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diff --git a/.gitattributes b/.gitattributes new file mode 100644 index 0000000..6833f05 --- /dev/null +++ b/.gitattributes @@ -0,0 +1,3 @@ +* text=auto +*.txt text +*.md text diff --git a/17555-8.txt b/17555-8.txt new file mode 100644 index 0000000..85e3d62 --- /dev/null +++ b/17555-8.txt @@ -0,0 +1,2199 @@ +The Project Gutenberg EBook of Sur les moeurs et usages des Morlaques, +appellés Montenegrins, by Alberto Fortis + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Sur les moeurs et usages des Morlaques, appellés Montenegrins + +Author: Alberto Fortis + +Release Date: January 20, 2006 [EBook #17555] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK SUR LES MOEURS ET USAGES DES *** + + + + +Produced by Nikola Smolenski, Mireille Harmelin and the +Online Distributed Proofreaders Europe at +http://dp.rastko.net. This file was produced from images +generously made available by the Bibliothèque nationale +de France (BnF/Gallica) + + + + + + + +LIBRARY OF THE UNIVERSITY OF MICHIGAN + + + LETTRE DE M. L'ABBÉ FORTIS + À MYLORD COMTE DE BUTE, + SUR LES MOEURS ET USAGES DES MORLAQUES, APPELLÉS MONTENEGRINS. + + +À BERNE, CHEZ LA SOCIÉTÉ TYPOGRAPHIQUE. +M DCC LXXVIII + + + + +MYLORD, + + +Pendant votre séjour parmi nous, vous aurez souvent entendu parler des +_Morlaques_ comme d'un peuple féroce, inhumain, stupide, & capable de +commettre tous les crimes. Vous me taxerez, peut-être, de témérité, +d'avoir dirigé mes voyages dans un pays habité par une nation semblable? + +Les habitans[1] des villes maritimes de la Dalmatie, racontent une +infinité d'actions cruelles de ce peuple, qui, livré à une rapacité +habituelle, s'est porté, souvent, à des excès atroces. Mais ces faits +raportés, ou sont d'anciennes dattes, ou, s'il y en a d'arrivés dans des +tems plus modernes, les circonstances prouvent qu'il faut les attribuer +plutôt à la corruption de quelques individus, qu'au mauvais caractère +de la nation en général. Dans les dernières guerres contre les _Turcs_, +les _Morlaques_ peuvent avoir pris l'habitude de voler et d'assassiner +impunément, et avoir donné, après la paix, quelques tristes exemples de +cruauté et d'un naturel féroce. Mais quelles troupes, revenues d'une +guerre, qui semble autoriser toutes les violences contre un ennemi, n'ont +pas peuplé les forêts et les grand chemins de voleurs et de meurtriers? +Je crois devoir une apologie à une nation, qui m'a fait un si bon accueil, +et qui m'a traité avec tant d'humanité. À cet effet, je n'ai qu'à raconter +sincèrement ce que j'ai observé de ses moeurs et de ses usages. Mon récit +doit paroître d'autant plus impartial, que les voyageurs ne sont que trop +enclins à grossir les dangers, qu'ils ont courus dans les pays qui ont +fait l'objet de leurs recherches. + +[Note 1: l'orthographe et la ponctuation propres au manuscrit original +sont conservées dans la présente édition.] + + + + +§. I. + +_De l'origine des MORLAQUES_. + + +L'origine des _Morlaques_, répandus aujourd'hui dans les vallées riantes +de _Kotar_; le long des rivieres de _Kerka_, de _Cettina_, de _Naventa_, & +dans les montagnes de la _Dalmatie intérieure_[2], est envelopée dans la +nuit obscure des siècles barbares. Il en est de même à l'égard de celle de +plusieurs peuples, qui, à cause de leur ressemblance avec les _Morlaques_ +dans la langue & dans les Moeurs, paroissent composer une seule nation, +étendue depuis le Golfe de Venise jusqu'à la mer Glaciale. Les émigrations +des différentes tribus des peuples _Slaves_, qui sous le nom de _Scythes_, +de _Getes_, de _Goths_, de _Huns_, de _Slavini_, de _Croates_, d'_Avares_, +de _Vandales_, ont inondé les provinces Romaines du tems de la décadence +de l'Empire, ont vu troubler étrangement la généalogie des nations qui +dans des siècles plus reculés, se sont emparées peut-être des mêmes pays +de la même manière[3]. Les restes des _Ardiées_, des _Autariates_, & des +autres peuples Illiriens, anciennement établis, en Dalmatie & toujours +impatiens du joug des Romains, se seront joints volontairement à ces +conquérans étrangers dont la langue, & les moeurs ressembloient si fort à +celles du peuple conquis[4]. Au commencement du treiziéme siècle, les +_Tartares_ chasserent _Bela_ IV, Roi de Hongrie, qui se réfugia dans les +isles de Dalmatie. Il est probable que plusieurs familles de ce peuple se +fixérent, à cette occasion, dans les vallées désertes des montagnes & +produisirent ces germes de _Calmouks_, qu'on voit encore s'y déveloper, +principalement dans le comté de _Zara_. + +[Note 2: Le pays habité par les Morlaques s'étend beaucoup plus loin vers +la Grèce, l'Allemagne, & la Hongrie. Il ne s'agit ici que de la partie que +l'auteur a parcourue.] + +[Note 3: L'auteur compte parmi ces branches prétendues des _Slaves_, des +peuples d'une origine très différente. _Scythes_ paroit avoir été un nom +générique, donné par les Grècs, à toutes les nations du nord de l'Asie & +de l'Europe orientale. Ce que nous savons des _Goths_ & de _Huns_, nous +prouve clairement qu'ils n'ont pas été d'extraction _Esclavone_. _Remarque +du Trad._] + +[Note 4: On ne peut pas douter de l'existence de la langue _Esclavone_ en +_Illirie_, déjà du tems de la république Romaine. Les noms des villes, des +rivières, des montagnes, des peuples, de ces contrées, conservés par les +auteurs Grècs & Latins, sont visiblement _Esclavons_. _Promona_, _Alvona_, +_Senia_, _Jadera_, _Rataneum_, _Stlupy_, _Uscana_, _Bilazora_, _Zagora_, +_Tristolus_, _Ciabrus_, _Ochra_, _Carpatius_, _Pleuratus_, _Agron_, +_Teuca_, _Dardani_, _Triballi_, _Græbai_, _Pirusiæ_, & tant d'autres mots, +qui se trouvent dans les historiens & les géographes anciens, le prouvent +assez. On pourroit ajouter encore un grand nombre de noms de racine +_Esclavone_, qu'on rencontre en _Illirie_ dans des inscriptions, dressées +du tems des premiers Empereurs.] + +On ne peut pas faire grande attention au sentiment de _Maginy_, qui dérive +de l'_Épire_ & les _Uscoques_ & les _Morlaques_. Le dialecte de ces +peuples a cependant plus d'affinité avec celui des _Rasciens_, & des +_Bulgares_, qu'avec celui des _Albanois_. Suposé même que les _Morlaques_ +de la Dalmatie Vénitienne fussent sortis, en partie de l'_Albanie_, +il seroit toujours question de savoir d'où ils sont venus pour se +transplanter autrefois dans ce dernier pays? Cet auteur fait d'ailleurs +une nation séparée des _Haiducks_, qui, comme on peut juger par la +signification de leur nom, n'ont jamais formé un peuple[5]. + +[Note 5: _Haiduck_, signifie originairement un chef de parti, ou, comme en +_Transylvanie_, un chef de famille. En Dalmatie on se sert de ce mot pour +désigner un criminel, un fugitif, un assasin ou un voleur de grand +chemin.] + + + + +§. II. + +_Étymologie du nom des MORLAQUES._ + + +Dans leur langue, les _Morlaques_ s'appellent généralement Ulah[6]; +nom national, duquel cependant, autant que j'ai pu apprendre, il ne se +rencontre avant le treizième siècle, aucun vestige dans les documens +existans en Dalmatie. Il signifie un homme puissant & considéré. Le nom +de _More-Ulah_, ou par corruption de _Morlaque_, que leur donnent les +habitans des villes, pourroit indiquer leur origine, & faire présumer que +ce peuple est parti des bords de la mer Noire[7] pour s'emparer du pays +qu'il habite actuellement. Il est probable, que le nom de _More-Ulah_ a +dénoté, dès le commencement, les puissans ou les conquérans venus de la +mer, qui s'appelle _More_ dans tous les dialectes de l'Esclavon. + +[Note 6: Dans ces mots Esclavons, la lettre H se prononce avec une +aspiration gutturale.] + +[Note 7: Ou plutôt des bords de l'Océan septentrional.] + +Une Étymologie du nom _Morlaque_, inventée par le célèbre savant Dalmatien +JEAN LUCIO, & adoptée aveuglément par son compilateur FRESCHOT, mérite peu +d'attention: Cet historien prétend, que le nom de _More-Ulah_, signifie +des _Latins Noirs_ quoique le mot _More_, en langue Illyrienne, ne dénote +pas le noir, & que les _Morlaques_ soient plus blancs que les Italiens. +Trouvant dans le mot _Ulah_, qui indique puissance & autorité, la racine +commune des noms _Ulah_ & _Ulak_ ou _Valaques_, il en infère que les +_Morlaques_ & les _Valaques_ doivent être nécessairement la même nation. +Or les _Valaques_ parlent un latin corrompu, & quand on leur en demande +la raison, ils répondent qu'ils sont Romains: ainsi nos _Morlaques_ sont +aussi Romains, quoique leur langue soit si différente du Latin. Ces +_Ulah_, descendans d'une colonie Romaine, furent depuis subjugués par +les _Slaves_, parmi lesquels le nom de _Ulah_ devint un terme injurieux, +désignant la servitude, & appliqué uniquement aux classes les plus +méprisées de la nation conquérante. + +La foiblesse de ces conjectures chimériques se montrera suffisamment +par quelques remarques. Les _Morlaques_ ou les _Ulah_, prirent le nom de +nobles & de puissans, avec autant de raison, que le corps de la nation +prit celui de _Slave_ ou d'Illustre. Ce mot de _Ulah_ n'a aucun rapport +avec le Latin, & s'il est en effet, la racine du nom des _Valaques_, +la raison en est naturelle, puisqu'il est connu, que, malgré quelques +colonies Romaines établies par TRAJAN, la _Dacie_ étoit presque +entièrement peuplée par une nation, qui parlait Esclavon aussi bien +que ses conquérans postérieurs. Il est peu croyable que ces vainqueurs +_Slaves_, voulant laisser ou donner un nom au peuple vaincu, en eussent +choisi un, qui dans leur propre langue, signifie un homme noble & puissant. + +Il se trouve, sans doute, plusieurs mots dérivés du Latin, dans le langage +des habitans de l'intérieur de l'_Illyrie_. Tels sont _falbun_ fable; +_plavo_, jaune, _slap_, cascade; _vino_, vin; _capa_, bonnet; _teplo_, +tiéde; _zlip_, aveugle; _sparta_, panier; _skrynia_, coffre; _lug_, forêt, +qui viennent visiblement des mots Latins, _Sabulum_, _flavus_, _lapsus_, +_vinum_, _caput_, _tepidus_, _lippus_, _sporta_, _scrinium_, _lucus_. +Mais de ces mots, ou des autres encore, dont on pourroit dresser un assez +long catalogue, il seroit absurde d'inférer que nos _Morlaques_ modernes +descendent en droite ligne des anciens Romains, établis en Dalmatie. + +C'est un défaut commun à presque tous les écrivains, qui traitent de +l'origine des nations, de tirer des conséquences générales d'un petit +nombre de données légéres & particulieres, dépendantes, à l'ordinaire, de +quelques circonstances accidentelles & passageres. Je suis persuadé de la +possibilité de découvrir l'origine des peuples par l'examen des langues +qu'ils parlent: mais je suis convaincu en même tems, de la nécessité d'une +profonde critique, pour distinguer les mots primitifs d'une langue, de +ceux qui ont été empruntés des langues étrangéres, si l'on veut éviter de +tomber dans de grandes méprises. Dans la langue _Illyrienne_, répandue +depuis la mer Adriatique jusqu'à l'Océan, se trouve une quantité +considérable de racines, semblables à celles de la langue Grècque: il y +en a même, parmi les noms des nombres, qui cependant doivent être sensés +indigènes. Beaucoup de mots Esclavons sont entièrement Grècs; comme +_Spugga_, _Trapeza_, _Catrida_, provenus sans aucune altération sensible +de _Spoggos_, _Trapeza_, _Kathedra_. La multitude des Grécismes & +l'analogie des deux Alphabeths, ne m'engagera, pas cependant à soutenir, +que la nation nombreuse des Esclavons descend des Grècs, resserrés dans un +pays borné: ou plutôt que la premiere de ces nations, a envahi & peuplé la +Grèce dans les tems les plus reculés. Il seroit également difficile & +inutile d'éclaircir des matières de cette nature, qui resteront toujours +couvertes des ténèbres de l'Antiquité. + +Un savant Anglois[8] a traité de la ressemblance entre la langue +_Illyrienne_ & l'_Angloise_. Il y a, sans doute, dans ces deux langues +quelques mots correspondans: mais, comme ces mots se trouvent dans la +langue Germanique, portée par les _Saxons_ dans la Grande-Bretagne, il +faudroit examiner, si ces mots n'appartiennent pas plutôt à quelque +dialecte des anciens _Celtes_ du nord? En tout cas, je serois sur mes +gardes avant de prononcer sur ces matières, à moins d'observer une +ressemblance frapante entre le corps entier & le génie des deux langues. +La quantité de termes étrangers, mêlés sans l'Italien, prouve que, +indépendamment de l'origine d'un peuple, son idiome peut contenir beaucoup +de mots, qui lui sont communs avec des idiomes différens. Sans parler +des Arabismes, des Grécismes, des Germanismes de la langue Italienne, +dont MURATORI a déjà donné la collection, n'est-elle pas remplie +encore d'Esclavonismes? _Abbajare_ vient de _objalati_; _svaligiare_ de +_svlaçiti_; _barare_ de _varati_; _tartagliare_ de _tartati_, _ammazzare_ +de _Maç_, épée de son dérivé _maçati_; _ricco_ de _srichian_, heureux; +_tassa_ de _çassa_; _copa_ de _kuppa_; _danza_ de _tanza_; _bravo_ de +_pravo_, adverbe d'approbation; _briga_ est un mot purement Illyrien, +qui répond à sa signification en Italie. Enfin, une infinité de mots du +dialecte Vénitien, empruntés des _Illyriens_, ne prouvent pas que ces +républicains descendent de la nation _Esclavone_. + +[Note 8: _BREREWOOD_, _de Scrut. Relig._] + + + + +§. III. + +_De la différence entre l'origine des MORLAQUES, & celle des habitans des +bords de la mer & des ISLES_. + + +Les habitans des villes maritimes, qui font la véritable postérité des +colonies Romaines, marquent peu de bonne volonté aux _Morlaques_, & ces +derniers témoignent aux premiers, comme aux insulaires, un profond mépris. +Ces sentimens réciproques, sont peut-être un indice d'une ancienne +inimitié, qui a désuni ces deux races. Un _Morlaque_ s'incline devant un +gentilhomme des villes, ou devant un avocat, dont il a besoin: mais il ne +les aime pas; il compte le reste de la nation, à qui il n'a pas à faire, +dans la classe des _Bodoli_; nom auquel il attache une idée de mépris & +d'injure. Je me souviens, à cette occasion, du propos d'un soldat Morlaque +qui mourut, il y a peu de tems, dans l'hópital de Padoue. Le religieux, +destiné à le consoler dans ses derniers momens, ignorant la force de ce +terme, commença son exhortation par lui dire: courage mon cher _Bodolo!