jour où il avait commencé la sculpture à l'atelier
+Jouffroy. Ah! les débuts sont rudes dans ce sacré métier. Il se
+rappelait les hivers sans feu, les nuits sans sommeil, les courses pour
+chercher de l'ouvrage, et ces rages sourdes qu'on éprouve à se sentir
+tout petit, perdu, inconnu, dans l'immense foule qui vous pousse, vous
+bouscule, vous renverse, vous écrase. Dire pourtant qu'à lui seul, sans
+protecteurs, sans fortune, il avait su se tirer de là. Rien que par le
+talent, monsieur! Et la tête renversée, les yeux à demi-clos, plongé
+dans une contemplation béate, le digne homme se répétait tout haut à
+lui-même: «Rien que par mon talent. Rien que par mon tal...»
+
+Un long éclat de rire, sec et cassé comme un rire de vieux,
+l'interrompit subitement. Guillardin un peu saisi regarda autour de lui
+dans la chambre. Il était seul, bien seul, en tête-à-tête avec son habit
+vert, cette ombre d'académicien solennellement étalée en face de lui, de
+l'autre côté du feu. Et cependant le rire insolent continuait toujours.
+Alors, en regardant mieux, le sculpteur crut s'apercevoir que son habit
+n'était plus à la place où il l'avait mis, mais véritablement assis dans
+le fauteuil, les basques relevées, les deux manches accoudées sur les
+bras du meuble, le plastron gonflé avec une apparence de vie. Chose
+incroyable! c'était lui qui riait. Oui, c'était de ce singulier habit
+vert que venaient ces rires fous qui l'agitaient, le secouaient, le
+tordaient, le renversaient, faisaient frétiller ses basques, et par
+moments ramenaient ses deux manches vers les côtés, comme pour arrêter
+cet excès de gaieté surnaturelle et inextinguible. En même temps on
+entendait une petite voix futée et malicieuse qui disait, entre deux
+hoquets: «Mon Dieu! mon Dieu, que ça fait mal de rire!... Que ça fait
+mal de rire comme ça!
+
+---Qui diable est donc là, à la fin des fins?» demanda le pauvre
+académicien en ouvrant de gros yeux.
+
+La voix reprit, encore plus futée et malicieuse: «Mais c'est moi,
+monsieur Guillardin, c'est moi, votre habit à palmes, qui vous attends
+pour aller à la séance. Je vous demande pardon d'avoir interrompu si
+intempestivement vos songeries; mais vraiment c'était si drôle de vous
+entendre parler de votre talent! Je n'ai pas pu me retenir... Voyons,
+est-ce que c'est sérieux? Pensez-vous en conscience que votre talent a
+suffi pour vous mener aussi vite, aussi loin, aussi haut dans la vie,
+vous donner tout ce que vous avez: honneurs, position, renommée,
+fortune?... Croyez-vous cela possible, Guillardin?... Descendez en
+vous-même, mon ami, avant de me répondre. Descendez encore, encore, là!
+Maintenant, répondez-moi. Vous voyez bien que vous n'osez pas.
+
+---Pourtant, bégaya Guillardin avec une hésitation comique, j'ai... j'ai
+beaucoup travaillé.
+
+---Oui, beaucoup, énormément. Vous êtes un piocheur, un manoeuvre, un
+grand abatteur de besogne. Vous comptez vos journées à l'heure; comme un
+cocher de fiacre. Mais le rayon, mon cher; l'abeille d'or qui traverse
+le cerveau du véritable artiste en y mettant l'éclair et le
+bourdonnement de ses ailes, quand vous a-t-elle rendu visite? Pas une
+fois, vous le savez bien. Elle vous a toujours fait peur, la divine
+petite abeille! Et cependant, c'est elle qui donne le vrai talent. Ah!
+j'en connais qui travaillent aussi, mais autrement que vous, avec tout
+le trouble, toute la fièvre des chercheurs, et qui n'arriveront jamais
+où vous êtes... Tenez! convenons d'une chose, pendant que nous sommes
+seuls. Votre talent à vous, ç'a été d'épouser une jolie femme.
+
+---Monsieur!...» fit Guillardin, en devenant tout rouge.
+
+La voix reprit sans s'émouvoir:
+
+«À la bonne heure! Voilà une indignation qui me fait plaisir. Elle me
+prouve ce que tout le monde sait, du reste: vous êtes certainement plus
+bête que coquin... Là, là, vous n'avez pas besoin de me faire ces yeux
+furibonds. D'abord, si vous me touchez, si j'ai seulement un faux pli ou
+un accroc, impossible d'aller à là séance; et Mme Guillardin ne serait
+pas contente. Car enfin c'est à elle que revient toute la gloire de
+cette belle journée. C'est elle que les cinq académies vont recevoir
+tout à l'heure, et je vous réponds que si j'arrivais à l'Institut passé
+sur sa jolie taille, toujours élégante et droite malgré l'âge, j'aurais
+un autre succès qu'avec vous... Que diable! monsieur Guillardin, il faut
+se rendre compte des choses! Vous lui devez tout à cette femme-là; tout,
+votre hôtel, vos quarante mille francs de rente, vos croix, vos
+lauriers, vos médailles...»
