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authorRoger Frank <rfrank@pglaf.org>2025-10-15 04:51:25 -0700
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+The Project Gutenberg EBook of Anna Karénine, Tome I, by Léon Tolstoï
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Anna Karénine, Tome I
+
+Author: Léon Tolstoï
+
+Release Date: January 19, 2006 [EBook #17552]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ANNA KARÉNINE, TOME I ***
+
+
+
+
+Produced by Nikola Smolenski, Mireille Harmelin and the
+Online Distributed Proofreaders Europe at
+http://dp.rastko.net. This file was produced from images
+generously made available by the Bibliothèque nationale
+de France (BnF/Gallica)
+
+
+
+
+
+
+
+COMTE LÉON TOLSTOÏ
+
+
+ANNA KARÉNINE
+
+
+ROMAN TRADUIT DU RUSSE
+
+HUITIÈME ÉDITION
+
+TOME PREMIER
+
+
+PARIS, LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie.
+79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN.
+
+
+1896
+
+
+ * * * * *
+
+
+
+
+ANNA KARÉNINE
+
+
+
+PREMIÈRE PARTIE
+
+
+
+«Je me suis réservé à la vengeance.» dit le Seigneur.
+
+
+
+
+I
+
+
+Tous les bonheurs se ressemblent, mais chaque infortune a sa physionomie
+particulière.
+
+La maison Oblonsky était bouleversée. La princesse, ayant appris que son
+mari entretenait une liaison avec une institutrice française qui venait
+d'être congédiée, déclarait ne plus vouloir vivre sous le même toit que
+lui. Cette situation se prolongeait et se faisait cruellement sentir
+depuis trois jours aux deux époux, ainsi qu'à tous les membres de la
+famille, aux domestiques eux-mêmes. Chacun sentait qu'il existait plus
+de liens entre des personnes réunies par le hasard dans une auberge,
+qu'entre celles qui habitaient en ce moment la maison Oblonsky. La femme
+ne quittait pas ses appartements; le mari ne rentrait pas de la journée;
+les enfants couraient abandonnés de chambre en chambre; l'Anglaise
+s'était querellée avec la femme de charge et venait d'écrire à une amie
+de lui chercher une autre place; le cuisinier était sorti la veille
+sans permission à l'heure du dîner; la fille de cuisine et le cocher
+demandaient leur compte.
+
+Trois jours après la scène qu'il avait eue avec sa femme, le prince
+Stépane Arcadiévitch Oblonsky, Stiva, comme on l'appelait dans le monde,
+se réveilla à son heure habituelle, huit heures du matin, non pas dans sa
+chambre à coucher, mais dans son cabinet de travail sur un divan de cuir.
+Il se retourna sur les ressorts de son divan, cherchant à prolonger son
+sommeil, entoura son oreiller de ses deux bras, y appuya sa joue; puis, se
+redressant tout à coup, il s'assit et ouvrit les yeux.
+
+«Oui, oui, comment était-ce donc pensa-t-il en cherchant à se rappeler son
+rêve. Comment était-ce? Oui, Alabine donnait un dîner à Darmstadt; non,
+ce n'était pas Darmstadt, mais quelque chose d'américain. Oui, là-bas,
+Darmstadt était en Amérique. Alabine donnait un dîner sur des tables de
+verre, et les tables chantaient: «Il mio tesoro», c'était même mieux que
+«Il mio tesoro», et il y avait là de petites carafes qui étaient des
+femmes.»
+
+Les yeux de Stépane Arcadiévitch brillèrent gaiement et il se dit en
+souriant: «Oui, c'était agréable, très agréable, mais cela ne se raconte
+pas en paroles et ne s'explique même plus clairement quand on est
+réveillé.» Et, remarquant un rayon de jour qui pénétrait dans la chambre
+par l'entre-bâillement d'un store, il posa les pieds à terre, cherchant
+comme d'habitude ses pantoufles de maroquin brodé d'or, cadeau de sa femme
+pour son jour de naissance; puis, toujours sous l'empire d'une habitude
+de neuf années, il tendit la main sans se lever, pour prendre sa robe de
+chambre à la place où elle pendait d'ordinaire. Ce fut alors seulement
+qu'il se rappela comment et pourquoi il était dans son cabinet; le sourire
+disparut de ses lèvres et il fronça le sourcil. «Ah, ah, ah!» soupira-t-il
+en se souvenant de ce qui s'était passé. Et son imagination lui représenta
+tous les détails de sa scène avec sa femme et la situation sans issue où
+il se trouvait par sa propre faute.
+
+«Non, elle ne pardonnera pas et ne peut pas pardonner. Et ce qu'il y a
+de plus terrible, c'est que je suis cause de tout, de tout, et que je ne
+suis pas coupable! Voilà le drame. Ah, ah, ah!...» répétait-il dans son
+désespoir en se rappelant toutes les impressions pénibles que lui avait
+laissées cette scène.
+
+Le plus désagréable avait été le premier moment, quand, rentrant du
+spectacle, heureux et content, avec une énorme poire dans la main pour
+sa femme, il n'avait pas trouvé celle-ci au salon; étonné, il l'avait
+cherchée dans son cabinet et l'avait enfin découverte dans sa chambre
+à coucher, tenant entre ses mains le fatal billet qui lui avait tout
+appris.
+
+Elle, cette Dolly toujours affairée et préoccupée des petits tracas du
+ménage, et selon lui si peu perspicace, était assise, le billet dans la
+main, le regardant avec une expression de terreur, de désespoir et
+d'indignation.
+
+«Qu'est-ce que cela, cela?» demanda-t-elle en montrant le papier.
+
+Comme il arrive souvent, ce n'était pas le fait en lui-même qui touchait
+le plus Stépane Arcadiévitch, mais la façon dont il avait répondu à sa
+femme. Semblable aux gens qui se trouvent impliqués dans une vilaine
+affaire sans s'y être attendus, il n'avait pas su prendre une physionomie
+conforme à sa situation. Au lieu de s'offenser, de nier, de se justifier,
+de demander pardon, de demeurer indifférent, tout aurait mieux valu, sa
+figure prit involontairement (action réflexe, pensa Stépane Arcadiévitch
+qui aimait la physiologie)--très involontairement--un air souriant; et ce
+sourire habituel, bonasse, devait nécessairement être niais.
+
+C'était ce sourire niais qu'il ne pouvait se pardonner. Dolly, en le
+voyant, avait tressailli, comme blessée d'une douleur physique; puis, avec
+son emportement habituel, elle avait accablé son mari d'un flot de paroles
+amères et s'était sauvée dans sa chambre. Depuis lors, elle ne voulait
+plus le voir.
+
+«La faute en est à ce bête de sourire, pensait Stépane Arcadiévitch, mais
+que faire, que faire?» répétait-il avec désespoir sans trouver de réponse.
+
+
+
+
+II
+
+
+Stépane Arcadiévitch était sincère avec lui-même et incapable de se faire
+illusion au point de se persuader qu'il éprouvait des remords de sa
+conduite. Comment un beau garçon de trente-quatre ans comme lui aurait-il
+pu se repentir de n'être plus amoureux de sa femme, la mère de sept
+enfants dont cinq vivants, et à peine plus jeune que lui d'une année.
+Il ne se repentait que d'une chose, de n'avoir pas su lui dissimuler la
+situation. Peut-être aurait-il mieux caché ses infidélités s'il avait pu
+prévoir l'effet qu'elles produiraient sur sa femme. Jamais il n'y avait
+sérieusement réfléchi. Il s'imaginait vaguement qu'elle s'en doutait,
+qu'elle fermait volontairement les yeux, et trouvait même que, par un
+sentiment de justice, elle aurait dû se montrer indulgente; n'était-elle
+pas fanée, vieillie, fatiguée? Tout le mérite de Dolly consistait à être
+une bonne mère de famille, fort ordinaire du reste, et sans aucune qualité
+qui la fit remarquer. L'erreur avait été grande! «C'est terrible, c'est
+terrible!» répétait Stépane Arcadiévitch sans trouver une idée consolante.
+«Et tout allait si bien, nous étions si heureux! Elle était contente,
+heureuse dans ses enfants, je ne la gênais en rien, et la laissais libre
+de faire ce que bon lui semblait dans son ménage. Il est certain qu'il est
+fâcheux qu'elle ait été institutrice chez nous. Ce n'est pas bien. Il y a
+quelque chose de vulgaire, de lâche à faire la cour à l'institutrice de
+ses enfants. Mais quelle institutrice! (il se rappela vivement les yeux
+noirs et fripons de Mlle Roland et son sourire). Et tant qu'elle demeurait
+chez nous, je ne me suis rien permis. Ce qu'il y a de pire, c'est que...
+comme un fait exprès! que faire, que faire?»... De réponse il n'y en avait
+pas, sinon cette réponse générale que la vie donne à toutes les questions
+les plus compliquées, les plus difficiles à résoudre: vivre au jour le
+jour, c'est-à-dire s'oublier; mais, ne pouvant plus retrouver l'oubli dans
+le sommeil, du moins jusqu'à la nuit suivante, il fallait s'étourdir dans
+le rêve de la vie.
+
+«Nous verrons plus tard,» pensa Stépane Arcadiévitch, se décidant enfin à
+se lever.
+
+Il endossa sa robe de chambre grise doublée de soie bleue, en noua la
+cordelière, aspira l'air à pleins poumons dans sa large poitrine, et d'un
+pas ferme qui lui était particulier, et qui ôtait toute apparence de
+lourdeur à son corps vigoureux, il s'approcha de la fenêtre, en leva le
+store et sonna vivement. Matvei, le valet de chambre, un vieil ami, entra
+aussitôt portant les habits, les bottes de son maître et une dépêche; à sa
+suite vint le barbier, avec son attirail.
+
+«A-t-on apporté des papiers du tribunal?» demanda Stépane Arcadiévitch,
+prenant le télégramme et s'asseyant devant le miroir.
+
+--Ils sont sur la table, répondit Matvei en jetant un coup d'oeil
+interrogateur et plein de sympathie à son maître; puis, après une pause,
+il ajouta avec un sourire rusé:
+
+«On est venu de chez le loueur de voitures.»
+
+Stépane Arcadiévitch ne répondit pas et regarda Matvei dans le miroir; ce
+regard prouvait à quel point ces deux hommes se comprenaient. «Pourquoi
+dis-tu cela?» avait l'air de demander Oblonsky.
+
+Matvei, les mains dans les poches de sa jaquette, les jambes un peu
+écartées, répondit avec un sourire imperceptible:
+
+«Je leur ai dit de revenir dimanche prochain et d'ici là de ne pas
+déranger Monsieur inutilement.»
+
+Stépane Arcadiévitch ouvrit le télégramme, le parcourut, corrigea de son
+mieux le sens défiguré des mots, et son visage s'éclaircit.
+
+«Matvei, ma soeur Anna Arcadievna arrivera demain, dit-il en arrêtant pour
+un instant la main grassouillette du barbier en train de tracer à l'aide
+du peigne une raie rose dans sa barbe frisée.
+
+--Dieu soit béni!» répondit Matvei d'un ton qui prouvait que, tout comme
+son maître, il comprenait l'importance de cette nouvelle,--en ce sens
+qu'Anna Arcadievna, la soeur bien-aimée de son maître, pourrait contribuer
+à la réconciliation du mari et de la femme.
+
+«Seule ou avec son mari?» demanda Matvei.
+
+Stépane Arcadiévitch ne pouvait répondre, parce que le barbier s'était
+emparé de sa lèvre supérieure, mais il leva un doigt. Matvei fit un signe
+de tête dans la glace.
+
+«Seule. Faudra-t-il préparer sa chambre en haut?
+
+--Où Daria Alexandrovna l'ordonnera.
+
+--Daria Alexandrovna? fit Matvei d'un air de doute.
+
+--Oui, et porte-lui ce télégramme, nous verrons ce qu'elle dira.
+
+--Vous voulez essayer, comprit Matvei, mais il répondit simplement: C'est
+bien.»
+
+Stépane Arcadiévitch était lavé, coiffé, et procédait à l'achèvement de
+sa toilette après le départ du barbier, lorsque Matvei, marchant avec
+précaution, rentra dans la chambre, son télégramme à la main:
+
+«Daria Alexandrovna fait dire qu'elle part.--«Qu'il fasse comme bon lui
+semblera,» a-t-elle dit,--et le vieux domestique regarda son maître, les
+mains dans ses poches, en penchant la tête; ses yeux seuls souriaient.
+
+Stépane Arcadiévitch se tut pendant quelques instants; puis un sourire un
+peu attendri passa sur son beau visage.
+
+«Qu'en penses-tu, Matvei? fit-il en hochant la tête.
+
+--Cela ne fait rien, monsieur, cela s'arrangera, répondit Matvei.
+
+--Cela s'arrangera?
+
+--Certainement, monsieur.
+
+--Tu crois! qui donc est là? demanda Stépane Arcadiévitch en entendant le
+frôlement d'une robe de femme du côté de la porte.
+
+--C'est moi, monsieur, répondit une voix féminine ferme mais agréable, et
+la figure grêlée et sévère de Matrona Philémonovna, la bonne des enfants,
+se montra à la porte.
+
+--Qu'y a-t-il, Matrona?» demanda Stépane Arcadiévitch en allant lui parler
+près de la porte. Quoique absolument dans son tort à l'égard de sa femme,
+ainsi qu'il le reconnaissait lui-même, il avait cependant toute la maison
+pour lui, y compris la bonne, la principale amie de Daria Alexandrovna.
+
+«Qu'y a-t-il? demanda-t-il tristement.
+
+--Vous devriez aller trouver madame et lui demander encore pardon,
+monsieur; peut-être le bon Dieu sera-t-il miséricordieux. Madame se désole,
+c'est pitié de la voir, et tout dans la maison est sens dessus dessous.
+Il faut avoir pitié des enfants, monsieur.
+
+--Mais elle ne me recevra pas...
+
+--Vous aurez toujours fait ce que vous aurez pu, Dieu est miséricordieux;
+priez Dieu, monsieur, priez Dieu.
+
+--Eh bien, c'est bon, va, dit, Stépane Arcadiévitch en rougissant tout à
+coup. Donne-moi vite mes affaires,» ajouta-t-il en se tournant vers Matvei
+et en ôtant résolument sa robe de chambre.
+
+Matvei, soufflant sur d'invisibles grains de poussière, tenait la chemise
+empesée de son maître, et l'en revêtit avec un plaisir évident.
+
+
+
+
+III
+
+
+Une fois habillé, Stépane Arcadiévitch se parfuma, arrangea ses manchettes,
+mit dans ses poches, suivant son habitude, ses cigarettes, son
+portefeuille, ses allumettes, sa montre avec une double chaîne et des
+breloques, chiffonna son mouchoir de poche et, malgré ses malheurs, se
+sentit frais, dispos, parfumé et physiquement heureux. Il se dirigea vers
+la salle à manger, où l'attendaient déjà son café, et près du café ses
+lettres et ses papiers.
+
+Il parcourut les lettres. L'une d'elles était fort désagréable: c'était
+celle d'un marchand qui achetait du bois dans une terre de sa femme.
+Ce bois devait absolument être vendu; mais, tant que la réconciliation
+n'aurait pas eu lieu, il ne pouvait être question de cette vente. C'eût
+été chose déplaisante que de mêler une affaire d'intérêt à l'affaire
+principale, celle de la réconciliation. Et la pensée qu'il pouvait être
+influencé par cette question d'argent lui sembla blessante. Après avoir lu
+ses lettres, Stépane Arcadiévitch attira vers lui ses papiers, feuilleta
+vivement deux dossiers, fit quelques notes avec un gros crayon et,
+repoussant ces paperasses, se mit enfin à déjeuner; tout en prenant son
+café, il déplia son journal du matin, encore humide, et le parcourut.
+
+Le journal que recevait Stépane Arcadiévitch était libéral, sans être trop
+avancé, et d'une tendance qui convenait à la majorité du public. Quoique
+Oblonsky ne s'intéressât guère ni à la science, ni aux arts, ni à la
+politique, il ne s'en tenait pas moins très fermement aux opinions de son
+journal sur toutes ces questions, et ne changeait de manière de voir que
+lorsque la majorité du public en changeait. Pour mieux dire, ses opinions
+le quittaient d'elles-mêmes après lui être venues sans qu'il prît la peine
+de les choisir; il les adoptait comme les formes de ses chapeaux et de
+ses redingotes, parce que tout le monde les portait, et, vivant dans une
+société où une certaine activité intellectuelle devient obligatoire avec
+l'âge, les opinions lui étaient aussi nécessaires que les chapeaux. Si ses
+tendances étaient libérales plutôt que conservatrices, comme celles de
+bien des personnes de son monde, ce n'est pas qu'il trouvât les libéraux
+plus raisonnables, mais parce que leurs opinions cadraient mieux avec son
+genre de vie. Le parti libéral soutenait que tout allait mal en Russie,
+et c'était le cas pour Stépane Arcadiévitch, qui avait beaucoup de dettes
+et peu d'argent. Le parti libéral prétendait que le mariage est une
+institution vieillie qu'il est urgent de réformer, et pour Stépane
+Arcadiévitch la vie conjugale offrait effectivement peu d'agréments et
+l'obligeait à mentir et à dissimuler, ce qui répugnait à sa nature. Les
+libéraux disaient, ou plutôt faisaient entendre, que la religion n'est un
+frein que pour la partie inculte de la population, et Stépane Arcadiévitch,
+qui ne pouvait supporter l'office le plus court sans souffrir des jambes,
+ne comprenait pas pourquoi l'on s'inquiétait en termes effrayants et
+solennels de l'autre monde, quand il faisait si bon vivre dans celui-ci.
+Joignez à cela que Stépane Arcadiévitch ne détestait pas une bonne
+plaisanterie, et il s'amusait volontiers à scandaliser les gens
+tranquilles en soutenant que, du moment qu'on se glorifie de ses ancêtres,
+il ne convient pas de s'arrêter à Rurick et de renier l'ancêtre primitif,
+--le singe.
+
+Les tendances libérales lui devinrent ainsi une habitude; il aimait son
+journal comme son cigare après dîner, pour le plaisir de sentir un léger
+brouillard envelopper son cerveau.
+
+Stépane Arcadiévitch parcourut le «leading article» dans lequel il
+était expliqué que de notre temps on s'inquiète bien à tort de voir le
+radicalisme menacer d'engloutir tous les éléments conservateurs, et qu'on
+a plus tort encore de supposer que le gouvernement doive prendre des
+mesures pour écraser l'_hydre révolutionnaire_. «À notre avis, au
+contraire, le danger ne vient pas de cette fameuse hydre révolutionnaire,
+mais de l'entêtement traditionnel qui arrête tout progrès,» etc., etc. Il
+parcourut également le second article, un article financier où il était
+question de Bentham et de Mill, avec quelques pointes à l'adresse du
+ministère. Prompt à tout s'assimiler, il saisissait chacune des allusions,
+devinait d'où elle partait et à qui elle s'adressait, ce qui d'ordinaire
+l'amusait beaucoup, mais ce jour là son plaisir était gâté par le souvenir
+des conseils de Matrona Philémonovna et par le sentiment du malaise qui
+régnait dans la maison. Il parcourut tout le journal, apprit que le comte
+de Beust était parti pour Wiesbaden, qu'il n'existait plus de cheveux gris,
+qu'il se vendait une calèche, qu'une jeune personne cherchait une place,
+et ces nouvelles ne lui procurèrent pas la satisfaction tranquille et
+légèrement ironique qu'il éprouvait habituellement. Après avoir terminé sa
+lecture, pris une seconde tasse de café avec du kalatch et du beurre, il
+se leva, secoua les miettes qui s'étaient attachées à son gilet, et sourit
+de plaisir, tout en redressant sa large poitrine; ce n'est pas qu'il eût
+rien de particulièrement gai dans l'âme, ce sourire était simplement le
+résultat d'une excellente digestion.
+
+Mais ce sourire lui rappela tout, et il se prit à réfléchir.
+
+Deux voix d'enfants bavardaient derrière la porte; Stépane Arcadiévitch
+reconnut celles de Grisba, son plus jeune fils, et de Tania, sa fille
+aînée. Ils traînaient quelque chose qu'ils avaient renversé.
+
+«J'avais bien dit qu'il ne fallait pas mettre les voyageurs sur
+l'impériale, criait la petite fille en anglais; ramasse maintenant!
+
+--Tout va de travers, pensa Stépane Arcadiévitch, les enfants ne sont
+plus surveillés,» et, s'approchant de la porte, il les appela. Les petits
+abandonnèrent la boîte qui leur représentait un chemin de fer, et
+accoururent.
+
+Tania entra hardiment et se suspendit en riant au cou de son père, dont
+elle était la favorite, s'amusant comme d'habitude à respirer le parfum
+bien connu qu'exhalaient ses favoris; après avoir embrassé ce visage, que
+la tendresse autant que la pose forcément inclinée avaient rougi, la
+petite détacha ses bras et voulut s'enfuir, mais le père la retint.
+
+«Que fait maman? demanda-t-il en passant la main sur le petit cou blanc
+et délicat de sa fille.--Bonjour,» dit-il en souriant à son petit garçon
+qui s'approchait à son tour. Il s'avouait qu'il aimait moins son fils et
+cherchait toujours à le dissimuler, mais l'enfant comprenait la différence
+et ne répondit pas au sourire forcé de son père.
+
+«Maman? elle est levée,» dit Tania.
+
+Stépane Arcadiévitch soupira.
+
+«Elle n'aura pas dormi de la nuit,» pensa-t-il.
+
+«Est-elle gaie?»
+
+La petite fille savait qu'il se passait quelque chose de grave entre ses
+parents, que sa mère ne pouvait être gaie et que son père feignait de
+l'ignorer en lui faisant si légèrement cette question. Elle rougit pour
+son père. Celui-ci la comprit et rougit à son tour.
+
+«Je ne sais pas, répondit l'enfant. Elle ne veut pas que nous prenions nos
+leçons ce matin et nous envoie avec miss Hull chez grand'maman.
+
+--Eh bien, vas-y, ma Tania. Mais attends un moment,» ajouta-t-il en la
+retenant et en caressant sa petite main délicate.
+
+Il chercha sur la cheminée une boîte de bonbons qu'il y avait placée la
+veille, et prit deux bonbons qu'il lui donna, en ayant eu soin de choisir
+ceux qu'elle préférait.
+
+«C'est aussi pour Grisha? dit la petite.
+
+--Oui, oui.» Et avec une dernière caresse à ses petites épaules et un
+baiser sur ses cheveux et son cou, il la laissa partir.
+
+«La voiture est avancée, vint annoncer Matvei. Et il y a là une
+solliciteuse, ajouta-t-il.
+
+--Depuis longtemps? demanda Stépane Arcadiévitch.
+
+--Une petite demi-heure.
+
+--Combien de fois ne t'ai-je pas ordonné de me prévenir immédiatement.
+
+--Il faut bien cependant vous donner le temps de déjeuner, repartit Matvei
+d'un ton bourru, mais amical, qui ôtait toute envie de le gronder.
+
+--Eh bien, fais vite entrer,» dit Oblonsky en fronçant le sourcil de
+dépit.
+
+La solliciteuse, femme d'un capitaine Kalinine, demandait une chose
+impossible et qui n'avait pas le sens commun; mais Stépane Arcadiévitch
+la fit asseoir, l'écouta sans l'interrompre, lui dit comment et à qui il
+fallait s'adresser, et lui écrivit même un billet de sa belle écriture
+bien nette pour la personne qui pouvait l'aider. Après avoir congédié la
+femme du capitaine, Stépane Arcadiévitch prit son chapeau et s'arrêta en
+se demandant s'il n'oubliait pas quelque chose. Il n'avait oublié que ce
+qu'il souhaitait ne pas avoir à se rappeler, sa femme.
+
+Sa belle figure prit une expression de mécontentement. «Faut-il ou ne
+faut-il pas y aller?» se demanda-t-il en baissant la tête. Une voix
+intérieure lui disait que mieux valait s'abstenir, parce qu'il n'y avait
+que fausseté et mensonge à attendre d'un rapprochement. Pouvait-il rendre
+Dolly attrayante comme autrefois, et lui-même pouvait-il se faire vieux et
+incapable d'aimer?
+
+«Et cependant il faudra bien en venir là, les choses ne peuvent rester
+ainsi», se disait-il en s'efforçant de se donner du courage. Il se
+redressa, prit une cigarette, l'alluma, en tira deux bouffées, la rejeta
+dans un cendrier de nacre, et, traversant enfin le salon à grands pas, il
+ouvrit une porte qui donnait dans la chambre de sa femme.
+
+
+
+
+IV
+
+
+Daria Alexandrovna, vêtue d'un simple peignoir et entourée d'objets jetés
+çà et là autour d'elle, fouillait dans une chiffonnière ouverte; elle
+avait ajusté à la hâte ses cheveux, rares maintenant, mais jadis épais et
+beaux, et ses yeux, agrandis par la maigreur de son visage, gardaient une
+expression d'effroi. Lorsqu'elle entendit le pas de son mari, elle se
+tourna vers la porte, décidée à cacher sous un air sévère et méprisant le
+trouble que lui causait cette entrevue si redoutée. Depuis trois jours
+elle tentait en vain de réunir ses effets et ceux de ses enfants pour
+aller se réfugier chez sa mère, sentant qu'il fallait d'une façon
+quelconque punir l'infidèle, l'humilier, lui rendre une faible partie du
+mal qu'il avait causé; mais, tout en se répétant qu'elle le quitterait,
+elle n'en trouvait pas la force, parce qu'elle ne pouvait se déshabituer
+de l'aimer et de le considérer comme son mari. D'ailleurs elle s'avouait
+que si, dans sa propre maison, elle avait de la peine à venir à bout de
+ses cinq enfants, ce serait bien pis là où elle comptait les mener. Le
+petit s'était déjà ressenti du désordre qui régnait dans le ménage et
+avait été souffrant à cause d'un bouillon tourné; les autres s'étaient
+presque trouvés privés de dîner la veille..... Et, tout en comprenant
+qu'elle n'aurait jamais le courage de partir, elle cherchait à se donner
+le change en rassemblant ses affaires.
+
+En voyant la porte s'ouvrir, elle se reprit à bouleverser ses tiroirs et
+ne leva la tête que lorsque son mari fut tout près d'elle. Alors, au lieu
+de l'air sévère qu'elle voulait se donner, elle tourna vers lui un visage
+où se peignaient la souffrance et l'indécision.
+
+«Dolly!» dit-il doucement, d'un ton triste et soumis.
+
+Elle jeta un rapide coup d'oeil sur lui, et le voyant brillant de fraîcheur
+et de santé: «Il est heureux et content, pensa-t-elle, tandis que moi! Ah
+que cette bonté qu'on admire en lui me révolte!» Et sa bouche se contracta
+nerveusement.
+
+«Que me voulez-vous? demanda-t-elle sèchement.
+
+--Dolly! répéta-t-il ému, Anna arrive aujourd'hui.
+
+--Cela m'est fort indifférent; je ne puis la recevoir.
+
+--Il le faut cependant, Dolly.
+
+--Allez-vous-en, allez-vous-en, allez-vous-en!» cria-t-elle sans le
+regarder, comme si ce cri lui était arraché par une douleur physique.
+
+Stépane Arcadiévitch avait pu rester calme et se faire des illusions loin
+de sa femme, mais, quand il vit ce visage ravagé et qu'il entendit ce cri
+désespéré, sa respiration s'arrêta, quelque chose lui monta au gosier et
+ses yeux se remplirent de larmes.
+
+«Mon Dieu, qu'ai-je fait, Dolly? au nom de Dieu.» Il ne put en dire plus
+long, un sanglot le prit à la gorge.
+
+Elle ferma violemment la chiffonnière et se tourna vers lui.
+
+«Dolly, que puis-je dire? une seule chose: pardonne! Souviens-toi: neuf
+années de ma vie ne peuvent-elles racheter une minute...»
+
+Elle baissa les yeux, écoutant ce qu'il avait à dire de l'air d'une
+personne qui espère qu'on la détrompera.
+
+«Une minute d'entraînement,» acheva-t-il, et il voulut continuer, mais à
+ces mots les lèvres de Dolly se serrèrent comme par l'effet d'une vive
+souffrance, et les muscles de sa joue droite se contractèrent de nouveau.
+
+«Allez-vous-en, allez-vous-en d'ici, cria-t-elle encore plus vivement, et
+ne me parlez pas de vos entraînements, de vos vilenies!»
+
+Elle voulut sortir, mais elle faillit tomber et s'accrocha au dossier
+d'une chaise pour se soutenir. Le visage d'Oblonsky s'assombrit, ses yeux
+étaient pleins de larmes.
+
+«Dolly! dit-il presque en pleurant. Au nom de Dieu, pense aux enfants: ils
+ne sont pas coupables. Il n'y a de coupable que moi, punis-moi: dis-moi
+comment je puis expier. Je suis prêt à tout. Je suis coupable et n'ai pas
+de mots pour l'exprimer combien je le sens! Mais, Dolly, pardonne!»
+
+Elle s'assit. Il écoutait cette respiration oppressée avec un sentiment
+de pitié infinie. Plusieurs fois elle essaya de parler sans y parvenir.
+Il attendait.
+
+«Tu penses aux enfants quand il s'agit de jouer avec eux, mais, moi, j'y
+pense en comprenant ce qu'ils ont perdu,» dit-elle en répétant une des
+phrases qu'elle avait préparées pendant ces trois jours.
+
+Elle lui avait dit _tu_, il la regarda avec reconnaissance et fit un
+mouvement pour prendre sa main, mais elle s'éloigna de lui avec dégoût.
+
+«Je ferai tout au monde pour les enfants, mais je ne sais ce que je dois
+décider: faut-il les emmener loin de leur père ou les laisser auprès d'un
+débauché, oui, d'un débauché? Voyons, après ce qui s'est passé, dites-moi
+s'il est possible que nous vivions ensemble? Est-ce possible? répondez
+donc? répéta-t-elle en élevant la voix. Lorsque mon mari, le père de mes
+enfants, est en liaison avec leur gouvernante...
+
+--Mais que faire? que faire? interrompit-il d'une voix désolée, baissant
+la tête et ne sachant plus ce qu'il disait.
+
+--Vous me révoltez, vous me répugnez, cria-t-elle, s'animant de plus en
+plus. Vos larmes sont de l'eau. Vous ne m'avez jamais aimée; vous n'avez
+ni coeur ni honneur. Vous ne m'êtes plus qu'un étranger, oui, tout à fait
+un étranger, et elle répéta avec colère ce mot terrible pour elle, un
+_étranger_.
+
+Il la regarda surpris et effrayé, ne comprenant pas combien il exaspérait
+sa femme par sa pitié. C'était le seul sentiment, Dolly le sentait trop
+bien, qu'il éprouvât encore pour elle; l'amour était à jamais éteint.
+
+En ce moment un des enfants pleura dans la chambre voisine, et la
+physionomie de Daria Alexandrovna s'adoucit, comme celle d'une personne
+qui revient à la réalité; elle sembla hésiter un moment, puis, se levant
+vivement, elle se dirigea vers la porte.
+
+«Elle aime cependant _mon enfant_, pensa Oblonsky, remarquant l'effet
+produit par le cri du petit. Comment alors me prendrait-elle en horreur?
+
+--Dolly, encore un mot! insista-t-il en la suivant.
+
+--Si vous me suivez, j'appelle les domestiques, les enfants! qu'ils
+sachent tous que vous êtes un lâche! Je pars aujourd'hui, et vous n'avez
+qu'à vivre ici avec votre maîtresse!»
+
+Elle sortit en fermant violemment la porte.
+
+Stépane Arcadiévitch soupira, s'essuya la figure et quitta doucement la
+chambre.
+
+«Matvei prétend que cela s'arrangera, mais comment? Je n'en vois pas le
+moyen. C'est affreux! et comme elle a crié d'une façon vulgaire! se dit-il
+en pensant aux mots _lâche_ et _maîtresse_. Pourvu que les femmes de
+chambre n'aient rien entendu.»
+
+C'était un vendredi; dans la salle à manger l'horloger remontait la
+pendule; Oblonsky, en le voyant, se souvint que la régularité de cet
+Allemand chauve lui avait fait dire un jour qu'il devait être remonté
+lui-même pour toute sa vie, dans le but de remonter les pendules. Le
+souvenir de cette plaisanterie le fit sourire.
+
+«Et qui sait au bout du compte si Matvei n'a pas raison, pensa-t-il, et si
+cela ne s'arrangera pas!
+
+--Matvei, cria-t-il, qu'on prépare tout au petit salon pour recevoir Anna
+Arcadievna.
+
+--C'est bien, répondit le vieux domestique apparaissant aussitôt.--Monsieur
+ne dînera pas à la maison? demanda-t-il en aidant sonmaître à endosser sa
+fourrure.
+
+--Cela dépend. Tiens, voici pour la dépense, dit Oblonsky en tirant un
+billet de dix roubles de son portefeuille. Est-ce assez?
+
+--Assez ou pas assez, on s'arrangera,» répondit Matvei fermant la portière
+de la voiture et remontant le perron.
+
+Pendant ce temps, Dolly, avertie du départ de son mari par le bruit que
+fit la voiture en s'éloignant, rentrait dans sa chambre, son seul refuge
+au milieu des soucis qui l'assiégeaient. L'Anglaise et la bonne l'avaient
+accablée de questions; quels vêtements fallait-il mettre aux enfants?
+pouvait-on donner du lait au petit? fallait-il faire chercher un autre
+cuisinier?
+
+«Laissez-moi tranquille,» leur avait-elle dit en rentrant chez elle pour
+s'asseoir à la place où elle avait parlé à son mari. Là, serrant l'une
+contre l'autre ses mains amaigries dont les doigts ne retenaient plus les
+bagues, elle repassa leur entretien dans sa mémoire.
+
+«Il est parti! mais a-t-il rompu avec _elle?_ Se peut-il qu'il _la_ voie
+encore? Pourquoi ne le lui ai-je pas demandé? Non, non, nous ne pouvons
+plus vivre ensemble! Et, vivant sous le même toit, nous n'en resterons
+pas moins étrangers,--étrangers pour toujours! répéta-t-elle avec une
+insistance particulière sur ce dernier mot si cruel. Comme je l'aimais,
+mon Dieu! et comme je l'aime encore même maintenant! Peut-être ne l'ai-je
+jamais plus aimé! et ce qu'il y a de plus dur...» Elle fut interrompue par
+l'entrée de Matrona Philémonovna:
+
+«Ordonnez au moins qu'on aille chercher mon frère, dit-celle-ci; il fera
+le dîner, sinon ce sera comme hier, les enfants n'auront pas encore mangé
+à six heures.
+
+--C'est bon, je vais venir et donner des ordres. A-t-on fait chercher
+du lait frais?» Et là-dessus Daria Alexandrovna se plongea dans ses
+préoccupations quotidiennes et y noya pour un moment sa douleur.
+
+
+
+
+V
+
+
+Stépane Arcadiévitch avait fait de bonnes études grâce à d'heureux dons
+naturels; mais il était paresseux et léger et, par suite de ces défauts,
+était sorti un des derniers de l'école. Quoiqu'il eût toujours mené une
+vie dissipée, qu'il n'eût qu'un _tchin_ médiocre et un âge peu avancé,
+il n'en occupait pas moins une place honorable qui rapportait de bons
+appointements, celle de président d'un des tribunaux de Moscou.--Il avait
+obtenu cet emploi par la protection du mari de sa soeur Anna, Alexis
+Alexandrovitch Karénine, un des membres les plus influents du ministère.
+Mais, à défaut de Karénine, des centaines d'autres personnes, frères,
+soeurs, cousins, oncles, tantes, lui auraient procuré cette place, ou toute
+autre du même genre, ainsi que les six mille roubles qu'il lui fallait
+pour vivre, ses affaires étant peu brillantes malgré la fortune assez
+considérable de sa femme. Stépane Arcadiévitch comptait la moitié de
+Moscou et de Pétersbourg dans sa parenté et dans ses relations d'amitié;
+il était né au milieu des puissants de ce monde. Un tiers des personnages
+attachés à la cour et au gouvernement avaient été amis de son père et
+l'avaient connu, lui, en brassières; le second tiers le tutoyait; le
+troisième était composé «de ses bons amis»; par conséquent il avait pour
+alliés tous les dispensateurs des biens de la terre sous forme d'emplois,
+de fermes, de concessions, etc.; et ils ne pouvaient négliger un des
+leurs. Oblonsky n'eut donc aucune peine à se donner pour obtenir une place
+avantageuse; il ne s'agissait que d'éviter des refus, des jalousies, des
+querelles, des susceptibilités, ce qui lui était facile à cause de sa
+bonté naturelle. Il aurait trouvé plaisant qu'on lui refusât la place et
+le traitement dont il avait besoin. Qu'exigeait-il d'extraordinaire? Il
+ne demandait que ce que ses contemporains obtenaient, et se sentait aussi
+capable qu'un autre de remplir ces fonctions.
+
+On n'aimait pas seulement Stépane Arcadiévitch à cause de son bon et
+aimable caractère et de sa loyauté indiscutable. Il y avait encore dans
+son extérieur brillant et attrayant, dans ses yeux vifs, ses sourcils
+noirs, ses cheveux, son teint animé, dans l'ensemble de sa personne
+une influence physique qui agissait sur ceux qui le rencontraient.
+«Ah! Stiva! Oblonsky! le voilà!» s'écriait-on presque toujours avec un
+sourire de plaisir quand on l'apercevait; et quoiqu'il ne résultât rien de
+particulièrement joyeux de cette rencontre, on ne se réjouissait pas moins
+de le revoir encore le lendemain et le surlendemain.
+
+Après avoir rempli pendant trois ans la place de président, Stépane
+Arcadiévitch s'était acquis non seulement l'amitié, mais encore la
+considération de ses collègues, inférieurs et supérieurs aussi bien que
+celle des personnes que les affaires mettaient en rapport avec lui. Les
+qualités qui lui valaient cette estime générale étaient: premièrement,
+une extrême indulgence pour chacun, fondée sur le sentiment de ce qui
+lui manquait à lui-même; secondement, un libéralisme absolu, non pas le
+libéralisme prôné par son journal, mais celui qui coulait naturellement
+dans ses veines et le rendait également affable pour tout le monde, à
+quelque condition qu'on appartint; et, troisièmement surtout, une complète
+indifférence pour les affaires dont il s'occupait, ce qui lui permettait
+de ne jamais se passionner et par conséquent de ne pas se tromper.
+
+En arrivant au tribunal, il se rendit à son cabinet particulier, gravement
+accompagné du suisse qui portait son portefeuille, pour y revêtir son
+uniforme avant de passer dans la salle du conseil. Les employés de
+service se levèrent tous sur son passage, et le saluèrent avec un sourire
+respectueux. Stépane Arcadiévitch se hâta, comme toujours, de se rendre
+à sa place et s'assit, après avoir serré la main aux autres membres du
+conseil. Il plaisanta et causa dans la juste mesure des convenances et
+ouvrit la séance. Personne ne savait comme lui rester dans le ton officiel
+avec une nuance de simplicité et de bonhomie fort utile à l'expédition
+agréable des affaires. Le secrétaire s'approcha d'un air dégagé, mais
+respectueux, commun à tous ceux qui entouraient Stépane Arcadiévitch,
+lui apporta des papiers et lui adressa la parole sur le ton _familier_
+et _libéral_ introduit par lui.
+
+«Nous sommes enfin parvenus à obtenir les renseignements de
+l'administration du gouvernement de Penza; si vous permettez, les
+voici.
+
+--Enfin vous les avez! dit Stépane Arcadiévitch en feuilletant les papiers
+du doigt.
+
+--Alors, messieurs...» Et la séance commença.
+
+«S'ils pouvaient se douter, pensait-il tout en penchant la tête d'un air
+important pendant la lecture du rapport, combien leur président avait, il
+y a une demi-heure, la mine d'un gamin coupable!» et ses yeux riaient.
+
+Le conseil devait durer sans interruption jusqu'à deux heures, puis venait
+le déjeuner. Il n'était pas encore deux heures lorsque les grandes portes
+vitrées de la salle s'ouvrirent, et quelqu'un entra. Tous les membres du
+conseil, contents d'une petite diversion, se retournèrent; mais l'huissier
+de garde fit aussitôt sortir l'intrus et referma les portes derrière lui.
+
+Quand le rapport fut terminé, Stépane Arcadiévitch se leva et, sacrifiant
+au libéralisme de l'époque, tira ses cigarettes en pleine salle de conseil
+avant de passer dans son cabinet. Deux de ses collègues, Nikitine, un
+vétéran au service, et Grinewitch, gentilhomme de la chambre, le suivirent.
+
+«Nous aurons le temps de terminer après le déjeuner, dit Oblonsky.
+
+--Je crois bien, répondit Nikitine.
+
+--Ce doit être un fameux coquin que ce Famine,» dit Grinewitch en faisant
+allusion à l'un des personnages de l'affaire qu'ils avaient étudiée.
+
+Stépane Arcadiévitch fit une légère grimace comme pour faire entendre à
+Grinewitch qu'il n'était pas convenable d'établir un jugement anticipé, et
+ne répondit pas.
+
+«Qui donc est entré dans la salle? demanda-t-il à l'huissier.
+
+--Quelqu'un est entré sans permission, Votre Excellence, pendant que
+j'avais le dos tourné; il vous demandait. Quand les membres du conseil
+sortiront, lui ai-je dit.
+
+--Où est-il?
+
+--Probablement dans le vestibule, car il était là tout à l'heure. Le
+voici,» ajouta l'huissier en désignant un homme fortement constitué, à
+barbe frisée, qui montait légèrement et rapidement les marches usées de
+l'escalier de pierre, sans prendre la peine d'ôter son bonnet de fourrure.
+Un employé, qui descendait, le portefeuille sous le bras, s'arrêta pour
+regarder d'un air peu bienveillant les pieds du jeune homme, et se tourna
+pour interroger Oblonsky du regard. Celui-ci, debout au haut de l'escalier,
+le visage animé encadré par son collet brodé d'uniforme, s'épanouit encore
+plus en reconnaissant l'arrivant.
+
+«C'est bien lui! Levine, enfin! s'écria-t-il avec un sourire affectueux,
+quoique légèrement moqueur, en regardant Levine qui s'approchait.--Comment,
+tu ne fais pas le dégoûté, et tu viens me chercher dans ce mauvais lieu?
+dit-il, ne se contentant pas de serrer la main de son ami, mais
+l'embrassant avec effusion.--Depuis quand es-tu ici?
+
+--J'arrive et j'avais grande envie de te voir, répondit Levine timidement,
+en regardant autour de lui avec méfiance et inquiétude.
+
+--Eh bien, allons dans mon cabinet,» dit Stépane Arcadiévitch qui
+connaissait la sauvagerie mêlée d'amour-propre et de susceptibilité de son
+ami; et, comme s'il se fût agi d'éviter un danger, il le prit par la main
+pour l'emmener.
+
+Stépane Arcadiévitch tutoyait presque toutes ses connaissances, des
+vieillards de soixante ans, des jeunes gens de vingt, des acteurs, des
+ministres, des marchands, des généraux, tous ceux avec lesquels il prenait
+du champagne, et avec qui n'en prenait-il pas? Dans le nombre des
+personnes ainsi tutoyées aux deux extrêmes de l'échelle sociale, il y en
+aurait eu de bien étonnées d'apprendre qu'elles avaient, grâce à Oblonsky,
+quelque chose de commun entre elles. Mais lorsque celui-ci rencontrait en
+présence de ses inférieurs un de ses tutoyés _honteux_, comme il appelait
+en riant plusieurs de ses amis, il avait le tact de les soustraire à une
+impression désagréable. Levine n'était pas un tutoyé _honteux_, c'était un
+camarade d'enfance, cependant Oblonsky sentait qu'il lui serait pénible
+de montrer leur intimité à tout le monde; c'est pourquoi il s'empressa de
+l'emmener. Levine avait presque le même âge qu'Oblonsky et ne le tutoyait
+pas seulement par raison de champagne, ils s'aimaient malgré la différence
+de leurs caractères et de leurs goûts, comme s'aiment des amis qui se sont
+liés dans leur première jeunesse. Mais, ainsi qu'il arrive souvent à des
+hommes dont la sphère d'action est très différente, chacun d'eux, tout
+en approuvant par le raisonnement la carrière de son ami, la méprisait
+au fond de l'âme, et croyait la vie qu'il menait lui-même la seule
+rationnelle. À l'aspect de Levine, Oblonsky ne pouvait dissimuler un
+sourire ironique. Combien de fois ne l'avait-il pas vu arriver de la
+campagne où il faisait «quelque chose» (Stépane Arcadiévitch ne savait pas
+au juste quoi, et ne s'y intéressait guère), agité, pressé, un peu gêné,
+irrité de cette gêne, et apportant généralement des points de vue tout à
+fait nouveaux et inattendus sur la vie et les choses. Stépane Arcadiévitch
+en riait et s'en amusait. Levine, de son côté, méprisait le genre
+d'existence que son ami menait à Moscou, traitait son service de
+plaisanterie et s'en moquait. Mais Oblonsky prenait gaiement la
+plaisanterie, en homme sûr de son fait, tandis que Levine riait sans
+conviction et se fâchait.
+
+«Nous t'attendions depuis longtemps, dit Stépane Arcadiévitch en entrant
+dans son cabinet et en lâchant la main de Levine comme pour prouver qu'ici
+tout danger cessait. Je suis bien heureux de te voir, continua-t-il. Eh
+bien, comment vas-tu? que fais-tu? quand es-tu arrivé?»
+
+Levine se taisait et regardait les figures inconnues pour lui des deux
+collègues d'Oblonsky; la main de l'élégant Grinewitch aux doigts blancs
+et effilés, aux ongles longs, jaunes et recourbés du bout, avec d'énormes
+boutons brillant sur ses manchettes, absorbait visiblement toute son
+attention. Oblonsky s'en aperçut et sourit.
+
+«Permettez-moi, messieurs, de vous faire faire connaissance: mes collègues
+Philippe-Ivanitch Nikitine, Michel-Stanislavowitch Grinewitch,--puis (se
+tournant vers Levine), un propriétaire, un homme nouveau, qui s'occupe
+des affaires du semstvo, un gymnaste qui enlève cinq pouds d'une main, un
+éleveur de bestiaux, un chasseur célèbre, mon ami Constantin Dmitrievitch
+Levine, le frère de Serge Ivanitch Kosnichef.
+
+--Charmé, répondit le plus âgé.
+
+--J'ai l'honneur de connaître votre frère Serge Ivanitch,» dit Grinewitch
+en tendant sa main aux doigts effilés.
+
+Le visage de Levine se rembrunit; il serra froidement la main qu'on lui
+tendait, et se tourna vers Oblonsky. Quoiqu'il eût beaucoup de respect
+pour son demi-frère, l'écrivain connu de toute la Russie, il ne lui en
+était pas moins désagréable qu'on s'adressât à lui, non comme à Constantin
+Levine, mais comme au frère du célèbre Kosnichef.
+
+«Non, je ne m'occupe plus d'affaires. Je me suis brouillé avec tout le
+monde et ne vais plus aux assemblées, dit-il en s'adressant à Oblonsky.
+
+--Cela s'est fait bien vite, s'écria celui-ci en souriant. Mais comment?
+pourquoi?
+
+--C'est une longue histoire que je te raconterai quelque jour, répondit
+Levine, ce qui ne l'empêcha pas de continuer.--Pour être bref, je me suis
+convaincu qu'il n'existe et ne peut exister aucune action sérieuse à
+exercer dans nos questions provinciales. D'une part, on joue au parlement,
+et je ne suis ni assez jeune ni assez vieux pour m'amuser de joujoux, et
+d'autre part c'est--il hésita--un moyen pour la _coterie_ du district de
+gagner quelques sous. Autrefois il y avait les tutelles, les jugements;
+maintenant il y a le semstvo, non pas pour y prendre des pots de vin, mais
+pour en tirer des appointements sans les gagner.» Il dit ces paroles avec
+chaleur et de l'air d'un homme qui croit que son opinion trouvera des
+contradicteurs.
+
+«Hé, hé! Mais te voilà, il me semble, dans une nouvelle phase: tu deviens
+conservateur! dit Stépane Arcadiévitch. Au reste, nous en reparlerons plus
+tard.
+
+--Oui, plus tard. Mais j'avais besoin de te voir,» dit Levine en regardant
+toujours avec haine la main de Grinewitch.
+
+Stépane Arcadiévitch sourit imperceptiblement.
+
+«Et tu disais que tu ne porterais plus jamais d'habit européen? dit-il
+en examinant les vêtements tout neufs de son ami, oeuvre d'un tailleur
+français. Je le vois bien, c'est une nouvelle phase.»
+
+Levine rougit tout à coup, non comme fait un homme mûr, sans s'en
+apercevoir, mais comme un jeune garçon qui se sent timide et ridicule,
+et qui n'en rougit que davantage. Cette rougeur enfantine donnait à son
+visage intelligent et mâle un air si étrange, qu'Oblonsky cessa de le
+regarder.
+
+«Mais où donc nous verrons-nous? J'ai bien besoin de causer avec toi,» dit
+Levine.
+
+Oblonsky réfléchit.
+
+«Sais-tu? nous irons déjeuner chez Gourine et nous y causerons; je suis
+libre jusqu'à trois heures.
+
+--Non, répondit Levine après un moment de réflexion, il me faut faire
+encore une course.
+
+--Eh bien alors, dînons ensemble.
+
+--Dîner? mais je n'ai rien de particulier à te dire, rien que deux mots à
+te demander; nous bavarderons plus tard.
+
+--Dans ce cas, dis les deux mots tout de suite, nous causerons à dîner.
+
+--Ces deux mots, les voici, dit Levine; au reste, ils n'ont rien de
+particulier.»
+
+Son visage prit une expression méchante qui ne tenait qu'à
+l'effort qu'il faisait pour vaincre sa timidité.
+
+«Que font les Cherbatzky? Tout va-t-il comme par le passé?»
+
+Stépane Arcadiévitch savait depuis longtemps que Levine était amoureux de
+sa belle-soeur, Kitty; il sourit et ses yeux brillèrent gaiement.
+
+«Tu as dit deux mots, mais je ne puis répondre de même, parce que...
+Excuse-moi un instant.»
+
+Le secrétaire entra en ce moment, toujours respectueusement familier, avec
+le sentiment modeste, propre à tous les secrétaires, de sa supériorité
+en affaires sur son chef. Il s'approcha d'Oblonsky et, sous une forme
+interrogative, se mit à lui expliquer une difficulté quelconque;
+sans attendre la fin de l'explication, Stépane Arcadiévitch lui posa
+amicalement la main sur le bras.
+
+«Non, faites comme je vous l'ai demandé,--dit-il en adoucissant son
+observation d'un sourire; et, après avoir brièvement expliqué comment il
+comprenait l'affaire, il repoussa les papiers en disant:--Faites ainsi, je
+vous en prie, Zahar Nikitich.»
+
+Le secrétaire s'éloigna confus. Levine, pendant cette petite conférence,
+avait eu le temps de se remettre, et, debout derrière une chaise sur
+laquelle il s'était accoudé, il écoutait avec une attention ironique.
+
+«Je ne comprends pas, je ne comprends pas, dit-il.
+
+--Qu'est-ce que tu ne comprends pas?--répondit Oblonsky en souriant aussi
+et en cherchant une cigarette; il s'attendait à une sortie quelconque de
+Levine.
+
+--Je ne comprends pas ce que vous faites, dit Levine en haussant les
+épaules. Comment peux-tu faire tout cela sérieusement?
+
+--Pourquoi?
+
+--Mais parce que cela ne signifie rien.
+
+--Tu crois cela? Nous sommes surchargés de besogne, au contraire.
+
+--De griffonnages! Eh bien oui, tu as un don spécial pour ces choses-là,
+ajouta Levine.
+
+--Tu veux dire qu'il y a quelque chose qui me manque?
+
+--Peut-être bien! Cependant je ne puis m'empêcher d'admirer ton grand air
+et de me glorifier d'avoir pour ami un homme si important. En attendant,
+tu n'as pas répondu à ma question, ajouta-t-il en faisant un effort
+désespéré pour regarder Oblonsky en face.
+
+--Allons, allons, tu y viendras aussi. C'est bon tant que tu as trois
+mille déciatines[1] dans le district de Karasinsk, des muscles comme les
+tiens et la fraîcheur d'une petite fille de douze ans: mais tu y viendras
+tout de même. Quant à ce que tu me demandes, il n'y a pas de changements,
+mais je regrette que tu sois resté si longtemps sans venir.
+
+[Note 1: La déciatine est voisine de 1 hectare; à noter que l'orthographe
+originale «dessiatine» (incorrecte) de la présente traduction a été
+remplacée ici par «déciatine» en accord avec la racine du mot qui signifie
+«dix».]
+
+--Pourquoi? demanda Levine.
+
+--Parce que... répondit Oblonsky, mais nous en causerons plus tard.
+Qu'est-ce qui t'amène?
+
+--Nous parlerons de cela aussi plus tard, dit Levine en rougissant encore
+jusqu'aux oreilles.
+
+--C'est bien, je comprends, fit Stépane Arcadiévitch. Vois-tu, je t'aurais
+bien prié de venir dîner chez moi, mais ma femme est souffrante; si tu
+veux _les_ voir, tu les trouveras au Jardin zoologique, de quatre à cinq;
+Kitty patine. Vas-y, je te rejoindrai et nous irons dîner quelque part
+ensemble.
+
+--Parfaitement; alors, au revoir.
+
+--Fais attention, n'oublie pas! je te connais, tu es capable de repartir
+subitement pour la campagne! s'écria en riant Stépane Arcadiévitch.
+
+--Non, bien sûr, je viendrai.
+
+Levine sortit du cabinet et se souvint seulement de l'autre côté de la
+porte qu'il avait oublié de saluer les collègues d'Oblonsky.
+
+«Ce doit être un personnage énergique, dit Grinewitch quand Levine fut
+sorti.
+
+--Oui, mon petit frère, dit Stépane Arcadiévitch en hochant la tête, c'est
+un gaillard qui a de la chance! trois mille déciatines dans le district
+de Karasinsk! il a l'avenir pour lui, et quelle jeunesse! Ce n'est pas
+comme nous autres!
+
+--Vous n'avez guère à vous plaindre pour votre part, Stépane Arcadiévitch.
+
+--Si, tout va mal,» répondit Stépane Arcadiévitch en soupirant
+profondément.
+
+
+
+
+VI
+
+
+Lorsque Oblonsky lui avait demandé pourquoi il était venu à Moscou, Levine
+avait rougi, et s'en voulait d'avoir rougi; mais pouvait-il répondre: «Je
+viens demander ta belle-soeur en mariage?» Tel était cependant l'unique but
+de son voyage.
+
+Les familles Levine et Cherbatzky, deux vieilles familles nobles de Moscou,
+avaient toujours été en rapports d'amitié. L'intimité s'était resserrée
+pendant les études de Levine à l'Université de Moscou, à cause de sa
+liaison avec le jeune prince Cherbatzky, frère de Dolly et de Kitty,
+qui suivait les mêmes cours que lui. Dans ce temps-là Levine allait
+fréquemment dans la maison Cherbatzky et, quelque étrange que cela puisse
+paraître, était amoureux de la maison tout entière, spécialement de la
+partie féminine de la famille. Ayant perdu sa mère sans l'avoir connue,
+et n'ayant qu'une soeur beaucoup plus âgée que lui, ce fut dans la maison
+Cherbatzky qu'il trouva cet intérieur intelligent et honnête, propre aux
+anciennes familles nobles, dont la mort de ses parents l'avait privé.
+Tous les membres de cette famille, mais principalement les femmes, lui
+apparaissaient entourés d'un nimbe mystérieux et poétique. Non seulement
+il ne leur découvrait aucun défaut, mais il leur supposait encore les
+sentiments les plus élevés, les perfections les plus idéales. Pourquoi ces
+trois jeunes demoiselles devaient parler français et anglais de deux jours
+l'un; pourquoi elles devaient, à tour de rôle, jouer du piano (les sons
+de cet instrument montaient jusqu'à la chambre où travaillaient les
+étudiants); pourquoi des maîtres de littérature française, de musique, de
+danse, de dessin, se succédaient dans la maison; pourquoi, à certaines
+heures de la journée, les trois demoiselles, accompagnées de Mlle Linon,
+devaient s'arrêter en calèche au boulevard de la Tverskoï et, sous la
+garde d'un laquais en livrée, se promener dans leurs pelisses de satin
+(Dolly en avait une longue, Nathalie une demi-longue, et Kitty une toute
+courte, qui montrait ses petites jambes bien faites, serrées dans des bas
+rouges): ces choses et beaucoup d'autres lui restaient incompréhensibles.
+Mais il savait que tout ce qui se passait dans cette sphère mystérieuse
+était parfait, et ce mystère le rendait amoureux.
+
+Il avait commencé par s'éprendre de Dolly, l'aînée, pendant ses années
+d'études; celle-ci épousa Oblonsky; il crut alors aimer la seconde, car il
+sentait qu'il devait nécessairement aimer l'une des trois, sans savoir au
+juste laquelle. Mais Nathalie eut à peine fait son entrée dans le monde,
+qu'on la maria au diplomate Lvof. Kitty n'était qu'une enfant quand Levine
+quitta l'Université. Le jeune Cherbatzky, peu après son admission dans
+la marine, se noya dans la Baltique, et les relations de Levine avec sa
+famille devinrent plus rares, malgré l'amitié qui le liait à Oblonsky. Au
+commencement de l'hiver cependant, étant venu à Moscou, après une année
+passée à la campagne, il revit les Cherbatzky et comprit alors laquelle
+des trois il était destiné à aimer.
+
+Rien de plus simple, en apparence, que de demander en mariage la jeune
+princesse Cherbatzky; un homme de trente-deux ans, de bonne famille,
+d'une fortune convenable, avait toute chance de passer pour un beau
+parti, et vraisemblablement il aurait été bien accueilli. Mais Levine
+était amoureux; Kitty lui paraissait une créature si accomplie, d'une
+supériorité si idéale, et il se jugeait au contraire si défavorablement,
+qu'il n'admettait pas qu'on le trouvât digne d'aspirer à cette alliance.
+
+Après avoir passé deux mois à Moscou comme en rêve, rencontrant Kitty
+chaque jour dans le monde, où il était retourné à cause d'elle, il
+repartit subitement pour la campagne, après avoir décidé que ce mariage
+était impossible. Quelle position dans le monde, quelle carrière
+convenable et bien définie offrait-il aux parents? Tandis que ses
+camarades étaient, les uns colonels et aides de camp, d'autres professeurs
+distingués, directeurs de banque et de chemin de fer, ou présidents de
+tribunal, comme Oblonsky, que faisait-il, lui, à trente-deux ans? Il
+s'occupait de ses terres, élevait des bestiaux, construisait des bâtiments
+de ferme et chassait la bécasse, c'est-à-dire qu'il avait pris le chemin
+de ceux qui, aux yeux du monde, n'ont pas su en trouver d'autre; il ne se
+faisait aucune illusion sur la façon dont on pouvait le juger, et croyait
+passer pour un pauvre garçon, sans grande capacité.
+
+Comment, d'ailleurs, la charmante et poétique jeune fille pouvait-elle
+aimer un homme aussi laid et surtout aussi peu brillant que lui? Ses
+anciennes relations avec Kitty, qui, à cause de sa liaison avec le frère
+qu'elle avait perdu, étaient celles d'un homme fait avec une enfant, lui
+semblaient un obstacle de plus.
+
+On pouvait bien, pensait-il, aimer d'amitié un brave garçon aussi
+ordinaire que lui, mais il fallait être beau et pouvoir déployer les
+qualités d'un homme supérieur, pour être aimé d'un amour comparable
+à celui qu'il éprouvait. Il avait bien entendu dire que les femmes
+s'éprennent souvent d'hommes laids et médiocres, mais il n'en croyait rien
+et jugeait les autres d'après lui-même, qui ne pouvait aimer qu'une femme
+remarquable, belle et poétique.
+
+Toutefois, après avoir passé deux mois à la campagne dans la solitude, il
+se convainquit que le sentiment qui l'absorbait ne ressemblait pas aux
+enthousiasmes de sa première jeunesse, et qu'il ne pourrait vivre sans
+résoudre cette grande question: serait-il accepté, oui ou non? Rien ne
+prouvait, après tout, qu'il serait refusé. Il partit donc pour Moscou
+avec la ferme intention de se déclarer et de se marier si on l'agréait.
+Sinon...., il ne pouvait imaginer ce qu'il deviendrait!
+
+
+
+
+VII
+
+
+Levine, arrivé à Moscou par le train du matin, s'était arrêté chez son
+demi-frère, Kosnichef. Après avoir fait sa toilette, il était entré dans
+le cabinet de travail de celui-ci en se proposant de lui raconter tout
+et de lui demander conseil; mais son frère n'était pas seul. Il causait
+avec un célèbre professeur de philosophie, venu de Kharhoff tout exprès
+pour éclaircir un malentendu survenu entre eux au sujet d'une question
+scientifique. Le professeur était en guerre contre le matérialisme; Serge
+Kosnichef suivait sa polémique avec intérêt et lui avait adressé quelques
+objections après avoir lu son dernier article. Il reprochait au professeur
+les concessions trop larges qu'il faisait au matérialisme, et celui-ci
+était venu s'expliquer lui-même. La conversation roulait sur la question
+à la mode: Y a-t-il une limite entre les phénomènes psychiques et
+physiologiques dans les actions de l'homme, et où se trouve cette limite?
+
+Serge Ivanitch accueillit son frère avec le sourire froidement aimable qui
+lui était habituel et, après l'avoir présenté au professeur, continua
+l'entretien. Celui-ci, un petit homme à lunettes, au front étroit,
+s'arrêta un moment pour répondre au salut de Levine, puis reprit la
+conversation sans lui accorder aucune attention. Levine s'assit en
+attendant son départ et s'intéressa bientôt au sujet de la discussion.
+Il avait lu dans des revues les articles dont on parlait, et les avait
+lus en y prenant l'intérêt général qu'un homme qui a étudié les sciences
+naturelles à l'Université peut prendre au développement de ces sciences;
+jamais il n'avait fait de rapprochements entre ces questions savantes sur
+l'origine de l'homme, sur l'action réflexe, la biologie, la sociologie, et
+celles qui le préoccupaient de plus en plus, le but de la vie et la mort.
+
+Il remarqua, en suivant la conversation, que les deux interlocuteurs
+établissaient un certain lien entre les questions scientifiques et celles
+qui touchaient à l'âme; par moments il croyait qu'ils allaient enfin
+aborder ce sujet, mais chaque fois qu'ils en approchaient, c'était pour
+s'en éloigner aussitôt avec une certaine hâte, et s'enfoncer dans le
+domaine des distinctions subtiles, des réfutations, des citations, des
+allusions, des renvois aux autorités, et c'est à peine s'il pouvait les
+comprendre.
+
+«Je ne puis accepter la théorie de Keis, disait Serge Ivanitch dans son
+langage élégant et correct, et admettre que toute ma conception du monde
+extérieur dérive uniquement de mes sensations. Le principe de toute
+connaissance, le sentiment de _l'être_, de l'existence, n'est pas venu par
+les sens; il n'existe pas d'organe spécial pour produire cette conception.
+
+--Oui, mais Wurst et Knaust et Pripasof vous répondront que vous avez la
+connaissance de votre existence uniquement par suite d'une accumulation de
+sensations, en un mot, qu'elle n'est que le résultat des sensations. Wurst
+dit même que là où la sensation n'existe pas, la conscience de l'existence
+est absente.
+
+--Je dirai au contraire....» répliqua Serge Ivanitch.
+
+Levine remarqua encore une fois qu'au moment de toucher au point capital,
+selon lui, ils allaient s'en éloigner, et se décida à faire au professeur
+la question suivante:
+
+«Dans ce cas, si mes sensations n'existent plus, si mon corps est mort, il
+n'y a plus d'existence possible?»
+
+Le professeur regarda ce singulier questionneur d'un air contrarié et
+comme blessé de cette interruption: que voulait cet intrus qui ressemblait
+plus à un paysan qu'à un philosophe? Il se tourna vers Serge Ivanitch,
+mais celui-ci n'était pas à beaucoup près aussi exclusif que le professeur
+et pouvait, tout en discutant avec lui, comprendre le point de vue simple
+et rationnel qui avait suggéré la question; il répondit en souriant:
+
+«Nous n'avons pas encore le droit de résoudre cette question.
+
+--Nous n'avons pas de données suffisantes, continua le professeur en
+reprenant ses raisonnements. Non, je prétends que si, comme le dit
+clairement Pripasof, les sensations sont fondées sur des impressions,
+nous n'en devons que plus sévèrement distinguer ces deux notions.»
+
+Levine n'écoutait plus et attendit le départ du professeur.
+
+
+
+
+VIII
+
+
+Celui-ci parti, Serge Ivanitch se tourna vers son frère:
+
+«Je suis content de te voir. Es-tu venu pour longtemps? comment vont les
+affaires?»
+
+Levine savait que son frère aîné s'intéressait peu aux questions
+agronomiques et faisait une concession en lui en parlant; aussi se
+borna-t-il à répondre au sujet de la vente du blé et de l'argent qu'il
+avait touché sur le domaine qu'ils possédaient indivis. Son intention
+formelle avait été de causer avec son frère de ses projets de mariage, et
+de lui demander conseil; mais, après cette conversation avec le professeur
+et en présence du ton involontairement protecteur dont Serge l'avait
+questionné sur leurs intérêts de campagne, il ne se sentit plus la force
+de parler et pensa que son frère Serge ne verrait pas les choses comme il
+aurait souhaité qu'il les vit.
+
+«Comment marchent les affaires du semstvo chez vous? demanda Serge
+Ivanitch, qui s'intéressait à ces assemblées provinciales et leur
+attribuait une grande importance.
+
+--Je n'en sais vraiment rien.
+
+--Comment cela se fait-il? ne fais-tu pas partie de l'administration?
+
+--Non, j'y ai renoncé; je ne vais plus aux assemblées, répondit Levine.
+
+--C'est bien dommage,» murmura Serge en fronçant le sourcil.
+
+Pour se disculper, Levine raconta ce qui se passait aux réunions du
+district.
+
+«C'est toujours ainsi! interrompit Serge Ivanitch, voilà comme nous sommes,
+nous autres Russes! Peut-être est-ce un bon trait de notre nature que
+cette faculté de constater nos erreurs, mais nous l'exagérons, nous nous
+plaisons dans l'ironie, qui jamais ne fait défaut à notre langue. Si l'on
+donnait nos droits, ces mêmes institutions provinciales, à quelque autre
+peuple de l'Europe, Allemands ou Anglais, ils sauraient en extraire la
+liberté, tandis que, nous autres, nous ne savons qu'en rire!
+
+--Qu'y faire? répondit Levine d'un air coupable. C'était mon dernier
+essai. J'y ai mis toute mon âme; je n'y puis plus rien; je suis incapable
+de...
+
+--Incapable! interrompit Serge Ivanitch: tu n'envisages pas la chose comme
+il le faudrait.
+
+--C'est possible, répondit Levine accablé.
+
+--Sais-tu que notre frère Nicolas est de nouveau ici?»
+
+Nicolas était le frère aîné de Constantin et le demi-frère de Serge;
+c'était un homme perdu, qui avait mangé la plus grande partie de sa
+fortune, et s'était brouillé avec ses frères pour vivre dans un monde
+aussi fâcheux qu'étrange.
+
+«Que dis-tu là? s'écria Levine effrayé. Comment le sais-tu?
+
+--Prokoff l'a vu dans la rue.
+
+--Ici, à Moscou? Où est-il? et Levine se leva, comme s'il eût voulu
+aussitôt courir le trouver.
+
+--Je regrette de t'avoir dit cela, dit Serge en hochant la tête à la
+vue de l'émotion de son frère. J'ai envoyé quelqu'un pour savoir où il
+demeurait et lui ai fait tenir sa lettre de change sur Troubine que j'ai
+payée. Voici ce qu'il m'a répondu...»
+
+Et Serge tendit à son frère un billet qu'il prit sous un presse papiers.
+
+Lévine lut ce billet d'une écriture étrange et qu'il connaissait bien.
+
+«Je demande humblement qu'on me laisse la paix. C'est tout ce que je
+réclame de mes chers frères. Nicolas Levine.»
+
+Constantin resta debout devant Serge, le papier à la main, sans lever la
+tête.
+
+«Il veut bien visiblement m'offenser, continua Serge, mais cela lui est
+impossible. Je souhaitais de tout coeur de pouvoir l'aider, tout en sachant
+que je n'en viendrais pas à bout.
+
+--Oui, oui, confirma Levine, je comprends et j'apprécie ta conduite envers
+lui, mais j'irai le voir.
+
+--Si cela te fait plaisir, vas-y, dit Serge, mais je ne te le conseille
+pas. Ce n'est pas que je le craigne par rapport à nos relations à toi et à
+moi, il ne saurait nous brouiller, mais c'est pour toi que je te conseille
+de n'y pas aller: tu n'y pourras rien. Au reste, fais comme tu l'entends.
+
+--Peut-être n'y a-t-il vraiment rien à faire, mais dans ce moment... je ne
+saurais être tranquille...
+
+--Je ne te comprends pas, dit Serge, mais ce que je comprends, ajouta-t-il,
+c'est qu'il y a là pour nous une leçon d'humilité. Depuis que notre frère
+Nicolas est devenu ce qu'il est, je considère ce qu'on appelle une
+«bassesse» avec plus d'indulgence. Tu sais ce qu'il a fait?
+
+--Hélas; c'est affreux, affreux!» répondit Levine.
+
+Après avoir demandé l'adresse de Nicolas au domestique de Serge Ivanitch,
+Levine se mit en route pour aller le trouver, mais il changea d'idée et
+ajourna sa visite au soir. Avant tout, pour en avoir le coeur net, il
+voulait décider la question qui l'avait amené à Moscou. Il alla donc
+trouver Oblonsky et, après avoir appris où étaient les Cherbatzky, se
+rendit là où il pensait rencontrer Kitty.
+
+
+
+
+IX
+
+
+Vers quatre heures, Levine quitta son Isvostchik à la porte du Jardin
+zoologique et, le coeur battant, suivit le sentier qui menait aux montagnes
+de glace, près de l'endroit où l'on patinait; il savait qu'il la
+trouverait là, car il avait aperçu la voiture des Cherbatzky à l'entrée.
+
+Il faisait un beau temps de gelée; à la porte du Jardin on voyait, rangés
+à la file, des traîneaux, des voitures de maître, des Isvostchiks, des
+gendarmes. Le public se pressait dans les petits chemins frayés autour des
+izbas décorées de sculptures en bois; les vieux bouleaux du Jardin, aux
+branches chargées de givre et de neige, semblaient revêtus de chasubles
+neuves et solennelles.
+
+Tout en suivant le sentier, Levine se parlait à lui-même: «Du calme! il ne
+faut pas se troubler; que veux-tu? qu'as-tu? tais-toi, imbécile.» C'est
+ainsi qu'il interpellait son coeur.
+
+Mais plus il cherchait à se calmer, plus l'émotion le gagnait et lui
+coupait la respiration. Une personne de connaissance l'appela au passage,
+Levine ne la reconnut même pas. Il s'approcha des montagnes. Les traîneaux
+glissaient, puis remontaient au moyen de chaînes; c'était un cliquetis de
+ferraille, un bruit de voix joyeuses et animées. À quelques pas de là
+on patinait, et parmi les patineurs il _la_ reconnut bien vite, et sut
+qu'elle était près de lui par la joie et la terreur qui envahirent son âme.
+
+Debout auprès d'une dame, du côté opposé à celui où Levine se trouvait,
+elle ne se distinguait de son entourage ni par sa pose ni par sa toilette;
+pour lui, elle ressortait dans la foule comme une rose parmi des orties,
+éclairant de son sourire ce qui l'environnait, illuminant tout de sa
+présence. «Oserai-je vraiment descendre sur la glace et m'approcher
+d'elle?» pensa-t-il. L'endroit où elle se tenait lui parut un sanctuaire
+dont il craignait d'approcher, et il eut si peur qu'il s'en fallut de peu
+qu'il ne repartit. Faisant un effort sur lui-même il arriva cependant à se
+persuader qu'elle était entourée de gens de toute espèce, et qu'à la
+rigueur il avait bien aussi le droit de venir patiner. Il descendit donc
+sur la glace, évitant de jeter les yeux sur elle comme sur le soleil, mais,
+de même que le soleil, il n'avait pas besoin de la regarder pour la voir.
+
+On se réunissait sur la glace, un jour de la semaine, entre personnes
+de connaissance. Il y avait là des maîtres dans l'art du patinage qui
+venaient faire briller leurs talents, d'autres qui faisaient leur
+apprentissage derrière des fauteuils, avec des gestes gauches et inquiets,
+de très jeunes gens, et aussi de vieux messieurs, patinant par hygiène;
+tous semblaient à Levine des élus favorisés du ciel, parce qu'ils étaient
+dans le voisinage de Kitty. Et ces patineurs glissaient autour d'elle, la
+rattrapaient, lui parlaient même, et n'en semblaient pas moins s'amuser
+avec une indépendance d'esprit complète, comme s'il eût suffi à leur
+bonheur que la glace fût bonne et le temps splendide!
+
+Nicolas Cherbatzky, un cousin de Kitty, vêtu d'une jaquette et de
+pantalons étroits, était assis sur un banc, les patins aux pieds,
+lorsqu'il aperçut Levine.
+
+«Ah! s'écria-t-il, le premier patineur de la Russie, le voilà! Es-tu ici
+depuis longtemps? Mets donc vite tes patins, la glace est excellente.
+
+--Je n'ai pas mes patins,» répondit Levine, étonné qu'on pût parler en
+présence de Kitty avec cette liberté d'esprit et cette audace, et ne
+la perdant pas de vue une seconde, quoiqu'il ne la regardât pas. Elle,
+visiblement craintive sur ses hautes bottines à patins, s'élança vers lui,
+du coin où elle se tenait, suivie d'un jeune garçon en costume russe qui
+cherchait à la dépasser en faisant les gestes désespérés d'un patineur
+maladroit. Kitty ne patinait pas avec sûreté; ses mains avaient quitté le
+petit manchon suspendu à son cou par un ruban, et se tenaient prêtes à
+se raccrocher n'importe à quoi; elle regardait Levine, qu'elle venait
+de reconnaître, et souriait de sa propre peur. Quand elle eut enfin
+heureusement pris son élan, elle donna un léger coup de talon et glissa
+jusqu'à son cousin Cherbatzky, s'empara de son bras, et envoya à Levine un
+salut amical. Jamais dans son imagination elle n'avait été plus charmante.
+
+Il lui suffisait toujours de penser à elle pour évoquer vivement le
+souvenir de toute sa personne, surtout celui de sa jolie tête blonde, à
+l'expression enfantine de candeur et de bonté, élégamment posée sur des
+épaules déjà belles. Ce mélange de grâce d'enfant et de beauté de femme
+avait un charme particulier que Levine savait comprendre. Mais ce qui le
+frappait toujours en elle, comme une chose inattendue, c'était son regard
+modeste, calme, sincère, qui, joint à son sourire, le transportait dans un
+monde enchanté où il se sentait apaisé, adouci, avec les bons sentiments
+de sa première enfance.
+
+«Depuis quand êtes-vous ici? demanda-t-elle en lui tendant la main. Merci,
+ajouta-t-elle en lui voyant ramasser le mouchoir tombé de son manchon.
+
+--Moi? Je suis arrivé depuis peu, hier, c'est-à-dire aujourd'hui, répondit
+Levine, si ému qu'il n'avait pas bien compris la question. Je voulais
+venir chez vous,--dit-il, et, se rappelant aussitôt dans quelle intention,
+il rougit et se troubla.--Je ne savais pas que vous patiniez, et si bien.»
+
+Elle le regarda avec attention, comme pour deviner la cause de son
+embarras.
+
+«Votre éloge est précieux. Il s'est conservé ici une tradition sur vos
+talents de patineur,--dit-elle en secouant de sa petite main gantée de
+noir les aiguilles de pin tombées sur son manchon.
+
+--Oui, j'ai patiné autrefois avec passion; je voulais arriver à la
+perfection.
+
+--Il me semble que vous faites tout avec passion, dit-elle en souriant. Je
+voudrais tant vous voir patiner. Mettez donc des patins, nous patinerons
+ensemble.»
+
+«Patiner ensemble! est-il possible!» pensa-t-il en la regardant.
+
+«Je vais les mettre tout de suite,» dit-il.
+
+Et il courut chercher des patins.
+
+«Il y a longtemps, monsieur, que vous n'êtes venu chez nous, dit l'homme
+aux patins en lui tenant le pied pour visser le talon. Depuis vous, nous
+n'avons personne qui s'y entende. Est-ce bien ainsi? dit-il en serrant la
+courroie.
+
+--C'est bien, c'est bien, dépêche-toi seulement,» répondit Levine, ne
+pouvant dissimuler le sourire joyeux qui, malgré lui, éclairait son
+visage. «Voilà la vie, voilà le bonheur, pensait-il, faut-il lui parler
+maintenant? Mais j'ai peur de parler; je suis trop heureux en ce moment,
+heureux au moins en espérance, tandis que.... Mais il le faut, il le faut!
+Arrière toute faiblesse!»
+
+Levine se leva, ôta son paletot, et, après s'être essayé autour de la
+petite maison, s'élança sur la glace unie et glissa sans effort, dirigeant
+à son gré sa course, tantôt rapide, tantôt ralentie. Il s'approcha d'elle
+avec crainte, mais un sourire de Kitty le rassura encore une fois.
+
+Elle lui donna la main et ils patinèrent côte à côte, augmentant peu à peu
+la vitesse de leur course; et plus ils glissaient rapidement, plus elle
+lui serrait la main.
+
+«J'apprendrais bien plus vite avec vous, lui dit-elle, je ne sais pourquoi,
+j'ai confiance.
+
+--J'ai aussi confiance en moi, quand vous vous appuyez sur mon bras,»
+répondit-il, et aussitôt il rougit, effrayé. Effectivement, à peine eut-il
+prononcé ces paroles, que, de même que le soleil se cache derrière un
+nuage, toute l'amabilité du visage de la jeune fille disparut, et Levine
+remarqua un jeu de physionomie qu'il connaissait bien, et qui indiquait un
+effort de sa pensée; une ride se dessina sur le front uni de Kitty.
+
+--Il ne vous arrive rien de désagréable? Du reste, je n'ai pas le droit de
+le demander, dit-il vivement.
+
+--Pourquoi cela? Non,--répondit-elle froidement; et elle ajouta
+aussitôt:--Vous n'avez pas encore vu Mlle Linon?
+
+--Pas encore.
+
+--Venez la voir, elle vous aime tant.
+
+--Qu'arrive-t-il? je lui ai fait de la peine! Seigneur, ayez pitié de
+moi!» pensa Levine tout en courant vers la vieille Française aux petites
+boucles grises, qui les surveillait de son banc. Elle le reçut comme un
+vieil ami et lui montra tout son râtelier dans un sourire amical.
+
+«Nous grandissons, n'est-ce pas? dit-elle en désignant Kitty des yeux, et
+nous prenons de l'âge. _Tiny bear_ devient grand!» continua la vieille
+institutrice en riant; et elle lui rappela sa plaisanterie sur les trois
+demoiselles qu'il appelait les trois oursons du conte anglais.
+
+«Vous rappelez-vous que vous les nommiez ainsi?»
+
+Il l'avait absolument oublié, mais elle riait de cette plaisanterie depuis
+dix ans et y tenait toujours.
+
+«Allez, allez patiner. N'est-ce pas que notre Kitty commence à bien s'y
+prendre?»
+
+Quand Levine revint auprès de Kitty, il ne lui trouva plus le visage
+sévère; ses yeux avaient repris leur expression franche et caressante,
+mais il lui sembla qu'elle avait un ton de tranquillité voulue, et il se
+sentit triste. Après avoir causé de la vieille gouvernante et de ses
+originalités, elle lui parla de sa vie à lui.
+
+«Ne vous ennuyez-vous vraiment pas à la campagne? demanda-t-elle.
+
+--Non, je ne m'ennuie pas; je suis très occupé,--répondit-il, sentant
+qu'elle l'amenait au ton calme qu'elle avait résolu de garder, et dont il
+ne saurait désormais se départir, pas plus qu'il n'avait su le faire au
+commencement de l'hiver.
+
+--Êtes-vous venu pour longtemps? demanda Kitty.
+
+--Je n'en sais rien, répondit-il sans penser à ce qu'il disait. L'idée de
+retomber dans le ton d'une amitié calme et de retourner peut-être chez lui
+sans avoir rien décidé le poussa à la révolte.
+
+--Comment ne le savez-vous pas?
+
+--Je n'en sais rien, cela dépendra de vous,» dit-il, et aussitôt il fut
+épouvanté de ses propres paroles.
+
+N'entendit-elle pas ces mots, ou ne voulut-elle pas les entendre? elle
+sembla faire un faux pas sur la glace et s'éloigna pour glisser vers Mlle
+Linon, lui dit quelques mots et se dirigea vers la petite maison où l'on
+ôtait les patins.
+
+«Mon Dieu, qu'ai-je fait? Seigneur Dieu, aidez-moi, guidez-moi,» priait
+Levine intérieurement, et, sentant qu'il avait besoin de faire quelque
+mouvement violent, il décrivit avec fureur des courbes sur la glace.
+
+En ce moment, un jeune homme, le plus fort des nouveaux patineurs, sortit
+du café, ses patins aux pieds et la cigarette à la bouche; sans s'arrêter
+il courut vers l'escalier, descendit les marches en sautant, sans même
+changer la position de ses bras, et s'élança sur la glace.
+
+«C'est un nouveau tour, se dit Levine, et il remonta l'escalier pour
+l'imiter.
+
+--Ne vous tuez pas, il faut de l'habitude,» lui cria Nicolas Cherbatzky.
+
+Levine patina quelque temps avant de prendre son élan, puis il descendit
+l'escalier en cherchant à garder l'équilibre avec ses mains; à la dernière
+marche, il s'accrocha, fit un mouvement violent pour se rattraper, reprit
+son équilibre, et s'élança en riant sur la glace.
+
+«Quel brave garçon,--pensait pendant ce temps Kitty en entrant dans la
+petite maison, suivie de Mlle Linon, et en le regardant avec un sourire
+caressant, comme un frère bien-aimé.
+
+--Est-ce ma faute? Ai-je rien fait de mal? On prétend que c'est de la
+coquetterie! Je sais bien que ce n'est pas lui que j'aime, mais je ne m'en
+sens pas moins contente auprès de lui: il est si bon! Mais pourquoi a-t-il
+dit cela?» pensa-t-elle.
+
+Voyant Kitty partir avec sa mère qui venait la chercher, Levine, tout
+rouge après l'exercice violent qu'il venait de prendre, s'arrêta et
+réfléchit. Il ôta ses patins et rejoignit la mère et la fille à la sortie.
+
+«Très heureuse de vous voir, dit la princesse. Nous recevons, comme
+toujours, le jeudi.
+
+--Aujourd'hui, par conséquent?
+
+--Nous serons enchantés de vous voir,» répondit-elle sèchement.
+
+Cette raideur affligea Kitty, qui ne put s'empêcher de chercher à adoucir
+l'effet produit par la froideur de sa mère. Elle se retourna vers Levine
+et lui cria en souriant:
+
+«Au revoir!»
+
+En ce moment, Stépane Arcadiévitch, son chapeau planté de côté, le visage
+animé et les yeux brillants, entrait en vainqueur dans le Jardin. À la vue
+de sa belle-mère, il prit une expression triste et confuse pour répondre
+aux questions qu'elle lui adressa sur la santé de Dolly; puis, après avoir
+causé à voix basse d'un air accablé, il se redressa et prit le bras de
+Levine.
+
+«Eh bien, partons-nous? Je n'ai fait que penser à toi, et je suis très
+content que tu sois venu, dit-il en le regardant d'un air significatif.
+
+--Allons, allons,--répondit l'heureux Levine, qui ne cessait d'entendre le
+son de cette voix lui disant «au revoir», et de se représenter le sourire
+qui accompagnait ces mots.
+
+--À l'hôtel d'Angleterre ou à l'Ermitage?
+
+--Cela m'est égal.
+
+--À l'hôtel d'Angleterre alors, dit Stépane Arcadiévitch, qui choisissait
+ce restaurant parce qu'il y devait plus d'argent qu'à l'Ermitage et qu'il
+trouvait, pour ainsi dire, indigne de lui, de le négliger. Tu as un
+isvostchik: tant mieux, car j'ai renvoyé ma voiture.»
+
+Pendant tout le trajet, les deux amis gardèrent le silence. Levine pensait
+à ce que pouvait signifier le changement survenu en Kitty, et se rassurait
+pour retomber aussitôt dans le désespoir, et se répéter qu'il était
+insensé d'espérer. Malgré tout, il se sentait un autre homme, ne
+ressemblant en rien à celui qui avait existé avant le sourire et les mots
+«au revoir».
+
+Stépane Arcadiévitch composait le menu.
+
+«Tu aimes le turbot, n'est-ce pas? demanda-t-il à Levine au moment où ils
+arrivaient.
+
+--Quoi? demanda Levine.
+
+--Le turbot.
+
+--Oui, j'aime le turbot à la folie.
+
+
+
+
+X
+
+
+Levine lui-même ne put s'empêcher de remarquer, en entrant dans le
+restaurant, l'espèce de rayonnement contenu exprimé par la physionomie,
+par toute la personne de Stépane Arcadiévitch. Celui-ci ôta son paletot
+et, le chapeau posé de côté, s'avança jusqu'à la salle à manger, donnant,
+tout en marchant, ses ordres au Tatare en habit noir, la serviette sous le
+bras, qui s'accrochait à lui. Saluant à droite et à gauche les personnes
+de connaissance qui, là comme ailleurs, le rencontraient avec plaisir, il
+s'approcha du buffet et prit un petit verre d'eau-de-vie. La demoiselle de
+comptoir, une Française frisée, fardée, couverte de rubans, de dentelles
+et de boucles, fut aussitôt l'objet de son attention; il lui dit quelques
+mots qui la firent éclater de rire. Quant à Levine, la vue de cette femme,
+toute composée de faux cheveux et de poudre de riz, lui ôtait l'appétit;
+il s'en éloigna avec hâte et dégoût. Son âme était remplie du souvenir de
+Kitty, et dans ses yeux brillaient le triomphe et le bonheur.
+
+«Par ici, Votre Excellence: ici Votre Excellence ne sera pas dérangée,
+disait le vieux Tatare, tenace et obséquieux, dont la vaste tournure
+forçait les deux pans de son habit à s'écarter par derrière.
+
+--Veuillez approcher, Votre Excellence,» dit-il aussi à Levine en signe de
+respect pour Stépane Arcadiévitch dont il était l'invité.
+
+Il étendit en un clin d'oeil une serviette fraîche sur la table ronde,
+déjà couverte d'une nappe, et placée sous une girandole de bronze; puis il
+approcha deux chaises de velours et, la serviette d'une main, la carte de
+l'autre, il se tint debout devant Stépane Arcadiévitch, attendant ses
+ordres.
+
+«Si Votre Excellence le désirait, elle aurait un cabinet particulier à sa
+disposition dans quelques instants: le prince Galitzine, avec une dame, va
+le laisser libre. Nous avons reçu des huîtres fraîches.
+
+--Ah! ah! des huîtres!»
+
+Stépane Arcadiévitch réfléchit.
+
+«Si nous changions notre plan de campagne, Levine?--dit-il en posant le
+doigt sur la carte; son visage exprimait une hésitation sérieuse.--Mais
+sont-elles bonnes, tes huîtres? Fais attention.
+
+--Des huîtres de Flensbourg, Votre Excellence: il n'y en a pas d'Ostende.
+
+--Passe pour des huîtres de Flensbourg. Mais sont-elles fraîches?
+
+--Elles sont arrivées d'hier.
+
+--Eh! bien, qu'en dis-tu? Si nous commencions par des huîtres et si nous
+changions ensuite tout notre menu?
+
+--Cela m'est égal; pour moi, ce qu'il y a de meilleur, c'est du chtchi[2]
+et de la kacha[3]; mais on ne trouve pas cela ici.
+
+[Note 2: _Chtchi_, soupe aux choux.]
+
+[Note 3: _Kacha_, gruau de sarrasin, nourriture habituelle du peuple.]
+
+--Kacha _à la russe_, si vous l'ordonnez? dit le Tatare en se penchant
+vers Levine comme une bonne vers l'enfant qu'elle garde.
+
+--Sans plaisanterie, tout ce que tu choisiras sera bien. J'ai patiné et
+je meurs de faim. Ne crois pas, ajouta-t-il en voyant une expression de
+mécontentement sur la figure d'Oblonsky, que je ne sache pas apprécier ton
+menu: je mangerai avec plaisir un bon dîner.
+
+--Il ne manquerait plus que cela! On a beau dire, c'est un des plaisirs
+de cette vie, dit Stépane Arcadiévitch. Dans ce cas, mon petit frère,
+--donne-nous deux, et si c'est trop peu, trois douzaines d'huîtres, une
+soupe avec des légumes...
+
+--Printanière,» reprit le Tatare.
+
+Mais Stépane Arcadiévitch ne voulait pas lui laisser le plaisir d'énumérer
+les plats en français et continua:
+
+«Avec des légumes, tu sais? Ensuite, du turbot avec une sauce un peu
+épaisse; puis du rosbif, mais fais attention qu'il soit à point; un chapon,
+et enfin des conserves.»
+
+Le Tatare, se rappelant que Stépane Arcadiévitch n'aimait pas à nommer les
+plats d'après la carte française, le laissa dire, mais il se donna ensuite
+le plaisir de répéter le menu selon les règles: «potage printanier, turbot
+sauce Beaumarchais, poularde à l'estragon, macédoine de fruits». Et
+aussitôt, comme mû par un ressort, il fit disparaître une carte pour en
+présenter une autre, celle des vins, qu'il soumit à Stépane Arcadiévitch.
+
+«Que boirons-nous?
+
+--Ce que tu voudras, mais un peu de champagne, dit Levine.
+
+--Comment? dès le commencement? Au fait, pourquoi pas? Aimes-tu la marque
+blanche?
+
+--_Cachet blanc_, dit le Tatare.
+
+--Bien: avec les huîtres, ce sera assez.
+
+--Quel vin de table servirai-je?
+
+--Du Nuits; non, donne-nous le classique chablis.
+
+--J'entends. Servirai-je _votre_ fromage?
+
+--Oui, du parmesan. Peut-être en préfères-tu un autre?
+
+--Non, cela m'est égal,» répondit Levine qui ne pouvait s'empêcher de
+sourire.
+
+Le Tatare disparut en courant, les pans de son habit flottant derrière
+lui; cinq minutes après, il était de retour, tenant d'une main un plat
+d'huîtres et de l'autre une bouteille.
+
+Stépane Arcadiévitch chiffonna sa serviette, en couvrit son gilet, étendit
+tranquillement les mains, et entama le plat d'huîtres.
+
+«Pas mauvaises,--dit-il en enlevant les huîtres de leurs écailles l'une
+après l'autre avec une petite fourchette d'argent, et en les avalant au
+fur et à mesure.--Pas mauvaises,» répéta-t-il en regardant tantôt Levine,
+tantôt le Tatare d'un oeil satisfait et brillant.
+
+Levine mangea les huîtres, quoiqu'il eût préféré du pain et du fromage,
+mais il ne pouvait s'empêcher d'admirer Oblonsky. Le Tatare lui-même,
+après avoir débouché la bouteille et versé le vin mousseux dans de fines
+coupes de cristal, regarda Stépane Arcadiévitch avec un sourire satisfait,
+tout en redressant sa cravate blanche.
+
+«Tu n'aimes pas beaucoup les huîtres? dit Oblonsky en vidant son verre, ou
+bien tu es préoccupé? hein?»
+
+Il avait envie de mettre Levine en gaieté, mais celui-ci, sans être triste,
+était gêné; avec ce qu'il avait dans l'âme, il se trouvait mal à l'aise
+dans ce restaurant, au milieu de ce va-et-vient, dans le voisinage de
+cabinets où l'on dînait avec des dames; tout l'offusquait, le gaz, les
+miroirs, le Tatare lui-même. Il craignait de salir le sentiment qui
+remplissait son âme.
+
+«Moi? oui, je suis préoccupé; mais, en outre, ici tout me gêne, dit-il. Tu
+ne saurais croire combien, pour un campagnard comme moi, tout ce milieu
+paraît étrange. C'est comme les ongles de ce monsieur que j'ai vu chez toi.
+
+--Oui, j'ai remarqué que les ongles de ce pauvre Grinewitch
+t'intéressaient beaucoup.
+
+--Je n'y peux rien, répondit Levine, tâche de me comprendre et de te
+placer au point de vue d'un campagnard. Nous autres, nous cherchons à
+avoir des mains avec lesquelles nous puissions travailler; pour cela, nous
+nous coupons les ongles, et bien souvent nous retroussons nos manches.
+Ici, au contraire, on se laisse pousser les ongles tant qu'ils peuvent
+pousser, et, pour être bien sûr de ne rien pouvoir faire de ses mains,
+on accroche à ses poignets des soucoupes en guise de boutons.»
+
+Stépane Arcadiévitch sourit gaiement.
+
+«Mais cela prouve qu'il n'a pas besoin de travailler de ses mains: c'est
+la tête qui travaille.
+
+--C'est possible; néanmoins cela me semble étrange, de même que ce que
+nous faisons ici. À la campagne, nous nous dépêchons de nous rassasier
+afin de pouvoir nous remettre à la besogne, et ici nous cherchons, toi et
+moi, à manger le plus longtemps possible, sans nous rassasier: aussi nous
+mangeons des huîtres.
+
+--C'est certain, reprit Stépane Arcadiévitch: mais n'est-ce pas le but de
+la civilisation que de tout changer en jouissance?
+
+--Si c'est là son but, j'aime autant rester un barbare.
+
+--Tu l'es bien, va. Vous êtes tous des sauvages dans votre famille.»
+
+Levine soupira. Il pensa à son frère Nicolas, se sentit mortifié, attristé,
+et son visage s'assombrit; mais Oblonsky entama un sujet qui parvint
+immédiatement à le distraire.
+
+«Eh bien, viendras-tu ce soir chez nous, c'est-à-dire chez les Cherbatzky?
+dit-il en clignant gaiement d'un oeil et en repoussant les écailles
+d'huîtres pour prendre du fromage.
+
+--Oui, certainement, répondit Levine, quoiqu'il m'ait semblé que la
+princesse ne m'invitât pas de bonne grâce.
+
+--Quelle idée! c'est sa manière _grande dame_, répondit Stépane
+Arcadiévitch. Je viendrai aussi après une répétition de chant chez la
+comtesse Bonine. Comment ne pas t'accuser d'être sauvage? Explique-moi,
+par exemple, ta fuite de Moscou? Les Cherbatzky m'ont plus d'une fois
+tourmenté de leurs questions sur ton compte, comme si je pouvais savoir
+quelque chose. Je ne sais que ceci, c'est que tu fais toujours ce que
+personne ne songerait à faire.
+
+--Oui, répondit Levine lentement et avec émotion: tu as raison, je suis un
+sauvage, mais ce n'est pas mon départ qui l'a prouvé, c'est mon retour. Je
+suis revenu maintenant.....
+
+--Es-tu heureux! interrompit Oblonsky en regardant les yeux de Levine.
+
+--Pourquoi?
+
+--«Je reconnais à la marque qu'ils portent les chevaux ombrageux, et à
+leurs yeux, les jeunes gens amoureux,» déclama Stépane Arcadiévitch:
+l'avenir est à toi.
+
+--Et toi, n'as-tu plus rien devant toi?
+
+--Je n'ai que le présent, et ce présent n'est pas tout roses.
+
+--Qu'y a-t-il?
+
+--Cela ne va pas! Mais je ne veux pas t'entretenir de moi, d'autant plus
+que je ne puis t'expliquer tout, répondit Stépane Arcadiévitch. Alors
+pourquoi es-tu venu à Moscou?.... Hé! viens desservir! cria-t-il au Tatare.
+
+--Tu le devines? répondit Levine en ne quittant pas des yeux Stépane
+Arcadiévitch.
+
+--Je le devine, mais je ne puis t'en parler le premier. Tu peux par ce
+détail reconnaître si je devine juste ou non, dit Stépane Arcadiévitch en
+regardant Levine d'un air fin.
+
+--Et bien, que me diras-tu? demanda Levine d'une voix qui tremblait,
+et sentant tressaillir chacun des muscles de son visage. Comment
+considères-tu la chose?»
+
+Stépane Arcadiévitch but lentement son verre de chablis, en regardant
+toujours Levine.
+
+«Moi, répondit-il, je ne désire rien autant que cela, rien!
+
+--Mais ne te trompes-tu pas? sais-tu de quoi nous parlons, murmura Levine,
+le regard fixé fiévreusement sur son interlocuteur. Tu crois vraiment que
+c'est possible?
+
+--Pourquoi ne le serait-ce pas?
+
+--Vraiment, bien sincèrement? Dis tout ce que tu penses. Songe donc, si
+j'allais au-devant d'un refus? et j'en suis presque certain!
+
+--Pourquoi donc? dit Stépane Arcadiévitch en souriant de cette émotion.
+
+--C'est l'effet que cela me fait. Ce serait terrible, et pour moi et pour
+elle!
+
+--Oh! en tout cas je ne vois là rien de si terrible pour elle: une jeune
+fille est toujours flattée d'être demandée en mariage.
+
+--Les jeunes filles en général, peut-être: mais pas elle.»
+
+Stépane Arcadiévitch sourit; il connaissait parfaitement les sentiments de
+Levine, et savait que pour lui toutes les jeunes filles de l'univers se
+divisaient en deux catégories: dans l'une, toutes les jeunes filles
+existantes, ayant toutes les faiblesses humaines en partage, des jeunes
+filles bien ordinaires! l'autre catégorie, composée d'_elle_ seule, sans
+la moindre imperfection et au-dessus de l'humanité entière.
+
+«Attends, prends un peu de sauce,» dit-il en arrêtant la main de Levine
+qui repoussait la saucière.
+
+Levine prit humblement de la sauce, mais ne laissa pas Oblonsky manger.
+
+«Non, attends, comprends-moi bien, car c'est pour moi une question de vie
+ou de mort. Je n'en ai jamais parlé à personne et je ne puis en parler à
+un autre qu'à toi. Nous avons beau être très différents l'un de l'autre,
+avoir d'autres goûts, d'autres points de vue, je n'en sais pas moins que
+tu m'aimes et que tu me comprends, et c'est pourquoi je t'aime tant aussi.
+Au nom du ciel, sois sincère avec moi.
+
+--Je ne te dis que ce que je pense, répondit Stépane Arcadiévitch en
+souriant, mais je te dirai plus: ma femme, une femme étonnante,--et
+Oblonsky s'arrêta un moment en soupirant pour se rappeler où il en était
+avec sa femme...--Elle a un don de seconde vue, et voit tout ce qui se
+passe dans le coeur des autres, mais elle prévoit surtout l'avenir quand
+il s'agit de mariages. Ainsi elle a prédit celui de la Chahawskoï avec
+Brenteln; personne ne voulait y croire, et cependant il s'est fait. Eh
+bien, ma femme est pour toi.
+
+--Comment l'entends-tu?
+
+--J'entends que ce n'est pas seulement qu'elle t'aime, mais elle assure
+que Kitty sera ta femme.»
+
+En entendant ces mots, le visage de Levine rayonna d'un sourire bien
+voisin de l'attendrissement.
+
+«Elle dit cela! s'écria-t-il. J'ai toujours pensé que ta femme était un
+ange. Mais assez, assez parler, dit-il en se levant.
+
+--Reste donc assis.»
+
+Levine ne tenait plus en place; il fit deux ou trois fois le tour de la
+chambre de son pas ferme, en clignant des yeux pour dissimuler des larmes,
+et se remit à table un peu calmé.
+
+«Comprends-moi, dit-il; ce n'est pas de l'amour: j'ai été amoureux,
+mais ce n'était pas cela. C'est plus qu'un sentiment: c'est une force
+intérieure qui me possède. Je suis parti parce que j'avais décidé qu'un
+bonheur semblable ne pouvait exister, il n'aurait rien eu d'humain! Mais
+j'ai eu beau lutter contre moi-même, je sens que toute ma vie est là.
+Il faut que cela se décide!
+
+--Mais pourquoi es-tu parti?
+
+--Ah! si tu savais que de pensées se pressent dans ma tête, que de choses
+je voudrais te demander! Écoute. Tu ne peux te figurer le service que tu
+m'as rendu; je suis si heureux que j'en deviens égoïste, j'oublie tout! et
+cependant j'ai appris aujourd'hui que mon frère Nicolas, tu sais, est ici,
+et je l'ai oublié! Il me semble que lui aussi doit être heureux. C'est
+comme une folie... Mais une chose me parait terrible: toi qui es marié,
+tu dois connaître ce sentiment... nous déjà vieux, avec un passé, non pas
+d'amour mais de péché, n'est-il pas terrible que nous osions approcher
+d'un être pur, innocent? n'est-ce pas affreux? et n'est-il pas juste que
+je me trouve indigne?
+
+--Je ne crois pas que tu aies grand'chose à te reprocher.
+
+--Et cependant, dit Levine, en repassant ma vie avec dégoût, je tremble,
+je maudis, je me plains amèrement, oui...»
+
+--Que veux-tu! le monde est ainsi fait, dit Oblonsky.
+
+--Il n'y a qu'une consolation, celle de cette prière que j'ai toujours
+aimée: «Pardonne-nous selon la grandeur de ta «miséricorde, et non selon
+nos mérites.» Ce n'est qu'ainsi qu'elle peut me pardonner.»
+
+
+
+
+XI
+
+
+Levine vida son verre, et pendant quelques instants les deux amis
+gardèrent le silence.
+
+«Je dois encore te dire une chose. Tu connais Wronsky? demanda Stépane
+Arcadiévitch à Levine.
+
+--Non, pourquoi cette question?
+
+--Donne encore une bouteille, dit Oblonsky au Tatare qui remplissait leurs
+verres. C'est que Wronsky est un de tes rivaux.
+
+--Qu'est-ce que Wronsky? demanda Levine dont la physionomie, tout à
+l'heure si juvénilement enthousiaste, n'exprima plus que le mécontentement.
+
+--Wronsky est un des fils du comte Cyrille Wronsky et l'un des plus beaux
+échantillons de la jeunesse dorée de Pétersbourg. Je l'ai connu à Tver,
+quand j'étais au service; il y venait pour le recrutement. Il est
+immensément riche, beau, aide de camp de l'Empereur, il a de belles
+relations, et, malgré tout, c'est un bon garçon. D'après ce que j'ai vu
+de lui, c'est même plus qu'un bon garçon, il est instruit et intelligent;
+c'est un homme qui ira loin.»
+
+Levine se rembrunissait et se taisait.
+
+«Eh bien, il est apparu peu après ton départ et, d'après ce qu'on dit,
+s'est épris de Kitty; tu comprends que la mère...
+
+--Pardonne-moi, mais je ne comprends rien,--répondit Levine en
+s'assombrissant de plus en plus. La pensée de Nicolas lui revint aussitôt
+avec le remords d'avoir pu l'oublier.
+
+--Attends donc, dit Stépane Arcadiévitch en lui touchant le bras tout en
+souriant: je t'ai dit ce que je savais, mais je répète que, selon moi,
+dans cette affaire délicate les chances sont pour toi.»
+
+Levine pâlit et s'appuya au dossier de sa chaise.
+
+«Pourquoi n'es-tu jamais venu chasser chez moi comme tu me l'avais promis?
+Viens au printemps,» dit-il tout à coup.
+
+Il se repentait maintenant du fond du coeur d'avoir entamé cette
+conversation avec Oblonsky; ses sentiments les plus intimes étaient
+blessés de ce qu'il venait d'apprendre sur les prétentions rivales d'un
+officier de Pétersbourg, aussi bien que des conseils et des suppositions
+de Stépane Arcadiévitch. Celui-ci comprit ce qui se passait dans l'âme de
+son ami et sourit.
+
+«Je viendrai un jour ou l'autre; mais, vois-tu, frère, les femmes sont le
+ressort qui fait tout mouvoir en ce monde. Mon affaire à moi est mauvaise,
+très mauvaise, et tout cela à cause des femmes! Donne-moi franchement ton
+avis, continua-t-il en tenant un cigare d'une main et son verre de l'autre.
+
+--Sur quoi veux-tu mon avis?
+
+--Voici: Supposons que tu sois marié, que tu aimes ta femme, et que tu te
+sois laissé entraîner par une autre femme.
+
+--Excuse-moi, mais je ne comprends rien à cela; c'est pour moi, comme si,
+en sortant de dîner, je volais un pain en passant devant une boulangerie.»
+
+Les yeux de Stépane Arcadiévitch brillèrent plus encore que de coutume.
+
+«Pourquoi pas? le pain frais sent quelquefois si bon qu'on peut ne pas
+avoir la force de résister à la tentation.
+
+ Himmlisch war's wenn ich bezwang
+ Meine irdische Begier
+ Aber wenn mir's nicht gelang
+ Hatt! ich auch ein gross Plaisir.
+
+Et en disant ces vers Oblonsky sourit finement. Levine ne put s'empêcher
+d'en faire autant.
+
+«Trêve de plaisanteries, continua Oblonsky, suppose une femme charmante,
+modeste, aimante, qui a tout sacrifié, qu'on sait pauvre et isolée:
+faut-il l'abandonner, maintenant que le mal est fait? Mettons qu'il soit
+nécessaire de rompre pour ne pas troubler la vie de famille, mais ne
+faut-il pas en avoir pitié? lui adoucir la séparation? penser à son avenir?
+
+--Pardon, mais tu sais que, pour moi, les femmes se divisent en deux
+classes, ou, pour mieux dire, il y a des femmes et des... Je n'ai jamais
+rencontré de belles repenties; mais des créatures comme cette Française du
+comptoir avec ses frisons me répugnent, et toutes les femmes tombées aussi.
+
+--Et l'Évangile, qu'en fais-tu?
+
+--Laisse-moi tranquille avec ton Évangile. Jamais le Christ n'aurait
+prononcé ces paroles s'il avait su le mauvais usage qu'on en ferait; c'est
+tout ce qu'on a retenu de l'Évangile. Au reste je conviens que c'est une
+impression personnelle, rien de plus. J'ai du dégoût pour les femmes
+tombées, comme toi pour les araignées; tu n'as pas eu besoin pour cela
+d'étudier les moeurs des araignées, ni moi celles de ces êtres-là.
+
+--C'est commode de juger ainsi; tu fais comme ce personnage de Dickens,
+qui jetait de la main gauche par-dessus l'épaule droite toutes les
+questions embarrassantes. Mais nier un fait n'est pas y répondre. Que
+faire? dis-moi, que faire?
