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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Anna Karénine, Tome I + +Author: Léon Tolstoï + +Release Date: January 19, 2006 [EBook #17552] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ANNA KARÉNINE, TOME I *** + + + + +Produced by Nikola Smolenski, Mireille Harmelin and the +Online Distributed Proofreaders Europe at +http://dp.rastko.net. This file was produced from images +generously made available by the Bibliothèque nationale +de France (BnF/Gallica) + + + + + + + +COMTE LÉON TOLSTOÏ + + +ANNA KARÉNINE + + +ROMAN TRADUIT DU RUSSE + +HUITIÈME ÉDITION + +TOME PREMIER + + +PARIS, LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie. +79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN. + + +1896 + + + * * * * * + + + + +ANNA KARÉNINE + + + +PREMIÈRE PARTIE + + + +«Je me suis réservé à la vengeance.» dit le Seigneur. + + + + +I + + +Tous les bonheurs se ressemblent, mais chaque infortune a sa physionomie +particulière. + +La maison Oblonsky était bouleversée. La princesse, ayant appris que son +mari entretenait une liaison avec une institutrice française qui venait +d'être congédiée, déclarait ne plus vouloir vivre sous le même toit que +lui. Cette situation se prolongeait et se faisait cruellement sentir +depuis trois jours aux deux époux, ainsi qu'à tous les membres de la +famille, aux domestiques eux-mêmes. Chacun sentait qu'il existait plus +de liens entre des personnes réunies par le hasard dans une auberge, +qu'entre celles qui habitaient en ce moment la maison Oblonsky. La femme +ne quittait pas ses appartements; le mari ne rentrait pas de la journée; +les enfants couraient abandonnés de chambre en chambre; l'Anglaise +s'était querellée avec la femme de charge et venait d'écrire à une amie +de lui chercher une autre place; le cuisinier était sorti la veille +sans permission à l'heure du dîner; la fille de cuisine et le cocher +demandaient leur compte. + +Trois jours après la scène qu'il avait eue avec sa femme, le prince +Stépane Arcadiévitch Oblonsky, Stiva, comme on l'appelait dans le monde, +se réveilla à son heure habituelle, huit heures du matin, non pas dans sa +chambre à coucher, mais dans son cabinet de travail sur un divan de cuir. +Il se retourna sur les ressorts de son divan, cherchant à prolonger son +sommeil, entoura son oreiller de ses deux bras, y appuya sa joue; puis, se +redressant tout à coup, il s'assit et ouvrit les yeux. + +«Oui, oui, comment était-ce donc pensa-t-il en cherchant à se rappeler son +rêve. Comment était-ce? Oui, Alabine donnait un dîner à Darmstadt; non, +ce n'était pas Darmstadt, mais quelque chose d'américain. Oui, là-bas, +Darmstadt était en Amérique. Alabine donnait un dîner sur des tables de +verre, et les tables chantaient: «Il mio tesoro», c'était même mieux que +«Il mio tesoro», et il y avait là de petites carafes qui étaient des +femmes.» + +Les yeux de Stépane Arcadiévitch brillèrent gaiement et il se dit en +souriant: «Oui, c'était agréable, très agréable, mais cela ne se raconte +pas en paroles et ne s'explique même plus clairement quand on est +réveillé.» Et, remarquant un rayon de jour qui pénétrait dans la chambre +par l'entre-bâillement d'un store, il posa les pieds à terre, cherchant +comme d'habitude ses pantoufles de maroquin brodé d'or, cadeau de sa femme +pour son jour de naissance; puis, toujours sous l'empire d'une habitude +de neuf années, il tendit la main sans se lever, pour prendre sa robe de +chambre à la place où elle pendait d'ordinaire. Ce fut alors seulement +qu'il se rappela comment et pourquoi il était dans son cabinet; le sourire +disparut de ses lèvres et il fronça le sourcil. «Ah, ah, ah!» soupira-t-il +en se souvenant de ce qui s'était passé. Et son imagination lui représenta +tous les détails de sa scène avec sa femme et la situation sans issue où +il se trouvait par sa propre faute. + +«Non, elle ne pardonnera pas et ne peut pas pardonner. Et ce qu'il y a +de plus terrible, c'est que je suis cause de tout, de tout, et que je ne +suis pas coupable! Voilà le drame. Ah, ah, ah!...» répétait-il dans son +désespoir en se rappelant toutes les impressions pénibles que lui avait +laissées cette scène. + +Le plus désagréable avait été le premier moment, quand, rentrant du +spectacle, heureux et content, avec une énorme poire dans la main pour +sa femme, il n'avait pas trouvé celle-ci au salon; étonné, il l'avait +cherchée dans son cabinet et l'avait enfin découverte dans sa chambre +à coucher, tenant entre ses mains le fatal billet qui lui avait tout +appris. + +Elle, cette Dolly toujours affairée et préoccupée des petits tracas du +ménage, et selon lui si peu perspicace, était assise, le billet dans la +main, le regardant avec une expression de terreur, de désespoir et +d'indignation. + +«Qu'est-ce que cela, cela?» demanda-t-elle en montrant le papier. + +Comme il arrive souvent, ce n'était pas le fait en lui-même qui touchait +le plus Stépane Arcadiévitch, mais la façon dont il avait répondu à sa +femme. Semblable aux gens qui se trouvent impliqués dans une vilaine +affaire sans s'y être attendus, il n'avait pas su prendre une physionomie +conforme à sa situation. Au lieu de s'offenser, de nier, de se justifier, +de demander pardon, de demeurer indifférent, tout aurait mieux valu, sa +figure prit involontairement (action réflexe, pensa Stépane Arcadiévitch +qui aimait la physiologie)--très involontairement--un air souriant; et ce +sourire habituel, bonasse, devait nécessairement être niais. + +C'était ce sourire niais qu'il ne pouvait se pardonner. Dolly, en le +voyant, avait tressailli, comme blessée d'une douleur physique; puis, avec +son emportement habituel, elle avait accablé son mari d'un flot de paroles +amères et s'était sauvée dans sa chambre. Depuis lors, elle ne voulait +plus le voir. + +«La faute en est à ce bête de sourire, pensait Stépane Arcadiévitch, mais +que faire, que faire?» répétait-il avec désespoir sans trouver de réponse. + + + + +II + + +Stépane Arcadiévitch était sincère avec lui-même et incapable de se faire +illusion au point de se persuader qu'il éprouvait des remords de sa +conduite. Comment un beau garçon de trente-quatre ans comme lui aurait-il +pu se repentir de n'être plus amoureux de sa femme, la mère de sept +enfants dont cinq vivants, et à peine plus jeune que lui d'une année. +Il ne se repentait que d'une chose, de n'avoir pas su lui dissimuler la +situation. Peut-être aurait-il mieux caché ses infidélités s'il avait pu +prévoir l'effet qu'elles produiraient sur sa femme. Jamais il n'y avait +sérieusement réfléchi. Il s'imaginait vaguement qu'elle s'en doutait, +qu'elle fermait volontairement les yeux, et trouvait même que, par un +sentiment de justice, elle aurait dû se montrer indulgente; n'était-elle +pas fanée, vieillie, fatiguée? Tout le mérite de Dolly consistait à être +une bonne mère de famille, fort ordinaire du reste, et sans aucune qualité +qui la fit remarquer. L'erreur avait été grande! «C'est terrible, c'est +terrible!» répétait Stépane Arcadiévitch sans trouver une idée consolante. +«Et tout allait si bien, nous étions si heureux! Elle était contente, +heureuse dans ses enfants, je ne la gênais en rien, et la laissais libre +de faire ce que bon lui semblait dans son ménage. Il est certain qu'il est +fâcheux qu'elle ait été institutrice chez nous. Ce n'est pas bien. Il y a +quelque chose de vulgaire, de lâche à faire la cour à l'institutrice de +ses enfants. Mais quelle institutrice! (il se rappela vivement les yeux +noirs et fripons de Mlle Roland et son sourire). Et tant qu'elle demeurait +chez nous, je ne me suis rien permis. Ce qu'il y a de pire, c'est que... +comme un fait exprès! que faire, que faire?»... De réponse il n'y en avait +pas, sinon cette réponse générale que la vie donne à toutes les questions +les plus compliquées, les plus difficiles à résoudre: vivre au jour le +jour, c'est-à-dire s'oublier; mais, ne pouvant plus retrouver l'oubli dans +le sommeil, du moins jusqu'à la nuit suivante, il fallait s'étourdir dans +le rêve de la vie. + +«Nous verrons plus tard,» pensa Stépane Arcadiévitch, se décidant enfin à +se lever. + +Il endossa sa robe de chambre grise doublée de soie bleue, en noua la +cordelière, aspira l'air à pleins poumons dans sa large poitrine, et d'un +pas ferme qui lui était particulier, et qui ôtait toute apparence de +lourdeur à son corps vigoureux, il s'approcha de la fenêtre, en leva le +store et sonna vivement. Matvei, le valet de chambre, un vieil ami, entra +aussitôt portant les habits, les bottes de son maître et une dépêche; à sa +suite vint le barbier, avec son attirail. + +«A-t-on apporté des papiers du tribunal?» demanda Stépane Arcadiévitch, +prenant le télégramme et s'asseyant devant le miroir. + +--Ils sont sur la table, répondit Matvei en jetant un coup d'oeil +interrogateur et plein de sympathie à son maître; puis, après une pause, +il ajouta avec un sourire rusé: + +«On est venu de chez le loueur de voitures.» + +Stépane Arcadiévitch ne répondit pas et regarda Matvei dans le miroir; ce +regard prouvait à quel point ces deux hommes se comprenaient. «Pourquoi +dis-tu cela?» avait l'air de demander Oblonsky. + +Matvei, les mains dans les poches de sa jaquette, les jambes un peu +écartées, répondit avec un sourire imperceptible: + +«Je leur ai dit de revenir dimanche prochain et d'ici là de ne pas +déranger Monsieur inutilement.» + +Stépane Arcadiévitch ouvrit le télégramme, le parcourut, corrigea de son +mieux le sens défiguré des mots, et son visage s'éclaircit. + +«Matvei, ma soeur Anna Arcadievna arrivera demain, dit-il en arrêtant pour +un instant la main grassouillette du barbier en train de tracer à l'aide +du peigne une raie rose dans sa barbe frisée. + +--Dieu soit béni!» répondit Matvei d'un ton qui prouvait que, tout comme +son maître, il comprenait l'importance de cette nouvelle,--en ce sens +qu'Anna Arcadievna, la soeur bien-aimée de son maître, pourrait contribuer +à la réconciliation du mari et de la femme. + +«Seule ou avec son mari?» demanda Matvei. + +Stépane Arcadiévitch ne pouvait répondre, parce que le barbier s'était +emparé de sa lèvre supérieure, mais il leva un doigt. Matvei fit un signe +de tête dans la glace. + +«Seule. Faudra-t-il préparer sa chambre en haut? + +--Où Daria Alexandrovna l'ordonnera. + +--Daria Alexandrovna? fit Matvei d'un air de doute. + +--Oui, et porte-lui ce télégramme, nous verrons ce qu'elle dira. + +--Vous voulez essayer, comprit Matvei, mais il répondit simplement: C'est +bien.» + +Stépane Arcadiévitch était lavé, coiffé, et procédait à l'achèvement de +sa toilette après le départ du barbier, lorsque Matvei, marchant avec +précaution, rentra dans la chambre, son télégramme à la main: + +«Daria Alexandrovna fait dire qu'elle part.--«Qu'il fasse comme bon lui +semblera,» a-t-elle dit,--et le vieux domestique regarda son maître, les +mains dans ses poches, en penchant la tête; ses yeux seuls souriaient. + +Stépane Arcadiévitch se tut pendant quelques instants; puis un sourire un +peu attendri passa sur son beau visage. + +«Qu'en penses-tu, Matvei? fit-il en hochant la tête. + +--Cela ne fait rien, monsieur, cela s'arrangera, répondit Matvei. + +--Cela s'arrangera? + +--Certainement, monsieur. + +--Tu crois! qui donc est là? demanda Stépane Arcadiévitch en entendant le +frôlement d'une robe de femme du côté de la porte. + +--C'est moi, monsieur, répondit une voix féminine ferme mais agréable, et +la figure grêlée et sévère de Matrona Philémonovna, la bonne des enfants, +se montra à la porte. + +--Qu'y a-t-il, Matrona?» demanda Stépane Arcadiévitch en allant lui parler +près de la porte. Quoique absolument dans son tort à l'égard de sa femme, +ainsi qu'il le reconnaissait lui-même, il avait cependant toute la maison +pour lui, y compris la bonne, la principale amie de Daria Alexandrovna. + +«Qu'y a-t-il? demanda-t-il tristement. + +--Vous devriez aller trouver madame et lui demander encore pardon, +monsieur; peut-être le bon Dieu sera-t-il miséricordieux. Madame se désole, +c'est pitié de la voir, et tout dans la maison est sens dessus dessous. +Il faut avoir pitié des enfants, monsieur. + +--Mais elle ne me recevra pas... + +--Vous aurez toujours fait ce que vous aurez pu, Dieu est miséricordieux; +priez Dieu, monsieur, priez Dieu. + +--Eh bien, c'est bon, va, dit, Stépane Arcadiévitch en rougissant tout à +coup. Donne-moi vite mes affaires,» ajouta-t-il en se tournant vers Matvei +et en ôtant résolument sa robe de chambre. + +Matvei, soufflant sur d'invisibles grains de poussière, tenait la chemise +empesée de son maître, et l'en revêtit avec un plaisir évident. + + + + +III + + +Une fois habillé, Stépane Arcadiévitch se parfuma, arrangea ses manchettes, +mit dans ses poches, suivant son habitude, ses cigarettes, son +portefeuille, ses allumettes, sa montre avec une double chaîne et des +breloques, chiffonna son mouchoir de poche et, malgré ses malheurs, se +sentit frais, dispos, parfumé et physiquement heureux. Il se dirigea vers +la salle à manger, où l'attendaient déjà son café, et près du café ses +lettres et ses papiers. + +Il parcourut les lettres. L'une d'elles était fort désagréable: c'était +celle d'un marchand qui achetait du bois dans une terre de sa femme. +Ce bois devait absolument être vendu; mais, tant que la réconciliation +n'aurait pas eu lieu, il ne pouvait être question de cette vente. C'eût +été chose déplaisante que de mêler une affaire d'intérêt à l'affaire +principale, celle de la réconciliation. Et la pensée qu'il pouvait être +influencé par cette question d'argent lui sembla blessante. Après avoir lu +ses lettres, Stépane Arcadiévitch attira vers lui ses papiers, feuilleta +vivement deux dossiers, fit quelques notes avec un gros crayon et, +repoussant ces paperasses, se mit enfin à déjeuner; tout en prenant son +café, il déplia son journal du matin, encore humide, et le parcourut. + +Le journal que recevait Stépane Arcadiévitch était libéral, sans être trop +avancé, et d'une tendance qui convenait à la majorité du public. Quoique +Oblonsky ne s'intéressât guère ni à la science, ni aux arts, ni à la +politique, il ne s'en tenait pas moins très fermement aux opinions de son +journal sur toutes ces questions, et ne changeait de manière de voir que +lorsque la majorité du public en changeait. Pour mieux dire, ses opinions +le quittaient d'elles-mêmes après lui être venues sans qu'il prît la peine +de les choisir; il les adoptait comme les formes de ses chapeaux et de +ses redingotes, parce que tout le monde les portait, et, vivant dans une +société où une certaine activité intellectuelle devient obligatoire avec +l'âge, les opinions lui étaient aussi nécessaires que les chapeaux. Si ses +tendances étaient libérales plutôt que conservatrices, comme celles de +bien des personnes de son monde, ce n'est pas qu'il trouvât les libéraux +plus raisonnables, mais parce que leurs opinions cadraient mieux avec son +genre de vie. Le parti libéral soutenait que tout allait mal en Russie, +et c'était le cas pour Stépane Arcadiévitch, qui avait beaucoup de dettes +et peu d'argent. Le parti libéral prétendait que le mariage est une +institution vieillie qu'il est urgent de réformer, et pour Stépane +Arcadiévitch la vie conjugale offrait effectivement peu d'agréments et +l'obligeait à mentir et à dissimuler, ce qui répugnait à sa nature. Les +libéraux disaient, ou plutôt faisaient entendre, que la religion n'est un +frein que pour la partie inculte de la population, et Stépane Arcadiévitch, +qui ne pouvait supporter l'office le plus court sans souffrir des jambes, +ne comprenait pas pourquoi l'on s'inquiétait en termes effrayants et +solennels de l'autre monde, quand il faisait si bon vivre dans celui-ci. +Joignez à cela que Stépane Arcadiévitch ne détestait pas une bonne +plaisanterie, et il s'amusait volontiers à scandaliser les gens +tranquilles en soutenant que, du moment qu'on se glorifie de ses ancêtres, +il ne convient pas de s'arrêter à Rurick et de renier l'ancêtre primitif, +--le singe. + +Les tendances libérales lui devinrent ainsi une habitude; il aimait son +journal comme son cigare après dîner, pour le plaisir de sentir un léger +brouillard envelopper son cerveau. + +Stépane Arcadiévitch parcourut le «leading article» dans lequel il +était expliqué que de notre temps on s'inquiète bien à tort de voir le +radicalisme menacer d'engloutir tous les éléments conservateurs, et qu'on +a plus tort encore de supposer que le gouvernement doive prendre des +mesures pour écraser l'_hydre révolutionnaire_. «À notre avis, au +contraire, le danger ne vient pas de cette fameuse hydre révolutionnaire, +mais de l'entêtement traditionnel qui arrête tout progrès,» etc., etc. Il +parcourut également le second article, un article financier où il était +question de Bentham et de Mill, avec quelques pointes à l'adresse du +ministère. Prompt à tout s'assimiler, il saisissait chacune des allusions, +devinait d'où elle partait et à qui elle s'adressait, ce qui d'ordinaire +l'amusait beaucoup, mais ce jour là son plaisir était gâté par le souvenir +des conseils de Matrona Philémonovna et par le sentiment du malaise qui +régnait dans la maison. Il parcourut tout le journal, apprit que le comte +de Beust était parti pour Wiesbaden, qu'il n'existait plus de cheveux gris, +qu'il se vendait une calèche, qu'une jeune personne cherchait une place, +et ces nouvelles ne lui procurèrent pas la satisfaction tranquille et +légèrement ironique qu'il éprouvait habituellement. Après avoir terminé sa +lecture, pris une seconde tasse de café avec du kalatch et du beurre, il +se leva, secoua les miettes qui s'étaient attachées à son gilet, et sourit +de plaisir, tout en redressant sa large poitrine; ce n'est pas qu'il eût +rien de particulièrement gai dans l'âme, ce sourire était simplement le +résultat d'une excellente digestion. + +Mais ce sourire lui rappela tout, et il se prit à réfléchir. + +Deux voix d'enfants bavardaient derrière la porte; Stépane Arcadiévitch +reconnut celles de Grisba, son plus jeune fils, et de Tania, sa fille +aînée. Ils traînaient quelque chose qu'ils avaient renversé. + +«J'avais bien dit qu'il ne fallait pas mettre les voyageurs sur +l'impériale, criait la petite fille en anglais; ramasse maintenant! + +--Tout va de travers, pensa Stépane Arcadiévitch, les enfants ne sont +plus surveillés,» et, s'approchant de la porte, il les appela. Les petits +abandonnèrent la boîte qui leur représentait un chemin de fer, et +accoururent. + +Tania entra hardiment et se suspendit en riant au cou de son père, dont +elle était la favorite, s'amusant comme d'habitude à respirer le parfum +bien connu qu'exhalaient ses favoris; après avoir embrassé ce visage, que +la tendresse autant que la pose forcément inclinée avaient rougi, la +petite détacha ses bras et voulut s'enfuir, mais le père la retint. + +«Que fait maman? demanda-t-il en passant la main sur le petit cou blanc +et délicat de sa fille.--Bonjour,» dit-il en souriant à son petit garçon +qui s'approchait à son tour. Il s'avouait qu'il aimait moins son fils et +cherchait toujours à le dissimuler, mais l'enfant comprenait la différence +et ne répondit pas au sourire forcé de son père. + +«Maman? elle est levée,» dit Tania. + +Stépane Arcadiévitch soupira. + +«Elle n'aura pas dormi de la nuit,» pensa-t-il. + +«Est-elle gaie?» + +La petite fille savait qu'il se passait quelque chose de grave entre ses +parents, que sa mère ne pouvait être gaie et que son père feignait de +l'ignorer en lui faisant si légèrement cette question. Elle rougit pour +son père. Celui-ci la comprit et rougit à son tour. + +«Je ne sais pas, répondit l'enfant. Elle ne veut pas que nous prenions nos +leçons ce matin et nous envoie avec miss Hull chez grand'maman. + +--Eh bien, vas-y, ma Tania. Mais attends un moment,» ajouta-t-il en la +retenant et en caressant sa petite main délicate. + +Il chercha sur la cheminée une boîte de bonbons qu'il y avait placée la +veille, et prit deux bonbons qu'il lui donna, en ayant eu soin de choisir +ceux qu'elle préférait. + +«C'est aussi pour Grisha? dit la petite. + +--Oui, oui.» Et avec une dernière caresse à ses petites épaules et un +baiser sur ses cheveux et son cou, il la laissa partir. + +«La voiture est avancée, vint annoncer Matvei. Et il y a là une +solliciteuse, ajouta-t-il. + +--Depuis longtemps? demanda Stépane Arcadiévitch. + +--Une petite demi-heure. + +--Combien de fois ne t'ai-je pas ordonné de me prévenir immédiatement. + +--Il faut bien cependant vous donner le temps de déjeuner, repartit Matvei +d'un ton bourru, mais amical, qui ôtait toute envie de le gronder. + +--Eh bien, fais vite entrer,» dit Oblonsky en fronçant le sourcil de +dépit. + +La solliciteuse, femme d'un capitaine Kalinine, demandait une chose +impossible et qui n'avait pas le sens commun; mais Stépane Arcadiévitch +la fit asseoir, l'écouta sans l'interrompre, lui dit comment et à qui il +fallait s'adresser, et lui écrivit même un billet de sa belle écriture +bien nette pour la personne qui pouvait l'aider. Après avoir congédié la +femme du capitaine, Stépane Arcadiévitch prit son chapeau et s'arrêta en +se demandant s'il n'oubliait pas quelque chose. Il n'avait oublié que ce +qu'il souhaitait ne pas avoir à se rappeler, sa femme. + +Sa belle figure prit une expression de mécontentement. «Faut-il ou ne +faut-il pas y aller?» se demanda-t-il en baissant la tête. Une voix +intérieure lui disait que mieux valait s'abstenir, parce qu'il n'y avait +que fausseté et mensonge à attendre d'un rapprochement. Pouvait-il rendre +Dolly attrayante comme autrefois, et lui-même pouvait-il se faire vieux et +incapable d'aimer? + +«Et cependant il faudra bien en venir là, les choses ne peuvent rester +ainsi», se disait-il en s'efforçant de se donner du courage. Il se +redressa, prit une cigarette, l'alluma, en tira deux bouffées, la rejeta +dans un cendrier de nacre, et, traversant enfin le salon à grands pas, il +ouvrit une porte qui donnait dans la chambre de sa femme. + + + + +IV + + +Daria Alexandrovna, vêtue d'un simple peignoir et entourée d'objets jetés +çà et là autour d'elle, fouillait dans une chiffonnière ouverte; elle +avait ajusté à la hâte ses cheveux, rares maintenant, mais jadis épais et +beaux, et ses yeux, agrandis par la maigreur de son visage, gardaient une +expression d'effroi. Lorsqu'elle entendit le pas de son mari, elle se +tourna vers la porte, décidée à cacher sous un air sévère et méprisant le +trouble que lui causait cette entrevue si redoutée. Depuis trois jours +elle tentait en vain de réunir ses effets et ceux de ses enfants pour +aller se réfugier chez sa mère, sentant qu'il fallait d'une façon +quelconque punir l'infidèle, l'humilier, lui rendre une faible partie du +mal qu'il avait causé; mais, tout en se répétant qu'elle le quitterait, +elle n'en trouvait pas la force, parce qu'elle ne pouvait se déshabituer +de l'aimer et de le considérer comme son mari. D'ailleurs elle s'avouait +que si, dans sa propre maison, elle avait de la peine à venir à bout de +ses cinq enfants, ce serait bien pis là où elle comptait les mener. Le +petit s'était déjà ressenti du désordre qui régnait dans le ménage et +avait été souffrant à cause d'un bouillon tourné; les autres s'étaient +presque trouvés privés de dîner la veille..... Et, tout en comprenant +qu'elle n'aurait jamais le courage de partir, elle cherchait à se donner +le change en rassemblant ses affaires. + +En voyant la porte s'ouvrir, elle se reprit à bouleverser ses tiroirs et +ne leva la tête que lorsque son mari fut tout près d'elle. Alors, au lieu +de l'air sévère qu'elle voulait se donner, elle tourna vers lui un visage +où se peignaient la souffrance et l'indécision. + +«Dolly!» dit-il doucement, d'un ton triste et soumis. + +Elle jeta un rapide coup d'oeil sur lui, et le voyant brillant de fraîcheur +et de santé: «Il est heureux et content, pensa-t-elle, tandis que moi! Ah +que cette bonté qu'on admire en lui me révolte!» Et sa bouche se contracta +nerveusement. + +«Que me voulez-vous? demanda-t-elle sèchement. + +--Dolly! répéta-t-il ému, Anna arrive aujourd'hui. + +--Cela m'est fort indifférent; je ne puis la recevoir. + +--Il le faut cependant, Dolly. + +--Allez-vous-en, allez-vous-en, allez-vous-en!» cria-t-elle sans le +regarder, comme si ce cri lui était arraché par une douleur physique. + +Stépane Arcadiévitch avait pu rester calme et se faire des illusions loin +de sa femme, mais, quand il vit ce visage ravagé et qu'il entendit ce cri +désespéré, sa respiration s'arrêta, quelque chose lui monta au gosier et +ses yeux se remplirent de larmes. + +«Mon Dieu, qu'ai-je fait, Dolly? au nom de Dieu.» Il ne put en dire plus +long, un sanglot le prit à la gorge. + +Elle ferma violemment la chiffonnière et se tourna vers lui. + +«Dolly, que puis-je dire? une seule chose: pardonne! Souviens-toi: neuf +années de ma vie ne peuvent-elles racheter une minute...» + +Elle baissa les yeux, écoutant ce qu'il avait à dire de l'air d'une +personne qui espère qu'on la détrompera. + +«Une minute d'entraînement,» acheva-t-il, et il voulut continuer, mais à +ces mots les lèvres de Dolly se serrèrent comme par l'effet d'une vive +souffrance, et les muscles de sa joue droite se contractèrent de nouveau. + +«Allez-vous-en, allez-vous-en d'ici, cria-t-elle encore plus vivement, et +ne me parlez pas de vos entraînements, de vos vilenies!» + +Elle voulut sortir, mais elle faillit tomber et s'accrocha au dossier +d'une chaise pour se soutenir. Le visage d'Oblonsky s'assombrit, ses yeux +étaient pleins de larmes. + +«Dolly! dit-il presque en pleurant. Au nom de Dieu, pense aux enfants: ils +ne sont pas coupables. Il n'y a de coupable que moi, punis-moi: dis-moi +comment je puis expier. Je suis prêt à tout. Je suis coupable et n'ai pas +de mots pour l'exprimer combien je le sens! Mais, Dolly, pardonne!» + +Elle s'assit. Il écoutait cette respiration oppressée avec un sentiment +de pitié infinie. Plusieurs fois elle essaya de parler sans y parvenir. +Il attendait. + +«Tu penses aux enfants quand il s'agit de jouer avec eux, mais, moi, j'y +pense en comprenant ce qu'ils ont perdu,» dit-elle en répétant une des +phrases qu'elle avait préparées pendant ces trois jours. + +Elle lui avait dit _tu_, il la regarda avec reconnaissance et fit un +mouvement pour prendre sa main, mais elle s'éloigna de lui avec dégoût. + +«Je ferai tout au monde pour les enfants, mais je ne sais ce que je dois +décider: faut-il les emmener loin de leur père ou les laisser auprès d'un +débauché, oui, d'un débauché? Voyons, après ce qui s'est passé, dites-moi +s'il est possible que nous vivions ensemble? Est-ce possible? répondez +donc? répéta-t-elle en élevant la voix. Lorsque mon mari, le père de mes +enfants, est en liaison avec leur gouvernante... + +--Mais que faire? que faire? interrompit-il d'une voix désolée, baissant +la tête et ne sachant plus ce qu'il disait. + +--Vous me révoltez, vous me répugnez, cria-t-elle, s'animant de plus en +plus. Vos larmes sont de l'eau. Vous ne m'avez jamais aimée; vous n'avez +ni coeur ni honneur. Vous ne m'êtes plus qu'un étranger, oui, tout à fait +un étranger, et elle répéta avec colère ce mot terrible pour elle, un +_étranger_. + +Il la regarda surpris et effrayé, ne comprenant pas combien il exaspérait +sa femme par sa pitié. C'était le seul sentiment, Dolly le sentait trop +bien, qu'il éprouvât encore pour elle; l'amour était à jamais éteint. + +En ce moment un des enfants pleura dans la chambre voisine, et la +physionomie de Daria Alexandrovna s'adoucit, comme celle d'une personne +qui revient à la réalité; elle sembla hésiter un moment, puis, se levant +vivement, elle se dirigea vers la porte. + +«Elle aime cependant _mon enfant_, pensa Oblonsky, remarquant l'effet +produit par le cri du petit. Comment alors me prendrait-elle en horreur? + +--Dolly, encore un mot! insista-t-il en la suivant. + +--Si vous me suivez, j'appelle les domestiques, les enfants! qu'ils +sachent tous que vous êtes un lâche! Je pars aujourd'hui, et vous n'avez +qu'à vivre ici avec votre maîtresse!» + +Elle sortit en fermant violemment la porte. + +Stépane Arcadiévitch soupira, s'essuya la figure et quitta doucement la +chambre. + +«Matvei prétend que cela s'arrangera, mais comment? Je n'en vois pas le +moyen. C'est affreux! et comme elle a crié d'une façon vulgaire! se dit-il +en pensant aux mots _lâche_ et _maîtresse_. Pourvu que les femmes de +chambre n'aient rien entendu.» + +C'était un vendredi; dans la salle à manger l'horloger remontait la +pendule; Oblonsky, en le voyant, se souvint que la régularité de cet +Allemand chauve lui avait fait dire un jour qu'il devait être remonté +lui-même pour toute sa vie, dans le but de remonter les pendules. Le +souvenir de cette plaisanterie le fit sourire. + +«Et qui sait au bout du compte si Matvei n'a pas raison, pensa-t-il, et si +cela ne s'arrangera pas! + +--Matvei, cria-t-il, qu'on prépare tout au petit salon pour recevoir Anna +Arcadievna. + +--C'est bien, répondit le vieux domestique apparaissant aussitôt.--Monsieur +ne dînera pas à la maison? demanda-t-il en aidant sonmaître à endosser sa +fourrure. + +--Cela dépend. Tiens, voici pour la dépense, dit Oblonsky en tirant un +billet de dix roubles de son portefeuille. Est-ce assez? + +--Assez ou pas assez, on s'arrangera,» répondit Matvei fermant la portière +de la voiture et remontant le perron. + +Pendant ce temps, Dolly, avertie du départ de son mari par le bruit que +fit la voiture en s'éloignant, rentrait dans sa chambre, son seul refuge +au milieu des soucis qui l'assiégeaient. L'Anglaise et la bonne l'avaient +accablée de questions; quels vêtements fallait-il mettre aux enfants? +pouvait-on donner du lait au petit? fallait-il faire chercher un autre +cuisinier? + +«Laissez-moi tranquille,» leur avait-elle dit en rentrant chez elle pour +s'asseoir à la place où elle avait parlé à son mari. Là, serrant l'une +contre l'autre ses mains amaigries dont les doigts ne retenaient plus les +bagues, elle repassa leur entretien dans sa mémoire. + +«Il est parti! mais a-t-il rompu avec _elle?_ Se peut-il qu'il _la_ voie +encore? Pourquoi ne le lui ai-je pas demandé? Non, non, nous ne pouvons +plus vivre ensemble! Et, vivant sous le même toit, nous n'en resterons +pas moins étrangers,--étrangers pour toujours! répéta-t-elle avec une +insistance particulière sur ce dernier mot si cruel. Comme je l'aimais, +mon Dieu! et comme je l'aime encore même maintenant! Peut-être ne l'ai-je +jamais plus aimé! et ce qu'il y a de plus dur...» Elle fut interrompue par +l'entrée de Matrona Philémonovna: + +«Ordonnez au moins qu'on aille chercher mon frère, dit-celle-ci; il fera +le dîner, sinon ce sera comme hier, les enfants n'auront pas encore mangé +à six heures. + +--C'est bon, je vais venir et donner des ordres. A-t-on fait chercher +du lait frais?» Et là-dessus Daria Alexandrovna se plongea dans ses +préoccupations quotidiennes et y noya pour un moment sa douleur. + + + + +V + + +Stépane Arcadiévitch avait fait de bonnes études grâce à d'heureux dons +naturels; mais il était paresseux et léger et, par suite de ces défauts, +était sorti un des derniers de l'école. Quoiqu'il eût toujours mené une +vie dissipée, qu'il n'eût qu'un _tchin_ médiocre et un âge peu avancé, +il n'en occupait pas moins une place honorable qui rapportait de bons +appointements, celle de président d'un des tribunaux de Moscou.--Il avait +obtenu cet emploi par la protection du mari de sa soeur Anna, Alexis +Alexandrovitch Karénine, un des membres les plus influents du ministère. +Mais, à défaut de Karénine, des centaines d'autres personnes, frères, +soeurs, cousins, oncles, tantes, lui auraient procuré cette place, ou toute +autre du même genre, ainsi que les six mille roubles qu'il lui fallait +pour vivre, ses affaires étant peu brillantes malgré la fortune assez +considérable de sa femme. Stépane Arcadiévitch comptait la moitié de +Moscou et de Pétersbourg dans sa parenté et dans ses relations d'amitié; +il était né au milieu des puissants de ce monde. Un tiers des personnages +attachés à la cour et au gouvernement avaient été amis de son père et +l'avaient connu, lui, en brassières; le second tiers le tutoyait; le +troisième était composé «de ses bons amis»; par conséquent il avait pour +alliés tous les dispensateurs des biens de la terre sous forme d'emplois, +de fermes, de concessions, etc.; et ils ne pouvaient négliger un des +leurs. Oblonsky n'eut donc aucune peine à se donner pour obtenir une place +avantageuse; il ne s'agissait que d'éviter des refus, des jalousies, des +querelles, des susceptibilités, ce qui lui était facile à cause de sa +bonté naturelle. Il aurait trouvé plaisant qu'on lui refusât la place et +le traitement dont il avait besoin. Qu'exigeait-il d'extraordinaire? Il +ne demandait que ce que ses contemporains obtenaient, et se sentait aussi +capable qu'un autre de remplir ces fonctions. + +On n'aimait pas seulement Stépane Arcadiévitch à cause de son bon et +aimable caractère et de sa loyauté indiscutable. Il y avait encore dans +son extérieur brillant et attrayant, dans ses yeux vifs, ses sourcils +noirs, ses cheveux, son teint animé, dans l'ensemble de sa personne +une influence physique qui agissait sur ceux qui le rencontraient. +«Ah! Stiva! Oblonsky! le voilà!» s'écriait-on presque toujours avec un +sourire de plaisir quand on l'apercevait; et quoiqu'il ne résultât rien de +particulièrement joyeux de cette rencontre, on ne se réjouissait pas moins +de le revoir encore le lendemain et le surlendemain. + +Après avoir rempli pendant trois ans la place de président, Stépane +Arcadiévitch s'était acquis non seulement l'amitié, mais encore la +considération de ses collègues, inférieurs et supérieurs aussi bien que +celle des personnes que les affaires mettaient en rapport avec lui. Les +qualités qui lui valaient cette estime générale étaient: premièrement, +une extrême indulgence pour chacun, fondée sur le sentiment de ce qui +lui manquait à lui-même; secondement, un libéralisme absolu, non pas le +libéralisme prôné par son journal, mais celui qui coulait naturellement +dans ses veines et le rendait également affable pour tout le monde, à +quelque condition qu'on appartint; et, troisièmement surtout, une complète +indifférence pour les affaires dont il s'occupait, ce qui lui permettait +de ne jamais se passionner et par conséquent de ne pas se tromper. + +En arrivant au tribunal, il se rendit à son cabinet particulier, gravement +accompagné du suisse qui portait son portefeuille, pour y revêtir son +uniforme avant de passer dans la salle du conseil. Les employés de +service se levèrent tous sur son passage, et le saluèrent avec un sourire +respectueux. Stépane Arcadiévitch se hâta, comme toujours, de se rendre +à sa place et s'assit, après avoir serré la main aux autres membres du +conseil. Il plaisanta et causa dans la juste mesure des convenances et +ouvrit la séance. Personne ne savait comme lui rester dans le ton officiel +avec une nuance de simplicité et de bonhomie fort utile à l'expédition +agréable des affaires. Le secrétaire s'approcha d'un air dégagé, mais +respectueux, commun à tous ceux qui entouraient Stépane Arcadiévitch, +lui apporta des papiers et lui adressa la parole sur le ton _familier_ +et _libéral_ introduit par lui. + +«Nous sommes enfin parvenus à obtenir les renseignements de +l'administration du gouvernement de Penza; si vous permettez, les +voici. + +--Enfin vous les avez! dit Stépane Arcadiévitch en feuilletant les papiers +du doigt. + +--Alors, messieurs...» Et la séance commença. + +«S'ils pouvaient se douter, pensait-il tout en penchant la tête d'un air +important pendant la lecture du rapport, combien leur président avait, il +y a une demi-heure, la mine d'un gamin coupable!» et ses yeux riaient. + +Le conseil devait durer sans interruption jusqu'à deux heures, puis venait +le déjeuner. Il n'était pas encore deux heures lorsque les grandes portes +vitrées de la salle s'ouvrirent, et quelqu'un entra. Tous les membres du +conseil, contents d'une petite diversion, se retournèrent; mais l'huissier +de garde fit aussitôt sortir l'intrus et referma les portes derrière lui. + +Quand le rapport fut terminé, Stépane Arcadiévitch se leva et, sacrifiant +au libéralisme de l'époque, tira ses cigarettes en pleine salle de conseil +avant de passer dans son cabinet. Deux de ses collègues, Nikitine, un +vétéran au service, et Grinewitch, gentilhomme de la chambre, le suivirent. + +«Nous aurons le temps de terminer après le déjeuner, dit Oblonsky. + +--Je crois bien, répondit Nikitine. + +--Ce doit être un fameux coquin que ce Famine,» dit Grinewitch en faisant +allusion à l'un des personnages de l'affaire qu'ils avaient étudiée. + +Stépane Arcadiévitch fit une légère grimace comme pour faire entendre à +Grinewitch qu'il n'était pas convenable d'établir un jugement anticipé, et +ne répondit pas. + +«Qui donc est entré dans la salle? demanda-t-il à l'huissier. + +--Quelqu'un est entré sans permission, Votre Excellence, pendant que +j'avais le dos tourné; il vous demandait. Quand les membres du conseil +sortiront, lui ai-je dit. + +--Où est-il? + +--Probablement dans le vestibule, car il était là tout à l'heure. Le +voici,» ajouta l'huissier en désignant un homme fortement constitué, à +barbe frisée, qui montait légèrement et rapidement les marches usées de +l'escalier de pierre, sans prendre la peine d'ôter son bonnet de fourrure. +Un employé, qui descendait, le portefeuille sous le bras, s'arrêta pour +regarder d'un air peu bienveillant les pieds du jeune homme, et se tourna +pour interroger Oblonsky du regard. Celui-ci, debout au haut de l'escalier, +le visage animé encadré par son collet brodé d'uniforme, s'épanouit encore +plus en reconnaissant l'arrivant. + +«C'est bien lui! Levine, enfin! s'écria-t-il avec un sourire affectueux, +quoique légèrement moqueur, en regardant Levine qui s'approchait.--Comment, +tu ne fais pas le dégoûté, et tu viens me chercher dans ce mauvais lieu? +dit-il, ne se contentant pas de serrer la main de son ami, mais +l'embrassant avec effusion.--Depuis quand es-tu ici? + +--J'arrive et j'avais grande envie de te voir, répondit Levine timidement, +en regardant autour de lui avec méfiance et inquiétude. + +--Eh bien, allons dans mon cabinet,» dit Stépane Arcadiévitch qui +connaissait la sauvagerie mêlée d'amour-propre et de susceptibilité de son +ami; et, comme s'il se fût agi d'éviter un danger, il le prit par la main +pour l'emmener. + +Stépane Arcadiévitch tutoyait presque toutes ses connaissances, des +vieillards de soixante ans, des jeunes gens de vingt, des acteurs, des +ministres, des marchands, des généraux, tous ceux avec lesquels il prenait +du champagne, et avec qui n'en prenait-il pas? Dans le nombre des +personnes ainsi tutoyées aux deux extrêmes de l'échelle sociale, il y en +aurait eu de bien étonnées d'apprendre qu'elles avaient, grâce à Oblonsky, +quelque chose de commun entre elles. Mais lorsque celui-ci rencontrait en +présence de ses inférieurs un de ses tutoyés _honteux_, comme il appelait +en riant plusieurs de ses amis, il avait le tact de les soustraire à une +impression désagréable. Levine n'était pas un tutoyé _honteux_, c'était un +camarade d'enfance, cependant Oblonsky sentait qu'il lui serait pénible +de montrer leur intimité à tout le monde; c'est pourquoi il s'empressa de +l'emmener. Levine avait presque le même âge qu'Oblonsky et ne le tutoyait +pas seulement par raison de champagne, ils s'aimaient malgré la différence +de leurs caractères et de leurs goûts, comme s'aiment des amis qui se sont +liés dans leur première jeunesse. Mais, ainsi qu'il arrive souvent à des +hommes dont la sphère d'action est très différente, chacun d'eux, tout +en approuvant par le raisonnement la carrière de son ami, la méprisait +au fond de l'âme, et croyait la vie qu'il menait lui-même la seule +rationnelle. À l'aspect de Levine, Oblonsky ne pouvait dissimuler un +sourire ironique. Combien de fois ne l'avait-il pas vu arriver de la +campagne où il faisait «quelque chose» (Stépane Arcadiévitch ne savait pas +au juste quoi, et ne s'y intéressait guère), agité, pressé, un peu gêné, +irrité de cette gêne, et apportant généralement des points de vue tout à +fait nouveaux et inattendus sur la vie et les choses. Stépane Arcadiévitch +en riait et s'en amusait. Levine, de son côté, méprisait le genre +d'existence que son ami menait à Moscou, traitait son service de +plaisanterie et s'en moquait. Mais Oblonsky prenait gaiement la +plaisanterie, en homme sûr de son fait, tandis que Levine riait sans +conviction et se fâchait. + +«Nous t'attendions depuis longtemps, dit Stépane Arcadiévitch en entrant +dans son cabinet et en lâchant la main de Levine comme pour prouver qu'ici +tout danger cessait. Je suis bien heureux de te voir, continua-t-il. Eh +bien, comment vas-tu? que fais-tu? quand es-tu arrivé?» + +Levine se taisait et regardait les figures inconnues pour lui des deux +collègues d'Oblonsky; la main de l'élégant Grinewitch aux doigts blancs +et effilés, aux ongles longs, jaunes et recourbés du bout, avec d'énormes +boutons brillant sur ses manchettes, absorbait visiblement toute son +attention. Oblonsky s'en aperçut et sourit. + +«Permettez-moi, messieurs, de vous faire faire connaissance: mes collègues +Philippe-Ivanitch Nikitine, Michel-Stanislavowitch Grinewitch,--puis (se +tournant vers Levine), un propriétaire, un homme nouveau, qui s'occupe +des affaires du semstvo, un gymnaste qui enlève cinq pouds d'une main, un +éleveur de bestiaux, un chasseur célèbre, mon ami Constantin Dmitrievitch +Levine, le frère de Serge Ivanitch Kosnichef. + +--Charmé, répondit le plus âgé. + +--J'ai l'honneur de connaître votre frère Serge Ivanitch,» dit Grinewitch +en tendant sa main aux doigts effilés. + +Le visage de Levine se rembrunit; il serra froidement la main qu'on lui +tendait, et se tourna vers Oblonsky. Quoiqu'il eût beaucoup de respect +pour son demi-frère, l'écrivain connu de toute la Russie, il ne lui en +était pas moins désagréable qu'on s'adressât à lui, non comme à Constantin +Levine, mais comme au frère du célèbre Kosnichef. + +«Non, je ne m'occupe plus d'affaires. Je me suis brouillé avec tout le +monde et ne vais plus aux assemblées, dit-il en s'adressant à Oblonsky. + +--Cela s'est fait bien vite, s'écria celui-ci en souriant. Mais comment? +pourquoi? + +--C'est une longue histoire que je te raconterai quelque jour, répondit +Levine, ce qui ne l'empêcha pas de continuer.--Pour être bref, je me suis +convaincu qu'il n'existe et ne peut exister aucune action sérieuse à +exercer dans nos questions provinciales. D'une part, on joue au parlement, +et je ne suis ni assez jeune ni assez vieux pour m'amuser de joujoux, et +d'autre part c'est--il hésita--un moyen pour la _coterie_ du district de +gagner quelques sous. Autrefois il y avait les tutelles, les jugements; +maintenant il y a le semstvo, non pas pour y prendre des pots de vin, mais +pour en tirer des appointements sans les gagner.» Il dit ces paroles avec +chaleur et de l'air d'un homme qui croit que son opinion trouvera des +contradicteurs. + +«Hé, hé! Mais te voilà, il me semble, dans une nouvelle phase: tu deviens +conservateur! dit Stépane Arcadiévitch. Au reste, nous en reparlerons plus +tard. + +--Oui, plus tard. Mais j'avais besoin de te voir,» dit Levine en regardant +toujours avec haine la main de Grinewitch. + +Stépane Arcadiévitch sourit imperceptiblement. + +«Et tu disais que tu ne porterais plus jamais d'habit européen? dit-il +en examinant les vêtements tout neufs de son ami, oeuvre d'un tailleur +français. Je le vois bien, c'est une nouvelle phase.» + +Levine rougit tout à coup, non comme fait un homme mûr, sans s'en +apercevoir, mais comme un jeune garçon qui se sent timide et ridicule, +et qui n'en rougit que davantage. Cette rougeur enfantine donnait à son +visage intelligent et mâle un air si étrange, qu'Oblonsky cessa de le +regarder. + +«Mais où donc nous verrons-nous? J'ai bien besoin de causer avec toi,» dit +Levine. + +Oblonsky réfléchit. + +«Sais-tu? nous irons déjeuner chez Gourine et nous y causerons; je suis +libre jusqu'à trois heures. + +--Non, répondit Levine après un moment de réflexion, il me faut faire +encore une course. + +--Eh bien alors, dînons ensemble. + +--Dîner? mais je n'ai rien de particulier à te dire, rien que deux mots à +te demander; nous bavarderons plus tard. + +--Dans ce cas, dis les deux mots tout de suite, nous causerons à dîner. + +--Ces deux mots, les voici, dit Levine; au reste, ils n'ont rien de +particulier.» + +Son visage prit une expression méchante qui ne tenait qu'à +l'effort qu'il faisait pour vaincre sa timidité. + +«Que font les Cherbatzky? Tout va-t-il comme par le passé?» + +Stépane Arcadiévitch savait depuis longtemps que Levine était amoureux de +sa belle-soeur, Kitty; il sourit et ses yeux brillèrent gaiement. + +«Tu as dit deux mots, mais je ne puis répondre de même, parce que... +Excuse-moi un instant.» + +Le secrétaire entra en ce moment, toujours respectueusement familier, avec +le sentiment modeste, propre à tous les secrétaires, de sa supériorité +en affaires sur son chef. Il s'approcha d'Oblonsky et, sous une forme +interrogative, se mit à lui expliquer une difficulté quelconque; +sans attendre la fin de l'explication, Stépane Arcadiévitch lui posa +amicalement la main sur le bras. + +«Non, faites comme je vous l'ai demandé,--dit-il en adoucissant son +observation d'un sourire; et, après avoir brièvement expliqué comment il +comprenait l'affaire, il repoussa les papiers en disant:--Faites ainsi, je +vous en prie, Zahar Nikitich.» + +Le secrétaire s'éloigna confus. Levine, pendant cette petite conférence, +avait eu le temps de se remettre, et, debout derrière une chaise sur +laquelle il s'était accoudé, il écoutait avec une attention ironique. + +«Je ne comprends pas, je ne comprends pas, dit-il. + +--Qu'est-ce que tu ne comprends pas?--répondit Oblonsky en souriant aussi +et en cherchant une cigarette; il s'attendait à une sortie quelconque de +Levine. + +--Je ne comprends pas ce que vous faites, dit Levine en haussant les +épaules. Comment peux-tu faire tout cela sérieusement? + +--Pourquoi? + +--Mais parce que cela ne signifie rien. + +--Tu crois cela? Nous sommes surchargés de besogne, au contraire. + +--De griffonnages! Eh bien oui, tu as un don spécial pour ces choses-là, +ajouta Levine. + +--Tu veux dire qu'il y a quelque chose qui me manque? + +--Peut-être bien! Cependant je ne puis m'empêcher d'admirer ton grand air +et de me glorifier d'avoir pour ami un homme si important. En attendant, +tu n'as pas répondu à ma question, ajouta-t-il en faisant un effort +désespéré pour regarder Oblonsky en face. + +--Allons, allons, tu y viendras aussi. C'est bon tant que tu as trois +mille déciatines[1] dans le district de Karasinsk, des muscles comme les +tiens et la fraîcheur d'une petite fille de douze ans: mais tu y viendras +tout de même. Quant à ce que tu me demandes, il n'y a pas de changements, +mais je regrette que tu sois resté si longtemps sans venir. + +[Note 1: La déciatine est voisine de 1 hectare; à noter que l'orthographe +originale «dessiatine» (incorrecte) de la présente traduction a été +remplacée ici par «déciatine» en accord avec la racine du mot qui signifie +«dix».] + +--Pourquoi? demanda Levine. + +--Parce que... répondit Oblonsky, mais nous en causerons plus tard. +Qu'est-ce qui t'amène? + +--Nous parlerons de cela aussi plus tard, dit Levine en rougissant encore +jusqu'aux oreilles. + +--C'est bien, je comprends, fit Stépane Arcadiévitch. Vois-tu, je t'aurais +bien prié de venir dîner chez moi, mais ma femme est souffrante; si tu +veux _les_ voir, tu les trouveras au Jardin zoologique, de quatre à cinq; +Kitty patine. Vas-y, je te rejoindrai et nous irons dîner quelque part +ensemble. + +--Parfaitement; alors, au revoir. + +--Fais attention, n'oublie pas! je te connais, tu es capable de repartir +subitement pour la campagne! s'écria en riant Stépane Arcadiévitch. + +--Non, bien sûr, je viendrai. + +Levine sortit du cabinet et se souvint seulement de l'autre côté de la +porte qu'il avait oublié de saluer les collègues d'Oblonsky. + +«Ce doit être un personnage énergique, dit Grinewitch quand Levine fut +sorti. + +--Oui, mon petit frère, dit Stépane Arcadiévitch en hochant la tête, c'est +un gaillard qui a de la chance! trois mille déciatines dans le district +de Karasinsk! il a l'avenir pour lui, et quelle jeunesse! Ce n'est pas +comme nous autres! + +--Vous n'avez guère à vous plaindre pour votre part, Stépane Arcadiévitch. + +--Si, tout va mal,» répondit Stépane Arcadiévitch en soupirant +profondément. + + + + +VI + + +Lorsque Oblonsky lui avait demandé pourquoi il était venu à Moscou, Levine +avait rougi, et s'en voulait d'avoir rougi; mais pouvait-il répondre: «Je +viens demander ta belle-soeur en mariage?» Tel était cependant l'unique but +de son voyage. + +Les familles Levine et Cherbatzky, deux vieilles familles nobles de Moscou, +avaient toujours été en rapports d'amitié. L'intimité s'était resserrée +pendant les études de Levine à l'Université de Moscou, à cause de sa +liaison avec le jeune prince Cherbatzky, frère de Dolly et de Kitty, +qui suivait les mêmes cours que lui. Dans ce temps-là Levine allait +fréquemment dans la maison Cherbatzky et, quelque étrange que cela puisse +paraître, était amoureux de la maison tout entière, spécialement de la +partie féminine de la famille. Ayant perdu sa mère sans l'avoir connue, +et n'ayant qu'une soeur beaucoup plus âgée que lui, ce fut dans la maison +Cherbatzky qu'il trouva cet intérieur intelligent et honnête, propre aux +anciennes familles nobles, dont la mort de ses parents l'avait privé. +Tous les membres de cette famille, mais principalement les femmes, lui +apparaissaient entourés d'un nimbe mystérieux et poétique. Non seulement +il ne leur découvrait aucun défaut, mais il leur supposait encore les +sentiments les plus élevés, les perfections les plus idéales. Pourquoi ces +trois jeunes demoiselles devaient parler français et anglais de deux jours +l'un; pourquoi elles devaient, à tour de rôle, jouer du piano (les sons +de cet instrument montaient jusqu'à la chambre où travaillaient les +étudiants); pourquoi des maîtres de littérature française, de musique, de +danse, de dessin, se succédaient dans la maison; pourquoi, à certaines +heures de la journée, les trois demoiselles, accompagnées de Mlle Linon, +devaient s'arrêter en calèche au boulevard de la Tverskoï et, sous la +garde d'un laquais en livrée, se promener dans leurs pelisses de satin +(Dolly en avait une longue, Nathalie une demi-longue, et Kitty une toute +courte, qui montrait ses petites jambes bien faites, serrées dans des bas +rouges): ces choses et beaucoup d'autres lui restaient incompréhensibles. +Mais il savait que tout ce qui se passait dans cette sphère mystérieuse +était parfait, et ce mystère le rendait amoureux. + +Il avait commencé par s'éprendre de Dolly, l'aînée, pendant ses années +d'études; celle-ci épousa Oblonsky; il crut alors aimer la seconde, car il +sentait qu'il devait nécessairement aimer l'une des trois, sans savoir au +juste laquelle. Mais Nathalie eut à peine fait son entrée dans le monde, +qu'on la maria au diplomate Lvof. Kitty n'était qu'une enfant quand Levine +quitta l'Université. Le jeune Cherbatzky, peu après son admission dans +la marine, se noya dans la Baltique, et les relations de Levine avec sa +famille devinrent plus rares, malgré l'amitié qui le liait à Oblonsky. Au +commencement de l'hiver cependant, étant venu à Moscou, après une année +passée à la campagne, il revit les Cherbatzky et comprit alors laquelle +des trois il était destiné à aimer. + +Rien de plus simple, en apparence, que de demander en mariage la jeune +princesse Cherbatzky; un homme de trente-deux ans, de bonne famille, +d'une fortune convenable, avait toute chance de passer pour un beau +parti, et vraisemblablement il aurait été bien accueilli. Mais Levine +était amoureux; Kitty lui paraissait une créature si accomplie, d'une +supériorité si idéale, et il se jugeait au contraire si défavorablement, +qu'il n'admettait pas qu'on le trouvât digne d'aspirer à cette alliance. + +Après avoir passé deux mois à Moscou comme en rêve, rencontrant Kitty +chaque jour dans le monde, où il était retourné à cause d'elle, il +repartit subitement pour la campagne, après avoir décidé que ce mariage +était impossible. Quelle position dans le monde, quelle carrière +convenable et bien définie offrait-il aux parents? Tandis que ses +camarades étaient, les uns colonels et aides de camp, d'autres professeurs +distingués, directeurs de banque et de chemin de fer, ou présidents de +tribunal, comme Oblonsky, que faisait-il, lui, à trente-deux ans? Il +s'occupait de ses terres, élevait des bestiaux, construisait des bâtiments +de ferme et chassait la bécasse, c'est-à-dire qu'il avait pris le chemin +de ceux qui, aux yeux du monde, n'ont pas su en trouver d'autre; il ne se +faisait aucune illusion sur la façon dont on pouvait le juger, et croyait +passer pour un pauvre garçon, sans grande capacité. + +Comment, d'ailleurs, la charmante et poétique jeune fille pouvait-elle +aimer un homme aussi laid et surtout aussi peu brillant que lui? Ses +anciennes relations avec Kitty, qui, à cause de sa liaison avec le frère +qu'elle avait perdu, étaient celles d'un homme fait avec une enfant, lui +semblaient un obstacle de plus. + +On pouvait bien, pensait-il, aimer d'amitié un brave garçon aussi +ordinaire que lui, mais il fallait être beau et pouvoir déployer les +qualités d'un homme supérieur, pour être aimé d'un amour comparable +à celui qu'il éprouvait. Il avait bien entendu dire que les femmes +s'éprennent souvent d'hommes laids et médiocres, mais il n'en croyait rien +et jugeait les autres d'après lui-même, qui ne pouvait aimer qu'une femme +remarquable, belle et poétique. + +Toutefois, après avoir passé deux mois à la campagne dans la solitude, il +se convainquit que le sentiment qui l'absorbait ne ressemblait pas aux +enthousiasmes de sa première jeunesse, et qu'il ne pourrait vivre sans +résoudre cette grande question: serait-il accepté, oui ou non? Rien ne +prouvait, après tout, qu'il serait refusé. Il partit donc pour Moscou +avec la ferme intention de se déclarer et de se marier si on l'agréait. +Sinon...., il ne pouvait imaginer ce qu'il deviendrait! + + + + +VII + + +Levine, arrivé à Moscou par le train du matin, s'était arrêté chez son +demi-frère, Kosnichef. Après avoir fait sa toilette, il était entré dans +le cabinet de travail de celui-ci en se proposant de lui raconter tout +et de lui demander conseil; mais son frère n'était pas seul. Il causait +avec un célèbre professeur de philosophie, venu de Kharhoff tout exprès +pour éclaircir un malentendu survenu entre eux au sujet d'une question +scientifique. Le professeur était en guerre contre le matérialisme; Serge +Kosnichef suivait sa polémique avec intérêt et lui avait adressé quelques +objections après avoir lu son dernier article. Il reprochait au professeur +les concessions trop larges qu'il faisait au matérialisme, et celui-ci +était venu s'expliquer lui-même. La conversation roulait sur la question +à la mode: Y a-t-il une limite entre les phénomènes psychiques et +physiologiques dans les actions de l'homme, et où se trouve cette limite? + +Serge Ivanitch accueillit son frère avec le sourire froidement aimable qui +lui était habituel et, après l'avoir présenté au professeur, continua +l'entretien. Celui-ci, un petit homme à lunettes, au front étroit, +s'arrêta un moment pour répondre au salut de Levine, puis reprit la +conversation sans lui accorder aucune attention. Levine s'assit en +attendant son départ et s'intéressa bientôt au sujet de la discussion. +Il avait lu dans des revues les articles dont on parlait, et les avait +lus en y prenant l'intérêt général qu'un homme qui a étudié les sciences +naturelles à l'Université peut prendre au développement de ces sciences; +jamais il n'avait fait de rapprochements entre ces questions savantes sur +l'origine de l'homme, sur l'action réflexe, la biologie, la sociologie, et +celles qui le préoccupaient de plus en plus, le but de la vie et la mort. + +Il remarqua, en suivant la conversation, que les deux interlocuteurs +établissaient un certain lien entre les questions scientifiques et celles +qui touchaient à l'âme; par moments il croyait qu'ils allaient enfin +aborder ce sujet, mais chaque fois qu'ils en approchaient, c'était pour +s'en éloigner aussitôt avec une certaine hâte, et s'enfoncer dans le +domaine des distinctions subtiles, des réfutations, des citations, des +allusions, des renvois aux autorités, et c'est à peine s'il pouvait les +comprendre. + +«Je ne puis accepter la théorie de Keis, disait Serge Ivanitch dans son +langage élégant et correct, et admettre que toute ma conception du monde +extérieur dérive uniquement de mes sensations. Le principe de toute +connaissance, le sentiment de _l'être_, de l'existence, n'est pas venu par +les sens; il n'existe pas d'organe spécial pour produire cette conception. + +--Oui, mais Wurst et Knaust et Pripasof vous répondront que vous avez la +connaissance de votre existence uniquement par suite d'une accumulation de +sensations, en un mot, qu'elle n'est que le résultat des sensations. Wurst +dit même que là où la sensation n'existe pas, la conscience de l'existence +est absente. + +--Je dirai au contraire....» répliqua Serge Ivanitch. + +Levine remarqua encore une fois qu'au moment de toucher au point capital, +selon lui, ils allaient s'en éloigner, et se décida à faire au professeur +la question suivante: + +«Dans ce cas, si mes sensations n'existent plus, si mon corps est mort, il +n'y a plus d'existence possible?» + +Le professeur regarda ce singulier questionneur d'un air contrarié et +comme blessé de cette interruption: que voulait cet intrus qui ressemblait +plus à un paysan qu'à un philosophe? Il se tourna vers Serge Ivanitch, +mais celui-ci n'était pas à beaucoup près aussi exclusif que le professeur +et pouvait, tout en discutant avec lui, comprendre le point de vue simple +et rationnel qui avait suggéré la question; il répondit en souriant: + +«Nous n'avons pas encore le droit de résoudre cette question. + +--Nous n'avons pas de données suffisantes, continua le professeur en +reprenant ses raisonnements. Non, je prétends que si, comme le dit +clairement Pripasof, les sensations sont fondées sur des impressions, +nous n'en devons que plus sévèrement distinguer ces deux notions.» + +Levine n'écoutait plus et attendit le départ du professeur. + + + + +VIII + + +Celui-ci parti, Serge Ivanitch se tourna vers son frère: + +«Je suis content de te voir. Es-tu venu pour longtemps? comment vont les +affaires?» + +Levine savait que son frère aîné s'intéressait peu aux questions +agronomiques et faisait une concession en lui en parlant; aussi se +borna-t-il à répondre au sujet de la vente du blé et de l'argent qu'il +avait touché sur le domaine qu'ils possédaient indivis. Son intention +formelle avait été de causer avec son frère de ses projets de mariage, et +de lui demander conseil; mais, après cette conversation avec le professeur +et en présence du ton involontairement protecteur dont Serge l'avait +questionné sur leurs intérêts de campagne, il ne se sentit plus la force +de parler et pensa que son frère Serge ne verrait pas les choses comme il +aurait souhaité qu'il les vit. + +«Comment marchent les affaires du semstvo chez vous? demanda Serge +Ivanitch, qui s'intéressait à ces assemblées provinciales et leur +attribuait une grande importance. + +--Je n'en sais vraiment rien. + +--Comment cela se fait-il? ne fais-tu pas partie de l'administration? + +--Non, j'y ai renoncé; je ne vais plus aux assemblées, répondit Levine. + +--C'est bien dommage,» murmura Serge en fronçant le sourcil. + +Pour se disculper, Levine raconta ce qui se passait aux réunions du +district. + +«C'est toujours ainsi! interrompit Serge Ivanitch, voilà comme nous sommes, +nous autres Russes! Peut-être est-ce un bon trait de notre nature que +cette faculté de constater nos erreurs, mais nous l'exagérons, nous nous +plaisons dans l'ironie, qui jamais ne fait défaut à notre langue. Si l'on +donnait nos droits, ces mêmes institutions provinciales, à quelque autre +peuple de l'Europe, Allemands ou Anglais, ils sauraient en extraire la +liberté, tandis que, nous autres, nous ne savons qu'en rire! + +--Qu'y faire? répondit Levine d'un air coupable. C'était mon dernier +essai. J'y ai mis toute mon âme; je n'y puis plus rien; je suis incapable +de... + +--Incapable! interrompit Serge Ivanitch: tu n'envisages pas la chose comme +il le faudrait. + +--C'est possible, répondit Levine accablé. + +--Sais-tu que notre frère Nicolas est de nouveau ici?» + +Nicolas était le frère aîné de Constantin et le demi-frère de Serge; +c'était un homme perdu, qui avait mangé la plus grande partie de sa +fortune, et s'était brouillé avec ses frères pour vivre dans un monde +aussi fâcheux qu'étrange. + +«Que dis-tu là? s'écria Levine effrayé. Comment le sais-tu? + +--Prokoff l'a vu dans la rue. + +--Ici, à Moscou? Où est-il? et Levine se leva, comme s'il eût voulu +aussitôt courir le trouver. + +--Je regrette de t'avoir dit cela, dit Serge en hochant la tête à la +vue de l'émotion de son frère. J'ai envoyé quelqu'un pour savoir où il +demeurait et lui ai fait tenir sa lettre de change sur Troubine que j'ai +payée. Voici ce qu'il m'a répondu...» + +Et Serge tendit à son frère un billet qu'il prit sous un presse papiers. + +Lévine lut ce billet d'une écriture étrange et qu'il connaissait bien. + +«Je demande humblement qu'on me laisse la paix. C'est tout ce que je +réclame de mes chers frères. Nicolas Levine.» + +Constantin resta debout devant Serge, le papier à la main, sans lever la +tête. + +«Il veut bien visiblement m'offenser, continua Serge, mais cela lui est +impossible. Je souhaitais de tout coeur de pouvoir l'aider, tout en sachant +que je n'en viendrais pas à bout. + +--Oui, oui, confirma Levine, je comprends et j'apprécie ta conduite envers +lui, mais j'irai le voir. + +--Si cela te fait plaisir, vas-y, dit Serge, mais je ne te le conseille +pas. Ce n'est pas que je le craigne par rapport à nos relations à toi et à +moi, il ne saurait nous brouiller, mais c'est pour toi que je te conseille +de n'y pas aller: tu n'y pourras rien. Au reste, fais comme tu l'entends. + +--Peut-être n'y a-t-il vraiment rien à faire, mais dans ce moment... je ne +saurais être tranquille... + +--Je ne te comprends pas, dit Serge, mais ce que je comprends, ajouta-t-il, +c'est qu'il y a là pour nous une leçon d'humilité. Depuis que notre frère +Nicolas est devenu ce qu'il est, je considère ce qu'on appelle une +«bassesse» avec plus d'indulgence. Tu sais ce qu'il a fait? + +--Hélas; c'est affreux, affreux!» répondit Levine. + +Après avoir demandé l'adresse de Nicolas au domestique de Serge Ivanitch, +Levine se mit en route pour aller le trouver, mais il changea d'idée et +ajourna sa visite au soir. Avant tout, pour en avoir le coeur net, il +voulait décider la question qui l'avait amené à Moscou. Il alla donc +trouver Oblonsky et, après avoir appris où étaient les Cherbatzky, se +rendit là où il pensait rencontrer Kitty. + + + + +IX + + +Vers quatre heures, Levine quitta son Isvostchik à la porte du Jardin +zoologique et, le coeur battant, suivit le sentier qui menait aux montagnes +de glace, près de l'endroit où l'on patinait; il savait qu'il la +trouverait là, car il avait aperçu la voiture des Cherbatzky à l'entrée. + +Il faisait un beau temps de gelée; à la porte du Jardin on voyait, rangés +à la file, des traîneaux, des voitures de maître, des Isvostchiks, des +gendarmes. Le public se pressait dans les petits chemins frayés autour des +izbas décorées de sculptures en bois; les vieux bouleaux du Jardin, aux +branches chargées de givre et de neige, semblaient revêtus de chasubles +neuves et solennelles. + +Tout en suivant le sentier, Levine se parlait à lui-même: «Du calme! il ne +faut pas se troubler; que veux-tu? qu'as-tu? tais-toi, imbécile.» C'est +ainsi qu'il interpellait son coeur. + +Mais plus il cherchait à se calmer, plus l'émotion le gagnait et lui +coupait la respiration. Une personne de connaissance l'appela au passage, +Levine ne la reconnut même pas. Il s'approcha des montagnes. Les traîneaux +glissaient, puis remontaient au moyen de chaînes; c'était un cliquetis de +ferraille, un bruit de voix joyeuses et animées. À quelques pas de là +on patinait, et parmi les patineurs il _la_ reconnut bien vite, et sut +qu'elle était près de lui par la joie et la terreur qui envahirent son âme. + +Debout auprès d'une dame, du côté opposé à celui où Levine se trouvait, +elle ne se distinguait de son entourage ni par sa pose ni par sa toilette; +pour lui, elle ressortait dans la foule comme une rose parmi des orties, +éclairant de son sourire ce qui l'environnait, illuminant tout de sa +présence. «Oserai-je vraiment descendre sur la glace et m'approcher +d'elle?» pensa-t-il. L'endroit où elle se tenait lui parut un sanctuaire +dont il craignait d'approcher, et il eut si peur qu'il s'en fallut de peu +qu'il ne repartit. Faisant un effort sur lui-même il arriva cependant à se +persuader qu'elle était entourée de gens de toute espèce, et qu'à la +rigueur il avait bien aussi le droit de venir patiner. Il descendit donc +sur la glace, évitant de jeter les yeux sur elle comme sur le soleil, mais, +de même que le soleil, il n'avait pas besoin de la regarder pour la voir. + +On se réunissait sur la glace, un jour de la semaine, entre personnes +de connaissance. Il y avait là des maîtres dans l'art du patinage qui +venaient faire briller leurs talents, d'autres qui faisaient leur +apprentissage derrière des fauteuils, avec des gestes gauches et inquiets, +de très jeunes gens, et aussi de vieux messieurs, patinant par hygiène; +tous semblaient à Levine des élus favorisés du ciel, parce qu'ils étaient +dans le voisinage de Kitty. Et ces patineurs glissaient autour d'elle, la +rattrapaient, lui parlaient même, et n'en semblaient pas moins s'amuser +avec une indépendance d'esprit complète, comme s'il eût suffi à leur +bonheur que la glace fût bonne et le temps splendide! + +Nicolas Cherbatzky, un cousin de Kitty, vêtu d'une jaquette et de +pantalons étroits, était assis sur un banc, les patins aux pieds, +lorsqu'il aperçut Levine. + +«Ah! s'écria-t-il, le premier patineur de la Russie, le voilà! Es-tu ici +depuis longtemps? Mets donc vite tes patins, la glace est excellente. + +--Je n'ai pas mes patins,» répondit Levine, étonné qu'on pût parler en +présence de Kitty avec cette liberté d'esprit et cette audace, et ne +la perdant pas de vue une seconde, quoiqu'il ne la regardât pas. Elle, +visiblement craintive sur ses hautes bottines à patins, s'élança vers lui, +du coin où elle se tenait, suivie d'un jeune garçon en costume russe qui +cherchait à la dépasser en faisant les gestes désespérés d'un patineur +maladroit. Kitty ne patinait pas avec sûreté; ses mains avaient quitté le +petit manchon suspendu à son cou par un ruban, et se tenaient prêtes à +se raccrocher n'importe à quoi; elle regardait Levine, qu'elle venait +de reconnaître, et souriait de sa propre peur. Quand elle eut enfin +heureusement pris son élan, elle donna un léger coup de talon et glissa +jusqu'à son cousin Cherbatzky, s'empara de son bras, et envoya à Levine un +salut amical. Jamais dans son imagination elle n'avait été plus charmante. + +Il lui suffisait toujours de penser à elle pour évoquer vivement le +souvenir de toute sa personne, surtout celui de sa jolie tête blonde, à +l'expression enfantine de candeur et de bonté, élégamment posée sur des +épaules déjà belles. Ce mélange de grâce d'enfant et de beauté de femme +avait un charme particulier que Levine savait comprendre. Mais ce qui le +frappait toujours en elle, comme une chose inattendue, c'était son regard +modeste, calme, sincère, qui, joint à son sourire, le transportait dans un +monde enchanté où il se sentait apaisé, adouci, avec les bons sentiments +de sa première enfance. + +«Depuis quand êtes-vous ici? demanda-t-elle en lui tendant la main. Merci, +ajouta-t-elle en lui voyant ramasser le mouchoir tombé de son manchon. + +--Moi? Je suis arrivé depuis peu, hier, c'est-à-dire aujourd'hui, répondit +Levine, si ému qu'il n'avait pas bien compris la question. Je voulais +venir chez vous,--dit-il, et, se rappelant aussitôt dans quelle intention, +il rougit et se troubla.--Je ne savais pas que vous patiniez, et si bien.» + +Elle le regarda avec attention, comme pour deviner la cause de son +embarras. + +«Votre éloge est précieux. Il s'est conservé ici une tradition sur vos +talents de patineur,--dit-elle en secouant de sa petite main gantée de +noir les aiguilles de pin tombées sur son manchon. + +--Oui, j'ai patiné autrefois avec passion; je voulais arriver à la +perfection. + +--Il me semble que vous faites tout avec passion, dit-elle en souriant. Je +voudrais tant vous voir patiner. Mettez donc des patins, nous patinerons +ensemble.» + +«Patiner ensemble! est-il possible!» pensa-t-il en la regardant. + +«Je vais les mettre tout de suite,» dit-il. + +Et il courut chercher des patins. + +«Il y a longtemps, monsieur, que vous n'êtes venu chez nous, dit l'homme +aux patins en lui tenant le pied pour visser le talon. Depuis vous, nous +n'avons personne qui s'y entende. Est-ce bien ainsi? dit-il en serrant la +courroie. + +--C'est bien, c'est bien, dépêche-toi seulement,» répondit Levine, ne +pouvant dissimuler le sourire joyeux qui, malgré lui, éclairait son +visage. «Voilà la vie, voilà le bonheur, pensait-il, faut-il lui parler +maintenant? Mais j'ai peur de parler; je suis trop heureux en ce moment, +heureux au moins en espérance, tandis que.... Mais il le faut, il le faut! +Arrière toute faiblesse!» + +Levine se leva, ôta son paletot, et, après s'être essayé autour de la +petite maison, s'élança sur la glace unie et glissa sans effort, dirigeant +à son gré sa course, tantôt rapide, tantôt ralentie. Il s'approcha d'elle +avec crainte, mais un sourire de Kitty le rassura encore une fois. + +Elle lui donna la main et ils patinèrent côte à côte, augmentant peu à peu +la vitesse de leur course; et plus ils glissaient rapidement, plus elle +lui serrait la main. + +«J'apprendrais bien plus vite avec vous, lui dit-elle, je ne sais pourquoi, +j'ai confiance. + +--J'ai aussi confiance en moi, quand vous vous appuyez sur mon bras,» +répondit-il, et aussitôt il rougit, effrayé. Effectivement, à peine eut-il +prononcé ces paroles, que, de même que le soleil se cache derrière un +nuage, toute l'amabilité du visage de la jeune fille disparut, et Levine +remarqua un jeu de physionomie qu'il connaissait bien, et qui indiquait un +effort de sa pensée; une ride se dessina sur le front uni de Kitty. + +--Il ne vous arrive rien de désagréable? Du reste, je n'ai pas le droit de +le demander, dit-il vivement. + +--Pourquoi cela? Non,--répondit-elle froidement; et elle ajouta +aussitôt:--Vous n'avez pas encore vu Mlle Linon? + +--Pas encore. + +--Venez la voir, elle vous aime tant. + +--Qu'arrive-t-il? je lui ai fait de la peine! Seigneur, ayez pitié de +moi!» pensa Levine tout en courant vers la vieille Française aux petites +boucles grises, qui les surveillait de son banc. Elle le reçut comme un +vieil ami et lui montra tout son râtelier dans un sourire amical. + +«Nous grandissons, n'est-ce pas? dit-elle en désignant Kitty des yeux, et +nous prenons de l'âge. _Tiny bear_ devient grand!» continua la vieille +institutrice en riant; et elle lui rappela sa plaisanterie sur les trois +demoiselles qu'il appelait les trois oursons du conte anglais. + +«Vous rappelez-vous que vous les nommiez ainsi?» + +Il l'avait absolument oublié, mais elle riait de cette plaisanterie depuis +dix ans et y tenait toujours. + +«Allez, allez patiner. N'est-ce pas que notre Kitty commence à bien s'y +prendre?» + +Quand Levine revint auprès de Kitty, il ne lui trouva plus le visage +sévère; ses yeux avaient repris leur expression franche et caressante, +mais il lui sembla qu'elle avait un ton de tranquillité voulue, et il se +sentit triste. Après avoir causé de la vieille gouvernante et de ses +originalités, elle lui parla de sa vie à lui. + +«Ne vous ennuyez-vous vraiment pas à la campagne? demanda-t-elle. + +--Non, je ne m'ennuie pas; je suis très occupé,--répondit-il, sentant +qu'elle l'amenait au ton calme qu'elle avait résolu de garder, et dont il +ne saurait désormais se départir, pas plus qu'il n'avait su le faire au +commencement de l'hiver. + +--Êtes-vous venu pour longtemps? demanda Kitty. + +--Je n'en sais rien, répondit-il sans penser à ce qu'il disait. L'idée de +retomber dans le ton d'une amitié calme et de retourner peut-être chez lui +sans avoir rien décidé le poussa à la révolte. + +--Comment ne le savez-vous pas? + +--Je n'en sais rien, cela dépendra de vous,» dit-il, et aussitôt il fut +épouvanté de ses propres paroles. + +N'entendit-elle pas ces mots, ou ne voulut-elle pas les entendre? elle +sembla faire un faux pas sur la glace et s'éloigna pour glisser vers Mlle +Linon, lui dit quelques mots et se dirigea vers la petite maison où l'on +ôtait les patins. + +«Mon Dieu, qu'ai-je fait? Seigneur Dieu, aidez-moi, guidez-moi,» priait +Levine intérieurement, et, sentant qu'il avait besoin de faire quelque +mouvement violent, il décrivit avec fureur des courbes sur la glace. + +En ce moment, un jeune homme, le plus fort des nouveaux patineurs, sortit +du café, ses patins aux pieds et la cigarette à la bouche; sans s'arrêter +il courut vers l'escalier, descendit les marches en sautant, sans même +changer la position de ses bras, et s'élança sur la glace. + +«C'est un nouveau tour, se dit Levine, et il remonta l'escalier pour +l'imiter. + +--Ne vous tuez pas, il faut de l'habitude,» lui cria Nicolas Cherbatzky. + +Levine patina quelque temps avant de prendre son élan, puis il descendit +l'escalier en cherchant à garder l'équilibre avec ses mains; à la dernière +marche, il s'accrocha, fit un mouvement violent pour se rattraper, reprit +son équilibre, et s'élança en riant sur la glace. + +«Quel brave garçon,--pensait pendant ce temps Kitty en entrant dans la +petite maison, suivie de Mlle Linon, et en le regardant avec un sourire +caressant, comme un frère bien-aimé. + +--Est-ce ma faute? Ai-je rien fait de mal? On prétend que c'est de la +coquetterie! Je sais bien que ce n'est pas lui que j'aime, mais je ne m'en +sens pas moins contente auprès de lui: il est si bon! Mais pourquoi a-t-il +dit cela?» pensa-t-elle. + +Voyant Kitty partir avec sa mère qui venait la chercher, Levine, tout +rouge après l'exercice violent qu'il venait de prendre, s'arrêta et +réfléchit. Il ôta ses patins et rejoignit la mère et la fille à la sortie. + +«Très heureuse de vous voir, dit la princesse. Nous recevons, comme +toujours, le jeudi. + +--Aujourd'hui, par conséquent? + +--Nous serons enchantés de vous voir,» répondit-elle sèchement. + +Cette raideur affligea Kitty, qui ne put s'empêcher de chercher à adoucir +l'effet produit par la froideur de sa mère. Elle se retourna vers Levine +et lui cria en souriant: + +«Au revoir!» + +En ce moment, Stépane Arcadiévitch, son chapeau planté de côté, le visage +animé et les yeux brillants, entrait en vainqueur dans le Jardin. À la vue +de sa belle-mère, il prit une expression triste et confuse pour répondre +aux questions qu'elle lui adressa sur la santé de Dolly; puis, après avoir +causé à voix basse d'un air accablé, il se redressa et prit le bras de +Levine. + +«Eh bien, partons-nous? Je n'ai fait que penser à toi, et je suis très +content que tu sois venu, dit-il en le regardant d'un air significatif. + +--Allons, allons,--répondit l'heureux Levine, qui ne cessait d'entendre le +son de cette voix lui disant «au revoir», et de se représenter le sourire +qui accompagnait ces mots. + +--À l'hôtel d'Angleterre ou à l'Ermitage? + +--Cela m'est égal. + +--À l'hôtel d'Angleterre alors, dit Stépane Arcadiévitch, qui choisissait +ce restaurant parce qu'il y devait plus d'argent qu'à l'Ermitage et qu'il +trouvait, pour ainsi dire, indigne de lui, de le négliger. Tu as un +isvostchik: tant mieux, car j'ai renvoyé ma voiture.» + +Pendant tout le trajet, les deux amis gardèrent le silence. Levine pensait +à ce que pouvait signifier le changement survenu en Kitty, et se rassurait +pour retomber aussitôt dans le désespoir, et se répéter qu'il était +insensé d'espérer. Malgré tout, il se sentait un autre homme, ne +ressemblant en rien à celui qui avait existé avant le sourire et les mots +«au revoir». + +Stépane Arcadiévitch composait le menu. + +«Tu aimes le turbot, n'est-ce pas? demanda-t-il à Levine au moment où ils +arrivaient. + +--Quoi? demanda Levine. + +--Le turbot. + +--Oui, j'aime le turbot à la folie. + + + + +X + + +Levine lui-même ne put s'empêcher de remarquer, en entrant dans le +restaurant, l'espèce de rayonnement contenu exprimé par la physionomie, +par toute la personne de Stépane Arcadiévitch. Celui-ci ôta son paletot +et, le chapeau posé de côté, s'avança jusqu'à la salle à manger, donnant, +tout en marchant, ses ordres au Tatare en habit noir, la serviette sous le +bras, qui s'accrochait à lui. Saluant à droite et à gauche les personnes +de connaissance qui, là comme ailleurs, le rencontraient avec plaisir, il +s'approcha du buffet et prit un petit verre d'eau-de-vie. La demoiselle de +comptoir, une Française frisée, fardée, couverte de rubans, de dentelles +et de boucles, fut aussitôt l'objet de son attention; il lui dit quelques +mots qui la firent éclater de rire. Quant à Levine, la vue de cette femme, +toute composée de faux cheveux et de poudre de riz, lui ôtait l'appétit; +il s'en éloigna avec hâte et dégoût. Son âme était remplie du souvenir de +Kitty, et dans ses yeux brillaient le triomphe et le bonheur. + +«Par ici, Votre Excellence: ici Votre Excellence ne sera pas dérangée, +disait le vieux Tatare, tenace et obséquieux, dont la vaste tournure +forçait les deux pans de son habit à s'écarter par derrière. + +--Veuillez approcher, Votre Excellence,» dit-il aussi à Levine en signe de +respect pour Stépane Arcadiévitch dont il était l'invité. + +Il étendit en un clin d'oeil une serviette fraîche sur la table ronde, +déjà couverte d'une nappe, et placée sous une girandole de bronze; puis il +approcha deux chaises de velours et, la serviette d'une main, la carte de +l'autre, il se tint debout devant Stépane Arcadiévitch, attendant ses +ordres. + +«Si Votre Excellence le désirait, elle aurait un cabinet particulier à sa +disposition dans quelques instants: le prince Galitzine, avec une dame, va +le laisser libre. Nous avons reçu des huîtres fraîches. + +--Ah! ah! des huîtres!» + +Stépane Arcadiévitch réfléchit. + +«Si nous changions notre plan de campagne, Levine?--dit-il en posant le +doigt sur la carte; son visage exprimait une hésitation sérieuse.--Mais +sont-elles bonnes, tes huîtres? Fais attention. + +--Des huîtres de Flensbourg, Votre Excellence: il n'y en a pas d'Ostende. + +--Passe pour des huîtres de Flensbourg. Mais sont-elles fraîches? + +--Elles sont arrivées d'hier. + +--Eh! bien, qu'en dis-tu? Si nous commencions par des huîtres et si nous +changions ensuite tout notre menu? + +--Cela m'est égal; pour moi, ce qu'il y a de meilleur, c'est du chtchi[2] +et de la kacha[3]; mais on ne trouve pas cela ici. + +[Note 2: _Chtchi_, soupe aux choux.] + +[Note 3: _Kacha_, gruau de sarrasin, nourriture habituelle du peuple.] + +--Kacha _à la russe_, si vous l'ordonnez? dit le Tatare en se penchant +vers Levine comme une bonne vers l'enfant qu'elle garde. + +--Sans plaisanterie, tout ce que tu choisiras sera bien. J'ai patiné et +je meurs de faim. Ne crois pas, ajouta-t-il en voyant une expression de +mécontentement sur la figure d'Oblonsky, que je ne sache pas apprécier ton +menu: je mangerai avec plaisir un bon dîner. + +--Il ne manquerait plus que cela! On a beau dire, c'est un des plaisirs +de cette vie, dit Stépane Arcadiévitch. Dans ce cas, mon petit frère, +--donne-nous deux, et si c'est trop peu, trois douzaines d'huîtres, une +soupe avec des légumes... + +--Printanière,» reprit le Tatare. + +Mais Stépane Arcadiévitch ne voulait pas lui laisser le plaisir d'énumérer +les plats en français et continua: + +«Avec des légumes, tu sais? Ensuite, du turbot avec une sauce un peu +épaisse; puis du rosbif, mais fais attention qu'il soit à point; un chapon, +et enfin des conserves.» + +Le Tatare, se rappelant que Stépane Arcadiévitch n'aimait pas à nommer les +plats d'après la carte française, le laissa dire, mais il se donna ensuite +le plaisir de répéter le menu selon les règles: «potage printanier, turbot +sauce Beaumarchais, poularde à l'estragon, macédoine de fruits». Et +aussitôt, comme mû par un ressort, il fit disparaître une carte pour en +présenter une autre, celle des vins, qu'il soumit à Stépane Arcadiévitch. + +«Que boirons-nous? + +--Ce que tu voudras, mais un peu de champagne, dit Levine. + +--Comment? dès le commencement? Au fait, pourquoi pas? Aimes-tu la marque +blanche? + +--_Cachet blanc_, dit le Tatare. + +--Bien: avec les huîtres, ce sera assez. + +--Quel vin de table servirai-je? + +--Du Nuits; non, donne-nous le classique chablis. + +--J'entends. Servirai-je _votre_ fromage? + +--Oui, du parmesan. Peut-être en préfères-tu un autre? + +--Non, cela m'est égal,» répondit Levine qui ne pouvait s'empêcher de +sourire. + +Le Tatare disparut en courant, les pans de son habit flottant derrière +lui; cinq minutes après, il était de retour, tenant d'une main un plat +d'huîtres et de l'autre une bouteille. + +Stépane Arcadiévitch chiffonna sa serviette, en couvrit son gilet, étendit +tranquillement les mains, et entama le plat d'huîtres. + +«Pas mauvaises,--dit-il en enlevant les huîtres de leurs écailles l'une +après l'autre avec une petite fourchette d'argent, et en les avalant au +fur et à mesure.--Pas mauvaises,» répéta-t-il en regardant tantôt Levine, +tantôt le Tatare d'un oeil satisfait et brillant. + +Levine mangea les huîtres, quoiqu'il eût préféré du pain et du fromage, +mais il ne pouvait s'empêcher d'admirer Oblonsky. Le Tatare lui-même, +après avoir débouché la bouteille et versé le vin mousseux dans de fines +coupes de cristal, regarda Stépane Arcadiévitch avec un sourire satisfait, +tout en redressant sa cravate blanche. + +«Tu n'aimes pas beaucoup les huîtres? dit Oblonsky en vidant son verre, ou +bien tu es préoccupé? hein?» + +Il avait envie de mettre Levine en gaieté, mais celui-ci, sans être triste, +était gêné; avec ce qu'il avait dans l'âme, il se trouvait mal à l'aise +dans ce restaurant, au milieu de ce va-et-vient, dans le voisinage de +cabinets où l'on dînait avec des dames; tout l'offusquait, le gaz, les +miroirs, le Tatare lui-même. Il craignait de salir le sentiment qui +remplissait son âme. + +«Moi? oui, je suis préoccupé; mais, en outre, ici tout me gêne, dit-il. Tu +ne saurais croire combien, pour un campagnard comme moi, tout ce milieu +paraît étrange. C'est comme les ongles de ce monsieur que j'ai vu chez toi. + +--Oui, j'ai remarqué que les ongles de ce pauvre Grinewitch +t'intéressaient beaucoup. + +--Je n'y peux rien, répondit Levine, tâche de me comprendre et de te +placer au point de vue d'un campagnard. Nous autres, nous cherchons à +avoir des mains avec lesquelles nous puissions travailler; pour cela, nous +nous coupons les ongles, et bien souvent nous retroussons nos manches. +Ici, au contraire, on se laisse pousser les ongles tant qu'ils peuvent +pousser, et, pour être bien sûr de ne rien pouvoir faire de ses mains, +on accroche à ses poignets des soucoupes en guise de boutons.» + +Stépane Arcadiévitch sourit gaiement. + +«Mais cela prouve qu'il n'a pas besoin de travailler de ses mains: c'est +la tête qui travaille. + +--C'est possible; néanmoins cela me semble étrange, de même que ce que +nous faisons ici. À la campagne, nous nous dépêchons de nous rassasier +afin de pouvoir nous remettre à la besogne, et ici nous cherchons, toi et +moi, à manger le plus longtemps possible, sans nous rassasier: aussi nous +mangeons des huîtres. + +--C'est certain, reprit Stépane Arcadiévitch: mais n'est-ce pas le but de +la civilisation que de tout changer en jouissance? + +--Si c'est là son but, j'aime autant rester un barbare. + +--Tu l'es bien, va. Vous êtes tous des sauvages dans votre famille.» + +Levine soupira. Il pensa à son frère Nicolas, se sentit mortifié, attristé, +et son visage s'assombrit; mais Oblonsky entama un sujet qui parvint +immédiatement à le distraire. + +«Eh bien, viendras-tu ce soir chez nous, c'est-à-dire chez les Cherbatzky? +dit-il en clignant gaiement d'un oeil et en repoussant les écailles +d'huîtres pour prendre du fromage. + +--Oui, certainement, répondit Levine, quoiqu'il m'ait semblé que la +princesse ne m'invitât pas de bonne grâce. + +--Quelle idée! c'est sa manière _grande dame_, répondit Stépane +Arcadiévitch. Je viendrai aussi après une répétition de chant chez la +comtesse Bonine. Comment ne pas t'accuser d'être sauvage? Explique-moi, +par exemple, ta fuite de Moscou? Les Cherbatzky m'ont plus d'une fois +tourmenté de leurs questions sur ton compte, comme si je pouvais savoir +quelque chose. Je ne sais que ceci, c'est que tu fais toujours ce que +personne ne songerait à faire. + +--Oui, répondit Levine lentement et avec émotion: tu as raison, je suis un +sauvage, mais ce n'est pas mon départ qui l'a prouvé, c'est mon retour. Je +suis revenu maintenant..... + +--Es-tu heureux! interrompit Oblonsky en regardant les yeux de Levine. + +--Pourquoi? + +--«Je reconnais à la marque qu'ils portent les chevaux ombrageux, et à +leurs yeux, les jeunes gens amoureux,» déclama Stépane Arcadiévitch: +l'avenir est à toi. + +--Et toi, n'as-tu plus rien devant toi? + +--Je n'ai que le présent, et ce présent n'est pas tout roses. + +--Qu'y a-t-il? + +--Cela ne va pas! Mais je ne veux pas t'entretenir de moi, d'autant plus +que je ne puis t'expliquer tout, répondit Stépane Arcadiévitch. Alors +pourquoi es-tu venu à Moscou?.... Hé! viens desservir! cria-t-il au Tatare. + +--Tu le devines? répondit Levine en ne quittant pas des yeux Stépane +Arcadiévitch. + +--Je le devine, mais je ne puis t'en parler le premier. Tu peux par ce +détail reconnaître si je devine juste ou non, dit Stépane Arcadiévitch en +regardant Levine d'un air fin. + +--Et bien, que me diras-tu? demanda Levine d'une voix qui tremblait, +et sentant tressaillir chacun des muscles de son visage. Comment +considères-tu la chose?» + +Stépane Arcadiévitch but lentement son verre de chablis, en regardant +toujours Levine. + +«Moi, répondit-il, je ne désire rien autant que cela, rien! + +--Mais ne te trompes-tu pas? sais-tu de quoi nous parlons, murmura Levine, +le regard fixé fiévreusement sur son interlocuteur. Tu crois vraiment que +c'est possible? + +--Pourquoi ne le serait-ce pas? + +--Vraiment, bien sincèrement? Dis tout ce que tu penses. Songe donc, si +j'allais au-devant d'un refus? et j'en suis presque certain! + +--Pourquoi donc? dit Stépane Arcadiévitch en souriant de cette émotion. + +--C'est l'effet que cela me fait. Ce serait terrible, et pour moi et pour +elle! + +--Oh! en tout cas je ne vois là rien de si terrible pour elle: une jeune +fille est toujours flattée d'être demandée en mariage. + +--Les jeunes filles en général, peut-être: mais pas elle.» + +Stépane Arcadiévitch sourit; il connaissait parfaitement les sentiments de +Levine, et savait que pour lui toutes les jeunes filles de l'univers se +divisaient en deux catégories: dans l'une, toutes les jeunes filles +existantes, ayant toutes les faiblesses humaines en partage, des jeunes +filles bien ordinaires! l'autre catégorie, composée d'_elle_ seule, sans +la moindre imperfection et au-dessus de l'humanité entière. + +«Attends, prends un peu de sauce,» dit-il en arrêtant la main de Levine +qui repoussait la saucière. + +Levine prit humblement de la sauce, mais ne laissa pas Oblonsky manger. + +«Non, attends, comprends-moi bien, car c'est pour moi une question de vie +ou de mort. Je n'en ai jamais parlé à personne et je ne puis en parler à +un autre qu'à toi. Nous avons beau être très différents l'un de l'autre, +avoir d'autres goûts, d'autres points de vue, je n'en sais pas moins que +tu m'aimes et que tu me comprends, et c'est pourquoi je t'aime tant aussi. +Au nom du ciel, sois sincère avec moi. + +--Je ne te dis que ce que je pense, répondit Stépane Arcadiévitch en +souriant, mais je te dirai plus: ma femme, une femme étonnante,--et +Oblonsky s'arrêta un moment en soupirant pour se rappeler où il en était +avec sa femme...