_ +«Mon pere, répliqua le mourant tout de suite, ne m'appellez pas Bodolo, ou +je me damne». + +La diversité considérable dans le langage, dans l'habillement, dans les +coutumes & dans le caractère, prouve clairement que les habitans des +contrées maritimes de la _Dalmatie_, ont une autre origine que ceux qui +habitent les montagnes: ou si leur origine est la même, qu'ils se sont +établis dans ce pays en différentes époques, & dans des circonstances, +capables d'altérer le caractère national? Parmi les peuplades des +_Morlaques_ il regne la même diversité, résultante des différens pays d'où +elles sont sorties, de leur mélange avec d'autres peuples, des invasions +successives, & des guerres entre leurs tribus. Les habitans de _Kotar_ +sont généralement blonds, avec des yeux bleus, la face large & le nez +écrasé; traits qui se rencontrent aussi chez les _Morlaques_ des plaines +de _Scign_ & de _Knin_. Ceux de _Douaré_ & de _Vergoraz_ ont les cheveux +châtains, le teint olivâtre, le visage long, & la taille avantageuse. Dans +leur caractère on remarque la même diversité: les _Morlaques_ de _Kotar_ +sont à l'ordinaire, doux, honnêtes & dociles; ceux de _Vergoraz_, au +contraire sont féroces, altiers, audacieux & entreprenans. La situation +de ces derniers, au milieu de montagnes stériles & inaccessibles, qui en +augmentant les besoins, assurent aussi l'impunité des moyens pour les +satisfaire, & leur inspire une passion démesurée pour la rapine. Peut-être +le sang des anciens _Ardiées_ & des _Autariates_, chassés par les Romains +dans ces montagnes, coule-t-il encore dans leurs veines[9]? + +[Note 9: «Les _Ardiées_, les _Daorisses_, les _Plérées_ sont dans le +voisinage de la rivière _Narona_. Les plus proches s'appellent les +_Ardiées Varales_. Les Romains les éloignerent de la mer, & les +chasserent dans les terres, pour les empêcher de piller & de saccager +tout, selon leur coûtume. Leur pays est âpre, stérile, & digne de ses +habitants sauvages.» _STRABON. L. VII_.] + +Leurs pillages tombent à l'ordinaire sur les _Turcs_; en cas de besoin, +cependant, ils n'épargnent guères plus les chrétiens. Entre plusieurs +traits subtils & hardis de friponnerie, qu'on m'a racontés d'un de ces +montagnards, il y en a un, qui me semble caractéristique. Un pauvre +homme, se trouvant à une foire dans une ville voisine, posa par terre un +chaudron, qu'il venoit d'acheter, & en s'assayant à côté, s'engagea dans +un entretien sérieux avec un homme de sa connoissance. Le fripon de +_Vergoraz_ s'approcha, & mit le chaudron sur sa tête, sans changer de +situation. Le propriétaire, ayant fini son entretien & n'appercevant plus +son chaudron, demanda à celui qui le portoit sur sa tête, s'il n'avoit pas +vu quelqu'un emporter cet ustencile? «Non, répondit le fripon je n'y ai +pas fait attention, mais si, comme moi, vous aviez mis votre chaudron sur +votre tête, on n'auroit point pu vous le voler». Malgré ces friponneries, +qu'on dit être très-communes chez cette nation, un étranger peut voyager +dans ce pays en toute sureté, & s'attendre à être par-tout bien escorté & +reçu avec hôspitalité. + + + + +§. IV. + +_Des HAIDUCKS._ + + +Le plus grand danger à craindre vient de la quantité des _Haiducks_, qui +se retirent dans les cavernes & dans les forêts de ces montagnes rudes +& sauvages. Il ne faut pas cependant s'épouvanter trop de ce danger. +Pour voyager surement dans ces contrées désertes, le meilleur moyen est +précisément de se faire accompagner par quelques-uns de ces honnêtes gens, +incapables d'une trahison. On ne doit pas s'effaroucher, par la réflexion +que ce sont des bandits: quand on examine les causes de leur triste +situation, on découvre, à l'ordinaire, des cas plus propres à inspirer +de la pitié que de la défiance. Si ces malheureux dont le nombre augmente +sans mésure, avoient une ame plus noire, il faudroit plaindre le sort des +habitans des villes maritimes de la Dalmatie. + +Ces _Haiducks_ mènent une vie semblable à celle des loups; errant parmi +des précipices presque inaccessibles; grimpant de rochers en rochers pour +découvrir de loin leur proye; languissant dans le creux des montagnes +désertes & des cavernes les plus affreuses; agités par des soupçons +continuels; exposés à toute l'intempérie des saisons; privés souvent de +l'aliment nécessaire, ou obligés de risquer leur vie pour pouvoir la +conserver. On ne devroit attendre que des actions violentes & atroces, +de la part de ces hommes devenus sauvages, & irrités par le sentiment +continuel de leur misere: mais on est surpris de ne les voir entreprendre +jamais quelque chose contre ceux, qu'ils regardent comme les auteurs de +leurs calamités, de respecter les lieux habités, & d'être les fidèles +compagnons des voyageurs. + +Leurs rapines ont pour objet le gros & le menu bétail, qu'ils traînent +dans leurs cavernes, se nourrissent de la viande, & gardent les peaux pour +se faire des souliers. Tuer le boeuf d'un pauvre laboureur, pour consommer +une petite partie de sa chair & de sa peau, semble une indiscrétion +barbare, que je ne prétends pas excuser. Il faut remarquer cependant que +les souliers sont de la nécessité la plus indispensable à ces malheureux, +condamnés à mener une vie errante dans les lieux les plus âpres, qui +manquent d'herbe & de terre, & qui sont couverts par les débris tranchans +des rochers. La faim chasse quelquefois ces _Haiducks_ de leurs repaire, & +les raproche des cabanes des bergers, où ils prennent par force des vivres +quand on les leur refuse. Dans des cas semblables, le tort est du côté +de celui qui résiste. Le courage de ces gens est en proportion de leurs +besoins & de leur vie dure. Quatre _Haiducks_ ne craignent pas d'attaquer, +& réussissent à l'ordinaire à piller & à battre, une caravane de 15, à 20 +Turcs. + +Quand les _Pandours_[10] prennent un _Haiduck_, ils ne le lient pas, comme +on fait dans le reste de l'Europe: ils coupent le cordon de sa longue +culotte, qui tombant sur ses talons, l'empêche de se sauver & de courir. +Il paroît plus conforme à l'humanité, d'employer un moyen de s'assurer +d'un prisonnier, sans le lier comme un vil animal. Un _Haiduck_ se croit +un homme d'importance, quand il a pu répandre le sang des infidelles. Un +faux zèle de religion, joint à leur férocité naturelle & acquise, porte +ces malheureux à infester les _Turcs_ voisins sans s'embarrasser des +conséquences de ces déprédations. Souvent leurs ecclésiastiques, remplis +de préjugés & de cette impétuosité ordinaire à la nation, sont la première +cause de ces excès, en excitant & en nourrissant la haine naturelle de +leurs compatriotes contre les _Turcs_. + +[Note 10: _Pandour_, signifie en Esclavon, un preneur de voleurs. Cette +espèce de maréchaussée a été pendant les dernières guerres, augmentée & +employée comme une millice.] + + + + +§. V. + +_Des vertus morales & domestiques des MORLAQUES._ + + +Le _Morlaque_, qui demeure loin de la mer & des villes de garnison, est à +l'égard du moral un homme assez différent des autres nations. Sa sincérité, +sa confiance, & sa probité, tant dans les actions ordinaires de la vie +que dans les affaires, dégénère quelquefois entièrement en débonaireté & +en simplicité. Les Italiens, qui trafiquent en Dalmatie, & même les +habitans des villes maritimes, n'abusent que trop souvent de l'honnêteté +de ces bonnes gens. Par cette raison la confiance des _Morlaques_ diminue +sensiblement, & fait place aux, soupçons & à la crainte d'être trompés. +Les expériences multipliées qu'ils ont des procédés des Italiens, a +fait passer en proverbe la mauvaise foi de cette nation. Les termes +_Passia-viro_, foi de chien, & _Lanzmanzka-viro_, foi d'Italien, sont +dans leur langue, des termes synonimes & extrêmement injurieux. Cette +prévention désavantageuse contre les Italiens, semblera devoir influer +sur un voyageur peu connû: mais, malgré ces sentimens, le _Morlaque_, né +généreux & hôspitalier, ouvre sa pauvre cabane à l'étranger, fait son +possible pour le bien servir, & ne demandant jamais, refuse même souvent +avec obstination, les récompenses qu'on lui offre. Dans ce pays, il m'est +arrivé plus d'une fois, de partager la table d'un homme qui ne m'avoit +jamais vu, & qui ne pouvoit esperer raisonnablement de me revoir de sa vie. + +Aussi longtems que je vivrai, je n'oublierai pas l'acceuil cordial que +j'ai reçu du _Voïvode_ PERVAN à _Coccorich_. Mon unique mérite à son égard, +étoit de me trouver l'ami d'une famille de ses amis. Une liaison si +légére l'engagea néantmoins à envoyer à ma rencontre une escorte & des +chevaux; à me combler des marques les plus recherchées de l'hôspitalité +nationale; à me faire accompagner, par ses gens & par son propre fils, +jusqu'aux campagnes de _Narenta_, distantes de sa maison d'une bonne +journée; enfin à me fournir des provisions si abondantes, que je n'avois +rien à dépenser dans cette tournée. + +Quand je partis de la maison de cet excellent hôte, lui & toute sa famille +me suivirent des yeux, & ne se retirerent qu'après m'avoir perdu de vue. +Ces adieux affectueux me donnerent une émotion que je n'avois pas éprouvée +encore, & que je n'espere pas sentir souvent en voyageant en Italie. +J'ai apporté le portrait de cet homme généreux, à fin d'avoir le plaisir +de le revoir malgré les mers & les montagnes qui nous séparent; & pour +pouvoir donner, en même tems, une idée du luxe de la nation à l'égard de +l'habillement de ses chefs. (_V. T. IV_.) me permit encore de prendre le +dessin d'une de ses petites filles, habillée tout autrement que ne sont +les femmes de Kotar & des autres contrées que j'ai parcourues. + +Il suffit de traiter avec humanité les Morlaques, pour obtenir d'eux des +bons offices de toute espéce & pour acquérir leur amitié. Dans ce peuple, +l'indigent exerce l'hospitalité comme le riche: si celui-cy vous traite +avec un agneau ou avec un mouton entier rôti, le pauvre offre un dindon, +du lait, ou un gâteau de miel. Cette générosité ne se borne pas aux +étrangers mais s'étend encore à tous ceux de la nation qui sont dans +le besoin. + +Quand un _Morlaque_ voyageur va loger chez un ami ou chez un parent, la +fille ainée de la famille, ou la nouvelle épouse s'il y en une dans la +maison, le reçoit en l'embrassant. Un voyageur d'une autre nation, ne +jouit pas de cette faveur à son arrivée; les jeunes filles, au contraire, +se cachent alors ou se tiennent dans l'éloignement. Les infractions +fréquentes des loix de l'hôspitalité, les ont peut-être effarouchées; +où la jalousie des _Turcs_ voisins a gagné aussi les _Morlaques_. + +Aussi longtems que dans la maison d'un riche, dont le nombre est +aujourd'hui bien diminué, se trouvent des denrées, les pauvres de ce +village peuvent être assurés de leur subsistance. De-là vient qu'aucun +_Morlaque_ s'avilit assez jusqu'à demander l'aumône à un passant. Dans +tous mes voyages, que j'ai faits par des contrées habitées par cette +nation, je n'ai jamais rencontré un mendiant. Il m'est arrivé, au +contraire, d'avoir besoin de choses que j'ai demandées à de misérables +Bergers, qui malgré leur pauvreté, me donnerent libéralement ce qu'ils +avoient. Plus souvent encore, quand j'ai traversé les campagnes au milieu +des ardeurs du soleil, de pauvres moissonneurs sont venus à ma rencontre, +pour m'offrir de leur gré des rafraichissemens, avec une cordialité +franche & touchante. + +Les _Morlaques_ n'entendent guères l'économie domestique. Dans ce cas +particulier, ils ressemblent aux _Hottentots_, & quand il se présente +quelque occasion extraordinaire, ils consument souvent dans une semaine, +autant qu'il faudroit pour les nourrir pendant plusieurs mois. Une noce, +la fête d'un saint, l'arrivée de quelque parent ou ami: enfin tout +prétexte de réjouissance, les engage à boire & manger sans