+
+--Ne pas voler de pain frais.»
+
+Stépane Arcadiévitch se mit à rire.
+
+«Ô moraliste! mais comprends donc la situation: voilà deux femmes; l'une
+se prévaut de ses droits, et ses droits sont ton amour que tu ne peux plus
+lui donner; l'autre sacrifie tout, et ne demande rien. Que doit-on faire?
+comment se conduire? C'est un drame effrayant!
+
+--Si tu veux que je te confesse ce que j'en pense, je te dirai que je ne
+crois pas au drame; voici pourquoi: selon moi l'amour, les deux amours
+tels que les caractérise Platon dans son _Banquet_, tu t'en souviens,
+servent de pierre de touche aux hommes: les uns ne comprennent qu'un seul
+de ces amours, les autres ne le comprennent pas. Ceux qui ne comprennent
+pas l'amour platonique n'ont aucune raison de parler de drame En peut-il
+exister dans ces conditions? «Bien obligé pour l'agrément que j'ai eu»:
+voilà tout le drame. L'amour platonique ne peut en connaître davantage,
+parce que là tout est clair et pur, parce que...»
+
+À ce moment, Levine se rappela ses propres péchés et les luttes
+intérieures qu'il avait eu à subir; il ajouta donc d'une façon
+inattendue:
+
+«Au fait, peut-être as-tu raison. C'est bien possible... Je ne sais rien,
+absolument rien.
+
+--Vois-tu, dit Stépane Arcadiévitch, tu es un homme tout d'une pièce.
+C'est ta grande qualité et aussi ton défaut. Parce que ton caractère est
+ainsi fait, tu voudrais que toute la vie se composât d'événements tout
+d'une pièce. Ainsi tu méprises le service de l'État parce que tu n'y vois
+aucune influence sociale utile, et que, selon toi, chaque action devrait
+répondre à un but précis; tu voudrais que l'amour et la vie conjugale ne
+fissent qu'un. Tout cela n'existe pas. Et d'ailleurs le charme, la variété,
+la beauté de la vie tiennent précisément à des nuances.»
+
+Levine soupira sans répondre; il n'écoutait pas, et pensait à ce qui le
+touchait.
+
+Et soudain ils sentirent tous deux que ce dîner, qui aurait dû les
+rapprocher, bien que les laissant bons amis, les désintéressait l'un de
+l'autre; chacun ne pensa plus qu'à ce qui le concernait, et ne s'inquiéta
+plus de son voisin. Oblonsky connaissait ce phénomène pour en avoir fait
+plusieurs fois l'expérience après dîner; il savait aussi ce qui lui
+restait à faire.
+
+«L'addition,» cria-t-il; et il passa dans la salle voisine, où il
+rencontra un aide de camp de connaissance, avec lequel la conversation
+s'engagea aussitôt sur une actrice et sur son protecteur. Cette
+conversation soulagea et reposa Oblonsky de celle qu'il avait eue avec
+Levine; son ami l'obligeait à une tension d'esprit qui le fatiguait
+toujours.
+
+Quand le Tatare eut apporté un compte de 28 roubles et des kopecks, sans
+oublier le pourboire, Levine, qui, en campagnard qu'il était, se serait
+épouvanté en temps ordinaire de sa part de 14 roubles, n'y fit aucune
+attention. Il paya et retourna chez lui, pour changer d'habit et se rendre
+chez les Cherbatzky, où son sort devait se décider.
+
+
+
+
+XII
+
+
+La jeune princesse Kitty Cherbatzky avait dix-huit ans. Elle paraissait
+pour la première fois dans le monde cet hiver, et ses succès y étaient
+plus grands que ceux de ses aînées, plus grands que sa mère elle-même ne
+s'y était attendue. Sans parler de toute la jeunesse dansante de Moscou
+qui était plus ou moins éprise de Kitty, il s'était, dès ce premier hiver,
+présenté deux partis très sérieux: Levine et, aussitôt après son départ,
+le comte Wronsky.
+
+Les visites fréquentes de Levine et son amour évident pour Kitty avaient
+été le sujet des premières conversations sérieuses entre le prince et
+la princesse sur l'avenir de leur fille cadette, conversations qui
+dégénéraient souvent en discussions très vives. Le prince tenait pour
+Levine, et disait qu'il ne souhaitait pas de meilleur parti pour Kitty. La
+princesse, avec l'habitude particulière aux femmes de tourner la question,
+répondait que Kitty était bien jeune, qu'elle ne montrait pas grande
+inclination pour Levine, que, d'ailleurs, celui-ci ne semblait pas avoir
+d'intentions sérieuses...., mais ce n'était pas là le fond de sa pensée.
+Ce qu'elle ne disait pas, c'est qu'elle espérait un parti plus brillant,
+que Levine ne lui était pas sympathique et qu'elle ne le comprenait pas;
+aussi fut-elle ravie lorsqu'il partit inopinément pour la campagne.
+
+«Tu vois que j'avais raison,» dit-elle d'un air triomphant à son mari.
+
+Elle fut encore plus enchantée lorsque Wronsky se mit sur les rangs, et
+son espoir de marier Kitty non seulement bien, mais brillamment, ne fit
+que se confirmer.
+
+Pour la princesse, il n'y avait pas de comparaison à établir entre les
+deux prétendants. Ce qui lui déplaisait en Levine était sa façon brusque
+et bizarre de juger les choses, sa gaucherie dans le monde, qu'elle
+attribuait à de l'orgueil, et ce qu'elle appelait sa vie de sauvage à la
+campagne, absorbé par son bétail et ses paysans. Ce qui lui déplaisait
+plus encore était que Levine, amoureux de Kitty, eût fréquenté leur maison
+pendant six semaines de l'air d'un homme qui hésiterait, observerait, et
+se demanderait si, en se déclarant, l'honneur qu'il leur ferait ne serait
+pas trop grand. Ne comprenait-il donc pas qu'on est tenu d'expliquer ses
+intentions lorsqu'on vient assidûment dans une maison où il y a une jeune
+fille à marier? et puis ce départ soudain, sans avertir personne?
+
+«Il est heureux, pensait-elle, qu'il soit si peu attrayant et que Kitty ne
+se soit pas monté la tête.»
+
+Wronsky, par contre, comblait tous ses voeux: il était riche, intelligent,
+d'une grande famille; une carrière brillante à la cour ou à l'armée
+s'ouvrait devant lui, et en outre il était charmant. Que pouvait-on rêver
+de mieux? il faisait la cour à Kitty au bal, dansait avec elle, s'était
+fait présenter à ses parents: pouvait-on douter de ses intentions? Et
+cependant la pauvre mère passait un hiver cruellement agité.
+
+La princesse, lorsqu'elle s'était mariée, il y avait quelque trente ans,
+avait vu son mariage arrangé par l'entremise d'une tante. Le fiancé, qu'on
+connaissait d'avance, était venu pour la voir et se faire voir, l'entrevue
+avait été favorable, et la tante qui faisait le mariage avait de part et
+d'autre rendu compte de l'impression produite; on était venu ensuite au
+jour indiqué faire aux parents une demande officielle, qui avait été
+agréée, et tout s'était passé simplement et naturellement. Au moins est-ce
+ainsi que la princesse se rappelait les choses à distance. Mais lorsqu'il
+s'était agi de marier ses filles, elle avait appris, par expérience,
+combien cette affaire, si simple en apparence, était en réalité difficile
+et compliquée.
+
+Que d'anxiétés, que de soucis, que d'argent dépensé, que de luttes avec
+son mari lorsqu'il avait fallu marier Dolly et Nathalie! Maintenant il
+fallait repasser par les mêmes inquiétudes et par des querelles plus
+pénibles encore! Le vieux prince, comme tous les pères en général, était
+pointilleux à l'excès en tout ce qui touchait à l'honneur et à la pureté
+de ses filles; il en était jaloux, surtout de Kitty, sa favorite. À chaque
+instant il faisait des scènes à la princesse et l'accusait de compromettre
+sa fille. La princesse avait pris l'habitude de ces scènes du temps de ses
+filles aînées, mais elle s'avouait actuellement que la susceptibilité
+exagérée de son mari avait sa raison d'être. Bien des choses étaient
+changées dans les usages de la société, et les devoirs d'une mère
+devenaient de jour en jour plus difficiles. Les contemporaines de Kitty
+se réunissaient librement entre elles, suivaient des cours, prenaient des
+manières dégagées avec les hommes, se promenaient seules en voiture;
+beaucoup d'entre elles ne faisaient plus de révérences, et, ce qu'il y
+avait de plus grave, chacune d'elles était fermement convaincue que
+l'affaire de choisir un mari lui incombait à elle seule, et pas du tout à
+ses parents. «On ne se marie plus comme autrefois,» pensaient et disaient
+toutes ces jeunes filles, et même les vieilles gens. Mais comment se
+marie-t-on alors maintenant? C'est ce que la princesse n'arrivait à
+apprendre de personne. L'usage français qui donne aux parents le droit
+de décider du sort de leurs enfants n'était pas accepté, il était même
+vivement critiqué. L'usage anglais qui laisse pleine liberté aux
+jeunes filles n'était pas admissible. L'usage russe de marier par un
+intermédiaire était considéré comme un reste de barbarie; chacun en
+plaisantait, la princesse comme les autres. Mais comment s'y prendre
+pour bien faire? Personne n'en savait rien. Tous ceux avec lesquels la
+princesse en avait causé répondaient de même: «Il est grand temps de
+renoncer à ces vieilles idées; ce sont les jeunes gens qui épousent,
+et non les parents: c'est donc à eux de savoir s'arranger comme ils
+l'entendent.» Raisonnement bien commode pour ceux qui n'avaient pas de
+filles! La princesse comprenait qu'en permettant à Kitty la société des
+jeunes gens, elle courait le risque de la voir s'éprendre de quelqu'un
+dont eux, ses parents, ne voudraient pas, qui ne ferait pas un bon mari ou
+qui ne songerait pas à l'épouser. On avait donc beau dire, la princesse ne
+trouvait pas plus sage de laisser les jeunes gens se marier tout seuls, à
+leur fantaisie, que de donner des pistolets chargés, en guise de joujoux,
+à des enfants de cinq ans. C'est pourquoi Kitty la préoccupait plus encore
+que ses soeurs.
+
+En ce moment, elle craignait surtout que Wronsky ne se bornât à faire
+l'aimable; Kitty était éprise, elle le voyait et ne se rassurait qu'en
+pensant que Wronsky était un galant homme; mais pouvait-elle se dissimuler
+qu'avec la liberté de relations nouvellement admise dans la société il
+n'était bien facile de tourner la tête à une jeune fille, sans que ce
+genre de délit inspirât le moindre scrupule à un homme du monde? La
+semaine précédente, Kitty avait raconté à sa mère une de ses conversations
+avec Wronsky pendant un cotillon, et cette conversation sembla rassurante
+à la princesse, sans la tranquilliser complètement. Wronsky avait dit à sa
+danseuse que son frère et lui étaient si habitués à se soumettre en tout
+à leur mère, qu'ils n'entreprenaient jamais rien d'important sans la
+consulter. «Et en ce moment, avait-il ajouté, j'attends l'arrivée de ma
+mère comme un bonheur particulièrement grand.»
+
+Kitty rapporta ces mots sans y attacher aucune importance spéciale,
+mais sa mère leur donna un sens conforme à son désir. Elle savait qu'on
+attendait la vieille comtesse et qu'elle serait satisfaite du choix de son
+fils; mais alors pourquoi sembler craindre de l'offenser en se déclarant
+avant son arrivée? Malgré ces contradictions, la princesse interpréta
+favorablement ces paroles, tant elle avait besoin de sortir d'inquiétude.
+
+Quelque amer que lui fût le malheur de sa fille aînée, Dolly, qui songeait
+à quitter son mari, elle se laissait absorber entièrement par ses
+préoccupations au sujet du sort de la cadette, qu'elle voyait prêt à se
+décider. L'arrivée de Levine augmenta son trouble; elle craignit que Kitty,
+par un excès de délicatesse, ne refusât Wronsky, en souvenir du sentiment
+qu'elle avait un moment éprouvé pour Levine; ce retour lui semblait devoir
+tout embrouiller et reculer un dénouement tant désiré.
+
+«Est-il arrivé depuis longtemps? demanda-t-elle à sa fille en rentrant.
+
+--Il est arrivé aujourd'hui, maman.
+
+--Il y a une chose que je veux te dire,... commença la princesse, et à
+l'air sérieux et agité de son visage Kitty devina de quoi il s'agissait.
+
+--Maman, dit-elle en rougissant et en se tournant vivement vers elle, ne
+dites rien. Je vous en prie, je vous en prie. Je sais, je sais tout.»
+
+Elle partageait les idées de sa mère, mais les motifs qui déterminaient le
+désir de celle-ci la froissaient.
+
+«Je veux dire seulement qu'ayant encouragé l'un...
+
+--Maman, ma chérie, au nom de Dieu ne dites rien, j'ai peur d'en parler.
+
+--Je ne dirai rien, répondit la mère en lui voyant des larmes dans les
+yeux: un mot seulement, ma petite âme. Tu m'as promis de n'avoir pas de
+secrets pour moi.
+
+--Jamais, jamais aucun, s'écria Kitty en regardant sa mère bien en face,
+tout en rougissant. Je n'ai rien à dire maintenant, je ne saurais rien
+dire, même si je le voulais, je ne suis...
+
+--Non, avec ces yeux-là elle ne saurait mentir,» pensa la mère, souriant
+de cette émotion, tout en songeant à ce qu'avait d'important pour la
+pauvrette ce qui se passait dans son coeur.
+
+
+
+
+XIII
+
+
+Kitty éprouva après le dîner et au commencement de la soirée une
+impression analogue à celle que ressent un jeune homme la veille d'une
+première affaire. Son coeur battait violemment, et elle était incapable de
+rassembler et de fixer ses idées.
+
+Cette soirée où _ils_ se rencontreraient pour la première fois déciderait
+de son sort; elle le pressentait, et son imagination les lui représentait,
+tantôt ensemble, tantôt séparément. En songeant au passé, c'était avec
+plaisir, presque avec tendresse, qu'elle s'arrêtait aux souvenirs qui se
+rapportaient à Levine; tout leur donnait un charme poétique: l'amitié
+qu'il avait eue pour ce frère qu'elle avait perdu, leurs relations
+d'enfance; elle trouvait doux de penser à lui, et de se dire qu'il
+l'aimait, car elle ne doutait pas de son amour, et en était fière. Elle
+éprouvait au contraire un certain malaise en pensant à Wronsky, et sentait
+dans leurs rapports quelque chose de faux, dont elle s'accusait, car il
+avait au suprême degré le calme et le sang-froid d'un homme du monde,
+et restait toujours également aimable et naturel. Tout était clair et
+simple dans ses rapports avec Levine; mais si Wronsky lui ouvrait des
+perspectives éblouissantes, et un avenir brillant, l'avenir avec Levine
+restait enveloppé d'un brouillard.
+
+Après le dîner, Kitty remonta dans sa chambre pour faire sa toilette du
+soir. Debout devant son miroir, elle constata qu'elle était en beauté, et,
+chose importante ce jour-là, qu'elle disposait de toutes ses forces, car
+elle se sentait en paix et en pleine possession d'elle-même.
+
+Comme elle descendait au salon vers sept heures et demie, un domestique
+annonça: «Constantin-Dmitrievitch Levine.» La princesse était encore dans
+sa chambre, le prince n'était pas là. «C'est cela,» pensa Kitty, et tout
+son sang afflua à son coeur. En passant devant un miroir, elle fut effrayée
+de sa pâleur.
+
+Elle savait maintenant, à n'en plus douter, qu'il était venu de bonne
+heure pour la trouver seule, et se déclarer. Et aussitôt la situation lui
+apparut pour la première fois sous un nouveau jour. Il ne s'agissait plus
+d'elle seule, ni de savoir avec qui elle serait heureuse et à qui elle
+donnerait la préférence; elle comprit qu'il faudrait tout à l'heure
+blesser un homme qu'elle aimait, et le blesser cruellement; pourquoi?
+parce que le pauvre garçon était amoureux d'elle! Mais elle n'y pouvait
+rien: cela devait être ainsi.
+
+«Mon Dieu, est-il possible que je doive lui parler moi-même, pensa-t-elle,
+que je doive lui dire que je ne l'aime pas? Ce n'est pas vrai. Que lui
+dire alors? Que j'en aime un autre? C'est impossible. Je me sauverai, je
+me sauverai.»
+
+Elle s'approchait déjà de la porte, lorsqu'elle entendit son pas. «Non,
+ce n'est pas loyal. De quoi ai-je peur? Je n'ai fait aucun mal. Il en
+adviendra ce qui pourra, je dirai la vérité. Avec lui, rien ne peut me
+mettre mal à l'aise. Le voilà,» se dit-elle en le voyant paraître, grand,
+fort, et cependant timide, avec ses yeux brillants fixés sur elle.
+
+Elle le regarda bien en face d'un air qui semblait implorer sa protection,
+et lui tendit la main.
+
+«Je suis venu un peu tôt, il me semble,» dit-il en jetant un coup d'oeil
+sur le salon vide; et, sentant que son attente n'était pas trompée, que
+rien ne l'empêcherait de parler, sa figure s'assombrit.
+
+--Oh non! répondit Kitty en s'asseyant près de la table.
+
+--C'est précisément ce que je souhaitais, afin de vous trouver seule,
+commença-t-il sans s'asseoir et sans la regarder pour ne pas perdre son
+courage.
+
+--Maman viendra à l'instant. Elle s'est beaucoup fatiguée hier. Hier...»
+
+Elle parlait sans se rendre compte de ce qu'elle disait, et ne le quittait
+pas de son regard suppliant et caressant.
+
+Levine se tourna vers elle, ce qui la fit rougir et se taire.
+
+«Je vous ai dit hier que je ne savais pas si j'étais ici pour longtemps,
+que cela dépendait de vous.»
+
+Kitty baissait la tête de plus en plus, ne sachant pas elle-même ce
+qu'elle répondrait à ce qu'il allait dire.
+
+«Que cela dépendait de vous, répéta-t-il. Je voulais dire--dire--c'est
+pour cela que je suis venu, que... Serez-vous ma femme?» murmura-t-il sans
+savoir ce qu'il disait, mais avec le sentiment d'avoir fait le plus
+difficile. Il s'arrêta ensuite et la regarda.
+
+Kitty ne relevait pas la tête; elle respirait avec peine, et le bonheur
+remplissait son coeur. Jamais elle n'aurait cru que l'aveu de cet amour lui
+causerait une impression aussi vive. Mais cette impression ne dura qu'un
+instant. Elle se souvint de Wronsky, et, levant son regard sincère et
+limpide sur Levine, dont elle vit l'air désespéré, elle répondit avec hâte:
+
+«Cela ne peut être..... Pardonnez-moi.»
+
+Combien, une minute auparavant, elle était près de lui et nécessaire à sa
+vie! et combien elle s'éloignait tout à coup et lui devenait étrangère!
+
+«Il ne pouvait en être autrement,» dit-il sans la regarder.
+
+Et, la saluant, il voulut s'éloigner.
+
+
+
+
+XIV
+
+
+La princesse entra au même instant. La terreur se peignit sur son visage
+en les voyant seuls, avec des figures bouleversées. Levine s'inclina
+devant elle sans parler. Kitty se taisait sans lever les yeux. «Dieu
+merci, elle aura refusé,» pensa la mère, et le sourire avec lequel elle
+accueillait ses invités du jeudi reparut sur ses lèvres.
+
+Elle s'assit et questionna Levine sur sa vie de campagne; il s'assit aussi,
+espérant s'esquiver lorsque d'autres personnes entreraient.
+
+Cinq minutes après, on annonça une amie de Kitty, mariée depuis l'hiver
+précédent, la comtesse Nordstone.
+
+C'était une femme sèche, jaune, nerveuse et maladive, avec de grands yeux
+noirs brillants. Elle aimait Kitty, et son affection, comme celle de toute
+femme mariée pour une jeune fille, se traduisait par un vif désir de la
+marier d'après ses idées de bonheur conjugal: c'était à Wronsky qu'elle
+voulait la marier. Levine, qu'elle avait souvent rencontré chez les
+Cherbatzky au commencement de l'hiver, lui avait toujours déplu, et son
+occupation favorite, quand elle le voyait, était de le taquiner.
+
+«J'aime assez qu'il me regarde du haut de sa grandeur, qu'il ne m'honore
+pas de ses conversations savantes, parce que je auis trop bête pour
+qu'il condescende jusqu'à moi. Je suis enchantée qu'il ne puisse pas
+me souffrir,» disait-elle en parlant de lui.
+
+Elle avait raison, en ce sens que Levine ne pouvait effectivement pas la
+souffrir, et méprisait en elle ce dont elle se glorifiait, le considérant
+comme une qualité: sa nervosité, son indifférence et son dédain raffiné
+pour tout ce qu'elle jugeait matériel et grossier.
+
+Entre Levine et la comtesse Nordstone il s'établit donc ce genre de
+relations qu'on rencontre assez souvent dans le monde, qui fait que deux
+personnes, amies en apparence, se dédaignent au fond à tel point, qu'elles
+ne peuvent même plus être froissées l'une par l'autre.
+
+La comtesse entreprit Levine aussitôt.
+
+«Ah! Constantin-Dmitritch! vous voilà revenu dans notre abominable
+Babylone,--dit-elle en tendant sa petite main sèche et en lui rappelant
+qu'il avait au commencement de l'hiver appelé Moscou une Babylone.
+--Est-ce Babylone qui s'est convertie, ou vous qui vous êtes corrompu?
+ajouta-t-elle en regardant du côté de Kitty avec un sourire moqueur.
+
+--Je suis flatté, comtesse, de voir que vous teniez un compte aussi exact
+de mes paroles,--répondit Levine qui, ayant eu le temps de se remettre,
+rentra aussitôt dans le ton aigre-doux propre à ses rapports avec la
+comtesse.--Il faut croire qu'elles vous impressionnent vivement.
+
+--Comment donc! mais j'en prends note. Eh bien, Kitty, tu as encore patiné
+aujourd'hui!» Et elle se mit à causer avec sa jeune amie.
+
+Quoiqu'il ne fût guère convenable de s'en aller à ce moment, Levine eût
+préféré cette gaucherie au supplice de rester toute la soirée, et de voir
+Kitty l'observer à la dérobée, tout en évitant son regard; il essaya donc
+de se lever, mais la princesse s'en aperçut et, se tournant vers lui:
+
+«Comptez-vous rester longtemps à Moscou? dit-elle. N'êtes-vous pas juge
+de paix dans votre district? Cela doit vous empêcher de vous absenter
+longtemps?
+
+--Non, princesse, j'ai renoncé à ces fonctions; je suis venu pour quelques
+jours.»
+
+«Il s'est passé quelque chose, pensa la comtesse Nordstone en examinant le
+visage sévère et sérieux de Levine; il ne se lance pas dans ses discours
+habituels, mais j'arriverai bien à le faire parler: rien ne m'amuse comme
+de le rendre ridicule devant Kitty.»
+
+«Constantin-Dmitritch, lui dit-elle, vous qui savez tout, expliquez-moi,
+de grâce, comment il se fait que dans notre terre de Kalouga les paysans
+et leurs femmes boivent tout ce qu'ils possèdent et refusent de payer
+leurs redevances? Vous qui faites toujours l'éloge des paysans,
+expliquez-moi ce que cela signifie?»
+
+En ce moment une dame entra au salon et Levine se leva.
+
+«Excusez-moi, comtesse, mais je ne sais rien et ne puis vous répondre,»
+dit-il en regardant un officier qui entrait à la suite de la dame.
+
+«Ce doit être Wronsky,» pensa-t-il, et, pour s'en assurer, il jeta un coup
+d'oeil sur Kitty. Celle-ci avait déjà eu le temps d'apercevoir Wronsky et
+d'observer Levine. À la vue des yeux lumineux de la jeune fille, Levine
+comprit qu'elle aimait, et le comprit aussi clairement que si elle le lui
+eût avoué elle-même.
+
+Quel était cet homme qu'elle aimait? Il voulut s'en rendre compte, et
+sentit qu'il devait rester bon gré, mal gré.
+
+Bien des gens, en présence d'un rival heureux, sont disposés à nier ses
+qualités pour ne voir que ses travers; d'autres, au contraire, ne songent
+qu'à découvrir les mérites qui lui ont valu le succès, et, le coeur ulcéré,
+ne lui trouvent que des qualités. Levine était de ce nombre, et il ne
+lui fut pas difficile de découvrir ce que Wronsky avait d'attrayant
+et d'aimable, cela sautait aux yeux. Brun, de taille moyenne et bien
+proportionnée, un beau visage calme et bienveillant, tout dans sa personne,
+depuis ses cheveux noirs coupés très court et son menton rasé de frais,
+jusqu'à son uniforme, était simple et parfaitement élégant. Wronsky laissa
+passer la dame qui entrait en même temps que lui, puis s'approcha de la
+princesse, et enfin de Kitty. Il sembla à Levine qu'en venant près de
+celle-ci, ses yeux prenaient une expression de tendresse, et son sourire
+une expression de bonheur et de triomphe; il lui tendit une main un peu
+large, mais petite, et s'inclina respectueusement.
+
+Après avoir salué chacune des personnes présentes et échangé quelques mots
+avec elles, il s'assit sans avoir jeté un regard sur Levine, qui ne le
+quittait pas des yeux.
+
+«Permettez-moi, messieurs, de vous présenter l'un à l'autre, dit la
+princesse en indiquant du geste Levine.--Constantin-Dmitritch Levine,
+le comte Alexis-Kirilovitch Wronsky.»
+
+Wronsky se leva et alla serrer amicalement la main de Levine.
+
+«Je devais, à ce qu'il me semble, dîner avec vous cet hiver, lui dit-il
+avec un sourire franc et ouvert; mais vous êtes parti inopinément pour la
+campagne.
+
+--Constantin-Dmitritch méprise et fuit la ville et ses habitants, dit la
+comtesse.
+
+--Je suppose que mes paroles vous impressionnent vivement, puisque vous
+vous en souvenez si bien,» dit Levine, et, s'apercevant qu'il se répétait,
+il rougit.
+
+Wronsky regarda Levine et la comtesse, et sourit.
+
+«Alors, vous habitez toujours la campagne? demanda-t-il. Ce doit être
+triste en hiver?
+
+--Pas quand on y a de l'occupation; d'ailleurs on ne s'ennuie pas tout
+seul, répondit Levine d'un ton bourru.
+
+--J'aime la campagne, dit Wronsky en remarquant le ton de Levine sans le
+laisser paraître.
+
+--Mais vous ne consentiriez pas à y vivre toujours, j'espère? demanda la
+comtesse.
+
+--Je n'en sais rien, je n'y ai jamais fait de séjour prolongé. Mais j'ai
+éprouvé un sentiment singulier, ajouta-t-il: jamais je n'ai tant regretté
+la campagne, la vraie campagne russe avec ses mougiks, que pendant l'hiver
+que j'ai passé à Nice avec ma mère. Vous savez que Nice est triste par
+elle-même.--Naples et Sorrente, au reste, ne doivent pas non plus être
+pris à haute dose. C'est là qu'on se rappelle le plus vivement la Russie,
+et surtout la campagne, on dirait que...»
+
+Il parlait tantôt à Kitty, tantôt à Levine, portant son regard calme et
+bienveillant de l'un à l'autre, et disant ce qui lui passait par la tête.
+
+La comtesse Nordstone ayant voulu placer son mot, il s'arrêta sans achever
+sa phrase, et l'écouta avec attention.
+
+La conversation ne languit pas un instant, si bien que la vieille
+princesse n'eut aucun besoin de faire avancer ses grosses pièces, le
+service obligatoire et l'éducation classique, qu'elle tenait en réserve
+pour le cas de silence prolongé; la comtesse ne trouva même pas l'occasion
+de taquiner Levine.
+
+Celui-ci voulait se mêler à la conversation générale et ne le pouvait pas;
+il se disait à chaque instant: «maintenant je puis partir», et cependant
+il restait comme s'il eût attendu quelque chose.
+
+On parla de tables tournantes et d'esprits frappeurs, et la comtesse, qui
+croyait au spiritisme, se mit à raconter les merveilles dont elle avait
+été témoin.
+
+«Comtesse, au nom du ciel, faites-moi voir cela! Jamais je ne suis parvenu
+à rien voir d'extraordinaire, quelque bonne volonté que j'y mette, dit en
+souriant Wronsky.
+
+--Fort bien, ce sera pour samedi prochain, répondit la comtesse; mais vous,
+Constantin-Dmitritch, y croyez-vous? demanda-t-elle à Levine.
+
+--Pourquoi me demandez-vous cela, vous savez bien ce que je répondrai.
+
+--Parce que je voudrais entendre votre opinion.
+
+--Mon opinion, répondit Levine, est que les tables tournantes nous
+prouvent combien la bonne société est peu avancée; guère plus que ne
+le sont nos paysans. Ceux-ci croient au mauvais oeil, aux sorts, aux
+métamorphoses, et nous...
+
+--Alors vous n'y croyez pas?
+
+--Je ne puis y croire, comtesse.
+
+--Mais si je vous dis ce que j'ai vu moi-même?
+
+--Les paysannes aussi disent avoir vu le damavoï[4].
+
+[Note 4: Démon familier qui, selon la superstition populaire, fait partie
+de la maison.]
+
+--Alors, vous croyez que je ne dis pas la vérité?»
+
+Et elle se mit à rire gaiement.
+
+«Mais non, Marie: Constantin-Dmitritch dit simplement qu'il ne croit pas
+au spiritisme,» interrompit Kitty en rougissant pour Levine; celui-ci
+comprit son intention et allait répondre sur un ton plus vexé encore,
+lorsque Wronsky vint à la rescousse, et avec son sourire aimable fit
+rentrer la conversation dans les bornes d'une politesse qui menaçait de
+disparaître.
+
+«Vous n'en admettez pas du tout la possibilité? demanda-t-il. Pourquoi?
+nous admettons bien l'existence de l'électricité, que nous ne comprenons
+pas davantage? Pourquoi n'existerait-t-il pas une force nouvelle, encore
+inconnue, qui...
+
+--Quand l'électricité a été découverte, interrompit Levine avec vivacité,
+on n'en a vu que les phénomènes, sans savoir ce qui les produisait, ni
+d'où ils provenaient; des siècles se sont passés avant qu'on songeât à
+en faire l'application. Les spirites, au contraire, ont débuté par faire
+écrire les tables et évoquer les esprits, et ce n'est que plus tard qu'il
+a été question d'une force inconnue.»
+
+Wronsky écoutait attentivement, comme il le faisait toujours, et semblait
+s'intéresser à ces paroles.
+
+«Oui, mais les spirites disent: nous ignorons encore ce que c'est que
+cette force, tout en constatant qu'elle existe et agit dans des conditions
+déterminées; aux savants maintenant à découvrir en quoi elle consiste.
+Pourquoi n'existerait-il pas effectivement une force nouvelle si...
+
+--Parce que, reprit encore Levine en l'interrompant, toutes les fois
+que vous frotterez de la laine avec de la résine, vous produirez en
+électricité un effet certain et connu, tandis que le spiritisme n'amène
+aucun résultat certain, par conséquent ses effets ne sauraient passer pour
+des phénomènes naturels.»
+
+Wronsky, sentant que la conversation prenait un caractère trop sérieux
+pour un salon, ne répondit pas et, afin d'en changer la tournure, dit en
+souriant gaiement aux dames:
+
+«Pourquoi ne ferions-nous pas tout de suite un essai, comtesse?»
+
+Mais Levine voulait aller jusqu'au bout de sa démonstration.
+
+«La tentative que font les spirites pour expliquer leurs miracles par une
+force nouvelle ne peut, selon moi, réussir. Ils prétendent à une force
+surnaturelle et veulent la soumettre à une épreuve matérielle.»
+
+Chacun attendait qu'il cessât de parler, il le sentit.
+
+«Et moi, je crois que vous seriez un médium excellent, dit la comtesse:
+vous avez quelque chose de si enthousiaste!»
+
+Levine ouvrit la bouche pour répondre, mais ne dit rien et rougit.
+
+«Voyons, mesdames, mettons les tables à l'épreuve, dit Wronsky: vous
+permettez, princesse?»
+
+Et Wronsky se leva, cherchant des yeux une table.
+
+Kitty se leva aussi, et ses yeux rencontrèrent ceux de Levine. Elle
+le plaignait d'autant plus qu'elle se sentait la cause de sa douleur.
+«Pardonnez-moi, si vous pouvez pardonner, disait son regard: je suis si
+heureuse!»--«Je hais le monde entier, vous autant que moi!» répondait le
+regard de Levine, et il chercha son chapeau.
+
+Mais le sort lui fut encore une fois contraire; à peine s'installait-on
+autour des tables et se disposait-il à sortir, que le vieux prince entra,
+et, après avoir salué les dames, il s'empara de Levine.
+
+«Ah! s'écria-t-il avec joie, je ne te savais pas ici! Depuis quand? très
+heureux de vous voir.»
+
+Le prince disait à Levine tantôt _toi_, tantôt _vous_; il le prit par
+le bras, et ne fit aucune attention à Wronsky, debout derrière Levine,
+attendant tranquillement pour saluer que le prince l'aperçût.
+
+Kitty sentit que l'amitié de son père devait sembler dure à Levine après
+ce qui s'était passé; elle remarqua aussi que le vieux prince répondait
+froidement au salut de Wronsky. Celui-ci, surpris de cet accueil glacial,
+avait l'air de se demander avec un étonnement de bonne humeur pourquoi on
+pouvait bien ne pas être amicalement disposé en sa faveur.
+
+«Prince, rendez-nous Constantin-Dmitritch, dit la comtesse: nous voulons
+faire un essai.
+
+--Quel essai? Celui de faire tourner des tables? Eh bien, vous m'excuserez,
+messieurs et dames; mais, selon moi, le furet serait plus amusant,
+--dit le prince en regardant Wronsky, qu'il devina être l'auteur de cet
+amusement;--du moins le furet a quelque bon sens.»
+
+Wronsky leva tranquillement un regard étonné sur le vieux prince, et se
+tourna en souriant légèrement vers la comtesse Nordstone; ils se mirent à
+parler d'un bal qui se donnait la semaine suivante.
+
+«J'espère que vous y serez?» dit-il en s'adressant à Kitty.
+
+Aussitôt que le vieux prince l'eut quitté, Levine s'esquiva, et la
+dernière impression qu'il emporta de cette soirée fut le visage souriant
+et heureux de Kitty répondant à Wronsky au sujet du bal.
+
+
+
+
+XV
+
+
+Le soir même, Kitty raconta à sa mère ce qui s'était passé entre elle et
+Levine; malgré le chagrin qu'elle éprouvait de l'avoir peiné, elle se
+sentait flattée d'avoir été demandée en mariage; mais, tout en ayant la
+conviction d'avoir bien agi, elle resta longtemps sans pouvoir s'endormir;
+un souvenir l'impressionnait plus particulièrement: c'était celui de
+Levine, debout auprès du vieux prince, fixant sur elle et sur Wronsky
+un regard sombre et désolé; des larmes lui en vinrent aux yeux. Mais,
+songeant aussitôt à celui qui le remplaçait, elle se représenta vivement
+son beau visage mâle et ferme, son calme plein de distinction, son air de
+bienveillance; elle se rappela l'amour qu'il lui témoignait, et la joie
+rentra dans son âme. Elle remit la tête sur l'oreiller en souriant à son
+bonheur.
+
+«C'est triste, triste! mais je n'y peux rien, ce n'est pas ma faute!»
+se disait-elle, quoiqu'une voix intérieure lui répétât le contraire;
+devait-elle se reprocher d'avoir attiré Levine ou de l'avoir refusé? elle
+n'en savait rien: ce qu'elle savait, c'est que son bonheur n'était pas
+sans mélange. «Seigneur, ayez pitié de moi; Seigneur, ayez pitié de moi!»
+pria-t-elle jusqu'à ce qu'elle s'endormit.
+
+Pendant ce temps il se passait dans le cabinet du prince une de ces scènes
+qui se renouvelaient fréquemment entre les époux, au sujet de leur fille
+préférée.
+
+«Ce que c'est? Voilà ce que c'est,--criait le prince en levant les bras en
+l'air, malgré les préoccupations que lui causaient les pans flottants de
+sa robe de chambre fourrée.--Vous n'avez ni fierté ni dignité; vous perdez
+votre fille avec cette façon basse et ridicule de lui chercher un mari.
+
+--Mais au nom du ciel, prince, qu'ai-je donc fait?» disait la princesse,
+presque en pleurant.
+
+Elle était venue trouver son mari pour lui souhaiter le bonsoir, comme
+d'ordinaire, toute heureuse de sa conversation avec sa fille; et, sans
+souffler mot de la demande de Levine, elle s'était permis une allusion au
+projet de mariage avec Wronsky, qu'elle considérait comme décidé, aussitôt
+après l'arrivée de la comtesse. À ce moment le prince s'était fâché et
+l'avait accablée de paroles dures.
+
+«Ce que vous avez fait? D'abord vous avez attiré un épouseur, ce dont
+tout Moscou parlera, et à bon droit. Si vous voulez donner des soirées,
+donnez-en, mais invitez tout le monde, et non pas des prétendants de votre
+choix. Invitez tous ces «blancs-becs» (c'est ainsi que le prince traitait
+les jeunes gens de Moscou!), faites venir un tapeur, et qu'ils dansent,
+mais, pour Dieu, n'arrangez pas des entrevues comme ce soir! Cela me
+dégoûte à voir, et vous en êtes venue à vos fins: vous avez tourné la tête
+à la petite. Levine vaut mille fois mieux que ce petit fat de Pétersbourg,
+fait à la machine comme ses pareils; ils sont tous sur le même patron, et
+c'est toujours de la drogue. Et quand ce serait un prince du sang, ma
+fille n'a besoin d'aller chercher personne.
+
+--Mais en quoi suis-je coupable?
+
+--En ce que..., cria le prince avec colère.
+
+--Je sais bien qu'à t'écouter, interrompit la princesse, nous ne
+marierions jamais notre fille. Dans ce cas, autant nous en aller à la
+campagne.
+
+--Cela vaudrait certainement mieux.
+
+--Mais écoute-moi, je t'assure que je ne fais aucune avance! Pourquoi donc
+un homme jeune, beau, amoureux, et qu'elle aussi...
+
+--Voilà ce qui vous semble! Mais si en fin de compte elle s'en éprend,
+et que lui songe à se marier autant que moi? Je voudrais n'avoir pas
+d'yeux pour voir tout cela! Et le spiritisme, et Nice, et le bal... (ici
+le prince, s'imaginant imiter sa femme, accompagna chaque mot d'une
+révérence). Nous serons fiers quand nous aurons fait le malheur de notre
+petite Catherine, et qu'elle se sera fourré dans la tête...
+
+--Mais pourquoi penses-tu cela?
+
+--Je ne pense pas, je sais; c'est pour cela que nous avons des yeux, nous
+autres, tandis que les femmes n'y voient goutte. Je vois, d'une part, un
+homme qui a des intentions sérieuses, c'est Levine; de l'autre, un bel
+oiseau comme ce monsieur, qui veut simplement s'amuser.
+
+--Voilà bien des idées à toi!
+
+--Tu te les rappelleras, mais trop tard, comme avec Dachinka.
+
+--Allons, c'est bon, n'en parlons plus, dit la princesse que le souvenir
+de la pauvre Dolly arrêta net.
+
+--Tant mieux, et bonsoir!»
+
+Les époux s'embrassèrent en se faisant mutuellement un signe de croix,
+selon l'usage, mais chacun garda son opinion; puis ils se retirèrent.
+
+La princesse, tout à l'heure si fermement persuadée que le sort de Kitty
+avait été décidé dans cette soirée, se sentit ébranlée par les paroles de
+son mari. Rentrée dans sa chambre, et songeant avec terreur à cet avenir
+inconnu, elle fit comme Kitty, et répéta bien des fois du fond du coeur:
+«Seigneur, ayez pitié de nous; Seigneur, ayez pitié de nous!»
+
+
+
+
+XVI
+
+
+Wronsky n'avait jamais connu la vie de famille; sa mère, une femme du
+monde, très brillante dans sa jeunesse, avait eu pendant son mariage, et
+surtout après, des aventures romanesques dont tout le monde parla. Il
+n'avait pas connu son père, et son éducation s'était faite au corps des
+pages.
+
+À peine eut-il brillamment terminé ses études, en sortant de l'école
+avec le grade d'officier, qu'il tomba dans le cercle militaire le plus
+recherché de Pétersbourg; il allait bien de temps à autre dans le monde,
+mais ses intérêts de coeur ne l'y attiraient pas.
+
+C'est à Moscou qu'il éprouva pour la première fois le charme de la société
+familière d'une jeune fille du monde, aimable, naïve, et dont il se
+sentait aimé. Ce contraste avec la vie luxueuse mais grossière de
+Pétersbourg l'enchanta, et l'idée ne lui vint pas qu'il y eût quelque
+inconvénient à ses rapports avec Kitty. Au bal, il l'invitait de
+préférence, allait chez ses parents, causait avec elle comme on cause dans
+le monde, de bagatelles; tout ce qu'il lui disait aurait pu être entendu
+de chacun, et cependant il sentait que ces bagatelles prenaient un sens
+particulier en s'adressant à elle, qu'il s'établissait entre eux un lien
+qui, de jour en jour, lui devenait plus cher. Loin de croire que cette
+conduite pût être qualifiée de tentative de séduction, sans intention de
+mariage, il s'imaginait simplement avoir découvert un nouveau plaisir, et
+jouissait de cette découverte.
+
+Quel eût été son étonnement d'apprendre qu'il rendrait Kitty malheureuse
+en ne l'épousant pas! Il n'y aurait pas cru. Comment admettre que
+ces rapports charmants pussent être dangereux, et surtout qu'ils
+l'obligeassent à se marier? Jamais il n'avait envisagé la possibilité du
+mariage. Non seulement il ne comprenait pas la vie de famille, mais, à
+son point de vue de célibataire, la famille et particulièrement le mari
+faisait partie d'une race étrangère, ennemie, et surtout ridicule. Quoique
+Wronsky n'eût aucun soupçon de la conversation à laquelle il avait donné
+lieu, il sortit ce soir-là de chez les Cherbatzky avec le sentiment
+d'avoir rendu le lien mystérieux qui l'attachait à Kitty plus intime
+encore, si intime qu'il fallait prendre une résolution; mais laquelle?
+
+«Ce qu'il y a de charmant, se disait-il en rentrant tout imprégné d'un
+sentiment de fraîcheur et de pureté, lequel tenait peut-être à ce qu'il
+n'avait pas fumé de la soirée,--ce qu'il y a de charmant, c'est que, sans
+prononcer un mot ni l'un ni l'autre, nous nous comprenons si parfaitement
+dans ce langage muet des regards et des intonations, qu'aujourd'hui plus
+clairement que jamais elle m'a dit qu'elle m'aimait. Qu'elle a été aimable,
+simple, et surtout confiante. Cela me rend meilleur; je sens qu'il y a un
+coeur et quelque chose de bon en moi! Ces jolis yeux amoureux!--Eh bien
+après?--Rien, cela me fait plaisir et à elle aussi.»
+
+Là-dessus il réfléchit à la manière dont il pourrait achever sa soirée.
+«Au club? faire un besigue et prendre du champagne avec Ignatine? Non. Au
+château des Fleurs pour trouver Oblonsky, des couplets et le cancan? Non,
+c'est ennuyeux! Voilà précisément ce qui me plaît chez les Cherbatzky,
+c'est que j'en sors meilleur. Je rentrerai à l'hôtel.» Il rentra
+effectivement dans sa chambre, chez Dussaux, se fit servir à souper, se
+déshabilla, et eut à peine la tête sur l'oreiller, qu'il s'endormit d'un
+profond sommeil.
+
+
+
+
+XVII
+
+
+Le lendemain à onze heures du matin, Wronsky se rendit à la gare de
+Saint-Pétersbourg pour y chercher sa mère, qui devait arriver, et la
+première personne qu'il rencontra sur le grand escalier fut Oblonsky,
+venu au-devant de sa soeur.
+
+«Bonjour, comte! lui cria Oblonsky; qui viens-tu chercher?
+
+--Ma mère,--répondit Wronsky avec le sourire habituel à tous ceux qui
+rencontraient Oblonsky; et, lui ayant serré la main, il monta l'escalier
+à son côté.--Elle doit arriver aujourd'hui de Pétersbourg.
+
+--Moi qui t'ai attendu jusqu'à deux heures du matin! Où donc as-tu été en
+quittant les Cherbatzky?
+
+--Je suis rentré chez moi, répondit Wronsky; à dire vrai, je n'avais envie
+d'aller nulle part, tant la soirée d'hier chez les Cherbatzky m'avait paru
+agréable.
+
+--«Je reconnais à la marque qu'ils portent les chevaux ombrageux,
+et à leurs yeux, les jeunes gens amoureux,» se mit à réciter Stepane
+Arcadiévitch, du même ton qu'à Levine la veille.
+
+Wronsky sourit et ne se défendit pas, mais il changea aussitôt de
+conversation.
+
+«Et à la rencontre de qui viens-tu? demanda-t-il.
+
+--Moi? à la rencontre d'une jolie femme.
+
+--Vraiment?
+
+--Honni soit qui mal y pense: cette jolie femme est ma soeur Anna.
+
+--Ah! madame Karénine? dit Wronsky.
+
+--Tu la connais certainement.
+
+--Il me semble que oui. Au reste, peut-être me trompé-je,--répondit
+Wronsky d'un air distrait. Ce nom de Karénine évoquait en lui le souvenir
+d'une personne ennuyeuse et affectée.
+
+--Mais tu connais au moins mon célèbre beau-frère, Alexis Alexandrovitch?
+Il est connu du monde entier.
+
+--C'est-à-dire que je le connais de réputation et de vue. Je sais qu'il
+est plein de sagesse et de science; mais, tu sais, ce n'est pas mon genre,
+«not in my line,» dit Wronsky.
+
+--Oui, c'est un homme remarquable, un peu conservateur, mais un fameux
+homme, répliqua Stépane Arcadiévitch, un fameux homme!
+
+--Eh bien, tant mieux pour lui, dit en souriant Wronsky. Ah! te voilà,
+s'écria-t-il en apercevant à la porte d'entrée un vieux domestique de sa
+mère: entre par ici.»
+
+Wronsky, outre le plaisir commun à tous ceux qui voyaient Stépane
+Arcadiévitch, en éprouvait un tout particulier depuis quelque temps à se
+trouver avec lui. C'était en quelque sorte se rapprocher de Kitty. Il le
+prit donc par le bras, et lui dit gaiement:
+
+«Donnons-nous décidément un souper à la diva, dimanche?
+
+--Certainement. Je fais une souscription. Dis donc, as-tu fait hier soir
+la connaissance de mon ami Levine?
+
+--Sans doute, mais il est parti bien vite.
+
+--C'est un brave garçon, continua Oblonsky, n'est-ce pas?
+
+--Je ne sais pourquoi, dit Wronsky, tous les Moscovites, excepté
+naturellement ceux à qui je parle, ajouta-t-il en plaisantant, ont quelque
+chose de tranchant; ils sont tous sur leurs ergots, se fâchent, et veulent
+toujours vous faire la leçon.
+
+--C'est assez vrai, répondit en riant Stépane Arcadiévitch.
+
+--Le train arrive-t-il? demanda Wronsky en s'adressant à un employé.
+
+--Il a quitté la dernière station,» répondit celui-ci.
+
+Le mouvement croissant dans la gare, les allées et venues des _artelchiks_,
+l'apparition des gendarmes et des employés supérieurs, l'arrivée des
+personnes venues au-devant des voyageurs, tout indiquait l'approche du
+train. Le temps était froid, et à travers le brouillard on apercevait des
+ouvriers, couverts de leurs vêtements d'hiver, passant silencieusement
+entre les rails enchevêtrés de la voie. Le sifflet d'approche se faisait
+déjà entendre, un corps monstrueux semblait avancer lourdement.
+
+«Non, continua Stepane Arcadiévitch qui avait envie de raconter à Wronsky
+les intentions de Levine sur Kitty, non, tu es injuste pour mon ami: c'est
+un homme très nerveux, qui peut quelquefois être désagréable, mais en
+revanche il peut être charmant; il avait hier des raisons particulières de
+nature à le rendre très heureux ou très malheureux,» ajouta-t-il avec un
+sourire significatif, oubliant absolument la sympathie qu'il avait
+éprouvée la veille pour son ami, à cause de celle que lui inspirait
+Wronsky pour le moment.
+
+Celui-ci s'arrêta, et demanda sans détour:
+
+«Veux-tu dire qu'il a demandé ta belle-soeur en mariage?
+
+--Peut-être bien, répondit Stépane Arcadiévitch: cela m'a fait cet effet
+hier au soir, et s'il est parti de bonne heure et de mauvaise humeur,
+c'est qu'il aura fait la démarche. Il est amoureux depuis si longtemps
+qu'il me fait peine!
+
+--Ah vraiment! Je crois d'ailleurs qu'elle peut prétendre à un meilleur
+parti, dit Wronsky en se redressant et se remettant à marcher. Au reste,
+je ne le connais pas; mais ce doit être effectivement une situation
+pénible! c'est pourquoi tant d'hommes préfèrent s'en tenir aux Clara...;
+du moins avec ces dames, si l'on échoue, ce n'est que la bourse qu'on
+accuse. Mais voilà le train.»
+
+En effet le train approchait. Le quai d'arrivée parut s'ébranler, et la
+locomotive, chassant devant elle la vapeur alourdie par le froid, devint
+visible. Lentement et en mesure, on voyait la bielle de la grande roue
+centrale se plier et se déplier; le mécanicien, tout emmitouflé et couvert
+de givre, salua la gare; derrière le tender apparut le wagon des bagages
+qui ébranla le quai plus fortement encore; un chien dans sa cage gémissait
+lamentablement; enfin ce fut le tour des wagons de voyageurs, auxquels
+l'arrêt du train imprima une petite secousse.
+
+Un conducteur à la tournure dégagée et ayant des prétentions à l'élégance
+sauta lestement du wagon en donnant son coup de sifflet, et à sa suite
+descendirent les voyageurs les plus impatients: un officier de la garde,
+à la tenue martiale, un petit marchand affairé et souriant, un sac en
+bandoulière, et un paysan, sa besace jetée par-dessus l'épaule.
+
+Wronsky, debout près d'Oblonsky, considérait ce spectacle, oubliant
+complètement sa mère. Ce qu'il venait d'apprendre au sujet de Kitty lui
+causait de l'émotion et de la joie; il se redressait involontairement;
+ses yeux brillaient, il éprouvait le sentiment d'une victoire.
+
+Le conducteur s'approcha de lui:
+
+«La comtesse Wronsky est dans cette voiture,» dit-il.
+
+Ces mots le réveillèrent et l'obligèrent à penser à sa mère et à leur
+prochaine entrevue. Sans qu'il voulût jamais en convenir avec lui-même,
+il n'avait pas grand respect pour sa mère, et ne l'aimait pas; mais son
+éducation et l'usage du monde dans lequel il vivait ne lui permettaient
+pas d'admettre qu'il pût y avoir dans ses relations avec elle le moindre
+manque d'égards. Moins il éprouvait pour elle d'attachement et de
+considération, plus il exagérait les formes extérieures.
+
+
+
+
+XVIII
+
+
+Wronsky suivit le conducteur; en entrant dans le wagon, il s'arrêta pour
+laisser passer une dame qui sortait, et, avec le tact d'un homme du monde,
+il la classa d'un coup d'oeil parmi les femmes de la meilleure société.
+Après un mot d'excuse, il allait continuer sa route, mais involontairement
+il se retourna pour la regarder encore, non à cause de sa beauté, de sa
+grâce ou de son élégance, mais parce que l'expression de son aimable
+visage lui avait paru douce et caressante.
+
+Elle tourna la tête au moment où il la regardait. Ses yeux gris, que des
+cils épais faisaient paraître foncés, lui jetèrent un regard amical et
+bienveillant, comme si elle le reconnaissait, puis aussitôt elle sembla
+chercher quelqu'un dans la foule. Quelque rapide que fût ce regard, il
+suffit à Wronsky pour remarquer dans cette physionomie une vivacité
+contenue, qui perçait dans le demi-sourire de deux lèvres fraîches, et
+dans l'expression animée de ses yeux. Il y avait dans toute cette personne
+comme un trop-plein de jeunesse et de gaieté qu'elle aurait voulu
+dissimuler; mais, sans qu'elle en eût conscience, l'éclair voilé de
+ses yeux paraissait dans son sourire.
+
+Wronsky entra dans le wagon. Sa mère, une vieille femme coiffée de petites
+boucles, les yeux noirs clignotants, l'accueillit avec un léger sourire de
+ses lèvres minces; elle se leva du siège où elle était assise, remit à sa
+femme de chambre le sac qu'elle tenait, et, tendant à son fils sa petite
+main sèche qu'il baisa, elle l'embrassa au front.
+
+«Tu as reçu ma dépêche? tu vas bien, Dieu merci?
+
+--Avez-vous fait bon voyage? dit le fils en s'asseyant auprès d'elle, tout
+en prêtant l'oreille à une voix de femme qui parlait près de la porte; il
+savait que c'était celle de la dame qu'il avait rencontrée.
+
+--Je ne partage cependant pas votre opinion, disait la voix.
+
+--C'est un point de vue pétersbourgeois, madame.
+
+--Pas du tout, c'est simplement un point de vue féminin, répondit-elle.
+
+--Eh bien, permettez-moi de baiser votre main.
+
+--Au revoir, Ivan Pétrovitch; voyez donc où est mon frère et
+envoyez-le-moi, dit la dame, et elle rentra dans le wagon.
+
+--Avez-vous trouvé votre frère?» lui demanda Mme Wronsky.
+
+Wronsky reconnut alors Mme Karénine.
+
+«Votre frère est ici, dit-il en se levant. Veuillez m'excuser, madame, de
+ne pas vous avoir reconnue; au reste, j'ai si rarement eu l'honneur de
+vous rencontrer que vous ne vous souvenez certainement pas de moi.
+
+--Mais si, répondit-elle, je vous aurais toujours reconnu, car madame
+votre mère et moi n'avons guère parlé que de vous, il me semble, pendant
+tout le voyage.--Et la gaieté qu'elle avait cherché à contenir éclaira son
+visage d'un sourire.--Mais mon frère ne vient pas?
+
+--Appelle-le donc, Alexis,» dit la vieille comtesse.
+
+Wronsky sortit du wagon et cria:
+
+«Oblonsky, par ici!»
+
+Madame Karénine, en apercevant son frère, n'attendit pas qu'il vint
+jusqu'à elle; quittant aussitôt le wagon, elle marcha rapidement au-devant
+de lui, le rejoignit, et, d'un geste tout à la fois plein de grâce et
+d'énergie, lui passa un bras autour du cou, l'attira vers elle et
+l'embrassa vivement.
+
+Wronsky ne la quittait pas des yeux; il la regardait et souriait sans
+savoir pourquoi. Enfin il se souvint que sa mère l'attendait et rentra
+dans le wagon.
+
+«N'est-ce pas qu'elle est charmante, dit la comtesse en parlant de Mme
+Karénine. Son mari l'a placée auprès de moi, ce dont j'ai été enchantée.
+Nous avons bavardé tout le temps. Eh bien, et toi? On dit que... vous
+filez le parfait amour? Tant mieux, mon cher, tant mieux.
+
+--Je ne sais à quoi vous faites allusion, maman, répondit froidement le
+fils. Sortons-nous?»
+
+À ce moment, Mme Karénine rentra dans le wagon pour prendre congé de la
+comtesse.
+
+«Eh bien, comtesse, vous avez trouvé votre fils, et moi mon frère,
+dit-elle gaiement. Et j'avais épuisé toutes mes histoires, je n'aurais
+plus rien eu à vous raconter.
+
+--Cela ne fait rien, répliqua la comtesse en lui prenant la main; avec
+vous, j'aurais fait le tour du monde sans m'ennuyer. Vous êtes une de ces
+aimables femmes avec lesquelles on peut causer ou se taire agréablement.
+Quant à votre fils, n'y pensez pas, je vous prie; il est impossible de ne
+jamais se quitter.»
+
+Les yeux de Mme Karénine souriaient tandis qu'elle écoutait immobile.
+
+«Anna Arcadievna a un petit garçon d'environ huit ans, expliqua la
+comtesse à son fils; elle ne l'a jamais quitté et se tourmente de l'avoir
+laissé seul.
+
+--Nous avons causé tout le temps de nos fils avec la comtesse. Je parlais
+du mien, et elle du sien, dit Mme Karénine en s'adressant à Wronsky avec
+ce sourire caressant qui illuminait son visage.
+
+--Cela a dû vous ennuyer, répondit-il en lui renvoyant aussitôt la balle
+dans ce petit assaut de coquetterie. Mais elle ne continua pas sur le même
+ton, et, se tournant vers la vieille comtesse:
+
+--Merci mille fois, la journée d'hier a passé trop rapidement. Au revoir,
+comtesse.
+
+--Adieu, ma chère, répondit la comtesse. Laissez-moi embrasser votre joli
+visage et vous dire tout simplement, comme une vieille femme peut le faire,
+que vous avez fait ma conquête.»
+
+Quelque banale que fût cette phrase, Mme Karénine en parut touchée; elle
+rougit, s'inclina légèrement et pencha son visage vers la vieille comtesse;
+puis elle tendit la main à Wronsky avec ce même sourire qui semblait
+appartenir autant à ses yeux qu'à ses lèvres. Il serra cette petite main,
+heureux comme d'une chose extraordinaire d'en sentir la pression ferme et
+énergique.
+
+Mme Karénine sortit d'un pas rapide.
+
+«Charmante, dit encore la comtesse. Le fils était du même avis, et suivit
+des yeux la jeune femme tant qu'il put apercevoir sa taille élégante; il
+la vit s'approcher de son frère, le prendre par le bras et lui parler avec
+animation; il était clair que ce qui l'occupait n'avait aucun rapport avec
+lui, Wronsky, et il en fut contrarié.
+
+--Eh bien, maman, vous allez tout à fait bien? demanda-t-il à sa mère en
+se tournant vers elle.
+
+--Très bien, Alexandre a été charmant, Waria a beaucoup embelli: elle a un
+air intéressant.--Et elle parla de ce qui lui tenait au coeur: du baptême
+de son petit-fils, but de son voyage à Pétersbourg, et de la bienveillance
+de l'empereur pour son fils aîné.
+
+--Voilà Laurent, dit Wronsky en apercevant le vieux domestique. Partons,
+il n'y a plus beaucoup de monde.»
+
+Il offrit le bras à sa mère, tandis que le domestique, la femme de chambre
+et un porteur se chargeaient des bagages. Comme ils quittaient le wagon,
+ils virent courir plusieurs hommes, suivis du chef de gare, vers l'arrière
+du train. Un accident était survenu, tout le monde courait du même côté,
+«Qu'y a-t-il? où? il est tombé? écrasé?» disait-on. Stépane Arcadiévitch
+et sa soeur étaient aussi revenus et, tout émus, se tenaient près du wagon
+pour éviter la foule.
+
+Les dames rentrèrent dans la voiture, pendant que Wronsky et Stépane
+Arcadiévitch s'enquéraient de ce qui s'était passé.
+
+Un homme d'équipe ivre, ou la tête trop enveloppée à cause du froid pour
+entendre le recul du train, avait été écrasé.
+
+Les dames avaient appris le malheur par le domestique avant le retour de
+Wronsky et d'Oblonsky; ceux-ci avaient vu le cadavre défiguré; Oblonsky
+était tout bouleversé et prêt à pleurer.
+
+«Quelle chose affreuse! si tu l'avais vu, Anna! quelle horreur!» disait-il.
+
+Wronsky se taisait; son beau visage était sérieux, mais absolument calme.
+
+«Ah! si vous l'aviez vu, comtesse, continuait Stépane Arcadiévitch; et sa
+femme est là, c'est terrible; elle s'est jetée sur le corps de son mari.
+On dit qu'il était seul à soutenir une nombreuse famille. Quelle horreur!
+
+--Ne pourrait-on faire quelque chose pour elle?» murmura Mme Karénine.
+
+Wronsky la regarda.
+
+«Je reviens tout de suite, maman,» dit-il en se tournant vers la comtesse.
+
+Et il sortit du wagon.
+
+Quand il revint au bout de quelques minutes, Stépane Arcadiévitch parlait
+déjà à la comtesse de la nouvelle cantatrice, et celle-ci regardait avec
+impatience du côté de la porte.
+
+«Partons maintenant,» dit Wronsky.
+
+Ils sortirent tous ensemble. Wronsky marchait devant avec sa mère, et
+derrière eux venaient Mme Karénine et son frère, ils furent rejoints par
+le chef de gare qui courait après Wronsky.
+
+«Vous avez remis 200 roubles au sous-chef de gare. Veuillez indiquer,
+monsieur, l'usage auquel vous destinez cette somme.
+
+--C'est pour la veuve, répondit Wronsky en haussant les épaules; à quoi
+bon cette question?
+
+--Vous avez donné cela?--cria Oblonsky derrière lui; et, serrant le bras
+de sa soeur, il ajouta:
+
+--Très bien, très bien! n'est-ce pas que c'est un charmant garçon? Mes
+hommages, comtesse.»
+
+Et il s'arrêta avec sa soeur pour chercher la femme de chambre de celle-ci.
+
+Quand ils sortirent de la gare, la voiture des Wronsky était déjà partie;
+on parlait de tous côtés du malheur qui venait d'arriver.
+
+«Quelle mort affreuse! disait un monsieur en passant près d'eux. On dit
+qu'il est coupé en deux.
+
+--Quelle belle mort, au contraire, fit observer un autre: elle a été
+instantanée.
+
+--Comment ne prend-on pas plus de précautions,» dit un troisième.
+
+Mme Karénine monta en voiture, et son frère remarqua avec étonnement que
+ses lèvres tremblaient, et qu'elle retenait avec peine ses larmes.
+
+«Qu'as-tu, Anna? lui demanda-t-il quand ils se furent un peu éloignés.
+
+--C'est un présage funeste, répondit-elle.
+
+--Quelle folie! dit son frère. Tu es ici, c'est l'essentiel. Tu ne saurais
+croire combien je fonde d'espérances sur ta visite.
+
+--Connais-tu Wronsky depuis longtemps? demanda-t-elle.
+
+--Oui. Tu sais que nous avons l'espoir qu'il épouse Kitty.
+
+--Vraiment? dit Anna doucement. Maintenant parlons de toi, ajouta-t-elle
+en secouant la tête comme si elle eût voulu repousser une pensée importune
+et pénible. Parlons de tes affaires. J'ai reçu ta lettre et me voilà.
+
+--Oui, tout mon espoir est en toi, dit Stépane Arcadiévitch.
+
+--Raconte-moi tout, alors.»
+
+Stépane Arcadiévitch commença son récit.
+
+En arrivant à la maison, il fit descendre sa soeur de voiture, et, après
+lui avoir serré la main en soupirant, il retourna à ses occupations.
+
+
+
+
+XIX
+
+
+Lorsque Anna entra, Dolly était assise dans son petit salon, occupée à
+faire lire en français un beau gros garçon à tête blonde, le portrait de
+son père.
+
+L'enfant lisait, tout en cherchant à arracher de sa veste un bouton qui
+tenait à peine; sa mère l'avait grondé plusieurs fois, mais la petite main
+potelée revenait toujours à ce malheureux bouton; il fallut l'arracher
+tout à fait et le mettre en poche.
+
+«Laisse donc tes mains tranquilles, Grisha,» disait la mère, en reprenant
+sa couverture au tricot, ouvrage qui durait depuis longtemps, et qu'elle
+retrouvait toujours dans les moments difficiles; elle travaillait
+nerveusement, jetant ses mailles et comptant ses points. Quoiqu'elle eût
+dit la veille à son mari que l'arrivée de sa soeur lui importait peu, elle
+n'en avait pas moins tout préparé pour la recevoir.
+
+Absorbée, écrasée par son chagrin, Dolly n'oubliait pourtant pas que sa
+belle-soeur Anna était la femme d'un personnage officiel important, une
+grande dame de Pétersbourg.
+
+«Au bout du compte, Anna n'est pas coupable, se disait-elle je ne sais
+rien d'elle qui ne soit en sa faveur, et nos relations ont toujours été
+bonnes et amicales.» Le souvenir qu'elle avait gardé de l'intérieur des
+Karénine à Pétersbourg ne lui était cependant pas agréable. Elle avait cru
+démêler quelque chose de faux dans leur genre de vie.
+
+«Mais pourquoi ne la recevrais-je pas! Pourvu toutefois qu'elle ne se mêle
+pas de me consoler! pensait Dolly; je les connais, ces résignations et
+consolations chrétiennes, et je sais ce qu'elles valent.»
+
+Dolly avait passé ces derniers jours seule avec ses enfants; elle ne
+voulait parler de sa douleur à personne, et ne se sentait cependant pas
+de force à causer de choses indifférentes. Il faudrait bien maintenant
+s'ouvrir à Anna, et tantôt elle se réjouissait de pouvoir enfin dire
+tout ce qu'elle avait sur le coeur, tantôt elle souffrait à la pensée de
+cette humiliation devant sa soeur, à lui, dont il faudrait subir les
+raisonnements et les conseils.
+
+Elle s'attendait à chaque minute à voir entrer sa belle-soeur, et suivait
+de l'oeil la pendule; mais, comme il arrive souvent en pareil cas, elle
+s'absorba, n'entendit pas le coup de sonnette, et lorsque des pas légers
+et le frôlement d'une robe près de la porte lui firent lever la tête, son
+visage fatigué exprima l'étonnement et non le plaisir.
+
+«Comment, tu es déjà arrivée? s'écria-t-elle en allant au-devant d'Anna
+pour l'embrasser.
+
+--Dolly, je suis bien heureuse de te revoir!
+
+--Moi aussi, j'en suis heureuse,» répondit Dolly avec un faible sourire,
+en cherchant à deviner d'après l'expression du visage d'Anna ce qu'elle
+pouvait avoir appris, «Elle sait tout,» pensa-t-elle en remarquant la
+compassion qui se peignait sur ses traits. «Viens que je te conduise
+à ta chambre, continua-t-elle en cherchant à éloigner le moment d'une
+explication.
+
+--Est-ce là Grisha? Mon Dieu, qu'il a grandi, dit Anna en embrassant
+l'enfant sans quitter des yeux Dolly; puis elle ajouta en rougissant:
+permets-moi de rester ici.»
+
+Elle ôta son châle et, secouant la tête d'un geste gracieux, débarrassa
+ses cheveux noirs frisés de son chapeau, qui s'y était accroché.
+
+«Que tu es brillante de bonheur et de santé, dit Dolly presque avec envie.
+
+--Moi? oui, répondit Anna. Mon Dieu, Tania, est-ce toi? la contemporaine
+de mon petit Serge?--dit-elle en se tournant vers la petite fille qui
+entrait en courant; elle la prit par la main et l'embrassa.
+
+--Quelle charmante enfant? mais montre-les-moi tous.»
+
+Elle se rappelait non seulement le nom et l'âge des enfants, mais leur
+caractère, leurs petites maladies; Dolly en fut touchée.
+
+«Eh bien, allons les voir, dit-elle; mais Wasia dort, c'est dommage.»
+
+Après avoir vu les enfants, elles revinrent au salon, seules cette fois;
+le café y était servi. Anna s'assit devant le plateau, puis, l'ayant
+repoussé, elle dit en se tournant vers sa belle-soeur:
+
+«Dolly, il m'a parlé.»
+
+Dolly la regarda froidement; elle s'attendait à quelque phrase de fausse
+sympathie, mais Anna ne dit rien de ce genre.
+
+«Dolly, ma chérie, je ne veux pas te parler en sa faveur, ni te consoler:
+c'est impossible; mais, chère amie, tu me fais peine, peine jusqu'au fond
+du coeur!»
+
+Des larmes brillaient dans ses yeux; elle se rapprocha de sa belle-soeur
+et, de sa petite main ferme, s'empara de celle de Dolly, qui, malgré son
+air froid et sec, ne la repoussa pas.
+
+«Personne, répondit-elle, ne peut me consoler; tout est perdu pour moi.»
+
+En disant ces mots, l'expression de son visage s'adoucit un peu. Anna
+porta à ses lèvres la main amaigrie qu'elle tenait dans la sienne, et la
+baisa.
+
+«Mais, Dolly, que faire à cela? dit-elle; comment sortir de cette affreuse
+position?
+
+--Tout est fini, il ne me reste rien à faire, répondit Dolly, car ce qu'il
+y a de pis, comprends-le bien, c'est de me sentir liée par les enfants;
+je ne peux pas le quitter, et vivre avec lui m'est impossible; le voir est
+une torture.
+
+--Dolly, ma chérie, il m'a parlé; mais je voudrais entendre ce que tu as à
+dire, toi; raconte-moi tout.»
+
+Dolly la regarda d'un air interrogateur; l'affection et la sympathie la
+plus sincère se lisaient dans les yeux d'Anna.
+
+«Je veux bien, répondit-elle. Mais je te dirai tout, depuis le
+commencement. Tu sais comment je me suis mariée? L'éducation de maman ne
+m'a pas seulement laissée innocente, elle m'a laissée absolument sotte...
+Je ne savais rien. On dit que les maris racontent leur passé à leurs
+femmes, mais Stiva... (elle se reprit), Stépane Arcadiévitch, ne m'a
+jamais rien dit. Tu ne le croiras pas, mais jusqu'ici je me suis imaginée
+qu'il n'avait jamais connu d'autre femme que moi? J'ai vécu huit ans
+ainsi! Non seulement je ne le soupçonnais pas d'infidélité, mais je
+croyais une chose pareille impossible. Et avec des idées semblables,
+imagine-toi ce que j'ai éprouvé en apprenant tout à coup cette horreur...
+cette vilenie... Croire à son bonheur sans aucune arrière-pensée
+et--continua Dolly en cherchant à retenir ses sanglots--recevoir une
+lettre de lui... une lettre de lui à sa maîtresse, la gouvernante de mes
+enfants... Non, c'est trop cruel!»
+
+Elle prit son mouchoir et y cacha son visage.
+
+«J'aurais pu encore admettre un moment d'entraînement, continua-t-elle au
+bout d'un instant, mais cette dissimulation, cette ruse continuelle pour
+me tromper, et pour qui? C'est affreux! tu ne peux comprendre cela!
+
+--Ah si! je comprends, ma pauvre Dolly, dit Anna en lui serrant la main.
+
+--Et tu t'imagines qu'il se rend compte, lui, de l'horreur de ma position?
+continua Dolly. Aucunement: il est heureux et content.
+
+--Oh non! interrompit vivement Anna: Il m'a fait peine, il est plein de
+remords.
+
+--En est-il capable? dit Dolly en scrutant le visage de sa belle-soeur.
+
+--Oui, je le connais: je n'ai pu le regarder sans avoir pitié de lui. Au
+reste nous le connaissons toutes deux. Il est bon, mais fier, et comment
+ne serait-il pas humilié? Ce qui me touche en lui (Anna devina ce qui
+devait toucher Dolly), c'est qu'il souffre à cause des enfants, et qu'il
+sent qu'il t'a blessée, tuée, toi qu'il aime... oui, oui, qu'il aime
+plus que tout au monde,» ajouta-t-elle vivement pour empêcher Dolly de
+l'interrompre. «Non, elle ne me pardonnera jamais,» répète-t-il
+constamment.
+
+Dolly écoutait attentivement sa belle-soeur sans la regarder.
+
+«Je comprends qu'il souffre: le coupable doit plus souffrir que l'innocent,
+s'il sent qu'il est la cause de tout le mal, dit-elle; mais comment
+puis-je pardonner? comment puis-je être sa femme après elle? Vivre avec
+lui dorénavant sera d'autant plus un tourment que j'aime toujours mon
+amour d'autrefois...»
+
+Les sanglots lui coupèrent la parole, mais, comme un fait exprès, sitôt
+qu'elle se calmait un peu, le sujet qui la blessait le plus vivement lui
+revenait aussitôt à la pensée.
+
+«Elle est jeune, elle est jolie, continua-t-elle. Par qui ma beauté et ma
+jeunesse ont-elles été prises? Par lui, par ses enfants! J'ai fait mon
+temps, tout ce que j'avais de bien a été sacrifié à son service:
+maintenant une créature plus fraîche et plus jeune lui est naturellement
+plus agréable. Ils ont certainement parlé de moi ensemble; pis que cela,
+ils m'ont passée sous silence, conçois-tu?» Et son regard s'enflammait de
+jalousie.
+
+«Que viendra-t-il me dire après cela? pourrai-je d'ailleurs le croire!
+Jamais. Non, tout est fini pour moi, tout ce qui constituait la récompense
+de mes peines, de mes souffrances... Le croirais-tu? tout à l'heure je
+faisais travailler Grisha? Jadis c'était une joie pour moi: maintenant
+c'est un tourment. Pourquoi me donner ce souci? pourquoi ai-je des
+enfants? Ce qu'il y a d'affreux, vois-tu, c'est que mon âme tout entière
+est bouleversée; à la place de mon amour, de ma tendresse, il n'y a que de
+la haine, oui, de la haine. Je pourrais le tuer et...
+
+--Chère Dolly, je conçois tout cela, mais ne te torture pas ainsi; tu es
+trop agitée, trop froissée pour voir les choses sous leur vrai jour.»
+
+Dolly se calma, et pendant quelques minutes toutes deux gardèrent le
+silence.
+
+«Que faire? Anna, penses-y et aide-moi. J'ai tout examiné et je ne trouve
+rien.»
+
+Anna non plus ne trouvait rien, mais son coeur répondait à chaque parole, à
+chaque regard douloureux de sa belle-soeur.
+
+«Voici ce que je pense, dit-elle enfin; comme soeur je connais son
+caractère et cette faculté de tout oublier (elle fit le geste de se
+toucher le front), faculté propice à l'entraînement, mais aussi au
+repentir. Actuellement il ne croit pas, il ne comprend pas qu'il ait pu
+faire ce qu'il a fait.
+
+--Non, il l'a compris et le comprend encore, interrompit Dolly. D'ailleurs
+tu m'oublies, moi: le mal en est-il plus léger pour moi?
+
+--Attends. Quand il m'a parlé, je t'avoue n'avoir pas mesuré toute
+l'étendue de votre malheur; je n'y voyais qu'une chose: la désunion de
+votre famille; il m'a fait peine. Après avoir causé avec toi, je vois,
+comme femme, autre chose encore: je vois ta souffrance et ne puis te dire
+combien je te plains! Mais, Dolly, ma chérie, tout en comprenant ton
+malheur, il est un côté de la question que j'ignore: je ne sais pas
+jusqu'à quel point tu l'aimes encore. Toi seule, tu peux savoir si tu
+l'aimes assez pour pardonner. Si tu le peux, pardonne.
+
+--Non,--commença Dolly, mais Anna l'interrompit en lui baisant la main.
+
+--Je connais le monde plus que toi, dit-elle; je sais la façon d'être des
+hommes comme Stiva. Tu prétends qu'ils ont parlé de toi ensemble? N'en
+crois rien. Ces hommes peuvent commettre des infidélités, mais leur femme
+et leur foyer domestique n'en restent pas moins un sanctuaire pour eux.
+Ils établissent entre ces femmes, qu'au fond ils méprisent, et leur
+famille une ligne de démarcation qui n'est jamais franchie. Je ne conçois
+pas bien comment cela peut-être, mais cela est.
+
+--Mais songe donc qu'il l'embrassait.
+
+--Écoute, Dolly, ma chérie. J'ai vu Stiva quand il était amoureux de toi;
+je me souviens du temps où il venait pleurer près de moi en me parlant de
+toi; je sais à quelle hauteur poétique il te plaçait, et je sais que plus
+il a vécu avec toi, plus tu as grandi dans son admiration. C'était devenu
+pour nous un sujet de plaisanterie que son habitude de dire à tout propos:
+«Dolly est une femme étonnante.» Tu as toujours été et resteras toujours
+un culte pour lui: ceci n'a pas été un entraînement de son coeur.
+
+--Mais si cet entraînement recommençait?
+
+--C'est impossible.
+
+--Aurais-tu pardonné, toi?
+
+--Je n'en sais rien, je ne puis dire... Oui, je le puis, reprit Anna après
+avoir pesé cette situation intérieurement, je le puis certainement. Je ne
+serais plus la même, mais je pardonnerais, et de telle sorte que le passé
+fût effacé.
+
+--Cela va sans dire, interrompit vivement Dolly, répondant à une pensée
+qui l'avait plus d'une fois occupée: sinon ce ne serait plus le
+pardon.--Viens maintenant, que je te conduise à ta chambre,» dit-elle en
+se levant. Chemin faisant, elle entoura de ses bras sa belle-soeur.
+
+«Chère Anna, combien je suis heureuse que tu sois venue. Je souffre moins,
+beaucoup moins.»
+
+
+
+
+XX
+
+
+Anna passa toute la journée à la maison, c'est-à-dire chez les Oblonsky,
+et ne reçut aucune des personnes qui, informées de son arrivée, vinrent
+lui rendre visite. Toute sa matinée se passa entre Dolly et ses enfants;
+elle envoya un mot à son frère pour lui dire de venir dîner à la maison.
+«Viens, Dieu est miséricordieux,» écrivit-elle.
+
+Oblonsky dîna donc chez lui; la conversation fut générale, et sa femme
+le tutoya, ce qu'elle n'avait pas encore fait; leurs rapports restaient
+froids, mais il n'était plus question de séparation, et Stépane
+Arcadiévitch entrevoyait la possibilité d'un raccommodement.
+
+Kitty vint après le dîner; elle connaissait à peine Anna et n'était pas
+sans inquiétude sur la réception que lui ferait cette grande dame de
+Pétersbourg dont chacun chantait les louanges; elle sentit bien vite
+qu'elle plaisait; Anna fut touchée de la jeunesse et de la beauté de Kitty;
+de son côté, Kitty fut aussitôt sous le charme et s'éprit d'Anna comme
+les jeunes filles savent s'éprendre de femmes plus âgées qu'elles. Rien
+d'ailleurs dans Anna ne faisait penser à la femme du monde ou à la mère de
+famille; on eût dit une jeune fille de vingt ans, à voir sa taille souple,
+la fraîcheur et l'animation de son visage, si une expression sérieuse et
+presque triste, dont Kitty fut frappée et charmée, n'eût parfois assombri
+son regard. Anna, quoique parfaitement simple et sincère, semblait porter
+en elle un monde supérieur dont l'élévation était inaccessible à une
+enfant.
+
+Après le dîner, Anna s'était vivement approchée de son frère qui fumait un
+cigare pendant que Dolly rentrait dans sa chambre.
+
+«Stiva, dit-elle en indiquant la porte de cette chambre d'un signe de tête,
+va, et que Dieu te vienne en aide!»
+
+Il comprit et, jetant son cigare, disparut derrière la porte.
+
+Anna s'assit sur un canapé, entourée des enfants. Les deux aînés et par
+imitation le cadet s'étaient accrochés à leur nouvelle tante avant même de
+se mettre à table; ils jouaient à qui se rapprocherait le plus d'elle, à
+qui tiendrait sa main, l'embrasserait, jouerait avec ses bagues ou se
+suspendrait aux plis de sa robe.
+
+«Voyons, reprenons nos places,» dit Anna.
+
+Et Grisha, d'un air fier et heureux, plaça sa tête blonde sous la main de
+sa tante et l'appuya sur ses genoux.
+
+«Et à quand le bal maintenant? dit-elle en s'adressant à Kitty.
+
+--À la semaine prochaine; ce sera un bal superbe, un de ces bals auxquels
+on s'amuse toujours.
+
+--Il y en a donc où l'on s'amuse toujours? dit Anna d'un ton de douce
+ironie.
+
+--C'est bizarre, mais c'est ainsi. Chez les Bobristhchiff on s'amuse
+toujours; chez les Nikitine aussi; mais chez les Wéjekof on s'ennuie
+invariablement. N'avez-vous donc jamais remarqué cela?
+
+--Non, chère enfant; il n'y a plus pour moi de bal amusant,--et Kitty
+entrevit dans les yeux d'Anna ce monde inconnu qui lui était fermé,--il
+n'y en a que de plus ou moins ennuyeux.
+
+--Comment pouvez-_vous_ vous ennuyer au bal?
+
+--Pourquoi donc ne puis-je m'y ennuyer, _moi_?»
+
+Kitty pensait bien qu'Anna devinait sa réponse.
+
+«Parce que vous y êtes toujours la plus belle.»
+
+Anna rougissait facilement, et cette réponse la fit rougir.
+
+«D'abord, reprit-elle, cela n'est pas, et d'ailleurs, si cela était, peu
+m'importerait!
+
+--Irez-vous à ce bal? demanda Kitty.
+
+--Je ne pourrai m'en dispenser, je crois. Prends celle-ci, dit-elle à
+Tania qui s'amusait à retirer les bagues de ses doigts blancs et effilés.
+
+--Je voudrais tant vous voir au bal.
+
+--Eh bien, si je dois y aller, je me consolerai par la pensée de vous
+faire plaisir. Grisha, ne me décoiffe pas davantage, dit-elle en rajustant
+une natte avec laquelle l'enfant jouait.
+
+--Je vous vois au bal en toilette mauve.
+
+--Pourquoi en mauve précisément? demanda Anna en souriant. Allez, mes
+enfants, vous entendez que miss Hull vous appelle pour le thé, dit-elle en
+envoyant les enfants dans la salle à manger. Je sais pourquoi vous voulez
+de moi à cette soirée; vous en attendez un grand résultat.
+
+--Comment le savez-vous? C'est vrai.
+
+--Oh! le bel âge que le vôtre! continua Anna. Je me souviens de ce nuage
+bleu qui ressemble à ceux que l'on voit en Suisse sur les montagnes. On
+aperçoit tout au travers de ce nuage, à cet âge heureux où finit l'enfance,
+et tout ce qu'il recouvre est beau, est charmant! Puis apparaît peu à peu
+un sentier qui se resserre et dans lequel on entre avec émotion, quelque
+lumineux qu'il semble... Qui n'a pas passé par là!
+
+Kitty écoutait en souriant. «Comment a-t-elle passé par là? pensait-elle;
+que je voudrais connaître son roman!» Et elle se rappela l'extérieur peu
+poétique du mari d'Anna.
+
+«Je suis au courant, continua celle-ci; Stiva m'a parlé; j'ai rencontré
+Wronsky ce matin à la gare, il me plaît beaucoup.
+
+--Ah! il était là? demanda Kitty en rougissant. Qu'est-ce que Stiva vous a
+raconté?
+
+--Il a bavardé. Je serais enchantée si cela se faisait, j'ai voyagé
+hier avec la mère de Wronsky et elle n'a cessé de me parler de ce fils
+bien-aimé; je sais que les mères ne sont pas impartiales, mais...
+
+--Que vous a dit sa mère?
+
+--Bien des choses, c'est son favori; néanmoins on sent que ce doit être
+une nature chevaleresque; elle m'a raconté, par exemple, qu'il avait voulu
+abandonner toute sa fortune à son frère; que dans son enfance il avait
+sauvé une femme qui se noyait; en un mot, c'est un héros,» ajouta Anna en
+souriant et en se souvenant des deux cents roubles donnés à la gare.
+
+Elle ne rapporta pas ce dernier trait, qu'elle se rappelait avec un
+certain malaise; elle y sentait une intention qui la touchait de trop près.
+
+«La comtesse m'a beaucoup priée d'aller chez elle, continua Anna, et je
+serais contente de la revoir; j'irai demain... Stiva reste, Dieu merci,
+longtemps avec Dolly, ajouta-t-elle en se levant d'un air un peu contrarié,
+à ce que crut remarquer Kitty.
+
+--C'est moi qui serai le premier! non, c'est moi, criaient les enfants qui
+venaient de finir leur thé, et qui rentraient dans le salon en courant
+vers leur tante Anna.
+
+--Tous ensemble!» dit-elle en allant au-devant d'eux. Elle les prit dans
+ses bras et les jeta tous sur un divan, en riant de leurs cris de joie.
+
+
+
+
+XXI
+
+
+Dolly sortit de sa chambre à l'heure du thé; Stépane Arcadiévitch était
+sorti par une autre porte.
+
+«Je crains que tu n'aies froid en haut, dit Dolly en s'adressant à Anna;
+je voudrais te faire descendre, nous serions plus près l'une de l'autre.
+
+--Ne t'inquiète pas de moi, je t'en prie, répondit Anna en cherchant à
+deviner sur le visage de Dolly si la réconciliation avait eu lieu.
+
+--Il fera peut-être trop clair ici, dit sa belle-soeur.
+
+--Je t'assure que je dors partout, et toujours profondément.
+
+--De quoi est-il question?» dit Stépane Arcadiévitch en rentrant dans le
+salon et en s'adressant à sa femme.
+
+Rien qu'au son de sa voix, Kitty et Anna comprirent qu'on s'était
+réconcilié.
+
+«Je voudrais installer Anna ici, mais il faudrait descendre des rideaux.
+Personne ne saura le faire, il faut que ce soit moi, répondit Dolly à son
+mari.
+
+--Dieu sait si la réconciliation est bien complète! pensa Anna en
+remarquant le ton froid de Dolly.
+
+--Ne complique donc pas les choses, Dolly, dit le mari; si tu veux,
+j'arrangerai cela.
+
+--Oui, elle est faite, pensa Anna.
+
+--Je sais comment tu t'y prendras, répondit Dolly avec un sourire moqueur;
+tu donneras à Matvei un ordre auquel il n'entend rien, puis tu sortiras,
+et il embrouillera tout.
+
+--Dieu merci, pensa Anna, ils sont tout à fait remis;--et, heureuse
+d'avoir atteint son but, elle s'approcha de Dolly et l'embrassa.
+
+--Je ne sais pas pourquoi tu nous méprises tant, Matvei et moi?» dit
+Stépane Arcadiévitch à sa femme en souriant imperceptiblement.
+
+Pendant toute cette soirée, Dolly fut légèrement ironique envers son mari,
+et celui-ci heureux et gai, mais dans une juste mesure, et comme s'il eût
+voulu montrer que le pardon ne lui faisait pas oublier ses torts.
+
+Vers neuf heures et demie, une conversation vive et animée régnait
+autour de la table à thé, lorsque survint un incident, en apparence
+fort ordinaire, qui parut étrange à chacun.
+
+On causait d'un de leurs amis communs de Pétersbourg, et Anna s'était
+vivement levée.
+
+«J'ai son portrait dans mon album, je vais le chercher, et vous montrerai
+par la même occasion mon petit Serge,» ajouta-t-elle avec un sourire de
+fierté maternelle.
+
+C'était ordinairement vers dix heures qu'elle disait bonsoir à son fils;
+bien souvent elle le couchait elle-même avant d'aller au bal; elle se
+sentit tout à coup très triste d'être si loin de lui. Elle avait beau
+parler d'autre chose, sa pensée revenait toujours à son petit Serge aux
+cheveux frisés, et le désir la prit d'aller regarder son portrait et de
+lui dire un mot de loin.
+
+Elle sortit aussitôt, avec la démarche légère et décidée qui lui était
+particulière. L'escalier par où l'on montait chez elle donnait dans le
+grand vestibule chauffé qui servait d'entrée.
+
+Comme elle quittait le salon, un coup de sonnette retentit dans
+l'antichambre.
+
+«Qui cela peut-il être? dit Dolly.
+
+--C'est trop tôt pour venir me chercher, fit remarquer Kitty, et bien tard
+pour une visite.
+
+--On apporte sans doute des papiers pour moi,» dit Stépane Arcadiévitch.
+
+Anna, se dirigeant vers l'escalier, vit le domestique accourir pour
+annoncer un visiteur, tandis que celui-ci attendait, éclairé par la lampe
+du vestibule.
+
+Elle se pencha sur la rampe pour regarder et reconnut aussitôt Wronsky.
+Une étrange sensation de joie et de frayeur lui remua le coeur. Il se
+tenait debout, sans ôter son paletot, et cherchait quelque chose dans sa
+poche. Comme elle atteignait la moitié du petit escalier, il leva les yeux,
+l'aperçut, et son visage prit une expression humble et confuse.
+
+Elle le salua d'un léger signe de tête, et entendit Stépane Arcadiévitch
+appeler Wronsky bruyamment, tandis qu'il se défendait d'entrer.
+
+Quand Anna descendit avec son album, Wronsky était parti, et Stépane
+Arcadiévitch racontait qu'il n'était venu que pour s'informer de l'heure
+d'un dîner qui se donnait le lendemain en l'honneur d'une célébrité de
+passage.
+
+«Jamais il n'a voulu entrer. Quel original!»
+
+Kitty rougit. Elle croyait être seule à comprendre pourquoi il était venu
+sans vouloir paraître au salon.
+
+«Il aura été chez nous, pensa-t-elle, n'aura trouvé personne, et aura
+supposé que j'étais ici, mais il ne sera pas resté à cause d'Anna, et
+parce qu'il est tard.»
+
+On se regarda sans parler, et l'on examina l'album d'Anna.
+
+Il n'y avait rien d'extraordinaire à venir vers neuf heures et demi du
+soir pour demander un renseignement à un ami, sans entrer au salon;
+cependant chacun fut surpris, et Anna plus que personne: il lui sembla
+même que ce n'était pas bien.
+
+
+
+
+XXII
+
+
+Le bal ne faisait que commencer lorsque Kitty et sa mère montèrent le
+grand escalier brillamment éclairé et orné de fleurs, sur lequel se
+tenaient des laquais poudrés, en livrées rouges. Du vestibule où, devant
+un miroir, elles arrangeaient leurs robes et leurs coiffures avant
+d'entrer, on entendait un bruissement semblable à celui d'une ruche, et le
+son des violons de l'orchestre se mettant d'accord pour la première valse.
+
+Un petit vieillard, qui rajustait ses rares cheveux blancs devant un
+autre miroir, et répandait autour de lui les parfums les plus pénétrants,
+regarda Kitty avec admiration; il l'avait rencontrée sur l'escalier et se
+rangea pour lui faire place. Un jeune homme imberbe, de ceux que le vieux
+prince Cherbatzky appelait des blancs-becs, avec un gilet ouvert en coeur
+et une cravate blanche qu'il rectifiait tout en marchant, les salua,
+puis vint prier Kitty de lui accorder une contredanse. La première était
+promise à Wronsky, il fallut promettre la seconde au petit jeune homme.
+Un militaire, boutonnant ses gants, se tenait à la porte du salon; il jeta
+un regard admiratif sur Kitty et se caressa la moustache.
+
+La robe, la coiffure, tous les préparatifs nécessaires à ce bal, avaient
+certes causé bien des préoccupations à Kitty, mais qui s'en serait douté
+en la voyant entrer maintenant dans sa toilette de tulle rose? Elle
+portait si naturellement ses ruches et ses dentelles, qu'on l'aurait pu
+croire née en robe de bal avec une rose posée sur le sommet de sa jolie
+tête.
+
+Kitty était en beauté; elle se sentait à l'aise dans sa robe, ses souliers,
+et ses gants, mais le détail qu'elle approuvait le plus dans sa toilette,
+était l'étroit velours noir qui entourait son cou et auquel, devant le
+miroir de sa chambre, elle avait trouvé du «genre». On pouvait à la
+rigueur critiquer le reste, mais ce petit velours, jamais. Kitty lui
+sourit avant d'entrer au bal en passant devant une glace; sur ses épaules
+et ses bras elle sentait une fraîcheur marmoréenne qui lui plaisait; ses
+yeux brillaient, ses lèvres roses souriaient involontairement; elle avait
+le sentiment d'être charmante.
+
+À peine eut-elle paru dans la salle, et se fut-elle approchée du groupe
+de femmes couvertes de tulle, de fleurs et de rubans qui attendaient les
+danseurs, que Kitty se vit invitée à valser par le meilleur, le principal
+cavalier, selon la hiérarchie du bal, le célèbre directeur de cotillons,
+le beau, l'élégant Georges Korsunsky, un homme marié. Il venait de quitter
+la comtesse Bonine, avec laquelle il avait ouvert le bal, lorsqu'il
+aperçut Kitty; aussitôt il se dirigea vers elle, de ce pas dégagé spécial
+aux directeurs de cotillons, et, sans même lui demander si elle désirait
+danser, il entoura de son bras la taille souple de la jeune fille;
+celle-ci se retourna pour chercher quelqu'un à qui confier son éventail,
+et la maîtresse de la maison le lui prit en souriant.
+
+«Vous avez bien fait de venir de bonne heure, dit Korsunsky, je ne
+comprends pas le genre de venir tard.»
+
+Kitty posa son bras gauche sur l'épaule de son danseur, et ses petits
+pieds, chaussés de rose, glissèrent légèrement et en mesure sur le parquet.
+
+«On se repose en dansant avec vous, dit-il en faisant quelques pas moins
+rapides avant de se lancer dans le tourbillon de la valse. Quelle légèreté,
+quelle précision, c'est charmant!» C'était ce qu'il disait à presque
+toutes ses danseuses.
+
+Kitty sourit de l'éloge et continua à examiner la salle par-dessus
+l'épaule de son cavalier; elle n'en était pas à ses débuts dans le monde,
+et ne confondait pas tous les assistants dans l'ivresse de ses premières
+impressions; d'autre part, elle n'était pas blasée, et ne connaissait pas
+tous ces visages au point d'en être lasse. Elle remarqua donc le groupe
+qui s'était formé dans l'angle de la salle, à gauche; c'est là que se
+réunissait l'élite de la société: la belle Lydie, la femme de Korsunsky,
+outrageusement décolletée, la maîtresse de la maison, le chauve Krivine,
+qu'on voyait toujours avec la société la plus brillante. Bientôt Kitty
+aperçut Stiva, puis la taille élégante d'Anna. _Lui_ aussi était là; Kitty
+ne l'avait pas revu depuis la soirée de la déclaration de Levine. Ses yeux
+le virent de loin, et elle remarqua même qu'il la regardait.
+
+«Faisons-nous encore un tour? Vous n'êtes pas fatiguée? demanda Korsunsky
+légèrement essoufflé.
+
+--Non, merci.
+
+--Où voulez-vous que je vous conduise?
+
+--Mme Karénine est là, il me semble: menez-moi de son côté.
+
+--Où vous l'ordonnerez.»
+
+Et Korsunsky, ralentissant le pas, mais valsant toujours, la dirigea vers
+le groupe de gauche, en disant sur sa route: «Pardon, mesdames; pardon,
+mesdames.» Et, tournoyant adroitement dans ce flot de dentelles, de tulle
+et de rubans, il l'assit, après une dernière pirouette, qui rejeta sa robe
+sur les genoux de Krivine, et le dissimula sous un nuage de tulle, tout en
+découvrant deux petits souliers roses.
+
+Korsunsky salua, se redressa d'un air dégagé, et offrit le bras à sa
+danseuse pour la mener auprès d'Anna. Kitty, un peu étourdie, débarrassa
+Krivine de ses jupes, et se retourna pour chercher Mme Karénine. Celle-ci
+n'était pas en mauve, comme Kitty l'avait rêvée, mais en noir. Elle
+portait une robe de velours décolletée, qui découvrait ses épaules
+sculpturales et ses beaux bras. Sa robe était garnie de guipure de Venise;
+une guirlande de myosotis était posée sur ses cheveux noirs, et un bouquet
+pareil attachait un noeud noir à son corsage. Sa coiffure était très
+simple; elle n'avait de remarquable qu'une quantité de petites boucles qui
+frisaient naturellement, et s'échappaient de tous côtés, aux tempes et sur
+la nuque. Autour de son beau cou, ferme comme de l'ivoire, était attachée
+une rangée de perles fines.
+
+Kitty voyait Anna chaque jour et s'en était éprise; mais elle ne sentit
+tout son charme et toute sa beauté qu'en l'apercevant maintenant en noir,
+après se l'être imaginée en mauve; l'impression fut si vive qu'elle crut
+ne l'avoir encore jamais vue. Elle comprit que son grand charme consistait
+à effacer complètement sa toilette; sa parure n'existait pas, et n'était
+que le cadre duquel elle ressortait, simple, naturelle, élégante, et
+cependant pleine de gaieté et d'animation.
+
+Lorsque Kitty parvint jusqu'au groupe où Anna causait avec le maître de la
+maison, la tête légèrement tournée vers lui, et se tenant, comme toujours,
+extrêmement droite, elle disait:
+
+«Non, je ne jetterais pas la pierre, quoique je n'approuve pas.» Et,
+apercevant Kitty, elle l'accueillit d'un sourire affectueux et protecteur.
+D'un rapide coup d'oeil féminin, elle jugea la toilette de la jeune fille,
+et fit un petit signe de tête approbateur que celle-ci comprit.
+
+«Vous faites même votre entrée au bal en dansant, lui dit-elle.
+
+--Un bal où se trouve la princesse devient aussitôt animé. Un tour de
+valse, Anna Arcadievna? ajouta Korsunsky en s'inclinant.
+
+--Ah! vous vous connaissez? demanda le maître de la maison.
+
+--Qui ne connaissons-nous pas, ma femme et moi? répondit Korsunsky: nous
+sommes comme le loup blanc. Un tour de valse, Anna Arcadievna?
+
+--Je ne danse pas quand je puis m'en dispenser.
+
+--Vous ne le pouvez pas aujourd'hui.»
+
+En ce moment Wronsky s'approcha.
+
+«Eh bien, dans ce cas, dansons, dit-elle en prenant vivement le bras de
+Korsunsky sans faire attention au salut de Wronsky.
+
+--Pourquoi lui en veut-elle?» pensa Kitty, qui remarqua fort bien que
+c'était avec intention qu'Anna ne répondait pas à Wronsky.
+
+Celui-ci s'approcha de Kitty, lui rappela la première contredanse, et lui
+exprima le regret de ne pas l'avoir vue de quelque temps. Kitty regardait
+Anna danser et l'admirait tout en écoutant Wronsky; elle s'attendait à
+être invitée par lui à valser, et comme il n'en faisait rien, elle le
+regarda d'un air étonné.
+
+Il rougit, l'invita avec une certaine hâte; mais à peine avaient-ils fait
+les premiers pas, que la musique cessa. Kitty regarda son danseur, son
+visage était si près du sien,... pendant longtemps,--bien des années
+après, elle ne put se rappeler un regard plein d'amour auquel il ne
+répondit pas, sans qu'un sentiment de honte lui déchirât le coeur.
+
+--Pardon, pardon! Valse, valse!» cria Korsunsky de l'autre côté de la
+salle, et, s'emparant de la première danseuse venue, il recommença à
+danser.
+
+
+
+
+XXIII
+
+
+Wronsky fit quelques tours de valse avec Kitty, puis celle-ci retourna
+auprès de sa mère. À peine eut-elle le temps d'échanger quelques mots avec
+la comtesse Nordstone que Wronsky vint la chercher pour la contredanse.
+Ils causèrent à bâtons rompus de Korsunsky et de sa femme, que Wronsky
+dépeignit gaiement comme d'aimables enfants de quarante ans, du théâtre de
+société qui s'organisait. À un moment donné, cependant, il l'émut vivement
+en lui demandant si Levine était encore à Moscou, ajoutant qu'il lui
+plaisait beaucoup. Mais Kitty ne comptait pas sur la contredanse; ce
+qu'elle attendait avec un violent battement de coeur, c'était le cotillon;
+c'est alors, lui semblait-il, que tout devait se décider. Quoique Wronsky
+ne l'eût pas invitée pendant la contredanse, elle était sûre de danser le
+cotillon avec lui, comme à tous les bals précédents; elle en était si sûre
+qu'elle avait refusé cinq invitations, se disant engagée.
+
+Tout ce bal, jusqu'au dernier quadrille, fut pour Kitty semblable à un
+rêve enchanteur, plein de fleurs, de sons joyeux, de mouvement; elle
+ne cessait de danser que lorsque les forces lui manquaient et qu'elle
+implorait un moment de répit; mais, en dansant le dernier quadrille avec
+un des petits jeunes gens ennuyeux, elle se trouva faire vis-à-vis à
+Wronsky et à Anna. Celle-ci, dont elle ne s'était pas approchée depuis son
+entrée au bal, lui apparut cette fois encore sous une forme nouvelle et
+inattendue. Kitty crut remarquer en elle les symptômes d'une surexcitation
+qu'elle connaissait par expérience, celle du succès. Anna lui en parut
+grisée. Kitty savait à quoi attribuer ce regard brillant et animé, ce
+sourire heureux et triomphant, ces lèvres entr'ouvertes, ces mouvements
+pleins de grâce et d'harmonie.
+
+«Qui en est cause, se demanda-t-elle, tous ou un seul?»
+
+Elle laissa son malheureux danseur chercher vainement à renouer le fil
+d'une conversation interrompue, et, tout en se soumettant de bonne grâce,
+en apparence, aux ordres bruyants de Korsunsky, décrétant le grand rond,
+puis la chaîne, elle observait, et son coeur se serrait de plus en plus.
+
+«Non, ce n'est pas l'admiration de la foule qui l'enivre ainsi, c'est
+l'admiration d'un seul: qui est-il? serait-ce _lui_?»
+
+Chaque fois que Wronsky adressait la parole à Anna, les yeux de celle-ci
+s'illuminaient, et un sourire de bonheur entr'ouvrait ses belles lèvres:
+elle semblait chercher à dissimuler cette joie, mais le bonheur ne s'en
+peignait pas moins sur son visage.
+
+«Et lui? pensa Kitty. Elle le regarda et fut épouvantée! le sentiment qui
+se reflétait comme dans un miroir sur les traits d'Anna était tout aussi
+visible sur le sien. Où étaient ce sang-froid, ce maintien calme, cette
+physionomie toujours au repos? Maintenant, en s'adressant à sa danseuse,
+sa tête s'inclinait comme s'il était prêt à se prosterner, son regard
+avait une expression tout à la fois humble et passionnée. «Je ne veux pas
+vous offenser, disait ce regard, mais je voudrais sauver mon coeur et le
+puis-je?»
+
+Leur conversation ne roulait que sur des banalités, et cependant, à
+chacune de leurs paroles, il semblait à Kitty que son sort se décidait.
+Pour eux aussi, chose étrange, tout en parlant du drôle de français d'Ivan
+Ivanitch et du sot mariage de Mlle Elitzki, chaque mot prenait une valeur
+particulière dont ils sentaient la portée autant que Kitty.
+
+Dans l'âme de la pauvre enfant, le bal, l'assistance, tout se confondit
+comme dans un brouillard. Seule la force de l'éducation la soutint et
+l'aida à faire son devoir, c'est-à-dire à danser, à répondre aux questions
+qui lui étaient adressées, même à sourire. Mais, au moment où le cotillon
+s'organisa, où l'on commença à placer les chaises et à quitter les petits
+salons pour se réunir dans le grand, il lui prit un accès de désespoir
+et de terreur. Elle avait refusé cinq danseurs, n'était pas invitée, et
+n'avait plus aucune chance de l'être, parce que ses succès dans le monde
+rendaient invraisemblable qu'elle n'eût pas de cavalier. Il lui aurait
+fallu dire à sa mère qu'elle était souffrante et quitter le bal, mais elle
+n'en eut pas la force; Elle se sentait anéantie!
+
+Elle s'enfuit dans un boudoir et tomba sur un fauteuil. Les flots vaporeux
+de sa robe enveloppaient comme d'un nuage sa taille frêle; son bras de
+jeune fille, maigre et délicat, retombait sans force, et comme noyé dans
+les plis de sa jupe rose; l'autre bras agitait nerveusement un éventail
+devant son visage brûlant. Mais, quoiqu'elle eût l'air d'un joli papillon
+retenu dans les herbes et prêt à déployer ses ailes frémissantes, un
+affreux désespoir lui brisait le coeur.
+
+«Je me trompe peut-être, tout cela n'existe pas!» Et elle se rappelait ce
+qu'elle avait vu.
+
+«Kitty, que se passe-t-il?» dit la comtesse Nordstone, qui s'était
+approchée d'elle sans qu'elle entendit ses pas sur le tapis.
+
+Les lèvres de Kitty tressaillirent, elle se leva vivement.
+
+«Kitty, tu ne danses pas le cotillon?
+
+Non, non, répondit-elle d'une voix tremblante.
+
+--Il l'a invitée devant moi, dit la Nordstone, sachant bien que Kitty
+comprenait de qui il s'agissait. Elle lui a répondu: «Vous ne dansez donc
+pas avec la princesse Cherbatzky?»
+
+--Tout cela m'est égal!» répondit Kitty.
+
+Elle était seule à savoir que, la veille, un homme qu'elle aimait
+peut-être avait été sacrifié par elle à cet ingrat.
+
+La comtesse alla chercher Korsunsky, avec lequel elle devait danser le
+cotillon, et l'engagea à inviter Kitty.
+
+Par bonheur pour Kitty, elle ne fut pas obligée de causer, son cavalier,
+en sa qualité de directeur, passant son temps à courir de l'un à l'autre
+et à organiser des figures; Wronsky et Anna dansaient presque vis-à-vis
+d'elle; Kitty les voyait tantôt de loin, tantôt de près, quand leur tour
+de danser revenait, et plus elle les regardait, plus elle sentait son
+malheur consommé. Ils étaient seuls, malgré la foule, et sur le visage
+de Wronsky, d'habitude si impassible, Kitty remarqua cette expression
+frappante d'humilité et de crainte qui fait penser à un chien intelligent
+quand il se sent coupable.
+
+Anna souriait, il répondait à son sourire; semblait-elle réfléchir, il
+devenait sérieux. Une force presque surnaturelle attirait les regards de
+Kitty sur Anna. Elle était séduisante avec sa robe noire, ses beaux bras
+couverts de bracelets, son cou élégant entouré de perles, ses cheveux
+noirs frisés et un peu en désordre. Les mouvements légers et gracieux de
+ses petits pieds, son beau visage animé, tout en elle était attrayant;
+mais ce charme avait quelque chose de terrible et de cruel.
+
+Kitty l'admirait plus encore qu'auparavant, tout en sentant croître sa
+souffrance; elle était écrasée et son visage le disait: Wronsky, en
+passant près d'elle dans une figure, ne la reconnut pas immédiatement,
+tant ses traits étaient altérés.
+
+«Quel beau bal! dit-il pour dire quelque chose.
+
+--Oui,» répondit-elle.
+
+Vers le milieu du cotillon, dans une manoeuvre récemment inventée par
+Korsunsky, Anna, sortant du cercle, eut à appeler «deux cavaliers et deux
+dames»: l'une d'elles fut Kitty, qui s'approcha toute troublée. Anna,
+fermant à demi les yeux, la regarda et lui serra la main avec un sourire,
+mais, remarquant aussitôt l'expression de surprise désolée avec laquelle
+Kitty y répondit, elle se tourna vers l'autre danseuse et lui parla d'un
+ton animé.