+
+Et d'un geste de manchot, l'habit vert avec sa manche brodée montrait au
+malheureux sculpteur les cadres glorieux accrochés au mur de son alcôve.
+Puis, comme s'il eût voulu, pour mieux torturer sa victime, prendre tous
+les aspects, toutes les attitudes, cet habit cruel se rapprocha de la
+cheminée, et se penchant en avant sur son fauteuil d'un petit air
+vieillot et confidentiel, il parla familièrement sur le ton d'une
+camaraderie déjà ancienne:
+
+«Voyons, mon vieux, ça paraît te faire de la peine, ce que je te dis là.
+Il faut pourtant bien que tu saches ce que tout le monde sait. Et qui te
+l'apprendra, si ce n'est pas ton habit? Tiens! raisonnons un peu.
+Qu'est-ce que tu avais en te mariant? Rien. Qu'est-ce que ta femme t'a
+apporté? Zéro. Alors comment t'expliques-tu ta fortune actuelle? Tu vas
+me dire encore que tu as beaucoup travaillé. Mais, malheureux, en
+travaillant jour et nuit, avec les faveurs, les commandes du
+gouvernement, qui ne t'ont certes pas manqué depuis ton mariage, tu n'as
+jamais gagné plus de quinze mille francs par an. Crois-tu que cela
+suffisait dans une maison comme la vôtre? Songe que la belle Mme
+Guillardin a toujours été citée comme une élégante, lancée dans tous les
+mondes où l'on dépense... Parbleu! je sais bien que, claquemuré du matin
+au soir dans ton atelier, tu n'as jamais réfléchi à ces choses-là. Tu te
+contentais de dire à tes amis: «J'ai une femme étonnante pour s'entendre
+aux affaires. Avec ce que je gagne et le train que nous menons, elle
+s'arrange encore pour nous faire des économies.»
+
+C'est toi qui étais étonnant, pauvre homme... La vérité, c'est que tu
+avais épousé un de ces jolies monstres comme il s'en trouve dans Paris,
+une femme ambitieuse et galante, sérieuse pour ton compte et légère pour
+le sien, sachant mener du même train vos affaires et son plaisir. La vie
+de ces femmes-là, mon cher, ressemble à un carnet de bal où l'on
+alignerait des chiffres à côté des noms des danseurs. La tienne s'est
+fait ce raisonnement: «Mon mari n'a pas de talent, pas de fortune, pas
+grande tournure non plus; mais c'est un excellent homme, complaisant,
+crédule, aussi peu gênant que possible. Qu'il me laisse m'amuser
+tranquille, je me charge, moi, de lui donner tout ce qui lui manque.» Et
+à partir de ce jour-là, l'argent, les commandes, les croix de tous les
+pays ont commencé à pleuvoir dans ton atelier avec leur joli son
+métallique, leurs cordons de toutes les couleurs. Regarde ma
+brochette... Puis, un matin, la fantaisie est venue à madame--fantaisie
+de beauté mûre--d'être la femme d'un académicien, et c'est sa main
+finement gantée qui t'a ouvert une à une toutes les portes du
+sanctuaire... Dame! mon vieux, ce qu'il t'en a coûté pour porter les
+palmes vertes, tes collègues seuls pourraient te le dire...
+
+--Tu mens, tu mens!... cria Guillardin, étranglé par l'indignation.
+
+--Eh! non, mon vieux, je ne mens pas... Tu n'as qu'à regarder autour de
+toi tout à l'heure en entrant en séance. Tu verras de la malice au fond
+de tous les yeux, des sourires au coin de toutes les lèvres, pendant
+qu'on chuchotera sur ton passage: «Voilà le mari de la belle Mme
+Guillardin.» Car tu ne seras jamais que cela dans la vie, mon cher, le
+mari d'une jolie femme...»
+
+Pour le coup, Guillardin n'y tient plus. Blême de rage, il s'élance, va
+saisir pour le jeter au feu, après lui avoir arraché sa jolie guirlande
+verte, cet habit insolent et radoteur; mais voilà qu'une porte s'ouvre
+et qu'une voix bien connue, nuancée de dédain et de douce
+condescendance, vient l'éveiller à propos de son horrible rêve:
+
+«Ah! c'est bien vous, par exemple!... s'endormir au coin du feu un jour
+pareil!...»
+
+Mme Guillardin est devant lui, grande, belle encore, quoique un peu trop
+imposante avec son teint rose presque naturel sous ses cheveux poudrés,
+et l'éclair exagéré de ses yeux peints. D'un geste de maîtresse femme,
+elle prend l'habit à palmes vertes, et lestement, avec un petit sourire,
+elle aide son mari à l'endosser, pendant que le pauvre homme, encore
+tout trempé de la sueur de son cauchemar, respire d'un air soulagé et
+pense en lui-même: «Quel bonheur!... C'était un rêve...»
+
+
+
+
+
+
+End of Project Gutenberg's Les femmes d'artistes, by Alphonse Daudet
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES FEMMES D'ARTISTES ***
+
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+is also defective, you may demand a refund in writing without further
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+
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+WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
+WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
+
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+warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
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+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
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+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
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+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
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+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
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+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
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+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card donations.
+To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
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+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
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+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
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+This eBook, including all associated images, markup, improvements,
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+the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org.
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