modération +toutes les provisions qu'ils possedent. Ils se tourmentent, au contraire, +eux mêmes par la seule économie qui leur est habituelle: celle dans +l'usage des choses qui devroient les garantir de l'intempérie des saisons. +Quand un _Morlaque_, portant un bonnet neuf, est surpris par la pluye, il +tire ce bonnet, & préfère de recevoir l'orage sur sa tête nue, au malheur +de gâter sa coëffure. Il ôte ses souliers en passant par un bourbier. + +Un _Morlaque_ est à l'ordinaire très-exact à remplir ses engagemens, +si une impossibilité absolue ne l'en empêche. Si au terme préscrit il ne +peut pas payer une dette, il offre quelque présent à son créancier, en le +priant de prolonger le terme du payement. De-là vient que souvent, par la +quantité de ces présens, il paye le double de la valeur de la dette. + + + + +§. VI. + +_Des amitiés & des inimitiés_. + +L'amitié, si sujette, parmi nous, au changement pour les causes le plus +légères, est très-durable chez les _Morlaques_. Ils en font presque un +article de religion, & c'est au pied des autels, qu'ils en serrent les +noeuds sacrés. Dans le Rituel Esclavon ils se trouve une formule pour bénir +solemnellement, devant le peuple assemblé, l'union de deux amis ou de +deux amies. J'ai assisté à une cérémonie de cette espéce dans l'église de +_Perusich_, où deux jeunes filles se firent _Posestre_. Le contentement +qui brilloit dans leurs yeux, après la formation de ce lien respectable, +montroit aux spectateurs de quelle délicatesse de sentiment sont +susceptibles ces âmes simples, non corrompues par les sociétés que nous +appellons cultivées. Les amis unis d'une manière si solemnelle, prennent +le nom de _Pobratimi_, & les amies celui de _Posestrimé_, qui signifient +_demi-frères_ & _demi-soeurs_. Aujourd'hui les amitiés entre deux personnes +de sexe différent ne se forment plus avec tant d'appareil: elles étoient +plus usitées dans les tems réculés, où regnoit encore l'innocence[11]. + +[Note 11: Dozivgliega Viila Posestrima + S'Velebite visoke planine: + Zloga fijo, Kraliu Radoslave; + Eto na te dwanajest delija. + _Pifm. od Radosl_. + + «Sa Fée _Posestrima_ + lui cria du sommet des montagnes: + vous êtes malheureux, Roi Radoslave; + douze cavaliers tombent sur vous.»] + +Les associations, existantes parmi le peuple en Italie, sous le nom de +_frères Jurés (Fratelli Giurati,_) paroissent être une imitation des +amitiés, des _Morlaques_, & des autres nations de la même origine. La +différence entre ces _Frères_ & les _Pobratimi_ ne consiste pas seulement +dans le défaut de cérémonie; mais surtout encore dans le but, qui est +louable dans les contrées Esclavonnes, & qui en Italie au contraire, est +nuisible à la société. + +Dans ces amitiés, les _Morlaques_ se font un devoir de s'assister +réciproquement dans tous les besoins, dans tous les dangers, & de vanger +les injustices que l'ami a essuyées. Ils poussent l'enthousiasme jusqu'à +hazarder & à donner la vie pour le _Pobratimé_. Ces sacrifices même ne +sont pas rares, quoiqu'on parle moins de ces amis sauvages, que des +_Pylades_ des anciens. Si la désunion se met entre deux _Pobratimi_, tout +le voisinage regarde un tel événement comme une nouveauté scandaleuse. +Ce cas arrive cependant quelquefois de nos jours, à la grande affliction +des vieillards _Morlaques_, qui attribuent la dépravation de leurs +compatriotes à leur commerce trop fréquent avec les Italiens. Mais le +vin & les liqueurs fortes, dont cette nation commence à faire un abus +continuel, produisent chez elle, comme par-tout ailleurs, des querelles & +des événemens tragiques. + +Si les amitiés des _Morlaques_, non corrompus, sont confiantes & sacrées, +leurs inimitiés ne sont pas moins durables & presque indélébiles. Elles +passent de père en fils, & les mères n'oublient jamais d'inculquer, déjà +aux enfans en bas âge, le devoir de venger un père tué, & de leur montrer +souvent, à cet effet, la chemise ensanglantée, ou les armes du mort. +La passion de la vengeance s'est si fort identifiée avec la nature de +ce peuple, que toutes les exhortations du monde ne pourroient pas la +déraciner. Un _Morlaque_ est porté naturellement à faire du bien à ses +semblables, & à marquer sa réconnoissance pour les moindres bienfaits: +mais il ne sait ce que c'est que de pardonner des injures. Vengeance & +justice se confondent dans sa tête & composent une seule & même idée: +combinaison, qui paroît, il est vrai, avoir formé la notion primitive de +la justice. Ce peuple se sert d'un proverbe familier, qui n'est que trop +accrédité: _Kò fe ne ofveti, onfe ne pofveti_, qui ne se venge pas, ne se +sanctifie pas. Il est remarquable que dans la langue Illyrienne, _Ofveta_ +signifie également vengeance & sanctification, tout comme son verbe dérivé +_Ofvetiti_. Les anciennes inimitiés des familles font couler le sang, +encore après une longue suite d'années. En _Albanie_, comme on me dit, +ces vengeances personnelles produisent des effets plus terribles encore, & +les esprits aigris y sont plus difficiles à appaiser. Dans cette contrée, +l'homme le plus doux est capable d'exercer la vengeance la plus barbare: +il croit s'acquiter d'un devoir, en comettant un crime, en préférant un +honneur chimérique à l'observation des loix, & en s'exposant de propos +délibére aux châtimens les plus sévères. + +A l'ordinaire, le meurtrier d'un _Morlaque_ bien apparenté, se voit obligé +de s'enfuir & de se cacher pendant longtems dans différens endroits. +Si par son adresse ou par son bonheur, il parvient à se dérober aux +poursuites de ses ennemis, & s'il a trouvé le moyen d'amasser quelque +argent, il tâche, après un tems raisonnable, d'obtenir son pardon. Pour +traiter des conditions de sa paix, il demande un sauf-conduit, qu'on +observe fidellement. Il trouve des médiateurs, qui, à un jour fixé +rassemblent les deux familles ennemies. Après quelques préliminaires on +introduit le criminel dans le lieu de l'assemblée, où il entre en marchant +à quatre, en se traînant par terre, & en tenant pendus à son col les +armes, avec lesquelles il a exécuté le meurtre. Pendant qu'il se trouve +dans cette position incommode & humiliante, un ou plusieurs des parens +présens, font l'éloge du défunt; ce qui rallume quelquefois leur colère, & +met la vie du criminel en danger. Dans quelques endroits, les parens du +mort menacent le meurtrier, en lui mettant des armes à la gorge, & ne +consentent, qu'après beaucoup de resistance, à recevoir le prix du sang +répandu. En _Albanie_ ces paix coûtent beaucoup: chez les _Morlaques_ +elles se font souvent à peu de fraix: toutes, cependant, se terminent par +un bon repas aux dépens du criminel. + + + + +§. VII. + +_Des talens & des arts des MORLAQUES_. + + +Une grande vivacité d'esprit, & un génie naturellement entreprenant, font +réussir les _Morlaques_ en tout à quoi ils s'appliquent. Bien conduits, +ils deviennent d'excellent soldats. Dans la dernière guerre avec la +_Porte_, le brave général DELFINO, qui conquît sur les _Turcs_ une partie +considérable de la province, les employa dans le service en toute manière, +principalement comme grenadiers. Ils réussissent merveilleusement dans +la conduite des affaires de commerce, & quoique déjà avancés en âge, ils +apprennent avec facilité à lire, à écrire & à calculer. On dit, qu'au +commencement de ce siécle, les bergers _Morlaques_ s'occuperent beaucoup +de la lecture d'un gros livre de théologie, de morale & d'histoire, +compilé par un certain P. DIVCOVICH, & imprimé plusieurs fois à Venise +avec leurs caractères _Cyrilliens-Bosniaques_, différens un peu des +_Russes_. Il arriva souvent, quand le curé, plus pieux que savant, +estropioit dans son prône quelque fait de l'histoire sainte, qu'un des +auditeurs s'avisa de crier: _Nie tako_, il n'est pas ainsi. Pour obvier +à ce scandale, on prit le parti de ramasser tous les exemplaires de cet +ouvrage, qui par cette raison est devenu fort rare en Dalmatie. Leur +vivacité d'esprit se montre aussi dans des reparties piquantes. Un +_Morlaque_ de _Scign_ se trouvant présent à l'échange des prisonniers +après la dernière guerre, vit qu'on rendit plusieurs soldats _Ottomans_ +contre un seul officier Vénitiens. Un des députés _Turcs_ dit alors en +se moquant, que les Vénitiens lui paroissoient faire un mauvais marché. +«Sache, répliqua le _Morlaque_, que mon souverain donne volontiers +plusieurs ânes pour un bon cheval». + +Malgré les dispositions les plus heureuses pour tout apprendre, les +_Morlaques_ ont des connoissances très imparfaites à l'égard de +l'agriculture & de l'art de gouverner le bétail. La ténacité à garder les +anciennes coutumes, singuliérement propre à cette nation, & le peu de soin +qu'on prend à les convaincre des avantages des nouvelles méthodes, ont du +produire naturellement cet effet. Ils laissent les bêtes à corne, & à +laine, exposées à l'inclémence de l'air, au froid, & souvent à la faim. +Leurs charues, & les autres instrumens de labourage paroissent construits +dans l'enfance des arts, & ressemblent aussi peu aux nôtres, que les modes +du tems de _Triptoleme_ ressemblent à celles du siécle présent. Ils font +tant bien que mal, du beurre & des fromages, qui pourroient passer si ce +laitage étoit préparé avec moins de malpropreté. + +Le métier du tailleur se borne à l'ancienne & invariable coupe des habits, +qui se prennent toujours de la même étoffe. Un drap plus étroit ou plus +large que de coutume, désoriente un tailleur _Morlaque_, & met en défaut +son habileté. + +Ils ont quelques idées de l'art de la teinture, & leurs couleurs ne sont +nullement à mépriser. Leur noir se fait avec l'écorce du _Frêne_, qu'ils +appellent _Jassea_, mise en infusion avec du machefer, qu'ils ramassent +dans les atteliers des maréchaux ferrans. Avec du _Pastel sauvage_, séché +à l'ombre & bouilli pendant quelques heures, ils obtiennent un beau bleu +foncé. Ils tirent le jaune & le brun du _fustet_ [_Scèdano_], appellé par +eux _Raci_, & la première de ces couleurs encore du _Fusain_ [_Evonimo_] +connu chez eux sous le nom de _Puzzalina_. Ils sont accoûtumés à teindre +leurs étoffes à froid. + +Presque toutes les femmes _Morlaques_ savent broder & tricoter. Leurs +broderies sont assez curieuses, & parfaitement égales des deux côtés de +l'étoffe. Elles font un tissu à maille, que les Italiennes ne peuvent +imiter, & dont elles se servent pour fabriquer cette espéce de cothurne, +appelle _Nazuvka_, qu'elles portent dans leurs _Pappuzze_ & leurs +_Oporche_, ou souliers. Dans ces lieux on trouve aussi des métiers pour +fabriquer des serges & des toiles grossieres: les femmes cependant y +travaillent peu, leurs devoirs domestiques ne leur permettant guères de +s'adonner à des travaux sédentaires. + +Dans quelques villes, comme à _Verlika_, fleurit la poterie. Les vases +travaillés grossiérement, & cuits dans des fourneaux rustiques creusés en +terre acquièrent cependant avec le tems une dureté, qui surpasse celle des +poteries Italiennes. + + + + +§. VIII. + +_Des superstitions des MORLAQUES_. + + +Ces peuples, tant ceux qui sont de l'église Romaine que ceux qui sont +de la Grècque, ont par rapport à la religion les idées les plus étranges. +L'ignorance des ecclésiastiques qui devroient les éclairer, achève de les +entretenir dans des opinions absurdes. Les _Morlaques_ croient avec tant +d'obstination, aux sorciers, aux esprits, aux spectres, aux enchantemens, +aux sortiléges, comme s'ils étoient convaincus de l'éxistance de ces Etres +par mille expériences réitérées. Ils sont persuadés aussi de la vérité des +_Vampires_, à qui ils attribuent, comme en _Transylvanie_, le désir de +sucer le sang des enfans. Lorsqu'un homme, soupçonné de pouvoir devenir +_Vampire_, ou comme ils disent _Vakodlak_, meurt: on lui coupe les jarrets +& on lui pique tout le corps avec des épingles; ces deux opérations +doivent empêcher le mort de rétourner parmi les vivants. Quelquefois +un _Morlaque_ mourant, croyant sentir d'avance une grande soif du sang +des enfans, prie ou oblige même ses héritiers à traiter son cadavre en +_Vampire_ avant de l'enterrer. + +Le plus hardi _Haiduck_ se sauve à toutes jambes à la vue de quelque chose +qu'il peut envisager comme un spectre, ou comme un esprit-follet; & de +telles apparitions se présentent souvent à des imaginations échauffées, +crédules & remplies de préjugés. Ils n'ont aucune honte de ces terreurs, & +les excusent par une maxime, qui revient à un vers de PINDARE: «la crainte +des esprits, fait fuir même les enfans des dieux». Les femmes _Morlaques_, +sont, comme il est naturel, cent fois plus craintives & plus visionaires +que les hommes, plusieurs, à force d'entendre dire qu'elles sont sorcières, +s'imaginent l'être devenues réellement. + +Ces vieilles sorcières, sont censées habiles dans l'art de faire des +sortiléges de toute espéce. Un des plus ordinaires, est celui d'ôter le +lait aux vaches d'autrui, pour augmenter le lait de leurs propres vaches. +Elles exécutent encore des choses plus merveilleuses. On