+
+«Oui, il y a en elle une séduction étrange, presque infernale,» pensa
+Kitty.
+
+Anna ne voulait pas rester au souper, et le maître de la maison insistait.
+
+«Restez donc, Anna Arcadievna, lui dit Korsunsky en lui
+prenant le bras. Quelle invention que mon cotillon! n'est-ce pas
+_un bijou?_»
+
+Et il essaya de l'entraîner, le maître de la maison l'y encourageant d'un
+sourire.
+
+«Non, je ne puis rester,--répondit Anna en souriant aussi; mais, malgré ce
+sourire, les deux hommes comprirent au son déterminé de sa voix qu'elle
+ne resterait pas.--Non, car j'ai plus dansé en une fois, à votre bal de
+Moscou, que dans tout mon hiver à Pétersbourg;--et elle se tourna vers
+Wronsky qui se tenait près d'elle.--Il faut se reposer avant le voyage.
+
+--Et vous partez décidément demain? demanda-t-il.
+
+--Oui, je pense,» répondit Anna, comme étonnée de la hardiesse de cette
+question. Pendant qu'elle lui parlait, l'éclat de son regard et de son
+sourire brûlait le coeur de Wronsky.
+
+Anna n'assista pas au souper et partit.
+
+
+
+
+XXIV
+
+
+«Il doit y avoir en moi quelque chose de répulsif, pensait Levine en
+sortant de chez les Cherbatzky pour rentrer chez son frère. Je ne plais
+pas aux autres hommes. On dit que c'est de l'orgueil: je n'ai pas
+d'orgueil. Me serais-je mis dans la situation où je suis, si j'en avais?»
+Et il se figurait Wronsky heureux, aimable, tranquille, plein d'esprit,
+ignorant jusqu'à la possibilité de se trouver dans une position semblable
+à la sienne. «Elle devait le choisir, c'est naturel, et je n'ai à me
+plaindre de rien ni de personne; il n'y a de coupable que moi; quel droit
+avais-je de supposer qu'elle consentirait à unir sa vie à la mienne?
+Qui suis-je? que suis-je? Un homme inutile à lui-même et aux autres.»
+
+Et le souvenir de son frère Nicolas lui revint, «N'a-t-il pas raison de
+dire, lui, que tout est mauvais et détestable en ce monde? Avons-nous
+jamais été justes en jugeant Nicolas? Certainement, aux yeux de Prokoff
+qui l'a rencontré ivre et en pelisse déchirée, c'est un être méprisable;
+mais mon point de vue est différent. Je connais son coeur et je sais que
+nous nous ressemblons. Et moi qui, au lieu d'aller le chercher, ai été
+dîner et suis venu ici!»
+
+Levine s'approcha d'un réverbère pour déchiffrer l'adresse de son frère et
+appela un isvostchik. Pendant le trajet, qui fut long, Levine se rappela
+un à un les incidents de la vie de Nicolas. Il se souvint comment à
+l'Université, et un an après l'avoir quittée, son frère avait vécu
+comme un moine, sans tenir compte des plaisanteries de ses camarades,
+accomplissant rigoureusement toutes les prescriptions de la religion,
+offices, carêmes, fuyant tous les plaisirs et surtout les femmes: comment,
+plus tard, il s'était laissé entraîner et lié avec des gens de la pire
+espèce pour mener une vie de débauche. Il se rappela son histoire avec un
+petit garçon qu'il avait pris à la campagne pour l'élever, et qu'il battit
+de telle sorte, dans un accès de colère, qu'il faillit être condamné pour
+sévices et mutilation. Il se souvint de son histoire avec un escroc,
+auquel il avait donné une lettre de change pour payer une dette de jeu,
+et qu'il avait ensuite traduit en justice pour l'avoir trompé. C'était
+précisément la lettre de change que venait de payer Serge Ivanovitch. Il
+se souvint de la nuit que Nicolas passa au poste pour désordres nocturnes,
+du procès scandaleux entamé contre son frère Serge, lorsqu'il accusa
+celui-ci de ne pas vouloir lui payer sa part de la succession de leur
+mère, et enfin de sa dernière aventure, lorsque, ayant pris un emploi dans
+les gouvernements de l'ouest, il fut traduit en jugement pour coups portés
+à un supérieur. Tout cela était odieux, mais pour Levine l'impression
+était moins mauvaise que pour ceux qui ne connaissaient pas Nicolas, car
+il s'imaginait connaître le fond de ce coeur et sa véritable histoire.
+
+Levine n'oubliait pas qu'au temps où Nicolas avait cherché dans les
+pratiques de la dévotion un frein à ses mauvaises passions, personne ne
+l'avait approuvé ou soutenu; chacun, au contraire, lui le premier, l'avait
+tourné en ridicule; puis, lorsque était venue la chute, personne ne
+chercha à le relever: on le fuyait avec horreur et dégoût.
+
+Levine sentait que Nicolas, dans le fond de son âme, ne devait pas se
+trouver plus coupable que ceux qui le méprisaient. Était-il responsable de
+sa nature indomptable, de son intelligence bornée? N'avait-il pas cherché
+à rester dans la bonne voie? «Je lui parlerai à coeur ouvert et l'obligerai
+à en faire autant, et je lui prouverai que je le comprends parce que je
+l'aime.»
+
+Il se fit donc conduire à l'hôtel indiqué sur l'adresse, vers onze heures
+du soir.
+
+«En haut, aux numéros 12 et 13, répondit le suisse de l'hôtel.
+
+--Est-il chez lui?
+
+--Probablement.»
+
+La porte du numéro 12 était entr'ouverte, et il sortait de la chambre une
+épaisse fumée de tabac de qualité inférieure; Levine entendit le son d'une
+voix inconnue, puis il reconnut la présence de son frère en l'entendant
+tousser.
+
+Quand il entra dans une espèce d'antichambre, la voix inconnue disait:
+
+«Tout dépend de la façon raisonnable et rationnelle dont l'affaire sera
+menée.»
+
+Levine jeta un coup d'oeil dans l'entre-bâillement de la porte, et vit que
+celui qui parlait était un jeune homme, vêtu comme un homme du peuple,
+un énorme bonnet sur la tête; sur le divan était assise une jeune femme
+grêlée, en robe de laine, sans col et sans manchettes. Le coeur de
+Constantin se serra à l'idée du milieu dans lequel vivait son frère!
+Personne ne l'entendit, et, tout en ôtant ses galoches, il écouta ce que
+disait l'individu mal vêtu. Il parlait d'une affaire qu'il cherchait à
+conclure.
+
+«Que le diable les emporte, les classes privilégiées! dit la voix de
+son frère après avoir toussé. Macha! tâche de nous avoir à souper, et
+donne-nous du vin s'il en reste; sinon, fais-en chercher.»
+
+La femme se leva, et en sortant aperçut Constantin de l'autre côté de la
+cloison.
+
+«Quelqu'un vous demande, Nicolas Dmitrievitch, dit-elle.
+
+--Que vous faut-il? cria la voix de Nicolas avec colère.
+
+--C'est moi, répondit Constantin en paraissant à la porte.
+
+--Qui _moi_?» répéta la voix de Nicolas sur un ton irrité.
+
+Levine l'entendit se lever vivement en s'accrochant à quelque chose, et
+vit se dresser devant lui la haute taille, maigre et courbée de son frère,
+dont l'aspect sauvage, hagard et maladif lui fit peur.
+
+Il avait encore maigri depuis la dernière fois que Constantin l'avait vu,
+trois ans auparavant; il portait une redingote écourtée; sa structure
+osseuse, ses mains, tout paraissait plus grand. Ses cheveux étaient
+devenus plus rares, ses moustaches se hérissaient autour de ses lèvres
+comme autrefois, et il avait le même regard effrayé qui se fixa sur son
+visiteur avec une sorte de naïveté.
+
+«Ah! Kostia!» s'écria-t-il tout à coup en reconnaissant son frère, et ses
+yeux brillèrent de joie; puis, se tournant vers le jeune homme, il fit de
+la tête et du cou un mouvement nerveux, bien connu de Levine, comme si sa
+cravate l'eût étranglé, et une expression toute différente, sauvage et
+cruelle, se peignit sur son visage amaigri.
+
+«Je vous ai écrit, à Serge Ivanitch et à vous, mais je ne vous connais pas
+et ne veux pas vous connaître. Que veux-tu, que voulez-vous de moi?»
+
+Constantin avait oublié ce que cette nature offrait de mauvais, de
+difficile à supporter, et qui rendait impossible toute relation de famille;
+il s'était représenté son frère tout autre, en pensant à lui; maintenant,
+en revoyant ces traits, ces mouvements de tête bizarres, le souvenir lui
+revint.
+
+«Mais je ne veux rien de toi, répondit-il avec une certaine timidité, je
+suis tout simplement venu te voir.»
+
+L'air craintif de son frère adoucit Nicolas.
+
+«Ah! c'est ainsi, dit-il avec une grimace; dans ce cas, entre, assieds-toi;
+veux-tu souper? Macha, apporte trois portions. Non, attends. Sais-tu
+qui c'est? dit-il à son frère en désignant l'individu mal vêtu. C'est
+M. Kritzki, mon ami; je l'ai connu à Kiew; c'est un homme très remarquable.
+La police le persécutait, naturellement parce que ce n'est pas un lâche.»
+
+Et il regarda chacun des assistants, comme il faisait toujours après avoir
+parlé; puis, s'adressant à la femme qui était sur le point de sortir, il
+cria:
+
+«Attends, te dis-je!» Il regarda encore chacun et se mit à raconter,
+avec la difficulté de parole que connaissait trop bien Constantin, toute
+l'histoire de Kritzki: comment il avait été chassé de l'Université pour
+avoir voulu fonder une société de secours et des écoles du dimanche;
+comment il avait ensuite été nommé instituteur primaire pour être aussitôt
+chassé; comment il avait été mis en jugement on ne sait pourquoi.
+
+«Vous êtes de l'Université de Kiev? demanda Constantin à Kritzki pour
+rompre un silence gênant.
+
+--Oui, j'en ai été, répondit Kritzki, fronçant le sourcil d'un air
+mécontent.
+
+--Et cette femme, interrompit Nicolas en la désignant, est
+Maria-Nicolaevna, la compagne de ma vie. Je l'ai prise dans une maison,
+mais je l'aime et je l'estime, et tous ceux qui veulent me connaître
+doivent l'aimer et l'honorer. Je la considère comme ma femme. Ainsi tu
+sais à qui tu as affaire: et maintenant, si tu crois t'abaisser, libre à
+toi de sortir.»
+
+Et il jeta un regard interrogateur sur ceux qui l'entouraient.
+
+«Je ne comprends pas en quoi je m'abaisserais.
+
+--Alors, fais-nous monter trois portions, Macha, trois portions, de
+l'eau-de-vie, du vin. Non, attends; non, c'est inutile, va.»
+
+
+
+
+XXV
+
+
+«Vois-tu,--continua Nicolas Levine en plissant le front avec effort et
+s'agitant, car il ne savait ni que dire, ni que faire.--Vois-tu,--et il
+montra dans un coin de la chambre quelques barres de fer attachées avec
+des sangles.--Vois-tu cela? C'est le commencement d'une oeuvre nouvelle que
+nous entreprenons; cette oeuvre est un _artel_[5] professionnel.»
+
+[Note 5: Association ouvrière.]
+
+Constantin n'écoutait guère; il observait ce visage maladif de phtisique,
+et sa pitié croissante l'empêchait de prêter grande attention à ce que
+disait son frère. Il savait bien d'ailleurs que cette oeuvre n'était qu'une
+ancre de salut destinée à empêcher Nicolas de se mépriser complètement.
+Celui-ci continua:
+
+«Tu sais que le capital écrase l'ouvrier; l'ouvrier, chez nous, c'est le
+paysan; c'est lui qui porte tout le poids du travail, et, quoi qu'il fasse,
+il ne peut sortir de son état de bête de somme. Tout le bénéfice, tout
+ce qui pourrait améliorer le sort des paysans, leur donner quelques
+loisirs et par conséquent quelque instruction, tout est englouti par le
+capitaliste. Et la société est ainsi faite, que plus ils travailleront,
+plus les propriétaires et les marchands s'engraisseront à leurs dépens,
+tandis qu'eux ils resteront bêtes de somme. C'est là ce qu'il faut
+changer.--Et il regarda son frère d'un air interrogateur.
+
+--Oui certainement, répondit Constantin en remarquant deux taches rouges
+se former sur les pommettes des joues de son frère.
+
+--Et nous organisons un _artel_ de serrurerie où tout sera en commun:
+travail, bénéfices, jusqu'aux instruments de travail eux-mêmes.
+
+--Où sera cet _artel_? demanda Constantin.
+
+--Dans le village de Vasdrem, dans le gouvernement de Kasan.
+
+--Pourquoi dans un village? Il me semble qu'à la campagne l'ouvrage ne
+manque pas? Pourquoi y établir un artel de serrurerie?
+
+--Parce que le paysan reste serf tout comme par le passé, et c'est à cause
+de cela qu'il vous est désagréable, à Serge et à toi, qu'on cherche à les
+tirer de cet esclavage,» répondit Nicolas contrarié de cette observation.
+
+Pendant qu'il parlait, Constantin avait examiné la chambre triste et sale;
+il soupira, et ce soupir irrita encore plus Nicolas.
+
+«Je connais vos préjugés aristocratiques, à Serge et à toi; je sais qu'il
+emploie toutes les forces de son intelligence à défendre les maux qui nous
+accablent.
+
+--À quel propos parles-tu de Serge? dit Levine en souriant.
+
+--De Serge? voilà pourquoi j'en parle, cria tout à coup Nicolas à ce nom,
+voilà pourquoi. Mais à quoi bon? Dis-moi seulement pourquoi tu es venu? Tu
+méprises tout ceci, tant mieux, va-t'en au diable, va-t'en!--Et il se leva
+de sa chaise en criant: Va-t'en, va-t'en!
+
+--Je ne méprise rien, dit Constantin doucement; je ne discute même pas.»
+
+Maria-Nicolaevna entra en ce moment; Nicolas se tourna vers elle en colère,
+mais elle s'approcha vivement de lui, et lui dit quelques mots à l'oreille.
+
+«Je suis malade, je deviens irritable, dit Nicolas plus calme et respirant
+péniblement, et tu viens me parler de Serge et de ses articles! Ce sont
+de telles insanités, de tels mensonges, de telles erreurs! Comment un
+homme qui ne sait rien de la justice peut-il en parler? Avez-vous lu son
+article? dit-il en s'adressant à Kritzki.--Et, s'approchant de la table,
+il voulut se débarrasser de cigarettes à moitié faites.
+
+--Je ne l'ai pas lu, répondit Kritzki d'un air sombre, ne voulant
+visiblement prendre aucune part à la conversation.
+
+--Pourquoi? demanda Nicolas avec irritation.
+
+--Parce que je trouve inutile de perdre ainsi mon temps.
+
+--Permettez: comment savez-vous si ce serait du temps perdu? Pour bien des
+gens, cet article est inabordable parce qu'ils ne peuvent le comprendre;
+mais pour moi, c'est différent: je lis au travers des pensées, et je sais
+en quoi il est faible.»
+
+Personne ne répondit. Kritzki se leva lentement et prit son bonnet.
+
+«Vous ne voulez pas souper? Dans ce cas, bonsoir. Revenez demain avec le
+serrurier.»
+
+À peine Kritzki fut-il sorti que Nicolas cligna de l'oeil en souriant.
+
+«Pas fort non plus celui-là, dit-il, je vois bien...»
+
+Kritzki l'appela du seuil de la porte.
+
+«Qu'y a-t-il?» demanda Nicolas, et il alla le rejoindre dans le corridor.
+
+Resté seul avec Maria-Nicolaevna, Levine s'adressa à elle:
+
+«Êtes-vous depuis longtemps avec mon frère? lui demanda-t-il.
+
+--Depuis bientôt deux ans. Sa santé est devenue faible; il boit beaucoup.
+
+--Comment l'entendez-vous?
+
+--Il boit de l'eau-de-vie. Cela lui fait mal.
+
+--Et en boit-il avec excès? demanda Levine à voix basse.
+
+--Oui, répondit-elle en regardant avec crainte du coté de la porte, où se
+montra Nicolas Levine.
+
+--De quoi parlez-vous? dit-il en les regardant l'un après l'autre, les
+yeux effarés et en fronçant le sourcil.
+
+--De rien, répondit Constantin confus.
+
+--Vous ne voulez pas répondre: eh bien, ne répondez pas; mais tu n'as que
+faire de causer avec elle. C'est une fille, et toi un gentilhomme... Je
+vois bien que tu as tout compris et jugé, et que tu considères mes erreurs
+avec mépris, dit-il en élevant la voix.
+
+--Nicolas Dmitrievitch, Nicolas Dmitrievitch, murmura Marie Nicolaevna en
+s'approchant de lui.
+
+--C'est bon, c'est bon!... Eh bien, et ce souper? Ah! le voilà! dit-il en
+voyant entrer un domestique portant un plateau.
+
+--Par ici,--continua-t-il d'un ton irrité, et aussitôt il se versa un
+verre d'eau-de-vie qu'il but avidement.--En veux-tu? demanda-t-il déjà
+rasséréné à son frère.
+
+--Ne parlons plus de Serge Ivanitch. Je suis tout de même content de te
+revoir. On a beau dire, nous ne sommes pourtant pas des étrangers l'un
+pour l'autre. Bois donc. Raconte-moi ce que tu fais? continua-t-il en
+mâchant hâtivement un morceau de pain et en se versant un second verre.
+Comment vis-tu?
+
+--Mais comme autrefois, seul, à la campagne; je m'occupe d'agriculture,
+--répondit Constantin en regardant plein de terreur l'avidité avec
+laquelle son frère mangeait et buvait, et en tâchant de dissimuler ses
+impressions.
+
+--Pourquoi ne te maries-tu pas?
+
+--Cela ne s'est pas trouvé, répondit Constantin en rougissant.
+
+--Pourquoi cela? Quant à moi, c'est fini. J'ai gâché mon existence. J'ai
+dit et je dirai toujours que, si on m'avait donné ma part de succession
+quand j'en avais besoin, ma vie aurait été tout autre.»
+
+Constantin se hâta de changer de conversation.
+
+«Sais-tu que ton Vanioucha est chez moi à Pakrofsky, au comptoir,» dit-il.
+
+Nicolas eut un mouvement de cou nerveux et parut réfléchir.
+
+«Raconte-moi ce qui se passe à Pakrofsky. La maison est-elle la même?
+et nos bouleaux! et notre chambre d'étude! Se peut-il que Philippe le
+jardinier vive encore? Comme je me souviens du petit pavillon, du grand
+divan! Ne change rien à la maison, marie-toi vite et recommence la vie
+d'autrefois. Je viendrai chez toi alors, si tu as une bonne femme.
+
+--Pourquoi ne pas venir maintenant? Nous nous arrangerions si bien
+ensemble?
+
+--Je serais venu si je ne craignais de rencontrer Serge Ivanitch.
+
+--Tu ne le rencontreras pas: je suis absolument indépendant de lui.
+
+--Oui, mais, quoi que tu dises, il te faut choisir entre lui et moi,» dit
+Nicolas en levant avec crainte les yeux sur son frère.
+
+Cette timidité toucha Levine.
+
+«Si tu veux que je te fasse une confession au sujet de votre querelle, je
+te dirai que je ne prends parti ni pour l'un, ni pour l'autre. Vous avez,
+selon moi, tort tous les deux; seulement, chez toi le tort est extérieur,
+tandis qu'il est intérieur chez Serge.
+
+--Ha, ha! tu l'as compris, tu l'as compris! cria Nicolas avec une
+explosion de joie.
+
+--Et si tu veux aussi le savoir, c'est à ton amitié que je tiens
+personnellement le plus, parce que...
+
+--Pourquoi? pourquoi?»
+
+Constantin n'osait pas dire que cela tenait à ce que Nicolas était
+malheureux et avait plus besoin de son affection; mais Nicolas comprit,
+et se reprit à boire d'un air sombre.
+
+«Assez, Nicolas Dmitrievitch! dit Maria-Nicolaevna en tendant sa grosse
+main vers le carafon d'eau-de-vie.
+
+--Laisse, ne m'ennuie pas, sinon je te bats!» cria-t-il.
+
+Marie eut un bon sourire soumis qui désarma Nicolas, et elle retira
+l'eau-de-vie.
+
+«Tu crois qu'elle ne comprend rien, celle-là? dit Nicolas. Elle comprend
+tout mieux qu'aucun de nous. N'est-ce pas qu'elle a quelque chose de
+gentil, de bon?
+
+--Vous n'aviez jamais été à Moscou? demanda Constantin pour dire quelque
+chose.
+
+--Ne lui dis donc pas _vous_. Elle craint cela. Sauf le juge de paix qui
+l'a jugée quand elle a voulu sortir de la maison où elle était, personne
+ne lui a jamais dit _vous_. Mon Dieu, comme tout manque de bon sens en ce
+monde! s'écria-t-il tout à coup. Ces nouvelles institutions, ces juges de
+paix, ces semstvos! quelles monstruosités!»
+
+Et il entreprit de raconter ses aventures avec les nouvelles institutions.
+
+Constantin l'écoutait; ce besoin de négation et de critique, qu'il
+partageait avec son frère, et qu'il exprimait si souvent, lui devint tout
+à coup désagréable.
+
+«Nous comprendrons tout cela dans l'autre monde, dit-il en plaisantant.
+
+--Dans l'autre monde! Oh! je ne l'aime pas cet autre monde, je ne
+l'aime pas! répéta Nicolas en fixant des yeux hagards sur son frère.
+Il semblerait bon de sortir de ce chaos, de toutes ces vilenies: mais
+j'ai peur de la mort, j'en ai terriblement peur.»
+
+Il frissonna.
+
+«Mais bois donc quelque chose. Veux-tu du champagne? ou bien veux-tu que
+nous sortions? Allons voir les Bohémiennes! Sais-tu que je me suis mis à
+aimer les Bohémiennes et les chansons russes...»
+
+Sa langue s'embrouillait, et il sautait d'un sujet à un autre. Constantin,
+avec l'aide de Macha, lui persuada de ne pas sortir, et ils le couchèrent
+complètement ivre.
+
+Macha promit à Levine de lui écrire si c'était nécessaire et de tâcher de
+décider Nicolas à venir vivre chez lui.
+
+
+
+
+XXVI
+
+
+Le lendemain matin, Levine quitta Moscou, et vers le soir il fut de
+retour chez lui. Pendant le voyage il lia conversation en wagon avec ses
+compagnons de route, causa politique, chemins de fer et, tout comme à
+Moscou, se sentit sous le poids du chaos de tant d'opinions diverses,
+mécontent de lui-même et honteux, sans savoir pourquoi. Mais quand il
+aperçut Ignace, son cocher borgne, le col de son caftan relevé par-dessus
+les oreilles, son traîneau couvert d'un tapis qu'éclairait la lumière
+vacillante des lampes de la gare, ses chevaux, la queue bien ficelée,
+avec leur harnachement de grelots; quand le cocher, tout en l'installant
+en traîneau, lui raconta les nouvelles de la maison: comment Simon
+l'entrepreneur était venu, et comment Pava, la plus belle de ses vaches
+avait vêlé,--il lui sembla sortir peu à peu de ce chaos, et son
+mécontentement disparut aussi bien que sa honte. La seule vue d'Ignace et
+des chevaux lui avait été un soulagement, mais, une fois qu'il eut endossé
+la touloupe[6] qu'on lui avait apportée, et qu'assis bien enveloppé dans
+son traîneau il se prit à songer aux ordres à donner en rentrant, tout en
+examinant le cheval de volée, son ancien cheval de selle (une bête rapide
+quoique forcée), le passé lui apparut sous un tout autre jour. Il cessa
+de souhaiter être un autre que lui-même, et désira simplement devenir
+meilleur qu'il n'avait été jusque-là. Et d'abord il n'espérerait plus
+de bonheurs extraordinaires et se contenterait de la réalité présente;
+puis il saurait résister aux mauvaises passions, comme celles qui le
+possédaient le jour où il fit sa demande, et enfin il se promit de ne plus
+oublier Nicolas, et de chercher à lui venir en aide quand il serait plus
+mal; hélas! il craignait que ce ne fût bientôt. La conversation sur le
+communisme, qu'il avait si légèrement traité avec son frère, lui revint en
+mémoire et le fit réfléchir. Il considérait comme absurde une réforme des
+conditions économiques, mais n'en était pas moins frappé du contraste
+injuste de la misère du peuple comparée au superflu dont il jouissait;
+il se promit de travailler dorénavant plus qu'il ne l'avait fait, et de
+se permettre moins de luxe que par le passé. Plongé dans ces réflexions,
+il fit le trajet de la gare chez lui sous l'impression des pensées les
+plus douces.
+
+[Note 6: Pelisse en peau de mouton.]
+
+Une faible clarté tombait des fenêtres de sa vieille bonne sur le perron
+couvert de neige. Kousma, le domestique, réveillé en sursaut, se précipita
+pieds nus et à moitié endormi pour ouvrir la porte; Laska, la chienne
+de chasse, courut aussi à la rencontre du maître et, renversant presque
+Kousma sur son passage, accueillit Levine debout sur ses pattes de
+derrière, avec le désir évident de lui planter celles de devant sur la
+poitrine.
+
+«Vous êtes revenu bien vite, mon petit père, dit Agathe Mikhaïlovna.
+
+--Je me suis ennuyé à Moscou, Agathe Mikhaïlovna; on est bien chez les
+autres, mais on est mieux chez soi!» dit-il en passant dans son cabinet.
+
+Le cabinet s'éclaira aussitôt de bougies apportées à la hâte. Les détails
+familiers lui en apparurent peu à peu: les grandes cornes de cerf, les
+rayons chargés de livres, le miroir, le poêle avec ses bouches de chaleur
+qui demandaient depuis longtemps à être réparées, le vieux divan de son
+père, la grande table; sur celle-ci un livre ouvert, un cendrier cassé, un
+cahier couvert de son écriture.
+
+En se retrouvant là, il se prit à douter de la possibilité d'un changement
+d'existence tel qu'il l'avait rêvé chemin faisant. Toutes ces traces de
+sa vie passée semblaient lui dire: «Non, tu ne nous quitteras pas, tu ne
+deviendras pas autre, tu resteras ce que tu as toujours été, avec tes
+doutes, tes perpétuels mécontentements de toi même, tes tentatives
+stériles d'amélioration, tes rechutes, et ton éternelle attente d'un
+bonheur qui n'est pas fait pour toi.»
+
+Voilà ce que disaient les objets extérieurs; une voix différente parlait
+dans son âme, lui murmurait qu'il ne fallait pas être esclave de son
+passé, qu'on faisait de soi ce qu'on voulait. Obéissant à cette voix, il
+s'approcha d'un coin de la chambre où se trouvaient deux poids pesant
+chacun un poud; il les souleva pour faire un peu de gymnastique, et tâcher
+de se retrouver fort et courageux. Un bruit se fit entendre près de la
+porte. Il déposa aussitôt ses poids.
+
+C'était l'intendant. Il commença par annoncer que, grâce à Dieu, tout
+allait bien, puis il avoua que le sarrasin avait brûlé dans le nouveau
+séchoir. Levine en fut irrité. Ce séchoir, construit, et en partie inventé
+par lui, n'avait jamais été approuvé par l'intendant, qui annonçait
+maintenant l'accident avec calme et avec un certain air de triomphe
+modeste. Levine était persuadé qu'on avait négligé des précautions cent
+fois recommandées. La mauvaise humeur le prit et il gronda l'intendant.
+Mais il apprit un événement heureux et important: Pava, la meilleure, la
+plus belle des vaches, achetée à l'exposition, avait vêlé.
+
+«Kousma, donne ma touloupe; et vous, faites allumer une lanterne. J'irai
+la voir,» dit-il à l'intendant.
+
+L'étable des vaches de prix se trouvait tout près de la maison; Levine
+traversa la cour en longeant les tas de neige accumulée sous les buissons
+de lilas, s'approcha de l'étable, et en ouvrit la porte à moitié gelée sur
+ses gonds; une chaude odeur de fumier s'en exhalait; les vaches, étonnées
+de la lumière inattendue des lanternes, se retournèrent sur leurs litières
+de paille fraîche. La croupe luisante et noire, tachetée de blanc, de la
+vache hollandaise brilla dans la pénombre; Berkut, le taureau, l'anneau
+passé dans les lèvres, voulut se lever, puis changea d'idée et se contenta
+de souffler bruyamment quand on passa près de lui.
+
+La belle Pava, immense comme un hippopotame, était couchée près de son
+veau, qu'elle flairait, et auquel elle formait un rempart de son corps.
+
+Levine entra dans sa stalle, l'examina et souleva le veau tacheté de blanc
+et de rouge sur ses longues pattes tremblantes.
+
+Pava beugla d'émotion, mais se rassura quand Levine lui rendit son
+nouveau-né, qu'elle se mit à lécher, en soupirant lourdement. Le petit
+animal se blottit sous les flancs de sa mère en remuant la queue.
+
+«Éclaire par ici, Fedor, donne la lanterne, dit Levine en examinant le
+veau. C'est sa mère! quoiqu'il ait la robe du père; la jolie bête, longue
+et fine. N'est-ce pas qu'elle est jolie, Wassili Fedorovitch? dit-il en se
+tournant vers son intendant, oubliant, dans le plaisir que lui causait la
+nouveau-né, l'ennui du sarrasin brûlé.
+
+--Il a de qui tenir, comment serait-il laid? Simon l'entrepreneur est
+venu le lendemain de votre départ, Constantin Dmitrievitch, il faudrait
+s'arranger avec lui.--J'ai déjà eu l'honneur de vous parler de la machine.»
+
+Cette seule phrase fit rentrer Levine dans tous les détails de son
+exploitation, qui était grande et compliquée, et de l'étable il alla droit
+au bureau, où il parla à l'entrepreneur et à l'intendant; puis il rentra à
+la maison et monta au salon.
+
+
+
+
+XXVII
+
+
+La maison de Levine était grande et ancienne, mais il l'occupait et
+la chauffait en entier, bien qu'il y habitât seul; c'était absurde, et
+absolument contraire à ses nouveaux projets, ce qu'il sentait bien; mais
+cette maison était pour lui tout un monde, un monde où avaient vécu et où
+étaient morts son père et sa mère; ils y avaient vécu de la vie qui, pour
+Levine, était l'idéal de la perfection, et qu'il rêvait de recommencer
+avec une famille à lui.
+
+Levine se souvenait à peine de sa mère; mais ce souvenir était sacré, et
+sa femme, s'il se mariait, devait, dans son imagination, être semblable
+à cet idéal charmant et adoré. Pour lui, l'amour ne pouvait exister en
+dehors du mariage; il allait plus loin: c'est à la famille qu'il pensait
+d'abord, et ensuite à la femme qui devait la lui donner. Ses idées sur
+le mariage étaient donc fort différentes de celles que s'en formaient la
+plupart de ses amis, pour lesquels il représentait uniquement un des
+nombreux actes de la vie sociale. Levine le considérait comme l'acte
+principal de l'existence, celui dont tout son bonheur dépendait. Et
+maintenant il fallait y renoncer!
+
+Quand il entra dans son petit salon, où d'ordinaire il prenait le thé,
+et qu'il s'assit dans son fauteuil avec un livre, tandis que Agathe
+Mikhaïlovna lui apportait sa tasse, et se plaçait près de la fenêtre,
+en disant comme d'habitude: «Permettez-moi de m'asseoir, mon petit père»,
+--il sentit, chose étrange, qu'il n'avait pas renoncé à ses rêveries, et
+qu'il ne pouvait vivre sans elles. Serait-ce Kitty ou une autre, mais cela
+serait. Ces images d'une vie de famille future occupaient son imagination,
+tout en s'arrêtant parfois pour écouter les bavardages d'Agathe
+Mikhaïlovna. Il sentait que, dans le fond de son âme, quelque chose se
+modérait, mais aussi se fixait irrévocablement.
+
+Agathe Mikhaïlovna racontait comment Prokhor avait oublié Dieu et, au lieu
+de s'acheter un cheval avec l'argent donné par Levine, s'était mis à boire
+sans trêve, et avait battu sa femme presque jusqu'à la mort; et, tout en
+écoutant, il lisait son livre, et retrouvait le fil des pensées éveillées
+en lui par cette lecture. C'était un livre de Tyndall sur la chaleur. Il
+se souvint d'avoir critiqué Tyndall sur la satisfaction avec laquelle
+il parlait de la réussite de ses expériences, et sur son manque de vues
+philosophiques. Et tout à coup une idée joyeuse lui traversa l'esprit:
+«Dans deux ans je pourrai avoir deux hollandaises, et Pava elle-même sera
+encore là; douze filles de Berkut pourront être mêlées au troupeau! Ce
+sera superbe!» Et il se reprit à lire: «Eh bien, mettons que l'électricité
+et la chaleur ne soient qu'une seule et même chose» mais peut-on employer
+les mêmes unités dans les équations qui servent à résoudre cette question?
+Non. Eh bien alors? Le lien qui existe entre toutes les forces de la
+nature se sent de reste, instinctivement...--Et quel beau troupeau, quand
+la fille de Pava sera devenue une vache rouge et blanche: nous sortirons,
+ma femme et moi avec quelques visiteurs pour les voir rentrer. Ma femme
+dira: «Kostia et moi avons élevé cette génisse comme un enfant.--Comment
+cela peut-il vous intéresser? dira le visiteur.--Ce qui l'intéresse
+m'intéresse aussi.--Mais qui sera-t-elle?» Et il se rappela ce qui s'était
+passé à Moscou... «Qu'y faire? Je n'y peux rien. Mais maintenant tout
+marchera autrement. C'est une sottise que de se laisser dominer par son
+passé, il faut lutter pour vivre mieux, beaucoup mieux...» Il leva la tête
+et se perdit dans ses pensées. La vieille Laska, qui n'avait pas encore
+bien digéré son bonheur d'avoir revu son maître, était allée faire un tour
+dans la cour en aboyant; elle rentra dans la chambre, agitant sa queue de
+satisfaction et rapportant l'odeur de l'air frais du dehors, s'approcha
+de lui, glissa sa tête sous sa main et réclama une caresse en geignant
+plaintivement.
+
+«Il ne lui manque que la parole, dit la vieille Agathe: ce n'est qu'un
+chien pourtant: mais il comprend que le maître est de retour et qu'il est
+triste.
+
+--Pourquoi triste?
+
+--Ne le vois-je donc pas, petit père? Il est temps que je connaisse les
+maîtres, n'ai-je pas grandi avec eux? Pourvu que la santé soit bonne et la
+conscience pure, le reste n'est rien.»
+
+Levine la regarda attentivement, s'étonnant de la voir ainsi deviner ses
+pensées.
+
+«Si je remplissais une seconde tasse?» dit-elle; et elle sortit chercher
+du thé.
+
+Laska continuait à fourrer sa tête dans la main de son maître: il la
+caressa, et aussitôt elle se coucha en rond à ses pieds, posant la tête
+sur une de ses pattes de derrière; et pour mieux prouver que tout allait
+bien et rentrait dans l'ordre, elle ouvrit légèrement la gueule, glissa la
+langue entre ses vieilles dents, et, avec un léger claquement de lèvres,
+s'installa dans un repos plein de béatitude. Levine suivait tous ses
+mouvements.
+
+«Je ferai de même! pensa-t-il; tout peut encore s'arranger.»
+
+
+
+
+XXVIII
+
+
+Anna Arcadievna envoya le lendemain du bal une dépêche à son mari pour lui
+annoncer qu'elle quittait Moscou le jour même.
+
+«Non, il faut, il faut que je parte,--dit-elle à sa belle-soeur pour lui
+expliquer ses changements de projets, comme si elle se rappelait à temps
+les nombreuses affaires qui l'attendaient;--il vaut mieux que ce soit
+aujourd'hui.» Stépane Arcadiévitch dînait en ville, mais il promit de
+rentrer pour reconduire sa soeur à sept heures. Kitty ne vint pas, et
+s'excusa par un petit mot, se disant souffrante de la migraine.
+
+Dolly et Anna dînèrent seules avec les enfants et l'Anglaise.
+
+Les enfants, soit inconstance, soit instinct, ne jouèrent pas avec leur
+tante comme à son arrivée; leur tendresse avait disparu, et ils semblèrent
+se préoccuper fort peu de la voir partir. Anna avait passé la matinée à
+organiser son départ; elle écrivit quelques billets d'adieu, termina ses
+comptes et fit ses malles. Il sembla à Dolly qu'elle n'avait pas l'âme
+tranquille, et que cette agitation, qu'elle connaissait par expérience,
+avait sa raison d'être dans un certain mécontentement général d'elle-même.
+Après le dîner, Anna monta s'habiller dans sa chambre, et Dolly la suivit.
+
+«Tu es étrange aujourd'hui, lui dit Dolly.
+
+--Moi! tu trouves? Non, je ne suis pas étrange, je suis mauvaise. Cela
+m'arrive, j'ai envie de pleurer. C'est très bête, mais cela passera,
+--dit-elle vivement, en cachant son visage rougissant contre un petit sac
+où elle mettait sa coiffure de nuit et ses mouchoirs de poche. Ses yeux
+brillaient de larmes qu'elle contenait avec peine.--J'avais si peu envie
+de quitter Pétersbourg, et maintenant il me coûte de m'en aller d'ici.
+
+--Tu es venue faire une bonne action,» dit Dolly en l'observant avec
+attention.
+
+Anna la regarda les yeux mouillés de larmes.
+
+«Ne dis pas cela, Dolly. Je n'ai rien fait et ne pouvais rien faire. Je
+me demande souvent pourquoi on semble ainsi s'entendre pour me gâter.
+Qu'ai-je fait, et que pouvais-je faire? Tu as trouvé assez d'amour dans
+ton coeur pour pardonner...
+
+--Dieu sait ce qui serait arrivé sans toi! Combien tu es heureuse, Anna!
+dit Dolly: tout est clair et pur dans ton âme.
+
+--Chacun a ses _skeletons_ dans son âme, comme disent les Anglais.
+
+--Quels skeletons peux-tu avoir? En toi tout est clair!
+
+--J'ai les miens!--s'écria tout à coup Anna, et un sourire inattendu, rusé,
+moqueur, plissa ses lèvres malgré ses larmes.
+
+--Dans ce cas, ce sont des skeletons amusants, et non pas tristes,
+répondit Dolly en souriant.
+
+--Oh non! ils sont tristes! Sais-tu pourquoi je pars aujourd'hui au lieu
+de demain? C'est un aveu qui me pèse, mais que je veux te faire,» dit Anna
+en s'asseyant d'un air décidé dans un fauteuil, et en regardant Dolly bien
+en face.
+
+À son grand étonnement, Dolly vit qu'Anna avait rougi jusqu'au blanc des
+yeux, jusqu'aux petits frisons noirs de sa nuque.
+
+«Oui, continua Anna, sais-tu pourquoi Kitty n'est pas venue dîner? Elle
+est jalouse de moi... j'ai été cause que ce bal, au lieu d'être une joie
+pour elle, a été un martyre. Mais vraiment, vraiment, je ne suis pas
+coupable, ou, si je le suis, c'est bien peu, dit-elle en appuyant sur le
+dernier mot.
+
+--Oh! comme tu as ressemblé à Stiva en disant cela,» dit Dolly en riant.
+
+Anna s'offensa.
+
+«Oh non, non! Je ne suis pas Stiva, dit-elle en s'assombrissant. Je te
+raconte cela parce que je ne me permets pas un instant de douter de
+moi-même.»
+
+Mais, au moment où elle prononçait ces mots, elle sentit combien peu ils
+étaient justes; non seulement elle doutait d'elle-même, mais le souvenir
+de Wronsky lui causait tant d'émotion, qu'elle partait plus tôt qu'elle
+n'en avait eu l'intention, uniquement pour ne plus le rencontrer.
+
+«Oui, Stiva m'a dit que tu avais dansé le cotillon avec lui, et qu'il...
+
+--Tu ne saurais croire combien tout cela a singulièrement tourné. Je
+pensais contribuer au mariage, et, au lieu d'y aider... peut-être contre
+mon gré ai-je...» Elle rougit et se tut.
+
+«Oh! ces choses-là se sentent tout de suite, dit Dolly.
+
+--Je serais au désespoir si, de son côté, il y avait quelque chose de
+sérieux, interrompit Anna; mais je suis convaincue que tout sera vite
+oublié et que Kitty cessera de m'en vouloir.
+
+--Au fond, et pour parler franc, je ne regretterais guère qu'elle manquât
+ce mariage; il vaut bien mieux en rester là, si Wronsky est homme à s'être
+épris de toi en un jour.
+
+--Eh bon Dieu, ce serait si fou!--dit Anna, et son visage se couvrit d'une
+vive rougeur de contentement en entendant exprimer par une autre la pensée
+qui l'occupait.--Et voilà comment je pars en me faisant une ennemie de
+Kitty que j'aimais tant! elle est si charmante! Mais tu arrangeras cela,
+Dolly, n'est-ce pas?»
+
+Dolly retint avec peine un sourire. Elle aimait Anna, mais n'était pas
+fâchée de lui trouver aussi des faiblesses. «Une ennemie? c'est impossible.
+
+--J'aurais tant désiré être aimée de vous comme je vous aime, et
+maintenant je vous aime bien plus encore que par le passé, dit Anna les
+larmes aux yeux. Mon Dieu, que je suis donc bête aujourd'hui!»
+
+Elle passa son mouchoir sur ses yeux, et commenca sa toilette.
+
+Au moment de partir arriva enfin Stépane Arcadiévitch, avec une figure
+rouge et animée, sentant le vin et les cigares.
+
+L'attendrissement d'Anna avait gagné Dolly, et, en embrassant sa
+belle-soeur pour la dernière fois, elle murmura: «Songe, Anna, que je
+n'oublierai jamais ce que tu as fait pour moi, et songe aussi que je
+t'aime et t'aimerai toujours comme ma meilleure amie!
+
+--Je ne comprends pas pourquoi,--répondit Anna en l'embrassant tout en
+retenant ses larmes.
+
+--Tu m'as comprise et me comprends encore. Adieu, ma chérie!»
+
+
+
+
+XXIX
+
+
+«Enfin tout est fini, Dieu merci!» fut la première pensée d'Anna après
+avoir dit adieu à son frère, qui avait encombré l'entrée du wagon de
+sa personne jusqu'au troisième coup de sonnette. Elle s'assit auprès
+d'Annouchka, sa femme de chambre, sur le petit divan, et examina le
+compartiment, faiblement éclairé. «Dieu merci, je reverrai demain Serge et
+Alexis Alexandrovitch; et ma bonne vie habituelle reprendra comme par le
+passé.»
+
+Avec ce même besoin d'agitation dont elle avait été possédée toute la
+journée, Anna fit minutieusement son installation de voyage; de ses
+petites mains adroites elle sortit de son sac rouge un oreiller, qu'elle
+posa sur ses genoux, s'enveloppa bien les pieds, et s'installa. Une dame
+malade s'arrangeait déjà pour la nuit. Deux autres dames adressèrent
+la parole à Anna, et une grosse vieille, entourant ses jambes d'une
+couverture, fit des remarques critiques sur le chauffage. Anna répondit
+aux dames, mais, ne prévoyant aucun intérêt à leur conversation, demanda
+sa petite lanterne de voyage à Annouchka, l'accrocha au dossier de son
+fauteuil et sortit de son sac un roman anglais et un couteau à papier.
+Tout d'abord, il lui fut difficile de lire; on allait et venait autour
+d'elle; une fois le train en mouvement, elle écouta involontairement ce
+qui se passait au dehors; la neige qui battait les vitres, le conducteur
+qui passait couvert de flocons, la conversation de ses compagnes de voyage
+qui s'entretenaient de la tempête qu'il faisait, tout lui donnait des
+distractions. Ce fut plus monotone ensuite; toujours les mêmes secousses
+et le même bruit, la même neige à la fenêtre, les mêmes changements
+brusques de température du chaud au froid, puis encore au chaud, les
+mêmes visages entrevus dans la demi-obscurité, les mêmes voix; enfin elle
+parvint à lire et à comprendre ce qu'elle lisait. Annouchka sommeillait
+déjà, tenant le petit sac rouge sur ses genoux, de ses grosses mains
+couvertes de gants, dont l'un était déchiré. Anna lisait et comprenait ce
+qu'elle lisait, mais la lecture, c'est-à-dire le fait de s'intéresser à la
+vie d'autrui, lui devenait intolérable, elle avait trop besoin de vivre
+par elle-même. L'héroïne de son roman soignait des malades: elle aurait
+voulu marcher elle-même bien doucement dans une chambre de malade; un
+membre du Parlement tenait un discours: elle aurait voulu le prononcer à
+sa place; lady Mary montait à cheval et étonnait le monde par son audace:
+elle aurait voulu en faire autant. Mais il fallait rester tranquille, et
+de ses petites mains elle tourmentait son couteau à papier en cherchant à
+prendre patience.
+
+Le héros de son roman touchait à l'apogée de son bonheur anglais, un titre
+de baron et une terre, et Anna aurait voulu partir pour cette terre,
+lorsqu'il lui sembla tout à coup qu'il y avait là pour le nouveau baron un
+sujet de honte, et pour elle aussi. «Mais de quoi avait-il à rougir?--Et
+moi, de quoi serais-je honteuse?» se demanda-t-elle en s'appuyant au
+dossier de son fauteuil, étonnée et mécontente, et serrant son couteau à
+papier dans ses mains. Qu'avait-elle fait? Elle passa en revue ses
+souvenirs de Moscou, ils étaient tous bons et agréables. Elle se rappela
+le bal, Wronsky, ses rapports avec lui, son visage humble et amoureux; y
+avait-il là rien dont elle dût être confuse? Et cependant le sentiment de
+honte augmentait à ce souvenir, et il lui semblait qu'une voix intérieure
+lui disait à propos de Wronsky: «Tu brûles, tu brûles, chaud, chaud,
+chaud.--Quoi, qu'est-ce que cela signifie?--se demanda-t-elle en changeant
+de place sur son fauteuil d'un air résolu,--aurais-je peur de regarder ces
+souvenirs en face? Qu'y a-t-il, au bout du compte? Existe-t-il, peut-il
+rien exister de commun entre ce petit officier et moi, si ce n'est les
+relations que l'on a avec tout le monde?» Elle sourit de dédain et reprit
+son livre, mais décidément elle n'y comprenait plus rien. Elle frotta son
+couteau à papier sur la vitre gelée pour en passer ensuite la surface
+froide et lisse sur sa joue brûlante, et se prit à rire presque à
+haute voix. Elle sentait ses nerfs se tendre de plus en plus, ses yeux
+s'ouvrir démesurément, ses doigts se crisper nerveusement, quelque chose
+l'étouffer, les images et les sons prendre une importance exagérée dans la
+demi-obscurité du wagon. Elle se demandait à chaque instant dans quel sens
+on marchait, si c'était en avant, à reculons, ou si l'on était arrêté.
+Était-ce bien Annouchka qui était là auprès d'elle, ou une étrangère?
+«Qu'est-ce qui est là, suspendu au crochet? une pelisse ou un animal?» La
+peur de se laisser aller à cet état d'inconscience la prit; elle sentait
+qu'elle y pouvait encore résister par la force de la volonté. Pour tâcher
+de reprendre possession d'elle-même, Anna se leva, ôta son plaid, son col
+de fourrure et crut un moment s'être remise. Un homme maigre, vêtu, comme
+un paysan, d'une longue souquenille jaunâtre à laquelle il manquait un
+bouton, entra. Elle reconnut en lui l'homme qui chauffait le poêle,
+le vit regarder le thermomètre, et remarqua comme le vent et la neige
+s'introduisaient à sa suite dans le wagon; puis tout se confondit de
+nouveau. Le paysan à grande taille se mit à grignoter quelque chose au mur;
+la vieille dame étendit ses jambes et en remplit tout le wagon comme d'un
+nuage noir; puis elle crut entendre un bruit étrange, quelque chose qui se
+déchirait en grinçant; un feu rouge et aveuglant brilla pour disparaître
+derrière un mur.
+
+Anna se sentit tomber dans un fossé.
+
+Toutes ces sensations étaient plus amusantes qu'effrayantes. La voix de
+l'homme couvert de neige lui cria un nom à l'oreille. Elle se souleva,
+reprit ses sens, et comprit qu'on approchait d'une station et que cet
+homme était le conducteur. Aussitôt elle demanda son châle et son col de
+fourrure à Annouchka, les mit, et se dirigea vers la porte.
+
+«Madame veut sortir? demanda Annouchka.
+
+--Oui, j'ai besoin de respirer, il fait si chaud ici!» Et elle ouvrit la
+porte.
+
+Le chasse-neige et le vent lui barrèrent le passage; cela lui parut drôle,
+et elle lutta pour parvenir à ouvrir la porte. Le vent semblait l'attendre
+au dehors pour l'enlever gaiement en sifflant; mais elle s'accrocha d'une
+main à un poteau, retint ses vêtements de l'autre, et descendit sur le
+quai.
+
+Une fois abritée par le wagon, elle trouva un peu de calme, et ce fut avec
+une véritable jouissance qu'elle respira à pleins poumons l'air froid de
+cette nuit de tempête. Debout près de la voiture, elle regarda autour
+d'elle le quai couvert de neige et la station toute brillante de lumières.
+
+
+
+
+XXX
+
+
+Le vent soufflait avec rage, s'engouffrant entre les roues, tourbillonnant
+autour des poteaux, couvrant de neige les wagons et les hommes. Quelques
+personnes couraient ça et là, ouvrant et refermant les grandes portes de
+la station, causant gaiement et faisant grincer sous leurs pieds les
+planches du quai. Une ombre frôla Anna en se courbant, et elle entendit
+le bruit d'un marteau sur le fer.
+
+«Qu'on envoie la dépêche! criait une voix irritée sortant des ténèbres
+de l'autre côté de la voie. Par ici, s'il vous plaît. N° 28,» criait-on
+d'autre part. Deux messieurs, la cigarette allumée à la bouche, passèrent
+près d'Anna; elle se préparait à remonter en wagon après avoir respiré
+fortement, comme pour faire provision d'air frais, et sortait déjà la main
+de son manchon, lorsque la lumière vacillante du réverbère lui fut cachée
+par un homme en paletot militaire qui s'approcha d'elle. C'était Wronsky,
+elle le reconnut.
+
+Aussitôt il la salua en portant la main à la visière de sa casquette,
+et lui demanda respectueusement s'il ne pouvait lui être utile. Anna le
+regarda et resta quelques minutes sans pouvoir lui répondre; quoiqu'il fût
+dans l'ombre, elle remarqua, ou crut remarquer dans ses yeux, l'expression
+d'enthousiasme qui l'avait tant frappée la veille. Combien de fois ne
+s'était-elle pas répété que Wronsky n'était pour elle qu'un de ces jeunes
+gens comme on en rencontre par centaines dans le monde, et auquel jamais
+elle ne se permettrait de penser: et maintenant, en le reconnaissant, elle
+se sentait saisie d'une joie orgueilleuse. Inutile de se demander pourquoi
+il était là; elle savait avec autant de certitude que s'il le lui eût dit,
+qu'il n'y était que pour se trouver auprès d'elle.
+
+«Je ne savais pas que vous comptiez aller à Pétersbourg. Pourquoi y
+venez-vous? demanda-t-elle en laissant retomber sa main; une joie
+impossible à contenir éclaira son visage.
+
+--Pourquoi j'y vais? répéta-t-il en la regardant fixement. Vous savez bien
+que je n'y vais que pour être là où vous êtes; je ne puis faire autrement.»
+
+En ce moment le vent, comme s'il eût vaincu tous les obstacles, chassa
+la neige du toit des wagons, et agita triomphalement une feuille de tôle
+qu'il avait détachée; le sifflet de la locomotive envoya un cri plaintif
+et triste; jamais l'horreur de la tempête n'avait paru si belle à Anna.
+Elle venait d'entendre des mots que redoutait sa raison, mais que
+souhaitait son coeur.
+
+Elle se tut, mais il comprit la lutte qui se passait en elle.
+
+«Pardonnez-moi si ce que je viens de dire vous déplaît,» murmura-t-il
+humblement.
+
+Il parlait avec respect, mais sur un ton si résolu, si décidé, qu'elle
+resta longtemps sans parler.
+
+«Ce que vous dites est mal, dit-elle enfin, et si vous êtes un galant
+homme, vous l'oublierez comme je l'oublierai moi-même.
+
+--Je n'oublierai et ne pourrai jamais oublier aucun de vos gestes, aucune
+de vos paroles...
+
+--Assez, assez,» s'écria-t-elle en cherchant vainement à donner à son
+visage, qu'il observait passionnément, une expression de sévérité; et,
+s'appuyant au poteau, elle monta vivement les marches de la petite
+plate-forme et rentra dans le wagon. Elle s'arrêta à l'entrée pour tâcher
+de se rappeler ce qui venait de se passer, sans pouvoir retrouver dans
+sa mémoire les paroles prononcées entre eux; elle sentait que cette
+conversation de quelques minutes les avait rapprochés l'un de l'autre, et
+elle en était tout à la fois épouvantée et heureuse. Au bout de quelques
+secondes, elle rentra tout à fait dans le wagon et y reprit sa place.
+
+L'état nerveux qui l'avait tourmentée ne faisait qu'augmenter; il lui
+semblait toujours que quelque chose allait se rompre en elle. Impossible
+de dormir, mais cette tension d'esprit, ces rêveries n'avaient rien de
+pénible: c'était plutôt un trouble joyeux.
+
+Vers le matin, elle s'assoupit, assise dans son fauteuil; il faisait jour
+quand elle se réveilla, et l'on approchait de Pétersbourg. Le souvenir de
+son mari, de son fils, de sa maison avec toutes les petites préoccupations
+qui l'y attendaient ce jour-là et les jours suivants, lui revinrent
+aussitôt à la pensée.
+
+À peine le train fut-il en gare qu'Anna descendit de wagon, et le premier
+visage qu'elle aperçut fut celui de son mari: «Bon Dieu! pourquoi ses
+oreilles sont-elles devenues si longues?» pensa-t-elle à la vue de la
+physionomie froide, mais distinguée, de son mari, et frappée de l'effet
+produit par les cartilages de ses oreilles sous les bords de son chapeau
+rond.
+
+M. Karénine, en voyant sa femme, alla au-devant d'elle en la regardant
+fixement de ses grands yeux fatigués, avec un sourire ironique qui ne le
+quittait guère.
+
+Ce regard émut Anna d'une façon désagréable: il lui sembla qu'elle
+s'attendait à trouver son mari tout autre, et un sentiment pénible
+s'empara de son coeur; non seulement elle était mécontente d'elle-même,
+mais elle croyait encore sentir une certaine hypocrisie dans ses rapports
+avec Alexis Alexandrovitch; ce sentiment n'était pas nouveau, elle l'avait
+éprouvé autrefois, mais sans y attacher d'importance; aujourd'hui elle
+s'en rendait compte clairement et avec chagrin.
+
+«Tu vois que je suis un mari tendre, tendre comme la première année de
+notre mariage, dit-il de sa voix lente et sur un ton de persiflage qu'il
+prenait généralement, comme s'il eût voulu tourner en ridicule ceux qui
+parlaient ainsi: Je brûlais du désir de te revoir.
+
+--Comment va Serge? demanda-t-elle.
+
+--Voilà comment tu récompenses ma flamme? dit-il: il va bien, très bien.»
+
+
+
+
+XXXI
+
+
+Wronsky n'avait pas même essayé de dormir cette nuit; il l'avait passée
+tout entière, assis dans son fauteuil, les yeux grands ouverts, regardant
+avec la plus complète indifférence ceux qui entraient et sortaient; pour
+lui, les hommes n'avaient pas plus d'importance que les choses. Ceux que
+frappait d'ordinaire son calme imperturbable, l'auraient trouvé ce jour-là
+dix fois plus fier et plus impassible encore. Un jeune homme nerveux,
+employé au tribunal d'arrondissement, assis auprès de lui en wagon, fit
+son possible pour lui faire comprendre qu'il était du nombre des êtres
+animés; il lui demanda du feu, lui adressa la parole, lui donna même
+un coup de pied: aucune de ces démonstrations ne réussit, et n'empêcha
+Wronsky de le regarder avec le même intérêt que la lanterne. Le jeune
+homme, déjà mal disposé pour son voisin, se prit à le haïr en le voyant
+ignorer aussi complètement son existence.
+
+Wronsky ne regardait et n'entendait rien; il lui semblait être devenu un
+héros, non qu'il crût avoir déjà touché le coeur d'Anna, mais parce que la
+puissance du sentiment qu'il éprouvait le rendait fier et heureux.
+
+Qu'adviendrait-il de tout cela? Il n'en savait rien et n'y songeait
+même pas, mais il sentait que toutes ses forces, dispersées jusqu'ici,
+tendraient toutes maintenant, avec une terrible énergie, vers un seul et
+même but. En quittant son wagon à la station de Bologoï pour prendre un
+verre de soda, il avait aperçu Anna et, du premier mot, lui avait presque
+involontairement exprimé ce qu'il éprouvait. Il en était content; elle
+savait tout maintenant, elle y songeait. Rentré dans son wagon, il reprit
+un à un ses moindres souvenirs, et son imagination lui peignit la
+possibilité d'un avenir qui bouleversa son coeur.
+
+Arrivé à Pétersbourg, et malgré cette nuit d'insomnie, Wronsky se sentit
+frais et dispos comme en sortant d'un bain froid. Il s'arrêta près de
+son wagon pour la voir passer. «Je verrai encore une fois son visage, sa
+démarche, pensait-il en souriant involontairement; elle dira peut-être
+un mot, me jettera un regard, un sourire.» Mais ce fut le mari qu'il vit
+d'abord, poliment escorté à travers la foule par le chef de gare.
+
+«Hélas oui! le mari!» Et Wronsky ne comprit qu'alors que le mari était une
+partie essentielle de l'existence d'Anna; il n'ignorait pas qu'elle eût un
+mari, mais n'y avait jamais cru, jusqu'au moment où il aperçut sa tête,
+ses épaules et ses jambes en pantalon noir, et où il le vit s'approcher
+tranquillement d'Anna et lui prendre la main en homme qui en avait le
+droit.
+
+Cette figure d'Alexis Alexandrovitch, avec sa fraîcheur de citadin, cet
+air sévère et sûr de lui-même, ce chapeau rond, ce dos légèrement voûté,
+--il fallait bien y croire! Mais ce fut avec la sensation désagréable d'un
+homme mourant de soif, qui découvre une source d'eau pure et la trouve
+profanée par la présence d'un chien, d'un mouton, ou d'un porc. La
+démarche raide et empesée d'Alexis Alexandrovitch fut ce qui offusqua
+le plus Wronsky. Il ne reconnaissait à personne qu'à lui-même le droit
+d'aimer Anna. Lorsque celle-ci apparut, sa vue le ranima; elle était
+restée la même, et son coeur en fut ému et touché. Il ordonna à son
+domestique allemand, qui venait d'accourir, d'emporter les bagages; tandis
+qu'il s'approchait d'elle, il vit la rencontre des époux et, avec la
+perspicacité de l'amour, saisit parfaitement la nuance de contrainte avec
+laquelle Anna accueillit son mari. «Non, elle ne l'aime pas et ne peut pas
+l'aimer,» décréta-t-il en lui-même.
+
+Au moment de la joindre, il remarqua avec joie qu'elle devinait son
+approche et, tout en le reconnaissant, s'adressait à son mari.
+
+«Avez-vous bien passé la nuit? dit-il lorsqu'il fut près d'elle, saluant,
+à la fois le mari et la femme pour donner à M. Karénine la possibilité de
+prendre sa part du salut et de le reconnaître, si bon lui semblait.
+
+--Merci, très bien,» répondit-elle.
+
+Son visage était fatigué et n'avait pas son animation habituelle, mais
+quelque chose brilla dans son regard pour s'effacer aussitôt qu'elle
+aperçut Wronsky, et cela suffit à le rendre heureux. Elle leva les yeux
+sur son mari pour voir s'il connaissait le comte; Alexis Alexandrovitch
+le regardait d'un air mécontent, semblant vaguement le reconnaître.
+L'assurance de Wronsky se heurta cette fois au calme glacial d'Alexis
+Alexandrovitch.
+
+«Le comte Wronsky, dit Anna.
+
+--Ah! il me semble que nous nous connaissons,--dit Alexis Alexandrovitch
+avec indifférence en lui tendant la main.--Tu as voyagé, comme je vois,
+avec la mère en allant, avec le fils en revenant,--dit-il en donnant à
+chaque mot la même importance que si chacun d'eux eût été un cadeau d'un
+rouble.--Vous êtes à la fin d'un congé, sans doute?» Et, sans attendre de
+réponse, il se tourna vers sa femme et lui dit sur le même ton ironique:
+«Hé bien! a-t-on versé beaucoup de larmes à Moscou en se quittant?»
+
+Cette façon de parler exclusivement à sa femme montrait à Wronsky que
+Karénine désirait rester seul avec elle; il compléta la leçon en touchant
+son chapeau et se détournant; mais Wronsky s'adressa encore à Anna:
+
+«J'espère avoir l'honneur de me présenter chez vous?» lui dit-il.
+
+Alexis Alexandrovitch lui jeta un de ses regards fatigués, et répondit
+froidement:
+
+«Très heureux; nous recevons le lundi.»
+
+Là-dessus il quitta définitivement Wronsky et, toujours en plaisantant,
+dit à sa femme:
+
+«Quelle chance d'avoir trouvé une demi-heure de liberté pour pouvoir venir
+te chercher et te prouver ainsi ma tendresse...
+
+--Tu soulignes vraiment trop ta tendresse pour que je l'apprécie,»
+répondit Anna sur le même ton railleur, quoiqu'elle écoutât
+involontairement les pas de Wronsky derrière eux.
+
+«Qu'est-ce que cela me fait?» pensa-t-elle. Puis elle interrogea son mari
+sur la façon dont Serge avait passé le temps en son absence.
+
+«Mais très bien! Mariette dit qu'il a été très gentil et, je suis fâché de
+le dire, ne t'a pas regrettée; ce n'est pas comme ton mari. Merci encore,
+chère amie, d'être revenue un jour plus tôt. Notre cher _Samovar_ va être
+dans la joie! (il donnait ce surnom à la célèbre comtesse Lydie Ivanovna,
+à cause de son état perpétuel d'émotion et d'agitation). Elle t'a beaucoup
+demandée, et si j'ose, te donner un conseil, ce serait celui d'aller la
+voir aujourd'hui. Tu sais que son coeur souffre toujours à propos de tout;
+actuellement, outre ses soucis habituels, elle se préoccupe encore de la
+réconciliation des Oblonsky.»
+
+La comtesse Lydie était l'amie de son mari, le centre d'un certain monde
+auquel appartenait Anna à cause de lui.
+
+«Mais je lui ai écrit?
+
+--Elle tient à avoir des détails. Vas-y, chère amie, si tu ne te sens pas
+trop fatiguée. Condrat t'appellera ta voiture, et moi je vais, de mon côté,
+au conseil. Enfin je ne dînerai plus seul, continua Alexis Alexandrevitch,
+sans plaisanter cette fois. Tu ne saurais croire combien je suis
+habitué...»
+
+Et, avec un sourire tout particulier, il lui serra longuement la main et
+la conduisit à sa voiture.
+
+
+
+
+XXXII
+
+
+Le premier visage qu'aperçut Anna en rentrant chez elle,
+fut celui de son fils; il s'élança sur l'escalier malgré sa gouvernante,
+criant dans un transport de joie: «Maman, maman!» et lui sauta au cou.
+
+«Je vous disais bien que c'était maman! cria-t-il à la gouvernante,
+je savais bien que c'était elle.»
+
+Mais le fils, comme le père, causa à Anna une espèce de désillusion;
+elle se l'imaginait mieux qu'il n'était en réalité, et cependant il était
+charmant, avec sa tête frisée, ses yeux bleus et ses belles petites jambes
+dans leurs bas bien tirés.
+
+Anna éprouva un bien-être presque physique à le sentir près d'elle, à
+recevoir ses caresses, et un apaisement moral à regarder ces yeux d'une
+expression si tendre, si confiante, si candide. Elle écouta ses questions
+enfantines, tout en déballant les petits cadeaux envoyés par les enfants
+de Dolly, et lui raconta qu'il y avait à Moscou une petite fille, nommée
+Tania, qui savait déjà lire, et qui enseignait même à lire aux autres
+enfants.
+
+«Suis-je moins gentil qu'elle? demanda Serge.
+
+--Pour moi, il n'y a rien de mieux au monde que toi.
+
+--Je le sais bien,» dit l'enfant en souriant.
+
+À peine Anna eut-elle fini de déjeuner qu'on lui annonça la comtesse Lydie
+Ivanovna. La comtesse était une grande et forte femme, au teint jaune et
+maladif, avec de splendides yeux noirs et rêveurs. Anna l'aimait bien,
+mais ce jour-là ses défauts la frappèrent pour la première fois.
+
+«Eh bien, mon amie, vous avez porté le rameau d'olivier? demanda la
+comtesse en entrant.
+
+--Oui, tout s'est arrangé, répondit Anna, mais ce n'était pas aussi grave
+que nous le pensions; en général, ma belle-soeur est un peu trop prompte à
+prendre une détermination.»
+
+Mais la comtesse Lydie, qui s'intéressait à tout ce qui ne la regardait
+pas, avait assez l'habitude de ne prêter aucune attention à ce qui,
+soi-disant, l'intéressait; elle interrompit Anna.
+
+«Oui, il y a bien des maux et des tristesses sur cette terre, et je me
+sens tout épuisée aujourd'hui!
+
+--Qu'y a-t-il? demanda Anna en souriant involontairement.
+
+--Je commence à me lasser de lutter inutilement pour la vérité, et je me
+détraque complètement. L'oeuvre de nos petites soeurs (il s'agissait d'une
+institution philanthropique et patriotiquement religieuse) marchait
+parfaitement, mais il n'y a rien à faire de ces messieurs!--Et la comtesse
+Lydie prit un ton de résignation ironique.--Ils se sont emparés de cette
+idée pour la défigurer absolument, et la jugent maintenant misérablement,
+pauvrement! Deux ou trois personnes, parmi lesquelles votre mari,
+comprennent seules le sens de cette oeuvre; les autres ne font que la
+discréditer. Hier, Pravdine m'écrit...»
+
+Et la comtesse raconta ce que contenait la lettre de Pravdine, un célèbre
+panslaviste vivant à l'étranger. Elle raconta ensuite les nombreux pièges
+tendus à l'oeuvre de l'Union des Églises, s'étendit sur les désagréments
+qu'elle en éprouvait, et partit enfin à la hâte, parce qu'elle devait
+encore assister ce jour-là à une réunion du comité slave.
+
+«Tout cela existait autrefois; pourquoi ne l'ai-je pas remarqué plus tôt?
+pensa Anna. Était-elle aujourd'hui plus nerveuse que d'habitude? Au fond,
+tout cela est drôle; voilà une femme qui n'a que la charité en vue, une
+chrétienne, et elle se fâche et lutte contre d'autres personnes, dont le
+but est également celui de la religion et de la charité.»
+
+Après la comtesse Lydie vint une amie, femme d'un haut fonctionnaire, qui
+lui raconta les nouvelles de la ville. Alexis Alexandrovitch était à son
+ministère. Restée seule, Anna employa le temps qui précédait l'heure du
+dîner à assister à celui de son fils, car l'enfant mangeait seul, et à
+remettre de l'ordre dans ses affaires et dans sa correspondance arriérée.
+
+Le trouble et le sentiment de honte dont elle avait tant souffert en route
+disparaissaient maintenant dans les conditions ordinaires de sa vie; elle
+se retrouvait calme et irréprochable et s'étonnait de son état d'esprit de
+la veille. «Que s'était-il passé de si grave? Wronsky avait dit une folie
+à laquelle il serait facile de ne donner aucune suite. Inutile d'en parler
+à Alexis Alexandrovitch, ce serait paraître y attacher de l'importance.»
+Et elle se souvint d'un petit épisode avec un jeune subordonné de son mari,
+qu'elle s'était cru obligé de raconter à celui-ci. Alexis Alexandrovitch
+lui dit alors que toute femme du monde devait s'attendre à des incidents
+de ce genre, mais que sa confiance en elle était trop absolue pour qu'il
+se permît une jalousie humiliante et ne se fiât pas à son tact.
+
+«Mieux vaut se taire, et d'ailleurs je n'ai, Dieu merci, rien à dire,»
+pensa-t-elle.
+
+
+
+
+XXXIII
+
+
+Alexis Alexandrovitch rentra de son ministère vers quatre heures, mais le
+temps lui manqua, ainsi que cela lui arrivait souvent, pour entrer chez
+sa femme. Il passa droit à son cabinet, afin de donner audience aux
+solliciteurs qui l'attendaient, et signer quelques papiers apportés par
+son chef de cabinet.
+
+Vers l'heure du dîner arrivèrent les convives (les Karénine recevaient
+chaque jour quatre personnes à dîner): une vieille cousine d'Alexis
+Alexandrovitch, un chef de division du ministère avec sa femme, et un
+jeune homme recommandé à Alexis Alexandrovitch pour affaire de service.
+
+Anna vint au salon les recevoir. La grande pendule de bronze du temps de
+Pierre Ier sonnait à peine cinq heures, qu'Alexis Alexandrovitch, en habit
+et cravate blanche et avec deux décorations, sortait de son cabinet; il
+était obligé d'aller dans le monde aussitôt après le dîner; chacun de ses
+instants était compté, et, pour arriver à faire tenir dans sa journée
+toutes ses occupations, il lui fallait une régularité et une ponctualité
+rigoureuses; «sans hâte et sans repos,» telle était sa devise. Il entra,
+salua chacun, et se mit à table en souriant à sa femme.
+
+«Enfin ma solitude a pris fin! tu ne saurais croire combien il est
+_gênant_ (il appuya sur le mot) de dîner seul!»
+
+Pendant le dîner, il interrogea sa femme sur Moscou et sur Stépane
+Arcadiévitch en particulier, avec son sourire moqueur, mais la
+conversation resta générale et roula principalement sur des questions
+de service et sur la société de Pétersbourg.
+
+Le dîner fini, il passa une demi-heure avec ses hôtes, puis il sortit pour
+aller au conseil, après avoir serré la main de sa femme. Anna avait reçu
+une invitation pour la soirée, de la princesse Betsy Tverskoï; mais elle
+n'y alla pas, non plus qu'au théâtre, où elle avait sa loge ce jour-là;
+elle resta chez elle parce que la couturière lui avait manqué de parole.
+
+Ses convives partis, Anna s'occupa de sa toilette et fut contrariée
+d'apprendre que, sur trois robes données à refaire avant son voyage à
+Moscou, deux n'étaient pas prêtes et la troisième manquée. La couturière
+vint s'excuser, mais Anna, impatientée, la gronda si vivement qu'elle en
+fut ensuite toute honteuse. Pour se calmer, elle passa la soirée auprès
+de son fils, le coucha elle-même, le borda dans son petit lit, et ne le
+quitta qu'après l'avoir béni d'un signe de croix. Cette soirée la reposa,
+et, la conscience allégée d'un grand poids, elle attendit son mari au coin
+de sa cheminée en lisant son roman anglais. Cette scène du chemin de fer,
+qui lui avait paru si grave, ne fut plus à ses yeux qu'un incident
+insignifiant de la vie mondaine.
+
+À neuf heures et demie précises, un coup de sonnette retentit, et Alexis
+Alexandrovitch entra dans la chambre.
+
+«C'est toi enfin!» dit-elle en lui tendant la main.
+
+Il baisa cette main et s'assit auprès de sa femme.
+
+«Ton voyage a réussi, en somme? demanda-t-il.
+
+--Oui, parfaitement,» et Anna sa mit à raconter tous les détails de ce
+voyage; son départ avec la vieille comtesse, son arrivée, l'accident du
+chemin de fer, la pitié que lui avait inspirée son frère d'abord, Dolly
+ensuite.
+
+«Je n'admets pas qu'on puisse excuser un homme pareil, quoiqu'il soit ton
+frère,» dit sévèrement Alexis Alexandrovitch.
+
+Anna sourit. Elle savait qu'il tenait à prouver par cette sévérité que les
+relations de parenté elles-mêmes ne pouvaient influencer l'équité de ses
+jugements: c'était un trait de caractère qu'elle appréciait en lui.
+
+«Je suis bien aise, continua-t-il, que tout se soit heureusement terminé
+et que tu aies pu revenir. Et que dit-on là-bas de la nouvelle mesure
+introduite au conseil par moi?»
+
+Anna n'en avait rien entendu dire et fut un peu confuse d'avoir oublié une
+chose aussi importante pour son mari.
+
+«Ici, au contraire, elle a fait grand bruit,» dit-il avec un sourire
+satisfait.
+
+Elle sentit qu'Alexis Alexandrovitch avait des détails flatteurs pour lui
+à raconter, et l'amena par ses questions à lui dire les félicitations
+qu'il avait reçues.
+
+«J'en ai été très, très content; cela prouve qu'on commence enfin à se
+former, chez nous, des opinions raisonnables et sérieuses.»
+
+Quand il eut pris son thé avec de la crème et du pain, Alexis
+Alexandrovitch se leva pour se rendre à son cabinet de travail.
+
+«Tu n'as donc pas voulu sortir ce soir? demanda-t-il à sa femme: tu te
+seras ennuyée?
+
+--Oh! pas du tout, répondit-elle en se levant aussi pour l'accompagner.
+
+--Que lis-tu maintenant? demanda-t-elle.
+
+--Je lis la _Poésie des enfers_, du duc de Lille, un livre très
+remarquable.»
+
+Anna sourit, comme on sourit aux faiblesses de ceux qu'on aime, et,
+passant son bras sous celui de son mari, le suivit jusqu'à la porte de son
+cabinet. Elle savait que son habitude de lire le soir était devenue pour
+lui un besoin, et qu'il considérait comme un devoir de se tenir au courant
+de tout ce qui paraissait d'intéressant dans le monde littéraire, malgré
+les devoirs officiels qui absorbaient presque entièrement son temps. Elle
+savait également que, tout en s'intéressant spécialement aux ouvrages
+de politique, de philosophie et de religion, Alexis Alexandrovitch ne
+laissait passer aucun livre d'art ou de poésie de quelque valeur sans en
+prendre connaissance, et cela précisément parce que l'art et la poésie
+étaient contraires à sa nature. Et si en politique, en philosophie et
+en religion il arrivait à Alexis Alexandrovitch d'avoir des doutes sur
+certains points, et de chercher à les éclaircir, jamais il n'hésitait dans
+ses jugements en fait de poésie et d'art, surtout de musique. Il aimait
+à parler de Shakespeare, de Raphaël, de Beethoven, de la portée des
+nouvelles écoles de poètes et de musiciens: il classait ces écoles avec
+une rigoureuse logique, mais jamais il n'avait compris une note de musique.
+
+«Eh bien, que Dieu te bénisse; je te quitte pour écrire à Moscou, dit Anna
+à la porte du cabinet où étaient préparées, comme à l'ordinaire, près du
+fauteuil de son mari, des bougies avec leurs abat-jour et une carafe d'eau.
+
+--C'est cependant un homme bon, honnête, loyal et remarquable dans sa
+sphère,» se dit Anna en rentrant dans sa chambre, comme si elle eût eu à
+le défendre contre quelque adversaire qui aurait prétendu qu'il était
+impossible de l'aimer.
+
+«Mais pourquoi ses oreilles ressortent-elles tant? il se sera fait couper
+les cheveux trop court.»
+
+À minuit précis, Anna écrivait encore à Dolly devant son petit bureau,
+lorsque les pas d'Alexis Alexandrovitch se firent entendre; il était en
+pantoufles et en robe de chambre, bien lavé et peigné, avec un livre
+sous le bras. S'approchant de sa femme avant de passer dans la chambre à
+coucher, il lui dit en souriant:
+
+«Il se fait tard.
+
+--De quel droit l'a-t-il regardé ainsi?» pensa en ce moment Anna en se
+rappelant le coup d'oeil jeté par Wronsky sur Alexis Alexandrovitch.
+
+Elle alla se déshabiller et passa dans sa chambre; mais où était cette
+flamme qui animait toute sa physionomie à Moscou et dont s'éclaircissaient
+ses yeux et son sourire? Elle était éteinte, ou tout au moins bien cachée.
+
+
+
+
+XXXIV
+
+
+Wronsky, en quittant Pétersbourg, avait cédé son grand appartement de la
+Morskaïa à son ami Pétritzky, son meilleur camarade.
+
+Pétritzky était un jeune lieutenant qui n'avait rien d'illustre: non
+seulement il n'était pas riche, mais il était endetté jusqu'au cou; il
+rentrait ivre tous les soirs, passait une partie de son temps à la salle
+de police pour cause d'aventures, tantôt drôles et tantôt scandaleuses,
+et, malgré tout, savait se faire aimer de ses camarades et de ses chefs.
+
+En rentrant chez lui, vers onze heures du matin, Wronsky vit à sa porte
+une voiture d'isvostchik bien connue; de la porte à laquelle il sonna, on
+entendait le rire de plusieurs hommes et le gazouillement d'une voix de
+femme, puis la voix de Pétritzky, criant à son ordonnance: «Si c'est un de
+ces misérables, ne laisse pas entrer.»
+
+Wronsky, sans se faire annoncer, passa dans la première pièce.
+
+La baronne Shilton, l'amie de Pétritzky, en robe de satin lilas, son
+minois éveillé encadré de boucles blondes, faisait le café devant une
+table ronde, et, semblable à un petit canari, remplissait le salon de son
+jargon parisien. Pétritzky, en paletot, et le capitaine Kamerowsky, en
+grand uniforme, étaient assis près d'elle.
+
+«Bravo, Wronsky! cria Pétritzky en sautant de sa chaise avec bruit. Le
+maître lui-même! Baronne, servez-lui du café de la cafetière neuve. Mous
+ne t'attendions pas. J'espère que tu es satisfait de l'ornement de ton
+salon, dit-il en désignant la baronne. Vous vous connaissez, je crois?
+
+--Comment, si nous nous connaissons! répondit Wronsky en souriant gaiement
+et en serrant la main de la baronne: nous sommes de vieux amis.
+
+--Vous rentrez de voyage? dit la baronne, alors je me sauve. Je m'en vais
+tout de suite, si je gêne.
+
+--Vous êtes chez vous partout où vous êtes, baronne, répondit Wronsky.
+Bonjour, Kamerowsky, dit-il en serrant froidement la main de celui-ci.
+
+--Jamais vous ne sauriez dire une chose aussi aimable, dit la baronne en
+s'adressant à Pétritzky.
+
+--Pourquoi donc? Après dîner, j'en ferais bien autant.
+
+--Après dîner, il n'y a plus de mérite. Eh bien, je vais vous préparer
+votre café pendant que vous irez faire votre toilette, dit la baronne en
+se rasseyant et en tournant avec empressement le robinet de la nouvelle
+cafetière.--Pierre, donnez-moi du café, dit-elle en s'adressant à
+Pétritzky, qu'elle nommait Pierre à cause de son nom de famille, sans
+dissimuler sa liaison avec lui. J'en rajouterai.
+
+--Vous le gâterez.
+
+--Non, je ne le gâterai pas. Et votre femme? dit tout à coup la baronne en
+interrompant la conversation de Wronsky avec ses camarades... Ici nous
+vous avons marié. L'avez-vous amenée?
+
+--Non, baronne; je suis né dans la bohème et j'y mourrai.
+
+--Tant mieux, tant mieux; donnez-moi la main.»
+
+Et, sans le laisser partir, la baronne se mit à lui développer ses
+derniers plans d'existence, et à lui demander conseil, avec force
+plaisanteries.
+
+«Il ne veut toujours pas m'autoriser au divorce! Que dois-je faire?
+(_Il_, c'était le mari.) Je compte lui intenter un procès. Qu'en
+pensez-vous? Kamerowsky, surveillez donc le café, il déborde: vous voyez
+bien que je parle affaires! Je compte donc lui intenter un procès pour
+avoir ma fortune. Comprenez-vous cette sottise? Sous prétexte que je lui
+suis infidèle, il veut profiter de mon bien!»
+
+Wronsky s'amusait de ce bavardage, approuvait la baronne, lui donnait en
+riant des conseils, et reprenait le ton habituel de ses rapports avec
+cette catégorie de femmes.
+
+Selon les idées de ce monde pétersbourgeois, l'humanité se divise en deux
+classes bien distinctes: la première, composée des gens insipides, sots,
+et surtout ridicules, qui s'imaginent qu'un mari doit vivre seulement avec
+la femme qu'il a épousée, que les jeunes filles doivent être pures, les
+femmes chastes, les hommes courageux, tempérants et fermes; qu'il faut
+élever ses enfants, gagner sa vie, payer ses dettes et autres niaiseries
+de ce genre. Ce sont les démodés et les ennuyeux. Quant à la seconde,
+celle à laquelle ils se vantaient d'appartenir, il fallait pour en faire
+partie être avant tout élégant, généreux, hardi, amusant, s'abandonner
+sans vergogne à toutes ses passions et se moquer du reste.
+
+Wronsky, encore sous l'impression de l'atmosphère si différente de Moscou,
+fut quelque peu étourdi de retrouver son ancienne vie, mais il y rentra
+bien vite, comme on rentre dans ses vieilles pantoufles.
+
+Le fameux café ne fut jamais servi, il déborda de la cafetière sur un
+tapis de prix, tacha la robe de la baronne, mais atteignit son véritable
+but, qui était de donner lieu à beaucoup de rires et de plaisanteries.
+
+«Eh bien, maintenant je pars, car si je restais encore, vous ne feriez
+jamais votre toilette, et j'aurais sur la conscience le pire des crimes
+que puisse commettre un homme bien élevé, celui de ne pas se laver. Alors
+vous me conseillez de lui mettre le couteau sur la gorge?
+
+--Certainement, et de façon à approcher votre petite main de ses lèvres;
+il la baisera, et tout se terminera à la satisfaction générale, répondit
+Wronsky.
+
+--À ce soir, au Théâtre français!» Et la petite baronne, suivie de sa robe
+dont la traîne faisait frou-frou derrière elle, disparut.
+
+Kamerowsky se leva également, et Wronsky, sans attendre son départ, lui
+tendit la main et passa dans le cabinet de toilette.
+
+Pendant qu'il se lavait, Pétritzky lui esquissa en quelques traits l'état
+de sa situation. Pas d'argent, un père qui déclarait n'en plus vouloir
+donner et ne plus payer aucune dette. Un tailleur déterminé à l'arrêter et
+un second tailleur tout aussi déterminé. Un colonel résolu, si ce scandale
+continuait, à lui faire quitter le régiment. La baronne, ennuyeuse comme
+un radis amer, surtout à cause de ses continuelles offres d'argent, et
+une autre femme, une beauté style oriental sévère, «genre Rébecca», qu'il
+faudrait qu'il lui montrât. Une affaire avec Berkashef, lequel voulait
+envoyer des témoins, mais n'en ferait certainement rien; au demeurant,
+tout allait bien, et le plus drôlement du monde. Là-dessus Pétritzky
+entama le récit des nouvelles du jour, sans laisser à son ami le temps de
+rien approfondir. Ces bavardages, cet appartement où il habitait depuis
+trois ans, tout cet entourage, contribuait à faire rentrer Wronsky dans
+les moeurs insouciantes de sa vie de Pétersbourg; il éprouva même un
+certain bien-être à s'y retrouver.
+
+«Est-ce possible? s'écria-t-il en lâchant la pédale de son lavabo qui
+arrosait d'un jet d'eau sa tête et son large cou. Est-ce possible?--Il
+venait d'apprendre que Laure avait quitté Fertinghof pour Miléef.--Et il
+est toujours aussi bête et aussi content de lui? Et Bousoulkof?
+
+--Ah! Bousoulkof! c'est tout une histoire! dit Pétritzky. Tu connais sa
+passion pour les bals? Il n'en manque pas un à la cour. Dernièrement,
+il y va avec un des nouveaux casques. As-tu vu les nouveaux casques? Ils
+sont très bien, très légers. Il est donc là en tenue.--Non, mais écoute
+l'histoire...
+
+--J'écoute, j'écoute, répondit Wronsky en se frottant te visage avec un
+essuie-main.
+
+--Une grande duchesse vient à passer au bras d'un ambassadeur étranger
+et, pour son malheur, la conversation tombe sur les nouveaux casques. La
+grande duchesse aperçoit notre ami, debout, casque en tête (et Pétritzky
+se posait comme Bousoulkof en grande tenue), et le prie de vouloir bien
+montrer son casque. Il ne bouge pas. Qu'est-ce que cela signifie? Les
+camarades lui font des signes, des grimaces.--«Mais donne donc!...» Rien,
+il ne bouge pas plus que s'il était mort. Tu peux imaginer cette scène.
+Enfin, on veut lui prendre le casque, mais il se débat, l'ôte et le tend
+lui-même à la duchesse. «Voilà le nouveau modèle,» dit celle-ci en
+retournant le casque. Et qu'est-ce qui en sort? Patatras, des poires,
+des bonbons, deux livres de bonbons! C'étaient ses provisions, au pauvre
+garçon!»
+
+Wronsky riait aux larmes, et longtemps après, en parlant de toute autre
+chose, il riait encore en songeant, à ce malheureux casque, d'un bon rire
+jeune qui découvrait ses dents blanches et régulières.
+
+Une fois instruit des nouvelles du jour, Wronsky passa son uniforme avec
+l'aide de son valet de chambre, et alla se présenter à la Place; il
+voulait ensuite entrer chez son frère, chez Betzy, et faire une tournée de
+visites afin de pouvoir paraître dans le monde fréquenté par les Karénine.
+Ainsi que cela se pratique toujours à Pétersbourg, il quitta son logis
+avec l'intention de n'y rentrer que fort avant dans la nuit.
+
+ * * * * *
+
+
+
+DEUXIÈME PARTIE
+
+
+
+
+I
+
+
+Vers la fin de l'hiver, les Cherbatzky eurent une consultation de médecins
+au sujet de la santé de Kitty; elle était malade, et l'approche du
+printemps ne faisait qu'empirer son mal. Le médecin de la maison lui avait
+ordonné de l'huile de foie de morue, puis du fer, et enfin du nitrate
+d'argent; mais, aucun de ces remèdes n'ayant été efficace, il avait
+conseillé un voyage à l'étranger.
+
+C'est alors qu'on résolut de consulter une célébrité médicale. Cette
+célébrité, un homme jeune encore, et fort bien de sa personne, exigea un
+examen approfondi de la malade; il insista avec une certaine complaisance
+sur ce fait, que la pudeur des jeunes filles n'était qu'un reste de
+barbarie, et que rien n'était plus naturel que d'ausculter une jeune fille
+à demi vêtue. Comme il le faisait tous les jours et n'y attachait aucune
+importance, la pudeur des jeunes filles, ce reste de barbarie, lui
+semblait presque une injure personnelle.
+
+Il fallut bien se résigner, car, quoique tous les médecins fissent partie
+de la même école, étudiassent les mêmes livres, eussent par conséquent
+une seule et même science, on avait, pour une raison quelconque, décidé
+autour de la princesse que la célébrité médicale en question possédait la
+science spéciale qui devait sauver Kitty. Après un examen approfondi, une
+auscultation sérieuse de la pauvre malade confuse et éperdue, le célèbre
+médecin se lava les mains avec soin, et retourna au salon auprès du
+prince. Celui-ci l'écouta en toussotant, d'un air sombre. En homme qui
+n'avait jamais été malade, il ne croyait pas à la médecine, et en homme
+de sens il s'irritait d'autant plus de toute cette comédie qu'il était
+peut-être le seul à bien comprendre la cause du mal de sa fille. «En voilà
+un qui revient bredouille,» se dit-il en exprimant par ce terme de
+chasseur son opinion sur le diagnostic du célèbre docteur. Celui-ci de son
+côté, condescendant avec peine à s'adresser à l'intelligence médiocre de
+ce vieux gentillâtre, dissimula mal son dédain. À peine lui semblait-il
+nécessaire de parler à ce pauvre homme, la tête de la maison étant la
+princesse. C'est devant elle qu'il se préparait à répandre ses flots
+d'éloquence; elle entra à ce moment avec le médecin de la maison, et le
+vieux prince s'éloigna pour ne pas trop montrer ce qu'il pensait de tout
+cela. La princesse, troublée, ne savait plus que faire; elle se sentait
+bien coupable à l'égard de Kitty.
+
+«Eh bien, docteur, décidez de notre sort: dites-moi tout.--Y a-t-il encore
+de l'espoir? voulait-elle dire, mais ses lèvres tremblèrent, et elle
+s'arrêta.
+
+--Je serai à vos ordres, princesse, après avoir conféré avec mon collègue.
+Nous aurons alors l'honneur de vous donner notre avis.
+
+--Faut-il vous laisser seuls?
+
+--Comme vous le désirerez.»
+
+La princesse soupira et sortit.
+
+Le médecin de la famille émit timidement son opinion sur un commencement
+de disposition tuberculeuse, car, etc., etc. Le célèbre docteur l'écouta
+et, au milieu de son discours, tira de son gousset sa grosse montre d'or.
+
+«Oui, dit-il, mais...»
+
+Son confrère s'arrêta respectueusement.
+
+«Vous savez qu'il n'est guère possible de préciser le début du
+développement tuberculeux; avant l'apparition des cavernes il n'y a
+rien de positif. Dans le cas actuel, on ne peut que redouter ce mal, en
+présence de symptômes tels que mauvaise alimentation, nervosité et autres.
+La question se pose donc ainsi: Qu'y a-t-il à faire, étant donné qu'on a
+des raisons de craindre un développement tuberculeux, pour entretenir une
+bonne alimentation?
+
+--Mais vous savez bien qu'il se cache ici quelque cause morale, se permit
+de dire le médecin de la maison avec un fin sourire.
+
+--Cela va de soi, répondit le célèbre docteur en regardant encore sa
+montre... Mille excuses, savez-vous si le pont sur la Yaousa est rétabli,
+ou s'il faut encore faire le détour? demanda-t-il.
+
+--Il est rétabli.
+
+--Dans ce cas, il me reste encore vingt minutes.--Nous disions donc que la
+question se pose ainsi: régulariser l'alimentation et fortifier les nerfs,
+l'un ne va pas sans l'autre; et il faut agir sur les deux moitiés du
+cercle.
+
+--Mais le voyage à l'étranger?
+
+--Je suis ennemi de ces voyages à l'étranger.--Veuillez suivre mon
+raisonnement: si le développement tuberculeux commence, ce que nous ne
+pouvons pas savoir, à quoi sert un voyage? L'essentiel est de trouver un
+moyen d'entretenir une bonne alimentation.» Et il développa son plan d'une
+cure d'eaux de Soden, cure dont le mérite principal, à ses yeux, était
+évidemment d'être absolument inoffensive.
+
+Le médecin de la maison écoutait avec attention et respect.
+
+«Mais en faveur d'un voyage à l'étranger je ferai valoir le changement
+d'habitudes, l'éloignement de conditions propres à rappeler de fâcheux
+souvenirs. Et enfin la mère le désire, ajouta-t-il.
+
+--Dans ce cas, qu'elles partent, pourvu toutefois que ces charlatans
+allemands n'aillent pas aggraver le mal; il faut qu'elles suivent
+strictement nos prescriptions. Mon Dieu, oui! elles n'ont qu'à partir.»
+
+Il regarda encore sa montre.
+
+«Il est temps que je vous quitte.» Et il se dirigea vers la porte.
+
+Le célèbre docteur déclara à la princesse (probablement par un sentiment
+de convenance) qu'il désirait voir la malade encore une fois.
+
+«Comment! recommencer l'examen? s'écria avec terreur la princesse.
+
+--Oh non! rien que quelques détails, princesse.
+
+--Alors entrez, je vous prie.»
+
+Et la mère introduisit le docteur dans le petit salon de Kitty. La pauvre
+enfant, très amaigrie, rouge et les yeux brillants d'émotion, après la
+confusion que lui avait causée la visite du médecin, était debout au
+milieu de la chambre. Quand elle les vit entrer, ses yeux se remplirent de
+larmes, et elle rougit encore plus. Sa maladie et les traitements qu'on
+lui imposait lui paraissaient de ridicules sottises! Que signifiaient ces
+traitements? N'était-ce pas ramasser les fragments d'un vase brisé pour
+chercher à les rejoindre? Son coeur pouvait-il être rendu à la santé par
+des pilules et des poudres? Mais elle n'osait contrarier sa mère, d'autant
+plus que celle-ci se sentait si coupable.
+
+«Veuillez vous asseoir, princesse,» lui dit le docteur.
+
+Il s'assit en face d'elle, lui prit le pouls, et recommença avec un
+sourire une série d'ennuyeuses questions. Elle lui répondit d'abord, puis
+enfin, impatientée, se leva:
+
+«Excusez-moi, docteur, en vérité tout cela ne mène à rien: voilà la
+troisième fois que vous me faites la même question.»
+
+Le médecin ne s'offensa pas.
+
+«C'est une irritabilité maladive, fit-il remarquer à la princesse lorsque
+Kitty fut sortie. Au reste, j'avais fini.»
+
+Et le docteur expliqua l'état de la jeune fille à sa mère, comme à une
+personne exceptionnellement intelligente, en lui donnant, pour conclure,
+les recommandations les plus précises sur la façon de boire ces eaux dont
+le mérite à ses yeux était d'être inutiles. Sur la question: fallait-il
+voyager, le docteur réfléchit profondément, et le résultat de ses
+réflexions fut qu'on pouvait voyager, à condition de ne pas se fier aux
+charlatans et de ne pas suivre d'autres prescriptions que les siennes.
+
+Le docteur parti, on se trouva soulagé comme s'il fût arrivé quelque chose
+d'heureux. La mère revint auprès de sa fille toute remontée, et Kitty
+prit également un air rasséréné. Il lui arrivait souvent maintenant de
+dissimuler ce qu'elle ressentait.
+
+«Vraiment, maman, je me porte bien. Mais, si vous le désirez, partons,»
+dit-elle, et, pour tâcher de prouver l'intérêt qu'elle prenait au voyage,
+elle parla de leurs préparatifs de départ.
+
+
+
+
+II
+
+
+Dolly savait que la consultation devait avoir lieu ce jour-là, et,
+quoiqu'elle fût à peine remise de ses couches (elle avait eu une petite
+fille à la fin de l'hiver), bien qu'elle eût un enfant souffrant, elle
+avait quitté nourrisson et malade pour connaître le sort de Kitty.
+
+«Eh bien? dit-elle en entrant sans ôter son chapeau. Vous êtes gaies? donc
+tout va bien.»
+
+On essaya de lui raconter ce qu'avait dit le médecin, mais, quoiqu'il en
+eût dit fort long, avec de très belles phrases, personne ne sut au juste
+résumer ses discours. Le point intéressant était la décision prise au
+sujet du voyage.
+
+Dolly soupira involontairement. Elle allait perdre sa soeur, sa meilleure
+amie. Et la vie était pour elle si peu gaie! Ses rapports avec son mari
+lui semblaient de plus en plus humiliants; le raccommodement opéré par
+Anna n'avait pas tenu, et l'union de la famille se heurtait aux même
+écueils. Stépane Arcadiévitch ne restait guère chez lui et n'y laissait
+que peu d'argent. Le soupçon de son infidélité tourmentait toujours Dolly,
+mais, se rappelant avec horreur les souffrances causées par la jalousie,
+et cherchant avant tout à ne pas s'interdire la vie de famille, elle
+préférait se laisser tromper, tout en méprisant son mari, et en se
+méprisant elle-même à cause de cette faiblesse.
+
+Les soucis d'une nombreuse famille lui imposaient d'ailleurs une charge si
+lourde!
+
+«Comment vont les enfants? demanda la princesse.
+
+--Ah! maman, nous avons bien des misères! Lili est au lit, et je crains
+qu'elle n'ait la scarlatine. Je suis sortie aujourd'hui pour savoir où
+vous en étiez, car j'ai peur de ne plus pouvoir sortir ensuite.»
+
+Le vieux prince entra à ce moment, offrit sa joue aux baisers de Dolly,
+causa un peu avec elle, puis, s'adressant à sa femme:
+
+«Qu'avez-vous décidé? Partez-vous? Et que ferez-vous de moi?
+
+--Je crois, Alexandre, que tu feras mieux de rester.
+
+--Comme vous voudrez.
+
+--Pourquoi papa ne viendrait-il pas avec nous, maman? dit Kitty: ce serait
+plus gai pour lui et pour nous.»
+
+Le vieux prince alla caresser de la main les cheveux de Kitty; elle leva
+la tête, et sourit avec effort en le regardant; il lui semblait toujours
+que son père seul, quoiqu'il ne dit pas grand'chose, la comprenait. Elle
+était la plus jeune, par conséquent la favorite du vieux prince, et son
+affection le rendait clairvoyant, croyait-elle. Quand son regard rencontra
+celui de son père, qui la considérait attentivement, il lui sembla qu'il
+lisait dans son âme, et y voyait tout ce qui s'y passait de mauvais. Elle
+rougit, se pencha vers lui, attendant un baiser, mais il se contenta de
+lui tirer un peu les cheveux, et de dire:
+
+«Ces bêtes de chignons! on n'arrive pas jusqu'à sa fille. Ce sont les
+cheveux de quelque bonne femme défunte qu'on caresse. Eh bien, Dolinka,
+que fait ton _atout_?
+
+--Rien, papa, dit Dolly en comprenant qu'il s'agissait de son mari: il est
+toujours en route. Je le vois à peine,--ne put-elle s'empêcher d'ajouter
+avec un sourire ironique.
+
+--Il n'est pas encore allé vendre son bois à la campagne?
+
+--Non, il en a toujours l'intention.
+
+--Vraiment, dit le prince; alors il faudra lui donner l'exemple. Et toi,
+Kitty, ajoutait-il en s'adressant à sa plus jeune fille, sais-tu ce qu'il
+faut que tu fasses? Il faut qu'un beau matin, en te réveillant, tu te
+dises: «Mais je suis gaie et bien portante, pourquoi ne reprendrais-je pas
+mes promenades matinales avec papa, par une bonne petite gelée? Hein?»
+
+À ces mots si simples, Kitty se troubla comme si elle eût été convaincue
+d'un crime. «Oui, il sait tout, il comprend tout, et ces mots signifient
+que, quelle que soit mon humiliation, je dois la surmonter.» Elle n'eut
+pas la force de répondre, fondit en larmes et quitta la chambre.
+
+«Voilà bien un tour de ta façon! dit la princesse en s'emportant contre
+son mari; tu as toujours...» Et elle entama un discours plein de reproches.
+
+Le prince prit tranquillement d'abord les réprimandes de sa femme, puis
+son visage se rembrunit.
+
+«Elle fait tant de peine, la pauvrette; tu ne comprends donc pas qu'elle
+souffre de la moindre allusion à la cause de son chagrin? Ah! comme on
+peut se tromper en jugeant le monde!--dit la princesse. Et au changement
+d'inflexion de sa voix, Dolly et le prince comprirent qu'elle parlait de
+Wronsky.--Je ne comprends pas qu'il n'y ait pas de lois pour punir des
+procédés aussi vils, aussi peu nobles.»
+
+Le prince se leva de son fauteuil d'un air sombre, et se dirigea vers la
+porte, comme s'il eût voulu se sauver, mais, il s'arrêta sur le seuil et
+s'écria:
+
+«Des lois, il y en a, ma petite mère, et puisque tu me forces à
+m'expliquer, je te ferai remarquer que la véritable coupable dans toute
+cette affaire, c'est toi, toi seule. Il y a des lois contre ces galantins
+et il y en aura toujours; tout vieux que je suis, j'aurais su châtier
+celui-là si vous n'aviez été la première à l'attirer chez nous. Et
+maintenant, guérissez-la, montrez-la à tous vos charlatans!»
+
+Le prince en aurait dit long si la princesse, comme elle faisait toujours
+dans les questions graves, ne s'était aussitôt soumise et humiliée.
+
+«Alexandre, Alexandre!» murmura-t-elle tout en larmes en s'approchant de
+lui.
+
+Le prince se tut quand il la vit pleurer. «Oui, oui, je sais que, pour toi
+aussi, c'est dur! Assez, assez, ne pleure pas. Le mal n'est pas grand.
+Dieu est miséricordieux. Merci,» ajouta-t-il, ne sachant plus trop ce
+qu'il disait dans son émotion; et, sentant sur sa main le baiser mouillé
+de larmes de la princesse, il quitta la chambre.
+
+Dolly, avec son instinct maternel, avait voulu suivre Kitty dans sa
+chambre, sentant bien qu'il fallait auprès d'elle une main de femme; puis,
+en entendant les reproches de sa mère et les paroles courroucées de son
+père, elle avait cherché à intervenir autant que le lui permettait son
+respect filial. Quand le prince fut sorti:
+
+«J'ai toujours voulu vous dire, maman, je ne sais si vous le savez, que
+Levine avait eu l'intention de demander Kitty lorsqu'il est venu ici la
+dernière fois? Il l'a dit à Stiva.
+
+--Eh bien? Je ne comprends pas...
+
+--Peut-être Kitty l'a-t-elle refusé? Elle ne vous l'a pas dit?
+
+--Non, elle ne m'a parlé ni de l'un ni de l'autre: elle est trop fière;
+mais je sais que tout cela vient de ce...
+
+--Mais songez donc, si elle avait refusé Levine! je sais qu'elle
+ne l'aurait jamais fait sans l'autre, et si ensuite elle a été si
+abominablement trompée?»
+
+La princesse se sentait trop coupable pour ne pas prendre
+le parti de se fâcher.
+
+«Je n'y comprends plus rien! Chacun veut maintenant en faire à sa tête,
+on ne dit plus rien à sa mère, et ensuite...
+
+--Maman, je vais la trouver.
+
+--Vas-y, je ne t'en empêche pas,» répondit la mère.
+
+
+
+
+III
+
+
+En entrant dans le petit boudoir de Kitty, tout tendu de rose, avec ses
+bibelots de vieux saxe, Dolly se souvint du plaisir qu'elles avaient eu
+toutes les deux à décorer cette chambre l'année précédente; combien alors
+elles étaient gaies et heureuses! Elle eut froid au coeur en regardant
+maintenant sa soeur immobile, assise sur une petite chaise basse près de
+la porte, les yeux fixés sur un coin du tapis. Kitty vit entrer Dolly, et
+l'expression froide et sévère de son visage disparut.
+
+«Je crains fort, une fois revenue chez moi, de ne plus pouvoir quitter la
+maison, dit Dolly en s'asseyant près d'elle: c'est pourquoi j'ai voulu
+causer un peu avec toi.
+
+--De quoi? demanda vivement Kitty en levant la tête.
+
+--De quoi, si ce n'est de ton chagrin?
+
+--Je n'ai pas de chagrin.
+
+--Laisse donc, Kitty. T'imagines-tu vraiment que je ne sache rien? Je sais
+tout, et si tu veux m'en croire, tout cela est peu de chose; qui de nous
+n'a passé par là?»
+
+Kitty se taisait, son visage reprenait une expression sévère.
+
+«Il ne vaut pas le chagrin qu'il te cause, continua Daria Alexandrovna en
+allant droit au but.
+
+--Parce qu'il m'a dédaignée, murmura Kitty d'une voix tremblante. Je t'en
+supplie, ne parlons pas de ce sujet.
+
+--Qui t'a dit cela? Je suis persuadée qu'il était amoureux de toi, qu'il
+l'est encore, mais...
+
+--Rien ne m'exaspère comme ces condoléances,» s'écria Kitty en s'emportant
+tout à coup. Elle se détourna en rougissant sur sa chaise, et de ses
+doigts agités elle tourmenta la boucle de sa ceinture.
+
+Dolly connaissait ce geste habituel à sa soeur quand elle avait du chagrin.
+Elle la savait capable de dire des choses dures et désagréables dans un
+moment de vivacité, et cherchait à la calmer: mais il était déjà trop tard.
+
+«Que veux-tu me faire comprendre? continua vivement Kitty: que je me suis
+éprise d'un homme qui ne veut pas de moi, et que je meurs d'amour pour
+lui? Et c'est ma soeur qui me dit cela, une soeur qui croit me montrer sa
+sympathie! Je repousse cette pitié hypocrite!
+
+--Kitty, tu es injuste.
+
+--Pourquoi me tourmentes-tu?
+
+--Je n'en ai pas l'intention, je te vois triste...»
+
+Kitty, dans son emportement, n'entendait rien.
+
+«Je n'ai ni à m'affliger, ni à me consoler. Je suis trop fière pour aimer
+un homme qui ne m'aime pas.
+
+--Ce n'est pas ce que je veux dire... Écoute, dis-moi la vérité, ajouta
+Daria Alexandrovna en lui prenant la main: dis-moi si Levine t'a parlé?»
+
+Au nom de Levine, Kitty perdit tout empire sur elle-même; elle sauta sur
+sa chaise, jeta par terre la boucle de sa ceinture qu'elle avait arrachée,
+et avec des gestes précipités s'écria: «À propos de quoi viens-tu me
+parler de Levine? Je ne sais vraiment pas pourquoi on se plaît à me
+torturer! J'ai déjà dit et je répète que je suis fière et incapable de
+faire jamais, jamais, ce que tu as fait: revenir à un homme qui m'aurait
+trahie. Tu te résignes à cela, mais moi je ne le pourrais pas.»
+
+En disant ces paroles, elle regarda sa soeur: Dolly baissait tristement la
+tête sans répondre; mais Kitty, au lieu de quitter la chambre comme elle
+en avait eu l'intention, s'assit près de la porte, et cacha son visage
+dans son mouchoir.
+
+Le silence se prolongea pendant quelques minutes. Dolly pensait à ses
+chagrins; son humiliation, qu'elle ne sentait que trop, lui paraissait
+plus cruelle, rappelée ainsi par sa soeur. Jamais elle ne l'aurait crue
+capable d'être si dure! Mais tout à coup elle entendit le frôlement d'une
+robe, un sanglot à peine contenu, et deux bras entourèrent son cou: Kitty
+était à genoux devant elle.
+
+«Dolinka, je suis si malheureuse, pardonne-moi,» murmura-t-elle; et son
+joli visage couvert de larmes se cacha dans les jupes de Dolly.
+
+Il fallait peut-être ces larmes pour ramener les deux soeurs à une entente
+complète; pourtant, après avoir bien pleuré, elles ne revinrent pas au
+sujet qui les intéressait l'une et l'autre; Kitty se savait pardonnée,
+mais elle savait aussi que les paroles cruelles qui lui étaient échappées
+sur l'abaissement de Dolly restaient sur le coeur de sa pauvre soeur. Dolly
+comprit de son côté qu'elle avait deviné juste, que le point douloureux
+pour Kitty était d'avoir refusé Levine pour se voir trompée par Wronsky,
+et que sa soeur se trouvait bien près d'aimer le premier et de haïr
+l'autre. Kitty ne parla que de l'état général de son âme.