--Elle a un don de seconde vue, et voit tout ce qui se +passe dans le coeur des autres, mais elle prévoit surtout l'avenir quand +il s'agit de mariages. Ainsi elle a prédit celui de la Chahawskoï avec +Brenteln; personne ne voulait y croire, et cependant il s'est fait. Eh +bien, ma femme est pour toi. + +--Comment l'entends-tu? + +--J'entends que ce n'est pas seulement qu'elle t'aime, mais elle assure +que Kitty sera ta femme.» + +En entendant ces mots, le visage de Levine rayonna d'un sourire bien +voisin de l'attendrissement. + +«Elle dit cela! s'écria-t-il. J'ai toujours pensé que ta femme était un +ange. Mais assez, assez parler, dit-il en se levant. + +--Reste donc assis.» + +Levine ne tenait plus en place; il fit deux ou trois fois le tour de la +chambre de son pas ferme, en clignant des yeux pour dissimuler des larmes, +et se remit à table un peu calmé. + +«Comprends-moi, dit-il; ce n'est pas de l'amour: j'ai été amoureux, +mais ce n'était pas cela. C'est plus qu'un sentiment: c'est une force +intérieure qui me possède. Je suis parti parce que j'avais décidé qu'un +bonheur semblable ne pouvait exister, il n'aurait rien eu d'humain! Mais +j'ai eu beau lutter contre moi-même, je sens que toute ma vie est là. +Il faut que cela se décide! + +--Mais pourquoi es-tu parti? + +--Ah! si tu savais que de pensées se pressent dans ma tête, que de choses +je voudrais te demander! Écoute. Tu ne peux te figurer le service que tu +m'as rendu; je suis si heureux que j'en deviens égoïste, j'oublie tout! et +cependant j'ai appris aujourd'hui que mon frère Nicolas, tu sais, est ici, +et je l'ai oublié! Il me semble que lui aussi doit être heureux. C'est +comme une folie... Mais une chose me parait terrible: toi qui es marié, +tu dois connaître ce sentiment... nous déjà vieux, avec un passé, non pas +d'amour mais de péché, n'est-il pas terrible que nous osions approcher +d'un être pur, innocent? n'est-ce pas affreux? et n'est-il pas juste que +je me trouve indigne? + +--Je ne crois pas que tu aies grand'chose à te reprocher. + +--Et cependant, dit Levine, en repassant ma vie avec dégoût, je tremble, +je maudis, je me plains amèrement, oui...» + +--Que veux-tu! le monde est ainsi fait, dit Oblonsky. + +--Il n'y a qu'une consolation, celle de cette prière que j'ai toujours +aimée: «Pardonne-nous selon la grandeur de ta «miséricorde, et non selon +nos mérites.» Ce n'est qu'ainsi qu'elle peut me pardonner.» + + + + +XI + + +Levine vida son verre, et pendant quelques instants les deux amis +gardèrent le silence. + +«Je dois encore te dire une chose. Tu connais Wronsky? demanda Stépane +Arcadiévitch à Levine. + +--Non, pourquoi cette question? + +--Donne encore une bouteille, dit Oblonsky au Tatare qui remplissait leurs +verres. C'est que Wronsky est un de tes rivaux. + +--Qu'est-ce que Wronsky? demanda Levine dont la physionomie, tout à +l'heure si juvénilement enthousiaste, n'exprima plus que le mécontentement. + +--Wronsky est un des fils du comte Cyrille Wronsky et l'un des plus beaux +échantillons de la jeunesse dorée de Pétersbourg. Je l'ai connu à Tver, +quand j'étais au service; il y venait pour le recrutement. Il est +immensément riche, beau, aide de camp de l'Empereur, il a de belles +relations, et, malgré tout, c'est un bon garçon. D'après ce que j'ai vu +de lui, c'est même plus qu'un bon garçon, il est instruit et intelligent; +c'est un homme qui ira loin.» + +Levine se rembrunissait et se taisait. + +«Eh bien, il est apparu peu après ton départ et, d'après ce qu'on dit, +s'est épris de Kitty; tu comprends que la mère... + +--Pardonne-moi, mais je ne comprends rien,--répondit Levine en +s'assombrissant de plus en plus. La pensée de Nicolas lui revint aussitôt +avec le remords d'avoir pu l'oublier. + +--Attends donc, dit Stépane Arcadiévitch en lui touchant le bras tout en +souriant: je t'ai dit ce que je savais, mais je répète que, selon moi, +dans cette affaire délicate les chances sont pour toi.» + +Levine pâlit et s'appuya au dossier de sa chaise. + +«Pourquoi n'es-tu jamais venu chasser chez moi comme tu me l'avais promis? +Viens au printemps,» dit-il tout à coup. + +Il se repentait maintenant du fond du coeur d'avoir entamé cette +conversation avec Oblonsky; ses sentiments les plus intimes étaient +blessés de ce qu'il venait d'apprendre sur les prétentions rivales d'un +officier de Pétersbourg, aussi bien que des conseils et des suppositions +de Stépane Arcadiévitch. Celui-ci comprit ce qui se passait dans l'âme de +son ami et sourit. + +«Je viendrai un jour ou l'autre; mais, vois-tu, frère, les femmes sont le +ressort qui fait tout mouvoir en ce monde. Mon affaire à moi est mauvaise, +très mauvaise, et tout cela à cause des femmes! Donne-moi franchement ton +avis, continua-t-il en tenant un cigare d'une main et son verre de l'autre. + +--Sur quoi veux-tu mon avis? + +--Voici: Supposons que tu sois marié, que tu aimes ta femme, et que tu te +sois laissé entraîner par une autre femme. + +--Excuse-moi, mais je ne comprends rien à cela; c'est pour moi, comme si, +en sortant de dîner, je volais un pain en passant devant une boulangerie.» + +Les yeux de Stépane Arcadiévitch brillèrent plus encore que de coutume. + +«Pourquoi pas? le pain frais sent quelquefois si bon qu'on peut ne pas +avoir la force de résister à la tentation. + + Himmlisch war's wenn ich bezwang + Meine irdische Begier + Aber wenn mir's nicht gelang + Hatt! ich auch ein gross Plaisir. + +Et en disant ces vers Oblonsky sourit finement. Levine ne put s'empêcher +d'en faire autant. + +«Trêve de plaisanteries, continua Oblonsky, suppose une femme charmante, +modeste, aimante, qui a tout sacrifié, qu'on sait pauvre et isolée: +faut-il l'abandonner, maintenant que le mal est fait? Mettons qu'il soit +nécessaire de rompre pour ne pas troubler la vie de famille, mais ne +faut-il pas en avoir pitié? lui adoucir la séparation? penser à son avenir? + +--Pardon, mais tu sais que, pour moi, les femmes se divisent en deux +classes, ou, pour mieux dire, il y a des femmes et des... Je n'ai jamais +rencontré de belles repenties; mais des créatures comme cette Française du +comptoir avec ses frisons me répugnent, et toutes les femmes tombées aussi. + +--Et l'Évangile, qu'en fais-tu? + +--Laisse-moi tranquille avec ton Évangile. Jamais le Christ n'aurait +prononcé ces paroles s'il avait su le mauvais usage qu'on en ferait; c'est +tout ce qu'on a retenu de l'Évangile. Au reste je conviens que c'est une +impression personnelle, rien de plus. J'ai du dégoût pour les femmes +tombées, comme toi pour les araignées; tu n'as pas eu besoin pour cela +d'étudier les moeurs des araignées, ni moi celles de ces êtres-là. + +--C'est commode de juger ainsi; tu fais comme ce personnage de Dickens, +qui jetait de la main gauche par-dessus l'épaule droite toutes les +questions embarrassantes. Mais nier un fait n'est pas y répondre. Que +faire? dis-moi, que faire? + +--Ne pas voler de pain frais.» + +Stépane Arcadiévitch se mit à rire. + +«Ô moraliste! mais comprends donc la situation: voilà deux femmes; l'une +se prévaut de ses droits, et ses droits sont ton amour que tu ne peux plus +lui donner; l'autre sacrifie tout, et ne demande rien. Que doit-on faire? +comment se conduire? C'est un drame effrayant! + +--Si tu veux que je te confesse ce que j'en pense, je te dirai que je ne +crois pas au drame; voici pourquoi: selon moi l'amour, les deux amours +tels que les caractérise Platon dans son _Banquet_, tu t'en souviens, +servent de pierre de touche aux hommes: les uns ne comprennent qu'un seul +de ces amours, les autres ne le comprennent pas. Ceux qui ne comprennent +pas l'amour platonique n'ont aucune raison de parler de drame En peut-il +exister dans ces conditions? «Bien obligé pour l'agrément que j'ai eu»: +voilà tout le drame. L'amour platonique ne peut en connaître davantage, +parce que là tout est clair et pur, parce que...» + +À ce moment, Levine se rappela ses propres péchés et les luttes +intérieures qu'il avait eu à subir; il ajouta donc d'une façon +inattendue: + +«Au fait, peut-être as-tu raison. C'est bien possible... Je ne sais rien, +absolument rien. + +--Vois-tu, dit Stépane Arcadiévitch, tu es un homme tout d'une pièce. +C'est ta grande qualité et aussi ton défaut. Parce que ton caractère est +ainsi fait, tu voudrais que toute la vie se composât d'événements tout +d'une pièce. Ainsi tu méprises le service de l'État parce que tu n'y vois +aucune influence sociale utile, et que, selon toi, chaque action devrait +répondre à un but précis; tu voudrais que l'amour et la vie conjugale ne +fissent qu'un. Tout cela n'existe pas. Et d'ailleurs le charme, la variété, +la beauté de la vie tiennent précisément à des nuances.» + +Levine soupira sans répondre; il n'écoutait pas, et pensait à ce qui le +touchait. + +Et soudain ils sentirent tous deux que ce dîner, qui aurait dû les +rapprocher, bien que les laissant bons amis, les désintéressait l'un de +l'autre; chacun ne pensa plus qu'à ce qui le concernait, et ne s'inquiéta +plus de son voisin. Oblonsky connaissait ce phénomène pour en avoir fait +plusieurs fois l'expérience après dîner; il savait aussi ce qui lui +restait à faire. + +«L'addition,» cria-t-il; et il passa dans la salle voisine, où il +rencontra un aide de camp de connaissance, avec lequel la conversation +s'engagea aussitôt sur une actrice et sur son protecteur. Cette +conversation soulagea et reposa Oblonsky de celle qu'il avait eue avec +Levine; son ami l'obligeait à une tension d'esprit qui le fatiguait +toujours. + +Quand le Tatare eut apporté un compte de 28 roubles et des kopecks, sans +oublier le pourboire, Levine, qui, en campagnard qu'il était, se serait +épouvanté en temps ordinaire de sa part de 14 roubles, n'y fit aucune +attention. Il paya et retourna chez lui, pour changer d'habit et se rendre +chez les Cherbatzky, où son sort devait se décider. + + + + +XII + + +La jeune princesse Kitty Cherbatzky avait dix-huit ans. Elle paraissait +pour la première fois dans le monde cet hiver, et ses succès y étaient +plus grands que ceux de ses aînées, plus grands que sa mère elle-même ne +s'y était attendue. Sans parler de toute la jeunesse dansante de Moscou +qui était plus ou moins éprise de Kitty, il s'était, dès ce premier hiver, +présenté deux partis très sérieux: Levine et, aussitôt après son départ, +le comte Wronsky. + +Les visites fréquentes de Levine et son amour évident pour Kitty avaient +été le sujet des premières conversations sérieuses entre le prince et +la princesse sur l'avenir de leur fille cadette, conversations qui +dégénéraient souvent en discussions très vives. Le prince tenait pour +Levine, et disait qu'il ne souhaitait pas de meilleur parti pour Kitty. La +princesse, avec l'habitude particulière aux femmes de tourner la question, +répondait que Kitty était bien jeune, qu'elle ne montrait pas grande +inclination pour Levine, que, d'ailleurs, celui-ci ne semblait pas avoir +d'intentions sérieuses...., mais ce n'était pas là le fond de sa pensée. +Ce qu'elle ne disait pas, c'est qu'elle espérait un parti plus brillant, +que Levine ne lui était pas sympathique et qu'elle ne le comprenait pas; +aussi fut-elle ravie lorsqu'il partit inopinément pour la campagne. + +«Tu vois que j'avais raison,» dit-elle d'un air triomphant à son mari. + +Elle fut encore plus enchantée lorsque Wronsky se mit sur les rangs, et +son espoir de marier Kitty non seulement bien, mais brillamment, ne fit +que se confirmer. + +Pour la princesse, il n'y avait pas de comparaison à établir entre les +deux prétendants. Ce qui lui déplaisait en Levine était sa façon brusque +et bizarre de juger les choses, sa gaucherie dans le monde, qu'elle +attribuait à de l'orgueil, et ce qu'elle appelait sa vie de sauvage à la +campagne, absorbé par son bétail et ses paysans. Ce qui lui déplaisait +plus encore était que Levine, amoureux de Kitty, eût fréquenté leur maison +pendant six semaines de l'air d'un homme qui hésiterait, observerait, et +se demanderait si, en se déclarant, l'honneur qu'il leur ferait ne serait +pas trop grand. Ne comprenait-il donc pas qu'on est tenu d'expliquer ses +intentions lorsqu'on vient assidûment dans une maison où il y a une jeune +fille à marier? et puis ce départ soudain, sans avertir personne? + +«Il est heureux, pensait-elle, qu'il soit si peu attrayant et que Kitty ne +se soit pas monté la tête.» + +Wronsky, par contre, comblait tous ses voeux: il était riche, intelligent, +d'une grande famille; une carrière brillante à la cour ou à l'armée +s'ouvrait devant lui, et en outre il était charmant. Que pouvait-on rêver +de mieux? il faisait la cour à Kitty au bal, dansait avec elle, s'était +fait présenter à ses parents: pouvait-on douter de ses intentions? Et +cependant la pauvre mère passait un hiver cruellement agité. + +La princesse, lorsqu'elle s'était mariée, il y avait quelque trente ans, +avait vu son mariage arrangé par l'entremise d'une tante. Le fiancé, qu'on +connaissait d'avance, était venu pour la voir et se faire voir, l'entrevue +avait été favorable, et la tante qui faisait le mariage avait de part et +d'autre rendu compte de l'impression produite; on était venu ensuite au +jour indiqué faire aux parents une demande officielle, qui avait été +agréée, et tout s'était passé simplement et naturellement. Au moins est-ce +ainsi que la princesse se rappelait les choses à distance. Mais lorsqu'il +s'était agi de marier ses filles, elle avait appris, par expérience, +combien cette affaire, si simple en apparence, était en réalité difficile +et compliquée. + +Que d'anxiétés, que de soucis, que d'argent dépensé, que de luttes avec +son mari lorsqu'il avait fallu marier Dolly et Nathalie! Maintenant il +fallait repasser par les mêmes inquiétudes et par des querelles plus +pénibles encore! Le vieux prince, comme tous les pères en général, était +pointilleux à l'excès en tout ce qui touchait à l'honneur et à la pureté +de ses filles; il en était jaloux, surtout de Kitty, sa favorite. À chaque +instant il faisait des scènes à la princesse et l'accusait de compromettre +sa fille. La princesse avait pris l'habitude de ces scènes du temps de ses +filles aînées, mais elle s'avouait actuellement que la susceptibilité +exagérée de son mari avait sa raison d'être. Bien des choses étaient +changées dans les usages de la société, et les devoirs d'une mère +devenaient de jour en jour plus difficiles. Les contemporaines de Kitty +se réunissaient librement entre elles, suivaient des cours, prenaient des +manières dégagées avec les hommes, se promenaient seules en voiture; +beaucoup d'entre elles ne faisaient plus de révérences, et, ce qu'il y +avait de plus grave, chacune d'elles était fermement convaincue que +l'affaire de choisir un mari lui incombait à elle seule, et pas du tout à +ses parents. «On ne se marie plus comme autrefois,» pensaient et disaient +toutes ces jeunes filles, et même les vieilles gens. Mais comment se +marie-t-on alors maintenant? C'est ce que la princesse n'arrivait à +apprendre de personne. L'usage français qui donne aux parents le droit +de décider du sort de leurs enfants n'était pas accepté, il était même +vivement critiqué. L'usage anglais qui laisse pleine liberté aux +jeunes filles n'était pas admissible. L'usage russe de marier par un +intermédiaire était considéré comme un reste de barbarie; chacun en +plaisantait, la princesse comme les autres. Mais comment s'y prendre +pour bien faire? Personne n'en savait rien. Tous ceux avec lesquels la +princesse en avait causé répondaient de même: «Il est grand temps de +renoncer à ces vieilles idées; ce sont les jeunes gens qui épousent, +et non les parents: c'est donc à eux de savoir s'arranger comme ils +l'entendent.» Raisonnement bien commode pour ceux qui n'avaient pas de +filles! La princesse comprenait qu'en permettant à Kitty la société des +jeunes gens, elle courait le risque de la voir s'éprendre de quelqu'un +dont eux, ses parents, ne voudraient pas, qui ne ferait pas un bon mari ou +qui ne songerait pas à l'épouser. On avait donc beau dire, la princesse ne +trouvait pas plus sage de laisser les jeunes gens se marier tout seuls, à +leur fantaisie, que de donner des pistolets chargés, en guise de joujoux, +à des enfants de cinq ans. C'est pourquoi Kitty la préoccupait plus encore +que ses soeurs. + +En ce moment, elle craignait surtout que Wronsky ne se bornât à faire +l'aimable; Kitty était éprise, elle le voyait et ne se rassurait qu'en +pensant que Wronsky était un galant homme; mais pouvait-elle se dissimuler +qu'avec la liberté de relations nouvellement admise dans la société il +n'était bien facile de tourner la tête à une jeune fille, sans que ce +genre de délit inspirât le moindre scrupule à un homme du monde? La +semaine précédente, Kitty avait raconté à sa mère une de ses conversations +avec Wronsky pendant un cotillon, et cette conversation sembla rassurante +à la princesse, sans la tranquilliser complètement. Wronsky avait dit à sa +danseuse que son frère et lui étaient si habitués à se soumettre en tout +à leur mère, qu'ils n'entreprenaient jamais rien d'important sans la +consulter. «Et en ce moment, avait-il ajouté, j'attends l'arrivée de ma +mère comme un bonheur particulièrement grand.» + +Kitty rapporta ces mots sans y attacher aucune importance spéciale, +mais sa mère leur donna un sens conforme à son désir. Elle savait qu'on +attendait la vieille comtesse et qu'elle serait satisfaite du choix de son +fils; mais alors pourquoi sembler craindre de l'offenser en se déclarant +avant son arrivée? Malgré ces contradictions, la princesse interpréta +favorablement ces paroles, tant elle avait besoin de sortir d'inquiétude. + +Quelque amer que lui fût le malheur de sa fille aînée, Dolly, qui songeait +à quitter son mari, elle se laissait absorber entièrement par ses +préoccupations au sujet du sort de la cadette, qu'elle voyait prêt à se +décider. L'arrivée de Levine augmenta son trouble; elle craignit que Kitty, +par un excès de délicatesse, ne refusât Wronsky, en souvenir du sentiment +qu'elle avait un moment éprouvé pour Levine; ce retour lui semblait devoir +tout embrouiller et reculer un dénouement tant désiré. + +«Est-il arrivé depuis longtemps? demanda-t-elle à sa fille en rentrant. + +--Il est arrivé aujourd'hui, maman. + +--Il y a une chose que je veux te dire,... commença la princesse, et à +l'air sérieux et agité de son visage Kitty devina de quoi il s'agissait. + +--Maman, dit-elle en rougissant et en se tournant vivement vers elle, ne +dites rien. Je vous en prie, je vous en prie. Je sais, je sais tout.» + +Elle partageait les idées de sa mère, mais les motifs qui déterminaient le +désir de celle-ci la froissaient. + +«Je veux dire seulement qu'ayant encouragé l'un... + +--Maman, ma chérie, au nom de Dieu ne dites rien, j'ai peur d'en parler. + +--Je ne dirai rien, répondit la mère en lui voyant des larmes dans les +yeux: un mot seulement, ma petite âme. Tu m'as promis de n'avoir pas de +secrets pour moi. + +--Jamais, jamais aucun, s'écria Kitty en regardant sa mère bien en face, +tout en rougissant. Je n'ai rien à dire maintenant, je ne saurais rien +dire, même si je le voulais, je ne suis... + +--Non, avec ces yeux-là elle ne saurait mentir,» pensa la mère, souriant +de cette émotion, tout en songeant à ce qu'avait d'important pour la +pauvrette ce qui se passait dans son coeur. + + + + +XIII + + +Kitty éprouva après le dîner et au commencement de la soirée une +impression analogue à celle que ressent un jeune homme la veille d'une +première affaire. Son coeur battait violemment, et elle était incapable de +rassembler et de fixer ses idées. + +Cette soirée où _ils_ se rencontreraient pour la première fois déciderait +de son sort; elle le pressentait, et son imagination les lui représentait, +tantôt ensemble, tantôt séparément. En songeant au passé, c'était avec +plaisir, presque avec tendresse, qu'elle s'arrêtait aux souvenirs qui se +rapportaient à Levine; tout leur donnait un charme poétique: l'amitié +qu'il avait eue pour ce frère qu'elle avait perdu, leurs relations +d'enfance; elle trouvait doux de penser à lui, et de se dire qu'il +l'aimait, car elle ne doutait pas de son amour, et en était fière. Elle +éprouvait au contraire un certain malaise en pensant à Wronsky, et sentait +dans leurs rapports quelque chose de faux, dont elle s'accusait, car il +avait au suprême degré le calme et le sang-froid d'un homme du monde, +et restait toujours également aimable et naturel. Tout était clair et +simple dans ses rapports avec Levine; mais si Wronsky lui ouvrait des +perspectives éblouissantes, et un avenir brillant, l'avenir avec Levine +restait enveloppé d'un brouillard. + +Après le dîner, Kitty remonta dans sa chambre pour faire sa toilette du +soir. Debout devant son miroir, elle constata qu'elle était en beauté, et, +chose importante ce jour-là, qu'elle disposait de toutes ses forces, car +elle se sentait en paix et en pleine possession d'elle-même. + +Comme elle descendait au salon vers sept heures et demie, un domestique +annonça: «Constantin-Dmitrievitch Levine.» La princesse était encore dans +sa chambre, le prince n'était pas là. «C'est cela,» pensa Kitty, et tout +son sang afflua à son coeur. En passant devant un miroir, elle fut effrayée +de sa pâleur. + +Elle savait maintenant, à n'en plus douter, qu'il était venu de bonne +heure pour la trouver seule, et se déclarer. Et aussitôt la situation lui +apparut pour la première fois sous un nouveau jour. Il ne s'agissait plus +d'elle seule, ni de savoir avec qui elle serait heureuse et à qui elle +donnerait la préférence; elle comprit qu'il faudrait tout à l'heure +blesser un homme qu'elle aimait, et le blesser cruellement; pourquoi? +parce que le pauvre garçon était amoureux d'elle! Mais elle n'y pouvait +rien: cela devait être ainsi. + +«Mon Dieu, est-il possible que je doive lui parler moi-même, pensa-t-elle, +que je doive lui dire que je ne l'aime pas? Ce n'est pas vrai. Que lui +dire alors? Que j'en aime un autre? C'est impossible. Je me sauverai, je +me sauverai.» + +Elle s'approchait déjà de la porte, lorsqu'elle entendit son pas. «Non, +ce n'est pas loyal. De quoi ai-je peur? Je n'ai fait aucun mal. Il en +adviendra ce qui pourra, je dirai la vérité. Avec lui, rien ne peut me +mettre mal à l'aise. Le voilà,» se dit-elle en le voyant paraître, grand, +fort, et cependant timide, avec ses yeux brillants fixés sur elle. + +Elle le regarda bien en face d'un air qui semblait implorer sa protection, +et lui tendit la main. + +«Je suis venu un peu tôt, il me semble,» dit-il en jetant un coup d'oeil +sur le salon vide; et, sentant que son attente n'était pas trompée, que +rien ne l'empêcherait de parler, sa figure s'assombrit. + +--Oh non! répondit Kitty en s'asseyant près de la table. + +--C'est précisément ce que je souhaitais, afin de vous trouver seule, +commença-t-il sans s'asseoir et sans la regarder pour ne pas perdre son +courage. + +--Maman viendra à l'instant. Elle s'est beaucoup fatiguée hier. Hier...» + +Elle parlait sans se rendre compte de ce qu'elle disait, et ne le quittait +pas de son regard suppliant et caressant. + +Levine se tourna vers elle, ce qui la fit rougir et se taire. + +«Je vous ai dit hier que je ne savais pas si j'étais ici pour longtemps, +que cela dépendait de vous.» + +Kitty baissait la tête de plus en plus, ne sachant pas elle-même ce +qu'elle répondrait à ce qu'il allait dire. + +«Que cela dépendait de vous, répéta-t-il. Je voulais dire--dire--c'est +pour cela que je suis venu, que... Serez-vous ma femme?» murmura-t-il sans +savoir ce qu'il disait, mais avec le sentiment d'avoir fait le plus +difficile. Il s'arrêta ensuite et la regarda. + +Kitty ne relevait pas la tête; elle respirait avec peine, et le bonheur +remplissait son coeur. Jamais elle n'aurait cru que l'aveu de cet amour lui +causerait une impression aussi vive. Mais cette impression ne dura qu'un +instant. Elle se souvint de Wronsky, et, levant son regard sincère et +limpide sur Levine, dont elle vit l'air désespéré, elle répondit avec hâte: + +«Cela ne peut être..... Pardonnez-moi.» + +Combien, une minute auparavant, elle était près de lui et nécessaire à sa +vie! et combien elle s'éloignait tout à coup et lui devenait étrangère! + +«Il ne pouvait en être autrement,» dit-il sans la regarder. + +Et, la saluant, il voulut s'éloigner. + + + + +XIV + + +La princesse entra au même instant. La terreur se peignit sur son visage +en les voyant seuls, avec des figures bouleversées. Levine s'inclina +devant elle sans parler. Kitty se taisait sans lever les yeux. «Dieu +merci, elle aura refusé,» pensa la mère, et le sourire avec lequel elle +accueillait ses invités du jeudi reparut sur ses lèvres. + +Elle s'assit et questionna Levine sur sa vie de campagne; il s'assit aussi, +espérant s'esquiver lorsque d'autres personnes entreraient. + +Cinq minutes après, on annonça une amie de Kitty, mariée depuis l'hiver +précédent, la comtesse Nordstone. + +C'était une femme sèche, jaune, nerveuse et maladive, avec de grands yeux +noirs brillants. Elle aimait Kitty, et son affection, comme celle de toute +femme mariée pour une jeune fille, se traduisait par un vif désir de la +marier d'après ses idées de bonheur conjugal: c'était à Wronsky qu'elle +voulait la marier. Levine, qu'elle avait souvent rencontré chez les +Cherbatzky au commencement de l'hiver, lui avait toujours déplu, et son +occupation favorite, quand elle le voyait, était de le taquiner. + +«J'aime assez qu'il me regarde du haut de sa grandeur, qu'il ne m'honore +pas de ses conversations savantes, parce que je auis trop bête pour +qu'il condescende jusqu'à moi. Je suis enchantée qu'il ne puisse pas +me souffrir,» disait-elle en parlant de lui. + +Elle avait raison, en ce sens que Levine ne pouvait effectivement pas la +souffrir, et méprisait en elle ce dont elle se glorifiait, le considérant +comme une qualité: sa nervosité, son indifférence et son dédain raffiné +pour tout ce qu'elle jugeait matériel et grossier. + +Entre Levine et la comtesse Nordstone il s'établit donc ce genre de +relations qu'on rencontre assez souvent dans le monde, qui fait que deux +personnes, amies en apparence, se dédaignent au fond à tel point, qu'elles +ne peuvent même plus être froissées l'une par l'autre. + +La comtesse entreprit Levine aussitôt. + +«Ah! Constantin-Dmitritch! vous voilà revenu dans notre abominable +Babylone,--dit-elle en tendant sa petite main sèche et en lui rappelant +qu'il avait au commencement de l'hiver appelé Moscou une Babylone. +--Est-ce Babylone qui s'est convertie, ou vous qui vous êtes corrompu? +ajouta-t-elle en regardant du côté de Kitty avec un sourire moqueur. + +--Je suis flatté, comtesse, de voir que vous teniez un compte aussi exact +de mes paroles,--répondit Levine qui, ayant eu le temps de se remettre, +rentra aussitôt dans le ton aigre-doux propre à ses rapports avec la +comtesse.--Il faut croire qu'elles vous impressionnent vivement. + +--Comment donc! mais j'en prends note. Eh bien, Kitty, tu as encore patiné +aujourd'hui!» Et elle se mit à causer avec sa jeune amie. + +Quoiqu'il ne fût guère convenable de s'en aller à ce moment, Levine eût +préféré cette gaucherie au supplice de rester toute la soirée, et de voir +Kitty l'observer à la dérobée, tout en évitant son regard; il essaya donc +de se lever, mais la princesse s'en aperçut et, se tournant vers lui: + +«Comptez-vous rester longtemps à Moscou? dit-elle. N'êtes-vous pas juge +de paix dans votre district? Cela doit vous empêcher de vous absenter +longtemps? + +--Non, princesse, j'ai renoncé à ces fonctions; je suis venu pour quelques +jours.» + +«Il s'est passé quelque chose, pensa la comtesse Nordstone en examinant le +visage sévère et sérieux de Levine; il ne se lance pas dans ses discours +habituels, mais j'arriverai bien à le faire parler: rien ne m'amuse comme +de le rendre ridicule devant Kitty.» + +«Constantin-Dmitritch, lui dit-elle, vous qui savez tout, expliquez-moi, +de grâce, comment il se fait que dans notre terre de Kalouga les paysans +et leurs femmes boivent tout ce qu'ils possèdent et refusent de payer +leurs redevances? Vous qui faites toujours l'éloge des paysans, +expliquez-moi ce que cela signifie?» + +En ce moment une dame entra au salon et Levine se leva. + +«Excusez-moi, comtesse, mais je ne sais rien et ne puis vous répondre,» +dit-il en regardant un officier qui entrait à la suite de la dame. + +«Ce doit être Wronsky,» pensa-t-il, et, pour s'en assurer, il jeta un coup +d'oeil sur Kitty. Celle-ci avait déjà eu le temps d'apercevoir Wronsky et +d'observer Levine. À la vue des yeux lumineux de la jeune fille, Levine +comprit qu'elle aimait, et le comprit aussi clairement que si elle le lui +eût avoué elle-même. + +Quel était cet homme qu'elle aimait? Il voulut s'en rendre compte, et +sentit qu'il devait rester bon gré, mal gré. + +Bien des gens, en présence d'un rival heureux, sont disposés à nier ses +qualités pour ne voir que ses travers; d'autres, au contraire, ne songent +qu'à découvrir les mérites qui lui ont valu le succès, et, le coeur ulcéré, +ne lui trouvent que des qualités. Levine était de ce nombre, et il ne +lui fut pas difficile de découvrir ce que Wronsky avait d'attrayant +et d'aimable, cela sautait aux yeux. Brun, de taille moyenne et bien +proportionnée, un beau visage calme et bienveillant, tout dans sa personne, +depuis ses cheveux noirs coupés très court et son menton rasé de frais, +jusqu'à son uniforme, était simple et parfaitement élégant. Wronsky laissa +passer la dame qui entrait en même temps que lui, puis s'approcha de la +princesse, et enfin de Kitty. Il sembla à Levine qu'en venant près de +celle-ci, ses yeux prenaient une expression de tendresse, et son sourire +une expression de bonheur et de triomphe; il lui tendit une main un peu +large, mais petite, et s'inclina respectueusement. + +Après avoir salué chacune des personnes présentes et échangé quelques mots +avec elles, il s'assit sans avoir jeté un regard sur Levine, qui ne le +quittait pas des yeux. + +«Permettez-moi, messieurs, de vous présenter l'un à l'autre, dit la +princesse en indiquant du geste Levine.--Constantin-Dmitritch Levine, +le comte Alexis-Kirilovitch Wronsky.» + +Wronsky se leva et alla serrer amicalement la main de Levine. + +«Je devais, à ce qu'il me semble, dîner avec vous cet hiver, lui dit-il +avec un sourire franc et ouvert; mais vous êtes parti inopinément pour la +campagne. + +--Constantin-Dmitritch méprise et fuit la ville et ses habitants, dit la +comtesse. + +--Je suppose que mes paroles vous impressionnent vivement, puisque vous +vous en souvenez si bien,» dit Levine, et, s'apercevant qu'il se répétait, +il rougit. + +Wronsky regarda Levine et la comtesse, et sourit. + +«Alors, vous habitez toujours la campagne? demanda-t-il. Ce doit être +triste en hiver? + +--Pas quand on y a de l'occupation; d'ailleurs on ne s'ennuie pas tout +seul, répondit Levine d'un ton bourru. + +--J'aime la campagne, dit Wronsky en remarquant le ton de Levine sans le +laisser paraître. + +--Mais vous ne consentiriez pas à y vivre toujours, j'espère? demanda la +comtesse. + +--Je n'en sais rien, je n'y ai jamais fait de séjour prolongé. Mais j'ai +éprouvé un sentiment singulier, ajouta-t-il: jamais je n'ai tant regretté +la campagne, la vraie campagne russe avec ses mougiks, que pendant l'hiver +que j'ai passé à Nice avec ma mère. Vous savez que Nice est triste par +elle-même.--Naples et Sorrente, au reste, ne doivent pas non plus être +pris à haute dose. C'est là qu'on se rappelle le plus vivement la Russie, +et surtout la campagne, on dirait que...» + +Il parlait tantôt à Kitty, tantôt à Levine, portant son regard calme et +bienveillant de l'un à l'autre, et disant ce qui lui passait par la tête. + +La comtesse Nordstone ayant voulu placer son mot, il s'arrêta sans achever +sa phrase, et l'écouta avec attention. + +La conversation ne languit pas un instant, si bien que la vieille +princesse n'eut aucun besoin de faire avancer ses grosses pièces, le +service obligatoire et l'éducation classique, qu'elle tenait en réserve +pour le cas de silence prolongé; la comtesse ne trouva même pas l'occasion +de taquiner Levine. + +Celui-ci voulait se mêler à la conversation générale et ne le pouvait pas; +il se disait à chaque instant: «maintenant je puis partir», et cependant +il restait comme s'il eût attendu quelque chose. + +On parla de tables tournantes et d'esprits frappeurs, et la comtesse, qui +croyait au spiritisme, se mit à raconter les merveilles dont elle avait +été témoin. + +«Comtesse, au nom du ciel, faites-moi voir cela! Jamais je ne suis parvenu +à rien voir d'extraordinaire, quelque bonne volonté que j'y mette, dit en +souriant Wronsky. + +--Fort bien, ce sera pour samedi prochain, répondit la comtesse; mais vous, +Constantin-Dmitritch, y croyez-vous? demanda-t-elle à Levine. + +--Pourquoi me demandez-vous cela, vous savez bien ce que je répondrai. + +--Parce que je voudrais entendre votre opinion. + +--Mon opinion, répondit Levine, est que les tables tournantes nous +prouvent combien la bonne société est peu avancée; guère plus que ne +le sont nos paysans. Ceux-ci croient au mauvais oeil, aux sorts, aux +métamorphoses, et nous... + +--Alors vous n'y croyez pas? + +--Je ne puis y croire, comtesse. + +--Mais si je vous dis ce que j'ai vu moi-même? + +--Les paysannes aussi disent avoir vu le damavoï[4]. + +[Note 4: Démon familier qui, selon la superstition populaire, fait partie +de la maison.] + +--Alors, vous croyez que je ne dis pas la vérité?» + +Et elle se mit à rire gaiement. + +«Mais non, Marie: Constantin-Dmitritch dit simplement qu'il ne croit pas +au spiritisme,» interrompit Kitty en rougissant pour Levine; celui-ci +comprit son intention et allait répondre sur un ton plus vexé encore, +lorsque Wronsky vint à la rescousse, et avec son sourire aimable fit +rentrer la conversation dans les bornes d'une politesse qui menaçait de +disparaître. + +«Vous n'en admettez pas du tout la possibilité? demanda-t-il. Pourquoi? +nous admettons bien l'existence de l'électricité, que nous ne comprenons +pas davantage? Pourquoi n'existerait-t-il pas une force nouvelle, encore +inconnue, qui... + +--Quand l'électricité a été découverte, interrompit Levine avec vivacité, +on n'en a vu que les phénomènes, sans savoir ce qui les produisait, ni +d'où ils provenaient; des siècles se sont passés avant qu'on songeât à +en faire l'application. Les spirites, au contraire, ont débuté par faire +écrire les tables et évoquer les esprits, et ce n'est que plus tard qu'il +a été question d'une force inconnue.» + +Wronsky écoutait attentivement, comme il le faisait toujours, et semblait +s'intéresser à ces paroles. + +«Oui, mais les spirites disent: nous ignorons encore ce que c'est que +cette force, tout en constatant qu'elle existe et agit dans des conditions +déterminées; aux savants maintenant à découvrir en quoi elle consiste. +Pourquoi n'existerait-il pas effectivement une force nouvelle si... + +--Parce que, reprit encore Levine en l'interrompant, toutes les fois +que vous frotterez de la laine avec de la résine, vous produirez en +électricité un effet certain et connu, tandis que le spiritisme n'amène +aucun résultat certain, par conséquent ses effets ne sauraient passer pour +des phénomènes naturels.» + +Wronsky, sentant que la conversation prenait un caractère trop sérieux +pour un salon, ne répondit pas et, afin d'en changer la tournure, dit en +souriant gaiement aux dames: + +«Pourquoi ne ferions-nous pas tout de suite un essai, comtesse?» + +Mais Levine voulait aller jusqu'au bout de sa démonstration. + +«La tentative que font les spirites pour expliquer leurs miracles par une +force nouvelle ne peut, selon moi, réussir. Ils prétendent à une force +surnaturelle et veulent la soumettre à une épreuve matérielle.» + +Chacun attendait qu'il cessât de parler, il le sentit. + +«Et moi, je crois que vous seriez un médium excellent, dit la comtesse: +vous avez quelque chose de si enthousiaste!» + +Levine ouvrit la bouche pour répondre, mais ne dit rien et rougit. + +«Voyons, mesdames, mettons les tables à l'épreuve, dit Wronsky: vous +permettez, princesse?» + +Et Wronsky se leva, cherchant des yeux une table. + +Kitty se leva aussi, et ses yeux rencontrèrent ceux de Levine. Elle +le plaignait d'autant plus qu'elle se sentait la cause de sa douleur. +«Pardonnez-moi, si vous pouvez pardonner, disait son regard: je suis si +heureuse!»--«Je hais le monde entier, vous autant que moi!» répondait le +regard de Levine, et il chercha son chapeau. + +Mais le sort lui fut encore une fois contraire; à peine s'installait-on +autour des tables et se disposait-il à sortir, que le vieux prince entra, +et, après avoir salué les dames, il s'empara de Levine. + +«Ah! s'écria-t-il avec joie, je ne te savais pas ici! Depuis quand? très +heureux de vous voir.» + +Le prince disait à Levine tantôt _toi_, tantôt _vous_; il le prit par +le bras, et ne fit aucune attention à Wronsky, debout derrière Levine, +attendant tranquillement pour saluer que le prince l'aperçût. + +Kitty sentit que l'amitié de son père devait sembler dure à Levine après +ce qui s'était passé; elle remarqua aussi que le vieux prince répondait +froidement au salut de Wronsky. Celui-ci, surpris de cet accueil glacial, +avait l'air de se demander avec un étonnement de bonne humeur pourquoi on +pouvait bien ne pas être amicalement disposé en sa faveur. + +«Prince, rendez-nous Constantin-Dmitritch, dit la comtesse: nous voulons +faire un essai. + +--Quel essai? Celui de faire tourner des tables? Eh bien, vous m'excuserez, +messieurs et dames; mais, selon moi, le furet serait plus amusant, +--dit le prince en regardant Wronsky, qu'il devina être l'auteur de cet +amusement;--du moins le furet a quelque bon sens.» + +Wronsky leva tranquillement un regard étonné sur le vieux prince, et se +tourna en souriant légèrement vers la comtesse Nordstone; ils se mirent à +parler d'un bal qui se donnait la semaine suivante. + +«J'espère que vous y serez?» dit-il en s'adressant à Kitty. + +Aussitôt que le vieux prince l'eut quitté, Levine s'esquiva, et la +dernière impression qu'il emporta de cette soirée fut le visage souriant +et heureux de Kitty répondant à Wronsky au sujet du bal. + + + + +XV + + +Le soir même, Kitty raconta à sa mère ce qui s'était passé entre elle et +Levine; malgré le chagrin qu'elle éprouvait de l'avoir peiné, elle se +sentait flattée d'avoir été demandée en mariage; mais, tout en ayant la +conviction d'avoir bien agi, elle resta longtemps sans pouvoir s'endormir; +un souvenir l'impressionnait plus particulièrement: c'était celui de +Levine, debout auprès du vieux prince, fixant sur elle et sur Wronsky +un regard sombre et désolé; des larmes lui en vinrent aux yeux. Mais, +songeant aussitôt à celui qui le remplaçait, elle se représenta vivement +son beau visage mâle et ferme, son calme plein de distinction, son air de +bienveillance; elle se rappela l'amour qu'il lui témoignait, et la joie +rentra dans son âme. Elle remit la tête sur l'oreiller en souriant à son +bonheur. + +«C'est triste, triste! mais je n'y peux rien, ce n'est pas ma faute!» +se disait-elle, quoiqu'une voix intérieure lui répétât le contraire; +devait-elle se reprocher d'avoir attiré Levine ou de l'avoir refusé? elle +n'en savait rien: ce qu'elle savait, c'est que son bonheur n'était pas +sans mélange. «Seigneur, ayez pitié de moi; Seigneur, ayez pitié de moi!» +pria-t-elle jusqu'à ce qu'elle s'endormit. + +Pendant ce temps il se passait dans le cabinet du prince une de ces scènes +qui se renouvelaient fréquemment entre les époux, au sujet de leur fille +préférée. + +«Ce que c'est? Voilà ce que c'est,--criait le prince en levant les bras en +l'air, malgré les préoccupations que lui causaient les pans flottants de +sa robe de chambre fourrée.--Vous n'avez ni fierté ni dignité; vous perdez +votre fille avec cette façon basse et ridicule de lui chercher un mari. + +--Mais au nom du ciel, prince, qu'ai-je donc fait?» disait la princesse, +presque en pleurant. + +Elle était venue trouver son mari pour lui souhaiter le bonsoir, comme +d'ordinaire, toute heureuse de sa conversation avec sa fille; et, sans +souffler mot de la demande de Levine, elle s'était permis une allusion au +projet de mariage avec Wronsky, qu'elle considérait comme décidé, aussitôt +après l'arrivée de la comtesse. À ce moment le prince s'était fâché et +l'avait accablée de paroles dures. + +«Ce que vous avez fait? D'abord vous avez attiré un épouseur, ce dont +tout Moscou parlera, et à bon droit. Si vous voulez donner des soirées, +donnez-en, mais invitez tout le monde, et non pas des prétendants de votre +choix. Invitez tous ces «blancs-becs» (c'est ainsi que le prince traitait +les jeunes gens de Moscou!), faites venir un tapeur, et qu'ils dansent, +mais, pour Dieu, n'arrangez pas des entrevues comme ce soir! Cela me +dégoûte à voir, et vous en êtes venue à vos fins: vous avez tourné la tête +à la petite. Levine vaut mille fois mieux que ce petit fat de Pétersbourg, +fait à la machine comme ses pareils; ils sont tous sur le même patron, et +c'est toujours de la drogue. Et quand ce serait un prince du sang, ma +fille n'a besoin d'aller chercher personne. + +--Mais en quoi suis-je coupable? + +--En ce que..., cria le prince avec colère. + +--Je sais bien qu'à t'écouter, interrompit la princesse, nous ne +marierions jamais notre fille. Dans ce cas, autant nous en aller à la +campagne. + +--Cela vaudrait certainement mieux. + +--Mais écoute-moi, je t'assure que je ne fais aucune avance! Pourquoi donc +un homme jeune, beau, amoureux, et qu'elle aussi... + +--Voilà ce qui vous semble! Mais si en fin de compte elle s'en éprend, +et que lui songe à se marier autant que moi? Je voudrais n'avoir pas +d'yeux pour voir tout cela! Et le spiritisme, et Nice, et le bal... (ici +le prince, s'imaginant imiter sa femme, accompagna chaque mot d'une +révérence). Nous serons fiers quand nous aurons fait le malheur de notre +petite Catherine, et qu'elle se sera fourré dans la tête... + +--Mais pourquoi penses-tu cela? + +--Je ne pense pas, je sais; c'est pour cela que nous avons des yeux, nous +autres, tandis que les femmes n'y voient goutte. Je vois, d'une part, un +homme qui a des intentions sérieuses, c'est Levine; de l'autre, un bel +oiseau comme ce monsieur, qui veut simplement s'amuser. + +--Voilà bien des idées à toi! + +--Tu te les rappelleras, mais trop tard, comme avec Dachinka. + +--Allons, c'est bon, n'en parlons plus, dit la princesse que le souvenir +de la pauvre Dolly arrêta net. + +--Tant mieux, et bonsoir!» + +Les époux s'embrassèrent en se faisant mutuellement un signe de croix, +selon l'usage, mais chacun garda son opinion; puis ils se retirèrent. + +La princesse, tout à l'heure si fermement persuadée que le sort de Kitty +avait été décidé dans cette soirée, se sentit ébranlée par les paroles de +son mari. Rentrée dans sa chambre, et songeant avec terreur à cet avenir +inconnu, elle fit comme Kitty, et répéta bien des fois du fond du coeur: +«Seigneur, ayez pitié de nous; Seigneur, ayez pitié de nous!» + + + + +XVI + + +Wronsky n'avait jamais connu la vie de famille; sa mère, une femme du +monde, très brillante dans sa jeunesse, avait eu pendant son mariage, et +surtout après, des aventures romanesques dont tout le monde parla. Il +n'avait pas connu son père, et son éducation s'était faite au corps des +pages. + +À peine eut-il brillamment terminé ses études, en sortant de l'école +avec le grade d'officier, qu'il tomba dans le cercle militaire le plus +recherché de Pétersbourg; il allait bien de temps à autre dans le monde, +mais ses intérêts de coeur ne l'y attiraient pas. + +C'est à Moscou qu'il éprouva pour la première fois le charme de la société +familière d'une jeune fille du monde, aimable, naïve, et dont il se +sentait aimé. Ce contraste avec la vie luxueuse mais grossière de +Pétersbourg l'enchanta, et l'idée ne lui vint pas qu'il y eût quelque +inconvénient à ses rapports avec Kitty. Au bal, il l'invitait de +préférence, allait chez ses parents, causait avec elle comme on cause dans +le monde, de bagatelles; tout ce qu'il lui disait aurait pu être entendu +de chacun, et cependant il sentait que ces bagatelles prenaient un sens +particulier en s'adressant à elle, qu'il s'établissait entre eux un lien +qui, de jour en jour, lui devenait plus cher. Loin de croire que cette +conduite pût être qualifiée de tentative de séduction, sans intention de +mariage, il s'imaginait simplement avoir découvert un nouveau plaisir, et +jouissait de cette découverte. + +Quel eût été son étonnement d'apprendre qu'il rendrait Kitty malheureuse +en ne l'épousant pas! Il n'y aurait pas cru. Comment admettre que +ces rapports charmants pussent être dangereux, et surtout qu'ils +l'obligeassent à se marier? Jamais il n'avait envisagé la possibilité du +mariage. Non seulement il ne comprenait pas la vie de famille, mais, à +son point de vue de célibataire, la famille et particulièrement le mari +faisait partie d'une race étrangère, ennemie, et surtout ridicule. Quoique +Wronsky n'eût aucun soupçon de la conversation à laquelle il avait donné +lieu, il sortit ce soir-là de chez les Cherbatzky avec le sentiment +d'avoir rendu le lien mystérieux qui l'attachait à Kitty plus intime +encore, si intime qu'il fallait prendre une résolution; mais laquelle? + +«Ce qu'il y a de charmant, se disait-il en rentrant tout imprégné d'un +sentiment de fraîcheur et de pureté, lequel tenait peut-être à ce qu'il +n'avait pas fumé de la soirée,--ce qu'il y a de charmant, c'est que, sans +prononcer un mot ni l'un ni l'autre, nous nous comprenons si parfaitement +dans ce langage muet des regards et des intonations, qu'aujourd'hui plus +clairement que jamais elle m'a dit qu'elle m'aimait. Qu'elle a été aimable, +simple, et surtout confiante. Cela me rend meilleur; je sens qu'il y a un +coeur et quelque chose de bon en moi! Ces jolis yeux amoureux!--Eh bien +après?--Rien, cela me fait plaisir et à elle aussi.» + +Là-dessus il réfléchit à la manière dont il pourrait achever sa soirée. +«Au club? faire un besigue et prendre du champagne avec Ignatine? Non. Au +château des Fleurs pour trouver Oblonsky, des couplets et le cancan? Non, +c'est ennuyeux! Voilà précisément ce qui me plaît chez les Cherbatzky, +c'est que j'en sors meilleur. Je rentrerai à l'hôtel.» Il rentra +effectivement dans sa chambre, chez Dussaux, se fit servir à souper, se +déshabilla, et eut à peine la tête sur l'oreiller, qu'il s'endormit d'un +profond sommeil. + + + + +XVII + + +Le lendemain à onze heures du matin, Wronsky se rendit à la gare de +Saint-Pétersbourg pour y chercher sa mère, qui devait arriver, et la +première personne qu'il rencontra sur le grand escalier fut Oblonsky, +venu au-devant de sa soeur. + +«Bonjour, comte! lui cria Oblonsky; qui viens-tu chercher? + +--Ma mère,--répondit Wronsky avec le sourire habituel à tous ceux qui +rencontraient Oblonsky; et, lui ayant serré la main, il monta l'escalier +à son côté.--Elle doit arriver aujourd'hui de Pétersbourg. + +--Moi qui t'ai attendu jusqu'à deux heures du matin! Où donc as-tu été en +quittant les Cherbatzky? + +--Je suis rentré chez moi, répondit Wronsky; à dire vrai, je n'avais envie +d'aller nulle part, tant la soirée d'hier chez les Cherbatzky m'avait paru +agréable. + +--«Je reconnais à la marque qu'ils portent les chevaux ombrageux, +et à leurs yeux, les jeunes gens amoureux,» se mit à réciter Stepane +Arcadiévitch, du même ton qu'à Levine la veille. + +Wronsky sourit et ne se défendit pas, mais il changea aussitôt de +conversation. + +«Et à la rencontre de qui viens-tu? demanda-t-il. + +--Moi? à la rencontre d'une jolie femme. + +--Vraiment? + +--Honni soit qui mal y pense: cette jolie femme est ma soeur Anna. + +--Ah! madame Karénine? dit Wronsky. + +--Tu la connais certainement. + +--Il me semble que oui. Au reste, peut-être me trompé-je,--répondit +Wronsky d'un air distrait. Ce nom de Karénine évoquait en lui le souvenir +d'une personne ennuyeuse et affectée. + +--Mais tu connais au moins mon célèbre beau-frère, Alexis Alexandrovitch? +Il est connu du monde entier. + +--C'est-à-dire que je le connais de réputation et de vue. Je sais qu'il +est plein de sagesse et de science; mais, tu sais, ce n'est pas mon genre, +«not in my line,» dit Wronsky. + +--Oui, c'est un homme remarquable, un peu conservateur, mais un fameux +homme, répliqua Stépane Arcadiévitch, un fameux homme! + +--Eh bien, tant mieux pour lui, dit en souriant Wronsky. Ah! te voilà, +s'écria-t-il en apercevant à la porte d'entrée un vieux domestique de sa +mère: entre par ici.» + +Wronsky, outre le plaisir commun à tous ceux qui voyaient Stépane +Arcadiévitch, en éprouvait un tout particulier depuis quelque temps à se +trouver avec lui. C'était en quelque sorte se rapprocher de Kitty. Il le +prit donc par le bras, et lui dit gaiement: + +«Donnons-nous décidément un souper à la diva, dimanche? + +--Certainement. Je fais une souscription. Dis donc, as-tu fait hier soir +la connaissance de mon ami Levine? + +--Sans doute, mais il est parti bien vite. + +--C'est un brave garçon, continua Oblonsky, n'est-ce pas? + +--Je ne sais pourquoi, dit Wronsky, tous les Moscovites, excepté +naturellement ceux à qui je parle, ajouta-t-il en plaisantant, ont quelque +chose de tranchant; ils sont tous sur leurs ergots, se fâchent, et veulent +toujours vous faire la leçon. + +--C'est assez vrai, répondit en riant Stépane Arcadiévitch. + +--Le train arrive-t-il? demanda Wronsky en s'adressant à un employé. + +--Il a quitté la dernière station,» répondit celui-ci. + +Le mouvement croissant dans la gare, les allées et venues des _artelchiks_, +l'apparition des gendarmes et des employés supérieurs, l'arrivée des +personnes venues au-devant des voyageurs, tout indiquait l'approche du +train. Le temps était froid, et à travers le brouillard on apercevait des +ouvriers, couverts de leurs vêtements d'hiver, passant silencieusement +entre les rails enchevêtrés de la voie. Le sifflet d'approche se faisait +déjà entendre, un corps monstrueux semblait avancer lourdement. + +«Non, continua Stepane Arcadiévitch qui avait envie de raconter à Wronsky +les intentions de Levine sur Kitty, non, tu es injuste pour mon ami: c'est +un homme très nerveux, qui peut quelquefois être désagréable, mais en +revanche il peut être charmant; il avait hier des raisons particulières de +nature à le rendre très heureux ou très malheureux,» ajouta-t-il avec un +sourire significatif, oubliant absolument la sympathie qu'il avait +éprouvée la veille pour son ami, à cause de celle que lui inspirait +Wronsky pour le moment. + +Celui-ci s'arrêta, et demanda sans détour: + +«Veux-tu dire qu'il a demandé ta belle-soeur en mariage? + +--Peut-être bien, répondit Stépane Arcadiévitch: cela m'a fait cet effet +hier au soir, et s'il est parti de bonne heure et de mauvaise humeur, +c'est qu'il aura fait la démarche. Il est amoureux depuis si longtemps +qu'il me fait peine! + +--Ah vraiment! Je crois d'ailleurs qu'elle peut prétendre à un meilleur +parti, dit Wronsky en se redressant et se remettant à marcher. Au reste, +je ne le connais pas; mais ce doit être effectivement une situation +pénible! c'est pourquoi tant d'hommes préfèrent s'en tenir aux Clara...; +du moins avec ces dames, si l'on échoue, ce n'est que la bourse qu'on +accuse. Mais voilà le train.» + +En effet le train approchait. Le quai d'arrivée parut s'ébranler, et la +locomotive, chassant devant elle la vapeur alourdie par le froid, devint +visible. Lentement et en mesure, on voyait la bielle de la grande roue +centrale se plier et se déplier; le mécanicien, tout emmitouflé et couvert +de givre, salua la gare; derrière le tender apparut le wagon des bagages +qui ébranla le quai plus fortement encore; un chien dans sa cage gémissait +lamentablement; enfin ce fut le tour des wagons de voyageurs, auxquels +l'arrêt du train imprima une petite secousse. + +Un conducteur à la tournure dégagée et ayant des prétentions à l'élégance +sauta lestement du wagon en donnant son coup de sifflet, et à sa suite +descendirent les voyageurs les plus impatients: un officier de la garde, +à la tenue martiale, un petit marchand affairé et souriant, un sac en +bandoulière, et un paysan, sa besace jetée par-dessus l'épaule. + +Wronsky, debout près d'Oblonsky, considérait ce spectacle, oubliant +complètement sa mère. Ce qu'il venait d'apprendre au sujet de Kitty lui +causait de l'émotion et de la joie; il se redressait involontairement; +ses yeux brillaient, il éprouvait le sentiment d'une victoire. + +Le conducteur s'approcha de lui: + +«La comtesse Wronsky est dans cette voiture,» dit-il. + +Ces mots le réveillèrent et l'obligèrent à penser à sa mère et à leur +prochaine entrevue. Sans qu'il voulût jamais en convenir avec lui-même, +il n'avait pas grand respect pour sa mère, et ne l'aimait pas; mais son +éducation et l'usage du monde dans lequel il vivait ne lui permettaient +pas d'admettre qu'il pût y avoir dans ses relations avec elle le moindre +manque d'égards. Moins il éprouvait pour elle d'attachement et de +considération, plus il exagérait les formes extérieures. + + + + +XVIII + + +Wronsky suivit le conducteur; en entrant dans le wagon, il s'arrêta pour +laisser passer une dame qui sortait, et, avec le tact d'un homme du monde, +il la classa d'un coup d'oeil parmi les femmes de la meilleure société. +Après un mot d'excuse, il allait continuer sa route, mais involontairement +il se retourna pour la regarder encore, non à cause de sa beauté, de sa +grâce ou de son élégance, mais parce que l'expression de son aimable +visage lui avait paru douce et caressante. + +Elle tourna la tête au moment où il la regardait. Ses yeux gris, que des +cils épais faisaient paraître foncés, lui jetèrent un regard amical et +bienveillant, comme si elle le reconnaissait, puis aussitôt elle sembla +chercher quelqu'un dans la foule. Quelque rapide que fût ce regard, il +suffit à Wronsky pour remarquer dans cette physionomie une vivacité +contenue, qui perçait dans le demi-sourire de deux lèvres fraîches, et +dans l'expression animée de ses yeux. Il y avait dans toute cette personne +comme un trop-plein de jeunesse et de gaieté qu'elle aurait voulu +dissimuler; mais, sans qu'elle en eût conscience, l'éclair voilé de +ses yeux paraissait dans son sourire. + +Wronsky entra dans le wagon. Sa mère, une vieille femme coiffée de petites +boucles, les yeux noirs clignotants, l'accueillit avec un léger sourire de +ses lèvres minces; elle se leva du siège où elle était assise, remit à sa +femme de chambre le sac qu'elle tenait, et, tendant à son fils sa petite +main sèche qu'il baisa, elle l'embrassa au front. + +«Tu as reçu ma dépêche? tu vas bien, Dieu merci? + +--Avez-vous fait bon voyage? dit le fils en s'asseyant auprès d'elle, tout +en prêtant l'oreille à une voix de femme qui parlait près de la porte; il +savait que c'était celle de la dame qu'il avait rencontrée. + +--Je ne partage cependant pas votre opinion, disait la voix. + +--C'est un point de vue pétersbourgeois, madame. + +--Pas du tout, c'est simplement un point de vue féminin, répondit-elle. + +--Eh bien, permettez-moi de baiser votre main. + +--Au revoir, Ivan Pétrovitch; voyez donc où est mon frère et +envoyez-le-moi, dit la dame, et elle rentra dans le wagon. + +--Avez-vous trouvé votre frère?» lui demanda Mme Wronsky. + +Wronsky reconnut alors Mme Karénine. + +«Votre frère est ici, dit-il en se levant. Veuillez m'excuser, madame, de +ne pas vous avoir reconnue; au reste, j'ai si rarement eu l'honneur de +vous rencontrer que vous ne vous souvenez certainement pas de moi. + +--Mais si, répondit-elle, je vous aurais toujours reconnu, car madame +votre mère et moi n'avons guère parlé que de vous, il me semble, pendant +tout le voyage.--Et la gaieté qu'elle avait cherché à contenir éclaira son +visage d'un sourire.--Mais mon frère ne vient pas? + +--Appelle-le donc, Alexis,» dit la vieille comtesse. + +Wronsky sortit du wagon et cria: + +«Oblonsky, par ici!» + +Madame Karénine, en apercevant son frère, n'attendit pas qu'il vint +jusqu'à elle; quittant aussitôt le wagon, elle marcha rapidement au-devant +de lui, le rejoignit, et, d'un geste tout à la fois plein de grâce et +d'énergie, lui passa un bras autour du cou, l'attira vers elle et +l'embrassa vivement. + +Wronsky ne la quittait pas des yeux; il la regardait et souriait sans +savoir pourquoi. Enfin il se souvint que sa mère l'attendait et rentra +dans le wagon. + +«N'est-ce pas qu'elle est charmante, dit la comtesse en parlant de Mme +Karénine. Son mari l'a placée auprès de moi, ce dont j'ai été enchantée. +Nous avons bavardé tout le temps. Eh bien, et toi? On dit que... vous +filez le parfait amour? Tant mieux, mon cher, tant mieux. + +--Je ne sais à quoi vous faites allusion, maman, répondit froidement le +fils. Sortons-nous?» + +À ce moment, Mme Karénine rentra dans le wagon pour prendre congé de la +comtesse. + +«Eh bien, comtesse, vous avez trouvé votre fils, et moi mon frère, +dit-elle gaiement. Et j'avais épuisé toutes mes histoires, je n'aurais +plus rien eu à vous raconter. + +--Cela ne fait rien, répliqua la comtesse en lui prenant la main; avec +vous, j'aurais fait le tour du monde sans m'ennuyer. Vous êtes une de ces +aimables femmes avec lesquelles on peut causer ou se taire agréablement. +Quant à votre fils, n'y pensez pas, je vous prie; il est impossible de ne +jamais se quitter.» + +Les yeux de Mme Karénine souriaient tandis qu'elle écoutait immobile. + +«Anna Arcadievna a un petit garçon d'environ huit ans, expliqua la +comtesse à son fils; elle ne l'a jamais quitté et se tourmente de l'avoir +laissé seul. + +--Nous avons causé tout le temps de nos fils avec la comtesse. Je parlais +du mien, et elle du sien, dit Mme Karénine en s'adressant à Wronsky avec +ce sourire caressant qui illuminait son visage. + +--Cela a dû vous ennuyer, répondit-il en lui renvoyant aussitôt la balle +dans ce petit assaut de coquetterie. Mais elle ne continua pas sur le même +ton, et, se tournant vers la vieille comtesse: + +--Merci mille fois, la journée d'hier a passé trop rapidement. Au revoir, +comtesse. + +--Adieu, ma chère, répondit la comtesse. Laissez-moi embrasser votre joli +visage et vous dire tout simplement, comme une vieille femme peut le faire, +que vous avez fait ma conquête.» + +Quelque banale que fût cette phrase, Mme Karénine en parut touchée; elle +rougit, s'inclina légèrement et pencha son visage vers la vieille comtesse; +puis elle tendit la main à Wronsky avec ce même sourire qui semblait +appartenir autant à ses yeux qu'à ses lèvres. Il serra cette petite main, +heureux comme d'une chose extraordinaire d'en sentir la pression ferme et +énergique. + +Mme Karénine sortit d'un pas rapide. + +«Charmante, dit encore la comtesse. Le fils était du même avis, et suivit +des yeux la jeune femme tant qu'il put apercevoir sa taille élégante; il +la vit s'approcher de son frère, le prendre par le bras et lui parler avec +animation; il était clair que ce qui l'occupait n'avait aucun rapport avec +lui, Wronsky, et il en fut contrarié. + +--Eh bien, maman, vous allez tout à fait bien? demanda-t-il à sa mère en +se tournant vers elle. + +--Très bien, Alexandre a été charmant, Waria a beaucoup embelli: elle a un +air intéressant.--Et elle parla de ce qui lui tenait au coeur: du baptême +de son petit-fils, but de son voyage à Pétersbourg, et de la bienveillance +de l'empereur pour son fils aîné. + +--Voilà Laurent, dit Wronsky en apercevant le vieux domestique. Partons, +il n'y a plus beaucoup de monde.» + +Il offrit le bras à sa mère, tandis que le domestique, la femme de chambre +et un porteur se chargeaient des bagages. Comme ils quittaient le wagon, +ils virent courir plusieurs hommes, suivis du chef de gare, vers l'arrière +du train. Un accident était survenu, tout le monde courait du même côté, +«Qu'y a-t-il? où? il est tombé? écrasé?» disait-on. Stépane Arcadiévitch +et sa soeur étaient aussi revenus et, tout émus, se tenaient près du wagon +pour éviter la foule. + +Les dames rentrèrent dans la voiture, pendant que Wronsky et Stépane +Arcadiévitch s'enquéraient de ce qui s'était passé. + +Un homme d'équipe ivre, ou la tête trop enveloppée à cause du froid pour +entendre le recul du train, avait été écrasé. + +Les dames avaient appris le malheur par le domestique avant le retour de +Wronsky et d'Oblonsky; ceux-ci avaient vu le cadavre défiguré; Oblonsky +était tout bouleversé et prêt à pleurer. + +«Quelle chose affreuse! si tu l'avais vu, Anna! quelle horreur!» disait-il. + +Wronsky se taisait; son beau visage était sérieux, mais absolument calme. + +«Ah! si vous l'aviez vu, comtesse, continuait Stépane Arcadiévitch; et sa +femme est là, c'est terrible; elle s'est jetée sur le corps de son mari. +On dit qu'il était seul à soutenir une nombreuse famille. Quelle horreur! + +--Ne pourrait-on faire quelque chose pour elle?» murmura Mme Karénine. + +Wronsky la regarda. + +«Je reviens tout de suite, maman,» dit-il en se tournant vers la comtesse. + +Et il sortit du wagon. + +Quand il revint au bout de quelques minutes, Stépane Arcadiévitch parlait +déjà à la comtesse de la nouvelle cantatrice, et celle-ci regardait avec +impatience du côté de la porte. + +«Partons maintenant,» dit Wronsky. + +Ils sortirent tous ensemble. Wronsky marchait devant avec sa mère, et +derrière eux venaient Mme Karénine et son frère, ils furent rejoints par +le chef de gare qui courait après Wronsky. + +«Vous avez remis 200 roubles au sous-chef de gare. Veuillez indiquer, +monsieur, l'usage auquel vous destinez cette somme. + +--C'est pour la veuve, répondit Wronsky en haussant les épaules; à quoi +bon cette question? + +--Vous avez donné cela?--cria Oblonsky derrière lui; et, serrant le bras +de sa soeur, il ajouta: + +--Très bien, très bien! n'est-ce pas que c'est un charmant garçon? Mes +hommages, comtesse.» + +Et il s'arrêta avec sa soeur pour chercher la femme de chambre de celle-ci. + +Quand ils sortirent de la gare, la voiture des Wronsky était déjà partie; +on parlait de tous côtés du malheur qui venait d'arriver. + +«Quelle mort affreuse! disait un monsieur en passant près d'eux. On dit +qu'il est coupé en deux. + +--Quelle belle mort, au contraire, fit observer un autre: elle a été +instantanée. + +--Comment ne prend-on pas plus de précautions,» dit un troisième. + +Mme Karénine monta en voiture, et son frère remarqua avec étonnement que +ses lèvres tremblaient, et qu'elle retenait avec peine ses larmes. + +«Qu'as-tu, Anna? lui demanda-t-il quand ils se furent un peu éloignés. + +--C'est un présage funeste, répondit-elle. + +--Quelle folie! dit son frère. Tu es ici, c'est l'essentiel. Tu ne saurais +croire combien je fonde d'espérances sur ta visite. + +--Connais-tu Wronsky depuis longtemps? demanda-t-elle. + +--Oui. Tu sais que nous avons l'espoir qu'il épouse Kitty. + +--Vraiment? dit Anna doucement. Maintenant parlons de toi, ajouta-t-elle +en secouant la tête comme si elle eût voulu repousser une pensée importune +et pénible. Parlons de tes affaires. J'ai reçu ta lettre et me voilà. + +--Oui, tout mon espoir est en toi, dit Stépane Arcadiévitch. + +--Raconte-moi tout, alors.» + +Stépane Arcadiévitch commença son récit. + +En arrivant à la maison, il fit descendre sa soeur de voiture, et, après +lui avoir serré la main en soupirant, il retourna à ses occupations. + + + + +XIX + + +Lorsque Anna entra, Dolly était assise dans son petit salon, occupée à +faire lire en français un beau gros garçon à tête blonde, le portrait de +son père. + +L'enfant lisait, tout en cherchant à arracher de sa veste un bouton qui +tenait à peine; sa mère l'avait grondé plusieurs fois, mais la petite main +potelée revenait toujours à ce malheureux bouton; il fallut l'arracher +tout à fait et le mettre en poche. + +«Laisse donc tes mains tranquilles, Grisha,» disait la mère, en reprenant +sa couverture au tricot, ouvrage qui durait depuis longtemps, et qu'elle +retrouvait toujours dans les moments difficiles; elle travaillait +nerveusement, jetant ses mailles et comptant ses points. Quoiqu'elle eût +dit la veille à son mari que l'arrivée de sa soeur lui importait peu, elle +n'en avait pas moins tout préparé pour la recevoir. + +Absorbée, écrasée par son chagrin, Dolly n'oubliait pourtant pas que sa +belle-soeur Anna était la femme d'un personnage officiel important, une +grande dame de Pétersbourg. + +«Au bout du compte, Anna n'est pas coupable, se disait-elle je ne sais +rien d'elle qui ne soit en sa faveur, et nos relations ont toujours été +bonnes et amicales.» Le souvenir qu'elle avait gardé de l'intérieur des +Karénine à Pétersbourg ne lui était cependant pas agréable. Elle avait cru +démêler quelque chose de faux dans leur genre de vie. + +«Mais pourquoi ne la recevrais-je pas! Pourvu toutefois qu'elle ne se mêle +pas de me consoler! pensait Dolly; je les connais, ces résignations et +consolations chrétiennes, et je sais ce qu'elles valent.» + +Dolly avait passé ces derniers jours seule avec ses enfants; elle ne +voulait parler de sa douleur à personne, et ne se sentait cependant pas +de force à causer de choses indifférentes. Il faudrait bien maintenant +s'ouvrir à Anna, et tantôt elle se réjouissait de pouvoir enfin dire +tout ce qu'elle avait sur le coeur, tantôt elle souffrait à la pensée de +cette humiliation devant sa soeur, à lui, dont il faudrait subir les +raisonnements et les conseils. + +Elle s'attendait à chaque minute à voir entrer sa belle-soeur, et suivait +de l'oeil la pendule; mais, comme il arrive souvent en pareil cas, elle +s'absorba, n'entendit pas le coup de sonnette, et lorsque des pas légers +et le frôlement d'une robe près de la porte lui firent lever la tête, son +visage fatigué exprima l'étonnement et non le plaisir. + +«Comment, tu es déjà arrivée? s'écria-t-elle en allant au-devant d'Anna +pour l'embrasser. + +--Dolly, je suis bien heureuse de te revoir! + +--Moi aussi, j'en suis heureuse,» répondit Dolly avec un faible sourire, +en cherchant à deviner d'après l'expression du visage d'Anna ce qu'elle +pouvait avoir appris, «Elle sait tout,» pensa-t-elle en remarquant la +compassion qui se peignait sur ses traits. «Viens que je te conduise +à ta chambre, continua-t-elle en cherchant à éloigner le moment d'une +explication. + +--Est-ce là Grisha? Mon Dieu, qu'il a grandi, dit Anna en embrassant +l'enfant sans quitter des yeux Dolly; puis elle ajouta en rougissant: +permets-moi de rester ici.» + +Elle ôta son châle et, secouant la tête d'un geste gracieux, débarrassa +ses cheveux noirs frisés de son chapeau, qui s'y était accroché. + +«Que tu es brillante de bonheur et de santé, dit Dolly presque avec envie. + +--Moi? oui, répondit Anna. Mon Dieu, Tania, est-ce toi? la contemporaine +de mon petit Serge?--dit-elle en se tournant vers la petite fille qui +entrait en courant; elle la prit par la main et l'embrassa. + +--Quelle charmante enfant? mais montre-les-moi tous.» + +Elle se rappelait non seulement le nom et l'âge des enfants, mais leur +caractère, leurs petites maladies; Dolly en fut touchée. + +«Eh bien, allons les voir, dit-elle; mais Wasia dort, c'est dommage.» + +Après avoir vu les enfants, elles revinrent au salon, seules cette fois; +le café y était servi. Anna s'assit devant le plateau, puis, l'ayant +repoussé, elle dit en se tournant vers sa belle-soeur: + +«Dolly, il m'a parlé.» + +Dolly la regarda froidement; elle s'attendait à quelque phrase de fausse +sympathie, mais Anna ne dit rien de ce genre. + +«Dolly, ma chérie, je ne veux pas te parler en sa faveur, ni te consoler: +c'est impossible; mais, chère amie, tu me fais peine, peine jusqu'au fond +du coeur!» + +Des larmes brillaient dans ses yeux; elle se rapprocha de sa belle-soeur +et, de sa petite main ferme, s'empara de celle de Dolly, qui, malgré son +air froid et sec, ne la repoussa pas. + +«Personne, répondit-elle, ne peut me consoler; tout est perdu pour moi.» + +En disant ces mots, l'expression de son visage s'adoucit un peu. Anna +porta à ses lèvres la main amaigrie qu'elle tenait dans la sienne, et la +baisa. + +«Mais, Dolly, que faire à cela? dit-elle; comment sortir de cette affreuse +position? + +--Tout est fini, il ne me reste rien à faire, répondit Dolly, car ce qu'il +y a de pis, comprends-le bien, c'est de me sentir liée par les enfants; +je ne peux pas le quitter, et vivre avec lui m'est impossible; le voir est +une torture. + +--Dolly, ma chérie, il m'a parlé; mais je voudrais entendre ce que tu as à +dire, toi; raconte-moi tout.» + +Dolly la regarda d'un air interrogateur; l'affection et la sympathie la +plus sincère se lisaient dans les yeux d'Anna. + +«Je veux bien, répondit-elle. Mais je te dirai tout, depuis le +commencement. Tu sais comment je me suis mariée? L'éducation de maman ne +m'a pas seulement laissée innocente, elle m'a laissée absolument sotte... +Je ne savais rien. On dit que les maris racontent leur passé à leurs +femmes, mais Stiva... (elle se reprit), Stépane Arcadiévitch, ne m'a +jamais rien dit. Tu ne le croiras pas, mais jusqu'ici je me suis imaginée +qu'il n'avait jamais connu d'autre femme que moi? J'ai vécu huit ans +ainsi! Non seulement je ne le soupçonnais pas d'infidélité, mais je +croyais une chose pareille impossible. Et avec des idées semblables, +imagine-toi ce que j'ai éprouvé en apprenant tout à coup cette horreur... +cette vilenie... Croire à son bonheur sans aucune arrière-pensée +et--continua Dolly en cherchant à retenir ses sanglots--recevoir une +lettre de lui... une lettre de lui à sa maîtresse, la gouvernante de mes +enfants... Non, c'est trop cruel!» + +Elle prit son mouchoir et y cacha son visage. + +«J'aurais pu encore admettre un moment d'entraînement, continua-t-elle au +bout d'un instant, mais cette dissimulation, cette ruse continuelle pour +me tromper, et pour qui? C'est affreux! tu ne peux comprendre cela! + +--Ah si! je comprends, ma pauvre Dolly, dit Anna en lui serrant la main. + +--Et tu t'imagines qu'il se rend compte, lui, de l'horreur de ma position? +continua Dolly. Aucunement: il est heureux et content. + +--Oh non! interrompit vivement Anna: Il m'a fait peine, il est plein de +remords. + +--En est-il capable? dit Dolly en scrutant le visage de sa belle-soeur. + +--Oui, je le connais: je n'ai pu le regarder sans avoir pitié de lui. Au +reste nous le connaissons toutes deux. Il est bon, mais fier, et comment +ne serait-il pas humilié? Ce qui me touche en lui (Anna devina ce qui +devait toucher Dolly), c'est qu'il souffre à cause des enfants, et qu'il +sent qu'il t'a blessée, tuée, toi qu'il aime... oui, oui, qu'il aime +plus que tout au monde,» ajouta-t-elle vivement pour empêcher Dolly de +l'interrompre. «Non, elle ne me pardonnera jamais,» répète-t-il +constamment. + +Dolly écoutait attentivement sa belle-soeur sans la regarder. + +«Je comprends qu'il souffre: le coupable doit plus souffrir que l'innocent, +s'il sent qu'il est la cause de tout le mal, dit-elle; mais comment +puis-je pardonner? comment puis-je être sa femme après elle? Vivre avec +lui dorénavant sera d'autant plus un tourment que j'aime toujours mon +amour d'autrefois...» + +Les sanglots lui coupèrent la parole, mais, comme un fait exprès, sitôt +qu'elle se calmait un peu, le sujet qui la blessait le plus vivement lui +revenait aussitôt à la pensée. + +«Elle est jeune, elle est jolie, continua-t-elle. Par qui ma beauté et ma +jeunesse ont-elles été prises? Par lui, par ses enfants! J'ai fait mon +temps, tout ce que j'avais de bien a été sacrifié à son service: +maintenant une créature plus fraîche et plus jeune lui est naturellement +plus agréable. Ils ont certainement parlé de moi ensemble; pis que cela, +ils m'ont passée sous silence, conçois-tu?» Et son regard s'enflammait de +jalousie. + +«Que viendra-t-il me dire après cela? pourrai-je d'ailleurs le croire! +Jamais. Non, tout est fini pour moi, tout ce qui constituait la récompense +de mes peines, de mes souffrances... Le croirais-tu? tout à l'heure je +faisais travailler Grisha? Jadis c'était une joie pour moi: maintenant +c'est un tourment. Pourquoi me donner ce souci? pourquoi ai-je des +enfants? Ce qu'il y a d'affreux, vois-tu, c'est que mon âme tout entière +est bouleversée; à la place de mon amour, de ma tendresse, il n'y a que de +la haine, oui, de la haine. Je pourrais le tuer et... + +--Chère Dolly, je conçois tout cela, mais ne te torture pas ainsi; tu es +trop agitée, trop froissée pour voir les choses sous leur vrai jour.» + +Dolly se calma, et pendant quelques minutes toutes deux gardèrent le +silence. + +«Que faire? Anna, penses-y et aide-moi. J'ai tout examiné et je ne trouve +rien.» + +Anna non plus ne trouvait rien, mais son coeur répondait à chaque parole, à +chaque regard douloureux de sa belle-soeur. + +«Voici ce que je pense, dit-elle enfin; comme soeur je connais son +caractère et cette faculté de tout oublier (elle fit le geste de se +toucher le front), faculté propice à l'entraînement, mais aussi au +repentir. Actuellement il ne croit pas, il ne comprend pas qu'il ait pu +faire ce qu'il a fait. + +--Non, il l'a compris et le comprend encore, interrompit Dolly. D'ailleurs +tu m'oublies, moi: le mal en est-il plus léger pour moi? + +--Attends. Quand il m'a parlé, je t'avoue n'avoir pas mesuré toute +l'étendue de votre malheur; je n'y voyais qu'une chose: la désunion de +votre famille; il m'a fait peine. Après avoir causé avec toi, je vois, +comme femme, autre chose encore: je vois ta souffrance et ne puis te dire +combien je te plains! Mais, Dolly, ma chérie, tout en comprenant ton +malheur, il est un côté de la question que j'ignore: je ne sais pas +jusqu'à quel point tu l'aimes encore. Toi seule, tu peux savoir si tu +l'aimes assez pour pardonner. Si tu le peux, pardonne. + +--Non,--commença Dolly, mais Anna l'interrompit en lui baisant la main. + +--Je connais le monde plus que toi, dit-elle; je sais la façon d'être des +hommes comme Stiva. Tu prétends qu'ils ont parlé de toi ensemble? N'en +crois rien. Ces hommes peuvent commettre des infidélités, mais leur femme +et leur foyer domestique n'en restent pas moins un sanctuaire pour eux. +Ils établissent entre ces femmes, qu'au fond ils méprisent, et leur +famille une ligne de démarcation qui n'est jamais franchie. Je ne conçois +pas bien comment cela peut-être, mais cela est. + +--Mais songe donc qu'il l'embrassait. + +--Écoute, Dolly, ma chérie. J'ai vu Stiva quand il était amoureux de toi; +je me souviens du temps où il venait pleurer près de moi en me parlant de +toi; je sais à quelle hauteur poétique il te plaçait, et je sais que plus +il a vécu avec toi, plus tu as grandi dans son admiration. C'était devenu +pour nous un sujet de plaisanterie que son habitude de dire à tout propos: +«Dolly est une femme étonnante.» Tu as toujours été et resteras toujours +un culte pour lui: ceci n'a pas été un entraînement de son coeur. + +--Mais si cet entraînement recommençait? + +--C'est impossible. + +--Aurais-tu pardonné, toi? + +--Je n'en sais rien, je ne puis dire... Oui, je le puis, reprit Anna après +avoir pesé cette situation intérieurement, je le puis certainement. Je ne +serais plus la même, mais je pardonnerais, et de telle sorte que le passé +fût effacé. + +--Cela va sans dire, interrompit vivement Dolly, répondant à une pensée +qui l'avait plus d'une fois occupée: sinon ce ne serait plus le +pardon.--Viens maintenant, que je te conduise à ta chambre,» dit-elle en +se levant. Chemin faisant, elle entoura de ses bras sa belle-soeur. + +«Chère Anna, combien je suis heureuse que tu sois venue. Je souffre moins, +beaucoup moins.» + + + + +XX + + +Anna passa toute la journée à la maison, c'est-à-dire chez les Oblonsky, +et ne reçut aucune des personnes qui, informées de son arrivée, vinrent +lui rendre visite. Toute sa matinée se passa entre Dolly et ses enfants; +elle envoya un mot à son frère pour lui dire de venir dîner à la maison. +«Viens, Dieu est miséricordieux,» écrivit-elle. + +Oblonsky dîna donc chez lui; la conversation fut générale, et sa femme +le tutoya, ce qu'elle n'avait pas encore fait; leurs rapports restaient +froids, mais il n'était plus question de séparation, et Stépane +Arcadiévitch entrevoyait la possibilité d'un raccommodement. + +Kitty vint après le dîner; elle connaissait à peine Anna et n'était pas +sans inquiétude sur la réception que lui ferait cette grande dame de +Pétersbourg dont chacun chantait les louanges; elle sentit bien vite +qu'elle plaisait; Anna fut touchée de la jeunesse et de la beauté de Kitty; +de son côté, Kitty fut aussitôt sous le charme et s'éprit d'Anna comme +les jeunes filles savent s'éprendre de femmes plus âgées qu'elles. Rien +d'ailleurs dans Anna ne faisait penser à la femme du monde ou à la mère de +famille; on eût dit une jeune fille de vingt ans, à voir sa taille souple, +la fraîcheur et l'animation de son visage, si une expression sérieuse et +presque triste, dont Kitty fut frappée et charmée, n'eût parfois assombri +son regard. Anna, quoique parfaitement simple et sincère, semblait porter +en elle un monde supérieur dont l'élévation était inaccessible à une +enfant. + +Après le dîner, Anna s'était vivement approchée de son frère qui fumait un +cigare pendant que Dolly rentrait dans sa chambre. + +«Stiva, dit-elle en indiquant la porte de cette chambre d'un signe de tête, +va, et que Dieu te vienne en aide!» + +Il comprit et, jetant son cigare, disparut derrière la porte. + +Anna s'assit sur un canapé, entourée des enfants. Les deux aînés et par +imitation le cadet s'étaient accrochés à leur nouvelle tante avant même de +se mettre à table; ils jouaient à qui se rapprocherait le plus d'elle, à +qui tiendrait sa main, l'embrasserait, jouerait avec ses bagues ou se +suspendrait aux plis de sa robe. + +«Voyons, reprenons nos places,» dit Anna. + +Et Grisha, d'un air fier et heureux, plaça sa tête blonde sous la main de +sa tante et l'appuya sur ses genoux. + +«Et à quand le bal maintenant? dit-elle en s'adressant à Kitty. + +--À la semaine prochaine; ce sera un bal superbe, un de ces bals auxquels +on s'amuse toujours. + +--Il y en a donc où l'on s'amuse toujours? dit Anna d'un ton de douce +ironie. + +--C'est bizarre, mais c'est ainsi. Chez les Bobristhchiff on s'amuse +toujours; chez les Nikitine aussi; mais chez les Wéjekof on s'ennuie +invariablement. N'avez-vous donc jamais remarqué cela? + +--Non, chère enfant; il n'y a plus pour moi de bal amusant,--et Kitty +entrevit dans les yeux d'Anna ce monde inconnu qui lui était fermé,--il +n'y en a que de plus ou moins ennuyeux. + +--Comment pouvez-_vous_ vous ennuyer au bal? + +--Pourquoi donc ne puis-je m'y ennuyer, _moi_?» + +Kitty pensait bien qu'Anna devinait sa réponse. + +«Parce que vous y êtes toujours la plus belle.» + +Anna rougissait facilement, et cette réponse la fit rougir. + +«D'abord, reprit-elle, cela n'est pas, et d'ailleurs, si cela était, peu +m'importerait! + +--Irez-vous à ce bal? demanda Kitty. + +--Je ne pourrai m'en dispenser, je crois. Prends celle-ci, dit-elle à +Tania qui s'amusait à retirer les bagues de ses doigts blancs et effilés. + +--Je voudrais tant vous voir au bal. + +--Eh bien, si je dois y aller, je me consolerai par la pensée de vous +faire plaisir. Grisha, ne me décoiffe pas davantage, dit-elle en rajustant +une natte avec laquelle l'enfant jouait. + +--Je vous vois au bal en toilette mauve. + +--Pourquoi en mauve précisément? demanda Anna en souriant. Allez, mes +enfants, vous entendez que miss Hull vous appelle pour le thé, dit-elle en +envoyant les enfants dans la salle à manger. Je sais pourquoi vous voulez +de moi à cette soirée; vous en attendez un grand résultat. + +--Comment le savez-vous? C'est vrai. + +--Oh! le bel âge que le vôtre! continua Anna. Je me souviens de ce nuage +bleu qui ressemble à ceux que l'on voit en Suisse sur les montagnes. On +aperçoit tout au travers de ce nuage, à cet âge heureux où finit l'enfance, +et tout ce qu'il recouvre est beau, est charmant! Puis apparaît peu à peu +un sentier qui se resserre et dans lequel on entre avec émotion, quelque +lumineux qu'il semble... Qui n'a pas passé par là! + +Kitty écoutait en souriant. «Comment a-t-elle passé par là? pensait-elle; +que je voudrais connaître son roman!» Et elle se rappela l'extérieur peu +poétique du mari d'Anna. + +«Je suis au courant, continua celle-ci; Stiva m'a parlé; j'ai rencontré +Wronsky ce matin à la gare, il me plaît beaucoup. + +--Ah! il était là? demanda Kitty en rougissant. Qu'est-ce que Stiva vous a +raconté? + +--Il a bavardé. Je serais enchantée si cela se faisait, j'ai voyagé +hier avec la mère de Wronsky et elle n'a cessé de me parler de ce fils +bien-aimé; je sais que les mères ne sont pas impartiales, mais... + +--Que vous a dit sa mère? + +--Bien des choses, c'est son favori; néanmoins on sent que ce doit être +une nature chevaleresque; elle m'a raconté, par exemple, qu'il avait voulu +abandonner toute sa fortune à son frère; que dans son enfance il avait +sauvé une femme qui se noyait; en un mot, c'est un héros,» ajouta Anna en +souriant et en se souvenant des deux cents roubles donnés à la gare. + +Elle ne rapporta pas ce dernier trait, qu'elle se rappelait avec un +certain malaise; elle y sentait une intention qui la touchait de trop près. + +«La comtesse m'a beaucoup priée d'aller chez elle, continua Anna, et je +serais contente de la revoir; j'irai demain... Stiva reste, Dieu merci, +longtemps avec Dolly, ajouta-t-elle en se levant d'un air un peu contrarié, +à ce que crut remarquer Kitty. + +--C'est moi qui serai le premier! non, c'est moi, criaient les enfants qui +venaient de finir leur thé, et qui rentraient dans le salon en courant +vers leur tante Anna. + +--Tous ensemble!» dit-elle en allant au-devant d'eux. Elle les prit dans +ses bras et les jeta tous sur un divan, en riant de leurs cris de joie. + + + + +XXI + + +Dolly sortit de sa chambre à l'heure du thé; Stépane Arcadiévitch était +sorti par une autre porte. + +«Je crains que tu n'aies froid en haut, dit Dolly en s'adressant à Anna; +je voudrais te faire descendre, nous serions plus près l'une de l'autre. + +--Ne t'inquiète pas de moi, je t'en prie, répondit Anna en cherchant à +deviner sur le visage de Dolly si la réconciliation avait eu lieu. + +--Il fera peut-être trop clair ici, dit sa belle-soeur. + +--Je t'assure que je dors partout, et toujours profondément. + +--De quoi est-il question?» dit Stépane Arcadiévitch en rentrant dans le +salon et en s'adressant à sa femme. + +Rien qu'au son de sa voix, Kitty et Anna comprirent qu'on s'était +réconcilié. + +«Je voudrais installer Anna ici, mais il faudrait descendre des rideaux. +Personne ne saura le faire, il faut que ce soit moi, répondit Dolly à son +mari. + +--Dieu sait si la réconciliation est bien complète! pensa Anna en +remarquant le ton froid de Dolly. + +--Ne complique donc pas les choses, Dolly, dit le mari; si tu veux, +j'arrangerai cela. + +--Oui, elle est faite, pensa Anna. + +--Je sais comment tu t'y prendras, répondit Dolly avec un sourire moqueur; +tu donneras à Matvei un ordre auquel il n'entend rien, puis tu sortiras, +et il embrouillera tout. + +--Dieu merci, pensa Anna, ils sont tout à fait remis;--et, heureuse +d'avoir atteint son but, elle s'approcha de Dolly et l'embrassa. + +--Je ne sais pas pourquoi tu nous méprises tant, Matvei et moi?» dit +Stépane Arcadiévitch à sa femme en souriant imperceptiblement. + +Pendant toute cette soirée, Dolly fut légèrement ironique envers son mari, +et celui-ci heureux et gai, mais dans une juste mesure, et comme s'il eût +voulu montrer que le pardon ne lui faisait pas oublier ses torts. + +Vers neuf heures et demie, une conversation vive et animée régnait +autour de la table à thé, lorsque survint un incident, en apparence +fort ordinaire, qui parut étrange à chacun. + +On causait d'un de leurs amis communs de Pétersbourg, et Anna s'était +vivement levée. + +«J'ai son portrait dans mon album, je vais le chercher, et vous montrerai +par la même occasion mon petit Serge,» ajouta-t-elle avec un sourire de +fierté maternelle. + +C'était ordinairement vers dix heures qu'elle disait bonsoir à son fils; +bien souvent elle le couchait elle-même avant d'aller au bal; elle se +sentit tout à coup très triste d'être si loin de lui. Elle avait beau +parler d'autre chose, sa pensée revenait toujours à son petit Serge aux +cheveux frisés, et le désir la prit d'aller regarder son portrait et de +lui dire un mot de loin. + +Elle sortit aussitôt, avec la démarche légère et décidée qui lui était +particulière. L'escalier par où l'on montait chez elle donnait dans le +grand vestibule chauffé qui servait d'entrée. + +Comme elle quittait le salon, un coup de sonnette retentit dans +l'antichambre. + +«Qui cela peut-il être? dit Dolly. + +--C'est trop tôt pour venir me chercher, fit remarquer Kitty, et bien tard +pour une visite. + +--On apporte sans doute des papiers pour moi,» dit Stépane Arcadiévitch. + +Anna, se dirigeant vers l'escalier, vit le domestique accourir pour +annoncer un visiteur, tandis que celui-ci attendait, éclairé par la lampe +du vestibule. + +Elle se pencha sur la rampe pour regarder et reconnut aussitôt Wronsky. +Une étrange sensation de joie et de frayeur lui remua le coeur. Il se +tenait debout, sans ôter son paletot, et cherchait quelque chose dans sa +poche. Comme elle atteignait la moitié du petit escalier, il leva les yeux, +l'aperçut, et son visage prit une expression humble et confuse. + +Elle le salua d'un léger signe de tête, et entendit Stépane Arcadiévitch +appeler Wronsky bruyamment, tandis qu'il se défendait d'entrer. + +Quand Anna descendit avec son album, Wronsky était parti, et Stépane +Arcadiévitch racontait qu'il n'était venu que pour s'informer de l'heure +d'un dîner qui se donnait le lendemain en l'honneur d'une célébrité de +passage. + +«Jamais il n'a voulu entrer. Quel original!» + +Kitty rougit. Elle croyait être seule à comprendre pourquoi il était venu +sans vouloir paraître au salon. + +«Il aura été chez nous, pensa-t-elle, n'aura trouvé personne, et aura +supposé que j'étais ici, mais il ne sera pas resté à cause d'Anna, et +parce qu'il est tard.» + +On se regarda sans parler, et l'on examina l'album d'Anna. + +Il n'y avait rien d'extraordinaire à venir vers neuf heures et demi du +soir pour demander un renseignement à un ami, sans entrer au salon; +cependant chacun fut surpris, et Anna plus que personne: il lui sembla +même que ce n'était pas bien. + + + + +XXII + + +Le bal ne faisait que commencer lorsque Kitty et sa mère montèrent le +grand escalier brillamment éclairé et orné de fleurs, sur lequel se +tenaient des laquais poudrés, en livrées rouges. Du vestibule où, devant +un miroir, elles arrangeaient leurs robes et leurs coiffures avant +d'entrer, on entendait un bruissement semblable à celui d'une ruche, et le +son des violons de l'orchestre se mettant d'accord pour la première valse. + +Un petit vieillard, qui rajustait ses rares cheveux blancs devant un +autre miroir, et répandait autour de lui les parfums les plus pénétrants, +regarda Kitty avec admiration; il l'avait rencontrée sur l'escalier et se +rangea pour lui faire place. Un jeune homme imberbe, de ceux que le vieux +prince Cherbatzky appelait des blancs-becs, avec un gilet ouvert en coeur +et une cravate blanche qu'il rectifiait tout en marchant, les salua, +puis vint prier Kitty de lui accorder une contredanse. La première était +promise à Wronsky, il fallut promettre la seconde au petit jeune homme. +Un militaire, boutonnant ses gants, se tenait à la porte du salon; il jeta +un regard admiratif sur Kitty et se caressa la moustache. + +La robe, la coiffure, tous les préparatifs nécessaires à ce bal, avaient +certes causé bien des préoccupations à Kitty, mais qui s'en serait douté +en la voyant entrer maintenant dans sa toilette de tulle rose? Elle +portait si naturellement ses ruches et ses dentelles, qu'on l'aurait pu +croire née en robe de bal avec une rose posée sur le sommet de sa jolie +tête. + +Kitty était en beauté; elle se sentait à l'aise dans sa robe, ses souliers, +et ses gants, mais le détail qu'elle approuvait le plus dans sa toilette, +était l'étroit velours noir qui entourait son cou et auquel, devant le +miroir de sa chambre, elle avait trouvé du «genre». On pouvait à la +rigueur critiquer le reste, mais ce petit velours, jamais. Kitty lui +sourit avant d'entrer au bal en passant devant une glace; sur ses épaules +et ses bras elle sentait une fraîcheur marmoréenne qui lui plaisait; ses +yeux brillaient, ses lèvres roses souriaient involontairement; elle avait +le sentiment d'être charmante. + +À peine eut-elle paru dans la salle, et se fut-elle approchée du groupe +de femmes couvertes de tulle, de fleurs et de rubans qui attendaient les +danseurs, que Kitty se vit invitée à valser par le meilleur, le principal +cavalier, selon la hiérarchie du bal, le célèbre directeur de cotillons, +le beau, l'élégant Georges Korsunsky, un homme marié. Il venait de quitter +la comtesse Bonine, avec laquelle il avait ouvert le bal, lorsqu'il +aperçut Kitty; aussitôt il se dirigea vers elle, de ce pas dégagé spécial +aux directeurs de cotillons, et, sans même lui demander si elle désirait +danser, il entoura de son bras la taille souple de la jeune fille; +celle-ci se retourna pour chercher quelqu'un à qui confier son éventail, +et la maîtresse de la maison le lui prit en souriant. + +«Vous avez bien fait de venir de bonne heure, dit Korsunsky, je ne +comprends pas le genre de venir tard.» + +Kitty posa son bras gauche sur l'épaule de son danseur, et ses petits +pieds, chaussés de rose, glissèrent légèrement et en mesure sur le parquet. + +«On se repose en dansant avec vous, dit-il en faisant quelques pas moins +rapides avant de se lancer dans le tourbillon de la valse. Quelle légèreté, +quelle précision, c'est charmant!» C'était ce qu'il disait à presque +toutes ses danseuses. + +Kitty sourit de l'éloge et continua à examiner la salle par-dessus +l'épaule de son cavalier; elle n'en était pas à ses débuts dans le monde, +et ne confondait pas tous les assistants dans l'ivresse de ses premières +impressions; d'autre part, elle n'était pas blasée, et ne connaissait pas +tous ces visages au point d'en être lasse. Elle remarqua donc le groupe +qui s'était formé dans l'angle de la salle, à gauche; c'est là que se +réunissait l'élite de la société: la belle Lydie, la femme de Korsunsky, +outrageusement décolletée, la maîtresse de la maison, le chauve Krivine, +qu'on voyait toujours avec la société la plus brillante. Bientôt Kitty +aperçut Stiva, puis la taille élégante d'Anna. _Lui_ aussi était là; Kitty +ne l'avait pas revu depuis la soirée de la déclaration de Levine. Ses yeux +le virent de loin, et elle remarqua même qu'il la regardait. + +«Faisons-nous encore un tour? Vous n'êtes pas fatiguée? demanda Korsunsky +légèrement essoufflé. + +--Non, merci. + +--Où voulez-vous que je vous conduise? + +--Mme Karénine est là, il me semble: menez-moi de son côté. + +--Où vous l'ordonnerez.» + +Et Korsunsky, ralentissant le pas, mais valsant toujours, la dirigea vers +le groupe de gauche, en disant sur sa route: «Pardon, mesdames; pardon, +mesdames.» Et, tournoyant adroitement dans ce flot de dentelles, de tulle +et de rubans, il l'assit, après une dernière pirouette, qui rejeta sa robe +sur les genoux de Krivine, et le dissimula sous un nuage de tulle, tout en +découvrant deux petits souliers roses. + +Korsunsky salua, se redressa d'un air dégagé, et offrit le bras à sa +danseuse pour la mener auprès d'Anna. Kitty, un peu étourdie, débarrassa +Krivine de ses jupes, et se retourna pour chercher Mme Karénine. Celle-ci +n'était pas en mauve, comme Kitty l'avait rêvée, mais en noir. Elle +portait une robe de velours décolletée, qui découvrait ses épaules +sculpturales et ses beaux bras. Sa robe était garnie de guipure de Venise; +une guirlande de myosotis était posée sur ses cheveux noirs, et un bouquet +pareil attachait un noeud noir à son corsage. Sa coiffure était très +simple; elle n'avait de remarquable qu'une quantité de petites boucles qui +frisaient naturellement, et s'échappaient de tous côtés, aux tempes et sur +la nuque. Autour de son beau cou, ferme comme de l'ivoire, était attachée +une rangée de perles fines. + +Kitty voyait Anna chaque jour et s'en était éprise; mais elle ne sentit +tout son charme et toute sa beauté qu'en l'apercevant maintenant en noir, +après se l'être imaginée en mauve; l'impression fut si vive qu'elle crut +ne l'avoir encore jamais vue. Elle comprit que son grand charme consistait +à effacer complètement sa toilette; sa parure n'existait pas, et n'était +que le cadre duquel elle ressortait, simple, naturelle, élégante, et +cependant pleine de gaieté et d'animation. + +Lorsque Kitty parvint jusqu'au groupe où Anna causait avec le maître de la +maison, la tête légèrement tournée vers lui, et se tenant, comme toujours, +extrêmement droite, elle disait: + +«Non, je ne jetterais pas la pierre, quoique je n'approuve pas.» Et, +apercevant Kitty, elle l'accueillit d'un sourire affectueux et protecteur. +D'un rapide coup d'oeil féminin, elle jugea la toilette de la jeune fille, +et fit un petit signe de tête approbateur que celle-ci comprit. + +«Vous faites même votre entrée au bal en dansant, lui dit-elle. + +--Un bal où se trouve la princesse devient aussitôt animé. Un tour de +valse, Anna Arcadievna? ajouta Korsunsky en s'inclinant. + +--Ah! vous vous connaissez? demanda le maître de la maison. + +--Qui ne connaissons-nous pas, ma femme et moi? répondit Korsunsky: nous +sommes comme le loup blanc. Un tour de valse, Anna Arcadievna? + +--Je ne danse pas quand je puis m'en dispenser. + +--Vous ne le pouvez pas aujourd'hui.» + +En ce moment Wronsky s'approcha. + +«Eh bien, dans ce cas, dansons, dit-elle en prenant vivement le bras de +Korsunsky sans faire attention au salut de Wronsky. + +--Pourquoi lui en veut-elle?» pensa Kitty, qui remarqua fort bien que +c'était avec intention qu'Anna ne répondait pas à Wronsky. + +Celui-ci s'approcha de Kitty, lui rappela la première contredanse, et lui +exprima le regret de ne pas l'avoir vue de quelque temps. Kitty regardait +Anna danser et l'admirait tout en écoutant Wronsky; elle s'attendait à +être invitée par lui à valser, et comme il n'en faisait rien, elle le +regarda d'un air étonné. + +Il rougit, l'invita avec une certaine hâte; mais à peine avaient-ils fait +les premiers pas, que la musique cessa. Kitty regarda son danseur, son +visage était si près du sien,... pendant longtemps,--bien des années +après, elle ne put se rappeler un regard plein d'amour auquel il ne +répondit pas, sans qu'un sentiment de honte lui déchirât le coeur. + +--Pardon, pardon! Valse, valse!» cria Korsunsky de l'autre côté de la +salle, et, s'emparant de la première danseuse venue, il recommença à +danser. + + + + +XXIII + + +Wronsky fit quelques tours de valse avec Kitty, puis celle-ci retourna +auprès de sa mère. À peine eut-elle le temps d'échanger quelques mots avec +la comtesse Nordstone que Wronsky vint la chercher pour la contredanse. +Ils causèrent à bâtons rompus de Korsunsky et de sa femme, que Wronsky +dépeignit gaiement comme d'aimables enfants de quarante ans, du théâtre de +société qui s'organisait. À un moment donné, cependant, il l'émut vivement +en lui demandant si Levine était encore à Moscou, ajoutant qu'il lui +plaisait beaucoup. Mais Kitty ne comptait pas sur la contredanse; ce +qu'elle attendait avec un violent battement de coeur, c'était le cotillon; +c'est alors, lui semblait-il, que tout devait se décider. Quoique Wronsky +ne l'eût pas invitée pendant la contredanse, elle était sûre de danser le +cotillon avec lui, comme à tous les bals précédents; elle en était si sûre +qu'elle avait refusé cinq invitations, se disant engagée. + +Tout ce bal, jusqu'au dernier quadrille, fut pour Kitty semblable à un +rêve enchanteur, plein de fleurs, de sons joyeux, de mouvement; elle +ne cessait de danser que lorsque les forces lui manquaient et qu'elle +implorait un moment de répit; mais, en dansant le dernier quadrille avec +un des petits jeunes gens ennuyeux, elle se trouva faire vis-à-vis à +Wronsky et à Anna. Celle-ci, dont elle ne s'était pas approchée depuis son +entrée au bal, lui apparut cette fois encore sous une forme nouvelle et +inattendue. Kitty crut remarquer en elle les symptômes d'une surexcitation +qu'elle connaissait par expérience, celle du succès. Anna lui en parut +grisée. Kitty savait à quoi attribuer ce regard brillant et animé, ce +sourire heureux et triomphant, ces lèvres entr'ouvertes, ces mouvements +pleins de grâce et d'harmonie. + +«Qui en est cause, se demanda-t-elle, tous ou un seul?» + +Elle laissa son malheureux danseur chercher vainement à renouer le fil +d'une conversation interrompue, et, tout en se soumettant de bonne grâce, +en apparence, aux ordres bruyants de Korsunsky, décrétant le grand rond, +puis la chaîne, elle observait, et son coeur se serrait de plus en plus. + +«Non, ce n'est pas l'admiration de la foule qui l'enivre ainsi, c'est +l'admiration d'un seul: qui est-il? serait-ce _lui_?» + +Chaque fois que Wronsky adressait la parole à Anna, les yeux de celle-ci +s'illuminaient, et un sourire de bonheur entr'ouvrait ses belles lèvres: +elle semblait chercher à dissimuler cette joie, mais le bonheur ne s'en +peignait pas moins sur son visage. + +«Et lui? pensa Kitty. Elle le regarda et fut épouvantée! le sentiment qui +se reflétait comme dans un miroir sur les traits d'Anna était tout aussi +visible sur le sien. Où étaient ce sang-froid, ce maintien calme, cette +physionomie toujours au repos? Maintenant, en s'adressant à sa danseuse, +sa tête s'inclinait comme s'il était prêt à se prosterner, son regard +avait une expression tout à la fois humble et passionnée. «Je ne veux pas +vous offenser, disait ce regard, mais je voudrais sauver mon coeur et le +puis-je?» + +Leur conversation ne roulait que sur des banalités, et cependant, à +chacune de leurs paroles, il semblait à Kitty que son sort se décidait. +Pour eux aussi, chose étrange, tout en parlant du drôle de français d'Ivan +Ivanitch et du sot mariage de Mlle Elitzki, chaque mot prenait une valeur +particulière dont ils sentaient la portée autant que Kitty. + +Dans l'âme de la pauvre enfant, le bal, l'assistance, tout se confondit +comme dans un brouillard. Seule la force de l'éducation la soutint et +l'aida à faire son devoir, c'est-à-dire à danser, à répondre aux questions +qui lui étaient adressées, même à sourire. Mais, au moment où le cotillon +s'organisa, où l'on commença à placer les chaises et à quitter les petits +salons pour se réunir dans le grand, il lui prit un accès de désespoir +et de terreur. Elle avait refusé cinq danseurs, n'était pas invitée, et +n'avait plus aucune chance de l'être, parce que ses succès dans le monde +rendaient invraisemblable qu'elle n'eût pas de cavalier. Il lui aurait +fallu dire à sa mère qu'elle était souffrante et quitter le bal, mais elle +n'en eut pas la force; Elle se sentait anéantie! + +Elle s'enfuit dans un boudoir et tomba sur un fauteuil. Les flots vaporeux +de sa robe enveloppaient comme d'un nuage sa taille frêle; son bras de +jeune fille, maigre et délicat, retombait sans force, et comme noyé dans +les plis de sa jupe rose; l'autre bras agitait nerveusement un éventail +devant son visage brûlant. Mais, quoiqu'elle eût l'air d'un joli papillon +retenu dans les herbes et prêt à déployer ses ailes frémissantes, un +affreux désespoir lui brisait le coeur. + +«Je me trompe peut-être, tout cela n'existe pas!» Et elle se rappelait ce +qu'elle avait vu. + +«Kitty, que se passe-t-il?» dit la comtesse Nordstone, qui s'était +approchée d'elle sans qu'elle entendit ses pas sur le tapis. + +Les lèvres de Kitty tressaillirent, elle se leva vivement. + +«Kitty, tu ne danses pas le cotillon? + +Non, non, répondit-elle d'une voix tremblante. + +--Il l'a invitée devant moi, dit la Nordstone, sachant bien que Kitty +comprenait de qui il s'agissait. Elle lui a répondu: «Vous ne dansez donc +pas avec la princesse Cherbatzky?» + +--Tout cela m'est égal!» répondit Kitty. + +Elle était seule à savoir que, la veille, un homme qu'elle aimait +peut-être avait été sacrifié par elle à cet ingrat. + +La comtesse alla chercher Korsunsky, avec lequel elle devait danser le +cotillon, et l'engagea à inviter Kitty. + +Par bonheur pour Kitty, elle ne fut pas obligée de causer, son cavalier, +en sa qualité de directeur, passant son temps à courir de l'un à l'autre +et à organiser des figures; Wronsky et Anna dansaient presque vis-à-vis +d'elle; Kitty les voyait tantôt de loin, tantôt de près, quand leur tour +de danser revenait, et plus elle les regardait, plus elle sentait son +malheur consommé. Ils étaient seuls, malgré la foule, et sur le visage +de Wronsky, d'habitude si impassible, Kitty remarqua cette expression +frappante d'humilité et de crainte qui fait penser à un chien intelligent +quand il se sent coupable. + +Anna souriait, il répondait à son sourire; semblait-elle réfléchir, il +devenait sérieux. Une force presque surnaturelle attirait les regards de +Kitty sur Anna. Elle était séduisante avec sa robe noire, ses beaux bras +couverts de bracelets, son cou élégant entouré de perles, ses cheveux +noirs frisés et un peu en désordre. Les mouvements légers et gracieux de +ses petits pieds, son beau visage animé, tout en elle était attrayant; +mais ce charme avait quelque chose de terrible et de cruel. + +Kitty l'admirait plus encore qu'auparavant, tout en sentant croître sa +souffrance; elle était écrasée et son visage le disait: Wronsky, en +passant près d'elle dans une figure, ne la reconnut pas immédiatement, +tant ses traits étaient altérés. + +«Quel beau bal! dit-il pour dire quelque chose. + +--Oui,» répondit-elle. + +Vers le milieu du cotillon, dans une manoeuvre récemment inventée par +Korsunsky, Anna, sortant du cercle, eut à appeler «deux cavaliers et deux +dames»: l'une d'elles fut Kitty, qui s'approcha toute troublée. Anna, +fermant à demi les yeux, la regarda et lui serra la main avec un sourire, +mais, remarquant aussitôt l'expression de surprise désolée avec laquelle +Kitty y répondit, elle se tourna vers l'autre danseuse et lui parla d'un +ton animé. + +«Oui, il y a en elle une séduction étrange, presque infernale,» pensa +Kitty. + +Anna ne voulait pas rester au souper, et le maître de la maison insistait. + +«Restez donc, Anna Arcadievna, lui dit Korsunsky en lui +prenant le bras. Quelle invention que mon cotillon! n'est-ce pas +_un bijou?_» + +Et il essaya de l'entraîner, le maître de la maison l'y encourageant d'un +sourire. + +«Non, je ne puis rester,--répondit Anna en souriant aussi; mais, malgré ce +sourire, les deux hommes comprirent au son déterminé de sa voix qu'elle +ne resterait pas.--Non, car j'ai plus dansé en une fois, à votre bal de +Moscou, que dans tout mon hiver à Pétersbourg;--et elle se tourna vers +Wronsky qui se tenait près d'elle.