m'a raconté +l'histoire d'un jeune homme, à qui deux sorcières enlevèrent, pendant +son sommeil, le coeur, pour le manger rôti. Dormant profondément, il ne +s'apperçut pas de sa perte; mais en se reveillant il sentit la place du +coeur vuide. Un cordelier, couché dans la même chambre & qui ne dormoit +pas, vit bien l'opération des deux sorcières, mais, se trouvant enchanté, +ne put pas l'empêcher. L'enchantement cessant au réveil du jeune homme, +ces ces deux méchantes femmes, après s'être frottées avec un onguent, +s'envolèrent. Après leur départ le cordélier, s'empressant de tirer de la +braise le coeur moitié rôti, le fit avaler au jeune homme, qui, comme de +raison, le sentit tout de suite remis à sa place accoutumée. Ce cordélier +raconte souvent cette histoire, & en assure, sous serment, la vérité. +Les bonnes gens, qui l'écoutent, n'oseroient soupçonner que le vin a +produit cette apparition, & que les deux femmes, dont l'une n'étoit +nullement âgée, étoient venues dans la chambre pour autre chose que +pour faire des sortiléges. Si ce peuple souffre du mal, causé par ces +sorcières, appellées _Ujestize_, il a le remède à portée dans le secours +des enchanteresses, connues sous le nom de _Babornize_, qui défont les +enchantements, formés par les premières. Un malheureux incrédule, qui +douterait de la vérité de ce systême de magie, auroit à craindre le +ressentiment des deux pouvoirs opposés. + +Entre la communion Romaine & la Grècque règne une haine décidée, que +les ministres de ces religions ne cessent de fomenter. Les deux partis +racontent, l'un de l'autre, milles anecdotes scandaleuses. Les églises +des Latins sont pauvres, mais assez propres: celles des Grècs sont aussi +pauvres, & de plus d'une malpropreté honteuse. Dans une ville de la +MORLACHIE, j'ai vu un prêtre, assis par terre à la place devant l'église, +écouter la confession des femmes qui s'étoient mises à genoux à ses côtés: +posture singuliere, qui indique l'innocence des manières de ce bon peuple. +Ils marquent aux ministres des autels une vénération profonde, une +soumission entière & une confiance sans bornes. Souvent ces ministres +traitent militairement leurs ouailles, & les corrigent par des coups de +bâton. Sur ce procédé, comme sur les pénitences publiques, ils s'appuyent +de l'exemple de l'église primitive. + +Les prêtres abusent encore de la crédulité & de la confiance des pauvres +Montagnards, en leur vendant chèrement des billets superstitieux & +d'autres drogues de cette espéce. Ils écrivent d'une manière singuliere +dans ces billets, appelles _Zapiz_, le nom de quelque saint; quelquefois +ils en copient d'anciens, en y ajoutant quelque absurdité de leur propre +invention. Ils attribuent à ces _Zapiz_ à peu près les mêmes vertus, que +les _Basilidens_ attribuèrent à leurs monstrueuses amuletes. Pour se +préserver ou pour se guérir de quelques maladies, les Morlaques les +portent cousus à leur bonnet: souvent, dans le même but, ils les attachent +aux cornes de leur bétail. Le profit considérable, que les prêtres tirent +de ces paperasses, les engage à prendre toutes les mésures possibles pour +en maintenir le crédit, malgré les fréquentes preuves de leur inutilité, +dont ceux, qui s'en servent, ne manquent pas de s'appercevoir. Il est +remarquable, que les _Turcs_ même du voisinage accourent pour avoir de ces +billets des prêtres Chrétiens; ce qui augmente encore le débit de cette +marchandise. + +Un autre point de la superstition Morlaque; qui cependant n'est pas +entièrement inconnue parmi le peuple en Italie, c'est une vertu +particulière contre l'épilepsie & plusieurs maladies, attribuée aux +médailles de cuivre & d'argent du Bas-Empire, ou aux monnoyes Vénitiennes +du moyen âge, qui passent généralement pour être des médailles de _Sainte +Hélene_. Ils attribuent la même vertu aux monnoyes Hongroises, appellées +_Petizze_, quand leur revers représente la _Sainte Vierge_, portant +l'enfant Jésus sur le bras droit. + +Les _Turcs_ voisins, qui portent dévotement ces zapiz superstitieux, & qui +présentent des offrandes, ou font dire la messe, devant les images de la +sainte Vierge (actions surement contraires aux préceptes de l'Alcoran), +tombent dans une contradiction manifeste, en ne voulant pas répondre au +salut, usité parmi les habitans des bords de la mer, _buaglian Issus_; +loué soit Jésus. Par cette raison les voyageurs vers les frontières se +saluent réciproquement, en disant, _buaglian Bog_, Dieu soit loué. + + + + +§. IX. + +_Des manières des MORLAQUES_. + + +L'innocence de la liberté, naturelle aux peuples pasteurs, se conservent +en _Morlachie_; où l'on en observe, au moins, des vestiges frapants dans +les endroits éloignés des côtés maritimes. La cordialité n'y est gênée +par aucuns égards, & elle se montre à découvert sans distinction des +circonstances. Une belle fille _Morlaque_ rencontre en chemin un +compatriote, & l'embrasse affectueusement sans penser à mal. J'ai vu les +femmes, les filles, les jeunes gens, & les vieillards, se baiser tous +entre eux, à mésure qu'ils s'assembloient sur la place de l'église; en +sorte que toute une ville paroissoit composée d'une seule famille. Cent +fois j'ai observé la même chose aux marchés des villes, où les _Morlaques_ +viennent vendre leurs denrées. + +Les jours de fête, outre le baiser, ils se permettent encore de certaines +libertés, que nous trouverions peu décentes: mais qu'ils ne regardent pas +comme telles, en disant, que ce sont des badinages sans conséquence. +Par ces badinages, cependant, commencent à l'ordinaire leurs amours, +qui, quand les amants sont d'accord, finissent, souvent par des +enlèvemens. Il arrive rarement qu'un _Morlaque_ déshonore une fille, ou +l'enlève contre sa volonté. Dans un cas semblable, elle seroit surement +une belle défense, puisque dans ces pays le sexe cède de peu aux hommes en +force & en courage. Presque toujours une fille fixe elle-même l'heure & le +lieu de son enlèvement. Elle le fait pour se délivrer d'une foule d'amants, +auxquels elle a donné peut-être des promesses, ou desquels elle a reçu +quelques présens galans, comme une bague de laiton, un petit couteau, ou +telle autre bagatelle. + +Les femmes _Morlaques_ prennent quelque soin de leurs personnes pendant +qu'elles sont libres: mais, après le mariage, elles s'abandonnent tout de +suite à la plus grande malpropreté; comme si elles voulurent justifier le +mépris avec lequel leurs maris les traitent. Il ne faut pas s'attendre, +cependant, à des émanations douces à l'approche des filles _Morlaques_: +elles ont la coûtume d'oindre leurs cheveux avec du beurre, qui, devenu +rance; exhale, même de loin, l'odeur la plus détestable. + + + + +§. X. + +_De l'habillement des femmes_. + + +Les habits des femmes _Morlaques_ varient suivant les districts, & +paroissent toujours singuliers aux yeux d'un étranger. La parure des +filles diffère de celles des femmes mariées, en ce que les premières +portent sur leur tête des ornemens bizarres, au lieu que les dernieres +n'osent se coëffer que d'un mouchoir noué, blanc ou en couleur. Ces filles +mettent un bonnet d'écarlate, d'où descend à l'ordinaire jusqu'aux épaules +un voile, comme une marque de leur virginité. Si ce bonnet est garni de +plusieurs médailles, parmi lesquelles se trouvent souvent de précieuses +antiques; d'ouvrages de filogramme, comme des pendants d'oreilles, & de +chaînes d'argent, terminées par des croissans: les plus hupées se croyent +assez parées. Quelques-unes y mettent encore des verres colorés, montés +en argent. Les pauvres portent ce bonnet sans ornemens, ou garni seulement +de coquillages étrangers, de boules de verres enfilées, ou de quelques +pièces rondes d'étain, un principal mérite de ces bonnets, & par quoi les +plus élégantes _Morlaques_ montrent leur bon goût, c'est celui de fixer +les yeux par le brillant des ornemens, & de faire du bruit au moindre +mouvement de tête. Dans quelques endroits, elles plantent sur ces bonnets, +des houpes de plumes teintes, qui ressemblent à deux cornes; dans d'autres +elles y mettent des pannaches de verre filé, ou des bouquets de fleurs +artificielles; achetées dans les villes maritimes. On voit, dans cette +variété d'ornemens fantasques & barbares, percer quelquefois une étincelle +de goût & de génie. + +Leurs chemises, déstinées pour les jours de fête, sont brodées en soye +rouge, souvent même en or. Elles travaillent elles-mêmes ces chemises +en menant paître les troupeaux; & l'exactitude, avec laquelle elles +font cette broderie, en marchant & sous métier, est réellement surprenante. +Ces chemises se ferment au cou par deux crochets, nommés _Maite_, & elles +sont ouvertes sur la poitrine comme celles des hommes. + +Tant les femmes que les filles, portent des colliers de verres, en +couleurs mêlées d'une manière barbare; elles chargent leurs doigts d'une +quantité de bagues de laiton, ou d'argent, & leurs poignets de brasselets, +de cuir couverts de lames d'étain ou d'argent selon leurs facultés. Elles +ne connoissent pas les corps, & ne mettent jamais dans leurs corsets, +brodés ou garnis de verre enfilé ou de coquillages, ni fer ni baleine. Où +ce corset se joint à la jupe, elles portent une large ceinture, tissue de +laine en couleur, ou faite de cuir ornée de plaques d'étain. Cette jupe +est garnie, encore, à ses bords de coquillages, & s'appelle _Modrina_, +puisqu'elle est toujours d'un bleu foncé nommé _Modro_. Leurs Robes, ou +_Sadak_, de serge comme la jupe descend jusqu'au gras de jambes, & on +la borde d'écarlate. Les bas des filles sont toujours rouges, & leurs +souliers, ou _Opankê_ semblables à ceux des hommes, sont composés d'un +semelle de cuir crud, avec un dessus de bandelettes entrelacées de peau +de mouton, appellées _Opulé_. Elles lient ces bandelettes au-dessus de la +cheville du pied, de manière que cette chaussure ressemble au brodequin +des anciens. Quelque riche que soit une famille, on n'y permet pas aux +filles de se servir d'autres souliers, mariées: elles peuvent quitter les +_Opanke_ & prendre des babouches, ou _l'apuzzé_ à la mode des _Turques_. + +Les filles cachent sous le bonnet leurs cheveux tressés: les femmes +laissent tomber ces tresses sur la poitrine, se les nouent quelquefois +sous le menton; toujours elles y attachent, des verres, des médailles ou +d'autres pièces de monnoye percées suivant la coutume des _Tartares_ & des +_sauvages de l'Amérique_. Une fille qui donne atteinte à sa réputation +risque de se voir arracher son bonnet rouge, par le curé, en public dans +l'église, & d'avoir les cheveux coupés par quelque parent, en signe +d'infamie. Par cette raison, s'il arrive qu'une fille manque à son honneur, +elle dépose volontairement les marques de sa virginité & quitte son pays +natal. + + + + +§. XI. + +_Des mariages des MORLAQUES_. + + +Il est très-commun chez cette nation, qu'un jeune homme, natif d'un +endroit très-éloigné, fasse la demande d'une fille. Ces mariages se +traitent entre les viellards des familles intéressées, sans que les époux +futurs se soient jamais vus. La raison de ces recherches lointaines, n'est +pas la rareté des filles dans le village ou dans les environs, mais le +désir de s'allier à une famille étendue & célèbre pour avoir produit +des hommes courageux. Le père de l'époux, ou quelque parent âgé, vient +demander la fille, ou plutôt une fille d'une telle maison, le choix +n'étant pas à l'ordinaire déterminé d'avance. On lui montre toutes les +filles de la maison, & il choisit selon son goût, quoiqu'il respecte le +plus souvent le droit d'ainesse. Rarement on refuse une fille & l'on +s'arrête peu à l'examen des circonstance de celui qui la recherche. +Souvent un _Morlaque_ donne sa fille à son propre valet ou à un simple +laboureur, comme il étoit usité du tems des patriarches. Tant on fait peu +de cas des femmes dans ces contrées. + +Elles jouissent néantmoins, dans ces occasions, d'un droit, que le sexe +dans d'autres pays voudroit posséder, & auquel il pourroit prétendre avec +justice. Quand on accorde la fille demandée, l'entremetteur du mariage va +chercher l'époux & le mene chez sa future, pour qu'ils apprennent à se +connoître. Si les jeunes gens se plaisent réciproquement, l'affaire est +conclue. Dans quelques districts, la fille, avant de donner sa parole, va +voir la maison & la famille du prétendant, & elle a la liberté de rompre +le contract, toutes les fois que les personnes ou l'habitation lui +déplaisent. Si elle en est contente? elle retourne dans la maison +paternelle, où le futur, avec ses parens & les amis de sa famille, +l'accompagnent. + +Le tems fixé pour les noces étant arrivé, l'époux assemble ses parens les +plus distingués, qui ainsi réunis, s'appellent _Svati_, qui bien montés & +bien ajustés, vont ensemble à la maison de l'épouse. L'ornement distinctif +d'un homme invité aux noces, est un panache de queue de Paon, planté sur +le bonnet. Toute la compagnie est bien armée, pour pouvoir repousser les +attaques ou les