+
+«Je n'ai pas de chagrin, dit-elle un peu calmée, mais tu ne peux
+t'imaginer combien tout me parait vilain, répugnant, grossier, moi en
+première ligne. Tu ne saurais croire les mauvaises pensées qui me viennent
+à l'esprit!
+
+--Quelles mauvaises pensées peux-tu bien avoir? demanda Dolly en souriant.
+
+--Les plus mauvaises, les plus laides. Je ne puis te les décrire. Ce n'est
+pas de la tristesse, ni de l'ennui. C'est bien pis. On dirait que tout
+ce qu'il y a de bon en moi a disparu, le mal seul est resté. Comment
+t'expliquer cela? Papa m'a parlé tout à l'heure: j'ai cru comprendre que
+le fond de sa pensée est qu'il me faut un mari. Maman me mène au bal: il
+me semble que c'est dans le but de se débarrasser de moi, de me marier au
+plus vite. Je sais que ce n'est pas vrai, et ne puis chasser ces idées.
+Les soi-disant jeunes gens à marier me sont intolérables: j'ai toujours
+l'impression qu'ils prennent ma mesure. Autrefois c'était un plaisir
+pour moi d'aller dans le monde, cela m'amusait, j'aimais ta toilette:
+maintenant il me semble que c'est inconvenant, et je me sens mal à l'aise.
+Que veux-tu que je te dise? Le docteur... eh bien...»
+
+Kitty s'arrêta; elle voulait dire que, depuis qu'elle se sentait ainsi
+transformée, elle ne pouvait plus voir Stépane Arcadiévitch sans que les
+conjectures les plus bizarres se présentassent à son esprit.
+
+«Eh bien oui, tout prend à mes yeux l'aspect le plus repoussant,
+continua-t-elle; c'est une maladie,--peut-être cela passera-t-il. Je ne
+me trouve à l'aise que chez toi, avec les enfants.
+
+--Quel dommage que tu ne puisses y venir maintenant!
+
+--J'irai tout de même, j'ai eu la scarlatine et je déciderai maman.»
+
+Kitty insista si vivement, qu'on lui permit d'aller chez sa soeur; pendant
+tout le cours de la maladie, car la scarlatine se déclara effectivement,
+elle aida Dolly à soigner ses enfants. Ceux-ci entrèrent bientôt
+en convalescence sans fâcheux accidents, mais la santé de Kitty ne
+s'améliorait pas. Les Cherbatzky quittèrent Moscou pendant le carême et
+se rendirent à l'étranger.
+
+
+
+
+IV
+
+
+La haute société de Pétersbourg est restreinte; chacun s'y connaît plus ou
+moins et s'y fait des visites, mais elle a des subdivisions.
+
+Anna Arcadievna Karénine comptait des relations d'amitié dans trois
+cercles différents, faisant tous trois partie du grand monde. L'un était
+le cercle officiel auquel appartenait son mari, composé de ses collègues
+et de ses subordonnés, liés ou divisés entre eux par les relations
+sociales les plus variées et souvent les plus capricieuses.
+
+Anna avait peine à comprendre le sentiment de respect presque religieux
+qu'elle éprouva au début pour tous ces personnages. Actuellement elle les
+connaissait, comme on se connaît dans une ville de province, avec leurs
+faiblesses et leurs manies; elle savait où le bât les blessait, quelles
+étaient leurs relations entre eux et avec le centre commun, à qui chacun
+d'eux se rattachait. Mais cette coterie officielle, à laquelle la liaient
+les intérêts de son mari, ne lui plut jamais, et elle fit de son mieux
+pour l'éviter, en dépit des insinuations de la comtesse Lydie. Le second
+cercle auquel tenait Anna était celui qui avait contribué à la carrière
+d'Alexis Alexandrovitch. La comtesse Lydie Ivanovna en était le pivot; il
+se composait de femmes âgées, laides, charitables et dévotes, et d'hommes
+intelligents, instruits et ambitieux. Quelqu'un l'avait surnommé «la
+conscience de la société de Pétersbourg». Karénine appréciait fort cette
+coterie, et Anna, dont le caractère souple s'assimilait facilement à son
+entourage, s'y était fait des amis. Après son retour de Moscou, ce milieu
+lui devint insupportable: il lui sembla qu'elle-même, aussi bien que
+les autres, y manquait de naturel, et elle vit la comtesse Lydie aussi
+rarement que possible.
+
+Enfin Anna avait encore des relations d'amitié avec le grand monde par
+excellence, ce monde de bals, de dîners, de toilettes brillantes, qui
+tient d'une main à la cour, pour ne pas tomber tout à fait dans le
+demi-monde qu'il s'imagine mépriser, mais dont les goûts se rapprochent
+des siens au point d'être identiques. Le lien qui rattachait Anna à cette
+société était la princesse Betsy Tverskoï, femme d'un de ses cousins,
+riche de cent vingt mille roubles de revenu et qui s'était éprise d'Anna
+dès que celle-ci avait paru à Pétersbourg; elle l'attirait beaucoup et la
+plaisantait sur la société qu'elle voyait chez la comtesse Lydie.
+
+«Quand je serai vieille et laide, je ferai de même, disait Betsy, mais une
+jeune et jolie femme comme vous n'a pas encore sa place dans cet asile de
+vieillards.»
+
+Anna avait commencé par éviter autant que possible la société de la
+princesse Tverskoï, la façon de vivre dans ces hautes sphères exigeant
+des dépenses au delà de ses moyens; mais tout changea après son retour de
+Moscou. Elle négligea ses amis raisonnables et n'alla plus que dans le
+grand monde. C'est là qu'elle éprouva la joie troublante de rencontrer
+Wronsky; ils se voyaient surtout chez Betsy, née Wronsky et cousine
+germaine d'Alexis; celui-ci d'ailleurs se trouvait partout où il pouvait
+entrevoir Anna et lui parler de son amour. Elle ne faisait aucune avance,
+mais son coeur, en l'apercevant, débordait du même sentiment de plénitude,
+qui l'avait saisie la première fois près du wagon; cette joie, elle le
+sentait, se trahissait dans ses yeux, dans son sourire, mais elle n'avait
+pas la force de la dissimuler.
+
+Anna crut sincèrement d'abord être mécontente de l'espèce de persécution
+que Wronsky se permettait à son égard; mais, un soir qu'elle vint dans une
+maison où elle pensait le rencontrer, et qu'il n'y parut pas, elle comprit
+clairement, à la douleur qui s'empara de son coeur, combien ses illusions
+étaient vaines, et combien cette obsession, loin de lui déplaire, formait
+l'intérêt dominant de sa vie.
+
+Une cantatrice célèbre chantait pour la seconde fois, et toute la société
+de Pétersbourg était à l'Opéra; Wronsky y aperçut sa cousine et, sans
+attendre l'entr'acte, quitta le fauteuil qu'il occupait pour monter à sa
+loge.
+
+«Pourquoi n'êtes-vous pas venu dîner?--lui demanda-t-elle; puis elle
+ajouta à demi-voix en souriant, et de façon à n'être entendue que de
+lui:--J'admire la seconde vue des amoureux, _elle n'était pas là_, mais
+revenez après l'Opéra.»
+
+Wronsky la regarda comme pour l'interroger, et Betsy lui répondit d'un
+petit signe de tête; avec un sourire de remerciement, il s'assit près
+d'elle.
+
+«Et toutes vos plaisanteries d'autrefois, que sont-elles devenues?
+--continua la princesse qui suivait, non sans un plaisir tout particulier,
+les progrès de cette passion.--Vous êtes pris, mon cher!
+
+--C'est tout ce que je demande, répondit Wronsky en souriant de bonne
+humeur. Si je me plains, c'est de ne pas l'être assez, car, à dire vrai,
+je commence à perdre tout espoir.
+
+--Quel espoir pouvez-vous bien avoir? dit Betsy en prenant le parti de son
+amie: entendons-nous...--Mais ses yeux éveillés disaient assez qu'elle
+comprenait tout aussi bien que lui en quoi consistait cet espoir.
+
+--Aucun, répondit Wronsky en riant et en découvrant ses dents blanches et
+bien rangées. Pardon, continua-t-il, prenant la lorgnette des mains de sa
+cousine pour examiner par-dessus son épaule une des loges du rang opposé.
+Je crains de devenir ridicule.»
+
+Il savait fort bien qu'aux yeux de Betsy, comme à ceux des gens de son
+monde, il ne courait aucun risque de ce genre; il savait parfaitement que,
+si un homme pouvait leur paraître tel en aimant sans espoir une jeune
+fille ou une femme non mariée, il ne l'était jamais en aimant une femme
+mariée et en risquant tout pour la séduire. Ce rôle-là était grand,
+intéressant, et c'est pourquoi Wronsky, en quittant sa lorgnette, regarda
+sa cousine avec un sourire qui se jouait sous sa moustache. «Pourquoi
+n'êtes-vous pas venu dîner? lui dit-elle, sans pouvoir s'empêcher de
+l'admirer.
+
+--J'ai été occupé. De quoi? C'est ce que je vous donne à deviner en
+cent, en mille; jamais vous ne devinerez. J'ai réconcilié un mari avec
+l'offenseur de sa femme. Oui, vrai!
+
+--Et vous avez réussi?
+
+--À peu près.
+
+--Il faudra me raconter cela au premier entr'acte, dit-elle en se levant.
+
+--C'est impossible, je vais au Théâtre français.
+
+--Vous quittez Nilsson pour cela?--dit Betsy indignée; elle n'aurait su
+distinguer Nilsson de la dernière choriste.
+
+--Je n'y peux rien: j'ai pris rendez-vous pour mon affaire de
+réconciliation.
+
+--Bienheureux ceux qui aiment la justice, ils seront sauvés,» dit Betsy,
+se rappelant avoir entendu quelque part une parole semblable.
+
+
+
+
+V
+
+
+«C'est un peu vif, mais si drôle, que j'ai bien envie de vous le raconter,
+dit Wronsky en regardant les yeux éveillés de sa cousine; d'ailleurs, je
+ne nommerai personne...
+
+--Je devinerai, tant mieux.
+
+--Écoutez donc: deux jeunes gens en gaîté...
+
+--Des officiers de votre régiment, naturellement.
+
+--Je n'ai pas dit qu'ils fussent officiers, mais simplement des jeunes
+gens qui avaient bien déjeuné.
+
+--Traduisez: gris.
+
+--C'est possible... vont dîner chez un camarade; ils étaient d'humeur
+fort expansive. Ils voient une jeune femme en isvostchik les dépasser, se
+retourner et, à ce qu'il leur semble du moins, les regarder en riant: ils
+la poursuivent au galop. À leur grand étonnement, leur beauté s'arrête
+précisément devant la maison où ils se rendaient eux-mêmes; elle monte à
+l'étage supérieur, et ils n'aperçoivent que de jolies lèvres fraîches sous
+une voilette, et une paire de petits pieds.
+
+--Vous parlez avec une animation qui me ferait croire que vous étiez de la
+partie.
+
+--De quoi m'accusiez-vous tout à l'heure? Mes deux jeunes gens montent
+chez leur camarade, qui donnait un dîner d'adieu, et ces adieux les
+obligent à boire peut-être un peu plus qu'ils n'auraient dû. Ils
+questionnent leur hôte sur les habitants de la maison, il n'en sait rien
+seul: le domestique de leur ami répond à leur question: «Y a-t-il des
+_mamselles_ «au-dessus?» Il y en a beaucoup.--Après le dîner, les jeunes
+gens vont dans le cabinet de leur ami, et y écrivent une lettre enflammée
+à leur inconnue, pleine de protestations passionnées; ils la montent
+eux-mêmes, afin d'expliquer ce que la lettre pourrait avoir d'obscur.
+
+--Pourquoi me racontez-vous des horreurs pareilles?--Après.
+
+--Ils sonnent. Une bonne vient leur ouvrir, ils lui remettent la lettre en
+affirmant qu'ils sont prêts à mourir devant cette porte. La bonne, fort
+étonnée, parlemente, lorsque paraît un monsieur, rouge comme une écrevisse,
+avec des favoris en forme de boudins, qui les met à la porte sans
+cérémonie en déclarant qu'il n'y a dans l'appartement que sa femme.
+
+--Comment savez-vous que ses favoris ressemblaient à des boudins? demanda
+Betsy.
+
+--Vous allez voir. Aujourd'hui j'ai voulu conclure la paix.
+
+--Eh bien, qu'en est-il advenu?
+
+--C'est le plus intéressant de l'affaire. Il se trouve que ce couple
+heureux est celui d'un conseiller et d'une conseillère titulaire. Le
+conseiller titulaire a porté plainte et j'ai été forcé de servir de
+médiateur. Quel médiateur! Talleyrand, comparé à moi, n'était rien.
+
+--Quelle difficulté avez-vous donc rencontrée?
+
+--Voici. Nous avons commencé par nous excuser de notre mieux, ainsi
+qu'il convenait: «Nous sommes désespérés, «avons-nous dit, de ce fâcheux
+malentendu.» Le conseiller titulaire a l'air de vouloir s'adoucir, mais il
+tient à exprimer ses sentiments, et aussitôt qu'il exprime ses sentiments,
+la colère le reprend, il dit des gros mots, et je suis obligé de recourir
+à mes talents diplomatiques: «Je conviens que leur conduite a été
+déplorable, mais veuillez remarquer qu'il s'agit d'une méprise: ils sont
+jeunes, et venaient de bien dîner. Vous comprenez. Maintenant ils se
+repentent du fond du coeur et vous supplient de pardonner leur erreur.» Le
+conseiller titulaire s'adoucit encore: «J'en conviens, monsieur le comte,
+et suis prêt à pardonner, mais vous concevez que ma femme, une honnête
+femme, a été exposée aux poursuites, aux grossièretés, aux insultes de
+mauvais garnements, de misé...» Et, les mauvais garnements étant présents,
+me voilà obligé de les calmer à leur tour, et pour cela de refaire de la
+diplomatie, et ainsi de suite; chaque fois que mon affaire est sur le
+point d'aboutir, mon conseiller titulaire reprend sa colère et sa figure
+rouge, ses boudins rentrent en mouvement et je me noie dans les finesses
+du négociateur.
+
+--Ah! ma chère, il faut vous raconter cela! dit Betsy à une dame qui
+entrait dans sa loge. Il m'a tant amusée!--Eh bien, _Bonne chance_,»
+ajouta-t-elle en tendant à Wronsky les doigts que son éventail laissait
+libres; et, faisant un geste des épaules pour empêcher son corsage de
+remonter, elle se replaça sur le devant de sa loge, sous la lumière du
+gaz, afin d'être plus en vue.
+
+Wronsky alla retrouver au Théâtre français le colonel de son régiment,
+qui n'y manquait pas une seule représentation; il avait à lui parler de
+l'oeuvre de pacification qui, depuis trois jours, l'occupait et l'amusait.
+Les héros de cette histoire étaient Pétritzky et un jeune prince Kédrof,
+nouvellement entré au régiment, un gentil garçon et un charmant camarade.
+Il s'agissait, et c'était là le point capital, des intérêts du régiment,
+car les deux jeunes gens faisaient partie de l'escadron de Wronsky.
+
+Wenden, le conseiller titulaire, avait porté plainte au colonel contre ses
+officiers, pour avoir insulté sa femme. Celle-ci, racontait Wenden, mariée
+depuis cinq mois à peine, et dans une situation intéressante, avait été
+à l'église avec sa mère et, s'y étant sentie indisposée, avait pris le
+premier isvostchik venu pour rentrer au plus vite chez elle. Les officiers
+l'avaient poursuivie; elle était rentrée plus malade encore, par suite
+de l'émotion, et avait remonté son escalier en courant. Wenden lui-même
+revenait de son bureau, lorsqu'il entendit des voix succédant à un coup de
+sonnette; voyant qu'il avait affaire à deux officiers ivres, il les jeta à
+la porte. Il exigeait qu'ils fussent sévèrement punis.
+
+«Vous avez beau dire, Pétritzky devient impossible, avait dit le
+commandant à Wronsky, lorsque sur sa demande celui-ci était venu le
+trouver. Il ne se passe pas de semaine sans quelque équipée. Ce monsieur
+offensé ira plus loin, il n'en restera pas là.»
+
+Wronsky avait déjà compris l'inutilité d'un duel en pareille circonstance
+et la nécessité d'adoucir le conseiller titulaire et d'étouffer cette
+affaire. Le colonel l'avait fait appeler parce qu'il le savait homme
+d'esprit et soucieux de l'honneur de son régiment. C'était à la suite de
+leur consultation que Wronsky, accompagné de Pétritzky et de Kédrof, était
+allé porter leurs excuses au conseiller titulaire, espérant que son nom
+et ses aiguillettes d'aide de camp contribueraient à calmer l'offensé;
+Wronsky n'avait réussi qu'en partie, comme il venait de le raconter, et la
+réconciliation semblait encore douteuse.
+
+Au théâtre, Wronsky emmena le colonel au foyer et lui raconta le succès,
+ou plutôt l'insuccès de sa mission. Réflexion faite, celui-ci résolut de
+laisser l'affaire où elle en était, mais ne put s'empêcher de rire en
+questionnant Wronsky.
+
+«Vilaine histoire, mais bien drôle! Kédrof ne peut pourtant pas se battre
+avec ce monsieur! Et comment trouvez-vous Claire ce soir? Charmante!...
+dit-il en parlant d'une actrice française. On a beau la voir souvent, elle
+est toujours nouvelle. Il n'y a que les Français pour cela.»
+
+
+
+
+VI
+
+
+La princesse Betsy quitta le théâtre sans attendre la fin du dernier acte.
+À peine eut-elle le temps d'entrer dans son cabinet de toilette pour
+mettre un nuage de poudre de riz sur son long visage pâle, arranger un
+peu sa toilette, et commander le thé au grand salon, que les voitures
+arrivèrent, et s'arrêtèrent au vaste perron de son palais de la grande
+Morskaïa. Le suisse monumental ouvrait sans bruit l'immense porte devant
+les visiteurs. La maîtresse de la maison, le teint et la coiffure
+rafraîchis, vint recevoir ses convives; les murs du grand salon étaient
+tendus d'étoffes sombres, et le sol couvert d'épais tapis; sur une table
+dont la nappe, d'une blancheur éblouissante, était vivement éclairée par
+de nombreuses bougies, se trouvait un samovar d'argent, avec un service à
+thé en porcelaine transparente.
+
+La princesse prit place devant le samovar et ôta ses gants. Des laquais,
+habiles à transporter des sièges presque sans qu'on s'en aperçût, aidèrent
+tout le monde à s'asseoir et à se diviser en deux camps; l'un autour de la
+princesse, l'autre dans un coin du salon, autour d'une belle ambassadrice
+aux sourcils noirs, bien arqués, vêtue de velours noir. La conversation,
+comme il arrive au début d'une soirée, interrompue par l'arrivée de
+nouveaux visages, les offres de thé et les échanges de politesse, semblait
+chercher à se fixer.
+
+«Elle est remarquablement belle comme actrice; on voit qu'elle a étudié
+Kaulbach, disait un diplomate dans le groupe de l'ambassadrice: Avez-vous
+remarqué comme elle est tombée?
+
+--Je vous en prie, ne parlons pas de Nilsson! On ne peut plus rien en dire
+de nouveau,--dit une grosse dame blonde fort rouge, sans sourcils et sans
+chignon, habillée d'une robe de soie fanée: c'était la princesse Miagkaïa,
+célèbre pour la façon dont elle savait tout dire, et surnommée l'_Enfant
+terrible_ à cause de son sans-gêne. La princesse était assise entre les
+deux groupes, écoutant ce qui se disait dans l'un ou dans l'autre, et y
+prenant également intérêt.--Trois personnes m'ont dit aujourd'hui cette
+même phrase sur Kaulbach. Il faut croire qu'on s'est donné le mot; et
+pourquoi cette phrase a-t-elle tant de succès?»
+
+Cette observation coupa court à la conversation.
+
+«Racontez-nous quelque chose d'amusant, mais qui ne soit pas méchant,--dit
+l'ambassadrice, qui possédait cet art de la causerie que les Anglais ont
+surnommé _small talk_; elle s'adressait au diplomate.
+
+--On prétend qu'il n'y a rien de plus difficile, la méchanceté seule
+étant amusante, répondit celui-ci avec un sourire. J'essayerai cependant.
+Donnez-moi un thème, tout est là. Quand on tient le thème, rien n'est plus
+aisé que de broder dessus. J'ai souvent pensé que les célèbres causeurs du
+siècle dernier seraient bien embarrassés maintenant: de nos jours l'esprit
+est devenu ennuyeux.
+
+--Vous n'êtes pas le premier à le dire,» interrompit en riant
+l'ambassadrice.»
+
+La conversation débutait d'une façon trop anodine pour qu'elle pût
+longtemps continuer sur le même ton, et pour la ranimer il fallut recourir
+au seul moyen infaillible: la médisance.
+
+«Ne trouvez-vous pas que Toushkewitch a quelque chose de Louis XV? dit
+quelqu'un en indiquant des yeux un beau jeune homme blond qui se tenait
+près de la table.
+
+--Oh oui, il est dans le style du salon, c'est pourquoi il y vient
+souvent.»
+
+Ce sujet de conversation se soutint, parce qu'il ne consistait qu'en
+allusions: on ne pouvait le traiter ouvertement, car il s'agissait de la
+liaison de Toushkewitch avec la maîtresse de la maison.
+
+Autour du samovar, la causerie hésita longtemps entre les trois sujets
+inévitables: la nouvelle du jour, le théâtre et le jugement du prochain;
+c'est ce dernier qui prévalut.
+
+«Avez-vous entendu dire que la Maltishef, la mère, et non la fille, se
+fait un costume de _diable rose_?
+
+--Est-ce possible? non, c'est délicieux.
+
+--Je m'étonne qu'avec son esprit, car elle en a, elle ne sente pas ce
+ridicule.» Chacun eut un mot pour critiquer et déchirer la malheureuse
+Maltishef, et la conversation s'anima, vive et pétillante comme fagot qui
+flambe.
+
+Le mari de la princesse Betsy, un bon gros homme, collectionneur passionné
+de gravures, entra tout doucement à ce moment; il avait entendu dire que
+sa femme avait du monde, et voulait paraître au salon avant d'aller à son
+cercle. Il s'approcha de la princesse Miagkaïa qui, à cause des tapis, ne
+l'entendit pas venir.
+
+«Avez-vous été content de la Nilsson? lui demanda-t-il.
+
+--Peut-on effrayer ainsi les gens en tombant du ciel sans crier gare!
+s'écria-t-elle. Ne me parlez pas de l'Opéra, je vous en prie: vous
+n'entendez rien à la musique. Je préfère m'abaisser jusqu'à vous, et vous
+entretenir de vos gravures et de vos majoliques. Eh bien, quel trésor
+avez-vous récemment découvert?
+
+--Si vous le désirez, je vous le montrerai; mais vous n'y comprendrez
+rien.
+
+--Montrez toujours. Je fais mon éducation chez ces gens-là, comment les
+nommez-vous, les banquiers? ils ont des gravures superbes qu'ils nous ont
+montrées.
+
+--Comment, vous êtes allés chez les Schützbourg? demanda de sa place, près
+du samovar, la maîtresse de la maison.
+
+--Oui, ma chère. Ils nous ont invités, mon mari et moi, à dîner, et l'on
+m'a dit qu'il y avait à ce dîner une sauce qui avait coûté mille roubles,
+répondit la princesse Miagkaïa à haute voix, se sachant écoutée de tous;
+--et c'était même une fort mauvaise sauce, quelque chose de verdâtre.
+J'ai dû les recevoir à mon tour et leur ai fait une sauce de la valeur de
+quatre-vingt-cinq kopecks; tout le monde a été content. Je ne puis pas
+faire des sauces de mille roubles, moi!
+
+--Elle est unique, dit Betsy.
+
+--Étonnante!» ajouta quelqu'un.
+
+La princesse Miagkaïa ne manquait jamais son effet, qui consistait à dire
+avec bon sens des choses fort ordinaires, qu'elle ne plaçait pas toujours
+à propos, comme dans ce cas; mais, dans le monde où elle vivait, ce gros
+bon sens produisait l'effet des plus fines plaisanteries; son succès
+l'étonnait elle-même, ce qui ne l'empêchait pas d'en jouir.
+
+Profitant du silence qui s'était fait, la maîtresse de la maison voulut
+établir une conversation plus générale, et, s'adressant à l'ambassadrice:
+
+«Décidément, vous ne voulez pas de thé? Venez donc par ici.
+
+--Non, nous sommes bien dans notre coin, répondit celle-ci avec un sourire,
+en reprenant un entretien interrompu qui l'intéressait beaucoup: il
+s'agissait des Karénine, mari et femme.
+
+--Anna est très changée depuis son voyage à Moscou. Elle a quelque chose
+d'étrange, disait une de ses amies.
+
+--Le changement tient à ce qu'elle a amené à sa suite l'ombre d'Alexis
+Wronsky, dit l'ambassadrice.
+
+--Qu'est-ce que cela prouve? Il y a bien un conte de Grimm où un homme, en
+punition de je ne sais quoi, est privé de son ombre. Je n'ai jamais bien
+compris ce genre de punition, mais peut-être est-il très pénible à une
+femme d'être privée d'ombre.
+
+--Oui, mais les femmes qui ont des ombres finissent mal en général, dit
+l'amie d'Anna.
+
+--Puissiez-vous avoir la pépie[7], s'écria tout à coup la princesse
+Miagkaïa en entendant ces mots. La Karénine est une femme charmante et
+que j'aime; en revanche, je n'aime pas son mari.
+
+[Note 7: Locution populaire pour faire taire quelqu'un.]
+
+--Pourquoi donc ne l'aimez-vous pas? demanda l'ambassadrice. C'est un
+homme fort remarquable. Mon mari prétend qu'il y a en Europe peu d'hommes
+d'État de sa valeur.
+
+--Mon mari prétend la même chose, mais je ne le crois pas, répondit la
+princesse; si nos maris n'avaient pas eu cette idée, nous aurions toujours
+vu Alexis Alexandrovitch tel qu'il est, et, selon moi, c'est un sot; je le
+dis tout bas, mais cela me met à l'aise. Autrefois, quand je me croyais
+tenue de lui trouver de l'esprit, je me considérais moi-même comme une
+bête, parce que je ne savais où découvrir cet esprit, mais aussitôt que
+j'ai dit, à voix basse s'entend, c'est un sot, tout s'est expliqué.
+--Quant à Anna, je ne vous l'abandonne pas: elle est aimable et bonne.
+Est-ce sa faute, la pauvre femme, si tout le monde est amoureux d'elle et
+si on la poursuit comme son ombre?
+
+--Je ne me permets pas de la juger, dit l'amie d'Anna pour se disculper.
+
+--Parce que personne ne nous suit comme nos ombres, cela ne prouve pas que
+nous ayons le droit de juger.»
+
+Après avoir arrangé ainsi l'amie d'Anna, la princesse et l'ambassadrice
+se rapprochèrent de la table à thé, et prirent part à une conversation
+générale sur le roi de Prusse.
+
+«Sur le compte de qui avez-vous dit des méchancetés? demanda Betsy.
+
+--Sur les Karénine; la princesse nous a dépeint Alexis Alexandrovitch,
+répondit l'ambassadrice, s'asseyant près de la table en souriant.
+
+--Il est fâcheux que nous n'ayons pu l'entendre, répondit Betsy en
+regardant du côté de la porte.--Ah! vous voilà enfin!» dit-elle en se
+tournant vers Wronsky, qui venait d'entrer.
+
+Wronsky connaissait et rencontrait chaque jour toutes les personnes qu'il
+retrouvait ce soir chez sa cousine; il entra donc avec la tranquillité
+d'un homme qui revoit des gens qu'il vient à peine de quitter.
+
+«D'où je viens? répondit-il à la question que lui fit l'ambassadrice.
+Il faut que je le confesse: des Bouffes, et toujours avec un nouveau
+plaisir, quoique ce soit bien pour la centième fois. C'est charmant. Il
+est humiliant de l'avouer, mais je dors à l'Opéra, tandis que je m'amuse
+aux Bouffes jusqu'à la dernière minute. Aujourd'hui...»
+
+Il nomma une actrice française, mais l'ambassadrice l'arrêta avec une
+expression de terreur plaisante.
+
+«Ne nous parlez pas de cette horreur!
+
+--Je me tais, d'autant plus que vous la connaissez toutes, cette horreur.
+
+--Et vous seriez toutes prêtes à courir après elle, si c'était admis comme
+l'Opéra,» ajouta la princesse Miagkaïa.
+
+
+
+
+VII
+
+
+On entendit des pas près de la porte, et Betsy, persuadée qu'elle allait
+voir entrer Anna, regarda Wronsky. Lui aussi regardait du côté de la
+porte, et son visage avait une expression étrange de joie, d'attente et
+pourtant de crainte; il se souleva lentement de son siège. Anna parut.
+Elle traversa la courte distance qui la séparait de la maîtresse de la
+maison, d'un pas rapide, léger et décidé, qui la distinguait de toutes les
+autres femmes de son monde; comme d'habitude, elle se tenait extrêmement
+droite, et, le regard fixé sur Betsy, alla lui serrer la main en souriant,
+puis, avec le même sourire, elle se tourna vers Wronsky. Celui-ci salua
+profondément et lui avança une chaise.
+
+Anna inclina légèrement la tête, et rougit d'un air un peu contrarié;
+quelques personnes amies vinrent lui serrer la main; elle les accueillit
+avec animation, et, se tournant vers Betsy:
+
+«Je viens de chez la comtesse Lydie, j'aurais voulu venir plus tôt, mais
+j'ai été retenue. Il y avait là sir John: il est très intéressant.
+
+--Ah! le missionnaire?
+
+--Oui, il raconte des choses bien curieuses sur sa vie aux Indes.»
+
+La conversation, que l'entrée d'Anna avait interrompue, vacilla de nouveau,
+comme le feu d'une lampe prête à s'éteindre.
+
+«Sir John!
+
+--Oui, je l'ai vu. Il parle bien. La Wlatief en est positivement amoureuse.
+
+--Est-il vrai que la plus jeune des Wlatief épouse Tapof?
+
+--On prétend que c'est une chose décidée.
+
+--Je m'étonne que les parents y consentent.
+
+--C'est un mariage de passion, à ce qu'on dit.
+
+--De passion? où prenez-vous des idées aussi antédiluviennes? qui parle de
+passion de nos jours? dit l'ambassadrice.
+
+--Hélas, cette vieille mode si ridicule se rencontre toujours, dit Wronsky.
+
+--Tant pis pour ceux qui la conservent: je ne connais, en fait de mariages
+heureux, que les mariages de raison.
+
+--Oui, mais n'arrive-t-il pas souvent que ces mariages de raison tombent
+en poussière, précisément à cause de cette passion que vous méconnaissez?
+
+--Entendons-nous: ce que nous appelons un mariage de raison est celui
+qu'on fait lorsque des deux parts on a jeté sa gourme. L'amour est un mal
+par lequel il faut avoir passé, comme la scarlatine.
+
+--Dans ce cas, il serait prudent de recourir à un moyen artificiel de
+l'inoculer, pour s'en préserver comme de la petite vérole.
+
+--Dans ma jeunesse, j'ai été amoureuse d'un sacristain: je voudrais bien
+savoir si cela m'a rendu service.
+
+--Non, sans plaisanterie, je crois que pour bien connaître l'amour il faut,
+après s'être trompé une fois, pouvoir réparer son erreur.
+
+--Même après le mariage? demanda l'ambassadrice en riant.
+
+--«It is never too late to mend,» dit le diplomate en citant un proverbe
+anglais.
+
+--Justement, interrompit Betsy: se tromper d'abord pour rentrer dans le
+vrai ensuite. Qu'en dites-vous?» demanda-t-elle en se tournant vers Anna
+qui écoutait la conversation avec un sourire.
+
+Wronsky la regarda, et attendit sa réponse avec un violent battement de
+coeur; quand elle eut parlé, il respira comme délivré d'un danger.
+
+«Je crois, dit Anna en jouant avec son gant, que s'il y a autant
+d'opinions que de têtes, il y a aussi autant de façons d'aimer qu'il y a
+de coeurs.»
+
+Elle se retourna brusquement vers Wronsky.
+
+«J'ai reçu une lettre de Moscou. On m'écrit que Kitty Cherbatzky est très
+malade.
+
+--Vraiment?» dit Wronsky d'un air sombre.
+
+Anna le regarda sévèrement.
+
+«Cela vous est indifférent?
+
+--Au contraire, cela me touche beaucoup. Que vous écrit-on de particulier,
+s'il m'est permis de le demander?»
+
+Anna se leva et s'approcha de Betsy.
+
+«Voulez-vous me donner une tasse de thé,» dit-elle en s'appuyant sur sa
+chaise.
+
+Pendant que Betsy versait le thé, Wronsky s'approcha d'Anna.
+
+«Que vous écrit-on?
+
+--J'ai souvent pensé que, si les hommes prétendaient savoir agir avec
+noblesse, c'est en réalité une phrase vide de sens, dit Anna sans lui
+répondre directement.--Il y a longtemps que je voulais vous le dire,
+ajouta-t-elle en se dirigeant vers une table chargée d'albums.
+
+--Je ne comprends pas bien ce que signifient vos paroles,» dit-il en lui
+offrant sa tasse.
+
+Elle jeta un regard sur le divan près d'elle, et il s'y assit aussitôt.
+
+«Oui, je voulais vous le dire, continua-t-elle sans le regarder, vous avez
+mal agi, très mal.
+
+--Croyez-vous que je ne le sente pas? Mais à qui la faute?
+
+--Pourquoi me dites-vous cela? dit-elle avec un regard sévère.
+
+--Vous le savez bien,» répondit-il en supportant le regard d'Anna sans
+baisser les yeux.
+
+Ce fut elle qui se troubla.
+
+«Ceci prouve simplement que vous n'avez pas de coeur,--dit-elle. Mais ses
+yeux exprimaient le contraire.
+
+--Ce dont vous parliez tout à l'heure était une erreur, non de l'amour.
+
+--Souvenez-vous que je vous ai défendu de prononcer ce mot, ce vilain mot,
+--dit Anna en tressaillant; et aussitôt elle comprit que par ce seul mot
+«_défendu_» elle se reconnaissait de certains droits sur lui, et semblait
+l'encourager à parler.--Depuis longtemps je voulais m'entretenir avec
+vous, continua-t-elle en le regardant bien en face et d'un ton ferme,
+quoique ses joues fussent brûlantes de rougeur.--Je suis venue aujourd'hui
+tout exprès, sachant que je vous rencontrerais. Il faut que tout ceci
+finisse. Je n'ai jamais eu à rougir devant personne, et vous me causez le
+chagrin pénible de me sentir coupable.»
+
+Il la regardait, frappé de l'expression élevée de sa beauté.
+
+«Que voulez-vous que je fasse? répondit-il simplement et sérieusement.
+
+--Je veux que vous alliez à Moscou implorer le pardon de Kitty.
+
+--Vous ne voulez pas cela?»
+
+Il sentait qu'elle s'efforçait de dire une chose, mais qu'elle en
+souhaitait une autre.
+
+«Si vous m'aimez comme vous le dites, murmura-t-elle, faites que je sois
+tranquille.»
+
+Le visage de Wronsky s'éclaircit.
+
+«Ne savez-vous pas que vous êtes ma vie? mais je ne connais plus la
+tranquillité et ne saurais vous la donner. Me donner tout entier, donner
+mon amour, oui. Je ne puis vous séparer de moi par la pensée. Vous et moi
+ne faisons qu'un, à mes yeux. Je ne vois aucun moyen de tranquillité ni
+pour vous, ni pour moi dans l'avenir. Je ne vois en perspective que le
+malheur, le désespoir ou le bonheur, et quel bonheur! Est-il vraiment
+impossible?» murmura-t-il des lèvres, sans oser prononcer les mots; mais
+elle l'entendit.
+
+Toutes les forces de son intelligence semblaient n'avoir d'autre but que
+de répondre comme son devoir l'exigeait; mais, au lieu de parler, elle le
+regardait les yeux pleins d'amour, et se tut.
+
+«Mon Dieu, pensa-t-il avec transport, au moment où je désespérais, où je
+croyais n'y jamais parvenir, le voilà l'amour! elle m'aime, c'est un aveu!
+
+--Faites cela pour moi, soyons bons amis et ne me parlez plus jamais ainsi,
+--dirent ses paroles; son regard parlait différemment.
+
+--Jamais nous ne serons amis, vous le savez vous-mêmes. Serons-nous les
+plus heureux ou les plus malheureux des êtres? c'est à vous d'en décider.»
+
+Elle voulut parler, mais il l'interrompit.
+
+«Tout ce que je demande, c'est le droit d'espérer et de souffrir comme
+en ce moment; si c'est impossible, ordonnez-moi de disparaître et je
+disparaîtrai. Jamais vous ne me verrez plus si ma présence vous est
+pénible.
+
+--Je ne vous chasse pas.
+
+--Alors ne changez rien, laissez les choses telles qu'elles sont, dit-il
+d'une voix tremblante. Voilà votre mari».
+
+Effectivement Alexis Alexandrovitch entrait en ce moment au salon avec son
+air calme et sa démarche disgracieuse.
+
+Il s'approcha de la maîtresse de la maison, jeta en passant un regard sur
+Anna et Wronsky, s'assit près de la table à thé, et de sa voix lente et
+bien accentuée, souriant de ce sourire qui semblait toujours se moquer de
+quelqu'un ou de quelque chose, il dit en regardant l'assemblée:
+
+«Votre Rambouillet est au complet. Les Grâces et les Muses!»
+
+Mais la princesse Betsy, qui ne pouvait souffrir ce ton persifleur,
+«sneering», comme elle disait, l'amena bien vite, en maîtresse de maison
+consommée, à aborder une question sérieuse. Le service obligatoire fut mis
+sur le tapis, et Alexis Alexandrovitch le défendit avec vivacité contre
+les attaques de Betsy.
+
+Wronsky et Anna restaient près de leur petite table.
+
+«Cela devient inconvenant, dit une dame à voix basse en désignant du
+regard Karénine, Anna et Wronsky.
+
+--Que vous disais-je?» dit l'amie d'Anna.
+
+Ces dames ne furent pas seules à faire cette observation; la princesse
+Miagkaïa et Betsy elles-mêmes jetèrent les yeux plus d'une fois du côté où
+ils étaient isolés; seul Alexis Alexandrovitch ne les regarda pas, ni ne
+se laissa distraire de l'intéressante conversation qu'il avait entamée.
+
+Betsy, remarquant le mauvais effet produit par ses amis, manoeuvra de
+façon à se faire momentanément remplacer pour donner la réplique à Alexis
+Alexandrovitch, et s'approcha d'Anna.
+
+«J'admire toujours la netteté et la clarté de langage de votre mari,
+dit-elle: les questions les plus transcendantes me semblent accessibles
+quand il parle.
+
+--Oh oui!» répondit Anna, ne comprenant pas un mot de ce que disait Betsy,
+et, rayonnante de bonheur, elle se leva, s'approcha de la grande table et
+se mêla à la conversation générale.
+
+Au bout d'une demi-heure, Alexis Alexandrovitch proposa à sa femme de
+rentrer, mais elle répondit, sans le regarder, qu'elle voulait rester à
+souper. Alexis Alexandrovitch prit congé de la société et partit...
+
+Le vieux cocher des Karénine, un gros tatare, vêtu de son imperméable,
+retenait avec peine, devant le perron, ses chevaux excités par le froid.
+Un laquais tenait la portière du coupé. Le suisse, debout près de la porte
+d'entrée, la gardait grande ouverte, et Anna écoutait avec transport ce
+que lui murmurait Wronsky, tout en détachant d'une main nerveuse la
+dentelle de sa manche qui s'était attachée à l'agrafe de sa pelisse.
+
+«Vous ne vous êtes engagée à rien, j'en conviens, lui disait Wronsky
+tout en l'accompagnant à sa voiture, mais vous savez que ce n'est pas de
+l'amitié que je demande: pour moi, le seul bonheur de ma vie sera contenu
+dans ce mot qui vous déplaît si fort: l'amour.
+
+--L'amour,» répéta-t-elle lentement, comme si elle se fût parlé à
+elle-même; puis, étant arrivée à détacher sa dentelle, elle dit tout à
+coup: «Ce mot me déplaît parce qu'il a pour moi un sens plus profond
+et beaucoup plus grave que vous ne pouvez l'imaginer. Au revoir,»
+ajouta-t-elle en le regardant bien en face.
+
+Elle lui tendit la main et d'un pas rapide passa devant le suisse et
+disparut dans sa voiture.
+
+Ce regard, ce serrement de main bouleversèrent Wronsky. Il baisa la paume
+de sa main que _ses_ doigts avaient touchée, et rentra chez lui avec la
+conviction bienheureuse que cette soirée l'avait plus rapproché du but
+rêvé que les deux mois précédents.
+
+
+
+
+VIII
+
+
+Alexis Alexandrovitch n'avait rien trouvé d'inconvenant à ce que sa femme
+se fût entretenue avec Wronsky en tête-à-tête d'une façon un peu animée;
+mais il lui sembla que d'autres personnes avaient paru étonnées, et il
+résolut d'en faire l'observation à Anna.
+
+Comme d'ordinaire en rentrant chez lui, Alexis Alexandrovitch passa dans
+son cabinet, s'y installa dans son fauteuil, ouvrit son livre à l'endroit
+marqué par un couteau à papier, et lut un article sur le papisme jusqu'à
+une heure du matin. De temps en temps il passait la main sur son front et
+secouait la tête comme pour en chasser une pensée importune. À l'heure
+habituelle, il fit sa toilette de nuit. Anna n'était pas encore rentrée.
+Son livre sous le bras, il se dirigea vers sa chambre; mais, au lieu de
+ses préoccupations ordinaires sur les affaires de son service, il pensa à
+sa femme et à l'impression désagréable qu'il avait éprouvée à son sujet.
+Incapable de se mettre au lit, il marcha de long en large, les bras
+derrière le dos, ne pouvant se résoudre à se coucher sans avoir mûrement
+réfléchi aux incidents de la soirée.
+
+Au premier abord, Alexis Alexandrovitch trouva simple et naturel
+d'adresser une observation à sa femme; mais, en y réfléchissant, il lui
+sembla que ces incidents étaient d'une complication fâcheuse. Karénine
+n'était pas jaloux. Un mari, selon lui, offensait sa femme en lui
+témoignant de la jalousie; mais pourquoi cette confiance en ce qui
+concernait sa jeune femme, et pourquoi, lui, devait-il être convaincu
+qu'elle l'aimerait toujours? C'est ce qu'il ne se demandait pas. N'ayant
+jamais connu jusque-là ni soupçons ni doutes, il se disait qu'il garderait
+une confiance entière. Pourtant, tout en demeurant dans ces sentiments,
+il se sentait en face d'une situation illogique et absurde qui le trouvait
+désarmé. Jusqu'ici il ne s'était trouvé aux prises avec les difficultés
+de la vie que dans la sphère de son service officiel; l'impression qu'il
+éprouvait maintenant était celle d'un homme passant tranquillement sur un
+pont au-dessus d'un précipice, et s'apercevant tout à coup que le pont est
+démonté et le gouffre béant sous ses pieds. Ce gouffre était pour lui la
+vie réelle, et le pont, l'existence artificielle qu'il avait seule connue
+jusqu'à ce jour. L'idée que sa femme pût aimer un autre que lui, le
+frappait pour la première fois et le terrifiait.
+
+Sans songer à se déshabiller, il continua à marcher d'un pas régulier sur
+le parquet sonore, traversant successivement la salle à manger éclairée
+d'une seule lampe, le salon obscur, où un faible rayon de lumière tombait
+sur son grand portrait récemment peint, le boudoir de sa femme, où
+brûlaient deux bougies au-dessus des bibelots coûteux de sa table à écrire
+et des portraits de ses parents et amis. Arrivé à la porte de la chambre à
+coucher, il retourna sur ses pas.
+
+De temps en temps il s'arrêtait et se disait: «Oui, il faut absolument
+couper court à tout cela, prendre un parti, lui dire ma manière de voir;
+mais que lui dire? et quel parti prendre? Que s'est-il passé, au bout du
+compte? rien. Elle a causé longtemps avec lui... mais avec qui une femme
+ne cause-t-elle pas dans le monde? Me montrer jaloux pour si peu serait
+humiliant pour nous deux.»
+
+Mais ce raisonnement, qui au premier abord lui avait paru concluant, lui
+semblait tout à coup sans valeur. De la porte de la chambre à coucher il
+se dirigea vers la salle à manger, puis, traversant le salon obscur, il
+crut entendre une voix lui murmurer: «Puisque d'autres ont paru étonnés,
+c'est qu'il y a là quelque chose..... Oui, il faut couper court à tout
+cela, prendre un parti..... lequel?»
+
+Ses pensées, comme son corps, décrivaient le même cercle, et il ne
+rencontrait aucune idée nouvelle. Il s'en aperçut, passa la main sur son
+front, et s'assit dans le boudoir.
+
+Là, en regardant la table à écrire d'Anna avec son buvard en malachite, et
+un billet inachevé, ses pensées prirent un autre cours; il pensa à elle,
+à ce qu'elle pouvait éprouver. Son imagination lui présenta la vie de sa
+femme, les besoins de son esprit et de son coeur, ses goûts, ses désirs;
+et l'idée qu'elle pouvait, qu'elle devait avoir une existence personnelle,
+indépendante de la sienne, le saisit si vivement qu'il s'empressa de la
+chasser. C'était le gouffre qu'il n'osait sonder du regard. Entrer par la
+réflexion et le sentiment dans l'âme d'autrui lui était une chose inconnue
+et lui paraissait dangereux.
+
+«Et ce qu'il y a de plus terrible, pensa-t-il, c'est que cette inquiétude
+insensée me prend au moment de mettre la dernière main à mon oeuvre (le
+projet qu'il voulait faire passer), lorsque j'ai le plus besoin de toutes
+les forces de mon esprit, de tout mon calme. Que faire à cela? Je ne suis
+pas de ceux qui ne savent pas regarder leur mal en face. Il faut réfléchir,
+prendre un parti et me délivrer de ce souci, dit-il à haute voix. Je ne
+me reconnais pas le droit de scruter ses sentiments, de m'immiscer en
+ce qui se passe ou ne se passe pas dans son âme: c'est l'affaire de sa
+conscience et le domaine de la religion,» se dit-il, tout soulagé d'avoir
+trouvé une loi qu'il pût appliquer aux circonstances qui venaient de
+surgir.
+
+«Ainsi, continua-t-il, les questions relatives à ses sentiments sont des
+questions de conscience auxquelles je n'ai pas à toucher. Mon devoir se
+dessine clairement. Obligé, comme chef de famille, de la diriger, de
+lui indiquer les dangers que j'entrevois, responsable que je suis de sa
+conduite, je dois au besoin user de mes droits.»
+
+Et Alexis Alexandrovitch fit mentalement un plan de ce qu'il devait dire
+à sa femme, tout en regrettant la nécessité d'employer son temps et ses
+forces intellectuelles à des affaires de ménage; malgré lui, ce plan prit
+dans sa tête la forme nette, précise et logique d'un rapport.
+
+«Je dois lui faire sentir ce qui suit: 1° la signification et l'importance
+de l'opinion publique; 2° le sens religieux du mariage; 3° les malheurs
+qui peuvent rejaillir sur son fils; 4° les malheurs qui peuvent
+l'atteindre elle-même.» Et Alexis Alexandrovitch serra ses mains l'une
+contre l'autre en faisant craquer les jointures de ses doigts. Ce geste,
+une mauvaise habitude, le calmait et l'aidait à reprendre l'équilibre
+moral dont il avait si grand besoin.
+
+Un bruit de voiture se fit entendre devant la maison, et Alexis
+Alexandrovitch s'arrêta au milieu de la salle à manger. Des pas de femme
+montaient l'escalier. Son discours tout prêt, il resta là, debout, serrant
+ses doigts pour les faire craquer encore: une jointure craqua. Quoique
+satisfait de son petit discours, il eut peur, la sentant venir, de ce qui
+allait se passer.
+
+
+
+
+IX
+
+
+Anna entra, jouant avec les glands de son bashlik, et la tête baissée; son
+visage rayonnait, mais pas de joie; c'était plutôt le rayonnement terrible
+d'un incendie par une nuit obscure. Quand elle aperçut son mari, elle leva
+la tête, et sourit comme si elle se fût éveillée.
+
+«Tu n'es pas au lit? quel miracle!--dit-elle en se débarrassant de son
+bashlik, et, sans s'arrêter, elle passa dans son cabinet de toilette,
+criant à son mari du seuil de la porte:--Il est tard, Alexis
+Alexandrovitch.
+
+--Anna, j'ai besoin de causer avec toi.
+
+--Avec moi! dit-elle étonnée en entrant dans la salle et en le regardant.
+Qu'y a-t-il? À quel propos? demanda-t-elle en s'asseyant. Eh bien! causons,
+puisque c'est si nécessaire, mais il vaudrait mieux dormir.»
+
+Anna disait ce qui lui venait à l'esprit, s'étonnant elle-même de mentir
+si facilement; ses paroles étaient toutes naturelles, elle semblait
+réellement avoir envie de dormir; elle se sentait soutenue, poussée par
+une force invisible et revêtue d'une impénétrable armure de mensonge.
+
+«Anna, il faut que je te mette sur tes gardes.
+
+--Sur mes gardes? Pourquoi?»
+
+Elle le regarda si gaiement, si simplement, que, pour quelqu'un qui
+ne l'eût pas connue comme son mari, le ton de sa voix aurait paru
+parfaitement normal. Mais pour lui, qui savait qu'il ne pouvait déroger à
+aucune de ses habitudes sans qu'elle en demandât la cause, qui savait que
+le premier mouvement d'Anna était toujours de lui communiquer ses plaisirs
+et ses peines, pour lui, le fait qu'elle ne voulût rien remarquer de son
+agitation, ni parler d'elle-même, était très significatif. Cette âme,
+ouverte pour lui autrefois, lui semblait maintenant close. Il sentait
+même, au ton qu'elle prenait, qu'elle ne le dissimulait pas, et qu'elle
+disait ouvertement: «Oui, c'est ainsi que cela doit être, et que cela sera
+désormais.» Il se fit l'effet d'un homme qui rentrerait chez lui pour
+trouver sa maison barricadée. «Peut-être la clef se retrouvera-t-elle
+encore,» pensa Alexis Alexandrovitch.
+
+«Je veux te mettre en garde, dit-il d'une voix calme, contre
+l'interprétation qu'on peut donner dans le monde à ton imprudence et à ton
+étourderie: ta conversation trop animée ce soir avec le comte Wronsky (il
+prononça ce nom lentement et avec fermeté) a attiré sur toi l'attention.»
+
+Il parlait en regardant les yeux rieurs mais impénétrables d'Anna et,
+tout en parlant, sentait avec terreur que ses paroles étaient inutiles et
+oiseuses.
+
+«Tu es toujours ainsi, dit-elle comme si elle n'y comprenait absolument
+rien, et n'attachait d'importance qu'à une partie de la phrase. Tantôt il
+t'est désagréable que je m'ennuie, et tantôt que je m'amuse. Je ne me suis
+pas ennuyée ce soir; cela te blesse?»
+
+Alexis Alexandrovitch tressaillit, il serra encore ses mains pour les
+faire craquer.
+
+«Je t'en supplie, laisse tes mains tranquilles, je déteste cela, dit-elle.
+
+--Anna, est-ce bien toi? dit Alexis Alexandrovitch en faisant doucement un
+effort sur lui-même pour arrêter le mouvement de ses mains.
+
+--Mais, enfin, qu'y a-t-il? demanda-t-elle avec un étonnement sincère et
+presque comique. Que veux-tu de moi?»
+
+Alexis Alexandrovitch se tut, et passa la main sur son front et ses
+paupières. Il sentait qu'au lieu d'avertir sa femme de ses erreurs aux
+yeux du monde il s'inquiétait malgré lui de ce qui se passait dans la
+conscience de celle-ci, et se heurtait peut-être à un obstacle imaginaire.
+
+«Voici ce que je voulais te dire, reprit-il froidement et tranquillement,
+et je te prie de m'écouter jusqu'au bout. Je considère, tu le sais,
+la jalousie comme un sentiment blessant et humiliant, auquel je ne me
+laisserai jamais entraîner; mais il y a certaines barrières sociales qu'on
+ne franchit pas impunément. Aujourd'hui, à en juger par l'impression que
+tu as produite,--ce n'est pas moi, c'est tout le monde qui l'a remarqué,
+--tu n'as pas eu une tenue convenable.
+
+--Décidément je n'y suis plus,» dit Anna en haussant les épaules.
+«Cela lui est parfaitement égal, pensa-t-elle, il ne redoute que
+les observations du monde.--Tu es malade, Alexis Alexandrovitch,»
+ajouta-t-elle en se levant pour s'en aller; mais il l'arrêta en s'avançant
+vers elle.
+
+Jamais Anna ne lui avait vu une physionomie si sombre et si déplaisante;
+elle resta debout, baissant la tête de côté pour retirer d'une main agile
+les épingles à cheveux de sa coiffure.
+
+«Eh bien, j'écoute, dit-elle tranquillement d'un ton moqueur; j'écouterai
+même avec intérêt, parce que je voudrais comprendre de quoi il s'agit.»
+
+Elle s'étonnait elle-même du ton assuré et naturellement calme qu'elle
+prenait, ainsi que du choix de ses mots.
+
+«Je n'ai pas le droit d'entrer dans tes sentiments. Je le croîs inutile
+et même dangereux, commença Alexis Alexandrovitch; en creusant trop
+profondément dans nos âmes, nous risquons d'y toucher à ce qui pourrait
+passer inaperçu. Tes sentiments regardent ta conscience; mais je suis
+obligé vis-à-vis de toi, de moi, de Dieu, de te rappeler tes devoirs. Nos
+vies sont unies, non par les hommes, mais par Dieu. Un crime seul peut
+rompre ce lien, et un crime semblable entraîne après lui sa punition.
+
+--Je n'y comprends rien, et bon Dieu que j'ai sommeil, pour mon malheur!
+dit Anna en continuant à défaire ses cheveux et à retirer les dernières
+épingles.
+
+--Anna, au nom du ciel, ne parle pas ainsi, dit-il doucement. Je me trompe
+peut-être, mais crois bien que ce que je te dis est autant pour toi que
+pour moi: je suis ton mari et je t'aime.»
+
+Le visage d'Anna s'assombrit un moment, et l'éclair moqueur de ses yeux
+s'éteignit; mais le mot «aimer» l'irrita. «Aimer, pensa-t-elle, sait-il
+seulement ce que c'est? Est-ce qu'il peut aimer? S'il n'avait pas entendu
+parler d'amour, il aurait toujours ignoré ce mot.»
+
+«Alexis Alexandrovitch, je ne te comprends vraiment pas, dit-elle:
+explique-moi ce que tu trouves...
+
+--Permets-moi d'achever. Je t'aime, mais je ne parle pas pour moi; les
+principaux intéressés sont ton fils et toi-même. Il est fort possible, je
+le répète, que mes paroles te semblent inutiles et déplacées, peut-être
+sont-elles le résultat d'une erreur de ma part: dans ce cas, je te prie de
+m'excuser; mais si tu sens toi-même qu'il y a un fondement quelconque à
+mes observations, je te supplie d'y réfléchir et, si le coeur t'en dit, de
+l'ouvrir à moi.»
+
+Alexis Alexandrovitch, sans le remarquer, disait tout autre chose que ce
+qu'il avait préparé.
+
+«Je n'ai rien à te dire, et, ajouta-t-elle vivement en dissimulant avec
+peine un sourire, il est vraiment temps de dormir.»
+
+Alexis Alexandrovitch soupira et, sans rien ajouter, se dirigea vers sa
+chambre à coucher.
+
+Quand elle y entra à son tour, il était couché. Ses lèvres étaient serrées
+d'un air sévère et ses yeux ne la regardaient pas. Anna se coucha, croyant
+toujours qu'il lui parlerait; elle le craignait et le désirait tout à la
+fois; mais il se tut.
+
+Elle attendit longtemps sans bouger et finit par l'oublier; elle pensait à
+un autre, dont l'image remplissait son coeur d'émotion et de joie coupable.
+Tout à coup elle entendit un ronflement régulier et calme; Alexis
+Alexandrovitch sembla s'en effrayer lui-même et s'arrêta. Mais, au bout
+d'un instant, le ronflement retentit de nouveau, tranquille et régulier.
+
+«Trop tard, trop tard,» pensa-t-elle avec un sourire. Elle resta longtemps
+ainsi, immobile, les yeux ouverts et croyant les sentir briller dans
+l'obscurité.
+
+
+
+
+X
+
+
+À partir de cette soirée, une vie nouvelle commença pour Alexis
+Alexandrovitch et sa femme. Rien de particulier en apparence: Anna
+continuait à aller dans le monde, surtout chez la princesse Betsy, et à
+rencontrer Wronsky partout; Alexis Alexandrovitch s'en apercevait sans
+pouvoir l'empêcher. À chacune de ses tentatives d'explication, elle
+opposait un étonnement rieur absolument impénétrable.
+
+Rien n'était changé extérieurement, mais leurs rapports l'étaient du tout
+au tout. Alexis Alexandrovitch, si fort quand il s'agissait des affaires
+de l'État, se sentait ici impuissant. Il attendait le coup final, tête
+baissée et résigné comme un boeuf à l'abattoir. Lorsque ces pensées lui
+revenaient, il se disait qu'il fallait essayer encore une fois ce que la
+bonté, la tendresse, le raisonnement pourraient pour sauver Anna et la
+ramener; chaque jour il se proposait de lui parler; mais, aussitôt qu'il
+tentait de le faire, le même esprit de mal et de mensonge qui la possédait
+s'emparait également de lui, et il parlait autrement qu'il n'aurait voulu
+le faire. Involontairement il reprenait un ton de persiflage et semblait
+se moquer de ceux qui auraient parlé comme lui. Ce n'était pas sur ce
+ton-là que les choses qu'il avait à dire pouvaient être exprimées...
+
+
+
+
+XI
+
+
+Ce qui pour Wronsky avait été pendant près d'un an le but unique et
+suprême de la vie, pour Anna un rêve de bonheur, d'autant plus enchanteur
+qu'il lui paraissait invraisemblable et terrible, s'était réalisé. Pâle et
+tremblant, il était debout près d'elle, et la suppliait de se calmer sans
+savoir comment et pourquoi.
+
+«Anna, Anna! disait-il d'une voix émue, Anna, au nom du ciel!» Mais plus
+il élevait la voix, plus elle baissait la tête. Cette tête jadis si fière
+et si gaie, maintenant si humiliée! elle l'aurait abaissée jusqu'à terre,
+du divan où elle était assise, et serait tombée sur le tapis s'il ne
+l'avait soutenue.
+
+«Mon Dieu, pardonne-moi!» sanglotait-elle en lui serrant la main contre sa
+poitrine.
+
+Elle se trouvait si criminelle et si coupable qu'il ne lui restait
+plus qu'à s'humilier et à demander grâce, et c'était de lui qu'elle
+implorait son pardon, n'ayant plus que lui au monde. En le regardant, son
+abaissement lui apparaissait d'une façon si palpable qu'elle ne pouvait
+prononcer d'autre parole. Quant à lui, il se sentait pareil à un assassin
+devant le corps inanimé de sa victime. Le corps immolé par eux, c'était
+leur amour, la première phase de leur amour. Il y avait quelque chose de
+terrible et d'odieux au souvenir de ce qu'ils avaient payé du prix de leur
+honte.
+
+Le sentiment de la déchéance morale qui écrasait Anna s'empara de Wronsky.
+Mais, quelle que soit l'horreur du meurtrier devant le cadavre de sa
+victime, il faut le cacher et profiter au moins du crime commis. Et tel
+que le coupable qui se jette sur le cadavre avec rage, et l'entraîne pour
+le mettre en pièces, lui, il couvrait de baisers la tête et les épaules
+de son amie. Elle lui tenait la main et ne bougeait pas; oui, ces baisers,
+elle les avait achetés au prix de son honneur, et cette main qui lui
+appartenait pour toujours était celle de son complice: elle souleva cette
+main et la baisa. Wronsky tomba à ses genoux, cherchant à voir ce visage
+qu'elle cachait sans vouloir parier. Enfin elle se leva avec effort et le
+repoussa:
+
+«Tout est fini; il ne me reste plus que toi, ne l'oublie pas.--Comment
+oublierai-je ce qui fait ma vie! Pour un instant de ce bonheur...
+
+--Quel bonheur! s'écria-t-elle avec un sentiment de dégoût et de terreur
+si profond, qu'elle lui communiqua cette terreur. Au nom du ciel, pas un
+mot, pas un mot de plus!»
+
+Elle se leva vivement et s'éloigna de lui.
+
+«Pas un mot de plus!» répétait-elle avec une morne expression de désespoir
+qui le frappa étrangement, et elle sortit.
+
+Au début de cette vie nouvelle, Anna sentait l'impossibilité d'exprimer
+la honte, la frayeur, la joie qu'elle éprouvait; plutôt que de rendre sa
+pensée par des paroles insuffisantes ou banales, elle préférait se taire.
+Plus tard, les mots propres à définir la complexité de ses sentiments
+ne lui vinrent pas davantage, ses pensées mêmes ne traduisaient pas les
+impressions de son âme. «Non, disait-elle, je ne puis réfléchir à tout
+cela maintenant: plus tard, quand je serai plus calme.» Mais ce calme de
+l'esprit ne se produisait pas; chaque fois que l'idée lui revenait de ce
+qui avait eu lieu, de ce qui arriverait encore, de ce qu'elle deviendrait,
+elle se sentait prise de peur et repoussait ces pensées.
+
+«Plus tard, plus tard, répétait-elle, quand je serai plus calme.»
+
+En revanche, quand pendant son sommeil elle perdait tout empire sur ses
+réflexions, sa situation lui apparaissait dans son affreuse réalité;
+presque chaque nuit elle faisait le même rêve. Elle rêvait que tous deux
+étaient ses maris et se partageaient ses caresses. Alexis Alexandrovitch
+pleurait en lui baisant les mains et en disant: «Que nous sommes heureux
+maintenant.» Et Alexis Wronsky, lui aussi, était son mari. Elle s'étonnait
+d'avoir cru que ce fût impossible, riait en leur expliquant que tout
+allait se simplifier, et que tous deux désormais seraient contents
+et heureux. Mais ce rêve l'oppressait comme un cauchemar et elle se
+réveillait épouvantée.
+
+
+
+
+XII
+
+
+Dans les premiers temps qui suivirent son retour de Moscou, chaque fois
+qu'il arrivait à Levine de rougir et de tressaillir en se rappelant la
+honte du refus qu'il avait essuyé, il se disait: «C'est ainsi que je
+souffrais, et que je me croyais un homme perdu lorsque j'ai manqué mon
+examen de physique, puis lorsque j'ai compromis l'affaire de ma soeur qui
+m'avait été confiée. Et maintenant? Maintenant les années ont passé et
+je me rappelle ces désespoirs avec étonnement. Il en sera de même de ma
+douleur d'aujourd'hui: le temps passera et j'y deviendrai indifférent.»
+
+Mais trois mois s'écoulèrent et l'indifférence ne venait pas, et comme aux
+premiers jours ce souvenir lui restait une souffrance. Ce qui le troublait,
+c'est qu'après avoir tant rêvé la vie de famille, s'y être cru si bien
+préparé, non seulement il ne s'était pas marié, mais il se trouvait plus
+loin que jamais du mariage. C'était d'une façon presque maladive qu'il
+sentait, comme tous ceux qui l'entouraient, qu'il n'est pas bon à l'homme
+de vivre seul. Il se rappelait qu'avant son départ pour Moscou il avait
+dit une fois à son vacher Nicolas, un paysan naïf avec lequel il causait
+volontiers: «Sais-tu, Nicolas? J'ai envie de me marier.» Sur quoi Nicolas
+avait aussitôt répondu sans hésitation: «Il y a longtemps que cela devrait
+être fait. Constantin Dmitritch.»
+
+Et jamais il n'avait été si éloigné du mariage! C'est que la place
+était prise, et s'il lui arrivait de songer à quelque jeune fille de sa
+connaissance, il sentait l'impossibilité de remplacer Kitty dans son coeur;
+les souvenirs du passé le tourmentaient d'ailleurs encore. Il avait beau
+se dire qu'après tout il n'avait commis aucun crime, il rougissait de ces
+souvenirs à l'égal de ceux qui lui semblaient les plus honteux dans sa
+vie. Le sentiment de son humiliation, si peu grave qu'elle fût, pesait
+beaucoup plus sur sa conscience qu'aucune des mauvaises actions de son
+passé. C'était une blessure qui ne voulait pas se cicatriser.
+
+Le temps et le travail firent cependant leur oeuvre; les impressions
+pénibles furent peu à peu effacées par les événements importants (malgré
+leur apparence modeste) de la vie de campagne; chaque semaine emporta
+quelque chose du souvenir de Kitty; il en vint même à attendre avec
+impatience la nouvelle de son mariage, espérant que cette nouvelle le
+guérirait à la façon d'une dent qu'on arrache.
+
+Le printemps arriva, beau, amical, sans traîtrise ni fausses promesses: un
+de ces printemps dont se réjouissent les plantes et les animaux, aussi
+bien que les hommes. Cette saison splendide donna à Levine une nouvelle
+ardeur; elle confirma sa résolution de s'arracher au passé pour organiser
+sa vie solitaire dans des conditions de fixité et d'indépendance. Les
+plans qu'il avait formés en rentrant à la campagne n'avaient pas tous été
+réalisés, mais le point essentiel, la chasteté de sa vie, n'avait reçu
+aucune atteinte; il osait regarder ceux qui l'entouraient, sans que la
+honte d'une chute l'humiliât dans sa propre estime. Vers le mois de
+février, Maria Nicolaevna lui avait écrit pour lui dire que l'état de son
+frère empirait, sans qu'il fût possible de le déterminer à se soigner.
+Cette lettre le fit immédiatement partir pour Moscou, où il décida Nicolas
+à consulter un médecin, puis à aller prendre les eaux à l'étranger; il lui
+fit même accepter un prêt d'argent pour son voyage. Sous ce rapport, il
+pouvait donc être content de lui-même.
+
+En dehors de son exploitation et de ses lectures habituelles, Levine
+entreprit pendant l'hiver une étude sur l'économie rurale, étude dans
+laquelle il partait de cette donnée, que le tempérament du travailleur
+est un fait aussi absolu que le climat et la nature du sol; la science
+agronomique, selon lui, devait tenir compte au même degré de ces trois
+éléments.
+
+Sa vie fut donc très remplie, malgré sa solitude; la seule chose qui lui
+manquât fut la possibilité de communiquer les idées qui se déroulaient
+dans sa tête à d'autres qu'à sa vieille bonne; aussi avait-il fini par
+raisonner avec celle-ci sur la physique, les théories d'économie rurale,
+et surtout sur la philosophie, car c'était le sujet favori d'Agathe
+Mikhaïlovna.
+
+Le printemps fut assez tardif. Pendant les dernières semaines du carême,
+le temps fut clair, mais froid. Quoique le soleil amenât pendant le jour
+un certain dégel, il y avait au moins sept degrés la nuit; la croûte que
+la gelée formait sur la neige était si dure qu'il n'y avait plus de routes
+tracées.
+
+Le jour de Pâques se passa dans la neige; tout à coup, le lendemain, un
+vent chaud s'éleva, les nuages s'amoncelèrent, et pendant trois jours et
+trois nuits une pluie tiède et orageuse ne cessa de tomber; le vent se
+calma le jeudi, et il s'étendit alors sur la terre un brouillard épais et
+gris comme pour cacher les mystères qui s'accomplissaient dans la nature:
+les glaces qui craquaient et fondaient de toutes parts, les rivières en
+débâcle, les torrents dont les eaux écumeuses et troublées s'échappaient
+avec violence. Vers le soir, on vit sur la colline Rouge le brouillard
+se déchirer, les nuages se dissiper en moutons blancs, et le printemps,
+le vrai printemps, paraître éblouissant. Le lendemain matin, un soleil
+brillant acheva de fondre les légères couches de glace qui restaient
+encore sur les eaux, et l'air tiède se remplit de vapeurs s'élevant de
+la terre; l'herbe ancienne prit aussitôt des teintes vertes, la nouvelle
+pointa dans le sol, semblable à des milliers de petites aiguilles; les
+bourgeons des bouleaux, des buissons de groseilliers, et des boules de
+neige, se gonflèrent de sève et, sur leurs branches ensoleillées, des
+essaims d'abeilles s'abattirent en bourdonnant.
+
+D'invisibles alouettes entonnaient leur chant joyeux à la vue de la
+campagne débarrassée de neige; les vanneaux semblaient pleurer leurs
+marais submergés par les eaux torrentielles; les cigognes et les oies
+sauvages s'élevaient dans le ciel avec leur cri printanier.
+
+Les vaches, dont le poil ne repoussait qu'irrégulièrement et montrait ça
+et là des places pelées, beuglaient en quittant les étables; autour des
+brebis à la toison pesante, les agneaux sautillaient gauchement; les
+enfants couraient pieds nus le long des sentiers humides, où s'imprimait
+la trace de leurs pas; les paysannes babillaient gaiement sur le bord de
+l'étang, occupées à blanchir leur toile; de tous côtés retentissait la
+hache des paysans réparant leurs herses et leurs charrues. Le printemps
+était vraiment revenu.
+
+
+
+
+XIII
+
+
+Pour la première fois, Levine n'endossa pas sa pelisse, mais, vêtu plus
+légèrement et chaussé de ses grandes bottes, il sortit, enjambant les
+ruisseaux que le soleil rendait éblouissants, et posant le pied tantôt sur
+un débris de glace, tantôt dans une boue épaisse.
+
+Le printemps, c'est l'époque des projets et des plans. Levine, en sortant,
+ne savait pas plus ce qu'il allait d'abord entreprendre que l'arbre ne
+devinait comment et dans quel sens s'étendraient les jeunes pousses et les
+jeunes branches enveloppées dans ses bourgeons; mais il sentait que les
+plus beaux projets et les plans les plus sages débordaient en lui.
+
+Il alla d'abord voir son bétail. On avait fait sortir les vaches; elles se
+chauffaient au soleil en beuglant, comme pour implorer la grâce d'aller
+aux champs. Levine les connaissait toutes dans leurs moindres détails.
+Il les examina avec satisfaction, et donna l'ordre au berger tout joyeux
+de les mener au pâturage et de faire sortir les veaux. Les vachères,
+ramassant leurs jupes, et barbotant dans la boue, les pieds nus encore
+exempts de hâle, poursuivaient, une gaule en main, les veaux que le
+printemps grisait de joie, et les empêchaient de sortir de la cour.
+
+Les nouveau-nés de l'année étaient d'une beauté peu commune; les plus âgés
+avaient déjà la taille d'une vache ordinaire, et la fille de Pava, âgée de
+trois mois, était de la grandeur des génisses d'un an. Levine les admira
+et donna l'ordre de sortir leurs auges et de leur apporter leur pitance
+de foin dehors, derrière les palissades portatives qui leur servaient
+d'enclos.
+
+Mais il se trouva que ces palissades, faites en automne, étaient en
+mauvais état, parce qu'on n'en avait pas eu besoin. Il fit chercher le
+charpentier, qui devait être occupé à réparer la machine à battre; on
+ne le trouva pas là; il raccommodait les herses, qui auraient dû être
+réparées pendant le carême. Levine fut contrarié. Toujours cette éternelle
+nonchalance, contre laquelle depuis si longtemps il luttait en vain!
+Les palissades, ainsi qu'il l'apprit, n'ayant pas servi pendant l'hiver,
+avaient été transportées dans l'écurie des ouvriers, où, étant de
+construction légère, elles avaient été brisées.
+
+Quant aux herses et aux instruments aratoires, qui auraient dû être
+réparés et mis en état durant les mois d'hiver, ce qui avait fait louer
+trois charpentiers, rien n'avait été fait; on réparait les herses au
+moment même où on allait en avoir besoin. Levine fit chercher l'intendant,
+puis, impatienté, alla le chercher lui-même. L'intendant, rayonnant comme
+l'univers entier ce jour-là, vint à l'appel du maître, vêtu d'une petite
+touloupe garnie de mouton frisé, cassant une paille dans ses doigts.
+
+«Pourquoi le charpentier n'est-il pas à la machine?
+
+--C'est ce que je voulais dire, Constantin Dmitritch; il faut réparer les
+herses. Il va falloir labourer.
+
+--Qu'avez-vous donc fait l'hiver?
+
+--Mais pourquoi faut-il un charpentier?
+
+--Où sont les palissades de l'enclos pour les veaux?
+
+--J'ai donné l'ordre de les remettre en place. Que voulez-vous qu'on fasse
+avec ce monde-là, répondit l'intendant en faisant un geste désespéré.
+
+--Ce n'est pas avec ce monde-là, mais avec l'intendant qu'il n'y a rien à
+faire! dit Levine s'échauffant. Pourquoi vous paye-t-on?» cria-t-il; mais,
+se rappelant à temps que les cris n'y feraient rien, il s'arrêta et se
+contenta de soupirer.
+
+«Pourra-t-on semer? demanda-t-il après un moment de silence.
+
+--Demain ou après-demain, on le pourra derrière Tourkino.
+
+--Et le trèfle?
+
+--J'ai envoyé Wassili et Mishka le semer; mais je ne sais s'ils y
+parviendront, le sol est encore trop détrempé.
+
+--Sur combien de déciatines?
+
+--Six.
+
+--Pourquoi pas partout?--cria Levine en colère. Il était furieux
+d'apprendre qu'au lieu de vingt-quatre déciatines on n'en ensemençait que
+six; sa propre expérience, aussi bien que la théorie, l'avait convaincu
+de la nécessité de semer le trèfle aussitôt que possible, presque sur la
+neige, et il n'y arrivait jamais.
+
+--Nous manquons d'ouvriers, que voulez-vous qu'on fasse de ces gens-là?
+Trois journaliers ne sont pas venus, et voilà Simon...
+
+--Vous auriez mieux fait de ne pas les garder à décharger la paille.
+
+--Aussi n'y sont-ils pas.
+
+--Où sont-ils donc tous?
+
+--Il y en a cinq à la _compote_ (l'intendant voulait dire au compost),
+quatre à l'avoine qu'on remue: pourvu qu'elle ne tourne pas, Constantin
+Dmitritch!»
+
+Pour Levine, cela signifiait que l'avoine anglaise, destinée aux semences,
+était déjà tournée. Ils avaient encore enfreint ses ordres!
+
+«Mais ne vous ai-je pas dit, pendant le carême, qu'il fallait poser des
+cheminées pour l'aérer? cria-t-il.
+
+--Ne vous inquiétez pas, nous ferons tout en son temps.»
+
+Levine, furieux, fit un geste de mécontentement, et alla examiner l'avoine
+dans son magasin à grains, puis il se rendit à l'écurie. L'avoine n'était
+pas encore gâtée, mais l'ouvrier la remuait à la pelle au lieu de la
+descendre simplement d'un étage à l'autre. Levine prit deux ouvriers
+pour les envoyer au trèfle. Peu à peu il se calma sur le compte de son
+intendant; d'ailleurs il faisait si beau qu'on ne pouvait vraiment pas se
+mettre en colère.
+
+«Ignat!--cria-t-il à son cocher, qui, les manches retroussées, lavait la
+calèche près du puits.--Selle-moi un cheval.
+
+--Lequel?
+
+--Kolpik.»
+
+Pendant qu'on sellait son cheval, Levine appela l'intendant, qui allait et
+venait autour de lui, afin de rentrer en grâce, et lui parla des travaux à
+exécuter pendant le printemps et de ses projets agronomiques: il fallait
+transporter le fumier le plus tôt possible, de façon à terminer ce travail
+avant le premier fauchage; il fallait labourer le champ le plus lointain,
+puis faire les foins à son compte, et ne pas faucher de moitié avec les
+paysans.
+
+L'intendant écoutait attentivement, de l'air d'un homme qui fait
+effort pour approuver les projets du maître; il avait cette physionomie
+découragée et abattue que Levine lui connaissait et qui l'irritait au plus
+haut point. «Tout cela est bel et bon, semblait-il toujours dire, mais
+nous verrons ce que Dieu donnera.»
+
+Ce ton contrariait, désespérait presque Levine; mais il était commun à
+tous les intendants qu'il avait eus à son service; tous accueillaient ses
+projets du même air navré, aussi avait-il pris le parti de ne plus se
+fâcher; il n'en mettait pas moins d'ardeur à lutter contre ce malheureux:
+«ce que Dieu donnera», qu'il considérait comme une espèce de force
+élémentaire destinée à lui faire partout obstacle.
+
+«Nous verrons si nous en aurons le temps, Constantin Dmitritch.
+
+--Et pourquoi ne l'aurions-nous pas?
+
+--Il nous faut louer quinze ouvriers de plus, et il n'en vient pas.
+Aujourd'hui il en est venu qui demandent 70 roubles pour l'été.»
+
+Levine se tut. Toujours cette même pierre d'achoppement! Il savait
+que, quelque effort qu'on fît, jamais il n'était possible de louer plus
+de trente-sept ou trente-huit ouvriers à un prix normal; on arrivait
+quelquefois jusqu'à quarante, pas au delà; mais il voulait encore essayer.
+
+«Envoyez à Tsuri, à Tchefirofka: s'il n'en vient pas, il faut en chercher.
+
+--Pour envoyer, j'enverrai bien, dit Wassili Fédorovitch d'un air accablé:
+et puis, voilà les chevaux qui sont bien faibles.
+
+--Nous en rachèterons; mais je sais, ajouta-t-il en riant, que vous
+ferez toujours aussi peu et aussi mal que possible. Au reste, je vous en
+préviens, je ne vous laisserai pas agir à votre guise cette année. Je
+ferai tout par moi-même.
+
+--Ne dirait-on pas que vous dormez trop? Quant à nous, nous préférons
+travailler sous l'oeil du maître.
+
+--Ainsi, vous allez faire semer le trèfle, et j'irai voir moi-même, dit-il
+en montant sur le petit cheval que le cocher venait de lui amener.
+
+--Vous ne passerez pas les ruisseaux, Constantin Dmitritch, cria le
+cocher.
+
+--Eh bien, j'irai par le bois.»
+
+Sur son petit cheval bien reposé, qui reniflait toutes les mares, et
+tirait sur la bride dans sa joie de quitter l'écurie, Levine sortit de la
+cour boueuse, et partit en pleins champs.
+
+L'impression joyeuse qu'il avait éprouvée à la maison ne fit qu'augmenter.
+L'amble de son excellent cheval le balançait doucement; il buvait à longs
+traits l'air déjà tiède, mais encore imprégné d'une fraîcheur de neige,
+car il en restait des traces de place en place; chacun de ses arbres, avec
+sa mousse renaissante et ses bourgeons prêts à s'épanouir, lui faisait
+plaisir à voir. En sortant du bois, l'étendue énorme des champs s'offrit à
+sa vue, semblable à un immense tapis de velours vert; pas de parties mal
+emblavées ou défoncées à déplorer, mais par-ci par-là des lambeaux de
+neige dans les fossés. Il aperçut un cheval de paysan et un poulain
+piétinant un champ; sans se fâcher, il ordonna à un paysan qui passait de
+les chasser; il prit avec la même douceur la réponse niaise et ironique du
+paysan auquel il demanda: «Eh bien, Ignat, sèmerons-nous bientôt?--Il faut
+d'abord labourer, Constantin Dmitritch». Plus il avançait, plus sa bonne
+humeur augmentait, plus ses plans agricoles semblaient se surpasser les
+uns les autres en sagesse: protéger les champs du côté du midi par des
+plantations qui empêcheraient la neige de séjourner trop longtemps;
+diviser ses terres labourables en neuf parties dont six seraient fumées
+et trois consacrées à la culture fourragère; construire une vacherie dans
+la partie la plus éloignée du domaine et y creuser un étang; avoir des
+clôtures portatives pour le bétail afin d'utiliser l'engrais sur les
+prairies; arriver ainsi à cultiver trois cents déciatines de froment,
+cent déciatines de pommes de terre, et cent cinquante de trèfle sans
+épuiser la terre...
+
+Plongé dans ces réflexions et dirigeant prudemment son cheval de façon à
+ne pas endommager ses champs, il arriva jusqu'à l'endroit où les ouvriers
+semaient le trèfle. La télègue chargée de semences, au lieu d'être arrêtée
+à la limite du champ, avait labouré de ses roues le froment d'hiver que le
+cheval foulait des pieds. Les deux ouvriers, assis au bord de la route,
+allumaient leur pipe. La semence du trèfle, au lieu d'avoir été passée au
+crible, était jetée dans la télègue mêlée à de la terre, à l'état de
+petites mottes dures et sèches.
+
+En voyant venir le maître, l'ouvrier Wassili se dirigea vers la télègue,
+et Michka se mit à semer. Tout cela n'était pas dans l'ordre, mais Levine
+se fâchait rarement contre ses ouvriers. Quand Wassili approcha, il lui
+ordonna de ramener le cheval de la télègue sur la route.
+
+«Cela ne fait rien, Barine, ça repoussera, dit Wassili.
+
+--Fais-moi le plaisir d'obéir sans raisonner, répondit Levine.
+
+--J'y vais, répondit Wassili, allant prendre le cheval par la tête...
+--Quelles semailles! Constantin Dmitritch! ajouta-t-il pour rentrer en
+grâce, rien de plus beau! mais on n'avance pas facilement! la terre est si
+lourde qu'on traîne un poud à chaque pied.
+
+--Pourquoi le trèfle n'a-t-il point été criblé? demanda Levine.
+
+--Ça ne fait rien, ça s'arrangera,» répondit Wassili, prenant des semences
+et les triturant dans ses mains.
+
+Wassili n'était pas le coupable, mais la contrariété n'en était pas moins
+vive pour le maître. Il descendit de cheval, prit le semoir des mains de
+Wassili, et se mit à semer lui-même.
+
+«Où t'es-tu arrêté?»
+
+Wassili indiqua l'endroit du pied, et Levine continua à semer du mieux
+qu'il put; mais la terre était semblable à un marais, et au bout de
+quelque temps il s'arrêta, tout en nage, pour rendre le semoir à
+l'ouvrier.
+
+«Le printemps est beau, dit Wassili, c'est un printemps que les anciens
+n'oublieront pas; chez nous, notre vieux a aussi semé du froment. Il
+prétend qu'on ne le distingue pas du seigle.
+
+--Y a-t-il longtemps qu'on sème du froment chez vous?
+
+--Mais c'est vous-même qui nous avez appris à en semer; l'an dernier vous
+m'en avez donné deux mesures.
+
+--Eh bien, fais attention, dit Levine retournant à son cheval, surveille
+Michka, et si la semence lève bien, tu auras cinquante kopecks par
+déciatine.
+
+--Nous vous remercions humblement; nous serions contents, même sans cela.»
+
+Levine remonta à cheval et alla visiter son champ de trèfle de l'année
+précédente, puis celui qu'on labourait pour le blé d'été.
+
+Le trèfle levait admirablement et le labour était excellent; dans deux ou
+trois jours, les semailles pourraient commencer.
+
+Levine satisfait revint par les ruisseaux, espérant que l'eau aurait
+baissé; effectivement il put les traverser, et au passage il effraya deux
+canards.
+
+«Il doit y avoir des bécasses,» pensa-t-il; et un garde qu'il rencontra en
+approchant de la maison, lui confirma cette supposition.
+
+Aussitôt il hâta le pas de son cheval afin de rentrer dîner et de préparer
+son fusil pour le soir.
+
+
+
+
+XIV
+
+
+Au moment où Levine rentrait chez lui, de la plus belle humeur du monde,
+il entendit un son de clochettes du côté du perron d'entrée.
+
+«Quelqu'un arrive du chemin de fer, pensa-t-il: c'est l'heure du train de
+Moscou... Qui peut venir? Serait-ce mon frère Nicolas? Ne m'a-t-il pas dit
+qu'au lieu d'aller à l'étranger, il viendrait peut-être chez moi?»
+
+Il eut peur un moment que cette arrivée n'interrompît ses plans de
+printemps; mais, honteux de ce sentiment égoïste, il ouvrit aussitôt,
+dans sa pensée, les bras à son frère, et se prit à espérer, avec une joie
+attendrie, que c'était bien lui que la clochette annonçait.
+
+Il pressa son cheval, et, au tournant d'une haie d'acacias qui lui
+cachait la maison, il aperçut dans un traîneau de louage un voyageur en
+pelisse.--Ce n'était pas son frère.
+
+«Pourvu que ce soit quelqu'un avec qui l'on puisse causer!» pensa-t-il.
+
+«Mais, s'écria-t-il en reconnaissant Stépane Arcadiévitch, c'est le
+plus aimable des hôtes! Que je suis content de te voir! «J'apprendrai
+certainement de lui si elle est mariée,» se dit-il.
+
+Même le souvenir de Kitty ne lui faisait plus de mal, par ce splendide
+jour de printemps.
+
+«Tu ne m'attendais guère? dit Stépane Arcadiévitch en sortant de son
+traîneau, la figure tachetée de boue, mais rayonnante de santé et de
+plaisir. Je suis venu: 1° pour te voir; 2° pour tirer un coup de fusil,
+et 3° pour vendre le bois de Yergoushovo.
+
+--Parfait? Que dis-tu de ce printemps? Comment as-tu pu arriver jusqu'ici
+en traîneau?
+
+--En télègue c'est encore plus difficile, Constantin Dmitritch, dit le
+cocher, une vieille connaissance.
+
+--Enfin je suis très heureux de te voir,» dit Levine en souriant avec une
+joie enfantine.
+
+Il mena son hôte dans la chambre destinée aux visiteurs, où l'on apporta
+aussitôt son bagage: un sac, un fusil dans sa gaine, et une boite de
+cigares. Levine se rendit ensuite chez l'intendant pour lui faire ses
+observations sur le trèfle et le labourage.
+
+Agathe Mikhaïlovna, qui avait à coeur l'honneur de la maison, l'arrêta au
+passage dans le vestibule pour lui adresser quelques questions au sujet du
+dîner.
+
+«Faites ce que vous voudrez, mais dépêchez-vous,» répondit-il en
+continuant son chemin.
+
+Quand il rentra, Stépane Arcadiévitch, lavé, peigné et souriant, sortait
+de sa chambre. Ils montèrent ensemble au premier.
+
+«Que je suis donc content d'être parvenu jusqu'à toi! Je vais enfin être
+initié aux mystères de ton existence! Vraiment je te porte envie. Quelle
+maison! Comme tout y est commode, clair, gai, disait Stépane Arcadiévitch,
+oubliant que les jours clairs et le printemps n'étaient pas toujours là.
+Et ta vieille bonne! quelle brave femme! Il ne manque qu'une jolie
+soubrette en tablier blanc; mais cela ne cadre pas avec ton style sévère
+et monastique.»
+
+Entre autres nouvelles intéressantes, Stépane Arcadiévitch raconta à son
+hôte que Serge Ivanitch comptait venir à la campagne cet été; il ne dit
+pas un mot des Cherbatzky, et se contenta de transmettre les amitiés de
+sa femme; Levine apprécia cette délicatesse. Comme toujours, il avait
+amassé pendant sa solitude une foule d'idées et d'impressions qu'il ne
+pouvait communiquer à son entourage et qu'il versa dans le sein de Stépane
+Arcadiévitch. Tout y passa: sa joie printanière, ses plans et ses déboires
+agricoles, ses remarques sur les livres qu'il avait lus, et surtout l'idée
+fondamentale du travail qu'il avait entrepris d'écrire, lequel, sans qu'il
+s'en doutât, était la critique de tous les ouvrages d'économie rurale.
+Stépane Arcadiévitch, aimable et prompt à tout saisir, se montra plus
+particulièrement cordial cette fois; Levine crut même remarquer une
+certaine considération pour lui, qui le flatta, jointe à une nuance de
+tendresse.
+
+Les efforts réunis d'Agathe Mikhaïlovna et du cuisinier eurent pour
+résultat que les deux amis, mourant de faim, se jetèrent sur la zakouska
+en attendant la soupe, mangèrent du pain, du beurre, des salaisons, des
+champignons, et que Levine fit enfin monter la soupe, sans attendre les
+petits pâtés confectionnés par le cuisinier avec l'espoir d'éblouir leur
+hôte; mais Stépane Arcadiévitch, habitué à d'autres dîners, ne cessa de
+trouver tout excellent: les liqueurs faites à la maison, le pain, le
+beurre, les salaisons, les champignons, la soupe aux orties, la poule à la
+sauce blanche, le vin de Crimée, furent jugés délicieux.
+
+«Parfait, parfait! dit-il en allumant une grosse cigarette après le rôti.
+Je me fais l'effet d'avoir échappé aux secousses et au tapage d'un navire,
+pour aborder sur une rive hospitalière. Ainsi tu dis que l'élément
+représenté par le travailleur doit être étudié en dehors de tout autre,
+et servir de guide dans le choix des procédés économiques? Je suis un
+profane dans ces questions, mais il me semble que cette théorie et ses
+applications auront une influence sur le travailleur.....
+
+--Oui, mais attends; je ne parle pas d'économie politique, mais d'économie
+rurale considérée comme une science. Il faut en étudier les données, les
+phénomènes, de même que pour les sciences naturelles, et l'ouvrier au
+point de vue économique et ethnographique.....»
+
+Agathe Mikhaïlovna entra en ce moment avec des confitures.
+
+«Mes compliments, Agathe Mikhaïlovna, dit Stépane Arcadiévitch en baisant
+le bout de ses doigts potelés.
+
+--Quelles salaisons et quelles liqueurs! Eh bien, Kostia, n'est-il pas
+temps de partir?» ajouta-t-il.
+
+Levine jeta un regard par la fenêtre sur le soleil qui disparaissait
+derrière la cime encore dénudée des arbres.
+
+«Il en est temps; Kousma, qu'on attelle,» cria-t-il, descendant l'escalier
+en courant.
+
+Stépane Arcadiévitch descendit aussi, et alla soigneusement retirer
+lui-même son fusil de sa gaine; c'était une arme d'un modèle nouveau et
+coûteux.
+
+Kousma, qui sentait venir un bon pourboire, ne le quittait pas; il l'aida
+à mettre ses bas et ses bottes de chasse, et Stépane Arcadiévitch se
+laissa faire avec complaisance.
+
+«Si le marchand Rébénine vient en notre absence, fais-moi le plaisir,
+Kostia, de dire qu'on le reçoive et qu'on le fasse attendre.
+
+--C'est à lui que tu vends ton bois?
+
+--Oui; le connais-tu?
+
+--Certainement, j'ai eu affaire à lui _positivement et définitivement!_»
+
+Stépane Arcadiévitch se mit à rire. «Positivement et définitivement»
+étaient les mots favoris du marchand.
+
+«Oui, il parle très drôlement.--Elle comprend où va son maître!»
+ajouta-t-il en caressant Laska, qui tournait en jappant autour de Levine,
+lui léchant tantôt la main, tantôt la botte ou le fusil.
+
+Un petit équipage de chasse les attendait à la porte.
+
+«J'ai fait atteler, quoique ce soit tout près d'ici; mais si tu le
+préfères, nous irons à pied.
+
+--Du tout, j'aime autant la voiture,» dit Stépane Arcadiévitch en
+s'asseyant dans le char à bancs; il s'enveloppa les pieds d'un plaid tigré
+et alluma un cigare.
+
+«Comment peux-tu te passer de fumer, Kostia! Le cigare, ce n'est pas
+seulement un plaisir, c'est comme le couronnement du bien-être. Voilà la
+vraie existence! c'est ainsi que je voudrais vivre!
+
+--Qui t'en empêche? dit Levine en souriant.
+
+--Oui, tu es un homme heureux, car tu possèdes tout ce que tu aimes: tu
+aimes les chevaux, tu en as; des chiens, tu en as, ainsi qu'une belle
+chasse; enfin, tu adores l'agronomie, et tu peux t'en occuper!
+
+--C'est peut-être que j'apprécie ce que je possède, et ne désire pas trop
+vivement ce que je n'ai pas,» répondit Levine en pensant à Kitty.
+
+Stépane Arcadiévitch le comprit, mais le regarda sans mot dire.
+
+Levine lui était reconnaissant de n'avoir pas encore parlé des Cherbatzky,
+et d'avoir deviné, avec son tact ordinaire, que c'était là un sujet qu'il
+redoutait; mais en ce moment il aurait voulu, sans faire de questions,
+savoir à quoi s'en tenir sur ce même sujet.
+
+«Comment vont tes affaires?» dit-il enfin, se reprochant de ne penser qu'à
+ce qui l'intéressait personnellement.
+
+Les yeux de Stépane Arcadiévitch s'allumèrent.
+
+«Tu n'admets pas qu'on puisse désirer du pain chaud quand on a sa portion
+congrue; selon toi, c'est un crime, et moi, je n'admets pas qu'on puisse
+vivre sans amour, répondit-il, ayant compris à sa façon la question de
+Levine. Je n'y puis rien, je suis ainsi fait, et vraiment, quand on y
+songe, on fait si peu de tort à autrui, et tant de plaisir à soi-même!
+
+--Eh quoi? y aurait-il un nouvel objet, demanda son ami.
+
+--Oui, frère! Tu connais le type des femmes d'Ossian, ces femmes qu'on
+ne voit qu'en rêve? Eh bien, elles existent parfois en réalité, et sont
+alors terribles. La femme, vois-tu, c'est un thème inépuisable: on a beau
+l'étudier, on rencontre toujours du nouveau.
+
+--Ce n'est pas la peine de l'étudier alors.
+
+--Oh si! Je ne sais plus quel est le grand homme qui a dit que le bonheur
+consistait à chercher la vérité et non à la trouver...»
+
+Levine écoutait sans rien dire, mais il avait beau faire, il ne pouvait
+entrer dans l'âme de son ami, et comprendre le charme qu'il éprouvait à ce
+genre d'études.
+
+
+
+
+XV
+
+
+L'endroit où Levine conduisit Oblonsky était non loin de là, dans un petit
+bois de trembles: il le posta dans un coin couvert de mousse et un peu
+marécageux, quoique débarrassé de neige; quant à lui, il se plaça du côté
+opposé, près d'un bouleau double, appuya son fusil à une des branches
+inférieures, ôta son caftan, se serra une ceinture autour du corps, et fit
+quelques mouvements de bras pour s'assurer que rien ne le gênerait pour
+tirer.
+
+La vieille Laska, qui le suivait pas à pas, s'assit avec précaution en
+face de lui, et dressa les oreilles. Le soleil se couchait derrière le
+grand bois, et du côté du levant les jeunes bouleaux mêlés aux trembles
+se dessinaient nettement avec leurs branches tombantes et leurs bourgeons
+presque épanouis.
+
+Dans le grand bois, là où la neige n'avait pas complètement disparu,
+on entendait l'eau s'écouler à petit bruit en nombreux ruisselets; les
+oiseaux gazouillaient en voltigeant d'un arbre à l'autre. Par moments, le
+silence semblait complet; on entendait alors le bruissement des feuilles
+sèches remuées par le dégel ou par l'herbe qui poussait.
+
+«En vérité, on voit et l'on entend croître l'herbe!» se dit Levine en
+remarquant une feuille de tremble, humide et couleur d'ardoise, que
+soulevait la pointe d'une herbe nouvelle sortant du sol. Il était debout,
+écoutant et regardant tantôt la terre couverte de mousse, tantôt Laska
+aux aguets, tantôt la cime encore dépouillée des arbres de la forêt, qui
+s'étendait comme une mer au pied de la colline, puis le ciel obscurci qui
+se couvrait de petits nuages blancs. Un vautour s'envola dans les airs en
+agitant lentement ses ailes au-dessus de la forêt; un autre prit la même
+direction et disparut. Dans le fourré, le gazouillement des oiseaux devint
+plus vif et plus animé; un hibou éleva la voix au loin; Laska dressa
+l'oreille, fit quelques pas avec prudence et pencha la tête pour mieux
+écouter. De l'autre côté de la rivière, un coucou poussa deux fois son
+petit cri, puis s'arrêta tout enroué.
+
+«Entends-tu? déjà le coucou! dit Stépane Arcadiévitch en quittant sa
+place.
+
+--Oui, j'entends, dit Levine, mécontent de rompre le silence. Attention
+maintenant: cela va commencer.»
+
+Stépane Arcadiévitch retourna derrière son buisson, et l'on ne vit plus
+que l'étincelle d'une allumette, suivie de la petite lueur rouge de
+sa cigarette, et une légère fumée bleuâtre. «Tchik, tchik;» Stépane
+Arcadiévitch armait son fusil.
+
+«Qu'est-ce qui crie là? demanda-t-il en attirant l'attention de son
+compagnon sur un bruit sourd, qui faisait penser à la voix d'un enfant
+s'amusant à imiter le hennissement d'un cheval.
+
+--Tu ne sais pas ce que c'est? C'est un lièvre mâle. Mais attention, ne
+parlons plus,» cria presque Levine en armant son fusil à son tour. Un
+sifflement se fit entendre dans le lointain avec le rythme si connu du
+chasseur, et, deux ou trois secondes après, ce sifflement se répéta et se
+changea en un petit cri enroué. Levine leva les yeux à droite, à gauche,
+et vit enfin au-dessus de sa tête, dans le bleu un peu obscurci du ciel,
+au-dessus de la cime doucement balancée des trembles, un oiseau qui volait
+vers lui; son cri, assez semblable au bruit que ferait une étoffe qu'on
+déchirerait en mesure, lui résonna à l'oreille; il distinguait déjà le
+long bec et le long cou de la bécasse; mais à peine l'eut-il visée,
+qu'un éclair rouge brilla du buisson derrière lequel se tenait Oblonsky;
+l'oiseau s'agita, dans l'air comme frappé d'une flèche. Un second éclair,
+et l'oiseau, cherchant vainement à se rattraper, battit de l'aile pendant
+une seconde, et tomba lourdement à terre.
+
+«Est-ce que je l'ai manquée? cria Stépane Arcadiévitch qui ne voyait rien
+à travers la fumée.
+
+--La voilà, dit Levine en montrant Laska, une oreille en l'air, l'oiseau
+dans la gueule, remuant le bout de sa queue, et rapportant lentement le
+gibier à son maître, avec une espèce de sourire, comme pour faire durer le
+plaisir.
+
+--Je suis bien aise que tu aies touché, dit Levine, tout en éprouvant un
+certain sentiment d'envie.
+
+--Mon fusil a raté du canon droit; vilaine affaire, répondit Stépane
+Arcadiévitch en rechargeant son arme. Ah! en voilà encore une!»
+Effectivement des sifflements se succédèrent, rapides et perçants. Deux
+bécasses volèrent au-dessus des chasseurs, se poursuivant l'une l'autre;
+quatre coups partirent, et les bécasses, comme des hirondelles, tournèrent
+sur elles-mêmes et tombèrent.
+
+... La chasse fut excellente. Stépane Arcadiévitch tua encore deux pièces,
+et Levine également deux, dont l'une ne se retrouva pas. Le jour baissait
+de plus en plus. Vénus à la lueur argentée se montrait déjà au couchant,
+et au levant Arcturus brillait de son feu rouge un peu sombre. Levine
+apercevait par intervalles la Grande Ourse. Les bécasses ne se montraient
+plus, mais Levine résolut de les attendre jusqu'à ce que Vénus, qu'il
+distinguait entre les branches de son bouleau, s'élevât à l'horizon, et
+que la Grande Ourse fût entièrement visible. L'étoile avait dépassé les
+bouleaux, et le char de la Grande Ourse brillait déjà dans le ciel, qu'il
+attendait encore.
+
+«N'est-il pas temps de rentrer?» demanda Stépane Arcadiévitch.
+
+Tout était calme dans la forêt: pas un oiseau n'y bougeait.
+
+«Attendons encore, répondit Levine.
+
+--Comme tu voudras.»
+
+Ils étaient en ce moment à quinze pas l'un de l'autre.
+
+«Stiva, s'écria tout à coup Levine, tu ne m'as pas dit si ta belle-soeur
+était mariée, ou si le mariage est près de se faire?» Il se sentait si
+calme, son parti était si résolument pris, que rien, croyait-il, ne
+pouvait l'émouvoir. Mais il ne s'attendait pas à la réponse de Stépane
+Arcadiévitch.
+
+«Elle n'est pas mariée et ne songe pas au mariage, elle est très malade,
+et les médecins l'envoient à l'étranger. On craint même pour sa vie.
+
+--Que dis-tu là? cria Levine. Malade...., mais qu'a-t-elle? Comment.....»
+
+Pendant qu'ils causaient ainsi, Laska, les oreilles dressées, examinait le
+ciel au-dessus de sa tête et les regardait d'un air de reproche.
+
+«Ils ont bien choisi leur temps pour causer, pensait Laska. En voilà une
+qui vient, la voilà,--juste. Ils la manqueront.»
+
+Au même instant, un sifflement aigu perça les oreilles des deux chasseurs,
+et tous deux, ajustant leurs fusils, tirèrent ensemble; les deux coups,
+les deux éclairs furent simultanés. La bécasse battit de l'aile, plia ses
+pattes minces, et tomba dans le fourré.
+
+«Voilà qui est bien! ensemble..... s'écria Levine courant avec Laska à
+la recherche du gibier; qu'est-ce donc qui m'a fait tant de peine tout
+à l'heure? Ah oui! Kitty est malade, se rappela-t-il. Que faire? c'est
+triste!
+
+--Je l'ai trouvée! Bonne bête!» fit-il en prenant l'oiseau de la gueule de
+Laska pour la mettre dans son carnier presque plein.
+
+
+
+
+XVI
+
+
+En rentrant, Levine questionna son ami sur la maladie de Kitty et les
+projets des Cherbatzky: il entendit sans déplaisir les réponses d'Oblonsky,
+sentant, sans oser se l'avouer, qu'il lui restait un espoir quelconque,
+et presque satisfait que celle qui l'avait tant fait souffrir, souffrit à
+son tour. Mais quand Stépane Arcadiévitch parla des causes de la maladie
+de Kitty et prononça le nom de Wronsky, il l'interrompit:
+
+«Je n'ai aucun droit d'être initié à des secrets de famille auxquels je ne
+m'intéresse nullement.»
+
+Stépane Arcadiévitch sourit imperceptiblement en remarquant la
+transformation soudaine de Levine, qui, en une seconde, avait passé de
+la gaieté à la tristesse, comme cela lui arrivait souvent.
+
+«As-tu conclu ton affaire avec Rébénine, pour le bois? demanda-t-il.
+
+--Oui, il me donne un prix excellent: 38 000 roubles, dont huit d'avance
+et le reste en six ans. Ce n'a pas été sans peine; personne ne m'en
+offrait davantage.
+
+--Tu donnes ton bois pour rien, dit Levine d'un air sombre.
+
+--Comment cela, pour rien? dit Stépane Arcadiévitch avec un sourire de
+bonne humeur, sachant d'avance que Levine serait maintenant mécontent de
+tout.
+
+--Ton bois vaut pour le moins 800 roubles la déciatine.
+
+--Voilà bien votre ton méprisant, à vous autres grands agriculteurs,
+quand il s'agit de nous, pauvres diables de citadins! Et cependant, qu'il
+s'agisse de faire une affaire, nous nous en tirons encore mieux que vous.
+Crois-moi, j'ai tout calculé; le bois est vendu dans de très bonnes
+conditions, et je ne crains qu'une chose, c'est que le marchand ne se
+dédise. C'est du bois de chauffage, et il n'y en aura pas plus de 30
+sagènes par déciatine; or il m'en donne 200 roubles la déciatine.»
+
+Levine sourit dédaigneusement.
+
+«Voilà le genre de ces messieurs de la ville, pensa-t-il, qui pour une
+fois en dix ans qu'ils viennent à la campagne, et pour deux ou trois
+mots du vocabulaire campagnard qu'ils appliquent à tort et à travers,
+s'imaginent qu'ils connaissent le sujet à fond; «il y aura 30 sagènes»...
+il parle sans savoir un mot de ce qu'il avance.--Je ne me permets pas
+de t'en remontrer quand il s'agit des paperasses de ton administration,
+dit-il, et si j'avais besoin de toi, je te demanderais conseil. Et toi,
+tu t'imagines comprendre la question des bois? Elle n'est pas si simple.
+D'abord as-tu compté tes arbres?
+
+--Comment cela, compter mes arbres? dit en riant Stépane Arcadiévitch,
+cherchant toujours à tirer son ami de son accès de mauvaise humeur.
+Compter les sables de la mer, compter les rayons des planètes, qu'un génie
+y parvienne...
+
+--C'est bon, c'est bon. Je te réponds que le génie de Rébenine y parvient;
+il n'y a pas de marchand qui achète sans compter, à moins qu'on ne lui
+donne le bois pour rien, comme toi. Je le connais ton bois, j'y chasse
+tous les ans; il vaut 500 roubles la déciatine, argent comptant, tandis
+qu'il t'en offre 200 avec des échéances. Tu lui fais un cadeau de 35 000
+roubles pour le moins.
+
+--Laisse donc ces comptes imaginaires, dit plaintivement Stépane
+Arcadiévitch; pourquoi alors personne ne m'a-t-il offert ce prix-là?
+
+--Parce que les marchands s'entendent entre eux, et se dédommagent entre
+concurrents. Je connais tous ces gens-là. J'ai eu affaire à eux, ce ne
+sont pas des marchands, mais des revendeurs à la façon des maquignons;
+aucun d'eux ne se contente d'un bénéfice de 10 ou 15 p. 0/0; il attendra
+jusqu'à ce qu'il puisse acheter pour 20 kopecks ce qui vaut un rouble.
+
+--Tu vois les choses en noir.
+
+--Pas le moins du monde,» dit tristement Levine au moment où ils
+approchaient de la maison.
+
+Une télègue solide, et solidement attelée d'un cheval bien nourri, était
+arrêtée devant le perron; le gros commis de Rébenine, serré dans son
+caftan, tenait les rênes. Le marchand lui-même était déjà entré dans la
+maison, et vint au-devant des deux amis à la porte du vestibule. Rébenine
+était un homme d'âge moyen, grand et maigre, portant moustaches; son
+menton proéminent était rasé; il avait les yeux ternes et à fleur de tête.
+Vêtu d'une longue redingote bleu foncé, avec des boutons placés très bas
+par derrière, il portait des bottes hautes, et par-dessus ses bottes
+de grandes galoches. Il s'avança vers les arrivants avec un sourire,
+s'essuyant la figure avec son mouchoir, et cherchant à serrer sa redingote
+qui n'en avait aucun besoin; puis il tendit à Stépane Arcadiévitch une
+main qui semblait vouloir attraper quelque chose.