--Il faut se reposer avant le voyage. + +--Et vous partez décidément demain? demanda-t-il. + +--Oui, je pense,» répondit Anna, comme étonnée de la hardiesse de cette +question. Pendant qu'elle lui parlait, l'éclat de son regard et de son +sourire brûlait le coeur de Wronsky. + +Anna n'assista pas au souper et partit. + + + + +XXIV + + +«Il doit y avoir en moi quelque chose de répulsif, pensait Levine en +sortant de chez les Cherbatzky pour rentrer chez son frère. Je ne plais +pas aux autres hommes. On dit que c'est de l'orgueil: je n'ai pas +d'orgueil. Me serais-je mis dans la situation où je suis, si j'en avais?» +Et il se figurait Wronsky heureux, aimable, tranquille, plein d'esprit, +ignorant jusqu'à la possibilité de se trouver dans une position semblable +à la sienne. «Elle devait le choisir, c'est naturel, et je n'ai à me +plaindre de rien ni de personne; il n'y a de coupable que moi; quel droit +avais-je de supposer qu'elle consentirait à unir sa vie à la mienne? +Qui suis-je? que suis-je? Un homme inutile à lui-même et aux autres.» + +Et le souvenir de son frère Nicolas lui revint, «N'a-t-il pas raison de +dire, lui, que tout est mauvais et détestable en ce monde? Avons-nous +jamais été justes en jugeant Nicolas? Certainement, aux yeux de Prokoff +qui l'a rencontré ivre et en pelisse déchirée, c'est un être méprisable; +mais mon point de vue est différent. Je connais son coeur et je sais que +nous nous ressemblons. Et moi qui, au lieu d'aller le chercher, ai été +dîner et suis venu ici!» + +Levine s'approcha d'un réverbère pour déchiffrer l'adresse de son frère et +appela un isvostchik. Pendant le trajet, qui fut long, Levine se rappela +un à un les incidents de la vie de Nicolas. Il se souvint comment à +l'Université, et un an après l'avoir quittée, son frère avait vécu +comme un moine, sans tenir compte des plaisanteries de ses camarades, +accomplissant rigoureusement toutes les prescriptions de la religion, +offices, carêmes, fuyant tous les plaisirs et surtout les femmes: comment, +plus tard, il s'était laissé entraîner et lié avec des gens de la pire +espèce pour mener une vie de débauche. Il se rappela son histoire avec un +petit garçon qu'il avait pris à la campagne pour l'élever, et qu'il battit +de telle sorte, dans un accès de colère, qu'il faillit être condamné pour +sévices et mutilation. Il se souvint de son histoire avec un escroc, +auquel il avait donné une lettre de change pour payer une dette de jeu, +et qu'il avait ensuite traduit en justice pour l'avoir trompé. C'était +précisément la lettre de change que venait de payer Serge Ivanovitch. Il +se souvint de la nuit que Nicolas passa au poste pour désordres nocturnes, +du procès scandaleux entamé contre son frère Serge, lorsqu'il accusa +celui-ci de ne pas vouloir lui payer sa part de la succession de leur +mère, et enfin de sa dernière aventure, lorsque, ayant pris un emploi dans +les gouvernements de l'ouest, il fut traduit en jugement pour coups portés +à un supérieur. Tout cela était odieux, mais pour Levine l'impression +était moins mauvaise que pour ceux qui ne connaissaient pas Nicolas, car +il s'imaginait connaître le fond de ce coeur et sa véritable histoire. + +Levine n'oubliait pas qu'au temps où Nicolas avait cherché dans les +pratiques de la dévotion un frein à ses mauvaises passions, personne ne +l'avait approuvé ou soutenu; chacun, au contraire, lui le premier, l'avait +tourné en ridicule; puis, lorsque était venue la chute, personne ne +chercha à le relever: on le fuyait avec horreur et dégoût. + +Levine sentait que Nicolas, dans le fond de son âme, ne devait pas se +trouver plus coupable que ceux qui le méprisaient. Était-il responsable de +sa nature indomptable, de son intelligence bornée? N'avait-il pas cherché +à rester dans la bonne voie? «Je lui parlerai à coeur ouvert et l'obligerai +à en faire autant, et je lui prouverai que je le comprends parce que je +l'aime.» + +Il se fit donc conduire à l'hôtel indiqué sur l'adresse, vers onze heures +du soir. + +«En haut, aux numéros 12 et 13, répondit le suisse de l'hôtel. + +--Est-il chez lui? + +--Probablement.» + +La porte du numéro 12 était entr'ouverte, et il sortait de la chambre une +épaisse fumée de tabac de qualité inférieure; Levine entendit le son d'une +voix inconnue, puis il reconnut la présence de son frère en l'entendant +tousser. + +Quand il entra dans une espèce d'antichambre, la voix inconnue disait: + +«Tout dépend de la façon raisonnable et rationnelle dont l'affaire sera +menée.» + +Levine jeta un coup d'oeil dans l'entre-bâillement de la porte, et vit que +celui qui parlait était un jeune homme, vêtu comme un homme du peuple, +un énorme bonnet sur la tête; sur le divan était assise une jeune femme +grêlée, en robe de laine, sans col et sans manchettes. Le coeur de +Constantin se serra à l'idée du milieu dans lequel vivait son frère! +Personne ne l'entendit, et, tout en ôtant ses galoches, il écouta ce que +disait l'individu mal vêtu. Il parlait d'une affaire qu'il cherchait à +conclure. + +«Que le diable les emporte, les classes privilégiées! dit la voix de +son frère après avoir toussé. Macha! tâche de nous avoir à souper, et +donne-nous du vin s'il en reste; sinon, fais-en chercher.» + +La femme se leva, et en sortant aperçut Constantin de l'autre côté de la +cloison. + +«Quelqu'un vous demande, Nicolas Dmitrievitch, dit-elle. + +--Que vous faut-il? cria la voix de Nicolas avec colère. + +--C'est moi, répondit Constantin en paraissant à la porte. + +--Qui _moi_?» répéta la voix de Nicolas sur un ton irrité. + +Levine l'entendit se lever vivement en s'accrochant à quelque chose, et +vit se dresser devant lui la haute taille, maigre et courbée de son frère, +dont l'aspect sauvage, hagard et maladif lui fit peur. + +Il avait encore maigri depuis la dernière fois que Constantin l'avait vu, +trois ans auparavant; il portait une redingote écourtée; sa structure +osseuse, ses mains, tout paraissait plus grand. Ses cheveux étaient +devenus plus rares, ses moustaches se hérissaient autour de ses lèvres +comme autrefois, et il avait le même regard effrayé qui se fixa sur son +visiteur avec une sorte de naïveté. + +«Ah! Kostia!» s'écria-t-il tout à coup en reconnaissant son frère, et ses +yeux brillèrent de joie; puis, se tournant vers le jeune homme, il fit de +la tête et du cou un mouvement nerveux, bien connu de Levine, comme si sa +cravate l'eût étranglé, et une expression toute différente, sauvage et +cruelle, se peignit sur son visage amaigri. + +«Je vous ai écrit, à Serge Ivanitch et à vous, mais je ne vous connais pas +et ne veux pas vous connaître. Que veux-tu, que voulez-vous de moi?» + +Constantin avait oublié ce que cette nature offrait de mauvais, de +difficile à supporter, et qui rendait impossible toute relation de famille; +il s'était représenté son frère tout autre, en pensant à lui; maintenant, +en revoyant ces traits, ces mouvements de tête bizarres, le souvenir lui +revint. + +«Mais je ne veux rien de toi, répondit-il avec une certaine timidité, je +suis tout simplement venu te voir.» + +L'air craintif de son frère adoucit Nicolas. + +«Ah! c'est ainsi, dit-il avec une grimace; dans ce cas, entre, assieds-toi; +veux-tu souper? Macha, apporte trois portions. Non, attends. Sais-tu +qui c'est? dit-il à son frère en désignant l'individu mal vêtu. C'est +M. Kritzki, mon ami; je l'ai connu à Kiew; c'est un homme très remarquable. +La police le persécutait, naturellement parce que ce n'est pas un lâche.» + +Et il regarda chacun des assistants, comme il faisait toujours après avoir +parlé; puis, s'adressant à la femme qui était sur le point de sortir, il +cria: + +«Attends, te dis-je!» Il regarda encore chacun et se mit à raconter, +avec la difficulté de parole que connaissait trop bien Constantin, toute +l'histoire de Kritzki: comment il avait été chassé de l'Université pour +avoir voulu fonder une société de secours et des écoles du dimanche; +comment il avait ensuite été nommé instituteur primaire pour être aussitôt +chassé; comment il avait été mis en jugement on ne sait pourquoi. + +«Vous êtes de l'Université de Kiev? demanda Constantin à Kritzki pour +rompre un silence gênant. + +--Oui, j'en ai été, répondit Kritzki, fronçant le sourcil d'un air +mécontent. + +--Et cette femme, interrompit Nicolas en la désignant, est +Maria-Nicolaevna, la compagne de ma vie. Je l'ai prise dans une maison, +mais je l'aime et je l'estime, et tous ceux qui veulent me connaître +doivent l'aimer et l'honorer. Je la considère comme ma femme. Ainsi tu +sais à qui tu as affaire: et maintenant, si tu crois t'abaisser, libre à +toi de sortir.» + +Et il jeta un regard interrogateur sur ceux qui l'entouraient. + +«Je ne comprends pas en quoi je m'abaisserais. + +--Alors, fais-nous monter trois portions, Macha, trois portions, de +l'eau-de-vie, du vin. Non, attends; non, c'est inutile, va.» + + + + +XXV + + +«Vois-tu,--continua Nicolas Levine en plissant le front avec effort et +s'agitant, car il ne savait ni que dire, ni que faire.--Vois-tu,--et il +montra dans un coin de la chambre quelques barres de fer attachées avec +des sangles.--Vois-tu cela? C'est le commencement d'une oeuvre nouvelle que +nous entreprenons; cette oeuvre est un _artel_[5] professionnel.» + +[Note 5: Association ouvrière.] + +Constantin n'écoutait guère; il observait ce visage maladif de phtisique, +et sa pitié croissante l'empêchait de prêter grande attention à ce que +disait son frère. Il savait bien d'ailleurs que cette oeuvre n'était qu'une +ancre de salut destinée à empêcher Nicolas de se mépriser complètement. +Celui-ci continua: + +«Tu sais que le capital écrase l'ouvrier; l'ouvrier, chez nous, c'est le +paysan; c'est lui qui porte tout le poids du travail, et, quoi qu'il fasse, +il ne peut sortir de son état de bête de somme. Tout le bénéfice, tout +ce qui pourrait améliorer le sort des paysans, leur donner quelques +loisirs et par conséquent quelque instruction, tout est englouti par le +capitaliste. Et la société est ainsi faite, que plus ils travailleront, +plus les propriétaires et les marchands s'engraisseront à leurs dépens, +tandis qu'eux ils resteront bêtes de somme. C'est là ce qu'il faut +changer.--Et il regarda son frère d'un air interrogateur. + +--Oui certainement, répondit Constantin en remarquant deux taches rouges +se former sur les pommettes des joues de son frère. + +--Et nous organisons un _artel_ de serrurerie où tout sera en commun: +travail, bénéfices, jusqu'aux instruments de travail eux-mêmes. + +--Où sera cet _artel_? demanda Constantin. + +--Dans le village de Vasdrem, dans le gouvernement de Kasan. + +--Pourquoi dans un village? Il me semble qu'à la campagne l'ouvrage ne +manque pas? Pourquoi y établir un artel de serrurerie? + +--Parce que le paysan reste serf tout comme par le passé, et c'est à cause +de cela qu'il vous est désagréable, à Serge et à toi, qu'on cherche à les +tirer de cet esclavage,» répondit Nicolas contrarié de cette observation. + +Pendant qu'il parlait, Constantin avait examiné la chambre triste et sale; +il soupira, et ce soupir irrita encore plus Nicolas. + +«Je connais vos préjugés aristocratiques, à Serge et à toi; je sais qu'il +emploie toutes les forces de son intelligence à défendre les maux qui nous +accablent. + +--À quel propos parles-tu de Serge? dit Levine en souriant. + +--De Serge? voilà pourquoi j'en parle, cria tout à coup Nicolas à ce nom, +voilà pourquoi. Mais à quoi bon? Dis-moi seulement pourquoi tu es venu? Tu +méprises tout ceci, tant mieux, va-t'en au diable, va-t'en!--Et il se leva +de sa chaise en criant: Va-t'en, va-t'en! + +--Je ne méprise rien, dit Constantin doucement; je ne discute même pas.» + +Maria-Nicolaevna entra en ce moment; Nicolas se tourna vers elle en colère, +mais elle s'approcha vivement de lui, et lui dit quelques mots à l'oreille. + +«Je suis malade, je deviens irritable, dit Nicolas plus calme et respirant +péniblement, et tu viens me parler de Serge et de ses articles! Ce sont +de telles insanités, de tels mensonges, de telles erreurs! Comment un +homme qui ne sait rien de la justice peut-il en parler? Avez-vous lu son +article? dit-il en s'adressant à Kritzki.--Et, s'approchant de la table, +il voulut se débarrasser de cigarettes à moitié faites. + +--Je ne l'ai pas lu, répondit Kritzki d'un air sombre, ne voulant +visiblement prendre aucune part à la conversation. + +--Pourquoi? demanda Nicolas avec irritation. + +--Parce que je trouve inutile de perdre ainsi mon temps. + +--Permettez: comment savez-vous si ce serait du temps perdu? Pour bien des +gens, cet article est inabordable parce qu'ils ne peuvent le comprendre; +mais pour moi, c'est différent: je lis au travers des pensées, et je sais +en quoi il est faible.» + +Personne ne répondit. Kritzki se leva lentement et prit son bonnet. + +«Vous ne voulez pas souper? Dans ce cas, bonsoir. Revenez demain avec le +serrurier.» + +À peine Kritzki fut-il sorti que Nicolas cligna de l'oeil en souriant. + +«Pas fort non plus celui-là, dit-il, je vois bien...» + +Kritzki l'appela du seuil de la porte. + +«Qu'y a-t-il?» demanda Nicolas, et il alla le rejoindre dans le corridor. + +Resté seul avec Maria-Nicolaevna, Levine s'adressa à elle: + +«Êtes-vous depuis longtemps avec mon frère? lui demanda-t-il. + +--Depuis bientôt deux ans. Sa santé est devenue faible; il boit beaucoup. + +--Comment l'entendez-vous? + +--Il boit de l'eau-de-vie. Cela lui fait mal. + +--Et en boit-il avec excès? demanda Levine à voix basse. + +--Oui, répondit-elle en regardant avec crainte du coté de la porte, où se +montra Nicolas Levine. + +--De quoi parlez-vous? dit-il en les regardant l'un après l'autre, les +yeux effarés et en fronçant le sourcil. + +--De rien, répondit Constantin confus. + +--Vous ne voulez pas répondre: eh bien, ne répondez pas; mais tu n'as que +faire de causer avec elle. C'est une fille, et toi un gentilhomme... Je +vois bien que tu as tout compris et jugé, et que tu considères mes erreurs +avec mépris, dit-il en élevant la voix. + +--Nicolas Dmitrievitch, Nicolas Dmitrievitch, murmura Marie Nicolaevna en +s'approchant de lui. + +--C'est bon, c'est bon!... Eh bien, et ce souper? Ah! le voilà! dit-il en +voyant entrer un domestique portant un plateau. + +--Par ici,--continua-t-il d'un ton irrité, et aussitôt il se versa un +verre d'eau-de-vie qu'il but avidement.--En veux-tu? demanda-t-il déjà +rasséréné à son frère. + +--Ne parlons plus de Serge Ivanitch. Je suis tout de même content de te +revoir. On a beau dire, nous ne sommes pourtant pas des étrangers l'un +pour l'autre. Bois donc. Raconte-moi ce que tu fais? continua-t-il en +mâchant hâtivement un morceau de pain et en se versant un second verre. +Comment vis-tu? + +--Mais comme autrefois, seul, à la campagne; je m'occupe d'agriculture, +--répondit Constantin en regardant plein de terreur l'avidité avec +laquelle son frère mangeait et buvait, et en tâchant de dissimuler ses +impressions. + +--Pourquoi ne te maries-tu pas? + +--Cela ne s'est pas trouvé, répondit Constantin en rougissant. + +--Pourquoi cela? Quant à moi, c'est fini. J'ai gâché mon existence. J'ai +dit et je dirai toujours que, si on m'avait donné ma part de succession +quand j'en avais besoin, ma vie aurait été tout autre.» + +Constantin se hâta de changer de conversation. + +«Sais-tu que ton Vanioucha est chez moi à Pakrofsky, au comptoir,» dit-il. + +Nicolas eut un mouvement de cou nerveux et parut réfléchir. + +«Raconte-moi ce qui se passe à Pakrofsky. La maison est-elle la même? +et nos bouleaux! et notre chambre d'étude! Se peut-il que Philippe le +jardinier vive encore? Comme je me souviens du petit pavillon, du grand +divan! Ne change rien à la maison, marie-toi vite et recommence la vie +d'autrefois. Je viendrai chez toi alors, si tu as une bonne femme. + +--Pourquoi ne pas venir maintenant? Nous nous arrangerions si bien +ensemble? + +--Je serais venu si je ne craignais de rencontrer Serge Ivanitch. + +--Tu ne le rencontreras pas: je suis absolument indépendant de lui. + +--Oui, mais, quoi que tu dises, il te faut choisir entre lui et moi,» dit +Nicolas en levant avec crainte les yeux sur son frère. + +Cette timidité toucha Levine. + +«Si tu veux que je te fasse une confession au sujet de votre querelle, je +te dirai que je ne prends parti ni pour l'un, ni pour l'autre. Vous avez, +selon moi, tort tous les deux; seulement, chez toi le tort est extérieur, +tandis qu'il est intérieur chez Serge. + +--Ha, ha! tu l'as compris, tu l'as compris! cria Nicolas avec une +explosion de joie. + +--Et si tu veux aussi le savoir, c'est à ton amitié que je tiens +personnellement le plus, parce que... + +--Pourquoi? pourquoi?» + +Constantin n'osait pas dire que cela tenait à ce que Nicolas était +malheureux et avait plus besoin de son affection; mais Nicolas comprit, +et se reprit à boire d'un air sombre. + +«Assez, Nicolas Dmitrievitch! dit Maria-Nicolaevna en tendant sa grosse +main vers le carafon d'eau-de-vie. + +--Laisse, ne m'ennuie pas, sinon je te bats!» cria-t-il. + +Marie eut un bon sourire soumis qui désarma Nicolas, et elle retira +l'eau-de-vie. + +«Tu crois qu'elle ne comprend rien, celle-là? dit Nicolas. Elle comprend +tout mieux qu'aucun de nous. N'est-ce pas qu'elle a quelque chose de +gentil, de bon? + +--Vous n'aviez jamais été à Moscou? demanda Constantin pour dire quelque +chose. + +--Ne lui dis donc pas _vous_. Elle craint cela. Sauf le juge de paix qui +l'a jugée quand elle a voulu sortir de la maison où elle était, personne +ne lui a jamais dit _vous_. Mon Dieu, comme tout manque de bon sens en ce +monde! s'écria-t-il tout à coup. Ces nouvelles institutions, ces juges de +paix, ces semstvos! quelles monstruosités!» + +Et il entreprit de raconter ses aventures avec les nouvelles institutions. + +Constantin l'écoutait; ce besoin de négation et de critique, qu'il +partageait avec son frère, et qu'il exprimait si souvent, lui devint tout +à coup désagréable. + +«Nous comprendrons tout cela dans l'autre monde, dit-il en plaisantant. + +--Dans l'autre monde! Oh! je ne l'aime pas cet autre monde, je ne +l'aime pas! répéta Nicolas en fixant des yeux hagards sur son frère. +Il semblerait bon de sortir de ce chaos, de toutes ces vilenies: mais +j'ai peur de la mort, j'en ai terriblement peur.» + +Il frissonna. + +«Mais bois donc quelque chose. Veux-tu du champagne? ou bien veux-tu que +nous sortions? Allons voir les Bohémiennes! Sais-tu que je me suis mis à +aimer les Bohémiennes et les chansons russes...» + +Sa langue s'embrouillait, et il sautait d'un sujet à un autre. Constantin, +avec l'aide de Macha, lui persuada de ne pas sortir, et ils le couchèrent +complètement ivre. + +Macha promit à Levine de lui écrire si c'était nécessaire et de tâcher de +décider Nicolas à venir vivre chez lui. + + + + +XXVI + + +Le lendemain matin, Levine quitta Moscou, et vers le soir il fut de +retour chez lui. Pendant le voyage il lia conversation en wagon avec ses +compagnons de route, causa politique, chemins de fer et, tout comme à +Moscou, se sentit sous le poids du chaos de tant d'opinions diverses, +mécontent de lui-même et honteux, sans savoir pourquoi. Mais quand il +aperçut Ignace, son cocher borgne, le col de son caftan relevé par-dessus +les oreilles, son traîneau couvert d'un tapis qu'éclairait la lumière +vacillante des lampes de la gare, ses chevaux, la queue bien ficelée, +avec leur harnachement de grelots; quand le cocher, tout en l'installant +en traîneau, lui raconta les nouvelles de la maison: comment Simon +l'entrepreneur était venu, et comment Pava, la plus belle de ses vaches +avait vêlé,--il lui sembla sortir peu à peu de ce chaos, et son +mécontentement disparut aussi bien que sa honte. La seule vue d'Ignace et +des chevaux lui avait été un soulagement, mais, une fois qu'il eut endossé +la touloupe[6] qu'on lui avait apportée, et qu'assis bien enveloppé dans +son traîneau il se prit à songer aux ordres à donner en rentrant, tout en +examinant le cheval de volée, son ancien cheval de selle (une bête rapide +quoique forcée), le passé lui apparut sous un tout autre jour. Il cessa +de souhaiter être un autre que lui-même, et désira simplement devenir +meilleur qu'il n'avait été jusque-là. Et d'abord il n'espérerait plus +de bonheurs extraordinaires et se contenterait de la réalité présente; +puis il saurait résister aux mauvaises passions, comme celles qui le +possédaient le jour où il fit sa demande, et enfin il se promit de ne plus +oublier Nicolas, et de chercher à lui venir en aide quand il serait plus +mal; hélas! il craignait que ce ne fût bientôt. La conversation sur le +communisme, qu'il avait si légèrement traité avec son frère, lui revint en +mémoire et le fit réfléchir. Il considérait comme absurde une réforme des +conditions économiques, mais n'en était pas moins frappé du contraste +injuste de la misère du peuple comparée au superflu dont il jouissait; +il se promit de travailler dorénavant plus qu'il ne l'avait fait, et de +se permettre moins de luxe que par le passé. Plongé dans ces réflexions, +il fit le trajet de la gare chez lui sous l'impression des pensées les +plus douces. + +[Note 6: Pelisse en peau de mouton.] + +Une faible clarté tombait des fenêtres de sa vieille bonne sur le perron +couvert de neige. Kousma, le domestique, réveillé en sursaut, se précipita +pieds nus et à moitié endormi pour ouvrir la porte; Laska, la chienne +de chasse, courut aussi à la rencontre du maître et, renversant presque +Kousma sur son passage, accueillit Levine debout sur ses pattes de +derrière, avec le désir évident de lui planter celles de devant sur la +poitrine. + +«Vous êtes revenu bien vite, mon petit père, dit Agathe Mikhaïlovna. + +--Je me suis ennuyé à Moscou, Agathe Mikhaïlovna; on est bien chez les +autres, mais on est mieux chez soi!» dit-il en passant dans son cabinet. + +Le cabinet s'éclaira aussitôt de bougies apportées à la hâte. Les détails +familiers lui en apparurent peu à peu: les grandes cornes de cerf, les +rayons chargés de livres, le miroir, le poêle avec ses bouches de chaleur +qui demandaient depuis longtemps à être réparées, le vieux divan de son +père, la grande table; sur celle-ci un livre ouvert, un cendrier cassé, un +cahier couvert de son écriture. + +En se retrouvant là, il se prit à douter de la possibilité d'un changement +d'existence tel qu'il l'avait rêvé chemin faisant. Toutes ces traces de +sa vie passée semblaient lui dire: «Non, tu ne nous quitteras pas, tu ne +deviendras pas autre, tu resteras ce que tu as toujours été, avec tes +doutes, tes perpétuels mécontentements de toi même, tes tentatives +stériles d'amélioration, tes rechutes, et ton éternelle attente d'un +bonheur qui n'est pas fait pour toi.» + +Voilà ce que disaient les objets extérieurs; une voix différente parlait +dans son âme, lui murmurait qu'il ne fallait pas être esclave de son +passé, qu'on faisait de soi ce qu'on voulait. Obéissant à cette voix, il +s'approcha d'un coin de la chambre où se trouvaient deux poids pesant +chacun un poud; il les souleva pour faire un peu de gymnastique, et tâcher +de se retrouver fort et courageux. Un bruit se fit entendre près de la +porte. Il déposa aussitôt ses poids. + +C'était l'intendant. Il commença par annoncer que, grâce à Dieu, tout +allait bien, puis il avoua que le sarrasin avait brûlé dans le nouveau +séchoir. Levine en fut irrité. Ce séchoir, construit, et en partie inventé +par lui, n'avait jamais été approuvé par l'intendant, qui annonçait +maintenant l'accident avec calme et avec un certain air de triomphe +modeste. Levine était persuadé qu'on avait négligé des précautions cent +fois recommandées. La mauvaise humeur le prit et il gronda l'intendant. +Mais il apprit un événement heureux et important: Pava, la meilleure, la +plus belle des vaches, achetée à l'exposition, avait vêlé. + +«Kousma, donne ma touloupe; et vous, faites allumer une lanterne. J'irai +la voir,» dit-il à l'intendant. + +L'étable des vaches de prix se trouvait tout près de la maison; Levine +traversa la cour en longeant les tas de neige accumulée sous les buissons +de lilas, s'approcha de l'étable, et en ouvrit la porte à moitié gelée sur +ses gonds; une chaude odeur de fumier s'en exhalait; les vaches, étonnées +de la lumière inattendue des lanternes, se retournèrent sur leurs litières +de paille fraîche. La croupe luisante et noire, tachetée de blanc, de la +vache hollandaise brilla dans la pénombre; Berkut, le taureau, l'anneau +passé dans les lèvres, voulut se lever, puis changea d'idée et se contenta +de souffler bruyamment quand on passa près de lui. + +La belle Pava, immense comme un hippopotame, était couchée près de son +veau, qu'elle flairait, et auquel elle formait un rempart de son corps. + +Levine entra dans sa stalle, l'examina et souleva le veau tacheté de blanc +et de rouge sur ses longues pattes tremblantes. + +Pava beugla d'émotion, mais se rassura quand Levine lui rendit son +nouveau-né, qu'elle se mit à lécher, en soupirant lourdement. Le petit +animal se blottit sous les flancs de sa mère en remuant la queue. + +«Éclaire par ici, Fedor, donne la lanterne, dit Levine en examinant le +veau. C'est sa mère! quoiqu'il ait la robe du père; la jolie bête, longue +et fine. N'est-ce pas qu'elle est jolie, Wassili Fedorovitch? dit-il en se +tournant vers son intendant, oubliant, dans le plaisir que lui causait la +nouveau-né, l'ennui du sarrasin brûlé. + +--Il a de qui tenir, comment serait-il laid? Simon l'entrepreneur est +venu le lendemain de votre départ, Constantin Dmitrievitch, il faudrait +s'arranger avec lui.--J'ai déjà eu l'honneur de vous parler de la machine.» + +Cette seule phrase fit rentrer Levine dans tous les détails de son +exploitation, qui était grande et compliquée, et de l'étable il alla droit +au bureau, où il parla à l'entrepreneur et à l'intendant; puis il rentra à +la maison et monta au salon. + + + + +XXVII + + +La maison de Levine était grande et ancienne, mais il l'occupait et +la chauffait en entier, bien qu'il y habitât seul; c'était absurde, et +absolument contraire à ses nouveaux projets, ce qu'il sentait bien; mais +cette maison était pour lui tout un monde, un monde où avaient vécu et où +étaient morts son père et sa mère; ils y avaient vécu de la vie qui, pour +Levine, était l'idéal de la perfection, et qu'il rêvait de recommencer +avec une famille à lui. + +Levine se souvenait à peine de sa mère; mais ce souvenir était sacré, et +sa femme, s'il se mariait, devait, dans son imagination, être semblable +à cet idéal charmant et adoré. Pour lui, l'amour ne pouvait exister en +dehors du mariage; il allait plus loin: c'est à la famille qu'il pensait +d'abord, et ensuite à la femme qui devait la lui donner. Ses idées sur +le mariage étaient donc fort différentes de celles que s'en formaient la +plupart de ses amis, pour lesquels il représentait uniquement un des +nombreux actes de la vie sociale. Levine le considérait comme l'acte +principal de l'existence, celui dont tout son bonheur dépendait. Et +maintenant il fallait y renoncer! + +Quand il entra dans son petit salon, où d'ordinaire il prenait le thé, +et qu'il s'assit dans son fauteuil avec un livre, tandis que Agathe +Mikhaïlovna lui apportait sa tasse, et se plaçait près de la fenêtre, +en disant comme d'habitude: «Permettez-moi de m'asseoir, mon petit père», +--il sentit, chose étrange, qu'il n'avait pas renoncé à ses rêveries, et +qu'il ne pouvait vivre sans elles. Serait-ce Kitty ou une autre, mais cela +serait. Ces images d'une vie de famille future occupaient son imagination, +tout en s'arrêtant parfois pour écouter les bavardages d'Agathe +Mikhaïlovna. Il sentait que, dans le fond de son âme, quelque chose se +modérait, mais aussi se fixait irrévocablement. + +Agathe Mikhaïlovna racontait comment Prokhor avait oublié Dieu et, au lieu +de s'acheter un cheval avec l'argent donné par Levine, s'était mis à boire +sans trêve, et avait battu sa femme presque jusqu'à la mort; et, tout en +écoutant, il lisait son livre, et retrouvait le fil des pensées éveillées +en lui par cette lecture. C'était un livre de Tyndall sur la chaleur. Il +se souvint d'avoir critiqué Tyndall sur la satisfaction avec laquelle +il parlait de la réussite de ses expériences, et sur son manque de vues +philosophiques. Et tout à coup une idée joyeuse lui traversa l'esprit: +«Dans deux ans je pourrai avoir deux hollandaises, et Pava elle-même sera +encore là; douze filles de Berkut pourront être mêlées au troupeau! Ce +sera superbe!» Et il se reprit à lire: «Eh bien, mettons que l'électricité +et la chaleur ne soient qu'une seule et même chose» mais peut-on employer +les mêmes unités dans les équations qui servent à résoudre cette question? +Non. Eh bien alors? Le lien qui existe entre toutes les forces de la +nature se sent de reste, instinctivement...--Et quel beau troupeau, quand +la fille de Pava sera devenue une vache rouge et blanche: nous sortirons, +ma femme et moi avec quelques visiteurs pour les voir rentrer. Ma femme +dira: «Kostia et moi avons élevé cette génisse comme un enfant.--Comment +cela peut-il vous intéresser? dira le visiteur.--Ce qui l'intéresse +m'intéresse aussi.--Mais qui sera-t-elle?» Et il se rappela ce qui s'était +passé à Moscou... «Qu'y faire? Je n'y peux rien. Mais maintenant tout +marchera autrement. C'est une sottise que de se laisser dominer par son +passé, il faut lutter pour vivre mieux, beaucoup mieux...» Il leva la tête +et se perdit dans ses pensées. La vieille Laska, qui n'avait pas encore +bien digéré son bonheur d'avoir revu son maître, était allée faire un tour +dans la cour en aboyant; elle rentra dans la chambre, agitant sa queue de +satisfaction et rapportant l'odeur de l'air frais du dehors, s'approcha +de lui, glissa sa tête sous sa main et réclama une caresse en geignant +plaintivement. + +«Il ne lui manque que la parole, dit la vieille Agathe: ce n'est qu'un +chien pourtant: mais il comprend que le maître est de retour et qu'il est +triste. + +--Pourquoi triste? + +--Ne le vois-je donc pas, petit père? Il est temps que je connaisse les +maîtres, n'ai-je pas grandi avec eux? Pourvu que la santé soit bonne et la +conscience pure, le reste n'est rien.» + +Levine la regarda attentivement, s'étonnant de la voir ainsi deviner ses +pensées. + +«Si je remplissais une seconde tasse?» dit-elle; et elle sortit chercher +du thé. + +Laska continuait à fourrer sa tête dans la main de son maître: il la +caressa, et aussitôt elle se coucha en rond à ses pieds, posant la tête +sur une de ses pattes de derrière; et pour mieux prouver que tout allait +bien et rentrait dans l'ordre, elle ouvrit légèrement la gueule, glissa la +langue entre ses vieilles dents, et, avec un léger claquement de lèvres, +s'installa dans un repos plein de béatitude. Levine suivait tous ses +mouvements. + +«Je ferai de même! pensa-t-il; tout peut encore s'arranger.» + + + + +XXVIII + + +Anna Arcadievna envoya le lendemain du bal une dépêche à son mari pour lui +annoncer qu'elle quittait Moscou le jour même. + +«Non, il faut, il faut que je parte,--dit-elle à sa belle-soeur pour lui +expliquer ses changements de projets, comme si elle se rappelait à temps +les nombreuses affaires qui l'attendaient;--il vaut mieux que ce soit +aujourd'hui.» Stépane Arcadiévitch dînait en ville, mais il promit de +rentrer pour reconduire sa soeur à sept heures. Kitty ne vint pas, et +s'excusa par un petit mot, se disant souffrante de la migraine. + +Dolly et Anna dînèrent seules avec les enfants et l'Anglaise. + +Les enfants, soit inconstance, soit instinct, ne jouèrent pas avec leur +tante comme à son arrivée; leur tendresse avait disparu, et ils semblèrent +se préoccuper fort peu de la voir partir. Anna avait passé la matinée à +organiser son départ; elle écrivit quelques billets d'adieu, termina ses +comptes et fit ses malles. Il sembla à Dolly qu'elle n'avait pas l'âme +tranquille, et que cette agitation, qu'elle connaissait par expérience, +avait sa raison d'être dans un certain mécontentement général d'elle-même. +Après le dîner, Anna monta s'habiller dans sa chambre, et Dolly la suivit. + +«Tu es étrange aujourd'hui, lui dit Dolly. + +--Moi! tu trouves? Non, je ne suis pas étrange, je suis mauvaise. Cela +m'arrive, j'ai envie de pleurer. C'est très bête, mais cela passera, +--dit-elle vivement, en cachant son visage rougissant contre un petit sac +où elle mettait sa coiffure de nuit et ses mouchoirs de poche. Ses yeux +brillaient de larmes qu'elle contenait avec peine.--J'avais si peu envie +de quitter Pétersbourg, et maintenant il me coûte de m'en aller d'ici. + +--Tu es venue faire une bonne action,» dit Dolly en l'observant avec +attention. + +Anna la regarda les yeux mouillés de larmes. + +«Ne dis pas cela, Dolly. Je n'ai rien fait et ne pouvais rien faire. Je +me demande souvent pourquoi on semble ainsi s'entendre pour me gâter. +Qu'ai-je fait, et que pouvais-je faire? Tu as trouvé assez d'amour dans +ton coeur pour pardonner... + +--Dieu sait ce qui serait arrivé sans toi! Combien tu es heureuse, Anna! +dit Dolly: tout est clair et pur dans ton âme. + +--Chacun a ses _skeletons_ dans son âme, comme disent les Anglais. + +--Quels skeletons peux-tu avoir? En toi tout est clair! + +--J'ai les miens!--s'écria tout à coup Anna, et un sourire inattendu, rusé, +moqueur, plissa ses lèvres malgré ses larmes. + +--Dans ce cas, ce sont des skeletons amusants, et non pas tristes, +répondit Dolly en souriant. + +--Oh non! ils sont tristes! Sais-tu pourquoi je pars aujourd'hui au lieu +de demain? C'est un aveu qui me pèse, mais que je veux te faire,» dit Anna +en s'asseyant d'un air décidé dans un fauteuil, et en regardant Dolly bien +en face. + +À son grand étonnement, Dolly vit qu'Anna avait rougi jusqu'au blanc des +yeux, jusqu'aux petits frisons noirs de sa nuque. + +«Oui, continua Anna, sais-tu pourquoi Kitty n'est pas venue dîner? Elle +est jalouse de moi... j'ai été cause que ce bal, au lieu d'être une joie +pour elle, a été un martyre. Mais vraiment, vraiment, je ne suis pas +coupable, ou, si je le suis, c'est bien peu, dit-elle en appuyant sur le +dernier mot. + +--Oh! comme tu as ressemblé à Stiva en disant cela,» dit Dolly en riant. + +Anna s'offensa. + +«Oh non, non! Je ne suis pas Stiva, dit-elle en s'assombrissant. Je te +raconte cela parce que je ne me permets pas un instant de douter de +moi-même.» + +Mais, au moment où elle prononçait ces mots, elle sentit combien peu ils +étaient justes; non seulement elle doutait d'elle-même, mais le souvenir +de Wronsky lui causait tant d'émotion, qu'elle partait plus tôt qu'elle +n'en avait eu l'intention, uniquement pour ne plus le rencontrer. + +«Oui, Stiva m'a dit que tu avais dansé le cotillon avec lui, et qu'il... + +--Tu ne saurais croire combien tout cela a singulièrement tourné. Je +pensais contribuer au mariage, et, au lieu d'y aider... peut-être contre +mon gré ai-je...» Elle rougit et se tut. + +«Oh! ces choses-là se sentent tout de suite, dit Dolly. + +--Je serais au désespoir si, de son côté, il y avait quelque chose de +sérieux, interrompit Anna; mais je suis convaincue que tout sera vite +oublié et que Kitty cessera de m'en vouloir. + +--Au fond, et pour parler franc, je ne regretterais guère qu'elle manquât +ce mariage; il vaut bien mieux en rester là, si Wronsky est homme à s'être +épris de toi en un jour. + +--Eh bon Dieu, ce serait si fou!--dit Anna, et son visage se couvrit d'une +vive rougeur de contentement en entendant exprimer par une autre la pensée +qui l'occupait.--Et voilà comment je pars en me faisant une ennemie de +Kitty que j'aimais tant! elle est si charmante! Mais tu arrangeras cela, +Dolly, n'est-ce pas?» + +Dolly retint avec peine un sourire. Elle aimait Anna, mais n'était pas +fâchée de lui trouver aussi des faiblesses. «Une ennemie? c'est impossible. + +--J'aurais tant désiré être aimée de vous comme je vous aime, et +maintenant je vous aime bien plus encore que par le passé, dit Anna les +larmes aux yeux. Mon Dieu, que je suis donc bête aujourd'hui!» + +Elle passa son mouchoir sur ses yeux, et commenca sa toilette. + +Au moment de partir arriva enfin Stépane Arcadiévitch, avec une figure +rouge et animée, sentant le vin et les cigares. + +L'attendrissement d'Anna avait gagné Dolly, et, en embrassant sa +belle-soeur pour la dernière fois, elle murmura: «Songe, Anna, que je +n'oublierai jamais ce que tu as fait pour moi, et songe aussi que je +t'aime et t'aimerai toujours comme ma meilleure amie! + +--Je ne comprends pas pourquoi,--répondit Anna en l'embrassant tout en +retenant ses larmes. + +--Tu m'as comprise et me comprends encore. Adieu, ma chérie!» + + + + +XXIX + + +«Enfin tout est fini, Dieu merci!» fut la première pensée d'Anna après +avoir dit adieu à son frère, qui avait encombré l'entrée du wagon de +sa personne jusqu'au troisième coup de sonnette. Elle s'assit auprès +d'Annouchka, sa femme de chambre, sur le petit divan, et examina le +compartiment, faiblement éclairé. «Dieu merci, je reverrai demain Serge et +Alexis Alexandrovitch; et ma bonne vie habituelle reprendra comme par le +passé.» + +Avec ce même besoin d'agitation dont elle avait été possédée toute la +journée, Anna fit minutieusement son installation de voyage; de ses +petites mains adroites elle sortit de son sac rouge un oreiller, qu'elle +posa sur ses genoux, s'enveloppa bien les pieds, et s'installa. Une dame +malade s'arrangeait déjà pour la nuit. Deux autres dames adressèrent +la parole à Anna, et une grosse vieille, entourant ses jambes d'une +couverture, fit des remarques critiques sur le chauffage. Anna répondit +aux dames, mais, ne prévoyant aucun intérêt à leur conversation, demanda +sa petite lanterne de voyage à Annouchka, l'accrocha au dossier de son +fauteuil et sortit de son sac un roman anglais et un couteau à papier. +Tout d'abord, il lui fut difficile de lire; on allait et venait autour +d'elle; une fois le train en mouvement, elle écouta involontairement ce +qui se passait au dehors; la neige qui battait les vitres, le conducteur +qui passait couvert de flocons, la conversation de ses compagnes de voyage +qui s'entretenaient de la tempête qu'il faisait, tout lui donnait des +distractions. Ce fut plus monotone ensuite; toujours les mêmes secousses +et le même bruit, la même neige à la fenêtre, les mêmes changements +brusques de température du chaud au froid, puis encore au chaud, les +mêmes visages entrevus dans la demi-obscurité, les mêmes voix; enfin elle +parvint à lire et à comprendre ce qu'elle lisait. Annouchka sommeillait +déjà, tenant le petit sac rouge sur ses genoux, de ses grosses mains +couvertes de gants, dont l'un était déchiré. Anna lisait et comprenait ce +qu'elle lisait, mais la lecture, c'est-à-dire le fait de s'intéresser à la +vie d'autrui, lui devenait intolérable, elle avait trop besoin de vivre +par elle-même. L'héroïne de son roman soignait des malades: elle aurait +voulu marcher elle-même bien doucement dans une chambre de malade; un +membre du Parlement tenait un discours: elle aurait voulu le prononcer à +sa place; lady Mary montait à cheval et étonnait le monde par son audace: +elle aurait voulu en faire autant. Mais il fallait rester tranquille, et +de ses petites mains elle tourmentait son couteau à papier en cherchant à +prendre patience. + +Le héros de son roman touchait à l'apogée de son bonheur anglais, un titre +de baron et une terre, et Anna aurait voulu partir pour cette terre, +lorsqu'il lui sembla tout à coup qu'il y avait là pour le nouveau baron un +sujet de honte, et pour elle aussi. «Mais de quoi avait-il à rougir?--Et +moi, de quoi serais-je honteuse?» se demanda-t-elle en s'appuyant au +dossier de son fauteuil, étonnée et mécontente, et serrant son couteau à +papier dans ses mains. Qu'avait-elle fait? Elle passa en revue ses +souvenirs de Moscou, ils étaient tous bons et agréables. Elle se rappela +le bal, Wronsky, ses rapports avec lui, son visage humble et amoureux; y +avait-il là rien dont elle dût être confuse? Et cependant le sentiment de +honte augmentait à ce souvenir, et il lui semblait qu'une voix intérieure +lui disait à propos de Wronsky: «Tu brûles, tu brûles, chaud, chaud, +chaud.--Quoi, qu'est-ce que cela signifie?--se demanda-t-elle en changeant +de place sur son fauteuil d'un air résolu,--aurais-je peur de regarder ces +souvenirs en face? Qu'y a-t-il, au bout du compte? Existe-t-il, peut-il +rien exister de commun entre ce petit officier et moi, si ce n'est les +relations que l'on a avec tout le monde?» Elle sourit de dédain et reprit +son livre, mais décidément elle n'y comprenait plus rien. Elle frotta son +couteau à papier sur la vitre gelée pour en passer ensuite la surface +froide et lisse sur sa joue brûlante, et se prit à rire presque à +haute voix. Elle sentait ses nerfs se tendre de plus en plus, ses yeux +s'ouvrir démesurément, ses doigts se crisper nerveusement, quelque chose +l'étouffer, les images et les sons prendre une importance exagérée dans la +demi-obscurité du wagon. Elle se demandait à chaque instant dans quel sens +on marchait, si c'était en avant, à reculons, ou si l'on était arrêté. +Était-ce bien Annouchka qui était là auprès d'elle, ou une étrangère? +«Qu'est-ce qui est là, suspendu au crochet? une pelisse ou un animal?» La +peur de se laisser aller à cet état d'inconscience la prit; elle sentait +qu'elle y pouvait encore résister par la force de la volonté. Pour tâcher +de reprendre possession d'elle-même, Anna se leva, ôta son plaid, son col +de fourrure et crut un moment s'être remise. Un homme maigre, vêtu, comme +un paysan, d'une longue souquenille jaunâtre à laquelle il manquait un +bouton, entra. Elle reconnut en lui l'homme qui chauffait le poêle, +le vit regarder le thermomètre, et remarqua comme le vent et la neige +s'introduisaient à sa suite dans le wagon; puis tout se confondit de +nouveau. Le paysan à grande taille se mit à grignoter quelque chose au mur; +la vieille dame étendit ses jambes et en remplit tout le wagon comme d'un +nuage noir; puis elle crut entendre un bruit étrange, quelque chose qui se +déchirait en grinçant; un feu rouge et aveuglant brilla pour disparaître +derrière un mur. + +Anna se sentit tomber dans un fossé. + +Toutes ces sensations étaient plus amusantes qu'effrayantes. La voix de +l'homme couvert de neige lui cria un nom à l'oreille. Elle se souleva, +reprit ses sens, et comprit qu'on approchait d'une station et que cet +homme était le conducteur. Aussitôt elle demanda son châle et son col de +fourrure à Annouchka, les mit, et se dirigea vers la porte. + +«Madame veut sortir? demanda Annouchka. + +--Oui, j'ai besoin de respirer, il fait si chaud ici!» Et elle ouvrit la +porte. + +Le chasse-neige et le vent lui barrèrent le passage; cela lui parut drôle, +et elle lutta pour parvenir à ouvrir la porte. Le vent semblait l'attendre +au dehors pour l'enlever gaiement en sifflant; mais elle s'accrocha d'une +main à un poteau, retint ses vêtements de l'autre, et descendit sur le +quai. + +Une fois abritée par le wagon, elle trouva un peu de calme, et ce fut avec +une véritable jouissance qu'elle respira à pleins poumons l'air froid de +cette nuit de tempête. Debout près de la voiture, elle regarda autour +d'elle le quai couvert de neige et la station toute brillante de lumières. + + + + +XXX + + +Le vent soufflait avec rage, s'engouffrant entre les roues, tourbillonnant +autour des poteaux, couvrant de neige les wagons et les hommes. Quelques +personnes couraient ça et là, ouvrant et refermant les grandes portes de +la station, causant gaiement et faisant grincer sous leurs pieds les +planches du quai. Une ombre frôla Anna en se courbant, et elle entendit +le bruit d'un marteau sur le fer. + +«Qu'on envoie la dépêche! criait une voix irritée sortant des ténèbres +de l'autre côté de la voie. Par ici, s'il vous plaît. N° 28,» criait-on +d'autre part. Deux messieurs, la cigarette allumée à la bouche, passèrent +près d'Anna; elle se préparait à remonter en wagon après avoir respiré +fortement, comme pour faire provision d'air frais, et sortait déjà la main +de son manchon, lorsque la lumière vacillante du réverbère lui fut cachée +par un homme en paletot militaire qui s'approcha d'elle. C'était Wronsky, +elle le reconnut. + +Aussitôt il la salua en portant la main à la visière de sa casquette, +et lui demanda respectueusement s'il ne pouvait lui être utile. Anna le +regarda et resta quelques minutes sans pouvoir lui répondre; quoiqu'il fût +dans l'ombre, elle remarqua, ou crut remarquer dans ses yeux, l'expression +d'enthousiasme qui l'avait tant frappée la veille. Combien de fois ne +s'était-elle pas répété que Wronsky n'était pour elle qu'un de ces jeunes +gens comme on en rencontre par centaines dans le monde, et auquel jamais +elle ne se permettrait de penser: et maintenant, en le reconnaissant, elle +se sentait saisie d'une joie orgueilleuse. Inutile de se demander pourquoi +il était là; elle savait avec autant de certitude que s'il le lui eût dit, +qu'il n'y était que pour se trouver auprès d'elle. + +«Je ne savais pas que vous comptiez aller à Pétersbourg. Pourquoi y +venez-vous? demanda-t-elle en laissant retomber sa main; une joie +impossible à contenir éclaira son visage. + +--Pourquoi j'y vais? répéta-t-il en la regardant fixement. Vous savez bien +que je n'y vais que pour être là où vous êtes; je ne puis faire autrement.» + +En ce moment le vent, comme s'il eût vaincu tous les obstacles, chassa +la neige du toit des wagons, et agita triomphalement une feuille de tôle +qu'il avait détachée; le sifflet de la locomotive envoya un cri plaintif +et triste; jamais l'horreur de la tempête n'avait paru si belle à Anna. +Elle venait d'entendre des mots que redoutait sa raison, mais que +souhaitait son coeur. + +Elle se tut, mais il comprit la lutte qui se passait en elle. + +«Pardonnez-moi si ce que je viens de dire vous déplaît,» murmura-t-il +humblement. + +Il parlait avec respect, mais sur un ton si résolu, si décidé, qu'elle +resta longtemps sans parler. + +«Ce que vous dites est mal, dit-elle enfin, et si vous êtes un galant +homme, vous l'oublierez comme je l'oublierai moi-même. + +--Je n'oublierai et ne pourrai jamais oublier aucun de vos gestes, aucune +de vos paroles... + +--Assez, assez,» s'écria-t-elle en cherchant vainement à donner à son +visage, qu'il observait passionnément, une expression de sévérité; et, +s'appuyant au poteau, elle monta vivement les marches de la petite +plate-forme et rentra dans le wagon. Elle s'arrêta à l'entrée pour tâcher +de se rappeler ce qui venait de se passer, sans pouvoir retrouver dans +sa mémoire les paroles prononcées entre eux; elle sentait que cette +conversation de quelques minutes les avait rapprochés l'un de l'autre, et +elle en était tout à la fois épouvantée et heureuse. Au bout de quelques +secondes, elle rentra tout à fait dans le wagon et y reprit sa place. + +L'état nerveux qui l'avait tourmentée ne faisait qu'augmenter; il lui +semblait toujours que quelque chose allait se rompre en elle. Impossible +de dormir, mais cette tension d'esprit, ces rêveries n'avaient rien de +pénible: c'était plutôt un trouble joyeux. + +Vers le matin, elle s'assoupit, assise dans son fauteuil; il faisait jour +quand elle se réveilla, et l'on approchait de Pétersbourg. Le souvenir de +son mari, de son fils, de sa maison avec toutes les petites préoccupations +qui l'y attendaient ce jour-là et les jours suivants, lui revinrent +aussitôt à la pensée. + +À peine le train fut-il en gare qu'Anna descendit de wagon, et le premier +visage qu'elle aperçut fut celui de son mari: «Bon Dieu! pourquoi ses +oreilles sont-elles devenues si longues?» pensa-t-elle à la vue de la +physionomie froide, mais distinguée, de son mari, et frappée de l'effet +produit par les cartilages de ses oreilles sous les bords de son chapeau +rond. + +M. Karénine, en voyant sa femme, alla au-devant d'elle en la regardant +fixement de ses grands yeux fatigués, avec un sourire ironique qui ne le +quittait guère. + +Ce regard émut Anna d'une façon désagréable: il lui sembla qu'elle +s'attendait à trouver son mari tout autre, et un sentiment pénible +s'empara de son coeur; non seulement elle était mécontente d'elle-même, +mais elle croyait encore sentir une certaine hypocrisie dans ses rapports +avec Alexis Alexandrovitch; ce sentiment n'était pas nouveau, elle l'avait +éprouvé autrefois, mais sans y attacher d'importance; aujourd'hui elle +s'en rendait compte clairement et avec chagrin. + +«Tu vois que je suis un mari tendre, tendre comme la première année de +notre mariage, dit-il de sa voix lente et sur un ton de persiflage qu'il +prenait généralement, comme s'il eût voulu tourner en ridicule ceux qui +parlaient ainsi: Je brûlais du désir de te revoir. + +--Comment va Serge? demanda-t-elle. + +--Voilà comment tu récompenses ma flamme? dit-il: il va bien, très bien.» + + + + +XXXI + + +Wronsky n'avait pas même essayé de dormir cette nuit; il l'avait passée +tout entière, assis dans son fauteuil, les yeux grands ouverts, regardant +avec la plus complète indifférence ceux qui entraient et sortaient; pour +lui, les hommes n'avaient pas plus d'importance que les choses. Ceux que +frappait d'ordinaire son calme imperturbable, l'auraient trouvé ce jour-là +dix fois plus fier et plus impassible encore. Un jeune homme nerveux, +employé au tribunal d'arrondissement, assis auprès de lui en wagon, fit +son possible pour lui faire comprendre qu'il était du nombre des êtres +animés; il lui demanda du feu, lui adressa la parole, lui donna même +un coup de pied: aucune de ces démonstrations ne réussit, et n'empêcha +Wronsky de le regarder avec le même intérêt que la lanterne. Le jeune +homme, déjà mal disposé pour son voisin, se prit à le haïr en le voyant +ignorer aussi complètement son existence. + +Wronsky ne regardait et n'entendait rien; il lui semblait être devenu un +héros, non qu'il crût avoir déjà touché le coeur d'Anna, mais parce que la +puissance du sentiment qu'il éprouvait le rendait fier et heureux. + +Qu'adviendrait-il de tout cela? Il n'en savait rien et n'y songeait +même pas, mais il sentait que toutes ses forces, dispersées jusqu'ici, +tendraient toutes maintenant, avec une terrible énergie, vers un seul et +même but. En quittant son wagon à la station de Bologoï pour prendre un +verre de soda, il avait aperçu Anna et, du premier mot, lui avait presque +involontairement exprimé ce qu'il éprouvait. Il en était content; elle +savait tout maintenant, elle y songeait. Rentré dans son wagon, il reprit +un à un ses moindres souvenirs, et son imagination lui peignit la +possibilité d'un avenir qui bouleversa son coeur. + +Arrivé à Pétersbourg, et malgré cette nuit d'insomnie, Wronsky se sentit +frais et dispos comme en sortant d'un bain froid. Il s'arrêta près de +son wagon pour la voir passer. «Je verrai encore une fois son visage, sa +démarche, pensait-il en souriant involontairement; elle dira peut-être +un mot, me jettera un regard, un sourire.» Mais ce fut le mari qu'il vit +d'abord, poliment escorté à travers la foule par le chef de gare. + +«Hélas oui! le mari!» Et Wronsky ne comprit qu'alors que le mari était une +partie essentielle de l'existence d'Anna; il n'ignorait pas qu'elle eût un +mari, mais n'y avait jamais cru, jusqu'au moment où il aperçut sa tête, +ses épaules et ses jambes en pantalon noir, et où il le vit s'approcher +tranquillement d'Anna et lui prendre la main en homme qui en avait le +droit. + +Cette figure d'Alexis Alexandrovitch, avec sa fraîcheur de citadin, cet +air sévère et sûr de lui-même, ce chapeau rond, ce dos légèrement voûté, +--il fallait bien y croire! Mais ce fut avec la sensation désagréable d'un +homme mourant de soif, qui découvre une source d'eau pure et la trouve +profanée par la présence d'un chien, d'un mouton, ou d'un porc. La +démarche raide et empesée d'Alexis Alexandrovitch fut ce qui offusqua +le plus Wronsky. Il ne reconnaissait à personne qu'à lui-même le droit +d'aimer Anna. Lorsque celle-ci apparut, sa vue le ranima; elle était +restée la même, et son coeur en fut ému et touché. Il ordonna à son +domestique allemand, qui venait d'accourir, d'emporter les bagages; tandis +qu'il s'approchait d'elle, il vit la rencontre des époux et, avec la +perspicacité de l'amour, saisit parfaitement la nuance de contrainte avec +laquelle Anna accueillit son mari. «Non, elle ne l'aime pas et ne peut pas +l'aimer,» décréta-t-il en lui-même. + +Au moment de la joindre, il remarqua avec joie qu'elle devinait son +approche et, tout en le reconnaissant, s'adressait à son mari. + +«Avez-vous bien passé la nuit? dit-il lorsqu'il fut près d'elle, saluant, +à la fois le mari et la femme pour donner à M. Karénine la possibilité de +prendre sa part du salut et de le reconnaître, si bon lui semblait. + +--Merci, très bien,» répondit-elle. + +Son visage était fatigué et n'avait pas son animation habituelle, mais +quelque chose brilla dans son regard pour s'effacer aussitôt qu'elle +aperçut Wronsky, et cela suffit à le rendre heureux. Elle leva les yeux +sur son mari pour voir s'il connaissait le comte; Alexis Alexandrovitch +le regardait d'un air mécontent, semblant vaguement le reconnaître. +L'assurance de Wronsky se heurta cette fois au calme glacial d'Alexis +Alexandrovitch. + +«Le comte Wronsky, dit Anna. + +--Ah! il me semble que nous nous connaissons,--dit Alexis Alexandrovitch +avec indifférence en lui tendant la main.--Tu as voyagé, comme je vois, +avec la mère en allant, avec le fils en revenant,--dit-il en donnant à +chaque mot la même importance que si chacun d'eux eût été un cadeau d'un +rouble.--Vous êtes à la fin d'un congé, sans doute?» Et, sans attendre de +réponse, il se tourna vers sa femme et lui dit sur le même ton ironique: +«Hé bien! a-t-on versé beaucoup de larmes à Moscou en se quittant?» + +Cette façon de parler exclusivement à sa femme montrait à Wronsky que +Karénine désirait rester seul avec elle; il compléta la leçon en touchant +son chapeau et se détournant; mais Wronsky s'adressa encore à Anna: + +«J'espère avoir l'honneur de me présenter chez vous?» lui dit-il. + +Alexis Alexandrovitch lui jeta un de ses regards fatigués, et répondit +froidement: + +«Très heureux; nous recevons le lundi.» + +Là-dessus il quitta définitivement Wronsky et, toujours en plaisantant, +dit à sa femme: + +«Quelle chance d'avoir trouvé une demi-heure de liberté pour pouvoir venir +te chercher et te prouver ainsi ma tendresse... + +--Tu soulignes vraiment trop ta tendresse pour que je l'apprécie,» +répondit Anna sur le même ton railleur, quoiqu'elle écoutât +involontairement les pas de Wronsky derrière eux. + +«Qu'est-ce que cela me fait?» pensa-t-elle. Puis elle interrogea son mari +sur la façon dont Serge avait passé le temps en son absence. + +«Mais très bien! Mariette dit qu'il a été très gentil et, je suis fâché de +le dire, ne t'a pas regrettée; ce n'est pas comme ton mari. Merci encore, +chère amie, d'être revenue un jour plus tôt. Notre cher _Samovar_ va être +dans la joie! (il donnait ce surnom à la célèbre comtesse Lydie Ivanovna, +à cause de son état perpétuel d'émotion et d'agitation). Elle t'a beaucoup +demandée, et si j'ose, te donner un conseil, ce serait celui d'aller la +voir aujourd'hui. Tu sais que son coeur souffre toujours à propos de tout; +actuellement, outre ses soucis habituels, elle se préoccupe encore de la +réconciliation des Oblonsky.» + +La comtesse Lydie était l'amie de son mari, le centre d'un certain monde +auquel appartenait Anna à cause de lui. + +«Mais je lui ai écrit? + +--Elle tient à avoir des détails. Vas-y, chère amie, si tu ne te sens pas +trop fatiguée. Condrat t'appellera ta voiture, et moi je vais, de mon côté, +au conseil. Enfin je ne dînerai plus seul, continua Alexis Alexandrevitch, +sans plaisanter cette fois. Tu ne saurais croire combien je suis +habitué...» + +Et, avec un sourire tout particulier, il lui serra longuement la main et +la conduisit à sa voiture. + + + + +XXXII + + +Le premier visage qu'aperçut Anna en rentrant chez elle, +fut celui de son fils; il s'élança sur l'escalier malgré sa gouvernante, +criant dans un transport de joie: «Maman, maman!» et lui sauta au cou. + +«Je vous disais bien que c'était maman! cria-t-il à la gouvernante, +je savais bien que c'était elle.» + +Mais le fils, comme le père, causa à Anna une espèce de désillusion; +elle se l'imaginait mieux qu'il n'était en réalité, et cependant il était +charmant, avec sa tête frisée, ses yeux bleus et ses belles petites jambes +dans leurs bas bien tirés. + +Anna éprouva un bien-être presque physique à le sentir près d'elle, à +recevoir ses caresses, et un apaisement moral à regarder ces yeux d'une +expression si tendre, si confiante, si candide. Elle écouta ses questions +enfantines, tout en déballant les petits cadeaux envoyés par les enfants +de Dolly, et lui raconta qu'il y avait à Moscou une petite fille, nommée +Tania, qui savait déjà lire, et qui enseignait même à lire aux autres +enfants. + +«Suis-je moins gentil qu'elle? demanda Serge. + +--Pour moi, il n'y a rien de mieux au monde que toi. + +--Je le sais bien,» dit l'enfant en souriant. + +À peine Anna eut-elle fini de déjeuner qu'on lui annonça la comtesse Lydie +Ivanovna. La comtesse était une grande et forte femme, au teint jaune et +maladif, avec de splendides yeux noirs et rêveurs. Anna l'aimait bien, +mais ce jour-là ses défauts la frappèrent pour la première fois. + +«Eh bien, mon amie, vous avez porté le rameau d'olivier? demanda la +comtesse en entrant. + +--Oui, tout s'est arrangé, répondit Anna, mais ce n'était pas aussi grave +que nous le pensions; en général, ma belle-soeur est un peu trop prompte à +prendre une détermination.» + +Mais la comtesse Lydie, qui s'intéressait à tout ce qui ne la regardait +pas, avait assez l'habitude de ne prêter aucune attention à ce qui, +soi-disant, l'intéressait; elle interrompit Anna. + +«Oui, il y a bien des maux et des tristesses sur cette terre, et je me +sens tout épuisée aujourd'hui! + +--Qu'y a-t-il? demanda Anna en souriant involontairement. + +--Je commence à me lasser de lutter inutilement pour la vérité, et je me +détraque complètement. L'oeuvre de nos petites soeurs (il s'agissait d'une +institution philanthropique et patriotiquement religieuse) marchait +parfaitement, mais il n'y a rien à faire de ces messieurs!--Et la comtesse +Lydie prit un ton de résignation ironique.--Ils se sont emparés de cette +idée pour la défigurer absolument, et la jugent maintenant misérablement, +pauvrement! Deux ou trois personnes, parmi lesquelles votre mari, +comprennent seules le sens de cette oeuvre; les autres ne font que la +discréditer. Hier, Pravdine m'écrit...» + +Et la comtesse raconta ce que contenait la lettre de Pravdine, un célèbre +panslaviste vivant à l'étranger. Elle raconta ensuite les nombreux pièges +tendus à l'oeuvre de l'Union des Églises, s'étendit sur les désagréments +qu'elle en éprouvait, et partit enfin à la hâte, parce qu'elle devait +encore assister ce jour-là à une réunion du comité slave. + +«Tout cela existait autrefois; pourquoi ne l'ai-je pas remarqué plus tôt? +pensa Anna. Était-elle aujourd'hui plus nerveuse que d'habitude? Au fond, +tout cela est drôle; voilà une femme qui n'a que la charité en vue, une +chrétienne, et elle se fâche et lutte contre d'autres personnes, dont le +but est également celui de la religion et de la charité.» + +Après la comtesse Lydie vint une amie, femme d'un haut fonctionnaire, qui +lui raconta les nouvelles de la ville. Alexis Alexandrovitch était à son +ministère. Restée seule, Anna employa le temps qui précédait l'heure du +dîner à assister à celui de son fils, car l'enfant mangeait seul, et à +remettre de l'ordre dans ses affaires et dans sa correspondance arriérée. + +Le trouble et le sentiment de honte dont elle avait tant souffert en route +disparaissaient maintenant dans les conditions ordinaires de sa vie; elle +se retrouvait calme et irréprochable et s'étonnait de son état d'esprit de +la veille. «Que s'était-il passé de si grave? Wronsky avait dit une folie +à laquelle il serait facile de ne donner aucune suite. Inutile d'en parler +à Alexis Alexandrovitch, ce serait paraître y attacher de l'importance.» +Et elle se souvint d'un petit épisode avec un jeune subordonné de son mari, +qu'elle s'était cru obligé de raconter à celui-ci. Alexis Alexandrovitch +lui dit alors que toute femme du monde devait s'attendre à des incidents +de ce genre, mais que sa confiance en elle était trop absolue pour qu'il +se permît une jalousie humiliante et ne se fiât pas à son tact. + +«Mieux vaut se taire, et d'ailleurs je n'ai, Dieu merci, rien à dire,» +pensa-t-elle. + + + + +XXXIII + + +Alexis Alexandrovitch rentra de son ministère vers quatre heures, mais le +temps lui manqua, ainsi que cela lui arrivait souvent, pour entrer chez +sa femme. Il passa droit à son cabinet, afin de donner audience aux +solliciteurs qui l'attendaient, et signer quelques papiers apportés par +son chef de cabinet. + +Vers l'heure du dîner arrivèrent les convives (les Karénine recevaient +chaque jour quatre personnes à dîner): une vieille cousine d'Alexis +Alexandrovitch, un chef de division du ministère avec sa femme, et un +jeune homme recommandé à Alexis Alexandrovitch pour affaire de service. + +Anna vint au salon les recevoir. La grande pendule de bronze du temps de +Pierre Ier sonnait à peine cinq heures, qu'Alexis Alexandrovitch, en habit +et cravate blanche et avec deux décorations, sortait de son cabinet; il +était obligé d'aller dans le monde aussitôt après le dîner; chacun de ses +instants était compté, et, pour arriver à faire tenir dans sa journée +toutes ses occupations, il lui fallait une régularité et une ponctualité +rigoureuses; «sans hâte et sans repos,» telle était sa devise. Il entra, +salua chacun, et se mit à table en souriant à sa femme. + +«Enfin ma solitude a pris fin! tu ne saurais croire combien il est +_gênant_ (il appuya sur le mot) de dîner seul!» + +Pendant le dîner, il interrogea sa femme sur Moscou et sur Stépane +Arcadiévitch en particulier, avec son sourire moqueur, mais la +conversation resta générale et roula principalement sur des questions +de service et sur la société de Pétersbourg. + +Le dîner fini, il passa une demi-heure avec ses hôtes, puis il sortit pour +aller au conseil, après avoir serré la main de sa femme. Anna avait reçu +une invitation pour la soirée, de la princesse Betsy Tverskoï; mais elle +n'y alla pas, non plus qu'au théâtre, où elle avait sa loge ce jour-là; +elle resta chez elle parce que la couturière lui avait manqué de parole. + +Ses convives partis, Anna s'occupa de sa toilette et fut contrariée +d'apprendre que, sur trois robes données à refaire avant son voyage à +Moscou, deux n'étaient pas prêtes et la troisième manquée. La couturière +vint s'excuser, mais Anna, impatientée, la gronda si vivement qu'elle en +fut ensuite toute honteuse. Pour se calmer, elle passa la soirée auprès +de son fils, le coucha elle-même, le borda dans son petit lit, et ne le +quitta qu'après l'avoir béni d'un signe de croix. Cette soirée la reposa, +et, la conscience allégée d'un grand poids, elle attendit son mari au coin +de sa cheminée en lisant son roman anglais. Cette scène du chemin de fer, +qui lui avait paru si grave, ne fut plus à ses yeux qu'un incident +insignifiant de la vie mondaine. + +À neuf heures et demie précises, un coup de sonnette retentit, et Alexis +Alexandrovitch entra dans la chambre. + +«C'est toi enfin!» dit-elle en lui tendant la main. + +Il baisa cette main et s'assit auprès de sa femme. + +«Ton voyage a réussi, en somme? demanda-t-il. + +--Oui, parfaitement,» et Anna sa mit à raconter tous les détails de ce +voyage; son départ avec la vieille comtesse, son arrivée, l'accident du +chemin de fer, la pitié que lui avait inspirée son frère d'abord, Dolly +ensuite. + +«Je n'admets pas qu'on puisse excuser un homme pareil, quoiqu'il soit ton +frère,» dit sévèrement Alexis Alexandrovitch. + +Anna sourit. Elle savait qu'il tenait à prouver par cette sévérité que les +relations de parenté elles-mêmes ne pouvaient influencer l'équité de ses +jugements: c'était un trait de caractère qu'elle appréciait en lui. + +«Je suis bien aise, continua-t-il, que tout se soit heureusement terminé +et que tu aies pu revenir. Et que dit-on là-bas de la nouvelle mesure +introduite au conseil par moi?» + +Anna n'en avait rien entendu dire et fut un peu confuse d'avoir oublié une +chose aussi importante pour son mari. + +«Ici, au contraire, elle a fait grand bruit,» dit-il avec un sourire +satisfait. + +Elle sentit qu'Alexis Alexandrovitch avait des détails flatteurs pour lui +à raconter, et l'amena par ses questions à lui dire les félicitations +qu'il avait reçues. + +«J'en ai été très, très content; cela prouve qu'on commence enfin à se +former, chez nous, des opinions raisonnables et sérieuses.» + +Quand il eut pris son thé avec de la crème et du pain, Alexis +Alexandrovitch se leva pour se rendre à son cabinet de travail. + +«Tu n'as donc pas voulu sortir ce soir? demanda-t-il à sa femme: tu te +seras ennuyée? + +--Oh! pas du tout, répondit-elle en se levant aussi pour l'accompagner. + +--Que lis-tu maintenant? demanda-t-elle. + +--Je lis la _Poésie des enfers_, du duc de Lille, un livre très +remarquable.» + +Anna sourit, comme on sourit aux faiblesses de ceux qu'on aime, et, +passant son bras sous celui de son mari, le suivit jusqu'à la porte de son +cabinet. Elle savait que son habitude de lire le soir était devenue pour +lui un besoin, et qu'il considérait comme un devoir de se tenir au courant +de tout ce qui paraissait d'intéressant dans le monde littéraire, malgré +les devoirs officiels qui absorbaient presque entièrement son temps. Elle +savait également que, tout en s'intéressant spécialement aux ouvrages +de politique, de philosophie et de religion, Alexis Alexandrovitch ne +laissait passer aucun livre d'art ou de poésie de quelque valeur sans en +prendre connaissance, et cela précisément parce que l'art et la poésie +étaient contraires à sa nature. Et si en politique, en philosophie et +en religion il arrivait à Alexis Alexandrovitch d'avoir des doutes sur +certains points, et de chercher à les éclaircir, jamais il n'hésitait dans +ses jugements en fait de poésie et d'art, surtout de musique. Il aimait +à parler de Shakespeare, de Raphaël, de Beethoven, de la portée des +nouvelles écoles de poètes et de musiciens: il classait ces écoles avec +une rigoureuse logique, mais jamais il n'avait compris une note de musique. + +«Eh bien, que Dieu te bénisse; je te quitte pour écrire à Moscou, dit Anna +à la porte du cabinet où étaient préparées, comme à l'ordinaire, près du +fauteuil de son mari, des bougies avec leurs abat-jour et une carafe d'eau. + +--C'est cependant un homme bon, honnête, loyal et remarquable dans sa +sphère,» se dit Anna en rentrant dans sa chambre, comme si elle eût eu à +le défendre contre quelque adversaire qui aurait prétendu qu'il était +impossible de l'aimer. + +«Mais pourquoi ses oreilles ressortent-elles tant? il se sera fait couper +les cheveux trop court.» + +À minuit précis, Anna écrivait encore à Dolly devant son petit bureau, +lorsque les pas d'Alexis Alexandrovitch se firent entendre; il était en +pantoufles et en robe de chambre, bien lavé et peigné, avec un livre +sous le bras. S'approchant de sa femme avant de passer dans la chambre à +coucher, il lui dit en souriant: + +«Il se fait tard. + +--De quel droit l'a-t-il regardé ainsi?» pensa en ce moment Anna en se +rappelant le coup d'oeil jeté par Wronsky sur Alexis Alexandrovitch. + +Elle alla se déshabiller et passa dans sa chambre; mais où était cette +flamme qui animait toute sa physionomie à Moscou et dont s'éclaircissaient +ses yeux et son sourire? Elle était éteinte, ou tout au moins bien cachée. + + + + +XXXIV + + +Wronsky, en quittant Pétersbourg, avait cédé son grand appartement de la +Morskaïa à son ami Pétritzky, son meilleur camarade. + +Pétritzky était un jeune lieutenant qui n'avait rien d'illustre: non +seulement il n'était pas riche, mais il était endetté jusqu'au cou; il +rentrait ivre tous les soirs, passait une partie de son temps à la salle +de police pour cause d'aventures, tantôt drôles et tantôt scandaleuses, +et, malgré tout, savait se faire aimer de ses camarades et de ses chefs. + +En rentrant chez lui, vers onze heures du matin, Wronsky vit à sa porte +une voiture d'isvostchik bien connue; de la porte à laquelle il sonna, on +entendait le rire de plusieurs hommes et le gazouillement d'une voix de +femme, puis la voix de Pétritzky, criant à son ordonnance: «Si c'est un de +ces misérables, ne laisse pas entrer.» + +Wronsky, sans se faire annoncer, passa dans la première pièce. + +La baronne Shilton, l'amie de Pétritzky, en robe de satin lilas, son +minois éveillé encadré de boucles blondes, faisait le café devant une +table ronde, et, semblable à un petit canari, remplissait le salon de son +jargon parisien. Pétritzky, en paletot, et le capitaine Kamerowsky, en +grand uniforme, étaient assis près d'elle. + +«Bravo, Wronsky! cria Pétritzky en sautant de sa chaise avec bruit. Le +maître lui-même! Baronne, servez-lui du café de la cafetière neuve. Mous +ne t'attendions pas. J'espère que tu es satisfait de l'ornement de ton +salon, dit-il en désignant la baronne. Vous vous connaissez, je crois? + +--Comment, si nous nous connaissons! répondit Wronsky en souriant gaiement +et en serrant la main de la baronne: nous sommes de vieux amis. + +--Vous rentrez de voyage? dit la baronne, alors je me sauve. Je m'en vais +tout de suite, si je gêne. + +--Vous êtes chez vous partout où vous êtes, baronne, répondit Wronsky. +Bonjour, Kamerowsky, dit-il en serrant froidement la main de celui-ci. + +--Jamais vous ne sauriez dire une chose aussi aimable, dit la baronne en +s'adressant à Pétritzky. + +--Pourquoi donc? Après dîner, j'en ferais bien autant. + +--Après dîner, il n'y a plus de mérite. Eh bien, je vais vous préparer +votre café pendant que vous irez faire votre toilette, dit la baronne en +se rasseyant et en tournant avec empressement le robinet de la nouvelle +cafetière.--Pierre, donnez-moi du café, dit-elle en s'adressant à +Pétritzky, qu'elle nommait Pierre à cause de son nom de famille, sans +dissimuler sa liaison avec lui. J'en rajouterai. + +--Vous le gâterez. + +--Non, je ne le gâterai pas. Et votre femme? dit tout à coup la baronne en +interrompant la conversation de Wronsky avec ses camarades... Ici nous +vous avons marié. L'avez-vous amenée? + +--Non, baronne; je suis né dans la bohème et j'y mourrai. + +--Tant mieux, tant mieux; donnez-moi la main.» + +Et, sans le laisser partir, la baronne se mit à lui développer ses +derniers plans d'existence, et à lui demander conseil, avec force +plaisanteries. + +«Il ne veut toujours pas m'autoriser au divorce! Que dois-je faire? +(_Il_, c'était le mari.) Je compte lui intenter un procès. Qu'en +pensez-vous? Kamerowsky, surveillez donc le café, il déborde: vous voyez +bien que je parle affaires! Je compte donc lui intenter un procès pour +avoir ma fortune. Comprenez-vous cette sottise? Sous prétexte que je lui +suis infidèle, il veut profiter de mon bien!» + +Wronsky s'amusait de ce bavardage, approuvait la baronne, lui donnait en +riant des conseils, et reprenait le ton habituel de ses rapports avec +cette catégorie de femmes. + +Selon les idées de ce monde pétersbourgeois, l'humanité se divise en deux +classes bien distinctes: la première, composée des gens insipides, sots, +et surtout ridicules, qui s'imaginent qu'un mari doit vivre seulement avec +la femme qu'il a épousée, que les jeunes filles doivent être pures, les +femmes chastes, les hommes courageux, tempérants et fermes; qu'il faut +élever ses enfants, gagner sa vie, payer ses dettes et autres niaiseries +de ce genre. Ce sont les démodés et les ennuyeux. Quant à la seconde, +celle à laquelle ils se vantaient d'appartenir, il fallait pour en faire +partie être avant tout élégant, généreux, hardi, amusant, s'abandonner +sans vergogne à toutes ses passions et se moquer du reste. + +Wronsky, encore sous l'impression de l'atmosphère si différente de Moscou, +fut quelque peu étourdi de retrouver son ancienne vie, mais il y rentra +bien vite, comme on rentre dans ses vieilles pantoufles. + +Le fameux café ne fut jamais servi, il déborda de la cafetière sur un +tapis de prix, tacha la robe de la baronne, mais atteignit son véritable +but, qui était de donner lieu à beaucoup de rires et de plaisanteries. + +«Eh bien, maintenant je pars, car si je restais encore, vous ne feriez +jamais votre toilette, et j'aurais sur la conscience le pire des crimes +que puisse commettre un homme bien élevé, celui de ne pas se laver. Alors +vous me conseillez de lui mettre le couteau sur la gorge? + +--Certainement, et de façon à approcher votre petite main de ses lèvres; +il la baisera, et tout se terminera à la satisfaction générale, répondit +Wronsky. + +--À ce soir, au Théâtre français!» Et la petite baronne, suivie de sa robe +dont la traîne faisait frou-frou derrière elle, disparut. + +Kamerowsky se leva également, et Wronsky, sans attendre son départ, lui +tendit la main et passa dans le cabinet de toilette. + +Pendant qu'il se lavait, Pétritzky lui esquissa en quelques traits l'état +de sa situation. Pas d'argent, un père qui déclarait n'en plus vouloir +donner et ne plus payer aucune dette. Un tailleur déterminé à l'arrêter et +un second tailleur tout aussi déterminé. Un colonel résolu, si ce scandale +continuait, à lui faire quitter le régiment. La baronne, ennuyeuse comme +un radis amer, surtout à cause de ses continuelles offres d'argent, et +une autre femme, une beauté style oriental sévère, «genre Rébecca», qu'il +faudrait qu'il lui montrât. Une affaire avec Berkashef, lequel voulait +envoyer des témoins, mais n'en ferait certainement rien; au demeurant, +tout allait bien, et le plus drôlement du monde. Là-dessus Pétritzky +entama le récit des nouvelles du jour, sans laisser à son ami le temps de +rien approfondir. Ces bavardages, cet appartement où il habitait depuis +trois ans, tout cet entourage, contribuait à faire rentrer Wronsky dans +les moeurs insouciantes de sa vie de Pétersbourg; il éprouva même un +certain bien-être à s'y retrouver. + +«Est-ce possible? s'écria-t-il en lâchant la pédale de son lavabo qui +arrosait d'un jet d'eau sa tête et son large cou. Est-ce possible?--Il +venait d'apprendre que Laure avait quitté Fertinghof pour Miléef.--Et il +est toujours aussi bête et aussi content de lui? Et Bousoulkof? + +--Ah! Bousoulkof! c'est tout une histoire! dit Pétritzky. Tu connais sa +passion pour les bals? Il n'en manque pas un à la cour. Dernièrement, +il y va avec un des nouveaux casques. As-tu vu les nouveaux casques? Ils +sont très bien, très légers. Il est donc là en tenue.--Non, mais écoute +l'histoire... + +--J'écoute, j'écoute, répondit Wronsky en se frottant te visage avec un +essuie-main. + +--Une grande duchesse vient à passer au bras d'un ambassadeur étranger +et, pour son malheur, la conversation tombe sur les nouveaux casques. La +grande duchesse aperçoit notre ami, debout, casque en tête (et Pétritzky +se posait comme Bousoulkof en grande tenue), et le prie de vouloir bien +montrer son casque. Il ne bouge pas. Qu'est-ce que cela signifie? Les +camarades lui font des signes, des grimaces.--«Mais donne donc!...» Rien, +il ne bouge pas plus que s'il était mort. Tu peux imaginer cette scène. +Enfin, on veut lui prendre le casque, mais il se débat, l'ôte et le tend +lui-même à la duchesse. «Voilà le nouveau modèle,» dit celle-ci en +retournant le casque. Et qu'est-ce qui en sort? Patatras, des poires, +des bonbons, deux livres de bonbons! C'étaient ses provisions, au pauvre +garçon!» + +Wronsky riait aux larmes, et longtemps après, en parlant de toute autre +chose, il riait encore en songeant, à ce malheureux casque, d'un bon rire +jeune qui découvrait ses dents blanches et régulières. + +Une fois instruit des nouvelles du jour, Wronsky passa son uniforme avec +l'aide de son valet de chambre, et alla se présenter à la Place; il +voulait ensuite entrer chez son frère, chez Betzy, et faire une tournée de +visites afin de pouvoir paraître dans le monde fréquenté par les Karénine. +Ainsi que cela se pratique toujours à Pétersbourg, il quitta son logis +avec l'intention de n'y rentrer que fort avant dans la nuit. + + * * * * * + + + +DEUXIÈME PARTIE + + + + +I + + +Vers la fin de l'hiver, les Cherbatzky eurent une consultation de médecins +au sujet de la santé de Kitty; elle était malade, et l'approche du +printemps ne faisait qu'empirer son mal. Le médecin de la maison lui avait +ordonné de l'huile de foie de morue, puis du fer, et enfin du nitrate +d'argent; mais, aucun de ces remèdes n'ayant été efficace, il avait +conseillé un voyage à l'étranger. + +C'est alors qu'on résolut de consulter une célébrité médicale. Cette +célébrité, un homme jeune encore, et fort bien de sa personne, exigea un +examen approfondi de la malade; il insista avec une certaine complaisance +sur ce fait, que la pudeur des jeunes filles n'était qu'un reste de +barbarie, et que rien n'était plus naturel que d'ausculter une jeune fille +à demi vêtue. Comme il le faisait tous les jours et n'y attachait aucune +importance, la pudeur des jeunes filles, ce reste de barbarie, lui +semblait presque une injure personnelle. + +Il fallut bien se résigner, car, quoique tous les médecins fissent partie +de la même école, étudiassent les mêmes livres, eussent par conséquent +une seule et même science, on avait, pour une raison quelconque, décidé +autour de la princesse que la célébrité médicale en question possédait la +science spéciale qui devait sauver Kitty. Après un examen approfondi, une +auscultation sérieuse de la pauvre malade confuse et éperdue, le célèbre +médecin se lava les mains avec soin, et retourna au salon auprès du +prince. Celui-ci l'écouta en toussotant, d'un air sombre. En homme qui +n'avait jamais été malade, il ne croyait pas à la médecine, et en homme +de sens il s'irritait d'autant plus de toute cette comédie qu'il était +peut-être le seul à bien comprendre la cause du mal de sa fille. «En voilà +un qui revient bredouille,» se dit-il en exprimant par ce terme de +chasseur son opinion sur le diagnostic du célèbre docteur. Celui-ci de son +côté, condescendant avec peine à s'adresser à l'intelligence médiocre de +ce vieux gentillâtre, dissimula mal son dédain. À peine lui semblait-il +nécessaire de parler à ce pauvre homme, la tête de la maison étant la +princesse. C'est devant elle qu'il se préparait à répandre ses flots +d'éloquence; elle entra à ce moment avec le médecin de la maison, et le +vieux prince s'éloigna pour ne pas trop montrer ce qu'il pensait de tout +cela. La princesse, troublée, ne savait plus que faire; elle se sentait +bien coupable à l'égard de Kitty. + +«Eh bien, docteur, décidez de notre sort: dites-moi tout.--Y a-t-il encore +de l'espoir? voulait-elle dire, mais ses lèvres tremblèrent, et elle +s'arrêta. + +--Je serai à vos ordres, princesse, après avoir conféré avec mon collègue. +Nous aurons alors l'honneur de vous donner notre avis. + +--Faut-il vous laisser seuls? + +--Comme vous le désirerez.» + +La princesse soupira et sortit. + +Le médecin de la famille émit timidement son opinion sur un commencement +de disposition tuberculeuse, car, etc., etc. Le célèbre docteur l'écouta +et, au milieu de son discours, tira de son gousset sa grosse montre d'or. + +«Oui, dit-il, mais...» + +Son confrère s'arrêta respectueusement. + +«Vous savez qu'il n'est guère possible de préciser le début du +développement tuberculeux; avant l'apparition des cavernes il n'y a +rien de positif. Dans le cas actuel, on ne peut que redouter ce mal, en +présence de symptômes tels que mauvaise alimentation, nervosité et autres. +La question se pose donc ainsi: Qu'y a-t-il à faire, étant donné qu'on a +des raisons de craindre un développement tuberculeux, pour entretenir une +bonne alimentation? + +--Mais vous savez bien qu'il se cache ici quelque cause morale, se permit +de dire le médecin de la maison avec un fin sourire. + +--Cela va de soi, répondit le célèbre docteur en regardant encore sa +montre... Mille excuses, savez-vous si le pont sur la Yaousa est rétabli, +ou s'il faut encore faire le détour? demanda-t-il. + +--Il est rétabli. + +--Dans ce cas, il me reste encore vingt minutes.--Nous disions donc que la +question se pose ainsi: régulariser l'alimentation et fortifier les nerfs, +l'un ne va pas sans l'autre; et il faut agir sur les deux moitiés du +cercle. + +--Mais le voyage à l'étranger? + +--Je suis ennemi de ces voyages à l'étranger.--Veuillez suivre mon +raisonnement: si le développement tuberculeux commence, ce que nous ne +pouvons pas savoir, à quoi sert un voyage? L'essentiel est de trouver un +moyen d'entretenir une bonne alimentation.» Et il développa son plan d'une +cure d'eaux de Soden, cure dont le mérite principal, à ses yeux, était +évidemment d'être absolument inoffensive. + +Le médecin de la maison écoutait avec attention et respect. + +«Mais en faveur d'un voyage à l'étranger je ferai valoir le changement +d'habitudes, l'éloignement de conditions propres à rappeler de fâcheux +souvenirs. Et enfin la mère le désire, ajouta-t-il. + +--Dans ce cas, qu'elles partent, pourvu toutefois que ces charlatans +allemands n'aillent pas aggraver le mal; il faut qu'elles suivent +strictement nos prescriptions. Mon Dieu, oui! elles n'ont qu'à partir.» + +Il regarda encore sa montre. + +«Il est temps que je vous quitte.» Et il se dirigea vers la porte. + +Le célèbre docteur déclara à la princesse (probablement par un sentiment +de convenance) qu'il désirait voir la malade encore une fois. + +«Comment! recommencer l'examen? s'écria avec terreur la princesse. + +--Oh non! rien que quelques détails, princesse. + +--Alors entrez, je vous prie.» + +Et la mère introduisit le docteur dans le petit salon de Kitty. La pauvre +enfant, très amaigrie, rouge et les yeux brillants d'émotion, après la +confusion que lui avait causée la visite du médecin, était debout au +milieu de la chambre. Quand elle les vit entrer, ses yeux se remplirent de +larmes, et elle rougit encore plus. Sa maladie et les traitements qu'on +lui imposait lui paraissaient de ridicules sottises! Que signifiaient ces +traitements? N'était-ce pas ramasser les fragments d'un vase brisé pour +chercher à les rejoindre? Son coeur pouvait-il être rendu à la santé par +des pilules et des poudres? Mais elle n'osait contrarier sa mère, d'autant +plus que celle-ci se sentait si coupable. + +«Veuillez vous asseoir, princesse,» lui dit le docteur. + +Il s'assit en face d'elle, lui prit le pouls, et recommença avec un +sourire une série d'ennuyeuses questions. Elle lui répondit d'abord, puis +enfin, impatientée, se leva: + +«Excusez-moi, docteur, en vérité tout cela ne mène à rien: voilà la +troisième fois que vous me faites la même question.» + +Le médecin ne s'offensa pas. + +«C'est une irritabilité maladive, fit-il remarquer à la princesse lorsque +Kitty fut sortie. Au reste, j'avais fini.» + +Et le docteur expliqua l'état de la jeune fille à sa mère, comme à une +personne exceptionnellement intelligente, en lui donnant, pour conclure, +les recommandations les plus précises sur la façon de boire ces eaux dont +le mérite à ses yeux était d'être inutiles. Sur la question: fallait-il +voyager, le docteur réfléchit profondément, et le résultat de ses +réflexions fut qu'on pouvait voyager, à condition de ne pas se fier aux +charlatans et de ne pas suivre d'autres prescriptions que les siennes. + +Le docteur parti, on se trouva soulagé comme s'il fût arrivé quelque chose +d'heureux. La mère revint auprès de sa fille toute remontée, et Kitty +prit également un air rasséréné. Il lui arrivait souvent maintenant de +dissimuler ce qu'elle ressentait. + +«Vraiment, maman, je me porte bien. Mais, si vous le désirez, partons,» +dit-elle, et, pour tâcher de prouver l'intérêt qu'elle prenait au voyage, +elle parla de leurs préparatifs de départ. + + + + +II + + +Dolly savait que la consultation devait avoir lieu ce jour-là, et, +quoiqu'elle fût à peine remise de ses couches (elle avait eu une petite +fille à la fin de l'hiver), bien qu'elle eût un enfant souffrant, elle +avait quitté nourrisson et malade pour connaître le sort de Kitty. + +«Eh bien? dit-elle en entrant sans ôter son chapeau. Vous êtes gaies? donc +tout va bien.» + +On essaya de lui raconter ce qu'avait dit le médecin, mais, quoiqu'il en +eût dit fort long, avec de très belles phrases, personne ne sut au juste +résumer ses discours. Le point intéressant était la décision prise au +sujet du voyage. + +Dolly soupira involontairement. Elle allait perdre sa soeur, sa meilleure +amie. Et la vie était pour elle si peu gaie! Ses rapports avec son mari +lui semblaient de plus en plus humiliants; le raccommodement opéré par +Anna n'avait pas tenu, et l'union de la famille se heurtait aux même +écueils. Stépane Arcadiévitch ne restait guère chez lui et n'y laissait +que peu d'argent. Le soupçon de son infidélité tourmentait toujours Dolly, +mais, se rappelant avec horreur les souffrances causées par la jalousie, +et cherchant avant tout à ne pas s'interdire la vie de famille, elle +préférait se laisser tromper, tout en méprisant son mari, et en se +méprisant elle-même à cause de cette faiblesse. + +Les soucis d'une nombreuse famille lui imposaient d'ailleurs une charge si +lourde! + +«Comment vont les enfants? demanda la princesse. + +--Ah! maman, nous avons bien des misères! Lili est au lit, et je crains +qu'elle n'ait la scarlatine. Je suis sortie aujourd'hui pour savoir où +vous en étiez, car j'ai peur de ne plus pouvoir sortir ensuite.» + +Le vieux prince entra à ce moment, offrit sa joue aux baisers de Dolly, +causa un peu avec elle, puis, s'adressant à sa femme: + +«Qu'avez-vous décidé? Partez-vous? Et que ferez-vous de moi? + +--Je crois, Alexandre, que tu feras mieux de rester. + +--Comme vous voudrez. + +--Pourquoi papa ne viendrait-il pas avec nous, maman? dit Kitty: ce serait +plus gai pour lui et pour nous.» + +Le vieux prince alla caresser de la main les cheveux de Kitty; elle leva +la tête, et sourit avec effort en le regardant; il lui semblait toujours +que son père seul, quoiqu'il ne dit pas grand'chose, la comprenait. Elle +était la plus jeune, par conséquent la favorite du vieux prince, et son +affection le rendait clairvoyant, croyait-elle. Quand son regard rencontra +celui de son père, qui la considérait attentivement, il lui sembla qu'il +lisait dans son âme, et y voyait tout ce qui s'y passait de mauvais. Elle +rougit, se pencha vers lui, attendant un baiser, mais il se contenta de +lui tirer un peu les cheveux, et de dire: + +«Ces bêtes de chignons! on n'arrive pas jusqu'à sa fille. Ce sont les +cheveux de quelque bonne femme défunte qu'on caresse. Eh bien, Dolinka, +que fait ton _atout_? + +--Rien, papa, dit Dolly en comprenant qu'il s'agissait de son mari: il est +toujours en route. Je le vois à peine,--ne put-elle s'empêcher d'ajouter +avec un sourire ironique. + +--Il n'est pas encore allé vendre son bois à la campagne? + +--Non, il en a toujours l'intention. + +--Vraiment, dit le prince; alors il faudra lui donner l'exemple. Et toi, +Kitty, ajoutait-il en s'adressant à sa plus jeune fille, sais-tu ce qu'il +faut que tu fasses? Il faut qu'un beau matin, en te réveillant, tu te +dises: «Mais je suis gaie et bien portante, pourquoi ne reprendrais-je pas +mes promenades matinales avec papa, par une bonne petite gelée? Hein?» + +À ces mots si simples, Kitty se troubla comme si elle eût été convaincue +d'un crime. «Oui, il sait tout, il comprend tout, et ces mots signifient +que, quelle que soit mon humiliation, je dois la surmonter.» Elle n'eut +pas la force de répondre, fondit en larmes et quitta la chambre. + +«Voilà bien un tour de ta façon! dit la princesse en s'emportant contre +son mari; tu as toujours...» Et elle entama un discours plein de reproches. + +Le prince prit tranquillement d'abord les réprimandes de sa femme, puis +son visage se rembrunit. + +«Elle fait tant de peine, la pauvrette; tu ne comprends donc pas qu'elle +souffre de la moindre allusion à la cause de son chagrin? Ah! comme on +peut se tromper en jugeant le monde!--dit la princesse. Et au changement +d'inflexion de sa voix, Dolly et le prince comprirent qu'elle parlait de +Wronsky.--Je ne comprends pas qu'il n'y ait pas de lois pour punir des +procédés aussi vils, aussi peu nobles.» + +Le prince se leva de son fauteuil d'un air sombre, et se dirigea vers la +porte, comme s'il eût voulu se sauver, mais, il s'arrêta sur le seuil et +s'écria: + +«Des lois, il y en a, ma petite mère, et puisque tu me forces à +m'expliquer, je te ferai remarquer que la véritable coupable dans toute +cette affaire, c'est toi, toi seule. Il y a des lois contre ces galantins +et il y en aura toujours; tout vieux que je suis, j'aurais su châtier +celui-là si vous n'aviez été la première à l'attirer chez nous. Et +maintenant, guérissez-la, montrez-la à tous vos charlatans!» + +Le prince en aurait dit long si la princesse, comme elle faisait toujours +dans les questions graves, ne s'était aussitôt soumise et humiliée. + +«Alexandre, Alexandre!» murmura-t-elle tout en larmes en s'approchant de +lui. + +Le prince se tut quand il la vit pleurer. «Oui, oui, je sais que, pour toi +aussi, c'est dur! Assez, assez, ne pleure pas. Le mal n'est pas grand. +Dieu est miséricordieux. Merci,» ajouta-t-il, ne sachant plus trop ce +qu'il disait dans son émotion; et, sentant sur sa main le baiser mouillé +de larmes de la princesse, il quitta la chambre. + +Dolly, avec son instinct maternel, avait voulu suivre Kitty dans sa +chambre, sentant bien qu'il fallait auprès d'elle une main de femme; puis, +en entendant les reproches de sa mère et les paroles courroucées de son +père, elle avait cherché à intervenir autant que le lui permettait son +respect filial. Quand le prince fut sorti: + +«J'ai toujours voulu vous dire, maman, je ne sais si vous le savez, que +Levine avait eu l'intention de demander Kitty lorsqu'il est venu ici la +dernière fois? Il l'a dit à Stiva. + +--Eh bien? Je ne comprends pas... + +--Peut-être Kitty l'a-t-elle refusé? Elle ne vous l'a pas dit? + +--Non, elle ne m'a parlé ni de l'un ni de l'autre: elle est trop fière; +mais je sais que tout cela vient de ce... + +--Mais songez donc, si elle avait refusé Levine! je sais qu'elle +ne l'aurait jamais fait sans l'autre, et si ensuite elle a été si +abominablement trompée?» + +La princesse se sentait trop coupable pour ne pas prendre +le parti de se fâcher. + +«Je n'y comprends plus rien! Chacun veut maintenant en faire à sa tête, +on ne dit plus rien à sa mère, et ensuite... + +--Maman, je vais la trouver. + +--Vas-y, je ne t'en empêche pas,» répondit la mère. + + + + +III + + +En entrant dans le petit boudoir de Kitty, tout tendu de rose, avec ses +bibelots de vieux saxe, Dolly se souvint du plaisir qu'elles avaient eu +toutes les deux à décorer cette chambre l'année précédente; combien alors +elles étaient gaies et heureuses! Elle eut froid au coeur en regardant +maintenant sa soeur immobile, assise sur une petite chaise basse près de +la porte, les yeux fixés sur un coin du tapis. Kitty vit entrer Dolly, et +l'expression froide et sévère de son visage disparut. + +«Je crains fort, une fois revenue chez moi, de ne plus pouvoir quitter la +maison, dit Dolly en s'asseyant près d'elle: c'est pourquoi j'ai voulu +causer un peu avec toi. + +--De quoi? demanda vivement Kitty en levant la tête. + +--De quoi, si ce n'est de ton chagrin? + +--Je n'ai pas de chagrin. + +--Laisse donc, Kitty. T'imagines-tu vraiment que je ne sache rien? Je sais +tout, et si tu veux m'en croire, tout cela est peu de chose; qui de nous +n'a passé par là?» + +Kitty se taisait, son visage reprenait une expression sévère. + +«Il ne vaut pas le chagrin qu'il te cause, continua Daria Alexandrovna en +allant droit au but. + +--Parce qu'il m'a dédaignée, murmura Kitty d'une voix tremblante. Je t'en +supplie, ne parlons pas de ce sujet. + +--Qui t'a dit cela? Je suis persuadée qu'il était amoureux de toi, qu'il +l'est encore, mais... + +--Rien ne m'exaspère comme ces condoléances,» s'écria Kitty en s'emportant +tout à coup. Elle se détourna en rougissant sur sa chaise, et de ses +doigts agités elle tourmenta la boucle de sa ceinture. + +Dolly connaissait ce geste habituel à sa soeur quand elle avait du chagrin. +Elle la savait capable de dire des choses dures et désagréables dans un +moment de vivacité, et cherchait à la calmer: mais il était déjà trop tard. + +«Que veux-tu me faire comprendre? continua vivement Kitty: que je me suis +éprise d'un homme qui ne veut pas de moi, et que je meurs d'amour pour +lui? Et c'est ma soeur qui me dit cela, une soeur qui croit me montrer sa +sympathie! Je repousse cette pitié hypocrite! + +--Kitty, tu es injuste. + +--Pourquoi me tourmentes-tu? + +--Je n'en ai pas l'intention, je te vois triste...» + +Kitty, dans son emportement, n'entendait rien. + +«Je n'ai ni à m'affliger, ni à me consoler. Je suis trop fière pour aimer +un homme qui ne m'aime pas. + +--Ce n'est pas ce que je veux dire... Écoute, dis-moi la vérité, ajouta +Daria Alexandrovna en lui prenant la main: dis-moi si Levine t'a parlé?» + +Au nom de Levine, Kitty perdit tout empire sur elle-même; elle sauta sur +sa chaise, jeta par terre la boucle de sa ceinture qu'elle avait arrachée, +et avec des gestes précipités s'écria: «À propos de quoi viens-tu me +parler de Levine? Je ne sais vraiment pas pourquoi on se plaît à me +torturer! J'ai déjà dit et je répète que je suis fière et incapable de +faire jamais, jamais, ce que tu as fait: revenir à un homme qui m'aurait +trahie. Tu te résignes à cela, mais moi je ne le pourrais pas.» + +En disant ces paroles, elle regarda sa soeur: Dolly baissait tristement la +tête sans répondre; mais Kitty, au lieu de quitter la chambre comme elle +en avait eu l'intention, s'assit près de la porte, et cacha son visage +dans son mouchoir. + +Le silence se prolongea pendant quelques minutes. Dolly pensait à ses +chagrins; son humiliation, qu'elle ne sentait que trop, lui paraissait +plus cruelle, rappelée ainsi par sa soeur. Jamais elle ne l'aurait crue +capable d'être si dure! Mais tout à coup elle entendit le frôlement d'une +robe, un sanglot à peine contenu, et deux bras entourèrent son cou: Kitty +était à genoux devant elle. + +«Dolinka, je suis si malheureuse, pardonne-moi,» murmura-t-elle; et son +joli visage couvert de larmes se cacha dans les jupes de Dolly. + +Il fallait peut-être ces larmes pour ramener les deux soeurs à une entente +complète; pourtant, après avoir bien pleuré, elles ne revinrent pas au +sujet qui les intéressait l'une et l'autre; Kitty se savait pardonnée, +mais elle savait aussi que les paroles cruelles qui lui étaient échappées +sur l'abaissement de Dolly restaient sur le coeur de sa pauvre soeur. Dolly +comprit de son côté qu'elle avait deviné juste, que le point douloureux +pour Kitty était d'avoir refusé Levine pour se voir trompée par Wronsky, +et que sa soeur se trouvait bien près d'aimer le premier et de haïr +l'autre. Kitty ne parla que de l'état général de son âme. + +«Je n'ai pas de chagrin, dit-elle un peu calmée, mais tu ne peux +t'imaginer combien tout me parait vilain, répugnant, grossier, moi en +première ligne. Tu ne saurais croire les mauvaises pensées qui me viennent +à l'esprit! + +--Quelles mauvaises pensées peux-tu bien avoir? demanda Dolly en souriant. + +--Les plus mauvaises, les plus laides. Je ne puis te les décrire. Ce n'est +pas de la tristesse, ni de l'ennui. C'est bien pis. On dirait que tout +ce qu'il y a de bon en moi a disparu, le mal seul est resté. Comment +t'expliquer cela? Papa m'a parlé tout à l'heure: j'ai cru comprendre que +le fond de sa pensée est qu'il me faut un mari. Maman me mène au bal: il +me semble que c'est dans le but de se débarrasser de moi, de me marier au +plus vite. Je sais que ce n'est pas vrai, et ne puis chasser ces idées. +Les soi-disant jeunes gens à marier me sont intolérables: j'ai toujours +l'impression qu'ils prennent ma mesure. Autrefois c'était un plaisir +pour moi d'aller dans le monde, cela m'amusait, j'aimais ta toilette: +maintenant il me semble que c'est inconvenant, et je me sens mal à l'aise. +Que veux-tu que je te dise? Le docteur... eh bien...» + +Kitty s'arrêta; elle voulait dire que, depuis qu'elle se sentait ainsi +transformée, elle ne pouvait plus voir Stépane Arcadiévitch sans que les +conjectures les plus bizarres se présentassent à son esprit. + +«Eh bien oui, tout prend à mes yeux l'aspect le plus repoussant, +continua-t-elle; c'est une maladie,--peut-être cela passera-t-il. Je ne +me trouve à l'aise que chez toi, avec les enfants. + +--Quel dommage que tu ne puisses y venir maintenant! + +--J'irai tout de même, j'ai eu la scarlatine et je déciderai maman.» + +Kitty insista si vivement, qu'on lui permit d'aller chez sa soeur; pendant +tout le cours de la maladie, car la scarlatine se déclara effectivement, +elle aida Dolly à soigner ses enfants. Ceux-ci entrèrent bientôt +en convalescence sans fâcheux accidents, mais la santé de Kitty ne +s'améliorait pas. Les Cherbatzky quittèrent Moscou pendant le carême et +se rendirent à l'étranger. + + + + +IV + + +La haute société de Pétersbourg est restreinte; chacun s'y connaît plus ou +moins et s'y fait des visites, mais elle a des subdivisions. + +Anna Arcadievna Karénine comptait des relations d'amitié dans trois +cercles différents, faisant tous trois partie du grand monde. L'un était +le cercle officiel auquel appartenait son mari, composé de ses collègues +et de ses subordonnés, liés ou divisés entre eux par les relations +sociales les plus variées et souvent les plus capricieuses. + +Anna avait peine à comprendre le sentiment de respect presque religieux +qu'elle éprouva au début pour tous ces personnages. Actuellement elle les +connaissait, comme on se connaît dans une ville de province, avec leurs +faiblesses et leurs manies; elle savait où le bât les blessait, quelles +étaient leurs relations entre eux et avec le centre commun, à qui chacun +d'eux se rattachait. Mais cette coterie officielle, à laquelle la liaient +les intérêts de son mari, ne lui plut jamais, et elle fit de son mieux +pour l'éviter, en dépit des insinuations de la comtesse Lydie. Le second +cercle auquel tenait Anna était celui qui avait contribué à la carrière +d'Alexis Alexandrovitch. La comtesse Lydie Ivanovna en était le pivot; il +se composait de femmes âgées, laides, charitables et dévotes, et d'hommes +intelligents, instruits et ambitieux. Quelqu'un l'avait surnommé «la +conscience de la société de Pétersbourg». Karénine appréciait fort cette +coterie, et Anna, dont le caractère souple s'assimilait facilement à son +entourage, s'y était fait des amis. Après son retour de Moscou, ce milieu +lui devint insupportable: il lui sembla qu'elle-même, aussi bien que +les autres, y manquait de naturel, et elle vit la comtesse Lydie aussi +rarement que possible. + +Enfin Anna avait encore des relations d'amitié avec le grand monde par +excellence, ce monde de bals, de dîners, de toilettes brillantes, qui +tient d'une main à la cour, pour ne pas tomber tout à fait dans le +demi-monde qu'il s'imagine mépriser, mais dont les goûts se rapprochent +des siens au point d'être identiques. Le lien qui rattachait Anna à cette +société était la princesse Betsy Tverskoï, femme d'un de ses cousins, +riche de cent vingt mille roubles de revenu et qui s'était éprise d'Anna +dès que celle-ci avait paru à Pétersbourg; elle l'attirait beaucoup et la +plaisantait sur la société qu'elle voyait chez la comtesse Lydie. + +«Quand je serai vieille et laide, je ferai de même, disait Betsy, mais une +jeune et jolie femme comme vous n'a pas encore sa place dans cet asile de +vieillards.» + +Anna avait commencé par éviter autant que possible la société de la +princesse Tverskoï, la façon de vivre dans ces hautes sphères exigeant +des dépenses au delà de ses moyens; mais tout changea après son retour de +Moscou. Elle négligea ses amis raisonnables et n'alla plus que dans le +grand monde. C'est là qu'elle éprouva la joie troublante de rencontrer +Wronsky; ils se voyaient surtout chez Betsy, née Wronsky et cousine +germaine d'Alexis; celui-ci d'ailleurs se trouvait partout où il pouvait +entrevoir Anna et lui parler de son amour. Elle ne faisait aucune avance, +mais son coeur, en l'apercevant, débordait du même sentiment de plénitude, +qui l'avait saisie la première fois près du wagon; cette joie, elle le +sentait, se trahissait dans ses yeux, dans son sourire, mais elle n'avait +pas la force de la dissimuler. + +Anna crut sincèrement d'abord être mécontente de l'espèce de persécution +que Wronsky se permettait à son égard; mais, un soir qu'elle vint dans une +maison où elle pensait le rencontrer, et qu'il n'y parut pas, elle comprit +clairement, à la douleur qui s'empara de son coeur, combien ses illusions +étaient vaines, et combien cette obsession, loin de lui déplaire, formait +l'intérêt dominant de sa vie. + +Une cantatrice célèbre chantait pour la seconde fois, et toute la société +de Pétersbourg était à l'Opéra; Wronsky y aperçut sa cousine et, sans +attendre l'entr'acte, quitta le fauteuil qu'il occupait pour monter à sa +loge. + +«Pourquoi n'êtes-vous pas venu dîner?