embûches de ceux qui voudroient troubler la fête. + +Dans les anciens tems, de telles surprises étoient à craindre: alors, +comme on peut voir par les chansons héroïques de la nation: les +prétendants à la main d'une fille, tâchoient de mériter la préférence par +des actions courageuses, ou par des preuves d'âgileté, d'adresse, & de +vivacité d'esprit. Dans un ancien poème sur les noces du _Vojvode_ JANCO +_de Sebigne_, qui étoit contemporain du fameux GEORGE STRATIOTICH surnommé +_Scanderbeg_, les frères d'une certaine JAGNA de _Temeswar_, qu'il avoit +demandée en mariage, proposerent à ce JANCO, après l'avoir enyvré, des +jeux, avec l'alternative de lui donner leur soeur s'il gagnoit, ou de +le tuer s'il perdoit. «En premier lieu ils produisirent une lance, dont +la pointe perce une pomme, & lui dirent d'un air gracieux: JANCO, avec +une flèche tu dois abattre cette pomme, si tu manques ton coup, tu ne +rapporteras pas ta tête; & tu n'emmèneras pas l'aimable épousée»[12]? Un +autre jeu proposé, étoit de franchir d'un seul sault neufs chevaux placés +l'un à côté de l'autre: le troisième, de reconnoître sa future, entre neuf +filles voilées. Janco, brave guerrier, mais peu habile dans ces joutes +galantes, mit à sa place un de ses neveux, comme l'usage de son siècle lui +permettait de faire. Le moyen par lequel ZÉCULO, ce neveu de JANCO, devina +l'épouse promise à son oncle, mérite d'être rapporté, au risque d'allonger +cette digression. Sur son manteau, étendu par terre, il jette une poignée +de bagues d'or, & s'adressant aux neuf voilées, il dit: «Approche, ramasse +les bagues, aimable enfant, toi qui es déstinée à JANCUS. Si une autre ose +étendre sa main, d'un seul coup de sabre, je lui tranche la tête & le bras +ensemble. Toutes reculèrent avec effroi: mais l'amante de Janco ne recula +pas; elle ramassa les bagues, & en para ses mains blanches». Ce ZÉCULO +avoit, en vérité, un talent particulier pour reconnoître les masques. + +[Note 12: Ce poëme ne passe pas pour être exactement conforme à la vérité +historique: mais il sert, au moins à faire connaître les moeurs du tems, & +le caractère de la nation.] + +Celui, qui après ces épreuves, étoit refusé tâchoit de se dédommager par +la force d'une, préférence, accordée à un autre, & qu'il croyoit injuste: +d'où résultoient de sanglantes querelles. Sur les tombeaux des anciens +_Slaves_, qu'on trouve encore dans les forêts & dans des lieux déserts de +la Morlachie, on voit beaucoup de grossiers bas-reliefs qui représentent +de tels combats[13]. + +[Note 13: Il se trouve de ses tombeaux principalement dans les bois entre +_Gliuhuski_ & _Vergoraz_, sur les bords du _Trébisat_, un peu loin de +l'ancien chemin militaire, qui conduit de _Salona_ à _Narona_. On en +voit beaucoup encore à _Lovrech_, _à Cista_, à _Mramor_, entre _Scign_ +& _Imoski_. Il y en a un isolé à _Dervenich_ en _Primorjé_, appellé +_Costagnichia-Greb_; comme aussi à _Zakuçaz_, qu'on dit érigé sur le lieu +même du combat.] + +On conduit à l'église l'épouse voilée, au milieu des _Suati_ à cheval. +Après la cérémonie de la bénédiction, on la ramene à la maison de son père, +ou à celle de son époux, si elle est peu éloignée, parmi les décharges +d'armes à feu, & parmi des cris de joye & des témoignages d'une allegresse +barbare. Pendant la marche, & pendant le repas, qui commence aussi-tôt +après le retour de l'église, chacun des _Soati_ exerce une fonction +particulière. Le _Parvinaz_ les précéde tous, & chante à quelque distance. +Le _Bariactar_ fait flotter un étendart de soye, attaché à une lance, dont +la pointe est garnie d'une pomme: aux noces des gens de distinction, on +voit trois ou quatre de ces _Bariactars_. Le _Stari-Svat_ est le principal +personage de la nôce, & cette dignité se donne toujours à l'homme le +plus considéré parmi les parens. Le _Stachés_ reçoit les ordres du +_Stari-Svat_. Les deux _Divéri_, destinés à servir l'épouse, doivent +être les frères de l'époux. Le _Kuum_ fait les fonctions de parrain, & le +_Komorgia_, ou _Seksana_, celles de gardien de la dot. Un _Chiaus_ porte +la masse, & range la marche comme un maître de cérémonie; il chante à +haute voix: _Breberi_, _Davori_, _Dobra-Srichia_, _Jara_, _Pico_; noms des +anciennes divinités tutelaires de la nation. Le _Buklia_, est l'échanson +de la nôce, en voyage comme à table. Ces charges se doublent ou se +triplent suivant l'importance ou les besoins d'une compagnie nombreuse. + +Le repas du premier jour se donne quelquefois dans la maison de l'épouse: +mais plus souvent dans celle de l'époux, où se rendent les _Svati_ +immédiatement après la bénédiction du mariage. Trois ou quatre hommes à +pieds, précédent, en courant, le cortège, & le premier arrivé reçoit pour +prix de son agilité une _Mahrama_ espèce d'essuye-main brodé aux deux +extrémités. Le _Domachin_, ou le chef de la maison, va à la rencontre +de sa belle-fille, à laquelle, pendant qu'elle est encore à cheval, on +présente un enfant, pris dans la famille ou chez les voisins, pour le +caresser. Avant d'entrer dans la maison, elle se met à genoux, & baise le +seuil de la porte: Sa belle mère, ou quelqu'autre femme de la parenté, lui +met alors en main un crible, rempli de grains, & de menus fruits, comme +noix & amandes, qu'elle doit répandre sur les _Svati_, en les jettant +derrière elle par poignées. Ce jour l'épouse ne mange pas avec les parens; +mais à une table particulière avec le _Stachés_ & les deux _Divéri_. +L'époux s'assoit à la table des _Svati_: mais pendant ce jour, consacré à +l'union conjugale, il n'ose rien couper ni délier: c'est au _Kuum_ à lui +découper le pain & les viandes. L'office du _Domachin_ est d'inviter +à boire, & le _Stari-Svat_, en faveur de sa dignité, doit répondre le +premier à cette invitation. A l'ordinaire le tour de la _Bukkàra_, espèce +de coupe de bois d'une grande capacité, commence par des voeux pour la +prospérité de la foi, ou par des santés adressées aux noms les plus +respectables. + +Dans ces repas règne, au reste, l'abondance la plus excessive, à +laquelle contribuent aussi les _Svati_, dont chacun, apporte sa part des +provisions. On commence le dîner par le fruit & le fromage, & on le finit +par la soupe, d'une manière précisément opposée à nos usages. Parmi les +viandes, entassées avec prodigalité, se trouvent des chevreaux, des +agneaux, de la volaille, & quelquefois du gibier: mais on sert rarement +du veau, & jamais peut-être chez les Morlaques, qui n'ont pas adopté des +moeurs étrangères. Cette aversion pour le veau vient des tems les plus +reculés, & déjà _St. Jerome_ en fait mention[14]. Un auteur, né en +_Bosnie_ & vivant au commencement du siècle passé, POMCO MARNAWICH dit: +«que jusqu'à son tems les Dalmates, préservés de la contagion des vices +étrangers, s'abstiennent du veau comme d'une nourriture immonde»[15]. Si +les femmes de la parenté sont invitées à un tel festin, suivant un usage +généralement établi, elles mangent en particulier, & jamais à la table des +hommes. + +[Note 14: At in nostra provincia scelus putant vitulos devorate. HIERONIM. +_contra Jovin_.] + +[Note 15: Ad hanc diem Dalmatæ, quos peregrina vitia non infecere, ab efu +vitulorum, nonfecus ac ab immunda esca, ab horrent. MARNAV. _de Illyrico_.] + +L'après-dinée se passe en jeux d'esprit ou d'adresse, à danser, ou à +chanter d'anciennes chansons. Après le souper, les trois invitations +solemnelles à boire finies, le _Kuum_ mene l'époux dans la chambre +nuptiale, qui est toujours ou la cave, ou l'étable ordinaire des bestiaux. +A peine y arrivé, il fait sortir le _Stachés_ & les deux _Divéri_, & reste +seul avec les deux conjoints. Si un meilleur lit, que la paille, s'y +trouve, il les y conduit; & après avoir ôté la ceinture à la fille, il +oblige les époux à se déshabiller réciproquement. Autrefois l'usage +vouloit que le _Kuum_ déshabillât l'épouse en entier, & en vertu de cet +usage, ce père spirituel conserve le privilège de la baiser dans toutes +les occasions: privilège, agréable peut-être au commencement, mais qui, +avec le tems, devient surement onéreux. Quand les époux sont déshabillés, +le _Kuum_ se retire, & écoute à la porte, s'il y en a une. Il annonce +l'événement par un coup de pistolet, auquel les _Svati_ répondent par une +décharge de leurs fusils. Si l'époux n'est pas content de l'état, où il a +trouvé sa jeune femme, la fête est troublée. Nos _Morlaques_ cependant ne +font pas autant de bruit d'un tel accident que n'en font les habitans de +l'_Ukraine_, quoique ces deux nations conviennent d'ailleurs assez dans +l'habillement, dans les usages, dans le dialecte & même dans l'ortographe. +Les _Mals-Russes_ promenent le lendemain en triomphe la chemise de la +nouvelle mariée, & maltraitent brutalement la mère, si la vertu de la +fille est suspectée. Un des outrages qu'ils font à un telle gardienne peu +exacte, s'est de lui donner à boire dans un gobelet percé au fond[16]. + +[Note 16: Ces coutumes sont assez générales par toute la Russie.] + +Pour punir le Stachés & les deux Divéri, d'avoir abandonné la fille +confiée à leurs soins, on les fait boire des rasades copieuses, avant de +les admettre de nouveau dans la compagnie des _Svati_. On consomme dans +les occasions une quantité prodigieuse de _Rakia_, ou d'eau de vie. Le +jour suivant la jeune femme dépose le voile & le bonnet, & assiste la +tête couverte, au repas _des Svati_: où elle est obligée d'écouter les +équivoques les plus grossieres, & les plus mauvaises plaisanteries, que +les convives yvres, secouant dans ces occasions le joug de la décence; se +croyent permis de lui adresser. + +Ces fêtes, nommées _Zdrave_ par les anciens _Huns_, s'appellent +_Zdravizze_ chez les _Morlaques_; d'où dérive le mot Italien _Stravizzo_, +festin ou régal. Elles durent trois, six, ou huit jours, & quelquefois +davantage, suivant les moyens ou l'humeur prodigue de la famille qui +les donne. Dans ces jours d'allegresse, la jeune femme fait des profits +considérables, qui composent à peu près tout son petit pécule: car elle +n'a pour dot que ses habits & une vache; il arrive même souvent que son +père, au lieu de la doter, exige une somme de l'époux. Tous les matins +elle présente de l'eau à ses hôtes, dont chacun après s'être lavé les +mains, est obligé de jetter dans le bassin une pièce d'argent: aussi +est-il juste qu'ils payent celle qui les engage à remplir un devoir de +propreté qu'ils oublient d'observer à l'ordinaire pendant plusieurs mois. +Il est permis à la jeune femme de faire des tours de malice aux _Svati_: +comme de cacher leurs _Opanké_, leurs bonnets, leurs couteaux, ou d'autres +choses de première nécessité; qui sont forcés alors de les racheter avec +une somme d'argent, déterminée par la compagnie. Outre ces contributions, +ou volontaires ou extorquées, chaque convive, suivant l'usage établi, doit +encore faire un présent à l'épouse, qui le dernier jour des _Zdravizze_, +leur offre à son tour quelques petites galanteries. Le _Kuum_ & l'époux +les portent, sur leurs sabres nus, au _Domachin_; qui les distribue +aux _Svati_ en observant les rangs: ces petits présens consistent à +l'ordinaire, en chemises, en mouchoirs, en serviettes, en bonnets, ou +en bagatelles de peu de valeur. + +Les cérémonies des noces, sont à peu près entièrement les mêmes, dans +toute la vaste contrée occupée par les _Morlaques:_les habitans des isles, +& ceux des villages des côtés de l'_Istrie_ & de la _Dalmatie_, les +observent aussi, en n'y mettant que peu de variations. Parmi ces +variations, il en est une digne d'être remarquée, qui s'observe dans +l'isle _Zlarine_ près de _Sebenico._ Dans le moment, où l'épousée est +prête à suivre son mari dans sa chambre, le _Stari-Svat_, qui à +l'ordinaire se trouve yvre, doit abatre d'un seul coup de sabre la +guirlande de fleurs qu'elle porte sur la tête. Dans le village de +_Novaglia_, situé dans l'_isle de Pago_, au _Golfe de Quarnaro_, règne +une coûtume plus comique & moins dangereuse, quoique également sauvage +& brutale. Quand un jeune homme est sur le point d'emmener sa promise, +le père & la mère, en lui remettant leur fille, lui font, avec une +exagération grotesque, le détail de ses mauvaises qualités. «Puisque tu +veux l'avoir absolument, sache qu'elle ne vaut rien, qu'elle est obstinée, +capricieuse &c». L'époux se tournant alors vers elle lui dit: «vous êtes +faite ainsi? je je rangerai bien votre tête». Il accompagne ces paroles de +gestes menaçans, & en faisant semblant de la battre, afin que son procédé +ne soit pris pour une vaine cérémonie, il lui donne souvent des coups +réels. En général les femmes _Morlaques_, comme les insulaires, excepté +les femmes des villes, ne paroissent pas fâchées de recevoir des coups de +bâton de leurs maris, & quelquefois même de leurs amants. + +Dans les environs de _Dernifa_, la nouvelle épouse est obligée, pendant la +première année de son mariage, de baiser tous les hommes de sa nation & de +sa connoissance, qui viennent dans sa maison. Cette année