+
+«Ah! vous voilà arrivé? dit Stépane Arcadiévitch eu lui donnant la main.
+C'est fort bien.
+
+--Je n'aurais pas osé désobéir aux ordres de Votre Excellence, quoique les
+chemins soient bien mauvais. Positivement, j'ai fait la route à pied, mais
+je suis venu au jour fixé. Mes hommages, Constantin Dmitritch,--dit-il en
+se tournant vers Levine, avec l'intention d'attraper aussi sa main; mais
+celui-ci eut l'air de ne pas remarquer ce geste, et sortit tranquillement
+les bécasses de son carnier.--Vous vous êtes divertis à chasser? Quel
+oiseau est-ce donc? ajouta Rébenine en regardant les bécasses avec mépris.
+Quel goût cela a-t-il?--et il hocha la tête d'un air désapprobateur, comme
+s'il eut éprouvé des doutes sur la possibilité d'apprêter, pour le rendre
+mangeable, un volatile pareil.
+
+--Veux-tu passer dans mon cabinet? dit Levine en français... Entrez dans
+mon cabinet, vous y discuterez mieux votre affaire.
+
+--Où cela vous conviendra,» répondit le marchand sur un ton de suffisance
+dédaigneuse, voulant bien faire comprendre que si d'autres pouvaient
+éprouver des difficultés à conclure une affaire, lui n'en connaissait
+jamais.
+
+Dans le cabinet, Rébenine chercha machinalement des yeux l'image sainte,
+mais, l'ayant trouvée, il ne se signa pas; il jeta un regard sur les
+bibliothèques et les rayons chargés de livres, du même air de doute et de
+dédain qu'il avait eu pour la bécasse.
+
+«Eh bien!... avez-vous apporté l'argent? demanda Stépane Arcadiévitch.
+
+--Nous ne serons pas en retard pour l'argent, mais nous sommes venus
+causer un peu.
+
+--Qu'avons-nous à causer? mais asseyez-vous donc.
+
+--On peut bien s'asseoir, dit Rébenine en s'asseyant et en s'appuyant
+au dossier d'un fauteuil, de la façon la plus incommode. Il faut céder
+quelque chose, prince: ce serait péché que de ne pas le faire... Quant à
+l'argent, il est tout prêt, définitivement jusqu'au dernier kopeck; de ce
+côté-là, il n'y aura pas de retard.»
+
+Levine, qui rangeait son fusil dans une armoire et s'apprêtait à quitter
+la chambre, s'arrêta aux dernières paroles du marchand:
+
+«Vous achetez le bois à vil prix, dit-il: il est venu me trouver trop
+tard. Je l'aurais engagé à en demander beaucoup plus.»
+
+Rébenine se leva et toisa Levine en souriant.
+
+«Constantin Dmitritch est très serré, dit-il en s'adressant à Stépane
+Arcadiévitch; on n'achète définitivement rien avec lui. J'ai marchandé son
+froment et je donnais un beau prix.
+
+--Pourquoi vous ferais-je cadeau de mon bien? Je ne l'ai ni trouvé ni
+volé.
+
+--Faites excuse; par le temps qui court, il est absolument impossible de
+voler; tout se fait, par le temps qui court, honnêtement et ouvertement.
+Qui donc pourrait voler? Nous avons parlé honorablement. Le bois est trop
+cher; je ne joindrais pas les deux bouts. Je dois prier le prince de céder
+quelque peu.
+
+--Mais votre affaire est-elle conclue ou ne l'est-elle pas? Si elle est
+conclue, il n'y a plus à marchander; si elle ne l'est pas, c'est moi qui
+achète le bois.»
+
+Le sourire disparut des lèvres de Rébenine. Une expression d'oiseau de
+proie, rapace et cruelle, l'y remplaça. De ses doigts osseux il déboutonna
+aussitôt sa redingote, offrant aux regards sa chemise, son gilet aux
+boutons de cuivre, sa chaîne de montre, et il retira de son sein un gros
+portefeuille usé.
+
+«Le bois est à moi, s'il vous plaît, et il fit rapidement un signe de
+croix et tendit sa main. Prends mon argent, je prends ton bois. Voilà
+comment Rébenine entend les affaires; il ne compte pas ses kopecks,
+bredouilla-t-il tout en agitant son portefeuille d'un air mécontent.
+
+«À ta place je ne me presserais pas, dit Levine.
+
+--Mais je lui ai donné ma parole,» dit Oblonsky étonné.
+
+Levine sortit de la chambre en fermant violemment la porte; le marchand le
+regarda sortir et hocha la tête en souriant.
+
+«Tout ça, c'est un effet de jeunesse, définitivement, un pur enfantillage.
+Croyez-moi, j'achète pour ainsi dire pour la gloire, et parce que je veux
+qu'on dise: «C'est Rébenine qui a acheté la forêt d'Oblonsky», et Dieu
+sait si je m'en tirerai! Veuillez m'écrire nos petites conventions.»
+
+Une heure plus tard, le marchand s'en retournait chez lui dans sa télègue,
+bien enveloppé de sa fourrure, avec son marché en poche.
+
+«Oh! ces messieurs! dit-il à son commis: toujours la même histoire!
+
+--C'est comme cela, répondit le commis en lui cédant les rênes pour
+accrocher le tablier de cuir du véhicule. Et par rapport à l'achat Michel
+Ignatich?
+
+--Hé! hé!...»
+
+
+
+
+XVII
+
+
+Stépane Arcadiévitch rentra au salon, les poches bourrées de liasses de
+billets n'ayant cours que dans trois mois, mais que le marchand réussit à
+lui faire prendre en acompte. Sa vente était conclue, il tenait l'argent
+en portefeuille; la chasse avait été bonne; il était donc parfaitement
+heureux et content, et aurait voulu distraire son ami de la tristesse qui
+l'envahissait; une journée si bien commencée devait se terminer de même.
+
+Mais Levine, quelque désir qu'il eût de se montrer aimable et prévenant
+pour son hôte, ne pouvait chasser sa méchante humeur; l'espèce d'ivresse
+qu'il éprouva en apprenant que Kitty n'était pas mariée fut de courte
+durée. Pas mariée et malade! malade d'amour peut-être pour celui qui la
+dédaignait! c'était presque une injure personnelle. Wronsky n'avait-il pas
+en quelque sorte acquis le droit de le mépriser, lui, Levine, puisqu'il
+dédaignait celle qui l'avait repoussé! C'était donc un ennemi. Il ne
+raisonnait pas cette impression, mais se sentait blessé, froissé,
+mécontent de tout, et particulièrement de cette absurde vente de forêt,
+qui s'était faite sous son toit, sans qu'il pût empêcher Oblonsky de se
+laisser tromper.
+
+«Eh bien! est-ce fini? dit-il en venant au-devant de Stépane Arcadiévitch;
+veux-tu souper?
+
+--Ce n'est pas de refus. Quel appétit on a à la campagne. C'est étonnant!
+Pourquoi n'as-tu pas offert un morceau à Rébenine?
+
+--Que le diable l'emporte!
+
+--Sais-tu que ta manière d'être avec lui m'étonne? Tu ne lui donnes même
+pas la main, pourquoi?
+
+--Parce que je ne la donne pas à mon domestique, et mon domestique vaut
+cent fois mieux que lui.
+
+--Quelles idées arriérées! Et la fusion des classes, qu'en fais-tu?
+
+--J'abandonne cette fusion aux personnes à qui elle est agréable; quant à
+moi, elle me dégoûte.
+
+--Décidément, tu es un _rétrograde_.
+
+--À vrai dire, je ne me suis jamais demandé ce que j'étais: je suis tout
+bonnement Constantin Levine, rien de plus.
+
+--Et Constantin Levine de bien mauvaise humeur, dit en souriant Oblonsky.
+
+--C'est vrai, et sais-tu pourquoi? À cause de cette vente ridicule; excuse
+le mot.»
+
+Stépane Arcadiévitch prit un air d'innocence calomniée et répondit par une
+grimace plaisante.
+
+«Voyons, quand quelqu'un a-t-il vendu n'importe quoi sans qu'on lui dise
+aussitôt: «Vous auriez pu vendre plus cher?» et personne ne songe à offrir
+ces beaux prix avant la vente. Non, je vois que tu as une dent contre cet
+infortuné Rébenine.
+
+--C'est possible, et je te dirai pourquoi. Tu vas me traiter encore
+d'arriéré et me donner quelque vilain nom, mais je ne puis m'empêcher de
+m'affliger en voyant la noblesse, cette noblesse à laquelle, en dépit
+de la fusion des classes, je suis heureux d'appartenir, allant toujours
+s'appauvrissant. Si encore cet appauvrissement tenait à des prodigalités,
+à une vie trop large, je ne dirais rien: vivre en grands seigneurs, c'est
+affaire aux nobles, et eux seuls s'y entendent. Aussi ne suis-je pas
+froissé de voir les paysans acheter nos terres; le propriétaire ne fait
+rien, le paysan travaille, il est juste que le travailleur prenne la place
+de celui qui reste oisif, c'est dans l'ordre. Mais ce qui me vexe et
+m'afflige, c'est de voir dépouiller la noblesse par l'effet, comment
+dirais-je, de son _innocence_. Ici c'est un fermier polonais qui achète à
+moitié prix, d'une dame qui habite Nice, une superbe terre. Là c'est un
+marchand qui prend en ferme pour un rouble la déciatine ce qui en vaut
+dix. Aujourd'hui c'est toi qui, sans rime ni raison, fais à ce coquin un
+cadeau d'une trentaine de mille roubles.
+
+--Eh bien après? fallait-il compter mes arbres un à un?
+
+--Certainement, si tu ne les a pas comptés, sois sûr que le marchand l'a
+fait pour toi; et ses enfants auront le moyen de vivre et de s'instruire:
+ce que les tiens n'auront peut-être pas.
+
+--Que veux-tu? à mes yeux, il y a mesquinerie à cette façon de calculer.
+Nous avons nos affaires, ils ont les leurs, et il faut bien qu'ils fassent
+leurs bénéfices. Au demeurant, c'est une chose sur laquelle il n'y a plus
+à revenir.... Et voilà mon omelette favorite qui arrive, puis Agathe
+Mikhaïlovna nous donnera certainement un verre de sa bonne eau-de-vie.»
+
+Stépane Arcadiévitch se mit à table, plaisanta gaiement Agathe Mikhaïlovna
+et assura n'avoir pas mangé de longtemps un dîner et un souper pareils.
+
+«Au moins vous avez, vous, une bonne parole à donner, dit Agathe
+Mikhaïlovna, tandis que Constantin Dmitritch, ne trouvât-il qu'une croûte
+de pain, la mangerait sans rien dire, et s'en irait.»
+
+Levine, malgré ses efforts pour dominer son humeur triste et sombre,
+restait morose; il y avait une question qu'il ne se décidait pas à faire,
+ne trouvant ni l'occasion de la poser à son ami, ni la forme à lui donner.
+Stépane Arcadiévitch était rentré dans sa chambre, s'était déshabillé,
+lavé, revêtu d'une belle chemise tuyautée et enfin couché, que Levine
+rôdait encore autour de lui, causant de cent bagatelles, sans avoir le
+courage de demander ce qui lui tenait à coeur.
+
+«Comme c'est bien arrangé, dit-il en sortant du papier qui l'enveloppait
+un morceau de savon parfumé, attention d'Agathe Mikhaïlovna dont Oblonsky
+ne profitait pas. Regarde donc, c'est vraiment une oeuvre d'art.
+
+--Oui, tout se perfectionne, de notre temps, dit Stépane Arcadiévitch avec
+un bâillement plein de béatitude. Les théâtres, par exemple, et--bâillant
+encore--ces amusantes lumières électriques.
+
+--Oui, les lumières électriques, répéta Levine..... Et ce Wronsky, où
+est-il maintenant? demanda-t-il tout à coup en déposant son savon.
+
+--Wronsky? dit Stépane Arcadiévitch en cessant de bâiller, il est à
+Pétersbourg. Il est parti peu après toi, et n'est plus revenu à Moscou.
+Sais-tu, Kostia, continua-t-il en s'accoudant à la table placée près de
+son lit, et en appuyant sur sa main un visage qu'éclairaient comme deux
+étoiles ses yeux caressants et un peu somnolents, si tu veux que je te le
+dise, tu es en partie coupable de toute cette histoire: tu as eu peur d'un
+rival, et je te répète ce que je te disais alors, je ne sais lequel de
+vous deux avait le plus de chances. Pourquoi n'avoir pas été de l'avant?
+je te disais bien que.....,--et il bâilla intérieurement tâchant de ne pas
+ouvrir la bouche.
+
+--Sait-il ou ne sait-il pas la démarche que j'ai faite? se demanda Levine
+en le regardant. Il y a de la ruse et de la diplomatie dans sa physionomie;
+--et, se sentant rougir, il regarda Oblonsky sans parler.
+
+--Si elle a éprouvé un sentiment quelconque, continua celui-ci, c'était
+un entraînement très superficiel, un éblouissement de cette haute
+aristocratie et de cette position dans le monde, éblouissement que sa
+mère a subi plus qu'elle.»
+
+Levine fronça le sourcil. L'injure du refus lui revint au coeur comme une
+blessure toute fraîche. Heureusement, il était chez lui, dans sa propre
+maison, et chez soi on se sent plus fort.
+
+«Attends, attends, interrompit-il. Tu parles d'aristocratie? Veux-tu
+me dire en quoi consiste celle de Wronsky ou de tout autre, et en quoi
+elle autorise le mépris que l'on a eu de moi? Tu le considères comme un
+aristocrate. Je ne suis pas de cet avis. Un homme dont le père est sorti
+de la poussière grâce à l'intrigue, dont la mère a été en liaison Dieu
+sait avec qui. Oh non! Les aristocrates sont pour moi des hommes qui
+peuvent montrer dans leur passé trois ou quatre générations honnêtes,
+appartenant aux classes les plus cultivées (ne parlons pas de dons
+intellectuels remarquables, c'est une autre affaire), n'ayant jamais fait
+de platitudes devant personne, et n'ayant eu besoin de personne, comme
+mon père et mon grand-père. Et je connais beaucoup de familles semblables.
+Pour toi, tu fais des cadeaux de 30 000 roubles à un coquin, et tu me
+trouves mesquin de compter mes arbres; mais tu recevras des appointements,
+et que sais-je encore, ce que je ne ferai jamais. Voilà pourquoi
+j'apprécie ce que m'a laissé mon père et ce que me donne mon travail, et
+je dis que c'est nous qui sommes les aristocrates, et non pas ceux qui
+vivent aux dépens des puissants de ce monde, et qui se laissent acheter
+pour 20 kopecks!
+
+--À qui en as-tu? je suis de ton avis,--répondit gaiement Oblonsky en
+s'amusant de la sortie de son ami, tout en sentant qu'elle le visait.--Tu
+n'es pas juste pour Wronsky; mais il n'est pas question de lui. Je te le
+dis franchement: à ta place, je partirais pour Moscou et.....
+
+--Non; je ne sais si tu as connaissance de ce qui s'est passé, et du reste
+cela m'est égal..... J'ai demandé Catherine Alexandrovna, et j'ai reçu un
+refus qui me rend son souvenir pénible et humiliant.
+
+--Pourquoi cela? quelle folie!
+
+--N'en parlons plus. Excuse-moi si tu m'as trouvé malhonnête avec toi.
+Maintenant tout est expliqué.»
+
+Et, reprenant ses allures ordinaires:
+
+«Tu ne m'en veux pas, Stiva? Je t'en prie, ne me garde pas rancune, dit-il
+en lui prenant la main.
+
+--Je n'y songe pas; je suis bien aise, au contraire, que nous nous soyons
+ouverts l'un à l'autre. Et sais-tu? la chasse est bonne le matin. Si nous
+y retournions? je me passerais bien de dormir et j'irais ensuite tout
+droit à la gare.
+
+--Parfaitement.»
+
+
+
+
+XVIII
+
+
+Wronsky, quoique absorbé par sa passion, n'avait rien changé au cours
+extérieur de sa vie. Il avait conservé toutes ses relations mondaines et
+militaires. Son régiment gardait une place importante dans son existence,
+d'abord parce qu'il l'aimait, et plus encore parce qu'il y était adoré;
+on ne se contentait pas de l'y admirer, on le respectait, on était fier
+de voir un homme de son rang et de sa valeur intellectuelle placer les
+intérêts de son régiment et de ses camarades au-dessus des succès de
+vanité ou d'amour-propre auxquels il avait droit. Wronsky se rendait
+compte des sentiments qu'il inspirait et se croyait, en quelque sorte,
+tenu de les entretenir. D'ailleurs la vie militaire lui plaisait par
+elle-même.
+
+Il va sans dire qu'il ne parlait à personne de son amour; jamais un mot
+imprudent ne lui échappait, même lorsqu'il prenait part à quelque débauche
+entre camarades (il buvait, du reste, très modérément), et il savait
+fermer la bouche aux indiscrets qui se permettaient la moindre allusion
+à ses affaires de coeur. Sa passion était cependant connue de la ville
+entière, et les jeunes gens enviaient précisément ce qui pesait le plus
+lourdement à son amour, la haute position de Karénine, qui contribuait à
+mettre sa liaison en évidence.
+
+La plupart des jeunes femmes, jalouses d'Anna, qu'elles étaient lasses
+d'entendre toujours nommer «juste», n'étaient pas fâchées de voir leurs
+prédictions vérifiées, et n'attendaient que la sanction de l'opinion
+publique pour l'accabler de leur mépris: elles tenaient déjà en réserve
+la boue qui lui serait jetée quand le moment serait venu. Les personnes
+d'expérience et celles d'un rang élevé voyaient à regret se préparer un
+scandale mondain.
+
+La mère de Wronsky avait d'abord appris avec un certain plaisir la liaison
+de son fils; rien, selon elle, ne pouvait mieux achever de former un jeune
+homme qu'un amour dans le grand monde; ce n'était, d'ailleurs pas sans un
+certain plaisir qu'elle constatait que cette Karénine, qui semblait si
+absorbée par son fils, n'était, après tout, qu'une femme comme une autre,
+chose du reste fort naturelle pour une femme belle et élégante, pensait
+la vieille comtesse. Mais cette manière de voir changea lorsqu'elle sut
+que son fils, afin de ne pas quitter son régiment et le voisinage de
+Mme Karénine, avait refusé un avancement important pour sa carrière;
+d'ailleurs, au lieu d'être la liaison brillante et mondaine qu'elle aurait
+approuvée, voilà qu'elle apprenait que cette passion tournait au tragique,
+à la Werther, et elle craignait de voir son fils commettre quelque
+sottise. Depuis le départ imprévu de celui-ci de Moscou, elle ne l'avait
+pas revu, et l'avait fait prévenir par son frère qu'elle désirait sa
+visite. Ce frère aîné n'était guère plus satisfait, non qu'il s'inquiétât
+de savoir si cet amour était profond ou éphémère, calme ou passionné,
+innocent ou coupable (lui-même, quoique père de famille, entretenait une
+danseuse et n'avait pas le droit d'être sévère), mais il savait que cet
+amour déplaisait en haut lieu, et blâmait son frère en conséquence.
+
+Wronsky, outre ses relations mondaines et son service, avait une passion
+qui l'absorbait: celle des chevaux. Des courses d'officiers devaient avoir
+lieu cet été-là; il se fit inscrire et acheta une jument anglaise pur sang;
+malgré son amour, et quoiqu'il y mît de la réserve, ces courses avaient
+pour lui un attrait très vif. Pourquoi d'ailleurs ces deux passions se
+seraient-elles nui? Il lui fallait un intérêt quelconque, en dehors d'Anna,
+pour le reposer des émotions violentes qui l'agitaient.
+
+
+
+
+XIX
+
+
+Le jour des courses de Krasnoé-Selo, Wronsky vint, plus tôt que d'habitude,
+manger un bifteck dans la salle commune des officiers; il n'était pas
+trop rigoureusement tenu à restreindre sa nourriture, son poids répondant
+aux quatre pouds exigés, mais il ne fallait pas engraisser, et il
+s'abstenait en conséquence de sucre et de farineux. Il s'assit devant la
+table, sa redingote déboutonnée laissant apercevoir un gilet blanc, et
+ouvrit un roman français; les deux bras appuyés sur la table, il semblait
+absorbé par sa lecture, mais ne prenait cette attitude que pour se dérober
+aux conversations des allants et venants; sa pensée était ailleurs.
+
+Il songeait au rendez-vous que lui avait donné Anna après les courses;
+depuis trois jours il ne l'avait pas vue, et se demandait si elle pourrait
+tenir sa promesse, car son mari venait de rentrer à Pétersbourg d'un
+voyage à l'étranger. Comment s'en assurer? C'était à la villa de Betsy, sa
+cousine, qu'ils s'étaient rencontrés pour la dernière fois; il n'allait
+chez les Karénine que le moins possible; oserait-il s'y rendre?
+
+«Je dirai simplement que je suis chargé par Betsy de savoir si elle compte
+venir aux courses; oui certainement, j'irai,» décida-t-il intérieurement;
+et son imagination lui peignit si vivement le bonheur de cette entrevue,
+que son visage rayonna de joie au-dessus de son livre.
+
+«Fais dire chez moi qu'on attelle au plus vite la troïka à la calèche,»
+dit-il au garçon qui lui servait son bifteck tout chaud sur un plat
+d'argent. Il attira vers lui l'assiette et se servit.
+
+On entendait dans la salle de billard voisine un bruit de billes, et des
+voix causant et riant; deux officiers se montrèrent à la porte; l'un d'eux,
+tout jeune, à la figure délicate, était récemment sorti du corps des
+pages; l'autre, gras et vieux, avait de petits yeux humides et un bracelet
+au bras.
+
+Wronsky les regarda et continua à manger et à lire tout à la fois, d'un
+air mécontent, comme s'il ne les eût pas remarqués.
+
+«Tu prends des forces, hein? demanda le gros officier en s'asseyant près
+de lui.
+
+--Comme tu vois, répondit Wronsky en s'essuyant la bouche et en fronçant
+le sourcil, toujours sans les regarder.
+
+--Tu ne crains pas d'engraisser? continua le gros officier et en avançant
+une chaise au plus jeune.
+
+--Quoi? demanda Wronsky en découvrant ses dents avec une grimace d'ennui
+et d'aversion.
+
+--Tu ne crains pas d'engraisser?
+
+--Garçon, du xérès!» cria Wronsky sans lui répondre, et il transporta son
+livre de l'autre côté de l'assiette pour continuer à lire.
+
+Le gros officier prit la carte des vins, la tendit au plus jeune et lui
+dit:
+
+«Vois donc ce que nous pourrions boire.
+
+--Du vin du Rhin, si tu veux,» répondit celui-ci en tâchant de saisir son
+imperceptible moustache, tout en regardant timidement Wronsky du coin de
+l'oeil.
+
+Voyant qu'il ne bougeait pas, il se leva et dit: «Allons dans la salle de
+billard.»
+
+Le gros officier se leva aussi, et ils se dirigèrent du coté de la porte.
+
+Au même moment entra un capitaine de cavalerie, grand et beau garçon
+nommé Yashvine; il fit aux deux officiers un petit salut dédaigneux et
+s'approcha de Wronsky.
+
+«Ah! te voilà,» cria-t-il en lui posant vivement sa grande main sur
+l'épaule. Wronsky mécontent se retourna, mais son visage reprit aussitôt
+une expression douce et amicale.
+
+«C'est bien fait, Alexis, dit le capitaine de sa voix sonore, mange
+maintenant et avale un petit verre par là-dessus.
+
+--Je n'ai pas faim.
+
+--Ce sont les inséparables,» dit Yashvine en regardant d'un air moqueur
+les deux officiers qui s'éloignaient, et il s'assit, pliant ses grandes
+jambes, étroitement serrées dans son pantalon d'uniforme, et trop longues
+pour la hauteur des chaises.
+
+«Pourquoi n'es-tu pas venu au théâtre hier? la Numérof n'était vraiment
+pas mal; où as-tu été?
+
+--Je me suis attardé chez les Tverskoï.
+
+--Ah!»
+
+Yashvine était, au régiment, le meilleur ami de Wronsky, bien qu'il fût
+aussi joueur que débauché. On ne pouvait dire de lui que c'était un homme
+sans principes; il en avait, mais ils étalent foncièrement immoraux.
+Wronsky admirait sa force physique exceptionnelle, qui lui permettait de
+boire comme un tonneau sans s'en apercevoir, et de se passer, au besoin,
+complètement de sommeil; il n'admirait pas moins sa force morale, qui le
+rendait redoutable même à ses chefs, dont il savait se faire respecter
+aussi bien que de ses camarades. Au club anglais, il passait pour le
+premier des joueurs, parce que, sans jamais cesser de boire, il risquait
+des sommes considérables avec un calme et une présence d'esprit
+imperturbables.
+
+Si Wronsky éprouvait pour Yashvine de l'amitié et une certaine
+considération, c'est qu'il savait que sa propre fortune et sa position
+sociale n'entraient pour rien dans l'attachement que lui témoignait
+celui-ci; il était aimé pour lui-même. Aussi Yashvine était-il le seul
+homme auquel Wronsky eût voulu parler de son amour, persuadé que, malgré
+son mépris affecté pour toute espèce de sentiment, il pourrait seul
+comprendre sa passion avec ce qu'elle avait de sérieux et d'absorbant.
+Il le savait en outre incapable de bavardages et de médisances, et ces
+raisons réunies lui rendaient toujours sa présence agréable.
+
+«Ah oui!--dit le capitaine, lorsque le nom des Tverskoï eut été prononcé;
+et il mordit sa moustache en le regardant de son oeil noir brillant.
+
+--Et toi, qu'as-tu fait? as-tu gagné?
+
+--Huit mille roubles, dont trois qui ne rentreront peut-être pas.
+
+--Alors je puis te faire perdre,--dit Wronsky en riant; son camarade avait
+parié une forte somme sur lui.
+
+--Je n'entends pas perdre. Mahotine seul est à craindre.»
+
+Et la conversation s'engagea sur les courses, le seul sujet intéressant du
+moment.
+
+«Allons, j'ai fini,--dit Wronsky en se levant. Yashvine se leva aussi en
+étirant ses longues jambes.
+
+--Je ne puis dîner de si bonne heure, mais je vais boire quelque chose. Je
+te suis. Garçon, du vin, cria-t-il de sa voix tonnante. Cette voix était
+une célébrité au régiment. Non, au fait, c'est inutile, cria-t-il aussitôt
+après; si tu rentres chez toi, je t'accompagne.»
+
+
+
+
+XX
+
+
+Wronsky occupait une grande izba finnoise très propre, et divisée en deux
+par une cloison. Pétritzky demeurait avec lui au camp, aussi bien qu'à
+Pétersbourg; il dormait lorsque Wronsky et Yashvine entrèrent.
+
+«Assez dormir, lève-toi,» dit Yashvine en allant secouer le dormeur par
+l'épaule, derrière la cloison où il était couché, le nez enfoncé dans son
+oreiller.
+
+Pétritzky sauta sur ses genoux et regarda autour de lui.
+
+«Ton frère est venu, dit-il à Wronsky: il m'a réveillé; que le diable
+l'emporte, et il a dit qu'il reviendrait.»
+
+Là-dessus, il se rejeta sur l'oreiller en ramenant sa couverture.
+
+«Laisse-moi tranquille, Yashvine,--cria-t-il avec colère à son camarade,
+qui s'amusait à lui retirer sa couverture; puis, se tournant vers lui et
+ouvrant les yeux:--Tu ferais mieux de me dire ce que je devrais boire pour
+m'ôter de la bouche ce goût désagréable.
+
+--De l'eau-de-vie, avant tout, ordonna Yashvine de sa grosse voix:
+Tereshtchenko, vite un verre d'eau-de-vie et des concombres à ton maître,
+cria-t-il en s'amusant lui-même de la sonorité de sa voix.
+
+--Tu crois? demanda Pétritzky en se frottant les yeux avec une grimace;
+en prendras-tu aussi? Si c'est à deux, je veux bien. Wronsky, tu boiras
+aussi?»
+
+Et, quittant son lit, il s'avança enveloppé d'une couverture tigrée, les
+bras en l'air, chantonnant en français: «Il était un roi de Thulé.»
+
+«Boiras-tu, Wronsky?
+
+--Va te promener, répondit celui-ci, qui endossait une redingote apportée
+par son domestique.
+
+--Où comptes-tu aller? lui demanda Yashvine en voyant approcher de la
+maison une calèche attelée de trois chevaux. Voilà ta troïka.
+
+--À l'écurie, et de là chez Bransky, avec lequel j'ai une affaire à
+régler,» dit Wronsky.
+
+Il avait effectivement promis à Bransky de lui porter de l'argent, et
+celui-ci demeurait à dix verstes de Péterhof,--mais ses camarades
+comprirent aussitôt qu'il allait encore ailleurs.
+
+Pétritzky cligna de l'oeil avec une grimace qui signifiait: «nous savons ce
+que Bransky veut dire», et continua à chanter.
+
+«Ne t'attarde pas,» se contenta de dire Yashvine, et, changeant de
+conversation: «Et mon roman, fait-il ton affaire?» demanda-t-il en
+regardant par la fenêtre le cheval du milieu qu'il avait vendu.
+
+Au moment où Wronsky allait sortir, Pétritzky l'arrêta en criant:
+
+«Attends donc, ton frère m'a laissé une lettre et un billet pour toi.
+Qu'en ai-je fait? C'est là la question, déclama Pétritzky, élevant l'index
+au-dessus de son nez.
+
+--Parle donc, es-tu bête! dit Wronsky en souriant.
+
+--Je n'ai pas fait de feu dans la cheminée. Ce doit être ici quelque part.
+
+--Voyons, pas de contes: où est la lettre?
+
+--Je t'assure que je l'ai oublié; j'ai peut-être vu tout cela en rêve!
+Attends, attends, ne te fâche pas; si tu avais bu comme je l'ai fait hier,
+tu ne saurais même pas où tu as couché; je vais tâcher de me rappeler.»
+
+Pétritzky retourna derrière la cloison et se recoucha.
+
+«C'est ainsi que j'étais couché, et lui se tenait là, oui, oui, oui, m'y
+voilà.»
+
+Et il tira une lettre de dessous son matelas.
+
+Wronsky prit la lettre qu'accompagnait un billet de son frère; c'était
+bien ce qu'il supposait: sa mère lui reprochait de n'être pas venu la voir,
+et son frère lui disait qu'il avait à lui parler.
+
+«En quoi cela les regarde-t-il?» murmura-t-il, pressentant de quoi il
+s'agissait, et il chiffonna les deux papiers, qu'il introduisit entre les
+boutons de sa redingote, avec l'intention de les relire en route plus
+attentivement.
+
+Au moment de quitter l'izba, il rencontra deux officiers dont
+l'un appartenait à son régiment. L'habitation de Wronsky servait
+volontiers de lieu de réunion.
+
+«Où vas-tu?
+
+--À Péterhof pour affaire.
+
+--Le cheval est-il arrivé?
+
+--Oui, mais je ne l'ai pas encore vu.
+
+--On dit que Gladiator, de Mahotine, boite.
+
+--Des bêtises! Mais comment ferez-vous pour courir avec une boue pareille?»
+
+«Voilà mes sauveurs!» cria Pétritzky en voyant entrer les nouveaux venus.
+Son ordonnance, debout devant lui, tenait sur un plateau de l'eau-de-vie
+et des concombres salés. «C'est Yashvine qui m'ordonne de boire pour me
+rafraîchir.
+
+--Vous nous avez donné de l'agrément hier soir, dit un des officiers;
+grâce à vous, nous n'avons pu dormir de la nuit.
+
+--Il faut vous dire comment cela s'est terminé! se mit à raconter
+Pétritzky. Wolkof est grimpé sur un toit, et nous a annoncé de là qu'il
+était triste. Faisons de la musique, ai-je proposé: une marche funèbre.
+Et au son de la marche funèbre il s'est endormi sur son toit.
+
+--Bois donc ton eau-de-vie, et par là-dessus de l'eau de Seltz avec
+beaucoup de citron, dit Yashvine encourageant Pétritzky comme une mère
+qui veut faire avaler une médecine à son enfant. Après cela, tu pourras
+prendre un peu de champagne, une demi-bouteille.
+
+--Voilà qui a le sens commun. Wronsky, attends un peu, et bois avec nous.
+
+--Non, messieurs, adieu. Je ne bois pas aujourd'hui.
+
+--Pourquoi? de crainte de t'alourdir? Alors buvons sans lui; qu'on apporte
+de l'eau de Seltz et du citron.
+
+--Wronsky! cria quelqu'un comme il sortait.
+
+--Qu'y a-t-il?
+
+--Tu devrais te faire couper les cheveux, de crainte de t'alourdir, sur le
+front surtout.»
+
+Wronsky commençait en effet à perdre ses cheveux; il se mit à rire, et,
+avançant sa casquette sur son front, là où ses cheveux devenaient rares,
+il sortit et monta en calèche.
+
+«À l'écurie!» dit-il.
+
+Il allait prendre ses lettres pour les relire, mais, afin de ne penser
+qu'à son cheval, il remit sa lecture à plus tard.
+
+
+
+
+XXI
+
+
+L'écurie provisoire, une baraque en planches, se trouvait à proximité du
+champ de courses. Le dresseur ayant seul monté le cheval pour le promener,
+Wronsky ne savait trop dans quel état il allait trouver sa monture. Un
+jeune garçon, qui faisait office de groom, reconnut de loin la calèche
+et appela aussitôt le dresseur, un Anglais au visage sec, orné au menton
+d'une touffe de poils. Celui-ci vint au-devant de son maître en se
+dandinant à la façon des jockeys, les coudes écartés du corps; il était
+vêtu d'une jaquette courte et chaussé de bottes à l'écuyère.
+
+«Comment va Frou-frou? demanda Wronsky en anglais.
+
+--_All right, sir_, répondit l'Anglais du fond de sa gorge. Mieux vaut
+ne pas entrer, ajouta-t-il en soulevant son chapeau. Je lui ai mis une
+muselière et cela l'agite. Si on l'approche, elle s'inquiétera.
+
+--J'entrerai tout de même. Je veux la voir.
+
+--Allons alors,» répondit avec humeur l'Anglais, toujours sans ouvrir la
+bouche; et de son pas dégingandé il se dirigea vers l'écurie; un garçon
+de service en veste blanche, balai en main, propre et alerte, les
+introduisit. Cinq chevaux occupaient l'écurie, chacun dans sa stalle;
+celui de Mahotine, le concurrent le plus sérieux de Wronsky, Gladiator, un
+alezan de cinq vershoks, devait être là. Wronsky était plus curieux de le
+voir que de voir son propre cheval, mais, selon les règles des courses, il
+ne devait pas se le faire montrer, ni même se permettre de questions à son
+sujet. Tout en marchant le long du couloir, le groom ouvrit la porte de la
+seconde stalle et Wronsky entrevit un vigoureux alezan aux pieds blancs.
+C'était Gladiator; il le savait, mais se retourna aussitôt du côté de
+Frou-frou, comme il se fût détourné d'une lettre ouverte qui ne lui aurait
+pas été adressée.
+
+«C'est le cheval de Mak.., Mak...., dit l'Anglais sans arriver à prononcer
+le nom, indiquant la stalle de Gladiator de ses doigts aux ongles crasseux.
+
+--De Mahotine? oui;--c'est mon seul adversaire sérieux.
+
+--Si vous le montiez, je parierais pour vous, dit l'Anglais.
+
+--Frou-frou est plus nerveuse, celui-ci plus solide, répondit Wronsky en
+souriant de l'éloge du jockey.
+
+--Dans les courses avec obstacles, tout est dans l'art de monter, dans le
+_pluck_,» dit l'Anglais.
+
+Le _pluck_, c'est-à-dire l'audace et le sang-froid. Wronsky savait qu'il
+n'en manquait pas et, qui plus est, il était fermement convaincu que
+personne ne pouvait en avoir plus que lui.
+
+«Vous êtes sûr qu'une forte transpiration n'était pas nécessaire?
+
+--Du tout, répondit l'Anglais. Ne parlez pas haut, je vous prie, la jument
+s'inquiète,» ajouta-t-il en faisant un signe de tête du côté de la stalle
+fermée où l'on entendait piétiner le cheval sur sa litière.
+
+Il ouvrit la porte et Wronsky entra dans le box faiblement éclairé par
+une petite lucarne. Un cheval bai brun, avec une muselière, y foulait
+nerveusement la paille fraîche.
+
+La conformation un peu défectueuse de son cheval favori sauta aux yeux de
+Wronsky. Frou-frou était de taille moyenne, son ossature était étroite,
+sa poitrine également, quoique le poitrail fût saillant; la croupe était
+légèrement fuyante et les jambes, surtout celles de derrière, un peu
+cagneuses. Les muscles des jambes paraissaient faibles et les flancs très
+larges, malgré l'entraînement qu'elle avait subi et la maigreur de son
+ventre. Au-dessous du genou, ses jambes, vues de face, semblaient de vrais
+fuseaux; vues de côté au contraire, elles étaient énormes. Sauf ses flancs,
+on l'aurait dite creusée des deux côtés. Mais, elle avait un mérite qui
+faisait oublier tous ces défauts: elle avait de la _race_, du _sang_ comme
+disent les Anglais. Ses muscles faisaient saillie sous un réseau de veines
+recouvertes d'une peau lisse et douce comme du satin; sa tête effilée,
+aux yeux à fleur de tête, brillants et animés, ses naseaux saillants et
+mobiles, qui semblaient injectés de sang, toute l'allure de cette jolie
+bête avait quelque chose de décidé, d'énergique et de fin. C'était un
+de ces animaux auxquels la parole ne semble manquer que par suite d'une
+conformation mécanique incomplète. Wronsky eut le sentiment d'être compris
+par elle tandis qu'il la considérait. Lorsqu'il entra, elle aspira l'air
+fortement, regarda de côté, en montrant le blanc de son oeil injecté de
+sang, chercha à secouer sa muselière, et s'agita sur ses pieds comme mue
+par des ressorts.
+
+«Vous voyez si elle est agitée, dit l'Anglais.
+
+--Ho, ma belle, ho!» dit Wronsky en s'approchant pour la calmer; mais plus
+il approchait, plus elle s'agitait. Elle ne se tranquillisa que lorsqu'il
+lui eut caressé la tête et le cou; on voyait ses muscles se dessiner et
+tressaillir sous son poil délicat. Wronsky remit à sa place une mèche de
+crinière qu'elle avait rejetée de l'autre côté du garrot, approcha son
+visage des naseaux qu'elle gonflait et élargissait comme des ailes de
+chauves-souris. Elle respira bruyamment, dressa les oreilles et tendit son
+museau noir vers lui, pour le saisir par la manche; mais, empêchée par sa
+muselière, elle se reprit à piétiner.
+
+«Calme-toi, ma belle, calme-toi!» lui dit Wronsky en la flattant; et il
+quitta la stalle dans la conviction rassurante que son cheval était en
+parfait état.
+
+Mais l'agitation de la jument s'était communiquée à son maître; lui aussi
+sentait le sang affluer à son coeur et le besoin d'action, de mouvement,
+s'emparer violemment de lui; il aurait voulu mordre comme elle; c'était
+troublant et amusant.
+
+«Eh bien! je compte sur vous, dit-il à l'Anglais; à six heures et demie
+sur le terrain.
+
+--Tout sera prêt. Mais où allez-vous, mylord?» demanda l'Anglais en se
+servant du titre de lord qu'il n'employait jamais.
+
+Étonné de cette audace, Wronsky leva la tête avec surprise et regarda
+l'Anglais comme il savait le faire, non dans les yeux, mais sur le haut du
+front; il comprit aussitôt que le dresseur ne lui avait pas parlé comme à
+son maître, mais comme à un jockey, et répondit:
+
+«J'ai besoin de voir Bransky et serai de retour dans une heure.»
+
+«Combien de fois m'aura-t-on fait cette question aujourd'hui! pensa-t-il,
+et il rougit, ce qui lui arrivait rarement. L'Anglais le regarda
+attentivement; il avait l'air de savoir où allait son maître.
+
+«L'essentiel est de se tenir tranquille avant la course; ne vous faites
+pas de mauvais sang, ne vous tourmentez de rien.
+
+--_All right_,» répondit Wronsky en souriant et, sautant dans sa calèche,
+il se fit conduire à Péterhof.
+
+À peine avait-il fait quelques pas, que le ciel, couvert depuis le matin,
+s'assombrit tout à fait; il se mit à pleuvoir.
+
+«C'est fâcheux, pensa Wronsky en levant la capote de sa calèche; il y
+avait de la boue, maintenant ce sera un marais.»
+
+Et, profitant de ce moment de solitude, il prit les lettres de sa mère et
+de son frère pour les lire.
+
+C'était toujours la même histoire: tous deux, sa mère aussi bien que son
+frère, trouvaient nécessaire de se mêler de ses affaires de coeur; il en
+était irrité jusqu'à la colère, un sentiment qui ne lui était pas habituel.
+
+«En quoi cela les concerne-t-il? Pourquoi se croient-ils obligés de
+s'occuper de moi? de s'accrocher à moi? C'est parce qu'ils sentent qu'il y
+a là quelque chose qu'ils ne peuvent comprendre. Si c'était une liaison
+vulgaire, on me laisserait tranquille; mais ils devinent qu'il n'en est
+rien, que cette femme n'est pas un jouet pour moi, qu'elle m'est plus
+chère que la vie. Cela leur paraît incroyable et agaçant. Quel que soit
+notre sort, c'est nous qui l'avons fait, et nous ne le regrettons pas, se
+dit-il en s'unissant à Anna dans le mot _nous_. Mais non, ils entendent
+nous enseigner la vie, eux qui n'ont aucune idée de ce qu'est le bonheur!
+ils ne savent pas que, sans cet amour, il n'y aurait pour moi ni joie ni
+douleur en ce monde; la vie n'existerait pas.»
+
+Au fond, ce qui l'irritait le plus contre les siens, c'est que sa
+conscience lui disait qu'ils avaient raison. Son amour pour Anna n'était
+pas un entraînement passager destiné comme tant de liaisons mondaines
+à disparaître en ne laissant d'autres traces que des souvenirs doux ou
+pénibles. Il sentait vivement toutes les tortures de leur situation,
+toutes ses difficultés aux yeux du monde, auquel il fallait tout cacher,
+en s'ingéniant à mentir, à tromper, à inventer mille ruses. Et tandis
+que leur passion mutuelle était si violente qu'ils ne connaissaient plus
+qu'elle, toujours il fallait penser aux autres.
+
+Ces fréquentes nécessités de dissimuler et de feindre lui revinrent
+vivement à la pensée. Rien n'était plus contraire à sa nature, et il
+se rappela le sentiment de honte qu'il avait souvent surpris dans Anna
+lorsqu'elle aussi était forcée au mensonge.
+
+Depuis sa liaison avec elle, il ressentait parfois une étrange
+sensation de dégoût et de répulsion qu'il ne pouvait définir. Pour qui
+l'éprouvait-il?.... Pour Alexis Alexandrovitch, pour lui-même, pour le
+monde entier?... Il n'en savait rien. Autant que possible il chassait
+cette impression.
+
+«Oui, jadis elle était malheureuse, mais fière et tranquille; maintenant
+elle ne peut plus l'être, quelque peine qu'elle se donne pour le paraître.»
+
+Et pour la première fois l'idée de couper court à cette vie de
+dissimulation lui apparut nette et précise: le plus tôt serait le mieux.
+
+«Il faut que nous quittions tout, elle et moi, et que, seuls avec notre
+amour, nous allions nous cacher quelque part,» se dit-il.
+
+
+
+
+XXII
+
+
+L'averse fut de courte durée, et lorsque Wronsky arriva au grand trot
+de son cheval de brancard, les chevaux de volée galopant à toutes brides
+dans la boue, le soleil avait déjà reparu et faisait scintiller les toits
+des villas et le feuillage mouillé des vieux tilleuls, dont l'ombre se
+projetait des jardins du voisinage dans la rue principale. L'eau coulait
+des toits, et les branches des arbres semblaient secouer gaiement leurs
+gouttes de pluie. Il ne pensait plus au tort que l'averse pouvait faire au
+champ de courses, mais se réjouissait en songeant que, grâce à la pluie,
+_elle_ serait seule; car il savait qu'Alexis Alexandrovitch, revenu
+d'un voyage aux eaux depuis quelques jours, n'avait pas encore quitté
+Pétersbourg pour la campagne.
+
+Wronsky fit arrêter ses chevaux à une petite distance de la maison, et,
+afin d'attirer l'attention aussi peu que possible, il entra dans la cour à
+pied, au lieu de sonner à la porte principale qui donnait sur la rue.
+
+«Monsieur est-il arrivé? demanda-t-il à un jardinier.
+
+--Pas encore, mais madame y est. Veuillez sonner, on vous ouvrira.
+
+--Non, je préfère entrer par le jardin.»
+
+La sachant seule, il voulait la surprendre; il n'avait pas annoncé sa
+visite et elle ne pouvait l'attendre à cause des courses; il marcha donc
+avec précaution le long des sentiers sablés et bordés de fleurs, relevant
+son sabre pour ne pas faire de bruit; il s'avança ainsi jusqu'à la
+terrasse, qui de la maison descendait au jardin. Les préoccupations qui
+l'avaient assiégé en route, les difficultés de sa situation, tout était
+oublié; il ne pensait qu'au bonheur de l'apercevoir bientôt, _elle_ en
+réalité, en personne, non plus en imagination seulement. Déjà il montait
+les marches de la terrasse le plus doucement possible, lorsqu'il se
+rappela ce qu'il oubliait toujours, et ce qui formait un des côtés les
+plus douloureux de ses rapports avec Anna: la présence de son fils, de cet
+enfant au regard inquisiteur.
+
+L'enfant était le principal obstacle à leurs entrevues. Jamais en sa
+présence Wronsky et Anna ne se permettaient un mot qui ne pût être entendu
+de tout le monde, jamais même la moindre allusion que l'enfant n'eût pas
+comprise. Ils n'avaient pas eu besoin de s'entendre pour cela; chacun
+d'eux aurait cru se faire injure en prononçant une parole qui eût trompé
+le petit garçon; devant lui ils causaient comme de simples connaissances.
+Malgré ces précautions, Wronsky rencontrait souvent le regard scrutateur
+et un peu méfiant de Serge, fixé sur lui; tantôt il le trouvait
+timide, d'autres fois caressant, rarement le même. L'enfant semblait
+instinctivement comprendre qu'entre cet homme et sa mère il existait un
+lien sérieux dont la signification lui échappait.
+
+Serge faisait effectivement de vains efforts pour comprendre comment il
+devait se comporter avec ce monsieur; il avait deviné, avec la finesse
+d'intuition propre à l'enfance, que son père, sa gouvernante et sa bonne
+le considéraient avec horreur, tandis que sa mère le traitait comme son
+meilleur ami.
+
+«Qu'est-ce que cela signifie? qui est-il? faut-il que je l'aime? et si
+je n'y comprends rien, est-ce ma faute et suis-je un enfant méchant ou
+borné?» pensait le petit. De là sa timidité, son air interrogateur et
+méfiant, et cette mobilité d'humeur qui gênait tant Wronsky. D'ailleurs,
+en présence de l'enfant, il éprouvait toujours l'impression de répulsion,
+sans cause apparente, qui le poursuivait depuis un certain temps.
+Wronsky et Anna étaient semblables à des navigateurs auxquels la boussole
+prouverait qu'ils vont à la dérive, sans pouvoir arrêter leur course;
+chaque minute les éloigne du droit chemin, et reconnaître ce mouvement qui
+les entraîne, c'est aussi reconnaître leur perte! L'enfant avec son regard
+naïf était cette implacable boussole; tous deux le sentaient sans vouloir
+en convenir.
+
+Ce jour-là, Serge ne se trouvait pas à la maison; Anna était seule, assise
+sur la terrasse, attendant le retour de son fils, que la pluie avait
+surpris pendant sa promenade. Elle avait envoyé une femme de chambre et
+un domestique à sa recherche. Vêtue d'une robe blanche, garnie de hautes
+broderies, elle était assise dans un angle de la terrasse, cachée par des
+plantes et des fleurs, et n'entendit pas venir Wronsky. La tête penchée,
+elle appuyait son front contre un arrosoir oublié sur un des gradins;
+de ses belles mains chargées de bagues qu'il connaissait si bien, elle
+attirait vers elle cet arrosoir. La beauté de cette tête aux cheveux noirs
+frisés, de ces bras, de ces mains, de tout l'ensemble de sa personne,
+frappait Wronsky chaque fois qu'il la voyait, et lui causait toujours une
+nouvelle surprise. Il s'arrêta et la regarda avec transport. Elle sentit
+instinctivement son approche, et il avait à peine fait un pas, qu'elle
+repoussa l'arrosoir et tourna vers lui son visage brûlant.
+
+«Qu'avez-vous? vous êtes malade?» dit-il en français, tout en s'approchant
+d'elle. Il aurait voulu courir, mais, dans la crainte d'être aperçu, il
+jeta autour de lui et vers la porte de la terrasse un regard qui le fit
+rougir comme tout ce qui l'obligeait à craindre et à dissimuler.
+
+«Non, je me porte bien, dit Anna en se levant et serrant vivement la main
+qu'il lui tendait. Je ne t'attendais pas.
+
+--Bon Dieu, quelles mains froides!
+
+--Tu m'as effrayée; je suis seule et j'attends Serge qui est allé se
+promener; ils reviendront par ici.»
+
+Malgré le calme qu'elle affectait, ses lèvres tremblaient.
+
+«Pardonnez-moi d'être venu, mais je ne pouvais passer la journée sans vous
+voir, continua-t-il en français, évitant ainsi le _vous_ impossible et le
+tutoiement dangereux en russe.
+
+--Je n'ai rien à pardonner: je suis trop heureuse.
+
+--Mais vous êtes malade ou triste? dit-il en se penchant vers elle sans
+quitter sa main. À quoi pensez-vous?
+
+--Toujours à la même chose,» répondit-elle en souriant.
+
+Elle disait vrai. À quelque heure de la journée, à quelque moment qu'on
+l'eût interrogée, elle aurait invariablement répondu qu'elle pensait à son
+bonheur et à son malheur. Au moment où il était entré, elle se demandait
+pourquoi les uns, Betsy par exemple, dont elle savait la liaison avec
+Toushkewitch, prenaient si légèrement ce qui pour elle était si cruel?
+Cette pensée l'avait particulièrement tourmentée ce jour-là. Elle parla
+des courses, et lui, pour la distraire de son trouble, raconta les
+préparatifs qui se faisaient; son ton restait parfaitement calme et
+naturel.
+
+«Faut-il, ou ne faut-il pas lui dire? pensait-elle en regardant ces yeux
+tranquilles et caressants. Il a l'air si heureux, il s'amuse tant de cette
+course, qu'il ne comprendra peut-être pas assez l'importance de ce qui
+nous arrive.»
+
+«Vous ne m'avez pas dit à quoi vous songiez quand je suis entré, dit-il en
+interrompant son récit; dites-le, je vous en prie.»
+
+Elle ne répondait pas. La tête baissée, elle levait vers lui ses beaux
+yeux; son regard était plein d'interrogations; sa main jouait avec une
+feuille détachée. Le visage de Wronsky prit aussitôt l'expression d'humble
+adoration, de dévouement absolu qui l'avait conquise.
+
+«Je sens qu'il est arrivé quelque chose. Puis-je être tranquille un
+instant quand je vous sais un chagrin que je ne partage pas? Au nom du
+ciel, parlez,» répéta-t-il d'un ton suppliant.
+
+«S'il ne sent pas toute l'importance de ce que j'ai à lui dire, je sais
+que je ne lui pardonnerai pas; mieux vaut se taire que de le mettre à
+l'épreuve,» pensa-t-elle en continuant à le regarder; sa main tremblait.
+
+«Mon Dieu! qu'y a t-il? dit-il en lui prenant la main.
+
+--Faut-il le dire?
+
+--Oui, oui, oui.
+
+--Je suis enceinte,» murmura-t-elle lentement.
+
+La feuille qu'elle tenait entre ses doigts trembla encore plus, mais
+elle ne le quitta pas des yeux, car elle cherchait à lire sur son visage
+comment il supporterait cet aveu.
+
+Il pâlit, voulut parler, mais s'arrêta et baissa la tête en laissant
+tomber la main qu'il tenait entre les siennes.
+
+«Oui, il sent toute la portée de cet événement,» pensa-t-elle, et elle lui
+prit la main.
+
+Mais elle se trompait en croyant qu'il sentait comme elle. À cette
+nouvelle, l'étrange impression d'horreur qui le poursuivait l'avait saisi
+plus vivement que jamais, et il comprit que la crise qu'il souhaitait,
+était arrivée. Dorénavant on ne pouvait plus rien dissimuler au mari, et
+il fallait sortir au plus tôt, n'importe à quel prix, de cette situation
+odieuse et insoutenable. Le trouble d'Anna se communiquait à lui. Il la
+regarda de ses yeux humblement soumis, lui baisa la main, se leva, et se
+mit à marcher de long en large sur la terrasse, sans parler.
+
+Quand enfin il se rapprocha d'elle, il lui dit d'un ton décidé:
+
+«Ni vous, ni moi, n'avons considéré notre liaison comme un bonheur
+passager; maintenant notre sort est fixé. Il faut absolument mettre fin
+aux mensonges dans lesquels nous vivons;--et il regarda autour de lui.
+
+--Mettre fin? Comment y mettre fin, Alexis?» dit-elle doucement.
+
+Elle s'était calmée et lui souriait tendrement.
+
+«Il faut quitter votre mari et unir nos existences.
+
+--Ne sont-elles pas déjà unies? répondit-elle à demi-voix.
+
+--Pas tout à fait, pas complètement.
+
+--Mais comment faire, Alexis? enseigne-le-moi, dit-elle avec une triste
+ironie, en songeant à ce que sa situation avait d'inextricable. Ne suis-je
+pas la femme de mon mari?
+
+--Quelque difficile que soit une situation, elle a toujours une issue
+quelconque; il s'agit seulement de prendre un parti... Tout vaut mieux que
+la vie que tu mènes. Crois-tu donc que je ne voie pas combien tout est
+tourment pour toi: ton mari, ton fils, le monde, tout!
+
+--Pas mon mari, dit-elle avec un sourire. Je ne le connais pas, je ne
+pense pas à lui. Je ne sais pas s'il existe.
+
+--Tu n'es pas sincère. Je te connais: tu te tourmentes aussi à cause de
+lui.
+
+--Mais il ne sait rien,--dit-elle, et soudain son visage se couvrit d'une
+vive rougeur: le cou, le front, les joues, tout rougit, et les larmes lui
+vinrent aux yeux.--Ne parlons plus de lui!»
+
+
+
+
+XXIII
+
+
+Ce n'était pas la première fois que Wronsky cherchait à lui faire
+comprendre et juger sa position, quoiqu'il ne l'eût encore jamais fait
+aussi fortement; et toujours il s'était heurté aux mêmes appréciations
+superficielles et presque futiles. Il lui semblait qu'elle était alors
+sous l'empire de sentiments qu'elle ne voulait, ou ne pouvait approfondir,
+et elle, la vraie Anna, disparaissait, pour faire place à un être étrange
+et indéchiffrable, qu'il ne parvenait pas à comprendre, qui lui devenait
+presque répulsif. Aujourd'hui il voulut s'expliquer à fond.
+
+«Qu'il le sache ou ne le sache pas, dit-il d'une voix calme mais ferme,
+peu importe. Nous ne pouvons, _vous_ ne pouvez rester dans cette situation,
+surtout à présent.
+
+--Que faudrait-il faire selon vous?--demanda-t-elle avec la même ironie
+railleuse. Elle qui avait craint si vivement de lui voir accueillir sa
+confidence avec légèreté, était mécontente maintenant qu'il en déduisit la
+nécessité absolue d'une résolution énergique.
+
+--Avouez tout, et quittez-le.
+
+--Supposons que je le fasse, savez-vous ce qu'il en résultera? Je vais
+vous le dire:--et un éclair méchant jaillit de ses yeux tout à l'heure
+si tendres. «Ah vous en aimez un autre et avez une liaison criminelle?
+dit-elle en imitant son mari et appuyant sur le mot _criminelle_ comme
+lui. Je vous avais avertie des suites qu'elle aurait au point de vue de
+la religion, de la société et de la famille. Vous ne m'avez pas écouté,
+maintenant je ne puis livrer à la honte mon nom, et...»--elle allait dire
+_mon fils_, mais s'arrêta, car elle ne pouvait plaisanter de son fils.--En
+un mot, il me dira nettement, clairement, sur le ton dont il discute les
+affaires d'État, qu'il ne peut me rendre la liberté, mais qu'il prendra
+des mesures pour éviter le scandale. C'est là ce qui se passera, car ce
+n'est pas un homme, c'est une machine et, quand il se fâche, une très
+méchante machine.»
+
+Et elle se rappela les moindres détails du langage et de la physionomie
+de son mari, prête à lui reprocher intérieurement tout ce qu'elle pouvait
+trouver en lui de mal, avec d'autant moins d'indulgence qu'elle se sentait
+plus coupable.
+
+«Mais, Anna, dit Wronsky avec douceur, dans l'espoir de la convaincre et
+de la calmer, il faut d'abord tout avouer, et ensuite nous agirons selon
+ce qu'il fera.
+
+--Alors il faudra s'enfuir?
+
+--Pourquoi pas? Je ne vois pas la possibilité de continuer à vivre ainsi;
+il n'est pas question de moi, mais de vous qui souffrez.
+
+--S'enfuir! et devenir ostensiblement votre maîtresse! dit-elle méchamment.
+
+--Anna! s'écria-t-il peiné.
+
+--Oui, votre maîtresse et perdre tout.....» Elle voulut encore dire _mon
+fils_, mais ne put prononcer ce mot.
+
+Wronsky était incapable de comprendre que cette forte et loyale nature
+acceptât la situation fausse où elle se trouvait, sans chercher à en
+sortir; il ne se doutait pas que l'obstacle était ce mot «fils» qu'elle
+ne pouvait se résoudre à articuler.
+
+Quand Anna se représentait la vie de cet enfant avec le père qu'elle
+aurait quitté, l'horreur de sa faute lui paraissait telle, qu'en véritable
+femme elle n'était plus en état de raisonner, et ne cherchait qu'à se
+rassurer et à se persuader que tout pourrait encore demeurer comme par le
+passé; il fallait à tout prix s'étourdir, oublier cette affreuse pensée:
+«que deviendra l'enfant?»
+
+«Je t'en supplie, je t'en supplie, dit-elle tout à coup sur un ton tout
+différent de tendresse et de sincérité, ne me parle plus jamais de cela.
+
+--Mais, Anna!
+
+--Jamais, jamais. Laisse-moi rester juge de la situation. J'en comprends
+la bassesse et l'horreur, mais il n'est pas aussi facile que tu le crois
+d'y rien changer. Aie confiance en moi, et ne me dis plus jamais rien de
+cela. Tu me le promets?
+
+--Je promets tout; comment veux-tu cependant que je sois tranquille après
+ce que tu viens de me confier? Puis-je rester calme quand tu l'es si peu?
+
+--Moi! répéta-t-elle. Il est vrai que je me tourmente, mais cela passera
+si tu ne me parles plus de rien.
+
+--Je ne comprends pas.....
+
+--Je sais, interrompit-elle, combien ta nature loyale souffre de mentir;
+tu me fais pitié, et bien souvent je me dis que tu as sacrifié ta vie pour
+moi.
+
+--C'est précisément ce que je me disais de toi! je me demandais tout à
+l'heure comment tu avais pu t'immoler pour moi! Je ne me pardonne pas de
+t'avoir rendue malheureuse!
+
+--Moi, malheureuse! dit-elle en se rapprochant de lui et le regardant avec
+un sourire plein d'amour. Moi! mais je suis semblable à un être mourant de
+faim auquel on aurait donné à manger! Il oublie qu'il a froid et qu'il est
+couvert de guenilles, il n'est pas malheureux. Moi, malheureuse! Non,
+voilà mon bonheur.....»
+
+La voix du petit Serge qui rentrait se fit entendre. Anna jeta un coup
+d'oeil autour d'elle, se leva vivement, et porta rapidement ses belles
+mains chargées de bagues vers Wronsky qu'elle prit par la tête; elle le
+regarda longuement, approcha son visage du sien, l'embrassa sur les lèvres
+et les yeux, puis elle voulut le repousser et le quitter, mais il l'arrêta.
+
+«Quand? murmura-t-il en la regardant avec transport.
+
+--Aujourd'hui à une heure,» répondit-elle à voix basse en soupirant, et
+elle courut au-devant de son fils. Serge avait été surpris par la pluie au
+parc, et s'était réfugié dans un pavillon avec sa bonne.
+
+«Eh bien, au revoir, dit-elle à Wronsky, il faut maintenant que je
+m'apprête pour les courses; Betsy m'a promis de venir me chercher.»
+
+--Wronsky regarda sa montre, et partit précipitamment.
+
+
+
+
+XXIV
+
+
+Wronsky était si ému et si préoccupé qu'ayant regardé l'aiguille et le
+cadran il n'avait pas vu l'heure.
+
+Tout pénétré de la pensée d'Anna, il regagna sa calèche sur la route,
+marchant avec précaution le long du chemin boueux. Sa mémoire n'était plus
+qu'instinctive, et lui rappelait seulement ce qu'il avait résolu de faire,
+sans que la réflexion intervînt. Il s'approcha de son cocher endormi sur
+son siège, le réveilla machinalement, observa les nuées de moucherons qui
+s'élevaient au-dessus de ses chevaux en sueur, sauta dans sa calèche et se
+fit conduire chez Bransky; il avait déjà fait six à sept verstes lorsque
+la présence d'esprit lui revint; il comprit alors qu'il était en retard,
+et regarda de nouveau sa montre. Elle marquait cinq heures et demie.
+
+Il devait y avoir plusieurs courses ce jour-là. D'abord les chevaux de
+trait, puis une course d'officiers de deux verstes, une seconde de quatre;
+celle où il devait courir était la dernière. À la rigueur, il pouvait
+arriver à temps en sacrifiant Bransky, sinon il risquait de ne se trouver
+sur le terrain que lorsque la cour serait arrivée, et ce n'était pas
+convenable. Malheureusement Bransky avait sa parole; il continua donc
+la route en recommandant au cocher de ne pas ménager ses chevaux. Cinq
+minutes chez Bransky, et il repartit au galop; ce mouvement rapide lui fit
+du bien. Peu à peu il oubliait ses soucis pour ne sentir que l'émotion
+de la course et le plaisir de ne pas la manquer; il dépassait toutes les
+voitures venant de Pétersbourg ou des environs.
+
+Personne chez lui que son domestique le guettant sur le seuil de la porte;
+tout le monde était déjà parti.
+
+Pendant qu'il changeait de vêtements, son domestique eut le temps de lui
+raconter que la seconde course était commencée, et que plusieurs personnes
+s'étaient informées de lui.
+
+Wronsky s'habilla sans se presser,--car il savait garder son calme,--et se
+fit conduire en voiture aux écuries. On voyait de là un océan d'équipages
+de toutes sortes, des piétons, des soldats, et toutes les tribunes
+chargées de spectateurs.--La seconde course devait en effet avoir lieu,
+car il entendit un coup de cloche. Il avait rencontré près de l'écurie
+l'alezan de Mahotine, Gladiator, qu'on menait couvert d'une housse orange
+et bleue avec d'énormes oreillères.
+
+«Où est Cord? demanda-t-il au palefrenier.
+
+--À l'écurie,--on selle.»
+
+Frou-frou était toute sellée dans sa stalle ouverte, et on allait la faire
+sortir.
+
+«Je ne suis pas en retard?
+
+--_All right, all right_, dit l'Anglais, ne vous inquiétez de rien.»
+
+Wronsky jeta un dernier regard sur les belles formes de sa jument, et la
+quitta à regret;--elle tremblait de tous ses membres. Le moment était
+propice pour s'approcher des tribunes sans être remarqué; la course
+de deux verstes s'achevait, et tous les yeux étaient fixés sur un
+chevalier-garde et un hussard derrière lui, fouettant désespérément leurs
+chevaux en approchant du but. On affluait vers ce point de tous côtés, et
+un groupe de soldats et d'officiers de la garde saluaient avec des cris de
+joie le triomphe de leur officier et de leur camarade.
+
+Wronsky se mêla à la foule au moment où la cloche annonçait la fin de la
+course, tandis que le vainqueur, couvert de boue, s'affaissait sur sa
+selle et laissait tomber la bride de son étalon gris pommelé, essoufflé et
+trempé de sueur.
+
+L'étalon, raidissant péniblement les jarrets, arrêta avec difficulté sa
+course rapide; l'officier, comme au sortir d'un rêve, regardait autour de
+lui et souriait avec effort. Une foule d'amis et de curieux l'entoura.
+
+C'était à dessein que Wronsky évitait le monde élégant qui circulait
+tranquillement eu causant, autour de la galerie; il avait déjà aperçu Anna,
+Betsy et la femme de son frère, et ne voulait pas s'approcher d'elles,
+pour éviter toute distraction. Mais à chaque pas il rencontrait des
+connaissances qui l'arrêtaient au passage et lui racontaient quelques
+détails de la dernière course, ou lui demandaient la cause de son retard.
+
+Pendant qu'on distribuait les prix dans le pavillon, et que chacun se
+dirigeait de ce côté, Wronsky vit approcher son frère Alexandre; comme
+Alexis, c'était un homme de taille moyenne et un peu trapu; mais il était
+plus beau, quoiqu'il eût le visage très coloré et un nez de buveur; il
+portait l'uniforme de colonel avec des aiguillettes.
+
+«As-tu reçu ma lettre? dit-il à son frère,--on ne te trouve jamais.»
+
+Alexandre Wronsky, malgré sa vie débauchée et son penchant à l'ivrognerie,
+fréquentait exclusivement le monde de la cour. Tandis qu'il causait avec
+son frère d'un sujet pénible, il savait garder la physionomie souriante
+d'un homme qui plaisanterait d'une façon inoffensive, et cela à cause des
+yeux qu'il sentait braqués sur eux.
+
+«Je l'ai reçue; je ne comprends pas de quoi _tu_ t'inquiètes.
+
+--Je m'inquiète de ce qu'on m'a fait remarquer tout à l'heure ton absence,
+et ta présence à Péterhof lundi.
+
+--Il y a des choses qui ne peuvent être jugées que par ceux qu'elles
+intéressent directement,--et l'affaire dont tu te préoccupes est telle....
+
+--Oui, mais alors on ne reste pas au service, on ne....
+
+--Ne t'en mêle pas,--c'est tout ce que je demande.» Alexis Wronsky pâlit,
+et son visage mécontent eut un tressaillement; il se mettait rarement en
+colère, mais quand cela arrivait, son menton se prenait à trembler, et il
+devenait dangereux. Alexandre le savait et sourit gaiement.
+
+«Je n'ai voulu que te remettre la lettre de notre mère; réponds-lui
+et ne te fais pas de mauvais sang avant la course.--_Bonne chance_,»
+ajouta-t-il en français, en s'éloignant.
+
+Dès qu'il l'eût quitté, Wronsky fut accosté par un autre.
+
+«Tu ne reconnais donc plus tes amis? Bonjour, mon cher!» C'était Stépane
+Arcadiévitch, le visage animé, les favoris bien peignés et pommadés, aussi
+brillant dans le monde élégant de Pétersbourg qu'à Moscou.
+
+«Je suis arrivé d'hier et me voilà ravi d'assister à ton triomphe.--Quand
+nous reverrons-nous?
+
+--Entre demain au mess,» dit Wronsky, et, s'excusant de le quitter, il
+lui serra la main et se dirigea vers l'endroit où les chevaux avaient été
+amenés pour la course d'obstacles.
+
+Les palefreniers emmenaient les chevaux épuisés par la dernière course,
+et ceux de la course suivante apparaissaient les uns après les autres.
+C'étaient pour la plupart des chevaux anglais, bien sanglés et
+encapuchonnés,--on aurait dit d'énormes oiseaux.
+
+Frou-frou, belle dans sa maigreur, approchait, posant un pied après
+l'autre d'un pas élastique et rebondissant;--non loin de là, on ôtait à
+Gladiator sa couverture; les formes superbes, régulières et robustes de
+l'étalon, avec sa croupe splendide et ses pieds admirablement taillés,
+attirèrent l'attention de Wronsky.
+
+Il voulut se rapprocher de Frou-frou, mais quelqu'un l'arrêta encore au
+passage.
+
+«Voilà Karénine,--il cherche sa femme qui est dans le pavillon, l'avez-vous
+vue?
+
+--Non,» répondit Wronsky, sans tourner la tête du côté où on lui indiquait
+Mme Karénine, et il rejoignit son cheval.
+
+À peine eut-il le temps d'examiner quelque chose qu'il fallait
+rectifier à la selle, qu'on appela ceux qui devaient courir pour
+leur distribuer leurs numéros d'ordre. Ils approchèrent tous,
+sérieux, presque solennels, et plusieurs d'entre eux fort pâles:
+ils étaient dix-sept.--Wronsky eut le n° 7.
+
+«En selle!» cria-t-on.
+
+Wronsky s'approcha de son cheval; il se sentait, comme ses camarades, le
+point de mire de tous les regards, et, comme toujours, le malaise qu'il en
+éprouvait rendait ses mouvements plus lents.
+
+Cord avait mis son costume de parade en l'honneur des courses; il portait
+une redingote noire boutonnée jusqu'au cou; un col de chemise fortement
+empesé faisait ressortir ses joues,--il avait des bottes à l'écuyère et un
+chapeau rond. Calme et important, selon son habitude, il était debout à
+la tête du cheval et tenait lui-même la bride. Frou-frou tremblait et
+semblait prise d'un accès de fièvre; ses yeux pleins de feu regardaient
+Wronsky de côté. Celui-ci passa le doigt sous la sangle de la selle,--la
+jument recula et dressa les oreilles,--et l'Anglais grimaça un sourire à
+l'idée qu'on pût douter de la façon dont il sellait un cheval.
+
+«Montez, vous serez moins agité,» dit-il.
+
+Wronsky jeta un dernier coup d'oeil sur ses concurrents: il savait qu'il ne
+les verrait plus pendant la course. Deux d'entre eux se dirigeaient déjà
+vers le point de départ. Goltzen, un ami et un des plus forts coureurs,
+tournait autour de son étalon bai sans pouvoir le monter. Un petit hussard
+de la garde, en pantalon de cavalerie, courbé en deux sur son cheval pour
+imiter les Anglais, faisait un temps de galop. Le prince Kouzlof, blanc
+comme un linge, montait une jument pur sang qu'un Anglais menait par la
+bride. Wronsky connaissait comme tous ses camarades l'amour-propre féroce
+de Kouzlof, joint à la _faiblesse_ de ses nerfs. Chacun savait qu'il avait
+peur de tout,--mais à cause de cette peur, et parce qu'il savait qu'il
+risquait de se rompre le cou, et qu'il y avait près de chaque obstacle un
+chirurgien avec des infirmiers et des brancards, il avait résolu de courir.
+
+Wronsky lui sourit d'un air approbateur; mais le rival redoutable entre
+tous, Mahotine sur Gladiator, n'était pas là.
+
+«Ne vous pressez pas, disait Cord à Wronsky, et n'oubliez pas une chose
+importante: devant un obstacle, il ne faut ni retenir ni lancer son cheval,
+--il faut le laisser faire.
+
+--Bien, bien, répondit Wronsky en prenant les brides
+
+--Menez la course si cela se peut, sinon ne perdez pas courage, quand bien
+même vous seriez le dernier.»
+
+Sans laisser à sa monture le temps de faire le moindre mouvement, Wronsky
+s'élança vivement sur l'étrier, se mit légèrement en selle, égalisa
+les doubles rênes entre ses doigts, et Cord lâcha le cheval. Frou-frou
+allongea le cou en tirant sur la bride; elle semblait se demander de quel
+pied il fallait partir, et balançait son cavalier sur son dos flexible en
+avançant d'un pas élastique. Cord suivait à grandes enjambées. La jument,
+agitée, cherchait à tromper son cavalier et tirait tantôt à droite, tantôt
+à gauche; Wronsky la rassurait inutilement de la voix et du geste.
+
+On approchait de la rivière, du côté où se trouvait le point de départ;
+Wronsky, précédé des uns, suivi des autres, entendit derrière lui, sur
+la boue du chemin, le galop d'un cheval. C'était Gladiator monté par
+Mahotine; celui-ci sourit en passant, montrant ses longues dents. Wronsky
+ne répondit que par un regard irrité. Il n'aimait pas Mahotine, et cette
+façon de galoper près de lui et d'échauffer son cheval lui déplut; il
+sentait d'ailleurs en lui son plus rude adversaire.
+
+Frou-frou partit au galop du pied gauche, fit deux bonds, et, fâchée de se
+sentir retenue par le bridon, changea d'allure et prit un trot qui secoua
+fortement son cavalier.--Cord, mécontent, courait presque aussi vite
+qu'elle à côté de Wronsky.
+
+
+
+
+XXV
+
+
+Le champ de courses, une ellipse de quatre verstes, s'étendait devant le
+pavillon principal et offrait neuf obstacles: la rivière,--une grande
+barrière haute de deux archines, en face du pavillon,--un fossé à sec,
+--un autre rempli d'eau,--une côte rapide,--une banquette irlandaise
+(l'obstacle le plus difficile), c'est-à-dire un remblai couvert de
+fascines, derrière lequel un second fossé invisible obligeait le cavalier
+à sauter deux obstacles à la fois, au risque de se tuer;--après la
+banquette, encore trois fossés, dont deux pleins d'eau,--et enfin le but,
+devant le pavillon. Ce n'était pas dans l'enceinte même du cercle que
+commençait la course, mais à une centaine de sagènes en dehors, et sur
+cet espace se trouvait le premier obstacle, la rivière, qu'on pouvait à
+volonté sauter ou passer à gué.
+
+Les cavaliers se rangèrent pour le signal, mais trois fois de suite il y
+eut faux départ; il fallut recommencer. Le colonel qui dirigeait la course
+commençait à s'impatienter,--lorsque enfin au quatrième commandement les
+cavaliers partirent.
+
+Tous les yeux, toutes les lorgnettes étaient dirigés vers les coureurs.
+
+«Ils sont partis! les voilà!» cria-t-on de tous côtés.
+
+Et pour mieux les voir, les spectateurs se précipitèrent isolément ou par
+groupes vers l'endroit d'où on pouvait les apercevoir. Les cavaliers se
+dispersèrent d'abord un peu; de loin, ils semblaient courir ensemble, mais
+les fractions de distance qui les séparaient avaient leur importance.
+
+Frou-frou, agitée et trop nerveuse, perdit du terrain au début, mais
+Wronsky, tout en la retenant, prit facilement le devant sur deux ou
+trois chevaux, et ne fut bientôt plus précédée que par Gladiator, qui la
+dépassait de toute sa longueur, et par la jolie Diane en tête de tous,
+portant le malheureux Kouzlof, à moitié mort d'émotion.
+
+Pendant ces premières minutes, Wronsky ne fut pas plus maître de lui-même
+que de sa monture.
+
+Gladiator et Diane se rapprochèrent et franchirent la rivière presque d'un
+même bond; Frou-frou s'élança légèrement derrière eux comme portée par des
+ailes: au moment où Wronsky se sentait dans les airs, il aperçut sous les
+pieds de son cheval Kouzlof se débattant avec Diane de l'autre côté de la
+rivière (il avait lâché les rênes après avoir sauté, et son cheval s'était
+abattu sous lui); Wronsky n'apprit ces détails que plus tard, il ne vit
+qu'une chose alors, c'est que Frou-frou reprendrait pied sur le corps de
+Diane. Mais Frou-frou, semblable à un chat qui tombe, fit un effort du dos
+et des jambes tout en sautant, et retomba à terre par-dessus le cheval
+abattu.
+
+«Oh ma belle!» pensa Wronsky.
+
+Après la rivière, il reprit pleine possession de son cheval, et le retint
+même un peu, avec l'intention de sauter la grande barrière derrière
+Mahotine, qu'il ne comptait distancer que sur l'espace d'environ deux
+cents sagènes libre d'obstacles.
+
+Cette grande barrière s'élevait juste en face du pavillon impérial;
+l'empereur lui-même, la cour, une foule immense les regardait approcher.
+
+Wronsky sentait tous ces yeux braqués sur lui, mais il ne voyait que les
+oreilles de son cheval, la terre disparaissant devant lui, la croupe de
+Gladiator et ses pieds blancs battant le sol en cadence, et conservant
+toujours la même distance en avant de Frou-frou. Gladiator s'élança à la
+barrière, agita sa queue écourtée et disparut aux yeux de Wronsky sans
+avoir heurté l'obstacle.
+
+«Bravo!» cria une voix.
+
+Au même moment, les planches de la barrière passèrent comme un éclair
+devant Wronsky, son cheval sauta sans changer d'allure, mais il entendit
+derrière lui un craquement: Frou-frou, animée par la vue de Gladiator,
+avait sauté trop tôt et frappé la barrière de ses fers de derrière; son
+allure ne varia cependant pas, et Wronsky, la figure éclaboussée de boue,
+comprit que la distance n'avait pas diminué, en apercevant devant lui la
+croupe de Gladiator, sa queue coupée et ses rapides pieds blancs.
+
+Frou-frou sembla faire la même réflexion que son maître, car, sans y être
+excitée, elle augmenta sensiblement de vitesse et se rapprocha de Mahotine
+en obliquant vers la corde, que Mahotine conservait cependant. Wronsky se
+demandait si l'on ne pourrait pas le dépasser de l'autre côté de la piste,
+lorsque Frou-frou, changeant de pied, prit elle-même cette direction.
+Son épaule, brunie par la sueur, se rapprocha de la croupe de Gladiator.
+Pendant quelques secondes ils coururent tout près l'un de l'autre; mais,
+pour se rapprocher de la corde, Wronsky excita son cheval, et vivement,
+sur la descente, dépassa Mahotine, dont il entrevit le visage couvert de
+boue; il lui sembla que celui-ci souriait. Quoique dépassé, il était là,
+tout près, et Wronsky entendait toujours le même galop régulier et la
+respiration précipitée mais nullement fatiguée de l'étalon.
+
+Les deux obstacles suivants, le fossé et la barrière, furent aisément
+franchis, mais le galop et le souffle de Gladiator se rapprochaient;
+Wronsky força le train de Frou-frou et sentit avec joie qu'elle augmentait
+facilement sa vitesse; le son des sabots de Gladiator s'éloignait.
+
+C'était lui maintenant qui menait la course comme il l'avait souhaité,
+comme le lui avait recommandé Cord; il était sûr du succès. Son émotion,
+sa joie et sa tendresse pour Frou-frou allaient toujours croissant.
+Il aurait voulu se retourner, mais n'osait regarder derrière lui, et
+cherchait à se calmer et à ne pas surmener sa monture. Un seul obstacle
+sérieux, la banquette irlandaise, lui restait à franchir; si, l'ayant
+dépassé, il était toujours en tête, son triomphe devenait infaillible.
+Lui et Frou-frou aperçurent la banquette de loin, et tous deux, le cheval
+et le cavalier, éprouvèrent un moment d'hésitation. Wronsky remarqua
+cette hésitation aux oreilles de la jument, et levait déjà la cravache,
+lorsqu'il comprit à temps qu'elle savait ce qu'elle devait faire. La jolie
+bête prit son élan et, comme il le prévoyait, s'abandonna à la vitesse
+acquise qui la transporta bien au delà du fossé; puis elle reprit sa
+course en mesure et sans effort, sans avoir changé de pied.
+
+«Bravo, Wronsky!» crièrent des voix. Il savait que ses camarades et ses
+amis se tenaient près de l'obstacle, et distingua la voix de Yashvine,
+mais sans le voir.
+
+«Oh ma charmante! pensait-il de Frou-frou, tout en écoutant ce qui se
+passait derrière lui.... Il a sauté,» se dit-il en entendant approcher le
+galop de Gladiator.
+
+Un dernier fossé, large de deux archines, restait encore; c'est à peine si
+Wronsky y faisait attention, mais, voulant arriver premier, bien avant les
+autres, il se mit à rouler son cheval. La jument s'épuisait; son cou et
+ses épaules étaient mouillés, la sueur perlait sur son garrot, sa tête et
+ses oreilles; sa respiration devenait courte et haletante. Il savait
+cependant qu'elle serait de force à fournir les deux cents sagènes qui
+le séparaient du but, et ne remarquait l'accélération de la vitesse que
+parce qu'il touchait presque terre. Le fossé fut franchi sans qu'il s'en
+aperçût. Frou-frou s'envola comme un oiseau plutôt qu'elle ne sauta; mais
+en ce moment Wronsky sentit avec horreur qu'au lieu de suivre l'allure du
+cheval, le poids de son corps avait porté à faux en retombant en selle,
+par un mouvement aussi inexplicable qu'impardonnable. Comment cela
+s'était-il fait? il ne pouvait s'en rendre compte, mais il comprit qu'une
+chose terrible lui arrivait: l'alezan de Mahotine passa devant lui comme
+un éclair.
+
+Wronsky touchait la terre d'un pied: la jument s'affaissa sur ce pied,
+et il eut à peine le temps de se dégager qu'elle tomba complètement,
+soufflant péniblement et faisant, de son cou délicat et couvert de sueur,
+d'inutiles efforts pour se relever; elle gisait à terre et se débattait
+comme un oiseau blessé: par le mouvement qu'il avait fait en selle,
+Wronsky lui avait brisé les reins; mais il ne comprit sa faute que
+plus tard. Il ne voyait qu'une chose en ce moment: c'est que Gladiator
+s'éloignait rapidement, et que lui il était là, seul, sur la terre
+détrempée, devant Frou-frou abattue, qui tendait vers lui sa tête et le
+regardait de ses beaux yeux. Toujours sans comprendre, il tira sur la
+bride. La pauvre bête s'agita comme un poisson pris au filet, et chercha à
+se redresser sur ses jambes de devant; mais, impuissante à relever celles
+de derrière, elle retomba tremblante sur le côté. Wronsky, pâle et
+défiguré par la colère, lui donna un coup de talon dans le ventre pour la
+forcer à se relever; elle ne bougea pas, et jeta à son maître un de ses
+regards parlants, en enfonçant son museau dans le sol.
+
+«Mon Dieu, qu'ai-je fait? hurla presque Wronsky en se prenant la tête à
+deux mains. Qu'ai-je fait?»
+
+Et la pensée de la course perdue, de sa faute humiliante et impardonnable,
+de la malheureuse bête brisée, tout l'accabla à la fois. «Qu'ai-je fait?»
+
+On accourait vers lui, le chirurgien et son aide, ses camarades, tout le
+monde. À son grand chagrin, il se sentait sain et sauf.
+
+Le cheval avait l'épine dorsale rompue; il fallut l'abattre. Incapable
+de proférer une seule parole, Wronsky ne put répondre à aucune des
+questions qu'on lui adressa; il quitta le champ de courses, sans relever
+sa casquette tombée, marchant au hasard sans savoir où il allait; il était
+désespéré! Pour la première fois de sa vie, il était victime d'un malheur
+auquel il ne pouvait porter remède, et dont il se reconnaissait seul
+coupable!
+
+Yashvine courut après lui avec sa casquette, et le ramena à son logis; au
+bout d'une demi-heure, il se calma et reprit possession de lui-même; mais
+cette course fut pendant longtemps un des souvenirs les plus pénibles, les
+plus cruels, de son existence.
+
+
+
+
+XXVI
+
+
+Les relations d'Alexis Alexandrovitch et de sa femme ne semblaient pas
+changées extérieurement; tout au plus pouvait-on remarquer que Karénine
+était plus surchargé de besogne que jamais.
+
+Dès le printemps, il partit selon son habitude pour l'étranger, afin de se
+remettre des fatigues de l'hiver en faisant une cure d'eaux.
+
+Il revint en juillet et reprit ses fonctions avec une nouvelle énergie. Sa
+femme s'était installée à la campagne aux environs de Pétersbourg, comme
+d'ordinaire; lui restait en ville.
+
+Depuis leur conversation, après la soirée de la princesse Tverskoï, il
+n'avait plus été question entre eux de soupçons ni de jalousie; mais le
+ton de persiflage habituel à Alexis Alexandrovitch lui fut très commode
+dans ses rapports actuels avec sa femme; sa froideur avait augmenté,
+quoiqu'il ne semblât conserver de cette conversation qu'une certaine
+contrariété; encore n'était-ce guère qu'une nuance, rien de plus.
+
+«Tu n'as pas voulu t'expliquer avec moi, semblait-il dire, tant pis pour
+toi, c'est à toi maintenant de venir à moi, et à mon tour de ne pas
+vouloir m'expliquer.» Et il s'adressait à sa femme par la pensée, comme
+un homme furieux de n'avoir pu éteindre un incendie qui dirait au feu:
+«Brûle, va, tant pis pour toi!»
+
+Lui, cet homme si fin et si sensé quand il s'agissait de son service,
+ne comprenait pas ce que cette conduite avait d'absurde, et s'il ne
+comprenait pas, c'est que la situation lui semblait trop terrible pour
+oser la mesurer. Il préféra enfouir son affection pour sa femme et son
+fils dans son âme, comme en un coffre scellé et verrouillé, et prit même
+envers l'enfant une attitude singulièrement froide, ne l'interpellant que
+du nom de «jeune homme», de ce ton ironique qu'il prenait avec Anna.
+
+Alexis Alexandrovitch prétendait n'avoir jamais eu d'affaires aussi
+importantes que cette année-là; mais il n'avouait pas qu'il les créait à
+plaisir, afin de n'avoir pas à ouvrir ce coffre secret qui contenait des
+sentiments d'autant plus troublants qu'il les gardait plus longtemps
+enfermés.
+
+Si quelqu'un s'était arrogé le droit de lui demander ce qu'il pensait de
+la conduite de sa femme, cet homme calme et pacifique se serait mis en
+colère, au lieu de répondre. Aussi sa physionomie prenait-elle un air
+digne et sévère toutes les fois qu'on lui demandait des nouvelles d'Anna.
+Et à force de vouloir ne rien penser de la conduite de sa femme, Alexis
+Alexandrovitch n'y pensait pas.
+
+L'habitation d'été des Karénine était à Péterhof, et la comtesse Lydie
+Ivanovna, qui y demeurait habituellement, y entretenait de fréquentes
+relations de bon voisinage avec Anna. Cette année, la comtesse n'avait pas
+voulu habiter Péterhof, et, en causant un jour avec Karénine, fit quelques
+allusions aux inconvénients de l'intimité d'Anna avec Betsy et Wronsky.
+Alexis Alexandrovitch l'arrêta sévèrement en déclarant que, pour lui,
+sa femme était au-dessus de tout soupçon; depuis lors il avait évité la
+comtesse. Décidé à ne rien remarquer, il ne s'apercevait pas que bien des
+personnes commençaient à battre froid à sa femme, et n'avait pas cherché à
+comprendre pourquoi celle-ci avait insisté pour s'installer à Tsarskoé, où
+demeurait Betsy, non loin du camp de Wronsky.
+
+Il ne se permettait pas de réfléchir, et ne réfléchissait pas; mais malgré
+tout, sans s'expliquer avec lui-même, sans avoir aucune preuve à l'appui,
+il se sentait trompé, n'en doutait pas, et en souffrait profondément.
+
+Combien de fois ne lui était-il pas arrivé, pendant ses huit années de
+bonheur conjugal, de se demander, en voyant des ménages désunis: «Comment
+en arrive-t-on là? Comment ne sort-on pas à tout prix d'une situation
+aussi absurde?» Et maintenant que le malheur était à sa propre porte, non
+seulement il ne songeait pas à se dégager de cette situation, mais il ne
+voulait pas l'admettre, et cela parce qu'il s'épouvantait de ce qu'elle
+lui offrait de terrible, de contre nature.
+
+Depuis son retour de l'étranger, Alexis Alexandrovitch était allé deux
+fois retrouver sa femme à la campagne; une fois pour dîner, l'autre pour y
+passer la soirée avec du monde, sans coucher, comme il le faisait les
+années précédentes.
+
+Le jour des courses avait été pour lui un jour très rempli; cependant,
+en faisant le programme de sa journée le matin, il s'était décidé à aller
+à Péterhof après avoir dîné de bonne heure, et de là aux courses, où
+devait se trouver la cour, et où il était convenable de se montrer. Par
+convenance aussi, il avait résolu d'aller chaque semaine chez sa femme;
+c'était d'ailleurs le quinze du mois, et il était de règle de lui remettre
+à cette date l'argent nécessaire à la dépense de la maison.
+
+Tout cela avait été décidé avec la force de volonté qu'il possédait, et
+sans qu'il permît à sa pensée d'aller au delà.
+
+Sa matinée s'était trouvée très affairée; la veille, il avait reçu une
+brochure d'un voyageur célèbre par ses voyages en Chine, accompagnée
+d'un mot de la comtesse Lydie, le priant de recevoir ce voyageur qui lui
+semblait, pour plusieurs raisons, être un homme utile et intéressant.
+
+Alexis Alexandrovitch, n'ayant pu terminer la lecture de cette brochure
+le soir, l'acheva le matin. Puis vinrent les sollicitations, les rapports,
+les réceptions, les nominations, les révocations, les distributions de
+récompenses, les pensions, les appointements, les correspondances, tout
+ce «travail des jours ouvrables», comme disait Alexis Alexandrovitch, qui
+prenait tant de temps.
+
+Venait ensuite son travail personnel, la visite du médecin et celle de
+son régisseur. Ce dernier ne le retint pas longtemps; il ne fit que lui
+remettre de l'argent et un rapport très concis sur l'état de ses affaires,
+qui, cette année, n'était pas très brillant; les dépenses avaient été trop
+fortes et amenaient un déficit.
+
+Le docteur, un médecin célèbre, et en rapport d'amitié avec Karénine,
+lui prit, en revanche, un temps considérable. Il était venu sans être
+appelé, et Alexis Alexandrovitch fut étonné de sa visite et de l'attention
+scrupuleuse avec laquelle il l'ausculta et l'interrogea; il ignorait que,
+frappée de son état peu normal, son amie la comtesse Lydie avait prié le
+docteur de le voir et de le bien examiner.
+
+«Faites-le pour moi, avait dit la comtesse.
+
+--Je le ferai pour la Russie, comtesse, répondit le docteur.
+
+--Excellent homme!» s'écria la comtesse.
+
+Le docteur fut très mécontent de son examen. Le foie était congestionné,
+l'alimentation mauvaise, le résultat des eaux nul. Il ordonna plus
+d'exercice physique, moins de tension d'esprit, et surtout aucune
+préoccupation morale; c'était aussi facile que de ne pas respirer.
+
+Le médecin partit en laissant Alexis Alexandrovitch sous l'impression
+désagréable qu'il avait un principe de maladie auquel on ne pouvait porter
+remède.
+
+En quittant son malade, le docteur rencontra sur le perron le chef de
+cabinet d'Alexis Alexandrovitch, nommé Studine, un camarade d'Université;
+ces messieurs se rencontraient rarement, mais n'en restaient pas moins
+bons amis; aussi le docteur n'aurait-il pas parlé à d'autres avec la même
+franchise qu'à Studine.
+
+«Je suis bien aise que vous l'ayez vu, dit celui-ci: cela ne va pas, il me
+semble; qu'en dites-vous?
+
+--Ce que j'en dis, répondit le docteur, en faisant par-dessus la tête
+de Studine signe à son cocher d'avancer. Voici ce que j'en dis;» et
+il retira de ses mains blanches un doigt de son gant glacé: «si vous
+essayez de rompre une corde qui ne soit pas trop tendue, vous réussirez
+difficilement: mais si vous la tendez à l'extrême, vous la romprez en la
+touchant du doigt. C'est ce qui lui arrive avec sa vie trop sédentaire
+et son travail trop consciencieux; et il y a une pression violente du
+dehors, conclut le docteur en levant les sourcils d'un air significatif.
+
+--Serez-vous aux courses? ajouta-t-il en entrant dans sa calèche.
+
+--Oui, oui, certainement, cela prend trop de temps,» répondit-il à
+quelques mots de Studine qui n'arrivèrent pas jusqu'à lui.
+
+Aussitôt après le docteur, le célèbre voyageur arriva, et Alexis
+Alexandrovitch, aidé de la brochure qu'il avait lue la veille, et de
+quelques notions antérieures sur la question, étonna son visiteur par
+l'étendue de ses connaissances et la largeur de ses vues. On annonça en
+même temps le maréchal du gouvernement, arrivé à Pétersbourg, avec lequel
+il dut causer. Après le départ du maréchal, il fallut terminer la besogne
+quotidienne avec le chef de cabinet, puis faire une visite importante et
+sérieuse à un personnage officiel. Alexis Alexandrovitch n'eut que le
+temps de rentrer pour dîner à cinq heures avec son chef de cabinet,
+qu'il invita à l'accompagner à la campagne et aux courses.
+
+Sans qu'il s'en rendit compte, il cherchait toujours maintenant à ce qu'un
+tiers assistât à ses entrevues avec sa femme.
+
+
+
+
+XXVII
+
+
+Anna était dans sa chambre, debout devant son miroir, et attachait un
+dernier noeud à sa robe avec l'aide d'Annouchka, lorsqu'un bruit de roues
+sur le gravier devant le perron se fit entendre.
+
+«C'est un peu tôt pour Betsy,» pensa-t-elle, et, regardant par la fenêtre,
+elle aperçut une voiture, et dans la voiture le chapeau noir et les
+oreilles bien connues d'Alexis Alexandrovitch.
+
+«Voilà qui est fâcheux! se pourrait-il qu'il vint pour la nuit?»
+pensa-t-elle, et les résultats que pouvait avoir cette visite
+l'épouvantèrent: sans se donner une minute de réflexion, et sous l'empire
+de cet esprit de mensonge, qui lui devenait familier et qui la dominait,
+elle descendit, rayonnante de gaieté, pour recevoir son mari, et se mit à
+parler sans savoir ce qu'elle disait.
+
+«Que c'est aimable à vous! dit-elle en tendant la main à Karénine, tandis
+qu'elle souriait à Studine comme à un familier de la maison.
+
+--J'espère que tu restes ici cette nuit? (le démon du mensonge lui
+soufflait ces mots); nous irons ensemble aux courses, n'est-ce pas? Quel
+dommage que je me sois engagée avec Betsy, qui doit venir me chercher!»
+
+Alexis Alexandrovitch fit une légère grimace à ce nom.
+
+«Oh! je ne séparerai pas les inséparables, dit-il d'un ton railleur,
+nous irons à nous deux Michel Wassiliévitch. Le docteur m'a recommandé
+l'exercice; je ferai une partie de la route à pied, et me croirai encore
+aux eaux.
+
+--Mais rien ne presse, dit Anna; voulez-vous du thé?»
+
+Elle sonna.
+
+«Servez le thé et prévenez Serge qu'Alexis Alexandrovitch est arrivé.
+
+--Et ta santé?... Michel Wassiliévitch, vous n'êtes pas encore venu
+chez moi; voyez donc comme j'ai bien arrangé mon balcon,» dit-elle en
+s'adressant tantôt à son mari, tantôt à son visiteur.
+
+Elle parlait simplement et naturellement, mais trop, et trop vite: ce
+qu'elle sentit en surprenant le regard curieux de Michel Wassiliévitch,
+qui l'observait à la dérobée. Celui-ci s'éloigna du coté de la terrasse,
+et elle s'assit auprès de son mari.
+
+«Tu n'as pas très bonne mine, dit-elle.
+
+--Oui, le docteur est venu ce matin et m'a pris une heure de mon temps;
+je suis persuadé qu'il était envoyé par un de mes amis; ma santé est si
+précieuse!
+
+--Que t'a-t-il dit?»
+
+Et elle le questionna sur sa santé et ses travaux, lui conseillant le
+repos, et l'engageant à venir s'installer à la campagne. Tout cela était
+dit gaiement, avec vivacité et animation; mais Alexis Alexandrovitch
+n'attachait aucune importance spéciale à ce ton; il n'entendait que les
+paroles, et les prenait dans leur sens littéral, répondant simplement,
+quoiqu'un peu ironiquement. Cette conversation n'avait rien de particulier;
+cependant Anna ne put se la rappeler plus tard sans une véritable
+souffrance.
+
+Serge entra, accompagné de sa gouvernante; si Alexis Alexandrovitch
+s'était permis d'observer, il aurait remarqué l'air craintif dont l'enfant
+regarda ses parents, son père d'abord, puis sa mère; mais il ne voulait
+rien voir et ne vit rien.
+
+«Hé, bonjour, jeune homme! nous avons grandi, nous devenons tout à fait
+grand garçon.»
+
+Et il tendit la main à l'enfant troublé. Serge avait toujours été timide
+avec son père, mais depuis que celui-ci l'appelait «jeune homme», et
+depuis qu'il se creusait la tête pour savoir si Wronsky était un ami ou
+un ennemi, il était devenu plus craintif encore. Il se tourna vers sa
+mère comme pour chercher protection; il ne se sentait à l'aise qu'auprès
+d'elle. Pendant ce temps Alexis Alexandrovitch prenait son fils par
+l'épaule et interrogeait la gouvernante sur son compte. Anna vit le moment
+où l'enfant, se sentant malheureux et gêné, allait fondre en larmes. Elle
+avait rougi en le voyant entrer, et, remarquant son embarras, elle se leva
+vivement, souleva la main d'Alexis Alexandrovitch pour dégager l'épaule de
+l'enfant, l'embrassa et l'emmena sur la terrasse. Puis elle vint rejoindre
+son mari.
+
+«Il se fait tard, dit-elle en consultant sa montre. Pourquoi Betsy ne
+vient-elle pas?
+
+--Oui, dit Alexis Alexandrovitch en faisant craquer les jointures de ses
+doigts et en se levant. Je suis aussi venu t'apporter de l'argent: tu dois
+en avoir besoin, car on ne nourrit pas de chansons les rossignols.
+
+--Non... oui... j'en ai besoin, dit Anna en rougissant jusqu'à la racine
+des cheveux sans le regarder; mais tu reviendras après les courses?
+
+--Oh oui, répondit Alexis Alexandrovitch. Et voici la gloire de Péterhof,
+la princesse Tverskoï, ajouta-t-il en apercevant par la fenêtre une
+calèche à l'anglaise qui approchait du perron; quelle élégance! c'est
+charmant! Allons, partons aussi.»
+
+La princesse ne quitta pas sa calèche; son valet de pied en guêtres,
+livrée, et chapeau à l'anglaise, sauta du siège devant la maison.
+
+«Je m'en vais, adieu! dit Anna en embrassant son fils et en tendant la
+main à son mari. Tu es très aimable d'être venu.»
+
+Alexis Alexandrovitch lui baisa la main.
+
+«Au revoir, tu reviendras prendre le thé; c'est parfait!» dit-elle en
+s'éloignant d'un air rayonnant et joyeux. Mais à peine fut-elle à l'abri
+des regards, qu'elle tressaillit avec répugnance en sentant sur sa main la
+trace de ce baiser.
+
+
+
+
+XXVIII
+
+
+Quand Alexis Alexandrovitch parut aux courses, Anna était déjà placée à
+côté de Betsy dans le pavillon principal, où la haute société se trouvait
+réunie; elle aperçut son mari de loin, et le suivit involontairement des
+yeux dans la foule. Elle le vit s'avancer vers le pavillon, répondant avec
+une bienveillance un peu hautaine aux saluts qui cherchaient à attirer
+son attention, échangeant des politesses distraites avec ses égaux, et
+recherchant les regards des puissants de la terre, auxquels il répondait
+en ôtant son grand chapeau rond, qui serrait le bout de ses oreilles. Anna
+connaissait toutes ces façons de saluer, et toutes lui étaient également
+antipathiques.
+
+«Rien qu'ambition, que rage de succès: c'est tout ce que contient son âme,
+pensait-elle; quant aux vues élevées, à l'amour de la civilisation, à la
+religion, ce ne sont que des moyens pour atteindre son but: rien de plus.»
+
+On voyait, d'après les regards que Karénine jetait sur le pavillon, qu'il
+ne découvrait pas sa femme dans ces flots de mousseline, de rubans, de
+plumes, de fleurs et d'ombrelles. Anna comprit qu'il la cherchait, mais
+eut l'air de ne pas s'en apercevoir.
+
+«Alexis Alexandrovitch, cria la princesse Betsy, vous ne voyez donc pas
+votre femme? la voici.»
+
+Il sourit de son sourire glacial.
+
+«Tout ici est si brillant, que les yeux sont éblouis,» répondit-il en
+approchant du pavillon.
+
+Il sourit à Anna, comme doit le faire un mari qui vient à peine de quitter
+sa femme, salua Betsy et ses autres connaissances, galant avec les femmes,
+poli avec les hommes.
+
+Un général célèbre par son esprit et son savoir était là, près du pavillon;
+Alexis Alexandrovitch, qui l'estimait beaucoup, l'aborda, et ils se
+mirent à causer.
+
+C'était entre deux courses; le général attaquait ce genre de
+divertissement, Alexis Alexandrovitch le défendait.
+
+Anna entendait cette voix grêle et mesurée et ne perdait pas une seule des
+paroles de son mari, qui résonnaient toutes désagréablement à son oreille.
+
+Lorsque la course d'obstacles commença, elle se pencha en avant, ne
+quittant pas Wronsky des yeux; elle le vit s'approcher de son cheval, puis
+le monter; la voix de son mari s'élevait toujours jusqu'à elle, et lui
+semblait odieuse. Elle souffrait pour Wronsky, mais souffrait plus encore
+de cette voix dont elle connaissait toutes les intonations.
+
+«Je suis une mauvaise femme, une femme perdue, pensait-elle, mais je hais
+le mensonge, je ne le supporte pas, tandis que lui (son mari) en fait sa
+nourriture. Il sait tout, il voit tout; que peut-il éprouver, s'il est
+capable de parler avec cette tranquillité? J'aurais quelque respect pour
+lui s'il me tuait, s'il tuait Wronsky. Mais non, ce qu'il préfère à tout,
+c'est le mensonge, ce sont les convenances.»
+
+Anna ne savait guère ce qu'elle aurait voulu trouver en son mari, et ne
+comprenait pas que la volubilité d'Alexis Alexandrovitch, qui l'irritait
+si vivement, n'était que l'expression de son agitation intérieure; il lui
+fallait un mouvement intellectuel quelconque, comme il faut à un enfant
+qui vient de se cogner un mouvement physique pour étourdir son mal;
+Karénine, lui aussi, avait besoin de s'étourdir pour étouffer les idées
+qui l'oppressaient en présence de sa femme et de Wronsky, dont le nom
+revenait à chaque instant.
+
+«Le danger, disait-ll, est une condition indispensable pour les
+courses d'officiers; si l'Angleterre peut montrer dans son histoire des
+faits d'armes glorieux pour la cavalerie, elle le doit uniquement au
+développement historique de la force dans ses hommes et ses chevaux. Le
+sport a, selon moi, un sens profond, et comme toujours nous n'en prenons
+que le côté superficiel.
+
+--Superficiel, pas tant que cela, dit la princesse Tverskoï: on dit qu'un
+des officiers s'est enfoncé deux côtes.»
+
+Alexis Alexandrovitch sourit froidement d'un sourire sans expression qui
+découvrait seulement ses dents.
+
+«J'admets, princesse, que ce cas-là est interne et non superficiel,
+mais il ne s'agit pas de cela.» Et il se tourna vers le général, son
+interlocuteur sérieux:
+
+«N'oubliez pas que ceux qui courent sont des militaires, que cette
+carrière est de leur choix, et que toute vocation a son revers de
+médaille: cela rentre dans les devoirs militaires; si le sport, comme
+les luttes à coups de poing ou les combats de taureaux espagnols sont des
+indices de barbarie, le sport spécialisé est au contraire un indice de
+développement.
+
+--Oh! je n'y reviendrai plus, dit la princesse Betsy, cela m'émeut trop,
+n'est-ce pas, Anna?
+
+--Cela émeut, mais cela fascine, dit une autre dame. Si j'avais été
+Romaine, j'aurais assidûment fréquenté le cirque.»
+
+Anna ne parlait pas, mais tenait toujours sa lorgnette braquée du même
+côté.
+
+En ce moment, un général de haute taille vint à traverser le pavillon;
+Alexis Alexandrovitch, interrompant brusquement son discours, se leva avec
+dignité et fit un profond salut:
+
+«Vous ne courez pas? lui dit en plaisantant le général.
+
+--Ma course est d'un genre plus difficile,» répondit respectueusement
+Alexis Alexandrovitch, et, quoique cette réponse ne présentât aucun sens,
+le militaire eut l'air de recueillir le mot profond d'un homme d'esprit,
+et de comprendre _la pointe de la sauce_[8].
+
+[Note 8: Les mots en italique sont en français dans le texte.]
+
+«Il y a deux côtés à la question, reprit Alexis Alexandrovitch: celui du
+spectateur aussi bien que celui de l'acteur, et je conviens que l'amour
+de ces spectacles est un signe certain d'infériorité dans un public...
+mais...
+
+--Princesse, un pari! cria une voix, celle de Stépane Arcadiévitch
+s'adressant à Betsy. Pour qui tenez-vous?
+
+--Anna et moi parions pour Kouzlof, répondit Betsy.
+
+--Moi pour Wronsky..., une paire de gants.
+
+--C'est bon.
+
+--Comme c'est joli..., n'est-ce pas?»
+
+Alexis Alexandrovitch s'était tu pendant qu'on parlait autour de lui, mais
+il reprit aussitôt:
+
+«J'en conviens, les jeux virils...»
+
+En ce moment on entendit le signal du départ, et toutes les conversations
+s'arrêtèrent.
+
+Alexis Alexandrovitch se tut aussi; chacun se leva pour regarder du côté
+de la rivière; comme les courses ne l'intéressaient pas, au lieu de suivre
+les cavaliers, il parcourut l'assemblée d'un oeil distrait; son regard
+s'arrêta sur sa femme.
+
+Pâle et grave, rien n'existait pour Anna en dehors de ce qu'elle suivait
+des yeux; sa main tenait convulsivement un éventail, elle ne respirait
+pas. Karénine se détourna pour examiner d'autres visages de femmes.
+
+«Voilà une autre dame très émue, et encore une autre qui l'est tout autant,
+c'est fort naturel,» se dit Alexis Alexandrovitch; malgré lui, son regard
+était attiré par ce visage où il lisait trop clairement et avec horreur
+tout ce qu'il voulait ignorer.
+
+À la première chute, celle de Kouzlof, l'émotion fut générale, mais à
+l'expression triomphante du visage d'Anna il vit bien que celui qu'elle
+regardait n'était pas tombé.