--lui demanda-t-elle; puis elle +ajouta à demi-voix en souriant, et de façon à n'être entendue que de +lui:--J'admire la seconde vue des amoureux, _elle n'était pas là_, mais +revenez après l'Opéra.» + +Wronsky la regarda comme pour l'interroger, et Betsy lui répondit d'un +petit signe de tête; avec un sourire de remerciement, il s'assit près +d'elle. + +«Et toutes vos plaisanteries d'autrefois, que sont-elles devenues? +--continua la princesse qui suivait, non sans un plaisir tout particulier, +les progrès de cette passion.--Vous êtes pris, mon cher! + +--C'est tout ce que je demande, répondit Wronsky en souriant de bonne +humeur. Si je me plains, c'est de ne pas l'être assez, car, à dire vrai, +je commence à perdre tout espoir. + +--Quel espoir pouvez-vous bien avoir? dit Betsy en prenant le parti de son +amie: entendons-nous...--Mais ses yeux éveillés disaient assez qu'elle +comprenait tout aussi bien que lui en quoi consistait cet espoir. + +--Aucun, répondit Wronsky en riant et en découvrant ses dents blanches et +bien rangées. Pardon, continua-t-il, prenant la lorgnette des mains de sa +cousine pour examiner par-dessus son épaule une des loges du rang opposé. +Je crains de devenir ridicule.» + +Il savait fort bien qu'aux yeux de Betsy, comme à ceux des gens de son +monde, il ne courait aucun risque de ce genre; il savait parfaitement que, +si un homme pouvait leur paraître tel en aimant sans espoir une jeune +fille ou une femme non mariée, il ne l'était jamais en aimant une femme +mariée et en risquant tout pour la séduire. Ce rôle-là était grand, +intéressant, et c'est pourquoi Wronsky, en quittant sa lorgnette, regarda +sa cousine avec un sourire qui se jouait sous sa moustache. «Pourquoi +n'êtes-vous pas venu dîner? lui dit-elle, sans pouvoir s'empêcher de +l'admirer. + +--J'ai été occupé. De quoi? C'est ce que je vous donne à deviner en +cent, en mille; jamais vous ne devinerez. J'ai réconcilié un mari avec +l'offenseur de sa femme. Oui, vrai! + +--Et vous avez réussi? + +--À peu près. + +--Il faudra me raconter cela au premier entr'acte, dit-elle en se levant. + +--C'est impossible, je vais au Théâtre français. + +--Vous quittez Nilsson pour cela?--dit Betsy indignée; elle n'aurait su +distinguer Nilsson de la dernière choriste. + +--Je n'y peux rien: j'ai pris rendez-vous pour mon affaire de +réconciliation. + +--Bienheureux ceux qui aiment la justice, ils seront sauvés,» dit Betsy, +se rappelant avoir entendu quelque part une parole semblable. + + + + +V + + +«C'est un peu vif, mais si drôle, que j'ai bien envie de vous le raconter, +dit Wronsky en regardant les yeux éveillés de sa cousine; d'ailleurs, je +ne nommerai personne... + +--Je devinerai, tant mieux. + +--Écoutez donc: deux jeunes gens en gaîté... + +--Des officiers de votre régiment, naturellement. + +--Je n'ai pas dit qu'ils fussent officiers, mais simplement des jeunes +gens qui avaient bien déjeuné. + +--Traduisez: gris. + +--C'est possible... vont dîner chez un camarade; ils étaient d'humeur +fort expansive. Ils voient une jeune femme en isvostchik les dépasser, se +retourner et, à ce qu'il leur semble du moins, les regarder en riant: ils +la poursuivent au galop. À leur grand étonnement, leur beauté s'arrête +précisément devant la maison où ils se rendaient eux-mêmes; elle monte à +l'étage supérieur, et ils n'aperçoivent que de jolies lèvres fraîches sous +une voilette, et une paire de petits pieds. + +--Vous parlez avec une animation qui me ferait croire que vous étiez de la +partie. + +--De quoi m'accusiez-vous tout à l'heure? Mes deux jeunes gens montent +chez leur camarade, qui donnait un dîner d'adieu, et ces adieux les +obligent à boire peut-être un peu plus qu'ils n'auraient dû. Ils +questionnent leur hôte sur les habitants de la maison, il n'en sait rien +seul: le domestique de leur ami répond à leur question: «Y a-t-il des +_mamselles_ «au-dessus?» Il y en a beaucoup.--Après le dîner, les jeunes +gens vont dans le cabinet de leur ami, et y écrivent une lettre enflammée +à leur inconnue, pleine de protestations passionnées; ils la montent +eux-mêmes, afin d'expliquer ce que la lettre pourrait avoir d'obscur. + +--Pourquoi me racontez-vous des horreurs pareilles?--Après. + +--Ils sonnent. Une bonne vient leur ouvrir, ils lui remettent la lettre en +affirmant qu'ils sont prêts à mourir devant cette porte. La bonne, fort +étonnée, parlemente, lorsque paraît un monsieur, rouge comme une écrevisse, +avec des favoris en forme de boudins, qui les met à la porte sans +cérémonie en déclarant qu'il n'y a dans l'appartement que sa femme. + +--Comment savez-vous que ses favoris ressemblaient à des boudins? demanda +Betsy. + +--Vous allez voir. Aujourd'hui j'ai voulu conclure la paix. + +--Eh bien, qu'en est-il advenu? + +--C'est le plus intéressant de l'affaire. Il se trouve que ce couple +heureux est celui d'un conseiller et d'une conseillère titulaire. Le +conseiller titulaire a porté plainte et j'ai été forcé de servir de +médiateur. Quel médiateur! Talleyrand, comparé à moi, n'était rien. + +--Quelle difficulté avez-vous donc rencontrée? + +--Voici. Nous avons commencé par nous excuser de notre mieux, ainsi +qu'il convenait: «Nous sommes désespérés, «avons-nous dit, de ce fâcheux +malentendu.» Le conseiller titulaire a l'air de vouloir s'adoucir, mais il +tient à exprimer ses sentiments, et aussitôt qu'il exprime ses sentiments, +la colère le reprend, il dit des gros mots, et je suis obligé de recourir +à mes talents diplomatiques: «Je conviens que leur conduite a été +déplorable, mais veuillez remarquer qu'il s'agit d'une méprise: ils sont +jeunes, et venaient de bien dîner. Vous comprenez. Maintenant ils se +repentent du fond du coeur et vous supplient de pardonner leur erreur.» Le +conseiller titulaire s'adoucit encore: «J'en conviens, monsieur le comte, +et suis prêt à pardonner, mais vous concevez que ma femme, une honnête +femme, a été exposée aux poursuites, aux grossièretés, aux insultes de +mauvais garnements, de misé...» Et, les mauvais garnements étant présents, +me voilà obligé de les calmer à leur tour, et pour cela de refaire de la +diplomatie, et ainsi de suite; chaque fois que mon affaire est sur le +point d'aboutir, mon conseiller titulaire reprend sa colère et sa figure +rouge, ses boudins rentrent en mouvement et je me noie dans les finesses +du négociateur. + +--Ah! ma chère, il faut vous raconter cela! dit Betsy à une dame qui +entrait dans sa loge. Il m'a tant amusée!--Eh bien, _Bonne chance_,» +ajouta-t-elle en tendant à Wronsky les doigts que son éventail laissait +libres; et, faisant un geste des épaules pour empêcher son corsage de +remonter, elle se replaça sur le devant de sa loge, sous la lumière du +gaz, afin d'être plus en vue. + +Wronsky alla retrouver au Théâtre français le colonel de son régiment, +qui n'y manquait pas une seule représentation; il avait à lui parler de +l'oeuvre de pacification qui, depuis trois jours, l'occupait et l'amusait. +Les héros de cette histoire étaient Pétritzky et un jeune prince Kédrof, +nouvellement entré au régiment, un gentil garçon et un charmant camarade. +Il s'agissait, et c'était là le point capital, des intérêts du régiment, +car les deux jeunes gens faisaient partie de l'escadron de Wronsky. + +Wenden, le conseiller titulaire, avait porté plainte au colonel contre ses +officiers, pour avoir insulté sa femme. Celle-ci, racontait Wenden, mariée +depuis cinq mois à peine, et dans une situation intéressante, avait été +à l'église avec sa mère et, s'y étant sentie indisposée, avait pris le +premier isvostchik venu pour rentrer au plus vite chez elle. Les officiers +l'avaient poursuivie; elle était rentrée plus malade encore, par suite +de l'émotion, et avait remonté son escalier en courant. Wenden lui-même +revenait de son bureau, lorsqu'il entendit des voix succédant à un coup de +sonnette; voyant qu'il avait affaire à deux officiers ivres, il les jeta à +la porte. Il exigeait qu'ils fussent sévèrement punis. + +«Vous avez beau dire, Pétritzky devient impossible, avait dit le +commandant à Wronsky, lorsque sur sa demande celui-ci était venu le +trouver. Il ne se passe pas de semaine sans quelque équipée. Ce monsieur +offensé ira plus loin, il n'en restera pas là.» + +Wronsky avait déjà compris l'inutilité d'un duel en pareille circonstance +et la nécessité d'adoucir le conseiller titulaire et d'étouffer cette +affaire. Le colonel l'avait fait appeler parce qu'il le savait homme +d'esprit et soucieux de l'honneur de son régiment. C'était à la suite de +leur consultation que Wronsky, accompagné de Pétritzky et de Kédrof, était +allé porter leurs excuses au conseiller titulaire, espérant que son nom +et ses aiguillettes d'aide de camp contribueraient à calmer l'offensé; +Wronsky n'avait réussi qu'en partie, comme il venait de le raconter, et la +réconciliation semblait encore douteuse. + +Au théâtre, Wronsky emmena le colonel au foyer et lui raconta le succès, +ou plutôt l'insuccès de sa mission. Réflexion faite, celui-ci résolut de +laisser l'affaire où elle en était, mais ne put s'empêcher de rire en +questionnant Wronsky. + +«Vilaine histoire, mais bien drôle! Kédrof ne peut pourtant pas se battre +avec ce monsieur! Et comment trouvez-vous Claire ce soir? Charmante!... +dit-il en parlant d'une actrice française. On a beau la voir souvent, elle +est toujours nouvelle. Il n'y a que les Français pour cela.» + + + + +VI + + +La princesse Betsy quitta le théâtre sans attendre la fin du dernier acte. +À peine eut-elle le temps d'entrer dans son cabinet de toilette pour +mettre un nuage de poudre de riz sur son long visage pâle, arranger un +peu sa toilette, et commander le thé au grand salon, que les voitures +arrivèrent, et s'arrêtèrent au vaste perron de son palais de la grande +Morskaïa. Le suisse monumental ouvrait sans bruit l'immense porte devant +les visiteurs. La maîtresse de la maison, le teint et la coiffure +rafraîchis, vint recevoir ses convives; les murs du grand salon étaient +tendus d'étoffes sombres, et le sol couvert d'épais tapis; sur une table +dont la nappe, d'une blancheur éblouissante, était vivement éclairée par +de nombreuses bougies, se trouvait un samovar d'argent, avec un service à +thé en porcelaine transparente. + +La princesse prit place devant le samovar et ôta ses gants. Des laquais, +habiles à transporter des sièges presque sans qu'on s'en aperçût, aidèrent +tout le monde à s'asseoir et à se diviser en deux camps; l'un autour de la +princesse, l'autre dans un coin du salon, autour d'une belle ambassadrice +aux sourcils noirs, bien arqués, vêtue de velours noir. La conversation, +comme il arrive au début d'une soirée, interrompue par l'arrivée de +nouveaux visages, les offres de thé et les échanges de politesse, semblait +chercher à se fixer. + +«Elle est remarquablement belle comme actrice; on voit qu'elle a étudié +Kaulbach, disait un diplomate dans le groupe de l'ambassadrice: Avez-vous +remarqué comme elle est tombée? + +--Je vous en prie, ne parlons pas de Nilsson! On ne peut plus rien en dire +de nouveau,--dit une grosse dame blonde fort rouge, sans sourcils et sans +chignon, habillée d'une robe de soie fanée: c'était la princesse Miagkaïa, +célèbre pour la façon dont elle savait tout dire, et surnommée l'_Enfant +terrible_ à cause de son sans-gêne. La princesse était assise entre les +deux groupes, écoutant ce qui se disait dans l'un ou dans l'autre, et y +prenant également intérêt.--Trois personnes m'ont dit aujourd'hui cette +même phrase sur Kaulbach. Il faut croire qu'on s'est donné le mot; et +pourquoi cette phrase a-t-elle tant de succès?» + +Cette observation coupa court à la conversation. + +«Racontez-nous quelque chose d'amusant, mais qui ne soit pas méchant,--dit +l'ambassadrice, qui possédait cet art de la causerie que les Anglais ont +surnommé _small talk_; elle s'adressait au diplomate. + +--On prétend qu'il n'y a rien de plus difficile, la méchanceté seule +étant amusante, répondit celui-ci avec un sourire. J'essayerai cependant. +Donnez-moi un thème, tout est là. Quand on tient le thème, rien n'est plus +aisé que de broder dessus. J'ai souvent pensé que les célèbres causeurs du +siècle dernier seraient bien embarrassés maintenant: de nos jours l'esprit +est devenu ennuyeux. + +--Vous n'êtes pas le premier à le dire,» interrompit en riant +l'ambassadrice.» + +La conversation débutait d'une façon trop anodine pour qu'elle pût +longtemps continuer sur le même ton, et pour la ranimer il fallut recourir +au seul moyen infaillible: la médisance. + +«Ne trouvez-vous pas que Toushkewitch a quelque chose de Louis XV? dit +quelqu'un en indiquant des yeux un beau jeune homme blond qui se tenait +près de la table. + +--Oh oui, il est dans le style du salon, c'est pourquoi il y vient +souvent.» + +Ce sujet de conversation se soutint, parce qu'il ne consistait qu'en +allusions: on ne pouvait le traiter ouvertement, car il s'agissait de la +liaison de Toushkewitch avec la maîtresse de la maison. + +Autour du samovar, la causerie hésita longtemps entre les trois sujets +inévitables: la nouvelle du jour, le théâtre et le jugement du prochain; +c'est ce dernier qui prévalut. + +«Avez-vous entendu dire que la Maltishef, la mère, et non la fille, se +fait un costume de _diable rose_? + +--Est-ce possible? non, c'est délicieux. + +--Je m'étonne qu'avec son esprit, car elle en a, elle ne sente pas ce +ridicule.» Chacun eut un mot pour critiquer et déchirer la malheureuse +Maltishef, et la conversation s'anima, vive et pétillante comme fagot qui +flambe. + +Le mari de la princesse Betsy, un bon gros homme, collectionneur passionné +de gravures, entra tout doucement à ce moment; il avait entendu dire que +sa femme avait du monde, et voulait paraître au salon avant d'aller à son +cercle. Il s'approcha de la princesse Miagkaïa qui, à cause des tapis, ne +l'entendit pas venir. + +«Avez-vous été content de la Nilsson? lui demanda-t-il. + +--Peut-on effrayer ainsi les gens en tombant du ciel sans crier gare! +s'écria-t-elle. Ne me parlez pas de l'Opéra, je vous en prie: vous +n'entendez rien à la musique. Je préfère m'abaisser jusqu'à vous, et vous +entretenir de vos gravures et de vos majoliques. Eh bien, quel trésor +avez-vous récemment découvert? + +--Si vous le désirez, je vous le montrerai; mais vous n'y comprendrez +rien. + +--Montrez toujours. Je fais mon éducation chez ces gens-là, comment les +nommez-vous, les banquiers? ils ont des gravures superbes qu'ils nous ont +montrées. + +--Comment, vous êtes allés chez les Schützbourg? demanda de sa place, près +du samovar, la maîtresse de la maison. + +--Oui, ma chère. Ils nous ont invités, mon mari et moi, à dîner, et l'on +m'a dit qu'il y avait à ce dîner une sauce qui avait coûté mille roubles, +répondit la princesse Miagkaïa à haute voix, se sachant écoutée de tous; +--et c'était même une fort mauvaise sauce, quelque chose de verdâtre. +J'ai dû les recevoir à mon tour et leur ai fait une sauce de la valeur de +quatre-vingt-cinq kopecks; tout le monde a été content. Je ne puis pas +faire des sauces de mille roubles, moi! + +--Elle est unique, dit Betsy. + +--Étonnante!» ajouta quelqu'un. + +La princesse Miagkaïa ne manquait jamais son effet, qui consistait à dire +avec bon sens des choses fort ordinaires, qu'elle ne plaçait pas toujours +à propos, comme dans ce cas; mais, dans le monde où elle vivait, ce gros +bon sens produisait l'effet des plus fines plaisanteries; son succès +l'étonnait elle-même, ce qui ne l'empêchait pas d'en jouir. + +Profitant du silence qui s'était fait, la maîtresse de la maison voulut +établir une conversation plus générale, et, s'adressant à l'ambassadrice: + +«Décidément, vous ne voulez pas de thé? Venez donc par ici. + +--Non, nous sommes bien dans notre coin, répondit celle-ci avec un sourire, +en reprenant un entretien interrompu qui l'intéressait beaucoup: il +s'agissait des Karénine, mari et femme. + +--Anna est très changée depuis son voyage à Moscou. Elle a quelque chose +d'étrange, disait une de ses amies. + +--Le changement tient à ce qu'elle a amené à sa suite l'ombre d'Alexis +Wronsky, dit l'ambassadrice. + +--Qu'est-ce que cela prouve? Il y a bien un conte de Grimm où un homme, en +punition de je ne sais quoi, est privé de son ombre. Je n'ai jamais bien +compris ce genre de punition, mais peut-être est-il très pénible à une +femme d'être privée d'ombre. + +--Oui, mais les femmes qui ont des ombres finissent mal en général, dit +l'amie d'Anna. + +--Puissiez-vous avoir la pépie[7], s'écria tout à coup la princesse +Miagkaïa en entendant ces mots. La Karénine est une femme charmante et +que j'aime; en revanche, je n'aime pas son mari. + +[Note 7: Locution populaire pour faire taire quelqu'un.] + +--Pourquoi donc ne l'aimez-vous pas? demanda l'ambassadrice. C'est un +homme fort remarquable. Mon mari prétend qu'il y a en Europe peu d'hommes +d'État de sa valeur. + +--Mon mari prétend la même chose, mais je ne le crois pas, répondit la +princesse; si nos maris n'avaient pas eu cette idée, nous aurions toujours +vu Alexis Alexandrovitch tel qu'il est, et, selon moi, c'est un sot; je le +dis tout bas, mais cela me met à l'aise. Autrefois, quand je me croyais +tenue de lui trouver de l'esprit, je me considérais moi-même comme une +bête, parce que je ne savais où découvrir cet esprit, mais aussitôt que +j'ai dit, à voix basse s'entend, c'est un sot, tout s'est expliqué. +--Quant à Anna, je ne vous l'abandonne pas: elle est aimable et bonne. +Est-ce sa faute, la pauvre femme, si tout le monde est amoureux d'elle et +si on la poursuit comme son ombre? + +--Je ne me permets pas de la juger, dit l'amie d'Anna pour se disculper. + +--Parce que personne ne nous suit comme nos ombres, cela ne prouve pas que +nous ayons le droit de juger.» + +Après avoir arrangé ainsi l'amie d'Anna, la princesse et l'ambassadrice +se rapprochèrent de la table à thé, et prirent part à une conversation +générale sur le roi de Prusse. + +«Sur le compte de qui avez-vous dit des méchancetés? demanda Betsy. + +--Sur les Karénine; la princesse nous a dépeint Alexis Alexandrovitch, +répondit l'ambassadrice, s'asseyant près de la table en souriant. + +--Il est fâcheux que nous n'ayons pu l'entendre, répondit Betsy en +regardant du côté de la porte.--Ah! vous voilà enfin!» dit-elle en se +tournant vers Wronsky, qui venait d'entrer. + +Wronsky connaissait et rencontrait chaque jour toutes les personnes qu'il +retrouvait ce soir chez sa cousine; il entra donc avec la tranquillité +d'un homme qui revoit des gens qu'il vient à peine de quitter. + +«D'où je viens? répondit-il à la question que lui fit l'ambassadrice. +Il faut que je le confesse: des Bouffes, et toujours avec un nouveau +plaisir, quoique ce soit bien pour la centième fois. C'est charmant. Il +est humiliant de l'avouer, mais je dors à l'Opéra, tandis que je m'amuse +aux Bouffes jusqu'à la dernière minute. Aujourd'hui...» + +Il nomma une actrice française, mais l'ambassadrice l'arrêta avec une +expression de terreur plaisante. + +«Ne nous parlez pas de cette horreur! + +--Je me tais, d'autant plus que vous la connaissez toutes, cette horreur. + +--Et vous seriez toutes prêtes à courir après elle, si c'était admis comme +l'Opéra,» ajouta la princesse Miagkaïa. + + + + +VII + + +On entendit des pas près de la porte, et Betsy, persuadée qu'elle allait +voir entrer Anna, regarda Wronsky. Lui aussi regardait du côté de la +porte, et son visage avait une expression étrange de joie, d'attente et +pourtant de crainte; il se souleva lentement de son siège. Anna parut. +Elle traversa la courte distance qui la séparait de la maîtresse de la +maison, d'un pas rapide, léger et décidé, qui la distinguait de toutes les +autres femmes de son monde; comme d'habitude, elle se tenait extrêmement +droite, et, le regard fixé sur Betsy, alla lui serrer la main en souriant, +puis, avec le même sourire, elle se tourna vers Wronsky. Celui-ci salua +profondément et lui avança une chaise. + +Anna inclina légèrement la tête, et rougit d'un air un peu contrarié; +quelques personnes amies vinrent lui serrer la main; elle les accueillit +avec animation, et, se tournant vers Betsy: + +«Je viens de chez la comtesse Lydie, j'aurais voulu venir plus tôt, mais +j'ai été retenue. Il y avait là sir John: il est très intéressant. + +--Ah! le missionnaire? + +--Oui, il raconte des choses bien curieuses sur sa vie aux Indes.» + +La conversation, que l'entrée d'Anna avait interrompue, vacilla de nouveau, +comme le feu d'une lampe prête à s'éteindre. + +«Sir John! + +--Oui, je l'ai vu. Il parle bien. La Wlatief en est positivement amoureuse. + +--Est-il vrai que la plus jeune des Wlatief épouse Tapof? + +--On prétend que c'est une chose décidée. + +--Je m'étonne que les parents y consentent. + +--C'est un mariage de passion, à ce qu'on dit. + +--De passion? où prenez-vous des idées aussi antédiluviennes? qui parle de +passion de nos jours? dit l'ambassadrice. + +--Hélas, cette vieille mode si ridicule se rencontre toujours, dit Wronsky. + +--Tant pis pour ceux qui la conservent: je ne connais, en fait de mariages +heureux, que les mariages de raison. + +--Oui, mais n'arrive-t-il pas souvent que ces mariages de raison tombent +en poussière, précisément à cause de cette passion que vous méconnaissez? + +--Entendons-nous: ce que nous appelons un mariage de raison est celui +qu'on fait lorsque des deux parts on a jeté sa gourme. L'amour est un mal +par lequel il faut avoir passé, comme la scarlatine. + +--Dans ce cas, il serait prudent de recourir à un moyen artificiel de +l'inoculer, pour s'en préserver comme de la petite vérole. + +--Dans ma jeunesse, j'ai été amoureuse d'un sacristain: je voudrais bien +savoir si cela m'a rendu service. + +--Non, sans plaisanterie, je crois que pour bien connaître l'amour il faut, +après s'être trompé une fois, pouvoir réparer son erreur. + +--Même après le mariage? demanda l'ambassadrice en riant. + +--«It is never too late to mend,» dit le diplomate en citant un proverbe +anglais. + +--Justement, interrompit Betsy: se tromper d'abord pour rentrer dans le +vrai ensuite. Qu'en dites-vous?» demanda-t-elle en se tournant vers Anna +qui écoutait la conversation avec un sourire. + +Wronsky la regarda, et attendit sa réponse avec un violent battement de +coeur; quand elle eut parlé, il respira comme délivré d'un danger. + +«Je crois, dit Anna en jouant avec son gant, que s'il y a autant +d'opinions que de têtes, il y a aussi autant de façons d'aimer qu'il y a +de coeurs.» + +Elle se retourna brusquement vers Wronsky. + +«J'ai reçu une lettre de Moscou. On m'écrit que Kitty Cherbatzky est très +malade. + +--Vraiment?» dit Wronsky d'un air sombre. + +Anna le regarda sévèrement. + +«Cela vous est indifférent? + +--Au contraire, cela me touche beaucoup. Que vous écrit-on de particulier, +s'il m'est permis de le demander?» + +Anna se leva et s'approcha de Betsy. + +«Voulez-vous me donner une tasse de thé,» dit-elle en s'appuyant sur sa +chaise. + +Pendant que Betsy versait le thé, Wronsky s'approcha d'Anna. + +«Que vous écrit-on? + +--J'ai souvent pensé que, si les hommes prétendaient savoir agir avec +noblesse, c'est en réalité une phrase vide de sens, dit Anna sans lui +répondre directement.--Il y a longtemps que je voulais vous le dire, +ajouta-t-elle en se dirigeant vers une table chargée d'albums. + +--Je ne comprends pas bien ce que signifient vos paroles,» dit-il en lui +offrant sa tasse. + +Elle jeta un regard sur le divan près d'elle, et il s'y assit aussitôt. + +«Oui, je voulais vous le dire, continua-t-elle sans le regarder, vous avez +mal agi, très mal. + +--Croyez-vous que je ne le sente pas? Mais à qui la faute? + +--Pourquoi me dites-vous cela? dit-elle avec un regard sévère. + +--Vous le savez bien,» répondit-il en supportant le regard d'Anna sans +baisser les yeux. + +Ce fut elle qui se troubla. + +«Ceci prouve simplement que vous n'avez pas de coeur,--dit-elle. Mais ses +yeux exprimaient le contraire. + +--Ce dont vous parliez tout à l'heure était une erreur, non de l'amour. + +--Souvenez-vous que je vous ai défendu de prononcer ce mot, ce vilain mot, +--dit Anna en tressaillant; et aussitôt elle comprit que par ce seul mot +«_défendu_» elle se reconnaissait de certains droits sur lui, et semblait +l'encourager à parler.--Depuis longtemps je voulais m'entretenir avec +vous, continua-t-elle en le regardant bien en face et d'un ton ferme, +quoique ses joues fussent brûlantes de rougeur.--Je suis venue aujourd'hui +tout exprès, sachant que je vous rencontrerais. Il faut que tout ceci +finisse. Je n'ai jamais eu à rougir devant personne, et vous me causez le +chagrin pénible de me sentir coupable.» + +Il la regardait, frappé de l'expression élevée de sa beauté. + +«Que voulez-vous que je fasse? répondit-il simplement et sérieusement. + +--Je veux que vous alliez à Moscou implorer le pardon de Kitty. + +--Vous ne voulez pas cela?» + +Il sentait qu'elle s'efforçait de dire une chose, mais qu'elle en +souhaitait une autre. + +«Si vous m'aimez comme vous le dites, murmura-t-elle, faites que je sois +tranquille.» + +Le visage de Wronsky s'éclaircit. + +«Ne savez-vous pas que vous êtes ma vie? mais je ne connais plus la +tranquillité et ne saurais vous la donner. Me donner tout entier, donner +mon amour, oui. Je ne puis vous séparer de moi par la pensée. Vous et moi +ne faisons qu'un, à mes yeux. Je ne vois aucun moyen de tranquillité ni +pour vous, ni pour moi dans l'avenir. Je ne vois en perspective que le +malheur, le désespoir ou le bonheur, et quel bonheur! Est-il vraiment +impossible?» murmura-t-il des lèvres, sans oser prononcer les mots; mais +elle l'entendit. + +Toutes les forces de son intelligence semblaient n'avoir d'autre but que +de répondre comme son devoir l'exigeait; mais, au lieu de parler, elle le +regardait les yeux pleins d'amour, et se tut. + +«Mon Dieu, pensa-t-il avec transport, au moment où je désespérais, où je +croyais n'y jamais parvenir, le voilà l'amour! elle m'aime, c'est un aveu! + +--Faites cela pour moi, soyons bons amis et ne me parlez plus jamais ainsi, +--dirent ses paroles; son regard parlait différemment. + +--Jamais nous ne serons amis, vous le savez vous-mêmes. Serons-nous les +plus heureux ou les plus malheureux des êtres? c'est à vous d'en décider.» + +Elle voulut parler, mais il l'interrompit. + +«Tout ce que je demande, c'est le droit d'espérer et de souffrir comme +en ce moment; si c'est impossible, ordonnez-moi de disparaître et je +disparaîtrai. Jamais vous ne me verrez plus si ma présence vous est +pénible. + +--Je ne vous chasse pas. + +--Alors ne changez rien, laissez les choses telles qu'elles sont, dit-il +d'une voix tremblante. Voilà votre mari». + +Effectivement Alexis Alexandrovitch entrait en ce moment au salon avec son +air calme et sa démarche disgracieuse. + +Il s'approcha de la maîtresse de la maison, jeta en passant un regard sur +Anna et Wronsky, s'assit près de la table à thé, et de sa voix lente et +bien accentuée, souriant de ce sourire qui semblait toujours se moquer de +quelqu'un ou de quelque chose, il dit en regardant l'assemblée: + +«Votre Rambouillet est au complet. Les Grâces et les Muses!» + +Mais la princesse Betsy, qui ne pouvait souffrir ce ton persifleur, +«sneering», comme elle disait, l'amena bien vite, en maîtresse de maison +consommée, à aborder une question sérieuse. Le service obligatoire fut mis +sur le tapis, et Alexis Alexandrovitch le défendit avec vivacité contre +les attaques de Betsy. + +Wronsky et Anna restaient près de leur petite table. + +«Cela devient inconvenant, dit une dame à voix basse en désignant du +regard Karénine, Anna et Wronsky. + +--Que vous disais-je?» dit l'amie d'Anna. + +Ces dames ne furent pas seules à faire cette observation; la princesse +Miagkaïa et Betsy elles-mêmes jetèrent les yeux plus d'une fois du côté où +ils étaient isolés; seul Alexis Alexandrovitch ne les regarda pas, ni ne +se laissa distraire de l'intéressante conversation qu'il avait entamée. + +Betsy, remarquant le mauvais effet produit par ses amis, manoeuvra de +façon à se faire momentanément remplacer pour donner la réplique à Alexis +Alexandrovitch, et s'approcha d'Anna. + +«J'admire toujours la netteté et la clarté de langage de votre mari, +dit-elle: les questions les plus transcendantes me semblent accessibles +quand il parle. + +--Oh oui!» répondit Anna, ne comprenant pas un mot de ce que disait Betsy, +et, rayonnante de bonheur, elle se leva, s'approcha de la grande table et +se mêla à la conversation générale. + +Au bout d'une demi-heure, Alexis Alexandrovitch proposa à sa femme de +rentrer, mais elle répondit, sans le regarder, qu'elle voulait rester à +souper. Alexis Alexandrovitch prit congé de la société et partit... + +Le vieux cocher des Karénine, un gros tatare, vêtu de son imperméable, +retenait avec peine, devant le perron, ses chevaux excités par le froid. +Un laquais tenait la portière du coupé. Le suisse, debout près de la porte +d'entrée, la gardait grande ouverte, et Anna écoutait avec transport ce +que lui murmurait Wronsky, tout en détachant d'une main nerveuse la +dentelle de sa manche qui s'était attachée à l'agrafe de sa pelisse. + +«Vous ne vous êtes engagée à rien, j'en conviens, lui disait Wronsky +tout en l'accompagnant à sa voiture, mais vous savez que ce n'est pas de +l'amitié que je demande: pour moi, le seul bonheur de ma vie sera contenu +dans ce mot qui vous déplaît si fort: l'amour. + +--L'amour,» répéta-t-elle lentement, comme si elle se fût parlé à +elle-même; puis, étant arrivée à détacher sa dentelle, elle dit tout à +coup: «Ce mot me déplaît parce qu'il a pour moi un sens plus profond +et beaucoup plus grave que vous ne pouvez l'imaginer. Au revoir,» +ajouta-t-elle en le regardant bien en face. + +Elle lui tendit la main et d'un pas rapide passa devant le suisse et +disparut dans sa voiture. + +Ce regard, ce serrement de main bouleversèrent Wronsky. Il baisa la paume +de sa main que _ses_ doigts avaient touchée, et rentra chez lui avec la +conviction bienheureuse que cette soirée l'avait plus rapproché du but +rêvé que les deux mois précédents. + + + + +VIII + + +Alexis Alexandrovitch n'avait rien trouvé d'inconvenant à ce que sa femme +se fût entretenue avec Wronsky en tête-à-tête d'une façon un peu animée; +mais il lui sembla que d'autres personnes avaient paru étonnées, et il +résolut d'en faire l'observation à Anna. + +Comme d'ordinaire en rentrant chez lui, Alexis Alexandrovitch passa dans +son cabinet, s'y installa dans son fauteuil, ouvrit son livre à l'endroit +marqué par un couteau à papier, et lut un article sur le papisme jusqu'à +une heure du matin. De temps en temps il passait la main sur son front et +secouait la tête comme pour en chasser une pensée importune. À l'heure +habituelle, il fit sa toilette de nuit. Anna n'était pas encore rentrée. +Son livre sous le bras, il se dirigea vers sa chambre; mais, au lieu de +ses préoccupations ordinaires sur les affaires de son service, il pensa à +sa femme et à l'impression désagréable qu'il avait éprouvée à son sujet. +Incapable de se mettre au lit, il marcha de long en large, les bras +derrière le dos, ne pouvant se résoudre à se coucher sans avoir mûrement +réfléchi aux incidents de la soirée. + +Au premier abord, Alexis Alexandrovitch trouva simple et naturel +d'adresser une observation à sa femme; mais, en y réfléchissant, il lui +sembla que ces incidents étaient d'une complication fâcheuse. Karénine +n'était pas jaloux. Un mari, selon lui, offensait sa femme en lui +témoignant de la jalousie; mais pourquoi cette confiance en ce qui +concernait sa jeune femme, et pourquoi, lui, devait-il être convaincu +qu'elle l'aimerait toujours? C'est ce qu'il ne se demandait pas. N'ayant +jamais connu jusque-là ni soupçons ni doutes, il se disait qu'il garderait +une confiance entière. Pourtant, tout en demeurant dans ces sentiments, +il se sentait en face d'une situation illogique et absurde qui le trouvait +désarmé. Jusqu'ici il ne s'était trouvé aux prises avec les difficultés +de la vie que dans la sphère de son service officiel; l'impression qu'il +éprouvait maintenant était celle d'un homme passant tranquillement sur un +pont au-dessus d'un précipice, et s'apercevant tout à coup que le pont est +démonté et le gouffre béant sous ses pieds. Ce gouffre était pour lui la +vie réelle, et le pont, l'existence artificielle qu'il avait seule connue +jusqu'à ce jour. L'idée que sa femme pût aimer un autre que lui, le +frappait pour la première fois et le terrifiait. + +Sans songer à se déshabiller, il continua à marcher d'un pas régulier sur +le parquet sonore, traversant successivement la salle à manger éclairée +d'une seule lampe, le salon obscur, où un faible rayon de lumière tombait +sur son grand portrait récemment peint, le boudoir de sa femme, où +brûlaient deux bougies au-dessus des bibelots coûteux de sa table à écrire +et des portraits de ses parents et amis. Arrivé à la porte de la chambre à +coucher, il retourna sur ses pas. + +De temps en temps il s'arrêtait et se disait: «Oui, il faut absolument +couper court à tout cela, prendre un parti, lui dire ma manière de voir; +mais que lui dire? et quel parti prendre? Que s'est-il passé, au bout du +compte? rien. Elle a causé longtemps avec lui... mais avec qui une femme +ne cause-t-elle pas dans le monde? Me montrer jaloux pour si peu serait +humiliant pour nous deux.» + +Mais ce raisonnement, qui au premier abord lui avait paru concluant, lui +semblait tout à coup sans valeur. De la porte de la chambre à coucher il +se dirigea vers la salle à manger, puis, traversant le salon obscur, il +crut entendre une voix lui murmurer: «Puisque d'autres ont paru étonnés, +c'est qu'il y a là quelque chose..... Oui, il faut couper court à tout +cela, prendre un parti..... lequel?» + +Ses pensées, comme son corps, décrivaient le même cercle, et il ne +rencontrait aucune idée nouvelle. Il s'en aperçut, passa la main sur son +front, et s'assit dans le boudoir. + +Là, en regardant la table à écrire d'Anna avec son buvard en malachite, et +un billet inachevé, ses pensées prirent un autre cours; il pensa à elle, +à ce qu'elle pouvait éprouver. Son imagination lui présenta la vie de sa +femme, les besoins de son esprit et de son coeur, ses goûts, ses désirs; +et l'idée qu'elle pouvait, qu'elle devait avoir une existence personnelle, +indépendante de la sienne, le saisit si vivement qu'il s'empressa de la +chasser. C'était le gouffre qu'il n'osait sonder du regard. Entrer par la +réflexion et le sentiment dans l'âme d'autrui lui était une chose inconnue +et lui paraissait dangereux. + +«Et ce qu'il y a de plus terrible, pensa-t-il, c'est que cette inquiétude +insensée me prend au moment de mettre la dernière main à mon oeuvre (le +projet qu'il voulait faire passer), lorsque j'ai le plus besoin de toutes +les forces de mon esprit, de tout mon calme. Que faire à cela? Je ne suis +pas de ceux qui ne savent pas regarder leur mal en face. Il faut réfléchir, +prendre un parti et me délivrer de ce souci, dit-il à haute voix. Je ne +me reconnais pas le droit de scruter ses sentiments, de m'immiscer en +ce qui se passe ou ne se passe pas dans son âme: c'est l'affaire de sa +conscience et le domaine de la religion,» se dit-il, tout soulagé d'avoir +trouvé une loi qu'il pût appliquer aux circonstances qui venaient de +surgir. + +«Ainsi, continua-t-il, les questions relatives à ses sentiments sont des +questions de conscience auxquelles je n'ai pas à toucher. Mon devoir se +dessine clairement. Obligé, comme chef de famille, de la diriger, de +lui indiquer les dangers que j'entrevois, responsable que je suis de sa +conduite, je dois au besoin user de mes droits.» + +Et Alexis Alexandrovitch fit mentalement un plan de ce qu'il devait dire +à sa femme, tout en regrettant la nécessité d'employer son temps et ses +forces intellectuelles à des affaires de ménage; malgré lui, ce plan prit +dans sa tête la forme nette, précise et logique d'un rapport. + +«Je dois lui faire sentir ce qui suit: 1° la signification et l'importance +de l'opinion publique; 2° le sens religieux du mariage; 3° les malheurs +qui peuvent rejaillir sur son fils; 4° les malheurs qui peuvent +l'atteindre elle-même.» Et Alexis Alexandrovitch serra ses mains l'une +contre l'autre en faisant craquer les jointures de ses doigts. Ce geste, +une mauvaise habitude, le calmait et l'aidait à reprendre l'équilibre +moral dont il avait si grand besoin. + +Un bruit de voiture se fit entendre devant la maison, et Alexis +Alexandrovitch s'arrêta au milieu de la salle à manger. Des pas de femme +montaient l'escalier. Son discours tout prêt, il resta là, debout, serrant +ses doigts pour les faire craquer encore: une jointure craqua. Quoique +satisfait de son petit discours, il eut peur, la sentant venir, de ce qui +allait se passer. + + + + +IX + + +Anna entra, jouant avec les glands de son bashlik, et la tête baissée; son +visage rayonnait, mais pas de joie; c'était plutôt le rayonnement terrible +d'un incendie par une nuit obscure. Quand elle aperçut son mari, elle leva +la tête, et sourit comme si elle se fût éveillée. + +«Tu n'es pas au lit? quel miracle!--dit-elle en se débarrassant de son +bashlik, et, sans s'arrêter, elle passa dans son cabinet de toilette, +criant à son mari du seuil de la porte:--Il est tard, Alexis +Alexandrovitch. + +--Anna, j'ai besoin de causer avec toi. + +--Avec moi! dit-elle étonnée en entrant dans la salle et en le regardant. +Qu'y a-t-il? À quel propos? demanda-t-elle en s'asseyant. Eh bien! causons, +puisque c'est si nécessaire, mais il vaudrait mieux dormir.» + +Anna disait ce qui lui venait à l'esprit, s'étonnant elle-même de mentir +si facilement; ses paroles étaient toutes naturelles, elle semblait +réellement avoir envie de dormir; elle se sentait soutenue, poussée par +une force invisible et revêtue d'une impénétrable armure de mensonge. + +«Anna, il faut que je te mette sur tes gardes. + +--Sur mes gardes? Pourquoi?» + +Elle le regarda si gaiement, si simplement, que, pour quelqu'un qui +ne l'eût pas connue comme son mari, le ton de sa voix aurait paru +parfaitement normal. Mais pour lui, qui savait qu'il ne pouvait déroger à +aucune de ses habitudes sans qu'elle en demandât la cause, qui savait que +le premier mouvement d'Anna était toujours de lui communiquer ses plaisirs +et ses peines, pour lui, le fait qu'elle ne voulût rien remarquer de son +agitation, ni parler d'elle-même, était très significatif. Cette âme, +ouverte pour lui autrefois, lui semblait maintenant close. Il sentait +même, au ton qu'elle prenait, qu'elle ne le dissimulait pas, et qu'elle +disait ouvertement: «Oui, c'est ainsi que cela doit être, et que cela sera +désormais.» Il se fit l'effet d'un homme qui rentrerait chez lui pour +trouver sa maison barricadée. «Peut-être la clef se retrouvera-t-elle +encore,» pensa Alexis Alexandrovitch. + +«Je veux te mettre en garde, dit-il d'une voix calme, contre +l'interprétation qu'on peut donner dans le monde à ton imprudence et à ton +étourderie: ta conversation trop animée ce soir avec le comte Wronsky (il +prononça ce nom lentement et avec fermeté) a attiré sur toi l'attention.» + +Il parlait en regardant les yeux rieurs mais impénétrables d'Anna et, +tout en parlant, sentait avec terreur que ses paroles étaient inutiles et +oiseuses. + +«Tu es toujours ainsi, dit-elle comme si elle n'y comprenait absolument +rien, et n'attachait d'importance qu'à une partie de la phrase. Tantôt il +t'est désagréable que je m'ennuie, et tantôt que je m'amuse. Je ne me suis +pas ennuyée ce soir; cela te blesse?» + +Alexis Alexandrovitch tressaillit, il serra encore ses mains pour les +faire craquer. + +«Je t'en supplie, laisse tes mains tranquilles, je déteste cela, dit-elle. + +--Anna, est-ce bien toi? dit Alexis Alexandrovitch en faisant doucement un +effort sur lui-même pour arrêter le mouvement de ses mains. + +--Mais, enfin, qu'y a-t-il? demanda-t-elle avec un étonnement sincère et +presque comique. Que veux-tu de moi?» + +Alexis Alexandrovitch se tut, et passa la main sur son front et ses +paupières. Il sentait qu'au lieu d'avertir sa femme de ses erreurs aux +yeux du monde il s'inquiétait malgré lui de ce qui se passait dans la +conscience de celle-ci, et se heurtait peut-être à un obstacle imaginaire. + +«Voici ce que je voulais te dire, reprit-il froidement et tranquillement, +et je te prie de m'écouter jusqu'au bout. Je considère, tu le sais, +la jalousie comme un sentiment blessant et humiliant, auquel je ne me +laisserai jamais entraîner; mais il y a certaines barrières sociales qu'on +ne franchit pas impunément. Aujourd'hui, à en juger par l'impression que +tu as produite,--ce n'est pas moi, c'est tout le monde qui l'a remarqué, +--tu n'as pas eu une tenue convenable. + +--Décidément je n'y suis plus,» dit Anna en haussant les épaules. +«Cela lui est parfaitement égal, pensa-t-elle, il ne redoute que +les observations du monde.--Tu es malade, Alexis Alexandrovitch,» +ajouta-t-elle en se levant pour s'en aller; mais il l'arrêta en s'avançant +vers elle. + +Jamais Anna ne lui avait vu une physionomie si sombre et si déplaisante; +elle resta debout, baissant la tête de côté pour retirer d'une main agile +les épingles à cheveux de sa coiffure. + +«Eh bien, j'écoute, dit-elle tranquillement d'un ton moqueur; j'écouterai +même avec intérêt, parce que je voudrais comprendre de quoi il s'agit.» + +Elle s'étonnait elle-même du ton assuré et naturellement calme qu'elle +prenait, ainsi que du choix de ses mots. + +«Je n'ai pas le droit d'entrer dans tes sentiments. Je le croîs inutile +et même dangereux, commença Alexis Alexandrovitch; en creusant trop +profondément dans nos âmes, nous risquons d'y toucher à ce qui pourrait +passer inaperçu. Tes sentiments regardent ta conscience; mais je suis +obligé vis-à-vis de toi, de moi, de Dieu, de te rappeler tes devoirs. Nos +vies sont unies, non par les hommes, mais par Dieu. Un crime seul peut +rompre ce lien, et un crime semblable entraîne après lui sa punition. + +--Je n'y comprends rien, et bon Dieu que j'ai sommeil, pour mon malheur! +dit Anna en continuant à défaire ses cheveux et à retirer les dernières +épingles. + +--Anna, au nom du ciel, ne parle pas ainsi, dit-il doucement. Je me trompe +peut-être, mais crois bien que ce que je te dis est autant pour toi que +pour moi: je suis ton mari et je t'aime.» + +Le visage d'Anna s'assombrit un moment, et l'éclair moqueur de ses yeux +s'éteignit; mais le mot «aimer» l'irrita. «Aimer, pensa-t-elle, sait-il +seulement ce que c'est? Est-ce qu'il peut aimer? S'il n'avait pas entendu +parler d'amour, il aurait toujours ignoré ce mot.» + +«Alexis Alexandrovitch, je ne te comprends vraiment pas, dit-elle: +explique-moi ce que tu trouves... + +--Permets-moi d'achever. Je t'aime, mais je ne parle pas pour moi; les +principaux intéressés sont ton fils et toi-même. Il est fort possible, je +le répète, que mes paroles te semblent inutiles et déplacées, peut-être +sont-elles le résultat d'une erreur de ma part: dans ce cas, je te prie de +m'excuser; mais si tu sens toi-même qu'il y a un fondement quelconque à +mes observations, je te supplie d'y réfléchir et, si le coeur t'en dit, de +l'ouvrir à moi.» + +Alexis Alexandrovitch, sans le remarquer, disait tout autre chose que ce +qu'il avait préparé. + +«Je n'ai rien à te dire, et, ajouta-t-elle vivement en dissimulant avec +peine un sourire, il est vraiment temps de dormir.» + +Alexis Alexandrovitch soupira et, sans rien ajouter, se dirigea vers sa +chambre à coucher. + +Quand elle y entra à son tour, il était couché. Ses lèvres étaient serrées +d'un air sévère et ses yeux ne la regardaient pas. Anna se coucha, croyant +toujours qu'il lui parlerait; elle le craignait et le désirait tout à la +fois; mais il se tut. + +Elle attendit longtemps sans bouger et finit par l'oublier; elle pensait à +un autre, dont l'image remplissait son coeur d'émotion et de joie coupable. +Tout à coup elle entendit un ronflement régulier et calme; Alexis +Alexandrovitch sembla s'en effrayer lui-même et s'arrêta. Mais, au bout +d'un instant, le ronflement retentit de nouveau, tranquille et régulier. + +«Trop tard, trop tard,» pensa-t-elle avec un sourire. Elle resta longtemps +ainsi, immobile, les yeux ouverts et croyant les sentir briller dans +l'obscurité. + + + + +X + + +À partir de cette soirée, une vie nouvelle commença pour Alexis +Alexandrovitch et sa femme. Rien de particulier en apparence: Anna +continuait à aller dans le monde, surtout chez la princesse Betsy, et à +rencontrer Wronsky partout; Alexis Alexandrovitch s'en apercevait sans +pouvoir l'empêcher. À chacune de ses tentatives d'explication, elle +opposait un étonnement rieur absolument impénétrable. + +Rien n'était changé extérieurement, mais leurs rapports l'étaient du tout +au tout. Alexis Alexandrovitch, si fort quand il s'agissait des affaires +de l'État, se sentait ici impuissant. Il attendait le coup final, tête +baissée et résigné comme un boeuf à l'abattoir. Lorsque ces pensées lui +revenaient, il se disait qu'il fallait essayer encore une fois ce que la +bonté, la tendresse, le raisonnement pourraient pour sauver Anna et la +ramener; chaque jour il se proposait de lui parler; mais, aussitôt qu'il +tentait de le faire, le même esprit de mal et de mensonge qui la possédait +s'emparait également de lui, et il parlait autrement qu'il n'aurait voulu +le faire. Involontairement il reprenait un ton de persiflage et semblait +se moquer de ceux qui auraient parlé comme lui. Ce n'était pas sur ce +ton-là que les choses qu'il avait à dire pouvaient être exprimées... + + + + +XI + + +Ce qui pour Wronsky avait été pendant près d'un an le but unique et +suprême de la vie, pour Anna un rêve de bonheur, d'autant plus enchanteur +qu'il lui paraissait invraisemblable et terrible, s'était réalisé. Pâle et +tremblant, il était debout près d'elle, et la suppliait de se calmer sans +savoir comment et pourquoi. + +«Anna, Anna! disait-il d'une voix émue, Anna, au nom du ciel!» Mais plus +il élevait la voix, plus elle baissait la tête. Cette tête jadis si fière +et si gaie, maintenant si humiliée! elle l'aurait abaissée jusqu'à terre, +du divan où elle était assise, et serait tombée sur le tapis s'il ne +l'avait soutenue. + +«Mon Dieu, pardonne-moi!» sanglotait-elle en lui serrant la main contre sa +poitrine. + +Elle se trouvait si criminelle et si coupable qu'il ne lui restait +plus qu'à s'humilier et à demander grâce, et c'était de lui qu'elle +implorait son pardon, n'ayant plus que lui au monde. En le regardant, son +abaissement lui apparaissait d'une façon si palpable qu'elle ne pouvait +prononcer d'autre parole. Quant à lui, il se sentait pareil à un assassin +devant le corps inanimé de sa victime. Le corps immolé par eux, c'était +leur amour, la première phase de leur amour. Il y avait quelque chose de +terrible et d'odieux au souvenir de ce qu'ils avaient payé du prix de leur +honte. + +Le sentiment de la déchéance morale qui écrasait Anna s'empara de Wronsky. +Mais, quelle que soit l'horreur du meurtrier devant le cadavre de sa +victime, il faut le cacher et profiter au moins du crime commis. Et tel +que le coupable qui se jette sur le cadavre avec rage, et l'entraîne pour +le mettre en pièces, lui, il couvrait de baisers la tête et les épaules +de son amie. Elle lui tenait la main et ne bougeait pas; oui, ces baisers, +elle les avait achetés au prix de son honneur, et cette main qui lui +appartenait pour toujours était celle de son complice: elle souleva cette +main et la baisa. Wronsky tomba à ses genoux, cherchant à voir ce visage +qu'elle cachait sans vouloir parier. Enfin elle se leva avec effort et le +repoussa: + +«Tout est fini; il ne me reste plus que toi, ne l'oublie pas.--Comment +oublierai-je ce qui fait ma vie! Pour un instant de ce bonheur... + +--Quel bonheur! s'écria-t-elle avec un sentiment de dégoût et de terreur +si profond, qu'elle lui communiqua cette terreur. Au nom du ciel, pas un +mot, pas un mot de plus!» + +Elle se leva vivement et s'éloigna de lui. + +«Pas un mot de plus!» répétait-elle avec une morne expression de désespoir +qui le frappa étrangement, et elle sortit. + +Au début de cette vie nouvelle, Anna sentait l'impossibilité d'exprimer +la honte, la frayeur, la joie qu'elle éprouvait; plutôt que de rendre sa +pensée par des paroles insuffisantes ou banales, elle préférait se taire. +Plus tard, les mots propres à définir la complexité de ses sentiments +ne lui vinrent pas davantage, ses pensées mêmes ne traduisaient pas les +impressions de son âme. «Non, disait-elle, je ne puis réfléchir à tout +cela maintenant: plus tard, quand je serai plus calme.» Mais ce calme de +l'esprit ne se produisait pas; chaque fois que l'idée lui revenait de ce +qui avait eu lieu, de ce qui arriverait encore, de ce qu'elle deviendrait, +elle se sentait prise de peur et repoussait ces pensées. + +«Plus tard, plus tard, répétait-elle, quand je serai plus calme.» + +En revanche, quand pendant son sommeil elle perdait tout empire sur ses +réflexions, sa situation lui apparaissait dans son affreuse réalité; +presque chaque nuit elle faisait le même rêve. Elle rêvait que tous deux +étaient ses maris et se partageaient ses caresses. Alexis Alexandrovitch +pleurait en lui baisant les mains et en disant: «Que nous sommes heureux +maintenant.» Et Alexis Wronsky, lui aussi, était son mari. Elle s'étonnait +d'avoir cru que ce fût impossible, riait en leur expliquant que tout +allait se simplifier, et que tous deux désormais seraient contents +et heureux. Mais ce rêve l'oppressait comme un cauchemar et elle se +réveillait épouvantée. + + + + +XII + + +Dans les premiers temps qui suivirent son retour de Moscou, chaque fois +qu'il arrivait à Levine de rougir et de tressaillir en se rappelant la +honte du refus qu'il avait essuyé, il se disait: «C'est ainsi que je +souffrais, et que je me croyais un homme perdu lorsque j'ai manqué mon +examen de physique, puis lorsque j'ai compromis l'affaire de ma soeur qui +m'avait été confiée. Et maintenant? Maintenant les années ont passé et +je me rappelle ces désespoirs avec étonnement. Il en sera de même de ma +douleur d'aujourd'hui: le temps passera et j'y deviendrai indifférent.» + +Mais trois mois s'écoulèrent et l'indifférence ne venait pas, et comme aux +premiers jours ce souvenir lui restait une souffrance. Ce qui le troublait, +c'est qu'après avoir tant rêvé la vie de famille, s'y être cru si bien +préparé, non seulement il ne s'était pas marié, mais il se trouvait plus +loin que jamais du mariage. C'était d'une façon presque maladive qu'il +sentait, comme tous ceux qui l'entouraient, qu'il n'est pas bon à l'homme +de vivre seul. Il se rappelait qu'avant son départ pour Moscou il avait +dit une fois à son vacher Nicolas, un paysan naïf avec lequel il causait +volontiers: «Sais-tu, Nicolas? J'ai envie de me marier.» Sur quoi Nicolas +avait aussitôt répondu sans hésitation: «Il y a longtemps que cela devrait +être fait. Constantin Dmitritch.» + +Et jamais il n'avait été si éloigné du mariage! C'est que la place +était prise, et s'il lui arrivait de songer à quelque jeune fille de sa +connaissance, il sentait l'impossibilité de remplacer Kitty dans son coeur; +les souvenirs du passé le tourmentaient d'ailleurs encore. Il avait beau +se dire qu'après tout il n'avait commis aucun crime, il rougissait de ces +souvenirs à l'égal de ceux qui lui semblaient les plus honteux dans sa +vie. Le sentiment de son humiliation, si peu grave qu'elle fût, pesait +beaucoup plus sur sa conscience qu'aucune des mauvaises actions de son +passé. C'était une blessure qui ne voulait pas se cicatriser. + +Le temps et le travail firent cependant leur oeuvre; les impressions +pénibles furent peu à peu effacées par les événements importants (malgré +leur apparence modeste) de la vie de campagne; chaque semaine emporta +quelque chose du souvenir de Kitty; il en vint même à attendre avec +impatience la nouvelle de son mariage, espérant que cette nouvelle le +guérirait à la façon d'une dent qu'on arrache. + +Le printemps arriva, beau, amical, sans traîtrise ni fausses promesses: un +de ces printemps dont se réjouissent les plantes et les animaux, aussi +bien que les hommes. Cette saison splendide donna à Levine une nouvelle +ardeur; elle confirma sa résolution de s'arracher au passé pour organiser +sa vie solitaire dans des conditions de fixité et d'indépendance. Les +plans qu'il avait formés en rentrant à la campagne n'avaient pas tous été +réalisés, mais le point essentiel, la chasteté de sa vie, n'avait reçu +aucune atteinte; il osait regarder ceux qui l'entouraient, sans que la +honte d'une chute l'humiliât dans sa propre estime. Vers le mois de +février, Maria Nicolaevna lui avait écrit pour lui dire que l'état de son +frère empirait, sans qu'il fût possible de le déterminer à se soigner. +Cette lettre le fit immédiatement partir pour Moscou, où il décida Nicolas +à consulter un médecin, puis à aller prendre les eaux à l'étranger; il lui +fit même accepter un prêt d'argent pour son voyage. Sous ce rapport, il +pouvait donc être content de lui-même. + +En dehors de son exploitation et de ses lectures habituelles, Levine +entreprit pendant l'hiver une étude sur l'économie rurale, étude dans +laquelle il partait de cette donnée, que le tempérament du travailleur +est un fait aussi absolu que le climat et la nature du sol; la science +agronomique, selon lui, devait tenir compte au même degré de ces trois +éléments. + +Sa vie fut donc très remplie, malgré sa solitude; la seule chose qui lui +manquât fut la possibilité de communiquer les idées qui se déroulaient +dans sa tête à d'autres qu'à sa vieille bonne; aussi avait-il fini par +raisonner avec celle-ci sur la physique, les théories d'économie rurale, +et surtout sur la philosophie, car c'était le sujet favori d'Agathe +Mikhaïlovna. + +Le printemps fut assez tardif. Pendant les dernières semaines du carême, +le temps fut clair, mais froid. Quoique le soleil amenât pendant le jour +un certain dégel, il y avait au moins sept degrés la nuit; la croûte que +la gelée formait sur la neige était si dure qu'il n'y avait plus de routes +tracées. + +Le jour de Pâques se passa dans la neige; tout à coup, le lendemain, un +vent chaud s'éleva, les nuages s'amoncelèrent, et pendant trois jours et +trois nuits une pluie tiède et orageuse ne cessa de tomber; le vent se +calma le jeudi, et il s'étendit alors sur la terre un brouillard épais et +gris comme pour cacher les mystères qui s'accomplissaient dans la nature: +les glaces qui craquaient et fondaient de toutes parts, les rivières en +débâcle, les torrents dont les eaux écumeuses et troublées s'échappaient +avec violence. Vers le soir, on vit sur la colline Rouge le brouillard +se déchirer, les nuages se dissiper en moutons blancs, et le printemps, +le vrai printemps, paraître éblouissant. Le lendemain matin, un soleil +brillant acheva de fondre les légères couches de glace qui restaient +encore sur les eaux, et l'air tiède se remplit de vapeurs s'élevant de +la terre; l'herbe ancienne prit aussitôt des teintes vertes, la nouvelle +pointa dans le sol, semblable à des milliers de petites aiguilles; les +bourgeons des bouleaux, des buissons de groseilliers, et des boules de +neige, se gonflèrent de sève et, sur leurs branches ensoleillées, des +essaims d'abeilles s'abattirent en bourdonnant. + +D'invisibles alouettes entonnaient leur chant joyeux à la vue de la +campagne débarrassée de neige; les vanneaux semblaient pleurer leurs +marais submergés par les eaux torrentielles; les cigognes et les oies +sauvages s'élevaient dans le ciel avec leur cri printanier. + +Les vaches, dont le poil ne repoussait qu'irrégulièrement et montrait ça +et là des places pelées, beuglaient en quittant les étables; autour des +brebis à la toison pesante, les agneaux sautillaient gauchement; les +enfants couraient pieds nus le long des sentiers humides, où s'imprimait +la trace de leurs pas; les paysannes babillaient gaiement sur le bord de +l'étang, occupées à blanchir leur toile; de tous côtés retentissait la +hache des paysans réparant leurs herses et leurs charrues. Le printemps +était vraiment revenu. + + + + +XIII + + +Pour la première fois, Levine n'endossa pas sa pelisse, mais, vêtu plus +légèrement et chaussé de ses grandes bottes, il sortit, enjambant les +ruisseaux que le soleil rendait éblouissants, et posant le pied tantôt sur +un débris de glace, tantôt dans une boue épaisse. + +Le printemps, c'est l'époque des projets et des plans. Levine, en sortant, +ne savait pas plus ce qu'il allait d'abord entreprendre que l'arbre ne +devinait comment et dans quel sens s'étendraient les jeunes pousses et les +jeunes branches enveloppées dans ses bourgeons; mais il sentait que les +plus beaux projets et les plans les plus sages débordaient en lui. + +Il alla d'abord voir son bétail. On avait fait sortir les vaches; elles se +chauffaient au soleil en beuglant, comme pour implorer la grâce d'aller +aux champs. Levine les connaissait toutes dans leurs moindres détails. +Il les examina avec satisfaction, et donna l'ordre au berger tout joyeux +de les mener au pâturage et de faire sortir les veaux. Les vachères, +ramassant leurs jupes, et barbotant dans la boue, les pieds nus encore +exempts de hâle, poursuivaient, une gaule en main, les veaux que le +printemps grisait de joie, et les empêchaient de sortir de la cour. + +Les nouveau-nés de l'année étaient d'une beauté peu commune; les plus âgés +avaient déjà la taille d'une vache ordinaire, et la fille de Pava, âgée de +trois mois, était de la grandeur des génisses d'un an. Levine les admira +et donna l'ordre de sortir leurs auges et de leur apporter leur pitance +de foin dehors, derrière les palissades portatives qui leur servaient +d'enclos. + +Mais il se trouva que ces palissades, faites en automne, étaient en +mauvais état, parce qu'on n'en avait pas eu besoin. Il fit chercher le +charpentier, qui devait être occupé à réparer la machine à battre; on +ne le trouva pas là; il raccommodait les herses, qui auraient dû être +réparées pendant le carême. Levine fut contrarié. Toujours cette éternelle +nonchalance, contre laquelle depuis si longtemps il luttait en vain! +Les palissades, ainsi qu'il l'apprit, n'ayant pas servi pendant l'hiver, +avaient été transportées dans l'écurie des ouvriers, où, étant de +construction légère, elles avaient été brisées. + +Quant aux herses et aux instruments aratoires, qui auraient dû être +réparés et mis en état durant les mois d'hiver, ce qui avait fait louer +trois charpentiers, rien n'avait été fait; on réparait les herses au +moment même où on allait en avoir besoin. Levine fit chercher l'intendant, +puis, impatienté, alla le chercher lui-même. L'intendant, rayonnant comme +l'univers entier ce jour-là, vint à l'appel du maître, vêtu d'une petite +touloupe garnie de mouton frisé, cassant une paille dans ses doigts. + +«Pourquoi le charpentier n'est-il pas à la machine? + +--C'est ce que je voulais dire, Constantin Dmitritch; il faut réparer les +herses. Il va falloir labourer. + +--Qu'avez-vous donc fait l'hiver? + +--Mais pourquoi faut-il un charpentier? + +--Où sont les palissades de l'enclos pour les veaux? + +--J'ai donné l'ordre de les remettre en place. Que voulez-vous qu'on fasse +avec ce monde-là, répondit l'intendant en faisant un geste désespéré. + +--Ce n'est pas avec ce monde-là, mais avec l'intendant qu'il n'y a rien à +faire! dit Levine s'échauffant. Pourquoi vous paye-t-on?» cria-t-il; mais, +se rappelant à temps que les cris n'y feraient rien, il s'arrêta et se +contenta de soupirer. + +«Pourra-t-on semer? demanda-t-il après un moment de silence. + +--Demain ou après-demain, on le pourra derrière Tourkino. + +--Et le trèfle? + +--J'ai envoyé Wassili et Mishka le semer; mais je ne sais s'ils y +parviendront, le sol est encore trop détrempé. + +--Sur combien de déciatines? + +--Six. + +--Pourquoi pas partout?--cria Levine en colère. Il était furieux +d'apprendre qu'au lieu de vingt-quatre déciatines on n'en ensemençait que +six; sa propre expérience, aussi bien que la théorie, l'avait convaincu +de la nécessité de semer le trèfle aussitôt que possible, presque sur la +neige, et il n'y arrivait jamais. + +--Nous manquons d'ouvriers, que voulez-vous qu'on fasse de ces gens-là? +Trois journaliers ne sont pas venus, et voilà Simon... + +--Vous auriez mieux fait de ne pas les garder à décharger la paille. + +--Aussi n'y sont-ils pas. + +--Où sont-ils donc tous? + +--Il y en a cinq à la _compote_ (l'intendant voulait dire au compost), +quatre à l'avoine qu'on remue: pourvu qu'elle ne tourne pas, Constantin +Dmitritch!» + +Pour Levine, cela signifiait que l'avoine anglaise, destinée aux semences, +était déjà tournée. Ils avaient encore enfreint ses ordres! + +«Mais ne vous ai-je pas dit, pendant le carême, qu'il fallait poser des +cheminées pour l'aérer? cria-t-il. + +--Ne vous inquiétez pas, nous ferons tout en son temps.» + +Levine, furieux, fit un geste de mécontentement, et alla examiner l'avoine +dans son magasin à grains, puis il se rendit à l'écurie. L'avoine n'était +pas encore gâtée, mais l'ouvrier la remuait à la pelle au lieu de la +descendre simplement d'un étage à l'autre. Levine prit deux ouvriers +pour les envoyer au trèfle. Peu à peu il se calma sur le compte de son +intendant; d'ailleurs il faisait si beau qu'on ne pouvait vraiment pas se +mettre en colère. + +«Ignat!--cria-t-il à son cocher, qui, les manches retroussées, lavait la +calèche près du puits.--Selle-moi un cheval. + +--Lequel? + +--Kolpik.» + +Pendant qu'on sellait son cheval, Levine appela l'intendant, qui allait et +venait autour de lui, afin de rentrer en grâce, et lui parla des travaux à +exécuter pendant le printemps et de ses projets agronomiques: il fallait +transporter le fumier le plus tôt possible, de façon à terminer ce travail +avant le premier fauchage; il fallait labourer le champ le plus lointain, +puis faire les foins à son compte, et ne pas faucher de moitié avec les +paysans. + +L'intendant écoutait attentivement, de l'air d'un homme qui fait +effort pour approuver les projets du maître; il avait cette physionomie +découragée et abattue que Levine lui connaissait et qui l'irritait au plus +haut point. «Tout cela est bel et bon, semblait-il toujours dire, mais +nous verrons ce que Dieu donnera.» + +Ce ton contrariait, désespérait presque Levine; mais il était commun à +tous les intendants qu'il avait eus à son service; tous accueillaient ses +projets du même air navré, aussi avait-il pris le parti de ne plus se +fâcher; il n'en mettait pas moins d'ardeur à lutter contre ce malheureux: +«ce que Dieu donnera», qu'il considérait comme une espèce de force +élémentaire destinée à lui faire partout obstacle. + +«Nous verrons si nous en aurons le temps, Constantin Dmitritch. + +--Et pourquoi ne l'aurions-nous pas? + +--Il nous faut louer quinze ouvriers de plus, et il n'en vient pas. +Aujourd'hui il en est venu qui demandent 70 roubles pour l'été.» + +Levine se tut. Toujours cette même pierre d'achoppement! Il savait +que, quelque effort qu'on fît, jamais il n'était possible de louer plus +de trente-sept ou trente-huit ouvriers à un prix normal; on arrivait +quelquefois jusqu'à quarante, pas au delà; mais il voulait encore essayer. + +«Envoyez à Tsuri, à Tchefirofka: s'il n'en vient pas, il faut en chercher. + +--Pour envoyer, j'enverrai bien, dit Wassili Fédorovitch d'un air accablé: +et puis, voilà les chevaux qui sont bien faibles. + +--Nous en rachèterons; mais je sais, ajouta-t-il en riant, que vous +ferez toujours aussi peu et aussi mal que possible. Au reste, je vous en +préviens, je ne vous laisserai pas agir à votre guise cette année. Je +ferai tout par moi-même. + +--Ne dirait-on pas que vous dormez trop? Quant à nous, nous préférons +travailler sous l'oeil du maître. + +--Ainsi, vous allez faire semer le trèfle, et j'irai voir moi-même, dit-il +en montant sur le petit cheval que le cocher venait de lui amener. + +--Vous ne passerez pas les ruisseaux, Constantin Dmitritch, cria le +cocher. + +--Eh bien, j'irai par le bois.» + +Sur son petit cheval bien reposé, qui reniflait toutes les mares, et +tirait sur la bride dans sa joie de quitter l'écurie, Levine sortit de la +cour boueuse, et partit en pleins champs. + +L'impression joyeuse qu'il avait éprouvée à la maison ne fit qu'augmenter. +L'amble de son excellent cheval le balançait doucement; il buvait à longs +traits l'air déjà tiède, mais encore imprégné d'une fraîcheur de neige, +car il en restait des traces de place en place; chacun de ses arbres, avec +sa mousse renaissante et ses bourgeons prêts à s'épanouir, lui faisait +plaisir à voir. En sortant du bois, l'étendue énorme des champs s'offrit à +sa vue, semblable à un immense tapis de velours vert; pas de parties mal +emblavées ou défoncées à déplorer, mais par-ci par-là des lambeaux de +neige dans les fossés. Il aperçut un cheval de paysan et un poulain +piétinant un champ; sans se fâcher, il ordonna à un paysan qui passait de +les chasser; il prit avec la même douceur la réponse niaise et ironique du +paysan auquel il demanda: «Eh bien, Ignat, sèmerons-nous bientôt?--Il faut +d'abord labourer, Constantin Dmitritch». Plus il avançait, plus sa bonne +humeur augmentait, plus ses plans agricoles semblaient se surpasser les +uns les autres en sagesse: protéger les champs du côté du midi par des +plantations qui empêcheraient la neige de séjourner trop longtemps; +diviser ses terres labourables en neuf parties dont six seraient fumées +et trois consacrées à la culture fourragère; construire une vacherie dans +la partie la plus éloignée du domaine et y creuser un étang; avoir des +clôtures portatives pour le bétail afin d'utiliser l'engrais sur les +prairies; arriver ainsi à cultiver trois cents déciatines de froment, +cent déciatines de pommes de terre, et cent cinquante de trèfle sans +épuiser la terre... + +Plongé dans ces réflexions et dirigeant prudemment son cheval de façon à +ne pas endommager ses champs, il arriva jusqu'à l'endroit où les ouvriers +semaient le trèfle. La télègue chargée de semences, au lieu d'être arrêtée +à la limite du champ, avait labouré de ses roues le froment d'hiver que le +cheval foulait des pieds. Les deux ouvriers, assis au bord de la route, +allumaient leur pipe. La semence du trèfle, au lieu d'avoir été passée au +crible, était jetée dans la télègue mêlée à de la terre, à l'état de +petites mottes dures et sèches. + +En voyant venir le maître, l'ouvrier Wassili se dirigea vers la télègue, +et Michka se mit à semer. Tout cela n'était pas dans l'ordre, mais Levine +se fâchait rarement contre ses ouvriers. Quand Wassili approcha, il lui +ordonna de ramener le cheval de la télègue sur la route. + +«Cela ne fait rien, Barine, ça repoussera, dit Wassili. + +--Fais-moi le plaisir d'obéir sans raisonner, répondit Levine. + +--J'y vais, répondit Wassili, allant prendre le cheval par la tête... +--Quelles semailles! Constantin Dmitritch! ajouta-t-il pour rentrer en +grâce, rien de plus beau! mais on n'avance pas facilement! la terre est si +lourde qu'on traîne un poud à chaque pied. + +--Pourquoi le trèfle n'a-t-il point été criblé? demanda Levine. + +--Ça ne fait rien, ça s'arrangera,» répondit Wassili, prenant des semences +et les triturant dans ses mains. + +Wassili n'était pas le coupable, mais la contrariété n'en était pas moins +vive pour le maître. Il descendit de cheval, prit le semoir des mains de +Wassili, et se mit à semer lui-même. + +«Où t'es-tu arrêté?» + +Wassili indiqua l'endroit du pied, et Levine continua à semer du mieux +qu'il put; mais la terre était semblable à un marais, et au bout de +quelque temps il s'arrêta, tout en nage, pour rendre le semoir à +l'ouvrier. + +«Le printemps est beau, dit Wassili, c'est un printemps que les anciens +n'oublieront pas; chez nous, notre vieux a aussi semé du froment. Il +prétend qu'on ne le distingue pas du seigle. + +--Y a-t-il longtemps qu'on sème du froment chez vous? + +--Mais c'est vous-même qui nous avez appris à en semer; l'an dernier vous +m'en avez donné deux mesures. + +--Eh bien, fais attention, dit Levine retournant à son cheval, surveille +Michka, et si la semence lève bien, tu auras cinquante kopecks par +déciatine. + +--Nous vous remercions humblement; nous serions contents, même sans cela.» + +Levine remonta à cheval et alla visiter son champ de trèfle de l'année +précédente, puis celui qu'on labourait pour le blé d'été. + +Le trèfle levait admirablement et le labour était excellent; dans deux ou +trois jours, les semailles pourraient commencer. + +Levine satisfait revint par les ruisseaux, espérant que l'eau aurait +baissé; effectivement il put les traverser, et au passage il effraya deux +canards. + +«Il doit y avoir des bécasses,» pensa-t-il; et un garde qu'il rencontra en +approchant de la maison, lui confirma cette supposition. + +Aussitôt il hâta le pas de son cheval afin de rentrer dîner et de préparer +son fusil pour le soir. + + + + +XIV + + +Au moment où Levine rentrait chez lui, de la plus belle humeur du monde, +il entendit un son de clochettes du côté du perron d'entrée. + +«Quelqu'un arrive du chemin de fer, pensa-t-il: c'est l'heure du train de +Moscou... Qui peut venir? Serait-ce mon frère Nicolas? Ne m'a-t-il pas dit +qu'au lieu d'aller à l'étranger, il viendrait peut-être chez moi?» + +Il eut peur un moment que cette arrivée n'interrompît ses plans de +printemps; mais, honteux de ce sentiment égoïste, il ouvrit aussitôt, +dans sa pensée, les bras à son frère, et se prit à espérer, avec une joie +attendrie, que c'était bien lui que la clochette annonçait. + +Il pressa son cheval, et, au tournant d'une haie d'acacias qui lui +cachait la maison, il aperçut dans un traîneau de louage un voyageur en +pelisse.--Ce n'était pas son frère. + +«Pourvu que ce soit quelqu'un avec qui l'on puisse causer!» pensa-t-il. + +«Mais, s'écria-t-il en reconnaissant Stépane Arcadiévitch, c'est le +plus aimable des hôtes! Que je suis content de te voir! «J'apprendrai +certainement de lui si elle est mariée,» se dit-il. + +Même le souvenir de Kitty ne lui faisait plus de mal, par ce splendide +jour de printemps. + +«Tu ne m'attendais guère? dit Stépane Arcadiévitch en sortant de son +traîneau, la figure tachetée de boue, mais rayonnante de santé et de +plaisir. Je suis venu: 1° pour te voir; 2° pour tirer un coup de fusil, +et 3° pour vendre le bois de Yergoushovo. + +--Parfait? Que dis-tu de ce printemps? Comment as-tu pu arriver jusqu'ici +en traîneau? + +--En télègue c'est encore plus difficile, Constantin Dmitritch, dit le +cocher, une vieille connaissance. + +--Enfin je suis très heureux de te voir,» dit Levine en souriant avec une +joie enfantine. + +Il mena son hôte dans la chambre destinée aux visiteurs, où l'on apporta +aussitôt son bagage: un sac, un fusil dans sa gaine, et une boite de +cigares. Levine se rendit ensuite chez l'intendant pour lui faire ses +observations sur le trèfle et le labourage. + +Agathe Mikhaïlovna, qui avait à coeur l'honneur de la maison, l'arrêta au +passage dans le vestibule pour lui adresser quelques questions au sujet du +dîner. + +«Faites ce que vous voudrez, mais dépêchez-vous,» répondit-il en +continuant son chemin. + +Quand il rentra, Stépane Arcadiévitch, lavé, peigné et souriant, sortait +de sa chambre. Ils montèrent ensemble au premier. + +«Que je suis donc content d'être parvenu jusqu'à toi! Je vais enfin être +initié aux mystères de ton existence! Vraiment je te porte envie. Quelle +maison! Comme tout y est commode, clair, gai, disait Stépane Arcadiévitch, +oubliant que les jours clairs et le printemps n'étaient pas toujours là. +Et ta vieille bonne! quelle brave femme! Il ne manque qu'une jolie +soubrette en tablier blanc; mais cela ne cadre pas avec ton style sévère +et monastique.» + +Entre autres nouvelles intéressantes, Stépane Arcadiévitch raconta à son +hôte que Serge Ivanitch comptait venir à la campagne cet été; il ne dit +pas un mot des Cherbatzky, et se contenta de transmettre les amitiés de +sa femme; Levine apprécia cette délicatesse. Comme toujours, il avait +amassé pendant sa solitude une foule d'idées et d'impressions qu'il ne +pouvait communiquer à son entourage et qu'il versa dans le sein de Stépane +Arcadiévitch. Tout y passa: sa joie printanière, ses plans et ses déboires +agricoles, ses remarques sur les livres qu'il avait lus, et surtout l'idée +fondamentale du travail qu'il avait entrepris d'écrire, lequel, sans qu'il +s'en doutât, était la critique de tous les ouvrages d'économie rurale. +Stépane Arcadiévitch, aimable et prompt à tout saisir, se montra plus +particulièrement cordial cette fois; Levine crut même remarquer une +certaine considération pour lui, qui le flatta, jointe à une nuance de +tendresse. + +Les efforts réunis d'Agathe Mikhaïlovna et du cuisinier eurent pour +résultat que les deux amis, mourant de faim, se jetèrent sur la zakouska +en attendant la soupe, mangèrent du pain, du beurre, des salaisons, des +champignons, et que Levine fit enfin monter la soupe, sans attendre les +petits pâtés confectionnés par le cuisinier avec l'espoir d'éblouir leur +hôte; mais Stépane Arcadiévitch, habitué à d'autres dîners, ne cessa de +trouver tout excellent: les liqueurs faites à la maison, le pain, le +beurre, les salaisons, les champignons, la soupe aux orties, la poule à la +sauce blanche, le vin de Crimée, furent jugés délicieux. + +«Parfait, parfait! dit-il en allumant une grosse cigarette après le rôti. +Je me fais l'effet d'avoir échappé aux secousses et au tapage d'un navire, +pour aborder sur une rive hospitalière. Ainsi tu dis que l'élément +représenté par le travailleur doit être étudié en dehors de tout autre, +et servir de guide dans le choix des procédés économiques? Je suis un +profane dans ces questions, mais il me semble que cette théorie et ses +applications auront une influence sur le travailleur..... + +--Oui, mais attends; je ne parle pas d'économie politique, mais d'économie +rurale considérée comme une science. Il faut en étudier les données, les +phénomènes, de même que pour les sciences naturelles, et l'ouvrier au +point de vue économique et ethnographique.....» + +Agathe Mikhaïlovna entra en ce moment avec des confitures. + +«Mes compliments, Agathe Mikhaïlovna, dit Stépane Arcadiévitch en baisant +le bout de ses doigts potelés. + +--Quelles salaisons et quelles liqueurs! Eh bien, Kostia, n'est-il pas +temps de partir?» ajouta-t-il. + +Levine jeta un regard par la fenêtre sur le soleil qui disparaissait +derrière la cime encore dénudée des arbres. + +«Il en est temps; Kousma, qu'on attelle,» cria-t-il, descendant l'escalier +en courant. + +Stépane Arcadiévitch descendit aussi, et alla soigneusement retirer +lui-même son fusil de sa gaine; c'était une arme d'un modèle nouveau et +coûteux. + +Kousma, qui sentait venir un bon pourboire, ne le quittait pas; il l'aida +à mettre ses bas et ses bottes de chasse, et Stépane Arcadiévitch se +laissa faire avec complaisance. + +«Si le marchand Rébénine vient en notre absence, fais-moi le plaisir, +Kostia, de dire qu'on le reçoive et qu'on le fasse attendre. + +--C'est à lui que tu vends ton bois? + +--Oui; le connais-tu? + +--Certainement, j'ai eu affaire à lui _positivement et définitivement!_» + +Stépane Arcadiévitch se mit à rire. «Positivement et définitivement» +étaient les mots favoris du marchand. + +«Oui, il parle très drôlement.--Elle comprend où va son maître!» +ajouta-t-il en caressant Laska, qui tournait en jappant autour de Levine, +lui léchant tantôt la main, tantôt la botte ou le fusil. + +Un petit équipage de chasse les attendait à la porte. + +«J'ai fait atteler, quoique ce soit tout près d'ici; mais si tu le +préfères, nous irons à pied. + +--Du tout, j'aime autant la voiture,» dit Stépane Arcadiévitch en +s'asseyant dans le char à bancs; il s'enveloppa les pieds d'un plaid tigré +et alluma un cigare. + +«Comment peux-tu te passer de fumer, Kostia! Le cigare, ce n'est pas +seulement un plaisir, c'est comme le couronnement du bien-être. Voilà la +vraie existence! c'est ainsi que je voudrais vivre! + +--Qui t'en empêche? dit Levine en souriant. + +--Oui, tu es un homme heureux, car tu possèdes tout ce que tu aimes: tu +aimes les chevaux, tu en as; des chiens, tu en as, ainsi qu'une belle +chasse; enfin, tu adores l'agronomie, et tu peux t'en occuper! + +--C'est peut-être que j'apprécie ce que je possède, et ne désire pas trop +vivement ce que je n'ai pas,» répondit Levine en pensant à Kitty. + +Stépane Arcadiévitch le comprit, mais le regarda sans mot dire. + +Levine lui était reconnaissant de n'avoir pas encore parlé des Cherbatzky, +et d'avoir deviné, avec son tact ordinaire, que c'était là un sujet qu'il +redoutait; mais en ce moment il aurait voulu, sans faire de questions, +savoir à quoi s'en tenir sur ce même sujet. + +«Comment vont tes affaires?» dit-il enfin, se reprochant de ne penser qu'à +ce qui l'intéressait personnellement. + +Les yeux de Stépane Arcadiévitch s'allumèrent. + +«Tu n'admets pas qu'on puisse désirer du pain chaud quand on a sa portion +congrue; selon toi, c'est un crime, et moi, je n'admets pas qu'on puisse +vivre sans amour, répondit-il, ayant compris à sa façon la question de +Levine. Je n'y puis rien, je suis ainsi fait, et vraiment, quand on y +songe, on fait si peu de tort à autrui, et tant de plaisir à soi-même! + +--Eh quoi? y aurait-il un nouvel objet, demanda son ami. + +--Oui, frère! Tu connais le type des femmes d'Ossian, ces femmes qu'on +ne voit qu'en rêve? Eh bien, elles existent parfois en réalité, et sont +alors terribles. La femme, vois-tu, c'est un thème inépuisable: on a beau +l'étudier, on rencontre toujours du nouveau. + +--Ce n'est pas la peine de l'étudier alors. + +--Oh si! Je ne sais plus quel est le grand homme qui a dit que le bonheur +consistait à chercher la vérité et non à la trouver...» + +Levine écoutait sans rien dire, mais il avait beau faire, il ne pouvait +entrer dans l'âme de son ami, et comprendre le charme qu'il éprouvait à ce +genre d'études. + + + + +XV + + +L'endroit où Levine conduisit Oblonsky était non loin de là, dans un petit +bois de trembles: il le posta dans un coin couvert de mousse et un peu +marécageux, quoique débarrassé de neige; quant à lui, il se plaça du côté +opposé, près d'un bouleau double, appuya son fusil à une des branches +inférieures, ôta son caftan, se serra une ceinture autour du corps, et fit +quelques mouvements de bras pour s'assurer que rien ne le gênerait pour +tirer. + +La vieille Laska, qui le suivait pas à pas, s'assit avec précaution en +face de lui, et dressa les oreilles. Le soleil se couchait derrière le +grand bois, et du côté du levant les jeunes bouleaux mêlés aux trembles +se dessinaient nettement avec leurs branches tombantes et leurs bourgeons +presque épanouis. + +Dans le grand bois, là où la neige n'avait pas complètement disparu, +on entendait l'eau s'écouler à petit bruit en nombreux ruisselets; les +oiseaux gazouillaient en voltigeant d'un arbre à l'autre. Par moments, le +silence semblait complet; on entendait alors le bruissement des feuilles +sèches remuées par le dégel ou par l'herbe qui poussait. + +«En vérité, on voit et l'on entend croître l'herbe!» se dit Levine en +remarquant une feuille de tremble, humide et couleur d'ardoise, que +soulevait la pointe d'une herbe nouvelle sortant du sol. Il était debout, +écoutant et regardant tantôt la terre couverte de mousse, tantôt Laska +aux aguets, tantôt la cime encore dépouillée des arbres de la forêt, qui +s'étendait comme une mer au pied de la colline, puis le ciel obscurci qui +se couvrait de petits nuages blancs. Un vautour s'envola dans les airs en +agitant lentement ses ailes au-dessus de la forêt; un autre prit la même +direction et disparut. Dans le fourré, le gazouillement des oiseaux devint +plus vif et plus animé; un hibou éleva la voix au loin; Laska dressa +l'oreille, fit quelques pas avec prudence et pencha la tête pour mieux +écouter. De l'autre côté de la rivière, un coucou poussa deux fois son +petit cri, puis s'arrêta tout enroué. + +«Entends-tu? déjà le coucou! dit Stépane Arcadiévitch en quittant sa +place. + +--Oui, j'entends, dit Levine, mécontent de rompre le silence. Attention +maintenant: cela va commencer.» + +Stépane Arcadiévitch retourna derrière son buisson, et l'on ne vit plus +que l'étincelle d'une allumette, suivie de la petite lueur rouge de +sa cigarette, et une légère fumée bleuâtre. «Tchik, tchik;» Stépane +Arcadiévitch armait son fusil. + +«Qu'est-ce qui crie là? demanda-t-il en attirant l'attention de son +compagnon sur un bruit sourd, qui faisait penser à la voix d'un enfant +s'amusant à imiter le hennissement d'un cheval. + +--Tu ne sais pas ce que c'est? C'est un lièvre mâle. Mais attention, ne +parlons plus,» cria presque Levine en armant son fusil à son tour. Un +sifflement se fit entendre dans le lointain avec le rythme si connu du +chasseur, et, deux ou trois secondes après, ce sifflement se répéta et se +changea en un petit cri enroué. Levine leva les yeux à droite, à gauche, +et vit enfin au-dessus de sa tête, dans le bleu un peu obscurci du ciel, +au-dessus de la cime doucement balancée des trembles, un oiseau qui volait +vers lui; son cri, assez semblable au bruit que ferait une étoffe qu'on +déchirerait en mesure, lui résonna à l'oreille; il distinguait déjà le +long bec et le long cou de la bécasse; mais à peine l'eut-il visée, +qu'un éclair rouge brilla du buisson derrière lequel se tenait Oblonsky; +l'oiseau s'agita, dans l'air comme frappé d'une flèche. Un second éclair, +et l'oiseau, cherchant vainement à se rattraper, battit de l'aile pendant +une seconde, et tomba lourdement à terre. + +«Est-ce que je l'ai manquée? cria Stépane Arcadiévitch qui ne voyait rien +à travers la fumée. + +--La voilà, dit Levine en montrant Laska, une oreille en l'air, l'oiseau +dans la gueule, remuant le bout de sa queue, et rapportant lentement le +gibier à son maître, avec une espèce de sourire, comme pour faire durer le +plaisir. + +--Je suis bien aise que tu aies touché, dit Levine, tout en éprouvant un +certain sentiment d'envie. + +--Mon fusil a raté du canon droit; vilaine affaire, répondit Stépane +Arcadiévitch en rechargeant son arme. Ah! en voilà encore une!» +Effectivement des sifflements se succédèrent, rapides et perçants. Deux +bécasses volèrent au-dessus des chasseurs, se poursuivant l'une l'autre; +quatre coups partirent, et les bécasses, comme des hirondelles, tournèrent +sur elles-mêmes et tombèrent. + +... La chasse fut excellente. Stépane Arcadiévitch tua encore deux pièces, +et Levine également deux, dont l'une ne se retrouva pas. Le jour baissait +de plus en plus. Vénus à la lueur argentée se montrait déjà au couchant, +et au levant Arcturus brillait de son feu rouge un peu sombre. Levine +apercevait par intervalles la Grande Ourse. Les bécasses ne se montraient +plus, mais Levine résolut de les attendre jusqu'à ce que Vénus, qu'il +distinguait entre les branches de son bouleau, s'élevât à l'horizon, et +que la Grande Ourse fût entièrement visible. L'étoile avait dépassé les +bouleaux, et le char de la Grande Ourse brillait déjà dans le ciel, qu'il +attendait encore. + +«N'est-il pas temps de rentrer?» demanda Stépane Arcadiévitch. + +Tout était calme dans la forêt: pas un oiseau n'y bougeait. + +«Attendons encore, répondit Levine. + +--Comme tu voudras.» + +Ils étaient en ce moment à quinze pas l'un de l'autre. + +«Stiva, s'écria tout à coup Levine, tu ne m'as pas dit si ta belle-soeur +était mariée, ou si le mariage est près de se faire?» Il se sentait si +calme, son parti était si résolument pris, que rien, croyait-il, ne +pouvait l'émouvoir. Mais il ne s'attendait pas à la réponse de Stépane +Arcadiévitch. + +«Elle n'est pas mariée et ne songe pas au mariage, elle est très malade, +et les médecins l'envoient à l'étranger. On craint même pour sa vie. + +--Que dis-tu là? cria Levine. Malade...., mais qu'a-t-elle? Comment.....» + +Pendant qu'ils causaient ainsi, Laska, les oreilles dressées, examinait le +ciel au-dessus de sa tête et les regardait d'un air de reproche. + +«Ils ont bien choisi leur temps pour causer, pensait Laska. En voilà une +qui vient, la voilà,--juste. Ils la manqueront.» + +Au même instant, un sifflement aigu perça les oreilles des deux chasseurs, +et tous deux, ajustant leurs fusils, tirèrent ensemble; les deux coups, +les deux éclairs furent simultanés. La bécasse battit de l'aile, plia ses +pattes minces, et tomba dans le fourré. + +«Voilà qui est bien! ensemble..... s'écria Levine courant avec Laska à +la recherche du gibier; qu'est-ce donc qui m'a fait tant de peine tout +à l'heure? Ah oui! Kitty est malade, se rappela-t-il. Que faire? c'est +triste! + +--Je l'ai trouvée! Bonne bête!» fit-il en prenant l'oiseau de la gueule de +Laska pour la mettre dans son carnier presque plein. + + + + +XVI + + +En rentrant, Levine questionna son ami sur la maladie de Kitty et les +projets des Cherbatzky: il entendit sans déplaisir les réponses d'Oblonsky, +sentant, sans oser se l'avouer, qu'il lui restait un espoir quelconque, +et presque satisfait que celle qui l'avait tant fait souffrir, souffrit à +son tour. Mais quand Stépane Arcadiévitch parla des causes de la maladie +de Kitty et prononça le nom de Wronsky, il l'interrompit: + +«Je n'ai aucun droit d'être initié à des secrets de famille auxquels je ne +m'intéresse nullement.» + +Stépane Arcadiévitch sourit imperceptiblement en remarquant la +transformation soudaine de Levine, qui, en une seconde, avait passé de +la gaieté à la tristesse, comme cela lui arrivait souvent. + +«As-tu conclu ton affaire avec Rébénine, pour le bois? demanda-t-il. + +--Oui, il me donne un prix excellent: 38 000 roubles, dont huit d'avance +et le reste en six ans. Ce n'a pas été sans peine; personne ne m'en +offrait davantage. + +--Tu donnes ton bois pour rien, dit Levine d'un air sombre. + +--Comment cela, pour rien? dit Stépane Arcadiévitch avec un sourire de +bonne humeur, sachant d'avance que Levine serait maintenant mécontent de +tout. + +--Ton bois vaut pour le moins 800 roubles la déciatine. + +--Voilà bien votre ton méprisant, à vous autres grands agriculteurs, +quand il s'agit de nous, pauvres diables de citadins! Et cependant, qu'il +s'agisse de faire une affaire, nous nous en tirons encore mieux que vous. +Crois-moi, j'ai tout calculé; le bois est vendu dans de très bonnes +conditions, et je ne crains qu'une chose, c'est que le marchand ne se +dédise. C'est du bois de chauffage, et il n'y en aura pas plus de 30 +sagènes par déciatine; or il m'en donne 200 roubles la déciatine.» + +Levine sourit dédaigneusement. + +«Voilà le genre de ces messieurs de la ville, pensa-t-il, qui pour une +fois en dix ans qu'ils viennent à la campagne, et pour deux ou trois +mots du vocabulaire campagnard qu'ils appliquent à tort et à travers, +s'imaginent qu'ils connaissent le sujet à fond; «il y aura 30 sagènes»... +il parle sans savoir un mot de ce qu'il avance.--Je ne me permets pas +de t'en remontrer quand il s'agit des paperasses de ton administration, +dit-il, et si j'avais besoin de toi, je te demanderais conseil. Et toi, +tu t'imagines comprendre la question des bois? Elle n'est pas si simple. +D'abord as-tu compté tes arbres? + +--Comment cela, compter mes arbres? dit en riant Stépane Arcadiévitch, +cherchant toujours à tirer son ami de son accès de mauvaise humeur. +Compter les sables de la mer, compter les rayons des planètes, qu'un génie +y parvienne... + +--C'est bon, c'est bon. Je te réponds que le génie de Rébenine y parvient; +il n'y a pas de marchand qui achète sans compter, à moins qu'on ne lui +donne le bois pour rien, comme toi. Je le connais ton bois, j'y chasse +tous les ans; il vaut 500 roubles la déciatine, argent comptant, tandis +qu'il t'en offre 200 avec des échéances. Tu lui fais un cadeau de 35 000 +roubles pour le moins. + +--Laisse donc ces comptes imaginaires, dit plaintivement Stépane +Arcadiévitch; pourquoi alors personne ne m'a-t-il offert ce prix-là? + +--Parce que les marchands s'entendent entre eux, et se dédommagent entre +concurrents. Je connais tous ces gens-là. J'ai eu affaire à eux, ce ne +sont pas des marchands, mais des revendeurs à la façon des maquignons; +aucun d'eux ne se contente d'un bénéfice de 10 ou 15 p. 0/0; il attendra +jusqu'à ce qu'il puisse acheter pour 20 kopecks ce qui vaut un rouble. + +--Tu vois les choses en noir. + +--Pas le moins du monde,» dit tristement Levine au moment où ils +approchaient de la maison. + +Une télègue solide, et solidement attelée d'un cheval bien nourri, était +arrêtée devant le perron; le gros commis de Rébenine, serré dans son +caftan, tenait les rênes. Le marchand lui-même était déjà entré dans la +maison, et vint au-devant des deux amis à la porte du vestibule. Rébenine +était un homme d'âge moyen, grand et maigre, portant moustaches; son +menton proéminent était rasé; il avait les yeux ternes et à fleur de tête. +Vêtu d'une longue redingote bleu foncé, avec des boutons placés très bas +par derrière, il portait des bottes hautes, et par-dessus ses bottes +de grandes galoches. Il s'avança vers les arrivants avec un sourire, +s'essuyant la figure avec son mouchoir, et cherchant à serrer sa redingote +qui n'en avait aucun besoin; puis il tendit à Stépane Arcadiévitch une +main qui semblait vouloir attraper quelque chose. + +«Ah! vous voilà arrivé? dit Stépane Arcadiévitch eu lui donnant la main. +C'est fort bien. + +--Je n'aurais pas osé désobéir aux ordres de Votre Excellence, quoique les +chemins soient bien mauvais. Positivement, j'ai fait la route à pied, mais +je suis venu au jour fixé. Mes hommages, Constantin Dmitritch,--dit-il en +se tournant vers Levine, avec l'intention d'attraper aussi sa main; mais +celui-ci eut l'air de ne pas remarquer ce geste, et sortit tranquillement +les bécasses de son carnier.--Vous vous êtes divertis à chasser? Quel +oiseau est-ce donc? ajouta Rébenine en regardant les bécasses avec mépris. +Quel goût cela a-t-il?