écoulée, elles +sont dispensées de cette salutation, comme si la malpropreté insuportable, +à laquelle elles s'abandonnent en peu de tems, les rendit indignes de +faire de telles politesses. Cette malpropreté est peut-être, en même tems, +la cause & l'effet de la manière humiliante, avec laquelle les maris & les +parens les traitent. Quand les hommes nomment une personne du sexe devant +des gens respectables, ils se servent toujours de la formule, usitée aussi +parmi nos paysans quand ils nomment leur bétail, sauf votre respect. Le +plus poli Morlaque en parlant de sa femme, dit: _da prostite_, _moya xena_, +pardonnez-moi, ma femme. Ceux en petit nombre, qui possedent un mauvais +chalit, où ils dorment sur la paille, n'y souffrent jamais leur femme, +qui est obligée de coucher sur le plancher. J'ai couché souvent dans les +cabanes des _Morlaques_, & j'ai été témoin de ce mépris universel qu'ils +marquent au sexe. Mais si les femmes, dans ces endroits où elles sont ni +belles ni aimables, paroissent mériter un tel mépris, il leur fait perdre +cependant encore le peu de dons qu'elles avoient reçues de la nature. + +L'état de ces femmes, dans leurs grossesses & dans leurs accouchemens, +passeroit pour un miracle dans les autres pays, où la vie molle du sexe le +rend si sensible. Une _Morlaque_, quand elle est enceinte, ne se ménage +point, ni à l'égard de la nourriture, ni du travail, ni de la fatigue d'un +voyage. Souvent elle accouche seule, au milieu des champs, loin de toute +habitation: elle ramasse alors son enfant, le va laver à la première eau +qu'elle trouve, le porte chez elle, & reprend le lendemain ses occupations +accoutumées; même celle de mener paître les troupeaux. Quand l'enfant nait +dans la maison paternelle, on ne laisse pas, suivant l'usage immémorial de +la nation, de le laver dans l'eau froide: de sorte que les _Morlaques_ +peuvent dire comme les anciens habitans d'Italie: + + _Durum à stirpe genus, natos ad flumina primum_ + _Deferimus, foevoque gelu duramus & undis_ + +Aussi les bains froids ne produisent-ils pas à ces enfans de mauvais +effets, comme le croient ceux qui désaprouvent la coutume des Ecossois +& des Irlandois comme préjudiciable aux nerfs, & qui attribuent à la +superstition les immersions usitées chez les anciens _Germains_[17]. + +[Note 17: V. Mém. de la Soc. Econom. de Berne. A. 1764. p. III.] + +On enveloppe ces petites créatures de misérables haillons, & après les +avoir soignés dans cet état, au plus mal possible, pendant trois à quatre +mois, on les laisse se trainer à genoux, tant dans la maison qu'en pleine +campagnes. Par ce moyen ils acquièrent, avec l'habitude de marcher de +bonne heure, encore cette force & cette santé robuste, dont jouissent les +_Morlaques_, & qui les rend capables d'affronter les neiges & les froids +les plus violens sans couvrir la poitrine. Les mères allaitent leurs +enfans jusqu'à ce qu'une nouvelle grossesse les force de cesser & si elles +ne redevenoient enceintes pendant quatre ou six ans, elles continueraient +à les nourrir de leur lait. Cette coutume rend croyable ce qu'on dit de la +longueur de leurs mamelles, qui leur rend possible d'allaiter les enfans +derrière le dos, ou par-dessous les bras. + +Ils mettent tard la culotte aux garçons, qu'on voit communément à l'âge +de 14 à 15 ans courir encore couverts d'une simple chemise, qui leur va +jusqu'aux genoux. Cette coutume s'observe sur-tout vers les confins de +la _Bosnie_, à l'imitation de celle des sujets de la _Porte_, qui avant +d'avoir la culotte ne payent point de Karaz ou de capitation. Avant cette +époque on regarde les garçons comme des enfans, incapables de travailler & +de gagner leur vie. + +A l'occasion d'un accouchement, & principalement du premier, tous les +parens & amis de la famille, envoyent des présens de choses comestibles, +& avec ces présens on fait un souper appelle _Bàbine_. Les accouchées +n'entrent dans l'église qu'après quarante jours écoulés, & après avoir +été purifiées par la bénédiction du prêtre. + +Les enfans des _Morlaques_ passent leur bas âge dans les bois, à garder +les troupeaux. Dans ce loisir & dans cette solitude, ils s'occupent de +travaux en bois, qu'ils exécutent avec un simple couteau. On voit chez +eux des tasses & des sifflets de cette matière, ornés de bas-reliefs +singuliers, qui ne manquent pas de mérite, & qui prouvent la disposition +de cette nation à faire des progrès dans les arts. + + + + +§. XII. + +_Des Alimems des MORLAQUES_. + + +Le lait, préparé de toute manière, est la nourriture la plus commune des +_Morlaques_. Ils l'aigrissent avec du vinaigre, & il en résulte une espèce +de caillé extrêmement rafraichissant. Le petit lait, qu'ils en séparent, +est leur boisson la plus agréable, qui ne déplait pas non plus à un palais +étranger. Avec du fromage frais, frit dans du beurre, ils font leur +meilleur plat, quand ils veulent régaler un hôte inattendu. Ils ne se +servent guères de pain préparé à notre manière: mais de galettes[18], +pétries de farine de millet, d'orge, de mays, de sorgo, & de froment s'ils +sont en état d'en acheter; ils cuisent ces galettes journellement sur la +pierre de l'âtre. + +[Note 18: Ils les appellent _Pogaccie_, nom emprunté de l'Italien, +_Fogaccia_, en prononçant la lettre F suivant l'usage des anciens +_Esclavons_.] + +Les choux aigres, dont ils font la plus grande provision possible, avec +les racines & les herbes comestibles, qui se trouvent dans les bois & dans +les champs, leur fournissent une nourriture saine & peu couteuse. Mais +après les viandes rôties, pour lesquelles ils ont une véritable passion, +l'ail & les échalottes sont pour eux les mets les plus délicieux. Un +_Morlaque_ s'annonce, déjà de loin, aux nez non accoutumés à cette odeur, +par les exhalaisons de son aliment favori. Je me souviens d'avoir lu +quelque part, que STILPON, repris pour être entré, contre la défense, +dans le temple de Céres après avoir mangé de l'ail, répondit: «donnez-moi +quelque chose de meilleur, & je ne mangerai plus d'ail». Les _Morlaques_ +n'accepteroient pas cette condition, qui même ne leur seroit pas peut-être +avantageuse. Il est probable, que l'usage journalier de ces végétaux +corrige en partie la mauvaise qualité des eaux des réservoirs fangeux +& des ruisseaux marécageux, dont les habitans de plusieurs cantons de +la _Morlachie_ sont nécessités, pendant l'été, de faire leur boisson +ordinaire. Ces végétaux contribuent peut-être aussi à maintenir ce peuple +sain & robuste. On trouve en effet parmi eux un grand nombre de vieillards +frais & vigoureux, & je serois tenté d'en faire encore un mérite à l'ail, +quoiqu'en puisse dire HORACE. Il m'a paru étrange, que les _Morlaques_, +qui font une si grande consommation d'ail, d'oignons & d'échalottes, ne +plantent pas ces végétaux dans leur vastes & fertiles campagnes, & que, +par cette négligence, ils se voyent obligés d'en acheter tous les ans pour +plusieurs milliers de ducats des laboureurs des environs d'_Ancona_ & de +_Rimini_. Ce seroit une contrainte salutaire que de les forcer à de telles +plantations: si je ne craignois pas m'exposer au ridicule, je proposerois +un moyen de leur épargner des sommes considérables, c'est celui de les +encourager à des cultures de cette espèce par des récompenses: moyen par +lequel on obtient tout du laboureur. + +Un des derniers gouverneurs de la _Dalmatie_, animé d'un zèle patriotique, +introduisit dans cette province la culture du chanvre, qui cependant ne +subsiste plus avec la même vigueur. Quelques _Morlaques_, convaincus par +l'expérience des avantages de cette culture, la continuent néanmoins, & ne +dépensent plus autant pour les toiles étrangeres, dont ils fabriquent chez +eux une partie. Pourquoi ne pourroient-ils pas tous reprendre le désir +de cultiver une plante qui est devenue pour eux un besoin de première +nécessité? + +La vie frugale & laborieuse des habitans de la _Morlachie_, jointe à la +pureté de l'air qu'ils respirent, font qu'il s'y trouve, sur-tout dans les +montagnes, un grand nombre de gens qui parviennent à un âge très-avancé. +Comme ils ignorent cependant à l'ordinaire le tems précis de leur +naissance, je ne voudrois pas chercher parmi eux un second DANDO[19]. Je +crois pourtant avoir remarqué un bon vieillard qui pourrait faire pendant +au célèbre PARR. + +[Note 19: Alexandre Cornelius memorat Dandonem Illyricum D. annos vixisse +Plin. 7. c. 48.] + + + + +§. XIII. + +_Des meubles, des Cabanes; de l'habillement & des armes des MORLAQUES_. + + +Les Morlaques aisés se servent, au lieu de matelats, de couvertures +grossières, qui leur viennent de la _Turquie_: rarement un richard parmi +eux a un lit comme les nôtres; il est peu commun même de voir un bois de +lit travaillé grossièrement, dans lequel ils dorment sans draps & sans +matelats, entre leurs couvertures Turques. Le lit de presque tous est la +terre nue, couverte, tout au plus, d'un peu de paille, où ils étendent +leur grosse couverture, dans laquelle ils s'enveloppent entièrement. En +été ils aiment dormir dans une cour en plein air, & cette coutume est sans +doute le moyen le plus sûr de se délivrer des insectes domestiques. + +Dans leurs cabanes ils ont peu de meubles, & simples, tels comme doit les +avoir un peuple de bergers & de laboureurs, qui dans ces arts même est +si peu avancé. Si la maison d'un Morlaque a un galetas, & si elle est +couverte d'ardoise ou de tuile, les travées servent de garderobe à la +famille qui alors est censée vivre d'une manière magnifique: dans ces +maisons brillantes même, les dames couchent sur le plancher. Je les ai +vues quelquefois moudre jusqu'à minuit, en chantant à haute voix des +chansons tout-à-fait diaboliques, dans la même chambre où je devois +coucher, & au milieu de dix ou douze personnes étendues par terre, & qui, +malgré cette musique dormoient d'un profond sommeil. + +Dans les endroits éloignés de la mer & des villes, les maisons des +_Morlaques_ ne sont que de pauvres cabanes, couvertes de paille ou de +bardeau, appelle _Zimblé_; couverture usitée sur-tout dans les montagnes, +où l'on manque d'ardoise, & où il est à craindre que les vents, en +découvrant la cabane, n'ensévelissent les habitans sous les ruines du +toit. Le bétail vit dans le même bâtiment, & n'est séparé de ses maîtres +que par une simple cloison de baguettes entrelacées, enduite de boue ou de +bouse de vache: les murs de la cabane sont encore de la même matière, ou +composés de grosses pierres posées à sec les unes sur les autres. + +Au milieu de la cabane se trouve le foyer, dont la fumée sort par la +porte, le seul endroit par où elle puisse s'échapper. Par cette raison ces +misérables demeures sont toutes noires & vernies de suye: tout y sent la +fumée, même le lait dont se nourrissent les Morlaques, & qu'ils offrent +volontiers aux voyageurs. Les personnes & leurs habits contractent la même +odeur empestée. Pendant la saison froide, la famille soupe autour du foyer, +& chacun, s'endort au même endroit, où assis à terre il avoit mangé. +Quelques cabanes sont garnies, de bancs. Au lieu d'huile, ils brûlent du +beurre dans leurs lampes: le plus souvent cependant ils s'éclairent la +nuit avec des copeaux de sapin, dont la fumée noircit étrangement leurs +visages. Rarement un _Morlaque_ aisé habite une maison, bâtie à la +manières des _Turcs_, ou meublée à la nôtre: les plus riches vivent à +l'ordinaire en sauvages. Malgré la pauvreté & la saleté de ces habitations, +ce peuple n'y souffre aucune de ces immondices, que nous gardons quelques +fois longtems dans nos chambres. Dans ces contrées, personne, ni homme ni +femme, quoique malade, pourrait se résoudre à aller à ces nécessités dans +sa propre cabane; on porte, dans les cas d'un tel besoin, les mourans même, +en plein air. Si un étranger, par mépris ou par ignorance, s'avisoit de +salir de cette manière la plus chétive habitation, il risqueroit la vie, +ou au moins de recevoir solemnellement la bastonnade. + +L'habillement des hommes est simple & économique. Ils se servent, comme +les femmes, d'_Opanké_ en guise de souliers: ils se chaussent d'une espèce +de brodequin tricoté, nommé _Navlakaza_, qui au-dessus de la cheville +du pied se joint à l'extrémité de la culotte, par laquelle le reste des +jambes est couvert. Cette culotte, faite d'une grosse serge blanche, se +lie aux hanches par un cordon de laine, qui la serre comme un sac de +voyage. La chemise entre peu dans cette culotte. Sur la chemise ils +portent un pourpoint, appellé _Jacerma_, & en hyver ils mettent encore +par-dessus un manteau de gros drap rouge, qu'ils nomment _Kabaniza_, ou +_Japungia_. Leur tête se couvre avec un bonnet, surmonté d'une espèce de +Turban cilindrique, appellé _Kalpak_. Ils se rasent la tête, & ne laissent +subsister qu'un petit toupet de leurs cheveux, à la mode des _Polonois_ & +des _Tartares_. + +Ils se ceignent les reins avec une écharpe rouge, de laine ou de soye +tissue à mailles. Entre cette écharpe & la culotte ils placent