+
+Lorsqu'un second officier tomba sur la tête, après que Mahotine et Wronsky
+eurent sauté la grande barrière, et qu'on le crut tué, un murmure d'effroi
+passa dans l'assistance; mais Alexis Alexandrovitch s'aperçut qu'Anna
+n'avait rien remarqué, et qu'elle avait peine à comprendre l'émotion
+générale. Il la regardait avec une insistance croissante.
+
+Quelque absorbée qu'elle fût, Anna sentit le regard froid de son
+mari peser sur elle, et elle se retourna vers lui un moment d'un air
+interrogateur, avec un léger froncement de sourcils.
+
+«Tout m'est égal,» semblait-elle dire; et elle ne quitta plus sa
+lorgnette.
+
+La course fut malheureuse: sur dix-sept cavaliers, il en tomba plus de la
+moitié. Vers la fin, l'émotion devint d'autant plus vive que l'empereur
+témoigna son mécontentement.
+
+
+
+
+XXIX
+
+
+Au reste, l'impression était unanimement pénible et l'on se répétait
+la phrase de l'un des spectateurs: «Après cela il ne reste plus que
+les arènes avec des lions». La terreur causée par la chute de Wronsky
+fut générale, et le cri d'horreur poussé par Anna n'étonna personne.
+Malheureusement sa physionomie exprima ensuite des sentiments plus vifs
+que ne le permettait le décorum; éperdue, troublée comme un oiseau pris
+au piège, elle voulait se lever, se sauver, et se tournait vers Betsy,
+en répétant:
+
+«Partons, partons!»
+
+Mais Betsy n'écoutait pas. Penchée vers un militaire qui s'était approché
+du pavillon, elle lui parlait avec animation.
+
+Alexis Alexandrovitch vint vers sa femme et lui offrit poliment le bras.
+
+«Partons, si vous le désirez, lui dit-il en français.» Anna ne l'aperçut
+même pas; elle était toute à la conversation de Betsy et du général.
+
+«On prétend qu'il s'est aussi cassé la jambe, disait-il: cela n'a pas le
+sens commun.»
+
+Anna, sans répondre à son mari, regardait toujours de sa lorgnette
+l'endroit où Wronsky était tombé, mais c'était si loin et la foule était
+si grande qu'on ne distinguait rien; elle baissa sa lorgnette et allait
+partir, lorsqu'un officier au galop vint faire un rapport à l'empereur.
+
+Anna se pencha en avant pour écouter.
+
+«Stiva, Stiva,» cria-t-elle à son frère; celui-ci n'entendit pas;
+elle voulut encore quitter la tribune.
+
+«Je vous offre mon bras, si vous désirez partir,» répéta Alexis
+Alexandrovitdch en lui touchant la main.
+
+Anna s'éloigna de lui avec répulsion et répondit sans le regarder:
+
+«Non, non, laissez-moi, je resterai.» Elle venait d'apercevoir un officier
+qui, du lieu de l'accident, accourait à toute bride en coupant le champ de
+courses.
+
+Betsy lui fit signe de son mouchoir; l'officier venait dire que le
+cavalier n'était pas blessé, mais que le cheval avait les reins brisés.
+
+À cette nouvelle Anna se rassit, et cacha son visage derrière son éventail;
+Alexis Alexandrovitch remarqua non seulement qu'elle pleurait, mais
+qu'elle ne pouvait réprimer les sanglots qui soulevaient sa poitrine.
+Il se plaça devant elle pour la dissimuler aux regards du public, et lui
+donner le temps de se remettre.
+
+«Pour la troisième fois, je vous offre mon bras,» dit-il quelques instants
+après, en se tournant vers elle.
+
+Anna le regardait, ne sachant que répondre. Betsy lui vint en aide.
+
+«Non, Alexis Alexandrovitch; j'ai amené Anna, je la reconduirai.
+
+--Excusez, princesse, répondit-il en souriant poliment et en la regardant
+bien en face; mais je vois qu'Anna est souffrante, et je désire la ramener
+moi-même.»
+
+Anna effrayée se leva avec soumission et prit le bras de son mari.
+
+«J'enverrai prendre de ses nouvelles et vous en ferai donner,» murmura
+Betsy à voix basse.
+
+Alexis Alexandrovitch, en sortant du pavillon, causa de la façon la plus
+naturelle avec tous ceux qu'il rencontra, et Anna fut obligée d'écouter,
+de répondre; elle ne s'appartenait pas et croyait marcher en rêve à côté
+de son mari.
+
+«Est-il blessé? tout cela est-il vrai? viendra-t-il? le verrai-je
+aujourd'hui?» pensait-elle.
+
+Silencieusement elle monta en voiture, et bientôt ils sortirent de la
+foule. Malgré tout ce qu'il avait vu, Alexis Alexandrovitch ne se
+permettait pas de juger sa femme; pour lui, les signes extérieurs tiraient
+seuls à conséquence; elle ne s'était pas convenablement comportée, et il
+se croyait obligé de lui en faire l'observation. Comment adresser cette
+observation sans aller trop loin? Il ouvrit la bouche pour parler, mais
+involontairement il dit tout autre chose que ce qu'il voulait dire:
+
+«Combien nous sommes tous portés à admirer ces spectacles cruels! Je
+remarque.....
+
+--Quoi? je ne comprends pas,» dit Anna d'un air de souverain mépris. Ce
+ton blessa Karénine.
+
+«Je dois vous dire...., commença-t-il.
+
+--Voilà l'explication, pensa Anna, et elle eut peur.
+
+--Je dois vous dire que votre tenue a été fort inconvenante aujourd'hui,
+dit-il en français.
+
+--En quoi?--demanda-t-elle en se tournant vivement vers lui et en le
+regardant bien en face, non plus avec la fausse gaieté sous laquelle se
+dissimulaient ses sentiments, mais avec une assurance qui cachait mal la
+frayeur qui l'étreignait.
+
+--Faites attention,» dit-il en montrant la glace de la voiture, baissée
+derrière le cocher.
+
+Il se pencha pour la relever.
+
+«Qu'avez-vous trouvé d'inconvenant? répéta-t-elle.
+
+--Le désespoir que vous avez peu dissimulé lorsqu'un des cavaliers est
+tombé.»
+
+Il attendait une réponse, mais elle se taisait et regardait devant elle.
+
+«Je vous ai déjà priée de vous comporter dans le monde de telle sorte que
+les méchantes langues ne puissent vous attaquer. Il fut un temps où je
+parlais de sentiments intimes, je n'en parle plus; il n'est question
+maintenant que de faits extérieurs; vous vous êtes tenue d'une façon
+inconvenante, et je désire que cela ne se renouvelle plus.»
+
+Ces paroles n'arrivaient qu'à moitié aux oreilles d'Anna; elle se sentait
+envahie par la crainte, et ne pensait cependant qu'à Wronsky; elle se
+demandait s'il était possible qu'il fût blessé; était-ce bien de lui qu'on
+parlait en disant que le cavalier était sain et sauf, mais que le cheval
+avait les reins brisés?
+
+Quand Alexis Alexandrovitch se tut, elle le regarda avec un sourire
+d'ironie feinte, sans répondre; elle n'avait rien entendu. La terreur
+qu'elle éprouvait se communiquait à lui; il avait commencé avec fermeté,
+puis, en sentant toute la portée de ses paroles, il eut peur; le sourire
+d'Anna le fit tomber dans une étrange erreur.
+
+«Elle sourit de mes soupçons, elle va me dire, comme autrefois, qu'ils
+n'ont aucun fondement, qu'ils sont absurdes.»
+
+C'était ce qu'il souhaitait ardemment; il craignait tant de voir ses
+craintes confirmées, qu'il était prêt à croire tout ce qu'elle aurait
+voulu: mais l'expression de ce visage sombre et terrifié ne promettait
+même plus le mensonge.
+
+«Peut-être me suis-je trompé; dans ce cas, pardonnez-moi.
+
+--Non, vous ne vous êtes pas trompé, dit-elle lentement en jetant un
+regard désespéré sur la figure impassible de son mari. Vous ne vous êtes
+pas trompé: j'ai été au désespoir et ne puis m'empêcher de l'être encore.
+Je vous écoute: je ne pense qu'à lui. Je l'aime, je suis sa maîtresse: je
+ne puis vous souffrir, je vous crains, je vous hais. Faites de moi ce que
+vous voudrez.» Et, se rejetant au fond de la voiture, elle couvrit son
+visage de ses mains et éclata en sanglots.
+
+Alexis Alexandrovitch ne bougea pas, ne changea pas la direction de son
+regard, mais l'expression solennelle de sa physionomie prit une rigidité
+de mort, qu'elle garda pendant tout le trajet. En approchant de la maison,
+il se tourna vers Anna et dit:
+
+«Entendons-nous: j'exige que jusqu'au moment où j'aurai pris les mesures
+voulues--ici sa voix trembla--pour sauvegarder mon honneur, mesures qui
+vous seront communiquées, j'exige que les apparences soient conservées.»
+
+Il sortit de la voiture et fit descendre Anna; devant les domestiques, il
+lui serra la main, remonta en voiture, et reprit la route de Pétersbourg.
+
+À peine était-il parti qu'un messager de Betsy apporta un billet:
+
+«J'ai envoyé prendre de ses nouvelles; il m'écrit qu'il va bien, mais
+qu'il est au désespoir.
+
+--Alors _il_ viendra! pensa-t-elle. J'ai bien fait de tout avouer.»
+
+Elle regarda sa montre: il s'en fallait encore de trois heures; mais le
+souvenir de leur dernière entrevue fit battre son coeur.
+
+«Mon Dieu, qu'il fait encore clair! C'est terrible, mais j'aime à voir son
+visage, et j'aime cette lumière fantastique. Mon mari! ah oui! Eh bien!
+tant mieux, tout est fini entre nous...»
+
+
+
+
+XXX
+
+
+Partout où des hommes se réunissent, et dans la petite ville d'eaux
+allemande choisie par les Cherbatzky comme ailleurs, il se forme une
+espèce de cristallisation sociale qui met chacun à sa place; de même
+qu'une gouttelette d'eau exposée au froid prend invariablement, et pour
+toujours, une certaine forme cristalline, de même chaque nouveau baigneur
+se trouve invariablement fixé au rang qui lui convient dans la
+société.
+
+_Fürst Cherbatzky sammt Gemahlin und Tochter_ se cristallisèrent
+immédiatement à la place qui leur était due suivant la hiérarchie sociale,
+de par l'appartement qu'ils occupèrent, leur nom et les relations qu'ils
+firent.
+
+Ce travail de stratification s'était opéré d'autant plus sérieusement
+cette année, qu'une véritable _Fürstin_ allemande honorait les eaux de
+sa présence. La princesse se crut obligée de lui présenter sa fille, et
+cette cérémonie eut lieu deux jours après leur arrivée. Kitty, parée d'une
+toilette _très simple_, c'est-à-dire très élégante et venue de Paris, fit
+une profonde et gracieuse révérence à la grande dame.
+
+«J'espère, lui fut-il dit, que les roses renaîtront bien vite sur ce joli
+visage.» Et aussitôt la famille Cherbatzky se trouva classée d'une façon
+définitive.
+
+Ils firent la connaissance d'un lord anglais et de sa famille, d'une
+_Gräfin_ allemande et de son fils, blessé à la dernière guerre, d'un
+savant suédois et de M. Canut ainsi que de sa soeur.
+
+Mais la société intime des Cherbatzky se forma presque spontanément de
+baigneurs russes; c'étaient Marie Evguénievna Rtichef et sa fille, qui
+déplaisait à Kitty parce qu'elle aussi était malade d'un amour contrarié,
+et un colonel moscovite qu'elle avait toujours vu en uniforme, et que
+ses cravates de couleur et son cou découvert lui faisaient trouver
+souverainement ridicule. Cette société parut d'autant plus insupportable
+à Kitty qu'on ne pouvait s'en débarrasser.
+
+Restée seule avec sa mère, après le départ du vieux prince pour Carlsbad,
+elle chercha, pour se distraire, à observer les personnes inconnues
+qu'elle rencontrait; sa nature la portait à voir tout le monde en beau,
+aussi ses remarques sur les caractères et les situations qu'elle s'amusait
+à deviner étaient-elles empreintes d'une bienveillance exagérée.
+
+Une des personnes qui lui inspirèrent l'intérêt le plus vif fut une jeune
+fille venue aux eaux avec une dame russe qu'on nommait Mme Stahl, et qu'on
+disait appartenir à une haute noblesse.
+
+Cette dame, fort malade, n'apparaissait que rarement, traînée dans une
+petite voiture; la princesse assurait qu'elle se tenait à l'écart par
+orgueil plutôt que par maladie. La jeune fille la soignait et, selon Kitty,
+elle s'occupait avec le même zèle simple et naturel de plusieurs autres
+personnes sérieusement malades.
+
+Mme Stahl nommait sa compagne Varinka, mais Kitty assurait qu'elle ne
+la traitait ni en parente ni en garde-malade rétribuée; une irrésistible
+sympathie entraînait Kitty vers cette jeune fille, et quand leurs regards
+se rencontraient, elle s'imaginait lui plaire aussi.
+
+Mlle Varinka, quoique jeune, semblait manquer de jeunesse: elle paraissait
+aussi bien dix-neuf ans que trente. Malgré sa pâleur maladive, on la
+trouvait jolie en analysant ses traits, et elle aurait passé pour bien
+faite si sa tête n'eût été trop forte et sa maigreur trop grande; mais
+elle ne devait pas plaire aux hommes; elle faisait penser à une belle
+fleur qui, tout en conservant ses pétales, serait déjà flétrie et sans
+parfum.
+
+Varinka semblait toujours absorbée par quelque devoir important, et
+n'avoir pas de loisirs pour s'occuper de choses futiles; l'exemple de
+cette vie occupée faisait penser à Kitty qu'elle trouverait, en l'imitant,
+ce qu'elle cherchait avec douleur: un intérêt, un sentiment de dignité
+personnelle, qui n'eût plus rien de commun avec ces relations mondaines
+de jeunes filles à jeunes gens, dont la pensée lui paraissait une
+flétrissure: plus elle étudiait son amie inconnue, plus elle désirait
+la connaître, persuadée qu'elle était de trouver en elle une créature
+parfaite.
+
+Les jeunes filles se rencontraient plusieurs fois par jour, et les yeux
+de Kitty semblaient toujours dire: «Qui êtes-vous? Je ne me trompe pas,
+n'est-ce pas, en vous croyant un être charmant? Mais, ajoutait le regard,
+je n'aurai pas l'indiscrétion de solliciter votre amitié: je me contente
+de vous admirer et de vous aimer!--Moi aussi, je vous aime, et je vous
+trouve charmante, répondait le regard de l'inconnue, et je vous aimerais
+plus encore si j'en avais le temps», et réellement elle était toujours
+occupée. Tantôt c'étaient les enfants d'une famille russe qu'elle ramenait
+du bain, tantôt un malade qu'il fallait envelopper d'un plaid, un autre
+qu'elle s'évertuait à distraire, ou bien encore des pâtisseries qu'elle
+venait acheter pour l'un ou l'autre de ses protégés.
+
+Un matin, bientôt après l'arrivée des Cherbatzky, on vit apparaître un
+couple qui devint l'objet d'une attention peu bienveillante.
+
+L'homme était de taille haute et voûtée, avec des mains énormes, des yeux
+noirs, tout à la fois naïfs et effrayants; il portait un vieux paletot
+trop court; la femme était aussi mal mise, marquée de petite vérole, et
+d'une physionomie très douce.
+
+Kitty les reconnut aussitôt pour des russes, et déjà son imagination
+ébauchait un roman touchant dont ils étaient les héros, lorsque la
+princesse apprit, par la liste des baigneurs, que ces nouveaux venus se
+nommaient Nicolas Levine et Marie Nicolaevna; elle mit fin au roman de sa
+fille en lui expliquant que ce Levine était un fort vilain homme.
+
+Le fait qu'il fut frère de Constantin Levine, plus que les paroles de sa
+mère, rendit ce couple particulièrement désagréable à Kitty. Cet homme
+aux mouvements de tête bizarres lui devint odieux, et elle croyait lire
+dans ces grands yeux, qui la suivaient avec obstination, des sentiments
+ironiques et malveillants.
+
+Elle évitait autant que possible de le rencontrer.
+
+
+
+
+XXXI
+
+
+La journée étant pluvieuse, Kitty et sa mère se promenaient sous la
+galerie, accompagnées du colonel, jouant à l'élégant dans son petit veston
+européen, acheté tout fait à Francfort.
+
+Ils marchaient d'un côté de la galerie, cherchant à éviter Nicolas Levine,
+qui marchait de l'autre. Varinka, en robe foncée, coiffée d'un chapeau
+noir à bords rabattus, promenait une vieille Française aveugle; chaque
+fois que Kitty et elle se rencontraient, elles échangeaient un regard
+amical.
+
+«Maman, puis-je lui parler? demanda Kitty en voyant son inconnue approcher
+de la source, et trouvant l'occasion favorable pour l'aborder.
+
+--Si tu as si grande envie de la connaître, laisse-mol prendre des
+informations; mais que trouves-tu de si remarquable en elle? C'est quelque
+dame de compagnie. Si tu veux, je ferai la connaissance de Mme Stahl. J'ai
+connu sa belle-soeur,» ajouta la princesse en relevant la tête avec
+dignité.
+
+Kitty savait que sa mère était froissée de l'attitude de Mme Stahl qui
+semblait l'éviter; elle n'insista pas.
+
+«Elle est vraiment charmante! dit-elle en regardant Varinka tendre un
+verre à la Française. Voyez comme tout ce qu'elle fait est aimable et
+simple.
+
+--Tu m'amuses avec tes _engouements_, répondit la princesse, mais pour
+le moment éloignons-nous», ajouta-t-elle en voyant approcher Levine, sa
+compagne et un médecin allemand, auquel il parlait d'un ton aigu et
+mécontent.
+
+Comme elles revenaient sur leurs pas, elles entendirent un éclat de voix;
+Levine était arrêté et gesticulait en criant; le docteur se fâchait à son
+tour, et l'on faisait cercle autour d'eux. La princesse s'éloigna vivement
+avec Kitty; le colonel se mêla à la foule pour connaître l'objet de la
+discussion.
+
+«Qu'y avait-il? demanda la princesse quand au bout de quelques minutes le
+colonel les rejoignit.
+
+--C'est une honte! répondit celui-ci. Rien de pis que de rencontrer des
+Russes à l'étranger. Ce grand monsieur s'est querellé avec le docteur, lui
+a grossièrement reproché de ne pas le soigner comme il l'entendait, et a
+fini par lever son bâton. C'est une honte!
+
+--Mon Dieu, que c'est pénible! dit la princesse; et comment tout cela
+s'est-il terminé?
+
+--Grâce à l'intervention de cette demoiselle en chapeau forme champignon:
+une Russe, je crois; c'est elle qui la première s'est trouvée là pour
+prendre ce monsieur par le bras et l'emmener.
+
+--Voyez-vous, maman? dit Kitty à sa mère, et vous vous étonnez de mon
+enthousiasme pour Varinka?»
+
+Le lendemain Kitty remarqua que Varinka s'était mise en rapport avec
+Levine et sa compagne, comme avec ses autres protégés; elle s'approchait
+d'eux pour causer, et servait d'interprète à la femme, qui ne parlait
+aucune langue étrangère. Kitty supplia encore une fois sa mère de lui
+permettre de faire sa connaissance, et, quoiqu'il fût désagréable à la
+princesse d'avoir l'air de faire des avances à Mme Stahl qui se permettait
+de faire la fière, édifiée par les renseignements qu'elle avait pris, elle
+choisit un moment où Kitty était à la source, pour aborder Varinka devant
+la boulangerie.
+
+«Permettez-moi de me présenter moi-même, dit-elle avec un sourire de
+condescendance. Ma fille s'est éprise de vous; peut-être ne me
+connaissez-vous pas... Je....
+
+--C'est plus que réciproque, princesse, répondit avec hâte Varinka.
+
+--Vous avez fait hier une bonne action, par rapport à notre triste
+compatriote,» dit la princesse.
+
+Varinka rougit.
+
+«Je ne me rappelle pas: il me semble que je n'ai rien fait, dit-elle.
+
+--Si fait, vous avez sauvé ce Levine d'une affaire désagréable.
+
+--Ah oui! sa compagne m'a appelée et j'ai cherché à le calmer: il est très
+malade et très mécontent de son médecin. J'ai l'habitude de soigner ce
+genre de malades.
+
+--Je sais que vous habitez Menton, avec votre tante, il me semble, Mme
+Stahl. J'ai connu sa belle-soeur.
+
+--Mme Stahl n'est pas ma tante, je l'appelle maman, mais je ne lui suis
+pas apparentée; j'ai été élevée par elle», répondit Varinka en rougissant
+encore.
+
+Tout cela fut dit très simplement, et l'expression de ce charmant visage
+était si ouverte et si sincère que la princesse comprit pourquoi Varinka
+plaisait si fort à Kitty.
+
+«Et que va faire ce Levine? demanda-t-elle.
+
+--Il part,» répondit Varinka.
+
+Kitty, revenant de la source, aperçut en ce moment sa mère causant avec
+son amie; elle rayonna de joie.
+
+«Eh bien, Kitty, ton ardent désir de connaître Mlle...
+
+--Varinka, dit la jeune fille: c'est ainsi qu'on m'appelle.»
+
+Kitty rougit de plaisir et serra longtemps en silence la main de sa
+nouvelle amie, qui la lui abandonna sans répondre à cette pression. En
+revanche son visage s'illumina d'un sourire heureux, quoique mélancolique,
+et découvrit des dents grandes mais belles.
+
+«Je le désirais depuis longtemps aussi, dit-elle.
+
+--Mais vous êtes si occupée.....
+
+--Moi? au contraire, je n'ai rien à faire,» répondit Varinka.
+
+Mais au même instant deux petites Russes, filles d'un malade, accoururent
+vers elle.
+
+«Varinka! maman nous appelle!» crièrent-elles.
+
+Et Varinka les suivit.
+
+
+
+
+XXXII
+
+
+Voici ce que la princesse avait appris du passé de Varinka et de ses
+relations avec Mme Stahl. Celle-ci, une femme maladive et exaltée, que
+les uns accusaient d'avoir fait le tourment de la vie de son mari par son
+inconduite, tandis que d'autres accusaient son mari de l'avoir rendue
+malheureuse, avait, après s'être séparée de ce mari, mis au monde un
+enfant qui était mort aussitôt né. La famille de Mme Stahl, connaissant sa
+sensibilité, et craignant que cette nouvelle ne la tuât, avait substitué à
+l'enfant mort la fille d'un cuisinier de la cour, née la même nuit, dans
+la même maison à Pétersbourg: c'était Varinka. Mme Stahl apprit par la
+suite que la petite n'était pas sa fille, mais continua à s'en occuper,
+d'autant plus que la mort des vrais parents de l'enfant la rendit bientôt
+orpheline.
+
+Depuis plus de dix ans Mme Stahl vivait à l'étranger, dans le midi, sans
+presque quitter son lit. Les uns disaient qu'elle s'était fait dans le
+monde un piédestal de sa charité et de sa haute piété. D'autres voyaient
+en elle un être supérieur, d'une grande élévation morale, et assuraient
+qu'elle ne vivait que pour les bonnes oeuvres; en un mot, qu'elle était
+bien réellement ce qu'elle semblait être. Personne ne savait si elle était
+catholique, protestante ou orthodoxe; ce qui était certain, c'est qu'elle
+entretenait de bonnes relations avec les sommités de toutes les églises,
+de toutes les confessions.
+
+Varinka vivait toujours auprès d'elle, et tous ceux qui connaissaient
+Mme Stahl la connaissaient aussi.
+
+Kitty s'attacha de plus en plus à son amie et, chaque jour, lui découvrait
+quelque nouvelle qualité. La princesse, ayant appris que Varinka chantait,
+la pria de venir les voir un soir.
+
+«Kitty joue du piano, et, quoique l'instrument soit mauvais, nous aurions
+grand plaisir à vous entendre», dit la princesse avec un sourire forcé qui
+déplut à Kitty, à laquelle le peu de désir qu'avait Varinka de chanter
+n'échappait pas; elle vint cependant le même soir et apporta de la
+musique. La princesse invita Marie Evguénievna, sa fille, et le colonel;
+Varinka sembla indifférente à la présence de ces personnes, étrangères
+pour elle, et s'approcha du piano sans se faire prier; elle ne savait pas
+s'accompagner, mais lisait parfaitement la musique. Kitty jouait bien du
+piano et l'accompagna.
+
+«Vous avez un talent remarquable», dit la princesse après le premier
+morceau, que Varinka chanta avec goût.
+
+Marie Evguénievna et sa fille joignirent leurs compliments et leurs
+remerciements à ceux de la princesse.
+
+«Voyez donc le public que vous avez attiré», dit le colonel qui regardait
+par la fenêtre.
+
+Il s'était effectivement rassemblé un assez grand nombre de personnes,
+près de la maison.
+
+«Je suis enchantée de vous avoir fait plaisir», répondit simplement
+Varinka.
+
+Kitty regardait son amie avec orgueil: elle était dans l'admiration de son
+talent, de sa voix, de toute sa personne, mais plus encore de sa tenue;
+il était clair que Varinka ne se faisait aucun mérite de son chant, et
+restait fort indifférente aux compliments; elle avait simplement l'air de
+se demander: «Faut-il chanter encore, ou non?»
+
+«Si j'étais à sa place, pensait Kitty, combien je serais fière! comme
+je serais contente de voir cette foule sous la fenêtre! Et cela lui est
+absolument égal! Elle ne paraît sensible qu'au plaisir d'être agréable
+à maman. Qu'y a-t-il en elle? Qu'est-ce qui lui donne cette force
+d'indifférence, ce calme indépendant? Combien je voudrais l'apprendre
+d'elle?» se disait Kitty en observant ce visage tranquille.
+
+La princesse demanda un second morceau, et Varinka le chanta aussi bien
+que le premier, avec le même soin et la même perfection, toute droite près
+du piano, et battant la mesure de sa petite main brune.
+
+Le morceau suivant dans le cahier était un air italien. Kitty joua le
+prélude et se tourna vers la chanteuse:
+
+«Passons celui-là,» dit Varinka en rougissant.
+
+Kitty, tout émue, fixa sur elle des yeux questionneurs
+
+«Alors, un autre! se hâta-t-elle de dire en tournant les pages, comprenant
+que cet air devait rappeler à son amie quelque souvenir pénible.
+
+--Non, répondit Varinka en mettant tout en souriant la main sur le cahier.
+Chantons-le.» Et elle chanta aussi tranquillement et aussi froidement
+qu'auparavant.
+
+Quand elle eut fini, chacun la remercia encore, et on sortit du salon pour
+prendra le thé. Kitty et Varinka descendirent au petit jardin attenant à
+la maison.
+
+«Vous rattachez un souvenir à ce morceau, n'est-ce pas? dit Kitty. Ne
+répondez pas; dites seulement: c'est vrai.
+
+--Pourquoi ne vous le dirais-je pas tout simplement? Oui, c'est un
+souvenir, dit tranquillement Varinka, et il a été douloureux. J'ai aimé
+quelqu'un à qui je chantais cet air.»
+
+Kitty, les yeux grands ouverts, regardait humblement Varinka sans parler.
+
+«Je l'ai aimé, et il m'a aimée aussi: mais sa mère s'est opposée à notre
+mariage, et il en a épousé une autre. Maintenant il ne demeure pas trop
+loin de chez nous, et je le vois quelquefois. Vous ne pensiez pas que
+j'avais mon roman?» Et son visage parut éclairé comme toute sa personne
+avait dû l'être autrefois, pensa Kitty.
+
+«Comment ne l'aurais-je pas pensé? Si j'étais homme, je n'aurais pu aimer
+personne, après vous avoir rencontrée; ce que je ne conçois pas, c'est
+qu'il ait pu vous oublier et vous rendre malheureuse pour obéir à sa mère:
+il ne devait pas avoir de coeur.
+
+--Au contraire, c'est un homme excellent, et quant à moi je ne suis pas
+malheureuse... Eh bien, ne chanterons-nous plus aujourd'hui? ajouta-t-elle
+en se dirigeant vers la maison.
+
+--Que vous êtes bonne, que vous êtes bonne! s'écria Kitty en l'arrêtant
+pour l'embrasser. Si je pouvais vous ressembler un peu!
+
+--Pourquoi ressembleriez-vous à une autre qu'à vous-même? Restez donc ce
+que vous êtes, dit Varinka en souriant de son sourire doux et fatigué.
+
+--Non, je ne suis pas bonne du tout..... Voyons, dites-moi..... Attendez,
+asseyons-nous un peu, dit Kitty en la faisant rasseoir sur un banc près
+d'elle. Dites-moi, comment peut-il n'être pas blessant de penser qu'un
+homme a méprisé votre amour, qu'il l'a repoussé!
+
+--Il n'a rien méprisé: je suis sûre qu'il m'a aimée. Mais c'était un fils
+soumis...
+
+--Et s'il n'avait pas agi ainsi pour obéir à sa mère? Si de son plein
+gré...? dit Kitty, sentant qu'elle dévoilait son secret, et que son visage,
+tout brûlant de rougeur, la trahissait.
+
+--Dans ce cas, il aurait mal agi, et je ne le regretterais plus, répondit
+Varinka, comprenant qu'il n'était plus question d'elle, mais de Kitty.
+
+--Et l'insulte? dit Kitty: peut-on l'oublier? C'est impossible, dit-elle
+en se rappelant son regard au dernier bal lorsque la musique s'était
+arrêtée.
+
+--Quelle insulte? vous n'avez rien fait de mal?
+
+--Pis que cela, je me suis humiliée.....»
+
+Varinka secoua la tête et posa sa main sur celle de Kitty.
+
+«En quoi vous êtes-vous humiliée? Vous n'avez pu dire à un homme qui vous
+témoignait de l'indifférence que vous l'aimiez?
+
+--Certainement non, je n'ai jamais dit un mot, mais il le savait! Il y a
+des regards, des manières d'être..... Non, non, je vivrais cent ans que je
+ne l'oublierais pas!
+
+--Mais alors je ne comprends plus. Il s'agit seulement de savoir si vous
+l'aimez encore ou non, dit Varinka, qui appelait les choses par leur nom.
+
+--Je le hais; je ne puis me pardonner...
+
+--Eh bien?
+
+--Mais la honte, l'affront!
+
+--Ah, mon Dieu! si tout le monde était sensible comme vous! Il n'y a pas
+de jeune fille qui n'ait éprouvé quelque chose d'analogue. Tout cela est
+si peu important!
+
+--Qu'y-a-t-il donc d'important? demanda Kitty, la regardant avec une
+curiosité étonnée.
+
+--Bien des choses, répondit Varinka en souriant.
+
+--Mais encore?
+
+--Il y a beaucoup de choses plus importantes, répondit Varinka, ne sachant
+trop que dire; en ce moment, la princesse cria par la fenêtre:
+
+--Kitty, il fait frais: mets un châle, ou rentre.
+
+--Il est temps de partir, dit Varinka en se levant. Je dois entrer chez
+Mlle Berthe, elle m'en a priée.»
+
+Kitty la tenait par la main et l'interrogeait du regard avec
+une curiosité passionnée, presque suppliante.
+
+«Quoi? qu'est-ce qui est plus important? Qu'est-ce qui donne le calme?
+Vous le savez, dites-le moi!»
+
+Mais Varinka ne comprenait même pas ce que demandaient les regards de
+Kitty; elle se rappelait seulement qu'il fallait encore entrer chez Mlle
+Berthe, et se trouver à la maison pour le thé de _maman_, à minuit.
+
+Elle rentra dans la chambre, rassembla sa musique, et ayant pris congé de
+chacun, voulut partir.
+
+«Permettez, je vous reconduirai, dit le colonel.
+
+--Certainement, comment rentrer seule la nuit? dit la princesse; je vous
+donnerai au moins la femme de chambre.»
+
+Kitty s'aperçut que Varinka dissimulait avec peine un sourire, à l'idée
+qu'on voulait l'accompagner.
+
+«Non, je rentre toujours seule, et jamais il ne m'arrive rien;» dit-elle
+en prenant son chapeau; et embrassant encore une fois Kitty, sans lui dire
+«ce qui était important», elle s'éloigna d'un pas ferme, sa musique sous
+le bras, et disparut dans la demi-obscurité d'une nuit d'été, emportant
+avec elle le secret de sa dignité et de son enviable tranquillité.
+
+
+
+
+XXXIII
+
+
+Kitty fit la connaissance de Mme Stahl, et ses relations avec cette dame
+et Varinka eurent sur elle une influence qui contribua à calmer son
+chagrin.
+
+Elle apprit qu'en dehors de la vie instinctive qui avait été la sienne, il
+existait une vie spirituelle, dans laquelle on pénétrait par la religion,
+mais une religion qui ne ressemblait en rien à celle que Kitty avait
+pratiquée depuis l'enfance, et qui consistait à aller à la messe et aux
+vêpres, à la Maison des Veuves, où l'on rencontrait des connaissances,
+et à apprendre par coeur des textes slavons avec un prêtre de la paroisse.
+C'était une religion élevée, mystique, liée aux sentiments les plus purs,
+et à laquelle on croyait, non par devoir, mais par amour.
+
+Kitty apprit tout cela autrement qu'en paroles. Mme Stahl lui parlait
+comme à une aimable enfant qu'on admire, ainsi qu'un souvenir de jeunesse,
+et ne fit allusion qu'une seule fois aux consolations qu'apportent la foi
+et l'amour aux douleurs humaines, ajoutant que le Christ compatissant n'en
+connaît pas d'insignifiantes; puis aussitôt elle changea de conversation;
+mais dans chacun des gestes de cette dame, dans ses regards _célestes_,
+comme les appelait Kitty, dans ses paroles, et surtout dans son histoire
+qu'elle connaissait par Varinka, Kitty découvrait «ce qui était important»,
+et ce qu'elle avait ignoré jusque-là.
+
+Cependant, quelle que fût l'élévation de nature de Mme Stahl, quelque
+touchante que fût son histoire, Kitty remarquait involontairement certains
+traits de caractère qui l'affligeaient. Un jour, par exemple, qu'il
+fut question de sa famille, Mme Stahl sourit dédaigneusement: c'était
+contraire à la charité chrétienne. Une autre fois, Kitty remarqua, en
+rencontrant chez elle un ecclésiastique catholique, que Mme Stahl tenait
+son visage soigneusement dans l'ombre d'un abat-jour, et souriait d'une
+façon singulière. Ces deux observations, bien que fort insignifiantes,
+lui causèrent une certaine peine, et la firent douter de Mme Stahl;
+Varinka, en revanche, seule, sans famille, sans amis, n'espérant rien, ne
+regrettant rien après sa triste déception, lui semblait une perfection.
+C'était par Varinka qu'elle apprenait qu'il fallait s'oublier et aimer son
+prochain pour devenir heureuse, tranquille et bonne, ainsi qu'elle voulait
+l'être. Et une fois qu'elle l'eut compris, Kitty ne se contenta plus
+d'admirer, mais se donna de tout son coeur à la vie nouvelle qui s'ouvrait
+devant elle. D'après les récits que Varinka lui fit sur Mme Stahl et
+d'autres personnes qu'elle lui nomma, Kitty se traça un plan d'existence;
+elle décida que, à l'exemple d'Aline, la nièce de Mme Stahl, dont Varinka
+l'entretenait souvent, elle rechercherait les pauvres, n'importe où elle
+se trouverait, qu'elle les aiderait de son mieux, qu'elle distribuerait
+des Évangiles, lirait le Nouveau Testament aux malades, aux mourants, aux
+criminels: cette dernière idée la séduisait particulièrement. Mais elle
+faisait ces rêves en secret, sans les communiquer à sa mère, ni même à son
+amie.
+
+Au reste, en attendant le moment d'exécuter ses plans sur une échelle plus
+vaste, il ne fut pas difficile à Kitty de mettre ses nouveaux principes en
+pratique; aux eaux, les malades et les malheureux ne manquent pas: elle
+fit comme Varinka.
+
+La princesse remarqua bien vite combien Kitty était sous l'influence de
+ses _engouements_, comme elle appelait Mme Stahl, et surtout Varinka, que
+Kitty imitait non seulement dans ses bonnes oeuvres, mais presque dans sa
+façon de marcher, de parler, de cligner des yeux. Plus tard elle reconnut
+que sa fille passait par une certaine crise intérieure indépendante de
+l'influence exercée par ses amies.
+
+Kitty lisait le soir un Évangile français prêté par Mme Stahl: ce que
+jamais elle n'avait fait jusque-là; elle évitait toute relation mondaine,
+s'occupait des malades protégés par Varinka, et particulièrement de la
+famille d'un pauvre peintre malade nommé Pétrof.
+
+La jeune fille semblait fière de remplir, dans cette famille, les
+fonctions de soeur de charité. La princesse n'y voyait aucun inconvénient,
+et s'y opposait d'autant moins que la femme de Pétrof était une personne
+très convenable, et qu'un jour la _Fürstin_, remarquant la beauté de Kitty,
+en avait fait l'éloge, l'appelant un «ange consolateur». Tout aurait été
+pour le mieux si la princesse n'avait redouté l'exagération dans laquelle
+sa fille risquait de tomber.
+
+«_Il ne faut rien outrer_,» lui disait-elle en français.
+
+La jeune fille ne répondait pas, mais elle se demandait dans le fond de
+son coeur si, en fait de charité, on peut jamais dépasser la mesure dans
+une religion qui enseigne à tendre la joue gauche lorsque la droite a été
+frappée, et à partager son manteau avec son prochain. Mais ce qui peinait
+la princesse, plus encore que cette tendance à l'exagération, c'était de
+sentir que Kitty ne lui ouvrait pas complètement son coeur. Le fait est
+que Kitty faisait un secret à sa mère de ses nouveaux sentiments, non
+qu'elle manquât d'affection ou de respect pour elle, mais simplement parce
+qu'elle était sa mère, et qu'il lui eût été plus facile de s'ouvrir à une
+étrangère qu'à elle.
+
+«Il me semble qu'il y a quelque temps que nous n'avons vu Anna Pavlovna,
+dit un jour la princesse en parlant de Mme Pétrof. Je l'ai invitée à venir,
+mais elle m'a semblé contrariée.
+
+--Je n'ai pas remarqué cela, maman, répondit Kitty en rougissant
+subitement.
+
+--Tu n'as pas été chez elle ces jours-ci?
+
+--Nous projetons pour demain une promenade dans la montagne, dit Kitty.
+
+--Je n'y vois pas d'obstacle», répondit la princesse, remarquant le
+trouble de sa fille et cherchant à en deviner la cause.
+
+Varinka vint dîner le même jour, et annonça qu'Anna Pavlovna renonçait à
+l'excursion projetée pour le lendemain; la princesse s'aperçut que Kitty
+rougissait encore.
+
+«Kitty, ne s'est-il rien passé de désagréable entre toi et les Pétrof? lui
+demanda-t-elle quand elles se retrouvèrent seules. Pourquoi ont-ils cessé
+d'envoyer les enfants et de venir eux-mêmes?»
+
+Kitty répondit qu'il ne s'était rien passé et qu'elle ne comprenait pas
+pourquoi Anna Pavlovna semblait lui en vouloir, et elle disait vrai; mais
+si elle ne connaissait pas les causes du changement survenu en Mme Pétrof,
+elle les devinait, et devinait ainsi une chose qu'elle n'osait pas avouer
+à elle-même, encore moins à sa mère, tant il aurait été humiliant et
+pénible de se tromper.
+
+Tous les souvenirs de ses relations avec cette famille lui revenaient
+les uns après les autres: elle se rappelait la joie naïve qui se peignait
+sur le bon visage tout rond d'Anna Pavlovna, à leurs premières rencontres;
+leurs conciliabules secrets pour arriver à distraire le malade, à le
+détacher d'un travail qui lui était défendu, à l'emmener promener;
+l'attachement du plus jeune des enfants, qui l'appelait «ma Kitty», et ne
+voulait pas aller se coucher sans elle. Comme tout allait bien alors! Puis
+elle se rappela la maigre personne de Pétrof, son long cou sortant de sa
+redingote brune, ses cheveux rares et frisés, ses yeux bleus avec leur
+regard interrogateur, dont elle avait eu peur d'abord; ses efforts
+maladifs pour paraître animé et énergique quand elle était près de lui:
+elle se souvint de la peine qu'elle avait eue à vaincre la répugnance
+qu'il lui inspirait, ainsi que tous les poitrinaires, du mal qu'elle se
+donnait pour trouver un sujet de conversation.
+
+Elle se souvint du regard humble et craintif du malade quand il la
+regardait, de l'étrange sentiment de compassion et de gêne éprouvé au
+début, puis remplacé par celui du contentement d'elle-même et de sa
+charité. Tout cela n'avait pas duré longtemps, et depuis quelques jours
+il était survenu un brusque changement. Anna Pavlovna n'abordait plus
+Kitty qu'avec une amabilité feinte, et surveillait sans cesse son mari.
+Pouvait-il être possible que la joie touchante du malade à son approche
+fût la cause du refroidissement d'Anna Pavlovna?
+
+«Oui, se dit-elle, il y avait quelque chose de peu naturel, et qui ne
+ressemblait en rien à sa bonté ordinaire, dans la façon dont Anna Pavlovna
+m'a dit avant-hier d'un air contrarié: «Eh bien! voilà qu'il n'a pas voulu
+prendre son café sans vous, et il vous a attendu, quoiqu'il fût très
+affaibli.» Peut-être lui ai-je été désagréable quand je lui ai offert le
+plaid; c'était pourtant bien simple, mais Pétrof a pris ce petit service
+d'une façon étrange, et m'a tant remerciée que j'en étais mal à l'aise;
+et ce portrait de moi qu'il a si bien réussi; mais surtout ce regard
+triste et tendre! Oui, oui, c'est bien cela! se répéta Kitty avec effroi;
+mais cela ne peut être, ne doit pas être! Il est si digne de pitié!»
+ajouta-t-elle intérieurement.
+
+Ces craintes empoisonnaient le charme de sa nouvelle vie.
+
+
+
+
+XXXIV
+
+
+Le prince Cherbatzky vint rejoindre les siens avant la fin de la cure;
+il avait été de son côté à Carlsbad, puis à Baden et à Kissingen, pour y
+retrouver des compatriotes et, comme il disait, «recueillir un peu d'air
+russe».
+
+Le prince et la princesse avaient des idées fort opposées sur la vie à
+l'étranger. La princesse trouvait tout parfait et, malgré sa position bien
+établie dans la société russe, jouait à la dame européenne: ce qui ne lui
+allait pas, car c'était une dame russe par excellence.
+
+Quant au prince, il trouvait au contraire tout détestable, la vie
+européenne insupportable, tenait à ses habitudes russes avec exagération,
+et cherchait à se montrer moins Européen qu'il ne l'était en réalité.
+
+Le prince revint maigri, avec des poches sous les yeux, mais plein
+d'entrain, et cette heureuse disposition d'esprit ne fit qu'augmenter
+quand il trouva Kitty en voie de guérison.
+
+Les détails que lui avait donnés la princesse sur l'intimité de Kitty
+avec Mme Stahl et Varinka, et ses remarques sur la transformation morale
+que subissait leur fille, avaient attristé le prince et réveillé en lui le
+sentiment habituel de jalousie qu'il éprouvait pour tout ce qui pouvait
+soustraire Kitty à son influence, en l'entraînant dans des régions
+inabordables pour lui; mais ces fâcheuses nouvelles se noyèrent dans
+l'océan de bonne humeur et de gaieté qu'il rapportait de Carlsbad.
+
+Le lendemain de son arrivée, le prince, vêtu de son long paletot, ses
+joues, un peu bouffies et couvertes de rides, encadrées dans un faux-col
+empesé, alla à la source avec sa fille; il était de la plus belle humeur
+du monde.
+
+Le temps était splendide; la vue de ces maisons gaies et proprettes,
+entourées de petits jardins, des servantes allemandes à l'ouvrage, avec
+leurs bras rouges et leurs figures bien nourries, le soleil resplendissant,
+tout réjouissait le coeur; mais, plus on approchait de la source, plus on
+rencontrait de malades, dont l'aspect lamentable contrastait péniblement
+avec ce qui les entourait, dans ce milieu germanique si bien ordonné.
+
+Pour Kitty, cette belle verdure et les sons joyeux de la musique
+formaient un cadre naturel à ces visages connus dont elle suivait les
+transformations bonnes ou mauvaises; mais pour le prince il y avait
+quelque chose de cruel à l'opposition de cette lumineuse matinée de juin,
+de l'orchestre jouant gaiement la valse à la mode, et de ces moribonds
+venus des quatre coins de l'Europe et se traînant là languissamment.
+
+Malgré le retour de jeunesse qu'éprouvait le prince, et son orgueil quand
+il tenait sa fille favorite sous le bras, il se sentait honteux et gêné
+de sa démarche ferme et de ses membres vigoureux. En face de toutes ces
+misères, il éprouvait le sentiment d'un homme déshabillé devant du monde.
+
+«Présente-moi à tes nouveaux amis, dit-il à sa fille en lui serrant le
+bras du coude; je me suis mis à aimer ton affreux Soden pour le bien qu'il
+t'a fait; mais vous avez ici bien des tristesses... Qui est-ce...?»
+
+Kitty lui nomma les personnes de leur connaissance; à l'entrée du jardin,
+ils rencontrèrent Mlle Berthe avec sa conductrice, et le prince eut
+plaisir à voir l'expression de joie qui se peignit sur le visage de
+la vieille femme au son de la voix de Kitty: avec l'exagération d'une
+Française, elle se répandit en politesses, et félicita le prince d'avoir
+une fille si charmante, dont elle éleva le mérite aux nues, la déclarant
+un trésor, une perle, un ange consolateur.
+
+«Dans ce cas, c'est l'ange n° 2, dit le prince en souriant: car elle
+assure que Mlle Varinka est l'ange n° 1.
+
+--Oh oui! Mlle Varinka est vraiment un ange, allez», assura vivement Mlle
+Berthe.
+
+Ils rencontrèrent Varinka elle-même dans la galerie; elle vint à eux avec
+hâte, portant un élégant sac rouge à la main.
+
+«Voilà papa arrivé!»lui dit Kitty.
+
+Varinka fit un salut simple et naturel qui ressemblait à une révérence, et
+entama la conversation avec le prince sans fausse timidité.
+
+--Il va sans dire que je vous connais, et beaucoup, lui dit le prince en
+souriant, d'un air qui prouva à Kitty, à sa grande joie, que son amie
+plaisait à son père.
+
+--Où allez-vous si vite?
+
+--Maman est ici, répondit la jeune fille en se tournant vers Kitty: elle
+n'a pas dormi de la nuit, et le docteur lui a conseillé de prendre l'air;
+je lui porte son ouvrage.
+
+--Voilà donc l'ange n° 1,» dit le prince, quand Varinka se fut éloignée.
+
+Kitty s'aperçut qu'il avait envie de la plaisanter sur son amie, mais
+qu'il était retenu par l'impression favorable qu'elle lui avait produite.
+
+«Eh bien, nous allons tous les voir, les uns après les autres, tes amis,
+même Mme Stahl, si elle daigne me reconnaître.
+
+--Tu la connais donc, papa? demanda Kitty avec crainte, en remarquant un
+éclair ironique dans les yeux de son père.
+
+--J'ai connu son mari, et je l'ai un peu connue elle-même, avant qu'elle
+se fût enrôlée dans les piétistes.
+
+--Qu'est-ce que ces piétistes, papa? demanda Kitty, inquiète de voir
+donner un nom à ce qui lui paraissait d'une si haute valeur en Mme Stahl.
+
+--Je n'en sais trop rien; ce que je sais, c'est qu'elle remercie Dieu de
+tous les malheurs qui lui arrivent, y compris celui d'avoir perdu son
+mari, et cela tourne au comique quand on sait qu'ils vivaient fort mal
+ensemble.... Qui est-ce? Quelle pauvre figure!--demanda-t-il en voyant un
+malade, en redingote brune, avec un pantalon blanc formant d'étranges plis
+sur ses jambes amaigries; ce monsieur avait soulevé son chapeau de paille,
+et découvert un front élevé que la pression du chapeau avait rougi, et
+qu'entouraient de rares cheveux frisottants.
+
+--C'est Pétrof, un peintre,--répondit Kitty en rougissant,--et voilà sa
+femme, ajouta-t-elle en montrant Anna Pavlovna, qui, à leur approche,
+s'était levée pour courir après un des enfants sur la route.
+
+--Pauvre garçon! il a une charmante physionomie. Pourquoi ne t'es-tu pas
+approchée de lui? Il semblait vouloir te parler.
+
+--Retournons vers lui, dit Kitty, en marchant résolument vers Pétrof...
+Comment allez-vous aujourd'hui?» lui demanda-t-elle.
+
+Celui-ci se leva en s'appuyant sur sa canne, et regarda timidement le
+prince.
+
+«C'est ma fille, dit le prince; permettez-moi de faire votre connaissance.»
+
+Le peintre salua et sourit, découvrant ainsi des dents d'une blancheur
+étrange.
+
+«Nous vous attendions hier, princesse,» dit-il à Kitty.
+
+Il trébucha en parlant, mais, pour ne pas laisser croire que c'était
+involontaire, il refit le même mouvement.
+
+«Je comptais venir, mais Varinka m'a dit qu'Anna Pavlovna avait renoncé à
+sortir.
+
+--Comment cela? dit Pétrof ému et commençant aussitôt à tousser en
+cherchant sa femme du regard.
+
+--Annette, Annette!» appela-t-il à haute voix, tandis que de grosses
+veines sillonnaient comme des cordes son pauvre cou blanc et mince.
+
+Anna Pavlovna approcha.
+
+«Comment se fait-il que tu aies envoyé dire que nous ne sortirions pas?
+demanda-t-il à voix basse, d'un ton irrité, car il s'enrouait facilement.
+
+--Bonjour, princesse, dit Anna Pavlovna avec un sourire contraint qui ne
+ressemblait en rien à son accueil d'autrefois.
+
+--Enchantée de faire votre connaissance, ajouta-t-elle en se tournant vers
+le prince. On vous attendait depuis longtemps.
+
+--Comment as-tu pu faire dire que nous ne sortirions pas? murmura de
+nouveau la voix éteinte du peintre, que l'impuissance d'exprimer ce qu'il
+sentait irritait doublement.
+
+--Mais, bon Dieu, j'ai simplement cru que nous ne sortirions pas, dit sa
+femme d'un air contrarié.
+
+--Pourquoi? quand cela?......» Il fut pris d'une quinte de toux et fit de
+la main un geste désolé.
+
+Le prince souleva son chapeau et s'éloigna avec sa fille.
+
+«Oh! les pauvres gens, dit-il en soupirant.
+
+--C'est vrai, papa, répondit Kitty, et ils ont trois enfants, pas de
+domestiques, et aucune ressource pécuniaire! Il reçoit quelque chose de
+l'Académie, continua-t-elle avec animation pour tâcher de dissimuler
+l'émotion que lui causait le changement d'Anna Pavlovna à son
+égard...--Voilà Mme Stahl,» dit Kitty en montrant une petite voiture dans
+laquelle était étendue une forme humaine enveloppée de gris et de bleu,
+entourée d'oreillers et abritée par une ombrelle. Derrière la malade se
+tenait son conducteur, un Allemand bourru et bien portant. À côté d'elle
+marchait un comte suédois à chevelure blonde, que Kitty connaissait de
+vue. Quelques personnes s'étaient arrêtées près de la petite voiture et
+considéraient cette dame comme une chose curieuse.
+
+Le prince s'approcha. Kitty remarqua aussitôt dans son regard cette
+pointe d'ironie qui la troublait. Il adressa la parole à Mme Stahl dans ce
+français excellent que si peu de personnes parlent de nos jours en Russie,
+et se montra extrêmement aimable et poli.
+
+«Je ne sais si vous vous souvenez encore de moi, mais c'est mon devoir de
+me rappeler à votre souvenir pour vous remercier de votre bonté pour ma
+fille, dit-il en ôtant son chapeau sans le remettre.
+
+--Le prince Alexandre Cherbatzky? dit Mme Stahl en levant sur lui ses
+yeux _célestes_, dans lesquels Kitty remarqua une ombre de mécontentement.
+Enchantée de vous voir. J'aime tant votre fille!
+
+--Votre santé n'est toujours pas bonne?
+
+--Oh! j'y suis faite maintenant, répondit Mme Stahl, et elle présenta le
+comte suédois.
+
+--Vous êtes bien peu changée depuis les dix ou onze ans que je n'ai eu
+l'honneur de vous voir.
+
+--Oui, Dieu qui donne la croix, donne aussi la force de la porter. Je
+me demande souvent pourquoi une vie semblable se prolonge!--Pas ainsi,
+dit-elle d'un air contrarié à Varinka, qui l'enveloppait d'un plaid sans
+parvenir à la satisfaire.
+
+--Pour faire le bien sans doute, dit le prince dont les yeux riaient.
+
+--Il ne nous appartient pas de juger, répondit Mme Stahl, qui surprit
+cette nuance d'ironie dans la physionomie du prince.--Envoyez-moi donc ce
+livre, cher comte.--Je vous en remercie infiniment d'avance, dit-elle en
+se tournant vers le jeune Suédois.
+
+--Ah! s'écria le prince qui venait d'apercevoir le colonel de Moscou; et,
+saluant Mme Stahl, il alla le rejoindre avec sa fille.
+
+--Voilà notre aristocratie, prince, dit le colonel avec une intention
+railleuse, car lui aussi était piqué de l'attitude de Mme Stahl.
+
+--Toujours la même, répondit le prince.
+
+--L'avez-vous connue avant sa maladie, c'est-à-dire avant qu'elle fût
+infirme?
+
+--Oui, je l'ai connue au moment où elle a perdu l'usage de ses jambes.
+
+--On prétend qu'il y a dix ans qu'elle ne marche plus.
+
+--Elle ne marche pas parce qu'elle a une jambe plus courte que l'autre;
+elle est très mal faite.
+
+--C'est impossible, papa! s'écria Kitty.
+
+--Les mauvaises langues l'assurent, ma chérie; et ton amie Varinka doit en
+voir de toutes les couleurs. Oh! ces dames malades!
+
+--Oh non! papa, je t'assure, Varinka l'adore! affirma vivement Kitty.
+Et elle fait tant de bien! Demande à qui tu voudras: tout le monde la
+connaît, ainsi que sa nièce Aline.
+
+--C'est possible, répondit son père en lui serrant doucement le bras, mais
+il vaudrait mieux que personne ne sût le bien qu'elles font.»
+
+Kitty se tut, non qu'elle fût sans réponse, mais parce que ses pensées
+secrètes ne pouvaient pas même être révélées à son père. Chose étrange
+cependant: quelque décidée qu'elle fût à ne pas se soumettre aux jugements
+de son père, à ne pas le laisser pénétrer dans le sanctuaire de ses
+réflexions, elle sentait bien que l'image de sainteté idéale qu'elle
+portait dans l'âme depuis un mois venait de s'effacer sans retour, comme
+ces formes que l'imagination aperçoit dans des vêtements jetés au hasard,
+et qui disparaissent d'elles-mêmes quand on se rend compte de la façon
+dont ils ont été jetés. Elle ne conserva plus que l'image d'une femme
+boiteuse qui restait couchée pour cacher sa difformité, et qui tourmentait
+la pauvre Varinka pour un plaid mal arrangé; il lui devint impossible de
+retrouver dans sa pensée l'ancienne Mme Stahl.
+
+
+
+
+XXXV
+
+
+L'entrain et la bonne humeur du prince se communiquaient à tout son
+entourage; le propriétaire de la maison lui-même n'y échappait pas. En
+rentrant de sa promenade avec Kitty, le prince invita le colonel, Marie
+Evguénievna, sa fille, et Varinka à prendre le café, et fit dresser la
+table sous les marronniers du jardin. Les domestiques s'animèrent aussi
+bien que le propriétaire sous l'influence de cette gaieté communicative,
+d'autant plus que la générosité du prince était bien connue. Aussi, une
+demi-heure après, cette joyeuse société russe réunie sous les arbres
+fit-elle l'envie du médecin malade qui habitait le premier; il contempla
+en soupirant ce groupe heureux de gens bien portants.
+
+La princesse, un bonnet à rubans lilas posé sur le sommet de sa tête,
+présidait à la table couverte d'une nappe très blanche, sur laquelle on
+avait placé la cafetière, du pain, du beurre, du fromage et du gibier
+froid; elle distribuait les tasses et les tartines, tandis que le prince,
+à l'autre bout de la table, mangeait de bon appétit en causant gaiement.
+Il avait étalé autour de lui toutes ses emplettes de boîtes sculptées,
+couteaux à papier, jeux de honchets, etc., rapportés de toutes les eaux
+d'où il revenait, et il s'amusait à distribuer ces objets à chacun, sans
+oublier Lischen, la servante et le maître de la maison. Il tenait à
+celui-ci les discours les plus comiques dans son mauvais allemand, et
+lui assurait que ce n'étaient pas les eaux qui avaient guéri Kitty, mais
+bien son excellente cuisine, et notamment ses potages aux pruneaux. La
+princesse plaisantait son mari sur ses manies russes, mais jamais, depuis
+qu'elle était aux eaux, elle n'avait été si gaie et si animée. Le colonel
+souriait comme toujours des plaisanteries du prince, mais il était de
+l'avis de la princesse quant à la question européenne, qu'il s'imaginait
+étudier avec soin. La bonne Marie Evguénievna riait aux larmes, et Varinka
+elle-même, au grand étonnement de Kitty, était gagnée par la gaieté
+générale.
+
+Kitty ne pouvait se défendre d'une certaine agitation intérieure; sans le
+vouloir, son père avait posé devant elle un problème qu'elle ne pouvait
+résoudre, en jugeant, comme il l'avait fait, ses amis et cette vie
+nouvelle qui lui offrait tant d'attraits. À ce problème se joignait pour
+elle celui du changement de relations avec les Pétrof, qui lui avait
+paru ce jour-là plus évident encore et plus désagréable. Son agitation
+augmentait en les voyant tous si gais, et elle éprouvait le même sentiment
+que, lorsque petite fille, on la punissait, et qu'elle entendait de sa
+chambre les rires de ses soeurs sans pouvoir y prendre part.
+
+«Dans quel but as-tu bien pu acheter ce tas de choses? demanda la
+princesse en souriant à son mari et lui offrant une tasse de café.
+
+--Que veux-tu? on va se promener, on s'approche d'une boutique, on est
+aussitôt accosté: «Erlaucht, Excellenz, Durchlaucht!» Oh! quand on en
+venait à Durchlaucht, je ne résistais plus, et mes dix thalers y passaient.
+
+--C'était uniquement par ennui, dit la princesse.
+
+--Mais certainement, ma chère, car l'ennui est tel, qu'on ne sait où se
+fourrer.
+
+--Comment peut-on s'ennuyer? Il y a tant de choses à voir en Allemagne
+maintenant, dit Marie Evguénievna.
+
+--Je sais tout ce qu'il y a d'intéressant maintenant: je connais la soupe
+aux pruneaux, le saucisson de pois, je connais tout.
+
+--Vous avez beau dire, prince, leurs institutions sont intéressantes,
+dit le colonel.
+
+--En quoi? Ils sont heureux comme des sous neufs. Ils ont vaincu le
+monde entier: qu'y a-t-il là de si satisfaisant pour moi? Je n'ai vaincu
+personne, moi. Et en revanche il me faut ôter mes bottes moi-même, et, qui
+pis est, les poser moi-même à ma porte dans le couloir. Le matin, à peine
+levé, il faut m'habiller et aller boire au salon un thé exécrable. Ce
+n'est pas comme chez nous! Là nous avons le droit de nous éveiller à notre
+heure; si nous sommes de mauvaise humeur, nous avons celui de grogner; on
+a temps pour tout, et l'on pèse ses petites affaires sans hâte inutile.
+
+--Mais le temps, c'est l'argent, n'oubliez pas cela, dit le colonel.
+
+--Cela dépend: il y a des mois entiers qu'on donnerait pour 50 kopecks,
+et des quarts d'heure qu'on ne céderait pour aucun trésor. Est-ce vrai,
+Katinka? Mais pourquoi parais-tu ennuyée?
+
+--Je n'ai rien, papa.
+
+--Où allez-vous? restez encore un peu, dit le prince en s'adressant à
+Varinka.
+
+--Il faut que je rentre», dit Varinka prise d'un nouvel accès de gaieté.
+Quand elle se fut calmée, elle prit congé de la société et chercha son
+chapeau.
+
+Kitty la suivit, Varinka elle-même lui semblait changée; elle n'était pas
+moins bonne, mais elle était autre qu'elle ne l'avait imaginée.
+
+«Il y a longtemps que je n'ai autant ri,» dit Varinka en cherchant son
+ombrelle et son sac. Que votre père est charmant!»
+
+Kitty se tut.
+
+«Quand nous reverrons-nous? demanda Varinka.
+
+--Maman voulait entrer chez les Pétrof. Y serez-vous? demanda Kitty pour
+scruter la pensée de son amie.
+
+--J'y serai, répondit-elle: ils comptent partir, et j'ai promis de les
+aider à emballer.
+
+--Eh bien, j'irai aussi.
+
+--Non; pourquoi faire?
+
+--Pourquoi? pourquoi? pourquoi? dit Kitty en arrêtant Varinka par son
+parasol, et en ouvrant de grands yeux. Attendez un moment, et dites-moi
+pourquoi.
+
+--Mais parce que vous avez votre père, et qu'ils se gênent avec vous.
+
+--Ce n'est pas cela: dites-moi pourquoi vous ne voulez pas que j'aille
+souvent chez les Pétrof: car vous ne le voulez pas?
+
+--Je n'ai pas dit cela, répondit tranquillement Varinka.
+
+--Je vous en prie, répondez-moi.
+
+--Faut-il tout vous dire?
+
+--Tout, tout! s'écria Kitty.
+
+--Au fond, il n'y a rien de bien grave: seulement Pétrof consentait
+autrefois à partir aussitôt sa cure achevée, et il ne le veut plus
+maintenant, répondit en souriant Varinka.
+
+--Eh bien, eh bien? demanda encore Kitty vivement d'un air sombre.
+
+--Eh bien, Anna Pavlovna a prétendu que, s'il ne voulait plus partir,
+c'était parce que vous restiez ici. C'était maladroit, mais vous avez
+ainsi été la cause d'une querelle de ménage, et vous savez combien les
+malades sont facilement irritables.»
+
+Kitty, toujours sombre, gardait le silence, et Varinka parlait seule,
+cherchant à l'adoucir et à la calmer, tout en prévoyant un éclat prochain
+de larmes ou de reproches.
+
+«C'est pourquoi mieux vaut n'y pas aller, vous le comprenez, et il ne faut
+pas vous fâcher.....
+
+--Je n'ai que ce que je mérite», dit vivement Kitty en s'emparant de
+l'ombrelle de Varinka sans regarder son amie.
+
+Celle-ci, en voyant cette colère enfantine, retint un sourire, pour ne pas
+froisser Kitty.
+
+«Comment, vous n'avez que ce que vous méritez? je ne comprends pas.
+
+--Parce que tout cela n'était qu'hypocrisie, que rien ne venait du coeur.
+Qu'avais-je affaire de m'occuper d'un étranger et de me mêler de ce qui ne
+me regardait pas? C'est pourquoi j'ai été la cause d'une querelle. Et cela
+parce que tout est hypocrisie, hypocrisie, dit-elle en ouvrant et fermant
+machinalement l'ombrelle.
+
+--Dans quel but?
+
+--Pour paraître meilleure aux autres, à moi-même, à Dieu; pour tromper
+tout le monde! Non, je ne retomberai plus là dedans: je préfère être
+mauvaise et ne pas mentir, ne pas tromper.
+
+--Qui donc a trompé? dit Varinka sur un ton de reproche; vous parlez comme
+si.....»
+
+Mais Kitty était dans un de ses accès de colère et ne la laissa pas
+achever.
+
+«Ce n'est pas de vous qu'il s'agit: vous êtes une perfection; oui, oui,
+je sais que vous êtes toutes des perfections; mais je suis mauvaise, moi;
+je n'y peux rien. Et tout cela ne serait pas arrivé si je n'avais pas été
+mauvaise. Tant pis, je resterai ce que je suis; mais je ne dissimulerai
+pas. Qu'ai-je affaire d'Anna Pavlovna? ils n'ont qu'à vivre comme ils
+l'entendent, et je ferai de même. Je ne puis me changer. Au reste, ce
+n'est pas cela....
+
+--Qu'est-ce qui n'est pas cela? dit Varinka d'un air étonné.
+
+--Moi, je ne puis vivre que par le coeur, tandis que vous autres ne vivez
+que par vos principes. Je vous ai aimées tout simplement, et vous n'avez
+eu en vue que de me sauver, de me convertir!
+
+--Vous n'êtes pas juste, dit Varinka.
+
+--Je ne parle pas pour les autres, je ne parle que pour moi.
+
+--Kitty! viens ici, cria à ce moment la voix de la princesse: montre tes
+coraux à papa.»
+
+Kitty prit sur la table une boîte, la porta à sa mère d'un air digne, sans
+se réconcilier avec son amie.
+
+«Qu'as-tu? pourquoi es-tu si rouge? demandèrent à la fois son père et sa
+mère.
+
+--Rien, je vais revenir.»
+
+«Elle est encore là! que vais-je lui dire? Mon Dieu, qu'ai-je fait?
+qu'ai-je dit? Pourquoi l'ai-je offensée?» se dit-elle en s'arrêtant à la
+porte.
+
+Varinka, son chapeau sur la tête, était assise près de la table, examinant
+les débris de son ombrelle que Kitty avait cassée. Elle leva la tête.
+
+«Varinka, pardonnez-moi, murmura Kitty en s'approchant d'elle: je ne sais
+plus ce que j'ai dit, je.....
+
+--Vraiment je n'avais pas l'intention de vous faire du chagrin,» dit
+Varinka en souriant.
+
+ * * * * *
+
+La paix était faite. Mais l'arrivée de son père avait changé pour Kitty
+le monde dans lequel elle vivait. Sans renoncer à tout ce qu'elle y avait
+appris, elle s'avoua qu'elle se faisait illusion en croyant devenir telle
+qu'elle le rêvait. Ce fut comme un réveil. Elle comprit qu'elle ne saurait,
+sans hypocrisie, se tenir à une si grande hauteur; elle sentit en outre
+plus vivement le poids des malheurs, des maladies, des agonies qui
+l'entouraient, et trouva cruel de prolonger les efforts qu'elle faisait
+pour s'y intéresser. Elle éprouva le besoin de respirer un air vraiment
+pur et sain, en Russie, à Yergoushovo, où Dolly et les enfants l'avaient
+précédée, ainsi que le lui apprenait une lettre qu'elle venait de recevoir.
+
+Mais son affection pour Varinka n'avait pas faibli. En partant, elle la
+supplia de venir les voir en Russie.
+
+«Je viendrai quand vous serez mariée, dit celle-ci.
+
+--Je ne me marierai jamais.
+
+--Alors je n'irai jamais.
+
+--Dans ce cas, je ne me marierai que pour cela. N'oubliez pas votre
+promesse,» dit Kitty.
+
+Les prévisions du docteur s'étaient réalisées: Kitty rentra en Russie
+guérie; peut-être n'était-elle pas aussi gaie et insouciante qu'autrefois,
+mais le calme était revenu. Les douleurs du passé n'étaient plus qu'un
+souvenir.
+
+ * * * * *
+
+
+
+TROISIÈME PARTIE
+
+
+
+
+I
+
+
+Serge Ivanitch Kosnichef, au lieu d'aller comme d'habitude à l'étranger
+pour se reposer de ses travaux intellectuels, arriva vers la fin de mai à
+Pakrofsky. Rien ne valait, selon lui, la vie des champs, et il venait en
+jouir auprès de son frère. Celui-ci l'accueillit avec d'autant plus de
+plaisir qu'il n'attendait pas Nicolas cette année.
+
+Malgré son affection et son respect pour Serge, Constantin éprouvait un
+certain malaise auprès de lui, à la campagne: leur façon de la comprendre
+était trop différente. Pour Constantin, la campagne offrait un but à des
+travaux d'une incontestable utilité; c'était, à ses yeux, le théâtre
+même de la vie, de ses joies, de ses peines, de ses labeurs. Serge,
+au contraire, n'y voyait qu'un lieu de repos, un antidote contre les
+corruptions de la ville, et le droit de ne rien faire. Leur point de vue
+sur les paysans était également opposé. Serge Ivanitch prétendait les
+connaître, les aimer, causait volontiers avec eux, et relevait dans
+ces entretiens des traits de caractère à l'honneur du peuple, qu'il se
+plaisait à généraliser. Ce jugement superficiel froissait Levine. Il
+respectait les paysans, et assurait avoir sucé dans le lait de la
+paysanne sa nourrice une véritable tendresse pour eux; mais leurs vices
+l'exaspéraient aussi souvent que leurs vertus le frappaient. Le peuple
+représentait pour lui l'associé principal d'un travail commun; comme tel,
+il ne voyait aucune distinction à établir entre les qualités, les défauts,
+les intérêts de cet associé, et ceux du reste des hommes.
+
+La victoire restait toujours à Serge dans les discussions qui s'élevaient
+entre les deux frères, par suite de leurs divergences d'opinions, et
+cela parce que ces appréciations restaient inébranlables, tandis que
+Constantin, modifiant sans cesse les siennes, était facilement convaincu
+de contradiction avec lui-même. Serge Ivanitch considérait son frère
+comme un brave garçon, dont le coeur, suivant son expression française,
+était _bien placé_, mais dont l'esprit trop impressionnable, quoique
+ouvert, était rempli d'inconséquences. Souvent il cherchait, avec la
+condescendance d'un frère aîné, à lui expliquer le vrai sens des choses;
+mais il discutait sans plaisir contre un interlocuteur si facile à battre.
+
+Constantin, de son côté, admirait la vaste intelligence de son frère,
+ainsi que sa haute distinction d'esprit; il voyait en lui un homme doué
+des facultés les plus belles et les plus utiles au bien général; mais,
+en avançant en âge et en apprenant à le mieux connaître, il se demandait
+parfois, au fond de l'âme, si ce dévouement à des intérêts généraux,
+dont lui-même se sentait si dépourvu, constituait bien une qualité.
+Ne tenait-il pas à une certaine impuissance de se frayer une route
+personnelle parmi toutes celles que la vie ouvre aux hommes, route qu'il
+en aurait fallu aimer et suivre avec persévérance?
+
+Levine éprouvait encore un autre genre de contrainte envers son frère,
+quand celui-ci passait l'été chez lui. Les journées lui paraissaient trop
+courtes pour tout ce qu'il avait à faire et à surveiller: tandis que
+son frère ne songeait qu'à se reposer. Bien que Serge n'écrivit pas,
+l'activité de son esprit était trop incessante pour qu'il n'eût pas besoin
+d'exprimer à quelqu'un, sous une forme concise et élégante, les idées qui
+l'occupaient. Constantin était son auditeur le plus habituel.
+
+Serge se couchait dans l'herbe, et, tout en se chauffant au soleil, il
+causait volontiers, paresseusement étendu.
+
+«Tu ne saurais croire, disait-il, combien je jouis de ma paresse! Je n'ai
+pas une idée dans la tête, elle est vide comme une boule.»
+
+Mais Constantin se lassait vite de rester assis à bavarder; il savait
+qu'en son absence on répandrait le fumier à tort et à travers sur les
+champs, et il souffrait de ne pas surveiller ce travail; il savait qu'on
+ôterait les socs des charrues anglaises, pour pouvoir dire qu'elles ne
+vaudraient jamais les vieilles charrues primitives du paysan leur voisin,
+etc.
+
+«N'es-tu donc pas fatigué de courir par cette chaleur? lui demandait
+Serge.
+
+--Je ne te quitte que pour un instant, le temps de voir ce qui se passe au
+bureau,» répondait Levine, et il se sauvait dans les champs.
+
+
+
+
+II
+
+
+Dans les premiers jours de juin, la vieille bonne qui remplissait les
+fonctions de ménagère, Agathe Mikhaïlovna, descendant à la cave avec un
+pot de petits champignons qu'elle venait de saler, glissa dans l'escalier
+et se foula le poignet. On fit chercher un médecin du district, jeune
+étudiant bavard qui venait de terminer ses études. Il examina la main,
+affirma qu'elle n'était pas démise, y appliqua des compresses, et pendant
+le dîner, fier de se trouver en société du célèbre Kosnichef, se lança
+dans la narration de tous les commérages du district, et, pour avoir
+l'occasion de produire ses idées éclairées et avancées, se plaignit du
+mauvais état des choses en général.
+
+Serge Ivanitch l'écouta avec attention; animé par la présence d'un nouvel
+auditeur, il causa, fit des observations justes et fines, respectueusement
+appréciées par le jeune médecin; après le départ du docteur, il se trouva
+dans cette disposition d'esprit un peu surexcitée que lui connaissait son
+frère, et qui succédait généralement à une conversation brillante et vive.
+Une fois seuls, Serge prit une ligne pour aller pêcher.
+
+Kosnichef aimait la pêche à la ligne; il semblait mettre une certaine
+vanité à montrer qu'il savait s'amuser d'un passe-temps aussi puéril.
+Constantin voulait aller surveiller les labours et examiner les prairies:
+il offrit à son frère de le mener en cabriolet jusqu'à la rivière.
+
+C'était le moment de l'été où la récolte de l'année se dessine, et
+où commencent les préoccupations des semailles de l'année suivante,
+alors que se termine la fenaison. Les épis déjà formés, mais encore
+verts, se balancent légèrement au souffle du vent; les avoines sortent
+irrégulièrement de terre dans les champs semés tardivement; le sarrasin
+couvre déjà le sol; l'odeur du fumier répandu en monticules sur les champs
+se mêle au parfum des herbages, qui, parsemés de leurs petits bouquets
+d'oseille sauvage, s'étendent comme une mer. Cette période de l'été est
+l'accalmie qui précède la moisson, ce grand effort imposé chaque année au
+paysan. La récolte promettait d'être superbe, et aux longues et claires
+journées succédaient des nuits courtes, accompagnées d'une forte rosée.
+
+Pour arriver aux prairies, il fallait traverser le bois; Serge Ivanitch
+aimait cette forêt touffue; il désigna à l'admiration de son frère
+un vieux tilleul prêt à fleurir, mais Constantin, qui ne parlait pas
+volontiers des beautés de la nature, préférait aussi n'en pas entendre
+parler. Les paroles lui gâtaient, prétendait-il, les plus belles choses.
+Il se contenta d'approuver son frère, et pensa involontairement à ses
+affaires; son attention se concentrait sur un champ en jachère qu'ils
+atteignirent en sortant du bois. Une herbe jaunissante le recouvrait par
+endroits, tandis qu'à d'autres on l'avait déjà retourné. Les télègues
+arrivaient à la file; Levine les compta et fut satisfait de l'ouvrage
+qui se faisait. Ses pensées se portèrent ensuite, à la vue des prairies,
+sur la grave question du fauchage, une opération qui lui tenait
+particulièrement au coeur. Il arrêta son cheval. L'herbe haute et épaisse
+était encore couverte de rosée. Serge Ivanitch, pour ne pas se mouiller
+les pieds, pria son frère de le conduire en cabriolet jusqu'au buisson
+de cytises près duquel on pêchait les perches. Constantin obéit, tout
+en regrettant de froisser cette belle prairie, dont l'herbe moelleuse
+entourait les pieds des chevaux et laissait tomber ses semences sur les
+roues de la petite voiture.
+
+Serge s'assit sous le cytise et lança sa ligne. Il ne prit rien, mais il
+ne s'ennuyait pas et semblait de bonne humeur.
+
+Levine, au contraire, avait hâte de rentrer et de donner ses ordres sur le
+nombre de faucheurs à louer pour le lendemain; mais il attendait son frère
+et songeait à la grosse question qui le préoccupait.
+
+
+
+
+III
+
+
+«Je pensais à toi, dit Serge Ivanitch: sais-tu que d'après ce que raconte
+le docteur, un garçon qui n'est pas bête, ce qui se passe dans le district
+n'a pas de nom? Et cela me fait revenir à ce que je t'ai déjà dit: tu
+as tort de ne pas aller aux assemblées et de te tenir à l'écart. Si les
+hommes de valeur ne veulent pas se mêler des affaires, tout ira à la
+diable. L'argent des contribuables ne sert à rien, car il n'y a ni écoles,
+ni infirmiers, ni sages-femmes, ni pharmacies: il n'y a rien.
+
+--J'ai essayé, répondit à contre-coeur Levine, mais je ne peux pas: que
+veux-tu que j'y fasse?
+
+--Pourquoi ne le peux-tu pas? Je t'avoue que je n'y comprends rien. Je
+n'admets pas que ce soit incapacité ou indifférence: ne serait-ce pas tout
+simplement paresse?
+
+--Rien de tout cela. J'ai essayé et j'ai acquis la conviction que je ne
+pouvais rien faire.»
+
+Levine n'approfondissait pas beaucoup ce que disait son frère, et, tout
+en regardant la rivière et la prairie, il cherchait à distinguer dans le
+lointain un point noir; était-ce le cheval de l'intendant?
+
+«Tu te résignes trop facilement! Comment n'y mets-tu pas un peu
+d'amour-propre?
+
+--Je ne conçois pas l'amour-propre en pareille matière, répondit Levine,
+que ce reproche piqua au vif. Si à l'Université on m'avait reproché
+d'être incapable de comprendre le calcul intégral comme mes camarades,
+j'y aurais mis de l'amour-propre; mais ici il faudrait commencer par
+croire à l'utilité des innovations à l'ordre du jour.
+
+--Eh quoi! sont-elles donc inutiles? demanda Serge Ivanitch, froissé de
+voir son frère attacher si peu d'importance à ses paroles et y prêter une
+si médiocre attention.
+
+--Non, que veux-tu que j'y fasse, je ne vois là rien d'utile et ne m'y
+intéresse pas, répondit Levine qui venait enfin de reconnaître son
+intendant à cheval dans le lointain.
+
+--Écoute, dit le frère aîné dont le beau visage s'était rembruni: il y
+a limite à tout; admettons qu'il soit superbe de détester la pose, le
+mensonge, et de passer pour un original; mais ce que tu viens de dire n'a
+pas le sens commun. Trouves-tu réellement indifférent que le peuple, que
+tu aimes, à ce que tu assures...
+
+--Je n'ai jamais rien assuré de pareil, interrompit Levine.
+
+--Que ce peuple meure sans secours? reprit Serge; que de grossières
+sages-femmes fassent périr les nouveau-nés? que les paysans croupissent
+dans l'ignorance et restent la proie du premier écrivain venu?»
+
+Et Serge Ivanitch lui posa le dilemme suivant: «Ou bien ton développement
+intellectuel est en défaut, ou bien c'est ton amour du repos, ta vanité,
+que sais-je? qui l'emporte.»
+
+Constantin sentit que, s'il ne voulait pas être convaincu d'indifférence
+pour le bien public, il n'avait qu'à se soumettre.
+
+«Je ne vois pas, dit-il blessé et mécontent, qu'il soit possible...
+
+--Comment tu ne vois pas, par exemple, qu'en surveillant mieux l'emploi
+des contributions il serait possible d'obtenir une assistance médicale
+quelconque?
+
+--Je ne crois pas à la possibilité d'une assistance médicale sur une
+étendue de quatre mille verstes carrées, comme notre district. Au reste,
+je n'ai aucune foi dans l'efficacité de la médecine.
+
+--Tu es injuste, je te citerais mille exemples..... Et les écoles?
+
+--Pourquoi faire des écoles?
+
+--Comment, pourquoi faire? Peut-on douter des avantages de l'instruction?
+Si tu la trouves utile pour toi, peux-tu la refuser aux autres?»
+
+Constantin se sentit mis au pied du mur et, dans son irritation, avoua
+involontairement, la véritable cause de son indifférence:
+
+«Tout cela peut être vrai, mais pourquoi irais-je me tracasser au sujet de
+ces stations médicales dont je ne me servirai jamais, de ces écoles où je
+n'enverrai jamais mes enfants, où les paysans ne veulent pas envoyer les
+leurs et où je ne suis pas sûr du tout qu'il soit bon de les envoyer.»
+
+Serge Ivanitch fut déconcerté de cette sortie, et, tirant silencieusement
+sa ligne de l'eau, il se tourna vers son frère en souriant:
+
+«Tu as cependant éprouvé le besoin d'un médecin, puisque tu en as fait
+venir un pour Agathe Mikhaïlovna.
+
+--Et je crois que sa main n'en restera pas moins estropiée.
+
+--C'est à savoir... Puis, lorsque le paysan sait lire, ne te rend-il pas
+meilleur service?
+
+--Oh! quant à cela, non! répondit carrément Levine; questionne qui tu
+voudras, chacun te dira que le paysan qui sait lire vaut moins comme
+ouvrier. Il n'ira plus réparer les routes; et, si on l'emploie à
+construire un pont, il tâchera avant tout d'en emporter les planches.
+
+--Au reste, il ne s'agit pas de cela,--dit Serge en fronçant le sourcil;
+il détestait la contradiction et surtout cette façon de sauter d'un sujet
+à l'autre, et de produire des arguments sans aucun lien apparent.--La
+question se pose ainsi: Conviens-tu que l'éducation soit un bien pour le
+peuple?
+
+--J'en conviens,» dit Levine sans songer que telle n'était pas sa pensée;
+il sentit aussitôt que son frère allait retourner cet aveu contre lui, et
+comprit qu'il serait logiquement convaincu d'inconséquence. Ce fut bien
+facile.
+
+«Du moment que tu en conviens, tu ne saurais, en honnête homme, refuser ta
+coopération à cette oeuvre.
+
+--Mais si je ne la regarde pas encore comme bonne, cette oeuvre, dit Levine
+en rougissant.
+
+--Comment cela? tu viens de dire...
+
+--Je veux dire que l'expérience n'a pas encore démontré qu'elle fût
+vraiment utile.
+
+--Tu n'en sais rien, puisque tu n'as pas fait le moindre effort pour t'en
+convaincre.
+
+--Eh bien! admettons que l'instruction du peuple soit un bien, dit
+Constantin sans la moindre conviction; mais pourquoi irai-je m'en
+tourmenter, moi?
+
+--Comment, pourquoi?
+
+--Explique-moi ton idée au point de vue philosophique, puisque nous en
+sommes là.
+
+--Je ne vois pas que la philosophie ait rien à faire là, répondit Serge
+d'un ton qui parut à son frère établir des doutes sur son droit de parler
+philosophie.
+
+--Voici pourquoi, dit-il, mécontent et s'échauffant tout en parlant. Selon
+moi, le mobile de nos actions restera toujours notre intérêt personnel.
+Or je ne vois rien dans nos institutions provinciales qui contribue à
+mon bien-être. Les routes ne sont pas meilleures, et ne peuvent pas le
+devenir: d'ailleurs, mes chevaux me conduisent tout aussi bien par de
+mauvais chemins. Je ne fais aucun cas des médecins et des pharmacies. Le
+juge de paix m'est inutile. Jamais je n'ai eu recours à lui, et jamais
+l'idée d'avoir recours à lui ne me viendra. Les écoles, non seulement me
+paraissent inutiles, mais, comme je te l'ai expliqué, me font du tort.
+Quant aux institutions provinciales, elles ne représentent pour moi que
+l'obligation de payer un impôt de 18 kopecks par déciatine, d'aller à la
+ville, d'y coucher avec des punaises, et d'y entendre des inepties et
+des grossièretés de tout genre: rien de tout cela n'est dans mon intérêt
+personnel.
+
+--Pardon, interrompit en souriant Serge Ivanitch; il n'était pas de notre
+intérêt de travailler à l'émancipation des paysans: nous l'avons cependant
+fait.
+
+--Oh! l'émancipation était une autre affaire, reprit Constantin en
+s'animant de plus en plus; c'était bien notre intérêt personnel. Nous
+avons voulu, nous autres honnêtes gens, secouer un joug qui nous pesait.
+Mais être membre du conseil de la ville, et venir discuter sur des
+conduits à établir dans des rues que je n'habite pas; être juré, et venir
+juger un paysan accusé d'avoir volé un jambon; écouter pendant six heures
+les sottises variées que peuvent débiter le défenseur et le procureur;
+demander comme président à Alexis, mon vieil ami à moitié idiot:
+«Reconnaissez-vous, monsieur l'accusé, avoir dérobé un jambon?...»
+
+Et Constantin, entraîné par son sujet, représenta la scène entre le
+président et l'accusé, s'imaginant continuer ainsi la discussion.
+
+Serge Ivanitch leva les épaules.
+
+«Qu'entends-tu par là?
+
+--J'entends que, lorsqu'il s'agira de droits qui me toucheront, qui
+toucheront à mes intérêts personnels, je saurai les défendre de toutes mes
+forces; lorsque, étant étudiant, on venait faire des perquisitions chez
+nous, et que les gendarmes lisaient nos lettres, je savais défendre mes
+droits à la liberté, à l'instruction. Je veux bien discuter le service
+obligatoire, parce que c'est une question qui touche au sort de mes
+enfants, de mes frères, au mien par conséquent; mais savoir comment
+employer les 40 mille roubles d'impôts, et faire le procès d'Alexis
+l'idiot, je ne m'en sens pas capable.»
+
+La digue était rompue; Constantin parlait sans s'arrêter. Serge sourit.
+
+«Et si demain tu as un procès, tu préférerais être jugé par les tribunaux
+d'autrefois?
+
+--Je n'aurai pas de procès; je n'assassinerai personne, et tout cela ne
+me sert à rien. Nos institutions provinciales, vois-tu, dit-il en sautant
+selon son habitude d'un sujet à l'autre, me rappellent les petits bouleaux
+que nous enfoncions en terre le jour de la Trinité pour figurer une forêt.
+La forêt a poussé d'elle-même en Europe, mais, quant à nos petits bouleaux,
+il m'est impossible de les arroser et de croire en eux.»
+
+Serge Ivanitch haussa les épaules en signe d'étonnement de voir ces petits
+bouleaux mêlés à leur discussion; il comprit cependant l'idée de son frère.
+
+«Ceci n'est pas un raisonnement,» dit-il.
+
+Mais Constantin, pour tâcher d'expliquer cette absence d'intêrêt pour les
+affaires publiques, dont il se sentait coupable, continua:
+
+«Je crois qu'il n'y a pas d'activité durable si elle n'est pas fondée sur
+l'intérêt personnel: c'est une vérité générale, _philosophique_», dit-il
+en appuyant sur ce dernier mot, comme pour prouver qu'il avait aussi bien
+qu'un autre le droit de parler philosophie.
+
+Serge Ivanitch sourit encore. «Lui aussi, se dit-il, se fait une
+philosophie pour la mettre au service de ses penchants!
+
+--Laisse la philosophie tranquille. Son but a précisément été, dans tous
+les temps, de saisir ce lien indispensable qui existe entre l'intérêt
+personnel et l'intérêt général. Mais je tiens à rectifier la comparaison.
+Les petits bouleaux n'ont pas été fichés en terre, ils ont été semés,
+plantés, et il faut les traiter avec ménagement. Les seules nations qui
+aient de l'avenir, les seules qu'on puisse nommer historiques, sont celles
+qui sentent l'importance et la valeur de leurs institutions, qui par
+conséquent y attachent du prix.»
+
+Et pour mieux démontrer l'erreur que son frère commettait, il discuta la
+question au point de vue de la philosophie de l'histoire, un terrain sur
+lequel Constantin ne pouvait pas le suivre.
+
+«Quant à ton peu de goût pour les affaires, tu m'excuseras si je le mets
+sur le compte de notre paresse russe, de nos anciennes habitudes de grands
+seigneurs; laisse-moi espérer que tu reviendras de cette erreur passagère.»
+
+Constantin ne répondit pas; il se sentait battu à plate couture, et
+sentait également que son frère n'avait pas compris, ou n'avait pas voulu
+comprendre sa pensée. Était-ce lui qui ne savait pas s'expliquer
+clairement, ou son frère qui y mettait de la mauvaise volonté? Sans
+approfondir cette question, il ne répliqua pas et s'absorba dans ses
+réflexions.
+
+Serge Ivanitch retira ses lignes, détacha le cheval, et ils partirent.
+
+
+
+
+IV
+
+
+Levine, l'année précédente, un jour qu'on fauchait, s'était mis en colère
+contre son intendant, et pour se calmer il avait pris la faux d'un paysan
+et s'était mis à faucher lui-même. Ce travail l'avait tant amusé, qu'il
+recommença plusieurs fois, faucha lui-même la prairie devant la maison,
+et se promit de faucher, l'année suivante, des journées entières avec les
+paysans.
+
+Depuis l'arrivée de Serge, il se demandait s'il pourrait donner suite à ce
+projet. Il était confus d'abandonner son frère pendant toute une journée,
+et craignait aussi un peu ses plaisanteries. Les impressions de l'année
+précédente lui revinrent tandis qu'il traversait la prairie.
+
+«Il me faut absolument un exercice violent, sinon mon caractère deviendra
+intraitable», pensa-t-il, décidé à braver l'ennui que pouvaient lui causer
+les observations de son frère et de ses gens.
+
+Le même soir, en allant donner ses ordres pour les travaux du lendemain,
+Levine, dissimulant son embarras, dit à son intendant:
+
+«Vous enverrez ma faux à Tite pour qu'il la repasse demain, je faucherai
+peut-être moi-même.»
+
+L'intendant sourit et répondit:
+
+«C'est bien.»
+
+Plus tard, en prenant le thé, Levine dit à son frère:
+
+«Décidément le temps se met au beau, je faucherai demain:
+
+--J'aime beaucoup ce travail, dit Serge Ivanitch.
+
+--Moi, je l'aime extrêmement; il m'est arrivé de faucher l'année dernière,
+et je veux m'y remettre demain toute la journée.»
+
+Serge Ivanitch leva la tête et regarda son frère avec étonnement.
+
+«Comment l'entends-tu? travailler toute la journée comme un paysan?
+
+--Oui, c'est très amusant.
+
+--C'est un excellent exercice physique, mais pourras-tu supporter une
+fatigue pareille? demanda Serge sans aucune intention ironique.
+
+--Je l'ai essayé. Au commencement, c'est dur, puis on s'entraîne. Je crois
+bien que j'irai jusqu'au bout.
+
+--Vraiment? Mais de quel oeil les paysans voient-ils cela? Ne tournent-ils
+pas en ridicule les _manies_ du maître? Et puis, comment feras-tu pour
+dîner? On ne peut guère se faire porter là-bas une bouteille de laffitte
+et un dindonneau rôti.
+
+--Je rentrerai à la maison pendant que les paysans se reposeront.»
+
+Le lendemain matin, quoique levé plus tôt que de coutume, Levine, en
+arrivant à la prairie, trouva les faucheurs déjà à l'ouvrage.
+
+La prairie s'étendait au pied de la colline, avec ses rangées d'herbe
+déjà fauchée, et les petits monticules noirs formés par les vêtements des
+travailleurs. Levine découvrit, en approchant, les faucheurs marchant en
+échelle les uns derrière les autres, et avançant lentement sur le sol
+inégal de la prairie. Il compta quarante-deux hommes et distingua parmi
+eux des connaissances: le vieil Ermil, en chemise blanche, le dos voûté,
+et le jeune Wasia, autrefois son cocher.
+
+Tite, son professeur, un petit vieillard sec, était là aussi, faisant de
+larges fauchées, sans se baisser, et maniant aisé la faux.
+
+Levine descendit de cheval, attacha l'animal près de la route, et
+s'approcha de Tite, qui alla aussitôt prendre une faux cachée derrière un
+buisson, et la lui présenta.
+
+«Elle est prête, Barine, c'est un rasoir, elle fauche toute seule», dit
+Tite, ôtant son bonnet en souriant.
+
+Levine prit la faux. Les faucheurs, après avoir fini leur ligne,
+retournaient sur la route; ils étaient couverts de sueur, mais gais et
+de bonne humeur, et saluaient tous le maître en souriant. Personne n'osa
+ouvrir la bouche avant qu'un grand vieillard sans barbe, vêtu d'une
+jaquette en peau de mouton, lui adressât le premier la parole:
+
+«Attention, Barine, quand on commence une besogne, il faut la terminer!
+dit-il, et Levine entendit un rire étouffé parmi les faucheurs.
+
+«Je tâcherai de ne pas me laisser dépasser, répondit-il en se plaçant
+derrière Tite.
+
+--Attention,» répéta le vieux.
+
+Tite lui ayant fait place, il emboîta le pas derrière lui. L'herbe
+était courte et dure; Levine n'avait pas fauché depuis longtemps, et,
+troublé par les regards fixés sur lui, il débuta mal, quoiqu'il maniât
+vigoureusement la faux.
+
+Deux voix derrière lui disaient:
+
+«Mal emmanché, il tient la faux trop haut: regarde comme il se courbe.
+
+--Appuie davantage le talon.
+
+--Ce n'est pas mal, il s'y fera, dit le vieux; le voilà parti; tes
+fauchées sont trop grandes, tu te fatigueras vite. Jadis nous aurions
+reçu des coups pour de l'ouvrage fait comme cela.»
+
+L'herbe devenait plus douce, et Levine, écoutant les observations sans y
+répondre, suivait Tite; ils firent ainsi une centaine de pas. Le paysan
+marchait sans s'arrêter, mais Levine s'épuisait, et craignait de ne pas
+arriver jusqu'au bout; il allait prier Tite de s'interrompre, lorsque
+celui-ci fit halte de lui-même, se baissa, prit une poignée d'herbe, en
+essuya sa faux et se mit à l'affiler. Levine se redressa, et jeta un
+regard autour de lui avec un soupir de soulagement. Près de lui, un paysan,
+tout aussi fatigué, s'arrêta aussi.
+
+À la seconde reprise, tout alla de même; Tite avançait d'un pas après
+chaque fauchée. Levine, qui marchait derrière, ne voulait pas se laisser
+dépasser, mais, au moment où l'effort devenait si grand qu'il se croyait
+à bout de forces, Tite s'arrêtait et se mettait à aiguiser.
+
+Le plus pénible était fait. Lorsque le travail recommença, Levine n'eut
+d'autre pensée, d'autre désir, que d'arriver aussi vite et aussi bien que
+les autres. Il n'entendait que le bruit des faux derrière lui, ne voyait
+que la taille droite de Tite marchant devant, et le demi-cercle décrit
+par la faux sur l'herbe qu'elle abaissait lentement, en tranchant les
+petites têtes des fleurs. Tout à coup il sentit une agréable sensation de
+fraîcheur sur les épaules: il regarda le ciel pendant que Tite affilait sa
+faux, et vit un gros nuage noir; il s'aperçut qu'il pleuvait. Quelques-uns
+des paysans avaient été mettre leurs vêtements, les autres faisaient comme
+Levine et recevaient avec plaisir la pluie sur leur dos.
+
+L'ouvrage avançait; Levine avait absolument perdu la notion du temps et de
+l'heure. Son travail à ce moment lui sembla plein de douceur; c'était un
+état d'inconscience, où, libre et dégagé, il oubliait complètement ce
+qu'il faisait, bien que son ouvrage valut en cet instant celui de Tite.
+
+Cependant Tite s'était approché du vieux, et il examina le soleil avec
+lui. «De quoi parlent-ils? pourquoi ne continuons-nous pas?» se dit Levine,
+sans songer que les paysans travaillaient sans repos depuis près de
+quatre heures, et qu'il était temps de déjeuner.
+
+«Il faut manger, Barine, dit le vieux.
+
+--Est-il déjà si tard? En ce cas, déjeunons.»
+
+Levine rendit sa faux à Tite, et, traversant avec les paysans la grande
+étendue d'herbe fauchée que la pluie venait d'arroser légèrement, il alla
+chercher son cheval, tandis que ceux-ci prenaient leur pain déposé avec
+les caftans sur l'herbe. Il s'aperçut alors qu'il n'avait pas bien prévu
+le temps et que son foin serait mouillé.
+
+«Le foin sera gâté, dit-il.
+
+--Il n'y a pas de mal, Barine: fauche à la pluie, fane au soleil», dit le
+vieux.
+
+Levine détacha son cheval et rentra prendre du café chez lui. Serge
+Ivanitch venait seulement de se lever; avant qu'il fût habillé et eût paru
+dans la salle à manger, Constantin était retourné à la prairie.
+
+
+
+
+V
+
+
+Après le déjeuner, Levine, en reprenant l'ouvrage, prit place entre le
+grand vieillard facétieux, qui l'invita à être son voisin, et un jeune
+paysan marié depuis l'automne, qui fauchait cet été pour la première
+fois.
+
+Le vieillard avançait à grands pas réguliers, et semblait faucher avec
+aussi peu de peine que s'il eût simplement balancé les bras en marchant;
+sa faux, bien affilée, paraissait travailler toute seule.
+
+Levine se remit à l'oeuvre; derrière lui marchait le jeune Michel, les
+cheveux attachés autour de la tête par des herbes enroulées; son jeune
+visage travaillait avec le reste de son corps; mais aussitôt qu'on le
+regardait, il souriait, et aurait mieux aimé mourir que d'avouer qu'il
+trouvait la tâche rude.
+
+Le travail parut à Levine moins pénible pendant la chaleur du jour; la
+sueur qui le baignait le rafraîchissait, et le soleil dardant sur son dos,
+sa tête et ses bras nus jusqu'au coude, lui donnait de la force et de
+l'énergie. Les moments d'oubli, d'inconscience, revenaient plus souvent,
+la faux travaillait alors toute seule. C'étaient d'heureux instants!
+Lorsqu'on se rapprochait de la rivière, le vieillard, qui marchait devant
+Levine, essuyait sa faux avec de l'herbe mouillée, la lavait dans la
+rivière, et y puisait une eau qu'il offrait à boire au maître.
+
+«Que diras-tu de mon kvas, Barine? il est bon, hein?»
+
+Et Levine croyait effectivement n'avoir rien bu de meilleur que cette eau
+tiède dans laquelle nageaient des herbes, avec le petit goût de rouille
+qu'y ajoutait l'écuelle de fer du paysan. Puis venait la promenade lente
+et pleine de béatitude, où, la faux au bras, on pouvait s'essuyer le front,
+respirer à pleins poumons, et jeter un coup d'oeil aux faucheurs, aux bois,
+aux champs, à tout ce qui se faisait aux alentours. Les bienheureux
+moments d'oubli revenaient toujours plus fréquents, et la faux semblait
+entraîner à sa suite un corps plein de vie, et accomplir par enchantement,
+sans le secours de la pensée, le labeur le plus régulier. En revanche,
+lorsqu'il fallait interrompre cette activité inconsciente, enlever une
+motte de terre, ou arracher un bouquet d'oseille sauvage, le retour à la
+réalité semblait pénible. Pour le vieillard, ce n'était qu'un jeu. Quand
+une motte se présentait, il la serrait d'un côté avec le pied, de l'autre
+avec la faux, et l'enlevait à petits coups répétés. Rien n'échappait à son
+observation; c'était un petit fruit sauvage qu'il mangeait ou offrait à
+Levine, un nid de cailles d'où s'envolait le mâle, une couleuvre qu'il
+enlevait de la pointe de sa faux comme sur une fourchette, et jetait au
+loin après l'avoir montrée à ses compagnons. Mais pour Levine et le jeune
+paysan, une fois entraînés, c'était chose difficile que de changer de
+mouvements et d'examiner le terrain.
+
+Le temps passait inaperçu, et déjà le moment du dîner approchait. Le
+vieillard attira l'attention du maître sur les enfants, à moitié cachés
+par les herbages, accourant de tous côtés, et apportant aux faucheurs du
+pain et des cruches de kvas, qui semblaient lourdes à leurs petits bras.
+
+«Voilà les moucherons qui arrivent», dit-il en les montrant; et,
+s'abritant les yeux de la main, il examina le soleil.
+
+L'ouvrage reprit pendant un peu de temps, puis le vieux s'arrêta et dit
+d'un ton décidé:
+
+«Il faut dîner, Barine.»
+
+Les faucheurs regagnèrent l'endroit où étaient déposés leurs vêtements,
+et où les enfants attendaient avec le dîner; les uns s'assemblèrent près
+des télègues, les autres sous un bouquet de cytises où ils avaient amassé
+de l'herbe. Levine s'assit auprès d'eux; il n'avait aucune envie de
+les quitter. Toute gêne devant le maître avait disparu, et les paysans
+s'apprêtèrent à manger et à dormir; ils se lavèrent, prirent leur pain,
+débouchèrent leurs cruches de kvas, pendant que les enfants se baignaient
+dans la rivière.
+
+Le vieux émietta du pain dans une écuelle, l'écrasa avec le manche de sa
+cuiller, versa du kvas, coupa des tranches de pain, sala le tout, et se
+mit à prier en se tournant vers l'orient.
+
+«Eh bien, Barine, viens goûter ma soupe», dit-il en s'agenouillant devant
+l'écuelle.
+
+Levine trouva la soupe si bonne qu'il ne voulut pas rentrer chez lui. Il
+dîna avec le vieux, et leur conversation roula sur les affaires de ménage
+de celui-ci, auxquelles le maître prit un vif intérêt; à son tour, il
+raconta de ses plans et de ses projets ce qui pouvait intéresser son
+compagnon, se sentant plus en communauté d'idées avec cet homme simple
+qu'avec son frère, et souriant involontairement de la sympathie qu'il
+éprouvait pour lui.
+
+Le dîner achevé, le vieillard fit sa prière, et se coucha après s'être
+arrangé un oreiller d'herbe. Levine en fit autant, et, malgré les mouches
+et les insectes qui chatouillaient son visage couvert de sueur, il
+s'endormit aussitôt, et ne se réveilla que lorsque le soleil, tournant le
+buisson, vint briller au-dessus de sa tête. Le vieux ne dormait plus; il
+aiguisait les faux.
+
+Levine regarda autour de lui sans pouvoir s'y reconnaître; tout lui
+semblait changé. La prairie fauchée s'étendait immense avec ses rangées
+d'herbes odorantes, éclairée d'une façon nouvelle par les rayons obliques
+du soleil; la rivière, cachée naguère par les herbages, coulait limpide et
+brillante comme de l'acier, entre ses bords découverts; au-dessus de la
+prairie planaient des oiseaux de proie.
+
+Levine calcula ce que ses ouvriers avaient fait et ce qui restait à faire;
+le travail de ces quarante-deux hommes était considérable; du temps du
+servage, trente-deux hommes travaillant pendant deux jours venaient à
+peine à bout de cette prairie, dont il ne restait plus que quelques coins
+intacts. Mais il aurait voulu faire plus encore; le soleil descendait trop
+tôt, à son gré; il ne sentait aucune fatigue.
+
+«Qu'en penses-tu? demanda-t-il au vieux: n'aurions-nous pas encore le
+temps de faucher la colline?
+
+--Si Dieu le permet! le soleil est encore haut, il y aura peut-être un
+petit verre pour _les enfants_?»
+
+Lorsque les fumeurs eurent allumé leurs pipes, le vieux déclara «aux
+enfants» que, si la colline était fauchée, on aurait la goutte.
+
+«Pourquoi pas! En avant, Tite, nous enlèverons cela en un tour de main. On
+mangera la nuit.--En avant!» crièrent quelques voix; et, tout en achevant
+leur pain, les faucheurs se levèrent.
+
+«Allons, enfants, courage! dit Tite en ouvrant la marche au pas de course.
+
+--Allons, allons! répéta la vieux, se hâtant de les rejoindre: si j'arrive
+le premier, je coupe tout!»
+
+Vieux et jeunes fauchèrent à l'envi, et, quelque hâte qu'ils fissent, les
+rangées se couchaient nettes et régulières, sans que l'herbe fût abîmée.
+Les derniers faucheurs terminaient à peine leur ligne, que les premiers,
+mettant leurs caftans sur l'épaule, prenaient déjà la route de la colline.
+Le soleil descendait derrière les arbres, lorsqu'ils atteignirent le petit
+ravin; l'herbe y venait à la ceinture, tendre, douce, épaisse et semée de
+fleurs des bois.
+
+Après un court conciliabule pour décider si l'on prendrait en long ou
+en large, un grand paysan à barbe noire, Piotr Ermilitch, un faucheur
+célèbre, fit en long le premier tour, et revint sur ses pas. Tous alors
+le suivirent, montant du ravin à la colline pour sortir sur la lisière du
+bois.
+
+Le soleil disparaissait peu à peu derrière la forêt; la rosée tombait
+déjà; les faucheurs n'apercevaient plus le globe brillant que sur la
+hauteur, mais dans le ravin, d'où s'élevait une vapeur blanche, et sur
+le versant de la montagne, ils marchaient dans une ombre fraîche et
+imprégnée d'humidité. L'ouvrage avançait rapidement. L'herbe s'abattait
+en hautes rangées; les faucheurs, un peu à l'étroit et pressés de tous
+côtés, faisaient résonner les ustensiles pendus à leurs ceintures,
+entre-choquaient leurs faux, sifflaient, s'interpellaient gaiement.
+
+Levine marchait toujours entre ses deux compagnons. Le vieux avait mis sa
+veste de peau de mouton, et conservait son entrain et la liberté de ses
+mouvements. Dans le bois, on trouvait des champignons cachés sous l'herbe;
+au lieu de les trancher avec la faux comme les autres, il se baissait dès
+qu'il en apercevait un, le ramassait et le cachait dans sa veste en
+disant: «Encore un petit cadeau pour la vieille.»
+
+L'herbe tendre et douce se fauchait facilement, mais il était dur de
+monter et de descendre la pente souvent escarpée du ravin. Le vieux n'en
+laissait rien paraître, montant à petits pas énergiques, et maniant
+légèrement sa faux, quoiqu'il tremblât parfois de tout son corps. Il
+ne négligeait rien sur sa route, ni une herbe, ni un champignon, et ne
+cessait de plaisanter. Levine, derrière lui, croyait tomber à chaque
+instant, et se disait que jamais il ne gravirait, une faux à la main, ces
+hauteurs difficiles à escalader, même les mains libres, il n'en monta pas
+moins, et fit comme les autres. Une fièvre intérieure semblait le soutenir.
+
+
+
+
+VI
+
+
+Le travail terminé, les paysans remirent leurs caftans, et reprirent
+gaiement le chemin du logis. Levine remonta à cheval et se sépara à regret
+de ses compagnons. Il se retourna sur la hauteur pour les apercevoir
+encore une fois, mais les vapeurs du soir, s'élevant des bas-fonds, les
+cachaient. On n'entendait que le choc des faux, et le son de leurs voix
+riant et causant.
+
+Serge Ivanitch avait dîné depuis longtemps, et dans sa chambre prenait de
+la limonade glacée, en parcourant les journaux et les revues que la poste
+venait d'apporter, lorsque Levine entra vivement, les cheveux en désordre,
+et collés au front par la sueur.
+
+«Nous avons enlevé toute la prairie! tu ne t'imagines pas comme c'est bon!