--et il hocha la tête d'un air désapprobateur, comme +s'il eut éprouvé des doutes sur la possibilité d'apprêter, pour le rendre +mangeable, un volatile pareil. + +--Veux-tu passer dans mon cabinet? dit Levine en français... Entrez dans +mon cabinet, vous y discuterez mieux votre affaire. + +--Où cela vous conviendra,» répondit le marchand sur un ton de suffisance +dédaigneuse, voulant bien faire comprendre que si d'autres pouvaient +éprouver des difficultés à conclure une affaire, lui n'en connaissait +jamais. + +Dans le cabinet, Rébenine chercha machinalement des yeux l'image sainte, +mais, l'ayant trouvée, il ne se signa pas; il jeta un regard sur les +bibliothèques et les rayons chargés de livres, du même air de doute et de +dédain qu'il avait eu pour la bécasse. + +«Eh bien!... avez-vous apporté l'argent? demanda Stépane Arcadiévitch. + +--Nous ne serons pas en retard pour l'argent, mais nous sommes venus +causer un peu. + +--Qu'avons-nous à causer? mais asseyez-vous donc. + +--On peut bien s'asseoir, dit Rébenine en s'asseyant et en s'appuyant +au dossier d'un fauteuil, de la façon la plus incommode. Il faut céder +quelque chose, prince: ce serait péché que de ne pas le faire... Quant à +l'argent, il est tout prêt, définitivement jusqu'au dernier kopeck; de ce +côté-là, il n'y aura pas de retard.» + +Levine, qui rangeait son fusil dans une armoire et s'apprêtait à quitter +la chambre, s'arrêta aux dernières paroles du marchand: + +«Vous achetez le bois à vil prix, dit-il: il est venu me trouver trop +tard. Je l'aurais engagé à en demander beaucoup plus.» + +Rébenine se leva et toisa Levine en souriant. + +«Constantin Dmitritch est très serré, dit-il en s'adressant à Stépane +Arcadiévitch; on n'achète définitivement rien avec lui. J'ai marchandé son +froment et je donnais un beau prix. + +--Pourquoi vous ferais-je cadeau de mon bien? Je ne l'ai ni trouvé ni +volé. + +--Faites excuse; par le temps qui court, il est absolument impossible de +voler; tout se fait, par le temps qui court, honnêtement et ouvertement. +Qui donc pourrait voler? Nous avons parlé honorablement. Le bois est trop +cher; je ne joindrais pas les deux bouts. Je dois prier le prince de céder +quelque peu. + +--Mais votre affaire est-elle conclue ou ne l'est-elle pas? Si elle est +conclue, il n'y a plus à marchander; si elle ne l'est pas, c'est moi qui +achète le bois.» + +Le sourire disparut des lèvres de Rébenine. Une expression d'oiseau de +proie, rapace et cruelle, l'y remplaça. De ses doigts osseux il déboutonna +aussitôt sa redingote, offrant aux regards sa chemise, son gilet aux +boutons de cuivre, sa chaîne de montre, et il retira de son sein un gros +portefeuille usé. + +«Le bois est à moi, s'il vous plaît, et il fit rapidement un signe de +croix et tendit sa main. Prends mon argent, je prends ton bois. Voilà +comment Rébenine entend les affaires; il ne compte pas ses kopecks, +bredouilla-t-il tout en agitant son portefeuille d'un air mécontent. + +«À ta place je ne me presserais pas, dit Levine. + +--Mais je lui ai donné ma parole,» dit Oblonsky étonné. + +Levine sortit de la chambre en fermant violemment la porte; le marchand le +regarda sortir et hocha la tête en souriant. + +«Tout ça, c'est un effet de jeunesse, définitivement, un pur enfantillage. +Croyez-moi, j'achète pour ainsi dire pour la gloire, et parce que je veux +qu'on dise: «C'est Rébenine qui a acheté la forêt d'Oblonsky», et Dieu +sait si je m'en tirerai! Veuillez m'écrire nos petites conventions.» + +Une heure plus tard, le marchand s'en retournait chez lui dans sa télègue, +bien enveloppé de sa fourrure, avec son marché en poche. + +«Oh! ces messieurs! dit-il à son commis: toujours la même histoire! + +--C'est comme cela, répondit le commis en lui cédant les rênes pour +accrocher le tablier de cuir du véhicule. Et par rapport à l'achat Michel +Ignatich? + +--Hé! hé!...» + + + + +XVII + + +Stépane Arcadiévitch rentra au salon, les poches bourrées de liasses de +billets n'ayant cours que dans trois mois, mais que le marchand réussit à +lui faire prendre en acompte. Sa vente était conclue, il tenait l'argent +en portefeuille; la chasse avait été bonne; il était donc parfaitement +heureux et content, et aurait voulu distraire son ami de la tristesse qui +l'envahissait; une journée si bien commencée devait se terminer de même. + +Mais Levine, quelque désir qu'il eût de se montrer aimable et prévenant +pour son hôte, ne pouvait chasser sa méchante humeur; l'espèce d'ivresse +qu'il éprouva en apprenant que Kitty n'était pas mariée fut de courte +durée. Pas mariée et malade! malade d'amour peut-être pour celui qui la +dédaignait! c'était presque une injure personnelle. Wronsky n'avait-il pas +en quelque sorte acquis le droit de le mépriser, lui, Levine, puisqu'il +dédaignait celle qui l'avait repoussé! C'était donc un ennemi. Il ne +raisonnait pas cette impression, mais se sentait blessé, froissé, +mécontent de tout, et particulièrement de cette absurde vente de forêt, +qui s'était faite sous son toit, sans qu'il pût empêcher Oblonsky de se +laisser tromper. + +«Eh bien! est-ce fini? dit-il en venant au-devant de Stépane Arcadiévitch; +veux-tu souper? + +--Ce n'est pas de refus. Quel appétit on a à la campagne. C'est étonnant! +Pourquoi n'as-tu pas offert un morceau à Rébenine? + +--Que le diable l'emporte! + +--Sais-tu que ta manière d'être avec lui m'étonne? Tu ne lui donnes même +pas la main, pourquoi? + +--Parce que je ne la donne pas à mon domestique, et mon domestique vaut +cent fois mieux que lui. + +--Quelles idées arriérées! Et la fusion des classes, qu'en fais-tu? + +--J'abandonne cette fusion aux personnes à qui elle est agréable; quant à +moi, elle me dégoûte. + +--Décidément, tu es un _rétrograde_. + +--À vrai dire, je ne me suis jamais demandé ce que j'étais: je suis tout +bonnement Constantin Levine, rien de plus. + +--Et Constantin Levine de bien mauvaise humeur, dit en souriant Oblonsky. + +--C'est vrai, et sais-tu pourquoi? À cause de cette vente ridicule; excuse +le mot.» + +Stépane Arcadiévitch prit un air d'innocence calomniée et répondit par une +grimace plaisante. + +«Voyons, quand quelqu'un a-t-il vendu n'importe quoi sans qu'on lui dise +aussitôt: «Vous auriez pu vendre plus cher?» et personne ne songe à offrir +ces beaux prix avant la vente. Non, je vois que tu as une dent contre cet +infortuné Rébenine. + +--C'est possible, et je te dirai pourquoi. Tu vas me traiter encore +d'arriéré et me donner quelque vilain nom, mais je ne puis m'empêcher de +m'affliger en voyant la noblesse, cette noblesse à laquelle, en dépit +de la fusion des classes, je suis heureux d'appartenir, allant toujours +s'appauvrissant. Si encore cet appauvrissement tenait à des prodigalités, +à une vie trop large, je ne dirais rien: vivre en grands seigneurs, c'est +affaire aux nobles, et eux seuls s'y entendent. Aussi ne suis-je pas +froissé de voir les paysans acheter nos terres; le propriétaire ne fait +rien, le paysan travaille, il est juste que le travailleur prenne la place +de celui qui reste oisif, c'est dans l'ordre. Mais ce qui me vexe et +m'afflige, c'est de voir dépouiller la noblesse par l'effet, comment +dirais-je, de son _innocence_. Ici c'est un fermier polonais qui achète à +moitié prix, d'une dame qui habite Nice, une superbe terre. Là c'est un +marchand qui prend en ferme pour un rouble la déciatine ce qui en vaut +dix. Aujourd'hui c'est toi qui, sans rime ni raison, fais à ce coquin un +cadeau d'une trentaine de mille roubles. + +--Eh bien après? fallait-il compter mes arbres un à un? + +--Certainement, si tu ne les a pas comptés, sois sûr que le marchand l'a +fait pour toi; et ses enfants auront le moyen de vivre et de s'instruire: +ce que les tiens n'auront peut-être pas. + +--Que veux-tu? à mes yeux, il y a mesquinerie à cette façon de calculer. +Nous avons nos affaires, ils ont les leurs, et il faut bien qu'ils fassent +leurs bénéfices. Au demeurant, c'est une chose sur laquelle il n'y a plus +à revenir.... Et voilà mon omelette favorite qui arrive, puis Agathe +Mikhaïlovna nous donnera certainement un verre de sa bonne eau-de-vie.» + +Stépane Arcadiévitch se mit à table, plaisanta gaiement Agathe Mikhaïlovna +et assura n'avoir pas mangé de longtemps un dîner et un souper pareils. + +«Au moins vous avez, vous, une bonne parole à donner, dit Agathe +Mikhaïlovna, tandis que Constantin Dmitritch, ne trouvât-il qu'une croûte +de pain, la mangerait sans rien dire, et s'en irait.» + +Levine, malgré ses efforts pour dominer son humeur triste et sombre, +restait morose; il y avait une question qu'il ne se décidait pas à faire, +ne trouvant ni l'occasion de la poser à son ami, ni la forme à lui donner. +Stépane Arcadiévitch était rentré dans sa chambre, s'était déshabillé, +lavé, revêtu d'une belle chemise tuyautée et enfin couché, que Levine +rôdait encore autour de lui, causant de cent bagatelles, sans avoir le +courage de demander ce qui lui tenait à coeur. + +«Comme c'est bien arrangé, dit-il en sortant du papier qui l'enveloppait +un morceau de savon parfumé, attention d'Agathe Mikhaïlovna dont Oblonsky +ne profitait pas. Regarde donc, c'est vraiment une oeuvre d'art. + +--Oui, tout se perfectionne, de notre temps, dit Stépane Arcadiévitch avec +un bâillement plein de béatitude. Les théâtres, par exemple, et--bâillant +encore--ces amusantes lumières électriques. + +--Oui, les lumières électriques, répéta Levine..... Et ce Wronsky, où +est-il maintenant? demanda-t-il tout à coup en déposant son savon. + +--Wronsky? dit Stépane Arcadiévitch en cessant de bâiller, il est à +Pétersbourg. Il est parti peu après toi, et n'est plus revenu à Moscou. +Sais-tu, Kostia, continua-t-il en s'accoudant à la table placée près de +son lit, et en appuyant sur sa main un visage qu'éclairaient comme deux +étoiles ses yeux caressants et un peu somnolents, si tu veux que je te le +dise, tu es en partie coupable de toute cette histoire: tu as eu peur d'un +rival, et je te répète ce que je te disais alors, je ne sais lequel de +vous deux avait le plus de chances. Pourquoi n'avoir pas été de l'avant? +je te disais bien que.....,--et il bâilla intérieurement tâchant de ne pas +ouvrir la bouche. + +--Sait-il ou ne sait-il pas la démarche que j'ai faite? se demanda Levine +en le regardant. Il y a de la ruse et de la diplomatie dans sa physionomie; +--et, se sentant rougir, il regarda Oblonsky sans parler. + +--Si elle a éprouvé un sentiment quelconque, continua celui-ci, c'était +un entraînement très superficiel, un éblouissement de cette haute +aristocratie et de cette position dans le monde, éblouissement que sa +mère a subi plus qu'elle.» + +Levine fronça le sourcil. L'injure du refus lui revint au coeur comme une +blessure toute fraîche. Heureusement, il était chez lui, dans sa propre +maison, et chez soi on se sent plus fort. + +«Attends, attends, interrompit-il. Tu parles d'aristocratie? Veux-tu +me dire en quoi consiste celle de Wronsky ou de tout autre, et en quoi +elle autorise le mépris que l'on a eu de moi? Tu le considères comme un +aristocrate. Je ne suis pas de cet avis. Un homme dont le père est sorti +de la poussière grâce à l'intrigue, dont la mère a été en liaison Dieu +sait avec qui. Oh non! Les aristocrates sont pour moi des hommes qui +peuvent montrer dans leur passé trois ou quatre générations honnêtes, +appartenant aux classes les plus cultivées (ne parlons pas de dons +intellectuels remarquables, c'est une autre affaire), n'ayant jamais fait +de platitudes devant personne, et n'ayant eu besoin de personne, comme +mon père et mon grand-père. Et je connais beaucoup de familles semblables. +Pour toi, tu fais des cadeaux de 30 000 roubles à un coquin, et tu me +trouves mesquin de compter mes arbres; mais tu recevras des appointements, +et que sais-je encore, ce que je ne ferai jamais. Voilà pourquoi +j'apprécie ce que m'a laissé mon père et ce que me donne mon travail, et +je dis que c'est nous qui sommes les aristocrates, et non pas ceux qui +vivent aux dépens des puissants de ce monde, et qui se laissent acheter +pour 20 kopecks! + +--À qui en as-tu? je suis de ton avis,--répondit gaiement Oblonsky en +s'amusant de la sortie de son ami, tout en sentant qu'elle le visait.--Tu +n'es pas juste pour Wronsky; mais il n'est pas question de lui. Je te le +dis franchement: à ta place, je partirais pour Moscou et..... + +--Non; je ne sais si tu as connaissance de ce qui s'est passé, et du reste +cela m'est égal..... J'ai demandé Catherine Alexandrovna, et j'ai reçu un +refus qui me rend son souvenir pénible et humiliant. + +--Pourquoi cela? quelle folie! + +--N'en parlons plus. Excuse-moi si tu m'as trouvé malhonnête avec toi. +Maintenant tout est expliqué.» + +Et, reprenant ses allures ordinaires: + +«Tu ne m'en veux pas, Stiva? Je t'en prie, ne me garde pas rancune, dit-il +en lui prenant la main. + +--Je n'y songe pas; je suis bien aise, au contraire, que nous nous soyons +ouverts l'un à l'autre. Et sais-tu? la chasse est bonne le matin. Si nous +y retournions? je me passerais bien de dormir et j'irais ensuite tout +droit à la gare. + +--Parfaitement.» + + + + +XVIII + + +Wronsky, quoique absorbé par sa passion, n'avait rien changé au cours +extérieur de sa vie. Il avait conservé toutes ses relations mondaines et +militaires. Son régiment gardait une place importante dans son existence, +d'abord parce qu'il l'aimait, et plus encore parce qu'il y était adoré; +on ne se contentait pas de l'y admirer, on le respectait, on était fier +de voir un homme de son rang et de sa valeur intellectuelle placer les +intérêts de son régiment et de ses camarades au-dessus des succès de +vanité ou d'amour-propre auxquels il avait droit. Wronsky se rendait +compte des sentiments qu'il inspirait et se croyait, en quelque sorte, +tenu de les entretenir. D'ailleurs la vie militaire lui plaisait par +elle-même. + +Il va sans dire qu'il ne parlait à personne de son amour; jamais un mot +imprudent ne lui échappait, même lorsqu'il prenait part à quelque débauche +entre camarades (il buvait, du reste, très modérément), et il savait +fermer la bouche aux indiscrets qui se permettaient la moindre allusion +à ses affaires de coeur. Sa passion était cependant connue de la ville +entière, et les jeunes gens enviaient précisément ce qui pesait le plus +lourdement à son amour, la haute position de Karénine, qui contribuait à +mettre sa liaison en évidence. + +La plupart des jeunes femmes, jalouses d'Anna, qu'elles étaient lasses +d'entendre toujours nommer «juste», n'étaient pas fâchées de voir leurs +prédictions vérifiées, et n'attendaient que la sanction de l'opinion +publique pour l'accabler de leur mépris: elles tenaient déjà en réserve +la boue qui lui serait jetée quand le moment serait venu. Les personnes +d'expérience et celles d'un rang élevé voyaient à regret se préparer un +scandale mondain. + +La mère de Wronsky avait d'abord appris avec un certain plaisir la liaison +de son fils; rien, selon elle, ne pouvait mieux achever de former un jeune +homme qu'un amour dans le grand monde; ce n'était, d'ailleurs pas sans un +certain plaisir qu'elle constatait que cette Karénine, qui semblait si +absorbée par son fils, n'était, après tout, qu'une femme comme une autre, +chose du reste fort naturelle pour une femme belle et élégante, pensait +la vieille comtesse. Mais cette manière de voir changea lorsqu'elle sut +que son fils, afin de ne pas quitter son régiment et le voisinage de +Mme Karénine, avait refusé un avancement important pour sa carrière; +d'ailleurs, au lieu d'être la liaison brillante et mondaine qu'elle aurait +approuvée, voilà qu'elle apprenait que cette passion tournait au tragique, +à la Werther, et elle craignait de voir son fils commettre quelque +sottise. Depuis le départ imprévu de celui-ci de Moscou, elle ne l'avait +pas revu, et l'avait fait prévenir par son frère qu'elle désirait sa +visite. Ce frère aîné n'était guère plus satisfait, non qu'il s'inquiétât +de savoir si cet amour était profond ou éphémère, calme ou passionné, +innocent ou coupable (lui-même, quoique père de famille, entretenait une +danseuse et n'avait pas le droit d'être sévère), mais il savait que cet +amour déplaisait en haut lieu, et blâmait son frère en conséquence. + +Wronsky, outre ses relations mondaines et son service, avait une passion +qui l'absorbait: celle des chevaux. Des courses d'officiers devaient avoir +lieu cet été-là; il se fit inscrire et acheta une jument anglaise pur sang; +malgré son amour, et quoiqu'il y mît de la réserve, ces courses avaient +pour lui un attrait très vif. Pourquoi d'ailleurs ces deux passions se +seraient-elles nui? Il lui fallait un intérêt quelconque, en dehors d'Anna, +pour le reposer des émotions violentes qui l'agitaient. + + + + +XIX + + +Le jour des courses de Krasnoé-Selo, Wronsky vint, plus tôt que d'habitude, +manger un bifteck dans la salle commune des officiers; il n'était pas +trop rigoureusement tenu à restreindre sa nourriture, son poids répondant +aux quatre pouds exigés, mais il ne fallait pas engraisser, et il +s'abstenait en conséquence de sucre et de farineux. Il s'assit devant la +table, sa redingote déboutonnée laissant apercevoir un gilet blanc, et +ouvrit un roman français; les deux bras appuyés sur la table, il semblait +absorbé par sa lecture, mais ne prenait cette attitude que pour se dérober +aux conversations des allants et venants; sa pensée était ailleurs. + +Il songeait au rendez-vous que lui avait donné Anna après les courses; +depuis trois jours il ne l'avait pas vue, et se demandait si elle pourrait +tenir sa promesse, car son mari venait de rentrer à Pétersbourg d'un +voyage à l'étranger. Comment s'en assurer? C'était à la villa de Betsy, sa +cousine, qu'ils s'étaient rencontrés pour la dernière fois; il n'allait +chez les Karénine que le moins possible; oserait-il s'y rendre? + +«Je dirai simplement que je suis chargé par Betsy de savoir si elle compte +venir aux courses; oui certainement, j'irai,» décida-t-il intérieurement; +et son imagination lui peignit si vivement le bonheur de cette entrevue, +que son visage rayonna de joie au-dessus de son livre. + +«Fais dire chez moi qu'on attelle au plus vite la troïka à la calèche,» +dit-il au garçon qui lui servait son bifteck tout chaud sur un plat +d'argent. Il attira vers lui l'assiette et se servit. + +On entendait dans la salle de billard voisine un bruit de billes, et des +voix causant et riant; deux officiers se montrèrent à la porte; l'un d'eux, +tout jeune, à la figure délicate, était récemment sorti du corps des +pages; l'autre, gras et vieux, avait de petits yeux humides et un bracelet +au bras. + +Wronsky les regarda et continua à manger et à lire tout à la fois, d'un +air mécontent, comme s'il ne les eût pas remarqués. + +«Tu prends des forces, hein? demanda le gros officier en s'asseyant près +de lui. + +--Comme tu vois, répondit Wronsky en s'essuyant la bouche et en fronçant +le sourcil, toujours sans les regarder. + +--Tu ne crains pas d'engraisser? continua le gros officier et en avançant +une chaise au plus jeune. + +--Quoi? demanda Wronsky en découvrant ses dents avec une grimace d'ennui +et d'aversion. + +--Tu ne crains pas d'engraisser? + +--Garçon, du xérès!» cria Wronsky sans lui répondre, et il transporta son +livre de l'autre côté de l'assiette pour continuer à lire. + +Le gros officier prit la carte des vins, la tendit au plus jeune et lui +dit: + +«Vois donc ce que nous pourrions boire. + +--Du vin du Rhin, si tu veux,» répondit celui-ci en tâchant de saisir son +imperceptible moustache, tout en regardant timidement Wronsky du coin de +l'oeil. + +Voyant qu'il ne bougeait pas, il se leva et dit: «Allons dans la salle de +billard.» + +Le gros officier se leva aussi, et ils se dirigèrent du coté de la porte. + +Au même moment entra un capitaine de cavalerie, grand et beau garçon +nommé Yashvine; il fit aux deux officiers un petit salut dédaigneux et +s'approcha de Wronsky. + +«Ah! te voilà,» cria-t-il en lui posant vivement sa grande main sur +l'épaule. Wronsky mécontent se retourna, mais son visage reprit aussitôt +une expression douce et amicale. + +«C'est bien fait, Alexis, dit le capitaine de sa voix sonore, mange +maintenant et avale un petit verre par là-dessus. + +--Je n'ai pas faim. + +--Ce sont les inséparables,» dit Yashvine en regardant d'un air moqueur +les deux officiers qui s'éloignaient, et il s'assit, pliant ses grandes +jambes, étroitement serrées dans son pantalon d'uniforme, et trop longues +pour la hauteur des chaises. + +«Pourquoi n'es-tu pas venu au théâtre hier? la Numérof n'était vraiment +pas mal; où as-tu été? + +--Je me suis attardé chez les Tverskoï. + +--Ah!» + +Yashvine était, au régiment, le meilleur ami de Wronsky, bien qu'il fût +aussi joueur que débauché. On ne pouvait dire de lui que c'était un homme +sans principes; il en avait, mais ils étalent foncièrement immoraux. +Wronsky admirait sa force physique exceptionnelle, qui lui permettait de +boire comme un tonneau sans s'en apercevoir, et de se passer, au besoin, +complètement de sommeil; il n'admirait pas moins sa force morale, qui le +rendait redoutable même à ses chefs, dont il savait se faire respecter +aussi bien que de ses camarades. Au club anglais, il passait pour le +premier des joueurs, parce que, sans jamais cesser de boire, il risquait +des sommes considérables avec un calme et une présence d'esprit +imperturbables. + +Si Wronsky éprouvait pour Yashvine de l'amitié et une certaine +considération, c'est qu'il savait que sa propre fortune et sa position +sociale n'entraient pour rien dans l'attachement que lui témoignait +celui-ci; il était aimé pour lui-même. Aussi Yashvine était-il le seul +homme auquel Wronsky eût voulu parler de son amour, persuadé que, malgré +son mépris affecté pour toute espèce de sentiment, il pourrait seul +comprendre sa passion avec ce qu'elle avait de sérieux et d'absorbant. +Il le savait en outre incapable de bavardages et de médisances, et ces +raisons réunies lui rendaient toujours sa présence agréable. + +«Ah oui!--dit le capitaine, lorsque le nom des Tverskoï eut été prononcé; +et il mordit sa moustache en le regardant de son oeil noir brillant. + +--Et toi, qu'as-tu fait? as-tu gagné? + +--Huit mille roubles, dont trois qui ne rentreront peut-être pas. + +--Alors je puis te faire perdre,--dit Wronsky en riant; son camarade avait +parié une forte somme sur lui. + +--Je n'entends pas perdre. Mahotine seul est à craindre.» + +Et la conversation s'engagea sur les courses, le seul sujet intéressant du +moment. + +«Allons, j'ai fini,--dit Wronsky en se levant. Yashvine se leva aussi en +étirant ses longues jambes. + +--Je ne puis dîner de si bonne heure, mais je vais boire quelque chose. Je +te suis. Garçon, du vin, cria-t-il de sa voix tonnante. Cette voix était +une célébrité au régiment. Non, au fait, c'est inutile, cria-t-il aussitôt +après; si tu rentres chez toi, je t'accompagne.» + + + + +XX + + +Wronsky occupait une grande izba finnoise très propre, et divisée en deux +par une cloison. Pétritzky demeurait avec lui au camp, aussi bien qu'à +Pétersbourg; il dormait lorsque Wronsky et Yashvine entrèrent. + +«Assez dormir, lève-toi,» dit Yashvine en allant secouer le dormeur par +l'épaule, derrière la cloison où il était couché, le nez enfoncé dans son +oreiller. + +Pétritzky sauta sur ses genoux et regarda autour de lui. + +«Ton frère est venu, dit-il à Wronsky: il m'a réveillé; que le diable +l'emporte, et il a dit qu'il reviendrait.» + +Là-dessus, il se rejeta sur l'oreiller en ramenant sa couverture. + +«Laisse-moi tranquille, Yashvine,--cria-t-il avec colère à son camarade, +qui s'amusait à lui retirer sa couverture; puis, se tournant vers lui et +ouvrant les yeux:--Tu ferais mieux de me dire ce que je devrais boire pour +m'ôter de la bouche ce goût désagréable. + +--De l'eau-de-vie, avant tout, ordonna Yashvine de sa grosse voix: +Tereshtchenko, vite un verre d'eau-de-vie et des concombres à ton maître, +cria-t-il en s'amusant lui-même de la sonorité de sa voix. + +--Tu crois? demanda Pétritzky en se frottant les yeux avec une grimace; +en prendras-tu aussi? Si c'est à deux, je veux bien. Wronsky, tu boiras +aussi?» + +Et, quittant son lit, il s'avança enveloppé d'une couverture tigrée, les +bras en l'air, chantonnant en français: «Il était un roi de Thulé.» + +«Boiras-tu, Wronsky? + +--Va te promener, répondit celui-ci, qui endossait une redingote apportée +par son domestique. + +--Où comptes-tu aller? lui demanda Yashvine en voyant approcher de la +maison une calèche attelée de trois chevaux. Voilà ta troïka. + +--À l'écurie, et de là chez Bransky, avec lequel j'ai une affaire à +régler,» dit Wronsky. + +Il avait effectivement promis à Bransky de lui porter de l'argent, et +celui-ci demeurait à dix verstes de Péterhof,--mais ses camarades +comprirent aussitôt qu'il allait encore ailleurs. + +Pétritzky cligna de l'oeil avec une grimace qui signifiait: «nous savons ce +que Bransky veut dire», et continua à chanter. + +«Ne t'attarde pas,» se contenta de dire Yashvine, et, changeant de +conversation: «Et mon roman, fait-il ton affaire?» demanda-t-il en +regardant par la fenêtre le cheval du milieu qu'il avait vendu. + +Au moment où Wronsky allait sortir, Pétritzky l'arrêta en criant: + +«Attends donc, ton frère m'a laissé une lettre et un billet pour toi. +Qu'en ai-je fait? C'est là la question, déclama Pétritzky, élevant l'index +au-dessus de son nez. + +--Parle donc, es-tu bête! dit Wronsky en souriant. + +--Je n'ai pas fait de feu dans la cheminée. Ce doit être ici quelque part. + +--Voyons, pas de contes: où est la lettre? + +--Je t'assure que je l'ai oublié; j'ai peut-être vu tout cela en rêve! +Attends, attends, ne te fâche pas; si tu avais bu comme je l'ai fait hier, +tu ne saurais même pas où tu as couché; je vais tâcher de me rappeler.» + +Pétritzky retourna derrière la cloison et se recoucha. + +«C'est ainsi que j'étais couché, et lui se tenait là, oui, oui, oui, m'y +voilà.» + +Et il tira une lettre de dessous son matelas. + +Wronsky prit la lettre qu'accompagnait un billet de son frère; c'était +bien ce qu'il supposait: sa mère lui reprochait de n'être pas venu la voir, +et son frère lui disait qu'il avait à lui parler. + +«En quoi cela les regarde-t-il?» murmura-t-il, pressentant de quoi il +s'agissait, et il chiffonna les deux papiers, qu'il introduisit entre les +boutons de sa redingote, avec l'intention de les relire en route plus +attentivement. + +Au moment de quitter l'izba, il rencontra deux officiers dont +l'un appartenait à son régiment. L'habitation de Wronsky servait +volontiers de lieu de réunion. + +«Où vas-tu? + +--À Péterhof pour affaire. + +--Le cheval est-il arrivé? + +--Oui, mais je ne l'ai pas encore vu. + +--On dit que Gladiator, de Mahotine, boite. + +--Des bêtises! Mais comment ferez-vous pour courir avec une boue pareille?» + +«Voilà mes sauveurs!» cria Pétritzky en voyant entrer les nouveaux venus. +Son ordonnance, debout devant lui, tenait sur un plateau de l'eau-de-vie +et des concombres salés. «C'est Yashvine qui m'ordonne de boire pour me +rafraîchir. + +--Vous nous avez donné de l'agrément hier soir, dit un des officiers; +grâce à vous, nous n'avons pu dormir de la nuit. + +--Il faut vous dire comment cela s'est terminé! se mit à raconter +Pétritzky. Wolkof est grimpé sur un toit, et nous a annoncé de là qu'il +était triste. Faisons de la musique, ai-je proposé: une marche funèbre. +Et au son de la marche funèbre il s'est endormi sur son toit. + +--Bois donc ton eau-de-vie, et par là-dessus de l'eau de Seltz avec +beaucoup de citron, dit Yashvine encourageant Pétritzky comme une mère +qui veut faire avaler une médecine à son enfant. Après cela, tu pourras +prendre un peu de champagne, une demi-bouteille. + +--Voilà qui a le sens commun. Wronsky, attends un peu, et bois avec nous. + +--Non, messieurs, adieu. Je ne bois pas aujourd'hui. + +--Pourquoi? de crainte de t'alourdir? Alors buvons sans lui; qu'on apporte +de l'eau de Seltz et du citron. + +--Wronsky! cria quelqu'un comme il sortait. + +--Qu'y a-t-il? + +--Tu devrais te faire couper les cheveux, de crainte de t'alourdir, sur le +front surtout.» + +Wronsky commençait en effet à perdre ses cheveux; il se mit à rire, et, +avançant sa casquette sur son front, là où ses cheveux devenaient rares, +il sortit et monta en calèche. + +«À l'écurie!» dit-il. + +Il allait prendre ses lettres pour les relire, mais, afin de ne penser +qu'à son cheval, il remit sa lecture à plus tard. + + + + +XXI + + +L'écurie provisoire, une baraque en planches, se trouvait à proximité du +champ de courses. Le dresseur ayant seul monté le cheval pour le promener, +Wronsky ne savait trop dans quel état il allait trouver sa monture. Un +jeune garçon, qui faisait office de groom, reconnut de loin la calèche +et appela aussitôt le dresseur, un Anglais au visage sec, orné au menton +d'une touffe de poils. Celui-ci vint au-devant de son maître en se +dandinant à la façon des jockeys, les coudes écartés du corps; il était +vêtu d'une jaquette courte et chaussé de bottes à l'écuyère. + +«Comment va Frou-frou? demanda Wronsky en anglais. + +--_All right, sir_, répondit l'Anglais du fond de sa gorge. Mieux vaut +ne pas entrer, ajouta-t-il en soulevant son chapeau. Je lui ai mis une +muselière et cela l'agite. Si on l'approche, elle s'inquiétera. + +--J'entrerai tout de même. Je veux la voir. + +--Allons alors,» répondit avec humeur l'Anglais, toujours sans ouvrir la +bouche; et de son pas dégingandé il se dirigea vers l'écurie; un garçon +de service en veste blanche, balai en main, propre et alerte, les +introduisit. Cinq chevaux occupaient l'écurie, chacun dans sa stalle; +celui de Mahotine, le concurrent le plus sérieux de Wronsky, Gladiator, un +alezan de cinq vershoks, devait être là. Wronsky était plus curieux de le +voir que de voir son propre cheval, mais, selon les règles des courses, il +ne devait pas se le faire montrer, ni même se permettre de questions à son +sujet. Tout en marchant le long du couloir, le groom ouvrit la porte de la +seconde stalle et Wronsky entrevit un vigoureux alezan aux pieds blancs. +C'était Gladiator; il le savait, mais se retourna aussitôt du côté de +Frou-frou, comme il se fût détourné d'une lettre ouverte qui ne lui aurait +pas été adressée. + +«C'est le cheval de Mak.., Mak...., dit l'Anglais sans arriver à prononcer +le nom, indiquant la stalle de Gladiator de ses doigts aux ongles crasseux. + +--De Mahotine? oui;--c'est mon seul adversaire sérieux. + +--Si vous le montiez, je parierais pour vous, dit l'Anglais. + +--Frou-frou est plus nerveuse, celui-ci plus solide, répondit Wronsky en +souriant de l'éloge du jockey. + +--Dans les courses avec obstacles, tout est dans l'art de monter, dans le +_pluck_,» dit l'Anglais. + +Le _pluck_, c'est-à-dire l'audace et le sang-froid. Wronsky savait qu'il +n'en manquait pas et, qui plus est, il était fermement convaincu que +personne ne pouvait en avoir plus que lui. + +«Vous êtes sûr qu'une forte transpiration n'était pas nécessaire? + +--Du tout, répondit l'Anglais. Ne parlez pas haut, je vous prie, la jument +s'inquiète,» ajouta-t-il en faisant un signe de tête du côté de la stalle +fermée où l'on entendait piétiner le cheval sur sa litière. + +Il ouvrit la porte et Wronsky entra dans le box faiblement éclairé par +une petite lucarne. Un cheval bai brun, avec une muselière, y foulait +nerveusement la paille fraîche. + +La conformation un peu défectueuse de son cheval favori sauta aux yeux de +Wronsky. Frou-frou était de taille moyenne, son ossature était étroite, +sa poitrine également, quoique le poitrail fût saillant; la croupe était +légèrement fuyante et les jambes, surtout celles de derrière, un peu +cagneuses. Les muscles des jambes paraissaient faibles et les flancs très +larges, malgré l'entraînement qu'elle avait subi et la maigreur de son +ventre. Au-dessous du genou, ses jambes, vues de face, semblaient de vrais +fuseaux; vues de côté au contraire, elles étaient énormes. Sauf ses flancs, +on l'aurait dite creusée des deux côtés. Mais, elle avait un mérite qui +faisait oublier tous ces défauts: elle avait de la _race_, du _sang_ comme +disent les Anglais. Ses muscles faisaient saillie sous un réseau de veines +recouvertes d'une peau lisse et douce comme du satin; sa tête effilée, +aux yeux à fleur de tête, brillants et animés, ses naseaux saillants et +mobiles, qui semblaient injectés de sang, toute l'allure de cette jolie +bête avait quelque chose de décidé, d'énergique et de fin. C'était un +de ces animaux auxquels la parole ne semble manquer que par suite d'une +conformation mécanique incomplète. Wronsky eut le sentiment d'être compris +par elle tandis qu'il la considérait. Lorsqu'il entra, elle aspira l'air +fortement, regarda de côté, en montrant le blanc de son oeil injecté de +sang, chercha à secouer sa muselière, et s'agita sur ses pieds comme mue +par des ressorts. + +«Vous voyez si elle est agitée, dit l'Anglais. + +--Ho, ma belle, ho!» dit Wronsky en s'approchant pour la calmer; mais plus +il approchait, plus elle s'agitait. Elle ne se tranquillisa que lorsqu'il +lui eut caressé la tête et le cou; on voyait ses muscles se dessiner et +tressaillir sous son poil délicat. Wronsky remit à sa place une mèche de +crinière qu'elle avait rejetée de l'autre côté du garrot, approcha son +visage des naseaux qu'elle gonflait et élargissait comme des ailes de +chauves-souris. Elle respira bruyamment, dressa les oreilles et tendit son +museau noir vers lui, pour le saisir par la manche; mais, empêchée par sa +muselière, elle se reprit à piétiner. + +«Calme-toi, ma belle, calme-toi!» lui dit Wronsky en la flattant; et il +quitta la stalle dans la conviction rassurante que son cheval était en +parfait état. + +Mais l'agitation de la jument s'était communiquée à son maître; lui aussi +sentait le sang affluer à son coeur et le besoin d'action, de mouvement, +s'emparer violemment de lui; il aurait voulu mordre comme elle; c'était +troublant et amusant. + +«Eh bien! je compte sur vous, dit-il à l'Anglais; à six heures et demie +sur le terrain. + +--Tout sera prêt. Mais où allez-vous, mylord?» demanda l'Anglais en se +servant du titre de lord qu'il n'employait jamais. + +Étonné de cette audace, Wronsky leva la tête avec surprise et regarda +l'Anglais comme il savait le faire, non dans les yeux, mais sur le haut du +front; il comprit aussitôt que le dresseur ne lui avait pas parlé comme à +son maître, mais comme à un jockey, et répondit: + +«J'ai besoin de voir Bransky et serai de retour dans une heure.» + +«Combien de fois m'aura-t-on fait cette question aujourd'hui! pensa-t-il, +et il rougit, ce qui lui arrivait rarement. L'Anglais le regarda +attentivement; il avait l'air de savoir où allait son maître. + +«L'essentiel est de se tenir tranquille avant la course; ne vous faites +pas de mauvais sang, ne vous tourmentez de rien. + +--_All right_,» répondit Wronsky en souriant et, sautant dans sa calèche, +il se fit conduire à Péterhof. + +À peine avait-il fait quelques pas, que le ciel, couvert depuis le matin, +s'assombrit tout à fait; il se mit à pleuvoir. + +«C'est fâcheux, pensa Wronsky en levant la capote de sa calèche; il y +avait de la boue, maintenant ce sera un marais.» + +Et, profitant de ce moment de solitude, il prit les lettres de sa mère et +de son frère pour les lire. + +C'était toujours la même histoire: tous deux, sa mère aussi bien que son +frère, trouvaient nécessaire de se mêler de ses affaires de coeur; il en +était irrité jusqu'à la colère, un sentiment qui ne lui était pas habituel. + +«En quoi cela les concerne-t-il? Pourquoi se croient-ils obligés de +s'occuper de moi? de s'accrocher à moi? C'est parce qu'ils sentent qu'il y +a là quelque chose qu'ils ne peuvent comprendre. Si c'était une liaison +vulgaire, on me laisserait tranquille; mais ils devinent qu'il n'en est +rien, que cette femme n'est pas un jouet pour moi, qu'elle m'est plus +chère que la vie. Cela leur paraît incroyable et agaçant. Quel que soit +notre sort, c'est nous qui l'avons fait, et nous ne le regrettons pas, se +dit-il en s'unissant à Anna dans le mot _nous_. Mais non, ils entendent +nous enseigner la vie, eux qui n'ont aucune idée de ce qu'est le bonheur! +ils ne savent pas que, sans cet amour, il n'y aurait pour moi ni joie ni +douleur en ce monde; la vie n'existerait pas.» + +Au fond, ce qui l'irritait le plus contre les siens, c'est que sa +conscience lui disait qu'ils avaient raison. Son amour pour Anna n'était +pas un entraînement passager destiné comme tant de liaisons mondaines +à disparaître en ne laissant d'autres traces que des souvenirs doux ou +pénibles. Il sentait vivement toutes les tortures de leur situation, +toutes ses difficultés aux yeux du monde, auquel il fallait tout cacher, +en s'ingéniant à mentir, à tromper, à inventer mille ruses. Et tandis +que leur passion mutuelle était si violente qu'ils ne connaissaient plus +qu'elle, toujours il fallait penser aux autres. + +Ces fréquentes nécessités de dissimuler et de feindre lui revinrent +vivement à la pensée. Rien n'était plus contraire à sa nature, et il +se rappela le sentiment de honte qu'il avait souvent surpris dans Anna +lorsqu'elle aussi était forcée au mensonge. + +Depuis sa liaison avec elle, il ressentait parfois une étrange +sensation de dégoût et de répulsion qu'il ne pouvait définir. Pour qui +l'éprouvait-il?.... Pour Alexis Alexandrovitch, pour lui-même, pour le +monde entier?... Il n'en savait rien. Autant que possible il chassait +cette impression. + +«Oui, jadis elle était malheureuse, mais fière et tranquille; maintenant +elle ne peut plus l'être, quelque peine qu'elle se donne pour le paraître.» + +Et pour la première fois l'idée de couper court à cette vie de +dissimulation lui apparut nette et précise: le plus tôt serait le mieux. + +«Il faut que nous quittions tout, elle et moi, et que, seuls avec notre +amour, nous allions nous cacher quelque part,» se dit-il. + + + + +XXII + + +L'averse fut de courte durée, et lorsque Wronsky arriva au grand trot +de son cheval de brancard, les chevaux de volée galopant à toutes brides +dans la boue, le soleil avait déjà reparu et faisait scintiller les toits +des villas et le feuillage mouillé des vieux tilleuls, dont l'ombre se +projetait des jardins du voisinage dans la rue principale. L'eau coulait +des toits, et les branches des arbres semblaient secouer gaiement leurs +gouttes de pluie. Il ne pensait plus au tort que l'averse pouvait faire au +champ de courses, mais se réjouissait en songeant que, grâce à la pluie, +_elle_ serait seule; car il savait qu'Alexis Alexandrovitch, revenu +d'un voyage aux eaux depuis quelques jours, n'avait pas encore quitté +Pétersbourg pour la campagne. + +Wronsky fit arrêter ses chevaux à une petite distance de la maison, et, +afin d'attirer l'attention aussi peu que possible, il entra dans la cour à +pied, au lieu de sonner à la porte principale qui donnait sur la rue. + +«Monsieur est-il arrivé? demanda-t-il à un jardinier. + +--Pas encore, mais madame y est. Veuillez sonner, on vous ouvrira. + +--Non, je préfère entrer par le jardin.» + +La sachant seule, il voulait la surprendre; il n'avait pas annoncé sa +visite et elle ne pouvait l'attendre à cause des courses; il marcha donc +avec précaution le long des sentiers sablés et bordés de fleurs, relevant +son sabre pour ne pas faire de bruit; il s'avança ainsi jusqu'à la +terrasse, qui de la maison descendait au jardin. Les préoccupations qui +l'avaient assiégé en route, les difficultés de sa situation, tout était +oublié; il ne pensait qu'au bonheur de l'apercevoir bientôt, _elle_ en +réalité, en personne, non plus en imagination seulement. Déjà il montait +les marches de la terrasse le plus doucement possible, lorsqu'il se +rappela ce qu'il oubliait toujours, et ce qui formait un des côtés les +plus douloureux de ses rapports avec Anna: la présence de son fils, de cet +enfant au regard inquisiteur. + +L'enfant était le principal obstacle à leurs entrevues. Jamais en sa +présence Wronsky et Anna ne se permettaient un mot qui ne pût être entendu +de tout le monde, jamais même la moindre allusion que l'enfant n'eût pas +comprise. Ils n'avaient pas eu besoin de s'entendre pour cela; chacun +d'eux aurait cru se faire injure en prononçant une parole qui eût trompé +le petit garçon; devant lui ils causaient comme de simples connaissances. +Malgré ces précautions, Wronsky rencontrait souvent le regard scrutateur +et un peu méfiant de Serge, fixé sur lui; tantôt il le trouvait +timide, d'autres fois caressant, rarement le même. L'enfant semblait +instinctivement comprendre qu'entre cet homme et sa mère il existait un +lien sérieux dont la signification lui échappait. + +Serge faisait effectivement de vains efforts pour comprendre comment il +devait se comporter avec ce monsieur; il avait deviné, avec la finesse +d'intuition propre à l'enfance, que son père, sa gouvernante et sa bonne +le considéraient avec horreur, tandis que sa mère le traitait comme son +meilleur ami. + +«Qu'est-ce que cela signifie? qui est-il? faut-il que je l'aime? et si +je n'y comprends rien, est-ce ma faute et suis-je un enfant méchant ou +borné?» pensait le petit. De là sa timidité, son air interrogateur et +méfiant, et cette mobilité d'humeur qui gênait tant Wronsky. D'ailleurs, +en présence de l'enfant, il éprouvait toujours l'impression de répulsion, +sans cause apparente, qui le poursuivait depuis un certain temps. +Wronsky et Anna étaient semblables à des navigateurs auxquels la boussole +prouverait qu'ils vont à la dérive, sans pouvoir arrêter leur course; +chaque minute les éloigne du droit chemin, et reconnaître ce mouvement qui +les entraîne, c'est aussi reconnaître leur perte! L'enfant avec son regard +naïf était cette implacable boussole; tous deux le sentaient sans vouloir +en convenir. + +Ce jour-là, Serge ne se trouvait pas à la maison; Anna était seule, assise +sur la terrasse, attendant le retour de son fils, que la pluie avait +surpris pendant sa promenade. Elle avait envoyé une femme de chambre et +un domestique à sa recherche. Vêtue d'une robe blanche, garnie de hautes +broderies, elle était assise dans un angle de la terrasse, cachée par des +plantes et des fleurs, et n'entendit pas venir Wronsky. La tête penchée, +elle appuyait son front contre un arrosoir oublié sur un des gradins; +de ses belles mains chargées de bagues qu'il connaissait si bien, elle +attirait vers elle cet arrosoir. La beauté de cette tête aux cheveux noirs +frisés, de ces bras, de ces mains, de tout l'ensemble de sa personne, +frappait Wronsky chaque fois qu'il la voyait, et lui causait toujours une +nouvelle surprise. Il s'arrêta et la regarda avec transport. Elle sentit +instinctivement son approche, et il avait à peine fait un pas, qu'elle +repoussa l'arrosoir et tourna vers lui son visage brûlant. + +«Qu'avez-vous? vous êtes malade?» dit-il en français, tout en s'approchant +d'elle. Il aurait voulu courir, mais, dans la crainte d'être aperçu, il +jeta autour de lui et vers la porte de la terrasse un regard qui le fit +rougir comme tout ce qui l'obligeait à craindre et à dissimuler. + +«Non, je me porte bien, dit Anna en se levant et serrant vivement la main +qu'il lui tendait. Je ne t'attendais pas. + +--Bon Dieu, quelles mains froides! + +--Tu m'as effrayée; je suis seule et j'attends Serge qui est allé se +promener; ils reviendront par ici.» + +Malgré le calme qu'elle affectait, ses lèvres tremblaient. + +«Pardonnez-moi d'être venu, mais je ne pouvais passer la journée sans vous +voir, continua-t-il en français, évitant ainsi le _vous_ impossible et le +tutoiement dangereux en russe. + +--Je n'ai rien à pardonner: je suis trop heureuse. + +--Mais vous êtes malade ou triste? dit-il en se penchant vers elle sans +quitter sa main. À quoi pensez-vous? + +--Toujours à la même chose,» répondit-elle en souriant. + +Elle disait vrai. À quelque heure de la journée, à quelque moment qu'on +l'eût interrogée, elle aurait invariablement répondu qu'elle pensait à son +bonheur et à son malheur. Au moment où il était entré, elle se demandait +pourquoi les uns, Betsy par exemple, dont elle savait la liaison avec +Toushkewitch, prenaient si légèrement ce qui pour elle était si cruel? +Cette pensée l'avait particulièrement tourmentée ce jour-là. Elle parla +des courses, et lui, pour la distraire de son trouble, raconta les +préparatifs qui se faisaient; son ton restait parfaitement calme et +naturel. + +«Faut-il, ou ne faut-il pas lui dire? pensait-elle en regardant ces yeux +tranquilles et caressants. Il a l'air si heureux, il s'amuse tant de cette +course, qu'il ne comprendra peut-être pas assez l'importance de ce qui +nous arrive.» + +«Vous ne m'avez pas dit à quoi vous songiez quand je suis entré, dit-il en +interrompant son récit; dites-le, je vous en prie.» + +Elle ne répondait pas. La tête baissée, elle levait vers lui ses beaux +yeux; son regard était plein d'interrogations; sa main jouait avec une +feuille détachée. Le visage de Wronsky prit aussitôt l'expression d'humble +adoration, de dévouement absolu qui l'avait conquise. + +«Je sens qu'il est arrivé quelque chose. Puis-je être tranquille un +instant quand je vous sais un chagrin que je ne partage pas? Au nom du +ciel, parlez,» répéta-t-il d'un ton suppliant. + +«S'il ne sent pas toute l'importance de ce que j'ai à lui dire, je sais +que je ne lui pardonnerai pas; mieux vaut se taire que de le mettre à +l'épreuve,» pensa-t-elle en continuant à le regarder; sa main tremblait. + +«Mon Dieu! qu'y a t-il? dit-il en lui prenant la main. + +--Faut-il le dire? + +--Oui, oui, oui. + +--Je suis enceinte,» murmura-t-elle lentement. + +La feuille qu'elle tenait entre ses doigts trembla encore plus, mais +elle ne le quitta pas des yeux, car elle cherchait à lire sur son visage +comment il supporterait cet aveu. + +Il pâlit, voulut parler, mais s'arrêta et baissa la tête en laissant +tomber la main qu'il tenait entre les siennes. + +«Oui, il sent toute la portée de cet événement,» pensa-t-elle, et elle lui +prit la main. + +Mais elle se trompait en croyant qu'il sentait comme elle. À cette +nouvelle, l'étrange impression d'horreur qui le poursuivait l'avait saisi +plus vivement que jamais, et il comprit que la crise qu'il souhaitait, +était arrivée. Dorénavant on ne pouvait plus rien dissimuler au mari, et +il fallait sortir au plus tôt, n'importe à quel prix, de cette situation +odieuse et insoutenable. Le trouble d'Anna se communiquait à lui. Il la +regarda de ses yeux humblement soumis, lui baisa la main, se leva, et se +mit à marcher de long en large sur la terrasse, sans parler. + +Quand enfin il se rapprocha d'elle, il lui dit d'un ton décidé: + +«Ni vous, ni moi, n'avons considéré notre liaison comme un bonheur +passager; maintenant notre sort est fixé. Il faut absolument mettre fin +aux mensonges dans lesquels nous vivons;--et il regarda autour de lui. + +--Mettre fin? Comment y mettre fin, Alexis?» dit-elle doucement. + +Elle s'était calmée et lui souriait tendrement. + +«Il faut quitter votre mari et unir nos existences. + +--Ne sont-elles pas déjà unies? répondit-elle à demi-voix. + +--Pas tout à fait, pas complètement. + +--Mais comment faire, Alexis? enseigne-le-moi, dit-elle avec une triste +ironie, en songeant à ce que sa situation avait d'inextricable. Ne suis-je +pas la femme de mon mari? + +--Quelque difficile que soit une situation, elle a toujours une issue +quelconque; il s'agit seulement de prendre un parti... Tout vaut mieux que +la vie que tu mènes. Crois-tu donc que je ne voie pas combien tout est +tourment pour toi: ton mari, ton fils, le monde, tout! + +--Pas mon mari, dit-elle avec un sourire. Je ne le connais pas, je ne +pense pas à lui. Je ne sais pas s'il existe. + +--Tu n'es pas sincère. Je te connais: tu te tourmentes aussi à cause de +lui. + +--Mais il ne sait rien,--dit-elle, et soudain son visage se couvrit d'une +vive rougeur: le cou, le front, les joues, tout rougit, et les larmes lui +vinrent aux yeux.--Ne parlons plus de lui!» + + + + +XXIII + + +Ce n'était pas la première fois que Wronsky cherchait à lui faire +comprendre et juger sa position, quoiqu'il ne l'eût encore jamais fait +aussi fortement; et toujours il s'était heurté aux mêmes appréciations +superficielles et presque futiles. Il lui semblait qu'elle était alors +sous l'empire de sentiments qu'elle ne voulait, ou ne pouvait approfondir, +et elle, la vraie Anna, disparaissait, pour faire place à un être étrange +et indéchiffrable, qu'il ne parvenait pas à comprendre, qui lui devenait +presque répulsif. Aujourd'hui il voulut s'expliquer à fond. + +«Qu'il le sache ou ne le sache pas, dit-il d'une voix calme mais ferme, +peu importe. Nous ne pouvons, _vous_ ne pouvez rester dans cette situation, +surtout à présent. + +--Que faudrait-il faire selon vous?--demanda-t-elle avec la même ironie +railleuse. Elle qui avait craint si vivement de lui voir accueillir sa +confidence avec légèreté, était mécontente maintenant qu'il en déduisit la +nécessité absolue d'une résolution énergique. + +--Avouez tout, et quittez-le. + +--Supposons que je le fasse, savez-vous ce qu'il en résultera? Je vais +vous le dire:--et un éclair méchant jaillit de ses yeux tout à l'heure +si tendres. «Ah vous en aimez un autre et avez une liaison criminelle? +dit-elle en imitant son mari et appuyant sur le mot _criminelle_ comme +lui. Je vous avais avertie des suites qu'elle aurait au point de vue de +la religion, de la société et de la famille. Vous ne m'avez pas écouté, +maintenant je ne puis livrer à la honte mon nom, et...»--elle allait dire +_mon fils_, mais s'arrêta, car elle ne pouvait plaisanter de son fils.--En +un mot, il me dira nettement, clairement, sur le ton dont il discute les +affaires d'État, qu'il ne peut me rendre la liberté, mais qu'il prendra +des mesures pour éviter le scandale. C'est là ce qui se passera, car ce +n'est pas un homme, c'est une machine et, quand il se fâche, une très +méchante machine.» + +Et elle se rappela les moindres détails du langage et de la physionomie +de son mari, prête à lui reprocher intérieurement tout ce qu'elle pouvait +trouver en lui de mal, avec d'autant moins d'indulgence qu'elle se sentait +plus coupable. + +«Mais, Anna, dit Wronsky avec douceur, dans l'espoir de la convaincre et +de la calmer, il faut d'abord tout avouer, et ensuite nous agirons selon +ce qu'il fera. + +--Alors il faudra s'enfuir? + +--Pourquoi pas? Je ne vois pas la possibilité de continuer à vivre ainsi; +il n'est pas question de moi, mais de vous qui souffrez. + +--S'enfuir! et devenir ostensiblement votre maîtresse! dit-elle méchamment. + +--Anna! s'écria-t-il peiné. + +--Oui, votre maîtresse et perdre tout.....» Elle voulut encore dire _mon +fils_, mais ne put prononcer ce mot. + +Wronsky était incapable de comprendre que cette forte et loyale nature +acceptât la situation fausse où elle se trouvait, sans chercher à en +sortir; il ne se doutait pas que l'obstacle était ce mot «fils» qu'elle +ne pouvait se résoudre à articuler. + +Quand Anna se représentait la vie de cet enfant avec le père qu'elle +aurait quitté, l'horreur de sa faute lui paraissait telle, qu'en véritable +femme elle n'était plus en état de raisonner, et ne cherchait qu'à se +rassurer et à se persuader que tout pourrait encore demeurer comme par le +passé; il fallait à tout prix s'étourdir, oublier cette affreuse pensée: +«que deviendra l'enfant?» + +«Je t'en supplie, je t'en supplie, dit-elle tout à coup sur un ton tout +différent de tendresse et de sincérité, ne me parle plus jamais de cela. + +--Mais, Anna! + +--Jamais, jamais. Laisse-moi rester juge de la situation. J'en comprends +la bassesse et l'horreur, mais il n'est pas aussi facile que tu le crois +d'y rien changer. Aie confiance en moi, et ne me dis plus jamais rien de +cela. Tu me le promets? + +--Je promets tout; comment veux-tu cependant que je sois tranquille après +ce que tu viens de me confier? Puis-je rester calme quand tu l'es si peu? + +--Moi! répéta-t-elle. Il est vrai que je me tourmente, mais cela passera +si tu ne me parles plus de rien. + +--Je ne comprends pas..... + +--Je sais, interrompit-elle, combien ta nature loyale souffre de mentir; +tu me fais pitié, et bien souvent je me dis que tu as sacrifié ta vie pour +moi. + +--C'est précisément ce que je me disais de toi! je me demandais tout à +l'heure comment tu avais pu t'immoler pour moi! Je ne me pardonne pas de +t'avoir rendue malheureuse! + +--Moi, malheureuse! dit-elle en se rapprochant de lui et le regardant avec +un sourire plein d'amour. Moi! mais je suis semblable à un être mourant de +faim auquel on aurait donné à manger! Il oublie qu'il a froid et qu'il est +couvert de guenilles, il n'est pas malheureux. Moi, malheureuse! Non, +voilà mon bonheur.....» + +La voix du petit Serge qui rentrait se fit entendre. Anna jeta un coup +d'oeil autour d'elle, se leva vivement, et porta rapidement ses belles +mains chargées de bagues vers Wronsky qu'elle prit par la tête; elle le +regarda longuement, approcha son visage du sien, l'embrassa sur les lèvres +et les yeux, puis elle voulut le repousser et le quitter, mais il l'arrêta. + +«Quand? murmura-t-il en la regardant avec transport. + +--Aujourd'hui à une heure,» répondit-elle à voix basse en soupirant, et +elle courut au-devant de son fils. Serge avait été surpris par la pluie au +parc, et s'était réfugié dans un pavillon avec sa bonne. + +«Eh bien, au revoir, dit-elle à Wronsky, il faut maintenant que je +m'apprête pour les courses; Betsy m'a promis de venir me chercher.» + +--Wronsky regarda sa montre, et partit précipitamment. + + + + +XXIV + + +Wronsky était si ému et si préoccupé qu'ayant regardé l'aiguille et le +cadran il n'avait pas vu l'heure. + +Tout pénétré de la pensée d'Anna, il regagna sa calèche sur la route, +marchant avec précaution le long du chemin boueux. Sa mémoire n'était plus +qu'instinctive, et lui rappelait seulement ce qu'il avait résolu de faire, +sans que la réflexion intervînt. Il s'approcha de son cocher endormi sur +son siège, le réveilla machinalement, observa les nuées de moucherons qui +s'élevaient au-dessus de ses chevaux en sueur, sauta dans sa calèche et se +fit conduire chez Bransky; il avait déjà fait six à sept verstes lorsque +la présence d'esprit lui revint; il comprit alors qu'il était en retard, +et regarda de nouveau sa montre. Elle marquait cinq heures et demie. + +Il devait y avoir plusieurs courses ce jour-là. D'abord les chevaux de +trait, puis une course d'officiers de deux verstes, une seconde de quatre; +celle où il devait courir était la dernière. À la rigueur, il pouvait +arriver à temps en sacrifiant Bransky, sinon il risquait de ne se trouver +sur le terrain que lorsque la cour serait arrivée, et ce n'était pas +convenable. Malheureusement Bransky avait sa parole; il continua donc +la route en recommandant au cocher de ne pas ménager ses chevaux. Cinq +minutes chez Bransky, et il repartit au galop; ce mouvement rapide lui fit +du bien. Peu à peu il oubliait ses soucis pour ne sentir que l'émotion +de la course et le plaisir de ne pas la manquer; il dépassait toutes les +voitures venant de Pétersbourg ou des environs. + +Personne chez lui que son domestique le guettant sur le seuil de la porte; +tout le monde était déjà parti. + +Pendant qu'il changeait de vêtements, son domestique eut le temps de lui +raconter que la seconde course était commencée, et que plusieurs personnes +s'étaient informées de lui. + +Wronsky s'habilla sans se presser,--car il savait garder son calme,--et se +fit conduire en voiture aux écuries. On voyait de là un océan d'équipages +de toutes sortes, des piétons, des soldats, et toutes les tribunes +chargées de spectateurs.--La seconde course devait en effet avoir lieu, +car il entendit un coup de cloche. Il avait rencontré près de l'écurie +l'alezan de Mahotine, Gladiator, qu'on menait couvert d'une housse orange +et bleue avec d'énormes oreillères. + +«Où est Cord? demanda-t-il au palefrenier. + +--À l'écurie,--on selle.» + +Frou-frou était toute sellée dans sa stalle ouverte, et on allait la faire +sortir. + +«Je ne suis pas en retard? + +--_All right, all right_, dit l'Anglais, ne vous inquiétez de rien.» + +Wronsky jeta un dernier regard sur les belles formes de sa jument, et la +quitta à regret;--elle tremblait de tous ses membres. Le moment était +propice pour s'approcher des tribunes sans être remarqué; la course +de deux verstes s'achevait, et tous les yeux étaient fixés sur un +chevalier-garde et un hussard derrière lui, fouettant désespérément leurs +chevaux en approchant du but. On affluait vers ce point de tous côtés, et +un groupe de soldats et d'officiers de la garde saluaient avec des cris de +joie le triomphe de leur officier et de leur camarade. + +Wronsky se mêla à la foule au moment où la cloche annonçait la fin de la +course, tandis que le vainqueur, couvert de boue, s'affaissait sur sa +selle et laissait tomber la bride de son étalon gris pommelé, essoufflé et +trempé de sueur. + +L'étalon, raidissant péniblement les jarrets, arrêta avec difficulté sa +course rapide; l'officier, comme au sortir d'un rêve, regardait autour de +lui et souriait avec effort. Une foule d'amis et de curieux l'entoura. + +C'était à dessein que Wronsky évitait le monde élégant qui circulait +tranquillement eu causant, autour de la galerie; il avait déjà aperçu Anna, +Betsy et la femme de son frère, et ne voulait pas s'approcher d'elles, +pour éviter toute distraction. Mais à chaque pas il rencontrait des +connaissances qui l'arrêtaient au passage et lui racontaient quelques +détails de la dernière course, ou lui demandaient la cause de son retard. + +Pendant qu'on distribuait les prix dans le pavillon, et que chacun se +dirigeait de ce côté, Wronsky vit approcher son frère Alexandre; comme +Alexis, c'était un homme de taille moyenne et un peu trapu; mais il était +plus beau, quoiqu'il eût le visage très coloré et un nez de buveur; il +portait l'uniforme de colonel avec des aiguillettes. + +«As-tu reçu ma lettre? dit-il à son frère,--on ne te trouve jamais.» + +Alexandre Wronsky, malgré sa vie débauchée et son penchant à l'ivrognerie, +fréquentait exclusivement le monde de la cour. Tandis qu'il causait avec +son frère d'un sujet pénible, il savait garder la physionomie souriante +d'un homme qui plaisanterait d'une façon inoffensive, et cela à cause des +yeux qu'il sentait braqués sur eux. + +«Je l'ai reçue; je ne comprends pas de quoi _tu_ t'inquiètes. + +--Je m'inquiète de ce qu'on m'a fait remarquer tout à l'heure ton absence, +et ta présence à Péterhof lundi. + +--Il y a des choses qui ne peuvent être jugées que par ceux qu'elles +intéressent directement,--et l'affaire dont tu te préoccupes est telle.... + +--Oui, mais alors on ne reste pas au service, on ne.... + +--Ne t'en mêle pas,--c'est tout ce que je demande.» Alexis Wronsky pâlit, +et son visage mécontent eut un tressaillement; il se mettait rarement en +colère, mais quand cela arrivait, son menton se prenait à trembler, et il +devenait dangereux. Alexandre le savait et sourit gaiement. + +«Je n'ai voulu que te remettre la lettre de notre mère; réponds-lui +et ne te fais pas de mauvais sang avant la course.--_Bonne chance_,» +ajouta-t-il en français, en s'éloignant. + +Dès qu'il l'eût quitté, Wronsky fut accosté par un autre. + +«Tu ne reconnais donc plus tes amis? Bonjour, mon cher!» C'était Stépane +Arcadiévitch, le visage animé, les favoris bien peignés et pommadés, aussi +brillant dans le monde élégant de Pétersbourg qu'à Moscou. + +«Je suis arrivé d'hier et me voilà ravi d'assister à ton triomphe.--Quand +nous reverrons-nous? + +--Entre demain au mess,» dit Wronsky, et, s'excusant de le quitter, il +lui serra la main et se dirigea vers l'endroit où les chevaux avaient été +amenés pour la course d'obstacles. + +Les palefreniers emmenaient les chevaux épuisés par la dernière course, +et ceux de la course suivante apparaissaient les uns après les autres. +C'étaient pour la plupart des chevaux anglais, bien sanglés et +encapuchonnés,--on aurait dit d'énormes oiseaux. + +Frou-frou, belle dans sa maigreur, approchait, posant un pied après +l'autre d'un pas élastique et rebondissant;--non loin de là, on ôtait à +Gladiator sa couverture; les formes superbes, régulières et robustes de +l'étalon, avec sa croupe splendide et ses pieds admirablement taillés, +attirèrent l'attention de Wronsky. + +Il voulut se rapprocher de Frou-frou, mais quelqu'un l'arrêta encore au +passage. + +«Voilà Karénine,--il cherche sa femme qui est dans le pavillon, l'avez-vous +vue? + +--Non,» répondit Wronsky, sans tourner la tête du côté où on lui indiquait +Mme Karénine, et il rejoignit son cheval. + +À peine eut-il le temps d'examiner quelque chose qu'il fallait +rectifier à la selle, qu'on appela ceux qui devaient courir pour +leur distribuer leurs numéros d'ordre. Ils approchèrent tous, +sérieux, presque solennels, et plusieurs d'entre eux fort pâles: +ils étaient dix-sept.--Wronsky eut le n° 7. + +«En selle!» cria-t-on. + +Wronsky s'approcha de son cheval; il se sentait, comme ses camarades, le +point de mire de tous les regards, et, comme toujours, le malaise qu'il en +éprouvait rendait ses mouvements plus lents. + +Cord avait mis son costume de parade en l'honneur des courses; il portait +une redingote noire boutonnée jusqu'au cou; un col de chemise fortement +empesé faisait ressortir ses joues,--il avait des bottes à l'écuyère et un +chapeau rond. Calme et important, selon son habitude, il était debout à +la tête du cheval et tenait lui-même la bride. Frou-frou tremblait et +semblait prise d'un accès de fièvre; ses yeux pleins de feu regardaient +Wronsky de côté. Celui-ci passa le doigt sous la sangle de la selle,--la +jument recula et dressa les oreilles,--et l'Anglais grimaça un sourire à +l'idée qu'on pût douter de la façon dont il sellait un cheval. + +«Montez, vous serez moins agité,» dit-il. + +Wronsky jeta un dernier coup d'oeil sur ses concurrents: il savait qu'il ne +les verrait plus pendant la course. Deux d'entre eux se dirigeaient déjà +vers le point de départ. Goltzen, un ami et un des plus forts coureurs, +tournait autour de son étalon bai sans pouvoir le monter. Un petit hussard +de la garde, en pantalon de cavalerie, courbé en deux sur son cheval pour +imiter les Anglais, faisait un temps de galop. Le prince Kouzlof, blanc +comme un linge, montait une jument pur sang qu'un Anglais menait par la +bride. Wronsky connaissait comme tous ses camarades l'amour-propre féroce +de Kouzlof, joint à la _faiblesse_ de ses nerfs. Chacun savait qu'il avait +peur de tout,--mais à cause de cette peur, et parce qu'il savait qu'il +risquait de se rompre le cou, et qu'il y avait près de chaque obstacle un +chirurgien avec des infirmiers et des brancards, il avait résolu de courir. + +Wronsky lui sourit d'un air approbateur; mais le rival redoutable entre +tous, Mahotine sur Gladiator, n'était pas là. + +«Ne vous pressez pas, disait Cord à Wronsky, et n'oubliez pas une chose +importante: devant un obstacle, il ne faut ni retenir ni lancer son cheval, +--il faut le laisser faire. + +--Bien, bien, répondit Wronsky en prenant les brides + +--Menez la course si cela se peut, sinon ne perdez pas courage, quand bien +même vous seriez le dernier.» + +Sans laisser à sa monture le temps de faire le moindre mouvement, Wronsky +s'élança vivement sur l'étrier, se mit légèrement en selle, égalisa +les doubles rênes entre ses doigts, et Cord lâcha le cheval. Frou-frou +allongea le cou en tirant sur la bride; elle semblait se demander de quel +pied il fallait partir, et balançait son cavalier sur son dos flexible en +avançant d'un pas élastique. Cord suivait à grandes enjambées. La jument, +agitée, cherchait à tromper son cavalier et tirait tantôt à droite, tantôt +à gauche; Wronsky la rassurait inutilement de la voix et du geste. + +On approchait de la rivière, du côté où se trouvait le point de départ; +Wronsky, précédé des uns, suivi des autres, entendit derrière lui, sur +la boue du chemin, le galop d'un cheval. C'était Gladiator monté par +Mahotine; celui-ci sourit en passant, montrant ses longues dents. Wronsky +ne répondit que par un regard irrité. Il n'aimait pas Mahotine, et cette +façon de galoper près de lui et d'échauffer son cheval lui déplut; il +sentait d'ailleurs en lui son plus rude adversaire. + +Frou-frou partit au galop du pied gauche, fit deux bonds, et, fâchée de se +sentir retenue par le bridon, changea d'allure et prit un trot qui secoua +fortement son cavalier.--Cord, mécontent, courait presque aussi vite +qu'elle à côté de Wronsky. + + + + +XXV + + +Le champ de courses, une ellipse de quatre verstes, s'étendait devant le +pavillon principal et offrait neuf obstacles: la rivière,--une grande +barrière haute de deux archines, en face du pavillon,--un fossé à sec, +--un autre rempli d'eau,--une côte rapide,--une banquette irlandaise +(l'obstacle le plus difficile), c'est-à-dire un remblai couvert de +fascines, derrière lequel un second fossé invisible obligeait le cavalier +à sauter deux obstacles à la fois, au risque de se tuer;--après la +banquette, encore trois fossés, dont deux pleins d'eau,--et enfin le but, +devant le pavillon. Ce n'était pas dans l'enceinte même du cercle que +commençait la course, mais à une centaine de sagènes en dehors, et sur +cet espace se trouvait le premier obstacle, la rivière, qu'on pouvait à +volonté sauter ou passer à gué. + +Les cavaliers se rangèrent pour le signal, mais trois fois de suite il y +eut faux départ; il fallut recommencer. Le colonel qui dirigeait la course +commençait à s'impatienter,--lorsque enfin au quatrième commandement les +cavaliers partirent. + +Tous les yeux, toutes les lorgnettes étaient dirigés vers les coureurs. + +«Ils sont partis! les voilà!» cria-t-on de tous côtés. + +Et pour mieux les voir, les spectateurs se précipitèrent isolément ou par +groupes vers l'endroit d'où on pouvait les apercevoir. Les cavaliers se +dispersèrent d'abord un peu; de loin, ils semblaient courir ensemble, mais +les fractions de distance qui les séparaient avaient leur importance. + +Frou-frou, agitée et trop nerveuse, perdit du terrain au début, mais +Wronsky, tout en la retenant, prit facilement le devant sur deux ou +trois chevaux, et ne fut bientôt plus précédée que par Gladiator, qui la +dépassait de toute sa longueur, et par la jolie Diane en tête de tous, +portant le malheureux Kouzlof, à moitié mort d'émotion. + +Pendant ces premières minutes, Wronsky ne fut pas plus maître de lui-même +que de sa monture. + +Gladiator et Diane se rapprochèrent et franchirent la rivière presque d'un +même bond; Frou-frou s'élança légèrement derrière eux comme portée par des +ailes: au moment où Wronsky se sentait dans les airs, il aperçut sous les +pieds de son cheval Kouzlof se débattant avec Diane de l'autre côté de la +rivière (il avait lâché les rênes après avoir sauté, et son cheval s'était +abattu sous lui); Wronsky n'apprit ces détails que plus tard, il ne vit +qu'une chose alors, c'est que Frou-frou reprendrait pied sur le corps de +Diane. Mais Frou-frou, semblable à un chat qui tombe, fit un effort du dos +et des jambes tout en sautant, et retomba à terre par-dessus le cheval +abattu. + +«Oh ma belle!» pensa Wronsky. + +Après la rivière, il reprit pleine possession de son cheval, et le retint +même un peu, avec l'intention de sauter la grande barrière derrière +Mahotine, qu'il ne comptait distancer que sur l'espace d'environ deux +cents sagènes libre d'obstacles. + +Cette grande barrière s'élevait juste en face du pavillon impérial; +l'empereur lui-même, la cour, une foule immense les regardait approcher. + +Wronsky sentait tous ces yeux braqués sur lui, mais il ne voyait que les +oreilles de son cheval, la terre disparaissant devant lui, la croupe de +Gladiator et ses pieds blancs battant le sol en cadence, et conservant +toujours la même distance en avant de Frou-frou. Gladiator s'élança à la +barrière, agita sa queue écourtée et disparut aux yeux de Wronsky sans +avoir heurté l'obstacle. + +«Bravo!» cria une voix. + +Au même moment, les planches de la barrière passèrent comme un éclair +devant Wronsky, son cheval sauta sans changer d'allure, mais il entendit +derrière lui un craquement: Frou-frou, animée par la vue de Gladiator, +avait sauté trop tôt et frappé la barrière de ses fers de derrière; son +allure ne varia cependant pas, et Wronsky, la figure éclaboussée de boue, +comprit que la distance n'avait pas diminué, en apercevant devant lui la +croupe de Gladiator, sa queue coupée et ses rapides pieds blancs. + +Frou-frou sembla faire la même réflexion que son maître, car, sans y être +excitée, elle augmenta sensiblement de vitesse et se rapprocha de Mahotine +en obliquant vers la corde, que Mahotine conservait cependant. Wronsky se +demandait si l'on ne pourrait pas le dépasser de l'autre côté de la piste, +lorsque Frou-frou, changeant de pied, prit elle-même cette direction. +Son épaule, brunie par la sueur, se rapprocha de la croupe de Gladiator. +Pendant quelques secondes ils coururent tout près l'un de l'autre; mais, +pour se rapprocher de la corde, Wronsky excita son cheval, et vivement, +sur la descente, dépassa Mahotine, dont il entrevit le visage couvert de +boue; il lui sembla que celui-ci souriait. Quoique dépassé, il était là, +tout près, et Wronsky entendait toujours le même galop régulier et la +respiration précipitée mais nullement fatiguée de l'étalon. + +Les deux obstacles suivants, le fossé et la barrière, furent aisément +franchis, mais le galop et le souffle de Gladiator se rapprochaient; +Wronsky força le train de Frou-frou et sentit avec joie qu'elle augmentait +facilement sa vitesse; le son des sabots de Gladiator s'éloignait. + +C'était lui maintenant qui menait la course comme il l'avait souhaité, +comme le lui avait recommandé Cord; il était sûr du succès. Son émotion, +sa joie et sa tendresse pour Frou-frou allaient toujours croissant. +Il aurait voulu se retourner, mais n'osait regarder derrière lui, et +cherchait à se calmer et à ne pas surmener sa monture. Un seul obstacle +sérieux, la banquette irlandaise, lui restait à franchir; si, l'ayant +dépassé, il était toujours en tête, son triomphe devenait infaillible. +Lui et Frou-frou aperçurent la banquette de loin, et tous deux, le cheval +et le cavalier, éprouvèrent un moment d'hésitation. Wronsky remarqua +cette hésitation aux oreilles de la jument, et levait déjà la cravache, +lorsqu'il comprit à temps qu'elle savait ce qu'elle devait faire. La jolie +bête prit son élan et, comme il le prévoyait, s'abandonna à la vitesse +acquise qui la transporta bien au delà du fossé; puis elle reprit sa +course en mesure et sans effort, sans avoir changé de pied. + +«Bravo, Wronsky!» crièrent des voix. Il savait que ses camarades et ses +amis se tenaient près de l'obstacle, et distingua la voix de Yashvine, +mais sans le voir. + +«Oh ma charmante! pensait-il de Frou-frou, tout en écoutant ce qui se +passait derrière lui.... Il a sauté,» se dit-il en entendant approcher le +galop de Gladiator. + +Un dernier fossé, large de deux archines, restait encore; c'est à peine si +Wronsky y faisait attention, mais, voulant arriver premier, bien avant les +autres, il se mit à rouler son cheval. La jument s'épuisait; son cou et +ses épaules étaient mouillés, la sueur perlait sur son garrot, sa tête et +ses oreilles; sa respiration devenait courte et haletante. Il savait +cependant qu'elle serait de force à fournir les deux cents sagènes qui +le séparaient du but, et ne remarquait l'accélération de la vitesse que +parce qu'il touchait presque terre. Le fossé fut franchi sans qu'il s'en +aperçût. Frou-frou s'envola comme un oiseau plutôt qu'elle ne sauta; mais +en ce moment Wronsky sentit avec horreur qu'au lieu de suivre l'allure du +cheval, le poids de son corps avait porté à faux en retombant en selle, +par un mouvement aussi inexplicable qu'impardonnable. Comment cela +s'était-il fait? il ne pouvait s'en rendre compte, mais il comprit qu'une +chose terrible lui arrivait: l'alezan de Mahotine passa devant lui comme +un éclair. + +Wronsky touchait la terre d'un pied: la jument s'affaissa sur ce pied, +et il eut à peine le temps de se dégager qu'elle tomba complètement, +soufflant péniblement et faisant, de son cou délicat et couvert de sueur, +d'inutiles efforts pour se relever; elle gisait à terre et se débattait +comme un oiseau blessé: par le mouvement qu'il avait fait en selle, +Wronsky lui avait brisé les reins; mais il ne comprit sa faute que +plus tard. Il ne voyait qu'une chose en ce moment: c'est que Gladiator +s'éloignait rapidement, et que lui il était là, seul, sur la terre +détrempée, devant Frou-frou abattue, qui tendait vers lui sa tête et le +regardait de ses beaux yeux. Toujours sans comprendre, il tira sur la +bride. La pauvre bête s'agita comme un poisson pris au filet, et chercha à +se redresser sur ses jambes de devant; mais, impuissante à relever celles +de derrière, elle retomba tremblante sur le côté. Wronsky, pâle et +défiguré par la colère, lui donna un coup de talon dans le ventre pour la +forcer à se relever; elle ne bougea pas, et jeta à son maître un de ses +regards parlants, en enfonçant son museau dans le sol. + +«Mon Dieu, qu'ai-je fait? hurla presque Wronsky en se prenant la tête à +deux mains. Qu'ai-je fait?» + +Et la pensée de la course perdue, de sa faute humiliante et impardonnable, +de la malheureuse bête brisée, tout l'accabla à la fois. «Qu'ai-je fait?» + +On accourait vers lui, le chirurgien et son aide, ses camarades, tout le +monde. À son grand chagrin, il se sentait sain et sauf. + +Le cheval avait l'épine dorsale rompue; il fallut l'abattre. Incapable +de proférer une seule parole, Wronsky ne put répondre à aucune des +questions qu'on lui adressa; il quitta le champ de courses, sans relever +sa casquette tombée, marchant au hasard sans savoir où il allait; il était +désespéré! Pour la première fois de sa vie, il était victime d'un malheur +auquel il ne pouvait porter remède, et dont il se reconnaissait seul +coupable! + +Yashvine courut après lui avec sa casquette, et le ramena à son logis; au +bout d'une demi-heure, il se calma et reprit possession de lui-même; mais +cette course fut pendant longtemps un des souvenirs les plus pénibles, les +plus cruels, de son existence. + + + + +XXVI + + +Les relations d'Alexis Alexandrovitch et de sa femme ne semblaient pas +changées extérieurement; tout au plus pouvait-on remarquer que Karénine +était plus surchargé de besogne que jamais. + +Dès le printemps, il partit selon son habitude pour l'étranger, afin de se +remettre des fatigues de l'hiver en faisant une cure d'eaux. + +Il revint en juillet et reprit ses fonctions avec une nouvelle énergie. Sa +femme s'était installée à la campagne aux environs de Pétersbourg, comme +d'ordinaire; lui restait en ville. + +Depuis leur conversation, après la soirée de la princesse Tverskoï, il +n'avait plus été question entre eux de soupçons ni de jalousie; mais le +ton de persiflage habituel à Alexis Alexandrovitch lui fut très commode +dans ses rapports actuels avec sa femme; sa froideur avait augmenté, +quoiqu'il ne semblât conserver de cette conversation qu'une certaine +contrariété; encore n'était-ce guère qu'une nuance, rien de plus. + +«Tu n'as pas voulu t'expliquer avec moi, semblait-il dire, tant pis pour +toi, c'est à toi maintenant de venir à moi, et à mon tour de ne pas +vouloir m'expliquer.» Et il s'adressait à sa femme par la pensée, comme +un homme furieux de n'avoir pu éteindre un incendie qui dirait au feu: +«Brûle, va, tant pis pour toi!» + +Lui, cet homme si fin et si sensé quand il s'agissait de son service, +ne comprenait pas ce que cette conduite avait d'absurde, et s'il ne +comprenait pas, c'est que la situation lui semblait trop terrible pour +oser la mesurer. Il préféra enfouir son affection pour sa femme et son +fils dans son âme, comme en un coffre scellé et verrouillé, et prit même +envers l'enfant une attitude singulièrement froide, ne l'interpellant que +du nom de «jeune homme», de ce ton ironique qu'il prenait avec Anna. + +Alexis Alexandrovitch prétendait n'avoir jamais eu d'affaires aussi +importantes que cette année-là; mais il n'avouait pas qu'il les créait à +plaisir, afin de n'avoir pas à ouvrir ce coffre secret qui contenait des +sentiments d'autant plus troublants qu'il les gardait plus longtemps +enfermés. + +Si quelqu'un s'était arrogé le droit de lui demander ce qu'il pensait de +la conduite de sa femme, cet homme calme et pacifique se serait mis en +colère, au lieu de répondre. Aussi sa physionomie prenait-elle un air +digne et sévère toutes les fois qu'on lui demandait des nouvelles d'Anna. +Et à force de vouloir ne rien penser de la conduite de sa femme, Alexis +Alexandrovitch n'y pensait pas. + +L'habitation d'été des Karénine était à Péterhof, et la comtesse Lydie +Ivanovna, qui y demeurait habituellement, y entretenait de fréquentes +relations de bon voisinage avec Anna. Cette année, la comtesse n'avait pas +voulu habiter Péterhof, et, en causant un jour avec Karénine, fit quelques +allusions aux inconvénients de l'intimité d'Anna avec Betsy et Wronsky. +Alexis Alexandrovitch l'arrêta sévèrement en déclarant que, pour lui, +sa femme était au-dessus de tout soupçon; depuis lors il avait évité la +comtesse. Décidé à ne rien remarquer, il ne s'apercevait pas que bien des +personnes commençaient à battre froid à sa femme, et n'avait pas cherché à +comprendre pourquoi celle-ci avait insisté pour s'installer à Tsarskoé, où +demeurait Betsy, non loin du camp de Wronsky. + +Il ne se permettait pas de réfléchir, et ne réfléchissait pas; mais malgré +tout, sans s'expliquer avec lui-même, sans avoir aucune preuve à l'appui, +il se sentait trompé, n'en doutait pas, et en souffrait profondément. + +Combien de fois ne lui était-il pas arrivé, pendant ses huit années de +bonheur conjugal, de se demander, en voyant des ménages désunis: «Comment +en arrive-t-on là? Comment ne sort-on pas à tout prix d'une situation +aussi absurde?» Et maintenant que le malheur était à sa propre porte, non +seulement il ne songeait pas à se dégager de cette situation, mais il ne +voulait pas l'admettre, et cela parce qu'il s'épouvantait de ce qu'elle +lui offrait de terrible, de contre nature. + +Depuis son retour de l'étranger, Alexis Alexandrovitch était allé deux +fois retrouver sa femme à la campagne; une fois pour dîner, l'autre pour y +passer la soirée avec du monde, sans coucher, comme il le faisait les +années précédentes. + +Le jour des courses avait été pour lui un jour très rempli; cependant, +en faisant le programme de sa journée le matin, il s'était décidé à aller +à Péterhof après avoir dîné de bonne heure, et de là aux courses, où +devait se trouver la cour, et où il était convenable de se montrer. Par +convenance aussi, il avait résolu d'aller chaque semaine chez sa femme; +c'était d'ailleurs le quinze du mois, et il était de règle de lui remettre +à cette date l'argent nécessaire à la dépense de la maison. + +Tout cela avait été décidé avec la force de volonté qu'il possédait, et +sans qu'il permît à sa pensée d'aller au delà. + +Sa matinée s'était trouvée très affairée; la veille, il avait reçu une +brochure d'un voyageur célèbre par ses voyages en Chine, accompagnée +d'un mot de la comtesse Lydie, le priant de recevoir ce voyageur qui lui +semblait, pour plusieurs raisons, être un homme utile et intéressant. + +Alexis Alexandrovitch, n'ayant pu terminer la lecture de cette brochure +le soir, l'acheva le matin. Puis vinrent les sollicitations, les rapports, +les réceptions, les nominations, les révocations, les distributions de +récompenses, les pensions, les appointements, les correspondances, tout +ce «travail des jours ouvrables», comme disait Alexis Alexandrovitch, qui +prenait tant de temps. + +Venait ensuite son travail personnel, la visite du médecin et celle de +son régisseur. Ce dernier ne le retint pas longtemps; il ne fit que lui +remettre de l'argent et un rapport très concis sur l'état de ses affaires, +qui, cette année, n'était pas très brillant; les dépenses avaient été trop +fortes et amenaient un déficit. + +Le docteur, un médecin célèbre, et en rapport d'amitié avec Karénine, +lui prit, en revanche, un temps considérable. Il était venu sans être +appelé, et Alexis Alexandrovitch fut étonné de sa visite et de l'attention +scrupuleuse avec laquelle il l'ausculta et l'interrogea; il ignorait que, +frappée de son état peu normal, son amie la comtesse Lydie avait prié le +docteur de le voir et de le bien examiner. + +«Faites-le pour moi, avait dit la comtesse. + +--Je le ferai pour la Russie, comtesse, répondit le docteur. + +--Excellent homme!» s'écria la comtesse. + +Le docteur fut très mécontent de son examen. Le foie était congestionné, +l'alimentation mauvaise, le résultat des eaux nul. Il ordonna plus +d'exercice physique, moins de tension d'esprit, et surtout aucune +préoccupation morale; c'était aussi facile que de ne pas respirer. + +Le médecin partit en laissant Alexis Alexandrovitch sous l'impression +désagréable qu'il avait un principe de maladie auquel on ne pouvait porter +remède. + +En quittant son malade, le docteur rencontra sur le perron le chef de +cabinet d'Alexis Alexandrovitch, nommé Studine, un camarade d'Université; +ces messieurs se rencontraient rarement, mais n'en restaient pas moins +bons amis; aussi le docteur n'aurait-il pas parlé à d'autres avec la même +franchise qu'à Studine. + +«Je suis bien aise que vous l'ayez vu, dit celui-ci: cela ne va pas, il me +semble; qu'en dites-vous? + +--Ce que j'en dis, répondit le docteur, en faisant par-dessus la tête +de Studine signe à son cocher d'avancer. Voici ce que j'en dis;» et +il retira de ses mains blanches un doigt de son gant glacé: «si vous +essayez de rompre une corde qui ne soit pas trop tendue, vous réussirez +difficilement: mais si vous la tendez à l'extrême, vous la romprez en la +touchant du doigt. C'est ce qui lui arrive avec sa vie trop sédentaire +et son travail trop consciencieux; et il y a une pression violente du +dehors, conclut le docteur en levant les sourcils d'un air significatif. + +--Serez-vous aux courses? ajouta-t-il en entrant dans sa calèche. + +--Oui, oui, certainement, cela prend trop de temps,» répondit-il à +quelques mots de Studine qui n'arrivèrent pas jusqu'à lui. + +Aussitôt après le docteur, le célèbre voyageur arriva, et Alexis +Alexandrovitch, aidé de la brochure qu'il avait lue la veille, et de +quelques notions antérieures sur la question, étonna son visiteur par +l'étendue de ses connaissances et la largeur de ses vues. On annonça en +même temps le maréchal du gouvernement, arrivé à Pétersbourg, avec lequel +il dut causer. Après le départ du maréchal, il fallut terminer la besogne +quotidienne avec le chef de cabinet, puis faire une visite importante et +sérieuse à un personnage officiel. Alexis Alexandrovitch n'eut que le +temps de rentrer pour dîner à cinq heures avec son chef de cabinet, +qu'il invita à l'accompagner à la campagne et aux courses. + +Sans qu'il s'en rendit compte, il cherchait toujours maintenant à ce qu'un +tiers assistât à ses entrevues avec sa femme. + + + + +XXVII + + +Anna était dans sa chambre, debout devant son miroir, et attachait un +dernier noeud à sa robe avec l'aide d'Annouchka, lorsqu'un bruit de roues +sur le gravier devant le perron se fit entendre. + +«C'est un peu tôt pour Betsy,» pensa-t-elle, et, regardant par la fenêtre, +elle aperçut une voiture, et dans la voiture le chapeau noir et les +oreilles bien connues d'Alexis Alexandrovitch. + +«Voilà qui est fâcheux! se pourrait-il qu'il vint pour la nuit?» +pensa-t-elle, et les résultats que pouvait avoir cette visite +l'épouvantèrent: sans se donner une minute de réflexion, et sous l'empire +de cet esprit de mensonge, qui lui devenait familier et qui la dominait, +elle descendit, rayonnante de gaieté, pour recevoir son mari, et se mit à +parler sans savoir ce qu'elle disait. + +«Que c'est aimable à vous! dit-elle en tendant la main à Karénine, tandis +qu'elle souriait à Studine comme à un familier de la maison. + +--J'espère que tu restes ici cette nuit? (le démon du mensonge lui +soufflait ces mots); nous irons ensemble aux courses, n'est-ce pas? Quel +dommage que je me sois engagée avec Betsy, qui doit venir me chercher!» + +Alexis Alexandrovitch fit une légère grimace à ce nom. + +«Oh! je ne séparerai pas les inséparables, dit-il d'un ton railleur, +nous irons à nous deux Michel Wassiliévitch. Le docteur m'a recommandé +l'exercice; je ferai une partie de la route à pied, et me croirai encore +aux eaux. + +--Mais rien ne presse, dit Anna; voulez-vous du thé?» + +Elle sonna. + +«Servez le thé et prévenez Serge qu'Alexis Alexandrovitch est arrivé. + +--Et ta santé?... Michel Wassiliévitch, vous n'êtes pas encore venu +chez moi; voyez donc comme j'ai bien arrangé mon balcon,» dit-elle en +s'adressant tantôt à son mari, tantôt à son visiteur. + +Elle parlait simplement et naturellement, mais trop, et trop vite: ce +qu'elle sentit en surprenant le regard curieux de Michel Wassiliévitch, +qui l'observait à la dérobée. Celui-ci s'éloigna du coté de la terrasse, +et elle s'assit auprès de son mari. + +«Tu n'as pas très bonne mine, dit-elle. + +--Oui, le docteur est venu ce matin et m'a pris une heure de mon temps; +je suis persuadé qu'il était envoyé par un de mes amis; ma santé est si +précieuse! + +--Que t'a-t-il dit?» + +Et elle le questionna sur sa santé et ses travaux, lui conseillant le +repos, et l'engageant à venir s'installer à la campagne. Tout cela était +dit gaiement, avec vivacité et animation; mais Alexis Alexandrovitch +n'attachait aucune importance spéciale à ce ton; il n'entendait que les +paroles, et les prenait dans leur sens littéral, répondant simplement, +quoiqu'un peu ironiquement. Cette conversation n'avait rien de particulier; +cependant Anna ne put se la rappeler plus tard sans une véritable +souffrance. + +Serge entra, accompagné de sa gouvernante; si Alexis Alexandrovitch +s'était permis d'observer, il aurait remarqué l'air craintif dont l'enfant +regarda ses parents, son père d'abord, puis sa mère; mais il ne voulait +rien voir et ne vit rien. + +«Hé, bonjour, jeune homme! nous avons grandi, nous devenons tout à fait +grand garçon.» + +Et il tendit la main à l'enfant troublé. Serge avait toujours été timide +avec son père, mais depuis que celui-ci l'appelait «jeune homme», et +depuis qu'il se creusait la tête pour savoir si Wronsky était un ami ou +un ennemi, il était devenu plus craintif encore. Il se tourna vers sa +mère comme pour chercher protection; il ne se sentait à l'aise qu'auprès +d'elle. Pendant ce temps Alexis Alexandrovitch prenait son fils par +l'épaule et interrogeait la gouvernante sur son compte. Anna vit le moment +où l'enfant, se sentant malheureux et gêné, allait fondre en larmes. Elle +avait rougi en le voyant entrer, et, remarquant son embarras, elle se leva +vivement, souleva la main d'Alexis Alexandrovitch pour dégager l'épaule de +l'enfant, l'embrassa et l'emmena sur la terrasse. Puis elle vint rejoindre +son mari. + +«Il se fait tard, dit-elle en consultant sa montre. Pourquoi Betsy ne +vient-elle pas? + +--Oui, dit Alexis Alexandrovitch en faisant craquer les jointures de ses +doigts et en se levant. Je suis aussi venu t'apporter de l'argent: tu dois +en avoir besoin, car on ne nourrit pas de chansons les rossignols. + +--Non... oui... j'en ai besoin, dit Anna en rougissant jusqu'à la racine +des cheveux sans le regarder; mais tu reviendras après les courses? + +--Oh oui, répondit Alexis Alexandrovitch. Et voici la gloire de Péterhof, +la princesse Tverskoï, ajouta-t-il en apercevant par la fenêtre une +calèche à l'anglaise qui approchait du perron; quelle élégance! c'est +charmant! Allons, partons aussi.» + +La princesse ne quitta pas sa calèche; son valet de pied en guêtres, +livrée, et chapeau à l'anglaise, sauta du siège devant la maison. + +«Je m'en vais, adieu! dit Anna en embrassant son fils et en tendant la +main à son mari. Tu es très aimable d'être venu.» + +Alexis Alexandrovitch lui baisa la main. + +«Au revoir, tu reviendras prendre le thé; c'est parfait!» dit-elle en +s'éloignant d'un air rayonnant et joyeux. Mais à peine fut-elle à l'abri +des regards, qu'elle tressaillit avec répugnance en sentant sur sa main la +trace de ce baiser. + + + + +XXVIII + + +Quand Alexis Alexandrovitch parut aux courses, Anna était déjà placée à +côté de Betsy dans le pavillon principal, où la haute société se trouvait +réunie; elle aperçut son mari de loin, et le suivit involontairement des +yeux dans la foule. Elle le vit s'avancer vers le pavillon, répondant avec +une bienveillance un peu hautaine aux saluts qui cherchaient à attirer +son attention, échangeant des politesses distraites avec ses égaux, et +recherchant les regards des puissants de la terre, auxquels il répondait +en ôtant son grand chapeau rond, qui serrait le bout de ses oreilles. Anna +connaissait toutes ces façons de saluer, et toutes lui étaient également +antipathiques. + +«Rien qu'ambition, que rage de succès: c'est tout ce que contient son âme, +pensait-elle; quant aux vues élevées, à l'amour de la civilisation, à la +religion, ce ne sont que des moyens pour atteindre son but: rien de plus.» + +On voyait, d'après les regards que Karénine jetait sur le pavillon, qu'il +ne découvrait pas sa femme dans ces flots de mousseline, de rubans, de +plumes, de fleurs et d'ombrelles. Anna comprit qu'il la cherchait, mais +eut l'air de ne pas s'en apercevoir. + +«Alexis Alexandrovitch, cria la princesse Betsy, vous ne voyez donc pas +votre femme? la voici.» + +Il sourit de son sourire glacial. + +«Tout ici est si brillant, que les yeux sont éblouis,» répondit-il en +approchant du pavillon. + +Il sourit à Anna, comme doit le faire un mari qui vient à peine de quitter +sa femme, salua Betsy et ses autres connaissances, galant avec les femmes, +poli avec les hommes. + +Un général célèbre par son esprit et son savoir était là, près du pavillon; +Alexis Alexandrovitch, qui l'estimait beaucoup, l'aborda, et ils se +mirent à causer. + +C'était entre deux courses; le général attaquait ce genre de +divertissement, Alexis Alexandrovitch le défendait. + +Anna entendait cette voix grêle et mesurée et ne perdait pas une seule des +paroles de son mari, qui résonnaient toutes désagréablement à son oreille. + +Lorsque la course d'obstacles commença, elle se pencha en avant, ne +quittant pas Wronsky des yeux; elle le vit s'approcher de son cheval, puis +le monter; la voix de son mari s'élevait toujours jusqu'à elle, et lui +semblait odieuse. Elle souffrait pour Wronsky, mais souffrait plus encore +de cette voix dont elle connaissait toutes les intonations. + +«Je suis une mauvaise femme, une femme perdue, pensait-elle, mais je hais +le mensonge, je ne le supporte pas, tandis que lui (son mari) en fait sa +nourriture. Il sait tout, il voit tout; que peut-il éprouver, s'il est +capable de parler avec cette tranquillité? J'aurais quelque respect pour +lui s'il me tuait, s'il tuait Wronsky. Mais non, ce qu'il préfère à tout, +c'est le mensonge, ce sont les convenances.» + +Anna ne savait guère ce qu'elle aurait voulu trouver en son mari, et ne +comprenait pas que la volubilité d'Alexis Alexandrovitch, qui l'irritait +si vivement, n'était que l'expression de son agitation intérieure; il lui +fallait un mouvement intellectuel quelconque, comme il faut à un enfant +qui vient de se cogner un mouvement physique pour étourdir son mal; +Karénine, lui aussi, avait besoin de s'étourdir pour étouffer les idées +qui l'oppressaient en présence de sa femme et de Wronsky, dont le nom +revenait à chaque instant. + +«Le danger, disait-ll, est une condition indispensable pour les +courses d'officiers; si l'Angleterre peut montrer dans son histoire des +faits d'armes glorieux pour la cavalerie, elle le doit uniquement au +développement historique de la force dans ses hommes et ses chevaux. Le +sport a, selon moi, un sens profond, et comme toujours nous n'en prenons +que le côté superficiel. + +--Superficiel, pas tant que cela, dit la princesse Tverskoï: on dit qu'un +des officiers s'est enfoncé deux côtes.» + +Alexis Alexandrovitch sourit froidement d'un sourire sans expression qui +découvrait seulement ses dents. + +«J'admets, princesse, que ce cas-là est interne et non superficiel, +mais il ne s'agit pas de cela.» Et il se tourna vers le général, son +interlocuteur sérieux: + +«N'oubliez pas que ceux qui courent sont des militaires, que cette +carrière est de leur choix, et que toute vocation a son revers de +médaille: cela rentre dans les devoirs militaires; si le sport, comme +les luttes à coups de poing ou les combats de taureaux espagnols sont des +indices de barbarie, le sport spécialisé est au contraire un indice de +développement. + +--Oh! je n'y reviendrai plus, dit la princesse Betsy, cela m'émeut trop, +n'est-ce pas, Anna? + +--Cela émeut, mais cela fascine, dit une autre dame. Si j'avais été +Romaine, j'aurais assidûment fréquenté le cirque.» + +Anna ne parlait pas, mais tenait toujours sa lorgnette braquée du même +côté. + +En ce moment, un général de haute taille vint à traverser le pavillon; +Alexis Alexandrovitch, interrompant brusquement son discours, se leva avec +dignité et fit un profond salut: + +«Vous ne courez pas? lui dit en plaisantant le général. + +--Ma course est d'un genre plus difficile,» répondit respectueusement +Alexis Alexandrovitch, et, quoique cette réponse ne présentât aucun sens, +le militaire eut l'air de recueillir le mot profond d'un homme d'esprit, +et de comprendre _la pointe de la sauce_[8]. + +[Note 8: Les mots en italique sont en français dans le texte.] + +«Il y a deux côtés à la question, reprit Alexis Alexandrovitch: celui du +spectateur aussi bien que celui de l'acteur, et je conviens que l'amour +de ces spectacles est un signe certain d'infériorité dans un public... +mais... + +--Princesse, un pari! cria une voix, celle de Stépane Arcadiévitch +s'adressant à Betsy. Pour qui tenez-vous? + +--Anna et moi parions pour Kouzlof, répondit Betsy. + +--Moi pour Wronsky..., une paire de gants. + +--C'est bon. + +--Comme c'est joli..., n'est-ce pas?» + +Alexis Alexandrovitch s'était tu pendant qu'on parlait autour de lui, mais +il reprit aussitôt: + +«J'en conviens, les jeux virils...» + +En ce moment on entendit le signal du départ, et toutes les conversations +s'arrêtèrent. + +Alexis Alexandrovitch se tut aussi; chacun se leva pour regarder du côté +de la rivière; comme les courses ne l'intéressaient pas, au lieu de suivre +les cavaliers, il parcourut l'assemblée d'un oeil distrait; son regard +s'arrêta sur sa femme. + +Pâle et grave, rien n'existait pour Anna en dehors de ce qu'elle suivait +des yeux; sa main tenait convulsivement un éventail, elle ne respirait +pas. Karénine se détourna pour examiner d'autres visages de femmes. + +«Voilà une autre dame très émue, et encore une autre qui l'est tout autant, +c'est fort naturel,» se dit Alexis Alexandrovitch; malgré lui, son regard +était attiré par ce visage où il lisait trop clairement et avec horreur +tout ce qu'il voulait ignorer. + +À la première chute, celle de Kouzlof, l'émotion fut générale, mais à +l'expression triomphante du visage d'Anna il vit bien que celui qu'elle +regardait n'était pas tombé. + +Lorsqu'un second officier tomba sur la tête, après que Mahotine et Wronsky +eurent sauté la grande barrière, et qu'on le crut tué, un murmure d'effroi +passa dans l'assistance; mais Alexis Alexandrovitch s'aperçut qu'Anna +n'avait rien remarqué, et qu'elle avait peine à comprendre l'émotion +générale. Il la regardait avec une insistance croissante. + +Quelque absorbée qu'elle fût, Anna sentit le regard froid de son +mari peser sur elle, et elle se retourna vers lui un moment d'un air +interrogateur, avec un léger froncement de sourcils. + +«Tout m'est égal,» semblait-elle dire; et elle ne quitta plus sa +lorgnette. + +La course fut malheureuse: sur dix-sept cavaliers, il en tomba plus de la +moitié. Vers la fin, l'émotion devint d'autant plus vive que l'empereur +témoigna son mécontentement. + + + + +XXIX + + +Au reste, l'impression était unanimement pénible et l'on se répétait +la phrase de l'un des spectateurs: «Après cela il ne reste plus que +les arènes avec des lions». La terreur causée par la chute de Wronsky +fut générale, et le cri d'horreur poussé par Anna n'étonna personne. +Malheureusement sa physionomie exprima ensuite des sentiments plus vifs +que ne le permettait le décorum; éperdue, troublée comme un oiseau pris +au piège, elle voulait se lever, se sauver, et se tournait vers Betsy, +en répétant: + +«Partons, partons!» + +Mais Betsy n'écoutait pas. Penchée vers un militaire qui s'était approché +du pavillon, elle lui parlait avec animation. + +Alexis Alexandrovitch vint vers sa femme et lui offrit poliment le bras. + +«Partons, si vous le désirez, lui dit-il en français.» Anna ne l'aperçut +même pas; elle était toute à la conversation de Betsy et du général. + +«On prétend qu'il s'est aussi cassé la jambe, disait-il: cela n'a pas le +sens commun.» + +Anna, sans répondre à son mari, regardait toujours de sa lorgnette +l'endroit où Wronsky était tombé, mais c'était si loin et la foule était +si grande qu'on ne distinguait rien; elle baissa sa lorgnette et allait +partir, lorsqu'un officier au galop vint faire un rapport à l'empereur. + +Anna se pencha en avant pour écouter. + +«Stiva, Stiva,» cria-t-elle à son frère; celui-ci n'entendit pas; +elle voulut encore quitter la tribune. + +«Je vous offre mon bras, si vous désirez partir,» répéta Alexis +Alexandrovitdch en lui touchant la main. + +Anna s'éloigna de lui avec répulsion et répondit sans le regarder: + +«Non, non, laissez-moi, je resterai.» Elle venait d'apercevoir un officier +qui, du lieu de l'accident, accourait à toute bride en coupant le champ de +courses. + +Betsy lui fit signe de son mouchoir; l'officier venait dire que le +cavalier n'était pas blessé, mais que le cheval avait les reins brisés. + +À cette nouvelle Anna se rassit, et cacha son visage derrière son éventail; +Alexis Alexandrovitch remarqua non seulement qu'elle pleurait, mais +qu'elle ne pouvait réprimer les sanglots qui soulevaient sa poitrine. +Il se plaça devant elle pour la dissimuler aux regards du public, et lui +donner le temps de se remettre. + +«Pour la troisième fois, je vous offre mon bras,» dit-il quelques instants +après, en se tournant vers elle. + +Anna le regardait, ne sachant que répondre. Betsy lui vint en aide. + +«Non, Alexis Alexandrovitch; j'ai amené Anna, je la reconduirai. + +--Excusez, princesse, répondit-il en souriant poliment et en la regardant +bien en face; mais je vois qu'Anna est souffrante, et je désire la ramener +moi-même.» + +Anna effrayée se leva avec soumission et prit le bras de son mari. + +«J'enverrai prendre de ses nouvelles et vous en ferai donner,» murmura +Betsy à voix basse. + +Alexis Alexandrovitch, en sortant du pavillon, causa de la façon la plus +naturelle avec tous ceux qu'il rencontra, et Anna fut obligée d'écouter, +de répondre; elle ne s'appartenait pas et croyait marcher en rêve à côté +de son mari. + +«Est-il blessé? tout cela est-il vrai? viendra-t-il? le verrai-je +aujourd'hui?» pensait-elle. + +Silencieusement elle monta en voiture, et bientôt ils sortirent de la +foule. Malgré tout ce qu'il avait vu, Alexis Alexandrovitch ne se +permettait pas de juger sa femme; pour lui, les signes extérieurs tiraient +seuls à conséquence; elle ne s'était pas convenablement comportée, et il +se croyait obligé de lui en faire l'observation. Comment adresser cette +observation sans aller trop loin? Il ouvrit la bouche pour parler, mais +involontairement il dit tout autre chose que ce qu'il voulait dire: + +«Combien nous sommes tous portés à admirer ces spectacles cruels! Je +remarque..... + +--Quoi? je ne comprends pas,» dit Anna d'un air de souverain mépris. Ce +ton blessa Karénine. + +«Je dois vous dire...., commença-t-il. + +--Voilà l'explication, pensa Anna, et elle eut peur. + +--Je dois vous dire que votre tenue a été fort inconvenante aujourd'hui, +dit-il en français. + +--En quoi?