leurs +armes, en arrière un ou deux pistolets; en avant un énorme couteau, nommé +_Hanzar_, enfermé dans une gaine de laiton, ornée de fausses pierreries. +Ce _Hanzar_ est souvent assuré par une chaîne de laiton, qui tourne autour +de l'écharpe. A la même place ils mettent un cornet, garni d'étain, dans +lequel ils tiennent la graisse nécessaire pour garantir leurs armes de +l'humidité, ou pour se guérir eux-mêmes, quand chemin faisant ils se +meurtrissent les pieds. De l'écharpe pend aussi une bourse, destinée à +contenir un briquet, & le peu d'argent qu'ils peuvent avoir. Le tabac à +fumer se conserver encore dans l'écharpe, enfermé dans une vessie séche. +Ils tiennent la pipe sur les épaules, laissant la tête dehors, & passant +le tuyau entre la chemise & la peau nue. Quand un _Morlaque_ sort de chez +lui il porte toujours son fusil sur l'épaule. + +Les chefs de la nation sont vêtus avec plus de magnificence. On peut juger +du goût de leurs habits par le portrait de mon bon hôte, le _Vajvode_ +PERVAN _de Courrich_. (p. IV.) + + + + +§. XIV. + +_De la poësie, de la musique, des danses & des jeux des MORLAQUES_. + + +Dans les assemblées champêtres, qui se tiennent à l'ordinaire dans les +maisons où il y a plusieurs filles, se perpétue le souvenir des anciennes +histoires de la nation. Il s'y trouve toujours un chanteur, qui accompagne +sa voix d'un instrument, appellé _Guzla_ monté d'une seule corde, composée +de plusieurs crins de cheval entortillés. Cet homme se fait entendre en +repetant, & souvent en raccommodant, les vieilles _Pismé_, ou chansons. +Le chant héroïque des _Morlaques_ est extrêmement lugubre & monotone. Ils +chantent encore un peu du nez, ce qui s'accorde, il est vrai, assez bien +avec le son de l'instrument dont ils jouent. Les vers des plus anciennes +chansons, conservées par la tradition sont de dix syllabes & sans rime. +Les poësies abondent en expressions fortes & énergiques; mais on y +apperçoit à peine quelques lueurs d'une imagination vive & heureuse. Elles +font cependant une impression singulière sur l'ame des auditeurs, qui peu +à peu les apprennent par coeur. J'en ai vu soupirer & pleurer aux passages, +qui ne m'avoient aucunement afecté. La valeur des paroles _Illyriennes_ +mieux entendue des Morlaques, produit peut-être cet effet: ou, ce qui est +plus probable encore, leur esprit simple & peu cultivé, est remué par les +impulsions les plus foibles. La simplicité & le désordre, qu'on trouve +réunis dans les poësies des _Troubadours Provençaux_, forment aussi le +caractère distinctif des contes poétiques des _Morlaques_. Il s'en trouve +néanmoins dont le plan est assez régulier: mais le lecteur, ou l'auditeur, +est toujours obligé de suppléer, par sa pensée, au défaut des détails, +nécessaires à la précision, & sans lesquels une narration, en vers ou en +prose, paroitroit monstrueuse aux nations éclairées de l'Europe. + +Je ne suis pas parvenu à découvrir de ces poësies, dont l'antiquité bien +constatée remonte au de-là du quatorziéme siècle. La cause de la perte +des plus anciennes, est apparemment la même que celle qui fit disparoitre +tant de livres Grècs & Latins, dans les tems de la barbarie réligieuse. +Je soupçonne, qu'on en pourroit trouver de plus ancienne datte chez les +_Méredites_, & chez les habitans des _montagnes Clémentines_, peuples +séparés entiérement des autres nations, & qui menent une vie purement +pastorale. Mais, qui se flattera de pénétrer impunément jusqu'à ces +peuplades sauvages & intraitables? Je me sens assez de courage pour +entreprendre une telle expédition; non seulement pour chercher de ces +anciennes poësies, mais encore pour étudier l'histoire naturelle de ces +contrées totalement inconnues, & qui renferment peut-être encore les +plus précieux monumens des Grècs, & des Romains: mais trop d'obstacles +s'opposent à l'ordinaire à l'accomplissement de tels desirs. + +J'ai traduit plusieurs chansons héroïques des _Morlaques_, & j'en +joindrai une, qui m'a paru bien faite & intéressante, à cette lettre. Sans +prétendre la comparer aux poësies d'OSSIAN, je me flatte qu'on y trouvera +au moins un autre mérite, celui de peindre la simplicité des anciens tems, +& les moeurs de la nation. Le texte _Illyrien_ mettra le lecteur en état de +juger combien cette langue sonore & harmonieuse, négligée cependant par +les peuples cultivés même qui la parlent, est propre à la musique & à la +poësie. OVIDE, pendant qu'il vivoit parmi les _Slaves de la mer noire_[20], +ne dédaigna pas de faire des vers dans leur idiome, & y réussit jusqu'à +l'admiration, & à acquérir l'amitié de ces sauvages: quoique par un retour +de l'orgueil Romain, il parut se repentir après, d'avoir profané de cette +manière les muses Latines[21]. + +[Note 20: Les Allemands: qui comptent OVIDE parmi leurs poëtes, ne seront +pas contens de le voir ici du nombre des _Illyriens_. Si les _Getes_ & +_les Goths_ ont été une même nation, ils auront raison. Car la langue des +_Goths_ étoit un dialecte de la _Teutonique_.] + +[Note 21: Ah! pudet, & Getico scripsi sermone libellum, + Structaque funt nostris barbara verba modis. + Et placui (gratare mihi), coepique poëtæ + Inter inhumanos nomen habere Geras. + OVIDE. _de Ponto. IV. Ep._ 13.] + +La ville de _Raguse_ a produit plusieurs poëtes élégans, & même quelques +femmes distinguées par le talent de faire des vers: le plus célèbre de +ces poëtes est JEAN GONDOLA. Les autres villes des côtes & des isles +de la _Dalmatie_, n'en manquèrent pas non plus: mais le grand nombre +d'_Italianismes_, introduit dans les dialectes de ces villes, y altère de +plus en plus l'ancienne pureté de la langue. Les habiles gens dans cette +langue & sur-tout le plus savant entr'eux, l'Archidiacre MATHIAS SOVICH, +trouvent le dialecte des _Morlaques_ également barbare & rempli de mots & +de façons de parler étrangères[22]. Celui des _Bosniens_ dont se servent +aussi les Morlaques montagnards dans l'intérieur des terres, est à mes +oreilles plus harmonieux que le dialecte _Illyrien_ des habitans des +côtes. Mais revenons à nos chansons. + +[Note 22: Depuis mon retour, le savant, pieux & charitable Archidiacre +SOVICH, est mort, emportant les regrets de tous les honnêtes gens de sa +nation. La mémoire de cet excellent homme, digne d'un meilleur sort & +d'une plus longue vie, ne doit se perdre parmi ces compatriotes s'ils +chérissent leur honneur. Né à _Pétersbourg_ au commencement de ce +siècle, d'un père originaire de _Cherso_ & attaché au service de PIERRE +_le Grand_, il devint orphelin dans l'âge le plus tendre; mais il reçut +une excellente éducation dans la maison de l'admiral _Zmajevich_. Après +la mort de cet admiral, il fut ramené en Dalmatie par l'abbé CARAMAN qui +avoit été envoyé en Russie pour y chercher les connoissances nécessaires +à la correction du Bréviaire _Glagolitique_. A la recommandation de +Mr. ZMAJEVICH, alors archévêque de _Zara_, le jeune SOVICH entra dans +le seminaire _della Propaganda_, où il s'appliqua à la théologie & +principalement à la lecture des manuscripts _Glagolitiques_. Il aida +_Monsieur Caraman_, mort aussi depuis peu archévêque de _Zara_, dans la +correction du Missel, & à écrire une apologie, qui ne vit pas le jour. +Pour rècompense de ses services, il obtint la place d'Archidiacre +d'_Osero_, où il vécut dans une retraite philosophique, partageant le peu +qu'il possedoit avec les pauvres & avec ses amis. On l'appella plusieurs +fois à Rome pour la correction du Missel: il y alla une seule fois & +revint mécontent. Dans sa solitude il n'abandonnoit pas les études, comme +le prouvent plusieurs manuscrits précieux de sa composition que j'ai vus +entre ses mains. Parmi les productions de sa plume, doit se trouver un +ouvrage fin: savoir la _Grammatica Slavonica de Meletius Smotrisky_, +traduit en latin avec le texte à côté, purgée de superfluités, & enrichie +d'observations à l'usage des jeunes Ecclésiastiques _Illyriens_. Cet +ouvrage mérite d'autant plus de voir le jour, que la langue _Esclavone_, +usitée dans les livres religieux, & qu'on enseigne dans les séminaires de +_Zara_ & d'_Almisa_, n'a aucune grammaire bien faite, & que, après la mort +de _Sovich_, il ne se trouve plus en _Dalmatie_ personne, qui sache +profondémemnt cette langue.] + +Quand un Morlaque voyage par les montagnes désertes, il chante, +principalement de nuit, les hauts faits des anciens _rois & barons Slaves_, +ou quelque aventure tragique. S'il arrive qu'un autre voyageur marche +en même tems sur la cime d'une montagne voisine, ce dernier répéte le +verset chanté par le premier; & cette alternative de chant continue +aussi longtems que les chanteurs peuvent s'entendre. Un long hurlement, +consistant dans un _Oh!_ rendu avec des inflexions de voix rudes & +grossières, précède chaque vers, dont les paroles se prononcent rapidement, +& presque sans modulation qui est reservée à la dernière syllabe, & qui +finit par un roulement allongé, haussé à chaque expiration. + +La poësie ne s'est pas perdue entièrement chez les Morlaques, & ils ne +sont pas réduits à répéter uniquement les anciennes compositions. Il y a +encore beaucoup de chantres, qui après avoir chanté, en s'accompagnant de +la _Guzla_, quelque morceau antique, finissent par des vers composés à +la louange de ceux qui les employent. Plus d'un Morlaque est en état de +chanter, depuis le commencement à la fin, ces propres vers impromptus, & +toujours au son de la _Guzla_. Ils ne manquent pas d'écrire leurs poësies, +quand l'occasion se présente de transmettre à la postérité quelque +événement mémorable. La musette, le flageolet, & un chalumeau de plusieurs +roseaux, sont encore les instrumens favoris de la nation. + +Les chansons nationales, conservées par tradition, contribuent beaucoup à +maintenir les anciennes coûtumes. De-là vient que leurs cérémonies, leurs +jeux, & leur danses tirent leur origine des tems les plus reculés. Leurs +jeux consistent presque tous dans des preuves de force ou d'adresse: comme +de sauter plus haut, ou de courir plus vite, ou de jetter le plus loin une +pierre qu'on peut soulever à peine. Les _Morlaques_ dansent, au son de la +voix ou de la musette, leur danse favorite appellée _Kolo_, ou cercle; qui +change bientôt en celle qu'ils nomment _Skosi-gori_, ou sauts hauts. Tous +les danseurs, hommes & femmes, se tenant par la main, forment un rond, & +commencent par tourner lentement. A mésure que la danse s'anime, ce rond +prend des figures différentes, & dégénère à la fin en sauts extravagans, +exécutés par les femmes même, malgré le désordre qu'ils mettent dans leur +habillement. Il est incroyable avec quelle passion les _Morlaques_ aiment +cette danse sauvages. Quoique fatigués par le chemin ou par le travail, +quoique mal nourris, ils la dansent, & passent plusieurs heures, sans +presque prendre de repos dans ce violent exercice. + + + + +§. XV. + +_De la médecine des MORLAQUES_. + + +De ces bals s'ensuivent fréquemment des maladies inflammatoires. Dans un +tel cas, comme dans d'autres, les _Morlaques_ se guérissent eux-mêmes, +& n'appellent jamais un médecin, puisque heureusement il ne s'en trouve +aucun parmi eux. Une bonne quantité de _Rakia_, ou d'eau-de-vie, est leur +première potion médicinale: si la maladie ne s'amende pas, ils infusent +dans l'eau-de-vie une bonne dose de poivre, on de poudre à canon, & ils +avalent la mixture. Après quoi ils se couvrent bien si c'est en hyver; +ou, si c'est en été, ils s'exposent, couchés sur le dos, aux ardeurs du +soleil, _afin_, comme ils disent, _de suer le mal_. Ils ont contre la +fièvre tierce une cure plus systématique. Le premier & le second jour, ils +prennent un gobelet de vin, dans lequel trempe une pincée de poivre: le +troisième & le quatrième, ils doublent la dose. J'ai vu plus d'un Morlaque +parfaitement remis par le moyen de cet étrange fébrifuge. + +Ils guérissent les obstructions, en appliquant une grande pierre platte +sur le ventre du malade; & les rhumatismes par de violentes frictions, qui +écorchent d'un bout à l'autre le dos du patient. Contre les douleurs de +rhumatismes, ils employent encore une pierre rougie au feu, & enveloppée +d'un linge mouillé. Pour reprendre l'appétit, perdu à la suite d'une +longue fièvre, ils boivent copieusement du vinaigre. Mais le dernier & +principal remède, dont ils se servent, quand ils peuvent l'avoir, dans +les cas les plus désespérés, c'est le sucre, dont ils mettent un morceau +encore dans la bouche des mourans, pour qu'ils puissent passer dans +l'autre vie avec moins d'amertume. Ils employent l'Ivette contre les +douleurs des jointures, & appliquent fréquemment les sangsues aux membres +enflés. + +Dans les endroits, où se trouve une ochre rougeâtre, on a la coutume de +mettre de cette terre sur les blessures & sur les contusions: comme on +sait aussi en Bohème & en Misnie, où cette terre abonde. Greisel qui +rapporte ce remède, a reconnu sa vertu par sa propre expérience, comme je +l'ai expérimentée aussi sur moi en Dalmatie. Sans