+Et toi, qu'as-tu fait? dit-il, oubliant complètement les impressions de la
+veille.
+
+--Bon Dieu, de quoi tu as l'air! dit Serge Ivanitch en jetant d'abord un
+regard mécontent sur son frère. Mais ferme donc la porte, tu en auras fait
+entrer au moins une dizaine!»
+
+Serge Ivanitch avait horreur des mouches, et n'ouvrait jamais les fenêtres
+de sa chambre que le soir, ayant soin de tenir les portes toujours fermées.
+
+«Je t'assure que je n'en ai pas laissé entrer une seule. Si tu savais la
+bonne journée! Comment l'as-tu passée, toi?
+
+--Mais très bien. Tu ne vas pas me faire croire que tu as fauché toute la
+journée? Tu dois avoir une faim de loup! Kousma a tout apprêté pour ton
+dîner.
+
+--Je n'ai pas faim, j'ai mangé là-bas; mais je vais me nettoyer.
+
+--Va, va, je te rejoins, dit Serge Ivanitch, hochant la tête en regardant
+son frère. Dépêche-toi,--ajouta-t-il en souriant, et il se mit à ranger
+ses livres pour aller le retrouver, égayé à l'aspect de l'entrain et de
+l'animation de Constantin.--Où étais-tu pendant la pluie?
+
+--Quelle pluie? c'est à peine s'il est tombé quelques gouttes. Je reviens
+à l'instant. Ainsi, tu as bien passé la journée? C'est pour le mieux.»
+Et Levine alla s'habiller.
+
+Peu après, les frères se retrouvèrent dans la salle à manger. Levine
+croyait n'avoir pas faim, et ne se mit à table que pour ne pas offenser
+Kousma; mais, une fois qu'il eut entamé son dîner, il le trouva excellent.
+Serge Ivanitch le regardait en souriant.
+
+«J'oubliais qu'il y a une lettre pour toi en bas, dit-il; Kousma, va la
+chercher, et fais attention de fermer ta porte.»
+
+La lettre était d'Oblonsky; il écrivait de Pétersbourg. Constantin lut à
+haute voix:
+
+«Je reçois une lettre de Dolly de la campagne; tout y va de travers. Toi
+qui sais tout, tu serais bien aimable d'aller la voir, et de l'aider de
+tes conseils. La pauvre femme est toute seule. Ma belle-mère est encore à
+l'étranger avec tout son monde.»
+
+«J'irai certainement la voir, dit Levine. Tu devrais venir avec moi. C'est
+une si excellente femme, n'est-ce pas?
+
+--Leur terre n'est pas loin d'ici?
+
+--À une trentaine de verstes, peut-être à une quarantaine; mais la route
+est très bonne. Nous ferions cela rapidement.
+
+--Avec plaisir, dit Serge en souriant, car la vue de son frère le
+disposait à la gaieté.--Quel appétit! ajouta-t-il en regardant ce cou et
+cette figure hâlés et rouges penchés sur l'assiette.
+
+--Il est excellent. Tu ne t'imagines pas combien ce régime-là chasse de
+la tête toutes les sottises. J'entends enrichir la médecine d'un terme
+nouveau: «Arbeitscur».
+
+--Tu n'as pas grand besoin de cette cure, il me semble.
+
+--Oui, mais c'est parfait pour combattre les maladies nerveuses.
+
+--C'est une expérience à faire. J'ai voulu aller vous voir travailler,
+mais la chaleur était si insupportable que je me suis arrêté et reposé au
+bois; de là j'ai continué jusqu'au bourg, et j'ai rencontré ta nourrice,
+que j'ai questionnée sur la façon dont les paysans te jugent; j'ai cru
+comprendre qu'ils ne t'approuvent pas. «Ce n'est pas l'affaire des
+maîtres», m'a-t-elle répondu. Je crois que le peuple se forme en général
+des idées très arrêtées sur ce qu'il «convient aux maîtres» de faire;
+ils n'aiment pas à les voir sortir de leurs attributions.
+
+--C'est possible: mais je n'ai pas éprouvé de plus vif plaisir de ma vie,
+et je ne fais de mal à personne, n'est-ce pas?
+
+--Je vois que ta journée te satisfait complètement, continua Serge.
+
+--Oui, je suis très content; la prairie a été fauchée tout entière, et je
+me suis lié avec un bien brave homme; tu ne saurais croire combien il m'a
+intéressé.
+
+--Tu es content de ta journée, eh bien! je le suis aussi de la mienne.
+D'abord j'ai résolu deux problèmes d'échecs, dont l'un est très joli, je
+te le montrerai; puis j'ai pensé à notre conversation d'hier.
+
+--Quoi? quelle conversation? dit Levine en fermant à demi les yeux après
+son dîner, avec un sentiment de bien-être et de repos, et incapable de se
+rappeler la discussion de la veille.
+
+--Je trouve que tu as en partie raison. La différence de nos opinions
+tient à ce que tu prends l'intérêt personnel pour mobile de nos actions,
+tandis que je prétends que tout homme arrivé à un certain développement
+intellectuel doit avoir pour mobile l'intérêt général. Mais tu es
+probablement dans le vrai en disant qu'il faut que l'action, l'activité
+matérielle, se trouve intéressée à ces questions. Ta nature, comme
+disent les Français est _primesautière_: il te faut agir énergiquement,
+passionnément, ou ne pas agir du tout.»
+
+Levine écoutait sans comprendre, sans chercher à comprendre, et craignait
+que son frère ne lui fît une question qui constatât l'absence de son
+esprit.
+
+«N'ai-je pas raison, ami? dit Serge Ivanitch en le prenant par l'épaule.
+
+--Mais certainement. Et puis, je ne prétends pas être dans le vrai, dit
+Levine avec un sourire d'enfant coupable. «Quelle discussion avons-nous
+donc eue?» pensait-il. Nous avons évidemment raison tous les deux, et
+c'est pour le mieux. Il faut que j'aille donner mes ordres pour demain.»
+
+Il se leva, étira ses membres en souriant; son frère sourit aussi.
+
+«Bon Dieu! cria tout à coup Levine si vivement que son frère en fut
+effrayé.
+
+--Qu'y a-t-il?
+
+--La main d'Agathe Mikhaïlovna? dit Levine en se frappant le front. Je
+l'avais oubliée!
+
+--Elle va beaucoup mieux.
+
+--C'est égal, je cours jusqu'à sa chambre. Tu n'auras pas mis ton chapeau
+que je serai de retour.»
+
+Et il descendit en courant, faisant résonner ses talons sur les marches de
+l'escalier.
+
+
+
+
+VII
+
+
+Tandis que Stépane Arcadiévitch allait à Pétersbourg remplir ce devoir
+naturel aux fonctionnaires, et qu'ils ne songent pas à discuter, quelque
+incompréhensible qu'il soit pour d'autres, «se rappeler au souvenir
+du Ministre,» et qu'en même temps il se disposait, muni de l'argent
+nécessaire, à passer agréablement le temps aux courses et ailleurs, Dolly
+partait pour la campagne, à Yergoushovo, une terre qu'elle avait reçue en
+dot, et dont la forêt avait été vendue au printemps. C'était à cinquante
+verstes du Pakrofsky de Levine.
+
+La vieille maison seigneuriale de Yergoushovo avait disparu depuis
+longtemps. Le prince s'était contenté d'agrandir et de réparer une des
+ailes pour en faire une habitation convenable.
+
+Du temps où Dolly était enfant, vingt ans auparavant, cette aile était
+spacieuse et commode, quoique placée de travers dans l'avenue. Maintenant,
+tout tombait en ruines. Lorsque Stépane Arcadiévitch était venu au
+printemps à la campagne pour la vente du bois, sa femme l'avait prié de
+donner un coup d'oeil à la maison afin de la rendre habitable. Stépane
+Arcadiévitch, désireux, comme tout mari coupable, de procurer à sa femme
+une vie matérielle aussi commode que possible, s'était empressé de faire
+recouvrir les meubles de cretonne et de faire poser des rideaux. On avait
+nettoyé le jardin, planté des fleurs, fait un petit pont du côté de
+l'étang; mais beaucoup de détails plus essentiels furent négligés, et
+Daria Alexandrovna le constata avec douleur. Stépane Arcadiévitch avait
+beau faire, il oubliait toujours qu'il était père de famille, et ses
+goûts restaient ceux d'un célibataire. Rentré à Moscou, il annonça avec
+fierté à sa femme que tout était en ordre, qu'il avait installé la maison
+en perfection, et lui conseilla fort de s'y transporter. Ce départ lui
+convenait sous bien des rapports: les enfants se plairaient à la campagne,
+les dépenses diminueraient; et enfin il serait plus libre. De son côté,
+Daria Alexandrovna pensait qu'il était nécessaire d'emmener les enfants
+après la scarlatine, car la plus jeune de ses filles se remettait
+difficilement. Elle laissait à la ville, entre autres ennuis, des comptes
+de fournisseurs auxquels elle n'était pas fâchée de se soustraire. Enfin,
+elle avait l'arrière-pensée d'attirer chez elle sa soeur Kitty, à laquelle
+on avait recommandé des bains froids, et qui devait rentrer en Russie vers
+le milieu de l'été. Kitty lui écrivait que rien ne pouvait lui sourire
+autant que de terminer l'été à Yergoushovo, dans ce lieu si plein de
+souvenirs d'enfance pour toutes deux.
+
+La campagne, revue par Dolly au travers de ses impressions de jeunesse,
+lui semblait à l'avance un refuge contre tous les ennuis de la ville; si
+la vie n'y était pas élégante, et Dolly n'y tenait guère, elle pensait la
+trouver commode et peu coûteuse, et les enfants y seraient heureux! Les
+choses furent tout autres quand elle revint à Yergoushovo en maîtresse de
+maison.
+
+Le lendemain de leur arrivée, il plut à verse; le toit fut transpercé et
+l'eau tomba dans le corridor et la chambre des enfants; les petits lits
+durent être transportés au salon. Jamais on ne put trouver une cuisinière
+pour les domestiques. Des neuf vaches que contenait l'étable, les unes, au
+dire de la vachère, étaient pleines, les autres se trouvaient trop jeunes
+ou hors d'âge; par conséquent, pas de beurre à espérer et pas de lait.
+Poules, poulets, oeufs, tout manquait; il fallut se contenter pour la
+cuisine de vieux coqs filandreux. Impossible d'obtenir des femmes pour
+laver les planchers, toutes étaient à sarcler. L'un des chevaux, trop
+rétif, ne se laissant pas atteler, les promenades en voiture se trouvèrent
+impraticables. Quant aux bains, il fallut y renoncer: le troupeau avait
+raviné le bord de la rivière, et de plus on se trouvait trop en vue des
+passants. Les promenades à pied près de la maison étaient elles-mêmes
+dangereuses; les clôtures mal entretenues du jardin n'empêchaient plus le
+bétail d'entrer, et il y avait dans le troupeau un taureau terrible,
+qui mugissait, et qu'on accusait de donner des coups de cornes. Dans la
+maison, pas une armoire à robes! le peu d'armoires qui s'y trouvaient ne
+fermaient pas, ou bien s'ouvraient d'elles-mêmes quand on passait devant.
+À la cuisine, pas de marmites; à la buanderie, pas de chaudron pour la
+lessive, pas même une planche à repasser pour les femmes de chambre!
+
+Au lieu de trouver le repos qu'elle espérait, Dolly tomba dans le
+désespoir; sentant son impuissance en face d'une situation qui lui
+apparaissait terrible, elle retenait avec peine ses larmes. L'intendant,
+un ancien vaguemestre, qui avait séduit Stépane Arcadiévitch par sa belle
+prestance, et de suisse avait passé intendant, ne prenait aucun souci
+des chagrins de Daria Alexandrovna; il se contentait de répondre
+respectueusement:
+
+«Impossible de rien obtenir, le monde est si mauvais», et ne bougeait pas.
+
+La position eût été sans issue si chez les Oblonsky, comme dans la
+plupart des familles, il ne se fût trouvé ce personnage aussi utile
+qu'important, malgré ses attributions modestes, la bonne des enfants,
+Matrona Philémonovna. Celle-ci calmait sa maîtresse, lui assurait que tout
+se débrouillerait, et agissait sans bruit et sans embarras. Elle fit,
+aussitôt arrivée, la connaissance de la femme de l'intendant, et dès les
+premiers jours alla prendre le thé sous les acacias avec elle et son mari.
+C'est là que les affaires de la maison furent discutées. Un club, auquel
+se joignirent le starosta et le teneur de livres, se forma sous les
+arbres. Peu à peu, les difficultés de la vie s'y aplanirent. Le toit fut
+réparé; une cuisinière, amie de la femme du starosta, arrêtée; on acheta
+des poules; les vaches donnèrent tout à coup du lait; les clôtures furent
+réparées; on mit des crochets aux armoires, qui cessèrent de s'ouvrirent
+intempestivement; le charpentier installa la buanderie; la planche à
+repasser, recouverte d'un morceau de drap de soldat, s'étendit de la
+commode au dossier d'un fauteuil, et l'odeur des fers à repasser se
+répandit dans la pièce où travaillaient les femmes de chambre.
+
+«La voilà, dit Matrona Philémonovna en montrant la planche à sa maîtresse:
+il n'y avait pas de quoi vous désespérer.»
+
+On trouva même moyen de construire en planches une cabine de bain sur la
+rivière, et Lili put commencer à se baigner. L'espoir d'une vie commode,
+sinon tranquille, devint presque une réalité pour Daria Alexandrovna.
+Pour elle, c'était chose rare qu'une période de calme avec six enfants.
+Mais les inquiétudes et les tracas représentaient les seules chances de
+bonheur qu'eût Dolly; privée de ce souci, elle aurait été en proie aux
+idées noires causées par ce mari qui ne l'aimait plus. Au reste, ces
+mêmes enfants qui la préoccupaient par leur santé ou leurs défauts, la
+dédommageaient aussi de ses peines par une foule de petites joies. Pour
+être invisibles et semblables à de l'or mêlé à du sable, elles n'en
+existaient pas moins, et si, aux heures de tristesse, elle ne voyait
+que le sable, à d'autres moments l'or reparaissait. La solitude de la
+campagne rendit ces joies plus fréquentes; souvent, tout en s'accusant de
+partialité maternelle, Dolly ne pouvait s'empêcher d'admirer sa petite
+famille groupée autour d'elle, et de se dire qu'il était rare de
+rencontrer six enfants aussi beaux et, chacun dans son genre, aussi
+charmants.
+
+Elle se sentait alors heureuse et fière.
+
+
+
+
+VIII
+
+
+Pendant le carême de la Saint-Pierre, Dolly mena ses enfants à la
+communion. Quoiqu'elle étonnât souvent ses parents et ses amies par sa
+liberté de pensée sur les questions de foi, Daria Alexandrovna n'en avait
+pas moins une religion qui lui tenait à coeur. Cette religion n'avait guère
+de rapport avec les dogmes de l'Église, et ressemblait étrangement à la
+métempsycose; pourtant Dolly remplissait et faisait strictement remplir
+dans sa famille les prescriptions de l'Église. Elle ne voulait pas
+seulement par là prêcher d'exemple, elle obéissait à un besoin de son
+âme, et en ce moment elle se tourmentait à l'idée de ne pas avoir fait
+communier ses enfants de l'année. Elle résolut d'accomplir ce devoir.
+
+On s'y prit à l'avance pour décider les toilettes des enfants; des robes
+furent arrangées, lavées, allongées; on rajouta des volants, on mit des
+boutons neufs, des noeuds de rubans. L'Anglaise se chargea de la robe
+de Tania, et fit faire bien du mauvais sang à Daria Alexandrovna; les
+entournures se trouvèrent trop étroites, les pinces du corsage trop hautes;
+Tania faisait peine à voir, tant cette robe lui rendait les épaules
+étroites. Heureusement Matrona Philémonovna eut l'idée d'ajouter de
+petites pièces au corsage pour l'élargir, et une pèlerine pour dissimuler
+les pièces. Le mal fut réparé; mais on en était venu aux paroles amères
+avec l'Anglaise.
+
+Tout étant terminé, les enfants, parés et rayonnants de joie, se réunirent
+un dimanche matin sur le perron, devant la calèche attelée, attendant
+leur mère pour se rendre à l'église. Grâce à la protection de Matrona
+Philémonovna, on avait remplacé à la calèche le cheval rétif par celui de
+l'intendant. Daria Alexandrovna parut en robe de mousseline blanche, et
+l'on partit.
+
+Dolly s'était coiffée et habillée avec soin, presque avec émotion. Jadis
+elle avait aimé la toilette pour se faire belle et élégante, afin de
+plaire; mais, en prenant de l'âge, elle perdit un goût de parure qui la
+forçait de constater que sa beauté avait disparu. Maintenant, pour ne
+pas faire ombre au tableau, à côté de ses jolis enfants, elle revenait
+à une certaine recherche de toilette, toutefois sans qu'elle songeât à
+s'embellir. Elle partit après un dernier coup d'oeil au miroir.
+
+Personne à l'église, excepté les paysans et les gens de la maison; mais
+elle remarqua l'admiration que ses enfants et elle-même inspiraient au
+passage. Les enfants furent aussi charmants de visage que de tenue. Le
+petit Alexis eut bien quelques distractions causées par les pans de sa
+veste, dont il aurait voulu admirer l'effet par derrière, mais il était si
+gentil! Tania fut comme une petite femme, et prit soin des plus jeunes.
+Quant à Lili, la dernière, elle fut ravissante; tout ce qu'elle voyait lui
+causait l'admiration la plus vive, et il fut difficile de ne pas sourire
+quand, après avoir reçu la communion, elle dit au prêtre: «Please some
+more».
+
+En rentrant à la maison, les enfants, sous l'impression de l'acte solennel
+qu'ils venaient d'accomplir, furent sages et tranquilles. Tout alla bien
+jusqu'au déjeuner; mais à ce moment Grisha se permit de siffler, et, qui
+pis est, refusa d'obéir à l'Anglaise, et fut privé de dessert! Quand elle
+apprit le méfait de l'enfant, Dolly, qui, présente, eût tout adouci, dut
+soutenir la gouvernante et confirmer la punition. Cet épisode troubla la
+joie générale.
+
+Grisha se mit à pleurer, disant que Nicolas avait sifflé aussi, mais que
+lui seul était puni, et que, s'il pleurait, c'était à cause de l'injustice
+de l'Anglaise, et non pour avoir été privé de tarte. Daria Alexandrovna,
+attristée, voulut arranger la chose.
+
+Pendant ce temps, le coupable, réfugié au salon, s'était assis sur l'appui
+de la fenêtre, et, en traversant cette pièce, Dolly l'aperçut, ainsi
+que Tania, debout devant lui, une assiette à la main. Sous prétexte de
+faire un dîner à ses poupées, la petite fille avait obtenu la permission
+d'emporter un morceau de tarte dans la chambre des enfants, et c'était à
+son frère qu'elle l'apportait. Grisha, tout en pleurant sur l'injustice
+dont il se croyait victime, mangeait en sanglotant et disait à sa soeur au
+milieu de ses larmes: «Mange aussi, mangeons à nous deux». Tania, pleine
+de sympathie pour son frère, mangeait les larmes aux yeux, avec le
+sentiment d'avoir accompli une action généreuse.
+
+Ils eurent peur en apercevant leur mère, mais l'expression de son visage
+les rassura; ils coururent aussitôt vers elle, lui baisèrent les mains de
+leurs bouches pleines de tarte, et la confiture mêlée aux larmes leur
+barbouilla toute la figure.
+
+«Tania, ta robe neuve; Grisha...» disait la mère souriant d'un air
+attendri, tout en cherchant à préserver de taches les habits neufs.
+
+Les belles toilettes ôtées, on mit des robes ordinaires aux filles et de
+vieilles vestes aux garçons, on fit atteler le char à bancs, et l'on alla
+chercher des champignons au bois. Au milieu des cris de joie, les enfants
+remplirent une grande corbeille de champignons. Lili elle-même en trouva
+un. Autrefois, il fallait que miss Hull les lui cherchât; ce jour-là,
+elle le découvrit toute seule, et ce fut un enthousiasme général. «Lili
+a trouvé un champignon!»
+
+La journée se termina par un bain à la rivière; les chevaux furent
+attachés aux arbres, et le cocher Terenti, les laissant chasser les
+mouches de leurs queues, s'étendit sous les bouleaux, alluma sa pipe,
+et s'amusa des rires et des cris joyeux qui partaient de la cabine.
+
+Daria Alexandrovna aimait à baigner elle-même les enfants, quoique ce
+ne fût pas chose facile de les empêcher de faire des sottises, ni de se
+retrouver dans la collection de bas, de souliers, de petits pantalons
+qu'il fallait, le bain fini, reboutonner et rattacher. Ces jolis corps
+d'enfants qu'elle plongeait dans l'eau, les yeux brillants de ces têtes
+de chérubins, ces exclamations à la fois effrayées et rieuses, au premier
+plongeon, ces petits membres qu'il fallait ensuite réintroduire dans leurs
+vêtements, tout l'amusait.
+
+La toilette des enfants était à moitié faite lorsque des paysannes
+endimanchées passèrent devant la cabine de bain et s'arrêtèrent
+timidement. Matrona Philémonovna héla l'une d'elles pour lui donner à
+faire sécher du linge tombé à la rivière, et Daria Alexandrovna leur
+adressa la parole. Les paysannes commencèrent par rire, en se cachant
+la bouche de la main, ne comprenant pas bien ses questions, mais elles
+s'enhardirent peu à peu, et gagnèrent le coeur de Dolly par leur sincère
+admiration des enfants.
+
+«Regarde-la donc: est-elle jolie? et blanche comme du sucre! dit l'une
+d'elles en montrant Tania... mais bien maigre! ajouta-t-elle en secouant
+la tête.
+
+--C'est parce qu'elle a été malade.
+
+--Et celui-ci, le baigne-t-on aussi? dit une autre en désignant le
+dernier-né.
+
+--Oh non, il n'a que trois mois, répondit Dolly avec fierté.
+
+--Vrai?
+
+--Et toi, as-tu des enfants?
+
+--J'en ai eu quatre: il m'en reste deux, fille et garçon. J'ai sevré le
+dernier avant le carême.
+
+--Quel âge a-t-il?
+
+--Il est dans sa deuxième année.
+
+--Pourquoi l'as-tu nourri si longtemps?
+
+--C'est l'usage chez nous: trois carêmes.»
+
+On continua à causer des enfants, de leurs maladies, du mari; le voyait-on
+souvent?
+
+Daria Alexandrovna prenait intérêt à la conversation autant que les
+paysannes, et n'avait aucune envie de s'en aller. Elle était contente de
+voir que ces femmes lui enviaient le nombre de ses enfants et leur beauté.
+Puis elles la firent rire, et offensèrent miss Hull par leurs observations
+sur la toilette de celle-ci. Une des plus jeunes regardait de tous ses
+yeux l'Anglaise, se rhabillant la dernière, et mettant plusieurs jupons
+les uns par-dessus les autres. Au troisième, la paysanne n'y tint plus et
+s'écria involontairement: «Regarde donc ce qu'elle en met, cela ne finit
+pas!» Et toutes de rire.
+
+
+
+
+IX
+
+
+Daria Alexandrovna, un mouchoir sur la tête, entourée de ses petits
+baigneurs, approchait de la maison, lorsque le cocher s'écria: «Voilà
+un monsieur qui vient au-devant de nous: ce doit être le maître de
+Pakrofsky.»
+
+À sa grande joie, Dolly reconnut effectivement le paletot gris, le chapeau
+mou et le visage ami de Levine; elle était toujours heureuse de le voir,
+mais elle fut particulièrement satisfaite ce jour-là de se montrer dans
+toute sa gloire, à lui qui, mieux que personne, pouvait comprendre ce qui
+la rendait triomphante.
+
+En l'apercevant, Levine crut voir l'image du bonheur intime qui faisait
+son rêve.
+
+«Vous ressemblez à une couveuse, Daria Alexandrovna.
+
+--Que je suis contente de vous voir, dit-elle en lui tendant la main.
+
+--Contente! et vous ne m'avez rien fait dire? Mon frère est chez moi;
+c'est par Stiva que j'ai su que vous étiez ici.
+
+--Par Stiva? demanda Dolly étonnée.
+
+--Oui, il m'a écrit que vous étiez à la campagne, et pense que vous me
+permettrez peut-être de vous être bon à quelque chose;» et, tout en
+parlant, Levine se troubla, s'interrompit, et marcha près du char à
+bancs en arrachant sur son passage des petites branches de tilleul qu'il
+mordillait. Il songeait que Daria Alexandrovna trouverait sans doute
+pénible de voir un étranger lui offrir l'aide qu'elle aurait dû trouver en
+son mari. En effet, la façon dont celui-ci se déchargeait de ses embarras
+domestiques sur un tiers, déplut à Dolly, et elle comprit que Levine le
+sentait; elle appréciait en lui ce tact et cette délicatesse.
+
+«J'ai bien compris que c'était une façon aimable de me dire que vous me
+verriez avec plaisir, et j'en ai été touché. J'imagine que vous, habituée
+à la ville, devez trouver le pays sauvage; si je puis vous être bon à
+quelque chose, disposez de moi, je vous en prie.
+
+--Oh! merci, dit Dolly. Le début n'a pas été sans ennuis, c'est vrai, mais
+maintenant tout va à merveille, grâce à ma vieille bonne», ajouta-t-elle
+en désignant Matrona Philémonovna qui, comprenant qu'il était question
+d'elle, adressa à Levine un sourire amical de satisfaction. Elle le
+connaissait bien, savait qu'il ferait un bon parti pour _leur demoiselle_
+et s'intéressait à lui.
+
+«Veuillez prendre place, nous nous serrerons un peu, dit-elle.
+
+--Non, je préfère vous suivre à pied. Enfants, lequel d'entre vous veut
+faire la course avec moi pour rattraper les chevaux?»
+
+Les enfants connaissaient peu Levine, et ne se rappelaient pas bien quand
+ils l'avaient vu, mais ils n'éprouvèrent envers lui aucune timidité. Les
+enfants sont souvent grondés pour n'être pas aimables avec les grandes
+personnes; c'est que l'enfant le plus borné n'est jamais dupe d'une
+hypocrisie qui échappe parfois à l'homme le plus pénétrant; son instinct
+l'avertit infailliblement. Or, quelque défaut qu'on pût reprocher à
+Levine, on ne pouvait l'accuser de manquer de sincérité; aussi les enfants
+partagèrent-ils à son égard les bons sentiments exprimés par le visage de
+leur mère. Les deux aînés répondirent à son invitation, et coururent avec
+lui comme avec leur bonne, miss Hull ou leur mère. Lili voulut aussi aller
+à lui; il l'installa sur son épaule et se mit à courir en criant à Dolly:
+
+«Ne craignez rien, Daria Alexandrovna, je ne lui ferai pas de mal.»
+
+Et, en voyant combien il était prudent et adroit dans ses mouvements,
+Dolly le suivit des yeux avec confiance.
+
+Levine redevenait enfant avec des enfants, surtout à la campagne et dans
+la société de Dolly, pour laquelle il éprouvait une véritable sympathie;
+celle-ci aimait à le voir dans cette disposition d'esprit, qui n'était pas
+rare chez lui; elle s'amusa de la gymnastique à laquelle il se livrait
+avec les petits, de ses rires avec miss Hull, à laquelle il parlait
+anglais à sa façon, et de ses récits sur ce qu'il faisait chez lui.
+
+Après le dîner, seuls ensemble sur le balcon, il fut question de Kitty.
+
+«Vous savez, Kitty va venir passer l'été avec moi?
+
+--Vraiment, répondit Levine en rougissant; et il détourna aussitôt la
+conversation...
+
+--Ainsi, je vous envoie deux vaches, et si vous tenez absolument à payer,
+et que cela ne vous fasse pas rougir de honte, vous donnerez cinq roubles
+par mois.
+
+--Mais je vous assure que cela n'est plus nécessaire. Je m'arrange.
+
+--Dans ce cas, j'examinerai, avec votre permission, vos vaches et leur
+nourriture: tout est là.»
+
+Et pour ne pas aborder le sujet épineux dont il mourait d'envie de
+s'informer, il exposa à Dolly tout un système sur l'alimentation
+des vaches, système qui les rendait de simples machines destinées à
+transformer le fourrage en lait, etc. Il avait peur de détruire un repos
+si chèrement reconquis.
+
+«Vous avez peut-être raison, mais tout cela exige de la surveillance, et
+qui s'en chargera?» répondit Dolly sans aucune conviction.
+
+Maintenant que l'ordre s'était rétabli dans son ménage, sous l'influence
+de Matrona Philémonovna, elle n'avait nul désir d'y rien changer;
+d'ailleurs, les connaissances scientifiques de Levine lui étaient
+suspectes, et ses théories lut semblaient douteuses et peut-être
+nuisibles. Le système de Matrona Philémonovna était incomparablement plus
+clair: il consistait à donner plus de foin aux deux vaches laitières, et à
+empêcher le cuisinier de porter les eaux grasses de la cuisine à la vache
+de la blanchisseuse; Dolly tenait surtout à parler de Kitty.
+
+
+
+
+X
+
+
+«Kitty m'écrit qu'elle aspire à la solitude et au repos, commença Dolly
+après un moment de silence.
+
+--Sa santé est-elle meilleure? demanda Levine avec émotion.
+
+--Dieu merci, elle est complètement rétablie; je n'ai jamais cru à une
+maladie de poitrine.
+
+--J'en suis bien heureux!--dit Levine; et Dolly crut lire sur son visage
+la touchante expression d'une douleur inconsolable.
+
+--Dites-moi, Constantin Dmitrich, dit Dolly en souriant avec bonté et un
+peu de malice: pourquoi en voulez-vous à Kitty?
+
+--Moi! mais je ne lui en veux pas du tout, répondit-il.
+
+--Oh si! pourquoi n'êtes-vous venu chez aucun de nous à votre dernier
+voyage à Moscou?
+
+--Daria Alexandrovna! dit-il en rougissant jusqu'à la racine des cheveux.
+Comment vous, bonne comme vous l'êtes, n'avez-vous pas pitié de moi,
+sachant.....
+
+--Mais je ne sais rien.
+
+--Sachant que j'ai été repoussé!--et toute la tendresse qu'il avait
+éprouvée un moment auparavant pour Kitty, s'évanouit au souvenir de
+l'injure reçue.
+
+--Pourquoi supposez-vous que je le sache?
+
+--Parce que tout le monde le sait.
+
+--C'est ce qui vous trompe: je m'en doutais, mais je ne savais rien de
+positif.
+
+--Eh bien, vous savez tout maintenant.
+
+--Ce que je savais, c'est qu'elle était vivement tourmentée par un
+souvenir auquel elle ne permettait pas qu'on fît allusion. Si elle ne m'a
+rien confié, à moi, c'est qu'elle n'a rien confié à personne. Qu'y a-t-il
+eu entre vous? dites-le-moi!
+
+--Je viens de vous le dire.
+
+--Quand cela s'est-il passé?
+
+--La dernière fois que j'ai été chez vos parents.
+
+--Savez-vous que Kitty me fait une peine extrême, dit Dolly. Vous souffrez
+dans votre amour-propre....
+
+--C'est possible, dit Levine, mais.....»
+
+Elle l'interrompit.
+
+«Mais elle, la pauvre petite, est vraiment à plaindre! Je comprends tout
+maintenant.
+
+--Excusez-moi si je vous quitte, Daria Alexandrovna, dit Levine en se
+levant. Au revoir.
+
+--Non, attendez, s'écria-t-elle en le retenant par la manche. Asseyez-vous
+encore un moment.
+
+--Je vous en supplie, ne parlons plus de tout cela,--dit Levine se
+rasseyant, tandis qu'une lueur de cet espoir qu'il croyait à jamais
+évanoui se rallumait en son coeur.
+
+--Si je ne vous aimais pas, dit Dolly les yeux pleins de larmes, si je ne
+vous connaissais pas comme je vous connais.....»
+
+Le sentiment qu'il croyait mort remplissait le coeur de Levine plus
+vivement que jamais.
+
+«Oui, je comprends tout maintenant, continua Dolly. Vous autres hommes,
+qui êtes libres dans votre choix, vous pouvez savoir clairement qui vous
+aimez, tandis qu'une jeune fille doit attendre, avec la réserve imposée
+aux femmes; il vous est difficile de comprendre cela, mais une jeune fille
+peut souvent ne savoir que répondre.
+
+--Oui, si son coeur ne parle pas.
+
+--Même si son coeur a parlé. Songez-y: vous qui avez des vues sur une jeune
+fille, vous pouvez venir chez ses parents, l'approcher, l'observer, et
+vous ne la demandez en mariage que lorsque vous êtes sûr qu'elle vous
+plaît.
+
+--Cela ne se passe pas toujours ainsi.
+
+--Il n'en est pas moins vrai que vous ne vous déclarez que lorsque votre
+amour est mûr, ou lorsque, de deux personnes, l'une l'emporte dans vos
+préférences. Mais la jeune fille? On prétend qu'elle choisisse quand elle
+ne peut jamais répondre que oui ou non.
+
+--Il s'agit du choix entre moi et Wronsky,--pensa Levine, et le mort qui
+ressuscitait dans son âme lui sembla mourir une seconde fois en torturant
+son coeur.
+
+--Daria Alexandrovna, on choisit ainsi une robe ou quelque autre emplette
+de peu d'importance, mais non l'amour. Au reste, le choix a été fait, tant
+mieux; ces choses-là ne se recommencent pas.
+
+--Vanité, vanité! dit Dolly d'un air de dédain pour la bassesse du
+sentiment qu'il exprimait, comparé à ceux que comprennent seules les
+femmes. Lorsque vous vous êtes déclaré à Kitty, elle se trouvait
+précisément dans une de ces situations complexes où l'on ne sait que
+répondre. Elle balançait entre vous et Wronsky. Lui, venait tous tes jours,
+tandis que vous, n'aviez pas paru depuis longtemps. Plus âgée, elle n'eût
+pas balancé; moi par exemple, je n'aurais pas hésité à sa place. Je n'ai
+jamais pu le souffrir.»
+
+Levine se rappela la réponse de Kitty: «Non, cela ne peut pas être.»
+
+«Daria Alexandrovna, dit-il sèchement, je suis très touché de votre
+confiance, mais je crois que vous vous trompez. À tort ou à raison, cet
+amour-propre que vous méprisez en moi fait que tout espoir relativement à
+Catherine Alexandrovna est devenu impossible: vous comprenez, impossible.
+
+--Encore un mot: vous sentez bien que je vous parle d'une soeur qui m'est
+chère comme mes propres enfants; je ne prétends pas qu'elle vous aime,
+j'ai simplement voulu vous dire que son refus, au moment où elle l'a fait,
+ne signifiait rien du tout.
+
+--Je ne vous comprends pas! dit Levine en sautant de sa chaise. Vous ne
+savez donc pas le mal que vous me faites? C'est comme si vous aviez perdu
+un enfant et qu'on vint vous dire: Voici comment il aurait été, et il
+aurait pu vivre, et vous en auriez eu la joie. Mais il est mort, mort,
+mort!....
+
+--Que vous êtes singulier! dit Dolly avec un sourire attristé à la vue de
+l'émotion de Levine. Ah! je comprends de plus en plus, continua-t-elle
+d'un air pensif. Alors vous ne viendrez pas quand Kitty sera ici?
+
+--Non! Je ne fuirai pas Catherine Alexandrovna, mais, autant que possible,
+je lui éviterai le désagrément de ma présence.
+
+--Vous êtes un original, dit Dolly en le regardant affectueusement.
+Mettons que nous n'ayons rien dit... Que veux-tu, Tania? dit-elle en
+français à sa fille qui venait d'entrer.
+
+--Où est ma pelle, maman?
+
+--Je te parle français, réponds-moi de même.»
+
+L'enfant ne trouvant pas le mot français, sa mère le lui souffla et lui
+dit ensuite, toujours en français, où il fallait aller chercher sa pelle.
+
+Ce français déplut à Levine, à qui tout sembla changé dans la maison de
+Dolly; ses enfants eux-mêmes n'étaient plus aussi gentils.
+
+«Pourquoi parle-t-elle français à ses enfants? C'est faux et peu naturel.
+Les enfants le sentent bien. On leur enseigne le français et on leur
+fait oublier la sincérité», pensa-t-il, sans savoir que vingt fois Dolly
+s'était fait ces raisonnements, et n'en avait pas moins conclu que, en
+dépit du tort fait au naturel, c'était la seule façon d'enseigner une
+langue étrangère aux enfants.
+
+«Pourquoi vous dépêcher? restez encore un peu.»
+
+Levine demeura jusqu'au thé, mais toute sa gaieté avait disparu et il se
+sentait gêné.
+
+Après le thé, Levine sortit pour donner l'ordre d'atteler, et lorsqu'il
+rentra au salon, il trouva Dolly le visage bouleversé et les yeux pleins
+de larmes. Pendant la courte absence qu'il avait faite, tout l'orgueil
+de Daria Alexandrovna au sujet de ses enfants venait d'être subitement
+troublé. Grisha et Tania s'étaient battus pour une balle. Aux cris qu'ils
+poussèrent, leur mère accourut et les trouva dans un état affreux; Tania
+tirait son frère par les cheveux, et celui-ci, les traits décomposés
+par la colère, lui donnait force coups de poing. À cet aspect, Daria
+Alexandrovna sentit quelque chose se rompre dans son coeur, et la vie lui
+parut se couvrir d'un voile noir. Ces enfants, dont elle était si fière,
+étaient donc mal élevés, mauvais, enclins aux plus grossiers penchants!
+Cette pensée la troubla au point de ne pouvoir ni parler, ni raisonner,
+ni expliquer son chagrin à Levine. Il la calma de son mieux la voyant
+malheureuse, lui assura qu'il n'y avait rien là de si terrible, et que
+tous les enfants se battaient; mais au fond du coeur il se dit: «Non, je ne
+me torturerai pas pour parler français à mes enfants; il ne faut pas gâter
+et dénaturer le caractère des enfants, c'est ce qui les empêche de rester
+charmants. Oh! les miens seront tout différents!»
+
+Il prit congé de Daria Alexandrovna et partit sans qu'elle cherchât à le
+retenir.
+
+
+
+
+XI
+
+
+Vers la mi-juillet, Levine vit arriver le starosta du bien de sa soeur,
+situé à vingt verstes de Pakrofsky, avec son rapport sur la marche des
+affaires et sur la fenaison. Le principal revenu de cette terre provenait
+de grandes prairies inondées au printemps, que les paysans louaient
+autrefois moyennant 20 roubles la déciatine. Lorsque Levine prit
+l'administration de cette propriété, il trouva, en examinant les prairies,
+que c'était là un prix trop modique, et mit la déciatine à 25 roubles. Les
+paysans refusèrent de les prendre à ces conditions et, comme le soupçonna
+Levine, firent en sorte de décourager d'autres preneurs. Il fallut se
+rendre sur place, louer des journaliers, et faucher à son compte, au grand
+mécontentement des paysans, qui mirent tout en oeuvre pour faire échouer ce
+nouveau plan. Malgré cela, dès le premier été, les prairies rapportèrent
+près du double. La résistance des paysans se prolongea pendant la seconde
+et la troisième année, mais, cet été, ils avaient proposé de prendre le
+travail en gardant le tiers de la récolte pour eux, et le starosta venait
+annoncer que tout était terminé. On s'était pressé, de crainte de la pluie,
+et il fallait faire constater le partage et recevoir les onze meules qui
+formaient la part du propriétaire. Levine se douta, à la hâte qu'avait
+mise le starosta à établir le partage sans en avoir reçu l'ordre de
+l'administration principale, qu'il y avait là quelque chose de louche;
+l'embarras du paysan, le ton dont il répondit à ses questions, tout lui
+fit penser qu'il serait prudent de tirer lui-même l'affaire au clair.
+
+Il arriva au village vers l'heure du dîner, laissa ses chevaux chez un
+vieux paysan de ses amis, le beau-frère de sa nourrice, puis se mit à
+chercher ce vieillard du côté où il gardait ses ruches, espérant obtenir
+de lui quelque éclaircissement sur l'affaire des prairies. Le bonhomme
+reçut le maître avec des démonstrations de joie, lui montra son petit
+domaine en détail, lui raconta longuement l'histoire de ses ruches et de
+ses essaims de l'année, mais répondit vaguement, et d'un air indifférent,
+aux questions qu'il lui posa. Les soupçons de Levine furent ainsi
+confirmés. Il se rendit de là aux meules, les examina, et trouva
+invraisemblable qu'elles continssent 50 charretées, comme l'affirmaient
+les paysans; il fit en conséquence venir une des charrettes qui avaient
+servi de mesure, et donna l'ordre de transporter tout le foin d'une des
+meules dans un hangar. La meule ne se trouva fournir que 32 charretées.
+Le starosta eut beau jurer ses grands dieux que tout s'était passé
+honnêtement, que le foin avait dû se tasser, Levine répondit que, le
+partage s'étant fait sans son ordre, il n'acceptait pas les meules comme
+valant 50 charretées. Après de longs pourparlers, il fut décidé que les
+paysans garderaient les onze meules pour eux, et qu'on ferait un nouveau
+partage pour le maître. Cette discussion se prolongea jusqu'à l'heure de
+la collation. Le partage fait, Levine alla s'asseoir sur une des meules
+marquées d'une branche de cytise, et admira l'animation de la prairie avec
+son monde de travailleurs.
+
+Devant lui, la rivière formait un coude, et sur les bords on voyait des
+femmes se mouvoir en groupes animés autour du foin, le remuer, le soulever
+en traînées ondoyantes d'un beau vert clair, et le tendre aux hommes qui,
+à l'aide de longues fourches, l'enlevaient pour former de hautes et larges
+meules. À gauche, sur la prairie, arrivaient à grand bruit, à la file,
+les télègues sur lesquelles on chargeait la part des paysans; les meules
+disparaissaient, et, sur les charrettes derrière les chevaux, s'amoncelait
+le fourrage odorant.
+
+«Quel beau temps! dit le vieux en s'asseyant près de Levine; le foin est
+sec comme du grain à répandre devant la volaille. Depuis le dîner, nous
+en avons bien rangé la moitié, ajouta-t-il en montrant du doigt la meule
+qu'on défaisait.--Est-ce la dernière? cria-t-il à un jeune homme debout
+sur le devant d'une télègue, qui passait près d'eux en agitant les brides
+de son cheval.
+
+--La dernière, père!--répondit le paysan en souriant; et, se tournant vers
+une femme fraîche et animée, assise dans la charrette, il fouetta son
+cheval.
+
+--C'est ton fils? demanda Levine.
+
+--Mon plus jeune, répondit le vieux avec un sourire caressant.
+
+--Le beau garçon!
+
+--N'est-ce pas!
+
+--Et déjà marié?
+
+--Oui, il y a deux ans, à la Saint-Philippe.
+
+--A-t-il des enfants?
+
+--Des enfants! ah bien oui! il a fait l'innocent pendant plus d'un an;
+il a fallu lui faire honte... Pour du foin, c'est du foin,» ajouta-t-il,
+désireux de changer de conversation.
+
+Levine regarda avec attention le jeune couple chargeant non loin de là
+leur charrette; le mari, debout, recevait d'énormes brassées de foin qu'il
+rangeait et tassait; sa jeune compagne les lui tendait d'abord avec les
+bras, ensuite avec une fourche; elle travaillait gaiement et lestement, se
+cambrant en arrière, avançant sa poitrine couverte d'une chemise blanche
+retenue par une ceinture rouge. La voiture pleine, elle se glissa sous la
+télègue pour y attacher la charge. Ivan lui indiquait comment les cordes
+devaient être fixées, et, sur une observation de la jeune femme, partit
+d'un éclat de rire bruyant. Un amour jeune, fort, nouvellement éveillé, se
+peignait sur ces deux visages.
+
+
+
+
+XII
+
+
+La charrette bien cordée, Ivan sauta à terre et prit le cheval, une bête
+solide, par la bride, puis se mêla à la file des télègues qui regagnaient
+le village; la jeune femme jeta son râteau sur la charrette, et alla d'un
+pas ferme se joindre aux autres travailleuses, rassemblées en groupe à la
+suite des voitures. Ces femmes, vêtues de jupes aux couleurs éclatantes,
+le râteau sur l'épaule, joyeuses et animées, commencèrent à chanter; l'une
+d'elles entonna d'une voix rude et un peu sauvage une chanson que d'autres
+voix, fraîches et jeunes, reprirent en choeur.
+
+Levine, couché sur la meule, voyait approcher ces femmes comme un nuage
+gros d'une joie bruyante, prêt à l'envelopper, à l'enlever, lui, les
+meules et les charrettes. Au rythme de cette chanson sauvage avec son
+accompagnement de sifflets et de cris aigus, la prairie, les champs
+lointains, tout lui parut s'animer et s'agiter. Cette gaieté lui faisait
+envie; il aurait voulu y prendre part, mais ne savait exprimer ainsi sa
+joie de vivre, et ne pouvait que regarder et écouter.
+
+La foule passée, il fut saisi du sentiment de son isolement, de sa paresse
+physique, de l'espèce d'hostilité qui existait entre lui et ce monde de
+paysans.
+
+Ces mêmes hommes avec lesquels il s'était querellé, et auxquels, si leur
+intention n'était pas de le tromper, il avait fait injure, le saluaient
+maintenant gaiement au passage, sans rancune, et aussi sans remords. Le
+travail avait effacé tout mauvais souvenir; cette journée consacrée à un
+rude labeur trouvait sa récompense dans ce labeur même. Dieu qui avait
+donné ce jour, avait aussi donné la force de le traverser, et personne ne
+songeait à se demander pourquoi ce travail, et qui jouirait de ses fruits.
+C'étaient des questions secondaires et insignifiantes. Bien souvent, cette
+vie laborieuse avait tenté Levine; mais aujourd'hui, sous l'impression que
+lui avait causée la vue d'Ivan et de sa femme, il sentait, plus vif que
+jamais le désir d'échanger l'existence oisive, artificielle, égoïste dont
+il souffrait, pour celle de ces paysans, qu'il trouvait belle, simple et
+pure.
+
+Resté seul sur sa meule, tandis que les habitants du voisinage rentraient
+chez eux, et que ceux qui venaient de loin s'installaient pour la nuit
+dans la prairie et préparaient le souper, Levine, sans être vu, regardait,
+écoutait, songeait. Il passa presque entière sans sommeil cette courte
+nuit d'été.
+
+Pendant le souper, les paysans bavardèrent gaiement, puis ils entonnèrent
+des chansons. Leur longue journée de travail n'avait laissé d'autre trace
+que la gaieté. Un peu avant l'aurore, il se fit un grand silence. On
+n'entendait plus que le coassement incessant des grenouilles dans le
+marais, et le bruit des chevaux s'ébrouant sur la prairie. Levine revint à
+lui, quitta sa meule, et s'aperçut, en regardant les étoiles, que la nuit
+était passée.
+
+«Eh bien, que vais-je faire? Et comment réaliser mon projet?» se dit-il en
+cherchant à donner une forme aux pensées qui l'avaient occupé pendant
+cette courte veillée.
+
+D'abord, songeait-il, il faudrait renoncer à sa vie passée, à son inutile
+culture intellectuelle, renoncement facile, qui ne lui coûterait nul
+regret. Puis il pensait à sa future existence, toute de simplicité et
+de pureté, qui lui rendrait le repos d'esprit et le calme qu'il ne
+connaissait plus. Restait la question principale: comment opérer la
+transition de sa vie actuelle à l'autre? Rien à ce sujet ne lui semblait
+bien clair. Il faudrait épouser une paysanne, s'imposer un travail,
+abandonner Pakrofsky, acheter un lopin de terre, devenir membre d'une
+commune..... Comment réaliser tout cela?
+
+«Au surplus, se dit-il, n'ayant pas dormi de la nuit, mes idées ne sont
+pas nettes; une seule chose est certaine, c'est que ces quelques heures
+ont décidé mon sort. Mes rêves d'autrefois ne sont que folie; ce que je
+veux sera plus simple et meilleur.--Que c'est beau, pensa-t-il en admirant
+les petits nuages rosés qui passaient au-dessus de sa tête, semblables
+au fond nacré d'une coquille; que tout, dans cette charmante nuit, est
+charmant! Et comment cette coquille a-t-elle eu le temps de se former?
+J'ai regardé le ciel tout à l'heure, et n'y ai vu que deux bandes
+blanches! Ainsi se sont transformées, sans que j'en eusse conscience,
+les idées que j'avais sur la vie.»
+
+Il quitta la prairie et s'achemina le long de la grand'route vers le
+village. Un vent frais s'élevait; tout prenait, à ce moment qui précède
+l'aurore, une teinte grise et triste, comme pour mieux accuser le triomphe
+du jour sur les ténèbres.
+
+Levine marchait vite pour se réchauffer, en regardant la terre à ses pieds;
+une clochette tinta dans le lointain. «C'est quelque voiture qui passe»,
+se dit-il. À quarante pas de lui, venant à sa rencontre sur la grand'route,
+il vit une voiture de voyage attelée de quatre chevaux. La route était
+mauvaise, et pour éviter les ornières, les chevaux se pressaient contre
+le timon, mais le yamtchik[9] adroit, assis de côté sur son siège, les
+dirigeait si bien, que les roues ne passaient que sur la partie unie du
+chemin.
+
+[Note 9: Postillon.]
+
+Levine regarda distraitement la voiture sans songer à ceux qu'elle pouvait
+contenir.
+
+Une vieille femme y sommeillait, et à la portière une jeune fille jouait
+avec le ruban de sa coiffure de voyage; sa physionomie calme et pensive
+semblait refléter une âme élevée. Elle regardait les lueurs de l'aurore
+au-dessus de la tête de Levine. Au moment où la vision allait disparaître,
+deux yeux limpides s'étaient arrêtés sur lui; il la reconnut, et une joie
+étonnée illumina son visage. Il ne pouvait s'y tromper: ces yeux étaient
+uniques au monde, et une seule créature humaine personnifiait pour lui la
+lumière de la vie et sa propre raison d'être. C'était elle. C'était Kitty.
+Il comprit qu'elle se rendait de la station du chemin de fer à Yergoushovo,
+et aussitôt les résolutions qu'il avait prises, les agitations de sa
+nuit d'insomnie, tout s'évanouit. L'idée d'épouser une paysanne lui fit
+horreur. Là, dans cette voiture qui s'éloignait, était la réponse à
+l'énigme de l'existence qui le tourmentait si péniblement. Elle ne se
+montra plus. Le bruit des roues cessa de se faire entendre; à peine le
+son des clochettes venait-il jusqu'à lui; il reconnut, aux aboiements des
+chiens, que la voiture traversait le village. De cette vision, il ne
+restait que les champs déserts, le village lointain, et lui-même, seul,
+étranger à tout, marchant solitaire le long de la route abandonnée.
+
+Il regarda le ciel, espérant y retrouver ces teintes nacrées qu'il avait
+admirées, et qui lui avaient semblé personnifier le mouvement de ses idées
+et de ses sentiments pendant la nuit: rien n'y rappelait plus les teintes
+d'une coquille. Là-haut, à des hauteurs incommensurables, s'était opérée
+la mystérieuse transition qui, à la nacre, avait fait succéder un vaste
+tapis de petits nuages moutonnants. Le ciel devenait peu à peu lumineux et
+d'un beau bleu, et répondait avec autant de douceur et moins de mystère à
+son regard interrogateur.
+
+«Non, pensa-t-il, quelque belle que soit cette vie simple et laborieuse,
+je n'y puis plus revenir. C'est _elle_ que j'aime.»
+
+
+
+
+XIII
+
+
+Personne, excepté ses familiers, ne soupçonnait qu'Alexis Alexandrovitch,
+cet homme froid et raisonnable, fût la proie d'une faiblesse en
+contradiction absolue avec la tendance générale de sa nature. Il ne
+pouvait voir pleurer un enfant ou une femme sans perdre son sang-froid;
+la vue de ces larmes le troublait, le bouleversait, lui ôtait l'usage de
+ses facultés. Ses subordonnés le savaient si bien qu'ils mettaient les
+solliciteuses en garde contre tout accès de sensibilité afin de ne pas
+compromettre leur affaire. «Il se fâchera et ne vous écoutera plus»,
+disaient-ils. Effectivement, le trouble que les larmes causaient à Alexis
+Alexandrovitch se traduisait par une colère agitée. «Je ne peux rien pour
+vous, veuillez sortir», disait-il généralement en pareil cas.
+
+Lorsque, en revenant des courses, Anna lui eut avoué sa liaison avec
+Wronsky et, se couvrant le visage de ses mains, eut éclaté en sanglots,
+Alexis Alexandrovitch, quelque haine qu'il éprouvât pour sa femme, ne put
+se défendre d'un trouble profond. Pour éviter toute marque extérieure
+incompatible avec la situation, il chercha à s'interdire jusqu'à
+l'apparence de l'émotion, et resta immobile sans la regarder, avec une
+rigidité mortelle qui frappa vivement Anna.
+
+En approchant de la maison, il fit un grand effort pour descendre de
+voiture et pour quitter sa femme avec les dehors de politesse habituels;
+il lui dit quelques mots qui n'engageaient à rien, bien résolu à remettre
+toute espèce de décision au lendemain.
+
+Les paroles d'Anna avaient confirmé ses pires soupçons, et le mal qu'elle
+lui avait fait et qu'aggravaient ses larmes, était cruel. Cependant, resté
+seul en voiture, Alexis Alexandrovitch se sentit soulagé d'un grand poids.
+Il lui sembla qu'il était débarrassé de ses doutes, de sa jalousie, de sa
+pitié. Il éprouvait la même sensation qu'un homme souffrant d'un violent
+mal de dents, auquel on vient d'arracher sa dent malade; la douleur est
+terrible, l'impression d'un corps énorme, plus gros que la tête, qu'on
+enlève de la mâchoire, affreuse, mais c'est à peine si le patient croit à
+son bonheur; la douleur qui a empoisonné sa vie si longtemps n'existe plus;
+il peut penser, parler, s'intéresser à autre chose qu'à son mal.
+
+Alexis Alexandrovitch en était là. Il avait éprouvé une souffrance étrange,
+terrible, mais c'était fini: il pourrait dorénavant avoir d'autre pensée
+que celle de sa femme.
+
+«C'est une femme perdue, sans honneur, sans coeur, sans religion. Je l'ai
+toujours senti, et c'est par pitié pour elle que j'ai cherché à me faire
+illusion.» Et c'était sincèrement qu'il croyait avoir été perspicace; il
+se remémorait divers détails du passé, jadis innocents à ses yeux, qui lui
+paraissaient maintenant autant de preuves de la corruption d'Anna. «J'ai
+commis une erreur en liant ma vie à la sienne, mais mon erreur n'a rien eu
+de coupable, par conséquent je ne dois pas être malheureux. La coupable,
+c'est elle; ce qui la touche ne me concerne plus, elle n'existe plus
+pour moi....» Il cessait de s'intéresser aux malheurs qui pouvaient la
+frapper ainsi que son fils, pour lequel ses sentiments subissaient le même
+changement; l'important était de sortir de cette crise d'une façon sage,
+correcte, en se lavant de la boue dont elle l'éclaboussait, et sans que sa
+vie à lui, vie honnête, utile, active, fût entravée.
+
+«Faut-il me rendre malheureux parce qu'une femme méprisable a commis une
+erreur? Je ne suis ni le premier ni le dernier dans cette situation.»
+Et, sans parler de l'exemple historique que la belle Hélène venait de
+rafraîchir récemment dans toutes les mémoires, Alexis Alexandrovitch se
+souvint d'une série d'épisodes contemporains où des maris de la position
+la plus élevée avaient eu à déplorer l'infidélité de leurs femmes.
+
+«Darialof, Poltovsky, le prince Karibanof, Dramm, oui, l'honnête et
+excellent Dramm, Semenof, Tchaguine! Mettons qu'on jette un _ridicule_
+injuste sur ces hommes; quant à moi, je n'ai jamais compris que leur
+malheur, et les ai toujours plaints», pensait Alexis Alexandrovitch.
+C'était absolument faux: jamais il n'avait songé à s'apitoyer sur eux, et
+la vue du malheur d'autrui l'avait toujours grandi dans sa propre estime.
+
+«En bien, ce qui a frappé tant d'autres me frappe à mon tour. L'essentiel
+est de savoir tenir tête à la situation.» Et il se rappela les diverses
+façons dont tous ces hommes s'étaient comportés.
+
+«Darialof a pris le parti de se battre.....» Dans sa jeunesse, et en
+raison même de son tempérament craintif, Alexis Alexandrovitch avait
+souvent été préoccupé de la pensée du duel. Rien ne lui semblait terrible
+comme l'idée d'un pistolet braqué sur lui, et jamais il ne s'était servi
+d'aucune arme. Cette horreur instinctive lui inspira bien des réflexions;
+il chercha à s'habituer à l'éventualité possible où l'obligation de
+risquer sa vie s'imposerait à lui. Plus tard, parvenu à une haute position
+sociale, ces impressions s'effacèrent; mais l'habitude de redouter sa
+propre lâcheté était si forte, qu'en ce moment Alexis Alexandrovitch resta
+longtemps en délibération avec lui-même, envisageant la perspective d'un
+duel, et l'examinant sous toutes ses faces, malgré la conviction intime
+qu'il ne se battrait en aucun cas.
+
+«L'état de notre société est encore si sauvage que bien des gens
+approuveraient un duel: ce n'est pas comme en Angleterre.»
+
+Et dans le nombre de ceux que cette solution satisferait, Alexis
+Alexandrovitch en connaissait à l'opinion desquels il tenait. «Et à quoi
+cela mènerait-il? Admettons que je le provoque.» Ici il se représenta
+vivement la nuit qu'il passerait après la provocation, le pistolet dirigé
+sur lui, et il frissonnait à l'idée que jamais il ne pourrait rien
+supporter de pareil. «Admettons que je le provoque, que j'apprenne à
+tirer, que je sois là devant lui, que je presse la détente, continua-t-il
+en fermant les yeux, que je l'aie tué!» Et il secoua la tête pour chasser
+cette pensée absurde. «Quelle logique y aurait-il à tuer un homme pour
+rétablir mes relations avec une femme coupable et son fils? La question
+sera-t-elle résolue? Et si, ce qui est beaucoup plus vraisemblable, le
+blessé ou le tué, c'est moi? moi qui n'ai rien à me reprocher et qui
+deviendrais la victime? Ne serait-ce pas plus illogique encore? Serait-il
+honnête de ma part d'ailleurs de le provoquer, sûr, comme je le suis
+d'avance, que mes amis interviendraient pour ne pas exposer la vie d'un
+homme utile au pays? N'aurais-je pas l'air de vouloir attirer l'attention
+sur moi par une provocation qui ne pouvait mener à rien? Ce serait
+chercher à tromper les autres et moi-même. Personne n'attend de moi ce
+duel absurde. Mon seul but doit être de garder ma réputation intacte et
+de ne souffrir aucune entrave à ma carrière.» Le «service de l'État»,
+toujours important aux yeux d'Alexis Alexandrovitch, le devenait plus
+encore.
+
+Le duel écarté, restait le divorce; quelques-uns de ceux dont le souvenir
+l'occupait y avaient eu recours. Les cas de divorce du grand monde lui
+étaient bien connus, mais Alexis Alexandrovitch n'en trouva pas un seul où
+cette mesure eût atteint le but qu'il se proposait. Le mari, dans chacun
+de ces cas, avait cédé ou vendu sa femme; et c'était la coupable, celle
+qui n'avait aucun droit à un second mariage, qui formait un nouveau lien.
+Quant au divorce légal, celui qui aurait pour sanction le châtiment de la
+femme infidèle, Alexis Alexandrovitch sentait qu'il ne pouvait y recourir.
+Les preuves grossières, brutales, exigées par la loi, seraient, dans les
+conditions complexes de sa vie, impossibles à fournir; eussent-elles
+existé, qu'il n'aurait pu en faire usage, ce scandale devant le faire
+tomber dans l'opinion publique plus bas que la coupable. Ses ennemis en
+profiteraient pour le calomnier et chercher à ébranler sa haute situation
+officielle, et son but, qui était de sortir avec le moins de trouble
+possible de la crise où il se trouvait, ne serait pas atteint.
+
+Le divorce d'ailleurs rompait définitivement toute relation avec sa femme,
+en la laissant à son amant. Or, malgré le mépris indifférent qu'Alexis
+Alexandrovitch croyait éprouver pour Anna, un sentiment très vif lui
+restait au fond de l'âme: l'horreur de tout ce qui tendrait à la
+rapprocher de Wronsky, à lui rendre sa faute profitable. Cette pensée lui
+arracha presque un cri de douleur. Il se leva dans sa voiture, changea de
+place et, le visage sombre, enveloppa longuement de son plaid ses jambes
+frileuses.
+
+«On pouvait encore, continuait-il en cherchant à se calmer, imiter
+Karibanof et ce bon Dramm, c'est-à-dire se séparer;» mais cette mesure
+avait presque les mêmes inconvénients que le divorce: c'était encore jeter
+sa femme dans les bras de Wronsky.
+
+«Non, c'est impossible, impossible! se dit-il, tout en tiraillant son
+plaid. Je ne puis pas être malheureux, et ils ne doivent pas être heureux.»
+
+Sans se l'avouer, ce qu'il souhaitait au fond du coeur était de la voir
+souffrir pour cette atteinte portée au repos, à l'honneur de son mari.
+
+Après avoir passé en revue les inconvénients du duel, du divorce et de
+la séparation, Alexis Alexandrovitch en vint à la conviction que le seul
+moyen de sortir de cette impasse était de garder sa femme, en cachant son
+malheur au monde, d'employer tous les moyens imaginables pour rompre la
+liaison d'Anna et de Wronsky, et, ce qu'il ne s'avouait pas, de punir la
+coupable.
+
+«Je dois lui déclarer que, dans la situation faite par elle à notre
+famille, je juge le _statu quo_ apparent préférable pour tous, et que je
+consens à le conserver, sous la condition expresse qu'elle cessera toute
+relation avec son amant.»
+
+Cette résolution prise, Alexis Alexandrovitch s'avisa d'un argument qui la
+sanctionnait dans son esprit. «De cette façon, j'agis conformément à la
+loi religieuse: je ne repousse pas la femme adultère, je lui donne le
+moyen de s'amender, et même, quelque pénible que ce soit pour moi, je me
+consacre en partie à sa réhabilitation.»
+
+Karénine savait qu'il ne pourrait avoir aucune influence sur sa femme, et
+que les essais qu'il se proposait de tenter étaient illusoires; pendant
+les tristes heures qu'il venait de traverser, il n'avait pas songé un
+instant à chercher un point d'appui dans la religion, mais, sitôt qu'il
+sentit celle-ci d'accord avec sa détermination, cette sanction lui devint
+un apaisement. Il fut soulagé de penser que personne n'aurait le droit
+de lui reprocher d'avoir, dans une crise aussi grave de sa vie, agi en
+opposition avec la foi dont il portait si haut le drapeau au milieu de
+l'indifférence générale.
+
+Il finit même, en y réfléchissant, par se dire qu'aucune raison ne
+s'opposait à ce que ses rapports avec sa femme restassent, à peu de
+chose près, ce qu'ils avaient été dans les derniers temps. Sans doute
+il ne pouvait plus l'estimer; mais bouleverser sa vie entière, souffrir
+personnellement parce qu'elle était infidèle, il n'en voyait pas le motif.
+
+«Et le temps viendra, pensa-t-il, ce temps qui résout tant de difficultés,
+où ces rapports se rétabliront comme par le passé; il faut qu'elle soit
+malheureuse, mais moi, qui ne suis pas coupable, je ne dois pas souffrir.»
+
+
+
+
+XIV
+
+
+En approchant de Pétersbourg, Alexis Alexandrovitch avait complètement
+arrêté la ligne de conduite qu'il devait tenir envers sa femme, et même
+composé mentalement la lettre qu'il lui écrirait. Il jeta, en rentrant, un
+coup d'oeil sur les papiers du ministère déposés chez le suisse, et les fit
+porter dans son cabinet.
+
+«Qu'on dételle, et qu'on ne reçoive personne», répondit-il à une question
+du suisse, appuyant sur ce dernier ordre avec une espèce de satisfaction,
+signe évident d'une meilleure disposition d'esprit.
+
+Rentré dans son cabinet, Alexis Alexandrovitch, après avoir marché de long
+en large pendant quelque temps, en faisant craquer les phalanges de ses
+doigts, s'arrêta devant son grand bureau où le valet de chambre venait
+d'allumer six bougies. Il s'assit, toucha successivement aux divers objets
+placés devant lui et, la tête penchée, un coude sur la table, se mit à
+écrire après une minute de réflexion. Il écrivit à Anna en français, sans
+s'adresser à elle par son nom, employant le mot _vous_, qu'il jugea moins
+froid et moins solennel qu'en russe.
+
+«Je vous ai exprimé à notre dernière entrevue l'intention de vous
+communiquer ma résolution relativement au sujet de notre conversation.
+Après y avoir mûrement réfléchi, je viens remplir cette promesse. Voici ma
+décision: quelle que soit votre conduite, je ne me reconnais pas le droit
+de rompre des liens qu'une puissance suprême a consacrés. La famille ne
+saurait être à la merci d'un caprice, d'un acte arbitraire, voire du crime
+d'un des époux, et notre vie doit rester la même. Cela doit être ainsi
+pour moi, pour vous, pour votre fils. Je suis persuadé que vous vous êtes
+repentie, que vous vous repentez encore, du fait qui m'oblige à vous
+écrire, que vous m'aiderez à détruire dans sa racine la cause de notre
+dissentiment, et à oublier le passé. Dans le cas contraire, vous devez
+comprendre ce qui vous attend, vous et votre fils. J'espère causer avec
+vous à fond à notre prochaine rencontre. Comme la saison d'été touche à sa
+fin, vous m'obligeriez en rentrant en ville le plus tôt possible, pas plus
+tard que mardi. Toutes les mesures pour le déménagement seront prises. Je
+vous prie de remarquer que j'attache une importance très particulière à ce
+que vous fassiez droit à ma demande.
+
+A. KARÉNINE.
+
+«P.S.--Je joins à cette lettre l'argent dont vous pouvez avoir besoin en
+ce moment.»
+
+Il relut sa lettre et en fut satisfait; l'idée d'envoyer de l'argent lui
+parut heureuse; pas une parole dure, pas un reproche, mais aussi pas de
+faiblesse. L'essentiel était atteint, il lui faisait un pont d'or pour
+revenir sur ses pas. Il plia la lettre, passa dessus un grand couteau à
+papier en ivoire massif, la mit sous enveloppe ainsi que l'argent, et
+sonna avec la petite sensation de bien-être que lui causait toujours
+l'ordonnance parfaite de son installation de bureau.
+
+«Tu remettras cette lettre au courrier pour qu'il la porte demain à Anna
+Arcadievna, dit-il au domestique en se levant.
+
+--J'entends, Votre Excellence.... Faudra-t-il apporter le thé ici?»
+
+Alexis Alexandrovitch se fit servir du thé, puis, en jouant avec son
+coupe-papier, s'approcha du fauteuil près duquel une table portait la
+lampe et un livre français commencé. Le portrait d'Anna, oeuvre remarquable
+d'un peintre célèbre, était suspendu dans un cadre ovale au-dessus
+de ce fauteuil. Alexis Alexandrovitch lui jeta un regard. Deux yeux
+impénétrables lui rendirent ce regard ironiquement, presque insolemment.
+Tout lui parut impertinent dans ce beau portrait, depuis la dentelle
+encadrant la tête et les cheveux noirs, jusqu'à la main blanche et
+admirablement faite, couverte de bagues. Après avoir considéré cette image
+pendant quelques minutes, il frissonna, ses lèvres frémirent, et il se
+détourna avec une exclamation de dégoût. Il s'assit et ouvrit son livre;
+il essaya de lire, mais ne put retrouver l'intérêt très vif que lui avait
+inspiré cet ouvrage sur la découverte d'inscriptions antiques; ses yeux
+regardaient les pages, ses pensées étaient ailleurs. Mais sa femme ne
+l'occupait plus; il pensait à une complication survenue récemment dans des
+affaires importantes dépendant de son service, et se sentait plus maître
+de cette question que jamais; il pouvait, sans vanité, s'avouer que
+la conception qui avait germé dans sa pensée sur les causes de cette
+complication, fournissait le moyen d'en résoudre toutes les difficultés.
+Il se voyait ainsi à la veille d'écraser ses ennemis, de grandir aux yeux
+de tous et, par conséquent, de rendre un service signalé à l'État.
+
+Dès que le domestique eut quitté la chambre, Alexis Alexandrovitch se
+leva et s'approcha de son bureau. Il prit le portefeuille qui contenait
+les affaires courantes, saisit un crayon, et s'absorba dans la lecture
+des documents relatifs à la difficulté qui le préoccupait, avec
+un imperceptible sourire de satisfaction personnelle. Le trait
+caractéristique d'Alexis Alexandrovitch, celui qui le distinguait
+spécialement, et avait contribué à son succès au moins autant que sa
+modération, sa probité, sa confiance en lui-même et son amour-propre
+excessif, était un mépris absolu de la paperasserie officielle et la
+ferme volonté de diminuer autant que possible les écritures inutiles,
+pour prendre les affaires corps à corps, et les expédier rapidement et
+économiquement. Il arriva que, dans la célèbre commission du 2 juin, la
+question de la fertilisation du gouvernement de Zaraï, qui faisait partie
+du service ministériel d'Alexis Alexandrovitch, fut soulevée, et offrit
+un exemple frappant du peu de résultats obtenus par les dépenses et les
+correspondances officielles. Cette question datait encore du prédécesseur
+d'Alexis Alexandrovitch, et avait effectivement coûté beaucoup d'argent en
+pure perte. Karénine s'en rendit compte dès son entrée au ministère, et
+voulut prendre l'affaire en main; mais il ne se sentit pas sur un terrain
+assez solide au début, et s'aperçut qu'il froisserait beaucoup d'intérêts
+et agirait ainsi avec peu de discernement; plus tard, au milieu de tant
+d'autres affaires, il oublia celle-là. La fertilisation du gouvernement de
+Zaraï allait son train pendant ce temps comme par le passé, c'est-à-dire
+par la simple force d'inertie; beaucoup de personnes continuaient à en
+vivre, entre autres une famille fort honorable dont chaque fille jouait
+d'un instrument à cordes (Alexis Alexandrovitch avait servi de _père
+assis_[10] à l'une d'elles). Les ennemis du ministère s'emparèrent de cette
+affaire, et la lui reprochèrent avec d'autant moins de justice qu'il s'en
+trouvait de semblables dans tous les ministères, que personne ne songeait
+à soulever. Puisqu'on lui avait jeté le gant, il l'avait hardiment relevé
+en exigeant la nomination d'une commission extraordinaire pour examiner
+et contrôler les travaux de fertilisation du gouvernement de Zaraï;
+et, sans merci pour ces messieurs, il réclama en outre une commission
+extraordinaire pour étudier la question de la situation faite aux
+populations étrangères. Cette dernière question, également soulevée
+au comité du 2 juin, avait énergiquement été appuyée par Alexis
+Alexandrovitch, comme ne souffrant aucun délai, à cause de la situation
+déplorable faite à cette partie de la population. Les discussions les
+plus vives entre ministères s'ensuivirent. Le ministère hostile à Alexis
+Alexandrovitch prouva que la position des étrangers était florissante,
+qu'y toucher serait nuire à leur prospérité, que, si quelque fait
+regrettable y pouvait être constaté, on devait s'en prendre uniquement à
+la négligence avec laquelle le ministère d'Alexis Alexandrovitch faisait
+observer les lois. Pour se venger, celui-ci comptait exiger: 1° la
+formation d'une commission à laquelle serait confié le soin d'étudier sur
+place la situation des populations étrangères; 2° dans le cas où cette
+situation serait telle que les données officielles la représentaient,
+d'instituer une nouvelle commission scientifique pour rechercher les
+causes de ce triste état de choses au point de vue: (_a_) politique; (_b_)
+administratif; (_c_) économique; (_d_) ethnographique; (_e_) matériel;
+(_f_) religieux; 3° que le ministère fût requis de fournir des
+renseignements sur les mesures prises pendant les dernières années pour
+éviter les conditions déplorables imposées aux étrangers, et de donner des
+éclaircissements sur le fait d'avoir agi en contradiction absolue avec la
+loi organique et fondamentale, 2, page 18, avec remarque à l'article 36,
+ainsi que le prouvait un acte du comité sous les numéros 17015 et 18398,
+du 5 décembre 1863 et du 7 juin 1864.
+
+[Note 10: Celui qui remplace le père dans la cérémonie du mariage russe.]
+
+Le visage d'Alexis Alexandrovitch se colora d'une vive rougeur en écrivant
+rapidement quelques notes pour son usage particulier. Après avoir couvert
+toute une page de son écriture, il sonna et fit porter un mot au chef
+de la chancellerie, pour lui demander quelques renseignements qui lui
+manquaient. Puis il se leva et se reprit à marcher dans son cabinet,
+levant encore une fois les yeux sur le portrait, avec un froncement de
+sourcils et un sourire de mépris. Il reprit ensuite son livre et retrouva
+l'intérêt qu'il y avait apporté la veille. Quand il se coucha, vers
+onze heures, et qu'avant de s'endormir il repassa dans sa mémoire les
+événements de la journée, il ne les vit plus sous le même aspect désespéré.
+
+
+
+
+XV
+
+
+Anna, tout en refusant d'admettre avec Wronsky que leur position fût
+fausse et peu honorable, ne sentait pas moins au fond du coeur combien il
+avait raison. Elle aurait vivement souhaité sortir de cet état déplorable,
+et lorsque, sous l'empire de son émotion, elle eut tout avoué à son
+mari en rentrant des courses, elle se sentit soulagée. Depuis le départ
+d'Alexis Alexandrovitch, elle se répétait sans cesse qu'au moins tout
+était expliqué, et qu'elle n'aurait plus besoin de tromper et de mentir;
+si sa situation restait mauvaise, elle n'était plus équivoque. C'était la
+compensation du mal que son aveu avait fait à son mari et à elle-même.
+Cependant, lorsque Wronsky vint la voir le même soir, elle ne lui dit rien
+de son aveu à son mari, rien de ce dont il aurait fallu l'avertir pour
+décider de l'avenir.
+
+Le lendemain matin, en s'éveillant, la première pensée qui s'offrit à
+elle fut le souvenir des paroles dites à son mari; elles lui parurent si
+odieuses, dans leur étrange brutalité, qu'elle ne put comprendre comment
+elle avait eu le courage de les prononcer.
+
+Qu'en résulterait-il maintenant?
+
+Alexis Alexandrovitch était parti sans répondre.
+
+«J'ai revu Wronsky depuis et ne lui ai rien dit. Au moment où il partait,
+j'ai voulu le rappeler, et j'y ai renoncé parce que j'ai pensé qu'il
+trouverait singulier que je n'eusse pas tout avoué dès l'abord. Pourquoi,
+voulant parler, ne l'ai-je pas fait?» Son visage, en réponse à cette
+question, se couvrit d'une rougeur brûlante; elle comprit que ce qui
+l'avait retenue était la honte. Et cette situation, qu'elle trouvait la
+veille si claire, lui parut plus sombre, plus inextricable que jamais.
+Elle eut peur du déshonneur auquel elle n'avait pas songé jusque-là.
+Réfléchissant aux différents partis que pourrait prendre son mari, il lui
+vint à l'esprit les idées les plus terribles. À chaque instant, il lui
+semblait voir arriver le régisseur pour la chasser de la maison, et
+proclamer sa faute à l'univers entier. Elle se demandait où elle
+chercherait un refuge si on la chassait ainsi, et ne trouvait pas de
+réponse.
+
+«Wronsky, pensait-elle, ne l'aimait plus autant et commençait à se lasser.
+Comment irait-elle s'imposer à lui?» Et un sentiment amer s'éleva dans son
+âme contre lui. Les aveux qu'elle avait faits à son mari la poursuivaient;
+il lui semblait les avoir prononcés devant tout le monde, et avoir été
+entendue de tous. Comment regarder en face ceux avec lesquels elle vivait?
+Elle ne se décidait pas à sonner sa femme de chambre, encore moins à
+descendre déjeuner avec son fils et sa gouvernante.
+
+La femme de chambre était venue plusieurs fois écouter à la porte, étonnée
+qu'on ne la sonnât pas; elle se décida à entrer. Anna la regarda d'un air
+interrogateur et rougit effrayée. Annouchka s'excusa, disant qu'elle avait
+cru être appelée; elle apportait une robe et un billet. Ce billet était de
+Betsy, qui lui écrivait que Lise Merkalof et la baronne Stoltz avec leurs
+adorateurs se réunissaient ce jour-là chez elle pour faire une partie de
+croquet. «Venez les voir, écrivait-elle, quand ce ne serait que comme
+étude de moeurs. Je vous attends.»
+
+Anna parcourut le billet et soupira profondément.
+
+«Je n'ai besoin de rien, dit-elle à Annouchka qui rangeait sa toilette.
+Va, je m'habillerai tout à l'heure et descendrai. Je n'ai besoin de rien.»
+
+Annouchka sortit; mais Anna ne s'habilla pas. Assise, la tête baissée,
+les bras tombant le long de son corps, elle frissonnait, cherchait à faire
+un geste, à dire quelque chose, et retombait dans le même engourdissement.
+«Mon Dieu! mon Dieu!» s'écriait-elle par intervalles, sans attacher
+aucune signification à ces mots. L'idée de chercher un refuge dans la
+religion lui était aussi étrangère que d'en chercher un auprès d'Alexis
+Alexandrovitch, quoiqu'elle n'eût jamais douté de la foi dans laquelle on
+l'avait élevée. Ne savait-elle pas d'avance que la religion lui faisait
+d'abord un devoir de renoncer à ce qui représentait pour elle sa seule
+raison d'exister? Elle souffrait et s'épouvantait en outre d'un sentiment
+nouveau et inconnu jusqu'ici, qui lui semblait s'emparer de son être
+intérieur; elle sentait double, comme parfois des yeux fatigués voient
+double, et ne savait plus ni ce qu'elle craignait, ni ce qu'elle désirait:
+Était-ce le passé ou l'avenir? Que désirait-elle surtout?
+
+«Mon Dieu! que m'arrive-t-il!» pensa-t-elle en sentant tout à coup
+une vive douleur aux deux tempes; elle s'aperçut alors qu'elle avait
+machinalement pris ses cheveux à deux mains, et qu'elle les tirait des
+deux côtés de sa tête. Elle sauta du lit et se mit à marcher.
+
+«Le café est servi, et mademoiselle attend avec Serge, dit Annouchka en
+rentrant dans la chambre.
+
+--Serge? Que fait Serge? demanda Anna, s'animant à la pensée de son fils,
+dont elle se rappelait pour la première fois l'existence.
+
+--Il s'est rendu coupable, il me semble, dit en souriant Annouchka.
+
+--Coupable de quoi?
+
+--Il a pris une des pêches qui se trouvaient dans le salon, et l'a mangée
+en cachette, à ce qu'il paraît.»
+
+Le souvenir de son fils fit sortir Anna de cette impasse morale où elle
+était enfermée.
+
+Le rôle sincère, quoique exagéré, qu'elle s'était imposé dans les
+dernières années, celui d'une mère consacrée à son fils, lui revint à la
+mémoire, et elle sentit avec bonheur qu'il lui restait, après tout, un
+point d'appui en dehors de son mari et de Wronsky. Ce point d'appui était
+Serge. Quelque situation qui lui fût imposée, elle ne pouvait abandonner
+son fils. Son mari pouvait la chasser, la couvrir de honte, Wronsky
+pouvait s'éloigner d'elle et reprendre sa vie indépendante (ici elle eut
+encore un sentiment d'amer reproche): l'enfant ne pouvait être abandonné;
+elle avait un but dans la vie: il fallait agir, agir à tout prix, pour
+sauvegarder sa position par rapport à son fils, se hâter, l'emmener, et
+pour cela se calmer, se délivrer de cette angoisse qui la torturait;
+et la pensée d'une action ayant l'enfant pour but, d'un départ avec lui
+n'importe pour où, l'apaisait déjà.
+
+Elle s'habilla vivement, descendit d'un pas ferme, et entra dans le salon
+où l'attendaient comme d'habitude pour déjeuner Serge et sa gouvernante.
+
+Serge, vêtu de blanc, debout près d'une table, le dos voûté et la
+tête baissée, avait une expression d'attention concentrée qu'elle lui
+connaissait, et qui le faisait ressembler à son père; il arrangeait les
+fleurs qu'il venait d'apporter.
+
+La gouvernante avait un air sévère.
+
+En apercevant sa mère, Serge poussa, comme il le faisait souvent, un cri
+perçant:
+
+«Ah! maman!» puis il s'arrêta indécis, ne sachant s'il jetterait les
+fleurs pour courir à sa mère, ou s'il achèverait son bouquet pour le lui
+offrir.
+
+La gouvernante salua et entama le récit long et circonstancié des
+forfaits de Serge; Anna ne l'écoutait pas. Elle se demandait s'il faudrait
+l'emmener dans son voyage. «Non, je la laisserai, décida-t-elle, j'irai
+seule avec mon fils.»
+
+«Oui, c'est très mal,--dit-elle enfin, et, prenant Serge par l'épaule,
+elle le regarda sans sévérité.--Laissez-le-moi,» dit-elle à la gouvernante
+étonnée, et, sans quitter le bras de l'enfant, troublé mais rassuré, elle
+l'embrassa, et s'assit à la table où le café était servi.
+
+«Maman, je..., je... ne.....» balbutiait Serge en cherchant à deviner à
+l'expression du visage de sa mère ce qu'elle dirait de l'histoire de la
+pêche.
+
+«Serge, dit-elle aussitôt que la gouvernante eut quitté la chambre, c'est
+mal, mais tu ne le feras plus, n'est-ce pas? tu m'aimes?»
+
+L'attendrissement la gagnait: «Puis-je ne pas l'aimer,--pensait-elle,
+touchée du regard heureux et ému de l'enfant,--et se peut-il qu'il se
+joigne à son père pour me punir? Se peut-il qu'il n'ait pas pitié de moi?»
+Des larmes coulaient le long de son visage; pour les cacher, elle se leva
+brusquement et se sauva presque en courant sur la terrasse.
+
+Aux pluies orageuses des derniers jours avait succédé un temps clair et
+froid, malgré le soleil qui brillait dans le feuillage. Le froid, joint
+au sentiment de terreur qui s'emparait d'elle, la fit frissonner. «Va, va
+retrouver Mariette», dit-elle à Serge qui l'avait suivie, et elle se mit à
+marcher sur les nattes de paille qui recouvraient le sol de la terrasse.
+
+Elle s'arrêta et contempla un moment les cimes des trembles, rendus
+brillants par la pluie et le soleil. Il lui sembla que le monde entier
+serait sans pitié pour elle, comme ce ciel froid et cette verdure.
+
+«Il ne faut pas penser», se dit-elle en sentant comme le matin une
+douloureuse scission intérieure se faire en elle. «Il faut s'en aller, où?
+quand? avec qui?..... À Moscou, par le train du soir. Oui, et j'emmènerai
+Annouchka et Serge. Nous n'emporterons que le strict nécessaire, mais il
+faut d'abord leur écrire à tous les deux». Et, rentrant vivement dans le
+petit salon, elle s'assit à sa table pour écrire à son mari.
+
+«Après ce qui s'est passé, je ne puis plus vivre chez vous: je pars et
+j'emmène mon fils; je ne connais pas la loi, j'ignore par conséquent avec
+qui il doit rester, mais je l'emmène parce que je ne puis vivre sans lui;
+soyez généreux, laissez-le-moi.»
+
+Jusque-là elle avait écrit rapidement et naturellement, mais cet appel à
+une générosité qu'elle ne reconnaissait pas à Alexis Alexandrovitch, et la
+nécessité de terminer par quelques paroles touchantes, l'arrêtèrent.
+
+«Je ne puis parler de ma faute et de mon repentir, c'est pour cela.......»
+Elle s'arrêta encore, ne trouvant pas de mots pour exprimer sa pensée.
+«Non, se dit-elle, je ne puis rien ajouter». Et, déchirant sa lettre, elle
+en écrivit une autre; d'où elle excluait tout appel à la générosité de son
+mari.
+
+La seconde lettre devait être pour Wronsky: «J'ai tout avoué à mon mari,»
+écrivait-elle, puis elle s'arrêta, incapable de continuer: c'était si
+brutal, si peu féminin! «D'ailleurs que puis-je lui écrire?» Elle rougit
+encore de honte et se rappela le calme qu'il savait conserver, et le
+sentiment de mécontentement que lui causa ce souvenir lui fit déchirer son
+papier en mille morceaux. «Mieux vaut se taire», pensa-t-elle en fermant
+son buvard; et elle monta annoncer à la gouvernante et aux domestiques
+qu'elle partait le soir même pour Moscou. Il fallait hâter les préparatifs
+de voyage.
+
+
+
+
+XVI
+
+
+L'agitation du départ régnait dans la maison. Deux malles, un sac de nuit
+et un paquet de plaids étaient prêts dans l'antichambre, la voiture et
+deux isvostchiks attendaient devant le perron. Anna avait un peu oublié
+son tourment dans sa hâte de partir, et, debout devant la table de son
+petit salon, rangeait elle-même son sac de voyage, lorsque Annouchka
+attira son attention sur un bruit de voiture qui approchait de la maison.
+Anna regarda par la fenêtre et vit le courrier d'Alexis Alexandrovitch
+sonnant à la porte d'entrée.
+
+«Va voir ce que c'est», dit-elle; et, croisant ses bras sur ses genoux,
+elle s'assit résignée dans un fauteuil.
+
+Un domestique apporta un grand paquet dont l'adresse était de la main
+d'Alexis Alexandrovitch.
+
+«Le courrier a l'ordre d'apporter une réponse», dit-il.
+
+«C'est bien», répondit-elle, et, dès que le domestique se fut éloigné,
+d'une main tremblante elle déchira l'enveloppe.
+
+Un paquet d'assignats sous bande s'en échappa; mais elle ne songeait qu'à
+la lettre, qu'elle lut en commençant par la fin.
+
+«Toutes les mesures pour le déménagement seront prises.... j'attache une
+importance très particulière à ce que vous fassiez droit à ma demande»,
+lut-elle.
+
+Et, reprenant la lettre, elle la parcourut pour la relire ensuite d'un
+bout à l'autre. La lecture finie, elle eut froid, et se sentit écrasée par
+un malheur terrible et inattendu.
+
+Le matin même, elle regrettait son aveu et aurait voulu reprendre ses
+paroles; voici qu'une lettre les considérait comme non avenues, lui
+donnait ce qu'elle avait désiré, et ces quelques lignes lui semblaient
+pires que tout ce qu'elle aurait pu imaginer.
+
+«Il a raison! raison! murmura-t-elle; comment n'aurait-il pas toujours
+raison, n'est-il pas chrétien et magnanime? Oh! que cet homme est vil et
+méprisable! et dire que personne ne le comprend et ne le comprendra que
+moi, qui ne puis rien expliquer. Ils disent: «C'est un homme religieux,
+moral, honnête, intelligent,» mais ils ne voient pas ce que j'ai vu; ils
+ne savent pas que pendant huit ans il a opprimé ma vie, étouffé tout ce
+qui palpitait en moi! A-t-il jamais pensé que j'étais une femme vivante,
+qui avait besoin d'aimer? Personne ne sait qu'il m'insultait à chaque pas,
+et qu'il n'en était que plus satisfait de lui-même. N'ai-je pas cherché de
+toutes mes forces à donner un but à mon existence? N'ai-je pas fait mon
+possible pour l'aimer, et, n'ayant pu y réussir, n'ai-je pas cherché à me
+rattacher à mon fils? Mais le temps est venu où j'ai compris que je ne
+pouvais plus me faire d'illusion! Je vis: ce n'est pas ma faute si Dieu
+m'a faite ainsi, il me faut respirer et aimer. Et maintenant? s'il me
+tuait, s'il le tuait, je pourrais comprendre, pardonner; mais non, il.....
+Comment n'ai-je pas deviné ce qu'il ferait? Il devait agir selon son lâche
+caractère, il devait rester dans son droit, et moi, malheureuse, me perdre
+plus encore... «Vous devez comprendre ce qui vous attend, vous et votre
+fils», se dit-elle en se rappelant un passage de la lettre. C'est une
+menace de m'enlever mon fils, leurs absurdes lois l'y autorisent sans
+doute. Mais ne vois-je pas pourquoi il me dit cela? Il ne croit pas à mon
+amour pour mon fils; peut-être méprise-t-il ce sentiment dont il s'est
+toujours raillé; mais il sait que je ne l'abandonnerai pas, parce que,
+sans mon fils, la vie ne me serait pas supportable, même avec celui que
+j'aime, et si je l'abandonnais, je tomberais au rang des femmes les plus
+méprisables; il sait, il sait que jamais je n'aurais la force d'agir
+ainsi. «Notre vie doit rester la même»; cette vie était un tourment
+jadis; dans les derniers temps, c'était pis encore. Que serait-ce donc
+maintenant? Il le sait bien, il sait aussi que je ne saurais me repentir
+de respirer, d'aimer; il sait que, de tout ce qu'il exige, il ne peut
+résulter que fausseté et mensonge: mais il a besoin de prolonger ma
+torture. Je le connais, je sais qu'il nage dans le mensonge comme un
+poisson dans l'eau. Je ne lui donnerai pas cette joie: je romprai ce tissu
+de faussetés dont il veut m'envelopper. Advienne que pourra! Tout vaut
+mieux que tromper et mentir; mais comment faire?.... Mon Dieu, mon Dieu!
+Quelle femme a jamais été aussi malheureuse que moi! Je romprai tout,
+tout!» dit-elle en s'approchant de sa table pour écrire une autre lettre;
+mais, au fond de l'âme, elle sentait bien qu'elle était impuissante à rien
+résoudre et à sortir de la situation où elle se trouvait, quelque fausse
+qu'elle fût.
+
+Assise devant sa table, elle appuya, au lieu d'écrire, sa tête sur ses
+bras, et se mit à pleurer comme pleurent les enfants, avec des sanglots
+qui lui soulevaient la poitrine.
+
+Elle pleurait ses rêves du matin, cette position nouvelle qu'elle avait
+crue éclaircie et définie; elle savait maintenant que tout resterait comme
+par le passé, que tout irait même beaucoup plus mal. Elle sentait aussi
+que cette position dans le monde, dont elle faisait bon marché il y a
+quelques heures, lui était chère, qu'elle ne serait pas de force à
+l'échanger contre celle d'une femme qui aurait quitté mari et enfant
+pour suivre son amant; elle sentait qu'elle ne serait pas plus forte que
+les préjugés. Jamais elle ne connaîtrait l'amour dans sa liberté, elle
+resterait toujours la femme coupable, constamment menacée d'être surprise,
+trompant son mari pour un homme dont elle ne pourrait jamais partager
+la vie. Tout cela elle le savait, mais cette destinée était si terrible
+qu'elle ne pouvait l'envisager, ni lui prévoir un dénouement. Elle
+pleurait sans se retenir, comme un enfant puni.
+
+Les pas d'un domestique la firent tressaillir, et, cachant son visage,
+elle fit semblant d'écrire.
+
+«Le courrier demande une réponse, dit le domestique.
+
+--Une réponse? oui, qu'il attende, dit Anna, je sonnerai.»
+
+«Que puis-je écrire? pensa-t-elle, que décider toute seule? que puis-je
+vouloir? qui aimer?» Et, s'accrochant au premier prétexte venu pour
+échapper au sentiment de dualité qui l'épouvantait: «Il faut que je voie
+Alexis, pensa-t-elle, lui seul peut me dire ce que j'ai à faire. J'irai
+chez Betsy, peut-être l'y rencontrerai-je.» Elle oubliait complètement
+que la veille au soir, ayant dit à Wronsky qu'elle n'irait pas chez la
+princesse Tverskoï, celui-ci avait déclaré ne pas vouloir y aller non
+plus. Elle s'approcha de la table et écrivit à son mari:
+
+ «J'ai reçu votre lettre.
+ «ANNA.»
+
+Elle sonna et remit le billet au domestique.
+
+«Nous ne partons plus, dit-elle à Annouchka qui entrait.
+
+--Plus du tout?
+
+--Non; cependant ne déballez pas avant demain, et que la voiture attende.
+Je vais chez la princesse.
+
+--Quelle robe faut-il préparer?»
+
+
+
+
+XVII
+
+
+La société qui se réunissait chez la princesse Tverskoï pour la partie
+de croquet à laquelle Anna était invitée, se composait de deux dames
+et de leurs adorateurs. Ces dames étaient les personnalités les plus
+remarquables d'une nouvelle coterie pétersbourgeoise, qu'on avait
+surnommée «les Sept merveilles du monde», par imitation de quelque autre
+imitation. Toutes deux appartenaient au plus grand monde, mais à un monde
+hostile à celui que fréquentait Anna. Le vieux Strémof, un des personnages
+les plus influents de Pétersbourg, l'admirateur de Lise Merkalof, était
+l'ennemi déclaré d'Alexis Alexandrovitch. Anna, après avoir pour cette
+raison décliné une première invitation de Betsy, s'était décidée à se
+rendre chez elle, dans l'espoir d'y rencontrer Wronsky.
+
+Elle arriva la première chez la princesse.
+
+Au même moment, le domestique de Wronsky, ressemblant à s'y méprendre à un
+gentilhomme de la chambre avec ses favoris frisés, s'arrêta à la porte
+pour la laisser passer, et souleva sa casquette.
+
+En le voyant, Anna se souvint que Wronsky l'avait prévenue qu'il ne
+viendrait pas: c'était probablement pour s'excuser qu'il envoyait un
+billet par son domestique.
+
+Elle eut envie de demander à celui-ci où était son maître, de retourner
+pour écrire à Wronsky en le priant de venir la rejoindre, ou d'aller
+elle-même le trouver; mais une cloche avait déjà annoncé sa visite, et un
+laquais près de la porte attendait qu'elle entrât dans la pièce suivante.
+
+«La princesse est au jardin, on va la prévenir», dit un second laquais.
+
+Il lui fallait, sans avoir vu Wronsky et sans avoir rien pu décider,
+rester avec ses préoccupations dans ce milieu étranger, animé de
+dispositions si différentes des siennes; mais elle portait une toilette
+qui, elle le savait, lui allait bien; l'atmosphère d'oisiveté solennelle
+dans laquelle elle se trouvait lui était familière, et enfin, n'étant plus
+seule, elle ne pouvait se creuser la tête sur le meilleur parti à prendre.
+
+Anna respira plus librement.
+
+En voyant venir Betsy à sa rencontre, dans une toilette blanche d'une
+exquise élégance, elle lui sourit comme toujours. La princesse était
+accompagnée de Toushkewitch et d'une parente de province qui, à la grande
+joie de sa famille, passait l'été chez la célèbre princesse.
+
+Anna avait probablement un air étrange, car Betsy lui en fit aussitôt
+l'observation.
+
+«J'ai mal dormi», répondit Anna en regardant à la dérobée le laquais
+apportant le billet qu'elle supposait être de Wronsky.
+
+«Que je suis contente que vous soyez venue, dit Betsy. Je n'en puis plus,
+et je voulais précisément prendre une tasse de thé avant leur arrivée.....
+Et vous, dit-elle en se tournant vers Toushkewitch, vous ferlez bien
+d'aller avec Marie essayer le _crocket ground_ là où le gazon a été
+fauché. Nous aurons le temps de causer un peu en prenant notre thé,
+_we'll have a cosy chat_, n'est-ce pas» ajouta-t-elle en se tournant vers
+Anna, avec un sourire, et lui tendant la main.
+
+«D'autant plus volontiers que je ne puis rester longtemps; Il faut
+absolument que j'aille chez la vieille Wrede; voilà cent ans que je lui
+promets une visite», dit Anna, à qui le mensonge, contraire à sa nature,
+devenait non seulement simple, facile, mais presque agréable.
+
+Pourquoi disait-elle une chose à laquelle, cinq minutes auparavant, elle
+ne songeait même pas? C'est que, sans se l'expliquer, elle cherchait à
+se ménager une porte de sortie pour tenter, dans le cas où Wronsky ne
+viendrait pas, de le rencontrer quelque part; l'événement prouva que, de
+toutes les ruses dont elle pouvait user, celle-ci était la meilleure.
+
+«Oh! je ne vous laisse pas partir, répondit Betsy en regardant
+attentivement Anna. En vérité, si je ne vous aimais pas tant, je serais
+tentée de m'offenser: on dirait que vous avez peur que je ne vous
+compromette... Le thé au petit salon, s'il vous plaît», dit-elle en
+s'adressant au laquais, avec un clignement d'yeux qui lui était habituel;
+et, prenant le billet, elle le parcourut.
+
+«Alexis nous fait faux bond,--dit-elle en français, d'un ton aussi simple
+et naturel que si jamais il ne lui fût entré dans l'esprit que Wronsky eût
+pour Anna un autre intérêt que celui de jouer au croquet.--Il écrit qu'il
+ne peut pas venir.»
+
+Anna ne doutait pas que Betsy sût à quoi s'en tenir, mais, en l'entendant,
+la conviction lui vint momentanément qu'elle ignorait tout.
+
+«Ah!» fit-elle simplement, comme si ce détail lui importait peu. «Comment,
+continua-t-elle en souriant, votre société peut-elle compromettre
+quelqu'un?»
+
+Cette façon de cacher un secret en jouant avec les mots avait pour Anna,
+comme pour toutes les femmes, un certain charme. Ce n'était pas tant le
+besoin de dissimuler, ni le but de la dissimulation, que le procédé en
+lui-même qui la séduisait.
+
+«Je ne saurais être plus catholique que le pape; Strémof et Lise Merkalof,
+.... mais c'est le dessus du panier de la société! D'ailleurs ne sont-ils
+pas reçus partout? Quant à _moi_,--elle appuya sur le mot _moi_,--je n'ai
+jamais été ni sévère ni intolérante. Je n'en ai pas le temps.
+
+--Non, mais peut-être n'avez-vous pas envie de rencontrer Strémof?
+Laissez-le donc se prendre aux cheveux avec Alexis Alexandrovitch dans
+leurs commissions cela ne nous regarde pas; ce qu'il y a de certain, c'est
+qu'il n'y a pas d'homme plus aimable dans le monde, ni de joueur plus
+passionné au croquet; vous verrez cela, et vous verrez avec quel esprit il
+se tire de sa situation comique de vieil amoureux de Lise. C'est vraiment
+un charmant homme. Vous ne connaissez pas Sapho Stoltz? C'est le dernier
+mot du bon ton, un bon ton tout battant neuf.»
+
+Betsy, tout en bavardant, regardait Anna d'un air qui fit comprendre à
+celle-ci que son interlocutrice se doutait de son embarras et cherchait un
+moyen de l'en faire sortir.
+
+«En attendant, il faut répondre à Alexis». Et Betsy s'assit devant un
+bureau, et écrivit un mot qu'elle mit sous enveloppe, «Je lui écris de
+venir dîner, il me manque un cavalier pour une de mes dames; voyez donc si
+je suis assez impérative? Pardon de vous quitter un instant, j'ai un ordre
+à donner; cachetez et envoyez», lui dit-elle de la porte.
+
+Sans hésiter un moment, Anna prit la place de Betsy au bureau, et ajouta
+ces lignes au billet: «J'ai absolument besoin de vous parler; venez au
+jardin Wrede, j'y serai à six heures». Elle ferma la lettre, que Betsy
+expédia en rentrant.
+
+Les deux femmes eurent effectivement un _cosy chat_ en prenant le thé;
+elles causèrent, en les jugeant, de celles qu'on attendait, et d'abord de
+Lise Merkalof.
+
+«Elle est charmante et m'a toujours été sympathique, dit Anna.
+
+--Vous lui devez bien cela: elle vous adore. Hier soir, après les courses,
+elle s'est approchée de moi, et a été désolée de ne plus vous trouver.
+Elle prétend que vous êtes une véritable héroïne de roman, et qu'elle
+ferait mille folies pour vous, si elle était homme. Strémof lui a dit
+qu'elle n'avait pas besoin d'être homme pour faire des folies.
+
+--Mais expliquez-moi une chose que je n'ai jamais comprise,--dit Anna
+après un moment de silence, et d'un ton qui prouvait clairement qu'elle
+ne faisait pas simplement une question oiseuse:--Quels rapports y a-t-il
+entre elle et le prince Kalougof, celui qu'on appelle Michka? Je les ai
+rarement rencontrés ensemble. Qu'y a-t-il entre eux?»
+
+Betsy sourit des yeux et regarda Anna attentivement.
+
+«C'est un genre nouveau, répondit-elle. Toutes ces dames l'ont adopté en
+jetant leurs bonnets par-dessus les moulins: il y a manière de le jeter
+cependant.
+
+--Oui, mais quels rapports y a-t-il entre elle et Kalougof?»
+
+Betsy, ce qui lui arrivait rarement, partit d'un irrésistible accès de fou
+rire.
+
+«Mais vous marchez sur les traces de la princesse Miagkaïa: c'est une
+question d'enfant, dit Betsy en riant aux larmes de ce rire contagieux
+propre aux personnes qui rient rarement. Il faut le leur demander.
+
+--Vous riez, dit Anna gagnée par sa gaieté, mais je n'y ai réellement
+jamais rien compris. Quel est le rôle du mari?
+
+--Le mari? mais le mari de Lise Merkalof porte son plaid et se tient à son
+service. Quant au fond de la question, personne ne tient à le connaître.
+Vous savez qu'il y a des articles de toilette dont on ne parle jamais dans
+la bonne société, dont on tient même à ignorer l'existence; il en est de
+même pour ces questions-là.
+
+--Irez-vous à la fête des Rolandaki? dit Anna pour changer de conversation.
+
+--Je ne pense pas,--répondit Betsy, et, sans regarder son amie, elle versa
+avec soin le thé parfumé dans de petites tasses transparentes, puis elle
+prit une cigarette et se mit à fumer.
+
+--La meilleure des situations est la mienne, dit-elle en cessant de rire;
+je vous comprends, _vous_, et je comprends Lise. Lise est une de ces
+natures naïves, inconscientes comme celles des enfants, ignorant le bien
+et le mal; au moins était-elle ainsi dans sa jeunesse, et, depuis qu'elle
+a reconnu que cette naïveté lui seyait, elle fait exprès de ne pas
+comprendre. Cela lui va tout de même. On peut considérer les mêmes choses
+de façons très différentes; les uns prennent les événements de la vie
+au tragique, et s'en font un tourment; les autres les prennent tout
+simplement, et même gaiement.... Peut-être avez-vous des façons de voir
+trop tragiques?
+
+--Que je voudrais connaître les autres autant que je me connais moi-même,
+dit Anna d'un air pensif et sérieux. Suis-je meilleure, suis-je pire que
+les autres? Je crois que je dois être pire!
+
+--Vous êtes une enfant, une terrible enfant, dit Betsy... Mais les voilà.»
+
+
+
+
+XVIII
+
+
+Des pas et une voix d'homme se firent entendre, puis une voix de femme et
+un éclat de rire. Après quoi les visiteurs attendus firent leur entrée au
+salon. C'étaient Sapho Stoltz et un jeune homme répondant au nom de Waska,
+dont le visage rayonnait de satisfaction, et d'une santé un peu trop
+exubérante. Les truffes, le vin de Bourgogne, les viandes saignantes lui
+avaient trop bien réussi. Waska salua les deux dames en entrant, mais le
+regard qu'il leur jeta ne dura pas plus d'une seconde: il traversa le
+salon derrière Sapho, comme s'il eût été mené en laisse, la dévorant de
+ses yeux brillants. Sapho Stoltz était une blonde aux yeux noirs; elle
+entra d'un pas délibéré, hissée sur des souliers à talons énormes, et alla
+vigoureusement secouer la main aux dames, à la façon des hommes.
+
+Anna fut frappée de la beauté de cette nouvelle étoile, qu'elle n'avait
+pas encore rencontrée, de sa toilette, poussée aux dernières limites
+de l'élégance, et de sa désinvolture. La tête de la baronne portait
+un véritable échafaudage de cheveux vrais et faux d'une nuance dorée
+charmante. Cette coiffure élevée donnait à sa tête à peu près la même
+hauteur qu'à son buste très bombé; sa robe, fortement serrée par derrière,
+dessinait les formes de ses genoux et de ses jambes à chaque mouvement,
+et, en regardant le balancement de son énorme pouff, on se demandait
+involontairement où pouvait bien se terminer ce petit corps élégant,
+si découvert du haut et si serré du bas.
+
+Betsy se hâta de la présenter à Anna.
+
+«Imaginez-vous que nous avons failli écraser deux soldats, commença-t-elle
+aussitôt en clignant des yeux avec un sourire, et en rejetant la queue
+de sa robe en arrière. J'étais avec Waska. Ah! j'oubliais que vous ne le
+connaissez pas». Et elle désigna le jeune homme par son nom de famille,
+en rougissant et en riant de l'avoir nommé Waska devant des étrangers.
+Celui-ci salua une seconde fois, mais ne dit pas un mot, et se tournant
+vers Sapho:
+
+«Le pari est perdu, dit-il: nous sommes arrivés premiers; il ne vous reste
+qu'à payer.»
+
+Sapho rit encore plus fort.
+
+«Pas maintenant cependant.
+
+--C'est égal, vous payerez plus tard.
+
+--C'est bon, c'est bon. Ah! mon Dieu! s'écria-t-elle tout à coup en se
+tournant vers la maîtresse de la maison, j'oubliais de vous dire, étourdie
+que je suis!.... Je vous amène un hôte. Et le voilà.»
+
+Le jeune hôte annoncé par Sapho, qu'on n'attendait pas, et qu'elle avait
+oublié, se trouva être d'une importance telle, que, malgré sa jeunesse,
+les dames se levèrent pour le recevoir.
+
+C'était le nouvel adorateur de Sapho, et, à l'exemple de Waska, il suivait
+tous ses pas.
+
+À ce moment entrèrent le prince Kalougof et Lise Merkalof avec Strémof.
+Lise était une brune un peu maigre, à l'air indolent, au type oriental,
+avec des yeux que tout le monde assurait être impénétrables; sa toilette
+de nuance foncée, qu'Anna remarqua et apprécia aussitôt, était en harmonie
+parfaite avec son genre de beauté; autant Sapho était brusque et décidée,
+autant Lise avait un laisser-aller plein d'abandon.
+
+Betsy, en parlant d'elle, lui avait reproché ses airs d'enfant innocent.