--demanda-t-elle en se tournant vivement vers lui et en le +regardant bien en face, non plus avec la fausse gaieté sous laquelle se +dissimulaient ses sentiments, mais avec une assurance qui cachait mal la +frayeur qui l'étreignait. + +--Faites attention,» dit-il en montrant la glace de la voiture, baissée +derrière le cocher. + +Il se pencha pour la relever. + +«Qu'avez-vous trouvé d'inconvenant? répéta-t-elle. + +--Le désespoir que vous avez peu dissimulé lorsqu'un des cavaliers est +tombé.» + +Il attendait une réponse, mais elle se taisait et regardait devant elle. + +«Je vous ai déjà priée de vous comporter dans le monde de telle sorte que +les méchantes langues ne puissent vous attaquer. Il fut un temps où je +parlais de sentiments intimes, je n'en parle plus; il n'est question +maintenant que de faits extérieurs; vous vous êtes tenue d'une façon +inconvenante, et je désire que cela ne se renouvelle plus.» + +Ces paroles n'arrivaient qu'à moitié aux oreilles d'Anna; elle se sentait +envahie par la crainte, et ne pensait cependant qu'à Wronsky; elle se +demandait s'il était possible qu'il fût blessé; était-ce bien de lui qu'on +parlait en disant que le cavalier était sain et sauf, mais que le cheval +avait les reins brisés? + +Quand Alexis Alexandrovitch se tut, elle le regarda avec un sourire +d'ironie feinte, sans répondre; elle n'avait rien entendu. La terreur +qu'elle éprouvait se communiquait à lui; il avait commencé avec fermeté, +puis, en sentant toute la portée de ses paroles, il eut peur; le sourire +d'Anna le fit tomber dans une étrange erreur. + +«Elle sourit de mes soupçons, elle va me dire, comme autrefois, qu'ils +n'ont aucun fondement, qu'ils sont absurdes.» + +C'était ce qu'il souhaitait ardemment; il craignait tant de voir ses +craintes confirmées, qu'il était prêt à croire tout ce qu'elle aurait +voulu: mais l'expression de ce visage sombre et terrifié ne promettait +même plus le mensonge. + +«Peut-être me suis-je trompé; dans ce cas, pardonnez-moi. + +--Non, vous ne vous êtes pas trompé, dit-elle lentement en jetant un +regard désespéré sur la figure impassible de son mari. Vous ne vous êtes +pas trompé: j'ai été au désespoir et ne puis m'empêcher de l'être encore. +Je vous écoute: je ne pense qu'à lui. Je l'aime, je suis sa maîtresse: je +ne puis vous souffrir, je vous crains, je vous hais. Faites de moi ce que +vous voudrez.» Et, se rejetant au fond de la voiture, elle couvrit son +visage de ses mains et éclata en sanglots. + +Alexis Alexandrovitch ne bougea pas, ne changea pas la direction de son +regard, mais l'expression solennelle de sa physionomie prit une rigidité +de mort, qu'elle garda pendant tout le trajet. En approchant de la maison, +il se tourna vers Anna et dit: + +«Entendons-nous: j'exige que jusqu'au moment où j'aurai pris les mesures +voulues--ici sa voix trembla--pour sauvegarder mon honneur, mesures qui +vous seront communiquées, j'exige que les apparences soient conservées.» + +Il sortit de la voiture et fit descendre Anna; devant les domestiques, il +lui serra la main, remonta en voiture, et reprit la route de Pétersbourg. + +À peine était-il parti qu'un messager de Betsy apporta un billet: + +«J'ai envoyé prendre de ses nouvelles; il m'écrit qu'il va bien, mais +qu'il est au désespoir. + +--Alors _il_ viendra! pensa-t-elle. J'ai bien fait de tout avouer.» + +Elle regarda sa montre: il s'en fallait encore de trois heures; mais le +souvenir de leur dernière entrevue fit battre son coeur. + +«Mon Dieu, qu'il fait encore clair! C'est terrible, mais j'aime à voir son +visage, et j'aime cette lumière fantastique. Mon mari! ah oui! Eh bien! +tant mieux, tout est fini entre nous...» + + + + +XXX + + +Partout où des hommes se réunissent, et dans la petite ville d'eaux +allemande choisie par les Cherbatzky comme ailleurs, il se forme une +espèce de cristallisation sociale qui met chacun à sa place; de même +qu'une gouttelette d'eau exposée au froid prend invariablement, et pour +toujours, une certaine forme cristalline, de même chaque nouveau baigneur +se trouve invariablement fixé au rang qui lui convient dans la +société. + +_Fürst Cherbatzky sammt Gemahlin und Tochter_ se cristallisèrent +immédiatement à la place qui leur était due suivant la hiérarchie sociale, +de par l'appartement qu'ils occupèrent, leur nom et les relations qu'ils +firent. + +Ce travail de stratification s'était opéré d'autant plus sérieusement +cette année, qu'une véritable _Fürstin_ allemande honorait les eaux de +sa présence. La princesse se crut obligée de lui présenter sa fille, et +cette cérémonie eut lieu deux jours après leur arrivée. Kitty, parée d'une +toilette _très simple_, c'est-à-dire très élégante et venue de Paris, fit +une profonde et gracieuse révérence à la grande dame. + +«J'espère, lui fut-il dit, que les roses renaîtront bien vite sur ce joli +visage.» Et aussitôt la famille Cherbatzky se trouva classée d'une façon +définitive. + +Ils firent la connaissance d'un lord anglais et de sa famille, d'une +_Gräfin_ allemande et de son fils, blessé à la dernière guerre, d'un +savant suédois et de M. Canut ainsi que de sa soeur. + +Mais la société intime des Cherbatzky se forma presque spontanément de +baigneurs russes; c'étaient Marie Evguénievna Rtichef et sa fille, qui +déplaisait à Kitty parce qu'elle aussi était malade d'un amour contrarié, +et un colonel moscovite qu'elle avait toujours vu en uniforme, et que +ses cravates de couleur et son cou découvert lui faisaient trouver +souverainement ridicule. Cette société parut d'autant plus insupportable +à Kitty qu'on ne pouvait s'en débarrasser. + +Restée seule avec sa mère, après le départ du vieux prince pour Carlsbad, +elle chercha, pour se distraire, à observer les personnes inconnues +qu'elle rencontrait; sa nature la portait à voir tout le monde en beau, +aussi ses remarques sur les caractères et les situations qu'elle s'amusait +à deviner étaient-elles empreintes d'une bienveillance exagérée. + +Une des personnes qui lui inspirèrent l'intérêt le plus vif fut une jeune +fille venue aux eaux avec une dame russe qu'on nommait Mme Stahl, et qu'on +disait appartenir à une haute noblesse. + +Cette dame, fort malade, n'apparaissait que rarement, traînée dans une +petite voiture; la princesse assurait qu'elle se tenait à l'écart par +orgueil plutôt que par maladie. La jeune fille la soignait et, selon Kitty, +elle s'occupait avec le même zèle simple et naturel de plusieurs autres +personnes sérieusement malades. + +Mme Stahl nommait sa compagne Varinka, mais Kitty assurait qu'elle ne +la traitait ni en parente ni en garde-malade rétribuée; une irrésistible +sympathie entraînait Kitty vers cette jeune fille, et quand leurs regards +se rencontraient, elle s'imaginait lui plaire aussi. + +Mlle Varinka, quoique jeune, semblait manquer de jeunesse: elle paraissait +aussi bien dix-neuf ans que trente. Malgré sa pâleur maladive, on la +trouvait jolie en analysant ses traits, et elle aurait passé pour bien +faite si sa tête n'eût été trop forte et sa maigreur trop grande; mais +elle ne devait pas plaire aux hommes; elle faisait penser à une belle +fleur qui, tout en conservant ses pétales, serait déjà flétrie et sans +parfum. + +Varinka semblait toujours absorbée par quelque devoir important, et +n'avoir pas de loisirs pour s'occuper de choses futiles; l'exemple de +cette vie occupée faisait penser à Kitty qu'elle trouverait, en l'imitant, +ce qu'elle cherchait avec douleur: un intérêt, un sentiment de dignité +personnelle, qui n'eût plus rien de commun avec ces relations mondaines +de jeunes filles à jeunes gens, dont la pensée lui paraissait une +flétrissure: plus elle étudiait son amie inconnue, plus elle désirait +la connaître, persuadée qu'elle était de trouver en elle une créature +parfaite. + +Les jeunes filles se rencontraient plusieurs fois par jour, et les yeux +de Kitty semblaient toujours dire: «Qui êtes-vous? Je ne me trompe pas, +n'est-ce pas, en vous croyant un être charmant? Mais, ajoutait le regard, +je n'aurai pas l'indiscrétion de solliciter votre amitié: je me contente +de vous admirer et de vous aimer!--Moi aussi, je vous aime, et je vous +trouve charmante, répondait le regard de l'inconnue, et je vous aimerais +plus encore si j'en avais le temps», et réellement elle était toujours +occupée. Tantôt c'étaient les enfants d'une famille russe qu'elle ramenait +du bain, tantôt un malade qu'il fallait envelopper d'un plaid, un autre +qu'elle s'évertuait à distraire, ou bien encore des pâtisseries qu'elle +venait acheter pour l'un ou l'autre de ses protégés. + +Un matin, bientôt après l'arrivée des Cherbatzky, on vit apparaître un +couple qui devint l'objet d'une attention peu bienveillante. + +L'homme était de taille haute et voûtée, avec des mains énormes, des yeux +noirs, tout à la fois naïfs et effrayants; il portait un vieux paletot +trop court; la femme était aussi mal mise, marquée de petite vérole, et +d'une physionomie très douce. + +Kitty les reconnut aussitôt pour des russes, et déjà son imagination +ébauchait un roman touchant dont ils étaient les héros, lorsque la +princesse apprit, par la liste des baigneurs, que ces nouveaux venus se +nommaient Nicolas Levine et Marie Nicolaevna; elle mit fin au roman de sa +fille en lui expliquant que ce Levine était un fort vilain homme. + +Le fait qu'il fut frère de Constantin Levine, plus que les paroles de sa +mère, rendit ce couple particulièrement désagréable à Kitty. Cet homme +aux mouvements de tête bizarres lui devint odieux, et elle croyait lire +dans ces grands yeux, qui la suivaient avec obstination, des sentiments +ironiques et malveillants. + +Elle évitait autant que possible de le rencontrer. + + + + +XXXI + + +La journée étant pluvieuse, Kitty et sa mère se promenaient sous la +galerie, accompagnées du colonel, jouant à l'élégant dans son petit veston +européen, acheté tout fait à Francfort. + +Ils marchaient d'un côté de la galerie, cherchant à éviter Nicolas Levine, +qui marchait de l'autre. Varinka, en robe foncée, coiffée d'un chapeau +noir à bords rabattus, promenait une vieille Française aveugle; chaque +fois que Kitty et elle se rencontraient, elles échangeaient un regard +amical. + +«Maman, puis-je lui parler? demanda Kitty en voyant son inconnue approcher +de la source, et trouvant l'occasion favorable pour l'aborder. + +--Si tu as si grande envie de la connaître, laisse-mol prendre des +informations; mais que trouves-tu de si remarquable en elle? C'est quelque +dame de compagnie. Si tu veux, je ferai la connaissance de Mme Stahl. J'ai +connu sa belle-soeur,» ajouta la princesse en relevant la tête avec +dignité. + +Kitty savait que sa mère était froissée de l'attitude de Mme Stahl qui +semblait l'éviter; elle n'insista pas. + +«Elle est vraiment charmante! dit-elle en regardant Varinka tendre un +verre à la Française. Voyez comme tout ce qu'elle fait est aimable et +simple. + +--Tu m'amuses avec tes _engouements_, répondit la princesse, mais pour +le moment éloignons-nous», ajouta-t-elle en voyant approcher Levine, sa +compagne et un médecin allemand, auquel il parlait d'un ton aigu et +mécontent. + +Comme elles revenaient sur leurs pas, elles entendirent un éclat de voix; +Levine était arrêté et gesticulait en criant; le docteur se fâchait à son +tour, et l'on faisait cercle autour d'eux. La princesse s'éloigna vivement +avec Kitty; le colonel se mêla à la foule pour connaître l'objet de la +discussion. + +«Qu'y avait-il? demanda la princesse quand au bout de quelques minutes le +colonel les rejoignit. + +--C'est une honte! répondit celui-ci. Rien de pis que de rencontrer des +Russes à l'étranger. Ce grand monsieur s'est querellé avec le docteur, lui +a grossièrement reproché de ne pas le soigner comme il l'entendait, et a +fini par lever son bâton. C'est une honte! + +--Mon Dieu, que c'est pénible! dit la princesse; et comment tout cela +s'est-il terminé? + +--Grâce à l'intervention de cette demoiselle en chapeau forme champignon: +une Russe, je crois; c'est elle qui la première s'est trouvée là pour +prendre ce monsieur par le bras et l'emmener. + +--Voyez-vous, maman? dit Kitty à sa mère, et vous vous étonnez de mon +enthousiasme pour Varinka?» + +Le lendemain Kitty remarqua que Varinka s'était mise en rapport avec +Levine et sa compagne, comme avec ses autres protégés; elle s'approchait +d'eux pour causer, et servait d'interprète à la femme, qui ne parlait +aucune langue étrangère. Kitty supplia encore une fois sa mère de lui +permettre de faire sa connaissance, et, quoiqu'il fût désagréable à la +princesse d'avoir l'air de faire des avances à Mme Stahl qui se permettait +de faire la fière, édifiée par les renseignements qu'elle avait pris, elle +choisit un moment où Kitty était à la source, pour aborder Varinka devant +la boulangerie. + +«Permettez-moi de me présenter moi-même, dit-elle avec un sourire de +condescendance. Ma fille s'est éprise de vous; peut-être ne me +connaissez-vous pas... Je.... + +--C'est plus que réciproque, princesse, répondit avec hâte Varinka. + +--Vous avez fait hier une bonne action, par rapport à notre triste +compatriote,» dit la princesse. + +Varinka rougit. + +«Je ne me rappelle pas: il me semble que je n'ai rien fait, dit-elle. + +--Si fait, vous avez sauvé ce Levine d'une affaire désagréable. + +--Ah oui! sa compagne m'a appelée et j'ai cherché à le calmer: il est très +malade et très mécontent de son médecin. J'ai l'habitude de soigner ce +genre de malades. + +--Je sais que vous habitez Menton, avec votre tante, il me semble, Mme +Stahl. J'ai connu sa belle-soeur. + +--Mme Stahl n'est pas ma tante, je l'appelle maman, mais je ne lui suis +pas apparentée; j'ai été élevée par elle», répondit Varinka en rougissant +encore. + +Tout cela fut dit très simplement, et l'expression de ce charmant visage +était si ouverte et si sincère que la princesse comprit pourquoi Varinka +plaisait si fort à Kitty. + +«Et que va faire ce Levine? demanda-t-elle. + +--Il part,» répondit Varinka. + +Kitty, revenant de la source, aperçut en ce moment sa mère causant avec +son amie; elle rayonna de joie. + +«Eh bien, Kitty, ton ardent désir de connaître Mlle... + +--Varinka, dit la jeune fille: c'est ainsi qu'on m'appelle.» + +Kitty rougit de plaisir et serra longtemps en silence la main de sa +nouvelle amie, qui la lui abandonna sans répondre à cette pression. En +revanche son visage s'illumina d'un sourire heureux, quoique mélancolique, +et découvrit des dents grandes mais belles. + +«Je le désirais depuis longtemps aussi, dit-elle. + +--Mais vous êtes si occupée..... + +--Moi? au contraire, je n'ai rien à faire,» répondit Varinka. + +Mais au même instant deux petites Russes, filles d'un malade, accoururent +vers elle. + +«Varinka! maman nous appelle!» crièrent-elles. + +Et Varinka les suivit. + + + + +XXXII + + +Voici ce que la princesse avait appris du passé de Varinka et de ses +relations avec Mme Stahl. Celle-ci, une femme maladive et exaltée, que +les uns accusaient d'avoir fait le tourment de la vie de son mari par son +inconduite, tandis que d'autres accusaient son mari de l'avoir rendue +malheureuse, avait, après s'être séparée de ce mari, mis au monde un +enfant qui était mort aussitôt né. La famille de Mme Stahl, connaissant sa +sensibilité, et craignant que cette nouvelle ne la tuât, avait substitué à +l'enfant mort la fille d'un cuisinier de la cour, née la même nuit, dans +la même maison à Pétersbourg: c'était Varinka. Mme Stahl apprit par la +suite que la petite n'était pas sa fille, mais continua à s'en occuper, +d'autant plus que la mort des vrais parents de l'enfant la rendit bientôt +orpheline. + +Depuis plus de dix ans Mme Stahl vivait à l'étranger, dans le midi, sans +presque quitter son lit. Les uns disaient qu'elle s'était fait dans le +monde un piédestal de sa charité et de sa haute piété. D'autres voyaient +en elle un être supérieur, d'une grande élévation morale, et assuraient +qu'elle ne vivait que pour les bonnes oeuvres; en un mot, qu'elle était +bien réellement ce qu'elle semblait être. Personne ne savait si elle était +catholique, protestante ou orthodoxe; ce qui était certain, c'est qu'elle +entretenait de bonnes relations avec les sommités de toutes les églises, +de toutes les confessions. + +Varinka vivait toujours auprès d'elle, et tous ceux qui connaissaient +Mme Stahl la connaissaient aussi. + +Kitty s'attacha de plus en plus à son amie et, chaque jour, lui découvrait +quelque nouvelle qualité. La princesse, ayant appris que Varinka chantait, +la pria de venir les voir un soir. + +«Kitty joue du piano, et, quoique l'instrument soit mauvais, nous aurions +grand plaisir à vous entendre», dit la princesse avec un sourire forcé qui +déplut à Kitty, à laquelle le peu de désir qu'avait Varinka de chanter +n'échappait pas; elle vint cependant le même soir et apporta de la +musique. La princesse invita Marie Evguénievna, sa fille, et le colonel; +Varinka sembla indifférente à la présence de ces personnes, étrangères +pour elle, et s'approcha du piano sans se faire prier; elle ne savait pas +s'accompagner, mais lisait parfaitement la musique. Kitty jouait bien du +piano et l'accompagna. + +«Vous avez un talent remarquable», dit la princesse après le premier +morceau, que Varinka chanta avec goût. + +Marie Evguénievna et sa fille joignirent leurs compliments et leurs +remerciements à ceux de la princesse. + +«Voyez donc le public que vous avez attiré», dit le colonel qui regardait +par la fenêtre. + +Il s'était effectivement rassemblé un assez grand nombre de personnes, +près de la maison. + +«Je suis enchantée de vous avoir fait plaisir», répondit simplement +Varinka. + +Kitty regardait son amie avec orgueil: elle était dans l'admiration de son +talent, de sa voix, de toute sa personne, mais plus encore de sa tenue; +il était clair que Varinka ne se faisait aucun mérite de son chant, et +restait fort indifférente aux compliments; elle avait simplement l'air de +se demander: «Faut-il chanter encore, ou non?» + +«Si j'étais à sa place, pensait Kitty, combien je serais fière! comme +je serais contente de voir cette foule sous la fenêtre! Et cela lui est +absolument égal! Elle ne paraît sensible qu'au plaisir d'être agréable +à maman. Qu'y a-t-il en elle? Qu'est-ce qui lui donne cette force +d'indifférence, ce calme indépendant? Combien je voudrais l'apprendre +d'elle?» se disait Kitty en observant ce visage tranquille. + +La princesse demanda un second morceau, et Varinka le chanta aussi bien +que le premier, avec le même soin et la même perfection, toute droite près +du piano, et battant la mesure de sa petite main brune. + +Le morceau suivant dans le cahier était un air italien. Kitty joua le +prélude et se tourna vers la chanteuse: + +«Passons celui-là,» dit Varinka en rougissant. + +Kitty, tout émue, fixa sur elle des yeux questionneurs + +«Alors, un autre! se hâta-t-elle de dire en tournant les pages, comprenant +que cet air devait rappeler à son amie quelque souvenir pénible. + +--Non, répondit Varinka en mettant tout en souriant la main sur le cahier. +Chantons-le.» Et elle chanta aussi tranquillement et aussi froidement +qu'auparavant. + +Quand elle eut fini, chacun la remercia encore, et on sortit du salon pour +prendra le thé. Kitty et Varinka descendirent au petit jardin attenant à +la maison. + +«Vous rattachez un souvenir à ce morceau, n'est-ce pas? dit Kitty. Ne +répondez pas; dites seulement: c'est vrai. + +--Pourquoi ne vous le dirais-je pas tout simplement? Oui, c'est un +souvenir, dit tranquillement Varinka, et il a été douloureux. J'ai aimé +quelqu'un à qui je chantais cet air.» + +Kitty, les yeux grands ouverts, regardait humblement Varinka sans parler. + +«Je l'ai aimé, et il m'a aimée aussi: mais sa mère s'est opposée à notre +mariage, et il en a épousé une autre. Maintenant il ne demeure pas trop +loin de chez nous, et je le vois quelquefois. Vous ne pensiez pas que +j'avais mon roman?» Et son visage parut éclairé comme toute sa personne +avait dû l'être autrefois, pensa Kitty. + +«Comment ne l'aurais-je pas pensé? Si j'étais homme, je n'aurais pu aimer +personne, après vous avoir rencontrée; ce que je ne conçois pas, c'est +qu'il ait pu vous oublier et vous rendre malheureuse pour obéir à sa mère: +il ne devait pas avoir de coeur. + +--Au contraire, c'est un homme excellent, et quant à moi je ne suis pas +malheureuse... Eh bien, ne chanterons-nous plus aujourd'hui? ajouta-t-elle +en se dirigeant vers la maison. + +--Que vous êtes bonne, que vous êtes bonne! s'écria Kitty en l'arrêtant +pour l'embrasser. Si je pouvais vous ressembler un peu! + +--Pourquoi ressembleriez-vous à une autre qu'à vous-même? Restez donc ce +que vous êtes, dit Varinka en souriant de son sourire doux et fatigué. + +--Non, je ne suis pas bonne du tout..... Voyons, dites-moi..... Attendez, +asseyons-nous un peu, dit Kitty en la faisant rasseoir sur un banc près +d'elle. Dites-moi, comment peut-il n'être pas blessant de penser qu'un +homme a méprisé votre amour, qu'il l'a repoussé! + +--Il n'a rien méprisé: je suis sûre qu'il m'a aimée. Mais c'était un fils +soumis... + +--Et s'il n'avait pas agi ainsi pour obéir à sa mère? Si de son plein +gré...? dit Kitty, sentant qu'elle dévoilait son secret, et que son visage, +tout brûlant de rougeur, la trahissait. + +--Dans ce cas, il aurait mal agi, et je ne le regretterais plus, répondit +Varinka, comprenant qu'il n'était plus question d'elle, mais de Kitty. + +--Et l'insulte? dit Kitty: peut-on l'oublier? C'est impossible, dit-elle +en se rappelant son regard au dernier bal lorsque la musique s'était +arrêtée. + +--Quelle insulte? vous n'avez rien fait de mal? + +--Pis que cela, je me suis humiliée.....» + +Varinka secoua la tête et posa sa main sur celle de Kitty. + +«En quoi vous êtes-vous humiliée? Vous n'avez pu dire à un homme qui vous +témoignait de l'indifférence que vous l'aimiez? + +--Certainement non, je n'ai jamais dit un mot, mais il le savait! Il y a +des regards, des manières d'être..... Non, non, je vivrais cent ans que je +ne l'oublierais pas! + +--Mais alors je ne comprends plus. Il s'agit seulement de savoir si vous +l'aimez encore ou non, dit Varinka, qui appelait les choses par leur nom. + +--Je le hais; je ne puis me pardonner... + +--Eh bien? + +--Mais la honte, l'affront! + +--Ah, mon Dieu! si tout le monde était sensible comme vous! Il n'y a pas +de jeune fille qui n'ait éprouvé quelque chose d'analogue. Tout cela est +si peu important! + +--Qu'y-a-t-il donc d'important? demanda Kitty, la regardant avec une +curiosité étonnée. + +--Bien des choses, répondit Varinka en souriant. + +--Mais encore? + +--Il y a beaucoup de choses plus importantes, répondit Varinka, ne sachant +trop que dire; en ce moment, la princesse cria par la fenêtre: + +--Kitty, il fait frais: mets un châle, ou rentre. + +--Il est temps de partir, dit Varinka en se levant. Je dois entrer chez +Mlle Berthe, elle m'en a priée.» + +Kitty la tenait par la main et l'interrogeait du regard avec +une curiosité passionnée, presque suppliante. + +«Quoi? qu'est-ce qui est plus important? Qu'est-ce qui donne le calme? +Vous le savez, dites-le moi!» + +Mais Varinka ne comprenait même pas ce que demandaient les regards de +Kitty; elle se rappelait seulement qu'il fallait encore entrer chez Mlle +Berthe, et se trouver à la maison pour le thé de _maman_, à minuit. + +Elle rentra dans la chambre, rassembla sa musique, et ayant pris congé de +chacun, voulut partir. + +«Permettez, je vous reconduirai, dit le colonel. + +--Certainement, comment rentrer seule la nuit? dit la princesse; je vous +donnerai au moins la femme de chambre.» + +Kitty s'aperçut que Varinka dissimulait avec peine un sourire, à l'idée +qu'on voulait l'accompagner. + +«Non, je rentre toujours seule, et jamais il ne m'arrive rien;» dit-elle +en prenant son chapeau; et embrassant encore une fois Kitty, sans lui dire +«ce qui était important», elle s'éloigna d'un pas ferme, sa musique sous +le bras, et disparut dans la demi-obscurité d'une nuit d'été, emportant +avec elle le secret de sa dignité et de son enviable tranquillité. + + + + +XXXIII + + +Kitty fit la connaissance de Mme Stahl, et ses relations avec cette dame +et Varinka eurent sur elle une influence qui contribua à calmer son +chagrin. + +Elle apprit qu'en dehors de la vie instinctive qui avait été la sienne, il +existait une vie spirituelle, dans laquelle on pénétrait par la religion, +mais une religion qui ne ressemblait en rien à celle que Kitty avait +pratiquée depuis l'enfance, et qui consistait à aller à la messe et aux +vêpres, à la Maison des Veuves, où l'on rencontrait des connaissances, +et à apprendre par coeur des textes slavons avec un prêtre de la paroisse. +C'était une religion élevée, mystique, liée aux sentiments les plus purs, +et à laquelle on croyait, non par devoir, mais par amour. + +Kitty apprit tout cela autrement qu'en paroles. Mme Stahl lui parlait +comme à une aimable enfant qu'on admire, ainsi qu'un souvenir de jeunesse, +et ne fit allusion qu'une seule fois aux consolations qu'apportent la foi +et l'amour aux douleurs humaines, ajoutant que le Christ compatissant n'en +connaît pas d'insignifiantes; puis aussitôt elle changea de conversation; +mais dans chacun des gestes de cette dame, dans ses regards _célestes_, +comme les appelait Kitty, dans ses paroles, et surtout dans son histoire +qu'elle connaissait par Varinka, Kitty découvrait «ce qui était important», +et ce qu'elle avait ignoré jusque-là. + +Cependant, quelle que fût l'élévation de nature de Mme Stahl, quelque +touchante que fût son histoire, Kitty remarquait involontairement certains +traits de caractère qui l'affligeaient. Un jour, par exemple, qu'il +fut question de sa famille, Mme Stahl sourit dédaigneusement: c'était +contraire à la charité chrétienne. Une autre fois, Kitty remarqua, en +rencontrant chez elle un ecclésiastique catholique, que Mme Stahl tenait +son visage soigneusement dans l'ombre d'un abat-jour, et souriait d'une +façon singulière. Ces deux observations, bien que fort insignifiantes, +lui causèrent une certaine peine, et la firent douter de Mme Stahl; +Varinka, en revanche, seule, sans famille, sans amis, n'espérant rien, ne +regrettant rien après sa triste déception, lui semblait une perfection. +C'était par Varinka qu'elle apprenait qu'il fallait s'oublier et aimer son +prochain pour devenir heureuse, tranquille et bonne, ainsi qu'elle voulait +l'être. Et une fois qu'elle l'eut compris, Kitty ne se contenta plus +d'admirer, mais se donna de tout son coeur à la vie nouvelle qui s'ouvrait +devant elle. D'après les récits que Varinka lui fit sur Mme Stahl et +d'autres personnes qu'elle lui nomma, Kitty se traça un plan d'existence; +elle décida que, à l'exemple d'Aline, la nièce de Mme Stahl, dont Varinka +l'entretenait souvent, elle rechercherait les pauvres, n'importe où elle +se trouverait, qu'elle les aiderait de son mieux, qu'elle distribuerait +des Évangiles, lirait le Nouveau Testament aux malades, aux mourants, aux +criminels: cette dernière idée la séduisait particulièrement. Mais elle +faisait ces rêves en secret, sans les communiquer à sa mère, ni même à son +amie. + +Au reste, en attendant le moment d'exécuter ses plans sur une échelle plus +vaste, il ne fut pas difficile à Kitty de mettre ses nouveaux principes en +pratique; aux eaux, les malades et les malheureux ne manquent pas: elle +fit comme Varinka. + +La princesse remarqua bien vite combien Kitty était sous l'influence de +ses _engouements_, comme elle appelait Mme Stahl, et surtout Varinka, que +Kitty imitait non seulement dans ses bonnes oeuvres, mais presque dans sa +façon de marcher, de parler, de cligner des yeux. Plus tard elle reconnut +que sa fille passait par une certaine crise intérieure indépendante de +l'influence exercée par ses amies. + +Kitty lisait le soir un Évangile français prêté par Mme Stahl: ce que +jamais elle n'avait fait jusque-là; elle évitait toute relation mondaine, +s'occupait des malades protégés par Varinka, et particulièrement de la +famille d'un pauvre peintre malade nommé Pétrof. + +La jeune fille semblait fière de remplir, dans cette famille, les +fonctions de soeur de charité. La princesse n'y voyait aucun inconvénient, +et s'y opposait d'autant moins que la femme de Pétrof était une personne +très convenable, et qu'un jour la _Fürstin_, remarquant la beauté de Kitty, +en avait fait l'éloge, l'appelant un «ange consolateur». Tout aurait été +pour le mieux si la princesse n'avait redouté l'exagération dans laquelle +sa fille risquait de tomber. + +«_Il ne faut rien outrer_,» lui disait-elle en français. + +La jeune fille ne répondait pas, mais elle se demandait dans le fond de +son coeur si, en fait de charité, on peut jamais dépasser la mesure dans +une religion qui enseigne à tendre la joue gauche lorsque la droite a été +frappée, et à partager son manteau avec son prochain. Mais ce qui peinait +la princesse, plus encore que cette tendance à l'exagération, c'était de +sentir que Kitty ne lui ouvrait pas complètement son coeur. Le fait est +que Kitty faisait un secret à sa mère de ses nouveaux sentiments, non +qu'elle manquât d'affection ou de respect pour elle, mais simplement parce +qu'elle était sa mère, et qu'il lui eût été plus facile de s'ouvrir à une +étrangère qu'à elle. + +«Il me semble qu'il y a quelque temps que nous n'avons vu Anna Pavlovna, +dit un jour la princesse en parlant de Mme Pétrof. Je l'ai invitée à venir, +mais elle m'a semblé contrariée. + +--Je n'ai pas remarqué cela, maman, répondit Kitty en rougissant +subitement. + +--Tu n'as pas été chez elle ces jours-ci? + +--Nous projetons pour demain une promenade dans la montagne, dit Kitty. + +--Je n'y vois pas d'obstacle», répondit la princesse, remarquant le +trouble de sa fille et cherchant à en deviner la cause. + +Varinka vint dîner le même jour, et annonça qu'Anna Pavlovna renonçait à +l'excursion projetée pour le lendemain; la princesse s'aperçut que Kitty +rougissait encore. + +«Kitty, ne s'est-il rien passé de désagréable entre toi et les Pétrof? lui +demanda-t-elle quand elles se retrouvèrent seules. Pourquoi ont-ils cessé +d'envoyer les enfants et de venir eux-mêmes?» + +Kitty répondit qu'il ne s'était rien passé et qu'elle ne comprenait pas +pourquoi Anna Pavlovna semblait lui en vouloir, et elle disait vrai; mais +si elle ne connaissait pas les causes du changement survenu en Mme Pétrof, +elle les devinait, et devinait ainsi une chose qu'elle n'osait pas avouer +à elle-même, encore moins à sa mère, tant il aurait été humiliant et +pénible de se tromper. + +Tous les souvenirs de ses relations avec cette famille lui revenaient +les uns après les autres: elle se rappelait la joie naïve qui se peignait +sur le bon visage tout rond d'Anna Pavlovna, à leurs premières rencontres; +leurs conciliabules secrets pour arriver à distraire le malade, à le +détacher d'un travail qui lui était défendu, à l'emmener promener; +l'attachement du plus jeune des enfants, qui l'appelait «ma Kitty», et ne +voulait pas aller se coucher sans elle. Comme tout allait bien alors! Puis +elle se rappela la maigre personne de Pétrof, son long cou sortant de sa +redingote brune, ses cheveux rares et frisés, ses yeux bleus avec leur +regard interrogateur, dont elle avait eu peur d'abord; ses efforts +maladifs pour paraître animé et énergique quand elle était près de lui: +elle se souvint de la peine qu'elle avait eue à vaincre la répugnance +qu'il lui inspirait, ainsi que tous les poitrinaires, du mal qu'elle se +donnait pour trouver un sujet de conversation. + +Elle se souvint du regard humble et craintif du malade quand il la +regardait, de l'étrange sentiment de compassion et de gêne éprouvé au +début, puis remplacé par celui du contentement d'elle-même et de sa +charité. Tout cela n'avait pas duré longtemps, et depuis quelques jours +il était survenu un brusque changement. Anna Pavlovna n'abordait plus +Kitty qu'avec une amabilité feinte, et surveillait sans cesse son mari. +Pouvait-il être possible que la joie touchante du malade à son approche +fût la cause du refroidissement d'Anna Pavlovna? + +«Oui, se dit-elle, il y avait quelque chose de peu naturel, et qui ne +ressemblait en rien à sa bonté ordinaire, dans la façon dont Anna Pavlovna +m'a dit avant-hier d'un air contrarié: «Eh bien! voilà qu'il n'a pas voulu +prendre son café sans vous, et il vous a attendu, quoiqu'il fût très +affaibli.» Peut-être lui ai-je été désagréable quand je lui ai offert le +plaid; c'était pourtant bien simple, mais Pétrof a pris ce petit service +d'une façon étrange, et m'a tant remerciée que j'en étais mal à l'aise; +et ce portrait de moi qu'il a si bien réussi; mais surtout ce regard +triste et tendre! Oui, oui, c'est bien cela! se répéta Kitty avec effroi; +mais cela ne peut être, ne doit pas être! Il est si digne de pitié!» +ajouta-t-elle intérieurement. + +Ces craintes empoisonnaient le charme de sa nouvelle vie. + + + + +XXXIV + + +Le prince Cherbatzky vint rejoindre les siens avant la fin de la cure; +il avait été de son côté à Carlsbad, puis à Baden et à Kissingen, pour y +retrouver des compatriotes et, comme il disait, «recueillir un peu d'air +russe». + +Le prince et la princesse avaient des idées fort opposées sur la vie à +l'étranger. La princesse trouvait tout parfait et, malgré sa position bien +établie dans la société russe, jouait à la dame européenne: ce qui ne lui +allait pas, car c'était une dame russe par excellence. + +Quant au prince, il trouvait au contraire tout détestable, la vie +européenne insupportable, tenait à ses habitudes russes avec exagération, +et cherchait à se montrer moins Européen qu'il ne l'était en réalité. + +Le prince revint maigri, avec des poches sous les yeux, mais plein +d'entrain, et cette heureuse disposition d'esprit ne fit qu'augmenter +quand il trouva Kitty en voie de guérison. + +Les détails que lui avait donnés la princesse sur l'intimité de Kitty +avec Mme Stahl et Varinka, et ses remarques sur la transformation morale +que subissait leur fille, avaient attristé le prince et réveillé en lui le +sentiment habituel de jalousie qu'il éprouvait pour tout ce qui pouvait +soustraire Kitty à son influence, en l'entraînant dans des régions +inabordables pour lui; mais ces fâcheuses nouvelles se noyèrent dans +l'océan de bonne humeur et de gaieté qu'il rapportait de Carlsbad. + +Le lendemain de son arrivée, le prince, vêtu de son long paletot, ses +joues, un peu bouffies et couvertes de rides, encadrées dans un faux-col +empesé, alla à la source avec sa fille; il était de la plus belle humeur +du monde. + +Le temps était splendide; la vue de ces maisons gaies et proprettes, +entourées de petits jardins, des servantes allemandes à l'ouvrage, avec +leurs bras rouges et leurs figures bien nourries, le soleil resplendissant, +tout réjouissait le coeur; mais, plus on approchait de la source, plus on +rencontrait de malades, dont l'aspect lamentable contrastait péniblement +avec ce qui les entourait, dans ce milieu germanique si bien ordonné. + +Pour Kitty, cette belle verdure et les sons joyeux de la musique +formaient un cadre naturel à ces visages connus dont elle suivait les +transformations bonnes ou mauvaises; mais pour le prince il y avait +quelque chose de cruel à l'opposition de cette lumineuse matinée de juin, +de l'orchestre jouant gaiement la valse à la mode, et de ces moribonds +venus des quatre coins de l'Europe et se traînant là languissamment. + +Malgré le retour de jeunesse qu'éprouvait le prince, et son orgueil quand +il tenait sa fille favorite sous le bras, il se sentait honteux et gêné +de sa démarche ferme et de ses membres vigoureux. En face de toutes ces +misères, il éprouvait le sentiment d'un homme déshabillé devant du monde. + +«Présente-moi à tes nouveaux amis, dit-il à sa fille en lui serrant le +bras du coude; je me suis mis à aimer ton affreux Soden pour le bien qu'il +t'a fait; mais vous avez ici bien des tristesses... Qui est-ce...?» + +Kitty lui nomma les personnes de leur connaissance; à l'entrée du jardin, +ils rencontrèrent Mlle Berthe avec sa conductrice, et le prince eut +plaisir à voir l'expression de joie qui se peignit sur le visage de +la vieille femme au son de la voix de Kitty: avec l'exagération d'une +Française, elle se répandit en politesses, et félicita le prince d'avoir +une fille si charmante, dont elle éleva le mérite aux nues, la déclarant +un trésor, une perle, un ange consolateur. + +«Dans ce cas, c'est l'ange n° 2, dit le prince en souriant: car elle +assure que Mlle Varinka est l'ange n° 1. + +--Oh oui! Mlle Varinka est vraiment un ange, allez», assura vivement Mlle +Berthe. + +Ils rencontrèrent Varinka elle-même dans la galerie; elle vint à eux avec +hâte, portant un élégant sac rouge à la main. + +«Voilà papa arrivé!»lui dit Kitty. + +Varinka fit un salut simple et naturel qui ressemblait à une révérence, et +entama la conversation avec le prince sans fausse timidité. + +--Il va sans dire que je vous connais, et beaucoup, lui dit le prince en +souriant, d'un air qui prouva à Kitty, à sa grande joie, que son amie +plaisait à son père. + +--Où allez-vous si vite? + +--Maman est ici, répondit la jeune fille en se tournant vers Kitty: elle +n'a pas dormi de la nuit, et le docteur lui a conseillé de prendre l'air; +je lui porte son ouvrage. + +--Voilà donc l'ange n° 1,» dit le prince, quand Varinka se fut éloignée. + +Kitty s'aperçut qu'il avait envie de la plaisanter sur son amie, mais +qu'il était retenu par l'impression favorable qu'elle lui avait produite. + +«Eh bien, nous allons tous les voir, les uns après les autres, tes amis, +même Mme Stahl, si elle daigne me reconnaître. + +--Tu la connais donc, papa? demanda Kitty avec crainte, en remarquant un +éclair ironique dans les yeux de son père. + +--J'ai connu son mari, et je l'ai un peu connue elle-même, avant qu'elle +se fût enrôlée dans les piétistes. + +--Qu'est-ce que ces piétistes, papa? demanda Kitty, inquiète de voir +donner un nom à ce qui lui paraissait d'une si haute valeur en Mme Stahl. + +--Je n'en sais trop rien; ce que je sais, c'est qu'elle remercie Dieu de +tous les malheurs qui lui arrivent, y compris celui d'avoir perdu son +mari, et cela tourne au comique quand on sait qu'ils vivaient fort mal +ensemble.... Qui est-ce? Quelle pauvre figure!--demanda-t-il en voyant un +malade, en redingote brune, avec un pantalon blanc formant d'étranges plis +sur ses jambes amaigries; ce monsieur avait soulevé son chapeau de paille, +et découvert un front élevé que la pression du chapeau avait rougi, et +qu'entouraient de rares cheveux frisottants. + +--C'est Pétrof, un peintre,--répondit Kitty en rougissant,--et voilà sa +femme, ajouta-t-elle en montrant Anna Pavlovna, qui, à leur approche, +s'était levée pour courir après un des enfants sur la route. + +--Pauvre garçon! il a une charmante physionomie. Pourquoi ne t'es-tu pas +approchée de lui? Il semblait vouloir te parler. + +--Retournons vers lui, dit Kitty, en marchant résolument vers Pétrof... +Comment allez-vous aujourd'hui?» lui demanda-t-elle. + +Celui-ci se leva en s'appuyant sur sa canne, et regarda timidement le +prince. + +«C'est ma fille, dit le prince; permettez-moi de faire votre connaissance.» + +Le peintre salua et sourit, découvrant ainsi des dents d'une blancheur +étrange. + +«Nous vous attendions hier, princesse,» dit-il à Kitty. + +Il trébucha en parlant, mais, pour ne pas laisser croire que c'était +involontaire, il refit le même mouvement. + +«Je comptais venir, mais Varinka m'a dit qu'Anna Pavlovna avait renoncé à +sortir. + +--Comment cela? dit Pétrof ému et commençant aussitôt à tousser en +cherchant sa femme du regard. + +--Annette, Annette!» appela-t-il à haute voix, tandis que de grosses +veines sillonnaient comme des cordes son pauvre cou blanc et mince. + +Anna Pavlovna approcha. + +«Comment se fait-il que tu aies envoyé dire que nous ne sortirions pas? +demanda-t-il à voix basse, d'un ton irrité, car il s'enrouait facilement. + +--Bonjour, princesse, dit Anna Pavlovna avec un sourire contraint qui ne +ressemblait en rien à son accueil d'autrefois. + +--Enchantée de faire votre connaissance, ajouta-t-elle en se tournant vers +le prince. On vous attendait depuis longtemps. + +--Comment as-tu pu faire dire que nous ne sortirions pas? murmura de +nouveau la voix éteinte du peintre, que l'impuissance d'exprimer ce qu'il +sentait irritait doublement. + +--Mais, bon Dieu, j'ai simplement cru que nous ne sortirions pas, dit sa +femme d'un air contrarié. + +--Pourquoi? quand cela?......» Il fut pris d'une quinte de toux et fit de +la main un geste désolé. + +Le prince souleva son chapeau et s'éloigna avec sa fille. + +«Oh! les pauvres gens, dit-il en soupirant. + +--C'est vrai, papa, répondit Kitty, et ils ont trois enfants, pas de +domestiques, et aucune ressource pécuniaire! Il reçoit quelque chose de +l'Académie, continua-t-elle avec animation pour tâcher de dissimuler +l'émotion que lui causait le changement d'Anna Pavlovna à son +égard...--Voilà Mme Stahl,» dit Kitty en montrant une petite voiture dans +laquelle était étendue une forme humaine enveloppée de gris et de bleu, +entourée d'oreillers et abritée par une ombrelle. Derrière la malade se +tenait son conducteur, un Allemand bourru et bien portant. À côté d'elle +marchait un comte suédois à chevelure blonde, que Kitty connaissait de +vue. Quelques personnes s'étaient arrêtées près de la petite voiture et +considéraient cette dame comme une chose curieuse. + +Le prince s'approcha. Kitty remarqua aussitôt dans son regard cette +pointe d'ironie qui la troublait. Il adressa la parole à Mme Stahl dans ce +français excellent que si peu de personnes parlent de nos jours en Russie, +et se montra extrêmement aimable et poli. + +«Je ne sais si vous vous souvenez encore de moi, mais c'est mon devoir de +me rappeler à votre souvenir pour vous remercier de votre bonté pour ma +fille, dit-il en ôtant son chapeau sans le remettre. + +--Le prince Alexandre Cherbatzky? dit Mme Stahl en levant sur lui ses +yeux _célestes_, dans lesquels Kitty remarqua une ombre de mécontentement. +Enchantée de vous voir. J'aime tant votre fille! + +--Votre santé n'est toujours pas bonne? + +--Oh! j'y suis faite maintenant, répondit Mme Stahl, et elle présenta le +comte suédois. + +--Vous êtes bien peu changée depuis les dix ou onze ans que je n'ai eu +l'honneur de vous voir. + +--Oui, Dieu qui donne la croix, donne aussi la force de la porter. Je +me demande souvent pourquoi une vie semblable se prolonge!--Pas ainsi, +dit-elle d'un air contrarié à Varinka, qui l'enveloppait d'un plaid sans +parvenir à la satisfaire. + +--Pour faire le bien sans doute, dit le prince dont les yeux riaient. + +--Il ne nous appartient pas de juger, répondit Mme Stahl, qui surprit +cette nuance d'ironie dans la physionomie du prince.--Envoyez-moi donc ce +livre, cher comte.--Je vous en remercie infiniment d'avance, dit-elle en +se tournant vers le jeune Suédois. + +--Ah! s'écria le prince qui venait d'apercevoir le colonel de Moscou; et, +saluant Mme Stahl, il alla le rejoindre avec sa fille. + +--Voilà notre aristocratie, prince, dit le colonel avec une intention +railleuse, car lui aussi était piqué de l'attitude de Mme Stahl. + +--Toujours la même, répondit le prince. + +--L'avez-vous connue avant sa maladie, c'est-à-dire avant qu'elle fût +infirme? + +--Oui, je l'ai connue au moment où elle a perdu l'usage de ses jambes. + +--On prétend qu'il y a dix ans qu'elle ne marche plus. + +--Elle ne marche pas parce qu'elle a une jambe plus courte que l'autre; +elle est très mal faite. + +--C'est impossible, papa! s'écria Kitty. + +--Les mauvaises langues l'assurent, ma chérie; et ton amie Varinka doit en +voir de toutes les couleurs. Oh! ces dames malades! + +--Oh non! papa, je t'assure, Varinka l'adore! affirma vivement Kitty. +Et elle fait tant de bien! Demande à qui tu voudras: tout le monde la +connaît, ainsi que sa nièce Aline. + +--C'est possible, répondit son père en lui serrant doucement le bras, mais +il vaudrait mieux que personne ne sût le bien qu'elles font.» + +Kitty se tut, non qu'elle fût sans réponse, mais parce que ses pensées +secrètes ne pouvaient pas même être révélées à son père. Chose étrange +cependant: quelque décidée qu'elle fût à ne pas se soumettre aux jugements +de son père, à ne pas le laisser pénétrer dans le sanctuaire de ses +réflexions, elle sentait bien que l'image de sainteté idéale qu'elle +portait dans l'âme depuis un mois venait de s'effacer sans retour, comme +ces formes que l'imagination aperçoit dans des vêtements jetés au hasard, +et qui disparaissent d'elles-mêmes quand on se rend compte de la façon +dont ils ont été jetés. Elle ne conserva plus que l'image d'une femme +boiteuse qui restait couchée pour cacher sa difformité, et qui tourmentait +la pauvre Varinka pour un plaid mal arrangé; il lui devint impossible de +retrouver dans sa pensée l'ancienne Mme Stahl. + + + + +XXXV + + +L'entrain et la bonne humeur du prince se communiquaient à tout son +entourage; le propriétaire de la maison lui-même n'y échappait pas. En +rentrant de sa promenade avec Kitty, le prince invita le colonel, Marie +Evguénievna, sa fille, et Varinka à prendre le café, et fit dresser la +table sous les marronniers du jardin. Les domestiques s'animèrent aussi +bien que le propriétaire sous l'influence de cette gaieté communicative, +d'autant plus que la générosité du prince était bien connue. Aussi, une +demi-heure après, cette joyeuse société russe réunie sous les arbres +fit-elle l'envie du médecin malade qui habitait le premier; il contempla +en soupirant ce groupe heureux de gens bien portants. + +La princesse, un bonnet à rubans lilas posé sur le sommet de sa tête, +présidait à la table couverte d'une nappe très blanche, sur laquelle on +avait placé la cafetière, du pain, du beurre, du fromage et du gibier +froid; elle distribuait les tasses et les tartines, tandis que le prince, +à l'autre bout de la table, mangeait de bon appétit en causant gaiement. +Il avait étalé autour de lui toutes ses emplettes de boîtes sculptées, +couteaux à papier, jeux de honchets, etc., rapportés de toutes les eaux +d'où il revenait, et il s'amusait à distribuer ces objets à chacun, sans +oublier Lischen, la servante et le maître de la maison. Il tenait à +celui-ci les discours les plus comiques dans son mauvais allemand, et +lui assurait que ce n'étaient pas les eaux qui avaient guéri Kitty, mais +bien son excellente cuisine, et notamment ses potages aux pruneaux. La +princesse plaisantait son mari sur ses manies russes, mais jamais, depuis +qu'elle était aux eaux, elle n'avait été si gaie et si animée. Le colonel +souriait comme toujours des plaisanteries du prince, mais il était de +l'avis de la princesse quant à la question européenne, qu'il s'imaginait +étudier avec soin. La bonne Marie Evguénievna riait aux larmes, et Varinka +elle-même, au grand étonnement de Kitty, était gagnée par la gaieté +générale. + +Kitty ne pouvait se défendre d'une certaine agitation intérieure; sans le +vouloir, son père avait posé devant elle un problème qu'elle ne pouvait +résoudre, en jugeant, comme il l'avait fait, ses amis et cette vie +nouvelle qui lui offrait tant d'attraits. À ce problème se joignait pour +elle celui du changement de relations avec les Pétrof, qui lui avait +paru ce jour-là plus évident encore et plus désagréable. Son agitation +augmentait en les voyant tous si gais, et elle éprouvait le même sentiment +que, lorsque petite fille, on la punissait, et qu'elle entendait de sa +chambre les rires de ses soeurs sans pouvoir y prendre part. + +«Dans quel but as-tu bien pu acheter ce tas de choses? demanda la +princesse en souriant à son mari et lui offrant une tasse de café. + +--Que veux-tu? on va se promener, on s'approche d'une boutique, on est +aussitôt accosté: «Erlaucht, Excellenz, Durchlaucht!» Oh! quand on en +venait à Durchlaucht, je ne résistais plus, et mes dix thalers y passaient. + +--C'était uniquement par ennui, dit la princesse. + +--Mais certainement, ma chère, car l'ennui est tel, qu'on ne sait où se +fourrer. + +--Comment peut-on s'ennuyer? Il y a tant de choses à voir en Allemagne +maintenant, dit Marie Evguénievna. + +--Je sais tout ce qu'il y a d'intéressant maintenant: je connais la soupe +aux pruneaux, le saucisson de pois, je connais tout. + +--Vous avez beau dire, prince, leurs institutions sont intéressantes, +dit le colonel. + +--En quoi? Ils sont heureux comme des sous neufs. Ils ont vaincu le +monde entier: qu'y a-t-il là de si satisfaisant pour moi? Je n'ai vaincu +personne, moi. Et en revanche il me faut ôter mes bottes moi-même, et, qui +pis est, les poser moi-même à ma porte dans le couloir. Le matin, à peine +levé, il faut m'habiller et aller boire au salon un thé exécrable. Ce +n'est pas comme chez nous! Là nous avons le droit de nous éveiller à notre +heure; si nous sommes de mauvaise humeur, nous avons celui de grogner; on +a temps pour tout, et l'on pèse ses petites affaires sans hâte inutile. + +--Mais le temps, c'est l'argent, n'oubliez pas cela, dit le colonel. + +--Cela dépend: il y a des mois entiers qu'on donnerait pour 50 kopecks, +et des quarts d'heure qu'on ne céderait pour aucun trésor. Est-ce vrai, +Katinka? Mais pourquoi parais-tu ennuyée? + +--Je n'ai rien, papa. + +--Où allez-vous? restez encore un peu, dit le prince en s'adressant à +Varinka. + +--Il faut que je rentre», dit Varinka prise d'un nouvel accès de gaieté. +Quand elle se fut calmée, elle prit congé de la société et chercha son +chapeau. + +Kitty la suivit, Varinka elle-même lui semblait changée; elle n'était pas +moins bonne, mais elle était autre qu'elle ne l'avait imaginée. + +«Il y a longtemps que je n'ai autant ri,» dit Varinka en cherchant son +ombrelle et son sac. Que votre père est charmant!» + +Kitty se tut. + +«Quand nous reverrons-nous? demanda Varinka. + +--Maman voulait entrer chez les Pétrof. Y serez-vous? demanda Kitty pour +scruter la pensée de son amie. + +--J'y serai, répondit-elle: ils comptent partir, et j'ai promis de les +aider à emballer. + +--Eh bien, j'irai aussi. + +--Non; pourquoi faire? + +--Pourquoi? pourquoi? pourquoi? dit Kitty en arrêtant Varinka par son +parasol, et en ouvrant de grands yeux. Attendez un moment, et dites-moi +pourquoi. + +--Mais parce que vous avez votre père, et qu'ils se gênent avec vous. + +--Ce n'est pas cela: dites-moi pourquoi vous ne voulez pas que j'aille +souvent chez les Pétrof: car vous ne le voulez pas? + +--Je n'ai pas dit cela, répondit tranquillement Varinka. + +--Je vous en prie, répondez-moi. + +--Faut-il tout vous dire? + +--Tout, tout! s'écria Kitty. + +--Au fond, il n'y a rien de bien grave: seulement Pétrof consentait +autrefois à partir aussitôt sa cure achevée, et il ne le veut plus +maintenant, répondit en souriant Varinka. + +--Eh bien, eh bien? demanda encore Kitty vivement d'un air sombre. + +--Eh bien, Anna Pavlovna a prétendu que, s'il ne voulait plus partir, +c'était parce que vous restiez ici. C'était maladroit, mais vous avez +ainsi été la cause d'une querelle de ménage, et vous savez combien les +malades sont facilement irritables.» + +Kitty, toujours sombre, gardait le silence, et Varinka parlait seule, +cherchant à l'adoucir et à la calmer, tout en prévoyant un éclat prochain +de larmes ou de reproches. + +«C'est pourquoi mieux vaut n'y pas aller, vous le comprenez, et il ne faut +pas vous fâcher..... + +--Je n'ai que ce que je mérite», dit vivement Kitty en s'emparant de +l'ombrelle de Varinka sans regarder son amie. + +Celle-ci, en voyant cette colère enfantine, retint un sourire, pour ne pas +froisser Kitty. + +«Comment, vous n'avez que ce que vous méritez? je ne comprends pas. + +--Parce que tout cela n'était qu'hypocrisie, que rien ne venait du coeur. +Qu'avais-je affaire de m'occuper d'un étranger et de me mêler de ce qui ne +me regardait pas? C'est pourquoi j'ai été la cause d'une querelle. Et cela +parce que tout est hypocrisie, hypocrisie, dit-elle en ouvrant et fermant +machinalement l'ombrelle. + +--Dans quel but? + +--Pour paraître meilleure aux autres, à moi-même, à Dieu; pour tromper +tout le monde! Non, je ne retomberai plus là dedans: je préfère être +mauvaise et ne pas mentir, ne pas tromper. + +--Qui donc a trompé? dit Varinka sur un ton de reproche; vous parlez comme +si.....» + +Mais Kitty était dans un de ses accès de colère et ne la laissa pas +achever. + +«Ce n'est pas de vous qu'il s'agit: vous êtes une perfection; oui, oui, +je sais que vous êtes toutes des perfections; mais je suis mauvaise, moi; +je n'y peux rien. Et tout cela ne serait pas arrivé si je n'avais pas été +mauvaise. Tant pis, je resterai ce que je suis; mais je ne dissimulerai +pas. Qu'ai-je affaire d'Anna Pavlovna? ils n'ont qu'à vivre comme ils +l'entendent, et je ferai de même. Je ne puis me changer. Au reste, ce +n'est pas cela.... + +--Qu'est-ce qui n'est pas cela? dit Varinka d'un air étonné. + +--Moi, je ne puis vivre que par le coeur, tandis que vous autres ne vivez +que par vos principes. Je vous ai aimées tout simplement, et vous n'avez +eu en vue que de me sauver, de me convertir! + +--Vous n'êtes pas juste, dit Varinka. + +--Je ne parle pas pour les autres, je ne parle que pour moi. + +--Kitty! viens ici, cria à ce moment la voix de la princesse: montre tes +coraux à papa.» + +Kitty prit sur la table une boîte, la porta à sa mère d'un air digne, sans +se réconcilier avec son amie. + +«Qu'as-tu? pourquoi es-tu si rouge? demandèrent à la fois son père et sa +mère. + +--Rien, je vais revenir.» + +«Elle est encore là! que vais-je lui dire? Mon Dieu, qu'ai-je fait? +qu'ai-je dit? Pourquoi l'ai-je offensée?» se dit-elle en s'arrêtant à la +porte. + +Varinka, son chapeau sur la tête, était assise près de la table, examinant +les débris de son ombrelle que Kitty avait cassée. Elle leva la tête. + +«Varinka, pardonnez-moi, murmura Kitty en s'approchant d'elle: je ne sais +plus ce que j'ai dit, je..... + +--Vraiment je n'avais pas l'intention de vous faire du chagrin,» dit +Varinka en souriant. + + * * * * * + +La paix était faite. Mais l'arrivée de son père avait changé pour Kitty +le monde dans lequel elle vivait. Sans renoncer à tout ce qu'elle y avait +appris, elle s'avoua qu'elle se faisait illusion en croyant devenir telle +qu'elle le rêvait. Ce fut comme un réveil. Elle comprit qu'elle ne saurait, +sans hypocrisie, se tenir à une si grande hauteur; elle sentit en outre +plus vivement le poids des malheurs, des maladies, des agonies qui +l'entouraient, et trouva cruel de prolonger les efforts qu'elle faisait +pour s'y intéresser. Elle éprouva le besoin de respirer un air vraiment +pur et sain, en Russie, à Yergoushovo, où Dolly et les enfants l'avaient +précédée, ainsi que le lui apprenait une lettre qu'elle venait de recevoir. + +Mais son affection pour Varinka n'avait pas faibli. En partant, elle la +supplia de venir les voir en Russie. + +«Je viendrai quand vous serez mariée, dit celle-ci. + +--Je ne me marierai jamais. + +--Alors je n'irai jamais. + +--Dans ce cas, je ne me marierai que pour cela. N'oubliez pas votre +promesse,» dit Kitty. + +Les prévisions du docteur s'étaient réalisées: Kitty rentra en Russie +guérie; peut-être n'était-elle pas aussi gaie et insouciante qu'autrefois, +mais le calme était revenu. Les douleurs du passé n'étaient plus qu'un +souvenir. + + * * * * * + + + +TROISIÈME PARTIE + + + + +I + + +Serge Ivanitch Kosnichef, au lieu d'aller comme d'habitude à l'étranger +pour se reposer de ses travaux intellectuels, arriva vers la fin de mai à +Pakrofsky. Rien ne valait, selon lui, la vie des champs, et il venait en +jouir auprès de son frère. Celui-ci l'accueillit avec d'autant plus de +plaisir qu'il n'attendait pas Nicolas cette année. + +Malgré son affection et son respect pour Serge, Constantin éprouvait un +certain malaise auprès de lui, à la campagne: leur façon de la comprendre +était trop différente. Pour Constantin, la campagne offrait un but à des +travaux d'une incontestable utilité; c'était, à ses yeux, le théâtre +même de la vie, de ses joies, de ses peines, de ses labeurs. Serge, +au contraire, n'y voyait qu'un lieu de repos, un antidote contre les +corruptions de la ville, et le droit de ne rien faire. Leur point de vue +sur les paysans était également opposé. Serge Ivanitch prétendait les +connaître, les aimer, causait volontiers avec eux, et relevait dans +ces entretiens des traits de caractère à l'honneur du peuple, qu'il se +plaisait à généraliser. Ce jugement superficiel froissait Levine. Il +respectait les paysans, et assurait avoir sucé dans le lait de la +paysanne sa nourrice une véritable tendresse pour eux; mais leurs vices +l'exaspéraient aussi souvent que leurs vertus le frappaient. Le peuple +représentait pour lui l'associé principal d'un travail commun; comme tel, +il ne voyait aucune distinction à établir entre les qualités, les défauts, +les intérêts de cet associé, et ceux du reste des hommes. + +La victoire restait toujours à Serge dans les discussions qui s'élevaient +entre les deux frères, par suite de leurs divergences d'opinions, et +cela parce que ces appréciations restaient inébranlables, tandis que +Constantin, modifiant sans cesse les siennes, était facilement convaincu +de contradiction avec lui-même. Serge Ivanitch considérait son frère +comme un brave garçon, dont le coeur, suivant son expression française, +était _bien placé_, mais dont l'esprit trop impressionnable, quoique +ouvert, était rempli d'inconséquences. Souvent il cherchait, avec la +condescendance d'un frère aîné, à lui expliquer le vrai sens des choses; +mais il discutait sans plaisir contre un interlocuteur si facile à battre. + +Constantin, de son côté, admirait la vaste intelligence de son frère, +ainsi que sa haute distinction d'esprit; il voyait en lui un homme doué +des facultés les plus belles et les plus utiles au bien général; mais, +en avançant en âge et en apprenant à le mieux connaître, il se demandait +parfois, au fond de l'âme, si ce dévouement à des intérêts généraux, +dont lui-même se sentait si dépourvu, constituait bien une qualité. +Ne tenait-il pas à une certaine impuissance de se frayer une route +personnelle parmi toutes celles que la vie ouvre aux hommes, route qu'il +en aurait fallu aimer et suivre avec persévérance? + +Levine éprouvait encore un autre genre de contrainte envers son frère, +quand celui-ci passait l'été chez lui. Les journées lui paraissaient trop +courtes pour tout ce qu'il avait à faire et à surveiller: tandis que +son frère ne songeait qu'à se reposer. Bien que Serge n'écrivit pas, +l'activité de son esprit était trop incessante pour qu'il n'eût pas besoin +d'exprimer à quelqu'un, sous une forme concise et élégante, les idées qui +l'occupaient. Constantin était son auditeur le plus habituel. + +Serge se couchait dans l'herbe, et, tout en se chauffant au soleil, il +causait volontiers, paresseusement étendu. + +«Tu ne saurais croire, disait-il, combien je jouis de ma paresse! Je n'ai +pas une idée dans la tête, elle est vide comme une boule.» + +Mais Constantin se lassait vite de rester assis à bavarder; il savait +qu'en son absence on répandrait le fumier à tort et à travers sur les +champs, et il souffrait de ne pas surveiller ce travail; il savait qu'on +ôterait les socs des charrues anglaises, pour pouvoir dire qu'elles ne +vaudraient jamais les vieilles charrues primitives du paysan leur voisin, +etc. + +«N'es-tu donc pas fatigué de courir par cette chaleur? lui demandait +Serge. + +--Je ne te quitte que pour un instant, le temps de voir ce qui se passe au +bureau,» répondait Levine, et il se sauvait dans les champs. + + + + +II + + +Dans les premiers jours de juin, la vieille bonne qui remplissait les +fonctions de ménagère, Agathe Mikhaïlovna, descendant à la cave avec un +pot de petits champignons qu'elle venait de saler, glissa dans l'escalier +et se foula le poignet. On fit chercher un médecin du district, jeune +étudiant bavard qui venait de terminer ses études. Il examina la main, +affirma qu'elle n'était pas démise, y appliqua des compresses, et pendant +le dîner, fier de se trouver en société du célèbre Kosnichef, se lança +dans la narration de tous les commérages du district, et, pour avoir +l'occasion de produire ses idées éclairées et avancées, se plaignit du +mauvais état des choses en général. + +Serge Ivanitch l'écouta avec attention; animé par la présence d'un nouvel +auditeur, il causa, fit des observations justes et fines, respectueusement +appréciées par le jeune médecin; après le départ du docteur, il se trouva +dans cette disposition d'esprit un peu surexcitée que lui connaissait son +frère, et qui succédait généralement à une conversation brillante et vive. +Une fois seuls, Serge prit une ligne pour aller pêcher. + +Kosnichef aimait la pêche à la ligne; il semblait mettre une certaine +vanité à montrer qu'il savait s'amuser d'un passe-temps aussi puéril. +Constantin voulait aller surveiller les labours et examiner les prairies: +il offrit à son frère de le mener en cabriolet jusqu'à la rivière. + +C'était le moment de l'été où la récolte de l'année se dessine, et +où commencent les préoccupations des semailles de l'année suivante, +alors que se termine la fenaison. Les épis déjà formés, mais encore +verts, se balancent légèrement au souffle du vent; les avoines sortent +irrégulièrement de terre dans les champs semés tardivement; le sarrasin +couvre déjà le sol; l'odeur du fumier répandu en monticules sur les champs +se mêle au parfum des herbages, qui, parsemés de leurs petits bouquets +d'oseille sauvage, s'étendent comme une mer. Cette période de l'été est +l'accalmie qui précède la moisson, ce grand effort imposé chaque année au +paysan. La récolte promettait d'être superbe, et aux longues et claires +journées succédaient des nuits courtes, accompagnées d'une forte rosée. + +Pour arriver aux prairies, il fallait traverser le bois; Serge Ivanitch +aimait cette forêt touffue; il désigna à l'admiration de son frère +un vieux tilleul prêt à fleurir, mais Constantin, qui ne parlait pas +volontiers des beautés de la nature, préférait aussi n'en pas entendre +parler. Les paroles lui gâtaient, prétendait-il, les plus belles choses. +Il se contenta d'approuver son frère, et pensa involontairement à ses +affaires; son attention se concentrait sur un champ en jachère qu'ils +atteignirent en sortant du bois. Une herbe jaunissante le recouvrait par +endroits, tandis qu'à d'autres on l'avait déjà retourné. Les télègues +arrivaient à la file; Levine les compta et fut satisfait de l'ouvrage +qui se faisait. Ses pensées se portèrent ensuite, à la vue des prairies, +sur la grave question du fauchage, une opération qui lui tenait +particulièrement au coeur. Il arrêta son cheval. L'herbe haute et épaisse +était encore couverte de rosée. Serge Ivanitch, pour ne pas se mouiller +les pieds, pria son frère de le conduire en cabriolet jusqu'au buisson +de cytises près duquel on pêchait les perches. Constantin obéit, tout +en regrettant de froisser cette belle prairie, dont l'herbe moelleuse +entourait les pieds des chevaux et laissait tomber ses semences sur les +roues de la petite voiture. + +Serge s'assit sous le cytise et lança sa ligne. Il ne prit rien, mais il +ne s'ennuyait pas et semblait de bonne humeur. + +Levine, au contraire, avait hâte de rentrer et de donner ses ordres sur le +nombre de faucheurs à louer pour le lendemain; mais il attendait son frère +et songeait à la grosse question qui le préoccupait. + + + + +III + + +«Je pensais à toi, dit Serge Ivanitch: sais-tu que d'après ce que raconte +le docteur, un garçon qui n'est pas bête, ce qui se passe dans le district +n'a pas de nom? Et cela me fait revenir à ce que je t'ai déjà dit: tu +as tort de ne pas aller aux assemblées et de te tenir à l'écart. Si les +hommes de valeur ne veulent pas se mêler des affaires, tout ira à la +diable. L'argent des contribuables ne sert à rien, car il n'y a ni écoles, +ni infirmiers, ni sages-femmes, ni pharmacies: il n'y a rien. + +--J'ai essayé, répondit à contre-coeur Levine, mais je ne peux pas: que +veux-tu que j'y fasse? + +--Pourquoi ne le peux-tu pas? Je t'avoue que je n'y comprends rien. Je +n'admets pas que ce soit incapacité ou indifférence: ne serait-ce pas tout +simplement paresse? + +--Rien de tout cela. J'ai essayé et j'ai acquis la conviction que je ne +pouvais rien faire.» + +Levine n'approfondissait pas beaucoup ce que disait son frère, et, tout +en regardant la rivière et la prairie, il cherchait à distinguer dans le +lointain un point noir; était-ce le cheval de l'intendant? + +«Tu te résignes trop facilement! Comment n'y mets-tu pas un peu +d'amour-propre? + +--Je ne conçois pas l'amour-propre en pareille matière, répondit Levine, +que ce reproche piqua au vif. Si à l'Université on m'avait reproché +d'être incapable de comprendre le calcul intégral comme mes camarades, +j'y aurais mis de l'amour-propre; mais ici il faudrait commencer par +croire à l'utilité des innovations à l'ordre du jour. + +--Eh quoi! sont-elles donc inutiles? demanda Serge Ivanitch, froissé de +voir son frère attacher si peu d'importance à ses paroles et y prêter une +si médiocre attention. + +--Non, que veux-tu que j'y fasse, je ne vois là rien d'utile et ne m'y +intéresse pas, répondit Levine qui venait enfin de reconnaître son +intendant à cheval dans le lointain. + +--Écoute, dit le frère aîné dont le beau visage s'était rembruni: il y +a limite à tout; admettons qu'il soit superbe de détester la pose, le +mensonge, et de passer pour un original; mais ce que tu viens de dire n'a +pas le sens commun. Trouves-tu réellement indifférent que le peuple, que +tu aimes, à ce que tu assures... + +--Je n'ai jamais rien assuré de pareil, interrompit Levine. + +--Que ce peuple meure sans secours? reprit Serge; que de grossières +sages-femmes fassent périr les nouveau-nés? que les paysans croupissent +dans l'ignorance et restent la proie du premier écrivain venu?» + +Et Serge Ivanitch lui posa le dilemme suivant: «Ou bien ton développement +intellectuel est en défaut, ou bien c'est ton amour du repos, ta vanité, +que sais-je? qui l'emporte.» + +Constantin sentit que, s'il ne voulait pas être convaincu d'indifférence +pour le bien public, il n'avait qu'à se soumettre. + +«Je ne vois pas, dit-il blessé et mécontent, qu'il soit possible... + +--Comment tu ne vois pas, par exemple, qu'en surveillant mieux l'emploi +des contributions il serait possible d'obtenir une assistance médicale +quelconque? + +--Je ne crois pas à la possibilité d'une assistance médicale sur une +étendue de quatre mille verstes carrées, comme notre district. Au reste, +je n'ai aucune foi dans l'efficacité de la médecine. + +--Tu es injuste, je te citerais mille exemples..... Et les écoles? + +--Pourquoi faire des écoles? + +--Comment, pourquoi faire? Peut-on douter des avantages de l'instruction? +Si tu la trouves utile pour toi, peux-tu la refuser aux autres?» + +Constantin se sentit mis au pied du mur et, dans son irritation, avoua +involontairement, la véritable cause de son indifférence: + +«Tout cela peut être vrai, mais pourquoi irais-je me tracasser au sujet de +ces stations médicales dont je ne me servirai jamais, de ces écoles où je +n'enverrai jamais mes enfants, où les paysans ne veulent pas envoyer les +leurs et où je ne suis pas sûr du tout qu'il soit bon de les envoyer.» + +Serge Ivanitch fut déconcerté de cette sortie, et, tirant silencieusement +sa ligne de l'eau, il se tourna vers son frère en souriant: + +«Tu as cependant éprouvé le besoin d'un médecin, puisque tu en as fait +venir un pour Agathe Mikhaïlovna. + +--Et je crois que sa main n'en restera pas moins estropiée. + +--C'est à savoir... Puis, lorsque le paysan sait lire, ne te rend-il pas +meilleur service? + +--Oh! quant à cela, non! répondit carrément Levine; questionne qui tu +voudras, chacun te dira que le paysan qui sait lire vaut moins comme +ouvrier. Il n'ira plus réparer les routes; et, si on l'emploie à +construire un pont, il tâchera avant tout d'en emporter les planches. + +--Au reste, il ne s'agit pas de cela,--dit Serge en fronçant le sourcil; +il détestait la contradiction et surtout cette façon de sauter d'un sujet +à l'autre, et de produire des arguments sans aucun lien apparent.--La +question se pose ainsi: Conviens-tu que l'éducation soit un bien pour le +peuple? + +--J'en conviens,» dit Levine sans songer que telle n'était pas sa pensée; +il sentit aussitôt que son frère allait retourner cet aveu contre lui, et +comprit qu'il serait logiquement convaincu d'inconséquence. Ce fut bien +facile. + +«Du moment que tu en conviens, tu ne saurais, en honnête homme, refuser ta +coopération à cette oeuvre. + +--Mais si je ne la regarde pas encore comme bonne, cette oeuvre, dit Levine +en rougissant. + +--Comment cela? tu viens de dire... + +--Je veux dire que l'expérience n'a pas encore démontré qu'elle fût +vraiment utile. + +--Tu n'en sais rien, puisque tu n'as pas fait le moindre effort pour t'en +convaincre. + +--Eh bien! admettons que l'instruction du peuple soit un bien, dit +Constantin sans la moindre conviction; mais pourquoi irai-je m'en +tourmenter, moi? + +--Comment, pourquoi? + +--Explique-moi ton idée au point de vue philosophique, puisque nous en +sommes là. + +--Je ne vois pas que la philosophie ait rien à faire là, répondit Serge +d'un ton qui parut à son frère établir des doutes sur son droit de parler +philosophie. + +--Voici pourquoi, dit-il, mécontent et s'échauffant tout en parlant. Selon +moi, le mobile de nos actions restera toujours notre intérêt personnel. +Or je ne vois rien dans nos institutions provinciales qui contribue à +mon bien-être. Les routes ne sont pas meilleures, et ne peuvent pas le +devenir: d'ailleurs, mes chevaux me conduisent tout aussi bien par de +mauvais chemins. Je ne fais aucun cas des médecins et des pharmacies. Le +juge de paix m'est inutile. Jamais je n'ai eu recours à lui, et jamais +l'idée d'avoir recours à lui ne me viendra. Les écoles, non seulement me +paraissent inutiles, mais, comme je te l'ai expliqué, me font du tort. +Quant aux institutions provinciales, elles ne représentent pour moi que +l'obligation de payer un impôt de 18 kopecks par déciatine, d'aller à la +ville, d'y coucher avec des punaises, et d'y entendre des inepties et +des grossièretés de tout genre: rien de tout cela n'est dans mon intérêt +personnel. + +--Pardon, interrompit en souriant Serge Ivanitch; il n'était pas de notre +intérêt de travailler à l'émancipation des paysans: nous l'avons cependant +fait. + +--Oh! l'émancipation était une autre affaire, reprit Constantin en +s'animant de plus en plus; c'était bien notre intérêt personnel. Nous +avons voulu, nous autres honnêtes gens, secouer un joug qui nous pesait. +Mais être membre du conseil de la ville, et venir discuter sur des +conduits à établir dans des rues que je n'habite pas; être juré, et venir +juger un paysan accusé d'avoir volé un jambon; écouter pendant six heures +les sottises variées que peuvent débiter le défenseur et le procureur; +demander comme président à Alexis, mon vieil ami à moitié idiot: +«Reconnaissez-vous, monsieur l'accusé, avoir dérobé un jambon?...» + +Et Constantin, entraîné par son sujet, représenta la scène entre le +président et l'accusé, s'imaginant continuer ainsi la discussion. + +Serge Ivanitch leva les épaules. + +«Qu'entends-tu par là? + +--J'entends que, lorsqu'il s'agira de droits qui me toucheront, qui +toucheront à mes intérêts personnels, je saurai les défendre de toutes mes +forces; lorsque, étant étudiant, on venait faire des perquisitions chez +nous, et que les gendarmes lisaient nos lettres, je savais défendre mes +droits à la liberté, à l'instruction. Je veux bien discuter le service +obligatoire, parce que c'est une question qui touche au sort de mes +enfants, de mes frères, au mien par conséquent; mais savoir comment +employer les 40 mille roubles d'impôts, et faire le procès d'Alexis +l'idiot, je ne m'en sens pas capable.» + +La digue était rompue; Constantin parlait sans s'arrêter. Serge sourit. + +«Et si demain tu as un procès, tu préférerais être jugé par les tribunaux +d'autrefois? + +--Je n'aurai pas de procès; je n'assassinerai personne, et tout cela ne +me sert à rien. Nos institutions provinciales, vois-tu, dit-il en sautant +selon son habitude d'un sujet à l'autre, me rappellent les petits bouleaux +que nous enfoncions en terre le jour de la Trinité pour figurer une forêt. +La forêt a poussé d'elle-même en Europe, mais, quant à nos petits bouleaux, +il m'est impossible de les arroser et de croire en eux.» + +Serge Ivanitch haussa les épaules en signe d'étonnement de voir ces petits +bouleaux mêlés à leur discussion; il comprit cependant l'idée de son frère. + +«Ceci n'est pas un raisonnement,» dit-il. + +Mais Constantin, pour tâcher d'expliquer cette absence d'intêrêt pour les +affaires publiques, dont il se sentait coupable, continua: + +«Je crois qu'il n'y a pas d'activité durable si elle n'est pas fondée sur +l'intérêt personnel: c'est une vérité générale, _philosophique_», dit-il +en appuyant sur ce dernier mot, comme pour prouver qu'il avait aussi bien +qu'un autre le droit de parler philosophie. + +Serge Ivanitch sourit encore. «Lui aussi, se dit-il, se fait une +philosophie pour la mettre au service de ses penchants! + +--Laisse la philosophie tranquille. Son but a précisément été, dans tous +les temps, de saisir ce lien indispensable qui existe entre l'intérêt +personnel et l'intérêt général. Mais je tiens à rectifier la comparaison. +Les petits bouleaux n'ont pas été fichés en terre, ils ont été semés, +plantés, et il faut les traiter avec ménagement. Les seules nations qui +aient de l'avenir, les seules qu'on puisse nommer historiques, sont celles +qui sentent l'importance et la valeur de leurs institutions, qui par +conséquent y attachent du prix.» + +Et pour mieux démontrer l'erreur que son frère commettait, il discuta la +question au point de vue de la philosophie de l'histoire, un terrain sur +lequel Constantin ne pouvait pas le suivre. + +«Quant à ton peu de goût pour les affaires, tu m'excuseras si je le mets +sur le compte de notre paresse russe, de nos anciennes habitudes de grands +seigneurs; laisse-moi espérer que tu reviendras de cette erreur passagère.» + +Constantin ne répondit pas; il se sentait battu à plate couture, et +sentait également que son frère n'avait pas compris, ou n'avait pas voulu +comprendre sa pensée. Était-ce lui qui ne savait pas s'expliquer +clairement, ou son frère qui y mettait de la mauvaise volonté? Sans +approfondir cette question, il ne répliqua pas et s'absorba dans ses +réflexions. + +Serge Ivanitch retira ses lignes, détacha le cheval, et ils partirent. + + + + +IV + + +Levine, l'année précédente, un jour qu'on fauchait, s'était mis en colère +contre son intendant, et pour se calmer il avait pris la faux d'un paysan +et s'était mis à faucher lui-même. Ce travail l'avait tant amusé, qu'il +recommença plusieurs fois, faucha lui-même la prairie devant la maison, +et se promit de faucher, l'année suivante, des journées entières avec les +paysans. + +Depuis l'arrivée de Serge, il se demandait s'il pourrait donner suite à ce +projet. Il était confus d'abandonner son frère pendant toute une journée, +et craignait aussi un peu ses plaisanteries. Les impressions de l'année +précédente lui revinrent tandis qu'il traversait la prairie. + +«Il me faut absolument un exercice violent, sinon mon caractère deviendra +intraitable», pensa-t-il, décidé à braver l'ennui que pouvaient lui causer +les observations de son frère et de ses gens. + +Le même soir, en allant donner ses ordres pour les travaux du lendemain, +Levine, dissimulant son embarras, dit à son intendant: + +«Vous enverrez ma faux à Tite pour qu'il la repasse demain, je faucherai +peut-être moi-même.» + +L'intendant sourit et répondit: + +«C'est bien.» + +Plus tard, en prenant le thé, Levine dit à son frère: + +«Décidément le temps se met au beau, je faucherai demain: + +--J'aime beaucoup ce travail, dit Serge Ivanitch. + +--Moi, je l'aime extrêmement; il m'est arrivé de faucher l'année dernière, +et je veux m'y remettre demain toute la journée.» + +Serge Ivanitch leva la tête et regarda son frère avec étonnement. + +«Comment l'entends-tu? travailler toute la journée comme un paysan? + +--Oui, c'est très amusant. + +--C'est un excellent exercice physique, mais pourras-tu supporter une +fatigue pareille? demanda Serge sans aucune intention ironique. + +--Je l'ai essayé. Au commencement, c'est dur, puis on s'entraîne. Je crois +bien que j'irai jusqu'au bout. + +--Vraiment? Mais de quel oeil les paysans voient-ils cela? Ne tournent-ils +pas en ridicule les _manies_ du maître? Et puis, comment feras-tu pour +dîner? On ne peut guère se faire porter là-bas une bouteille de laffitte +et un dindonneau rôti. + +--Je rentrerai à la maison pendant que les paysans se reposeront.» + +Le lendemain matin, quoique levé plus tôt que de coutume, Levine, en +arrivant à la prairie, trouva les faucheurs déjà à l'ouvrage. + +La prairie s'étendait au pied de la colline, avec ses rangées d'herbe +déjà fauchée, et les petits monticules noirs formés par les vêtements des +travailleurs. Levine découvrit, en approchant, les faucheurs marchant en +échelle les uns derrière les autres, et avançant lentement sur le sol +inégal de la prairie. Il compta quarante-deux hommes et distingua parmi +eux des connaissances: le vieil Ermil, en chemise blanche, le dos voûté, +et le jeune Wasia, autrefois son cocher. + +Tite, son professeur, un petit vieillard sec, était là aussi, faisant de +larges fauchées, sans se baisser, et maniant aisé la faux. + +Levine descendit de cheval, attacha l'animal près de la route, et +s'approcha de Tite, qui alla aussitôt prendre une faux cachée derrière un +buisson, et la lui présenta. + +«Elle est prête, Barine, c'est un rasoir, elle fauche toute seule», dit +Tite, ôtant son bonnet en souriant. + +Levine prit la faux. Les faucheurs, après avoir fini leur ligne, +retournaient sur la route; ils étaient couverts de sueur, mais gais et +de bonne humeur, et saluaient tous le maître en souriant. Personne n'osa +ouvrir la bouche avant qu'un grand vieillard sans barbe, vêtu d'une +jaquette en peau de mouton, lui adressât le premier la parole: + +«Attention, Barine, quand on commence une besogne, il faut la terminer! +dit-il, et Levine entendit un rire étouffé parmi les faucheurs. + +«Je tâcherai de ne pas me laisser dépasser, répondit-il en se plaçant +derrière Tite. + +--Attention,» répéta le vieux. + +Tite lui ayant fait place, il emboîta le pas derrière lui. L'herbe +était courte et dure; Levine n'avait pas fauché depuis longtemps, et, +troublé par les regards fixés sur lui, il débuta mal, quoiqu'il maniât +vigoureusement la faux. + +Deux voix derrière lui disaient: + +«Mal emmanché, il tient la faux trop haut: regarde comme il se courbe. + +--Appuie davantage le talon. + +--Ce n'est pas mal, il s'y fera, dit le vieux; le voilà parti; tes +fauchées sont trop grandes, tu te fatigueras vite. Jadis nous aurions +reçu des coups pour de l'ouvrage fait comme cela.» + +L'herbe devenait plus douce, et Levine, écoutant les observations sans y +répondre, suivait Tite; ils firent ainsi une centaine de pas. Le paysan +marchait sans s'arrêter, mais Levine s'épuisait, et craignait de ne pas +arriver jusqu'au bout; il allait prier Tite de s'interrompre, lorsque +celui-ci fit halte de lui-même, se baissa, prit une poignée d'herbe, en +essuya sa faux et se mit à l'affiler. Levine se redressa, et jeta un +regard autour de lui avec un soupir de soulagement. Près de lui, un paysan, +tout aussi fatigué, s'arrêta aussi. + +À la seconde reprise, tout alla de même; Tite avançait d'un pas après +chaque fauchée. Levine, qui marchait derrière, ne voulait pas se laisser +dépasser, mais, au moment où l'effort devenait si grand qu'il se croyait +à bout de forces, Tite s'arrêtait et se mettait à aiguiser. + +Le plus pénible était fait. Lorsque le travail recommença, Levine n'eut +d'autre pensée, d'autre désir, que d'arriver aussi vite et aussi bien que +les autres. Il n'entendait que le bruit des faux derrière lui, ne voyait +que la taille droite de Tite marchant devant, et le demi-cercle décrit +par la faux sur l'herbe qu'elle abaissait lentement, en tranchant les +petites têtes des fleurs. Tout à coup il sentit une agréable sensation de +fraîcheur sur les épaules: il regarda le ciel pendant que Tite affilait sa +faux, et vit un gros nuage noir; il s'aperçut qu'il pleuvait. Quelques-uns +des paysans avaient été mettre leurs vêtements, les autres faisaient comme +Levine et recevaient avec plaisir la pluie sur leur dos. + +L'ouvrage avançait; Levine avait absolument perdu la notion du temps et de +l'heure. Son travail à ce moment lui sembla plein de douceur; c'était un +état d'inconscience, où, libre et dégagé, il oubliait complètement ce +qu'il faisait, bien que son ouvrage valut en cet instant celui de Tite. + +Cependant Tite s'était approché du vieux, et il examina le soleil avec +lui. «De quoi parlent-ils? pourquoi ne continuons-nous pas?» se dit Levine, +sans songer que les paysans travaillaient sans repos depuis près de +quatre heures, et qu'il était temps de déjeuner. + +«Il faut manger, Barine, dit le vieux. + +--Est-il déjà si tard? En ce cas, déjeunons.» + +Levine rendit sa faux à Tite, et, traversant avec les paysans la grande +étendue d'herbe fauchée que la pluie venait d'arroser légèrement, il alla +chercher son cheval, tandis que ceux-ci prenaient leur pain déposé avec +les caftans sur l'herbe. Il s'aperçut alors qu'il n'avait pas bien prévu +le temps et que son foin serait mouillé. + +«Le foin sera gâté, dit-il. + +--Il n'y a pas de mal, Barine: fauche à la pluie, fane au soleil», dit le +vieux. + +Levine détacha son cheval et rentra prendre du café chez lui. Serge +Ivanitch venait seulement de se lever; avant qu'il fût habillé et eût paru +dans la salle à manger, Constantin était retourné à la prairie. + + + + +V + + +Après le déjeuner, Levine, en reprenant l'ouvrage, prit place entre le +grand vieillard facétieux, qui l'invita à être son voisin, et un jeune +paysan marié depuis l'automne, qui fauchait cet été pour la première +fois. + +Le vieillard avançait à grands pas réguliers, et semblait faucher avec +aussi peu de peine que s'il eût simplement balancé les bras en marchant; +sa faux, bien affilée, paraissait travailler toute seule. + +Levine se remit à l'oeuvre; derrière lui marchait le jeune Michel, les +cheveux attachés autour de la tête par des herbes enroulées; son jeune +visage travaillait avec le reste de son corps; mais aussitôt qu'on le +regardait, il souriait, et aurait mieux aimé mourir que d'avouer qu'il +trouvait la tâche rude. + +Le travail parut à Levine moins pénible pendant la chaleur du jour; la +sueur qui le baignait le rafraîchissait, et le soleil dardant sur son dos, +sa tête et ses bras nus jusqu'au coude, lui donnait de la force et de +l'énergie. Les moments d'oubli, d'inconscience, revenaient plus souvent, +la faux travaillait alors toute seule. C'étaient d'heureux instants! +Lorsqu'on se rapprochait de la rivière, le vieillard, qui marchait devant +Levine, essuyait sa faux avec de l'herbe mouillée, la lavait dans la +rivière, et y puisait une eau qu'il offrait à boire au maître. + +«Que diras-tu de mon kvas, Barine? il est bon, hein?» + +Et Levine croyait effectivement n'avoir rien bu de meilleur que cette eau +tiède dans laquelle nageaient des herbes, avec le petit goût de rouille +qu'y ajoutait l'écuelle de fer du paysan. Puis venait la promenade lente +et pleine de béatitude, où, la faux au bras, on pouvait s'essuyer le front, +respirer à pleins poumons, et jeter un coup d'oeil aux faucheurs, aux bois, +aux champs, à tout ce qui se faisait aux alentours. Les bienheureux +moments d'oubli revenaient toujours plus fréquents, et la faux semblait +entraîner à sa suite un corps plein de vie, et accomplir par enchantement, +sans le secours de la pensée, le labeur le plus régulier. En revanche, +lorsqu'il fallait interrompre cette activité inconsciente, enlever une +motte de terre, ou arracher un bouquet d'oseille sauvage, le retour à la +réalité semblait pénible. Pour le vieillard, ce n'était qu'un jeu. Quand +une motte se présentait, il la serrait d'un côté avec le pied, de l'autre +avec la faux, et l'enlevait à petits coups répétés. Rien n'échappait à son +observation; c'était un petit fruit sauvage qu'il mangeait ou offrait à +Levine, un nid de cailles d'où s'envolait le mâle, une couleuvre qu'il +enlevait de la pointe de sa faux comme sur une fourchette, et jetait au +loin après l'avoir montrée à ses compagnons. Mais pour Levine et le jeune +paysan, une fois entraînés, c'était chose difficile que de changer de +mouvements et d'examiner le terrain. + +Le temps passait inaperçu, et déjà le moment du dîner approchait. Le +vieillard attira l'attention du maître sur les enfants, à moitié cachés +par les herbages, accourant de tous côtés, et apportant aux faucheurs du +pain et des cruches de kvas, qui semblaient lourdes à leurs petits bras. + +«Voilà les moucherons qui arrivent», dit-il en les montrant; et, +s'abritant les yeux de la main, il examina le soleil. + +L'ouvrage reprit pendant un peu de temps, puis le vieux s'arrêta et dit +d'un ton décidé: + +«Il faut dîner, Barine.» + +Les faucheurs regagnèrent l'endroit où étaient déposés leurs vêtements, +et où les enfants attendaient avec le dîner; les uns s'assemblèrent près +des télègues, les autres sous un bouquet de cytises où ils avaient amassé +de l'herbe. Levine s'assit auprès d'eux; il n'avait aucune envie de +les quitter. Toute gêne devant le maître avait disparu, et les paysans +s'apprêtèrent à manger et à dormir; ils se lavèrent, prirent leur pain, +débouchèrent leurs cruches de kvas, pendant que les enfants se baignaient +dans la rivière. + +Le vieux émietta du pain dans une écuelle, l'écrasa avec le manche de sa +cuiller, versa du kvas, coupa des tranches de pain, sala le tout, et se +mit à prier en se tournant vers l'orient. + +«Eh bien, Barine, viens goûter ma soupe», dit-il en s'agenouillant devant +l'écuelle. + +Levine trouva la soupe si bonne qu'il ne voulut pas rentrer chez lui. Il +dîna avec le vieux, et leur conversation roula sur les affaires de ménage +de celui-ci, auxquelles le maître prit un vif intérêt; à son tour, il +raconta de ses plans et de ses projets ce qui pouvait intéresser son +compagnon, se sentant plus en communauté d'idées avec cet homme simple +qu'avec son frère, et souriant involontairement de la sympathie qu'il +éprouvait pour lui. + +Le dîner achevé, le vieillard fit sa prière, et se coucha après s'être +arrangé un oreiller d'herbe. Levine en fit autant, et, malgré les mouches +et les insectes qui chatouillaient son visage couvert de sueur, il +s'endormit aussitôt, et ne se réveilla que lorsque le soleil, tournant le +buisson, vint briller au-dessus de sa tête. Le vieux ne dormait plus; il +aiguisait les faux. + +Levine regarda autour de lui sans pouvoir s'y reconnaître; tout lui +semblait changé. La prairie fauchée s'étendait immense avec ses rangées +d'herbes odorantes, éclairée d'une façon nouvelle par les rayons obliques +du soleil; la rivière, cachée naguère par les herbages, coulait limpide et +brillante comme de l'acier, entre ses bords découverts; au-dessus de la +prairie planaient des oiseaux de proie. + +Levine calcula ce que ses ouvriers avaient fait et ce qui restait à faire; +le travail de ces quarante-deux hommes était considérable; du temps du +servage, trente-deux hommes travaillant pendant deux jours venaient à +peine à bout de cette prairie, dont il ne restait plus que quelques coins +intacts. Mais il aurait voulu faire plus encore; le soleil descendait trop +tôt, à son gré; il ne sentait aucune fatigue. + +«Qu'en penses-tu? demanda-t-il au vieux: n'aurions-nous pas encore le +temps de faucher la colline? + +--Si Dieu le permet! le soleil est encore haut, il y aura peut-être un +petit verre pour _les enfants_?» + +Lorsque les fumeurs eurent allumé leurs pipes, le vieux déclara «aux +enfants» que, si la colline était fauchée, on aurait la goutte. + +«Pourquoi pas! En avant, Tite, nous enlèverons cela en un tour de main. On +mangera la nuit.--En avant!» crièrent quelques voix; et, tout en achevant +leur pain, les faucheurs se levèrent. + +«Allons, enfants, courage! dit Tite en ouvrant la marche au pas de course. + +--Allons, allons! répéta la vieux, se hâtant de les rejoindre: si j'arrive +le premier, je coupe tout!» + +Vieux et jeunes fauchèrent à l'envi, et, quelque hâte qu'ils fissent, les +rangées se couchaient nettes et régulières, sans que l'herbe fût abîmée. +Les derniers faucheurs terminaient à peine leur ligne, que les premiers, +mettant leurs caftans sur l'épaule, prenaient déjà la route de la colline. +Le soleil descendait derrière les arbres, lorsqu'ils atteignirent le petit +ravin; l'herbe y venait à la ceinture, tendre, douce, épaisse et semée de +fleurs des bois. + +Après un court conciliabule pour décider si l'on prendrait en long ou +en large, un grand paysan à barbe noire, Piotr Ermilitch, un faucheur +célèbre, fit en long le premier tour, et revint sur ses pas. Tous alors +le suivirent, montant du ravin à la colline pour sortir sur la lisière du +bois. + +Le soleil disparaissait peu à peu derrière la forêt; la rosée tombait +déjà; les faucheurs n'apercevaient plus le globe brillant que sur la +hauteur, mais dans le ravin, d'où s'élevait une vapeur blanche, et sur +le versant de la montagne, ils marchaient dans une ombre fraîche et +imprégnée d'humidité. L'ouvrage avançait rapidement. L'herbe s'abattait +en hautes rangées; les faucheurs, un peu à l'étroit et pressés de tous +côtés, faisaient résonner les ustensiles pendus à leurs ceintures, +entre-choquaient leurs faux, sifflaient, s'interpellaient gaiement. + +Levine marchait toujours entre ses deux compagnons. Le vieux avait mis sa +veste de peau de mouton, et conservait son entrain et la liberté de ses +mouvements. Dans le bois, on trouvait des champignons cachés sous l'herbe; +au lieu de les trancher avec la faux comme les autres, il se baissait dès +qu'il en apercevait un, le ramassait et le cachait dans sa veste en +disant: «Encore un petit cadeau pour la vieille.» + +L'herbe tendre et douce se fauchait facilement, mais il était dur de +monter et de descendre la pente souvent escarpée du ravin. Le vieux n'en +laissait rien paraître, montant à petits pas énergiques, et maniant +légèrement sa faux, quoiqu'il tremblât parfois de tout son corps. Il +ne négligeait rien sur sa route, ni une herbe, ni un champignon, et ne +cessait de plaisanter. Levine, derrière lui, croyait tomber à chaque +instant, et se disait que jamais il ne gravirait, une faux à la main, ces +hauteurs difficiles à escalader, même les mains libres, il n'en monta pas +moins, et fit comme les autres. Une fièvre intérieure semblait le soutenir. + + + + +VI + + +Le travail terminé, les paysans remirent leurs caftans, et reprirent +gaiement le chemin du logis. Levine remonta à cheval et se sépara à regret +de ses compagnons. Il se retourna sur la hauteur pour les apercevoir +encore une fois, mais les vapeurs du soir, s'élevant des bas-fonds, les +cachaient. On n'entendait que le choc des faux, et le son de leurs voix +riant et causant. + +Serge Ivanitch avait dîné depuis longtemps, et dans sa chambre prenait de +la limonade glacée, en parcourant les journaux et les revues que la poste +venait d'apporter, lorsque Levine entra vivement, les cheveux en désordre, +et collés au front par la sueur. + +«Nous avons enlevé toute la prairie! tu ne t'imagines pas comme c'est bon! +Et toi, qu'as-tu fait? dit-il, oubliant complètement les impressions de la +veille. + +--Bon Dieu, de quoi tu as l'air! dit Serge Ivanitch en jetant d'abord un +regard mécontent sur son frère. Mais ferme donc la porte, tu en auras fait +entrer au moins une dizaine!» + +Serge Ivanitch avait horreur des mouches, et n'ouvrait jamais les fenêtres +de sa chambre que le soir, ayant soin de tenir les portes toujours fermées. + +«Je t'assure que je n'en ai pas laissé entrer une seule. Si tu savais la +bonne journée! Comment l'as-tu passée, toi? + +--Mais très bien. Tu ne vas pas me faire croire que tu as fauché toute la +journée? Tu dois avoir une faim de loup! Kousma a tout apprêté pour ton +dîner. + +--Je n'ai pas faim, j'ai mangé là-bas; mais je vais me nettoyer. + +--Va, va, je te rejoins, dit Serge Ivanitch, hochant la tête en regardant +son frère. Dépêche-toi,--ajouta-t-il en souriant, et il se mit à ranger +ses livres pour aller le retrouver, égayé à l'aspect de l'entrain et de +l'animation de Constantin.--Où étais-tu pendant la pluie? + +--Quelle pluie? c'est à peine s'il est tombé quelques gouttes. Je reviens +à l'instant. Ainsi, tu as bien passé la journée? C'est pour le mieux.» +Et Levine alla s'habiller. + +Peu après, les frères se retrouvèrent dans la salle à manger. Levine +croyait n'avoir pas faim, et ne se mit à table que pour ne pas offenser +Kousma; mais, une fois qu'il eut entamé son dîner, il le trouva excellent. +Serge Ivanitch le regardait en souriant. + +«J'oubliais qu'il y a une lettre pour toi en bas, dit-il; Kousma, va la +chercher, et fais attention de fermer ta porte.» + +La lettre était d'Oblonsky; il écrivait de Pétersbourg. Constantin lut à +haute voix: + +«Je reçois une lettre de Dolly de la campagne; tout y va de travers. Toi +qui sais tout, tu serais bien aimable d'aller la voir, et de l'aider de +tes conseils. La pauvre femme est toute seule. Ma belle-mère est encore à +l'étranger avec tout son monde.» + +«J'irai certainement la voir, dit Levine. Tu devrais venir avec moi. C'est +une si excellente femme, n'est-ce pas? + +--Leur terre n'est pas loin d'ici? + +--À une trentaine de verstes, peut-être à une quarantaine; mais la route +est très bonne. Nous ferions cela rapidement. + +--Avec plaisir, dit Serge en souriant, car la vue de son frère le +disposait à la gaieté.