avoir étudié l'anatomie, +les Morlaques savent très-bien remettre les membres disloqués & fracturés: +ils saignent habilement, avec un instrument, semblable à celui avec lequel +on tire du sang aux chevaux, sans jamais causer ces accidens, qui suivent +si souvent l'usage de la lancette. + + + + +§. XVI. + +_Des funérailles des MORLAQUES_. + + +Pendant qu'un mort reste encore dans la maison, sa famille le pleure déjà +avec de véritables hurlemens, qui redoublent quand le prêtre vient le +prendre. Dans ces momens de tristesse, les _Morlaques_ parlent au cadavre, +& lui donnent sérieusement des commissions pour l'autre monde. Après +ces cérémonies on couvre le mort d'une toile blanche, & on le porte à +l'église, où recommencent les lamentations, & où les parentes du défunt +& des pleureuses louées, chantent sa vie d'un ton lugubre. Quand il est +enterré, tout le cortège funèbre, avec le curé de la paroisse, retourne à +la maison du défunt, où, en mêlant les prières avec la crapule, on fait un +repas immodéré. + +Pour marquer de l'affliction, les hommes se laissent croître la barbe +pendant quelque tems: coutume qui, comme plusieurs autres de ce peuple, +approche de celle des Juifs. Un bonnet bleu ou violet est encore un signe +de deuil. Les femmes s'enveloppent la tête d'un mouchoir bleu ou noir, & +couvrent de noir tout ce qui est rouge dans leurs habillemens. + +Pendant la première année, après l'enterrement d'un parent, les femmes +_Morlaques_ vont, au moins chaque jour de fête, faire de nouvelles +lamentations sur le tombeau, & y répandre des fleurs & des herbes +odorantes. Si la nécessité les force quelquefois de manquer à ce devoir, +elle s'excusent auprès du mort, en lui parlant comme s'il étoit vivant, +& lui rendent compte des raisons qui les ont empêchées de lui faire la +visite accoutumée. Elles lui demandent des nouvelles de l'autre monde, +& lui adressent souvent les questions les plus singulières. Tout cela +se chante d'un ton lamentable & mésuré. Les jeunes filles, qui désirent +d'apprendre les belles manières de la nation, accompagnent souvent ces +femmes, & chantent avec elles des duets vraiment funèbres. + +Voilà les observations que j'ai faites sur les moeurs d'une nation +jusqu'ici peu connue & méprisée. Je ne prétends pas que ces détails, que +j'ai ramassés dans une grande étendue de pays, & dans des endroits assez +éloignés l'un de l'autre, conviennent également à tous les villages de la +Morlachie. Les différences cependant, qui pourraient s'y trouver, seront +peu considérables. + + * * * * * + + + + +ARGUMENT _du poëme Illyrien suivant_. + + +_Asan_, capitaine Turc, est blessé dans un combat, & sa blessure le met +hors d'état de retourner dans sa maison. Sa mère & sa soeur vont le visiter +dans le camp: mais sa femme, retenue par une pudeur qui nous paroîtra +étrange, n'ose pas y aller aussi pour voir son mari. _Asan_ prend cette +délicatesse pour un défaut de sentiment de la part de sa femme, s'en +fâche, & dans le premier mouvement de sa colère, il lui envoie une lettre +de répudiation. On arrache cette tendre épouse & mère à cinq créatures +touchantes, à ses enfans, dont le dernier est encore au berceau, & elle +les quitte avec la douleur la plus amere. A peine revenue dans la maison +de son père, les principaux seigneurs du voisinage demandent sa main. Son +frère, le _Begh Pintorovich_, l'accorde au _Cadi_, ou au juge d'_Imoski_: +malgré les prières de sa soeur désolée, qui aimoit toujours son premier +époux & ses enfans avec la plus vive tendresse. Le cortège nuptial, pour +aller à _Imoski_ devoit passer devant la maison d'_Asan_, qui, guéri +de ces blessures & revenu chez lui, se répent vivement de son divorce. +Connoissant parfaitement le coeur de celle, qui avoit été son épouse, il +envoie à sa rencontre deux de ses enfans, auxquels elle fait des présens, +qu'elle avoit préparés pour eux. Alors _Asan_ lui-même fait entendre sa +voix en rappellant ses enfans, & en se plaignant de l'insensibilité de +leur mère. Ce reproche, le départ de ses enfans, la perte d'un mari que, +malgré ses manières rudes, elle aimoit autant qu'elle en étoit aimée, +causent une si grande révolution dans l'ame de cette jeune épouse qu'elle +tombe morte subitement, & sans proférer une parole. + + _XALOSTNA PJESANZA_ + + PLEMENITE + + _ASAN-AGHINIZE._ + + Sto se bjeli u gorje Zelenoi? + Al-su snjezi, al-su Labutove? + Da-su snjezi vech-bi okopnuli; + Labutove vech-bi poletjeli. + Ni-su snjezi, nit-su Labutove; + Nego sciator Aghie Asan-Aghe. + On bolu-je u ranami gliutimi. + Oblaziga mater, i Sestriza; + A Gliubovza od stida ne mogla. + + Kad-li-mu-je ranam' boglie bilo, + Ter poruça vjernoi Gliubi svojoi: + Ne çekai-me u dworu bjelomu, + Ni u dworu, ni u rodu momu. + Kad Kaduna rjeci razumjela, + Josc-je jadna u toi misli stala. + Jeka stade kogna oko dwora: + J pobjexe Asan-Aghiniza + Da vrât lomi kule niz penxere, + Za gnom terçu dve chiere djevoike: + Vrati-nam-se, mila majko nascia: + Ni-je ovo babo Asan-Ago + Vech daixa Pintorovich Bexe. + +CHANSON SUR LA MORT DE L'ILLUSTRE EPOUSE D'_ASAN-AGA_. + +Quelle blancheur brille dans ces forêts vertes? Sont ce des neiges, +ou des cygnes? Les neiges seroient fondues aujourd'hui, & les cygnes se +seroient envolés. Ce ne sont ni des neiges ni des cygnes, mais les tentes +du guerrier Asan-Aga. Il y demeure blessé & se plaignant amerement. Sa +mère & sa soeur sont allées le visiter: son épouse seroit venue aussi, mais +la pudeur la retient. + +Quand la douleur de ses blessures s'appaisa, il manda à sa femme fidelle: +«Ne m'attends pas ni dans ma maison blanche, ni dans ma cour, ni parmi mes +parens». En recevant ces dures paroles cette malheureuse reste triste & +affligée. Dans la maison de son époux, elle entend les pas des chevaux, & +désespérée elle court sur une tour pour finir ses jours en se jettant par +les fenêtres. Ses deux filles épouvantées, suivent ses pas incertains, en +lui criant: Ah, chere mere, ah! ne suis pas: ces chevaux, ne sont pas ceux +de notre père _Asan_; c'est ton frère, le Beg _Pintorovich_ qui vient te +voir. + + J vratise Asan Aghiniza, + Ter se vjescia bratu oko vrâta. + Da! moi biate, welike framote! + Gdi-me saglie od petero dize! + Bexe muçi: ne govori nista. + Vech-se máscia u xepe svione, + J vadi-gnoi Kgnigu oproshienja, + Da uzimglie podpunno viençanje, + Da gre s'gnime majci u Zatraghe. + Kad Kaduna Kgnigu prouçila, + Dva-je sina u çelo gliubila, + A due chiere u rumena liza: + A s'malahnim u besicje sinkom + Odjeliti nikako ne mogla. + Vech-je brataz za ruke uzeo, + J jedva-je finkom raztavio: + Ter-je mechie K'sebi na Kogniza, + S'gnome grede u dworu bjelomu. + + U rodu-je malo vrjeme stâla, + Malo vrjeme, ne nedjegliu dana, + Dobra Kada, i od roda dobra, + Dobru Kadu prose sa svi strana; + Da majvechie Imoski Kadia. + Kaduna-fe bratu svomu moli: + + «Ai, tako te ne xelila bratzo! + Ne moi mene davat za nikoga, + Da ne puza jadno serze moje + Gledajuchi sirotize svoje». + +A ces voix l'épouse d'_Asan_ tourne ses pas, & courant les bras étendus +vers son frère, elle lui dit: «Ah mon frère! vois ma honte extrême! Il me +répudie, moi qui lui ai donné cinq enfans»! Le Beg se tait & ne répond +rien: mais il tire d'une bourse de soye vermeille, une feuille de papier, +qui permet à sa soeur de se couronner pour un nouveau mari, après qu'elle +sera retournée dans la maison de ses pères. La dame affligée voyant ce +triste écrit, baise le front de ses fils & les joues de rose de ses deux +filles. Mais elle ne peut pas se séparer de l'enfant au berceau. Le sévére +Beg l'en arrache, l'entraine avec force, la met à cheval, & la ramene dans +la maison paternelle. + +Peu de tems après son arrivée, le peu de tems de sept jours à peine écoulé, +de toute part on demande en mariage la jeune & charmante veuve, issue +d'un sang illustre. Parmi les nobles prétendans se distingue le _Kadi_ +d'_Imoski_. D'une voix plaintive elle dit alors à son frère: «ne me donne +pas à un autre mari, mon cher frère: mon coeur se briseroit dans ma +poitrine, si je revoyois mes enfans abandonnés». + + Ali Bexe ne hajasce nista, + Vech-gnu daje Imoskomu Kadii. + Josc Kaduna bratu-se mogliasce, + Da gnoi pisce listak bjele Knighe + Da-je saglie Imoskomu Kadii. + + «Djevoika te liepo poz dravgliasce, + A u Kgnizi liepo te mogliasce, + Kad pokupisc Gospodu Svatove + Dugh podkliuvaz nosi na djevoiku; + Kadà bude Aghi mimo dwora, + Neg-ne vidi sirotize svoje». + + Kad Kadii bjela Kgniga doge + Gospodu-je Svate pokupio. + Svate Kuppi grede po djevoiku. + Dobro Svati dosli do djevoike, + I Zdravo-se povratili s'gnome. + + A Kad bili Aghi mimo dvora, + Dve-je chierze s'penxere gledaju, + A dva fina prid-gnu izhogiaju, + Tere svajoi majçi govoriaju. + + «Vrati-nam se, mila majko nascia, + Da mi tebe uxinati damo». + + Kad to çula Asan-Aghiniza, + Stariscini Syatov govorila: + + «Bogom, brate Svatov Stariscina, + Ustavimi Kogne uza dvora, + Da davujem sirotize moje» + + Ustavise Kogne uza dvora, + Svoje dizu liepo darovala. + Svakom' sinku nozve pozlachene, + Svakoi chieri çohu da pogliane. + A malomu u besicje sinku + Gnemu saglie uboske hagline. + + A to gleda Junak Asan-Ago; + Ter dozivglie do dva sina fvoja: + + «Hodte amo, sirotize moje, + Kad-se nechie milovati na vas + Majko vasciâ, serza argiaskoga». + + Kad to çula Asan Aghiniza, + Bjelim liçem u Zemgliu udarila; + U put-se-je s'duscjom raztavila + Od xalosti gledajuch sirota. + +Le _Beg_ ne fait point d'attention à ses prières, & s'obstine à la donner +au _Kadi_ d'_Imoski_. Alors elle le prie de nouveau: puisque tu veux +absolument me marier, envois au moins une lettre en mon nom au _Kadi_, & +dis-lui: la jeune veuve te salue & te prie par cet écrit, que quand tu +viendras la chercher, accompagné des seigneurs _Svati_, de lui apporter un +voile, avec lequel elle puisse se couvrir, afin qu'en passant devant la +maison d'_Asan_, elle ne voie pas ses enfans orphelins. + +Après avoir reçu la lettre, le _Kadi_ assemble sur le champ les seigneurs +_Svati_ pour chercher son épouse, & pour lui porter le long voile qu'elle +demande. Les _Svati_ arrivent heureusement à la maison de l'épouse, & la +conduisent avec le même bonheur vers la demeure de son époux. + +Arrivée, chemin faisant, devant la maison d'_Asan_, ses deux filles la +voyent d'un balcon, & ses deux fils courent à sa rencontre, en criant: +«chère mère reste avec nous; prens chez nous des rafraichissemens». + +La triste veuve d'_Asan_, entendant les cris de ses enfans, se tourne vers +le premier _Svati:_ «Pour l'amour de Dieu, cher & vénérable arrête les +chevaux près de cette maison, afin que je donne à ces orphelins quelque +gage de ma tendresse». Les chevaux s'arrêtent devant la porte, elle +descend & offre des présens à ses enfans: elle donne aux fils des +brodequins d'or, & de beaux voiles aux filles. Au petit inocent, qui +couche dans le berceaux, elle envoit une Robe. + +_Asan_ voyant de loin cette scene, rappelle ses fils: «revenez à moi, +mes enfans; laissez cette cruelle mère, qui a un coeur d'airain, & qui ne +ressent plus pour vous aucune pitié». + +Entendant ces paroles, cette veuve affligée pâlit & tombe par terre. Son +ame quitte son corps au moment qu'elle voit partir ses enfans. + + + +FIN + + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Sur les moeurs et usages des +Morlaques, appellés Montenegrins, by Alberto Fortis + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK SUR LES MOEURS ET USAGES DES *** + +***** This file should be named 17555-8.txt or 17555-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/1/7/5/5/17555/ + +Produced by Nikola Smolenski, Mireille Harmelin and the +Online Distributed Proofreaders Europe at +http://dp.rastko.net. 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Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact +information can be found at the Foundation's web site and official +page at http://pglaf.org + +For additional contact information: + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. 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Donations are accepted in a number of other +ways including checks, online payments and credit card +donations. To donate, please visit: http://pglaf.org/donate + + +Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic +works. + +Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm +concept of a library of electronic works that could be freely shared +with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project +Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. + +Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. +unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + http://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. + +*** END: FULL LICENSE *** + diff --git a/17555-8.zip b/17555-8.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..6fb7e64 --- /dev/null +++ b/17555-8.zip diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. 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