+Le reproche était injuste; Lise était bien réellement un être charmant
+d'inconscience, quoique gâté. Ses manières n'étaient pas meilleures que
+celles de Sapho; elle aussi menait à sa suite, cousus à sa robe, deux
+adorateurs qui la dévoraient des yeux, l'un jeune, l'autre vieux; mais
+il y avait en elle quelque chose de supérieur à son entourage; on aurait
+dit un diamant au milieu de simples verroteries. L'éclat de la pierre
+précieuse rayonnait dans ses beaux yeux énigmatiques, entourés de grands
+cercles bistrés, dont le regard fatigué, et cependant passionné, frappait
+par sa sincérité. En la voyant, on croyait lire dans son âme, et la
+connaître c'était l'aimer. À la vue d'Anna, son visage s'illumina d'un
+sourire de joie.
+
+«Ah! que je suis contente de vous voir, dit-elle en s'approchant; hier
+soir, aux courses, je voulais arriver jusqu'à vous,.... vous veniez
+précisément de partir. N'est-ce pas, que c'était horrible? dit-elle avec
+un regard qui semblait lui ouvrir son coeur.
+
+--C'est vrai, je n'aurais jamais cru que cela pût émouvoir à ce point,»
+répondit Anna en rougissant.
+
+Les joueurs de croquet se levèrent pour aller au jardin.
+
+«Je n'irai pas, dit Lise en s'asseyant plus près d'Anna. Vous non plus,
+n'est-ce pas? Quel plaisir peut-on trouver à jouer au croquet?
+
+--Mais j'aime assez cela, dit Anna.
+
+--Comment, dites-moi, comment faites-vous pour ne pas vous ennuyer? On se
+sent content rien que de vous regarder. Vous vivez, vous: moi, je m'ennuie!
+
+--Vous vous ennuyez? mais on assure que votre maison est la plus gaie de
+tout Pétersbourg, dit Anna.
+
+--Peut-être ceux auxquels nous paraissons si gais s'ennuient-ils encore
+plus que nous, mais, moi du moins, je ne m'amuse certainement pas: je
+m'ennuie cruellement!»
+
+Sapho alluma une cigarette, et, suivie des jeunes gens, s'en alla au
+jardin, Betsy et Strémof restèrent près de la table à thé.
+
+«Je vous le redemande, reprit Lise: comment faites-vous pour ne pas
+connaître l'ennui?
+
+--Mais je ne fais rien, dit Anna en rougissant de cette insistance.
+
+--C'est ce qu'on peut faire de mieux,» dit Strémof en se mêlant à la
+conversation.
+
+C'était un homme d'une cinquantaine d'années, grisonnant, mais bien
+conservé; laid, mais d'une laideur originale et spirituelle; Lise Merkalof
+était la nièce de sa femme, et il passait auprès d'elle tous ses moments
+de loisir. Rencontrant Anna dans le monde, il chercha, en homme bien élevé,
+à se montrer particulièrement aimable pour elle, en raison même de ses
+mauvais rapports d'affaires avec son mari.
+
+«Le meilleur des moyens est de ne rien faire, continua-t-il avec son
+sourire intelligent.--Je vous le répète depuis longtemps. Il suffit pour
+ne pas s'ennuyer de ne pas croire qu'on s'ennuiera: de même que si l'on
+souffre d'insomnie, il ne faut pas se dire que jamais on ne s'endormira.
+Voilà ce qu'a voulu vous faire comprendre Anna Arcadievna.
+
+--Je serais ravie d'avoir effectivement dit cela, reprit Anna en souriant,
+car c'est mieux que spirituel, c'est vrai.
+
+--Mais pourquoi, dites-moi, est-il aussi difficile de s'endormir que de ne
+pas s'ennuyer?
+
+--Pour dormir, il faut avoir travaillé, et pour s'amuser aussi.
+
+--Quel travail pourrais-je bien faire, moi dont le travail n'est bon à
+personne? Je pourrais faire semblant, mais je ne m'y entends pas, et ne
+veux pas m'y entendre.
+
+--Vous êtes incorrigible», dit Strémof en s'adressant encore à Anna.
+Il la rencontrait rarement et ne pouvait guère lui dire que des banalités,
+mais il sut tourner ces banalités agréablement, lui parler de son retour à
+Petersbourg, et de l'amitié de la comtesse Lydie pour elle.
+
+«Ne partez pas, je vous en prie,» dit Lise en apprenant qu'Anna allait les
+quitter. Strémof se joignit à elle:
+
+«Vous trouverez un contraste trop grand entre la société d'ici et celle
+de la vieille Wrede, dit-il; et puis vous ne lui serez qu'un sujet de
+médisances, tandis que vous éveillez ici des sentiments très différents!»
+
+Anna resta pensive un moment; les paroles flatteuses de cet homme
+d'esprit, la sympathie enfantine et naïve que lui témoignait Lise, ce
+milieu mondain auquel elle était habituée, et dans lequel il lui semblait
+respirer librement, comparé à ce qui l'attendait chez elle, lui causèrent
+une minute d'hésitation. Ne pouvait-elle remettre à plus tard le moment
+terrible de l'explication? Mais, se rappelant la nécessité absolue de
+prendre un parti, et son profond désespoir du matin, elle se leva, fit ses
+adieux et partit.
+
+
+
+
+XIX
+
+
+Malgré sa vie mondaine et son apparente légèreté, Wronsky avait horreur du
+désordre. Un jour, étant jeune et encore au corps des pages, il se trouva
+à court d'argent, et essuya un refus lorsqu'il voulut en emprunter. Depuis
+lors il s'était juré de ne plus s'exposer à cette humiliation, et se tint
+parole. Cinq ou six fois par an, il faisait ce qu'il appelait sa lessive,
+et gardait ainsi ses affaires en ordre.
+
+Le lendemain des courses, s'étant réveillé tard, Wronsky avant son bain,
+et sans se raser, endossa un sarrau de soldat, et procéda au classement
+de ses comptes et de son argent. Pétritzky, connaissant l'humeur de son
+camarade dans ces cas-là, se leva et s'esquiva sans bruit.
+
+Tout homme dont l'existence est compliquée croit aisément que les
+difficultés de la vie sont une malechance personnelle, un privilège
+malheureux réservé à lui seul, et dont les autres sont exempts. Wronsky
+pensait ainsi, s'enorgueillissant, non sans raison, d'avoir jusqu'ici
+évité des embarras auxquels d'autres auraient succombé; mais, afin de ne
+pas aggraver la situation, il voulait au plus tôt voir clair dans ses
+affaires, et avant tout dans ses affaires d'argent.
+
+Il écrivit de son écriture fine un état de ses dettes, et trouva un total
+de plus de 17 000 roubles, tandis que tout son avoir ne montait qu'à 1800
+roubles, sans aucune rentrée à toucher avant le jour de l'an. Wronsky fit
+alors une classification de ses dettes, et établit trois catégories:
+d'abord les dettes urgentes, qui montaient à environ 4000 roubles, dont
+1500 pour son cheval et 2000 pour payer un escroc qui les avait fait
+perdre à un de ses camarades. Cette dette ne le concernait pas directement,
+puisqu'il s'était simplement porté caution pour un ami, mais il tenait,
+en cas de réclamation, à pouvoir jeter cette somme à la tête du fripon qui
+l'avait escroquée.
+
+Ces 4000 roubles étaient donc indispensables. Venaient ensuite les dettes
+de son écurie de courses, environ 8000 roubles, à son fournisseur de foin
+et d'avoine, ainsi qu'au bourrelier anglais; avec 2000 roubles on pouvait
+provisoirement tout régler.
+
+Quant aux dettes à son tailleur et à divers autres fournisseurs, elles
+pouvaient attendre.
+
+En somme il lui fallait 6000 roubles immédiatement, et il n'en avait que
+1800.
+
+Pour un homme auquel on attribuait 100 000 roubles de revenu, c'étaient de
+faibles dettes; mais ce revenu n'existait pas, car, la fortune paternelle
+étant indivise, Wronsky avait cédé sa part des deux cent mille roubles
+qu'elle rapportait, à son frère, au moment du mariage de celui-ci avec
+une jeune fille sans fortune, la princesse Barbe Tchirikof, fille du
+Décembriste. Alexis ne s'était réservé qu'un revenu de 25 000 roubles,
+disant qu'il suffirait jusqu'à ce qu'il se mariât, ce qui n'arriverait
+jamais. Son frère, très endetté, et commandant un régiment qui obligeait à
+de grandes dépenses, ne put refuser ce cadeau. La vieille comtesse, dont
+la fortune était indépendante, ajoutait 20 000 roubles au revenu de son
+fils cadet, qui dépensait tout sans songer à l'économie; mais sa mère,
+mécontente de la façon dont il avait quitté Moscou, et de sa liaison avec
+Mme Karénine, avait cessé de lui envoyer de l'argent: de sorte que Wronsky,
+vivant sur le pied d'une dépense de 45 000 roubles par an, s'était trouvé
+réduit tout à coup à 25 000. Avoir recours à sa mère était impossible, car
+la lettre qu'il avait reçue d'elle l'irritait, surtout par les allusions
+qu'elle contenait: on voulait bien l'aider dans l'avancement de sa
+carrière, mais non pour continuer une vie qui scandalisait toute la bonne
+société. L'espèce de marché sous-entendu par sa mère l'avait blessé
+jusqu'au fond de l'âme; il se sentait plus refroidi que jamais à son égard;
+d'un autre côté, reprendre la parole généreuse qu'il avait donnée à son
+frère un peu étourdîment, était aussi inadmissible. Le souvenir seul de
+sa belle-soeur, de cette bonne et charmante Waria, qui à chaque occasion
+lui faisait entendre qu'elle n'oubliait pas sa générosité, et ne cessait
+de l'apprécier, eût suffi à l'empêcher de se rétracter; c'était aussi
+impossible que de battre une femme, de voler ou de mentir; et cependant
+il sentait que sa liaison avec Anna pouvait lui rendre son revenu aussi
+nécessaire que s'il était marié.
+
+La seule chose pratique, et Wronsky s'y arrêta sans hésitation, était
+d'emprunter 10 000 roubles à un usurier, ce qui n'offrait aucune
+difficulté, de diminuer ses dépenses, et de vendre son écurie. Cette
+décision prise, il écrivit à Rolandaki, qui lui avait souvent proposé
+d'acheter ses chevaux, fit venir l'Anglais et l'usurier, et partagea entre
+divers comptes l'argent qui lui restait. Ceci fait, il écrivit un mot bref
+à sa mère, et prit pour les relire encore une fois, avant de les brûler,
+les trois dernières lettres d'Anna: le souvenir de leur entretien de la
+veille le fit tomber dans une profonde méditation.
+
+
+
+
+XX
+
+
+Wronsky s'était fait un code de lois pour son usage particulier.
+
+Ce code s'appliquait à un cercle de devoirs peu étendus, mais strictement
+déterminés; n'ayant guère eu à sortir de ce cercle, Wronsky ne s'était
+jamais trouvé pris au dépourvu, ni hésitant sur ce qu'il convenait de
+faire ou d'éviter. Ce code lui prescrivait, par exemple, de payer une
+dette de jeu à un escroc, mais ne déclarait pas indispensable de solder la
+note de son tailleur; il défendait le mensonge, excepté envers une femme;
+il interdisait de tromper, sauf un mari; admettait l'offense, mais non le
+pardon des injures.
+
+Ces principes pouvaient manquer de raison et de logique, mais, comme
+Wronsky ne les discutait pas, il s'était toujours attribué le droit de
+porter haut la tête, du moment qu'il les observait. Depuis sa liaison avec
+Anna, il apercevait cependant certaines lacunes à son code; les conditions
+de sa vie ayant changé, il n'y trouvait plus réponse à tous ses doutes, et
+se prenait à hésiter en songeant à l'avenir.
+
+Jusqu'ici ses rapports avec Anna et son mari étaient rentrés dans le cadre
+des principes connus et admis: Anna était une femme honnête qui, lui ayant
+donné son amour, avait tous les droits imaginables à son respect, plus
+même que si elle eût été sa femme légitime; il se serait fait couper la
+main plutôt que de se permettre un mot, une allusion blessante, rien qui
+pût sembler contraire à l'estime et à la considération sur lesquelles une
+femme doit compter.
+
+Ses rapports avec la société étaient également clairs; chacun pouvait
+soupçonner sa liaison, personne ne devait oser en parler; il était prêt
+à faire taire les indiscrets, et à les obliger de respecter l'honneur de
+celle qu'il avait déshonorée.
+
+Ses rapports avec le mari étaient plus clairs encore; du moment où il
+avait aimé Anna, ses droits sur elle lui semblaient imprescriptibles.
+Le mari était un personnage inutile, gênant, position certainement
+désagréable pour lui, mais à laquelle personne ne pouvait rien. Le seul
+droit qui lui restât était de réclamer une satisfaction par les armes, ce
+à quoi Wronsky était tout disposé.
+
+Cependant les derniers jours avaient amené des incidents nouveaux, et
+Wronsky n'était pas prêt à les juger. La veille, Anna lui avait annoncé
+qu'elle était enceinte; il sentait qu'elle attendait de lui une résolution
+quelconque; or les principes qui dirigeaient sa vie ne déterminaient pas
+ce que devait être cette résolution; au premier moment, son coeur l'avait
+poussé à exiger qu'elle quittât son mari; maintenant il se demandait,
+après y avoir réfléchi, si cette rupture était désirable, et ses
+réflexions le jetaient dans la perplexité.
+
+«Lui faire quitter son mari» c'est unir sa vie à la mienne: y suis-je
+préparé? Puis-je l'enlever, manquant d'argent comme je le fais? Admettons
+que je m'en procure: puis-je l'emmener tant que je suis au service? Au
+point où nous en sommes, je dois me tenir prêt à donner ma démission et à
+trouver de l'argent.»
+
+L'idée de quitter le service l'amenait à envisager un côté secret de sa
+vie qu'il était seul à connaître.
+
+L'ambition avait été le rêve de son enfance et de sa jeunesse, rêve
+capable de balancer dans son coeur l'amour que lui inspirait Anna,
+quoiqu'il n'en convînt pas avec lui-même. Ses premiers pas dans la
+carrière militaire avaient été aussi heureux que ses débuts dans le
+monde; mais depuis deux ans il subissait les conséquences d'une insigne
+maladresse.
+
+Au lieu d'accepter un avancement qui lui fut proposé, il refusa, comptant
+sur ce refus pour se grandir et prouver son indépendance; il avait trop
+présumé du prix qu'on attachait à ses services, et depuis lors on ne
+s'était plus occupé de lui. Bon gré mal gré, il se voyait réduit à ce
+rôle d'homme indépendant, qui, ne demandant rien, ne peut trouver mauvais
+qu'on le laisse s'amuser en paix; en réalité, il ne s'amusait plus. Son
+indépendance lui pesait, et il commençait à craindre qu'on ne le tînt
+définitivement pour un brave et honnête garçon, uniquement destiné à
+s'occuper de ses plaisirs.
+
+Sa liaison avec Anna avait un moment calmé le ver rongeur de l'ambition
+déçue, en attirant sur lui l'attention générale, comme sur le héros d'un
+roman; mais le retour d'un ami d'enfance, le général Serpouhowskoï, venait
+de réveiller ses anciens sentiments.
+
+Le général avait été son camarade de classe, son rival d'études et
+d'exercices du corps, le compagnon de ses folies de jeunesse; il revenait
+couvert de gloire de l'Asie centrale, et, à peine rentré à Pétersbourg, on
+attendait sa nomination à un poste important; on le considérait comme un
+astre levant de premier ordre. Auprès de lui, Wronsky, libre, brillant,
+aimé d'une femme charmante, n'en faisait pas moins triste figure, comme
+simple capitaine de cavalerie auquel on permettait de rester indépendant
+tout à son aise.
+
+«Certainement, se disait-il, je ne porte pas envie à Serpouhowskoï, mais
+son avancement prouve qu'il suffit à un homme comme moi d'attendre son
+heure, pour faire rapidement carrière. Il y a de cela trois ans à peine,
+il était au même point que moi; si je quittais le service, je brûlerais
+mes vaisseaux; en y restant, je ne perds rien; ne m'a-t-elle pas dit
+elle-même qu'elle ne voulait pas changer sa situation? Et puis-je,
+possédant son amour, envier Serpouhowskoï?»
+
+Il frisa lentement le bout de sa moustache, se leva et se mit à marcher
+dans la chambre. Ses yeux brillaient, et il éprouvait le calme d'esprit
+qui succédait toujours chez lui au règlement de ses affaires; cette fois
+encore, tout était remis en bon ordre. Il se rasa, prit son bain froid,
+s'habilla, et s'apprêta à sortir.
+
+
+
+
+XXI
+
+
+«Je venais te chercher, dit Pétritzky en entrant dans la chambre. Ta
+lessive a duré longtemps aujourd'hui. Est-elle terminée?
+
+--Oui, dit Wronsky en souriant des yeux.
+
+--Quand tu sors de ces lessives, on dirait que tu sors du bain. Je viens
+de chez Gritzky (le colonel de leur régiment); on t'attend.»
+
+Wronsky regardait son camarade sans lui répondre, sa pensée était
+ailleurs.
+
+«Ah! c'est chez lui qu'est cette musique? dit-il en écoutant le son bien
+connu des polkas et des valses de la musique militaire, qui se faisait
+entendre dans le lointain. Quelle fête y a-t-il donc?
+
+--Serpouhowskoï est arrivé.
+
+--Ah! dit Wronsky, je ne savais pas». Et le sourire de ses yeux brilla
+plus vif.
+
+Il avait pris en lui-même le parti de sacrifier son ambition à son amour,
+et de se trouver heureux; donc, il ne pouvait en vouloir à Serpouhowskoï
+de ne pas être encore venu le voir.
+
+«J'en suis enchanté...»
+
+Le colonel Gritzky occupait une grande maison seigneuriale; quand Wronsky
+arriva, toute la société était réunie sur la terrasse du bas; les
+chanteurs du régiment, en sarraus d'été, se tenaient debout dans la
+cour, autour d'un petit tonneau d'eau-de-vie; sur la première marche
+de la terrasse, le colonel avec sa bonne figure réjouie, entouré de ses
+officiers, criait plus fort que la musique, qui jouait un quadrille
+d'Offenbach, et il donnait avec force gestes des ordres à un groupe
+de soldats. Ceux-ci, avec le vaguemestre et quelques sous-officiers,
+s'approchèrent du balcon en même temps que Wronsky.
+
+Le colonel, qui était retourné à table, reparut, un verre de champagne en
+main, et porta le toast suivant: «À la santé de notre ancien camarade le
+brave général prince Serpouhowskoï, hourra!»
+
+Serpouhowskoï parut le verre en main à la suite du colonel.
+
+«Tu rajeunis toujours, Bondarenko!» dit-il au vaguemestre, un beau garçon
+au teint fleuri.
+
+Wronsky n'avait pas revu Serpouhowskoï depuis trois ans; il le trouva
+toujours aussi beau, mais d'une beauté plus mâle; la régularité de ses
+traits frappait moins encore que la noblesse et la douceur de toute
+sa personne. Il remarqua en lui la transformation propre à ceux qui
+réussissent, et qui sentent leur succès; ce certain rayonnement intérieur
+lui était bien connu.
+
+Comme Serpouhowskoï descendait l'escalier, il aperçut Wronsky, et un
+sourire de contentement illumina son visage; il fit un signe de tête en
+levant son verre, pour indiquer par ce geste, en lui envoyant un salut
+affectueux, qu'il fallait trinquer avec le vaguemestre, raide comme un
+piquet, et tout prêt à recevoir l'accolade.
+
+«Te voilà donc, cria le colonel, et Yashvine qui prétendait que tu étais
+dans tes humeurs noires!»
+
+Serpouhowskoï, après avoir dûment embrassé trois fois le beau vaguemestre
+et s'être essuyé la bouche de son mouchoir, s'approcha de Wronsky.
+
+«Que je suis content de te voir! dit-il en lui serrant la main et en
+l'emmenant dans un coin.
+
+--Occupez-vous d'eux, cria le colonel à Yashvine, et il descendit vers le
+groupe de soldats.
+
+--Pourquoi n'es-tu pas venu hier aux courses? Je pensais t'y voir, dit
+Wronsky en examinant Serpouhowskoï.
+
+--J'y suis venu, mais trop tard. Pardon, dit-il en se tournant vers un
+aide de camp; distribuez cela de ma part, je vous prie.» Et il tira de son
+portefeuille trois billets de cent roubles.
+
+«Wronsky! veux-tu boire ou manger? demanda Yashvine. Hé! qu'on apporte
+quelque chose au comte! Bois ceci en attendant.»
+
+La fête se prolongea longtemps; on but beaucoup. On porta Serpouhowskoï
+en triomphe; puis ce fut le tour du colonel. Ensuite le colonel dansa
+lui-même une danse de caractère devant les chanteurs; après quoi, un
+peu las, il s'assit sur un banc dans la cour, et démontra à Yashvine la
+supériorité de la Russie sur la Prusse, notamment dans les charges de
+cavalerie, et la gaieté se calma un moment; Serpouhowskoï alla se laver
+les mains dans le cabinet de toilette, et y trouva Wronsky qui se versait
+de l'eau sur la tête; il avait ôté son uniforme d'été et s'arrosait
+le cou. Quand il eut fini ses ablutions, il vint s'asseoir près de
+Serpouhowskoï, et là sur un petit divan ils causèrent.
+
+«J'ai toujours su tout ce qui te concernait par ma femme, dit
+Serpouhowskoï; je suis content que tu la voies souvent.
+
+--C'est une amie de Waria, et ce sont les seules femmes de Pétersbourg
+que j'aie plaisir à voir, répondit Wronsky avec un sourire, prévoyant
+la tournure qu'allait prendre la conversation, et ne la trouvant pas
+désagréable.
+
+--Les seules? demanda Serpouhowskoï en souriant aussi.
+
+--Oui; moi aussi, je savais ce qui te concernait, mais ce n'était pas
+par ta femme seulement, dit Wronsky coupant court à toute allusion par
+l'expression sérieuse que prit son visage. J'ai été très heureux de tes
+succès, sans en être le moins du monde surpris. J'attendais plus encore.»
+
+Serpouhowskoï sourit; cette opinion le flattait, et il ne voyait pas de
+raison pour le dissimuler.
+
+«Moi, je n'espérais pas tant, à parler franchement; mais je suis content,
+très content; je suis ambitieux, c'est une faiblesse, je ne m'en cache pas.
+
+--Tu t'en cacherais peut-être si tu réussissais moins bien, dit Wronsky.
+
+--Je le crois; je n'irai pas jusqu'à dire que sans ambition il ne vaudrait
+pas la peine de vivre, mais la vie serait monotone; je me trompe peut-être,
+cependant il me semble que je possède les qualités nécessaires au genre
+d'activité que j'ai choisi, et que le pouvoir entre mes mains, quel qu'il
+soit, sera mieux placé qu'entre les mains de beaucoup d'autres à moi
+connus; par conséquent, plus j'approcherai du pouvoir, plus je serai
+content.
+
+--C'est peut-être vrai pour toi, mais pas pour tout le monde; moi
+aussi, j'ai pensé comme toi, et cependant je vis, et ne trouve plus que
+l'ambition soit le seul but de l'existence.
+
+--Nous y voilà, dit en riant Serpouhowskoï. Je commence par te dire que
+j'ai su l'affaire de ton refus, et je t'ai naturellement approuvé. Selon
+moi, tu as bien agi dans le fond, mais pas dans les conditions où tu
+devais le faire.
+
+--Ce qui est fait, est fait, et tu sais que je ne renie pas mes actions;
+d'ailleurs, je m'en trouve très bien.
+
+--Très bien, pour un temps. Tu ne t'en contenteras pas toujours. Ton
+frère, je ne dis pas, c'est un bon enfant comme notre hôte. L'entends-tu?
+ajouta-t-il en entendant des hourras prolongés dans le lointain. Mais cela
+ne peut te suffire à toi.
+
+--Je ne dis pas que cela me suffise.
+
+--Et puis, des hommes comme toi sont nécessaires.
+
+--À qui?
+
+--À qui? À la société, à la Russie. La Russie a besoin d'hommes, elle a
+besoin d'un parti: sinon tout ira à la diable.
+
+--Qu'entends-tu par là? Le parti de Bertenef contre les communistes russes?
+
+--Non, dit Serpouhowskoï avec une grimace, à l'idée qu'on pût le
+soupçonner d'une semblable bêtise. Tout cela, _c'est une blague_[11]: ce
+qui a toujours été sera toujours. Il n'y a pas de communistes, mais des
+gens qui ont besoin d'inventer un parti dangereux quelconque, par esprit
+d'intrigue. C'est le vieux jeu. Ce qu'il faut, c'est un groupe puissant
+d'hommes indépendants comme toi et moi.
+
+--Pourquoi cela?--Wronsky nomma quelques personnalités influentes;--ceux-là
+ne sont cependant pas indépendants.
+
+--Ils ne le sont pas, uniquement parce que de naissance ils n'ont pas eu
+d'indépendance matérielle, de nom, qu'ils n'ont pas, comme nous, vécu
+près du soleil. L'argent ou les honneurs peuvent les acheter, et pour
+se maintenir il leur faut suivre une direction à laquelle eux-mêmes
+n'attachent parfois aucun sens, qui peut être mauvaise, mais dont le but
+est de leur assurer une position officielle et certains appointements.
+_Cela n'est pas plus fin que cela_,[11] quand on regarde dans leur jeu. Je
+suis peut-être pire, ou plus bête qu'eux, ce qui n'est pas certain, mais
+en tout cas j'ai comme toi l'avantage important d'être plus difficile à
+acheter. Plus que jamais, les hommes de cette trempe-là sont nécessaires.»
+
+[Note 11: En français dans le texte.]
+
+Wronsky l'écoutait attentivement, moins à cause de ses paroles que parce
+qu'il comprenait la portée des vues de son ami; tandis que lui-même ne
+tenait encore qu'aux intérêts de son escadron, Serpouhowskoï envisageait
+déjà la lutte avec le pouvoir, et se créait un parti dans les sphères
+officielles. Et quelle force n'acquerrait-il pas avec sa puissance de
+réflexion et d'assimilation, et cette facilité de parole, si rare dans son
+milieu?
+
+Quelque honte qu'il en éprouvât, Wronsky se surprit un mouvement d'envie.
+
+«Il me manque une qualité essentielle pour parvenir, répondit-il: l'amour
+du pouvoir. Je l'ai eu, et l'ai perdu.
+
+--Je n'en crois rien, dit en souriant le général.
+
+--C'est pourtant vrai, «maintenant» surtout, pour être absolument sincère.
+
+--«Maintenant», peut-être, mais cela ne durera pas toujours.
+
+--Cela se peut.
+
+--Tu dis «cela se peut», et moi je dis «certainement non», continua
+Serpouhowskoï, comme s'il eût deviné sa pensée. C'est pourquoi je tenais à
+causer avec toi. J'admets ton premier refus, mais je te demande pour
+l'avenir _carte blanche_. Je ne joue pas au protecteur avec toi, et
+cependant pourquoi ne le ferais-je pas: n'as-tu pas été souvent le mien?
+Notre amitié est au-dessus de cela. Oui, donne-moi _carte blanche_, et je
+t'entraînerai sans que cela y paraisse.
+
+--Comprends donc que je ne demande rien, dit Wronsky, si ce n'est que le
+présent subsiste.»
+
+Serpouhowskoï se leva,, et se plaçant devant lui: «Je te comprends, mais
+écoute-moi: nous sommes contemporains, peut-être as-tu connu plus de
+femmes que moi (son sourire et son geste rassurèrent Wronsky sur la
+délicatesse qu'il mettrait à toucher l'endroit sensible), mais je suis
+marié, et, comme a dit je ne sais qui, celui qui n'a connu que sa femme et
+l'a aimée, en sait plus long sur la femme que celui qui en a connu mille...
+
+--Nous venons, cria Wronsky à un officier qui s'était montré à la porte
+pour les appeler de la part du colonel. Il était curieux de voir où
+Serpoulowskoï voulait en venir.
+
+--La femme, selon moi, est la pierre d'achoppement de la carrière d'un
+homme. Il est difficile d'aimer une femme et de rien faire de bon, et
+la seule façon de ne pas être réduit à l'inaction par l'amour, c'est de
+se marier. Comment t'expliquer cela, continua Serpouhowskoï que les
+comparaisons amusaient? Suppose que tu portes un fardeau: tant qu'on ne te
+l'aura pas lié sur le dos, tes mains ne te serviront à rien. C'est là ce
+que j'ai éprouvé en me mariant; mes mains sont tout à coup devenues libres;
+mais traîner ce fardeau sans le mariage, c'est se rendre incapable de
+toute action. Regarde Masonkof, Kroupof... Grâce aux femmes, ils ont perdu
+leur carrière!
+
+--Mais quelles femmes! dit Wronsky en pensant à l'actrice et à la
+Française auxquelles ces deux hommes étaient enchaînés.
+
+--Plus la position sociale de la femme est élevée, plus la difficulté est
+grande: ce n'est plus alors se charger d'un fardeau, c'est l'arracher à
+quelqu'un.
+
+--Tu n'as jamais aimé, murmura Wronsky en regardant devant lui et songeant
+à Anna.
+
+--Peut-être, mais pense à ce que je t'ai dit, et n'oublie pas ceci: Les
+femmes sont toutes plus matérielles que les hommes; nous avons de l'amour
+une conception grandiose, elles restent toujours terre à terre....--Tout
+de suite,--dit-il à un domestique qui entrait dans la chambre; mais
+celui-ci ne venait pas les chercher, il apportait un billet à Wronsky.
+
+--De la princesse Tverskoï.»
+
+Wronsky décacheta le billet et devint tout rouge.
+
+«J'ai mal à la tête et je rentre chez moi, dit-il à Serpouhowskoï.
+
+--Alors adieu, tu me donnes _carte blanche_, nous en reparlerons; je te
+trouverai à Pétersbourg.»
+
+
+
+
+XXII
+
+
+Il était cinq heures passées. Pour ne pas manquer au rendez-vous, et
+surtout pour ne pas s'y rendre avec ses chevaux que tout le monde
+connaissait, Wronsky prit la voiture d'isvostchik de Yashvine et ordonna
+au cocher de marcher bon train; c'était une vieille voiture à quatre
+places; il s'y installa dans un coin, et étendit ses jambes sur la
+banquette.
+
+L'ordre rétabli dans ses affaires, l'amitié de Serpouhowskoï et les
+paroles flatteuses par lesquelles celui-ci lui avait affirmé qu'il était
+un homme nécessaire, enfin l'attente d'une entrevue avec Anna, lui
+donnaient une joie de vivre si exubérante qu'un sourire lui vint aux
+lèvres; il passa la main sur la contusion de la veille, et respira à
+pleins poumons.
+
+«Qu'il fait bon vivre», se dit-il en se rejetant au fond de la voiture,
+les jambes croisées. Jamais il n'avait éprouvé si vivement cette plénitude
+de vie, qui lui rendait même agréable la légère douleur qu'il ressentait
+de sa chute.
+
+Cette froide et claire journée d'août, dont Anna avait été si péniblement
+impressionnée, le stimulait, l'excitait.
+
+Ce qu'il apercevait aux dernières clartés du jour, dans cette atmosphère
+pure, lui paraissait frais, joyeux et sain comme lui-même. Les toits des
+maisons que doraient les rayons du soleil couchant, les contours des
+palissades bordant la route, les maisons se dessinant en vifs reliefs, les
+rares passants, la verdure des arbres et du gazon, qu'aucun souffle de
+vent n'agitait, les champs avec leurs sillons de pommes de terre, où se
+projetaient des ombres obliques: tout semblait composer un joli paysage
+fraîchement verni.
+
+«Plus vite, plus vite,» dit-il au cocher en lui glissant par la glace de
+la voiture un billet de trois roubles. L'isvostchik raffermit de la main
+la lanterne de la voiture, fouetta ses chevaux, et l'équipage roula
+rapidement sur la chaussée unie.
+
+«Il ne me faut rien, rien que ce bonheur!» pensa-t-il en fixant les yeux
+sur le bouton de la sonnette, placé entre les deux glaces de la voiture;
+et il se représenta Anna telle qu'il l'avait vue la dernière fois. «Plus
+je vais, plus je l'aime!.. Et voilà le jardin de la villa Wrede. Où
+peut-elle bien être? Pourquoi m'a-t-elle écrit un mot sur la lettre de
+Betsy?» C'était la première fois qu'il y songeait; mais il n'avait pas
+le temps de réfléchir. Il arrêta le cocher avant d'atteindre l'avenue,
+descendit tandis que la voiture marchait encore, et entra dans l'allée qui
+menait à la maison: il n'y vit personne; mais en regardant à droite dans
+le parc, il aperçut Anna, le visage couvert d'un voile épais; il la
+reconnut à sa démarche, à la forme de ses épaules, à l'attache de sa tête,
+et sentit comme un courant électrique. Sa joie de vivre se communiquait à
+ses mouvements et à sa respiration.
+
+Quand ils furent près l'un de l'autre, elle lui prit vivement la main:
+
+«Tu ne m'en veux pas de t'avoir fait venir? J'ai absolument besoin de
+te voir,--dit-elle, et le pli sévère de sa lèvre sous son voile changea
+subitement la disposition joyeuse de Wronsky.
+
+--Moi, t'en vouloir? mais comment et pourquoi es-tu ici?
+
+--Peu importe, dit-elle en passant le bras sous celui de Wronsky; viens,
+il faut que je te parle.»
+
+Il comprit qu'un nouvel incident était survenu, et que leur entretien
+n'aurait rien de doux; aussi fut-il gagné par l'agitation d'Anna sans en
+connaître la cause.
+
+«Qu'y a-t-il?» demanda-t-il en lui serrant le bras et cherchant à lire sur
+son visage.
+
+Elle fit quelques pas en silence pour reprendre haleine, et s'arrêta tout
+à coup.
+
+«Je ne t'ai pas dit hier, commença-t-elle en respirant avec effort et
+parlant rapidement, qu'en rentrant des courses avec Alexis Alexandrovitch,
+je lui ai tout avoué..., je lui ai dit que je ne pouvais plus être sa
+femme,.... enfin tout.»
+
+Il l'écoutait, penché vers elle, comme s'il eût voulu adoucir l'amertume
+de cette confidence; mais aussitôt qu'elle eut parlé, il se redressa et
+son visage prit une expression fière et sévère.
+
+«Oui, oui, cela valait mille fois mieux. Je comprends ce que tu as dû
+souffrir!» Mais elle n'écoutait pas et cherchait à deviner les pensées
+de son amant; pouvait-elle imaginer que l'expression de ses traits se
+rapportât à la première idée que lui avait suggérée le récit qu'il venait
+d'entendre; au duel, qu'il croyait dorénavant inévitable! jamais Anna
+n'y avait songé, et l'interprétation qu'elle donna au changement de
+physionomie de Wronsky fut très différente.
+
+Depuis la lettre de son mari, elle sentait au fond de l'âme que tout
+resterait comme par le passé, qu'elle n'aurait pas la force de sacrifier
+sa position dans le monde, ni son fils, à son amant. La matinée passée
+chez la princesse Tverskoï l'avait confirmée dans cette conviction;
+néanmoins elle attachait une grande importance à son entrevue avec Wronsky,
+elle espérait que leur situation respective en serait changée. Si dès le
+premier moment il avait dit sans hésitation: «Quitte tout et viens avec
+moi», elle aurait même abandonné son fils; mais il n'eut aucun mouvement
+de ce genre, et lui sembla plutôt blessé et mécontent.
+
+«Je n'ai pas souffert, cela s'est fait de soi-même, dit-elle avec une
+certaine irritation, et voilà.....» Elle retira de son gant la lettre de
+son mari.
+
+«Je comprends, je comprends, interrompit Wronsky en prenant la lettre
+sans la lire, et en cherchant à calmer Anna. Je ne désirais que cette
+explication pour consacrer entièrement ma vie à ton bonheur.
+
+--Pourquoi me dis-tu cela? puis-je en douter? dit-elle. Si j'en
+doutais.......
+
+--Qui vient là? dit tout à coup Wronsky en désignant deux dames qui
+venaient à leur rencontre. Peut-être nous connaissent-elles...» Et il
+entraîna précipitamment Anna dans une allée de côté.
+
+«Cela m'est si indifférent!--dit celle-ci; ses lèvres tremblaient, et il
+sembla à Wronsky qu'elle le regardait sous son voile avec une expression
+de haine étrange.--Je le répète: dans toute cette affaire, je ne doute pas
+de toi; mais lis ce qu'il m'écrit.» Et elle s'arrêta de nouveau.
+
+Wronsky, tout en lisant la lettre, s'abandonna involontairement, comme il
+l'avait fait tout à l'heure en apprenant la rupture d'Anna avec son mari,
+à l'impression qu'éveillait en lui la pensée de ses rapports avec ce mari
+offensé; malgré lui il se représentait la provocation qu'il recevrait
+le lendemain, le duel, le moment où, toujours calme et froid, il serait
+en face de son adversaire, et, après avoir déchargé son arme en l'air,
+attendrait que celui-ci tirât sur lui;... et les paroles de Serpouhowskoï
+lui traversèrent l'esprit: «Mieux vaut ne pas s'enchaîner.» Comment faire
+entendre cela à Anna?
+
+Après avoir lu la lettre, il leva sur son amie un regard qui manquait de
+décision; elle comprit qu'il avait réfléchi, et que, quelque chose qu'il
+dît, ce ne serait pas le fond de sa pensée. Il ne répondait pas à ce
+qu'elle avait attendu de lui; son dernier espoir s'évanouissait.
+
+«Tu vois quel homme cela fait? dit-elle d'une voix tremblante.
+
+--Pardonne-moi, interrompit Wronsky, mais je n'en suis pas fâché... Pour
+Dieu, laisse-moi achever, ajouta-t-il en la suppliant du regard de lui
+donner le temps d'expliquer sa pensée. Je n'en suis pas fâché parce qu'il
+est impossible d'en rester là, comme il le suppose.
+
+--Pourquoi cela?» demanda Anna d'une voix altérée, n'attachant plus aucun
+sens à ses paroles, car elle sentait son sort décidé.
+
+Wronsky voulait dire qu'après le duel, qu'il jugeait inévitable, cette
+situation changerait forcément, mais il dit tout autre chose:
+
+«Cela ne peut durer ainsi. J'espère maintenant que tu le quitteras, et que
+tu me permettras--ici il rougit et se troubla--de songer à l'organisation
+de notre vie commune; demain......»
+
+Elle ne le laissa pas achever:
+
+«Et mon fils? Tu vois ce qu'il écrit: il faudrait le quitter. Je ne le
+puis, ni ne le veux.
+
+--Mais, au nom du ciel, vaut-il mieux ne pas quitter ton fils, et
+continuer cette existence humiliante?
+
+--Pour qui est-elle humiliante?
+
+--Pour tous, mais pour toi surtout.
+
+--Humiliante! ne dis pas cela, ce mot n'a pas de sens pour moi,
+murmura-t-elle d'une voix tremblante. Comprends donc que, du jour où je
+t'ai aimé, tout dans la vie s'est transformé pour moi: rien n'existe à mes
+yeux en dehors de ton amour; s'il m'appartient toujours, je me sens à une
+hauteur où rien ne peut m'atteindre. Je suis fière de ma situation parce
+que... je suis fière.....» Elle n'acheva pas, des larmes de honte et de
+désespoir étouffaient sa voix. Elle s'arrêta en sanglotant.
+
+Lui aussi sentit quelque chose le prendre au gosier, et pour la
+première fois de sa vie il se vit prêt à pleurer, sans savoir ce qui
+l'attendrissait le plus: sa pitié pour celle qu'il était impuissant à
+aider et dont il avait causé le malheur, ou le sentiment d'avoir commis
+une mauvaise action.
+
+«Un divorce serait-il donc impossible?» dit-il doucement. Elle secoua la
+tête sans répondre. «Ne pourrais-tu le quitter en emmenant l'enfant?
+
+--Oui, mais tout dépend de lui maintenant; il faut que j'aille le
+rejoindre», dit-elle sèchement; son pressentiment s'était vérifié: tout
+restait comme par le passé.
+
+«Je serai mardi à Pétersbourg et nous déciderons.
+
+--Oui, répondit-elle, mais ne parlons plus de tout cela.»
+
+La voiture d'Anna, qu'elle avait renvoyée avec l'ordre de venir la
+reprendre à la grille du jardin Wrede, approchait.
+
+Anna dit adieu à Wronsky et partit.
+
+
+
+
+XXIII
+
+
+La commission du 2 juin siégeait généralement le lundi. Alexis
+Alexandrovitch entra dans la salle, salua, comme d'ordinaire, le président
+et les membres de la commission, et s'assit à sa place, posant la main
+sur les papiers préparés devant lui, parmi lesquels se trouvaient ses
+documents particuliers et ses notes sur la proposition qu'il comptait
+soumettre à ses collègues. Au reste, les notes était superflues, car non
+seulement rien ne lui échappait de ce qu'il avait préparé, mais il se
+croyait encore tenu de repasser au dernier moment dans sa mémoire les
+sujets qu'il voulait traiter. Il savait d'ailleurs que l'instant venu,
+lorsqu'il se verrait en face de son adversaire qui chercherait à prendre
+une physionomie indifférente, la parole lui viendrait d'elle-même, avec
+toute la netteté nécessaire, et que chaque mot porterait. En attendant, il
+écoutait la lecture du rapport habituel de l'air le plus innocent, le plus
+inoffensif. Personne n'aurait pensé, en voyant cet homme à la tête penchée,
+à l'aspect fatigué, palpant doucement de ses mains blanches, aux veines
+légèrement gonflées, aux doigts longs et maigres, les bords du papier
+blanc posé devant lui, que, quelques minutes après, ce même homme allait
+prononcer un discours qui soulèverait une véritable tempête, obligerait
+les membres de la commission à crier plus fort les uns que les autres, en
+s'interrompant mutuellement, et forcerait le président à les rappeler à
+l'ordre. Quand le rapport fut terminé, Alexis Alexandrovitch, d'une voix
+faible, déclara qu'il avait quelques observations à présenter au sujet
+de la question à l'ordre du jour. L'attention générale se porta sur lui.
+Alexis Alexandrovitch éclaircit sa voix, toussa légèrement, et, sans
+regarder son adversaire, comme il le faisait toujours quand il débitait un
+discours, s'adressa au premier venu, assis devant lui, qui se trouva être
+un petit vieillard modeste, sans la moindre importance dans la commission.
+Quand il en vint au point capital, aux lois organiques, son adversaire
+sauta de son siège et lui répondit; Strémof, qui faisait aussi partie de
+la commission et qu'il piquait au vif, se défendit également. La séance
+fut des plus orageuses; mais Alexis Alexandrovitch triompha, et sa
+proposition fut acceptée; on nomma trois nouvelles commissions, et le
+lendemain, dans certain milieu pétersbourgeois, il ne fut question que
+de cette séance. Le succès d'Alexis Alexandrovitch dépassa même son
+attente.
+
+Le lendemain matin, le mardi, Karénine, en s'éveillant, se rappela avec
+plaisir son triomphe de la veille, et ne put réprimer un sourire, malgré
+son désir de paraître indifférent, quand son chef de cabinet, pour lui
+être agréable, lui parla des rumeurs qu'excitait la réunion de la veille.
+
+Alexis Alexandrovitch, absorbé par le travail, oublia complètement que
+ce mardi était le jour fixé pour le retour de sa femme; aussi fut-il
+désagréablement impressionné quand un domestique vint lui annoncer qu'elle
+était arrivée.
+
+Anna était rentrée à Pétersbourg le matin de bonne heure; son mari ne
+l'ignorait pas, puisqu'elle avait demandé une voiture par dépêche; mais il
+ne vint pas la recevoir, et elle fut prévenue qu'il était occupé avec son
+chef de cabinet. Après l'avoir fait avertir de son retour, Anna alla
+dans son appartement, et y fit déballer ses effets, attendant toujours
+qu'Alexis Alexandrovitch parût; mais une heure se passa, et il ne parut
+pas; sous prétexte d'ordres à donner, elle entra dans la salle à manger,
+parla au domestique à voix haute, avec intention, toujours sans succès;
+elle entendit son mari reconduire jusqu'à la porte son chef de cabinet;
+d'habitude, il sortait après cette conférence, elle le savait et voulait
+absolument le voir pour régler leurs rapports futurs; il fallut se décider
+à entrer dans le cabinet de travail d'Alexis Alexandrovitch. Celui-ci en
+uniforme, prêt à sortir, était accoudé à une petite table et regardait
+tristement devant lui. Anna le vit avant qu'il l'aperçût, et comprit qu'il
+pensait à elle. Karénine, à sa vue, voulut se lever, hésita, rougit, ce
+qui ne lui arrivait guère, puis, se levant enfin brusquement, il fit
+quelques pas vers elle, en fixant les yeux sur son front et sa coiffure,
+pour éviter son regard. Quand il fut près de sa femme, il lui prit la main
+et l'invita à s'asseoir.
+
+«Je suis très content de vous savoir rentrée,» dit-il en s'asseyant près
+d'elle avec le désir évident de parler, mais en s'arrêtant chaque fois
+qu'il ouvrait la bouche. Quoique préparée à cette entrevue, et disposée à
+l'accuser et à le mépriser, Anna ne trouvait rien à dire et avait pitié de
+lui. Leur silence se prolongea assez longtemps.
+
+«Serge va bien?--dit-il enfin; et, sans attendre de réponse, il ajouta:
+--Je ne dînerai pas à la maison: il faut que je sorte tout de suite.
+
+--Je voulais partir pour Moscou, dit Anna.
+
+--Non, vous avez très, très bien fait de rentrer,» répondit-il. Et le
+silence recommença.
+
+Le voyant incapable d'aborder la question, Anna prit la parole elle-même.
+
+«Alexis Alexandrovitch, dit-elle en le regardant sans baisser les yeux
+sous ce regard fixé sur sa coiffure. Je suis une femme mauvaise et
+coupable; mais je reste ce que j'étais, ce que je vous ai avoué être,
+et je suis venue vous dire que je ne pouvais changer.
+
+--Je ne vous demande pas cela,--répondit-il aussitôt d'un ton décidé, la
+colère lui rendant toutes ses facultés et, cette fois, regardant Anna en
+face, avec une expression de haine:--Je le supposais, mais ainsi que je
+vous l'ait dit et écrit, continua-t-il d'une voix brève et perçante, ainsi
+que je vous le répète encore, je ne suis pas tenu de le savoir, je veux
+l'ignorer; toutes les femmes n'ont pas comme vous la bonté de se hâter
+de donner à leurs maris cette agréable nouvelle. (Il insista sur le mot
+«agréable».) J'ignore tout tant que le monde n'en sera pas averti, ni mon
+nom déshonoré. C'est pourquoi je vous préviens que nos relations doivent
+rester ce qu'elles ont toujours été; je ne chercherai à mettre mon honneur
+à l'abri que dans le cas où vous vous compromettriez.
+
+--Mais nos relations ne peuvent rester ce qu'elles étaient,» dit Anna
+timidement en le regardant avec frayeur.
+
+En le retrouvant avec ses gestes calmes, sa voix railleuse, aiguë et un
+peu enfantine, toute la pitié qu'elle avait d'abord éprouvée disparut
+devant la répulsion qu'il lui inspirait; elle n'eut qu'une crainte, celle
+de ne pas s'expliquer d'une façon assez précise sur ce que devaient être
+leurs relations.
+
+«Je ne puis être votre femme, quand je....»
+
+Karénine eut un rire froid et mauvais.
+
+«Le genre de vie qu'il vous a plu de choisir se reflète jusque dans votre
+manière de comprendre, mais je méprise et respecte trop, je veux dire
+que je respecte trop votre passé et méprise trop le présent pour que mes
+paroles prêtent à l'interprétation que vous leur donnez.»
+
+Anna soupira et baissa la tête.
+
+«Au reste, continua-t-il en s'échauffant, j'ai peine à comprendre que,
+n'ayant rien trouvé de blâmable à prévenir votre mari de votre infidélité,
+vous ayez des scrupules sur l'accomplissement de vos devoirs d'épouse.
+
+--Alexis Alexandrovitch, qu'exigez-vous de moi?
+
+--J'exige de ne jamais rencontrer cet homme. J'exige que vous vous
+comportiez de telle sorte que _ni le monde ni nos gens_ ne puissent vous
+accuser; j'exige, en un mot, que vous ne le receviez plus. Il me semble
+que ce n'est pas beaucoup demander. Je n'ai rien de plus à vous dire; je
+dois sortir et ne dînerai pas à la maison.»
+
+Il se leva et se dirigea vers la porte. Anna se leva aussi; il la salua
+sans parler, et la laissa sortir la première.
+
+
+
+
+XXIV
+
+
+Jamais, malgré l'abondance de la récolte, Levine n'éprouva autant de
+déboires que cette année et ne constata plus clairement ses mauvais
+rapports avec les paysans. Lui-même n'envisageait plus ses affaires au
+même point de vue, et n'y prenait plus le même intérêt. De toutes les
+améliorations introduites par lui avec tant de peine, il ne résultait
+qu'une lutte incessante, dans laquelle lui, le maître, défendait son bien,
+tandis que les ouvriers défendaient leur travail. Combien de fois n'eut-il
+pas à le remarquer cet été? Tantôt c'était le trèfle réservé pour les
+semences qu'on lui fauchait comme fourrage prétextant un ordre de
+l'intendant, mais uniquement parce que ce trèfle semblait plus facile
+à faucher; le lendemain, c'était une nouvelle machine à faner qu'on
+brisait, parce que celui qui la conduisait trouvait ennuyeux de sentir une
+paire d'ailes battre au-dessus de sa tête. Puis c'étaient les charrues
+perfectionnées qu'on ne se décidait pas à employer, les chevaux qu'on
+laissait paître un champ de froment, parce qu'au lieu de les veiller la
+nuit on dormait autour du feu allumé dans la prairie; enfin trois belles
+génisses, oubliées sur le regain de trèfle, moururent et jamais il ne fut
+possible de convaincre le berger que le trèfle en était cause. On consola
+le maître en lui racontant que douze vaches avaient péri en trois jours
+chez le voisin.
+
+Levine n'attribuait pas ces ennuis à des rancunes personnelles de la
+part des paysans; il constatait seulement avec chagrin que ses intérêts
+resteraient forcément opposés à ceux des travailleurs.
+
+Depuis longtemps il sentait sa barque sombrer, sans qu'il s'expliquât
+comment l'eau y pénétrait; il avait cherché à se faire illusion, mais
+maintenant le découragement l'envahissait; la campagne lui devenait
+antipathique, il n'avait plus goût à rien.
+
+La présence de Kitty dans le voisinage aggravait ce malaise moral; il
+aurait voulu la voir, et ne pouvait se résoudre à aller chez sa soeur.
+Quoiqu'il eût senti en la revoyant sur la grand'route qu'il l'aimait
+toujours, le refus de la jeune fille mettait entre eux une barrière
+infranchissable. «Je ne saurais lui pardonner de m'accepter parce qu'elle
+n'a pas réussi à en épouser un autre», se disait-il, et cette pensée la
+lui rendait presque odieuse. «Ah! si Daria Alexandrovna ne m'avait pas
+parlé....., j'aurais pu la rencontrer par hasard, et tout se serait
+peut-être arrangé, mais désormais c'est impossible,..... impossible!»
+
+Dolly lui écrivit un jour pour lui demander une selle de dame pour Kitty,
+l'invitant à l'apporter lui-même. Ce fut le coup de grâce; comment une
+femme de sentiments délicats pouvait-elle ainsi abaisser sa soeur?
+
+Il déchira successivement dix réponses.
+
+Il ne pouvait venir et ne pouvait pas davantage se retrancher derrière
+des empêchements invraisemblables, ou, qui pis est, prétexter un départ.
+Il envoya donc la selle sans un mot de réponse, et le lendemain, sentant
+qu'il avait commis une grossièreté, il partit pour faire une visite
+lointaine, laissant son intendant chargé des affaires qui lui étaient
+devenues si pesantes. Swiagesky, un de ses amis, lui avait récemment
+rappelé sa promesse de venir chasser la bécasse; jusqu'ici, au milieu des
+occupations qui le retenaient, cette chasse, qui le tentait beaucoup,
+n'avait pu lui faire entreprendre ce petit voyage. Maintenant il fut
+content de s'éloigner de la maison, du voisinage des Cherbatzky, et
+d'aller chasser, remède auquel il avait recours dans ses jours de
+tristesse.
+
+
+
+
+XXV
+
+
+Il n'y avait dans le district de Sourof ni chemins de fer ni routes
+postales, et Levine partit en tarantass avec ses chevaux. À mi-chemin,
+il fit halte chez un riche paysan; celui-ci, un vieillard chauve, bien
+conservé, avec une grande barbe rousse grisonnant près des joues, ouvrit
+la porte cochère en se serrant contre le mur pour faire place à la troïka;
+il pria Levine d'entrer dans la maison.
+
+Une jeune femme proprement vêtue, des galoches à ses pieds nus, lavait le
+plancher à l'entrée de l'izba; elle s'effraya en apercevant le chien de
+Levine et poussa un cri, mais elle se rassura quand on lui dit qu'il ne
+mordait pas. De son bras à la manche retroussée elle indiqua la porte de
+la chambre d'honneur, et cacha son visage en se remettant à laver, courbée
+en deux.
+
+«Vous faut-il le samovar?
+
+--Oui, je te prie.»
+
+Dans la grande chambre, chauffée par un poêle hollandais, et divisée en
+deux par une cloison, se trouvaient en fait de meubles: une table ornée
+de dessins coloriés, au-dessus de laquelle étaient suspendues les images
+saintes, un banc, deux chaises, et près de la porte une petite armoire
+contenant la vaisselle. Les volets, soigneusement fermés, ne laissaient
+pas pénétrer de mouches, et tout était si propre, que Levine fit coucher
+Laska dans un coin près de la porte, de crainte qu'elle ne salît le
+plancher, après les nombreux bains qu'elle avait pris dans toutes les
+mares de la route.
+
+«Bien sûr, vous allez chez Nicolas Ivanitch Swiagesky, dit le vieux paysan
+en s'approchant de Levine, lorsque celui-ci sortit de la chambre pour
+examiner la cour et les dépendances. Il s'arrête aussi chez nous en
+passant.»
+
+Pendant qu'il parlait, la porte cochère cria une seconde fois sur ses
+gonds, et des ouvriers entrèrent dans la cour, revenant des champs avec
+les herses et les charrues.
+
+Le vieillard quitta Levine, s'approcha des chevaux, vigoureux et bien
+nourris, et aida à dételer.
+
+«Qu'a-t-on labouré?
+
+--Les champs de pommes de terre. Hé! Fédor, laisse là ton cheval près de
+l'abreuvoir, tu en attelleras un autre.»
+
+La belle jeune femme en galoches rentra en ce moment dans la maison avec
+deux seaux pleins d'eau, et d'autres femmes, jeunes, belles, laides ou
+vieilles, avec ou sans enfants, apparurent.
+
+Le samovar se mit à chanter; les ouvriers, ayant dételé leurs chevaux,
+allèrent dîner, et Levine, faisant retirer ses provisions de la calèche,
+invita le vieillard à prendre le thé. Le paysan, visiblement flatté,
+accepta, tout en se défendant.
+
+Levine, en buvant le thé, le fit jaser.
+
+Dix ans auparavant ce paysan avait pris en ferme d'une dame 120 déciatines,
+et l'année précédente les avait achetées; il louait en même temps 300
+déciatines à un autre voisin: une portion de cette terre était sous-louée;
+le reste, une quarantaine de déciatines, était exploité par lui avec ses
+enfants et deux ouvriers.
+
+Le vieux se lamentait, assurait que tout allait mal, mais c'était par
+convenance, car il cachait difficilement l'orgueil que lui inspiraient
+son bien-être, ses beaux enfants, son bétail et, par-dessus tout, la
+prospérité de son exploitation. Dans le courant de la conversation il
+prouva qu'il ne repoussait pas les innovations, cultivait les pommes de
+terre en grand, labourait avec des charrues, qu'il nommait «charrues de
+propriétaire», semait du froment et le sarclait, ce que Levine n'avait
+jamais pu obtenir chez lui.
+
+«Cela occupe les femmes, dit-il.
+
+--Eh bien, nous autres propriétaires n'en venons pas à bout.
+
+--Comment peut-on mener les choses à bien avec des ouvriers? c'est la
+ruine. Voilà Swiagesky par exemple, dont nous connaissons bien la terre:
+faute de surveillance, il est rare que sa récolte soit bonne.
+
+--Mais comment fais-tu, toi, avec tes ouvriers?
+
+--Oh! nous sommes entre paysans; nous travaillons nous-mêmes, et si
+l'ouvrier est mauvais, il est vite chassé: on s'arrange toujours avec les
+siens.
+
+--Père, on demande du goudron», vint dire à la porte la jeune femme aux
+galoches.
+
+Le vieux se leva, remercia Levine, et, après s'être longuement signé
+devant les saintes images, il sortit.
+
+Lorsque Levine entra dans la chambre commune pour appeler son cocher, il
+vit toute la famille à table; les femmes servaient debout. Un grand beau
+garçon, la bouche pleine, racontait une histoire qui faisait rire tout le
+monde, mais principalement la jeune femme, occupée à remplir de soupe une
+grande écuelle où chacun puisait.
+
+Levine emporta de cet intérieur de paysans aisés une impression douce et
+durable, qu'il garda pendant le reste de son voyage.
+
+
+
+
+XXVI
+
+
+Swiagesky était maréchal de son district; plus âgé que Levine de cinq
+ans, il était marié depuis longtemps; sa belle-soeur, une jeune fille très
+sympathique, vivait chez lui, et Levine savait, comme les jeunes gens à
+marier savent ces choses-là, qu'on désirait la lui voir épouser. Quoiqu'il
+songeât au mariage, et qu'il fût persuadé que cette aimable personne
+ferait une charmante femme, il aurait trouvé aussi vraisemblable de voler
+dans les airs que de l'épouser. La crainte d'être pris pour un prétendant
+lui gâtait le plaisir qu'il se proposait de sa visite, et l'avait fait
+réfléchir en recevant l'invitation de son ami.
+
+Swiagesky était un type intéressant de propriétaire adonné aux affaires du
+pays; mais il y avait peu de rapports entre les opinions qu'il professait
+et sa façon de vivre et d'agir. Il méprisait la noblesse, qu'il accusait
+d'être hostile à l'émancipation, traitait la Russie de pays pourri, dont
+le détestable gouvernement ne valait guère mieux que celui de la Turquie;
+et cependant il avait accepté la charge de maréchal de district, charge
+dont il s'acquittait consciencieusement; jamais il ne voyageait sans
+arborer la casquette officielle, bordée de rouge et ornée d'une cocarde.
+Le paysan russe représentait pour lui un intermédiaire entre l'homme et
+le singe, mais c'était aux paysans qu'il serrait de préférence la main
+pendant les élections, et eux qu'il écoutait avec le plus d'attention.
+Il ne croyait ni à Dieu ni au diable, mais se préoccupait beaucoup
+d'améliorer le sort du clergé, et tenait à garder l'église paroissiale
+dans sa terre. Dans la question de l'émancipation des femmes, il se
+prononçait pour les théories les plus radicales, mais, vivant en parfaite
+harmonie avec sa femme, il ne lui laissait aucune initiative, et ne
+lui confiait d'autre soin que celui d'organiser aussi agréablement que
+possible leur vie commune sous sa propre direction. Il affirmait qu'on ne
+pouvait vivre qu'à l'étranger, mais il avait en Russie des terres qu'il
+exploitait par les procédés les plus perfectionnés, et il suivait
+soigneusement les progrès qui s'accomplissaient dans le pays.
+
+Malgré ces contradictions, Levine essayait de le comprendre, le
+considérant comme une énigme vivante, et grâce à leurs relations amicales
+il cherchait à dépasser ce qu'il appelait le «seuil» de cet esprit.
+
+La chasse à laquelle son hôte l'emmena fut médiocre; les marais étaient à
+sec, et les bécasses rares; Levine marcha toute la journée pour rapporter
+trois pièces; en revanche, il revint avec un excellent appétit, une
+humeur parfaite, et une certaine excitation intellectuelle, qui résultait
+toujours pour lui d'un exercice physique violent.
+
+Le soir, auprès de la table à thé, Levine se trouva assis près de la
+maîtresse de la maison, une blonde de taille moyenne, au visage rond
+embelli de jolies fossettes. Obligé de causer avec elle et sa soeur placée
+en face de lui, il se sentait troublé par le voisinage de cette jeune
+fille, dont la robe, ouverte en coeur, semblait avoir été revêtue à
+son intention. Cette toilette, découvrant une poitrine blanche, le
+déconcertait; il n'osait tourner la tête de ce côté, rougissait, se
+sentait mal à l'aise, et sa gêne se communiquait à la jolie belle-soeur.
+La maîtresse de la maison avait l'air de ne rien remarquer, et soutenait
+de son mieux la conversation.
+
+«Vous croyez que mon mari ne s'intéresse pas à ce qui est russe?
+disait-elle. Bien au contraire; il est plus heureux ici que partout
+ailleurs; il a tant à faire à la campagne! vous n'avez pas vu notre école?
+
+--Si fait; c'est cette maisonnette couverte de lierre?
+
+--Oui, c'est l'oeuvre de Nastia, dit-elle en désignant sa soeur.
+
+--Vous y donnez vous-même des leçons? demanda Levine en regardant comme un
+coupable du côté du corsage ouvert.
+
+--J'en ai donné et j'en donne encore, mais nous avons une maîtresse
+excellente.
+
+--Non merci, je ne prendrai plus de thé; j'entends là-bas une conversation
+qui m'intéresse beaucoup», dit Levine se sentant impoli, mais incapable de
+continuer la conversation.
+
+Et il se leva en rougissant.
+
+Le maître de la maison causait à un bout de la table avec deux
+propriétaires; ses yeux noirs et brillants étaient fixés sur un homme
+à moustaches grises, qui l'amusait de ses plaintes contre les paysans.
+Swiagesky paraissait avoir une réponse toute prête aux lamentations
+comiques du bonhomme, et pouvoir d'un mot les réduire en poudre, si sa
+position officielle ne l'eût obligé à des ménagements.
+
+Le vieux propriétaire, campagnard encroûté et agronome passionné, était
+visiblement un adversaire convaincu de l'émancipation; cela se lisait
+dans la forme de ses vêtements démodés, dans la façon dont il portait sa
+redingote, dans ses sourcils froncés et sa manière de parler sur un ton
+d'autorité étudiée; il joignait à ses paroles des gestes impérieux de ses
+grandes belles mains hâlées et ornées d'un vieil anneau de mariage.
+
+
+
+
+XXVII
+
+
+«N'était l'argent dépensé et le mal qu'on s'est donné, mieux vaudrait
+abandonner ses terres, et s'en aller, comme Nicolas Ivanitch, entendre la
+«Belle Hélène» à l'étranger, dit le vieux propriétaire, dont la figure
+intelligente s'éclaira d'un sourire.
+
+--Ce qui ne vous empêche pas de rester, dit Swiagesky; par conséquent vous
+y trouvez votre compte.
+
+--J'y trouve mon compte parce que je suis logé et nourri, et parce qu'on
+espère toujours, malgré tout, réformer le monde; mais c'est une ivrognerie,
+un désordre incroyables! les malheureux ont si bien partagé, que beaucoup
+d'entre eux n'ont plus ni cheval ni vache; ils crèvent de faim. Essayez
+cependant, pour les sortir de peine, de les prendre comme ouvriers,.....
+ils gâcheront tout, et trouveront encore moyen de vous traduire devant le
+juge de paix.
+
+--Mais, vous aussi, vous pouvez vous plaindre au juge de paix, dit
+Swiagesky.
+
+--Moi, me plaindre? pour rien au monde! Vous savez bien l'histoire de la
+fabrique? Les ouvriers, après avoir touché des arrhes, ont tout planté là
+et sont partis. On a eu recours au juge de paix... Qu'a-t-il fait? Il les
+a acquittés. Notre seule ressource est encore le tribunal de la commune;
+là on vous rosse votre homme, comme dans le bon vieux temps. N'était le
+starchina[12], ce serait à fuir au bout du monde.
+
+[Note 12: L'_ancien_, élu tous les trois ans par la commune dont il est le
+chef.]
+
+--Il me semble cependant qu'aucun de nous n'en vient là: ni moi, ni Levine,
+ni monsieur, dit Swiagesky en désignant le second propriétaire.
+
+--Oui, mais demandez à Michel Pétrovitch comment il s'y prend pour faire
+marcher ses affaires; est-ce là vraiment une administration _rationnelle?_
+dit le vieux en ayant l'air de se faire gloire du mot _rationnel_.
+
+--Dieu merci, je fais mes affaires très simplement, dit Michel Pétrovitch;
+toute la question est d'aider les paysans à payer les impôts en automne;
+ils viennent d'eux-mêmes: «Aide-nous, petit père», et comme ce sont des
+voisins, on prend pitié d'eux: j'avance le premier tiers de l'impôt en
+disant: «Attention, enfants: je vous aide, il faut que vous m'aidiez à
+votre tour, pour semer, faucher ou moissonner», et nous convenons de tout
+en famille. On rencontre, il est vrai, parfois des gens sans conscience...»
+
+Levine connaissait de longue date ces traditions patriarcales; il échangea
+un regard avec Swiagesky, et, interrompant Michel Pétrovitch, s'adressa au
+propriétaire à moustaches grises:
+
+«Et comment faut-il faire maintenant, selon vous?
+
+--Mais comme Michel Pétrovitch, à moins d'affermer la terre aux paysans ou
+de partager le produit avec eux; tout cela est possible, mais il n'en est
+pas moins certain que la richesse du pays s'en va, avec ces moyens-là.
+Dans les endroits où, du temps du servage, la terre rendait neuf grains
+pour un, elle en rend trois maintenant. L'émancipation a ruiné la Russie.»
+
+Swiagesky regarda Levine avec un geste moqueur; mais celui-ci écoutait
+attentivement les paroles du vieillard, trouvant qu'elles résultaient de
+réflexions personnelles, mûries par une longue expérience de la vie de
+campagne.
+
+«Tout progrès se fait par la force, continua le vieux propriétaire: Prenez
+les réformes de Pierre, de Catherine, d'Alexandre. Prenez l'histoire
+européenne elle-même... Et c'est dans la question agronomique surtout
+qu'il a fallu user d'autorité. Croyez-vous que la pomme de terre ait été
+introduite autrement que par la force? A-t-on toujours labouré avec
+la charrue? Nous autres, propriétaires du temps du servage, avons pu
+améliorer nos modes de culture, introduire des séchoirs, des batteuses,
+des instruments perfectionnés, parce que nous le faisions d'autorité, et
+que les paysans, d'abord réfractaires, obéissaient et finissaient par nous
+imiter. Maintenant que nos droits n'existent plus, où trouverons-nous
+cette autorité? Aussi rien ne se soutient plus, et, après une période de
+progrès, nous retomberons fatalement dans la barbarie primitive. Voilà
+comment je comprends les choses.
+
+--Je ne les comprends pas du tout ainsi, dit Swiagesky; pourquoi donc ne
+continuez-vous pas vos perfectionnements en vous aidant d'ouvriers payés?
+
+--Permettez-moi de vous demander par quel moyen je continuerais, manquant
+de toute autorité?
+
+«La voilà, cette force élémentaire», pensa Levine.
+
+--Mais avec vos ouvriers.
+
+--Mes ouvriers ne veulent pas travailler convenablement en employant de
+bons instruments. Notre ouvrier ne comprend bien qu'une chose, se soûler
+comme une brute, et gâter tout ce qu'il touche: le cheval qu'on lui confie,
+le harnais neuf de son cheval; il trouvera moyen de boire au cabaret
+jusqu'aux cercles de fer de ses roues, et d'introduire une cheville dans
+la batteuse pour la mettre hors d'usage. Tout ce qui ne se fait pas
+selon ses idées lui fait mal au coeur. Aussi l'agriculture baisse-t-elle
+visiblement; la terre est négligée et reste en friche, à moins qu'on ne la
+cède aux paysans; au lieu de produire des millions de tchetverts de blé,
+elle n'en produit plus que des centaines de mille. La richesse publique
+diminue. On aurait pu faire l'émancipation, mais progressivement.»
+
+Et il développa son plan personnel, où toutes les difficultés auraient été
+évitées. Ce plan n'intéressait pas Levine, et il en revint à sa première
+question avec l'espoir d'amener Swiagesky à s'expliquer.
+
+«Il est très certain que le niveau de notre agriculture baisse, et que
+dans nos rapports actuels avec les paysans il est impossible d'obtenir une
+exploitation rationnelle.
+
+--Je ne suis pas de cet avis, répondit sérieusement Swiagesky. Que
+l'agriculture soit en décadence depuis le servage, je le nie, et je
+prétends qu'elle était alors dans un état fort misérable. Nous n'avons
+jamais eu ni machine, ni bétail convenables, ni bonne administration; nous
+ne savons pas même compter. Interrogez un propriétaire, il ne sait pas
+plus ce qui lui coûte que ce qui lui rapporte.
+
+--La tenue de livres italienne, n'est-ce pas? dit ironiquement le vieux
+propriétaire. Vous aurez beau compter et tout embrouiller, vous n'y
+trouverez pas de bénéfice.
+
+--Pourquoi embrouiller tout? Votre misérable batteuse russe ne vaudra
+certes rien et se brisera vite, mais une batteuse à vapeur durera. Votre
+mauvaise rosse qui se laisse traîner par la queue ne vaudra rien, mais des
+percherons, ou simplement une race de chevaux vigoureux, réussiront. Il en
+sera de tout ainsi. Notre agriculture a toujours eu besoin d'être poussée
+en avant.
+
+--Encore faudrait-il en avoir le moyen, Nicolas Ivanitch. Vous en parlez à
+votre aise; mais lorsqu'on a comme moi un fils à l'Université et d'autres
+au Gymnase, on n'a pas de quoi acheter des percherons.
+
+--Il y a des banques.
+
+--Pour voir ma terre vendue aux enchères? Merci.»
+
+Levine intervint dans le débat.
+
+«Cette question de progrès agricole m'occupe beaucoup; j'ai le moyen
+de risquer de l'argent en améliorations, mais jusqu'ici elles ne me
+représentent que des pertes. Quant aux banques, je ne sais à quoi elles
+peuvent servir.
+
+--Voilà qui est vrai! confirma le vieux propriétaire avec un rire
+satisfait.
+
+--Et je ne suis pas le seul, continua Levine; j'en appelle à tous ceux qui
+ont fait des essais comme moi: à de rares exceptions près, ils sont tous
+en perte. Mais, vous-même, êtes-vous content?» demanda-t-il en remarquant
+sur le visage de Swiagesky l'embarras que lui causait cette tentative de
+sonder le fond de sa pensée.
+
+Ce n'était pas de bonne guerre; Mme Swiagesky avait avoué pendant le thé
+à Levine qu'un comptable allemand, mandé exprès de Moscou, qui, pour 500
+roubles, s'était chargé d'établir les comptes de leur exploitation, avait
+constaté une perte de 3000 roubles.
+
+Le vieux propriétaire sourit en entendant Levine; il savait évidemment à
+quoi s'en tenir sur le rendement des terres de son voisin.
+
+«Le résultat peut n'être pas brillant, répondit Swiagesky, mais cela
+prouve tout au plus que je suis un agronome médiocre, ou que mon capital
+rentre dans la terre afin d'augmenter la rente.
+
+--La rente! s'écria Levine avec effroi. Elle existe peut-être en Europe,
+où le capital qu'on met dans la terre se paye, mais chez nous il n'en est
+rien.
+
+--La rente doit exister cependant. C'est une loi.
+
+--Alors c'est que nous sommes hors la loi; pour nous, ce mot de _rente_
+n'explique et n'éclaircit rien; au contraire, il embrouille tout; dites-moi
+comment la rente.....
+
+--Ne prendriez-vous pas du lait caillé? Macha, envoie-nous du lait
+caillé ou des framboises, dit Swiagesky en se tournant vers sa femme;
+les framboises durent longtemps cette année.»
+
+Et il se leva enchanté, et probablement persuadé qu'il venait de clore la
+discussion, tandis que Levine supposait qu'elle commençait seulement.
+
+Levine continua à causer avec le vieux propriétaire; il chercha à lui
+prouver que tout le mal venait de ce qu'on ne tenait aucun compte
+du tempérament même de l'ouvrier, de ses usages, de ses tendances
+traditionnelles; mais le vieillard, comme tous ceux qui sont habitués
+à réfléchir seuls, entrait difficilement dans la pensée d'un autre, et
+tenait passionnément à ses opinions personnelles. Pour lui, le paysan
+russe était une brute qu'on ne pouvait faire agir qu'avec le bâton, et le
+libéralisme de l'époque avait eu le tort d'échanger cet instrument utile
+contre une nuée d'avocats.
+
+«Pourquoi pensez-vous qu'on ne puisse pas arriver à un équilibre qui
+utilise les forces du travailleur et les rende réellement productives?
+lui demanda Levine en cherchant à revenir à la première question.
+
+--Avec le Russe, cela ne sera jamais: il faut l'autorité, s'obstina à
+répéter le vieux propriétaire.
+
+--Mais où voulez-vous qu'on aille découvrir de nouvelles conditions de
+travail? dit Swiagesky se rapprochant des causeurs, après avoir mangé du
+lait caillé et fumé une cigarette. N'avons-nous pas la commune avec la
+caution solidaire, ce reste de barbarie, qui d'ailleurs tombe peu à peu
+de lui-même? Et maintenant que le servage est aboli, n'avons-nous pas
+toutes les formes du travail libre, l'ouvrier à l'année ou à la tâche,
+le journalier, le fermier, le métayer, sortez donc de là?
+
+--Mais l'Europe elle-même est mécontente de ces formes!
+
+--Oui, elle en cherche d'autres et peut-être en trouvera-t-elle.
+
+--Alors pourquoi ne chercherions-nous pas de notre côté?
+
+--Parce que c'est tout comme si nous prétendions inventer de nouveaux
+procédés pour construire des chemins de fer. Ces procédés sont inventés,
+nous n'avons qu'à les appliquer.
+
+--Mais s'ils ne conviennent pas à notre pays, s'ils lui sont nuisibles?»
+dit Levine.
+
+Swiagesky reprit son air effrayé.
+
+«Aurions-nous donc la prétention de trouver ce que cherche l'Europe?
+Connaissez-vous tous les travaux qu'on a faits en Europe sur la question
+ouvrière?
+
+--Peu.
+
+--C'est une question qui occupe les meilleurs esprits; elle a produit une
+littérature considérable, Schulze-Delitzsch et son école, Lassalle, le
+plus avancé de tous, Mulhausen...., vous connaissez tout cela.
+
+--J'en ai une idée très vague.
+
+--C'est une manière de dire, vous en savez certainement aussi long que
+moi. Je ne suis pas un professeur de science sociale, mais ces questions
+m'ont intéressé, et puisqu'elles vous intéressent aussi, vous devriez vous
+en occuper.
+
+--À quoi ont-ils tous abouti?
+
+--Pardon.....» les propriétaires s'étaient levés, et Swiagesky arrêta
+encore Levine sur la pente fatale où il s'obstinait en voulant sonder le
+fond de la pensée de son hôte. Celui-ci reconduisit ses convives.
+
+
+
+
+XXVIII
+
+
+Levine prit congé des dames en promettant de passer avec elles la journée
+du lendemain pour faire, tous ensemble, une promenade à cheval.
+
+Avant de se coucher, il entra dans le cabinet de son hôte afin d'y
+chercher des livres relatifs à la discussion de la soirée.
+
+Le cabinet de Swiagesky était une grande pièce, tout entourée de
+bibliothèques, avec deux tables, dont l'une, massive, tenait le milieu de
+la chambre, et l'autre était chargée de journaux et de revues en plusieurs
+langues, rangés autour d'une lampe. Près de la table à écrire, une espèce
+d'étagère contenait des cartons étiquetés de lettres dorées renfermant des
+papiers.
+
+Swiagesky prit les volumes, puis s'installa dans un fauteuil à bascule.
+
+«Que regardez-vous là? demanda-t-il à Levine qui, arrêté devant la table
+ronde, y feuilletait des journaux. Il y a, dans le journal que vous
+tenez, un article très bien fait. Il paraît, ajouta-t-il gaiement, que
+le principal auteur du partage de la Pologne n'est pas du tout Frédéric.»
+
+Et il raconta, avec la clarté qui lui était propre, le sujet de ces
+nouvelles publications. Levine l'écoutait en se demandant ce qu'il pouvait
+bien y avoir au fond de cet homme. En quoi le partage de la Pologne
+l'intéressait-il? Quand Swiagesky eut fini de parler, il demanda
+involontairement: «Et après?» Il n'y avait rien _après_, la publication
+était curieuse et Swiagesky jugea inutile d'expliquer en quoi elle
+l'intéressait spécialement.
+
+«Ce qui m'a intéressé, moi, c'est votre vieux grognon, dit Levine en
+soupirant. Il est plein de bon sens et dit des choses vraies.
+
+--Laissez donc! c'est un vieil ennemi de l'émancipation, comme ils le sont
+du reste tous.
+
+--Vous êtes à leur tête cependant?
+
+--Oui, mais pour les diriger en sens inverse, dit en riant Swiagesky.
+
+--Je suis frappé, moi, de la justesse de ses arguments, lorsqu'il prétend
+qu'en fait de systèmes d'administration, les seuls qui aient chance de
+réussir chez nous sont les plus simples.
+
+--Quoi d'étonnant? Notre peuple est si peu développé, moralement et
+matériellement, qu'il doit s'opposer à tout progrès. Si les choses
+marchent en Europe, c'est grâce à la civilisation qui y règne: par
+conséquent l'essentiel pour nous est de civiliser nos paysans.
+
+--Comment?
+
+--En fondant des écoles, des écoles et encore des écoles.
+
+--Mais vous convenez vous-même que le peuple manque de tout développement
+matériel: en quoi les écoles y obvieront-elles?
+
+--Vous me rappelez une anecdote sur des conseils donnés à un malade: Vous
+feriez bien de vous purger.--J'ai essayé, cela m'a fait mal.--Mettez des
+sangsues.--J'ai essayé, cela m'a fait mal.--Alors priez Dieu.--J'ai essayé,
+cela m'a fait mal.--Vous repoussez de même tous les remèdes.
+
+--C'est que je ne vois pas du tout le bien que peuvent faire les écoles!
+
+--Elles créeront de nouveaux besoins.
+
+--Tant pis si le peuple n'est pas en état de les satisfaire. Et en quoi sa
+situation matérielle s'améliorera-t-elle parce qu'il saura l'addition, la
+soustraction et le catéchisme? Avant-hier soir je rencontrai une paysanne
+portant son enfant à la mamelle; je lui demandai d'où elle venait: «De
+chez la sage-femme; l'enfant crie, je le lui ai mené pour le guérir».
+Et qu'a fait la sage-femme?--«Elle a porté le petit aux poules, sur le
+perchoir, et a marmotté des paroles.»
+
+--Vous voyez bien, dit en souriant Swiagesky, pour croire à de pareilles
+sottises.....
+
+--Non, interrompit Levine contrarié, ce sont vos écoles, comme remède
+pour le peuple, que je compare à celui de la sage-femme. L'essentiel ne
+serait-il pas de guérir d'abord la misère?
+
+--Vous arrivez aux mêmes conclusions qu'un homme que vous n'aimez guère,
+Spencer. Il prétend que la civilisation peut résulter d'une augmentation
+de bien-être, d'ablutions plus fréquentes, mais que l'alphabet et les
+chiffres n'y peuvent rien.
+
+--Tant mieux ou tant pis pour moi, si je me trouve d'accord avec Spencer;
+mais croyez bien que ce ne seront jamais les écoles qui civiliseront notre
+peuple.
+
+--Vous voyez cependant que l'instruction devient obligatoire dans toute
+l'Europe.
+
+--Mais comment vous entendez-vous sur ce chapitre avec Spencer?»
+
+Les yeux de Swiagesky se troublèrent et il dit en souriant:
+
+«L'histoire de votre paysanne est excellente.--Vous l'avez entendue
+vous-même?--Vraiment?»
+
+Décidément ce qui amusait cet homme était le procédé du raisonnement, le
+but lui était indifférent.
+
+Cette journée avait profondément troublé Levine. Swiagesky et ses
+inconséquences, le vieux propriétaire qui, malgré ses idées justes,
+méconnaissait une partie de la population, la meilleure peut-être,.....
+ses propres déceptions, tant d'impressions diverses produisaient dans son
+âme une sorte d'agitation et d'attente inquiète. Il se coucha, et passa
+une partie de la nuit sans dormir, poursuivi par les réflexions du
+vieillard. Des idées nouvelles, des projets de réforme germaient dans sa
+tête; il résolut de partir dès le lendemain, pressé de mettre ses nouveaux
+plans à exécution. D'ailleurs, le souvenir de la belle-soeur et de sa robe
+ouverte le troublait: il valait mieux partir sans retard, s'arranger
+avec les paysans avant les semailles d'automne, et réformer son système
+d'administration en le basant sur une association entre maître et ouvriers.
+
+
+
+
+XXIX
+
+
+Le nouveau plan de Levine offrait des difficultés qu'il ne se dissimulait
+pas; mais il persévéra, tout en reconnaissant que les résultats obtenus
+n'étaient pas proportionnés à ses peines. Un des principaux obstacles
+auxquels il se heurta fut l'impossibilité d'arrêter en pleine marche
+une exploitation tout organisée; il reconnut la nécessité de faire ses
+réformes peu à peu.
+
+En rentrant chez lui le soir, Levine fit venir son intendant, et lui
+exposa ses nouveaux projets. Celui-ci accueillit avec une satisfaction non
+dissimulée toutes les parties de ce plan qui prouvaient que ce qu'on avait
+fait jusque-là était absurde et improductif. L'intendant assura l'avoir
+souvent répété sans être écouté; mais lorsque Levine en vint à une
+proposition d'association avec les paysans, il prit un air mélancolique,
+et représenta la nécessité de rentrer au plus tôt les dernières gerbes et
+de commencer le second labour. L'heure n'était pas propice aux longues
+discussions, et Levine s'aperçut que tous les travailleurs étaient trop
+occupés pour avoir le temps de comprendre ses projets.
+
+Celui qui sembla le mieux entrer dans les idées du maître fut le berger
+Ivan, un paysan naïf, auquel Levine proposa de prendre part, comme associé,
+à l'exploitation de la bergerie; mais, tout en l'écoutant parler, la
+figure d'Ivan exprimait l'inquiétude et le regret; il remettait du foin
+dans les crèches, nettoyait le fumier, s'en allait puiser de l'eau, comme
+s'il eût été impossible de retarder cette besogne, et qu'il n'eût pas le
+loisir de comprendre.
+
+L'obstacle principal auquel se heurta Levine fut le scepticisme enraciné
+des paysans; ils ne pouvaient admettre que le propriétaire ne cherchât
+pas à les exploiter: quelque raisonnement qu'il leur tînt, ils étaient
+convaincus que son véritable but restait caché. De leur côté, ils
+parlaient beaucoup, mais ils se gardaient bien d'exprimer le fond de
+leur pensée.
+
+Levine songea au propriétaire bilieux lorsqu'ils posèrent pour condition
+première de leurs nouveaux arrangements qu'ils ne seraient jamais
+forcés d'employer les instruments agricoles perfectionnés, et qu'ils
+n'entreraient pour rien dans les procédés introduits par le maître. Ils
+convenaient que ses charrues labouraient mieux et que l'extirpateur avait
+du bon; mais ils trouvaient cent raisons pour ne pas s'en servir. Quelque
+regret qu'éprouvât Levine à renoncer ainsi à des procédés dont l'avantage
+était évident, il y consentit, et dès l'automne une partie de ses réformes
+fut mise en pratique.
+
+Après avoir voulu étendre l'association à l'ensemble de son exploitation,
+Levine se convainquit de la nécessité de la restreindre à la bergerie,
+au potager et à un champ éloigné, resté depuis huit ans en friche. Le
+berger Ivan se forma un _artel_ composé des membres de sa famille et se
+chargea de la bergerie. Le nouveau champ fut confié à Fédor Résounof,
+un charpentier intelligent, qui s'adjoignit six familles de paysans; et
+Chouraef, un garçon adroit, eut en partage le potager.
+
+Levine dut bientôt s'avouer que les étables n'étaient pas mieux soignées,
+qu'Ivan s'entêtait aux mêmes errements quant à la façon de nourrir
+les vaches et de battre le beurre; il ne parvint même pas à lui faire
+comprendre que ses gages représentaient dorénavant un acompte sur ses
+bénéfices.
+
+Il eut à constater d'autres faits regrettables: Résounof ne donna qu'un
+labour à son champ, fit traîner en longueur la construction de la grange
+qu'il s'était engagé à bâtir avant l'hiver; Chouraef chercha à partager
+le potager avec d'autres paysans, contrairement à ses engagements; mais
+Levine n'en persévéra pas moins, espérant démontrer à ses associés, à la
+fin de l'année, que le nouvel ordre de choses pouvait donner d'excellents
+résultats.
+
+Vers la fin d'août, Dolly renvoya la selle, et Levine apprit par le
+messager qui la rapporta, que les Oblonsky étaient rentrés à Moscou. Le
+souvenir de sa grossièreté envers ces dames le fit rougir; sa conduite
+avec les Swiagesky n'avait pas été meilleure; mais il était trop occupé
+pour avoir le loisir de s'appesantir sur ses remords. Ses lectures
+l'absorbaient; il avait lu les livres prêtés par Swiagesky et d'autres
+qu'il s'était fait envoyer. Mill, qu'il étudia le premier, l'intéressa
+sans lui rien offrir d'applicable à la situation agraire en Russie. Le
+socialisme moderne ne le satisfit pas davantage. Le moyen de rendre le
+travail des propriétaires et des paysans russes rémunérateur ne lui
+apparaissait nulle part. À force de lire, il en vint à projeter d'aller
+étudier sur place certaines questions spéciales, afin de ne pas toujours
+être renvoyé aux autorités, comme Mill, Schulze-Delitzsch et autres.
+Au fond, il savait ce qu'il tenait à savoir: la Russie possédait un
+sol admirable qui, en certains cas, comme chez le paysan sur la route,
+rapportait largement, mais qui, traité à l'européenne, ne produisait
+guère. Ce contraste n'était pas un effet du hasard.
+
+«Le peuple russe, pensait-il, destiné à coloniser des espaces immenses,
+se tient à ses traditions, à ses procédés propres; qui nous dit qu'il ait
+tort?» Le livre qu'il projetait devait démontrer cette théorie, et les
+procédés populaires devaient être mis en pratique sur sa terre.
+
+
+
+
+XXX
+
+
+Levine songeait à partir, lorsque des pluies torrentielles vinrent
+l'enfermer chez lui. Une partie de la moisson et toute la récolte de
+pommes de terre n'avaient pu être emmagasinées; deux moulins furent
+emportés et les routes devinrent impraticables. Mais, le 30 septembre
+au matin, le soleil parut, et Levine, espérant un changement de temps,
+envoya son intendant chez le marchand, pour négocier la vente de son blé.
+Lui-même résolut de faire une dernière tournée d'inspection, et rentra le
+soir, mouillé en dépit de ses bottes et de son bashlik, mais d'excellente
+humeur; il avait causé avec plusieurs paysans qui approuvaient ses plans,
+et un vieux garde, chez lequel il était entré pour se sécher, lui avait
+spontanément demandé de faire partie d'une des nouvelles associations.
+
+«Il ne s'agit que de persévérer, pensait-il, et ma peine n'aura pas été
+inutile; je ne travaille pas pour moi seulement ce que je tente peut avoir
+une influence considérable sur la condition du peuple. Au lieu de la
+misère, nous verrons le bien-être; au lieu d'une hostilité sourde, une
+entente cordiale et la solidarité de tous les intérêts. Et qu'importe
+que l'auteur de cette révolution, sans effusion de sang, soit Constantin
+Levine, celui qui est venu en cravate blanche se faire refuser par Mlle
+Cherbatzky!»
+
+Lorsque Levine, livré à ses pensées, rentra chez lui, il faisait nuit
+noire. L'intendant avait rapporté un acompte sur la vente de la récolte,
+et raconta qu'on voyait sur la route des quantités de blé non rentré.
+
+Après le thé, Levine s'installa dans un fauteuil avec son livre, et
+continua ses méditations sur le voyage projeté et le fruit qu'il en
+tirerait. Il se sentait l'esprit lucide, et ses idées se traduisaient en
+phrases qui rendaient l'essence de sa pensée; il voulut profiter de cette
+disposition favorable pour écrire; mais des paysans l'attendaient dans
+l'antichambre, demandant des instructions relatives aux travaux du
+lendemain. Quand il les eut tous entendus, Levine rentra dans son cabinet
+et se mit à l'ouvrage. Agathe Mikhaïlowna, avec son tricot, vint y prendre
+sa place habituelle.
+
+Après avoir écrit pendant quelque temps, Levine se leva, et se mit à
+arpenter la chambre. Le souvenir de Kitty et de son refus venait de lui
+traverser l'esprit avec une vivacité cruelle.
+
+«Vous avez tort de vous faire du souci, lui dit Agathe Mikhaïlowna.
+Pourquoi restez-vous à la maison? Vous feriez bien mieux de partir pour
+les pays chauds, puisque vous y êtes décidé.
+
+--Aussi ai-je l'intention de partir après-demain; mais il me faut terminer
+mes affaires.
+
+--Quelles affaires? N'avez-vous pas assez donné aux paysans? Aussi ils
+disent: «Votre Barine compte sans doute sur une grâce de l'Empereur!»
+Quel besoin avez-vous de tant vous préoccuper d'eux?
+
+--Ce n'est pas d'eux que je me préoccupe, mais de moi-même.»
+
+Agathe Mikhaïlowna connaissait en détail tous les projets de son maître,
+car il les lui avait expliqués, et s'était souvent disputé avec elle; mais
+en ce moment elle interpréta ses paroles dans un sens différent de celui
+qu'il leur donnait.
+
+«On doit certainement penser à son âme avant tout, dit-elle en soupirant.
+Parfene Denisitch, par exemple, avait beau être ignorant, ne savoir ni
+lire ni écrire, Dieu veuille nous faire à tous la grâce de mourir comme
+lui, confessé, administré!
+
+--Je ne l'entends pas ainsi, répondit Levine; ce que je fais est dans mon
+intérêt: si les paysans travaillent mieux, j'y gagnerai.
+
+--Vous aurez beau faire, le paresseux restera toujours paresseux, et celui
+qui aura de la conscience travaillera; vous ne changerez rien à cela.
+
+--Cependant vous êtes d'avis vous-même qu'Ivan soigne mieux les vaches?
+
+--Ce que je dis et ce que je sais, répondit la vieille bonne, suivant
+évidemment une idée qui chez elle n'était pas nouvelle, c'est qu'il faut
+vous marier: voilà ce qu'il vous faut.»
+
+Cette observation, venant à l'appui des pensées qui s'étaient emparées de
+lui, froissa Levine; il fronça le sourcil, et, sans répondre, se remit
+à travailler; de temps en temps, il écoutait le petit tintement des
+aiguilles à tricoter d'Agathe Mikhaïlowna, et faisait la grimace en se
+reprenant à retomber dans les idées qu'il voulait chasser.
+
+Des clochettes et le bruit sourd d'une voiture sur la route boueuse
+interrompirent son travail.
+
+«Voilà une visite qui vous arrive: vous n'allez plus vous ennuyer,» dit
+Agathe Mikhaïlowna en se dirigeant vers la porte, mais Levine la prévint;
+sentant qu'il ne pouvait plus travailler, il était content de voir arriver
+quelqu'un.
+
+
+
+
+XXXI
+
+
+Levine entendit, en descendant l'escalier, le son d'une toux bien connue;
+quelqu'un entrait dans le vestibule; mais, le bruit de ses pas l'empêchant
+d'entendre distinctement, il espéra un moment s'être trompé; il conserva
+même cet espoir en voyant un individu de haute taille se débarrasser, en
+toussant, d'une fourrure. Quoiqu'il aimât son frère, il ne supportait pas
+l'idée de vivre avec lui; sous l'influence des pensées réveillées dans
+son coeur par Agathe Mikhaïlowna, il aurait désiré un visiteur gai et bien
+portant, étranger à ses préoccupations, et capable de l'en distraire. Son
+frère, qui le connaissait à fond, allait l'obliger à lui confesser ses
+rêves les plus intimes, ce qu'il redoutait par-dessus tout.
+
+Tout en se reprochant ses mauvais sentiments, Levine accourut dans
+le vestibule, et lorsqu'il reconnut son frère, épuisé et semblable à
+un squelette, il n'éprouva plus qu'une profonde pitié. Debout dans
+l'antichambre, Nicolas cherchait à ôter le cache-nez qui entourait
+son long cou maigre, et souriait d'un sourire étrange et douloureux.
+Constantin sentit son gosier se serrer.
+
+«Hé bien! me voilà arrivé jusqu'à toi, dit Nicolas d'une voix sourde, en
+ne quittant pas son frère des yeux; depuis longtemps je désirais venir
+sans en avoir la force. Maintenant cela va beaucoup mieux,» dit-il en
+essuyant sa barbe de ses grandes mains osseuses.
+
+--Oui, oui,» répondit Levine en touchant de ses lèvres le visage desséché
+de son frère et en remarquant, presque avec effroi, l'étrangeté de son
+regard brillant.
+
+Constantin lui avait écrit, quelques semaines auparavant, qu'ayant réalisé
+la petite portion de leur fortune mobilière commune, il avait une somme
+d'environ 2000 roubles à lui remettre. C'était cet argent que Nicolas
+venait toucher; il désirait revoir par la même occasion le vieux nid
+paternel, et poser le pied sur la terre natale pour y puiser des forces,
+comme les héros de l'ancien temps. Malgré sa taille voûtée et son
+effrayante maigreur, il avait encore des mouvements vifs et brusques:
+Levine le mena dans son cabinet.
+
+Nicolas s'habilla avec soin, ce qui ne lui arrivait pas autrefois, peigna
+ses cheveux rudes et rares, et monta en souriant. Il était d'une humeur
+douce et caressante; son frère l'avait connu ainsi dans son enfance; il
+parla même de Serge Ivanitch sans amertume. En voyant Agathe Mikhaïlowna,
+il plaisanta avec elle, et la questionna sur tous les anciens serviteurs
+de la maison; la mort de Parfene Denisitch parut l'impressionner vivement,
+sa figure prit une expression d'effroi; mais il se remit aussitôt.
+
+«Il était très vieux, n'est-ce pas?» dit-il, et changeant aussitôt de
+conversation: «Eh bien, je vais rester un mois ou deux chez toi, puis
+j'irai à Moscou, où Miagkof m'a promis une place, et j'entrerai en
+fonctions. Je compte vivre tout autrement, ajouta-t-il. Tu sais, j'ai
+éloigné cette femme.
+
+--Marie Nicolaevna. Pourquoi donc?
+
+--C'était une vilaine femme qui m'a causé tous les ennuis imaginables.»
+
+Il se garda de dire qu'il avait chassé Marie Nicolaevna parce qu'il
+trouvait le thé qu'elle faisait trop faible; au fond, il lui en voulait de
+le traiter en malade.
+
+«Je veux, du reste, changer tout mon genre de vie; j'ai fait des bêtises
+comme tout le monde, mais je ne regrette pas la dernière. Pourvu que je
+reprenne des forces, tout ira bien; et, Dieu merci, je me sens beaucoup
+mieux.»
+
+Levine écoutait et cherchait une réponse qu'il ne pouvait trouver. Nicolas
+se mit alors à le questionner sur ses affaires, et Constantin, heureux
+de pouvoir parler sans dissimulation, raconta ses plans et ses essais de
+réforme. Nicolas écoutait sans témoigner le moindre intérêt. Ces deux
+hommes se tenaient de si près, qu'ils se devinaient rien qu'au son de
+la voix; la même pensée les abordait en ce moment, et primait tout: la
+maladie de Nicolas et sa mort prochaine. Ni l'un ni l'autre n'osait y
+faire la moindre allusion, et ce qu'ils disaient n'exprimait nullement
+ce qu'ils éprouvaient.
+
+Jamais Levine ne vit approcher avec autant de soulagement le moment de se
+coucher. Jamais il ne s'était senti aussi faux, aussi peu naturel, aussi
+mal à l'aise. Tandis que son coeur se brisait à la vue de ce frère mourant,
+il fallait entretenir une conversation mensongère sur la vie que Nicolas
+comptait mener.
+
+La maison n'ayant encore qu'une chambre chauffée, Levine, pour éviter
+toute humidité à son frère, lui offrit de partager la sienne.
+
+Nicolas se coucha, dormit comme un malade, se retournant à chaque instant
+dans son lit, et Constantin l'entendit soupirer en disant: «Ah! mon
+Dieu!». Quelquefois, ne parvenant pas à cracher, il se fâchait, et disait
+alors: «Au diable!» Longtemps son frère l'écouta sans pouvoir dormir,
+agité qu'il était de pensées qui le ramenaient toujours à l'idée de la
+mort.
+
+C'était la première fois que la mort le frappait ainsi par son inexorable
+puissance, et elle était là, dans ce frère aimé qui geignait en dormant,
+invoquant indistinctement Dieu ou le diable; elle était en lui aussi, et
+si cette fin inévitable ne venait pas aujourd'hui, elle viendrait demain,
+dans trente ans, qu'importe le moment! Comment n'avait-il jamais songé à
+cela?
+
+«Je travaille, je poursuis un but, et j'ai oublié que tout finissait et
+que la mort était là, près de moi!»
+
+Accroupi sur son lit, dans l'obscurité, entourant ses genoux de ses bras,
+il retenait sa respiration dans la tension de son esprit. Plus il pensait,
+plus il voyait clairement que dans sa conception de la vie il n'avait omis
+que ce léger détail, la mort, qui viendrait couper court à tout, et que
+rien ne pouvait empêcher! C'était terrible!
+
+«Mais je vis encore. Que faut-il donc que je fasse maintenant?» se
+demanda-t-il avec désespoir. Et, allumant une bougie, il se leva doucement,
+s'approcha du miroir et y examina sa figure et ses cheveux; quelques
+cheveux gris se montraient déjà aux tempes, ses dents commençaient à se
+gâter; il découvrit ses bras musculeux, ils étaient pleins de force. Mais
+ce pauvre Nicolas, qui respirait péniblement avec le peu de poumons qui
+lui restait, avait eu aussi un corps vigoureux. Et tout à coup il se
+souvint qu'étant enfants, le soir, lorsqu'on les avait couchés, leur
+bonheur était d'attendre que Fedor Bogdanowitch, leur précepteur, eût
+quitté la chambre pour se battre à coups d'oreiller, et rire, rire de si
+bon coeur, que la crainte du précepteur elle-même ne pouvait arrêter cette
+exubérance de gaieté. «Et maintenant le voilà couché, avec sa pauvre
+poitrine creuse et voûtée, et moi je me demande ce que je deviendrai,
+et je ne sais rien, rien!»
+
+«Kha, Kha! que diable fais-tu là et pourquoi ne dors-tu pas? demanda la
+voix de Nicolas.
+
+--Je n'en sais rien, une insomnie.
+
+--Moi, j'ai bien dormi, je ne transpire plus: viens me toucher, plus rien.»
+
+Levine obéit, puis se recoucha, éteignit la bougie, mais ne s'endormit pas
+encore et continua à réfléchir.
+
+«Oui, il se meurt! il mourra au printemps; que puis-je faire pour l'aider?
+que puis-je lui dire? que sais-je? J'avais même oublié qu'il fallait
+mourir!»
+
+
+
+
+XXXII
+
+
+Levine avait souvent remarqué combien la politesse et l'excessive
+humilité de certaines gens se transforment subitement en exigences et en
+tracasseries, et il prévoyait que la douceur de son frère ne serait pas de
+longue durée. Il ne se trompait pas; dès le lendemain, Nicolas s'irrita
+des moindres choses, et s'attacha à froisser son frère dans tous ses
+points les plus sensibles.
+
+Constantin se sentait coupable d'hypocrisie; mais il ne pouvait exprimer
+ouvertement sa pensée. Si ces deux frères avaient été sincères, ils se
+seraient regardés en face et Constantin n'aurait su que répéter: «Tu vas
+mourir, tu vas mourir!» À quoi Nicolas aurait répondu: «Je le sais, et
+j'ai peur, terriblement peur!» Ils n'avaient pas d'autres préoccupations
+dans l'âme. Mais, cette sincérité n'étant pas possible, Constantin tentait,
+ce qu'il faisait toujours sans succès, de parler de sujets indifférents,
+et son frère, qui le devinait, s'irritait et relevait chacune de ses
+paroles.
+
+Le surlendemain, Nicolas entama une fois de plus la question des réformes
+de son frère qu'il critiqua et confondit, par taquinerie, avec le
+communisme.
+
+«Tu as pris les idées d'autrui, pour les défigurer et les appliquer là où
+elles ne sont pas applicables.
+
+--Mais je ne veux en rien copier le communisme qui nie le droit à la
+propriété, au capital, à l'héritage. Je suis loin de nier des stimulants
+aussi importants. Je cherche seulement à les régulariser.
+
+--En un mot, tu prends une idée étrangère, tu lui ôtes ce qui en fait
+la force, et tu prétends la faire passer pour neuve, dit Nicolas en
+tiraillant sa cravate.
+
+--Mais puisque mes idées n'ont aucun rapport.....
+
+--Ces doctrines, continua Nicolas en souriant ironiquement avec un
+regard étincelant d'irritation, ont du moins l'attrait que j'appellerai
+géométrique, d'être claires et logiques. Ce sont peut-être des utopies,
+mais on comprend qu'il puisse se produire une forme nouvelle de travail si
+on parvient à faire table rase du passé, s'il n'y a plus ni propriété ni
+famille; mais tu n'admets pas cela?
+
+--Pourquoi veux-tu toujours confondre? Je n'ai jamais été communiste.
+
+--Je l'ai été, moi, et je trouve que si le communisme est prématuré, il a
+de l'avenir, de la logique, comme le christianisme des premiers siècles.
+
+--Et moi, je crois que le travail est une force élémentaire, qu'il faut
+étudier du même point de vue qu'une science naturelle, dont il faut
+reconnaître les propriétés et.....
+
+--C'est absolument inutile; cette force agit d'elle-même et, selon le
+degré de civilisation, prend des formes différentes. Partout il y a eu
+des esclaves, puis des métayers, des fermiers, des ouvriers libres. Que
+cherches-tu de plus?»
+
+Levine prit feu à ces derniers mots, d'autant plus qu'il craignait que son
+frère n'eût raison en lui reprochant de vouloir découvrir un terme moyen
+entre les formes du travail existantes et le communisme.
+
+«Je cherche une forme de travail qui profite à tous, à moi comme à mes
+ouvriers, répondit-il en s'animant.
+
+--Ce n'est pas cela, tu as cherché l'originalité toute ta vie, et tu veux
+prouver maintenant que tu n'exploites pas tes ouvriers tout bonnement,
+mais que tu y mets des principes.
+
+--Puisque tu le comprends ainsi, quittons ce sujet, répondit Levine, qui
+sentait le muscle de sa joue droite tressaillir involontairement.
+
+--Tu n'as jamais eu de convictions, tu ne cherches qu'à flatter ton
+amour-propre.
+
+--Très bien, mais alors laisse-moi tranquille.
+
+--Certes oui, je te laisserai tranquille! j'aurais déjà dû le faire. Que
+le diable t'emporte! Je regrette fort d'être venu.»
+
+Levine eut beau chercher à le calmer, Nicolas ne voulut rien entendre, et
+persista à dire qu'il valait mieux se séparer: Constantin dut s'avouer que
+la vie en commun n'était pas possible. Il vint cependant trouver son frère,
+lorsque celui-ci se prépara au départ, pour lui faire d'un ton un peu
+forcé des excuses, et le prier de lui pardonner s'il l'avait offensé.
+
+--Ah! ah! de la magnanimité maintenant! dit Nicolas en souriant. Si tu es
+tourmenté du besoin d'avoir raison, mettons que tu es dans le vrai, mais
+je pars tout de même.»
+
+Au dernier moment, cependant, Nicolas eut, en embrassant son frère, un
+regard étrangement grave.
+
+«Kostia, ne me garde pas rancune!» dit-il d'une voix tremblante.
+
+Ce furent les seules paroles sincères échangées entre les deux frères.
+Levine comprit que ces mots signifiaient: «Tu le vois, tu le sais, je m'en
+vais, nous ne nous reverrons peut-être plus!» Et les larmes jaillirent de
+ses yeux. Il embrassa encore son frère sans trouver rien à lui répondre.
+
+Le surlendemain Levine partit à son tour. Il rencontra à la gare le jeune
+Cherbatzky, cousin de Kitty, et l'étonna par sa tristesse.
+
+«Qu'as-tu? demanda le jeune homme.
+
+--Rien, si ce n'est que la vie n'est pas gaie.
+
+--Pas gaie? Viens donc à Paris avec moi au lieu d'aller dans un endroit
+comme Mulhouse; tu verras si l'existence y est amusante!
+
+--Non, c'est fini pour moi: il est temps de mourir.
+
+--Voilà une idée! dit en riant Cherbatzky. Je m'apprête à commencer la vie,
+moi.
+
+--Je pensais de même il y a peu de temps, mais je sais maintenant que je
+mourrai bientôt.»
+
+Levine disait ce qu'il pensait; il ne voyait devant lui que la mort,
+ce qui ne l'empêchait pas de s'intéresser à ses projets de réforme; il
+fallait bien occuper sa vie jusqu'au bout. Tout lui semblait ténèbres,
+mais ses projets lui servaient de fil conducteur et il s'y rattachait de
+toutes ses forces.
+
+FIN DU PREMIER VOLUME
+
+ * * * * *
+
+Coulommiers.--Imp. PAUL BRODARD.--696-96.
+
+ * * * * *
+
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Anna Karénine, Tome I, by Léon Tolstoï
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ANNA KARÉNINE, TOME I ***
+
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+Produced by Nikola Smolenski, Mireille Harmelin and the
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+de France (BnF/Gallica)
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+subject to the trademark license, especially commercial
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+*** START: FULL LICENSE ***
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+receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy
+is also defective, you may demand a refund in writing without further
+opportunities to fix the problem.
+
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+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO OTHER
+WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
+WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
+
+1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
+warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
+If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
+law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
+interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
+the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
+provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
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+trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
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+with this agreement, and any volunteers associated with the production,
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+harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
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+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
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+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
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+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ http://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
+
+*** END: FULL LICENSE ***
+
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+This eBook, including all associated images, markup, improvements,
+metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be
+in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES.
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+Procedures for determining public domain status are described in
+the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org.
+
+No investigation has been made concerning possible copyrights in
+jurisdictions other than the United States. Anyone seeking to utilize
+this eBook outside of the United States should confirm copyright
+status under the laws that apply to them.
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+Project Gutenberg (https://www.gutenberg.org) public repository for
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