--Quel appétit! ajouta-t-il en regardant ce cou et +cette figure hâlés et rouges penchés sur l'assiette. + +--Il est excellent. Tu ne t'imagines pas combien ce régime-là chasse de +la tête toutes les sottises. J'entends enrichir la médecine d'un terme +nouveau: «Arbeitscur». + +--Tu n'as pas grand besoin de cette cure, il me semble. + +--Oui, mais c'est parfait pour combattre les maladies nerveuses. + +--C'est une expérience à faire. J'ai voulu aller vous voir travailler, +mais la chaleur était si insupportable que je me suis arrêté et reposé au +bois; de là j'ai continué jusqu'au bourg, et j'ai rencontré ta nourrice, +que j'ai questionnée sur la façon dont les paysans te jugent; j'ai cru +comprendre qu'ils ne t'approuvent pas. «Ce n'est pas l'affaire des +maîtres», m'a-t-elle répondu. Je crois que le peuple se forme en général +des idées très arrêtées sur ce qu'il «convient aux maîtres» de faire; +ils n'aiment pas à les voir sortir de leurs attributions. + +--C'est possible: mais je n'ai pas éprouvé de plus vif plaisir de ma vie, +et je ne fais de mal à personne, n'est-ce pas? + +--Je vois que ta journée te satisfait complètement, continua Serge. + +--Oui, je suis très content; la prairie a été fauchée tout entière, et je +me suis lié avec un bien brave homme; tu ne saurais croire combien il m'a +intéressé. + +--Tu es content de ta journée, eh bien! je le suis aussi de la mienne. +D'abord j'ai résolu deux problèmes d'échecs, dont l'un est très joli, je +te le montrerai; puis j'ai pensé à notre conversation d'hier. + +--Quoi? quelle conversation? dit Levine en fermant à demi les yeux après +son dîner, avec un sentiment de bien-être et de repos, et incapable de se +rappeler la discussion de la veille. + +--Je trouve que tu as en partie raison. La différence de nos opinions +tient à ce que tu prends l'intérêt personnel pour mobile de nos actions, +tandis que je prétends que tout homme arrivé à un certain développement +intellectuel doit avoir pour mobile l'intérêt général. Mais tu es +probablement dans le vrai en disant qu'il faut que l'action, l'activité +matérielle, se trouve intéressée à ces questions. Ta nature, comme +disent les Français est _primesautière_: il te faut agir énergiquement, +passionnément, ou ne pas agir du tout.» + +Levine écoutait sans comprendre, sans chercher à comprendre, et craignait +que son frère ne lui fît une question qui constatât l'absence de son +esprit. + +«N'ai-je pas raison, ami? dit Serge Ivanitch en le prenant par l'épaule. + +--Mais certainement. Et puis, je ne prétends pas être dans le vrai, dit +Levine avec un sourire d'enfant coupable. «Quelle discussion avons-nous +donc eue?» pensait-il. Nous avons évidemment raison tous les deux, et +c'est pour le mieux. Il faut que j'aille donner mes ordres pour demain.» + +Il se leva, étira ses membres en souriant; son frère sourit aussi. + +«Bon Dieu! cria tout à coup Levine si vivement que son frère en fut +effrayé. + +--Qu'y a-t-il? + +--La main d'Agathe Mikhaïlovna? dit Levine en se frappant le front. Je +l'avais oubliée! + +--Elle va beaucoup mieux. + +--C'est égal, je cours jusqu'à sa chambre. Tu n'auras pas mis ton chapeau +que je serai de retour.» + +Et il descendit en courant, faisant résonner ses talons sur les marches de +l'escalier. + + + + +VII + + +Tandis que Stépane Arcadiévitch allait à Pétersbourg remplir ce devoir +naturel aux fonctionnaires, et qu'ils ne songent pas à discuter, quelque +incompréhensible qu'il soit pour d'autres, «se rappeler au souvenir +du Ministre,» et qu'en même temps il se disposait, muni de l'argent +nécessaire, à passer agréablement le temps aux courses et ailleurs, Dolly +partait pour la campagne, à Yergoushovo, une terre qu'elle avait reçue en +dot, et dont la forêt avait été vendue au printemps. C'était à cinquante +verstes du Pakrofsky de Levine. + +La vieille maison seigneuriale de Yergoushovo avait disparu depuis +longtemps. Le prince s'était contenté d'agrandir et de réparer une des +ailes pour en faire une habitation convenable. + +Du temps où Dolly était enfant, vingt ans auparavant, cette aile était +spacieuse et commode, quoique placée de travers dans l'avenue. Maintenant, +tout tombait en ruines. Lorsque Stépane Arcadiévitch était venu au +printemps à la campagne pour la vente du bois, sa femme l'avait prié de +donner un coup d'oeil à la maison afin de la rendre habitable. Stépane +Arcadiévitch, désireux, comme tout mari coupable, de procurer à sa femme +une vie matérielle aussi commode que possible, s'était empressé de faire +recouvrir les meubles de cretonne et de faire poser des rideaux. On avait +nettoyé le jardin, planté des fleurs, fait un petit pont du côté de +l'étang; mais beaucoup de détails plus essentiels furent négligés, et +Daria Alexandrovna le constata avec douleur. Stépane Arcadiévitch avait +beau faire, il oubliait toujours qu'il était père de famille, et ses +goûts restaient ceux d'un célibataire. Rentré à Moscou, il annonça avec +fierté à sa femme que tout était en ordre, qu'il avait installé la maison +en perfection, et lui conseilla fort de s'y transporter. Ce départ lui +convenait sous bien des rapports: les enfants se plairaient à la campagne, +les dépenses diminueraient; et enfin il serait plus libre. De son côté, +Daria Alexandrovna pensait qu'il était nécessaire d'emmener les enfants +après la scarlatine, car la plus jeune de ses filles se remettait +difficilement. Elle laissait à la ville, entre autres ennuis, des comptes +de fournisseurs auxquels elle n'était pas fâchée de se soustraire. Enfin, +elle avait l'arrière-pensée d'attirer chez elle sa soeur Kitty, à laquelle +on avait recommandé des bains froids, et qui devait rentrer en Russie vers +le milieu de l'été. Kitty lui écrivait que rien ne pouvait lui sourire +autant que de terminer l'été à Yergoushovo, dans ce lieu si plein de +souvenirs d'enfance pour toutes deux. + +La campagne, revue par Dolly au travers de ses impressions de jeunesse, +lui semblait à l'avance un refuge contre tous les ennuis de la ville; si +la vie n'y était pas élégante, et Dolly n'y tenait guère, elle pensait la +trouver commode et peu coûteuse, et les enfants y seraient heureux! Les +choses furent tout autres quand elle revint à Yergoushovo en maîtresse de +maison. + +Le lendemain de leur arrivée, il plut à verse; le toit fut transpercé et +l'eau tomba dans le corridor et la chambre des enfants; les petits lits +durent être transportés au salon. Jamais on ne put trouver une cuisinière +pour les domestiques. Des neuf vaches que contenait l'étable, les unes, au +dire de la vachère, étaient pleines, les autres se trouvaient trop jeunes +ou hors d'âge; par conséquent, pas de beurre à espérer et pas de lait. +Poules, poulets, oeufs, tout manquait; il fallut se contenter pour la +cuisine de vieux coqs filandreux. Impossible d'obtenir des femmes pour +laver les planchers, toutes étaient à sarcler. L'un des chevaux, trop +rétif, ne se laissant pas atteler, les promenades en voiture se trouvèrent +impraticables. Quant aux bains, il fallut y renoncer: le troupeau avait +raviné le bord de la rivière, et de plus on se trouvait trop en vue des +passants. Les promenades à pied près de la maison étaient elles-mêmes +dangereuses; les clôtures mal entretenues du jardin n'empêchaient plus le +bétail d'entrer, et il y avait dans le troupeau un taureau terrible, +qui mugissait, et qu'on accusait de donner des coups de cornes. Dans la +maison, pas une armoire à robes! le peu d'armoires qui s'y trouvaient ne +fermaient pas, ou bien s'ouvraient d'elles-mêmes quand on passait devant. +À la cuisine, pas de marmites; à la buanderie, pas de chaudron pour la +lessive, pas même une planche à repasser pour les femmes de chambre! + +Au lieu de trouver le repos qu'elle espérait, Dolly tomba dans le +désespoir; sentant son impuissance en face d'une situation qui lui +apparaissait terrible, elle retenait avec peine ses larmes. L'intendant, +un ancien vaguemestre, qui avait séduit Stépane Arcadiévitch par sa belle +prestance, et de suisse avait passé intendant, ne prenait aucun souci +des chagrins de Daria Alexandrovna; il se contentait de répondre +respectueusement: + +«Impossible de rien obtenir, le monde est si mauvais», et ne bougeait pas. + +La position eût été sans issue si chez les Oblonsky, comme dans la +plupart des familles, il ne se fût trouvé ce personnage aussi utile +qu'important, malgré ses attributions modestes, la bonne des enfants, +Matrona Philémonovna. Celle-ci calmait sa maîtresse, lui assurait que tout +se débrouillerait, et agissait sans bruit et sans embarras. Elle fit, +aussitôt arrivée, la connaissance de la femme de l'intendant, et dès les +premiers jours alla prendre le thé sous les acacias avec elle et son mari. +C'est là que les affaires de la maison furent discutées. Un club, auquel +se joignirent le starosta et le teneur de livres, se forma sous les +arbres. Peu à peu, les difficultés de la vie s'y aplanirent. Le toit fut +réparé; une cuisinière, amie de la femme du starosta, arrêtée; on acheta +des poules; les vaches donnèrent tout à coup du lait; les clôtures furent +réparées; on mit des crochets aux armoires, qui cessèrent de s'ouvrirent +intempestivement; le charpentier installa la buanderie; la planche à +repasser, recouverte d'un morceau de drap de soldat, s'étendit de la +commode au dossier d'un fauteuil, et l'odeur des fers à repasser se +répandit dans la pièce où travaillaient les femmes de chambre. + +«La voilà, dit Matrona Philémonovna en montrant la planche à sa maîtresse: +il n'y avait pas de quoi vous désespérer.» + +On trouva même moyen de construire en planches une cabine de bain sur la +rivière, et Lili put commencer à se baigner. L'espoir d'une vie commode, +sinon tranquille, devint presque une réalité pour Daria Alexandrovna. +Pour elle, c'était chose rare qu'une période de calme avec six enfants. +Mais les inquiétudes et les tracas représentaient les seules chances de +bonheur qu'eût Dolly; privée de ce souci, elle aurait été en proie aux +idées noires causées par ce mari qui ne l'aimait plus. Au reste, ces +mêmes enfants qui la préoccupaient par leur santé ou leurs défauts, la +dédommageaient aussi de ses peines par une foule de petites joies. Pour +être invisibles et semblables à de l'or mêlé à du sable, elles n'en +existaient pas moins, et si, aux heures de tristesse, elle ne voyait +que le sable, à d'autres moments l'or reparaissait. La solitude de la +campagne rendit ces joies plus fréquentes; souvent, tout en s'accusant de +partialité maternelle, Dolly ne pouvait s'empêcher d'admirer sa petite +famille groupée autour d'elle, et de se dire qu'il était rare de +rencontrer six enfants aussi beaux et, chacun dans son genre, aussi +charmants. + +Elle se sentait alors heureuse et fière. + + + + +VIII + + +Pendant le carême de la Saint-Pierre, Dolly mena ses enfants à la +communion. Quoiqu'elle étonnât souvent ses parents et ses amies par sa +liberté de pensée sur les questions de foi, Daria Alexandrovna n'en avait +pas moins une religion qui lui tenait à coeur. Cette religion n'avait guère +de rapport avec les dogmes de l'Église, et ressemblait étrangement à la +métempsycose; pourtant Dolly remplissait et faisait strictement remplir +dans sa famille les prescriptions de l'Église. Elle ne voulait pas +seulement par là prêcher d'exemple, elle obéissait à un besoin de son +âme, et en ce moment elle se tourmentait à l'idée de ne pas avoir fait +communier ses enfants de l'année. Elle résolut d'accomplir ce devoir. + +On s'y prit à l'avance pour décider les toilettes des enfants; des robes +furent arrangées, lavées, allongées; on rajouta des volants, on mit des +boutons neufs, des noeuds de rubans. L'Anglaise se chargea de la robe +de Tania, et fit faire bien du mauvais sang à Daria Alexandrovna; les +entournures se trouvèrent trop étroites, les pinces du corsage trop hautes; +Tania faisait peine à voir, tant cette robe lui rendait les épaules +étroites. Heureusement Matrona Philémonovna eut l'idée d'ajouter de +petites pièces au corsage pour l'élargir, et une pèlerine pour dissimuler +les pièces. Le mal fut réparé; mais on en était venu aux paroles amères +avec l'Anglaise. + +Tout étant terminé, les enfants, parés et rayonnants de joie, se réunirent +un dimanche matin sur le perron, devant la calèche attelée, attendant +leur mère pour se rendre à l'église. Grâce à la protection de Matrona +Philémonovna, on avait remplacé à la calèche le cheval rétif par celui de +l'intendant. Daria Alexandrovna parut en robe de mousseline blanche, et +l'on partit. + +Dolly s'était coiffée et habillée avec soin, presque avec émotion. Jadis +elle avait aimé la toilette pour se faire belle et élégante, afin de +plaire; mais, en prenant de l'âge, elle perdit un goût de parure qui la +forçait de constater que sa beauté avait disparu. Maintenant, pour ne +pas faire ombre au tableau, à côté de ses jolis enfants, elle revenait +à une certaine recherche de toilette, toutefois sans qu'elle songeât à +s'embellir. Elle partit après un dernier coup d'oeil au miroir. + +Personne à l'église, excepté les paysans et les gens de la maison; mais +elle remarqua l'admiration que ses enfants et elle-même inspiraient au +passage. Les enfants furent aussi charmants de visage que de tenue. Le +petit Alexis eut bien quelques distractions causées par les pans de sa +veste, dont il aurait voulu admirer l'effet par derrière, mais il était si +gentil! Tania fut comme une petite femme, et prit soin des plus jeunes. +Quant à Lili, la dernière, elle fut ravissante; tout ce qu'elle voyait lui +causait l'admiration la plus vive, et il fut difficile de ne pas sourire +quand, après avoir reçu la communion, elle dit au prêtre: «Please some +more». + +En rentrant à la maison, les enfants, sous l'impression de l'acte solennel +qu'ils venaient d'accomplir, furent sages et tranquilles. Tout alla bien +jusqu'au déjeuner; mais à ce moment Grisha se permit de siffler, et, qui +pis est, refusa d'obéir à l'Anglaise, et fut privé de dessert! Quand elle +apprit le méfait de l'enfant, Dolly, qui, présente, eût tout adouci, dut +soutenir la gouvernante et confirmer la punition. Cet épisode troubla la +joie générale. + +Grisha se mit à pleurer, disant que Nicolas avait sifflé aussi, mais que +lui seul était puni, et que, s'il pleurait, c'était à cause de l'injustice +de l'Anglaise, et non pour avoir été privé de tarte. Daria Alexandrovna, +attristée, voulut arranger la chose. + +Pendant ce temps, le coupable, réfugié au salon, s'était assis sur l'appui +de la fenêtre, et, en traversant cette pièce, Dolly l'aperçut, ainsi +que Tania, debout devant lui, une assiette à la main. Sous prétexte de +faire un dîner à ses poupées, la petite fille avait obtenu la permission +d'emporter un morceau de tarte dans la chambre des enfants, et c'était à +son frère qu'elle l'apportait. Grisha, tout en pleurant sur l'injustice +dont il se croyait victime, mangeait en sanglotant et disait à sa soeur au +milieu de ses larmes: «Mange aussi, mangeons à nous deux». Tania, pleine +de sympathie pour son frère, mangeait les larmes aux yeux, avec le +sentiment d'avoir accompli une action généreuse. + +Ils eurent peur en apercevant leur mère, mais l'expression de son visage +les rassura; ils coururent aussitôt vers elle, lui baisèrent les mains de +leurs bouches pleines de tarte, et la confiture mêlée aux larmes leur +barbouilla toute la figure. + +«Tania, ta robe neuve; Grisha...» disait la mère souriant d'un air +attendri, tout en cherchant à préserver de taches les habits neufs. + +Les belles toilettes ôtées, on mit des robes ordinaires aux filles et de +vieilles vestes aux garçons, on fit atteler le char à bancs, et l'on alla +chercher des champignons au bois. Au milieu des cris de joie, les enfants +remplirent une grande corbeille de champignons. Lili elle-même en trouva +un. Autrefois, il fallait que miss Hull les lui cherchât; ce jour-là, +elle le découvrit toute seule, et ce fut un enthousiasme général. «Lili +a trouvé un champignon!» + +La journée se termina par un bain à la rivière; les chevaux furent +attachés aux arbres, et le cocher Terenti, les laissant chasser les +mouches de leurs queues, s'étendit sous les bouleaux, alluma sa pipe, +et s'amusa des rires et des cris joyeux qui partaient de la cabine. + +Daria Alexandrovna aimait à baigner elle-même les enfants, quoique ce +ne fût pas chose facile de les empêcher de faire des sottises, ni de se +retrouver dans la collection de bas, de souliers, de petits pantalons +qu'il fallait, le bain fini, reboutonner et rattacher. Ces jolis corps +d'enfants qu'elle plongeait dans l'eau, les yeux brillants de ces têtes +de chérubins, ces exclamations à la fois effrayées et rieuses, au premier +plongeon, ces petits membres qu'il fallait ensuite réintroduire dans leurs +vêtements, tout l'amusait. + +La toilette des enfants était à moitié faite lorsque des paysannes +endimanchées passèrent devant la cabine de bain et s'arrêtèrent +timidement. Matrona Philémonovna héla l'une d'elles pour lui donner à +faire sécher du linge tombé à la rivière, et Daria Alexandrovna leur +adressa la parole. Les paysannes commencèrent par rire, en se cachant +la bouche de la main, ne comprenant pas bien ses questions, mais elles +s'enhardirent peu à peu, et gagnèrent le coeur de Dolly par leur sincère +admiration des enfants. + +«Regarde-la donc: est-elle jolie? et blanche comme du sucre! dit l'une +d'elles en montrant Tania... mais bien maigre! ajouta-t-elle en secouant +la tête. + +--C'est parce qu'elle a été malade. + +--Et celui-ci, le baigne-t-on aussi? dit une autre en désignant le +dernier-né. + +--Oh non, il n'a que trois mois, répondit Dolly avec fierté. + +--Vrai? + +--Et toi, as-tu des enfants? + +--J'en ai eu quatre: il m'en reste deux, fille et garçon. J'ai sevré le +dernier avant le carême. + +--Quel âge a-t-il? + +--Il est dans sa deuxième année. + +--Pourquoi l'as-tu nourri si longtemps? + +--C'est l'usage chez nous: trois carêmes.» + +On continua à causer des enfants, de leurs maladies, du mari; le voyait-on +souvent? + +Daria Alexandrovna prenait intérêt à la conversation autant que les +paysannes, et n'avait aucune envie de s'en aller. Elle était contente de +voir que ces femmes lui enviaient le nombre de ses enfants et leur beauté. +Puis elles la firent rire, et offensèrent miss Hull par leurs observations +sur la toilette de celle-ci. Une des plus jeunes regardait de tous ses +yeux l'Anglaise, se rhabillant la dernière, et mettant plusieurs jupons +les uns par-dessus les autres. Au troisième, la paysanne n'y tint plus et +s'écria involontairement: «Regarde donc ce qu'elle en met, cela ne finit +pas!» Et toutes de rire. + + + + +IX + + +Daria Alexandrovna, un mouchoir sur la tête, entourée de ses petits +baigneurs, approchait de la maison, lorsque le cocher s'écria: «Voilà +un monsieur qui vient au-devant de nous: ce doit être le maître de +Pakrofsky.» + +À sa grande joie, Dolly reconnut effectivement le paletot gris, le chapeau +mou et le visage ami de Levine; elle était toujours heureuse de le voir, +mais elle fut particulièrement satisfaite ce jour-là de se montrer dans +toute sa gloire, à lui qui, mieux que personne, pouvait comprendre ce qui +la rendait triomphante. + +En l'apercevant, Levine crut voir l'image du bonheur intime qui faisait +son rêve. + +«Vous ressemblez à une couveuse, Daria Alexandrovna. + +--Que je suis contente de vous voir, dit-elle en lui tendant la main. + +--Contente! et vous ne m'avez rien fait dire? Mon frère est chez moi; +c'est par Stiva que j'ai su que vous étiez ici. + +--Par Stiva? demanda Dolly étonnée. + +--Oui, il m'a écrit que vous étiez à la campagne, et pense que vous me +permettrez peut-être de vous être bon à quelque chose;» et, tout en +parlant, Levine se troubla, s'interrompit, et marcha près du char à +bancs en arrachant sur son passage des petites branches de tilleul qu'il +mordillait. Il songeait que Daria Alexandrovna trouverait sans doute +pénible de voir un étranger lui offrir l'aide qu'elle aurait dû trouver en +son mari. En effet, la façon dont celui-ci se déchargeait de ses embarras +domestiques sur un tiers, déplut à Dolly, et elle comprit que Levine le +sentait; elle appréciait en lui ce tact et cette délicatesse. + +«J'ai bien compris que c'était une façon aimable de me dire que vous me +verriez avec plaisir, et j'en ai été touché. J'imagine que vous, habituée +à la ville, devez trouver le pays sauvage; si je puis vous être bon à +quelque chose, disposez de moi, je vous en prie. + +--Oh! merci, dit Dolly. Le début n'a pas été sans ennuis, c'est vrai, mais +maintenant tout va à merveille, grâce à ma vieille bonne», ajouta-t-elle +en désignant Matrona Philémonovna qui, comprenant qu'il était question +d'elle, adressa à Levine un sourire amical de satisfaction. Elle le +connaissait bien, savait qu'il ferait un bon parti pour _leur demoiselle_ +et s'intéressait à lui. + +«Veuillez prendre place, nous nous serrerons un peu, dit-elle. + +--Non, je préfère vous suivre à pied. Enfants, lequel d'entre vous veut +faire la course avec moi pour rattraper les chevaux?» + +Les enfants connaissaient peu Levine, et ne se rappelaient pas bien quand +ils l'avaient vu, mais ils n'éprouvèrent envers lui aucune timidité. Les +enfants sont souvent grondés pour n'être pas aimables avec les grandes +personnes; c'est que l'enfant le plus borné n'est jamais dupe d'une +hypocrisie qui échappe parfois à l'homme le plus pénétrant; son instinct +l'avertit infailliblement. Or, quelque défaut qu'on pût reprocher à +Levine, on ne pouvait l'accuser de manquer de sincérité; aussi les enfants +partagèrent-ils à son égard les bons sentiments exprimés par le visage de +leur mère. Les deux aînés répondirent à son invitation, et coururent avec +lui comme avec leur bonne, miss Hull ou leur mère. Lili voulut aussi aller +à lui; il l'installa sur son épaule et se mit à courir en criant à Dolly: + +«Ne craignez rien, Daria Alexandrovna, je ne lui ferai pas de mal.» + +Et, en voyant combien il était prudent et adroit dans ses mouvements, +Dolly le suivit des yeux avec confiance. + +Levine redevenait enfant avec des enfants, surtout à la campagne et dans +la société de Dolly, pour laquelle il éprouvait une véritable sympathie; +celle-ci aimait à le voir dans cette disposition d'esprit, qui n'était pas +rare chez lui; elle s'amusa de la gymnastique à laquelle il se livrait +avec les petits, de ses rires avec miss Hull, à laquelle il parlait +anglais à sa façon, et de ses récits sur ce qu'il faisait chez lui. + +Après le dîner, seuls ensemble sur le balcon, il fut question de Kitty. + +«Vous savez, Kitty va venir passer l'été avec moi? + +--Vraiment, répondit Levine en rougissant; et il détourna aussitôt la +conversation... + +--Ainsi, je vous envoie deux vaches, et si vous tenez absolument à payer, +et que cela ne vous fasse pas rougir de honte, vous donnerez cinq roubles +par mois. + +--Mais je vous assure que cela n'est plus nécessaire. Je m'arrange. + +--Dans ce cas, j'examinerai, avec votre permission, vos vaches et leur +nourriture: tout est là.» + +Et pour ne pas aborder le sujet épineux dont il mourait d'envie de +s'informer, il exposa à Dolly tout un système sur l'alimentation +des vaches, système qui les rendait de simples machines destinées à +transformer le fourrage en lait, etc. Il avait peur de détruire un repos +si chèrement reconquis. + +«Vous avez peut-être raison, mais tout cela exige de la surveillance, et +qui s'en chargera?» répondit Dolly sans aucune conviction. + +Maintenant que l'ordre s'était rétabli dans son ménage, sous l'influence +de Matrona Philémonovna, elle n'avait nul désir d'y rien changer; +d'ailleurs, les connaissances scientifiques de Levine lui étaient +suspectes, et ses théories lut semblaient douteuses et peut-être +nuisibles. Le système de Matrona Philémonovna était incomparablement plus +clair: il consistait à donner plus de foin aux deux vaches laitières, et à +empêcher le cuisinier de porter les eaux grasses de la cuisine à la vache +de la blanchisseuse; Dolly tenait surtout à parler de Kitty. + + + + +X + + +«Kitty m'écrit qu'elle aspire à la solitude et au repos, commença Dolly +après un moment de silence. + +--Sa santé est-elle meilleure? demanda Levine avec émotion. + +--Dieu merci, elle est complètement rétablie; je n'ai jamais cru à une +maladie de poitrine. + +--J'en suis bien heureux!--dit Levine; et Dolly crut lire sur son visage +la touchante expression d'une douleur inconsolable. + +--Dites-moi, Constantin Dmitrich, dit Dolly en souriant avec bonté et un +peu de malice: pourquoi en voulez-vous à Kitty? + +--Moi! mais je ne lui en veux pas du tout, répondit-il. + +--Oh si! pourquoi n'êtes-vous venu chez aucun de nous à votre dernier +voyage à Moscou? + +--Daria Alexandrovna! dit-il en rougissant jusqu'à la racine des cheveux. +Comment vous, bonne comme vous l'êtes, n'avez-vous pas pitié de moi, +sachant..... + +--Mais je ne sais rien. + +--Sachant que j'ai été repoussé!--et toute la tendresse qu'il avait +éprouvée un moment auparavant pour Kitty, s'évanouit au souvenir de +l'injure reçue. + +--Pourquoi supposez-vous que je le sache? + +--Parce que tout le monde le sait. + +--C'est ce qui vous trompe: je m'en doutais, mais je ne savais rien de +positif. + +--Eh bien, vous savez tout maintenant. + +--Ce que je savais, c'est qu'elle était vivement tourmentée par un +souvenir auquel elle ne permettait pas qu'on fît allusion. Si elle ne m'a +rien confié, à moi, c'est qu'elle n'a rien confié à personne. Qu'y a-t-il +eu entre vous? dites-le-moi! + +--Je viens de vous le dire. + +--Quand cela s'est-il passé? + +--La dernière fois que j'ai été chez vos parents. + +--Savez-vous que Kitty me fait une peine extrême, dit Dolly. Vous souffrez +dans votre amour-propre.... + +--C'est possible, dit Levine, mais.....» + +Elle l'interrompit. + +«Mais elle, la pauvre petite, est vraiment à plaindre! Je comprends tout +maintenant. + +--Excusez-moi si je vous quitte, Daria Alexandrovna, dit Levine en se +levant. Au revoir. + +--Non, attendez, s'écria-t-elle en le retenant par la manche. Asseyez-vous +encore un moment. + +--Je vous en supplie, ne parlons plus de tout cela,--dit Levine se +rasseyant, tandis qu'une lueur de cet espoir qu'il croyait à jamais +évanoui se rallumait en son coeur. + +--Si je ne vous aimais pas, dit Dolly les yeux pleins de larmes, si je ne +vous connaissais pas comme je vous connais.....» + +Le sentiment qu'il croyait mort remplissait le coeur de Levine plus +vivement que jamais. + +«Oui, je comprends tout maintenant, continua Dolly. Vous autres hommes, +qui êtes libres dans votre choix, vous pouvez savoir clairement qui vous +aimez, tandis qu'une jeune fille doit attendre, avec la réserve imposée +aux femmes; il vous est difficile de comprendre cela, mais une jeune fille +peut souvent ne savoir que répondre. + +--Oui, si son coeur ne parle pas. + +--Même si son coeur a parlé. Songez-y: vous qui avez des vues sur une jeune +fille, vous pouvez venir chez ses parents, l'approcher, l'observer, et +vous ne la demandez en mariage que lorsque vous êtes sûr qu'elle vous +plaît. + +--Cela ne se passe pas toujours ainsi. + +--Il n'en est pas moins vrai que vous ne vous déclarez que lorsque votre +amour est mûr, ou lorsque, de deux personnes, l'une l'emporte dans vos +préférences. Mais la jeune fille? On prétend qu'elle choisisse quand elle +ne peut jamais répondre que oui ou non. + +--Il s'agit du choix entre moi et Wronsky,--pensa Levine, et le mort qui +ressuscitait dans son âme lui sembla mourir une seconde fois en torturant +son coeur. + +--Daria Alexandrovna, on choisit ainsi une robe ou quelque autre emplette +de peu d'importance, mais non l'amour. Au reste, le choix a été fait, tant +mieux; ces choses-là ne se recommencent pas. + +--Vanité, vanité! dit Dolly d'un air de dédain pour la bassesse du +sentiment qu'il exprimait, comparé à ceux que comprennent seules les +femmes. Lorsque vous vous êtes déclaré à Kitty, elle se trouvait +précisément dans une de ces situations complexes où l'on ne sait que +répondre. Elle balançait entre vous et Wronsky. Lui, venait tous tes jours, +tandis que vous, n'aviez pas paru depuis longtemps. Plus âgée, elle n'eût +pas balancé; moi par exemple, je n'aurais pas hésité à sa place. Je n'ai +jamais pu le souffrir.» + +Levine se rappela la réponse de Kitty: «Non, cela ne peut pas être.» + +«Daria Alexandrovna, dit-il sèchement, je suis très touché de votre +confiance, mais je crois que vous vous trompez. À tort ou à raison, cet +amour-propre que vous méprisez en moi fait que tout espoir relativement à +Catherine Alexandrovna est devenu impossible: vous comprenez, impossible. + +--Encore un mot: vous sentez bien que je vous parle d'une soeur qui m'est +chère comme mes propres enfants; je ne prétends pas qu'elle vous aime, +j'ai simplement voulu vous dire que son refus, au moment où elle l'a fait, +ne signifiait rien du tout. + +--Je ne vous comprends pas! dit Levine en sautant de sa chaise. Vous ne +savez donc pas le mal que vous me faites? C'est comme si vous aviez perdu +un enfant et qu'on vint vous dire: Voici comment il aurait été, et il +aurait pu vivre, et vous en auriez eu la joie. Mais il est mort, mort, +mort!.... + +--Que vous êtes singulier! dit Dolly avec un sourire attristé à la vue de +l'émotion de Levine. Ah! je comprends de plus en plus, continua-t-elle +d'un air pensif. Alors vous ne viendrez pas quand Kitty sera ici? + +--Non! Je ne fuirai pas Catherine Alexandrovna, mais, autant que possible, +je lui éviterai le désagrément de ma présence. + +--Vous êtes un original, dit Dolly en le regardant affectueusement. +Mettons que nous n'ayons rien dit... Que veux-tu, Tania? dit-elle en +français à sa fille qui venait d'entrer. + +--Où est ma pelle, maman? + +--Je te parle français, réponds-moi de même.» + +L'enfant ne trouvant pas le mot français, sa mère le lui souffla et lui +dit ensuite, toujours en français, où il fallait aller chercher sa pelle. + +Ce français déplut à Levine, à qui tout sembla changé dans la maison de +Dolly; ses enfants eux-mêmes n'étaient plus aussi gentils. + +«Pourquoi parle-t-elle français à ses enfants? C'est faux et peu naturel. +Les enfants le sentent bien. On leur enseigne le français et on leur +fait oublier la sincérité», pensa-t-il, sans savoir que vingt fois Dolly +s'était fait ces raisonnements, et n'en avait pas moins conclu que, en +dépit du tort fait au naturel, c'était la seule façon d'enseigner une +langue étrangère aux enfants. + +«Pourquoi vous dépêcher? restez encore un peu.» + +Levine demeura jusqu'au thé, mais toute sa gaieté avait disparu et il se +sentait gêné. + +Après le thé, Levine sortit pour donner l'ordre d'atteler, et lorsqu'il +rentra au salon, il trouva Dolly le visage bouleversé et les yeux pleins +de larmes. Pendant la courte absence qu'il avait faite, tout l'orgueil +de Daria Alexandrovna au sujet de ses enfants venait d'être subitement +troublé. Grisha et Tania s'étaient battus pour une balle. Aux cris qu'ils +poussèrent, leur mère accourut et les trouva dans un état affreux; Tania +tirait son frère par les cheveux, et celui-ci, les traits décomposés +par la colère, lui donnait force coups de poing. À cet aspect, Daria +Alexandrovna sentit quelque chose se rompre dans son coeur, et la vie lui +parut se couvrir d'un voile noir. Ces enfants, dont elle était si fière, +étaient donc mal élevés, mauvais, enclins aux plus grossiers penchants! +Cette pensée la troubla au point de ne pouvoir ni parler, ni raisonner, +ni expliquer son chagrin à Levine. Il la calma de son mieux la voyant +malheureuse, lui assura qu'il n'y avait rien là de si terrible, et que +tous les enfants se battaient; mais au fond du coeur il se dit: «Non, je ne +me torturerai pas pour parler français à mes enfants; il ne faut pas gâter +et dénaturer le caractère des enfants, c'est ce qui les empêche de rester +charmants. Oh! les miens seront tout différents!» + +Il prit congé de Daria Alexandrovna et partit sans qu'elle cherchât à le +retenir. + + + + +XI + + +Vers la mi-juillet, Levine vit arriver le starosta du bien de sa soeur, +situé à vingt verstes de Pakrofsky, avec son rapport sur la marche des +affaires et sur la fenaison. Le principal revenu de cette terre provenait +de grandes prairies inondées au printemps, que les paysans louaient +autrefois moyennant 20 roubles la déciatine. Lorsque Levine prit +l'administration de cette propriété, il trouva, en examinant les prairies, +que c'était là un prix trop modique, et mit la déciatine à 25 roubles. Les +paysans refusèrent de les prendre à ces conditions et, comme le soupçonna +Levine, firent en sorte de décourager d'autres preneurs. Il fallut se +rendre sur place, louer des journaliers, et faucher à son compte, au grand +mécontentement des paysans, qui mirent tout en oeuvre pour faire échouer ce +nouveau plan. Malgré cela, dès le premier été, les prairies rapportèrent +près du double. La résistance des paysans se prolongea pendant la seconde +et la troisième année, mais, cet été, ils avaient proposé de prendre le +travail en gardant le tiers de la récolte pour eux, et le starosta venait +annoncer que tout était terminé. On s'était pressé, de crainte de la pluie, +et il fallait faire constater le partage et recevoir les onze meules qui +formaient la part du propriétaire. Levine se douta, à la hâte qu'avait +mise le starosta à établir le partage sans en avoir reçu l'ordre de +l'administration principale, qu'il y avait là quelque chose de louche; +l'embarras du paysan, le ton dont il répondit à ses questions, tout lui +fit penser qu'il serait prudent de tirer lui-même l'affaire au clair. + +Il arriva au village vers l'heure du dîner, laissa ses chevaux chez un +vieux paysan de ses amis, le beau-frère de sa nourrice, puis se mit à +chercher ce vieillard du côté où il gardait ses ruches, espérant obtenir +de lui quelque éclaircissement sur l'affaire des prairies. Le bonhomme +reçut le maître avec des démonstrations de joie, lui montra son petit +domaine en détail, lui raconta longuement l'histoire de ses ruches et de +ses essaims de l'année, mais répondit vaguement, et d'un air indifférent, +aux questions qu'il lui posa. Les soupçons de Levine furent ainsi +confirmés. Il se rendit de là aux meules, les examina, et trouva +invraisemblable qu'elles continssent 50 charretées, comme l'affirmaient +les paysans; il fit en conséquence venir une des charrettes qui avaient +servi de mesure, et donna l'ordre de transporter tout le foin d'une des +meules dans un hangar. La meule ne se trouva fournir que 32 charretées. +Le starosta eut beau jurer ses grands dieux que tout s'était passé +honnêtement, que le foin avait dû se tasser, Levine répondit que, le +partage s'étant fait sans son ordre, il n'acceptait pas les meules comme +valant 50 charretées. Après de longs pourparlers, il fut décidé que les +paysans garderaient les onze meules pour eux, et qu'on ferait un nouveau +partage pour le maître. Cette discussion se prolongea jusqu'à l'heure de +la collation. Le partage fait, Levine alla s'asseoir sur une des meules +marquées d'une branche de cytise, et admira l'animation de la prairie avec +son monde de travailleurs. + +Devant lui, la rivière formait un coude, et sur les bords on voyait des +femmes se mouvoir en groupes animés autour du foin, le remuer, le soulever +en traînées ondoyantes d'un beau vert clair, et le tendre aux hommes qui, +à l'aide de longues fourches, l'enlevaient pour former de hautes et larges +meules. À gauche, sur la prairie, arrivaient à grand bruit, à la file, +les télègues sur lesquelles on chargeait la part des paysans; les meules +disparaissaient, et, sur les charrettes derrière les chevaux, s'amoncelait +le fourrage odorant. + +«Quel beau temps! dit le vieux en s'asseyant près de Levine; le foin est +sec comme du grain à répandre devant la volaille. Depuis le dîner, nous +en avons bien rangé la moitié, ajouta-t-il en montrant du doigt la meule +qu'on défaisait.--Est-ce la dernière? cria-t-il à un jeune homme debout +sur le devant d'une télègue, qui passait près d'eux en agitant les brides +de son cheval. + +--La dernière, père!--répondit le paysan en souriant; et, se tournant vers +une femme fraîche et animée, assise dans la charrette, il fouetta son +cheval. + +--C'est ton fils? demanda Levine. + +--Mon plus jeune, répondit le vieux avec un sourire caressant. + +--Le beau garçon! + +--N'est-ce pas! + +--Et déjà marié? + +--Oui, il y a deux ans, à la Saint-Philippe. + +--A-t-il des enfants? + +--Des enfants! ah bien oui! il a fait l'innocent pendant plus d'un an; +il a fallu lui faire honte... Pour du foin, c'est du foin,» ajouta-t-il, +désireux de changer de conversation. + +Levine regarda avec attention le jeune couple chargeant non loin de là +leur charrette; le mari, debout, recevait d'énormes brassées de foin qu'il +rangeait et tassait; sa jeune compagne les lui tendait d'abord avec les +bras, ensuite avec une fourche; elle travaillait gaiement et lestement, se +cambrant en arrière, avançant sa poitrine couverte d'une chemise blanche +retenue par une ceinture rouge. La voiture pleine, elle se glissa sous la +télègue pour y attacher la charge. Ivan lui indiquait comment les cordes +devaient être fixées, et, sur une observation de la jeune femme, partit +d'un éclat de rire bruyant. Un amour jeune, fort, nouvellement éveillé, se +peignait sur ces deux visages. + + + + +XII + + +La charrette bien cordée, Ivan sauta à terre et prit le cheval, une bête +solide, par la bride, puis se mêla à la file des télègues qui regagnaient +le village; la jeune femme jeta son râteau sur la charrette, et alla d'un +pas ferme se joindre aux autres travailleuses, rassemblées en groupe à la +suite des voitures. Ces femmes, vêtues de jupes aux couleurs éclatantes, +le râteau sur l'épaule, joyeuses et animées, commencèrent à chanter; l'une +d'elles entonna d'une voix rude et un peu sauvage une chanson que d'autres +voix, fraîches et jeunes, reprirent en choeur. + +Levine, couché sur la meule, voyait approcher ces femmes comme un nuage +gros d'une joie bruyante, prêt à l'envelopper, à l'enlever, lui, les +meules et les charrettes. Au rythme de cette chanson sauvage avec son +accompagnement de sifflets et de cris aigus, la prairie, les champs +lointains, tout lui parut s'animer et s'agiter. Cette gaieté lui faisait +envie; il aurait voulu y prendre part, mais ne savait exprimer ainsi sa +joie de vivre, et ne pouvait que regarder et écouter. + +La foule passée, il fut saisi du sentiment de son isolement, de sa paresse +physique, de l'espèce d'hostilité qui existait entre lui et ce monde de +paysans. + +Ces mêmes hommes avec lesquels il s'était querellé, et auxquels, si leur +intention n'était pas de le tromper, il avait fait injure, le saluaient +maintenant gaiement au passage, sans rancune, et aussi sans remords. Le +travail avait effacé tout mauvais souvenir; cette journée consacrée à un +rude labeur trouvait sa récompense dans ce labeur même. Dieu qui avait +donné ce jour, avait aussi donné la force de le traverser, et personne ne +songeait à se demander pourquoi ce travail, et qui jouirait de ses fruits. +C'étaient des questions secondaires et insignifiantes. Bien souvent, cette +vie laborieuse avait tenté Levine; mais aujourd'hui, sous l'impression que +lui avait causée la vue d'Ivan et de sa femme, il sentait, plus vif que +jamais le désir d'échanger l'existence oisive, artificielle, égoïste dont +il souffrait, pour celle de ces paysans, qu'il trouvait belle, simple et +pure. + +Resté seul sur sa meule, tandis que les habitants du voisinage rentraient +chez eux, et que ceux qui venaient de loin s'installaient pour la nuit +dans la prairie et préparaient le souper, Levine, sans être vu, regardait, +écoutait, songeait. Il passa presque entière sans sommeil cette courte +nuit d'été. + +Pendant le souper, les paysans bavardèrent gaiement, puis ils entonnèrent +des chansons. Leur longue journée de travail n'avait laissé d'autre trace +que la gaieté. Un peu avant l'aurore, il se fit un grand silence. On +n'entendait plus que le coassement incessant des grenouilles dans le +marais, et le bruit des chevaux s'ébrouant sur la prairie. Levine revint à +lui, quitta sa meule, et s'aperçut, en regardant les étoiles, que la nuit +était passée. + +«Eh bien, que vais-je faire? Et comment réaliser mon projet?» se dit-il en +cherchant à donner une forme aux pensées qui l'avaient occupé pendant +cette courte veillée. + +D'abord, songeait-il, il faudrait renoncer à sa vie passée, à son inutile +culture intellectuelle, renoncement facile, qui ne lui coûterait nul +regret. Puis il pensait à sa future existence, toute de simplicité et +de pureté, qui lui rendrait le repos d'esprit et le calme qu'il ne +connaissait plus. Restait la question principale: comment opérer la +transition de sa vie actuelle à l'autre? Rien à ce sujet ne lui semblait +bien clair. Il faudrait épouser une paysanne, s'imposer un travail, +abandonner Pakrofsky, acheter un lopin de terre, devenir membre d'une +commune..... Comment réaliser tout cela? + +«Au surplus, se dit-il, n'ayant pas dormi de la nuit, mes idées ne sont +pas nettes; une seule chose est certaine, c'est que ces quelques heures +ont décidé mon sort. Mes rêves d'autrefois ne sont que folie; ce que je +veux sera plus simple et meilleur.--Que c'est beau, pensa-t-il en admirant +les petits nuages rosés qui passaient au-dessus de sa tête, semblables +au fond nacré d'une coquille; que tout, dans cette charmante nuit, est +charmant! Et comment cette coquille a-t-elle eu le temps de se former? +J'ai regardé le ciel tout à l'heure, et n'y ai vu que deux bandes +blanches! Ainsi se sont transformées, sans que j'en eusse conscience, +les idées que j'avais sur la vie.» + +Il quitta la prairie et s'achemina le long de la grand'route vers le +village. Un vent frais s'élevait; tout prenait, à ce moment qui précède +l'aurore, une teinte grise et triste, comme pour mieux accuser le triomphe +du jour sur les ténèbres. + +Levine marchait vite pour se réchauffer, en regardant la terre à ses pieds; +une clochette tinta dans le lointain. «C'est quelque voiture qui passe», +se dit-il. À quarante pas de lui, venant à sa rencontre sur la grand'route, +il vit une voiture de voyage attelée de quatre chevaux. La route était +mauvaise, et pour éviter les ornières, les chevaux se pressaient contre +le timon, mais le yamtchik[9] adroit, assis de côté sur son siège, les +dirigeait si bien, que les roues ne passaient que sur la partie unie du +chemin. + +[Note 9: Postillon.] + +Levine regarda distraitement la voiture sans songer à ceux qu'elle pouvait +contenir. + +Une vieille femme y sommeillait, et à la portière une jeune fille jouait +avec le ruban de sa coiffure de voyage; sa physionomie calme et pensive +semblait refléter une âme élevée. Elle regardait les lueurs de l'aurore +au-dessus de la tête de Levine. Au moment où la vision allait disparaître, +deux yeux limpides s'étaient arrêtés sur lui; il la reconnut, et une joie +étonnée illumina son visage. Il ne pouvait s'y tromper: ces yeux étaient +uniques au monde, et une seule créature humaine personnifiait pour lui la +lumière de la vie et sa propre raison d'être. C'était elle. C'était Kitty. +Il comprit qu'elle se rendait de la station du chemin de fer à Yergoushovo, +et aussitôt les résolutions qu'il avait prises, les agitations de sa +nuit d'insomnie, tout s'évanouit. L'idée d'épouser une paysanne lui fit +horreur. Là, dans cette voiture qui s'éloignait, était la réponse à +l'énigme de l'existence qui le tourmentait si péniblement. Elle ne se +montra plus. Le bruit des roues cessa de se faire entendre; à peine le +son des clochettes venait-il jusqu'à lui; il reconnut, aux aboiements des +chiens, que la voiture traversait le village. De cette vision, il ne +restait que les champs déserts, le village lointain, et lui-même, seul, +étranger à tout, marchant solitaire le long de la route abandonnée. + +Il regarda le ciel, espérant y retrouver ces teintes nacrées qu'il avait +admirées, et qui lui avaient semblé personnifier le mouvement de ses idées +et de ses sentiments pendant la nuit: rien n'y rappelait plus les teintes +d'une coquille. Là-haut, à des hauteurs incommensurables, s'était opérée +la mystérieuse transition qui, à la nacre, avait fait succéder un vaste +tapis de petits nuages moutonnants. Le ciel devenait peu à peu lumineux et +d'un beau bleu, et répondait avec autant de douceur et moins de mystère à +son regard interrogateur. + +«Non, pensa-t-il, quelque belle que soit cette vie simple et laborieuse, +je n'y puis plus revenir. C'est _elle_ que j'aime.» + + + + +XIII + + +Personne, excepté ses familiers, ne soupçonnait qu'Alexis Alexandrovitch, +cet homme froid et raisonnable, fût la proie d'une faiblesse en +contradiction absolue avec la tendance générale de sa nature. Il ne +pouvait voir pleurer un enfant ou une femme sans perdre son sang-froid; +la vue de ces larmes le troublait, le bouleversait, lui ôtait l'usage de +ses facultés. Ses subordonnés le savaient si bien qu'ils mettaient les +solliciteuses en garde contre tout accès de sensibilité afin de ne pas +compromettre leur affaire. «Il se fâchera et ne vous écoutera plus», +disaient-ils. Effectivement, le trouble que les larmes causaient à Alexis +Alexandrovitch se traduisait par une colère agitée. «Je ne peux rien pour +vous, veuillez sortir», disait-il généralement en pareil cas. + +Lorsque, en revenant des courses, Anna lui eut avoué sa liaison avec +Wronsky et, se couvrant le visage de ses mains, eut éclaté en sanglots, +Alexis Alexandrovitch, quelque haine qu'il éprouvât pour sa femme, ne put +se défendre d'un trouble profond. Pour éviter toute marque extérieure +incompatible avec la situation, il chercha à s'interdire jusqu'à +l'apparence de l'émotion, et resta immobile sans la regarder, avec une +rigidité mortelle qui frappa vivement Anna. + +En approchant de la maison, il fit un grand effort pour descendre de +voiture et pour quitter sa femme avec les dehors de politesse habituels; +il lui dit quelques mots qui n'engageaient à rien, bien résolu à remettre +toute espèce de décision au lendemain. + +Les paroles d'Anna avaient confirmé ses pires soupçons, et le mal qu'elle +lui avait fait et qu'aggravaient ses larmes, était cruel. Cependant, resté +seul en voiture, Alexis Alexandrovitch se sentit soulagé d'un grand poids. +Il lui sembla qu'il était débarrassé de ses doutes, de sa jalousie, de sa +pitié. Il éprouvait la même sensation qu'un homme souffrant d'un violent +mal de dents, auquel on vient d'arracher sa dent malade; la douleur est +terrible, l'impression d'un corps énorme, plus gros que la tête, qu'on +enlève de la mâchoire, affreuse, mais c'est à peine si le patient croit à +son bonheur; la douleur qui a empoisonné sa vie si longtemps n'existe plus; +il peut penser, parler, s'intéresser à autre chose qu'à son mal. + +Alexis Alexandrovitch en était là. Il avait éprouvé une souffrance étrange, +terrible, mais c'était fini: il pourrait dorénavant avoir d'autre pensée +que celle de sa femme. + +«C'est une femme perdue, sans honneur, sans coeur, sans religion. Je l'ai +toujours senti, et c'est par pitié pour elle que j'ai cherché à me faire +illusion.» Et c'était sincèrement qu'il croyait avoir été perspicace; il +se remémorait divers détails du passé, jadis innocents à ses yeux, qui lui +paraissaient maintenant autant de preuves de la corruption d'Anna. «J'ai +commis une erreur en liant ma vie à la sienne, mais mon erreur n'a rien eu +de coupable, par conséquent je ne dois pas être malheureux. La coupable, +c'est elle; ce qui la touche ne me concerne plus, elle n'existe plus +pour moi....» Il cessait de s'intéresser aux malheurs qui pouvaient la +frapper ainsi que son fils, pour lequel ses sentiments subissaient le même +changement; l'important était de sortir de cette crise d'une façon sage, +correcte, en se lavant de la boue dont elle l'éclaboussait, et sans que sa +vie à lui, vie honnête, utile, active, fût entravée. + +«Faut-il me rendre malheureux parce qu'une femme méprisable a commis une +erreur? Je ne suis ni le premier ni le dernier dans cette situation.» +Et, sans parler de l'exemple historique que la belle Hélène venait de +rafraîchir récemment dans toutes les mémoires, Alexis Alexandrovitch se +souvint d'une série d'épisodes contemporains où des maris de la position +la plus élevée avaient eu à déplorer l'infidélité de leurs femmes. + +«Darialof, Poltovsky, le prince Karibanof, Dramm, oui, l'honnête et +excellent Dramm, Semenof, Tchaguine! Mettons qu'on jette un _ridicule_ +injuste sur ces hommes; quant à moi, je n'ai jamais compris que leur +malheur, et les ai toujours plaints», pensait Alexis Alexandrovitch. +C'était absolument faux: jamais il n'avait songé à s'apitoyer sur eux, et +la vue du malheur d'autrui l'avait toujours grandi dans sa propre estime. + +«En bien, ce qui a frappé tant d'autres me frappe à mon tour. L'essentiel +est de savoir tenir tête à la situation.» Et il se rappela les diverses +façons dont tous ces hommes s'étaient comportés. + +«Darialof a pris le parti de se battre.....» Dans sa jeunesse, et en +raison même de son tempérament craintif, Alexis Alexandrovitch avait +souvent été préoccupé de la pensée du duel. Rien ne lui semblait terrible +comme l'idée d'un pistolet braqué sur lui, et jamais il ne s'était servi +d'aucune arme. Cette horreur instinctive lui inspira bien des réflexions; +il chercha à s'habituer à l'éventualité possible où l'obligation de +risquer sa vie s'imposerait à lui. Plus tard, parvenu à une haute position +sociale, ces impressions s'effacèrent; mais l'habitude de redouter sa +propre lâcheté était si forte, qu'en ce moment Alexis Alexandrovitch resta +longtemps en délibération avec lui-même, envisageant la perspective d'un +duel, et l'examinant sous toutes ses faces, malgré la conviction intime +qu'il ne se battrait en aucun cas. + +«L'état de notre société est encore si sauvage que bien des gens +approuveraient un duel: ce n'est pas comme en Angleterre.» + +Et dans le nombre de ceux que cette solution satisferait, Alexis +Alexandrovitch en connaissait à l'opinion desquels il tenait. «Et à quoi +cela mènerait-il? Admettons que je le provoque.» Ici il se représenta +vivement la nuit qu'il passerait après la provocation, le pistolet dirigé +sur lui, et il frissonnait à l'idée que jamais il ne pourrait rien +supporter de pareil. «Admettons que je le provoque, que j'apprenne à +tirer, que je sois là devant lui, que je presse la détente, continua-t-il +en fermant les yeux, que je l'aie tué!» Et il secoua la tête pour chasser +cette pensée absurde. «Quelle logique y aurait-il à tuer un homme pour +rétablir mes relations avec une femme coupable et son fils? La question +sera-t-elle résolue? Et si, ce qui est beaucoup plus vraisemblable, le +blessé ou le tué, c'est moi? moi qui n'ai rien à me reprocher et qui +deviendrais la victime? Ne serait-ce pas plus illogique encore? Serait-il +honnête de ma part d'ailleurs de le provoquer, sûr, comme je le suis +d'avance, que mes amis interviendraient pour ne pas exposer la vie d'un +homme utile au pays? N'aurais-je pas l'air de vouloir attirer l'attention +sur moi par une provocation qui ne pouvait mener à rien? Ce serait +chercher à tromper les autres et moi-même. Personne n'attend de moi ce +duel absurde. Mon seul but doit être de garder ma réputation intacte et +de ne souffrir aucune entrave à ma carrière.» Le «service de l'État», +toujours important aux yeux d'Alexis Alexandrovitch, le devenait plus +encore. + +Le duel écarté, restait le divorce; quelques-uns de ceux dont le souvenir +l'occupait y avaient eu recours. Les cas de divorce du grand monde lui +étaient bien connus, mais Alexis Alexandrovitch n'en trouva pas un seul où +cette mesure eût atteint le but qu'il se proposait. Le mari, dans chacun +de ces cas, avait cédé ou vendu sa femme; et c'était la coupable, celle +qui n'avait aucun droit à un second mariage, qui formait un nouveau lien. +Quant au divorce légal, celui qui aurait pour sanction le châtiment de la +femme infidèle, Alexis Alexandrovitch sentait qu'il ne pouvait y recourir. +Les preuves grossières, brutales, exigées par la loi, seraient, dans les +conditions complexes de sa vie, impossibles à fournir; eussent-elles +existé, qu'il n'aurait pu en faire usage, ce scandale devant le faire +tomber dans l'opinion publique plus bas que la coupable. Ses ennemis en +profiteraient pour le calomnier et chercher à ébranler sa haute situation +officielle, et son but, qui était de sortir avec le moins de trouble +possible de la crise où il se trouvait, ne serait pas atteint. + +Le divorce d'ailleurs rompait définitivement toute relation avec sa femme, +en la laissant à son amant. Or, malgré le mépris indifférent qu'Alexis +Alexandrovitch croyait éprouver pour Anna, un sentiment très vif lui +restait au fond de l'âme: l'horreur de tout ce qui tendrait à la +rapprocher de Wronsky, à lui rendre sa faute profitable. Cette pensée lui +arracha presque un cri de douleur. Il se leva dans sa voiture, changea de +place et, le visage sombre, enveloppa longuement de son plaid ses jambes +frileuses. + +«On pouvait encore, continuait-il en cherchant à se calmer, imiter +Karibanof et ce bon Dramm, c'est-à-dire se séparer;» mais cette mesure +avait presque les mêmes inconvénients que le divorce: c'était encore jeter +sa femme dans les bras de Wronsky. + +«Non, c'est impossible, impossible! se dit-il, tout en tiraillant son +plaid. Je ne puis pas être malheureux, et ils ne doivent pas être heureux.» + +Sans se l'avouer, ce qu'il souhaitait au fond du coeur était de la voir +souffrir pour cette atteinte portée au repos, à l'honneur de son mari. + +Après avoir passé en revue les inconvénients du duel, du divorce et de +la séparation, Alexis Alexandrovitch en vint à la conviction que le seul +moyen de sortir de cette impasse était de garder sa femme, en cachant son +malheur au monde, d'employer tous les moyens imaginables pour rompre la +liaison d'Anna et de Wronsky, et, ce qu'il ne s'avouait pas, de punir la +coupable. + +«Je dois lui déclarer que, dans la situation faite par elle à notre +famille, je juge le _statu quo_ apparent préférable pour tous, et que je +consens à le conserver, sous la condition expresse qu'elle cessera toute +relation avec son amant.» + +Cette résolution prise, Alexis Alexandrovitch s'avisa d'un argument qui la +sanctionnait dans son esprit. «De cette façon, j'agis conformément à la +loi religieuse: je ne repousse pas la femme adultère, je lui donne le +moyen de s'amender, et même, quelque pénible que ce soit pour moi, je me +consacre en partie à sa réhabilitation.» + +Karénine savait qu'il ne pourrait avoir aucune influence sur sa femme, et +que les essais qu'il se proposait de tenter étaient illusoires; pendant +les tristes heures qu'il venait de traverser, il n'avait pas songé un +instant à chercher un point d'appui dans la religion, mais, sitôt qu'il +sentit celle-ci d'accord avec sa détermination, cette sanction lui devint +un apaisement. Il fut soulagé de penser que personne n'aurait le droit +de lui reprocher d'avoir, dans une crise aussi grave de sa vie, agi en +opposition avec la foi dont il portait si haut le drapeau au milieu de +l'indifférence générale. + +Il finit même, en y réfléchissant, par se dire qu'aucune raison ne +s'opposait à ce que ses rapports avec sa femme restassent, à peu de +chose près, ce qu'ils avaient été dans les derniers temps. Sans doute +il ne pouvait plus l'estimer; mais bouleverser sa vie entière, souffrir +personnellement parce qu'elle était infidèle, il n'en voyait pas le motif. + +«Et le temps viendra, pensa-t-il, ce temps qui résout tant de difficultés, +où ces rapports se rétabliront comme par le passé; il faut qu'elle soit +malheureuse, mais moi, qui ne suis pas coupable, je ne dois pas souffrir.» + + + + +XIV + + +En approchant de Pétersbourg, Alexis Alexandrovitch avait complètement +arrêté la ligne de conduite qu'il devait tenir envers sa femme, et même +composé mentalement la lettre qu'il lui écrirait. Il jeta, en rentrant, un +coup d'oeil sur les papiers du ministère déposés chez le suisse, et les fit +porter dans son cabinet. + +«Qu'on dételle, et qu'on ne reçoive personne», répondit-il à une question +du suisse, appuyant sur ce dernier ordre avec une espèce de satisfaction, +signe évident d'une meilleure disposition d'esprit. + +Rentré dans son cabinet, Alexis Alexandrovitch, après avoir marché de long +en large pendant quelque temps, en faisant craquer les phalanges de ses +doigts, s'arrêta devant son grand bureau où le valet de chambre venait +d'allumer six bougies. Il s'assit, toucha successivement aux divers objets +placés devant lui et, la tête penchée, un coude sur la table, se mit à +écrire après une minute de réflexion. Il écrivit à Anna en français, sans +s'adresser à elle par son nom, employant le mot _vous_, qu'il jugea moins +froid et moins solennel qu'en russe. + +«Je vous ai exprimé à notre dernière entrevue l'intention de vous +communiquer ma résolution relativement au sujet de notre conversation. +Après y avoir mûrement réfléchi, je viens remplir cette promesse. Voici ma +décision: quelle que soit votre conduite, je ne me reconnais pas le droit +de rompre des liens qu'une puissance suprême a consacrés. La famille ne +saurait être à la merci d'un caprice, d'un acte arbitraire, voire du crime +d'un des époux, et notre vie doit rester la même. Cela doit être ainsi +pour moi, pour vous, pour votre fils. Je suis persuadé que vous vous êtes +repentie, que vous vous repentez encore, du fait qui m'oblige à vous +écrire, que vous m'aiderez à détruire dans sa racine la cause de notre +dissentiment, et à oublier le passé. Dans le cas contraire, vous devez +comprendre ce qui vous attend, vous et votre fils. J'espère causer avec +vous à fond à notre prochaine rencontre. Comme la saison d'été touche à sa +fin, vous m'obligeriez en rentrant en ville le plus tôt possible, pas plus +tard que mardi. Toutes les mesures pour le déménagement seront prises. Je +vous prie de remarquer que j'attache une importance très particulière à ce +que vous fassiez droit à ma demande. + +A. KARÉNINE. + +«P.S.--Je joins à cette lettre l'argent dont vous pouvez avoir besoin en +ce moment.» + +Il relut sa lettre et en fut satisfait; l'idée d'envoyer de l'argent lui +parut heureuse; pas une parole dure, pas un reproche, mais aussi pas de +faiblesse. L'essentiel était atteint, il lui faisait un pont d'or pour +revenir sur ses pas. Il plia la lettre, passa dessus un grand couteau à +papier en ivoire massif, la mit sous enveloppe ainsi que l'argent, et +sonna avec la petite sensation de bien-être que lui causait toujours +l'ordonnance parfaite de son installation de bureau. + +«Tu remettras cette lettre au courrier pour qu'il la porte demain à Anna +Arcadievna, dit-il au domestique en se levant. + +--J'entends, Votre Excellence.... Faudra-t-il apporter le thé ici?» + +Alexis Alexandrovitch se fit servir du thé, puis, en jouant avec son +coupe-papier, s'approcha du fauteuil près duquel une table portait la +lampe et un livre français commencé. Le portrait d'Anna, oeuvre remarquable +d'un peintre célèbre, était suspendu dans un cadre ovale au-dessus +de ce fauteuil. Alexis Alexandrovitch lui jeta un regard. Deux yeux +impénétrables lui rendirent ce regard ironiquement, presque insolemment. +Tout lui parut impertinent dans ce beau portrait, depuis la dentelle +encadrant la tête et les cheveux noirs, jusqu'à la main blanche et +admirablement faite, couverte de bagues. Après avoir considéré cette image +pendant quelques minutes, il frissonna, ses lèvres frémirent, et il se +détourna avec une exclamation de dégoût. Il s'assit et ouvrit son livre; +il essaya de lire, mais ne put retrouver l'intérêt très vif que lui avait +inspiré cet ouvrage sur la découverte d'inscriptions antiques; ses yeux +regardaient les pages, ses pensées étaient ailleurs. Mais sa femme ne +l'occupait plus; il pensait à une complication survenue récemment dans des +affaires importantes dépendant de son service, et se sentait plus maître +de cette question que jamais; il pouvait, sans vanité, s'avouer que +la conception qui avait germé dans sa pensée sur les causes de cette +complication, fournissait le moyen d'en résoudre toutes les difficultés. +Il se voyait ainsi à la veille d'écraser ses ennemis, de grandir aux yeux +de tous et, par conséquent, de rendre un service signalé à l'État. + +Dès que le domestique eut quitté la chambre, Alexis Alexandrovitch se +leva et s'approcha de son bureau. Il prit le portefeuille qui contenait +les affaires courantes, saisit un crayon, et s'absorba dans la lecture +des documents relatifs à la difficulté qui le préoccupait, avec +un imperceptible sourire de satisfaction personnelle. Le trait +caractéristique d'Alexis Alexandrovitch, celui qui le distinguait +spécialement, et avait contribué à son succès au moins autant que sa +modération, sa probité, sa confiance en lui-même et son amour-propre +excessif, était un mépris absolu de la paperasserie officielle et la +ferme volonté de diminuer autant que possible les écritures inutiles, +pour prendre les affaires corps à corps, et les expédier rapidement et +économiquement. Il arriva que, dans la célèbre commission du 2 juin, la +question de la fertilisation du gouvernement de Zaraï, qui faisait partie +du service ministériel d'Alexis Alexandrovitch, fut soulevée, et offrit +un exemple frappant du peu de résultats obtenus par les dépenses et les +correspondances officielles. Cette question datait encore du prédécesseur +d'Alexis Alexandrovitch, et avait effectivement coûté beaucoup d'argent en +pure perte. Karénine s'en rendit compte dès son entrée au ministère, et +voulut prendre l'affaire en main; mais il ne se sentit pas sur un terrain +assez solide au début, et s'aperçut qu'il froisserait beaucoup d'intérêts +et agirait ainsi avec peu de discernement; plus tard, au milieu de tant +d'autres affaires, il oublia celle-là. La fertilisation du gouvernement de +Zaraï allait son train pendant ce temps comme par le passé, c'est-à-dire +par la simple force d'inertie; beaucoup de personnes continuaient à en +vivre, entre autres une famille fort honorable dont chaque fille jouait +d'un instrument à cordes (Alexis Alexandrovitch avait servi de _père +assis_[10] à l'une d'elles). Les ennemis du ministère s'emparèrent de cette +affaire, et la lui reprochèrent avec d'autant moins de justice qu'il s'en +trouvait de semblables dans tous les ministères, que personne ne songeait +à soulever. Puisqu'on lui avait jeté le gant, il l'avait hardiment relevé +en exigeant la nomination d'une commission extraordinaire pour examiner +et contrôler les travaux de fertilisation du gouvernement de Zaraï; +et, sans merci pour ces messieurs, il réclama en outre une commission +extraordinaire pour étudier la question de la situation faite aux +populations étrangères. Cette dernière question, également soulevée +au comité du 2 juin, avait énergiquement été appuyée par Alexis +Alexandrovitch, comme ne souffrant aucun délai, à cause de la situation +déplorable faite à cette partie de la population. Les discussions les +plus vives entre ministères s'ensuivirent. Le ministère hostile à Alexis +Alexandrovitch prouva que la position des étrangers était florissante, +qu'y toucher serait nuire à leur prospérité, que, si quelque fait +regrettable y pouvait être constaté, on devait s'en prendre uniquement à +la négligence avec laquelle le ministère d'Alexis Alexandrovitch faisait +observer les lois. Pour se venger, celui-ci comptait exiger: 1° la +formation d'une commission à laquelle serait confié le soin d'étudier sur +place la situation des populations étrangères; 2° dans le cas où cette +situation serait telle que les données officielles la représentaient, +d'instituer une nouvelle commission scientifique pour rechercher les +causes de ce triste état de choses au point de vue: (_a_) politique; (_b_) +administratif; (_c_) économique; (_d_) ethnographique; (_e_) matériel; +(_f_) religieux; 3° que le ministère fût requis de fournir des +renseignements sur les mesures prises pendant les dernières années pour +éviter les conditions déplorables imposées aux étrangers, et de donner des +éclaircissements sur le fait d'avoir agi en contradiction absolue avec la +loi organique et fondamentale, 2, page 18, avec remarque à l'article 36, +ainsi que le prouvait un acte du comité sous les numéros 17015 et 18398, +du 5 décembre 1863 et du 7 juin 1864. + +[Note 10: Celui qui remplace le père dans la cérémonie du mariage russe.] + +Le visage d'Alexis Alexandrovitch se colora d'une vive rougeur en écrivant +rapidement quelques notes pour son usage particulier. Après avoir couvert +toute une page de son écriture, il sonna et fit porter un mot au chef +de la chancellerie, pour lui demander quelques renseignements qui lui +manquaient. Puis il se leva et se reprit à marcher dans son cabinet, +levant encore une fois les yeux sur le portrait, avec un froncement de +sourcils et un sourire de mépris. Il reprit ensuite son livre et retrouva +l'intérêt qu'il y avait apporté la veille. Quand il se coucha, vers +onze heures, et qu'avant de s'endormir il repassa dans sa mémoire les +événements de la journée, il ne les vit plus sous le même aspect désespéré. + + + + +XV + + +Anna, tout en refusant d'admettre avec Wronsky que leur position fût +fausse et peu honorable, ne sentait pas moins au fond du coeur combien il +avait raison. Elle aurait vivement souhaité sortir de cet état déplorable, +et lorsque, sous l'empire de son émotion, elle eut tout avoué à son +mari en rentrant des courses, elle se sentit soulagée. Depuis le départ +d'Alexis Alexandrovitch, elle se répétait sans cesse qu'au moins tout +était expliqué, et qu'elle n'aurait plus besoin de tromper et de mentir; +si sa situation restait mauvaise, elle n'était plus équivoque. C'était la +compensation du mal que son aveu avait fait à son mari et à elle-même. +Cependant, lorsque Wronsky vint la voir le même soir, elle ne lui dit rien +de son aveu à son mari, rien de ce dont il aurait fallu l'avertir pour +décider de l'avenir. + +Le lendemain matin, en s'éveillant, la première pensée qui s'offrit à +elle fut le souvenir des paroles dites à son mari; elles lui parurent si +odieuses, dans leur étrange brutalité, qu'elle ne put comprendre comment +elle avait eu le courage de les prononcer. + +Qu'en résulterait-il maintenant? + +Alexis Alexandrovitch était parti sans répondre. + +«J'ai revu Wronsky depuis et ne lui ai rien dit. Au moment où il partait, +j'ai voulu le rappeler, et j'y ai renoncé parce que j'ai pensé qu'il +trouverait singulier que je n'eusse pas tout avoué dès l'abord. Pourquoi, +voulant parler, ne l'ai-je pas fait?» Son visage, en réponse à cette +question, se couvrit d'une rougeur brûlante; elle comprit que ce qui +l'avait retenue était la honte. Et cette situation, qu'elle trouvait la +veille si claire, lui parut plus sombre, plus inextricable que jamais. +Elle eut peur du déshonneur auquel elle n'avait pas songé jusque-là. +Réfléchissant aux différents partis que pourrait prendre son mari, il lui +vint à l'esprit les idées les plus terribles. À chaque instant, il lui +semblait voir arriver le régisseur pour la chasser de la maison, et +proclamer sa faute à l'univers entier. Elle se demandait où elle +chercherait un refuge si on la chassait ainsi, et ne trouvait pas de +réponse. + +«Wronsky, pensait-elle, ne l'aimait plus autant et commençait à se lasser. +Comment irait-elle s'imposer à lui?» Et un sentiment amer s'éleva dans son +âme contre lui. Les aveux qu'elle avait faits à son mari la poursuivaient; +il lui semblait les avoir prononcés devant tout le monde, et avoir été +entendue de tous. Comment regarder en face ceux avec lesquels elle vivait? +Elle ne se décidait pas à sonner sa femme de chambre, encore moins à +descendre déjeuner avec son fils et sa gouvernante. + +La femme de chambre était venue plusieurs fois écouter à la porte, étonnée +qu'on ne la sonnât pas; elle se décida à entrer. Anna la regarda d'un air +interrogateur et rougit effrayée. Annouchka s'excusa, disant qu'elle avait +cru être appelée; elle apportait une robe et un billet. Ce billet était de +Betsy, qui lui écrivait que Lise Merkalof et la baronne Stoltz avec leurs +adorateurs se réunissaient ce jour-là chez elle pour faire une partie de +croquet. «Venez les voir, écrivait-elle, quand ce ne serait que comme +étude de moeurs. Je vous attends.» + +Anna parcourut le billet et soupira profondément. + +«Je n'ai besoin de rien, dit-elle à Annouchka qui rangeait sa toilette. +Va, je m'habillerai tout à l'heure et descendrai. Je n'ai besoin de rien.» + +Annouchka sortit; mais Anna ne s'habilla pas. Assise, la tête baissée, +les bras tombant le long de son corps, elle frissonnait, cherchait à faire +un geste, à dire quelque chose, et retombait dans le même engourdissement. +«Mon Dieu! mon Dieu!» s'écriait-elle par intervalles, sans attacher +aucune signification à ces mots. L'idée de chercher un refuge dans la +religion lui était aussi étrangère que d'en chercher un auprès d'Alexis +Alexandrovitch, quoiqu'elle n'eût jamais douté de la foi dans laquelle on +l'avait élevée. Ne savait-elle pas d'avance que la religion lui faisait +d'abord un devoir de renoncer à ce qui représentait pour elle sa seule +raison d'exister? Elle souffrait et s'épouvantait en outre d'un sentiment +nouveau et inconnu jusqu'ici, qui lui semblait s'emparer de son être +intérieur; elle sentait double, comme parfois des yeux fatigués voient +double, et ne savait plus ni ce qu'elle craignait, ni ce qu'elle désirait: +Était-ce le passé ou l'avenir? Que désirait-elle surtout? + +«Mon Dieu! que m'arrive-t-il!» pensa-t-elle en sentant tout à coup +une vive douleur aux deux tempes; elle s'aperçut alors qu'elle avait +machinalement pris ses cheveux à deux mains, et qu'elle les tirait des +deux côtés de sa tête. Elle sauta du lit et se mit à marcher. + +«Le café est servi, et mademoiselle attend avec Serge, dit Annouchka en +rentrant dans la chambre. + +--Serge? Que fait Serge? demanda Anna, s'animant à la pensée de son fils, +dont elle se rappelait pour la première fois l'existence. + +--Il s'est rendu coupable, il me semble, dit en souriant Annouchka. + +--Coupable de quoi? + +--Il a pris une des pêches qui se trouvaient dans le salon, et l'a mangée +en cachette, à ce qu'il paraît.» + +Le souvenir de son fils fit sortir Anna de cette impasse morale où elle +était enfermée. + +Le rôle sincère, quoique exagéré, qu'elle s'était imposé dans les +dernières années, celui d'une mère consacrée à son fils, lui revint à la +mémoire, et elle sentit avec bonheur qu'il lui restait, après tout, un +point d'appui en dehors de son mari et de Wronsky. Ce point d'appui était +Serge. Quelque situation qui lui fût imposée, elle ne pouvait abandonner +son fils. Son mari pouvait la chasser, la couvrir de honte, Wronsky +pouvait s'éloigner d'elle et reprendre sa vie indépendante (ici elle eut +encore un sentiment d'amer reproche): l'enfant ne pouvait être abandonné; +elle avait un but dans la vie: il fallait agir, agir à tout prix, pour +sauvegarder sa position par rapport à son fils, se hâter, l'emmener, et +pour cela se calmer, se délivrer de cette angoisse qui la torturait; +et la pensée d'une action ayant l'enfant pour but, d'un départ avec lui +n'importe pour où, l'apaisait déjà. + +Elle s'habilla vivement, descendit d'un pas ferme, et entra dans le salon +où l'attendaient comme d'habitude pour déjeuner Serge et sa gouvernante. + +Serge, vêtu de blanc, debout près d'une table, le dos voûté et la +tête baissée, avait une expression d'attention concentrée qu'elle lui +connaissait, et qui le faisait ressembler à son père; il arrangeait les +fleurs qu'il venait d'apporter. + +La gouvernante avait un air sévère. + +En apercevant sa mère, Serge poussa, comme il le faisait souvent, un cri +perçant: + +«Ah! maman!» puis il s'arrêta indécis, ne sachant s'il jetterait les +fleurs pour courir à sa mère, ou s'il achèverait son bouquet pour le lui +offrir. + +La gouvernante salua et entama le récit long et circonstancié des +forfaits de Serge; Anna ne l'écoutait pas. Elle se demandait s'il faudrait +l'emmener dans son voyage. «Non, je la laisserai, décida-t-elle, j'irai +seule avec mon fils.» + +«Oui, c'est très mal,--dit-elle enfin, et, prenant Serge par l'épaule, +elle le regarda sans sévérité.--Laissez-le-moi,» dit-elle à la gouvernante +étonnée, et, sans quitter le bras de l'enfant, troublé mais rassuré, elle +l'embrassa, et s'assit à la table où le café était servi. + +«Maman, je..., je... ne.....» balbutiait Serge en cherchant à deviner à +l'expression du visage de sa mère ce qu'elle dirait de l'histoire de la +pêche. + +«Serge, dit-elle aussitôt que la gouvernante eut quitté la chambre, c'est +mal, mais tu ne le feras plus, n'est-ce pas? tu m'aimes?» + +L'attendrissement la gagnait: «Puis-je ne pas l'aimer,--pensait-elle, +touchée du regard heureux et ému de l'enfant,--et se peut-il qu'il se +joigne à son père pour me punir? Se peut-il qu'il n'ait pas pitié de moi?» +Des larmes coulaient le long de son visage; pour les cacher, elle se leva +brusquement et se sauva presque en courant sur la terrasse. + +Aux pluies orageuses des derniers jours avait succédé un temps clair et +froid, malgré le soleil qui brillait dans le feuillage. Le froid, joint +au sentiment de terreur qui s'emparait d'elle, la fit frissonner. «Va, va +retrouver Mariette», dit-elle à Serge qui l'avait suivie, et elle se mit à +marcher sur les nattes de paille qui recouvraient le sol de la terrasse. + +Elle s'arrêta et contempla un moment les cimes des trembles, rendus +brillants par la pluie et le soleil. Il lui sembla que le monde entier +serait sans pitié pour elle, comme ce ciel froid et cette verdure. + +«Il ne faut pas penser», se dit-elle en sentant comme le matin une +douloureuse scission intérieure se faire en elle. «Il faut s'en aller, où? +quand? avec qui?..... À Moscou, par le train du soir. Oui, et j'emmènerai +Annouchka et Serge. Nous n'emporterons que le strict nécessaire, mais il +faut d'abord leur écrire à tous les deux». Et, rentrant vivement dans le +petit salon, elle s'assit à sa table pour écrire à son mari. + +«Après ce qui s'est passé, je ne puis plus vivre chez vous: je pars et +j'emmène mon fils; je ne connais pas la loi, j'ignore par conséquent avec +qui il doit rester, mais je l'emmène parce que je ne puis vivre sans lui; +soyez généreux, laissez-le-moi.» + +Jusque-là elle avait écrit rapidement et naturellement, mais cet appel à +une générosité qu'elle ne reconnaissait pas à Alexis Alexandrovitch, et la +nécessité de terminer par quelques paroles touchantes, l'arrêtèrent. + +«Je ne puis parler de ma faute et de mon repentir, c'est pour cela.......» +Elle s'arrêta encore, ne trouvant pas de mots pour exprimer sa pensée. +«Non, se dit-elle, je ne puis rien ajouter». Et, déchirant sa lettre, elle +en écrivit une autre; d'où elle excluait tout appel à la générosité de son +mari. + +La seconde lettre devait être pour Wronsky: «J'ai tout avoué à mon mari,» +écrivait-elle, puis elle s'arrêta, incapable de continuer: c'était si +brutal, si peu féminin! «D'ailleurs que puis-je lui écrire?» Elle rougit +encore de honte et se rappela le calme qu'il savait conserver, et le +sentiment de mécontentement que lui causa ce souvenir lui fit déchirer son +papier en mille morceaux. «Mieux vaut se taire», pensa-t-elle en fermant +son buvard; et elle monta annoncer à la gouvernante et aux domestiques +qu'elle partait le soir même pour Moscou. Il fallait hâter les préparatifs +de voyage. + + + + +XVI + + +L'agitation du départ régnait dans la maison. Deux malles, un sac de nuit +et un paquet de plaids étaient prêts dans l'antichambre, la voiture et +deux isvostchiks attendaient devant le perron. Anna avait un peu oublié +son tourment dans sa hâte de partir, et, debout devant la table de son +petit salon, rangeait elle-même son sac de voyage, lorsque Annouchka +attira son attention sur un bruit de voiture qui approchait de la maison. +Anna regarda par la fenêtre et vit le courrier d'Alexis Alexandrovitch +sonnant à la porte d'entrée. + +«Va voir ce que c'est», dit-elle; et, croisant ses bras sur ses genoux, +elle s'assit résignée dans un fauteuil. + +Un domestique apporta un grand paquet dont l'adresse était de la main +d'Alexis Alexandrovitch. + +«Le courrier a l'ordre d'apporter une réponse», dit-il. + +«C'est bien», répondit-elle, et, dès que le domestique se fut éloigné, +d'une main tremblante elle déchira l'enveloppe. + +Un paquet d'assignats sous bande s'en échappa; mais elle ne songeait qu'à +la lettre, qu'elle lut en commençant par la fin. + +«Toutes les mesures pour le déménagement seront prises.... j'attache une +importance très particulière à ce que vous fassiez droit à ma demande», +lut-elle. + +Et, reprenant la lettre, elle la parcourut pour la relire ensuite d'un +bout à l'autre. La lecture finie, elle eut froid, et se sentit écrasée par +un malheur terrible et inattendu. + +Le matin même, elle regrettait son aveu et aurait voulu reprendre ses +paroles; voici qu'une lettre les considérait comme non avenues, lui +donnait ce qu'elle avait désiré, et ces quelques lignes lui semblaient +pires que tout ce qu'elle aurait pu imaginer. + +«Il a raison! raison! murmura-t-elle; comment n'aurait-il pas toujours +raison, n'est-il pas chrétien et magnanime? Oh! que cet homme est vil et +méprisable! et dire que personne ne le comprend et ne le comprendra que +moi, qui ne puis rien expliquer. Ils disent: «C'est un homme religieux, +moral, honnête, intelligent,» mais ils ne voient pas ce que j'ai vu; ils +ne savent pas que pendant huit ans il a opprimé ma vie, étouffé tout ce +qui palpitait en moi! A-t-il jamais pensé que j'étais une femme vivante, +qui avait besoin d'aimer? Personne ne sait qu'il m'insultait à chaque pas, +et qu'il n'en était que plus satisfait de lui-même. N'ai-je pas cherché de +toutes mes forces à donner un but à mon existence? N'ai-je pas fait mon +possible pour l'aimer, et, n'ayant pu y réussir, n'ai-je pas cherché à me +rattacher à mon fils? Mais le temps est venu où j'ai compris que je ne +pouvais plus me faire d'illusion! Je vis: ce n'est pas ma faute si Dieu +m'a faite ainsi, il me faut respirer et aimer. Et maintenant? s'il me +tuait, s'il le tuait, je pourrais comprendre, pardonner; mais non, il..... +Comment n'ai-je pas deviné ce qu'il ferait? Il devait agir selon son lâche +caractère, il devait rester dans son droit, et moi, malheureuse, me perdre +plus encore... «Vous devez comprendre ce qui vous attend, vous et votre +fils», se dit-elle en se rappelant un passage de la lettre. C'est une +menace de m'enlever mon fils, leurs absurdes lois l'y autorisent sans +doute. Mais ne vois-je pas pourquoi il me dit cela? Il ne croit pas à mon +amour pour mon fils; peut-être méprise-t-il ce sentiment dont il s'est +toujours raillé; mais il sait que je ne l'abandonnerai pas, parce que, +sans mon fils, la vie ne me serait pas supportable, même avec celui que +j'aime, et si je l'abandonnais, je tomberais au rang des femmes les plus +méprisables; il sait, il sait que jamais je n'aurais la force d'agir +ainsi. «Notre vie doit rester la même»; cette vie était un tourment +jadis; dans les derniers temps, c'était pis encore. Que serait-ce donc +maintenant? Il le sait bien, il sait aussi que je ne saurais me repentir +de respirer, d'aimer; il sait que, de tout ce qu'il exige, il ne peut +résulter que fausseté et mensonge: mais il a besoin de prolonger ma +torture. Je le connais, je sais qu'il nage dans le mensonge comme un +poisson dans l'eau. Je ne lui donnerai pas cette joie: je romprai ce tissu +de faussetés dont il veut m'envelopper. Advienne que pourra! Tout vaut +mieux que tromper et mentir; mais comment faire?.... Mon Dieu, mon Dieu! +Quelle femme a jamais été aussi malheureuse que moi! Je romprai tout, +tout!» dit-elle en s'approchant de sa table pour écrire une autre lettre; +mais, au fond de l'âme, elle sentait bien qu'elle était impuissante à rien +résoudre et à sortir de la situation où elle se trouvait, quelque fausse +qu'elle fût. + +Assise devant sa table, elle appuya, au lieu d'écrire, sa tête sur ses +bras, et se mit à pleurer comme pleurent les enfants, avec des sanglots +qui lui soulevaient la poitrine. + +Elle pleurait ses rêves du matin, cette position nouvelle qu'elle avait +crue éclaircie et définie; elle savait maintenant que tout resterait comme +par le passé, que tout irait même beaucoup plus mal. Elle sentait aussi +que cette position dans le monde, dont elle faisait bon marché il y a +quelques heures, lui était chère, qu'elle ne serait pas de force à +l'échanger contre celle d'une femme qui aurait quitté mari et enfant +pour suivre son amant; elle sentait qu'elle ne serait pas plus forte que +les préjugés. Jamais elle ne connaîtrait l'amour dans sa liberté, elle +resterait toujours la femme coupable, constamment menacée d'être surprise, +trompant son mari pour un homme dont elle ne pourrait jamais partager +la vie. Tout cela elle le savait, mais cette destinée était si terrible +qu'elle ne pouvait l'envisager, ni lui prévoir un dénouement. Elle +pleurait sans se retenir, comme un enfant puni. + +Les pas d'un domestique la firent tressaillir, et, cachant son visage, +elle fit semblant d'écrire. + +«Le courrier demande une réponse, dit le domestique. + +--Une réponse? oui, qu'il attende, dit Anna, je sonnerai.» + +«Que puis-je écrire? pensa-t-elle, que décider toute seule? que puis-je +vouloir? qui aimer?» Et, s'accrochant au premier prétexte venu pour +échapper au sentiment de dualité qui l'épouvantait: «Il faut que je voie +Alexis, pensa-t-elle, lui seul peut me dire ce que j'ai à faire. J'irai +chez Betsy, peut-être l'y rencontrerai-je.» Elle oubliait complètement +que la veille au soir, ayant dit à Wronsky qu'elle n'irait pas chez la +princesse Tverskoï, celui-ci avait déclaré ne pas vouloir y aller non +plus. Elle s'approcha de la table et écrivit à son mari: + + «J'ai reçu votre lettre. + «ANNA.» + +Elle sonna et remit le billet au domestique. + +«Nous ne partons plus, dit-elle à Annouchka qui entrait. + +--Plus du tout? + +--Non; cependant ne déballez pas avant demain, et que la voiture attende. +Je vais chez la princesse. + +--Quelle robe faut-il préparer?» + + + + +XVII + + +La société qui se réunissait chez la princesse Tverskoï pour la partie +de croquet à laquelle Anna était invitée, se composait de deux dames +et de leurs adorateurs. Ces dames étaient les personnalités les plus +remarquables d'une nouvelle coterie pétersbourgeoise, qu'on avait +surnommée «les Sept merveilles du monde», par imitation de quelque autre +imitation. Toutes deux appartenaient au plus grand monde, mais à un monde +hostile à celui que fréquentait Anna. Le vieux Strémof, un des personnages +les plus influents de Pétersbourg, l'admirateur de Lise Merkalof, était +l'ennemi déclaré d'Alexis Alexandrovitch. Anna, après avoir pour cette +raison décliné une première invitation de Betsy, s'était décidée à se +rendre chez elle, dans l'espoir d'y rencontrer Wronsky. + +Elle arriva la première chez la princesse. + +Au même moment, le domestique de Wronsky, ressemblant à s'y méprendre à un +gentilhomme de la chambre avec ses favoris frisés, s'arrêta à la porte +pour la laisser passer, et souleva sa casquette. + +En le voyant, Anna se souvint que Wronsky l'avait prévenue qu'il ne +viendrait pas: c'était probablement pour s'excuser qu'il envoyait un +billet par son domestique. + +Elle eut envie de demander à celui-ci où était son maître, de retourner +pour écrire à Wronsky en le priant de venir la rejoindre, ou d'aller +elle-même le trouver; mais une cloche avait déjà annoncé sa visite, et un +laquais près de la porte attendait qu'elle entrât dans la pièce suivante. + +«La princesse est au jardin, on va la prévenir», dit un second laquais. + +Il lui fallait, sans avoir vu Wronsky et sans avoir rien pu décider, +rester avec ses préoccupations dans ce milieu étranger, animé de +dispositions si différentes des siennes; mais elle portait une toilette +qui, elle le savait, lui allait bien; l'atmosphère d'oisiveté solennelle +dans laquelle elle se trouvait lui était familière, et enfin, n'étant plus +seule, elle ne pouvait se creuser la tête sur le meilleur parti à prendre. + +Anna respira plus librement. + +En voyant venir Betsy à sa rencontre, dans une toilette blanche d'une +exquise élégance, elle lui sourit comme toujours. La princesse était +accompagnée de Toushkewitch et d'une parente de province qui, à la grande +joie de sa famille, passait l'été chez la célèbre princesse. + +Anna avait probablement un air étrange, car Betsy lui en fit aussitôt +l'observation. + +«J'ai mal dormi», répondit Anna en regardant à la dérobée le laquais +apportant le billet qu'elle supposait être de Wronsky. + +«Que je suis contente que vous soyez venue, dit Betsy. Je n'en puis plus, +et je voulais précisément prendre une tasse de thé avant leur arrivée..... +Et vous, dit-elle en se tournant vers Toushkewitch, vous ferlez bien +d'aller avec Marie essayer le _crocket ground_ là où le gazon a été +fauché. Nous aurons le temps de causer un peu en prenant notre thé, +_we'll have a cosy chat_, n'est-ce pas» ajouta-t-elle en se tournant vers +Anna, avec un sourire, et lui tendant la main. + +«D'autant plus volontiers que je ne puis rester longtemps; Il faut +absolument que j'aille chez la vieille Wrede; voilà cent ans que je lui +promets une visite», dit Anna, à qui le mensonge, contraire à sa nature, +devenait non seulement simple, facile, mais presque agréable. + +Pourquoi disait-elle une chose à laquelle, cinq minutes auparavant, elle +ne songeait même pas? C'est que, sans se l'expliquer, elle cherchait à +se ménager une porte de sortie pour tenter, dans le cas où Wronsky ne +viendrait pas, de le rencontrer quelque part; l'événement prouva que, de +toutes les ruses dont elle pouvait user, celle-ci était la meilleure. + +«Oh! je ne vous laisse pas partir, répondit Betsy en regardant +attentivement Anna. En vérité, si je ne vous aimais pas tant, je serais +tentée de m'offenser: on dirait que vous avez peur que je ne vous +compromette... Le thé au petit salon, s'il vous plaît», dit-elle en +s'adressant au laquais, avec un clignement d'yeux qui lui était habituel; +et, prenant le billet, elle le parcourut. + +«Alexis nous fait faux bond,--dit-elle en français, d'un ton aussi simple +et naturel que si jamais il ne lui fût entré dans l'esprit que Wronsky eût +pour Anna un autre intérêt que celui de jouer au croquet.--Il écrit qu'il +ne peut pas venir.» + +Anna ne doutait pas que Betsy sût à quoi s'en tenir, mais, en l'entendant, +la conviction lui vint momentanément qu'elle ignorait tout. + +«Ah!» fit-elle simplement, comme si ce détail lui importait peu. «Comment, +continua-t-elle en souriant, votre société peut-elle compromettre +quelqu'un?» + +Cette façon de cacher un secret en jouant avec les mots avait pour Anna, +comme pour toutes les femmes, un certain charme. Ce n'était pas tant le +besoin de dissimuler, ni le but de la dissimulation, que le procédé en +lui-même qui la séduisait. + +«Je ne saurais être plus catholique que le pape; Strémof et Lise Merkalof, +.... mais c'est le dessus du panier de la société! D'ailleurs ne sont-ils +pas reçus partout? Quant à _moi_,--elle appuya sur le mot _moi_,--je n'ai +jamais été ni sévère ni intolérante. Je n'en ai pas le temps. + +--Non, mais peut-être n'avez-vous pas envie de rencontrer Strémof? +Laissez-le donc se prendre aux cheveux avec Alexis Alexandrovitch dans +leurs commissions cela ne nous regarde pas; ce qu'il y a de certain, c'est +qu'il n'y a pas d'homme plus aimable dans le monde, ni de joueur plus +passionné au croquet; vous verrez cela, et vous verrez avec quel esprit il +se tire de sa situation comique de vieil amoureux de Lise. C'est vraiment +un charmant homme. Vous ne connaissez pas Sapho Stoltz? C'est le dernier +mot du bon ton, un bon ton tout battant neuf.» + +Betsy, tout en bavardant, regardait Anna d'un air qui fit comprendre à +celle-ci que son interlocutrice se doutait de son embarras et cherchait un +moyen de l'en faire sortir. + +«En attendant, il faut répondre à Alexis». Et Betsy s'assit devant un +bureau, et écrivit un mot qu'elle mit sous enveloppe, «Je lui écris de +venir dîner, il me manque un cavalier pour une de mes dames; voyez donc si +je suis assez impérative? Pardon de vous quitter un instant, j'ai un ordre +à donner; cachetez et envoyez», lui dit-elle de la porte. + +Sans hésiter un moment, Anna prit la place de Betsy au bureau, et ajouta +ces lignes au billet: «J'ai absolument besoin de vous parler; venez au +jardin Wrede, j'y serai à six heures». Elle ferma la lettre, que Betsy +expédia en rentrant. + +Les deux femmes eurent effectivement un _cosy chat_ en prenant le thé; +elles causèrent, en les jugeant, de celles qu'on attendait, et d'abord de +Lise Merkalof. + +«Elle est charmante et m'a toujours été sympathique, dit Anna. + +--Vous lui devez bien cela: elle vous adore. Hier soir, après les courses, +elle s'est approchée de moi, et a été désolée de ne plus vous trouver. +Elle prétend que vous êtes une véritable héroïne de roman, et qu'elle +ferait mille folies pour vous, si elle était homme. Strémof lui a dit +qu'elle n'avait pas besoin d'être homme pour faire des folies. + +--Mais expliquez-moi une chose que je n'ai jamais comprise,--dit Anna +après un moment de silence, et d'un ton qui prouvait clairement qu'elle +ne faisait pas simplement une question oiseuse:--Quels rapports y a-t-il +entre elle et le prince Kalougof, celui qu'on appelle Michka? Je les ai +rarement rencontrés ensemble. Qu'y a-t-il entre eux?» + +Betsy sourit des yeux et regarda Anna attentivement. + +«C'est un genre nouveau, répondit-elle. Toutes ces dames l'ont adopté en +jetant leurs bonnets par-dessus les moulins: il y a manière de le jeter +cependant. + +--Oui, mais quels rapports y a-t-il entre elle et Kalougof?» + +Betsy, ce qui lui arrivait rarement, partit d'un irrésistible accès de fou +rire. + +«Mais vous marchez sur les traces de la princesse Miagkaïa: c'est une +question d'enfant, dit Betsy en riant aux larmes de ce rire contagieux +propre aux personnes qui rient rarement. Il faut le leur demander. + +--Vous riez, dit Anna gagnée par sa gaieté, mais je n'y ai réellement +jamais rien compris. Quel est le rôle du mari? + +--Le mari? mais le mari de Lise Merkalof porte son plaid et se tient à son +service. Quant au fond de la question, personne ne tient à le connaître. +Vous savez qu'il y a des articles de toilette dont on ne parle jamais dans +la bonne société, dont on tient même à ignorer l'existence; il en est de +même pour ces questions-là. + +--Irez-vous à la fête des Rolandaki? dit Anna pour changer de conversation. + +--Je ne pense pas,--répondit Betsy, et, sans regarder son amie, elle versa +avec soin le thé parfumé dans de petites tasses transparentes, puis elle +prit une cigarette et se mit à fumer. + +--La meilleure des situations est la mienne, dit-elle en cessant de rire; +je vous comprends, _vous_, et je comprends Lise. Lise est une de ces +natures naïves, inconscientes comme celles des enfants, ignorant le bien +et le mal; au moins était-elle ainsi dans sa jeunesse, et, depuis qu'elle +a reconnu que cette naïveté lui seyait, elle fait exprès de ne pas +comprendre. Cela lui va tout de même. On peut considérer les mêmes choses +de façons très différentes; les uns prennent les événements de la vie +au tragique, et s'en font un tourment; les autres les prennent tout +simplement, et même gaiement.... Peut-être avez-vous des façons de voir +trop tragiques? + +--Que je voudrais connaître les autres autant que je me connais moi-même, +dit Anna d'un air pensif et sérieux. Suis-je meilleure, suis-je pire que +les autres? Je crois que je dois être pire! + +--Vous êtes une enfant, une terrible enfant, dit Betsy... Mais les voilà.» + + + + +XVIII + + +Des pas et une voix d'homme se firent entendre, puis une voix de femme et +un éclat de rire. Après quoi les visiteurs attendus firent leur entrée au +salon. C'étaient Sapho Stoltz et un jeune homme répondant au nom de Waska, +dont le visage rayonnait de satisfaction, et d'une santé un peu trop +exubérante. Les truffes, le vin de Bourgogne, les viandes saignantes lui +avaient trop bien réussi. Waska salua les deux dames en entrant, mais le +regard qu'il leur jeta ne dura pas plus d'une seconde: il traversa le +salon derrière Sapho, comme s'il eût été mené en laisse, la dévorant de +ses yeux brillants. Sapho Stoltz était une blonde aux yeux noirs; elle +entra d'un pas délibéré, hissée sur des souliers à talons énormes, et alla +vigoureusement secouer la main aux dames, à la façon des hommes. + +Anna fut frappée de la beauté de cette nouvelle étoile, qu'elle n'avait +pas encore rencontrée, de sa toilette, poussée aux dernières limites +de l'élégance, et de sa désinvolture. La tête de la baronne portait +un véritable échafaudage de cheveux vrais et faux d'une nuance dorée +charmante. Cette coiffure élevée donnait à sa tête à peu près la même +hauteur qu'à son buste très bombé; sa robe, fortement serrée par derrière, +dessinait les formes de ses genoux et de ses jambes à chaque mouvement, +et, en regardant le balancement de son énorme pouff, on se demandait +involontairement où pouvait bien se terminer ce petit corps élégant, +si découvert du haut et si serré du bas. + +Betsy se hâta de la présenter à Anna. + +«Imaginez-vous que nous avons failli écraser deux soldats, commença-t-elle +aussitôt en clignant des yeux avec un sourire, et en rejetant la queue +de sa robe en arrière. J'étais avec Waska. Ah! j'oubliais que vous ne le +connaissez pas». Et elle désigna le jeune homme par son nom de famille, +en rougissant et en riant de l'avoir nommé Waska devant des étrangers. +Celui-ci salua une seconde fois, mais ne dit pas un mot, et se tournant +vers Sapho: + +«Le pari est perdu, dit-il: nous sommes arrivés premiers; il ne vous reste +qu'à payer.» + +Sapho rit encore plus fort. + +«Pas maintenant cependant. + +--C'est égal, vous payerez plus tard. + +--C'est bon, c'est bon. Ah! mon Dieu! s'écria-t-elle tout à coup en se +tournant vers la maîtresse de la maison, j'oubliais de vous dire, étourdie +que je suis!.... Je vous amène un hôte. Et le voilà.» + +Le jeune hôte annoncé par Sapho, qu'on n'attendait pas, et qu'elle avait +oublié, se trouva être d'une importance telle, que, malgré sa jeunesse, +les dames se levèrent pour le recevoir. + +C'était le nouvel adorateur de Sapho, et, à l'exemple de Waska, il suivait +tous ses pas. + +À ce moment entrèrent le prince Kalougof et Lise Merkalof avec Strémof. +Lise était une brune un peu maigre, à l'air indolent, au type oriental, +avec des yeux que tout le monde assurait être impénétrables; sa toilette +de nuance foncée, qu'Anna remarqua et apprécia aussitôt, était en harmonie +parfaite avec son genre de beauté; autant Sapho était brusque et décidée, +autant Lise avait un laisser-aller plein d'abandon. + +Betsy, en parlant d'elle, lui avait reproché ses airs d'enfant innocent. +Le reproche était injuste; Lise était bien réellement un être charmant +d'inconscience, quoique gâté. Ses manières n'étaient pas meilleures que +celles de Sapho; elle aussi menait à sa suite, cousus à sa robe, deux +adorateurs qui la dévoraient des yeux, l'un jeune, l'autre vieux; mais +il y avait en elle quelque chose de supérieur à son entourage; on aurait +dit un diamant au milieu de simples verroteries. L'éclat de la pierre +précieuse rayonnait dans ses beaux yeux énigmatiques, entourés de grands +cercles bistrés, dont le regard fatigué, et cependant passionné, frappait +par sa sincérité. En la voyant, on croyait lire dans son âme, et la +connaître c'était l'aimer. À la vue d'Anna, son visage s'illumina d'un +sourire de joie. + +«Ah! que je suis contente de vous voir, dit-elle en s'approchant; hier +soir, aux courses, je voulais arriver jusqu'à vous,.... vous veniez +précisément de partir. N'est-ce pas, que c'était horrible? dit-elle avec +un regard qui semblait lui ouvrir son coeur. + +--C'est vrai, je n'aurais jamais cru que cela pût émouvoir à ce point,» +répondit Anna en rougissant. + +Les joueurs de croquet se levèrent pour aller au jardin. + +«Je n'irai pas, dit Lise en s'asseyant plus près d'Anna. Vous non plus, +n'est-ce pas? Quel plaisir peut-on trouver à jouer au croquet? + +--Mais j'aime assez cela, dit Anna. + +--Comment, dites-moi, comment faites-vous pour ne pas vous ennuyer? On se +sent content rien que de vous regarder. Vous vivez, vous: moi, je m'ennuie! + +--Vous vous ennuyez? mais on assure que votre maison est la plus gaie de +tout Pétersbourg, dit Anna. + +--Peut-être ceux auxquels nous paraissons si gais s'ennuient-ils encore +plus que nous, mais, moi du moins, je ne m'amuse certainement pas: je +m'ennuie cruellement!» + +Sapho alluma une cigarette, et, suivie des jeunes gens, s'en alla au +jardin, Betsy et Strémof restèrent près de la table à thé. + +«Je vous le redemande, reprit Lise: comment faites-vous pour ne pas +connaître l'ennui? + +--Mais je ne fais rien, dit Anna en rougissant de cette insistance. + +--C'est ce qu'on peut faire de mieux,» dit Strémof en se mêlant à la +conversation. + +C'était un homme d'une cinquantaine d'années, grisonnant, mais bien +conservé; laid, mais d'une laideur originale et spirituelle; Lise Merkalof +était la nièce de sa femme, et il passait auprès d'elle tous ses moments +de loisir. Rencontrant Anna dans le monde, il chercha, en homme bien élevé, +à se montrer particulièrement aimable pour elle, en raison même de ses +mauvais rapports d'affaires avec son mari. + +«Le meilleur des moyens est de ne rien faire, continua-t-il avec son +sourire intelligent.--Je vous le répète depuis longtemps. Il suffit pour +ne pas s'ennuyer de ne pas croire qu'on s'ennuiera: de même que si l'on +souffre d'insomnie, il ne faut pas se dire que jamais on ne s'endormira. +Voilà ce qu'a voulu vous faire comprendre Anna Arcadievna. + +--Je serais ravie d'avoir effectivement dit cela, reprit Anna en souriant, +car c'est mieux que spirituel, c'est vrai. + +--Mais pourquoi, dites-moi, est-il aussi difficile de s'endormir que de ne +pas s'ennuyer? + +--Pour dormir, il faut avoir travaillé, et pour s'amuser aussi. + +--Quel travail pourrais-je bien faire, moi dont le travail n'est bon à +personne? Je pourrais faire semblant, mais je ne m'y entends pas, et ne +veux pas m'y entendre. + +--Vous êtes incorrigible», dit Strémof en s'adressant encore à Anna. +Il la rencontrait rarement et ne pouvait guère lui dire que des banalités, +mais il sut tourner ces banalités agréablement, lui parler de son retour à +Petersbourg, et de l'amitié de la comtesse Lydie pour elle. + +«Ne partez pas, je vous en prie,» dit Lise en apprenant qu'Anna allait les +quitter. Strémof se joignit à elle: + +«Vous trouverez un contraste trop grand entre la société d'ici et celle +de la vieille Wrede, dit-il; et puis vous ne lui serez qu'un sujet de +médisances, tandis que vous éveillez ici des sentiments très différents!» + +Anna resta pensive un moment; les paroles flatteuses de cet homme +d'esprit, la sympathie enfantine et naïve que lui témoignait Lise, ce +milieu mondain auquel elle était habituée, et dans lequel il lui semblait +respirer librement, comparé à ce qui l'attendait chez elle, lui causèrent +une minute d'hésitation. Ne pouvait-elle remettre à plus tard le moment +terrible de l'explication? Mais, se rappelant la nécessité absolue de +prendre un parti, et son profond désespoir du matin, elle se leva, fit ses +adieux et partit. + + + + +XIX + + +Malgré sa vie mondaine et son apparente légèreté, Wronsky avait horreur du +désordre. Un jour, étant jeune et encore au corps des pages, il se trouva +à court d'argent, et essuya un refus lorsqu'il voulut en emprunter. Depuis +lors il s'était juré de ne plus s'exposer à cette humiliation, et se tint +parole. Cinq ou six fois par an, il faisait ce qu'il appelait sa lessive, +et gardait ainsi ses affaires en ordre. + +Le lendemain des courses, s'étant réveillé tard, Wronsky avant son bain, +et sans se raser, endossa un sarrau de soldat, et procéda au classement +de ses comptes et de son argent. Pétritzky, connaissant l'humeur de son +camarade dans ces cas-là, se leva et s'esquiva sans bruit. + +Tout homme dont l'existence est compliquée croit aisément que les +difficultés de la vie sont une malechance personnelle, un privilège +malheureux réservé à lui seul, et dont les autres sont exempts. Wronsky +pensait ainsi, s'enorgueillissant, non sans raison, d'avoir jusqu'ici +évité des embarras auxquels d'autres auraient succombé; mais, afin de ne +pas aggraver la situation, il voulait au plus tôt voir clair dans ses +affaires, et avant tout dans ses affaires d'argent. + +Il écrivit de son écriture fine un état de ses dettes, et trouva un total +de plus de 17 000 roubles, tandis que tout son avoir ne montait qu'à 1800 +roubles, sans aucune rentrée à toucher avant le jour de l'an. Wronsky fit +alors une classification de ses dettes, et établit trois catégories: +d'abord les dettes urgentes, qui montaient à environ 4000 roubles, dont +1500 pour son cheval et 2000 pour payer un escroc qui les avait fait +perdre à un de ses camarades. Cette dette ne le concernait pas directement, +puisqu'il s'était simplement porté caution pour un ami, mais il tenait, +en cas de réclamation, à pouvoir jeter cette somme à la tête du fripon qui +l'avait escroquée. + +Ces 4000 roubles étaient donc indispensables. Venaient ensuite les dettes +de son écurie de courses, environ 8000 roubles, à son fournisseur de foin +et d'avoine, ainsi qu'au bourrelier anglais; avec 2000 roubles on pouvait +provisoirement tout régler. + +Quant aux dettes à son tailleur et à divers autres fournisseurs, elles +pouvaient attendre. + +En somme il lui fallait 6000 roubles immédiatement, et il n'en avait que +1800. + +Pour un homme auquel on attribuait 100 000 roubles de revenu, c'étaient de +faibles dettes; mais ce revenu n'existait pas, car, la fortune paternelle +étant indivise, Wronsky avait cédé sa part des deux cent mille roubles +qu'elle rapportait, à son frère, au moment du mariage de celui-ci avec +une jeune fille sans fortune, la princesse Barbe Tchirikof, fille du +Décembriste. Alexis ne s'était réservé qu'un revenu de 25 000 roubles, +disant qu'il suffirait jusqu'à ce qu'il se mariât, ce qui n'arriverait +jamais. Son frère, très endetté, et commandant un régiment qui obligeait à +de grandes dépenses, ne put refuser ce cadeau. La vieille comtesse, dont +la fortune était indépendante, ajoutait 20 000 roubles au revenu de son +fils cadet, qui dépensait tout sans songer à l'économie; mais sa mère, +mécontente de la façon dont il avait quitté Moscou, et de sa liaison avec +Mme Karénine, avait cessé de lui envoyer de l'argent: de sorte que Wronsky, +vivant sur le pied d'une dépense de 45 000 roubles par an, s'était trouvé +réduit tout à coup à 25 000. Avoir recours à sa mère était impossible, car +la lettre qu'il avait reçue d'elle l'irritait, surtout par les allusions +qu'elle contenait: on voulait bien l'aider dans l'avancement de sa +carrière, mais non pour continuer une vie qui scandalisait toute la bonne +société. L'espèce de marché sous-entendu par sa mère l'avait blessé +jusqu'au fond de l'âme; il se sentait plus refroidi que jamais à son égard; +d'un autre côté, reprendre la parole généreuse qu'il avait donnée à son +frère un peu étourdîment, était aussi inadmissible. Le souvenir seul de +sa belle-soeur, de cette bonne et charmante Waria, qui à chaque occasion +lui faisait entendre qu'elle n'oubliait pas sa générosité, et ne cessait +de l'apprécier, eût suffi à l'empêcher de se rétracter; c'était aussi +impossible que de battre une femme, de voler ou de mentir; et cependant +il sentait que sa liaison avec Anna pouvait lui rendre son revenu aussi +nécessaire que s'il était marié. + +La seule chose pratique, et Wronsky s'y arrêta sans hésitation, était +d'emprunter 10 000 roubles à un usurier, ce qui n'offrait aucune +difficulté, de diminuer ses dépenses, et de vendre son écurie. Cette +décision prise, il écrivit à Rolandaki, qui lui avait souvent proposé +d'acheter ses chevaux, fit venir l'Anglais et l'usurier, et partagea entre +divers comptes l'argent qui lui restait. Ceci fait, il écrivit un mot bref +à sa mère, et prit pour les relire encore une fois, avant de les brûler, +les trois dernières lettres d'Anna: le souvenir de leur entretien de la +veille le fit tomber dans une profonde méditation. + + + + +XX + + +Wronsky s'était fait un code de lois pour son usage particulier. + +Ce code s'appliquait à un cercle de devoirs peu étendus, mais strictement +déterminés; n'ayant guère eu à sortir de ce cercle, Wronsky ne s'était +jamais trouvé pris au dépourvu, ni hésitant sur ce qu'il convenait de +faire ou d'éviter. Ce code lui prescrivait, par exemple, de payer une +dette de jeu à un escroc, mais ne déclarait pas indispensable de solder la +note de son tailleur; il défendait le mensonge, excepté envers une femme; +il interdisait de tromper, sauf un mari; admettait l'offense, mais non le +pardon des injures. + +Ces principes pouvaient manquer de raison et de logique, mais, comme +Wronsky ne les discutait pas, il s'était toujours attribué le droit de +porter haut la tête, du moment qu'il les observait. Depuis sa liaison avec +Anna, il apercevait cependant certaines lacunes à son code; les conditions +de sa vie ayant changé, il n'y trouvait plus réponse à tous ses doutes, et +se prenait à hésiter en songeant à l'avenir. + +Jusqu'ici ses rapports avec Anna et son mari étaient rentrés dans le cadre +des principes connus et admis: Anna était une femme honnête qui, lui ayant +donné son amour, avait tous les droits imaginables à son respect, plus +même que si elle eût été sa femme légitime; il se serait fait couper la +main plutôt que de se permettre un mot, une allusion blessante, rien qui +pût sembler contraire à l'estime et à la considération sur lesquelles une +femme doit compter. + +Ses rapports avec la société étaient également clairs; chacun pouvait +soupçonner sa liaison, personne ne devait oser en parler; il était prêt +à faire taire les indiscrets, et à les obliger de respecter l'honneur de +celle qu'il avait déshonorée. + +Ses rapports avec le mari étaient plus clairs encore; du moment où il +avait aimé Anna, ses droits sur elle lui semblaient imprescriptibles. +Le mari était un personnage inutile, gênant, position certainement +désagréable pour lui, mais à laquelle personne ne pouvait rien. Le seul +droit qui lui restât était de réclamer une satisfaction par les armes, ce +à quoi Wronsky était tout disposé. + +Cependant les derniers jours avaient amené des incidents nouveaux, et +Wronsky n'était pas prêt à les juger. La veille, Anna lui avait annoncé +qu'elle était enceinte; il sentait qu'elle attendait de lui une résolution +quelconque; or les principes qui dirigeaient sa vie ne déterminaient pas +ce que devait être cette résolution; au premier moment, son coeur l'avait +poussé à exiger qu'elle quittât son mari; maintenant il se demandait, +après y avoir réfléchi, si cette rupture était désirable, et ses +réflexions le jetaient dans la perplexité. + +«Lui faire quitter son mari» c'est unir sa vie à la mienne: y suis-je +préparé? Puis-je l'enlever, manquant d'argent comme je le fais? Admettons +que je m'en procure: puis-je l'emmener tant que je suis au service? Au +point où nous en sommes, je dois me tenir prêt à donner ma démission et à +trouver de l'argent.» + +L'idée de quitter le service l'amenait à envisager un côté secret de sa +vie qu'il était seul à connaître. + +L'ambition avait été le rêve de son enfance et de sa jeunesse, rêve +capable de balancer dans son coeur l'amour que lui inspirait Anna, +quoiqu'il n'en convînt pas avec lui-même. Ses premiers pas dans la +carrière militaire avaient été aussi heureux que ses débuts dans le +monde; mais depuis deux ans il subissait les conséquences d'une insigne +maladresse. + +Au lieu d'accepter un avancement qui lui fut proposé, il refusa, comptant +sur ce refus pour se grandir et prouver son indépendance; il avait trop +présumé du prix qu'on attachait à ses services, et depuis lors on ne +s'était plus occupé de lui. Bon gré mal gré, il se voyait réduit à ce +rôle d'homme indépendant, qui, ne demandant rien, ne peut trouver mauvais +qu'on le laisse s'amuser en paix; en réalité, il ne s'amusait plus. Son +indépendance lui pesait, et il commençait à craindre qu'on ne le tînt +définitivement pour un brave et honnête garçon, uniquement destiné à +s'occuper de ses plaisirs. + +Sa liaison avec Anna avait un moment calmé le ver rongeur de l'ambition +déçue, en attirant sur lui l'attention générale, comme sur le héros d'un +roman; mais le retour d'un ami d'enfance, le général Serpouhowskoï, venait +de réveiller ses anciens sentiments. + +Le général avait été son camarade de classe, son rival d'études et +d'exercices du corps, le compagnon de ses folies de jeunesse; il revenait +couvert de gloire de l'Asie centrale, et, à peine rentré à Pétersbourg, on +attendait sa nomination à un poste important; on le considérait comme un +astre levant de premier ordre. Auprès de lui, Wronsky, libre, brillant, +aimé d'une femme charmante, n'en faisait pas moins triste figure, comme +simple capitaine de cavalerie auquel on permettait de rester indépendant +tout à son aise. + +«Certainement, se disait-il, je ne porte pas envie à Serpouhowskoï, mais +son avancement prouve qu'il suffit à un homme comme moi d'attendre son +heure, pour faire rapidement carrière. Il y a de cela trois ans à peine, +il était au même point que moi; si je quittais le service, je brûlerais +mes vaisseaux; en y restant, je ne perds rien; ne m'a-t-elle pas dit +elle-même qu'elle ne voulait pas changer sa situation? Et puis-je, +possédant son amour, envier Serpouhowskoï?» + +Il frisa lentement le bout de sa moustache, se leva et se mit à marcher +dans la chambre. Ses yeux brillaient, et il éprouvait le calme d'esprit +qui succédait toujours chez lui au règlement de ses affaires; cette fois +encore, tout était remis en bon ordre. Il se rasa, prit son bain froid, +s'habilla, et s'apprêta à sortir. + + + + +XXI + + +«Je venais te chercher, dit Pétritzky en entrant dans la chambre. Ta +lessive a duré longtemps aujourd'hui. Est-elle terminée? + +--Oui, dit Wronsky en souriant des yeux. + +--Quand tu sors de ces lessives, on dirait que tu sors du bain. Je viens +de chez Gritzky (le colonel de leur régiment); on t'attend.» + +Wronsky regardait son camarade sans lui répondre, sa pensée était +ailleurs. + +«Ah! c'est chez lui qu'est cette musique? dit-il en écoutant le son bien +connu des polkas et des valses de la musique militaire, qui se faisait +entendre dans le lointain. Quelle fête y a-t-il donc? + +--Serpouhowskoï est arrivé. + +--Ah! dit Wronsky, je ne savais pas». Et le sourire de ses yeux brilla +plus vif. + +Il avait pris en lui-même le parti de sacrifier son ambition à son amour, +et de se trouver heureux; donc, il ne pouvait en vouloir à Serpouhowskoï +de ne pas être encore venu le voir. + +«J'en suis enchanté...» + +Le colonel Gritzky occupait une grande maison seigneuriale; quand Wronsky +arriva, toute la société était réunie sur la terrasse du bas; les +chanteurs du régiment, en sarraus d'été, se tenaient debout dans la +cour, autour d'un petit tonneau d'eau-de-vie; sur la première marche +de la terrasse, le colonel avec sa bonne figure réjouie, entouré de ses +officiers, criait plus fort que la musique, qui jouait un quadrille +d'Offenbach, et il donnait avec force gestes des ordres à un groupe +de soldats. Ceux-ci, avec le vaguemestre et quelques sous-officiers, +s'approchèrent du balcon en même temps que Wronsky. + +Le colonel, qui était retourné à table, reparut, un verre de champagne en +main, et porta le toast suivant: «À la santé de notre ancien camarade le +brave général prince Serpouhowskoï, hourra!» + +Serpouhowskoï parut le verre en main à la suite du colonel. + +«Tu rajeunis toujours, Bondarenko!» dit-il au vaguemestre, un beau garçon +au teint fleuri. + +Wronsky n'avait pas revu Serpouhowskoï depuis trois ans; il le trouva +toujours aussi beau, mais d'une beauté plus mâle; la régularité de ses +traits frappait moins encore que la noblesse et la douceur de toute +sa personne. Il remarqua en lui la transformation propre à ceux qui +réussissent, et qui sentent leur succès; ce certain rayonnement intérieur +lui était bien connu. + +Comme Serpouhowskoï descendait l'escalier, il aperçut Wronsky, et un +sourire de contentement illumina son visage; il fit un signe de tête en +levant son verre, pour indiquer par ce geste, en lui envoyant un salut +affectueux, qu'il fallait trinquer avec le vaguemestre, raide comme un +piquet, et tout prêt à recevoir l'accolade. + +«Te voilà donc, cria le colonel, et Yashvine qui prétendait que tu étais +dans tes humeurs noires!» + +Serpouhowskoï, après avoir dûment embrassé trois fois le beau vaguemestre +et s'être essuyé la bouche de son mouchoir, s'approcha de Wronsky. + +«Que je suis content de te voir! dit-il en lui serrant la main et en +l'emmenant dans un coin. + +--Occupez-vous d'eux, cria le colonel à Yashvine, et il descendit vers le +groupe de soldats. + +--Pourquoi n'es-tu pas venu hier aux courses? Je pensais t'y voir, dit +Wronsky en examinant Serpouhowskoï. + +--J'y suis venu, mais trop tard. Pardon, dit-il en se tournant vers un +aide de camp; distribuez cela de ma part, je vous prie.» Et il tira de son +portefeuille trois billets de cent roubles. + +«Wronsky! veux-tu boire ou manger? demanda Yashvine. Hé! qu'on apporte +quelque chose au comte! Bois ceci en attendant.» + +La fête se prolongea longtemps; on but beaucoup. On porta Serpouhowskoï +en triomphe; puis ce fut le tour du colonel. Ensuite le colonel dansa +lui-même une danse de caractère devant les chanteurs; après quoi, un +peu las, il s'assit sur un banc dans la cour, et démontra à Yashvine la +supériorité de la Russie sur la Prusse, notamment dans les charges de +cavalerie, et la gaieté se calma un moment; Serpouhowskoï alla se laver +les mains dans le cabinet de toilette, et y trouva Wronsky qui se versait +de l'eau sur la tête; il avait ôté son uniforme d'été et s'arrosait +le cou. Quand il eut fini ses ablutions, il vint s'asseoir près de +Serpouhowskoï, et là sur un petit divan ils causèrent. + +«J'ai toujours su tout ce qui te concernait par ma femme, dit +Serpouhowskoï; je suis content que tu la voies souvent. + +--C'est une amie de Waria, et ce sont les seules femmes de Pétersbourg +que j'aie plaisir à voir, répondit Wronsky avec un sourire, prévoyant +la tournure qu'allait prendre la conversation, et ne la trouvant pas +désagréable. + +--Les seules? demanda Serpouhowskoï en souriant aussi. + +--Oui; moi aussi, je savais ce qui te concernait, mais ce n'était pas +par ta femme seulement, dit Wronsky coupant court à toute allusion par +l'expression sérieuse que prit son visage. J'ai été très heureux de tes +succès, sans en être le moins du monde surpris. J'attendais plus encore.» + +Serpouhowskoï sourit; cette opinion le flattait, et il ne voyait pas de +raison pour le dissimuler. + +«Moi, je n'espérais pas tant, à parler franchement; mais je suis content, +très content; je suis ambitieux, c'est une faiblesse, je ne m'en cache pas. + +--Tu t'en cacherais peut-être si tu réussissais moins bien, dit Wronsky. + +--Je le crois; je n'irai pas jusqu'à dire que sans ambition il ne vaudrait +pas la peine de vivre, mais la vie serait monotone; je me trompe peut-être, +cependant il me semble que je possède les qualités nécessaires au genre +d'activité que j'ai choisi, et que le pouvoir entre mes mains, quel qu'il +soit, sera mieux placé qu'entre les mains de beaucoup d'autres à moi +connus; par conséquent, plus j'approcherai du pouvoir, plus je serai +content. + +--C'est peut-être vrai pour toi, mais pas pour tout le monde; moi +aussi, j'ai pensé comme toi, et cependant je vis, et ne trouve plus que +l'ambition soit le seul but de l'existence. + +--Nous y voilà, dit en riant Serpouhowskoï. Je commence par te dire que +j'ai su l'affaire de ton refus, et je t'ai naturellement approuvé. Selon +moi, tu as bien agi dans le fond, mais pas dans les conditions où tu +devais le faire. + +--Ce qui est fait, est fait, et tu sais que je ne renie pas mes actions; +d'ailleurs, je m'en trouve très bien. + +--Très bien, pour un temps. Tu ne t'en contenteras pas toujours. Ton +frère, je ne dis pas, c'est un bon enfant comme notre hôte. L'entends-tu? +ajouta-t-il en entendant des hourras prolongés dans le lointain. Mais cela +ne peut te suffire à toi. + +--Je ne dis pas que cela me suffise. + +--Et puis, des hommes comme toi sont nécessaires. + +--À qui? + +--À qui? À la société, à la Russie. La Russie a besoin d'hommes, elle a +besoin d'un parti: sinon tout ira à la diable. + +--Qu'entends-tu par là? Le parti de Bertenef contre les communistes russes? + +--Non, dit Serpouhowskoï avec une grimace, à l'idée qu'on pût le +soupçonner d'une semblable bêtise. Tout cela, _c'est une blague_[11]: ce +qui a toujours été sera toujours. Il n'y a pas de communistes, mais des +gens qui ont besoin d'inventer un parti dangereux quelconque, par esprit +d'intrigue. C'est le vieux jeu. Ce qu'il faut, c'est un groupe puissant +d'hommes indépendants comme toi et moi. + +--Pourquoi cela?--Wronsky nomma quelques personnalités influentes;--ceux-là +ne sont cependant pas indépendants. + +--Ils ne le sont pas, uniquement parce que de naissance ils n'ont pas eu +d'indépendance matérielle, de nom, qu'ils n'ont pas, comme nous, vécu +près du soleil. L'argent ou les honneurs peuvent les acheter, et pour +se maintenir il leur faut suivre une direction à laquelle eux-mêmes +n'attachent parfois aucun sens, qui peut être mauvaise, mais dont le but +est de leur assurer une position officielle et certains appointements. +_Cela n'est pas plus fin que cela_,[11] quand on regarde dans leur jeu. Je +suis peut-être pire, ou plus bête qu'eux, ce qui n'est pas certain, mais +en tout cas j'ai comme toi l'avantage important d'être plus difficile à +acheter. Plus que jamais, les hommes de cette trempe-là sont nécessaires.» + +[Note 11: En français dans le texte.] + +Wronsky l'écoutait attentivement, moins à cause de ses paroles que parce +qu'il comprenait la portée des vues de son ami; tandis que lui-même ne +tenait encore qu'aux intérêts de son escadron, Serpouhowskoï envisageait +déjà la lutte avec le pouvoir, et se créait un parti dans les sphères +officielles. Et quelle force n'acquerrait-il pas avec sa puissance de +réflexion et d'assimilation, et cette facilité de parole, si rare dans son +milieu? + +Quelque honte qu'il en éprouvât, Wronsky se surprit un mouvement d'envie. + +«Il me manque une qualité essentielle pour parvenir, répondit-il: l'amour +du pouvoir. Je l'ai eu, et l'ai perdu. + +--Je n'en crois rien, dit en souriant le général. + +--C'est pourtant vrai, «maintenant» surtout, pour être absolument sincère. + +--«Maintenant», peut-être, mais cela ne durera pas toujours. + +--Cela se peut. + +--Tu dis «cela se peut», et moi je dis «certainement non», continua +Serpouhowskoï, comme s'il eût deviné sa pensée. C'est pourquoi je tenais à +causer avec toi. J'admets ton premier refus, mais je te demande pour +l'avenir _carte blanche_. Je ne joue pas au protecteur avec toi, et +cependant pourquoi ne le ferais-je pas: n'as-tu pas été souvent le mien? +Notre amitié est au-dessus de cela. Oui, donne-moi _carte blanche_, et je +t'entraînerai sans que cela y paraisse. + +--Comprends donc que je ne demande rien, dit Wronsky, si ce n'est que le +présent subsiste.» + +Serpouhowskoï se leva,, et se plaçant devant lui: «Je te comprends, mais +écoute-moi: nous sommes contemporains, peut-être as-tu connu plus de +femmes que moi (son sourire et son geste rassurèrent Wronsky sur la +délicatesse qu'il mettrait à toucher l'endroit sensible), mais je suis +marié, et, comme a dit je ne sais qui, celui qui n'a connu que sa femme et +l'a aimée, en sait plus long sur la femme que celui qui en a connu mille... + +--Nous venons, cria Wronsky à un officier qui s'était montré à la porte +pour les appeler de la part du colonel. Il était curieux de voir où +Serpoulowskoï voulait en venir. + +--La femme, selon moi, est la pierre d'achoppement de la carrière d'un +homme. Il est difficile d'aimer une femme et de rien faire de bon, et +la seule façon de ne pas être réduit à l'inaction par l'amour, c'est de +se marier. Comment t'expliquer cela, continua Serpouhowskoï que les +comparaisons amusaient? Suppose que tu portes un fardeau: tant qu'on ne te +l'aura pas lié sur le dos, tes mains ne te serviront à rien. C'est là ce +que j'ai éprouvé en me mariant; mes mains sont tout à coup devenues libres; +mais traîner ce fardeau sans le mariage, c'est se rendre incapable de +toute action. Regarde Masonkof, Kroupof... Grâce aux femmes, ils ont perdu +leur carrière! + +--Mais quelles femmes! dit Wronsky en pensant à l'actrice et à la +Française auxquelles ces deux hommes étaient enchaînés. + +--Plus la position sociale de la femme est élevée, plus la difficulté est +grande: ce n'est plus alors se charger d'un fardeau, c'est l'arracher à +quelqu'un. + +--Tu n'as jamais aimé, murmura Wronsky en regardant devant lui et songeant +à Anna. + +--Peut-être, mais pense à ce que je t'ai dit, et n'oublie pas ceci: Les +femmes sont toutes plus matérielles que les hommes; nous avons de l'amour +une conception grandiose, elles restent toujours terre à terre....--Tout +de suite,--dit-il à un domestique qui entrait dans la chambre; mais +celui-ci ne venait pas les chercher, il apportait un billet à Wronsky. + +--De la princesse Tverskoï.» + +Wronsky décacheta le billet et devint tout rouge. + +«J'ai mal à la tête et je rentre chez moi, dit-il à Serpouhowskoï. + +--Alors adieu, tu me donnes _carte blanche_, nous en reparlerons; je te +trouverai à Pétersbourg.» + + + + +XXII + + +Il était cinq heures passées. Pour ne pas manquer au rendez-vous, et +surtout pour ne pas s'y rendre avec ses chevaux que tout le monde +connaissait, Wronsky prit la voiture d'isvostchik de Yashvine et ordonna +au cocher de marcher bon train; c'était une vieille voiture à quatre +places; il s'y installa dans un coin, et étendit ses jambes sur la +banquette. + +L'ordre rétabli dans ses affaires, l'amitié de Serpouhowskoï et les +paroles flatteuses par lesquelles celui-ci lui avait affirmé qu'il était +un homme nécessaire, enfin l'attente d'une entrevue avec Anna, lui +donnaient une joie de vivre si exubérante qu'un sourire lui vint aux +lèvres; il passa la main sur la contusion de la veille, et respira à +pleins poumons. + +«Qu'il fait bon vivre», se dit-il en se rejetant au fond de la voiture, +les jambes croisées. Jamais il n'avait éprouvé si vivement cette plénitude +de vie, qui lui rendait même agréable la légère douleur qu'il ressentait +de sa chute. + +Cette froide et claire journée d'août, dont Anna avait été si péniblement +impressionnée, le stimulait, l'excitait. + +Ce qu'il apercevait aux dernières clartés du jour, dans cette atmosphère +pure, lui paraissait frais, joyeux et sain comme lui-même. Les toits des +maisons que doraient les rayons du soleil couchant, les contours des +palissades bordant la route, les maisons se dessinant en vifs reliefs, les +rares passants, la verdure des arbres et du gazon, qu'aucun souffle de +vent n'agitait, les champs avec leurs sillons de pommes de terre, où se +projetaient des ombres obliques: tout semblait composer un joli paysage +fraîchement verni. + +«Plus vite, plus vite,» dit-il au cocher en lui glissant par la glace de +la voiture un billet de trois roubles. L'isvostchik raffermit de la main +la lanterne de la voiture, fouetta ses chevaux, et l'équipage roula +rapidement sur la chaussée unie. + +«Il ne me faut rien, rien que ce bonheur!» pensa-t-il en fixant les yeux +sur le bouton de la sonnette, placé entre les deux glaces de la voiture; +et il se représenta Anna telle qu'il l'avait vue la dernière fois. «Plus +je vais, plus je l'aime!.. Et voilà le jardin de la villa Wrede. Où +peut-elle bien être? Pourquoi m'a-t-elle écrit un mot sur la lettre de +Betsy?» C'était la première fois qu'il y songeait; mais il n'avait pas +le temps de réfléchir. Il arrêta le cocher avant d'atteindre l'avenue, +descendit tandis que la voiture marchait encore, et entra dans l'allée qui +menait à la maison: il n'y vit personne; mais en regardant à droite dans +le parc, il aperçut Anna, le visage couvert d'un voile épais; il la +reconnut à sa démarche, à la forme de ses épaules, à l'attache de sa tête, +et sentit comme un courant électrique. Sa joie de vivre se communiquait à +ses mouvements et à sa respiration. + +Quand ils furent près l'un de l'autre, elle lui prit vivement la main: + +«Tu ne m'en veux pas de t'avoir fait venir? J'ai absolument besoin de +te voir,--dit-elle, et le pli sévère de sa lèvre sous son voile changea +subitement la disposition joyeuse de Wronsky. + +--Moi, t'en vouloir? mais comment et pourquoi es-tu ici? + +--Peu importe, dit-elle en passant le bras sous celui de Wronsky; viens, +il faut que je te parle.» + +Il comprit qu'un nouvel incident était survenu, et que leur entretien +n'aurait rien de doux; aussi fut-il gagné par l'agitation d'Anna sans en +connaître la cause. + +«Qu'y a-t-il?» demanda-t-il en lui serrant le bras et cherchant à lire sur +son visage. + +Elle fit quelques pas en silence pour reprendre haleine, et s'arrêta tout +à coup. + +«Je ne t'ai pas dit hier, commença-t-elle en respirant avec effort et +parlant rapidement, qu'en rentrant des courses avec Alexis Alexandrovitch, +je lui ai tout avoué..., je lui ai dit que je ne pouvais plus être sa +femme,.... enfin tout.» + +Il l'écoutait, penché vers elle, comme s'il eût voulu adoucir l'amertume +de cette confidence; mais aussitôt qu'elle eut parlé, il se redressa et +son visage prit une expression fière et sévère. + +«Oui, oui, cela valait mille fois mieux. Je comprends ce que tu as dû +souffrir!» Mais elle n'écoutait pas et cherchait à deviner les pensées +de son amant; pouvait-elle imaginer que l'expression de ses traits se +rapportât à la première idée que lui avait suggérée le récit qu'il venait +d'entendre; au duel, qu'il croyait dorénavant inévitable! jamais Anna +n'y avait songé, et l'interprétation qu'elle donna au changement de +physionomie de Wronsky fut très différente. + +Depuis la lettre de son mari, elle sentait au fond de l'âme que tout +resterait comme par le passé, qu'elle n'aurait pas la force de sacrifier +sa position dans le monde, ni son fils, à son amant. La matinée passée +chez la princesse Tverskoï l'avait confirmée dans cette conviction; +néanmoins elle attachait une grande importance à son entrevue avec Wronsky, +elle espérait que leur situation respective en serait changée. Si dès le +premier moment il avait dit sans hésitation: «Quitte tout et viens avec +moi», elle aurait même abandonné son fils; mais il n'eut aucun mouvement +de ce genre, et lui sembla plutôt blessé et mécontent. + +«Je n'ai pas souffert, cela s'est fait de soi-même, dit-elle avec une +certaine irritation, et voilà.....» Elle retira de son gant la lettre de +son mari. + +«Je comprends, je comprends, interrompit Wronsky en prenant la lettre +sans la lire, et en cherchant à calmer Anna. Je ne désirais que cette +explication pour consacrer entièrement ma vie à ton bonheur. + +--Pourquoi me dis-tu cela? puis-je en douter? dit-elle. Si j'en +doutais....... + +--Qui vient là? dit tout à coup Wronsky en désignant deux dames qui +venaient à leur rencontre. Peut-être nous connaissent-elles...» Et il +entraîna précipitamment Anna dans une allée de côté. + +«Cela m'est si indifférent!--dit celle-ci; ses lèvres tremblaient, et il +sembla à Wronsky qu'elle le regardait sous son voile avec une expression +de haine étrange.--Je le répète: dans toute cette affaire, je ne doute pas +de toi; mais lis ce qu'il m'écrit.» Et elle s'arrêta de nouveau. + +Wronsky, tout en lisant la lettre, s'abandonna involontairement, comme il +l'avait fait tout à l'heure en apprenant la rupture d'Anna avec son mari, +à l'impression qu'éveillait en lui la pensée de ses rapports avec ce mari +offensé; malgré lui il se représentait la provocation qu'il recevrait +le lendemain, le duel, le moment où, toujours calme et froid, il serait +en face de son adversaire, et, après avoir déchargé son arme en l'air, +attendrait que celui-ci tirât sur lui;... et les paroles de Serpouhowskoï +lui traversèrent l'esprit: «Mieux vaut ne pas s'enchaîner.» Comment faire +entendre cela à Anna? + +Après avoir lu la lettre, il leva sur son amie un regard qui manquait de +décision; elle comprit qu'il avait réfléchi, et que, quelque chose qu'il +dît, ce ne serait pas le fond de sa pensée. Il ne répondait pas à ce +qu'elle avait attendu de lui; son dernier espoir s'évanouissait. + +«Tu vois quel homme cela fait? dit-elle d'une voix tremblante. + +--Pardonne-moi, interrompit Wronsky, mais je n'en suis pas fâché... Pour +Dieu, laisse-moi achever, ajouta-t-il en la suppliant du regard de lui +donner le temps d'expliquer sa pensée. Je n'en suis pas fâché parce qu'il +est impossible d'en rester là, comme il le suppose. + +--Pourquoi cela?» demanda Anna d'une voix altérée, n'attachant plus aucun +sens à ses paroles, car elle sentait son sort décidé. + +Wronsky voulait dire qu'après le duel, qu'il jugeait inévitable, cette +situation changerait forcément, mais il dit tout autre chose: + +«Cela ne peut durer ainsi. J'espère maintenant que tu le quitteras, et que +tu me permettras--ici il rougit et se troubla--de songer à l'organisation +de notre vie commune; demain......» + +Elle ne le laissa pas achever: + +«Et mon fils? Tu vois ce qu'il écrit: il faudrait le quitter. Je ne le +puis, ni ne le veux. + +--Mais, au nom du ciel, vaut-il mieux ne pas quitter ton fils, et +continuer cette existence humiliante? + +--Pour qui est-elle humiliante? + +--Pour tous, mais pour toi surtout. + +--Humiliante! ne dis pas cela, ce mot n'a pas de sens pour moi, +murmura-t-elle d'une voix tremblante. Comprends donc que, du jour où je +t'ai aimé, tout dans la vie s'est transformé pour moi: rien n'existe à mes +yeux en dehors de ton amour; s'il m'appartient toujours, je me sens à une +hauteur où rien ne peut m'atteindre. Je suis fière de ma situation parce +que... je suis fière.....» Elle n'acheva pas, des larmes de honte et de +désespoir étouffaient sa voix. Elle s'arrêta en sanglotant. + +Lui aussi sentit quelque chose le prendre au gosier, et pour la +première fois de sa vie il se vit prêt à pleurer, sans savoir ce qui +l'attendrissait le plus: sa pitié pour celle qu'il était impuissant à +aider et dont il avait causé le malheur, ou le sentiment d'avoir commis +une mauvaise action. + +«Un divorce serait-il donc impossible?» dit-il doucement. Elle secoua la +tête sans répondre. «Ne pourrais-tu le quitter en emmenant l'enfant? + +--Oui, mais tout dépend de lui maintenant; il faut que j'aille le +rejoindre», dit-elle sèchement; son pressentiment s'était vérifié: tout +restait comme par le passé. + +«Je serai mardi à Pétersbourg et nous déciderons. + +--Oui, répondit-elle, mais ne parlons plus de tout cela.» + +La voiture d'Anna, qu'elle avait renvoyée avec l'ordre de venir la +reprendre à la grille du jardin Wrede, approchait. + +Anna dit adieu à Wronsky et partit. + + + + +XXIII + + +La commission du 2 juin siégeait généralement le lundi. Alexis +Alexandrovitch entra dans la salle, salua, comme d'ordinaire, le président +et les membres de la commission, et s'assit à sa place, posant la main +sur les papiers préparés devant lui, parmi lesquels se trouvaient ses +documents particuliers et ses notes sur la proposition qu'il comptait +soumettre à ses collègues. Au reste, les notes était superflues, car non +seulement rien ne lui échappait de ce qu'il avait préparé, mais il se +croyait encore tenu de repasser au dernier moment dans sa mémoire les +sujets qu'il voulait traiter. Il savait d'ailleurs que l'instant venu, +lorsqu'il se verrait en face de son adversaire qui chercherait à prendre +une physionomie indifférente, la parole lui viendrait d'elle-même, avec +toute la netteté nécessaire, et que chaque mot porterait. En attendant, il +écoutait la lecture du rapport habituel de l'air le plus innocent, le plus +inoffensif. Personne n'aurait pensé, en voyant cet homme à la tête penchée, +à l'aspect fatigué, palpant doucement de ses mains blanches, aux veines +légèrement gonflées, aux doigts longs et maigres, les bords du papier +blanc posé devant lui, que, quelques minutes après, ce même homme allait +prononcer un discours qui soulèverait une véritable tempête, obligerait +les membres de la commission à crier plus fort les uns que les autres, en +s'interrompant mutuellement, et forcerait le président à les rappeler à +l'ordre. Quand le rapport fut terminé, Alexis Alexandrovitch, d'une voix +faible, déclara qu'il avait quelques observations à présenter au sujet +de la question à l'ordre du jour. L'attention générale se porta sur lui. +Alexis Alexandrovitch éclaircit sa voix, toussa légèrement, et, sans +regarder son adversaire, comme il le faisait toujours quand il débitait un +discours, s'adressa au premier venu, assis devant lui, qui se trouva être +un petit vieillard modeste, sans la moindre importance dans la commission. +Quand il en vint au point capital, aux lois organiques, son adversaire +sauta de son siège et lui répondit; Strémof, qui faisait aussi partie de +la commission et qu'il piquait au vif, se défendit également. La séance +fut des plus orageuses; mais Alexis Alexandrovitch triompha, et sa +proposition fut acceptée; on nomma trois nouvelles commissions, et le +lendemain, dans certain milieu pétersbourgeois, il ne fut question que +de cette séance. Le succès d'Alexis Alexandrovitch dépassa même son +attente. + +Le lendemain matin, le mardi, Karénine, en s'éveillant, se rappela avec +plaisir son triomphe de la veille, et ne put réprimer un sourire, malgré +son désir de paraître indifférent, quand son chef de cabinet, pour lui +être agréable, lui parla des rumeurs qu'excitait la réunion de la veille. + +Alexis Alexandrovitch, absorbé par le travail, oublia complètement que +ce mardi était le jour fixé pour le retour de sa femme; aussi fut-il +désagréablement impressionné quand un domestique vint lui annoncer qu'elle +était arrivée. + +Anna était rentrée à Pétersbourg le matin de bonne heure; son mari ne +l'ignorait pas, puisqu'elle avait demandé une voiture par dépêche; mais il +ne vint pas la recevoir, et elle fut prévenue qu'il était occupé avec son +chef de cabinet. Après l'avoir fait avertir de son retour, Anna alla +dans son appartement, et y fit déballer ses effets, attendant toujours +qu'Alexis Alexandrovitch parût; mais une heure se passa, et il ne parut +pas; sous prétexte d'ordres à donner, elle entra dans la salle à manger, +parla au domestique à voix haute, avec intention, toujours sans succès; +elle entendit son mari reconduire jusqu'à la porte son chef de cabinet; +d'habitude, il sortait après cette conférence, elle le savait et voulait +absolument le voir pour régler leurs rapports futurs; il fallut se décider +à entrer dans le cabinet de travail d'Alexis Alexandrovitch. Celui-ci en +uniforme, prêt à sortir, était accoudé à une petite table et regardait +tristement devant lui. Anna le vit avant qu'il l'aperçût, et comprit qu'il +pensait à elle. Karénine, à sa vue, voulut se lever, hésita, rougit, ce +qui ne lui arrivait guère, puis, se levant enfin brusquement, il fit +quelques pas vers elle, en fixant les yeux sur son front et sa coiffure, +pour éviter son regard. Quand il fut près de sa femme, il lui prit la main +et l'invita à s'asseoir. + +«Je suis très content de vous savoir rentrée,» dit-il en s'asseyant près +d'elle avec le désir évident de parler, mais en s'arrêtant chaque fois +qu'il ouvrait la bouche. Quoique préparée à cette entrevue, et disposée à +l'accuser et à le mépriser, Anna ne trouvait rien à dire et avait pitié de +lui. Leur silence se prolongea assez longtemps. + +«Serge va bien?--dit-il enfin; et, sans attendre de réponse, il ajouta: +--Je ne dînerai pas à la maison: il faut que je sorte tout de suite. + +--Je voulais partir pour Moscou, dit Anna. + +--Non, vous avez très, très bien fait de rentrer,» répondit-il. Et le +silence recommença. + +Le voyant incapable d'aborder la question, Anna prit la parole elle-même. + +«Alexis Alexandrovitch, dit-elle en le regardant sans baisser les yeux +sous ce regard fixé sur sa coiffure. Je suis une femme mauvaise et +coupable; mais je reste ce que j'étais, ce que je vous ai avoué être, +et je suis venue vous dire que je ne pouvais changer. + +--Je ne vous demande pas cela,--répondit-il aussitôt d'un ton décidé, la +colère lui rendant toutes ses facultés et, cette fois, regardant Anna en +face, avec une expression de haine:--Je le supposais, mais ainsi que je +vous l'ait dit et écrit, continua-t-il d'une voix brève et perçante, ainsi +que je vous le répète encore, je ne suis pas tenu de le savoir, je veux +l'ignorer; toutes les femmes n'ont pas comme vous la bonté de se hâter +de donner à leurs maris cette agréable nouvelle. (Il insista sur le mot +«agréable».) J'ignore tout tant que le monde n'en sera pas averti, ni mon +nom déshonoré. C'est pourquoi je vous préviens que nos relations doivent +rester ce qu'elles ont toujours été; je ne chercherai à mettre mon honneur +à l'abri que dans le cas où vous vous compromettriez. + +--Mais nos relations ne peuvent rester ce qu'elles étaient,» dit Anna +timidement en le regardant avec frayeur. + +En le retrouvant avec ses gestes calmes, sa voix railleuse, aiguë et un +peu enfantine, toute la pitié qu'elle avait d'abord éprouvée disparut +devant la répulsion qu'il lui inspirait; elle n'eut qu'une crainte, celle +de ne pas s'expliquer d'une façon assez précise sur ce que devaient être +leurs relations. + +«Je ne puis être votre femme, quand je....» + +Karénine eut un rire froid et mauvais. + +«Le genre de vie qu'il vous a plu de choisir se reflète jusque dans votre +manière de comprendre, mais je méprise et respecte trop, je veux dire +que je respecte trop votre passé et méprise trop le présent pour que mes +paroles prêtent à l'interprétation que vous leur donnez.» + +Anna soupira et baissa la tête. + +«Au reste, continua-t-il en s'échauffant, j'ai peine à comprendre que, +n'ayant rien trouvé de blâmable à prévenir votre mari de votre infidélité, +vous ayez des scrupules sur l'accomplissement de vos devoirs d'épouse. + +--Alexis Alexandrovitch, qu'exigez-vous de moi? + +--J'exige de ne jamais rencontrer cet homme. J'exige que vous vous +comportiez de telle sorte que _ni le monde ni nos gens_ ne puissent vous +accuser; j'exige, en un mot, que vous ne le receviez plus. Il me semble +que ce n'est pas beaucoup demander. Je n'ai rien de plus à vous dire; je +dois sortir et ne dînerai pas à la maison.» + +Il se leva et se dirigea vers la porte. Anna se leva aussi; il la salua +sans parler, et la laissa sortir la première. + + + + +XXIV + + +Jamais, malgré l'abondance de la récolte, Levine n'éprouva autant de +déboires que cette année et ne constata plus clairement ses mauvais +rapports avec les paysans. Lui-même n'envisageait plus ses affaires au +même point de vue, et n'y prenait plus le même intérêt. De toutes les +améliorations introduites par lui avec tant de peine, il ne résultait +qu'une lutte incessante, dans laquelle lui, le maître, défendait son bien, +tandis que les ouvriers défendaient leur travail. Combien de fois n'eut-il +pas à le remarquer cet été? Tantôt c'était le trèfle réservé pour les +semences qu'on lui fauchait comme fourrage prétextant un ordre de +l'intendant, mais uniquement parce que ce trèfle semblait plus facile +à faucher; le lendemain, c'était une nouvelle machine à faner qu'on +brisait, parce que celui qui la conduisait trouvait ennuyeux de sentir une +paire d'ailes battre au-dessus de sa tête. Puis c'étaient les charrues +perfectionnées qu'on ne se décidait pas à employer, les chevaux qu'on +laissait paître un champ de froment, parce qu'au lieu de les veiller la +nuit on dormait autour du feu allumé dans la prairie; enfin trois belles +génisses, oubliées sur le regain de trèfle, moururent et jamais il ne fut +possible de convaincre le berger que le trèfle en était cause. On consola +le maître en lui racontant que douze vaches avaient péri en trois jours +chez le voisin. + +Levine n'attribuait pas ces ennuis à des rancunes personnelles de la +part des paysans; il constatait seulement avec chagrin que ses intérêts +resteraient forcément opposés à ceux des travailleurs. + +Depuis longtemps il sentait sa barque sombrer, sans qu'il s'expliquât +comment l'eau y pénétrait; il avait cherché à se faire illusion, mais +maintenant le découragement l'envahissait; la campagne lui devenait +antipathique, il n'avait plus goût à rien. + +La présence de Kitty dans le voisinage aggravait ce malaise moral; il +aurait voulu la voir, et ne pouvait se résoudre à aller chez sa soeur. +Quoiqu'il eût senti en la revoyant sur la grand'route qu'il l'aimait +toujours, le refus de la jeune fille mettait entre eux une barrière +infranchissable. «Je ne saurais lui pardonner de m'accepter parce qu'elle +n'a pas réussi à en épouser un autre», se disait-il, et cette pensée la +lui rendait presque odieuse. «Ah! si Daria Alexandrovna ne m'avait pas +parlé....., j'aurais pu la rencontrer par hasard, et tout se serait +peut-être arrangé, mais désormais c'est impossible,..... impossible!» + +Dolly lui écrivit un jour pour lui demander une selle de dame pour Kitty, +l'invitant à l'apporter lui-même. Ce fut le coup de grâce; comment une +femme de sentiments délicats pouvait-elle ainsi abaisser sa soeur? + +Il déchira successivement dix réponses. + +Il ne pouvait venir et ne pouvait pas davantage se retrancher derrière +des empêchements invraisemblables, ou, qui pis est, prétexter un départ. +Il envoya donc la selle sans un mot de réponse, et le lendemain, sentant +qu'il avait commis une grossièreté, il partit pour faire une visite +lointaine, laissant son intendant chargé des affaires qui lui étaient +devenues si pesantes. Swiagesky, un de ses amis, lui avait récemment +rappelé sa promesse de venir chasser la bécasse; jusqu'ici, au milieu des +occupations qui le retenaient, cette chasse, qui le tentait beaucoup, +n'avait pu lui faire entreprendre ce petit voyage. Maintenant il fut +content de s'éloigner de la maison, du voisinage des Cherbatzky, et +d'aller chasser, remède auquel il avait recours dans ses jours de +tristesse. + + + + +XXV + + +Il n'y avait dans le district de Sourof ni chemins de fer ni routes +postales, et Levine partit en tarantass avec ses chevaux. À mi-chemin, +il fit halte chez un riche paysan; celui-ci, un vieillard chauve, bien +conservé, avec une grande barbe rousse grisonnant près des joues, ouvrit +la porte cochère en se serrant contre le mur pour faire place à la troïka; +il pria Levine d'entrer dans la maison. + +Une jeune femme proprement vêtue, des galoches à ses pieds nus, lavait le +plancher à l'entrée de l'izba; elle s'effraya en apercevant le chien de +Levine et poussa un cri, mais elle se rassura quand on lui dit qu'il ne +mordait pas. De son bras à la manche retroussée elle indiqua la porte de +la chambre d'honneur, et cacha son visage en se remettant à laver, courbée +en deux. + +«Vous faut-il le samovar? + +--Oui, je te prie.» + +Dans la grande chambre, chauffée par un poêle hollandais, et divisée en +deux par une cloison, se trouvaient en fait de meubles: une table ornée +de dessins coloriés, au-dessus de laquelle étaient suspendues les images +saintes, un banc, deux chaises, et près de la porte une petite armoire +contenant la vaisselle. Les volets, soigneusement fermés, ne laissaient +pas pénétrer de mouches, et tout était si propre, que Levine fit coucher +Laska dans un coin près de la porte, de crainte qu'elle ne salît le +plancher, après les nombreux bains qu'elle avait pris dans toutes les +mares de la route. + +«Bien sûr, vous allez chez Nicolas Ivanitch Swiagesky, dit le vieux paysan +en s'approchant de Levine, lorsque celui-ci sortit de la chambre pour +examiner la cour et les dépendances. Il s'arrête aussi chez nous en +passant.» + +Pendant qu'il parlait, la porte cochère cria une seconde fois sur ses +gonds, et des ouvriers entrèrent dans la cour, revenant des champs avec +les herses et les charrues. + +Le vieillard quitta Levine, s'approcha des chevaux, vigoureux et bien +nourris, et aida à dételer. + +«Qu'a-t-on labouré? + +--Les champs de pommes de terre. Hé! Fédor, laisse là ton cheval près de +l'abreuvoir, tu en attelleras un autre.» + +La belle jeune femme en galoches rentra en ce moment dans la maison avec +deux seaux pleins d'eau, et d'autres femmes, jeunes, belles, laides ou +vieilles, avec ou sans enfants, apparurent. + +Le samovar se mit à chanter; les ouvriers, ayant dételé leurs chevaux, +allèrent dîner, et Levine, faisant retirer ses provisions de la calèche, +invita le vieillard à prendre le thé. Le paysan, visiblement flatté, +accepta, tout en se défendant. + +Levine, en buvant le thé, le fit jaser. + +Dix ans auparavant ce paysan avait pris en ferme d'une dame 120 déciatines, +et l'année précédente les avait achetées; il louait en même temps 300 +déciatines à un autre voisin: une portion de cette terre était sous-louée; +le reste, une quarantaine de déciatines, était exploité par lui avec ses +enfants et deux ouvriers. + +Le vieux se lamentait, assurait que tout allait mal, mais c'était par +convenance, car il cachait difficilement l'orgueil que lui inspiraient +son bien-être, ses beaux enfants, son bétail et, par-dessus tout, la +prospérité de son exploitation. Dans le courant de la conversation il +prouva qu'il ne repoussait pas les innovations, cultivait les pommes de +terre en grand, labourait avec des charrues, qu'il nommait «charrues de +propriétaire», semait du froment et le sarclait, ce que Levine n'avait +jamais pu obtenir chez lui. + +«Cela occupe les femmes, dit-il. + +--Eh bien, nous autres propriétaires n'en venons pas à bout. + +--Comment peut-on mener les choses à bien avec des ouvriers? c'est la +ruine. Voilà Swiagesky par exemple, dont nous connaissons bien la terre: +faute de surveillance, il est rare que sa récolte soit bonne. + +--Mais comment fais-tu, toi, avec tes ouvriers? + +--Oh! nous sommes entre paysans; nous travaillons nous-mêmes, et si +l'ouvrier est mauvais, il est vite chassé: on s'arrange toujours avec les +siens. + +--Père, on demande du goudron», vint dire à la porte la jeune femme aux +galoches. + +Le vieux se leva, remercia Levine, et, après s'être longuement signé +devant les saintes images, il sortit. + +Lorsque Levine entra dans la chambre commune pour appeler son cocher, il +vit toute la famille à table; les femmes servaient debout. Un grand beau +garçon, la bouche pleine, racontait une histoire qui faisait rire tout le +monde, mais principalement la jeune femme, occupée à remplir de soupe une +grande écuelle où chacun puisait. + +Levine emporta de cet intérieur de paysans aisés une impression douce et +durable, qu'il garda pendant le reste de son voyage. + + + + +XXVI + + +Swiagesky était maréchal de son district; plus âgé que Levine de cinq +ans, il était marié depuis longtemps; sa belle-soeur, une jeune fille très +sympathique, vivait chez lui, et Levine savait, comme les jeunes gens à +marier savent ces choses-là, qu'on désirait la lui voir épouser. Quoiqu'il +songeât au mariage, et qu'il fût persuadé que cette aimable personne +ferait une charmante femme, il aurait trouvé aussi vraisemblable de voler +dans les airs que de l'épouser. La crainte d'être pris pour un prétendant +lui gâtait le plaisir qu'il se proposait de sa visite, et l'avait fait +réfléchir en recevant l'invitation de son ami. + +Swiagesky était un type intéressant de propriétaire adonné aux affaires du +pays; mais il y avait peu de rapports entre les opinions qu'il professait +et sa façon de vivre et d'agir. Il méprisait la noblesse, qu'il accusait +d'être hostile à l'émancipation, traitait la Russie de pays pourri, dont +le détestable gouvernement ne valait guère mieux que celui de la Turquie; +et cependant il avait accepté la charge de maréchal de district, charge +dont il s'acquittait consciencieusement; jamais il ne voyageait sans +arborer la casquette officielle, bordée de rouge et ornée d'une cocarde. +Le paysan russe représentait pour lui un intermédiaire entre l'homme et +le singe, mais c'était aux paysans qu'il serrait de préférence la main +pendant les élections, et eux qu'il écoutait avec le plus d'attention. +Il ne croyait ni à Dieu ni au diable, mais se préoccupait beaucoup +d'améliorer le sort du clergé, et tenait à garder l'église paroissiale +dans sa terre. Dans la question de l'émancipation des femmes, il se +prononçait pour les théories les plus radicales, mais, vivant en parfaite +harmonie avec sa femme, il ne lui laissait aucune initiative, et ne +lui confiait d'autre soin que celui d'organiser aussi agréablement que +possible leur vie commune sous sa propre direction. Il affirmait qu'on ne +pouvait vivre qu'à l'étranger, mais il avait en Russie des terres qu'il +exploitait par les procédés les plus perfectionnés, et il suivait +soigneusement les progrès qui s'accomplissaient dans le pays. + +Malgré ces contradictions, Levine essayait de le comprendre, le +considérant comme une énigme vivante, et grâce à leurs relations amicales +il cherchait à dépasser ce qu'il appelait le «seuil» de cet esprit. + +La chasse à laquelle son hôte l'emmena fut médiocre; les marais étaient à +sec, et les bécasses rares; Levine marcha toute la journée pour rapporter +trois pièces; en revanche, il revint avec un excellent appétit, une +humeur parfaite, et une certaine excitation intellectuelle, qui résultait +toujours pour lui d'un exercice physique violent. + +Le soir, auprès de la table à thé, Levine se trouva assis près de la +maîtresse de la maison, une blonde de taille moyenne, au visage rond +embelli de jolies fossettes. Obligé de causer avec elle et sa soeur placée +en face de lui, il se sentait troublé par le voisinage de cette jeune +fille, dont la robe, ouverte en coeur, semblait avoir été revêtue à +son intention. Cette toilette, découvrant une poitrine blanche, le +déconcertait; il n'osait tourner la tête de ce côté, rougissait, se +sentait mal à l'aise, et sa gêne se communiquait à la jolie belle-soeur. +La maîtresse de la maison avait l'air de ne rien remarquer, et soutenait +de son mieux la conversation. + +«Vous croyez que mon mari ne s'intéresse pas à ce qui est russe? +disait-elle. Bien au contraire; il est plus heureux ici que partout +ailleurs; il a tant à faire à la campagne! vous n'avez pas vu notre école? + +--Si fait; c'est cette maisonnette couverte de lierre? + +--Oui, c'est l'oeuvre de Nastia, dit-elle en désignant sa soeur. + +--Vous y donnez vous-même des leçons? demanda Levine en regardant comme un +coupable du côté du corsage ouvert. + +--J'en ai donné et j'en donne encore, mais nous avons une maîtresse +excellente. + +--Non merci, je ne prendrai plus de thé; j'entends là-bas une conversation +qui m'intéresse beaucoup», dit Levine se sentant impoli, mais incapable de +continuer la conversation. + +Et il se leva en rougissant. + +Le maître de la maison causait à un bout de la table avec deux +propriétaires; ses yeux noirs et brillants étaient fixés sur un homme +à moustaches grises, qui l'amusait de ses plaintes contre les paysans. +Swiagesky paraissait avoir une réponse toute prête aux lamentations +comiques du bonhomme, et pouvoir d'un mot les réduire en poudre, si sa +position officielle ne l'eût obligé à des ménagements. + +Le vieux propriétaire, campagnard encroûté et agronome passionné, était +visiblement un adversaire convaincu de l'émancipation; cela se lisait +dans la forme de ses vêtements démodés, dans la façon dont il portait sa +redingote, dans ses sourcils froncés et sa manière de parler sur un ton +d'autorité étudiée; il joignait à ses paroles des gestes impérieux de ses +grandes belles mains hâlées et ornées d'un vieil anneau de mariage. + + + + +XXVII + + +«N'était l'argent dépensé et le mal qu'on s'est donné, mieux vaudrait +abandonner ses terres, et s'en aller, comme Nicolas Ivanitch, entendre la +«Belle Hélène» à l'étranger, dit le vieux propriétaire, dont la figure +intelligente s'éclaira d'un sourire. + +--Ce qui ne vous empêche pas de rester, dit Swiagesky; par conséquent vous +y trouvez votre compte. + +--J'y trouve mon compte parce que je suis logé et nourri, et parce qu'on +espère toujours, malgré tout, réformer le monde; mais c'est une ivrognerie, +un désordre incroyables! les malheureux ont si bien partagé, que beaucoup +d'entre eux n'ont plus ni cheval ni vache; ils crèvent de faim. Essayez +cependant, pour les sortir de peine, de les prendre comme ouvriers,..... +ils gâcheront tout, et trouveront encore moyen de vous traduire devant le +juge de paix. + +--Mais, vous aussi, vous pouvez vous plaindre au juge de paix, dit +Swiagesky. + +--Moi, me plaindre? pour rien au monde! Vous savez bien l'histoire de la +fabrique? Les ouvriers, après avoir touché des arrhes, ont tout planté là +et sont partis. On a eu recours au juge de paix... Qu'a-t-il fait? Il les +a acquittés. Notre seule ressource est encore le tribunal de la commune; +là on vous rosse votre homme, comme dans le bon vieux temps. N'était le +starchina[12], ce serait à fuir au bout du monde. + +[Note 12: L'_ancien_, élu tous les trois ans par la commune dont il est le +chef.] + +--Il me semble cependant qu'aucun de nous n'en vient là: ni moi, ni Levine, +ni monsieur, dit Swiagesky en désignant le second propriétaire. + +--Oui, mais demandez à Michel Pétrovitch comment il s'y prend pour faire +marcher ses affaires; est-ce là vraiment une administration _rationnelle?_ +dit le vieux en ayant l'air de se faire gloire du mot _rationnel_. + +--Dieu merci, je fais mes affaires très simplement, dit Michel Pétrovitch; +toute la question est d'aider les paysans à payer les impôts en automne; +ils viennent d'eux-mêmes: «Aide-nous, petit père», et comme ce sont des +voisins, on prend pitié d'eux: j'avance le premier tiers de l'impôt en +disant: «Attention, enfants: je vous aide, il faut que vous m'aidiez à +votre tour, pour semer, faucher ou moissonner», et nous convenons de tout +en famille. On rencontre, il est vrai, parfois des gens sans conscience...» + +Levine connaissait de longue date ces traditions patriarcales; il échangea +un regard avec Swiagesky, et, interrompant Michel Pétrovitch, s'adressa au +propriétaire à moustaches grises: + +«Et comment faut-il faire maintenant, selon vous? + +--Mais comme Michel Pétrovitch, à moins d'affermer la terre aux paysans ou +de partager le produit avec eux; tout cela est possible, mais il n'en est +pas moins certain que la richesse du pays s'en va, avec ces moyens-là. +Dans les endroits où, du temps du servage, la terre rendait neuf grains +pour un, elle en rend trois maintenant. L'émancipation a ruiné la Russie.» + +Swiagesky regarda Levine avec un geste moqueur; mais celui-ci écoutait +attentivement les paroles du vieillard, trouvant qu'elles résultaient de +réflexions personnelles, mûries par une longue expérience de la vie de +campagne. + +«Tout progrès se fait par la force, continua le vieux propriétaire: Prenez +les réformes de Pierre, de Catherine, d'Alexandre. Prenez l'histoire +européenne elle-même... Et c'est dans la question agronomique surtout +qu'il a fallu user d'autorité. Croyez-vous que la pomme de terre ait été +introduite autrement que par la force? A-t-on toujours labouré avec +la charrue? Nous autres, propriétaires du temps du servage, avons pu +améliorer nos modes de culture, introduire des séchoirs, des batteuses, +des instruments perfectionnés, parce que nous le faisions d'autorité, et +que les paysans, d'abord réfractaires, obéissaient et finissaient par nous +imiter. Maintenant que nos droits n'existent plus, où trouverons-nous +cette autorité? Aussi rien ne se soutient plus, et, après une période de +progrès, nous retomberons fatalement dans la barbarie primitive. Voilà +comment je comprends les choses. + +--Je ne les comprends pas du tout ainsi, dit Swiagesky; pourquoi donc ne +continuez-vous pas vos perfectionnements en vous aidant d'ouvriers payés? + +--Permettez-moi de vous demander par quel moyen je continuerais, manquant +de toute autorité? + +«La voilà, cette force élémentaire», pensa Levine. + +--Mais avec vos ouvriers. + +--Mes ouvriers ne veulent pas travailler convenablement en employant de +bons instruments. Notre ouvrier ne comprend bien qu'une chose, se soûler +comme une brute, et gâter tout ce qu'il touche: le cheval qu'on lui confie, +le harnais neuf de son cheval; il trouvera moyen de boire au cabaret +jusqu'aux cercles de fer de ses roues, et d'introduire une cheville dans +la batteuse pour la mettre hors d'usage. Tout ce qui ne se fait pas +selon ses idées lui fait mal au coeur. Aussi l'agriculture baisse-t-elle +visiblement; la terre est négligée et reste en friche, à moins qu'on ne la +cède aux paysans; au lieu de produire des millions de tchetverts de blé, +elle n'en produit plus que des centaines de mille. La richesse publique +diminue. On aurait pu faire l'émancipation, mais progressivement.» + +Et il développa son plan personnel, où toutes les difficultés auraient été +évitées. Ce plan n'intéressait pas Levine, et il en revint à sa première +question avec l'espoir d'amener Swiagesky à s'expliquer. + +«Il est très certain que le niveau de notre agriculture baisse, et que +dans nos rapports actuels avec les paysans il est impossible d'obtenir une +exploitation rationnelle. + +--Je ne suis pas de cet avis, répondit sérieusement Swiagesky. Que +l'agriculture soit en décadence depuis le servage, je le nie, et je +prétends qu'elle était alors dans un état fort misérable. Nous n'avons +jamais eu ni machine, ni bétail convenables, ni bonne administration; nous +ne savons pas même compter. Interrogez un propriétaire, il ne sait pas +plus ce qui lui coûte que ce qui lui rapporte. + +--La tenue de livres italienne, n'est-ce pas? dit ironiquement le vieux +propriétaire. Vous aurez beau compter et tout embrouiller, vous n'y +trouverez pas de bénéfice. + +--Pourquoi embrouiller tout? Votre misérable batteuse russe ne vaudra +certes rien et se brisera vite, mais une batteuse à vapeur durera. Votre +mauvaise rosse qui se laisse traîner par la queue ne vaudra rien, mais des +percherons, ou simplement une race de chevaux vigoureux, réussiront. Il en +sera de tout ainsi. Notre agriculture a toujours eu besoin d'être poussée +en avant. + +--Encore faudrait-il en avoir le moyen, Nicolas Ivanitch. Vous en parlez à +votre aise; mais lorsqu'on a comme moi un fils à l'Université et d'autres +au Gymnase, on n'a pas de quoi acheter des percherons. + +--Il y a des banques. + +--Pour voir ma terre vendue aux enchères? Merci.» + +Levine intervint dans le débat. + +«Cette question de progrès agricole m'occupe beaucoup; j'ai le moyen +de risquer de l'argent en améliorations, mais jusqu'ici elles ne me +représentent que des pertes. Quant aux banques, je ne sais à quoi elles +peuvent servir. + +--Voilà qui est vrai! confirma le vieux propriétaire avec un rire +satisfait. + +--Et je ne suis pas le seul, continua Levine; j'en appelle à tous ceux qui +ont fait des essais comme moi: à de rares exceptions près, ils sont tous +en perte. Mais, vous-même, êtes-vous content?» demanda-t-il en remarquant +sur le visage de Swiagesky l'embarras que lui causait cette tentative de +sonder le fond de sa pensée. + +Ce n'était pas de bonne guerre; Mme Swiagesky avait avoué pendant le thé +à Levine qu'un comptable allemand, mandé exprès de Moscou, qui, pour 500 +roubles, s'était chargé d'établir les comptes de leur exploitation, avait +constaté une perte de 3000 roubles. + +Le vieux propriétaire sourit en entendant Levine; il savait évidemment à +quoi s'en tenir sur le rendement des terres de son voisin. + +«Le résultat peut n'être pas brillant, répondit Swiagesky, mais cela +prouve tout au plus que je suis un agronome médiocre, ou que mon capital +rentre dans la terre afin d'augmenter la rente. + +--La rente! s'écria Levine avec effroi. Elle existe peut-être en Europe, +où le capital qu'on met dans la terre se paye, mais chez nous il n'en est +rien. + +--La rente doit exister cependant. C'est une loi. + +--Alors c'est que nous sommes hors la loi; pour nous, ce mot de _rente_ +n'explique et n'éclaircit rien; au contraire, il embrouille tout; dites-moi +comment la rente..... + +--Ne prendriez-vous pas du lait caillé? Macha, envoie-nous du lait +caillé ou des framboises, dit Swiagesky en se tournant vers sa femme; +les framboises durent longtemps cette année.» + +Et il se leva enchanté, et probablement persuadé qu'il venait de clore la +discussion, tandis que Levine supposait qu'elle commençait seulement. + +Levine continua à causer avec le vieux propriétaire; il chercha à lui +prouver que tout le mal venait de ce qu'on ne tenait aucun compte +du tempérament même de l'ouvrier, de ses usages, de ses tendances +traditionnelles; mais le vieillard, comme tous ceux qui sont habitués +à réfléchir seuls, entrait difficilement dans la pensée d'un autre, et +tenait passionnément à ses opinions personnelles. Pour lui, le paysan +russe était une brute qu'on ne pouvait faire agir qu'avec le bâton, et le +libéralisme de l'époque avait eu le tort d'échanger cet instrument utile +contre une nuée d'avocats. + +«Pourquoi pensez-vous qu'on ne puisse pas arriver à un équilibre qui +utilise les forces du travailleur et les rende réellement productives? +lui demanda Levine en cherchant à revenir à la première question. + +--Avec le Russe, cela ne sera jamais: il faut l'autorité, s'obstina à +répéter le vieux propriétaire. + +--Mais où voulez-vous qu'on aille découvrir de nouvelles conditions de +travail? dit Swiagesky se rapprochant des causeurs, après avoir mangé du +lait caillé et fumé une cigarette. N'avons-nous pas la commune avec la +caution solidaire, ce reste de barbarie, qui d'ailleurs tombe peu à peu +de lui-même? Et maintenant que le servage est aboli, n'avons-nous pas +toutes les formes du travail libre, l'ouvrier à l'année ou à la tâche, +le journalier, le fermier, le métayer, sortez donc de là? + +--Mais l'Europe elle-même est mécontente de ces formes! + +--Oui, elle en cherche d'autres et peut-être en trouvera-t-elle. + +--Alors pourquoi ne chercherions-nous pas de notre côté? + +--Parce que c'est tout comme si nous prétendions inventer de nouveaux +procédés pour construire des chemins de fer. Ces procédés sont inventés, +nous n'avons qu'à les appliquer. + +--Mais s'ils ne conviennent pas à notre pays, s'ils lui sont nuisibles?» +dit Levine. + +Swiagesky reprit son air effrayé. + +«Aurions-nous donc la prétention de trouver ce que cherche l'Europe? +Connaissez-vous tous les travaux qu'on a faits en Europe sur la question +ouvrière? + +--Peu. + +--C'est une question qui occupe les meilleurs esprits; elle a produit une +littérature considérable, Schulze-Delitzsch et son école, Lassalle, le +plus avancé de tous, Mulhausen...., vous connaissez tout cela. + +--J'en ai une idée très vague. + +--C'est une manière de dire, vous en savez certainement aussi long que +moi. Je ne suis pas un professeur de science sociale, mais ces questions +m'ont intéressé, et puisqu'elles vous intéressent aussi, vous devriez vous +en occuper. + +--À quoi ont-ils tous abouti? + +--Pardon.....» les propriétaires s'étaient levés, et Swiagesky arrêta +encore Levine sur la pente fatale où il s'obstinait en voulant sonder le +fond de la pensée de son hôte. Celui-ci reconduisit ses convives. + + + + +XXVIII + + +Levine prit congé des dames en promettant de passer avec elles la journée +du lendemain pour faire, tous ensemble, une promenade à cheval. + +Avant de se coucher, il entra dans le cabinet de son hôte afin d'y +chercher des livres relatifs à la discussion de la soirée. + +Le cabinet de Swiagesky était une grande pièce, tout entourée de +bibliothèques, avec deux tables, dont l'une, massive, tenait le milieu de +la chambre, et l'autre était chargée de journaux et de revues en plusieurs +langues, rangés autour d'une lampe. Près de la table à écrire, une espèce +d'étagère contenait des cartons étiquetés de lettres dorées renfermant des +papiers. + +Swiagesky prit les volumes, puis s'installa dans un fauteuil à bascule. + +«Que regardez-vous là? demanda-t-il à Levine qui, arrêté devant la table +ronde, y feuilletait des journaux. Il y a, dans le journal que vous +tenez, un article très bien fait. Il paraît, ajouta-t-il gaiement, que +le principal auteur du partage de la Pologne n'est pas du tout Frédéric.» + +Et il raconta, avec la clarté qui lui était propre, le sujet de ces +nouvelles publications. Levine l'écoutait en se demandant ce qu'il pouvait +bien y avoir au fond de cet homme. En quoi le partage de la Pologne +l'intéressait-il? Quand Swiagesky eut fini de parler, il demanda +involontairement: «Et après?» Il n'y avait rien _après_, la publication +était curieuse et Swiagesky jugea inutile d'expliquer en quoi elle +l'intéressait spécialement. + +«Ce qui m'a intéressé, moi, c'est votre vieux grognon, dit Levine en +soupirant. Il est plein de bon sens et dit des choses vraies. + +--Laissez donc! c'est un vieil ennemi de l'émancipation, comme ils le sont +du reste tous. + +--Vous êtes à leur tête cependant? + +--Oui, mais pour les diriger en sens inverse, dit en riant Swiagesky. + +--Je suis frappé, moi, de la justesse de ses arguments, lorsqu'il prétend +qu'en fait de systèmes d'administration, les seuls qui aient chance de +réussir chez nous sont les plus simples. + +--Quoi d'étonnant? Notre peuple est si peu développé, moralement et +matériellement, qu'il doit s'opposer à tout progrès. Si les choses +marchent en Europe, c'est grâce à la civilisation qui y règne: par +conséquent l'essentiel pour nous est de civiliser nos paysans. + +--Comment? + +--En fondant des écoles, des écoles et encore des écoles. + +--Mais vous convenez vous-même que le peuple manque de tout développement +matériel: en quoi les écoles y obvieront-elles? + +--Vous me rappelez une anecdote sur des conseils donnés à un malade: Vous +feriez bien de vous purger.--J'ai essayé, cela m'a fait mal.--Mettez des +sangsues.--J'ai essayé, cela m'a fait mal.--Alors priez Dieu.--J'ai essayé, +cela m'a fait mal.--Vous repoussez de même tous les remèdes. + +--C'est que je ne vois pas du tout le bien que peuvent faire les écoles! + +--Elles créeront de nouveaux besoins. + +--Tant pis si le peuple n'est pas en état de les satisfaire. Et en quoi sa +situation matérielle s'améliorera-t-elle parce qu'il saura l'addition, la +soustraction et le catéchisme? Avant-hier soir je rencontrai une paysanne +portant son enfant à la mamelle; je lui demandai d'où elle venait: «De +chez la sage-femme; l'enfant crie, je le lui ai mené pour le guérir». +Et qu'a fait la sage-femme?--«Elle a porté le petit aux poules, sur le +perchoir, et a marmotté des paroles.» + +--Vous voyez bien, dit en souriant Swiagesky, pour croire à de pareilles +sottises..... + +--Non, interrompit Levine contrarié, ce sont vos écoles, comme remède +pour le peuple, que je compare à celui de la sage-femme. L'essentiel ne +serait-il pas de guérir d'abord la misère? + +--Vous arrivez aux mêmes conclusions qu'un homme que vous n'aimez guère, +Spencer. Il prétend que la civilisation peut résulter d'une augmentation +de bien-être, d'ablutions plus fréquentes, mais que l'alphabet et les +chiffres n'y peuvent rien. + +--Tant mieux ou tant pis pour moi, si je me trouve d'accord avec Spencer; +mais croyez bien que ce ne seront jamais les écoles qui civiliseront notre +peuple. + +--Vous voyez cependant que l'instruction devient obligatoire dans toute +l'Europe. + +--Mais comment vous entendez-vous sur ce chapitre avec Spencer?» + +Les yeux de Swiagesky se troublèrent et il dit en souriant: + +«L'histoire de votre paysanne est excellente.--Vous l'avez entendue +vous-même?--Vraiment?» + +Décidément ce qui amusait cet homme était le procédé du raisonnement, le +but lui était indifférent. + +Cette journée avait profondément troublé Levine. Swiagesky et ses +inconséquences, le vieux propriétaire qui, malgré ses idées justes, +méconnaissait une partie de la population, la meilleure peut-être,..... +ses propres déceptions, tant d'impressions diverses produisaient dans son +âme une sorte d'agitation et d'attente inquiète. Il se coucha, et passa +une partie de la nuit sans dormir, poursuivi par les réflexions du +vieillard. Des idées nouvelles, des projets de réforme germaient dans sa +tête; il résolut de partir dès le lendemain, pressé de mettre ses nouveaux +plans à exécution. D'ailleurs, le souvenir de la belle-soeur et de sa robe +ouverte le troublait: il valait mieux partir sans retard, s'arranger +avec les paysans avant les semailles d'automne, et réformer son système +d'administration en le basant sur une association entre maître et ouvriers. + + + + +XXIX + + +Le nouveau plan de Levine offrait des difficultés qu'il ne se dissimulait +pas; mais il persévéra, tout en reconnaissant que les résultats obtenus +n'étaient pas proportionnés à ses peines. Un des principaux obstacles +auxquels il se heurta fut l'impossibilité d'arrêter en pleine marche +une exploitation tout organisée; il reconnut la nécessité de faire ses +réformes peu à peu. + +En rentrant chez lui le soir, Levine fit venir son intendant, et lui +exposa ses nouveaux projets. Celui-ci accueillit avec une satisfaction non +dissimulée toutes les parties de ce plan qui prouvaient que ce qu'on avait +fait jusque-là était absurde et improductif. L'intendant assura l'avoir +souvent répété sans être écouté; mais lorsque Levine en vint à une +proposition d'association avec les paysans, il prit un air mélancolique, +et représenta la nécessité de rentrer au plus tôt les dernières gerbes et +de commencer le second labour. L'heure n'était pas propice aux longues +discussions, et Levine s'aperçut que tous les travailleurs étaient trop +occupés pour avoir le temps de comprendre ses projets. + +Celui qui sembla le mieux entrer dans les idées du maître fut le berger +Ivan, un paysan naïf, auquel Levine proposa de prendre part, comme associé, +à l'exploitation de la bergerie; mais, tout en l'écoutant parler, la +figure d'Ivan exprimait l'inquiétude et le regret; il remettait du foin +dans les crèches, nettoyait le fumier, s'en allait puiser de l'eau, comme +s'il eût été impossible de retarder cette besogne, et qu'il n'eût pas le +loisir de comprendre. + +L'obstacle principal auquel se heurta Levine fut le scepticisme enraciné +des paysans; ils ne pouvaient admettre que le propriétaire ne cherchât +pas à les exploiter: quelque raisonnement qu'il leur tînt, ils étaient +convaincus que son véritable but restait caché. De leur côté, ils +parlaient beaucoup, mais ils se gardaient bien d'exprimer le fond de +leur pensée. + +Levine songea au propriétaire bilieux lorsqu'ils posèrent pour condition +première de leurs nouveaux arrangements qu'ils ne seraient jamais +forcés d'employer les instruments agricoles perfectionnés, et qu'ils +n'entreraient pour rien dans les procédés introduits par le maître. Ils +convenaient que ses charrues labouraient mieux et que l'extirpateur avait +du bon; mais ils trouvaient cent raisons pour ne pas s'en servir. Quelque +regret qu'éprouvât Levine à renoncer ainsi à des procédés dont l'avantage +était évident, il y consentit, et dès l'automne une partie de ses réformes +fut mise en pratique. + +Après avoir voulu étendre l'association à l'ensemble de son exploitation, +Levine se convainquit de la nécessité de la restreindre à la bergerie, +au potager et à un champ éloigné, resté depuis huit ans en friche. Le +berger Ivan se forma un _artel_ composé des membres de sa famille et se +chargea de la bergerie. Le nouveau champ fut confié à Fédor Résounof, +un charpentier intelligent, qui s'adjoignit six familles de paysans; et +Chouraef, un garçon adroit, eut en partage le potager. + +Levine dut bientôt s'avouer que les étables n'étaient pas mieux soignées, +qu'Ivan s'entêtait aux mêmes errements quant à la façon de nourrir +les vaches et de battre le beurre; il ne parvint même pas à lui faire +comprendre que ses gages représentaient dorénavant un acompte sur ses +bénéfices. + +Il eut à constater d'autres faits regrettables: Résounof ne donna qu'un +labour à son champ, fit traîner en longueur la construction de la grange +qu'il s'était engagé à bâtir avant l'hiver; Chouraef chercha à partager +le potager avec d'autres paysans, contrairement à ses engagements; mais +Levine n'en persévéra pas moins, espérant démontrer à ses associés, à la +fin de l'année, que le nouvel ordre de choses pouvait donner d'excellents +résultats. + +Vers la fin d'août, Dolly renvoya la selle, et Levine apprit par le +messager qui la rapporta, que les Oblonsky étaient rentrés à Moscou. Le +souvenir de sa grossièreté envers ces dames le fit rougir; sa conduite +avec les Swiagesky n'avait pas été meilleure; mais il était trop occupé +pour avoir le loisir de s'appesantir sur ses remords. Ses lectures +l'absorbaient; il avait lu les livres prêtés par Swiagesky et d'autres +qu'il s'était fait envoyer. Mill, qu'il étudia le premier, l'intéressa +sans lui rien offrir d'applicable à la situation agraire en Russie. Le +socialisme moderne ne le satisfit pas davantage. Le moyen de rendre le +travail des propriétaires et des paysans russes rémunérateur ne lui +apparaissait nulle part. À force de lire, il en vint à projeter d'aller +étudier sur place certaines questions spéciales, afin de ne pas toujours +être renvoyé aux autorités, comme Mill, Schulze-Delitzsch et autres. +Au fond, il savait ce qu'il tenait à savoir: la Russie possédait un +sol admirable qui, en certains cas, comme chez le paysan sur la route, +rapportait largement, mais qui, traité à l'européenne, ne produisait +guère. Ce contraste n'était pas un effet du hasard. + +«Le peuple russe, pensait-il, destiné à coloniser des espaces immenses, +se tient à ses traditions, à ses procédés propres; qui nous dit qu'il ait +tort?» Le livre qu'il projetait devait démontrer cette théorie, et les +procédés populaires devaient être mis en pratique sur sa terre. + + + + +XXX + + +Levine songeait à partir, lorsque des pluies torrentielles vinrent +l'enfermer chez lui. Une partie de la moisson et toute la récolte de +pommes de terre n'avaient pu être emmagasinées; deux moulins furent +emportés et les routes devinrent impraticables. Mais, le 30 septembre +au matin, le soleil parut, et Levine, espérant un changement de temps, +envoya son intendant chez le marchand, pour négocier la vente de son blé. +Lui-même résolut de faire une dernière tournée d'inspection, et rentra le +soir, mouillé en dépit de ses bottes et de son bashlik, mais d'excellente +humeur; il avait causé avec plusieurs paysans qui approuvaient ses plans, +et un vieux garde, chez lequel il était entré pour se sécher, lui avait +spontanément demandé de faire partie d'une des nouvelles associations. + +«Il ne s'agit que de persévérer, pensait-il, et ma peine n'aura pas été +inutile; je ne travaille pas pour moi seulement ce que je tente peut avoir +une influence considérable sur la condition du peuple. Au lieu de la +misère, nous verrons le bien-être; au lieu d'une hostilité sourde, une +entente cordiale et la solidarité de tous les intérêts. Et qu'importe +que l'auteur de cette révolution, sans effusion de sang, soit Constantin +Levine, celui qui est venu en cravate blanche se faire refuser par Mlle +Cherbatzky!» + +Lorsque Levine, livré à ses pensées, rentra chez lui, il faisait nuit +noire. L'intendant avait rapporté un acompte sur la vente de la récolte, +et raconta qu'on voyait sur la route des quantités de blé non rentré. + +Après le thé, Levine s'installa dans un fauteuil avec son livre, et +continua ses méditations sur le voyage projeté et le fruit qu'il en +tirerait. Il se sentait l'esprit lucide, et ses idées se traduisaient en +phrases qui rendaient l'essence de sa pensée; il voulut profiter de cette +disposition favorable pour écrire; mais des paysans l'attendaient dans +l'antichambre, demandant des instructions relatives aux travaux du +lendemain. Quand il les eut tous entendus, Levine rentra dans son cabinet +et se mit à l'ouvrage. Agathe Mikhaïlowna, avec son tricot, vint y prendre +sa place habituelle. + +Après avoir écrit pendant quelque temps, Levine se leva, et se mit à +arpenter la chambre. Le souvenir de Kitty et de son refus venait de lui +traverser l'esprit avec une vivacité cruelle. + +«Vous avez tort de vous faire du souci, lui dit Agathe Mikhaïlowna. +Pourquoi restez-vous à la maison? Vous feriez bien mieux de partir pour +les pays chauds, puisque vous y êtes décidé. + +--Aussi ai-je l'intention de partir après-demain; mais il me faut terminer +mes affaires. + +--Quelles affaires? N'avez-vous pas assez donné aux paysans? Aussi ils +disent: «Votre Barine compte sans doute sur une grâce de l'Empereur!» +Quel besoin avez-vous de tant vous préoccuper d'eux? + +--Ce n'est pas d'eux que je me préoccupe, mais de moi-même.» + +Agathe Mikhaïlowna connaissait en détail tous les projets de son maître, +car il les lui avait expliqués, et s'était souvent disputé avec elle; mais +en ce moment elle interpréta ses paroles dans un sens différent de celui +qu'il leur donnait. + +«On doit certainement penser à son âme avant tout, dit-elle en soupirant. +Parfene Denisitch, par exemple, avait beau être ignorant, ne savoir ni +lire ni écrire, Dieu veuille nous faire à tous la grâce de mourir comme +lui, confessé, administré! + +--Je ne l'entends pas ainsi, répondit Levine; ce que je fais est dans mon +intérêt: si les paysans travaillent mieux, j'y gagnerai. + +--Vous aurez beau faire, le paresseux restera toujours paresseux, et celui +qui aura de la conscience travaillera; vous ne changerez rien à cela. + +--Cependant vous êtes d'avis vous-même qu'Ivan soigne mieux les vaches? + +--Ce que je dis et ce que je sais, répondit la vieille bonne, suivant +évidemment une idée qui chez elle n'était pas nouvelle, c'est qu'il faut +vous marier: voilà ce qu'il vous faut.» + +Cette observation, venant à l'appui des pensées qui s'étaient emparées de +lui, froissa Levine; il fronça le sourcil, et, sans répondre, se remit +à travailler; de temps en temps, il écoutait le petit tintement des +aiguilles à tricoter d'Agathe Mikhaïlowna, et faisait la grimace en se +reprenant à retomber dans les idées qu'il voulait chasser. + +Des clochettes et le bruit sourd d'une voiture sur la route boueuse +interrompirent son travail. + +«Voilà une visite qui vous arrive: vous n'allez plus vous ennuyer,» dit +Agathe Mikhaïlowna en se dirigeant vers la porte, mais Levine la prévint; +sentant qu'il ne pouvait plus travailler, il était content de voir arriver +quelqu'un. + + + + +XXXI + + +Levine entendit, en descendant l'escalier, le son d'une toux bien connue; +quelqu'un entrait dans le vestibule; mais, le bruit de ses pas l'empêchant +d'entendre distinctement, il espéra un moment s'être trompé; il conserva +même cet espoir en voyant un individu de haute taille se débarrasser, en +toussant, d'une fourrure. Quoiqu'il aimât son frère, il ne supportait pas +l'idée de vivre avec lui; sous l'influence des pensées réveillées dans +son coeur par Agathe Mikhaïlowna, il aurait désiré un visiteur gai et bien +portant, étranger à ses préoccupations, et capable de l'en distraire. Son +frère, qui le connaissait à fond, allait l'obliger à lui confesser ses +rêves les plus intimes, ce qu'il redoutait par-dessus tout. + +Tout en se reprochant ses mauvais sentiments, Levine accourut dans +le vestibule, et lorsqu'il reconnut son frère, épuisé et semblable à +un squelette, il n'éprouva plus qu'une profonde pitié. Debout dans +l'antichambre, Nicolas cherchait à ôter le cache-nez qui entourait +son long cou maigre, et souriait d'un sourire étrange et douloureux. +Constantin sentit son gosier se serrer. + +«Hé bien! me voilà arrivé jusqu'à toi, dit Nicolas d'une voix sourde, en +ne quittant pas son frère des yeux; depuis longtemps je désirais venir +sans en avoir la force. Maintenant cela va beaucoup mieux,» dit-il en +essuyant sa barbe de ses grandes mains osseuses. + +--Oui, oui,» répondit Levine en touchant de ses lèvres le visage desséché +de son frère et en remarquant, presque avec effroi, l'étrangeté de son +regard brillant. + +Constantin lui avait écrit, quelques semaines auparavant, qu'ayant réalisé +la petite portion de leur fortune mobilière commune, il avait une somme +d'environ 2000 roubles à lui remettre. C'était cet argent que Nicolas +venait toucher; il désirait revoir par la même occasion le vieux nid +paternel, et poser le pied sur la terre natale pour y puiser des forces, +comme les héros de l'ancien temps. Malgré sa taille voûtée et son +effrayante maigreur, il avait encore des mouvements vifs et brusques: +Levine le mena dans son cabinet. + +Nicolas s'habilla avec soin, ce qui ne lui arrivait pas autrefois, peigna +ses cheveux rudes et rares, et monta en souriant. Il était d'une humeur +douce et caressante; son frère l'avait connu ainsi dans son enfance; il +parla même de Serge Ivanitch sans amertume. En voyant Agathe Mikhaïlowna, +il plaisanta avec elle, et la questionna sur tous les anciens serviteurs +de la maison; la mort de Parfene Denisitch parut l'impressionner vivement, +sa figure prit une expression d'effroi; mais il se remit aussitôt. + +«Il était très vieux, n'est-ce pas?» dit-il, et changeant aussitôt de +conversation: «Eh bien, je vais rester un mois ou deux chez toi, puis +j'irai à Moscou, où Miagkof m'a promis une place, et j'entrerai en +fonctions. Je compte vivre tout autrement, ajouta-t-il. Tu sais, j'ai +éloigné cette femme. + +--Marie Nicolaevna. Pourquoi donc? + +--C'était une vilaine femme qui m'a causé tous les ennuis imaginables.» + +Il se garda de dire qu'il avait chassé Marie Nicolaevna parce qu'il +trouvait le thé qu'elle faisait trop faible; au fond, il lui en voulait de +le traiter en malade. + +«Je veux, du reste, changer tout mon genre de vie; j'ai fait des bêtises +comme tout le monde, mais je ne regrette pas la dernière. Pourvu que je +reprenne des forces, tout ira bien; et, Dieu merci, je me sens beaucoup +mieux.» + +Levine écoutait et cherchait une réponse qu'il ne pouvait trouver. Nicolas +se mit alors à le questionner sur ses affaires, et Constantin, heureux +de pouvoir parler sans dissimulation, raconta ses plans et ses essais de +réforme. Nicolas écoutait sans témoigner le moindre intérêt. Ces deux +hommes se tenaient de si près, qu'ils se devinaient rien qu'au son de +la voix; la même pensée les abordait en ce moment, et primait tout: la +maladie de Nicolas et sa mort prochaine. Ni l'un ni l'autre n'osait y +faire la moindre allusion, et ce qu'ils disaient n'exprimait nullement +ce qu'ils éprouvaient. + +Jamais Levine ne vit approcher avec autant de soulagement le moment de se +coucher. Jamais il ne s'était senti aussi faux, aussi peu naturel, aussi +mal à l'aise. Tandis que son coeur se brisait à la vue de ce frère mourant, +il fallait entretenir une conversation mensongère sur la vie que Nicolas +comptait mener. + +La maison n'ayant encore qu'une chambre chauffée, Levine, pour éviter +toute humidité à son frère, lui offrit de partager la sienne. + +Nicolas se coucha, dormit comme un malade, se retournant à chaque instant +dans son lit, et Constantin l'entendit soupirer en disant: «Ah! mon +Dieu!». Quelquefois, ne parvenant pas à cracher, il se fâchait, et disait +alors: «Au diable!» Longtemps son frère l'écouta sans pouvoir dormir, +agité qu'il était de pensées qui le ramenaient toujours à l'idée de la +mort. + +C'était la première fois que la mort le frappait ainsi par son inexorable +puissance, et elle était là, dans ce frère aimé qui geignait en dormant, +invoquant indistinctement Dieu ou le diable; elle était en lui aussi, et +si cette fin inévitable ne venait pas aujourd'hui, elle viendrait demain, +dans trente ans, qu'importe le moment! Comment n'avait-il jamais songé à +cela? + +«Je travaille, je poursuis un but, et j'ai oublié que tout finissait et +que la mort était là, près de moi!» + +Accroupi sur son lit, dans l'obscurité, entourant ses genoux de ses bras, +il retenait sa respiration dans la tension de son esprit. Plus il pensait, +plus il voyait clairement que dans sa conception de la vie il n'avait omis +que ce léger détail, la mort, qui viendrait couper court à tout, et que +rien ne pouvait empêcher! C'était terrible! + +«Mais je vis encore. Que faut-il donc que je fasse maintenant?» se +demanda-t-il avec désespoir. Et, allumant une bougie, il se leva doucement, +s'approcha du miroir et y examina sa figure et ses cheveux; quelques +cheveux gris se montraient déjà aux tempes, ses dents commençaient à se +gâter; il découvrit ses bras musculeux, ils étaient pleins de force. Mais +ce pauvre Nicolas, qui respirait péniblement avec le peu de poumons qui +lui restait, avait eu aussi un corps vigoureux. Et tout à coup il se +souvint qu'étant enfants, le soir, lorsqu'on les avait couchés, leur +bonheur était d'attendre que Fedor Bogdanowitch, leur précepteur, eût +quitté la chambre pour se battre à coups d'oreiller, et rire, rire de si +bon coeur, que la crainte du précepteur elle-même ne pouvait arrêter cette +exubérance de gaieté. «Et maintenant le voilà couché, avec sa pauvre +poitrine creuse et voûtée, et moi je me demande ce que je deviendrai, +et je ne sais rien, rien!» + +«Kha, Kha! que diable fais-tu là et pourquoi ne dors-tu pas? demanda la +voix de Nicolas. + +--Je n'en sais rien, une insomnie. + +--Moi, j'ai bien dormi, je ne transpire plus: viens me toucher, plus rien.» + +Levine obéit, puis se recoucha, éteignit la bougie, mais ne s'endormit pas +encore et continua à réfléchir. + +«Oui, il se meurt! il mourra au printemps; que puis-je faire pour l'aider? +que puis-je lui dire? que sais-je? J'avais même oublié qu'il fallait +mourir!» + + + + +XXXII + + +Levine avait souvent remarqué combien la politesse et l'excessive +humilité de certaines gens se transforment subitement en exigences et en +tracasseries, et il prévoyait que la douceur de son frère ne serait pas de +longue durée. Il ne se trompait pas; dès le lendemain, Nicolas s'irrita +des moindres choses, et s'attacha à froisser son frère dans tous ses +points les plus sensibles. + +Constantin se sentait coupable d'hypocrisie; mais il ne pouvait exprimer +ouvertement sa pensée. Si ces deux frères avaient été sincères, ils se +seraient regardés en face et Constantin n'aurait su que répéter: «Tu vas +mourir, tu vas mourir!» À quoi Nicolas aurait répondu: «Je le sais, et +j'ai peur, terriblement peur!» Ils n'avaient pas d'autres préoccupations +dans l'âme. Mais, cette sincérité n'étant pas possible, Constantin tentait, +ce qu'il faisait toujours sans succès, de parler de sujets indifférents, +et son frère, qui le devinait, s'irritait et relevait chacune de ses +paroles. + +Le surlendemain, Nicolas entama une fois de plus la question des réformes +de son frère qu'il critiqua et confondit, par taquinerie, avec le +communisme. + +«Tu as pris les idées d'autrui, pour les défigurer et les appliquer là où +elles ne sont pas applicables. + +--Mais je ne veux en rien copier le communisme qui nie le droit à la +propriété, au capital, à l'héritage. Je suis loin de nier des stimulants +aussi importants. Je cherche seulement à les régulariser. + +--En un mot, tu prends une idée étrangère, tu lui ôtes ce qui en fait +la force, et tu prétends la faire passer pour neuve, dit Nicolas en +tiraillant sa cravate. + +--Mais puisque mes idées n'ont aucun rapport..... + +--Ces doctrines, continua Nicolas en souriant ironiquement avec un +regard étincelant d'irritation, ont du moins l'attrait que j'appellerai +géométrique, d'être claires et logiques. Ce sont peut-être des utopies, +mais on comprend qu'il puisse se produire une forme nouvelle de travail si +on parvient à faire table rase du passé, s'il n'y a plus ni propriété ni +famille; mais tu n'admets pas cela? + +--Pourquoi veux-tu toujours confondre? Je n'ai jamais été communiste. + +--Je l'ai été, moi, et je trouve que si le communisme est prématuré, il a +de l'avenir, de la logique, comme le christianisme des premiers siècles. + +--Et moi, je crois que le travail est une force élémentaire, qu'il faut +étudier du même point de vue qu'une science naturelle, dont il faut +reconnaître les propriétés et..... + +--C'est absolument inutile; cette force agit d'elle-même et, selon le +degré de civilisation, prend des formes différentes. Partout il y a eu +des esclaves, puis des métayers, des fermiers, des ouvriers libres. Que +cherches-tu de plus?» + +Levine prit feu à ces derniers mots, d'autant plus qu'il craignait que son +frère n'eût raison en lui reprochant de vouloir découvrir un terme moyen +entre les formes du travail existantes et le communisme. + +«Je cherche une forme de travail qui profite à tous, à moi comme à mes +ouvriers, répondit-il en s'animant. + +--Ce n'est pas cela, tu as cherché l'originalité toute ta vie, et tu veux +prouver maintenant que tu n'exploites pas tes ouvriers tout bonnement, +mais que tu y mets des principes. + +--Puisque tu le comprends ainsi, quittons ce sujet, répondit Levine, qui +sentait le muscle de sa joue droite tressaillir involontairement. + +--Tu n'as jamais eu de convictions, tu ne cherches qu'à flatter ton +amour-propre. + +--Très bien, mais alors laisse-moi tranquille. + +--Certes oui, je te laisserai tranquille! j'aurais déjà dû le faire. Que +le diable t'emporte! Je regrette fort d'être venu.» + +Levine eut beau chercher à le calmer, Nicolas ne voulut rien entendre, et +persista à dire qu'il valait mieux se séparer: Constantin dut s'avouer que +la vie en commun n'était pas possible. Il vint cependant trouver son frère, +lorsque celui-ci se prépara au départ, pour lui faire d'un ton un peu +forcé des excuses, et le prier de lui pardonner s'il l'avait offensé. + +--Ah! ah! de la magnanimité maintenant! dit Nicolas en souriant. Si tu es +tourmenté du besoin d'avoir raison, mettons que tu es dans le vrai, mais +je pars tout de même.» + +Au dernier moment, cependant, Nicolas eut, en embrassant son frère, un +regard étrangement grave. + +«Kostia, ne me garde pas rancune!» dit-il d'une voix tremblante. + +Ce furent les seules paroles sincères échangées entre les deux frères. +Levine comprit que ces mots signifiaient: «Tu le vois, tu le sais, je m'en +vais, nous ne nous reverrons peut-être plus!» Et les larmes jaillirent de +ses yeux. Il embrassa encore son frère sans trouver rien à lui répondre. + +Le surlendemain Levine partit à son tour. Il rencontra à la gare le jeune +Cherbatzky, cousin de Kitty, et l'étonna par sa tristesse. + +«Qu'as-tu? demanda le jeune homme. + +--Rien, si ce n'est que la vie n'est pas gaie. + +--Pas gaie? Viens donc à Paris avec moi au lieu d'aller dans un endroit +comme Mulhouse; tu verras si l'existence y est amusante! + +--Non, c'est fini pour moi: il est temps de mourir. + +--Voilà une idée! dit en riant Cherbatzky. Je m'apprête à commencer la vie, +moi. + +--Je pensais de même il y a peu de temps, mais je sais maintenant que je +mourrai bientôt.» + +Levine disait ce qu'il pensait; il ne voyait devant lui que la mort, +ce qui ne l'empêchait pas de s'intéresser à ses projets de réforme; il +fallait bien occuper sa vie jusqu'au bout. Tout lui semblait ténèbres, +mais ses projets lui servaient de fil conducteur et il s'y rattachait de +toutes ses forces. + +FIN DU PREMIER VOLUME + + * * * * * + +Coulommiers.--Imp. PAUL BRODARD.--696-96. + + * * * * * + + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Anna Karénine, Tome I, by Léon Tolstoï + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ANNA KARÉNINE, TOME I *** + +***** This file should be named 17552-8.txt or 17552-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/1/7/5/5/17552/ + +Produced by Nikola Smolenski, Mireille Harmelin and the +Online Distributed Proofreaders Europe at +http://dp.rastko.net. This file was produced from images +generously made available by the Bibliothèque nationale +de France (BnF/Gallica) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. Special rules, +set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to +copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to +protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project +Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you +charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you +do not charge anything for copies of this eBook, complying with the +rules is very easy. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. 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